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Un Monde Presque Parfait (Laurent Gounelle)

Transféré par

Angélique Limonche
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Un Monde Presque Parfait (Laurent Gounelle)

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DU MÊME AUTEUR

L’homme qui voulait être heureux , Éditions Anne Carrière, 2008, et Pocket,
2010.
Les dieux voyagent toujours incognito , Éditions Anne Carrière, 2010, et
Pocket, 2012.
Le philosophe qui n’était pas sage , coédition Kero/Plon, 2012, et Pocket,
2014. Nouvelle édition, Calmann-Lévy, 2022.
Le jour où j’ai appris à vivre , Éditions Kero, 2014, et Pocket, 2016.
Et tu trouveras le trésor qui dort en toi , Éditions Calmann-Lévy, 2016, et
Le Livre de Poche, 2018.
Je te promets la liberté , Éditions Calmann-Lévy, 2018, et Le Livre de
Poche, 2020.
L’art vous le rend bien (avec Camille Told), coédition Calmann-
Lévy/Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2019.
Intuitio , Éditions Calmann-Lévy, 2021, et Le Livre de Poche, 2023.
Le Réveil , Éditions Calmann-Lévy, 2022, et Le Livre de Poche, 2023.
Pour Annuène.
Il faut que le Mal existe et
vienne menacer le Bien
pour que le Bien s’érige
comme tel, et se manifeste
dans toute sa beauté.
Charles Pépin
1

Le soleil, hésitant, n’arrive pas à se décider. Encouragées par le vent, les


colonies de grands nuages blancs semblent prêtes à l’emporter mais, par
intermittence, de puissants rayons d’or illuminent la Terre comme pour
sonder ses profondeurs.
David ferme les yeux.
Il ferme les yeux mais cela ne change rien. Aucun moyen d’endormir sa
conscience, d’oublier ce que dorénavant il sait. Aucun moyen d’adoucir
l’épreuve qu’il doit affronter. Aucun moyen d’échapper à cette grande
décision à prendre. Lui qui a toujours soigneusement évité de décider dans
sa vie…
Il aurait sans doute préféré ne pas savoir, ne pas se poser de questions, ne
se douter de rien, et continuer de se complaire dans le charme de
l’insouciance, la douceur de l’illusion, la paresse de la tranquillité de
l’esprit.
Mais la vie est malicieuse et têtue, elle se charge d’éclairer vos ombres en
semant inlassablement sur votre chemin les événements qui vous obligeront
à apprivoiser vos démons. Impossible de priver votre âme de ce qu’elle a
besoin d’expérimenter ici-bas. Impossible de couler une existence heureuse
en contournant ce que vous devez apprendre.
David ouvre les yeux.
Décider.
Il est forcé de décider. Forcé de trancher, de faire un choix qui impactera
sa vie entière.
Une véritable torture.
Une torture pour éprouver son humanité…
2

Dix jours plus tôt

21 h 04. Assise à son bureau de chef de l’État, la Présidente se fige.


Sourcils froncés, elle lève les yeux vers le directeur des services de
renseignement, debout face à elle, le visage impassible encadré de cheveux
gris pâle, lèvres fines et lunettes épaisses. Cet homme-là pourrait lui
annoncer l’arrivée imminente d’une apocalypse nucléaire qu’il garderait
son expression indéchiffrable, masque de glace et voix monocorde.
– C’est pour quand ? demande-t-elle.
– Très prochainement. Deux ou trois mois si nous avons de la chance.
Mais plus probablement d’ici quelques semaines.
Elle le fixe en silence, mais, dans sa tête, ses pensées vont à toute allure.
– Je vous remercie.
L’autre se retire. Elle se laisse retomber au fond de son fauteuil, qu’elle
fait lentement pivoter vers la fenêtre. Derrière la vitre, une araignée a tissé
un fil délicat qui oscille insensiblement en luisant dans le crépuscule.
Au loin, le cœ ur de la ville insouciante bat paisiblement. Les lumières
scintillent à tous les étages des hautes tours. La plupart des gens sont chez
eux, sereins et confiants, détendus derrière leurs écrans. D’autres sont
sortis, dans les lieux de détente ou de plaisir. Tous sont heureux dans cette
société presque parfaite qui a réussi à abolir la tristesse et la souffrance. Une
société hyper-développée qui a choisi de mettre ses fantastiques avancées
technologiques au service du bien-être de la population.
La Présidente soupire lentement, profondément.
Le monde est en train de basculer et personne ne s’en aperçoit. Personne
n’a la moindre idée de ce qui se trame, de la menace qui rôde et des
conséquences épouvantables dans la vie de chacun, dans l’équilibre de
chaque organisation, de chaque entreprise, de chaque association, de chaque
service public. Personne ne peut imaginer la catastrophe phénoménale qui
s’annonce, seule la Présidente comprend que les espoirs d’y échapper sont
aussi ténus que le fil de cette araignée.
Si nous avions su que le système avait un tel talon d’Achille, l’aurions-
nous utilisé pour faire évoluer cette société, et la rendre aujourd’hui à ce
point vulnérable ? se demande-t-elle.
Elle soupire de nouveau.
Oui, sans doute. Le progrès technologique est dans les gènes de toute
société humaine. Le progrès ne s’efface pas devant le risque. Le progrès est
irrésistible. Irréfrénable.
Mais le progrès doit fournir la parade aux risques qu’il a lui-même
engendrés afin de poursuivre son insatiable développement. C’est une hydre
éternelle et qui se veut bienfaisante.
La Présidente se tourne vers son bureau et appelle le Premier ministre.
– Le risque QC est avéré à court terme. Le moment semble opportun de
faire le point sur l’avancement de notre projet défensif…

Le Premier ministre raccroche et appelle le ministre de la Sécurité.


– Nous sommes menacés par le risque QC à très brève échéance. Il me
faut en urgence un rapport sur le projet défensif : état d’avancement et délai
de finalisation.

Le ministre de la Sécurité raccroche et appelle le directeur de la sécurité


informatique, Éric Russel.
– Le risque QC est prêt à nous tomber dessus. Quand allez-vous enfin
finaliser ce foutu projet défensif ? C’est une urgence absolue ! Je veux un
rapport détaillé avant demain 16 heures, et vous avez intérêt à ce qu’on y
trouve du concret, sinon vous êtes viré, Russel.

Éric Russel raccroche et avale sa salive. Vieux garçon, il est seul chez lui,
attablé au bar de sa cuisine devant un hamburger réchauffé au micro-ondes.
La vitre du four réfléchit son visage défait, un visage fort, encadré de
grosses lunettes en écaille et de cheveux grisonnants en désordre, à moitié
hérissés.
Il sent son cœ ur battre dans sa large poitrine à un rythme accéléré. Le
risque QC… Le cauchemar qui hante ses nuits depuis des années va-t-il se
concrétiser sous ses yeux impuissants ? Les injonctions du ministre
résonnent encore à ses oreilles. Comme s’il avait besoin de menaces pour
avancer ! Les pires sanctions seraient dérisoires à côté du tsunami
économique et politique qui déferlerait sur le monde entier…
Et son équipe qui rame…
Une vague de colère s’élève en lui, oppresse son thorax et lui fait monter
le sang à la tête. Il le sent qui bat violemment à ses tempes. Et comme il est
l’un des seuls citoyens à ne pas avoir d’implant régulateur d’émotions, il
connaît le risque d’en être dépourvu, un risque accru par sa corpulence.
Poussée de tension artérielle ; AVC ; crise cardiaque. Il sait qu’il doit rester
raisonnable et trouver le moyen de se détendre, de respirer à fond, de se
calmer. Mais là, c’est incontrôlable, l’angoisse est plus forte que la raison.
Impossible de contenir la rage qui l’envahit. Il frappe d’un coup de poing
faramineux sur le bar de la cuisine, faisant tressauter l’assiette et le
hamburger.
Il se lève et se précipite sur son ordinateur pour dicter un message à toute
son équipe.
– Risque QC imminent ! Réunion demain 9 heures. Il est temps de se
bouger le cul, bande de feignasses !
3

Bonjour David ! Comment vas-tu bien ?

Le visage à moitié enfoui dans son oreiller moelleux et encore gorgé de


sommeil, David Lisner répond machinalement à l’assistant virtuel de son
téléphone sans ouvrir un œ il.
– Ça va.
Il sait que s’il ne réplique pas, la voix synthétique de l’assistant va le
harceler, jusqu’à émettre des sons stridents pour le réveiller.

Il est 6 h 30, le ciel est dégagé et c’est une belle journée


qui s’annonce !

Dans un effort surhumain, les yeux toujours clos, David articule :


– Chouette.

Bravo, David ! L’avenir appartient à ceux qui se lèvent


tôt !

David prend son inspiration dans un ultime effort et répond.


– Génial.

La vie est belle et le bonheur t’attend à chaque instant !

Un silence, légèrement trop long.

David ?

– Oui, la vie est belle.


Il parvient à ouvrir les yeux.
Il faut qu’il remue dans son lit pour que le détecteur de mouvement du
téléphone le perçoive.
Bravo David, tu vas être en pleine forme aujourd’hui !

David se redresse et s’étire en tendant ses bras vers le ciel.


– Oui, en pleine forme, dit-il en bâillant.
Il appuie sur un bouton et les stores à lamelles s’inclinent légèrement,
laissant passer les premières lueurs du matin.

C’est vendredi, tu as un rendez-vous professionnel à


l’agenda, « Réunion équipe », ce matin à 9 heures.

– D’accord.
On entend le crissement du moulin à café qui s’est mis en route
automatiquement dans la cuisine.
David se lève et rejoint la salle de bains. Comment les gens faisaient
avant, pour se réveiller ? Sans doute avec une sonnerie affreuse ou une
radio qui vous débitait des mauvaises nouvelles. Ça devait être un
cauchemar… On vit vraiment une époque formidable.
Il attrape son rasoir, se place face au miroir et se lance dans sa fastidieuse
tâche quotidienne. Sa peau mate est encore très lisse pour quelqu’un qui
frise la quarantaine.
Ses mèches brunes légèrement bouclées sont en bataille, certaines sont
plaquées sur le front, d’autres, hirsutes et dressées sur son crâne. Cette nuit,
l’oreiller a gagné la guerre.
David se traîne vers la douche, tourne le mitigeur, attend quelques
instants la montée en température, puis se glisse sous l’eau délicieusement
chaude qu’il savoure en fermant les yeux.
Une giclée de gel douche diffuse un agréable parfum d’ylang-ylang.
Il faut qu’il soit à l’heure à la réunion. Que répondre à Éric Russel ?
Doit-il lui annoncer qu’il pense avoir trouvé une piste essentielle dans
l’avancée du projet défensif ? Ou est-ce trop tôt pour en parler ? Il n’est pas
encore certain de sa découverte… Que vaut-il mieux : ne rien dire et se
faire reprocher de ne pas avancer, ou présenter son travail et se discréditer
s’il comporte une faille qu’il n’aurait pas encore vue ? Que choisir ?
Décider, trancher, cela l’angoisse…
Il sort de la douche et enfile un peignoir moelleux. Des effluves de café
chaud s’échappent de la cuisine. Il place ses lentilles de contact sur ses
pupilles marron et retrouve son regard bleu désormais familier. Un instant
plus tard, il est devant son dressing. Son smartphone à la main détecte
l’ouverture des portes.

25 degrés prévus aujourd’hui : vêtements légers. Mais


rendez-vous professionnel à 9 heures, alors choisis une
tenue sobre, David.

– Oui, chef, répond-il en riant.


Dans le placard, tous les cintres portant un vêtement répondant
simultanément aux deux critères « léger » et « sobre » ont alors leur petite
diode intégrée qui s’illumine en vert.
David s’empare d’une chemise en lin bleu pâle, et des diodes jaunes
s’allument pour désigner tous les pantalons dont la couleur peut s’assortir
harmonieusement.
Il ne peut s’empêcher de sourire en repensant à l’époque où il lui arrivait
de rester dix minutes à hésiter devant son placard ouvert, embarrassé par le
choix à faire. Vive le progrès !

Une heure plus tard, David est au bureau, et il se plonge dans un survol
de son travail des derniers mois. Il a le sentiment d’avoir enfin trouvé la
bonne piste, il est presque sûr que son axe de développement est le bon et
qu’il pourrait déboucher sur la solution que tout le monde recherche. Oui
mais voilà, ce « presque sûr » ne suffit pas… Alors est-ce une bonne idée
d’en parler maintenant ?
– Salut, David.
C’est Kevin, un collègue de la même équipe, dont le bureau voisine le
sien au service de sécurité post-quantique sur leur plateau open space d’une
trentaine de postes de travail. Des panneaux mobiles ont été disposés pour
créer des espaces regroupant deux ou trois personnes afin de permettre une
certaine intimité sans donner l’impression que tout est cloisonné. Moquette
bleue au sol, de grandes baies vitrées offrent une vue plongeante sur la forêt
de gratte-ciel du centre-ville. Ce service a été créé quelques années
auparavant. On a rassemblé, au ministère de la Sécurité, des personnes
jusque-là éparpillées dans les labos de recherche de différentes universités.
Ce qui en dit long sur l’importance du projet.
Kevin est un homme d’une trentaine d’années, affublé d’un petit costume
de grande marque, les cheveux blonds toujours bien coiffés, des yeux bleus
assez fouineurs et une attitude plutôt fière tout en se voulant affable. On le
sent toujours à l’affût d’une opportunité à exploiter.
– T’as un truc probant à présenter à la réunion ? demande David.
– J’ai fait des avancées intéressantes, répond Kevin. Et toi ?
– J’hésite. En fait, j’ai mis la main sur une piste très prometteuse, mais je
n’ai pas encore de certitudes, alors j’hésite à la présenter ce matin.
Kevin fronce les sourcils.
– À ta place, j’attendrais. J’ai aperçu Éric, il a sa tête des mauvais jours.
Si tu te plantes, ce sera la porte direct.
David demeure perplexe, puis acquiesce pensivement, avant de
rassembler ses affaires et de se lever. Mickaël, un petit brun qui vient
d’intégrer l’équipe, le rejoint. Il est jeune mais a la réputation d’être un
génie de l’informatique. Sur le plan relationnel, il est encore immature et on
le sent assez mal à l’aise. Arrivé il y a une semaine, il se colle à David dès
qu’un travail de groupe est requis.
Tout le monde entre dans la salle de réunion. Éric Russel y est déjà
installé, assis à l’extrémité de la grande table ovale au bois parfaitement
lustré. Abrité derrière ses grosses lunettes en écaille, il est concentré sur son
ordinateur portable et ne lève pas les yeux. La climatisation ne fonctionne
pas et ça sent le renfermé. On manque d’air.
La réunion commence à l’heure. Chacun présente l’avancée de son
travail sous le regard scrutateur et suspicieux d’Éric. David fait de même en
évitant d’évoquer sa dernière piste. Après un tour de table peu concluant
quant à la probabilité d’accoucher à court terme de la solution pour le projet
défensif, Éric Russel se lance dans un interminable sermon plein de
reproches et de menaces.
– Travailler est un privilège, conclut-il. Dois-je vous rappeler que près de
90 % des citoyens de ce pays n’en ont pas la possibilité ? Alors gardez à
l’esprit que vous n’êtes pas payés pour chercher, mais pour trouver. Sinon,
autant rester chez vous également.

David regagne son bureau une demi-heure plus tard, soucieux. Il tient à
ce travail. Certes, la plupart des gens ne se posent pas de questions, ils
végètent chez eux, perçoivent un revenu universel et vivent en vacances
perpétuelles. Mais lui a besoin de se réaliser dans un projet professionnel, et
puis, bien sûr, il gagne mieux sa vie en travaillant. D’ailleurs, si la piste
qu’il entrevoit s’avérait gagnante, ce serait le jackpot pour lui : grosse
augmentation, gros bonus, et sans doute une promotion comme chef de
projet. À la clé, un déménagement dans un appartement plus grand, à un
étage plus élevé, avec vue sur la mer… Sans compter la perspective
d’améliorer sa cote dans l’algorithme de rencontres. Tout ça mérite de
s’investir à fond.
David est immergé dans ses réflexions, quand il reçoit un appel.
– Salut, Miotesoro.
À quelques mètres de lui, un collègue sourit en détournant les yeux.
Pourquoi ? Il arrive à tout le monde de passer des coups de fil perso au
travail.
– Salut, petit chat, chantonne Miotesoro. J’ai un ÉNORME service à te
demander.
– Tu me fais peur… La dernière fois, c’était un « petit service » et ça m’a
pris deux heures. C’est quoi, ce coup-ci ?
– Il ne s’agit ni plus ni moins que de me sauver la vie.
– Allons bon…
– T’as cinq minutes pour que je détaille le truc ?
– Je suis au bureau, et c’est chaud, là. Mais je dois passer à l’hôpital voir
ma cousine demain matin. On peut se retrouver là-bas. Tu y seras ?
– Je te parle de sauver la vie d’un être exceptionnel, et toi, tu remets ça à
demain ?
David sourit en secouant la tête.
– Tu m’as l’air vachement mourant. Bon… t’es libre à l’heure du
déjeuner ?
– Tu vois, quand tu veux…

Une heure plus tard, lorsque Kevin voit David quitter son bureau dans
leur espace partagé au sein du plateau, il attend quelques secondes puis se
lève, regarde négligemment autour de lui par-dessus les panneaux mobiles
qui cloisonnent leur zone de travail. Tout le monde est parti déjeuner, à
l’exception de deux ou trois personnes installées à l’autre bout de l’étage.
Un coup d’œ il sur l’écran de David. Il est encore allumé. D’une seconde
à l’autre il se mettra en veille par sécurité et un mot de passe sera nécessaire
pour le ranimer.
Après un ultime regard alentour, Kevin s’installe le plus naturellement du
monde dans le fauteuil de David et s’empare du clavier.
4

Marcher en ville est l’une des expériences les plus enthousiasmantes qui
soit. Les gratte-ciel vous entourent comme des sentinelles géantes veillant
sur vous tandis que vous déambulez sur de larges trottoirs habillés d’un
gazon anglais parfaitement taillé, sans la moindre mauvaise herbe. Vos
lentilles de contact connectées à votre implant régulateur d’émotions
habillent les tours d’un cocktail de couleurs qui s’accordent à votre état
d’esprit, de telle sorte que vous avez l’impression de baigner dans un
univers en phase avec vos émotions, vos ressentis les plus intimes.
Vos oreillettes, également connectées, diffusent une musique là encore
adaptée à votre sensibilité du moment, et renforcent votre sentiment que la
ville est à l’image de votre monde intérieur, que l’univers se plie à vos
désirs.
Mais seules vos émotions positives sont ainsi amplifiées. Si votre
régulateur signale tristesse ou peur, lumières et musique s’harmonisent pour
créer un univers gai et rassurant. Un grelottement de froid est
immédiatement compensé par l’apparition de couleurs chaudes et de
mélodies chaleureuses, et votre transpiration transforme les gratte-ciel en
tours de glace baignées d’une musique cristalline.
Marcher en ville vous procure ainsi une ivresse incomparable, un
sentiment de bien-être, d’harmonie et de puissance. Les personnes que vous
croisez vous paraissent de simples figurants dans un film entièrement
réalisé pour vous.

David retrouve Miotesoro dans le quartier de la fac de médecine, qui


offre une multitude d’enseignes de restauration rapide fréquentées par les
étudiants. Ils entrent dans l’une d’elles. Odeur de graillon et musique
techno. Ils choisissent des sandwichs et s’enfuient pour les dévorer en se
promenant sous un soleil resplendissant. Le ciel est d’un bleu immaculé, à
l’exception de la traînée blanche d’un avion qui semble relier parfaitement
le sommet des deux plus hautes tours de la ville. David prend une photo et
la publie instantanément sur LoveMe, son réseau social.
Miotesoro est un grand échalas brun aux yeux pétillants, d’une éternelle
bonne humeur, et dont on pourrait penser qu’il fait tout son possible pour
mettre en scène son homosexualité : depuis les bagues à presque tous les
doigts jusqu’à la gestuelle et à la voix chantante, il s’est créé un personnage,
sorte de caricature délibérée de son penchant dont il joue plaisamment en
permanence, à tel point que l’on ne sait plus distinguer l’homme du rôle
qu’il incarne.
Étudiant en médecine, il finance ses études en travaillant à la morgue de
l’hôpital. Cela en rebuterait plus d’un, mais il est pourvu d’une tournure
d’esprit tellement positive qu’il s’en accommode très bien : son sens de
l’humour lui permet de tout dédramatiser, même la mort.
– Bon, alors, ce service à te rendre, c’est quoi ? demande David.
– J’y viens, dit Miotesoro tout en croquant dans son sandwich. Raconte-
moi d’abord comment tu vas : ça se passe comment au boulot ?
– Ouh là… Ça doit être un sacré service… D’habitude, tu ne t’intéresses
pas à mon travail…
– Ben justement, mon canard, j’ai envie d’en savoir plus !
– Eh bien, les choses se précipitent. Il semblerait que les Chinois soient à
deux doigts de mettre au point le premier ordinateur quantique stabilisé.
Tous les prototypes qui ont été développés jusque-là étaient inutilisables car
ils généraient trop d’erreurs aléatoires. Mais si les Chinois réussissent à
résoudre ce problème de fiabilité sur lequel tout le monde bosse depuis des
années, alors on est dans la mouise. On n’a plus qu’à changer de planète et
à aller vivre ailleurs.
– Excellent.
– C’est tout l’effet que ça te fait ?
– Mon saucisson. T’aurais dû prendre ça, on n’a pas idée de bouffer un
sandwich aux légumes. Bon, alors, c’est quoi le problème ? Il m’en faut
plus pour me couper l’appétit, tu sais. Quand les Chinois ont inventé la
poudre à canon, c’était autrement plus flippant que l’ordinateur quantique,
et on s’en est remis, pas vrai ?
– Tu réalises pas. Maîtriser le premier ordinateur quantique te donne plus
de pouvoir que toutes les bombes atomiques du monde.
– Je suis au paroxysme de la peur, là, tu sais…
– Tu devrais, dit David en souriant. Un ordinateur quantique n’est pas un
ordinateur classique amélioré. Ça n’a même rien à voir. Il ne fonctionne pas
du tout selon la même logique, il n’utilise pas les mêmes modes de calcul. Il
est infiniment plus puissant. Pour te donner une idée, un ordinateur
quantique sera capable de calculer en quelques secondes ce qu’un
ordinateur classique effectue en plusieurs années.
– Oui, je sais, répond Miotesoro la bouche pleine, mais avoue que c’est
excitant ! En médecine, on l’attend avec impatience, notamment pour
mettre au point de nouveaux médicaments : ça permettra d’étudier les
interactions moléculaires à partir de simulations comportementales qui
exigent d’énormes capacités de calcul. On va pouvoir créer des
médicaments ciblant des protéines précises, ou encore améliorer nos
modèles de prédiction de certains risques cardiovasculaires. Bref, tu devrais
te réjouir, mon pote, c’est sûrement grâce à ça qu’à l’avenir on soignera
facilement ton cancer ou ton Alzheimer.
– Certes.
– Et peut-être même ton indécision !
– C’est malin.
– Sans déconner, mon lapin, t’as mis au moins cinq minutes à choisir ton
sandwich alors que tout le monde savait depuis le début que tu prendrais le
végétarien. À remplacer la charcuterie par un sandwich houmous-quinoa,
t’évites peut-être le cancer colorectal, mais t’as la certitude de mourir
étouffé !
Et Miotesoro part dans son rire inimitable : on dirait qu’on actionne de
façon répétée une poignée de porte qui grince.
David jette un coup d’œ il à son téléphone. La photo publiée sur LoveMe
a reçu cent trois likes. Il en ressent une intense bouffée de satisfaction,
bientôt suivie par une légère inquiétude : réussira-t-il à faire encore mieux
la prochaine fois ?
– Pour revenir à l’ordinateur quantique, relance-t-il, au-delà des
applications scientifiques enthousiasmantes, il y a un aspect dont on évite
de parler au grand public.
– Pour ne pas nous effrayer, mais l’impitoyable David veut terrifier le
pauvre Miotesoro ! dit-il avec emphase en accompagnant ses propos d’un
ample geste théâtral. Alors vas-y, je suis prêt !
Et il ferme les yeux en tournant son visage vers le ciel comme s’il
attendait, résigné, la foudre divine.
– T’es pas né à la bonne époque. T’aurais fait un tabac au xvi e siècle à la
commedia dell’arte.
– À l’époque où l’on soignait les gens avec des saignées et des purgatifs ?
Non, monsieur, moi je vis avec mon temps !
– Bref, où en étais-je ? Ah oui, les dangers de l’ordinateur quantique…
– Vas-y, fais-moi peur, fais-toi plaisir !
– Eh bien, c’est simple : aujourd’hui, l’information est cryptée pour être
protégée : depuis tes codes de carte bancaire pour tes achats en ligne
jusqu’aux codes militaires visant à déclencher une guerre nucléaire, en
passant par les procédés industriels secrets. Le temps nécessaire au plus
puissant des ordinateurs classiques pour faire sauter un code est beaucoup
trop long pour rendre possible une violation de ces informations. Mais celui
qui possédera le premier ordinateur quantique stabilisé pourra casser tous
les codes secrets du monde en une poignée de secondes. Et toute la société
s’effondrera. Il pourra pirater presque simultanément tous les comptes
bancaires, tous les secrets industriels, tous les secrets militaires, mettre à
genoux l’informatique de tous les hôpitaux, de tous les services publics, de
toutes les compagnies d’assurances… Il pourra bloquer toute la société, et
dans tous les pays. Une victoire par K.-O. avant même que la guerre ait
commencé…
Un long silence.
– T’as gagné, dit Miotesoro, je suis bien flippé, maintenant.
Il lève ses bras et s’incline dans un geste de soumission à un ennemi
virtuel et déclame :
– Ave Caesar, Morituri te salutant !
– Voilà, c’est ça…
– Bon ben, après ces nouvelles réjouissantes, je propose un petit suicide
collectif. Peuple, sois courageux ! Ils ne nous auront pas vivants !
– On n’en est pas encore tout à fait là, il y a un infime espoir de…
– Laisse-moi deviner : le grand David Lisner a trouvé une solution
géniale pour sauver le monde, après quoi il gravira les flancs de l’Olympe
et rejoindra les dieux au firmament !
– Je ne suis pas le seul, rigole David, mais le travail de notre équipe
consiste justement à mettre au point une solution de cryptographie post-
quantique : un système infaillible de sécurisation des données, même face à
un ordinateur quantique.
– Ben voilà, tu m’as encore fait flipper pour rien ! Je me demande parfois
pourquoi on est amis. Je dois être un peu maso…
– C’est encore loin d’être au point et, vu l’avancée des Chinois, on peut
sérieusement douter de réussir avant eux. Maintenant, pour tout te dire, je
crois avoir trouvé une piste prometteuse, mais rien n’est encore sûr.
– Tu vois ! Maintenant que tu as retrouvé ta bonne humeur, le moment
me semble opportun pour te présenter ma requête…
– Nous y voilà…
Miotesoro prend une profonde inspiration.
– Tu m’avais bien dit que tu connaissais le sociologue Robert Solo ?
– Je l’ai rencontré une fois. Ma cousine travaillait pour lui à l’université
avant son accident. Ils menaient ensemble un projet de recherche.
– Ta cousine Émilie ?… Celle qui est sous coma artificiel dans mon
hôpital ?
– Oui.
– Tu as des nouvelles ? Ça fait longtemps que je n’ai pas fait un tour en
réanimation.
– Je te l’ai dit, je lui rends visite à l’hôpital demain matin. Je crois qu’ils
maintiennent le coma. Apparemment, c’est grave…
– Je suis désolé. J’essayerai de passer vous voir dans la matinée si je
peux : je serai dans un service voisin.
– Pourquoi tu me parles de Robert Solo ?
– Parce qu’elle ne travaillera plus pour lui.
David lève un sourcil.
– C’est toi qui es pessimiste, pour une fois.
– À juste titre : je viens de le rentrer…
– De le rentrer…
– À la morgue. Arrêt cardiaque, ça ne pardonne pas.
David accuse le coup quelques instants.
– Je ne le connaissais pas bien mais ça fait bizarre de savoir mort un
homme qu’on a vu vivant il y a quelques semaines…
Miotesoro hausse les épaules.
– Les gens vivent comme s’ils étaient éternels alors que tout peut
s’arrêter d’une minute à l’autre. Il faut en profiter tant qu’on est vivant !
D’ailleurs, je propose qu’on aille en boîte demain soir, comme ça tu pourras
finir la nuit avec une de ces jolies brunes aux yeux bleus dont tu raffoles.
– Bon, et ton service, alors, c’est quoi ?
– Tu as tourné la page des brunes aux yeux bleus ? Aurais-tu enfin bon
goût ?
– Va droit au but : qu’est-ce que tu attends de moi ?
Miotesoro mord dans son sandwich et poursuit tout en mâchant.
– Robert Solo n’a pas de famille en territoire Régulier. Il lui reste une
nièce, Ève Montoya, qui vit sur l’île des Exilés. On ne connaît pas son
numéro de téléphone. On n’a aucun moyen de la joindre. Il faut se rendre
sur place pour lui annoncer la mort de son oncle.
David s’arrête de mâcher.
– Ne me dis pas que tu veux que je m’en charge ?
– On est obligés de prévenir la famille sous quarante-huit heures, et moi
je ne peux pas. Aujourd’hui, je travaille toute la journée.
– Et demain ? C’est samedi, tu travailles aussi ?
– J’ai des cours à rattraper. Je suis complètement charrette, c’est bientôt
les examens. T’es libre, toi ?
L’île des Exilés…
Il est hors de question qu’il s’y rende.
– C’est mon seul jour de repos… Et, vu la situation, je bosse six jours sur
sept. Et encore, c’est parce que les syndicats ont mis leur veto : mon patron
voulait du sept sur sept.
– Dis, tu vas me rendre ce service ?
David sent son corps se crisper.
– Jamais je n’ai mis les pieds là-bas, de ma vie entière !
– Il n’y a pas d’âge pour commencer de nouvelles expériences…
David avale sa salive.
Vite, trouver une parade. À tout prix. Mais quoi ?…
– Personne d’autre ne peut y aller ?
– Absolument personne. Les délais d’obtention d’un visa sont trop longs.
Toi, tu bosses au ministère de la Sécurité, tu l’auras dans l’heure. Et puis…
il y a autre chose.
– Quoi ?
– Je ne pourrais pas m’y rendre, c’est impossible. Je me ferais crucifier
par ces sauvages, sûrement homophobes ! Ils sont tellement rétrogrades…
Je ne peux pas prendre ce risque.
– T’exagères peut-être un peu… Et puis, ce n’est pas écrit sur ton front
que tu es gay. Il suffit de te viriliser un peu. Retire les bagouses que t’as aux
doigts, reprends ta voix normale, contrôle ta gestuelle, et tout se passera
bien. D’ailleurs, ce n’est pas parce que t’es gay que t’es obligé de rejouer
La Cage aux folles .
Miotesoro le dévisage intensément, avec, dans le regard, un mélange
d’étonnement et de tristesse.
– Tu me blesses profondément.
David se fige ; son ami finit par détourner les yeux et regarde au loin,
l’air accablé. David regrette déjà ses paroles. Mais c’est trop tard…
Pourquoi lui a-t-il sorti une chose pareille ?
Le silence devient pesant.
David se sent coupable. Il réalise qu’il a préféré dire des choses atroces à
son ami plutôt que d’avoir le courage de simplement décliner sa
proposition. Sa lâcheté l’a rendu agressif, et maintenant il s’en veut.
– Je suis désolé…
Et comme l’autre se tait, il ajoute :
– Je ne pense pas ce que j’ai dit.
Miotesoro ne répond pas, et continue de fixer l’horizon d’un regard
embué.
Le silence s’épaissit, dense et lourd comme son remords.
– Bon, finit par dire David. Je vais te rendre ce service. Je vais aller chez
les Exilés.
5

L’île des Exilés…


L’idée de devoir s’y rendre tourne en boucle dans l’esprit de David.
Vingt ans, déjà, que le pays a été divisé, comme un patrimoine édifié au
fil des siècles que d’ingrats héritiers incapables de s’entendre auraient
disloqué en l’espace de quelques mois.
Un département entier avait d’abord fait sécession de la République pour
motifs religieux, au terme d’incessants conflits.
Puis, dans la foulée, à peine quelques semaines plus tard, profitant d’un
vent favorable et d’une autorité affaiblie, une autre frange de la population,
farouchement opposée au système en place, en avait profité pour appeler à
son tour à la sécession.
Leur motivation ? Un rejet radical de la société telle qu’elle avait évolué,
une société pourtant basée sur le progrès et vouée au bonheur de la
population.
Pour eux, la technologie était devenue si envahissante qu’elle avait un
impact négatif sur les modes de vie, les mentalités, et aliénait les esprits. Un
argument fallacieux.
Ils voulaient revenir à un mode de vie tel qu’il était avant, plus proche de
la nature, de l’authenticité. Étonnamment, ce projet rétrograde avait attiré
un nombre significatif de citoyens, sans doute prêts à adhérer à n’importe
quelle vision offrant une alternative à leur mal-être intérieur.
Le sujet était vite devenu clivant : la population s’était rapidement
divisée en deux camps opposés, et chaque camp s’était mis à détester celui
d’en face.
Les sécessionnistes avaient décidé d’occuper une île proche du continent,
jusque-là réserve naturelle inhabitée, et étaient parvenus à obtenir leur
indépendance.
De nombreuses familles s’étaient déchirées, les uns rejoignant ceux
qu’on appelait désormais « les Exilés », et les autres, « les Réguliers »,
restant sur le continent. Tout s’était passé très vite, et les populations
s’étaient retrouvées séparées. Un vrai drame humain. La communication
avait été rompue, on avait brutalement coupé les ponts.
Aujourd’hui encore, les esprits gardent les stigmates de ces séparations.
Tous essayent d’oublier que leur famille a volé en éclats vingt ans plus tôt.
Le sujet est devenu tabou. On fait comme si ces événements n’avaient
jamais eu lieu. Personne ne parle jamais des Exilés. Et surtout, aucun
« Régulier » n’a envie de se rendre sur leur île…

Travailler au ministère de la Sécurité donne quelques privilèges. Celui


d’obtenir un visa dans l’heure en fait partie, comme l’avait prévu
Miotesoro. David est reçu le jour même au service des passeports, situé
dans une tour voisine de celle de son bureau.
Une femme aux cheveux courts, sourcils froncés et petites lunettes
métalliques avertit David qu’il va entrer dans un monde incertain où rien
n’est prévisible.
– Les Exilés sont en général pacifiques mais on ne peut rien garantir, car
on ne connaît pas leurs réactions, dit-elle d’un air extrêmement grave,
comme une mise en garde. Il peut leur arriver de laisser exploser leur
colère, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer.
– Vraiment ? dit David, qui n’en revient pas.
La femme lui jette un regard glacial signifiant : « Ai-je l’air de
plaisanter ? »
– Ils n’ont pas comme nous des implants régulateurs d’émotions, précise-
t-elle, alors forcément, parfois, ça part en vrille…
– Je comprends, répond David en hochant la tête.
Son interlocutrice adopte une attitude tellement condescendante et froide
qu’il se sentirait presque redevenir un petit garçon en sa présence.
– D’ailleurs, pour éviter de les fâcher, n’employez jamais devant eux le
terme « Exilés ». Ils se voient comme des dissidents, des sécessionnistes.
Sur un plan purement juridique, ce dernier terme est d’ailleurs le plus
approprié.
– C’est noté.
– Autre chose : leur territoire est vraisemblablement infesté de virus, de
maladies en tous genres, car ils n’ont pas les mêmes normes vaccinales que
nous et les animaux vivent à l’état sauvage.
– Ok, dit David en se demandant comment il a pu se laisser embarquer
dans cette galère.
– Méfiez-vous aussi de leur gentillesse apparente. Certains peuvent se
montrer agréables dans le but de vous enrôler. Surtout, n’écoutez pas le
chant des sirènes.
David acquiesce docilement.
– Des questions ? lance-t-elle.
Des réticences, oui ; des questions, non. Aucune ne lui vient à l’esprit.
– Alors tendez votre bras et relevez la manche de votre chemise, dit-elle.
David obtempère et elle pose sur sa peau nue le programmateur qui va
mettre à jour sa puce électronique. Le froid du métal le fait frissonner. Un
triple bip se fait entendre.
– Votre visa est maintenant activé, valable un mois. Gardez quand même
sur vous une pièce d’identité papier. Cela peut vous être utile sur place : ils
n’ont pas de puces implantées pour attester de leur identité, et donc pas de
lecteurs.
– Ma carte papier ? Ouh là… il y a de grandes chances qu’elle soit
périmée.
– Aucune importance. Chez les Exilés, tout est périmé.
David hoche la tête.
– Une dernière chose, ajoute-t-elle en lui tendant un formulaire. Vous
devez signer cette décharge : s’il vous arrive quoi que ce soit, la police
Régulière ne pourra pas intervenir, ni les secours, ni rien. Cela fait partie
des accords entre les deux territoires. Bref, vous êtes livré à vous-même. À
vos risques et périls.

En sortant du service des passeports, à moitié abasourdi, David réalise


que sa peur des Exilés a occulté dans son esprit l’ampleur de la tâche à
accomplir. Jamais jusque-là il n’a eu à annoncer à quelqu’un la mort d’un
proche. Et soudain, il se sent mal à l’aise. Il appelle Miotesoro à la morgue.
– Oui, David, dit celui-ci en décrochant.
– T’es disponible ?
– Mes patients ont l’éternité devant eux, tu sais…
– J’ai essayé de penser à la manière d’annoncer à la jeune femme la mort
de son oncle. C’est loin d’être facile pour moi… On m’a parlé d’un truc
nouveau qu’on propose aux familles endeuillées : on crée un avatar virtuel
du défunt pour qu’elles puissent le voir sur l’écran de leur tablette et
dialoguer avec lui, et cela les aide à s’habituer progressivement à sa
disparition.
– Oui, mais ça n’a rien de nouveau. Ça a été lancé par une équipe sud-
coréenne au début des années 2020. Des gens avaient perdu leur fille de
7 ans d’une maladie incurable, et avec ce système ils ont pu lui parler de
nouveau, échanger avec elle. L’info avait fait le tour du monde. Maintenant,
c’est devenu courant.
– Et il faut s’adresser à qui ? Vous avez un service qui s’en occupe, à
l’hôpital ou à la morgue ?
– Oui, bien sûr.
– Alors il faut absolument que tu me fournisses une tablette avec l’avatar
de Robert Solo. Ça facilitera énormément ma mission quand je devrai
annoncer son décès.
– T’es mignon, mon canard, mais ça demande du travail, il faut compiler
des tonnes d’informations sur le défunt : ses photos, ses vidéos, ses
échanges d’emails, de messages, ses enregistrements vocaux, ses
connaissances dans tous les domaines, tout ça non seulement pour pouvoir
reproduire son image en 3D mais surtout pour permettre à l’avatar
d’interagir comme le ferait le vrai Robert Solo, en reprenant sa voix, sa
logique, ses schémas de langage, sa manière de réfléchir, etc. C’est
monumental.
– Tu ne vas pas me faire croire que ce n’est pas en grande partie
automatisé, quand même !
– Certes, mais il faut malgré tout mobiliser quelqu’un pour piloter ça. Les
gens ne sont pas à se tourner les pouces en t’attendant, mon lapin. Et puis, il
y a sûrement une liste d’attente.
– Eh bien, mets-moi en tête de liste.
– Ah là là… dit Miotesoro en soupirant exagérément pour théâtraliser un
agacement simulé. Bon, tu pars quand ?
– Demain après-midi.
– Demain après-midi ? s’écrie-t-il d’une voix suraiguë. Tu veux ça pour
demain ? Non mais t’es en plein rêve, tu délires, là !
– Tu m’as affirmé un jour que les rêveurs faisaient l’histoire…
– J’ai dit ça, moi ? Je devais être bourré.
6

Bonjour David ! Comment vas-tu bien ?

Silence.
Au cœ ur d’un profond sommeil, David est en plein rêve, assis au bord
d’une piscine bizarrement construite en plein désert. Pourtant, la
température est délicieuse, des enfants jouent au ballon dans l’eau en
poussant des cris aigus sous le regard bienveillant de leurs parents. Ça sent
bon le pain chaud, c’est toujours comme ça dans le désert. Il y a une
personne debout près du bord opposé de la piscine, qui salue David d’une
voix familière en lui demandant comment il va.

David ?

David lui sourit. Mais l’autre semble ne pas capter sa réaction.

David ? Comment vas-tu bien ?

Une part de la conscience de David émerge du rêve tandis que l’autre s’y
accroche. Envie que ça dure…

David ?

L’esprit embué de sommeil, David fait un effort surhumain.


– Ça va, marmonne-t-il d’une voix caverneuse.

Il est 9 heures, le ciel est nuageux et c’est une belle


journée qui s’annonce !

La voix synthétique au ton enjoué de l’assistant vocal du téléphone


résonne en lui.
– Hmmm…
David ?

– Génial, lâche-t-il dans un souffle.

C’est samedi, mais tu as des rendez-vous à l’agenda :


« Voir Émilie hôpital » à 10 heures, puis « Putain de
mission » à 16 heures.

David émerge à contrecœ ur, et déjà il a le moral dans les chaussettes.


Visiter une semi-mourante, délivrer un avis de décès en territoire Exilé… Il
y a des jours qu’on voudrait pouvoir zapper, pour passer au suivant.

La vie est belle et le bonheur t’attend à chaque instant !

– Oui, ronchonne-t-il. La vie est belle.


Une heure plus tard, il parcourt un long couloir blanc à l’odeur de javel et
de médicaments, puis pénètre dans le service réanimation de l’hôpital,
affublé d’une blouse chirurgicale jetable en papier bleu, d’une charlotte de
la même matière sur la tête, assortie à des surchaussures fermées par des
élastiques qui lui font des pieds d’éléphant. Et, bien sûr, un masque jetable.
David se prend en selfie dans cette tenue improbable. Trente secondes plus
tard, l’image est sur LoveMe.
Légèrement oppressé par le sentiment d’appréhension qu’il ressent à
chaque visite, il pousse la porte et entre dans la chambre blanche, lumineuse
et surchauffée.
Émilie est allongée sur le dos, les yeux fermés. Ses cheveux châtains mi-
longs sont étalés sur l’oreiller. Sa bouche et son nez sont encapsulés dans un
masque en plastique translucide d’où sort un gros tube relié à une machine,
sans doute le respirateur artificiel. Elle est piquée dans la carotide et dans le
bras, et les minces tuyaux qui s’en échappent rejoignent d’autres appareils.
Un écran émet des bips réguliers et affiche des chiffres rouges lumineux qui
changent de temps à autre. Une poche transparente remplie d’un liquide de
perfusion est suspendue à une tringle métallique près du lit. Une bulle
remonte régulièrement à la surface, aussi silencieuse que la patiente.
Les yeux clos, Émilie semble sereine malgré l’attirail de tuyaux et de
machines qui l’environne. Le calme pesant de la chambre est seulement
profané par les bips espacés de la machine.
David contourne le lit et ouvre le tiroir de la table de chevet.
Le collier d’Émilie y est bien. Le pendentif contient sa puce électronique
identitaire. Hémophile, elle n’a jamais pu bénéficier de son implantation,
alors elle doit la porter autour du cou, cachée dans ce bijou. Elle n’a pas pu
recevoir non plus l’implant régulateur d’émotions, une petite merveille
technologique dont David est fier : il y a quelques années, il a fait partie de
l’équipe qui l’a développé. En tant qu’informaticien, il travaillait sur la
recherche de l’algorithme permettant de combiner toutes les informations
recueillies dans le cerveau afin d’y associer le type de stimulation neuronale
qui convient. Le cerveau comporte des milliards de neurones qui traitent
une quantité incroyable d’informations chaque seconde. Ils communiquent
entre eux et les organes du corps grâce à ce qu’on appelle des
neurotransmetteurs. Certains d’entre eux servent à réguler l’humeur. Les
plus connus sont la sérotonine, la dopamine, l’adrénaline ou encore
l’ocytocine. L’implant analyse ce qui se passe en temps réel dans
l’organisme, et, lorsqu’on ressent une émotion excessive, comme une forte
déprime ou une colère intense, il va immédiatement stimuler les neurones
afin qu’ils activent les neurotransmetteurs qui vont modifier cette émotion.
En évitant les déprimes, on empêche les suicides. En stoppant les colères,
on supprime bon nombre de bagarres et même de crimes.
En quittant l’hôpital quelques minutes plus tard, David jette un œ il sur sa
page LoveMe. Sa photo en tenue de service réanimation a obtenu cent
quarante et un likes.
Bouffée de plaisir.
7

Les nuages s’accumulent au-dessus de la mer quand la voiture de David


s’approche du poste-frontière, sur la corniche qui surplombe l’embarcadère.
Il baisse la vitre et tend le bras vers le lecteur de puces. L’air iodé
s’engouffre dans l’habitacle tandis que l’écran affiche :

David le prend en photo et, en quelques clics, la publie sur LoveMe avec
le commentaire « Priez pour moi ! ».
La barrière s’ouvre. Il avance lentement et amorce la descente vers la
jetée. Le bac est amarré perpendiculairement, dos au quai, la coque ouverte à
l’arrière pour recevoir les véhicules.
David s’engage dans la gueule béante et sombre du navire.
Quelques minutes plus tard, il se trouve sur le pont, le visage fouetté par
un vent chaud chargé d’embruns salés. Sa sacoche est plaquée contre lui. À
l’intérieur, la tablette tactile qu’il a récupérée à la morgue. Miotesoro a dû
user de toute son influence pour l’obtenir, mais l’accès à l’avatar de Robert
Solo est prêt.
Au loin, on voit nettement l’île des Exilés. Pas d’autres voyageurs sur le
pont. Dans la soute, il n’y a que des camions de marchandises. Cette solitude
accentue l’appréhension de David, seul inconscient à entreprendre le
voyage…
La traversée est rapide. Il remonte à bord de sa voiture et constate, rassuré,
que son GPS fonctionne toujours. Il s’engage sur la route à faible allure –
autant éviter un accrochage avec les locaux – et suit les indications données
à l’écran. La route serpente à travers un bosquet sans habitations. Puis les
arbres deviennent clairsemés et les premières maisons apparaissent,
disséminées en pleine nature.
À leur vue, David se sent soudain plongé dans son enfance : il retrouve le
lointain souvenir des pavillons de banlieue qu’il a connus gamin, avant
qu’ils soient remplacés par des logements plus rationnels sur tous les plans.
On devait gâcher une énergie précieuse pour se protéger du froid qui
attaquait de toutes parts : du sol, des quatre murs, du toit, et tout ça, rien que
pour une famille. C’était totalement aberrant… Dorénavant, tous les
habitants du territoire Régulier obtiennent un appartement ultra-confortable
dans l’une des magnifiques tours qui ont fleuri dans les villes.
La route suit maintenant la côte bordée de plages désertes. La surface de
l’eau est ridée par le vent mais les vagues sont rares. Allongés sur leurs
planches aux couleurs vives, des surfeurs attendent passivement. Ils ont l’air
de s’ennuyer profondément… Comment peut-on aimer une activité qui
repose sur des éléments incertains ?
Le GPS indique une arrivée imminente.
David réduit encore son allure et continue de scruter l’environnement.
La route délaisse le bord de mer pour entrer dans une zone d’habitation un
peu plus dense : les maisons sont espacées les unes des autres de trente ou
quarante mètres. Les jardins sont laissés à l’abandon, avec des arbres mal
taillés et d’affreuses pelouses non entretenues qui ne ressemblent à rien.
David arrête sa voiture devant une bâtisse de taille moyenne, un peu en
retrait derrière un jardin désordonné. Une tonnelle longe la façade enduite à
la chaux, parcourue par une glycine qui menace de prendre d’assaut la
toiture.
Un peu plus loin, devant la maison voisine, deux hommes tiennent une
conversation animée, l’un d’eux faisant de grands gestes énervés.
D’affreuses mimiques animent son visage colérique.
David sort de sa sacoche le masque chirurgical qu’il a gardé de sa visite à
l’hôpital, et l’enfile. « Infesté de virus et de maladies », l’a-t-on informé au
ministère. S’il n’avait pas eu peur du ridicule, il aurait aussi pris les
surchaussures.
Il ouvre sa portière, et des bribes de l’altercation des deux hommes lui
sautent aux oreilles.
– Pauvre imbécile ! hurle l’un d’eux, le visage empourpré de colère.
– T’es vraiment un connard ! beugle l’autre.
David n’en revient pas. C’est la première fois de sa vie qu’il entend des
gens s’écharper de la sorte, manifestement en proie à des émotions violentes.
Bienvenue dans un monde de sauvages.
Il ajuste son masque en se disant que c’est plutôt un gilet pare-balles dont
il aurait besoin, et sort de voiture, la sacoche à la main. Les deux types
arrêtent de s’engueuler pour le dévisager. David fait mine de les ignorer et
s’approche du portillon. La boîte aux lettres affiche le nom « Montoya »,
écrit à la main sur une étiquette. Il sent son cœ ur se serrer : il est au bon
endroit et il a le trac.
Pas de sonnette. Il se penche par-dessus le portillon et aperçoit deux
vieillards assis face à face sur une petite terrasse pavée, juste sous la
tonnelle.
Il se racle la gorge.
– S’il vous plaît ! lance-t-il.
Les deux hommes se tournent vers lui et l’observent en silence quelques
instants.
– C’est ouvert ! crie celui de droite d’une voix éraillée.
Est-ce que l’un d’eux serait le père du défunt ? David entre et s’avance. Il
n’en mène pas large. Jamais il n’aurait dû céder à Miotesoro.
– Excusez-moi, je m’appelle David Lisner, et je cherche Ève Montoya.
Les deux vieillards sont assis dans de petits fauteuils en rotin, de part et
d’autre d’un jeu d’échecs posé sur un guéridon. Ils toisent David quelques
instants, et celui-ci se sent stupide avec son masque chirurgical et sa sacoche
de représentant commercial. Des éclats de voix jaillissent de l’intérieur de la
maison.
– Théodore, je suis son grand-père, se présente l’un des deux.
Ses yeux très bleus émergent des profondes rides étoilées qui les
entourent, comme les faisceaux émanant de deux projecteurs. Ses cheveux
d’un blanc intense contrastent avec les motifs écossais sombres de sa robe de
chambre en laine épaisse.
David n’a pas souvenir d’avoir déjà vu un homme aussi vieux.
– Enchanté, dit-il en faisant un bref signe de tête.
– Ève ! appelle le vieil homme. Tu as de la visite !
Pour seule réponse, les éclats de voix et quelques rires se succèdent.
– Ève ?
– J’arrive, crie une voix féminine de l’intérieur de la maison.
L’autre vieillard, un petit homme bedonnant accoutré d’un short à
bretelles et d’une chemise écrue en vieux lin, ne prend pas la peine de se
présenter et se contente d’observer David, sourire en coin. Il a le crâne
quasiment chauve. Des sourcils gris assez fournis surplombent ses yeux
moqueurs. Lui aussi est extrêmement ridé. Pourquoi ces gens ne prennent-ils
pas soin d’eux-mêmes ? On dirait des morts-vivants. Chez les Réguliers, on
ne voit jamais des personnes à ce point décrépites.
– Félix, dit Théodore en désignant son ami, comme s’il s’excusait de son
mutisme.
David se force à lui adresser un sourire, mais l’autre conserve son air
narquois.
– Qu’est-ce qui pousse un Régulier à venir se perdre ici ? finit-il par
lâcher.
– J’ai… une information à délivrer. En personne.
Moment de gêne. Silence. David détourne son regard et surveille les
gamins qui examinent sa voiture comme s’il s’agissait d’un ovni.
– Me voici ! s’exclame soudain une voix féminine au ton enjoué.
David se retourne.
C’est une jeune femme à l’allure svelte et élancée, cheveux blonds mi-
longs, teint clair, yeux verts, regard franc, dans une robe simple de couleur
vive. Des traits fins qui masquent à peine un caractère que l’on sent affirmé.
Et très souriante, au grand dam de David qui aurait préféré une humeur
sombre et taciturne sur laquelle l’annonce du décès aurait produit un effet
moins contrasté.
– Bonjour, dit-il d’une voix éteinte qui traduit son embarras. David Lisner.
Est-ce que je pourrais vous parler quelques instants ?
– Ève, dit-elle, les yeux pétillants d’une joie accablante. Enchantée. Je
vous écoute…
Les regards des deux vieillards sont sur lui.
– Euh… ce serait possible d’avoir un peu d’intimité ?
Son sourire s’accentue franchement.
– Un inconnu débarque chez moi et me demande un peu d’intimité…
Mais je ne suis pas celle que vous croyez, cher monsieur.
– Mais… c’est-à-dire…
– Je plaisante ! Venez avec moi !
Elle a lancé cela sur un ton autoritaire, et il la suit à l’intérieur, dans une
grande pièce meublée modestement. Aucun radiateur… La rumeur de
l’absence de chauffage était peut-être fondée…
Des gens parlent entre eux, formant plusieurs petits groupes, ils sont bien
une dizaine en tout. Quelques gamins courent un peu partout. Éclats de voix
et cris d’enfants. Odeurs mélangées de café et de chocolat.
– Ève ! interpelle une jeune femme. Je peux prendre ta salle de bains ?
– Oui.
– Attention, les enfants, allez jouer dehors ! ordonne un homme d’âge
moyen.
David se faufile parmi ce petit monde, en pensant qu’il détesterait être
envahi comme ça chez lui avec tout ce grouillement. Lui a besoin de
tranquillité, d’un jardin secret.
La jeune femme l’entraîne dans la cuisine et referme la porte derrière eux.
C’est une pièce carrée assez vaste, avec des meubles en bois clair, un large
coussin au sol, sans doute pour un chien, une grande fenêtre qui donne sur
un jardin à l’arrière de la maison, véritable embrouillamini de végétation.
– Vous voulez boire quelque chose ?
– Non, merci.
– Vous êtes malade ?
– Non, je… Ah, euh… oui, un peu. Juste un petit rhume, dit David en
réalisant qu’elle fait référence à son masque.
Et il le réajuste.
– Vous pouvez le retirer, rit-elle. Les microbes ont très peur de moi.
– Il vaut mieux que je me les garde, quand même…
– Comme vous voulez. Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
David avait imaginé la scène, il avait réfléchi à ses phrases et les avait
répétées mentalement une bonne vingtaine de fois. Mais là, subitement, ces
mots lui semblent inappropriés ; ils vont sonner faux. Ça ne va pas. Pas du
tout.
Vite, il faut trouver autre chose. Moment de panique.
Soudain, il a une idée. L’avatar va lui servir avant l’annonce, pour
préparer le terrain, plutôt qu’après, pour lui remonter le moral, comme il
l’avait envisagé.
Il ouvre sa sacoche, sort la tablette, l’allume, lance l’application, puis
oriente l’écran vers la jeune femme.
– Vous reconnaissez cet homme ?
– Oui, c’est mon oncle. Pourquoi ?
– Eh bien, vous pouvez lui parler… là. Vous adresser à lui comme s’il
était là et…
David se rapproche d’Ève et se place face à l’écran.
– Bonjour, monsieur Solo, je suis avec votre nièce, Ève.
– Bonjour, Ève, dit Robert Solo. Quel plaisir de te voir !
La jeune femme sourit.
– Hello, Robert ! Tu me fais la surprise d’une apparition en visio ?
Elle est encore plus joyeuse qu’une minute auparavant et David
commence à se demander si son idée était si bonne que ça.
– Comment vas-tu, ma chère nièce ?
– Super bien ! Faut absolument que tu reviennes nous voir : les fraisiers
donnent tellement qu’on ne sait plus quoi en faire. Et puis, les rosiers sont en
fleur, c’est magnifique !
David se sent mal, très mal.
– Ça devrait pouvoir se faire. Mon étude en cours touche à sa fin mais je
n’ai pas besoin d’un motif professionnel pour rendre visite à ma nièce
préférée !
Le sourire de la jeune femme s’amplifie davantage, irradiant son visage.
– Espèce de flatteur, je suis la seule ! répond-elle en riant. Et puis…
David l’interrompt brusquement et abaisse l’écran.
Il se sent transpirer à grosses gouttes, il a envie de disparaître sous terre.
– En fait, dit-il, votre oncle… ne vous entend pas. Je suis désolé, je vous
ai… mal présenté les choses. C’est un avatar, c’est virtuel… Enfin, je veux
dire, c’est comme un hologramme qu’on a créé et qui peut vous parler et
vous répondre, mais ce n’est pas votre oncle en vrai. Il n’est pas là…
Ève fronce les sourcils d’un air d’incompréhension tout en souriant,
manifestement amusée par l’attitude confuse et maladroite de David.
– Ça vous arrive d’exprimer les choses clairement ?
– Eh bien… C’est-à-dire…
– Vous pouvez m’expliquer ce que vous venez faire ici ? dit-elle en
secouant la tête. Je ne comprends pas où vous voulez en venir.
David balaye la pièce du regard en cherchant ses mots. Les idées s’agitent
dans son esprit embrumé mais rien n’en sort. Il prend une profonde
inspiration et trouve le courage de la regarder péniblement dans les yeux.
– En fait… je m’y suis mal pris, pardonnez-moi. Ce que j’ai à vous dire,
c’est…
Il avale sa salive et fait un effort surhumain.
– Votre oncle est mort.
Le sourire de la jeune femme se fige puis s’évanouit jusqu’à disparaître
totalement. Elle continue de fixer David, d’un regard qui se voile
progressivement, s’embue, puis s’assombrit. David est accablé.
Elle se mord les lèvres et sa respiration devient plus courte. Elle reste
muette mais admirablement digne, et David ressent cette dignité comme un
piédestal à sa propre insuffisance.
– Je suis désolé, lâche-t-il, de plus en plus embarrassé.
Elle reste sans voix quelques instants. David n’ose plus rien faire, plus
rien dire.
– C’est arrivé quand ?
– Hier matin.
Elle regarde dans le vide. Ses yeux se gorgent lentement de larmes qui
semblent refuser de couler.
– Il va me manquer.
David hoche la tête d’un air compréhensif.
– C’est pour ça qu’on crée un avatar du défunt. Cela permet de…
prolonger la relation, rendre le deuil plus progressif.
Ève reste silencieuse et il le perçoit comme un assentiment, alors il lui
tend la tablette.
– Prenez-la, vous pourrez converser avec lui et…
– Arrêtez avec ça !
Elle a lâché ces mots d’un ton agressif et les yeux brillants de colère. D’un
geste brusque et imprévisible, elle repousse violemment la tablette qui
s’échappe des mains de David et atterrit au sol.
Il se fige, stupéfait de l’impulsivité de sa réaction.
– Croyez-vous vraiment que se leurrer adoucit la réalité ? lance-t-elle avec
un regard noir. Que le mensonge apporte la sérénité ?
David ne répond rien. Justifier sa démarche ne ferait que l’enfoncer un
peu plus. Bien intentionné n’est pas synonyme de bien fondé. Il n’a plus
qu’une envie : partir.
Il bredouille un au revoir et se retire discrètement. Sa main actionne la
poignée de porte de la cuisine, quand il l’entend demander :
– De quoi est-il mort ?
Il s’immobilise un instant.
– Arrêt cardiaque. Il n’a pas souffert.
Et il s’éclipse en silence.
8

Dans la forêt de gratte-ciel qui défient la nuit en dressant vers la lune leurs
silhouettes scintillantes, la tour cylindrique tout illuminée de rose électrise
les regards et les ardeurs.
– J’étais absolument certain que tu voudrais venir ici ce soir ! dit
Miotesoro en entrant dans le building.
– Et pourquoi ça ? demande David, agacé à l’idée d’être à ce point
prévisible.
– C’est Éros et Thanatos, pardi !
Et il se gondole comme une baleine, secoué par son rire de poignée de
porte grinçante.
– Mais encore ?
– Après avoir été le messager de la mort, tu es assailli par des pulsions de
vie ! C’est normal, mon vieux, on en fait tous l’expérience en fac de
médecine…

David et Miotesoro se placent dans la file d’attente sous l’écran lumineux


où défilent des messages d’accueil. The Boxes est le temple de la volupté,
une tour entière consacrée aux rencontres éphémères. L’entrée, vaste et
monumentale, évoque l’intérieur d’une cathédrale moderne, avec des arches
qui se rejoignent en un point focal par lequel s’engouffrent les ascenseurs
aspirés dans un tube de verre. Marbre rose au sol. Une statue géante d’au
moins dix mètres de haut trône magistralement, réplique dorée de la Vénus
de Milo. Un parfum légèrement musqué envoûte l’atmosphère. Une musique
venue d’ailleurs vous prédispose à l’aventure.
– N’empêche que j’ai vécu l’enfer, dit David. Ne compte pas sur moi pour
tes prochains services.
– Tout de suite les grands mots ! Ça t’a pourtant permis de rencontrer une
jolie fille. Je suis sûr qu’elle t’a plu.
– Je n’ai jamais dit ça !

– C’est vrai que tu n’es pas trop attiré par les blondes, toi. Tiens,
d’ailleurs, j’ai vu une belle brune aux yeux bleus, mais j’hésite à te la
présenter.
– Pourquoi ?
– Il ne vaut peut-être mieux pas.
– Elle a un sale caractère ?
– Disons que tu risques de la trouver un peu froide.
David hausse les épaules.
– Je n’aime pas particulièrement les femmes bouillonnantes…
– Oui, mais celle-là… elle ne dépasse pas les deux degrés.
Un silence de glace.
– Mon Dieu, Miotesoro…
– De toute façon, pas de regret, y a pas de place pour deux dans son tiroir.
– T’es abominable !
– Qu’est-ce que tu crois ? Si t’as pas un peu d’humour dans mon job, tu ne
tiens pas huit jours…

La file d’attente diminue, c’est bientôt leur tour.


– Oh, merde…
David sent une sueur froide se former sur son front.
– Qu’est-ce qu’il t’arrive ? dit Miotesoro.
– J’ai fait une connerie…
– Quoi ?
– Tu ne vas pas être content…
– Vas-y, je m’attends au pire.
– J’ai oublié ta tablette chez la nièce de Robert Solo.
Miotesoro s’arrête net.
– Tiens donc… Tu vois, quand je te dis que cette fille t’a plu. Freud
appelait ça un acte manqué : tu t’es inconsciemment arrangé pour devoir y
retourner.
– Pas du tout ! D’ailleurs il est hors de question que je remette les pieds
chez ces tarés !
– Alors là, mon lapin, tu t’illusionnes complètement, t’es en plein rêve, en
pleine transe. Plouf, plouf, je claque des doigts et on se réveille, mon petit
monsieur ! Et là, je te dis que tu vas aller dare-dare me la chercher, ma
tablette, je ne peux pas m’en passer, je…
– Je préfère encore t’en acheter une autre !
– Sûrement pas, j’ai téléchargé et classé des milliers de cours, je ne
pourrais jamais les réorganiser. Et puis, faut pas tarder, j’en ai besoin très
vite, moi. J’ai prévu de réviser demain et…
– Ok, répond David, en levant le bras pour mettre fin à la litanie. Ok. Je
vais y aller. Mais ne me demande plus jamais rien après !
– Je suis sûr que t’es content d’y retourner.
– Vraiment pas, non.
Miotesoro se met à rigoler.
– Si cette fille t’a procuré un émoi érotique, on le saura vite : dans dix
minutes, tu te retrouveras dans une boîte peuplée de blondes aux yeux verts
qui lui ressemblent !
David hausse les épaules.
– Heureusement que le programme est un peu plus élaboré que ça. S’il ne
s’appuyait que sur le dernier « émoi », comme tu dis, ce ne serait pas très
performant.
– Je n’en sais rien, moi, je ne suis pas informaticien !
– Tout est pris en compte, depuis ton émotion détectée en présence de
personnes identifiées grâce à leurs puces jusqu’au temps d’arrêt que tu vas
marquer en regardant une photo sur le web, en passant par les inflexions de
ta voix mesurées par le micro de ton portable lorsque tu discutes avec
quelqu’un. On capte même tes réactions aux odeurs corporelles… Au bout
du compte, on arrive à savoir ce dont tu n’as même pas conscience…
– Bonsoir, c’est à vous ! annonce l’hôtesse d’accueil en souriant, tailleur
minijupe et hauts talons, rouge à lèvres pourpre.
David s’avance sous le portique d’identification et de contrôle, puis
patiente quelques secondes, avec, comme chaque fois, une légère
appréhension en attendant le verdict.
Un petit écran visible seulement par lui et l’hôtesse affiche les données
mesurées à l’instant et le bilan de celles qui sont inscrites dans son dossier
médical :

L’hôtesse lui remet une carte aux couleurs de l’établissement.

David Lisner
43e étage – Boîte no 128

Miotesoro le rejoint un instant plus tard.


– Moi, je suis au quatre-vingt-neuvième, boîte 264, dit-il en entrant avec
lui dans l’un des ascenseurs. Peut-être qu’un jour, lorsque tu auras découvert
ce qu’est le bon goût, nous pourrons tous les deux être…
– L’espoir se nourrit d’illusions, sourit David.
Il lance un clin d’œ il à son ami au moment de descendre au quarante-
troisième étage.
– Ciao, bello.
Il parcourt un long couloir moquetté, et enfin pousse la porte de la boîte no
128.
Lumières tamisées. Musique envoûtante qui résonne tellement en lui
qu’elle semble émaner du plus profond de son corps. Un bar, plusieurs pistes
de danse, des canapés, des tables basses, quelques alcôves un peu à l’écart,
plus au calme. Et partout, autour de lui, des femmes brunes aux yeux bleus,
toutes à son goût, forcément, et des hommes, tous à leur goût à elles,
évidemment.
Il se rend au bar, commande une flûte de champagne, croise le regard
flatteur de quelques créatures séduisantes. Toutes ont un visage qui lui plaît,
le type de corps qu’il aime, le style qu’il apprécie. Il s’assied sur un haut
tabouret capitonné, boit une gorgée, se détend et savoure ce moment. Quel
bonheur de n’être entouré que de personnes attirantes et d’avoir la certitude
de plaire à chacune ! Il peut approcher n’importe laquelle en étant sûr de ne
pas la laisser indifférente. Comment faisait-on autrefois ? Des soirées
entières sans croiser une personne qui vous convienne ?… Tenter de séduire
quelqu’un sans se douter qu’on n’a aucune chance, qu’on ne correspond en
rien à ses attentes, voire même que peut-être notre physionomie lui
déplaît ?… Ça devait être terrible d’essuyer des refus, de se voir écarté, de se
sentir rejeté. Et rentrer chez soi seul, bredouille, parce que le hasard d’un
soir ne vous a pas mis en contact avec les personnes susceptibles d’être
attirées par vous…
Après avoir pris tout son temps pour savourer ce moment en dégustant son
champagne, David clique sur le bouton « Ready » de l’application
The Boxes sur son portable. Le système mouline à peine quelques secondes,
le temps de passer en revue le profil de toutes les femmes présentes ayant
une cote du niveau de la sienne, puis l’écran affiche la photo de l’élue : celle
qui, parmi toutes ces créatures, correspond le mieux à ses préférences, et
pour qui lui-même répond le mieux à ses critères parmi les hommes
présents. La combinaison optimale de la soirée. The perfect match . Il n’a
plus qu’à promener son regard dans la salle jusqu’à croiser le sien…
Deux heures plus tard, David est étendu sur le dos dans le lit de l’une des
chambres de la boîte. La jolie brune avec qui il vient de faire l’amour est
allongée sur le ventre à ses côtés, en appui sur les coudes. Il est épuisé ; elle
est en pleine forme. C’est rassurant de constater qu’elle a l’air satisfait : elle
lui attribuera une bonne note sur l’appli, et ça maintiendra sa cote à un
excellent niveau.
Penchée sur lui, la peau mate légèrement luisante, elle s’amuse à le
taquiner avec une plume qu’elle promène sur son torse. C’est agaçant mais il
se laisse faire. De temps en temps, il réprime un frisson. La jeune femme rit
et cela fait vibrer la pointe de ses seins. Des seins exactement comme il les
aime. Des traits du visage à la forme des pieds, en passant par le galbe des
épaules, tout en elle correspond à ce qui l’attire. Et il sait que son propre
corps répond tout aussi parfaitement à ses préférences à elle. C’est une
certitude et c’est réconfortant… Comme ça devait être pénible, autrefois, de
se retrouver au lit avec une personne dont on découvrait, trop tard, que son
corps nous décevait, ou que le nôtre la repoussait… Quel embarras, quelle
gêne ça devait être…
La plume taquine maintenant son bas-ventre, mais il n’a plus envie. En
fait, il préférerait même rester seul.
– Tu as entendu parler de Galien ? interroge la jeune femme en le voyant
rembruni.
– Non. C’est qui ?
– Il a été le médecin des gladiateurs puis de deux empereurs romains.
– Ah bon. Et alors ?
– Il a dit un jour – accroche-toi, c’est du latin : Omne animal triste post
coïtum praeter gallum mulieremque .
– Tu traduis ? grogne David.
Elle sourit d’un air malicieux.
– « Tous les animaux sont tristes après le coït, sauf le coq et la femme. »
Elle rit de bon cœ ur ; ça fait de nouveau tressaillir ses seins, mais il n’est
plus attiré.
C’est vrai qu’après l’amour, l’âme est triste, songe David. Après chaque
nouvelle étreinte, il ressent cette mélancolie qui s’installe en lui,
inexplicable.
Mais très vite, son régulateur d’émotions stimule les neurones qui libèrent
la sérotonine, et David se sent de nouveau bien.
9

En lisant la carte de visite que l’homme assis en face de lui vient de lui
tendre au-dessus du bureau qui les sépare, David n’en revient pas. Un
certain Martial Dussel de la direction des Renseignements extérieurs. Bref,
les services secrets. Convoqué d’urgence au ministère de la Défense, David
pensait être appelé à rencontrer un homologue informaticien et non un agent
du renseignement.
– Vous vous appelez David Lisner et vous êtes fonctionnaire au ministère
de la Sécurité.
L’homme a un visage en lame de couteau et le teint aussi gris que le
mobilier. Son bureau sent le renfermé.
– C’est exact.
– Vous vous êtes rendu hier en territoire Exilé, n’est-ce pas ?
Pourquoi diable cet agent s’intéresse-t-il à ça ?…
– Oui. J’ai fait une demande de visa. En règle.
– Vous avez rencontré sur place une certaine Ève Montoya.
– Oui…
– Comment s’est passée votre entrevue ?
David commence à sentir une légère inquiétude monter en lui.
– Attendez… J’y suis allé à la demande de la morgue de l’hôpital central,
pour rendre service à un ami qui y travaille. Il s’agissait simplement de
transmettre un avis de décès à la famille d’un disparu, c’est…
– Je sais. Comment s’est passée votre entrevue ?
David est agacé de se faire couper la parole, un truc qu’il ne supporte
pas.
– Merveilleusement bien, la famille était ravie de la nouvelle.
L’autre soupire sans le quitter des yeux. David soutient délibérément son
regard.
– Qu’est-ce que vous attendez de moi ? dit-il.
L’agent se redresse sur son fauteuil.
– Ève Montoya est l’unique héritière de Robert Solo, le sociologue qui
vient de mourir. Il occupait toujours son bureau à l’université afin de
poursuivre ses recherches malgré son âge avancé. Mais comme il était
officiellement en retraite, le fruit de son travail lui appartenait, et non à la
faculté. Et c’est Ève Montoya qui va en hériter. C’est d’ailleurs à peu près
la seule chose qu’elle aura puisqu’il était du genre dépensier…
– Et alors ?
– Les rapports de recherche de Solo sont fondamentaux et il est hors de
question qu’ils tombent entre les mains des Exilés. D’ailleurs, ils viennent
d’être classés « Secret Défense ».
– Dans ce cas, pourquoi ne les confisquez-vous pas avant que la
succession ne soit réglée ?
– Robert Solo n’avait pas confiance dans les systèmes de sauvegarde en
ligne de type Cloud. D’après nos services, il a tout enregistré sur un disque
dur externe qu’il a planqué en territoire Exilé. Il s’y rendait fréquemment
pour voir sa nièce.
– C’est bizarre, non ? Pourquoi ne l’a-t-il pas tout simplement mis dans
un coffre en banque ici ?
– On s’est posé la même question, et on a appris que, dans sa jeunesse, il
a été témoin d’un braquage de banque. Il se trouvait au guichet au moment
des faits. Il a assisté à un véritable carnage. Il s’en est sorti indemne mais
traumatisé. Il n’a plus jamais remis les pieds dans une banque. Nous
pensons que le disque dur est peut-être dans un placard chez sa nièce, là où
personne n’y prêterait attention.
– En effet, vous êtes mal barrés…
L’agent lui adresse un regard glacial avant de poursuivre.
– On ne le saura qu’à l’ouverture de la succession, quand le notaire lira le
testament. La seule façon de mettre la main sur ce rapport est de s’arranger
pour que cela se passe chez nous, en territoire Régulier. À ce moment-là,
nous serions en droit de le confisquer.
Il marque une pause, comme s’il hésitait.
– Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous attendiez de moi.
– Patientez quelques instants.
Sur ce, il quitte les lieux, laissant David seul dans ce bureau aux murs
blancs et au mobilier gris, fonctionnel, sans aucun charme, guère plus gai
que son propre espace de travail, mais néanmoins plus intime, forcément.
Au sol, moquette assez épaisse, et au plafond, des panneaux acoustiques.
La porte s’ouvre et Martial Dussel revient accompagné d’un homme
blond au visage large, beaucoup plus souriant que son acolyte.
– Monsieur Lisner ! s’exclame-t-il. Thomas Khan, enchanté !
– Bonjour.
Il les invite à s’asseoir cette fois autour d’une petite table ronde. David
pense que leurs noms doivent être bidon.
– Donc, Martial vous a brossé un rapide portrait de la situation. Voici ce
que nous vous proposons : selon nos renseignements, Ève Montoya n’a pas
une situation particulièrement satisfaisante là où elle réside. Elle gagne mal
sa vie et est contrainte de rester dans la maison familiale, sans rien
d’intéressant à faire. Bref, elle vivote. Notre idée est de faire traîner la
succession et, pendant ce temps, de lui faire miroiter tous les avantages
d’une vie en territoire Régulier, histoire de lui donner envie de s’y installer.
Il est probable qu’elle se laisse tenter si on lui présente bien les choses.
C’est là que vous pouvez nous aider.
– Moi ?
– Vous êtes le seul Régulier à être entré en relation avec elle, hormis son
oncle bien entendu. Si le contact s’est bien passé, on peut imaginer que
vous pourriez trouver un prétexte pour l’inviter à séjourner quelques jours
ici, et faire en sorte qu’elle s’y plaise.
– Mais pourquoi me suivrait-elle ici ?
– Vous êtes bel homme, vous êtes sympathique, vous avez une situation
enviable… On peut essayer et voir ce que ça donne.
– En fait, vous me demandez de la séduire, de l’induire en erreur, et de
la… piéger, c’est ça ?
Le type secoue la tête.
– Aucunement. Juste l’inviter à passer un bon moment dans notre
territoire et voir si elle serait prête à y poser ses valises. N’oubliez pas : sa
situation actuelle n’est ni enviable ni brillante. Ça ne pourrait donc
qu’améliorer son existence.
David demeure coi. Il était à des années-lumière d’imaginer un tel
scénario.
– Comment gagne-t-elle sa vie aujourd’hui ?
Les deux agents échangent un bref regard.
– Elle est professeure de danse primitive.
David écarquille les yeux.
– Ça existe, ça ?
– Apparemment ! Mais elle n’a pas beaucoup d’élèves et a du mal à
boucler ses fins de mois. Bon, certes, comme à peu près tout le monde là-
bas… En l’invitant ici, vous pourrez l’emmener dans les plus beaux
endroits. Offrez-lui le grand jeu, on vous remboursera tous vos frais sur
justificatifs. Et vous lui apprendrez subtilement que les résidents ont tous
droit à un revenu universel sans même travailler…
David inspire profondément puis relâche son souffle d’un trait.
– Et… qu’est-ce que j’y gagne, moi, dans cette affaire ? Ça m’apporte
quoi ?
– D’abord, vous servez votre pays, c’est un grand honneur, et je sais que
ça compte pour un fonctionnaire de votre niveau. Après, si Mademoiselle
Montoya décide in fine d’établir sa résidence ici, nous nous arrangerons
pour que vous soyez dûment récompensé.
– Récompensé ? Comment ?
– Nous saurons être généreux…
David se met à rire. Les autres restent impassibles.
– C’est comme ça que vous négociez avec vos recrues ? Vous leur
demandez un engagement précis en échange d’une promesse vague ?
Thomas Khan se racle la gorge.
– Eh bien… Nous prendrons sur les fonds spéciaux pour vous indemniser
de vos efforts. Une somme à cinq chiffres.
Une somme à cinq chiffres…
– Cinquante mille, annonce David.
– Vingt-cinq, réplique l’autre.
David secoue la tête. Si ces recherches sont si importantes, ils doivent
pouvoir mettre plus. Il se lève.
– Quarante, lâche alors Thomas Khan. Nous ne pourrons pas aller au-
delà, c’est déjà une somme exceptionnelle.
David se rassied.
– Vous oubliez un détail : je travaille. J’ai des impératifs professionnels à
court terme sur un sujet capital. Pas trop le moment de prendre des
vacances…
– On pourra en toucher un mot à votre directeur.
David se mord la lèvre inférieure. Ces types ont tout prévu. Il hésite…
– Je ne suis pas sûr d’apprécier ce genre de situation, ni d’avoir envie
d’être complice de…
– … de son installation dans un univers plus sain où elle vivrait mieux.
David soupire calmement et se lève.
– Je…
– Non, prenez votre temps, réfléchissez. Tout le monde serait gagnant.
Il lui tend sa carte et le raccompagne jusqu’à la porte.
– Une précision, dit-il en lui serrant la main. Toute cette affaire est
classée Secret Défense. Pas un mot à qui que ce soit, que vous acceptiez ou
non notre offre. Ne l’oubliez jamais.
10

En descendant de voiture, David fait malencontreusement tomber le


masque chirurgical qu’il s’apprêtait à mettre. Par terre. Sur le bas-côté
boueux de la rue faisant office de trottoir. Dégoûtant. Il secoue la tête, écœ
uré. C’est le seul masque qu’il avait. Il soupire. Tant pis, il fera sans.
Il se dirige vers la maison, ouvre le portillon et traverse le jardin. Sous la
tonnelle débordante de glycine, les deux vieillards sont toujours là, comme
s’ils faisaient partie du décor, vissés à leurs chaises devant l’échiquier.
Un son de tam-tam résonne depuis la maison.
David hésite toujours, il ne parvient pas à se décider : accepter la
proposition des services secrets et prendre l’argent, ou ne pas se mêler de
cette affaire. Impossible de trancher, il n’y arrive pas…
Théodore accueille David d’un sourire forcé ; Félix l’ignore
superbement.
– Je reviens voir Ève…
– Un autre décès à annoncer ? demande Félix sans même le regarder.
– Tais-toi donc ! lâche Théodore avant de se tourner vers David. Mon
ami est taquin, ne l’écoutez pas.
David se force à esquisser un demi-sourire.
– Je veux seulement la voir une minute.
– Bien sûr. Mais il va falloir patienter, elle donne un cours de danse,
voyez.
David acquiesce.
Il appuie son épaule sur l’un des piliers de bois de la tonnelle. Le parfum
de la glycine est intense. Combien de temps va-t-il attendre ? Il sort de sa
poche son téléphone portable, mais ne parvient pas à faire tourner ses
applications.
Il n’a encore rien publié sur LoveMe aujourd’hui et cela le préoccupe. Il
lui faut trouver une bonne idée qui rapporte le plus possible de likes.
– Le réseau est insuffisant, n’est-ce pas ? lance Théodore.
– On peut le dire, en effet.
Le vieil homme sourit. Félix aussi.
David a l’impression d’être la risée du village.
Les ignorer. Regarder ailleurs. Ce jardin désordonné, par exemple. Une
vraie jungle !
– Pas facile, d’attendre, quand on n’a pas l’habitude, n’est-ce pas ?
David hoche la tête. Au moins, ce vieillard a conscience que les
Réguliers sont mieux organisés qu’eux.
– Surtout quand on n’a rien à faire, ajoute Théodore.
C’est quoi, son but ? Retourner le couteau dans la plaie ?
David continue de regarder au loin, sans répondre.
– Et pourtant, l’attente, c’est quelque chose de précieux. C’est l’occasion
de se reconnecter à soi-même, dans l’instant présent. C’est quand on n’a
rien à faire qu’on peut s’octroyer le luxe de juste être…
David se tourne vers lui.
– Être quoi ?
– Être.
Qu’est-ce qu’il me chante là ?
À ce moment, la porte de la maison s’ouvre brusquement et une gamine
de 10 ou 11 ans surgit en courant.
Ève apparaît sur le seuil et suit des yeux son élève.
– Ce jeune homme a de nouveau besoin de te parler, annonce Théodore
en désignant David du menton.
– Et je crois savoir pourquoi, dit-elle en esquissant un sourire.
David rencontre son regard et le soutient quelques instants. Quelque
chose en elle le trouble, il ignore ce que c’est. Il finit par sourire à son tour,
puis la suit dans la maison à travers la vaste pièce à vivre, jusqu’à une
grande bibliothèque débordant de livres empilés dans tous les sens.
– J’ai mis votre machin à l’abri des petites mains curieuses, dit-elle en
attrapant la tablette sur l’étagère la plus haute.
– C’est pas à moi, répond David, soucieux de s’en dissocier. Ça
appartient à l’hôpital.
– Je peux vous offrir quelque chose ? Vous voulez un fruit ?
Elle s’empare d’une corbeille pleine de figues, de pommes et de poires.
– Je ne sais pas, je…
– Vous ne savez pas ce que vous voulez ?
– Euh… si, si, dit-il en prenant une pomme.
Elle en saisit une aussi et la croque à pleines dents.
– Il faut que je vous avoue quelque chose…
David croque à son tour et attend.
– J’ai beaucoup pensé à mon oncle depuis hier. Et j’ai eu un
pressentiment, très net, très fort…
David se tait. Il sait bien que les pressentiments n’existent pas, mais qu’il
ne sert à rien de heurter les croyances des autres.
– Ce qui m’est venu à l’esprit, ajoute-t-elle, c’est que la mort de mon
oncle… n’est pas naturelle.
Elle a lâché ces derniers mots en le fixant dans les yeux, comme si elle
guettait sa réaction. Il semble clair qu’elle exclut également une mort
accidentelle.
– Vous sous-entendez… qu’il s’agirait d’un meurtre ?
Elle acquiesce en hochant la tête.
Que répondre à une telle énormité, sans la blesser ni la braquer ?
Il croque une autre bouchée de pomme pour se laisser le temps de bien
choisir ses mots. Il a conscience de marcher sur des œ ufs.
– La mort est injuste, et quand elle est inattendue, elle est encore plus
difficile à admettre. Il est normal que notre esprit cherche à nous fournir une
explication extérieure, trouver un responsable et…
– Inutile de chercher une cause psychologique à un pressentiment.
David reste coi.
Ne pas la braquer…
– Je comprends… Mais les meurtres sont en général commis par des
personnes sous l’emprise d’une émotion violente qui les pousse à
commettre l’irréparable. Vous savez, notre société est… bien différente de
la vôtre. L’une de ses particularités est que nous avons réussi à… apaiser les
émotions individuelles. Chacun de nous porte un implant qui régule ça : une
émotion négative ne peut pas durer plus de huit à dix secondes. C’est
insuffisant pour qu’une personne passe à l’acte. Chez nous, le taux
d’homicide est proche de zéro, donc ça…
– … ne prouve rien.
Elle a dit ça avec un calme inébranlable, et maintenant elle le fixe en
silence de ses grands yeux verts. David soutient son regard. Il y a quelque
chose d’étonnant chez cette fille.
Une idée lui traverse l’esprit… Il hésite…
– Vous voudriez consulter le rapport d’autopsie ?
C’est comme si la question lui avait échappé, comme s’il l’avait
prononcée sans vraiment le décider.
– Oui, j’aimerais bien, en effet.
David acquiesce pensivement. Il hésite à poursuivre sur sa lancée.
– C’est possible, finit-il par dire. Mais il va falloir vous rendre sur place,
parce que moi, je ne suis pas de la famille, ils ne voudront pas me le
remettre. Si vous le souhaitez, je pourrai vous y accompagner…
En quittant les lieux quelques instants plus tard, David a le sentiment de
s’embarquer dans cette affaire sans en avoir sciemment pris la décision.
Mais le veut-il vraiment ?
11

David en est maintenant convaincu : sa piste de développement


informatique est la bonne. Elle conduira enfin l’équipe à finaliser ce
système de cryptographie que tous attendent comme le Messie. Il en est
tellement sûr qu’il a passé la soirée d’hier sur des sites immobiliers pour
trouver l’appartement de ses rêves, celui qu’il sera en mesure de louer
quand il aura décroché sa promotion et sera enfin nommé chef de projet.
Quarante-deuxième étage.
Il en frémit d’avance quand la fille de l’agence pousse la porte de
l’appartement qu’il a repéré.
Il entre, fait quelques pas, est saisi par la lumière. Une lumière si belle
qu’elle en est presque aveuglante. Face à lui, une grande baie vitrée, une
vraie, avec vue sur la mer, la vraie. Saisissant. David s’approche et regarde,
fasciné, l’océan qui s’étend à perte de vue.
– Chaque mur est bien sûr équipé d’un écran dernier cri, fanfaronne la
fille qui commence à énumérer les caractéristiques du bien.
Mais c’est à peine si David l’entend : il est comme hypnotisé par le
panorama à couper le souffle.
Il pose une option pour bloquer l’appartement quarante-huit heures. Ça
lui laisse deux petites journées pour vérifier son dossier et le présenter à
Russel. Il est certain que ça va marcher. Il le veut tellement…

Quinze minutes plus tard, David arrive devant l’entrée de la morgue,


cachée derrière quelques arbres en métal sculpté sur le parking à l’arrière de
l’hôpital. Il prend en photo la discrète plaque signalétique en façade et la
publie sur LoveMe avec le commentaire : « Savourons la vie avant d’arriver
là. »
Il entre et rejoint Miotesoro, en blouse blanche dans son espace de
travail, une pièce presque vide éclairée d’une pâle lumière froide bleutée, et
baignée d’une légère odeur de formol. Il tend la tablette à son ami.
– Alors, dit celui-ci en s’en emparant, tu as revu ta belle Exilée ?
– Arrête avec ça.
– Oh là là, le petit monsieur est de mauvais poil.
– Non. Mais j’ai besoin de ton aide. Figure-toi qu’elle a le pressentiment
que son oncle a été assassiné, et elle voudrait en savoir plus sur les causes
de sa mort.
Miotesoro ouvre de grands yeux, puis se met à rire.
– Tu vas m’accuser d’en remettre une couche, mais elle doit être
carrément canon, la nana, pour réussir à te faire gober des sornettes
paranormales ! Un pressentiment… Non mais je rêve… Elle t’a envoûté ou
quoi ?
David hausse les épaules.
– Je n’y crois pas une seconde mais qu’est-ce que tu veux ? Elle en est
convaincue, alors il faut bien lui prouver qu’elle se leurre. Je vais
l’emmener consulter le rapport d’autopsie. Tu sais à quel service je dois
m’adresser ?
– Tu regardes trop les séries, mon vieux. On ne fait pas des autopsies
comme ça, à tout bout de champ…
– Ah bon… Je ne sais pas, moi, il y a bien un rapport qui donne un peu
plus de précisions sur la cause du décès, non ? Parce que « arrêt
cardiaque », ça ne veut pas dire grand-chose : tous les morts font un arrêt
cardiaque…
– Oui, bien sûr qu’il y a un rapport. Elle l’aura au service administration
patients, bâtiment 2, quatrième étage, bureau 126.

David passe la journée à relire son dossier, à pointer ses développements,


à traquer la faille, l’erreur qui aurait pu se glisser et lui donner un faux
espoir. Il rentre tard chez lui et s’endort en pensant à l’appartement de ses
rêves. Le lendemain matin, il arrive le premier au bureau et consacre la
matinée à refaire des vérifications.
Quand vient l’heure du déjeuner, il respire un grand coup. Tout semble
d’équerre, mais est-ce vraiment le cas ? Peut-il présenter ses conclusions à
Russel, ou faut-il encore attendre, avancer jusqu’à être certain à 100 % ? Il
ressent toujours ce manque d’assurance, cette peur d’échouer qui le
poursuit, cette peur de se discréditer, comme s’il n’était pas à sa place,
comme s’il ne méritait pas de réussir, d’être vraiment pris au sérieux et
reconnu.
Midi. Éric Russel l’a convié avec quelques collègues. Pourquoi cette
invitation ? C’est pourtant pas le genre de son boss d’offrir des douceurs. Il
faut s’attendre à tout avec lui…
David réfléchit. Bon, il vaut peut-être mieux prendre les devants.
– Je vais présenter mon dossier à Russel, dit-il à Kevin.
L’autre lève les yeux de son écran.
– Tu es sûr ? Ce n’est pas trop tôt ?
– Je ne sais pas mais je me lance… Advienne que pourra, dit-il en
haussant les épaules.
Alexandra, une collègue de l’équipe, passe la tête au-dessus d’un
panneau mobile dans leur espace de travail.
– Vous venez déjeuner ? Éric est prêt, il nous attend.
– J’arrive, dit David en se levant.
Kevin secoue la tête.
– Je ne me sens pas très bien. Je crois que je vais rester au bureau.
Excuse-moi auprès de lui.
– Ok, comme tu veux.
– Je préfère. Bon appétit.

Kevin compte jusqu’à dix, se lève et regarde autour de lui. Tout le monde
a quitté le plateau. L’écran de David est encore allumé, mais plus pour
longtemps.
Il s’empresse de cliquer sur la barre d’espacement pour stopper le compte
à rebours de la mise en veille.
Puis il se glisse dans le fauteuil de David et s’empare du clavier. Cette
fois-ci, il a une idée assez précise de ce qu’il doit faire.

*
Éric Russel prend sa tasse de café entre le pouce et l’index, et observe en
silence ses collaborateurs qui plaisantent autour de la table, dans un salon
privé du restaurant d’entreprise destiné aux repas d’affaires. Comment
osent-ils s’amuser alors qu’ils connaissent la gravité de la situation ?
Il remarque une petite tache sur sa cravate, il essaye de l’éponger avec sa
serviette, mais ça ne fait que l’étendre. Bah… tant pis.
Il vient de déjeuner avec eux, et s’est efforcé de suivre à la lettre les
conseils de sa coach, celle que la DRH lui a imposée « pour préserver
l’équipe » : chercher à comprendre avant de vouloir être compris, exprimer
sa confiance, choisir un vocabulaire positif pour rappeler la nécessité
d’avancer vite, rester calme quand l’un d’eux l’agace, se remémorer un
souvenir positif quand la moutarde lui monte au nez, bref, se mettre un bœ
uf sur la langue et la fermer quand lui prend l’envie de pousser une
gueulante.
Au début, Éric se méfiait de la coach plus que de n’importe qui : une
consultante parachutée par la direction, ça sentait le flicage à plein nez.
Alors il l’a menée en bateau pendant quelques semaines en l’envoyant sur
de fausses pistes, histoire de voir ce que ça donnait. Elle a fini par gagner sa
confiance. En partie.
Jamais il ne lui confiera que, régulièrement, il passe une soirée à
visionner les vidéos des webcams qu’il déclenche à distance pour capter les
conversations de ses collaborateurs afin de vérifier que personne ne cherche
à démotiver ses collègues ni à répandre de rumeurs.
Le seul motif de satisfaction du déjeuner est l’annonce de David Lisner.
Éric a tellement hâte d’en savoir plus qu’il a chamboulé le planning de toute
l’équipe pour caser une réunion après le repas. Si la piste de David s’avère
prometteuse, il faut que tout le monde puisse s’y engouffrer. Chaque jour,
chaque heure, chaque minute compte.
D’ailleurs vont-ils longtemps continuer de plaisanter en faisant durer ce
café interminable ? Il y a le feu au lac, merde ! « Ce n’est pas du temps
perdu, c’est du team-building », lui a expliqué la coach. Bon, ça fait bien
trente minutes qu’ils glandent à table, la team doit être suffisamment
buildée, non ?
On raconte une vanne de cul. Tout le monde éclate de rire. Mickaël, le
petit brun de l’autre côté de la table, nouveau dans l’équipe, se marre en le
regardant. Il ne se foutrait pas de sa gueule, par hasard ?
Éric sent sa colère monter.
Vite, un souvenir positif.
Ça monte, trop fort.
L’autre rit de plus belle tout en le fixant.
Un grand coup de poing sur la table, parti tout seul. Le bruit fait sursauter
l’assistance et résonne dans la salle.
– Ça suffit maintenant !
Silence général, tous les regards se portent sur lui…
Il inspire à fond et parvient à se calmer.
– Je crois qu’il est temps d’aller en réunion, dit-il d’une voix la plus
douce possible, comme sa coach le lui a conseillé.

David parcourt le couloir menant vers la salle de réunion avec un léger


trac qui n’entame pas sa confiance. Son dossier est béton, il est quasi certain
d’avoir enfin trouvé la piste qui débouchera sur la solution de cryptographie
post-quantique tant attendue. Ok, le chef est d’humeur exécrable, mais, par
effet de contraste, sa satisfaction n’en sera que plus intense.
À ses côtés, Mickaël, manifestement perturbé par la scène qui vient
d’avoir lieu, ne le lâche pas d’une semelle. Pourquoi faut-il toujours que les
nouveaux vous collent aux basques ?
– Je t’assure, chuchote-t-il. Il me fixait au moment de cogner sur la table.
Mais j’ai rien fait ! C’est quoi son problème ?
David jette un coup d’œ il par-dessus son épaule. Aucune envie qu’Éric
Russel le croie en train de comploter.
– Il n’a pas d’implant régulateur d’émotions, à cause de son poste. Il est
payé pour anticiper les risques et réagir au quart de tour face à tous les
dangers qui se présentent. T’es moins réactif si tu ressens moins les
émotions. Dans sa fonction, il faut notamment qu’il éprouve la peur, c’est
même essentiel, tu comprends…
Mickaël lève les sourcils d’un air entendu.
– Peut-être, mais ça n’explique pas sa réaction. Je n’ai fait que rire avec
les autres.
– Oui, mais j’ai vu que tu riais en le regardant, il n’a pas dû supporter. En
fait, tu le gardes pour toi mais…
David jette un nouveau coup d’œ il alentour avant de poursuivre.
– … il est un peu parano.
– Ben oui, j’ai cru le comprendre…
– Mais c’est utile, et c’est sans doute ce trait de caractère qui a motivé
son recrutement. À son poste, avec son niveau de responsabilité, t’as
vraiment intérêt à voir des menaces partout pour pouvoir les anticiper. C’est
ce qui te rend efficace.
– Un paranoïaque non contrôlé par un régulateur d’émotions, c’est
dangereux… Si j’avais su ça, je n’aurais peut-être pas rejoint son équipe.
– Tu t’y feras. Il faut simplement prendre quelques précautions. Comme
par exemple ne jamais rire en le regardant !

Une heure plus tard, la réunion vient de se terminer, et David se retrouve


seul dans la salle vite délaissée par tous après qu’Éric Russel l’a quittée en
haussant les épaules. Même Mickaël a senti qu’il valait mieux se dissocier
de son collègue…
Un fiasco total.
David est décontenancé, désemparé, dans une incompréhension totale. Il
a présenté toutes ses hypothèses, ses réflexions, ses déductions, et lorsqu’il
a lancé la démo de son développement, un plantage inexplicable…
Dix fois, il avait tout vérifié. Dix fois, il avait fait tourner la démo dans
son bureau, avec à chaque fois le même résultat probant. Et là, ça plante !
Ridiculisé. Discrédité. Ses pires craintes se matérialisent. Le scénario noir.
Il n’a même pas le courage de rejoindre son bureau pour y affronter le
regard de ses collègues. Trop honte. Il préfère disparaître. S’accorder
quelques jours de congés. Peut-être plus. Il ne sait même pas s’il reprendra
son travail. Peut-être ira-t-il vivre comme la plupart des gens, cloîtré dans
son deux-pièces, avec un maigre revenu universel.
Il s’éclipse en silence de la tour du ministère puis, démoralisé, abattu,
traverse la ville à moitié déserte et rentre s’enfermer chez lui. Là, le cœ ur
serré, il appelle l’agence immobilière et se désiste. L’appartement de ses
rêves ne sera pas pour lui…
Il s’effondre sur le canapé. Très vite, la décharge de sérotonine induite
par son implant inonde son cerveau. L’accablement s’allège, la tristesse se
dissipe, et il se retrouve comme dépouillé de toute émotion.
Il repense alors à la proposition des services secrets. Puisqu’ils sont prêts
à mettre autant d’argent sur la table… pourquoi s’en priverait-il ?
Il sort la carte de l’agent du fond de sa poche. Thomas Khan. Il la fixe
quelques instants, l’esprit vide, puis compose son numéro.

À des kilomètres de là, Théodore fait grincer son fauteuil en osier en se


repositionnant. Félix le sent mal à l’aise, contrarié, préoccupé.
– Ce sera la première fois ? demande Félix.
Théodore hoche la tête à plusieurs reprises, le regard livide.
– Elle n’a jamais quitté ce territoire…
Félix prend une profonde inspiration, il cherche les mots pour
dédramatiser.
– Il ne peut pas lui arriver grand-chose là-bas. Il faut leur reconnaître un
mérite : c’est ultra-sécurisé.
Silence.
– Ce n’est pas ce qui me fait peur.
Évidemment…
Autant crever l’abcès, dire les choses.
– Tu sais, dit Félix, Ève est imprégnée de nos valeurs. Bien sûr qu’elle
peut être séduite par leur mode de vie facile, mais elle ne peut pas s’y sentir
à sa place, c’est impossible !
Félix se demande s’il peut être convaincant sans être lui-même convaincu
de ce qu’il avance. D’autant qu’elle n’est peut-être pas insensible au charme
de cet homme.
– Je ne sais pas quoi en penser, dit Théodore. Mais j’espère de tout mon
cœ ur qu’elle va se satisfaire de ce rapport d’autopsie et qu’on pourra
tourner la page au plus vite.
12

L’employé du poste-frontière, un petit chauve en uniforme, fronce les


sourcils et contrôle longuement les papiers d’Ève. Les Exilés en visite chez
les Réguliers ne sont pas légion. Il lâche prise en apprenant qu’elle vient
pour le décès de son oncle.
David et Ève remontent à bord de la voiture et s’engagent sur la route.
David met en léger fond sonore la Neuvième symphonie de Dvoř ák. Le
bureau lui semble à des années-lumière. Il ne veut plus y penser pour
l’instant.
Les kilomètres défilent. Ève, qui dévore des yeux le paysage, lui fait
penser à un prisonnier fraîchement libéré après vingt ans passés derrière les
barreaux, ivre d’horizons nouveaux et de grands espaces dans lesquels
s’échappe le regard.
Elle baisse la vitre et ses cheveux volent dans l’habitacle. David éteint la
clim et monte le son. L’air tiède souffle dans sa nuque et ses oreilles. Un
léger sourire se dessine sur les lèvres de la jeune femme, et il ne peut
s’empêcher de sourire à son tour.
– C’est quoi, ces immenses verrières ? crie-t-elle pour se faire entendre
par-dessus le vent et la musique. Des serres ?
– Oui, des serres.
– Mais elles s’étendent à perte de vue ! Elles servent à quoi ?
David baisse le son.
– Notre modèle agricole est fondé sur l’étude précise des besoins de
chaque plante : on lui fournit avec précision les apports dont elle a besoin,
en engrais, en azote, en UV, etc.
– Mais elles sont en pleine terre ou dans des pots ?
David secoue la tête.
– La terre était devenue inutilisable, trop exploitée, trop polluée. On ne
pouvait plus rien en faire. Et puis, le sous-sol aussi a été contaminé, les
nappes phréatiques, les rivières, les mers. On n’a plus le droit de cultiver en
pleine terre. Tout se fait hors-sol, comme ça on ne pollue plus, on laisse la
terre tranquille !
Ève l’écoute, et laisse son regard se perdre sur les étendues de verre qui
scintillent au soleil comme une mer de glace.
Une heure plus tard, ils arrivent aux portes de la ville par la rue qui longe
le grand parc zoologique.
– Les pauvres, lance Ève en voyant les éléphants déambuler de l’autre
côté de la clôture grillagée.
– Ils ne sont pas à plaindre. On les bichonne, ils ont tout ce qu’il faut.
Une fois dans le centre, David gare la voiture près de sa tour. Ils sortent
et se promènent en ville sous les gratte-ciel qu’Ève semble contempler avec
fascination.
David ressent un mélange de fierté et de crainte : fierté de vivre dans une
ville aussi moderne, propre et organisée ; crainte que cela soit trop éloigné
de ce qu’Ève apprécie. Il marche en guettant du coin de l’œ il ses réactions.
– C’est étonnant, quelque chose m’échappe, murmure-t-elle au bout d’un
moment.
– Quoi ?
– Il y a assez de tours pour héberger des millions de gens, et pourtant on
ne voit presque personne, pas même des retraités.
David saute sur l’occasion.
– La plupart ne travaillent pas, ils préfèrent rester chez eux, ils regardent
des films, jouent aux jeux vidéo, se baladent dans le métavers…
– Ils sont au chômage ?
– Non, ils n’ont plus besoin de travailler pour vivre ; l’I.A., l’intelligence
artificielle, a remplacé la majorité des postes. Tout le monde perçoit un
revenu universel. La vie est facile ici, vous savez…
– C’est bizarre…
– Une vie de loisirs, sans stress. Ils font même leurs courses de chez eux,
et tout leur est livré.
– Vous ne travaillez pas, vous non plus ?
– Si. Mais je fais face à une situation un peu délicate en ce moment avec
mon manager, alors j’ai décidé de lever le pied.
Un peu plus loin, Ève s’extasie devant des plaques dorées superbement
gravées disséminées au milieu du trottoir, qu’elle ignore être des plaques
d’égout stylisées.
David acquiesce d’un mouvement de la tête.
– On veut que les gens se sentent bien, alors on attache beaucoup
d’importance à l’esthétisme des lieux, dans les moindres détails.
Ils arrivent devant l’entrée principale de l’hôpital. Une fois à hauteur du
portique d’identification, David fait signe à un agent de sécurité, un gaillard
au teint gris dans un costume noir trop court pour lui, avec un front étroit et
une arcade sourcilière de gorille.
– Madame n’a pas de puce électronique, mais elle a sa carte d’identité et
son livret de famille.
L’agent fronce les sourcils.
Ève fouille dans son sac, en sort ses papiers et les lui tend. Le type
écarquille les yeux.
– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça ? dit-il d’un air totalement
perplexe.
– Les lire, peut-être ? suggère-t-elle.
Heureusement, le gars ne perçoit pas l’ironie et continue de fixer
bêtement les papiers.
– Elle a un statut d’Exilée, dit David. Donc une identification papier.
– Mais… j’peux rien faire, moi. On n’est pas équipés pour ça.
– Oui, mais ça revient au même, vous avez juste à vérifier sa carte et à la
laisser entrer.
– J’ai jamais fait ça, moi, j’ai pas le droit, moi.
– Mais… On est attendus au service administration patients, le
bureau 126. J’ai pris rendez-vous et ils ont demandé qu’elle vienne avec ses
papiers ! Appelez-les, vous verrez bien…
– Ils ne sont pas responsables de la sécurité du bâtiment. Nous, si.
– Bon, relance Ève, votre machine, là, elle fait quoi exactement ?
– Elle lit les informations qui sont stockées sur la puce électronique.
– Très bien. Eh bien, moi, ces informations, elles sont écrites non pas sur
une puce, mais sur ces papiers, là. Ça revient exactement au même, il vous
suffit de les lire.
Le gars secoue la tête.
– Je fais pas ça, moi.
– Eh bien, dans ce cas, appelez un responsable, propose David.
Le gars rechigne puis disparaît derrière la vitre de son poste. On le voit
décrocher un téléphone et parler.
– Je pourrais lui apprendre à lire, s’amuse Ève, mais ça va demander un
peu de temps.
David pouffe de rire tandis que le type revient vers eux, la mine plus
assurée qu’auparavant.
– Mon chef n’a jamais vu ce cas de figure, alors on laisse pas entrer.
Maintenant, restez pas ici, ça encombre le passage.
Ils ressortent de la tour et David appelle l’hôpital, demande le
bureau 126, explique la situation à la jeune femme au bout du fil, qui
s’incline devant la décision de l’équipe de sécurité. David fulmine, et
raccroche, très irrité.
– Je suis désolé, c’est incompréhensible.
– Ce n’est pas grave.
– Je vous ai fait venir pour rien.
– Au contraire. J’aurai vu la ville et rencontré des gens intéressants.
David ne relève pas le sarcasme. Soudain il s’arrête.
– J’ai peut-être une solution. Mais il va falloir que je vous laisse dix ou
quinze minutes… C’est bon pour vous ?
– Je vais faire un tour dans le square de l’hôpital. Si vous ne m’y trouvez
pas, c’est que je suis retournée philosopher avec le monsieur de l’accueil.
– Je fais au plus vite.
Il se précipite de nouveau à l’intérieur. L’agent de sécurité le regarde de
travers, bipe son avant-bras, et le laisse passer.
David traverse le hall, prend un ascenseur, parcourt à vive allure le long
couloir à l’odeur de médicaments, entre dans l’antichambre du service
réanimation, enfile en hâte les protections stériles puis rejoint la chambre de
sa cousine.
Émilie est là, dans la pièce toujours surchauffée aux murs trop blancs,
désespérément inerte hormis le soulèvement régulier de sa poitrine imposé
par la machine éléphantesque qui plonge sa trompe dans sa gorge, lui
imposant son haleine froide et cadencée.
Cette vision le stoppe dans son élan, tant elle contraste avec sa
précipitation. L’espace d’un instant, il culpabilise d’avoir fait irruption aussi
brutalement dans la chambre. Alors il s’accorde un moment pour lui parler.
Elle l’entend peut-être, dans le royaume des esprits où sa conscience vogue
sans doute en attendant de revenir vivifier le corps dont on l’a chassée.
Intubée, perfusée de toutes parts, elle semble totalement dépossédée
d’elle-même.
Il lui annonce la mort du sociologue qu’elle secondait à l’université,
mais, pour seule réponse, il n’obtient que les bips d’une régularité
mécanique de l’une des machines qui pilotent Émilie.
– J’espère que tu me pardonneras.
Il contourne le lit et s’approche de la table de chevet, dont il ouvre le
tiroir. Le collier est là. Une chaîne très fine et un camée monté sur un petit
coussin en or, ajouré sur les bords comme un panier.
Il le prend en main, l’observe quelques instants, lance un regard coupable
vers Émilie, puis glisse rapidement le bijou dans la poche de sa veste.
Il envoie un baiser dans les airs à sa cousine puis s’éclipse en
l’abandonnant aux mains des machines toutes-puissantes.
Cinq minutes plus tard, il retrouve Ève dans le square, lui explique la
situation et lui donne le collier. Ève est troublée d’apprendre que la cousine
de David travaillait auprès de son oncle. Il confesse avoir oublié de le lui
dire plus tôt.
– Désormais, vous vous appelez Émilie Blanchard. Sauf lorsque vous
serez dans le bureau 126, bien sûr.
– Depuis quand vouvoies-tu ta cousine ?
– Ok, ok !
Ils choisissent une autre entrée de l’hôpital pour éviter de retomber sur le
même vigile. Ève passe le contrôle sans problème, et ils rejoignent la file
d’attente du bureau tant désiré.
Son téléphone portable en main, David consulte les réactions à sa
dernière publication sur LoveMe depuis la morgue. Seulement trente-six
likes, et une avalanche de commentaires négatifs. C’est loupé… Il se sent
soudain ébranlé, fragilisé. Vite, il faut qu’il rattrape le coup.
– C’est à vous !
David lève la tête. L’employé le toise d’un œ il impatient derrière des
lunettes à verre épais. Avec ses cheveux gris et raides coupés au bol, il
ressemble à un vieux Playmobil.
– Bonjour, nous venons chercher le rapport de décès d’un patient mort
vendredi dernier.
– Nom ?
– Robert Solo.
– Vous êtes de la famille ?
– Je suis sa nièce, déclare Ève en tendant ses papiers.
Le Playmobil fronce les sourcils en les détaillant, puis tapote sur son
clavier. Enfin il se lève, s’éloigne et disparaît quelques instants. Il revient en
secouant la tête.
– Le rapport est manquant.
David et Ève échangent un regard étonné.
– Quelqu’un l’a emprunté avant nous ? dit David.
– Non.
– Alors, pourquoi vous ne l’avez pas ?
– Il n’a sans doute pas été établi. Peut-être un oubli. Je ne sais pas.
David marche silencieusement à côté d’Ève dans les longs couloirs
blancs de l’hôpital. Bizarre, ce rapport manquant… Ça tombe bien, ça va
renforcer en Ève le sentiment que la mort de son oncle n’est pas naturelle.
Elle acceptera de rester plus longtemps en territoire Régulier pour tenter
d’en savoir plus.
– C’est louche, quand même, dit-il. Vous savez quoi ?
Ève lui enfonce son coude dans le flanc.
– On se tutoie !
– Ok, ok… Bon, tu sais quoi ? Il faut qu’on obtienne une autopsie, quitte
à contourner un peu les règles. Je m’en occuperai demain, je vais réfléchir à
ce que je peux faire. Si besoin, je contacterai un ami qui travaille à la
morgue.
– Tu ferais ça pour moi ?
– Oui.
– T’es vraiment adorable.
Le compliment résonne douloureusement à ses oreilles. Un sentiment de
culpabilité s’insinue dans son esprit, suffisamment fort pour lui donner
envie de tout arrêter, de tout avouer… Puis il se raisonne : la jeune femme
n’a rien à perdre dans cette affaire. Elle est fauchée, elle dépend de sa
famille. Dans sa situation précaire, elle a tout à gagner.
– Je vais te raccompagner chez toi.
– Volontiers.
Il pianote quelques instants sur son téléphone.
– L’appli de gestion du trafic routier nous demande de partir dans quatre-
vingt-treize minutes. Trop de bouchons d’ici là.
– Comment savent-ils que ce sera mieux dans quatre-vingt-treize
minutes ?
– L’algorithme prend en compte les données en temps réel et l’historique
de tous les déplacements depuis trois ans. Ils arrivent à prévoir, c’est très
fiable.
– Il y a bien moyen d’emprunter des routes secondaires, non ?
David secoue la tête.
– Avant, on utilisait une appli qui nous envoyait sur des itinéraires bis,
mais comme tous les conducteurs recevaient la même info, ça ne faisait que
déplacer le bouchon… Alors maintenant, on échelonne les départs.
– Bon…
– Tu veux venir dîner à la maison en attendant ?
Et il s’empresse d’ajouter :
– Tu ne risques rien, je suis un gentleman !
Elle pose sur lui un regard faussement inquiétant.
– Mais toi, tu risques gros. Je suis incivilisée, rappelle-toi. Une sauvage.

Ils rejoignent la tour de David.


– Quelle vue incroyable sur la mer ! dit-elle en entrant dans son
appartement.
David lui répond par un clin d’œ il.
– Qu’est-ce que tu veux manger ?
– Qu’est-ce que tu as ?
– Ce que je n’ai pas, je peux l’avoir en quinze minutes.
– Comment ça ?
Elle affiche une expression d’incompréhension.
Il lui sourit.
– Allez, dis ce qui te ferait plaisir.
– N’importe quoi ? dit-elle en riant.
– Oui, quoi que ce soit.
– Tu t’engages, là : je vais te demander le plus improbable des plats.
– Je prends le risque !
– Eh bien, disons… des quenelles de topinambour sauce mousseline aux
perles de citron.
Elle regarde sa montre et ajoute :
– C’est parti pour quinze minutes.
Il se jette sur l’écran le plus proche et pianote quelques instants sur le
clavier.
– Tu as des esclaves à tes ordres qui se précipitent à la supérette la plus
proche ?
– Oui. Des esclaves technologiques, dit-il fièrement. Chez nous, tout ou
presque est robotisé, connecté, nous sommes assistés en permanence dans
nos actions et libérés de nos corvées grâce à des appareils pilotés par des
algorithmes d’intelligence artificielle.
Puis il entreprend une visite guidée de son appartement en lui faisant une
démonstration des principaux équipements high-tech dont il dispose. Il
guette ses réactions et croit percevoir de l’étonnement mêlé à une pointe
d’envie. Soudain, une série de bips résonne dans la cuisine.
– Nos plats sont arrivés, dit David avec un air de triomphe.
– Quatorze minutes, précise Ève en le suivant. T’as eu chaud.
David ouvre un portillon transparent aménagé dans une cloison et en sort
une boîte qu’il déballe sur le plan de travail.
– Les appartements sont équipés de conduits à air comprimé reliés aux
entrepôts de la plupart des boutiques en ligne, dit-il en mettant les plats au
micro-ondes.
Puis il ouvre la porte du frigo.
– Qu’est-ce que tu veux boire ?
– Tu aurais un jus de tomate ou il faut attendre quinze minutes ?
– J’ai, dit-il en s’en emparant et en prenant au passage une bière pour lui.

Vous venez de prendre la dernière Heineken. Voulez-


vous commander un pack de douze ? Dites « oui » ou
« non ».

– Oui.

Dites « Ajouter sur la liste de courses à venir » ou


« Commande express ».

– Ajouter sur la liste de courses.


– Tu parles à ton frigo ? demande Ève, un sourire ironique aux lèvres.
– C’est un frigo connecté, relié à mon compte d’achats en ligne. Il peut
effectuer les commandes à ma place, je ne m’occupe de rien !

Une promotion de 20 % est à saisir sur Kronenbourg.


Dites « Accepté » ou « Refusé » pour remplacer
Heineken par Kronenbourg.

– Accepté.
– Je comprends pourquoi les gens restent chez eux, se moque Ève en le
suivant dans le salon. Ils bavardent avec leur frigo.
À cet instant, David se prend les pieds dans le sac qu’Ève a laissé au sol.
Il est déséquilibré et essaye de se rattraper à l’étagère tout en prenant garde
de ne pas renverser les boissons. Mais sa main accroche au passage une
télécommande qui chute et heurte le parquet, ce qui éteint immédiatement
le grand écran qui diffusait la magnifique vue sur la mer.
Ève écarquille les yeux.
– Ah… Je croyais…
David se force à sourire pour masquer sa gêne.
– L’illusion fonctionne bien, n’est-ce pas ? s’empresse-t-il d’ajouter.
L’écran diffuse les images d’une webcam installée de l’autre côté de la tour.
Il rallume l’écran.
– Oui… c’est étonnant… J’ai vraiment cru que c’était une baie vitrée…
– Allez, trinquons, dit-il en levant son verre. Bienvenue chez les
Réguliers !

Une heure plus tard, ils sont sur le départ et David ouvre la porte de
l’appartement.

La pluie est attendue dans trente minutes. Fermez la


fenêtre des W.-C. Le parapluie est géolocalisé dans
l’entrée.

– Oups ! J’ai laissé la fenêtre ouverte, dit David en s’éclipsant. J’en ai


pour une seconde.
À son retour, il attrape son parapluie et ils quittent les lieux.
Dehors, les nuages sont encore clairsemés mais un vent d’est s’est levé,
ce qui ne laisse rien présager de bon.
13

– T’as pris des jours de congés alors que tu bosses sur le projet le plus
important et urgent du pays ? s’écrie Miotesoro en retroussant les manches
de sa blouse blanche.
– J’avais besoin d’air…
– Mais comment ça va être perçu dans ton service ?
David hausse les épaules.
– Grillé pour grillé…
– Pourquoi tu serais grillé ?
– J’ai planté ma démo.
– Ça, mon vieux, c’est pas grave ! L’erreur est humaine. Si tu veux la
liste de tous les patients de l’hôpital qu’on a plantés…
– Je préfère ne pas le savoir.
Miotesoro marche de long en large dans la grande salle de la morgue
baignée d’une pâle lumière froide, presque bleutée. L’odeur de formol est
plus forte qu’à l’accoutumée.
– Je ne te comprends pas, dit-il en secouant la tête. De toute façon, on
s’en fiche de savoir de quoi il est mort, ton Robert Solo. C’est forcément
une mort naturelle, et tu le sais bien !
– Oui.
Miotesoro le dévisage.
– Tout ce cinéma, c’est juste un alibi pour maintenir le contact avec cette
nana, c’est ça ?
David se mordille la lèvre inférieure.
– Va savoir…
– Mais c’est ridicule ! Pourquoi t’acharner sur une fille qui n’est même
pas ton genre, alors qu’il te suffit d’aller à The Boxes pour coucher tous les
soirs avec une créature qui correspond pile-poil à tes goûts ?
David prend une profonde inspiration.
Miotesoro s’empare d’une chaise, l’enfourche à l’envers et se penche
vers David.
– Écoute, mon vieux. Fais ce que tu veux avec cette nana, mais ne fous
pas ta carrière en l’air. Tu aimes ton métier et…
– Je ne sais pas. Je ne sais plus !
– Comment ça ?
– Je ne suis pas sûr de l’aimer… Quand j’étais plus jeune, j’étais attiré
par la nature, je voulais être garde forestier. C’est l’algorithme du ministère
de l’Éducation qui m’a prédit un avenir dans l’informatique. Mais pour tout
te dire, il m’arrive de douter…
Miotesoro en reste bouche bée.
– Bon, reprend-il. En tout cas, t’es sur le point de trouver la bonne piste
pour ton projet crypto-machin. Tu ne vas quand même pas tout laisser
tomber alors que t’es peut-être au seuil de la gloire ?
– J’ai planté la démo, je t’ai dit.
– Eh bien, à toi de trouver la faille ! Bouge tes jolies petites fesses et
remets-nous ça d’aplomb. Quand t’auras décroché ton super-bonus, tu
pourras toujours changer de métier, mais là c’est trop con d’arrêter si près
du but. Et puis, il me semble que tu t’es endetté pour acheter ta belle
bagnole. Maintenant t’as intérêt à assurer pour payer les mensualités.
Ressaisis-toi, bon sang !
David acquiesce lentement.
– Je vais réfléchir…
– À la bonne heure !
Il se lève d’un bond.
– Le mieux, ajoute-t-il, c’est d’oublier cette nana. Je t’emmène ce soir à
The Boxes .
– Non, inutile. En plus, je ne suis pas en forme. Je ne serais pas
performant, la fille me collerait une mauvaise évaluation qui me suivrait à
vie, et plus personne ne voudrait de moi au lit.
– Ouais. Pas faux.
– Bon. Alors, pour l’autopsie ?
– Je ne peux rien faire. En général, c’est une demande de la police ou
d’un juge d’instruction. Tu ne l’auras jamais.
David réfléchit un long moment.
– J’ai peut-être une idée, mais il faudrait que tu retardes encore
l’incinération.
– On est déjà à la limite du délai légal. Tu vas m’obliger à le congeler.
– Et… c’est gênant ?
– Non, t’inquiète. Il faudra juste le passer dix minutes au micro-ondes
avant de le mettre au four.
– T’es vraiment odieux !

David doit s’y reprendre à trois fois avant qu’Ève ne finisse par
décrocher. Mieux vaut ne pas avoir besoin de la joindre en urgence.
– J’ai une idée pour obtenir l’autopsie : il faut que le président de son
université la demande.
– Pourquoi ferait-il ça ?
– Ma cousine travaillait avec ton oncle, et elle se retrouve hospitalisée
sans qu’on ait réussi à déterminer l’origine du mal qui l’a terrassée. Il
pourrait y avoir un problème dans les locaux : une contamination ou autre
chose. Ça justifie l’autopsie : en découvrant de quoi son patron est mort, on
comprendra peut-être de quoi elle souffre. Ça tient la route, non ?
– Tu en as parlé au président de l’université ?
– Il est parti en congé, injoignable. Il rentre dans huit jours mais ce sera
trop tard : on est déjà limite pour l’incinération. Mais je te propose d’aller le
voir ensemble dans sa maison de vacances. Ça vaut le coup d’essayer, il
peut accepter.
Silence au bout du fil.
David craint soudain qu’elle ne refuse.
– Tu as son adresse ? finit-elle par demander.
– J’ai usé de ma position au ministère de la Sécurité pour l’obtenir. Mais
comme il n’est pas joignable par téléphone, il va falloir y aller à
l’improviste.
– Et… c’est loin ?
– Environ cinq heures de route. On part demain matin et…
– Impossible : je donne un cours de danse jusqu’à midi.
– Je passe te prendre en début d’après-midi, on dormira à l’hôtel, je
réserverai deux chambres, et on sera sur place pour aller le voir le
lendemain au petit matin.

Félix pousse nerveusement la porte de la maison et entre d’un pas décidé.


L’une des bretelles de son short, tendues sur son ventre proéminent,
s’accroche à la poignée à son passage et le tire en arrière. Il se retourne et
l’arrache d’un geste agacé. Il a peu de temps avant que Théodore ne
revienne.
La maison sent bon la tarte aux pommes et le chocolat chaud.
– Où est Ève ? lance-t-il à la cantonade en balayant du regard les jeunes
qui jouent aux cartes autour de la table basse, sans doute des amis à elle.
– À l’étage, peut-être dans sa chambre, dit un jeune homme roux avec
une tête d’intello, qui parle en prenant tout son temps.
– J’y vais ! répond Félix en se hâtant vers l’escalier blanc qui s’élève sur
le côté de la pièce.
– Je ne vous le conseille pas, dit l’autre sur un ton calme mais ferme.
– Pourquoi ça ? réplique Félix qui s’arrête net, vexé de se voir dicter sa
conduite par un gamin qui n’a pas le tiers de son âge.
– Dans sa maison, tout le monde va et vient et fait du boucan au rez-de-
chaussée… mais l’étage est son sanctuaire. Il faut le respecter.
Félix hésite un instant.
– Bon, puisque vous la connaissez si bien, dites-lui que je voudrais la
voir.
L’autre a l’arrogance de secouer lentement la tête en le regardant d’un air
réprobateur.
– Quand elle se retire à l’étage, c’est pour ne pas être dérangée.
Félix sent la moutarde lui monter au nez.
– Alors passez-lui un coup de fil et on n’en parle plus !
– Elle ne répondra pas.
– Envoyez-lui un texto ou ce que vous voulez !
– Elle ne le regardera pas.
Félix tente de maîtriser la colère qui l’envahit, puis tourne les talons.
« Petit con », marmonne-t-il entre ses dents en se dirigeant vers la sortie.
Il atteint la porte, quand il entend la voix d’Ève.
– Félix, vous avez l’air d’une montgolfière sur le point d’éclater. Que
vous arrive-t-il ?
Il se retourne. Elle descend tranquillement l’escalier dans une longue
robe d’été en coton blanc.
– Il faut que je te parle ! dit-il abruptement.
– C’est bien ce que vous faites, non ?
Il jette un coup d’œ il à l’assistance.
– En privé.
– Suivez-moi. Et détendez-vous, vous allez exploser.
Félix la suit dans la cuisine et ferme la porte derrière lui. Il se retourne et,
bien campé sur ses deux pieds pour asseoir son autorité, lève les yeux vers
Ève qui le dépasse d’une tête.
– Théodore est très inquiet, dit-il en faisant de son mieux pour
transmettre cette inquiétude.
– Pourquoi ?
– Tu ne devrais pas retourner en territoire Régulier pour enquêter.
– Papy vous a demandé ça ?
– Il dit surtout que ça ne te rendra pas ton oncle.
– Certes, non.
– En revanche, ça le préoccupe beaucoup.
Ève ouvre la porte du frigo et saisit une carafe de jus d’orange.
– Je ne vois pas ce qu’il y a à craindre. Leur territoire est très sécurisé.
– Et qu’est-ce que ça va t’apporter ? Hein ? Robert n’était pas jeune, tu
sais, c’est pas inhabituel de mourir à son âge…
– Vous en voulez ?
– Non merci, sans façon.
Elle remplit un verre, pose la carafe, porte le jus à ses lèvres et boit une
gorgée.
– Je n’y vais pas uniquement pour enquêter.
Félix fronce les sourcils.
– C’est-à-dire ?
– J’aime bien David, et je prends plaisir à le voir et à passer du temps
avec lui.
Félix accuse le coup. C’est bien ce qu’il craignait, et qu’elle le
reconnaisse ouvertement est encore plus alarmant.
– Ne dis surtout pas ça à ton grand-père ou il va faire un ulcère !
Elle ne répond pas et se contente de le regarder sereinement.
Il croise les bras et les pose sur son ventre rebondi.
– Tu réalises que ça ne te mènera à rien ? Tu sais… nous, on s’est battus
pour notre liberté, pour notre indépendance. Ça n’a pas été facile. On a fait
beaucoup de sacrifices. Des familles entières ont été séparées. Alors on n’a
pas envie de voir nos petits-enfants se laisser attirer par le chant des sirènes.
Parce que c’est facile de séduire par les apparences. La vie semble agréable
là-bas. Mais t’as pas encore vu l’envers du décor.
Ève le regarde intensément en silence quelques instants.
– Arrêtez de vous inquiéter. J’ai une bonne raison, dit-elle d’un ton
extrêmement calme, de maintenir la relation avec David.
Félix fronce les sourcils.
– Laquelle ?
– Je tiens trop à votre santé cardiaque pour vous la dévoiler maintenant.
14

Vingt-quatre heures avec Ève.


Un voyage. Trois repas. Une nuit à l’hôtel.
Autant d’occasions pour lui faire découvrir les meilleurs côtés du monde
Régulier.
La veille au soir, David a de nouveau été envahi par un sentiment de
culpabilité, un sentiment oppressant qui a failli le faire renoncer. Mais une
décharge de sérotonine provoquée par son implant a finalement eu raison de
ses états d’âme.
Ce matin, il a fait nettoyer sa voiture de fond en comble. La carrosserie
brille comme un orchestre de cuivre ; l’intérieur est aussi nickel qu’une
salle d’opération chirurgicale.
Il s’est renseigné sur la station balnéaire où réside le président de
l’université et a réservé une suite dans l’hôtel le plus élégant, le plus
confortable, le plus luxueux, ainsi qu’une table dans les meilleurs
restaurants étoilés. Ça va mettre son compte bancaire dans le rouge mais il
fera une note de frais et sera remboursé par les services secrets. Autant en
profiter.
Ils prennent la route et Ève se montre loquace et de bonne humeur.
David se laisse guider par le GPS à commande vocale. Le soleil brille, le
ciel est bleu comme un tableau de Chagall, la berline file dans le paysage de
serres comme si elle survolait un glacier de haute montagne qui s’étendrait
à perte de vue.
Ils se découvrent des goûts musicaux assez proches et la musique s’invite
bientôt dans l’habitacle feutré, diffusée par les enceintes d’une qualité
sonore proche de la perfection.
Au bout d’un moment, le GPS leur fait quitter la route principale pour
emprunter une ruelle tortueuse, presque un chemin, qui finit par déboucher
sur la route qu’il venait de quitter.
– Petite erreur dans l’algorithme ! rit David.
Le trajet est long et il roule tranquillement. Ève commence à
s’impatienter.
– Et si on accélérait un peu ?
David hésite.
– On pourrait, bien sûr. Mais pour tout te dire, je participe à un jeu, c’est
un défi à relever, un défi de conduite qui s’étale sur un mois. Si je parviens
à maintenir une conduite cool jusqu’au bout, je gagne une montre. Et par
une coïncidence folle, il se trouve que c’est précisément le modèle que
j’aime de chez Victorinox, Swiss Army. Bref, c’est la montre de mes rêves,
alors je ne peux pas la laisser passer.
– Mais… comment peuvent-ils connaître ton style de conduite ?
– La voiture est connectée. Mes données d’accélération, de vitesse, de
freinage, etc. sont transmises automatiquement à un algorithme qui les
analyse.
Ève reste songeuse.
Le soleil est déjà assez bas quand la voiture s’engage enfin dans une belle
allée longée de cyprès qui mène à l’hôtel. Nichée au sein d’un grand parc à
l’abri des regards, la demeure à l’allure châtelaine est somptueuse, dans un
site paradisiaque : perchée sur une corniche surplombant la mer, elle est
bordée d’opulents massifs de fleurs et protégée par d’immenses pins
centenaires qui semblent monter la garde en surveillant l’horizon.
David se gare sous un arbre et coupe le moteur.
– Il n’y avait plus qu’une chambre. Mais rassure-toi, j’ai demandé deux
lits séparés. Et puis, il y aura de la place, c’est une suite.
Ils descendent de voiture. Le calme des lieux est à peine troublé par une
légère brise marine au parfum d’aventure. Leurs pas font crisser le gravillon
tandis qu’ils rejoignent l’entrée.
Le passage à la réception est bref : il suffit à David de s’enregistrer d’un
simple mouvement de l’avant-bras devant le lecteur qui confirme d’un bip
son identification et affiche un message de bienvenue.
Sans surprise, la suite est magnifique, prolongée d’une terrasse offrant
une vue époustouflante sur l’océan.
Ils sortent et font quelques pas à l’extérieur. L’atmosphère est chargée de
délicates senteurs d’iode et de coquillages qui embaument l’air marin. Le
son lointain et sourd d’une corne de brume émerge du silence qui baigne le
grand large.
Ève s’approche de la rambarde et David la rejoint. De là, on a
l’impression de survoler la mer, d’être happé par l’immensité de l’univers.
David va chercher son téléphone, prend une photo et la publie sur
LoveMe.
– Une petite coupe de champagne ?
– Volontiers, dit-elle, radieuse.
David sourit et s’éclipse.
Quelques minutes plus tard, ils trinquent sur la terrasse, étendus sur des
transats aux matelas moelleux face à la vue. À l’horizon, le soleil flirte avec
la mer et finit par exploser en enflammant le ciel à sa suite.
Le cristal tinte. Les bulles chatouillent les narines puis taquinent le palais.
Qui ne succomberait pas devant un tel luxe ?
Une demi-heure plus tard, ils rejoignent le restaurant de l’hôtel. La salle
est à l’image de l’établissement, lumineuse et du meilleur goût. Lignes
épurées, mobilier contemporain, grandes toiles d’art moderne aux murs.
Maître d’hôtel accueillant et un brin grandiloquent.
On apporte les menus. David passe en revue les commentaires de chaque
plat publiés en ligne par les clients. Il fait une présélection puis allume son
appli santé.

21 h 13. Il serait souhaitable de respecter votre horaire


de repas habituel car l’estomac sécrète les sucs
gastriques à heure fixe. En l’absence de nourriture, cela
accroît le risque de développer à terme un ulcère.

Il approche son téléphone de la carte pour scanner les QR codes des plats
qu’il préfère.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– J’ai une application qui me sert de coach santé. Elle fait l’inventaire de
tout ce que je mange, elle analyse les nutriments, et me conseille pour
optimiser mon équilibre alimentaire.
– Vraiment ?
– Tiens, regarde : elle me déconseille le cochon braisé au Noilly dont
j’avais envie ; ça me ferait dépasser mon ratio de graisses saturées. Je vais
donc me rabattre sur… voyons… un turbot vapeur, et là… elle valide !
C’est précieux parce que, sinon, on ne se rend pas compte de ce qu’on
absorbe. On croit qu’on a une alimentation saine sans avoir conscience des
déséquilibres ou des carences.
– Et tout le monde a une appli comme ça ?
– Oui, c’est passé dans les mœ urs. T’aimerais que je te l’installe ?
– Elle me priverait de chocolat ! Au bout du compte, je me suiciderais en
bonne santé !
Ils passent commande. Maître d’hôtel, serveurs et sommelier se
succèdent dans un ballet savamment orchestré. Les bouchons sautent, le vin
coule, l’eau pétille, les saveurs explosent, les senteurs s’harmonisent.
Chaque bouchée est une symphonie, chaque gorgée un concerto. La table
est somptueuse, la lumière est belle, et même la serviette blanche posée sur
ses genoux, qu’en temps ordinaire David ne remarquerait même pas, lui
semble enchanteresse, d’un beau coton peigné légèrement moiré, et
parfaitement repassée.
Il est confiant, il sent qu’Ève apprécie, qu’elle se délecte de la finesse des
mets et savoure comme lui chaque moment passé dans cet endroit raffiné.
– C’est la première fois que je te sens aussi présent, glisse-t-elle.
David ne saisit pas trop ce qu’elle entend par là, mais il ne cherche pas à
comprendre, il reçoit le compliment et sourit.
– J’accepte ton invitation, dit-elle à la fin tandis qu’il tend l’avant-bras
vers le lecteur de puce du terminal de paiement. Mais pour les autres repas,
faisons plus simple : je n’ai pas les moyens de t’inviter dans ce genre
d’endroit, et ce ne serait pas équitable que tu paies à chaque fois.
David acquiesce mollement et botte en touche.
Ils retournent dans leur suite, dont la chambre est, comme promis,
meublée de deux lits séparés.
– Bourrés de nouvelles technologies, fanfaronne David en les désignant.
La répartition de ton poids est analysée par des capteurs en tous points du
matelas et le système ajuste ensuite la tension de chaque ressort. Tu vas
dormir comme un bébé.
– Et je vais pleurer toutes les deux heures ? rit-elle.
David commence déjà à sombrer dans le sommeil quand il entend Ève se
relever.
– Tu veux quelque chose ?
– Je cherche à éteindre toutes ces diodes rouges qui brillent partout.
Impossible de dormir, on se croirait à Times Square !
– Ça va être compliqué…
– T’inquiète !
Elle débranche la télé, le minibar, la clim, le téléphone, les lits et les
détecteurs de présence…
– On n’a pas besoin de tout ça ! dit-elle en tirant sauvagement sur les
câbles.

Il fait nuit noire quand David se réveille, la bouche pâteuse après le dîner
copieux. Il se redresse pour regarder l’heure mais Ève a aussi débranché le
radioréveil. Il promène sa main sur la table de chevet pour trouver son
téléphone.
4 h 24.
Le faible faisceau lumineux diffuse une pâle lueur autour de lui. Il jette
un coup d’œ il en direction d’Ève. Le lit est vide.
Il se lève, fait le tour de la suite, sort sur la terrasse. Personne.
Inquiet, il rentre, enfile un peignoir et rejoint la réception.
Un bref coup de paume sur la sonnette du comptoir et un gardien de nuit
émerge de nulle part, yeux rougis et veste froissée.
– M’sieur…
Une voix rauque.
– Excusez-moi… mon amie a disparu, vous ne l’auriez pas vue passer ?
– Quelle chambre ?
– La 12.
Le gardien pianote sur son clavier.
– J’vais voir pour la localiser… Son nom, c’est Émilie Blanchard, c’est
ça ?
– Euh… oui, oui, c’est ça.
– Deux secondes…
Il observe attentivement son écran qu’il tourne ensuite vers David.
– Trouvée ! Regardez-y voir : elle est sur la plage, vingt mètres sur la
gauche.
Un point lumineux rouge clignote sur le plan des lieux.
– Ok, merci.
C’est une chance qu’elle ait gardé sur elle le précieux collier…
David sort dans le jardin en rajustant la ceinture du peignoir, contrarié à
l’idée que cette virée au milieu de la nuit chamboule toutes ses statistiques
de sommeil dans l’appli santé. Il descend quelques marches et se retrouve
sur la plage déserte. Dans la pénombre, on entend plus qu’on ne voit le
soupir des vagues qui se meurent sur le sable.
Il part sur la gauche, les pieds foulant péniblement le sable profond avec
les chaussons jetables de l’hôtel, trop courts pour lui. Petit à petit, une
forme blanche se distingue dans la pénombre, comme un spectre émergeant
des ténèbres.
Ève dort sur le sable enroulée dans sa couette. Profondément. Il y a
pourtant plus d’étoiles dans le ciel qu’il n’y avait de diodes dans la
chambre.
David l’observe en silence. Comment peut-on préférer dormir sur la
plage quand on peut profiter d’une suite dans un palace ?
15

Une maison simple, des murs blancs avec un toit de tuiles romanes en
terre cuite, en front de mer.
Une belle femme d’une quarantaine d’années, brune au regard franc, les
accueille dans l’entrée.
Pour la rassurer d’emblée, David se présente comme travaillant au
ministère de la Sécurité, puis il demande si Charles Costello est là.
– Je suis Roseline Costello, répond-elle tout sourire avant d’appeler son
mari.
Le président de l’université est un homme de taille moyenne ; bien bâti,
visage fort, épais cheveux cendrés, la soixantaine avancée. Un homme
charismatique.
Poignée de main virile.
– Qu’est-ce que vous voulez ? interroge-t-il sans préambule.
Quand Ève embraye en se présentant comme la nièce de Robert Solo,
David aperçoit l’épouse se figer dans un léger mouvement de recul. Son
visage se crispe à peine, son front se plisse et son regard se trouble avant de
retrouver une expression neutre.
– Mes condoléances, dit Costello à Ève. Votre oncle était un pilier de
l’université. Il va beaucoup manquer au département de sociologie.
La formule sonne faux, débitée mécaniquement sans aucun accent de
sincérité.
Ève le remercie néanmoins.
David suit des yeux l’épouse qui disparaît dans le couloir.
– Que puis-je pour vous ? répète Costello sans les inviter à entrer plus
avant dans la maison.
David expose la situation.
– Vous êtes notre seul espoir d’obtenir une autopsie, conclut-il. Votre
demande se justifierait pleinement : le mal dont souffre ma cousine est
inconnu, et l’on ignore également la cause de la mort de Robert Solo. On ne
peut exclure qu’il y ait un problème dans les locaux qu’ils partageaient.
Costello le regarde froidement jusqu’à ce qu’il ait terminé.
– Je vais réfléchir, finit-il par lâcher.
Et tout en rouvrant la porte de la maison, il ajoute :
– Je croyais que Robert n’avait pas de famille ici. Que tous vivaient en
territoire Exilé.
– C’est exact, répond Ève en le regardant droit dans les yeux. Tout à fait
exact.
Costello les salue sans rien dire et referme la porte derrière eux.
Ève et David repartent en direction de la voiture.
– Tu as vu la réaction de son épouse ? dit David quand ils se sont
suffisamment éloignés pour ne pas être entendus.
– Oui. C’est étrange…
– Très bizarre… Bon, en tout cas, on est venus pour rien.
– On ne fait jamais les choses pour rien.
Il s’arrête subitement.
– Qu’y a-t-il ?
– J’ai une idée, dit-il en prenant son téléphone.
Il compose le numéro de Miotesoro qui décroche immédiatement.
– J’ai besoin d’un service, je voudrais que tu consultes le dossier médical
de Robert Solo et que tu me donnes les coordonnées de son médecin
traitant.
Un silence.
– T’es encore sur cette affaire ?
– Oui, je pense qu’il pourra obtenir l’autopsie.
Un soupir au bout du fil.
– David… Faut que t’arrêtes avec ça. C’est pas honnête vis-à-vis de cette
fille. Tu la maintiens dans le doute, ça l’empêche de faire son deuil… Tout
ça pour prolonger votre relation. Trouve un autre moyen, merde !
David sent la culpabilité l’assaillir de nouveau. Ève le regarde mais ne
semble pas entendre la voix de son ami.
– On en reparlera. Tu me trouves ses coordonnées ?
Cinq heures plus tard, de retour en ville, ils sont chaleureusement
accueillis par le médecin. Un petit homme âgé aux cheveux tout blancs, au
visage sillonné de belles rides d’expression entourant un regard
profondément humain. David l’apprécie immédiatement et se sent en
confiance.
Son cabinet est situé dans l’un des rares immeubles anciens de la ville.
L’atmosphère y est surannée, avec un parquet patiné, des moulures au
plafond et des murs d’une couleur ternie qui tranche avec sa blouse blanche.
– Robert Solo était plus qu’un patient, leur dit-il. Un ami. Et j’avais aussi
beaucoup de respect pour lui : c’était un grand sociologue, vous savez. Très
reconnu dans son domaine.
David lance un clin d’œ il furtif à Ève. Ce type est tellement gentil qu’il
va accéder à leur demande, c’est sûr.
– Vous êtes notre dernier espoir, insiste David.
– Allons bon. Vous allez me raconter tout ça. Vous avez de la chance :
avec ce rendez-vous annulé aujourd’hui, j’ai vingt minutes devant moi,
c’est rare !
– Alors voilà…
Le médecin leur accorde une oreille attentive, acquiesce pensivement à
plusieurs reprises, et finit par secouer la tête.
– Je ne vais pas pouvoir vous aider, malheureusement. À chaque décès,
toutes les données médicales et éventuellement policières sont compilées et
analysées par un logiciel qui décide si une autopsie est nécessaire. On ne
peut pas interférer avec le système.
Silence.
Ève s’empourpre légèrement et David sent pour la première fois la colère
monter en elle.
– C’est fou, ça ! lance-t-elle. Dans votre pays, on abandonne tout pouvoir
de décision aux machines ! Même dans votre domaine ! Vous êtes médecin,
quand même ! Vous ne pouvez pas vous effacer complètement devant elles.
Il y a une capacité humaine que les machines n’auront jamais, quelle que
soit la puissance de leurs microprocesseurs. Cette capacité, c’est l’intuition.
Si vous privez les patients de votre intuition de médecin, alors bientôt vous
ne servirez plus à rien et vous disparaîtrez, parce que tout le reste, les
machines le feront mieux que vous, et…
– Bon, interrompt David, je vous propose qu’on arrête là. Mon amie est
très affectée par la mort de son oncle, sa parole outrepasse sa pensée. Je…
– Non, non, elle n’a pas tort, dit-il de sa voix presque chevrotante. Elle a
même plutôt raison, en fait. Je le dis moi-même depuis une éternité, mais
que voulez-vous, on ne peut pas aller contre le sens de l’histoire… Vous
savez, il y a quelque temps, une étude scientifique a été publiée aux États-
Unis par la National Library of Medecine . Je crois que c’était en 2020.
Cette étude montrait que des médecins utilisant leur intuition réussissaient à
94 % à trouver et à évaluer avec exactitude le problème de santé des
patients. Je m’en souviens précisément parce que ça m’avait marqué. À la
même époque, en France, le directeur du département de médecine générale
de la faculté de Brest, Jean-Yves Le Reste, avait observé que pour détecter
certaines pathologies graves au diagnostic difficile, comme les embolies
pulmonaires, l’intuition fonctionnait mieux que beaucoup de « scores »
scientifiques.
David retrouve espoir.
– Ève a l’intuition que la mort de son oncle n’est pas naturelle. Seule une
autopsie permettrait de connaître la vérité.
Le médecin reste silencieux quelques instants et David ne le quitte pas
des yeux. Le vieil homme finit par soupirer tristement.
– Je comprends tout ça, mais je ne tiens pas à aller contre le système. Ce
n’est pas seulement par peur, même si un certain nombre de confrères se
sont fait radier pour avoir émis des idées divergentes. À mon âge, ce ne
serait pas un drame. Mais à l’époque de la sécession, j’ai dû choisir un
camp, j’ai fait ce choix, même s’il n’était pas simple parce que je n’adhérais
à aucun des deux modèles de société. Mais j’ai quand même choisi, et je me
suis alors fixé une ligne de conduite : on ne peut pas être dedans et dehors à
la fois. Il faut être fidèle à la décision prise en son âme et conscience.
Sinon, vous êtes condamné à errer dans l’incertitude et l’insatisfaction…
Le silence retombe. Cet homme est intègre, il ne sert à rien d’argumenter.
Ève se contient, mais la déception se lit sur son visage.
– Le corps est à la morgue de l’hôpital central, dit David en désespoir de
cause. Tenez, voici ma carte personnelle. J’ai écrit dessus le nom de mon
contact à la morgue, c’est un ami, il est au courant de toute cette affaire. Si
vous changez d’avis…
Ils sortent de l’immeuble et se retrouvent dans une lumière aveuglante.
David accélère pour rattraper Ève qui marche à vive allure, manifestement
très énervée.
– Vous êtes tous devenus incapables de prendre la moindre décision !
crie-t-elle. Vous vous en remettez à des algorithmes qui tranchent à votre
place !
David ne l’a jamais vue aussi en colère.
– On ne s’en remet pas aux algorithmes. On s’appuie sur eux pour faire
des choix rationnels, c’est différent. C’est juste une attitude cartésienne
pour parfaire nos décisions.
– Mais la décision parfaite n’existe pas ! Parce que le monde gardera
toujours une part de mystère limitant notre compréhension des événements.
Même Descartes a affirmé qu’être humain, c’est compenser une
compréhension limitée par une volonté infinie. Pour le coup, il a renoncé à
être cartésien ! Ce qui compte, c’est précisément notre volonté. C’est
l’expression de notre volonté qui fait de nous des humains. Vivre, c’est
décider. Chaque moment de la vie d’un être humain est indissociable d’une
décision. À chaque instant, je décide où je pose mon regard, je décide où je
porte mon attention, je décide ce à quoi je pense, je décide ce que je dis, je
décide ce que je fais. Toute ma vie est jalonnée de décisions, à chaque
seconde. Abandonner son pouvoir de décision, c’est renoncer à assumer sa
vie. Renoncer à être un humain.
– Mais…
– Regarde-toi : tu ne choisis même pas tes itinéraires, tu obéis à ton GPS.
Tu ne décides pas dans quel restaurant aller, tu suis l’avis des autres. Tu ne
décides pas des plats à commander, tu obéis à ton appli santé. Tu ne décides
pas de tes courses, tu obéis à ton frigo. Tu ne décides pas de tes tenues
vestimentaires, tu obéis à je ne sais encore quelle appli. Tu ne décides rien,
David ! Ta vie est entre les mains d’algorithmes qui choisissent à ta place.
Tu ne t’appartiens plus et tu ne le vois même pas !
David accuse le coup ; la charge est violente et il est secoué par ces
propos. Il ressent qu’il y a une part de vérité… Mais, dans l’immédiat, il est
surtout préoccupé à l’idée de voir ses plans compromis…
– Je comprends que tu penses ça, dit-il en la suivant à pas vifs. C’est
insupportable que tous ces gens nous baladent et s’abstiennent de nous
aider. Et je comprends que nos algorithmes t’énervent. Mais tu sais, on peut
aussi se leurrer soi-même en prenant des décisions.
– Se leurrer soi-même ? dit-elle en ralentissant.
David sent un maigre espoir de reprendre la main…
– Oui, on peut s’illusionner sur nos prises de décision, en croyant
qu’elles viennent de nous alors qu’elles sont souvent biaisées par des
phénomènes qui nous échappent totalement. Des trucs complètement
inconscients.
Ève fronce les sourcils.
– Qu’est-ce que t’entends par là ?
David comprend qu’il a réussi à attirer son attention, à l’intriguer.
– Je pourrais t’en parler, mais je ne veux pas que tu me croies sur parole.
Laisse-moi un peu de temps et je vais te proposer une expérience qui
t’étonnera.
Elle semble hésiter, et David a l’impression que tout son avenir dépend
de sa réponse…
Il la voit inspirer profondément, puis regarder au loin.
– Ok, finit-elle par lâcher. Et moi, je vais te faire toucher du doigt ce
qu’est la prise de décision intuitive. Tu verras que tu n’as pas besoin de tes
machines.
David sourit intérieurement. Il n’a pas encore perdu la guerre ; la bataille
ne fait que commencer.
16

Portant le collier d’Émilie autour du cou, Ève franchit sans encombre le


portique de sécurité à l’entrée de l’université.
– Vous ne m’en voudrez pas si je ne vous reconnais pas, je vois
énormément de gens, dit le professeur à David en lui serrant la main après
avoir salué Ève.
– C’était il y a longtemps. J’étais encore étudiant, et même pas dans votre
unité de psychologie sociale : j’accompagnais un camarade. Mais observer
cette expérience m’avait marqué, et je souhaitais qu’Ève Montoya puisse y
assister à son tour.
La veille, David a appelé Thomas Khan et lui a demandé de contacter le
professeur pour qu’il organise l’expérience. David ignore quel argument
l’agent a utilisé mais, sans surprise, il a eu gain de cause. L’intérêt supérieur
de l’État a sans doute été évoqué car ce prof, qui ne l’avait même pas
remarqué à l’époque, s’adresse maintenant à lui comme s’il était quelqu’un
d’important.
David et Ève le suivent à travers le hall encombré de l’université,
prennent un ascenseur puis enfilent un large couloir jusqu’à une porte qui
s’ouvre sur une pièce exiguë sentant le renfermé. Une baie vitrée offre une
vue plongeante sur un espace ressemblant à une petite salle de cours dans
laquelle des étudiants sont en train de prendre place. Une dizaine de chaises
s’alignent devant une estrade surmontée d’un grand tableau blanc. Un
homme blond d’une quarantaine d’années, un visage étroit tout en longueur,
en pantalon gris et chemise bleue, se tient sur la scène.
– La vitre est une glace sans tain, dit le professeur. On ne peut pas nous
voir ni nous entendre.
Ils s’installent dans des fauteuils face à la baie vitrée.
– L’expérience à laquelle ces étudiants volontaires vont se prêter leur a été
présentée comme un test de vision. Elle a été conçue par un psychologue du
nom de Solomon Asch dans une université de Pennsylvanie. Nous la
reproduisons ici dans les mêmes conditions.
Le professeur appuie sur un bouton et le son de la salle de classe se
diffuse dans la pièce sur une petite enceinte.
L’expérimentateur fixe sur la gauche du tableau blanc une affiche
représentant une ligne verticale d’environ quarante centimètres. Il accroche
ensuite une autre affiche sur la droite, un peu espacée de la première, sur
laquelle trois lignes verticales de différentes longueurs sont dessinées.
– Votre mission, dit l’expérimentateur aux étudiants, est de me dire
laquelle des trois lignes A, B ou C de l’affiche de droite a la même longueur
que celle figurant à gauche. Je vais vous interroger un par un et vous me
donnerez votre réponse oralement.
– C’est un peu évident, non ? dit Ève.
– On peut le penser, en effet, souligne le professeur.

David sourit tandis que l’expérimentateur commence à interroger un par


un les étudiants. Tous formulent à tour de rôle la réponse C, assurément la
bonne.
Puis l’expérimentateur remplace les deux affiches par deux nouvelles
présentant d’autres lignes, et il renouvelle l’interrogation. L’exercice se
répète ainsi plusieurs fois de suite, et toutes les réponses sont à chaque fois
correctes.
Soudain, alors qu’on arrive à la septième série d’affiches, le premier
étudiant formule une réponse manifestement fausse. Ève fronce les sourcils.
L’étudiant suivant donne à son tour la même réponse erronée, puis les
suivants semblent partis pour faire tous de même.
– Que se passe-t-il ? demande Ève.
Le professeur sourit.
– Sur les huit étudiants, sept sont des complices et formulent les réponses
qu’on leur a communiquées à l’avance. Le seul dont le comportement nous
intéresse est placé en avant-dernière position. Sur les six premières séries
d’affiches, les complices étaient tenus de répondre correctement. À partir de
la septième, ils doivent tous donner la même réponse fausse, et on observe
comment réagit l’innocent. Tenez, regardez, c’est son tour.
On sent que le jeune homme hésite avant de se prononcer, contrairement
aux fois précédentes. Il change de posture sur sa chaise, à plusieurs reprises.
– Votre réponse ? demande l’expérimentateur.
L’étudiant finit par formuler à son tour la réponse fausse.
Ève secoue la tête.
– Je trouve ça affligeant.
– Cela peut sembler surprenant, en effet, insiste le professeur.
L’expérience va continuer : on reproduit l’exercice dix-huit fois en tout, en
faisant à chaque fois varier les jeux de lignes. À partir du septième exercice,
les complices expriment systématiquement une mauvaise réponse.
– Et tout le monde réagit comme ce jeune homme ?
– En moyenne, 75 % des gens se conforment au moins une fois à l’avis du
groupe alors qu’il est manifestement faux.
– C’est dingue, murmure Ève, songeuse.
– L’expérience a aussi été menée avec un seul complice dans le groupe. Il
devait répondre en premier et on lui demandait d’exprimer un choix erroné
d’une voix ferme en se montrant très sûr de lui. À chaque fois, plusieurs
« innocents » vont suivre l’avis du premier, qui a pourtant tort, de toute
évidence.
– C’est pour le moins inquiétant…
– Ça l’est d’autant plus quand on connaît l’effet Dunning-Kruger.
– Qu’est-ce que c’est ?
– David Dunning et Justin Kruger sont deux chercheurs qui ont reçu le
prix Grawemeyer en psychologie en 2023 pour avoir montré que les
personnes les moins compétentes dans un domaine avaient tendance à
surestimer leurs compétences, et les plus compétentes à sous-estimer les
leurs.
Ève reprend :
– Donc en rapprochant les résultats de ces deux études, vous êtes en train
de dire qu’on a tendance à suivre les incompétents qui disent n’importe quoi
mais qui ont une grande confiance en eux.
– Voilà.
– Je comprends mieux pourquoi on est toujours déçus par ceux qu’on met
au pouvoir…
– C’est vous qui l’avez dit.
– Bon. Et vous l’expliquez comment, ce phénomène ?
– Nous sommes tous sujets à ce qu’on appelle des biais cognitifs. Le
spécialiste de psychologie cognitive Daniel Kahneman, qui a décroché un
prix Nobel en 2002, et son collègue Amos Tversky ont mis en évidence ces
phénomènes : nous sommes certes capables de prendre nos décisions à partir
d’un raisonnement analytique qui tienne compte de toutes les informations
pertinentes, mais ça demande du temps. Dans certaines situations d’urgence,
comme par exemple un incendie, une explosion, ou l’attaque d’un animal
sauvage, ce temps de réflexion nuirait à notre survie. Alors notre cerveau a
développé des raccourcis qui permettent de prendre une décision rapide sans
trop réfléchir.
– Ça semble plutôt sain…
– Tout à fait. Sauf que nous avons tendance à utiliser ces raccourcis dans
des situations auxquelles ils ne sont pas adaptés. Pourquoi ? Parce
qu’analyser des éléments parfois compliqués consomme beaucoup de temps
et d’énergie mentale. Alors nous allons au plus simple et nous nous laissons
influencer par des choses qui biaisent notre réflexion : les fameux biais
cognitifs.
– Je vois.
– L’expérience qui vient de se dérouler sous vos yeux montre un biais de
conformisme : la plupart d’entre nous éprouvent l’envie de se conformer à
l’avis de la majorité. Mais il en existe d’autres. Par exemple, le biais
d’autorité : la tendance à accorder plus de valeur à l’opinion d’une personne
reconnue comme compétente sur un sujet donné en raison de son titre, de sa
fonction ou de sa position. Sur ce point, l’étude des boîtes noires retrouvées
après des catastrophes aériennes est intéressante : les enregistrements ont
montré que, parfois, les copilotes de l’avion avaient conscience d’une erreur
du pilote mais se taisaient, vraisemblablement parce qu’ils pensaient que le
pilote devait savoir ce qu’il faisait.
– Et peut-être aussi parce qu’ils craignaient de contrarier leur supérieur…
– Aussi, oui. On peut citer encore le biais de confirmation, qui nous
pousse inconsciemment à ne prendre en compte dans nos décisions que les
informations qui vont dans le sens de nos idées préalables, et à ignorer celles
qui viennent les contredire. C’est complètement inconscient : à la fin vous
êtes convaincu d’avoir décidé sur la base de faits objectifs, vous ne réalisez
pas que vous avez trié ces éléments. Par exemple, admettons que vous
recherchiez un nouveau manteau bien chaud pour l’hiver prochain. Vous
entrez dans un magasin et craquez sur un modèle. Il se trouve qu’il est cher,
alors vous le regardez de près pour ne pas décider à la légère. Parce que
votre idée préalable est d’acheter ce manteau qui vous tente, votre attention
va être retenue par toutes les informations positives, par exemple sa
composition en laine bien chaude, son col montant isolant ou sa capuche
bien agréable en cas de neige, et vous allez zapper le fait que les boutons très
espacés laissent passer le froid, ou encore qu’il est fabriqué en Chine alors
que vous vous étiez juré d’acheter du local. Les seuls éléments sur lesquels
vous aurez inconsciemment choisi de porter votre attention vont vous
conforter dans votre idée initiale et vous aurez le sentiment d’avoir pris une
décision mûrement réfléchie.
– Je vois.
– Par extension de ce phénomène, pourquoi lit-on la presse ? On croit
sincèrement le faire pour apprendre des informations nouvelles alors qu’en
réalité, sans s’en rendre compte, on recherche seulement les événements et
analyses qui viennent conforter nos opinions. C’est pour ça qu’on choisit de
lire des journaux dont le positionnement idéologique est proche de nos
convictions. Que va-t-on y trouver ? Les seules nouvelles sélectionnées par
les journalistes pour aller dans le sens de leur ligne éditoriale ou politique. Et
ça ne vous pose pas de problème parce qu’en lisant la presse, vous ne
recherchez pas de l’information, mais de la confirmation.
Ève acquiesce pensivement puis tourne la tête vers la salle derrière la baie
vitrée. L’étudiant continue d’aligner ses réponses sur celles des autres.
– Pour revenir à notre sujet, dit le professeur, il existe une quantité
impressionnante de biais cognitifs qui nous empêchent de prendre nos
décisions de façon rationnelle, parfois même en se cumulant entre eux. À ce
jour, on en a identifié plus de deux cents.
– Deux cents biais cognitifs ?
– Oui. Si vous vous intéressez à ces phénomènes, continue-t-il en se
tournant vers David, il y a une autre expérience que vous pouvez faire vivre
à votre amie. Et cette fois, vous pouvez l’organiser tout seul. Je peux vous la
détailler en cinq minutes, si vous voulez.
David se tourne vers Ève.
– Je te rejoins dehors ?
– Ok.
Elle quitte la pièce, légèrement dépitée.
Dix minutes plus tard, ils se retrouvent au grand air.
– Je repense à tout ça, dit Ève en marchant dans la rue. Les biais cognitifs,
ce sont des biais créés par le cerveau, on est d’accord ?
– Oui, exact.
– Donc, en fait, tu cherches à prendre des décisions avec ton cerveau alors
même que c’est ton cerveau qui biaise ta prise de décision. C’est un peu
ballot, non ?
– Certes. Mais je ne vais pas décider avec mes pieds.
David jubile intérieurement. Ève va finir par en arriver elle-même à la
conclusion que seuls les algorithmes, dénués d’émotions et de psyché,
peuvent fournir des décisions vraiment rationnelles.
– On en reparlera, dit-elle en lui adressant un sourire en coin. Je te trouve
très méprisant à l’égard de ceux qui te font pourtant avancer dans la vie.
17

– Vous ne pouvez pas décider une chose pareille !


Félix est rouge de colère. Debout sur le seuil de la maison, les pouces
arrimés aux bretelles de son short, il est plus déterminé que jamais. À côté
de lui, Théodore a l’air abattu, avachi dans son vieux fauteuil en rotin qui
semble sur le point de l’engloutir. Face à eux, un homme grand et raide
d’une quarantaine d’années en costume sombre, et un jeune homme en bleu
de travail, la main posée sur un diable à grandes roues.
David claque la porte de la voiture qu’il vient de garer devant le portillon
du jardin et suit Ève qui se précipite, l’air préoccupé.
– Que se passe-t-il ? dit-elle.
Les quatre hommes se retournent vers eux.
– Ah, Ève ! Tu tombes bien ! lâche Félix. Ce monsieur est huissier de
justice, et il vient pour saisir la machine à laver, tout ça parce que ton grand-
père n’a soi-disant pas payé la dernière mensualité de son crédit.
– C’est la vérité, murmure piteusement Théodore.
Ève se rapproche d’eux.
– Il y a peut-être moyen de s’arranger avant d’en arriver là, dit-elle.
– Il suffit de payer la dernière traite majorée de 10 % de frais de
recouvrement, répond froidement l’huissier.
Le ton de sa voix révèle qu’il a depuis longtemps cessé de s’apitoyer sur
les problèmes des gens, si tant est qu’il ait eu un jour ce genre de sentiment.
– Je ne peux pas, avoue Théodore d’un air contrit. J’ai dû payer la
réparation du frigo, c’était pas prévu…
– Il te manque combien ? demande Ève.
– Cinquante.
David aurait bien régler à sa place, mais personne ici ne pourrait biper la
puce de son avant-bras…
– Patientez, dit-elle à l’huissier d’un ton sans appel avant de disparaître
dans la maison.
L’huissier soupire et croise les bras. Le jeune homme met ses fesses en
appui sur la poignée du diable.
Deux minutes plus tard, un gamin part en trombe. Ève ressort
tranquillement.
– Ça devrait le faire, dit-elle. Un café en attendant ?
L’huissier secoue la tête.
– Je veux bien, dit le jeune homme.
– Asseyez-vous, je vous prépare ça, annonce-t-elle en désignant la
collection disparate de vieilles chaises de jardin en bois, métal ou rotin,
disséminées sous la tonnelle.
– Bon, ok, lâche à son tour l’huissier. J’en veux bien un, moi aussi.
Tout le monde s’assied. Félix lance à Ève un clin d’œ il d’une discrétion
à toute épreuve.
On se regarde en chiens de faïence, jusqu’à ce qu’Ève apporte un plateau
de bambou avec les tasses de café fumant qu’elle pose près de l’échiquier.
– Un peu de sucre ? propose-t-elle à l’huissier.
– Il se sucre pas assez comme ça avec nos dettes ? balance Félix.
– Félix ! dit Ève en le poignardant du regard.
– C’est de l’humour, dit-il.
Le jeune en bleu de travail pouffe de rire.
– Tu vois, ça amuse le jeune homme.
Tout le monde finit par se calmer et ils se mettent à échanger des
banalités jusqu’à ce que le gamin envoyé en mission revienne en courant,
essoufflé.
– J’ai les cinquante ! crie-t-il comme s’il annonçait avoir décroché son
bac à 7 ans. J’ai fait la tournée des voisins et chacun a donné un peu.
Ève sourit, Félix se réjouit, Théodore se détend, l’huissier se déride, son
acolyte rigole, et David se sent allégé.

Un quart d’heure plus tard, tous sont retournés vaquer à leurs


occupations. David et Ève se retrouvent seuls et se dirigent vers le jardin de
l’autre côté de la maison. Il y a un carré de pelouse dont la partie la plus
proche de la demeure a dû être tellement piétinée qu’elle s’est transformée
en terre battue. En arrière-plan, un embrouillamini de végétation qui ne
ressemble à rien et, plus loin encore, de grands arbres. Jamais David n’a vu
de jardin ainsi livré à lui-même, où la nature s’approprie le lieu et colonise
chaque espace, chaque interstice, par une variété infinie de plantes
rampantes ou grimpantes, de lianes, de fleurs et de buissons qui se mêlent et
s’entrelacent. Tout ça fourmille d’insectes qui vibrent, bourdonnent, sifflent,
grésillent ou stridulent. Une vraie jungle.
– Il y a dans l’air un parfum… végétal, dit-il.
Ève redresse légèrement la tête.
– Oui, ça sent l’herbe coupée, le laurier et un peu le chèvrefeuille, aussi.
Ils sont bientôt rejoints par un jeune d’une vingtaine d’années armé d’un
gros tambour, peut-être un djembé.
– Retire tes chaussures, dit Ève à David.
– Hein ?
– Tes chaussures.
– Mais… je ne vais pas marcher pieds nus ici…
Ève se contente de le fixer en souriant, très sûre d’elle-même, et David
comprend vite qu’elle ne lâchera pas. Il secoue la tête en se déchaussant, un
peu dégoûté de sentir la terre tiède sous ses plantes de pied. Il se remémore
les paroles de la femme qui lui avait délivré son visa au ministère de la
Sécurité. Elle l’avait alerté sur les précautions à prendre en territoire Exilé
qu’elle disait « vraisemblablement infesté de virus, de maladies en tous
genres ». Il redresse ses orteils pour éviter leur contact avec la terre.
Ève le toise d’un air satisfait.
– Les mauvaises décisions sous l’influence des biais cognitifs sont sans
doute prises par des gens comme toi, coupés de leur corps et manifestement
trop dominés par leur mental.
David accuse le coup sans rien dire.
– Si tu ne ressens pas les choses à travers ton corps, dit-elle, tu te
déconnectes de ta vérité intérieure. Il est normal alors que tu te conformes à
l’avis des autres, à l’autorité d’un chef ou de je ne sais quelle autorité. Si tu
te reconnectes à toi-même, tu vas te libérer en grande partie de ces biais,
c’est évident.
C’est loin d’être une évidence pour David, mais ce serait mal venu de la
braquer. Autant la laisser dire pour l’instant.
– La vérité intérieure, c’est aussi ce qu’on appelle l’intuition : l’intuition
est une connaissance directe de la vérité, sans passer par la réflexion. Tout
le monde a cette capacité, qui se manifeste dans le corps avant d’atteindre
notre conscience. Mais on n’y a accès que si l’on est en contact avec son
corps et qu’on s’est suffisamment libéré de son carcan mental.
– Libéré de son carcan mental ?
– Si tu vis uniquement dans ta tête et passes ta vie à cogiter plutôt qu’à
ressentir, tu ne prêtes pas attention à ton intuition, ou encore tu l’interprètes
de travers. Une fois de plus, l’intuition ne vient pas de la tête.
– Si tu le dis…
– Donc avant de reparler de prise de décision, poursuit-elle, je voudrais
déjà que tu apprennes à écouter ton corps, à ressentir les choses en toi.
Elle se tourne vers le jeune homme et lui lance : « Quand tu veux. » Il se
met alors à taper sur son djembé et les sons jaillissent dans le jardin.
– Et toi, dit-elle à David, tu vas danser…
– Je ne sais pas danser.
Elle sourit.
– Rien qu’une danse primitive…
– Je ne connais pas plus la danse primitive que le rock ou le tango, je…
– Ça tombe bien, il n’y a rien à connaître, seulement à ressentir. Ferme
les yeux.
– Mais…
– Ferme les yeux !
David capitule, conscient qu’il est vain de résister.
– Maintenant, dit-elle, concentre-toi sur le son du djembé. Écoute-le et
sens comme il résonne en toi. Un son, c’est une vibration qui se propage. Si
tu l’entends, c’est que tes tympans accueillent cette vibration, mais elle ne
s’arrête pas à tes oreilles. Tu peux la ressentir dans tout ton corps. Prends
ton temps, détends-toi, écoute ton corps et ressens…
David accepte de jouer le jeu. Ce n’est pas évident, il n’a pas l’habitude
de porter son attention à l’intérieur de son organisme. Mais, assez vite, il
ressent des vibrations dans sa cage thoracique, plutôt distinctement : les
pulsations du djembé résonnent dans son thorax. Maintenant qu’il en a
conscience, elles lui semblent d’ailleurs de plus en plus présentes.
– Tu ressens la musique dans ton corps ?
– Oui, je crois.
– Alors maintenant, garde les yeux fermés et commence à danser.
– Mais je ne sais pas ! proteste David en ouvrant les yeux.
– Ferme les yeux ! Écoute la musique résonner dans ton corps, et
contente-toi de bouger en rythme, c’est tout : ne cherche pas à faire tel ou
tel mouvement. Laisse simplement ton corps bouger comme ça vient.
David soupire. Il commence à remuer un peu, mais très vite il se sent
gauche, ridicule.
– Laisse tomber, lâche-t-il en ouvrant les yeux. C’est pas pour moi, je te
dis.
Ève grimace. Elle doit penser qu’elle a affaire à un cas désespéré.
– Bon…
Elle murmure quelques mots à l’oreille du jeune percussionniste qui le
font déguerpir, au grand soulagement de David.
Elle s’approche de lui, et l’observe quelques instants en soupirant.
– L’idée n’est pas de produire une chorégraphie. On se fiche des
mouvements que tu vas faire. La seule chose qui compte, c’est que ces
mouvements soient en phase avec ce que tu ressens dans ton corps, qu’ils le
manifestent, qu’ils l’expriment. Tu comprends ?
– Bof…
– Le corps est une caisse de résonance de la réalité extérieure, un miroir
de la vérité. Se mouvoir librement en suivant ses ressentis permet d’entrer
en contact avec cette réalité, d’apprivoiser cette vérité, comme un aveugle
qui tend les mains pour palper un objet inconnu afin de le découvrir.
– Je crois entrevoir ce que tu veux dire… Mais c’est tellement éloigné
de… mes habitudes, que c’est pas évident pour moi.
– C’est normal. Et là, le faire en public, c’est embarrassant, je
comprends. Mais expérimente-le au moins une fois avec nous, parce que je
veux être sûre que tu vis ça comme il faut. Après, tu pourras le faire tout
seul chez toi. Tu mettras n’importe quelle musique et tu danseras. Tout le
monde gagnerait à danser tous les jours quelques minutes. Ça peut sembler
dérisoire ; pourtant, au bout de quelque temps, ça change complètement la
relation au corps, donc à la vie.
Le joueur de djembé revient, accompagné de sept ou huit autres
musiciens portant leur instrument en bandoulière.
– C’est une blague ? C’est pas pour moi, ça, j’espère ?
Ève lui adresse un sourire ravageur. À moins qu’il ne soit diabolique.
– Ça peut sembler paradoxal, mais plus les musiciens seront nombreux,
plus tu les oublieras.
– Ben voyons !
– Tu vas vite t’en rendre compte.
Quelques instants plus tard, David se retrouve pieds nus, les yeux bandés
par un foulard, au centre d’un cercle de joueurs de djembé encore
silencieux. Il se demande quel biais cognitif a pu lui donner la faiblesse de
se laisser faire.
– Rappelle-toi, murmure Ève avec une voix dont la sérénité contraste
avec l’appréhension de David : écoute et ressens la musique. Ne te pose pas
de questions, ne réfléchis pas, lâche prise et laisse la musique guider tes
mouvements.
David commence à penser que c’est facile à dire mais soudain, sans
aucun signe préalable, le son jaillit puissamment tout autour de lui, comme
un formidable embrasement : tous les djembés se mettent à jouer
simultanément, au même rythme, parfaitement en phase les uns avec les
autres, et l’effet est vertigineux, David en a le souffle coupé. Il n’est plus
l’auditeur d’un musicien, il est au cœ ur de la musique martelée qui
l’entoure, l’embrasse et pénètre chaque fibre de son corps. Le son est
beaucoup plus fort que sa petite voix intérieure, et celle-ci s’évanouit sans
effort. Il fait vibrer ses entrailles et semble mettre en mouvement toutes les
cellules de son corps, comme si chacune entrait en résonance avec la
musique. David n’est plus que vibration et sensation… Il se retrouve à se
mouvoir sans en avoir eu l’impulsion… Il ne sait même pas ce qu’il fait…
Et pourtant, il danse…

Difficile de dire après coup combien de temps a duré l’expérience. La


musique a sa propre pulsation qui se joue des lois temporelles.
Ève affiche une mine satisfaite.
– C’est un bon début, dit-elle. Recommence chez toi aussi souvent que
possible. Tu peux même le faire en guise de break dans tes journées de
travail.
– Bien sûr. Au milieu de l’allée centrale de l’open space , avec la
musique à fond. Succès garanti.
– L’étape suivante, reprend-elle en riant, une fois que tu seras bien
reconnecté à ton corps, ce sera de te libérer de ton mental. Alors seulement,
tu pourras décider, faire tes propres choix sans te laisser influencer par je ne
sais quel biais cognitif issu de ton cerveau surmené.
– Non, la prochaine étape, elle est pour toi. C’est à mon tour de te faire
expérimenter un truc. Tu vas voir que, même dans un domaine éloigné du
mental, l’être humain ne sait pas prendre seul de bonnes décisions. En
attendant, prends-moi en photo entouré des djembés. Ça va faire sensation
sur LoveMe.
Il tend son portable à Ève et noue le foulard autour de sa tête.
– Allez-y, lance-t-il aux musiciens. Faites semblant de jouer !
Mais son téléphone se met à sonner.
– C’est qui ? demande-t-il.
– Euh… Miotesoro, dit Ève en lui tendant l’appareil.
David décroche, les yeux bandés, et colle le portable à son oreille.
– Salut, mon canard. T’as obtenu gain de cause : le médecin de Robert
Solo est venu faire l’autopsie.
– Vraiment ?
– Oui, mais incognito. Il a dit le faire en mémoire de son ami disparu. En
revanche, t’auras pas de rapport écrit.
– Et… ses conclusions ?
– Il a clairement mis en évidence un syndrome sérotoninergique.
– Euh… tu peux traduire ?
– Overdose de sérotonine.
Silence. David sent le sol de terre battue se dérober sous ses pieds nus.
Il ne faut surtout pas qu’Ève entende ça.
– Je peux te rappeler demain ?
– Quand tu veux, mon poussin.
David raccroche et avale sa salive.
– Tout va bien ? demande Ève.
– Oui, mais si je l’écoute me raconter ses malheurs, on en a pour deux
heures.
– Bon. On la fait, cette photo ?
David lui rend l’appareil et prend la pose du danseur en action.
Overdose de sérotonine…
Il était à l’époque l’un des principaux informaticiens de l’équipe ayant
développé l’algorithme qui traite les informations collectées par l’implant et
pilote la stimulation neuronale afin d’obtenir du cerveau qu’il libère la
sérotonine dans l’organisme. Si ce système a dysfonctionné, il y est
probablement pour quelque chose.
– Ta pose n’est pas très crédible, lance Ève en riant. Danse et je prends
un cliché sur le vif.
Les yeux toujours bandés, David se force à lui sourire.
Impossible de lui dire qu’il est peut-être indirectement responsable de la
mort de son oncle.
18

David n’en dort pas de la nuit.


Ça fait plus de deux ans que les implants régulateurs d’émotions se sont
généralisés dans la population. Si une erreur s’est glissée dans l’algorithme,
il doit y avoir d’autres victimes. Combien ?
À 4 h 08, il ne tient plus en place et tend le bras pour allumer sa lampe de
chevet, contrarié à l’idée de chambouler une fois de plus ses statistiques de
sommeil dans l’appli santé. Mais il sait bien qu’il ne pourra pas se rendormir
tant qu’il n’aura pas trouvé l’erreur.
Il se lève, les yeux piquants, enfile un tee-shirt, va se préparer un café et
glisse dans son fauteuil devant l’ordinateur. Il a quitté le projet il y a deux
ans mais il a conservé une sauvegarde du programme d’origine.
Il la retrouve aisément dans l’arborescence de ses dossiers et l’affiche à
l’écran. Il éternue à plusieurs reprises. S’il attrape un rhume, ça viendra à
coup sûr de ses pieds nus sur la terre battue. Il boit une longue gorgée de
café fumant et se lance dans la lecture fastidieuse du programme
informatique.
Quand le jour pointe son nez, il s’interrompt le temps d’un rapide petit
déjeuner et d’une douche.

Bravo, David, ta douche a duré quatorze secondes de


moins que d’habitude. Ça fait une économie d’eau de
quatre litres soixante !

Quatre heures plus tard, il avale un sandwich sans quitter son écran. Il est
17 h 32 quand ses yeux rougis par la concentration abandonnent la dernière
ligne du programme.
Il se laisse tomber en arrière dans son fauteuil en prenant une profonde
inspiration, assailli de sentiments ambivalents : soulagé que l’algorithme ne
contienne aucune erreur. Troublé par l’explication possible. Si l’overdose de
sérotonine ne provient pas d’une défaillance du programme d’origine, alors
soit celui-ci a été modifié par la suite, soit elle est la conséquence d’une
injection. David commence à se demander si le pressentiment d’Ève n’est
pas exact.
La vibration du téléphone le sort de ses pensées. Une alerte de The Boxes
: s’il continue d’espacer ses visites, sa cote va baisser. Il fait une grimace.
Pas envie de passer pour un inactif sexuel. D’inactif à impuissant, il n’y a
qu’un pas. Et si sa cote baisse, il devra se contenter de partenaires moins
désirables.
Il envoie illico un message à Miotesoro. Aucune envie d’y aller seul.
Ils se retrouvent quelques heures plus tard dans la file d’attente à l’entrée
du gratte-ciel illuminé en rose.
– J’ai relu tout le programme de pilotage de la sérotonine, murmure
David. Le programme d’origine. Aucune erreur, je suis formel. J’en arrive à
me demander si on ne lui en a pas injecté à son insu.
Miotesoro secoue la tête.
– La sérotonine ne passe pas la barrière hémato-encéphalique.
– Tu peux traduire ?
– C’est la barrière qui sépare la circulation sanguine et le système nerveux
central. Donc une injonction de sérotonine n’aurait pas d’effet. Il faudrait
avoir injecté un libérateur de sérotonine ou un inhibiteur de sa recapture,
mais ne va pas chercher si loin.
– Pourquoi ?
Miotesoro se met à rire.
– Parce qu’on ne peut pas se procurer un libérateur de sérotonine comme
ça ! Il y a sans doute une explication plus simple : ton Robert devait se
shooter à l’ecstasy ! C’est un puissant libérateur de sérotonine. Il travaillait à
l’université, l’ecstasy est assez répandue parmi les étudiants. Il a dû se
laisser tenter. Ce genre d’overdose est malheureusement banal chez ses
consommateurs.
Nouvelle vibration du téléphone. C’est un texto de l’agent Thomas Khan.
« Ça avance ? Il y a urgence. » Agacé, David se contente de répondre : « J’y
travaille. » Il est drôle, lui. On ne convainc pas quelqu’un de changer de vie
comme ça, d’un claquement de doigts. « Hâtez-vous », répond Khan.
– Bonsoir, c’est à vous ! dit l’hôtesse de la boîte en souriant, comme
toujours en tailleur minijupe et hauts talons, rouge à lèvres pourpre.
David s’avance sous le portique d’identification et de contrôle, puis
patiente quelques secondes.

L’hôtesse secoue la tête d’un air navré.


– Je suis désolée.
– Je crois que c’est un début de rhume, s’excuse David. Rien de plus.
L’hôtesse fait un discret signe de tête en direction de l’un des agents de
sécurité qui s’approche de lui.
– Par ici, s’il vous plaît, dit-il en désignant la sortie.
David se tourne vers Miotesoro.
– Bon, ben… tant pis, je vais rentrer. Bonne soirée, mon vieux.
– Dommage. Bon courage, mon canard.
David se retrouve sur le trottoir, contrarié plus que déçu. En fait, il n’avait
pas vraiment envie de sexe ce soir. N’empêche que c’est toujours humiliant
de se faire refouler.
Aussitôt, son régulateur d’émotions réagit et il ressent une légère bouffée
de plaisir, tandis que ses lentilles de contact connectées habillent les gratte-
ciel d’un cocktail de couleurs festives et que ses oreillettes diffusent un
discret fond sonore musical très enjoué.
L’espace d’une seconde, l’idée de pouvoir être lui-même touché par une
overdose de sérotonine effleure son esprit puis se dissout vite dans les
vapeurs de celle-ci.
David rentre chez lui, s’assied devant un écran, pose ses doigts sur le
clavier, et se laisse glisser corps et âme dans un univers virtuel tellement
plus attrayant que le monde réel avec ses affres et ses tourments.
19

– Je n’y crois pas une seconde ! balance Ève.


– C’est pourtant l’hypothèse la plus probable, répond David du bout des
lèvres sans quitter la route des yeux car il y a pas mal de circulation en ville
à cette heure-ci.
– N’importe quoi !
– C’est sans doute difficile à concevoir, mais il semblerait bien que si.
– Pas Robert. C’était pas son genre.
David se retient de dire que ça doit être la réaction de 80 % des familles
dans un cas pareil.
– Il va bien falloir l’accepter parce que, de toute façon, on n’a pas d’autre
explication.
– L’adhésion ne se décrète pas, elle se ressent.
Allons bon. Fidèle à elle-même.
Dire qu’il doit essayer de lui mettre en tête l’idée d’un déménagement…
Ça semble presque mission impossible.
– T’as déjà eu des envies d’ailleurs ? demande-t-il.
– C’est-à-dire ?
– Déménager, expérimenter la vie dans un nouveau lieu. C’est quand on
est jeune qu’on peut se le permettre. C’est plus dur ensuite, une fois installé
dans une vie de famille et un travail.
– Où veux-tu que j’aille ? Notre île n’est pas immense, tu sais.
– Tu n’es pas non plus obligée d’y rester. Tu pourrais venir vivre ici
quelque temps. Je sais qu’il y a des choses qui opposent nos sociétés, mais
il ne faut pas non plus tout repeindre en noir. Il y a de bons côtés aussi chez
nous.
– Ah oui ? Quoi, par exemple ? dit-elle en laissant poindre l’ironie dans
le ton de sa voix et son regard en coin.
David cherche soigneusement ses mots avant de se lancer ; il marche sur
des œ ufs.
– Je sais que vous êtes très réticents, mais ici, les ordinateurs et les
machines ont tellement évolué qu’ils ressemblent de plus en plus aux
humains et nous remplacent dans de nombreuses tâches pénibles. On peut
dire que le progrès technologique a rendu les gens libres.
– Libres ?
– Oui. D’abord, on est libres de notre temps : personne n’est obligé de
travailler. La technologie a aboli le labeur, et la plupart des gens restent
chez eux, et touchent un revenu suffisant pour vivre. Plus personne n’a
besoin de bosser pour manger ou avoir un toit. On a la liberté d’une vie
insouciante, avec une sécurité totale : matérielle, physique et même
sanitaire – on est vaccinés contre tous les virus existants. On a la liberté de
jouir d’un confort de vie inégalé, et aussi la liberté de dépasser nos limites
dans le monde virtuel, le métavers, où chacun dispose de pouvoirs
exceptionnels.
– Génial. Fais demi-tour !
– Hein ? Mais ne te fâche pas, je voulais juste…
– Je ne me fâche pas, je veux te montrer un truc. Fais demi-tour.
David rejoint le premier rond-point devant eux et repart en sens inverse.
– Maintenant, prends la première à gauche. Euh… non, la seconde.
La voiture s’engage dans une rue qui longe le parc zoologique.
– Ralentis… avance encore un peu… Voilà, tu peux t’arrêter.
Il se gare. Ève ouvre sa portière et sort. David la rejoint sur le trottoir qui
court le long de la clôture grillagée du zoo. Ève pose ses mains sur le
grillage et observe en silence ce qu’il se passe à l’intérieur du parc.
Un couple d’éléphants avance nonchalamment parmi les palmiers, au
bord d’un étang artificiel bordé de roseaux vert vif. Des canards survolent
l’étang avant de s’y poser, balafrant bruyamment la surface de l’eau avec
leurs pattes palmées.
– Regarde ces éléphants, dit Ève. Ils n’ont pas à travailler pour vivre : on
leur apporte tous les jours la nourriture parfaitement équilibrée dont ils ont
besoin. Ils ont une existence confortable et insouciante, en sécurité totale :
vaccinés, protégés des prédateurs, à l’abri des catastrophes naturelles, des
sécheresses, des famines…
– Ils ne sont pas à plaindre, en effet.
– Et pourtant… ils vivent trois fois moins longtemps qu’en liberté.
Ses mots claquent comme un couperet.
– Tu es sûre de ça ?
– Un éléphant d’Afrique vit en moyenne dix-sept ans dans un zoo, contre
cinquante-six ans en liberté, livré à lui-même face à tous les dangers.
Elle se tait et ses dernières paroles s’auréolent de silence.
– J’ai bien compris que tu essayais de comparer leur vie à la nôtre,
reprend David au bout d’un moment. Mais la différence, c’est que nous,
nous sommes libres, justement.
Ève tourne lentement ses yeux vers lui, un sourire ironique aux lèvres.
– Vraiment ?
Comme David ne bronche pas, elle ajoute :
– Est-ce qu’une machine est libre ?
– Je ne vois pas le rapport.
– Tu dis que vos machines ressemblent de plus en plus à des humains.
Mais c’est exactement l’inverse : chez vous, les humains se comportent
comme des machines.
– Je ne vois pas en quoi !
– On vous demande d’être ultra-rationnels, d’éviter les erreurs en suivant
d’incessantes recommandations et, finalement, d’être prévisibles, et de vous
satisfaire d’une vie confortable qui engourdit l’âme. Mais ce n’est pas ça,
être un homme ! C’est tout le contraire ! C’est exercer sa liberté, donc
accepter de se tromper. Et on le sait depuis l’Antiquité. Cicéron, au ii e
siècle avant notre ère, affirmait déjà que le propre de l’être humain est de
se tromper ; saint Augustin, au iv e siècle, disait que l’erreur est humaine ; le
poète anglais Alexander Pope, au xvii e siècle, abondait dans le même sens :
« Se tromper est humain. » Oui, David, l’erreur est humaine, et l’humain se
révèle dans l’erreur ; l’être humain a besoin de faire des erreurs pour
apprendre car c’est ainsi qu’il évolue : en essayant, en se trompant, en
réessayant, en trouvant un autre chemin. Or, apprendre pour évoluer est au
cœ ur de notre humanité. C’est ainsi que l’on acquiert sa liberté. Si on se
contente d’appliquer des process ou de suivre les préconisations des applis
pour ne pas faire d’erreur, on n’apprend rien et, au bout d’un moment, on
n’est plus un homme, on devient une machine. D’ailleurs, vous faites tout
pour être aussi parfaits qu’une machine. C’est ça, la liberté ? Tu te dis libre,
mais regarde-toi : tu ne décides rien, tu ne fais qu’obéir à tes applis. Tu te
dis libre, mais sur tes réseaux sociaux, tu te soumets à la dictature des likes,
tu t’interdis de te montrer tel que tu es, avec tes erreurs, tes fragilités, tes
limites, tes failles, tes échecs, tes émotions négatives. Tu te dis libre mais tu
t’astreins à montrer une image faussement parfaite de toi-même, de tes
vacances, de tes soirées, du temps qu’il fait, de chaque instant… On ne doit
pas avoir la même définition de la liberté.
Elle se tait et ses mots résonnent dans l’esprit de David.
Dans le zoo, les éléphants longent la clôture, indéfiniment.
Il avale sa salive.
– Et si c’était mon choix ? Si c’était ma volonté de récolter des likes sur
les réseaux sociaux et d’accroître le nombre de personnes qui me suivent ?
Si ça me rendait heureux d’avoir soixante-dix-huit amis sur LoveMe ?
– Des amis ? dit-elle en pouffant de rire. Aristote disait qu’un ami, c’est
quelqu’un qui vous rend meilleur. Pas quelqu’un dont on cherche
désespérément qu’il approuve chacun de nos faits et gestes, chacun de nos
bons mots. Pas quelqu’un qui nous rend esclave de l’opinion qu’il peut
avoir de nous. Pas quelqu’un qui nous envie, non plus.
– Peut-être. Il n’empêche que je suis libre de vouloir ça.
Ève ne souffle mot pendant quelques instants et David se dit qu’il a peut-
être marqué un point.
– Il y a un moyen de savoir si tu es vraiment libre de vouloir ça ou si
c’est le système qui te pousse à croire que tu le veux alors qu’en fait, tu ne
t’autorises pas à vivre autre chose.
– Je t’écoute…
– Pendant une semaine, fais tout le contraire de ce que tu fais
habituellement, le contraire de ce qu’on attend de toi, et maintiens le cap
quoi qu’il arrive. Une fois que t’auras expérimenté ça, tu pourras t’estimer
vraiment libre de faire tes choix.
– Et… concrètement ?
– Eh bien, cesse de suivre les conseils de tes applis, publie sur LoveMe
des photos honnêtes de toi, de tes humeurs, de ce que tu vis…
– J’en suis capable.
Ève plonge ses yeux dans les siens.
– Chiche.
David soutient son regard.
– Chiche. Mais en attendant, c’est à mon tour de te faire expérimenter
quelque chose pour te prouver que tu t’illusionnes complètement quand tu
te crois libre de tes décisions.
20

Éric Russel adore les débuts de soirée chez lui, une fois le stress de la
journée au ministère retombé, quand il peut enfin dénouer sa cravate,
déboutonner sa chemise, enfiler son vieux jogging gris tout déformé, et
s’affaler de tout son poids dans le canapé, un verre de Jack Daniel’s à la
main.
Il fait doucement tournoyer les glaçons dans le liquide ambré jusqu’à les
entendre tinter contre le cristal, et hume avec délectation les arômes qui se
déploient. Il prend une gorgée et savoure les yeux fermés l’amertume du
whisky qui explose en bouche… Peu à peu, il ressent enfin la détente tant
attendue dans son corps.
Alors il étend ses jambes en posant ses pieds nus sur le pouf moelleux,
prend la télécommande pour allumer l’écran géant qui fait face au canapé,
puis lance un nouvel épisode de sa série du moment.
Ce soir-là, il est avachi sur les coussins depuis une bonne demi-heure, et
presque déjà au bord de l’assoupissement, quand l’alarme retentit. Elle
hurle simultanément sur l’écran de la télé, le téléphone portable,
l’ordinateur, et même le bloc-sirène de l’appartement. En matière de
sécurité d’État, la redondance est loi.
Éric se redresse d’un bond, éteint la télé et se précipite sur l’ordinateur.
Son cœ ur palpite plus fort qu’après une grosse colère mais il ne cherche
même pas à se calmer. Cette alarme, il l’a reconnue dès le premier son.
Incendie au pôle Nord .
Depuis une bonne vingtaine d’années, la plupart des data center se sont
implantés sur le toit du monde. Les data center , ces fameux centres
informatiques où sont regroupés tous les équipements des systèmes
d’information : les serveurs, les routeurs, les commutateurs, et surtout, les
précieux systèmes de stockage où sont conservés les milliards de milliards
de données, toutes les informations qui permettent le bon fonctionnement
des institutions et des entreprises. Des informations sur tout, et dans tous les
domaines, utilisées sur toute la surface du globe. Elles sont vitales et
doivent être scrupuleusement stockées. Depuis les relevés météo jusqu’aux
opérations comptables de toutes les entreprises de la planète, en passant par
vos relevés bancaires, fiscaux, vos données de santé, les contenus que vous
consultez sur Internet : tout est méthodiquement enregistré.
Et comme toutes les organisations, qu’il s’agisse d’entreprises privées, de
collectivités ou d’associations, sont interconnectées et s’appuient chacune
sur des informations produites ou gérées par les autres, la protection de ces
données et des programmes qui les pilotent est devenue au fil du temps une
préoccupation vitale pour les entreprises comme pour les États.
Les data center ressemblent à d’immenses hangars s’étendant à perte de
vue, bourrés de matériel informatique. Sauf que le matériel informatique, ça
chauffe, et pourtant, il n’aime pas la chaleur. Au-delà de vingt degrés
Celsius, il souffre et s’abîme.
Maintenir au frais ces immenses bâtiments entraîne une consommation
d’énergie phénoménale, à tel point qu’au début des années 2020, on s’est
aperçu que toute cette informatique était en partie responsable du
réchauffement climatique. Alors on a installé les data center dans des
régions froides proches du pôle Nord : là où la température avoisine les
moins quarante degrés, il est plus facile de refroidir les équipements sans
consommer trop d’énergie…
Un jour, le gouvernement a pris conscience de la grande dépendance de
l’État envers le bon fonctionnement non seulement des applications et des
données appartenant à ses services, mais aussi des applications et des
données privées avec lesquelles elles sont interconnectées. Pas question de
prendre le risque que des hackers basés à l’autre bout du monde mettent en
péril le fonctionnement de la société. Dans ce domaine, la défaillance de
l’un des acteurs entraînerait les autres dans son sillage et c’est tout le
système qui s’effondrerait comme un château de cartes.
Ce jour-là, le gouvernement s’est mis à faire pression sur les grands
groupes privés pour rassembler les principaux data center dans des zones
surveillées en permanence par l’État. Des sites hyper-protégés de tous les
risques imaginables : attaques, piratages, feux, inondations, pannes
électriques…
Incendie au pôle Nord .
Russel sait que tout est prévu : les pires scénarios de déclenchements de
feu ont été envisagés et des parades ont été mises en place pour chacun
d’eux. En théorie, le système doit parvenir à déclencher et piloter seul les
automatismes d’extinction adéquats.
Quelques clics et Éric voit à l’écran le numéro du data center concerné et
la localisation du départ de feu. Quelques clics de plus et son écran projette
l’image en direct de plusieurs caméras de surveillance de la salle
incriminée. Dévorée par les flammes.
En quelques secondes, Éric a analysé et compris le problème.
– Merde. Un local de batteries, lâche-t-il entre ses dents.
Les batteries, c’est l’enfer. Quand ça crame, c’est un cauchemar à
éteindre.
Un coup d’œ il sur le plan des lieux. Le local jouxte une grande salle
hébergeant plus de quinze mille serveurs. Trois clics et Éric obtient à
l’écran l’image de la salle.
– Putain, enfumée !
Il se connecte sur la caméra la plus proche du local à batteries. La porte a
disparu, l’ouverture est une gueule béante qui crache du feu.
Avec le décalage horaire, il est 23 h 47 au pôle Nord. Les équipes de
sécurité sont sur le pied de guerre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il
prend son téléphone, appelle, ça sonne, mais personne ne répond. De quoi
faire encore monter sa tension d’un cran. Il lâche sa cigarette par terre sur la
moquette et a le réflexe de vouloir l’écraser. Mais il oublie qu’il est pieds
nus et il se brûle la plante des pieds.
On finit enfin par décrocher et l’agent le rassure. Il suit seconde par
seconde l’évolution de la situation. Tous les dispositifs fonctionnent à la
perfection : alimentation électrique de la salle concernée coupée, système
d’extinction automatique déclenché, trappes d’évacuation des fumées
ouvertes. L’équipe de pompiers sera bientôt sur place mais les systèmes
auront sans doute suffi à éteindre l’incendie d’ici là.
Éric raccroche, sans toutefois lâcher son écran des yeux. Les flammes
semblent déjà moins intenses. Le gaz diffusé par les gicleurs à C02 doit
commencer à faire son effet. Si ça suffit, on sauvera le matériel, sinon, les
pompiers vont tout noyer et ça va être la Bérézina.
Dans la grande salle, on aperçoit nettement le trajet de la fumée vers le
plafond, aspirée par les trappes d’évacuation.
Éric avale une gorgée de whisky puis allume une autre cigarette, toujours
rivé à son écran.
Déjà, la fumée, encore épaisse il y a quelques minutes, se dissipe, puis
finit par disparaître.
De son clavier, il fait pivoter les différentes caméras pour étudier les
pièces sous différents angles. Tout semble redevenu normal.
Le téléphone sonne, il décroche.
– Russel, dit-il.
– C’est réglé, monsieur Russel. Le feu est éteint.
– Parfait. Qu’un agent garde un œ il sur l’écran de surveillance toute la
nuit. Les détecteurs de fumée ont peut-être cramé, et si le feu repart, on ne
le saura pas.
– C’est prévu, c’est le protocole.
Éric raccroche et retourne s’affaler dans son canapé. Il se ressert un peu
de whisky, rallume une cigarette, et relance la série. Mais cette fois, il ne
parvient pas à se détendre. Une pointe de stress reste en lui, et son esprit ne
s’abandonne pas à l’histoire qui se déroule.
L’épisode se termine et ça embraye sur le suivant.
Éric a comme une boule au ventre, quelque chose qui l’oppresse.
Soudain, il saisit la télécommande et met la série sur pause. Il se lève et
regarde l’écran de son ordinateur qui diffuse toujours l’image de la salle
incendiée. Il pianote quelques instants sur le clavier pour modifier
l’orientation d’une caméra et la tourner vers le plafond.
– Bordel !
Il saute sur son téléphone, rappelle l’agent.
– Vous voyez rien, merde ! Les putains de trappes d’évacuation des
fumées sont restées grandes ouvertes !
– Je ne comprends pas… c’est automatisé, les trappes doivent se refermer
toutes seules dès qu’il n’y a plus de fumée…
– Ben ça n’a pas marché ! Et c’est votre job de surveiller ça, bordel !
Tout en parlant, Éric tape sur son clavier les codes de sécurité pour
accéder lui-même au système de contrôle des trappes.
– En même temps… c’est pas pour me justifier, mais la salle a été
surchauffée par le feu, alors c’est peut-être pas plus mal que ça refroidisse
un peu… Le matériel informatique n’aime pas la chaleur, vous savez…
Cet abruti est en train de lui faire la leçon.
Éric termine sa manœ uvre et observe à l’écran les trappes qui se
referment.
– Vous savez combien il fait dehors, cette nuit ?
– Euh… je regarde… moins trente et un.
– Et bien sûr, vous vous dites « Ça va leur faire du bien, aux serveurs,
une petite nuit au congélateur, pour se remettre du coup de chaud », c’est
ça ?
– Euh… Ben…
– Si vous connaissiez votre métier, vous sauriez que le froid humide est
encore pire pour l’informatique que la chaleur. Il se condense partout dans
les machines, sur les composants électriques, et ça provoque des courts-
circuits. Ça va très vite et c’est fatal.
– Je… je ne savais pas, je suis désolé…
– Dans cette salle, il y a au moins quinze mille serveurs qui peuvent tous
griller en moins d’une heure si on laisse le froid les attaquer.
– Bon ben… je vais fermer les trappes.
– C’est déjà fait, imbécile !
21

Sous un soleil éclatant, la route longe la corniche en direction de


l’embarcadère. Les immenses pins maritimes, inclinés par des décennies de
vents du large, semblent faire la révérence sur leur passage.
Les surfeurs sont à pied d’œ uvre. Ils tombent et retombent sans cesse, le
corps avalé par le tumulte des vagues, culbute amère dans l’eau salée.
– Comment peut-on aimer une activité qui vous fait sans cesse chuter ?
lâche David.
Ève lui adresse un clin d’œ il mystérieux.
– Je t’invite à te poser la question.
David s’interroge… mais aucune réponse sensée ne lui vient
spontanément.
– Tu m’emmènes où ? demande Ève.
– Tu le sauras bientôt, dit David en imitant son clin d’œ il.
– Au fait, tu en es où de ta pause dans la servitude volontaire ?
David sourit.
– Je te dois une flaque d’eau dans la salle de bains hier soir, après que j’ai
refusé de fermer la fenêtre comme l’appli de sécurité me le demandait en
prévision de la pluie.
– Félicitations.
– J’ai mis une demi-heure à tout éponger.
– C’est le prix de ta liberté.
– J’ai mangé l’omelette au fromage dont j’avais envie alors que l’appli
santé me conseillait un poisson vapeur. Mon cholestérol a dû gravir des
sommets.
– Ton corps sait ce dont il a besoin.
– Permets-moi d’en douter. Si j’écoutais mes envies, je mangerais du
chocolat matin, midi et soir !
– Pas sûr. Une expérience a été menée auprès d’enfants qu’on a laissés
libres de manger ce qu’ils voulaient pendant une semaine sur un buffet
garni de tout. Le premier jour, ils se sont jetés sur les gâteaux et les
friandises, mais les jours suivants, ils ont d’eux-mêmes privilégié autre
chose, y compris les fruits et les légumes. Au bout d’une semaine, leur
consommation moyenne hebdomadaire était équilibrée.
– C’est difficile à croire…
– Quand on mange des cochonneries, on n’écoute pas son corps, on
cherche des sources de plaisir pour compenser un mal-être qu’on a par
ailleurs. En retrouvant une certaine harmonie, en vivant libre, on rééquilibre
naturellement son alimentation.
– Mouais…
– Qu’est-ce que t’as fait d’autre ?
– J’ai publié sur LoveMe une photo de moi au saut du lit, pas coiffé, en
racontant mon manque d’énergie au réveil. Ça m’a valu des commentaires
moralisateurs et, bien sûr, aucun partage de mon message.
– Très bien. Ce qui est bon pour toi est rarement ce qui est attendu par les
autres. Accepte ta singularité ! Comme disait Nietzsche, et, avant lui, le
poète grec Pindare : « Deviens ce que tu es ! »
– Je suis aussi sorti sans le parapluie préconisé par l’appli, ce qui m’a
donné l’occasion de publier une photo de ma tête dégoulinante et de mes
vêtements trempés. J’ai récolté deux likes. Sûrement des gens qui se sont
trompés de touche.
– Et tu te sens comment ?
– J’ai l’impression de saborder des années de capitalisation méthodique
de mes followers.
– Ca-pi-ta-li-sa-tion mé-tho-dique de mes fo-llo-wers, dit-elle en
détachant chaque syllabe. Définition de l’amitié selon David Lisner. Allez,
passe outre le jugement des autres et assume ta liberté !
– J’ignore où ça va me mener… En attendant, je suis assailli d’alertes de
mes différentes applis qui veulent mon bien et s’alarment de ma dérive…
– Bon, alors, on la fait où, cette mystérieuse expérience que tu m’as
préparée ?
– Ça va se dérouler dans deux lieux différents. Le temps est idéal car tu
vas devoir rester dehors une heure ou deux à chaque fois.
– Pourquoi deux endroits ?
– J’ai suivi les indications du prof de psycho sociale qu’on a vu l’autre
jour. On va reproduire l’expérience telle qu’elle a été faite à l’origine par un
psychologue canadien et un Américain, Donald Dutton et Arthur Aron.

Le soleil est déjà haut dans le ciel quand ils marchent au pied des gratte-
ciel du centre-ville. Ils s’arrêtent devant un pont piétonnier qui enjambe la
rivière. Une sorte de passerelle assez large bordée de garde-corps
métalliques auxquels des amoureux ont accroché des cadenas. La rivière est
longée de promenades et de pistes cyclables, en contrebas de la route.
– Tiens, prends ce grand carnet. Tu vas t’avancer jusqu’au milieu du pont
puis t’adresser aux passants en disant que tu fais une étude sur la perception
des paysages. Mais n’aborde que les hommes.
– C’est quoi, ce plan ?
– Dans ce carnet, t’as une liste de questions qui te permettront de
recueillir la façon dont ils voient et apprécient le paysage autour d’eux. Et à
la fin, tu dois leur dire la phrase suivante, et c’est important que ce soit
toujours la même au mot près : « Je vous donne mon numéro de téléphone,
au cas où vous auriez des questions sur l’étude », puis tu leur tends un de
ces petits papiers avec le numéro d’un téléphone que j’ai loué pour la
journée. Ensuite tu coches une case par personne interrogée, pour les
compter.
– J’imagine que tu te fiches de leurs réponses, que l’objectif est ailleurs.
– On ne peut rien te cacher.
– Alors c’est quoi, le but ?
David sourit.
– Je ne peux pas te le dire maintenant sans t’influencer.
– Bon… Et je dois faire ça pendant combien de temps ?
– L’idée est de constituer un échantillon suffisamment large
d’interviewés. J’ai oublié de demander combien au prof… Bon, arrête-toi
quand t’en as une cinquantaine.
– Ça devrait être rapide, il y a du passage.
Elle s’avance sur le pont et David l’observe interpeller un premier
passant. Celui-ci semble accepter de répondre. Pas surprenant : Ève est une
jolie fille.
Une heure plus tard, elle revient vers lui avec ses cinquante sondages
effectués et ils pénètrent cette fois dans un gratte-ciel.
– Quel est le programme, ce coup-ci ?
– La même chose ! dit-il en la précédant dans un ascenseur.
Ils montent au centième étage, traversent un hall très lumineux et arrivent
à l’entrée de la fameuse passerelle à ciel ouvert qui relie deux des plus
hautes tours de la ville. La porte vitrée s’efface devant eux et un vent tiède
s’engouffre dans le hall.
Les garde-corps, dont la hauteur ne dépasse pas la poitrine, sont d’un
verre tellement transparent qu’ils semblent inexistants…
– Je ne peux pas ! suffoque Ève, le visage blême. Je ne suis pas
spécialement sujette au vertige, mais il y a des limites, quand même…
– Reste bien au centre et regarde loin devant toi.
– Au centre, au centre… Vu l’étroitesse du machin, ça change pas grand-
chose !
– Des centaines de gens le prennent chaque jour et personne n’est jamais
tombé.
– Oh mon Dieu… dit-elle en faisant un pas en avant.
David lui tient le bras et s’avance lentement, en se gardant d’avouer que
lui-même n’est pas du tout à l’aise. La brise qui fait voler ses cheveux et
siffle dans ses oreilles semble avoir le pouvoir de le renverser. Ève se
cramponne à lui. Il évite de regarder vers le bas et essaye de fixer la tour
d’en face qui se dresse dans le ciel. Mais les nuages qui l’environnent se
déplacent, donnant l’impression qu’elle vacille.
– Bon sang, mais ça bouge ! crie Ève.
La passerelle tangue légèrement, en effet.
– C’est rien, dit-il d’une voix qui se veut rassurante. Les matériaux ont
une certaine souplesse, ça oscille au vent, c’est normal.
Ils s’arrêtent au milieu. David respire à fond et essaye discrètement de se
détendre.
Ils dominent toute la ville, et, au loin, la surface bleutée de l’océan
réfléchit une lumière qui scintille jusqu’à l’horizon.
– La vue est fabuleuse, non ? Regarde : on aperçoit même ton île.
– Je n’aurais pas dû la quitter.
David lui remet le carnet et des petits papiers comportant le numéro du
second téléphone loué.
– Tu te sens comment ?
– Mal.
– Au fait, tu peux me prendre en photo pour LoveMe ?
Ève ne répond pas mais attrape le téléphone que David lui tend.
Il recule jusqu’à sentir dans son dos le bord de la paroi vitrée et il prend
la pose avec une mine effrayée.
– T’aurais beaucoup plus de likes si tu passais de l’autre côté de la
rambarde, dit-elle en le photographiant.
– Je pourrais retoucher la photo pour la supprimer, mais je ne vais pas
alourdir mon karma en travestissant la réalité.
– Tu apprends vite. Tiens… ton téléphone vient de vibrer. Tu as reçu un
message.
Quelques instants plus tard, David est retourné dans le hall, abandonnant
Ève aux usagers de la passerelle.
Il publie la photo avec le commentaire « Mort de trouille, j’ai le
vertige ! », puis ouvre le message reçu. Il est de l’agent Thomas Khan.

Vous progressez ?

David se rappelle qu’il doit lui adresser sa note de frais avant que son
compte bancaire ne vire au rouge.

Ça avance mais c’est pas gagné. Elle est du genre peu


influençable.

Deux heures plus tard, David et Ève se retrouvent attablés dans un bar à
l’atmosphère feutrée, genre pub anglais chic. David pose les deux
téléphones loués sur la table devant eux.
– On fait quoi, maintenant ?
– On prend un verre en attendant que les poissons mordent à l’hameçon.
– Bon, tu m’expliques !
– Je passe d’abord commande. Laisse-moi deviner : un jus de tomate !
Ou un jus de carotte au gingembre !
– Et pour toi, la boisson que je ne sais quelle appli aura choisie à ta place.
Ils finissent par commander deux verres de vin blanc et des tapas. L’un
des téléphones posés sur la table sonne.
– Celui de droite ! dit David. C’est celui de la passerelle suspendue. Vas-
y, décroche !
– Qu’est-ce que je suis censée dire ?
– Peu importe, on s’en fiche.
– Allô ?… Oui, c’est moi… Une idée vous est venue ?… Très bien, je
vais en tenir compte… Ah… non, je vous remercie… Non, je ne suis pas
intéressée.
Elle raccroche.
– Ce que les mecs sont lourds, parfois ! lâche-t-elle.
David se contente de sourire.
– Bon, alors, cette expérience ? dit-elle.
David laisse le serveur déposer les boissons.
– L’idée est de calculer le nombre d’hommes de chaque pont qui vont
t’appeler ce soir.
– Hein ? Quel intérêt ?
– Il est évident que les types que t’as interrogés n’en ont rien à cirer de
ton étude.
– Je ne sais pas : dans ce pays vous fonctionnez tellement différemment
que rien ne me surprendrait.
– Tu peux me croire : ils s’en fichent complètement. Donc on peut partir
du principe que s’ils t’appellent, c’est uniquement dans le but de…
– … me draguer.
– Voilà.
– Et tu veux savoir si…
Le téléphone de droite se met à sonner.
Ève décroche… et raccroche une minute plus tard après avoir éconduit le
prétendant.
– Tu veux savoir si je suis plus séduisante en femme affirmée ou en
créature fragile transie de peur.
David secoue la tête.
– Je t’ai longuement observée sur la passerelle. Au bout de dix minutes,
tu n’avais plus peur. Et tu y es restée près de deux heures.
Le téléphone de gauche sonne. David prend son verre en main, et attend
qu’Ève ait raccroché pour le lever.
– À ton pouvoir de séduction !
La soirée s’écoule vite, entrecoupée d’appels de plus en plus brefs. Les
tapas défilent, et l’apéritif se fait dînatoire.
À 23 heures, ils décident de faire le décompte. Les résultats sont nets :
12 % des hommes accostés sur le pont ont rappelé Ève, contre près de 50 %
de ceux approchés sur la passerelle suspendue.
– On est très proches des résultats de l’expérience d’origine menée par
les psychologues. Sur la passerelle vertigineuse, explique David, les
hommes ont mal interprété les réactions corporelles qu’ils ressentaient :
leurs battements de cœ ur, leurs tremblements, leurs mains moites ou encore
leur gorge nouée leur ont fait croire qu’ils étaient en train de tomber
amoureux. Alors qu’en réalité, ces sensations n’étaient dues qu’à la peur
éprouvée à cause de l’altitude.
Ève semble amusée par cette analyse.
– Cette fois, poursuit-il, tu ne peux pas les accuser d’être trop dans le
mental. C’était juste une question d’émotions.
Ève lève un sourcil.
– Tomber amoureux ou tomber d’un pont… Dans les deux cas, tu
t’envoies en l’air et tu t’éclates.
Il sourit et boit tranquillement une gorgée de vin blanc avant d’ajouter :
– Tu vois, Ève. Si les êtres humains ne sont même pas capables de savoir
s’ils sont amoureux, comment veux-tu qu’ils puissent prendre de bonnes
décisions dans leur vie ?
22

Ève tourne la clé dans la serrure de l’appartement de Robert Solo.


– S’il consommait de l’ecstasy, on en trouvera forcément chez lui.
– Il y a des chances, en effet. Tu es déjà venue ici ?
– Non, mais ça fait des années qu’on a un double de ses clés. On était sa
seule famille.
La porte s’ouvre sur un beau vestibule parqueté, avec des plafonds
moulurés. Il faut dire que l’immeuble est situé dans la partie ancienne de la
ville, qui s’est réduite au fil des ans comme peau de chagrin.
– Ça sent le renfermé, dit-elle. Je vais ouvrir une fenêtre, c’est
insupportable !
Elle traverse le vestibule, le parquet gémit ; elle s’arrête net à l’entrée de
l’autre pièce.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
Comme elle reste muette, David la rejoint et se retrouve dans un salon
assez vaste aux murs couverts de bibliothèques… vides. Le sol est jonché
de livres renversés en tous sens. Un bureau gît dans un angle, les tiroirs
béants, des dossiers ouverts étalés sur le plateau ou répandus par terre. Une
vaste commode a subi le même sort. Une longue table est couverte de
documents éparpillés.
La vision est perturbante. Profanation de la demeure d’un défunt.
– On nous a précédés pour s’emparer de l’ecstasy, suggère David.
– En fouillant les dossiers ?
David ne relève pas le sarcasme. Il se doute bien que les services secrets
ont dû chercher en vain le rapport qu’ils convoitent. Ils auraient au moins
pu opérer en respectant les lieux. Ils avaient tout leur temps.
Ève s’avance dans la pièce, en fait le tour, manifestement affligée,
attristée. David se sent subitement mal d’être le complice de ces gens-là. Il
a honte de lui. Honte de cacher la vérité à Ève depuis le début, de la mener
en bateau, de chercher à l’influencer en se mentant sur le fait qu’il agit aussi
dans son intérêt. Il se sent l’âme… d’un salaud. Oui, d’un salaud… Puis,
soudain, une onde de bien-être déferle en lui et inonde son cerveau d’un
sentiment proche de l’euphorie. Une décharge de sérotonine.
Ève prend son téléphone et compose un numéro.
– T’appelles qui ?
– Son médecin traitant. Si Robert souffrait d’addiction, il le saura, c’était
un ami.
– Il ne nous le dira pas. Le secret médical s’étend au-delà de la mort.
Elle hausse les épaules.
– Il n’aurait pas fait l’autopsie s’il n’avait pas confiance en nous.
Le médecin décroche, Ève met le haut-parleur.
– Bonjour, c’est Ève Montoya.
– Bonjour.
– J’ai eu vos conclusions de l’autopsie, merci beaucoup. Est-ce que vous
pensez que l’overdose de sérotonine peut venir d’une consommation
d’ecstasy ? Est-ce que mon oncle souffrait d’addiction ?
– Non, non, c’est impossible. Vous vous souvenez que, dans sa jeunesse,
Robert avait assisté à un braquage de banque qui avait tourné au carnage. Il
en avait réchappé mais était resté traumatisé, comme tous les survivants. Il
avait été traité avec de la MDMA, une molécule que l’on prescrit
habituellement en gestion de stress post-traumatique. Mais il avait mal réagi
à la molécule et avait développé une hépatite fulminante, c’est-à-dire une
destruction brutale du foie. On l’avait sauvé de justesse. Or, voyez-vous, la
MDMA est le constituant principal de l’ecstasy. Il lui était alors impossible
d’en consommer. Il serait mort depuis longtemps.
Ève lance à David un regard revanchard.
– Alors d’où peut venir son overdose, d’après vous ?
Un silence suivi d’un soupir d’hésitation ou d’impuissance.
– Je crains que ce ne soit un bug du programme informatique de
l’implant régulateur d’émotions. Je ne vois que ça…
Ève fronce les sourcils.
– Ok, merci pour l’info. Bonne journée.
Elle raccroche et se tourne vers David qui secoue la tête.
– J’y ai déjà pensé, s’empresse-t-il de dire. Et j’ai vérifié le programme
d’origine. J’en avais un double parce que j’ai travaillé dessus, à l’époque. Il
n’y a aucun bug.
Ève le toise d’un œ il dubitatif.
– Il a peut-être été modifié ensuite par une personne mal intentionnée.
– On va le savoir immédiatement.
David prend son téléphone et appelle un ancien collègue de l’équipe de
développement du programme.
– Salut, Jeff !
– Salut, David ! Ça fait une paye…
– Tu peux le dire. Écoute, je te rappellerai pour prendre des nouvelles.
Là, j’ai peu de temps et j’ai besoin d’une info urgente.
– Ok.
– Tu peux me dire qui a effectué la dernière modification sur le
programme de gestion des émotions pour l’implant, et à quand elle
remonte ?
– C’est facile, bouge pas…
David envoie un clin d’œ il à Ève.
– Alors, attends… Ça remonte à… En fait, non, personne n’est intervenu
sur le programme depuis sa mise en service. C’est la preuve qu’on a fait du
bon boulot, mon pote !
– Tu es sûr ?
– Certain.
– Merci, je te rappellerai. Bye.
David raccroche. La nouvelle lui glace le sang.
– Alors ? demande Ève.
– Je crois que ton pressentiment est vrai… Ça ne vient pas du
programme… On a sans doute tué Robert avec une injection de libérateur
de sérotonine.
Ève parcourt lentement la pièce, promenant son regard sur les éléments
éparpillés.
– Rentrons, dit-elle. J’ai le sentiment désagréable de violer son intimité.
Elle avait à peine prononcé ces mots que les yeux de David tombent sur
un tirage en noir et blanc glissé parmi les papiers sur le bureau. La photo
d’une belle femme dénudée avec un post-it collé dans un coin. Loin
d’exprimer la timidité ou le trouble qu’une pose dans le plus simple
appareil aurait pu engendrer, elle affiche un regard plein d’assurance,
semblant presque lancer un défi. Sur le post-it, quelques mots griffonnés à
la main d’une écriture masculine : « Bureau Roseline », suivi d’un numéro
de téléphone.
Cette femme, il la reconnaît au premier coup d’œ il.
C’est l’épouse du président de l’université, Charles Costello.
23

Miotesoro s’affale dans le grand fauteuil blanc moelleux du salon de


David.
– Depuis le temps que David me parle de toi, lance-t-il à Ève, j’avais hâte
de connaître la femelle qui rôde autour de lui.
– C’est du second degré, s’empresse de préciser David. Ne t’offusque
pas.
Ève esquisse un sourire.
– Mio tesoro … Tes parents étaient amateurs d’opéra ?
– La vérité, c’est qu’ils m’ont affublé d’un prénom tellement banal que
j’ai dû le changer.
– C’est pas ton vrai prénom ? Tu me l’avais jamais dit ! s’insurge David.
– Et mon jardin secret, tu en fais quoi ?
– Je me suis toujours demandé d’où ça venait…
– Don Giovanni , s’amuse Ève. Acte II, scène 2, une aria pour ténor. Ça
signifie « Mon chéri » en italien…
– Tu blagues ? dit David. Bon sang, mais c’est pour ça que je déclenche
des sourires autour de moi quand je t’appelle du bureau !
Miotesoro part de son rire de poignée de porte grinçante actionnée à
répétition.
– Bon, dit Ève, revenons à nos moutons. David soupçonne Charles
Costello de crime passionnel.
– Costello, répète Miotesoro en secouant la tête. Le président de mon
université coupable de crime passionnel ! Ça me plairait beaucoup mais j’ai
du mal à y croire, les zamis.
– Et moi, j’ai le pressentiment qu’il n’y est pour rien, dit Ève.
Allons bon, pense David. Encore Ève et ses pressentiments…
– Pourtant, dit-il, ça expliquerait pourquoi il a refusé la demande
d’autopsie.
– Et puis je trouve ça bizarre, ajoute Miotesoro, que Roseline Costello
trompe son vieux mari avec un autre vieil homme. Qu’une jeune femme
épouse un vieux charismatique jouissant d’une position prestigieuse, oui,
beaucoup de femmes en rêvent, mais dans ce cas elle le trompe avec un
jeune éphèbe.
– C’est hyper-misogyne, ce que tu viens de dire ! lâche Ève.
– Je retire. Ça doit être juste que les femmes aiment être caressées par
une main tremblante.
Ève se tourne vers David pendant que Miotesoro se gondole de nouveau.
– Il est vraiment con, ton copain !
– C’est tout son charme…
– Bon, dit Miotesoro, trêve de plaisanterie : il y a aussi autre chose.
– Quoi ?
– C’est super dur de se procurer un libérateur de sérotonine. Ça peut être
utilisé comme drogue, alors c’est réglementé, sous ordonnance, et ultra-
contrôlé. Même si un médecin en achète, il devra s’enregistrer et on gardera
trace de sa commande. J’imagine mal Costello prendre un tel risque.
– On ne sait pas tout, on ne connaît pas ses relations dans ce domaine, il a
peut-être un accès facile à ce produit…
Miotesoro semble dubitatif. Ève reste songeuse, David tourne ça dans
tous les sens.
– Bon, finit-il par dire. Allons le voir, parlons-lui de sa femme et voyons
sa réaction.
– Ma foi, c’est pas bête…
– Sans moi, dit Miotesoro. Je suis encore étudiant, aucune envie de me
faire saquer.
Le téléphone de David vibre. Une alerte de sa compagnie d’assurances
habitation.

Laissez une lumière allumée quand vous quittez votre


appartement pour dissuader les cambrioleurs.

Il la rejette.
Une demi-heure plus tard, Ève et David se présentent à l’improviste au
secrétariat de la présidence de l’université. Un petit bureau à la porte vitrée,
à laquelle ils frappent. Personne.
David fait la grimace.
– À cette heure-ci, les secrétaires ont dû partir.
Ève tourne le bouton de la porte du secrétariat, qui s’ouvre. Suivie de
David, elle contourne les deux bureaux qui se font face et toque à la porte
intérieure communiquant avec le bureau du président. Toujours pas de
réponse.
Elle hésite un instant puis entre.
– Mon Dieu…
David la rejoint.
Entouré d’objets renversés et de documents éparpillés autour de lui,
Charles Costello est étendu inanimé sur le dos, le visage rouge et couvert de
sueur, la bouche entrouverte et les yeux écarquillés, les pupilles dilatées.
24

Les vagues se succèdent, elles se forment au large et prennent de


l’ampleur en se rapprochant du rivage. Puis elles se dressent dans un ultime
effort pour rejoindre le ciel avant de se ramasser sur elles-mêmes en un
formidable rouleau qui se fracasse dans un bruit de tonnerre et une
explosion de senteurs iodées.
Sur l’eau en contrebas, des surfeurs à plat ventre sur leurs planches
rament laborieusement à la recherche d’une vague. Comment peut-on y
trouver du plaisir ?
En sortant quelques minutes plus tard de sa voiture qu’il vient de garer
devant le jardin d’Ève, David est en proie à un certain malaise. Il savait que
ce serait compliqué de la persuader de se laisser tenter par un
emménagement même provisoire en territoire Régulier, mais au fur et à
mesure que le temps s’écoule, cette difficulté semble s’accroître chaque
jour davantage. Ève s’est certes prêtée de bon cœ ur aux expériences visant
à lui démontrer l’illusion de libre arbitre des êtres humains, mais elle ne
s’est pas pour autant laissé convaincre de la pertinence du modèle Régulier.
De son côté, David se force à jouer le jeu des défis qu’elle lui lance, pour
lui faire croire en l’équité de leurs échanges. Mais à l’induire ainsi en
erreur, il est sans cesse poursuivi par le sentiment d’être un imposteur, et
cela lui coûte de plus en plus. Mentir à une inconnue est relativement facile.
Mais à une personne que l’on a appris à connaître et à apprécier, c’est
beaucoup plus dur. Cela devient même pesant. La veille, après avoir reçu
une alerte de sa banque pour son compte tombé dans le rouge, il a fini par
envoyer à Thomas Khan sa note de frais, et cette simple formalité a réveillé
sa culpabilité envers Ève. Dorénavant, même la perspective, s’il réussissait
sa mission, de gagner de l’argent sur son dos, le mine.
Le comble de cette mascarade est qu’Ève parvient à le sensibiliser à sa
vision des choses, lui qui au début faisait presque semblant de s’y
intéresser. Il voit maintenant leurs deux modèles de société de façon moins
tranchée, moins binaire qu’auparavant, et leurs discussions lui donnent
matière à réflexion.
Félix et Théodore sont fidèles au poste devant leur échiquier. David
sourit en pensant que, s’il avait été là, Miotesoro aurait sans doute vu en
eux des partenaires de remplacement idéaux pour Roseline Costello.
Les deux vieillards l’accueillent avec la même froideur qu’à
l’accoutumée. Eux ont clairement gardé leur vision tranchée et binaire du
camp d’en face…
On le fait patienter, et il se met à penser à son boulot. Il ne sait plus ce
qu’il doit faire. Retourner se plonger dans l’ambiance exécrable entretenue
par Éric Russel, reprendre ses recherches et peut-être décrocher le jackpot
s’il parvient à mener à bien la fameuse piste amorcée, ou arrêter
définitivement et faire comme tout le monde, rester chez lui et se la couler
douce, ou encore tenter autre chose, avec le risque de se planter dans un
nouveau métier qu’il ne maîtrise pas… Que décider ? Il y pense tous les
jours sans parvenir à trancher…
– Tu as l’air préoccupé, lance Ève en le rejoignant.
– C’est rien. Ou plutôt si : j’ai à décider de mon avenir professionnel et
j’hésite sans cesse. C’est une torture…
Ève l’observe en souriant.
– Pourquoi tu souris ? demande David.
– Pour être sûr de prendre de bonnes décisions concernant l’avenir, il
faudrait… connaître l’avenir. Tu ne trouves pas que la vie serait ennuyeuse
à mourir si on savait par avance ce qui va nous arriver ? Tu ne crois pas que
tout le charme de notre existence repose au contraire sur l’incertitude ?
– Je sais pas…
– Imagine un jeu dont on saurait à l’avance quelles cartes on s’apprêterait
à tirer et ce que feraient les autres joueurs ? Aucun intérêt, on s’en
détournerait vite ! La vie est pareille : c’est le hasard qui lui donne tout son
sel.
– Peut-être.
– Mais tu vois, pour bien vivre l’incertitude et être serein en prenant des
décisions, il faut cesser d’avoir peur de prendre la mauvaise décision. Tant
que tu auras peur de te tromper, peur de l’échec, la prise de décision te fera
souffrir : ton mental fera tourner en boucle toutes les options possibles dans
ta tête, alors qu’il suffit souvent d’écouter son cœ ur. Accepter l’échec est
essentiel : on ne peut oser décider, prendre son risque et mener sa vie dans
l’incertitude que si on accepte l’échec. Samuel Beckett disait : « Déjà
essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue
mieux. » Si tu te cantonnes à ce que tu sais déjà faire, alors tu t’enfermes
dans un étroit chemin bien balisé et tu renonces à ta liberté existentielle, tu
réduis l’amplitude de ton être, tu restreins ton identité. Quel intérêt ?
Elle marque une courte pause avant d’ajouter :
– À trop s’accrocher à l’existant, on passe à côté de son existence.
Elle se tait et ses dernières paroles résonnent dans l’esprit de David.
– Dans ta société, reprend-elle, on évite l’échec en s’en remettant à la
prévisibilité qu’offrent les algorithmes, mais on ne vit pas sa vie. C’est sans
doute bon pour l’économie ; c’est désastreux pour l’individu…
À côté, les deux vieillards ont l’air satisfaits de la plaidoirie de leur
protégée. David acquiesce, et pense qu’il n’arrivera jamais à la convaincre
de rejoindre les Réguliers. C’est peine perdue.
Elle l’entraîne de l’autre côté de la maison, sans doute pour qu’ils soient
tranquilles tous les deux dans le jardin à l’arrière.
– Ce jardin m’a toujours intrigué, dit-il. Parce qu’il semble en désordre
sans être à l’abandon…
– C’est une forêt-jardin, rétorque Ève en riant. Une forêt comestible, si tu
préfères.
– C’est-à-dire ?
– C’est l’espace qui nourrit la famille, sur un modèle de permaculture :
on s’applique à collaborer avec la nature plutôt que de la dominer. Pour ça,
on s’inspire de la façon dont une forêt se développe naturellement : c’est
organisé par strates, chaque plante prend appui sur les autres, certaines pour
bénéficier de leur ombre, d’autres pour profiter de nutriments spécifiques
que la voisine libère dans le sol. C’est pour ça que, dans la nature, la
diversité des espèces est précieuse, c’est un atout essentiel. Vos
monocultures, ces grands champs où vous cultivez la même plante sur des
hectares, sont une aberration totale ! Ça érode et fragilise le sol, ça affecte
les micro-organismes et les insectes, et les maladies comme les ravageurs se
développent beaucoup plus facilement. Du coup, ça vous oblige à déverser
des tonnes de pesticides qui polluent le sol, les rivières, les océans… C’est
un cercle vicieux ! Dans cette forêt-jardin, il y a une incroyable variété de
plantes : des arbres, notamment des fruitiers, des plantes grimpantes, des
champignons, des légumes, des plantes aromatiques, médicinales…
Chacune savamment positionnée… Ça n’a l’air de rien, mais c’est tout un
art. Rien n’est laissé au hasard.
– Je suis impressionné, je ne réalisais pas…
– Il nous a fallu apprendre et nous en occuper pendant sept ans pour
arriver à ça. Maintenant, elle fonctionne avec un minimum d’entretien, et
on récolte toute l’année.
– Toute l’année ?
– Oui. Grâce à elle, on est autosuffisants pour notre alimentation.
– Sans rire ?
– Non, vraiment. Avec environ cinq cents mètres carrés par personne, le
tour est joué.
Ils s’installent autour d’une table de jardin en bois et Ève s’empare d’une
carafe pour lui servir un grand verre d’eau.
– Je me demande s’ils vont réussir à sauver Costello, dit-elle.
– Difficile à dire. En tout cas, ton pressentiment était sans doute fondé,
une fois de plus. Si les deux affaires sont liées, son agression va le
disculper.
– Je sentais qu’il n’était pas coupable. Je le sentais si fort que c’était pour
moi comme une évidence.
David l’observe quelques instants.
– C’est bizarre, quand même, ces pressentiments…
– C’est de l’intuition. On en a déjà parlé, ça se manifeste dans le corps,
d’où l’importance d’être bien connecté à lui. Tu penses à danser un peu tous
les jours ?
– Euh… pas tous les jours, mais je l’ai fait quelques fois, oui.
– Il ne faut pas se forcer, il suffit de s’en souvenir et de le faire
régulièrement. Danser est un plaisir, même seul chez soi !
– Question d’habitude, peut-être…
– D’où l’intérêt d’en faire une habitude, justement ! Ensuite, quand on
veut accéder facilement à son intuition, on gagne à se libérer du mental. Ça
te dirait d’aller dans cette direction ?
– Pourquoi pas.
– Et comme je l’ai déjà évoqué, la libération du mental facilite aussi la
prise de décision, ce qui devrait t’intéresser…
– Ok, mais je ne sais pas en quoi ça consiste…
– Il s’agit surtout de te libérer de tes pensées automatiques. Tu sais, ces
petites pensées qui occupent ton esprit à longueur de temps…
– Me libérer de mes pensées ? Je ne vois vraiment pas pourquoi je ferais
une chose pareille !
Ève esquisse un rire.
– Penser est très utile, bien sûr. Mais quand on est trop impliqué dans ses
pensées, cela biaise notre présence à nous-même et au monde ; cela tend à
nous extraire de notre vraie vie, à nous empêcher de sentir ce qui se passe
en nous et autour de nous, ici et maintenant.
– C’est un peu confus pour moi…
Ève lui remplit de nouveau son verre d’eau.
– Non merci, je n’ai plus soif.
– Bois, c’est pour résoudre ton problème.
– Quel problème ?
– Tu verras plus tard. Bois.
– Bon…
– En fait, reprend-elle, on a différents types de pensées incessantes. Il y a
d’abord celles qui entraînent ton esprit dans le passé : tu réentends des
paroles qui ont été prononcées, tu revois des événements qui ont eu lieu, des
actions qui ont été faites par toi ou par d’autres. L’expérience montre que
ces moments qui nous reviennent à l’esprit sont rarement des souvenirs
positifs : on regrette ce qu’on a dit ou pas dit, fait ou pas fait, on ressasse ce
que d’autres nous ont dit ou fait, la façon dont on a réagi ou ce qu’on a
laissé faire… Ce qui est intéressant, c’est de réaliser que ruminer nos soucis
les amplifie mentalement. À force de les ressasser, on se les représente plus
grands qu’ils ne sont en réalité : nos petits soucis deviennent de GROS
soucis, ils nous semblent vite ingérables et nous sommes désemparés face à
eux. Tout ça parce qu’on a laissé nos pensées leur donner la place qu’ils ne
devraient pas avoir.
– C’est vrai que le bon sens devrait nous inciter, quand on a un problème,
à l’étudier froidement, puis à prendre une décision pour le résoudre
rapidement.
– Exactement. Et y penser en boucle nous complique sérieusement la
tâche. Sans compter que certains problèmes ne sont même plus à résoudre :
parfois c’est trop tard, ils appartiennent au passé et y repenser est stérile ;
cela ne sert qu’à maintenir notre esprit dans un état négatif qui nous fait
souffrir et nous rend malheureux. Mais on le fait quand même !
– C’est clair.
– Ensuite, il y a les pensées tournées vers le futur.
– En général, elles sont plus positives !
– Pas toujours : certains sont préoccupés par un futur inquiétant qui ne se
réalisera peut-être jamais. Mais tu sais, même quand tu penses à tes
prochaines vacances, à la prochaine chose que tu vas t’offrir, ou à la
promotion que tu espères avoir, ces pensées positives ne sont pas anodines
pour autant.
– Je ne vois pas trop où est le problème…
– Ces pensées te détournent de l’instant présent, elles t’empêchent de le
savourer à sa juste valeur en entretenant l’illusion que le futur sera meilleur,
qu’il te rendra plus heureux : tu seras heureux quand tu seras en vacances,
quand tu t’achèteras ce que tu désires, ou quand tu auras cette promotion.
Le problème, c’est que ces pensées présupposent donc que tu n’es pas
heureux maintenant parce qu’il te manque quelque chose. C’est comme si
tu capitulais sur ton bonheur présent, comme si tu acceptais d’y renoncer en
te disant : « C’est pas grave, je serai heureux quand tel événement se
produira. » Et ça, vois-tu, c’est un mirage, une imposture, parce que ce
genre de pensées te conditionne à associer le présent à un manque, si bien
que, lorsque l’événement tant attendu se produira, tu ressentiras… le
manque d’autre chose, et cela te poussera à penser à cette autre chose qui,
c’est sûr, te rendra heureux dans le futur. Bref, l’espoir d’un bonheur futur
t’empêche d’être pleinement heureux maintenant. Et on passe à côté de sa
vie sans même s’en apercevoir !
Le silence revient d’un seul coup.
– Résumé comme ça…
Ève acquiesce calmement.
– Il y a encore une chose, ajoute-t-elle. Être trop enfermé dans nos
pensées tend à nous couper de notre corps et des messages qu’il nous
envoie.
– Nous y voilà…
– On connaît tous les messages de fatigue ou de faim, mais en vérité,
notre corps communique en permanence. Pourtant, si l’on n’est pas
connecté à lui parce qu’on est happé par nos pensées, on n’entend pas ses
messages. C’est d’ailleurs comme ça que certaines maladies peuvent se
développer. Et ça ne s’arrête pas là, ça va bien au-delà de la santé.
David acquiesce machinalement, songeur.
Elle lui ressert un verre d’eau.
– Tiens.
– Mon corps me dit qu’il n’a plus du tout soif.
– Mais là, c’est pour la bonne cause.
David fait une grimace et s’exécute.
– La solution, poursuit Ève, passe par l’adoption d’une nouvelle
habitude, mais nous autres humains détestons changer nos habitudes… Là,
en l’occurrence, il s’agit d’accomplir une sorte de petit rituel quotidien, ne
serait-ce que cinq ou dix minutes par jour. Mais il faut le faire tous les jours,
et peu de gens sont prêts à cet effort.
– Surtout si ça s’ajoute aux cinq minutes de danse…
– Tu peux bien accorder quinze minutes par jour à ton équilibre et ton
bien-être, non ? Avec des répercussions positives dans tous les domaines de
ta vie !
– Bon allez, vas-y, je t’écoute.
– Pendant ces cinq ou dix minutes, tu décides simplement d’être très
présent à toi-même, à l’écoute de ta respiration, des sensations de ton corps,
puis de ce qui se passe autour de toi, et tu prends conscience de chaque
pensée qui surgit, afin de réaliser que tu en es le créateur et que tu peux
aussi en être l’observateur…
– Tu veux dire, genre, méditation ?
– Oui, tout à fait. De la méditation de pleine conscience.
– C’est pas pour moi, ça ! J’ai déjà essayé une fois, ça m’a énervé. En
fait, je ne peux pas faire le vide dans ma tête : les pensées me viennent sans
cesse, toutes seules.
– C’est normal, mais faire le vide n’est pas le but. Il faut simplement être
conscient de tout ce qui se passe en toi puis autour de toi pendant quelques
minutes. Tu verras qu’au bout de plusieurs jours, tu te sentiras mieux
connecté à toi et aux autres, et après quelques semaines, tu en recueilleras
des bienfaits dans tous les domaines.
– Quelle promesse ! s’exclame David, un brin ironique.
Ève ne relève pas et poursuit.
– Il y a plusieurs dimensions dans l’être humain. Parmi elles, il y a le
Faire et l’Être. En Occident, on a tendance à vivre beaucoup dans le Faire :
on cogite et on s’agite. On peut facilement oublier cette autre dimension
pourtant précieuse : être.
– Mais… quand on est vivant, c’est impossible de ne pas être, non ? On
n’a pas vraiment à s’en préoccuper, il me semble…
Ève le regarde un instant puis lui adresse un sourire.
– Est-ce qu’il t’est déjà arrivé à la fin d’une journée de n’avoir pas vu le
temps passer ? dit-elle.
– Bien sûr.
– D’arriver à Noël en ayant l’impression que seuls quelques mois se sont
écoulés depuis le précédent ?
– Oui.
Elle prend tout son temps avant de poursuivre :
– Quand on est uniquement dans le Faire, la vie passe sans qu’on s’en
rende compte. Comme si on était à côté de soi-même.
Ces dernières paroles ont un écho particulier en lui : Ève vient de toucher
un point sensible.
Elle ajoute :
– Et quand nos derniers jours arrivent, on peut avoir le sentiment d’avoir
réalisé beaucoup de choses… mais de ne pas avoir vraiment vécu.
Le silence revient. Un silence pendant lequel les paroles d’Ève
infusent…
– C’est dur, ce que tu viens de dire, finit-il par lâcher.
Elle lève les yeux et lui sourit de nouveau.
– Tu es encore en vie. Tu es libre de choisir ce que tu feras du reste de ton
existence.
David se mordille la lèvre inférieure.
– Certes…
– Cette impression que le temps nous échappe provient de notre manque
de présence à nous-même et au monde. Les pensées continuelles nous
sortent de l’instant présent, elles nous coupent de ce qui est en train de se
passer en nous et autour de nous ici et maintenant. Finalement, nous
laissons nos pensées piloter notre esprit comme si elles nous étaient
étrangères et avaient pris le pouvoir sur nous. Et nous agissons sans cesse.
À trop penser, à trop agir, on oublie d’être.
David se contente d’acquiescer, songeur.
Ève lui ressert un verre d’eau.
– Ah non, je ne peux plus, là !
– Bois, s’il te plaît…
– Mais…
– Bois !
– Pfff…
Il obtempère.
– Tu te souviens, dit-elle, de notre petite virée au bord de la mer pour
rencontrer Costello. Tu m’as invitée dans deux restaurants gastronomiques.
Tu te rappelles comment tu t’es senti pendant ces moments passés à table ?
– Merveilleusement bien ! répond David en se demandant où elle veut en
venir.
– Tu aimerais vivre comme ça chaque instant de ta vie ?
David secoue la tête.
– Je ne suis malheureusement pas aussi fortuné que j’en ai l’air.
– Tu sais à quoi a servi l’argent, dans cette affaire ?
– À nous offrir des mets précieux dans des lieux de rêve…
– Non, ça, c’est assez secondaire.
– Je ne te suis pas…
– L’argent a certes eu un effet déterminant, mais ce n’est pas celui que tu
crois.
– Tu me perds complètement, là…
Ève prend tout son temps, comme si elle souhaitait faire durer son
incompréhension.
– Le prix exorbitant du menu a fait que chaque minute passée dans ce
restaurant t’a coûté une petite fortune…
Elle a dit ça en articulant tranquillement chaque mot, comme pour
appuyer son affirmation.
– On peut le dire, oui.
Cela lui rappelle qu’il doit vérifier si les services secrets ont bien réglé sa
note de frais.
– Et parce qu’elle t’a coûté une petite fortune, tu as pris soin de savourer
chacune de ces minutes. Parce qu’elle t’a coûté une petite fortune, tu as pris
le temps d’apprécier chaque bouchée, chaque gorgée. Parce qu’elle t’a
coûté une petite fortune, tu as pris soin de t’imprégner du lieu, de
l’atmosphère, et même de notre relation…
David est troublé par ses propos, décontenancé. Ce qu’elle vient de dire,
jamais il n’y aurait pensé. Et pourtant, cela lui semble soudain tellement
juste, tellement vrai, comme une évidence. Un jaillissement du sens.
– Ce que tu as apprécié dans ce restaurant, reprend-elle, c’est moins la
qualité des mets que celle de ta propre conscience à ce moment.
David acquiesce lentement.
– Tu sais, dit-elle, cette qualité de conscience est quelque chose que tout
le monde recherche sans le savoir.
– Tu crois ?
– Pourquoi certains pratiquent des sports à haut risque ? Parce que ça les
oblige à être totalement présents à ce qu’ils font et à ce qui se passe autour
d’eux, c’est une question de survie. Pourquoi d’autres raffolent de la vitesse
en voiture ou en moto ? Parce que ça les force à être ultra-présents à tout ce
qui arrive sur la route et à ce qu’ils font eux-mêmes. Pourquoi les jeunes
mettent-ils la musique à fond ? Parce qu’elle couvre leurs pensées et ils se
retrouvent pleinement présents dans l’expérience de l’écoute… Chacun à sa
manière, tous les êtres humains cherchent inconsciemment la qualité de
conscience qu’ils ont perdue au quotidien.
David l’écoute en se demandant à quel point il l’a perdue…
Il se lève.
– Je peux t’emprunter tes toilettes ? À force de boire…
– Attends deux minutes, j’ai presque fini.
– Ok, dit-il en se rasseyant.
– Cette qualité de conscience, c’est précisément ce que l’on retrouve en
pratiquant la méditation.
David s’imagine vivre en permanence dans l’état de bien-être qu’il a
ressenti pendant ces repas.
– La perspective est séduisante, je le reconnais.
– Cette qualité de conscience est capable de changer ta vie en profondeur.
Une conscience à la fois concentrée sur chaque acte, chaque parole, et en
même temps une conscience élargie qui te permet d’être éveillé à tout ce
qui se passe en toi et autour de toi : les sensations et les bruits de ton corps,
les sons qui t’environnent, la lumière, les personnes présentes, les objets, les
odeurs. Voir, entendre, sentir, ressentir tout ce qui existe à l’instant
présent… Alors, la joie de vivre ressurgit, les relations s’embellissent. La
vie prend soudain une saveur inouïe.
– Le moins que l’on puisse dire, c’est que tu la vends bien, ta
méditation ! Bon, je réessayerai en ayant ça en tête. Ça me motivera d’avoir
à l’esprit ces bienfaits à obtenir.
Ève sourit.
– Le paradoxe, c’est que si tu cherches à obtenir ces bienfaits, tu
t’empêches d’y parvenir.
– Comme tu dis, c’est un paradoxe ! Ça va même à l’encontre de ce
qu’on m’a enseigné toute ma vie.
– Ton intention, en faisant de la méditation, doit être de développer ta
présence : être présent à toi et au monde. Les bienfaits dont on a parlé sont
des bénéfices secondaires, pas un objectif à atteindre.
– Je ne vois pas la différence.
– La différence, mon cher David, c’est que si tu te donnes un objectif à
atteindre, tu te projettes dans le futur. Tu avoueras que ça commence mal
pour celui qui souhaite être ancré dans le présent !
– Ok… Bien vu ! dit-il en se levant de nouveau. Où sont tes toilettes ?
– Pas si vite, dit Ève en remplissant son verre.
– Non mais c’est pas possible, je ne pourrai jamais avaler ça ! Et puis, je
ne peux plus tenir, il faut que je file…
– Bois, sinon tu ne sauras jamais pourquoi je t’ai fait faire ça. Et tu ne
sauras pas non plus où sont les toilettes…
– Mais…
– Bois !
Il la regarde dans les yeux et comprend qu’elle ne cédera pas. C’est une
torture mais il veut en finir, alors il se jette sur le verre et le vide d’un trait.
– Ma vessie va exploser !
– Maintenant, décide de ton avenir professionnel, puis tu pourras y aller.
– Hein ? Pourquoi tu me dis ça ? Mais je tiens plus, là ! Où sont tes
foutues toilettes, bordel ?!!!
– Prends ta décision professionnelle, dit-elle d’un ton détaché.
David n’en peut plus, c’est un supplice. Alors il formule en se tortillant la
première chose qui lui vient à l’esprit.
– Je vais arrêter mon boulot, donner mes pistes de recherche à un
collègue et faire autre chose !
– Voilà, dit-elle en arborant un large sourire. Il y a des moments où le
corps laisse le mental au vestiaire…
Puis elle ajoute :
– Deuxième porte à droite au bout du couloir.
25

Le ciel se déchire entre des forces contraires, d’épais nuages noirs


traversent agressivement des zones bleues et lumineuses au moment où
David et Ève quittent le poste-frontière.

Risque d’orage, restez autant que possible à l’intérieur.

– Tu remarqueras que je ne tiens plus compte des injonctions de mes


applis.
– Et tu te sens comment ?
– C’est ambigu, je dirais : un sentiment de liberté sur fond de culpabilité.
David est interrompu par un appel téléphonique. C’est Miotesoro.
– Il faut que je vous parle à tous les deux. Vous pourriez passer
maintenant ?
David échange un rapide regard avec Ève.
– On vient de franchir la frontière. Si on se dépêche, on est là dans une
heure.
– Soyez prudents sur la route, je n’ai plus de place dans mes tiroirs.
Quand ils poussent la porte de la morgue, ils trouvent leur ami en blouse
blanche assis sur une chaise à roulettes devant la paillasse carrelée du labo
baignée de lumière blafarde.
– Costello est décédé à l’hôpital cette nuit, dit-il en pivotant sur sa chaise.
Il n’a jamais repris conscience. On me l’a déposé ici ce matin.
– Ah…
– Et c’est dommage qu’il n’ait pas pu parler, il aurait sans doute eu
beaucoup de choses à raconter.
– Qu’est-ce qui te fait penser ça ? s’étonne David.
– Je vais vous dire un truc, mais attention, mes lapins, si jamais vous
répétez ça, je nierai l’avoir dit et vous enfermerai tous les deux dans ma
chambre froide jusqu’à ce que vos lèvres soient soudées par le gel.
– On t’écoute.
Miotesoro les fixe alternativement quelques instants avant de se lancer.
– J’ai fait un truc qu’un étudiant en médecine stagiaire à la morgue n’a
pas le droit de faire.
– Allons bon. C’est quoi ?
– L’autopsie de Costello.
– T’as autopsié Costello ? lâche David, incrédule.
– T’étais censé ne pas le répéter, ça commence mal.
– Pourquoi t’as fait ça ?
– J’ai assisté à l’autopsie de Robert Solo par son médecin traitant, l’autre
jour. J’ai vu comment il s’y prenait, j’ai fait pareil.
– Et ?
Miotesoro marque un temps avant de reprendre.
– Même faute, même punition.
– C’est-à-dire ?
– Il a exactement les mêmes symptômes. Aucun doute possible.
Syndrome sérotoninergique, overdose de sérotonine.
La nouvelle jette un froid.
– Il faut croire, ajoute Miotesoro, que ça doit être la mode, en ce
moment !
– Mais… c’est courant, comme cause de décès ?
– Avant Robert Solo, je n’en avais jamais vu. Et pourtant, j’en vois
passer, des macchabées…
David attrape une chaise et l’enfourche à l’envers. Ève s’assied à son
tour.
– Bon, dit David, faisons le point. On a deux assassinats avec le même
mode opératoire. Les deux victimes ont des points en commun. Tous les
deux travaillaient à la fac, et…
– Tous les deux couchaient avec Roseline Costello, dit Miotesoro. Le
point commun est là, parce que la fac, c’est secondaire : ils n’avaient pas les
mêmes spécialités. Solo était sociologue et Costello, avant d’être élu
président, était professeur de médecine. Il n’y a aucune raison qu’ils aient
eu un dossier ou des recherches en commun. Le lien, c’est Roseline.
– Peut-être, souligne Ève, mais ça ne fait pas d’elle une criminelle. Et
puis tu disais que c’était quasi impossible de se procurer un libérateur de
sérotonine…
– Certes, n’empêche que quelqu’un a bien réussi.
– Et quel serait son mobile ? Ça ne saute pas aux yeux.
– On ne connaît jamais la vie des gens, dit Miotesoro. Allez savoir, elle
avait peut-être un bon mobile pour les supprimer…
Ève hoche la tête.
– Je ne le sens pas…
– Ce n’est pas une question de sentiment, ma cocotte.
– Je ne suis pas ta cocotte.
– Oh là… mais faut pas te vexer, ma chérie !
– Je ne suis pas non plus ta chérie.
– Bon, je ne dis plus rien. Je vais retourner m’occuper de mes embaumés.
Eux, rien ne les vexe, ils sont super cool.
– On est coincés, maintenant, dit David. On a des soupçons, mais je ne
vois pas comment on pourrait les confirmer.
– J’ai une idée ! lance Miotesoro. Je vais appeler Roseline avec ma
casquette d’employé de la morgue pour lui demander ce qu’elle souhaite
pour la préparation du corps de son mari.
– Pourquoi veux-tu faire ça ? demande David.
– Ben, d’abord, je le fais à chaque fois, c’est la procédure. Et quand on
évoque cette question auprès de la famille, on sent tout de suite s’ils étaient
ou non attachés au défunt. Ils ne font pas d’effort pour soigner leur image
auprès de l’employé de la morgue, ils s’en fichent éperdument, alors ils sont
naturels et on perçoit tout.
– T’as raison, dit David : appelle et ça nous donnera une indication.
Miotesoro pianote quelques instants sur le clavier de son ordinateur.
– Son numéro est bien dans le fichier.
Il s’empare du téléphone posé sur la table et compose le numéro.
– Merde, répondeur ! Elle est en vadrouille, ou au bureau si elle travaille.
– Elle travaille, dit Ève.
– Comment le sais-tu ?
– Sur la photo d’elle dénudée retrouvée sur le bureau de Solo, il y avait
un post-it avec son numéro. C’était précisé « bureau ». T’as pris un cliché,
d’ailleurs, David.
Il fouille dans son smartphone et dicte le numéro à Miotesoro qui appelle
puis raccroche très vite, le teint blême.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demande Ève.
– Le standard a décroché en donnant le nom de l’entreprise…
– Et alors ?
– Stravex. C’est le labo pharmaceutique qui produit le libérateur de
sérotonine.
Ils se regardent tous les trois abasourdis. David finit par briser le silence.
– Bon, ben… je crois que c’est clair. On n’a plus qu’à remettre ça entre
les mains de la police.
Miotesoro acquiesce.
– Attendez, lance Ève. Je sens qu’il ne faut pas le faire…
– On n’a pas le choix, répond Miotesoro. Il y a quand même un sacré
faisceau d’indices qui jouent contre elle…
– Oui, mais je sens… que si la police arrête tout de suite Roseline, on ne
connaîtra jamais le vrai mobile, que l’affaire sera étouffée…
– Je ne vois pas pourquoi…
– Ève m’a déjà bluffé avec ses pressentiments. Elle n’a peut-être pas tort,
après tout…
– Allons bon ! Après l’intuition féminine, l’aveuglement masculin…
Ève se lève et marche à travers la pièce, dans la semi-pénombre de la
lumière bleutée.
– Robert Solo et Charles Costello, dit-elle, avaient un autre point
commun, au-delà de Roseline : ils étaient au courant des recherches de
Robert. Et si c’était le mobile des meurtres ?
David et Miotesoro échangent un regard.
– Je n’en sais rien, dit Miotesoro, c’est le boulot de la police, pas le nôtre.
Ma seule certitude, c’est qu’il faut les prévenir.
David acquiesce.
– Je pense que tu as raison.
– Et moi, relance Ève, je sens qu’il faut d’abord chercher à connaître la
nature et les conclusions des recherches de Robert.
– Non mais attends, dit Miotesoro, reviens sur terre, ma… euh… pas ma
cocotte, ni ma chérie… Je te rappelle que c’est vous qui avez découvert le
corps de Costello. Ça fait de vous les premiers suspects, c’est automatique.
Si en plus vous commencez à cacher des choses à la police, vous êtes mal
barrés, les zozos, c’est moi qui vous le dis !
– Il a raison. Faut les prévenir tout de suite.
– Bon, dit Ève. Laisse-nous un peu de temps pour enquêter sur les
recherches de Robert. Si on trouve rien au bout de… disons… quarante-huit
heures, t’appelles la police.
Miotesoro secoue la tête.
– Roseline Costello a demandé que le corps soit incinéré demain. Après il
sera trop tard pour faire une autopsie.
– Tu l’as déjà faite, lâche David.
– Bon sang, c’est la deuxième fois que tu parjures ta promesse ! Tu vas
finir dans ma chambre froide, mon coco… De toute façon, je suis étudiant,
alors même si j’avouais avoir fait l’autopsie, elle n’aurait aucune valeur
juridique. Il faut prévenir la police avant l’incinération.
Ève plante son regard droit dans ses yeux.
– Ok. On se donne vingt-quatre heures. Point barre.
Miotesoro soutient son regard quelques instants, puis va chercher celui de
David, qui acquiesce.
– Vingt-quatre heures. Et pas une minute de plus.
26

Vingt-quatre heures.
Vingt-quatre heures pour mettre la main sur les recherches de Robert
Solo.
– Quelles sont vos pistes ? demande Miotesoro.
David et Ève échangent un regard dépité.
– Je vais peut-être retourner chez mon oncle, propose Ève. Son
appartement a été fouillé mais les intrus ne cherchaient peut-être pas des
dossiers, après tout.
David ressent un accès de culpabilité. Qui d’autre que les services secrets
auraient pu s’intéresser à ses travaux ?
– Autre chose ? demande Miotesoro.
– Je peux tenter de retourner dans le bureau de Charles Costello, dit
David sans conviction. Il a peut-être un double ou une synthèse des
recherches de Robert. À cette heure-ci, les secrétaires seront parties, comme
la dernière fois.
Mais, là encore, il ne se fait guère d’illusions : le bureau a été fouillé.
Sans doute pour les mêmes raisons.
– Il faudrait aussi interroger les collègues de Robert, dit Ève en se
tournant vers Miotesoro. Il s’est peut-être confié à eux. Tu peux t’en
charger ?
Il secoue la tête.
– Trop risqué pour moi, les amis, désolé. J’ai trop à perdre en me
mouillant dans cette affaire. L’université de Robert est aussi la mienne…
– Bon, je m’en occupe. Je suis sa nièce, son héritière, ça ne devrait pas
sembler anormal que je me renseigne sur son travail.
David acquiesce mécaniquement. Ces pistes sont probablement vaines.
– Tu devrais contacter son notaire, suggère-t-il du bout des lèvres. Peut-
être a-t-il laissé sur son testament des instructions concernant ses dossiers
professionnels ?
– Comment peut-on imaginer qu’il ait fait une chose pareille ? balaye
Ève en haussant les épaules.
Parce que Thomas Khan des services secrets me l’a dit, songe David en
plongeant de nouveau dans la culpabilité.
– Allez, lance Ève, ne perdons pas de temps. On se retrouve ici après ?
Tu seras toujours là, Miotesoro ?
– Oui, pas de problème.
Ils se séparent.
David file à l’université. Les assistantes étant parties, il s’introduit dans
le bureau de Costello par la porte communicante, comme la dernière fois. Si
on le surprend, il lui suffira de prétexter qu’il y a perdu quelque chose lors
de la découverte du corps.
Il fouille rapidement le bureau et, ainsi qu’il le craignait, n’y trouve
aucun dossier estampillé du département de sociologie de Robert. Il ressort
prestement et se retrouve dans la rue au pied des tours. Que faire
maintenant ? Ève aura besoin de plus de temps pour les missions qu’elle
s’est données… Il se met à marcher sans but pour évacuer la culpabilité qui
persiste. Mais elle le poursuit pas après pas. Sa duplicité le ronge. Il ne
supporte plus de jouer à l’agent double. C’est devenu trop pesant, trop lourd
à porter. Il ne veut plus mentir, il a envie que les choses soient simples,
claires, et surtout d’être en paix avec lui-même.
Au loin, la haute tour du ministère de la Sécurité, qui héberge son ancien
bureau. Là-bas aussi, il voudrait tourner la page. Marre de bosser pour un
paranoïaque… D’ailleurs, n’est-ce pas la décision qu’il a prise quand Ève a
débranché son mental en remplissant sa vessie ?
Mais il ne peut se passer à la fois de son gros salaire et du pactole promis
par les services secrets… Vivoter avec un revenu universel n’est guère
enthousiasmant… Comment concilier tout ça ? Quel enfer de ne pas savoir
choisir !
Sa balade le conduit aux abords de la tour de la Bibliothèque, un lieu qui
n’est plus guère fréquenté à l’ère du numérique. Ève lui avait une fois
confié que, lorsqu’elle cherchait une solution à un problème, il lui arrivait,
en passant à côté d’une étagère, de laisser son regard se poser sur un livre.
Elle le prenait alors en main, l’ouvrait au hasard et y trouvait parfois la
réponse qu’elle cherchait. Il s’était presque moqué d’elle !
Il parcourt des yeux la façade de la tour. À chaque étage illuminé, on
aperçoit des rayonnages à n’en plus finir, des étagères bourrées de livres,
des millions de livres. Il hésite, marque un temps d’arrêt, sourit, puis se
dirige vers le hall d’entrée.
Il bipe l’accès avec son avant-bras, monte dans le premier ascenseur dont
les portes s’ouvrent silencieusement et appuie sur le premier bouton sur
lequel se pose son regard. Douzième étage.
Quelques secondes plus tard, David parcourt de longues allées bordées
d’étagères chargées d’ouvrages. Il se vide l’esprit comme le lui a appris
Ève, en concentrant son attention sur son corps, sa respiration, tout en
avançant sans but. Religions. Son regard est accroché çà et là par une
information, un écriteau. Spiritualité . Il continue d’avancer sans réfléchir.
Surtout, ne pas réfléchir. Ne rien attendre. Marcher et voir ce qu’il se passe.
Mythologies . Soudain, ses yeux se posent sur le dos d’un livre jaune. Il
s’arrête et le prend en main.
Puissance du mythe , d’un certain Joseph Campbell. Un ouvrage présenté
comme un recueil d’entretiens entre un journaliste et un mythologue
américain professeur à l’université Sarah Lawrence de New York.
Toujours sans se poser de questions, en laissant faire ses mains, David
l’ouvre au hasard, en plein milieu. Page 283. Son regard se pose sur une
ligne vers le bas de la page. Il lit ce qui suit :

… doit atteindre. Chaque incarnation a sa potentialité


propre et la vie a pour mission de réaliser cette
potentialité. Comment faire ? Je réponds : « Suivez les
mouvements de votre cœur. » Il y a quelque chose en
vous qui sait si vous êtes où vous devez être ou si vous
déraillez. Si vous déraillez pour gagner de l’argent,
vous perdez votre vie. Si vous demeurez vous-même,
vous ne ferez pas fortune, mais vous serez en paix.

David reste quelques instants immobile, presque incrédule, puis il relit


une seconde fois le texte imprimé sous ses yeux. Il se met à sourire, referme
lentement le livre et le repose délicatement à sa place.
Il ressort le cœ ur léger, et inspire à pleins poumons l’air frais comme un
vent de liberté. Il attrape son téléphone, appelle Thomas Khan et lui
annonce sa décision. Il a fait de son mieux jusque-là mais il n’ira pas plus
loin. Il raccroche et seulement se remémore sa note de frais. L’ont-ils bien
réglée ? Il hésite à rappeler, puis hausse les épaules. Que les choses se
passent comme elles le doivent.
Il se dirige à pas sereins vers la tour du ministère de la Sécurité, monte au
cinquante-sixième étage. Éric Russel n’est pas là, lui dit-on. En réunion
avec le ministre. Bon, tant pis. Il l’appellera pour lui présenter sa démission.
En attendant, il va faire don de son travail à un collègue méritant et
compétent.
Il pousse la porte vitrée de l’open space et tombe sur Kevin. Tiens,
pourquoi pas lui ? Il est compétent, connaît son métier et lui a souvent
donné des conseils quand il doutait.
– J’ai décidé de démissionner, clame-t-il.
– Ah bon… Mais… pourquoi ?… Pas parce que ta dernière démo a
planté, j’espère…
– Si, entre autres…
– Tu ne devrais pas, tu…
– Ma décision est prise.
Devant l’air dépité de son collègue, il ajoute :
– C’est comme ça… Et j’ai aussi décidé de te transmettre toutes mes
recherches. Tu verras si tu arrives à en faire quelque chose.
Manifestement confus, Kevin se met à rougir.
– Ça a l’air de te troubler, lance David en riant. Je ne suis pas sûr que ce
soit un cadeau, tu sais…
– Je suis… touché par ta confiance.
– Je t’en prie. Les autres ne sont pas là ?
– Déjà partis.
– Bon ben… tu les salueras pour moi, et puis, à l’occasion, on se prendra
un verre tous ensemble. Bon courage pour la suite.
David part, soulagé, touché par l’émotion de Kevin. J’ai bien choisi, se
dit-il.
Il rejoint vite fait la morgue, où Ève l’a précédé de peu.
– Je dois t’avouer quelque chose, déclare-t-il d’entrée de jeu. Tu vas
m’en vouloir, mais je ne peux plus garder ça pour moi…
27

Évidemment, ça a jeté un froid.


Pourtant, David était de bonne foi dans ses tentatives pour relativiser la
situation : il pensait chacune des paroles prononcées depuis le premier
instant de leur rencontre, il a certes cherché à convaincre Ève parce qu’on le
lui avait demandé mais c’étaient bien ses propres idées qu’il défendait. Si
c’était à refaire, certes, il enverrait balader dès le début les services secrets,
mais par ailleurs, il lui tiendrait les mêmes propos mot pour mot. Il a
toujours été sincère. Il a caché sa motivation mais n’a jamais trahi ses
convictions. Il n’est pas un autre que celui qu’il a montré depuis le premier
jour…
Ève a entendu ses arguments. Il n’empêche que ça a brisé quelque chose.
Elle ne le regarde plus comme avant. Une infime distance s’est glissée entre
eux, infime mais perceptible. Même Miotesoro a paru décontenancé par
cette confession, lui qui pourtant tourne tout en dérision. Il a quand même
essayé en vain de mettre un peu de légèreté en se penchant vers David pour
prononcer d’une voix cérémonieuse :
– Je t’absous par la miséricorde de Jésus-Christ qui œ uvre pour que
soient comblées au ciel les taupes et ce qu’elles ont creusé sous terre.
Face à l’absence de réaction, il a enchaîné pour connaître la suite du plan
d’action.
– Je n’ai plus d’idées, dit Ève. De toute façon, à cette heure-ci, on ne peut
plus faire grand-chose. On reprendra demain à la première heure. La nuit
porte conseil.
– Je ne travaille pas demain matin, dit Miotesoro. Je révise mes cours à la
maison. Tenez-moi au courant.
– On gagnerait beaucoup de temps si tu dormais chez moi, ose David en
direction d’Ève. J’ai une chambre d’amis.
Une longue hésitation prend racine.
– Ok.
À peine cinq minutes après avoir quitté la morgue, David est au volant
sur la route quand sa voiture lance une alerte.

Attention, votre véhicule fait l’objet d’une saisie


judiciaire, vous avez soixante secondes pour le garer en
zone réglementaire.

– Et merde ! lâche David.


– Que se passe-t-il ?
– Mon compte est dans le rouge, dit David en accélérant pour se rabattre
sur la voie de droite. Ils n’ont pas dû pouvoir prélever la mensualité du
crédit voiture.

Attention, votre véhicule fait l’objet d’une saisie


judiciaire, vous avez quarante secondes pour le garer
en zone réglementaire.

– Qu’est-ce que tu vas faire ?


– Je n’ai pas le choix, il faut se garer tout de suite et quitter la voiture.
– Vraiment ? Mais… il y a bien moyen de négocier, quand même ?
David fouille des yeux les abords pour repérer une place. Il en aperçoit
une au loin et fonce dans sa direction. Ève se cramponne à son siège.
– On ne négocie pas avec une machine.

Attention, votre véhicule fait l’objet d’une saisie


judiciaire, vous avez vingt secondes pour le garer en
zone réglementaire.

David écrase la pédale de frein devant la place, embraye la marche


arrière, manœ uvre pour se garer et coupe le contact.

Attention, laissez la clé sur le contact. Vous avez trente


secondes pour retirer vos affaires personnelles et
quitter le véhicule.

– Vite, crie David en ouvrant sa portière, attrape ton pull sur le siège
arrière, moi je prends mes affaires dans le coffre !
– Mais pourquoi se presser ? Elle ne va quand même pas exploser…
– Elle va se verrouiller, portières bloquées. T’as envie de rester coincée à
l’intérieur ?
Il contourne la voiture et se précipite sur le coffre, l’ouvre et jette sur le
trottoir tout le fourbi qu’il contient.
– T’as laissé ton portable à l’avant ! lance-t-elle. Je le prends !
– Et regarde dans la boîte à gants si j’ai des trucs !

Attention, il vous reste dix secondes pour retirer vos


affaires personnelles et quitter le véhicule.

David referme le coffre puis se rue sur les sièges arrière pour fouiller les
vide-poches.
– Ton sac à main ! crie-t-il.
Ils ont à peine claqué les portières que le clic de verrouillage résonne
comme un clap de fin.
David relâche bruyamment son souffle.
– Quelle histoire…
Ève secoue la tête.
– Mais pourquoi ils font ça ? Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
David reprend sa respiration.
– Ils géolocalisent la voiture et envoient quelqu’un la récupérer.
Il se penche sur le trottoir pour trier et regrouper ses affaires.
– Eh ben… ça rigole pas chez vous, dit-elle. Et pourquoi laissent-ils
seulement quelques secondes pour évacuer le véhicule ? Pourquoi tout ce
stress ?
– Pour que nous n’ayons pas le temps de désactiver le système connecté
qui leur permet de contrôler la voiture à distance.
Elle aide David à tasser une partie des affaires dans un petit sac.
– C’est vraiment des enfoirés… Et tu vas pouvoir régler ça et reprendre
ta voiture ?
– Non. Vu ma situation financière, aucune chance.
Il croise son regard et sent qu’elle compatit à ses ennuis.
Il est des moments dans la vie où l’apparition d’un ennemi aide à
rassembler les morceaux d’une relation fissurée…
Ils s’éloignent dans la nuit, les bras chargés et l’esprit allégé par une
connivence nouvelle.
28

Une lettre de la compagnie d’assurances habitation attend David à la


maison. Ses cotisations augmentent sans raison, c’est une première. Ça
tombe mal, évidemment.
Il montre à Ève la chambre d’amis et lui donne du linge de toilette
parfumé à la lavande.
– Il ne reste plus que seize heures avant l’incinération de Costello. Et je
ne sais pas ce qu’on peut faire, je n’ai plus aucune idée…
Ève vient à lui.
– Tu ne le sais pas mais ton intuition le sait.
Il se retient de répondre que ça lui fait une belle jambe.
– Comme tu t’apprêtes à te mettre au lit, dit-elle, il y a un truc qui marche
plutôt bien pour faire remonter l’information à ta conscience.
– J’écoute…
– Juste avant de t’endormir, demande à ton inconscient de te livrer une
idée au réveil.
– Demander à mon inconscient ? répète David en se retenant de pouffer.
– Oui.
– Et… comment je fais concrètement pour… m’adresser à mon
inconscient ?
Elle sourit.
– Il te suffit de formuler la question dans ta tête ou à voix haute, et
d’avoir confiance. Puis n’y pense plus et endors-toi.
David l’observe puis acquiesce pensivement.
– Ok, je vais le faire. Ça coûte rien d’essayer ! Bonne nuit, Ève.
– Bonne nuit. Et surtout : aie confiance.
Elle dépose délicatement un baiser sur sa joue, qui le trouble plus qu’il ne
l’aurait cru.
Il s’installe au salon, il n’a pas sommeil. L’histoire de la voiture l’a
énervé, mais par ailleurs il se sent libéré d’avoir clarifié sa situation, quitté
son job qu’il n’a jamais aimé, rompu le deal avec les services secrets, et
tout avoué à Ève. Il se sent soulagé, léger, même si l’avenir est incertain.
C’est sans doute la première fois de son existence qu’il parvient à
prendre autant de décisions capitales en un laps de temps aussi court !
Finalement, décider, c’est euphorisant. Ça donne le sentiment de mettre en
mouvement sa volonté, d’aligner sa vie sur son état d’esprit, d’aligner ses
actes sur sa pensée et ses valeurs. Un alignement enthousiasmant, une vraie
source de joie… C’est tellement bon d’être en paix avec soi-même, d’être
dans la vérité de soi.
La vérité…
Une pensée lui traverse l’esprit. LoveMe. À quel moment a-t-il été dans
la vérité sur LoveMe, si ce n’est dans les dernières publications, depuis
qu’Ève l’a mis au défi d’y parvenir ? À peu près jamais… Ou alors une
vérité partielle, tronquée de tout ce qui aurait pu desservir son image ou
diminuer le nombre de followers… Finalement, il n’a fait que mentir, par
omission ou distorsion de la réalité.
Il pousse un profond soupir.
Ses aveux à Ève l’ont tellement apaisé, tellement libéré qu’il aimerait
poursuivre sur sa lancée, cesser tous ses mensonges pour désormais vivre
dans la vérité…
Pourtant, il doit se l’avouer, il y a toujours une partie de lui-même qui
continue d’avoir envie de publier des photos ou des paroles flatteuses. On
n’interrompt pas comme ça des années d’habitude. Et puis, surtout, il a
toujours envie d’être apprécié, reconnu… Il sait bien, au fond de lui, que
tout ça est vain, que si on l’aime pour des photos peu représentatives de sa
vraie vie, des photos parfois même retouchées, ce n’est pas lui qu’on aime
et que cela risque plutôt de renforcer ses doutes sur lui-même. Oui mais
voilà, il y a quand même une part de lui qui voudrait tellement que ça l’aide
à être vu comme une personne de valeur…
Il se mordille les lèvres.
Vivre dans la vérité, c’est aussi ne pas se mentir sur ses intentions, ni les
cacher aux autres. Faire preuve de franchise…
Toutes ces considérations tournent en boucle dans son esprit.
Il finit par brancher son ordinateur pour se connecter à LoveMe. Il hésite,
puis s’empare du clavier.
Il sélectionne une photo de lui très avantageuse, suffisamment retouchée
pour le faire ressembler à un mannequin.
Il la publie et écrit :

Instant de vérité no 1

Regardez comme je suis beau, bronzé, le teint lisse.


Remarquez comme j’ai l’air à la fois détendu et sûr de moi.
Aimez-moi !

Voilà la vérité sur mon intention ! se dit-il.


Rapidement, les commentaires affluent. Pas mal de likes, des followers
qui confirment que oui, il est sacrément beau gosse ; et quelques-uns qui
prennent le message pour de l’humour au second degré et l’apprécient
comme tel.
Il publie ensuite une photo où on le voit gravir un sommet montagneux
avec tout l’équipement flambant neuf d’un alpiniste confirmé : piolet,
crampons, etc., et il ajoute :

Instant de vérité no 2

Regardez comme je suis fort et courageux. Vous avez vu cette pente vertigineuse ?
Avez-vous remarqué mon matériel de pro ? Notez mon expression déterminée dans
l’effort, pleine de persévérance, de pugnacité.
Admirez-moi !

Encore des likes, mais aussi des commentaires du style « Ça va, les
chevilles ? ».

Une photo de vacances sous un soleil éclatant. David s’en souvient


parfaitement : c’était la seule journée sans pluie de toute sa semaine de
congés ! Autour de lui, des amis tout sourire lui adressent des regards
chaleureux.

Instant de vérité no 3
Vous avez vu ce soleil, ces amis radieux qui m’entourent et qui m’aiment ? En
comparaison, vous avez l’impression d’avoir passé des vacances de merde ? Vous
trouvez que j’ai de la chance ? C’est peut-être juste que les dieux sont avec moi…
Enviez-moi !

Beaucoup moins de likes. Des commentaires d’incompréhension, mais


aussi des rires, des protestations et même quelques insultes.

L’un des clichés pris à sa demande par Ève lors de leur escapade en bord
de mer. David devant l’hôtel de luxe, assis au bord de la piscine à
débordement qui surplombe l’océan. Le ciel d’une pureté absolue se fond
dans la mer.

Instant de vérité no 4

Hôtel somptueux, n’est-ce pas ? Vous imaginez à quel point il a coûté cher ? Vous êtes
impressionnés que je fréquente ce genre d’endroit ? Ça veut dire que je suis riche. Donc
que j’ai de la valeur.
Respectez-moi !

Zéro like et une flopée de commentaires assassins. Leurs auteurs


refuseraient-ils de reconnaître leurs propres intentions quand eux-mêmes
publient sur LoveMe ?…
Il poursuit :

Do you still LoveMe ?

Non, ma vie n’est pas qu’une succession d’événements réussis, de succès


professionnels, de relations gratifiantes, de fêtes sensationnelles, de vie amoureuse au
beau fixe.
Non, je n’affiche pas toujours un sourire radieux parce que, non, je ne suis pas toujours
d’humeur joyeuse.
Non, je ne suis pas aussi bronzé et je n’ai pas la peau aussi lisse que les filtres de
LoveMe le laissent paraître.
Non, mes vacances ne sont pas toujours ensoleillées et, non, je n’y suis pas toujours
entouré d’amis hyper-épanouis qui n’ont d’yeux que pour moi.
Non, je ne mange pas tous les jours des plats gastronomiques disposés dans des assiettes
somptueuses.
Non, la lumière et les couleurs qui baignent mes scènes de vie ne sont pas aussi
extraordinaires qu’il n’y paraît…
Mais oui, j’ai envie d’être apprécié, d’être aimé et, pourquoi pas, un peu admiré…
Oui, j’ai envie d’être reconnu.
Oui, j’ai envie que l’on me trouve de la valeur.
Mais aujourd’hui, je me demande…
Et si ma valeur était sans rapport avec le soleil de mes vacances, le prix d’un hôtel, mes
relations flatteuses, mes exploits sportifs ou le nombre de mes followers sur LoveMe ?
Et si ma valeur était intrinsèque, la valeur de tout être vivant ?
Et si elle n’était pas altérée par mes erreurs, mes échecs et parfois ma tristesse ?
Et si j’apprenais à m’aimer vraiment pour qui je suis et non pour ce que je réussis, ce
que je possède, ou ce que je prétends être… aurais-je autant besoin de votre
admiration ?

Cette fois, David n’attend pas les réactions, il ferme l’application et


débranche son ordinateur.
Il va se coucher, éteint la lumière et prend un court instant pour formuler
la question destinée à son inconscient : « Que faire pour connaître le
contenu des recherches de Robert Solo ? »
Puis il s’endort en se faisant confiance…
29

David émerge lentement du sommeil avant l’heure programmée et,


spontanément, il repense à sa question de la veille. « Que faire pour
connaître le contenu des recherches de Robert Solo ? » Il l’a à peine
reformulée dans son esprit encore embué de sommeil qu’une réponse se
forme dans ses méninges vaseuses. Elle vient à lui comme ça,
naturellement, comme une évidence.
Interroger l’avatar de Robert.
Il lui faut quelques instants pour prendre vraiment conscience de ce qu’il
vient de se passer, puis il ne peut s’empêcher de sourire, les yeux encore
fermés. Ça semble si simple… Pourquoi tout le monde ne fait pas cela pour
résoudre chaque problème ?
Heureux, apaisé, il se laisse retomber dans les bras de Morphée, quand
l’assistant virtuel de son téléphone, connecté à la mini-enceinte posée sur la
table de chevet, le fait sursauter.

Bonjour, David ! Comment vas-tu bien ?

La voix exagérément enjouée l’énerve, le ferait presque glisser dans la


mauvaise humeur.

David ? Comment vas-tu bien ?

– Mal !

Il est 6 h 30, le temps est pluvieux et c’est une belle


journée qui s’annonce !

Il soupire.

David ?

– Fous-moi la paix.
La vie est belle et le bonheur t’attend à chaque instant !

Il ne répond pas.

David ?

Il tend un bras énervé vers la table de chevet, attrape l’enceinte et la


balance à l’autre bout de la chambre. Elle expire en régurgitant un bruit
sourd.
Puis il bâille, s’étire dans le lit et se redresse. Il prend son téléphone et
envoie un message à Miotesoro : « J’ai eu une idée pour notre affaire :
apporte-moi en urgence la tablette avec l’avatar de Solo ! »
Il se lève et prépare le petit déjeuner, quand Ève le rejoint emmitouflée
dans un peignoir de bain blanc trop grand pour elle.
– Ton truc a marché, dit-il. J’ai eu une idée au réveil.
– Top !
– Mais tu ne vas pas aimer…
– Pourquoi ? demande-t-elle en levant un sourcil.
– Je vais interroger l’avatar de Robert sur la tablette de la morgue.
Elle se fige.
– Sans moi, lance-t-elle d’un ton glacial.
– C’est aussi ce que je me suis dit.
– Mais je ne comprends toujours pas comment ce truc pourrait répondre à
des questions aussi précises.
Il hausse les épaules dans un geste d’impuissance.
– Difficile à expliquer dans les détails. C’est de l’intelligence artificielle
qui s’appuie sur une base de données gigantesque de tout ce qui a été capté
sur Robert : des années d’historique de toutes ses recherches sur Internet,
l’analyse de tous les fichiers de son ordinateur et du contenu de centaines de
conversations téléphoniques et d’emails, de milliers de photos et vidéos,
sans parler des inflexions de sa voix, de sa gestuelle, etc.
– Ça me dépasse.
Une demi-heure plus tard, Miotesoro débarque au milieu des odeurs de
pain grillé et de café chaud.
– Trop gentil de m’avoir préparé un petit déj ! Ça va, mes lapinous ?
Vous avez fait des folies de votre corps toute la nuit ?
– On n’est pas des lapins, justement, dit Ève, un sourire amusé aux
lèvres.
Il tend la tablette à David.
– Voilà ce que tu voulais, mon chéri, dit-il avant de se tourner vers Ève
en fronçant les sourcils. Attention, ça casse.
Elle se contente de le toiser d’un air impassible.
Miotesoro avale précipitamment une tartine et un café brûlant, puis se
lève.
– Allez, je vous laisse, les bichettes, l’anatomie masculine m’attend.
Trois cent cinquante-six pages à réviser en trois semaines, je vous dis pas le
désastre. C’est un truc à me rendre hétéro.
– Bon courage.
– Tenez-moi au courant, et grouillez-vous, mes petits chats. Gardez à
l’esprit que, dans moins de huit heures, j’appelle les flics…

David file s’enfermer dans sa chambre avec la tablette qu’il pose à la


verticale sur la console adossée au mur. Il positionne un fauteuil face à elle,
s’assied, prépare mentalement les mots qu’il va prononcer, puis lance le
programme. Robert apparaît à l’écran, plus vrai que nature.
David se racle la gorge et commence.
– Bonjour, Robert. Je suis David Lisner, un ami proche de votre nièce
Ève… J’ai longtemps travaillé comme informaticien au ministère de la
Sécurité.
– Bonjour, David, comment allez-vous ?
– Ça va, merci. J’ai une question à vous poser…
– C’est toujours intéressant de poser des questions, et c’est souvent un
signe de sagesse. Mais la plus grande des sagesses, c’est de se les poser…
– Sans doute. Mais là… vous seul pouvez répondre.
– Quelle est votre question ?
– Je m’intéresse à vos dernières recherches, je voudrais savoir sur quoi
elles portent.
Un léger sourire ironique se dessine sur les lèvres de Robert.
– Vous ignorez sur quoi elles portent ? dit-il.
– Oui.
– Alors comment savez-vous qu’elles vous intéressent ?
Bon sang, même mort, il est retors…
David s’efforce de masquer son embarras : la webcam de la tablette capte
ses expressions de visage, analysées par l’algorithme qui pilote ensuite les
réactions de Robert.
– Je m’intéresse à ce que je ne connais pas.
– Voilà une nouvelle preuve de sagesse, mon jeune ami.
David se détend. Un faux pas de corrigé.
Il s’arrange pour adopter une expression sereine et pleine de confiance.
– Alors dites-moi tout, Robert. Sur quoi portent-elles, ces fameuses
recherches ? J’ai hâte de savoir.
Robert arbore un sourire malicieux.
– Vous êtes très curieux… C’est encore une qualité, mais nous, les
scientifiques, nous sommes très secrets, vous savez. Nous ne dévoilons
jamais le contenu des recherches en cours.
– C’est bien normal, s’attriste David d’une voix faussement
compréhensive. Mais je ne suis ni un concurrent ni un journaliste.
Seulement l’ami de votre fille. Euh… de votre nièce.
Robert secoue la tête.
– Inutile d’insister, jeune homme. Un chercheur ne dévoile rien tant que
ses travaux n’ont pas été publiés.
David acquiesce en faisant un effort surhumain pour cacher son désarroi.
Puis il éteint brusquement l’application et frappe la console du poing.
– Merde !
Furieux, il rejoint Ève qui, entre-temps, a remis ses vêtements de la
veille.
– Ça n’a pas marché ?
Il hausse les épaules.
– Il dit que c’est secret, qu’il n’en parle pas tant que c’est pas publié.
Bref, c’est mort. On n’obtiendra rien de lui.
– Pourtant si, forcément.
David est interpellé par cette assurance.
– Pourquoi tu dis ça ?
– Tu m’as décrit comment l’idée t’est venue au réveil : c’est clairement
une intuition. Il n’y a aucun doute.
– Et alors ?
– Une intuition est toujours juste, par définition.
– Euh…
– L’avatar nous donnera la réponse qu’on cherche. Il faut simplement
trouver comment s’y prendre.
David n’en a aucune idée…
– Ma foi, dit-il au bout d’un long moment de réflexion, je crois que le
seul espoir, ce serait que tu le lui demandes toi-même.
Ève ne répond pas.
Il ajoute :
– Tu es sa nièce, il sera en confiance.
Elle finit par s’y résoudre.
– Merci, dit-il. Petit conseil : la caméra de la tablette étudie les
expressions du visage et les décode pour identifier tes émotions. Si tu
montres un air inquiet, l’algorithme induira chez l’avatar les réactions et les
paroles que Robert aurait adoptées face à quelqu’un d’inquiet. Idem si le
voir à l’écran te rend triste. Etc.
– C’est démoniaque, votre truc. Je déteste ça.
David soupire, impuissant.
– Si ça peut nous aider à résoudre son meurtre…
– Bon, alors faisons-le vite, qu’on tourne cette page !
– Tu te sens prête ? Ça va aller ?
Elle acquiesce et s’installe face à la tablette que David a disposée devant
elle.
– Je comprends que ce soit éprouvant, mais essaye de contenir tes
émotions, d’accord ?
– C’est troublant, tu sais, c’est tellement réaliste ! On s’adresse à un truc
virtuel sans conscience mais qui réagit comme s’il avait la conscience de
Robert, ce qui nous conduit fatalement à le voir comme le vrai Robert…
– C’est fait pour ça.
– Vous êtes cinglés.
– Allez, je lance l’application.
Ève prend une profonde inspiration.
Robert apparaît à l’écran.
– Bonjour, Robert, dit Ève en faisant manifestement un effort pour
sourire.
– Bonjour, Ève. Quel plaisir de te voir !
– Oui, moi aussi.
– Comment vas-tu, ma chère nièce ?
– Ça va, merci. Et t… ça va. Je… je pensais à toi, et j’ai une question à te
poser.
– C’est toujours intéressant de poser des questions, et c’est souvent un
signe de sagesse. Mais la plus grande des sagesses, c’est de se les poser…
Elle se tourne vers David et lui glisse à voix basse en cachant
discrètement sa bouche derrière sa main :
– C’est troublant, c’est typiquement le genre de réponse qu’il aurait pu
me faire dans la réalité.
– Je veux bien le croire…
Elle se concentre de nouveau sur l’écran.
– Pourquoi es-tu émue, ma chérie ?
Cette remarque engendre un léger tremblement des lèvres d’Ève, comme
si nommer son émotion l’avait accentuée. David ne la quitte pas des yeux.
Elle semble essayer discrètement de respirer profondément pour se
détendre, tout en se forçant à sourire.
– C’est… sans doute la joie de te voir.
– Cette joie est réciproque, ma chère nièce ! Alors, quelle est ta
question ?
– Eh bien, je me demandais sur quoi tu travaillais en ce moment.
– Oh, tu sais, tous mes jours se ressemblent un peu : je poursuis mes
recherches, comme d’habitude.
– Ah oui ? Et elles portent sur quoi, tes recherches, en ce moment ?
– Tu sais, je suis très secret là-dessus…
– Mais je suis ta nièce !
– Ma chère Ève, même si j’étais marié, je n’en toucherais pas un mot à
ma femme ! Personne n’en connaît la teneur, à part bien sûr le président de
l’université et ma collaboratrice. Et puis, même si je n’étais pas aussi secret,
cette fois-ci, j’éviterais d’en parler ! Figure-toi que ces recherches portent
sur un sujet qui me donne de la tension, et c’est mauvais pour mon cœ ur !
Tu sais, je suis vieux et pas en bonne santé.
– Ok, je comprends. Bonne journée, Robert, je t’embrasse.
David lui fait les gros yeux mais elle éteint l’application.
– Mais pourquoi t’as coupé court comme ça ??? Fallait insister !!!
– S’il est comme l’original, il ne cédera jamais. Mais nous savons
maintenant à qui nous adresser ! C’est l’essentiel, non ? Appelons tout de
suite sa collaboratrice. Pourquoi tu fais cette tête ?
Il se laisse retomber sur son fauteuil, complètement vaincu.
– C’est ma cousine, murmure-t-il. Émilie Blanchard. Celle dont tu portes
le collier. Elle est dans le coma à l’hôpital.
Le malaise est palpable. David plonge sa tête entre ses mains.
L’ultimatum expire dans sept heures et il n’a aucune autre piste.
– Allons quand même la voir, suggère Ève. On ne sait jamais…
– Autant demander à Miotesoro d’interroger Costello dans son tiroir.
Ève se lève et se met à faire les cent pas.
– Ça ne colle pas. Je sens qu’Émilie va nous parler. Je la vois nous parler.
– Mais c’est impossible, je te dis.
– C’est bien pour ça que ça ne colle pas.
David hausse les épaules. Ève continue ses allées et venues en boucle.
– Allons à l’hôpital, lâche-t-elle. Allons la voir.
– Ça ne sert à rien.
– Et si elle était sortie du coma ?
David, las, lui tourne le dos et compose le numéro.
– On va en avoir le cœ ur net.
Il met le téléphone sur haut-parleur, l’hôpital décroche, on lui passe le
service réanimation. La personne au bout du fil semble surprise par la
question : non, si elle était sortie du coma, on aurait prévenu sa famille.
– Qu’elle aille vérifier maintenant ! chuchote Ève d’un ton impératif.
– Vous pourriez aller jeter un nouveau coup d’œ il pour moi, s’il vous
plaît ?
– Non, écoutez, je n’ai pas que ça à faire, moi. On vous le dira si elle se
réveille, ne vous inquiétez pas. Au revoir, monsieur.
Elle raccroche.
– Allons-y ! ordonne Ève.
David secoue la tête.
– J’ai l’impression que tu t’accroches pour démontrer coûte que coûte
que c’était bien une intuition… On perd notre temps.
– T’as mieux à proposer ? lance-t-elle, manifestement piquée au vif.
David hésite un long moment, puis il soupire, vaincu.
– Allons-y si tu veux…

Kevin termine sa présentation sous les applaudissements de toute


l’équipe réunie. Même Éric Russel semble en joie, c’est rare !
– Bon, s’enthousiasme Éric en se redressant. Ce coup-ci, on tient la
bonne piste, c’est clair. Il faut foncer, pas de temps à perdre. Partons tous
sur cette proposition. Kevin, t’es nommé chef de projet. On doit pouvoir
mettre tout ça au point d’ici deux ou trois semaines max. Shootez-vous aux
vitamines, au café, au sucre, et à toutes les substances illicites qui peuvent
vous faire tenir ! On se reposera après, et on aura tout le temps d’entrer en
désintox ! Allez, on va bouffer et on se retrouve ici au plus tard à 14 heures
pour se répartir le boulot.
L’équipe au complet se lève. Certains viennent faire un check à Kevin ou
lui glissent un compliment. Il se sent une star, il est heureux.
La salle se vide, Éric lui fait signe de se rapprocher. Son assistante est
restée à côté.
– Je double ton salaire à partir d’aujourd’hui, déclare-t-il en enfilant sa
veste. Mais tu ne vas pas chômer, je te préviens.
– Tu peux compter sur moi, dit Kevin.
– J’espère bien, lance Éric en quittant la salle.
L’assistante le suit des yeux puis adresse un grand sourire à Kevin.
– Content ?
– Oui, c’est une belle récompense.
– C’est mérité, je suis ravie pour toi. Ça doit faire drôle de voir son
salaire doubler du jour au lendemain… T’as déjà une idée de ce que tu vas
faire avec ?
– Je ne sais pas… Sans doute déménager dans un étage élevé avec vue
sur la mer. C’est un peu le rêve de chacun, non ?
30

Le vent siffle entre les tours pour tenter de chasser les nuages sombres
qui s’amassent comme un bataillon de manifestants en colère. Privés de
voiture, David et Ève sont contraints de traverser la ville à pied, fendant les
bourrasques sur leur chemin.
Avant de partir, David a consulté ses emails et a eu la désagréable
surprise d’apprendre que ses cotisations d’assurance santé allaient exploser.
À croire que tous les assureurs se sont ligués contre lui. En revanche, sa
sortie de la veille sur LoveMe a généré une incroyable avalanche de
commentaires dont la plupart abondent dans son sens. Étonnamment, la
vérité fait recette. Dorénavant, il ne publiera plus que pour le plaisir de
partager un vécu ou d’apporter quelque chose aux autres, sans plus jamais
chercher à gagner des likes ou des followers. Il veut rester dans la paisible
joie de s’exprimer dans la vérité.
– Je ne te garantis pas que tu pourras entrer à l’hôpital, dit David en
marchant les yeux légèrement plissés pour se protéger du vent de face.
– J’ai sur moi le collier de ta cousine.
– Oui, mais je ne sais pas si le système va laisser entrer quelqu’un qui est
censé être déjà à l’intérieur…
– Ça a marché, la dernière fois.
– C’était le bâtiment administratif, qui est à part. Si ça coince, on ne se
connaît pas et tu files avant qu’un agent de sécurité arrive. On aurait du mal
à expliquer ta présence.
– Ok.
Ils se séparent avant d’arriver aux portes de l’hôpital, et Ève se présente
en premier. David l’observe discrètement à travers les vitres coulissantes de
l’entrée en faisant mine d’être absorbé par son portable. Un vigile en
uniforme gris est posté à côté du portique de contrôle. Si elle est refoulée,
ça va être compliqué de s’éclipser.
Ève s’approche et une ampoule rouge s’allume. L’espace d’un instant,
David croit que c’est elle qui l’a déclenchée. Mais il s’agit d’un homme qui
passe dans l’autre sens, pour sortir. Le vigile se dirige vers lui, et Ève en
profite pour s’avancer.
Lumière rouge.
David se hâte à l’intérieur, prêt à faire diversion si nécessaire.
Mais Ève a déjà reculé et le gardien ne s’est rendu compte de rien,
manifestement trop focalisé sur l’homme refoulé. David la voit alors se
pencher vers une très vieille dame en fauteuil roulant, échanger quelques
mots, puis empoigner le fauteuil, l’engager rapidement dans la direction de
David avant de bifurquer au dernier moment vers le portique. Au passage,
elle effleure David et lui glisse le collier dans la main.
C’est d’un pas assuré qu’elle franchit le passage avec la vieille dame, et
David réprime un sourire. Il enfouit le collier dans sa poche et s’avance à
son tour.
Lumière rouge.
Il se tourne vers le vigile et mime un air agacé.
– Pas très fiable, votre matos !
L’autre s’avance, suspicieux, en fronçant ses sourcils noirs et
broussailleux. Son parfum outrageusement poivré est désagréable. Il
approche de l’avant-bras de David son détecteur portable.
Lumière verte.
– Faudrait songer à le réviser, dit David. Allez, bonne journée.
– À vous aussi, grommelle le gardien en le laissant passer.
David suit à distance Ève qui accompagne la vieille dame jusqu’en salle
de visite, puis il la rejoint et ils se pressent vers le service réanimation. Là,
ils s’équipent de blouses, de charlottes, de surchaussures en papier bleu et
de masques.
Personne dans le couloir. Ça empeste les produits désinfectants. Ils
entrent dans la chambre immaculée et surchauffée.
Malheureusement, Émilie n’a pas bougé d’un pouce depuis la dernière
visite de David. Exactement la même position, sur le dos, les cheveux
châtains étalés sur l’oreiller, et toujours possédée par la machine
éléphantesque aux tuyaux invasifs.
Ils restent quelques instants debout au pied du lit, dans un silence
seulement profané par les bips réguliers émis par la machine dont l’écran
affiche des chiffres lumineux.
– Bon, chuchote David au bout d’un moment. Elle ne semble pas tout à
fait prête pour le concours d’éloquence…
Ève garde les yeux rivés sur le visage d’Émilie.
Dehors, les nuages s’amoncellent dans le ciel tourmenté. David pense à
Robert Solo, à ses recherches. Il aimerait qu’une idée jaillisse pour le guider
sur une piste. Mais rien ne vient, son esprit est désespérément stérile.
– On va peut-être rentrer ? dit-il.
Mais Ève reste figée, comme hypnotisée par la patiente.
– Comment est-elle tombée dans le coma ? demande-t-elle soudain.
– Les médecins l’y ont plongée. Son état l’exigeait.
Nouveau silence, au bout duquel Ève secoue la tête, l’air incrédule.
– Dès que je l’ai vue, une idée m’a traversé l’esprit.
– Quoi ?
– Qu’elle allait bien.
David observe sa cousine quelques instants.
– C’est le coma qui donne cette impression : elle est apaisée, elle semble
dormir tranquillement.
– Ce n’est pas ça. En fait, je…
– Oui ?
– Je sens qu’elle va bien. J’en suis… intimement persuadée.
Il est des idées dont on se passerait volontiers. Pour David, celle-là en fait
partie. Une idée dérangeante parce que sans issue : on ne peut absolument
rien en faire.
– Qu’est-ce que tu veux que je réponde ? Je n’ai aucun moyen de
confirmer ni de contredire cela.
– Je ne veux rien, je te dis simplement ce que je ressens.
David soupire et, l’esprit aussi tourmenté que le ciel, regarde de nouveau
les nuages.
– Bon, finit-il par dire. Je vais chercher un médecin.
Ève ne répond rien.
Il sort de la chambre, longe le couloir jusqu’au bout, puis tourne à gauche
et s’approche d’une pièce aux parois vitrées abritant un certain nombre
d’écrans, sans doute la salle de contrôle. Il s’adresse à une femme en blouse
blanche assise face aux écrans. Elle est très belle et il se sent soudain
ridicule avec sa charlotte sur la tête et son accoutrement de fin papier bleu,
ample et chiffonné, qui se gonfle comme un parachute quand il marche.
– Il n’y a plus grand monde, la plupart des médecins sont partis déjeuner,
lui répond-elle. Je vais essayer de trouver quelqu’un et je vous l’envoie.
David retrouve Ève assise sur une chaise, toujours concentrée sur Émilie.
Quelques minutes plus tard, ils sont rejoints par un homme assez austère
d’une quarantaine d’années, blond aux traits anguleux, avec un badge
d’anesthésiste-réanimateur agrafé sur sa blouse blanche.
– Je réalise qu’on ne m’a jamais indiqué les raisons précises de son
placement en coma artificiel, dit David après s’être présenté. Je ne sais pas
exactement pourquoi on impose ça à un patient…
Le médecin croise les bras. Il a la mine contrariée de celui qu’on vient
déranger en plein repas pour lui poser des questions débiles.
– Il peut y avoir différentes raisons, récite-t-il d’un ton las. On peut
mettre un patient sous coma artificiel pour prolonger un coma initial induit
par un trouble neurologique, ou à cause d’un problème respiratoire lié à un
choc ou à une maladie, ou encore pour une défaillance cardiaque. Ça peut
être aussi tout simplement pour le protéger d’un traumatisme douloureux.
David le regarde en silence. De son côté, Ève paraît sceptique.
– Ce n’est pas moi qui m’en suis occupé à son arrivée, précise le médecin
en désignant Émilie du menton. Je ne peux pas vous dire exactement ce
qu’il en était pour elle. Mais si ça peut vous rassurer, il ne peut guère y
avoir d’erreur médicale dans ce domaine. Les décisions de mise sous coma
artificielle sont générées par un algorithme qui prend en compte une
multitude de critères cliniques et biologiques. Si c’est une détresse
respiratoire, le système va évaluer s’il y a polypnée, hypoxie, ou encore
hypercapnie. Si c’est un trouble neurologique, il va calculer un score de
Glasgow basé sur la motricité, le verbal, les réactions oculaires… Bref, tout
est répertorié et analysé, aucune décision n’est prise à la légère.
– Je n’en doute pas, dit David qui culpabilise de lui faire perdre son
temps et se prépare par ailleurs à de nouvelles remarques acerbes de son
amie sur les algorithmes.
– Quand allez-vous la sortir du coma ? demande Ève.
– Dès que l’algorithme analysant les différents indicateurs nous y
invitera.
Après leur avoir demandé s’ils avaient d’autres questions, le médecin les
salue et se retire.
David attend quelques instants et se tourne vers Ève.
– Bon, alors, t’en penses quoi ?
Elle pose sur lui un regard affûté. Cette fille a une assurance à faire
douter de leur diagnostic toute une assemblée de médecins.
– Débranche-la.
David pouffe de rire.
– Bien sûr !
– Je ne plaisante pas. Débranche-la.
Il cesse de rire et la fixe dans les yeux.
– N’y songe même pas.
– Elle n’a rien, j’en suis convaincue.
Il soupire.
– Mais comment peux-tu en être si sûre, hein ? Tu peux te tromper,
nommer intuition une idée saugrenue qui te traverse l’esprit.
– Ça peut arriver, mais pas là.
– Ah oui ? Et comment le sais-tu ?
– Parce qu’elle s’impose à moi comme une évidence, et dans ces cas-là,
je sais que c’est une intuition et qu’il n’y a pas de place pour le doute.
David soupire de nouveau, bruyamment.
– Tu te rends compte du risque ?
– Non, je ne suis pas médecin. Mais j’imagine que s’ils l’ont endormie
une fois, ils pourront toujours la rendormir une autre fois.
– C’est n’importe quoi… Et si elle s’étouffe quand on la débranche, ou
fait un arrêt cardiaque ou je ne sais quoi encore ?
– On est au service réanimation d’un hôpital, ils sauront quoi faire.
David secoue la tête, dépité.
– Et si elle se met à hurler comme une bête ? À hurler de douleur ?
– Et si l’algorithme avait cafouillé et qu’on l’avait endormie pour rien ?
Il croise les bras et s’assied au bout du lit en soupirant.
Certes, Ève pourrait avoir raison. Mais quand même, débrancher une
patiente en coma artificiel semble un truc dingue. Comment prendre un tel
risque ?
– Et puis d’abord, je ne sais pas faire ça, moi. Tu l’as vue ? Elle a des
perfusions, une aiguille plantée dans le cou, un truc branché au bout du
doigt, un tuyau dans la bouche, des électrodes de partout… Je n’ai aucune
idée de la façon de défaire tout ça !
Ève le toise avec un léger sourire aux lèvres.
– Ton pote, il est médecin, non ?
– Étudiant en médecine, c’est différent.
– Oui, mais il a quasiment terminé, il connaît tout ça. Appelons-le.
– Il ne voudra jamais.
– Ne décide pas à sa place. Laisse-lui sa liberté.
Contrarié, David prend son portable, appelle Miotesoro, le met sur haut-
parleur et lui passe Ève.
– Coucou, ma poulette ! Je vais me rendre chez toi ces jours-ci. J’ai trois
défunts à rapatrier sur ton île. Accident de voiture en famille et…
– Attends, désolée mais on a une urgence.
Elle lui résume la situation.
– Mais vous avez fumé la moquette, mes lapins !
– Allons droit au but, dit Ève. C’est l’heure du déjeuner, il faut en
profiter, il n’y a pas foule dans le service. Dépêchons-nous avant qu’ils
reviennent tous. Dis-nous comment on la débranche.
– Il est hors de question que je vous fasse faire un truc pareil ! Comptez
pas sur moi, les amis…
– C’est comme tu veux, dit Ève d’un ton qui exclut toute plaisanterie.
Mais si tu refuses, on va improviser tout seuls, et c’est là qu’on risque de la
mettre en danger.
– Non, mais…
– Décide-toi !
– Je ne veux pas être complice d’un accident si ça tourne mal.
– Détends-toi, on est à l’hôpital ! Si ça se passe mal, j’appuie sur le
bouton d’urgence et quelqu’un débarque dans les trois secondes…
Silence au bout du fil.
– Miotesoro ?
– Je ne veux pas être mêlé à ça. S’il y a un problème, ça peut me coûter
mon diplôme.
– S’il y a un problème, je m’engage à raccrocher et à demander tout de
suite de l’aide. On ne lâchera jamais ton nom, même sous la torture.
Nouveau silence.
– Tu ne crains rien, ajoute-t-elle. Et elle non plus. Si elle a été endormie
par erreur, tu lui rends un sacré service. Et tu nous évites de la charcuter en
le faisant nous-mêmes sans savoir comment nous y prendre.
Il ne répond pas.
– Miotesoro ? dit David.
– Ok, finit-il par dire. Mais je vous préviens : au moindre problème, je
raccroche et vous vous démerdez.
– T’es un ange, dit Ève.
– Je suis un con, oui… Vous abusez de ma faiblesse d’homme sensible et
compatissant.
– Bon, on commence par quoi ?
– Mettez le téléphone sur haut-parleur…
– C’est fait.
– Posez-le et désinfectez-vous les mains. Il doit y avoir un distributeur
mural. Et après ne touchez plus au téléphone ! Il y a plus de bactéries là-
dessus que dans la cuvette des toilettes publiques.
Ils se frottent tous les deux activement les mains avec du gel.
– Ok, c’est bon pour nous, dit Ève.
– Maintenant, il faut éteindre le scope, parce que sinon ça va sonner dans
la salle de contrôle et un infirmier va débouler fissa. Remarquez, il y en a
un dans le service qu’a des yeux à tomber. J’ai jamais vu un regard pareil
et…
– On en parlera une autre fois, coupe David. Il faut se grouiller
maintenant. C’est quoi, le scope ?
– C’est l’écran qui affiche la fréquence cardiaque, la saturation, et tout le
toutim. Il y a des chiffres lumineux en vert, bleu et rouge et il émet des bip-
bip assez forts.
– Vu.
– Éteins-le.
– Ok… c’est fait, dit Ève.
– Bon, maintenant, pour la réveiller, faut arrêter le propofol.
– C’est quoi, ce truc ? dit David.
– Je croyais que t’étais fan de Michael Jackson ?
– Quel est le rapport ?
– Il était addict à ça, tu devrais le savoir.
– Bon sang, Miotesoro, on est pressés, merde ! Arrête de plaisanter, tu
veux bien ?
– C’est le médoc hypnotique qui a anesthésié ta cousine et tué ton idole.
– Et comment je l’arrête ?
– C’est dans la perfusion. Vous devez voir un pousse-seringue…
– Ça doit être ça, dit Ève en désignant un appareil.
– Alors retirez la seringue du pousse-seringue et… en fait, non ! Faites
pas ça, ça va sonner !
– Bon… dit David qui sent son cœ ur battre à cent à l’heure. Alors on fait
comment ?
– Désolé. Appuyez d’abord sur le bouton « Stop ».
– Ok, dit Ève, c’est fait.
– Maintenant vous pouvez retirer la seringue.
Ève s’en charge. David respire profondément.
– Et ensuite ?
– Elle devrait se réveiller très rapidement.
Un bruit de pas dans le couloir.
– Chut, tais-toi, il y a quelqu’un, murmure David en rapprochant sa
bouche du téléphone.
Les pas s’approchent. Il échange un regard avec Ève, aussi pétrifiée que
lui. Si on entre, ils sont cuits.
Les pas ralentissent…
David retient son souffle.
Il n’a même pas anticipé ce qu’il pourrait dire s’ils se font prendre. Et là,
sous stress, son cerveau est comme grippé, à court d’idées…
Et Émilie qui va se réveiller… Pourvu qu’elle ne se mette pas à crier, à
faire du bruit… Il jette un coup d’œ il inquiet dans sa direction. Elle a
bougé les cils, il en est presque certain. Il avale sa salive.
La poignée de la porte de la chambre s’actionne.
Ils sont fichus.
La porte s’entrouvre, David se fige, son cœ ur va exploser, Ève est rouge
pivoine, et, subitement, une sonnerie retentit au loin. Peut-être dans la salle
de contrôle ? David bloque sa respiration, se raccroche à un fil d’espoir
aussi ténu qu’une soie d’araignée, et attend…
La porte se referme, les pas s’éloignent.
Ève lui fait un clin d’œ il. David relâche son souffle. Sauvés pour
l’instant.
– Aouinhhhouinnnn…
Émilie !
Ils se tournent vers elle en une fraction de seconde. David a le réflexe de
lui plaquer la main sur la bouche pour la faire taire mais le tube qui en sort
complique sa tâche. Il se retourne anxieux vers la porte, l’oreille tendue.
Aucun bruit.
Il reste sur le qui-vive, puis regarde de nouveau Émilie. Ses yeux sortent
de leurs orbites, horrifiés. David lâche sa main et met son doigt sur ses
propres lèvres en la suppliant de se taire. Mais elle semble très perturbée,
très confuse, ses yeux oscillent dans tous les sens, son corps s’agite et elle
produit des sons étouffés qui résonnent bizarrement dans le tuyau.
– Aiiiouin houhhouinnnn…
– Débranchez le tube du tuyau ! ordonne Miotesoro.
Ève se précipite, dévisse la partie externe du tube et… ça se met à sonner
dans la chambre !
– Rebranchez le tube ! crie Miotesoro.
Ève le remet en place et l’alarme s’arrête instantanément.
– Ce coup-ci, on est foutus, dit David.
– Aouinhhhouin ouinouinnnnyaaaain…
– Pas sûr, dit Miotesoro. Le respirateur a une alarme locale, ça sonne pas
en salle de contrôle.
– Qu’est-ce qu’on doit faire ? lance Ève, énervée, dans la direction du
téléphone.
– Éteins le respirateur ! Trouve le bouton, vite !
David fait désespérément signe à Émilie de se taire. En vain.
– Heinhein heinwouwoowoo…
– Je crois qu’il va falloir l’achever, dit Miotesoro.
– Putain, arrête de plaisanter ! crie David.
– Alors maintenant il faut retirer tout le tube de sa bouche. Mais on ne
peut pas tirer dessus comme ça parce qu’il y a un petit ballonnet qu’on a
gonflé après avoir passé les cordes vocales. Il faut d’abord le dégonfler en
mettant une seringue à l’extrémité.
– Je trouve ça où ? dit Ève.
Silence.
– Il risque de ne pas y avoir ça en chambre.
Ève lance un regard paniqué vers David.
– Comment on fait ? dit-il. Il doit bien y avoir un autre moyen, non ?
– Bon ben… tant pis pour le ballonnet. Tirez quand même sur le tube,
mais elle va déguster au passage…
– Aaaaaahinnnnnn…
Les yeux d’Émilie lancent des éclairs de colère.
– Je suis désolé, chuchote David en approchant lentement sa main du
tube tandis que les yeux de sa cousine s’écarquillent dans une expression
horrifiée.
Il dégouline de sueur.
Il tire le plus doucement possible, avec des pensées de haine à l’égard
d’Ève qui l’a mis dans cette situation démentielle.
– Je t’en supplie, dit-il à Émilie. Ne crie pas.
Elle est tellement contractée qu’elle est toute raide.
Le tube finit par s’extraire complètement, et David pousse un ouf de
soulagement.
Émilie tend ses bras vers le plafond et regarde, l’air effrayé.
– La chaussure vole, dit-elle.
David se fige.
– Pourquoi la chaussure vole ? demande Émilie.
Il se tourne, catastrophé, vers Ève.
– On n’aurait peut-être pas dû la réveiller, murmure-t-il avec un mélange
d’amertume et de culpabilité.
– Attention, dit Émilie, elle va tomber !
– Qu’est-ce qu’on doit faire ? lance David en direction du téléphone.
– Délire post-anesthésique, déclare Miotesoro. Ça arrive.
– On gère ça comment ? dit Ève.
– Laissez, c’est juste des hallucinations visuelles, ça va passer.
Maintenant, il faut lui retirer ses perfusions. Commencez par celle dans la
jugulaire.
– Elle est à qui, la chaussure ? demande Émilie.
– L’aiguille dans le cou ?
– Oui, c’est ça.
– Euh… je le sens pas, marmonne David.
– Je vais le faire, dit Ève.
Elle s’approche d’Émilie, lui adresse un sourire qui se veut rassurant,
décolle délicatement le pansement qui maintient le dispositif en place, saisit
l’aiguille à deux doigts et la retire.
– Ça pisse le sang ! crie-t-elle. Qu’est-ce que je fais ?
– Comprime avec un pansement !
– J’en ai pas !
– Euh… prends le drap ! Tant pis pour l’asepsie.
Ève s’empare d’un coin du drap blanc qui couvre encore Émilie et
l’applique sur le cou ensanglanté. Le drap s’imbibe de rouge.
– Ça va aller, tout va bien, dit-elle à Émilie d’une voix douce en
observant avec inquiétude la tache rouge qui s’étend très vite sur le drap.
David devient blême.
– Miotesoro ! Je crois qu’on vient de faire une connerie ! Émilie est
hémophile et… elle saigne, ça s’arrête pas… Elle va se vider de son sang.
Ève lui lance un regard épouvanté, et Émilie tourne lentement la tête vers
lui. Ses yeux expriment un mélange d’horreur et d’indulgence fataliste,
celle que l’on voit chez les mourants qui veulent partir en paix.
– Qu’est-ce qu’on peut faire ? crie David.
– T’inquiète, mon lapin. Ça va s’arrêter, elle est traitée pour ça,
forcément. Maintenant, retire aussi ce qu’on lui a mis au bout du doigt.
– D’accord, murmure David qui est tout sauf d’accord.
Il transpire à grosses gouttes.
Il s’exécute en faisant de son mieux pour penser à autre chose.
Le regard d’Émilie a changé. Elle semble moins confuse.
– Je veux me lever, dit-elle.
– Elle a le droit ? demande David au téléphone.
– Ok, mais faut y aller mollo. Ses muscles ont dû s’atrophier. Aidez-la à
se tenir debout.
Ève retire précautionneusement le drap appliqué sur le cou et vérifie que
ça a bien coagulé.
Émilie bascule ses jambes sur le côté du lit et se lève. Elle titube et David
la retient. Puis elle se stabilise, fait lentement quelques pas puis marque une
pause.
– Comment te sens-tu ? s’inquiète David.
Elle balaye très lentement la chambre des yeux.
– Il a perdu sa jambe, dit-elle en désignant du menton le mur face à eux.
David se garde de répondre. Il la croyait sortie de son délire post-machin,
mais ce n’est pas le cas. Que vont-ils faire si elle continue à dérailler ?
– Et là, dit-elle en se retournant vers le mur opposé, on lui a rasé la tête.
David acquiesce gentiment pour ne pas la contrarier.
– Comment te sens-tu ? répète-t-il.
– Ça va, répond-elle d’un air absent.
David fusille du regard Ève qui sourit, victorieuse.
Émilie pose ses yeux sur lui.
– On a fouillé dans ton ordinateur au bureau, on a fait des trucs derrière
ton dos.
David fronce les sourcils. Elle hausse les épaules.
– De toute façon, t’as démissionné.
David écarquille les yeux.
– Attends une minute ! Comment tu peux savoir ça, toi, alors que t’étais
dans le coma ?
31

Éric Russel s’affale dans son canapé ultra-moelleux. Il a enfilé son


jogging préféré, informe mais tellement confortable, et s’est servi un verre
de Jack Daniel’s qu’il a posé sur la table basse, à portée de main.
Ce soir, il est soucieux. Plus que d’habitude. Kevin piétine avec l’équipe,
c’est une évidence. Avoir eu un éclair de génie ne suffit pas. Mener un
projet à son terme, c’est une autre paire de manches…
Il prend son ordinateur portable sur les genoux et le connecte à l’écran
géant de la télé. Puis il lance la diffusion des enregistrements vidéo de ses
collaborateurs, captés par la webcam à leur insu. Ça fait un bout de temps
qu’il ne les a pas visionnés. C’est plus prudent, on ne sait jamais.
La plupart sont inintéressantes, genre conversations météo ou séries télé,
et il accélère un peu la vitesse de lecture, pour ralentir dès que les sujets
concernent le boulot. Ou la politique. Ou les affaires de couple. Il ne devrait
pas, il le sait bien, mais après tout, ça ne fait de mal à personne. Et puis,
connaître la nature des relations entre les collaborateurs permet aussi de
mieux comprendre les difficultés qu’ils peuvent avoir à travailler ensemble.
D’ailleurs sa coach ne conseille pas autre chose. Certes, elle n’approuverait
pas ce qu’elle considérerait comme de l’espionnage. Elle est un peu naïve,
parfois. Elle lui dirait d’avoir confiance, elle affirmerait que les gens se
montrent à la hauteur de la confiance qu’on place en eux, mais ça, c’est des
foutaises. C’est même le contraire : quand ils savent que vous avez
confiance en eux, c’est là qu’ils peuvent abuser de vous. Et puis, de toute
façon, la confiance, ça ne se décrète pas, ce sont les faits qui nous montrent
qu’on peut ou pas avoir confiance. Sinon, c’est le meilleur moyen de se
faire avoir. La meilleure protection, c’est l’anticipation.
À l’écran, on voit Mickaël, la dernière recrue, en train de se marrer avec
Vanessa, son assistante. Elle le sait, pourtant, qu’il ne veut pas de copinage
au bureau. Il l’a à l’œ il, celui-là, depuis la fois où il s’est foutu de sa gueule
au déjeuner. Ça, il l’oublie pas. La prochaine fois, il dégage. Tant pis s’il est
bon techniquement. Mieux vaut un tocard fidèle qu’un cador perfide.
Tiens, en parlant de tocard, voilà David à l’écran. Il le croyait fidèle, lui.
Sa démission surprise a prouvé le contraire. Comme quoi, il faut toujours se
méfier. Dès qu’on relâche la garde, on se fait baiser. Il échange avec Kevin.
Éric monte le son et retourne un peu en arrière pour entendre le début de
la conversation.

– J’ai décidé de démissionner, dit David.

Il a un air penaud. Quel imbécile ! Éric attrape son verre de whisky, le


fait tournoyer pour remuer les glaçons, et en boit une gorgée.

– Ah bon, dit Kevin. Mais… pourquoi ?… Pas parce


que ta dernière démo a planté, j’espère…
– Si, entre autres…
– Tu ne devrais pas, tu…
– Ma décision est prise. C’est comme ça… Et j’ai aussi
décidé de te remettre toutes mes recherches sur la piste
que j’ai présentée l’autre jour. Tu verras si tu arrives à
en faire quelque chose.

Kevin se met à rougir. Éric avale une autre gorgée sans perdre des yeux
la scène une seule seconde. David se marre.

– Ça a l’air de te troubler. Mais je ne suis pas sûr que


ce soit un cadeau, tu sais…
– Je suis… touché de ta confiance.
– Je t’en prie. Les autres ne sont pas là ?
– Déjà partis.
– Bon ben… tu les salueras pour moi, et puis, à
l’occasion, on se prendra un verre tous ensemble. Bon
courage pour la suite.

Ça enchaîne sur une autre séquence avec Mickaël.


Éric met sur pause.
Il avale d’un trait le reste du whisky et pose le verre, passablement
énervé.
Le tocard n’est peut-être pas celui qu’on croit.
32

Émilie regarde David en plissant légèrement les yeux, l’air troublé.


– Je ne sais pas. Je crois que j’étais là, et…
– Mais enfin, Émilie ! T’étais dans le coma depuis dix ou quinze jours
quand c’est arrivé et…
– On en parlera plus tard ! coupe Ève. On n’a pas le temps !
Elle se tourne vers Émilie.
– J’ai une question très importante. Sur quoi Robert Solo et toi
travailliez-vous ces derniers temps ?
Émilie la regarde intensément.
– Robert est mort, dit-elle.
– Comment le sais-tu ? s’écrie David. T’étais dans le coma, là aussi !
Son regard s’assombrit tandis qu’elle semble fixer un point invisible au
loin.
– Ils vont revenir.
– Qui ça ?
– Je veux m’en aller ! Je veux partir !
– Euh… ce n’est pas possible, Émilie. Je…
– Je veux partir !
Elle commence à s’agiter, à lancer des regards perdus dans toutes les
directions.
David jette un coup d’œ il à Ève. Ils n’ont pas anticipé ça. Que faire ?
– Je ne veux pas rester ici ! Allons-nous-en !
Elle se dirige vers la porte. David la retient par le bras.
– Une seconde… Dis-moi juste sur quoi portaient vos recherches. On
doit absolument le savoir pour comprendre pourquoi Robert est mort.
Elle plante son regard anxieux droit dans ses yeux.
– Robert a été tué, ok ? Et moi, je ne veux pas mourir !
– Qui l’a tué ?
– Je ne sais pas, mais on l’a tué. Je veux me sauver.
David se tourne vers Ève.
– Ok, lâche-t-elle. Filons avec elle.
– Attends, dit David. Miotesoro ? T’es toujours là ? Émilie veut partir, tu
crois que c’est possible ?
– Ça me semble délirant sans avis médical. Et puis, il y a des formalités
de sortie et…
– Ça, on s’en fiche, s’agace Ève. Mais comment savoir si son état le
permet ?
– Je vais bien, souffle Émilie.
Silence.
– Emmenons-la ! dit Ève.
– Vous allez vous faire choper, lance Miotesoro. On ne vous laissera
jamais quitter l’hôpital. Entrave à la médecine ; mise en danger de la vie
d’autrui. Vous êtes bons pour le tribunal.
– Je veux partir !
– On prend le risque, dit Ève. Allons-y.
– Tes vêtements sont là ? demande David en désignant un petit placard.
– Je ne sais pas.
Il ouvre le battant.
– Ce sont bien tes affaires ?
Émilie acquiesce.
Il n’y a pas de salle de bains.
– Habille-toi vite ! On se retourne, on ne regarde pas, promis.
Ils obtempèrent.
– C’est bon, dit Émilie après quelques instants.
– Filons, s’affole David. Miotesoro, tu peux nous rejoindre à la maison
pour l’ausculter ?
– Ok, mais ça restera entre nous. Je ne veux pas être mêlé à ça.
– C’est d’accord. Je raccroche. À tout à l’heure, bye.
Il glisse son téléphone dans sa poche et se tourne vers Émilie.
– Prends ma cape, ma charlotte et mon masque. Tu seras plus difficile à
identifier avec ça.
– Ok.
Il s’approche de la porte et tend l’oreille.
Aucun bruit.
Il l’ouvre doucement, jette un coup d’œ il. Personne à l’horizon. Ils
s’avancent dans le couloir, tendus, sur leurs gardes.
Soudain une porte s’ouvre quelques mètres devant eux et une femme en
blouse blanche apparaît, du petit matériel médical à la main. David sent son
cœ ur s’accélérer dans sa poitrine.
– C’est interdit d’entrer ici sans tenue de protection, leur dit-elle sur un
ton assez neutre.
– Je n’ai fait que passer, dit David. Je m’en vais.
– Oui, mais les microbes, eux, ils restent !
Soudain son regard se pose sur Émilie et elle fronce les sourcils.
– La sortie, c’est bien par là ? demande David, soucieux de ramener son
attention sur lui.
Elle ne répond pas et continue de fixer Émilie dans les yeux.
– Vous ! dit-elle en la désignant du doigt.
Ils sont cuits.
– Vous venez de la chambre 19, ajoute-t-elle. N’est-ce pas ?
Émilie ne dit rien, alors elle reprend :
– Vous êtes sa sœ ur, hein ? Vous vous ressemblez comme deux gouttes
d’eau.
– Vous êtes physionomiste, s’empresse de relever Ève. Parce que, avec
masque et charlotte, c’est pas évident !
La soignante leur adresse un large sourire en les croisant. David regrette
amèrement de ne pas avoir refermé la porte de la chambre derrière eux.
Ils sont presque au bout du couloir, qui tourne pour se prolonger à la
perpendiculaire.
– Hé vous ! Attendez ! crie la voix de la soignante dans leur dos.
Ils passent le coin du couloir et se précipitent vers l’ascenseur. Par
miracle, il est à l’étage, portes ouvertes. Au dernier moment, David stoppe
Ève et Émilie d’un geste du bras ; il presse le bouton du dernier étage avant
de se glisser avec elles dans l’escalier qu’ils dévalent le plus
silencieusement possible.
– On a un problème, dit soudain Ève en s’arrêtant sur les marches. Un
gros.
– Quoi ? demande Émilie.
– Je suis une Exilée, je ne suis pas pucée, David m’a prêté ton collier.
– Et merde, lâche David.
Ève retire le bijou et le tend à Émilie.
– Je ne vais pas pouvoir sortir d’ici…
Ils se regardent tous les trois. Il faut une solution. Très vite. Mais quoi ?
Il n’y a pas d’issue…
– Allez-y sans moi, dit Ève. Je trouverai un moyen. Il faut mettre Émilie
à l’abri.
– D’accord, dit David après une hésitation.
Il reprend la descente en tenant toujours sa cousine par le bras. Soudain il
s’arrête et se tourne vers Ève.
– J’ai une idée !
Il porte son index à sa bouche, l’humecte sur sa langue, puis le pose
lentement sur son œ il droit et retire sa lentille de contact bleue.
– Descends vite, lance-t-il à Ève.
– Quoi ? Tu veux me mettre ça sur les yeux ? dit-elle d’un ton réticent en
s’approchant de lui.
– Bouge pas et garde-les grands ouverts. Au portique, tu diras que ta puce
déconne en ce moment et ils contrôleront tes yeux. Mes lentilles sont
enregistrées à mon nom dans le système.
Il lui pose délicatement la lentille sur un œ il, puis renouvelle l’opération
avec la seconde.
– T’as les yeux marron ? s’étonne-t-elle, amusée.
Des pas précipités dans l’escalier, juste au-dessus.
– Filons, répond-il en portant Émilie dans ses bras pour dévaler les
marches.
Arrivés au rez-de-chaussée, ils constatent qu’il y a beaucoup de monde
dans le hall, qu’ils traversent en regardant droit devant eux.
– Passez en premier, souffle David. Le système va refuser que je sorte
deux fois. On se retrouve dehors.
Il se présente au portique après elles.
Lumière rouge, comme prévu.
David jette un coup d’œ il par-dessus son épaule. Un infirmier déboule
de la cage d’escalier.
Le vigile aux sourcils épais s’avance vers David, dans un cumulonimbus
de parfum poivré.
– Encore vous, grogne-t-il.
– Faudra vraiment faire réviser votre machin, ça fait perdre du temps.
Dehors, Ève se tient devant la portière ouverte du premier taxi de la
station, elle lui fait signe. Il fonce, Émilie est déjà à l’intérieur, il
s’engouffre derrière Ève, la portière claque, le taxi démarre.
33

Éric Russel éructe de rage.


Il déteste qu’une situation lui échappe. Cette saleté de David Lisner a
refusé le pont d’or qu’il lui offrait pour revenir au bureau. Faut vraiment être
con. On ne décline pas ce genre de proposition. Il s’est même permis de
l’envoyer balader en deux temps trois mouvements, genre pressé, pas que ça
à faire de négocier.
Quelqu’un de normal ne se comporterait pas comme ça…
Sauf que Lisner est on ne peut plus normal. Il est tellement normal qu’il
en est ennuyeux.
C’est louche.
Et s’il s’apprêtait à négocier ses compétences auprès d’un groupe privé ?
Beaucoup de gens sont capables de faire passer leur intérêt avant celui de
l’État, c’est une évidence…
Et si ce privé était étranger ?
Une onde de sueur parcourt son visage.
On ne peut pas prendre ce risque.
Il décroche son téléphone, appelle son ministre de tutelle et obtient que
Lisner soit mis immédiatement sur écoute. Compte tenu du contexte
d’urgence nationale, on pourra court-circuiter la procédure habituelle. Et
naturellement, puisqu’il est son responsable, il est normal qu’il ait lui-même
accès aux écoutes.

David accueille Miotesoro à la porte de son appartement.


– Comment t’as pu venir aussi vite ? s’étonne-t-il.
– Ah ! Je t’ai pas dit : je me suis acheté une voiture la semaine dernière,
avec un prêt étudiant. Trop content.
– La semaine dernière ? Et elle n’est pas encore partie à la casse ?
– Détrompe-toi, mon lapin. Tu ne me reconnaîtrais pas au volant, j’ai une
conduite irréprochable. Que dis-je ? Exemplaire ! Devine pourquoi ?
– Hum… Tu es malade ? Tu conduis sous somnifères ?
– Je me suis inscrit à un jeu, il y a un défi à relever sur la route : si je
réussis à avoir une conduite parfaite pendant trente jours, je gagne… devine
quoi ?
David lui lance un regard en biais.
– Une montre Victorinox Swiss Army ?
– Un stylo plume Montblanc Meisterstück platiné ! Le truc de dingue,
c’est que c’est pile le modèle dont je rêvais depuis des semaines et que
j’aurais jamais pu m’offrir. Alors tu comprends que je ne pouvais pas laisser
passer ça ! Bon, elle est où, la malade ?
David le conduit jusqu’au salon où l’attendent Ève et sa cousine.
Miotesoro ausculte longuement Émilie, puis range son stéthoscope dans sa
sacoche et réfléchit en regardant ses amis qui l’observent debout les bras
croisés.
La pièce est inondée de lumière.
– J’avoue avoir du mal à comprendre. Elle m’a l’air d’aller bien.
– Je n’arrête pas de vous le dire, ajoute Émilie, assise dans un fauteuil qui
leur fait face.
David est lui-même interpellé.
– Et tu ne te souviens pas d’avoir eu un accident ?
– Du tout.
– Ça ne veut rien dire, explique Miotesoro. Souvent, on ne se rappelle pas
les instants avant une perte de conscience.
– Bon, soupire Ève. Revenons sur tes déclarations au réveil.
Émilie lui fait signe de se taire en posant son index sur ses lèvres.
– Donnez-moi un papier et un crayon.
David la regarde, un peu interloqué, puis va lui chercher ce qu’elle
réclame.
Elle s’installe dos au mur, écrit une phrase et lui fait signe de venir la lire.
– Pourquoi ça ? demande David en fronçant les sourcils.

David s’efforce de paraître impassible, de cacher toutes les pensées qui


l’assaillent. Si Émilie a basculé dans la paranoïa, mieux vaut ne pas la
contrarier. Il l’a depuis longtemps compris avec son boss : tout ce qu’on peut
dire pour tenter de rassurer est interprété comme une preuve de complicité,
et ça alimente le délire.
– Ok. Cinq minutes.
Il débranche les écrans de télé, l’ordinateur, puis sort son téléphone de sa
poche, l’éteint, invite d’un geste les autres à faire de même.

David acquiesce et va dans la cuisine. Faut pas pousser, il ne va quand


même pas débrancher son frigo. Il fait semblant puis revient au salon.
Il se rend dans la chambre, tripatouille l’enceinte et la prise du réveil sans
les débrancher. Aucune envie de devoir tout reprogrammer après.

David fait non de la tête.


– Tu es sûr ? dit-elle.
– Oui.
– Très bien.
Les trois autres échangent un regard, un peu gênés par la tournure des
événements. Miotesoro semble si décontenancé qu’il en perd son humour.
– Bon, dit Ève, reprenons. Comment sais-tu que Robert a été tué ?
– Et que j’ai démissionné, ajoute David.
Le regard d’Émilie va de l’un à l’autre puis semble se perdre dans le
vague.
– Je ne sais plus… C’est très flou, maintenant… Mais tout à l’heure,
c’était comme si je venais d’être témoin de la scène. En fait… quand je
parlais de la démission de David, je crois que j’avais l’image à l’esprit.
– L’image ? demande David.
– Je te voyais dire à quelqu’un que tu démissionnais.
– Il était comment, ce quelqu’un ?
– Un homme… jeune… svelte… soigné de sa personne. Mais l’image est
vaporeuse maintenant, alors qu’elle était nette tout à l’heure. Comme si
j’avais assisté à votre échange.
Un sentiment étrange s’empare de David. Comme une onde mystérieuse
et dérangeante qui parcourt tout son corps et le met mal à l’aise.
– Mais… ton chef, s’étonne Ève en se tournant vers lui, tu ne m’as pas
raconté qu’il avait la cinquantaine bedonnante ?
David est tellement perturbé qu’il met un certain temps à entendre et à
répondre.
– Quand j’ai voulu lui annoncer ma démission, il était absent. J’ai dû le
faire plus tard par écrit. Mais sur place, j’en ai parlé à Kevin, un collègue
que j’ai croisé.
Il marque un temps avant de poursuivre :
– Il est jeune. Svelte. Et très soigné.
Malaise dans l’assistance.
Au bout d’un moment, Ève le rompt en se tournant vers Émilie.
– Tu es restée dans le coma tout au long du séjour à l’hôpital ? Tu ne te
serais pas réveillée au milieu pour aller voir David au bureau avant de
rechuter ?
Émilie a un air un peu perdu.
– Je n’ai pas plus le souvenir d’être tombée dans le coma que d’en être
sortie…
– Inutile de creuser cette piste, dit David. Mon bureau est au ministère de
la Sécurité. Accès protégé. Elle n’aurait jamais pu entrer.
Nouveau silence.
– Ça dépasse l’entendement, conclut-il, perplexe.
– Il y a… peut-être une explication, murmure Miotesoro.
Lentement, tous les regards se tournent vers lui.
– En fait, ça ressemble à un témoignage de décorporation.
– Tu peux être un peu plus explicite ? dit David.
Miotesoro hausse lentement les épaules dans un geste d’embarras.
– Dans de rares cas, il arrive qu’une personne dans le coma raconte après
coup être sortie de son corps…
Une nouvelle onde de malaise parcourt l’assistance.
– Comment ça, sortie de son corps ?! !
– Eh bien… Je ne peux pas vraiment dire… Mais on a de temps en temps
ces témoignages dans les hôpitaux. Des patients racontent avoir laissé leur
corps dans le lit et s’en être… comme échappés, pour ensuite se déplacer
dans l’espace.
– C’est quoi, ce délire ?
– Non, je t’assure. Certains sont capables de décrire ce qui se passait dans
la pièce à côté alors que leur corps n’avait jamais quitté leur lit.
– Je n’ai jamais entendu un truc pareil !
– C’est troublant… mais vrai. Certains patients vont jusqu’à donner des
détails très précis, par exemple la présence d’une étiquette sous un meuble
dans une autre pièce, et ils peuvent même lire ce qui est écrit dessus. Il y a
parfois des aveugles de naissance qui racontent, après avoir repris
conscience, que, lorsqu’ils étaient dans le coma, ils ont vu pour la première
fois de leur vie : ils sont capables de décrire précisément les personnes et les
objets présents dans différents lieux. Et ils sont émus de savoir enfin à quoi
eux-mêmes ressemblent.
Silence.
– C’est… incroyable, finit par dire David.
– C’est pourtant la vérité.
– Alors pourquoi… vous, les scientifiques, n’en parlez jamais ?
– Parce qu’on n’est pas masos, mon lapin !
– Comment ça ?
– On ne va pas se répandre sur un événement qu’on n’est pas capables
d’expliquer ! Ce serait nous placer en position de faiblesse.
Émilie semble de plus en plus fébrile. Elle se mordille les lèvres
nerveusement.
– Je veux partir.
– Euh… où ça ? demande David.
– Je veux quitter ce pays de fous. Je veux rejoindre les Exilés.
David échange un regard avec Ève.
– C’est impossible, dit-il. On ne part pas comme ça, sans visa, sans
logement…
– Je veux partir !
Elle lève les yeux vers Ève, l’air de plus en plus angoissé.
– Émilie, dit Miotesoro, c’est normal que tu te sentes anxieuse, oppressée.
Ton régulateur d’émotions a dû être débranché quand t’as été mise sous
perfusion, pour éviter les interférences.
– Elle n’en a jamais eu, dit David. Elle est hémophile, rappelle-toi.
Mais Émilie ne semble pas l’entendre, elle continue de fixer Ève.
– Emmène-moi là-bas. S’il te plaît.
Devant l’embarras d’Ève, elle se tourne vers David.
– Promets-moi qu’on va s’enfuir ! Il le faut !
David sent qu’elle est prête à craquer s’il lui résiste. Elle sort tout juste du
coma, elle est fragile, il ne faut pas la contrarier pour l’instant.
– D’accord. On va partir.
34

Seuls les paranoïaques survivent.


Éric Russel en est depuis longtemps convaincu. Et l’histoire lui donne
toujours raison. Combien de fois se serait-il fait avoir s’il n’avait pas
anticipé les trahisons, les malversations, les faiblesses des autres ?
Il saisit son téléphone. On lui passe de nouveau le ministre de la Sécurité
et il lui résume la situation.
– Je pense qu’il est récupérable, lui dit-il. Il est peut-être sous l’emprise
de cette femme, mais il ne me semble pas avoir de positions vraiment
tranchées. C’est pas un dogmatique, plutôt un faible, mais il a la tête sur les
épaules, il doit pouvoir entendre raison. Ce qui est clair, c’est que si on a la
moindre chance d’être plus rapide que les Chinois, elle repose sur lui et sur
lui seul. Le reste de l’équipe n’y parviendra pas sans lui.
– Je vais voir ce que je peux faire.
– Il y a une autre femme parmi eux qui semble leur monter le bourrichon
en répétant qu’un certain Robert Solo a été assassiné. Je ne sais pas s’il
s’agit du sociologue ou d’un homonyme, ni pourquoi elle soutient cela,
mais il semblerait que ça entre en ligne de compte dans leur volonté de
quitter le territoire.
– Je vais tirer ça au clair.

David prend une chaise, s’assied à côté d’Émilie et pose sur elle un
regard bienveillant.
– D’accord, on va partir. Mais d’abord, il faut que tu nous expliques. Tu
dis que Robert a été tué, mais pourquoi ? C’est en lien avec vos
recherches ?
Elle acquiesce lentement en silence.
– Je n’ai pas de preuve, mais je le sens. Nos recherches dérangeaient.
– Sur quoi portaient-elles ?
Ses yeux vont de l’un à l’autre ; elle se mordille de nouveau les lèvres.
– Robert disait qu’il valait mieux ne jamais en parler.
David essaye de garder un ton calme malgré l’agacement qui le gagne.
– Robert est mort, et toi, tu veux partir, ça met un point final à vos
recherches. Il me semble que tu es maintenant libre de ta parole.
– Ce n’est pas un problème de parole donnée…
– C’est quoi, alors ?
– Robert a toujours affirmé qu’en parler ne servirait strictement à rien, à
part nous attirer des ennuis.
– Pourquoi ?
Émilie hausse les sourcils d’un air désabusé.
– Les universitaires sont rarement écoutés. Sauf quand ils sont mis sur le
devant de la scène par de grandes firmes qui les payent grassement pour
promouvoir les résultats d’une étude spécialement commandée pour servir
leurs intérêts.
– Eh bien, nous, dit Ève, nous t’écoutons.
Émilie lève les yeux vers elle, acquiesce, puis prend une profonde
inspiration.
– Tout est parti d’une simple analyse de statistiques de longévité. On était
surpris de constater que l’espérance de vie des Réguliers était inférieure à
celle des Exilés. Ce n’était pas logique puisqu’on a de toute évidence un
système de santé plus développé. Cela nous a poussés à explorer dans le
détail nos différences et ce qu’elles induisent, au-delà des clichés. Robert a
compris que le sujet était sensible et, comme il avait largement atteint l’âge
requis, il s’est mis en retraite pour poursuivre ses recherches en toute
liberté. Quant à moi, j’ai pris une année sabbatique pour être tranquille
également. Il s’est avéré que cette histoire de longévité était un petit bout de
fil de laine : on a tiré dessus et toute la pelote s’est déroulée.
Elle marque une pause.
– Il va falloir que je file sans trop tarder, lance Miotesoro. Mais je veux
bien connaître la fin du film avant de partir !
Émilie se tourne vers lui.
– On croit que notre société a juste évolué, avec plus de technologie
moderne, mais ce n’est pas seulement ça. Personne ne s’en est rendu
compte mais un changement majeur s’est opéré à notre insu, sans aucun
débat, sans aucun vote, sans aucune consultation du peuple. Un changement
qui a d’ores et déjà bouleversé nos vies sans qu’on en prenne conscience.
Un changement peut-être irréversible.
Elle marque une nouvelle pause avant de conclure :
– Un changement de civilisation.
Le silence envahit la pièce, dans un mélange de stupeur et
d’incompréhension.
David croise le regard de chacun. On sent que personne ne sait quoi dire.
Miotesoro fait la moue.
– Bon, me v’là bien, moi ! Maintenant, je suis obligé de voir tout le film,
hein ? Je ne vais pas pouvoir partir comme ça… Tant pis pour moi, je
travaillerai cette nuit !
David sourit. Émilie reprend.
– C’est une longue histoire, en effet. Pour comprendre comment on en est
arrivés là, il faut remonter au tout début. Robert et moi avons passé des
mois entiers à rechercher et à rassembler toutes les études réalisées ces
dernières décennies par des universitaires sur l’évolution de notre mode de
vie, des études souvent passées inaperçues lors de leur publication.
Elle s’interrompt pour tousser. David va chercher de l’eau et en sert à
tout le monde.
– C’est avec ça que t’espères nous remonter le moral ? lance Miotesoro.
Émilie boit une gorgée.
– Au début, les intellectuels s’inquiétaient de la baisse continue du niveau
scolaire des enfants. Beaucoup pensaient que ça venait des méthodes
d’enseignement, qu’ils considéraient moins performantes que par le passé.
Mais certains ont commencé à pointer du doigt les écrans et leur impact
potentiel sur la capacité de concentration des jeunes, et aussi des adultes,
d’ailleurs. De plus en plus de personnes de tous âges développaient des
formes de dépendance aux écrans de téléphone, de tablette ou d’ordinateur.
Des recherches ont été menées pour essayer de comprendre tout ça. Elles
ont montré que l’usage des écrans multipliait les ressentis de micro-plaisirs,
comme ceux induits par les likes ou les notifications. On a alors mis en
évidence un phénomène très intéressant : ils sont chaque fois associés à une
sécrétion de dopamine par le cerveau. La dopamine est un neuromodulateur,
une sorte d’hormone du plaisir qui a pour fonction de nous inciter à
reproduire ce qui est bon pour nous. Par exemple, quand on réussit une
action intellectuelle ou sportive, on reçoit une décharge de dopamine. Ça a
pour effet de nous motiver, ça nous pousse à recommencer, à nous
surpasser : c’est ce qu’on nomme le circuit de la récompense.
Miotesoro acquiesce sans rien dire.
– Mais, poursuit-elle, les écrans nous font produire cette dopamine à tout
bout de champ sans qu’on ait rien fait en réalité pour la mériter. Or la
dopamine, c’est addictif. Si on ne peut plus se passer de son téléphone ou
de sa tablette, c’est parce qu’on est accro à la dopamine. On recherche de
plus en plus de plaisir. Le problème, c’est que ça bloque l’action de deux
autres neurotransmetteurs : la sérotonine, qu’on appelle vulgairement
l’hormone du bonheur, qui régule notre humeur, et la noradrénaline, qui
favorise les relations humaines et les comportements éthiques. Au passage,
c’est intéressant de voir que l’hormone du plaisir bloque l’hormone du
bonheur : il serait donc vain de chercher à être heureux en courant après le
plaisir.
– Bon, dit Miotesoro, j’aurais pas dû rester, t’es en train de casser mes
joujoux, là !
– Les écrans détournent petit à petit les gens des activités et projets qui
pourraient les épanouir. Parce que pour mener à bien un projet, qu’il soit
professionnel ou personnel, vous devez vous investir, vous concentrer et
faire des efforts sur des périodes parfois longues et, au bout du compte, la
réussite de votre action va vous fournir une récompense sous forme de
dopamine. Mais si n’importe quel écran peut vous fournir cette dopamine à
la minute, alors vous ne pouvez plus trouver en vous le courage de fournir
des efforts dans la durée.
– Si je comprends bien, dit Ève, les gens restent chez eux non seulement
parce que l’I.A. a confisqué leur travail, mais aussi parce qu’ils sont
devenus incapables de s’investir dans des projets.
– Tout à fait, et ce n’est pas tout, poursuit Émilie. Des chercheurs ont
étudié le cerveau de chauffeurs de taxis londoniens qui ont cessé d’utiliser
leur mémoire du plan des rues pour s’en remettre à des applis GPS de type
Waze : au bout de quatre ans, leur cerveau s’est atrophié. Les applis qui
visent à nous aider au quotidien nous rendent… stupides.
– C’est réjouissant ! dit Miotesoro.
– Mais… je ne vois pas le rapport avec un changement de civilisation,
relance David.
– Patience, j’y viens. Les chercheurs se sont ensuite penchés sur les effets
des réseaux sociaux, sur lesquels nous sommes presque tous présents, n’est-
ce pas ?
– Bien sûr, acquiesce David.
– Ce n’est pas le principe d’un réseau social qui est en cause : mettre les
gens en relation sur le web pour partager des idées ou entretenir des
relations à distance peut être positif. Le problème vient de ce qu’induisent
les réseaux dans leur conception : parce qu’ils comptabilisent vos followers
ou amis, vous êtes incité à faire en sorte que ce nombre s’accroisse. Le
système vous donne l’impression que votre valeur personnelle repose sur
cette quantité, alors qu’elle n’a naturellement aucun rapport : vous pouvez
être une personne merveilleuse suivie par trois personnes, ou un gros malin
qui s’y prend bien et en rassemble huit cents.
– On peut aussi, dit Miotesoro, être à la fois un être merveilleux et avoir
une foule de suiveurs, non ?
– Bien sûr. Mais ce qui est intéressant, c’est que le système vous pousse à
vouloir accroître votre popularité. L’invention des likes ou leur équivalent
dans d’autres réseaux a été un formidable accélérateur de cette tendance.
Les utilisateurs sont incités à dire ou à montrer tout ce qui pourra susciter
l’approbation des autres. C’est précisément là où ça devient vicieux. Parce
qu’au lieu de rester à l’écoute de votre intériorité, au lieu d’être fidèle à vos
ressentis, à vos états d’âme, à vos émotions, à vos pensées et opinions, vous
êtes conditionné à n’exprimer que ce qui va être valorisé par les autres. À la
longue, ça vous coupe d’une partie de vous-même, ça vous habitue à aller
dans le sens de ce qu’on attend de vous.
Ève confirme silencieusement, son regard se tend vers Émilie.
– T’es en train de nous dire que ça fait de nous des esclaves, c’est ça ? dit
David.
– C’est surtout chez les jeunes que c’est problématique. À un âge où ils
sont en pleine construction, les adolescents doivent développer leur
individualité alors qu’ils ont très peur de perdre le lien avec les autres : il
faut qu’ils apprennent à être pleinement eux-mêmes, donc à se distinguer
des autres, tout en préservant leurs relations. Une sorte de négociation
interne qui doit aboutir à un équilibre. C’est un passage difficile, mais
essentiel pour se préparer à devenir adulte. Or, comme les réseaux sociaux
les poussent à aller dans le sens de ce qu’attendent leurs amis, ils leur
donnent le sentiment de n’exister qu’à travers le regard des autres. Ils les
empêchent d’effectuer ce travail de construction de soi. Le risque est de
développer des troubles de la personnalité une fois adultes, comme
l’incapacité à supporter la solitude, ou encore le besoin de contrôler les
autres.
– On comprend mieux, dit Ève, pourquoi les patrons des géants du web
interdisent les écrans à leurs enfants…
– Oui. Les écrans privent les enfants de leur vie intérieure. Ils n’ont plus
de « patrie intérieure », comme disait Saint-Exupéry.
– Bon allez, la suite ! J’ai pas que ça à faire, mes lapins !
– La suite, dit Émilie, c’est que les réseaux sociaux ont commencé à
collecter des données personnelles pour vous proposer des publicités
ciblées. Rien de mal à ça, me direz-vous : de tout temps, les publicitaires
ont adapté leurs messages en fonction de la population visée. C’est banal.
La différence, c’est que, dès le début, ça allait beaucoup plus loin. Rien
qu’en analysant comment vous attribuiez vos likes, Facebook a été très tôt
capable d’estimer précisément votre orientation sexuelle, vos opinions
politiques, votre niveau intellectuel, vos traits de personnalité, vos origines,
vos croyances religieuses, et même vos addictions. En 2014, Facebook a
déposé le brevet d’un détecteur d’émotions capable d’analyser les images
pour décoder ce que ressentent les gens. Les réseaux sociaux ont vite
compris que la collecte de ces données était une véritable mine d’or pour
leurs activités publicitaires, et ils se sont mis à en capter de plus en plus.
Très vite, le monde de la high-tech leur a emboîté le pas : il fallait collecter
et enregistrer tout ce qu’on pouvait apprendre sur vous. Une vraie frénésie
d’espionnage. Une universitaire américaine, Shoshana Zuboff, professeure à
Harvard, a mené une analyse en profondeur de ces pratiques, qu’elle a
publiée en 2019. Elle a découvert par exemple que la Smart TV de Samsung
enregistrait tout ce que l’on disait à proximité de la télévision et envoyait ça
à une société spécialiste des systèmes de reconnaissance vocale ; que des
applis accédaient aux données de géolocalisation de leurs utilisateurs
jusqu’à 5 398 fois en trois semaines ; que des poupées interactives comme
celles de la marque Genesis Toys enregistraient tout ce que disaient les
enfants et les incitaient même parfois à révéler des informations
personnelles telles que leur adresse, qui étaient là encore envoyées à un
centre de traitement…
– Dieu soit loué, dit Miotesoro, je n’ai pas de poupée !
– Mais tu as peut-être une voiture ?
– Qu’est-ce que tu vas nous sortir ?
– Les voitures récentes sont presque toutes connectées à Internet, et leurs
constructeurs figurent parmi les plus gros collecteurs de données
personnelles.
– Sans rire ? dit David.
– Vraiment. Votre voiture peut relever tout ce qui concerne votre
conduite : l’heure et le trajet de vos déplacements, votre vitesse, vos
accélérations, la musique et les radios que vous écoutez, et même l’heure à
laquelle vous ouvrez vos portières. Mais ça ne s’arrête pas là. Si votre
téléphone est connecté à la voiture, elle a accès à tous vos contacts, toutes
vos conversations, tout votre agenda, toutes vos photos et vidéos, tous vos
échanges de messages voire d’emails. Selon la fondation Mozilla, qui a
enquêté sur ce dossier aux États-Unis, certaines marques, comme Nissan
par exemple, vont jusqu’à collecter des informations sur votre « activité
sexuelle », même si on peut se demander comment ils obtiennent ça.
– Bon, dit David. Finalement, je vais me réjouir de m’être fait saisir ma
voiture !
Ève lui adresse un sourire amusé.
– Ensuite, poursuit Émilie, les réseaux sociaux et autres géants de la
high-tech ont compris que toutes ces informations avaient une valeur
marchande… Alors ils se sont mis à les vendre. En 2016, une étude de
chercheurs de l’université de Toronto a montré que plus de 75 % des applis
partageaient vos données confidentielles avec des tiers, y compris vos
données de santé.
– Le monde entier, s’écrie Miotesoro, va savoir que j’ai un corps de rêve
en parfait état !
David songe à ses hausses de cotisations d’assurance et se demande si
elles ne viendraient pas de sa récente désobéissance aux conseils formulés
par ses applis…
– C’est choquant, songe-t-il. Mais bon, je ne vois toujours pas le
changement de civilisation.
– T’es encore plus pressé que moi, on dirait, le coupe Miotesoro. Fais
gaffe parce que, si t’es stressé, je te rappelle que la Terre entière va bientôt
le savoir…
– J’y viens, dit Émilie. Le grand virage a eu lieu quand les réseaux
sociaux ont réalisé qu’ils possédaient tellement d’informations sur vous
qu’ils pouvaient peut-être influencer vos actions, guider vos comportements
sans que vous ne vous en rendiez compte. Alors ils ont lancé des recherches
en ce sens, mais ces expériences ont été faites sur vous… à votre insu. À
l’université, quand des chercheurs mènent des expériences, ils ont
l’obligation de respecter des règles déontologiques et éthiques strictes.
Avoir l’accord préalable des participants en fait naturellement partie. Les
réseaux sociaux comme Facebook s’en sont totalement affranchis : vous
êtes alors sans le savoir les cobayes d’expériences psychologiques. Ils
publient en avant sur votre page certaines informations, certaines photos,
pour enregistrer vos réactions puis les analyser et les comprendre. Ils
répètent ces expériences jusqu’à être capables d’anticiper vos réactions.
Ensuite, comme ils savent précisément ce qui va vous toucher, vous
émouvoir, vous révolter, vous scandaliser, vous faire adhérer… ils peuvent
induire en vous l’émotion qu’ils veulent afin de vous pousser à réagir
comme ils l’ont décidé et obtenir de vous ce qu’ils désirent. Vous devenez
leur marionnette.
Émilie s’interrompt pour prendre une gorgée d’eau et, pendant ces
quelques instants de silence, David accuse le coup de ces révélations.
– Mais… concrètement, qu’est-ce qu’ils obtiennent de nous ?
– Tiens, un exemple basique, au tout début des modifications
comportementales, en 2016 ou 2017 : McDonald’s a versé des millions de
dollars à l’entreprise éditant Pokémon Go pour qu’elle place des Pokémon
virtuels dans ses restaurants afin d’inciter les joueurs à s’y rendre pour les
trouver. Quand on vous y envoie à l’heure du repas, il y a de grandes
chances que vous passiez commande. Vous êtes persuadé que c’est votre
décision, et loin d’imaginer qu’elle a été planifiée par d’autres que vous. Et
ce n’était que le début, on n’en était qu’aux balbutiements. Tout s’est
accéléré par la suite. Il y a quelques années, un ancien responsable de
produit chez Facebook a dit : « L’objectif principal de la plupart des gens
qui travaillent sur les données chez Facebook, c’est d’influencer et de
modifier les humeurs et les comportements des gens. Ils le font en
permanence. »
– Il me semble pourtant, dit Miotesoro, que ces géants de la tech n’ont
pas le droit de collecter nos données sans notre consentement.
Émilie lève les yeux vers lui.
– Là encore, ils pilotent notre réaction pour obtenir qu’on le leur donne.
– Comment ça ?
– La collecte et l’utilisation poussée de tes données personnelles figurent
dans les conditions d’utilisation de leur service. Mais ils noient ça dans
quarante ou cinquante pages de texte pour induire en toi une émotion de
découragement qui engendre la flemme de les lire et te pousse à accepter
sans savoir ce que tu signes. Un exemple parfait de pilotage de ton
comportement.
– Bon, dit Miotesoro, tout cela est réjouissant ! Merci, Émilie, de nous
avoir remonté le moral. Je suis content d’être resté !
– Tout s’est très vite accéléré. La grande bascule a eu lieu par la suite,
poursuit-elle, quand s’est développée une entente tacite entre ces géants du
web et les gouvernements. Les premiers avaient besoin des seconds afin
d’avoir les coudées franches : qu’on les laisse collecter sans limite des
données personnelles, influencer les gens, essentiellement dans le but de
déclencher des actes d’achat, qu’on leur accorde une fiscalité favorable, et
sans doute aussi la non-application des lois antitrust. De leur côté, les États
ont vite compris que ces grandes entreprises pouvaient les aider à contrôler
la population en utilisant les mêmes moyens. Une étude universitaire sur
l’accès systématique des gouvernements aux données collectées par les
entreprises technologiques a été menée dans treize pays parmi lesquels le
Canada, l’Allemagne, la France, l’Italie et les États-Unis. Elle a conclu que
tous ces pays effectuaient une « collecte de masse » des données
personnelles « sans suspicions ciblées », c’est-à-dire sans que les citoyens
visés n’aient quoi que ce soit à se reprocher. Progressivement, les
gouvernements mettent en place une surveillance généralisée en utilisant
toutes ces informations collectées par les réseaux sociaux et autres géants
du web. L’universitaire Shoshana Zuboff rapporte que le grand cabinet de
conseil anglo-saxon Deloitte, qui intervient aussi bien pour des sociétés
privées que pour des gouvernements, a conseillé à ses clients de surmonter
les réticences des gens à être contrôlés en s’arrangeant pour rendre ça
« rigolo », « gratifiant », « interactif » ou encore « compétitif ».
– Bon ben voilà, dit Miotesoro en se tournant vers David : tu l’as, ton
changement de civilisation.
– Oui, continue Émilie. Un changement de civilisation passé inaperçu
alors qu’il est majeur : on est passés de l’ère de l’éducation à l’ère du
pilotage des comportements. Avant, toutes les sociétés démocratiques
reposaient sur l’éducation. Celle-ci permettait de transmettre à chacun les
codes de la vie en commun tout en préservant la liberté individuelle. Elle
donnait les moyens de penser le monde et la vie, et de s’approprier son
existence. La société se construisait autour de débats d’idées, de
négociations sociales, d’échanges. Les citoyens adhéraient à différents
courants de pensée, confrontaient leurs idées et les gens choisissaient. Les
modèles alternaient, avec une progression en dents de scie, un coup à
gauche, un coup à droite, et la société s’enrichissait de ce que chacun
pouvait apporter. Tout cela est fini : les enfants passent plus de temps avec
leurs écrans qu’avec leurs parents. Ces écrans déclenchent en eux une telle
production de dopamine que l’apprentissage scolaire leur semble d’un ennui
mortel en comparaison.
– Les pauvres chéris sont biberonnés à la dopamine des écrans, dit
Miotesoro.
– Du coup, ils ne sont plus capables de se concentrer sur les cours. Le
niveau plonge. Les politiques s’en accommodent : dès le plus jeune âge, les
réseaux sociaux remplacent le développement du moi par le conformisme
social au troupeau. Il suffira d’utiliser ces outils technologiques et leurs
algorithmes pour téléguider leurs comportements une fois devenus adultes.
Désormais, un gouvernement, c’est une poignée de personnes qui
s’estiment mieux placées que le peuple pour décider de sa vie, de son
avenir, et qui le pilotent pour qu’il se comporte comme eux l’ont décidé. Un
pilotage suffisamment subtil pour qu’il offre une illusion de liberté. Ainsi,
chacun ignore qu’il est contraint et croit que son choix est libre alors qu’il
ne l’est en rien.
Émilie se tait quelques instants avant de conclure :
– Les algorithmes orientent les agissements des hommes comme les
chiens poussent le bétail dans la direction voulue. On est passés du
gouvernement des hommes à la gestion technicienne du cheptel humain.
Le silence emplit la pièce et les derniers mots d’Émilie semblent flotter
dans l’air. Ève demeure placide. Elle a la victoire modeste, se dit David.
Miotesoro garde une expression flegmatique, presque amusée. David envie
son optimisme à toute épreuve. Il faut avoir une sacrée confiance en soi, ou
en la vie, pour rester positif quand les certitudes vacillent.
Émilie a perdu l’air affolé qu’elle avait précédemment, mais paraît
toujours profondément soucieuse.
– Depuis quand as-tu décidé de partir ? demande-t-il.
– Je ne sais pas, dit-elle en soupirant d’impuissance. Il y a pas mal de
souvenirs qui sont encore flous, sans doute depuis le coma… Ce que je sais,
c’est que je me suis réveillée avec ça à l’esprit, comme un impératif.
– Et tu ne te souviens toujours pas de ce qui te fait dire que Robert a été
tué ?
Elle secoue lentement la tête.
– Non, mais ça aussi, c’était présent à mon esprit en me réveillant. Et…
Ses yeux se perdent dans le vague.
– Oui ?
– Je me sens en danger. Je sens qu’il faut que je m’en aille, vite.
David cherche le regard d’Ève qui semble aussi embarrassée que lui.
Il rallume son téléphone.
– Je vais voir en combien de temps tu peux obtenir un visa.
David s’apprête à composer un numéro, lorsqu’il reçoit un appel. Il hésite
puis le prend.
– Dire que je dépends de ces gens-là pour avoir le droit de partir, enrage
Émilie les yeux noirs de colère. Je les déteste !
Ève pose doucement sa main sur son avant-bras.
– Ne te laisse pas verser dans la haine, lui glisse-t-elle avec beaucoup de
bienveillance. Ça ternit ton âme et abîme ta santé. Et cela n’apporte rien à
personne. Quand on peut agir sur le cours des choses, alors ça vaut le coup
de s’engager, de se démener. Mais quand ça nous dépasse et que nous n’y
pouvons rien, la sagesse nous invite à lâcher prise. La colère est vaine.
Garde ton énergie pour toi, pour décider de ta vie, en ton âme et conscience.
Ta responsabilité est là. Le monde entier se tient dans l’âme de chacun.
Sauve ton âme, et ça changera le monde.
David raccroche et se retourne vers ses amis, déconcerté.
– C’était le ministère de la Sécurité. Le ministre en personne veut me
voir tout de suite.
35

Éric Russel est atterré.


Jamais il ne s’est senti aussi abattu. D’habitude, il est sujet à la colère,
celle qui galvanise ses forces et le pousse à réagir puissamment. Mais là, ses
forces semblent l’abandonner, tandis qu’une partie de son univers se dérobe
sous ses pieds, le déséquilibrant, l’entraînant tout entier dans son
effondrement.
Il n’en revient pas. Il est abasourdi, sonné. C’est comme si on lui avait en
quelques phrases retirer tout le sens de sa mission, de ce qui l’anime au
quotidien depuis des années ; toute sa raison d’être.
Directeur de la sécurité informatique.
Directeur de la sécurité informatique.
Il a consacré l’essentiel de sa vie à protéger un système. Quel système ?
Sa main tremblante de consternation tripote nerveusement la clé dans la
serrure du minibar de son bureau. D’habitude, il évite de boire au boulot.
Seulement en de rares occasions, plutôt festives, avec des visiteurs de
choix. Mais là, il en a besoin. Il lui faut un remontant. Il est tellement étreint
d’angoisse qu’il en regretterait presque l’implant régulateur d’émotions.
Quoique… Non, surtout pas.
Il parvient à déverrouiller la porte du minibar. Qu’est-ce qu’il y a là-
dedans ? Champagne. Et puis quoi encore… Tout sauf du champagne. Une
autre bouteille… de champagne aussi. Bordel, qu’est-ce qu’elle a foutu, la
secrétaire ? Bon, une bouteille de Saint-Raphaël. Ça fera l’affaire. Il sort un
verre, se sert copieusement, et porte sa main tremblotante à ses lèvres.
Une gorgée.
Une autre.
Encore une autre.
Les salauds.
Encore une gorgée.
Comment ont-ils pu en arriver là ?
Il remplit le verre de nouveau et en boit la moitié.
Ce sont tous ses idéaux qui se fissurent et s’effondrent sur eux-mêmes,
comme une statuette de Tanagra qu’une secousse sismique transformerait
en un monticule de poussières vite englouties dans les entrailles de la Terre.
Directeur de la sécurité informatique.
Toute sa vie, il a cru en cette société du bonheur, une société entièrement
tournée vers le bien-être de tous, remplie d’objets technologiques connectés
qui accompagnent les gens au quotidien pour leur faciliter la vie : assistants
personnels, coach santé personnalisé, conseils personnalisés de musiques,
de livres, de vidéos, d’articles…
Il hausse les épaules.
Des objets que l’on croit posséder, alors que ce sont eux qui nous
possèdent…
Le comble, c’est que l’argument de la personnalisation sert à nous
dépouiller de tout ce qu’il y a de personnel en nous…
Une gorgée.
Toute sa vie, il s’est battu pour défendre cette société, pour la protéger,
pour anticiper toutes les attaques qui auraient pu survenir et la menacer.
Il finit son verre d’un trait.
Il n’est que l’idiot utile d’un système malsain.
Voilà ce qu’on a fait de lui.
Et s’il y a une chose qu’il ne supporte pas, c’est bien d’être pris pour un
idiot.
36

Autrefois les ministres étaient vieux et laids, leur communication était


soporifique, mais leur expérience était aussi étendue que leur calvitie.
Aujourd’hui, ils sont souvent jeunes, beaux et bien coiffés ; ils sont peu
expérimentés mais communiquent comme des dieux et twittent plus vite
que leur ombre.
Le ministre de la Sécurité accueille David avec le sourire d’un champion
olympique et une poignée de main chaleureuse, avant de se rasseoir derrière
un bureau aussi large que son ambition. Brun aux yeux bleus, d’une
élégance infaillible – costume gris perle, cravate en soie bleue texturée à nœ
ud Windsor, boutons de manchettes –, il a la tête du gendre idéal.
– Très heureux de vous rencontrer ! déclare-t-il d’emblée. Éric Russel ne
tarit pas d’éloges sur vous.
Ben voyons.
– J’imagine, poursuit-il, que vous vous doutez de la raison pour laquelle
je souhaitais m’entretenir avec vous aujourd’hui.
– J’ai une petite idée, en effet.
– Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant la menace qui pèse sur
nous avec l’avancée des Chinois sur la mise au point d’un ordinateur
quantique stabilisé. Russel a besoin de vous. Que dis-je ? Notre pays a
besoin de vous. Apparemment, l’équipe rame depuis votre départ, et nos
derniers espoirs reposent sur vous seul. N’importe qui s’en voudrait de
manquer à l’appel. Mais je vous sais en plein doute, en pleine
incompréhension, aussi. Votre cousine a eu de mystérieux ennuis de santé,
son patron est décédé de façon tout aussi étrange. Il y a de quoi se poser des
questions. Je suis disposé à y répondre.
David se dispense d’acquiescer. On ne pouvait pas mieux s’y prendre
pour tenter de l’influencer : flatterie pour séduire son ego, culpabilité pour
le rappeler à ses responsabilités, empathie pour qu’il se sente compris,
apparence de transparence pour lui inspirer confiance. La totale.
– Je vous offre un café ?
– Non, merci.
– Par quoi voulez-vous commencer ?
David prend son inspiration.
– Robert Solo et ma cousine ont mis en évidence la captation très étendue
des données personnelles de la population par les grandes firmes
technologiques en vue de guider les comportements. Il y aurait une forme
de complicité des pouvoirs publics qui utiliseraient eux-mêmes ces données
à des fins de contrôle, mais aussi d’influence, pour obtenir des gens les
décisions et actions attendues. J’ai été… très perturbé de l’apprendre.
Le ministre se laisse tranquillement basculer en arrière dans son fauteuil
en plaçant ses mains derrière sa tête.
– Tout cela est parfaitement vrai, et je n’ai aucun problème avec ça.
– Cela me semble pourtant assez éloigné du fonctionnement normal
d’une démocratie…
Le ministre sourit.
– Vous êtes un idéaliste, mon ami ! Une qualité que je respecte beaucoup.
Allez, se dit David. Encore un peu de flatterie pour me désarmer.
– Mais voyez-vous, poursuit l’autre en se redressant, quand on est au
gouvernement, on se doit aussi d’être réaliste. Mener un pays, ce n’est pas
rien. Tous les gens ne sont pas matures, vous savez. Il est malheureusement
nécessaire de contrôler et, quand c’est possible, de guider leurs
comportements, et c’est ainsi que le pays se porte mieux. Vous voulez des
exemples ? La Sécu se porte mieux si on infléchit la consommation de
nourriture, de boissons, si les gens ne s’esquintent pas les oreilles en
écoutant la musique trop fort, s’ils dorment suffisamment… Les assureurs
se portent mieux si on surveille que les gens font correctement la
maintenance de leur chaudière, ferment les fenêtres avant de partir,
remplacent les piles de leurs détecteurs de fumée… La planète se porte
mieux si on contrôle la consommation énergétique, etc., etc. Alors quand on
peut à la fois surveiller et guider les actions de chacun pour qu’elles aillent
dans le bon sens, cela sert l’intérêt de tout le monde. C’est indéniable. On
ne peut pas laisser les citoyens faire n’importe quoi, vous savez. Alors
qu’est-ce qui est préférable ? Sanctionner… ou guider ?
– S’il s’agit de faire respecter les lois votées par ceux que le peuple a
élus, sanctionner est acceptable. Ça a le mérite de la transparence.
– Mais la sanction rend malheureux, tandis que le guidage est indolore.
– C’est parce que vous avez renoncé à l’éducation qu’il ne vous reste
qu’à choisir entre sanctionner et guider. Et puis, il y a autre chose…
– Je vous écoute.
– Guider les gens, c’est accepter qu’une poignée d’individus choisissent à
leur place comment se comporter. Vous privez les gens de leur libre arbitre,
de leur pouvoir de décision.
– Ils ne sont pas malheureux d’être guidés. Ils ne se révoltent pas. C’est
un moindre mal.
– Parce que vous choisissez un terme qui anoblit la chose… Guider…
Mais votre guidance est dissimulée, souterraine. Elle se pratique à l’insu de
ses destinataires. C’est de l’influence cachée, on est loin de la guidance des
grands leaders, des De Gaulle, Luther King, Churchill… Ils transmettaient
une vision à laquelle les gens choisissaient ou non d’adhérer. En
manipulant, vous ne laissez aucun choix, juste l’illusion du choix.
– Les illusions ne rendent pas malheureux.
– Une illusion de choix donne un semblant de bonheur. Vivre, c’est
décider de sa vie, en toute liberté.
L’autre sourit.
– Vous êtes vraiment un idéaliste, Lisner. Je vous aime bien, vous savez !
Après la flatterie, la corde affective.
David le regarde dans les yeux. Autant y aller cash pour voir sa réaction.
– Qui a tué Robert Solo ?
David entraperçoit un infime voile de surprise dans le regard du ministre,
très vite masqué par une franchise apparente à toute épreuve.
– Monsieur Solo était un vieil homme en fin de vie, et ses dernières
recherches, sans doute parce qu’il était aussi idéaliste que vous, lui
procuraient un immense stress. Un stress apparemment insurmontable.
Comme vous le savez, l’implant régulateur d’émotions agit dans un cas
pareil afin que notre cerveau produise les neurotransmetteurs adéquats pour
éliminer ce stress, souvent de la sérotonine. Il semblerait que Monsieur Solo
ait été tellement tendu, ces derniers temps, que les doses produites de
sérotonine aient provoqué un arrêt cardiaque.
David secoue la tête.
– Impossible. J’ai fait partie de l’équipe d’informaticiens qui a travaillé à
l’époque sur le programme de pilotage des neurotransmetteurs. Je me
souviens parfaitement qu’il y avait une sorte de plafond pour éviter
l’overdose. Le libérateur de sérotonine qui a tué Robert Solo ne peut
absolument pas venir du système implanté. Il l’a forcément reçu par
injection. C’est une action délibérée.
Le ministre secoue la tête.
– C’était il y a longtemps, le programme a été modifié depuis, pour
l’améliorer. Un bug a dû se glisser dedans.
– Non. Il est impossible pour un informaticien de modifier le programme
sans laisser sa trace. Or j’ai vérifié : il n’y a eu aucune intervention humaine
depuis sa création.
Le ministre prend appui sur ses coudes posés sur le bureau et se penche
légèrement vers David.
– Je sais que ce n’est pas votre spécialité, mais vous devez quand même
savoir que l’intelligence artificielle, l’I.A., est maintenant auto-apprenante :
les machines sont désormais capables de développer elles-mêmes de
nouveaux programmes en toute autonomie. C’est l’I.A. qui a modifié le
programme initial. C’est pour ça que vous n’avez pas vu d’intervention
humaine. Personne n’a tué Robert Solo, David.
Il l’appelle maintenant par son prénom. Sans doute une tentative pour
l’attendrir.
– Quand l’I.A. développe elle-même des programmes, explique David,
elle le fait sur la base de critères fixés par les humains. Quels critères avez-
vous choisis dans le cas présent ?
Un temps d’arrêt.
– Vous imaginez bien que ce n’est pas moi qui les ai fixés. Mais j’ai
vérifié car je me doutais bien que vous me poseriez la question.
– Et…
– Les critères assignés sont d’optimiser le bonheur individuel des
personnes et l’intérêt de la société dans son ensemble. C’est depuis
longtemps la ligne de conduite des gouvernements qui se sont succédé,
comme vous devez le savoir.
– Et si les deux critères sont incompatibles ?
David sent une certaine gêne.
– Pourquoi voulez-vous qu’ils le soient ?
– Les recherches de Robert Solo allaient vraisemblablement aboutir à la
remise en cause de notre modèle de société, vous le savez bien. Et puis,
Robert s’exprimait peut-être sur le sujet, parlait à son adjointe, ma cousine.
Toutes les conversations sont décodées en permanence par des algorithmes,
qui pouvaient y déceler une menace pour la société.
– Je crois que vous exagérez un peu, rétorque le ministre d’un ton
légèrement moqueur. Votre imagination vous joue des tours.
Piqué au vif, David se lève et se penche au-dessus du bureau.
– Après la mort de Robert Solo, j’ai été approché par des agents des
Renseignements extérieurs qui voulaient mettre la main sur ses rapports de
recherche prétendument stockés en territoire Exilé. Donc ils en
connaissaient la teneur. Je serais très étonné que vous ne soyez pas au
courant.
Le ministre se contente de soupirer. Le silence s’installe.
David finit par se rasseoir.
– Bon, lâche soudain le ministre. Avant que vous n’en arriviez à imaginer
un crime d’État ou je ne sais quel complot, je vais vous dire toute la vérité.
À la bonne heure, se dit David. Nous y voilà.
– Avant de vous recevoir, j’ai fait auditer le programme qui pilote le
régulateur d’émotions pour comprendre ce qui est arrivé à Robert Solo.
Vous n’allez pas aimer ce que vous allez entendre, et je vous demande de ne
pas l’ébruiter. Ce serait effrayer les gens pour rien et les rendre malheureux.
Alors que, de toute façon, nous allons réunir le Conseil des ministres pour
débattre de ce point précis.
David fronce les sourcils. Il ressent pour la première fois un accent de
sincérité non joué.
– Je vous écoute.
– Je vous l’ai dit, l’I.A. fait évoluer en permanence les algorithmes
qu’utilisent nos machines. En ce qui concerne le régulateur d’émotions,
l’audit a montré que, lorsqu’une personne âgée est en souffrance physique
ou psychique durable, le programme actuel, tel qu’il a été modifié par
l’I.A., soulage cette personne… jusqu’à ce qu’elle ne souffre plus du tout.
Silence.
– Vous voulez dire…
– Oui.
David avale sa salive. Le silence emplit la pièce.
– Je comprends votre trouble, finit par dire le ministre. Mais je vous
invite à prendre un peu de recul.
David lève les yeux vers lui.
– C’est-à-dire ?
Nouvelle inspiration.
– Je ne veux pas vous choquer, et je ne cherche pas à justifier le
programme tel que l’I.A. l’a fait évoluer, mais si on prend de la hauteur, on
peut aussi y voir une certaine forme de… j’allais dire de sagesse, non,
disons : de bon sens…
David écarquille les yeux.
– Nous autres humains, poursuit le ministre, sommes souvent dans
l’affect, et, de toute évidence, cela nuit à notre discernement…
– Mais encore ? dit David avec une grimace d’incompréhension.
– Il y a des personnes âgées en bonne santé qui jouissent de leur retraite,
consomment et profitent de la vie. Mais passé un certain cap, beaucoup ne
font que souffrir, ils ne peuvent plus être heureux. Est-ce vraiment un
service à leur rendre de les maintenir en vie ? La question mérite d’être
posée…
Comme David reste sans voix, il continue :
– Et puis, il y a aussi l’intérêt de la société dans son ensemble. Sur le plan
économique, un retraité en pleine forme dépense son argent, ça fait tourner
le système. Un vieux en mauvaise santé reste chez lui, il consomme peu, et
en plus il coûte cher à la société, en soins médicaux, en assistance… Et tout
ça sans aucun espoir de rémission. Ne vaut-il pas mieux partir quelques
années plus tôt d’une décharge de sérotonine avec le sourire aux lèvres,
heureux, et sans la moindre idée de ce qui vous arrive ?
Il marque une pause quelques instants avant d’ajouter :
– Vous voyez, c’est précisément ce qui est intéressant avec l’intelligence
artificielle : parce qu’elle n’a pas d’affect et se libère de la mainmise des
hommes, elle est parfaitement rationnelle et réussit à prendre pour eux les
meilleures décisions, des décisions qu’eux-mêmes n’auraient jamais été
capables de prendre.
37

C’est effondré et désemparé que David rentre chez lui. Jusqu’au bout, il a
cru en ce modèle de société fondé sur le progrès.
Mais sans doute, se dit-il, nos esprits ont-ils été inconsciemment
façonnés, de génération en génération, par les effets de la révolution
industrielle du xix e siècle qui a conduit à assimiler l’évolution au seul
progrès technologique. Le vrai progrès n’est-il pas d’abord et avant tout
humain : personnel, intellectuel, culturel, moral, spirituel ? Celui-ci s’est
lentement évaporé au fil des siècles, supplanté par la technologie. Et les
âmes se sont desséchées comme des plantes qu’on aurait cessé d’arroser
mais dont on remplacerait des tronçons par des ersatz bourrés
d’électronique.
Le ministre a tout fait pour le convaincre de reprendre du service, misant
aussi sur sa peur en l’alertant sur le fait que les Chinois disposeraient d’un
pouvoir sur sa vie, sur toutes les vies. Mais le pire ennemi est celui dont on
ne se méfie pas, dont on ignore les agissements parce qu’on le prend à tort
pour un ami, comme un gouvernement censé nous protéger ou une appli
supposée nous conseiller.
Arrivé à l’appartement, David rapporte à ses amis ses échanges avec le
ministre.
– Les humains ne savent pas prendre de décisions vraiment rationnelles,
selon lui. Les algorithmes représentent la forme ultime de prise de décision.
– On peut bien parler de décision ultime, dit en riant Miotesoro, s’ils
décrètent notre fin de vie !
– Laisse-moi deviner, s’enflamme Émilie, les yeux pleins de colère
contenue : pour moi, l’algorithme a déterminé que le meilleur compromis
entre mon bien-être et la protection de la société était le coma artificiel,
c’est ça ?
David acquiesce.
– Le ministre l’a reconnu à mi-mot.
Émilie secoue la tête, l’air dégoûté.
Ève semble consternée.
– C’est fou, quand même. Toute votre société est basée sur
l’endormissement de la population : endormissement du corps par l’excès
de confort, endormissement de la conscience par les écrans,
endormissement de la réflexion et de la mémoire par les applis assistants
personnels, endormissement des émotions par la sérotonine,
endormissement profond via le coma, endormissement total via
l’euthanasie…
Elle se tourne vers David.
– Et Costello ? T’as demandé au ministre la cause de sa mort ?
– La même chose que Robert Solo.
Elle plisse légèrement les paupières.
– Il y a quand même un truc qui cloche. Si la mort de Costello est aussi
imputable à cet algorithme, pourquoi a-t-on retrouvé son bureau sens dessus
dessous, ses papiers éparpillés ?
David se fige.
– Je n’y avais pas pensé…
Il se demande si le ministre ne l’a pas enfumé.
– En fait, dit soudain Miotesoro, son bureau n’a peut-être pas été fouillé.
Le syndrome sérotoninergique provoque des contractions musculaires
pouvant engendrer des gestes brusques incontrôlables. Costello a pu lui-
même renverser tous ses papiers…
Ève se lève et marche à travers la pièce.
– Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ? Que décidez-vous ?
David se redresse. C’est la question qu’il se pose en boucle depuis qu’il a
quitté le ministère et que la possibilité de son propre départ a effleuré son
esprit.
– Je veux partir, souffle Émilie. Le plus tôt sera le mieux !
– Moi, j’hésite, murmure David.
– Tu partirais aussi ? lâche Miotesoro. Ma parole, vous allez tous
m’abandonner !
– Je ne sais pas. Je me tâte…
– Mais… s’exclame Miotesoro. Tu as toute ta vie ici, t’as un appart, un
métier… enfin, tu avais… mais tu pourrais le reprendre, avec une super
augmentation, d’ailleurs, donc un meilleur train de vie, un plus bel appart et
tutti quanti ! Réfléchis bien.
Ève regarde David, intensément. Il n’y a pas de surprise dans ses yeux,
pas non plus de certitude. Seulement de l’intérêt, et de la patience. Elle
attend ma décision, se dit-il. Elle attend que je tranche. Elle veut savoir si
nos échanges ont éclairé ma lanterne, si je suis désormais capable de
prendre seul une décision qui, dans tous les cas, va impacter ma vie entière.
– Euh… si je puis me permettre, ajoute Miotesoro, Émilie n’a toujours
pas de visa…
Tout le monde se regarde.
– On peut tenter le coup sans visa, dit calmement David. Elle n’a pas de
puce implantée. Donc si on parvient à la cacher dans le coffre de la voiture,
elle sera indétectable au poste-frontière. Il n’y a aucune raison qu’ils
fouillent le véhicule.
– Bien vu. Et toi, alors, tu décides quoi ?
David prend une profonde inspiration.
– J’hésite.
Il y a encore huit jours, il s’en remettait à une appli pour choisir sa tenue
vestimentaire. Certes, depuis, il s’est entraîné. Mais de là à décider comme
ça d’un claquement de doigts dans quel pays il veut vivre… C’est une
épreuve surhumaine.
Il pose ses yeux sur Émilie, dont le regard est plein d’expectative.
– Décide-toi, David.
Il tourne lentement la tête vers Miotesoro…
– Décide-toi, mon canard.
… puis vers Ève, qui ne se départ pas de son attitude bienveillante mais
neutre et se garde bien de lui dire quoi que ce soit.
Que décider ? Rester, dans cette société qui offre une vie facile et
confortable, mais dont il a découvert l’envers du décor ? Ou partir, vivre
dans une société insaisissable, pour une existence bourrée d’incertitudes,
mais une existence libre, où il faut assumer ses choix, et donc ses erreurs et
ses échecs ?
Ses yeux se posent sur la baie vitrée, de l’autre côté de la pièce, et il
regarde au loin.
Le soleil, hésitant, n’arrive pas non plus à se décider. Encouragées par le
vent, les colonies de grands nuages blancs semblent prêtes à l’emporter
mais, par intermittence, de puissants rayons d’or illuminent la Terre comme
pour sonder ses profondeurs.
David ferme les yeux.
Il ferme les yeux mais cela ne change rien. Aucun moyen d’endormir sa
conscience, d’oublier ce que dorénavant il sait. Aucun moyen d’adoucir
l’épreuve qu’il doit affronter. Aucun moyen d’échapper à cette grande
décision à prendre. Lui qui a toujours soigneusement évité de décider dans
sa vie…
Il aurait sans doute préféré ne pas savoir, ne pas se poser de questions, ne
se douter de rien, et continuer de se complaire dans le charme de
l’insouciance, la douceur de l’illusion, la paresse de la tranquillité de
l’esprit.
Mais la vie est malicieuse et têtue, elle se charge d’éclairer vos ombres en
semant inlassablement sur votre chemin les événements qui vous obligeront
à apprivoiser vos démons. Impossible de priver votre âme de ce qu’elle a
besoin d’expérimenter ici-bas. Impossible de couler une existence heureuse
en contournant ce que vous devez apprendre.
David ouvre les yeux.
Décider.
Il est forcé de décider. Forcé de trancher, de faire un choix qui impactera
sa vie entière.
Une véritable torture.
Une torture pour éprouver son humanité…
Il se lève et fait quelques pas à travers la pièce. Tous les yeux sont
braqués sur lui, tous attendent qu’il se décide.
Il s’approche de la baie vitrée et laisse son regard se perdre au loin. La
ville s’étend sous ses pieds. Les gratte-ciel parfaitement entretenus sont
alignés à la perfection, comme les pièces d’un jeu d’échecs avant le début
de la partie, et les étroites bandes de pelouse qui les séparent s’étirent à
l’infini, formant un quadrillage de verdure. En remontant l’une d’elles, son
regard se pose sur le zoo. On aperçoit en minuscule les hautes clôtures
grillagées, et derrière…
Les éléphants.
David ne peut détacher ses yeux de ces animaux majestueux et placides,
dont Aristote disait qu’ils dépassaient tous les autres par l’intelligence et
l’esprit… De loin, on devine leur ronde immuable et vaine le long de la
clôture, une clôture qu’ils ne franchiront jamais, une clôture qui restreindra
à jamais leur existence, la cantonnant à une petite vie sécurisée et
inintéressante. « Ce n’est rien de mourir, disait Victor Hugo. C’est affreux
de ne pas vivre. »
– Je pars, déclare David.
38

Éric Russel a remis la bouteille de Saint-Raphaël à sa place, dans le


minibar. À contrecœ ur. En fin de compte, c’est meilleur que le whisky.
Mais il ne va quand même pas picoler devant son collaborateur. Kevin est
là, face à lui, de l’autre côté du bureau, qui lui prend la tête avec des
conneries : son idée du jour pour réorienter la piste de développement du
programme… Une idée prometteuse, une idée porteuse d’un ultime espoir,
une idée qui l’aurait excité il y a encore quelques heures.
Mais là… ça lui passe au-dessus du cocotier. Il a beau se concentrer sur
les propos du freluquet qui se prend pour un winner – winner de mes
deux ! –, il n’y arrive pas… C’est comme si subitement… il n’aimait plus
son métier, un métier qui le passionnait encore deux heures plus tôt. Un
métier de merde, oui… Comme quoi, ce qui nous pousse à secouer notre
carcasse le matin, ce qui nous motive au quotidien ne vient pas seulement
de nos actions, mais du sens qu’on leur donne, de la cause à laquelle elles se
rattachent. Il ne suffit pas de faire des choses intéressantes, il faut pouvoir
croire en ce qu’on fait. C’est peut-être ce qui nous distingue des machines,
finalement. Ce n’est pas seulement qu’elles font mieux que nous, c’est
qu’elles peuvent le faire sans avoir à y croire. Elles n’ont pas besoin de
sens…
Le téléphone du bureau sonne.
Il décroche en mains libres, sur haut-parleur. Plus rien à foutre de la
confidentialité.
Sa secrétaire lui passe le ministre. Encore lui.
– Lisner refuse de revenir, annonce-t-il. On n’arrivera pas à le
convaincre. Mais comme il fraye avec les Exilés, on ne peut pas prendre le
risque qu’il partage ses connaissances. Un mandat d’arrêt a été délivré.
– Sur quel motif ?
– On a fouillé sa vie pour en trouver un. On a tout examiné, depuis
l’historique des commandes passées par son frigo à ses appels
téléphoniques sans oublier tous les sites web qu’il a visités, le détail de ses
virées à The Boxes , ses déplacements, ses rencontres…
– Vous n’avez pas dû trouver grand-chose. Typiquement le genre de gars
qui n’a rien à se reprocher.
– On a toujours quelque chose à se reprocher.
Sans doute, se dit Éric. Encore un truc qui nous distingue des machines.
– En l’occurrence, reprend le ministre, on a découvert qu’il a fourni à sa
complice Exilée la puce électronique de sa cousine. Usurpation d’identité
pour elle, complicité d’usurpation pour lui. Peines de prison dans les deux
cas.

De retour à son bureau au milieu de l’open space , derrière l’intimité


relative offerte par les panneaux mobiles, Kevin n’en revient pas.
David en prison.
Il se repasse en boucle la nouvelle dans son esprit. C’est à peine croyable.
Comment ont-ils pu prendre cette décision ? Pourquoi en arriver à une telle
extrémité ? Jamais David ne vendrait à l’étranger sa connaissance des
développements en cours en cryptographie. Pas son genre, c’est impossible.
C’est un type droit, David…
À peine a-t-il formulé cette pensée qu’elle lui revient comme un
boomerang à l’esprit.
Et toi, es-tu un type droit ?
L’espace d’un instant, il frémit, puis se ressaisit.
Mais oui ! S’il se retrouve chef de projet aujourd’hui, c’est par la volonté
de David de lui offrir ses développements. C’est lui qui l’a choisi, après
tout !
Certes… mais bon… Sans le plantage orchestré par ses soins, David
aurait sans doute réussi sa démo et aurait été nommé chef de projet en
amont…
Il soupire.
David en prison.
C’est horrible.
Kevin sent la tension monter en lui, et plus il essaye de la nier, plus il
essaye de justifier sa position – c’est de bonne guerre, tout le monde aurait
fait ça à sa place, à la guerre comme à la guerre –, plus la culpabilité
parvient à s’insinuer en lui et à se répandre dans les méandres de sa
conscience.

David se retourne.
– J’ai juste oublié un truc…
– Quoi ? demande Émilie.
– Je n’ai plus de voiture ! On me l’a saisie.
Un instant de flottement.
– Il faut en louer une.
– Avec un grand coffre ! dit Miotesoro. Le mien pourrait accueillir un
chaton, rien de plus.
– Avec un grand coffre, répète David pensivement. Et toi, Miotesoro, tu
n’aurais pas envie de partir aussi ?
Miotesoro lui adresse un sourire détaché.
– Non, moi je reste. Je déteste tout ce que j’ai appris sur le système en
place, mais maintenant que je suis prévenu, je crois qu’en étant malin, on
peut contourner les choses, éviter de se laisser manipuler et tirer son épingle
du jeu. Je vais déclarer une guerre atomique aux cookies, coller des
gommettes sur les caméras de mes ordis et de mon téléphone, et devenir un
as du contre-espionnage.
– À toi de voir.
– Ma liberté est d’abord intérieure. J’ai été sensible à ce que vous avez
dit sur le progrès, qui doit être humain avant tout, et ça me donne envie de
développer mon intuition, d’écouter mon corps, d’accepter l’incertitude,
l’échec, tout ça, d’oser prendre de vraies décisions, d’assumer mes
erreurs… Bref, je vais travailler sur moi pour faire de l’être pas fini qui
vous parle un homme accompli et sage en pleine possession de sa puissance
personnelle.
– Rien que ça !
– Voilà. Éteindre mes écrans pour allumer ma conscience.
– C’est bien dit.
Le téléphone de David se met à vibrer.
– Bizarre. Un numéro masqué.
– Ne prends pas, conseille Émilie.
David hésite.
– Quelque chose en moi me dit qu’il faut que je réponde. Je le sens…
– Alors réponds, dit Ève.
Il décroche.
– David, c’est Kevin.
– Kevin, comment vas-tu ?
– J’ai très peu de temps. Je voulais te prévenir : t’es l’objet d’un ordre
d’arrestation, et aussi une Exilée proche de toi.
– Hein ? Mais qu’est-ce que tu me racontes ?
– C’est vrai. Usurpation d’identité. Ils parlent de prison.
– Mais…
– Il faut que je te laisse, David. Bonne chance.
Et il raccroche avant que David, abasourdi par la nouvelle, ait eu le temps
de le remercier.
Tous les regards se posent sur lui, mais il reste sans voix.
– Qu’est-ce qui se passe ? demande Ève.
David essaye de contenir les quelques tremblements nerveux qui
affleurent.
– Un mandat d’arrêt contre toi et moi. On est coincés, on se ferait cueillir
à la frontière.
Les autres les fixent, sidérés, interdits.
– Et si on loue une camionnette ? On se cache tous dans le coffre ? ose
Émilie.
– Et qui conduit ? On ne peut faire courir ce risque à personne. Aider des
fuyards, ça prend lourd au tribunal.
On entend soudain le son strident d’une sirène de police. David se crispe,
les autres se pétrifient…
Il retient son souffle tandis que la sirène se rapproche, encore plus, puis
semble s’éloigner, puis se meurt dans la ville.
Tout le monde reprend sa respiration, mais le silence et l’angoisse
s’installent. On regarde ses pieds. Il n’y a pas d’issue. Pas de solution. C’est
cuit.
– J’ai peut-être une idée, lâche Miotesoro.
39

Depuis la route longeant la corniche, la vue plongeante sur l’océan est


saisissante. Le ciel a fini par se dégager, à l’exception de deux gros nuages
sombres qui semblent s’attarder dans le seul but de gâcher le tableau.
Miotesoro ralentit à l’approche du poste-frontière, puis arrête le véhicule
devant les barrières.
Il ouvre la portière, descend, inspire à pleins poumons l’air marin, puis
pénètre dans le petit bâtiment. Odeur de renfermé.
– Bonjour, mesdemoiselles ! lance-t-il en entrant, d’une voix la plus
efféminée possible.
Derrière le guichet, un petit chauve et un gros moustachu, tous deux en
uniforme, échangent un regard maussade.
Le second s’empare des papiers que lui tend Miotesoro.
– But du voyage ? grogne-t-il.
– J’accompagne mes passagers dans leur déménagement. Tout un
programme !
Au bout d’un moment, l’autre se met à ricaner. Long à la détente, celui-
là.
– Ils sont combien ?
– Trois. Je peux vous les présenter, si vous voulez, ils sont charmants.
L’autre pouffe dans sa moustache.
– Je vais jeter un œ il, dit-il.
– Dans le véhicule ?
– Ouais.
Miotesoro croise les bras et soupire.
– Bon… Ok. Mais faudra le retirer, après.
– Hein ?
– Laissez tomber.
Con comme un balai, celui-là.
L’agent se lève et contourne le guichet.
– Je passe devant, lance Miotesoro. Suivez-moi, mais bas les pattes,
hein ?
– Y a pas de risque, dit l’autre dans un rire gras.
Ils sortent, s’approchent du véhicule et Miotesoro ouvre les deux portes
battantes du coffre.
Les trois cercueils sont alignés côte à côte.
L’agent se penche et tend son bras armé d’un détecteur qu’il passe le long
de chaque cercueil, à gauche, puis à droite, puis au-dessus. Il fait une
grimace en vérifiant l’écran du détecteur.
– Y a un problème, lâche-t-il. Je ne détecte pas les puces des cadavres.
– Un problème ! Un problème ! Tout de suite les grands mots ! Mais il
n’y a pas de problème, mon chéri. Ce sont des cercueils plombés. Vous
savez pourquoi ?
– Non.
– Essayez de deviner.
– J’sais pas, mais…
– De toute façon, vous n’avez aucune chance de trouver ! Les héritiers
des défunts, c’est des Exilés, ok ? C’est pour ça qu’ils rapatrient les corps.
Accident de voiture, le grand-père, la grand-mère, la tante, boum ! Eh bien,
figurez-vous que ces arriérés d’héritiers, ils n’étaient pas d’accord pour le
choix des cercueils. Certains voulaient du carton recyclé, d’autres du bois
durable… Il leur a fallu huit jours ! Huit jours, vous vous rendez compte,
pour choisir une boîte qu’on va s’empresser d’enterrer. Non mais, je vous
dis, c’est vraiment des dégénérés, ceux-là. Sauf que chez nous, la loi, c’est
la loi, vous êtes d’accord ?
– Euh… oui.
– Eh bien, la loi, qu’est-ce qu’elle dit, la loi ? La loi, elle dit qu’au-delà
de cinq jours, on est obligé d’avoir un cercueil plombé. Et un cercueil
plombé, vous savez quoi ?
– Quoi ?
– Eh ben, vos ondes machin bidule, elles passent pas, voilà. C’est normal,
c’est logique. Avec le plomb, rien ne passe. Un soleil de plomb, les nuages
passent pas ; un ciel de plomb, le soleil passe pas ; un sommeil de plomb, le
réveil passe pas ; un silence de…
– Ok, ok, j’ai compris.
– Dans votre cervelle, il n’y a pas de plomb ?
– Ben non.
– Voilà. C’est pour ça que ça passe entre nous.
Dix minutes plus tard, Miotesoro engage le véhicule dans l’antre béant
du bateau à quai. Puis il remonte sur le pont siroter un Perrier citron au
grand air pendant la traversée, en admirant une nuée d’oiseaux migrateurs
qui volent en formation dans le ciel d’azur.
Une fois débarqué, après un court trajet, il se gare devant une bâtisse dont
la façade a été enduite à la chaux, avec une tonnelle et une glycine. Il
vérifie. Ça semble être la bonne adresse.
Il descend, claque la portière, et voit deux vieillards anxieux qui
traversent le jardinet à sa rencontre dans des tenues d’une élégance
recherchée : un short à bretelles pour l’un, une épaisse robe de chambre en
laine pour l’autre. Ils ont des yeux affolés, rivés sur le long corbillard noir.
– Mon Dieu, lâche l’un d’eux en sanglotant à moitié. Ma petite-fille ?…
– J’espère que non, dit l’autre d’une voix angoissée.
Miotesoro les laisse s’approcher.
– C’est bien la maison des Montoya ?
– Oui, c’est ici, dit d’une voix tremblante celui qui est en robe de
chambre, la mine défaite.
L’autre entoure ses épaules d’un bras qui se veut réconfortant, mais il a
l’air tout aussi bouleversé.
– J’ai une livraison pour vous, dit Miotesoro avec un grand sourire. Mais
vous connaissez la règle : il faut toujours ouvrir les colis pour s’assurer de
l’état de la marchandise. Vous auriez un tournevis ?

Deux heures plus tard, Miotesoro coupe le contact devant le poste-


frontière.
– Coucou me revoilou ! lance-t-il en entrant au poste.
– Mission accomplie ? lance le moustachu en jetant un coup d’œ il au
corbillard par la fenêtre. Mais…
Son visage s’assombrit.
– Vous les ramenez ?
– Ne m’en parlez pas, dit Miotesoro en s’éventant le visage avec son
passeport. Mon Dieu, quelle histoire…
– Quoi ?
– Ils n’en ont pas voulu, dit-il en levant les yeux au ciel d’un air
profondément agacé.
– C’est quoi, ce délire ?
– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Ils n’en veulent pas, ils
n’en veulent pas, hein ? J’allais pas les forcer à les prendre, non ? Alors
moi, je les ramène, vous savez : je ne suis pas contrariant, comme garçon…
L’autre le regarde avec un air hébété quelques instants, puis il tourne de
nouveau la tête vers la vitre, et fronce soudain les sourcils en fixant le
corbillard.
– Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? grogne-t-il en détachant
lentement chaque syllabe.
Il se lève, et contourne précipitamment le guichet.
– Suivez-moi ! ordonne-t-il.
– Jusqu’au bout du monde, si vous voulez…
Ils rejoignent le véhicule.
– Mais… les cercueils sont ouverts ! Ils sont vides !
– Je vous l’ai dit : ils n’en ont pas voulu. Il paraît que c’est pas du bois
bio, que ça va polluer leur sol, leur nappe phréatique, leur forêt et tout le
toutim. Ils sont timbrés, vous savez… D’ailleurs ils m’ont à moitié agressé,
ils peuvent être violents, par moments. Pourtant je leur ai bien dit : « J’y
suis pour rien, pour rien du tout ! C’est pas moi qui fabrique les cercueils,
hein ? » Non mais, je vous jure…
L’agent s’éponge le front d’un revers de manche.
– C’est bien la première fois de ma carrière que je vois un truc pareil…
– Bon, heureusement, je suis sain et sauf. Et vous voir, ça me remonte le
moral.
Et il pose sa main sur son épaule. L’autre se dégage d’un geste brusque.
– Me touchez pas ! Et puis allez-y, maintenant. Vous pouvez partir.
Miotesoro soupire profondément.
– Mais bon, après tout, c’était quand même touchant, quand j’y
repense… Vous auriez vu ce petit jeune homme qu’est parti avec sa mamie
toute raide dans ses bras, et…
– Allez-y, je vous dis.
– Et sa sœ ur, qui tirait son papy par les pieds…
– Foutez-moi le camp. Je veux plus vous voir.
40

Le grand écran de la télé est muet, comme muselé. Sa surface est


parsemée de millions de particules de poussières venues s’y coller, attirées
par le néant. C’est peut-être la première fois qu’il reste éteint.
Éric Russel fixe la bouteille de Jack Daniel’s à moitié vide, posée sur la
table haute sur laquelle il est accoudé. Il a passé toute la soirée sur le
tabouret, et avec tout ce qu’il a bu, c’est un miracle qu’il tienne encore en
équilibre. Au diable le canapé moelleux ! Aucune envie de se laisser aller à
trop se détendre ce soir. Le confort est le linceul de l’âme.
Bon, certes, le tabouret fait un peu mal au cul. Mais peut-être que la
souffrance éveille la conscience.
À côté de la bouteille de whisky, devant lui sur la table, son ordinateur
portable, relié à tous les data center du pôle Nord. L’écran est partagé en
vignettes qui encapsulent les images délivrées en direct par les caméras de
surveillance des différentes zones. Rien de passionnant dans ces immenses
hangars peuplés chacun de dizaines de milliers de serveurs superposés sur
des racks, aussi impeccablement alignés qu’une armée de soldats chinois.
Baignés d’une lumière bleutée aussi glaciale que le regard d’un serial killer
, là gît le coffre-fort de nos individualités, le cerveau de la planète, le KGB
de l’humanité, le fossoyeur de la liberté.
L’une des vignettes diffuse l’image de l’extérieur. Une tempête soulève la
neige et la fait voler en spirale comme une tornade. Le thermomètre affiche
moins quarante et un degrés.
Éric laisse tomber dans son verre deux glaçons qu’il submerge aussitôt
d’un torrent de whisky. Les glaçons craquent à peine en se noyant.
Irrésistiblement, leur individualité se fond dans la masse ; ils disparaissent.
Éric approche son clavier et commence à taper.
Patiemment, il entre un à un tous les mots de passe, tous les codes de
sécurité. À chaque fois, les mesures de protection poussées à l’extrême
l’obligent à se déclarer, à prouver son identité, et à entrer de nouveau des
codes et des mots de passe.
Pour chaque data center , l’un après l’autre, il répète la même opération.
Lui qui toute sa vie a détesté les tâches répétitives qu’il s’est toujours
empressé de déléguer, il prend presque du plaisir à réitérer, lentement et
méthodiquement, cette procédure sur chaque site.
À chaque fois, la manœ uvre est la même : désactiver une à une les
alarmes concernées. Systématiquement.
Patiemment.
Une petite demi-heure lui suffit ensuite pour développer le programme
qui permettra de coordonner l’opération, afin qu’elle se lance dans tous les
sites au même moment. Sans l’alcool qui embue un peu son cerveau, il
aurait fait ça en dix minutes.
Bien sûr, le système va garder la trace de son intervention. Son nom
apparaîtra partout. Même la chronologie de ses actions sera enregistrée,
mémorisée… mais pas pour longtemps.
Un Alzheimer foudroyant, ça ne pardonne pas.
Tout est fin prêt.
Il est 3 h 28 du matin au pôle Nord.
Éric clôt ses paupières et respire longuement, profondément.
Sans regret.
Il ouvre grand les yeux et lance le programme…
À l’écran, les images des différentes caméras montrent les trappes
d’évacuation des fumées qui, lentement, très lentement, se soulèvent.
Partout. Simultanément. Dans tous les data center …
Les leds bleues des serveurs éclairent de leur lumière blafarde des nuées
d’air givré qui colonisent mollement les espaces comme un immense filet
de pêche qui s’étirerait impitoyablement dans les profondeurs de l’océan.
Çà et là, ce sont des bourrasques de neige qui pénètrent en force par les
trappes béantes, en de formidables feux d’artifice bleus et silencieux.
Les yeux rivés à l’écran, Éric est comme fasciné par la vision
spectaculaire de la destruction de ce qu’il a consacré sa vie entière à
préserver.
Une vingtaine de minutes sont nécessaires pour que les premiers
messages d’erreur apparaissent sur son ordinateur, puis tout s’accélère et,
très vite, le rideau tombe.
Condoléances.
Éric saisit son verre et le lève bien haut.
– À la liberté !
41

David rentre d’une longue balade dans la nature. Cela fait près d’un mois
qu’il vit ici et il a pris le temps de découvrir l’île qui offre des paysages de
forêts, de landes, de prairies et de collines verdoyantes, avec de hautes
dunes de sable blanc qui longent le bord de mer, fouettées par les embruns.
La nature est étonnamment préservée, avec de nombreux coins sauvages
où la main de l’homme semble ne pas avoir œ uvré. Ces endroits procurent
à David un bien-être aussi profond qu’étrange, un bien-être qu’il n’a jamais
ressenti dans les élégants jardins à la française du territoire Régulier.
– La nature nous réconcilie avec nous-même, lui a un jour confié Ève, car
elle est à l’image de notre humanité, avec un entremêlement d’ordre et de
désordre. Elle nous invite ainsi à accepter nos contradictions, à accepter
cette part de désordre en nous qui malgré tout s’harmonise dans la beauté.
En marchant longuement dans la nature, ou en la contemplant, on ressent
cette harmonie au plus profond de nous, et ce sentiment nous incline à la
rechercher également dans nos rapports aux autres. Les gens qui vivent
proches de la nature ont des relations apaisées, cela a été démontré.
Ève et lui sont en couple depuis bientôt une semaine. C’est venu presque
naturellement, sans anticipation ni attente. David a réalisé au fil des jours
qu’elle était la femme de sa vie, bien qu’elle ne corresponde en rien aux
critères mis en évidence par les algorithmes de The Boxes . Il n’aurait
d’ailleurs jamais cru pouvoir être un jour amoureux d’une femme blonde…
Quant à Ève… elle lui a avoué avoir su dès les premières secondes de
leur rencontre qu’ils feraient leur vie ensemble.
– Comment est-ce possible de deviner une chose pareille ? s’est exclamé
David.
Elle a haussé les épaules en riant.
– Une intuition, bien sûr ! L’image m’est apparue à la seconde où tu t’es
présenté à la porte de la maison.
Elle a ensuite patienté en se gardant bien de l’influencer, laissant le temps
aux sentiments de naître et de grandir.
Émilie trouve peu à peu ses marques dans ce nouveau territoire, même si
elle passe le plus clair de son temps dans la nature. Elle est devenue à
moitié claustrophobe depuis son voyage en cercueil…
Miotesoro a fini par les rejoindre sur l’île. Les Réguliers ont subi une
gigantesque panne de serveurs, et c’est toute la société qui s’est retrouvée
bloquée dans son fonctionnement : sites de e-commerce en rideau,
supermarchés incapables d’encaisser les règlements, comptes en banque
effacés… Tout s’est arrêté d’un seul coup. Les gens, perdus et affamés, ont
soudain pris conscience de leur dépendance envers un système les ayant
privés de toute autonomie. Assoupis depuis des années dans leurs
appartements, le corps et l’esprit affaiblis par l’oisiveté prolongée, ils se
sont découverts incapables d’organiser leur survie. C’est par millions qu’ils
sont descendus dans la rue. Ils ont pris d’assaut les magasins et les
entrepôts, mais très vite ceux-ci se sont vidés. La situation s’est dégradée,
des émeutes ont explosé de toutes parts, une vraie guerre pour la nourriture,
chacun luttant pour sa survie…

Ce matin-là, en rentrant de promenade, David trouve Ève dans le jardin à


l’arrière de la maison.
– Je pense beaucoup ces derniers temps, dit-il, à nos deux modèles de
société. Et je crois que notre plus grande erreur, des deux côtés, a été
d’opposer ces modèles et tout ce qu’ils contiennent, en nous obligeant à
choisir : high-tech contre naturel, économie contre écologie, médecine
conventionnelle contre médecine douce, progrès technologique contre
progrès humain… Du coup, on a braqué tout le monde et on a fini par
diviser les gens. Alors qu’en fait, on a tous intérêt à concilier économie et
écologie, médecines conventionnelle et alternative, progrès humain et
technologique, etc.
Ève sourit.
– Tu as raison, et diviser les gens, c’est diabolique.
– Diabolique ?
– Diable vient du grec diabolos qui signifie « celui qui désunit ». Tout ce
qui nous divise nous rend malheureux ; ce qui nous réunit nous apaise. Et
l’union parfaite, c’est l’extase, dit-elle en déposant un baiser sur ses lèvres.
David la contemple et se met à avoir envie d’elle. Elle doit le sentir car
une infime lueur s’allume dans ses yeux.
Ils prennent la direction de la maison.
– Peut-être, dit Ève, faut-il laisser à l’humanité le temps d’évoluer.
Soyons patients… Il arrivera un jour où nous lâcherons le besoin d’avoir
raison contre les autres, un jour où nous saurons voir ce qu’il y a de bon
dans ce que proposent nos adversaires, et même un jour où il n’y aura plus
d’adversaires, juste des êtres de bonne volonté qui se respectent, s’écoutent
et cherchent ensemble des solutions…
Ils entrent dans la maison, qui est restée bien fraîche malgré la chaleur
qui commence à monter dehors.
– Tiens, je voulais te demander un truc, dit David. J’ai remarqué qu’il n’y
a pas de chauffage dans la maison. Vous ne mourez pas de froid, l’hiver ?
– Non, dit-elle en haussant les épaules. C’est une maison 22-26.
– Une maison 22-26 ? C’est quoi, ça ?
– C’est une invention d’architectes autrichiens, qui date du début des
années 2010. Les murs sont très épais et essentiellement constitués de
briques de terre cuite qui retiennent le froid l’hiver et la chaleur l’été. La
température ne descend jamais en dessous de vingt-deux degrés l’hiver, et
ne monte pas au-dessus de vingt-six l’été. Sans chauffage ni clim.
Ils rejoignent la chambre, échangent un long sourire complice et tendre,
puis prennent tout leur temps pour enfin unir leurs âmes et leurs corps.
Après l’amour, David s’appuie sur un coude dans le lit pour mieux
contempler Ève. Il se sent léger, comme porté par une joie profonde.
– Pourquoi tu souris ? demande Ève.
– Je pensais à Galien.
– Qui est-ce ?
– Un médecin grec qui a soigné des empereurs et des gladiateurs.
– Ah bon…
David l’embrasse puis ajoute :
– Mais il disait des conneries.
Ils partagent un grand verre d’eau fraîche puis ressortent. Envie de
marcher au grand air, d’en prendre plein les poumons. Ils rejoignent les
dunes de sable blanc parsemées de touffes d’herbes folles. Ils s’asseyent
côte à côte sur le sable, face à l’océan. Le soleil au firmament s’épanouit
dans un ciel d’azur immaculé. Le vent du large s’empare de leurs cheveux
et caresse leurs visages en y déposant ses offrandes au goût de sel. En
contrebas, les vagues roulent et se fracassent bruyamment dans une
explosion d’écume.
– Regarde, il y a les surfeurs, dit Ève.
Un peu plus loin, en effet, sur leurs planches aux couleurs vives, les
surfeurs sont là qui attendent, aussi patients qu’un chat devant sa proie, puis
soudain rament en y mettant toutes leurs forces, parfois pour rien, se
redressent, tombent, se relèvent, tombent de nouveau et se relèvent encore.
Et de temps en temps la magie opère et ils glissent sur l’eau, volent sur les
flots, pleins de confiance dans cet équilibre incertain, comme portés par une
énergie vitale, une force invisible. Ils savourent leur liberté. Ils savourent la
vie.
Remerciements

Je tiens à remercier chaleureusement le docteur Brendan Urvoy,


anesthésiste-réanimateur, pour le temps consacré à me fournir de précieuses
indications qui m’ont permis d’écrire les scènes à l’hôpital. S’il reste des
inexactitudes, j’en suis seul responsable.

Pour son soutien et son invitation répétée à chercher l’inspiration dans la


nature, je remercie Nathalie Le Borgne.

Pour ses conseils avisés de créatif dans un autre domaine, la composition


musicale, je remercie Serge Hoffmann.

Pour ses feedbacks impitoyables mais justes, je remercie mon épouse


Zoé. Je mets en général trois jours avant de m’en remettre et de reconnaître
qu’elle avait raison, comme toujours…
Les livres qui ont fait ce livre

Quelques ouvrages que j’ai lus ou relus pendant l’écriture de ce roman et


qui ont été des sources d’inspiration :

— La civilisation du poisson rouge , de Bruno Patino, éditions Grasset.


L’auteur analyse et décrit avec talent la servitude dans laquelle nous
plongent les empires numériques se battant pour accaparer notre
attention.

— Je choisis donc je suis , de Sophie Guignard, éditions Flammarion.


Un très bon livre qui offre une analyse pertinente de la façon dont nous
prenons nos décisions.

— L’âge du capitalisme de surveillance , de Shoshana Zuboff, éditions


Zulma.
Fruit de douze ans de recherches menées par cette universitaire
américaine, professeure à Harvard, cette œuvre majeure montre à quel
point les géants du web parviennent à piloter nos émotions, nos
opinions et nos comportements. Huit cents pages éclairantes qui n’ont
malheureusement pas eu l’écho qu’elles auraient mérité, malgré le
soutien de Barack Obama, du New York Times ou de The Gardian .

— La liberté d’être libre , de Hannah Arendt, éditions Payot.


Dans ce texte retrouvé quarante ans après sa mort, la philosophe
s’interroge sur le sens d’une vie libre et invite à s’impliquer dans les
débats publics.

— La confiance en soi, une philosophie , de Charles Pépin, Allary éditions.


Avec son talent habituel, Charles Pépin nous offre un essai aussi riche
que profond en s’appuyant sur la pensée de grands philosophes,
illustrée par l’expérience de sportifs ou d’artistes. C’est sous l’angle de
la confiance en soi qu’il visite le thème de la prise de décision parce
que, pour lui, « décider, c’est trouver la force de s’engager dans
l’incertitude ».

— Les vertus de l’échec , de Charles Pépin, Allary éditions.


Aristote, Nietzsche ou encore saint Augustin sont convoqués par
l’auteur pour nous fournir un magistral recadrage sur le sens de
l’échec. Un livre qui donne furieusement envie… d’échouer !

— Méditer, jour après jour , de Christophe André, L’Iconoclaste.


Un livre incontournable pour s’initier à la pratique de la méditation,
par ce célèbre psychiatre qui en a étudié les effets sous un angle
scientifique et l’a mise en œuvre auprès de ses patients à l’hôpital.

— Qui suis-je et, si je suis, combien ? de Richard David Precht, éditions


Belfond.
Ce philosophe allemand contemporain visite de façon originale des
notions aussi variées que la vérité, la liberté ou le droit de la
neurologie.

— La guerre des intelligences , du Dr Laurent Alexandre, éditions JC


Lattès.
Une peinture sans concession de la cohabitation qui s’annonce avec
l’intelligence artificielle, par un médecin aussi brillant que clairvoyant.
Un essai qui fait froid dans le dos.

— La désobéissance civile , de Henry David Thoreau, éditions Gallmeister.


L’auteur, qui a un jour de 1845 décidé de partir vivre dans une cabane
au milieu des bois, nous rappelle que « si une plante ne peut vivre
selon sa nature, elle meurt ; et il en va de même pour un homme ».

— Puissance du mythe , de Joseph Campbell, éditions Oxus.


Un livre foisonnant de sagesse, par un universitaire américain qui a
consacré sa vie à l’étude des mythologies du monde entier et en a retiré
de précieux enseignements…
J’ai une anecdote à vous raconter à ce sujet :
J’étais en train d’écrire le chapitre 26 qui montre David torturé par la
double décision à prendre : retourner au bureau ou démissionner,
poursuivre sa collaboration avec les services secrets ou y mettre fin. Je
voulais le conduire à prendre sa décision intuitivement mais ne
parvenais pas à trouver comment mettre cela en scène. Ma réflexion
tournait en boucle dans mon esprit, stérile. J’ai soudain réalisé qu’il me
fallait être cohérent : si mon héros devait utiliser son intuition, alors
moi aussi ! J’ai quitté mon bureau et traversé la maison pour rejoindre
le piano : jouer m’aide à « sortir du mental » et stimule mon intuition.
J’avais à peine égrené quelques notes sur le clavier que mon regard a
été happé par la tranche jaune d’un ouvrage dans la bibliothèque toute
proche. Je me suis levé pour le prendre en main. Puissance du mythe .
J’ai ouvert le livre en plein milieu et laissé mes yeux se poser sur une
ligne au hasard. Les mots imprimés correspondaient exactement au
message dont David avait besoin pour prendre sa décision ! J’ai alors
eu l’idée de reproduire cette scène dans le chapitre en cours, et c’est
ainsi que l’on retrouve David arpenter les allées de la Bibliothèque
municipale jusqu’à ce que son regard soit accroché par ce même
livre…
Ouvrage dirigé par Mathieu Johann

© Mazarine, 2024.

ISBN : 978-2-863-74909-8
Table

Couverture

Page de titre

Du même auteur

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14
Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34
Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

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