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Roselyne - Bachelot 682.jours - Le.bal - Des.hypocrites.2023.

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© Éditions Plon, un département de Place des Éditeurs, 2023

92, avenue de France


75013 Paris
www.plon.fr et www.lisez.com

EAN : 978-2-259-31466-4

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage
privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit
ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue
une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la
Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à
ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À Sophie-Justine, Arnaud, Djiali, Hervé,
Sarah, Tristan, Jean-Baptiste, Olivier,
Séverine, Hélène, Emmanuelle, Soizic,
Arnaud, Pierre, Marie, Delphine, Fanny.
SOMMAIRE
Titre

Copyright

Dédicace

I. - Comment voyez-vous les choses ?

3 juillet 2020 - « Bonsoir Roselyne, c'est Jean Castex »


4 juillet 2020 - Des branques à la fidélité douteuse

5 juillet 2020 – 17 heures - « Je vous donne mon numéro de portable »

6 juillet 2020 - C'est peu de dire que la culture n'a rien vu des révolutions…
Du 7 au 25 juillet 2020 - Une solide réputation d'emmerdeuse

II. - Un jour sans fin

11 juillet 2020 - Ça gueule fort !

18 juillet 2020 - Quelle bronca !


30 juillet 2020 - Le vaisseau amiral prend l'eau

III. - Winter is coming…


14 août 2020 - « Si vous ne le faites pas, je me tire »

22 septembre 2020 - Un sacré medley !

9 septembre 2020 - Jacques Brel ou Juliette Gréco ?

21 octobre 2020 - We're one – « Nous ne faisons qu'un »

28 octobre 2020 - C'est l'hallali !

27 novembre 2020 - Un canard au milieu de la couvée de cygnes


19 mars 2021 - Bataille gagnée !

IV. - Les invasions barbares

18 septembre 2020 - « Notre école, c'est la plus belle »


4 décembre 2020 - « Je suis désolée, mais ça sera impossible »

14 octobre 2021 - « On ne peut pas tordre les textes ! »

20 décembre 2021 - Un carrefour est-il un monument historique ?

V. - Prendre la Bastille

20 novembre 2020 - La prise de la Bastille

17 septembre 2020 - Wagner t'est redevable

28 septembre 2020 - Première conférence de presse

VI. - « Qui t'a fait roi ? »

6 janvier 2021 - L'arrivée d'Emmanuel Macron n'a rien changé

10 juillet 2020 - Flash-back : « Les élus locaux ne sont pas blanc-bleu »

10 janvier 2021 - Nos élus ont besoin d'y voir clair

Retour sur le 13 novembre 2015 - Le Café du Croissant

VII. - Ave César !

24 février 2021 - Roulée dans la farine


4 mars 2021 - « Ma poulette, les emmerdements te viendront en pleine poire ! »
12 mars 2021 - Alors là, on touche le fond !

VIII. - La lumière de l'astre mort

2 décembre 2021 - Je n'aurais pas misé un cachou


8 juillet 2020 - Flash-back : ouverture du bal

Décembre 2021 - Ça poquait fort la « loose »


13 février 2022 - Tant de mansuétude… On nous les a changés !

IX. - Ô ministres intègres


5 mai 2021 - Une telle injustice que j'en avais la boule au ventre

Flash-back : 10 mai 1981 - La sortie des ténèbres ?


Flash-back : 15 mars 1993 - Le bilan de Jack Lang
Flash-back : - C'est à peu près ce qui s'est passé en 1981
11 mai 2021 - Pensées…

X. - La propriété, ce n'est pas du vol

14 septembre 2020 - Liebe Monika


23 et 26 octobre 2020 - Prendre Racine ?
10 juin 2021 - Privée de redevance

12 octobre 2021 - « Qu'est-ce qu'elle fout là, Bachelot ? »

XI. - Ici, il n'y a pas de pourquoi


27 janvier 2022 - On ne peut retracer l'indicible
18 février 2022 - Voilà pourquoi je m'énerve

24 février 2022 - Les assertions de Poutine sont aussi ridicules que si Joe Biden décidait
d'envahir la France

28 février 2022 - La guerre au cœur de la culture

7 avril 2022 - Mon testament de départ

XII. - Quitter les choses avant qu'elles ne vous quittent

3 mars 2022 - Les autres candidats brillaient par leur absence

24 avril 2022 - Cette victoire a un goût amer

25 avril 2022 - Deux petits cartons


Semaine du 25 au 30 avril 2022 - Les électeurs tiennent la hache
Dimanche 1er mai 2022 - Que du bonheur…

Semaine du 2 au 8 mai 2022 - Encore un Conseil des ministres !

Samedi 7 mai 2022 - Un tailleur qui fait causer

Lundi 9 mai 2022 - Le plaisir est dans l'attente


Semaine du 9 au 15 mai 2022 - La valse des prétendants

Flash-back : jeudi 12 mai 2022 - Mon pétage de plombs


Lundi 16 mai 2022 au matin - Roselyne qui se mêle de ce qui ne la regarde pas

Semaine du 16 au 20 mai 2022 (quatre semaines après la réélection du président de la


République) - « Gin tonic ! »
Vendredi 20 mai 2022 - Mission accomplie

Annexe 1 - Bilan du quinquennat : des moyens en forte hausse et des priorités affirmées

Annexe 2 - Actions menées entre juillet 2020 et mai 2022

Notes

Du même auteur

Actualité des Éditions Plon


I.

Comment voyez-vous les choses ?

3 juillet 2020
« Bonsoir Roselyne, c’est Jean Castex »
J – 3. En cette chaude soirée du 3 juillet, nous bavardons entre amis
profitant de la fraîcheur relative d’une terrasse ombragée. La vie est belle
et, pour neutraliser les fâcheux, j’ai laissé mon portable chez moi. Chacun
évoque son programme estival en sirotant paresseusement spritz et rosé.
Pour mon groupe de potes qui vit de théâtre, d’opéras, de concerts, de
festivals et d’expositions, ces premiers mois de 2020 ont ressemblé à la
traversée du désert de Gobi en pédalo.

Depuis le 29 février, date à laquelle le gouvernement a interdit les


rassemblements de plus de cinq mille personnes, les mauvaises nouvelles se
sont succédé et la France est entrée dans un monde réglé par la pandémie de
la Covid-19. Le 8 mars, l’interdiction s’étend aux rassemblements de plus
de mille personnes et le 13 de plus de cent. Le 14 mars, le coup de grâce est
porté au monde de la culture avec la fermeture de tous les lieux recevant du
public. Certes, l’annonce que le déconfinement est prévu pour le 11 mai a
fait naître une lueur d’espoir mais l’onde de choc du confinement s’est
étendue bien au-delà. Une salve d’annulations résonne comme une marche
funèbre : Festival de Cannes, Solidays, Avignon, Hellfest, Francofolies,
Vieilles Charrues…
Et surtout, pour nous comme pour beaucoup de Français, cette séquence
terrible est marquée par le deuil des amis emportés par ce foutu virus. On se
communique les nouvelles des proches en réanimation et j’ai parfois songé
en ces jours de désolation aux années terribles de la pandémie de sida qui
tua tant de gens que j’aimais.
Dans ce torrent émotionnel, mes activités d’éditorialiste ont pris un tour
nouveau. J’avais été vilipendée, moquée et même injuriée pour ma gestion
de la pandémie grippale de 2009 alors que j’étais ministre de la Santé. Voilà
que les circonstances valident a posteriori ma démarche fondée sur les
principes de prévention et de précaution et me propulsent comme « la »
référence de gestion de crise. Les images retrouvées des critiques émises
alors sont cruelles pour mes contempteurs et mon audition devant la
commission d’enquête parlementaire qui s’est déroulée le 1er juillet 2020 a
enfoncé les clous sur leurs cercueils… médiatiques. Depuis trois mois, j’ai
mon rond de serviette sur tous les plateaux. Présence régulière dans
l’émission d’Anne-Élisabeth Lemoine C à vous, participation multipliée
dans les débats de LCI, innombrables interviews de presse écrite et radio et
surtout, depuis quelques semaines, c’est la consécration : deux fois par
semaine, avec Gilles Bouleau, j’assure le « préjournal » du 20-heures de
TF1 pour faire le point sur la situation sanitaire.

Mais ce soir-là, si notre conversation n’est jamais éloignée de la culture,


elle tourne surtout autour de la vedette du jour, le nouveau Premier ministre
nommé quelques heures auparavant, un inconnu nommé Jean Castex. On
me bombarde de questions :
— Tu le connais ? Il est comment ? Sympa ?
— Tu parles que je le connais ! Il était dircab de Xavier Bertrand quand
il était ministre du Travail et moi à la Santé. J’ai surtout travaillé avec lui
quand il a succédé à Raymond Soubie 1 comme conseiller social de Sarkozy
puis comme secrétaire général adjoint de l’Élysée.
— Ouais, un techno quoi !
— Alors là, pas du tout, c’est ce qui fait son charme. Je me souviens
d’un déjeuner en avril 2018. Il était délégué interministériel aux Jeux
olympiques et il m’avait invitée comme ancienne ministre des Sports.
En fait, on a parlé musique pendant deux heures et pour le remercier, j’ai
consacré une de mes émissions sur France Musique à son festival Pablo-
Casals de Prades, la commune dont il est maire.
— Tu es d’une naïveté ! C’est pour ça qu’il t’a payé à déjeuner…
— Et toi tu as un mauvais fond. En tout cas, je l’ai revu, tiens, il y a
juste deux heures : à peine sorti de la cérémonie de passation de pouvoir
avec Édouard Philippe, il était l’invité du JT de TF1 et nous sommes
tombés dans les bras l’un de l’autre. Toujours aussi jovial. Mais c’est une
flèche : sous ses airs de péquenot, il connaît la machinerie !
— Tu vas voir : il va te nommer ministre de la Santé !
Éclat de rire général de la compagnie. J’ironise :
— Arrête de déconner. Pour les corvées, j’ai déjà donné.
Tout le monde en a convenu et nous avons commandé une nouvelle
tournée de spritz.
La soirée s’étirait, il me fallait rentrer.
Le portable clignotait sur mon bureau. À peine le temps de voir que le
dénommé Jean Castex avait déjà tenté de me joindre par deux fois, de
penser « M… je suis rattrapée par la patrouille », puis d’assurer ma
détermination de rester dans la vie civile, la sonnerie retentit :
— Bonsoir Roselyne, c’est Jean Castex.
— Ouiiii ?
— Je te propose de venir avec moi au gouvernement. Tu es partante ?
— Disons plutôt que je suis partie ! En 2012, j’ai décidé d’arrêter la
politique et je ne veux pas y revenir. Je suis désolée mais c’est gentil
d’avoir pensé à moi.
La voix du nouveau Premier ministre se fait plus douce, onctueuse
malgré l’accent rocailleux, quasiment doucereuse :
— Je te propose d’être ministre de la Culture.
La tête me tourne, ce type a trouvé le point faible, la frustration
inassouvie, le truc dont j’ai toujours rêvé, le fantasme de quarante années de
vie politique. J’ai dix secondes pour me décider.
— Pour la Culture, c’est oui.
La phrase résonne dans mon esprit comme un serment ou une devise.
— Bon, le président te voit dimanche et je fais l’annonce de l’équipe
lundi. Dors bien !

Tu parles. Bien dormir ?

Pendant les deux années qui ont suivi, les journalistes n’ont pas manqué
de me rappeler ad nauseam mes déclarations indiquant que je ne reviendrai
jamais en politique. Ce soir-là, en fait, je me suis sentie comme un soldat
qui s’est retiré, bien décidé à profiter de la vie, mais qui néanmoins graisse
soigneusement tous les jours le vieux fusil qu’il a rangé dans l’armoire.
Oui, j’ai eu le sentiment, la certitude que le temps du combat était revenu.

4 juillet 2020
Des branques à la fidélité douteuse
Le plus éprouvant et le plus urgent dans tout cela est d’annoncer à mes
enfants que je « repique au truc ». Mon fils, Pierre, décroche le téléphone. Il
est guilleret :
— Maman ! Alors tu prépares tes vacances ? Tu vas bien ?
— En fait de vacances… Comment dire… Il y a comme un
contretemps… Voilà, Jean Castex, le nouveau Premier ministre, m’a
proposé le poste de ministre de la Culture… et j’ai accepté.
J’entends dans l’appareil comme une déflagration :
— OH NOOOOON !

Toute la souffrance des injures et des mensonges subis, des mises en


cause absurdes, des moqueries, des agendas déments qui ruinent la vie
familiale et amicale est dans ce cri. Mais mon fils a été élevé dans une tribu
pour qui le service de la République est une ardente obligation. Il met trois
secondes à se remettre :
— Tu dois accepter. D’abord tu en as toujours rêvé. Tu seras formidable
dans ce poste… Et puis, on sera là.
Mon trio d’amour sera là, comme toujours. J’en ai rudement besoin.
Il faut se mettre en position close combat en n’oubliant pas toutefois
que jusqu’à l’annonce officielle de la composition du gouvernement sur le
perron de l’Élysée, vous pouvez être « débranché » d’un poste promis 2,
parfois même sans en être averti au préalable ! C’est d’ailleurs la
mésaventure qui m’était arrivée en 1995. Jacques Chirac m’avait téléphoné
pour m’annoncer ma nomination d’abord comme ministre de la
Coopération puis comme secrétaire d’État dans le pool social et avait
« oublié » de me prévenir que finalement je restais sur le banc de touche.
Au plus haut sommet de l’État, la bonne gestion des ressources humaines
est en option. La prudence est donc de règle et pourtant il faut foncer. Deux
jours pour recevoir les candidats aux postes clés de mon cabinet, élaborer
les axes prioritaires de mon programme, écrire mon discours de passation
de pouvoir, préparer l’entretien avec le président de la République,
échanger avec des amis chers dont j’apprécie la fidélité désintéressée et la
hauteur de vues et dont je recueille les avis avec soin, comme le journaliste
et écrivain Philippe Meyer, Georges-François Leclerc ou Julien Marion, qui
furent à mes côtés au ministère de la Santé et des Sports.

En effet, il faut savoir une chose : si vous n’arrivez pas au


gouvernement avec les têtes de pont de votre équipe, Matignon et l’Élysée
vous colleront des branques à la fidélité douteuse et dont vous ne pourrez
plus vous débarrasser. J’active mes réseaux avec une volonté déterminée :
composer une équipe paritaire. Tout au long de ces vingt-deux mois, mon
cabinet sera le seul à respecter cet équilibre. Une conseillère d’État
remarquable, Sophie-Justine Lieber, comme directrice, et Djilali Guerza,
venu du ministère de l’Intérieur, comme chef de cabinet – épaulé par le
commandant Hervé Ballereau –, forment un tandem de choc pour assurer
l’intendance, ainsi que Sarah Gaubert – qui comme Hervé m’a
accompagnée dans toutes mes responsabilités ministérielles – pour gérer
avec une prudence de serpent et une subtilité de libellule toutes les chausse-
trappes de la communication. J’ai bien l’équipe qui me convient : paritaire,
diverse, pluridisciplinaire, fidèle. Autour de la table de la salle à manger
transformée en salle de travail, commence à se construire la mystérieuse
alchimie qui transforme une juxtaposition hétéroclite de serviteurs de l’État
en un commando « à la vie, à la mort » prêt à affronter l’incroyable et
impitoyable aventure qui l’attend.

5 juillet 2020 – 17 heures


« Je vous donne mon numéro de portable »
En traversant le Paris presque désert de cette fin d’après-midi, je ne suis
pas inquiète de cet « entretien d’embauche » avec Emmanuel Macron. Je
me suis bien gardée de toute indiscrétion à la presse et mon nom n’apparaît
pas dans les castings foireux que concoctent les journalistes à chaque
remaniement. Si finalement ça ne « matche » pas avec le président, ce serait
presque un soulagement.

Je ne m’étais pas rendue dans le bureau présidentiel depuis un entretien


avec François Hollande en novembre 2012 pour présenter avec Lionel
Jospin nos travaux sur la rénovation de la vie publique. Le changement de
décor est impressionnant : mobilier, tapis, objets, tableaux d’une étonnante
et sobre modernité, tout est raccord avec le quasi jeune homme qui me
reçoit. Chemise blanche sans col, il paraît encore plus jeunot que sur les
photos avec sa mèche blonde, ses dents du bonheur et son regard bleu
glacier. Emmanuel Macron n’a pas toujours l’attitude qu’on attend d’un
président… Pendant un instant, je me prends à penser que nous sommes un
peuple imprévisible d’avoir élu un homme aussi peu raccord avec l’idée que
se font les Français de la fonction.
J’attends qu’il commence par une entrée en matière exprimant ses
priorités, comme l’ont fait avant lui les deux présidents que j’ai servis,
Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Ils étaient les chefs, me donnaient une
feuille de route et je me devais de l’exécuter. Simple, basique.
Rien de cela. Il m’installe bien en face de lui, ses grands yeux bleus
rivés aux miens :
— Comment voyez-vous les choses ?
J’ai appris par la suite que ce regard style serpent Kaa dans Le Livre de
la jungle était une classique mise en hypnose. Et que cette phrase culte était
un gimmick qui commençait quasiment tous les entretiens.
Pendant plusieurs minutes, il me laisse exprimer mon empathie pour un
monde de la culture dévasté et exposer mes idées. À dire vrai, j’ai fortement
l’impression qu’il se moque de celles-ci comme de son premier col marin.
Ce qui l’intéresse, c’est la personne, son comportement, son expression. Il
ne m’arrête qu’un moment quand je lui indique mon souhait d’avoir un(e)
secrétaire d’État à la Communication :
— Non, vous devrez vous occuper des deux secteurs en première ligne.
Il se lève :
— Eh bien, nous allons avoir du travail !
Il continue :
— Je vous donne mon numéro de portable.
Je ne sais pas encore l’importance qu’auront ces dix chiffres pendant
ces vingt-deux mois, mais visiblement une chose est claire : je serai bien
demain ministre de la Culture.

Oui, j’en avais rêvé, du ministère de la Culture ! D’ailleurs, lorsque


j’allais voir mon ami Frédéric Mitterrand, alors en poste à Valois, en riant, il
me disait toujours que je lui faisais penser au croque-mort de Lucky Luke
prenant les mesures des passants pour mieux préparer leurs cercueils.
Toutefois, je ne me faisais aucune illusion. Depuis 2007, pas moins de
sept ministres m’avaient précédée et la pauvreté des échanges intellectuels
et idéologiques sur la culture était saisissante dans la sphère politique et
dans l’opinion publique. Cette valse des ministres autant que l’influence
politique quasi nulle des titulaires successifs signifiaient assez le rôle
subalterne assigné au locataire du poste et je n’étais pas assez naïve pour
imaginer que, nommée en fin de mandat présidentiel, on me donnerait les
moyens des profondes réformes structurelles dont ce ministère a besoin.
J’étais là en mission commando, bien décidée à défendre bec et ongles la
culture esquintée par la crise mais toujours accusée d’élitisme et de
gloutonnerie budgétaire.

6 juillet 2020
C’est peu de dire que la culture n’a rien
vu des révolutions…
En ce 6 juillet, il faut d’abord affronter la passation de pouvoir avec
Franck Riester, et j’imagine sans peine sa nostalgie et sans doute son
chagrin de quitter cette maison prestigieuse. Franck est une belle personne
pour qui le sens de l’État est une réalité. Dans un contexte tragique, il a tenu
bon, ne s’est pas abîmé dans la crise et a su mener des politiques de fond :
le « Plan Bibliothèques », les premières esquisses du pass Culture, la
préfiguration du Centre de la francophonie et bien d’autres. Et surtout, au-
delà des aides de droit commun, il a su mettre en place la fameuse année
blanche de l’intermittence qui a mobilisé un milliard d’euros
supplémentaires pour les artistes et les techniciens privés de travail par la
pandémie. Certains beaux esprits de la culture, dont le snobisme arrogant
n’a pas fini de m’ébaubir, l’ont moqué au motif qu’il ne faisait pas partie de
la camarilla émerveillée d’appeler par leur prénom les stars de la culture
subventionnée. Peu après sa nomination, en avril 2018, nous étions sortis
ensemble à l’Opéra Bastille assister à une représentation de L’Élixir
d’amour, de Donizetti. Chacun connaît l’air de Nemorino Una furtiva
lagrima, pont aux ânes de tous les ténors et qui valait à Luciano Pavarotti
d’être bissé dans ce lieu où l’on s’honore de ne pas le faire (nous ne
sommes pas des Italiens, quand même !). Oui, en le saluant je repense à
cette larme furtive, mais je sais qu’il est déjà parti pour d’autres horizons.

Dix-sept heures, rue de Valois. Avec Franck Riester, nous faisons cette
cérémonie à l’arrache quasiment quelques minutes après l’annonce de la
composition du nouveau gouvernement par le secrétaire général de
l’Élysée, Alexis Kohler. En effet, Franck doit rejoindre son nouveau poste
au ministère des Affaires étrangères comme chargé du Commerce extérieur
et lui-même assurer une passation avec son prédécesseur Jean-Baptiste
Lemoyne. C’est le moment pour lui de faire le bilan de son action et, pour
moi, de dresser les grandes lignes de mes priorités pour les deux ans à venir.
L’urgence absolue sera la remise en route et en état des lieux de culture, une
question de vie ou de mort pour des dizaines de milliers de personnes.
Urgence que j’exprime en forme de devise : « Je serai la ministre des
artistes et des territoires. » Ce sera ma feuille de route tout au long des
682 jours. J’annonce que je lance des états généraux des festivals, véritable
angle mort des politiques du ministère, secteur dont l’administration
centrale ne connaît même pas le nombre de structures et où les subventions
ont été distribuées au gré des copinages des ministres successifs. J’insiste
aussi sur un certain nombre de crises existentielles venues de loin, telle
celle que traverse la presse écrite et conclut en gaulliste « à poil dur » par
une citation du Général : « La culture domine tout, elle est la condition sine
qua non de notre civilisation. »
Derrière le décorum institutionnel, l’alerte est donnée dès ce premier
jour de mes fonctions. Ce même 6 juillet 2020 au soir, non seulement je
prononce mon discours de passation mais concomitamment je sors mon
premier communiqué de presse à propos de l’étude décennale sur les
pratiques culturelles des Français 3, remarquable travail mené par le
département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de
la Culture. Il y avait en fait deux lectures du document. L’une, statique, se
réjouissait de la place croissante de la culture dans la vie quotidienne des
Français : de plus en plus de personnes fréquentaient des lieux culturels de
plus en plus nombreux. Mais une analyse prospective mettait également en
exergue des signaux inquiétants. Le pourcentage croissant des individus qui
n’ont pour toute consommation culturelle que la pratique numérique, les
jeunes naturellement, est monté à 15 %, alors que l’univers de la culture
patrimoniale est en forte déprise. L’univers des pratiques variées – c’est-à-
dire les personnes qui vont à la fois au cinéma, au théâtre, au concert, lisent
des livres, visitent des musées et des expositions –, cet archétype du citoyen
cultivé, est maintenant limité aux baby-boomers (nés entre 1945 et 1954).
J’en suis un bon exemple. Suivre les courbes d’évolution est simple : nous
sommes dans une révolution copernicienne qui va nous obliger à repenser
complètement le modèle de la fameuse exception culturelle française.
Le problème est que les modèles de ministres de la Culture dont on
nous rebat les oreilles, André Malraux, Jack Lang ou Michel Guy, sont à cet
égard des dinosaures qui n’ont quasiment rien vu de ces mutations et ont, si
l’on veut bien se vautrer quelque peu dans les charmes de la lucidité
a posteriori, plutôt chargé la barque avec des politiques qui sont autant de
parpaings aux pieds de leurs successeurs, empêtrés dans les avantages
acquis et les forteresses clientélistes. Ce n’est pas un reproche que je leur
fais ; ils n’avaient, ni eux ni bien d’autres, les outils pour imaginer l’avenir.
Mais les signaux faibles étaient là pour un observateur attentif et
clairvoyant. Amatrice de science-fiction 4, j’avais lu plusieurs essais
significatifs sans en réaliser vraiment la portée prophétique. La SF est un
outil précieux de prospective scientifique et de projection des mutations
sociales. Le concept de « sauvage urbain », dans sa double acception de
« bandes armées reléguées en périphérie de centres-villes concentrant les
richesses » mais également de « citoyens urbains à la recherche d’une
existence proche de la nature et se diffusant dans l’espace rural », apparaît
presque dès les années 1920.

Paul Otlet, un idéaliste pacifiste belge, décrit déjà le monde de l’Internet


dans son Traité de documentation, publié en 1934. Le monde universitaire
américain produit depuis plus de soixante ans les études et les prototypes
qui installent le monde connecté, mais le monde de la culture ne s’est
jamais senti concerné par une technologie qui n’était pas censée l’impacter.
C’est le début des années 1990 qui va marquer l’explosion de tout cela par
l’organisation de réseaux d’opérateurs indépendants. Le premier site web
s’ouvre en 1991 et, en 1993, le World Wide Web passe dans le domaine
public. Les années 2020 seront celles de l’apparition d’un Internet
quantique, synonyme de surpuissance et de garantie de sécurité. C’est peu
de dire que la culture n’a rien vu de ces révolutions. Nous sommes restés
boire des cocktails sur la plage alors que le tsunami numérique fonçait sur
nous pour nous engloutir.
La première sortie d’un ministre est toujours un acte politique fort
scruté et analysé par le milieu. Dès ce premier soir, j’étais à Radio France
pour écouter Olivier Py 5. Le symbole était double : défense résolue du
service public de l’audiovisuel menacé par la révolution numérique et
garant de la démocratie, et hommage à un de nos plus brillants hommes de
théâtre en ces temps de tempête où tangue le spectacle vivant.

Du 7 au 25 juillet 2020
Une solide réputation d’emmerdeuse
En relisant mon agenda de ces premiers jours de juillet 2020, premiers
jours de fonction ministérielle, j’ai pensé que, vraiment, je devais être folle
pour accepter un tel maelström. Il faut assumer les incontournables Conseils
des ministres, réunions de cabinet, questions au gouvernement, visites aux
services du ministère et premiers rendez-vous protocolaires avec les
innombrables organisations culturelles, toutes estimant qu’elles devraient
être reçues dans les toutes premières heures de votre arrivée sauf à se
considérer méprisées. Sans compter les salutations aux nombreux
« chapeaux à plumes » qui se baguenaudent dans l’écosystème avec un ego
de même calibre que leurs demandes budgétaires, les interviews aux
incontournables Télérama, France Inter, Match et autres, les discussions
avec les parlementaires et tout particulièrement les deux présidents des
commissions des affaires culturelles du Sénat et de l’Assemblée nationale,
Laurent Lafon et Bruno Studer. Tout cela d’ailleurs rend vraiment d’autant
plus grotesque cette incroyable valse des ministres français qui fait rigoler
toute l’Europe. Nos collègues de l’Union européenne comptent avec
ravissement cette procession 6 et vient à mon souvenir mon premier Conseil
européen comme ministre de l’Écologie. Il se déroulait sous présidence
espagnole à Majorque, en juillet 2002, et une collègue était venue me
donner une chaleureuse poignée de main en me disant : « Je ne me donne
pas la peine d’apprendre votre nom, l’année prochaine vous ne serez plus
là ! »
Ajoutez à cela que je me coltine, dès le 8 juillet, l’examen au Sénat de
la loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union
européenne en matière économique et financière, dite DDADUE. La Haute
Assemblée est peuplée de vrais spécialistes de ces questions, comme le
socialiste David Assouline, l’UDI Catherine Morin-Desailly ou le LR Jean-
Pierre Leleux et je sais qu’ils attendent avec gourmandise la novice à
laquelle ne sera épargnée aucune question technique, questions qui seront
posées avec le ton doucereux et badin des prédateurs qui guettent leur proie.
Nuit blanche à potasser le pensum et il faut déjà se préparer à la négociation
budgétaire avec le secrétaire d’État au Budget, épreuve qui exige qu’en
quelques heures vous avaliez tous les mécanismes des programmes. Si vous
êtes effrayé par l’ampleur de la tâche que représente la mémorisation des
arcanes du 131, du 175, du 361 du 224 et autres, vous pouvez laisser la
main à votre conseiller budgétaire, vous lui passez la parole et vous tentez
de suivre péniblement le déroulé des opérations sur la note de plusieurs
dizaines de pages qu’il vous a concoctée. Les technos discutent entre eux et
le ministre voit, impuissant, les cadors de la DB, la direction du budget,
prendre la main pendant que vous regardez passer les trains. Pas de ça,
Lisette. Après les deux nuits blanches sur la DDADUE, je consacre mes
nuits suivantes à avaler toute cette mécanique infernale. Si vous passez cet
examen avec brio, vous faites partie des ministres à qui on ne la fait pas.
Bon, il faut que je sois à la hauteur de ma réputation à Bercy, je dormirai
plus tard.

Je n’oublie pas la première réunion de la Commission nationale de


l’architecture et du patrimoine où j’affirme dès le 9 juillet que la flèche de
Notre-Dame doit être construite à l’identique pour respecter la convention
de Venise. Quand je rentre rue de Valois, le cabinet est en stress : l’Élysée
rêve d’un « geste architectural » et m’accuse de n’en faire qu’à ma tête.
Bon, ce ne sera pas la dernière fois. Je ne regrette pas cette insubordination
quand, déjeunant quelques jours plus tard avec Brigitte Macron, elle me
montrera un projet culminant avec une sorte de sexe érigé, entouré à sa base
de boules en or…
À quoi vous ajoutez plusieurs déplacements en région : Strasbourg,
Lille, La Rochelle, Avignon.

Tout cela n’était en fait que zakouskis, et cette cadence infernale


continuera pendant ces 682 jours sans trêve ni répit et vaudra à la chefferie
de cabinet cette phrase devenue culte, l’ayant lancée tant de fois : « Quel est
le con… qui m’a encore pondu une journée de quatorze heures ? » Sans
compter les dossiers qu’on emporte pour les travailler dans son lit.
Mais l’essentiel n’est pas là. Durant ces chaudes journées, longues
réunions de travail avec les grandes directions générales du ministère, la
direction du patrimoine et de l’architecture, la direction à la création
artistique, la direction des médias, du livre et des industries culturelles, la
délégation générale à la francophonie et à la langue française, le secrétariat
général, le Centre national du cinéma, le Centre national du livre, le Centre
national de la musique. Tous ont préparé le fameux « dossier ministre »
aussi pesant qu’un âne mort et qu’on s’infuse au petit matin, les yeux lourds
du manque de sommeil. Il faut aussi compter avec les dirigeants des
établissements publics sous responsabilité du ministère et les directeurs
régionaux des affaires culturelles. Ce sont les personnes qui font vivre ce
ministère et en assurent la continuité. Des personnalités dans leur quasi-
totalité remarquables alors que leurs conditions de rémunération et les
possibilités d’évolution de carrière nous laissent à la traîne d’autres
administrations.

Petit à petit, à travers les contacts avec cette myriade d’acteurs, les
pièces du puzzle se mettent en place et dessinent un paysage peu
réjouissant. Ce qui saute aux yeux, c’est que je suis à la tête d’un ministère
démembré, perclus de clientélisme, tournant comme un guichet à
subventions, immédiatement accusé, à la moindre tentative de
rationalisation, de trôner entre Attila et Gengis khan.
Mais, en ce mois de juillet, mes préoccupations ne sont pas là. Le
monde de la culture se réveille péniblement de l’anesthésie qu’on lui a
imposée, les structures et les artistes sont en pleine déprime et les festivals
sont particulièrement touchés par les limitations de jauge et les annulations
de tournées des artistes internationaux. Il ne s’agit pas de se morfondre en
lamentations, mais de monter sur son cheval et de foncer.
Foncer, se battre pied à pied. Et on entre tout de suite dans le dur. Un
plan de relance de 100 milliards d’euros a été décidé. Nous nous retrouvons
à Matignon autour du Premier ministre et je réalise très vite que Bercy a
décidé purement et simplement de plumer le ministère de la Culture. Si,
tout de suite, je ne pose pas mes conditions et indique que je ne me laisserai
pas faire, jamais je ne pourrai remonter la pente pour mes artistes. Par
porteur spécial, j’adresse à Jean Castex la lettre suivante, manuscrite, pour
bien signifier qu’elle ne sort pas de la plume de quelque technocrate :

Mon cher Jean,

Tu n’as pas acheté « Roselyne Bachelot » pour être un


ministraillon qui, au motif de préserver sa carrière, avale toutes les
couleuvres.
Je ne vais pas, dos au mur, expliquer pendant deux ans à un
secteur culturel en train de crever qu’on lui jette des cacahuètes à
travers la grille du zoo.
Le plan de relance – de sauvetage, devrais-je dire – que j’ai
préparé à 2,6 milliards d’euros est loin du compte mais permet de
sauver ce qui peut l’être.
Franchement, mettre 30 ou 29 milliards de verdissement ne
changera rien. L’affichage d’au moins 2 milliards sur la culture
sera un acte fondateur, marqueur du quinquennat et de ton action.
La culture ne mourra pas en silence… et je n’accompagnerai
pas cette agonie sans me battre.

Fidèlement,
Roselyne

Le lendemain, Jean Castex me téléphonait pour me dire : « Tu as tes


deux milliards ! »

Et, auprès des collègues, une solide réputation d’emmerdeuse…


II.

Un jour sans fin

Décidément, ce mois de juillet 2020 me donne le sentiment d’être


montée dans un TGV lancé à pleine vitesse. En vingt-trois jours, réunions
de travail en interne, rendez-vous avec le président de la République, le
Premier ministre, les collègues ministres avec lesquels il est primordial
d’être en interface.
Mon petit déjeuner avec Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation
nationale, dans le jardin de la rue de Varenne, me laisse pleine d’admiration
devant son appétit pantagruélique. Tout en parlant éducation artistique et
culturelle, il engloutit œufs brouillés, pain grassement beurré, confitures,
viennoiseries, bananes et je pense in petto qu’il vaut mieux l’avoir en photo
qu’en pension. Cela ne l’empêche pas, comme tout ministre de l’Éducation
qui se respecte, de tenter de mettre la main sur les maigres crédits du
ministère de la Culture au motif de rationalisation. Le même jour, le dîner
avec Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la
Recherche et de l’Innovation, apparaît presque d’une rigueur monacale.
Les cérémonies patriotiques, visites de services, interviews, séances de
photos, s’enchaînent. En un mois, il a fallu caler quarante et un entretiens
en tête à tête, quinze heures de présence effective au Parlement, pas moins
de cinq déplacements en région, vingt-cinq déjeuners, dîners ou cocktails
officiels, quatre Conseils des ministres, six représentations théâtrales, etc.
Et tout cela s’accélérera de façon démentielle tout au long de ces 682 jours.
Un jour un ami m’a demandé, incrédule :
— Mais au fait, c’est quoi la journée d’un ministre ? C’est vraiment la
galère ?
J’ai levé les yeux au ciel, accablée.
Ah ! j’ai oublié les inévitables aléas et les dysfonctionnements qui
amènent à démonter et remonter l’agenda…

11 juillet 2020
Ça gueule fort !
Dans ce rythme effréné, il s’agit aussi de gérer les piles de dossiers
urgents qui s’entassent sur mon bureau. Ce qui me préoccupe au premier
chef est bien de sauver le monde de la culture complètement asphyxié par
les fermetures des salles de spectacle. Il faut bien sûr gagner de lourds
arbitrages financiers mais aussi débloquer de multiples grippages
administratifs dont notre pays a le secret. Un exemple parmi tant d’autres :
si Franck Riester a bien obtenu la prolongation des droits au chômage des
intermittents du spectacle par une ordonnance en date du 25 mars 2020,
toute la mécanique relève du ministère du Travail, qui doit prendre un
décret pour rendre la mesure opérationnelle. Celui-ci est resté embourbé
dans les services de Muriel Pénicaud, remplacée quelques jours auparavant
par Élisabeth Borne. La colère monte dans le milieu culturel, qui a le
sentiment, à juste titre, qu’on lui a raconté des craques…
Depuis notre arrivée, ma dircab téléphone tous les jours aux services du
Travail. Caramba, incroyable, on ne retrouve pas le décret ! Il n’y a plus
qu’une solution : traiter directement avec la nouvelle ministre du Travail en
lui tirant la manche lors de la grande réunion de ministres qui se tient le
11 juillet à l’auditorium Marceau-Long, rue de Ségur. Curieux de pénétrer
dans ce bâtiment qui était le siège du ministère de l’Écologie lorsque j’en
fus la titulaire, de 2002 à 2004 ! Bâtiment retrouvé en 2010, puisque le
ministère de la Santé y avait été transféré pour cause de travaux. Ce jour-là,
comme dans le film Un jour sans fin, c’est comme ministre de la Culture
que j’en franchis le seuil !
Me voici obligée, avec Élisabeth, de régler des questions qui relèvent de
ses services, alors que nous devons surtout parler stratégie. Mais, dans ce
pays, les ministres en sont souvent réduits à ce moyen…

— Élisabeth, tire-nous de la mouise… c’est totalement fou, presque


quatre mois pour prendre le décret intermittent. Ça gueule fort. Plusieurs
dizaines de milliers de personnes sont dans l’angoisse. On doit les
comprendre.
Calme, sans sourire, Élisabeth fronce les sourcils :
— Je m’en occupe !

La future Première ministre ne craint personne au niveau de l’efficacité


et du respect de la parole donnée. Deux jours après, le décret reprenait son
chemin vers le Conseil d’État et sortait le 29 juillet. Par la suite, elle a
toujours été à mes côtés sur ce dossier, toujours rigoureuse mais d’une
humanité dont je me suis toujours demandé pourquoi elle tenait tant à la
dissimuler…
Il faut l’avouer, son premier abord est froid, sa voix rocailleuse se fait
un peu cassante. Mais, dans le feu de la conversation, son sourire est
généreux, sa parole ferme et rassurante, avec parfois une pointe d’ironie.
Une seule exigence : ne pas lui marcher sur les pieds. Je l’ai appris à mes
dépens quelques mois plus tard lors d’une discussion à l’Élysée sur le plan
« France 2030 ». À mon tour de présenter mon plan d’investissement en
studios de tournage et en structures de formation, j’insiste sur le fait que les
modalités actuelles de l’apprentissage ne sont pas adaptées aux tournages
audiovisuels. À peine la réunion terminée, je me fais sérieusement avoiner :
— Je te rappelle que l’apprentissage relève de mes responsabilités et
que c’est à moi de gérer cela.
Houla, j’avais mis un quart d’orteil dans son couloir ! J’ai ramé pour lui
expliquer que c’était une alerte des professionnels sur des difficultés
rencontrées et qu’il n’était pas question pour moi de gérer ses dossiers. La
balle n’était pas passée loin.
Entre nous, la complicité est aussi venue de la maladie. Chacune a eu
une Covid très lourde. L’épreuve de l’hospitalisation nous a rapprochées. Je
me souviens des messages que nous avons échangés de nos lits respectifs,
accablées par le souffle court, un poids sur la poitrine. Toute son empathie
était là, dans ces mots de soutien, avant de penser à son propre sort. Mon
regard sur cette femme énergique en a été changé.

18 juillet 2020
Quelle bronca !
Alors qu’au petit matin le TGV nous emmène vers Lille, les sonneries
des portables de l’équipe crépitent. La cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul
de Nantes est en feu, l’orgue et la rosace de la façade ouest sont détruits.
D’autres destructions sont à déplorer : un tableau d’Hippolyte Flandrin, des
stalles et la cathèdre de Mgr Le Coq, l’évêque qui inaugura la cathédrale
après quatre cent cinquante-sept ans de travaux. Pas question de ne pas être
sur place. J’avais pourtant voulu réserver une de mes premières visites
ministérielles à Lille et à sa maire, Martine Aubry, que j’apprécie et dont je
partage le goût immodéré pour la culture, la bonne bouffe et les formules à
l’emporte-pièce. La scène va tourner au gag. Martine m’attend sur le quai,
elle n’a pas oublié de m’apporter une boîte de gaufres Méert, la délicieuse
friandise de la rue Esquermoise. On s’embrasse. Martine m’assure – et je
sais que c’est vrai, car elle n’est pas du genre à faire des salamalecs sucrés :
« Ta nomination m’a fait plaisir ! »
Juste le temps de boire au Buffet de la gare un café, de lui promettre de
revenir et je remonte dans un train qui repart ! À l’arrivée à Paris, le
ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, me propose de m’emmener par
hélicoptère car il n’y a plus de train pour Nantes avant 17 heures, alors que
le Premier ministre sera sur place à 14 heures ! Gérald a été contraint de
choisir ce moyen de transport fort peu écologique, mais parfois
indispensable, car il a été retenu à Beauvau par une importante réunion.
Mes amis, quelle bronca !
À l’aéroport de Nantes, je suis repérée à la descente de l’hélicoptère,
dénoncée, les réseaux sociaux s’enflamment et fustigent les « caprices
d’une ministre ». Les internautes et même des journalistes me comparent à
Marie-Antoinette… À bon entendeur, salut : selon eux, il eût mieux valu
que je laisse l’hélico à demi vide, prenne le train et arrive – sans mauvais
jeu de mots – à la fumée des cierges.

Rétrospectivement, je ne peux m’empêcher de penser à la décision


ridicule de François Hollande, qui, pour faire écolo, avait décidé au début
de son mandat de prendre le Thalys pour aller aux Conseils européens à
Bruxelles. En fait, la rame, après avoir subi avant le départ une visite de
déminage, restait deux jours à quai, gardée par plusieurs policiers. Par
ailleurs, le Falcon présidentiel volait à vide vers Bruxelles pour pouvoir
ramener le président en cas d’urgence… Reconnaissons que François
Hollande a quand même assez vite renoncé à ce genre de billevesées.
Au-delà de cet incident, pendant plusieurs nuits, les images de
cathédrales en feu hanteront mes pensées. J’étais déjà à proximité de Saint-
Pierre-et-Saint-Paul en janvier 1972, à Nantes, où je vivais alors. Je revois
les flammes, les cris des badauds, les pleurs, les fidèles priant à genoux, la
foule applaudissant les soldats du feu concentrés, sans un mot sauf les
ordres brefs du commandement. Et puis exactement les mêmes scènes, le
15 avril 2019, lorsque des foules ébahies et incrédules regardent Notre-
Dame en flammes ; les cantiques entonnés même par ceux qui ne croient
pas au ciel, la clameur endeuillée lorsque la flèche s’effondre…

Si, depuis les lois du 9 décembre 1905 et du 2 janvier 2007, les églises
sont la propriété des communes, quatre-vingt-six cathédrales – auxquelles il
convient d’ajouter deux basiliques et l’église Saint-Julien de Tours – sont
restées la propriété de l’État. Elles le doivent à leur intérêt patrimonial
majeur et cette prise en charge ne suscite guère de contestation, même chez
les laïcards les plus acharnés. L’incendie de Notre-Dame a entraîné la
révision de toutes les procédures de sécurité et un plan d’action « Sécurité
cathédrales » a été élaboré par notre direction des patrimoines et de
l’architecture à la demande de Franck Riester, en avril 2020. Ce fut
l’occasion d’une revue des pratiques, qui a montré des failles géantes dans
la protection de ces édifices emblématiques. Outre les actes de malveillance
caractérisés – ce qui est précisément le cas pour l’incendie nantais en
2020 –, on retrouve systématiquement les mêmes causes des sinistres : des
installations électriques défectueuses, des travaux de réfection mal exécutés
avec des combustions lentes non détectées, un manque de coordination
entre les intervenants du chantier, le non-respect des consignes. En amont,
on constate que les carences en matière de surveillance humaine sont
massives, que, début 2020, seuls treize plans de sauvegarde ont été réalisés.
En fait, les parties prenantes (clergé affectataire, préfectures, départements,
communes) ignorent les documents essentiels de sécurité. Bref, le
diagnostic est sans appel : ces incendies signent des carences majeures dans
le pilotage de la sécurité de ces joyaux artistiques que sont nos cathédrales
et cela depuis un siècle.
Mais, à la décharge des responsables politiques et religieux, il faut
reconnaître qu’une cathédrale est une structure quasi impossible à sécuriser
totalement. Extrême hauteur de parties sommitales, qui restent
inaccessibles 1, matériaux hautement inflammables tels le bois des
charpentes, l’étain et le plomb des toits et des buffets d’orgue, le plomb des
vitraux, impossibilité de dépoussiérage, obligation de laisser les lieux
accessibles aux fidèles et aux touristes en toute liberté sans billetterie et
sans structures de sécurité, déchristianisation et crise des vocations
religieuses alors que les clercs et les laïcs assuraient l’entretien et la
surveillance…
J’hérite là encore d’un dossier hautement polémique qui tombe sur mes
épaules, et j’ai le sentiment d’être Hans Brinker, le jeune héros de Harlem
qui essayait de contenir avec ses petits doigts les fuites dans la digue
menaçante. Pas de doute, il va falloir des sous et surtout une mobilisation
active de tous les acteurs.
Dans mon esprit aussi, ça chauffe. Pour nos cathédrales, aux 40 millions
annuels habituels, nous rajouterons 10 millions sur les crédits courants du
ministère et 80 millions sur le plan de relance que je suis déjà en train de
négocier avec Bercy. Au total, quarante-sept cathédrales vont être
sécurisées et restaurées. Tout au long de ces 682 jours, j’irai les visiter de
Chartres à Beauvais, de Saint-Denis de La Réunion à Clermont-Ferrand, de
Nevers à Bourges ou Albi. Chaque fois que je verrai à l’entrée le panneau
« France Relance », la phrase de Muriel Barbery résonnerait dans mon
esprit : « Les cathédrales ont toujours éveillé en moi ce sentiment proche de
la syncope que l’on éprouve face à la manifestation de ce que les hommes
peuvent bâtir à la gloire de quelque chose qui n’existe pas 2. »
C’est sans doute cela qui m’a fascinée, malgré ou à cause de mon
agnosticisme revendiqué : cette prodigieuse et majestueuse construction
faite finalement de plus de spirituel que de matériel. Et puis, mon histoire
veut que mon père, alors que je n’avais que quelques heures – je suis née le
24 décembre à minuit –, m’enveloppa chaudement en ce jour de Noël 1946,
sonna à la porte du presbytère de l’évêque de Nevers en lui demandant de
m’ondoyer. Le prélat, ému, lui dit : « Je n’ai jamais baptisé un enfant aussi
petit… »
L’évêque enfila son manteau et, avec Papa, prit la direction de la
cathédrale et de ses fonts baptismaux.
C’est dans une cathédrale que j’ai donc effectué ma première sortie
« officielle ». Il fallait sans doute y voir un signe du destin.

30 juillet 2020
Le vaisseau amiral prend l’eau
Parmi les dossiers les plus emblématiques et cruciaux est sans nul doute
celui de l’Opéra de Paris, mon « cher » Opéra de Paris. Dans le milieu de la
culture, mes goûts pour la musique lyrique sont connus. Présidente
d’honneur du magazine web Forum Opéra, pour lequel je commettais des
éditoriaux, j’ai écrit une biographie de Verdi 3 et tenais une chronique
hebdomadaire consacrée à l’art lyrique tous les samedis sur France
Musique 4.

L’opéra, ce n’est pas un goût que j’ai acquis dès l’enfance, mes parents
étaient d’origine trop modeste pour cela. À Noël, nous allions au théâtre
d’Angers écouter Marcel Merkès et Paulette Merval chanter Rose-Marie ou
Violettes impériales. Bien plus tard, j’avais presque 30 ans, un ami m’a
emmenée au Festival de Vérone et là, ce fut un véritable choc amoureux. Il
faut dire que c’était l’opéra, le vrai, le populaire, les spectateurs qui
cuisinent sur des réchauds, allument briquets et bougies au moment des airs
les plus célèbres, interpellent le ténor, en réclament un bis. À la fin de
Rigoletto, on pouvait voir le baryton Leo Nucci bondir sur les gradins et
embrasser des admiratrices extatiques. Foin des mises en scène
misérabilistes où des chanteurs, habillés comme les Deschiens, travaillent à
la chaîne dans des décors d’usines dévastées. À Vérone, Franco Zeffirelli
régale le peuple avec un cadre somptueux où l’or dégouline et des chanteurs
magnifiquement habillés en costumes d’époque. Je soutiens que l’opéra est
un vrai spectacle populaire et que c’est une erreur profonde de l’avoir trop
souvent transformé en des happenings foireux appréciés d’élites qui
peuvent s’offrir des sensations fortes avec des billets aux prix déments.
Dès mon arrivée, j’avais été interpellée par un journaliste sur un mode
acrimonieux et polémique :
— Évidemment, vous allez vous occuper en priorité de l’Opéra de
Paris !
Sous-entendu : vous allez vous soucier de ce que vous aimez et pas du
reste. Il y a des gens qu’il faut se retenir de ne pas gifler tant la mesquinerie
le dispute à la sottise.
Eh oui, je vais m’occuper en priorité de l’Opéra de Paris, non seulement
parce que j’aime le lyrique mais parce qu’il est le vaisseau amiral du
spectacle vivant français, considéré par beaucoup comme le meilleur opéra
du monde et que sa situation est particulièrement dramatique, mélangeant
comme toujours questions subalternes, dossiers structurels non résolus
depuis plusieurs années, et difficultés conjoncturelles sociales et
financières. La crise pandémique a succédé à un mouvement social
particulièrement dur causé par la perspective de la réforme des retraites
défendue par Édouard Philippe. Entre décembre 2019 et janvier 2020,
soixante-quatorze spectacles ont été annulés, causant une perte de plus de
15 millions d’euros. Avec la Comédie-Française, l’Opéra de Paris et ses
mille huit cent soixante-quinze salariés bénéficient d’un « régime spécial »
fondé en 1698 par Louis XIV, régime qui a donc été dans le viseur du
précédent gouvernement et qui veut que les danseurs partent à la retraite à
42 ans et les choristes à 50 ans. Si un certain nombre de régimes spéciaux
méritent qu’on s’interroge sur leur légitimité, personne de sérieux ne peut
soutenir qu’un danseur ou qu’un choriste puisse encore exercer à 60 ans ! Il
en est de même d’ailleurs pour beaucoup d’instrumentistes. Il faut
absolument maintenir ce système : il en va de la qualité et de la renommée
de la Grande Boutique 5. Ou alors il faut proposer un vrai parcours
professionnel alternatif à ces artistes, sauf que rien de tel n’est prévu dans la
réforme. J’avais indiqué dès mon premier entretien avec le président de la
République combien ce projet était hasardeux et qu’il convenait de
l’abandonner.

Après sept semaines de grève, les représentations reprennent clopin-


clopant fin janvier. Mais un malheur n’arrive jamais seul. 8 mars :
interdiction des spectacles de plus de mille personnes ; 13 mars : de plus de
cent personnes 6. La maison ferme ses portes et comme décidément les
emmerdements volent en escadrille, elle n’a plus de patron. Le directeur
général, Stéphane Lissner, ayant atteint la limite d’âge, devait terminer son
dernier mandat fin août 2021. Le nouveau directeur, Alexander Neef, patron
de la Canadian Opera Company de Toronto, avait été nommé directeur
« préfigurateur » en juillet 2019, assurant un tuilage qui permettait une
passation de pouvoir en douceur. Incroyable déconvenue : Stéphane Lissner
annonce le 8 octobre 2019 qu’il prend la direction du San Carlo de Naples
et qu’il démissionnera de la direction de l’ONP (Opéra national de Paris) le
1er janvier 2021, avec sept mois d’avance.
L’affaire est désastreuse. Alors que le vaisseau amiral de la culture
française prend l’eau de toutes parts, accumule les déficits, évalués à
110 millions d’euros sur la période 2020-2022, se trouve au pied d’un mur
d’investissements qui demandent à être réétudiés et se confronte à un climat
social totalement altéré, il n’y a plus de capitaine à bord pour gérer une
crise monstrueuse.
Il n’y a qu’une solution : obtenir que Lissner parte effectivement dès
que j’aurai pu arracher Neef des griffes de Toronto. Au passage, certains se
demandent à quoi servent les ministres. Eh bien, une fois de plus, comme
pour l’année blanche des intermittents, à tenter tous les jours d’empêcher
les trains de dérailler !
C’est ce à quoi je vais m’employer en débranchant Stéphane Lissner et
en négociant en visioconférence pied à pied avec Jonathan Morgan, le
président du conseil d’administration de la Canadian Opera Company. Je
laisse quelques plumes dans l’affaire, allant même jusqu’à promettre à
Jonathan Morgan que je me rendrai à Toronto et que l’ONP pourrait mettre
gracieusement à disposition de la Company quelques productions. Les
promesses n’engagent que ceux qui les écoutent… Le plus important est de
régler tout cela en « sous-main » pendant la période estivale pour pouvoir
passer au sauvetage de fond de cette maison si précieuse.

Le 1er septembre, dans le salon des Maréchaux, je peux ainsi annoncer à


des auditeurs incrédules que j’ai réussi cette première phase et que je suis
« prête à tenir la barre pour traverser une tempête qui n’a rien à envier à
celles du Vaisseau Fantôme » :

Pour rester dans le registre wagnérien, et puisque cette saison


aurait dû démarrer par un Ring très attendu, je me trouve
aujourd’hui dans la situation de la Norne qui, au prologue du
Crépuscule des dieux, veille à ce que le long fil du destin de
l’Opéra de Paris ne rompe pas : « La nuit cède, je n’aperçois plus
rien ; je ne trouve plus les fils de la corde, la tresse est
entrenouée ! »
[…]
La corde ne doit pas se rompre. J’ai donc demandé à
Stéphane Lissner, qui l’a accepté, de mettre un terme anticipé à
son mandat de directeur général, afin de lui permettre de se
consacrer pleinement à ses nouvelles responsabilités à la tête du
San Carlo de Naples, mais surtout de permettre à son successeur,
Alexander Neef, de prendre ses fonctions non pas le
1er septembre 2021, ni même le 1er janvier 2021, mais dès ce
mardi 1er septembre 2020 !
[…]
Vous pouvez compter sur moi. Je ne laisserai pas tomber
l’Opéra national de Paris, et je suis déterminée à vous aider pour
le sortir de l’ornière. J’assumerai mes responsabilités.

Cette dernière phrase est bien celle qui doit nous guider. Les
intermittents et la protection des artistes et des techniciens en cette crise
pandémique incroyable, les cathédrales et en toile de fond le majestueux
patrimoine de notre pays secoué par des transitions de toute nature, l’Opéra
de Paris et là encore toutes les structures privées ou publiques du spectacle
vivant en état de chaos moral, social et financier, je n’ai pris que ces trois
exemples de mes premières semaines d’exercice, mais chacun d’eux aurait
mérité que je m’y consacre à temps plein. C’était impossible évidemment
mais, durant ces deux ans, un sentiment de frustration et même de
culpabilité ne m’a pas quittée devant l’ampleur de la tâche à assurer, des
défis à affronter, des malheurs à soulager avec cette impression lancinante
de vider la mer à la petite cuillère.

Je n’ai jamais voulu sacrifier les hommes à la pierre, le spectacle vivant


au patrimoine. Comme mes prédécesseurs, je sais qu’il faut tenir ces deux
termes de l’action. J’aime l’idée qu’ils sont conciliables. Quand, quelques
mois plus tard, nous monterons la grande commande culturelle publique
« Mondes nouveaux », nous le ferons avec la participation du CMN, le
Centre des monuments nationaux, et du Conservatoire du littoral. Si nous ne
croyons plus assez en Dieu pour le célébrer dans les églises et les
cathédrales, allons-y pour faire du jazz ou jouer de l’opéra. Dieu, s’il existe,
nous pardonnera. Michel-Ange, au plafond de la Sixtine, a représenté le
doigt de l’homme qui se tend sans l’atteindre vers la main de Dieu. Dans cet
espace minuscule et infini, il ne peut y avoir qu’une chose : de la musique.
« Sans la musique, la vie serait une erreur », disait Nietzsche. Je me suis
employée à maintenir nos existences dans le vrai.
III.

1
Winter is coming …

Tout au long du mois de juillet, pour un peu, on avait eu l’impression


que la crise pandémique était terminée ou du moins qu’elle en était à ses
derniers soubresauts. Certes, les festivals, qui étaient autorisés à reprendre à
mi-juillet, avaient annulé, faute de pouvoir surmonter les difficultés
logistiques et, pour la plupart, les manifestations culturelles et sportives
étaient interdites jusqu’en septembre, mais, telle la Belle au bois dormant,
la culture détendait ses bras endoloris et se préparait au réveil. Après la
réouverture des musées début juillet, le 22, c’était au tour des cinémas dans
une ambiance joyeuse. Dans les réunions de travail qui se succédaient au
ministère, les principales questions tournaient autour des modalités de
retour à la « normale » et des aides nécessaires pour retrouver des marges
financières pour surmonter la crise. La célébration du 14 Juillet avait été
l’occasion d’exprimer la gratitude de la nation aux soignants, comme on
célèbre les soldats victorieux à la fin d’une guerre. Tout le monde voulait
passer à autre chose.

14 août 2020
« Si vous ne le faites pas, je me tire »
J’avais pris en août quelques jours de vacances sur ma chère côte
basque. Comme toujours, mes vacances ministérielles sont des quarts de
congés émaillés d’engagements avec des élus locaux comme mon ami
Claude Olive, le dynamique maire d’Anglet, la nouvelle maire de Biarritz,
Maider Arostéguy. Matinée de travail avec le maire de Saint-Jean-de-Luz,
qui me présente son projet de salle de spectacle. Tous trois insistent
beaucoup sur les difficultés à faire observer les gestes barrières et les
mesures de précaution. Je ne peux que constater la chose en voyant les
bistrots bondés, les jeunes en grappes sur la plage. Les habitants
« à l’année » se plaignent du tapage de jeunes estivants qui organisent des
beuveries jusqu’à l’aube sur les terrasses des locations.
— On n’a jamais vu ça, madame la ministre, ça loue un deux-pièces, y
z’arrivent avec leurs valises à roulettes à pas d’heure ! Les gosses sont
réveillés et ça met la musique à fond la caisse jusqu’à 6 heures du mat’…
J’vous jure y sont au moins vingt dans un studio !
Et il n’y a pas que les « d’jeun’s » qui pètent les plombs ! Je vais même
pousser un gros coup de gueule en allant remettre le prix littéraire Maison-
Rouge à Biarritz. Presque tous les invités sont sans masque, collés-serrés.
J’éructe en avisant un responsable :
— Dites à tout ce joli monde de mettre un masque !
— Mais, mais, c’est difficile de demander cela…
— Ce n’est pas difficile et ce n’est pas un problème puisque si vous ne
le faites pas, je me tire…
L’annonce est passée. En maugréant, les participants s’exécutent et je
peux remettre son prix à Dorothée Janin pour son beau récit L’Île de
Jacob 2.
Par curiosité, j’ai regardé les photos de la réception sur le site internet
du prix. Dès que j’ai eu tourné les talons, les invités avaient quasiment tous
ôté leur masque. Caramba, encore raté ! C’est bien là le problème
psychologique que nous avons rencontré tout au long de ces deux ans : les
mesures de prévention ont été stupidement vécues comme des diktats sans
queue ni tête, imaginées par des technos dans le seul but d’exercer un
pouvoir imbécile et d’emmerder les Français.
D’autres observaient strictement les consignes mais la rage au ventre. Je
le vérifie en allant à la rencontre d’artistes comme Thierry Malandain, le
patron du Ballet Biarritz. Derrière la politesse convenue à l’égard de la
représentante de l’État, principal financeur de l’institution, on sentait
beaucoup d’exaspération et de frustration. Thierry Malandain me fait
remarquer que les mesures sanitaires de distanciation sont strictement
respectées et je l’en félicite. Mais comment fait-on pour danser un pas de
deux sans se toucher ? S’il fallait résumer l’ambiance : le ras-le-bol !
Avec mon équipe, malgré cette courte période de pause, nous n’étions
pas tranquilles. Long coup de téléphone tous les soirs avec Sophie Justice,
ma directrice de cabinet, pour faire le point. Une voiture amène les dossiers
et les parapheurs urgents tous les deux ou trois jours, à moins que je ne
donne expressément l’autorisation d’utiliser la « roselynette », nom que j’ai
donné dans toutes mes fonctions ministérielles à la machine à signer.
Le 11 août, en téléphonie cryptée : premier Conseil de défense d’une
série qui va rythmer notre vie pendant deux ans. Les clignotants de
contamination sont en train de passer au rouge en particulier dans le Sud-
Est, mais aussi à Paris. Pas bon du tout.

De toutes petites respirations font retomber la vapeur : un concert avec


Alexandre Kantorow. Et notre dîner de vacances rituel avec Bruno
Le Maire. Les copains se battent pour faire partie de la dizaine de happy few
que je réunis chaque fois pour échanger avec le ministre des Finances.
« Échanger » est d’ailleurs un bien grand mot. Bruno met tout le monde
dans sa poche par des formules ciselées qui n’épargnent personne. Nos
collègues du gouvernement n’échappent pas à l’essoreuse. Mais, désolée,
vous n’en saurez pas plus et il n’y a guère que moi pour le mettre en boîte et
passer la parole à Pauline, son épouse et talentueuse artiste peintre.
Tous ces moments délicieux n’effacent pas le sentiment d’une
catastrophe imminente. Je ressentais la même chose lors de courses en
montagne, ce silence habité d’une imperceptible trépidation juste avant que
la foudre ne tombe…
J’avais raison d’être paranoïaque. À ma rentrée d’Anglet, comme si
nous voulions engranger le maximum de prises, les rendez-vous, les
déplacements, les réunions, les spectacles se multiplient dans des journées
démentes. Le cabinet est sur les dents. On saute d’un concert chez William
Christie à Thiré, dans le Sud-Vendée, au festival Rock en Seine, de Palmade
au théâtre du Marais à la Comédie-Française, du dîner de la presse organisé
par L’Humanité au Conseil européen des ministres à Berlin. Lever aux
aurores et coucher à plus de minuit.
Tout au long du mois, la conférence de presse hebdomadaire d’Olivier
Véran se fait à juste titre de plus en plus alarmiste. Marseille est en
première ligne et passe en zone d’alerte maximale. Le gouvernement décide
fin août d’y fermer les bars, les restaurants et certains établissements
recevant du public mais pas les lieux de culture dotés d’un protocole
sanitaire. Ouf, la balle n’est pas passée loin. Le pauvre Olivier est l’objet
d’une attaque incroyable de la part des élus marseillais, tous unis dans la
fronde « anti-parisienne » pour l’accuser de la façon la plus vile de mener
une campagne anti-Marseille au motif qu’il s’agirait d’une revanche contre
la gauche victorieuse aux municipales 3 ! Plus con, c’est difficile à imaginer.
Tout au long de cette pandémie, j’ai observé Olivier Véran avec plus que de
la sympathie, avec une véritable admiration affectueuse. J’étais passée par
là dix ans auparavant, la rage au ventre devant les donneurs de leçons qui se
vautrent dans les charmes de la lucidité a posteriori, les hypocrites qui vous
soutiennent en chuchotant et vous défoncent sur les estrades, les salauds qui
vous accusent de collusion avec les laboratoires pharmaceutiques, les élus
locaux qui demandent les pleins pouvoirs et qui refusent de les assumer si
on les leur donne, les gourous foireux, les journalistes qui ont appris la
médecine dans une pochette-surprise, les opposants politiques qui, après
vous avoir accusé d’en faire trop, vous accusent de ne pas prendre la
dimension de la crise… ou l’inverse ! Les collègues méfiants et ceux qui
font fuiter à la presse des propos tenus sous la confidentialité, les
collaborateurs épuisés, les proches qui en prennent plein la figure, les
soignants et les artistes au bout du rouleau, le président de la République ou
le Premier ministre qui vous appellent en pleine nuit histoire de se rassurer
et de bien pourrir votre capacité de récupération. Cela peut même être pour
vous féliciter : « Très bien ce soir au JT ! » Et dire qu’on va mettre deux
heures à se rendormir et que l’officier de sécurité sera à 7 h 30 devant votre
porte.

22 septembre 2020
Un sacré medley !
Un joli moment que celui du dîner avec Emmanuel Macron et des
professionnels de la culture. À l’apéritif, nous nous attardons sur la terrasse
avec une douzaine d’acteurs du monde des arts. Le duo Toledano-Nakache
représente le cinéma ; le spectacle vivant, lui, a deux stars, Stanislas Nordey
et Wajdi Mouawad. Nous échangeons par billets pendant le dîner :
— Je suis une fan de Wajdi !
— Moi aussi, me répond le président. Je l’avais vu pendant le
confinement. Une magie.
Sans compter l’actrice Norah Krief et la circassienne Camille
Decourtye, la musique a réquisitionné l’organiste Sébastien Daucé, la
soprano Sabine Devieilhe et le rappeur Abd al Malik ; les arts plastiques
l’installationniste Laurent Grasso et la designer Constance Guisset – elle est
géniale – ; et, en guise d’assaisonnement, un écrivain-philosophe, Aurélien
Bellanger. J’avoue être un peu étonnée par ce casting copieux, susceptible
de créer des frustrations si chacun n’a pas l’occasion de vraiment
s’exprimer. Un sacré medley, mais chacun va trouver son moment. Ce qui
est très sympathique chez Emmanuel Macron est qu’il donne à ses
interlocuteurs un puissant sentiment d’écoute. Par ailleurs, il ne me met pas
à l’étouffoir et me passe la parole directement dès le début du dîner et me
laisse conclure. La soirée se termine sur le perron de l’Élysée avec la
compagnie rivalisant dans les citations d’Audiard, Emmanuel Macron
montrant une culture intarissable en ce domaine. La scène culte de la
cuisine dans Les Tontons flingueurs est massivement convoquée mais pas
que et les phrases d’Audiard prennent une saveur particulière dans le
contexte politique insensé que nous vivions :
« Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît. »
« La justice, c’est comme la Sainte Vierge, si on ne la voit pas de temps
en temps, le doute s’installe. »
« Je suis ancien combattant, militant socialiste, patron de bistrot. C’est
dire si, dans ma vie, j’ai entendu des conneries. »
« Dans la vie, il y a deux expédients à n’utiliser qu’en dernière
instance : le cyanure et la loyauté. »
« C’est une habitude bien française que de confier un mandat aux gens
et de leur refuser le droit d’en user. »
Quant à plus de 23 heures, les yeux lourds de sommeil, je quitte
l’Élysée, je le laisse en pleine discussion avec nos artistes agglutinés autour
de lui.

9 septembre 2020
Jacques Brel ou Juliette Gréco ?
À la rentrée de septembre se met en place une configuration nouvelle
dans la machinerie étatique. Un Conseil de défense destiné à gérer la
pandémie se tient à 9 heures le mercredi et précède à l’Élysée le traditionnel
Conseil des ministres, les deux instances étant menées par le président de la
République. Le Conseil de défense, lui, est donc véritablement l’organe
exécutif dans cette crise sanitaire. N’y assistent que les ministres
directement concernés et, autour de la table, siègent également de hauts
fonctionnaires sollicités sur les questions techniques et qui ne prennent la
parole qu’à la demande du président. Pendant que se déroule cette réunion,
les ministres qui n’y sont pas invités attendent le Conseil des ministres dans
le salon Gris, adjacent, en pestant devant un retard parfois de plus d’une
heure les condamnant à poireauter en engloutissant force viennoiseries avec
le sentiment – justifié d’ailleurs – qu’ils ne sont plus que des seconds
couteaux. Si le Conseil des ministres se déroule classiquement (partie A, les
lois et décrets ; B, les nominations ; et C, les communications des ministres,
exercices purement formels puisque tout a été visé auparavant par les
services de la présidence et de Matignon), une nouveauté notable apparaît :
de même que le ministre des Affaires étrangères ouvre depuis toujours le
bal de la partie C en faisant le point hebdomadaire sur la situation
internationale, Olivier Véran est sollicité chaque semaine pour dresser le
tableau de la pandémie et indiquer les décisions sanitaires prises. Personne
ne se risque à moufter. Mais l’originalité réside surtout en un propos
introductif du président très politique et même parfois véhément qui sonne
comme une feuille d’éléments de langage quand il ne s’agit pas d’une
véritable engueulade.
Pour débroussailler cette séquence, le mardi soir, la cellule
interministérielle de crise s’est tenue sous la férule de Jean Castex. Avec
Jean, l’atmosphère est bon enfant, parfois même un peu désordonnée, mais
nous, les ministres, avons le sentiment que c’est là que nous sommes le plus
considérés et le mieux écoutés. Quand le Premier ministre avait arbitré
entre nous, nous savions que c’était la position qu’il défendrait en Conseil
de défense.
Cette triade Cellule de crise-Conseil de défense-Conseil des ministres
est en fait rationnelle, même si elle a suscité beaucoup d’interrogations et de
critiques. Pendant la pandémie de 2009, point de Conseil de défense, ni de
cellule de crise. Les protagonistes, ministres et fonctionnaires (deux fois
moins nombreux), se réunissaient dans le salon Vert, qui jouxte le bureau
présidentiel, le soir, vers 18 heures, pour une réunion informelle nommée
« point de situation ». Les décisions sur la pandémie, en particulier les
achats de vaccins, ont toutes été prises dans ce format et n’étaient même pas
évoquées au Conseil des ministres. Ce découplage n’avait pas que des
inconvénients.

Pendant plus d’une année, ces trois réunions – parfois fort longues –
vont rythmer la vie de l’exécutif, d’autant qu’elles sont précédées de
multiples consultations, échanges, discussions entre les ministres, les
cabinets et les services. Pour respecter les consignes sanitaires, elles se
tiennent en format restreint à l’Élysée ou à Matignon, les autres participants
étant répartis dans divers lieux avec des systèmes de transmission sécurisés.
Le 9 septembre, se tient donc notre premier Conseil des ministres en format
trio, Gérald Darmanin, Éric Dupond-Moretti et moi-même dans la war
room du ministère de l’Intérieur. Je dois avouer que, malgré la solennité des
lieux et la gravité de la crise, ces conseils délocalisés ont été des moments
d’amitié et de lâcher-prise incomparables. Hors de portée des caméras, le
maître d’hôtel avait servi œufs brouillés, club-sandwichs et café bouillant
et, tout en écoutant la communication d’une secrétaire d’État qui ânonnait
péniblement le compte-rendu de son action, nous allions recharger les
accus. Pour être tout à fait honnête, il nous est arrivé de couper le micro en
sortie salle et d’entonner, à l’initiative de Gérald, une chanson de Jacques
Brel, le premier flic de France en connaissant par cœur tout le répertoire.
Nous ne sommes pas arrivés à éteindre un débat né entre nous au cœur de
l’hiver : qui chante le mieux J’arrive ? Brel ou Gréco ? Quant à Éric, il
nous a régalés avec quelques histoires de prétoire ou de prison tout à fait
inénarrables. Rien n’a fuité de nos sorties de route, même si je suis
persuadée que des micros espions devaient bien être cachés quelque part…

Premier prolégomène de la séquence d’emprisonnement de la culture :


le 13 septembre, le gouvernement annonce que l’interdiction des
rassemblements de plus de cinq mille personnes est prolongée jusqu’au
30 octobre. J’avais deux idées en tête qui vrillaient ma caboche : obtenir le
maximum de dérogations aux fermetures des lieux de culture et le
maximum d’argent pour les artistes.
C’est curieux, ce sentiment qui habite les ministres, comme si, tel Ben
Hur, nous conduisions un char avec des chevaux fougueux qui partent dans
tous les sens et tentions de donner de la cohérence à un mélange improbable
de grands sujets structurants et de petits problèmes quotidiens, les derniers
étant susceptibles de vous envoyer dans le décor beaucoup plus vite que les
thèmes prestigieux.

21 octobre 2020
We’re one – « Nous ne faisons qu’un »
Pourtant la vie continuait, les marronniers classiques, loi de finances,
questions au gouvernement, auditions, interviews, remises de décorations,
rendez-vous, Conseil des ministres européens, réception de dignitaires
étrangers, participation à des événements emblématiques et
incontournables. Sur ce limon des obligations et des tâches monstrueuses
qui sont le quotidien des ministres surgissaient des moments pour
l’Histoire.
L’odieux assassinat de Samuel Paty nous sidère et la cérémonie
d’hommages à la Sorbonne embue nos yeux de larmes. Tous masqués,
éloignés les uns des autres par les consignes de distanciation, nous écoutons
le discours émouvant d’Emmanuel Macron. Il rappelle Jean Jaurès, qui
disait que l’instituteur devait allier fermeté et tendresse et que sa mission
était de faire des républicains. Samuel Paty était bien devenu le visage de la
République. La chanson de U2 One s’élève doucement :

We’re one. [« Nous ne faisons qu’un. »]


But we’re not the same. [« Mais nous sommes différents. »]
We get to carry each other. [« Nous devons nous soutenir. »]

Oui, ce soir-là, autour du cercueil de ce hussard de la République


assassiné, nous ne faisions qu’un.
Évidemment, ça n’a pas duré.
D’autres, à défaut d’émotion, mobilisent une énergie considérable.
Négociation par visio tard dans la nuit avec les patrons de Netflix et de
Disney sur la contribution des plateformes à la création audiovisuelle
française. Première lecture du projet de loi sur la restitution d’œuvres au
Bénin et au Sénégal. Première édition des états généraux des festivals, etc.
J’avais donc raison de me méfier : Winter is coming…
Petit à petit, la montée inexorable des contaminations, l’engorgement
des lits de réanimation, l’absence d’une perspective prochaine de
vaccination nous plongent dans l’angoisse. 14 octobre : l’état d’urgence
sanitaire est annoncé, couvre-feu en Île-de-France et dans huit métropoles.
Le lendemain, les flics perquisitionnent à 6 heures du matin l’appartement
d’Olivier Véran. Il a parfaitement raconté cette expérience traumatisante
dans son livre Par-delà les vagues. Quelques mois après, il avait pris de la
distance et retrouvé son sens de l’humour. Mais, sur le coup, je l’ai vu
totalement déstabilisé avec une sorte de rage sourde. Comment lui, le
médecin, l’accusait-on « d’avoir mis volontairement en danger la vie
d’autrui » ? Et, pour étayer cela, la police débarquait à 6 heures du matin,
lui piquait son ordinateur avec les éléments nécessaires aux rendez-vous de
gestion de la pandémie, aspirait dans son portable personnel ses
conversations intimes et s’apprêtait même à faire défoncer la porte de son
appartement familial dans sa circonscription ! Avec les collègues, nous
écoutions, sidérés, Olivier nous raconter cette incroyable descente de
police. En fait, à bien considérer les choses, c’est l’appareil judiciaire et
policier qui, ce jour-là, a mis la vie d’autrui en danger en perturbant
gravement la gouvernance de l’État en pleine crise.

28 octobre 2020
C’est l’hallali !
Emmanuel Macron s’adresse au pays dans une allocution télévisée
particulièrement stressante. Alors que, cinq jours auparavant, il nous avait
assuré qu’un simple couvre-feu viendrait à bout de la deuxième vague de
Covid, c’est un chef de guerre défait qui parle, les poings serrés : « Quoi
que nous fassions, nous aurons neuf mille patients dans les hôpitaux à la fin
novembre […] Les réunions seront exclues, les rassemblements publics
interdits. […] Je demande un très gros effort, tenons-le avec rigueur ! »
Jusqu’ici, ça va – enfin, à peu près. Et c’est là que ça dérape de façon
catastrophique : « Le travail devra continuer sauf pour les commerces non
essentiels, la culture, le tourisme, la restauration… »
Nous nous regardons, effondrés, avec les membres de mon cabinet.
Bien sûr, nous savons que ce terme, « essentiels », est une qualification
administrative qui désigne des commerces de subsistance nécessaires à la
vie quotidienne. Nous mangeons tous les jours mais n’allons pas au théâtre
ou au cinéma tous les jours. Mais on ne peut pas parler à la raison quand
tant de souffrance est en jeu. Comme nous nous y attendions, c’est l’hallali.
Je rame comme une malade, mais que faire face à un monde de la culture
qui s’estime méprisé et même insulté ?
Allez, un extrait de la belle chanson de Grand Corps Malade s’impose,
tellement elle a exprimé l’amertume du monde de la culture d’une façon
d’autant plus forte qu’elle était d’une grande douceur poétique :

J’ai les poches pleines de mains et les yeux pleins d’amour


C’est un moment important, vu qu’c’est pas essentiel
Embrasser quelqu’un, pas essentiel
Ouvrir un bouquin, pas essentiel
Sourire sincère, pas essentiel
Aller aux concerts, pas essentiel
Se promener en forêt, pas essentiel
Danser en soirée, pas essentiel
Retrouver les gens, pas essentiel
Spectacle vivant, pas essentiel

Fabien 4, je n’ai pas pu te dire ce que je ressentais. J’étais partagée,


coupée en deux. Je regardais ton clip, l’Olympia avait affiché « PAS
ESSENTIEL »… Oui, c’était une énorme maladresse, et pardon de te l’avoir

ainsi imposée. Mais non, personne, ni Emmanuel Macron ni moi-même


n’avons pensé qu’il était possible de vivre sans culture. Et puisqu’il n’y a
pas d’amour, mais, selon Paul Reverdy, uniquement des preuves d’amour,
ces preuves, nous les avons données aux artistes, comme aucun autre pays
au monde ne l’a fait. Mais je sais bien qu’on ne guérit pas les blessures avec
de l’argent.
Nous avons repris le harnais. Sinistre conférence de presse le
lendemain, dans la salle cafardeuse de l’auditorium Marceau-Long du 20,
avenue de Ségur… Et, dès le soir et toute la journée du lendemain,
visioconférences et conférences téléphoniques avec toutes les parties
prenantes concernées et effondrées par le black-out.
L’hiver de la culture avait donc commencé avec deux mois d’avance et
il allait durer plus de six mois. Durant toute cette période, j’ai lutté pied à
pied, remportant des victoires parfois minuscules, d’autres plus importantes,
mais jamais la voix des artistes et des lieux culturels ne s’est éteinte, jamais
le lien ne s’est rompu. Ce qui revenait comme une antienne chez mes
interlocuteurs c’était : « Donnez-nous de la visibilité », mais comment faire
alors que le virus mutait et déjouait tous nos pronostics ? J’ai même
demandé qu’on arrête d’annoncer des clauses de revoyure de la situation
sanitaire que les professionnels prenaient pour des promesses de
réouverture, comme cela s’est passé deux fois de suite, le 15 décembre
2020 et le 7 janvier 2021. J’ai cru que j’allais rentrer à Valois avec le
goudron et les plumes…

Au rang des victoires à l’arraché : la prise en charge des frais postaux


des libraires et l’autorisation pour eux de faire du click and collect, et
surtout la réouverture des librairies, des disquaires, des galeries d’art et des
bibliothèques fin novembre. Petit à petit, les restrictions se sont desserrées
tout en négociant des mesures de soutien et d’organisation d’accès facile
aux aides. Chaque fois, je mettais le pied dans la porte pour grappiller
quelques millions d’euros ou une heure supplémentaire d’ouverture. Mais
tout cela était compliqué, changeant, avec des attestations de déplacement,
des jauges différentes selon les lieux, l’instauration du passe sanitaire
devenu passe vaccinal. Ce qui est quand même assez incroyable est que
notre peuple de rouspéteurs et de râleurs impénitents s’est plié finalement
d’assez bonne grâce à ces diktats ubuesques ! Chapeau !
Mais, à la fin de l’année, ce qui ruait dans les brancards était bien le
retard dans l’instauration d’une campagne de vaccination et je sentais bien
qu’entre les maniaques de la protection « ceinture et bretelles » et les lobbys
des professionnels de santé, tout allait se compliquer.
27 novembre 2020
Un canard au milieu de la couvée
de cygnes
Pour la première fois depuis mon arrivée à la tête du ministère de la
Culture, je suis invitée à une réunion à l’Élysée qui n’a apparemment aucun
rapport avec mes fonctions. Bingo, je participe à une réunion sur les vaccins
et la politique vaccinale ! On est pile-poil à un mois du lancement de la
campagne de vaccination, et je vois depuis plusieurs semaines avec
consternation les techno-sanitaro-cinglés prendre le pouvoir. Il faut dire
que, les jours précédents, j’ai eu quelques échanges avec le président de la
République sur un certain nombre de décisions dans la gestion de la crise
pandémique qui me paraissaient problématiques. Intéressé, son invitation
n’a pas tardé et me voilà, docteure en pharmacie, ex-ministre de la Santé,
maintenant ministre de la Culture, attablée au milieu du gratin sanitaire
comme le canard au milieu de la couvée de cygnes. Une atmosphère
d’hostilité sourde m’entoure que je connais bien, sur le mode : « Mais elle
ne va pas encore la ramener, celle-là ! »
Il faut dire que depuis quelques mois les commentateurs ont fait pièce
du procès récurrent qui m’a été intenté sur ma gestion de la crise sanitaire
de la grippe A-H1N1. Toutefois, certains – ne voulant pas se renier – sont
allés jusqu’à soutenir que les erreurs, au mieux les atermoiements
d’aujourd’hui, relèveraient d’un « syndrome Bachelot 5 » : au motif que j’en
aurais « trop fait » alors, j’aurais justifié que mes successeurs ne prennent
pas les mesures de précaution et de prévention qui s’imposaient. Ma bonne
gestion aurait incité mes successeurs à prendre de mauvaises décisions ! On
dit cela à un cheval de bois, il vous donne un coup de pied. Servir d’excuse
et être tenue responsable d’une pandémie que je n’ai pas gérée, faut pas
pousser Roselyne dans les orties.
Depuis les difficultés de la gestion du début de la pandémie, ces arguties
devenaient de moins en moins défendables. Revenaient en boucle les
déclarations incendiaires des parlementaires et autres toutologues 6 hantant
les plateaux des chaînes d’info qui m’avaient accusée d’avoir commandé
trop de masques, d’avoir commandé des vaccins en avance de phase alors
que la pandémie n’avait pas touché la France, d’avoir installé des centres de
vaccination au lieu de tout confier aux médecins généralistes. En fait,
j’avais eu raison sur tout et mes contempteurs devenaient la risée de
l’opinion publique. Bien fait. Qu’il est doux, le miel de la vengeance 7.
Oui, ce n’est pas quand le virus est installé qu’on commande des
masques, surtout quand la pandémie part de Chine, là où on les fabrique !
Oui, il faut se prépositionner sur les commandes de vaccins si l’on veut
tenir tête à une industrie pharmaceutique en position de force, dans un
contexte d’offre industrielle insuffisante pour satisfaire la demande ! Non, il
n’est pas possible d’assurer une vaccination de masse par les cabinets
médicaux généralistes sauf à réorganiser complètement le système des soins
de premier recours ! Tout au long du premier semestre de 2020, alors que
j’exerçais encore des fonctions d’éditorialiste sur LCI, je suivais les débats
avec l’impression amère et amusée de voir rejouer un vieux film, mêmes
experts se contredisant allègrement, mêmes mises en cause systématiques
du gouvernement, même instrumentalisation politicienne d’oppositions
irresponsables.

Le 1er juillet 2020 : audition à l’Assemblée nationale devant la mission


d’information réussie et largement reprise par la presse. Deux jours après,
Jean Castex me demande d’entrer au gouvernement. Faut-il y voir une
relation de cause à effet ? J’en suis certaine. Jean sait que, face à une crise
systémique aussi lourde pour la culture que celle que nous traversions et
que nous traversons encore, l’heure n’est pas aux conseillers et mirliflores
qui se piquent de goûter aux délices du théâtre d’avant-garde ou de
connaître le tout-Paris qui chante et qui danse. Pour sauver la culture, il faut
tenir tête à Bercy et au président, gagner ses arbitrages, embarquer les
organisations professionnelles, mobiliser les agents, échafauder des
procédures souples et ne pas se laisser engloutir dans la crise pour se mettre
en position d’affronter les mutations profondes qui sont en mouvement.
Tout cela « en même temps »… Alors qu’il avait été chargé de coordonner
la sortie progressive du confinement depuis le 2 avril 2020, Castex savait
mieux que personne qu’il fallait confier les clés de Valois à une vieille bête
blanchie sous le harnais des emmerdements. En l’occurrence, Bachelot.

Lors de cette réunion, qui m’a laissé un goût amer, j’ai posé les
questions qui fâchent. Il est un moment où nous en étions même au bord du
clash. Je réalise en effet que l’on se prépare à une vaccination de masse et
qu’il n’est pas prévu de centres de vaccination ! La caste sanitaire me
rétorque que les médecins généralistes sont tout à fait capables de vacciner.
Mais coco, il ne s’agit nullement de mettre en doute la capacité technique
d’un médecin à effectuer un acte qu’on apprend en cinq minutes à un élève
infirmier ! Il s’agit de déployer une logistique qui permette d’effectuer plus
de cent millions d’actes médicaux supplémentaires en quelques semaines
alors que les cabinets généralistes en pleine période hivernale sont en flux
tendu, que dans une profession largement féminisée le temps médical ne
cesse de diminuer et que les refus de mesures coercitives pour organiser
l’installation des médecins amènent tout naturellement à des « déserts
médicaux 8 » ! Là, je constate que, douze ans après le H1N1, rien n’a
changé : les lobbys médicaux sont toujours à l’œuvre, ceux-là précisément
qui m’avaient dézinguée en baptisant les centres de vaccination des
« vaccinodromes » mais qui avaient néanmoins accepté d’y travailler,
moyennant de grasses et choquantes rémunérations 9, ce qui continuera
d’ailleurs dans la campagne à venir. Une couche supplémentaire sera même
rajoutée : pour toute vaccination, il faudra une consultation médicale
préalable. Oui, oui, et même, cerise sur le gâteau, un recueil écrit du
consentement. Le grand ponte qui justifie ces calembredaines va aller
jusqu’à me rappeler que je ne suis « que » pharmacienne. Bien aimable. En
tout cas, à cause de ces errances, la France sera à la traîne dans le nombre
d’injections et l’Allemagne vaccinera cinquante fois plus de personnes que
la France dans les premières semaines de la campagne de vaccination. Pour
être précise : 432 personnes vaccinées en France contre 130 000 en
Allemagne.

Heureusement, Emmanuel Macron mettra fin à ces grotesques


dispositions : « Nous sommes sur un rythme de promenade en famille. Ce
n’est pas à la hauteur, ni du moment ni des Français… Moi, je fais la guerre
le matin, le midi, le soir et la nuit… Ça doit changer vite et fort 10 ! » Et ça a
changé vite et fort !
De tout cela, une certitude. Comme disait Chirac, « un chef, c’est fait
pour cheffer », et un ministre pour commander. John Maynard Keynes
assurait qu’il ne faut jamais mettre les économistes au volant mais les
installer sur le siège arrière de la voiture. Il doit en être de même pour les
experts sanitaires dans la conduite des pandémies.
En tout cas, je n’ai plus jamais été réinvitée à une réunion sur la
stratégie vaccinale. Au moins sur ce point, les techno-sanitaires avaient eu
ma peau. Quand c’est fini, n-i, ni, ni, ça recommence.
Vous allez dire que je ronchonne, mais vraiment, j’en ai plus qu’assez
de défendre des positions dont on m’assure en chuchotant qu’elles sont
justes mais qu’elles sont au choix inopportunes, dangereuses politiquement
ou susceptibles de froisser des amis. Cela a commencé dès mon arrivée à
l’Assemblée nationale en 1988 avec mon combat pour la parité. Quand je
pense que j’ai tenté de convaincre Alain Juppé, alors Premier ministre, de
présenter une loi paritaire et qu’il m’a donné comme argument que cela
allait déplaire au groupe RPR ! Résultat des courses : en 1997, Lionel
Jospin s’est emparé du texte que j’avais écrit avec Gisèle Halimi et on en a
crédité la gauche. C’était justice. Pire, quand le texte constitutionnel a été
examiné en Congrès, à Versailles, Jean-Louis Debré m’a refusé d’être
l’oratrice du groupe au motif que mes positions féministes déplairaient à
mes collègues. Sur la loi Tabac-Alcool, alors que j’étais, là aussi, l’oratrice
du groupe, Bernard Pons m’a retiré mon poste – trois heures avant de
prendre la parole – au motif clairement exprimé de ne pas déplaire aux
lobbys du pinard et de l’affichage qui finançaient le parti et il a confié le
discours à la tribune au député du secteur de Cognac… Dans la bataille du
Pacs, la mise au pilori a été sanglante avant que mes « amis » ne s’y rallient
piteusement un an plus tard. En 2002, ministre de l’Écologie, ma défense du
nucléaire m’a cataloguée comme indigne d’exercer mon poste. Quand,
après la canicule de l’été 2003, j’ai déclaré qu’« à la fin du siècle, l’été 2003
nous apparaîtra frais », ce fut la curée. Dans la loi Santé de 2009, ce fut
pire, puisque François Fillon m’obligea, alors que le texte était déjà en
discussion, à renoncer aux mesures de régulation de l’installation des
médecins, sur le mode de ce qui s’est imposé sans problème aux
pharmaciens ou aux infirmiers. Nous payons encore aujourd’hui ce refus
devant l’obstacle.
Cela m’a valu d’être exfiltrée de mon poste de ministre de la Santé vers
celui des Solidarités. François Fillon m’a expliqué : « Tu comprends, il faut
se réconcilier avec les médecins. »
Et paf ! On a pris dix ans de retard dans l’installation des outils que
j’avais mis dans la loi telles la télémédecine, la délégation de compétences
et tant d’autres que je vois ressurgir.

Alors que j’étais ministre des Sports, lors de la désastreuse Coupe du


monde de 2010, en Afrique du Sud, je me suis fait pourrir pour avoir défini
l’équipe de France de football comme une « bande de caïds immatures
commandant à des gamins apeurés ». Certains m’avaient même traitée de
raciste pour avoir utilisé le mot « caïd ». Après les scandales de chantages,
d’extorsion de fonds, de violences, on cite cette phrase comme une
référence. Je pourrai multiplier les exemples mais je suis persuadée que ces
attaques ou ces moqueries ne me sont pas destinées intuitu personae.
En fait, on n’accepte la parole des femmes dans l’espace public qu’à
condition qu’elle se coule dans le mainstream et soit validée par une
référence masculine. Si vous tenez à votre propre compte un propos
disruptif, vous êtes traitée au choix de mamie zinzin, d’incompétente ou
d’écervelée tentant de faire du buzz, là où un homme sera considéré comme
un esprit fort et même visionnaire.
S’il y a une chose que ces 682 jours m’ont confirmée, c’est bien que le
chemin est encore long pour que la parole des femmes soit considérée et
valorisée. Quand je pense aux humiliations subies alors que je suis une
privilégiée, je pense à toutes celles qui n’ont pas eu ma chance et aux
magnifiques opportunités qui m’ont été données. C’est aussi pour cela que
je me bats.

19 mars 2021
Bataille gagnée !
Je ne me sens pas bien du tout. Il y a comme un éléphant qui marche sur
ma poitrine, la fièvre bat à mes tempes, les courbatures sont massives et
douloureuses. Transport en urgence à l’hôpital Bégin. Une équipe
merveilleuse de compétence et de gentillesse, mon équipe et ma famille
soudées autour de moi, des milliers de messages de sympathie, Emmanuel
Macron et Jean Castex prenant de mes nouvelles deux fois par jour. Et puis,
se remettre progressivement avec Sarah, ma conseillère chérie, qui
m’amenait en douce des petits plats, puis, grâce à ma merveilleuse amie,
Geneviève, qui m’a poulottée durant ma convalescence, arriver au ministère
sous les ovations et les larmes de mes troupes massées dans le salon
Jérôme, revenir au Parlement avec les applaudissements unanimes des
députés et des sénateurs et arriver à ne pas pleurer. Continuer, continuer
avec l’oxygène en secours quand ça va trop mal et les anticoagulants matin
et soir pour ne pas passer sur le billard et mater cette foutue maladie
thrombo-embolique diagnostiquée à l’hôpital Percy, un classique de la
maladie covidaire. Se dire, fin juin, que j’ai gagné cette bataille mais qu’elle
a été rude et pourtant elle m’a donné la force de renverser des montagnes.
Que finalement, grâce à toutes celles et tous ceux qui ont traversé cette
épreuve avec moi, même aux pires moments, j’ai pu mener mon combat
pour la culture et celles et ceux qui la servent.

À moi la mécréante, Jean-Christophe Vuilleminot – l’aumônier militaire


de l’hôpital Bégin – rendait régulièrement visite. Le jour des Rameaux, il
m’avait apporté une branche de buis de son jardin avec cette phrase du pape
François : « Cette vie est le cadeau que Dieu nous a fait, et elle est trop
brève pour la consumer dans la tristesse. »
À défaut de croire, nous nous devons d’espérer.
IV.

Les invasions barbares

18 septembre 2020
« Notre école, c’est la plus belle »
Premier déplacement avec le président de la République. Dans le cadre
des Journées européennes du patrimoine, nous nous rendons à Condom,
dans le Gers, dont le superbe hôtel de Polignac, construction de la fin du
e
XVIII siècle, abrite l’école publique Jules-Ferry. Brigitte Macron et
Stéphane Bern nous accompagnent. Dans le Falcon présidentiel,
l’atmosphère est chaleureuse et, pour la première fois, j’ai l’occasion de
constater combien les liens sont forts entre Emmanuel Macron et son
épouse. Tendresse, confiance et discussion sans aucune affectation. Les voir
ensemble est sans doute la meilleure réponse aux ragots infâmes qu’on
proclame dans les égouts que sont devenus les réseaux sociaux et dans le
cloaque des salons parisiens. Certains ont présenté Brigitte comme l’égérie
culture d’Emmanuel Macron. La présenter seulement comme une éminence
grise serait sottement péjoratif. C’est une femme cultivée, sans aucune
afféterie ni aucun snobisme. Elle dit les choses quand elle les aime et ne se
croit pas obligée de se pâmer devant certaines impostures de l’art
contemporain. Lors d’une visite dans une exposition, pour rigoler, nous
avions envoyé à Emmanuel une photo de nous deux devant la statue réaliste
d’un énorme singe poilu. La réponse du président avait été immédiate :
« Décidément, on est vite remplacé ! »

L’accueil à Condom est magnifique. Avec Audrey Saubadu, la directrice


de l’école, et Marielle Agostini, qui pilote le projet, les écoliers préparent
déjà depuis plusieurs jours la rencontre. Pas intimidés pour un sou, les
gamins discutent avec le président en le tutoyant. Anaïs, 11 ans, explique
doctement la participation de tous aux ateliers pédagogiques et la réalisation
d’une exposition. Une phrase revient comme un slogan : « Notre école,
c’est la plus belle ! »

Dans les rues de Condom, les Gersois sont chaleureux, les demandes de
selfies et d’autographes fusent, les commentaires aussi de « Il est beau
gosse, le président ! » ou « C’est gentil d’être venu nous voir ! » Et cette
retraitée qui proclame :
— J’étais là il y a quarante ans, quand Mitterrand est venu. Depuis, plus
rien. On vous attendait !
Macron, hilare :
— Vous avez été patiente !
Le maire, Jean-François Rousse, baigne dans le bonheur.
Et pourtant, l’épidémie est bien là, qui gâche la fête. Ambiance
surréaliste d’un président masqué, entouré de personnalités masquées, qui
s’adresse à des citoyens masqués puis à des journalistes masqués et,
derrière l’euphorie déchaînée des bandas, c’est l’anxiété qui domine. Une
dame s’inquiète de la pénurie de tests Covid, un agriculteur maugrée sur le
manque d’eau, d’autres sur la casse sociale qui se prépare dans l’industrie
automobile ou l’aéronautique. Tout au long de cette matinée, j’ai eu le
sentiment d’être dans l’œil d’un cyclone, comme une parenthèse enchantée
et somme toute factice, alors que le vieux monde était en train de s’écrouler.
Mais revenons à nos moutons ou plutôt à l’objet de ce déplacement
présidentiel.
Les Français citent le patrimoine en première ligne des biens culturels à
défendre et la France est l’un des pays qui possède le patrimoine le plus
dense et le plus divers du monde. La défense de cet héritage mobilise de
nombreux acteurs publics et privés, et l’État œuvre en première ligne par
une armature de textes législatifs et réglementaires, mais aussi et surtout par
des financements et des dispositions fiscales qui ont atteint une ampleur
inégalée sous le quinquennat d’Emmanuel Macron. Celui-ci a confié en
2018 à l’animateur de télévision Stéphane Bern la responsabilité d’une
« Mission Patrimoine », ce qui lui vaut de faire partie de la délégation. La
création de cette mission n’a pas été sans susciter une certaine irritation
chez mes prédécesseurs Françoise Nyssen et Franck Riester, qui ont pu se
sentir dépossédés – au moins médiatiquement – d’une partie de leurs
prérogatives. Pour ma part, j’ai décidé que quelques motifs d’irritation ne
méritaient pas de s’y arrêter, d’autant que j’aime bien Stéphane. Je le
connais depuis une vingtaine d’années, du temps où il animait sur France
Inter l’émission Le Fou du roi. Il m’y avait invitée parfois, mais n’était pas
encore à l’époque le « Monsieur Patrimoine » qu’il est devenu, seulement
un animateur radio dingue de familles royales. Comme je ne dédaigne pas
feuilleter Point de vue, mon âme de midinette était aux anges quand il me
conviait à un dîner avec une tête couronnée ! Donc aucune raison
personnelle ou politique de lui battre froid : le soutien du ministère de la
Culture et les dotations du Loto du patrimoine sur la période triennale 2019-
2021 ont mobilisé 127 millions d’euros. Par comparaison, le ministère
accordait directement plus d’un milliard et demi, sans compter les crédits
que chaque administration apporte aux bâtiments historiques dont il est
propriétaire. On doit y ajouter, bien entendu, ceux que les collectivités
territoriales mobilisent notamment pour le patrimoine non protégé dont
elles ont directement la responsabilité depuis la loi du 13 août 2004. Il n’y a
donc pas de quoi s’énerver : il n’y a pas – là comme ailleurs – de « ministre
de la Culture bis », mais des actions à valoriser et à coordonner. De toute
façon, les ministres doivent savoir que dans un conflit les opposant à ce
type d’intervenant, c’est toujours le politique qui perd. C’est injuste mais
c’est comme ça !

4 décembre 2020
« Je suis désolée, mais ça sera impossible »
Je me décide à accorder un long entretien à Didier Rykner, le directeur
et rédacteur en chef de La Tribune de l’art. Ce webzine à la diffusion
confidentielle – quatre mille abonnés – s’est spécialisé dans les polémiques
les plus agressives avec pour premier objectif de « dénoncer les atteintes
inadmissibles au patrimoine ».

Autour de ce dossier s’est donc développé tout un écosystème agressif


qui prend régulièrement pour cible le ou la ministre de la Culture, son
cabinet, les services du patrimoine, la maire de Paris, les élus locaux, tout
ce joli monde étant présenté comme un troupeau d’éléphants analphabètes
et destructeurs. De nombreuses associations locales, parfois très virulentes,
se mobilisent, des personnalités à fort impact médiatique, journalistes ou
stars du show-biz somment l’État d’intervenir sur des bâtiments parfois
d’intérêt médiocre. Il est en effet aisé de se mobiliser pour une chapelle en
ruine sans se soucier de se placer dans une perspective globale de
priorisation des investissements. Si on attribue 3 millions d’euros pour
sauver la chapelle dans laquelle la présidente de l’association de sauvegarde
a fait sa communion solennelle, c’est une cathédrale qu’on ne mettra pas en
sécurité. M. Rykner faisait et fait encore partie de cet écosystème. Il lui est
même arrivé d’être un lanceur d’alerte pertinent qu’il convient d’avoir dans
ses radars. Naïvement, j’avais espéré que l’effort budgétaire inédit en faveur
du patrimoine, que j’avais gagné dans le cadre du plan « France Relance » –
614 millions d’euros d’argent frais plus une augmentation substantielle des
crédits courants –, amadouerait ce monsieur et j’avais même été l’objet
d’un article aimable à ce propos lors de mes premières semaines à Valois.
Une pareille lune de miel ne pouvait pas durer, on ne quitte pas
délibérément son fonds de commerce et les carnassiers ne font mine
d’abandonner leur proie quelques instants que pour leur faire baisser leurs
défenses et mieux les torturer par la suite. La chapelle Saint-Joseph de Lille
était donc l’objet de l’ouverture des hostilités, mais la proie avait de la
défense et finalement j’ai toujours considéré que ces excès d’agressivité ne
sont qu’une manière d’attirer mon attention et même – allez, j’ose – une
certaine forme de sentiment amoureux !
Allons, je redeviens sérieuse. Je n’étais pas encore entrée en fonction
qu’avait surgi entre mes pieds l’affaire emblématique de cette chapelle
Saint-Joseph. Cette chapelle, construite en 1887, fait partie des
innombrables édifices cultuels qui accompagnaient les établissements
scolaires catholiques. Le XXe siècle a été marqué par la déchristianisation de
ces institutions et les chapelles ont été laissées à l’abandon, plus aucune
célébration ne s’y déroulant. Au début des années 2010, l’architecte des
Bâtiments de France avait estimé fort médiocre l’intérêt architectural de
l’édifice et avait émis un avis défavorable à une mesure de protection. De
plus, les mérules avaient envahi les parties boisées de la structure, la
charpente en particulier, rendant impossible tout usage séculier sauf à y
mener des travaux pharaoniques de plusieurs dizaines de millions d’euros !
Mais voilà que la fédération des écoles d’ingénieurs de l’Université
catholique de Lille – propriétaire du lieu – en demande la destruction 1 car
elle souhaite agrandir son campus pour amplifier son attraction
internationale, cela en plein accord avec l’évêque de Lille et les élus du
secteur, en particulier de la maire de Lille, Martine Aubry. Saisie de
l’affaire, au vu des avis argumentés des spécialistes du patrimoine, je
maintiens le permis de démolir. Mes amis, quel esclandre ! Une pétition
circule, une banderole est accrochée sur l’édifice par Génération identitaire,
menée par un activiste, un certain Aurélien Verhassel 2, déjà condamné en
2018 pour violences. Notre cher Stéphane Bern – sans doute imparfaitement
informé du dossier – s’en mêle, les plumitifs qui font leur miel de ce genre
de polémiques me crachent littéralement dessus. Aujourd’hui la chapelle est
détruite, après que l’on a démonté les vitraux et que les propriétaires ont
ainsi pu consacrer leurs efforts sur la remise en état du palais Rameau, situé
à proximité et qui, lui, était classé « Monument historique » depuis 2002.

Si je raconte cette histoire par le menu, c’est que, peu ou prou, tout au
long de ces vingt-deux mois, j’ai été confrontée à ce type de conflits,
parfois d’une rare violence, où j’ai été présentée comme une barbare bornée
alors que j’ai mobilisé, je ne me lasse pas de le redire, une masse de crédits
que l’on n’avait jamais vue. Cependant, il serait trop simple de penser que
les enjeux de la défense du patrimoine seront résolus par une augmentation
sympathique des crédits du ministère et par une habile politique de
communication. Les moyens financiers mobilisés par des opérations tels le
Loto du patrimoine ou des structures comme la Fondation du patrimoine
sont inversement proportionnels au battage médiatique organisé par leurs
promoteurs, à peine quelques dizaines de millions, et encore faudrait-il en
soustraire les exonérations fiscales et la moindre collecte des taxes. La
vérité est que ce sont des dizaines de milliards qui seront convoqués dans
les vingt ans à venir pour maintenir le patrimoine à flot.

Plusieurs phénomènes font mesurer les défis qui attendent mes


successeurs. Sont entrés dans le champ de la protection des bâtiments ou
des ensembles ignorés ou méprisés il n’y a pas si longtemps. Des
programmes de réhabilitation de quartiers populaires qui passaient hier par
des destructions de barres d’immeubles sont devenus aujourd’hui
impossibles et c’est fort heureux. Tout un mouvement mené par de jeunes
architectes met en exergue une démarche de réhabilitation dans un cadre de
développement durable. Mais cela n’est pas synonyme de moindre coût. Le
prix Pritzker – véritable prix Nobel de l’architecture –, attribué en 2021 au
duo Lacaton et Vassal 3, en témoigne. Des casernes désaffectées, des
entrepôts abandonnés, des usines inutilisées depuis des décennies se voient
investies d’un regain d’intérêt et les élus sont invités à leur trouver un
usage d’équipement collectif nécessitant des financements très supérieurs à
une construction à neuf.
De grandes structures bâties au XIXe et au XXe siècle se sont révélées
d’une grande fragilité, outre qu’elles nécessitent des frais de
fonctionnement qui lestent bien des opérateurs du ministère de la Culture.
Il est toujours étonnant de constater qu’un château du XIIe siècle vieillit
mieux que certaines structures métalliques que l’on pensait
indestructibles… Comment ne pas évoquer, entre autres, le Grand Palais, la
tour Eiffel, le palais de Tokyo, le Centre Pompidou et tous les ruineux
Grands Travaux de François Mitterrand ? Des centaines de millions
d’euros, des chiffres qui donnent le vertige, outre que les architectes ont fait
construire des structures qui sont toutes de véritables hérésies écologiques.
Toutes ces évolutions sont accentuées par une patrimonialisation
générale des sites, des bâtiments, des pratiques et des coutumes. Michel
Platini me téléphone le 21 janvier 2022 :
— Roselyne, bonjour !
— Michel, quel plaisir !
Nous égrenons les souvenirs de l’Euro 2016 et du combat pour que soit
attribuée la compétition à la France, alors que j’étais ministre des Sports. Je
lui rappelle un fameux déjeuner où j’avais invité tous les maires des villes
d’accueil de la compétition, Paris, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Nice, Lens,
Marseille… Et, au dessert, la surprise que je leur avais réservée. Qui pousse
la porte ? Zinédine Zidane ! Et j’entends encore le soupir extasié de Martine
Aubry, comme un râle : « Zizou ! »
— Il n’y a que le foot pour susciter des trucs pareils.
— Ben justement, je veux te dire que nous déposons un dossier pour
que le football soit inscrit au patrimoine immatériel mondial de l’Unesco.
Je botte en touche, mais bon, après la candidature de la baguette, tout
est possible ! Tel Funes, le héros de Jorge Luis Borges, le citoyen ne peut
plus trier dans sa mémoire et veut tout conserver et tout sacraliser.

À moyen et long terme se profilent des perspectives peu réjouissantes


avec des murs d’investissement colossaux et le renoncement d’acteurs
privés qui en assuraient a minima le gardiennage et la sécurité. Deux
secteurs inquiètent tout particulièrement : les bâtiments cultuels et les
propriétés aristocratiques.

La déchristianisation massive du pays laisse à l’abandon une armature


impressionnante d’édifices cultuels constituée par quarante-deux mille
églises paroissiales, sans compter les innombrables chapelles, temples,
calvaires, reposoirs, monuments funéraires, monastères, couvents. Les
bâtiments cultuels qui sont propriété de l’État ou de communes importantes
ne sont pas menacés mais il n’en est pas de même des milliers d’églises de
village qui ne peuvent guère compter sur une transformation en complexe
hôtelier, en boîte de nuit ou en centre culturel. Pire : les édifices construits
au XIXe se révèlent une fois encore d’une consternante fragilité et leur
simple mise en sécurité mobilise des budgets exorbitants. D’ici à 2050, ce
sont des dizaines de milliards qui seraient nécessaires si nous voulons tout
conserver. Je suis désolée, mais cela sera impossible. Et il faudra beaucoup
de courage à mes successeurs pour dire non au sauvetage inconsidéré d’une
église sans intérêt patrimonial mais à charge émotionnelle et emblématique
forte. Quand un bulldozer poussera au coin de la façade où vous vous êtes
mariés, où vous avez fait baptiser vos enfants et dit le dernier adieu à vos
parents, vous aussi militerez sans doute dans l’association de défense et
agonirez de sottises le ministre qui refusera de revenir sur le permis de
démolir. Ce n’est pas pour rien que François Mitterrand, dans son affiche de
campagne de 1981, avait choisi comme slogan « La force tranquille » et, en
fond, un village et son clocher…

De la même façon se pose la question du devenir des grandes propriétés


aristocratiques. Si, pendant plusieurs siècles, la transmission
générationnelle s’est effectuée paisiblement, la mondialisation a fait
émigrer l’héritier du château vers une start-up de la Silicon Valley ou une
banque d’affaires de Singapour. Nous avons ainsi sauvé Haroué, propriété
de la famille de Beauvau-Craon mais ce sont des centaines d’opérations
similaires qui solliciteront le ministère de la Culture.
Allez, je viens pour la dernière couche. Il faut noter la dégradation
préoccupante de bâtiments emblématiques de la gouvernance de l’État :
ministères, ambassades, palais de justice… Derrière des salons de réception
qui peuvent à grand-peine faire encore illusion, l’envers du décor est
affligeant alors que ces administrations occupent des ensembles de grande
valeur historique : abbayes, palais ou hôtels particuliers. Certains préfets se
refusent à loger les ministres dans l’appartement prévu à cet effet et
réservent des chambres à l’Ibis du coin ! Ayant fait mien le principe que,
lors de mes déplacements, je me loge toujours dans la chambre dite
« ministre » par souci d’économie, j’y ai vu les sanitaires orange ou marron
des années 1950 bien entartrés, des télévisions à tube cathodique, des
literies défoncées, et des tuyauteries qui résonnent avec ardeur, vous
garantissant une nuit d’insomnie. Oh, pas dans les grandes préfectures de
région certes, mais dès qu’on va dans les « petits » départements, la
déshérence est éclatante et il en est de même dans le réseau des ambassades.
Cette paupérisation contraste singulièrement et cruellement avec les
sièges somptueux des collectivités territoriales. L’État, lui, est nu, assiégé et
impuissant.
Alors que j’en viens aux défis posés, en ce 4 décembre 2020, je vois
M. Rykner s’agiter sur son fauteuil comme s’il était gêné par la complexité
de la situation, comme s’il réalisait la profondeur des décisions en cause qui
contrastent singulièrement avec sa croisade simpliste.
Tout cela, je le dis tout net à mon interlocuteur. Dans mon bureau,
M. Rykner est tout miel et me quitte avec force amabilités. Sans doute les
dorures et les bronzes du Palais-Royal lui paraissent-ils bien conservés…
Je ne lui ai pas demandé ce qu’il pensait de mon nouveau bureau
installé par le Mobilier national, en fait le bureau de François Mitterrand,
créé en 1965 par Pierre Paulin, une pure merveille en cuir bleu avec des
rinceaux roses, un ensemble qui a dû l’horrifier. Cela me faisait rire de
penser que je travaillais en 2010 au ministère des Solidarités sur le premier
bureau du général de Gaulle à l’Élysée, en 2020 au ministère de la Culture
sur celui de Mitterrand. C’est sûr, en 2030, j’aurai dans mon prochain
ministère le bureau d’Emmanuel Macron 4.

Le temps passant, les méchants reviennent toujours à leurs


méchancetés : attaques grossières et même injurieuses contre Jean-Baptiste
de Froment, mon excellent conseiller en charge du patrimoine, et moi-
même dans la picrocholine revue numérique de M. Rykner, au nom d’une
conception étriquée de la politique de protection. S’attaquer à un
collaborateur est par ailleurs d’une rare lâcheté : on feint de ménager le
détenteur du pouvoir et on attaque un conseiller qui est tenu à la réserve et
ne peut se défendre du fait de sa fonction. Mais surtout, cette vision tend à
faire de la France entière un musée au détriment de la création. Tout au long
des siècles, on a construit un baptistère sur un temple dédié à Mithra, puis
une chapelle, une église et enfin une cathédrale. Si nos ancêtres avaient eu
cette conception mesquine, Notre-Dame de Paris n’aurait pas été construite.
La noblesse du ministère est de vouloir tenir un équilibre raisonnable, là où
les zélés de toutes tendances ne voudraient défendre que leur « chapelle » !
La polémique qui s’est engagée avec une loi apparemment très
technique est à cet égard significative. Par la loi dite « Elan » (évolution du
logement, de l’aménagement et du numérique), du 23 novembre 2018, le
gouvernement d’Édouard Philippe et la majorité macroniste, par une
coupable faiblesse, ont complètement changé les rapports de force en
matière de protection du patrimoine en faveur des maires et au détriment de
l’État et de ses bras armés, les architectes des Bâtiments de France (ABF).
C’est cet héritage poisseux qui va m’empoisonner pendant ces
682 jours. À ce sujet, un courrier de Gérard Larcher me restera en travers de
la gorge : il y présente les collectivités locales comme les défenseurs
intransigeants du patrimoine contre un État prédateur. Gonflé…
La sauvegarde du patrimoine n’est pas, et de loin, le seul dossier où les
collectivités veulent le pouvoir sans en assumer les responsabilités
financières et sociales. À cet égard, le webzine La Tribune de l’art n’est pas
non plus le seul média à entonner l’antienne récurrente d’un État impotent
face aux communes, parées de l’auréole de l’angélisme. En août 2022 5,
Le Figaro Magazine consacre sa couverture à la « France moche » avec un
surtitre : « Ronds-points, zones commerciales, urbanisme sauvage… »,
accroche racoleuse illustrée par une photo d’entrée de ville constellée de
panneaux publicitaires. Mais, en sous-titre, stupéfaite et indignée, je lis :
« Comment l’État a laissé enlaidir le pays ». Alors là, c’est plus fort que de
jouer au bouchon ! Voilà une publication qui ne manque jamais de chanter
les louanges de ces merveilleux élus « de terrain » qui feraient tout mieux
que ces crétins de ministres et qui reproche à l’État la décentralisation. Un
comble. La vérité eût été de proclamer : « Comment les élus locaux
enlaidissent le pays ».
Pour être juste, l’article du journaliste Charles Jaigu, bien documenté,
remet l’église au milieu du village et cite des exemples d’urbanisme
barbare, comme celui de Foix, où le maire socialiste Norbert Meler, contre
l’avis négatif mais simplement consultatif de l’ABF, a décidé la destruction
d’immeubles de caractère pour faire un lotissement social, ou celui de
Perpignan, où le maire RN Louis Aliot a l’intention de détruire quatre cent
quatre-vingt-trois logements dans le quartier Saint-Jacques plutôt que les
réhabiliter. Dans ce domaine, la laideur n’a pas de couleur politique. Le
journaliste continue en dénonçant la politique des ronds-points hideux qui
défigurent les entrées de nos villes : cinquante mille en France, la moitié de
ceux installés dans le monde, les aménagements routiers, les constructions
en « boîtes à chaussures » des zones commerciales et industrielles, la
volonté d’augmenter les ressources fiscales en distribuant les permis de
construire, parfois sans tenir compte des risques naturels et de l’impact sur
le patrimoine historique ou naturel. Notons au passage, comme nous
l’avions fait dans la Commission pour la rénovation et la déontologie de la
vie politique 6 présidée par Lionel Jospin en 2012, que la presque totalité
des scandales financiers de la Ve République est le fait d’élus locaux dans
des affaires d’urbanisme.
Certes, un Claude Malhuret, maire de Vichy, est cité en contre-exemple
d’un urbanisme intermédiaire qui concilie protection du patrimoine et offre
de logements, mais c’est un oiseau rare. Il faut donc impérativement
dénoncer, comme l’a fait l’architecte David Mangin 7, le mythe
insurpassable de la « maison péripatéticienne », isolée, sur une butte, avec
son petit jardin tout autour.

14 octobre 2021
« On ne peut pas tordre les textes ! »
Emmanuelle Wargon, ministre déléguée au Logement, prononce un
discours dans lequel elle soutient que « le modèle du pavillon avec jardin
n’est pas soutenable », dénonce « ce rêve construit pour les Français dans
les années 1970 », « ce modèle d’urbanisation qui dépend de la voiture pour
les relier » et affirme que la maison individuelle est une « impasse
écologique, économique et sociale ». La ministre a totalement raison mais
elle va être sommée de rétropédaler devant la bronca soulevée par ces
propos de simple bon sens. Même les écologistes, qui auraient dû la
soutenir, l’abandonnent lâchement en rase campagne, c’est le cas de le
dire ! Le député LR Thibault Bazin l’interpelle avec une rare démagogie
lors de la séance suivante des « questions au gouvernement », le 19 octobre.
Ce qui est fou dans cette histoire est que nous sortions précisément de la
crise éprouvante des Gilets jaunes, qui a démontré que le totem de la
maison individuelle a repoussé loin des villes toute une population
incapable financièrement d’affronter les prix démentiels du foncier
périurbain. On a ainsi condamné des centaines de milliers de Français à
passer des heures dans leur voiture pour aller travailler, à faire le taxi pour
les activités des enfants, à être relégués loin des services publics, des
structures de soin, des commerces, des institutions culturelles.

Me revient en mémoire la campagne de 1967 d’Edgard Pisani, mon


glorieux prédécesseur dans la circonscription que j’ai représentée pendant
un quart de siècle. Chose inimaginable à l’époque, il avait décidé de faire
faire une étude d’opinion chez les électeurs d’Angers. Le célèbre
publicitaire Michel Bongrand avait construit des questions à la réponse
totalement prévisible destinées à caresser les électeurs dans le sens du poil
lors d’un meeting de restitution des résultats. La salle de cinéma des
Variétés était comble et les Angevins médusés regardaient les gros
ordinateurs Bull cracher les cartes perforées. Arrive la première question :
« Quel type de logement préférez-vous : un appartement dans un immeuble
collectif ou une maison individuelle avec jardin ? » Il y eut quand même
2 ou 3 % égarés ou visionnaires à préférer l’appartement, mais la maison
individuelle recueillit un plébiscite écrasant. L’animateur – le « Monsieur
Loyal » du cirque Francini ! – passa alors la parole à Pisani, persuadé qu’il
allait embrayer en se félicitant d’être à l’écoute de l’électorat. Que nenni, le
barbu monta sur scène et, dans une improvisation fulgurante, dénonça le
mitage pavillonnaire comme une atteinte à l’environnement, au patrimoine
historique et naturel, une totale absurdité économique et sociale. Il continua
en dézinguant avec brio et détermination toutes les préférences des sondés.
Il y eut bien quelques applaudissements polis et les gens rentrèrent chez eux
avec le sentiment diffus d’avoir été pris pour des cons.

C’était il y a cinquante-cinq ans et j’ai eu la chance intime de côtoyer un


responsable politique d’exception qui m’a appris qu’il ne fallait jamais
renoncer à ses convictions et qu’on ne bâtit pas un projet simplement pour
gagner des élections. Je n’ai pas oublié non plus son magnifique discours
lors des événements de Mai 68, discours dont Michel Rocard disait qu’il
était le plus beau prononcé durant cette période :

Tout se passe comme si cette jeunesse semblait considérer que


nous sommes, au fond, des complices devant elle, jouant chacun
notre rôle dans une comédie humaine à laquelle elle n’entend
rien et ne veut rien entendre… Nous transmettons à nos enfants
un monde sans image familière, un monde sans garantie et nous
voudrions que nos enfants nous approuvent…

Et ces mots, qui ont résonné si souvent dans mon esprit au cours de ma
vie politique :

Vous trouvant en face de deux forces, l’angoisse et la


revendication, vous avez choisi de répondre à la revendication
pour ne pas répondre à l’angoisse. Vous avez choisi de céder sur
l’accessoire pour ne pas mettre en cause une société qui est
pourtant en cause.
Fermez le ban.

Pour tenter de corriger les désastreuses dispositions de la loi Elan, les


défenseurs du patrimoine enjoignent alors l’État de surplomber le dispositif
en édictant des mesures de classement. Si celles-ci peuvent se justifier – et
je n’ai pas manqué d’y recourir, comme pour la caserne Gudin de
Montargis –, ce n’est pas toujours le cas, la chapelle Saint-Joseph de Lille
ou l’ensemble immobilier construit au pied du château médiéval de Foix en
sont deux bons exemples.
La protection au titre des monuments historiques n’est pas un label mais
un dispositif législatif d’utilité publique fondé sur des principes d’analyse
scientifique. L’intérêt patrimonial d’un bien s’évalue en examinant un
ensemble de critères historiques, artistiques, scientifiques et techniques. Les
notions de rareté, d’exemplarité et d’intégrité des biens sont prises en
compte. Ces dispositifs font l’objet de procédures administratives
complexes.
On ne peut pas tordre les textes et dédouaner les élus locaux de
responsabilités qu’ils ont réclamées à cor et à cri ou leur permettre de régler
des comptes avec des adversaires politiques.

20 décembre 2021
Un carrefour est-il un monument
historique ?
Le maire du 16e arrondissement de Paris, Francis Szpiner, a sollicité une
audience. Je connais l’animosité que professent les élus LR à l’égard
d’Anne Hidalgo et ceux-ci voudraient bien instrumentaliser la ministre de la
Culture pour régler son compte à la maire de Paris. Je suis loin d’être
d’accord avec sa politique de circulation, d’urbanisme et de protection du
patrimoine, mais j’estime qu’il est nécessaire que Valois trouve les voies et
les moyens d’établir un partenariat pour démêler des dossiers très
complexes. En tout cas, je refuse absolument de me laisser entraîner dans
une précampagne de reconquête de la mairie de Paris. Bingo, c’est bien de
cela qu’il s’agit. Le projet de la Ville est d’établir entre le Trocadéro et la
tour Eiffel une coulée verte imaginée par le cabinet américain Gustafson
Porter + Bowman. Elle sera réalisée du palais de Chaillot, rive droite,
jusqu’au bout du Champ-de-Mars. Le projet prévoit la piétonnisation du
carrefour du Trocadéro et déviera la circulation dans le tunnel passant en
dessous. Seule une voie de circulation à 20 kilomètres-heure traversera la
dalle. Inutile de dire que la volonté de chasser la voiture du secteur est
manifeste et je ne peux que souscrire à l’analyse de mon visiteur. Mais voilà
que, pour contrevenir à la décision de la maire et du conseil de Paris,
Francis Szpiner me demande… de classer le carrefour ! Étant entendu que
les abords du Trocadéro et de la tour Eiffel sont déjà protégés, il s’agirait
d’un dévoiement pur et simple de la démocratie, des prérogatives des élus et
de l’État. Une procédure de protection ne peut pas servir de bélier politicien
mais doit se fonder sur des éléments patrimoniaux qu’un carrefour routier
serait bien en peine de réunir.
Ma conviction s’est renforcée tout au long de mon ministère : ce n’est
pas de décentralisation que nous avons besoin, mais de clarification, de
responsabilisation et de contractualisation. Je milite pour des Assises du
patrimoine qui mettront autour de la table les acteurs concernés après avoir
mené une étude sérieuse des besoins et un calendrier échelonné sur au
moins deux décennies. C’est un plan « France 2050 » qu’il faut mettre sur
pied pour sauver notre patrimoine.
En effet, les défis ainsi posés sont de quatre ordres : scientifique,
démocratique, de gouvernance et de financement. Les trois premiers se
rejoignent. Les collectivités territoriales veulent s’emparer de la gestion du
patrimoine, alors qu’elles sont dépourvues d’expertise solide en ce domaine
et en oubliant que les lois de décentralisation leur ont déjà confié la
sauvegarde du patrimoine non protégé, charge qu’elles assurent
incomplètement et en instruisant un procès récurrent contre l’État, jugé pas
assez généreux et trop normatif. Les procédures de protection sont
régulièrement contestées, les architectes des Bâtiments de France ou les
services d’archéologie préventive (mes chouchous) sont désignés avec
agressivité comme les empêcheurs du développement local.

Pour le financement, les pistes sont connues : poursuivre l’effort


budgétaire de l’État, rappeler aux collectivités territoriales qu’elles ne
peuvent pas se contenter de tendre la sébile vers l’État tout en l’insultant
copieusement, assurer des financements privés et innovants qui mettent le
citoyen en position d’acteur et non d’éternel quémandeur en revoyant les
restrictions apportées au mécénat privé et en promouvant le mécénat
populaire et participatif. Toutefois, ceux et celles qui brandissent le mécénat
populaire doivent savoir que cela relève plus d’une proclamation
démagogique que d’une source budgétaire sérieuse.
Je le dis tout net : la protection du patrimoine est sans doute un des
enjeux citoyens les plus périlleux qui nous guettent car elle touche à notre
histoire personnelle intime et à l’idée que nous nous faisons de notre roman
national et de notre destin collectif.
V.

Prendre la Bastille

20 novembre 2020
La prise de la Bastille
Oui, oui, je sais, vous pensez : « Roselyne, arrête avec l’opéra ! » Seuls
0,5 % des Français s’y intéressent et si Roberto Alagna est l’un des rares
chanteurs lyriques connus et aimés de la majorité des Français, c’est
précisément parce qu’il ne fait pas que de l’opéra.
Si vous ne prenez pas quelques précautions, il y a de grandes chances
qu’une première expérience tourne au cauchemar. J’avais ainsi invité des
cousins angevins à Bastille et j’avais choisi pour cette initiation La Bohème,
un « choix sans risque », pensais-je. Malheureusement, la mise en scène de
Claus Guth situait l’action dans un vaisseau spatial ! Odette et Jean, d’un air
pincé, m’assurèrent que cela devait coûter très cher et qu’ils n’avaient pas
tout compris.
À l’été 2007, Cécilia Sarkozy avait emmené Nicolas, fraîchement élu
président, assister à une représentation du Trouvère aux Chorégies
d’Orange. Très bon choix pour « dépuceler » un néophyte. Rien n’y faisait,
le président n’arrêtait pas de regarder sa montre. Elle lui lança, vengeresse :
« La prochaine fois, on va voir Parsifal. »
Il n’y eut pas de prochaine fois.

Mais, si je m’attarde sur l’opéra, c’est bien qu’on peut en tirer des
leçons pour l’ensemble des politiques culturelles.
Il est vrai que la tâche est rude pour un directeur général de l’Opéra de
Paris, qui se doit d’exécuter les figures imposées : assurer que vous
défendez le patrimoine lyrique français, que vous faites la juste place à la
création aux côtés du répertoire, que la danse est votre priorité et la
démocratisation votre beau souci, sans oublier l’Académie, la troisième
scène, etc. Il y a toutefois deux pièges mortels à éviter. Le premier est de
jouer les matamores en arguant que, grâce à vous, on va voir ce qu’on va
voir avec le mécénat. Le gouvernement n’attend que ce genre de
rodomontade pour baisser le niveau des subventions et, pire, vous passez
dans le milieu pour celui qui a décidé de vendre son âme aux marchands du
Temple et que dorénavant de riches milliardaires peroxydées vont décider
de la programmation. Toujours se rappeler qu’en France, par définition,
l’argent a une odeur et que celui des donateurs privés exhale la puanteur du
bien mal acquis. Ensuite, si vous voulez éviter de polluer votre mandat par
des mouvements de grève dont vous ne pourrez pas vous dépatouiller,
refuser de résoudre les problèmes sociaux pourtant cruciaux qui minent la
gestion de l’Opéra de Paris et bien d’autres grands opérateurs du ministère
de la Culture – faire profil bas et multiplier les assurances d’un dialogue
social « nourri et rénové », ce qui signifie concrètement de céder aux
revendications les plus folles des syndicats pour avoir la paix. C’est ce qui a
été fait depuis au moins vingt ans.

Le mécénat devait permettre de financer des programmations


ambitieuses mais ne peut être utilisé pour éponger la baisse des subventions
et l’augmentation des frais fixes. Dans une course à l’échalote effrénée, les
directions espéraient se « refaire la cerise » en embauchant des stars aux
rémunérations extravagantes et en mettant en surchauffe l’institution dans
une logique de « festival permanent » avec une inflation du coût des décors,
des costumes et de la masse salariale variable.
Ah, j’oubliais, l’opéra construit à Bastille – dans le cadre des grands
travaux mitterrandiens – était frappé d’une obsolescence ahurissante et
accélérée outre qu’il portait les caractéristiques d’une véritable passoire
thermique. Le montant des travaux de rénovation était astronomique. Voilà
où nous ont menés les rêves de gloire de certains.
La capacité de gouvernance est mesurée dans une démocratie à
l’aptitude d’un ministre à faire cheminer des acteurs souvent très différents
et parfois très opposés, sinon vers une solution commune, du moins à
s’écouter et à s’entendre pour se donner la possibilité de négocier et
d’avancer vers une solution acceptable par le plus grand nombre. La
première chose à faire est de poser un diagnostic partagé avant même
d’esquisser le début du commencement d’une mesure et d’un calendrier.
Si, pour l’Opéra de Paris, j’avais réglé la question épineuse de la
passation de pouvoir entre Stéphane Lissner et Alexander Neef, cette affaire
emblématique ne réglait en rien les problèmes de fond de la vénérable
institution. Il me fallait, il nous fallait, pour sauver le navire frappé de plein
fouet par la crise, un état des lieux sans complaisance.
Tout au long du mois de septembre, j’avais déminé le terrain en
recevant les nombreux protagonistes de l’affaire. Incroyables, le temps et la
salive qu’il faut user pour un seul dossier ! Alexander Neef avait ouvert le
bal avec un menu copieux : la définition d’un nouveau modèle économique,
la nomination officielle du nouveau directeur musical, Gustavo Dudamel, le
programme d’éducation artistique et culturelle, et surtout l’évocation du
projet coûteux de la salle modulable. Sous un aspect élégant et parfaitement
bien élevé, le nouveau directeur est un redoutable loulou à la volonté de fer,
plus habitué à rendre des comptes à des actionnaires qu’à une ministre.
Malgré cette apparente différence de culture, un je-ne-sais-quoi m’avait fait
penser que le courant passerait. La suite confirmera mon intuition. Le 24,
Jean-Pierre Clamadieu, le président du conseil d’administration, était sur le
gril. Là encore, la commande était simple : il était plus que temps que ce
conseil retrouve sa véritable fonction et cesse d’être une simple chambre
d’enregistrement.
Les premières informations qui étaient remontées des services avaient
confirmé ce que je savais déjà. Des recettes effondrées par la crise, un
mécénat en berne et des perspectives inquiétantes si la pandémie se
réinstallait. Deux hauts fonctionnaires grands spécialistes de l’Opéra,
Georges-François Hirsch et Christophe Tardieu, préparaient un rapport sur
les effets de la Covid combinés aux problèmes structurels de
l’établissement, qui me servirait pour faire avancer l’ensemble du monde
lyrique.
Il faut aussi déminer le terrain auprès de différents interlocuteurs de la
machinerie gouvernementale, Bercy et l’Élysée, et faire pièce d’un certain
nombre de lieux communs délétères. Certes, l’ONP est l’établissement
public culturel le plus financé par l’État, ce qui le met à portée de fusil de
tous les pourfendeurs de subventions qui rôdent avec leur escopette dans les
couloirs de la direction du budget. Ils ont particulièrement réussi leur coup
pendant le quinquennat Hollande, la ministre Aurélie Filippetti considérant
que le spectacle lyrique n’était pas sa priorité. Alors que la subvention
publique était de 112 millions d’euros en 2010 sous Nicolas Sarkozy, elle
n’est plus que de 95 millions. Pour exécuter la moitié de la fréquentation
des spectacles lyriques et chorégraphiques des opéras français, l’ONP ne
reçoit pour autant que le quart des subventions publiques. En fait, la
subvention par spectateur est inférieure à celle de bien des salles étrangères
comparables. Ce n’est pas que le bateau prend l’eau : ce sont d’énormes
trous dans la coque qui vont le faire sombrer. Il ne suffit plus d’écoper, c’est
un radoub qu’il faut mener. Cette crise doit être une opportunité pour réussir
les réformes que connaissent toutes les directions de l’Opéra qui se sont
succédé depuis vingt ans sans pouvoir ou sans vouloir les mettre en œuvre.

17 septembre 2020
Wagner t’est redevable
Quand, il y a quelques années, je rêvais d’être ministre de la Culture, je
me disais que ma première sortie serait consacrée à l’Opéra de Paris. Ce
rêve s’est enfin réalisé après plus de deux mois de fonction et, le
17 septembre, après avoir passé la journée à faire visiter le ministère dans le
cadre des Journées du patrimoine, à Garnier, je savourais trois symphonies
de Mozart avec l’orchestre de l’Opéra sous la baguette du maestro Philippe
Jordan. Depuis trois ans, Philippe a été nommé directeur musical de l’opéra
de Vienne. Il doit bientôt partir prendre son poste à temps plein et arrêter le
tuilage qu’il faisait à Paris. C’était presque une soirée d’au revoir.

Dans le dîner qui suit, au restaurant Coco, sous la houlette d’Alexander


Neef, je gronde amicalement le maestro de nous lâcher. Mais, à 42 ans, il
est tellement normal qu’un chef d’orchestre de cette classe tente toutes les
expériences artistiques pour conforter un parcours exceptionnel. Quand, en
juillet 2018, je l’avais entendu diriger de façon éblouissante Les Maîtres
chanteurs de Nuremberg à Bayreuth, je lui avais envoyé ce message :
« Auparavant, tu devais quelque chose à Wagner, maintenant c’est Wagner
qui t’est redevable. »
Mais, ce 17 septembre, nous étions déjà nostalgiques en pensant à son
départ.
C’est cela qui est frustrant dans la fonction ministérielle : le ministre
doit contenir ses émotions et ses passions au profit des négociations
budgétaires et des querelles parlementaires. Profitons bien de cette soirée,
véritable oasis dans ce monde de brutes et, quand tout cela sera terminé,
j’irai à Vienne applaudir et embrasser Philippe Jordan, me suis-je promis en
secret !

28 septembre 2020
Première conférence de presse
J’ai revêtu le heaume et la cotte de mailles qui vont bien pour affronter
un exercice compliqué, celui de ma première conférence de presse
budgétaire de ministre de la Culture. Toutefois je ne suis pas très inquiète,
car je vais annoncer une loi de finances avec des chiffres en substantielle
augmentation et détailler l’enveloppe budgétaire record de 2 milliards
d’euros pour la culture dans le cadre du plan de relance : c’est vraiment
pain d’épice et chocolat. Pour l’Opéra de Paris, j’ai dégagé un soutien
exceptionnel de 81 millions d’euros, 61 millions d’euros étant destinés à
couvrir une grande partie des pertes prévues sur trois ans. Ainsi le message
est parfaitement clair : « J’aide le vaisseau amiral de la culture française,
mais cela n’enlève rien à l’absolue obligation d’une réforme en profondeur
de l’établissement. À bon entendeur, salut. »

Jusqu’ici, j’ai surtout évoqué la crise financière et sociale. Oui, l’Opéra


de Paris est au bord de la cessation de paiement. Mais s’ajoute une crise
morale d’une profondeur épouvantable et qui frappe l’ensemble du monde
de la culture. Les artistes et tous ceux qui les accompagnent sont privés de
tout contact avec le public et dans l’impossibilité de maintenir l’excellence,
seulement possible par la confrontation réitérée avec le public.
J’invite régulièrement des artistes de toutes les disciplines pour prendre
le pouls du milieu. Ce jour d’octobre, j’ai convié trois jeunes interprètes
talentueux qui sont déjà des stars de la lyrico-sphère, la soprano Chantal
Santon Jeffery, le baryton Florian Sempey et le ténor Stanislas
de Barbeyrac. Dans cet après-midi cafardeux, le décor du majestueux salon
Jérôme apparaît comme le décor d’un opéra de Puccini et je me dis qu’il ne
me reste plus qu’à entonner le grand air de Tosca, Vissi d’arte, vissi
d’amore – « j’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour ». Comme il vaut mieux
éviter de se ridiculiser, je remballe mon aria ! Ils ont, avec d’autres, monté
l’association Unisson, qui a pour but de défendre les intérêts moraux et
matériels des interprètes lyriques, sévèrement mis à mal par la pandémie.
Après avoir accepté leur invitation à assister au concert qu’ils donneront
trois jours après à l’Opéra-Comique en soutien au secteur, nous abordons
les questions de fond. Tout cela concerne surtout les rapports compliqués
entre les maisons d’opéra et les chanteurs. En fait, à part quelques stars que
l’on s’arrache et qui tiennent la dragée haute à leurs agents et aux directeurs
de casting, les chanteurs lyriques sont dans un tel état d’infériorité et de
concurrence qu’ils et elles se sont souvent vu annuler leurs engagements
sans aucun dédommagement. De plus, n’étant pas « salariés » au sens
juridique du terme, ils ne bénéficient pas des mesures d’aide mises en place
par le gouvernement. Je les engage à mener auprès des institutions des
opérations judiciaires collectives pour rupture abusive de contrat mais la
réaction est immédiate. Stanislas de Barbeyrac : « Le premier de nous qui
mène ce combat sera immédiatement black-listé et ne trouvera plus de
boulot ! »
Je propose des réunions de travail avec les services juridiques du
ministère pour monter des contrats types plus protecteurs quant à la notion
de « force majeure » d’annulation, mais il s’agit d’un travail de longue
haleine. Utile, certes, mais qui n’apporte pas les solutions d’urgence
demandées, outre qu’il faudra une loi pour rendre obligatoires des
dispositions applicables seulement en France, alors qu’une carrière lyrique
ne se conçoit que dans le monde entier. Je n’ose leur dire que, dans les
difficultés qu’affronte le pays, je doute que le sort des chanteurs d’opéra
soit le premier souci de Jean Castex.
Florian Sempey décrit la situation de camarades dans une mouise
épouvantable. Je me permets de leur faire remarquer gentiment qu’il
revenait à la profession de monter des caisses de solidarité abondées par des
cotisations. Combien ai-je vu de chanteurs en fin de carrière ou victimes
d’accident qui avaient été acclamés sur les plus grandes scènes du monde et
avaient mené la vie à grandes guides se retrouver dans le dénuement le plus
complet et abandonnés par la profession… Tout le monde en convient
autour de la table. Mais je sais une chose : quand la crise sera passée,
chacun reprendra son chemin solitaire car c’est aussi cela qui fait la
grandeur et la misère d’une carrière lyrique. C’est malheureusement ce qui
s’est passé.
Tout au long de cette crise, et au-delà de la situation des artistes
lyriques, j’ai été confrontée à des situations inextricables tant l’économie
« grise » est répandue dans le monde de la culture : guides-conférenciers
payés au pourboire, magiciens, guitaristes, chanteurs rémunérés au chapeau
ou parfois avec un simple repas dans des restaurants ou des cabarets,
orchestres se produisant dans des cérémonies familiales avec des invités qui
glissent un billet dans la poche du musicien. Il y a les artistes qui n’ont
aucune activité déclarée mais aussi ceux pour qui une activité
complémentaire au black est nécessaire pour payer les traites du pavillon ou
les études d’un enfant.
Quand le couvre-feu et les fermetures sont arrivés, ce fut la désolation
irrémédiable. Deux catégories ont été particulièrement touchées : les jeunes
débutants, poussés dehors par les générations montantes, voir un baryton
prometteur devenir livreur de pizzas était un crève-cœur ; et les « vieux »
qui ont perdu les deux ou trois dernières années de carrière, celles qui ne se
rattrapent jamais, laissant un goût de cendre dans le cœur. Nous avons
voulu simplifier au maximum les démarches et les justificatifs à présenter,
parfois au-delà du raisonnable. Mais tout n’était pas possible quand il s’agit
d’argent public, dont nous devons rendre compte aux citoyens, d’autant que
les procès médiatiques intentés à de supposés ou avérés profiteurs de crise
ont été récurrents. Mais que de chagrins ignorés et de familles dévastées
derrière les statistiques ronflantes des aides…
En cette fin novembre, j’avais bien l’audit que j’attendais : le rapport
Hirsch-Tardieu n’était pas un robinet d’eau tiède. Chacun était mis devant
ses responsabilités : l’État, la direction ou plutôt les directions successives
de l’établissement, le conseil d’administration, les syndicats, les metteurs en
scène et les artistes. Le calendrier, les méthodes de concertation, les
éléments de négociation étaient fixés et chiffrés…

J’ai mené à bien un certain nombre de points, comme l’abandon d’une


salle modulable à 60 millions d’euros, et le nouveau directeur a entendu la
nécessité de reformer les modalités de programmation. La saison 2022-
2023 en témoigne. Mais la réforme en est toujours à la moitié du chemin, la
reprise de la pandémie ne se prêtait guère à s’engager sur des chemins
disruptifs. Toutefois, je maintiens que rien ne sera possible sans la
renégociation d’une convention collective. Sinon une bonne gestion de
l’institution sera impossible. Elle doit résulter d’un dialogue loyal avec les
syndicats à échéance 2023. Ce dialogue est possible si nous posons une
condition sine qua non : le maintien du régime spécial de retraite de l’Opéra
de Paris. Pour les danseurs et pour les musiciens. Qui peut imaginer, en
tutu, sur scène, une noble ballerine sexagénaire ?
Je l’ai dit au président de la République. Il ne m’a pas paru chaud,
chaud !
VI.

« Qui t’a fait roi ? »

6 janvier 2021
L’arrivée d’Emmanuel Macron n’a rien
changé
Un bon moment en perspective, je me prépare à me rendre à un dîner en
tête à tête avec Gérard Larcher. La chère est bonne à la présidence du Sénat,
bien loin des nouvelles cuisines diététiques, des plats « déstructurés » ou
« revisités ». La saucière tourne et la charlotte au chocolat n’effraie
personne. Gérard, à n’en pas douter, m’aura sorti une de ces bonnes
bouteilles gardées jalousement dans la cave de la vénérable institution. Sur
ce plan, je ne serai pas déçue. L’échange est non seulement courtois mais
vraiment amical et nous égrenons les souvenirs. Je connais l’homme depuis
des années et nous avons eu plusieurs occasions de travailler en confiance,
notamment quand, alors ministre de la Santé, je lui ai confié la mission de
mener les groupes de réflexion sur la réforme de l’hôpital, travail qui avait
abouti à la loi Hôpital, Patients, Santé, Territoires. Spécialiste du dialogue
social, apprécié des syndicats, réputé pour son aptitude à dégripper les
conflits, il aurait fait un excellent second Premier ministre du quinquennat
de Nicolas Sarkozy. En sortant de ces agapes un peu lourdes, je ressens un
vrai malaise, non pas digestif – même si un Alka-Seltzer aurait sans doute
été bienvenu… – mais psychologique, devant tant d’aigreur et de
ressentiment accumulés contre Emmanuel Macron et la majorité
présidentielle, entre les élus locaux et les députés de La République en
marche. Ce n’est pas qu’une posture de défenseur de son parti, mais bien un
malaise profond.
Neuf ans plus tôt, alors que j’avais décidé de sortir de la vie politique,
Gérard Larcher m’avait aimablement conviée à déjeuner. À l’époque, nul
n’imaginait que le pays choisirait Emmanuel Macron. On pensait qu’après
François Hollande, la droite reviendrait inéluctablement au pouvoir. Les
candidats à la candidature étaient tous ancrés dans la politique locale :
Juppé à Bordeaux, Fillon dans la Sarthe, et Sarkozy à Neuilly… et la
présidentielle ne pouvait échapper à l’un des nôtres. Funeste erreur.
Dès l’élection d’Emmanuel Macron, j’avais bien vu que de nouvelles
pratiques politiques allaient être mises en œuvre. Après tout, j’étais du
« vieux monde » et, à l’heure des réseaux sociaux, il fallait se mettre au
goût du jour. En juin 2017, j’écoutais, éberluée, les déclarations des
nouveaux députés macronistes arrivant à l’Assemblée nationale : « C’est ici
que nous transformerons la France… », ou « Un député n’est pas une
assistante sociale ! ».
Charmant pour tous ceux et toutes celles qui, comme moi et comme tant
d’autres, s’étaient escagassés pendant des années pour résoudre les
difficultés quotidiennes de leurs concitoyens, pour aider un maire d’une
commune rurale à cheminer dans les démarches d’obtention de
financements, pour épauler les associations confrontées au mal-être de tant
de gens. Charmant pour les élus territoriaux qui sont à la manœuvre pour
équiper, valoriser, dynamiser leur région en s’appuyant sur les initiatives
des acteurs du territoire. Pire, me remontaient du terrain les déclarations
péremptoires de certains de ces nouveaux députés : non, ils ou elles ne
feraient pas de permanence en mairie, non, ils ou elles ne participeraient pas
à des réunions le soir, non, ils ou elles ne viendraient pas au bal des
pompiers pas plus qu’au banquet des anciens combattants car « [eux] aussi,
[ils ont] droit à [leur] week-end ». Mon successeur, élu sous l’étiquette
LREM, qu’il a abandonnée par la suite, n’a jamais eu de local dédié dans la
circonscription.
Pour ces bizuths, biberonnés aux trente-cinq heures et aux cinq
semaines de congés payés d’un boulot salarié, les contraintes de la vie
parlementaire étaient absurdes. Sans doute mais c’est comme cela qu’on
réconcilie Paris et la province, les élites et la France « d’en bas ».
Quelque temps avant de revenir au gouvernement, je discutais avec un
maire qui m’annonçait que la députée de la circonscription avait purement
et simplement disparu du paysage institutionnel local. Il avait beaucoup
insisté pour qu’elle assiste au pot amical qui suivait une réunion de la
communauté de communes qu’il avait restructurée et étendue. Trois ans
après son élection, elle avait fait une courte apparition et ressemblait à un
lapin dans les phares, incapable de reconnaître les maires et d’échanger sur
leurs préoccupations… J’interpelle alors l’élu qui me raconte cette
anecdote :
— Ils vivent ça comment, tes collègues ?
— Oh, tu sais, le député, on a appris à s’en passer !

En revanche, les huissiers du Palais-Bourbon n’en revenaient pas de


voir sur les bancs de l’Hémicycle à 3 heures du matin plus d’une centaine
de députés macronistes ! Ceux-ci avaient d’autant plus de mérite qu’on leur
demandait surtout de fermer leur gueule et de marcher au son du canon.
Je n’imaginais pas toutefois à quel point la guerre était ouverte entre
Paris et la province, entre Emmanuel Macron et les élus locaux. Le
président n’en était pas le seul responsable et l’on peut énumérer les
burettes d’huile qu’on a supprimées et qui mettaient pourtant du liant dans
les rouages de la République. Une des pires suppressions a sans doute été
l’interdiction totale du cumul des mandats, pourtant plébiscitée par plus de
90 % des Français. Le député-maire, le sénateur-président de conseil
général, montait à Paris, exposait ses problèmes et redescendait en ayant
compris pourquoi certaines dispositions législatives étaient pertinentes,
d’autant qu’il avait contribué à en gommer quelques aspérités. J’en profite
pour faire à ce sujet un mea culpa complet car j’ai été une défenseure
ardente de l’interdiction du cumul 1.
Autre idiotie : la suppression de la réserve parlementaire, petite poche
d’argent mise à disposition de chaque parlementaire pour financer la remise
en état d’un local sportif ou aider une petite association, dispositif qui
mettait un peu de souplesse dans le fonctionnement si compliqué du
financement public.
Par ailleurs, les ministres et les parlementaires ont été soumis à un
flicage permanent de plus en plus agressif sur leur vie privée et leur train de
vie, histoire de recruter le moins possible de gens vraiment intéressants. Les
réseaux sociaux mettent en lumière la moindre déclaration hasardeuse
commise lorsque l’intéressé était adolescent. Aucun droit à l’erreur ou au
repentir. Les médias – y compris ceux de référence – mêlent séquences
d’information et amuseurs, instituant ces derniers comme de véritables
éditorialistes.
Pas étonnant alors que les vraies personnalités des deux partis de
gouvernement aient choisi leur mandat local, comme Wauquiez, Bertrand,
Muselier, Estrosi, Pécresse, Delga, Le Foll, et tant d’autres, laissant les
sous-fifres trôner au Parlement. Bien au chaud dans leurs forteresses
locales, ils canardent un « Paris » responsable de tous les maux. Quand une
usine s’installe, l’élu vante sa politique économique qui aurait permis cet
exploit. Que l’usine mette la clé sous la porte, l’élu se met aux abris en n’en
sort que pour bramer contre l’État, qui « ne fait rien ».
L’arrivée d’Emmanuel Macron n’a rien arrangé au fond. Cette guerre
larvée ne s’est pas transformée en un affrontement courtois et constructif.
En soi, l’élection de ce jeune président, jamais passé par les fourches
caudines du plus petit mandat local, jetait sur lui le soupçon récurrent
d’ignorer les réalités du terrain. Son parcours universitaire et ses fonctions
professionnelles l’avaient toujours maintenu, selon les médias, dans un
environnement parisien et élitiste qui alimentait une image déconnectée.
Cette vision étriquée du président de la République est certainement
injuste d’autant qu’elle est alimentée par des adversaires bien en peine de
lui opposer des arguments charpentés. Il aurait fallu alors que les nouveaux
députés de la majorité présidentielle se transforment en missi dominici de la
personne et des idées du président. Ils et elles ont été sommés de faire
exactement le contraire et, je le répète, c’est bien Emmanuel Macron qui le
leur a demandé. Par la suite, beaucoup de ces novices se sont rendu compte
assez vite qu’on les avait menés dans le mur, ont opéré un retour aux
sources et délaissé un Parlement où ils comptaient pour du beurre. Mais le
temps perdu ne se rattrape jamais. Je note d’ailleurs que, recevant les
députés de la majorité à l’Élysée en juillet 2022 quelques heures après la
déclaration de politique générale d’Élisabeth Borne, le président leur
demanda de mieux sillonner leurs circonscriptions et leur asséna : « Je vous
demande de savoir organiser votre temps à l’Assemblée pour garder du
temps dans vos territoires » afin de préparer les futures échéances. Et
poursuivit : « Vous devez être en campagne permanente. Il faut que la peur
et le risque du combat ne soient pas chez nous 2. »
Les mauvais esprits ont tout de suite pensé : « Ouh là, ça sent la
dissolution. » Comme je suis un esprit simple, j’ai failli tomber de ma
chaise en me réjouissant que le vieux monde soit revenu mais en regrettant
que le président ait attendu de ne bénéficier que d’une majorité relative
pour enclencher son rétropédalage.

10 juillet 2020
Flash-back : « Les élus locaux ne sont
pas blanc-bleu »
À peine trois jours après ma prise de fonctions, j’effectue à Strasbourg
ma première visite en région, le début d’une longue série de cent quarante-
quatre déplacements qui vont m’emporter dans toutes les régions de France
au cours de ces vingt-deux mois 3. Le but de ce périple est d’aller à la
rencontre d’une expérience d’été culturel animé par Stanislas Nordey,
directeur du Théâtre national de Strasbourg, au collège Sophie-Germain, où
le président de la commission des affaires culturelles, Bruno Studer, fut
professeur d’histoire-géographie. L’expérience est passionnante avec des
enfants hyper-motivés. Visite de la direction régionale des affaires
culturelles, rencontre avec les élus locaux, discussions avec les comédiens
et les élèves, conférence de presse avec la presse quotidienne régionale, je
me sens à l’aise dans cet exercice de terrain que je pratique depuis quarante
ans. J’en connais les us et coutumes, les pièges et les fatigues. Tout au long
de ces cheminements, je retrouve de vieux copains, souvent d’anciens
parlementaires socialistes ou LR qui se sont repliés sur leurs mandats
locaux, et, lors du déjeuner républicain en préfecture, sur le mode banquet
d’anciens combattants, nous évoquons nos souvenirs, y compris ceux de
nos altercations homériques sur les bancs de l’Assemblée.
Ces liens privilégiés que j’ai bâtis patiemment vont m’être
particulièrement utiles dans un contexte où quasiment toutes les structures
culturelles en région – y compris celles qui relèvent de la stricte tutelle de
l’État – bénéficient de financements croisés. Il convient de ménager les
susceptibilités d’élus bien décidés à faire fructifier la plus minime
subvention au bénéfice de leur réélection tout en piétinant le gouvernement,
accusé d’impérialisme, de mépris et de désengagement.
J’en profite pour faire pièce toutefois d’une image récurrente véhiculée
par nombre d’élus locaux et également par la Cour des comptes 4, ce qui est
plus étrange. Les « sages » de la rue Cambon mettent en parallèle le budget
de la Mission culture, qu’ils chiffrent à 3 milliards d’euros 5, avec les
10 milliards supposément mis sur la table par les collectivités territoriales.
Dommage que les comparaisons ne portent pas sur le paquet total des
politiques culturelles de l’État, les 675 millions d’euros de la Mission
médias, livres et industries culturelles, les 750 millions de taxes affectées,
les 2,1 milliards de dépenses fiscales, les 4 milliards de dépenses culturelles
des autres ministères et les 3,7 milliards de la contribution à l’audiovisuel
public ! Soyons clairs : même si, petit à petit, l’écart s’est resserré, il s’agit
bien de 15 milliards de dépenses culturelles de la part de l’État et
9 milliards de la part des collectivités locales.
Quand les lois de décentralisation ont été votées en 1982-1983, les
premiers conseils généraux élus dans ce cadre, en 1982, puis les conseils
régionaux, en 1986, n’ont pas saisi immédiatement les fantastiques leviers
de soft power que pouvait leur apporter une politique culturelle. Élue au
conseil général 6 de Maine-et-Loire en 1982 et au conseil régional des Pays
de la Loire en 1986, je peux témoigner que la culture était le cadet des
soucis de mes collègues qui restaient bloqués sur leurs maigres prérogatives
d’avant la décentralisation. On discutait des heures durant sur la réfection
d’un chemin vicinal ou la subvention à l’association de défense du cheval
de trait percheron (oui, je vous jure que ce n’est pas une blague…) et on
expédiait en trente minutes la politique sociale du département, qui
mobilisait plus de 50 % du budget. Les structures et les manifestations
culturelles en province relevaient dans leur grande majorité d’initiatives
étatiques, tels le Festival d’Angers 7, créé en 1950 par le préfet Jean Morin,
ou l’Orchestre philharmonique des Pays de la Loire, créé en 1970 à
l’initiative de Marcel Landowski, alors directeur de la musique au ministère
de la Culture.
Beaucoup d’élus renâclaient à ces initiatives, comme Jean Monnier, le
maire d’Angers, qui passait la parole lors du conseil municipal 8 à l’adjoint à
la culture avec un long soupir résigné et un incipit moqueur et dévalorisant :
« Bon, c’est le tour des cultureux… » Invité à signer le livre d’or à
l’occasion de l’inauguration du Fonds régional d’art contemporain, il avait
apposé son paraphe sous une phrase qui mériterait de rester dans les
annales : « Ne serait-ce pas ce qu’on appelle du foutage de gueule ?! » Pour
les nouveaux bâtiments, le maire, seul maître à bord, choisissait de les orner
d’œuvres conventionnelles qui ne risquaient nullement d’effaroucher le
bourgeois. Pour lui, la culture résidait essentiellement dans la restauration
du patrimoine et les représentations du théâtre classique. Heureusement, il
avait embarqué quelques élus plus imaginatifs et dynamiques, comme l’ami
Gérard Pillet, l’initiateur du festival de cinéma Premiers Plans, dont le
rayonnement dépasse aujourd’hui nos frontières. Petit à petit, sous
l’impulsion de personnalités comme Olivier Guichard, le puissant président
de la région ligérienne – que je considère comme mon second père en
politique –, nous mettions en place des politiques culturelles originales.
Ainsi avons-nous instauré, il y a presque quarante ans, le premier Pass
Culture-Sport, une politique globale du livre avec, entre autres, la
constitution d’une bibliothèque familiale, en offrant des ouvrages aux
nouveaux mariés, et une participation aux salons du livre pour promouvoir
les auteurs ligériens. Sans oublier tant d’autres initiatives, comme le soutien
aux projets de création ou la construction de complexes culturels en milieu
rural. Quand j’ai fait, par la suite, la promotion du Pass Culture, présenté
comme une démarche profondément originale voulue par Emmanuel
Macron, cela me faisait doucement rigoler, mais chut…

Au cours de ces années, j’avais participé à cette montée en charge de la


décentralisation. Tout cela n’est pas allé sans cahots, l’État étant
régulièrement accusé de transférer des charges sans transférer les recettes
afférentes, et d’alourdir les procédures. Les collectivités étaient, elles,
soupçonnées de toujours se plaindre et de ne pas exercer pleinement des
responsabilités qu’elles avaient pourtant exigées. Comme si chaque élu
local avait intériorisé l’héritage d’un État jacobin dispensateur de la manne
financière.
Il faut dire que cette tension ne faisait que poursuivre une constante de
notre histoire. En 996, Aldebert Ier, comte de la Marche, est sommé par le
roi Hugues Capet de lever le siège de Tours. Il refuse et Hugues le
tance alors :
— Qui t’a fait comte ?
Bravache, Aldebert lui répond :
— Qui t’a fait roi ?
Certes, ce ne sont plus les élus locaux qui, comme au début de la
e
V République, élisent le président de la République, alors que ce sont bien
les grands vassaux qui ont élu roi le robertien Hugues Capet et mis fin à la
dynastie des Carolingiens, en 987. Toute l’histoire de l’Ancien Régime est
émaillée de ces dissensions allant jusqu’au conflit armé, comme lors de la
Fronde. Sans compter les complots sourds qui mineront la vie de cour à
Versailles, bâti pour mettre à quia les féodaux. La Révolution française voit
perdurer des conflits sanglants, entre Girondins et Jacobins et surtout le
sinistre populicide des guerres de Vendée. Encore aujourd’hui, la France
n’échappe pas aux revendications d’autonomie et d’indépendance, qu’elles
viennent de Bretagne, du Pays basque, de Corse ou des outre-mer. Malgré
ces escarmouches continuelles, le gouvernement et les collectivités arrivent
cahin-caha à vivre ensemble.

Pour autant, les élus locaux sont loin d’être blanc-bleu ! Les
collectivités locales sont tenues presque exclusivement par LR et PS,
sévèrement défaits en 2017, puis laminés en 2022. Les ténors socialistes et
républicains se sont réfugiés dans leur bunker et ont tiré à boulets rouges
sur le président et le gouvernement. Accusations sans fondement de baisses
de dotations, procès en illégitimité, mises en cause injurieuses comme celle,
parmi tant d’autres, de Laurent Wauquiez accusant Emmanuel Macron
d’« être hanté par la haine de la province », lui refusant d’éprouver un
« amour charnel pour la France » et dénonçant son « désert de l’âme 9 ».
Des propos d’une obscénité rarement atteinte qui ont amené certains
commentateurs à se demander perfidement s’il ne s’agissait pas d’un
autoportrait, puisque, comme le soulignait François Mauriac, « on ne parle
jamais que de soi » ! Tout au long de ce quinquennat, l’affrontement s’est
poursuivi, électrisé par les Gilets jaunes, perverti par la pandémie, hystérisé
par les élections locales.
Ces attaques incessantes contre l’État peuvent prendre des proportions
hallucinantes. Souvenir, souvenir. Le 25 septembre 2020, est organisée à
La Seine musicale, sur l’île Seguin à Boulogne-Billancourt, une cérémonie
d’hommages à Patrick Devedjian, décédé de la Covid quelques mois plus
tôt. Malgré la surdotation patente de Paris et de sa proche banlieue en
grands équipements culturels, Patrick, alors président du conseil général des
Hauts-de-Seine, avait voulu cette salle de concerts et de spectacle,
inaugurée en 2017, et ce n’est que justice que son nom ait été donné
ultérieurement au grand auditorium de ce complexe. J’avais tenu à être
présente même si on avait prudemment averti mon cabinet qu’on ne
souhaitait pas que je prenne la parole alors que Patrick avait été mon
collègue au gouvernement, outre qu’il était un bon copain sur le plan
personnel. J’aurais dû me méfier ! La cohorte interminable des orateurs qui
vont se succéder se livre à une attaque en règle contre l’État et le
gouvernement dans des termes souvent inacceptables. Plusieurs fois, au
cours de la soirée, j’ai été tentée de lever le camp et sans doute l’aurais-je
fait s’il ne s’était pas agi d’un hommage à un ami disparu, d’autant que
j’étais assise aux côtés de son épouse, Sophie. Que le département le plus
riche de France – après Paris – décide de s’offrir un équipement culturel de
170 millions d’euros sur un terrain de 2,5 hectares offert pour un euro par la
commune de Boulogne-Billancourt avec le cofinancement d’un consortium
Bouygues-Sodexo-OFI Intravia-TF1, c’est son affaire et cela relève de sa
libre administration. Les Hauts-de-Seine, avec une capacité annuelle
d’investissements de plus de 700 millions d’euros, n’ont aucune difficulté
pour boucler un pareil tour de table et il n’y a aucune raison que le
ministère de la Culture y participe. Il en a d’autant moins la possibilité que,
deux ans auparavant, dans la partie la plus défavorisée du Nord-Est
parisien, a été inaugurée la Philharmonie de Paris, dont le coût final
s’élèvera à quasiment 400 millions d’euros, financés à 45 % par le
ministère ! Je rappelle au passage que 80 % des crédits culture de l’État
vont à l’Île-de-France… J’écumais littéralement de rage sans aucune
possibilité de répliquer sauf à me déconsidérer complètement.

10 janvier 2021
Nos élus ont besoin d’y voir clair
Une tâche me tenait particulièrement à cœur : aller à la rencontre des
agents de l’État, y compris ceux qui ne relevaient pas directement de mon
autorité. Ne sont-ils pas régulièrement mis en cause par des collectivités
territoriales qui ont vu dans la crise l’occasion de tirer les marrons du feu ?
L’affaire des masques fut à cet égard significative. Oui, c’est vrai, les
gouvernements Hollande avaient laissé un stock complètement dégradé à
leurs successeurs. Il serait ridicule de nier que la prise en compte de ce
dénuement a tardé, Olivier Véran l’a reconnu avec beaucoup de lucidité.
Les maires, les présidents de conseils départementaux se sont alors
précipités dans des achats désordonnés de masques en en faisant une pure
opération de communication politique et en désorganisant complètement
une allocation rationnelle des matériels. On a vu la présidente de la région
Île-de-France se transformer en facteur et porter des cartons de masques
dans les mairies sous les objectifs complaisants des caméras de télévision.
Un préfet me confiait qu’un grand élu s’était même fait photographier
devant les cartons de masques payés par l’État et il concluait piteusement :
— Que voulez-vous, madame la ministre ? J’ai deux agents dans mon
service communication, lui en a quatre-vingt-deux ! Je ne fais pas le poids.
Un président de conseil départemental m’avait indiqué avec gloriole
que le gouvernement avait été incapable d’anticiper alors que lui,
évidemment… « Anticiper, lui avais-je rétorqué, anticiper alors que la crise
est là et que tout le monde achète des masques et au prix fort ? Tu parles ! »
Déchaînée, je continuai : « Anticiper, mon vieux, c’eût été – alors que tu es
en charge des personnes âgées – de mettre en place des circuits logistiques
protecteurs dans les Ehpad dont tu as la responsabilité et de prévoir les
stocks de matériel à usage unique. Je te rappelle que c’était à toi de le faire.
Vous bramez sans arrêt pour qu’on vous confie de nouvelles responsabilités
et vous ne les assurez pas. »
Furieux, il partit la tête basse, incapable de se justifier.

On peut en dire autant des maires présidents des conseils de


surveillance des hôpitaux. Surveiller, ce n’est pas une fonction honorifique.
Cela consiste à poser les bonnes questions : « Vous savez que maintenant
les stocks de masques doivent être faits au niveau de chaque établissement.
Où en est-on ? »
Quid des présidents de conseils régionaux chargés de l’animation
économique ? Lequel a constitué en avance de phase une filière régionale
de fabrication de masques ?
Voir ces cohortes d’élus parader en tançant le gouvernement relevait
d’une véritable imposture. Voir, de plus, certains membres de la majorité
saisis du syndrome de Stockholm 10 en rajouter dans l’autoflagellation au
nom d’une insupportable culture de l’excuse me brisait le cœur.

Pour ma part, ayant exercé de nombreux mandats locaux, malgré cette


ambiance hostile, je me suis attachée tout au long de ces vingt-deux mois à
multiplier les instances de concertation tant auprès de moi, avec le Conseil
national des élus pour la culture, qu’auprès des instances préfectorales,
régulièrement consultées sur chaque dossier majeur, qu’il ressorte de la
gestion de la pandémie ou de l’accueil des artistes ukrainiens. Je n’ai
procédé à aucune nomination qui n’ait pas reçu l’assentiment de l’élu du
secteur, même si elle était de ma stricte responsabilité. Si nos positions
étaient par trop éloignées, j’ai proposé une solution de compromis
acceptable par les deux parties. De même, j’ai mené une politique de
féminisation et de dynamisation de nos directions régionales des affaires
culturelles (Drac). Celles-ci connaissent parfaitement les élus et les
territoires, même si la désastreuse réforme des « grandes régions » de
François Hollande a conduit les directeurs régionaux à passer leur temps en
voiture.

Retour sur le 13 novembre 2015


Le Café du Croissant
Ah ! François Hollande ! Comment détester un socialiste qui trompe sa
compagne officielle en se rendant à scooter chez sa maîtresse, à cent mètres
de sa résidence, légalise le « mariage pour tous », assure que mener une
guerre postcoloniale en Afrique est le plus beau jour de sa vie, imagine une
loi Travail dont même la droite n’aurait pas rêvé, institue la déchéance de
nationalité, met son gouvernement à feu et à sang en expulsant une gamine
kosovare, Leonarda, qui va le couvrir de ridicule, couve dans son sein le
jeune ministre qui va le détruire et décide finalement de ne pas se
représenter !

Pour ma part, je n’ai que de bons souvenirs de François Hollande. Il est


drôle, prévenant et il ne se prend pas pour Jules César. L’image de lui qui
l’emporte est bien celle de la dignité dont il a fait preuve en cette funeste
nuit d’attentats qui se termina par le massacre du Bataclan.
Mais auparavant, la journée avait été marquée par un épisode
tragicomique. Hollande, continuant la tradition instaurée par Jacques
Chirac, réunissait un petit jury décontracté : Pierre Lescure, Patrick Pelloux,
Isabelle Giordano et moi-même, et nous choisissions sa meilleure photo de
l’année. Ce jury délibérait lors d’un plantureux repas qui tranchait
singulièrement avec les bols de fromage blanc de Nicolas Sarkozy et,
surtout, le plateau de fromages avait fait son grand retour sur la table
présidentielle, juste avant la charlotte au chocolat noyée de crème anglaise.
Ce jour-là, la remise des prix avait lieu dans la salle des Fêtes de l’Élysée
et, terrible signe prémonitoire en cette fin de matinée, la photographie
primée était celle de François Hollande au Café du Croissant, où Jean
Jaurès fut assassiné. Le lauréat, Yoan Valat, monte sur l’estrade recevoir son
prix et, au lieu de remercier le président, exprime sa grande satisfaction
d’avoir été désigné par un jury où siège… Roselyne Bachelot. Hilarité
générale.
Quelques minutes après, François s’approche de moi et me glisse à
l’oreille : « Finalement c’est toi que j’aurais dû prendre comme conseiller
en communication ! »
Tout Hollande est là : un sens de la dérision féroce où il ne s’épargne
jamais lui-même.
Quittons donc la présidence, le président et retournons sur le terrain et
dans les directions régionales des affaires culturelles. Le lien Drac-
territoires fonctionnait, le lien Drac-ministre était par trop distendu. Il fallait
le reconstruire patiemment. Je pense y être arrivée même si ce travail de
fond avec les administrations que vous pilotez ne reçoit jamais d’écho
médiatique.
Une des grandes sources de perturbation de la vie démocratique vient de
cette rupture entre pouvoir central et local. Réparer ce lien terriblement
abîmé est une ardente obligation pour le gouvernement issu des élections de
2022, même si on peut regretter que 60 % des ministres actuels n’aient –
hélas ! – jamais assuré de mandat électif local ! Toutefois, je note
qu’Élisabeth Borne, qui n’a elle-même jamais exercé la moindre fonction
locale, a plusieurs fois insisté dans son discours de politique générale sur la
nécessité de mieux associer les élus locaux au processus de décision.
Espérons que ce ne soient pas des propos de tribune ! Les responsabilités
sont partagées et chacune des parties doit faire un pas vers l’autre.

Contrairement à beaucoup, je suis hostile à l’idée d’une « nouvelle


étape de la décentralisation ». Mes amis de LR ou ce qu’il en reste – et c’est
un paradoxe dans ce parti qui s’y est opposé lors de la mise en place des
lois de 1982 et 1983 – en sont, à l’instar de Gérard Larcher, les plus ardents
défenseurs. Commençons par faire marcher ce qui existe, par clarifier des
textes parfois abscons et même contradictoires, par apurer des conflits
absurdes. Notre pays a besoin de stabilité, nos élus ont besoin d’y voir clair,
nos concitoyens ont besoin de simplicité. Toutefois, je suis persuadée que la
contractualisation est une démarche riche de sens et de promesse. Confier
ponctuellement, sur une durée fixée, une opération qui relève de l’État –
une opération d’équipement, la gestion d’une structure, le pilotage d’une
manifestation – à une collectivité volontaire, sans l’encombrer d’un cahier
des charges tatillon mais avec des rendez-vous d’évaluation partagée, tout
cela doit se développer dans la confiance et le respect mutuels.
Pour la culture, une nouvelle étape de la décentralisation ne sera que le
dépeçage du ministère, réduit au rôle d’une agence d’évaluation et de
conseil. Encore faut-il lui maintenir l’arsenal juridique qui lui permettra
d’encadrer certains projets contestables de réhabilitation de centres urbains
par des maires démolisseurs.
Cette réconciliation ne dépend que des femmes et des hommes qui
exercent le pouvoir, elle n’exige ni grand soir ni réforme constitutionnelle.
C’est simple : il faut renoncer à son ego et ça, c’est sans doute le plus dur.
VII.

Ave César !

Ce premier semestre de 2021 fut un cauchemar. Il était bien normal que


le monde du spectacle vivant et du cinéma exprime sa frustration, son
incompréhension et son désespoir lors de l’interminable trou noir de la
fermeture des salles. Tous ces sentiments étaient, de plus, exacerbés par des
promesses maladroites de réouverture qui se révélaient impossibles à tenir
alors que notre système de santé disjonctait et que nos soignants étaient à
bout. Les retards et les loupés dans le lancement de la campagne de
vaccination apportaient du grain à moudre aux militants de mesures de
protection maximalistes.
La camarilla des intégristes sanitaires avait littéralement pris le pouvoir,
et mes tentatives réitérées d’assouplissement se heurtaient à un mur
infranchissable. Que ce soit lors de la réunion de la cellule de crise du mardi
soir en visioconférence sous la présidence de Jean Castex, ou du Conseil de
défense avec Emmanuel Macron, j’ai eu le sentiment pénible d’être écoutée
sur le mode : « C’est encore Bachelot avec ses cultureux, y a qu’à attendre
qu’elle ait fini son numéro et on passera aux choses sérieuses. » Chacune de
ces réunions était pour moi l’occasion d’un combat sans fin pour tenter de
desserrer l’étau et nos experts sanitaires étaient bien en peine de nous
fournir une argumentation solide pour nous expliquer pourquoi il était plus
dangereux d’être dans un théâtre que dans une rame de métro.
Le comble de la mauvaise foi a été atteint en décembre, quand j’ai
plaidé pour la réouverture des musées et des galeries d’exposition et qu’il
m’a été rétorqué qu’effectivement il n’y avait pas de risque de
contamination mais que cela entraînerait des demandes reconventionnelles
des autres secteurs ! C’était donc une connerie, et revendiqué comme tel.
Plusieurs fois j’ai pensé à abandonner le combat. Mais pour qui ? pour
quoi ? Je ne regrette pas d’avoir tenu bon. À force d’entêtement, et même
s’il a fallu serrer les dents, j’ai gagné des positions et des arbitrages
budgétaires.
Malgré ce combat acharné et la mobilisation sans faille de tout le
ministère pour bâtir les protections qui ont sauvé le monde de la culture, j’ai
été désignée comme bouc émissaire par certains, comme Benjamin Biolay,
qui curieusement n’étaient pas les plus à plaindre du système. Encore
aujourd’hui, alors que tout cela est derrière nous, du moins espérons-le, le
chanteur-compositeur-acteur-etc. continue la guéguerre sur les réseaux
sociaux avec des propos désobligeants. J’aime bien ses albums, il lui sera
donc beaucoup pardonné et puis, être traitée de fan de Wagner n’est pas
vraiment une insulte ! Ce qui était encore moins acceptable était que
certaines organisations aient instrumentalisé la situation à leur seul profit et
pour porter des revendications étrangères à la culture. La CGT par exemple
a joué cavalier seul en laissant sur le bas-côté les autres syndicats et en
exerçant un véritable chantage sur les organisateurs publics et privés par
l’organisation des happenings revendicatifs sur le mode : « Vous nous
laissez prendre la parole en début du spectacle ou on bousille le truc ! »
Ce bashing trouva son apogée dans une séquence Victoires de la
musique-occupation de l’Odéon-Nuit des Césars qui se déroula du
24 février au 12 mars 2021. Puisque la malédiction était sur moi, ce fut ce
12 mars que le coronavirus me contaminait et, une semaine après, j’étais en
soins intensifs.

24 février 2021
Roulée dans la farine
J’arrive à Lyon pour la soirée des Victoires de la musique classique.
C’est le bordel version trois étoiles. La CGT-Spectacles exige de lire une
déclaration de condamnation de la politique gouvernementale sur la scène
alors que la cérémonie est retransmise en direct sur France Télévisions. Si
celle-ci ne cède pas, le syndicat se fait fort d’en empêcher le déroulement.
Panique dans l’équipe de France 3, venue avec plusieurs camions de
matériel, des dizaines de techniciens et le duo Stéphane Bern-Marina
Chiche comme présentateurs et qui sont déjà en loge maquillage. On
m’indique que si j’acceptais de recevoir les manifestants, on pourrait peut-
être négocier un accord. Au point où on en est, pourquoi pas. Le préfet,
Pascal Mailhos – toujours remarquablement efficient –, organise la
rencontre à la préfecture avec l’appui de ma conseillère sociale, Soizic
Wattinne. Je rappelle les engagements du gouvernement, écoute les
déclarations et nous topons : cinq minutes en début d’émission avec
l’engagement formel que ne sera évoquée que la situation de la culture.
Et voilà comment on se fait rouler dans la farine ! Je suis assise au
balcon, dans l’obscurité, puisque le parterre de l’auditorium de Lyon est
occupé par des figurants espacés et rémunérés (!) faisant office de public.
Les deux manifestants déboulent et imperturbablement nous infligent un
discours débridé. Tout y passe : de la réforme de l’assurance chômage – qui
ne concerne pas les intermittents – à la situation de l’hôpital, sans que je
puisse à aucun moment répliquer. Dans le rôle de la cocue qui paie la
chambre, c’est sûr, je vais recevoir une Victoire. L’on arrive à une situation
extravagante où le service public de l’audiovisuel est instrumentalisé sans
qu’un débat démocratique et équilibré puisse s’y dérouler. Et dire que les
opposants reprochent au gouvernement d’occuper les écrans ! Alors que,
dans le spectacle et les médias, aucun débat contradictoire n’existe !
Le plus hallucinant est que le système de l’intermittence protège d’une
façon inégalée les artistes et les techniciens du spectacle. Rafraîchissons-
nous la mémoire avec un peu d’histoire. Tout commence en 1936, mais pas
grâce au gouvernement du Front populaire, comme me l’avait soutenu un
cégétiste 1. Ce sont les employeurs du secteur qui ont imaginé ce statut de
multisalarié. À cette époque, alors que le cinéma devenait une véritable
industrie, le patronat avait du mal à recruter du personnel technique. Les
travailleurs préféraient les emplois pérennes aux emplois « intermittents »
des tournages. C’est donc à ce moment que sont jetées les bases d’un
système unique dans le monde, qui se verra complété et étendu au cours des
décennies suivantes 2. Un intermittent 3 qui justifie de cinq cent sept heures
de travail dans les douze mois avant la fin de son dernier contrat est donc
indemnisé, y compris s’il travaille, à condition que ses revenus
professionnels ne dépassent pas 4 000 euros mensuels.
Mon prédécesseur Franck Riester avait obtenu que, compte tenu de la
crise covidaire, les cinq cent sept heures soient recherchées non sur une
année, mais sur deux, d’où le nom d’« année blanche » donnée à une
mesure dont le coût a représenté un milliard d’euros de dépenses
supplémentaires. Par la suite, à la sortie de l’année blanche, le 31 août 2021,
j’ai pris un certain nombre de mesures – dont une prolongation de l’année
blanche de quatre mois – qui ont protégé pendant seize mois
supplémentaires les intermittents. À ce sujet, la grande cantatrice Marie-
Nicole Lemieux déclarait avec son incroyable accent québécois au micro de
France Musique : « Vous ne vous rendez pas compte, vous, les Français !
Vous vivez dans un pays de cocagne ! »
Alors que Franck et moi nous battons pour préserver l’exception
culturelle française à coups de milliards et de dispositifs sophistiqués, nous
sommes interpellés et vilipendés par les artistes les plus friqués, comme
Benjamin Biolay, encore lui, qui me jette à la figure en plein spectacle :
« Vous m’avez mis au pain sec ! »
Sa tartine en tout cas était bien beurrée et des deux côtés.
La même chose m’est arrivée avec une autre artiste dont j’apprécie par
ailleurs le talent, Clara Luciani. Celle-ci m’interpelle avec méchanceté au
mois d’août 2020 : « Vous passez de bonnes vacances, Mme Roselyne
Bachelot ? Parce que nous, on a mal au bide et au cœur et on attend des
réponses qui n’arrivent pas. »
J’avais été blessée par cette attaque qui me présentait de fait comme une
femme paresseuse et insensible, mais, comprenant la rancœur exprimée,
j’avais jugé qu’il n’était pas opportun d’ouvrir la polémique. Hélas, à la
rentrée, l’émission C à vous repasse l’interpellation de la chanteuse et me
demande de réagir. Je tente de modérer mes propos même si, moi aussi, j’ai
mal au cœur : « Je trouve ça inutile. Comme si je me tournais les pouces rue
de Valois ! Vous connaissez la vie des ministres. C’est… [je cherche un mot
quelques secondes] mesquin. »
Une réponse fulminante n’a pas tardé : « Ce que je trouve mesquin, […]
c’est de me répondre des semaines plus tard 4 […]. Je ne suis pas à une
déception près […] La seule chose qui compte c’est que la culture puisse
reprendre des forces petit à petit. »
Au moins, sur ce dernier point, nous étions totalement d’accord.
Mais moi aussi, je n’en étais pas à une déception près. Travailler jour et
nuit, se battre pour arracher des milliards pour la culture et se faire
incendier par des artistes aux cachets somptueux et qui n’ont pas un mot ni
pour les soignants, ni pour les malades, ni pour leurs familles, ça fout les
boules.
Dans la salle de La Seine musicale, le 11 février 2022, une Victoire de
la musique récompensait Clara Luciani pour son album Cœur comme
« artiste féminine de l’année ». Même si ma préférée était Juliette Armanet,
j’étais heureuse pour elle et j’espère que son succès a relégué au loin son
aigreur et sa rancune.

Tout au long de cette crise, je suis restée scotchée par le double langage
de ce milieu. Quand on passait saluer les artistes dans leur loge, les
témoignages de gratitude étaient constants. En revanche, à la télévision et à
la radio, la hargne et la victimisation se déployaient. J’ai mis du temps à
comprendre que, là encore, il convenait aussi de donner des gages aux
techniciens qui sont la colonne vertébrale de l’intermittence, sauf à voir les
tournées dans les festivals ou les Zénith compromises. Beaucoup se
rappelaient la tentative de réforme du régime d’intermittence en 2003 par
Jean-Pierre Raffarin avec l’appui de la CFDT. L’été 2003 avait vu des
grèves massives et la suppression des festivals d’Aix, d’Avignon, des
Francofolies et de bien d’autres. Bientôt les intermittents avaient eu la peau
du ministre Jean-Jacques Aillagon, remplacé par Renaud Donnedieu
de Vabres. Depuis, tous les ministres de la rue de Valois savent qu’il vaut
mieux éviter de finir avec sa tête empaillée sur le mur de la CGT-
Spectacles ! Telle est la tragédie de notre pays : toutes les parties prenantes
– y compris les syndicalistes – conviennent en privé que le système est
injuste et pervers mais le premier qui l’avouera publiquement sera pendu
haut et court.
Il est comme cela des vaches sacrées qui se promènent dans le paysage
institutionnel et le moindre des paradoxes n’est pas de voir les syndicats se
battre pour faire perdurer un système archaïque imaginé par un patronat de
combat, et utilisé, malgré la suppression de quelques excès par trop
indéfendables, par les grandes entreprises de l’audiovisuel au risque d’une
précarisation généralisée. Nous sommes tous complices mais le premier qui
bouge sera désigné ennemi de l’art et de la culture.
4 mars 2021
« Ma poulette, les emmerdements
te viendront en pleine poire ! »
L’Odéon est « occupé ». À l’initiative de la CGT-Culture, un
mouvement, qui se veut général, d’occupation des lieux culturels est lancé.
Depuis leur fermeture totale, fin octobre 2020, et les reports réitérés d’une
sortie de crise, je suis sommée de « rouvrir les salles » alors que cette
décision relève évidemment du président de la République. Une fois de
plus, je sers donc de paratonnerre, concentrant sur ma tête les mises en
cause et les injures. Je l’ai d’autant plus mauvaise que les collègues
ministres sont tous aux abris. Mais, là encore, j’ai l’habitude. Serrer les
dents, c’est précisément mon état d’esprit en ce samedi 6 mars au soir. Les
notes du ministère de l’Intérieur indiquent qu’une trentaine d’intermittents
occupent l’Odéon depuis jeudi. Devant l’échec répété des manifestations
organisées par la CGT et son incapacité à réaliser la fameuse convergence
des luttes, celle-ci avait donc décidé de changer de méthodes. La grande
manifestation générale place de la Bastille du 15 décembre 2020 avait
certes rassemblé quelques milliers de personnes mais loin des objectifs
affichés des organisateurs. Quant aux trois rassemblements sur la place du
Palais-Royal devant le ministère, le décompte maximal avait culminé à
trente-quatre manifestants…

Malgré la surmédiatisation de ce mouvement d’occupation, il faut bien


reconnaître que le succès n’était pas non plus au rendez-vous. Une fois de
plus, l’analyste impartial est toujours étonné de l’écart entre le boucan
médiatique et les militants réellement en mouvement. Sur les trois mille
huit cents lieux de diffusion culturelle 5, à peine cent seront occupés, dans la
majorité d’entre eux avec moins d’une dizaine de participants. Outre les
militants, on relève clochards, punks à chiens, étudiants et lycéens parfois
mineurs. Certains laisseront les lieux dans un état révoltant – excréments
sur le sol, déchets alimentaires, destructions causées par des débuts
d’incendie 6. Mon premier mouvement serait donc de laisser cela
s’effilocher sans intervenir, le pourrissement d’un tel capharnaüm étant
inévitable. Par ailleurs, recourir à la force publique dans une institution
culturelle est toujours vécu comme l’agression d’un État alors qualifié de
« totalitaire », contre le monde du Beau et du Bien. Ce n’est vraiment pas le
moment d’hystériser un milieu artistique épuisé de frustrations. Nous en
convenons aisément avec Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur : sauf
trouble grave à l’ordre public, comme cela se produira plus tard au Grand
Théâtre de Bordeaux, les forces de l’ordre resteront en périphérie de site.
Oui, mais l’Odéon, c’est l’Odéon, et ce théâtre mythique n’est pas un
lieu comme les autres. Toute l’histoire de Mai 68 me saute à la figure en
cette soirée. L’appel, de Censier, de Jean-Jacques Lebel et de Paul Virilio 7 à
occuper le théâtre de l’Odéon présenté en symbole de la culture d’État
gaulliste, amènera plus de trois mille manifestants, ouvriers, artistes,
intellectuels, à se réunir dans les lieux pour dénoncer l’inféodation de la
culture à la politique. Autour de Jean-Louis Barrault, on débattait alors de
création, de liberté d’expression, d’agitation révolutionnaire, du rôle
politique de l’artiste. C’est précisément à ce moment que Georges
Planchon, Jean-Pierre Vincent, Gildas Bourdet se saisissent des outils
qu’avait proposés Jacques Duhamel et prennent leur indépendance face au
pouvoir qui les avait nommés. Le drapeau rouge et le drapeau noir
enveloppaient les statues et flottaient sur la façade, comme ils flottaient
d’ailleurs sur le théâtre d’Angers, quand, avec quelques copains, nous
étions allés les décrocher en pleine nuit, profitant du sommeil des
émeutiers.

Ma volonté d’aller à l’Odéon à la rencontre de ses occupants se trouve


renforcée par une déclaration du metteur en scène Christophe Honoré,
m’accusant de refuser le contact par lâcheté. Succès assuré de la technique
du drap rouge sur le taureau ou plutôt comme disait Chirac : « Ma poulette,
si tu ne vas pas au-devant des emmerdements, les emmerdements te
viendront en pleine poire ! »

Il est un peu plus de 22 heures et, si mon arrivée a laissé pantois les
camarades syndiqués, je ne suis pas moins éberluée. Dans le parterre du
théâtre, dans une lumière glauque, une petite vingtaine de personnes sont
réunies avec Stéphane Braunschweig, le patron de l’Odéon, et ma
conseillère sociale, Soizic Wattinne, toujours au feu dans ces moments
compliqués. Nous nous installons autour d’une table en contreplaqué posée
sur des tréteaux. Le responsable CGT-Culture m’expose les revendications
qui m’ont déjà été détaillées plusieurs fois : prolongation de l’année blanche
pour les intermittents et abandon de la réforme de l’assurance chômage. Les
participants sont des techniciens dont je comprends les inquiétudes et j’y
réponds par les mêmes engagements que je tiendrai d’ailleurs à la virgule
près.
Soudain, d’autres revendications sont exprimées qui vont ajouter à ma
stupéfaction. Le comble tient dans une demande d’installer des lieux de
restauration et des douches pour permettre à l’occupation de se dérouler
dans des conditions de confort optimales ! Faire la révolution en invoquant
les mânes d’Auguste Blanqui, pourquoi pas. Mais celles de Jacob Delafon !
J’en tomberais par terre et ce n’est pas la faute à Voltaire… Avec
Braunschweig, nous nous regardons en ayant du mal à garder notre sérieux.
Notre coup d’œil amusé n’a pas échappé à deux passionarias en crop-tops et
piercings qui nous interpellent avec véhémence en nous accusant
d’arrogance et de mépris. Air connu. Il faut nous ressaisir sauf à ce que
l’affaire tourne au vinaigre. Nous reprenons un visage sévère ; nous ne
sommes pas passés loin de l’incident.
De culture, d’art, de création, pas question. Qu’il est loin, en 2021, le
temps des discussions enflammées de Mai 68 ! C’est cela qui m’a stupéfiée
pendant toute cette période tragique pour la culture. Alors que le monde
traverse des mutations terribles sous l’effet de la révolution numérique, du
risque climatique, du vieillissement, des nouvelles exigences démocratiques
et alors qu’en ce printemps la guerre au cœur de l’Europe en est à ses
prolégomènes, j’ai souvent eu le sentiment d’assister à d’interminables
assemblées générales de copropriétaires.
Un de mes prédécesseurs, Maurice Druon, assurait que le milieu de la
culture avançait « une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans
l’autre ». C’est vrai, mais aujourd’hui, si le monde de la culture ne s’inscrit
pas dans une dynamique de refondation, il va vers une mort lente mais
inéluctable. C’est ce que se refusaient à admettre mes interlocuteurs de
l’Odéon-Théâtre de l’Europe en cette nuit de mars 2021. « Il faut que tout
change pour que rien ne change. »

12 mars 2021
Alors là, on touche le fond !
La cérémonie des Césars se présente comme la « grande fête du cinéma
français ». Elle est en fait une épreuve pour les ministres de la Culture. On
pourrait attendre du monde du cinéma, gavé d’argent public, à défaut de
reconnaissance – ne demandons pas l’impossible ! – du moins un salut bref
et courtois au représentant de l’État lors de cette manifestation. La fameuse
« exception culturelle » permet en effet à de très nombreux films français de
« ne pas trouver leur public », comme on dit pudiquement, ou, plus
explicitement, d’être des bides. Le système garantit par ailleurs aux acteurs
qui sont en tête de casting de toucher des cachets mirobolants trois ou
quatre fois supérieurs à ceux des acteurs des films du cinéma indépendant
américain.
Déjà il y a quelques années, le producteur Vincent Maraval, dans un
éditorial sanglant, en avait donné des exemples éclairants 8. Benicio
del Toro, pour le film de Steven Soderbergh Che, avait touché moins que
François-Xavier Demaison pour n’importe lequel de ses films. Rappelons
au passage que Benicio del Toro a reçu pour ce rôle de Che Guevara le Prix
d’interprétation masculine à Cannes en 2008. Marilou Berry pour Croisière
aurait touché trois fois plus que Joaquin Phenix dans Two Lovers, de James
Gray. Daniel Auteuil, après quatre échecs financiers massifs, continuait de
toucher des cachets de 1,5 million d’euros sur des films coproduits par
l’audiovisuel public.
J’arrête là l’énumération tant elle est cruelle et n’épargne aucun des
« monstres sacrés » du cinéma français. Subventions directes, avances sur
recettes, exonérations fiscales, intermittence ont créé une économie assistée
qui non seulement ne s’inquiète guère des goûts des spectateurs mais
professe un mépris affiché pour les films « grand public » et rentables.
Donner un César à Dany Boon et ses plus de 20 millions d’entrées pour
Bienvenue chez les Ch’tis, pouaaaaah !
Vous me direz que certains bides sont peut-être des œuvres essentielles
qu’on redécouvrira ultérieurement avec le sentiment coupable d’être passé à
côté du génie. En fait, il faudrait vraiment vérifier. Il est toujours sidérant de
voir comment les gens de « gôche » méprisent le peuple qui, pour eux, a des
goûts de merde. Il est donc urgent pour eux de mordre la main de l’État
bienfaiteur pour bien marquer que « l’art et la culture ne s’achètent pas,
môssieur, ou madame ! ».
Cela donne toujours à voir le même scénario : des messieurs-dames
dans des toilettes à plusieurs milliers d’euros, coiffés, chaussés, bijoutés et
maquillés par les meilleurs professionnels de Paris, affichent leurs
engagements politiques bien-pensants et accusatoires, parsèment leurs
interventions de bons mots laborieux concoctés par un gagman épuisé,
conchient le ministre recroquevillé sur son fauteuil comme un boxeur sonné
au coin du ring puis se précipitent au Fouquet’s, dont on connaît les tarifs de
restaurant ouvrier. L’insulte peut aller jusqu’à refuser de serrer la main du
ministre, comme cela arriva à Franck Riester de la part du distributeur Jean
Labadie. Le même me tint d’ailleurs des propos non moins violents lors
d’un dîner de préparation du Festival de Cannes. Son épouse, qui
l’accompagnait et qui paraissait horriblement emm…, me fit envoyer par la
suite un somptueux bouquet de fleurs. Churchill avait dit un jour à son
ministre Lord Beaverbrook : « Vous m’insultez en public et vous vous
excusez dans les lavabos. J’aimerais que vous pratiquiez l’attitude
inverse… »
Malgré tout cela, et puisque j’ai une âme de midinette, j’étais folle de
joie d’assister aux Césars, ce raout mythique. Je dirais même que la
perspective d’en prendre plein la gueule m’apparaissait comme un baptême
du feu, quasiment une consécration. Je n’ai pas été déçue.
Les consignes sanitaires avaient transformé l’Olympia en une sorte de
cabaret interlope, regroupant les artistes-spectateurs par groupes de trois ou
quatre, autour de tables basses éclairées par des lampes à lumière tamisée.
Je fais le tour des tables avec un accueil finalement convenable et même
très chaleureux, en particulier de la jeune actrice Fathia Youssouf. J’ai
beaucoup défendu son film Mignonnes, attaqué odieusement par les
ultraconservateurs américains. Fathia recevra le César du meilleur espoir
féminin, à ma plus grande joie. Par contre, Anny Duperey m’agresse
littéralement avec l’antienne répétée que nous sommes les fossoyeurs de la
culture. Elle continuera plus tard en m’accusant faussement d’avoir quitté la
cérémonie alors que j’étais dans la loge prévue par les organisateurs. Après
les aides auditives, elle pourrait se reconvertir dans les publicités pour les
lunettes.
Attention, le spectacle commence et je vais passer l’une des meilleures
soirées de ma vie. Je reste persuadée qu’il y a matière à en faire un film
dans le style des Marx Brothers comme Une nuit à l’opéra. Avoir d’ailleurs
multirécompensé – pas moins de sept Césars ! – un film au titre prometteur,
Adieu les cons, était en soi une prolepse. Les gags de Blanche Gardin et de
Laurent Lafitte étaient annoncés laborieusement par une Marina Foïs qui
roulait des yeux exorbités comme si elle avait été sommée de jouer le rôle
de l’animatrice ratée et totalement dépourvue de talent, un rôle de
composition bien évidemment… On lui avait demandé de commencer très
fort en lançant une crotte de chien en hommage amical à Florence Foresti,
qui avait présenté la soirée précédente. Désopilant.
Suivirent plusieurs numéros grandioses de pipi-caca qui nous firent
régresser au stade anal. Chéri, je me sens rajeunir. Un moment inoubliable
de numéro gore – un genre peu fréquent dans le cinéma français – vit
s’avancer les deux inévitables militants de la CGT, dont les lunettes
jaillirent sur scène dans un sketch digne de Majax, et qui ânonnèrent
péniblement une morne liste de revendications qu’ils avaient déjà délivrée
dans le hall de l’Olympia. À moins qu’ils n’aient volontairement décidé de
ne pas humilier les comédiens professionnels, qui auraient pu être irrités de
voir des amateurs les surpasser. À ce point, la délicatesse relève du
masochisme. Évidemment, Albert Dupontel n’était pas présent pour
emporter les compressions du sieur Baldaccini, ce qui est du dernier chic et
l’occasion de dire aux collègues à quel point le lauréat leur crache à la
figure 9. La confraternité, on le sait, est une haine vigilante. Quelques
interpellations vigoureuses ornèrent la soirée, telles celles du césarisé Jean-
Pascal Zadi sur l’empoisonnement des Antilles par le chlordécone, ce dont
les spectateurs, hélas, semblaient se battre les flancs. On attribua un César
d’honneur à la troupe du Splendid, histoire de faire oublier le mépris réitéré
dont on avait couvert leur succès. Laure Calamy bafouilla dans le plus pur
style César des années 1980 et Sami Bouajila sauva l’honneur de la
profession : il en fallait bien un qui eût un peu d’allure…

Mais tout cela n’était que zakouskis ! Le morceau de bravoure nous


attendait avec Corinne Masiero à poil, avec des tampons hygiéniques
usagés aux oreilles, de la peinture rouge simulant du sang coulant sur ses
jambes, une inscription côté face – « No culture, no future » – et côté pile –
« Rend [sic] l’art Jean » –, fulminante objurgation lancée avec une
bravoure insensée à Castex. Là, j’ai senti qu’on était sur du lourd. Depuis
des années que des gars se mettent à poil sur les scènes des théâtres,
subventionnés selon les indications de metteurs en scène qui y voient la
forme la plus élaborée du génie, j’ai compris la profonde épiphanie des
Césars, qui, enfin, rejoignait le camp de l’Art universel et engagé. Certains
rustauds indiquèrent que ses fesses étaient plutôt moches, critique
inacceptable témoignant d’un machisme rance que je dénonce avec la plus
extrême vigueur, même si une impartialité réactionnaire peut conduire à
partager cette évaluation. Masiero était allée auparavant recevoir l’onction
des « occupants » du théâtre de l’Odéon, qui, par la suite, saluèrent ce
foutage de gueule comme l’expression ultime de la lutte contre
l’oppression. Munie de ce saint chrême, elle put ainsi affronter la bronca qui
salua le lendemain son exhibition, ce qui dut renforcer sa conviction que la
presse bourgeoise décidément ne comprenait rien à rien. Ah, montre-nous
ton c…, c’est là qu’est le génie !
J’ai beaucoup admiré ce soir-là le refus de la démagogie exprimé avec
force par le cinéma français. Il n’allait quand même pas remercier le
gouvernement d’être le plus généreux du monde alors que ces crétins de
ministres ne font que tout juste leur devoir. Il n’allait pas donner dans le
sentimentalisme béat en saluant les soignants comme ces imbéciles de
Français qui, à 20 heures, les remerciaient en applaudissant à leurs
fenêtres 10. Il n’allait quand même pas récompenser des films qui plaisent au
public alors que le nec plus ultra est de faire moins de cent mille entrées. Le
cinéma français avait ainsi, tout smoking et paillettes dehors, rejoint le
camp des miséreux, des oubliés, des damnés de la Terre, du peuple de la
faim.
Finalement, je n’ai pas boudé mon plaisir, ce soir-là, à l’Olympia,
c’était un chouette moment, inoubliable…
VIII.

La lumière de l’astre mort

2 décembre 2021
Je n’aurais pas misé un cachou
Valérie Pécresse est désignée comme la candidate du parti
Les Républicains à l’élection présidentielle. Je la regarde avec sympathie et,
pourtant, je n’aurais pas misé un cachou sur sa victoire à cette primaire,
persuadée au départ que l’ami Xavier Bertrand l’emporterait sans coup férir
alors que, à ma grande surprise, il sera éliminé dès le premier tour de cette
élection interne.
Pourtant, bien des signaux annonçaient ce retournement.

8 juillet 2020
Flash-back : ouverture du bal
C’est parti ! Deux jours après ma nomination, je retrouve l’Assemblée
nationale pour une première session de questions au gouvernement,
exercice périlleux craint par nombre de ministres même expérimentés. Pour
les députés de l’opposition, le but n’est pas d’obtenir une réponse aux
préoccupations de leurs électeurs mais de se « payer » un ministre. Si vous
vacillez, bafouillez, ignorez, la meute ne vous lâchera plus et, comme dans
la basse-cour, la volaille à terre sera piquée jusqu’à la mort.
À l’instar de certains vieux briscards, je suis rompue à ce genre
d’épreuve que j’ai pratiquée sans notes comme députée de la majorité ou de
l’opposition puis comme membre du gouvernement. Je retrouve avec
gourmandise l’Hémicycle. Malheureusement, tout au long de ces 682 jours,
je me suis morfondue sur les bancs du gouvernement, atterrée par le
désintérêt profond des parlementaires pour la culture, en particulier par
ceux qui nous accusaient de ne pas la considérer comme essentielle. Tristan
Frigo, mon conseiller parlementaire, tentait de soudoyer un parlementaire
ami à qui il refilait un questionnement tout préparé. Hélas, sans succès,
notre complice se voyant refoulé par le bureau du groupe macroniste.
Avant de partir aux QAG 1, je le questionnais :
— Tristan, dites-moi que j’ai une question !
— Toujours pas, madame la ministre.
Bonheur fugace : en cette première séance, j’en ai même deux et l’une
m’est posée par un vieux camarade, Yannick Favennec, député de la
Mayenne qui fut mon compagnon de route comme UMP sur les bancs de
l’Assemblée et au conseil régional des Pays de la Loire : « Les festivals
sont des acteurs majeurs de l’attractivité des territoires », proclame-t-il.
Coup de bol, j’ai fait des festivals un axe majeur de ma politique territoriale
et, re-coup de bol, j’ai présidé pendant vingt ans la commission de
l’aménagement du territoire des Pays de la Loire et j’attribuais les
subventions aux festivals mayennais que j’énumère en l’assurant de « mon
amour pour notre chère Mayenne ». L’avantage d’être un élu de terrain,
c’est qu’on ne pense pas que c’est un conseiller qui vous a concocté une
note, quand vous parlez des Foins de la Rue ou des Nuits de la Mayenne…
Les esprits pervers pourraient gloser sur le parcours politique erratique
du Mayennais. Qu’on en juge. Engagé à 17 ans dans la campagne de Valéry
Giscard d’Estaing et adhérent au Parti républicain puis à Démocratie
libérale, membre par la suite des cabinets de François Léotard puis de
François d’Aubert, il est élu député de la troisième circonscription de la
Mayenne, en 2002, sous la bannière de l’UMP, qu’il quitte en 2012 pour
l’UDI, gagne en 2018 le groupe « Libertés et territoires », l’aile « gauche »
(?) de la macronie, puis, en septembre 2020, rallie le Modem, qu’il quitte en
décembre pour revenir à l’UDI. On n’arrête pas un tel parcours : pif paf,
Yannick est candidat de la majorité présidentielle en 2022 sous l’étiquette…
Horizons ! Les électeurs mayennais ne lui gardent pas rancune de ce slalom
partisan et le réélisent au premier tour avec 57,13 % des voix, le meilleur
score de la majorité présidentielle. On pourrait évoquer à son propos la
phrase fameuse attribuée à Edgar Faure 2 : « Ce n’est pas la girouette qui
change, c’est le vent. » Si je raconte par le menu ce parcours sinueux, c’est
que j’y vois le profond désarroi qui sévit dans la droite modérée dite
« républicaine », minée par les querelles de personnes et les scandales
financiers mais surtout incapable de construire une ligne idéologique
cohérente et un programme opérationnel.
En 2012, j’avais quitté ma famille politique qui s’appelait encore
l’UMP, sonnée par la défaite de Nicolas Sarkozy, en renonçant à toute
action militante 3. Cette décision était fondée sur l’incompatibilité de cette
action avec l’exercice de mes activités d’éditorialiste-chroniqueuse, mais
avait été renforcée d’abord par les intrigues délétères de l’élection à la
présidence du parti qui vit s’opposer dans un « bal tragique 4 » Jean-
François Copé et François Fillon, et l’affaire Bygmalion ensuite, puis par la
transformation du nom de l’UMP en LR – Les Républicains –, en 2015,
dénomination participant d’une captation idéologique que je réprouvais.
Mais le malheur absolu fut l’épouvantable déception causée par les
péripéties de l’affaire Fillon. Par amitié, au début, j’ai tenté de comprendre
et d’excuser, me rappelant la phrase célèbre de Robert Desnos : « Un jour je
te décevrai et ce jour-là, j’aurai besoin de toi. » Le feuilleton distillé
journellement de ces turpitudes tournait au supplice chinois, d’autant que le
qualificatif de « meilleure amie de François Fillon » me valait mille
sollicitations médiatiques. Après la défaite du Sarthois, je vis alors LR,
héritier des différents avatars du parti gaulliste, s’abîmer de plus en plus
dans une course effrénée avec la droite extrême, concrétisée par le choix de
François-Xavier Bellamy pour conduire la liste du parti aux élections
européennes de 2019. Bellamy est certes un homme estimable et intelligent,
mais il était frontalement opposé à tous les combats sociétaux que je menais
depuis quarante ans. L’adhésion par défaut qui m’avait fait voter Emmanuel
Macron au second tour de la présidentielle de 2017 était alors devenu un
choix de conviction.

En ce 8 juillet, c’était peut-être cela qui m’émouvait le plus : retrouver


tous ces compagnons de lutte, ceux et celles avec qui j’avais partagé tant de
combats. Le choc fut rude. En 1988, lors de ma première réunion de groupe,
salle 6217, dans les sous-sols du Palais-Bourbon, j’avais devant moi
Jacques Chirac, Édouard Balladur, Alain Juppé, Jacques Toubon, Philippe
Séguin, Michèle Alliot-Marie, Michèle Barzach et tant d’autres.
Ce 8 octobre, pardon à eux, mais pour reprendre une comparaison
footballistique, on n’était même pas en Ligue 2, mais en National 3, avec
Christian Jacob en président du parti, et Damien Abad en président de
groupe. Misère. Et derrière, à part quelques personnalités comme Éric
Woerth ou Gilles Carrez, une troupe de troisièmes couteaux de la politique.
Le pire était que leurs criailleries et leurs claquements de pupitre
n’exhalaient que haine et rancune. Certains se distinguaient
particulièrement dans la hargne, comme Maxime Minot, Fabien Di Filippo,
Pierre Cordier et Damien Abad, se relayant pour des interruptions
harcelantes et hurlantes : « Paroles, paroles ! » « Vous parlez pour ne rien
dire ! » « Mythomane ! » « César de la meilleure actrice ! » Et tutti
quanti…
Parfois, Les Républicains ont atteint les sommets de l’odieux, comme le
jour où ils ont lancé à Olivier Véran, qui décrivait la souffrance des
malades : « Oh, il va nous faire pleurer ! » Rires des collègues.
Après cette commotion, j’avais pensé que le Sénat serait préservé de ces
excès. Il y règne en général une atmosphère feutrée et polie qui permet des
débats constructifs et apaisés. Bernique ! Là encore, le groupe LR –
majoritaire en ce lieu – allait faire montre des pires excès, ne renonçant
même pas à des injures personnelles et à des polémiques indignes, comme
celle que monta son président, Gérard Larcher, sur la légitimité
d’Emmanuel Macron s’il gagnait l’élection présidentielle. Mais le plus
choquant pour LR est sans doute d’avoir régulièrement donné la parole au
sénateur Alain Houpert, défenseur acharné de l’hydroxychloroquine, même
après que les autorités scientifiques avaient conclu à son inefficacité,
intervenant dans le documentaire complotiste Hold Up et tenant des propos
ahurissants sur la politique sanitaire du gouvernement : « On a tué les
séniors au Rivotril, on les a fait mourir de solitude et maintenant, les
survivants serviront de cobayes aux vaccins. »
Qu’un sénateur s’exprime sur ce sujet de cette façon, à titre individuel,
soit : la liberté de son expression est irréfragable. Mais, dans une séance de
questions au gouvernement, le temps de parole est réparti au prorata de
l’importance des groupes, qui cautionnent ainsi leurs orateurs. Je veux
espérer que les sénateurs n’approuvaient pas au fond ces dérives
complotistes, mais – et c’est peut-être le pire – ils et elles les ont applaudies
avec enthousiasme. Au nom d’une opposition bornée et d’un ressentiment
haineux, certains sont allés ainsi jusqu’à perdre décence et raison.
Soyons justes : il y eut quand même une éclaircie personnelle dans ce
cloaque. Quand je revins au Sénat et à l’Assemblée nationale après la Covid
qui m’avait emmenée aux portes de la mort, les sénateurs et les députés
debout et unanimes me firent une ovation. Pour cela, il leur sera beaucoup
pardonné.

Décembre 2021
Ça poquait fort la « loose »
Mais le pire était à venir avec la campagne présidentielle de Valérie
Pécresse. Valérie avait le profil idéal de la bonne candidate. Une femme
crédible – enfin ! –, parfaitement au courant des rouages de l’État, titulaire
d’une double formation ENA-service public et HEC-monde de l’entreprise,
conseillère de Jacques Chirac président de la République, députée, ministre
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche puis du Budget et porte-
parole du gouvernement, présidente du conseil régional d’Île-de-France,
région qu’elle avait ravie à la gauche en 2015. Je l’avais vue en débat à
l’Assemblée nationale comme parlementaire puis comme ministre, intègre,
pugnace, pertinente, pédagogue. J’ai vu alors cette femme broyée par un
parti qui aurait dû la soutenir « comme un seul homme ». Que ses
adversaires l’aient combattue, que ses concurrents en interne aient remâché
leur déception, que les journalistes aient tout fait pour tirer profit de la plus
petite vétille, que les sexistes de tout poil l’aient contestée, que les
humoristes l’aient moquée du moindre de ses dérapages, je veux espérer
qu’elle n’attendait pas qu’il en soit autrement. J’ai moi-même vécu ces
douleurs et, si l’on ne veut pas les subir, c’est simple : on pose le sac de
merde qu’on s’est collé sur le dos et on revient à la vie civile !
Une faute tactique majeure de LR fut de vouloir régler les conflits de
personnes par une vraie-fausse primaire au rabais sur la base d’une erreur
d’analyse qui prospère encore aujourd’hui et qui veut que la primaire de
2016 qui sacra François Fillon candidat des Républicains soit à l’origine de
leur déconvenue présidentielle. Bien au contraire, si, malgré ses fautes et
son entêtement à les nier, le Sarthois fut à deux doigts de se qualifier pour le
second tour de la présidentielle, c’est bien parce qu’il était porté par un
mouvement qui mobilisa 4,2 millions de citoyens et une primaire qu’il
emporta haut la main avec 66,49 % des suffrages, après avoir éliminé au
premier tour des pointures comme Nicolas Sarkozy et Bruno Le Maire et
sèchement battu Alain Juppé au second. Incapable de se sortir du mantra
« tout ça, c’est la faute à la primaire », LR renia ses statuts et imposa aux
candidats en lice – Éric Ciotti, Valérie Pécresse, Xavier Bertrand, Michel
Barnier, Philippe Juvin – pour tout potage une primaire à la mie de pain
réservée aux seuls adhérents LR et qui ne regroupa que 112 738 votants au
premier tour. Bien entendu, dans un mouvement où les élections internes
depuis soixante ans ont cultivé la fraude électorale et le bourrage des urnes
comme un des beaux-arts – Pasqua, sors de ce corps –, l’affaire fut marquée
du sceau du ridicule quand on apprit qu’un chien nommé Douglas avait
participé au scrutin. Comble de malchance, Valérie n’arriva pas en tête du
premier tour et ne dut sa victoire finale qu’au ralliement du bout des lèvres
de ses concurrents éliminés. Comme disent les gosses, « ça poquait fort
la loose ». Aucun souffle, aucun enthousiasme, aucune adhésion dépassant
le cadre partisan ne pouvaient être attendus d’une procédure aussi
misérable, grosse d’un échec dont la seule inconnue était l’importance de la
claque à venir. Pour ma part, j’avais calé le score à venir sur celui réalisé
par François-Xavier Bellamy aux élections européennes, soit environ 8 %.
J’étais loin du mécompte.
La faute était tactique, mais bien plus graves étaient les errances
stratégiques. Le parti gaulliste puis néo-gaulliste est, depuis sa création par
le Général, en 1947, un patchwork idéologique qui n’a trouvé son unité et
sa capacité d’action qu’en un chef charismatique dont le dernier exemple
fut Nicolas Sarkozy. Cependant, depuis une vingtaine d’années, les signes
avant-coureurs d’une désaffection profonde pour ce mode de
fonctionnement autoritaire étaient parfaitement visibles. Au lieu d’en tirer
les conclusions, les caciques du parti bricolaient et procrastinaient. Trois
changements de nom en douze ans ! RPR, UMP, LR. Le bateau prenait
l’eau et on repeignait la coque. Petit à petit, les personnalités les plus
brillantes s’éloignaient de façon plus ou moins subreptice. La saignée
s’accélérait : Bruno Le Maire, Édouard Philippe, Sébastien Lecornu,
François Baroin, Alain Juppé, Jacques Toubon, Christophe Béchu… Pire,
Xavier Bertrand, Édouard Philippe et Valérie Pécresse créaient leurs
micropartis. Dans une sorte de délire obsidional, au lieu d’analyser ces
désaffections, les partants étaient qualifiés de traîtres ou d’ingrats. Les
procédures judiciaires se multipliaient, le siège de la rue de Vaugirard était
vendu pour éviter la faillite et tout ce joli monde se réjouissait de ses bons
résultats aux élections locales sans réaliser qu’ils n’étaient que la lumière
résiduelle d’un astre mort.
Pour eux et elles, aucune introspection n’était nécessaire. Emmanuel
Macron était responsable de tous leurs malheurs. Il suffisait de s’en
débarrasser et tout redeviendrait comme avant. Je les vis par la suite
applaudir les pires excès de l’extrême gauche, se rallier à des causes qu’ils
avaient toujours combattues, refuser de voter des mesures qui étaient au
cœur de leurs convictions, donner d’indécentes leçons de morale
insupportables au regard des épisodes massifs de prédation financière dont
ont été auteurs bien des « compagnons » et tout cela éructé avec une
violence inouïe. Et surtout, surtout, ne tirer aucune leçon de l’incroyable
raclée qu’ils avaient imposée à leur candidate car cette Bérézina était bien
la leur. J’étais atterrée. De Gaulle, réveille-toi, ils sont devenus fous !

13 février 2022
Tant de mansuétude…
On nous les a changés !
En cette fin d’après-midi, je rentre du concert des Voix lusophones qui
s’est tenu au Châtelet dans le cadre de la saison Portugal-France. Mon
portable n’arrête pas de sonner :
— Tu regardes Pécresse à la télé ?
— Euh, non, je prépare mon comité ministériel sur l’égalité hommes-
femmes…
— Branche-toi, tu vas te marrer !
Le tout-Paris médiatique et politique ne bruisse que d’une chose en ce
dimanche : le plantage catastrophique de Valérie lors de son grand meeting
au Zénith de Paris. Les commentaires vont du sexisme le plus classique
(« Décidément les femmes ne sont pas faites pour les grands meetings, il
leur faut des causeries au coin du feu ! » – pourquoi pas avec un tricot ou
devant leur cuisinière…) à la componction de ceux qui avaient tout vu
avant les autres (« Je te l’ai toujours dit, coco, elle est nulle cette nana » –
ce genre de commentaire est en général prononcé par les plus cons).
Ce grand raout était pourtant destiné à relancer une campagne qui
prenait sérieusement l’eau et son équipe en attendait beaucoup. Valérie n’est
pas une oratrice transcendante, mais telle quelle, elle se débrouillait tout à
fait correctement pour faire un discours présidentiel et elle démontra contre
Éric Zemmour sur TF1 et LCI, le 10 mars 2022, qu’elle était une bonne
polémiste. On peut espérer que l’acteur Bruno Solès, qui l’entraîna pour
préparer le fameux meeting raté au Zénith, a définitivement renoncé à
ouvrir un cabinet de coaching pour politiques !
Quelques jours auparavant, il avait déclaré fièrement au Monde : « Je
lui ai appris à dompter les prompteurs-miroirs lors de quelques séances au
Théâtre Michel… » Mazette… Ce jour-là, ce sont les prompteurs qui l’ont
domptée.
Certes, Valérie n’avait pas été exempte d’un certain nombre de bévues
tactiques et d’erreurs stratégiques. On se demande pourquoi elle avait eu
l’idée saugrenue de prendre Patrick Stefanini comme directeur de
campagne, déguisé qu’il fut en un « Père la Victoire » qu’il n’a jamais été.
Mais tout cela n’était que calembredaines. En fait, Valérie Pécresse s’échina
tout au long de cette campagne à réconcilier deux droites irréconciliables.
Pour passer « entre les gouttes », elle ne mit en avant que deux punchlines,
somme toute fort impopulaires : le reproche fait à Emmanuel Macron
d’avoir « cramé la caisse », qui sous-entendait qu’avec elle l’austérité
guettait au portillon et que les Français qui avaient pu surmonter la crise
épidémique avec le soutien de l’État n’étaient que des parasites,
accompagné de l’engagement de supprimer deux cent mille postes de
fonctionnaires, tout en assurant vouloir renforcer les effectifs de sécurité, de
justice et d’éducation. Le calcul était simple : dans les autres
administrations d’État, c’était un coup de rabot de 15 à 20 % des postes 5 !

Plus tard, la nouvelle Assemblée nationale sortie des urnes le 19 juin ne


compterait plus que soixante-quatre députés LR, alors qu’ils et elles étaient
plus de trois cents en 2011. On a vu alors Valérie Pécresse disparaître des
radars médiatiques, Christian Jacob partir sur la pointe des pieds, Damien
Abad, Caroline Cayeux ou Robin Reda rejoindre la majorité présidentielle.
La présidence du groupe était prise par Olivier Marleix, qui, tout au long de
la mandature précédente, avait distillé une haine quasiment morbide contre
Emmanuel Macron. Toujours aucune analyse de ces effondrements répétés,
aucun mea culpa pour avoir désespéré leur électorat, aucun programme
pour fédérer les énergies.
Pour se positionner, les cadors de LR multipliaient les rodomontades :
Philippe Juvin, du haut de ses 3,13 % des voix à la primaire LR, plaidait
pour une « cohabitation dure » ; Christian Jacob, qui avait mené son parti au
désastre, assurait qu’il voulait « une opposition qu’on n’achète pas » ;
Rachida Dati, à qui on n’avait rien proposé, déclara qu’ils « n’ir[aient] pas
au gouvernement ».
Mais la queue du Mickey est attribuée sans conteste à Xavier Bertrand,
qui assurait fermement « ne pas vouloir sauter dans le Titanic avant le
naufrage », alors que toute la troupe LR composait hélas un tableau digne
du Radeau de la Méduse…

Pour aller de Charybde en Scylla, arriva l’affaire Abad et les


accusations d’agressions sexuelles portées contre le nouveau ministre des
Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées, rallié à
Emmanuel Macron. Pour rire – jaune, bien entendu –, le César collectif du
bal des faux culs est donc décerné à tous les responsables LR qui, dans les
couloirs du Palais-Bourbon, susurraient « Ouais, on était un peu au
courant » ou encore : « Les choses se disaient depuis plusieurs années mais
on n’a pas voulu utiliser de boules puantes quand il s’est présenté à la tête
du groupe. » Tu parles ! Et tous ces types qui étaient « un peu au courant »
d’ajouter : « On est secrètement contents que ça arrive au gouvernement.
Mais il ne faut pas en faire une utilisation politique. »
Ouf ! un peu d’éthique dans ce monde de brutes et de respect de la
présomption d’innocence. Hélas, le député LR interrogé se presse
d’ajouter : « Cela ne peut que nous renvoyer la merde dans le
ventilateur 6… »
Je me disais aussi : tant de mansuétude… On nous les a changés !

Alors, quelle stratégie pour mes anciens camarades ? D’abord, faire


l’analyse qu’en aucun cas les succès locaux ne sont un troisième tour des
élections nationales comme ils tentent de s’en convaincre. Il s’est écoulé
vingt ans entre le score calamiteux de Robert Hue – 3,4 % – à l’élection
présidentielle de 2002 et la perte, en 2021, du dernier conseil départemental
communiste, celui du Val-de-Marne, le fief historique de Georges Marchais.
Ensuite, sauf à dégoter l’oiseau rare qui pourrait, tel Bonaparte au pont
d’Arcole, rameuter derrière lui une troupe disparate et épuisée, constater
que le parti est donc en état de mort clinique mais qu’une seule perspective
encourageante lui est offerte, c’est la succession globale du pouvoir
macroniste en 2027 puisque Emmanuel Macron ne pourra pas se
représenter. Abandonner l’idée absurde que c’est en allant chasser sur les
terres du Rassemblement national qu’ils se referont une santé. La châtelaine
de La Celle-Saint-Cloud, alias la « maman des chats », forte de ses quatre-
vingt-neuf députés, telle le Grippeminaud de la fable, n’en fera qu’une
bouchée. Étant donné la faiblesse insigne de l’organisation actuelle du parti
présidentiel, il convient donc d’arrêter d’insulter stupidement l’avenir en
tenant des propos inconvenants et outranciers et bien au contraire apparaître
– pourquoi pas – comme une structure d’accueil pour macronistes en
détresse, petits agneaux sans père qui se chercheront un berger. Ce n’est pas
Éric Ciotti, Laurent Wauquiez et les extrémistes de tout poil qui les
séduiront. Bon, au niveau du programme, pas besoin de convoquer les rares
têtes pensantes – s’il en reste – de la rue de Vaugirard, il suffirait de
ripoliner le programme d’Emmanuel Macron en le décorant de quelques
aspérités de bon aloi. Facile !

Dans cette histoire improbable, mais pas impossible, de reconstruction,


les pires adversaires de LR seront ceux d’entre eux qui voudront en
découdre. Le combat utile ne se fera pas au sabre d’abordage. Ce sera une
guerre de position pas très glorieuse, j’en conviens, mais la seule option
pour Les Républicains est d’offrir aux orphelins modérés de tout bord un
visage désirable. Pour tout dire, en entendant les déclarations venimeuses et
belliqueuses des uns et des autres, ce n’est pas gagné !
IX.

Ô ministres intègres

5 mai 2021
Une telle injustice que j’en avais la boule
au ventre
À quelques jours du quarantième anniversaire de la victoire de François
Mitterrand, l’occasion est incontournable pour les journalistes « cultureux »
de faire le bilan de la décennie Jack Lang. J’aime bien Jack, je n’ai qu’un
seul problème avec lui, c’est qu’avec l’âge il est devenu sourd comme un
pot et qu’il refuse visiblement de se faire appareiller 1, ce qui rend difficile
d’échanger discrètement les méchancetés dont nous raffolons. Je sais que
ses successeurs ont vécu cette ombre portée avec plus ou moins de bonheur.
Frédéric Mitterrand résumait cela avec son humour habituel en disant :
« Quand on me dit “Bonjour monsieur le ministre”, je me retourne pour
voir si Jack est derrière moi ! »
Un autre, plus incisif, m’avait prévenu : « Attention ! Lang, c’est une
variante des dix plaies d’Égypte. Tu auras tous les deux jours un courrier te
réclamant une subvention, une décoration ou une nomination. » Bof,
finalement, c’était normal. Quand on a une carrière aussi longue que celle
de Jack, on s’est constitué un stock d’emmerdeurs considérable et le
meilleur moyen de s’en débarrasser, c’est de les recommander à un ministre
en place, variante institutionnelle de la stratégie de la patate chaude. Sa
tactique est connue – d’ailleurs, j’utilise strictement la même : ne jamais
dire du mal de ses successeurs, qui peuvent être utiles, et certains naïfs n’en
reviennent pas de recevoir ainsi cette onction divine. Mais, blanchie sous le
harnais, je n’étais dupe de rien et je me suis fait un plaisir de le recevoir
avec son épouse, Monique, qui passait alors une tête dans son ancien et
magnifique bureau, devenu celui de mon chef de cabinet.
Mais, pour être tout à fait honnête, ce qui peut être agaçant est d’être
sans arrêt renvoyée à un prétendu « âge d’or » que constitueraient les
mandats d’André Malraux et de Jack Lang, les deux ministres de la Culture
qui ont assuré chacun une décennie à Valois.
Dans ce clan des adorateurs du passé, un journal va faire très fort. Ce
matin du 5 mai 2021, je décortique la revue de presse, première tâche que
j’effectue dès mon arrivée. Une pile de magazines a été posée sur mon
bureau par Laurence, ma secrétaire, et là, je reçois comme un coup de poing
au foie la couverture de Télérama. Pour ce quarantième anniversaire de
1981, je découvre une composition kitschissime de François Mitterrand
entouré de Colonnes de Buren et de Jack Lang juché au sommet de la
pyramide du Louvre avec ce titre : « Mai 1981 – Quand la culture était
essentielle ». Alors que nous venons de déverser 15 milliards pour sauver
les artistes et les structures, alors que je me suis battue pour cela le couteau
entre les dents, alors que mon cabinet passe des nuits blanches à monter des
mécanismes de sauvetage performants, le titre sous-entend que, pour nous,
la culture n’est pas essentielle… C’est d’une telle injustice que j’en ai la
boule au ventre.
Mais finalement, la question qui est posée indirectement est bien celle-
là : comment être ministre de la Culture aujourd’hui, alors que le contexte
de 1981 apparaît quasiment moyenâgeux ?
Flash-back : 10 mai 1981
La sortie des ténèbres ?
L’injustice majeure que portait la couverture de Télérama était
implicitement de sous-entendre que, jusqu’au 10 mai 1981, la
préoccupation culturelle était subalterne et qu’après François Mitterrand
elle était retournée dans les limbes. Il faut d’abord casser un certain nombre
de mythes et surmonter quelques controverses.
La France est un État qui mène des politiques culturelles depuis des
siècles 2 et l’Ancien Régime a multiplié les outils de gouvernance culturelle
dépassant largement la fonction de mécénat, dans laquelle on le cantonne
généralement. Que l’on pense à la Comédie-Française, en passant par
l’Opéra de Paris – merci, Mazarin ! –, les académies, les manufactures
royales, la Bibliothèque nationale chargée de la collecte du dépôt légal
depuis 1537, sans compter l’incroyable patrimoine architectural de notre
pays.
André Malraux, pour moi, n’est pas seulement un glorieux
prédécesseur. Alors que j’étais petite fille, il faisait partie des
« comploteurs » qui se retrouvaient chez mes parents pour ourdir les
machinations destinées à ramener le général de Gaulle au pouvoir. La table
de la salle à manger était assez particulière avec, comme piétement, deux
gros plots de bois ménageant une sorte de niche. C’est dans cette cachette
que je me blottissais, subjuguée, pour écouter les conversations des
conjurés. À peu près tous les fondateurs de la Ve République, ceux qu’on
appelle les « barons du gaullisme », ont défilé dans la maison de mon
enfance. Alors que j’avais largement dépassé la quarantaine, Jacques
Chaban-Delmas me saluait en m’embrassant avec un tendre : « Alors
gamine, tu fais toujours des bêtises ? » Il n’avait pas oublié. Encore plus
fort, alors que j’avais une dizaine d’années, Roger Frey, qui fut par la suite
ministre de l’Intérieur du Général et président du Conseil constitutionnel,
m’avait dit : « Toi, tu seras ministre ! Deux choses à ne pas oublier : n’aie
jamais ton agenda sur toi, sinon tu seras obligée de donner des rendez-vous,
et remercie immédiatement quand on t’envoie un livre. Surtout ne perds pas
ton temps à les lire. Les seuls livres intéressants sont ceux qu’on achète soi-
même. »
Prémonitoire, quand on pense que la première femme à entrer au
gouvernement après 1958 fut Nafissa Sid Cara, qui n’était « que » secrétaire
d’État… Et qu’il fallut attendre plus de dix ans pour qu’il y en eût une
deuxième !
Il n’imaginait pas que le téléphone portable révolutionnerait l’agenda.
Par contre, quand je voyais les livres qu’on m’adressait chaque jour
s’entasser sur mon bureau de ministre, je me disais qu’au moins le dernier
conseil de Roger restait valable.

Même si je vénère le général de Gaulle et André Malraux, on doit


reconnaître qu’ils n’ont pas institué, au sens opérationnel du terme, un
« ministère » de la Culture. On peut bien avouer aujourd’hui que de Gaulle
en le créant n’avait pas sur cette affaire une vision très claire et avait enjoint
au Premier ministre, Michel Debré, de tailler un ministère sur mesure pour
Malraux. « Cela pourrait être, ajoutait-il, un regroupement de services que
vous pourriez appeler “Affaires culturelles”. Malraux donnera du relief à
votre gouvernement ! » L’on avait alors regroupé de bric et de broc des
services de divers ministères dans un patchwork qui perdure encore
aujourd’hui.
Dans le bureau du locataire de la rue de Valois, sur la cheminée, est
posé un tableau d’Édouard Dantan 3 qui représente un dénommé Gustave
Larroumet 4, qui devint de 1888 à 1891 directeur de la sous-direction des
beaux-arts au sein du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts.
Larroumet est donc représenté en majesté dans et au bureau… des actuels et
futurs ministres de la Culture, dont il a la même fonction.
L’œuvre culturelle de la IIIe République a été considérable, notamment
en ce qui concerne la protection du patrimoine, avec les lois instaurant le
classement, y compris contre l’avis des propriétaires par la loi du
31 décembre 1913 – ce qui, dans le contexte sociologique de l’époque,
n’était pas sans panache –, et, en 1927, la loi instaurant l’inscription sur
l’Inventaire supplémentaire. C’est sous la IIIe République qu’est créé le
régime de l’intermittence, n’est-ce pas ? Le Front populaire apporte sa
pierre en introduisant l’éducation populaire et permet la démocratisation de
la culture par l’instauration des congés payés. Même si cela en contrarie
quelques-uns, il nous faudra bien admettre que le scélérat régime de Vichy
accroche un beau palmarès culturel : obligation pour les directeurs de
musées classés d’être des conservateurs d’État, loi sur les fouilles
archéologiques, loi sur les archives, création de l’organisme d’aide au
cinéma qui sera rebaptisé en 1946 pour qu’on oublie ses origines.
Sous la IVe République, un corpus de textes fondamentaux vient
structurer les musées, les spectacles, le cinéma, la lecture publique, le
théâtre, avec la création des centres dramatiques nationaux et du Théâtre
national populaire. C’est en 1947 qu’est créé le Festival d’Avignon. Toute
la politique culturelle de l’époque est marquée par une volonté forte de
décentralisation et de démocratisation. Mais c’est surtout sous la IVe qu’est
imaginé un département ministériel spécifique avec un secrétariat d’État
aux Beaux-Arts dont le premier titulaire fut André Cornu 5, qui exerça la
fonction d’août 1951 au 19 juin 1954 sous les gouvernements de René
Pléven, d’Edgar Faure, d’Antoine Pinay, de René Mayer et enfin de Joseph
Laniel, pas moins de cinq présidents du Conseil en moins de trois ans !
On se goberge de moqueries sur l’instabilité politique de la IVe. Sans
doute à raison, et le général de Gaulle y a remédié. Mais, en rédigeant ces
lignes, je ne peux m’empêcher une fois de plus de constater l’œuvre
immense de la IVe République, si sottement décriée par les beaux esprits et
qui est devenue un angle mort de l’histoire de notre pays. Dans une France
dévastée, l’Union européenne est lancée, notre modèle social élaboré, les
infrastructures sont reconstruites, le Commissariat au Plan redresse
l’appareil productif et une politique culturelle incroyablement vaste et
audacieuse est mise sur pied, tout cela en un peu plus de dix ans ! Un peu
de justice mémorielle serait de mise et empêcherait quelques-uns de se
prendre pour des aigles.

Flash-back : 15 mars 1993


Le bilan de Jack Lang
Le bilan de Jack Lang est évidemment flatteur quand on le détaille :
quasi-doublement des crédits alloués au ministère de la Culture, vaste
programme de Grands Travaux, loi sur le prix unique du livre, création des
fonds régionaux d’art contemporain en région, Fête de la musique, Journées
du patrimoine. Cette liste n’est pas exhaustive mais reflète les réalisations
les plus couramment identifiées et plébiscitées par nos concitoyens.
Certains « grands travaux » qui avaient été à l’origine de polémiques et
même remis en cause lors de l’alternance de 1986, tels que la pyramide du
Louvre ou l’Opéra Bastille, font maintenant la presque unanimité. Tous les
jours, de la terrasse de mon bureau, je jetais un coup d’œil sur la cour du
Palais-Royal pour voir les gamins jouer sur les Colonnes de Buren, les
mannequins, les touristes et les jeunes mariés s’y faire photographier et les
musiciens y faire s’envoler leurs notes. Quelle magnifique appropriation par
le grand public d’une œuvre présentée au départ comme élitiste,
incompréhensible et, pire, offensante du patrimoine qui était son écrin !
Oui mais… la question n’est pas de nier cet héritage, mais de le
questionner et surtout de ne pas le poser en modèle insurpassable. Il a été
conçu voici un demi-siècle dans un État qui allait seulement commencer le
processus de décentralisation. Personne, à part quelques prophètes qui ont
prêché dans le désert, ne parlait d’écologie, de réchauffement climatique et
de sobriété énergétique. La révolution numérique n’était certes pas ignorée
mais elle apparaissait comme une technique d’accompagnement des
politiques patrimoniales et non comme la révolution systémique qu’elle est
devenue.
Certaines décisions prises par le ministère Lang méritent un bilan plus
affiné en positif et en négatif. Il en est ainsi du prix unique du livre dont,
in fine, les grandes surfaces ont été les principales bénéficiaires. Pas de
conseil à assurer, promotion concentrée sur les succès commerciaux,
remises maximales des distributeurs et interdiction d’en faire bénéficier le
consommateur. Un régal pour les hypermarchés.
Sur un plan plus global, je pourrais reprendre sur de nombreux points la
lettre de Jacques Toubon à Jack Lang datée du 15 mars 1993 et
excellemment résumée par Maryvonne de Saint-Pulgent 6 dans l’ouvrage
L’Énergie et la Passion 7. L’ancien ministre et défenseur des droits identifie
cinq catégories de critiques à l’action de Jack Lang : le déséquilibre entre
Paris et la province, l’échec de la démocratisation, avec une politique
centrée sur une offre surdimensionnée, les effets pervers de l’abondance
budgétaire, l’état d’abandon d’un certain nombre d’institutions culturelles
nationales, enfin, l’instrumentalisation de la politique culturelle qui
transforma Valois en ministère de la Propagande. Je ne reviendrai pas sur le
dernier point car, après tout, chaque ministre de la Culture essaie de
valoriser ses actions et, si certains y réussissent mieux que d’autres, c’est
peut-être qu’ils ont plus de talent ou plus de complices.
Mais reprenons les autres arguments. Le conflit entre Paris et la
province est aussi vieux que le ministère et chacun de mes déplacements en
région a toujours été marqué par ce que j’appelais le « moment grognon »,
où l’élu local ressortait les chiffres mythiques : quand le ministère donne un
euro à la province, il en donne dix à l’Île-de-France. Si cela est
objectivement vrai, il faut aussi reconnaître – ce que mes interlocuteurs
concédaient du bout des lèvres – qu’on ne va pas installer la Comédie-
Française à Romorantin et l’Opéra de Paris à La Canourgue 8. Mais le
tropisme parisien aurait pu être stoppé de matière volontariste alors que,
bien au contraire, il a été amplifié par cette véritable débauche de travaux
pharaoniques voulue par la gauche en 1981. Il faut reconnaître que la
politique mitterrandienne n’a pas été seule fautive et que tout le monde y
était allé du sien, avant et après : chaque président veut laisser une
institution emblématique, Pompidou à Beaubourg, Giscard d’Estaing à
Orsay, plus tard Chirac au Quai Branly. Alors, certains évoquent le Mucem 9
à Marseille ou le Louvre-Lens pour indiquer une toute petite volonté de
rééquilibrage. Hurlements garantis comme ceux que j’ai récoltés lors de ma
visite à l’opéra de Massy le 12 novembre 2021 avec la ministre Amélie
de Monchalin : « C’est ça ! Quand on fait quelque chose à Paris, tout est
payé par l’État et quand on nous concède un truc, il faut qu’on apporte les
sous ! »
Mes interlocuteurs élus locaux étaient remontés comme des coucous et
le pire est qu’ils avaient raison. Pour le Mucem, les collectivités ont dû
débourser 35 % du financement, et pour le Louvre-Lens… la totalité ! La
vérité est que cette politique historiquement parisiano-centrée et
considérablement amplifiée durant la présidence de François Mitterrand a
chaussé de brodequins en parpaings le ministère qui se trouve aujourd’hui
devant un véritable mur d’investissements de plusieurs dizaines de
milliards. Tout cela est considérablement grevé par la non-prise en compte
des exigences écologiques de ces bâtiments qui se sont révélés souvent
d’une grande fragilité. Résultat de toutes ces folies : le ministère de la
Culture est à la tête de grandes passoires thermiques avec des opérations de
remise en état de plusieurs centaines de millions d’euros. C’est pour cela
aussi que lorsque Jack est venu me demander 6 millions d’euros pour
l’Institut du monde arabe – qui relève du ministère des Affaires
étrangères –, je me suis demandé s’il n’était pas en train de se moquer de
moi… En fait, non.

Un exemple significatif à cet égard. Oui, je le redis, j’adore les colonnes


imaginées par Daniel Buren pour la cour d’honneur du Palais-Royal, ou
plutôt devrais-je les mentionner avec leur vrai nom, Les Deux Plateaux.
L’installation, du fait de son usage mais aussi de sa conception, s’est
dégradée rapidement et, alors que l’inauguration s’était déroulée en 1986,
toutes sortes de malfaçons se déclarent, l’eau s’infiltre dans les locaux de la
Comédie-Française en sous-sol, le plan d’eau cesse de fonctionner et la
partie souterraine se salit massivement, les colonnes sont soumises à trop
d’agressions, il n’y a plus d’électricité. Daniel Buren, en 2007, somme le
ministère de procéder à la restauration de son œuvre et dénonce un
« vandalisme d’État ». Pas moins. Simplement pour la restauration des
colonnes, les réparations sont alors estimées à 3,2 millions d’euros. Comme
d’habitude, l’affaire se termine quasiment au double, à 5,8 millions d’euros
dont 5,3 financés par le ministère de la Culture. Sans compter 14 millions
d’euros pour le reste des malfaçons. Vous allez rire, mais je vous fiche mon
billet – c’est le cas de dire – qu’il ne faudra pas attendre dix ans pour que
nous soyons contraints de remettre au pot un budget considérable qui ne
saurait tourner – évaluation, certes, au doigt mouillé – à moins de
10 millions d’euros. Et ce sera ainsi tous les vingt ans. Finalement, était-ce
bien raisonnable ?

Rendons grâce à Emmanuel Macron d’avoir décidé que la grande œuvre


de sa présidence, la Cité internationale de la langue française et de la
francophonie, serait située dans les Hauts-de-France, à Villers-Cotterêts, et
plus spécifiquement dans la partie la plus déshéritée de cette région, qui
cumule les handicaps. Quelque 185 millions d’euros de travaux dont 100
apportés par le plan de relance. Gageons que les infrastructures d’un
château du XVIe siècle résisteront mieux à l’usure du temps que certaines
constructions contemporaines.
En constatant que 80 % des crédits du ministère sont fléchés vers l’Île-
de-France, je plaide pour qu’un moratoire soit institué : aucune structure
culturelle nouvelle – je dis bien nouvelle – ne doit être financée dans cette
région par l’État pendant vingt ans pour commencer un rééquilibrage
indispensable.
Venons-en maintenant à la dénonciation portée par Jacques Toubon sur
les effets pervers du quasi-doublement des crédits du ministère. Voilà une
affirmation complètement contre-intuitive et je suis persuadée que chaque
ministre rêve d’une telle aubaine et de voir ainsi satisfaits les innombrables
dossiers qui hantent ses nuits. J’ai imaginé – un peu comme on échafaude
ses dépenses si l’on gagnait à l’Euromillions – ce que j’aurais fait si les
crédits de la Mission culture avaient été portés de 4 à 8 milliards d’euros.
J’arrivais alors à dépenser raisonnablement environ 500 millions, un
milliard en me triturant les méninges et pour le reste, il fallait faire à peu
près n’importe quoi, et ce d’autant plus vite – j’insiste – qu’il faut que ces
crédits soient dépensés dans l’exercice budgétaire !

Flash-back :
C’est à peu près ce qui s’est passé en 1981
Des vieux de la vieille m’ont raconté des scènes qui relevaient, en 1981,
de la commedia dell’arte :
— Bonjour, monsieur le directeur, voilà, j’aurais besoin d’un petit coup
de pouce pour ma subvention.
— Vous voulez combien ?
Le mec respire un bon coup et se lance :
— J’sais pas… 100 000 francs, ce serait bien !
— Vous fatiguez pas, ce sera 300 000.
Le souffle coupé :
— Comment ça, 300 000 ?
Le fonctionnaire, exaspéré :
— Bon, on va pas faire des discussions de chiffonniers, vous aurez
400 000 !

Les directions générales cherchaient fébrilement des projets tout prêts et


tous les protagonistes du système culturel ont vite compris que c’était open
bar à Valois. Programmation inexistante, dossiers rudimentaires, pas de
territorialisation, clientélisme à tous les étages : on comprend facilement
pourquoi cette période a laissé chez certains artistes, devenus ainsi des
thuriféraires enragés, le souvenir d’un rêve éveillé. Mais ce genre de
politique laisse aussi des réveils douloureux. Des projets mal ficelés ont été
mis sur pied. Un seul chiffre l’atteste : le nombre des compagnies théâtrales
subventionnées est passé de deux cents à… six cents ! Des inégalités
insupportables entre les régions et les structures se sont installées et le
ministère de la Culture est devenu le guichet qu’un dernier rapport de la
Cour des comptes a férocement dénoncé. Des féodalités se sont ainsi créées
sur lesquelles il est impossible de revenir sauf à provoquer la fureur des
gardiens du Beau et du Bien. Valois est enchaîné sur un lit de Procuste et
condamné à la gestion des affaires courantes.
Et, tout naturellement, cette politique démentielle de l’offre n’a
aucunement servi la démocratisation de la culture. Les études décennales du
ministère au début et à la fin de la décennie 1981-1991 le montrent de façon
éclairante. Sur la table du banquet de la culture, on a posé des mets plus ou
moins savoureux, toujours plus nombreux, mais les convives autour de la
table n’ont pas changé !
Dans La Comédie de la culture, Michel Schneider, homme de gauche,
écrivain, assène que « rien n’est pire qu’un prince qui se prend pour un
artiste 10 ». Et, dans la même veine, il pointe les artistes qui estiment au nom
de leur génie avoir un droit de tirage illimité sur l’argent public sans se
soucier de la demande des citoyens. Voilà comment il qualifie cette
décennie : « Une politique culturelle spectaculaire et dispersée, volontariste
et coûteuse, dispendieuse même en certains domaines 11. »

11 mai 2021
Pensées…
Alors, quel ministère pour que celui-ci retrouve des ailes ?
Au-delà des personnalités emblématiques d’André Malraux et de Jack
Lang, il faut rendre hommage à l’ensemble des vingt-trois ministres de la
Culture qui m’ont précédée et dont nos concitoyens ont pour la plupart
oublié les noms. Moi-même, je serais bien incapable d’en citer les deux
tiers. Malgré une durée de fonction inférieure en moyenne à deux ans,
presque tous et toutes ont apporté plusieurs fondements majeurs à l’édifice
de la politique culturelle de notre pays dans un remarquable esprit de
continuité et en tentant vaille que vaille de faire avancer des dossiers dans
un environnement dévasté. On peut saluer Jean-Jacques Aillagon et la loi
sur le mécénat, Jacques Toubon et sa défense héroïque de la langue
française et la création de la Fondation du patrimoine, Jacques Duhamel et
la création des Drac, les politiques structurantes d’un Michel Guy. Savoir,
en arrivant, qu’on aura à peu près la même espérance de vie que sur la
bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute et continuer, en inaugurant les
réalisations de son prédécesseur et en préparant celles qu’inaugurera son
successeur…
La Cour des comptes, quant à elle, souhaiterait un ministère recentré
uniquement sur des missions de pilotage et d’expertise des politiques
culturelles. Géniale, la propension des magistrats de la rue Cambon à vous
proposer des trucs générant des centaines de milliers de grévistes et qui
conduisent au blocage et à l’occupation du réseau du spectacle vivant et du
patrimoine ! Pour que des réformes aussi drastiques puissent avoir une
chance d’être menées à bien, elles demandent un appui budgétaire fort et
des capacités d’expertise en interne, car le ministère n’aura pas le budget et
n’a pas les experts.
Troisième scénario, le plus probable. Il est très bien résumé par la scène
devenue culte du documentaire d’Yves Jeuland filmée sur la terrasse de
l’Élysée fin août 2015 alors que Fleur Pellerin vient d’être nommée ministre
de la Culture, en remplacement d’Aurélie Filippetti.
Hollande et Valls sont à la manœuvre et prodiguent leurs conseils à
Fleur. Le dialogue est digne d’Audiard :
Hollande — Il y a plein d’idées qu’on peut avoir. La force de Lang,
c’était ça quand même ! Il était capable d’avoir des idées. Il faut des idées.
Vois Jack ! Il a des idées !
Valls — Vois-le ! Il sera ravi !
Hollande — Premier rendez-vous à avoir, c’est Jack !
Valls — Et Monique !
Hollande — Et Monique, bien sûr !
Valls — Tu peux l’utiliser.
Rire gêné de Pellerin.
Valls — Vois Jean-Jacques Aillagon 12.
Hollande — Les anciens ministres, Jean-Jacques…
Valls — Va au spectacle !
Hollande — Tous les soirs, il faut que tu te tapes ça. Et dis que c’est
bien, que c’est beau. Ils veulent être aimés !
Hollande — Il y a aussi une dimension économique. Ils sont très fiers
d’être un levier économique. Il ne faut pas penser que cela ne les intéresse
pas.

Tout est dit : zéro idée, un cynisme confondant, la beaufitude absolue.


La femme instrumentalisée, entourée par deux mecs qui débitent des
banalités en se prenant pour des aigles et en la prenant pour une cruche.
Mais cela traduit aussi une réalité du travail d’un ministre. On voit les
artistes, les créateurs, les directeurs, les animateurs, on petit-déjeune, on
déjeune, on dîne, on soupe. On court les théâtres, les expositions et les
festivals. On se trémousse dans un concert de rap pour montrer son
éclectisme. On peaufine pour France Culture ou Les Inrocks une interview
agrémentée de quelques citations de Hannah Arendt, d’Antonio Gramsci ou
de Jean Genet pour fignoler son image d’intello disruptif. Quand une
nomination est effectuée, on assure le nouvel élu qu’il vous doit tout et le
recalé que le président, hélas, n’a pas suivi toutes vos recommandations. On
soigne son carnet d’adresses, on appelle tout le milieu par son prénom, on
se fait photographier dans les pages Culture des magazines. Et puis, un jour,
le portrait du quidam rejoint dans le « couloir de la mort 13 » ceux de ses
prédécesseurs.
Vous aurez donc à choisir entre les mirliflores, les besogneux et les
midinettes, les uns n’étant pas exclusifs des autres !

Quant à moi, mon parcours est singulier puisque j’ai été appelée à la
fonction pour effectuer une mission commando dont il faut espérer pour
mes successeurs qu’elle ne se reproduira pas. Vingt-deux mois intenses qui
ne m’ont pas empêchée de mener beaucoup de projets structurants que je
détaille dans ce livre. D’autres sont simplement ébauchés et j’espère qu’ils
seront poursuivis par mes successeurs, comme la politique des festivals, la
mission sur les opéras et sur les orchestres en région, précisément en
réponse aux distorsions et aux inégalités qui sévissent sur le terrain, la
refonte du système audiovisuel et du financement de la création
audiovisuelle, la réforme de l’Opéra de Paris, le plan « France 2030 » avec
l’impulsion donnée aux studios de tournage, aux techniques de la réalité
virtuelle, aux écoles de formation, mon combat acharné pour la protection
de la propriété intellectuelle, pour l’égalité femmes-hommes dans les
nominations, contre les violences sexistes et sexuelles, la réforme du Pass
Culture, etc. Mes 682 jours à Valois constituent une parenthèse inclassable,
une sorte de prototype dont il faut espérer qu’il n’aura pas à être réutilisé.
C’est vraiment un paradoxe. Je sortais tous les soirs quand je n’étais pas
ministre et, quand je le suis devenue, l’épidémie de Covid a fermé les salles
de spectacle… Décidément, aucun des scénarios classiques n’était fait pour
moi.
Je ne regrette rien.
X.

La propriété, ce n’est pas du vol

Tout au long de ce mandat, j’ai vécu des moments de grand bonheur et,
si je ne devais en garder que quelques-uns dans ma mémoire, les rencontres
avec les artistes du spectacle vivant seraient conservées précieusement dans
ce panthéon. Un déjeuner avec Ariane Mnouchkine à La Cartoucherie, une
matinée avec Robin Renucci dans un petit village de Haute-Corse, une
photographie sur la scène de la Comédie-Française avec les comédiens pour
le quatre centième anniversaire de Molière, rire avec Vincent Dedienne aux
Bouffes du Nord, pleurer avec… non, là, il y en a trop !
Mais il faut bien aussi évoquer ses difficultés et même parfois ses
échecs. Quand j’analyse les premières, je constate qu’elles sont toutes
reliées par un fil invisible : le rapport biaisé que beaucoup d’entre nous
entretiennent avec la propriété intellectuelle des œuvres culturelles. Je
l’avais déjà constaté en 2009, lorsque Christine Albanel, alors ministre de la
Culture, avait présenté la loi Hadopi, destinée à protéger les droits d’auteur
sur Internet. Si l’opposition était alors venue classiquement de certains
opérateurs, tels Free ou Orange, pour des motifs financiers évidents, la
polémique avait prospéré dans le débat public sur deux conceptions : la
première met en avant le concept de propriété intellectuelle et la juste
rémunération des artistes, la seconde argue de la protection des
consommateurs et de leur droit illimité à se servir gratuitement des contenus
culturels. À l’heure de la révolution numérique, cette question est devenue
absolument capitale. Les jeunes – et des moins jeunes – trouvent tout à fait
normal de télécharger illégalement des films ou de la musique, des partis –
de gauche en général – considèrent que payer pour de la culture est
immoral, des entreprises comme Google pillent ou ont pillé allègrement les
contenus des journaux et des magazines. Une copine à la soixantaine
dynamique me confiait fièrement qu’elle n’allait quand même pas payer un
film alors que son fils lui refilait ceux qu’il avait piratés, vraiment du peer-
to-peer. Je lui ai rétorqué :
— C’est une bonne idée. Pourquoi ne l’appliques-tu pas quand tu fais
tes courses à Monop’ ?
— Ben, quand même, c’est pas pareil !
— Ben si, c’est pareil : c’est du vol.

14 septembre 2020
Liebe Monika
Il fait un temps superbe à Berlin. Cette rencontre bilatérale avec ma
collègue ministre CDU de la Culture et des Médias culturels, Monika
Grütters, est importante. Il faut que la France se fasse des alliés. En effet,
sur cette question des droits d’auteur et de la protection de la propriété
intellectuelle, nous n’avons pas que des amis en Europe. Monika a pris des
positions très fermes sur le sujet : « Les artistes et les créatifs doivent vivre
de leur travail et pas juste en survivre. » D’autant plus important que le
Parti pirate, qui lutte contre les sanctions sur le téléchargement illégal, a
récolté des succès électoraux en Suède et en Allemagne et que le SPD, le
parti socialiste allemand qui siège dans la grande coalition, est loin d’être
ferme sur la question.
Sur la défense de la propriété intellectuelle, nos adversaires sont partout
en Europe : dans les partis de gauche classiques, dans les partis alternatifs,
dans les GAFAM, dans les plateformes, dans les pays libéraux, à la
Commission européenne, qui déteste tout ce qui peut ressembler à une
protection dans un marché où la régulation doit avoir un objectif : empêcher
la régulation.
Ce qui est étrange et même choquant dans ce dossier, c’est bien
l’alliance contre nature de la gauche extrême, des alternatifs et des tenants
du capitalisme débridé. Va comprendre, Charles !
Quand ces sujets seront examinés en commission des affaires culturelles
à l’Assemblée nationale, je verrai régulièrement le représentant de la France
insoumise voter contre : « Mais enfin, monsieur Larive 1, vous vous battez
pour qu’on protège notre marché automobile ou aéronautique et vous avez
bien raison. La culture, c’est plus de 600 000 emplois et, pour vous, ça ne
mérite pas d’être protégé ? »
Le paradoxe de la culture, c’est hélas que ses défenseurs répugnent à
mettre en avant son importance économique, comme si cela la salissait.
Comment expliquer alors aux 50 % de Français qui ne mettent jamais les
pieds dans un théâtre, une salle de concert, un opéra, un cirque, un cabaret
ou un festival qu’il est légitime de mettre autant d’argent dans le secteur de
la culture ? La défense des droits d’auteur et de la propriété intellectuelle,
c’est bien sûr la défense de la création française, mais c’est aussi des
centaines de milliers d’emplois sauvegardés ou créés. Ce n’est pas la peine
de se détourner en se pinçant le nez.

Avec Monika, la prise de contact est plus qu’amicale : chaleureuse. Je


connais les codes après quelques années passées au Parlement européen
comme de s’appeler immédiatement par son prénom et surtout de ne pas la
ramener, pour casser, si c’est possible, la réputation d’arrogance qui colle
aux politiques français.
Et je vais œuvrer, tout au long de ces 682 jours, à continuer mon travail
de persuasion auprès de mes collègues et surtout de la Commission.
Celle-ci a déployé bien des manœuvres pour priver la directive « Droits
d’auteur » d’une partie de son efficience. Je vous épargne les arguties
juridiques. C’est toujours la même chanson : la liberté d’expression serait
entravée par l’application du droit d’auteur à Internet et il y aurait des
risques de surcensure de contenus sur les plateformes de partage. La
Pologne a déposé un recours devant la Cour de justice au motif que le texte
serait contraire à la Charte des droits fondamentaux.
Nous avons été finalement contraints de lâcher du lest mais, vraiment,
je ne me suis jamais remise de la facilité avec laquelle l’Union européenne
renonce à se protéger et laisse grand ouvert son marché unique dans lequel
s’ébattent allègrement de grands prédateurs.

23 et 26 octobre 2020
Prendre Racine ?
Première rencontre avec la Société des gens de lettres puis avec la Ligue
des droits d’auteurs professionnels. Cette entrevue a pour but de relancer la
discussion sur le rapport Racine. Ce rapport avait été commandé par mon
prédécesseur Franck Riester, pour mieux définir le statut d’artiste-auteur,
qu’ils et elles soient écrivains, graveurs, peintres, vidéastes, etc., et
améliorer la situation souvent très précaire de ces professionnels. Les
auteurs, qui avaient remis leur travail au ministre au début de 2020,
émettaient une liste de vingt-trois préconisations qu’il me revenait
finalement de mettre en œuvre, ce que j’ai fait d’ailleurs pour quinze
d’entre elles.
Pour le reste, je me suis trouvée devant un conflit dont je n’ai pas
mesuré tout de suite la violence, violence attisée par le fait qu’une des
parties avait fortement influencé l’écriture et l’analyse conceptuelle du
rapport. Pour faire simple : la question posée est de savoir si le Code du
travail l’emporte sur le principe de la propriété intellectuelle. Vaste sujet !
Depuis 1975, pour leur assurer une protection sociale, la France a fait le
choix de tordre le droit en assimilant les artistes-auteurs à des salariés, ce
qu’ils ne sont pas, et leurs diffuseurs à des employeurs, ce qu’ils ne sont pas
non plus !
À partir de cette fiction juridique, certains voudraient aller plus loin et –
ce dont ils conviennent à demi-mot – bénéficier de dispositifs qui
s’apparenteraient plus ou moins au régime des intermittents du spectacle. Il
faut dire que le déploiement des technologies numériques accélère le
processus de standardisation et de dépendance de l’artiste-auteur envers son
donneur d’ordre ou son client. D’ailleurs, d’ores et déjà, l’industrie des jeux
vidéo salarie les créateurs et émet des clauses d’attribution de la propriété
intellectuelle à leur profit. Je suis arrivée, grâce à un travail patient, à
résoudre un certain nombre de problèmes et à ménager d’importants crédits
de soutien économique, en aides directes et en exonération de charges, mais
un certain nombre de revendications me paraissent attenter gravement au
droit de la propriété intellectuelle. Faire d’un artiste un salarié au sens du
Code du travail, c’est purement et simplement tuer la liberté de création,
dénier l’existence d’un droit moral incessible qui garantit l’intégrité de
l’œuvre et donc aliéner le droit d’auteur considéré comme « la plus sacrée,
la plus personnelle de toutes les propriétés » depuis le discours du député
Le Chapelier à l’Assemblée constituante.
Il y avait d’autres moyens d’améliorer la situation des artistes-auteurs,
et, pour cela, des discussions avaient été ouvertes entre eux et les éditeurs.
Des avancées avaient été trouvées mais, au dernier moment, les éditeurs
n’ont pas validé cet accord. J’étais furieuse et chagrinée.
10 juin 2021
Privée de redevance
Les ennemis des auteurs sont partout, et parfois même au
gouvernement. J’en ai eu la conviction lors du débat sur la redevance pour
copie privée. Là encore, ceux qui ont décidé de s’attaquer aux artistes
s’avancent toujours en poussant devant eux un certain nombre de bonnes
intentions. Là, mes adversaires étaient ceux qui s’instituaient d’une part
défenseurs de l’écologie et d’autre part de l’économie solidaire. Dur, dur.
De quoi s’agit-il ? Quand vous achetez un smartphone ou une tablette,
vous payez une redevance destinée aux auteurs, artistes, éditeurs et
producteurs, pour compenser la copie massive et gratuite de leurs œuvres.
Cette redevance rémunère donc les artistes, mais soutient aussi des
manifestations culturelles, en particulier des festivals, et finance des actions
de formation et d’éducation. De mars 2020 à décembre 2021, 25 % des
sommes récoltées ont abondé des aides d’urgence pour les professionnels en
difficulté.
Et voici qu’une proposition de loi propose d’exonérer les appareils de
seconde main de cette contribution ! Le montant de cette redevance payable
une fois à l’achat s’échelonnant de 12 à 30 euros pour les appareils de plus
de 160 Go, on voit mal comment soutenir que son application dissuaderait
les acheteurs d’appareils reconditionnés quand on considère l’écart de prix
entre neuf et reconditionné, entre 20 et 50 %. Contre Cédric O, secrétaire
d’État au Numérique, et Barbara Pompili, ministre de l’Écologie, j’ai
obtenu l’arbitrage de Jean Castex mais à condition d’un barème spécifique
moindre pour les reconditionnés.
Le secrétaire d’État s’est absenté pendant la discussion et le vote de ce
point pour ne pas avoir à défendre un arbitrage rendu contre lui. Tant
mieux.
Pourquoi, nom d’un chien, faut-il toujours se battre le couteau entre les
dents pour les créateurs et devoir in fine donner sa livre de chair pour
garantir un juste droit ? C’est vrai que, sur les plateaux de télé, on voit
toujours les stars friquées du show-biz, mais celles-ci ne représentent
qu’une infime partie d’un monde marqué par la précarité et parfois le
désespoir. De ma place aujourd’hui, je continuerai à mener ce combat.

12 octobre 2021
« Qu’est-ce qu’elle fout là, Bachelot ? »
Dix heures. Palais de l’Élysée.
Je m’assieds au premier rang des ministres.
Le président de la République présente un plan massif
d’investissements de 100 milliards d’euros pour faire émerger des
champions technologiques. On parle réacteurs nucléaires, filière hydrogène,
avion bas-carbone, médicaments anticancéreux. J’entends un participant
dire à son voisin :
— Mais qu’est-ce qu’elle fout là, Bachelot ?
— Je ne sais pas trop… Elle est là pour écouter ?
Sans doute !
Mon bon monsieur, pour peu qu’on s’en donne les moyens, la culture et
la création cinématographique et audiovisuelle peuvent constituer un
formidable gisement de valeur, d’emplois et d’influence politique. C’est
bien la raison pour laquelle il y a, dans « France 2030 », un volet âprement
négocié destiné à placer le pays en tête de la production des contenus
culturels et créatifs. Oui, mais il faut aussi assortir cette démarche d’un
combat déterminé pour protéger nos artistes et nos créateurs dans leurs
droits et, sur cela, on ne peut transiger.
XI.

Ici, il n’y a pas de pourquoi

27 janvier 2022
On ne peut retracer l’indicible
D’habitude, un déplacement de ministres avec Jean Castex se fait dans
une ambiance de franche camaraderie décontractée, les bons mots et les
blagues fusent… Ce matin-là, dans l’avion qui nous mène à Katowice,
l’ambiance est silencieuse. Avec les ministres Emmanuelle Wargon et
Clément Beaune, c’est dans la disposition d’esprit d’un pèlerinage
mémoriel tragique que nous nous rendons à Auschwitz-Birkenau pour le
soixante-dix-septième anniversaire de la libération du camp
d’extermination. Élie Buzyn 1 et Léon Lewkowicz, rescapés de l’enfer, sont
avec nous, ainsi que d’éminentes personnalités, toutes dépositaires au
premier chef de l’œuvre de mémoire : le grand rabbin Haïm Korsia, le
président du consistoire Élie Korchia, le président du Crif Francis Kalifat, le
président du Comité français Yad Vashem Pierre-François Veil, le président
de l’Union des étudiants juifs de France Samuel Lejoyeux, Serge et Beate
Klarsfeld, respectivement président et membre de l’association Fils et Filles
des déportés juifs de France. Le Premier ministre a voulu que des jeunes
nous accompagnent : ils et elles étudient au lycée Saint-Charles d’Orléans,
au lycée Charles-de-Gaulle de Dijon et au collège Charles-Péguy de
Palaiseau.
L’atmosphère est recueillie.
On ne peut retracer l’indicible, le sentiment d’anéantissement, de colère,
de désespoir qui vous submerge lors de la déambulation dans le camp. Les
vestiges entassés, cheveux, chaussures, valises, les photos avec ces visages
souriants d’enfants assassinés classées par sinistres numéros de convois, la
morsure de ce froid infernal sur l’Appellplatz, alors qu’à 15 heures la nuit
est déjà tombée sur cette terre de détresse. Les fantômes des pauvres hères
dans leur costume rayé m’entourent, leurs yeux creux me scrutent et
l’interrogation existentielle de Primo Levi dans Si c’est un homme me
hante, alors que mon cher Haïm Korsia me donne un bras secourable : « Je
n’ai pas plutôt détaché le glaçon qu’un grand et gros gaillard me l’arrache
brutalement. “Warum ?” dis-je dans mon allemand hésitant. “Hier ist kein
warum” (ici, il n’y a pas de pourquoi) 2. »

J’ai six ans lorsque Mlle Daubigny, chez qui maman m’envoie faire mes
devoirs, me montre les images des camps de la mort, le portail « ARBEIT
MACHT FREI », les cadavres entassés, les baraquements, les fours
crématoires, les visages décharnés des rescapés. La vieille dame aux
cheveux argentés tient son face-à-main avec délicatesse, et ce qu’elle décrit
n’en a que plus de violence. Dans une précision clinique, le mécanisme de
l’extermination s’anime avec une lucidité incroyable. Quarante-trois ans
avant le discours de Jacques Chirac au Vél’ d’Hiv, elle me raconte que ce
sont des policiers français, des politiciens français, des citoyens français qui
n’ont pas été seulement les complices mais les instigateurs de ces crimes
abominables. Devait-on dire et montrer cela à une enfant de six ans ? Oui,
mille fois oui.
Si nous voulons devenir et rester humains, il nous faut indéfiniment
nous poser cette question : « Pourquoi ? » Se contenter de se demander
pourquoi des personnes abjectes ont programmé l’extermination est une
impasse, une façon hypocrite de repousser le mal absolu loin de soi.
Pourquoi des gens « simples et bons » ont accepté et, pire, organisé le
génocide, c’est se poser inlassablement la question : « Et moi, qu’aurais-je
fait ? » et, inlassablement, se préparer à résister à cette part d’inhumanité et
de lâcheté qui est en chacun de nous.
Les suppliciés de la Shoah me hantent depuis ce jour. Je les voyais
entrer dans ma chambre d’enfant et, comme dans un rendez-vous pris il y a
soixante-dix ans, ils sont là sur l’Appellplatz et me disent : « Warum ? »
Dans cette reviviscence, il y a comme toujours la douceur des choses,
vibrer en écoutant le beau discours de Jean, pleurer avec Emmanuelle, qui
retrouve les traces de parents assassinés, discuter avec Pierre et Charlotte,
des lycéens qui n’en reviennent pas de nous voir « comme à la télé », rire
avec Haïm en se partageant les barquettes de bouffe casher – à lui la viande,
à moi les légumes… Et repartir plus lourde de souvenirs et plus légère grâce
à toute cette humanité.

Tout cela, je l’avais au fond du cœur quand j’ai été nommée ministre de
la Culture et j’étais bien décidée à faire de la restitution des biens juifs
spoliés un axe fort de mon action mémorielle. On me rétorquera que rendre
des tableaux volés n’est rien en face de tant de crimes, que l’on estime à
plus de cent mille le nombre d’œuvres d’art volées aux juifs français par les
nazis et leurs complices français et qu’en rendre quelques dizaines, c’est se
moquer du monde. D’autres donneront dans l’ignominie, comme ce
journaliste qui m’a interpellée :
— Vous êtes garante de la protection du patrimoine et vous
appauvrissez les musées français !
— Monsieur, lui rétorqué-je, quand on rend justice, on ne s’appauvrit
pas, on s’enrichit…
Il faut reconnaître que, pendant des années, certains musées n’ont pas
été très regardants sur la provenance des œuvres et extrêmement réticents à
restituer alors que la spoliation était clairement avérée, attitude que l’on
retrouve trop souvent chez les musées américains, un avocat d’une de ces
institutions ayant froidement déclaré que ce n’est pas au musée dont il était
le conseil de « réparer les blessures de l’histoire »… Didier Schulmann,
l’ancien conservateur du Centre Pompidou reconnaissait que, face aux
demandes de restitutions, il avait « défendu l’indéfendable… ». Il n’est pas
le seul.

Dans un discours fondateur, Jacques Chirac, le 16 juillet 1995,


commémore la rafle du Vél’ d’Hiv, qui eut lieu les 16 et 17 juillet 1942, et
reconnaît pour la première fois la responsabilité de l’État français dans cette
ignominie. Treize mille juifs, hommes, femmes et enfants sont arrêtés,
parqués au Vél’ d’Hiv par quatre mille cinq cents policiers et gendarmes
français avant d’être envoyés vers les camps de la mort. « La France, ce
jour-là, accomplissait l’irréparable », assène Chirac. La rupture avec
François Mitterrand, décoré de la Francisque, ami de Bousquet et résistant
bien tardif, est implacable.

Cette rupture marque aussi le début d’une politique publique de


reconnaissance des spoliations subies par les personnes juives déportées,
exilées ou réduites à s’être cachées pendant la guerre 39-45. Tous les
gouvernements participeront activement au déploiement de cette politique,
depuis la mission Matteoli en 1997 et la création de la CIVS, la
Commission d’indemnisation des victimes de spoliations, en 1999. Par
ailleurs, une Mission de recherche et de restitution des biens culturels
spoliés entre 1933 et 1945 a été créée le 16 avril 2019 par Franck Riester et
est dirigée par l’excellent administrateur David Zivie, auteur d’un rapport
sur le sujet et qui travaille en étroite collaboration avec la CIVS ainsi
qu’avec le Deutsches Zentrum Kulturgutverluste, le Centre allemand des
œuvres d’art disparues.

Le 15 mars 2021, j’ai l’honneur d’annoncer que – c’est une première –


je vais déclasser le tableau de Gustav Klimt Rosiers sous les arbres, seul
tableau de Klimt détenu dans une institution publique française, le musée
d’Orsay. Laurence des Cars, alors merveilleuse patronne d’Orsay, n’a pas
les réticences de certains de ses collègues. Avant même la loi qui va, le
21 février 2022, lever le principe d’inaliénabilité d’une œuvre détenue par
un musée public français, elle a fait décrocher le tableau et l’a entreposé
dans les réserves. Et, ce jour-là, il est transporté au ministère dans le salon
des Maréchaux pour être dévoilé pendant la conférence de presse. J’ai
demandé auparavant à rester seule avec lui pendant une heure dans un
dialogue intense avec l’œuvre mais aussi avec sa propriétaire, Éléonore
« Nora » Stiasny, déportée en Pologne en 1942 avec sa mère, son mari et
son fils. Aucun n’est revenu.
L’histoire de Nora est caractéristique. Juive autrichienne, elle est
contrainte en 1938, après saisie de ses biens immobiliers, de vendre pour
une bouchée de pain son tableau au nazi qui l’enverra en déportation et qui
le fit trôner dans son salon avant de le revendre à la galerie Nathan de
Zurich pour être acheté de bonne foi par le musée d’Orsay, en 1980. Tel un
véritable limier, la chercheuse Ruth Pleyer a pendant vingt ans pisté le
tableau pour qu’il soit rendu aux héritiers.
Ce jour-là, nous nous parlons par vidéo car nous sommes en pleine crise
pandémique :
— Merci de votre geste extraordinaire. Il est incomparable, me dit Ruth.
Je lui réponds, à bout d’émotion :
— Nous sommes engagés dans un examen méthodique de toutes nos
collections… Nous allons au-devant des demandes des ayants droit. C’est
un engagement de la France à rendre justice. Cette décision est notre
honneur et l’accomplissement de notre devoir face à l’histoire.
Mes pensées volent, en lui parlant, vers Jacques Chirac, vers mes
parents résistants, mais surtout vers ma grand-mère, Corentine, qui cacha
des juifs dans son grenier.

Il fallait une loi pour lever l’inaliénabilité des Rosiers de Klimt et donc
passer par le Parlement. D’autres œuvres étaient aussi concernées : un
tableau de Maurice Utrillo détenu par la ville de Sannois 3 à rendre à la
famille de Georges Bernheim, onze dessins de Jean-Louis Forain,
Constantin Guys, Henry Monnier et Camille Roqueplan ainsi qu’une cire de
Paul-Jules Mêne à rendre aux ayants droit d’Armand Dorville et, pendant
l’examen du texte, par amendement, j’ajouterai le tableau de Marc Chagall
Le Père, exposé au musée d’Art moderne et qui s’est révélé avoir été volé à
Lodz à Daniel Cender, un musicien polonais.
Ce soir-là, le 25 janvier 2022, à l’avant-veille de mon pèlerinage à
Auschwitz, Ruth Pleyer accompagne à l’Assemblée nationale la famille de
Nora Stiasny et de l’industriel juif Viktor Zuckerkandl, oncle de Nora,
premier acheteur des Rosiers sous les arbres. Auparavant, ils sont allés
contempler « leur » tableau dans les réserves d’Orsay et nous nous
retrouvons dans un bureau du Palais-Bourbon avec Fabienne Colboc,
rapporteure du texte, Bruno Studer, le président de la commission des
affaires culturelles, et certains des orateurs de la majorité. L’émotion est
palpable et pourtant rien ne peut égaler, quelques heures plus tard, ce
moment inouï où les députés, qui viennent de voter à l’unanimité la loi de
restitution, se tournent vers la tribune du public pour applaudir la famille de
Nora Stiasny dans une communion dont la fierté, mais aussi un certain
sentiment de culpabilité n’étaient pas absents.
Pour me remercier, à la demande des descendants Stiasny, Ruth Pleyer
m’avait envoyé une photo de Nora prise en 1928 au temps des jours
heureux. On la voit tenant son petit chien dans les bras aux côtés de son fils
Otto et de ses neveux Rudolf et Viktor.
Je l’ai encadrée et exposée avec mes photos de famille. C’est sa place.
18 février 2022
Voilà pourquoi je m’énerve
4 h 30 du matin. La voiture me dépose au pied du Falcon qui s’apprête à
décoller pour Cotonou, la capitale du Bénin. Ce déplacement à l’invitation
du président béninois, Patrice Talon, est destiné à inaugurer dans le palais
présidentiel de la Marina l’exposition des vingt-six œuvres emportées par le
général Dodds lors du sac du palais du roi Béhanzin à Abomey et restituées
par la France au Bénin 4. La délégation qui m’accompagne, outre une équipe
opérationnelle du cabinet, est composée de l’indispensable Emmanuel
Kasarhérou, le patron du musée du Quai Branly-Jacques-Chirac, où étaient
jusqu’alors exposés ces trésors, le président de la commission des affaires
culturelles de l’Assemblée nationale, Bruno Studer, et Yannick Kerlogot,
député rapporteur du projet de loi sur cette restitution.
En fait, ce voyage est le point d’orgue d’un long travail commencé
après le célèbre discours prononcé à Ouagadougou par Emmanuel Macron,
le 28 novembre 2017, pour « permettre aux Africains, en particulier à la
jeunesse, d’avoir accès en Afrique et non plus seulement en Europe, à leur
propre patrimoine et au patrimoine commun de l’humanité ». Bénédicte
Savoy et Felwine Sarr 5 furent chargés d’établir un rapport sur une politique
de restitution des œuvres pillées pendant la colonisation, ouvrant des
polémiques aux remugles souvent déplaisants, mais aussi des
questionnements intéressants, portés y compris par des ethnologues
africains. Il était en effet particulièrement choquant de refuser ce retour au
motif que les Africains seraient incapables de conservation et de
présentation muséale, une assertion parfaitement insupportable, de même
que la crainte exprimée de voir « se vider les musées français ». Plus
féconde était l’observation selon laquelle ces objets étaient investis d’une
dimension sacrée et magique qu’ils avaient perdue en étant arrachés à des
lieux de pouvoir et de culte 6.
Il fallait ensuite mener un travail législatif approfondi pour procéder à
cette restitution sans remettre en cause l’inaliénabilité des collections
nationales en organisant une dérogation limitée et encadrée à ce principe.
C’est à partir de là que je suis intervenue puisque j’ai présenté le projet de
loi lors de mon deuxième Conseil des ministres, le 15 juillet 2020.
On pourrait penser qu’un pareil dossier susciterait seulement l’intérêt de
quelques spécialistes et l’indifférence d’une large partie de l’opinion
publique. Dans un contexte où la question des réparations liées à
l’esclavage et aux conquêtes coloniales est exacerbée par le développement
du mouvement « Black Lives Matter », la polémique a été vive, d’autant
que le rapport Savoy-Sarr préconisait le retour de quatre-vingt-dix mille
objets détenus par des musées français, dont soixante-dix mille conservés
au musée du Quai Branly-Jacques-Chirac…
Les demandes affluaient de toutes parts concernant parfois plusieurs
centaines d’objets, parfois très symboliques, comme le Djidji Ayokwe, le
tambour-parleur du peuple ebrié réclamé par la Côte d’Ivoire, d’autres
beaucoup moins intéressants, comme de simples fragments de poteries,
certains posant même des problèmes quasi insolubles d’identification quand
il s’agit de restes humains, comme le rapatriement du crâne de l’Ampanjaka
Toera à Madagascar. Chaque demande exige un travail patrimonial intense
de traçabilité et un travail législatif au cas par cas. Certains – dont le
président de la République – plaident pour une loi-cadre installant une
instance généraliste baptisée pompeusement « Conseil national de réflexion
sur la circulation et le retour des biens culturels extra-européens », dont on
voit mal la valeur ajoutée par rapport aux structures existantes tant l’étude
des œuvres requiert des spécialistes chevronnés. Enfin, comme d’habitude,
la France sacrifiera à son goût des comités Théodule prompts à produire des
rapports, des recommandations et des livres blancs dont tout le monde se
contrefout. Cela permettra à quelques oisifs de trouver une raison de vivre
et à quelques fonctionnaires réquisitionnés pour dresser les procès-verbaux
et verbeux de ces réunions de justifier leur rémunération.
Voilà que je m’énerve… Revenons à nos beautés.
Malgré ces débats, nous avons avancé : le projet de loi a été voté en
octobre 2021 à l’Assemblée et en novembre au Sénat, l’accord
gouvernemental transférant la propriété des vingt-six biens culturels au
Bénin a été signé par mon collègue béninois Jean-Michel Abimbola et moi-
même, à l’Élysée, le 9 novembre 2021. La France, par l’intermédiaire de
l’Agence française de développement, a confirmé le financement d’un
nouveau musée sur le site d’Abomey à hauteur de 35 millions d’euros.

Ce 19 février, c’est le choc esthétique absolu. Avec le président, Patrice


Talon, le ministre Jean-Michel Abimbola et les chefs coutumiers en grande
tenue avec leurs sceptres royaux, les récades, nous allons à la rencontre des
statues anthropozoomorphes des rois Behanzin, Ghezo et Glélé,
accompagnées de leurs trônes, de portes en bois sculptées de l’ancien palais
d’Abomey, des objets rituels et même de la tunique que portaient les
Amazones, ces guerrières gardes personnelles des rois du Dahomey. Une
pure splendeur.
Présentée au palais de la Marina, celui de la présidence de la
République du Bénin, cette exposition diptyque et diachronique, réunit l’art
des cours royales du Danxomè (Dahomey) mais aussi la création
contemporaine des XXe et XXIe siècles portée par trente-quatre artistes
confirmés et émergents du Bénin et de sa diaspora.

La confrontation est puissante, intelligente, réconciliatrice entre les


continents mais aussi entre les ethnies qui peuplent le Bénin et qui ont vécu
une histoire semée de conflits internes et externes. J’avais dit au Sénat, le
4 novembre précédant, que le contexte actuel nous rappelait de la façon la
plus tragique à quelles extrémités monstrueuses les crispations identitaires
et le mépris de la culture de l’autre peuvent conduire. La fonction première
de la culture est d’exprimer et d’explorer ce que notre condition humaine a
d’universel.
Cette conviction est le fondement de notre ministère de la Culture mais
elle est de moins en moins partagée. La restitution du trésor d’Abomey était
sans doute la plus belle manière de rappeler que nous ne renoncerons jamais
à cette conviction.

Les événements catastrophiques qui se préparent au centre de l’Europe


vont sonner comme un tocsin et un avertissement dans quelques jours. Ce
sont bien les valeurs de la culture qui vont être blessées et parfois anéanties.

24 février 2022
Les assertions de Poutine sont aussi
ridicules que si Joe Biden décidait
d’envahir la France
Depuis à peine deux mois, la France préside le Conseil de l’Union
européenne et, pour ma part, j’assure la présidence des Conseils des
ministres de la Culture et de la Communication. Les bruits de bottes à la
frontière russo-ukrainienne se font de plus en plus pressants et, à 4 heures
du matin, Vladimir Poutine commet l’irréparable et annonce l’invasion de
l’Ukraine. Tous les modes d’agression sont mobilisés : les chars, les troupes
d’infanterie, les tirs de missiles et, comme un symbole funeste, Kiev est
bombardé. Kiev, la ville sainte, un des joyaux de la culture européenne avec
ses innombrables monuments historiques dont deux sont inscrits au
patrimoine mondial, la cathédrale Sainte-Sophie et la laure 7 des grottes de
Kiev. Dès le premier jour, cent mille civils quittent le pays. Ils seront cinq
cent mille trois jours après et plusieurs millions en quelques semaines. Si le
président russe mène une guerre terrestre, maritime et aérienne, il livre aussi
une puissante guerre informationnelle, présentant sans vergogne l’invasion
comme une opération de « dénazification ». Les organes de presse à la solde
du Kremlin, ceux qu’Emmanuel Macron avait qualifié d’« organes
d’influence », quand il avait reçu Poutine à Versailles, le 29 mars 2017, sont
à l’œuvre.

Personne ne peut nier que l’antisémitisme est un fléau criminel qui a


miné toute l’Europe depuis l’Antiquité gréco-romaine. Il a pris diverses
formes, allant de simples préjugés, en passant par des processus d’exclusion
ou d’expulsion, jusqu’à des pillages, des viols et des massacres de
communautés entières. Ces phénomènes d’extermination ont été
particulièrement importants dans toute la Mitteleuropa – spécialement en
Autriche, en Allemagne, en Roumanie –, dans les Balkans et en Russie.
C’est ainsi que le tsar Alexandre III a mené une politique cruellement
antisémite en rendant les juifs responsables de l’assassinat de son père,
Alexandre II. Des pogroms massifs sont perpétrés entre 1880 et 1883, en
particulier dans l’Ukraine actuelle, alors dans l’Empire russe, et où vivent
d’importantes communautés juives. À la fin septembre 1941, c’est aussi en
Ukraine que se déroule un des épisodes les plus abominables de
l’extermination des juifs d’Union soviétique par l’Allemagne nazie – ce
qu’on appelle la « Shoah par balles » – où, dans un premier temps, plus de
trente-trois mille juifs sont assassinés en deux jours dans le ravin de
Babi Yar, à proximité de Kiev, par des militaires et des policiers allemands
avec l’appui d’un bataillon d’Ukrainiens nationalistes recrutés à cet effet.
Par la suite, les massacres dans ce lieu ont continué et l’on estime
qu’environ cent mille juifs ont été exterminés à Babi Yar. Dans ces
pogroms, les nazis ont donc souvent trouvé les nationalistes ukrainiens
comme supplétifs et, par ailleurs, pour affaiblir le pouvoir stalinien, ont
également apporté leur soutien aux organisations indépendantistes 8, telle
l’OUN-B, l’Organisation des nationalistes ukrainiens de Stepan Bandera,
encore regardé par certains de ses compatriotes comme un héros national.
Arrêté par les nazis qui refusaient sa proclamation d’indépendance de
l’Ukraine et envoyé dans le camp de Sachsenhausen, en 1942, il va
néanmoins continuer à collaborer avec les Allemands à sa libération, en
1944, avant d’être assassiné par les services secrets soviétiques à Munich,
en octobre 1959. C’est sur cette histoire complexe et datée que Vladimir
Poutine justifie l’invasion de l’Ukraine, baptisée « opération militaire
spéciale » et destinée à « dénazifier » le pays. Assertion grotesque quand on
sait que Volodymyr Zelensky est juif et qu’il rappelle : « Comment
pourrais-je être nazi ? Expliquez-le à mon grand-père qui a fait toute la
Seconde Guerre mondiale dans un régiment d’infanterie de l’armée
soviétique ! »
Trois frères de ce grand-père ont disparu durant la Shoah…
Les assertions de Poutine sont aussi ridicules que si Joe Biden décidait
d’envahir la France pour la « dénazifier » au motif que les Français
applaudissaient Pétain et que des policiers français ont pratiqué la rafle du
Vél’ d’Hiv…
Elles ne sont que des falsifications misérables pour justifier une
politique d’expansion coloniale, de reconstitution de l’Empire soviétique et
de russification forcée des populations.

Le programme européen de ma présidence me paraît soudain bien


dérisoire. Il faudra, bien sûr, le continuer et même aller vite pour le boucler
puisqu’il ne reste que six semaines avant l’élection présidentielle. Ce matin-
là, je me fixe deux priorités : d’une part, aider le gouvernement ukrainien à
protéger son patrimoine et soutenir les artistes qui fuient la guerre, d’autre
part, stopper en urgence la diffusion des organes de propagande russe, en
premier lieu RT, Russia Today, et Sputnik, que nous avions déjà vu à
l’œuvre lors de la crise dite des « Gilets jaunes ».
À 16 heures, j’ai mon homologue allemande Claudia Roth au téléphone.
Claudia, nouvelle ministre « verte » du gouvernement Scholz, est une fille
épatante, pleine de dynamisme, s’habillant avec des fringues insensées et…
francophone, ce qui ne gâche rien. Nous convenons toutes les deux de
mobiliser, dans chacun de nos gouvernements, un fonds d’urgence pour les
artistes, de mettre à l’agenda du Conseil des ministres que je préside à
Angers le 6 avril une riposte coordonnée de nos collègues et d’y inviter par
visioconférence notre collègue ukrainien, Aleksandr Tkachenko. Les
services et ma précieuse conseillère aux affaires européennes, Séverine
Fautrelle, s’activent comme des malades pour informer et mobiliser toutes
les parties prenantes sans jamais froisser le Quai d’Orsay, sourcilleux de ses
prérogatives et soupçonnant toujours les autres ministres, dès qu’ils se
mêlent de politique internationale, de vouloir déclencher une troisième
guerre mondiale.

28 février 2022
La guerre au cœur de la culture
Par ailleurs, je fais organiser des rendez-vous pour le lundi 28 février
avec les trois patrons des structures qui diffusent la propagande russe :
Maxime Lombardini pour Free, Maxime Saada pour MyCanal, et Jean-
David Blanc pour Molotov TV pour leur demander de suspendre ces
émissions. Je me doute qu’ils se réfugieront derrière la nécessité d’une
injonction de l’autorité de régulation, l’Arcom, de crainte d’un contentieux,
mais, après tout, on peut espérer qu’ils auront compris que la guerre est au
cœur de l’Europe et qu’en pareil cas, en appeler à la bureaucratie est
médiocre… Je craignais cette frilosité, je n’ai pas été déçue et nos trois
protagonistes perdront une belle occasion d’anticiper avec panache une
procédure qu’on leur imposera quelques jours plus tard.
Cette frilosité contraste singulièrement avec l’extraordinaire et
immédiate mobilisation du monde culturel. Les propositions d’aide et
d’accueil affluent de toutes parts. Il faut organiser et financer. Les artistes
veulent aussi témoigner avec leurs tripes leur solidarité par toutes sortes de
manifestations. Samedi 26 février, à la Philharmonie, l’orchestre Demos,
composé de jeunes de tous les pays de l’Union européenne, donne l’œuvre
majeure de Modeste Moussorgski Tableaux d’une exposition dans
l’orchestration de Maurice Ravel. Quand éclatent les majestueux accords du
dernier tableau, La Grande Porte de Kiev, la salle est transportée
d’enthousiasme et d’émotion. Le 1er mars, Stanislas Nordey, le patron du
Théâtre national de Strasbourg, et Lucie Berelowitsch, qui dirige le centre
dramatique national du Préau à Vire, en Normandie, me téléphonent pour
m’informer qu’ils organisent au théâtre de Chaillot une veillée de solidarité
retransmise sur France Culture et France Télévisions. Plus de soixante
artistes – les plus grands noms de la scène française – ont accepté de lire
des textes. Stanislas me lance tout à trac : « Vous accepteriez d’en être ? »
J’en ai le souffle coupé. Sur la scène mythique de Chaillot, avec des
stars comme Guillaume Gallienne, Hervé Pierre, Dominique Blanc et tant
d’autres ? Bouffée intense de stress mais c’est trop excitant.
Et c’est ainsi que, trois jours plus tard, j’ai lu un grand passage des
Veillées ukrainiennes, de Nikolaï Gogol, et que j’ai reçu un des plus beaux
compliments de ma vie. Stanislas Nordey m’a félicitée, lui dont j’admire
par-dessus tout la diction incroyable 9 : « C’était vraiment très bien ! »
Il semblait sincère. Les méchants diront qu’il est un grand acteur…

Quand je réunis, le 11 mars, les responsables de tous les établissements


publics, tout est au carré : une ligne téléphonique d’urgence en ukrainien et
opérationnelle avec Atelier des artistes en exil, les modalités de soutien aux
structures qui accueillent des réfugiés, ainsi que des aides à projet et des
bourses pour les étudiants ukrainiens accueillis dans nos écoles d’art.

Avec l’organisation Aliph 10, l’Alliance internationale pour la protection


du patrimoine dans les zones en conflit, nous nous déployons pour envoyer
du matériel de protection à nos collègues des musées ukrainiens. La
représentante de la France pour Aliph, la merveilleuse Bariza Khiari,
conseillère du président Macron, est à la manœuvre et c’est le moment où
vraiment je ne regrette pas tous les efforts que j’ai déployés depuis des mois
pour convaincre mes collègues européens, mais aussi ceux des pays du
Golfe, de nous rejoindre. Cela s’était concrétisé par une productive
« Conférence des donateurs » tenue au Louvre le 31 janvier auparavant.
Tout le monde est sur le pont.

La veille, j’ai voulu mettre les choses au point. En effet, un mouvement


monte partout en Europe qui voudrait qu’on interdise les musiciens et les
écrivains russes et qu’on annule les prestations de tous les artistes russes.
Interdire Tolstoï, Dostoïevski, Tchaïkovski, et quoi encore ? Des institutions
comme la Scala de Milan somment des artistes russes en tournée de
dénoncer Poutine, au risque de voir leurs familles menacées et
emprisonnées. Il faut absolument que la France édicte une doctrine fiable et
équilibrée sur le sujet. Si j’attends le feu vert du Quai d’Orsay et de
l’Élysée, j’y serai encore dans plusieurs mois après quatre-vingt-dix-sept
vérifications et corrections. Petit subterfuge réutilisable par les amis
ministres qui enragent de se voir ainsi rogner les ailes : je profite de la
présentation de la Semaine de la langue française et de la francophonie pour
me faire interroger par l’AFP sur le sujet. Il faut être précis : « Il ne peut y
avoir aucun boycott de la culture russe… On ne va pas arrêter de jouer
Moussorgski, arrêter de jouer Tchaïkovski ou Tchekhov. […] La ligne est
claire : nous ne soutenons pas les représentants des institutions russes ou
des artistes qui ont apporté leur soutien à Vladimir Poutine. »
Le matin même, avec Olivier Mantei, le patron de la Philharmonie, nous
étions convenu qu’il fallait débrancher le chef d’orchestre Valery Gergiev et
le pianiste Denis Matsouïev, soutiens affirmés de la dictature du Kremlin.
J’enfonce le dernier clou : « Par ailleurs nous soutiendrons les artistes
russes contraints à l’exil en les accueillant dans leurs projets et en les
soutenant financièrement. »
Une fois de plus, tous les artistes et tous les responsables culturels
furent au rendez-vous et le soixante-seizième Festival d’Avignon s’ouvrit le
7 juillet 2022 en présence de ma successeure avec une représentation du
Moine noir mis en scène par Kirill Serebrennikov, condamné et assigné à
résidence par les juges à la solde de Poutine, Serebrennikov qui nous avait
envoyé un véritable coup de poing au foie avec son film La Fièvre de
Petrov.
Dans mon esprit, il n’y avait pas qu’une coïncidence temporelle entre le
pèlerinage à Auschwitz, la restitution des trésors d’Abomey et cette
mobilisation pour les artistes menacés. La bête immonde commence
toujours par s’attaquer aux artistes car ils et elles portent la conscience du
monde.

7 avril 2022
Mon testament de départ
Plus que trois jours avant le premier tour de l’élection présidentielle.
Pour la quatrième fois, je suis en visioconférence avec Aleksandr
Tkachenko. Il me détaille la grande misère de son ministère, dont les crédits
ont été totalement vampirisés par l’effort de guerre.
— Aleksandr, il te faudrait combien pour faire tourner ta boutique
pendant un an ?
Mon interlocuteur fronce les sourcils et réfléchit deux secondes :
— Avec 30 millions d’euros, ça devrait aller.
Je n’ose lui dire :
— Seulement ?!
Mon esprit galope : comment faire passer le message à Emmanuel
Macron et à Jean-Yves Le Drian, comment activer la Commission
européenne, comment s’assurer que les 30 millions demandés n’iront pas
dans l’achat de lance-roquettes, comment, comment ? La guerre continue et
dans quelques jours je serai partie.

Dans mon testament de départ, j’ai confié ce dossier de la culture


ukrainienne à mes successeurs. Hélas, déjà, les petits drapeaux jaune et bleu
se faisaient de plus en plus rares au revers des vestes et des vestons…
XII.

Quitter les choses avant qu’elles ne vous


quittent

3 mars 2022
Les autres candidats brillaient par leur
absence
Alors que la date limite de dépôt des candidatures à l’élection
présidentielle est fixée au vendredi 5 mars à 18 heures, Emmanuel Macron
se décide – enfin ! – à annoncer qu’il est candidat par une lettre aux
Français mise en ligne ce jeudi soir. Pour un peu, dites donc, il aurait loupé
le rendez-vous !
Faire son boulot de petit soldat du président de la République n’est pas
chose aisée dans une mise en route aussi poussive. Certains jours, en
l’observant à la table du Conseil des ministres, je me suis demandé s’il avait
vraiment envie d’être réélu. J’avais constaté à peu près le même syndrome
chez Jacques Chirac et chez Nicolas Sarkozy. Voilà des hommes qui ont
commandé les affaires de la France, rencontré tous les grands de ce monde,
été entourés de toutes les révérences, de toutes les attentions. L’élection les
fait atterrir brutalement. Et franchement, être ramené à une fonction de
politicien lambda au milieu d’une douzaine de clampins ne les ravit pas
plus que ça. Nos trois récidivistes ne l’exprimaient pas de la même façon.
Jacques Chirac était horripilé par les discussions tactiques que nous
menions, Dominique de Villepin, Jérôme Monod, Claude Chirac, Antoine
Rufenacht et moi-même, lors de notre réunion matinale quotidienne. Quand
nous nous écharpions, il se levait : « Bon, les amis, quand vous vous serez
mis d’accord, vous me faites signe. » Et, impérial, il nous quittait, nous
laissant, valetaille, gérer l’intendance.
Nicolas Sarkozy, lui, était plus distant encore. Nous avions eu la
mauvaise idée lors d’un Conseil des ministres de lui demander comment
nous devions organiser notre soutien. « Comme vous voulez. De toute
façon, ça n’a aucune importance. Ce qui va compter, c’est quand, moi, je
vais rentrer en campagne ! » rétorqua-t-il. Et pan sur le bec ! Cela avait
conduit à une totale désorganisation car nous nous rendions tous dans les
mêmes « bonnes » circonscriptions tenues par des députés UMP au lieu de
labourer des territoires à conquérir.
Sarko était déjà haut dans l’atmosphère ; Macron, lui, est dans la
stratosphère. Après tout, peut-être est-il simplement mort de trouille. En
tout cas, il cache bien son jeu. Quand on se dit qu’on a été l’un des maîtres
du monde et qu’à 49 ans au mieux tout cela va s’arrêter, il y a de quoi se
poser des questions existentielles.
J’ai décidé ce jour-là de ne plus m’en poser, de questions ! Parler de
culture est une ardente obligation. Même s’il y a des sujets sur lesquels je
ne suis pas d’accord avec le président, comme la suppression de la
redevance télévisuelle ou le régime spécial de retraites de l’Opéra de Paris,
je suis fière de porter son bilan et je le fais sans arrière-pensées. Non, ce qui
me chagrine, c’est que j’ai le sentiment que tout le monde s’en fout. C’est
dommage, mais après tout, si l’on veut bien considérer que moins de 10 %
des Français sont des « consommateurs » habituels de pratiques culturelles,
certains pensent qu’il vaut peut-être mieux leur parler du prix de l’essence
et de la guerre à nos portes. Ils ont tort.
C’est parti pour le grand tour : Montpellier, Nice, Forcalquier, Toulouse,
Le Mans, Carcassonne, Strasbourg en moins de dix jours, tout en faisant
tourner la boutique de Valois et sans utiliser à aucun moment les moyens de
l’État. Un road-movie qui continuera pendant six semaines.
Au premier meeting, à Montpellier, parfaitement organisé par le député
Patrick Vignal, j’ai comme un vertige en montant sur l’estrade. Un peu
comme un canasson qui se dérobe devant l’obstacle. C’est tout ce que
j’avais décidé de quitter dix ans plus tôt : la course de petits chevaux des
élus locaux qui se détestent et se bousculent pour être sur la photo, les
discours interminables, les questions saugrenues, les militants tellement
touchants qui vous agrippent pour un selfie ou un baiser, les dossiers
d’intervention dont on vous charge avec un regard désespéré, les cadeaux
hideux mais émouvants. Tout cela m’a rattrapée et je pense que oui,
vraiment, cet exercice n’est plus pour moi. D’autres – qui ne savent pas
encore de quoi il retourne exactement – vont s’y coller.
Nous savons déjà que Marine Le Pen serait l’adversaire du président.
C’est contre elle que je sors mes scuds de tribune pour dénoncer son
programme culturel liberticide qui veut mettre au pas les artistes, les
journalistes et les responsables des structures culturelles. Son admiration
sans bornes pour les autocrates corrompus de l’Europe de l’Est doit toujours
sonner l’alerte. Ses modèles s’attaquent à la liberté de la presse, à la liberté
de création sans jamais susciter de sa part la moindre condamnation.
Derrière une façade de fausse respectabilité, les élus locaux RN mènent des
politiques d’oppression contre la culture. Partout, ses élus dévoilent le
visage d’une organisation brutale au service d’un clan qui ne recule devant
rien pour conforter son pouvoir.
Pour mener cela, il faut museler les journalistes et donc privatiser
l’audiovisuel public, dont elle ne supporte pas la liberté de ton. Quant à
M. Zemmour, dont elle obtiendra les voix au second tour, il veut purement
et simplement supprimer le ministère de la Culture.
De l’art et la manière de se prévaloir du général de Gaulle en
combattant l’héritage d’André Malraux.
J’insiste beaucoup devant ces publics régionaux sur la
« déparisianisation » du ministère avec un accroissement de 20 % des
crédits gérés en région que j’ai mis en œuvre durant mon mandat, sur les
budgets massifs votés pour le patrimoine, première politique culturelle
identifiée par les Français. Un argument fait mouche : l’énumération des
grandes réalisations des présidents de la Ve République, toutes situées à
Paris, alors qu’Emmanuel Macron a décidé d’installer la Cité internationale
de la langue française dans la partie la plus pauvre des Hauts-de-France, à
Villers-Cotterêts, et dans une commune de dix mille habitants. Le succès est
assuré.
Pendant ce temps, les autres candidats brillent par leur absence quasi
totale sur ces questions. Allons, soyons justes : Mélenchon et Roussel ont
une proposition qui décoiffe, porter les crédits destinés à la Culture de 11 à
25 milliards. Quand on voit les errances engendrées par de pareilles
politiques budgétaires, on frémit. Certaines idées sont vraiment grotesques,
comme celle de Mme Le Pen visant à démanteler les parcs éoliens existants.
Pour le reste, on rebat les cartes de politiques déjà mises en place depuis
longtemps et dont on jure qu’on va voir ce qu’on va voir, genre un
« nouveau plan pour l’éducation artistique », une « mobilisation générale
pour le patrimoine », la « réduction des inégalités territoriales », la
« défense de la liberté de création », la « promotion des droits
culturels », etc.
Le président lui-même ne semble pas très motivé pour défendre son
bilan culturel alors qu’il est excellent et innovant : pass Culture, Micro-
Folies, ambitieux programme de commandes publiques tel « Mondes
nouveaux », sans compter le soutien exceptionnel apporté aux artistes et
aux structures, soutien inégalé dans le monde. Je me suis souvent demandé
d’où vient cette timidité alors que Macron est un homme de culture. Peut-
être la peur, en en faisant la promotion, d’apparaître comme élitiste et
éloigné des « vraies gens » ? C’est d’autant plus idiot que les Français sont
fiers de leur culture et qu’ils la placent à la première position dans les atouts
de la France.

Ce qui est franchement consternant dans ce débat est que personne ne


s’est posé la seule question qui vaille : quel ministère pour la Culture ? et
pour mener quelle politique culturelle ? Tout au long de ces pages, j’ai
égrené des propositions qui peuvent se rassembler en plusieurs chapitres.
Tout d’abord, je mets en garde contre la tentation d’une nouvelle étape
de la décentralisation ainsi que la préconisation de la Cour des comptes
d’un ministère « recentré sur des missions d’impulsion et de pilotage ».
Ce qui aboutirait exactement au même résultat : un dépeçage pur et simple.
Décidément, les féodaux et les technocrates se sont réunis pour rêver d’un
ministère de la Culture qui serait une simple agence de développement
apportant son expertise au coup par coup à des clients que seraient ses
opérateurs, les collectivités locales et des institutions privées.
Il convient aussi de mener une vraie politique d’aménagement du
territoire en clarifiant et en simplifiant les innombrables labels distribués
par l’État, en concentrant ses moyens dans chaque région sur des
équipements structurants puis en analysant les zones grises pour remédier à
des inégalités territoriales criantes. Au passage, ces inégalités ne feraient
d’ailleurs que se renforcer si on accélérait la décentralisation.
Ce n’est donc pas de recentrage qu’on a besoin mais, au contraire,
d’élargissement du périmètre de la Culture et ce dans plusieurs directions.
Le ministère doit se voir reconnaître des prérogatives élargies dans le
domaine de l’architecture et de l’urbanisme, de l’éducation culturelle et
artistique ainsi que du rayonnement international du pays.
Enfin, le ministère de la Culture ne doit plus être le parent pauvre du
développement des nouvelles technologies. Dans le plan « France 2030 » de
100 milliards d’euros, il a été alloué 600 millions d’euros à la culture. Pour
améliorer l’image, on a recyclé 400 millions d’euros de crédits qui avaient
déjà été décidés dans le plan de relance afin de faire un beau milliard tout
rond. Personne n’est dupe. Tout cela mérite d’être revisité et renforcé,
d’autant que nous avons, avec la direction générale des médias, du livre et
des industries culturelles ainsi qu’avec le Centre national du cinéma et de
l’image animée, les professionnels qui sont capables de mener ces sujets à
bien si on leur en donne les moyens, et le retour sur investissement sera
massif.

24 avril 2022
Cette victoire a un goût amer
Elle est vraiment bizarre, cette manifestation sur le Champ-de-Mars
fêtant la réélection d’Emmanuel Macron. L’heure n’est plus à la jubilation
contenue et à la majesté de la marche dans la cour du Louvre, au son de
l’Hymne à la joie, de Beethoven, le soir de la victoire de 2017. Gilets
jaunes, pandémie, guerre au centre de l’Europe, tout a semblé se dérégler de
façon inéluctable mais le mouvement vient de loin et touche toutes les
démocraties occidentales. Le président de la République porte d’ailleurs sur
son visage des signes d’accablement et nous fait un discours sans flamme,
façon service minimum, son épouse, Brigitte, ne paraissant guère plus
joyeuse. Visiblement, des consignes ont été données pour ne pas donner
dans le triomphalisme, mais, à ce niveau de retenue, c’est quasiment du
masochisme. Pour ajouter à l’ambiance, le raout patauge dans la plus
complète désorganisation, façon concert debout où des spectateurs hagards
se pressent devant la scène comme dans un Hellfest raté. Il me faut bien être
là, cela fait partie du job, et si ma présence ne compte pas, mon absence
serait, elle, immédiatement considérée comme un abandon. Un seul
moment de franche rigolade parcourt l’assemblée en voyant Manuel Valls
ou François Bayrou jouer des coudes pour être dans le champ de vision du
vainqueur. Le président m’embrasse, son regard a repris de la lumière :
« Merci, merci… »
C’est dingue, je repense à toutes les campagnes présidentielles
auxquelles j’ai participé depuis 1965, dans la ferveur absolue avec le
général de Gaulle, Pompidou mollement, car à la maison nous le
considérions comme un semi-traître, Chaban-Delmas avec le sentiment du
désastre inévitable, Chirac comme un jour sans fin en 1981, 1988, 1995 et
2002 et ma fonction de porte-parole dans son dernier combat, Sarkozy dans
la fougue du condottiere en 2007 et 2012. Je revois ma mère mettant un
crucifix et une bougie devant la photo de notre candidat, mon père sortant
de l’arrière du tableau accroché au-dessus de la cheminée du salon ses
pronostics posés au début de la campagne et jamais démentis par les
résultats.
Mais surtout, je repense au meeting de Rennes, ce 23 avril 2002, dans
l’entre-deux-tours de la présidentielle qui oppose Jacques Chirac à Jean-
Marie Le Pen. Chirac s’exprime avec une force contenue :

La France veut dire haut et fort que par-delà les différences entre
les Français et par-delà l’opposition des projets entre la gauche
et la droite, par-delà le nécessaire débat entre les forces de
l’alternance, tous, nous sommes réunis par la passion des droits
de l’homme, par l’amour de la République, par l’exigence
morale de la tolérance et du respect de l’autre.
Tous, nous sommes réunis dans l’appartenance à la nation
française par le refus de l’extrémisme, du racisme, de
l’antisémitisme et de la xénophobie.
Tous, nous refusons les solutions simplistes, brutales, qui
débouchent toujours, un jour ou l’autre, sur la violence d’État.

Un élu socialiste du conseil municipal d’Angers avait demandé à


m’accompagner. « Pour la première fois de ma vie, je vais voter à droite. Je
voudrais quand même bien voir comment il est, “en vrai”, mon candidat »,
me souffle-t-il. À la sortie du meeting, dans la voiture qui nous ramenait à
Angers, après un long silence, il murmura : « Je suis fier de voter pour cet
homme. Il est vraiment mon président. »
Jacques Chirac fut réélu avec 82,21 % des suffrages. C’était il y a vingt
ans, c’était il y a un siècle…
Oui, cette victoire de 2022 a un goût amer. L’abstention bat des records,
le Rassemblement national gagne encore 8 points par rapport à 2017, les
deux grands vieux partis de la Ve République, le parti socialiste et le parti
néogaulliste, sont à genoux, Mélenchon a talonné Marine Le Pen au premier
tour, le front républicain est un concept jeté aux oubliettes, l’outre-mer, qui
devrait être un rempart aux thèses racistes du RN, est tombé dans ses bras.
Les votes « extrêmes », qui dépassaient de peu 20 % il y a vingt ans, frôlent
les 60 % ! Plus de la moitié des Français ne se reconnaissent plus dans les
valeurs qui les avaient rassemblés autour de Jacques Chirac. Petit à petit,
tous les corps intermédiaires ont flanché : le catholicisme n’a plus ni prêtres
ni fidèles et seulement 4,5 % des Français vont à la messe dominicale, les
banlieues sont minées par l’islamisme et les trafics, les syndicats traversent
une crise d’anémie mortifère, les partis classiques peinent à se convertir aux
nouveaux moyens de communication, les tablettes et les écrans utilisés
depuis le plus jeune âge permettent à chaque individu de contester son
médecin, les enseignants, les policiers, les pompiers, les élus, les
scientifiques, les journalistes, bref, tous ceux qui détiennent un peu
d’autorité et de savoir. « Ni Dieu ni maître ». L’ultracrépidarianisme 1 sévit
sur toutes les antennes et sur toutes les tribunes. Les mages, les gourous, les
scientifiques dévoyés, les politiciens guignolo style Trump ou Bolsonaro
séduisent les foules les moins informées et les moins éduquées et même
ceux qui auraient pourtant le bagage intellectuel pour ne pas tomber dans le
piège, tandis que les responsables politiques qui tentent de faire preuve de
pédagogie et de réflexion sont taxés d’arrogance et de mépris du peuple.

Quand, avec ma garde rapprochée, vers 23 heures, nous nous retrouvons


au Café de l’Esplanade, histoire de finir la soirée, j’ai le sentiment de
participer à une de ces réceptions qui suivent les cérémonies funéraires à
l’atmosphère douce-amère où se mêlent le plaisir d’être ensemble et la
nostalgie du « jamais plus ».

25 avril 2022
Deux petits cartons
Les objets personnels qui m’ont accompagnée durant ces 682 jours
tiennent dans deux petits cartons préparés avec soin. Si j’ai si peu de choses
à emporter, c’est aussi, comme dans mes fonctions précédentes, parce que
j’ai tenu à organiser régulièrement des tombolas gratuites pour les agents du
ministère 2 avec les innombrables cadeaux reçus jour après jour.
Déplacements officiels, entretiens avec des ministres étrangers, fêtes de fin
d’année, tout est occasion de présents. Cela peut aussi tourner au gag quand
on vous offre des horreurs et mes conseillers se sont constitué une
photothèque hilarante avec ma tronche navrée découvrant une mocheté
enrubannée.
Me revient aussi en mémoire cet échange lors d’une passation de
pouvoir au Conseil européen où, après avoir offert à mon homologue la
traditionnelle et coûteuse coupe en porcelaine de Sèvres, j’ouvre mon
paquet pour découvrir… une minibouteille d’huile d’olive ! Vingt centilitres
à tout casser. J’ai hésité à lui demander de rendre la coupe à la République
française.

Dans mes fonctions politiques, j’ai toujours suivi les conseils de ma


vieille bête de père, qui m’avait enjoint, quand j’étais entrée pour la
première fois dans mon bureau à l’Assemblée nationale : « Tu dois quitter
cette pièce tous les soirs comme si tu ne devais jamais y revenir. Pas de
photos, pas de bibelots, aucun objet personnel… » Il appelait cela l’« ascèse
de l’adieu » et ma mère, plus pragmatique, du haut de son pessimisme
constant, assurait qu’il fallait « quitter les choses avant qu’elles ne vous
quittent ». Rentrer chez soi chaque soir, régler à la fin de chaque mois les
repas pris au ministère, n’être là que de passage, ne jamais s’installer.
C’est munie de ce viatique que j’affronte, sereine, les jours à venir, qui
seront à n’en pas douter des montagnes russes d’émotion. Je repense à un
livre, le dernier que ma mère a lu avant de mourir, Le régiment part à
l’aube, de Dino Buzzati. Il y décrit magnifiquement ces riens qui flottent
dans l’air et qui vous font savoir que vous allez partir. J’ai tout préparé et
commence dès le lundi la tournée des adieux dans les directions du
ministère avec des témoignages de reconnaissance et d’affection qui me
transportent. Je veux aussi, à travers des spectacles ou des expositions, aller
à la rencontre des grands opérateurs publics de la culture pour leur
témoigner ma considération. De L’Avare au Français à La Bayadère à
l’Opéra Bastille. Mais également hommage au théâtre privé avec le cher
Fabrice Luchini au théâtre des Mathurins. Chaque fois, je pense que j’ai eu
une chance inouïe de servir mon pays dans un tel environnement.

Semaine du 25 au 30 avril 2022


Les électeurs tiennent la hache
Pour moi, les choses étaient simples. Emmanuel Macron et son premier
cercle avaient tout préparé. Le Premier ou la Première ministre serait
connu(e) avant la fin de la semaine, le casting gouvernemental serait déjà
bien peaufiné. Bon, on laisserait peut-être deux ou trois noms en blanc pour
laisser croire au nouveau PM qu’il ou elle avait son mot à dire. Alexis
Kohler sortirait la semaine suivante, au tout début du mois de mai, sur le
perron de l’Élysée, pour annoncer les vingt-cinq postes majeurs de l’équipe,
celle-ci ayant vocation à être complétée par une dizaine de secrétaires
d’État après les législatives. Sans plus attendre, les nouveaux ministres
partiraient en campagne, car là était bien l’enjeu : il fallait gagner ces
élections, sous peine de stériliser en grande partie le second quinquennat ou,
pire, d’être contraint à une cohabitation.
Pour confirmer ce scénario, nous apprenons que le Conseil des
ministres est reporté du mercredi au lendemain, le jeudi 28 avril, et qu’il
sera suivi d’un déjeuner sur la terrasse de l’Élysée avec le gouvernement au
grand complet. C’est sûr, tout cela sent fort la cérémonie des adieux et je
me dis : « C’est bon, je vais pouvoir prendre mon billet vers la côte basque
pour la fin de la semaine prochaine. » C’est la quille. Ambiance super-
sympathique en ce jeudi : certains sont détendus comme pendant la dernière
semaine de classe : selfies, vidéos, blagues, souvenirs. Photo des filles avec
Jean Castex, hilare. D’autres sont plus contraints, candidats aux législatives,
ils ou elles ont la tête sur le billot et ce sont les électeurs qui tiennent la
hache de la mort politique. D’autres jouent des coudes pour squatter la table
où s’installe Emmanuel Macron, histoire de se faire bien voir dans tous les
sens du terme. Je regarde le ballet des prétendants avec amusement et
compréhension. En sortant, je prends en photo les journalistes massés au
bas du perron, qui m’interpellent : « Alors, Roselyne, c’est la dernière ? » Je
hoche la tête en souriant.
Comme un symbole psychopompe, cette semaine est marquée par le
chagrin profond de trois cérémonies d’adieu. Le mardi, ce sont les obsèques
de Nicholas Angelich à Saint-Roch, mercredi, l’hommage national à Michel
Bouquet dans la cour des Invalides, et vendredi, dans cette même cour, les
hommages militaires sont rendus à Jacques Perrin. Trois hommes : un
pianiste, un comédien, un cinéaste, trois artistes magnifiques qui font
honneur à la France et à sa culture.

Dimanche 1er mai 2022


Que du bonheur…
Pas de nouveau Premier ministre. Étonnant, mais pas inquiétant : ce
sera pour lundi, c’est évident.

Semaine du 2 au 8 mai 2022


Encore un Conseil des ministres !
Je continue ma tournée des adieux puisque le temps m’en est donné.
« Le décor impressionniste » au musée de l’Orangerie, « Pharaons des Deux
Terres » au Louvre, et je retrouve au théâtre de la Porte-Saint-Martin son
patron, l’ami Jean Robert-Charrier, pour Cendrillon de Joël Pommerat.
Ébouriffant de virtuosité. Et, pour finir en beauté : On ne sera jamais
Alceste, l’étourdissante leçon de théâtre de Louis Jouvet avec les grands que
sont Michel Vuillermoz, Gilles David et Didier Sandre. Fabrice Luchini
vient nous saluer en coulisses dans un monologue dont lui seul a le secret,
nos trois sociétaires le regardant, éberlués. Terminer cette semaine encore et
toujours avec Molière, décidément, c’est bien lui le patron !
La comédie a continué : nouveau Conseil des ministres à la fin duquel
j’offre au président Guerre, de Céline, comme une sorte d’injonction
indirecte à passer à l’action. Dans ce retard à l’allumage, il y a au moins une
bonne nouvelle : ce sera l’équipe gouvernementale sortante qui sera
présente à la cérémonie d’investiture du président, samedi 7 mai, et non pas
une bande de nouveaux clampins qui n’auront pas donné une goutte de
sueur pour sa réélection.

Samedi 7 mai 2022


Un tailleur qui fait causer
J’arbore pour la cérémonie d’investiture un tailleur vert pomme déjà
beaucoup porté mais qui va faire la une des gazettes toujours à l’affût des
plus stupides insignifiances. Je l’avais même porté avec Brad Pitt à la
Bourse du commerce et au Centre Pompidou pour les expositions Charles
Ray. Marisol Touraine va aller jusqu’à dire aimablement que je ressemble à
Elton John. Elle ressemble surtout à quelqu’un qui fait beaucoup de
mamours au président pour redevenir ministre.
La cérémonie est simple, sans emphase. Brigitte Macron est superbe
dans son tailleur blanc. Il y a beaucoup de monde dans le « carré des
artistes » juste derrière la famille du président et de son épouse.
Le lendemain, nous nous retrouvons pour commémorer l’armistice du
8 Mai. Business as usual.

Lundi 9 mai 2022


Le plaisir est dans l’attente
Toujours pas de Premier ministre.
Semaine du 9 au 15 mai 2022
La valse des prétendants
On cherche l’oiseau rare, ou plutôt l’oiselle rare, pour devenir Première
ministre. Circule même le nom de Catherine Vautrin, que je n’aurais jamais
imaginée à Matignon. Par ailleurs, ça s’agite ferme dans le microcosme
pour deviner le nom de mon successeur ou de ma successeure. Tout a
commencé la semaine dernière avec le nom de Michel Denisot. Je
commente par un « Intéressant » incrédule. La présence de Guillaume
Gallienne à la cérémonie d’investiture l’a propulsé comme futur ministre
crédible. Super, c’est un pote. On me rapporte que l’increvable Jean-Marc
Dumontet est en train de constituer son cabinet. Quelques propos tenus à
son égard par Emmanuel Macron me font douter qu’il soit retenu même si
son regard fuyant constaté lors d’une réception m’indique qu’il doit
fomenter quelque intrigue. Rachel Kahn – qui a participé, en début d’année,
à la commission de Gérald Bronner sur les « lumières à l’ère numérique » –
paraît plus en cour.
Un conseiller surgit dans mon bureau : « C’est sûr, c’est Catherine
Pégard ! » J’envoie immédiatement un SMS de félicitations à la présidente
de Versailles, qui ne prend pas la peine de me répondre, prenant cela
comme une connerie – à juste titre.

Les institutionnels fourbissent leurs armes. Laurent Le Bon, le président


du Centre Pompidou, et Didier Fusillier, le président de la Grande Halle de
la Villette, auraient, selon leur entourage, reçu des assurances à la hauteur
de leurs ambitions et de leurs mérites. On évoque le retour probable
d’Audrey Azoulay, la directrice générale de l’Unesco, même si elle n’a pas
laissé le meilleur souvenir à Valois. On me signale que la candidate
d’Alexis Kohler serait Laurence Bloch, la directrice sortante de France
Inter. « Ça alors, pensé-je in petto, ça va être amusant : son premier chantier
va être la suppression de la redevance, suppression à laquelle elle était
fermement opposée… » C’est bizarre, mais, pour l’avoir longuement
rencontrée à plusieurs reprises, je l’imagine mal renonçant à ses convictions
pour un maroquin ficelé sur un siège éjectable.
Chaque heure, un nom surgit d’un informateur qui assure qu’il le tient
« de la bouche du cheval ».
Après les institutionnels, les politiques montent sur le manège
enchanté : Aurore Bergé, Catherine Morin-Desailly, Constance Le Grip ou
encore Laurent Lafon. De grands élus locaux pourraient céder au chant des
sirènes comme Michaël Delafosse, le maire de Montpellier, Caroline
Cayeux, la maire de Beauvais, ou Arnaud Péricard, le maire de Saint-
Germain-en-Laye.
Des noms improbables au premier abord sont cités : Olivier Poivre
d’Arvor ou Rima Abdul-Malak, la conseillère culture du président. On
assure à ma directrice de cabinet qu’elle serait la protégée de Brigitte
Macron, avec qui elle entretient des liens forts de proximité. Ma foi, cette
protection est un très bon point pour elle.
Par principe, la nomination d’un conseiller de l’ombre ne fait pas partie
de mon référentiel, quelle que soit par ailleurs la compétence de la
personne. Tout au long de ces 682 jours, mes relations avec Mme Abdul-
Malak avaient été très agréables, d’autant que les problèmes de fond étaient
massivement réglés à Matignon. Quant au storytelling imaginé par certains
journalistes malveillants – un pléonasme –, d’une personne qui aurait
conduit les affaires de Valois en sous-main, cela relève de la polémique
politicienne ou – l’une n’excluant pas l’autre – de l’ignorance du
fonctionnement des institutions, d’autant que le conseiller culture, hélas, n’a
pas vocation à faire partie du premier cercle décisionnaire, quel que soit
d’ailleurs le président de la République. Soutenir qu’il puisse exister un
ministre bis est même d’une rare niaiserie puisque c’est le ministre seul qui
est en conférence budgétaire, qui plaide ses dossiers devant le président et
le Premier ministre, qui présente ses communications au Conseil, qui
argumente dans les Conseils de défense ou les cellules de crise, qui se bat
au Parlement devant les commissions et en plénière, qui défend les
positions de la France au Conseil européen des ministres de la Culture et de
la Communication, qui affronte les syndicats et les manifestants, qui
négocie pied à pied comme je l’ai fait par exemple avec les patrons des
plateformes ou des grandes entreprises de l’audiovisuel, qui dirige ses
services, qui est passé sur le gril des matinales d’info. On n’a jamais vu un
conseiller, quelle que soit son influence supposée, lui être du moindre
secours. Au moment où le nom de Rima Abdul-Malak a commencé à
circuler, j’ai pensé que cette nomination était sympathique et bienvenue,
puisqu’elle mettrait ses pas dans les miens et qu’elle saluerait un bilan
auquel elle avait été associée. C’est exactement ce qui s’est passé et, quand
le président m’a demandé mon avis sur ce choix, j’ai pu l’approuver sans
faire part de ma réserve de principe à la promotion de conseillers,
compétents certes, mais sans poids politique. Toutefois, je campe sur mes
positions ! Cette pratique instille dans l’opinion publique le sentiment d’un
entre-soi technocratique des élites parisiennes et crée un sentiment
d’injustice chez des élus – pourtant bien légitimes à assurer la fonction –
qui constatent qu’il vaut mieux être au chaud derrière des portes
capitonnées que de se battre face à la meute pour défendre le président de la
République et son programme.

Ah, ce bal des prétendants, quelle rigolade ! Une semaine de folie… Les
messages et les déclarations s’accumulaient me demandant de plaider ma
cause auprès d’Emmanuel Macron pour continuer à Valois, ce que j’avais
d’autant moins l’intention de faire que j’avais planifié mon départ et
commencé à organiser ma nouvelle vie. J’ai même arrêté in extremis une
pétition du personnel adressée au président et qui lui demandait de me
maintenir dans le poste. Adorable, mais pas vraiment convenable… J’ai
gardé précieusement ce témoignage d’affection terriblement émouvant.
Je poursuivais mon activité ministérielle, qui ne faisait que perturber un
peu plus mon équilibre émotionnel : exposition « Love Songs » à la Maison
européenne de la photographie, inauguration des travaux du musée de
Cluny, réception des artistes français présents au Festival de Cannes,
concert « Monumental Tour » de Michaël Canitrot, exposition « Sur la route
des chefferies du Cameroun » au musée du Quai Branly-Jacques-Chirac,
« Machu Pichu » à la Cité de l’architecture, visite du musée Delacroix et
bonheur de se poser un grand moment sous les ombrages de son ravissant
jardin. Discuter avec des serviteurs magnifiques de notre patrimoine
culturel, comme Laurence des Cars ou Emmanuel Kasarhérou. À chaque
visite, les mêmes déclarations qui dépassaient de loin les formules de
politesse habituelles.

Flash-back : jeudi 12 mai 2022


Mon pétage de plombs
Est-ce tout cela qui m’a fait « péter les plombs » ? Le jeudi 12 mai, le
Premier ministre réunit les membres du gouvernement pour un dîner
convivial. Avant de passer à table, Jean me prend à part et me propose ni
plus ni moins de plaider pour mon maintien au ministère de la Culture… Je
suis totalement bouleversée et, dans un moment d’égarement
incompréhensible, j’accepte d’être « couchée » sur son testament politique.
Qu’est-ce qui m’a pris ? Comment peut-on accepter une pareille ânerie ?
Heureusement, je ne vais mettre qu’une heure à retomber sur mes pattes.
J’envoie alors un SMS formel à Jean Castex lui interdisant une telle
démarche. Encore aujourd’hui, je ne me remets pas de cette cagade ridicule
et j’ai le sentiment d’être passée à quelques centimètres de tomber de la
falaise… Ouf !
Quand un journaliste m’interroge sur cette fin de mandat, je sens bien
qu’il voudrait une réponse binaire : soit je devrais la vivre comme un
soulagement et ressentir la joie de retrouver une vie « normale », soit je
devrais éprouver du chagrin et de la frustration de quitter une fonction
magnifique. Mais les deux, mon général ! Évidemment, de même qu’à
67 ans de Gaulle se refusait à « commencer une carrière de dictateur », de
même je n’allais pas à 75 ans jouer les prolongations. Chacun de ceux qui
m’ont entourée peut témoigner que je n’ai pas tenté la moindre démarche,
ni envoyé le plus petit signal, explicite ou implicite, indiquant un
quelconque désir de continuer cette tâche. Bien au contraire.
Comme Éric Dupond-Moretti l’a fait valoir pour la réforme de la justice
qu’il avait initiée, j’aurais pu expliquer à Emmanuel Macron la nécessité de
la continuité pour mener à bien de très importants dossiers : accélérer
l’opération « France 2030 » et la transition numérique, rénover le maillage
territorial des opéras et des orchestres en région, faire fructifier les liens
créés pendant la présidence française de l’Union européenne pour
consolider les positions françaises sur la propriété intellectuelle et la
protection de la création européenne, parfaire la transformation et la
préservation de l’audiovisuel public et privé dans un contexte de
suppression de la redevance, simplifier et harmoniser les politiques d’aides
et de labellisation du spectacle vivant, moderniser les établissements
d’enseignement de la culture et tout spécialement les écoles d’architecture
devant l’exigence de la lutte contre le dérèglement climatique. Tous ces
sujets étaient lancés, travaillés en profondeur et susceptibles d’achèvement
à mi-mandat de la nouvelle législature. Ministre la plus populaire du
gouvernement Castex, j’avais constitué de longue date un réseau
impressionnant d’élus nationaux et locaux, de fonctionnaires, de
responsables associatifs, d’acteurs du milieu culturel, la seule politique de
la majorité à posséder un puissant réseau dépassant les frontières du
macronisme. Certains votes au Parlement en témoignent.
Je sais que certains n’ont pas compris et même m’en ont voulu de
n’avoir pas fait ce plaidoyer pro domo auprès d’Emmanuel Macron,
plaidoyer que j’aurais probablement gagné. J’y ai beaucoup réfléchi et je ne
regrette absolument pas d’avoir résisté à cette tentation qui m’a effleurée
quelquefois, je le reconnais bien volontiers.
Pour autant, quitter le ministère de la Culture a été pour moi un deuil
douloureux et cela restera un arrachement que je porterai tout au long de
mon existence.

Lundi 16 mai 2022 au matin


Roselyne qui se mêle
de ce qui ne la regarde pas
Toujours pas de Premier ministre… Mais les choses s’accélèrent.
J’envoie à 10 h 40 un message à Emmanuel Macron : « C’est vraiment
Élisabeth Borne qui serait votre meilleure Première ministre : de la solidité,
du courage, une parfaite connaissance des dossiers écologiques et sociaux,
une sensibilité de gauche et elle tiendra la marée devant la meute hurlante
des députés Insoumis. Signé : Roselyne qui se mêle de ce qui ne la regarde
pas »
Et, à 20 h 29, une heure après la passation de pouvoir entre Borne et
Castex, il me répond : « Je vous écoute !! Bises »
MDR.
Semaine du 16 au 20 mai 2022
(quatre semaines après la réélection
du président de la République)
« Gin tonic ! »
La nomination du gouvernement est calée pour la fin de semaine,
l’occasion dans ces trois jours de se dire au revoir à grands coups de gin
tonic, d’échanger des adresses et des rendez-vous la voix enrouée par
l’émotion, de s’assurer que tous les conseillers ont bien un point de chute,
de passer des appels de remerciements à tous ceux, nombreux, qui m’ont
soutenue dans ces 682 jours de folie, de préparer mon discours de passation
et de tout mettre en ordre.

Vendredi 20 mai 2022


Mission accomplie
À la fin de mon allocution qui salue l’arrivée confirmée de Rima Abdul-
Malak comme ministre de la Culture, l’ovation qui remplit le salon des
Maréchaux, retransmise en direct sur les chaînes d’info, est bouleversante.
Elle continue tout au long de mon cheminement de départ : les agents se
sont mis aux fenêtres et m’envoient des saluts et des baisers. À 18 h 31, le
message d’Emmanuel Macron rejoint le chœur : « Je vous adore. Vous êtes
super. Je vous embrasse. »
Demain est un autre jour.
Annexe 1

Bilan du quinquennat : des moyens


en forte hausse et des priorités
affirmées

Depuis 2017, et tout spécialement entre 2020 et 2022, le budget du


ministère de la Culture a augmenté de manière exceptionnelle, au travers
des crédits budgétaires classiques et d’outils plus innovants : Loto du
patrimoine, « France Relance », Plans d’investissement d’avenir, Fonds
pour les entreprises culturelles et créatives, « France 2030 ».

Le quinquennat a permis une hausse de 15 % des crédits budgétaires


classiques et un renforcement massif de plus de 17 % des principaux
dispositifs fiscaux en faveur de la culture dans un contexte d’inflation
quasi nulle.

L’accélération a été particulièrement nette alors que l’inflation était


quasi nulle à compter de 2021 et s’est même accentuée en 2022 (+ 7,5 %).
Cette augmentation s’est faite pour l’ensemble des secteurs et au profit des
territoires : la part des crédits d’intervention déconcentrés a ainsi progressé
de plus de 7 points.

Une priorité à la jeunesse, à la démocratisation et à l’autonomisation


des pratiques culturelles

Le quinquennat a été marqué par une hausse sans précédent des crédits
en faveur de la jeunesse et de la démocratisation culturelle, soit + 48 %.
Cette évolution résulte notamment de la création, puis de la généralisation à
l’ensemble du territoire national, du pass Culture. L’accent a été mis
également sur le développement de l’éducation artistique et culturelle, dont
les crédits ont été doublés depuis 2017.
De plus, un plan sans précédent a été établi pour l’enseignement
supérieur culturel, en augmentation de 10 % dans le budget 2022.

Une augmentation des crédits du patrimoine pour soutenir l’activité


dans les territoires et renforcer l’attractivité culturelle de la France.

Les moyens en faveur du patrimoine ont augmenté de 14 % durant le


quinquennat, qui a été marqué par des investissements exemplaires dans ses
monuments historiques, tels le Grand Palais, le château de Versailles ou
Villers-Cotterêts. Il a également soutenu la restauration des monuments
historiques appartenant aux communes et aux propriétaires privés.

Un nouvel élan à nos modèles de création et de diffusion artistiques

Un effort inédit a permis de soutenir l’emploi artistique et la jeune


création avec des crédits en augmentation de 12 % à périmètre constant. À
cela s’ajoute le déploiement de dispositifs fiscaux supplémentaires. Cette
hausse du soutien public s’adresse aussi bien aux auteurs et aux professions
du spectacle, aux opérateurs de la création, aux grands projets de
modernisation et d’investissement, au renforcement des crédits en faveur
des structures en région et à l’affirmation d’une véritable politique en
faveur des festivals.

Les filières médias, livres et industries culturelles voient leurs crédits


augmentés de 9 % sur la période avec un cadre profondément modernisé

Le quinquennat a permis une mobilisation exceptionnelle de crédits en


faveur des filières des industries culturelles, une hausse des dépenses
fiscales et une modernisation des moyens d’action de l’État.
Cette mobilisation a touché tous les secteurs :
pour la musique, la création du Centre national de la musique et
l’adoption, dans le budget 2022, d’un crédit d’impôt pour l’édition
musicale ;
un plan exceptionnel de filière pour la presse doté de 483 millions
d’euros ;
le renforcement inédit des crédits du fonds de soutien à l’expression
radiophonique ;
pour le cinéma et la production audiovisuelle, la modernisation des
taxes affectées ou fonds de soutien géré par le CNC, la modernisation
du financement dans le cadre des directives SMA et droits d’auteur, le
renforcement des dispositifs fiscaux ;
pour le livre, le renforcement pérenne des crédits du Centre national du
livre et de la Bibliothèque nationale de France avec l’achèvement du
site historique de Richelieu, le lancement du projet de réserves et du
projet immobilier de la BPI.

Des outils exceptionnels et novateurs au service de la relance et de


l’innovation

Une mobilisation exceptionnelle pendant la crise, à hauteur


de 15 milliards d’euros
Ces aides ont touché tous les secteurs de la culture. On signale tout
spécialement l’année blanche pour les intermittents et sa prolongation. Mais
le soutien de l’État s’est exprimé aussi au travers de l’activité partielle, du
fonds de solidarité, des prêts garantis et des exonérations de cotisations
sociales.

Des outils novateurs

Des crédits exceptionnels ont été mobilisés, destinés à l’innovation, à la


transition numérique et écologique ou au renforcement des fonds propres et
à l’indépendance économique des entreprises culturelles dans le cadre des
Plans d’investissement d’avenir : 190 puis 400 millions d’euros. Un fonds
de 225 millions d’euros a été destiné à des investissements en fonds propres
dans les entreprises créatives. Le plan « France 2030 » mobilisera
600 millions d’euros pour placer la France en tête de la production des
contenus culturels.
Annexe 2

Actions menées entre juillet 2020


et mai 2022

Patrimoine et architecture
• Plan de relance
• Suivi du chantier de Notre-Dame de Paris, du Grand Palais et de
nombreux bâtiments patrimoniaux
• Restitutions : Bénin et biens juifs spoliés et lois afférentes
• Renouvellement de la convention Louvre Abu Dhabi
• Création de l’Observatoire, rapport Lemas, etc.
• Renouvellement et féminisation des nominations à la tête des grands
établissements patrimoniaux

Spectacle vivant
• Soutien au secteur : prolongation de l’année blanche et dispositifs
spécifiques
• « Plan Artistes-Auteurs » et suites du rapport Racine
• Politique des festivals. Tenue de trois états généraux
• Missions « Opéras en région » et « Orchestres en région »
• Opéra national de Paris. Soutien et suites du rapport Hirsch-Tardieu
• « Mondes nouveaux »
• Photographie : rapport Franceschini et grande commande publique
• Création de l’établissement public Mobilier national
• Re-mise en place des Coreps
• Nombreuses nominations

Médias et industries culturelles


• Loi relative à la régulation et à la protection de l’accès aux œuvres
culturelles à l’ère numérique
• Plan presse, accords presse-poste sur le transport postal concertations
police-journalistes, aides aux pigistes
• BnF : centre de conservation d’Amiens
• Lecture, grande cause nationale
• Négociations auteurs-éditeurs et négociations sur les clauses types de
l’audiovisuel
• Audiovisuel public : les conventions d’objectifs et de moyens 2020-
2022, offre de proximité, maintien de France 4 et création de Culture
Box, Pactes outre-mer, diversité et jeunesse
• Réforme du financement de la création

Cinéma, audiovisuel
• Chronologie des médias
• Négociations avec les plateformes
• « France 2030 »
• Soutien massif au secteur
• Le cinéma à l’école dès la maternelle
• Renouvellement de la présidence du Festival de Cannes

Francophonie et langues de France


• Villers-Cotterêts
• Semaine de la francophonie
• États généraux à La Réunion
• Printemps des Poètes
• Installation à Matignon du Conseil interministériel des langues
régionales

Transmission, éducation, démocratisation


• Création d’une nouvelle direction générale à cet effet
• Mise en œuvre réussie du Pass Culture
• Le 100 % EAC
• Lancement des capitales françaises de la culture
• Enseignement supérieur : plan « Santé étudiants » et travaux sur
l’insertion des jeunes diplômés
• Travaux préparatoires : JO et Olympiades culturelles
• Conseil national des territoires pour la culture et création des conseils
locaux
• Contrats avec les collectivités territoriales
• Plans de lutte contre les violences sexuelles et sexistes

En interne
• Animation du réseau des Drac avec une forte implication personnelle
de Roselyne Bachelot
• Réforme de l’administration centrale
• Parachèvement du plan indemnitaire, du plan informatique et de la
stratégie numérique
• Gestion de la crise en continu
• Suivi du plan de relance
• Plus de cent cinquante déplacements dans les territoires
Travaux législatifs et réglementaires
• Loi DDADUE
• Loi RPAOCEN
• Lois restitutions
• Copie privée
• Textes européens, DSA, DMA, propriété intellectuelle
• Décret Smad
• Lois de finances

International
• Présidence française de l’Union européenne
• G20 de la culture à Rome
• Présence effective aux Conseils européens
• Crise ukrainienne : accueil des artistes, soutien à la protection des
œuvres d’art
• Action diplomatique de soutien à Aliph (protection des biens culturels
dans les zones de conflit) et organisation de la deuxième Conférence des
donateurs au Louvre
Notes

I. Comment voyez-vous les choses ?


1. Raymond Soubie, conseiller social du président Nicolas Sarkozy de 2007 à 2010. Ancien
président de l’Opéra de Paris et actuel président du théâtre des Champs-Élysées.
2. Catherine Vautrin, annoncée comme Première ministre, en fera l’amère expérience lors de la
constitution du gouvernement en mai 2022.
3. Philippe Lombardo et Loup Wolff, « Cinquante ans de pratiques culturelles en France », à
retrouver sur le site du ministère de la Culture (www.culture.gouv.fr).
4. Lors d’un dîner, Yves de Gaulle, petit-fils du Général et auteur d’Un autre regard sur mon
grand-père (2016), m’indiqua que le chef de la France libre était un fervent lecteur de science-
fiction… et de bandes dessinées. Ce genre de lectures est peut-être plus utile aux politiques que
les traités d’économie puisque, selon John Galbraith, économiste, la seule fonction de la
prévision économique est de rendre l’astrologie respectable. Va savoir, Charles !
5. Un rêve d’Avignon, programme exceptionnel de France Culture du 6 au 25 juillet 2020 alors
que le Festival d’Avignon était annulé.
6. Wolfgang Schäuble, qui fut ministre des Finances de la République fédérale d’Allemagne de
2009 à 2017, disait avoir vu défiler dix collègues français !

II. Un jour sans fin


1. Hauteur de l’édifice : 63 mètres à Nantes et 69 mètres pour Notre-Dame de Paris. Hauteur de
la nef sous voûte : 37,50 mètres à Nantes et 33 mètres à Notre-Dame de Paris.
2. Muriel Barbery, L’Élégance du hérisson, Gallimard, 2006.
3. Verdi amoureux, Flammarion, 2013.
4. Reprendre cette activité d’éditorialiste à ma cessation d’activité ministérielle m’a été refusé
par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique au motif que j’avais exercé la
tutelle de l’audiovisuel public pendant deux ans. J’ai du mal à imaginer comment effectuer une
fois par semaine une analyse de 8 minutes sur les voix lyriques me mettrait en conflit d’intérêts
avec la gestion de Radio France… Allons, il convient d’être obéissante pour une fois !
5. L’expression est de Giuseppe Verdi…
6. Jauge de l’Opéra Bastille : 2 745 personnes. Jauge de l’Opéra Garnier : 1 979 personnes.

III. Winter is coming…


1. « L’hiver vient », titre du premier épisode de la série Game of Thrones.
2. Dorothée Janin-Goldman, L’Île de Jacob, Fayard, 2020.
3. Comme il le raconte dans Par-delà les vagues (Robert Laffont, 2022).
4. Grand Corps Malade est le nom de scène de Fabien Marsaud.
5. Rapporté dans Le Point du 7 juillet 2022.
6. Qui donnent leur avis sur des sujets dont ils ne savent rien.
7. Pour ceux et celles qui souhaitent mon analyse complète de la crise sanitaire de 2009,
consulter sur le site de l’Assemblée nationale à la date du 1er juillet 2020 le compte rendu de
mon audition devant la Mission d’information de la conférence des présidents sur l’impact,
la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Covid-19.
8. J’utilise par facilité cette image. On devrait parler plutôt de « zones sous-denses ». Ceux qui
comme moi ont fait de l’humanitaire en Afrique savent ce qu’est vraiment un « désert »
médical…
9. Les médecins ont obtenu un tarif de 44,60 euros par injection le samedi et le dimanche… et
certains ont réussi à gagner parfois jusqu’à 9 000 euros par jour.
10. Propos rapportés par Le Journal du dimanche le 2 janvier 2021.

IV. Les invasions barbares


1. De la même façon, la chapelle de la Retraite d’Angers, où je suis allée à la messe sans petit-
déjeuner – j’insiste : sans petit-déjeuner ! – tous les matins alors que j’y étais pensionnaire a été
détruite sans que je verse une larme sur cette horrible construction style crème Chantilly dans le
plus pur style bondieusard ignacien.
2. Visiblement pas un spécialiste puisqu’il qualifie la chapelle de « pluriséculaire »… Enfin, je
sais bien que les années passent de plus en plus vite !
3. Les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, associés dans l’agence Lacaton-
Vassal.
4. C’est bien sûr une plaisanterie (je précise, on ne sait jamais, des fois que des journalistes le
prennent au premier degré et des psychanalystes comme un désir refoulé !).
5. Supplément du Figaro, cahier no 1, no 24264 et 24265 des 26 et 27 août 2022.
6. Commission créée par François Hollande le 16 juillet 2012. Nous avons rendu nos travaux au
président de la République le 9 novembre 2012.
7. David Mangin, La Ville franchisée. Formes et structures de la ville contemporaine, Éditions
de la Villette, 2004. (La Ville franchisée et non La France franchisée comme il est dit dans
l’article de Charles Jaigu).

VI. « Qui t’a fait roi ? »

1. Comme, par exemple, dans mon livre Les Maires. Fête ou défaite ?, Anne Carrière, 2001.
2. Rapporté par Olivier Beaumont dans Le Parisien daté du 8 juillet 2022.
3. J’avais demandé à Monique et Jack Lang de m’accompagner car je connaissais les liens qui
ont uni pendant dix-huit ans leur fille Valérie à Stanislas Nordey, le patron du théâtre national de
Strasbourg, un de nos six théâtres nationaux. Valérie Lang, comédienne, est décédée
prématurément à l’âge de 47 ans.
4. Rapport de la Cour des comptes sur le ministère de la Culture remis en juin 2021 à retrouver
sur le site de l’institution.
5. Exactement 2,95 milliards en 2019 et 3,16 milliards en 2019.
6. Appelé « conseil départemental » depuis la loi du 17 mai 2013.
7. Devenu Festival d’Anjou en 1975.
8. J’ai été conseillère municipale d’Angers de 1995 à 2001.
9. Le Journal du dimanche, 29 octobre 2017.
10. Le syndrome de Stockholm désigne la propension des otages à épouser la cause de leurs
ravisseurs si leur détention se prolonge.

VII. Ave César !


1. Un cinéaste m’avait assuré que le CNC (Centre national du cinéma) avait été créé par… Jack
Lang. Il était quelque peu défrisé quand je lui appris que l’ancêtre de cette institution avait été
créé par le régime de Vichy et promptement rebaptisé en 1946… On devrait toujours étudier
l’histoire des conquêtes sociales.
2. Les annexes 8 au régime de l’assurance chômage concernent les ouvriers et les techniciens
des différents secteurs culturels et les annexes 10 les artistes. On estime aujourd’hui que, pour
environ 300 millions d’euros de cotisations versées, les intermittents reçoivent
environ 1,3 milliards d’euros de prestations.
3. Les intermittents indemnisés étaient au nombre de 9 060 en 1984, 41 113 en 1991, 106 000
en 2013 et environ 125 000 aujourd’hui. Une partie notable de cette inflation est représentée par
la présence d’intermittents dans les sociétés de l’audiovisuel public et privé, ce qui peut être
considéré comme un dévoiement du système ou comme une subvention déguisée !
4. Nous sommes le 10 septembre.
5. Chiffres 2019 du ministère de la Culture : 953 théâtres, 198 lieux de diffusion de la musique,
449 conservatoires et 120 établissements d’enseignement supérieur Culture.
6. Serge Dorny, le directeur de l’opéra de Lyon m’a communiqué des photos du hall de l’opéra
littéralement transformé en ZAD.
7. Jean-Jacques Lebel, artiste plasticien, producteur de happenings, tenant de la contre-culture,
et Paul Virilio, architecte et urbaniste.
8. Le Monde, 28 décembre 2012. Il n’a pas pris une ride…
9. Xavier Giannoli en fera de même en 2022 et ne viendra pas chercher les deux Césars récoltés
pour Illusions perdues.
10. Lors de l’équivalent espagnol de la soirée des Césars, la profession du cinéma demanda à
des soignants de remettre les statuettes – les Goya – de récompense. Classe.

VIII. La lumière de l’astre mort


1. Il y a deux types de séances de questions au gouvernement : les célèbres QAG, « questions
au gouvernement », qui malheureusement ne sont plus retransmises en direct par France 3, et les
QOSD, « questions orales sans débat ». Pour ces dernières, en matinée, dans un hémicycle
déserté où ne siègent que le questionneur et le parlementaire qui va prendre sa suite, quelques
ministres sont de corvée pour répondre avec des notes insipides préparées par les cabinets des
ministres en cause à des dossiers qui n’ont rien à voir avec leurs compétences. On voit ainsi le
ministre de la Culture prendre un air convaincu pour dire sa réprobation sur l’élevage des
poulets en batterie, son indignation sur les attaques djihadistes au Mali et sa compassion pour
les victimes des inondations.
2. Elle a été en fait écrite par le journaliste et avocat Camille Desmoulins en 1791, à qui l’on
doit aussi la devise de la République Liberté, Égalité, Fraternité.
3. J’ai toutefois participé au fameux Sarkothon, qui épongeait le financement de la campagne
de Nicolas Sarkozy. J’avais été sa ministre, participé à ses deux campagnes présidentielles, et
c’était la moindre des choses.
4. La formule est de Neïla Latrous et Jean-Baptiste Marteau (Bal tragique à l’UMP. Coups bas,
fraudes et trahisons, Flammarion, 2013).
5. Au fait, et la culture dans tout ça ? Rien de bien original sauf une mesure, l’instauration
d’une « Journée nationale des héros français ». C’est vrai qu’en France, pour les
commémorations, on était vraiment en manque…
6. Propos rapportés par Le Parisien daté du 25 mai 2022.

IX. Ô ministres intègres


1. Cela me rappelle mes démêlés avec mon cher Jacques Chirac. Il est curieux que nombre de
personnes portent sans complexe des lunettes, avouent sans peine une prothèse de hanche ou un
pacemaker mais préfèrent s’isoler plutôt que de porter une aide auditive…
2. Sur ce rappel historique, une lecture utile : Pierre Molinier, Les Politiques publiques de la
culture en France (1999), PUF, coll. « Que sais-je ? », 2021, 8e éd. Pierre Molinier est ancien
chargé d’études et de recherche au ministère de la Culture et de la Communication.
3. On m’a assuré que Jean-Jacques Aillagon l’avait acheté chez un brocanteur pour le compte
du ministère. Que les mânes d’Édouard Dantan me pardonnent, mais c’est carrément une
croûte…
4. Un précurseur, ce Larroumet, puisqu’il s’intéressait à la photographie ! Professeur, écrivain,
journaliste, critique littéraire, il fut même secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts.
5. André Cornu est le père de Simone Gallimard, éditrice, et grand-père d’Antoine et Christian
Gallimard, éditeurs.
6. Présidente du comité d’histoire du ministère de la Culture et ancienne directrice du
patrimoine.
7. Un livre tonique, exhaustif et totalement indispensable pour ceux et celles qui sont
passionnés par les politiques culturelles : Jacques Toubon et Maryvonne de Saint-Pulgent,
L’Énergie et la Passion, La Rumeur libre, 2022.
8. Note de précaution : j’aime beaucoup Romorantin avec son musée de Sologne et
La Canourgue, dont mon ami Jacques Blanc fut le maire.
9. Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.
10. La Comédie de la culture, Seuil, 1993. Michel Schneider est mort le 21 juillet 2022. Lire
aussi le remarquable Big Mother. Psychopathologie de la vie politique (Odile Jacob, 2002).
11. À l’occasion de sa disparition, Le Monde daté du 23 juillet 2022 a publié une excellente
notice nécrologique signée par Patrick Kéchichian.
12. Il avait appelé à voter Hollande en 2012.
13. J’ai baptisé ainsi le couloir du ministère qui mène du salon Alechinsky au salon des
Maréchaux et où l’on accroche les portraits des anciens ministres de la Culture.

X. La propriété, ce n’est pas du vol


1. Michel Larive, député LFI de l’Ariège de 2017 à 2022.

XI. Ici, il n’y a pas de pourquoi


1. Élie Buzyn, le père d’Agnès, est décédé le 23 mai 2022.
2. Primo Levi, juif italien déporté à Auschwitz et auteur de Si c’est un homme (1947), vendu à
plusieurs millions d’exemplaires et traduit dans soixante langues
3. Merci à la ville de Sannois qui avait acheté ce tableau de toute bonne foi et dont le conseil
municipal a voté à l’unanimité la restitution.
4. J’ai à nouveau visité cette exposition à l’invitation du président Macron en juillet 2022.
L’émerveillement était intact.
5. Bénédicte Savoy, historienne française de l’art, et Felwine Sarr, musicien et sociologue
sénégalais.
6. Pour « Sur la route des chefferies du Cameroun » au musée du Quai Branly-Jacques-Chirac,
cette dimension religieuse a été prise en compte et des pratiques rituelles ont accompagné cette
exposition.
7. Une laure est un monastère orthodoxe.
8. De la même façon, les nazis soutiendront dans les pays occupés des mouvements régionaux
séparatistes ou autonomistes.
9. Ah, Nordey dans Mithridate…
10. Aliph est une fondation rassemblant des États qui ont uni leurs forces pour protéger le
patrimoine en danger. Le président en est le grand mécène américain Thomas S. Kaplan.

XII. Quitter les choses avant qu’elles ne vous quittent


1. Ça, c’est juste un petit plaisir pour flatter mon goût immodéré pour les mots sophistiqués.
L’ultracrépidarianisme est l’attitude qui consiste à s’exprimer doctement sur des sujets sur
lesquels on n’a aucune compétence, pathologie qui sévit à haute intensité dans l’espace public.
Dans un débat sur le réchauffement climatique, l’animateur d’une station de radio avait
interrogé « Ginette de Romorantin » sur les explications données par un éminent climatologue.
Ginette avait répliqué qu’elle n’y croyait pas car il avait plu pendant toutes ses vacances. Et le
journaliste, de conclure sans rire : « Vous voyez que, sur le réchauffement climatique, les avis
sont partagés » !
2. Ceux-ci m’ont assuré que je suis le seul ministre de la Culture à avoir procédé de cette façon.
Du même auteur

Aux Éditions Plon


Le Pacs : entre haine et amour, 2000
Corentine, 2019

Chez d’autres éditeurs


Les Maires : fête ou défaite ?, Anne Carrière, 2002
Le Combat est une fête, Robert Laffont, 2006
À Feu et à sang : carnets secrets d’une présidentielle de tous les dangers, Flammarion, 2012
Verdi amoureux, Flammarion, 2013
La Petite Fille de la Ve, Flammarion, 2015
Bien dans mon âge : tout commence à soixante ans, Flammarion, 2016
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