Jean-François Nahmias
L’ENFANT DE LA TOUSSAINT
La bague au lion
FRANCE LOISIRS
123, boulevard de Grenelle, Paris
1re Édition : Éditions Fixot – Robert Laffont – Compagnie 12
L’Enfant de la Toussaint
La Bague au lion (Vol. I).
Première édition sous le pseudonyme de François Liensa, 1987. Nouvelle édition, 1994.
La Bague au loup (Vol. II).
Nouvelle édition des deux volumes suivants : La Femme de sable (1988), paru sous le
pseudonyme de François Liensa, et L’Homme à la licorne (1992).
Le Cyclamor (Vol. III). 1994.
Une édition du Club France Loisirs, Paris, réalisée avec l’autorisation de Fixot
Compagnie Douze 12
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.
122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et
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source, que les « analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique,
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4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par le articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
© Première édition, Fixot Compagnie Douze 12, 1987.
© Nouvelle édition, Fixot Compagnie Douze 12, 1994.
ISBN 2-7242-9046-1
À Christiane et à César.
Il m’aura fallu huit ans pour raconter les cent ans d’existence de François de Vivraie… L’idée
de départ était simple : né le jour où commence la guerre de Cent Ans, François allait vivre un
siècle et, à travers lui, allait revivre le plus long conflit de notre histoire.
Mais l’exécution de ce projet fut plus difficile que prévu. La documentation aussi complète que
possible que j’ai voulu réunir s’est révélée parfois d’un accès malaisé. (Je pense en particulier
aux thèses en médecine sur la folie de Charles VI qui, n’étant pas imprimées, ne se trouvent pas à
la Bibliothèque nationale.)
Ce sont pourtant les problèmes liés à la composition même de l’ouvrage qui ont été les plus
ardus. Au moment d’écrire ce qui devait être le tome IV,Le Cyclamor, je me suis aperçu que les
tomes II et III, précédemment intitulés La Femme de sable et L’Homme à la Licorne, devaient être
réduits pour que le récit garde son unité de mouvement. Je les ai donc condensés en un seul
volume : La Bague au loup. Voilà pourquoi les fidèles lecteurs de cette série ne devront pas
s’étonner de la voir paraître aujourd’hui sous un aspect un peu différent…
Au cours de ces années, il m’est arrivé, je l’avoue, de céder au découragement et d’être tenté
d’abandonner. Si je ne l’ai pas fait, c’est, en définitive, par respect pour mes personnages. Ils
avaient le droit, tous, d’aller jusqu’au bout de leur destin.
Ils sont donc là, bons ou méchants, grands ou petits, fictifs ou réels (ces derniers étant, je
l’espère, le plus près possible de la vérité historique). Ils ont vécu de grands malheurs, mais,
guidés par l’espérance, ils ont traversé avec simplicité cette période sombre de notre histoire.
Ils étaient différents de nous par leur façon de se loger, de se nourrir, de se vêtir, de
comprendre le monde, mais ils ont aimé, ils ont souffert, ils se sont battus, en un mot, ils ont vécu
comme nous. Car les époques peuvent changer, mais le cœur humain reste le même.
Jean-François Nahmias
LA BAGUE AU LION
Première partie
L’ENFANT DE LA TOUSSAINT
1 Le lion et la louve
En langage héraldique, le blason de la famille de Vivraie était dit
taillé de gueules et de sable. En langage courant, cela signifiait qu’il
était rouge et noir et coupé en deux par une diagonale, le rouge
occupant la partie supérieure droite, le noir, la partie inférieure
gauche.
Ces armoiries simples, formées uniquement de deux couleurs,
alors que tant d’autres ont des motifs compliqués, avaient pourtant
une histoire hors du commun. Pour la connaître, il faut remonter à
l’année 1249 et, plus précisément, à la septième croisade, entreprise
par le roi saint Louis.
Eudes, dont seul le prénom a été transmis, y participait en tant
qu’écuyer d’un chevalier, dont le nom est resté, lui aussi, inconnu.
Malgré sa modeste origine, Eudes ne passait pas inaperçu dans les
rangs français. C’était une sorte de colosse, carré de corps comme de
tête, remarquable par sa tignasse et sa barbe rousses, aussi fournies
que flamboyantes, qui lui donnaient, même aux yeux du moins
imaginatif, l’apparence d’un lion.
Mais ce n’était pas seulement par son physique hors du commun
qu’Eudes méritait l’attention. C’était aussi un combattant
extraordinaire. Le chevalier qu’il servait ayant été tué lors d’une des
premières escarmouches, il avait été autorisé à porter ses armes
pendant toute la durée de la croisade. Eudes ne laissa pas passer
une telle occasion de s’illustrer. Au cours de tous les engagements
auxquels il participa, et notamment la prise de Damiette, le 6 juin
1249, il fit un véritable carnage dans les rangs ennemis. Les
moulinets terribles de son épée, ses rugissements épouvantables et
son aspect même, si inhabituel pour les habitants de la
Méditerranée, terrorisaient ses adversaires au point de les paralyser.
Après la victoire de Damiette, saint Louis voulut achever son
succès par la prise du Caire. Mais l’entreprise était autrement
difficile et la résistance des troupes sarrasines, commandées par le
sultan Ayoub, s’avéra acharnée.
Il arriva qu’au cours de cette campagne, un jour de l’été 1249, les
croisés se reposaient dans le delta du Nil. L’état d’esprit de la troupe
n’était pas bon. Après le brillant succès de Damiette, tout le monde
s’imaginait une campagne brève et glorieuse, or voilà qu’on
s’enlisait, au propre comme au figuré, dans les sables et les marais ;
les fièvres et la dysenterie faisaient des ravages, sans parler des
harcèlements continuels des rapides cavaliers égyptiens.
Pour éviter un effondrement du moral, saint Louis décida d’un
divertissement : il organisa une grande chasse pour tous les
chevaliers de son armée, à laquelle Eudes fut autorisé à participer,
bien que simple écuyer.
L’endroit était particulièrement inhospitalier. C’était un désert
entrecoupé d’oasis touffues, dans lesquelles grouillaient toutes
sortes de bêtes sauvages, particulièrement des lions… La chasse
dura la journée entière. Au soir, lorsqu’on fit le compte des
trophées, on s’aperçut qu’Eudes avait de loin le plus beau tableau. Il
avait tué sept lions, dont il avait coupé les têtes pour les empiler par
terre.
Saint Louis en fut averti et voulut voir de près le vainqueur.
Eudes le dépassait de deux têtes et sa carrure était en proportion ; sa
tunique de croisé ressemblait au tablier d’un boucher. Le rouge de
la croix disparaissait sous les taches de sang. Il y avait aussi du sang
dans sa barbe flamboyante. Dans le crépuscule rougeoyant d’Égypte,
le tableau avait quelque chose de surnaturel.
Entouré des principaux chefs de son armée, saint Louis le
contempla quelque temps en hochant la tête. Il finit par prendre la
parole.
— Écuyer, si je te faisais chevalier pour cet exploit, je suppose
que tu prendrais le lion comme emblème…
À la surprise générale, Eudes secoua négativement sa tignasse
carrée.
— Non, Sire, il me suffirait d’un écu rouge et noir.
Et comme le roi restait interdit, il désigna les têtes empilées sur
le sol du désert, disant simplement :
— Gueules et sable !
Saint Louis partit d’un grand rire, il serra la main poisseuse
d’Eudes, lui donna l’accolade et s’écria :
— C’est bien, mon lion ! Te voilà chevalier…
La septième croisade se termina moins bien qu’elle n’avait
commencé. Quelque temps après la chasse, les croisés se heurtaient
durement avec les troupes du sultan à la bataille de Mansourah. Le
roi saint Louis ordonna la retraite, mais fut fait prisonnier. Au cours
de la bataille de Mansourah, Eudes fit, encore une fois, des prodiges.
Il se démena comme un forcené dans les rangs adverses, reprenant
comme cri de guerre l’exclamation de saint Louis : « Mon lion ! »…
Eudes ne fut pas au nombre des prisonniers. Il rentra en France
et reçut la seigneurie de Vivraie, en Bretagne, au nord de Rennes. Le
nouveau sire de Vivraie fit faire une bague rappelant son
anoblissement, que se transmettraient les aînés porteurs du titre.
Elle était en or et représentait une tête de lion rugissant ; deux rubis
figuraient les yeux.
Eudes de Vivraie décida aussi que « Mon lion ! » serait le cri de
guerre des Vivraie, de même que leur devise, figurant sous le blason
gueules et sable. Il prit enfin une étonnante initiative. Il supprima
toute trace pouvant indiquer quel était son nom lorsqu’il était
écuyer, de même que le nom du chevalier qu’il servait. Celui qui
s’appelait peut-être Martin, Gaillard ou Dubois, arriva à Vivraie avec
seulement un prénom et devint désormais, pour sa postérité, Eudes
de Vivraie…
La famille de Cousson, bretonne également, dont le château se
situait au sud de Rennes, n’était pas de noblesse plus élevée que les
Vivraie : elle était toutefois plus ancienne.
Son anoblissement remontait aussi à une croisade, mais à la
première, celle qui avait enlevé la Ville sainte aux infidèles. Un
Bohémond de Cousson, premier du nom, y participait. Il reçut ses
éperons de chevalier en l’an 1100, de Baudouin Ier, roi de Jérusalem.
Comme emblème, il choisit un écu d’argent aux deux croix de
sinople, c’est-à-dire deux croix vertes sur fond blanc. Cependant, ces
armoiries, les premières de la famille de Cousson, devaient changer
plus d’un siècle après, dans des circonstances extraordinaires.
En 1223, le porteur du titre s’appelait Hugues de Cousson. Son
père, Thierry de Cousson, était mort avant sa naissance. Mais
Hugues de Cousson était-il bien le fils posthume de Thierry ?
Beaucoup prétendaient que non et ils s’appuyaient pour cela sur
une apparence et une légende.
L’apparence était l’aspect physique d’Hugues de Cousson. Il était
couvert de poils de la tête aux pieds. Son système pileux,
contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, n’était ni hirsute ni
touffu ; c’était un léger duvet s’étendant sur tout son individu. Ainsi,
sur le visage, les parties recouvertes normalement par la barbe et la
moustache n’étaient pas plus velues que le front, les oreilles ou le
nez. De même, ses mains n’étaient pas plus poilues sur le dessus
que sur la paume ou le dessous des doigts.
Une telle bizarrerie de la nature n’allait pas sans susciter des
tentatives d’explication. Et c’était là qu’intervenait la légende.
Théodora de Cousson, sa mère, était morte en lui donnant
naissance. Mais elle avait eu auparavant une vie agitée. Capricieuse,
arrogante, infidèle, elle avait ouvertement trompé son mari, mais
surtout, au moment de la conception d’Hugues, alors que Thierry
était malade et près de sa fin, elle passait des nuits entières dans des
forêts infestées de loups.
De là à supposer que son fils était né d’un accouplement contre
nature avec un loup, il n’y avait qu’un pas, que la plupart des
habitants de Cousson franchirent, lorsqu’ils apprirent à quoi
ressemblait le bébé. Le fait que la mère soit morte en accouchant
leur parut une preuve supplémentaire : Théodora de Cousson s’était
unie à un loup et Dieu l’avait punie de mort lorsqu’était apparu le
fruit de ses amours…
Quoi qu’il en soit, Hugues de Cousson n’avait de monstrueux
que son physique. Il acquit bien vite, au contraire, une renommée
de sagesse qui s’étendit dans toute la région. Il avait fait de son
château un refuge des arts, où se pressaient les trouvères. Lui-
même s’adonnait aux études dans la bibliothèque du château. On
disait – et c’était sans doute vrai – qu’il se livrait à l’alchimie, mais
peut-être, dans ses recherches, abordait-il des domaines plus
mystérieux encore…
Hugues de Cousson venait d’atteindre la trentaine lorsque
l’hiver 1223 éclata. Ce fut l’hiver le plus terrible dont les hommes
eurent le souvenir. Tout gelait : les arbres, qui se cassaient comme
du verre, les pierres, qui s’effritaient au moindre choc, les
innombrables animaux morts de froid, qui étaient devenus aussi
fragiles que les plus fins bibelots.
Le surcroît de mortalité était tout aussi important chez les
humains et, chez eux aussi, les cadavres s’accumulaient. Il était,
bien sûr, impossible de les ensevelir dans la terre gelée, mais on ne
pouvait même pas les mettre en bière. À cette température extrême,
le bois devenait trop friable pour être assemblé en cercueils et les
clous se cassaient au moindre coup de marteau. Chacun gardait
donc ses morts chez soi, à l’endroit le plus froid, opposé à l’âtre et,
dans les chaumières, on pouvait voir d’étranges statues de glace
reposant à terre, comme les gisants des riches abbayes ou des
chapelles princières…
Tout était solide. Il semblait que tout liquide eût disparu de la
surface de la terre. Non seulement l’eau et le vin gelaient dans leurs
récipients mais uriner loin d’un feu faisait courir un risque extrême,
le jet risquant de se figer avant d’atteindre le sol ; quant aux larmes,
elles se collaient irrémédiablement aussitôt sorties et arrachaient
l’œil si on tentait de les retirer.
Les plus grandes étendues d’eau avaient gelé. De lourds
équipages pouvaient traverser les rivières, les lacs et même les
mers. On dit ainsi que certains voyageurs se rendant dans les
contrées les plus au nord ont pu aller en traîneau du Danemark à la
Suède.
Dans la seigneurie de Cousson, en plus du froid, avait surgi un
fléau inattendu : les loups, ou plutôt un seul loup d’une taille
monstrueuse. Tous les témoins étaient formels : il avait le pelage et
la forme d’un loup, mais il était quatre à cinq fois plus gros, de la
corpulence d’un veau environ. À la même échelle, un homme aurait
ressemblé aux ogres ou aux géants dont parlent les contes.
Les ravages de la bête étaient terribles. Elle attaquait au hasard,
sans craindre le nombre de ses adversaires, ni les armes. Elle
éventrait ses victimes, les déchiquetait sauvagement et les laissait le
ventre ouvert, les entrailles éparses et figées sous l’effet du gel. Elle
attaquait sans relâche, tant et si bien qu’à la fin février, la centième
victime fut atteinte dans la seigneurie.
Le froid n’avait pas baissé. Le ciel était tout aussi clair et plombé
que le jour où il s’était abattu ; les cadavres pétrifiés s’entassaient
au milieu des végétaux morts, sans une odeur, dans la pureté
inimaginable de cet hiver de cauchemar.
Le curé de Cousson vint trouver Hugues. Il parlait au nom de
toute la paroisse.
— Monseigneur, le loup monstrueux désole vos sujets. Vous seul
pouvez en avoir raison.
Hugues de Cousson regarda le curé avec intensité derrière son
duvet uniforme. Il était impressionnant de voir un regard aussi
pénétrant chez un être à l’aspect si animal.
— Pourquoi moi ? Je ne suis pas meilleur chasseur qu’un autre.
Le curé ne recula pas.
— Monseigneur, c’est parce que nous croyons tous qu’une telle
bête ne peut être détruite que par un de ses semblables.
Hugues de Cousson ne s’emporta pas devant cette déclaration
qui faisait allusion aux amours monstrueuses de sa mère. Il
réfléchit longuement, au contraire, et déclara d’un ton grave :
— À mon avis, la ressemblance devrait être plus grande encore,
mais j’irai demain…
C’est sur ces paroles mystérieuses que le curé quitta Hugues de
Cousson. Le lendemain, en effet, ce dernier partit pour la chasse.
Malgré les supplications de sa femme et de ses enfants, il y alla seul,
suivi, de loin seulement, par les gens du château et, de plus loin
encore, par les manants de la seigneurie. Mais tous étaient assez
près pour voir ce qui allait suivre.
Hugues de Cousson avait à peine dépassé le pont-levis que la
bête sortit d’un bois et se jeta sur lui. Hugues n’eut pas le temps de
tirer son épée ; le loup monstrueux le renversa et l’égorgea : des
flots de sang jaillirent de son cou et se figèrent aussitôt. Comme à
l’accoutumée, la bête se tourna vers le ventre pour s’attaquer aux
entrailles et c’est alors que l’événement se produisit.
Brutalement, un autre loup, tout aussi grand, tout aussi
monstrueux, sortit du bois. Il poussa un hurlement et la bête qui
avait tué Hugues se retourna. Ils s’affrontèrent aussitôt. Le nouvel
arrivant était de poil plus sombre et il était impossible de les
confondre. Il eut tout de suite le dessus. En quelques instants il
égorgea son congénère, le laissa mort sur le cadavre de l’homme et
disparut par où il était venu. On ne le revit jamais…
Les habitants de Cousson, curé en tête, firent une grande
procession pour célébrer leur délivrance. Le duc de Bretagne et
l’évêque de Nantes assistèrent en personne, quelques jours plus
tard, aux obsèques du héros. Car pour tous, la chose ne faisait pas
de doute : Hugues de Cousson, ainsi qu’il l’avait dit au curé, savait
que la bête monstrueuse ne pouvait être détruite par le demi-loup
qu’il était, mais par un loup véritable. C’est pourquoi il s’était laissé
volontairement tuer, afin que son âme se métamorphose en loup et
revienne vaincre la bête…
C’est pour commémorer ce sacrifice extraordinaire que le
descendant d’Hugues de Cousson décida de changer les armoiries de
la famille. Il remplaça les deux croix par deux autres emblèmes
rappelant un événement presque aussi sacré et mystérieux que la
mort du Sauveur. Le blason de Cousson devint « d’argent aux deux
loups ravissant affrontés de sinople », c’est-à-dire deux loups verts
sur fond blanc, se faisant face, dressés sur leurs pattes de derrière…
Depuis, à Cousson et dans sa région, on dit que, les jours de
grand froid, un loup de forte taille sort parfois des bois. Mais ceux
qui l’aperçoivent n’en ont pas peur. Ils savent que c’est l’âme
d’Hugues, leur seigneur mort pour eux ; ils se signent et se
découvrent en témoignage de gratitude… On dit aussi qu’au
printemps, à la période des amours, une voix étrange se mêle au
concert des loups en rut. C’est une voix de femme, aussi belle que
celles qu’on entend à l’église, mais son chant est celui de l’enfer :
c’est Théodora clamant son désir impur et appelant les mâles de la
horde à s’unir à elle…
En 1336, Guillaume de Vivraie avait juste dix-huit ans. Il
occupait seul le château familial, ayant perdu sa mère, Blanche,
quand il était fort jeune et son père, Charles, tout récemment, dans
des conditions tragiques.
C’était au début de l’année, au cours d’une chasse au sanglier.
Sans être aussi froid que celui de 1223, l’hiver était rude et traquer
le sanglier dans les sentiers gelés n’était pas chose aisée. Le jeune
Guillaume avait du mal à suivre les traces de son père qui, grand
chasseur, se riait des embûches. À un moment donné, Charles de
Vivraie s’aventura dans des fourrés impénétrables. Tandis que son
fils tentait vainement de le suivre, il entendit un bruit suivi d’un cri.
Il se lança au secours de son père, mais malgré tous ses efforts, il lui
fallut plus d’une heure, aidé de ses gens, pour retrouver son
cadavre.
Charles de Vivraie avait réussi à forcer un sanglier de grande
taille. L’homme et la bête, blessés, avaient fait ensemble plusieurs
centaines de mètres. Charles empoignait encore la hure dans sa
main droite ; la patte avant droite du sanglier était encore plantée
dans son ventre. Comme l’un et l’autre étaient figés par la raideur
cadavérique, pour récupérer la bague au lion, Guillaume de Vivraie
dut couper le doigt de son père. Il ne laissa cette tâche à personne
d’autre, malgré l’horreur qu’il ressentit en l’accomplissant.
N’ayant presque pas connu sa mère, Guillaume de Vivraie avait
reçu une éducation masculine, une éducation de soldat. Son père
l’avait formé à la dure, comme le futur chevalier qu’il devait être, et
Guillaume ne s’en était pas plaint. Il suffisait d’ailleurs de le voir
pour se rendre compte qu’il était plus fait pour l’exercice que pour
l’étude, pour la guerre que pour la prière. Guillaume, sans avoir les
proportions de son ancêtre Eudes, était un bel athlète, carré
d’épaules, aux jambes et aux bras puissants. Ses cheveux n’étaient
pas roux, mais blonds, comme ceux de la plupart des Vivraie, d’un
blond lumineux, éclatant, qui lui donnait quelque chose de solaire.
Curieusement, chez ce garçon impressionnant, qu’on sentait
violent et au besoin féroce, le regard et le sourire faisaient
contraste : le regard bleu était tendre et le sourire timide par
moments. Pour on ne sait combien de temps encore, la force et la
faiblesse cohabitaient en lui, comme c’est souvent le cas à cet âge
fugitif qui est celui des dix-huit ans.
En fait, une seule chose comptait vraiment pour Guillaume, sans
parents, sans frère ni sœur, seul porteur du nom de Vivraie :
illustrer la bague qui était sienne depuis la mort tragique de son
père. Pour cela, il s’était fixé une date, qu’il attendait avec
impatience : le 24juin 1336 ; c’était ce jour-là, en effet, que se tenait
à Rennes le tournoi de la Saint-Jean, qui réunissait l’élite des
chevaliers bretons…
En cette même année, le porteur du nom de Cousson avait pour
prénom Enguerrand. Il était âgé de vingt-huit ans. Comme
Guillaume de Vivraie, il avait perdu ses parents ; sa mère était
morte en donnant naissance à sa sœur cadette Marguerite, et son
père quelques années plus tard. Mais sa ressemblance avec
Guillaume de Vivraie ne s’arrêtait pas là : physiquement, ils étaient
très proches. Loin d’avoir la noirceur velue de son ancêtre Hugues,
Enguerrand de Cousson était un bel athlète blond. Au moral, il était
la parfaite illustration du chevalier, joignant le courage à la piété et
à la loyauté.
La principale préoccupation d’Enguerrand de Cousson était sa
jeune sœur Marguerite. Elle avait dix ans de moins que lui et, à la
mort de son père, c’était lui qui l’avait élevée. C’est la raison pour
laquelle, bien qu’étant largement en âge, Enguerrand ne s’était pas
encore marié.
Dire que Marguerite lui donnait du souci était en dessous de la
vérité. Si, pour Enguerrand, les deux loups de sinople n’étaient
qu’une glorieuse légende figurant sur les armoiries familiales, il
n’en était pas de même pour sa sœur. Dès son plus jeune âge, cette
histoire avait fasciné Marguerite. Dès qu’elle avait su parler, elle
avait répété les noms d’Hugues et de Théodora ; dès qu’elle avait su
marcher, elle avait voulu aller dans les bois les retrouver. Il faut
préciser que c’était à quatre pattes, car pendant des années, malgré
les ordres et les supplications de son frère, elle refusa obstinément
d’adopter la station debout.
Marguerite de Cousson avait quand même fini par marcher sur
ses jambes, comme les autres petites filles et les humains en
général, mais cela ne l’avait pas détournée de son projet. Au
contraire, c’est pour mieux le réaliser que, vers six ans, elle voulut
apprendre à monter à cheval.
Son frère avait accepté, pensant que l’activité physique
chasserait ses idées fixes. Il n’en avait rien été. La fillette, qui s’était
vite montrée une cavalière émérite, fit, dès lors, d’interminables
chevauchées dans les forêts, dont elle ne rentrait que le soir, parfois
la nuit et même le matin.
Enguerrand tentait de comprendre la raison d’une telle
obstination et la pressait de questions. À chaque fois, Marguerite
faisait des réponses vagues, du genre : « Parce que c’est
important », « Parce qu’il le faut ». Elle était trop jeune encore,
malgré une étonnante précocité intellectuelle, pour exprimer
clairement le sens de son comportement. En fait, elle voulait
apprendre de ses deux ancêtres hors du commun qui elle était
vraiment, avec un pareil sang dans les veines. Elle voulait leur
demander quel pouvait être, dans ces conditions, son rôle sur cette
terre. Elle voulait savoir aussi pourquoi ils avaient accompli chacun
leur acte extraordinaire et, accessoirement, comment…
Marguerite de Cousson grandit comme une sauvage, parmi les
forêts, sans trouver les fantômes d’Hugues et de Théodora. Elle eut
beau multiplier les sorties au cœur des hivers les plus froids et au
printemps, à la période des amours, elle ne rencontra ni le loup de la
taille d’un veau, ni la châtelaine hurlant son désir. À l’âge de quinze
ans, elle comprit qu’elle faisait fausse route : l’âme de ses aïeux ne
se rencontrerait pas au coin d’un bois, elle requérait une approche
plus difficile. C’était dans les livres et non sur les chemins qu’il
fallait chercher. Elle exprima à Enguerrand son intention d’étudier.
Ce dernier, qui ne savait plus comment s’y prendre avec sa sœur,
n’hésita pas longtemps : il accepta.
Marguerite se retira au prieuré de Lanoë, sur la route de Rennes
à Nantes. Elle savait qu’Hugues de Cousson y avait fait retraite
jadis, pour consulter certains grimoires, et c’était la raison qui
l’avait guidée. Mais Marguerite ne se lança pas tout de suite dans la
lecture des ouvrages mystérieux. Elle se dit qu’elle devait d’abord
acquérir les connaissances indispensables et elle étudia comme
n’importe quel élève.
C’est ainsi qu’elle apprit la grammaire, l’art des discours, le latin
et le grec. Elle apprit tout ce qu’on connaissait sur le monde à son
époque : à l’orient des terres habitées était située l’Asie, où se
trouvait le Paradis terrestre, fermé par un rideau de flammes et
défendu par des bêtes féroces. C’était au Paradis terrestre que
naissaient les quatre grands fleuves : le Nil, le Gange, le Tigre et
l’Euphrate… Marguerite apprit aussi à compter, à connaître les
diverses humeurs dont dépend la santé, les éléments qui composent
la matière, elle apprit la musique et mille choses encore. Lorsqu’elle
s’estima suffisamment instruite, elle alla enfin consulter en
cachette, car la prieure de Lanoë ne le lui aurait jamais permis, les
livres abordant les vrais secrets.
C’était à la fin du printemps 1336. Le premier qu’elle ouvrit lui
parut être le bon. Il traitait des âmes de glace. L’auteur anonyme y
expliquait comment l’âme, principe de feu, puisque c’est elle qui
communique la vie, ne change pas de nature après la mort ; elle
reste de feu, que ce soit dans les rayons du Paradis ou le brasier de
l’Enfer. Seules certaines âmes se transforment à la mort et
deviennent de glace : ce sont celles des revenants. Elles se figent et
restent ainsi jusqu’au jour où, leur punition achevée, elles
reprendront leur état originel et rejoindront le Paradis. Quant aux
vivants, ils pouvaient entrer en contact avec les esprits, à condition
de rendre leur âme de glace. À partir de là, le manuscrit devenait
obscur et nécessitait sans doute des connaissances que Marguerite
n’avait pas, mais elle comprit néanmoins que la première chose
était de savoir si l’on pouvait rester insensible au feu et à la
lumière… Elle en était à ce stade de ses réflexions, lorsque son frère
vint lui rendre visite au prieuré. C’était le 22 juin 1336, second jour
de l’été.
Enguerrand de Cousson était en grand équipage, suivi de son
écuyer et d’un valet portant son armure et ses armes. Il se rendait
au tournoi de la Saint-Jean, à Rennes, et voulait convaincre sa sœur
de l’accompagner. Il souhaitait, ne serait-ce que quelques heures,
l’arracher à la solitude du couvent, qui succédait pour elle à la
solitude des forêts. Enguerrand s’attendait à une vive résistance,
voire à un refus pur et simple, mais à sa grande surprise, Marguerite
accepta sans difficulté et même avec une apparence
d’enthousiasme.
Poursuivant son projet, Marguerite avait vu dans cette
proposition une occasion rêvée de s’éprouver elle-même. La Saint-
Jean, fête de la lumière et du soleil, ce tournoi où allaient
s’affronter tant de jeunes gens, dans les cris, la chaleur et le sang,
était le symbole même de ce feu qu’elle devait fuir. Si, au milieu de
tout cela, elle parvenait à rester de glace, elle avait toute chance de
retrouver un jour les traces d’Hugues et de Théodora.
Marguerite de Cousson partit le jour même en compagnie de son
frère. Elle avait grandi en sauvageonne, puis en érudite, sans
prendre aucun soin de sa beauté, mais la nature y avait pourvu à sa
place. À dix-huit ans, elle était grande pour une femme, et de port
altier. Elle avait les jambes bien faites et musclées par la pratique du
cheval, la taille fine, la poitrine plutôt forte, mais ferme, le visage
régulier, avec une bouche mobile et expressive. Elle était d’un teint
d’une blancheur extrême, qui contrastait avec ses cheveux, d’un noir
profond, qui lui descendaient jusqu’à mi-dos.
Pour le voyage, elle s’était habillée d’une robe violette, sa
couleur préférée, évocatrice d’ombre, de réflexion et de mystère.
Incontestablement, ainsi qu’elle le souhaitait, son aspect était froid,
mais c’était une froideur rayonnante, semblable à celle d’un astre,
mieux, même, éblouissante. Marguerite de Cousson caracolait aux
côtés de son frère sur un cheval noir, chacun se retournait sur son
passage. Elle, qui n’avait quitté les épines des taillis que pour la
poussière des grimoires, avait malgré elle des allures de reine…
Guillaume de Vivraie entra dans Rennes le 24 juin 1336 au
matin, par un soleil radieux. Derrière lui, son écuyer portait sa
lance, surmontée des couleurs rouge et noir, gueules et sable…
Comme le tournoi ne commençait qu’à midi, Guillaume s’en alla
flâner sur la foire, qui avait lieu en même temps que le tournoi. Il
s’y promena distraitement, sans descendre de cheval, jusqu’à ce
qu’un spectacle le fît s’arrêter.
Il n’y avait que deux acteurs sur les tréteaux, un homme et une
femme, au milieu de l’attention recueillie du public. Guillaume
reconnut l’histoire de Tristan et Yseut… C’était le moment où
Tristan, chargé par son seigneur, le roi Marc, d’amener à lui Yseut la
blonde, boit par erreur le philtre d’amour destiné à son maître et le
fait partager à sa compagne.
Guillaume de Vivraie s’était arrêté sur son cheval et écoutait…
Ces vers lui étaient familiers et, pourtant, il éprouvait une sensation
É
inconnue. Était-ce l’air particulièrement lumineux, l’excitation qu’il
portait en lui à quelques heures du tournoi ou quelque chose de
plus inexplicable encore ? Il n’eut pas le temps de répondre à cette
question, car c’est à ce moment qu’il tourna la tête et la vit…
C’était une jeune femme à cheval, accompagnée d’un chevalier
un peu plus âgé qu’elle – son mari, pensa Guillaume. Ses armes,
portées par l’écuyer, étaient d’argent aux deux loups ravissant
affrontés de sinople. Guillaume reconnut le blason des Cousson,
dont il avait entendu plusieurs fois parler. La dame de Cousson
regardait le spectacle avec, semble-t-il, la même fascination que lui.
Dire que Guillaume de Vivraie la trouva belle serait mentir. À cet
instant précis, il perdit l’esprit. Le fait de la
croire mariée ne changeait rien : quoi qu’il arrive, elle serait la
femme de sa vie. Guillaume éprouvait un vertige intense, il était
trempé de sueur, il avait le souffle court et l’estomac noué. Aussi
soudainement que Tristan et Yseut après avoir bu le philtre, par un
coup de foudre qui n’avait, dans le fond, rien de surprenant, tant il
était conforme à sa nature violente et généreuse, il venait de tomber
amoureux… La dame tourna alors la tête dans sa direction et il
découvrit ses yeux : ils étaient gris sombre et lui firent
irrésistiblement penser au pelage d’un loup.
Contrairement à ce qui est décent pour les femmes, la cavalière
soutint son regard. Son compagnon s’en aperçut, mais il n’eut
aucune réaction de colère. Il fit même signe à son écuyer de
s’éloigner et ils partirent, les laissant seuls… Incrédule, Guillaume
de Vivraie continua à fixer la jeune femme, qui se mit à lui sourire.
À la réflexion, ce n’était pas exactement un sourire ; on aurait dit
plutôt qu’elle lui montrait les dents, des dents blanches, éclatantes,
étincelantes au soleil de juin, des dents de carnassier…
C’est à ce moment que, d’un souple mouvement du corps, elle fit
faire demi-tour à sa monture et s’enfuit au grand galop. Laissant là
le spectacle, Guillaume se mit à sa poursuite...
Elle dura longtemps. Guillaume de Vivraie, excellent cavalier, et
montant le meilleur cheval de son domaine, comptait rattraper en
peu de temps la fugitive ; il n’en fut rien… À fond de train, ils
traversèrent les rues de Rennes, manquant d’écraser un passant et
de se rompre le cou en plusieurs endroits… Finalement, la
chevauchée prit fin dans un verger, juste au sortir de la ville. Mais
pas parce que Guillaume avait eu raison de la fuyarde ; parce que
celle-ci avait décidé d’elle-même de s’arrêter…
Elle était là, devant un cerisier et, sans être descendue de cheval,
cueillait des fruits, qu’elle dévorait aussitôt.
— Vous aussi, vous aimez les cerises ?…
La voix était claire, sans trace d’émotion. Guillaume avait
conscience d’avoir quitté le cours normal des choses.
— Dame de Cousson, je suis Guillaume, sire de Vivraie…
La jeune cavalière ne cessait de cueillir les cerises et de les
porter à sa bouche.
— Je ne suis pas dame de Cousson, mais demoiselle Marguerite
de Cousson.
— Un chevalier vous accompagnait…
— C’était mon frère, Enguerrand…
Le sens de la phrase était engageant, mais l’intonation avait
quelque chose d’étrange…
— Demoiselle de Cousson, voulez-vous être ma dame au
tournoi ?
— Ne connaissez-vous personne ici à Rennes ?
— Non. Et c’est ma première joute. Me ferez-vous cet honneur ?
Marguerite de Cousson resta un long moment sans répondre.
Elle cueillait toujours des cerises, faisant faire à son cheval noir le
tour de l’arbre. Sans rien perdre de sa froideur, elle trouvait
l’aventure amusante. Comme il était plaisant, ce garçon aux allures
de brute, essayant de la séduire !… Elle revint vers lui.
— Savez-vous quelles sont les armes des Cousson ?
— Oui : deux loups affrontés de sinople. Mes couleurs à moi sont
gueules et sable. C’est saint Louis qui les donna à mon ancêtre
Eudes. Notre animal emblématique est le lion, bien qu’il ne figure
pas sur notre blason. Cette bague que je porte à la main droite
représente un lion…
La voix juvénile de Guillaume s’animait en parlant, mais
Marguerite l’interrompit.
— Pourquoi le lion voudrait-il combattre pour la louve ?
— Parce que je vous aime !…
Marguerite éclata de rire ; elle fit tournoyer interminablement
deux cerises liées l’une à l’autre. Jamais ses dents n’avaient paru
aussi blanches ni sa chevelure aussi noire… Ainsi donc, sans rien
faire pour cela, elle avait rendu amoureux un lion : quelle dérision !
Elle n’éprouvait que mépris pour ces animaux rugissants, amis de la
lumière, de la chaleur et des grands espaces. De toutes les figures
des armoiries, elle avait toujours trouvé que c’était la plus sotte.
Comment des êtres humains pouvaient-ils s’identifier à une bête si
simple, si transparente ?
— Vous m’aimez ! Par quel miracle ?
— Un de ceux que Dieu accomplit parfois.
— Le Créateur ne mêle pas les espèces, gentil lion ! Allez
retrouver les lionnes, vos semblables, ou celles qui se croient telles
et n’attendent que vos hommages.
Il faisait admirablement beau. De près, Guillaume de Vivraie
pouvait découvrir à quel point Marguerite était bien faite… Il n’était
plus sur terre. Ce verger était le Paradis terrestre et Marguerite, une
nouvelle Ève, aussi brune que la première était blonde…
— De cet instant, nulle femme n’existera que vous. Soyez ma
dame, ou je renonce au tournoi !
Brusquement, Marguerite de Cousson devint grave. Il fallait
revenir à la réalité. Âme de glace elle voulait être, âme de glace elle
serait. Ce chevalier allait en faire l’expérience.
— Si j’acceptais, ce serait à une condition que vous ne pourriez-
remplir.
— Laquelle ? J’obéirai !
Marguerite le fixa intensément.
— Perdez ! Mordez la poussière à la première joute ! C’est la
condition que je pose pour être votre dame !…
— Que je perde !
— Vous avez bien entendu, Guillaume de Vivraie ! Et l’épreuve
est trop dure pour vous. Adieu !…
Marguerite de Cousson éperonna son cheval, mais Guillaume la
rattrapa.
— Si je perds, je déshonorerai mes couleurs pour ma première
entrée dans la lice…
Marguerite ne répondit pas…
— Si je perds, mon vainqueur me prendra mon cheval et mes
armes. Il pourra me mettre à rançon…
Marguerite ne répondit pas…
Guillaume de Vivraie n’avait jamais éprouvé une telle confusion.
Il parvint pourtant à se ressaisir et à poser la seule question qui
importait :
— Si je perds, me donnerez-vous votre foi en échange ?
Marguerite de Cousson avait déjà piqué des deux, mais sa
réponse fut nettement perceptible, malgré le galop de son cheval :
— Oui…
C’est dans un état second que Guillaume de Vivraie passa les
heures qui le séparaient du tournoi. Lorsqu’il gagna enfin les lieux,
il fit à peine attention au décor qui l’entourait. Pourtant, il avait de
quoi impressionner le novice qu’il était.
Les compétiteurs étaient venus de toute la Bretagne. Ils étaient
soixante, qui avaient dressé leurs tentes dans une vaste prairie.
Leurs écuyers les aidaient à passer leur armure, donnaient les
derniers soins aux chevaux. Les chevaliers s’observaient de loin ; les
plus jeunes avaient seize ans, les plus âgés pas loin de quarante.
Cela faisait des mois qu’ils pensaient à ce moment qui était, avec la
guerre et l’amour, ce qu’il y a de plus excitant dans l’existence.
Tandis qu’ils s’équipaient, à quelques pas de là, le public avait du
mal à contenir son impatience. Deux grandes tribunes de bois
avaient été dressées de part et d’autre de la lice. Autour du duc de
Bretagne Jean III et de l’évêque de Nantes, se pressaient nobles
dames, riches seigneurs et grands ecclésiastiques, venus non
seulement de Bretagne, mais aussi de France et d’Angleterre. Des
bourgeois, de Rennes et de Nantes, formaient le reste des
spectateurs assis. Quant au peuple : les paysans des environs venus
à pied, les petites gens de Rennes, les valets et les soudards à la
solde des grands personnages présents, il s’écrasait derrière des
cordes tendues avant et après les tribunes. Tous étaient trop loin de
la lice pour voir grand-chose et ils n’auraient que des miettes du
spectacle, mais qu’importe ! C’était la Saint-Jean, la fête du soleil,
des moissons à venir, de la lumière, de la vie ! Ils n’avaient pas de
préféré parmi les jeunes héros qui allaient s’affronter ; ils les
acclameraient tous, pourvu qu’ils combattent avec loyauté et
courage…
Il y eut une sonnerie éclatante des trompettes, aussitôt couverte
par la clameur de la foule : « Les voilà ! »
Effectivement, ils arrivaient tous les soixante, l’un derrière
l’autre, avec leurs chevaux à la robe luisante, leurs armures
brillantes sous le soleil, leur lance dans la main droite, leur blason
pendu autour du cou et les rubans multicolores flottant au sommet
de leur bassinet à la visière relevée.
L’un après l’autre, ils allèrent saluer Jean III, abaissant la lance
devant lui et énonçant leurs nom et titre. À chacun, le duc adressa
un sourire bienveillant et enjoignit de désigner sa dame, ce qui
n’était pas un geste de galanterie, mais une obligation requise dans
tout tournoi…
Guillaume de Vivraie occupait à peu près le milieu de la file. Il
n’avait toujours pas repris ses esprits. Que lui arrivait-il ? Il était
venu pour illustrer avec éclat ses jeunes forces et son jeune courage
et voilà qu’il avait en tête une idée folle. Guillaume regardait avec
angoisse la bague au lion. Il pensait à Eudes, le pourfendeur de
Sarrasins, il revoyait avec un frisson le doigt sanglant de son père.
Ce bijou était à lui en tant que porteur du titre et il pensait, au nom
d’un amour soudain et peut-être impossible, lui faire connaître la
défaite ! Que lui arrivait-il ? Était-ce un rêve ?
Arrivé devant le duc, d’une voix troublée, Guillaume se fit
connaître. Jean III eut un sourire accentué. Il dut attribuer son
émotion au fait de jouter pour la première fois.
— Allez, Guillaume, choisissez votre dame et combattez
noblement !
Non, ce n’était pas un rêve… Elle était là, tout là-bas, au bout de
la tribune. Guillaume de Vivraie se mit en marche vers la forme
violette couronnée de noir. À mesure qu’il les dépassait, il voyait les
jeunes femmes nobles qui entouraient le duc et l’évêque
s’assombrir. Pourquoi ne choisissait-il pas l’une d’elles ? Tout était
clair dans le message que lançaient leurs yeux ; elles l’invitaient à
être leur champion, à combattre et à vaincre pour elles ; elles étaient
les femelles de sa race, les lionnes fidèles et soumises. Il était
encore temps de ne pas commettre l’irréparable. Mais Guillaume de
Vivraie ne s’arrêta pas…
Marguerite de Cousson, de son côté, ne le quittait pas des yeux.
Elle ne pensait sincèrement pas que Guillaume relèverait son défi,
qu’il accepterait cette exigence incroyablement dure pour un
chevalier. Elle avait voulu se débarrasser de lui, non l’envoyer à la
mort. Mais maintenant que les choses prenaient ce tour extrême,
cela ne changeait rien. Elle n’était nullement émue.
Elle voyait ce beau jeune homme, fait pour la victoire et les
amours triomphantes, se diriger vers elle ; elle voyait, dans la
tribune, les jeunes femmes lui lancer des œillades et agiter leurs
mouchoirs. Quelle folie les faisait donc agir ainsi ? Étaient-ils donc
si pressés de renoncer à leur liberté, de prendre femme ou époux, de
faire des enfants et de rejoindre le lot commun ? L’amour,
Marguerite y pensait. Elle ne le méprisait aucunement et le rejetait
encore moins. C’était l’amour qui avait poussé Théodora à
commettre l’acte qui était à l’origine de tout. Elle-même se
soumettrait un jour à ses lois, mais pour l’instant, il restait pour elle
quelque chose de lointain, d’abstrait…
Perdue dans ses pensées, Marguerite de Cousson ne s’était pas
aperçue que Guillaume était devant elle, la désignant de la pointe de
sa lance. L’assistance, la voyant sans réaction, commençait à
murmurer. Se pourrait-il qu’une dame récuse un chevalier ? Ce
serait extraordinaire ! Marguerite releva la tête. Guillaume lui
souriait sous sa visière. Elle se raidit : elle avait souhaité une
épreuve, elle l’avait ! Tout à l’heure, le sang de ce chevalier tacherait
la terre de la lice et elle en serait seule responsable. Si elle arrivait à
n’en éprouver aucune émotion, alors, la rencontre avec Théodora et
Hugues de Cousson ne serait plus loin… Marguerite fit un signe
d’assentiment et Guillaume de Vivraie alla prendre place parmi les
autres concurrents.
Le sort le désigna pour la première joute. Son nom fut proclamé
au son des trompettes, de même que celui de son adversaire, le
seigneur de Chateauneuf… Ce verdict affecta particulièrement
Guillaume. Arnaud de Chateauneuf était un des plus jeunes
participants au tournoi. Contre un compétiteur expérimenté et déjà
couronné, il aurait eu moins de mal à se plier à la tyrannique
exigence de Marguerite, mais perdre devant un garçon de son âge,
qui venait lui aussi pour faire ses preuves, s’incliner devant son
égal…
— Allez !
L’ordre du héraut surprit Guillaume. Il était pourtant en place,
du côté droit de la barrière qui le séparait de son adversaire. Mais il
n’était plus temps de réfléchir. Il donna un coup terrible de ses
éperons et se retrouva au grand galop…
La suite se passa en quelques secondes… Jusqu’au dernier
moment, Guillaume ne put trancher sur la conduite à tenir : allait-il
obéir au vœu de sa dame ou rejeter ce caprice de fille fantasque et
combattre normalement en chevalier ? Son esprit n’ayant pu se
décider, ce fut son corps qui le fit à sa place : juste au moment du
choc, Guillaume quitta des yeux son adversaire et chercha dans la
tribune la robe aimée, tandis que sa lance se détournait de sa cible.
Il aperçut la tache violette, en même temps qu’il s’envolait dans sa
direction. Ensuite, il y eut à la fois une lumière et une douleur
fulgurante puis, plus rien…
Marguerite de Cousson s’en alla aussitôt après. On emmenait
Guillaume inanimé et tenu pour mort, mais elle ne chercha pas à
prendre de ses nouvelles. Elle n’eut pas davantage l’idée d’assister à
la joute de son frère. Quand le chevalier avait mordu la poussière,
elle n’avait éprouvé aucun sentiment et c’était cela seul qui
comptait. Elle quitta Rennes et fit d’une traite la route de Lanoë.
Elle avait réussi. Elle avait remporté son tournoi à elle !…
Guillaume de Vivraie faillit mourir de sa blessure. Touché
profondément à l’épaule gauche par la lance de son adversaire, il fut
soigné par un maître barbier de Rennes et, pendant plusieurs jours,
sa fièvre fut telle que son état fut jugé sans espoir. Mais sa robuste
constitution finit par reprendre le dessus et une longue
convalescence commença.
Au cours de ces semaines d’épreuves, il eut tout loisir de méditer
sur la conduite de sa dame. Il était difficile d’imaginer pire trahison.
À cause d’elle, il avait humilié son blason, son vainqueur lui avait
pris son cheval et ses armes et elle était partie sans chercher à le
revoir !
Au début, il essaya de chasser de son esprit cette passion
absurde. Qu’avait-il à espérer d’une femme qui l’avait envoyé à la
mort par caprice et qui s’était ensuite désintéressée de son sort ?
Non seulement elle ne l’aimait pas, mais un être aussi monstrueux
était incapable d’aimer qui que ce soit. Il devait oublier à jamais cet
instant d’égarement.
Malheureusement, ces saines résolutions restèrent lettre morte.
Les jours passèrent sans que la dame brune en violet s’efface de sa
mémoire. Au contraire, chaque fois que Guillaume sortait de son
lourd sommeil de malade, elle était là qui lui souriait, à cheval, dans
le verger, ou qui l’ignorait, assise dans la tribune, tardant à accepter
l’hommage de sa lance baissée.
C’est sur ces entrefaites qu’arriva la lettre d’Enguerrand de
Cousson. Elle était portée par son écuyer, en grand équipage,
convoyant le cheval et les armes de son maître. La lettre était noble,
comme son expéditeur, et elle contribua beaucoup au
rétablissement moral de Guillaume.
Chevalier,
Marguerite m’a tout dit. Je sais que votre main et votre
bravoure ne vous ont pas fait défaut, mais que votre cœur vous a
inspiré un geste magnifique. Pour moi, vous êtes le plus beau héros
de ce tournoi. J’ignore pourquoi ma sœur a agi ainsi, mais il ne
sera pas dit que le nom de Cousson sera déshonoré : voici mes
armes et mon cheval en remplacement des vôtres injustement pris.
J’ai également fait payer le maître barbier qui vous soigne et vous
héberge…
Dès lors, la décision de Guillaume de Vivraie fut prise : puisque
les forces lui revenaient et qu’il ne parvenait pas à oublier
Marguerite, il ferait sa conquête. Il ne reculerait devant rien. Il
emploierait tous les moyens nécessaires et il aurait raison d’elle. Un
lion blessé est dangereux, même si l’adversaire est une femme et s’il
en est amoureux…
Guillaume quitta le maître barbier peu avant Noël et rentra à
Vivraie, où il passa encore un mois pour se rétablir complètement.
Puis il partit pour Cousson. Il resta aux abords du château et
interrogea les paysans sur la retraite de Marguerite. Un peu d’or
suffit pour apprendre qu’elle était au prieuré de Lanoë.
Guillaume y arriva fin janvier 1337. Le prieuré était situé dans
un vallon encaissé entouré de forêts à perte de vue. Elles avaient la
réputation d’être infestées de loups et Guillaume put s’apercevoir à
quel point c’était exact. Il resta dans ces bois trois jours et en sortit
au matin du 2 février, fête de la Chandeleur.
Guillaume avait un plan que n’aurait pas renié son ancêtre
Eudes. Au matin, il se posta à cheval sur un promontoire, à deux jets
de pierre du prieuré, et attendit. La neige commença à tomber. Il
était aux environs de midi et les flocons redoublaient, lorsque
Marguerite parut enfin.
Elle montait le même cheval noir que la première fois et portait
un manteau violet. Elle partit au petit galop dans la direction
opposée. Guillaume la suivit à la même allure pendant quelque
temps, puis, lorsqu’elle fut assez loin pour que toute retraite vers le
prieuré lui fût interdite, il chargea.
Il chargea comme au tournoi, comme au combat, comme il avait
appris à le faire, en chevalier qu’il était, piquant des étriers, plié sur
sa monture. La neige étouffant les bruits, la cavalière n’avait rien
entendu. Et c’est à quelques longueurs d’elle que Guillaume hurla le
cri de guerre des Vivraie :
— Mon lion !…
Marguerite de Cousson fut aussi surprise que son cheval : elle
eut un sursaut, il fit un écart. Mais avec beaucoup de présence
d’esprit, elle se mit au galop. La poursuite était pourtant inégale.
Guillaume avait l’élan pour lui. Il plaça sa monture à côté de la
sienne et, malgré l’allure folle, sauta en croupe. Le cheval se cabra et
ils roulèrent tous deux dans la neige, qui amortit leur chute.
Lorsqu’il se releva, il constata que Marguerite restait inanimée. Il la
prit dans ses bras…
Elle n’avait rien. Le visage n’était pas meurtri, le cou n’était pas
brisé. Son évanouissement n’était dû qu’au choc, peut-être à la
frayeur. Elle était encore plus pâle qu’au naturel, presque aussi
blanche que les flocons qui tombaient sur elle et tenaient quelques
instants avant de disparaître, que les dents que laissait voir sa
bouche entrouverte. Guillaume siffla son cheval, déposa Marguerite
allongée sur l’encolure et se mit en route.
Il se rendit dans une cabane de bergers en pierres sèches située à
peu de distance. L’abri était tout ce qu’il y a de rudimentaire, mais
pourvu d’une cheminée centrale, avec un simple trou dans le toit.
Du bois sec y était entassé et il y mit le feu. Lorsque Marguerite de
Cousson reprit ses esprits, elle était installée devant l’âtre. Dehors,
la neige s’était muée en tempête. Elle vit Guillaume et se dressa
d’un bond.
— Que voulez-vous ?
Guillaume lui désigna un coin de la pièce.
— Vous montrer ceci.
Malgré tout son courage, Marguerite ne put s’empêcher de
pousser un cri. Ce que lui montrait le chevalier était un
amoncellement hideux de têtes de loups récemment coupées et
mises en tas.
Guillaume de Vivraie eut une moue de mépris.
— L’exploit n’est pas bien grand : le loup est un animal faible
dont un enfant robuste peut avoir raison. S’il m’a fallu deux jours et
deux nuits pour l’accomplir, c’est que c’est aussi un animal lâche. À
la différence du lion, le loup est une bête qui fuit…
Marguerite gardait le silence. Elle essayait de rassembler ses
forces pour faire face à cette situation inouïe, mais pour l’instant,
elle n’y parvenait pas.
— Je veux vous parler de mon ancêtre Eudes. Lui a accompli une
réelle prouesse…
Et Guillaume raconta longuement à la jeune femme l’épisode de
la croisade, la chasse dans le delta du Nil, les sept têtes empilées sur
la terre du désert, le jeu de mots sur gueules et sable et
l’exclamation de saint Louis. À mesure qu’il parlait, Marguerite de
Cousson reprenait ses esprits. Quand il eut terminé, elle était
devenue tout à fait maîtresse d’elle-même. Elle ricana, montrant le
tas sanglant dans le coin de la cabane :
— Votre ancêtre était meilleur chasseur que vous. Vous m’avez
parlé de sept têtes et je n’en vois que six !
À
À sa surprise, Guillaume de Vivraie approuva cette repartie d’un
sourire.
— C’est vrai : il n’y a que six têtes et si je vous ai amenée ici, c’est
pour ajouter la septième…
D’un fourreau fixé à sa ceinture, il sortit une dague effilée.
— C’est avec ceci que je les ai tués. Mais j’ai aussi autre chose.
Guillaume remit la main à sa ceinture et en tira un mince objet,
qu’il prit entre le pouce et l’index ; il l’exposa devant le feu qui
montait en colonne, aspiré par le trou du toit.
— Je l’ai fait faire pour vous, pendant ma convalescence, par un
orfèvre de Rennes.
Il s’agissait d’une bague de forme et de conception curieuses :
l’anneau était d’argent ciselé et le motif, de même métal,
représentait une tête de loup montrant les crocs ; à la place des
yeux, deux pierres de jais brillaient d’un éclat noir… Marguerite
avait pris conscience du péril extrême dans lequel elle se trouvait,
mais elle n’avait pas peur.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— J’ai juré d’ajouter une septième tête à celles qui sont ici. Ce
peut être celle qui figure sur cette bague, si vous l’acceptez et
consentez à devenir mon épouse, sinon ce sera votre propre tête…
Choisissez !
Guillaume s’approcha de Marguerite, lui tendant l’anneau de sa
main gauche, tandis qu’il tenait son arme dans sa main droite.
— Vous me couperiez la tête !
— Si vous en faites le choix.
Les deux jeunes gens étaient tout près l’un de l’autre, se défiant
du regard.
— Alors, je choisis !
D’un mouvement violent, Marguerite de Cousson arracha la
bague au loup et la jeta au feu. Pas un instant, Guillaume n’avait
imaginé que Marguerite préférerait la mort plutôt que de lui
appartenir. Il n’avait évidemment pas eu réellement l’intention de la
tuer ; il était chevalier et non boucher, et il la regardait, interdit.
Fièrement dressée de toute sa taille, légèrement cambrée,
Marguerite, de son côté, le toisait. Elle était superbe d’arrogance et
de haine. Ils restèrent ainsi d’interminables minutes, muets et
immobiles, les yeux fixes, Marguerite ayant accepté le sacrifice et
attendant, Guillaume ne sachant que faire… Une illumination le
traversa enfin et, brusquement, il agit.
Il plongea la main dans le feu, en retira la bague couverte de
braises incandescentes, puis, saisissant en même temps la main
gauche de la jeune femme, la lui passa.
Marguerite de Cousson hurla. Son cri de bête remplit la hutte,
tandis que Guillaume maintenait de force sur l’annulaire la bague,
qui lui brûlait lui-même les doigts… Le hurlement de Marguerite
s’arrêta soudain. Elle regarda un long moment, comme incrédule, la
bague au loup puis, à la stupeur de Guillaume, lui prit la main et
baisa la bague au lion. Au moment où il ne s’y attendait plus, la
louve se soumettait à lui.
Guillaume n’eut pas vraiment conscience de ce qui se passa
alors. D’un geste brusque, Marguerite enleva ou plutôt arracha sa
robe ; deux seins blancs jaillirent de l’étoffe violette et, l’instant
d’après, elle était nue. Lui-même, après un moment de stupeur,
commença à se dévêtir, mais encore une fois, Marguerite fut la plus
vive. Poussant de petits gémissements, dont on ne pouvait dire s’ils
étaient dus à l’excitation ou à la douleur de la brûlure, la louve se
jeta sur lui. Son corps brillait à la lueur du feu ; elle balançait avec
rage sa longue chevelure noire, tout en s’acharnant sur le pourpoint
avec des gestes fébriles. Elle avait les lèvres entrouvertes, on devrait
plutôt dire les babines retroussées. Tous deux poussèrent le même
cri et, ensemble, ils roulèrent au sol, sous les regards des six loups
morts, témoins de leur accouplement…
C’est le lendemain, au matin, que des moines les découvrirent
endormis. Guillaume de Vivraie et Marguerite de Cousson se
marièrent quelques heures plus tard au prieuré de Lanoë. En guise
d’alliances, ils se passèrent au doigt la bague au lion et la bague au
loup…
Guillaume et Marguerite rentrèrent à Vivraie en passant par
Cousson pour informer Enguerrand de leur bonheur. En voyant sa
sœur mariée et rayonnante, Enguerrand eut du mal à retenir ses
larmes. Il y avait longtemps qu’il n’espérait plus pour elle autre
chose que le célibat dans un riche monastère.
Le jeune couple s’installa à Vivraie dans la joie.
L’un et l’autre sans parents, ils n’avaient à se soucier que d’eux-
mêmes. Ce château et les domaines environnants étaient à eux et ils
pouvaient tout organiser à leur guise. Ils ne s’en privèrent pas,
faisant chaque jour mille transformations, importantes ou futiles,
dans leur cadre de vie quotidien.
Leur entente était sans nuage. S’ils s’accordaient sur le plan de
l’esprit et du caractère, c’était encore leurs corps qui se
comprenaient le mieux. L’envie de s’unir leur prenait aux moments
les plus inattendus et elle était si forte qu’ils devaient y céder
immédiatement : lors d’une promenade à cheval, en marchant côte
à côte sur les remparts du château, au bord de la mer… Qu’importe
si quelqu’un pouvait les voir ! À l’appel de la louve répondait le
rugissement du lion et, dans leurs étreintes, leurs bagues
s’accrochaient et s’entrechoquaient furieusement…
Pour Guillaume de Vivraie, tout était simple : il était toujours
aussi fou d’amour que lorsqu’il avait reçu son coup de foudre en
entendant Tristan et Yseut. Il avait voulu Marguerite, il l’avait
conquise de haute lutte, elle s’était soumise à lui et le comblait : il
était heureux.
Pour Marguerite, les choses étaient plus complexes. Son mari lui
avait demandé à plusieurs reprises pourquoi, ayant été jusque-là si
froide et ayant même préféré la mort à l’union avec lui, elle avait
brusquement fait volte-face quand il lui avait passé la bague. À ses
questions, Marguerite avait fait des réponses évasives. C’est qu’elle
ne voulait pas dévoiler un secret qu’elle était la seule à comprendre.
Quand Guillaume lui avait passé l’anneau brûlant, après avoir
hurlé de douleur, elle avait regardé le bijou. Et tout à coup, elle avait
cessé de voir le loup d’argent aux yeux de jais qui lui transperçait la
chair. L’espace d’un instant, elle avait vu Théodora ; elle était nue
avec, pour seul vêtement, sa longue chevelure blonde. Elle lui disait
quelque chose comme : « L’homme au loup brûlant est ton mâle.
Prends-le et, comme moi, tu connaîtras un destin d’exception.
Oublie la glace, oublie mon fantôme, ne cherche plus à me
rejoindre. Accouple-toi à l’instant et que tout ton corps soit aussi
enflammé que ton doigt ! »
Plus elle y réfléchissait, plus Marguerite de Vivraie, née
Cousson, se disait qu’elle n’avait pas fait fausse route. Guillaume,
qui lui avait donné une incroyable preuve d’amour en perdant pour
elle au tournoi, qui avait su forcer sa retraite et la conquérir par
l’anneau, était bien l’homme de sa vie. Elle en eut une confirmation
supplémentaire, quand peu après leur arrivée à Vivraie, elle
s’aperçut qu’elle était enceinte. De toute évidence, elle avait été
fécondée dès leur première union. Théodora lui avait promis un
destin d’exception et il semblait bien qu’elle eût raison : l’enfant
conçu dans la hutte de pierres, avec les six loups morts pour
témoins, tandis que la bague lui torturait la chair, avait toute chance
d’être aussi unique en son genre qu’Hugues de Cousson, fils de son
aïeule…
La date de la naissance approchant, Marguerite se mit en devoir
de faire venir celle qui allait l’accoucher. Son choix était fixé depuis
longtemps. Quand elle était au prieuré de Lanoë, elle avait entendu
parler d’une femme qui vivait seule dans une cabane en forêt et à
qui on ne connaissait pas d’autre nom que l’Être. On disait qu’elle
allait cueillir, la nuit, dans les bois, des herbes et autres produits
mystérieux ; sans doute était-elle sorcière, mais personne n’avait
songé à lui causer d’ennuis, car l’Être était une accoucheuse à la
réputation exceptionnelle. On prétendait – mais c’était
invraisemblable – qu’aucune des femmes qui avaient eu recours à
elle n’était morte en couches.
Quoi qu’il en soit, début septembre 1337, Marguerite l’envoya
chercher dans sa cabane pour la faire venir au château de Vivraie.
L’émissaire était porteur d’une somme importante destinée à la
convaincre d’entreprendre le déplacement… L’Être était sans âge :
son visage était lisse, sans la moindre ride, mais curieusement sa
physionomie était celle d’un vieillard ; de même, elle paraissait sans
sexe, car ses traits auraient pu aussi bien être ceux d’un homme que
ceux d’une femme.
Devant les pièces d’or, l’Être eut un rire méprisant. Que pouvait-
elle en faire, elle qui vivait seule et qui portait, hiver comme été, le
même manteau de toile grise ? L’émissaire insista, parlant de sa
maîtresse, la femme aux loups du prieuré. Sans y mettre d’intention
particulière, il dit que la délivrance était prévue pour les alentours
de la Toussaint et, à sa grande surprise, tout changea. Le visage de
l’Être, ce visage sans âge ni sexe, prit une expression d’émotion
intense et, brusquement, elle accepta…
Arrivée au château de Vivraie, l’Être alla voir Marguerite pour lui
dire qu’elle ne la reverrait qu’à l’accouchement. Puis, elle organisa
son existence à sa manière, quittant le château le soir et ne rentrant
que le matin, chargée d’herbes mystérieuses… Jusqu’à la soirée du
1er novembre 1337, jour de la Toussaint, où on vint l’avertir que les
douleurs avaient commencé…
L’Être entra dans la chambre où reposait Marguerite. C’était la
plus vaste du château : c’était aussi la seule qui possédait une
fenêtre vitrée. Marguerite était pâle, mais c’était son teint naturel ;
elle était inondée de sueur et souriait. L’Être donna des ordres
brefs : il fallait des linges, les langes de l’enfant et un chaudron
rempli d’eau dans la cheminée. Lorsqu’elle eut été obéie, elle fit
sortir tout le monde, y compris Guillaume de Vivraie, car personne
ne devait assister à l’accouchement.
Dès que la porte fut refermée, l’Être se mit à palper le ventre de
Marguerite, tout en répétant :
— C’est bien. Nous y arriverons.
Une cloche sonna deux fois. C’était celle du couvent du Mont-
aux-Moines, qu’on n’entendait que lorsque le vent était au nord,
comme c’était le cas cette nuit. Marguerite se redressa sur son lit.
— C’est matines !
La réaction de la sage-femme fut d’une violence imprévisible.
— Non, ce n’est pas matines, c’est complies ! Les douleurs vous
font perdre la raison !
— Quelle importance, matines ou complies ?
— La différence qu’il y a entre la vie et la mort. Toute ma vie, j’ai
attendu cet instant. C’est l’unique raison de ma venue ici !
Marguerite sentit brusquement l’inquiétude la saisir. L’Être
s’approcha tout près d’elle. Son visage étrange, comme
imparfaitement formé par la nature, rayonnait d’une exaltation
intense.
— Dans mon pays, il y a une croyance au sujet de la nuit de la
Toussaint. Les enfants qui naissent dans la dernière heure de la
journée, juste avant matines, ont la bénédiction de tous les saints et
vivront cent ans. Mais ceux, au contraire, qui naissent tout de suite
après matines, dans la première heure du lendemain, Jour des
morts, sont placés sous le signe de tous les morts et ne vivront
qu’un jour !
Marguerite de Vivraie se mordit le poing pour ne pas crier de
joie. Ainsi donc, c’était vrai ! L’apparition de Théodora ne l’avait pas
trompée : de son accouplement dans la hutte allait naître un enfant
prodigieux… La voix de l’accoucheuse se fit plus grave.
— Je peux essayer de vous délivrer maintenant. Il y a encore du
temps d’ici la dernière heure avant matines. Ainsi, votre enfant sera
comme les autres. Il n’aura pas de chances de vivre cent ans, mais
ne risquera pas non plus de mourir dans la journée.
Marguerite secoua sa longue chevelure brune.
— Non. Je veux qu’il vive cent ans !
— Vous prenez aussi le risque qu’il ne vive qu’un jour.
— Je le prends !
L’Être quitta Marguerite et alla près du feu pour préparer une
infusion des herbes qu’elle avait cueillies.
— Ce sont des plantes bénéfiques ; elles nous aideront.
Marguerite fut traversée d’une brusque pensée.
— Comment saurons-nous quand commencera la dernière heure
avant matines ?
— Nous ne le saurons évidemment pas avec certitude, mais le
Seigneur, lui, le saura. Priez-le !…
La connaissance des heures posait en effet, à l’époque, un
problème insoluble. Elles n’étaient pas égales, comme celles que
nous connaissons. Le jour était divisé en douze heures, du lever au
coucher du soleil, et la nuit, en douze heures également. Mais le
jour et la nuit n’ont pas la même durée toute l’année. Au solstice
d’hiver le jour dure à peu près huit heures et, au solstice d’été,
environ seize. Ainsi, l’unité de mesure, l’heure, changeait d’un jour
sur l’autre et pouvait varier, selon la saison, du simple au double.
Alors, il ne restait plus qu’à se fier aux cloches des églises et des
couvents, qui rythmaient le temps, aussi incertaines que pouvaient
l’être les religieux eux-mêmes. Elles sonnaient toutes les trois
heures, deux coups à chaque fois. À la première heure du jour, elles
sonnaient prime, à la troisième, elles sonnaient tierce, à la sixième,
sixte ou midi, à la neuvième, none et à la douzième et dernière
heure du jour, elles sonnaient vêpres, le coucher du soleil.
Commençait alors la nuit, divisée, elle aussi, en tranches de trois.
Complies était la troisième heure de la nuit, matines, ou minuit,
était la sixième et marquait le changement de date, enfin laudes
était la neuvième heure de la nuit, trois heures avant le lever du
soleil…
Un temps indéterminé s’était écoulé depuis que l’Être avait
révélé son secret à Marguerite et que cette dernière avait accepté de
courir le risque qu’elle lui proposait. Il faisait noir et il faisait froid.
L’Être s’approcha de la châtelaine, un bol à la main :
— Buvez !
— Quelle heure est-il ?
— Buvez !
Marguerite de Vivraie s’exécuta. Les douleurs étaient de plus en
plus rapprochées. Était-ce bon signe ? Était-ce mauvais signe ?
Matines n’avaient pas sonné, mais, autant que la volonté puisse
faire quelque chose en ce domaine, devait-elle s’efforcer de se
délivrer au plus vite, au risque d’accoucher avant l’heure de chance,
ou se retenir, au risque de laisser passer la Toussaint et d’entrer
dans le Jour des morts ?
Et c’est alors que l’événement se produisit. Dehors, dans la nuit
noire et froide de novembre, un hurlement retentit, puis plusieurs,
puis des dizaines : les loups appelaient et se répondaient…
Marguerite fut secouée d’un immense frisson et partit d’un rire
nerveux. L’Être se méprit :
— N’ayez pas peur, sinon l’enfant risquerait de naître avec des
oreilles de loup !
— Je n’ai pas peur, au contraire ! Les loups, c’est pour moi qu’ils
se sont mis à hurler ! Pour me donner le signal ! C’est maintenant
que l’enfant doit naître ! C’est maintenant, pour qu’il vive cent ans !
L’Être s’apprêtait à répliquer quelque chose, mais elle n’en eut
pas le temps. Marguerite poussa un cri et elle dut se précipiter pour
faire son travail. L’accouchement, brutalement, venait de
commencer.
L’Être eut juste le temps de couper le cordon, mais pas plus. À
peine avait-elle terminé l’opération que les deux coups de matines
retentissaient au couvent. Maladroitement, car elle devait tenir le
bébé, elle se signa.
— Il est né juste un Notre Père avant matines. Il vivra cent ans !
Tous les saints du Paradis en répondent !
— « Il » ?
— Oui, vous avez un fils !
Au même instant, Guillaume de Vivraie, ayant entendu les cris
du nouveau-né, fit irruption dans la chambre. Il le prit dans ses
mains, vit que c’était un garçon et le souleva à bout de bras en
criant :
— Mon lion !…
Ainsi donc, l’enfant de la Toussaint, que ses parents avaient
décidé de prénommer François, allait connaître un destin
exceptionnel. Marguerite, penchée sur son berceau, savait que,
selon la prédiction de l’Être, il allait vivre un siècle ; mais elle
ignorait de quoi serait fait ce siècle.
Or, ce même 1er novembre 1337, jour de la Toussaint, Henri
Burgersh, évêque de Lincoln, était arrivé à Paris et s’était rendu à la
tour de Nesle, où se tenait la cour de France. Il était porteur d’une
lettre de son maître Édouard III d’Angleterre au roi Philippe VI.
C’était une déclaration de guerre en bonne et due forme. Sans que
personne n’en ait alors conscience, le cours de l’histoire allait
brutalement changer. Une autre naissance venait d’avoir lieu,
tragique, celle-là : la naissance d’un long, d’un interminable conflit
entre la France et l’Angleterre…
À Vivraie, François vivait les premières minutes de ses cent ans
d’existence. À Paris, la guerre de Cent Ans venait de commencer.
2 La nuit de Crécy
Le baptême de l’enfant de la Toussaint fut aussi exceptionnel
que sa naissance.
Dans la matinée du Jour des morts, Jeanne de Penthièvre, qui
s’était rendue avec sa suite en pèlerinage au Mont-aux-Moines,
demanda l’hospitalité au château. Jeanne de Penthièvre, épouse de
Charles de Blois, n’était autre que la nièce du duc Jean III, héritière
du duché de Bretagne et suzeraine des Vivraie. Apprenant l’heureux
événement, elle accepta le rôle de marraine, que le sort semblait lui
désigner. Le baptême ne pouvant avoir lieu le Jour des morts, toute
la suite resta jusqu’au lendemain, fête de la Saint-Hubert et l’évêque
de Saint-Brieuc, qui accompagnait Jeanne, célébra la cérémonie en
personne…
Ainsi, dès le départ, l’existence de l’enfant de la Toussaint
semblait marquée par le destin, conformément aux prédictions de
l’Être… Cette dernière, d’ailleurs, avait disparu. Peu après
l’accouchement, Marguerite, ne la voyant plus, l’avait réclamée. Les
serviteurs l’avaient cherchée en vain dans le château et aux abords.
Elle était partie en pleine nuit et nul ne comprit comment, le pont-
levis étant levé…
Mais l’incident était oublié lorsque l’évêque s’approcha de
François pour l’onction du baptême. Guillaume de Vivraie se tenait,
rayonnant, derrière la prestigieuse marraine et le parrain, son beau-
frère, Enguerrand de Cousson. Il ne pouvait détacher les yeux de
son fils… Il lui ressemblait : il avait les mêmes cheveux blonds, la
même force. Et, en plus de son sang à lui, coulait dans ses veines
celui de sa merveilleuse mère ! De quels exploits un être ainsi conçu
ne serait-il pas capable !… Guillaume de Vivraie regardait tour à
tour, avec le même émerveillement, son fils et sa femme. Jamais
Marguerite n’avait été aussi belle, jamais il ne l’avait à ce point
aimée. Neuf mois et un jour après la Chandeleur, le sire de Vivraie
vivait le plus beau moment de sa vie…
Marguerite vivait ces moments d’une manière encore plus
absolue. Elle comprenait d’un seul coup le sens des événements qui
s’étaient succédé depuis la Saint-Jean. Cette force irrésistible qui
s’était emparée d’eux avant le tournoi, cette blessure mutuelle qu’ils
s’étaient, Guillaume et elle, infligée par la lance et par l’anneau
avant de se donner l’un à l’autre, tout cela était la condition
mystérieuse et nécessaire à la naissance de ce petit être. Après
l’avoir cherchée si longtemps en vain sur les traces d’Hugues et de
Théodora, Marguerite venait de découvrir la signification de son
existence : elle avait été mise sur cette terre pour donner le jour à
François et, désormais, il compterait plus pour elle que tout au
monde, même Guillaume. En cet instant, sans oser se l’avouer, elle
ressentait ce qu’avait dû ressentir la Vierge lors de la sainte nuit de
Noël : elle avait donné le jour à un Dieu !…
Car Marguerite était seule à connaître la prédiction de l’Être : les
cent ans promis à l’enfant de la Toussaint. D’instinct, elle avait
décidé de garder ce secret pour elle… Peut-être le révélerait-elle à
François sur son lit de mort, mais ce n’était pas le moment d’en
décider. L’important était de vivre aussi intensément que possible
ces instants irremplaçables… L’évêque achevait de prononcer les
formules rituelles et, ce sacrement, Marguerite le recevait aussi
intimement que celui du mariage, qui lui avait été donné au prieuré
de Lanoë : c’était pour ce petit être emmailloté et la destinée
prodigieuse qu’il portait en lui qu’elle allait vivre désormais…
Ce fut la naissance de François qui entraîna le premier conflit
véritable entre Marguerite et Guillaume. Ce n’est pas que leur union
ait été jusqu’à présent sans secousse. Si leur entente était
exceptionnelle, elle n’excluait pas les affrontements, au contraire.
Deux êtres au tempérament aussi prononcé ne pouvaient que se
heurter, mais loin d’être un mal, cela leur permettait de dépenser
leur surplus de vitalité.
Marguerite et Guillaume avaient une manière bien à eux de
régler leurs différends : ils s’en remettaient à la seule discipline
physique où ils étaient à égalité, l’équitation. Elle sellait sa jument
noire, lui son cheval brun et ils allaient faire la course dans les
environs. Ils gagnaient aussi souvent l’un que l’autre et, lorsque la
course était terminée, ils avaient depuis longtemps oublié l’objet de
leur querelle.
En fait, Guillaume et Marguerite concevaient spontanément l’un
et l’autre leur vie de couple comme un tournoi. C’est un tournoi qui
les avait fait se rencontrer, c’est en se combattant qu’ils s’étaient
conquis l’un l’autre et, depuis, ils continuaient leur lutte. Cette
dernière trouvait son aboutissement tout naturel dans la joute
amoureuse : le lit était leur dernière lice et faire l’amour leur ultime
manière de s’affronter, un affrontement dont ils sortaient tous deux
vainqueurs.
Avec la naissance de François, tout changea pourtant. S’ils
étaient tous deux certains du caractère exceptionnel de leur enfant,
Guillaume et Marguerite le concevaient différemment. Pour
Guillaume, ce serait un guerrier de légende, une sorte d’Eudes en
plus puissant encore, la terreur des champs clos et des champs de
bataille. Il le voyait devenir le bras armé du roi de France, avec le
blason gueules et sable toujours en tête des armées ; au côté des
fleurs de lis, son fils deviendrait connétable, puis, pour couronner sa
carrière, irait se couvrir de gloire à la croisade. François de Vivraie
entrerait le premier dans Jérusalem et, après avoir coupé plus de
têtes infidèles qu’il n’y a d’étoiles au ciel, se prosternerait devant le
Saint-Sépulcre libéré, comme le fit jadis Godefroi de Bouillon…
Pour Marguerite, au contraire, François serait la lumière de son
siècle. Sa sagesse, sa science, dépasseraient vite les limites de la
Bretagne et le roi l’appellerait à Paris pour faire de lui son conseiller
le plus écouté. Grâce à lui, le royaume de France connaîtrait une ère
de paix et de prospérité, ses richesses seraient décuplées, ses limites
reculées, son rayonnement incomparable. Après un siècle de vie
exemplaire, François serait enterré aux côtés des souverains dans la
basilique de Saint-Denis, mais il vivrait éternellement à travers les
récits des chroniques.
De telles conceptions impliquaient des méthodes d’éducation
différentes et, dans le couple Vivraie, chacun voulait convaincre
l’autre du bien-fondé de ses vues. La querelle prit vite de l’ampleur
et il était évident que, cette fois, il ne serait pas possible de la régler
par une course à cheval. Le ton montant trop, le lion et la louve
finirent par conclure un accord : l’enfant venait à peine de naître et
il était un peu tôt pour décider de son avenir. Ils aviseraient en
fonction des dispositions qu’il présenterait. Pour l’instant, en tout
cas, François tenait incontestablement plus de Guillaume que de
Marguerite. La ressemblance avec son père était indéniable, elle
était même criante. Mais Marguerite s’accrochait à ses positions,
affirmant que le physique était la partie la plus visible, mais la
moins importante d’un individu.
L’enfant occupait la chambre où Marguerite avait accouché. Elle
avait l’avantage, outre d’avoir une fenêtre vitrée, comme nous
l’avons dit, d’être orientée à l’Est, ce qui était, à l’époque, tenu pour
très bénéfique aux bébés. Cela permettait en effet d’avoir les rayons
de soleil au petit matin, au moment où, les feux de la cheminée
étant moribonds, la pièce était la moins chaude. Par protection
supplémentaire contre le froid, François avait été installé dans un lit
breton en bois massif, qui formait une sorte de boîte fermée de tous
côtés, sauf un, et possédait trois portes coulissantes ajourées.
Pour situer la chambre de François et comprendre les
événements qui vont suivre, il n’est pas inutile de décrire
brièvement le château de Vivraie…
Ce n’était pas la fière et redoutable forteresse qu’on pourrait
imaginer. Les Vivraie n’étaient pas riches. La construction s’était
faite peu à peu, en fonction des possibilités du moment, et le
résultat, hétéroclite et peu gracieux, tenait autant du château que de
la ferme ou du petit village fortifié.
Au centre se trouvait le donjon. Élevé par Eudes dès son arrivée,
en 1249, il constituait la seule partie vraiment impressionnante de
l’ensemble. Il était carré et comprenait trois étages, surmontés d’un
fort chemin de ronde crénelé.
Le rez-de-chaussée était occupé par une pièce nue, où personne
ne se tenait jamais et qui semblait, en apparence, de la place perdue.
Mais son utilité était autre. C’était là qu’était accroché, sur le mur
de droite en entrant, le blason gueules et sable des Vivraie. En
dessous, avaient été gravés à même la pierre les deux mots : Mon
lion. C’était tout et l’effet que produisait cette tache rouge et noire
dans cette salle vide, donnant accès à l’endroit le plus intime du
château, était saisissant.
Le premier étage, qui comprenait également une seule pièce,
servait de corps de garde. C’était là que dormaient les soldats
chargés de protéger le seigneur et sa famille, logés aux étages
supérieurs. Mais au moment de la naissance de François, nul danger
n’étant à craindre, il était inoccupé. Les soudards habitaient dans
des baraquements extérieurs.
Le deuxième étage était séparé en deux. La chambre située à l’est
était celle qu’occupait François ; dans l’autre, dormait sa nourrice.
Elle servirait plus tard à loger un second enfant, s’il y en avait un.
Le troisième étage avait aussi deux pièces : la chambre des époux
et une autre, dont Marguerite avait fait son domaine. C’était là
qu’elle avait installé sa garde-robe, son miroir, ses objets de toilette,
ses parfums et ses crèmes – car elle était désormais coquette. Elle y
avait également apporté divers instruments de musique et les livres
auxquels elle tenait le plus. Elle s’y retirait souvent pour étudier,
écrire, jouer ou composer.
Au-dessus, enfin, se trouvait le chemin de ronde. Occupé par un
unique guetteur le jour, il était vide la nuit. On y découvrait la
campagne environnante et, au nord, la vue portait jusqu’à la mer.
De part et d’autre du donjon, deux bâtiments avaient été élevés.
Celui de gauche quand on regardait la porte d’entrée était le plus
étonnant. C’était une aile d’habitation entreprise par Eudes, tout de
suite après la tour carrée. Mais l’argent lui ayant manqué, il avait
arrêté les travaux et tout était resté inachevé. Au moment de la
naissance de François, c’était une ruine. Le rez-de-chaussée et le
premier étage tenaient encore debout, mais il n’y avait pas de toit et
les fenêtres étaient de simples trous. Le tout était recouvert de lierre
et servait de refuge aux oiseaux, aux écureuils et aux serpents.
Personne n’allait jamais dans ces ruines, qu’aucun des successeurs
d’Eudes n’avait été assez fortuné pour relever. On pouvait pourtant
y accéder sans difficulté par une porte au rez-de-chaussée du
donjon. Mais il ne venait à personne l’idée de la pousser.
Le bâtiment à droite du donjon était aussi l’œuvre d’Eudes de
Vivraie. Il était de dimensions plus modestes que l’autre, mais, lui,
avait été terminé, en raison de son caractère indispensable : c’était
la chapelle, une petite église sans autre luxe que deux vitraux à la
gloire du roi saint Louis, composés dans les tons rouge et noir. Une
girouette avec un coq était fixée au sommet d’un étroit clocher.
Tel était le château familial. Le grand-père de Guillaume,
désespérant de jamais l’agrandir, l’avait entouré d’un mur crénelé
arrivant à la hauteur du premier étage de la tour. Mais ce n’était là
que la partie centrale du château de Vivraie proprement dit ; assez
loin, s’élevait un second mur d’enceinte formant un rectangle
d’environ trois cents mètres sur deux cents.
Dans l’intervalle, il y avait une sorte de petit village. D’abord, à
peu de distance du donjon, une grosse ferme rectangulaire à un
étage. L’un des côtés était occupé, au rez-de-chaussée, par une
grande salle qui servait aux repas des maîtres et par une cuisine, le
second côté contenait les étables, le troisième la porcherie, le clapier
et le poulailler, le quatrième les écuries ; tout le premier étage
servait de logement aux paysans et aux domestiques. Au centre, se
trouvait la basse-cour avec son traditionnel tas de fumier, auprès
duquel couraient les poules, les canards et les oies.
Autour du donjon et de la ferme s’étendaient des champs exigus
de céréales, un verger, un potager. Tout contre la muraille, des
paysans, qui n’avaient pas trouvé place dans la ferme, avaient
construit des cabanes rudimentaires. Au centre d’un des grands
côtés de la muraille extérieure, se trouvait la poterne, le bastion
protégeant le pont-levis. Des logements pour les soldats, qui
ressemblaient plus aux cabanes des paysans qu’à des corps de garde
véritables y étaient attenants. Le pont-levis enjambait des douves
assez larges et profondes : après, c’était la campagne. Tel était le
château de Vivraie. On y vivait comme on pouvait, plutôt mal que
bien et la vie quotidienne y résonnait plus souvent du grognement
des cochons et du cancanement des canards que du chant des
trouvères ou des rumeurs d’exploits guerriers.
François grandit rapidement. S’il avait, à sa naissance, une taille
moyenne, il devint vite exceptionnellement grand pour son âge.
Vers six mois, il manifesta la première de ces dispositions naturelles
que guettaient si fort ses parents. Il ne cessait de hurler et il s’arrêta
du jour au lendemain quand la nourrice eut l’idée d’enlever les trois
panneaux qui fermaient son lit. François détestait l’air confiné et
l’espace fermé de cette boîte en bois ; il préférait le grand air et la
lumière, même si c’était au prix des rigueurs du froid. Guillaume
interpréta cette réaction comme allant dans son sens et Marguerite
ne put que lui donner raison.
Les autres aspects du comportement du bébé confirmèrent cette
tendance. S’il ne semblait aucunement pressé de parler, au
contraire, il se révéla d’une remarquable précocité pour marcher. À
neuf mois, il se déplaçait normalement. Il est à remarquer qu’à la
différence de sa mère, il n’adopta la marche à quatre pattes que
quelques jours, passant presque aussitôt à la station debout. À partir
de là, on ne put plus le tenir et il se mit à explorer le château de
Vivraie, ce qui faillit avoir des conséquences dramatiques.
François allait sur ses un an et demi. C’était un jour d’avril. Il se
promenait, suivi de ses parents attendris, dans la boue de la basse-
cour, au milieu des poules et des oies. Marguerite allait juste
derrière lui, Guillaume était un peu plus loin. Soudain, une grosse
échelle posée contre le mur glissa et tomba en direction de l’enfant.
Marguerite n’avait qu’un geste à faire pour la rattraper, mais elle
ne le fit pas. Pensant que François ne craignait rien, puisqu’il devait
vivre cent ans, elle n’avait pas réagi. Heureusement, Guillaume la
bouscula et put agripper l’échelle du bout des doigts. Elle touchait
presque la tête de l’enfant et l’aurait fait éclater.
La colère de Guillaume de Vivraie fut terrible. Il traita sa femme
de monstre et c’est tout juste s’il n’employa pas le mot d’assassin.
Confuse, Marguerite, qui ne voulait à aucun prix révéler son secret,
ne sut que répondre. Mais de toute manière, elle se sentait
coupable. D’abord, la prédiction de l’Être pouvait être une
affabulation et, même si elle était vraie, elle n’impliquait nullement
la passivité. François pouvait fort bien être appelé à vivre un siècle,
à condition qu’on fasse ce qu’il fallait pour cela. Pour Marguerite,
qui avait failli causer la mort de celui qu’elle reconnaissait comme
le sens de sa vie, la leçon était terrible. Elle ne répliqua rien aux
accusations de son mari, pas même qu’elle était enceinte, ce qui
aurait pu lui tenir lieu d’excuse. Elle courba la tête et accepta que
Guillaume décide désormais de l’éducation de leur fils…
Marguerite était en effet enceinte de deux mois. L’accouchement
eut lieu sept mois plus tard, lors de la nuit de l’Avent, le premier
dimanche de décembre 1339. Le nouveau-né, un garçon prénommé
Jean, fut baptisé le lendemain matin.
Le contraste était saisissant avec l’apothéose de la Saint-Hubert.
Le second des Vivraie n’avait pas de prestigieux seigneur pour le
porter sur les fonts baptismaux. Sa marraine était la prieure de
Lanoë et son parrain l’abbé du Mont-aux-Moines, comme si son état
de cadet le destinait sans discussion possible à la vie ecclésiastique.
Mais c’était surtout dans l’attitude des parents que résidait la
différence. Si Guillaume avait l’air heureux de ce nouvel héritier, il
ne montrait pas la joie rayonnante, l’enthousiasme du premier
baptême. Quant à Marguerite, le changement était plus frappant
encore. C’était à peine si elle accordait un regard à son second
rejeton.
Et comment en aurait-il été autrement ? L’accouchement avait
été ordinaire, banal. Bien entendu, Marguerite de Vivraie n’avait pas
songé à faire chercher l’Être, qui de son côté, sans doute, n’aurait
pas accepté ce nouveau déplacement. Elle avait eu recours à une
« dame ventrière » réputée pour son savoir-faire, une grosse femme
au teint rouge qui l’avait encouragée au moment de la délivrance,
comme si elle avait été une femme comme les autres, ayant besoin
d’encouragements, et qui lui avait fait ensuite de médiocres
compliments sur le produit de ses entrailles.
À cet instant précis, pourtant, Marguerite avait eu un choc.
Comme la dame ventrière coupait le cordon, les loups s’étaient mis
à hurler avec autant de soudaineté et de violence que lors de la nuit
de la Toussaint. Mais l’interrogation de Marguerite n’avait pas
duré : elle avait demandé à voir l’enfant et avait aussitôt compris…
Il lui ressemblait ! Il avait une figure fine et des cheveux déjà tout
noirs. C’était un loup, un petit loup, et c’était pourquoi ses frères
l’avaient salué de leurs hurlements. Marguerite avait rendu son
second fils à l’accoucheuse et cessé, dès lors, de s’y intéresser. À
quoi bon ? Elle aurait pu dire les yeux fermés comment il était fait
et prédire sans risque ce que serait sa vie ; car quels que soient les
événements qu’il rencontrerait sur son chemin, il les vivrait en
loup… La louve avait accouché d’un louveteau : la nuit de l’Avent
n’était pas celle de la Toussaint ; les miracles n’avaient lieu qu’une
fois…
En fait, tandis que se déroulait le baptême de leur second fils,
c’était encore vers François que se portaient les regards de
Guillaume et de Marguerite. Et ils n’étaient pas les seuls. Il avait à
peine plus de deux ans mais on ne voyait que lui. Il portait ses
cheveux dorés et très bouclés comme une petite crinière ; beau
comme un page et sérieux comme un évêque, il regardait son frère
avec autant de fierté que si c’était lui qui l’avait fait et ne semblait
pas avoir conscience de l’admiration dont il était l’objet. Le petit
Jean, de son côté, ne cessa de pleurer pendant toute la cérémonie…
Les mois passèrent. Refusant toujours de prononcer un mot,
François se montrait, en revanche, un marcheur infatigable.
Un matin de mai 1340, François se leva fort tôt, comme à son
habitude, et alla à la fenêtre de sa chambre. Le verre épais,
cloisonné à la manière des vitraux, laissait passer une lumière vive.
Le lever de soleil était sûrement admirable et il lui prit l’envie
d’aller voir sur le chemin de ronde du donjon. C’était la première
fois qu’il décidait de se promener seul. Il en fut tout excité.
Il grimpa donc l’escalier. À l’étage suivant, il devait passer devant
la chambre de ses parents. La porte était ouverte et il eut peur de se
faire surprendre, mais ce fut autre chose qui se passa. À l’intérieur
de la pièce il entendit du bruit : sa mère poussait de petits cris.
Intrigué, il passa sa tête dans l’embrasure. Il vit mal, mais distingua
ses parents sur le lit. Sa mère se mit à crier plus fort. Il resta
quelques instants, n’osant rien dire ni rien faire, puis, pris soudain
d’un inexplicable malaise, il fit demi-tour…
Pieds nus, l’enfant dégringola l’escalier, il s’enfuit si vite qu’il ne
s’arrêta pas devant sa chambre ; il continua à descendre, traversant
le corps de garde désert, pour se retrouver au rez-de-chaussée, dans
la pièce vide au blason gueules et sable. Toujours dans un état
second, il se jeta contre la porte qui donnait sur l’aile en ruines
commencée par Eudes. Elle s’ouvrit sans difficulté. De l’autre côté,
la végétation était tellement dense que l’on se serait cru dehors. Des
arbustes et des arbres étaient entrés par les trous béants des
fenêtres ou avaient poussé dans le sol, en faisant éclater les dalles.
Il lança un cri et remonta à toute vitesse…
François se retrouva dans son lit, assis, les genoux pliés, la tête
rentrée dans les épaules et les bras serrés autour des jambes. C’est
dans cette position que ses parents le découvrirent quand ils se
levèrent à leur tour…
Alarmés, Marguerite et Guillaume pressèrent François de
questions et ce dernier comprit soudain qu’il devait parler. Il en
était bien sûr capable. Il lui suffisait, pour cela, de se servir des mots
qu’il entendait, comprenait et retenait parfaitement. Jusqu’à
présent, il avait préféré marcher parce que c’était plus facile et plus
agréable, mais maintenant, parler devenait une affaire vitale. Il
devait expliquer à ses parents ce qu’il ressentait, les appeler au
secours. François ouvrit la bouche et prononça :
— J’ai peur !
Il y eut un moment de silence. Le père et la mère se regardèrent,
interdits. Guillaume lui demanda de répéter et François répéta :
— J’ai peur !…
Guillaume et Marguerite ne voulaient pas y croire. Les premiers
mots de leur enfant prodigieux étaient : « J’ai peur ! » Il avait
attendu deux ans et demi pour parler, comme si, par cette attente, il
voulait donner le plus d’éclat possible à ses premières paroles et,
quand il se décidait enfin, quand il livrait le secret de son for
intérieur, c’était pour avouer sa peur !
La surprise était de taille et la déconvenue aussi ! Il était loin, le
successeur d’Eudes de Vivraie, futur porteur de la bague au lion,
terreur des champs de bataille et conquérant de Jérusalem ! Il était
loin, le descendant d’Hugues de Cousson, lumière de son temps ! Ce
n’était qu’un petit bébé tremblant, un couard !…
François, après s’être soulagé de son aveu, avait quitté sa
position recroquevillée et marchait à pas prudents dans la pièce.
Guillaume et Marguerite réagirent sans attendre. Ils se concertèrent
pour savoir comment rendre à l’enfant le courage qui devrait être le
sien. Ce fut Guillaume qui trouva.
— Le mois prochain, je concourrai au tournoi de la Saint-Jean et
nous l’emmènerons. Il n’y a pas de meilleur spectacle pour un futur
chevalier…
C’est ainsi que le 24 juin 1340, quatre ans après le jour
inoubliable, tous les trois se retrouvèrent à Rennes. Le petit Jean,
dont c’était la fête et dont personne ne se souciait, était resté au
château. Cet être chétif n’occupait guère les pensées de ses parents.
Il avait failli mourir lors de son premier hiver, ayant pris froid dans
sa chambre sans fenêtre et exposée à l’ouest, et il avait survécu par
on ne sait quel miracle.
À la demande de son mari, Marguerite avait remis sa robe
violette et, avant le tournoi, laissant François en garde à l’écuyer, ils
allèrent en pèlerinage à la foire et puis refirent, à la même folle
allure, la cavalcade jusqu’au verger. Enfin, ils prirent le chemin de la
lice.
Après avoir revêtu son armure, suspendu à son cou le blason
taillé de gueules et de sable et pris sa lance, Guillaume de Vivraie
alla, comme la première fois, se présenter devant le duc Jean III. En
quatre ans, le duc avait beaucoup changé. Il semblait malade et près
de sa fin. Il ne parut pas reconnaître Guillaume, mais il faut dire
que ce dernier n’avait guère brillé à sa précédente apparition.
Le grand moment était arrivé. Guillaume alla désigner sa dame.
Il remonta la tribune le plus lentement possible, voulant faire durer
ces instants irremplaçables. Comme la première fois, la silhouette
violet et noir était tout au bout, mais il ne voyait qu’elle. En arrivant
devant elle, il abaissa sa lance et, cette fois, Marguerite accepta
immédiatement son hommage d’un sourire.
Guillaume eut une autre satisfaction en ce moment béni : ce fut
François. En voyant son père en armure et à cheval, il n’eut pas de
réaction de recul, comme aurait pu en avoir un enfant craintif. Au
contraire, il trépigna de joie et se mit à battre des mains. Guillaume
ferma alors la visière de son bassinet. Il savait que la vision de ce
museau d’acier percé de trous avait toujours quelque chose
d’impressionnant et, de fait, François hésita un instant. Mais la peur
fit vite place à la fierté : il lança à son père un baiser.
Porté par l’admiration de sa femme et de son fils, Guillaume de
Vivraie fut éblouissant. Quatre fois, le blason rouge et noir fut
victorieux. À la cinquième, contrairement aux règles, son adversaire
tua son cheval en le transperçant de sa lance. Guillaume fut déclaré
vainqueur de cette cinquième joute par disqualification, mais il
n’était plus en mesure de concourir. Il figura quand même au
nombre des lauréats et reçut en prix un épervier dressé, qu’il offrit à
Marguerite.
En rentrant, entre son père en armure et sa mère, l’oiseau au
poing, François était au comble de l’exaltation. Devant ses yeux, le
tournoi défilait et redéfilait, avec ses images, plus fortes que toutes
celles qu’il avait vues jusqu’à présent : les masses d’acier
multicolores qui se jetaient l’une contre l’autre, le sang qui tachait
l’armure de ceux qui restaient inanimés au sol ; ses bruits, qui
résonnaient encore dans sa tête : l’appel des trompettes, les
hurlements de la foule et le fracas métallique au moment du choc ;
avec, surtout, son émotion. François avait vécu ces combats comme
si c’était lui qui y avait participé ; chaque fois que son père s’était
élancé, il avait été pris pour lui d’une rage de vaincre d’une violence
inouïe et, quand il avait triomphé, avait hurlé sauvagement sa joie.
Tandis qu’ils cheminaient entre Rennes et Vivraie, il se produisit
un phénomène étrange dans l’esprit de l’enfant : d’un seul coup,
tous ses souvenirs précédents s’effacèrent. Étonné, François essaya
de se rappeler ce qu’il avait fait la veille, il n’y parvint pas ; et ainsi
pour tout le reste : à la place, il n’y avait qu’un grand vide ; son
esprit était aussi vierge que s’il venait de naître.
Les semaines, les mois et les années passèrent sans que François
de Vivraie retrouve jamais ses souvenirs perdus. Sa mémoire
continua de fonctionner et les souvenirs nouveaux de s’accumuler,
mais désormais, et pour toujours, sa vie consciente commença avec
le tournoi de la Saint-Jean ; le 24 juin 1340 fut le premier jour de sa
mémoire… C’est au même moment que François commença à
rêver…
Le rêve rouge fut celui qui apparut le premier ; ce fut aussi celui,
et de loin, qui revint le plus souvent. Il était toujours le même, au
détail près… François était sur le chemin de ronde d’un donjon.
C’était le crépuscule. Le ciel était d’un rouge intense et la campagne,
en bas, était rouge, elle aussi. Il était en train de regarder le
spectacle, lorsque le cheval apparaissait.
Il avait une robe fauve et il venait du ciel, puisque c’était un
cheval volant. Ses grandes ailes faisaient un bruit un peu inquiétant
en battant, mais François n’avait pas peur. Il savait d’ailleurs son
nom : il s’appelait Tournoi. Tournoi s’immobilisait sur le chemin de
ronde et attendait. François montait prestement sur son dos.
Tournoi déployait ses ailes et s’envolait.
Commençait alors le voyage merveilleux. Tournoi allait dans les
nuages et les nuages devenaient un pays véritable, avec des
montagnes, des rivières, des jardins, des maisons. Au début, tout
était rouge, mais peu à peu, le bleu l’emportait. C’est qu’on arrivait
au bord de la mer. Tournoi galopait un moment sur une plage de
nuages, puis plongeait hardiment et François ressentait une
merveilleuse sensation de fraîcheur… C’était là que le rêve
s’arrêtait. Chaque nuit, avant de s’endormir, François priait le bon
Dieu de faire le rêve rouge et le fait est que cela arrivait souvent.
Mais il y avait aussi le rêve noir. Il était infiniment moins
fréquent que le rêve rouge ; il pouvait s’écouler des années sans que
François le fasse, mais l’impression qu’il lui laissait était
incroyablement plus forte. Pendant des jours, voire des semaines,
François restait sous son influence. Dans ces moments-là, il était
distrait, irritable et même sombre, ce qui ne lui arrivait jamais
autrement.
Comme le rêve rouge, le rêve noir était invariable au détail près.
François était devant un escalier tout noir ; il se sentait terrorisé à
l’idée de l’emprunter, mais une force irrésistible le forçait à s’y
engager. Une fois dans l’escalier, François voulait monter, mais
l’escalier descendait tout seul et François, au lieu de s’élever,
s’enfonçait. En proie à la panique, il forçait l’allure, il s’épuisait à
vouloir monter. Peine perdue : les marches accéléraient elles aussi
en sens inverse et il descendait, il descendait…
C’est alors que le cri éclatait. C’était un cri de femme, faible
d’abord, puis de plus en plus fort. Il exprimait la douleur, l’angoisse,
l’horreur, et il enflait jusqu’à devenir insupportable. À ce moment, à
force de descendre, François arrivait à un palier. Une porte était
ouverte, il ne voulait pas entrer mais on le poussait dans le dos. La
pièce était grouillante de serpents. Il se mettait à hurler et se
réveillait…
En fait, si François avait tant de mal à se remettre de ce rêve,
chaque fois qu’il le faisait, ce n’était pas seulement à cause de son
contenu terrifiant. C’était pour une raison plus grave. Le rêve noir
signifiait qu’il y avait une autre chose, dans un lieu et un temps
inconnus, ailleurs, derrière : autre chose contre quoi il ne pouvait
rien, qui aurait raison de lui et qui arriverait quoi qu’il fasse. C’est à
l’occasion du rêve noir que François pensa pour la première fois à la
mort. Mais le rêve noir n’était pas seulement la peur de mourir.
François le savait…
Le jour de Pâques 1342, les parents de François, qui étaient
rassurés sur son compte depuis son attitude au tournoi, lui firent le
plus merveilleux des cadeaux : un cheval. Il s’agissait d’une jument
nommée Étoile, que Marguerite avait choisie et dressée
spécialement ; Guillaume, de son côté, s’étant chargé d’apprendre
l’équitation à son fils. Tout ce que le château de Vivraie comptait de
soldats et de serviteurs était là pour assister à l’événement. Après la
messe dans la chapelle, Guillaume, qui s’était revêtu de son armure,
avait pris son fils par la main et l’avait amené au milieu de la cour.
Marguerite avait été chercher Étoile aux écuries, l’avait ramenée en
la tenant par la bride et lui avait dit :
— Monte ! Elle est à toi !
Incrédule, François avait regardé son père pour savoir si c’était
vrai. Pour toute réponse, Guillaume l’avait soulevé comme une
plume et déposé sur la selle. Puis il était monté à son tour sur son
cheval, tandis que Marguerite faisait de même et, ses deux parents
chevauchant de chaque côté de lui, ils s’étaient mis en marche, sous
les cris d’allégresse. Son père à sa droite et sa mère à sa gauche,
François avait franchi le pont-levis du château de Vivraie et ils
avaient pris le petit galop.
François avait regardé dans la direction de son père, qui ne le
quittait pas des yeux. Son armure brillait dans le soleil un peu pâle
de mars, les rubans de soie noirs et rouges qui étaient accrochés au
sommet du bassinet flottaient derrière lui. Sur un signe de son fils,
il rabattit sa visière. François frissonna : chaque fois qu’il voyait son
père ainsi, il avait peur ; il n’avait plus rien d’humain, il devenait
une sorte de machine à se battre et à tuer. François s’efforça de ne
pas baisser le regard devant le nez d’acier pointu qui se penchait
vers lui et il fit un second signe à son père, que celui-ci comprit : il
sortit son épée et la brandit vers le ciel. Alors, trois rires de
triomphe éclatèrent en même temps : celui de l’enfant, celui de
Guillaume, caverneux depuis sa cage de fer, et celui, clair, de
Marguerite qui n’avait rien perdu de la scène.
Quand ils rentrèrent au château, François, à peine descendu de
cheval, demanda le gantelet de son père et ce dernier le lui tendit.
L’enfant prit la grande main articulée de fer : un jour la sienne
serait aussi grande, un jour il serait aussi grand que son père, un
jour il serait chevalier !…
Il se souvint alors de Jean, que tout le monde avait oublié.
François, qui aimait bien son frère, voulait l’associer à sa joie. Il ne
le chercha pas longtemps. Jean était tout près, dans la foule, mais
personne, même parmi les serviteurs, ne lui prêtait la moindre
attention. Jean avait l’air songeur, comme à son habitude. Aussi
bien par son physique que par son comportement, il était l’opposé
exact de son aîné. Il était aussi brun que François était blond, aussi
malingre qu’il était bien bâti. Jean de Vivraie avait parlé
couramment à dix-huit mois, mais à deux ans et demi il se traînait
le plus souvent à quatre pattes. C’était un être secret et solitaire. Il
aimait passer des heures entières, même en pleine journée, dans
son lit breton hermétiquement fermé et il fallait que sa nourrice, la
seule personne qui s’occupait vraiment de lui, l’en fasse sortir par la
force… François lui tendit le gantelet.
— Tiens, tu le veux ?
Jean secoua la tête.
— Non. Pour quoi faire ?
— Tu ne veux pas être chevalier plus tard ?
De nouveau, Jean secoua la tête négativement. Puis son regard
devint fixe. François tourna les yeux dans la même direction que
lui : il vit sa mère…
Si le petit Jean, en effet, ne quittait pas les jupes de Marguerite,
malgré les rebuffades constantes qu’il recevait de sa part, François
préférait de beaucoup la compagnie de Guillaume et il faut dire que
son père avait beaucoup de choses à lui apprendre.
Guillaume de Vivraie avait entrepris l’éducation morale de son
fils, ce qui n’était pas la moindre partie de l’instruction d’un
chevalier. Il lui enseigna quelle responsabilité Dieu lui avait confiée
en le faisant naître futur chevalier. Toute sa vie, il devrait défendre
le faible contre le fort, la femme, l’enfant et le vieillard contre
l’homme fait, le pauvre contre le riche, l’humble contre le puissant
et le religieux en toutes circonstances. Il devrait être le bras armé de
Dieu, sa justice spontanée, partout où il passerait.
François écoutait ces leçons avec attention. Il était plus à l’aise
sur Étoile, mais puisqu’il s’agissait de chevalerie, il s’efforçait
d’assimiler de son mieux ces notions abstraites. Il se taisait, plissant
le front et faisant appel à son intelligence naissante. Un jour, il
revint vers son père tout sanglant. Il avait vu deux chiens attaquer
un renard et, au risque d’être déchiqueté par les crocs, s’était jeté
dans la mêlée pour sauver le renard, qui était le plus faible. Ce jour-
là, Guillaume de Vivraie sut que son fils avait compris ses leçons…
François avait plus de mal encore à suivre les discours politiques
de son père. Mais là aussi, il s’appliquait. Guillaume expliquait qu’il
y avait une guerre entre le roi d’Angleterre Édouard III et le roi de
France Philippe VI. Elle avait commencé le jour de sa naissance. Les
deux rois étaient cousins, mais cela ne les rendait pas amis ; au
contraire, c’était pour cela qu’ils se battaient. Car le roi Édouard
prétendait à tort que c’était lui qui devait hériter de la France et non
Philippe. D’ailleurs il avait déjà une partie de la France, une
province qui s’appelait l’Aquitaine. Elle était située au sud de la
Bretagne et on y faisait du très bon vin.
Et Guillaume donnait à son fils des nouvelles de la guerre, à
mesure qu’il les recevait lui-même. Au début, François ne
comprenait pas grand-chose. Il était question d’une bataille perdue
par les Français. Une bataille de bateaux : François n’imaginait pas
très bien la chose. Pour lui, une bataille, c’était un tournoi en plus
grand. Il était question aussi d’une autre province où l’on se battait,
au Nord celle-là : la Flandre. Mais les combats n’étaient pas décisifs.
Et brusquement, tout changea. La guerre entre ces deux
personnages lointains et mystérieux qu’étaient, pour François,
Édouard III et Philippe VI, prit des résonances familières. Car c’était
en Bretagne que tout se passait désormais.
Le duc Jean III était mort en avril 1341, moins d’un an après le
tournoi. Normalement, c’était sa nièce, Jeanne de Penthièvre, la
marraine de François, qui devait lui succéder, elle-même apportant
le duché en dot à son mari, Charles de Blois. Mais à la surprise
générale, l’oncle de Jeanne, Jean de Montfort, se proclama héritier
du duc disparu et se mit à recruter des partisans. C’était la guerre,
qui dépassa le cadre de la Bretagne, quand Philippe VI prit le parti
de Jeanne de Penthièvre et Édouard III celui de Jean de Montfort.
Pour François, rien n’était plus pareil. Il ressentait la situation
au plus profond de lui-même. Cette injustice faite à sa marraine,
odieusement dépouillée de son bien, le révoltait, comme il est
normal pour un futur chevalier. Deux camps existaient maintenant
dans son esprit : les bons, autour de Jeanne et du roi de France, les
mauvais, autour du sinistre Jean de Montfort et du roi anglais. Et
puis, la guerre en Bretagne lui faisait penser à la bague au lion…
La bague d’or représentant un lion rugissant aux yeux de rubis,
que Guillaume portait au doigt, était ce qui fascinait le plus François
chez son père. Celui-ci lui avait dit qu’elle avait une histoire et, mille
fois, l’enfant lui avait demandé de la lui raconter. Mille fois, il avait
reçu cette réponse :
— Quand je partirai pour la guerre.
Avec l’arrivée de la guerre chez eux, François de Vivraie espérait
secrètement que son père allait être obligé de partir et qu’il allait
enfin connaître l’histoire du lion…
Il ne se trompait pas. L’heure sonna à la Saint-Jacques, le
premier jour de mai 1342. Enguerrand de Cousson vint prévenir son
beau-frère : une armée commandée par le roi de France arrivait aux
confins de la Bretagne et ils avaient ordre de la rejoindre…
François revit avec plaisir son parrain, qu’il admirait presque
autant que son père, mais il ne pensait qu’à l’histoire de la bague. Il
ne tint pas en place pendant tout ce 1er mai, espérant que son père
n’oublierait pas sa promesse.
Guillaume de Vivraie ne manqua pas à sa parole : le soir même
de la Saint-Jacques, il fit donner un festin dans la salle à manger du
château, celle qui occupait une des ailes de la ferme rectangulaire.
Jamais autant de torches n’avaient éclairé la grande pièce, jamais la
table n’avait été dressée avec autant de splendeur. Guillaume et
Marguerite étaient côte à côte à la tête de la table : le premier sur le
flanc droit était Enguerrand, le premier à leur gauche était François.
Le repas fut gai. Pour la première fois de sa vie, François eut droit à
une coupe de vin pur, qu’il fut forcé, sous les rires et les
encouragements, de vider d’un trait.
À la fin du repas, Guillaume de Vivraie réclama le silence et
ordonna qu’on aille chercher le blason gueules et sable au rez-de-
chaussée du donjon. Quand ce fut fait et que l’écu fut placé sur la
table devant lui, il prit la parole.
— Le chevalier qui part pour la guerre n’est pas sûr d’en revenir.
Aussi, je dois dire à mon fils ce qu’il doit savoir sur la lignée des
Vivraie, au cas où, demain, il en deviendrait le chef, par ma mort…
Alors, Guillaume raconta l’histoire que chacun connaissait dans
la salle, sauf François : les prouesses d’Eudes, en 1249, à la septième
croisade et l’anoblissement par le roi saint Louis. François suivait
son père avec une attention passionnée ; de temps à autre, il le
quittait des yeux pour lancer un regard au blason gueules et sable.
Lorsque Guillaume eut expliqué le sens de la devise et cri de guerre
des Vivraie : « Mon lion ! » il se tut un court instant… Il régnait
dans la grande salle un silence total, mais nul, évidemment, n’était
ému comme François. Son père poursuivit :
— Mon fils, quand je mourrai, ce qui m’arrivera peut-être
demain à la guerre, c’est toi qui porteras cette bague en tant qu’aîné
des Vivraie, après, toutefois, avoir été consacré chevalier, car seul un
chevalier peut la porter. Mais avant, tu dois savoir qui est le lion.
Mon fils, sais-tu qui est le lion ?
François, qui était au centre de tous les regards, dans cette
immense tablée, ne put qu’esquisser un timide « non » de la tête.
Guillaume ferma à demi les yeux. Sa voix devint fervente et le
silence religieux.
— Le lion est le roi des animaux, car, comme Notre Seigneur
Jésus-Christ, il est le fils de la Vierge Marie. Sa silhouette est carrée
par-devant et grêle par-derrière. Sa queue en panache doit nous
inspirer la peur du péché, car elle représente la justice de Dieu.
Lorsqu’il est en colère, le lion piétine la terre et lorsqu’il est
pourchassé, il efface en fuyant ses traces avec sa queue. Le lion dort
les yeux ouverts et la lionne met bas un lionceau mort, qui
ressuscite trois jours plus tard grâce aux rugissements du mâle…
Guillaume de Vivraie se rapprocha encore de son fils et se
pencha vers lui.
— Il faut que tu saches enfin que le lion, ami des hommes, n’a
peur de rien, sauf des coqs blancs, du feu, des scorpions et du
grincement des portes.
C’était tout. Guillaume avait terminé. Alors, il se leva et brandit
sa coupe, imité par toute l’assistance.
— Je bois à la guerre et au roi de France ! Mon lion !
Le cri fut répété d’un bout à l’autre de la table et François en fit
le tour, porté à bout de bras par son père, voyant à son passage les
hommes lever le poing vers lui, en signe d’allégresse, et les femmes
lui envoyer des baisers. Seul son frère Jean ne lui accorda pas un
regard. Indifférent à l’enthousiasme collectif, le menton reposant
sur la main droite, il semblait réfléchir…
Guillaume de Vivraie et Enguerrand de Cousson partirent le
lendemain et ce fut le début, pour François, d’une période rythmée
par les absences et les présences successives de son père. Car la
guerre de Bretagne ne durait que par intermittence. François en
apprenait les péripéties de la bouche de son père à chacun de ses
retours ; il s’efforçait de les retenir le mieux possible.
Au début, l’affrontement décisif faillit se produire, car Édouard
III débarqua à Brest le 30 octobre 1342, avec toute son armée.
Philippe VI se porta à sa rencontre et le rejoignit devant Vannes.
Pourtant, au dernier moment, la bataille fut évitée, le légat du pape
imposant une trêve. Démobilisé, Guillaume revint à Vivraie, mais la
trêve dura à peine un an. Il repartit en août 1343. La guerre reprit en
Bretagne, avec moins d’ampleur qu’avant, les rois de France et
d’Angleterre ayant décidé de ne plus y aventurer leurs armées. C’est
entre Bretons du parti de Penthièvre et ceux du parti de Montfort
que les combats se poursuivirent. Guillaume, entre deux sièges et
deux campagnes, retournait chez les siens, surtout en hiver, car
toute activité militaire, ou presque, cessait avec la mauvaise saison.
Cela dura ainsi jusqu’en juillet 1346. Vers le milieu du mois, une
nouvelle parvint à Vivraie : Édouard III avait débarqué, encore une
fois avec toute son armée, à Saint-Vaast-la-Hougue, dans le
Cotentin. Cette fois, nul doute qu’il ne veuille frapper un grand coup
et que les choses sérieuses soient en train de se jouer.
On en eut tout de suite confirmation. Un mois plus tard, le roi
anglais était en vue de Paris. Philippe VI convoqua en hâte le ban et
l’arrière-ban de ses vassaux. Une nouvelle fois, Guillaume de
Vivraie dut partir.
Le départ eut lieu le 12 août 1346. Le lion et la louve se firent des
adieux fort tendres. Guillaume allait rejoindre l’armée française à
Saint-Denis. Après avoir embrassé son père, François le regarda
partir du haut des remparts, suivi de son écuyer, portant l’écu taillé
de gueules et de sable. François était fier d’en savoir désormais la
signification. Il attendait le jour où ce serait lui qui partirait, laissant
les autres derrière lui… Non, rien n’était plus beau que le rôle de
chevalier, rien n’était plus beau que la guerre !
L’arrivée des troupes françaises à Saint-Denis eut pour résultat
immédiat de faire fuir Édouard III. Il fit demi-tour en direction de la
Manche.
Son intérêt n’était pas d’accepter une bataille rangée ; les forces
étaient trop inégales : vingt-cinq mille hommes du côté anglais,
soixante-dix mille, dont dix mille chevaliers chez les Français. Cette
disproportion n’avait d’ailleurs rien d’étonnant si l’on sait qu’à
l’époque, l’Angleterre ne dépassait pas trois millions d’habitants
alors que la France, le pays largement le plus peuplé de la
chrétienté, en comptait aux alentours de vingt-deux. Édouard III
devait donc se contenter du tiers des effectifs de son adversaire et
encore son armée comprenait-elle une notable proportion de
Français : seigneurs en révolte contre le roi – comme les Bretons du
parti de Montfort – et seigneurs d’Aquitaine qui devaient, selon le
droit féodal, combattre aux côtés de leur suzerain…
La fuite d’Édouard III ne dura pas longtemps. Le vendredi 25
août, après avoir franchi la Somme, il se retrouva acculé à la mer.
Philippe VI était sur ses traces et il n’y avait plus moyen d’éviter le
combat. Dans ces conditions, le mieux était de repérer une position
favorable et d’attendre. Le roi anglais porta son choix sur une série
de hauteurs qui dominaient la forêt de Crécy. Au centre, trois
terrasses assez raides rendaient la progression difficile pour les
chevaux, de même que les haies qui se trouvaient un peu partout.
Le soir tombait et, comme la bataille serait vraisemblablement pour
le lendemain, Édouard donna l’ordre que chacun se divertisse.
Les Français étaient aux environs d’Abbeville, à une vingtaine de
kilomètres de là. Ils avaient dressé leur camp et, chez eux aussi, la
fête avait commencé. Ils savaient que l’Anglais ne pouvait plus leur
échapper et ils célébraient par avance une victoire immanquable : ils
avaient pour eux le nombre et la réputation du chevalier français,
qui s’étendait jusque chez les infidèles. De plus, ce 25 août était la
Saint-Louis. Comment ne pas y voir plus qu’un présage heureux, la
certitude du succès ?
Guillaume de Vivraie et Enguerrand de Cousson bivouaquaient
côte à côte ; leurs écus, portés sur des lances fichées en terre, se
faisaient face : l’austère blason gueules et sable, avec son lion
invisible mais présent, et les deux loups ravissant affrontés de
sinople, dont les silhouettes vertes formaient un ballet gracieux. Ils
levèrent leurs coupes, heureux comme des chevaliers une veille de
bataille.
— Au roi saint Louis, qui anoblit mon ancêtre Eudes et au lion
des Vivraie !
— Au roi Philippe et aux loups des Cousson !
L’évocation des loups amena un sourire sur le visage de
Guillaume.
— À Marguerite !
— À Marguerite et à ton fils François ! Je suis fier d’avoir un tel
filleul.
— Et moi, qu’il ait un tel parrain ! S’il m’arrivait malheur, nul ne
saurait mieux que toi en faire un chevalier.
— Aie confiance en Dieu, Guillaume. Il est avec nous et demain
nous aurons la victoire. Je serai le premier sur l’Anglais. Les loups
précéderont le lion !
— Le lion est toujours premier. Tu verras sa queue !…
Ils parlèrent longtemps ainsi, gais et graves à la fois. Quand ils
allèrent enfin se coucher, entre matines et laudes, on était déjà le
samedi 26 août 1346.
Peu avant midi, Philippe VI et ses chevaliers entendirent la
messe, puis tout le monde se mit en marche. À aucun moment, il
n’avait été question entre eux de tactique ni d’une ébauche de
manœuvre. L’idée même d’habileté militaire avait à leurs yeux
quelque chose de choquant, de déloyal. On allait courir sus à
l’Anglais et l’emporter par sa seule bravoure.
Édouard III, pour sa part, n’était dépourvu d’aucune des qualités
du chevalier, mais il avait acquis une certaine expérience militaire et
il ne jugeait pas indigne de s’en servir, surtout quand on va
combattre à un contre trois. À Crécy, il comprit que son problème
était de briser l’élan de la formidable chevalerie française et il agit
en conséquence.
Il déploya son armée en ligne sur deux kilomètres environ et fit
mettre pied à terre à tout le monde. Il s’interdisait par là toute
mobilité et toute possibilité de fuite au cas où les choses
tourneraient mal, mais il n’avait pas d’autre choix : il fallait tenir la
place coûte que coûte. À l’avant de son dispositif, Édouard III fit
placer ses archers, renommés pour leur habileté. Il les abrita
derrière les nombreuses haies, leur fit creuser, à quelques dizaines
de pas devant eux, des trous pour faire tomber les chevaux, puis il
attendit… Mais curieusement l’horizon resta vide. Midi, none,
passèrent sans que rien ne se produise.
Pour que ses troupes restent fraîches, le roi les fit se restaurer et
se désaltérer. L’attente reprit… La chaleur devenait plus étouffante à
mesure que la journée avançait et les Français n’arrivaient toujours
pas.
Les Français étaient en route depuis plusieurs heures déjà, mais
faire passer une armée aussi énorme sur les étroits chemins
existants posait des problèmes que nul n’avait imaginés et la
noblesse française étouffait sous la canicule. Car, si la chaleur était
à peu près supportable pour les Anglais à pied, qui pouvaient
s’asseoir et se mettre à l’ombre, pour des chevaliers en armure, elle
était un véritable supplice… On imagine la température qu’il pouvait
faire sous la cotte de lin, recouverte de la cotte de maille, elle-même
recouverte de l’armure proprement dite en plaques d’acier, et sous
le bassinet, même si la visière était relevée. Les chevaux, qui se
pressaient par milliers, s’énervaient et se bousculaient ; leurs sabots
soulevaient une poussière irrespirable, qui desséchait la gorge ; la
réverbération du soleil sur les armes et les armures était un martyre
pour les yeux. Où étaient les Anglais ? Quand combattrait-on
enfin ?…
Guillaume de Vivraie souffrait, bien sûr, de la chaleur, mais pas
assez pour que cela entame son enthousiasme. Comme les
chevaliers de petite importance, dits chevaliers bacheliers, il était
suivi de son écuyer portant ses couleurs sur un pennon, oriflamme
triangulaire, et il suivait lui-même, avec ses semblables, un
chevalier banneret, grand dignitaire du royaume, dont les couleurs
figuraient sur un drapeau carré, ou bannière.
Guillaume combattait derrière Charles de Blois, qui arborait les
armes de Bretagne, d’hermine plain. Enguerrand de Cousson était à
sa hauteur et tout autour, devant, derrière, il y avait des centaines et
des centaines de chevaliers. Leurs pennons étaient à toutes les
couleurs de l’héraldique : gueules, sable, sinople, or, argent, azur,
pourpre, carnation, et toutes les figures y étaient représentées :
lions, aigles, cerfs, sangliers, étoiles, tours, châteaux, croix, annelets,
cyclamors. Jamais tant de gloire et de courage n’avaient été réunis ;
Guillaume était émerveillé.
C’est aux environs de cinq heures de l’après-midi que l’on cessa
d’avancer. Que se passait-il ? Guillaume et Enguerrand se
regardèrent, interrogatifs, et les autres chevaliers ne comprenaient
pas non plus. Brusquement une rumeur circula : la bataille était
commencée ; le roi était aux avant-postes, pressé par l’ennemi ; il
fallait le secourir. Une voix cria « En avant ! », imitée par d’autres,
et chacun éperonna. Personne ne fit attention aux deux maréchaux
du roi qui venaient porter ses ordres et tentaient d’arrêter cette
course en avant :
— Arrêtez bannières ! De par le roi ! Au nom de Dieu et de
Monseigneur saint Denis, arrêtez !
Les maréchaux furent bientôt perdus dans la mêlée.
Tous n’avaient qu’une idée : combattre et arriver le premier.
Guillaume de Vivraie vit qu’Enguerrand de Cousson avait quelques
longueurs d’avance sur lui. Il se rappela le défi qu’ils s’étaient lancé
et sollicita plus encore son cheval…
Aucun de ces chevaliers qui chargeaient ne se rendait compte de
la situation. Quelques minutes auparavant, les éclaireurs français
étaient enfin arrivés devant les lignes adverses et avaient fait leur
rapport à Philippe VI : les Anglais étaient en bon ordre, ils étaient
frais, l’armée française n’avait aucun intérêt à attaquer après une
longue chevauchée en pleine chaleur ; il fallait camper sur place et
remettre l’affaire au lendemain. Philippe, qui allait en tête, s’était
rangé à cet avis et s’était arrêté. Mais la chevalerie, qui avait plus de
fougue que de discipline, s’était méprise sur cet arrêt et venait de
déclencher la bataille de sa propre initiative… C’est alors que l’orage
éclata.
Il fut en proportion de la canicule qui l’avait précédé : terrible. Le
ciel se creva d’un coup et des paquets d’eau tombèrent. Les Français
s’arrêtèrent net. Il n’y avait pas moyen de faire autrement : l’armure
n’est pas étanche ; l’eau s’y infiltrait, y ruisselait de partout ; son
poids, déjà considérable, était devenu monstrueux et la visibilité, à
travers le bassinet, était nulle. L’un après l’autre, les chevaliers se
figèrent là où ils avaient été surpris et attendirent, dans les
éléments déchaînés.
L’orage cessa aussi brusquement qu’il avait commencé. Un soleil
radieux apparut, dans une bouffée de terre humide. Guillaume de
Vivraie, qui s’était arrêté comme les autres, regarda autour de lui. Il
chercha en vain ceux avec lesquels il avait commencé sa charge. Ils
n’étaient plus là. Il était toujours entouré de chevaliers, mais ce
n’étaient plus les mêmes. Enguerrand n’était plus à ses côtés ; de
même, il n’aperçut pas la bannière de Bretagne. Il éprouva un début
d’angoisse, mais en se retournant, il vit son écuyer, portant le
pennon gueules et sable et sa confiance revint. Autour de lui, les
chevaliers se remettaient en mouvement et, à son tour, il
éperonna…
Car, après l’orage et toujours au mépris des ordres, la chevalerie
française se lançait à l’assaut. C’était pure folie ! Le sol détrempé
aspirait les pattes des chevaux ; ils trébuchaient, s’engluaient,
projetant des giclées de boue, hennissant de peur. Dans le ciel, les
oiseaux, qui s’étaient terrés pendant l’orage, prirent leur envol.
Depuis la forêt de Crécy, un nuage de corbeaux se répandit au-
dessus des chevaliers français. Beaucoup se signèrent, car c’était un
présage de défaite et de mort, mais il était trop tard pour reculer et
ils continuèrent.
C’est alors que des fantassins qui fuyaient vinrent à leur
rencontre. Guillaume les reconnut pour avoir cheminé avec eux
depuis Saint-Denis : c’étaient les arbalétriers génois engagés par le
roi de France, ceux qui devaient avoir raison des archers anglais.
Mais voilà que ces lâches, qui avaient abandonné leurs armes,
détalaient !
Un cri s’éleva parmi les chevaliers :
— Trahison ! Tuez-les !
Guillaume de Vivraie se sentit pris d’une indignation sans
bornes. Il dégaina et, comme un des fuyards passait à proximité, lui
décocha sur le casque un formidable coup d’épée. L’homme ne
tomba pas, il tituba, les mains sur les tempes et se heurta au cheval
de son écuyer, qui venait derrière. Ce dernier l’attendait et lui
trancha la gorge d’un coup bien ajusté. Vexé d’avoir manqué son
premier coup, Guillaume avisa un autre Génois et, cette fois,
l’abattit net. Tout autour de lui, c’était le même carnage…
Ce que Guillaume et ses compagnons ignoraient, c’est que la
débandade des arbalétriers génois n’était pas due à leur lâcheté,
mais à un dernier coup du sort. Tout de suite après l’orage, Philippe
VI avait décidé de les envoyer contre les archers anglais. Ils s’étaient
exécutés, se plaçant à distance de tir, mais leurs arbalètes, dont les
cordes avaient été détrempées par la pluie, avaient refusé de
fonctionner. Les Anglais, qui étaient mieux abrités et qui avaient
pris soin de protéger leurs arcs pendant l’orage, s’étaient mis à
déverser sur eux une grêle de flèches. Que pouvaient faire les
malheureux Génois, sinon fuir en abandonnant leurs armes,
lourdes et inutilisables ?… Les Anglais pouvaient maintenant
attendre de pied ferme la chevalerie française avec, en plus, une
dernière circonstance en leur faveur : ils étaient adossés à l’ouest et
les assaillants avaient le soleil couchant dans l’œil.
Guillaume, aveuglé par le soleil, plissa les yeux, mais il ne
pouvait pas se tromper : cette ligne d’hommes là-bas, derrière la
haie, c’étaient les Anglais et il arrivait le premier : entre eux et lui,
personne ! Ivre de fierté, il éperonna son cheval, qui peinait dans
une montée assez raide et boueuse, et cria de toutes ses forces :
— Mon lion !
Un peu plus haut, les archers anglais bandaient leurs arcs… La
chevalerie française chargeait. C’était un spectacle impressionnant
et il fallait beaucoup de fermeté d’âme pour ne pas céder à la
panique. D’un bout à l’autre de la colline, une muraille, une vague
d’acier hurlante et surmontée d’étendards multicolores était
apparue. La portée utile de l’arc est de cent mètres, c’est-à-dire dix
secondes pour un cheval au galop. Or, en dix secondes, on ne peut
tirer que deux flèches. Les archers avaient donc deux flèches pour
arrêter l’ennemi, sinon, c’en était fait d’eux. La première volée
partit…
Guillaume vit le ciel s’obscurcir aussi soudainement que lors de
l’orage ; il se pencha sur l’encolure de son cheval et poursuivit.
L’horizon s’éclaircit, puis une seconde nuée arriva. Encore une fois,
il la traversa sans mal. Il se redressa. Il était au milieu d’une vigne.
À quelques mètres de lui, des soldats se mirent à décamper : des
archers anglais ! Il avait réussi ! Il leva haut son épée et c’est alors
que la foudre éclata.
Ce fut si soudain que son cheval fit un écart, glissa dans la boue
et tomba, le faisant rouler par-dessus lui. Il se releva… Son cheval
n’était pas mort, mais ce n’était guère mieux : il s’était ouvert le
ventre sur un cep de vigne et s’arrachait les entrailles en voulant se
dégager. Son écuyer l’avait suivi ; il était là, mais il était mort. Un
gros boulet de fonte lui avait fait éclater la poitrine et restait fiché
entre ses côtes.
Guillaume ne comprenait rien et comment l’aurait-il pu ? Les
armes à feu, utilisées pour la première fois en Occident, venaient de
faire leurs premières victimes… De toute manière, l’heure n’était
pas à la réflexion. Les archers anglais, qui avaient décampé tout à
l’heure, étaient revenus. Guillaume sauta sur le cheval de son
écuyer et s’enfuit au milieu des sifflements.
Pour la première fois de sa vie, il avait peur. Il fuyait, croisant
d’autres chevaliers qui montaient à l’assaut. L’un d’eux, au passage,
le traita de couard et lança, sans l’atteindre, son épée dans sa
direction. Guillaume continua sans s’arrêter. C’était vrai : il se
comportait comme un couard, mais il n’y pouvait rien. Il pouvait se
battre contre des chevaliers ou des fantassins, mais pas contre des
grêles de flèches, pas contre une foudre qui envoie des boulets…
Quand il s’arrêta enfin, il était dans un bois. Le bois de Crécy, sans
doute… Le soir tombait. Il entendait au loin les cris et les cliquetis
de la bataille, mais ne parvenait pas à les localiser. Guillaume de
Vivraie était complètement perdu…
Au même moment, depuis son observatoire, un moulin en haut
de la colline où il avait installé son armée, Édouard III contemplait
la bataille. Il était en train de remporter un succès total. Il n’avait
aucun ordre à donner, il suffisait de laisser se continuer les choses.
L’armée française était en passe de se détruire elle-même. Avec une
bravoure qui n’avait d’égale que sa folie, la chevalerie multipliait les
charges, venant se faire percer et empaler par les flèches et les
défenses. Depuis quelque temps déjà, les coutilliers avaient
commencé leur ouvrage. Les coutilliers étaient des fantassins
gallois armés d’un long bâton terminé par une lame, avec lequel ils
tranchaient les jarrets des chevaux et tuaient les chevaliers restant à
terre. Car les consignes d’Édouard III étaient formelles : pas de
quartier ! Étant donné l’infériorité numérique, on ne pouvait se
permettre de faire des prisonniers…
La nuit tomba sans arrêter les combattants. Pour mettre à l’abri
sa personne et la couronne de France, Philippe VI décida de se
retirer avec son escorte. C’était peut-être la sagesse, mais ce faisant,
il désorganisait encore un peu plus ce qui restait de l’armée
française. Elle était désormais sans chef, sans ordres, livrée à elle-
même dans la nuit de Crécy. La dernière heure était arrivée : celle
des exploits individuels et des morts glorieuses…
S’étant remis de sa charge malheureuse, Guillaume de Vivraie
avait cherché en vain à rejoindre le combat. Il avait suivi un groupe
de chevaliers, puis un autre, se retrouvant tantôt pris dans un flot de
fuyards empêchant d’avancer, tantôt dans un terrain détrempé ou
rendu impraticable par les cadavres d’hommes et de chevaux…
La nuit était tombée depuis longtemps déjà, lorsqu’il se trouva
en face d’un groupe plus important. À la lueur des torches, il
reconnut le blason de Jean l’Aveugle, roi de Bohême, comte de
Luxembourg. Jean l’Aveugle, ami et parent du roi de France,
surnommé ainsi à cause de son infirmité, avait tenu à être présent
en personne sur le champ de bataille. Guillaume s’approcha de la
petite troupe. Eux, savaient peut-être où était l’Anglais… Il entendit
Jean l’Aveugle qui s’adressait à son aide de camp.
— Tout est-il perdu ?
— Oui, Sire.
— Alors, qu’on m’attache à mon cheval. Dans la nuit, j’y verrai
aussi bien qu’un autre !
Les gens du roi de Bohême essayèrent de parlementer, mais ils
s’inclinèrent bientôt devant cette volonté qui les dépassait. Ils firent
le signe de croix et attachèrent l’aveugle à son cheval. Ils savaient
qu’ils allaient mourir avec lui, mais ils louaient Dieu que ce soit en
participant à l’un des plus beaux exploits de la chevalerie…
Guillaume, lui aussi, était fasciné par ce qui se préparait. Sans
même s’en rendre compte, il avait placé son cheval derrière celui du
roi. Celui-ci faisait de grands moulinets au-dessus de sa tête avec
son épée.
— Les Anglais en éprouveront le tranchant ! Menez-moi à eux et
quand vous les verrez, éteignez les torches !
Le petit groupe ne fit pas un long chemin. Un détachement de
coutilliers gallois sortit de l’ombre. Les torches s’éteignirent…
Longtemps Guillaume frappa dans la nuit. Il frappa sans savoir
où ni sur qui. De temps en temps son épée faisait un bruit
métallique, et parfois un bruit mou. Ami ou ennemi ? Comment le
savoir ?…
Il en était à s’étonner de rester aussi longtemps à cheval au
milieu des coutilliers lorsqu’il tomba d’un coup. Il se reçut mal sur
une grosse pierre. Il voulut se relever, mais n’y parvint pas : il s’était
brisé une jambe. Il ressentit aussi une violente douleur à l’épaule
gauche… Marguerite !… Sa blessure du tournoi venait de se
réouvrir, ce qui le rendit merveilleusement heureux. C’était comme
si elle était venue à ses côtés, comme si elle se penchait sur lui au
moment suprême… Il la revit sur son cheval, dans le verger, avec sa
robe violette et ses cheveux noirs, faisant interminablement tourner
entre ses doigts deux cerises attachées l’une à l’autre et lui souriant
en découvrant les dents… Toujours à terre, il prononça :
— Marguerite !
Il se sentit agrippé par deux mains vigoureuses, tandis que
retentit une voix à l’accent guttural :
— Ce n’est plus l’heure des dames, messire, c’est l’heure de
Dieu !
L’homme le maintenait fermement, mais ne bougeait pas.
Guillaume comprit qu’il lui laissait le temps de faire ses prières et il
les fit.
— Seigneur Jésus, sainte Vierge Marie, daignez m’accueillir au
Paradis. Et vous aussi, saint Guillaume, mon patron, et vous saint
Michel, soldat du ciel, patron des soldats de la terre…
Guillaume de Vivraie ressentit une vive chaleur sous son
gorgerin, la pièce métallique qui protégeait le cou… Et c’est alors
que le lion parut.
Il était loin, déjà… Il s’en allait dans le désert, effaçant ses
empreintes avec sa queue. Sa silhouette, carrée par-devant et grêle
par-derrière, s’amenuisa peu à peu et il finit par disparaître, laissant
le sable aussi intact que le jour de la Création. Alors, la nuit tomba,
une nuit plus profonde encore que la nuit de Crécy…
3 Triumphus mortis
Un an était déjà passé quand, fin août 1347, Enguerrand de
Cousson se rendit au château de Vivraie.
Marguerite, François et Jean avaient appris depuis longtemps la
mort de Guillaume par un messager de Charles de Blois. François
avait pleuré des jours entiers. Mais une chose avait atténué son
chagrin et avait fini par le dissiper tout à fait : c’était l’admiration
sans bornes qu’il éprouvait désormais pour son père. Il était mort à
la bataille, en chevalier, et il n’aurait pas trop de toute sa vie pour se
rendre digne de son exemple. À l’annonce de la nouvelle,
Marguerite, elle, n’avait pas prononcé un mot ni versé une larme. Sa
douleur ne regardait qu’elle, personne ne devait en connaître
l’étendue. En femme d’action qu’elle était, elle avait réagi aussitôt
en se consacrant à la mission que lui confiait le destin : élever
François. Quant à Jean, il ne manifesta aucune réaction que ce soit.
La mort de son père, avec lequel il n’avait eu que des rapports
insignifiants, le laissait-il indifférent ? C’était possible, mais non
certain, car il était difficile de savoir quelque chose de cet être
secret.
En les retrouvant, Enguerrand fut surpris de voir à quel point ils
avaient changé tous les trois. Marguerite s’était extraordinairement
durcie. Elle n’avait plus rien de la jeune fille à la froideur
éblouissante du tournoi. Ses traits s’étaient creusés, sa voix était
devenue cassante, ses gestes brutaux, son allure presque virile ;
comme beaucoup de femmes très brunes, elle avait toujours eu le
système pileux très développé, mais elle en avait jusque-là combattu
les effets avec de la cire et des onguents. À présent qu’elle n’avait
plus le souci de plaire, elle laissait faire la nature et ses bras, le
dessus de ses mains, son cou et une partie de ses joues étaient
couverts d’un léger duvet noir. En la voyant, Enguerrand ne put
s’empêcher de penser à Hugues de Cousson et il réprima un frisson.
François, au contraire, qui approchait de ses dix ans, s’était
épanoui physiquement ; par la taille et la carrure, il faisait
facilement deux ans de plus que son âge. Quant à Jean, qui avait
sept ans, jamais l’expression « âge de raison » n’avait été plus
appropriée qu’à son sujet ; son corps filiforme supportait une tête
proportionnellement énorme, au front bombé, au regard sombre. Il
parlait peu et d’une voix faible, mais il étonnait chaque fois par le
sérieux et la maturité de ses propos.
Enguerrand de Cousson était d’abord venu raconter aux siens les
circonstances de la mort de Guillaume.
— Guillaume est mort comme le plus noble des chevaliers. On a
retrouvé son corps au milieu des lignes anglaises, près de celui du
roi de Bohême, Jean l’Aveugle, attaché à son cheval. Guillaume a été
enterré à l’abbaye de Montenay près de Crécy, après que les Anglais
eurent célébré, pour lui et les chevaliers tombés héroïquement, une
messe de requiem à laquelle assistaient le roi Édouard et son fils le
prince de Galles…
Enguerrand de Cousson mit alors la main à la bourse attachée à
sa ceinture et en sortit la bague au lion.
— C’est un miracle si j’ai pu la sauver. Au petit matin, alors que
j’essayais de quitter le champ de bataille, j’ai découvert son corps,
qui n’avait pas encore été dépouillé par les Anglais…
La voix d’Enguerrand de Cousson se chargea d’émotion.
— François, je garde cette bague, que je te remettrai le jour où tu
seras armé chevalier. Tu dois savoir que pour la prendre, j’ai dû
couper le doigt de Guillaume, comme il le fit lui-même pour son
père. Quand tu la porteras, tu ne devras jamais oublier son histoire
glorieuse et douloureuse…
François de Vivraie regarda son parrain avec un air farouche,
serrant les poings. Enguerrand approuva de la tête et continua son
récit. Car il s’était passé beaucoup de choses depuis qu’il était parti
guerroyer avec le roi de France ; en particulier, la prise de Calais.
Le désastre de Crécy avait été total. Les Français avaient perdu
onze princes, quatre-vingts chevaliers bannerets, douze cents
chevaliers bacheliers, trente mille fantassins. Après sa victoire,
Édouard III avait continué vers le nord, dans l’intention de
conquérir un port, pour en faire une base d’opérations. Son choix
s’était porté sur Calais. La résistance de la population avait été
opiniâtre. À tel point qu’Édouard avait construit autour de la ville
une seconde muraille pour se protéger d’une attaque extérieure et
fait installer des logements aussi confortables que possible pour sa
femme, Philippa de Hainaut, et sa cour.
Philippe VI avait réuni peu après, pour porter secours à Calais,
une armée aussi nombreuse que celle qui s’était fait massacrer à
Crécy. En pure perte. Le roi anglais avait tout simplement refusé le
combat et Philippe avait dû s’en retourner.
Dans ces conditions, la reddition des Calaisiens était inévitable.
Le roi anglais avait exigé que les six plus grands bourgeois de la ville
viennent lui apporter les clés, la corde au cou. Dès que ceux-ci se
furent présentés devant lui, le roi avait voulu les faire décapiter.
Mais la reine Philippa de Hainaut, qui était enceinte, s’était
agenouillée devant lui pour demander leur grâce. Il était impossible
de refuser et les six bourgeois eurent la vie sauve.
Ils furent pourtant chassés de la ville et dépouillés de leurs
biens, de même que tous les autres habitants de Calais. Car, avec
une conception de la guerre décidément inédite, Édouard III
entendait transformer Calais en colonie anglaise. Des volontaires
d’outre-Manche furent recrutés pour remplacer les Français
expulsés et s’installèrent dans les maisons vides…
Tel était le catastrophique début d’un conflit qui, comme
François, allait avoir dix ans. Le roi de France et ses armées
pléthoriques avaient été ridiculisés par un petit pays, naguère
conquis par la chevalerie française avec Guillaume le Conquérant.
Et l’occupant semblait là pour longtemps.
Après avoir raconté ces tristes événements, Enguerrand en vint
au second but de sa visite. Il s’adressa à Marguerite.
— Le soir avant sa mort, Guillaume m’avait demandé, s’il lui
arrivait malheur, de m’occuper de François. Veux-tu me le confier ?
François de Vivraie se sentit rempli d’enthousiasme à l’idée de
partager la vie de chevalier de son oncle, mais la réponse de sa mère,
exprimée d’une voix sèche, lui enleva cet espoir.
— Jamais, je le garde !
— C’était la volonté de Guillaume.
— Guillaume n’est plus. C’est moi qui décide à présent !
— Tu n’es qu’une femme et il s’agit d’en faire un chevalier…
— C’est vrai, je ne suis qu’une femme, mais je sais mieux que
quiconque comment il doit être élevé.
— Voyons, comment lui apprendrais-tu le maniement des
armes ?
— Pour cela, je prendrai un professeur. Pour tout le reste, je
m’en charge.
Enguerrand de Cousson connaissait suffisamment sa sœur pour
savoir qu’il était inutile d’aller contre ses volontés affichées. Il
promit de venir de temps à autre pour juger par lui-même des
progrès de son filleul et il partit le jour même…
Jamais Marguerite de Vivraie ne se serait séparée de cet enfant
qui était le sens de sa vie et dont elle était la seule à connaître le
destin fabuleux. Tout naturellement, elle qui était plus instruite que
bien des clercs, se chargea de l’instruction intellectuelle de son fils.
Tous les matins, elle lui donna des cours de lecture dans sa pièce
personnelle, au troisième étage du donjon. François était un élève
peu attentif. Tandis que sa mère guidait son doigt sur l’encre des
manuscrits et prononçait les syllabes à sa place, il s’évadait par la
pensée dans la ferme du château ou les bois environnants. Il
attendait avec fébrilité l’après-midi, consacré aux exercices
physiques. Il n’était pourtant pas sot et, au bout d’un an, vers l’été
1348, il sut lire à peu près convenablement à haute voix.
Jean de Vivraie profitait des cours donnés à son frère. Bien que
Marguerite ne lui ait rien demandé, il s’était installé à côté d’elle et
suivait les explications qu’elle donnait.
Au bout de six mois, pour lire tranquillement tandis que son
frère ânonnait, il se mit dans le coin opposé de la pièce, assis en
tailleur, un livre sur les genoux. Au printemps 1348, il commença à
écrire et, à partir de ce moment, il n’arrêta plus. Jour après jour, il
noircissait des feuilles entières sans qu’on sache ce qu’elles
contenaient, car il allait les brûler ou les jeter dans un puits, sitôt le
cours terminé.
Marguerite de Vivraie ne limita pas son enseignement aux
choses de l’esprit… Aussi bonne cavalière que l’était Guillaume, elle
poursuivit les cours d’équitation donnés par son mari.
À
Mais elle alla plus loin. À l’hiver 1347, pour la première fois, elle
amena son fils à la chasse et pas n’importe laquelle, à la plus
athlétique et la plus dangereuse, celle qui avait été fatale à Charles
de Vivraie : la chasse au sanglier.
Le sanglier se chassait à l’épieu. Marguerite s’en fit montrer le
maniement par un de ses serviteurs et partit seule avec François. Ils
eurent de la chance : pour leur première sortie, une bête de forte
taille se présenta devant eux. Sans hésiter, François chargea sur son
cheval et donna un coup d’épieu. Le sanglier, seulement blessé,
chargea à son tour, mais Marguerite s’élança et frappa exactement à
la jointure de l’épaule : la bête tomba raide morte… Marguerite de
Vivraie fut émerveillée du comportement de son fils : il n’avait pas
eu peur ; il serait un grand chevalier ! Celui-ci, de son côté, fut
agréablement surpris par sa mère. Bien sûr, elle ne lui faisait pas
oublier son père et il aurait préféré être avec son parrain
Enguerrand, mais il ne s’attendait pas à de telles qualités chez une
femme.
François appréciait beaucoup moins, au contraire, les leçons
morales de sa mère. Celles-ci avaient lieu inopinément, au gré de
son humeur, tantôt après le repas de midi, tantôt le soir. Marguerite
se débarrassait alors de Jean, qui comme à son habitude était dans
ses jupes, elle emmenait François sur le chemin de ronde du donjon
et elle se mettait à parler. Elle disait à son fils des choses obscures
qu’il ne retenait qu’à moitié.
— Tu vois cette campagne qui nous entoure ? Tout est à toi. Tu
es le maître, le seigneur. Et plus que cela : tu es notre maître à tous.
Marguerite attendait des questions, prête à y répondre, mais
François ne posait jamais de questions. Alors, elle continuait :
— Tu peux tout te permettre. Tu as tous les droits. Tu n’as
personne à craindre, sauf Dieu.
François ne voyait pas pourquoi sa mère lui disait ces évidences.
Bien sûr, il était le plus fort. Le lion était le plus fort, son père le lui
avait bien expliqué, et un jour il aurait la bague. Ce jour-là il serait
chevalier et il prendrait sur les Anglais une éclatante revanche. Mais
pourquoi est-ce que sa mère se souciait de ces histoires de
chevalier ? Que pouvait-elle y comprendre ?… Sans se rendre
compte des sentiments de son fils, Marguerite poursuivait :
— Tu es l’élu de Dieu, François ! Tu dois avoir conscience de ce
que tu es et des dons que tu as reçus à ta naissance. Comprends-tu
ce que cela veut dire ?
François ne comprenait pas grand-chose, mais pour être
tranquille, il répondait « oui ». En fait, la seule chose qui
l’intéressait était le maître d’armes dont sa mère lui avait promis la
venue pour ses onze ans, aux alentours de la Toussaint 1348. Il
s’agissait d’un Génois renommé, installé pour l’instant à Nantes,
dont elle avait acheté le concours. François allait enfin apprendre à
se servir d’une épée ; pour lui l’existence véritable allait commencer.
Mais le Génois ne vint jamais au château de Vivraie. Il fut
précédé et remplacé par un autre personnage, porteur d’une
nouvelle inouïe.
Il s’agissait d’un pèlerin, qui demanda l’hospitalité au début du
mois de juin 1348. Il était maigre, il était sale, il était fatigué, il
sentait mauvais, mais personne à Vivraie ne l’oublierait de sa vie
entière.
Comme elle le devait vis-à-vis d’un hôte quel qu’il soit, surtout
quand il s’agissait d’un pieux voyageur, Marguerite alla elle-même
lui souhaiter la bienvenue. Devant l’aspect piteux de l’individu, elle
se contenta de lui adresser quelques mots et tourna les talons, mais
l’homme lui emboîta le pas.
— J’ai de mauvaises nouvelles à propos de la peste.
— La peste ?
— Vous ne savez donc pas qu’il y a la peste dans tout le royaume
et dans l’ensemble du monde ?
Non, Marguerite ne le savait pas. Depuis la mort de Guillaume,
elle ne quittait plus le château et en fermait la porte aux trouvères
et baladins. La chose s’était sue et les voyageurs avaient
progressivement évité ce lieu peu hospitalier. À Vivraie, on vivait
presque en vase clos.
Marguerite essayait de comprendre ce que lui disait le pèlerin…
La peste : elle connaissait le mot, mais elle ignorait ce qu’il
désignait. En ce milieu du XIVe siècle, la maladie était totalement
inconnue. Elle n’était pas apparue en Europe depuis sept cents ans.
Si le vocable avait subsisté, il avait fini, en l’absence de toute réalité
concrète, par prendre un sens figuré. « Peste » désignait n’importe
quelle calamité en général.
Un vague sourire apparut sur les lèvres du pèlerin devant
l’embarras de Marguerite. Cet être misérable jouissait de la
supériorité passagère que son information lui conférait sur la
châtelaine.
— Vous ne connaissez pas le mal des bosses ?
— J’ai lu quelque chose à ce sujet…
— On appelle la peste « mal des bosses » ou « mal des aines »
parce que ceux qui en sont atteints voient apparaître, à l’aine, aux
aisselles ou, plus rarement, au cou, des grosseurs noirâtres de la
taille d’un œuf. Ces monstruosités, qu’on nomme bubons, sont
l’annonce d’une mort presque certaine. Quelquefois, lorsque les
malades crachent le sang, elles n’ont même pas le temps de se
développer. La mort a fait son œuvre avant.
Marguerite de Vivraie écoutait en silence. Elle avait conscience
que le cours de son existence était en train de changer.
— C’est donc si grave ?
— On dit que le tiers de l’humanité est en train de périr. Mais
dans certaines provinces, c’est la moitié qui meurt et j’ai vu des
villages où il n’y avait pas un survivant.
Marguerite regardait en silence ce voyageur loqueteux dont le
discours était plus redoutable que celui d’un chef de guerre qui
viendrait mettre le siège devant le château.
— La peste vient du Sud. On dit qu’elle a été rapportée d’Asie par
des voyageurs italiens. L’hiver dernier, elle était à Marseille. En
mars, elle a ravagé Avignon, sans respect pour notre pape Clément.
Et elle continue d’approcher à la vitesse d’une lieue par jour. Rien
ne l’arrête. Il suffit de savoir où elle est pour calculer quand elle
sera là. Elle est toujours présente au rendez-vous et, après son
passage, il n’y a plus que des morts et des survivants qui pleurent.
— Où est-elle ?
— Pas encore dans Nantes, mais ce sera pour bientôt. Quand j’y
suis passé, on parlait de fièvres étranges dans les faubourgs.
Marguerite de Vivraie, pourtant d’habitude si maîtresse d’elle-
même, eut une expression d’angoisse.
— Que disent les médecins ?
Le pèlerin ricana, agitant son corps maigre.
— Ils disent ce qu’ils peuvent. D’après ceux que j’ai entendus, le
mal viendrait de ce que l’air est vicié. Quand les oiseaux volent bas,
c’est que les couches élevées sont atteintes ; quand ils volent haut,
c’est que le mal rampe près du sol et l’on voit alors les serpents et
les lombrics sortir de terre pour se mettre à l’abri. Une chose est
certaine : c’est le vent du sud qui apporte la pestilence avec lui.
— Mais y a-t-il un remède ?
L’homme haussa les épaules :
— Certains font brûler de l’encens, d’autres de l’aloès, des noix,
du musc, du camphre, du safran ou de la myrrhe, d’autres encore
s’enduisent le corps d’argile, mais cela ne les empêche pas de
mourir tout autant que les autres…
Marguerite en avait assez. Elle remercia le pèlerin, lui fit
remettre de l’or et le chassa séance tenante, car il pouvait être lui-
même un agent de contamination. Dès qu’il fut parti, elle prit
aussitôt la seule mesure de protection efficace : elle fit acheter aux
alentours assez de vivres pour soutenir un siège, fermer les portes,
relever le pont-levis et donna l’ordre aux hommes d’armes d’abattre
quiconque tenterait d’entrer. Par mesure de sécurité
supplémentaire, elle interdit de monter sur les remparts quand la
pointe des girouettes indiquait que soufflait le vent du sud.
L’été se passa ainsi, puis le début de l’automne. C’est sans gaieté
que fut célébré le onzième anniversaire de François, le 1er novembre
1348. François était maussade. Avec l’interdiction de sortir, les
leçons de lecture et d’écriture étaient devenues plus fréquentes ; le
maître d’armes génois n’était pas là et la seule chasse à laquelle il
pouvait se livrer était celle aux hideux rats noirs qui avaient envahi
le château, sans doute attirés par les provisions.
C’est dix jours plus tard, à la Saint-Martin d’hiver, que
Marguerite de Vivraie faisant, comme chaque jour au petit matin,
l’inspection des remparts, découvrit un des gardes assoupi. Elle
s’apprêtait à lui faire de sévères remontrances, quand elle s’aperçut
qu’il était blême et grelottait. Sans autre inquiétude, puisque
personne n’était entré, elle le fit conduire au corps de garde.
Le lendemain, les bubons apparaissaient aux aines, le
surlendemain, il était mort, tandis que deux autres hommes
d’armes étaient pris d’une brusque fièvre…
Marguerite ne comprenait pas… De toute évidence, on lui avait
désobéi. Quelqu’un était-il entré ou allé sur le chemin de ronde
quand soufflait le vent du sud ? Comment savoir ? Elle ne se posa
pas davantage de questions. Quelle que soit la manière dont la peste
s’était introduite au château, l’endroit était devenu un lieu de mort.
Il fallait fuir.
Elle fit aussitôt seller trois chevaux pour elle-même, François et
Jean. Pour tout bagage, elle emportait une des haches de guerre de
son mari et une bourse remplie d’or ; elle donna une seconde hache
à François, qui était aussi capable qu’elle de s’en servir ; quelques
vêtements chauds confiés à la garde de Jean complétèrent
l’équipement.
Sans hésiter, Marguerite avait décidé de fuir la peste avec ses
enfants. Bien sûr, l’être qui comptait le plus pour elle, François, ne
risquait théoriquement rien, mais elle n’avait pas oublié l’incident
de l’échelle. Si Guillaume ne l’avait pas rattrapée, elle aurait bel et
bien fracassé la tête de l’enfant. De même, à présent, si elle voulait
que François vive les cent ans qui lui étaient promis, elle devait agir
en conséquence…
François montait Étoile. En sortant au galop du château, avec sa
mère et son frère, il ne put s’empêcher d’évoquer ce merveilleux
dimanche de Pâques 1342 où il avait eu son cheval. Il ne comprenait
pas bien la gravité de l’heure. Il était tout entier à la griserie de cette
première sortie après de si longs mois… Mais l’illusion fut brève. Si
le château avait été protégé jusque-là, tout autour, depuis
longtemps, c’était l’enfer et ils n’allaient pas tarder à s’en
apercevoir.
Marguerite, François et Jean arrivèrent, après quelques heures
de course, dans un pré au milieu duquel se dressait un curieux
monticule de terre, haut de quelques mètres et long d’une vingtaine,
un peu comme une digue. Ils y firent grimper leurs chevaux et
restèrent figés.
C’était une fosse commune qui n’avait pas été refermée. Le vent
soufflait dans l’autre sens et c’est pourquoi ils n’avaient pas perçu
l’odeur, mais maintenant qu’ils étaient juste au-dessus, elle
pénétrait en eux. Elle était insistante plus que vraiment
insupportable ; c’était comme un bain dans lequel ils auraient été
plongés, comme s’ils étaient quelques mètres plus bas avec les
autres…
Les autres étaient morts de la peste, cela ne faisait aucun doute ;
cela se voyait aux taches noirâtres sur leurs visages et sur leurs bras,
et chez ceux, assez nombreux, qui étaient nus, aux bubons qui
avaient éclos et mûri sur leurs aines et leurs aisselles. Il y avait de
tout : des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux ; des
nourrissons, certains emmaillotés, d’autres nus ; l’un d’eux était
agrippé au sein de sa mère, dénudé lui aussi, à moins qu’il ne
s’agisse d’une autre femme, sur laquelle il était tombé et avec
laquelle il mimait une dérisoire parodie de vie.
François ne pouvait détacher ses yeux du cadavre qui était juste
en dessous de lui. Il s’agissait d’un homme aux cheveux et à la barbe
gris, vêtu d’une armure. Sa barbe était pointée vers le ciel et il
regardait dans sa direction, montrant à tous la tache noire qui lui
salissait le front. Que venait faire ce chevalier parmi ces gens
amassés pêle-mêle qui étaient, d’après leurs misérables habits, des
paysans ?
Mais non, il n’y avait pas que des paysans. En regardant mieux,
François s’en rendait compte. Quelques-uns portaient la jaquette
bien rembourrée, en bonne et solide étoffe, des bourgeois et
d’autres la robe à capuchon des moines… L’odeur était de plus en
plus violente. Ce tas d’êtres qui, il y a quelques jours, peut-être
quelques heures, avaient été des vivants qui parlaient ou qui
vagissaient n’avait plus, à présent, qu’un seul message à lancer : la
puanteur, et cette puanteur signifiait : « Je suis mort. »
François tira violemment sur les rênes et fit demi-tour. Il
entendit un cri :
— Arrière !
Il n’eut que le temps de s’écarter. Une charrette, conduite par
deux hommes, arrivait en direction de la fosse. Les conducteurs
étaient des misérables en haillons tenant sur leur visage un linge
destiné à le protéger de l’air mortel. François recula pour laisser
passer la charrette… Elle contenait d’autres morts. Ils étaient
nombreux, mais François n’en vit qu’un. C’était un garçon de onze
ou douze ans. Il lui ressemblait, il avait les mêmes cheveux blonds
et bouclés, les mêmes épaules larges, les mêmes jambes solides.
Seulement, il était mort… Il était nu, avec deux boules noires aux
aines. Il était d’une pâleur extrême, comme si ces deux masses
sombres avaient drainé toute la couleur de son corps. Et il le
regardait, comme étonné, de ses yeux bleus.
François lança follement Étoile en avant et pendant un temps
interminable il galopa.
Il était horrifié… Quel était ce monde, dans lequel il était plongé
et dont on ne lui avait jamais parlé ? Quel était ce monde où le
chevalier armé et le nourrisson emmailloté avaient la même force,
le noble et le serf la même puanteur ? Comment tous ces gens
avaient-ils pu mourir ensemble si brusquement ? Quel était cet
ennemi invisible contre lequel la lance et l’épée ne pouvaient rien ?
À quoi servait tout ce qu’on lui avait appris ? Et à quoi auraient servi
les leçons de ce maître italien, s’il avait pu venir jusqu’au château ?
Le maître, il devait être dans une fosse, entre un enfant et une
vieille femme, en train de sentir mauvais comme les autres, malgré
toute sa science des armes !
Mais surtout, il y avait ce garçon de son âge. Qui pouvait-il être ?
Comment savoir son origine puisqu’il était nu ? Pourquoi n’aurait-il
pas été le fils d’un seigneur ? Par exemple de celui aux cheveux gris
qui l’avait précédé dans la fosse ? Mais alors pourquoi ne mourrait-
il pas, lui, François, de la même manière ? Pourquoi, demain, tout à
l’heure, ne se retrouverait-il pas tout nu dans une charrette, tout
blanc, les yeux ouverts, avec deux grosses choses noires et horribles
de chaque côté du sexe ?
François de Vivraie continuait à galoper droit devant lui… Ce
n’était pas ainsi qu’il devait mourir. Il devait mourir en chevalier,
comme son père, après s’être couvert de gloire, mourir l’épée haute,
en criant : « Mon lion ! », avec la bague à la main droite. Mais pas
comme cela ! Pas en se vidant de sa vie par deux monstruosités
entre les jambes ! Pas comme un mendiant, pas comme un enfant
au sein !… Courbé sur son cheval au galop, François frissonna des
pieds à la tête. C’était le rêve noir qui revenait, à la différence que,
cette fois, ce n’était pas un rêve : c’était vrai ! Le monde entier était
devenu le rêve noir !
C’est à ce moment que sa mère le rejoignit et, en prenant les
rênes d’Étoile, le força à s’arrêter.
— Où vas-tu ? Tu es fou ?
— Je ne veux pas mourir…
— Tu ne mourras pas !
— Qu’en savez-vous ? Vous n’êtes pas Dieu. Vous n’êtes qu’une
femme !
— Tu ne mourras pas, je le sais ! Tu dois me faire confiance.
Maintenant allons !
— Attendons Jean !…
C’était vrai : Jean n’avait pas suivi son frère quand il s’était
enfui, ni sa mère quand elle s’était mise à sa poursuite. Longtemps,
il était resté, comme fasciné, au-dessus de la fosse et, indifférent
aux invectives des fossoyeurs, il avait attendu qu’on déverse le
contenu de la nouvelle charrette pour s’en aller…
Sur les traces de Marguerite de Vivraie, les deux enfants prirent
le chemin de la mer. Elle pensait, non sans quelque bon sens,
qu’elle pourrait trouver une embarcation qui, à prix d’or s’il le
fallait, les emmènerait dans une contrée épargnée par la peste.
En arrivant sur la plage, ils eurent tous trois un fol espoir. Il
faisait beau. Ils chevauchaient à l’endroit où les vagues vont mourir.
Comment imaginer qu’au milieu de la pureté de l’eau, de la plage,
du soleil et du ciel, il puisse y avoir place pour les miasmes de la
peste ? Même leurs chevaux paraissaient l’avoir compris : ils
s’étaient mis d’eux-mêmes au galop et envoyaient joyeusement des
gerbes d’écume sous leurs sabots.
Le répit fut de courte durée. Ils aperçurent un bateau échoué sur
le sable. Pressentant la vérité, Marguerite mit son cheval au pas et
s’avança prudemment. Il s’agissait d’une grosse embarcation
anglaise, de celles qui servent à la fois pour la guerre et pour le
commerce.
L’équipage était au complet, mais il était mort. Certains des
soldats gisaient à même le sable ; d’autres étaient encore dans le
bateau… Pour quelle guerre étaient-ils partis ? Celle de Bretagne ?
C’était vrai : elle durait encore. Mais de toute manière, quelle
importance ? Ils avaient rencontré l’ennemi, le seul ennemi, le seul
vainqueur de toutes les batailles : la mort. Marguerite reprit le
chemin de l’intérieur. Le salut ne viendrait pas de la mer.
La suite ne fut qu’un long cauchemar. Partout, ils rencontraient
la peste. La fuir était impossible. Ils étaient restés trop longtemps à
l’abri dans leur château ; elle avait eu tout le loisir de se développer
autour d’eux et ils ne faisaient qu’en découvrir les ravages.
Tout au long de leur route, c’étaient des morts de tous âges et de
toutes conditions, reproduisant fidèlement l’échantillon que leur
avait donné la fosse. Beaucoup avaient été surpris dans leur
dernière occupation : une lavandière aux formes rebondies, allongée
sur ses draps dans le lavoir ; une femme âgée, sur le seuil de sa
maison, à demi enveloppée dans un linceul qu’elle était en train de
coudre sur elle-même ; un mendiant accroupi qui tenait dans sa
main une piécette, la dernière qu’il avait reçue. Et rien n’empêchait
de penser que c’était par elle que la peste lui était venue. L’âme
charitable qui lui avait glissé cette obole lui aurait fait don en même
temps de la mort.
Mais le plus horrible fut la rencontre du moribond. Il était
allongé sur le bord du chemin, comme beaucoup d’autres. C’était un
paysan, d’après son costume, car on ne pouvait pas voir son visage.
Il était caché, les corbeaux le déchiquetaient à grands coups de bec.
L’horreur venait de ce que l’homme n’était pas mort. Par moments,
il esquissait un geste des mains pour chasser les oiseaux qui s’en
prenaient à ses yeux, mais trop faible pour le terminer, il les laissait
faire.
François fut pris d’une impulsion irrésistible. Il sauta de cheval,
se saisit d’une lourde pierre et, de toutes ses forces, la lança sur
l’homme allongé. Il y eut un bruit affreux. La pierre écrasa en même
temps le crâne et l’un des corbeaux, qui ne s’était pas envolé à
temps. L’homme et l’oiseau furent secoués d’un tressaillement de
tout leur corps et restèrent inertes.
Le garçon remonta sur son cheval. Il avait du mal à exprimer ce
qu’il ressentait, mais malgré l’horreur de la scène, c’était du
soulagement. Pour la première fois depuis qu’il était dans cet enfer,
il avait fait quelque chose. S’il n’avait pas été là, ce malheureux
aurait encore enduré pendant de longues minutes le supplice d’être
déchiqueté vivant. François se surprit à sourire…
Dans beaucoup de villages, on n’enterrait plus les morts. Les
survivants n’étaient plus assez nombreux pour accomplir cette tâche
et quand ils l’étaient, ils la jugeaient trop dangereuse. On clouait
donc les portes des maisons avec les cadavres à l’intérieur et,
quelquefois, on venait y mettre le feu. Marguerite, François et Jean
avaient ainsi évité plusieurs villages en feu… Celui où ils
pénétrèrent quelque temps plus tard était désert. L’ensemble des
habitants devait avoir péri, car toutes les maisons étaient
condamnées par de grosses planches fixées en travers des portes et
des fenêtres.
Marguerite et ses enfants traversaient en silence ce village, qui
n’était plus qu’un cimetière dont les maisons étaient les tombes
géantes, lorsqu’ils entendirent du bruit. Des coups étaient frappés
dans une masure. Ils s’arrêtèrent… Une femme appelait à
l’intérieur. Elle avait eu la peste avec le reste de sa famille, mais elle
avait réchappé à la maladie et elle voulait sortir. Marguerite n’avait
qu’un souci : la sécurité de ses enfants. Elle répondit sèchement :
— Eh bien, sortez !
— Je suis trop faible. Je vous en supplie ! Je suis enfermée avec
les corps de mon mari et de mes fils. Je ne veux pas mourir ainsi !
— Nous ne pouvons rien. Priez Dieu.
Marguerite fit un signe de la main pour ordonner le départ et
éperonna. Elle était déjà sortie du village quand elle s’aperçut
qu’elle était seule…
Sans s’être concertés, François et Jean étaient restés. François
avait détaché la hache qu’il portait à sa selle, la lourde hache de
guerre de son père, et, sans descendre de cheval, frappant à deux
mains, s’était attaqué à la porte. À ses côtés, Jean l’observait,
immobile.
Marguerite regardait, surprise et admirative, ses deux fils. Pour
la première fois, ils ne lui avaient pas obéi. Ils étaient devenus
indépendants ; malgré leur jeune âge, ils étaient des hommes, et
quels hommes ! Là où les plus braves auraient renoncé, ils n’avaient
pas hésité. Le lionceau et le louveteau n’étaient pas de ceux qui
fuient. François, grimaçant sous l’effort, s’acharnait contre la porte,
secouant dans sa rage les boucles serrées de sa chevelure blonde ;
Jean, sur son cheval trop grand pour lui, le regardait faire… Plongés
dans un monde d’horreur, tous deux avaient réagi à leur manière :
François par l’action, Jean par la contemplation.
La porte céda avec fracas. Les chevaux se cabrèrent devant la
bouffée de pestilence qui s’en échappa, mais François et Jean les
maîtrisèrent. Une paysanne échevelée sortit en courant et
s’agenouilla en joignant les mains devant ces enfants à cheval,
qu’elle dut prendre pour des anges. Alors seulement, François et
Jean partirent rejoindre leur mère.
Depuis le début de leur fuite, ils n’étaient pas entrés dans une
église. Lorsqu’elle aperçut un monastère, Marguerite voulut s’y
arrêter pour s’y reposer et prier… Le portail était ouvert. Ils mirent
pied à terre et entrèrent. Le monastère semblait désert. Ils ne
rencontrèrent personne dans le cloître. Marguerite, qui précédait
ses enfants de quelques pas, se dirigea vers la chapelle, mais poussa
un cri horrifié et s’enfuit. François et Jean se précipitèrent. C’était la
première fois qu’ils entendaient crier leur mère.
François poussa un cri à son tour et rebroussa chemin : une
odeur épouvantable de putréfaction se dégageait du côté de la
chapelle. Mais Jean continua… Il retint sa respiration et entra…
À l’intérieur, il faisait clair. Un beau soleil tombait des vitraux.
Les moines étaient là, dans leurs robes de bure, sur les bancs. Ils
étaient morts ; ils pourrissaient, ils se liquéfiaient les uns à côté des
autres, assistant muets à une messe de cauchemar. Certains étaient
dans la position de la prière : les mains jointes, la tête tombant sur
la poitrine, d’autres étaient affalés comme des ivrognes ; d’autres
encore avaient été surpris dans des postures grotesques ou
terrifiées. Ceux dont la mort était récente donnaient l’apparence de
la vie et on était tenté de leur parler. D’autres n’étaient plus que des
masques de chair hideuse, qui s’en allaient par morceaux du
capuchon. Des essaims de mouches s’affairaient, allant de l’un à
l’autre, et l’on se demandait par quelle aberration de la nature des
êtres vivants pouvaient tirer leur subsistance de cet amoncellement
de mort.
Le moine qui était le plus près de Jean s’était affaissé à la
renverse sur le dossier de son banc, la tête rejetée en arrière et
tournée un peu sur sa gauche. Il avait la bouche tordue dans une
grimace lamentable et, sur tout le visage, des taches noirâtres qui
ressemblaient à de la poussière. Mais c’était surtout son regard qui
était insupportable : un regard chaviré qui semblait exprimer une
souffrance impossible à décrire. Un peu de pus, qui sortait des yeux,
faisait un atroce sanglot. Jean se signa et sortit.
Il avait fait quelques pas à l’air libre, quand il entendit un chant
tremblant. Un moine avançait vers la chapelle, la tête baissée, les
bras croisés. Quand il aperçut Jean, il eut un sursaut. Jean, de son
côté, vit sur son front les marques caractéristiques.
— Que fais-tu là ? Fuis !
— Je voulais savoir…
— Pourquoi nous venons mourir ici ?
— Non. Pourquoi tout le monde meurt en même temps ?
Pourquoi la peste ?
— Parce que Dieu l’a voulu. L’ange exterminateur a sorti son
glaive. C’est le triomphe de la mort… Triumphus mortis !
Le moine murmura encore, d’une voix altérée : « Triumphus
mortis. » Jean se mit à genoux.
— Bénissez-moi, mon père…
Le moine leva une main tremblante, mais n’acheva pas son
geste. Alors que les frissons de la mort le saisissaient, il considéra
Jean avec toute l’attention qui lui restait.
— Prends garde, mon fils, ton âme est trop forte.
Jean ne dit rien et baissa la tête. Le moine le bénit, puis entra
dans la chapelle…
Quelque temps plus tard, au fond d’une forêt, Marguerite de
Vivraie et ses enfants découvrirent un hameau si isolé que ses
habitants n’y avaient pas entendu parler de la peste. Ils
demandèrent l’hospitalité en échange du travail de leurs bras. Elle
leur fut accordée. Le hameau comportait une dizaine de maisons.
L’une d’elles était inoccupée, elle leur fut attribuée et chacun prit
part aux tâches de la communauté : Marguerite filait ; Jean apprit à
coudre et se montra vite d’une rare habileté ; François mania la
hache et la scie.
L’hiver passa ainsi, puis le printemps, sans qu’aucun voyageur
ne s’égare parmi eux. Marguerite et ses enfants, coupés du monde
des hommes, ne cessaient de se poser les mêmes questions : peut-
être, là-bas, le fléau avait-il cessé, mais peut-être avait-il eu raison
de l’humanité entière. Quand ils reviendraient, ce serait peut-être
pour découvrir que toute vie avait disparu.
Les bourgeons apparaissaient aux arbres, quand le hameau fut la
proie d’une invasion de rats. Quelques jours plus tard, une paysanne
présenta les affreux symptômes. Elle mourut en quelques heures
dans les crachements de sang. Par une voie inconnue, la peste avait
rejoint Marguerite et ses enfants, il fallait fuir de nouveau. Ils se
remirent en route…
La forêt était vraiment impénétrable ou, plus exactement, s’il
était possible d’y pénétrer, il était très difficile d’en sortir. Deux
jours entiers, guidés par Marguerite, qui se repérait au soleil et aux
étoiles du matin, ils chevauchèrent en direction du nord, sans la
quitter.
L’aube du troisième jour arriva. La journée s’annonçait
beaucoup plus chaude que les précédentes. Aussi, François et Jean
s’étonnèrent-ils de voir leur mère frissonner en montant à cheval.
Elle se hâta de dire, pour répondre à leur crainte inexprimée :
— C’est la rosée. Elle a trempé mes vêtements.
Et, comme pour laisser derrière elle ces inquiétantes pensées,
elle lança son cheval à travers les branchages… Elle dut pourtant
ralentir : elle avait la tête qui lui tournait, tandis que sa respiration
se faisait précipitée et que son cœur s’accélérait. Jean, qui allait à
ses côtés, lui lança un regard perçant.
— Qu’avez-vous ?
Marguerite serra les dents.
— Ce n’est rien. Il faut que nous soyons sortis de cette forêt
avant la nuit.
Une heure ou deux passèrent. Le soleil était déjà chaud.
Marguerite, toujours épiée par Jean, qui ne la quittait pas, essayait
de se dire que c’était sans doute à cause de lui qu’elle se sentait
brûlante, qu’elle avait ces éblouissements qui lui faisaient mal aux
yeux… C’est alors qu’elle fut prise d’un vertige plus fort que les
précédents. Elle lâcha les rênes et tomba de cheval.
Elle fit un mouvement pour se relever, mais l’effort déclencha
une quinte de toux. Elle resta assise et porta la main à sa bouche :
elle était couverte de salive sanglante. Jean, qui avait sauté de
cheval, courait vers elle. Elle leva dans sa direction sa paume tachée
de rose.
— Arrête !
Elle savait que son cri était inutile. Jean se jeta tête en avant sur
ses genoux et enfouit avec violence son visage dans sa robe.
François, qui chevauchait devant, fit demi-tour, descendit de cheval
et s’arrêta.
L’endroit était une clairière relativement vaste, dominée par une
éminence faite de terre et de gros rochers. Marguerite s’exprima
avec calme :
— Je vais mourir. François, tu vas creuser ma tombe ici.
Marguerite désigna le sol devant elle, puis elle montra la hauteur
qui surplombait la clairière.
— Jean, tu vas venir avec moi. J’ai des choses à dire avant de
quitter cette terre et c’est toi qui dois les entendre…
Marguerite se leva et, s’appuyant sur Jean, gravit la pente. Elle
quittait son aîné, l’enfant de la Toussaint, sans lui lancer un regard
ni lui dire un mot d’adieu. Cela ne signifiait pas qu’elle avait changé
de sentiment à son sujet. Il avait été le sens de sa vie. Mais son rôle
envers lui était terminé ; il ne lui restait plus qu’une chose à
accomplir et pour cela, seul Jean, le louveteau fils de la louve,
pouvait l’aider…
Après que sa mère et son frère eurent disparu, François chercha
une pierre plate qui pût servir de pelle et, l’ayant trouvée, se mit à
creuser la terre. Il creusa avec furie, comme s’il allait faire
disparaître sa douleur et son angoisse en même temps qu’il épuisait
ses forces. Jamais, aussi loin que remontaient ses souvenirs, c’est-à-
dire depuis le tournoi, il ne s’était senti à ce point petit enfant ; il
était totalement perdu, désemparé. À la mort de son père, il avait
pleuré ; là, il ne pouvait pas : ce n’était pas de la tristesse qu’il
ressentait, c’était de l’effroi… François eut bientôt de la terre
jusqu’aux genoux, puis jusqu’à la taille, puis jusqu’à la poitrine, puis
il disparut tout entier, sans cesser de creuser.
Des images lui passaient devant les yeux : Marguerite lui
apprenant à lire, l’emmenant sur le chemin de ronde du donjon
pour lui tenir des propos étranges, chargeant avec son épieu pour
achever le sanglier blessé. Il l’avait aimée et admirée, c’était certain,
mais d’un amour et d’une admiration craintifs où se mêlait un
malaise… François pensait à Jean. C’était une révélation. Lui, il
comprenait, il savait et, là-haut, leur mère était en train de lui dire
des choses mystérieuses. Lesquelles ? Jean le lui dirait s’il le jugeait
bon. C’était à lui d’en décider. Depuis le début de la peste, François
de Vivraie se sentait le cadet de son frère. Il avait pour lui la force
physique ; pour tout le reste, il était de loin le plus faible…
Au soir, la fosse était assez grande pour qu’on y mette un bœuf ;
François avait les mains en sang et il était gluant de terre des pieds à
la tête. Il s’arrêta enfin et s’assit sur le bord.
Jean parut peu après… Il descendait de la butte, portant leur
mère dans ses bras. François l’avait toujours vu reculer devant le
moindre effort, grimacer sous le moindre poids, mais il marchait
d’un pas sûr, comme si Marguerite ne pesait pas plus qu’une
poupée. Un instant, François eut l’idée d’aller l’aider à la porter,
mais quelque chose lui dit qu’il ne devait pas. Il se contenta de se
lever et d’attendre.
La peste pulmonaire, celle qui avait emporté Marguerite,
agissant de manière foudroyante, ne laissait pas aux bubons et aux
taches noires le temps de se développer et la morte était
merveilleusement préservée. Jean lui avait fermé les yeux ; son
visage était parfaitement blanc et ses cheveux n’avaient jamais été
aussi noirs. Sans laisser à son frère le temps de la regarder
davantage et toujours la tenant dans ses bras, Jean sauta dans la
fosse. Il la posa doucement au fond, remonta et jeta la première
poignée de terre. François lança la seconde. Lorsqu’ils eurent
terminé et tassé la terre, il faisait nuit...
C’est alors qu’un loup se mit à hurler. François tressaillit et
reprit la pierre qui lui avait servi à creuser. Jean arrêta son geste.
— Non. Il ne faut pas…
Au même moment, éclata un hennissement… Les chevaux !
Dans leur affolement, ils les avaient attachés n’importe comment à
l’entrée de la clairière. François se précipita, mais il était trop tard.
Affolés par le hurlement, ils venaient de briser leurs attaches. Il
essaya de les poursuivre ; en vain. Il revint lentement sur ses pas.
Désormais, ils étaient seuls, à pied, sans armes, sans argent, dans
une forêt dont ils ne sortiraient peut-être jamais…
Quand il retrouva Jean, François eut un geste pour lui apprendre
son échec. Mais Jean ne le voyait pas ; il était à genoux, les mains
jointes, la tête baissée. Le loup solitaire hurlait toujours… François
comprit soudain. Il fut si bouleversé qu’il eut l’impression que son
corps se glaçait et que son cœur s’arrêtait.
— C’est… elle ?
— Oui.
— Et… que dit-elle ?
— Elle prie pour nous.
François s’agenouilla près de son frère… Maintenant, un peu
partout dans la nuit, d’autres loups répondaient au premier et les
deux enfants, serrés l’un contre l’autre, se mirent à prier avec eux.
4 Messire Macabré
Sans le savoir, Marguerite de Vivraie avait conduit ses enfants
presque en lisière de la forêt. Lorsqu’ils se remirent en marche, le
lendemain matin, dans un clair et chaud soleil, il ne leur fallut pas
plus de quelques minutes pour en sortir. Ils se retrouvèrent sur un
chemin relativement large. Au hasard, ils choisirent une direction.
Ils ne marchèrent pas longtemps. Presque aussitôt, une troupe
vint à leur rencontre. À sa vue, les deux enfants se mirent à
trembler. Cette fois, malgré leur courage, ils se virent perdus.
Il s’agissait d’un groupe d’hommes – ou du moins on le
supposait – vêtus de blanc. Par-dessus leurs chausses, ils portaient
une robe mi-longue de drap blanc et, sur le visage, un capuchon,
blanc également, percé de quatre trous : deux pour les yeux, un pour
le nez et un pour la bouche. Dans leur main gauche, ils tenaient un
crucifix et dans leur main droite, un fouet à trois lanières terminées
chacune par quatre aiguilles… L’un des hommes s’approcha de
François et de Jean.
— Qui êtes-vous ?
Il était borgne ; on voyait son orbite vide à travers un des trous
du capuchon. François, terrorisé, raconta comment, leur mère
venant de mourir, ils étaient perdus et sans ressources… L’homme
hocha sa tête encapuchonnée.
— Et nous, savez-vous qui nous sommes ?
François et Jean firent « non » de la tête.
— Je suis Martin Guillaume. Mes frères et moi allons par les
routes répandre notre sang en expiation de nos péchés et pour la
plus grande gloire du Christ… Montrez-leur votre dos, mes frères.
Les autres fantômes obéirent. François et Jean poussèrent un
cri : leur chair n’était qu’une plaie, comme s’ils s’étaient roulés dans
les ronces ou avaient été lacérés par les griffes d’un fauve. Martin
Guillaume poursuivit :
— C’est Dieu lui-même qui nous a donné nos règles de conduite.
Il les a écrites sur une lettre qu’un ange a apportée à Saint-Pierre-
de-Jérusalem et que des pèlerins m’ont remise. Il y est ordonné de
former un groupe de trente-trois hommes pour une durée de trente-
trois jours, comme le nombre d’années qu’a vécues le Christ. Nous
devons aller chaque jour dans un village différent et nous flageller
sur la place principale. Il nous est interdit de nous nourrir de nos
mains, de parler aux femmes et de nous laver autrement que dans
une bassine posée à terre… Voulez-vous nous accompagner, petits
frères ? Vous nous aiderez à prendre notre nourriture.
François accepta avec empressement. En les suivant, ils avaient
une chance de ne pas mourir de faim et – qui sait ? – de revenir
chez eux. Son frère et lui emboîtèrent le pas à ces étranges
compagnons de route.
En ce milieu de l’année 1349, il y avait des centaines, peut-être
des milliers de groupes semblables à celui-ci, qui sillonnaient la
France. Les flagellants étaient nés spontanément du terrible choc
psychologique de l’épidémie, qu’on avait appelée Peste Noire.
Proclamant qu’ils ne risquaient pas eux-mêmes la maladie et qu’ils
contribuaient à l’éloigner par leurs mortifications, ils recevaient un
bon accueil partout où ils passaient. Les populations terrorisées
étaient prêtes à se raccrocher à n’importe quel espoir et elles
prenaient aussi un certain plaisir au spectacle des flagellations.
C’était leur première distraction depuis le début de la peste. Il n’en
était pas de même de l’Église et de l’autorité royale qui ne pouvaient
voir d’un bon œil un mouvement hérétique et fauteur de troubles…
François et Jean traversèrent de nombreux villages à la suite des
flagellants. Ils ne pensaient qu’à survivre, c’était tout. Jusqu’au jour
où ils arrivèrent dans un bourg plus important que les autres…
Au début, tout se passa comme à l’ordinaire. Les flagellants se
réunirent sur la grand-place, entourés des habitants intrigués. Sur
un ordre de Martin Guillaume, ils ôtèrent leur robe de drap. Seize
d’entre eux s’allongèrent par terre, tandis que les seize autres se
placèrent au-dessus d’eux, le fouet à la main. Martin Guillaume, qui
se tenait comme un chef devant ses troupes, se mit alors à réciter :
« Or avant entre nous, mes frères,
Battons nos charognes bien fort,
En rappel de la grande misère
De Dieu et sa piteuse mort,
Qui fut pris par la gent amère
Et vendu et trahi à tort
Et battue, sa chair vierge et claire,
Au nom de quoi, battons plus fort ! »
Les seize qui étaient debout levèrent leur fouet, répétèrent d’une
seule voix : « Battons ! », et frappèrent ainsi trente-trois fois. Puis,
ils changèrent de place avec leurs compagnons et reçurent à leur
tour trente-trois coups. Enfin, tous les trente-deux, en procession,
fouettèrent Martin Guillaume, qui se donna lui-même le dernier
coup.
La flagellation terminée, Martin Guillaume remit sa robe, imité
par ses compagnons. Il réclama le silence, annonçant qu’il avait des
choses importantes à dire…
C’est alors qu’un personnage sortit des spectateurs. C’était un
jeune homme aussi grand qu’il était maigre, portant une besace et
une viole, attachées dans son dos par une corde. D’un bond, il se
plaça devant Martin Guillaume.
— Chacun son tour, mes frères. Vous avez donné votre spectacle,
je veux donner le mien. Mon nom est Misère, comme la misère, et
mon prénom Gilles. Je suis Gilles Misère, le trouvère.
Il y eut dans l’assistance un mouvement de curiosité et Gilles
Misère poursuivit :
— Je suis trouvère, mais d’abord peintre. Je dois mon art aux
leçons de mon maître, Messire Macabré. Qui d’entre vous connaît
Messire Macabré ?
Personne ne répondit.
— C’est le plus grand peintre de tous les temps. C’est le premier
qui a fait danser les morts… Suivez-moi à l’église, je vais vous
montrer de quelle manière.
François, Jean, tous les villageois et même les flagellants, que la
curiosité avait gagnés, suivirent Gilles Misère dans l’église. Le
peintre trouvère avisa un mur récemment refait à la chaux, sortit de
sa besace un morceau de bois charbonneux et commença à dessiner.
— Regardez comment dansent les morts à la manière de Messire
Macabré ! Regardez comme ils rient, comme ils frétillent ! Regardez
la danse de Macabré !
François et Jean observaient fascinés les gestes de l’artiste. Sous
son trait, des squelettes apparaissaient, se tenant par la main et
lancés dans une ronde frénétique. C’était hallucinant ! C’était
comme s’ils étaient réellement sur le mur de l’église, riant de la
stupeur et de l’angoisse des vivants et les invitant à les rejoindre.
C’était – oui ! – c’était comme si ces morts étaient vivants !
Instinctivement, les spectateurs se reculèrent. Quand il eut terminé,
Gilles Misère se retourna vers eux.
— Et maintenant, quel titre allons-nous donner à ce chef-
d’œuvre ?
Jean, qui était au premier rang, répondit d’une voix calme :
— Triumphus mortis.
Le trouvère le regarda avec surprise.
— Voyez-vous cela ! C’est tout jeune et tout maigre et cela sait
déjà le latin ! Qui donc t’a appris le latin, petit savant ?
— Un moine.
— Et que penses-tu être plus tard, avec toute ta science ?
— Un mort.
— Tu réponds juste, moinillon ! Tu as encore plus d’esprit que
moi. Allons pour Triumphus mortis !
Gilles Misère inscrivit les deux mots sous son dessin et sortit sa
viole.
— Et maintenant, la musique, vous allez voir au son de quel air
ils dansent !
Il se mit à jouer, pinçant les cordes de ses longs doigts, avec une
virtuosité sèche, presque mécanique. Le thème était relativement
banal : c’était celui d’une ronde classique, mais il était
inlassablement répété, et de plus en plus vite, avec un jeu froid, sans
âme. Au bout de quelque temps, le doute ne fut plus permis : cette
musique n’était pas une musique de vivants, c’était la musique des
morts, celle qu’ils entendaient, le jour, dans leurs tombeaux et, la
nuit, quand ils en sortaient pour aller danser…
— Arrêtez !
C’était Martin Guillaume qui venait de crier. Le chef des
flagellants avait peu apprécié l’irruption du trouvère et trouvait que
tout cela avait assez duré.
— Arrêtez ! Nous ne sommes pas là pour entendre un concert,
mais pour accomplir les ordres que Dieu m’a donnés dans une lettre
transmise par un ange… Y a-t-il des juifs dans cette cité ?
Du coup, toute l’attention se concentra sur Martin Guillaume.
Plusieurs voix répondirent :
— Oui, à la sortie du bourg…
— Eh bien, par Dieu, ce sont eux les responsables de la peste ! En
haine du Christ et des chrétiens, ils ont empoisonné les puits, les
fontaines, les sources et les rivières. Je sais comment ils procèdent,
la nuit, à la pleine lune. Je sais qui est leur maître et qui sont leurs
complices. Je les ferai avouer. Allons, mes frères ! Allons les déloger
de leurs tanières, comme des bêtes malfaisantes qu’ils sont ! Sus
aux juifs !…
Le discours de Martin Guillaume avait électrisé l’assistance. Son
cri fut unanimement repris :
— Sus aux juifs !
La communauté juive du bourg ne comprenait pas plus d’une
dizaine de foyers, une cinquantaine de personnes en tout. Ils étaient
fort anciennement implantés, mais ils étaient aussi les plus riches
et personne ou presque ne le leur pardonnait. En les désignant
comme responsables de la calamité, le chef des flagellants venait de
réveiller une vieille haine…
Une cohorte hurlante se répandit dans le village, mêlant les
injures aux vociférations. Ce furent sans doute elles qui donnèrent
l’alerte aux juifs, car, quand la troupe arriva, elle les trouva en fuite.
Ils s’en allaient à toutes jambes vers la forêt proche et il fut
impossible de les rattraper. À l’exception de deux qui n’eurent pas
cette chance : David Montalto et son fils Aaron. Un paysan, meilleur
coureur que les autres, avait réussi à les rejoindre et les ramenait
triomphalement. Ils furent aussitôt entourés par la foule grondante,
mais Martin Guillaume parvint à rétablir le calme.
— Laissez-les, que je les interroge ! Ensuite, nous déciderons de
leur sort…
David Montalto était un beau quinquagénaire à la barbe grise.
Aaron, qui devait avoir une douzaine d’années, ressemblait à
François, il avait les mêmes cheveux blonds bouclés. Martin
Guillaume s’approcha du père et le regarda de son œil unique.
— C’est toi qui as mis la peste dans ce village !
— Moi ?
— Ne nie pas ! Je vais te dire sur l’ordre de qui. C’est le Grand
Maître des juifs, celui qui réside à Tolède, qui te l’a ordonné !
David Montalto cherchait un appui, mais ne découvrait que les
capuchons blancs des flagellants, qui l’entouraient dans un cercle
menaçant. Son fils se serrait contre lui…
— Le Grand Maître de Tolède t’a remis certaines poudres : des
araignées, des scorpions et des crapauds pilés afin d’infecter ceux
qui vivent ici.
David Montalto lança un regard désespéré à son accusateur.
— Jamais je n’aurais pu faire une chose pareille ! Je suis victime
de la peste comme vous tous. Ma femme, ma fille et mon fils aîné
sont morts du mal. Seuls mon dernier-né Aaron et moi avons
survécu.
— C’est que tu as été victime de tes propres maléfices ! À moins
que ce ne soit le fait de tes complices.
— Quels complices ?
— Il y a bien une léproserie à l’écart du bourg ?
— Je ne comprends pas…
Martin Guillaume se mit à éclater de rire, prenant la foule à
témoin.
— Il ne comprend pas ! Vous l’entendez ? Il ne comprend pas…
Mais chacun sait que les juifs ont à leur service leurs bons amis les
lépreux. C’est ensemble que vous empoisonnez l’eau que nous
buvons. Les lépreux et les juifs méritent le même châtiment : la
mort !
Les villageois brandirent le poing en criant :
— À mort ! Brûlons-les !
Martin Guillaume eut du mal à se faire entendre.
— Non, pas le feu ! Infligeons-leur le supplice qu’ils ont infligé à
Notre Seigneur Jésus : crucifions-les !… Où est leur maison ?
Clouons-les à la porte de leur maison !
— Non !
François avait jailli de la foule et étreignait Aaron, lui faisant un
rempart de son corps.
— Vous êtes des fous et des lâches ! Vous ne les toucherez pas !
Martin Guillaume s’approcha de lui, l’air menaçant derrière son
capuchon.
— Que fais-tu là, petit frère ? Retourne où tu étais !
— Je ne suis pas ton petit frère. Je suis fils de chevalier !
Arrière !
— Et moi, je te dis de t’en aller ! Aidez-moi, vous autres !
François était décidément fort pour son âge. Plusieurs hommes,
flagellants et villageois, l’avaient agrippé, sans parvenir à le détacher
d’Aaron. À la fin, Martin Guillaume, excédé, ramassa une pierre et,
tandis que François se débattait, le frappa sur la nuque. Il s’effondra
inanimé…
Dans son inconscience, François ne vit pas la suite et ce fut
mieux pour lui… David et Aaron Montalto, bousculés, frappés de
toutes parts, furent entraînés vers la porte de leur maison. Le
forgeron du bourg était allé chercher son marteau et ses clous : il
revint peu après. Le vieux David murmurait ses prières en hébreu.
Aaron, par chance, était évanoui…
Leur maison était grande et leur porte à deux battants ; le père
eut droit à l’un, le fils à l’autre. En plantant les clous, le forgeron
avait l’impression d’accomplir une mission divine.
— Celui-ci est pour ma femme, que tu as fait mourir ! Celui-ci
pour mon enfant ! Celui-ci pour ma mère !
La foule criait son allégresse :
— Jésus ! Noël !
On déversait une dernière fois sa rancœur :
— Réclamez-moi l’argent que je vous dois, messire David !
Qu’attendez-vous, messire David ?
Cloués par les mains et par les pieds, David et Aaron agonisaient
rapidement, le père priant, le fils, sans avoir recouvré ses esprits. Ils
n’étaient plus intéressants. Un cri s’éleva :
— Sus aux lépreux !
Et tout le monde quitta le village…
La léproserie était à un jet d’arbalète du bourg. Sous la conduite
de Martin Guillaume, la troupe arriva bientôt en vue de son objectif,
mais les lépreux étaient autrement dangereux que les juifs. Ils
posaient un difficile problème : comment les détruire à distance ?
Martin Guillaume s’y employa… La léproserie était au fond d’un
vallon encaissé. Il posta ses troupes sur les hauteurs, leur
demandant de se munir de pierres. Ensuite, il fit préparer une
charrette de foin, y mit le feu et la lança sur le chemin en pente qui
descendait vers la léproserie.
Le résultat fut immédiat. En tombant sur le bâtiment, la
charrette enflammée incendia le toit de chaume. Les lépreux
sortirent. Ils sortirent comme ils purent, à la grande joie de ceux qui
les attendaient un peu plus haut avec leurs pierres.
Ce fut un véritable jeu de massacre. Certains, qui n’avaient plus
de pieds, se déplaçaient en sautant sur les mains, comme des
grenouilles, d’autres allaient à cloche-pied ou en rampant. Les
aveugles tombaient ou se cognaient dans les arbres, les sourds
tournaient la tête en tous sens pour savoir où était le danger, tous
hurlaient. Pris entre l’incendie de la léproserie et la grêle de pierres,
ils allaient en rond, essayant de se maintenir à mi-chemin entre les
deux dangers. Les assaillants se rapprochèrent. Sûrs de leur succès,
ils s’appliquèrent à mieux ajuster leurs coups. Un flagellant, qui
d’un caillou bien lancé fit tomber l’oreille d’un lépreux, comme on
détache le fruit mûr d’un arbre, eut droit à une acclamation de ses
compagnons. C’est alors que François parut…
Il avait la tête en sang. Il avait repris conscience peu après le
départ des villageois. Jean, qui était resté, lui avait appris qu’il n’y
avait plus rien à faire pour les juifs et que tous étaient allés à la
léproserie…
Pour lancer leurs pierres, les flagellants avaient abandonné leurs
fouets. François s’empara de l’un d’eux et chercha Martin
Guillaume. Il le découvrit sans peine en haut de la colline,
encourageant ses troupes de la voix et du geste. Il se planta devant
lui, le fouet à la main.
— Défends ta vie !
Martin Guillaume eut un cri de colère en l’apercevant.
— Il va falloir que je m’occupe sérieusement de toi, petit frère ! Il
y a encore de la place de l’autre côté de la porte, et des clous chez le
forgeron !
— Pour cela, tu devras me prendre ! Défends ta vie !
Avec un geste vif, Martin Guillaume enleva sa robe de drap et
apparut torse nu, découvrant des pectoraux et des bras puissants.
François avait beau être grand pour son âge, l’autre le dépassait
d’une tête, sa tête encapuchonnée de blanc et à l’œil unique.
— Tu seras cloué comme une chauve-souris, petit frère !
— Mon lion !…
En bas, la léproserie se tordait dans les flammes. Ceux de ses
pensionnaires qui étaient les plus atteints n’avaient pu la quitter et
l’air était empli d’odeurs de chair grillée. Un peu plus haut, d’autres
lépreux criaient de douleur sous les pierres qui déchiraient leur
corps déjà martyrisé par le mal. Plus près encore, dans une attaque
désespérée, un lépreux s’était emparé d’un flagellant ; ils roulaient
ensemble sur le sol, l’un hurlant de terreur, l’autre tentant de lui
enfoncer sa main pourrie dans la bouche. Et c’est dans ce décor que
François de Vivraie livra son premier combat singulier…
Martin Guillaume attendait son adversaire qui, de son côté,
n’avait pas l’intention de s’engager le premier. Avec un sens déjà
très sûr des armes, il se rendait compte que sa petite taille, si elle
était un désavantage, pouvait le servir pour frapper en dessous de la
ceinture.
L’occasion arriva tout de suite. Martin Guillaume, dans un grand
moulinet, essaya de l’atteindre à la tête. François se baissa
rapidement et, de toutes ses forces, lança ses lanières garnies
d’aiguilles sur le sexe de son adversaire. Celui-ci eut un hurlement.
Sous l’effet de l’atroce douleur, il se plia en deux, portant les mains
à sa blessure. François visa alors l’œil unique, qui s’offrait sans
protection. Il frappa si fort et si juste qu’il l’arracha presque.
Le second cri du chef des flagellants fut plus horrible encore que
le premier. Ivre de fureur, il se précipita devant lui.
— Où es-tu, maudit ?
— Ici. Viens me prendre !
Le combat était devenu inégal. François se plaça devant une
pente abrupte et évita la charge de l’aveugle, qui tomba la tête la
première. Martin Guillaume ne se releva pas : son crâne avait
heurté une grosse pierre et éclaté… Mais François n’eut pas le
temps de savourer sa première victoire. Il sentit une main ferme se
poser sur son épaule. C’était un homme d’armes.
— J’ai tout vu. Suis-moi devant Monseigneur l’Évêque !…
L’évêque du lieu était en effet arrivé dans le bourg, en
compagnie d’une petite troupe armée. Cela faisait quelque temps
qu’il était sur la trace du groupe de flagellants, dont il voulait faire
cesser les activités. Il faut dire qu’un peu partout, l’Église se dressait
contre le mouvement, condamnant en particulier les massacres de
juifs auxquels les flagellants incitaient les populations.
François se retrouva sur la place du village, au milieu de tous les
autres… L’évêque, à cheval, portait la mitre et tenait sa crosse à la
main. C’était un homme encore jeune, aux traits énergiques. Pour
l’instant, il ne pensait pas aux flagellants ; il avait une préoccupation
plus importante.
— Où est le trouvère ?
Gilles Misère sortit d’un bond de la foule.
— Ici, sire évêque !
— C’est toi qui as peint cette abomination sur le mur de l’église ?
— La danse de Macabré n’est pas à votre goût ?
— Emparez-vous de cet hérétique !
— Dessiner des morts est hérétique ? Ou serait-ce de les faire
danser ?
L’évêque leva sa crosse dans un geste de colère.
— Où sont les élus du paradis et les damnés de l’enfer ? Où est
Dieu, trônant en majesté, entouré des bons à sa droite et des
méchants à sa gauche ? Tu n’as représenté que des squelettes,
comme si ce que nous devions craindre était la mort elle-même et
non la damnation pour nos péchés, comme si le châtiment suprême
était le pourrissement du corps et non les flammes éternelles,
comme si… comme si Dieu n’existait pas !... Parle, trouvère ! Que
peux-tu répondre à cela ?
Gilles Misère se dandina un instant sur ses longues jambes, puis
pointa son doigt en direction du religieux.
— Là, sur votre cou ! Un bubon !
L’évêque eut un sursaut et porta la main à son cou. Il n’y avait
rien… Gilles Misère se mit à rire.
— Pourquoi cette frayeur, sire évêque ? De quoi avez-vous eu
peur ? De la mort ou de l’enfer ?
L’évêque cria :
— Au nom de l’Église, dont je suis le représentant et le tribunal,
je te condamne pour hérésie. Et puisque, comme tous les
hérétiques, tu marches sur la tête, c’est ainsi que tu vas mourir !…
Enterrez-le la tête en bas !
Gilles Misère se retrouva les mains attachées dans le dos.
Creuser le trou ne fut pas long. Pendant tout ce temps, il fredonnait
sa ronde sur un ton de défi. Lorsqu’on le souleva par la taille, il
chantait encore, mais la vue du supplice atroce qui l’attendait lui
arracha un cri d’effroi… Ce cri se perdit dans la terre. Deux hommes
d’armes le précipitèrent, en le tenant par les pieds, dans un trou
étroit et l’y enfoncèrent, la tête la première, jusqu’à la ceinture.
Ensuite ils tassèrent tout autour…
Gilles Misère se débattit comme un fou. Ses longues jambes, qui
seules se dressaient hors de terre, s’agitèrent comme deux serpents
monstrueux. Puis leurs mouvements s’accélérèrent et devinrent
frénétiques. L’évêque eut un sourire ironique :
— Danse, trouvère ! Danse, puisque tu aimes danser ! Danse-
nous ta dernière danse !
Les deux jambes continuèrent encore quelque temps leur ballet,
puis se détendirent en même temps et restèrent immobiles, toutes
droites…
L’évêque se tourna en direction de la foule.
— Et maintenant, occupons-nous de cette horde. Qui est leur
chef ?
L’homme d’armes qui avait arrêté François le poussa en avant.
— Celui-ci l’a tué.
L’évêque regarda François avec intérêt.
— Pourquoi as-tu fait cela ?
— Sire évêque, il avait crucifié deux juifs innocents.
— Es-tu le défenseur des juifs ?
— Non, sire évêque, des innocents.
L’évêque descendit de cheval, s’approcha de François et lui
donna son anneau à baiser. François se mit à genoux.
— Qui es-tu, mon enfant, pour tenir un si noble langage ?
— François de Vivraie, sire évêque. Voici mon frère Jean. Notre
père est mort glorieusement à Crécy et notre mère de la peste, en
voulant nous en protéger. Maintenant, nous sommes perdus…
— N’avez-vous plus de famille ?
— Mon parrain, Enguerrand de Cousson, s’il vit encore.
— Je connais le nom de Vivraie comme celui de Cousson. Je
vous ferai raccompagner tous les deux chez ton parrain…
L’évêque se tourna vers les flagellants.
— Si votre chef avait été en vie, je l’aurais fait pendre. Vous, je
vous fais grâce. Rentrez chez vous ; votre terre et vos outils
attendent vos bras. À présent, prions. Car c’est par la prière seule
que Dieu consentira à éloigner de nous ce fléau…
La peste, effectivement, s’éloigna. Elle alla ravager des contrées
plus septentrionales et elle s’éteignit d’elle-même à la fin de 1350.
Elle avait tué environ vingt-cinq millions de personnes en Europe
occidentale, dont dix millions en France, près de la moitié de la
population.
Enguerrand de Cousson avait été épargné par le mal. François et
Jean de Vivraie, escortés par les gens de l’évêque, arrivèrent à son
château à la fin de 1349. François avait douze ans, Jean en avait dix,
mais l’un physiquement et l’autre moralement, faisaient
incroyablement plus que leur âge… En apercevant son oncle,
François ne lui laissa pas le temps de poser une seule question. Il
lui déclara triomphalement :
— J’ai tué un homme en combat loyal en me servant d’un fouet
comme d’un fléau d’armes. Je veux être champion du fléau
d’armes !
Jean eut un sursaut.
— C’est tout ce que tu as retenu de ce que nous venons de vivre ?
François se tourna vers son cadet, le toisa de toute leur
différence de taille et lui répondit, avec une violence qui le surprit
lui-même :
— Oui !
Deuxième Partie
LES VOYAGES DE FRANÇOIS
5 Le combat des Trente
La famille de Cousson était beaucoup plus riche que la famille de
Vivraie. Cela tenait à l’étendue de ses fiefs, à la qualité des terres et
au nombre des paysans qui y travaillaient, cela tenait aussi à un
certain nombre de beaux mariages, qui avaient accru l’or et les
bijoux enfermés dans les coffres ; cela se voyait, en tout cas, à son
château. Autant le château de Vivraie, fait de bric et de broc,
construit sans plan d’ensemble par ses propriétaires successifs, ne
payait pas de mine, autant le château de Cousson avait fière allure.
Il était élancé, majestueux ; on l’aurait dit sorti tout droit d’une
gravure.
Son site, déjà, était remarquable. Il était bâti sur une île du
Cousson, fleuve côtier de médiocre importance, qui, à cet endroit,
prenait une largeur inattendue. La campagne environnante,
vallonnée et verdoyante, de même que les saules pleureurs qui
bordaient les rives, composaient un cadre reposant et la haute
silhouette du château n’en était que plus impressionnante par
contraste.
L’île formait une sorte de losange de deux cents mètres de long
sur un peu plus de cent, qu’épousait fidèlement le château. Les
murs d’enceinte, construits en pierre blanche, se reflétaient sur
l’eau du Cousson, donnant à l’ensemble l’apparence d’un grand
navire d’une espèce inconnue. Le chemin de ronde était à deux
étages. Le premier – d’une importance capitale en cas de siège,
comme on le verra – s’avançait en surplomb et était percé d’un
mâchicoulis au-dessus de la rivière. Le second était de forme
classique, avec alternance de créneaux et de merlons. On y voyait,
quelles que soient l’heure et la saison, des silhouettes d’hommes en
armes, car le château de Cousson était défendu par une troupe
nombreuse et aguerrie.
Un double pont-levis menait à l’île. Sur la rive, s’élevait une
première barbacane, tour crénelée pouvant abriter une petite
garnison, dont la porte gardait le premier pont. Celui-ci donnait
accès à une seconde barbacane, identique à la précédente, érigée au
milieu du fleuve. De la seconde barbacane, partait le second pont-
levis, donnant sur le château.
L’intérieur était divisé en deux parties : à la périphérie, une
étroite bande de terrain, où on avait accumulé toutes les ressources
alimentaires possibles : cultures vivrières et troupeaux ; et, au
centre, le donjon, véritable second château à l’intérieur du premier.
De forme ronde et délimité par un mur d’enceinte presque aussi
élevé que le mur extérieur, il était entouré de douves et un nouveau
pont-levis y donnait accès. À espaces réguliers, formant saillie dans
le mur, s’élevaient quatre tours rondes, recouvertes de toits pointus
en ardoise. C’étaient elles qui donnaient au château de Cousson sa
silhouette caractéristique, avec une cinquième tour, située au
milieu de la cour intérieure, de même taille que les quatre autres,
mais plus large et surmontée du même toit pointu en ardoise. Dans
la cour du donjon avaient été élevés une église à l’architecture
finement travaillée et un corps de bâtiment à deux étages, dit logis,
comprenant deux uniques pièces qui en occupaient toute la
longueur : au rez-de-chaussée, une immense salle à manger, au
premier étage, une salle d’armes, de musique et de lecture.
La famille de Cousson n’habitait pas la tour centrale, aménagée
en corps de garde, mais une des quatre tours extérieures, dite « tour
d’Hugues », car c’était Hugues de Cousson qui, le premier, y avait
installé ses appartements. C’était là aussi que se trouvait le
laboratoire où il se livrait à l’alchimie et autres recherches
mystérieuses. Mais depuis qu’Enguerrand était châtelain, la porte
n’en avait jamais été ouverte. C’était dans la tour d’Hugues
également que se situait la chambre de François.
Elle était tout en haut. Des deux fenêtres en ogive, pourvues de
vitres, comme toutes celles du château – ce qui était, à l’époque, un
luxe rare –, on découvrait un panorama admirable sur le Cousson et
la campagne environnante. François n’avait jamais vu pareille
chose. De même, il était stupéfié par la salle à manger, éclairée par
des lustres porteurs de torches et par la salle du premier étage, avec
sa collection d’armures, ses rayonnages emplis de manuscrits et ses
instruments de musique nombreux et divers.
Mais l’émerveillement de François devant le château de Cousson
tenait moins à son confort et sa beauté qu’à ses qualités militaires.
Il ne cessait d’en parcourir les interminables chemins de ronde, de
regarder par les meurtrières et le mâchicoulis, évaluant les angles
de tir. Il contemplait les armes dont étaient pourvus les défenseurs :
des boulets pour projeter sur les assaillants, disposés à intervalles
réguliers en tas pyramidaux, de lourdes arbalètes fixes et des
mangonneaux, catapultes lançant des pierres ou des grosses flèches.
En fait, tout cela n’était encore rien par rapport à une notion
abstraite qui, pour François, avait un caractère fascinant et presque
magique : le château de Cousson était imprenable.
Il l’était. Ce n’était pas une vantardise de ses maîtres ; c’était un
fait établi, indiscutable, admis par les autres seigneurs et, avec
quelque irritation, par les ducs de Bretagne. Cela tenait à une
disposition des lieux qui était connue de longue date dans toute la
région.
La largeur du Cousson, la hauteur des murailles, le nombre et la
disposition des défenses rendaient le château invulnérable à tout
assaut. Restait, comme toujours en pareil cas, la possibilité pour les
assiégeants d’entreprendre un siège et d’affamer les occupants. Or,
ici, c’était peine perdue. La rivière fournissait autant d’eau qu’on en
voulait, quant à la nourriture, il suffisait de pêcher. C’était à cela
que servait le mâchicoulis du mur d’enceinte, qui surplombait les
flots. En cas de siège, il suffisait de tendre des lignes le long de la
muraille et le Cousson, très poissonneux, pouvait alimenter
indéfiniment la garnison.
Du temps des seigneurs de Cousson, il n’y avait jamais eu de
siège, personne n’étant assez fou pour perdre son temps et ses
forces dans une entreprise inutile, mais la chose avait eu lieu dans
des temps plus anciens. C’était d’ailleurs cela qui avait incité
Bohémond de Cousson, premier du nom, à s’installer sur ce site
lorsqu’il était rentré de croisade.
Les faits, quoique historiques, étaient devenus, pour les
habitants de la région, une véritable légende : la légende de sainte
Flore. Ils remontaient à l’époque noire des Normands.
Comme le reste de la Bretagne, le pays avait subi les assauts des
terribles guerriers du Nord. Vers l’an 930, deux drakkars
À
remontèrent le Cousson. À bord, il y avait une centaine d’hommes,
sous les ordres d’un certain Sigur. Leur approche n’avait pas été
signalée par les guetteurs, la surprise fut totale et le massacre si
terrible que, quatre siècles plus tard, les paysans en conservaient le
souvenir. Les Normands mirent à feu et à sang toute la région,
s’acharnant avec une rage toute particulière sur les monastères et
les lieux de culte.
Ils se retirèrent en emportant un butin prodigieux et une
centaine de captives. Et là, à la surprise de ses hommes, Sigur décida
de rester. Il fit brûler les drakkars et s’installa dans l’île du Cousson.
Quand les paysans survivants revinrent dans leurs villages, ils
constatèrent avec horreur qu’une palissade s’élevait dans l’île ;
derrière, fumaient plusieurs feux : les Normands étaient encore là !
Ce fut alors le cauchemar qui commença. Pendant plusieurs
semaines, ceux-ci festoyèrent avec leurs victuailles et prirent du
plaisir avec leurs femmes. Quand l’une avait cessé de plaire, ils la
tuaient et on la retrouvait, flottant sur le Cousson, le ventre ouvert.
Lorsqu’ils eurent achevé leur nourriture et qu’il ne resta plus que
quelques malheureuses terrorisées, ils se remirent en campagne.
Les paysans préférèrent prendre les devants. Ils leur proposèrent
de leur livrer régulièrement du ravitaillement et leurs plus jolies
filles. Les Normands acceptèrent, ce qui ne les empêcha pas, de
temps en temps, de se livrer pour le plaisir à la chasse à l’homme.
Ils partaient et ramenaient un adulte ou un enfant, qu’ils
empalaient sur un des pieux de la palissade. Au bout de vingt ans,
alors que la palissade était presque pleine, les villageois, n’en
pouvant plus de souffrances, allèrent implorer le secours du duc de
Bretagne, Alain II Barbe Torte.
Barbe Torte était un hardi chef de guerre, il avait déjà plusieurs
succès contre les Normands à son actif, ce qui n’était pas fréquent.
Il leva une troupe et entreprit de s’emparer de l’île du Cousson. N’y
parvenant pas de vive force, il résolut d’en faire le siège. Et c’est là
que les dispositions du lieu se manifestèrent. Tendant des lignes
par-dessus la palissade et les cadavres empalés, les Normands
ramenèrent assez de poissons pour leur nourriture. Au bout de trois
mois, Alain II Barbe Torte leva un siège inutile.
Cela se passait en l’an 950. Pourtant, Sigur et ses guerriers
devaient être anéantis la même année et ce fut une femme qui y
parvint. Flore, dont le nom de famille fut oublié par la suite, était
une jeune fille du village de Cousson et, dit-on, de loin la plus belle
de toutes… Lorsqu’elle eut seize ans, elle fut désignée pour faire
partie du lot offert aux Normands. C’était tout de suite après la levée
du siège. Flore décida de mettre fin aux souffrances des siens.
Elle emporta sur elle une fiole de poison, qu’elle s’était procuré
on ne sait comment, sans doute par une sorcière, afin de le verser
dans l’hydromel de l’orgie. C’est ce qu’elle fit. Seulement, les
Normands avaient forcé les captives à partager leur festin et, le
lendemain matin, tout le monde était mort, y compris Flore et ses
compagnes.
Le corps de Flore, qui les avait sauvés, fut pieusement recueilli
par les paysans et enterré au cimetière de Cousson. Pour tous, elle
devint sainte Flore. Que l’Église refusât cette canonisation
spontanée, sous prétexte qu’ayant bu elle-même le breuvage
empoisonné, elle s’était suicidée, n’y changea rien. Quatre siècles
après, à Cousson et dans sa région, on priait encore sainte Flore, on
lui offrait des cierges dans les églises et les fleurs qui poussaient sur
sa tombe avaient la réputation de délivrer de tous les maux du corps
et de l’âme, comme elle avait elle-même délivré le pays des
Normands.
Telle était l’histoire que François apprit en arrivant à Cousson.
Étant peu imaginatif, il ne fut guère troublé par ses côtés
impressionnants ; il n’essaya pas d’imaginer qu’à l’endroit où il se
trouvait, là même où se dressaient les fières murailles blanches
reflétées par l’eau de la rivière, sainte Flore avait bu son hydromel
empoisonné, emportant comme dernière vision les corps tordus sur
la palissade. Il ne retint qu’une chose : le château de Cousson était
imprenable ; il habitait un lieu dont aucune force armée ne pouvait
venir à bout et cela le remplit de fierté.
Mais François était plus heureux encore d’être à Cousson pour
une autre raison et cette raison était son oncle lui-même.
Enguerrand de Cousson était un chevalier aussi accompli que
Guillaume de Vivraie. Il était cependant plus complet que lui, car, à
toutes ses qualités physiques et morales, il joignait un bagage
intellectuel que n’avait pas Guillaume. Enguerrand de Cousson
avait beaucoup lu, il aimait le théâtre, jouait et composait de la
musique. Il avait aussi sa propre philosophie de la vie, une
philosophie quelque peu désabusée, qui tenait sans doute au fait
qu’il n’avait pas eu une vie heureuse.
Sa mère, Bonne Vandevelde, était flamande. C’était la fille d’un
riche marchand drapier venu faire ses offres au château. Jean de
Cousson, le père d’Enguerrand, avait pris toute la marchandise, y
compris celle qui ne lui était pas expressément proposée : il avait
demandé et obtenu les draps et la fille. Le père Vandevelde avait
donné une dot considérable, ébloui par cette union avec une famille
qui remontait à la première croisade, et le mariage avait été
heureux.
Rarement deux époux avaient été aussi dissemblables. Bonne
était, comme beaucoup de filles de son pays, une blonde robuste,
aux charmes plantureux. Jean de Cousson était le digne descendant
d’Hugues. Blanc de peau et noir de poil, il avait soin de se raser tous
les jours, mais il avait quand même les joues bleues. Il était
longiligne, avait le visage émacié et les yeux aussi intelligents que
sombres ; beaucoup trouvaient même son regard inquiétant.
Une fois marié, Jean de Cousson continua à passer ses journées
dans le laboratoire d’Hugues, ce qui ne l’empêchait pas de se
montrer d’agréable compagnie quand il en sortait. Cela tenait sans
nul doute à l’influence de sa femme. Bonne, cette saine fille du Nord
à qui son prénom allait si bien, était faite pour dissiper les doutes et
les brumes qui envahissaient l’esprit de Jean de Cousson. À son
mari et seigneur, hanté par les loups de sa lignée, elle apportait ces
deux présents sans prix : la simplicité et le sourire.
Bonne de Cousson mourut en 1318, en donnant naissance à leur
second enfant, Marguerite. Pour Jean, la perte fut irrémédiable. Il
était désormais livré seul à ses angoisses et à ses démons. Il ne
quitta presque plus le laboratoire de son ancêtre et ne fut plus que
l’ombre de lui-même. Il mourut quatre ans plus tard, en
recommandant à son aîné Enguerrand, qui avait alors quatorze ans,
de s’occuper de Marguerite, en laquelle il retrouvait sa propre
image.
Physiquement et moralement, Enguerrand, lui, ressemblait à sa
mère. De Bonne, il avait la blondeur, cette blondeur si rare chez les
Cousson. Il en avait également le bon sens, l’esprit de décision, la
justesse de jugement. Enguerrand, passionnément attaché à sa
mère, éprouva, à sa mort, un immense chagrin. L’éducation de
Marguerite, qu’il entreprit peu après, ne lui apporta que des
déceptions. Jamais, il ne parvint à deviner cette fille fantasque, qui
tenait tant de cette lignée qui était la sienne et qui lui était pourtant
incompréhensible. Son mariage avec Guillaume de Vivraie lui parut
presque un miracle. Mais la mort de ce dernier l’affecta beaucoup et
plus encore, évidemment, celle toute récente de Marguerite.
Il n’y avait eu pourtant qu’un seul vrai drame dans l’existence
d’Enguerrand de Cousson : la perte de sa femme. Flore était la fille
du forgeron du village. Comme beaucoup d’autres, ses parents lui
avaient donné le prénom de la sainte, qui, disait-on, portait
bonheur. Flore était aussi belle qu’avait dû l’être sa lointaine et
héroïque patronne. Enguerrand la vit en rendant visite à ses
villageois, comme il avait l’habitude de le faire de temps à autre.
C’était au printemps 1338. Sa sœur était mariée, son filleul était né
et il avait envie de se consacrer entièrement à lui-même. En la
voyant, il éprouva le même coup de foudre que son beau-frère à la
foire de Rennes. Flore avait seize ans, des cheveux d’un blond très
pâle, un sourire d’ange. Il l’épousa quinze jours plus tard.
Mais le drame succéda au rêve. Flore de Cousson mourut deux
ans après en donnant naissance à un garçon mort-né. On les
enterra, comme c’était la coutume, dans le même cercueil.
Enguerrand en fut inconsolable. Il fit faire un portrait de Flore,
qui eut droit à la place d’honneur dans la salle d’armes, de lecture et
de musique. Il décida qu’il y aurait désormais, pour rappeler le
prénom de la disparue, un bouquet de fleurs dans toutes les pièces
du château, et cela quelle que soit la saison. Pour qu’il y en eût en
hiver, il fit installer une serre dans la cour.
Mais le principal hommage d’Enguerrand à Flore de Cousson fut
son livre. Un mois après sa mort, il entreprit d’écrire un roman
chevaleresque. À tous ceux qui le pressaient de se remarier pour que
le nom de Cousson ne meure pas avec lui, Enguerrand répondait
qu’il le ferait quand serait terminé son livre. Mais quand François
vint au château, neuf ans après la mort de Flore, il prétendait
l’écrire toujours et beaucoup le soupçonnaient de faire exprès de le
recommencer sans cesse.
Pour Enguerrand et François, une longue cohabitation
commençait ; quant à Jean, il ne resta pas plus d’une semaine à
Cousson. Enguerrand fit venir la prieure de Lanoë, sa marraine,
pour lui demander si elle pouvait le prendre pour se charger de son
instruction.
Comme François, Jean avait manifesté une vive émotion en
arrivant à Cousson, mais elle n’était pas due aux mêmes raisons.
Indifférent au luxe, comme à l’aspect militaire du château, il s’était
mis à explorer les endroits sombres ou déserts : les caves, les pièces
inoccupées… Il semblait aux aguets. On aurait dit que, comme les
animaux, il sentait des présences disparues que l’homme ne peut
percevoir.
L’arrivée de sa marraine mit fin à ses explorations. Il rôdait
autour des oubliettes lorsqu’on vint l’avertir de sa venue. Il alla la
rejoindre dans la salle d’armes où elle l’attendait avec Enguerrand.
Jean s’agenouilla devant elle et se releva sans un mot. La prieure
observa quelque temps ce front bombé, ces yeux graves et
pénétrants. Elle ne put s’empêcher de penser à Marguerite, qui avait
été autrefois son élève. Mais il y avait chez Jean quelque chose de
plus absolu encore. On sentait chez Marguerite, derrière la passion
intellectuelle, un appétit de vivre qui, tôt ou tard, prendrait le dessus
et la ferait rentrer dans la voie commune, tandis que Jean…
La prieure regarda son filleul dans les yeux.
— Tu veux faire des études ?
— Oui, ma mère.
— Et pourquoi ?
Jean répondit d’une voix douce :
— Pour savoir après si cela en valait la peine.
La marraine de Jean le pria de sortir et s’adressa à Enguerrand.
— Je le prends, mais je ne le garderai pas longtemps. Il saura
bientôt tout ce que je sais. Dès qu’il sera en âge, je l’enverrai à
l’Université de Paris.
— Il deviendra donc un savant ?
La prieure de Lanoë regarda la longue file d’armures qui avaient
abrité des générations de Cousson, cette famille au destin si étrange
et aux dons si particuliers.
— Un savant, certainement. Et ensuite, qui sait, un saint, un
pape… ou un monstre…
Elle prit congé et Jean de Vivraie partit sur l’heure en sa
compagnie…
Après leur départ, Enguerrand alla chercher François. Il était
heureux et ému. Son filleul était le fils que Flore ne lui avait pas
donné. Il allait faire de lui un chevalier aussi parfait que celui qu’il
chantait dans son livre. Il conduisit François aux écuries et lui
choisit un cheval. C’était un jeune mâle alezan, remarquable par sa
longue crinière fauve.
— Il n’y a pas de futur chevalier sans cheval. Prends-le. Il est un
peu vif, mais tu sais suffisamment monter. Il n’a pas de nom. C’est à
toi de lui en donner un.
François réfléchit… Il pensa à Étoile, l’infidèle, qui l’avait
abandonné dans la nuit où était morte sa mère et dans la grande
noirceur de la Peste. Étoile portait un nom de nuit, celui-ci devrait
avoir un nom de lumière. François pensa aussi que ce jour était le
premier de sa vie de futur chevalier. Il dit :
— Orient !
Il sauta en selle. Orient se cabra mais François sut le maîtriser
et, depuis l’écurie même, il partit au galop.
L’apprentissage de François de Vivraie fut aussi rigoureux que
minutieux. Enguerrand s’occupa de tout. Pour le parrain comme
pour le filleul, le lever avait lieu tous les jours à laudes, c’est-à-dire,
en fonction des heures irrégulières en usage à l’époque, trois heures
après minuit et trois heures avant le lever du soleil. Le premier
exercice de la journée consistait à revêtir l’armure.
François devait s’équiper comme s’il allait au tournoi ou à la
bataille. Il mettait sa chemise et ses braies, car son oncle le faisait
dormir nu pour l’endurcir et, tout de suite après la prière, il passait
la cotte à armer, longue tunique de lin assez rigide, puis, autour de
la ceinture, la braconnière en mailles de fer, pour protéger le bas-
ventre ; ensuite, les harnois de jambe faits de trois plaques de métal
articulées, une pour le bas, une pour le genou, une pour la cuisse, et,
à ses pieds, il enfilait les solerets, souliers métalliques pointus.
Par-dessus l’ensemble, François revêtait le haubergeon, tunique
de mailles descendant jusqu’au bas du buste et, par-dessus encore,
l’armure proprement dite : deux larges plaques d’acier destinées à
protéger la poitrine et le dos ; cette dernière étant la seule qu’on ne
pouvait pas mettre soi-même : il fallait l’assistance d’un tiers,
d’habitude l’écuyer et, en l’occurrence, Enguerrand, qui se chargeait
de ce travail. Après, il fallait encore mettre les harnois de bras,
articulés en trois parties comme ceux des jambes, le gorgerin, sorte
de bavoir de mailles protégeant le cou, sur la tête, un chaperon
rembourré destiné à amortir les chocs et le bassinet, casque à
visière rabattable. Les gantelets de fer étaient la pièce finale.
Une fois équipé, François n’en avait pas fini avec son armure ; au
contraire, c’était alors que tout commençait. Il devait, dans cette
tenue, descendre les escaliers de la tour, ce qui donna lieu dans les
premiers temps à des chutes sévères. Une fois dans la cour
intérieure, il devait passer le pont-levis du donjon, aller aux écuries,
seller Orient, le monter et faire le tour du château, revenir aux
écuries et de là à sa chambre, où il enlevait lui-même son armure,
sauf le dos, pour lequel Enguerrand l’aidait encore une fois.
Pendant des mois, François fit quotidiennement cet exercice
pénible et fastidieux, dans le noir, trois heures avant le lever du
soleil. Mais le résultat fut à la mesure de l’effort. Alors que la grande
faiblesse du chevalier était sa lourdeur, François fut bientôt aussi à
l’aise, aussi adroit avec son armure que s’il n’en avait pas. Elle était
devenue son vêtement. Il l’enfilait avec autant de facilité qu’il aurait
mis une jaquette et, une fois qu’il l’avait sur lui, n’y pensait même
plus.
Les deux heures qui suivaient, jusqu’au lever du soleil, étaient
les plus pénibles. François devait, dans la cour intérieure du donjon,
sous les ordres d’Enguerrand, se livrer aux exercices les plus durs :
course à pied, lancer de grosses pierres, sans parler des plus grosses
encore qu’il fallait soulever et porter, saut en hauteur, avec et sans
charge, et à la belle saison, nage dans les douves. Les exercices
d’adresse comme le lancer du javelot étaient des moments de
récréation bienvenus. Là encore, les résultats furent tangibles : de
bien bâti qu’il était, François de Vivraie devint athlétique, sa force et
son endurance furent bientôt exceptionnelles.
À l’heure de prime, au lever du soleil, François avait droit à un
déjeuner complet, qui n’était pas de trop pour lui permettre de se
reconstituer, et c’est alors seulement que commençait
l’entraînement militaire.
Il débutait par les exercices à cheval. Un chevalier, comme son
nom l’indique, est d’abord un combattant à cheval. Il doit maîtriser
parfaitement sa monture, ne faire qu’un avec elle et s’en faire obéir
comme si c’était un prolongement de son propre corps. De ce point
de vue, François eut plus que des satisfactions avec Orient : il eut
des joies véritables. Dès leur premier contact, l’entente fut parfaite
entre l’homme et l’animal, une entente qui prenait souvent des
allures de complicité.
Le premier exercice à cheval était la quintaine. Il s’agissait d’un
mannequin de bois monté sur un bâton vertical et pivotant sur lui-
même. Il avait à son bras gauche un écu et à son bras droit un fléau
d’armes. Sur l’écu où devait frapper le cavalier, avaient été peints
deux léopards d’or sur fond de gueules, les armes d’Angleterre, du
moins avant qu’Édouard III y adjoigne des fleurs de lis pour
affirmer ses prétentions sur notre pays. Le principe de la quintaine
était simple : il fallait toucher l’écu de sa lance sans recevoir le fléau
d’armes, que le mannequin lançait en tournoyant sur lui-même.
L’exercice était relativement dangereux, un compétiteur malhabile
pouvant se faire briser le crâne. François, en tout cas, n’était pas de
ceux-là. Il s’avéra vite d’une adresse redoutable. Il frappait l’écu
avec une rare violence et se baissait prestement pour éviter la boule
de fer, laissant le mannequin tourner interminablement sous l’effet
du choc. Après la quintaine, François faisait encore d’autres
exercices sur Orient, d’équitation pure cette fois.
Comme compagnons d’entraînement, François de Vivraie avait
les fils des hommes d’armes du château, qui apprenaient leur
métier en même temps que lui. Quel que soit le programme du jour,
la leçon d’armes commençait par l’épée.
L’épée de bois servait aux combats entre élèves ; elle était de
même taille que l’épée réelle, longue et large, pouvant se manier à
une ou, de préférence, à deux mains. Sous les ordres d’Enguerrand,
François et ses camarades apprenaient la manière de porter les
coups et de les parer. Des combats libres avaient lieu ensuite. Le
style de François n’était pas très élégant, mais il frappait avec une
telle puissance qu’il se révélait très efficace ; souvent, même si son
adversaire avait fait une parade correcte, il était touché en raison de
la violence du coup.
Si les épées de bois avaient la forme des épées réelles, elles n’en
avaient pas le poids ; c’est pourquoi ces dernières étaient utilisées
pour l’exercice suivant. Il s’agissait, en les prenant à deux mains, de
les faire tourner en moulinets amples et réguliers, au-dessus de sa
tête. À ce petit jeu, François était incontestablement le plus fort.
Alors que la plupart finissaient par baisser les bras et demander
grâce, lui continuait imperturbablement jusqu’à ce qu’Enguerrand
lui dise de s’arrêter.
Le combat à la hache s’enseignait aussi dans la cour du château
de Cousson, mais c’était au fléau d’armes que François excellait. En
disant à son oncle qu’il voulait être champion du fléau d’armes, il
n’avait pas prononcé un vain mot : il se révéla tout de suite
prodigieusement doué.
La pratique du fléau d’armes, de loin la plus difficile de toutes,
demandait deux qualités rarement réunies : la souplesse et la force.
À l’époque, en effet, le chevalier combattait sans bouclier. Or,
contrairement à l’épée, le fléau d’armes est purement offensif, il ne
permet de parer aucun coup. Le combattant devait donc apprendre à
les esquiver, soit en se déplaçant sur ses jambes, soit par un simple
mouvement du buste. Sur les instructions d’Enguerrand, les
camarades de François l’attaquaient de leurs épées de bois, parfois
un par un, parfois à deux, parfois à trois, parfois tous ensemble. Et
ce garçon à la constitution robuste et plutôt lourde devint vite aussi
agile qu’un lutin, aussi insaisissable qu’un feu follet.
Restait que le fléau d’armes demandait des qualités athlétiques
peu communes. Cette lourde boule d’acier garnie de pointes
accrochée à une chaîne ne pouvait être maniée que d’une seule
main et la fatigue arrivait très vite. Pendant des heures, François dut
la faire tourner au-dessus de sa tête ou frapper à coups réguliers, et
À
en y mettant toute sa force, une plaque d’acier. À ce traitement, au
bout de quelques mois, son bras droit doubla de volume.
C’était au combat qu’on pouvait voir tous les dons de François.
Son parrain le fit lutter, avec son fléau d’armes en bois, dans tous
les cas de figures possibles : fléau d’armes contre épée, fléau
d’armes contre hache, fléau d’armes contre fléau d’armes. Voir
François était un régal : on aurait dit un danseur faisant un ballet,
un insecte sautillant autour de sa victime. Il n’était jamais là quand
partait le coup de son adversaire, il était partout à la fois quand il
s’agissait de frapper à son tour. Il faisait tourner sa boule avec une
telle vitesse qu’elle devenait invisible ; on aurait dit qu’il était
capable d’arrêter les flèches. Régulièrement il se permettait la
prouesse d’enrouler sa chaîne autour de l’arme adverse et de
l’arracher d’un coup sec. En un peu plus d’un an, François de Vivraie
devint un combattant d’élite ; après, il ne s’est plus agi pour lui que
d’entretenir sa forme.
Mais l’habileté et même la virtuosité aux armes ne suffisent pas
à faire un guerrier, il faut aussi l’endurance. Il faut pouvoir affronter
victorieusement les épreuves que réserve la guerre : la faim, la soif,
le froid et la chaleur. Dans ce domaine, Enguerrand de Cousson,
malgré l’amour qu’il avait pour son filleul, se montra impitoyable.
Les jours les plus rigoureux de l’hiver, François devait casser la
glace des douves et plonger dans l’eau ; les jours les plus brûlants de
l’été, il était enfermé dans la serre aux fleurs de midi à none. Sur
ordre d’Enguerrand, il devait cesser de manger ou de boire
n’importe quand.
François, considérant le but à atteindre, subissait ce dur
apprentissage avec patience et soumission. Une seule fois, il faillit
ne pas obéir à son oncle…
Enguerrand avait voulu éprouver le courage physique de son
filleul. Pour cela, il avait fait poser une planche étroite sur les
merlons du chemin de ronde et il avait ordonné à François d’y
monter, François avait le vertige : il s’en rendit compte quand, ayant
obéi, il se trouva au-dessus du vide. En bas, tout en bas, le Cousson
coulait le long de la muraille blanche. Tout tournait dans sa tête ; il
éprouvait une envie folle de se jeter dans ce vide si attirant.
Enguerrand cria :
— Avance !
François le regarda désespérément et fit « non » de la tête…
Enguerrand répéta son ordre. François sauta sur le chemin de ronde
et dit, d’une voix implorante :
— Je ne peux pas !
Enguerrand n’ajouta rien et disparut. Il revint au bout de
quelque temps avec la bague au lion. Il se pencha à un créneau, le
bijou entre le pouce et l’index.
— Si tu n’obéis pas, c’est que tu n’es pas digne de la porter. Je la
laisse tomber !
François n’avait plus le choix. C’était la menace absolue. S’il
perdait la bague, autant perdre la vie. Il monta sur la planche, pria
Dieu et s’avança. De temps en temps, le vertige étant trop fort, il
fermait les yeux et c’est à moitié en aveugle qu’il réussit sa
traversée…
Pourtant, tout cet entraînement physique n’était qu’une partie
de l’instruction de François. Enguerrand avait l’habitude de dire :
— Qui ne sait que se battre n’est qu’une brute.
Et, tout comme autrefois sa mère, il lui faisait faire de la lecture.
Avec Enguerrand François apprit beaucoup plus vite et beaucoup
mieux qu’avec Marguerite. Cela tenait aux livres que son parrain lui
faisait lire. Ils avaient tous plus ou moins trait à la chevalerie.
François aimait particulièrement la Vie de saint Louis de Joinville.
Il connut bientôt presque par cœur les passages traitant de la
septième croisade, avec un petit regret toutefois que le chroniqueur
n’ait pas parlé de la chasse au lion et de l’anoblissement de son
ancêtre Eudes.
François adorait aussi la légende des chevaliers de la Table
ronde ; il en lisait les exploits avec d’autant plus de plaisir que
l’action se situait en Bretagne même. La forêt de Brocéliande n’était
pas loin de Vivraie ; il habitait le pays des chevaliers héroïques et
cela le remplissait de fierté. Un jour, il n’en doutait pas, il serait
Lancelot, Gauvain, Perceval ou celui qui avait sa préférence, Yvain,
le chevalier au lion.
Mais le livre que François préférait était celui de son oncle. Le
livre d’Enguerrand, La Quête de Flore, racontait l’histoire d’un
chevalier qui perdait sa jeune femme Flore, qu’il chérissait plus que
tout. Désespéré, il allait demander conseil à un mage. Celui-ci lui
apprenait qu’il retrouverait Flore quand il aurait découvert la fleur
aux sept couleurs, celle qui possède tous les tons de l’arc-en-ciel.
Commençait alors une longue quête, qui conduisait le chevalier
à affronter les pires dangers : des dragons, des géants, des sorciers
et des sorcières. Mais le chevalier parcourait le monde entier sans
jamais rencontrer la fleur aux sept couleurs. Rentré dans son
château, il était sur le point de sombrer dans le désespoir quand
soudain il comprenait que la fleur aux sept couleurs n’était pas une
fleur matérielle. Elle était en lui ; c’était la perfection des qualités
chevaleresques. À partir de ce jour, le héros s’efforçait de se
transformer lui-même, de s’élever jusqu’à la perfection. Il y arrivait
enfin, ayant atteint l’extrême vieillesse, au dernier jour de sa vie. Il
mourait, montait au Paradis et retrouvait Flore, qui lui tendait la
fleur aux sept couleurs.
C’était ce dernier passage que préférait Enguerrand. Il le faisait
souvent lire à son filleul et François ne comprenait pas pourquoi
son parrain lui tournait brusquement le dos et allait se mettre à la
fenêtre pour regarder le paysage…
L’enseignement politique et moral qu’il lui dispensait avec la
même application couronnait l’éducation chevaleresque du garçon.
Enguerrand tenait des discours simples. François devait
comprendre que les exercices militaires auxquels il se livrait
n’étaient pas un but en eux-mêmes. Le chevalier devait se battre
quand il le fallait mais non se battre pour se battre. La guerre,
même s’il était exaltant de risquer sa vie loyalement, n’était pas un
jeu.
Le chevalier devait se battre dans trois cas, et trois cas
seulement. Pour défendre son roi, d’abord. Aucun chevalier ne
pouvait tolérer que l’ennemi menace le pays, à plus forte raison s’y
déplace librement, comme c’était le cas actuellement. Tant qu’un
soldat anglais resterait en France, François ne pourrait se sentir en
repos. Le chevalier devait également défendre son suzerain quand il
était attaqué et, encore une fois, c’était le cas. Jeanne de Penthièvre,
la marraine de François, héritière du duché de Bretagne, n’avait
toujours pas recouvré son bien. Le conflit s’éternisait et ses
principaux protagonistes avaient disparu les uns après les autres.
Charles de Blois, le mari de Jeanne, avait été fait prisonnier et
emmené par les Anglais. En face, Jean de Montfort était mort et sa
femme Jeanne de Flandre était devenue folle. Le véritable
adversaire de Jeanne de Penthièvre était maintenant le roi
d’Angleterre Édouard III qui retenait auprès de lui à Londres Jean,
le fils des Montfort…
Le chevalier devait se battre enfin pour protéger ses sujets. D’où
que vienne la menace : soldats étrangers, seigneur voisin, brigands,
il ne devait pas permettre qu’on touche à un seul cheveu, à un seul
épi de blé, à une seule masure des habitants de ses terres.
François comprenait parfaitement ces notions, à l’exception
peut-être du royaume de France. Il concevait ce qu’était la Bretagne,
mieux encore ce qu’étaient les seigneuries de Vivraie et de Cousson,
mais la France ?
C’était, disait Enguerrand, le plus beau et le plus grand pays de la
chrétienté, mais jusqu’où allait-il ? Combien de mers le bordaient ?
Combien de fleuves l’arrosaient ? Et où se trouvait Paris, la plus
grande ville de la terre ? François ne comprenait pas très bien ce
qu’était un Français et il voyait mal en quoi il était différent d’un
Anglais.
Le seigneur ne devait pas que la paix et la sécurité à ses sujets, il
leur devait aussi la justice. Les Cousson avaient droit de haute et
basse justice ; ils pouvaient condamner à mort et un gibet se
dressait sur la muraille du donjon, au-dessus du pont-levis.
Enguerrand enseignait à François que rendre la justice était le
devoir le plus pénible du seigneur, bien plus pénible que toutes les
souffrances de la guerre, car à ce moment-là, on est seul. Il ne fallait
pas espérer rendre une véritable justice, elle n’était pas de ce
monde ; elle appartenait à Dieu qui, seul, connaissait le secret des
âmes. Mais en attendant le Jugement dernier, les hommes devaient
faire comme ils pouvaient, s’efforcer de rendre la moins mauvaise
justice possible… Tout cela était bien ardu pour François.
Heureusement, l’exemple était plus parlant. Ce fut en voyant son
oncle remplir ses fonctions de juge que François comprit vraiment
le sens de ses paroles.
Le tribunal de Cousson se tenait dans la salle d’armes, de
musique et de lecture. Enguerrand s’asseyait dans un grand fauteuil
qui ressemblait un peu à un trône ; des gardes se tenaient alignés le
long de chaque mur, chacun devant une armure… François, quant à
lui, était au premier rang du public, composé des plaignants, des
témoins et de leurs amis. Au cours des années qu’il passa à
Cousson, il assista à toutes sortes de procès, certains, dramatiques,
se terminant par une condamnation à mort, mais aucun ne
l’impressionna plus que celui de la femme nue. Il s’en souvint sa vie
entière, car il résumait à lui seul toute la finesse d’esprit et l’équité
de son oncle.
Il s’agissait d’une jeune femme du village de Cousson, une
paysanne généreusement pourvue de tous les charmes de la nature.
Elle était mariée et avait des enfants, mais son mari, malade depuis
des années, ne pouvait quitter le grabat de leur demeure, ce qui
n’était pas sans exciter des convoitises, notamment celle de leur
plus proche voisin, un jeune veuf qui aurait sans déplaisir pris la
place du grabataire dans le lit commun.
Avec quelque excès, la jeune femme accusait le voisin de
tentative d’adultère. Tous les matins, alors qu’elle faisait sa toilette
à la fontaine de son jardin, il écartait la haie mitoyenne et se
repaissait du spectacle de sa nudité. Il n’avait pas, pour l’instant, été
plus loin, mais la malheureuse ne vivait plus. Elle implorait la
protection de son seigneur pour une pauvre femme qui devait faire
vivre seule son mari malade et ses enfants.
Le voisin, de son côté, avançait pour sa défense qu’il n’avait fait
que regarder. Il n’avait jamais eu de geste ou de propos déplacé. Ce
ne pouvait être un péché de se servir des yeux que Dieu lui avait
donnés pour voir une créature qu’il avait faite… Enguerrand
approuva l’argument d’un hochement de tête, garda un instant le
silence et lui demanda :
— Si tu avais commis l’adultère avec cette femme en la prenant
par la force, sais-tu quel châtiment tu aurais mérité ?
Le jeune homme blêmit.
— La corde, monseigneur. Mais je n’ai fait que regarder, je le
jure !
Enguerrand approuva encore une fois de la tête.
— C’est juste. C’est pourquoi je te condamne seulement à
regarder la corde que tu auras autour du cou, si tu vas plus loin. Les
gardes vont te conduire face à la potence, tu y resteras toute la
journée et nous verrons bien si, après cela, tu as envie de
recommencer.
La pertinence de ce jugement fut bientôt connue dans toute la
seigneurie et la réputation de sagesse d’Enguerrand égala presque
celle de son lointain ancêtre Hugues. Quant au jeune veuf, jamais il
ne lui prit de nouveau l’envie d’écarter la haie qui le séparait de sa
voisine…
Les compagnons d’entraînement de François étaient, ainsi qu’il a
été dit, les fils des hommes d’armes du château. François les
surpassait dans tous les exercices d’escrime et lorsque Enguerrand
leur faisait faire de la lutte à mains nues, c’était toujours lui qui
avait le dessus. François voyait bien qu’il était mieux bâti que ses
camarades, mais il avait quand même un doute : est-ce qu’ils ne se
montraient pas moins bons que lui exprès, par flatterie ou par
crainte, parce qu’il était le neveu de leur seigneur ?
François de Vivraie eut la réponse à sa question un après-midi de
septembre 1350, alors qu’il parcourait la campagne sur Orient. Les
exercices physiques et intellectuels, qui commençaient à laudes, la
neuvième heure de la nuit, s’achevaient à none, la neuvième heure
du jour. Après, François pouvait faire ce qu’il voulait. Et presque
toujours il allait galoper.
Ce jour-là, après avoir remonté les rives du Cousson, il était
arrivé aux abords d’un village qu’il ne connaissait pas. Depuis plus
d’une semaine, le pays bénéficiait d’une fin d’été magnifique ; il
faisait aussi chaud qu’au cœur du mois de juillet. De plus, François
venait de se dépenser avec une particulière ardeur au maniement du
fléau d’armes et il éprouva une irrésistible envie de se baigner.
Il attacha Orient dans un bouquet d’arbres à quelque distance, se
dévêtit entièrement, mit ses vêtements à côté de sa monture et
plongea, tout nu, dans la rivière. Il nagea quelque temps avec agilité,
remontant sans difficulté le courant, qui était pourtant assez vif,
puis se laissant revenir en arrière avec délices, quand quelqu’un
l’interpella.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
François leva la tête et vit un garçon de quatorze ou quinze ans,
un paysan vêtu d’une méchante blouse et entouré de quatre
compagnons de son âge. C’était un solide gaillard. Il le toisait, l’air
menaçant, les deux poings sur les hanches… François ne répondant
pas, il haussa le ton.
— Qui es-tu ? Moi je suis Colas Doublet, mais tout le monde
m’appelle Grand Colas, parce que je suis le plus fort !
François eut un frisson de joie. Il tenait enfin l’occasion qu’il
attendait, car, comme il était nu, l’autre ne pouvait deviner sa noble
condition. Il prit volontairement un ton provocant.
— Je suis un étranger et je me baigne, Grand Colas !
Le jeune paysan devint rouge de colère.
— Hors d’ici, pouilleux !
Comme il l’avait fait avec Martin Guillaume dans des
circonstances plus dramatiques, François répliqua :
— Viens me prendre !
Grand Colas ne se le fit pas dire deux fois. Il enleva sa blouse
d’un geste, fit voler ses sabots avec ses pieds et sauta dans la rivière.
François l’attendait à un endroit où il avait de l’eau jusqu’à la
ceinture. Colas se rua sur lui, les deux poings en avant. La charge
était grossière et François bien trop entraîné pour se laisser prendre.
Il fit une simple torsion du buste au dernier moment et son
adversaire se retrouva dans l’eau. À ce moment, il n’aurait eu qu’à le
frapper sur la nuque et il l’aurait sans doute assommé, mais
François ne fit pas ce geste. Il ne voulait pas triompher par une
habileté technique mais par sa seule force physique. Il se contenta
d’éclater de rire et Grand Colas, fou furieux, se précipita de nouveau
sur lui.
Il agrippa François aux épaules. Encore une fois, ce dernier
aurait pu se défaire de la prise, mais il n’essaya pas : il voulait le
corps à corps. La force de Grand Colas était pourtant redoutable et,
surtout, il était beaucoup plus lourd. François bascula sous son
poids et se retrouva sous l’eau. Profitant de son avantage, le jeune
paysan lui prit la tête à deux mains et, bien calé sur ses jambes,
l’enfonça tant qu’il put.
C’était le moment crucial. François saisit les doigts de son
adversaire et entreprit de se dégager. La position ne lui était pas
favorable ; elle était même critique. Il était à la renverse, le visage
sous l’eau ; l’air lui manquait. Mais il parvint à décoller les doigts
qui le serraient, puis, réunissant toutes ses forces, se dressa hors de
l’eau.
Un moment, les deux combattants restèrent debout face à face,
se tenant par leurs mains levées au-dessus de leurs têtes, les doigts
entrecroisés. Les compagnons de Colas, qui au début
l’encourageaient bruyamment, s’étaient tus, inquiets de la tournure
que prenaient les événements. Toujours en force, François parvint à
faire plier les coudes à son adversaire, puis les genoux, puis, enfin, à
le faire couler à son tour.
Grand Colas se débattait furieusement sous l’eau, mais François
le maintenait impitoyablement. Ses convulsions devinrent
frénétiques : il suffoquait. François lui sortit la tête de l’eau. Il lui
cria :
— Demande grâce !
L’autre ne répondant pas, il lui replongea la tête. Et ainsi de
suite, trois fois. À la troisième, Grand Colas hoqueta :
— Grâce !
Alors seulement François le lâcha. Le jeune paysan s’enfuit à
toutes jambes en compagnie des quatre autres, poursuivi par le rire
de son vainqueur. Il détala, sans même mettre sa blouse et ses
sabots, et rentra à son village tout nu, les tenant sous son bras.
François quitta la rivière à son tour, alla s’habiller et partit sur
Orient.
Pour la première fois, il lui lâcha la bride et le laissa aller à sa
guise. Orient se mit à gambader follement. On aurait dit qu’il
éprouvait la même joie que son maître ; de temps en temps, il
hennissait, en secouant sa belle crinière fauve. Orient galopa ainsi
longtemps… Plus il allait et plus la course devenait légère. Lorsque
le soleil se coucha, dans un crépuscule tout rouge, François avait
depuis longtemps l’impression qu’il volait…
Oui, François vivait le rêve rouge, Orient était devenu Tournoi et
il l’emportait sur ses larges ailes, dans le pays aux nuages, celui
auquel seuls ont droit les héros vainqueurs. Et François riait, d’un
rire clair, sauvage qui exprimait la joie d’être le plus fort, d’être au
début de la vie, d’être promis à la gloire… Quand il arriva en vue de
Cousson, il faisait nuit et il rencontra son parrain, parti à sa
recherche avec la moitié de ses hommes d’armes porteurs de
flambeaux…
Six mois plus tard, en mars 1351, François eut la chance de vivre
un grand événement. La guerre de succession de Bretagne
languissait. Une trêve de fait s’était installée, entrecoupée
d’escarmouches. Dans les châteaux, les seigneurs désœuvrés
commençaient à s’ennuyer ferme, aussi l’annonce du combat des
Trente suscita-t-elle immédiatement l’enthousiasme…
Les faits furent bientôt connus de tous. Depuis à peu près un an,
le capitaine anglais Bemborough, établi dans le château de
Ploërmel, rançonnait les populations installées sur ses terres. Il
fallait payer et payer encore si l’on ne voulait pas se retrouver
enchaîné au fond d’un cul-de-basse-fosse. Assailli de suppliques, le
seigneur voisin, Jean de Beaumanoir, sire de Josselin, finit par
prendre en pitié ces malheureux et alla demander à Bemborough de
cesser ses agissements. Celui-ci refusant avec dédain, il lui lança un
défi : qu’ils se rencontrent en rase campagne, en deux groupes de
trente, chacun accompagné de chevaliers et d’écuyers de son choix.
Bemborough releva le défi et l’affrontement fut fixé au dimanche de
Lætare, 27 mars 1351, dans une plaine où s’élevait un unique gros
chêne, à mi-chemin entre Ploërmel et Josselin.
Le combat débuta à l’heure de tierce devant une foule
considérable… Pour la circonstance, une trêve exceptionnelle avait
été décrétée et les seigneurs des deux partis vinrent de toute la
Bretagne y assister.
Enguerrand de Cousson et François de Vivraie étaient du
nombre. Enguerrand éprouvait un secret dépit de ne pas avoir été
choisi par Jean de Beaumanoir pour combattre à ses côtés dans le
parti français, mais il s’était raisonné : il avait quarante-trois ans, un
âge bien avancé, et il était préférable qu’il ne courre aucun risque
avant d’avoir achevé l’éducation de François.
C’est donc en spectateurs qu’ils prirent part tous deux à ce qui
allait être un des plus beaux faits d’armes du temps. Le combat avait
été décrété à volonté, c’est-à-dire que chacun pourrait utiliser les
armes de son choix, combattre à pied ou à cheval, sans qu’aucune
règle ne préside à l’affrontement.
Le sire de Beaumanoir et les vingt-neuf chevaliers et écuyers qui
l’entouraient arrivèrent les premiers, à cheval, pennons déployés.
Enguerrand, qui connaissait leurs couleurs, citait leurs noms avec
fierté.
— Jean de Beaumanoir est celui qui chevauche en tête. Derrière
lui, voici Guy de Rochefort, Jean de Tinténiac, Even Charuel,
Guillaume de La Marche, Robin Raguenel, Huon de Saint-Yvon,
Caro de Bodegat, Geoffroy du Bois, Olivier Arel, Guillaume de
Montauban, Jean Rouxelot et leurs écuyers… Ils sont tous bretons.
Les Français, qui s’étaient préparés à ce combat par le jeûne et la
prière, mirent pied à terre et ceux du parti anglais arrivèrent à leur
tour.
Bemborough était entouré de Robert Knolles, le grand capitaine
anglais, du jeune Dagworth, neveu d’un autre grand capitaine tué
récemment dans une escarmouche, d’Hugues de Calverley, un géant
aux dents proéminentes, qui le faisaient ressembler à un sanglier,
de Croquart, un aventurier de grands chemins, de Thomelin
Hennefort… En tout, vingt Anglais, six Allemands et quatre Bretons
du parti de Montfort… François regardait de tous ses yeux. C’était la
première fois qu’il voyait ces Anglais qui avaient tué son père et
qu’il devrait combattre dès qu’il aurait reçu ses éperons de
chevalier. Il se sentit bouillir d’envie d’aller les affronter. Mais il
chassa aussitôt cette pensée : le héraut venait d’annoncer que
personne ne devrait, sous peine de la corde, prêter assistance aux
combattants.
Les Anglais mirent pied à terre eux aussi et le combat s’engagea.
Il débuta par une furieuse mêlée. L’affaire commença mal pour le
parti français : trois de leurs chevaliers furent tués, trois autres
blessés et faits prisonniers. Par la suite, l’affrontement prit une
tournure plus ordonnée et plus équilibrée…
François éprouvait des émotions d’une rare violence. Elles lui
rappelaient celles du tournoi de la Saint-Jean 1340, son premier
souvenir, mais cette fois, il ne s’agissait plus d’une joute. Bien sûr,
le sang avait coulé au tournoi, des chevaliers étaient restés inanimés
dans la lice, mais on était tout de suite accouru, on les avait relevés
et emportés pour les soigner, tandis que là, celui qui tombait était
achevé par son adversaire.
Lorsque le premier Français trébucha et qu’un Anglais,
soulevant sa hache à deux mains, la lui planta dans la poitrine,
François poussa un cri d’effroi et son oncle tourna la tête dans sa
direction, sans mot dire. Lorsque le deuxième fut tué, il se retint de
crier mais eut une grimace de souffrance. À la mort du troisième, il
parvint à conserver un visage de marbre et Enguerrand, qui ne le
quittait pas des yeux, lui adressa un sourire grave…
François de Vivraie continuait son apprentissage de chevalier.
Après avoir endurci son corps, il était en train d’endurcir son âme.
La guerre était un métier et il fallait savoir en accepter les risques,
non pas tant pour soi-même – c’était facile –, mais pour les autres.
Il fallait pouvoir supporter la perte d’un ami, d’un frère, d’un chef
vénéré… Il ne s’agissait pas là d’un manque de sensibilité, il
s’agissait d’un réflexe de sauvegarde personnelle sans lequel rien
n’était possible… D’ailleurs, les combattants, faisant preuve du
même détachement, venaient de décider d’un commun accord une
suspension d’armes et buvaient du vin blanc à grandes rasades,
chacun dans sa propre bouteille. À la reprise, François n’avait plus le
même état d’esprit. Il entreprit de s’intéresser à la technique des
adversaires, Anglais et Français confondus, afin d’en tirer des
enseignements pour lui-même.
Croquart l’impressionna tout particulièrement. Il maniait une
arme étrange, peut-être de sa propre fabrication, un bâton terminé
par une double lame, plate d’un côté et recourbée de l’autre en
forme de crochet. Il s’en servait avec une habileté consommée. Avec
la lame courbe, il accrochait l’armure de son adversaire et le
déséquilibrait ; avec la lame droite, il faisait des moulinets à décoller
une tête. François se demandait de quelle manière il s’y serait pris
contre lui avec son fléau d’armes. L’ouverture était difficile avec cet
engin qui maintenait l’adversaire à distance. En s’accroupissant,
peut-être ?… Non, trop risqué…
Dans la plaine, autour du gros chêne, les combattants
s’invectivaient tout en ferraillant. Bemborough apostrophait
Beaumanoir :
— Rends-toi et je te laisserai la vie sauve. J’ai promis à ma mie
de te mettre dans sa chambre et de t’offrir à elle en cadeau !
Ce furent les dernières paroles du capitaine anglais. L’instant
d’après, le chevalier du Bois le perçait de sa lance et il tombait, la
bouche ouverte, dans l’herbe. Croquart prit alors le commandement
pour le parti anglais et fit former sa troupe en carré. Ainsi disposés,
ils constituaient un front impénétrable contre lequel venaient se
briser les assauts français. Jean de Beaumanoir fut blessé au cours
de l’un d’eux. Perdant son sang abondamment, il se plaignit à ses
compagnons de la soif. Du Bois lui lança alors, assez fort pour que
plusieurs spectateurs l’entendent :
— Bois ton sang, Beaumanoir, la soif te passera !…
L’après-midi était maintenant avancé et le combat s’éternisait
sans qu’un des deux camps marque un avantage décisif. Les
Français s’épuisaient en efforts inutiles devant le hérisson formé
par Croquart. Soudain, Enguerrand poussa un cri :
— Le lâche !
En effet, un des seigneurs français, Guillaume de Montauban,
venait de quitter la bataille. Il était certes blessé, mais ils l’étaient
tous. Qui aurait pu croire un chevalier capable d’une telle
dérobade ?… Mais Enguerrand et le reste des spectateurs se
trompaient sur les intentions de Guillaume de Montauban.
Quelques instants plus tard, ils le virent revenir au grand galop sur
son cheval et charger la lance en avant. Contrairement aux
apparences, il n’y avait là nulle déloyauté. Le combat était à volonté
et chacun pouvait aller chercher son cheval au cours de la lutte si
l’envie lui en prenait.
Cette fois, la cause était entendue. Sous les coups de boutoir de
Guillaume de Montauban, le carré anglais vola en éclats. Ils se
débandèrent et se rendirent tous. Jean de Beaumanoir et les siens
étaient victorieux…
En rentrant, Enguerrand de Cousson exultait. Ce combat lui
semblait préfigurer l’avenir. Après plus de treize ans d’échecs et
d’humiliations, la chevalerie française allait redresser la tête. Ce que
sa génération n’avait pu faire, la suivante, celle de François, le
ferait : elle écraserait l’Anglais et le rejetterait à la mer…
Et, de fait, tout laissait pressentir une ère nouvelle. Philippe VI
avait rendu le dernier soupir le dimanche 23 août 1350 à Nogent-le-
Roi. Bien sûr, on ne pouvait rejeter sur le vaincu de Crécy la
responsabilité de tous les déboires de la France, mais l’avènement
de son fils Jean parut d’heureux augure. On l’avait surnommé « le
Bon » parce qu’il était brave et nul ne doutait qu’il conduise les
fleurs de lis à la victoire.
Jean II le Bon montra vite en quelle estime il tenait l’esprit
chevaleresque. Enguerrand et François apprirent à la fin de l’année
1351 que, pour rivaliser avec Édouard III, qui venait de créer l’ordre
de la Jarretière, il avait fondé l’ordre de l’Étoile. Cent chevaliers,
choisis pour être les plus braves de France, que le roi appelait ses
« beaux cousins », feraient serment de le servir à l’exclusion de tout
autre, y compris leur suzerain. Les chevaliers de l’Étoile jureraient
également de ne pas reculer devant l’ennemi et se réuniraient
chaque vigile de l’Assomption, dans l’hôtel particulier de l’ordre, à
Saint-Ouen. Là, ils conteraient leurs prouesses guerrières de l’année
écoulée et un jury composé du roi et des principaux princes
décernerait un prix de bravoure. Les chevaliers de l’Étoile auraient
le privilège de porter un uniforme blanc, noir et vermeil, dont la
ceinture était fermée par une boucle en forme d’étoile…
À Cousson, sous la direction d’Enguerrand, François multipliait
les prouesses… L’année 1352 qui commençait semblait porteuse
d’espoir, à l’oncle comme au neveu. Enguerrand était sûr qu’il
verrait un jour le départ des Anglais, François était sûr qu’il
deviendrait un jour chevalier de l’Étoile.
6 Pâquerette
Le printemps est la plus belle saison dans la région de Cousson.
Les fleurs des arbres et des champs, qui éclosent toutes en même
temps, conviennent au paysage paisible qui entoure le petit fleuve
côtier. Et, de fait, en ce mois de mars 1352, François fut sensible au
renouveau de la nature, alors que, les années précédentes, il ne s’en
était même pas aperçu. Mais à côté de cette agréable surprise,
François eut un curieux sujet de préoccupation. Quelque chose
n’allait pas et il finit par s’en inquiéter si fort qu’il alla s’en ouvrir à
son oncle.
François eut beaucoup de mal à s’expliquer. Jamais il n’avait
rien ressenti de semblable. Il était malade, c’était certain, mais d’un
mal étrange. Aux armes, il n’avait plus le même entrain ; il n’était
plus habité par sa rage habituelle de vaincre ; il se sentait las et
même, par moments, indifférent. Une tristesse incompréhensible se
saisissait de lui aux moments les plus inattendus : en galopant dans
la campagne, en regardant à sa fenêtre. Parfois, tout aussi
inexplicablement, il sombrait dans de longues rêveries sans objet,
dont il sortait tout troublé. Qu’avait-il ?… Après s’être exprimé de
son mieux, François attendit… Mais son oncle ne lui répondit pas. Il
le regarda d’un air étrange et, du coup, son inquiétude se transforma
en angoisse…
En fait, Enguerrand de Cousson découvrait son neveu. Depuis
plus de deux ans qu’il s’occupait de lui, il n’avait pas fait attention
aux transformations qui s’étaient produites et, maintenant, elles lui
apparaissaient toutes en même temps.
François avait quatorze ans et demi, mais il en paraissait seize.
Incontestablement, il serait plus athlétique encore que son père. Il
avait déjà des épaules de lutteur, un torse puissant, des cuisses
musclées, un bras droit que la pratique du fléau d’armes avait rendu
impressionnant. Mais ce n’était pas cela que considérait Enguerrand
avec des yeux étonnés : c’était la physionomie générale de son
filleul. Il n’y avait pas de doute : François était beau et même,
malgré sa robuste constitution, joli…
Il avait les cheveux blond doré très bouclés et coupés avec soin ;
ses yeux bleus exprimaient la franchise, mais aussi une certaine
naïveté ; il avait le nez droit, des lèvres charnues qui, quand elles
étaient au repos, lui donnaient un petit air boudeur et, quand elles
souriaient, un petit air gourmand. Malgré la pratique des armes, il
avait les mains fines ; ses gestes et sa démarche étaient gracieux, sa
voix bien posée et presque toujours douce. Bref, ce guerrier
redoutable avait des allures de page : François était charmant… La
voix de son filleul tira Enguerrand de sa rêverie.
— S’il vous plaît, que m’arrive-t-il ?
Enguerrand de Cousson eut un sourire amusé.
— La seule chose contre laquelle on ne puisse rien et qui laisse le
chevalier aussi démuni que le paysan.
— Mais de quoi s’agit-il ?
— Il vaut mieux que tu le découvres tout seul. Pour cela, on n’a
besoin ni d’oncle ni de parrain…
Enguerrand n’en dit pas davantage et François, bien que
mortellement inquiet, n’osa plus lui parler. Mais il ne cessa de se
poser des questions à lui-même, sans jamais trouver la réponse…
Il s’interrogeait de la sorte, lorsqu’un après-midi du début avril,
il se baignait dans le Cousson. Il faisait une merveilleuse journée de
printemps. Cette fois, il n’avait pas été aussi loin que quand il avait
rencontré Grand Colas. Il était resté à proximité du château, pas loin
du lavoir où les servantes battaient le linge. D’ailleurs, il les
entendait chantonner et papoter un peu plus bas…
Lorsqu’il commença à sentir le froid, François voulut rentrer.
Comme toujours, il s’était baigné nu, laissant ses vêtements à côté
d’Orient. Il sortit pour aller les chercher, mais il ne les trouva pas.
Pas de doute, quelqu’un les avait volés. François serra les poings.
Les garnements du village qui s’étaient permis cette mauvaise farce
allaient le regretter. Avec eux il ne se contenterait pas d’une simple
leçon, comme avec Colas, il les assommerait, il leur casserait la
tête… C’est alors que des rires lui parvinrent du côté du lavoir. Il
tourna la tête et vit une des servantes agiter son pourpoint et ses
chausses, en criant :
— Ils sont ici, sire François ! Venez les chercher !
François se trouva pris au dépourvu. Il était toujours aussi
furieux, mais il ne savait que faire contre des femmes. Il ne pouvait
tout de même pas les frapper comme Grand Colas ou ses
semblables… Enfin, puisqu’elles lui disaient d’aller chercher ses
vêtements, le mieux était d’y aller. François était en train de courir
vers le lavoir, quand il se rendit compte qu’il était nu…
C’était la première fois qu’il en éprouvait une gêne. Jusqu’à
présent, l’idée même de pudeur lui était étrangère. Souvent, après
les exercices, il se dévêtait entièrement dans la cour du château,
sans se préoccuper de qui pouvait le voir, homme ou femme. Mais
devant ces servantes qui riaient à gorge déployée, ce n’était plus
pareil… Il changea de direction et plongea dans la rivière.
Les rires redoublaient, tandis qu’il nageait en remuant l’eau tant
qu’il pouvait pour la troubler et cacher la partie immergée de son
corps. Près du lavoir, heureusement, l’eau était rendue opaque par
la cendre servant à la lessive et la crasse du linge lavé. Il s’arrêta de
nager et leva les yeux. Les rires cessèrent et se transformèrent en
petits gloussements.
Elles étaient six à le regarder. François rougit… C’était également
la première fois. Celle qui l’avait hélé, et qui tenait encore ses
vêtements, prit la parole.
— Pardon de vous avoir volé vos habits, sire François, mais je
voulais vous présenter mes compagnes. Moi, je suis Antoinette,
voici Lucie, Toinon, Jeannette, Catherine et Marion…
Marion était la seule qui ne gloussait pas. François, ne sachant
sur qui porter son regard, s’était mis à la fixer, tandis qu’Antoinette
parlait. Marion était la plus vieille – elle avait bien vingt-cinq ans –,
mais cela ne l’empêchait pas d’être très fraîche. Elle avait le teint
rose. Elle était blonde, joufflue, avait les bras potelés. Elle portait
une robe ample, derrière laquelle on devinait une grosse poitrine
qui ballottait… François détourna son regard et Antoinette continua,
d’un ton plus malicieux :
— Pour dire vrai, notre jeune sire, je voulais surtout vous
présenter l’une d’entre nous. Elle ne cesse de parler de vous. Même
le bon Dieu a moins de place dans son cœur. N’est-ce pas, Marion ?
Les yeux bleus de Marion exprimèrent le désarroi. François,
toujours barbotant dans son eau sale, se sentait pris au piège
comme il ne l’avait jamais été. Il implora.
— S’il vous plaît, mes vêtements !
— Marion va vous les rendre…
Antoinette tendit son fardeau à Marion et ses compagnes
s’égaillèrent à sa suite, en lançant à François :
— Demandez-lui comment elle vous appelle ! Demandez-lui
comment elle vous appelle !…
Ils se retrouvèrent seuls, aussi gênés l’un que l’autre. François
voulait réclamer ses vêtements, mais les mots n’arrivaient pas.
Presque malgré lui, ce fut une autre phrase qui vint sur ses lèvres.
— Comment m’appelez-vous ?
Marion eut un gémissement. Elle adressa à François un regard
implorant, mais comme il n’eut pas de réaction, elle ferma les yeux
et dit d’une voix blanche :
— Mon papillon…
L’air égaré, Marion alla au bord du lavoir avec son paquet, se
baissa et le tendit. François, de son côté, faisant bien attention à
l’opacité de l’eau, s’approcha et leva les mains. Ils furent bientôt
l’un contre l’autre. Ils étaient si troublés qu’ils ne virent pas dans
quelle posture ils se trouvaient : Marion, à genoux, penchée le buste
en avant, découvrait entièrement le décolleté de sa robe, tandis que
le visage de François se trouvait juste à la même hauteur. Ils s’en
aperçurent en même temps. Marion poussa un cri, lâcha les
vêtements et partit, les mains sur sa poitrine. François put se saisir
de son bien, mais il était tellement ému qu’il fit tout tomber dans
l’eau et dut passer des habits trempés. Il sauta sur Orient et alla
galoper le reste de la journée, tant pour se sécher que pour
récupérer ses esprits…
Le soir, François ne les avait pas recouvrés. Il se coucha dans un
état second. Elle l’avait appelé « Mon papillon » et il en était tout
bouleversé. Il était le papillon de Marion. Du coup, même le lion
cessait de l’intéresser. Et il ne trouvait nullement humiliant
d’abandonner le plus puissant animal de la création pour le plus
fragile, au contraire, c’était merveilleux ! Le papillon, c’était la
liberté d’aller où on veut, de planer dans les airs et de se poser
n’importe où… Par exemple, juste entre les seins de Marion, de
refermer ses ailes et de s’y blottir… Plusieurs fois, cette nuit-là,
François se réveilla la gorge sèche et le front enfiévré…
Une autre dormit peu, cette même nuit : ce fut Antoinette. Elle
aimait bien Marion, qui était sa meilleure amie. Marion était une
fille simple, qui n’avait pas eu une vie heureuse. À vingt-cinq ans,
elle était veuve et elle devait élever seule sa fille de huit ans. Ce
n’étaient pas les propositions des garçons qui lui avaient manqué
après son veuvage, mais elle les avait repoussées. Marion était une
sentimentale qui cherchait le grand amour. Quand elle s’était prise
d’une passion impossible pour leur jeune seigneur, tout le monde, y
compris Antoinette, s’était moqué d’elle. Elle lui avait même
conseillé d’oublier ces chimères ridicules, mais Marion s’était
obstinée ; elle parlait à tout propos de son papillon avec une ferveur
désarmante.
Quand Antoinette avait volé les vêtements de François, ce
n’était, dans son esprit, qu’une plaisanterie un peu cruelle destinée
à décourager définitivement Marion. Mais après les avoir laissés
seuls, elle s’était cachée pour les observer et elle avait vu le trouble
de François. Ainsi donc, le jeune seigneur n’était pas insensible aux
charmes prolifiques de sa compagne ! C’était inattendu, mais
puisqu’il en était ainsi, les choses ne devaient pas en rester là.
Antoinette savait Marion trop timide pour profiter de son avantage.
Aussi, comme elle avait de l’esprit et de l’audace pour deux, elle
décida d’agir à sa place. Cette nuit-là, Antoinette jura qu’elle
mettrait Marion dans le lit de François de Vivraie.
Le lendemain matin, François ne s’était toujours pas remis de
son émoi et ce fut la cause d’un drame. Après la randonnée
quotidienne en armure et les exercices d’échauffement, il monta
Orient pour l’entraînement à la quintaine. Il s’élança sans crainte
pour ce qui n’était pour lui qu’une simple routine, frappa avec
violence l’écu aux armes d’Angleterre et se retrouva au sol, inanimé.
Il lui avait manqué peu de chose pour éviter la boule de fer, une
seconde, peut-être, mais elle avait suffi… Pour la quintaine,
François ne portait pas l’armure, mais seulement le casque des
hommes d’armes, plus léger que le bassinet. Il avait été enfoncé à
hauteur de la tempe droite et le sang se mit à couler abondamment
dès qu’on le retira…
Il y avait un chirurgien au château. On le fit venir aussitôt. Il
examina le blessé et put rassurer Enguerrand, qui était livide. Le
crâne n’était pas brisé. L’évanouissement n’était dû qu’au choc.
Tout ce qui en résulterait serait une grosse bosse. Il fallait toutefois
conduire le jeune homme dans sa chambre et lui faire prendre un
repos de plusieurs jours, accompagné de potions et médecines
diverses…
Antoinette était accourue en apprenant l’accident et s’était mêlée
à l’attroupement qui s’était formé. Ayant entendu ce que venait de
dire le médecin, elle vit immédiatement comment tirer parti de la
situation. Elle s’approcha d’Enguerrand.
— Monseigneur, je connais une personne qui pourrait hâter la
guérison de votre neveu. Elle s’appelle Marion. Lorsque mon frère a
reçu un coup de sabot de cheval, elle l’a guéri par simple imposition
des mains…
S’agissant de la santé de François, Enguerrand de Cousson
perdait tout sens critique.
— Eh bien, va la chercher ! Qu’attends-tu ?…
C’est ainsi que Marion se retrouva dans la chambre de
François…
Elle n’y était pourtant pas seule. Il y avait, outre le médecin et
Enguerrand lui-même, un grand nombre de serviteurs qui
s’affairaient. Marion, totalement prise de court par l’initiative de
son amie, était plus morte que vive. Pour justifier les dires
d’Antoinette, elle dut imposer les mains au blessé, sous le regard
soupçonneux du chirurgien. Il s’agissait en fait de simples caresses
sur le visage, mais il faut croire qu’elles furent efficaces, car c’est
sous l’une d’elles que François reprit ses esprits. Il vit Marion
penchée sur lui, murmura :
— C’est bien…
Et retomba dans l’inconscience. Devant la réaction de son filleul,
Enguerrand pria Marion de rester et de continuer ses gestes
bénéfiques. Marion obéit et la nuit arriva. Elle se retrouva seule
avec Enguerrand, qui avait fait installer un lit de camp et ne tarda
pas à s’endormir… Il se mit à ronfler. François dormait aussi et
Marion, sûre de ne pas être entendue, lui murmura des mots
tendres. C’était un flot ininterrompu, comme une mélodie.
— Dors, mon beau papillon. Tu es fait pour les roses et les lis et
moi je ne suis qu’une fleur grossière, mais en ce moment, tu es à
moi et, peut-être, tu rêves de moi. Dors, mon beau papillon…
Elle se trompait : François ne dormait pas. Il faisait semblant
pour entendre ce que disait Marion. Les yeux fermés, il la voyait, la
veille lorsque, se redressant pour prendre ses vêtements, il s’était
trouvé le nez dans son décolleté. Tandis qu’elle parlait et que son
oncle ronflait, il percevait son odeur avec de plus en plus de force :
une odeur saine de campagne, de draps frais et d’herbes humides…
Le mot « papillon », sorti de la bouche de Marion, voletait autour de
lui et, malgré son mal à la tête, François était heureux. Il finit par
s’endormir pour de bon…
Marion dut quitter la chambre de François le lendemain matin.
En dépit de ses inquiétudes, Enguerrand avait suffisamment de bon
sens pour ne pas prolonger une semblable présence au chevet de
son neveu. Il remercia Marion, lui fit don d’une pièce d’or et la
congédia. Quant à François, il se rétablit rapidement, et, une
semaine plus tard, il pouvait reprendre l’entraînement. C’est là que
devait se produire un second événement, qui allait mettre le comble
à son trouble…
Yvain avait seize ans. C’était le fils d’un des gardes du château et
le compagnon préféré de François aux armes et à la lutte. Yvain
avait les cheveux aussi bouclés que ceux de son maître, mais les
siens étaient noirs comme le plumage du corbeau. Il était fin de
corps et, sans avoir les qualités de combattant de François, était
doué d’une remarquable agilité. Dans les affrontements, il donnait
souvent du fil à retordre à son jeune seigneur.
François avait tout de suite remarqué Yvain parmi ses
compagnons d’armes. D’abord à cause de son prénom, celui du
chevalier au lion de la Table ronde, ensuite, tout simplement, parce
qu’Yvain lui plaisait. Il aimait causer avec lui lors des moments de
pause, flatté sans doute par l’admiration sans bornes que lui portait
Yvain. Ce dernier le regardait avec des yeux éblouis, quoi qu’il fasse
ou dise, et ne l’appelait jamais autrement que « seigneur » et non
« sire François », comme les autres…
Lorsque François revint à l’entraînement après sa blessure,
Yvain fut le premier à se précipiter vers lui.
— Êtes-vous guéri, seigneur ? Voilà une semaine que je ne dors
pas.
François rassura Yvain et, pour le remercier, lui accorda ce qui
était pour lui – il le savait – la plus précieuse des récompenses :
— Tout à l’heure, à la lutte, je te prendrai comme adversaire.
Yvain eut un sourire épanoui et alla se mettre en place au milieu
des autres. Après le maniement d’armes, les combats à l’épée, à la
hache et au fléau d’armes, où François, ayant retrouvé toutes ses
qualités, fit merveille, le moment de la lutte arriva. Les
compétiteurs se placèrent l’un en face de l’autre deux par deux et
s’empoignèrent.
François voulut se saisir d’Yvain, mais comme souvent, celui-ci
échappa en souplesse à la prise et ce fut lui, au contraire, qui parvint
à empoigner son maître. Ils roulèrent au sol, étroitement serrés.
François se débattait farouchement lorsqu’il sentit la main gauche
d’Yvain, qui tenait sa tête, lui faire une caresse à l’endroit de sa
blessure. François eut un tressaillement de tout son corps comme si
une bête venimeuse l’avait piqué. Il se dégagea d’un coup, lançant
ses poings en avant et frappant au passage la bouche d’Yvain. Il y
eut un craquement et deux dents tombèrent au sol.
François se releva hébété. Yvain saignait abondamment ; dans sa
bouche ouverte, il y avait un trou noir, mais il souriait quand même,
d’un pauvre sourire édenté.
— Yvain ! Mon Dieu ! Je ne sais ce qui m’a pris…
— C’est ma faute, seigneur. Je voulais savoir où se trouvait votre
blessure afin de ne pas risquer de vous faire de mal.
François regardait catastrophé son compagnon défiguré et les
deux dents restées à terre.
— Toute ta vie, tu resteras ainsi… Je ne me le pardonnerai
jamais !
— Toute ma vie, j’aurai un souvenir de vous.
— Comment puis-je réparer ? Que veux-tu ?
— Ce que je voudrais, seigneur, vous ne pourriez me l’accorder.
— Quoi que ce soit, tu l’auras. Parle !…
Antoinette n’était pas loin… Depuis le matin, elle guettait
l’occasion de parler à François. Voyant Yvain blessé, elle ne
laissa pas passer sa chance. Elle s’approcha de lui avec un linge, fit
mine de le soigner et s’adressa à son jeune maître à voix basse :
— J’ai quelque chose à vous dire, à vous seul.
François, encore tout ému par ce qui venait d’arriver, la rabroua.
— Eh bien, dis-le vite ! Je n’ai pas de secret pour mon ami.
Antoinette regarda Yvain et poussa un soupir. Elle n’avait pas le
choix.
— Cette nuit, entre complies et laudes, votre chambre ne sera,
pas gardée. La dame au papillon viendra…
Du coup, François oublia Yvain. Il se détourna de lui et ne vit pas
le regard de détresse qu’il lui lançait.
— Comment le garde ne serait-il pas à son poste ?
— C’est mon affaire. Je m’occupe de tout.
François sentit sa gorge se nouer.
— Ce soir ! Déjà ?…
Antoinette sourit :
— Le moment est arrivé, jeune seigneur. On ne peut le retarder.
La vie des papillons est courte, comme celle des fleurs…
À ce moment, Enguerrand lança un ordre, ses élèves reprirent
leur place et Antoinette s’enfuit…
Antoinette était aux anges. Cette jeune et belle fille de vingt ans
avait toujours été plus rieuse et plus dégourdie que toutes ses
compagnes. Pour elle, une seule chose comptait sur cette terre :
l’amour. Non pas l’amour compliqué et raffiné des trouvères et des
chevaliers, mais celui, tout simple de la nature qui vient, chaque
printemps, aux bêtes et aux gens. On était au cœur du printemps,
précisément le 10 avril, jour de la Saint-Fulbert. L’idéal d’Antoinette
avait toujours été de répandre l’amour autour d’elle et la nuit de la
Saint-Fulbert allait être son triomphe, en même temps que le
triomphe de l’amour.
Pour permettre les retrouvailles de François et de Marion,
Antoinette avait en effet imaginé une série d’intrigues en cascade.
La tour d’Hugues, où résidait la famille de Cousson et François,
était gardée nuit et jour par un factionnaire. Or, il se trouvait que
celui qui était désigné pour cette nuit du 10 avril, un certain Siméon,
était épris depuis toujours d’Antoinette… Convaincre Siméon n’avait
pas été aisé. Pour ne pas être à son poste, il risquait la corde. Mais
Antoinette avait su mettre tout son charme et sa coquetterie dans la
balance : ce serait cette nuit-là entre complies et laudes ou jamais.
Restait le propre mari d’Antoinette, prénommé Tibert, un garde,
lui aussi, un beau garçon qu’elle avait épousé à seize ans et qui,
depuis quelque temps, la délaissait. Par chance, il tournait autour
d’une de ses cinq compagnes du lavoir, Lucie. Lucie avait accepté,
sans trop de manières, de se dévouer à la cause commune et de
rejoindre Tibert dans son lit. Mais ce faisant, elle délaissait à son
tour son mari. Ce dernier, beaucoup plus âgé qu’elle et presque
impotent, était malgré tout très amateur de jeunesse et il fut décidé
que la seule célibataire du lavoir, Catherine, s’en occuperait. La
boucle était bouclée…
Dans l’affaire, la plus difficile à décider avait été Marion elle-
même. Au moment de passer aux actes, elle s’était montrée
terrorisée. Non pas tant pour ce qui lui arriverait si elle se faisait
prendre, mais par peur du péché. Que dirait le bon Dieu de tout
cela ? Est-ce qu’il n’allait pas les condamner, François et elle, à la
damnation éternelle ?
Le péché, Antoinette, elle, n’y pensait pas. Au contraire, ce qui
allait se passer la nuit de la Saint-Fulbert lui semblait une sorte de
communion. De tous les côtés du château, on allait en même temps
sacrifier à l’amour pour que là-haut, au dernier étage de la tour
d’Hugues, François en découvre les joies avec Marion. Antoinette
penserait à eux deux en se donnant à Siméon ; elle le ferait sans
retenue, de tout son cœur, et elle en était sûre, elle serait
heureuse !…
À Cousson, on se couchait, sauf cas exceptionnel, un peu après
vêpres. François avait fait comme les autres jours, mais il n’avait,
évidemment, pu trouver le sommeil… Il comprenait à présent ce
que son oncle n’avait pas voulu lui expliquer : cette maladie étrange
qui s’était emparée de lui avec les beaux jours, c’était l’amour, ou,
plus exactement, l’âge d’aimer. Depuis peu, il éprouvait des
émotions et des sensations qui lui étaient inconnues et il les
provoquait lui-même chez les autres…
Marion… pourquoi l’attirait-elle ? Pourquoi avait-il été si ému
quand le hasard lui avait fait presque toucher sa poitrine et
pourquoi, depuis, ne pouvait-il chasser de son esprit cette image ?
Voilà qu’elle allait venir dans son lit ! Qu’allait-il se passer ?
Qu’allaient-ils faire ? Est-ce que ce ne serait pas pécher ? Si,
sûrement, ce serait pécher ! Il ne fallait pas qu’elle vienne !… La
chambre était plongée dans le noir complet. François se retourna
sur son lit. C’est à ce moment que la porte s’ouvrit doucement…
François s’immobilisa. Jamais son cœur n’avait battu aussi vite ;
il en avait le vertige. Des pas s’approchèrent. Bien qu’il ne puisse
rien voir, François ferma les yeux. L’instant d’après, il recevait un
baiser…
Il fut bref, presque furtif, et suivi d’une cavalcade dans les
escaliers : Marion s’en allait en courant. Au dernier moment, le
courage lui avait manqué et François, lâchement, en fut soulagé.
Ce soulagement fut de courte durée. Pour bref que le baiser ait
été, François avait senti la bouche qui avait pressé la sienne et il
s’était rendu compte qu’il manquait des dents sur le devant…
Désespérément, il essaya d’imaginer Marion lui souriant avec un
trou au milieu des lèvres mais c’est un autre sourire qui parut
devant ses yeux, un pauvre sourire édenté et sanglant : « Ce que je
voudrais, seigneur, vous ne pourriez me l’accorder… »
François poussa un cri dans le noir :
— Yvain !…
Yvain avait entendu la confidence d’Antoinette et il en avait
profité pour lui-même… Yvain !… C’était donc cela qui se cachait
derrière l’admiration sans bornes, les yeux éblouis ? Yvain, le tendre
Yvain, le souple Yvain, l’aimait donc comme une femme et il venait
de lui voler un baiser, son premier baiser !…
François se sentit tomber dans un gouffre. Normalement, il
aurait dû entrer en fureur devant cette monstruosité doublée d’une
imposture. Or, non seulement il n’y parvenait pas, mais il ressentait
le même trouble qu’avec Marion. Il aurait voulu rendre son baiser à
Yvain, répondre par d’autres caresses à celle qu’il lui avait faite sur
la tempe. Que lui arrivait-il ? À l’attirance trouble pour Marion,
succédait un trouble plus terrible encore. Était-il donc damné ?…
François se leva, se mit à sangloter comme un enfant et parcourut la
pièce en répétant :
— Yvain !… Yvain !…
Marion était toujours assaillie par les mêmes scrupules. Elle
avait longtemps rôdé près de la tour d’Hugues, mais bien qu’ayant
constaté l’absence du garde, n’avait pas osé entrer. Au contraire, elle
s’était éloignée et réfugiée à l’opposé de la cour. Quelque temps
après, l’esprit toujours aussi égaré, elle était revenue devant la tour.
Et c’est alors qu’elle vit…
Un jeune homme en sortait précipitamment. Elle reconnut
Yvain, le compagnon d’armes de François. Marion ne savait pas ce
qu’il était venu faire dans la tour, mais sa physionomie ne pouvait
tromper. Le jeune homme était dans un état d’exaltation tel qu’il ne
la vit pas en la croisant. Les yeux rivés au ciel, il semblait aspirer
l’air comme si c’était un breuvage enivrant. Qu’avait-il reçu, là-haut,
dans la chambre, pour être bouleversé à ce point ? Quel témoignage
d’amour, l’infidèle, le pervers lui avait-il prodigué ?
Ce fut ce qui décida Marion à franchir le pas. Tant sous l’emprise
de la jalousie que pour détourner François des amours contre
nature, elle s’engagea résolument dans la tour et monta l’escalier…
Elle trouva François en larmes, marchant de long en large et
répétant :
— Yvain !…
Elle le prit dans ses bras et, comme elle l’avait fait quand il était
inconscient, lui caressa lentement le visage. François se tut. De
nouveau, le joli mot voleta dans l’obscurité :
— Mon papillon. Mon beau papillon.
Marion se mit nue, conduisit François vers le lit, se glissa avec
lui dans les draps ; elle lui prit la tête et l’attira contre sa poitrine.
— Viens, mon papillon. Replie tes ailes et butine…
Comme l’avait voulu Antoinette, la nuit de la Saint-Fulbert fut
celle où François découvrit l’amour. Il s’endormit ensuite dans les
bras de Marion et, quand Enguerrand vint le réveiller, à laudes, elle
était partie…
Jamais François ne fut plus maladroit pour mettre son armure ;
au moment de descendre l’escalier, alors qu’il le faisait avec tant
d’agilité d’ordinaire, il s’étala de tout son long dans un bruit de
ferraille. Cette fois, Enguerrand s’emporta.
— Je ne sais pas si c’est parce que tu as trouvé l’amour ou parce
que tu ne l’as pas encore trouvé que tu es dans cet état, mais cela
suffit. Va te promener. Ne rentre pas avant ce soir et qu’à ton retour,
tu aies enfin les idées claires !
François ne se le fit pas répéter. Il enleva son armure, sella
Orient et quitta le château de Cousson. Après tant d’émotions, il
n’était pas fâché de souffler un peu…
Il prit, un peu au hasard, la direction du sud, celle de la mer. En
fait, peu lui importait où il allait : il se laissait guider par Orient plus
qu’il ne le guidait lui-même.
Les deux figures d’Yvain et de Marion ne cessaient de le hanter.
Elles lui apparaissaient comme les deux faces d’un même péché. En
une nuit, il avait tout découvert, mais il sentait que l’amour ne
s’était pas dévoilé à lui comme aux autres. Était-il normal d’être
aimé d’un garçon et d’être attiré par lui ? Ce n’était pas ainsi que,
dans les livres de chevalerie, les jeunes héros faisaient leurs
premières armes. Pourquoi n’était-il pas comme eux ?…
Bien sûr, il y avait Marion qui, elle, était une femme. Mais là non
plus, François ne se sentait pas à l’aise. Sa façon d’être avec lui avait
quelque chose d’une mère, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir agi en
amoureuse. Tout comme Yvain, elle l’avait entraîné dans un
domaine dangereux, interdit…
François secoua sa chevelure blonde et donna une violente
impulsion à Orient, qui partit au grand galop. Non ! il ne
s’engagerait pas dans cette voie ! Il venait d’être initié à l’amour :
c’était fort bien, c’était merveilleux, mais il s’en tiendrait là. À son
retour au château, il se montrerait très froid avec l’une comme avec
l’autre et il sauverait ainsi son âme d’une damnation certaine !
François se mit aussitôt à soupirer. Il savait qu’il ne pourrait
pas… Il revoyait le sourire édenté et pathétique d’Yvain, la grosse
poitrine de Marion ballottant dans sa robe ouverte. Il avait envie de
tourner bride, de rentrer à Cousson et de se jeter de toutes ses
forces contre la bouche d’Yvain, contre les seins de Marion ! Il était
bel et bien damné et la damnation n’était pas, pour lui, ce qui se
passerait dans un lointain futur, après sa mort. Elle était
terriblement plus proche et plus concrète : il ne serait pas chevalier.
Il avait perdu la pureté, la première des qualités requises. Il ne
pourrait jamais porter la bague au lion ; il la déshonorerait par son
simple contact…
François se faisait ces réflexions désespérées, quand il se rendit
compte qu’il était arrivé sur la plage. C’était la marée basse et le
sable s’étendait à perte de vue. Il faisait très beau ; un vent frais
frappa son visage et une puissante odeur d’iode entra dans ses
narines. D’un seul coup, il se sentit mieux. Le grand souffle de la
mer dissipait les miasmes de son esprit… François mit Orient au pas
et se dirigea vers une forme qu’il voyait au loin.
C’était une pauvre fille qui ramassait des coquillages. Elle devait
avoir son âge et était vêtue d’une robe grise, déchirée en plusieurs
endroits. Elle avait les pieds nus. À sa venue, elle se releva et lui
adressa un sourire.
— Bonjour, chevalier !…
Comment qualifier ce sourire ? Il était engageant et même
enjôleur, sans qu’il ait rien de déplacé. Il était charmeur, mais d’un
charme involontaire, comme si la jeune fille ne pouvait s’empêcher
d’être charmante chaque fois qu’elle souriait… François la regarda
avec plus d’attention. Elle avait les cheveux châtains, le front plutôt
petit et plissé, ce qui lui donnait, même en cet instant, quelque
chose de sérieux ; elle avait les yeux grands et marron ; son teint
était bruni par le soleil et faisait ressortir par contraste des dents
incroyablement blanches et éclatantes : on aurait dit des
coquillages. Elle était de corps plutôt menu et portait un touchant
bijou : une étoile de mer séchée qu’elle avait percée par un fil pour
s’en faire un collier… Le sourire de l’adolescente n’avait pas baissé
d’intensité. Elle fixait François calmement et simplement, attendant
qu’il se manifeste. Il en oublia de répondre à son salut.
— Comment t’appelles-tu ?
— Pâquerette. Mes parents m’ont appelée ainsi parce que je suis
née le mardi de Pâques.
— Que font tes parents ?
— Mon père et ma mère sont morts en mer. Ils étaient pêcheurs.
En prononçant cette phrase, Pâquerette n’avait pas cessé de
sourire, comme si, pour elle, tout était naturel et devait s’accepter
pareillement, les mauvaises choses comme les bonnes… François
mit pied à terre. Le contact du sable mou couvert d’innombrables
petites rides lui parut nouveau et rafraîchissant. Il lâcha Orient et le
laissa gambader.
— Tu vis seule ?
— Non, j’habite avec ma grand-mère. Nous sommes dans une
maison au-dessus de l’eau.
— Quel âge as-tu ?
— Je viens d’avoir quinze ans…
François était gêné. Il voulait prolonger ce moment mais il ne
savait que dire ou que faire pour cela. Il avait peur d’être indiscret
ou de paraître avoir des arrière-pensées de séduction, alors qu’il ne
souhaitait sincèrement rien de tel, mais simplement que le charme
dure… Ce fut Pâquerette qui le sortit de son embarras. Elle lui
demanda, du ton le plus naturel, comme si la question allait de soi :
— Voulez-vous aller au tombeau de la sirène ?
Comme François marquait son incompréhension, elle lui
désigna un grand rocher plat recouvert de coquillages loin devant
eux, en direction de la mer ; en face, se dressait un rocher allongé.
— Juste à côté, c’est la statue du jeune homme. Vous voyez ?
François ne voyait pas très bien. Il sentait simplement qu’il était
en train de se passer quelque chose… Il suivit Pâquerette, qui se mit
à parler. Elle avait un léger défaut de prononciation, qui la faisait
chuinter un peu, mais loin d’être ridicule, il lui donnait un charme
supplémentaire.
— C’était avant le Paradis terrestre, du temps des premiers
animaux…
— Les premiers animaux ?
— Mais oui. Vous ne savez pas ? Vos parents ne vous ont pas
raconté ?
François avoua que ses parents ne lui avaient rien dit de tel.
Pâquerette eut un air à la fois amusé et apitoyé.
— Au début, il n’y avait qu’un seul animal de chaque espèce. Il
n’y avait ni mâle ni femelle et c’était inutile puisque la mort était
inconnue. Il y avait un lion, un canard, un lapin, une mouette,
toujours les mêmes. Il y avait aussi une sirène…
Tandis qu’ils marchaient, François regardait sa compagne… Elle
était vraiment une fille de la mer. Ses cheveux qui flottaient dans le
vent lui faisaient penser aux algues qu’ils rencontraient sur leur
chemin.
— Un jour, la sirène vint sur cette plage. Mais par hasard, sans le
faire exprès, le vent et la mer avaient sculpté dans le rocher là-bas
un jeune homme à la beauté merveilleuse. Regardez ! C’était il y a
longtemps, mais on le voit encore.
Ils étaient maintenant plus près. François regarda…
Effectivement, le rocher en face de la pierre plate ressemblait
vaguement à un homme debout.
Quand elle le vit, la sirène fut prise d’un sentiment inconnu. Elle
se mit à chanter pour déclarer son amour au jeune homme et le
séduire. Elle chanta des jours et des jours devant la statue et, à la
fin, elle mourut d’épuisement et de chagrin.
Pâquerette se tourna vers François, avec un air de fierté intense.
Son regard en était illuminé.
— Vous voyez ! C’est ici que, la première fois, quelqu’un a aimé
et aussi que quelqu’un est mort !
François n’avait pas envie de sourire… Bien sûr, c’était ici, sur
cette plage déserte et ridée. Il ne pouvait détacher son regard de
Pâquerette…
— Lorsque les autres animaux virent que la sirène était morte,
ils l’enterrèrent sous la pierre plate. Mais ils avaient entendu son
chant. Ils n’arrivèrent pas à l’oublier. Ils devinrent tous amoureux et
ils moururent tous de chagrin… Alors, le bon Dieu les recréa deux
par deux, le mâle et la femelle. Ce sont les animaux du Paradis
terrestre…
Ils étaient arrivés sur place. La mer, toute proche, faisait un bruit
léger et régulier, comme si elle écoutait, elle aussi, et approuvait
discrètement de temps à autre.
— Mais la sirène, pour la punir d’avoir été cause de tout, Dieu la
recréa toute seule, sans compagnon. C’est pour cela qu’elle chante
en mer. Elle chante son amour aux marins, qui ressemblent à la
statue, mais les marins sont les mâles de la femme et pas de la
sirène…
— Et elle ne meurt pas ?
— Non, car, pour la punir aussi, Dieu l’a recréée immortelle. La
seule qui soit morte, c’est celle qui est dans ce tombeau.
Pâquerette avait sauté sur la pierre plate. Comme si c’était à elle
de l’aider, elle tendit la main à François. Celui-ci refusa la main
tendue et se hissa à son tour. Ils étaient seuls. À perte de vue, il n’y
avait rien. François éprouva une émotion violente. Il lui semblait
qu’ils étaient devenus, Pâquerette et lui, les premiers habitants du
monde.
— Tu l’as déjà entendue chanter ?
— Oui. Les jours de grand vent.
— Tu pourrais me chanter l’air ?
Pâquerette s’exécuta. Elle avait une voix un peu cassée,
émouvante. La mélodie était plaintive mais elle la fredonnait d’un
ton enjoué et le contraste avait quelque chose de magique. Tout en
chantant, Pâquerette ne cessait de sourire et d’incliner la tête d’un
côté, puis de l’autre… Quand elle eut fini, François ne trouva rien à
dire. Sa gêne et son trouble augmentaient d’instant en instant. Ce
fut, encore une fois, la jeune fille qui prit la parole.
— Je l’ai vue aussi, la sirène !
— Où cela ? Dans la mer ?
— Non. Dans le ciel. Est-ce que vos parents vous ont dit ce que
sont les nuages ?
Encore une fois, François dut avouer son ignorance.
— Dans les nuages, il y a la même chose que ce qui est sur la
terre, mais tout est mélangé. Cela permet à ceux qui sont séparés
sur terre de se retrouver. Plusieurs fois, j’ai vu la sirène rejoindre la
statue. Peut-être que nous les verrons aujourd’hui.
Pâquerette s’allongea sur la pierre plate. François en fit autant.
Les coquillages rendaient la posture inconfortable, mais il ne s’en
aperçut pas. Pâquerette eut un petit rire.
— Les nuages sont le spectacle des amants. Ils sont faits pour
ceux qui sont couchés le jour…
Longtemps, François chercha dans les nuages. Il vagabonda
interminablement dans les golfes, les mers, les îles et les vagues de
ce reflet de la terre. Et puis, à un moment donné, il comprit que
ce n’était pas dans les nuages qu’il fallait chercher. L’amour était en
lui ; Pâquerette était la sirène et lui le jeune homme… Voilà, c’était
tout simple : l’amour était là. Il ne pouvait ni se discuter ni se
comprendre, il portait en lui-même son évidence. François se
redressa, se tourna vers sa compagne et prononça, d’une voix à
peine audible :
— Pâquerette, je t’aime…
Pâquerette ne manifesta aucune surprise. Au contraire, elle
répliqua, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde :
— Moi aussi, je vous aime…
Il y eut un long silence. François demanda :
— Qu’est-ce que nous allons faire maintenant ?
— Il faut prier sainte Flore. C’est elle qui protège les amoureux.
François s’agenouilla, avec Pâquerette, sur la pierre plate… Il
était, certes, bon chrétien, croyait en Dieu et au diable, mais la
ferveur religieuse n’avait jamais été son fait. Inconsciemment, il
estimait sans doute que ce n’était pas l’affaire d’un futur chevalier,
mais celle des clercs. Pourtant, pour la première fois, il se sentit
saisi par le sentiment du sacré. Jamais il ne pria avec autant
d’intensité. Lorsqu’il releva la tête, il lui sembla revenir d’un pays
lointain…
Pâquerette le regardait et François, spontanément, l’embrassa.
Ce qu’il ressentit en cet instant éclipsait le baiser d’Yvain et toutes
les caresses de Marion. Mais il y avait longtemps que François ne
pensait plus à Marion et Yvain…
Ils restèrent sur la pierre plate et ne la quittèrent, à regret, que
lorsque la marée l’envahit. Ensuite, ils se promenèrent sur la plage.
Pâquerette lui demanda alors :
— Connaissez-vous les lignes de la mer ?
François secoua la tête sans répondre. Pâquerette, tout heureuse
de lui apprendre encore quelque chose, continua d’une voix
animée :
— C’est comme les lignes de la main. Elles disent l’avenir.
— Où sont-elles ?
— Il faut les faire soi-même. Laquelle voulez-vous : la ligne de
vie ou la ligne d’amour ?
François, en cet instant, se souciait fort peu de la durée de sa
vie ; en revanche, il voulait tout connaître de l’amour. Il répondit :
— La ligne d’amour.
Pâquerette s’éloigna. François la regarda, fasciné, tracer avec son
doigt plusieurs traits sur le sable ridé. Elle allait à reculons, ses
petits pieds sautant avec légèreté. Mais elle avait, en même temps,
un air d’intense concentration ; elle regardait, le front tout plissé, ce
qu’elle était en train de faire.
Quand elle eut fini, il y avait trois lignes parallèles, délimitant
deux bandes d’une dizaine de mètres chacune. Pâquerette désigna
d’abord la bande qui était la plus proche de François, puis la plus
éloignée.
— Ici c’est le paradis et là, l’enfer. Vous devrez fermer les yeux et
tracer un trait. Si vous rencontrez un coquillage, cela voudra dire un
amour. Si c’est au paradis, il vous rendra heureux, si c’est en enfer,
il vous rendra malheureux…
François s’exécuta. Les yeux fermés, il coupa la première ligne et
rencontra un bigorneau. C’était, de toute évidence, l’amour de
Pâquerette. Il voulut s’arrêter, déclarant qu’il n’y aurait pas d’autre
amour dans sa vie, mais la jeune fille le força à continuer. Presque
tout de suite après, toujours au paradis, il tomba sur une coque. Il
franchit ensuite la ligne faisant frontière avec l’enfer et heurta un de
ces coquillages allongés qu’on appelle couteaux. Il atteignit enfin la
troisième et dernière ligne, c’était tout : trois amours lui étaient
promises au cours de son existence : deux au paradis, un en enfer…
Pâquerette qui avait ramassé le bigorneau, la coque et le couteau,
lui dit le plus naturellement du monde :
— Moi, je n’ai qu’un amour, au paradis…
François ne sut que répondre. Il prit alors conscience du temps
écoulé. Le soleil avait beaucoup baissé et il était trop tard pour
rentrer au château avant la nuit. Il le fit remarquer à Pâquerette, qui
ne parut pas trouver la chose gênante.
— Vous viendrez à la maison. Avec votre cheval, nous y serons
vite…
Pâquerette habitait avec sa grand-mère une curieuse cabane sur
pilotis dans une crique. L’endroit était absolument désert et d’accès
difficile. François dut mettre pied à terre et tenir fermement Orient
pour éviter qu’il ne se casse une patte.
L’habitation de Pâquerette était une masure. Les planches de la
petite jetée qui y conduisait étaient pourries et il en manquait
beaucoup. Il en manquait également à l’intérieur, dans ce qui était
le plancher, ainsi qu’aux murs et au toit. L’ensemble formait une
seule pièce. Il n’y avait pas de lits, seulement deux nattes posées aux
deux extrémités ; au centre, des pierres entassées formaient une
cheminée sommaire. C’était tout, à part un chaudron et quelques
ustensiles. Des crabes marchaient sur le sol ; deux mouettes, qui
avaient réussi à entrer par les brèches, leur faisaient la chasse…
La grand-mère était accroupie devant l’âtre. Pâquerette avait
prévenu François qu’elle était sourde et aveugle. Cela ne l’empêcha
pas de se lever à leur arrivée. Elle avait les cheveux tout blancs et
était presque aussi ridée que la plage.
— Bienvenue, jeune seigneur.
François marqua sa surprise.
— Comment sait-elle qui je suis ? J’aurais pu être un paysan ou
un pêcheur.
— Elle vous a senti… Vous ne sentez ni la terre ni la mer.
— J’aurais pu être un soudard.
Vous ne sentez pas la mort non plus…
Avec une précision surprenante, la grand-mère aveugle avait
attrapé une des mouettes et lui avait tordu le cou, puis elle avait pris
cinq ou six crabes et les avait jetés dans le chaudron, sous lequel le
feu avait été allumé. Pâquerette commentait avec entrain :
— Vous voyez, entre les crabes et les mouettes, nous avons tous
les jours de quoi manger. Ici, nous ne risquons pas la famine.
François approuva. L’amour le rendait insensible à tout, y
compris à cette poignante misère. Au contraire, il trouvait que
Pâquerette avait raison et que l’endroit était merveilleusement fait
pour y vivre…
La cabane ayant pour tout éclairage les braises de l’âtre, il fallait
finir de manger avant le coucher du soleil. Le souper, composé de la
mouette, des crabes et des coquillages rapportés par Pâquerette, y
compris les trois amours de François, se prit en silence. Enfin, la
grand-mère se leva, dit d’une voix douce :
— Dieu vous bénisse, mes enfants !
Et alla se coucher sur une des deux nattes. Toujours en silence,
Pâquerette et François s’allongèrent sur l’autre. François enleva la
robe de Pâquerette, se dévêtit à son tour et, en la présence, qui n’en
était pas une, de cette vieille femme sourde et aveugle, eut lieu leur
première nuit d’amour.
Pâquerette ne se refusa pas, mais elle ne se donna pas non plus :
elle accepta, silencieuse et souriante… Tout à côté de leur natte, une
planche manquait et François pouvait voir la mer en dessous. C’était
une nuit de pleine lune et les reflets associés au bruit du ressac
furent le dernier souvenir qu’il emporta de cette nuit.
Au réveil, François n’éprouva d’abord qu’une joie diffuse. C’était,
dans son esprit encore embrumé, la certitude qu’il s’était passé
quelque chose d’extraordinaire et que cette journée allait être
merveilleuse, comme celles qui suivraient. Ensuite, le souvenir de
Pâquerette lui revint, puis il la vit à ses côtés. Elle s’éveillait aussi.
La grand-mère, elle, était partie. François ne demanda pas comment
ni pour quoi faire, il pensa qu’il devait rentrer à Cousson ; il était
largement temps.
Ils repartirent sur Orient. François déposa Pâquerette sur la
plage et prit la direction du château. Pendant tout le trajet, il ne
cessa de chanter. Il avait envie de dire au monde entier ce qui venait
de se passer et en même temps de cacher farouchement ce qui était
le plus incommunicable des secrets… Quand il aperçut les murailles
de Cousson, il lui sembla qu’il ne les avait pas vues depuis un siècle
et, pourtant, cela faisait tout juste vingt-quatre heures qu’il les avait
quittées.
Cette fois, Enguerrand n’avait pas, comme lors de l’épisode de
Grand Colas, battu la campagne la nuit, avec ses gens. Il estimait
sans doute que François était assez grand pour découcher et
l’accueillit sans autre commentaire. Il le pria seulement de rejoindre
l’entraînement au plus vite.
Ce fut en s’y rendant que François croisa Marion. Elle aussi, il
lui semblait que cela faisait un siècle qu’elle avait fait irruption dans
sa vie. Mais il était tellement heureux qu’il lui sourit… Marion ne se
méprit pas sur ce sourire. Alors qu’elle allait au-devant de François,
elle s’arrêta dans son élan et son visage devint grave.
— Je vois que le papillon s’est posé sur une autre fleur…
François ne chercha pas à dissimuler.
— Oui, Marion.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Pâquerette…
— Alors, vous la quitterez. C’est une fleur trop humble. Je vous
l’ai dit tandis que vous dormiez : vous êtes fait pour les lis ou les
roses, pas pour les fleurs des champs…
François explosa.
— Je ne dormais pas ! J’ai entendu ! Tu disais n’importe quoi !
Et puis, j’ai honte de ce qui s’est passé. Et puis, tu me dégoûtes ! Je
ne veux plus jamais te voir ! Jamais !…
Yvain, quant à lui, ne vint pas à l’entraînement ce matin-là, ni les
suivants. Ses parents le cherchèrent partout dans le château et aux
abords, mais sans résultat. Ils finirent par conclure, pour se
consoler, qu’il n’était pas mort, mais que, pour une raison inconnue,
il avait brusquement décidé de tout quitter et d’aller par le monde à
l’aventure.
François ne se posa guère de questions au sujet d’Yvain. Il avait
bien d’autres choses en tête. Avec l’amour de Pâquerette, sa forme
aux armes lui était revenue. Bien mieux, elle était décuplée.
Maintenant, c’était pour Pâquerette qu’il combattait. C’était à elle
qu’il pensait en maniant le fléau d’armes ou en faisant des
prouesses à cheval. Pour elle, il voulait être le plus fort, le plus
habile. Enguerrand, qui assistait à cette métamorphose, n’en croyait
pas ses yeux. François dépassait ses plus folles espérances : jusqu’à
présent, il était un combattant redoutable, maintenant, il devenait
presque invincible. Encore un peu et on ne pourrait le comparer
qu’aux héros de légende, à Roland le preux, lui-même !…
À compter de ce moment, François alla quotidiennement
retrouver Pâquerette à la plage. Ils étaient toujours seuls. À chaque
fois, François éprouvait une sensation de vertige. C’était comme si,
par un saut prodigieux, il franchissait les siècles et se retrouvait,
bien avant le Paradis terrestre, au temps de la première sirène.
Pâquerette était une fille simple, qui prenait son bonheur avec
naturel. Elle parlait beaucoup et François l’écoutait toujours avec le
même émerveillement. Elle racontait les bons et les mauvais génies
de la mer, les animaux anciens qui l’avaient habitée autrefois, la
façon de parler aux âmes des noyés. Souvent, ils allaient rendre
visite à la grand-mère à qui François donnait de quoi améliorer le
médiocre ordinaire ; ces jours-là, François restait coucher dans la
cabane. Avec l’arrivée de la mauvaise saison, il apporta des
vêtements chauds et des fourrures.
À Pâquerette, François fit d’autres cadeaux. Pour son quinzième
anniversaire, le 1er novembre 1352, comme son oncle lui demandait
ce qu’il voulait, François répondit : « Un bijou » ; Enguerrand
comprit fort bien la destination de ce présent et lui offrit une
superbe bague en rubis ayant appartenu à sa mère Bonne.
Pâquerette reçut cette merveille avec un sourire et la passa à son
collier, à côté de l’étoile de mer. Pâquerette ne se livrait jamais à de
grandes démonstrations ; elle n’était pas expansive, elle prenait, elle
donnait. Un peu plus tard, elle offrit à François un pommeau d’épée
en or représentant deux dragons entrelacés. Elle avait trouvé ce
trésor, sans doute un objet d’art normand, dans une grotte
surplombant la plage. François jura de le faire monter sur sa future
épée de chevalier…
Tout cela dura un an. Entre les nuits et les matinées au château
et les après-midi au bord de la mer, François vivait une vie
enchantée et régulière à la fois. Jusqu’à un certain jour de mars
1353…
Ce jour-là, comme tous les autres, Pâquerette était sur la plage.
Elle ne ramassait pas de coquillages, la mer étant haute. Elle
chantait, assise, le dos tourné, la chanson de la sirène et la mélodie
avait, pour la première fois, des paroles… François s’approcha.
Pâquerette ne se retourna pas, elle continua à chanter et il entendit :
« La marée basse m’apporte mon chevalier,
La marée haute me le reprend.
Qui connaîtra jamais ma peine,
À part les coquillages ? »
Malgré la tristesse de l’air et le sens des mots, Pâquerette
chantait d’un ton enjoué et l’effet produit était déchirant. François
se précipita vers elle et la prit aux épaules, la renversant presque.
— Qu’y a-t-il ?
— Rien, chevalier.
« Chevalier »… Elle ne l’avait appelé « chevalier » qu’une seule
fois, la première, quand elle l’avait salué ; après, elle ne l’avait plus
appelé du tout. François eut le pressentiment que la boucle se
refermait.
— Pâquerette, qu’est-ce que cela signifie ?
Pâquerette se leva vivement. Elle souriait de toutes ses dents,
ses dents éclatantes.
— J’attends un enfant.
Une seconde fois, François eut le souffle coupé. Il passait
successivement par toutes les émotions.
— Mais c’est merveilleux !
— Je l’appellerai Flore. Cela lui portera bonheur.
— Et si c’est un garçon ?
— Ce sera une fille et je l’appellerai Flore.
— Pâquerette, pourquoi parlais-tu, tout à l’heure, de chevalier
qui s’en va ?
— Parce que vous devez me quitter.
— Te quitter ? Tu es folle ? Je t’épouse. Tu seras dame de
Vivraie. Plus tard, après Flore, nous aurons un garçon qui sera
chevalier à son tour…
— Il faut partir, chevalier…
— Jamais !
François eut beau crier, ordonner, supplier, Pâquerette ne se
laissa pas fléchir. Elle le regardait tendrement, en secouant la tête.
Son petit front plissé était soucieux, mais elle avait son air enjôleur
qui ne la quittait jamais. Elle souriait. Elle répétait inlassablement :
— Il faut partir…
À bout d’arguments, François sauta sur son cheval.
— Je vais voir mon oncle. Je vais lui dire que je t’épouse et je
reviens te prendre !
Pâquerette ne répondit pas. François lança Orient au grand galop
mais il eut le temps d’entendre que, derrière lui, elle avait repris sa
chanson…
Son arrivée à Cousson à cette heure inhabituelle provoqua
quelque émoi. Enguerrand fut prévenu et vint à sa rencontre.
François lui lança, d’une voix solennelle :
— Il faut que je vous parle seul à seul !
Ils allèrent dans la salle d’armes, de lecture et de musique.
François raconta tout et Enguerrand écouta gravement. Il attendit
que son neveu eût terminé et laissa tomber son verdict, en juge
équitable qu’il était.
— Pour se marier, il faut être deux et elle ne veut pas.
— Je ne comprends pas pourquoi et je l’y obligerai !
— Tu ne l’y obligeras pas. Elle fait cela parce qu’elle t’aime et
qu’elle sait que ta vie est ailleurs… Mais je prendrai soin d’elle. Je la
ferai épouser un riche parti.
Au bord des larmes, François tenta d’argumenter :
— Mais vous, n’avez-vous pas aimé et épousé Flore, la fille d’un
forgeron ?
Enguerrand posa la main sur l’épaule de son filleul.
— Flore était consentante, mais Pâquerette ne l’est pas, c’est ta
première douleur d’homme. Accepte-la avec courage.
François se dégagea avec violence et s’enfuit en trombe. Il
déboucha dans la cour, où des gens d’armes s’entraînaient à la
hache. Il bouscula l’un d’eux et s’empara de son arme, puis sauta
sur Orient… Quelques instants plus tard, il traversait le château au
galop, la hache levée. On aurait dit un démon et, sur son passage,
gardes et serviteurs se signèrent…
François prit le chemin du sud. Son intention était de convaincre
Pâquerette de partir avec lui. Ils iraient se cacher au cœur de la forêt
la plus profonde. Ils vivraient comme des sauvages et Enguerrand
aurait beau faire, jamais il ne les retrouverait ! Ils ne reviendraient
que quand l’enfant serait né et il serait bien obligé, alors, de les
marier…
Sur la plage, la mer s’était retirée. Le rocher de la sirène et la
statue du jeune homme étaient à moitié découverts. Il chercha,
mais Pâquerette n’était pas là. La marée descendante était pourtant
le meilleur moment pour ramasser les coquillages et elle ne la
manquait jamais… Il hurla :
— Pâquerette !
Seul lui répondit le bruit assourdi des vagues. C’était comme si
elles savaient et chuchotaient entre elles… L’angoisse l’envahit,
mais il refusa de se laisser aller. La cabane : elle devait y être. Et si
elle n’y était pas, il l’attendrait…
Jamais il n’y fut si vite. Il lança avec tant de précipitation Orient
dans la descente, que le cheval faillit se casser une patte. Après avoir
couru comme un fou sur la jetée, il fit enfin irruption dans la
masure…
Il n’y avait rien ! Tout avait disparu : les deux nattes, le
chaudron, les quelques ustensiles de cuisine ; même les pierres
entassées qui servaient de cheminée n’étaient plus là. Le sol était
couvert de crabes et les mouettes leur donnaient la chasse, dans une
cacophonie insupportable… François recula, assommé, vaincu… Il
remonta sur Orient…
Il se remit en marche sans s’en rendre compte… Pâquerette était
partie pour toujours. Où était-elle allée ? Peu importait… Elle avait
rompu le fil qui pouvait le conduire à elle. Elle ne voulait plus de lui.
Même si le hasard la remettait en sa présence, cela ne servirait à
rien. Il ne pourrait rien faire contre sa volonté définitive.
La rage l’envahit. Allait-il, à présent, rentrer à Cousson ? Il
secoua la tête avec violence… Jamais ! Non, jamais il n’y
retournerait. Jamais son oncle ne le reverrait ! Puisque c’était ainsi,
il allait aller le plus loin possible ; il allait parcourir le monde, errer !
Chevalier errant : voilà ce qu’il allait devenir, même si chevalier, il
ne l’était pas encore…
Au bout d’un moment, il arriva à la bifurcation qui menait au
château et Orient s’y engagea par habitude. François, pris lui aussi
par l’habitude, ne s’en aperçut pas tout de suite… Lorsqu’il s’en
rendit compte, il tira avec tant de force sur les rênes qu’Orient,
blessé à la bouche, se cabra…
François revint sur ses pas et prit la direction du nord, celle de
Rennes, celle opposée à Pâquerette, celle de l’aventure, celle de
l’inconnu. Et c’est alors seulement qu’il pleura…
Il pleura comme il n’avait jamais pleuré et comme tous les
hommes n’ont pas pleuré. Il pleura de tout son corps, à longs
sanglots, secoué de hoquets et de convulsions. En même temps, il
chantait la chanson de la sirène et les paroles, hachées, brouillées
par les larmes, étaient presque inaudibles.
« La marée basse m’apporte mon chevalier,
La marée haute me le reprend.
Qui connaîtra jamais ma peine,
À part les coquillages ? »
Il continua ainsi, bien après le coucher du soleil… Lorsqu’il ne
vit plus rien du tout, il s’arrêta, se laissa glisser à terre, sans savoir
où il se trouvait, et s’endormit comme une masse.
Cette nuit-là, François fit le rêve noir.
7 Le bouillu de Saint-Malo
Au matin, François de Vivraie remonta sur Orient et reprit la
même route. Il traversa Rennes presque sans s’en rendre compte…
Le lendemain, après une nouvelle halte dans la nature, il passa près
de Vivraie mais n’eut pas la curiosité de s’y rendre. Qu’était devenu
le château de sa famille, son château, après que la peste l’eut
ravagé ? Il s’en préoccupait ce jour-là moins que jamais.
François regardait le ciel. Il cherchait Pâquerette dans ce reflet
de la terre où ceux qui sont séparés ici-bas se retrouvent et se
mélangent. Mais à son grand désespoir, le ciel était vide. C’était un
magnifique début de printemps et la voûte céleste était
uniformément bleue. C’était tout juste si, de temps en temps, on
apercevait une vague traînée nuageuse qui suggérait que
Pâquerette, elle aussi, s’était évaporée dans cette atmosphère aussi
pure que le paradis…
François souffrait ; il souffrait d’autant plus que la nature était
en fête. C’était comme si elle niait sa douleur, la rejetait, s’en
moquait. Il aurait voulu que tous les orages se lèvent, que la pluie
l’inonde, que les éclairs foudroient les arbres sur son passage, que le
vent hurle, que le tonnerre gronde ! Au lieu de cela, les oiseaux
chantaient à qui mieux mieux, les branches des arbres, chargées de
leurs premiers bourgeons, se balançaient dans l’air parfumé, les
fleurs éclosaient toutes en même temps ; elles sortaient de partout :
de l’herbe, des taillis, des pierres de la route ; il y avait de tout : des
grandes, des petites, des blanches, des jaunes, des bleues, des
forsythias, des narcisses, des violettes, des boutons-d’or, des
jonquilles et même… des pâquerettes…
Au matin du troisième jour, toujours replié sur lui-même et se
moquant de tout, François arriva en vue de Saint-Malo. La route
était animée ; il croisait beaucoup de gens, des hommes et des
femmes du peuple à pied, mais aussi des soldats à cheval, des
marchands sur leurs charrettes. Depuis son départ, c’était la
première fois qu’il rencontrait du monde, ou, peut-être, qu’il s’en
apercevait. Parmi la foule, un cri circulait, que François finit par
distinguer :
— Au bouillu ! Au bouillu !…
François haussa les épaules… Un pauvre diable allait être
ébouillanté en punition de ses méfaits : quel besoin avaient donc
tous ces gens d’assister à un pareil spectacle ? Il n’empêche qu’il
suivit, lui aussi, le flot des badauds… Dans l’état où il se trouvait,
tout lui était indifférent, même la vue de la souffrance et de la
mort…
L’exécution avait lieu au pied des remparts de la ville. La foule
était contenue par des gens d’armes formant un cercle. Le
condamné était sur une estrade, tout nu, les mains attachées dans le
dos, aux côtés du bourreau. Une vaste marmite reposait sur un
bûcher allumé ; ses bords arrivaient à la hauteur de l’estrade et de la
vapeur s’en échappait… Un personnage monta sur l’échafaud. Il
sortit un parchemin et prit la parole, avec un fort accent anglais.
— Aujourd’hui, 11 mars de l’an de grâce 1353, jour de la Saint-
Euloge, a été par nous condamné, au nom de Sa Majesté Édouard,
par la grâce de Dieu roi de France et d’Angleterre, seigneur
d’Irlande, et du très haut seigneur Jean, duc de Bretagne, le nommé
Toussaint, sans autre nom que celui de son baptême, à être bouilli
vif en punition des crimes de : rébellion, vol, meurtre, sorcellerie et
adultère. Puisse Dieu avoir pitié de son âme !…
À l’énoncé des motifs du jugement, une rumeur surprise et
quelque peu admirative parcourut la foule. Voilà un vaurien qui
n’avait pas perdu de temps : avoir un tel palmarès à son âge relevait
de l’exploit ! Car le futur ébouillanté était jeune, dix-huit ans au
plus. Il n’avait d’ailleurs pas vilaine mine. Mis à part une balafre sur
la joue droite et des cicatrices un peu partout sur le corps, qui
étaient à elles seules un aveu, il avait plutôt l’air avenant. Il était de
taille moyenne, maigre mais bien fait ; il avait les cheveux noirs et
plats et un teint basané qui le faisait plus ressembler aux habitants
des pays chauds qu’à ceux de la Bretagne… Pour l’instant, loin de
faiblir devant le sort horrible qui l’attendait, il regardait autour de
lui avec un sourire hardi. Il se mit à parler à son tour, d’une voix
forte et gouailleuse.
— C’est vrai, messire, j’ai fait tout ce que vous dites, mais à des
Anglais, uniquement à des Anglais !…
Un grand rire s’empara de la foule qui, spontanément, venait de
donner sa sympathie au supplicié et se révoltait par avance de sa
mort.
François, lui aussi, était ému, mais pour une autre raison. Ce
nom qu’il venait d’entendre, cet unique prénom, dû
vraisemblablement au jour de naissance du condamné, lui avait
causé un choc. C’était comme si, pour être né le même jour que lui,
il se sentait le frère de ce jeune homme, frère par les astres, comme
d’autres sont frères de lait. Il lui cria par-dessus la tête des badauds
et des soudards :
— Pourquoi t’appelles-tu Toussaint ?
L’interpellé se tourna dans sa direction. Il le dévisagea, l’air
amusé.
— Parce que je n’ai pas eu la patience d’attendre Noël…
François n’hésita pas. Il suivit son instinct :
— J’arrive !
Il lança Orient en avant… La foule, surprise, s’écarta, les
hommes d’armes n’eurent pas plus de réaction et il se retrouva
devant l’échafaud.
— Saute !…
Sauter à cheval, tout nu, les mains attachées dans le dos n’était
pas chose aisée, mais Toussaint, faisant preuve d’autant de présence
d’esprit que d’agilité, se retrouva en croupe sur Orient… Pourtant,
c’était maintenant que les choses difficiles commençaient. Car les
soudards s’étaient ressaisis. Tandis que le personnage anglais qui
avait lu le verdict glapissait des ordres, ils s’approchaient en
formation menaçante. François tenta le tout pour le tout. Malgré le
double poids, il dirigea Orient contre les soldats et, au dernier
moment, le fit sauter par-dessus leurs têtes.
Orient s’éleva dans un hennissement et retomba
acrobatiquement quelques pas plus loin. Ses adversaires, après avoir
marqué un instant de surprise devant l’exploit du cheval, reprirent
leur assaut, mais la foule, spontanément, se referma sur les fugitifs,
empêchant momentanément toute poursuite. Toussaint cria :
— À l’anneau de salut !
François ne comprit pas. Toussaint précisa :
— L’église, là !
Effectivement, à peu de distance, entre les baraquements et les
masures de ce quartier pauvre des remparts, s’élevait une église, ou
plutôt une modeste chapelle. Sans même attendre que le cheval
s’arrête, Toussaint sauta à terre et courut… Dans le mur de l’église
était scellé un gros anneau, semblable à ceux qui servent à amarrer
les bateaux. Il se retourna et parvint à l’attraper d’une de ses mains
liées…
À présent, François se souvenait. Son oncle lui avait parlé de
cette coutume. Au mur de certaines églises se trouvaient des
anneaux dits « de salut » et quiconque arrivait à s’en saisir
échappait à la justice séculière… La voix de Toussaint le ramena à la
réalité.
— À vous, vite !
Effectivement, si Toussaint était hors de danger, il n’en était pas
de même de François qui, pour cette évasion spectaculaire, risquait
gros, peut-être le même sort que le condamné… Déjà, un des gardes
avait saisi Orient par la bride. François prit sa hache, lui en assena
un coup sur le casque avec le plat, sauta et courut. Comme il
touchait l’anneau, un archer, qui était en train de bander son arme,
l’abaissa…
Cette fois, ils étaient sauvés. Les soldats se retirèrent en jurant
et la foule leur fit une ovation. Ce fut du délire. Toussaint fut
bientôt détaché et habillé de pied en cap par plusieurs badauds
charitables, qui se défirent pour lui d’une partie de leur propre
vêtement… François préféra pourtant ne pas s’attarder et il prit la
fuite avec le rescapé au milieu des vivats.
Il s’arrêta beaucoup plus loin, alors que Saint-Malo était depuis
longtemps hors de vue, dans une forêt épaisse. Ils mirent pied à
terre et Toussaint s’agenouilla devant François.
— Je vous dois la vie. Je vous offre le seul bien que je possède :
ma liberté.
François le fit se relever.
— Tu ne me dois rien. J’ai fait cela uniquement parce que nous
sommes nés le même jour.
— Vous ne voulez pas de moi ?
— J’ai des choses à faire. Je dois courir le monde ! Je n’ai pas
besoin… d’un homme comme toi.
— Alors, vous aussi, vous me condamnez ? Après tant de
générosité et de courage !…
Pour la première fois, François regarda vraiment son compagnon
de rencontre. Toussaint avait ce même air de hardiesse et de
franchise que sur l’échafaud… François pensa à son oncle et à la
manière qu’il avait d’écouter avant de juger. Il eut un peu honte de
son empressement.
— Eh bien, qui es-tu ?
— Je vous l’ai dit : un homme libre, depuis que je suis né, il y a
dix-huit ans…
— Pourquoi n’as-tu pas de nom de famille ?
— Le curé qui m’a trouvé sur les marches de son église a sans
doute estimé qu’un simple prénom était suffisant pour moi. Il m’a
appelé Toussaint tout court…
— Et après ?
— Il a fait de moi son esclave. Il s’en fournissait un de temps en
temps parmi les enfants abandonnés, et il venait de tuer le
précédent à la tâche. C’est dans cet esclavage que j’ai compris ce
qu’était la liberté. J’ai tout supporté en attendant le jour où je serais
assez grand pour m’enfuir. C’est arrivé à douze ans… Voulez-vous
savoir la suite ?…
François fit « oui » de la tête.
— Je ne suis pas allé loin. J’ai frappé à une maison voisine et on
m’a ouvert. C’est le lendemain que je me suis aperçu que j’étais
dans un bordel… La mère maquerelle a voulu bien faire : elle m’a
recommandé à ses filles. Malheureusement ou heureusement, je ne
sais pas, elles ont interprété la recommandation à leur manière et
j’ai été initié plutôt dix fois qu’une. J’étais fort pour mon âge, mais
j’ai vu le moment où j’allais y laisser la vie. Une seconde fois, je me
suis enfui… J’ai échoué dans un couvent…
François écoutait ce récit fait avec simplicité et bonne humeur
et, inexplicablement, il se sentait mieux. Il y avait chez Toussaint
une vitalité et un optimisme communicatifs…
— La spécialité du couvent était l’alcool de pommes, dont les
moines prétendaient tirer un remède. Le père supérieur m’a mis aux
alambics. Le travail m’a plu. On baignait dans les vapeurs et on se
sentait merveilleusement bien. Tout a été parfait jusqu’au jour où
j’ai rencontré mon prédécesseur. Sa figure était tellement rongée
qu’elle n’avait plus rien d’humain. Je suis parti le soir même : la
liqueur des bons moines était encore plus dangereuse que les
ardeurs des putains…
François se prenait au récit. Il commençait à se dire qu’il n’avait
pas sauvé n’importe qui.
— Mais jusqu’ici, je ne vois rien de mal. Qu’est-ce qui t’a conduit
à la marmite ?
— J’avais treize ans et c’était la guerre. Cette fois, j’ai erré plus
longtemps et j’ai fini par rencontrer, dans la forêt de Broons, la
bande du Dogue Noir. J’en avais déjà entendu parler. Je savais
qu’elle combattait les Anglais et cela me semblait une bonne cause.
J’ai demandé à être des leurs…
— Te voilà donc sous les ordres d’un bandit…
— Détrompez-vous : le Dogue Noir est de bonne noblesse. Son
nom véritable est Bertrand du Guesclin, seigneur de La Motte-
Broons… Avec lui, c’est vrai, je suis devenu un rebelle, j’ai volé, j’ai
tué, mais uniquement des Anglais, comme je l’ai dit… Ainsi, le jour
où sire Bertrand, avec quinze des nôtres déguisés en porteurs de
bois, est entré au château de Fougeray… J’attendais dehors avec le
reste de la troupe et, quand ils ont ouvert les portes, nous avons fait
un carnage.
— Tu es bon combattant ?
— Je tire bien à l’arc…
François de Vivraie resta un moment silencieux… L’arc et
l’arbalète, armes roturières, étaient les seules dont il ignorait le
maniement. Son intérêt pour Toussaint s’accrut…
— Et la sorcellerie ? Et l’adultère ?
— C’est ce qui a causé ma perte. Je suis resté plus de quatre ans
sous les ordres de du Guesclin. J’ai fini par me faire prendre par un
capitaine anglais nommé Bedham. Il voulait m’exécuter sur-le-
champ. Comme je n’avais rien à perdre, je lui ai dit que j’étais
alchimiste et que je pouvais lui apporter la fortune. Lui non plus ne
risquait rien à essayer et il m’a mis à l’épreuve. J’ai pris un caillou
dans la main, j’ai invoqué le diable et j’ai sorti à la place une pépite
d’or.
— Tu avais de l’or sur toi ?
— Oui, cousu dans mes vêtements. C’était un cadeau d’une des
dames du bordel… Ensuite, j’ai dû suivre le capitaine dans son
château et recommencer mon alchimie sous peine de mort…
Heureusement, lady Bedham est venue à mon secours. Elle était
très laide, mais ce n’était pas cela qui pouvait m’arrêter. J’ai réussi à
l’intéresser à mon sort et mieux encore… En reconnaissance, elle
m’a donné quelques-uns de ses bijoux, que je suis allé faire fondre
avant de les donner au capitaine. Cela a duré six mois, mais nous
avons été surpris, lady Bedham et moi, et la justice anglaise m’a
envoyé à la marmite… Voilà, vous savez tout. À vous de juger si je
suis digne de vous servir…
Toussaint avait dit cela avec la fierté qu’ont parfois les plus
humbles. François frappa sur l’épaule de son compagnon.
— Toussaint, tu seras mon écuyer !
— Vous êtes donc chevalier ?
— Pas encore… Bientôt, j’espère…
Toussaint se dressa sur ses jambes.
— En attendant que vous soyez chevalier et moi écuyer, il faut
partir d’ici.
— Pourquoi ?
— Bedham est rancunier. Tout à l’heure, il ne pouvait rien faire,
mais à présent, l’anneau de salut et la foule sont loin… Mon ancien
couvent est dans les environs. Je sais comment y entrer sans se
faire voir. Nous y laisserons passer l’orage…
C’est ainsi qu’une heure plus tard, François et Toussaint se
faufilaient par une brèche dans la muraille et entraient dans les
caves. Elles étaient immenses et regorgeaient de barriques d’alcool.
Jusque-là, François n’avait bu que du vin. À l’époque d’ailleurs, on
ne buvait jamais d’alcool, sauf, rarement, en guise de médicament.
La première fois, il toussa un peu, mais il s’y fit très vite… Toussaint
dépassa la dose raisonnable lui aussi et, le soir, ayant allumé des
torches, ils conversaient à voix haute, au mépris de toute prudence…
Pour la dixième fois, François venait de raconter à son
compagnon l’histoire de Pâquerette et son départ de Cousson. Dans
son esprit embrumé, les idées, curieusement, au lieu de devenir
vagues, étaient de plus en plus précises.
— Je ne rentrerai chez mon oncle que si j’ai accompli un exploit !
Tu entends, Toussaint ? Un grand exploit ! Alors, il verra de quoi je
suis capable et il m’accueillera comme un prince !
— Voilà qui est parlé ! Allons rejoindre du Guesclin dans la forêt
de Broons !
— Non, c’est trop facile ! Combattre les Anglais, c’est trop facile.
Il n’y a pas besoin d’être chevalier pour cela !
— Alors quoi ?
François se glissa sous un tonneau, s’allongea sur le dos et ôta le
bouchon. Un long jet doré lui inonda le visage. Il resta longtemps
ainsi, lampant les ruisselets qui coulaient dans sa bouche. Il se
releva enfin, omettant de reboucher le tonneau, qui continua à se
vider en déversant un puissant arôme d’alcool. François marcha de
long en large. Son œil étincelait.
— J’ai trouvé ! Nous allons aller dans la forêt de Brocéliande !
Est-ce que tu sais où est la forêt de Brocéliande ?
— Je crois que oui… Mais pourquoi ?
— Je vais combattre le dragon et tous les monstres de la
création ! Je deviendrai aussi légendaire que les chevaliers de la
Table ronde, aussi célèbre qu’Yvain, le chevalier au lion. Sais-tu que,
moi aussi, je suis chevalier au lion ? Est-ce que je t’ai raconté
l’histoire de la bague au lion ?
— Pendant un bon quart d’heure…
— Toussaint, nous partirons demain ! Nous rencontrerons
Viviane et Merlin. Je tuerai le dragon et je découvrirai le Saint-
Graal ! …
François devenait de plus en plus exalté. À la fin, son langage fut
carrément inintelligible et il sombra dans le sommeil… Quand il
ronfla, Toussaint prit son maître sur ses épaules et, malgré sa
propre ivresse, sortit de la cave, où les vapeurs devenaient trop
dangereuses. Il franchit de nouveau l’enceinte du couvent et
rejoignit Orient, qui avait été laissé dans une cabane abandonnée.
Épuisé, il reposa François sur le sol et le considéra en secouant la
tête.
— Vous m’avez sauvé la vie une seule fois, mais j’ai l’impression
que mon rôle à moi sera de vous sauver tous les jours…
Ensuite, Toussaint s’endormit…
Plusieurs régions de Bretagne revendiquaient l’honneur d’abriter
la forêt de la légende. Toussaint suivit la tradition selon laquelle
Brocéliande se trouverait à proximité de Rostrenen… François et lui
y arrivèrent une semaine plus tard. Car François, après avoir
dessaoulé, n’avait pas renoncé à son projet. Malgré les objections de
Toussaint qui lui suggérait des moyens plus réalistes de s’illustrer,
François n’en démordit pas. Il s’accrocha à son idée avec une
obstination d’enfant capricieux : ce serait la forêt de Brocéliande ou
rien.
Une fois sur place, il fallut survivre. Ils s’installèrent dans un
hameau désert au cœur de la forêt, un ensemble de cinq maisons,
plus une chapelle minuscule, qui semblait avoir été abandonné
récemment pour une raison inconnue, peut-être la peste… Ils
subsistèrent du produit de la chasse de Toussaint. Les leçons de la
forêt de Broons s’avéraient utiles. Il n’avait pas son pareil pour
repérer les traces d’animaux et poser les collets au bon endroit. De
plus, il s’était fabriqué un arc avec une branche d’if et des boyaux de
chat et il s’en servait avec une adresse consommée.
Quant à François, il ne chassait pas ou, plutôt, c’était à un autre
genre de chasse qu’il se livrait. Tous les matins, il partait sur Orient,
la hache à la main, dans l’espoir de rencontrer le dragon ou une
autre créature fabuleuse. Mais seuls les lapins, les renards, les
loups, parfois les cerfs et les sangliers, venaient à sa rencontre et
tous les soirs il rentrait bredouille. Le printemps et l’été
s’écoulèrent ainsi. L’automne arriva et, avec lui, les premiers froids.
Passer l’hiver dans ces conditions n’allait pas être chose aisée. C’est
alors que François rencontra la fée Viviane…
Ce jour-là, un des premiers d’octobre, François s’était aventuré
presque en lisière de la forêt. Il vit, assise sur une souche, une jeune
fille blonde. Elle était habillée d’une robe bleue et semblait rêver…
Immédiatement, François eut la certitude qu’il se trouvait devant
Viviane. Il sauta de cheval et la salua.
— Je suis François de Vivraie. Voici des mois que je cherche à
accomplir un exploit pour devenir chevalier. N’êtes-vous pas la fée
Viviane ?
La jeune fille parut surprise. Elle garda quelques instants le
silence, puis eut un rire très clair et s’enfuit droit devant elle.
Désespéré, François la regarda partir, mais à l’instant où elle
disparaissait, il entendit le même rire clair dans son dos. Il
se retourna. Elle était réapparue à un pas de lui. Il se mit à genoux.
— Bonne fée Viviane, Dame du Lac, vous qui avez recueilli et
élevé Lancelot, aidez-moi, je vous en supplie !
Viviane avait une très jolie voix :
— T’aider à quoi, François ?
— À rencontrer le dragon.
La fée réfléchit quelque temps.
— Je veux bien, à condition que tu m’apportes des bijoux.
Merlin me délaisse. J’ai besoin d’être belle pour lui plaire.
— Mais comment trouver des bijoux ?
— Il y a une route près d’ici. Il y passe parfois de riches
personnages. Détrousses-en un. Je reviendrai…
Et Viviane disparut… De retour au hameau, François était
triomphant. Il exultait en racontant l’événement à Toussaint. Mais
ce dernier fut loin de partager son enthousiasme.
— Avec votre permission, j’aimerais voir cela de plus près.
— Tu ne me crois pas ?
— Je crois que vous avez vu et entendu ce que vous dites, mais
j’aimerais voir. J’irai demain…
Le lendemain soir, Toussaint faisait son rapport. Il était
étonnant.
— Elles ont voulu se moquer de vous. Je dis « elles » car elles
sont deux. Ce sont les filles jumelles d’un petit seigneur voisin.
Elles ont la réputation d’être aussi coquettes que cupides…
François poussa un cri de rage, mais Toussaint se mit à rire.
— N’ayez crainte : elles vont le regretter…
Quelque temps plus tard, François revint en lisière de la forêt. La
pseudo-Viviane était là qui l’attendait. Elle demanda des nouvelles
de ses bijoux et François sortit un caillou de sa poche. Il y eut des
cris, mais François ne s’émut pas.
— Que me reprochez-vous ? Je fais ce que vous m’avez dit la
dernière fois.
— Quelle fois ?
— Lorsque je vous ai donné le coffret avec les bracelets, les
colliers et les bagues. Vous l’avez pris et vous m’avez dit : « Si je te
redemande des bijoux, donne-moi un caillou pour me rappeler la
vanité des biens de ce monde. »
La fausse fée pâlit.
— Elle t’a dit cela !
— Qui « elle » ?
La jeune fille ne répondit pas. Elle bondit vers un taillis proche
et disparut…
François s’en alla, lui aussi… Grâce à Toussaint, il s’en était sorti
à son avantage, mais il n’en restait pas moins son problème :
comment rencontrer le dragon ? Sans trouver la réponse, François
s’obstina néanmoins. Cela devenait une question d’honneur.
Renoncer après des mois de vaines tentatives serait un trop cuisant
échec…
L’hiver 1353-1354 arriva et c’est dans les tout premiers jours de
la nouvelle année que l’événement se produisit. François était en
chasse sur Orient, lorsqu’il vit la bête. En fait, pour être plus précis,
il la devina dans des fourrés épais. Était-ce le dragon ? Ce n’était pas
certain, mais c’était sûrement un monstre : l’animal était aussi
grand que son cheval. François poussa dans sa direction, leva sa
hache et frappa une seule fois. Il y eut un bruit de chute…
François descendit de monture. La hache était encore fichée
dans le crâne… Non, ce n’était pas une bête d’une espèce inconnue :
c’était un ours. Mais si ce n’était pas un monstre à proprement
parler, sa présence en ces lieux tenait du prodige. D’abord, les ours
sont exceptionnels en Bretagne et surtout, ils dorment en hiver.
François poussa un cri de triomphe ! Nul doute que cet ours ait été
enfanté par un magicien. C’était une épreuve qui lui avait été
envoyée et dont il était sorti vainqueur…
Un autre cri, de douleur, celui-là, fit écho au sien. Une jeune
femme sortit des taillis. Elle était brune et vêtue de fourrures
grossières de lapin et de chat. Elle tomba à genoux devant le
cadavre :
— Martin !…
La gorge de François se serra. Il craignait de comprendre…
— Qui êtes-vous ?
La jeune femme, qui ne l’avait pas encore vu, se retourna vers
lui. Ses yeux lançaient des éclairs.
— Vous avez tué Martin ! La plus douce, la plus intelligente des
bêtes. Vous êtes un fou ou un monstre !…
Un jeune homme et un vieillard apparurent à leur tour. François
alla reprendre sa hache, mais ils n’étaient pas menaçants. Ils se
mirent à gémir eux aussi… François balbutia :
— J’avais cru…
La jeune femme le fixa avec un profond mépris.
— Qu’aviez-vous cru ? Accomplir un exploit ? Martin était dressé
à recevoir les caresses des enfants et à y répondre avec la patte…
François ne savait que dire, que faire… Jamais il ne s’était senti
aussi désemparé, aussi sot… Toussaint, que le hasard avait amené à
chasser dans les parages, arriva sur ces entrefaites. Il comprit le
désastre et, tandis que François restait prostré, il alla vers la jeune
femme. Il se présenta ; elle fit de même.
— Je m’appelle Reine. Voici mon frère Olivier et mon père
Cyprien. Nous sommes bateleurs. Martin faisait des tours savants et
jouait l’ours dans La Farce de l’ours… Il était notre gagne-pain.
Maintenant, nous n’avons plus qu’à mourir…
Toussaint, comme à son habitude, ne fut pas pris de court.
— Dépouillons l’ours de sa peau. Je pourrai jouer en me glissant
à l’intérieur.
Reine secoua la tête.
— Cela ne remplacera jamais un vrai ours…
— Peut-être, mais nous ajouterons au spectacle une autre pièce
de ma composition : La Farce des jumelles. Et, pour les tours, je les
ferai. Je sais jongler et avaler le feu…
François, qui avait entendu, s’approcha.
— C’est moi qui jouerai l’ours. J’ai commis un méfait et je dois
réparer, sinon je ne serai jamais chevalier…
La proposition finit par être acceptée. La troupe reprit sa route et
François de Vivraie fit l’ours. Affublé de la dépouille de Martin, il
joua La Farce de l’ours. Le sujet était naïf. Un homme au cœur
méchant demandait à la Sainte Vierge d’être plus fort que tous ses
semblables et la Vierge le transformait en ours. À partir de ce
moment, ses malheurs commençaient. Ses enfants s’enfuyaient à
son approche, sa femme le chassait du lit conjugal à coups de
bâton ; il allait se plaindre à ses voisins, qui l’accueillaient avec des
pierres ; il demandait l’asile dans une église, mais le curé
l’ébouillantait. À la fin, poursuivi par les chasseurs, sur le point
d’être rejoint et tué, il priait la Sainte Vierge qui lui pardonnait et lui
promettait le paradis…
Sous sa peau de bête humiliante, qui lui rappelait à chaque
instant son forfait et sa sottise, François vivait lui aussi un calvaire.
Reine, qui décidait de tout dans la troupe, ne lui avait pas permis de
jouer le personnage avant sa transformation en bête. C’était Olivier
qui tenait le rôle. François ne faisait que l’ours. Il grognait,
poussant, selon les instructions de Reine, des cris à la fois
lamentables et grotesques qui déchaînaient dans le public des gros
rires et, à la fin de la représentation, il s’en allait sous les quolibets…
L’épreuve de François était rendue plus amère encore par la
comparaison avec Toussaint. D’abord, ce dernier se taillait toujours
un joli succès avec ses tours. Il était réellement habile et sa faconde
personnelle lui valait des ovations. Ensuite, il y avait La Farce des
jumelles, qui éclipsait à chaque fois celle de l’ours. Toussaint avait
corsé l’histoire réelle en imaginant que, par cupidité, les jumelles se
donnaient au chevalier. C’était lui qui jouait le rôle, Reine jouant
celui des jumelles, et leur scène d’amour était d’autant plus vraie
qu’ils étaient amant et maîtresse depuis le premier soir…
Pourtant, François n’en voulait pas à Toussaint. Il découvrait, au
contraire, en son compagnon un être d’exception. Car, bien loin de
prendre une quelconque revanche depuis que le hasard avait mis
François plus bas que lui, Toussaint lui manifestait des marques de
déférence qu’il ne lui avait pas accordées avant. La première fois
que François joua l’ours, il l’appela « Mon maître », alors qu’il ne
l’avait jamais fait jusque-là, et ne lui donna désormais plus d’autre
nom…
La troupe allait dans les foires et dans les châteaux. Dans les
châteaux, après la représentation, les acteurs allaient manger aux
cuisines. Les domestiques qui les assimilaient aux rôles qu’ils
jouaient, réservaient toujours les meilleurs morceaux à Reine et
Toussaint, tandis que François n’avait droit qu’aux tranchoirs, des
croûtons de pain imbibés de sauce.
Un soir, alors qu’ils étaient dans un château dont François ne
retint pas le nom, Toussaint fit aux cuisines un numéro éblouissant.
Monté sur la table avec Reine, il entama une ronde endiablée. Ils
étaient aussi bons danseurs l’un que l’autre et le spectacle était un
régal. Quand ils eurent fini, Toussaint eut, en récompense, de la
charcuterie et du poulet pour trois… François était assis par terre,
dans un coin, en train de se battre avec un croûton rassis… Alors, à
la surprise générale, on vit Toussaint apporter son plat à François, le
servir comme il aurait fait avec un prince et attendre qu’il ait fini,
pour manger lui-même le croûton…
L’épreuve de François dura des semaines, des mois… Il avait fini
par se dire qu’elle ne finirait jamais et qu’il resterait toute sa vie
dans sa peau d’ours. Il ne s’en plaignait pas, il estimait cela mérité…
Les châteaux succédaient aux châteaux, les foires aux foires. À la
Saint-Jean, ils jouèrent à Rennes. François retrouva avec douleur le
cadre de son premier souvenir. Il se revit triomphant, quatorze ans
plus tôt, entouré de ses parents et il fit la bête, il joua l’ours sous les
gros rires…
À l’automne, la troupe traversa la forêt de Lanoë. François allait
à pied, Orient étant monté, comme d’habitude, tantôt par Reine,
tantôt par son père Cyprien, quand ils croisèrent une vieille
femme…
Une vieille femme, ce n’était pas certain, tant le personnage était
étrange. On n’aurait su dire si elle était jeune ou vieille, car son
visage, s’il avait bien l’aspect du grand âge, était lisse, sans la
moindre ride. De même, elle paraissait sans sexe, ses traits
pouvaient être aussi bien ceux d’un homme que ceux d’une
femme…
Comme on était dans un étroit sentier et que son compagnon
tardait à céder le passage, François lui lança :
— Écarte-toi, Toussaint !
Le personnage eut un sursaut.
— Tu t’appelles Toussaint, mon garçon ?
— Oui. Et vous, comment faut-il vous appeler ? Êtes-vous
homme ou femme ?
— Je fais le seul métier qu’aucun homme ne fait : je donne la vie.
Appelle-moi l’Être… Tu es né le jour de la Toussaint ?
— On m’a trouvé ce jour-là sur les marches d’une église.
— Alors, tu es né la veille. Montre-moi quand même ta main.
Toussaint tendit sa main à l’Être, qui l’examina quelques
instants.
— C’est bien ce que je disais : tu es né la veille.
— Moi, je suis né à la Toussaint…
— Toi !
François était sale, mal rasé et grotesque, dans sa dépouille
animale. L’Être le considéra avec pitié.
— Sais-tu à quelle heure ?
— La nuit, je crois…
— Dans la situation où tu es, je ne te le souhaite pas… Donne ta
main…
François s’exécuta… L’Être prit sa main, la contempla et la garda
longtemps dans la sienne…
— C’est pourtant vrai !… Comment t’appelles-tu ?
François avait trop honte pour avouer son nom, mais Toussaint
le fit à sa place.
— C’est François de Vivraie, mon maître.
L’Être sembla bouleversée. Elle ouvrit la bouche puis la
referma… Elle finit par dire :
— Quand ton épreuve sera finie, reviens me voir…
François voulut poser une question, mais l’Être passa son
chemin et il n’osa l’arrêter…
Au début de septembre 1354, François arriva avec la troupe au
château de Lamballe. Il avait à présent dix-sept ans. Cela faisait un
an et neuf mois qu’il était parti de Cousson et deux anniversaires
qu’ils avaient fêtés ensemble, Toussaint et lui. Lamballe était la
capitale du duché de Penthièvre et la résidence habituelle de la
duchesse Jeanne et de son mari, Charles de Blois. Ce dernier, après
avoir été prisonnier des Anglais, avait été libéré et une trêve avait
été signée. Mais la querelle de succession restait entière et il était
évident que la guerre reprendrait tôt ou tard… François savait toutes
ces choses, mais il n’y pensa pas en entrant au château. Tout cela ne
le concernait plus ; c’étaient des histoires d’autrefois, des affaires de
chevalier…
La petite troupe devait jouer, entre d’autres bateleurs et
trouvères, dans la grande salle du château. Peu avant la
présentation, François apprit que le souper serait présidé par
Jeanne de Penthièvre et, d’un coup, tout se brisa en lui… Jeanne de
Penthièvre, sa marraine, la marraine du chevalier au lion qu’il ne
serait jamais !… Dieu n’avait donc aucune pitié de lui ? Il exigeait
qu’il paraisse devant elle affublé de cette dépouille, poussant des
cris de bête sous les rires et les moqueries !… Un moment, François
se révolta : il fut tenté de refuser. Mais il finit par se soumettre à cet
arrêt implacable du destin. Quand son entrée en scène arriva, il
monta sur les tréteaux comme on gravit l’échafaud.
Jeanne de Penthièvre trônait en bout de table, dans un fauteuil à
haut dossier. Elle avait trente-cinq ans et paraissait un peu plus que
son âge ; les épreuves qu’elle avait traversées n’étaient pas de celles
que subit impunément une femme. Elle était brune ; la beauté
n’avait jamais été son principal souci, mais il se dégageait de toute
sa physionomie une impressionnante majesté…
François fit l’ours, mais il ne put jouer, ce soir-là, comme
d’habitude. Au lieu des grognements ridicules qu’il devait pousser,
c’étaient des cris déchirants qui lui venaient. Chez les acteurs, un
flottement s’installa et, dans l’assistance aussi, un malaise se fit
jour. Que se passait-il ? On attendait une farce et on avait un drame.
L’ours devait être grotesque, il était pathétique. Les appels de
François faisaient mal à entendre. C’était comme si l’âme enfermée
dans ce corps bestial implorait sa reconnaissance, sa délivrance ;
comme si, aux autres qui ne voyaient qu’un museau, des pattes et
des poils, elle criait : « Je suis un homme ! »…
La pièce s’acheva dans le silence. La gêne était à son comble…
François avait les yeux fixés sur sa marraine et, tout à coup, sans
qu’il ait vraiment conscience de ce qu’il faisait, il s’élança…
Un cri de stupeur s’éleva. On vit l’ours traverser la salle comme
un fou et s’agenouiller devant Jeanne de Penthièvre. Des gardes se
précipitèrent, l’épée levée, mais Jeanne les arrêta. Elle contempla le
jeune homme blond, sale et barbu qui était à ses pieds, en guenilles
sous sa peau d’ours.
— Qui es-tu ?
— Celui que vous avez tenu dans vos bras le jour de la Saint-
Hubert 1337, votre filleul François de Vivraie…
La réponse fit passer un frisson dans l’assistance. Les convives
se tournèrent dans la direction de Jeanne et de François. Ils avaient
l’impression d’assister à un événement surnaturel…
Alors, François fit son lamentable récit. Il raconta son départ de
Cousson, la délivrance de Toussaint, le projet qu’il avait conçu dans
les vapeurs de l’ivresse, ses déboires dans la forêt de Brocéliande, le
meurtre de l’ours et sa longue expiation… Jeanne de Penthièvre,
après l’avoir écouté en silence, se leva. Elle boitait, mais cette
disgrâce physique n’était rien à sa majesté…
— Tu as péché, François ! Tu as péché par sottise et par
orgueil !… Tu voulais t’illustrer avant de devenir chevalier et tu
pouvais le faire. Ignores-tu que mes droits ont été bafoués par Jean
de Montfort et Édouard d’Angleterre ? Ignores-tu que les Anglais
sont en France ? Qu’ils sont en Bretagne ? Que c’est la guerre ?…
François se mit à pleurer…
— Ignores-tu que je suis ta suzeraine et que tu me dois
assistance, sous peine de ton honneur et de ta vie ?
— Je vous demande pardon…
— Le pardon est plus facile à demander qu’à mériter… Tu voulais
être un chevalier de légende et qu’as-tu trouvé ? Une fausse fée, un
faux monstre et un vrai forfait… Tu as été assez bête et assez
présomptueux pour ne pas comprendre qu’en grandissant et en
embellissant les prouesses, les poètes nous incitent à en accomplir
de plus modestes, à notre échelle.
Jeanne de Penthièvre s’adoucit.
— Je ne t’accable pas plus. Tu as l’excuse de ton âge et tu as eu le
courage d’accepter ton expiation… Tu es bien bâti et je suis sûre que
mon compère Enguerrand de Cousson t’a donné une parfaite
éducation de chevalier. Ta place n’est pas dans cette défroque, mais
dans une armure. Je mets fin à ton épreuve !
François, toujours à genoux, désigna Reine et ses compagnons
au fond de la salle.
— Je leur ai promis de rester avec eux pour racheter la mort de
l’ours.
— Ils auront assez d’or pour s’en procurer dix…
— Comment pourrai-je jamais vous remercier ?
— En prenant les armes, le moment venu… Relève-toi, François
de Vivraie ! Tes vrais exploits, tu les accompliras en te battant
contre des hommes et non contre des chimères. Et ne crois pas
qu’ils seront plus faciles à réaliser : c’est dans la vie que l’on
rencontre les vrais monstres…
François se leva en tremblant. D’un geste, sa marraine fit tomber
sa peau d’ours. Elle eut un sourire :
— Et les vraies fées…
François et Toussaint restèrent encore quelque temps au
château de Lamballe. Lorsqu’ils partirent, nul n’aurait pu
reconnaître les deux gueux de la troupe ambulante. François était
habillé comme un duc. Jeanne de Penthièvre l’avait mis entre les
mains de ses propres tailleurs qui avaient utilisé leurs étoffes les
plus rares. Comme c’était l’hiver, ils lui avaient confectionné une
cape et François, qui était entré à Lamballe dans une peau d’ours
puante, en sortit dans un vêtement fourré et brodé d’hermine…
Quant à Toussaint, la métamorphose était tout aussi grande. Depuis
sa délivrance, il était habillé de bric et de broc par les pièces d’habit
que lui avaient données les badauds charitables et le tout avait été
depuis déchiré, maculé, élimé dans les aventures de la forêt et les
pérégrinations de la troupe. À présent, il allait à cheval, lui aussi, et
portait une livrée rouge et noire, aux couleurs de Vivraie.
Une dernière fois, François alla s’agenouiller devant sa marraine
et, lorsqu’ils partirent, elle fit sonner la fanfare…
François n’alla pas directement à Cousson. Il fit un détour par la
forêt de Lanoë pour revoir l’Être, ainsi qu’elle le lui avait demandé.
La courte apparition de cette femme l’avait profondément
impressionné et il avait la sensation que la revoir était le dernier
acte qu’il devait accomplir avant de rentrer.
Toussaint et lui arrivèrent dans la forêt de Lanoë au début
février 1355. Le premier paysan rencontré leur indiqua la cabane de
l’Être, non sans s’être profondément incliné devant ce haut seigneur
et son page… Bien qu’on fût encore en hiver, il faisait un temps
incroyablement doux. Les oiseaux chantaient et, un peu partout, les
fleurs sortaient précocement de terre…
Personne ne répondit quand ils frappèrent à la porte de la
cabane. Ils entrèrent. L’Être était couchée sur son lit ou, plutôt, sur
la planche posée à terre qui en faisait office. Elle ne bougea pas
à leur arrivée. Ils s’approchèrent… Sa physionomie, comme
toujours, ne ressemblait pas à celle des autres humains, mais il n’y
avait aucun doute : l’Être était à l’agonie. Son visage était terreux et
couvert de sueur ; elle respirait bruyamment ; ses yeux étaient clos.
François se pencha sur elle :
— Je suis François de Vivraie… Mon épreuve est finie. Je suis
venu, comme vous me l’avez demandé…
Les lèvres de l’Être remuèrent.
— Le froid va venir…
— Non, il fait très doux, au contraire. On se croirait
au printemps…
— Le froid va venir. Un froid terrible…
L’Être ouvrit les yeux.
— C’est toi, François ? Le François de la Toussaint ?
François fit « oui » de la tête.
— C’est moi qui t’ai donné naissance… Il faut que tu aies la
patience. C’est cela dont tu auras le plus besoin : la patience…
L’Être voulut ajouter quelque chose, mais elle referma les yeux
et se mit à râler… Longtemps après, elle se redressa ; elle ne parla
pas. François la vit tendre ses deux mains ouvertes devant elle et les
ramener lentement… Toussaint répondit à sa question muette.
— Elle fait les gestes de l’accouchement…
La nuit vint. Ils allumèrent la seule lumière qu’ils trouvèrent
dans la cabane : une minuscule lampe à huile. L’Être mourut peu
après. Ils s’agenouillèrent… C’est alors que le vent se mit à souffler ;
un vent glacial, qui se déchaînait en tempête. Au matin, ils
voulurent ouvrir la porte, mais ils ne purent pas : elle était bloquée
par un mur de neige aussi dur que du roc. François et Toussaint
essayèrent alors d’enterrer l’Être dans sa propre cabane, mais le sol
était gelé et il était impossible de l’entamer… François contempla ce
visage sans âge, sans sexe, et désormais sans vie, le premier qu’il
avait vu dans son existence…
— Qu’allons-nous faire ?
— Ce qu’elle vous a dit, mon maître : patience. Nous allons faire
patience…
François frissonna, tant de froid que de la présence de cette
morte. La situation lui rappelait une histoire que lui avait racontée
sa mère à propos de son ancêtre Hugues de Cousson, une histoire
qu’il n’aimait pas… Mais heureusement, il y avait Toussaint, dont
l’optimisme et la vitalité finirent par triompher de son angoisse.
— Si nous mangions, mon maître ?
Il y avait deux poules dans la cabane. François allait tordre le cou
à l’une d’elles mais Toussaint le retint :
— Patience, mon maître. Nous aurons peut-être besoin de toutes
les deux…
Effectivement, ils en eurent besoin. Le froid dura un mois entier,
un mois pendant lequel ils restèrent enfermés dans la cabane, se
nourrissant grâce aux deux poules, chacun d’un œuf par jour. Pour
passer le temps, François et Toussaint parlèrent. À la demande de
son compagnon, François raconta sa vie. Au début, il voulut
enjoliver ou, du moins, sauter certains épisodes, mais bientôt, il dit
l’exacte vérité dans les plus petits détails.
C’est ainsi qu’il raconta ses aventures pendant la peste, dont il
n’avait parlé à personne, pas même à son oncle ; il raconta aussi
pour la première fois le rêve noir, et il s’en sentit infiniment
soulagé. Il ne cacha à Toussaint aucun de ses moments de doute ou
de peur et il s’aperçut que ce dernier lui en manifestait plus
d’admiration que pour ses exploits au fléau d’armes…
Le froid cessa au début mars. François et Toussaint allèrent
enterrer l’Être dans le sol détrempé par la fonte des glaces et des
neiges. François se sentait comme purifié par cette réclusion face à
lui-même, à ce témoin à la fois fraternel et exigeant qu’était
Ê
Toussaint et à cette morte si présente. C’était comme si l’Être venait
de lui donner une seconde fois naissance… Maintenant, il pouvait
partir…
François arriva à Cousson le lundi de Pâques 1355, plus de deux
ans après l’avoir quitté. Son retour en grand équipage provoqua
l’émoi qu’on imagine dans la population du château. Enguerrand
était à la chasse. On alla le prévenir aussitôt. Il rentra hors d’haleine
et il eut bien du mal à retenir ses larmes en serrant son neveu dans
ses bras.
Quant à François, il était rayonnant, mais d’une joie sereine,
contenue. Il avait conscience d’être arrivé au bout d’un long voyage,
qui ne l’avait, en apparence, conduit nulle part, mais qui lui avait
fait franchir, en fait, la plus difficile des étapes. Rien ne s’était passé
comme il l’avait prévu, mais rien n’avait été inutile. Il était parti
pour trouver la gloire, il avait trouvé le début de la sagesse ; il
pensait revenir en héros, il revenait en homme… Ce furent,
d’ailleurs, les premières paroles que lui adressa Enguerrand :
— J’ai quitté un enfant, je retrouve un homme !…
Puis, le moment d’émotion passé, il ameuta ses serviteurs.
— Le fils prodigue est revenu : qu’on tue le veau gras ! Qu’on
vide les basses-cours et les étables ! Qu’on dépeuple les forêts et les
rivières ! Qu’on assèche les caves ! Qu’on pille les greniers ! Qu’on
sorte des coffres la vaisselle de mon mariage ! Qu’on aille couper
tout ce que le printemps a produit comme fleurs et qu’on en fasse
des guirlandes ! Qu’on coure le pays ! Qu’on ramène les marchands,
les musiciens et les danseurs ! Qu’on achète tout ce qui est cher et
qui est beau ! Je veux donner le plus grand banquet qu’on ait jamais
connu à Cousson !…
Le banquet fut fastueux… Les plats succédaient aux plats et les
convives étaient si nombreux qu’on ne pouvait les compter. La
charcuterie vint d’abord sur la table : boudins, saucissons, pâtés de
veau, de lièvre, de bécasse, de perdreau et de sanglier. Suivirent un
civet de lièvre, des chapons, des rôtis de veau, de bœuf et de
mouton. Puis les poissons de mer et d’eau douce : brouet
d’anguilles, soupe aux tanches, pâtés de saumon, de brème et de
brochet, rôtis de congre, de loche, de turbot et d’anguille. Les plats
sucrés terminèrent le repas : crêpes, flans, nèfles, noix, poires cuites
et enfin un entremets à la crème, décoré d’une tête de lion
rugissant… Le vin coula en abondance en provenance de France et
de plus loin encore : Beaune, Saint-Pourçain, Saint-Emilion, rouge
d’Orléans, malvoisie, grenache de Chypre…
Le banquet avait lieu dans la cour du château sur des tréteaux
alignés. Ils étaient si nombreux que musiciens et trouvères,
circulant entre eux, pouvaient jouer ou déclamer sans se gêner les
uns les autres. Pourtant tout le monde fit silence, lorsque Toussaint,
s’emparant d’une viole, raconta, chanta, mima et dansa ses
aventures et celles de François. Il termina sous les vivats…
Assis côte à côte sur la plus longue des tables, Enguerrand et
François causaient simplement, comme s’ils s’étaient quittés la
veille… Enguerrand avait pourtant des choses à dire à son filleul.
— Quand tu te promèneras dans les environs, évite d’aller du
côté du moulin. J’ai marié Pâquerette au meunier…
Pâquerette !… C’est vrai, c’était à cause de Pâquerette qu’il avait
vécu tout ce qui venait d’arriver. François en eut un peu honte, mais
depuis la délivrance de Toussaint et la beuverie qui l’avait suivie, il
n’avait plus pensé à elle… Un instant, la chanson de la sirène lui
revint aux oreilles et lui causa une intense émotion… Il l’avait aimée
de toutes ses forces, c’était certain, pourtant tout cela était déjà du
passé. Il en avait le cœur brisé, mais il n’y pouvait rien. La pauvre
Pâquerette était restée derrière, avec son unique coquillage, son
seul amour en paradis, lui continuait sa route vers d’autres
horizons, d’autres amours… Il l’imagina souriante, le front un peu
plissé, acceptant son sort avec simplicité. Il demanda :
— Elle va… bien ?
Enguerrand répondit :
— Oui.
Et ce fut tout. François changea de sujet.
— Je compte à présent, devenir chevalier de l’Étoile !
À sa surprise, Enguerrand haussa les épaules.
— L’Étoile n’existe plus.
— Comment cela ?
À
— À cause de la bêtise et de la grossièreté de ses membres. Voilà
comment !…
Et Enguerrand expliqua à François, incrédule, comment l’Étoile
avait connu une déconfiture piteuse et tragique à la fois. Jean le Bon
avait voulu ce qu’il y avait de plus beau pour la maison de l’ordre, à
Saint-Ouen. Les murs étaient tendus de tissus d’or et d’argent, les
meubles étaient incrustés de la manière la plus fine, sur les tables
se trouvaient des nappes en dentelle et de la vaisselle d’or. Pour
inaugurer le nouvel ordre, il avait convié les chevaliers à un
banquet, le jour de l’Épiphanie 1352. Ils devaient se raconter leurs
exploits tout en festoyant. Deux secrétaires étaient chargés
d’écouter et de transcrire leurs nobles paroles sur parchemin.
En fait de nobles paroles, ce fut une saoulerie générale. Au
deuxième plat, ils étaient tous ivres. La confrontation des exploits
tourna vite à la rivalité. Certains se battaient comme des
chiffonniers, d’autres écrasaient ou tordaient les assiettes d’or pour
prouver leur force ; sans compter ceux, plus placides, qui ne
pensaient qu’à la nourriture, vomissant à leur siège pour s’empiffrer
de nouveau. À la fin, les tentures étaient en lambeaux et les
meubles précieux en miettes ; quant à la vaisselle d’or, elle avait
d’abord servi de projectiles pour un combat de collégiens, puis,
ayant été promue au rang de butin, avait fait l’objet d’affrontements
sauvages. Enfin, chacun était parti en emmenant sa part…
Voilà pour le ridicule, restait le tragique. Quelque temps après,
au printemps 1352, un engagement mettait aux prises les chevaliers
de l’Étoile et les Anglais, à Mauron, près de Vannes. L’affaire
s’engagea mal pour les Français, mais n’aurait sans doute pas eu de
conséquences irrémédiables, si les chevaliers de l’Étoile n’avaient
pas prêté à Jean le Bon serment de ne jamais reculer. Ainsi, alors
qu’il leur était possible de se désengager et de réattaquer dans des
conditions plus favorables, ils restèrent là où ils étaient et se firent
massacrer. La rencontre de Mauron ne marqua pas la fin de l’Étoile,
mais l’ordre ne s’en remit jamais et disparut peu après, dans
l’indifférence générale, tandis que celui de la Jarretière, qu’il avait
été censé concurrencer et éclipser, ne cessa par la suite de
prospérer…
Tel fut le récit désabusé qu’Enguerrand fit à François. Il conclut
avec amertume :
— On dirait que la chevalerie française n’a guère changé.
J’espère que je me trompe et que je ne reverrai pas ce que j’ai vu à
Crécy. Sinon, je n’y survivrai pas…
Mais Enguerrand se ressaisit aussitôt. Il posa sa main sur le bras
de François.
— Heureusement qu’il y aura bientôt un chevalier de plus. Et
celui-là, j’en connais la valeur !
François n’osait comprendre.
— Bientôt ?…
— Oui. J’ai décidé que tu serais armé chevalier pour tes dix-huit
ans, à la Toussaint prochaine !…
Enguerrand réclama le silence et répéta cette nouvelle à
l’assistance, déclenchant une interminable ovation. François, lui, ne
pouvait y croire. Ce qu’il attendait depuis si longtemps et qu’il avait
cru ne jamais devoir arriver allait donc se produire, il allait devenir
chevalier ! Un voile passa devant ses yeux, tandis que ses idées se
brouillaient. Il répéta un peu stupidement :
— Chevalier… Chevalier…
Quand il émergea de son brouillard, il vit une figure familière.
Une servante lui tendait une coupe de fruits. Il ne l’identifia pas
immédiatement, mais son nom lui revint pourtant : c’était
Antoinette, celle qui lui avait pris ses vêtements et qui l’avait hélé
dans le lavoir. Antoinette, la complice de Marion… Marion… Voilà
encore un souvenir qui appartenait à un passé révolu !… D’une voix
enjouée, car tout lui paraissait merveilleux à présent, François lui
demanda :
— Parle-moi de Marion…
Antoinette secoua la tête avec philosophie.
— Elle est morte cet hiver.
La gorge de François se noua.
— De chagrin ?
— Non, d’une fièvre… Au contraire, elle a été heureuse jusqu’au
bout… J’étais à ses côtés. Nous avons parlé de vous…
Telle fut la dernière émotion que François ressentit en cette
journée mémorable. Pendant les mois qui suivirent, et jusqu’à la
cérémonie, il ne fut plus question, dans son esprit, que de
chevalerie…
Et il semblait que toutes les préoccupations de l’heure soient à la
chevalerie, ou du moins aux affaires militaires. Fin septembre 1355,
Édouard, fils aîné d’Édouard III, prince de Galles, avait débarqué en
Aquitaine à la tête d’une armée. À vrai dire, personne ne l’appelait le
prince de Galles, tout le monde l’appelait le Prince Noir, à cause de
la couleur de sa magnifique armure – en attendant que ce soit en
raison de sa terrible efficacité au combat. Le Prince Noir avait alors
vingt-cinq ans, mais il n’en était pas à ses débuts. Il en avait seize à
Crécy, où il avait déjà joué un rôle déterminant.
Une fois en Aquitaine, le Prince Noir inaugura un nouveau type
de guerre à la fois terrifiant et efficace : la chevauchée. Partant de
Bordeaux, au lieu d’aller vers le nord, en direction de Paris pour
affronter le roi de France, il s’enfonça vers le sud-est. Car son but
n’était pas la conquête du pays, mais la destruction et le pillage.
L’armée du Prince Noir, composée en majorité de seigneurs
gascons vassaux du roi d’Angleterre pour son fief d’Aquitaine,
s’enfonça comme une nuée de sauterelles dans le riche Languedoc,
épargné jusque-là par la guerre. Partout, sa venue sema l’épouvante,
rappelant celle des Normands qui avait subsisté dans les mémoires
après quatre siècles. De fait, le type de guerre était bien le même.
Une guerre sans plan d’ensemble, sans volonté politique d’abattre
l’adversaire, mais simplement de faire le plus de dégâts et de mal
possible…
François vécut dans un rêve les semaines qui passèrent avant
que le grand moment arrive enfin. Le grand moment n’était pas le
1er novembre, mais le 31 octobre, car l’adoubement d’un chevalier
consistait d’abord, et peut-être avant tout, en une nuit de prière et
de méditation précédant la cérémonie : la veillée d’armes.
François devait passer sa veillée d’armes dans la chapelle du
château. Il s’y rendit à vêpres, vêtu d’une simple chemise. Son
armure, que son oncle avait fait confectionner pour lui et qu’il
n’avait jamais vue, ne lui serait remise que le lendemain. En
revanche, son épée et ses éperons avaient été posés sur l’autel et
passeraient la nuit avec lui. Son épée, ainsi qu’il en avait fait le vœu,
avait le pommeau aux dragons entrelacés de Pâquerette, ses éperons
étaient d’or.
Enguerrand accompagna François à la chapelle. François était
tremblant. L’idée de passer toute une nuit en méditation le
terrorisait. Il n’aimait rien moins que la réflexion solitaire. Il ne s’y
était livré qu’une seule fois : quand il avait creusé la tombe de sa
mère et, dans son esprit, les deux choses étaient indissolublement
liées… Sans oser avouer la raison précise de son désarroi, il
demanda de l’aide à son oncle.
— À quoi vais-je penser pendant tout ce temps ? Ne pourriez-
vous me conseiller ?
Enguerrand savait que son filleul n’était pas fait pour ce genre de
situation. Il résolut de ne pas le laisser livré à lui-même.
— Essaie de répondre à cette question : comment pourrai-je
triompher de mon plus redoutable ennemi ?
Et il partit, fermant la porte derrière lui. François, en chemise,
s’agenouilla sur un prie-Dieu placé devant les autres, juste en face
de l’autel. Il contempla quelques instants l’épée aux dragons
entrelacés et les éperons d’or qui brillaient à la lueur des cierges,
puis il joignit les mains et il ferma les yeux…
Il était infiniment reconnaissant à son parrain de sa question.
Elle lui évitait de s’enfoncer dans la contemplation des parties
obscures de lui-même et, de plus, il la trouvait particulièrement
pertinente.
C’était vrai : le parfait chevalier devait être invincible. Il n’allait
pas s’imaginer qu’il était le plus fort parce qu’il avait eu le dessus à
l’entraînement ou parce qu’il avait battu un costaud de village à la
lutte. La guerre était sûrement autre chose, il y rencontrerait de
bien plus dangereux adversaires ; c’était le moment ou jamais de s’y
préparer…
Un souvenir vint immédiatement dans son esprit : Croquart, le
compétiteur du camp anglais dans le combat des Trente. Il se
rappelait avec quelle précision, avec quelle habileté diabolique, il
maniait cette arme étrange : un bâton terminé d’un côté par une
lame plate et de l’autre, par une lame recourbée en forme de
crochet. Voilà bien l’adversaire le plus redoutable qu’il pouvait
rencontrer, mais il avait toute la nuit pour trouver comment le
battre…
Pendant longtemps, François, comme il l’avait fait quand il avait
vu le combat lui-même, se livra à une réflexion technique. Le
mieux, pour lui, était de choisir le fléau d’armes ; c’était
certainement là qu’il était le plus fort. Mais le fléau d’armes
nécessite le corps à corps et contre ce long bâton… Mentalement,
François imagina tous les coups, toutes les approches, toutes les
esquives possibles. Sans s’en rendre compte, il accompagnait de
gestes ses pensées et se déhanchait sur son prie-Dieu.
Il eut brutalement conscience de ce qu’il faisait et le rouge lui
monta au visage. Un gamin ! Il se comportait comme un gamin ! Il
prenait cette chapelle pour une salle d’escrime ; il oubliait qu’il était
devant Dieu et qu’il était là pour prier… En même temps, il s’orienta
vers une vue plus haute du problème. Il était évident que la
question de son parrain ne concernait pas tel ou tel combat
singulier, mais un adversaire d’une autre dimension. Le vrai
chevalier, c’est le chef de guerre, celui à qui le roi confie ses armées,
qu’il nomme connétable… Le Prince Noir : voilà l’adversaire
redoutable par excellence. Il devait imaginer comment, s’il était à la
tête des armées françaises qui le traquaient en vain depuis des mois,
il ferait pour le vaincre.
Cette seconde réflexion occupa plus longtemps François que la
précédente. Il n’était guère versé dans la stratégie et il imagina
successivement cent plans de bataille qu’il réfuta successivement
après un examen plus approfondi… Il entendit sonner matines, puis
laudes. Prime ne tarderait pas à sonner à son tour. Enguerrand allait
venir avec le curé et il n’avait rien trouvé. François fut pris de
désespoir. Pour la première fois, il eut froid. Il se sentit le plus
faible, le plus vulnérable des hommes et la lumière se fit. La vérité
lui apparut…
Il revit sa nuit d’ivresse avec Toussaint, sa décision sotte et
vaniteuse d’aller combattre des chimères, à cause de laquelle il
s’était couvert de ridicule, avait erré et souffert pendant deux ans et
avait failli tout perdre à jamais… François venait de comprendre que
son plus redoutable ennemi était lui-même. Il ne cessa de prier
jusqu’au matin…
À l’aube, la porte s’ouvrit. Le curé de Cousson entra le premier,
puis Enguerrand, puis Toussaint portant son armure. Son parrain
lui répéta sa question :
— François, comment pourras-tu triompher de ton plus
redoutable ennemi ?
François répondit :
— En me défiant de moi-même et avec l’aide de Dieu…
Enguerrand eut une expression d’infinie gratitude et il reprit,
pour son neveu, les paroles de saint Louis :
— C’est bien, mon lion !
Toussaint s’approcha avec l’armure. Jamais, sauf chez les rois et
les princes, on n’en avait vu de plus belle. Enguerrand de Cousson
était riche et il avait puisé sans compter pour équiper François.
L’acier était si finement poli qu’il étincelait. Sur la poitrine, un lion
d’or pur avait été plaqué, un lion debout rugissant, griffes et langue
sorties. L’orfèvre qui l’avait fait avait réalisé là son chef-d’œuvre…
Mais tandis qu’il la passait, François ne faisait aucune attention
à l’armure. C’était à peine s’il lui avait accordé un regard. Il avait
tout de suite vu, à la main droite de son oncle, la bague au lion et il
ne cessait, depuis, de la regarder… En cet instant solennel, qui
resterait, quoi qu’il arrive par la suite, le plus beau
de sa vie, François se mit, à la surprise générale, à réprimer un fou
rire… Il venait de repenser à cette nuit d’ivresse où il avait espéré
découvrir le Saint-Graal après avoir tué le dragon… Il était là, le
Saint-Graal, au doigt de son oncle ! C’était cela la récompense
suprême et le but de sa longue et douloureuse quête… François alla
sur le prie-Dieu devant l’autel, Toussaint se plaça derrière lui,
tenant l’écu gueules et sable des Vivraie. Enguerrand s’installa seul
au premier rang puis, derrière, tous les familiers du château et la
messe commença…
À la fin de l’office, le curé bénit l’épée et s’approcha de François.
— François, si je te donne ce glaive, c’est pour que tu sois le
champion du Seigneur. Ton arme a deux tranchants ; l’un doit
frapper le riche qui opprime le pauvre, l’autre doit frapper le fort qui
opprime le faible…
Ensuite, le prêtre donna à François deux légers soufflets,
souvenir des adoubements des siècles passés, où l’impétrant
recevait une gifle véritable… Mais Enguerrand ressuscita, lui,
l’antique tradition. Comme François se relevait après que le curé
l’eut béni, il monta vers l’autel, se plaça face à son neveu, retira
lentement la bague au lion de son annulaire et la passa à celui de
François. La bague, pour laquelle les doigts de son père et de son
grand-père avaient été coupés, s’immobilisa et le fixa de ses deux
yeux de rubis… Alors, Enguerrand gifla François à toute volée en
disant :
— Sois chevalier !…
François vacilla. Il rayonnait dans son armure parée d’or, aux
côtés du blason gueules et sable brandi par Toussaint. Il éleva sa
main droite, bague tournée vers l’assistance, et de toutes ses forces,
de toute son âme, il cria :
— Mon lion !…
8 « Père, gardez-vous !… »
Le 18juin 1356, le second fils d’Édouard III, Henri, duc de
Lancastre, débarquait à la tête d’une armée à Saint-Vaast-La-
Hougue, là même où son père avait débarqué dix ans plus tôt. Avec
le Prince Noir qui était à Bordeaux, de retour de sa terrible
chevauchée dans le Languedoc, cela faisait deux fils d’Angleterre sur
le sol de France.
L’armée du duc de Lancastre n’était pas nombreuse : mille
chevaliers et quatorze cents archers à cheval. Mais elle était bien
entraînée et très mobile. Tout de suite, elle entreprit un raid
dévastateur dans la vallée de la Seine. Jean le Bon se mit à sa
poursuite, mais le prince anglais était trop rusé pour se laisser
prendre. Il réussit à s’échapper tout en multipliant les fructueuses
razzias.
Cela dura plus d’un mois. Début août, une grave nouvelle parvint
au souverain français : depuis Bordeaux, le Prince Noir s’était mis
en marche vers le nord, ravageant tout sur son passage. Son
intention était sans nul doute de faire sa jonction avec son frère.
Cette fois, l’heure était grave : Jean le Bon convoqua l’ensemble de
ses vassaux pour le 1er septembre, à Chartres…
François de Vivraie se mit en route le 24 août, jour de la Saint-
Barthélemy. Il était rayonnant. La guerre lui apparaissait comme un
don de Dieu. Le fait qu’elle se déclare si peu de temps après son
adoubement, qu’elle lui permette si vite d’éprouver ses forces et son
courage, ne pouvait être qu’une récompense divine…
François n’était pas seul : Toussaint et son oncle chevauchaient
à ses côtés. Toussaint portait le pennon gueules et sable des Vivraie,
Enguerrand était en grand équipage. Son armure était de même
facture que celle de François : l’acier en était aussi brillant ; sur la
poitrine, le même orfèvre avait plaqué deux loups d’or pur. Pour
l’accompagner, le riche seigneur de Cousson n’avait pas un mais
quatre écuyers, choisis parmi ses hommes d’armes : le premier
portait sa lance, le deuxième, les tentes et le matériel, le troisième,
les vivres pour le voyage, et le quatrième, le pennon vert et blanc,
sinople et argent…
La petite troupe cheminait de village en village. Sur son passage,
les paysans manifestaient de manière touchante leur
reconnaissance et les prêtres donnaient leur bénédiction. François
découvrait ce pays de France, qu’il n’avait jamais vu en dehors de la
Peste, et il découvrait aussi ce qu’était être chevalier… Il sentait
quelle responsabilité était la sienne. Il était le seul espoir, la seule
défense de tous ces pauvres gens et il avait le devoir de vaincre pour
eux… Souvent, François s’absorbait dans la contemplation de la
bague au lion…
Toussaint était d’humeur moins grave. Il se sentait même
primesautier. Le bon temps de la forêt de Broons était revenu. Il
allait retrouver ses vieux ennemis les Anglais et leur faire payer la
marmite ! Chaque goutte d’eau bouillante serait vengée ! Bedham,
surtout, allait sentir sa colère. Car Dieu ne serait pas assez injuste
pour ne pas le mettre sur son chemin. Toussaint joignait sans cesse
les mains et répétait avec une ferveur comique :
— Jésus, Marie, Joseph, faites-moi rencontrer Bedham ! Jésus,
Marie, Joseph, faites-moi rencontrer Bedham !…
Enguerrand, lui, n’était pas d’humeur à rire… Il savait qu’il
partait, quoi qu’il arrive, pour sa dernière bataille. À quarante-six
ans, c’était déjà miracle de pouvoir encore chevaucher et se battre…
Après, s’il y avait un après, il rentrerait à Cousson. Prendrait-il
femme pour avoir un héritier ? Il savait bien que non… Il y a des
choses qu’on ne peut faire qu’une fois. Il était là, son héritier, son
fils ; il chevauchait à ses côtés… D’ailleurs, il avait toujours su que
Flore n’aurait pas de remplaçante.
Enguerrand était fier de son filleul. Non pas tant parce que
c’était un combattant d’exception, mais parce qu’il avait l’esprit
ouvert et le cœur pur. C’était cela le principal. Maintenant, il avait
terminé son œuvre et, soit à la bataille, soit après, la lignée des
Cousson s’éteindrait avec lui… Enguerrand avait du mal à détacher
son regard de l’écu d’argent aux deux loups ravissant affrontés de
sinople, qui allait, pour la dernière fois, au-devant de l’ennemi…
Est-ce que son ancêtre Hugues aurait été satisfait de lui ?
Enguerrand l’espérait. Il avait essayé toute sa vie de se comporter en
chevalier. Maintenant, il ne lui restait plus qu’une chose à
accomplir : illustrer ses couleurs…
L’arrivée à Chartres fut, pour François, un éblouissement. Toute
la chevalerie française était là, à l’ombre de la cathédrale, se
bousculant pour répondre à l’appel du roi. François se sentait tout
petit. Ils étaient si nombreux – dix mille, peut-être – et certains
étaient si riches ! À tout moment, il fallait s’écarter pour laisser le
passage à des équipages d’un luxe inouï. Car certains seigneurs
étaient venus avec une véritable maisonnée : écuyers, domestiques,
cuisiniers, hérauts porteurs de trompettes, musiciens d’agrément,
trouvères, danseurs, courtisanes.
Se frayant chemin à grand-peine dans la cohue, Enguerrand et
François allèrent, comme ils en avaient le devoir, se présenter au
connétable Gauthier de Brienne, duc d’Athènes, et aux deux
maréchaux de France, Jean de Clermont et Arnoul d’Audrehem.
Ensuite, ils parcoururent la foule, cherchant à voir les principaux
chefs… L’un d’eux impressionna particulièrement François. C’était
un personnage saisissant, au profil d’oiseau de proie, entouré d’une
horde braillarde. François apprit qu’il se nommait Arnaud de
Cervole, mais qu’on l’appelait l’Archiprêtre parce que c’était, disait-
on, un religieux défroqué. Chef d’une petite troupe, il avait décidé de
se mettre au service du roi pour le temps de la bataille…
La tente du roi, justement, semée de fleurs de lis, se voyait de
loin : c’était la plus haute de toutes. Jean le Bon était très entouré,
mais François put quand même l’apercevoir : une tête carrée, au
menton proéminent, au front étroit, des cheveux, une moustache et
une barbiche châtains. Près de lui se tenaient ses quatre fils : le
dauphin Charles, dix-huit ans, Louis, dix-sept ans, Jean, seize ans, et
le tout jeune Philippe qui, malgré ses quatorze ans, suivait son père
à la bataille. Le frère du roi, Philippe d’Orléans, était là lui aussi. Il
était presque aussi jeune que les enfants de France, ses neveux : il
n’avait que vingt ans… Tous portaient une tunique d’azur semée de
À
fleurs de lis d’or. À côté d’eux, était fichée en terre l’oriflamme de
Saint-Denis, qu’un ange venant du ciel avait autrefois apportée à
l’emplacement de la basilique. C’était la France elle-même, le plus
grand et le plus riche pays de la chrétienté, son pays, que François
avait sous les yeux ; il eut un frisson…
Enguerrand ne partageait pas l’enthousiasme de François. Cette
cohue lui déplaisait. Chacun allait où bon lui plaisait, se bousculant
et s’apostrophant avec les autres. Cet étalage de luxe était plus
choquant encore. Avait-on besoin de convoyer de la vaisselle d’or,
des fourrures, des soieries, des barriques de vin et des putains à
pleins chariots pour aller à la bataille ? Enguerrand retrouvait là cet
esprit haïssable qui avait causé la disparition de l’ordre de l’Étoile. Il
eut, pourtant, une satisfaction : parmi les petites gens de l’arrière-
ban, accourus eux aussi à l’appel du roi, il y avait beaucoup
d’archers, de ces archers qui avaient si cruellement fait défaut à
Crécy…
Mais au dernier moment, Jean le Bon ne voulut pas d’eux. Il
entendait combattre seulement avec les chevaliers et les soldats de
métier et fit renvoyer « les manants venus comme à la foire ».
Aussitôt après, il donna le signal du départ. Enguerrand et François
se mirent en route avec les autres, perdus dans l’immense foule
armée, le neveu plein d’espoir, l’oncle plein d’inquiétude…
Il fallait faire vite, en effet. L’armée du Prince Noir, partie de
Bordeaux, arrivait à proximité de la Loire. Si elle parvenait à
franchir le fleuve, il serait difficile d’empêcher sa jonction avec les
forces du duc de Lancastre.
Le Prince Noir rassemblait plus d’hommes que son frère :
environ trois mille chevaliers, deux mille archers et deux mille
coutilliers. Il faut dire qu’il avait avec lui bon nombre de Français.
Les seigneurs du Bordelais, de Guyenne, des Landes et de Gascogne,
ses vassaux pour son fief d’Aquitaine, étaient accourus avec
empressement à son appel. Groupés sous les ordres de Jean de
Grailly, captal de Buch, le seigneur d’Arcachon, ils formaient la
partie la plus remuante, la plus combative et la plus féroce de son
armée. Tous ces bouillants petits seigneurs, qui venaient de mettre
le Languedoc à feu et à sang, étaient partis ravager le Poitou, le
Berry, l’Orléanais et combattre le roi de France avec le même
enthousiasme. Ils n’avaient ni pitié, ni scrupules, ni vergogne…
Dans l’armée du Prince Noir, héritier du trône d’Angleterre, les plus
zélés, les plus farouches soldats s’appelaient sires d’Albret, de
Pommiers, de Mussidan, de Curton, de Langoiran, de Rouzan, de
Lavridan, de Pressac…
En apprenant que l’armée française se mettait à leur poursuite,
le Prince Noir et ses hommes firent retraite vers Bordeaux. La
disproportion des forces ne laissait, en apparence, pas d’autre
choix : ils étaient sept mille, les Français près de vingt mille.
Pourtant tous n’étaient pas de cet avis. Le Prince Noir et son
principal lieutenant, John Chandos, étaient sagement pour le repli,
mais les Gascons, précisément, voulaient en découdre à tout prix.
L’infériorité numérique ? Elle avait été la même à Crécy et cela
n’avait pas empêché la victoire. Comment pouvait-on laisser
s’échapper tous ces riches seigneurs ? Jamais on ne retrouverait
une telle occasion de faire des rançons !
Le captal de Buch et ses Gascons firent tout pour retarder le
mouvement de l’armée, tant et si bien que le samedi 17 septembre le
Prince Noir se trouva dépassé par son adversaire qui avait pris une
autre route. On était en vue des murailles de Poitiers… N’ayant plus
le moyen de fuir, le Prince, comme l’avait fait son père dix ans plus
tôt, choisit de s’installer dans une position favorable. Il porta son
choix sur le bois de Nouaillé, qui était sur une légère hauteur et
dont les ronces faisaient un camp retranché naturel… Ensuite, il
attendit…
Le même jour au soir, l’armée de Jean le Bon arriva sur un
plateau faisant face au bois de Nouaillé, le champ de Beauvoir.
Entre les deux, le Miosson, un petit cours d’eau affluent du Clain, la
rivière de Poitiers, serpentait dans un terrain marécageux. Un gué
permettait de le traverser. Il était trop tard pour faire quoi que ce
soit et le roi décida d’attendre…
Le lendemain, à l’aube, après avoir entendu la messe, le roi
envoya des éclaireurs. Puis, en attendant leur retour, il donna
l’ordre à l’armée de se former en « batailles », autrement dit en
corps d’armée. Jean le Bon décida de former trois batailles ; la plus
importante serait confiée au dauphin Charles, assisté de ses deux
frères Louis d’Anjou et Jean de Berry, la seconde serait commandée
par son frère Philippe d’Orléans, lui-même gardant la troisième
bataille constituée en réserve.
Telle était la conception qu’avait Jean le Bon du
commandement. C’était le sang royal qui servait de critère et rien
d’autre. Il ne lui venait pas à l’esprit qu’il y avait quelque danger à
confier ses armées à des jeunes gens de dix-huit et vingt ans sans
aucune expérience militaire. Selon les règles de la chevalerie, le roi
et les princes devaient être les premiers face à l’ennemi : c’était la
seule chose qui comptait. D’ailleurs, cela n’avait pas tellement
d’importance, car ces batailles qui étaient en train de se former,
quelques heures seulement avant l’engagement, n’avaient aucune
unité, aucune cohésion. Constituées n’importe comment par le
connétable et les maréchaux, quelquefois par les grands seigneurs
eux-mêmes – qui se plaçaient où bon leur semblait –, elles étaient
tout sauf des unités de combat. La comparaison avec des corps
d’armée était illusoire ; c’étaient des simples groupes de
circonstance, agglutinés derrière les bannières, des tas informes…
Enguerrand et François cherchèrent longtemps la bannière de
Bretagne, d’hermine plain. La brume matinale n’était pas encore
tout à fait dissipée et les chevaliers allaient en tous sens dans un
cliquetis de ferraille : on aurait dit que la mêlée du combat était déjà
engagée. Partout, les gens des hauts seigneurs lançaient leurs cris
de ralliement : « Montmorency au premier château ! », « Châtillon,
noble duc ! », « Bourbon Notre-Dame ! » et, pour ceux qui avaient
le privilège de combattre aux côtés du roi, le cri de France :
« Montjoie, saint Denis ! »…
L’oncle et le neveu finirent par se retrouver dans la bataille du
dauphin. François en fut heureux. Le dauphin Charles avait presque
le même âge que lui, puisqu’il était né le 21 janvier 1338. Cela lui
sembla un heureux présage. Il chercha à l’apercevoir dans la cohue,
mais il n’en eut pas le temps. Il se fit un grand remous : là-bas, le roi
Jean prenait la parole pour haranguer ses hommes. La brume avait
fini par se lever et François apercevait au loin une petite tache bleue
sur un cheval blanc… Il n’entendit pas tout. Seulement la fin, quand
le souverain haussa le ton :
— Mes beaux sires, faites la preuve de vos mérites et vengez-
vous des malheurs et des ruines que l’ennemi a accumulés. À tout
prix, il nous faut la victoire !
Il y eut un cri d’approbation dans l’assistance et la voix de Jean
le Bon se fit plus mordante :
— Pas de quartier ! Frappez, chevaliers, ce ne sont que
merdaille ! Ce soir, je ne veux qu’un prisonnier : le prince anglais !…
Un hurlement interminable lui répondit. François cria avec les
autres, sauvagement. En même temps, il souriait à son oncle et à
Toussaint. Le grand moment était arrivé ! Il vivait plus pleinement
qu’il n’avait jamais vécu. Ce soir, si Dieu le voulait, il serait
victorieux et si Dieu en décidait autrement, il serait couché parmi
les héros, comme son père à Crécy.
Mais qu’importait ! Les deux sorts étaient également enviables.
Rien ne pouvait lui arriver, rien d’autre que la gloire !…
François s’attendait à charger sans délai, mais au contraire une
longue attente s’installa parmi la troupe. Puis vint cet ordre
incroyable :
— Pied à terre, chevaliers !…
Cet ordre résultait du plan adopté par Jean le Bon. Entre-temps,
les éclaireurs étaient revenus et avaient fait leur rapport. Il était
précis. Les Anglais étaient formés en une seule bataille et
solidement retranchés derrière des taillis épineux. Pour aller jusqu’à
eux, il n’y avait qu’un seul chemin où on ne pouvait pas chevaucher
à plus de quatre de front.
Dans ces conditions, les éclaireurs avaient fait une suggestion au
roi : que trois cents chevaliers d’élite chargent d’abord pour
enfoncer la position et que le reste de la chevalerie, à pied, finisse le
travail. Tel était le plan que Jean le Bon avait adopté…
Descendant de leur monture, les chevaliers se mirent en devoir
de couper le bout pointu de leurs souliers de fer, les solerets. Ceux-
ci, en effet, incroyablement longs et recourbés, ne permettaient en
aucun cas la marche. Ils devaient également enlever leurs éperons
et raccourcir leurs lances à la longueur de cinq pieds. Pendant ce
temps, les écuyers allaient conduire les chevaux au camp, avec le
reste du matériel. Quant au connétable, le duc d’Athènes, et aux
maréchaux de Clermont et d’Audrehem, ils parcouraient les rangs à
la recherche des trois cents chevaliers d’élite destinés à faire la
charge.
François était désespéré de devoir quitter Orient. Ils avaient été
jusque-là inséparables et ils auraient dû l’être dans le danger et la
victoire. Mais c’était l’ordre du roi. Après avoir mis pied à terre,
François fit à Orient des adieux comme à un frère… Le cheval, de
son côté, semblait nerveux. Il devint furieux quand Toussaint le prit
par la bride.
Il fallut que ce dernier, qui pourtant le connaissait bien, mît
toute sa force pour parvenir à l’éloigner.
Une fois transformé en fantassin, les souliers coupés, les
éperons enlevés et la lance rognée, François attendit… Il attendit
des heures… Le soleil fut bientôt haut dans le ciel et il attendait
toujours avec les autres…
C’est qu’un événement que les combattants ne pouvaient
connaître s’était produit : l’Église venait de s’interposer. Depuis son
palais d’Avignon, le pape Innocent VI avait dépêché un légat, le
cardinal Élie de Talleyrand-Périgord, pour empêcher l’affrontement.
La diplomatie d’innocent VI, comme celle de ses prédécesseurs,
était simple, voire simpliste : les chrétiens ne devaient pas se battre
entre eux, mais aller ensemble à la croisade. Qui occupait le
territoire de l’autre, qui pouvait avoir tort et qui pouvait avoir
raison, c’était le cadet des soucis des souverains pontifes. Une seule
chose comptait pour eux : la paix entre les chrétiens, la guerre
contre les infidèles.
Le cardinal de Talleyrand était allé d’abord trouver Jean le Bon
et était parvenu sans trop de mal à lui arracher une trêve pour ce
dimanche 18 septembre, jour du Seigneur. Une décision qui,
pourtant, n’allait pas de soi. Bien des batailles s’étaient déroulées un
dimanche, l’Église interdisant ce jour-là le travail, non le combat…
Ensuite, le prélat avait traversé le Miosson, franchi les taillis
épineux du bois de Nouaillé et avait vu le chef anglais. Le Prince
Noir, contrairement à ses Gascons, n’avait pas envie d’engager une
bataille aléatoire. À la demande d’Élie de Talleyrand, il fit des
propositions substantielles à son adversaire : il proposait, pour le
libre passage de ses troupes, la restitution de tout son butin et de
ses prisonniers, et le versement de deux cent mille écus d’or.
Informé, Jean le Bon fut tenté d’accepter mais finit par refuser. Par
la suite, malgré plusieurs navettes du cardinal, l’accord ne put se
faire. Seule subsista la trêve pour la journée du dimanche…
Une trêve est rarement neutre. Celle-là profita aux Anglais.
Lorsqu’ils surent que l’engagement n’aurait lieu que le lendemain,
ils s’employèrent à renforcer leurs positions. Usant de la pelle et de
la pioche, ils creusèrent toute la journée des trous et des tranchées.
Le soir, le bois de Nouaillé était devenu une forteresse
inexpugnable.
Les Français, eux aussi, profitèrent de ces heures de répit… Ils
en profitèrent pour s’enivrer ! Quand la trêve fut connue, chacun se
retira sous sa tente et une beuverie générale commença. Tandis que
leurs adversaires peinaient et suaient, l’esprit tendu, le cœur
farouche, les Français mettaient en perce leurs tonneaux de vins
fins et vidaient coupe sur coupe. Pendant des heures, ce furent des
cris de guerre, braillés au milieu des chants d’ivrogne et des
hoquets. De temps en temps, les bruits violents d’une altercation
entre deux seigneurs ou entre leurs gens s’élevaient. Une puissante
odeur de vinasse se répandait dans l’air : le plateau de Beauvoir était
devenu un gigantesque tripot.
Assis devant leurs tentes, Enguerrand et François ne buvaient
pas… Comme dix ans plus tôt, l’austère écu gueules et sable et les
gracieux loups de sinople étaient côte à côte. Mais pour Enguerrand,
ce jour ne ressemblait en rien à la Saint-Louis 1346. Ce soir-là, il
avait trinqué avec Guillaume, il avait cru à la victoire. Maintenant il
était désespéré…
La nuit tombait. Un peu partout, des torches s’allumaient. Les
voix se faisaient plus pâteuses et les chants plus faux. Enguerrand
secouait la tête, l’air accablé :
— Dieu ne donnera jamais la victoire à ces gens-là !…
Un chevalier passa… Il titubait. Ses harnais de jambes
s’entrechoquaient dans un bruit de ferraille. Il tenait à la main un
casque de fantassin dont il s’était fait une coupe. Un liquide doré
s’en échappait à chaque faux pas qu’il faisait. Il se planta devant
eux, resta quelque temps dans un équilibre incertain et s’adressa à
Enguerrand en butant sur les mots.
— Pourquoi cette triste mine, chevalier ? Allez, trinquons ! C’est
de la malvoisie !… J’en ai…
L’ivrogne n’acheva pas sa phrase. D’un bond, Enguerrand se leva
et envoya promener le casque, dont le contenu se répandit par terre.
— Demain, tu trinqueras en enfer !…
Le chevalier poussa un cri de bête et tenta de sortir son épée,
mais François se leva à son tour et le frappa du poing sur le devant
de l’armure. Dans un bruit formidable, l’homme fut propulsé en
arrière et retomba sur le dos, les jambes en l’air, comme un gros
insecte. Il tenta de se relever en jurant mais n’y parvint pas. Il laissa
alors aller sa tête et ses membres et, l’instant d’après, il ronflait…
Tout autour, d’ailleurs, les ronflements succédaient aux cris et
aux chants… La chevalerie française, espoir de tout un pays qui,
depuis dix ans, attendait sa libération et sa revanche, la chevalerie
française cuvait son vin à la veille de l’affrontement décisif !…
Après avoir dit quelques mots à son filleul, Enguerrand s’était
retiré sous sa tente. François fit de même… Il était horriblement
déçu. Ces pénibles événements gâchaient son plaisir. Sa joie aurait
dû être, sans tache et tout était terni. Intérieurement, il ne
partageait pas le pessimisme de son oncle. S’il reconnaissait qu’elle
se conduisait mal, il ne pouvait imaginer que l’armée française n’ait
pas la victoire… Lui, en tout cas, se battrait vaillamment et mieux
que cela, comme un lion !…
François de Vivraie s’agenouilla, joignit les mains et pria de
toute son âme pour être aussi vaillant que son père à Crécy. La
bague au lion brillait à la lumière d’une unique chandelle, qu’il ne
tarda pas à souffler. Il s’allongea, s’endormit presque aussitôt et, à
sa grande joie, fit le rêve rouge…
Il se leva comme les autres, à l’heure de prime. Ce lundi 19
septembre 1356 s’annonçait beau. Il n’y aurait pas de pluie comme
les jours qui avaient précédé. François retrouva sa place sur le
plateau de Beauvoir au milieu de la bataille du dauphin et, comme
la veille, l’attente commença…
Il fallait en effet que les trois cents cavaliers qui devaient ouvrir
les lignes ennemies chargent les premiers, mais cette charge était
retardée par un fait nouveau : les Anglais s’en allaient ! Depuis le
plateau de Beauvoir, on les distinguait, malgré les feux qu’ils
avaient allumés pour se dissimuler : l’avant-garde était déjà au gué
du Miosson, le corps central était sur le chemin qui y descendait et
l’arrière-garde était encore dans le bois de Nouaillé… Que se passait-
il ? Pourquoi abandonnaient-ils une position si favorable ? Était-ce
une fuite ? Était-ce un piège ?…
Dans l’entourage de Jean le Bon, on discutait ferme. Les deux
maréchaux n’étaient pas d’accord entre eux. Arnoul d’Audrehem
était d’avis d’attaquer tout de suite, en direction du gué, Jean de
Clermont était partisan de l’expectative. Le connétable de Brienne
penchait pour Clermont. Le roi ne savait pas… Entre les deux
gentilshommes, la dispute menaçait de tourner au pugilat. Alors,
brusquement, le maréchal d’Audrehem se retira et, prenant le
commandement des cent cinquante cavaliers qui étaient sous ses
ordres, chargea en direction du Miosson et de l’avant-garde. Il
venait de déclencher, de sa propre initiative, la bataille de Poitiers…
Le maréchal de Clermont et le connétable, placés devant le fait
accompli, ne pouvaient que charger à leur tour, mais pour bien
marquer leur désaccord, ils attaquèrent à l’autre bout, vers le bois
de Nouaillé et l’arrière-garde…
C’est là qu’on vit que cette retraite était un piège… Sur le
Miosson, Audrehem et ses cent cinquante chevaliers furent
accueillis par une grêle de flèches… L’endroit était propice à la
défense et les archers habilement disposés. Pas un cavalier ne put
atteindre son but. Le maréchal Audrehem fut grièvement blessé et,
comme tous les autres survivants, fait prisonnier.
De l’autre côté, ce fut pire encore. L’attaque sur le bois de
Nouaillé ressemblait à un suicide et, de fait, ce fut un carnage.
Solidement retranchés derrière les taillis, les archers tiraient
comme à la cible. Ils tirèrent tant et si vite que, bientôt, ils n’eurent
plus de flèches et on les vit, dans leur livrée blanche et verte, sortir
des fourrés pour aller en récupérer sur les morts. Dans l’ivresse de
la tuerie, ils oublièrent de faire des prisonniers. Ils avaient en face
d’eux la fleur de la noblesse française, valant des fortunes en
rançons, mais ils ne songeaient qu’à tirer. C’est ainsi que
s’écroulèrent, criblés de flèches, le connétable Gauthier de Brienne,
duc d’Athènes, et le maréchal Jean de Clermont. Les survivants
s’enfuirent au triple galop…
Depuis son observatoire, un promontoire sur le plateau de
Beauvoir, et toujours monté sur son cheval blanc, Jean le Bon avait
tout vu. La bataille s’engageait mal, mais rien n’était perdu. La
cavalerie française n’avait pas enfoncé les lignes anglaises, ce serait
l’infanterie qui le ferait. Il donna l’ordre à la bataille du dauphin
d’attaquer…
François sentit son cœur battre à tout rompre. Un cri parcourait
les rangs :
— En avant ! Sus aux Anglais !…
François rabattit la visière de son bassinet ; Enguerrand fit de
même. Ils s’étreignirent quelques instants. François prit ensuite les
mains de Toussaint dans les siennes et ils partirent. Partout autour
d’eux, on s’ébranlait, en rangs serrés. Comme une immense forêt de
bannières et de pennons multicolores, la chevalerie française à pied
se mettait en marche…
Elle n’alla pas loin. Quelques centaines de pas plus tard, la
marche cessa. On entendait des hennissements. En même temps un
bruit incroyable se répandait : le connétable et le maréchal de
Clermont étaient morts, le maréchal d’Audrehem était prisonnier…
Un flottement s’installa dans la troupe, qui commença à reculer…
Cela dura quelques minutes, puis le recul s’accéléra… François et
Toussaint, Enguerrand et ses écuyers, ne pouvant s’opposer au
mouvement, étaient obligés de reculer avec les autres. François
sentit le gantelet de son oncle se poser sur son bras, tandis qu’il lui
désignait un groupe de chevaliers devant eux :
— Les lâches !…
Effectivement, eux ne reculaient pas vers les lignes arrière mais,
coupant les files, prenaient la direction du camp où se trouvaient
leurs chevaux et leurs bagages ; ils quittaient la bataille !… Et ils
n’étaient pas les seuls. Maintenant, un peu partout, à un ou à
plusieurs, des chevaliers quittaient le combat… François n’était pas
encore revenu de sa surprise, lorsqu’il poussa un cri de stupeur : là-
bas, la bannière de France suivait le même mouvement : le dauphin,
leur chef, quittait lui aussi la bataille !
Du coup, la fuite se transforma en débandade. Sans même avoir
vu l’ennemi, chacun s’enfuyait vers le camp, son cheval et le salut.
La bataille du dauphin s’effilochait, se défaisait, éclatait sans même
avoir combattu… Les quelques courageux qui voulaient continuer à
se battre, ne s’enfuyaient pas en direction du camp, mais ils étaient
bien obligés de fuir quand même, en direction des lignes françaises.
Enguerrand et François étaient de ceux-là… François courait à
perdre haleine. Qui lui aurait jamais dit que sa première bataille
débuterait par une fuite éperdue ? Comment était-ce possible ? Que
s’était-il passé ?…
La chevalerie et le roi Jean le Bon partageaient la responsabilité
de la catastrophe.
Les premiers cavaliers qui avaient heurté la bataille du dauphin
en marche n’étaient pas ceux de l’armée anglaise, mais les rescapés
du groupe du maréchal de Clermont, qui revenaient à fond de train
sur leurs chevaux emballés. Ils provoquèrent un début de panique
non seulement en bousculant les premiers rangs, qui bousculèrent
eux-mêmes les suivants, mais aussi parce qu’ils colportèrent la
nouvelle de la mort de leurs deux chefs et de la capture du maréchal
d’Audrehem, qu’ils avaient vue durant leur fuite.
Profitant de la confusion, depuis le Miosson, l’avant-garde
anglaise commandée par le comte de Warwick avait alors
immédiatement chargé. Une attaque de flanc, rapide et violente, car
les Anglais, eux, étaient à cheval. C’était cette attaque qui avait
entraîné les premières désertions…
Il pouvait sembler incroyable que des chevaliers désertent face à
l’ennemi, mais le plus incroyable était qu’ils en avaient le droit et
que c’était le roi lui-même qui le leur avait donné ! Dans une
ordonnance de 1351, Jean le Bon avait en effet reconnu aux
seigneurs le droit de « se départir de bataille », à condition d’avoir
l’autorisation du connétable et d’un des maréchaux. Or, on venait
d’apprendre que le connétable et les deux maréchaux étaient morts
ou pris. Dans ces conditions, il n’y avait plus d’autorisation à
demander à personne. On pouvait fuir à sa guise. Peu soucieux
d’exposer leurs personnes et leurs richesses, certains seigneurs
préférèrent s’en tenir là… Pourquoi resteraient-ils dans une affaire
qui semblait mal engagée ? Ils étaient venus à l’appel du roi et ils
étaient partis suivant les règles qu’il avait lui-même édictées. Que
pouvait-on leur reprocher ?…
Devant ces désertions, Jean le Bon avait pris alors une initiative
désastreuse : pour protéger ses fils, qu’il jugeait trop exposés, il
avait décidé de leur faire quitter la bataille… Après les avoir placés à
la tête de ses armées, il les faisait fuir au moment crucial. Il leur
faisait donner à tous l’exemple de la lâcheté… On juge de l’effet
produit, en ces instants de flottement où se décide le sort des
batailles. À part quelques courageux, ce fut le sauve-qui-peut
général…
Les fils du roi furent conduits sous bonne escorte, non pas à
Poitiers, qui était tout près et dont on voyait les murailles, mais à
Chauvigny. La ville de Poitiers avait en effet fait savoir qu’elle
refuserait d’ouvrir ses portes aux Français. Comme les chevaliers,
les bourgeois de Poitiers, terrés derrière leurs murailles, étaient peu
soucieux d’exposer leurs personnes et leurs biens. Après tout, ils
n’avaient pas demandé qu’on vienne se battre devant chez eux ! Que
les gens de guerre se débrouillent entre eux !…
L’un des princes royaux revint pourtant quelque temps plus tard,
avec son escorte, refusant de quitter la bataille au moment du
danger. Et ce ne fut pas, comme on pourrait le croire, le dauphin, le
plus âgé. Ce fut le plus jeune, Philippe, qui n’avait que quatorze ans.
Passionnément attaché à son père, il ne pouvait se résoudre à
l’abandonner. Et dans son armure naine qu’on avait faite exprès
pour lui, on le vit se placer au pied du roi, le seul à être encore à
cheval, sa monture blanche servant de ralliement avec l’oriflamme
de France, brandie à ses côtés…
François de Vivraie s’arrêta de courir. Au loin, il apercevait
l’oriflamme, il distinguait le cheval blanc. Les chevaliers à pied qui
l’entouraient ne fuyaient plus. Il était dans la bataille du roi ; il ne
fallait pas aller plus loin… Pour la première fois – car, dans sa fuite,
il n’avait regardé que devant lui – il tourna la tête à droite et à
gauche. Il aperçut immédiatement Toussaint, mais ne vit pas
Enguerrand. Il chercha, il appela, sans résultat. L’absence de son
oncle lui causa une poignante douleur. Sans doute lui était-il arrivé
quelque chose… Un instant, il eut l’idée de revenir sur ses pas, en
direction des Anglais, pour le chercher…
Mais il ne bougea pas… C’était Enguerrand lui-même qui le lui
ordonnait. Il se souvenait de son enseignement, quand ils avaient
vu le combat des Trente. À la guerre, il ne peut y avoir place pour les
sentiments. Devant l’ennemi, tout attendrissement est mortel. On
ne doit plus avoir ni ami, ni père, ni frère, ni oncle. On doit les
oublier et ne se soucier que de soi-même, ne penser qu’à se battre et
à tuer… François serra les dents et se répéta mentalement : « Se
battre. Tuer !… »
Du haut de son cheval, le roi Jean le Bon avait une vue assez
précise de la situation… Malgré les revers qui se succédaient, les
forces françaises restaient infiniment supérieures à celles des
Anglo-Gascons, plus du double sans doute. En faisant preuve de
sang-froid, tout pouvait encore être sauvé.
Le roi Jean décida de faire face. Il mit pied à terre, fit éloigner sa
monture et prit sa hache de guerre à la main, montrant ainsi à tous
qu’il n’était plus question de reculer. Ensuite, il envoya des
messagers donner à la bataille du duc d’Orléans l’ordre d’attaquer.
Sans nul doute, son entrée en jeu allait être décisive : elle était plus
nombreuse à elle seule que tous les ennemis réunis…
Ce fut exactement le contraire qui arriva. L’arrivée de la bataille
d’Orléans marqua le signal du désastre. Avant même d’avoir
rencontré l’ennemi, sans raison, ou plutôt sans autre raison que la
médiocrité et le mauvais esprit de ses troupes, elle se débanda. Ces
chevaliers qui allaient à pied, avec leurs lances raccourcies, avaient
tout sauf un moral de vainqueurs. Ils avaient trop vu fuir depuis le
matin, la fuite était par trop dans l’air… Pourquoi les autres
auraient-ils été récupérer leur or, été retrouver leurs femmes et
leurs enfants et pas eux ? Tous ensemble, comme s’ils en avaient
reçu l’ordre, ils s’enfuirent, certains vers le camp et les chevaux,
d’autres, le plus loin possible à l’arrière, derrière la bataille du roi…
Au bout de quelques minutes la bataille du duc d’Orléans s’était
volatilisée et celle du roi, qui aurait dû être la réserve, se retrouvait
en première ligne…
De là où il était, François ne pouvait rien savoir de tout cela…
Tout ce qu’il voyait, c’était que les Anglais étaient enfin là. Un peu
partout, des chevaliers surgissaient et un cri retentissait :
— Angleterre, saint George !
Tout alla si vite que François n’eut même pas le temps de
pousser son cri de guerre à lui : trois chevaliers le chargeaient
ventre à terre. Ils avaient collé leurs chevaux flanc contre flanc et
abaissé leurs lances, formant une masse effrayante, invincible,
inévitable. François eut une pensée pour Dieu, mais la voix de
Toussaint, qui était juste à côté de lui, le tira de son ébauche de
prière :
— Faites comme moi !
Au dernier instant, alors que les lances les touchaient presque,
Toussaint plongea en avant, François fit de même et les trois
cavaliers passèrent sur eux… Toussaint se releva, indemne, comme
François.
— J’ai appris cela à la forêt de Broons : les chevaux évitent de
piétiner un corps à terre…
François prit son écuyer par le bras.
— Viens !
— Où allons-nous ?
François ne répondit pas. Il suivit d’autres fuyards en direction
du camp… Toussaint s’exprima avec rage :
— J’ai juré de vous obéir. Je maudis ce serment !
François força l’allure et se mit à sourire.
— As-tu vu le combat des Trente ?
Toussaint eut un ton d’intense mépris.
— Non. À ce moment-là, j’étais à Broons. Je me battais. Je ne
regardais pas les autres !
Toussaint, nous allons imiter Guillaume de Montauban !
— Tout ce que nous imitons, c’est une paire de lâches !
— Pour une fois, tu juges trop vite, Toussaint !…
Ils arrivèrent au camp français. Il y régnait une activité de ruche.
Et, de fait, les seigneurs fuyards ressemblaient à des insectes
affolés. Certains hurlaient après leurs serviteurs pour qu’ils
chargent au plus vite l’or et les objets précieux qu’ils avaient
emportés. D’autres, jugeant que la vie était le seul trésor, sautaient
sur le premier cheval venu, sans se soucier de son propriétaire, et
partaient droit devant eux…
Orient était toujours là où l’avait attaché Toussaint. En voyant
son maître, il fit un bond de joie et continua par de folles cabrioles.
François sauta en selle et lui fit prendre la direction d’où ils
venaient… Toussaint, qui était monté à cheval, lui aussi, eut un
sourire épanoui.
— Nous repartons au combat ?
— Comme le fit Guillaume de Montauban, au combat des Trente,
emportant ainsi la victoire !… À pied, nous ne pouvions rien faire.
Maintenant, les Anglais vont voir qui nous sommes !…
François, qui avait abandonné sa lance raccourcie dans sa fuite,
tira son épée… Il s’avisa alors que Toussaint n’en avait pas. Il la lui
tendit. L’écuyer voulut refuser.
— Elle est bénite et je ne suis pas chevalier !
— Prends-la ! Tu en es plus digne que tous ceux que j’ai vus…
François mit Orient au triple galop et s’empara de son fléau
d’armes. Il le fit tournoyer au-dessus de sa tête et, pour la première
fois depuis le début de la bataille, lança la devise et le cri de guerre
des Vivraie :
— Mon lion !…
Pour François, l’heure de gloire avait enfin sonné !
Durant sa fausse fuite, les choses avaient considérablement
évolué… Lorsqu’il avait quitté la mêlée, la situation était la
suivante : sur le plateau de Beauvoir, ne restait plus que la bataille
du roi, grossie des débris des batailles du dauphin et du duc
d’Orléans. À ce moment, seule l’avant-garde anglaise, commandée
par le comte de Warwick était aux prises avec elle, l’attaquant de
face.
Mais depuis le bois de Nouaillé, le Prince Noir avait vu le tour
inespéré que prenaient les événements. Les bannières françaises se
retiraient les unes après les autres sans combattre. Aussi
invraisemblable que cela paraisse, la victoire était possible. Il fit
alors mettre en mouvement le reste de l’armée anglaise et alla
attaquer de front la bataille du roi, aux côtés de Warwick.
Le captal de Buch et ses Gascons, eux, étaient restés depuis le
début de la journée sur le gué du Miosson. Ils attendaient leur
heure. Lorsqu’ils virent les Anglais attaquer de front, ils réalisèrent
un mouvement tournant pour se placer sur les arrières des Français.
C’était le coup de grâce ! Pris en tenaille entre le captal et le Prince
Noir, les Français étaient perdus…
Jean le Bon était au centre de ses troupes. Bien qu’à pied, il était
repérable grâce à l’oriflamme de France, portée par un haut
seigneur, Geoffroy de Charny. Près de lui, se tenait son fils Philippe,
le petit prince de quatorze ans, dans son armure miniature qui
ressemblait à un jouet. Malgré tous les ordres et les supplications de
son père, il avait obstinément refusé de l’abandonner.
Le groupe royal se voyait de loin, sur ce plateau découvert. Sa
vue galvanisa ses ennemis. Le roi ne s’était pas retiré ! Le roi avait
décidé de combattre jusqu’au bout ! Une capture inouïe était
possible ! Les Anglais d’un côté et les Gascons de l’autre se
lancèrent follement dans sa direction, méprisant tous les dangers,
éblouis comme des papillons par la flamme… Bientôt, les premiers
furent à son contact… Comme il avait fait partir son cheval, Jean le
Bon n’avait plus d’espoir de fuite. Il prit sa hache de guerre à deux
mains et se lança dans la mêlée…
C’est à ce moment précis que François de Vivraie arriva sur le
champ de bataille. L’évolution de la situation lui apparut
immédiatement : les Anglais étaient partout et les Français avaient
fondu comme neige au soleil. Ce n’était pas la victoire qui l’attendait
mais la gloire des héros vaincus, le sort de son père à Crécy… Ce fut
la seule réflexion qu’il se fit… Il se lança droit devant.
Un chevalier anglais le chargea presque aussitôt, la lance
baissée. François courut à sa rencontre, faisant des moulinets avec
son fléau d’armes. Jamais il ne s’était senti si sûr de lui. Tout se
passait à une allure folle et, pourtant, il savait chacun des gestes
qu’il avait à faire et il les fit. Quand la lance de son adversaire arriva
à sa portée, il la détourna prestement d’un coup de son fléau
d’armes. Le chevalier, emporté par son élan, continua vers lui et il le
frappa de toutes ses forces à la tête. La violence du coup, jointe à la
vitesse additionnée des deux chevaux, fit que le bassinet vola en
éclats et que la tête se détacha de moitié… François hurla :
— Mon lion !
Et repartit à la recherche d’un nouvel adversaire… C’est alors
qu’il discerna des cris de ralliement :
— Salisbury !. Salisbury !…
Pas très loin devant lui, passait en effet un petit groupe de
chevaliers et d’hommes d’armes de moindre importance. Ils
entouraient et protégeaient le comte de Salisbury, un des hauts
dignitaires anglais et un des meilleurs capitaines du Prince Noir.
Voilà l’occasion rêvée de se couvrir de gloire ! François piqua des
deux dans leur direction… Au passage, il retrouva Toussaint qu’il
avait perdu de vue depuis l’engagement et qui se mit à chevaucher à
ses côtés. Il lui montra l’épée au pommeau d’or rouge de sang.
— La marmite est en train de se payer, mon maître !…
Ils n’eurent pas le temps de parler davantage. Plusieurs cavaliers
se détachaient du groupe de Salisbury, voulant sans doute protéger
leur maître. Toussaint en attira trois sur lui. Un seul suivit François.
C’était un colosse armé, lui aussi, d’un fléau d’armes…
Fléau d’armes contre fléau d’armes : François avait mille fois
répété ce cas de figure à l’entraînement. Il aborda le combat
singulier sans crainte. L’Anglais, une sorte de géant au cou de
taureau, lui adressa plusieurs coups à assommer un bœuf, mais il
les évita en se jouant, d’un simple mouvement du torse ou de la
tête… François frappa à son tour. Il pensait avoir raison de son
adversaire, mais à sa grande surprise, ce dernier évita son attaque
avec la même facilité que lui-même : ce colosse était d’une agilité
insoupçonnable ! L’affrontement devenait extrêmement
périlleux !…
Pendant plusieurs minutes les deux chevaliers entrecroisèrent
leur ballet de mort, portant leurs coups avec autant d’acharnement
et les évitant avec autant de facilité l’un que l’autre. Jusqu’au
moment où leurs fléaux d’armes s’emmêlèrent… Dans ce cas-là, il
n’y avait qu’une chose à faire : tirer plus fort que son adversaire et
ramener ainsi les deux armes à soi. C’était une pure question de
force physique. Si l’on n’était pas certain d’être le plus fort, mieux
valait trouver son salut dans la fuite…
Comme autrefois avec Grand Colas, François accepta
l’affrontement physique pur et simple. Malgré la différence de
poids, il devait, il ne pouvait qu’être le plus fort…
L’Anglais soufflait comme un bœuf et jurait dans sa langue.
François pensait à Eudes de Vivraie, la terreur des Sarrasins. Il
n’avait pas le droit de se montrer inférieur à lui : il avait la bague au
lion !… François puisa dans les ultimes ressources de son corps. Il
cria :
— Mon lion !
Et tout vint en même temps : les deux fléaux d’armes et le
chevalier anglais qui, n’ayant pas voulu lâcher, se retrouva à terre.
François lui assena aussitôt plusieurs coups sur le sommet du
bassinet : la boule du fléau d’armes ramena avec elle des fragments
de cervelle… François repartit vers le groupe du comte de
Salisbury…
Toussaint l’avait précédé dans la mêlée. Il était en fâcheuse
posture, entouré de toutes parts de cavaliers et de coutilliers. Il
poussa un cri et tomba. Mais François ne chercha pas à le secourir.
Plus que jamais il devait se souvenir de l’enseignement de son
oncle : rien ne devait le distraire de son propre combat et de son
propre sort. Il devait tenter d’aller jusqu’au comte de Salisbury, dont
seuls quelques cavaliers le séparaient.
Les yeux fixés sur le but à atteindre, il ne vit pas l’homme qui
était en face de lui. Ou plutôt, il le vit trop tard… C’était un archer à
cheval qui avait déjà bandé son arme. Dans une fraction d’instant, la
flèche allait partir ; il était mort…
Mais ce ne fut pas François qui reçut la flèche, ce fut son cheval.
À l’ultime seconde, Orient s’était cabré, faisant obstacle, et la flèche
lui était entrée dans le cou. François tomba, tandis qu’Orient fléchit
sur ses pattes de devant et inclina doucement la tête… François se
releva, hébété… Ce n’était pas lui qui avait tiré sur les rênes pour
faire cabrer sa monture. Il en était sûr. C’était le cheval qui avait agi,
lui seul, se sacrifiant pour lui. Oubliant l’agitation et le fracas de la
bataille, il se pencha sur cet œil que la mort voilait et qui, pourtant,
le regardait. Il murmura :
— Orient…
Et se retrouva jeté face contre terre. Des coups pleuvaient sur sa
cuirasse. Comme c’était curieux !… Alors qu’il ne s’était attendri ni
pour son oncle ni pour son écuyer, il avait eu un mouvement du
cœur pour son cheval et il allait le payer de sa vie !… Un cri retentit :
— Laissez-le ! Il est mon prisonnier !
Les coups cessèrent aussitôt. François de Vivraie se retrouva
devant le comte de Salisbury.
— Je vous ai vu combattre, joli sire. Vous méritez la vie sauve. Je
suis Salisbury.
— Et moi François de Vivraie…
— Et moi Toussaint, son écuyer !…
Toussaint venait de bondir aux côtés de son maître, le visage
couvert de sang, mais en excellente santé, semblait-il. Il s’adressa à
François à voix basse :
— Quand je suis tombé, comme j’étais un peu blessé à la main, je
me suis barbouillé la tête et j’ai fait le mort. Ils n’y ont vu que du
feu…
François s’inclina devant son vainqueur, l’air lugubre. Salisbury
lui adressa un sourire de réconfort.
— Ne vous tourmentez pas, joli sire, il y aura d’autres
prisonniers que vous, au cours de cette journée, et de plus
illustres !…
Jean le Bon n’ayant pas voulu fuir, il n’y avait plus désormais
pour lui d’autre perspective que la captivité ou la mort. En agissant
ainsi, il était fidèle à son ordre mort-né de l’Étoile, dont il devenait à
Poitiers le dernier représentant. Ne jamais fuir, même au mépris du
plus élémentaire bon sens : telle était la règle qu’il avait imaginée
pour les autres, telle était la règle qu’il allait appliquer lui-même. Il
ne lui venait pas à l’idée qu’avant d’être chevalier, il était roi et
qu’un roi a le devoir de protéger sa personne, même au prix d’une
lâcheté apparente. Jean le Bon se sentait bien plus chevalier que
roi…
Autour de lui, c’était la curée. Non pas la curée des chiens autour
d’un cerf sans défense, mais celle d’une meute qui a débusqué un
vieux et redoutable sanglier et ne l’attaque qu’avec prudence.
Car le roi stupéfiait tout le monde par sa force et son courage.
Grâce à d’amples moulinets de sa hache de guerre, il entaillait les
armures, coupait les doigts, meurtrissait les bras de ceux qui
approchaient trop près. Lui-même avait été touché à de nombreuses
reprises et plusieurs lois à la tête. Son front était barré d’estafilades,
le sang lui coulait dans les yeux et le rendait presque aveugle. Il ne
savait plus d’où venaient les coups ni où diriger les siens. C’est alors
qu’on entendit le petit Philippe, du haut de ses quatorze ans et de
son armure naine, lui crier ce qu’il devait faire :
— Père, gardez-vous à droite !… Père, gardez-vous à gauche !…
Malgré le souci qu’avaient les assaillants d’épargner le roi pour
obtenir sa fabuleuse rançon, la presse était telle, la confusion si
vive, que sa vie était, à tout instant, menacée. Les coups partaient
n’importe où. Chacun s’égosillait pour couvrir la voix de son voisin :
— Rendez-vous à moi, Sire !
— Non. À moi, Sire, à moi !
Mais Jean le Bon ne voulait pas se rendre. Ce n’était pas par
principe. Il avait suffisamment combattu ; le porte-étendard de
France, Geoffroy de Charny, avait été tué tout contre lui ; il s’était
écroulé en serrant l’oriflamme sacrée sur sa poitrine. L’honneur
était sauf… Non, si le roi ne voulait pas se rendre, c’est que tous
ceux qui l’entouraient étaient gascons. Ils l’apostrophaient avec leur
accent rocailleux du Sud-Ouest et il lui déplaisait de tomber dans les
mains de ces gens-là.
C’est alors qu’un colosse, se frayant un chemin, parvint devant le
roi et lui adressa la parole en pure langue d’oïl.
— Sire, rendez-vous à moi !
Pour la première fois, Jean le Bon parla.
— Où est mon cousin, le prince de Galles ? C’est à lui que je veux
me rendre !
— Sire, il n’est pas ici, mais rendez-vous à moi et je vous
conduirai à lui.
— Qui êtes-vous ?
— Sire, je suis Denis de Morbecque, chevalier d’Artois, depuis
cinq ans au service du roi d’Angleterre, car j’ai dû m’exiler du
royaume…
Effectivement, Denis de Morbecque avait été banni de France
pour meurtre et avait alors rejoint la cause anglaise. C’est à lui que
Jean le Bon décida de se rendre.
— Je me rends à vous, messire Denis. Et, pour gage de ma
parole, voici mon gantelet droit…
Ces paroles tombèrent dans un silence religieux, mais l’instant
d’après ce fut un vacarme assourdissant. Les seigneurs gascons,
frustrés de leur proie, firent semblant de n’avoir rien vu ni rien
entendu et se disputèrent le prisonnier comme des vautours.
Chacun criait :
— Le roi est à moi !
Agrippé, bousculé, tiré à hue et à dia, écartelé presque, Jean le
Bon s’égosillait :
— Seigneurs, arrêtez de vous quereller pour ma capture ! Je suis
assez grand pour vous faire tous riches. Menez-moi plutôt
courtoisement, avec mon fils, à mon cousin, le prince de Galles !…
Mais la mêlée devint plus sauvage encore. Le roi fut renversé et
piétiné. Il aurait sans doute péri, si les comtes de Warwick et de
Suffolk n’étaient arrivés à ce moment-là.
Ils étaient envoyés par le Prince Noir lui-même. Ce dernier,
inquiet du sort du roi, les avait dépêchés sur le champ de bataille.
Les deux chefs anglais mirent fin aussitôt à l’empoignade.
— Arrière ! Que nul ne touche plus au roi, s’il tient à la vie !…
Le roi Jean le Bon et son fils furent conduits quelque temps plus
tard, sous bonne escorte, dans la tente du Prince Noir. Celui-ci
s’inclina profondément devant le roi. C’était la première fois qu’ils
se rencontraient…
Contrairement aux craintes de François, Enguerrand n’était pas
mort. Comme il arrive souvent dans les moments de bousculade, il
avait été entraîné malgré lui dans un groupe de fuyards qui se
dirigeaient vers le camp. Là, il s’était égaré et, alors qu’il voulait
retourner sur le champ de bataille, s’était retrouvé sous les
murailles de Poitiers…
Le jour était déjà bien avancé quand il y parvint. Ses écuyers ne
l’avaient pas suivi. Il ne savait pas où ils étaient, de même que
François.
On se battait, sous les murs de Poitiers, ou plutôt on égorgeait.
Les chevaliers et les soldats français en fuite couraient vers les
remparts, croyant y trouver le salut, mais le temps qu’ils se rendent
compte que les portes étaient fermées, ils étaient rejoints par leurs
poursuivants et mis à mort ou, s’il s’agissait de seigneurs
importants, faits prisonniers.
Enguerrand de Cousson était au désespoir. Sa dernière bataille
était celle de la honte et du déshonneur. Pourquoi Dieu lui avait-il
accordé assez d’années pour assister à un pareil spectacle ? Ou bien
pourquoi n’était-il pas mort tout au début, dans les premiers,
comme le connétable de Brienne et le maréchal de Clermont, en
chargeant héroïquement et stupidement contre des archers
retranchés derrière des fourrés impénétrables ? Pourquoi avait-il pu
voir la suite : les bannières et les pennons des plus grands noms de
France tournant le dos en pleine bataille ? La chevalerie française
avait failli ! Ce jour était un jour de deuil ! Jamais, depuis la mort de
Flore, il n’avait éprouvé pareil désespoir…
Enguerrand pensait avoir tout vu, mais le coup de grâce
l’attendait ici, sous les murailles de Poitiers. Poitiers, capitale d’une
des plus grandes provinces de France, n’ouvrait pas ses portes aux
armées du roi ! Elle ne faisait pas de différence entre Français et
Anglais. Elle traitait de la même manière l’envahisseur et le
défenseur du pays. La bourgeoisie et le peuple ne valaient pas mieux
que la noblesse. Tout était perdu ! Tout !…
À quelques centaines de pas devant Enguerrand, un jeune
chevalier tambourinait avec désespoir à l’une des portes closes de la
ville. Derrière lui, un seigneur gascon et ses gens s’esclaffaient en
langue d’oc. Quand le jeune chevalier eut assez supplié et que les
Gascons eurent assez ri, ils s’approchèrent de lui, lui tranchèrent la
gorge et se partagèrent son armure…
Il y avait des gens sur les remparts de Poitiers. Ils avaient assisté
à la scène. Ils n’avaient pas eu la pudeur de détourner le regard.
Enguerrand hurla, pointant son épée vers eux :
— Fils de chiens ! Fils de putes ! Bâtards de truie !
Ses cris alertèrent le Gascon et sa troupe, qui se dirigèrent vers
lui. Enguerrand jeta son épée et leur montra son cou.
— Tuez-moi !…
Le Gascon s’arrêta à quelques pas de lui, le considérant avec
intérêt.
— Vous tuer ? Je m’en garderais bien ! Vous êtes mon
prisonnier…
— Vous venez d’égorger ce chevalier…
— Son armure ne valait pas dix livres, la vôtre en vaut au moins
cent. Vous avez de quoi payer une belle rançon…
— Tuez-moi !…
— Venez, chevalier ! Mon nom est Berzac. Vous serez noblement
traité…
Enguerrand n’eut pas de réaction. Il resta prostré et il fallut
qu’on l’emmène de force, tandis qu’il répétait :
— Tuez-moi !
Au camp anglais, la nuit tombait… Les chariots chargés de
vaisselle d’or, d’armures et d’armes précieuses se frayaient
difficilement un chemin entre les soldats anglo-gascons et leurs
prisonniers.
Par la grâce du comte de Salisbury, François eut un insigne
honneur : celui d’assister, le soir, au banquet que donna le Prince
Noir aux plus illustres captifs.
Il se déroula dans une immense tente, tendue de drap rouge. Des
torches nombreuses l’éclairaient aussi brillamment que la grande
salle d’un château. Plusieurs tables avaient été dressées. À la table
d’honneur, celle du roi, avaient pris place les plus hauts seigneurs
de France… Dehors, autour d’eux, la nuit était tombée sur une
moisson de cadavres : huit mille Français, dix-neuf cents chevaliers
anglais et quinze cents archers gallois…
Jean le Bon avait été pansé. Ses blessures étaient superficielles
et il put figurer dignement au repas. Le Prince Noir avait refusé, par
humilité, de s’asseoir à sa table. Il se tenait debout à ses côtés et
avait à cœur de le servir lui-même, lui répétant :
— Mangez, cher Sire. Mangez, tout à loisir…
Personne, autour d’eux, n’avait l’air de s’étonner, et pourtant ! Si
l’on se battait, c’était bien parce qu’Édouard III avait revendiqué la
couronne de France. Pour le Prince Noir, le roi de France légitime
aurait dû être son père, celui qui avait adjoint les fleurs de lis à ses
armoiries, qui signait tous ses actes par la formule « Roi de France,
d’Angleterre et seigneur d’Irlande ». Au contraire, il n’aurait dû
considérer Jean le Bon que comme un usurpateur, digne d’être jeté
au cachot couvert de chaînes, avant d’être traîné à l’échafaud… Au
lieu de cela, il multipliait les prévenances…
— Je suis sûr que monseigneur mon père vous traitera avec tout
l’honneur qui vous est dû et vous prodiguera son affection. Vous
deviendrez bons amis et pour longtemps…
Étrange guerre où l’on se battait pour une revendication à
laquelle personne ne croyait et dont, ce lundi 19 septembre 1356, on
voyait moins que jamais la fin…
Installé à une autre table, François ne touchait pas aux plats. Il
avait la gorge serrée et l’estomac noué. Il était entouré de Gascons
braillards, qui s’empiffraient et se saoulaient. C’était normal, ils
étaient vainqueurs ; il en aurait fait autant à leur place. Mais en face
de lui, deux seigneurs français les imitaient. Ils ne cessaient de
trinquer et de plaisanter avec des gros rires.
— Par Dieu, Geoffroy ! Quand on fixera ma rançon, je veux que
ce soit à dix mille nobles d’or. Pas un liard de moins !
— Par Dieu, Philippe ! Si tu en vaux dix mille, j’en vaux bien
quinze !
François ne put se contenir. Il leur lança par-dessus la table :
— Comment pouvez-vous rire un soir de défaite, au milieu des
morts ?
Les deux seigneurs ne s’émurent pas. L’un d’eux leva sa coupe
en direction de François.
— Souriez, jeune sire ! Les morts sont au paradis et nous, nous
sommes en vie. Nous avons eu une belle bataille et nos manants
paieront pour notre délivrance ! Que voulez-vous de plus ?…
Dans la grande tente, le silence se fit… Tout au bout, à la table
d’honneur, le Prince Noir avait quelque chose à dire. Il était tourné
vers le roi, tenant un objet dans sa main.
— Sire, malgré le sort contraire, vous l’avez emporté en bravoure
sur nous tous. Ce n’est pas là propos flatteur. Nous sommes
unanimes à vous offrir ce chapelet que nous aurons fierté à vous
voir porter…
Et le prince anglais tendit au roi de France un chapelet. C’était,
en effet, la coutume d’en offrir un, à la fin d’une bataille, à celui qui
s’était montré le meilleur combattant… Jean le Bon accepta le
présent et les conversations reprirent…
C’est alors que François eut une illumination… Une notion
abstraite venait de revenir à sa mémoire, une notion dont le sens lui
avait toujours échappé, malgré les leçons de son père et de son
oncle, mais qu’il comprenait soudain, en cette nuit de défaite, à la
différence de tous ceux qui l’entouraient, y compris le roi lui-
même !… Il en fut si bouleversé qu’il se mit à pleurer à chaudes
larmes… Un Anglais qui était assis à ses côtés, et qui s’était montré
jusque-là fort discret, lui posa la main sur l’épaule.
— Pour qui pleurez-vous, mon ami ? Pour votre dame ?
François se tourna vers lui, mais ne lui répondit pas. Il avait
honte de lui avouer qu’il pleurait pour la France.
Dès le lendemain de sa victoire, et sans même enterrer ses
morts, le Prince Noir reprit le chemin de Bordeaux. Il n’y avait en
effet pas de temps à perdre. Il fallait mettre en lieu sûr cette énorme
quantité de butin et de captifs. Ce n’était pas chose aisée : les
prisonniers étaient plus nombreux que leurs vainqueurs. Et il fallait
surtout mettre le roi à l’abri de toute tentative de libération… Est-ce
que le dauphin, qui avait pu s’échapper, n’allait pas lever une armée
de secours ? Est-ce que les campagnes françaises qu’ils allaient
devoir traverser n’allaient pas leur interdire le passage ?
Les craintes du Prince Noir étaient vaines. Lorsque le dauphin
Charles arriva à Paris, la seule réaction fut la panique. Quant aux
campagnes, aux villes et aux châteaux qui se trouvaient sur leur
chemin, tous imitèrent l’attitude de Poitiers : pas un mouvement ne
vint de leur part. On fit semblant de ne pas voir que le roi de France
était prisonnier, en compagnie de milliers de chevaliers, et que ceux
qui les gardaient étaient moins nombreux qu’eux…
Encombré par son butin et ses captifs, le Prince Noir ne faisait
pas plus de dix kilomètres par jour ; lorsqu’il arriva à Bordeaux, le 3
octobre, ce fut au terme d’une promenade…
L’enthousiasme de la population bordelaise fut indescriptible. Le
clergé alla au-devant de l’armée pour une procession d’action de
grâces. Dans la ville pavoisée, les rues et les fenêtres des maisons
étaient noires de monde. Le bon peuple acclamait cette victoire. Il
regardait sans oser y croire le roi de France chevauchant à côté du
prince anglais, suivi de son fils, le petit Philippe. Il regardait
l’interminable procession des seigneurs prisonniers, allant à pied
entourés de leurs gardes à cheval ; il n’en finissait pas de compter
les chariots regorgeant d’or… Pour tous, c’était un grand jour, un
jour de liesse…
Certains éprouvaient-ils un malaise à voir prisonnier celui qui
était normalement leur souverain et que le prince anglais traitait
visiblement comme tel ? Rien n’était moins sûr. Depuis qu’elle était
officiellement anglaise, jamais la ville de Bordeaux n’avait été aussi
riche. Outre-Manche, on était grand amateur de vins et le commerce
était florissant. De plus, le butin ramené par la guerre ne cessait de
s’amasser. Alors, pourquoi s’encombrer d’idées étroites et inutiles ?
Dieu lui-même semblait avoir choisi son camp en permettant un
triomphe aussi total et aussi inespéré. L’heure était à la fête !…
Perdus dans la cohorte des prisonniers, Enguerrand, François et
Toussaint avançaient comme du bétail. François ne savait trop que
penser après tant d’émotions contradictoires. Il ne pouvait oublier
son baptême des armes. Pour la première fois, il s’était battu, et
bien battu, et il en conservait encore l’excitation en lui. Mais à côté
de cela, il ressentait le goût amer de la défaite et, pire, du
déshonneur, devant l’inconduite de ses compatriotes. Maintenant,
qu’allait-il arriver ? Il n’en savait rien. Il avait l’impression de
marcher vers l’inconnu…
Toussaint prenait les choses avec beaucoup plus de philosophie.
Il avait résumé sa pensée à François, dès les premiers instants de
leur capture :
— Quand on a été condamné à mort, prisonnier ce n’est pas
grand-chose…
Et, depuis, il s’efforçait surtout d’égayer son maître par sa bonne
humeur.
Enguerrand, lui, n’était plus que l’ombre de lui-même.
S’alimentant à peine, ne s’intéressant à rien, ne regardant personne,
il n’avait parlé qu’à François depuis leur départ de Poitiers. Et
encore ne lui avait-il dit que « Bonjour », « Bonsoir » et autres
paroles insignifiantes…
À Bordeaux, ce fut donc la fête. Et mieux que cela, fête sur fête,
bal sur bal, un éblouissement, un tourbillon ! La bourgeoisie se
disputait les illustres captifs, le vin coulait à flots. Jean le Bon était
de toutes les réceptions ; ces réceptions données avec l’or de ses
chevaliers prisonniers et les dépouilles de ses chevaliers morts. Il
avait à cœur d’y figurer le plus splendidement possible et chacun
s’émerveillait de sa prestance et du luxe dont il continuait à
s’entourer.
François, Enguerrand et Toussaint ne quittaient pas l’endroit où
le comte de Salisbury les avait placés : un médiocre hôtel près du
port. L’oncle et le neveu avaient été sollicités par les bonnes
familles de la ville, mais ni l’un ni l’autre n’avaient le cœur à sortir.
Ils se contentaient du pauvre ordinaire de l’établissement et de
courtes promenades jusqu’aux quais, gardés par des soldats
anglais…
Les prisonniers s’éternisaient à Bordeaux, sans que leur sort soit
encore fixé, car, entre les vainqueurs, de terribles querelles avaient
éclaté. Si pour certaines captures il n’y avait pas de litige, d’autres
étaient âprement disputées. Certains prisonniers illustres étaient
revendiqués par quatre, cinq, voire six combattants. Même Denis de
Morbecque s’était vu contester la prise du roi Jean par un certain
Bernard de Troy. L’affaire avait grossi et l’arbitrage d’Édouard III
avait été réclamé… En attendant, tout le monde restait à Bordeaux.
Ceux qui avaient été pris par des seigneurs anglais, comme
François, devaient théoriquement partir pour Londres ; ceux qui
avaient été capturés par des Gascons, comme Enguerrand, devaient
demeurer en Aquitaine. Mais quand le partage se ferait-il ? Les mois
passaient et on en était toujours au même point…
Au début de l’hiver, il fut visible qu’Enguerrand de Cousson se
mourait. François s’alarma dans les tout premiers jours de janvier
1357. Son oncle était devenu maigre à faire peur ; son teint avait
progressivement viré au gris ; il ne quittait plus sa chambre et
presque plus son lit…
Il ne se plaignait pas, pourtant, et défendait qu’on fasse quoi que
ce soit pour lui. Ce fut à son insu que François mit le sire de Berzac
au courant de la situation.
Ce dernier, affolé à l’idée de perdre sa rançon en même temps
que son captif, dépensa sans compter pour sa guérison et, dès lors,
ce fut le défilé des médecins dans la chambre d’Enguerrand… « Je
diagnostique une fièvre quarte », dit le premier d’entre eux, en
prescrivant le remède approprié… Remède que le second fit
supprimer aussitôt et remplacer par des saignées en raison d’un
excès d’humeurs chaudes… Un troisième, appelé d’urgence à prix
d’or, devant le manque de résultat de ses confrères, reconnut un
excès de bile et ordonna le foie cru d’un veau d’un jour. Il fallut
courir tout Bordeaux pour trouver une vache sur le point de vêler,
acheter le nouveau-né et le sacrifier. Mais le foie se révéla sans
effet…
Le quatrième fut partisan de la chirurgie : on l’écarta. Le
cinquième était un professeur de la Faculté reconnu comme un
maître, même par ses confrères. Il ausculta longuement le malade
et rendit son verdict :
— Ce n’est pas le corps qui est malade, mais l’esprit… Il s’agit
d’une forme maligne de la maladie de saint Leu, autrement dit
l’épilepsie. Je prescris purgatifs, vomitifs, lavements et ellébore…
Enguerrand se soumettait aux praticiens et à leurs traitements
avec une égale patience, répondant par monosyllabes à leurs
questions, et déclarant, quand ils revenaient le voir, qu’il se sentait
mieux. Mais il déclinait chaque jour davantage…
Enguerrand se mourait de chagrin. Ce parfait chevalier ne s’était
pas remis de ce qu’il avait vu à Poitiers et ne pouvait supporter
l’idée des malheurs qui allaient s’abattre sur le pays… Après avoir
gardé obstinément le silence, il finit par parler à François le dernier
jour du mois de janvier. Les médecins, car on en avait fait venir
plusieurs ce jour-là, se pressaient à sa porte. Enguerrand demanda à
François de les renvoyer. Il pria ensuite Toussaint d’aller chercher
un prêtre. Dès qu’il fut parti, Enguerrand dit à François :
— Je vais quitter ce monde…
François regarda son oncle avec effarement… Jusque-là, contre
toute raison, il n’avait pas voulu y croire. Il se raccrochait aux
paroles rassurantes des médecins. Il ne voulait pas se retrouver
seul, pas si tôt !… Enguerrand vit son désarroi et lui sourit.
— N’aie aucune crainte pour toi, François. Tu n’as plus besoin de
moi. Tu as les forces nécessaires pour affronter la vie et les qualités
pour le faire avec honneur…
François voulut dire quelque chose, mais son oncle l’arrêta.
— Tu es la seule satisfaction que j’emporte… J’ai essayé de te
donner ce que je pouvais ; non pas la science des armes, n’importe
quel maître d’escrime en est capable, mais la justice, la modération,
l’amour des autres…
Enguerrand s’arrêta de parler, épuisé par l’effort qu’il avait fait…
Il resta quelque temps à haleter, puis se redressa et continua avec
une violence soudaine.
— Ne sois pas comme eux, François ! Jamais ! Ils sont indignes
de l’épée qu’ils portent. Ils sont grossiers, violents et stupides ! Ils
n’ont rien compris, même le roi !… Jure-moi de ne jamais leur
ressembler !…
— Je vous le jure…
Enguerrand de Cousson hocha lentement la tête.
— C’est bien… Moi, j’en ai terminé avec ces choses. Je suis arrivé
au terme. Dieu dira comment je dois être jugé…
François prit la main de son oncle et l’étreignit follement… Il se
rendait compte, à présent, de tout ce qu’il lui avait donné. Combien
de fois, le matin, lorsqu’il s’était levé dans le noir, il l’avait maudit !
Mais Enguerrand se levait chaque matin à la même heure. Lorsqu’il
fallait peiner dans le froid ou dans la canicule, Enguerrand était là,
lui aussi, dans le froid et la canicule. Tout ce qu’il lui avait imposé, il
se l’était imposé à lui-même. C’était la première fois que François
s’en rendait compte. Il mesurait toute la somme d’efforts, de
courage que cela lui avait coûté. Derrière la rigueur de son parrain,
sa dureté parfois, se cachait un amour infini !…
Tout se bousculait dans la tête de François. Tout lui revenait à la
fois. Il revoyait le sourire fin de son oncle quand il avait rendu son
verdict au procès de la femme nue, son air entendu quand il lui avait
confié ses premiers troubles d’adolescent. Il avait toujours senti en
lui, même quand il ne disait rien, une clairvoyance, une sagesse, qui
suffisaient à elles seules pour le rassurer. Si Enguerrand mourait, à
qui allait-il se confier ? Qui lui servirait de guide et d’exemple ? Il ne
pouvait pas le laisser ainsi, face à tous les pièges de la vie !…
François se sentait perdu, chancelant, désespéré… Il cria :
— Ne partez pas !…
Enguerrand ne répondit rien. Ce fut à ce moment que le prêtre
entra. François se retira. Lorsque le prêtre ressortit, il lui adressa
quelques mots :
— Il est déjà entre les mains de Dieu, mais il a pu se confesser…
François se précipita dans la pièce et s’arrêta au bord du lit…
Non, son oncle n’était pas mort. Ce qu’avait voulu dire le prêtre,
c’est qu’il avait passé cette limite au-delà de laquelle tout retour
vers la vie est impossible.
Il était livide et râlait doucement… François lui parla, mais
n’obtint nulle réponse. Ils n’étaient plus dans le même monde. Il fit
sortir tous ceux qui étaient là, Berzac, les médecins, les
domestiques, et resta seul, avec Toussaint qui s’agenouilla.
Debout au chevet du lit, il voyait son oncle et parrain s’éloigner
irrésistiblement de lui, comme sur une barque qu’on aurait confiée
aux flots. Il voulait lui crier son amour, sa reconnaissance éperdue,
infinie… Et il comprit soudain comment il devait le faire…
François se souvint du livre de son oncle, l’histoire de ce
chevalier qui cherche la fleur aux sept couleurs pour retrouver son
épouse morte… Oh, oui, c’était bien lui ce chevalier irréprochable
qui atteignait la perfection au dernier jour de sa vie ! Comme il
méritait de la retrouver en paradis, sa Flore !…
Enguerrand s’agitait à présent. Il grimaçait, en proie à sa
dernière douleur terrestre. François se pencha sur lui. Il connaissait
par cœur, pour l’avoir tant de fois lu, le dernier passage de La Quête
de Flore et il se mit à le réciter… Ce fut sa manière de dire à celui
qui l’avait élevé son adieu et son merci…
Tandis que François disait les vers, il vit le visage d’Enguerrand
se calmer ; ses traits se détendirent, un sourire apparut et ses yeux
s’ouvrirent ; ils étaient éclairés d’un regard qui n’avait plus rien à
voir avec les choses d’ici-bas…
François récitait… Maintenant, le chevalier mourait. Il montait
au paradis, escorté par les anges. Flore était là ! Elle avait la fleur
aux sept couleurs, celle qui réunit tous les tons en l’arc-en-ciel. Il
avait réussi sa quête… Les lèvres d’Enguerrand remuèrent. Il
prononça :
— Flore…
Puis son sourire devint lumineux, radieux. Il redressa à demi la
tête.
— François ! Elle a la fleur !…
Il retomba sur son oreiller et ne bougea plus.
Enguerrand de Cousson fut enterré au couvent des Carmes à
Bordeaux. Après la messe, on fit descendre son cercueil dans la
fosse et, comme c’était la coutume lorsque s’éteignait le dernier
représentant d’une famille noble, on inhuma avec lui son blason…
François vit la terre recouvrir les deux loups affrontés de sinople,
qui disparaissaient de ce monde en même temps que son oncle.
François frissonna… L’enterrement, les loups : il ne pouvait
s’empêcher de penser à la mort de sa mère. Il avait toujours voulu
éviter ce souvenir, le plus angoissant de sa vie… Un instant une idée
le traversa : il allait demander à Enguerrand de l’aider, comme il
l’avait fait avant la veillée d’armes… François eut un sanglot… Il
était seul, face à lui-même… La célébration funèbre s’achevait. Il ne
pouvait plus éviter la méditation redoutée…
Les loups des Cousson étaient maintenant sous terre, mais ils
n’avaient pas disparu. Ils n’avaient pas emporté avec eux leur
mystérieuse et terrible histoire : ils étaient en lui. Quoi qu’il fasse,
François avait une moitié de sang Cousson dans les veines, même
si, comme pour Enguerrand, cela ne se voyait pas.
Hugues, Théodora… François connaissait parfaitement leur
existence ; sa mère la lui avait racontée. Il avait essayé de les oublier
pour toujours, mais ils resurgissaient aujourd’hui. Il était le
descendant d’Hugues et de Théodora de Cousson, qui incarnaient
les deux faces d’une même monstruosité dans le bien et le mal…
D’une manière ou d’une autre, il leur ressemblait et il faudrait
qu’un jour, il mette ses pas sur leurs traces périlleuses… C’était cela
que voulait dire, en partie, le rêve noir…
La cérémonie était terminée… François repartit en compagnie de
Toussaint, qui respectait son silence. Sa mère, son père et
maintenant son oncle… Tous ceux qui l’avaient précédé dans la vie
avaient disparu. Il était désormais seul, comme en première ligne
d’une bataille. Mais l’adversaire qui l’attendait n’était pas un
chevalier ni même la mort. C’était un loup, ou quelque chose
comme cela. Un loup qui était tapi en lui depuis le jour de sa
naissance. Et François savait, après sa veillée d’armes, que son plus
redoutable adversaire était lui-même…
Le marchandage entre seigneurs anglais et gascons à propos des
captifs dura tout l’hiver et une partie du printemps. Ce ne fut que le
11 avril que François et Toussaint partirent pour l’Angleterre,
comme prisonniers du comte de Salisbury. Le roi Jean le Bon était à
bord de la Sainte-Marie, un énorme navire anglais bourré
d’hommes de guerre en prévision d’une attaque éventuelle : cent
marins, cinq cents chevaliers et de nombreux archers. Le Prince
Noir avait pris place à bord de l’Espirit, le navire-amiral. Quant au
bateau de François, de plus modestes dimensions, il appareilla le
matin, au milieu d’une flottille d’autres… Longtemps, François
regarda le port de Bordeaux et la terre de France s’éloigner. Quand
ils eurent disparu, il se tourna vers Toussaint. Il se sentait plus que
jamais perdu. Il soupira :
— Qui peut dire ce que nous allons rencontrer là-bas ?
— Moi, mon maître !
— J’envie ton savoir…
— Des Anglais. Et, avec un peu de chance, des Anglaises !…
9 Ariette d’Angleterre
La flotte transportant les prisonniers français vers l’Angleterre
se traînait. Craignant une tempête qui anéantirait sa fabuleuse
cargaison humaine, le Prince Noir avait décidé d’éviter la haute mer.
On restait donc le long des côtes et les journées s’écoulaient en un
cabotage désespérant. Une semaine après le départ de Bordeaux, on
était toujours en vue du continent…
François était sombre. Installé dans un coin du bateau, il évitait
tout contact avec les autres Français. Il ne pouvait leur pardonner
leur lâcheté, leur égoïsme, qui avaient causé la défaite de son pays
et la mort de son oncle. Il n’avait rien de commun avec ces gens-là.
Il lui arrivait de les observer. Ils affichaient un mépris souverain de
leur sort. Ils se moquaient d’être vaincus ! Aller en Angleterre
n’était sans doute, pour eux, qu’un changement de décor, une
péripétie dans leur existence… Mais lui, François de Vivraie,
enrageait, bouillait de ne plus pouvoir se battre. Qu’allait-il faire là-
bas ? Rien ! Pour la première fois depuis qu’il était au monde,
François avait l’impression de perdre son temps…
François ne parlait qu’à Toussaint, mais il n’écoutait pas ce que
ce dernier lui disait. Toussaint, pourtant, l’incitait à la sagesse.
— Il y a une heure pour tout, mon maître, pour le labeur comme
pour le repos, pour la peine comme pour le plaisir… Qui vous dit
que vous perdrez votre temps ? Comment savez-vous ce que Dieu
vous réserve ?…
Sur le bateau, l’ordinaire était infect et entrait peut-être pour
quelque chose dans la hargne de François ; c’était un brouet
composé d’éléments indéfinissables, sans qu’on puisse savoir si
c’était de la viande, des légumes ou du poisson. Ce fut peut-être
cette pitance qui en fut responsable, ce fut peut-être un miasme
colporté par l’air, toujours est-il que dix jours après le départ,
François tomba brusquement malade.
Veillé par Toussaint qui ne pouvait faire autre chose que lui
prodiguer des paroles d’encouragement, François fut bientôt en
proie à une fièvre intense. Un instant, l’équipage crut même à la
peste et parla de le jeter par-dessus bord, mais il n’y avait pas de
bubons et on le laissa tranquille…
Ne pouvant rien avaler et tout juste boire, délirant, grelottant,
malgré la chaleur de ce mois d’avril et les couvertures dont
l’entourait son écuyer, François crut sa dernière heure arrivée et un
prêtre, qui était à bord, lui donna la communion… Mais François ne
mourut pas. Sa fièvre tomba brusquement, une semaine plus tard,
au matin du 25 avril, jour de la Saint-Marc…
En se réveillant, il se rendit immédiatement compte de son
mieux-être et agrippa le bras de Toussaint qui se tenait à ses côtés.
— Toussaint, je suis guéri !
— C’est un grand jour, mon maître !
François se tut et sembla éprouver une soudaine angoisse.
— Parle plutôt d’une grande nuit !… Jamais elle n’a été aussi
noire !
Un long silence s’installa entre les deux hommes… La lumière de
ce lever de soleil était splendide, à la fois rose et blanche. La journée
serait aussi belle que les précédentes… Toussaint, penché sur son
maître, l’examina avec intensité… François était tourné dans sa
direction, ses yeux bleus étaient fixés sur lui, mais ils ne le
regardaient pas ; ils ne regardaient ni près ni loin, ils ne regardaient
rien ; ils étaient vides, morts… Des croûtes rosées bordaient les
paupières…
— Toussaint, il fait nuit, n’est-ce pas ?… Toussaint, ne me dis
pas…
Toussaint ne dit rien, mais sa réponse fut la plus terrible de
toutes. Un sanglot, un seul, lui échappa. François l’entendit et cria :
— Je suis aveugle !
Toussaint se ressaisit aussitôt.
— Cela ne durera pas ! J’ai connu bien des gens qui ont perdu la
vue après une fièvre et qui l’ont recouvrée après…
Et Toussaint continua à parler, tant pour étourdir son maître que
s’étourdir lui-même. Le soleil fut bientôt haut ; François en sentit la
chaleur sur son visage, une chaleur sans lumière, preuve irréfutable
de son malheur. Son désespoir éclata soudain.
— Qu’est-ce qu’un chevalier aveugle, un chevalier sans yeux ?
— Jean l’Aveugle fut le plus beau héros de Crécy…
— Où est passé le soleil ? Où sont passées les fleurs ? Où sont
passées les femmes ? Où est passée la vie ?…
— Vous les reverrez, je vous le jure !…
Ils étaient près du bastingage. Toussaint n’eut pas le temps de
prévenir le geste de son maître. D’un mouvement rapide de la main
gauche, François arracha la bague au lion et la lança dans la mer…
François entendit le bruit d’un corps qui tombe à l’eau, suivi de tout
un remue-ménage : des exclamations confuses, des jurons… Il palpa
son annulaire nu et s’allongea… Tout était fini. Il allait mourir
comme son oncle, en se laissant glisser sur cette pente qui conduit
doucement et infailliblement à la mort… Enguerrand… Il allait
bientôt le retrouver, en même temps que la lumière elle-même,
l’autre, celle du ciel, que les aveugles voient eux aussi…
François sursauta : une main dégoulinante s’était posée sur la
sienne et lui passait la bague au lion.
— L’eau est froide pour la saison, mon maître…
François voulut arracher de nouveau la bague, mais Toussaint la
maintenait fermement.
— Je l’ai repêchée sans mal, mais deux ou trois archers ont cru à
une évasion et m’ont fait cadeau de leurs flèches. Heureusement, ils
tirent mieux sur terre que sur mer. J’ai crié que ce n’était qu’un
accident et une bonne âme a fini par me lancer une corde…
La main de Toussaint était plaquée sur celle de François. Il était
penché sur lui et répandait une pluie d’eau de mer. François se
laissa inonder. Merveilleux Toussaint que rien ne pouvait vaincre !
L’attachement indéfectible de son compagnon était le seul et faible
lien qui le retenait encore à la vie.
— Maintenant, mon maître, écoutez-moi. Vous allez combattre
votre malheur. Vous allez le combattre comme vous savez le faire.
Comme à la guerre, comme si c’était un chevalier !
Le discours de Toussaint provoqua chez François un brusque
mouvement d’intérêt. Toussaint s’en rendit compte et relâcha son
étreinte. François s’assit.
— Explique-toi.
— La cécité est un chevalier noir. Bien plus noir que le Prince
Noir. Son cheval est noir, son armure est noire ; elle a fondu sur
vous par surprise et vous a enveloppé de sa cape noire… Mais vous
avez une arme contre elle ; une arme qui peut briser d’un coup les
pattes de son cheval, faire éclater son armure, séparer son tronc, sa
tête et ses membres !…
François haussa les épaules.
— L’épée ? Le fléau d’armes ?
— Non, mon maître : le rire !…
— Le rire ?…
— Touchez votre bague, mon maître…
François s’exécuta. Il parcourut du doigt la fine crinière, les deux
yeux de rubis et s’arrêta sur la gueule ouverte. Il resta interdit. Ce
mouvement des mâchoires, ces babines retroussées, ces dents
découvertes : il n’y avait pas de doute, la bague au lion riait !…
Toussaint lui prit le bras.
— Venez avec moi !
— Quoi faire ?
— Je viens de vous le dire : rire.
— Je viens de devenir aveugle et tu veux que je rie !
— Oui, mon maître, tout de suite !…
Sous la conduite de Toussaint, François traversa le bateau et alla
du côté de ces seigneurs français avec lesquels il n’avait pas voulu
frayer depuis le début de la traversée. Toussaint lui proposa de
deviner leur physique d’après le son de leur voix. Le premier les
apostropha d’une manière bonhomme :
— Alors, chevalier, on fait prendre un bain à son écuyer ?
François dit à Toussaint :
— Gras et rougeaud…
— Bravo, mon maître !
Comme un autre faisait remarquer de manière acariâtre que
Toussaint le mouillait, François déclara :
— Grand, maigre et barbu…
Le jeu des devinettes dura toute la journée. À aucun moment,
François ne rit vraiment, mais il se surprit plusieurs fois à sourire.
Au soir, qu’il ne vit pas, de ce 25 avril, il avait pris une décision :
continuer à vivre. Il ne savait pas au nom de quoi, ni pour quoi faire,
mais il savait qu’il devait continuer, ne serait-ce qu’un jour encore…
Car il pouvait en arriver des choses en un jour : la preuve !… En
s’endormant, François craignit de faire le rêve noir. Mais il ne le fit
pas, au contraire. Il repensa aux dernières paroles de l’Être, dans sa
cabane : « Il faut que tu aies la patience… » La patience, voilà une
seconde arme, à laquelle Toussaint n’avait pas pensé ! Une arme
défensive, tout comme le rire était offensif. Protégé par la patience
et armé par le rire, il allait pouvoir partir pour son nouveau
combat…
François s’endormit et, au lieu du rêve noir, ce fut le rêve rouge
qu’il fit… C’est ainsi que cette nuit-là, sur un bateau, quelque part
entre la France et l’Angleterre, un chevalier de dix-neuf ans, captif et
aveugle depuis quelques heures, connut des moments de bonheur
et de triomphe…
Contrairement aux prédictions rassurantes de Toussaint,
François de Vivraie ne recouvra pas la vue le lendemain, ni les jours
qui suivirent. La traversée s’éternisa et la mer devint mauvaise.
François en fut paradoxalement heureux. Il n’était pas sensible au
mal de mer, à la différence de la quasi-totalité des autres passagers,
et il en conçut une revanche, un peu mesquine mais excusable.
Seule l’odeur gâcha son plaisir. Car depuis qu’il avait perdu la vue,
l’odorat de François, de même que son ouïe, son toucher et son
goût, se développaient d’une manière prodigieuse…
Ce ne fut que le 5 mai 1357 que la flotte du Prince Noir débarqua
à Plymouth. Pour François, un étrange voyage commençait dans un
pays que rien ne différenciait de celui qu’il avait quitté, à part les
voix. Ce fut d’ailleurs sa seule impression en prenant pied sur le
quai de Plymouth : un concert de mots incompréhensibles…
Lors de ses premiers pas, François bouscula un Anglais qui, ne
se rendant pas compte de son infirmité, se mit à l’injurier. Alors, à
sa surprise, François entendit une voix familière, celle de Toussaint,
s’exprimer dans la même langue… L’homme n’insista pas et
grommela quelques mots, visiblement d’excuse.
— Tu parles anglais !
— Oui, mon maître.
— Où l’as-tu appris ?
— Chez les Bedham. Le mari et la femme m’ont appris chacun
une partie du vocabulaire… Pas la même, bien sûr…
François sourit. Décidément, sauver Toussaint de la marmite
avait été la plus géniale inspiration de sa vie…
Il n’y avait pas si loin de Plymouth à Londres, mais le Prince
Noir n’était pas pressé. Une fierté bien compréhensible le poussait à
montrer ses illustres captifs au peuple anglais et il multipliait les
détours à travers les campagnes en liesse. Enfin, dix-neuf jours plus
tard, le 24 mai 1357, ce fut l’entrée triomphale à Londres…
Les cloches de la ville sonnaient à toute volée, lorsque le cortège
franchit l’unique pont enjambant la Tamise, un ouvrage magnifique,
avec ses dix-neuf arches et ses deux tours fortifiées dont l’une était
surmontée des têtes des condamnés à mort. Devant, menton
proéminent et barbiche bien coupée, juché sur son traditionnel
cheval blanc, chevauchait le roi de France ; juste derrière, allait le
Prince de Galles, bel homme de vingt-sept ans aux fortes
moustaches tombantes, dans son armure et sur sa jument noires. Le
contraste de couleur était saisissant et avait été voulu par le prince.
Cette manière de mettre le vaincu en lumière et le vainqueur dans
l’ombre était la plus raffinée des modesties ou le plus subtil des
orgueils…
François ne voyait rien de tout cela. Il ne voyait pas non plus les
tentures multicolores dont on avait paré les façades des maisons sur
le chemin qu’empruntait le cortège. Il entendait le son des cloches
et les cris de joie des Londoniens et surtout, il sentait…
Si les villes de l’époque étaient sales, Londres était peut-être la
pire. Les porcs y circulaient librement et on disait qu’il y en avait
autant que d’habitants. Ajoutés aux autres animaux et aux
immondices humains, ils faisaient de la cité une véritable
infection… Pour accueillir le prestigieux cortège, les autorités
avaient pris des mesures : les porcs avaient été éloignés et parqués
dans les prés environnants ; les rues avaient été raclées et lavées à
la hâte. Mais l’odeur était restée et, si elle n’était plus guère
perceptible pour ceux qui avaient l’attention attirée ailleurs,
François, lui, ne sentait qu’elle.
Au milieu de la cohorte des Français prisonniers, la tête haute,
car le spectacle du peuple vainqueur ne pouvait l’atteindre, il huma
l’air et, tandis qu’il franchissait l’une des huit portes de la ville, se
mit à éclater de rire.
— Toussaint, Londres sent la merde !…
Le cortège, après bien des méandres, arriva devant l’hôtel de
Savoie, qui allait servir de résidence à Jean le Bon et à quelques
hauts seigneurs, choisis par lui pour constituer sa cour. Lorsque
tout le monde s’arrêta, François riait encore. Et il riait, lorsque des
sergents anglais vinrent les emmener, Toussaint et lui…
Le comte de Salisbury, informé de l’infortune de son prisonnier,
avait eu un geste chevaleresque. Alors que les captifs de petite
importance devaient être enfermés à la Tour de Londres ou dans
certains bâtiments, transformés pour la circonstance en prison, il
avait permis à François de loger en ville, chez l’un de ses hommes,
John Mortimer, capitaine des chats…
John Mortimer habitait Fish Street, une rue donnant sur la
Tamise, non loin de la halle aux poissons. Il attendait sur le pas de
sa porte et alla au-devant de ses visiteurs.
— John Mortimer, capitaine des chats… C’est un grand honneur
d’obéir aux ordres de mon maître Salisbury et d’accueillir un
courageux chevalier français frappé par le malheur…
John Mortimer n’était pas quelqu’un d’ordinaire. D’une
corpulence énorme, le visage joufflu et les mains larges comme des
battoirs, il était aussi puissant que jovial. Il aurait été difficile de lui
donner un âge : la quarantaine, peut-être… Il prit François par le
bras et lui fit franchir le seuil de sa demeure : une maison de
briques à deux étages. Ce colosse se déplaçait avec une souplesse
étonnante et cette particularité, jointe à une fine moustache, lui
donnait des allures félines…
— Voilà, messire, vous êtes ici chez vous. Je tâcherai de vous
faire oublier votre infortune…
François ne voyait pas Mortimer, mais il l’imaginait. Sa voix
ample et la grosse main qui s’était posée sur lui indiquaient
suffisamment les proportions du personnage… Sitôt entré, François
perçut une curieuse odeur ; il sentit aussi plusieurs frôlements dans
les jambes. Il eut une exclamation :
— Des chats !…
— Vous avez raison, messire, ce sont des chats…
Le rez-de-chaussée était occupé par une pièce unique
comprenant une longue table, deux bancs de chaque côté et un
grand fauteuil de bois à haut dossier à l’une des extrémités ; un
tonneau, posé sur un tréteau, complétait le tout. Mais ce n’était pas
le mobilier qui faisait l’originalité des lieux : c’étaient les chats. Ils
étaient partout et il aurait été impossible de les compter. Il y en
avait de toutes les sortes : des noirs, des blancs, des noir et blanc,
des fauves, des tigrés, des tricolores, des matous pansus, des bêtes
fines et élancées et des ribambelles de chatons. Curieusement,
aucun miaulement ne s’échappait de cette ménagerie…
Mortimer fit asseoir François sur le fauteuil et pointa le doigt
vers un des murs de la salle.
— Quelles sont vos couleurs, messire ?
— Gueules et sable.
— Moi aussi, bien que roturier, j’ai les miennes. Elles m’ont été
données par le roi Édouard lui-même. Puisque vous ne pouvez les
voir, je vais vous les décrire : d’azur, au chat d’or tirant à l’arc,
accompagnées de la devise : Semper felix.
— « Toujours heureux »… Vous avez bien de la chance, capitaine
Mortimer !
Mortimer rectifia la traduction.
— « Toujours heureux » ou « Toujours chat »… Les Latins, qui
étaient les gens les plus savants et les plus sages du monde,
n’avaient qu’un mot pour dire « chat » et « heureux »… Maintenant,
je veux vous faire goûter ceci…
John Mortimer prit trois chopes, alla les remplir au tonneau et
en tendit une à François et à Toussaint.
— Je trinque à votre santé ! Puissiez-vous retrouver la vue aussi
vite que la liberté !…
François n’avait jamais bu de bière, uniquement du vin. La
saveur âcre du breuvage et sa légèreté lui plurent tout de suite. Il
avala quelques gorgées avec un plaisir réel et constata combien son
goût était plus fin que lorsqu’il voyait. Une mince compensation,
mais depuis qu’il était arrivé à Londres, il ne s’était pas ennuyé un
seul instant.
— Vous parlez bien notre langue, capitaine !
— J’ai eu le temps de l’apprendre. Dix ans : de Crécy à Poitiers.
Maintenant, je ne quitterai plus Londres. J’ai passé l’âge et puis,
c’est la paix…
John Mortimer prit sa chope et, malgré sa contenance, la vida
sans reprendre haleine. Ensuite, il alla se resservir au tonneau.
— Je suis navré de vous attrister, messire, mais si vous avez
perdu la guerre, si tant des vôtres sont tombés à Crécy et à Poitiers,
si votre roi est prisonnier et si vous-même, vous êtes ici, c’est à
cause de moi !…
François eut un sourire amusé.
— De vous, vraiment ?
— De moi et de la capitainerie des chats… Nierez-vous que, dans
toutes les batailles, nos archers ont joué le rôle décisif ?
François fit la grimace.
— Non.
— Eh bien, s’ils ont pu tirer, c’est grâce à moi et à mes chats. Les
principaux ennemis de l’archer ne sont pas les soldats adverses,
mais les souris et les autres rongeurs qui pourraient grignoter les
cordes de son arc. Aussi, le soir, à chaque étape, les arcs étaient
réunis en un seul lieu et je sortais mes chats de leurs cages. Ils
montaient la garde toute la nuit et, le matin, les armes étaient
intactes. C’est cela la capitainerie des chats…
— Je m’incline devant tant d’ingéniosité…
— Je vous remercie, messire, mais ce n’est pas tout. À leur mort,
mes protégés continuaient à servir le roi. Je les vidais et je prenais
leurs boyaux pour faire de nouvelles cordes. Je m’arrangeais même,
une fois l’arc fait, pour placer auprès de celui-ci un membre de la
famille du disparu. Ainsi, le fils veillait sur la mère, le frère sur la
sœur, etc. Vous imaginez avec quel surcroît d’attention et de
férocité !…
François finit sa bière… Mortimer gloussait doucement à
quelques pas de lui. Quel sort étrange était le sien !… Une main lui
prit sa chope et la lui rendit pleine. Il but de nouveau. Il se sentit
envahi par une douce torpeur…
— Vous savez donc reconnaître tous vos chats ? Quels noms ont-
ils ?
— Aucun, messire. Ce sont des soldats !…
Une forte odeur de poisson entra brusquement dans la pièce et,
miaulant pour la première fois, tous les chats convergèrent dans
une même direction.
— Voici Mme Mortimer, mon épouse. Elle a pour prénom
Catherine, mais tout le monde l’appelle la Capitaine.
L’odeur était si forte que François en était incommodé.
— Je suppose que la Capitaine est poissonnière…
— Exact… Quel plus beau parti y avait-il, pour un capitaine des
chats, qu’une poissonnière ? La Capitaine nous comble, mes soldats
et moi…
Mme Mortimer prononça quelques mots de bienvenue en
anglais, que Toussaint traduisit à son maître. François se pencha
vers lui.
— Comment est-elle ?
Toussaint répondit laconiquement :
— Mon genre…
Cela suffisait pour que François, qui connaissait les goûts de son
écuyer, imagine une créature plantureuse. Mais Mme Mortimer
était mieux que cela. Elle était éblouissante. Elle avait un teint
éclatant, de grands yeux noirs en amande, une superbe chevelure
noire et un sourire à faire damner un évêque. Elle avait posé sur le
sol un panier rempli de poissons et les distribuait aux chats
accourus pour la curée… Pendant ce temps, son mari commentait…
— La Capitaine est la meilleure vendeuse de poissons de tout
Londres. Les mauvaises langues disent qu’on lui achète plus pour
ses charmes que pour la fraîcheur de sa marchandise, mais quand
cela serait, où est le mal ?… À part cela, la Capitaine est une
catholique exemplaire. Elle remercie à toute heure l’Église d’avoir
inventé le carême et n’est triste qu’une fois l’an, le jour de Pâques…
La Capitaine avait terminé sa distribution. Elle s’approcha de son
mari.
— Mortimer, parle moins et sers-moi à boire !
Mortimer alla vers sa femme, l’embrassa goulûment et lui donna
une chope.
— À nos amours, Capitaine !…
Puis, il revint vers François, tandis que sa femme buvait d’un
trait.
— Je vous disais que mes chats n’avaient pas de nom : c’est vrai,
sauf un seul…
Il se baissa et ramassa par terre un chat empaillé, qu’il mit dans
les mains de François. Il était tout noir, maigre et pelé.
Il s’appelle Prince Noir… C’est le seul que j’ai fait empailler.
Savez-vous pourquoi ?
François pensa à Orient… Il hasarda :
— Il vous a sauvé la vie ?…
Exactement. C’était il y a cinq ans, quelque part en Bretagne.
Nous étions au repos et mes chats étaient en faction, quand, sauf
votre respect, un cochon de Français s’est glissé derrière moi pour
me tuer par traîtrise. Prince Noir l’a vu, lui a sauté au visage et lui a
crevé les yeux… Après, je ne l’ai jamais remis en cage. Je l’ai gardé
avec moi, sur mon épaule, à pied comme à cheval, qu’il pleuve ou
qu’il vente. Nous ne nous sommes jamais quittés… Il est mort de
vieillesse, il y a deux mois, à Bordeaux…
John Mortimer alla remplir sa chope et en vida la moitié.
— Quand je mourrai, ce n’est pas un chapelet que je veux qu’on
mette dans mes mains, c’est Prince Noir. Je veux l’emporter au
tombeau et que mes doigts le caressent jusqu’à ce qu’ils deviennent
poudre !…
François poussa un petit cri : il venait de se piquer l’index à l’une
des dents du chat empaillé. Mortimer lui reprit la dépouille.
— J’avais oublié de vous prévenir : Prince Noir n’aimait pas les
Français…
Sa voix se chargea d’émotion :
— C’était son seul défaut…
La poissonnière tapa du poing sur la table.
— Tu deviens triste, Mortimer ! Change de sujet.
— Tu as raison, Capitaine… Savez-vous, messire, que dans votre
malheur vous avez une chance : il vous reste la caresse…
Toutes les chopes étaient vides. Mortimer alla au tonneau pour
une tournée générale.
— La caresse est le plus merveilleux des sens, car elle est vouée à
la beauté. Tous les autres sens nous dominent ; nous sommes leurs
esclaves. Nos yeux nous font voir l’or et les habits de gala aussi bien
que les culs-de-jatte et les lépreux ; nos oreilles nous font entendre
les cantiques de la messe comme le braillement des ivrognes et le
gémissement des mourants ; notre nez nous fait sentir la rose et la
merde, et combien de fois nous avons porté à notre bouche quelque
chose d’immonde, que nous avons dû recracher ! Mais nous
sommes les maîtres de nos caresses ; nous ne caressons que ce que
nous avons choisi : la soie, le velours, la fourrure, la chevelure et la
peau des femmes. C’est le seul sens qui soit fait uniquement pour
notre plaisir !…
Mme Mortimer s’approcha de son mari et tenta de le lever de
son banc.
— Eh bien, allons au lit ! Si tu continues à boire, tu ne seras plus
bon à rien !
John Mortimer sembla pris d’une brusque inspiration. Il la
repoussa gentiment.
— Capitaine ! Va chercher tes moustaches.
— Mes moustaches ?
— Oui. Je veux que nos hôtes les voient… Apporte-les toutes…
Catherine Mortimer eut un geste fataliste et quitta la pièce pour
se rendre au premier étage. Mortimer tapa familièrement sur
l’épaule de François.
— Soyez juste, messire. Que connaissez-vous de plus fin, de plus
élégant, de plus excitant que les moustaches d’un chat ? Et vous
êtes-vous demandé pourquoi le Créateur en avait doté aussi bien les
femelles que les mâles ? La réponse est simple : la moustache est
aussi féminine que masculine. Eh bien, les humains doivent faire
pareil : je porte la moustache et ne consens à faire l’amour qu’avec
une femme à moustache… Vous ne savez pas quelle jouissance j’en
tire…
François sourit.
— Vous êtes un homme étonnant, capitaine Mortimer !
L’Anglais leva sa chope.
— Semper felix !… Je mets ma devise en pratique : toujours chat,
toujours heureux…
Mme Mortimer était revenue, portant des peaux de chats et les
posa sur la table. Mortimer en prit une… Il s’agissait, en fait, d’une
sorte de masque destiné à recouvrir entièrement la tête, avec des
trous pour les yeux, le nez et la bouche ; deux oreilles avaient été
cousues de chaque côté et, sur la lèvre supérieure, avait été collée
une superbe paire de moustaches…
— Il y a quatre masques : le noir, le noir et blanc, le tigré, le
fauve… Aujourd’hui, j’ai envie du noir et blanc. Mets-le, Capitaine !
Mme Mortimer s’exécuta. L’instant d’après, Toussaint poussa un
cri de surprise. Avec ses yeux noirs en amande, ses oreilles pointues
et ses longues moustaches, elle était tout bonnement irrésistible…
Elle souriait, d’une manière à la fois amusée et provocante. L’écuyer
avala sa salive.
— C’est très… convaincant…
John Mortimer se tourna vers François, l’air contrarié.
— Quel dommage que vous ne puissiez apprécier, vous aussi.
Il frappa brusquement dans ses mains.
— Il n’y a qu’une manière : caressez-la !
— Vous n’y pensez pas !
— Je vous le demande comme une grâce… Assieds-toi près de
lui, Capitaine.
Mme Mortimer se plaça sur le banc, à côté de François, lui prit
les mains et les posa sur son visage… François, tout d’abord, n’osa
pas bouger, mais il se mit quand même à caresser du bout des
doigts. Il passa de la fourrure de chat aux sourcils et aux cils,
descendit le long du nez, de la moustache, des lèvres entrouvertes,
des dents, du menton… Mortimer cria presque :
— Continuez ! Ne vous arrêtez pas… Descendez encore !…
Fasciné, François parcourut le cou, puis atteignit l’opulente
poitrine de Mme Mortimer, qui se durcit, tandis que sa respiration
et les battements de son cœur s’accéléraient. François était
environné d’une intense odeur de poisson, qui lui tournait la tête…
La voix de Mortimer devint plus pressante.
— Imaginez que c’est une chatte, une énorme chatte et que vous
êtes un chat prêt à jouir ! N’est-ce pas cela le bonheur ?…
Mme Mortimer se dégagea doucement et vint vers son mari.
— Le pauvre garçon ! Dans quel état nous l’avons mis ! Il faut
faire quelque chose…
Mortimer parut sortir d’un rêve.
— Tu as raison. Je suis un âne ! Je ne pensais qu’à prouver ma
théorie et je me suis conduit comme un monstre…
Il se leva soudain.
— Anna !… Voilà celle qu’il nous faut ! Je vais la chercher…
Mme Mortimer approuva avec enthousiasme et lorsqu’il eut
quitté la maison, s’adressa à ses hôtes, sans songer à ôter son
masque.
— Mortimer et moi, nous avons l’habitude de prendre de la bière
pour tout souper. Mais vous avez peut-être envie de manger
quelque chose ? Je peux faire griller des poissons.
François et Toussaint, qu’une journée de marche dans Londres
avait affamés et que la bière commençait à rendre malades,
acceptèrent avec empressement et, l’instant d’après, une odeur de
friture montait de la cheminée… John Mortimer arriva sur ces
entrefaites. Il était accompagné d’une jeune femme, qui se
dissimulait le visage derrière un voile noir…
— Messire, voici Anna, notre voisine. Le plus beau corps de
Londres, après la Capitaine, bien sûr. Voudriez-vous partager cette
nuit avec elle ?
— Vous savez recevoir, capitaine Mortimer !
— Anna, voulez-vous de ce noble et galant chevalier français ?
La jeune femme eut une expression tragique.
— Pourquoi m’avez-vous conduite ici ? Pour vous moquer de
moi ?
— Ôtez votre voile et allez vers lui !
Anna obéit et Toussaint réprima un cri… Sur un corps de statue
était posée une tête de cauchemar, semblant sortir tout droit de
l’enfer. Toute la face était couverte par une tache de vin. Mais celle-
ci, outre son étendue, n’avait pas la couleur vinasse habituelle, ou
plutôt elle était de plusieurs tons : vert, violet, noir. À part cela, la
peau était lisse et les traits réguliers, mais le résultat n’en était que
plus hideux. C’est pourquoi, à seize ans, la pauvre Anna, quoique
d’une honorable famille, n’avait d’autre perspective que le couvent
et encore, le plus retiré et le plus pauvre.
Anna s’approchait de François, qui n’avait aucune réaction. Il se
contentait de sourire vaguement. Elle comprit soudain :
— Vous êtes… aveugle ?
François fit « oui » de la tête et la prit dans ses bras, mais la
Capitaine coupa court à leur étreinte.
— À table ! Les poissons sont cuits. Le poisson rend les hommes
vigoureux et les femmes inventives !…
Chacun prit place et le souper commença. Seul Toussaint en
perçut vraiment le caractère fantastique… La Capitaine avait gardé
son masque et servait chacun avec des attitudes de chatte
impériale ; Mortimer, répandu sur son banc, s’enfonçait dans sa
félicité féline ; Anna, vision d’horreur, était encore abasourdie et
tout le monde évitait de la regarder, sauf François, qui fixait de son
regard vide son visage de gargouille.
On parla peu… Il y avait eu trop de propos échangés et
d’émotions ressenties depuis le début de la journée. Seule, en fin de
repas, Anna posa à François la question qu’il ne fallait pas.
— Comment vous est arrivé votre malheur ? À la bataille ?
François aurait pu s’en dispenser, mais il répondit quand même.
— En mangeant la nourriture du bateau…
Mortimer s’esclaffa.
— Cela ne m’étonne pas ! J’ai toujours pensé que nos cuisiniers
étaient plus dangereux que nos archers et nos chevaliers !
Chacun fit écho et c’est sur un éclat de rire général que l’on
quitta la table : les Mortimer pour la chambre du premier étage,
François et Anna pour la maison voisine. Seul l’infortuné Toussaint
resta sur place. Mortimer lui donna une bourrade en guise de
bonsoir. Mais venant derrière lui, la Capitaine lui sourit et cligna les
yeux derrière son masque.
— Espérez ! Vous aurez peut-être bientôt meilleure chance…
Le lendemain matin, fort tard, François revint dans la maison
Mortimer et y trouva Toussaint dans la grande pièce. Ce dernier se
précipita à son approche.
— Vous avez pu revenir tout seul ?
— Elle voulait me conduire, mais j’ai refusé. Cesse de t’attendrir
sur mon sort. C’était la maison d’à côté. Il suffisait de longer le
mur…
— Je ne m’attendris plus, mon maître. Est-ce qu’au moins je
peux être indiscret ? Êtes-vous… satisfait ?
François fit la moue.
— Oui et non. Elle est trop triste. Elle n’a cessé de pleurer sur
notre sort…
François s’approcha de son écuyer, le nez au vent.
— Et toi, c’était bien ?
— Pardon, mon maître ?
— Je veux dire, avec la Capitaine…
— Comment savez-vous cela ? Vous êtes magicien ?
— Tu embaumes le poisson. Elle est venue ici ?
— Oui. Mortimer a l’habitude de partir, avant le lever du jour,
capturer des souris et des rats sur le port. C’est le meilleur moment,
paraît-il. Elle est descendue sur ses talons… La nature fait bien les
choses : il paraît que j’étais son genre aussi…
— Et quel masque lui as-tu fait mettre ?
— Le tigré. Chatte de gouttière, c’était ce qui pouvait me
convenir le mieux…
François et Toussaint quittèrent la maison Mortimer et
s’engagèrent dans Fish Street. Toussaint voulut prendre le bras de
son maître, mais celui-ci le repoussa.
— Laisse-moi ! Je ne veux pas avoir l’air d’un infirme !
— Il faut pourtant que je vous guide. Vous aurez encore plus l’air
d’un infirme en butant à chaque instant contre les gens et les
choses.
— J’ai une idée ! Marche devant moi, juste un peu de biais. Tu
sens tellement le poisson que je n’aurai aucune difficulté à te
suivre…
Toussaint s’exécuta et François, au bout de quelques mètres, lui
fit part de sa satisfaction :
— Ce sera parfait, à deux conditions : que tu évites les étals de
poissonniers, sinon je te perds, et que tu entretiennes ton odeur en
honorant chaque jour la Capitaine.
— D’accord pour les deux conditions, mon maître !
Ils suivirent la Tamise en direction de son embouchure et se
retrouvèrent bientôt devant la Tour de Londres. François n’en vit
pas la masse sinistre, mais fut frappé par le lugubre croassement
des corbeaux… En les entendant parler français, un mendiant
accroupi près des douves les prit à partie. François interrogea
Toussaint.
— Que dit-il ?
— Qu’il a perdu sa main droite à Crécy et que nous lui devons
l’aumône en réparation de ce que nous lui avons fait…
— Il ment !
— Comment le savez-vous ?
— J’en suis sûr. Secoue-le un peu pour savoir la vérité.
Toussaint commença à rosser le mendiant qui se mit à glapir
toute une histoire… Il finit par le laisser tranquille et l’autre s’enfuit
sans demander son reste.
— Vous aviez raison. Il a eu la main coupée comme voleur. Il fait
le coup de Crécy chaque fois qu’il entend parler français et cela lui
réussit quelquefois…
D’autres propos en français se firent entendre au même
moment. Un seigneur se planta devant François et lui demanda sans
préambule :
— Me reconnaissez-vous, jeune sire ?
François n’hésita pas un instant.
— Je vous reconnais parfaitement, même si votre voix est plus
claire et votre haleine moins avinée que sous la tente du Prince
Noir.
— C’est vous qui étiez en face de moi et qui avez ri au milieu des
morts !
Le seigneur ne releva pas et affecta un ton enjoué.
— Je voulais vous souhaiter un agréable séjour. Je ne sais où
vous êtes logés, mais je suis, moi, à l’hôtel de Savoie, à la cour du
roi. Jean le Bon est un grand monarque. Le luxe est aussi grand,
sinon plus qu’à Paris. Quand je vous disais, que tout irait bien pour
nous…
— Vous mentez.
François avait parlé sans élever la voix. Il continua.
— Vous mentez. Chaque intonation de votre voix dément vos
paroles. Au soir de la défaite, vous avez ri et m’avez vu pleurer. Et,
depuis cet instant, la honte vous dévore…
Toussaint et le seigneur français regardaient François avec la
même stupeur. Personne ne parlait. On n’entendait que le concert
des corbeaux au-dessus de la Tour… François finit par demander :
— Ai-je tort ?
— Non… Qui êtes-vous donc, pour voir si clairement les choses ?
François ne répondit pas. Le seigneur poursuivit :
— Que dois-je faire, selon vous ?
— Évadez-vous.
— L’Angleterre est une île et je serai repris…
— Craignez-vous la mort ?
L’homme montra les murailles en face d’eux.
— Non, la solitude. Il paraît que ces cachots sont horribles. Je ne
supporterais pas de me retrouver entre quatre murs !…
— Rassurez-vous, chevalier. Si, par malheur, vous deviez aller là-
bas, vous n’y seriez pas seul. Vous y trouveriez un gentil
compagnon : l’honneur…
Le chevalier français voulut faire un geste vers François, mais il
ne le fit pas ; il voulut dire quelque chose, mais il ne dit rien non
plus. Il tourna les talons et s’éloigna, s’enfuyant presque… Lorsqu’il
eut disparu, François s’exprima avec exaltation.
— Toussaint, il m’arrive quelque chose d’extraordinaire : depuis
que je ne vois plus, je devine les gens. Je sais qui ment et qui dit la
vérité. Je lis en eux comme dans un livre !…
François continua pendant longtemps à s’extasier :
— Tu comprends, Toussaint, je ne vois plus ni leurs mimiques,
ni leurs sourires, ni leurs grimaces ! Ils n’ont plus de masque ! Rien
qu’une voix nue…
Ce fut la grande révélation de cette journée, la seconde
seulement qu’il passait à Londres… François n’était pas heureux –
comment l’être après ce qui lui était arrivé ? – mais il savait que,
désormais, il pouvait continuer à vivre…
Le premier souci du roi Jean le Bon avait été de prouver à
Édouard III qu’il était plus riche que lui. Pour cela, il avait réclamé
un impôt extraordinaire de ses sujets. Les provinces du Nord,
réunies à Paris en états généraux pour discuter de la fabuleuse
rançon du souverain qui allait ruiner le pays, avaient refusé, mais
les Languedociens avaient obéi fidèlement. Alors qu’ils avaient été
saignés et pillés deux ans plus tôt par le Prince Noir, ils avaient
envoyé à Londres de l’or à pleines malles, que Jean le Bon s’était
hâté de dilapider en fêtes, parties de chasse, robes de bal, festins
À
interminables. À l’hôtel de Savoie, on changeait de parure tous les
jours et on jetait aux chiens les plats intacts de la veille : n’était-ce
pas là tenir son rang et se comporter comme devait le faire un
monarque digne de ce nom ?
Édouard III, bien qu’effectivement moins riche que son cousin,
ne voulut pas être en reste et donna, lui aussi, dans son austère
palais de Westminster, des réceptions, certes moins fastueuses,
mais quand même brillantes… Ainsi, le dimanche de Trinité 4 juin
1357, où il organisa un bal masqué…
Seules les deux cours royales y étaient conviées, mais encore une
fois, le comte de Salisbury eut un geste pour son prisonnier aveugle.
Il lui fit porter une invitation personnelle et l’autorisa même, en
raison de son infirmité, à se faire accompagner de son écuyer…
Qui dit bal masqué dit masque. Toussaint demanda et obtint les
moustaches tigrées. Il trouvait admirable d’aller chez des rois en
chat de gouttière. François s’apprêtait à choisir un des autres
masques, mais il aurait évidemment préféré être en lion et il le dit à
Mortimer. À sa grande surprise, ce dernier partit d’un rire jovial.
— Une dépouille de lion ? Mais il y a ça ici ! C’était ma part de
butin dans la prise d’un château du Languedoc…
Le capitaine des chats monta au premier étage, chercher sa peau
de lion. Elle allait comme un gant à François. Le dos et les pattes lui
composaient une sorte de cape et la gueule, posée sur sa tête, avec la
crinière déployée derrière, le faisait ressembler à quelque héros de
légende. Un peu avant vêpres, des gens du comte de Salisbury
vinrent chercher ses invités, et le lion et le chat partirent pour le
palais de Westminster…
Le bal avait lieu dans l’immense hall du château, mais des bancs
avaient été disposés dans les jardins attenants, qui descendaient en
pente douce jusqu’à la Tamise. Par fierté, par coquetterie, François
avait décidé de cacher son infirmité. Toussaint devait rester auprès
de lui pour le guider et lui annoncer à voix basse tout ce qui pouvait
survenir.
Quand ils arrivèrent, les danses étaient commencées. François
ne pouvait, bien sûr, y participer. Il suivit Toussaint dans un endroit
écarté. La musique joyeuse sur laquelle s’ébattaient les danseurs lui
causa une vive amertume mais la voix de Toussaint le tira vite de sa
nostalgie.
— Une dame vient vers nous.
— Comment est-elle ?
— Rousse, yeux verts, masque de colombe…
— Jolie ?
Toussaint chuchota :
— Ravissante…
Et il s’écarta : la dame était là.
— Bonsoir, messire lion…
La voix était teintée d’un charmant accent anglais.
— Bonsoir, colombe aux yeux verts…
— Vous devez me trouver audacieuse d’aller vers vous, mais je
vous ai remarqué dans le défilé des prisonniers. Moi, j’étais à la
fenêtre mais je suppose que vous ne m’avez pas vue…
— Non, je ne vous ai pas vue.
— Chevalier, vous étiez le seul à aller fièrement, sans baisser la
tête et j’aimerais vous poser une question : pourquoi riiez-vous ?
François resta interdit. Il s’attendait à tout, sauf à cela… Il ne
pouvait tout de même pas répondre : « Parce que Londres sentait la
merde ! » Il demeura quelques instants l’air embarrassé et finit par
trouver une repartie convenable :
— Parce que le rire est la meilleure arme contre l’adversité.
— Ce sont de belles paroles… Pourquoi ne dansez-vous pas ? Un
vœu fait à votre dame ?
— Je n’ai pas de dame. J’ai été blessé à la jambe à Poitiers.
— Alors, nous pourrions peut-être aller dans le jardin. J’ai une
mission à remplir et vous pouvez m’aider…
François accepta. Toussaint se plaça aussi discrètement et
naturellement qu’il put devant lui et François parvint à le suivre…
Arrivant devant un banc, la jeune fille exprima le désir de s’asseoir.
François se tira sans trop de mal de l’épreuve et ils se retrouvèrent
côte à côte… Toussaint s’éclipsa.
François de Vivraie se présenta et demanda à sa compagne qui
elle était.
— En anglais, mon nom est Hariett of Sinclair. Mon père était
gentilhomme de la cour. Mais je préfère Ariette, sans « H » au début
et avec un « e » à la fin. Appelez-moi Ariette de Sinclair…
— Votre père n’est plus ?…
— Mes parents sont morts. Mon père a été tué à Crécy et ma
mère est morte de la Peste Noire. J’ai été élevée par mon oncle,
mais il vient de mourir lui aussi, à la bataille de Poitiers.
François se sentit si bouleversé de cette similitude avec son
propre sort, qu’il chercha la main d’Ariette et l’étreignit. La jeune
fille poussa un cri et se dégagea, mais François lui expliqua la raison
de sa réaction. À son tour, elle parut émue et le silence s’installa
entre eux. Ariette finit par reprendre la parole d’un ton grave.
— Je déteste la guerre !… Crécy, Poitiers : deux victoires
anglaises. Chaque fois, à leur annonce, toutes les cloches de
Londres ont sonné et on a mis des tonneaux en perce aux
carrefours. Moi, je pleurais l’être que j'avais perdu… La guerre est
affreuse, alors que la paix est si jolie. Pourquoi est-ce que les
hommes ne l’ont pas compris ?
Ariette de Sinclair désigna son masque.
— C’est en l’honneur de la paix que je la porte.
— Que vous portez quoi ?
— Eh bien, la colombe !… Vous, je suppose que, comme tous les
chevaliers, vous chérissez la guerre.
— Je l’aimais…
— Vous ne l’aimez donc plus ?
— Je n’y retournerai pas…
— Pourquoi ?…
François se tut… Ariette l’observa intensément.
— Pourquoi ne me répondez-vous pas ? Quel secret se cache en
vous ?
François garda le silence.
— Messire, nous devons nous faire confiance. Je suis une femme
et vous êtes un homme, je suis anglaise et vous êtes français et,
pourtant, nous avons subi les mêmes malheurs…
— Pas tous.
— Je veux que nous nous disions la vérité !
D’un geste vif, Ariette de Sinclair ôta son masque.
— Voilà ! Je viens de vous donner l’exemple…
Toussaint avait dit vrai : Ariette était ravissante et elle l’était plus
encore sans les plumes qui la dissimulaient. Ses cheveux roux, ses
yeux verts, son teint très blanc et ses dents éclatantes étaient la
perfection même, mais on ne pouvait détailler son visage tant la vie
l’habitait. Rarement on en avait vu d’aussi expressif. Ariette était
l’impertinence incarnée. L’impertinence gaie, folle, téméraire,
invincible. Il suffisait d’un coup d’œil pour en être comme ébloui.
Ariette de Sinclair s’était tue et attendait. François la fixait d’un
regard neutre. Il savait que le moment crucial était arrivé… Ariette
ne comprit pas tout de suite, puis elle passa les mains devant le
visage de son compagnon, qui n’eut toujours pas de réaction. Elle ne
dit rien. François n’avait évidemment pas vu le geste, mais il avait
senti que ce n’était plus le même silence : elle savait…
— Je ne veux pas de pitié !
— Qui vous parle de pitié ? Je suis venue à ce bal pour une
mission précise : trouver le chevalier français le plus digne de la
première dame de ce pays. Je l’ai trouvé : c’est vous !
— De quelle dame parlez-vous ?
— De la reine Isabelle… Madame de France.
— La reine Isabelle vit encore !
— Dans sa résidence de Hertford, près d’ici. Je suis sa demoiselle
d’honneur et, depuis la mort de mon oncle, sa pupille. Elle m’a
chargée d’amener près d’elle un seigneur français qui puisse lui
parler de son pays. Acceptez-vous d’être celui-là ?
Dans l’esprit de François, de vieux souvenirs d’enfance
revinrent : les leçons de son père, puis de son oncle, lui expliquant
les raisons de la guerre entre Anglais et Français… Philippe le Bel
avait eu trois fils et une fille. La fille, qui avait épousé le roi
d’Angleterre Édouard II, s’appelait Isabelle. Ses trois frères avaient
successivement occupé le trône de France, mais n’avaient pas eu de
descendance. À la mort du dernier, il fallut choisir entre deux
théories. Si l’on acceptait la transmission par les femmes, c’était le
fils d’Isabelle, Édouard III, qui devait régner sur la France ; si on la
refusait, c’était le plus proche parent mâle du dernier roi : Philippe
de Valois. Telle était l’origine du conflit qui déchirait la France et
l’Angleterre depuis près de vingt ans… Pour François tous ces
personnages n’étaient que des noms abstraits, des figures
lointaines. Et voilà qu’il allait rencontrer l’une d’elles, qu’il allait
être plongé dans le grand souffle de l’Histoire !… Ariette
s’impatienta quelque peu…
— Votre réponse, chevalier !
— Comment dire non à Madame de France ?…
Hertford était un vaste manoir entouré d’un immense parc, à
vingt miles au nord de Londres, dans une boucle de la Lea, un
affluent de la Tamise. François de Vivraie, qui y arriva dans la nuit,
en compagnie d’Ariette de Sinclair, y reçut une chambre. Toussaint
n’avait pas été autorisé à l’accompagner, la reine Isabelle n’ayant
laissé aucune directive en ce sens. Avant de quitter le bal, François
lui remit sa peau de lion et le pria de saluer pour lui Mortimer et la
Capitaine…
Madame de France ne laissa pas de répit à son hôte. Dès le
lendemain matin, entre prime et tierce, François fut prié de se
rendre dans ses appartements.
La fille de Philippe le Bel et reine-mère d’Angleterre avait
soixante-cinq ans. Elle avait les cheveux gris et avait conservé,
malgré son âge, un port parfaitement droit. Si François avait pu la
voir, elle lui aurait rappelé sa marraine, Jeanne de Penthièvre, avec
quelques années de plus et davantage de majesté encore… Le
domestique qui avait conduit François le fit s’asseoir sur un fauteuil
aux bras de léopards. Ariette de Sinclair était présente dans la pièce,
mais ne se manifesta pas… Isabelle de France prit la parole. Sa voix
était à la fois douce et imposante.
— Bienvenue à Hertford, chevalier. Je sais qui vous êtes et ce qui
vous est arrivé. Ariette ne pouvait faire meilleur choix !
François, qui ne savait pas que la reine était là, se leva
prestement.
— Majesté…
— Rasseyez-vous, chevalier et appelez-moi « Madame ». Ici, je
suis Madame de France et j’aime qu’on m’appelle Madame… Où
avez-vous perdu la vue ? En France ou en Angleterre ?
— Entre les deux, Madame. Sur le bateau.
— Ne m’en veuillez pas, chevalier, mais j’en suis heureuse. Vous
n’aviez plus vos yeux en arrivant en Angleterre et vous n’avez donc,
dans votre mémoire, que des images de France… Parlez-moi de la
France. Connaissez-vous Paris ?
— Hélas, non, Madame.
— D’où êtes-vous ?
— De Bretagne.
— Alors, parlez-moi de la Bretagne…
François était intimidé comme il ne l’avait jamais été. En
phrases maladroites, il parla de la forêt de Brocéliande, du tournoi
de Rennes, son premier souvenir, des remparts de Saint-Malo,
entrevus le temps de sauver Toussaint… La reine Isabelle finit par
l’interrompre.
— Soyez plus chaleureux, chevalier ! Est-ce tout ce que vous avez
à dire de votre pays ? Qu’est-ce que la France, pour vous ? Ce n’est
que cela ?
— C’est bien autre chose, mais je n’ose vous répondre.
— Exprimez-vous sans crainte.
François s’anima soudain.
— La France, Madame, je l’ai découverte au soir de Poitiers, dans
la tente du Prince Noir. Je l’ai découverte ce soir-là, parce que nous
avions perdu et qu’aucun des nôtres n’avait l’air de s’en soucier. Je
l’ai découverte dans mon cœur… Elle souffre et elle n’a pas fini de
souffrir, moins par la faute des Anglais que de ses propres
chevaliers !…
François se rappela soudain devant qui il parlait.
— Je vous demande pardon, Madame…
— Ne vous excusez pas, sire de Vivraie, vous qui portez la France
dans votre cœur. Vous êtes celui que je voulais entendre.
La reine Isabelle se leva et s’approcha de lui.
— Sire de Vivraie, je peux vous parler car la nuit nous rapproche,
vous, la nuit des yeux, moi, la nuit de l’âge. Mon fils a été victorieux
à Crécy et mon petit-fils à Poitiers. Je suis mère et grand-mère de
vainqueurs. Mais ils n’ont rien gagné. Qu’est-ce qu’une bataille ? Du
sang vite séché, des bruits d’armes, des cris, du vent ! La France est
la France et l’Angleterre l’Angleterre. Je suis faite pour le savoir,
moi qui suis ici en exil depuis si longtemps. Les Anglais partiront de
France, même si c’est dans cent ans…
François n’avait jamais été aussi impressionné. Il garda un
silence religieux… La reine Isabelle changea de ton.
— Comment avez-vous trouvé ma petite Ariette ?
— J’aimerais la rencontrer de nouveau.
— Eh bien, vous resterez à Hertford autant qu’il vous plaira et
vous pourrez la rencontrer tout à loisir… D’ailleurs, elle est ici. Vous
allez l’entendre. Ariette est ma lectrice. Je ne lui fais lire que les
histoires que j’aime : celles où les chevaliers sont aux genoux des
dames. Lisez, Ariette. Lisez pour moi. Lisez pour nous…
Ariette de Sinclair se mit à lire… L’histoire était étrange. Il
s’agissait d’un monde où les femmes régnaient sans partage ; non
seulement les pays étaient gouvernés par des reines, mais toutes les
seigneuries avaient une femme à leur tête et, jusque dans le plus
humble foyer, c’était l’épouse qui commandait. Les hommes
n’avaient d’autre souci que d’être beaux et de plaire. Le résultat était
une paix universelle et un bonheur sans mélange. Mais un jour, la
reine d’un des royaumes devint si follement amoureuse de son mari
qu’elle lui permit de régner à sa place. Dès lors, la violence
s’installa. Une première guerre éclata, puis d’autres. Les hommes
prirent le pouvoir jusque dans le plus humble foyer et le monde
devint celui qui est le nôtre…
François écoutait, accoudé aux deux léopards de son fauteuil…
La voix charmante, avec son petit accent coloré, emplissait la pièce,
mais il ne pouvait oublier la présence muette de celle par qui les
rois anglais prétendaient à la couronne de France, la fille de Philippe
le Bel, l’arrière-petite-fille de saint Louis… Ariette termina son récit.
La reine prit la parole.
— Maintenant, allez vous promener tous les deux. Vous avez
mieux à faire que de rester auprès d’une vieille dame comme moi…
François voulut dire quelque chose, mais la reine l’interrompit.
— Allez, Ariette d’Angleterre et François de France. Puissiez-vous
être un exemple pour tous nos enfants !…
La reine-mère avait à Hertford une petite cour exclusivement
féminine : des jeunes filles de bonne famille, qui venaient là
quelques années. Lorsqu’il arriva dans les jardins, au bras d’Ariette,
François fut entouré d’un bruit de volière. Une dizaine de
demoiselles se pressaient autour de lui pour le voir et complimenter
Ariette. Elles parlaient français, comme toute la noblesse anglaise. À
l’époque, seul le peuple parlait anglais… L’une des jeunes filles eut
une exclamation.
— Le labyrinthe !
Toutes ses compagnes reprirent en chœur :
— Oui ! Au labyrinthe !…
Ariette répondit à l’interrogation de François.
— Dans le parc, il y a un labyrinthe, fait de haies de buis. Il est
tout près d’ici et va jusqu’à la Léa. Il n’est pas immense, mais
comprend tant de détours qu’on s’y perd aisément.
— Et pourquoi veulent-elles que nous y allions ?
— C’était un jeu autrefois, avant que Madame de France ne
s’installe ici : les jeunes couples y allaient ensemble. S’ils
réussissaient le parcours, cela voulait dire qu’ils étaient faits pour
affronter tous les hasards de la vie…
— Voulez-vous que je vous guide ?
— Vous ?
— Pour une fois que je le peux…
François et Ariette allèrent jusqu’au labyrinthe. François passa le
premier et avança, touchant la haie de la main. Derrière lui, allaient
Ariette et, plus loin, les demoiselles d’honneur, échangeant des
chuchotements et des cris excités…
À chaque intersection, François tâtait le sol et choisissait une
direction. Il se trompa plusieurs fois, mais rectifia vite son erreur et,
au bout d’un temps très bref, arriva au bord de la Léa. Les
demoiselles d’honneur se mirent à rire comme des folles et à battre
des mains. Puis, elles s’enfuirent, les laissant seuls. François et
Ariette entendirent longtemps leurs exclamations et leurs appels,
tandis qu’elles se perdaient sur le chemin du retour.
— Comment avez-vous trouvé si vite ?
— La rivière ne pouvait être que plus bas. Il suffisait de suivre la
pente…
— Il y a une barque. Voulez-vous que nous la prenions ?
François accepta. Ariette l’aida à monter et, malgré ses
protestations prit les rames.
— Ce n’est pas difficile. Le courant nous entraîne. Je me
contente de diriger…
François s’allongea au fond de la barque. Ariette se mit à parler
d’un ton rêveur.
— Il suffit de suivre la pente… La Léa conduit à la Tamise, la
Tamise à la mer et la mer à la France… Voulez-vous que nous
allions en France ?
— Vous rameriez jusqu’en France ?
— Oui.
— Je vous en crois capable. Cela s’entend…
— Vous n’avez pas répondu à ma question : voulez-vous que
nous allions en France ?
— Que ferait la France d’un chevalier aveugle ? Et puis, je n’ai
personne là-bas. Je n’ai plus que vous au monde. Si vous le voulez
bien, je désire rester ici, Ariette de Sinclair…
Ariette ne répondit pas. Mais la barque fit doucement demi-tour
et remonta le courant…
À Hertford, François fut heureux… Il savait qu’Ariette l’aimait. Il
le savait à sa voix. Elle l’aimait déjà quand elle lui avait dit :
« Bonsoir, messire lion. » Sans doute était-elle tombée amoureuse
de lui dès le premier regard, quand elle l’avait vu rire… Lui aussi
aimait Ariette, mais il lui parlait de tout sauf d’amour. Il ne voulait
pas d’une faveur qu’il aurait pu imaginer due à son infirmité… Il
acceptait son sort et les jours comme ils venaient. Il suivait la
pente ; il se laissait conduire par le courant…
La reine Isabelle ne fit pas à François l’honneur d’un nouvel
entretien.
Il faut dire qu’elle avait trouvé un plus illustre visiteur pour lui
parler de son pays : le roi de France lui-même. Jean le Bon faisait de
fréquents séjours à Hertford et causait longuement avec la mère de
son cousin…
À l’automne, Isabelle de France annonça à Ariette et François
son désir de les marier. Ariette serait richement dotée et l’union
célébrée fastueusement. Elle symboliserait l’entente retrouvée entre
les deux pays, qui se livraient à des négociations sévères depuis la
défaite et la captivité du roi de France… Mais François osa refuser
l’offre de l’arrière-petite-fille de saint Louis.
— Non, Madame. Je suis prisonnier et votre pupille ne peut
épouser qu’un homme libre.
Le refus était téméraire mais la raison était noble. Madame de
France s’inclina. Il fut convenu que l’on en reparlerait quand la
rançon de François serait payée… En sortant des appartements
d’Isabelle, François ouvrit pour la première fois son cœur à Ariette.
— J’ai menti, Ariette. Ce n’est pas parce que je suis prisonnier
que je ne peux pas vous épouser.
— C’est parce que vous ne m’aimez pas…
— Je vous aime, mais je ne veux pas que vous épousiez un
aveugle. Je serais pour vous comme un enfant ou un malade, un
être que vous auriez toujours à votre charge.
— Vous seriez le plus fort des maris, celui qui me guiderait à
travers tous les labyrinthes de l’existence. Et nos enfants, nul ne
saurait les élever mieux que vous !
— Je leur apprendrais à se battre, peut-être ?
— Qu’est-ce que l’habileté aux armes ? N’importe quel
mercenaire peut se charger de cette éducation-là. Ce n’est pas le
bras qui fait le chevalier, ce ne sont même pas les yeux. C’est la
noblesse, la loyauté, la lucidité, le courage…
— Vous parlez comme mon oncle.
— Comment parlait votre oncle ?
— Comme le plus sage des hommes…
— Vos fils feraient briller vos couleurs, vos filles ne parleraient
de vous qu’avec émotion et respect…
— Je suis français, Ariette, et nos fils le seraient. Ils devraient
combattre l’ennemi, même s’il est anglais… Accepteriez-vous que
vos fils prennent les armes contre votre pays ?
— C’est le sort des femmes. Madame de France a mis au monde
ceux qui ont fait le plus de mal à la France… Cela ne l’empêche pas
de les aimer. Pour nous autres femmes, notre époux et nos enfants
sont notre seul univers…
François garda le silence et ils se séparèrent sur ces mots…
Pour le 1er novembre et sa vingtième année, François voulut la
présence de Toussaint. Elle lui fut accordée. Mais les gens d’Isabelle
de France mirent longtemps avant de le retrouver et de l’amener à
Hertford. Toussaint rejoignit son maître le 31 octobre 1357, juste à
temps pour leur anniversaire. Dès qu’ils furent en présence,
François eut une exclamation.
— Je constate que c’est fini avec la Capitaine : tu ne sens plus le
poisson !
Toussaint eut un petit rire.
— Si vous pouviez me voir, mon maître, vous diriez autre chose !
Je vous bénis de m’avoir fait chercher, sinon, vous ne m’auriez sans
doute jamais revu.
Toussaint faisait, en effet, peine à voir. Il était en loques et aussi
maigre qu’un ascète… Il raconta son histoire à François.
— Figurez-vous que les Mortimer avaient une fille. Comme elle
détestait autant le poisson que les chats, elle avait résolu de se
retirer au couvent. Étant encore novice, elle avait le droit de sortir et
elle est venue rendre visite à ses parents. Une nuit m’a suffi pour la
convaincre du peu de sérieux de sa vocation. Mais j’ai trop bien
réussi. Elle s’est enfuie et elle s’est faite putain sur le port. Quand
Mortimer l’a appris, il a voulu me tuer et je me suis enfui à mon
tour. J’ai réussi à me cacher et c’est un miracle s’il ne m’a pas
retrouvé…
Les vingt ans de François et les vingt-trois ans de Toussaint
furent très gais. Puis Noël arriva…Il faisait un temps exceptionnel
pour la saison et François entendit dire que les deux rois
donneraient un tournoi la nuit du 6 janvier, jour de l’Épiphanie…
Les tournois de nuit, dont Jean le Bon raffolait, étaient semblables à
ceux de jour, sauf qu’ils se déroulaient à la lueur des torches. Dans
cette demi-obscurité, la vision des combats, des chevaux, des
armures et des blasons n’était que plus saisissante… François
essaya vite d’oublier cette nouvelle qui lui rendait plus amère son
infirmité et ne songea qu’à célébrer Noël.
Ariette et lui assistèrent à la messe de minuit dans la chapelle de
Hertford et prièrent ardemment. Tandis que retentissaient les
cantiques et que le prêtre annonçait la nouvelle de la naissance du
Sauveur, ils espéraient de toutes leurs forces qu’il y aurait un
miracle. Ariette savait que, tant qu’il serait aveugle, François ne
voudrait pas d’elle ; François, qui avait perdu la vue depuis huit
mois exactement, demanda à la Vierge, mère du Dieu qui venait de
naître, que cette nuit sacrée soit pour lui la dernière et que, le
lendemain, il voie l’aube comme les autres hommes…
François n’avait pris qu’une fois la main d’Ariette, le premier
jour. Depuis, il s’était abstenu de tout contact, qu’aurait pourtant
permis son infirmité. Lorsqu’ils se déplaçaient ensemble, il prenait
son bras, parce qu’il y était obligé, et aussi légèrement que possible,
en ne touchant que l’étoffe de sa robe… Mais dans cette chapelle, au
milieu des chants des demoiselles d’honneur, des musiques et des
parfums d’encens, François ne put résister. Ariette était à ses côtés,
comme toujours, depuis plus de six mois qu’il était à Hertford ; il
savait qu’elle priait pour lui. En pleine messe, il lui prit la main…
Les deux jeunes gens ne se lâchèrent plus pendant le festin qui
suivit et, quand vint le moment de se retirer, comme si cela allait de
soi, ils prirent la direction de la chambre de François. Ils se
déshabillèrent et se mirent au lit sans un mot et n’échangèrent
aucune parole non plus pendant leur nuit d’amour…
François se réveilla le premier et fort tard, à sixte peut-être,
puisque le soleil frappait ardemment les vitraux de sa chambre. Les
fenêtres étaient au nombre de deux, chacune ayant en son centre un
écusson aux nouvelles armes d’Angleterre : deux léopards
surmontés de fleurs de lis. François enregistra ces détails, puis vit le
corps nu d’Ariette allongé près de lui et c’est alors seulement qu’il
comprit ce qui venait d’arriver. Il ne cria pas. Au contraire, il
murmura, comme si la nouvelle était si fragile qu’il ne fallait pas
l’ébruiter :
— Je vois…
Ce murmure réveilla Ariette. Elle se dressa. François vit ses yeux
verts posés sur lui, ses cheveux roux, son corps parfait et il fut si
bouleversé, que seul un jeu de mots lui vint aux lèvres :
— Ariette au sein clair !…
Il la prit dans ses bras… Elle serait sa femme. Dieu venait de le
décider. Non seulement le Sauveur, qu’ils avaient prié ensemble la
nuit de sa naissance, les avait exaucés, mais il avait fait que sa
première vision soit le blason aux léopards et aux fleurs de lis
mêlés ; il ordonnait ainsi l’union d’Ariette d’Angleterre et de
François de France. François lui demanda si elle voulait être sa
femme. Et Ariette répondit :
— Oui…
Passé les premiers instants de bonheur, François et Ariette
réfléchirent au problème qui allait se poser. Ayant recouvré la vue,
François ne serait plus autorisé à rester à Hertford. Ce traitement de
faveur ne lui était accordé que parce qu’il était aveugle et il allait
devoir désormais subir le sort commun des seigneurs de petite
importance : aller en prison, peut-être à la Tour de Londres…
Ariette penchait sagement pour cette solution. La rançon serait
vite payée. Les solides finances de la seigneurie de Cousson le
permettaient sans problème et quelques informations leur étaient
parvenues, selon lesquelles les tractations entre l’intendant du
comte de Salisbury et celui de Cousson étaient en bonne voie.
Mais François, lui, voulait s’évader. Ariette eut beau le raisonner,
le supplier, rien n’y fit. Il avait même son plan. Il allait demander à
Madame de France, comme une dernière faveur avant d’être
enfermé, de participer au tournoi de nuit. Une fois revêtu d’une
armure et à cheval, il s’enfuirait… Ariette essaya de lui démontrer la
folie de ce projet :
— Est-ce à cheval que vous traverserez la mer ?
— Je m’emparerai d’une barque…
— Le port de Londres est gardé nuit et jour.
— J’irai dans un autre port…
— Vous ne ferez pas un mile sans être abattu par les archers !
— Votre amour m’a rendu la vue, il me rendra invulnérable ! Je
veux accomplir pour vous le plus bel exploit que jamais chevalier ait
offert à sa femme !
Telle fut l’ultime décision de François. Il alla annoncer sa
guérison à la reine Isabelle et implora de participer au tournoi. Non
seulement, elle accepta, mais lui dit qu’elle y assisterait pour lui…
Une messe d’action de grâces eut lieu pour célébrer l’événement,
dans la chapelle du château. Tout Hertford y assista, jusqu’au
dernier domestique, tant l’émotion causée par le miracle était
grande. Seule Ariette ne pouvait dissimuler une tristesse que
personne ne comprit…
François quitta Hertford le 6 janvier 1358 au matin. Madame de
France avait prêté une armure, un cheval et des armes. Toussaint
l’accompagnait et ils étaient escortés d’une solide garde anglaise.
Après avoir, une dernière fois supplié François de renoncer à son
projet, Ariette lui fit ses adieux en larmes, lui disant qu’elle n’aurait
pas le courage d’aller au tournoi et que c’était la dernière fois qu’ils
se voyaient. François ne faiblit pas dans sa résolution et prit le
chemin de Londres, d’où il venait et qu’il n’avait jamais vu. Il
revenait même exactement à son point de départ, car le tournoi de
nuit avait lieu dans les jardins du palais de Westminster…
En cette saison, la nuit tombe tôt et, lorsque François eut franchi
les vingt miles qui le séparaient de Londres, il faisait déjà noir. Il en
résulta qu’il ne vit guère plus la ville que lorsqu’il était aveugle…
Dans les jardins de Westminster, les bancs avaient été enlevés et
remplacés par des tentes destinées aux chevaliers. Au centre, du
sable avait été jeté pour faire une lice. Deux tribunes avaient été
dressées de part et d’autre. Elles étaient loin d’avoir les dimensions
habituelles, le tournoi de nuit de l’Épiphanie n’était pas un
divertissement populaire, mais un spectacle réservé à une petite
élite.
Les sergents conduisirent François et Toussaint dans une des
tentes et les laissèrent. François étant déjà revêtu de son armure, ils
n’avaient qu’à attendre que les trompettes appellent les concurrents
pour le début de la joute… François savourait pleinement ces
instants de bonheur. Sa vue retrouvée et l’amour d’Ariette lui
donnaient une force incroyable. Il regrettait seulement l’absence de
cette dernière. Il aurait tant voulu qu’elle assiste aux exploits qu’il
allait accomplir pour elle !… La toile de la tente se souleva alors et
elle parut…
Oui, c’était bien elle ! Ariette, qu’il avait quittée quelques heures
plus tôt, Ariette, la resplendissante, avec ses cheveux roux et ses
yeux verts…
— Je n’ai pu supporter votre départ. Je suis venue vous supplier
une dernière fois de renoncer ou vous embrasser une dernière fois…
— C’est par amour pour vous que je ne renonce pas, Ariette !…
— Alors, donnez-moi un dernier baiser !
— Ce ne sera pas le dernier, je vous le jure ! J’arriverai en
France, vous me rejoindrez et nous nous marierons…
François s’avança pesamment. Ariette l’arrêta.
— Ne pourriez-vous enlever votre armure pour me prendre dans
vos bras ?
Aidé par Toussaint, François se défit des pièces de son armure. Il
enleva également ses cottes de mailles et, dans sa tunique à armer,
longue robe de lin rigide, il étreignit sa future femme…
Comme le plus souvent, Ariette était en vert, la couleur qui met
en valeur les rousses. Elle portait à sa robe une broche d’or ornée
d’une fleur de lis, présent de Madame de France. Dans leur étreinte,
celle-ci se détacha : Ariette voulut la rattraper, mais s’y prit si
maladroitement qu’elle piqua François au cou. Des gouttes de sang
apparurent. Ariette s’excusa. François sourit.
— Ainsi, j’emporterai un souvenir de vous…
Il voulut remettre son armure, mais Ariette l’implora du regard.
— Pas encore… Parlons-nous…
Ils causèrent. Mais au bout de quelques minutes, l’élocution de
François devint étrangement embarrassée. Il se plaignit de vertiges.
Ariette semblait ne pas entendre et continuait à parler… Et
brusquement, il s’écroula comme une masse. Toussaint poussa un
véritable rugissement et empoigna la jeune fille par les épaules.
— C’est vous ! Vous l’avez piqué avec la broche !
— Oui, c’est moi !
— Vous l’avez tué, maudite Anglaise !
Pris d’une fureur incontrôlable, Toussaint se mit à secouer
Ariette de toutes ses forces. À cet instant, un laquais, qui devait
attendre à l’extérieur, entra et le maîtrisa à grand-peine… Ariette
rajusta sa chevelure.
— Pourquoi aurais-je tué celui que j’aime ? Ma broche était bien
enduite d’une drogue, mais d’un somnifère, non d’un poison. À cet
instant, il dort profondément…
— Mais pourquoi ?
Sans répondre, Ariette s’adressa à son domestique, qui était allé
dehors chercher un volumineux ballot.
— Laisse cela ici et rentre à Hertford…
Le domestique disparut. Ariette s’adressa à Toussaint :
— Ce paquet contient deux livrées de laquais. Tu vas en revêtir
une et habiller François avec l’autre. Ensuite, tu vas le soutenir,
comme s’il était ivre, et aller jusqu’à la Tamise. Une barque de
pêche vous y attend. Le capitaine a ordre de faire voile vers la
France…
Ariette sortit une bourse.
— C’est pour voyager en France… Ne donne rien au capitaine. Il
est déjà payé…
Toussaint était abasourdi.
— Et vous ?…
— J’y viens… Si on s’aperçoit que François a disparu, l’alerte sera
donnée et vous serez repris. C’est pourquoi je vais combattre à sa
place !… Habille-moi !
— Comment !
— Habille-moi ! Mets-moi son armure. Je ne pourrais pas le faire
seule. Je n’ai jamais appris.
— Vous n’y pensez pas !
— Non seulement j’y pense, mais je te l’ordonne !…
Sur le sol, François s’était mis à ronfler. Toussaint avait l’esprit
vif. Malgré l’incroyable situation, il avait repris le contrôle de lui-
même. Il s’exprima avec détermination.
— Vous allez partir avec mon maître. Moi, je combattrai.
Ariette secoua la tête.
— Non. Tu serais mis à mort après le tournoi.
— Vous, vous risquez d’être tuée pendant !
— Ne discute pas. C’est mon désir, mon destin… Obéis !
Ariette avait ramassé une pièce d’armure, un harnois de bras, et
tentait maladroitement de se l’attacher… Toussaint capitula. Le
temps pressait et il était en présence d’une volonté qui le dépassait.
Il devait s’y soumettre.
— Attendez ! Il faut commencer par la cotte à armer…
Il alla dévêtir François et la brillante robe verte d’Ariette fut
recouverte par la terne et rugueuse étoffe brune… Ensuite,
Toussaint passa à Ariette les pièces de mailles : le haubergeon,
tunique descendant sur le buste, et la braconnière, sorte de jupe. La
vision d’Ariette qui se revêtait peu à peu de fer avait quelque chose
de surnaturel…
Les difficultés commencèrent avec les pièces métalliques rigides.
Ariette n’était pas spécialement petite, mais les harnois de bras et de
jambes, faits aux dimensions d’un homme, avaient les plus grandes
difficultés à s’emboîter. Les plaques protégeant la poitrine et le dos,
placées ensuite, descendaient trop bas, mais l’inconvénient était
moindre. Toussaint posa enfin le bassinet et la chevelure rousse
disparut. Seuls les yeux verts et le visage aux traits impertinents
étaient encore visibles à travers la visière relevée… Toussaint eut
l’impression de se trouver devant la statue même de l’amour. De
saisissement, il s’agenouilla… Au loin, les trompettes sonnèrent.
Ariette lui fit signe de se relever.
— Dépêche-toi ! Aide-moi à monter à cheval et donne-moi ma
lance !
Ariette sortit comme elle put de la tente. Toussaint la hissa sur le
cheval et lui tendit son arme… Tout en accomplissant sa tâche, il lui
donnait, d’une voix précipitée, les conseils élémentaires.
— N’essayez pas de jouter et d’abattre votre adversaire. Vous n’y
arriverez pas ; c’est impossible. Et, à moins d’un miracle, vous serez
touchée vous-même. Mais il ne faut pas que ce soit à la tête. Vous
m’entendez ? Pas à la tête ! Ne pensez qu’à cela ! Ne quittez pas des
yeux la lance adverse et faites en sorte qu’elle ne touche pas votre
bassinet…
Autour d’eux, les autres chevaliers se mettaient en marche. D’un
geste, Ariette fit signe qu’elle avait compris et elle referma sa
visière… Toussaint lança d’une voix émue :
— Dieu vous garde !
— Et toi, garde mon trésor ! Je te l’ai confié…
Toussaint vit le blason gueules et sable, pendu au cou d’Ariette,
disparaître à la lueur des torches. Ensuite, il se précipita dans la
tente : il fallait faire vite ! …
Jean le Bon était fin connaisseur. Rien n’était comparable à un
tournoi de nuit. Les deux rangées de torches disposées de chaque
côté de la lice donnaient un aspect envoûtant aux armures, aux
lances et à la robe des chevaux. Dans cette lumière inégale, les
chevaliers, qui avançaient en file vers la tribune royale, passaient de
la pénombre à la clarté, et semblaient surgir de quelque au-delà,
pour y replonger ensuite… Le beau temps exceptionnel s’était
maintenu et toutes les étoiles brillaient dans le ciel.
L’un après l’autre, les compétiteurs allèrent se présenter devant
les deux souverains. Ariette avait les plus grandes difficultés à voir,
car les ouvertures de son bassinet ne s’adaptaient pas exactement à
ses yeux. Heureusement, son cheval suivait de lui-même celui qui le
précédait et c’est ainsi qu’elle se retrouva devant Jean le Bon et
Édouard III… C’était le moment fatidique. Elle abaissa sa lance à
grand-peine et dit d’une voix forte :
— Je m’incline devant vos majestés…
Le bassinet rendait la voix malaisément identifiable. On pouvait
la prendre pour celle d’un homme… Le roi Édouard, organisateur du
tournoi, répondit à son salut.
— Qui êtes-vous, chevalier ? Français ou Anglais ?
— Je suis François de Vivraie, chevalier de France.
— Pourquoi vous dissimulez-vous ? Relevez votre visière !
— Sire, j’ai fait le vœu de ne montrer mon visage que lorsque je
serai un homme libre.
Édouard III parut apprécier la réplique. En tout cas, il n’insista
pas davantage.
— C’est bien, sire de Vivraie. Choisissez votre dame…
Ariette resta interdite… Elle avait pensé à tout, sauf à cela. Elle
entrevoyait, à la lueur tremblante des torches, les nobles dames qui
attendaient son hommage. L’affaire prenait un tour ridicule, voire
scabreux. Pour l’instant, nul ne se rendrait compte de rien. Mais
quand, plus tard, la vérité serait connue, comment justifier d’avoir
choisi l’une plutôt que l’autre ? … C’est alors que, derrière sa visière
fermée, Ariette de Sinclair eut un sourire.
Il y eut un remous dans l’assistance… Au lieu de s’éloigner,
comme les autres, en direction de la dame de son choix, le chevalier
ne bougea pas. Il resta sur place et abaissa sa lance entre les deux
rois. Qu’est-ce que cela signifiait ?… Édouard eut un mouvement
d’impatience et puis se retourna : la lance était pointée vers celle qui
était assise juste derrière lui, sa mère, Isabelle de France. Il vit cette
dernière sourire et faire un signe amical de la main. Lui-même
sourit à son tour.
— L’hommage est hardi, mais je vois qu’il est bien reçu. Allez,
chevalier, mes vœux aussi vous accompagnent !…
Le sort fut favorable à Ariette de Sinclair. Elle fut appelée à
jouter dans les derniers et, quand elle entra enfin en lice, il s’était
écoulé près d’une heure depuis qu’elle avait quitté Toussaint… Elle
voyait toujours aussi mal. Il fallut que les valets qui se tenaient sur
la piste prennent son cheval par la bride pour le remettre dans la
bonne direction… Tout de suite après, les trompettes sonnèrent et
les deux concurrents s’élancèrent l’un contre l’autre.
Tout en allant à l’aveuglette, maintenant comme elle pouvait sa
monture, Ariette, selon les conseils de Toussaint, ne pensait qu’à
une chose : éviter d’être touchée à la tête. Justement, il lui semblait
que la lance de son adversaire était dangereusement haute. Au
moment du choc, elle se pencha tant qu’elle put sur le côté opposé à
lui et elle ressentit un coup terrible, suivi d’une vive douleur…
Dans la tribune, en voyant le compétiteur français s’envoler
comme une plume avant de retomber, Édouard III eut un sourire
ironique en direction de son hôte.
— Vos chevaliers me semblent bien légers, mon cousin !
Jean le Bon fit la grimace et ne répondit pas…
Sur la piste, les valets se précipitèrent pour relever le vaincu
inanimé. Tout en s’étonnant de l’absence de son écuyer, ils le
portèrent dans sa tente. Comme l’écuyer ne se manifestait toujours
pas, ils entreprirent, bien que ce ne soit pas leur tâche, d’enlever son
armure pour constater son état. L’un d’eux retira le bassinet. Les
cheveux roux jaillirent et les yeux verts s’ouvrirent… Il poussa un
cri… Puis, tous partirent chercher le roi d’armes.
Le roi d’armes était un personnage important, toujours choisi
parmi la bonne noblesse, à qui était confiée l’autorité absolue sur le
déroulement d’un tournoi. Quand il arriva dans la tente et découvrit
l’incroyable réalité, il entra en fureur.
— Qui êtes-vous ? Où est celui qui devait se trouver dans cette
armure ?
— Je suis Ariette de Sinclair, à qui le sire de Vivraie a promis sa
foi. Il s’est évadé, comme l’honneur le commande à tout chevalier…
Le roi d’armes manqua de s’étrangler.
— L’honneur consiste donc à envoyer une femme se battre à sa
place ?… Quand nous retrouverons ce chevalier, il sera pendu au
premier gibet et son corps y restera jusqu’à ce que les corbeaux
n’aient plus laissé une parcelle de chair sur ses os ! Son blason sera
brisé en public et je demanderai personnellement au roi de France
que son château soit rasé et sa famille bannie à jamais de son
pays !…
Ariette se souleva péniblement du lit de camp où elle était
allongée.
— Vous vous trompez, monseigneur ! François de Vivraie n’a
rien fait. C’est moi qui l’ai endormi par ruse au moyen d’une aiguille
enduite de drogue. C’est inconscient qu’il a été emporté par son
écuyer hors de cette enceinte. C’est moi seule qui ai tout fait et qui
mérite votre rigueur !
— Quelle preuve ai-je de ce que vous dites ?
— La parole de la pupille de Madame de France.
— Et pourquoi auriez-vous agi ainsi ?
— Je vous l’ai dit, monseigneur nous devons nous marier…
Ariette de Sinclair se mit à respirer plus bruyamment… Pour la
première fois, le roi d’armes s’inquiéta de son état.
— Vous êtes blessée ?
— Je ne sais pas. Je crois…
— Je vais chercher le chirurgien !
Ariette l’entendit appeler à grands cris, et peu après le chirurgien
fit son entrée. Aidé par le roi d’armes, il retira l’armure, puis les
cottes de mailles, puis la cotte à armer. On perçut chez lui un
malaise lorsqu’en dessous apparut la robe verte. Elle était tachée de
sang… Le chirurgien, un homme rude, aux mains puissantes, était
visiblement habitué aux spectacles les plus pénibles. Mais il
tremblait en enlevant la robe et en dénudant la poitrine. Une côte
était enfoncée sous le sein droit… Il s’épongea le front et resta sans
bouger. Le roi d’armes l’invectiva :
— Eh bien, qu’attends-tu ? Fais ton métier !
— Pardonnez-moi, monseigneur… Je n’ai exercé qu’à la guerre et
je n’ai soigné que des soldats. J’ai tout vu : des entrailles répandues,
des yeux arrachés, des bras et des jambes coupés, mais une femme
blessée, jamais !
— Ressaisis-toi, sinon je te fais enfermer et juger. Examine la
plaie ! Est-ce grave ?
Le chirurgien s’épongea de nouveau le front et se pencha vers la
blessure… Ariette, qui gardait toute sa conscience, regardait les deux
hommes sans mot dire. Le chirurgien finit par se redresser.
— Il faudrait appliquer le fer rouge…
— Eh bien, fais-le ! Qu’attends-tu ?
— Rien… Rien, monseigneur. Je vais le faire…
Le chirurgien se fit apporter un brasero et, une demi-heure plus
tard, il était à pied d’œuvre… Le roi d’armes s’était retiré. Il avait
décidé de ne pas ébruiter la chose. Seul son maître Édouard III
serait mis au courant et déciderait des suites à donner, mais il lui
prêcherait, quant à lui, l’indulgence. Ariette de Sinclair serait gardée
à demeure au manoir de Hertford et recouvrerait la liberté quand la
rançon de Jean le Bon serait payée. Alors, elle pourrait le suivre en
France et retrouver son fiancé…
Seul sous la tente, le chirurgien sortit le fer des braises
brûlantes… Par malchance pour elle, Ariette n’avait pas perdu
conscience.
— Ayez courage…
Le chirurgien s’apprêtait, par habitude, à dire « monseigneur »,
mais à la vue du sein droit, au-dessous duquel il devait opérer, il
rectifia au dernier moment :
— … madame.
Ariette ne cria pas. Elle le regarda faire. Son regard ne faiblit pas.
Il ne se voila que lorsqu’une odeur de chair grillée se répandit dans
la tente. Et le chirurgien retira son fer, en se demandant quel héros,
quel dieu, avait su inspirer un pareil amour…
Le héros vomissait… Poussée par une brise assez forte,
l’embarcation sur laquelle il avait pris place avait quitté
l’embouchure de la Tamise et abordé la haute mer. Elle dansait
ferme, mais ce n’était sans doute pas cela qui rendait François
malade. C’était plutôt la drogue administrée par Ariette, mêlée à une
tenace odeur de poisson… Dans une demi-inconscience et d’une
voix pâteuse, François s’adressa à Toussaint…
— Pourquoi sommes-nous retournés chez Mortimer ?
— Nous ne sommes pas chez Mortimer.
— Si, je sens la Capitaine…
François s’agita brusquement.
— Toussaint, je ne vois plus rien ! Je suis redevenu aveugle !
— Mais non ! Ne vous inquiétez pas. Il fait nuit noire…
— Toussaint, que se passe-t-il ? J’ai envie de dormir…
— C’est ce que vous avez de mieux à faire.
— Et le tournoi ? Je ne m’en souviens plus…
— Je vous raconterai cela demain. Dormez…
Le lendemain, Toussaint raconta effectivement toute l’aventure
à son maître : la piqûre avec laquelle Ariette l’avait endormi, le
projet qu’elle avait conçu, l’impossibilité de s’opposer à sa volonté,
la déesse vêtue de fer qui était partie à sa place au combat…
François ne répliqua rien. Il n’était pas vraiment surpris. Il avait
toujours su, à sa voix, qu’Ariette était capable de tout. Mais les
effets de la drogue tardaient à se dissiper. C’est toute la réflexion
qu’il put faire sur le moment. Il se laissa retomber dans un sommeil
lourd…
La traversée dura encore quelques heures malgré des vents
favorables car, craignant de débarquer à Calais ou dans la baie de
Somme, terres anglaises, le capitaine du bateau avait pris un cap
plus au sud. Il arriva en fin de journée devant l’embouchure de la
Seine et c’est là qu’il laissa ses passagers.
L’endroit, un petit village de pêcheurs, s’appelait Leurre. On
pouvait s’étonner de trouver une localité aussi modeste au
débouché d’un si grand fleuve et peut-être y aurait-il plus tard, à cet
emplacement, une ville importante. Toujours est-il que, sur place,
François et Toussaint ne trouvèrent pas de cheval. Ils durent
prendre un autre bateau pour se faire conduire à Rouen.
Tout au long du trajet, François garda le silence. Ayant recouvré
sa lucidité, il méditait sur les événements qu’il venait de vivre…
Curieusement, il n’était pas inquiet pour Ariette. Son geste était trop
beau, trop grand pour qu’il lui soit arrivé quelque chose. Dieu
n’aurait pas permis une telle injustice. C’était lui, au contraire, qui
avait arrangé leurs destinées à tous deux, pour qu’elles connaissent
ce merveilleux épisode…
Ariette était la femme de sa vie, sa femme tout simplement. Il le
savait depuis longtemps, mais il le ressentait à présent avec une
force nouvelle… Depuis quand l’aimait-il ? Il ne pouvait pas le dire
avec certitude. Il n’y avait pas eu d’instant précis, comme avec
Pâquerette. À moins que ce ne soit tout au début, au moment où,
frappé par la similitude de leurs sorts, il lui avait pris la main…
C’était la première fois que François repensait vraiment à
Pâquerette. Il l’avait aimée avec plus de violence qu’Ariette, mais les
deux amours n’avaient aucune ressemblance. L’un avait été une
explosion soudaine, l’autre était fait pour durer ; sa moindre
intensité, elle-même, en était le gage. Avec Pâquerette, ils étaient
partis au galop pour une folle chevauchée ; avec Ariette, ils s’étaient
mis au petit trot pour une randonnée qui devait durer la vie entière.
Et François était sûr qu’ensemble, ils franchiraient tous les
obstacles. Rarement, couple serait aussi fort. Pour lui, elle était
capable de tout et elle venait de le prouver ; pour elle, il se sentait
une force inépuisable…
Mais tandis que les rives de la Seine défilaient doucement,
François ne songeait pas qu’à Ariette… Il repensait à ce qu’il s’était
imaginé, sur un autre bateau, en allant en Angleterre : qu’il n’allait
rien se passer, qu’il allait perdre son temps. Comme il avait été sot
et présomptueux, encore une fois ! Jamais, depuis le début de sa vie,
il n’avait connu tant de bouleversements…
Comme c’était étrange ! C’était chaque fois qu’il voyageait qu’il
connaissait les événements les plus importants et, chaque fois, il
revenait transformé. Quand il avait quitté son oncle et était parti
pour Brocéliande, il avait compris sa faiblesse, ses limites, la
nécessité de se défier de lui-même. En Angleterre, avec sa cécité, ce
sont les autres qu’il avait découverts. L’amitié de Toussaint, d’abord,
sans laquelle il n’aurait pas survécu ; cette étonnante faculté qui lui
était venue ensuite, de connaître autrui au son de sa voix ; Ariette
enfin, bien sûr…
Et François n’avait pas l’intention de s’en tenir là. Avec sa vue
retrouvée, il éprouvait une immense envie de voir ; voir, de tous ses
yeux, emmagasiner les images, voir jusqu’à s’éblouir !… Après s’être
découvert lui même, avoir découvert les autres, François avait envie
de découvrir le monde…
À Rouen, ils s’achetèrent d’autres habits, des chevaux et ils
flânèrent dans la ville. Après un plantureux repas bien arrosé,
Toussaint interrogea son maître.
— Et maintenant, où allons-nous ? Nous retournons à Cousson ?
François fit aussitôt « non » de la tête. L’idée de retrouver le
château après la mort de son oncle le glaçait. Mais où aller ? Le
monde est vaste et s’il avait décidé de le découvrir, il ne savait par
où commencer… C’est alors que l’illumination lui vint. Il repensa à
la question de Madame de France, à laquelle il n’avait pas pu
répondre ; il repensa à tout ce qu’il avait entendu sur la plus grande,
la plus riche et la plus belle ville de l’univers… Il leva sa coupe et
trinqua avec Toussaint.
— Nous allons à Paris !…
François n’oublia pas sa rançon. Il aurait été trop bête que
l’intendant de Cousson, ignorant son évasion, la verse à Salisbury.
Rencontrant, au sortir de l’auberge, un pèlerin de Saint-Jacques de
Compostelle, il le convainquit de porter un message à Cousson. Il y
était dit d’envoyer le prix de la rançon à Paris, à une adresse qu’il
communiquerait plus tard, et de remettre de l’or au porteur de la
missive.
À petites étapes, car rien ne les pressait, Toussaint et lui
remontèrent ensuite les rives de la Seine. Ce fut le 25 janvier, jour
de la Saint-Paul, que l’événement se produisit. Toussaint allait en
tête. Ils étaient sur un sentier assez raide qui grimpait une colline.
Ils venaient de dépasser un hameau au milieu des vignes ; la fumée
sortait des toits de chaume, le tableau était paisible, reposant…
Soudain, Toussaint poussa un cri :
— Mon maître, venez voir !…
François éperonna et resta sidéré. Le soleil se couchait et il
éclairait, il illuminait le paysage là-bas, à l’est… Dans une lumière
rose, François apercevait un nombre inimaginable de maisons, des
murailles interminables, des tours, des clochers. Il murmura
émerveillé :
— Paris !…
Un paysan, portant un fagot sur son dos, passa à ce moment.
François le héla :
— Où sommes-nous ?
— À Chaillot, messire.
— Connais-tu bien Paris ?
— J’y vais souvent vendre mon vin…
— Alors, décris-moi ce que nous voyons. Tu seras récompensé…
Le paysan posa son fagot.
— Ici, tout à fait à gauche, ce château aux tours pointues juste
après les murailles, c’est le Temple. Ce plus grand château plus près
de la Seine et plus près de nous, c’est le Louvre. Puis, c’est l’île de la
Cité, avec Notre-Dame et le Palais du roi, enfin, sur l’autre rive, c’est
la montagne Sainte-Geneviève, le domaine des étudiants…
La montagne Sainte-Geneviève… François se rappela
brusquement… Il y avait longtemps qu’il n’avait pas eu de nouvelles
de son frère, mais la dernière fois il était question qu’après avoir
brillamment réussi ses études à Lanoë, il les poursuive à Paris.
Contrairement à ce qu’il pensait, il avait peut-être quelqu’un de
connaissance dans la capitale… Le paysan interrompit le cours de
ses pensées.
— Si vous voulez arriver avant la nuit et la fermeture des portes,
vous devriez partir, messire…
François le remercia, lui lança une pièce et partit. Le paysan
ramassa la pièce, vit qu’elle était anglaise, cracha par terre, mais la
mit quand même dans son gousset.
10 Les états généraux
François et Toussaint allaient à fond de train. Bientôt, les
maisons entourées de champs furent plus rapprochées et elles ne
tardèrent pas à former une rue. Un grand bâtiment sombre apparut
sur la droite. Un homme curieusement vêtu s’apprêtait à y entrer. Il
portait une robe grise sur laquelle étaient cousues des fleurs de lis
en cuivre ; il avait à la main un bâton ferré aux deux bouts. François
le héla.
— Où sommes-nous ?
— Rue Saint-Honoré, messire.
— Nous ne connaissons pas Paris. Voulez-vous nous servir de
guide ? Vous serez récompensé.
L’homme eut un ricanement triste.
— Il est sûr que vous ne connaissez pas Paris, sinon vous sauriez
qui je suis. Ce vêtement est celui des Quinze-Vingts, les trois cents
aveugles pour qui saint Louis fit construire l’hospice que vous
voyez. Continuez tout droit : Paris est là. Vous entrerez par la porte
aux Aveugles.
La porte aux Aveugles !… François frémit. Lui, l’ancien aveugle,
allait entrer à Paris par la porte aux Aveugles. C’était tout un
symbole. C’était comme le passage de l’ombre à la lumière, l’entrée
dans un monde nouveau, merveilleux… Il choisit dans sa bourse
une pièce d’or, la donna à l’homme et reprit le galop.
Paris était effectivement tout près. François se heurta presque
aux remparts. Bien qu’anciens, puisque datant de cent cinquante
ans, ils étaient impressionnants : massifs, crénelés et surmontés à
courts intervalles de tours rondes au toit pointu. La porte était
constituée par un ouvrage avancé de forme carrée avec un pont-
levis. Les gardes, apercevant François et Toussaint, leur firent signe
de se presser. Ils passèrent en trombe ; le pont-levis se referma
derrière eux. François leva les yeux. Il était à Paris !…
Sa première surprise vint de ce que la rue était pavée. C’était
extrêmement rare dans les villes ; même Londres – il l’avait senti au
contact de ses pieds – n’était pavée qu’en de rares endroits, près de
l’hôtel de Savoie et du palais de Westminster. Ensuite, François fut
frappé par l’intense animation qui régnait. Il y avait des boutiques
de chaque côté de la rue ; elles étaient constituées par le rez-de-
chaussée des maisons, un volet horizontal, qui se baissait vers
l’extérieur, formant comptoir… François remarqua un personnage
qui avançait, avec un tonneau sur son dos et un gobelet accroché au
cou. Il criait quelque chose et, à son passage, les commerçants
débarrassaient leur comptoir et remontaient leur volet, tandis que
les passants pressaient le pas… Le cri fut bientôt perceptible…
— Un tonneau de malvoisie a été mis en perce à La Vieille
Science. Dix deniers la pinte. Qu’on se le dise !
François s’arrêta à la hauteur de l’homme, qui remplit son
gobelet et le lui tendit. Le vin était doré et succulent. François
questionna, tandis que Toussaint se faisait servir à son tour :
— Comment se fait-il que tout le monde ferme à votre
approche ?
— Je crie mon vin le matin, au lever, et le soir, juste avant le
couvre-feu. Je sers d’horloge aux gens. Seul le marchand d’oublies
passe après moi.
— Puisque le temps presse, pourriez-vous nous dire où coucher ?
— À La Vieille Science, justement. La nourriture est bonne, les
chambres confortables et il y a une écurie pour vos chevaux. C’est
tout droit, rue de la Ferronnerie. Vous verrez l’enseigne…
Le crieur de vin reprit sa marche, et François et Toussaint leur
chemin. Avec les volets des boutiques relevés, la rue s’était élargie.
François constata avec admiration que deux charrettes auraient pu
s’y croiser. Un autre personnage vint à leur rencontre. C’était un
homme âgé à la barbe blanche portant sur son dos un haut panier.
— Dieu ! Qui appelle l’oublieux ?…
L’oublieux, le marchand d’oublies, ces gaufrettes roulées en
cylindre… François n’en avait pas goûté depuis des années. Il en
acheta et demanda s’ils étaient bien sur le chemin de La Vieille
Science. Le marchand dit que oui et repartit. François et Toussaint
firent encore quelques centaines de mètres, guettant les enseignes
et Toussaint poussa un cri :
— C’est là, mon maître !
Il désignait un tableau se balançant à une hampe et représentant
une vieille femme tenant une scie et un panier.
— Je ne comprends pas…
— Mais si, mon maître : « La Vieille Scie-anse » !
François eut un sourire et mit pied à terre, imité par Toussaint…
C’est alors que le couvre-feu sonna. Toutes les cloches de Paris se
mirent à retentir en même temps, à coups réguliers. François ferma
les yeux… Lorsqu’il était entré à Londres aussi, toutes les cloches
avaient sonné ; il avait pu, ainsi, apprécier les dimensions de la ville.
Or ce qu’il découvrait en cet instant était prodigieux ; toutes ces
cloches s’appelaient, se répondaient d’infiniment plus loin. Par ce
couvre-feu, Paris lui livrait son étendue. Combien de fois était-il
plus grand que Londres ? Cinq fois ? Dix fois ? Il y avait peut-être
cent églises au timbre différent, depuis le son retentissant d’un gros
bourdon – sans doute celui de Notre-Dame –, jusqu’aux clochettes
grêles des chapelles. François gardait les yeux fermés. À présent,
son oreille exercée percevait non seulement la distance des sons,
mais leur altitude, découvrant du même coup la topographie de la
ville, ses collines, ses buttes… Toutes les cloches se turent presque à
la fois, sauf une seule, attardée et éloignée. D’où appelait-elle ?
Était-ce déjà la campagne, ou encore Paris ?… Elle se tut à son tour
et Toussaint entendit son maître murmurer, les yeux clos :
— Que c’est beau !…
L’instant d’après, ils poussaient la porte et entraient dans
l’auberge de La Vieille Science… Au silence, succéda le vacarme. Il
provenait d’une trentaine de jeunes gens assis à une table unique,
faite de plusieurs mises bout à bout. Ils étaient éclairés par une
énorme cheminée où rôtissaient des volatiles embrochés. Le patron,
un gros homme suant, allait de l’un à l’autre, tentant de se faire
entendre :
— Messire, le couvre-feu a sonné. Vous devriez être parti.
Mais chacun le rabrouait.
— Tais-toi et apporte du vin…
François remarqua que tous les jeunes gens portaient la tonsure
des clercs. C’étaient donc eux les fameux étudiants de Paris !… Leur
conversation était pour le moins animée. Il y avait des cris, des
insultes. Le plus excité était un grand blond, frisé comme un
mouton, qui frappait du poing sur la table, répétant qu’il fallait
étriper les conseillers du dauphin et le jeter lui-même dans les
oubliettes de son palais… Qu’est-ce qui était donc en train de se
passer pour susciter des propos aussi violents ? François se fit la
réflexion que, depuis quelques mois, pratiquement depuis son
séjour anglais, il ne s’était pas tenu au courant des événements
politiques. L’aubergiste l’aperçut enfin et s’empressa… François
demanda deux chambres, qu’on s’occupe des chevaux et à souper.
L’hôtelier eut l’air contrarié.
— Avec ces étudiants, je n’ai plus de table libre. Mais maître
Erhard voudra peut-être partager la sienne avec vous ?
François aperçut dans l’ombre un homme seul à une table à
l’écart. Il avait les cheveux argentés et un air de grande courtoisie. Il
avait entendu l’aubergiste. Il prit la parole, avec un fort accent
étranger.
— Maître Erhard ne demande que cela. Venez, messire. Je suis
allemand de Trêves et, pour mon malheur…
Il désigna la bruyante tablée :
— … leur professeur ! Vous venez de loin ?
François et Toussaint s’assirent.
— De Londres…
— Ce n’est pas pour m’étonner. Paris n’est pas une ville, c’est un
lieu de rendez-vous. Ailleurs, on passe, ici, on vient… Que pensez-
vous des étudiants ?
François regarda le fin visage de maître Erhard.
— Je les découvre…
— Pas un ne rachète l’autre. Ils viennent de tous les endroits du
monde et ils n’apportent que leurs défauts. Les Anglais –
pardonnez-moi – sont ivrognes et poltrons, mes compatriotes
allemands sont furibonds et obscènes, les Brabançons sont
sanguinaires et voleurs, les Flamands goinfres et luxurieux, les
Normands vains et orgueilleux, les Poitevins traîtres et avares, les
Bourguignons brutaux et sots, les Bretons légers et inconstants, les
Lombards cruels et lâches, les Romains séditieux et violents, les
Siciliens tyranniques et jaloux… Mais ils auraient bien tort de ne pas
laisser libre cours à leurs instincts. Leur tonsure ne les rend
justiciables que de l’Église, qui les traite comme une mère et le roi
est plus faible encore. Connaissez-vous l’histoire de saint Louis se
rendant au couvent des Cordeliers ?
François commanda une pinte de malvoisie au patron qui
passait.
— Non, maître Erhard.
— Saint Louis décida, une nuit, de se rendre au couvent des
Cordeliers pour y faire ses dévotions de matines. En passant dans la
rue Hautefeuille, il reçut le contenu d’un pot de chambre sur la tête.
Il fit chercher et amener le coupable. S’il s’était agi d’un homme du
peuple, d’un bourgeois ou même d’un noble, il aurait été pendu,
voire écartelé pour lèse-majesté. Mais c’était un étudiant et, quand
il s’en aperçut, saint Louis le complimenta et lui donna sa bourse
pour le récompenser de travailler si tard. C’est cette histoire qu’on
raconte à tout nouvel arrivant à l’Université. Vous imaginez le
résultat…
À la table d’à côté, le grand blond bouclé continuait à vociférer,
mais un autre l’interrompit en criant plus fort que lui :
— Nunc bibendum1 !
Ce fut comme un signal. Un des étudiants se mit à psalmodier
comme à l’église : Nunc bibendum, tandis que ses camarades
l’accompagnaient en répétant à mi-voix : Nunc-nunc-nunc-nunc-bi-
bi-bi-bi-den-den-den-den-dum… Puis le soliste se tut et le chœur
s’organisa en canon, les voix les plus aiguës commençant et les plus
graves partant les dernières. Il n’y avait pas une fausse note, pas un
temps de retard. Chacun savait sa partition comme s’il l’avait
répétée toute sa vie. L’intensité de la chanson montait
progressivement…
François observait, fasciné. Il émanait de ce groupe une force
incroyable. Pris un à un, les étudiants n’étaient pourtant pas bien
redoutables. C’étaient, à quelques exceptions près, des gringalets ; il
en aurait assommé deux en les tapant l’un contre l’autre. Pourtant,
tous ensemble, ils semblaient invincibles. Ils formaient une sorte
d’être à trente corps, un monstre de légende… Le chant s’amplifia ;
il devint violent, sauvage. François eut un frisson que la mêlée de
Poitiers ne lui avait pas arraché. Il était en présence d’une autre
force que la sienne, celle qui vient de l’esprit et non du corps ; la
force des forces, celle que dix mille lances ou des nuées de flèches
font rire… Le chant s’arrêta brutalement, avec un ensemble parfait.
Il y eut un instant de silence et tout de suite après, des cris
déchaînés. Le patron, sans doute subjugué, lui aussi, se mit à
remplir les coupes.
François vida la sienne pour se remettre. Maître Erhard fit de
même et apprécia la malvoisie en connaisseur.
— Il y a longtemps que je n’en avais bu. Vous êtes généreux,
noble Anglais.
— Je ne suis pas anglais, maître Erhard. Je suis un chevalier
français évadé de ce pays. Mon nom est François de Vivraie.
Maître Erhard reposa brusquement sa coupe.
— Vous voulez dire « Vivraie », comme Jean de Vivraie ?
— Vous le connaissez ?
— Si je le connais ! C’est un de mes élèves et il n’est pas de ceux
qui passent inaperçus !
— C’est mon frère, maître Erhard !
Maître Erhard sourit.
— Je ne sais si je dois vous en féliciter ! C’est le plus
intelligent et le plus paresseux, le plus doué et le plus gaspilleur de
ses dons, le plus profond et le plus vain, le plus courageux et le plus
lâche, le plus odieux et le plus attachant. C’est l’âme de ses
camarades, malheureusement plus souvent damnée que céleste !…
— Dites-moi où je peux le trouver !
— Ce n’est pas la peine de vous déranger. Il va venir.
— Mais c’est déjà le couvre-feu.
— Ce n’est pas cela qui l’arrête, croyez-moi !…
François s’abîma dans la réflexion… L’idée de revoir Jean, ici,
dans cette taverne, après tant d’années et d’événements écoulés, le
bouleversait. Qu’avait fait son frère, depuis que leurs vies avaient
divergé ? Le reconnaîtrait-il même ? Maître Erhard le tira de ses
pensées.
— Si vous étiez en Angleterre, vous ne savez peut-être pas ce qui
se passe à Paris.
— Non. Racontez-moi.
Et maître Erhard raconta. C’était une histoire compliquée, à
l’image de ces temps de troubles et de déchirements que connaissait
la France…
Les états généraux avaient été convoqués par Jean le Bon, avant
son départ pour la guerre, afin de voter des impôts nouveaux et ils
s’étaient ouverts à la date prévue, le 17 octobre 1356. Mais la
situation n’était plus du tout la même. Le roi avait été fait
prisonnier à Poitiers et il avait été remplacé par le dauphin Charles,
jeune homme sans envergure ni autorité apparentes et déconsidéré
par sa fuite au milieu de la bataille. Deux personnages en
profitèrent pour tenir le devant de la scène.
Le premier était Étienne Marcel, riche drapier parisien. Élu
prévôt des marchands, il représentait officiellement toute la
bourgeoisie de la capitale et voulait pour la ville des libertés
analogues à celles qu’avaient les cités de Flandre. La captivité du roi
et son remplacement par ce pâle jeune homme étaient pour Marcel
l’occasion rêvée d’arriver à ses fins et de jouer un rôle personnel de
premier plan.
L’autre personnage s’appelait Charles le Mauvais, roi de Navarre.
Tout comme Édouard III d’Angleterre, Charles le Mauvais
descendait en ligne directe de Philippe le Bel par les femmes et, tout
comme lui, il revendiquait la couronne de France. Jean le Bon, après
avoir essayé de le séduire, lui donnant même sa fille en mariage,
avait fini par le faire emprisonner. Mais Charles le Mauvais venait
de s’évader et s’était installé à Paris, tandis que ses troupes,
composées de Navarrais et d’Anglais, encerclaient la capitale.
Telle était la situation dans laquelle se débattait le dauphin
Charles, âgé, comme François, de vingt ans. Or les événements
avaient brusquement pris un tour aigu. La veille, 24 janvier, un valet
changeur, Perrin Marc, avait tué un officier du dauphin, Jean
Baillet, à la suite d’une dispute. Le meurtre avait eu lieu près de
l’église Saint-Merry et Perrin Marc s’y était réfugié aussitôt après.
Mais les hommes du dauphin l’avaient poursuivi dans le lieu saint
et arrêté. Le jour même, ce 25 janvier 1358, Perrin Marc avait été
jugé, condamné, avait eu le poing coupé et avait été pendu. Cette
violation du droit d’asile avait mis en émoi l’Église, les bourgeois et,
bien sûr, les étudiants. L’émeute grondait à Paris, où les états
généraux étaient toujours réunis…
La porte s’ouvrit. Un homme s’encadra sur le seuil : c’était Jean !
François n’eut pas le temps de revenir de sa surprise. Un cri s’éleva
aussitôt, lancé par trente poitrines :
— Ardeat2
Comme la fois précédente, ce cri se transforma en chanson. Le
même soliste entonna les paroles, en faisant des vocalises :
— Ardeat ! Ardeat ! Impius horribilis3 !
Ardeat in flammis eternis !
Le reste des étudiants répéta quelque temps en sourdine :
Ardeat ! puis le chant partit en canon… Jean de Vivraie s’était
adossé à la cheminée et souriait, se délectant de cet hymne
visiblement composé en son honneur. À la lumière des flammes,
François pouvait le voir parfaitement… Le plus extraordinaire est
qu’il n’avait pas changé. Il était pareil qu’étant enfant, avec la taille
en plus. C’étaient la même tête disproportionnée, au front bombé,
les mêmes yeux un peu globuleux, animés d’une lueur intense, les
mêmes membres grêles, le même teint pâle, les mêmes cheveux
noirs qui lui arrivaient jusqu’aux épaules ; la tonsure était la seule
différence visible… Jean portait une cape noire. Il était immobile.
On aurait dit une statue… La chanson cessa et il sauta sur la table
en criant :
— Ardeam, dum amore4
Jean promena son regard sur l’assistance. Un silence religieux
régnait. François se recula exprès dans l’ombre. Il sentait qu’il allait
se passer quelque chose et il ne voulait pas se faire découvrir par
son frère. Jean prit la parole sur le ton de la confidence.
— Si je viens si tard, c’est que j’ai découvert le grand secret et
que je vous l’ai rapporté. Voulez-vous le connaître ?
Un « oui » frénétique lui répondit. Jean ouvrit sa cape d’un geste
théâtral et en sortit un reliquaire d’or, comme ceux qu’on trouve
dans les églises.
— Voici le grand secret !
Le silence se fit. Même les étudiants étaient pétrifiés.
L’aubergiste, qui apportait à François une oie rôtie, lâcha son plat,
qui tomba avec un bruit métallique ; le cri d’une servante retentit au
fond de la salle. Maître Erhard se leva, furieux, et se rassit en
haussant les épaules : il venait de découvrir, comme les autres, qu’il
ne s’agissait pas d’un vrai reliquaire, mais d’une grossière copie de
bois. Un brouhaha de soulagement s’éleva. Jean le fit taire.
— Tout à l’heure, en me promenant rue Saint-Victor, j’ai
rencontré un vieillard aveugle, assis devant Saint-Nicolas-du-
Chardonnet. Il portait le chapeau et le bourdon des pèlerins. Je me
suis étonné : « Que fais-tu ici ? Ce n’est pas le chemin de Saint-
Jacques… – Je ne suis pas pèlerin de Saint-Jacques, m’a-t-il
répondu, mais de Jérusalem. J’en rapporte le grand secret. Voilà
trois ans que je marche sur les routes, bien qu’aveugle. C’est lui qui
m’a brûlé les yeux. »
Jean se tut un instant. Tous les regards étaient fixés sur lui…
François se sentit mal à l’aise. Il n’aimait pas cette histoire de
cécité… Après avoir apprécié l’attention dont il était l’objet, Jean
reprit son récit.
— Nous avons bavardé, le vieillard et moi. Il m’a demandé qui
j’étais. Je lui ai dit que j’étais étudiant et que le grand secret serait
pour moi une vraie aubaine. Avec lui, j’aurais terminé d’un seul
coup mes études. Il a pris un air sévère. « Prends garde, m’a-t-il dit,
perdre la vue n’est rien, le grand secret est autrement redoutable. Il
va te déchirer comme une horde de loups ; imagine mille loups
s’acharnant sur toi sans te tuer, imagine-toi sentant leurs crocs te
lacérer membre après membre, chair après chair.
— « Je n’ai pas peur des loups », ai-je répliqué, et j’ai pris le
reliquaire. Dois-je l’ouvrir, mes amis ?
Un second « oui », beaucoup moins assuré que le premier,
émana de l’assistance. Jean avança la main vers le reliquaire mais se
ravisa.
— Un instant ! Voici ce que m’a dit encore le pèlerin : « N’ouvre
pas le reliquaire. Sinon, ce sera comme si tous les serpents et les
araignées de la Création te piquaient ensemble et que tu restes en
vie. Tu sentiras interminablement leur venin circuler dans tes
veines et te glacer le cœur… » Mes amis, que dois-je faire ?
Il y eut un silence, puis une voix, une seule, anonyme, parvint
depuis la tablée des étudiants :
— Ouvre !
Jean fit une sorte de révérence.
— Je vais ouvrir, mais je veux être tout à fait honnête. Tandis
que je m’éloignais, le vieillard m’a encore parlé. « Reviens, me
criait-il, je me repens ! Rends-moi le reliquaire. Le grand secret ne
doit être connu de personne. N’ouvre pas ! Connais-tu la soif du
désert ? Imagine mille soleils te brûlant en même temps, te
desséchant, sans que tu puisses mourir, faisant de toi un mort
vivant !… » Je n’ai pas entendu la suite. J’étais trop loin… À présent,
à moins que quelqu’un ne s’y oppose, je vais ouvrir…
La tension était à son comble. L’aubergiste et ses domestiques,
après s’être signés, s’étaient réfugiés aux cuisines. Parmi les
étudiants, plus d’un avait sans doute envie d’arrêter là l’expérience,
mais aucun n’osa avouer sa peur… Après avoir laissé passer un
temps, Jean, posément, ouvrit le reliquaire… Instinctivement,
François se protégea les yeux… Une rumeur de soulagement lui fit
regarder de nouveau. Jean secouait en tous sens le reliquaire
ouvert, l’explorait de la main : rien, il n’y avait rien… Alors, il le
lança en l’air, il retomba sur le sol, se brisant en mille morceaux…
Un rire nerveux s’empara de l’auditoire.
Jean sauta de sa table et accourut vers maître Erhard. À la
différence des autres, il ne s’était pas détendu. Au contraire, son
visage était empreint d’une gravité extrême… Jean mit un genou en
terre devant lui.
— Cur non rides, magister optime5 ?
Maître Erhard jeta sur son élève un regard pénétrant.
— Parce que tu ne plaisantais pas.
Jean fronça les sourcils.
— Vous croyez sérieusement que je pense que le grand secret…
est que la boîte est vide ?
— Je le crains pour toi…
Jean eut un rire bref et s’empara d’une coupe sur la table des
étudiants.
— Tout ce que je sais, c’est que cette coupe, elle, est vide et,
comme l’a dit Aristote, la nature a horreur du vide !…
— Qu’on la remplisse ! Aubergiste, de la malvoisie pour tout le
monde !
François, qui venait de parler, sortit de l’ombre. Il vit que le
corps de son frère était parcouru par une sorte de hoquet. Mais Jean
se ressaisit aussitôt. Il se tourna vers ses camarades et déclara avec
emphase :
— Je vous présente François de Vivraie, mon frère, gloire de la
chevalerie française, fils d’un vaincu de Crécy et vaincu de Poitiers !
François sourit… Il savait, à la voix de son frère, qu’il éprouvait
une émotion profonde et qu’il tentait de la cacher à ses camarades ;
il en fut infiniment heureux.
— Comment sais-tu que j’ai été à Poitiers ?
— Par ma marraine. Elle m’a tout appris : la mort de notre oncle,
ta captivité. Je sais même que tu as été faire la bête chez Jeanne de
Penthièvre. Cela t’évitera de me raconter ta vie…
Jean parlait d’une voix brève, saccadée, comme si son principal
souci était d’éviter de s’attendrir. Il poursuivit :
— Comment es-tu ici ? Ta rançon a été payée ou tu t’es évadé ?
— Je me suis évadé. Ma rançon, les Anglais ne l’auront pas. Je
suis venu la dépenser avec toi. Et puis, voici Toussaint, le meilleur
des écuyers et des hommes tout court.
Toussaint s’inclina devant le frère de son maître… À ce moment,
une voix en provenance de la table des étudiants les fit se détourner.
C’était le grand blond bouclé qui levait sa coupe.
— Je bois aux Vivraie ! Au généreux chevalier François et à Jean,
le plus admirable étudiant qu’ait jamais connu la montagne Sainte-
Geneviève !…
François avait fermé un instant les yeux.
— Celui-là ne t’aime pas. Cela se sent dans sa voix.
— Effectivement… Qui t’a appris à juger les gens de la sorte ?
François répugnait à parler de sa cécité. Il se contenta de
répondre :
— La vie…
Jean le regarda avec intérêt.
— Compliments ! Je vois que tu as fait autre chose que de taper
dans une quintaine !… C’est un Allemand. Il s’appelle Berzen, mais
il se fait appeler Berzenius pour faire savant… En fait, il ne s’en rend
pas encore bien compte, mais il me hait.
— Pourquoi ?
— Il est pauvre et je suis riche. Il est sot et je ne le suis pas.
J’apprends en une heure ce qu’il met des jours à comprendre. Il
passe son temps dans les livres et les églises, moi au cabaret et chez
les putains. Cela n’empêche pas nos maîtres de m’estimer et de le
mépriser. Bref, il est jaloux.
Jean leva sa coupe dans sa direction.
— À tes amours, Berzen !
Une vilaine grimace apparut sur les traits de Berzenius, qui
incita ses camarades à quitter les lieux : le lendemain, en raison des
événements, la journée risquait d’être chaude… Il y eut une longue
discussion et l’avis de Berzenius finit par l’emporter. Les étudiants
se levèrent. Jean se disposait à les suivre, quand François le retint.
— Que vas-tu faire ?
— La même chose qu’eux : aller au hasard dans les rues,
décrocher les enseignes, réveiller les bourgeois et rosser le guet.
C’est notre manière de tuer le temps…
— Reste, je t’en prie.
— Pourquoi ?
— Il y a plus de sept ans que nous ne nous sommes vus et tu me
demandes pourquoi !…
Les étudiants s’en allaient… Plusieurs d’entre eux tentèrent
d’entraîner Jean mais il les repoussa avec un sourire contraint.
— Je reste. Ce n’est pas tous les jours que mon frère s’évade
d’Angleterre…
Ils n’insistèrent pas et partirent, imités par maître Erhard…
Lorsque la porte fut refermée, Toussaint prit congé à son tour et
monta dans sa chambre. Ils restèrent seuls dans la grande salle de
l’auberge… François regarda attentivement son frère.
— On dirait que tu me fuis…
— Je ne te fuis pas. Je fuis les émotions. Elles émoussent
l’esprit, tout comme la graisse émousse le corps…
— Tu ne peux pas faire une exception pour moi ?
Jean poussa un soupir et remplit leurs coupes de malvoisie.
— Bien sûr que si… Et, puisque nous allons nous épancher,
autant que le vin coule aussi… Parle-moi de toi. Que t’est-il arrivé
que j’ignore encore ?
François but une longue gorgée.
— Je suis fiancé !…
Et il raconta ce qui s’était passé pendant son séjour anglais, en
omettant, encore une fois, de parler de sa cécité… Quand il eut fini,
il posa la main sur le bras de son frère.
— À toi ! Tu es donc étudiant à la Sorbonne ?
Jean haussa les épaules.
— Qu’est-ce que vous avez tous avec la Sorbonne ? Ce n’est
qu’un collège comme les autres : un hôtel pour étudiants. Les cours
ont lieu rue du Fouarre. Moi, je suis logé au collège de Cornouailles,
avec tous les Bretons…
Jean voulut de nouveau remplir sa coupe, mais constata que le
pichet était vide. Il brailla :
— Patron, une nouvelle pinte de malvoisie. C’est ma tournée !…
Une réflexion traversa brusquement l’esprit de François.
— C’est vrai que tu es riche. Comment cela se fait-il ?
— Je dis à tout le monde que c’est ma marraine qui me verse une
pension, mais…
Jean s’interrompit, tandis que l’aubergiste apportait la
malvoisie… Quand il eut tourné les talons, il reprit à voix basse :
— Mais en fait, mon argent me vient du pape…
François regarda son frère d’un air soupçonneux. Ce dernier leur
versa à boire en souriant.
— Ne t’inquiète pas : je ne suis pas saoul… Il m’en faut beaucoup
plus et tu le seras avant moi…
Et Jean de Vivraie, devant François quelque peu ébahi, se mit à
raconter les sept dernières années de sa vie.
La prieure de Lanoë, sa marraine, avait dit juste quand elle avait
affirmé qu’elle ne pourrait le garder longtemps… Au bout de deux
ans, elle n’avait plus rien à lui apprendre… Il faut dire que jamais on
n’avait vu chez un élève, pareil appétit, pareille rage de savoir. Jean
lisait nuit et jour, été comme hiver. Il avait failli mourir plusieurs
fois de froid et d’inanition et on avait même dû placer un
domestique devant son lit pour l’empêcher d’aller la nuit dans la
bibliothèque. La situation en était là, quand, fin 1351, son parrain,
l’abbé du Mont-aux-Moines, avait fait halte au prieuré…
Il était en route pour Avignon et il rendait visite à son filleul,
qu’il n’avait pas revu depuis son baptême. L’abbé du Mont-aux-
Moines était une grande figure de religieux, au physique comme au
moral… Au physique, c’était une sorte de géant filiforme ; son corps
était surmonté par une tête aux joues creuses, au regard pénétrant,
au front haut et aux cheveux noirs crépus. Qui avait vu l’abbé du
Mont-aux-Moines ne pouvait pas facilement l’oublier !
Mais c’était au moral qu’il était encore le plus remarquable. Ses
dehors d’ascète cachaient une activité peu commune. Grâce à lui, le
Mont-aux-Moines s’était doté d’une bibliothèque que lui enviaient
beaucoup de monastères. Érudit consommé, l’abbé s’était attiré peu
à peu, par sa réputation, les meilleurs copistes, les meilleurs
enlumineurs. Sa renommée avait fini par parvenir jusqu’à Avignon,
où le pape Clément VI l’avait appelé pour être bibliothécaire
pontifical…
L’abbé du Mont-aux-Moines fut immédiatement frappé par
l’aspect de son filleul. Jean venait d’avoir douze ans. Son corps,
amoindri par le peu de soin qu’il en avait pris, était devenu chétif à
l’extrême. À l’inverse, sa tête semblait avoir grossi, comme si les
connaissances emmagasinées en avaient accru le volume…
Jean avait appris tout ce qu’on enseignait à Lanoë : la
grammaire, la rhétorique, le latin, quelques éléments de grec, de
géographie, de physique et de médecine. Il n’avait, en revanche,
aucune notion de théologie. Mais l’abbé, pressentant ses dons
intellectuels, voulut tout de suite l’éprouver dans ce domaine. Il lui
exposa les différentes preuves de l’existence de Dieu et le mit au
défi de les combattre. À cet endroit de son récit, le regard de Jean
s’illumina…
— Je les ai toutes mises en défaut ! La preuve de saint Anselme
par l’idée de parfait, les cinq preuves de saint Thomas par les
effets… Je ne savais rien. J’ai tout trouvé d’instinct… J’ai senti la
faille et je m’y suis engagé… À la fin, l’abbé a eu le dessus, mais il
m’a avoué que je l’avais poussé dans ses derniers retranchements.
J’étais heureux, tu ne peux savoir à quel point !…
Les yeux de François brillaient autant que ceux de Jean… Il se
sentait, tout à coup, infiniment proche de son frère.
— Si, je sais ! C’est exactement comme moi, quand je
m’entraînais à l’escrime !
— Pourquoi pas ?… En tout cas, après cette discussion, mon
parrain a décidé de m’emmener avec lui à Avignon, pour me
présenter au pape. Tout le long de la route, il n’a cessé de
m’instruire… Il me disait : « Ton intelligence est vive, mais
spontanée. Tu dois la faire fonctionner selon la raison. » Alors il
s’est mis à m’enseigner les syllogismes. Tandis que nous
cheminions, j’en ai appris les quatre figures, les huit règles et les
deux cent cinquante-six modes ; je devais les réciter par cœur, du
premier au dernier, trouver des exemples… J’ai conçu, peu à peu,
pour l’abbé, une vénération sans bornes. Mon esprit était brut, il l’a
dégrossi ; il était brouillon, impulsif, il l’a rendu ordonné, efficace…
Je lui ai demandé la permission de l’appeler « pater » et non plus
« Monsieur l’Abbé » : il a accepté… Maintenant, pour moi, il sera
toujours « pater »…
François était de plus en plus ému… Son histoire et celle de son
frère étaient étonnamment semblables. Leurs parrains avaient joué
exactement le même rôle, ils les avaient entraînés, aguerris, dans le
domaine qui était respectivement le leur : le corps et l’esprit… Les
interminables matinées passées à jouter à l’épée de bois et les
syllogismes inlassablement répétés étaient la même chose : le dur
apprentissage qui fait d’un garçon vigoureux un chevalier et d’une
jeune intelligence un théologien.
François sourit à Jean. Comme il comprenait la vénération qu’il
portait à son « pater » ! C’était la même qu’il avait éprouvée pour
Enguerrand… Une pensée triste le traversa subitement.
— Est-ce que ton parrain est mort lui aussi ?
— Non, grâce à Dieu… Il est toujours bibliothécaire du pape et
j’espère bien qu’il sera un jour cardinal…
— Comment est Avignon ?
— Je l’ai très peu vu… En arrivant, j’ai été logé au couvent des
bénédictins qu’on venait d’ouvrir pour héberger les étudiants.
É
Étudiant, je ne l’étais pas encore. J’avais douze ans, les autres
avaient de treize à dix-huit… J’étais là en attendant l’entrevue avec
le pape, que devait me ménager mon parrain. Cela a fait des jaloux
et, le deuxième soir, un des élèves m’a provoqué devant tous nos
camarades. Il m’a proposé de nous affronter sur un sujet choisi par
lui : Num fidei quaerendus intellectus, an fides intellectui ?
Autrement dit : qui est premier, de la raison ou de la foi ? J’ai
accepté la discussion et j’ai choisi la raison… Mais je ne sais pas si
tu me comprends bien…
— Tu ne peux pas savoir à quel point je te comprends…
Continue…
Oui, François comprenait. Jean avait choisi la raison comme lui
le fléau d’armes et il s’était lancé dans son combat à lui… Jean
s’était mis à raconter, ou plutôt, à revivre sa controverse avec
l’étudiant… Oubliant tout à fait son frère, il égrenait presque
textuellement les arguments qui s’étaient échangés. Son discours
était empli de termes techniques : « essence, prédicat, substance,
attribut… ». Mais pour François, tout continuait à être limpide. Lui
aussi vivait la scène…
Jean se battait avec son Colas Doublet à lui, avec le rival face
auquel il devait faire ses preuves, à égalité, esprit contre esprit.
Jean avait de l’eau jusqu’à la ceinture… « Foi »… L’étudiant se
ruait sur lui, les deux poings en avant… « Raison »… Jean évitait
cette première charge trop facile… Mais l’étudiant était plus âgé,
plus instruit. Il ne tardait pas à avoir le dessus. Sa dialectique plus
expérimentée, mieux nourrie, faisait impitoyablement plier son
jeune adversaire… Jean se débattait, pris au piège, il étouffait…
François souffrait pour lui, tandis que son frère lui confiait
l’angoisse qui l’avait étreint à ce moment-là, son désespoir devant
les sourires ironiques de ceux qui les entouraient… Mais
brusquement, il trouvait l’argument décisif… Il sortait la tête de
l’eau et c’était son adversaire qui vacillait, qui perdait pied à son
tour… À présent, c’était lui qui le martelait impitoyablement de ses
raisonnements et enfin c’était l’abandon : l’étudiant rompit la
discussion, il admettait sa défaite, il demandait grâce… François
battit des mains… L’enthousiasme de sa réaction surprit son frère.
— Tu applaudis la victoire de la raison ?
— Non, la tienne ! Un Vivraie ne peut qu’être vainqueur… Et le
pape ?
— Il m’a accordé une audience quinze jours plus tard… J’étais
très ému. Pater m’avait dit qui était Clément VI : un grand esprit, un
protecteur des lettres et des arts ; un protecteur des hommes aussi :
sais-tu que c’est sur son ordre que l’Église a sauvé les juifs et
pourchassé, les flagellants pendant la Peste Noire ?…
François chassa bien vite de son esprit la vision qui venait de le
traverser… Jean poursuivit :
— Le Saint-Père a voulu me voir seul à seul. Il m’a déclaré qu’il
était disposé à m’accorder la bourse que sollicitait pour moi mon
parrain, à condition que je l’intéresse et le surprenne… Je n’ai pas
été pris de court. J’ai parlé, j’ai obtenu ma bourse et je suis parti
pour Paris… Aujourd’hui, je la reçois toujours. Clément VI est mort,
mais son successeur, Innocent VI, l’a confirmée. Par discrétion, elle
est versée au prieuré de Lanoë et ma marraine me la fait suivre…
Voilà… Je suis entré à la faculté d’art de Paris, à l’âge de treize ans,
j’ai eu mon baccalauréat à quinze et ma licence à dix-huit. En ce
moment, je prépare ma maîtrise. Si tout va bien, je l’aurai l’année
prochaine et j’irai en faculté de théologie. Et quinze ans plus tard, à
trente-cinq ans, j’aurai terminé. Maintenant, tu sais tout…
— Tu te moques de moi ! De quoi as-tu parlé au pape ? C’est cela
que je veux savoir !
— Je ne te le dirai pas.
François frappa du poing sur la table.
— Parle !
— Non. N’insiste pas. C’est mon secret. Est-ce que tu m’as tout
dit, toi ?…
François pensa à l’épisode de la cécité… Il se tut… D’ailleurs, il
avait beaucoup bu, tandis que Jean lui racontait sa vie, et tout
n’était plus très net dans son esprit… Le vin semblait avoir, au
contraire, stimulé son frère, qui se remit à parler avec exaltation.
— François, après mes études, je composerai un livre. J’y dirai
tout. Je deviendrai un des docteurs de l’Église et, tout comme
Thomas d’Aquin, j’acquerrai la sainteté, par les mérites non de ma
conduite, mais de mon esprit… Mon livre s’appellera De Clave
universa, ou De Clave vera ou De Clave tout court… Mais
qu’importe : ce sera la clé de la vérité…
Jean parla quelque temps encore, puis finit par s’apercevoir que
François dormait… Alors, il se versa ce qui restait de malvoisie, but
d’un trait et reposa sa coupe, l’air grave…
— Au pape, j’ai parlé de moi…
Il se pencha ensuite vers son frère endormi et murmura, tout
près des boucles blondes :
— Et surtout de toi…
Le lendemain matin, Toussaint secoua son maître pour le
réveiller. François était toujours endormi sur la table, en compagnie
de Jean, qui avait fini par s’affaler à son tour… Une vive clarté
tombait de la fenêtre de l’auberge…
— Quelle heure est-il ?
— Prime a sonné depuis un moment…
Jean s’éveilla en sursaut.
— J’ai juste le temps d’aller à mon cours.
— Je peux t’accompagner ?
— Si tu n’as rien de mieux à faire…
Ils sortirent… L’air frais et lumineux de ce beau matin de janvier
fit du bien à François. Après les émotions et les excès de boisson de
la nuit, c’était comme un souffle rafraîchissant… Mais la vie de Paris
le ranima, avec plus de force encore. Dans la rue de la Ferronnerie
tous les étals étaient ouverts et les commerçants ambulants se
bousculaient, chacun lançant leur cri.
Il y avait le marchand de bains, avec ses deux seaux d’eau, d’où
s’échappait de la vapeur, le regrattier avançant sur son âne, avec des
légumes dans une boîte pendue autour du cou, le tisanier, avec sa
fontaine sur le dos, le fromager, le marchand d’échalotes, de
chandelles, de savon, de paille, de balais, d’épices, de mort-aux-rats,
le boulanger, le pâtissier, le récolteur de bouteilles cassées,
l’écrivain public, l’imagier, le ferrailleur, le brocanteur… Jamais
François n’avait rien vu de tel. Il s’adressa à son frère :
— C’est toujours ainsi ? Cette animation…
— Bien sûr… Mais c’est quelquefois encore plus animé dans les
maisons… Ce soir nous irons au bordel, chez Mme Guillemette et
ses filles, rue Glatigny…
Une vision multicolore passa… Un homme portait sur son
épaule des merveilles inconnues.
— Tapis sarrasinois !…
François l’arrêta.
— Viennent-ils vraiment de chez les Sarrasins ?
— Certainement, monseigneur. Nul chrétien ne sait en faire de
semblables.
François toucha ces fils soyeux, pensant à son ancêtre Eudes…
Irait-il, lui aussi, dans ces pays ? Aurait-il la chance de partir pour la
croisade ?…
Jean le prit par le bras et le fit obliquer dans une artère plus
petite. Ils étaient, à présent, rue de la Heaumerie, la rue des
armuriers. François apprécia en connaisseur les armures, les écus,
les lances, les épées et les armes diverses. Il songea qu’il faudrait
qu’il se commande un nouvel équipement, ainsi que pour
Toussaint. Et, en premier lieu, un écu gueules et sable… Il fit cette
dernière remarque à son frère, qui ricana.
— Tu ne peux pas te passer de tes couleurs ?
— Ce sont celles de notre famille. Ce sont les tiennes aussi…
Jean ne répondit pas ; il éclata de rire.
— Regarde !
Il montrait du doigt l’étal d’un apothicaire en train d’examiner le
contenu d’un urinal en verre. Mais ce n’était pas l’homme lui-même
qu’il désignait. C’étaient ses armoiries, qui trônaient fièrement au-
dessus de la boutique, dans un écu finement travaillé : elles
représentaient trois pots de chambre d’or sur fond d’azur… Jean
s’approcha.
— Mes félicitations, apothicaire, jamais je n’ai vu d’aussi belles
armoiries !
— Je vous remercie, monseigneur.
— Et j’estime même que toute la chevalerie française devrait
vous les disputer.
— Monseigneur se moque de moi !
À
— Que non ! À part quelques fous, comme Jean le Bon et
François de Vivraie, la noblesse française tout entière a fait dans son
armure à Poitiers. Voilà les couleurs qui lui conviennent !… Vous
revenez de Poitiers, sire comte ? Tenez : voici votre nouveau
blason : d’azur aux trois pots de chambre d’or. Et vous aussi, sire
duc : d’azur, aux trois pots de chambre d’or !… Est-ce vous-même
qui avez choisi vos couleurs, apothicaire ?
— Oui, monseigneur. Il y a vingt ans de cela.
— Vingt ans ! C’est prodigieux ! Apothicaire, vous êtes plus qu’un
savant, vous êtes un prophète !…
Et il le laissa là, perplexe, son urinal à la main…
Après la rue de la Heaumerie, ils descendirent vers la Seine et
arrivèrent en vue de la chapelle Saint-Lieuffroy. Une surprise
nauséabonde attendait François et Toussaint : le trou Pugnais,
l’endroit le plus puant de Paris. La paroisse Saint-Lieuffroy était le
quartier des tanneurs et des écorcheurs et, depuis des temps
immémoriaux, ils jetaient les carcasses d’animaux dans une vaste
fosse, où elles se décomposaient. Ils pressèrent le pas et s’arrêtèrent
quelques dizaines de mètres plus loin : la Seine était devant eux…
À l’animation des rues avait succédé l’animation du fleuve. Il
était chargé de bateaux, des grands et des petits, des pleins et des
vides. Certains étaient tirés par des cordes, depuis la berge, par des
« avaleurs de nefs », à pied ou à cheval. Il y avait aussi des pêcheurs,
à la ligne depuis le quai, ou avec un court filet jeté entre deux
barques. De petites embarcations de passeurs complétaient le trafic.
Ils s’engagèrent sur un large pont que Jean dit être le pont au
Change. Il était bordé de maisons, comme tous ceux de l’époque, et
méritait parfaitement son nom : les boutiques, dont les étals
s’ouvraient de part et d’autre, étaient celles de joailliers et de
changeurs… François pensa soudain qu’il n’avait d’autre argent que
celui que lui avait donné Ariette. Il n’avait rien contre le fait d’aller
le soir au bordel, mais avec l’argent d’Ariette… Il s’approcha d’un
des comptoirs. L’homme était gras, avec un sourire servile.
— Que puis-je pour vous, monseigneur ?
François déversa le contenu de sa bourse sur l’étal.
— Changez-moi ceci.
À la vue des pièces, le changeur s’inclina.
— C’est un honneur de vous servir, monseigneur. Je ne saurais
vous dire en quelle estime je tiens les Anglais.
François allait répliquer, mais Toussaint s’interposa.
— Laissez-moi faire, mon maître.
Il toisa l’homme nez à nez, en accentuant son accent populaire.
Les pièces sont anglaises, mais pas nous. L’Anglais à qui elles
appartenaient, nous l’avons égorgé, dépecé, bouilli et mangé. Fais
ton travail et que le compte y soit si tu ne veux pas subir le même
sort !
Le changeur prit sa balance et s’exécuta en tremblant,
maudissant intérieurement ces temps troublés où on ne savait à qui
on avait affaire… François prit les livres parisis qu’il lui tendait en
échange des livres anglaises et partit…
Quelques pas plus loin, ils étaient dans l’île de la Cité. Ils
passèrent devant le Palais royal, puis Notre-Dame, qui laissa
François ébloui, et quittèrent l’île par le Petit Pont, terminé par un
ouvrage fortifié, le petit Châtelet, l’octroi de Paris.
Jean pressa le pas. Parvenu rive gauche, il remonta la rue Saint-
Jacques et obliqua dans la rue du Plâtre, où se trouvait le collège de
Cornouailles.
Le bâtiment était neuf, avec des fenêtres en ogive fermées de
vitraux. L’ensemble ressemblait à un couvent. Il y avait, au rez-de-
chaussée, une salle commune, avec une grande table pour les repas,
un cloître et une chapelle. L’étage était occupé par des chambres
spacieuses pour deux personnes. Jean entra dans la sienne et prit
son écritoire. C’était une sorte de boîte allongée qui se suspendait
sur le ventre par des bretelles de cuir et qui contenait de l’encre, une
plume et du papier.
Ils ressortirent et prirent la direction de la place Maubert. Cette
fois, François put constater qu’il était bien dans le domaine de
l’Université ; il n’y avait pratiquement plus que des étudiants,
portant la même écritoire que Jean.
Ils les suivirent jusqu’à une rue qui avait la particularité d’être
munie d’une barrière, pour l’instant ouverte. Jean annonça :
— La rue du Fouarre. Aujourd’hui, il fait beau : nous aurons
cours dehors.
François hésitait à suivre son frère.
— Je peux entrer ?
— Tu peux même rester jusqu’au bout, si la Métaphysique
d’Aristote t’intéresse.
François franchit la barrière. La rue du Fouarre, la véritable
Université de Paris, tirait son nom de la paille (ou fouarre) qui
recouvrait son sol. Elle servait aux étudiants pour s’asseoir, car
c’était à même la rue qu’ils assistaient aux cours. Quand il pleuvait
ou quand il faisait trop froid, ils se transportaient dans un bâtiment
de grandes dimensions qui faisait presque toute la longueur de
l’artère.
Le professeur, maître Erhard, était déjà installé à sa place : un
escabeau avec un pupitre. Il portait une robe noire, doublée de vair,
la fourrure de l’écureuil. Jean s’assit juste devant lui. François et
Toussaint firent de même. Maître Erhard leur adressa un sourire
amical, ouvrit un gros livre et, sans plus attendre, commença à lire.
Le texte était en latin. François arrivait à peu près à comprendre
les mots, mais le sens lui échappait complètement… « Causa
materialis… Causa formalis » : de quoi parlait-on ? Il était dans un
monde qui n’était pas le sien, auquel il n’aurait jamais accès. Il se
sentait tout petit, tout bête…
Il tourna la tête en direction de son frère. Jean était comme
ramassé sur lui-même, sa main traçait à toute vitesse des signes sur
le papier. Ses yeux étincelaient ; ils exprimaient une sorte d’avidité
et même de gourmandise… Plus que jamais, François en était
persuadé : à sa manière, Jean était un héros et son combat n’était
pas moins périlleux que celui des chevaliers… Il regardait ce front
bombé et pensait à la force qu’il abritait : si on avait mis son propre
esprit dans celui de Jean, il y aurait flotté comme son corps dans
une armure de géant !…
François se leva… Il n’avait pas de raison de rester davantage.
Jean lui lança, sans quitter des yeux son écritoire :
— À vêpres, chez Mme Guillemette, rue Glatigny !…
François et Toussaint revinrent dans l’île de la Cité, rejoignirent
la rive droite par la planche Milbray, une passerelle qui doublait le
pont au Change et ils se perdirent, sans trop s’en inquiéter, dans ce
dédale merveilleux qu’était Paris… Le soleil tombe vite en cette
saison et François finit par s’apercevoir que le jour allait bientôt
s’achever. Il ne tenait pas à circuler après le couvre-feu, non tant par
crainte des mauvaises rencontres que de se perdre. Il dit à
Toussaint :
— Nous ne serons jamais rue Glatigny !
Un pèlerin, qui passait à cet instant, l’entendit. Il partit d’un rire
gras.
— Ce serait dommage, en effet !
— Vous la connaissez ?
— J’y suis allé moins souvent que je ne le voudrais et je ne suis
pas près d’y retourner : j’ai fait vœu de chasteté pendant le
pèlerinage… Pour un denier, je vous y conduis…
François accepta avec empressement. Il suivit l’homme et apprit
que la rue Glatigny était tout près de Notre-Dame. Sans le savoir, ils
y étaient sans doute passés, car les rues n’avaient ni plaque ni signe
distinctif ; leurs noms se transmettaient seulement de bouche à
oreille… Chemin faisant, François interrogea son guide sur la raison
de son pèlerinage ; la réponse n’était pas celle qu’il attendait.
— Je suis quéreur de pardon. Un riche bourgeois m’a payé pour
faire le pèlerinage à sa place.
— C’est possible ?
— Bien sûr. Aux yeux de Dieu, c’est lui qui va à Compostelle et
pas moi. Entre nous, il en avait besoin. Il trompait sa femme et la
malheureuse en est morte de chagrin…
Suivant le quéreur de pardon, François et Toussaint revinrent
pratiquement sur leurs pas. Ils empruntèrent en sens inverse la
planche Milbray : la rue Glatigny était juste à côté… Le couvre-feu
retentit alors aux églises. Tandis que les cloches sonnaient, François
demanda au pèlerin s’il connaissait la maison de Mme Guillemette.
Ce dernier eut un air envieux.
— De réputation seulement. Je ne suis pas assez riche.
Il les laissa devant la porte. François lui donna le denier convenu
et entra, avec un petit pincement au cœur…
La première chose qu’il vit fut l’un de ces fameux tapis
sarrasinois sur le sol. Deux chandeliers d’argent donnaient un
éclairage faible et doux. Ils permettaient pourtant de découvrir un
décor d’un luxe rare : par terre, outre le tapis sarrasinois, les pieds
s’enfonçaient dans des fourrures de toutes sortes, y compris une
dépouille d’ours avec ses pattes griffues et sa gueule béante. Les
murs de droite et de gauche étaient tendus de soie rose ; celui qui
faisait face à la porte d’entrée était dissimulé par un rideau de
velours rouge.
C’est seulement alors que François s’aperçut de la présence de
Jean. Il était allongé sur des coussins entourant une table basse, en
compagnie d’une jeune femme menue, au visage expressif et aux
cheveux très bruns, anormalement courts, qui ne lui arrivaient pas
au cou… Sans se lever, Jean fit les présentations.
— Voici Alison l’Idole. Cela fait cinq fois de suite que je la
choisis, ce qui n’est pas sans m’inquiéter… Alison, mon Idole, tu as
la chance d’avoir devant toi mon frère François et son écuyer
Toussaint…
Le rideau de velours rouge s’ouvrit à ce moment-là. Une femme
blonde, corpulente et très fardée apparut.
— Et voici Mme Guillemette, la bordelière la plus distinguée de
Paris.
Mme Guillemette alla au-devant de ses visiteurs et s’inclina
profondément.
— C’est pour moi un honneur d’accueillir un glorieux chevalier
et son écuyer…
Elle frappa dans ses mains et le rideau rouge s’ouvrit de
nouveau.
— Toutes mes filles sont à vous. Choisissez !
Elles étaient six, vêtues de robes de couleurs vives dont le
décolleté découvrait les seins. Mme Guillemette les désigna l’une
après l’autre.
— Raouline la Courtoise, Gilette de Bercy, Jeanne Belle Fille,
Michalette de Troyes, Thomasse la Grosse, Marion l’Anglefesse.
Vous ne trouverez mieux nulle part ailleurs, messeigneurs !
Toussaint n’hésita pas. Il alla prendre Thomasse par le bras.
C’était effectivement une grosse fille aux cheveux blond pâle, à
l’aspect apathique.
— Par ici, ma jolie ! Mais je ne t’appellerai pas Thomasse la
Grosse. Tu ne mérites pas ce nom. Je t’appellerai Thomasse la
Belle… Non, ce n’est pas la peine, puisque tout le monde voit que tu
es belle. Tu seras Thomasse tout court !…
François était gêné… Les cinq autres attendaient son bon
vouloir. Il lui répugnait de les détailler comme s’il s’était agi de
chevaux. Une seule souriait, d’un sourire timide, presque craintif. Il
se décida pour elle. Elle était jolie, fraîche, ni grande ni petite, avec
les cheveux châtains et les yeux marron. À la différence de ses
compagnes, elle avait un air modeste et sérieux, un air d’honnête
femme… François avait oublié son nom. Il le lui redemanda.
— Je suis Gilette de Bercy.
— Viens, Gilette, je m’appelle François.
La tenancière les complimenta sur leur choix. Jean l’interrompit.
— Nous avons faim et soif, madame Guillemette ! Le souper
d’abord, l’amour ensuite… Prenez place !
Les trois couples s’assirent sur les coussins, autour de la table
basse. Mme Guillemette disparut et revint avec des gâteaux sur un
plat d’argent et du vin dans une carafe… Jean servit son frère.
— Bois ! C’est du grenache. Nous sommes seuls : les autres
clients n’osent pas venir après le couvre-feu. Nous pouvons faire ce
qu’il nous plaît.
François but. Le grenache était lourd et doux. Deux des filles qui
n’avaient pas été choisies s’installèrent dans l’ombre et se mirent à
jouer en sourdine, l’une de la harpe, l’autre de la flûte… Gilette de
Bercy se serra contre François et lui posa la main sur le bras. Il but
de nouveau. Toussaint avait commencé à s’occuper de Thomasse,
lui pétrissant la poitrine et la baisant à pleine bouche… Jean
repoussa Alison, qui voulait tenter sur lui une caresse osée.
— Sage, mon Idole ! Avant l’amour, il ne faut pas seulement
boire et manger, il faut aussi parler… François, je t’ai amené ici pour
que tu te dévergondes. Tu es beaucoup trop sérieux.
— Qu’est-ce qui te fait dire cela ?
— Dans la rue, tu ne regardais pas les femmes.
— C’est parce que je suis amoureux…
François perçut chez Gilette un léger sursaut. Jean parla avec
vivacité.
— Ta fiancée n’a rien à voir avec cela ! Crois-tu qu’en venant ici,
tu la trompes ? Tu n’as amené que ton corps ; ton esprit est resté en
Angleterre. Oublie-le un instant et ne pense qu’au plaisir !…
Jean avait raison. François n’avait pas la sensation d’être infidèle
à Ariette. C’étaient deux choses différentes. Il caressa Gilette, qui se
pelotonna comme une chatte. Sa peau était douce. Jean continua
son discours.
— Crois-moi, imite les putains : ce sont les femmes les plus
sages de la création !
Thomasse se dégagea de l’étreinte de Toussaint pour glousser.
Alison l’Idole mangeait et buvait, apparemment indifférente, Gilette
regardait François.
— Les femmes dites honnêtes ont leur âme dans leur cul. Seules
les putains l’ont là où l’a mise le Créateur : au centre du cerveau.
Thomasse riait tellement fort que Jean dut s’arrêter un instant.
— Fais l’amour à une honnête femme et elle te donnera son
cœur : cela prouve qu’elle l’avait dans son cul et que tu l’as touché à
cette même occasion. Fais l’amour à une putain, cela ne
l’empêchera pas d’aller avec son client suivant : tu n’as eu aucune
action sur son âme, qui était à sa vraie place, dans la tête…
Thomasse battit des mains.
— C’est beau comme à l’église ! Encore !…
François but. La carafe était vide. Il cria pour qu’on en apporte
une autre. Mme Guillemette s’empressa d’arriver avec une pleine.
Gilette de Bercy parla pour la seconde fois.
— Ne bois pas trop, sans quoi nous ne pourrons rien faire. Je
veux que tu me rendes heureuse.
François ne l’écouta pas. Il se servit coup sur coup deux verres
de grenache. Tout commençait à se brouiller. Il ne remarquait
même pas qu’à ses côtés, Toussaint et Thomasse faisaient l’amour
sur les coussins. François eut une de ces idées saugrenues que
provoque l’ivresse.
— Parle-moi de ton cours de ce matin.
— La causalité selon Aristote ?
— Oui. Je veux que tu m’expliques. Je veux comprendre. Et ne
me dis pas que c’est trop compliqué !
— Je ne dis pas cela. Tout peut s’expliquer…
Jean s’interrompit… Il venait de penser à quelque chose de
visiblement très drôle, car il était secoué par un rire irrépressible.
— Eh bien d’accord. Je vais t’expliquer. Cela fera d’excellents
préliminaires !…
Il enleva son pourpoint en annonçant d’une voix forte :
— La causalité selon Aristote !
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Tu vois : je me déshabille.
Jean avait, à présent, la poitrine entièrement dénudée. François
remarqua qu’il portait un étrange collier constitué d’une boule d’or,
grosse comme un petit œuf, montée sur une chaîne, en or
également.
— Qu’est-ce que c’est que cela ?
— C’est un bijou ancien. Les Romains l’appelaient : bulla aurea.
Il était porté par les jeunes nobles jusqu’à l’âge de dix-sept ans.
— Qui te l’a donné ?
— La personne que m’a fait rencontrer mon parrain…
François eut un hochement de tête entendu… Jean enleva ses
chausses et se retrouva nu. Il se tourna vers Alison.
— À toi, mon Idole !
Jean prit la main d’Alison, la plaqua sur son sexe et la mit en
mouvement.
— Maintenant observe bien les causes qui font, selon Aristote,
que je vais bander !… La première, causa materialis, la cause
matérielle, est le sexe lui-même. Conviens que si je n’avais pas de
sexe, je ne pourrais bander et, de plus, un sexe en bonne santé,
suffisamment jeune et vigoureux, suffisamment riche en humeurs
chaudes et pauvre en humeurs froides.
Alison l’Idole continuait de s’acquitter de sa tâche, avec, de
temps en temps, un petit rire.
— Deuxièmement, causa formalis, la cause formelle. Lorsqu’il
s’agit d’un potier, c’est la forme qu’il entend donner à sa poterie. Ici,
ce n’est pas une idée qui est en moi, mais la volonté du Créateur lui-
même. Dieu a fait que tous les sexes bandent d’une certaine
manière et c’est de cette forme précise que le mien se rapproche…
C’était le cas. Les efforts d’Alison portaient leurs fruits.
— Troisièmement, causa efficiens, la cause efficiente : la main.
Remarque que cette cause n’est pas purement mécanique ; l’esprit y
a sa part. Si Alison n’était pas cette beauté brune, si c’était une
vieille femme, un laideron ou une lépreuse, les mêmes gestes
n’auraient pas les mêmes effets… Quatrièmement et dernièrement,
causa finalis, la cause finale, celle qui ne relève que de l’âme. La
raison qui fait que je suis rue Glatigny, chez Mme Guillemette ; ce
que je suis venu chercher ici : le plaisir, peut-être le bonheur…
Depuis quelques instants, François avait fermé les yeux. Le
spectacle lui était devenu déplaisant. Il termina la phrase de son
frère :
— Ou l’oubli…
Jean se leva prestement.
— Tu m’ennuies, avec tes jugements de bonne femme ! Viens,
Alison, allons nous coucher !
François les regarda partir… Il voulut se resservir à boire, mais
Gilette arrêta doucement son geste.
— Viens, François…
Et ils partirent à leur tour, laissant Toussaint et Thomasse, qui
continuaient à s’ébattre sur les coussins.
La chambre dans laquelle Gilette entraîna François était
semblable à la grande pièce du rez-de-chaussée. C’était le même
luxe : des tapis sarrasinois et des fourrures par terre, des tissus
précieux aux murs. Plusieurs chandeliers étaient allumés. François
n’en perçut pas le nombre, mais eut l’impression d’une brillante
clarté.
Ils se dévêtirent. Gilette se tint immobile, nue au milieu de la
pièce. Elle avait un corps parfait et François fut soudain bouleversé
par le désir. C’était si fort qu’il ne bougea pas, voulant prolonger cet
instant. Il resta nu, lui aussi, à un pas d’elle…
François pensa aux femmes avec lesquelles il avait fait l’amour
jusqu’à présent. Avec aucune, il n’avait ressenti une pareille
émotion. Il prit Gilette dans ses bras et l’entraîna non pas sur le lit,
mais sur le sol, où ils se laissèrent glisser…
Il ferma les yeux, il caressa la peau souple et parfumée de
Gilette. Elle vint sur lui. Il sentait à la fois le contact de la fourrure
sous son dos et le corps de Gilette sur sa poitrine, tandis que leurs
sexes s’unissaient. François remercia le ciel d’avoir été aveugle et
d’avoir appris ce qu’était le toucher. Oh, comme Mortimer avait
raison ! Comme la caresse était enivrante ! C’était bien plus fort que
le vin le plus suave…
Ils roulèrent ensemble. François conservait les yeux fermés.
Tandis qu’il caressait Gilette, il sentait son corps frémir, se tendre. Il
avait l’impression de toucher un instrument de musique et lui-
même vibrait à l’unisson.
Malgré les aventures qui avaient précédé, François découvrait
vraiment la femme. Qu’il n’y ait pas d’amour entre eux rendait leur
union plus belle encore. Leurs corps s’étaient trouvés au premier
contact, sans phrases inutiles. C’était plus qu’un acte d’amour qu’ils
étaient en train d’accomplir, c’était un hommage au Créateur ; ils
chantaient sa gloire, ils le remerciaient de toutes leurs forces d’avoir
fait l’homme et la femme… Leur orgasme arriva en même temps.
François cria, ce qui ne lui était jamais arrivé. Il venait de goûter à
quelque chose de nouveau et il sut qu’il ne pourrait plus jamais s’en
passer…
Ils s’apprêtaient à recommencer, quand des appels au secours
parvinrent de la chambre d’à côté : c’était la voix d’Alison. Aux
appels succédèrent des cris déchirants, puis plus rien. François se
précipita. La porte était fermée de l’intérieur. Il la fit céder d’un
coup d’épaule.
Jean et Alison étaient nus sur le lit. Jean enserrait le cou
d’Alison, qui gémissait faiblement… François prit les mains de son
frère et les détacha. Il le tira en arrière… Jean se débattait comme
un forcené, mais François le maintint d’une poigne ferme.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es devenu fou ?
Jean vociféra.
— Ma bulle d’or ! Elle me l’a volée pendant mon sommeil !
— Ce n’est pas en l’étranglant que tu la retrouveras.
François s’approcha d’Alison. Elle tremblait de tout son corps,
respirant avec peine et passant sa main sur son cou marqué de
rouge. Il l’interrogea sans ménagement.
— Qu’as-tu fait de la bulle ?
Alison jeta sur lui un regard apeuré.
— Dans la gueule du renard. C’était pour plaisanter… Je ne
savais pas…
François crut qu’Alison se moquait de lui, mais il y avait bien par
terre une peau de renard avec la gueule béante. Jean avait déjà
compris et, avant qu’il ne fasse un geste, avait bondi et s’était
emparé de la bulle d’or…
— Je te remercie. Laisse-nous.
François n’insista pas. Il se dépêcha de rejoindre sa chambre et
refit l’amour avec Gilette.
Il fut réveillé au matin par des sons réguliers et précipités : le
tocsin. Toutes les cloches de Paris sonnaient en même temps,
dominées par le gros bourdon de Notre-Dame toute proche…
François comprit : c’était l’émeute.
Malgré les protestations de Gilette, qui voulait le retenir, il
s’habilla en hâte. En sortant de sa chambre, il trouva Jean et
Toussaint déjà prêts. Jean dit simplement :
— Allons-y ! Il ne faut pas manquer cela.
Dehors, la foule s’était mise en marche en direction de la rive
droite. Ils la suivirent. Le même cri se faisait entendre un peu
partout :
— À Montfaucon !
Dans la bousculade, François perdit un instant de vue Jean et
Toussaint. Il s’adressa à un paonnier, au panier rempli de plumes
multicolores, qui marchait à ses côtés.
— Qu’est-ce que Montfaucon ?
L’homme eut un sourire de commisération devant son
ignorance.
— Montfaucon est le gibet de Paris. Nous allons dépendre Perrin
Marc injustement condamné et lui donner une sépulture
chrétienne.
La foule grossissait à chaque croisement. François remarqua que
beaucoup de ses membres – des bourgeois surtout – portaient un
chaperon rouge et bleu. Il en demanda la raison à son frère.
— Ce sont les couleurs de Paris. Elles servent d’emblème aux
partisans de Marcel…
Ils franchirent les remparts à la porte du Temple. Les murailles
étaient depuis longtemps l’abri des sans-logis. Une cohorte de va-
nu-pieds vint grossir la foule : beaucoup boitaient, d’autres avaient
des béquilles… François était perplexe. Il ne savait que penser de la
situation. Faisait-il bien en allant avec ces gens-là ? Qu’aurait fait
son oncle à sa place ? Était-ce une bonne cause ? Il demanda son
avis à Toussaint.
— Le peuple est là. C’est le peuple qui rend la cause bonne, mon
maître.
Il interrogea Jean. Celui-ci huma l’air de cette belle journée
d’hiver.
— Fais comme moi : respire et regarde. Ce pauvre bougre que
nous allons dépendre est le cadet de mes soucis. J’aurais été le voir
pendre du même cœur. Ce qui compte, c’est d’être ici, au milieu
d’eux. Tu sens ce souffle qui les anime et qui t’anime, toi aussi ?
C’est Paris ! Paris est plus que la somme de ses habitants, c’est un
être qui existe par lui-même. Les autres villes n’ont que des rues et
des maisons. Paris a une âme !
François s’emplit les poumons à son tour. C’était vrai qu’il ne se
sentait pas le même depuis qu’il était à Paris. Il décida de se laisser
aller, de faire taire ses interrogations. Il réfléchirait plus tard…
Ils passèrent devant le Temple, un puissant château entouré de
ses propres murailles, qui avait cessé d’être une forteresse depuis
que Philippe le Bel avait exterminé les Templiers. C’est alors qu’au
hasard d’un mouvement de foule, ils se retrouvèrent côte à côte
avec Berzenius. Il portait un chaperon rouge et bleu… Jean alla vers
lui et lui donna une bourrade dans le dos.
— Tu en as, un joli chapeau, Berzen !
— C’est l’emblème de la liberté !
— Mais à mon avis, tu as commis une erreur : un bonnet d’âne
t’irait beaucoup mieux !
Un affreux rictus défigura Berzenius qui chercha quelque temps
ses mots et finit par lancer :
— Tu me le paieras !
Il s’éloigna. François fit remarquer à son frère :
— Il est passé de la haine rentrée à la haine ouverte.
Jean haussa les épaules.
— Bah ! Il fallait l’aider à voir clair en lui…
Montfaucon était situé sur la butte Chaumont, environ à mi-
hauteur… C’était la vue des oiseaux qui le signalait d’abord : des
nuées noires tournaient autour d’un point encore invisible ; ensuite,
l’oreille percevait les croassements et enfin le gibet apparaissait…
François y arriva aux alentours de midi. L’importance de la foule
l’empêchait d’approcher, mais Montfaucon se voyait de loin.
Seize gros piliers de onze mètres de haut, disposés en carré,
soutenaient des piliers transversaux. François essaya de compter les
pendus : ils étaient peut-être soixante. Certains étaient vêtus de la
chemise des suppliciés, d’autres étaient nus. Ils se balançaient tous
dans la faible brise ; les corbeaux voletaient autour d’eux ; pour
becqueter plus commodément, certains étaient juchés sur leurs
épaules. L’un des pendus était sans tête : on l’avait décapité et on
l’avait attaché ensuite par les aisselles.
Dans les premiers rangs de la foule, le cantique des morts
retentit. Une échelle fut posée sur le montant transversal et un
homme y monta agilement. Perrin Marc était reconnaissable à son
poing droit coupé. L’homme sectionna la corde d’un coup sec et le
corps, tout raide, tomba sur le sol… Il y eut de longues minutes
d’attente et le cortège se remit en marche en sens inverse.
Quelques heures plus tard, François, Jean et Toussaint étaient
devant l’église Saint-Merry, là même où avait eu lieu l’arrestation et
où allait avoir lieu la cérémonie expiatoire. Jean prit son frère par le
bras.
— Viens ! Après, ils vont aller l’enterrer au cimetière des
Innocents. Nous allons les précéder : j’ai quelque chose d’important
à t’y montrer.
— Quoi donc ?
— Ma tombe…
Le cimetière des Innocents était rue de la Ferronnerie, mais
étant donné qu’il était entouré de toutes parts de maisons, on ne
pouvait le voir de l’extérieur. En y pénétrant, par un porche étroit,
François eut un choc. Jamais il n’aurait pensé qu’un cimetière se
trouvait si près de La Vieille Science. En fait, il était juste en face ;
c’était un autre monde, un monde de mort accolé à celui de la vie…
Aussi grand, à lui seul, que tous les autres cimetières de Paris
réunis, le cimetière des Innocents était un vaste quadrilatère
d’environ cent cinquante mètres sur cent. Il était ceinturé d’une
galerie avec des arcades en ogive, formant un vaste promenoir. Cette
galerie avait un étage, une sorte de grenier, baptisé le charnier. Le
charnier était percé de fenêtres béantes d’environ un mètre de
hauteur, séparées seulement par de minces intervalles, et il était
recouvert par un toit pentu en tuiles plates, écroulé par endroits…
Le charnier ne contenait que des os. Aux fenêtres, les crânes avaient
été soigneusement empilés, la face tournée vers les visiteurs. Aux
endroits où le toit s’était écroulé, on pouvait distinguer des
entassements d’autres ossements, tibias, fémurs, côtes, vertèbres…
François sentit, malgré la fraîcheur de ce jour de janvier
finissant, la sueur lui couler le long du corps. C’était un cauchemar !
De quelque côté qu’il se tourne, les morts le regardaient, avec leurs
yeux creux et leur rire horrible. Ne pouvant détacher son regard de
cette abomination, il recula vers le centre du cimetière. Il s’arrêta
heureusement à temps, averti par l’odeur : il avait failli tomber dans
une fosse commune…
Le centre du quadrilatère, le cimetière proprement dit, était, en
effet, un vaste terrain nu, à l’exception d’une petite tour au toit
pointu et d’une haute croix de fer ouvragé, montée sur un socle. Le
sol était envahi par l’herbe, sauf une portion de terre fraîchement
retournée et, bien sûr, la fosse commune. Jean s’approcha de son
frère. Il était parfaitement à son aise, donnant ses explications
comme l’aurait fait le maître des lieux.
— Quand la fosse commune est pleine, on la referme et on va en
creuser une autre plus loin. On retire les squelettes qu’on trouve
dans la terre, et on les range dans le charnier…
François fit un pas en arrière. Cette vision était insupportable.
Elle lui rappelait trop l’affreux épisode de la Peste Noire. Il s’adressa
à son frère avec vivacité.
— Pourquoi m’as-tu fait venir ici ?
— Je te l’ai dit : pour te montrer ma tombe.
— Je n’aime pas ta manière de plaisanter.
— Ce n’est pas une plaisanterie…
Jean désigna les crânes aux ouvertures du charnier. Il prit,
effectivement, un ton sérieux, presque solennel.
— Je veux être enterré dans la fosse commune des Innocents et
que mes os soient ensuite transportés au charnier. Je veux
continuer à regarder les vivants en compagnie de mes frères
trépassés… Jure que quand je mourrai, tu respecteras ma volonté !
— Pourquoi mourrais-tu avant moi ? Tu es mon cadet.
— Jure !
Les yeux de Jean étincelaient. François, désorienté par cette
gravité soudaine, jura… Jean reprit aussitôt un ton léger.
— En attendant la procession, allons dans la galerie !…
Accaparé par les visions de mort, François n’avait pas pris
conscience de l’animation qui régnait dans le cimetière. Or, il y avait
beaucoup de monde dans la galerie : des promeneurs et des
commerçants ambulants qui allaient de l’un à l’autre, criant leur
marchandise. Il s’agissait surtout d’articles vestimentaires : lingerie,
habits, chaussures…
François baissa les yeux. Le sol du promenoir comprenait de
nombreuses dalles tombales… Il s’approcha de l’une d’elles… Elle
était ancienne ; le nom du défunt avait disparu, mais il subsistait la
moitié d’un quatrain :
« Hélas, mourir convient,
Sans remède, homme ou femme… »
Les deux derniers vers, dont la trace était visible, avaient été
effacés par le temps… François fut envahi par une émotion
soudaine. Cette tristesse résignée, ce reproche discret fait à
l’humaine condition, lui semblaient plus poignants que bien des cris
de désespoir… Jean, qui s’était arrêté un peu plus loin, le héla :
— Viens voir celle-ci ! Elle n’est pas mal non plus.
La dalle était plus récente. Sous le nom, le graveur avait tracé
une tête de mort avec deux tibias entrecroisés, et cette formule
laconique : Hodie mihi, cras tibi6 . François resta quelque temps
comme pétrifié, tant ce rappel à l’ordre en quatre mots était terrible.
Le nom du mort ne lui disait rien ; il se demanda qui était cet
homme qui avait voulu terroriser les vivants, dans une implacable
vengeance posthume…
— Foulards de soie à la mode sarrasinoise ! Foulards de toutes
les couleurs !…
Une jolie marchande sortait d’un panier et faisait virevolter de
chatoyants morceaux d’étoffe… Elle souriait à François : pourquoi
ne pas se laisser tenter ? Cela dissiperait ses visions de la mort.
Seulement, auparavant, il décida de se débarrasser de son argent et
de le confier à Toussaint. La veille, chez Mme Guillemette, Gilette
ne lui avait rien demandé, sans doute parce que Jean avait réglé
d’avance, mais il lui répugnait d’avoir à la payer par la suite. Il défit
son escarcelle de sa ceinture et la tendit à son écuyer.
— Désormais, c’est toi qui t’occuperas de toutes mes dépenses.
Toutes, tu as compris ?
— Bien compris, mon maître.
— Achète-lui des foulards. Pour moi, ce sera rouge. Choisis-toi
celui que tu voudras. Et toi, Jean, quelle est ta couleur ?
Jean ne répondit pas tout de suite… Le regard tourné dans la
direction opposée, il s’écria :
— Les voilà !
Effectivement, le cortège débouchait des arcades d’en face. En
tête, quatre moines, le capuchon rabattu sur les yeux, portant la
civière du défunt… Sans les quitter des yeux, Jean prononça :
— Violet…
La foule se répandit lentement dans le cimetière des Innocents,
que le soleil couchant éclairait d’une lumière rouge. Tout de suite
derrière le corps, seul, en avant des autres, venait un homme vêtu
d’une somptueuse robe écarlate et couvert d’un mantelet d’hermine.
François demanda à son frère :
— Qui est-ce ? Un cardinal ?
Jean eut un sourire.
— Non. Bien plus que cela : le recteur de l’Université de Paris.
Dans l’ordre des honneurs, il passe tout de suite après le roi et le
dauphin et pourtant, c’est presque toujours un roturier. C’est te dire
ce que nous représentons…
L’évêque de Paris ne venait, effectivement, que derrière, dans la
procession, en compagnie d’un seigneur à l’armure étincelante et
d’un homme d’une quarantaine d’années coiffé d’un chaperon rouge
et bleu. Jean annonça :
— Charles le Mauvais et Étienne Marcel…
Il n’en dit pas plus… Le Dies irae, le chant de l’office des morts,
retentit au même instant. La sonorité était profonde et sauvage ; les
paroles étaient presque clamées :
Dies irae, dies ilia,
Solvet saeclum in favilla…7
François reconnut le chœur des étudiants… Oui, ce jour était un
jour de colère et de deuil. Il sentit que les choses ne pouvaient en
rester là et qu’elles prendraient tôt ou tard un tour dramatique… Le
cimetière des Innocents était à présent noir de monde. Ils partirent
ils allèrent souper en face, à La Vieille Science. Le repas fut gai. Ils
burent beaucoup, chacun arborant son foulard à ses couleurs.
Quand ils se levèrent de table, complies avaient sonné depuis
longtemps. Jean réclama à l’aubergiste son compte et une lanterne.
Ce dernier rapporta l’objet désiré, annonça la somme de vingt
deniers et tenta de les raisonner.
— Vous ne devriez pas sortir après le couvre-feu. Pensez aux
voleurs !
Jean jeta les vingt deniers sur la table.
— Dehors, les voleurs sont moins voleurs que toi !…
Ils partirent sur ces mots. À peine avaient-ils fait quelques pas
dans la rue de la Ferronnerie qu’ils entendirent de la musique :
quelqu’un jouait de la guitare et venait dans leur direction. François
s’étonna.
— Qu’est-ce que c’est ? Une noce ? Des fêtards ?
Jean eut un petit rire.
— C’est le guet qui fait sa ronde !
François n’y comprenait rien. Jean lui donna l’explication, riant
toujours :
— Le guet est trop peu nombreux. Il ne craint qu’une chose :
faire des mauvaises rencontres. Alors, il se fait accompagner de
musiciens pour prévenir de son approche… Attends, tu vas voir !
Jean se mit à chanter à tue-tête :
Time, fuge scolasticorum turbam !
Time, juge, si salvam vis vitam8
Le résultat ne se fit pas attendre : aussitôt la musique cessa
d’avancer et un tambourin se joignit à la guitare. Jean rit à gorge
déployée et entraîna ses compagnons dans une ruelle adjacente, où
il entonna de nouveau sa chanson sur un ton de triomphe. Là
encore, l’effet fut immédiat : une fenêtre s’ouvrit et il se retrouva
inondé des pieds à la tête ; il se rendit compte, à son grand
désagrément, que tout n’était pas liquide. Ce fut au tour de François
et Toussaint d’éclater de rire et tous trois détalèrent pour éviter une
nouvelle averse…
Ils marchaient depuis quelques minutes, quand ils entendirent
des pas derrière eux. Ils se retournèrent, mais ne virent personne.
François interrogea son frère :
— Des étudiants ?
— On va voir.
Jean lança plusieurs phrases en latin. Il n’obtint aucune réponse.
Au contraire, les pas s’accélérèrent…
— Si cela ne fait pas de musique et si cela ne sait pas le latin, ce
sont des voleurs. Je propose de choisir la solution intelligente : la
fuite.
Ils se mirent à courir et leurs poursuivants en firent autant. Ils
n’allèrent pas loin. Au croisement suivant, trois hommes surgirent,
leur barrant la route. Ils étaient tombés dans un piège. Bientôt, la
bande fut au complet. Ils étaient six en tout, chacun armé d’un
grand couteau de boucher, l’un d’eux tenait une lanterne. Un
colosse barbu fit un pas vers eux, arborant un sourire sinistre.
— Barbe-Blonde vous salue, messeigneurs ! Lui donnerez-vous
votre bourse ou votre vie ?
François eut un mouvement de révolte, mais Jean le calma d’un
geste.
— Laisse ! Un pommier est fait pour donner des pommes, un
étudiant pour étudier et un voleur pour voler. En nous détroussant,
messire Barbe-Blonde se conforme aux lois du monde et aux
volontés du Créateur. Voici ma bourse !…
Barbe-Blonde eut un hochement de tête admiratif.
— Voilà qui est parlé, messire ! Vous sentez la pisse et la merde,
mais on voit que vous êtes savant… N’oublions pas les bijoux et
autres babioles… Ce foulard de soie, par exemple. Il est sale, mais
d’une qualité rare… Ah ! mais je vois que vous portez quelque chose
en dessous !…
Barbe-Blonde avait arraché le foulard violet de Jean et palpait la
bulle d’or sous le pourpoint… Jean cria :
— Ne touche pas à cela !
— Allons, messire ! Que devient votre philosophie ?
— Ne touche pas à cela ou je te tue !
Deux des voleurs s’approchèrent de Jean, le couteau levé…
François comprit qu’il devait agir. On ne faisait pas attention à lui,
c’était l’instant ! Il se baissa précipitamment, saisit à deux mains la
cheville de celui qui se trouvait en face de lui, le leva du sol et, dans
un effort terrible, le fit tournoyer au-dessus de sa tête en criant :
— Mon lion !
Les voleurs n’eurent pas le temps de réagir. Se servant de sa
victime comme d’un fléau d’armes, François frappa Barbe-Blonde.
Les deux têtes se heurtèrent avec un bruit sourd. Pendant ce temps,
Toussaint avait ramassé le couteau de la victime de François et
l’avait plongé jusqu’à la garde dans le cœur d’un des bandits. Les
trois autres, dont le porte-lanterne, s’enfuirent sans demander leur
reste… François les accompagna d’un dernier cri de victoire :
— Mon lion !
Jean s’approcha de lui.
— Merci ! Je reconnais que la force physique peut parfois être
utile à quelque chose.
François reprenait son souffle.
— De toute façon, je ne les aurais pas laissés me prendre la
bague au lion… Mais tu tiens donc à cette bulle d’or plus qu’à ta
vie ?…
Jean ne répondit pas… Les voleurs avaient disparu. Ils étaient
dans le noir complet : il n’y avait pas de lune et leur lanterne s’était
brisée dans la lutte. Il demanda
— Qu’allons-nous faire maintenant ? Je n’arriverai jamais à
retrouver le chemin.
Avec l’obscurité, un souvenir récent revint à François. Il se
rappela Hertford et le labyrinthe qui descendait jusqu’à la Lea.
— Je peux vous conduire à la Seine.
— Comment ferais-tu ? Tu ne connais pas Paris !
— En suivant la pente. Tenons-nous par l’épaule.
Tout comme la première fois, François se montra un guide
infaillible, et ils arrivèrent sur les quais. Mais il y avait, ce coup-ci,
un obstacle imprévu. François perçut le premier l’odeur.
— Le trou Pugnais !…
Tous trois s’arrêtèrent et se concertèrent, dans l’odeur fétide de
décomposition. Le trou Pugnais était au milieu du quai et leur
barrait le passage. L’idée de tomber dans cette fosse béante et d’y
pourrir tout vivant n’était pas réjouissante. C’est alors qu’ils
entendirent un bruit de sonnette qui se rapprochait. Jean cria :
— Le clocheteur des trépassés ! Nous sommes sauvés !…
L’homme ne tarda pas à apparaître à la lumière de la lanterne
qu’il portait. Il était vêtu d’une chasuble noire décorée d’une tête de
mort, de tibias entrecroisés et de larmes d’argent. Tous les vingt ou
trente mètres, il agitait sa sonnette en criant :
Réveillez-vous, gens qui dormez !
Priez pour les trépassés !
François alla vers lui.
— Un denier, si vous nous conduisez rue Glatigny.
C’était un petit vieux à l’allure grincheuse.
— Je ne vais jamais dans ces endroits-là !
— Allons ! Clocheter pour clocheter, pourquoi pas rue Glatigny ?
— Laissez-moi passer !
Toussaint intervint.
— Nous avons rencontré des bandits et nous les avons envoyés
rejoindre tes trépassés. Obéis ou nous te prenons ta lanterne. Nous
n’aurons même pas besoin de t’assommer !…
En maugréant, le clocheteur des trépassés se mit en route. C’est
ainsi qu’ils longèrent le trou Pugnais et franchirent la planche
Milbray, deux passages où ils auraient sans doute laissé la vie, sans
lumière. Enfin, ce fut la Cité ; le clocheteur tourna à gauche, ils
étaient rue Glatigny ! François lui donna son denier ; il marmonna
quelque chose et rebroussa chemin. Ils entendirent une dernière
fois sa sonnette et l’appel funèbre :
Réveillez-vous, gens qui dormez !
Priez pour les trépassés !
Puis ils frappèrent à la porte de Mme Guillemette.
On leur fit un accueil triomphal. La tenancière était entourée de
ses filles, les attendant, visiblement, depuis longtemps.
— Avec tous ces troubles, nous avions peur qu’il vous soit arrivé
malheur.
Gilette de Bercy se jeta dans les bras de François, comme une
bête qui retrouve son maître. Elle poussa un cri : une de ses
manches était déchirée et son front était barré d’une traînée rouge.
Barbe-Blonde lui avait sans doute porté un coup de couteau sans
qu’il s’en rende compte…
Un autre cri s’éleva en même temps : on venait de constater
l’état de Jean. Mme Guillemette eut une exclamation horrifiée :
— Mon Dieu ! Que vous est-il arrivé ?
Jean sauta sur la table basse et parla avec une emphase
comique :
— Pour vous rejoindre, nous avons affronté tous les dangers. Et
d’abord le pot de chambre des Parisiens, avec ce qu’il comporte de
miasmes et agents de la lèpre, de la gale, de la fièvre quarte et des
écrouelles !
François prit sa place, s’exprimant de la même manière.
— Nous avons mis en fuite Barbe-Blonde et sa bande. En ce
moment, plus d’un soupe avec le diable !
Toussaint relaya son maître.
— Dans notre hâte d’être avec vous, nous avons failli tomber
dans un précipice plus profond et puant que l’enfer.
Jean termina le récit.
— Enfin, nous avons suivi le clocheteur des trépassés, sans
frémir devant les âmes des défunts qui volaient autour de lui. Nous
avons tout vaincu pour l’amour de vous !
Mme Guillemette rit de bon cœur.
— Vous formez un sacré trio ! Il faudrait vous trouver un nom !…
Il y eut un moment où tout le monde parlait ensemble et
brusquement Toussaint se frappa le front.
— Les états généraux !
Mme Guillemette avoua son incompréhension. Toussaint sourit.
— Eh bien, oui : nous sommes les états généraux.
Il alla s’incliner profondément devant Jean.
— L’Église…
Il s’inclina un peu moins profondément devant François :
— La noblesse…
Puis, il se releva avec une sorte de cabriole :
— Et le peuple ! À nous trois, nous sommes les états généraux !
Ce fut une ovation unanime. Les filles, avec des cris excités, leur
réclamèrent un discours… Jean sauta de nouveau sur la table. Il
joignit les mains, avec un air de dévotion.
— Voici l’Église : la plus pécheresse des trois, dure aux faibles et
servile aux puissants, sans foi, sans pardon, sans cœur, débauchée,
dévergondée, dépravée, dévoyée, vicieuse, luxurieuse, fornicatrice,
perverse, ordurière, impie et blasphématrice, par les poils du cul de
la Sainte Vierge !…
Mme Guillemette et ses filles se signèrent précipitamment. Sans
doute allaient-elles prendre Jean à partie, mais François détourna
leur attention. Il s’était emparé de la dépouille d’ours qui se trouvait
sur le sol, l’avait mise sur son dos, et faisait le tour de la pièce d’une
démarche ridicule en poussant des grognements animaux.
Voici la noblesse : sotte, stupide, ignorante, grossière, lourdaude,
mal léchée, brutale, égoïste…
Il se réfugia dans un coin de la pièce et fit mine de se protéger
contre un danger imaginaire :
— Craintive, peureuse, poltronne, lâche, couarde…
Il revint vers l’assistance en émettant des grognements tous plus
grotesques que les autres :
Et bête, bête… Comme une bête !…
François eut droit à un triomphe. Le silence se fit de nouveau
quand Toussaint monta sur la table. Mais à la surprise générale, il
resta immobile, sans prononcer un mot… Mme Guillemette
s’impatienta.
— Eh bien, le peuple ! Que fait le peuple ?
Le peuple ?…
Toussaint mit son index droit sur ses lèvres :
— Il se tait…
Il poussa un soupir à fendre l’âme :
— Il souffre…
D’un geste vif, Toussaint ouvrit l’escarcelle de François, qu’il
portait à sa ceinture, prit une poignée de pièces et la jeta sur les
filles :
— Et il paye !…
Dans la pièce, ce fut du délire. On applaudissait, on criait.
— Vive l’Église ! Vive la noblesse ! Vive le peuple ! Vive les états
généraux !…
Mme Guillemette ramassa l’argent et apporta des carafes de vin.
Ils trinquèrent tous, puis elle partit avec le reste de ses filles, ne
laissant que les trois couples…
Ils burent beaucoup et fort tard. Gilette de Bercy voulut jouer au
jeu de la vérité. Jean s’y opposa, mais il était le seul de son avis et le
jeu commença. Gilette interrogea François :
— Quelle est celle qui a reçu ton premier baiser ?
François ne s’attendait pas à cette question, mais il n’avait nulle
envie de se dérober. Cette folle journée dans la foule parisienne, sa
victoire contre Barbe-Blonde, son numéro avec la peau d’ours, qui
avait effacé d’un seul coup tant de mauvais souvenirs, le rendaient
euphorique. Il pouffa.
— C’était un garçon !
Jean se tourna vers lui, l’air intéressé.
— Décidément, tu es beaucoup plus inattendu que je ne pensais.
Et c’est avec lui aussi que tu… ?
— Non. C’était une servante.
Jean lui donna une tape sur l’épaule.
— Ah, là, je reconnais mieux mon chevalier de frère ! Tu la
poursuis dans les pièces vides. Elle cherche du secours, mais n’en
trouve pas… Ou alors, cela se passe dans la nature. Tu la bouscules
dans un buisson…
— Tais-toi !… Elle avait dix ans de plus que moi et elle m’a mis
au lit comme un bébé !…
Jean s’étrangla en vidant son verre. Gilette reprit la parole :
— Et ta fiancée anglaise, comment s’appelle-t-elle ?
François se raidit. Ariette ne devait pas être mêlée à tout cela. En
prononçant son nom, il aurait eu l’impression de la tromper
réellement et Gilette lui serait devenue odieuse. Il refusa de
répondre. Après encore une tentative, Gilette n’insista pas. Elle lui
sourit :
— Et moi, tu ne me demandes rien ?
— Que faut-il te demander ?
— Si je t’aime, par exemple… Je t’ai aimé dès que j’ai senti tes
doigts sur ma peau. C’était comme si un magicien m’avait touchée
de sa baguette…
Gilette ne put en dire plus. Jean l’interrompit, parlant à Alison.
— Et toi, mon Idole, m’aimes-tu ?…
Alison ricana.
— Je hais tous les hommes. C’est pour cela que je me suis faite
putain : pour les faire payer !
— Que t’ont-ils fait ?
— Je ne te le dirai pas… Et toi, as-tu aimé une femme ?
— Je ne sais pas ce qu’est la vérité.
Il fut impossible de tirer autre chose de Jean… Thomasse,
prenant le relais, demanda à Toussaint d’où lui venait son nom ;
après avoir entendu la réponse, elle conclut un peu bêtement :
— Alors, tu ne connais pas tes parents ?
— Si…
Toussaint n’avait pas parlé fort, mais François avait sursauté. Il
se tourna en direction de son écuyer.
— Comment est-ce possible ?
Toussaint montra son visage.
— Vous voyez mon teint sombre et mes cheveux noirs : on dirait
ceux d’un Sarrasin. Cela n’a rien d’étonnant, puisque mon père était
sarrasin.
— Sarrasin !
— Il a été fait prisonnier par je ne sais quel capitaine et emmené
à Saint-Malo, où il a été donné comme esclave à l’évêque. Ma mère
était une de ses servantes. Elle a eu assez de cœur pour s’apitoyer
sur son sort, mais pas assez pour se soucier du mien : elle m’a
déposé sur les marches de l’église.
— Comment sais-tu cela ?
— Par une autre servante.
— Tu connais donc le nom de ta mère ?
— Oui. Je ne l’ai jamais prononcé. Permettez-moi de ne pas vous
le lire, mon maître…
Toussaint était visiblement ému. François ne voulut pas
l’ennuyer davantage. Il se leva, entraînant Gilette. Les autres
l’imitèrent et ils quittèrent la table sans interroger Thomasse, qui
n’avait sans doute pas grand-chose à dire…
En se retrouvant dans la chambre avec Gilette, François était
étrangement heureux. Il trouvait merveilleux l’aveu qu’elle lui avait
fait. Non pas qu’il éprouvât un sentiment nouveau pour elle. C’était
toujours une attirance purement sensuelle, mais le fait que Gilette
l’aime la rendait plus désirable encore. Il avait une envie folle de la
combler… Comme la veille, ils roulèrent sur les tapis et les
fourrures, et leur plaisir fut plus violent que la nuit précédente.
Ensuite, ils restèrent un long moment assis à se regarder. Gilette
baissa les yeux. Elle hésita et puis s’enhardit :
— Quand ta fiancée viendra-t-elle te rejoindre ?
— Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Réponds, s’il te plaît.
— Je suppose qu’on la laissera partir quand le roi Jean rentrera
d’Angleterre.
— Et jusque-là, tu resteras à Paris ?
— Bien sûr.
Gilette lui passa les bras autour du cou.
— Emmène-moi ! Je n’aime pas que nous nous voyions ici. Je
voudrais que nous habitions une vraie maison…
François sourit. L’idée lui plaisait. Il proposa :
— En face de Notre-Dame !
Gilette le dévora du regard.
— Oui ! Et demain, nous irons nous promener !
François n’avait rien à faire… Encore une fois, il dit « oui ».
Gilette se pelotonna contre lui et ferma les yeux. Elle imagina que
les Anglais enfermaient le roi Jean dans une forteresse imprenable
et qu’ils construisaient autour une muraille plus haute qu’une
cathédrale et un fossé profond comme la mer, et après encore, une
muraille, et encore un fossé, et encore une muraille, encore un
fossé… Elle sourit et s’endormit. Jamais le roi de France ne
rentrerait d’Angleterre, jamais…
Le lendemain matin, l’agitation régnait encore. Le peuple, les
étudiants et les bourgeois d’un côté, les hommes du dauphin de
l’autre, étaient près d’en découdre. Avec les événements, il était peu
probable que les cours aient lieu et Jean accepta de suivre François
et Gilette. Alison voulut se joindre à eux, de même que Thomasse et
Toussaint. C’est donc bras dessus, bras dessous que les trois couples
quittèrent la maison de Mme Guillemette.
Dans les rues, l’atmosphère était tendue. Les gens n’étaient plus
tout à fait les mêmes ; les conversations étaient plus animées ; aux
carrefours ou auprès des étals, des groupes se formaient ; il
semblait que même les marchands ne criaient pas leurs produits de
la même manière. Jean le fit remarquer à François :
— Paris a la fièvre.
François huma l’air, comme la veille. C’était vrai et c’était
exaltant ! La vie puissante de la ville avait tout envahi et,
étrangement, dans leur colère même, les gens semblaient heureux ;
les misérables oubliaient pour un temps leur misère, les inactifs
avaient quelque chose à faire, les sots quelque chose à penser, les
plus humbles la sensation fugitive d’être grands… François
demanda :
— Où allons-nous ?
Gilette proposa :
— C’est samedi : allons aux halles…
Les halles de Paris, qui se situaient tout près du cimetière des
Innocents, étaient sans nul doute le plus grand marché fixe de
France. Elles abritaient des commerces permanents, mais chaque
samedi les boutiquiers de la capitale avaient l’obligation de fermer
leurs étals et d’aller, eux aussi, aux halles, le roi percevant une taxe
sur ce qui était vendu à cette occasion.
L’idée de Gilette fut adoptée… Ils quittèrent l’île de la Cité pour
la rive droite, longèrent le cimetière des Innocents sans y entrer et
débouchèrent sur la place des Champeaux, où se trouvaient les
halles.
François fut ébloui par un foisonnement de couleurs : la place
des Champeaux était réservée aux fleuristes et aux paonniers ; les
fleurs et les plumes rivalisaient d’éclat, faisant des lieux un petit
paradis. Le spectacle qui allait s’y dérouler n’allait être, par
contraste, que plus affreux.
Place des Champeaux, se dressait aussi, en effet, un des deux
piloris de Paris. On était en train d’y attacher une femme de vingt-
cinq ans environ, qui se débattait comme une forcenée. François fut
frappé par sa beauté… Toussaint s’éloigna : la vision des piloris et
autres lieux de supplice lui rappelait de trop mauvais souvenirs… Le
bourreau opérait avec l’aide d’un tout jeune homme, son fils sans
doute… Un sergent monta à son tour sur l’estrade et déroula un
parchemin.
— De par le prévôt de Paris, Raouline la Chabotte, pouacresse et
bordelière avérée, a été condamnée à avoir ce jour les lèvres coupées
au fer chaud, pour port d’ornements réservés aux honnêtes
femmes…
Raouline la Chabotte poussa un cri déchirant, couvert par les
rires de la foule, qui s’était attroupée en nombre… François, lui,
n’avait pas envie de rire, ni Gilette, qui tremblait de tout son corps,
ni Alison, qui se serrait contre Jean. Thomasse et Toussaint avaient
disparu.
Le bourreau sortit un long couteau d’un brasero, tandis que son
aide maintenait fermement les mâchoires de la condamnée,
étouffant ses cris… Il s’approcha et, en deux coups précis, coupa les
lèvres ; de deux autres coups de couteau, il trancha les liens et la
malheureuse s’enfuit en hurlant.
La foule ne voulut pas la laisser passer. Les hommes tentaient de
la prendre dans leurs bras en lui lançant des plaisanteries.
— C’est à moi que tu souris comme ça, ma jolie ?
— Un baiser, Raouline !
Les femmes l’injuriaient. Un gamin, qui avait ramassé les lèvres
jetées par le bourreau, les donnait aux chiens, en tentant de leur
faire faire le beau. Raouline parvint enfin à se dégager et passa
devant François. Il avait rarement vu quelque chose d’aussi
horrible. Ce trou rouge et blanc au milieu du visage était affreux. On
aurait dit une tête de mort vivante… François serra la taille de
Gilette.
— Allons voir les halles…
On ne vendait là que des matières premières ou des objets
manufacturés, à l’exclusion de tous les produits alimentaires.
L’ensemble se composait d’une dizaine de bâtiments à un étage
disposés à peu près parallèlement. Le rez-de-chaussée, appelé
« Friperie », était occupé par les marchands de textile et les
fourreurs. Ils avaient installé leurs étals dans le plus grand
désordre, les pièces de la soie la plus fine s’étalant à côté du chanvre
le plus grossier, les peaux de lapin ou de chat côtoyant le vair ou
l’hermine. Les trois couples montèrent à l’étage supérieur…
Un ordre plus grand y régnait. Autour d’une allée centrale, les
étals étaient disposés régulièrement, les professions étant groupées
entre elles. François n’avais jamais vu une telle profusion de
marchandises. Il y avait de tout, ou presque : des tisserands, des
chapeliers, des gantiers, des merciers, des bonnetiers, des potiers,
des ferronniers, des fourbisseurs d’armes, des imagiers, des
marchands de tapis sarrasinois, des marchands de livres, de
couronnes, de ceintures, de tresses, de bourses, de colliers,
d’écuelles, de hanaps, d’aiguilles, de miroirs… Gilette regardait cette
abondance avec des yeux émerveillés. François eut un sourire.
— Je t’offre ce que tu veux. Choisis ! Que préfères-tu ? Un
chapeau ? Des gants ? Un collier ?
Gilette frémit.
— Tu es fou ! Tu sais bien que, nous les filles, nous n’avons le
droit à aucun ornement. Tu as vu ce qui est arrivé à cette
malheureuse ? Tu veux qu’on me fasse la même chose ?
— Tu es au bras d’un chevalier. Qu’il vienne, celui qui oserait te
traiter de fille !
Gilette secoua la tête.
— Mais après, il faudra que je retourne rue Glatigny et les
sergents m’arrêteront.
— Tu ne retourneras pas rue Glatigny. Ce soir, nous irons à La
Vieille Science et nous y resterons, en attendant de nous installer en
face de Notre-Dame.
Les compagnes de Gilette avaient entendu. Thomasse demanda :
— Moi aussi, je pourrais quitter madame Guillemette ?
— Toi et Alison, si elle le désire. J’achèterai une maison assez
grande pour que nous puissions y loger tous les six.
Thomasse battit des mains, Alison approuva, elle aussi. François
se tourna vers Gilette.
— Alors, que veux-tu ?
Gilette de Bercy ferma les yeux.
— Une ceinture dorée !…
Elle avait parlé à voix basse, effrayée de son audace. La ceinture
dorée était, en effet, la parure interdite par excellence aux
prostituées. À tel point qu’elle avait fini par passer en proverbe :
« Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée » signifiant qu’il
vaut mieux avoir une réputation sans tache que de porter l’attribut
des honnêtes femmes…
François s’arrêta devant un marchand de ceintures. Il demanda
la plus belle et la passa lui-même à Gilette. Elle était en fils d’or,
aussi souple que de la soie et si longue qu’après avoir été nouée, ses
pans descendaient plus bas que les genoux. Gilette tremblait.
François la rassura.
— N’aie pas peur. Tu n’auras rien à craindre tant que je serai à
tes côtés.
Alison intervint.
— À moi ! Je veux que Jean m’offre un collier comme le sien.
C’est la moindre des choses !
Le caprice paraissait irréalisable, mais ils trouvèrent pourtant
l’objet voulu dans le coin réservé aux joailliers ; la bulle d’or était
seulement un peu plus petite. Thomasse exprima à son tour son
désir :
— Un livre de messe, avec un fermoir en émail.
Toussaint objecta :
— Tu ne sais pas lire !
Thomasse ne tint pas compte de l’argument. Pour elle, un livre
de messe était une preuve, un symbole de respectabilité… Elle eut le
plus beau de ceux qu’ils virent. Elle le serra sur sa poitrine et ils
partirent en direction de La Vieille Science…
La rue de la Ferronnerie avait la réputation d’être la plus
encombrée de Paris. Elle était située sur l’axe est-ouest, très
fréquenté, et, avec les étals qui la bordaient de chaque côté, elle était
une des plus commerçantes… Quand ils voulurent s’y engager, ils se
trouvèrent arrêtés par un embouteillage. Un convoi de bois et
l’attelage d’un noble personnage se faisaient face, aucun des deux
ne voulant céder le passage. Les convoyeurs et les valets en étaient
venus aux mains, sous les regards des badauds, qui rendaient toute
progression impossible.
François jouait vainement des coudes depuis un bon moment,
quand Toussaint se mit à crier, d’une voix de stentor :
— Place aux états généraux !
La surprise joua. On s’écarta et ils passèrent : Gilette avec sa
ceinture dorée, Alison avec sa bulle d’or, et Thomasse avec son livre
de messe, chacune en compagnie de son cavalier. L’un des valets les
apostropha.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
Toussaint lui fit une révérence.
— Les états généraux, c’est nous ! Vous ne le saviez pas ?
Et tous les six éclatèrent de rire…
Les jours passèrent. Les états généraux véritables continuaient
de se tenir dans la capitale. Étienne Marcel pressait, avec de plus en
plus d’insistance, le dauphin de renforcer le pouvoir des
représentants de Paris, mais le fils de Jean le Bon ne voulait rien
savoir. Celui qu’on avait pris pour un jeune homme timide et
insignifiant faisait preuve d’une étonnante fermeté.
François avait demandé de nouveau à un pèlerin de porter un
message à Cousson, dans lequel il donnait à son intendant l’adresse
de La Vieille Science, et un voyageur avait apporté l’argent. Comme
les routes n’étaient pas sûres, l’intendant avait préféré ne pas le
faire convoyer par des gens d’armes. Une troupe, même nombreuse,
aurait vraisemblablement fait l’objet d’une attaque et y aurait
succombé. Il avait confié l’or et les pierres précieuses à un moine,
qui les avait cousus dans sa robe… La somme était considérable et
permettait à François de vivre fastueusement pendant des années.
Elle lui permit d’abord d’acheter la maison qu’il convoitait, sur le
parvis de Notre-Dame. Située à gauche en regardant la cathédrale,
elle était étroite, comprenant un rez-de-chaussée et deux étages,
chacun occupé par une pièce unique. François réserva le second
étage pour Gilette et lui ; Jean, qui avait quitté le collège de
Cornouailles, emménagea au premier avec Alison ; Toussaint et
Thomasse eurent droit au rez-de-chaussée… L’argent servit aussi à
payer Mme Guillemette, qui ne consentit à laisser partir trois de ses
filles que contre un dédommagement substantiel.
Pour la première fois, François s’était installé dans une existence
de couple. Il vivait comme un bourgeois et y prenait grand plaisir. Il
s’émerveillait chaque jour d’être à Paris. Les cloches de Notre-Dame
étaient assourdissantes, mais elles ne le gênaient pas. Il avait
l’impression qu’elles veillaient sur lui… Le parvis était le domaine
des marchands d’oiseaux. Le matin, il allait à sa fenêtre et se
régalait des cris et des couleurs des volatiles exotiques exposés à la
convoitise des passants : grues, paons, ibis, flamants roses…
Le jeudi 22 février, deuxième de Carême, commença par une
aube froide et lumineuse. François, comme chaque matin, se leva
pour contempler le parvis encore désert, tandis que Gilette dormait
encore. La masse immense de Notre-Dame le dominait. Il aimait la
voir ainsi, avant que sonne l’heure du lever : il avait l’impression
qu’elle lui appartenait.
Soudain, un cri retentit :
— Aux armes !…
Ce cri fut répété un peu partout. Des hommes armés apparurent.
Ce n’étaient pas des soldats, c’étaient des bourgeois ; François en
reconnut plusieurs, pour les avoir croisés dans les rues et, en
particulier, un marchand d’oiseaux du parvis. Tous portaient le
chaperon rouge et bleu… D’autres cris retentirent :
— Au palais !… Marcel va parler !
François et Gilette s’habillèrent en hâte. La révolte, que chacun
attendait, était arrivée. François n’avait aucune intention d’y
participer, mais tout comme les obsèques de Perrin Marc, il voulait
en être témoin… Quand il descendit aux étages inférieurs, il trouva
les deux autres couples prêts eux aussi, et ils sortirent ensemble…
Dehors il faisait un temps glacial et superbe. Gilette portait sa
ceinture dorée, Alison sa bulle d’or et Thomasse avait à la main son
livre de messe dont elle ne se séparait jamais. Toussaint lança :
— En avant !
Et, deux par deux, ils se fondirent dans la cohue… Ils ne purent
aller jusqu’à la maison d’Étienne Marcel, pourtant située tout près,
tant la foule était dense. Depuis sa fenêtre, le prévôt des marchands
haranguait les passants. Ils ne perçurent que des bribes, mais il était
question de réformes et de faire céder le dauphin. Quand Marcel eut
fini, les auditeurs applaudirent avec enthousiasme, sans savoir
qu’au même moment, le drame avait déjà commencé.
Un peu plus loin, en effet, devant le Palais royal, la foule avait
reconnu et pris à partie un des hommes de confiance du dauphin,
Régnault d’Acy, avocat au Parlement. Le malheureux avait tenté de
se réfugier dans une boulangerie, mais il y avait été suivi et
massacré… Excités par le sang versé, les émeutiers s’étaient alors
portés vers le Palais, au cri mille fois répété de : « À mort ! ».
Étienne Marcel les avait rejoints, avait pris leur tête, gravi les
marches de la cour d’honneur, et ils étaient entrés dans les
appartements du dauphin…
Lorsque François et ses compagnons arrivèrent sur le perron,
avec la queue du cortège, un bon moment s’était écoulé et, à
l’intérieur, un nouveau drame allait éclater. Étienne Marcel et sa
troupe armée avaient forcé les portes et trouvé le dauphin dans sa
chambre en compagnie de deux de ses plus fidèles conseillers, le
maréchal de Normandie, Robert de Clermont, et le maréchal de
Champagne, Jean de Conflans. Les deux maréchaux étaient détestés
des bourgeois parisiens, en particulier Robert de Clermont, qui avait
arrêté lui-même Perrin Marc dans l’église Saint-Merry, violant le
droit d’asile… Marcel apostropha le dauphin :
— Sire, vous faites obstacle aux désirs du peuple. Il est venu vous
demander raison !
Le dauphin Charles n’avait rien de la prestance de son père. Ce
n’était pas un athlète barbu fait pour guerroyer et jouter. Il était de
teint pâle et de santé fragile. Si Jean le Bon était un chevalier, lui
avait des allures de clerc. Un point les rapprochait, pourtant : le
courage. Celui qui avait fui sur ordre à Poitiers n’était pas un lâche.
Face à ces émeutiers armés jusqu’aux dents, il tint tête. Le prévôt
des marchands s’emporta et des cris éclatèrent dans la foule :
— À mort !
Il y eut une bousculade et le maréchal de Normandie s’écroula
sur le lit du roi, criblé de coups de couteau, d’épée et de hache. Le
maréchal de Champagne s’enfuit dans la pièce voisine, mais il fut
rattrapé et massacré à son tour. Les meurtriers revinrent et
encerclèrent le dauphin qui tremblait malgré son jeune courage.
Mais Étienne Marcel s’approcha de lui. Il enleva son chaperon rouge
et bleu et l’échangea avec le chapeau de velours noir frangé d’or du
dauphin, le prenant ainsi sous sa protection. Ensuite, il cria des
ordres et ses hommes rebroussèrent chemin, en traînant derrière
eux les cadavres des maréchaux…
François, Jean, Toussaint et leurs compagnes étaient toujours
dans la cour. Ce fut Alison qui vit la première :
— Mon Dieu !
Les émeutiers étaient sortis du palais avec leurs victimes. Ils
s’étaient arrêtés sur la plus haute marche de la cour d’honneur,
brandissant les cadavres sanglants comme des trophées de chasse.
Jean poussa un cri à son tour :
— Berzenius !
Effectivement, Berzenius était dans le groupe des meurtriers. Ce
dernier les vit à cet instant et les désigna du doigt :
— Je les reconnais ! Ce sont les âmes damnées du dauphin.
Tuez-les !
Il suffit d’un rien pour rendre une foule meurtrière. Sans
réfléchir davantage, une dizaine de bourgeois armés se
précipitèrent. François et Toussaint s’avancèrent pour protéger les
femmes. Autour d’eux, plusieurs haches se levèrent. Jean
s’interposa.
— Cette fois, la force ne peut rien. Laissez-moi faire !
Il se plaça devant un homme armé d’une hache et baissa la tête,
montrant sa tonsure.
— Frappe ! Tue un homme de Dieu et je te jure les pires
supplices en enfer !
Il y eut un moment d’hésitation, qui leur sauva la vie. Là-haut,
sur les marches, Étienne Marcel haranguait ses partisans. Les
émeutiers coururent l’écouter.
— Les maréchaux sont morts. C’est à bon droit que nous avons
puni ces faux et mauvais traîtres ! Allez-vous me soutenir ?
Une voix partit de la foule :
— Nous voulons vivre et mourir avec toi !
Tout le monde reprit la phrase en chœur. Marcel poursuivit.
— Le dauphin est sauf. Il est avec nous, il a juré la réforme !
Une ovation salua ces paroles. Plus personne ne faisant
attention aux trois couples, ils jugèrent prudent de s’éclipser.
Préférant se faire oublier quelque temps, ils ne sortirent pas le
lendemain et n’assistèrent que de loin, les jours suivants, aux
soubresauts de la révolte parisienne. De cœur, François se sentait
proche du dauphin, mais il n’avait pas envie de s’engager. Sa
préoccupation majeure, au cours de ces journées, était l’armure
qu’il s’était commandée chez un fabricant de la rue de la
Heaumerie. Il avait voulu l’exacte réplique de celle qu’il portait à
Poitiers et que les Anglais lui avaient prise : avec un lion d’or plaqué
sur la poitrine. Le travail était délicat et l’armurier la lui avait
promise pour la fin mai…
François était heureux. Son union avec Gilette de Bercy était
toujours aussi parfaite sur le plan physique. Chaque fois qu’ils se
touchaient, c’était une sorte de fête. Il n’éprouvait toujours pour elle
que de la tendresse et de la reconnaissance, pas le moindre soupçon
d’amour. Il était adorable avec elle et leur couple donnait
l’apparence d’être profondément uni. En réalité, cela provenait
précisément de cette absence d’amour : Gilette lui étant
indifférente, rien de ce qu’elle pouvait faire ou dire ne le touchait,
n’entamait son humeur.
Il pensait souvent à Ariette ; à aucun moment il n’avait cessé de
l’aimer. Son corps était avec Gilette, mais son esprit ne quittait pas
sa future femme. Il se disait qu’il ne la trompait pas puisqu’il ne lui
retirait rien. Quand elle rentrerait, tout serait comme avant…
Le dimanche de Pâques fleuries 25 mars 1358, François apprit
une étonnante nouvelle en montant les marches de Notre-Dame
pour assister à la messe : le dauphin s’était enfui. Il avait quitté
Paris dans la nuit. Les gens commentaient la nouvelle comme une
victoire d’Étienne Marcel. Le dauphin s’était montré aussi couard
qu’à Poitiers. Le prévôt des marchands était maître de Paris et peut-
être, bientôt, de la France. François ne partageait pas cet avis. Il se
souvenait précisément de sa propre attitude à Poitiers, quand il
avait fui vers le camp pour prendre son cheval. C’était un repli de ce
genre qu’avait dû tenter le dauphin…
Des mendiants, aux abords du portail, proposaient des branches
de buis, qu’ils étaient allés cueillir la veille dans les bois
environnants. Il en acheta une brassée pour tous les six et entra
dans la cathédrale. Le soleil frappait vivement la rosace de droite,
exposée au midi. François la préférait, avec ses couleurs chaudes, à
celle du côté nord, dans les tons froids. Il s’agenouilla sur le sol nu
et joignit les mains. Un rayon frappa alors la bague au lion, qui
renvoya un éclat doré. Jamais elle ne lui était apparue avec plus de
splendeur. Il tourna la tête et vit qu’à sa gauche, Jean s’attardait
dans la contemplation des nuances bleues de la rosace nord. Il lui
vint alors à l’esprit que son frère et lui se complétaient, l’un ayant
choisi l’ombre, l’autre la lumière. Il y avait peut-être de plus amples
réflexions à faire sur ce sujet, mais François n’aimait guère les
pensées abstraites. Il se contenta de se féliciter d’avoir choisi la
lumière…
Les événements politiques continuèrent leur cours
mouvementé. Une fois hors de Paris, ainsi que l’avait pressenti
François, le dauphin rameuta ses fidèles et entreprit le blocus de la
capitale. Étienne Marcel et ses partisans, pris au piège, n’avaient
d’autre choix que de mettre la ville en état de siège, renforçant les
murailles, faisant saisir partout les armes disponibles. Le mois
d’avril se passa ainsi et on en arriva à la mi-mai…
Avec les beaux jours, les trois couples prirent l’habitude d’aller
au pré aux Clercs. Au début, ils rentrèrent fort tard, bien après le
couvre-feu, en faisant le mur par la porte de Buci, mais bientôt, avec
le renforcement des remparts, ce ne fut plus possible et ils se
contentèrent d’y rester l’après-midi.
Le pré aux Clercs, qui s’étendait entre la Seine et l’abbaye Saint-
Germain, était un lieu à part. C’était le domaine des étudiants, qui y
passaient la plupart de leurs loisirs. Souvent, François péchait à la
ligne. Gilette était silencieuse à ses côtés et poussait des cris
émerveillés chaque fois qu’il ramenait un poisson. Le plus souvent,
il ne faisait rien. Il laissait s’écouler cette existence aussi calme et
belle que la Seine elle-même. Le soir, il regardait le soleil se coucher
du côté de la petite église Saint-Pierre ou Saint-Père, dans la rue du
même nom, qui n’était en fait constituée que de quelques fermes
côte à côte, et il reprenait avec les autres le chemin de la porte de
Buci…
Le troisième dimanche de mai, en arrivant au pré aux Clercs, ils
remarquèrent un attroupement. Une dizaine d’étudiants étaient en
train de rosser quelqu’un qu’on ne pouvait voir. Ils s’approchèrent
et poussèrent le même cri en même temps. La victime, ballottée de
l’un à l’autre et parant comme elle pouvait les coups, n’était autre
que Berzenius ! Jean s’interposa :
— Arrêtez ! Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
À la vue de Jean, les étudiants cessèrent de le frapper.
— C’est un agent de Charles le Mauvais. Il nous proposait de
l’argent pour rallier sa cause. Nous aimons bien l’argent, mais pas
celui-là !
— Et qu’est-ce que vous vouliez lui faire ?
— Lui casser quelques dents et quelques côtes avant de le jeter à
la Seine…
— Ce n’est pas une mauvaise idée, mais il y a mieux que cela :
vous allez le relâcher !
— Comment ?
— Parfaitement ! L’idée de me devoir son salut va le faire crever
de rage !
Les étudiants se concertèrent. Ils finirent par accepter. Jean
s’approcha de Berzenius.
— Tu es libre grâce à moi. Dis-moi merci, Berzen !
Berzenius regarda Jean. Ses yeux étincelaient de haine. Il siffla :
— Berzenius !
— Comme tu voudras. Quand on appelle un âne asinus, cela ne
l’empêche pas d’être un âne !
Il y eut un éclat de rire général qui rendit Berzenius ivre de
fureur. Il lança à Jean :
— Fils de pute !
Jean poussa un cri, ou plutôt un hurlement, et se rua sur lui.
Berzenius ne fut pas moins prompt. Il s’empara d’un poignard passé
à la ceinture d’un des étudiants et le leva en direction de son
adversaire. Jean bloqua son bras, se jeta tête en avant et le mordit
de toutes ses forces. Berzenius eut un cri de douleur et lâcha l’arme.
Ils roulèrent au sol… François fit un pas en avant, mais n’alla pas
plus loin. Il n’avait pas le droit d’intervenir… D’ailleurs, malgré sa
faible constitution, Jean avait le dessus. À genoux sur sa poitrine, il
maintenait son adversaire au sol. Il se pencha vers lui, la bouche
ouverte. Toussaint poussa un cri :
— Regardez, il cherche la gorge !
C’était vrai ! En cet instant, Jean n’avait plus rien d’humain. Né
loup, il redevenait loup. L’horreur se lut sur le visage de Berzenius.
Il cria :
— Grâce !
Jean transforma ce cri en hurlement de douleur : ses mâchoires
s’étaient refermées sur le cou… C’est alors seulement que François
bondit. D’un seul coup de poing sur la nuque de son frère, il le laissa
inanimé. Berzenius se dégagea et s’enfuit, la gorge sanglante. Jean
reprit conscience aussitôt après.
— Pourquoi as-tu fait cela ?
— Pour t’empêcher de devenir un meurtrier…
Jean finit par se calmer, mais François ne put jamais oublier le
visage de son frère ce jour-là…
Quelques jours plus tard, le 25 mai, jour de la Saint-Urbain, le
coup de tonnerre éclata. C’était la fin de l’après-midi. Les trois
couples étaient au pré aux Clercs comme d’habitude, quand ils
virent un groupe de cavaliers se diriger ventre à terre vers Paris. Un
instant, ils crurent à une attaque du dauphin, mais les hommes
n’étaient pas assez nombreux et leur visage reflétait la frayeur.
François réussit à arrêter l’un d’eux.
— Que se passe-t-il ?
— Les paysans se sont révoltés autour de Saint-Leu-d’Esserent.
Ils parcourent la campagne aux cris de « Mort aux nobles ! »
— « Mort aux nobles » ?
— Les massacres ont déjà commencé. Ils sont plus enragés que
des chiens. Si l’on ne fait rien, toute la noblesse aux alentours de
Paris va périr !
Jean se tourna vers François.
— On dirait que cela te concerne, mon cher frère.
François agrippa Toussaint par la manche.
— Viens ! Nous allons rue de la Heaumerie prendre mon armure.
Et si elle n’est pas prête, je la mettrai telle qu’elle est !
— Nous allons nous battre ?
— Allons-nous laisser massacrer la chevalerie ?
Gilette voulut suivre François. Il lui lança sèchement :
— Non ! Tu restes ici !
Gilette s’arrêta et se laissa tomber dans l’herbe, comme un chien
à qui l’on vient de donner un ordre. François se mit à courir, imité
par Toussaint… Jean resta seul avec les trois filles de Mme
Guillemette. Gilette pleurait doucement, Thomasse et Alison ne
savaient que faire. Il regarda François et Toussaint disparaître en
direction de la porte de Buci et conclut, d’un ton fataliste :
— La noblesse et le peuple sont partis. C’est la fin des états
généraux.
11 Frères Jacques
Avec la trêve conclue le 23 mars 1357 entre Français et Anglais,
l’ère des brigands avait commencé. « Brigand » désignait jusque-là
un soldat revêtu de la brigandine, sorte d’armure légère, sans que
cela implique de notion péjorative, mais le sens du mot avait vite
changé. Les ennemis d’hier se retrouvaient unis côte à côte dans le
viol, le meurtre et le pillage. Croquart, le héros malheureux du
combat des Trente, ravageait la Bretagne ; Robert Knolles, fameux
capitaine anglais, désolait la Normandie ; quant à Arnaud de
Cervole, l’Archiprêtre, après s’être illustré dans les rangs français à
Poitiers, il mettait la Provence à feu et à sang. La terreur
qu’inspiraient ses bandes était telle que le pape lui avait versé
quarante mille écus pour qu’il épargne Avignon.
Mais c’était l’Île-de-France la plus touchée. Français, Anglais et
mercenaires de tout acabit semblaient s’y être donné rendez-vous.
François et Toussaint avaient eu beaucoup de chance en ne faisant
aucune mauvaise rencontre pendant leur voyage de Rouen à Paris.
Partout, ce n’étaient que cadavres, maisons brûlées, récoltes
détruites, bétail abattu.
Les paysans étaient évidemment les premières victimes. Ils ne
pouvaient rien faire sans armes, dans leurs maisonnettes sans
défense, tandis que les monastères les mieux fortifiés résistaient et,
bien sûr, les châteaux.
La plupart du temps, les seigneurs préféraient ne pas engager la
lutte avec les brigands. Ils achetaient leur neutralité moyennant une
redevance, qu’ils faisaient payer par leurs manants en majorant
d’autant les taxes. Pour le paysan, le seigneur n’était plus une
protection, mais une source de misère supplémentaire. La
silhouette du château, au lieu d’être rassurante, était devenue un
objet de haine. Quelquefois même, la situation était pire encore : le
château, pris d’assaut, s’était transformé en repaire d’assassins et de
voleurs, quand ce n’était pas le seigneur lui-même qui, pour se
distraire ou pour remplir ses coffres, s’était fait chef de bande.
Le paysan français n’en pouvait plus ! Lui, dont les conditions
d’existence n’étaient pas très éloignées de celles des bêtes et qu’on
avait surnommé par dérision Jacques Bonhomme, avait atteint les
limites de la misère. Il y avait eu la guerre, la peste et maintenant,
les brigands !…
Une telle détresse avait d’abord engendré le renoncement. Dans
bien des campagnes entourant Paris, les champs et les vignes
n’étaient plus cultivés, les bœufs et les brebis n’allaient plus au
pâturage. À quoi bon ? Pour nourrir qui ? L’Anglais ? Le brigand ?
Le seigneur ? C’était l’abandon total. Les bras qui travaillaient la
terre se baissaient. Autant la mort !
Et puis, dans l’esprit du paysan, une idée apparut, sans qu’on
puisse dire exactement quand ni où : il y avait un responsable à tout
cela, la noblesse. Depuis toujours, Dieu avait réparti la tâche entre
les trois ordres : le peuple travaillait, le clergé priait et la noblesse
combattait. Or, si les deux premiers avaient fait ce qu’on attendait
d’eux, il n’en était pas de même du troisième. À Poitiers, la
chevalerie avait refusé de se battre. Elle avait préféré une fuite
honteuse ou une capture sans résistance. Elle avait failli à son
devoir. Et si ce n’était que cela ! Ceux des paysans qui avaient la
malchance d’être les sujets d’un seigneur fait prisonnier devaient,
en outre, s’acquitter de sa rançon. Car, à part quelques exceptions,
c’était à eux qu’on demandait de payer…
C’est alors que soudain, vers le 24 mai, eurent lieu, dans la forêt
de Chantilly, entre Senlis et Creil, les premiers « effrois ». À Saint-
Lieu-d’Esserent, à Mello et ailleurs, les paysans s’assemblèrent
spontanément et s’armèrent. Brutalement, Jacques Bonhomme, qui
n’avait plus de maison, plus de pain, plus de vêtement et même plus
de larmes, fit entendre sa voix et sa voix criait :
— Mort aux nobles !
C’est à Mello que le mouvement se trouva un chef et un nom.
Les paysans s’étaient assemblés devant l’église, le tocsin battait.
L’église, comme beaucoup d’autres à la campagne, était entourée
par le cimetière. Un homme sauta alors sur la plus haute des
tombes, celle du seigneur. Il avait vingt-cinq ans environ. Il était
grand, fort et beau. Ses traits harmonieux contrastaient avec ceux de
ses compagnons. Il fit taire les vociférations. Plusieurs cris
s’élevèrent :
— Parle, Guillaume !
— Tu sais lire, Guillaume Cale. Tu as été soldat. Parle !
Et Guillaume Cale prit la parole.
— Il y avait autrefois un chien très fort qui défendait son maître
contre le loup. Mais sans que le maître le sache, le chien et le loup
devinrent amis. Ils se mirent d’accord en secret. Le chien fit
semblant de poursuivre le loup et ils dévorèrent ensemble les
brebis… Mes frères, le loup, ce sont les Anglais, le chien, ce sont les
nobles… et le maître, c’est nous !
Un hurlement lui répondit.
Mais un jour, le maître s’aperçut de la trahison de son chien et il
l’égorgea !
Un hurlement plus sauvage encore s’éleva. Le cercle des paysans
se resserra. Ils portaient sur leur visage la trace des malheurs qui les
accablaient depuis toujours. Ce n’étaient que difformités : bouches
édentées, lèvres pourries, yeux morts, nez rouges et énormes, plaies
suppurantes, crânes galeux. Leur peau était grise, rouge ou lie-de-
vin, parfois grêlée de cicatrices, mais tous avaient quelque chose de
terreux, comme si cette glèbe qu’ils travaillaient collait à eux,
comme s’ils étaient des hommes inachevés, conservant en eux
quelque chose de végétal. Ils fixaient Guillaume Cale avec avidité,
attendant la suite de ses paroles. Il promena sa main dans leur
direction.
— Regardez-vous, mes frères ! Vous avez tellement souffert que
vous êtes laids à faire peur ! Alors, faisons-leur peur ! À eux de
trembler… Oui, j’ai été soldat. J’étais à Poitiers et je les ai vus fuir
devant l’Anglais comme les souris devant le chat. Ils fuiront
pareillement devant nous !
Un rugissement s’échappa de l’assistance. Les hommes, les yeux
injectés de sang, montraient les dents comme des fauves ; les
femmes n’étaient pas moins excitées : leurs traits étaient tordus
dans des rictus de haine…
— Ils nous appellent par moquerie « Jacques Bonhomme » ? eh
bien, soyons les Jacques ! Que la Jacquerie sème partout la terreur !
Autour de Guillaume Cale, les émeutiers brandirent leurs armes
improvisées : fourches, faux, bâtons ferrés, gourdins. Des clameurs
s’élevèrent parmi eux.
— Violons leurs femmes ! Coupons leurs petits enfants en
morceaux ! Torturons-les à mort !
Guillaume Cale parvint à dominer le tumulte.
— Non, mes frères, soyons des soldats, pas des assassins ! Nous
combattrons les nobles parce qu’ils ont trahi la France en s’alliant
avec les Anglais. Nous les combattrons pour le roi et le pays.
Les cris de vengeance se turent. Le chef des Jacques donna ses
premiers ordres :
— Faisons-nous des bannières aux fleurs de lis et prenons pour
cri de ralliement : « Montjoie au roi ! France et saint Denis ! ». Avec
l’aide de Dieu, nous serons vainqueurs !
Sous la direction de Guillaume Cale, les Jacques allèrent mettre
le siège devant Compiègne. Mais ce n’était là que le groupe le plus
important d’émeutiers. Partout autour de Paris, aux quatre points
cardinaux, d’autres effrois se produisaient spontanément : dans
l’Amiénois, le Perthois, dans la région de Montdidier, de Lignières,
de Saint-Vrain, de Taverny, de Cormeilles-en-Parisis, de
Montmorency, d’Arpajon… Et d’autres chefs improvisés sortaient
des rangs : Simon Doublet, Jean le Féron, Jean Flageollet, Jacquin
de Chennevières, Jean le Boulanger…
Rue de la Heaumerie, François trouva son armure prête. Le
travail d’orfèvrerie n’était peut-être pas aussi réussi que sur la
précédente, mais il n’avait pas le temps de s’attarder à ces détails.
Comme armement, il choisit une épée et un fléau d’armes pour lui,
et une épée pour Toussaint. Ce dernier, tandis que François
s’équipait chez l’armurier, était allé chercher leurs chevaux, laissés
en garde à La Vieille Science, et ils purent quitter Paris dans la
journée du 25 mai, juste avant le couvre-feu.
Ils arrivèrent à Saint-Denis en pleine nuit. En d’autres
circonstances, François aurait été se recueillir dans la basilique où
étaient enterrés les rois de France, et spécialement sur le tombeau
de saint Louis, mais le temps pressait. Ils s’arrêtèrent à la première
auberge venue et repartirent le lendemain, après un repas frugal et
un court sommeil.
Ils galopèrent en direction du Nord, traversant plusieurs villages
apparemment tranquilles mais il était difficile de voir grand-chose
car il pleuvait à verse. François et Toussaint pénétrèrent dans la
forêt de Chantilly aux alentours de tierce. La pluie s’était arrêtée et,
avec le soleil qui commençait à percer, la forêt était envahie par une
brume intense. Par moments, on ne voyait pas plus loin que les
troncs les plus proches. Ils se mirent au pas…
François avançait dans cette vapeur laiteuse, lorsqu’il perçut des
cris de mort, accompagnés de jurons et d’insultes. Il piqua des deux
en direction des clameurs… La brume se déchira d’un coup. Il était
dans une clairière. Un groupe de paysans, une vingtaine peut-être,
entourait un homme à cheval, vêtu d’une armure légère. L’homme
frappait de toutes ses forces avec son épée et, en quelques secondes,
François vit deux assaillants s’effondrer. Mais les autres ne
lâchèrent pas prise. Ils continuaient d’entourer le cavalier, en une
masse compacte, apparemment insensibles aux pertes. Un paysan
armé d’un bâton sauta en croupe et frappa sur la nuque de l’homme,
qui tomba. Tous se précipitèrent pour la curée. C’est à ce moment
que François chargea.
Ce fut plus une boucherie qu’une bataille. Grâce aux moulinets
de son fléau d’armes, François fracassait les têtes, arrachait les bras.
Bien vite, les paysans lâchèrent prise et s’enfuirent. Il en poursuivit
un, qu’il abattit sans peine, et la brume l’enveloppa de nouveau…
C’est alors que la chose se produisit. François poussa un cri :
deux loups, deux loups énormes, l’attaquèrent en même temps ! Ils
tentèrent de sauter sur lui, l’un sur sa droite, l’autre sur sa gauche.
Il sut pourtant garder son sang-froid et, d’un coup de fléau d’armes,
puis d’épée, leur fil lâcher prise… La brume s’épaissit encore.
François ne voyait à présent plus rien. Étaient-ils morts ? Allaient-
ils attaquer de nouveau ?… Dans le même temps, il ne pouvait
s’empêcher de s’interroger. Que venaient faire ces loups
monstrueux à la fin du mois de mai ? D’habitude, c’était au cœur de
l’hiver qu’ils sortaient, lorsque le gel était si intense qu’il rendait
tout cassant comme du verre. François frissonna. De terribles
souvenirs revenaient à sa mémoire, des souvenirs qu’il aurait voulu
oubliés à jamais…
Le brouillard se dissipa peu à peu et il vit. Les deux formes
allongées au pied de son cheval n’étaient pas des bêtes, mais des
êtres humains. Plus précisément, c’étaient des paysans qui s’étaient
fait, avec des peaux de loups, des vêtements grossiers. Celui de
droite, un homme très brun et barbu, était mort, le crâne ouvert, la
cervelle répandue. Sa main velue était crispée sur une grosse pierre,
la seule arme visible en sa possession. À gauche était étendue une
femme, jeune, belle, à la longue chevelure blonde et à la forte
poitrine, en partie dénudée. L’épée l’avait touchée à la base du cou.
Elle agitait lentement les lèvres d’où s’échappait un peu de bave
rosée. François se mit à trembler de tout son corps. Il murmura :
— Hugues ! Théodora !…
Car le doute n’était pas possible : c’étaient bien la louve
monstrueuse et son fils, héros des armoiries de Cousson, qui
gisaient là. C’étaient eux qu’il venait de tuer… Non, il ne les avait
pas tués. Comment tuer des fantômes ? Il les avait frappés et il
s’était attiré leur haine éternelle…
Mais pourquoi les loups de sa lignée s’étaient-ils retournés
contre lui ?
Pourquoi avaient-ils pris le parti de ses ennemis ? Qu’avait-il fait
pour s’attirer brutalement leur colère ?… Fébrilement, François
défit son gantelet droit et contempla la bague au lion, comme si elle
allait lui donner réponse à ces questions…
Toussaint sortit à cet instant de la brume. Il était tout raide sur
son cheval et pâle comme un mort. On aurait dit une statue
équestre en marche.
— Fuyez, mon maître ! Ce combat est maudit. Fuyez, pendant
qu’il en est encore temps…
François se fit alors la remarque que Toussaint ne l’avait pas
suivi pour combattre les paysans. Il était resté dissimulé dans le
brouillard. D’ailleurs, il n’avait même pas dégainé. Mais François
n’eut pas le temps de lui dire quoi que ce soit : des appels au secours
se firent entendre le cavalier de tout à l’heure, sans doute…
Chassant ses sombres pensées, il se précipita dans sa direction.
L’homme n’était que légèrement blessé. Le coup sur la tête
l’avait juste étourdi. François coupa court à ses remerciements.
— Qui êtes-vous ?
À
— Thomas Belleau, capitaine des gardes de Fleuraines. À l’heure
qu’il est, le château doit être assiégé par les Jacques. J’ai pu sortir
chercher du secours, tandis qu’ils approchaient.
— Où est Fleuraines ?
— Tout près d’ici…
Thomas Belleau expliqua alors à François comment sa
maîtresse, Rose de Fleuraines, était seule dans son château. Son
mari rentrait d’Angleterre, sa rançon versée, et tous les gardes, à
part lui, étaient partis pour Calais afin de lui faire escorte.
François aida le capitaine à monter à cheval et le suivit en
direction du château. Toussaint tenta de le retenir.
— N’y allez pas, mon maître !
— Tu veux m’empêcher de secourir une dame sans défense ?
— Je veux empêcher un malheur.
— Quel malheur ? Si je dois mourir tout à l’heure, qu’importe !
Depuis ce matin, je ne te reconnais plus !…
François se détourna de son écuyer et revint vers Thomas
Belleau. Il se sentait revivre. Le sort de Rose de Fleuraines effaçait
la malédiction des loups. Un chevalier se doit de porter assistance
au sexe faible ; il l’avait juré lors de son adoubement et il le ferait,
dût-il affronter tous les fantômes de la création.
— Qui sont les Jacques ?
— Les paysans en révolte. C’est ainsi qu’ils se nomment eux-
mêmes. Ils s’attaquent à tout ce qui est noble, les gens comme les
biens. Leur cruauté dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Dans un
château, près d’ici, ils ont embroché tout vivant le seigneur. Ils l’ont
fait rôtir devant sa femme et ses enfants, et les ont forcés à en
manger les morceaux. Puis ils ont violé tout le monde, femme et
enfants, et les ont torturés à mort.
François ne répondit rien. Il serra les dents et éperonna son
cheval.
La brume s’était tout à fait dissipée quand ils arrivèrent en vue
de Fleuraines. Le château était en effet assiégé par les Jacques, au
nombre de plusieurs dizaines. Il y avait parmi eux beaucoup
d’archers, qui tiraient en direction des remparts, où personne ne se
montrait. Ils brandissaient des bannières fleurdelisées, étendards de
fortune faits de pièces de tissu déchirées, sans doute volées dans
quelque château… Sans plus attendre, François baissa son bassinet
et chargea, suivi par Thomas Belleau. Toussaint, lui, ne bougea pas.
À leur vue, les Jacques firent front, criant à s’égosiller : « Mort
aux nobles ! Mort aux Anglais ! Montjoie au roi ! France, saint
Denis ! »…
François entra dans la mêlée. Encore une fois, ce fut un carnage.
Il arrachait à la volée mains, bras et têtes. Bien qu’entouré de tous
côtés, il était presque invulnérable. Les fourches et les faux ne
pouvaient rien contre lui. Les archers le prirent pour cible et
plusieurs flèches l’atteignirent de plein fouet ; mais les arcs ou les
pointes étaient trop médiocres : elles se brisèrent sur son armure.
Un autre chevalier sortit alors de la forêt pour lui porter main-
forte. Deux cornes noires surmontaient son bassinet, qui était
prolongé par une traîne de soie noire. Il était armé d’une lance noire
et blanche… Sa venue et son aspect effrayant causèrent un
flottement chez les Jacques. François en profita pour aller en
direction de celui qui semblait être le chef, un des porteurs de
bannières aux fleurs de lis. L’homme tentait de rameuter la troupe
en lançant ses cris de ralliement.
— Montjoie au roi ! France…
François lui transperça le cou de part en part. Il tarda à retirer
son arme, regardant, avec un étrange malaise, cette gorge qu’il
venait de trancher au moment où elle prononçait : « France ». C’est
alors qu’il s’aperçut qu’il était seul, avec le chevalier noir et Thomas
Belleau. Les Jacques s’étaient enfuis. Toussaint, qui avait tout
regardé de loin, arrivait seulement… Le pont-levis du château de
Fleuraines s’abaissa à cet instant et ils entrèrent…
Intérieurement, François était persuadé que Rose de Fleuraines
était ravissante. Une dame que l’on sauve se doit d’être ravissante,
c’est la moindre des politesses de sa part…
Elle l’était. Rose de Fleuraines, qui allait au-devant d’eux, n’avait
pas plus de vingt-cinq ans. Blonde, de petite taille, plutôt
grassouillette, les bras potelés, les joues rebondies, le visage
souriant, même en ces instants dramatiques, elle avait quelque
chose d’innocent et d’appétissant. Le chevalier aux cornes noires
descendit de cheval, enleva son bassinet et mit un genou à terre
devant elle. C’était un jeune blond un peu dans le genre de François.
Il prononça, avec un fort accent anglais :
— Briand de Battesford. J’ai traversé la mer pour vous sauver,
madame…
Rose de Fleuraines le fit galamment se relever. À son tour,
François alla fléchir le genou devant Rose.
— Et vous, chevalier, êtes-vous anglais aussi ?
— Non, madame. Si je viens d’Angleterre, c’est après m’être
évadé. Je suis François de Vivraie, chevalier breton et français.
Rose de Fleuraines le regarda de ses yeux bleus. François
remarqua avec plaisir que son sourire était beaucoup plus appuyé
que pour Battesford. Il admira aussi sa toilette. Elle portait une robe
de la soie la plus fine, sur laquelle était épinglé un joyau d’un luxe
rare : une rose en or, argent et vermeil, incrustée de diamants et de
rubis.
— S’évader est une entreprise périlleuse. Vous êtes très
courageux, chevalier.
Toussaint ricana, le regard tourné vers le chevalier noir.
— Il faut vous dire que nous ne pouvons pas supporter les
Anglais !
Briand de Battesford sortit son épée et fit face à François.
— On dirait que votre écuyer me cherche querelle…
Rose de Fleuraines s’interposa et l’arrivée de Thomas Belleau
vint faire heureusement diversion. Il n’était pas seul. Il poussait
devant lui un des Jacques, qu’il était allé capturer. Il s’agissait d’un
homme jeune, de dix-huit ans environ. Si beaucoup de ses
compagnons ressemblaient à des bêtes, lui, c’était à quelque animal
sauvage. Bien que ne se faisant aucune illusion sur son sort, il levait
fièrement la tête. Ses yeux étincelaient. Il semblait prêt à mordre.
François l’interrogea sans ménagement.
— Comment t’appelles-tu ?
L’homme prit un ton de défi :
— Jacques Bonhomme !
— Combien êtes-vous ?
— Innombrables.
Briand de Battesford intervint.
— Comment s’appelle ton chef ?
En entendant son accent, le Jacques se mit à ricaner :
— Le chien et le loup ! Guillaume avait raison !
L’Anglais leva son épée.
— Que veux-tu dire ? Est-ce moi que tu traites de chien ?
Sans s’émouvoir, l’interpellé désigna François du menton.
— Non. Le chien, c’est lui.
François ne savait plus quelle contenance adopter. L’insolence
de ce miséreux qui le traitait de chien le déconcertait. Pour cacher
son trouble, il se remit à le questionner.
— Tu n’as pas répondu : qui est ton chef ?
— La misère. On nous a tout pris pour payer la rançon du sire de
Fleuraines. Pendant que nous cherchions dans la terre des vers et
des racines, cette putain s’occupait de ses roses.
Il ne put en dire davantage. D’un coup d’épée, Briand de
Battesford lui avait fendu la tête. Il rengaina.
— Personne n’a jamais insulté une dame devant moi…
Ensuite, il prit congé de Rose de Fleuraines. Il devait rejoindre
au plus tôt Charles de Navarre, qui mobilisait son armée contre les
Jacques. Il laissa à peine à Rose le temps de le remercier et il partit,
évitant ostensiblement François et Toussaint. Quand il eut disparu,
Toussaint prit François par le bras.
— Il faut partir aussi, mon maître.
François se dégagea.
— Assez ! Deux fois, aujourd’hui, tu as refusé de combattre. Je
pourrais te faire pendre pour cela ! Que t’arrive-t-il ?
— Je vous l’ai dit : ce combat est maudit. Votre malheur est au
bout.
— Comment sais-tu ce qui m’attend ?
— Je le sais, mon maître…
Leur conversation fut interrompue par des cris : les Jacques
revenaient. François fit relever en hâte le pont-levis et ils montèrent
sur les remparts.
Ce fut pour assister à la mort du chevalier noir. Les paysans
étaient revenus en beaucoup plus grand nombre. Ils étaient près de
deux cents à l’encercler et il était évident que, cette fois, malgré
toutes ses qualités de combattant, Briand de Battesford n’en
réchapperait pas. De loin, ils virent ses tentatives pour forcer le
piège, aussi inutiles que celles de la mouche prise dans la toile
d’araignée. Un coup le fit tomber de son cheval et il disparut sous
une masse grouillante. Au bout d’un long moment, les Jacques
s’écartèrent : chacun s’était emparé d’une partie de son armure et
l’un d’eux, le chef peut-être, avait mis sur sa tête le bassinet aux
cornes noires. Ensuite, ils commencèrent à dépecer le cheval et à
s’en partager les morceaux. Rose, François et Toussaint n’en virent
pas plus : une volée de flèches leur fit quitter les remparts.
Rose sourit à François.
— Puisque vous voilà par force mon hôte, allons voir mes roses…
Le château de Fleuraines était vaste et bien bâti, un peu dans le
genre de Cousson. Ensemble, ils franchirent une seconde enceinte
donnant sur le donjon, une puissante et élégante tour carrée. Mais
ce n’était pas elle qui attirait l’attention, c’étaient les roses. Sa base
disparaissait sous les fleurs, tant il y en avait… François n’était pas
encore remis des scènes violentes qu’il venait de vivre. Il pensa aux
accusations du Jacques prisonnier. Un tel luxe avait quelque chose
de choquant, comparé à la misère environnante. Il montra du doigt
le bijou en forme de rose.
— Pourquoi ne pas l’avoir donné pour payer la rançon de votre
mari ?
— Jamais je ne m’en séparerai ! J’y tiens beaucoup trop.
— Pourtant…
La châtelaine s’irrita soudain. À son tour, elle désigna la bague
au lion de François.
— Et vous, l’auriez-vous donnée pour payer votre rançon ?
— Ce n’est pas pareil. Cette bague a une histoire qui remonte aux
croisades.
— Ces roses aussi viennent des croisades. C’est mon ancêtre
Thibaud qui les a rapportées. Et elles ne me sont pas moins chères
que votre lion.
— Je vous demande pardon. La bataille m’avait tourné le sang…
Rose se radoucit. Elle se mit à faire le tour du donjon. Les
rosiers, tous de couleur rose et grimpant presque aux fenêtres du
premier étage, répandaient une odeur suave.
— Un jour, mon ancêtre Thibaud participa à la prise d’un palais
sarrasin. Après la bataille, les croisés se partagèrent le butin. Il y
avait de l’or et des bijoux à profusion, mais Thibaud choisit les
rosiers. Il les rapporta chez nous. Lorsque j’ai épousé le seigneur de
Fleuraines, j’en ai emporté une partie ici.
— Je n’en ai jamais vu d’aussi beaux.
— Le prince sarrasin qui habitait ce palais avait la passion des
roses. Pour lui, elles étaient supérieures à tout le monde, y compris
aux femmes…
Ils terminaient le tour du donjon, lorsque François découvrit un
rosier dont la beauté éclipsait tout. À la différence des autres, il était
rouge, mais d’un rouge indescriptible, tant il était éclatant, on aurait
dit que la lumière sortait de ses fleurs et non des rayons du soleil.
François s’extasia. Rose de Fleuraines sourit.
— C’est le rosier de Ouarda. « Ouarda » veut dire « rose » en
langue sarrasine. Le rosier de Ouarda a une belle histoire…
— Racontez-la-moi.
— Les rosiers du palais se trouvaient dans la cour du harem, sur
laquelle donnaient les fenêtres des femmes. Tous étaient à fleurs
roses, sauf un rouge, que le prince plantait sous la fenêtre de celle
qui avait son cœur. Il nommait toujours l’élue Ouarda, quel que soit
son prénom véritable, et tant qu’elle restait sa favorite. C’était le
rosier de Ouarda que toutes les femmes convoitaient. Lorsqu’une
autre avait sa préférence, le prince le déplaçait.
Rose désigna la fenêtre en face d’eux.
— Ma chambre nuptiale… Je l’ai planté là en épousant le
seigneur de Fleuraines.
Pour un peu, François aurait juré que Rose était une de ces
magiciennes sarrasines dont parlent les romans de chevalerie. Il
huma le parfum des fleurs et imagina ce palais lointain, avec ses
fontaines, ses femmes voilées et ses musiques étranges. En un
instant, il avait oublié les événements de la terrible matinée
écoulée : les loups venus de l’autre monde, la gorge tranchée qui
criait « France », le paysan qui l’avait traité de chien sans baisser le
regard… Il reprenait confiance en lui, mais il ne fallait pas que le
charme cesse. À aucun prix !…
Brutalement, François voulut Rose. Il la voulut tout de suite. Il
pensa à Ariette mais cette pensée ne le retint pas. Ils n’étaient que
fiancés et puis, même si elle avait su, quel reproche aurait-elle pu
lui faire ?… Il sortait du cauchemar et il allait y retourner : n’avait-il
pas droit à un peu de rêve ? Quand on risque sa vie à tout instant et
qu’on sera peut-être mort demain, on a certains privilèges… Il se
tourna vers sa compagne :
— La plus belle des roses est ici…
Le compliment était banal, mais la jeune femme parut troublée.
François profita de son avantage. Il la prit dans ses bras et chercha
ses lèvres.
— Rose…
Rose se débattit, crispant la bouche, se protégeant des bras.
— Ouarda !
Les bras s’abaissèrent, les lèvres s’entrouvrirent…
Au grand contentement de François, les Jacques ne levèrent pas
le siège de Fleuraines et il resta. Le soir, ils soupèrent en tête à
tête… Rose de Fleuraines lui fit goûter une confiture préparée à
partir de ses fleurs, riant et parlant de mille futilités. François ne
put s’empêcher de l’admirer. Elle aussi, à sa manière, vivait dans un
harem, un lieu clos, voué à la beauté, protégé de la laideur et de la
cruauté du monde. Après souper, il alla tout naturellement avec elle
dans la chambre conjugale.
Les plus hautes fleurs du rosier de Ouarda dépassaient de la
fenêtre ouverte. La nuit ne leur enlevait pas leur mystérieux éclat et
renforçait encore leur parfum… François se mit au lit et se sentit
tout à coup pris d’un malaise étrange. Au lieu d’avoir un élan vers sa
compagne, il était comme paralysé… C’était sans doute le
contrecoup des émotions de la journée ; à moins que ce ne soit
l’odeur enivrante des rosiers ; ou encore la confiture que Rose lui
avait fait goûter… Contenait-elle quelque drogue, comme on disait
qu’il s’en fabriquait chez les Sarrasins ?
Ce fut la dernière pensée vraiment nette de François. La suite ne
fut qu’un déferlement sensuel. Rose se jeta sur lui, ne lui laissant
aucune initiative, le prenant et le reprenant… François ne tarda pas
à se laisser emporter dans ce tourbillon. Rose était passée d’un seul
coup de la sagesse à l’impudeur… Et François, lui aussi, abdiquait
toute pudeur. Il se laissait totalement aller ; c’était la première fois
qu’il se sentait vraiment nu…
Car, avec Gilette, même si leurs corps s’accordaient
parfaitement, c’était une sorte de jeu, une œuvre d’art à deux, une
union experte, raffinée… Ici, rien de semblable ; c’était brutal,
presque bestial. Rose voulait tout. Elle exigeait son plaisir à elle et le
lui donnait en même temps. En un mot, elle le dominait… C’était
peut-être cela qu’il attendait d’une femme. Il était guerrier et, avec
elle, il voulait ne plus l’être. Le temps d’une étreinte, d’une nuit,
d’une aventure, il voulait être vaincu.
Le lendemain matin, François alla aux remparts et, quand il vit
que les Jacques étaient toujours là, son cœur bondit de joie. L’heure
de la guerre n’était pas encore venue. Il était toujours retenu par
force au château de Fleuraines et il n’avait d’autre choix que le
plaisir. Il retourna en courant à la chambre. La fureur de Rose était
intacte et François de Vivraie, le champion du fléau d’armes, la
terreur des champs de bataille, mordit avec ravissement la
poussière !…
Dix jours après son arrivée, François était encore à Fleuraines.
Les Jacques faisaient toujours le siège du château. Ce n’étaient pas
les mêmes d’une fois sur l’autre. Ils se relayaient, allant piller
ailleurs et revenant devant les murailles…
Le soir du 5 juin fut particulièrement chaud, d’une chaleur
lourde, éprouvante, qui énerve les corps et les esprits. François et
Rose étaient dans la chambre du donjon, lorsqu’ils entendirent un
son étrange à l’extérieur. Les Jacques chantaient. Ils n’avaient
jamais rien entendu de tel. Ce n’était pas un chant de guerre ; cela
ne ressemblait pas non plus à une prière. C’était plaintif et sauvage
à la fois, sans aucune parole que la syllabe « O » indéfiniment
répétée. Et ces « O-O-O-O », dans la nuit orageuse, faisaient frémir.
Ils étaient antérieurs à toute civilisation ; ils venaient d’un passé
lointain où l’homme n’était qu’une bête parmi d’autres, leur
disputant son existence. Ils exprimaient mieux que les mots ce que
voulaient les Jacques. Ils étaient leur justification, leur appel…
Rose de Fleuraines frissonna. Elle alla chercher une lyre et se
mit à jouer des mélodies qu’elle avait apprises d’un troubadour qui
revenait de Jérusalem. François se rapprocha d’elle. Il n’entendit
plus le chant sauvage. Ils étaient l’un près de l’autre, coupés du
monde. À la dernière note, ils s’étreignirent et, comme toujours,
Rose prit le dessus…
Depuis qu’il était à Fleuraines, Toussaint couchait à la belle
étoile. Il n’avait pas voulu occuper une chambre du château. Avait-il
le droit d’avoir un lit, lorsque les autres, derrière les remparts,
couchaient à même la terre ?
Leur chant le réveilla. Il grimpa sur le chemin de ronde… Les
Jacques avaient allumé un grand feu et s’étaient groupés autour.
Toussaint se boucha les oreilles pour ne pas les entendre, mais il
savait que c’était inutile. Il les écouta de nouveau. Il se mit à
tourner la tête en tous sens, comme un animal affolé. Il cria :
— Taisez-vous !
Mais les Jacques ne se turent pas. Alors Toussaint renonça à
lutter. Il commença à fredonner avec eux puis il se posta à un
créneau et chanta à l’unisson. Il aurait voulu rester l’écuyer de
François de Vivraie, mais il était des leurs et il devait suivre son
destin. Toussaint chanta plus fort encore… Seul dans la nuit,
l’enfant trouvé sur les marches de l’église, le fils de l’esclave et de la
servante, répondait à l’appel de sa horde…
Le lendemain matin, les Jacques étaient partis. François
constata leur disparition avec désespoir. L’enchantement était
terminé. Il allait devoir affronter de nouveau les mêmes malaises,
les mêmes maléfices.
Il s’équipa en silence, serrant les dents, crispé à l’extrême.
Toussaint ne lui adressa pas un mot, plus spectre que jamais. Rose,
qui avait disparu quelque temps, revint et insista pour qu’il retourne
une dernière fois dans la roseraie. Il en comprit la raison en
arrivant : le rosier de Ouarda avait disparu. À l’endroit de l’opulente
tache rouge, il n’y avait plus qu’un mur nu. Rose ramassa à terre un
paquet de tissu blanc qu’elle lui tendit. C’était le rosier, ou ce qu’il
en restait : la tige et le début des branches principales.
— Prenez-le. Je l’ai coupé selon les règles. Dans quelques
années, il sera aussi grand qu’aujourd’hui.
— Mais pourquoi ?
— C’est le rosier de l’élu. Sa place est auprès de vous. À votre
tour, plantez-le là où sera votre cœur.
— Et votre mari ?
— Je lui dirai qu’il est mort cet hiver. Adieu, François…
François prit le rosier avec une poignante émotion et l’attacha à
sa selle. Ainsi donc, en si peu de temps, il avait ravagé le cœur de
Rose… Mais il devait s’avouer qu’il avait été bien atteint lui-même.
Peut-être, aurait-elle été, elle aussi, l’élue, si elle n’était déjà mariée
et si Ariette ne l’attendait pas en Angleterre, après avoir accompli
pour lui son extraordinaire exploit. Quoi qu’il en soit, il n’oublierait
jamais Rose de Fleuraines. Elle lui avait révélé quelque chose qui se
situait entre le plaisir et l’amour ; quelque chose qui pourrait
s’appeler le plaisir de l’âme ou le bonheur du corps… Mais ces
instants merveilleux, il ne les avait goûtés, il n’y avait eu droit que
parce qu’il allait retourner à la guerre. Jamais, elle ne lui avait paru
plus détestable ! Il sauta sur son cheval, se retourna, lança :
— Adieu, Ouarda !...
Et il disparut dans la poussière…
Pendant le séjour de François à Fleuraines, les événements
avaient pris une ampleur considérable. La soudaineté de la
Jacquerie avait surpris tout le monde. Bien que sommairement
armés, les paysans s’étaient rendus maîtres de la campagne. Dans
l’Île-de-France, plus d’une centaine de châteaux avaient été la proie
des flammes et leurs habitants, la plupart du temps, massacrés. De
son côté, la bande la plus importante, celle de Guillaume Cale,
grossie sans cesse d’autres groupes moins nombreux, si elle avait
échoué devant Compiègne et Ermenonville, avait pris Senlis.
Étienne Marcel avait décidé de soutenir les Jacques… Non sans
avoir hésité, il avait envoyé ses troupes de bourgeois renforcer les
révoltés. Ses objectifs n’étaient pourtant pas les mêmes et ses
méthodes non plus. Il s’était contenté de faire détruire autour de
Paris les manoirs de proches conseillers du dauphin, s’abstenant
soigneusement de toute violence contre les personnes. Son action
était restée symbolique.
Il n’en avait pas été de même de la réaction des nobles. Elle avait
été terrible. Passé le moment de stupeur, faisant taire leurs
divergences et leurs haines, ils s’étaient mobilisés. Le dauphin
s’était lancé le premier dans la bataille, abandonnant, pour la
circonstance, le blocus de Paris. Charles le Mauvais, oubliant qu’il
était prétendant à la couronne de France et allié d’Étienne Marcel,
avait mobilisé à ses côtés ses troupes, composées pour moitié
d’Anglais. Et tous les gentilshommes isolés qui se trouvaient là
avaient pris les armes contre les Jacques. Au soulèvement spontané
de la paysannerie, avait répondu l’union sacrée de la noblesse ; au
cri de « Mort aux nobles ! », faisait désormais écho celui de « Mort
aux vilains ! »…
L’expérience militaire de François était courte, mais suffisante
pour qu’il perçoive le danger. Il le sentait partout, derrière chaque
buisson, dans chaque ferme, au détour de chaque chemin… Il
éprouvait un peu la même émotion que lorsqu’il avait quitté Vivraie
sur Étoile, au moment de la Peste Noire. Comme alors, il quittait un
monde clos et protégé pour se lancer dans la tourmente… De temps
en temps, il apercevait la silhouette calcinée d’un château ; de temps
en temps, il traversait un village brûlé, preuve que la répression
nobiliaire avait commencé. Curieusement, il ne vit pas de cadavres,
à part une vieille femme pendue à un arbre. Les Jacques devaient
être ailleurs quand la campagne avait été dévastée… François galopa
ainsi toute la journée, les sens en éveil. En plein cœur de l’Île-de-
France il se sentait en pays ennemi.
François avait un plan : rejoindre l’armée du dauphin. Le dernier
jour qu’il était à Paris, il avait entendu dire qu’il se trouvait quelque
part entre Melun et Meaux. En quittant Fleuraines, il avait donc pris
la direction du sud-est.
Plusieurs raisons avaient dicté son choix. D’abord, il avait choisi
son camp, celui de la seule autorité légitime, et il s’en voulait de ne
pas l’avoir fait avant. Sa passivité pendant les émeutes parisiennes
lui paraissait à présent inexcusable. Ensuite, il ne voulait plus
combattre seul. Et pas seulement parce qu’il y avait danger, pour un
chevalier isolé, à parcourir la campagne en révolte. Il lui tardait
d’être sous les ordres d’un chef, de se décharger sur lui de sa
responsabilité. Continuer à décider par lui-même de ses actes, dans
ce combat inquiétant, lui pesait trop.
Il était difficile d’avancer dans les campagnes dévastées.
Plusieurs incendies de forêt lui firent faire de longs détours. Au soir,
il n’était toujours pas en vue de Meaux. Il fallut passer la nuit dans
une ferme abandonnée. Toussaint ne prononça pas un mot et
François ne dit rien non plus. Il était exaspéré par
l’incompréhensible attitude de son écuyer et il avait pris le parti de
l’ignorer.
Ils reprirent la route peu avant l’aube du 8 juin 1358. La journée
promettait d’être aussi chaude que la précédente. Une voie romaine
leur permit d’aller un peu plus vite. Ils se mirent au galop. C’est vers
le milieu de la matinée qu’ils rencontrèrent une quarantaine de
chevaliers armés de lances, suivis de leurs écuyers à cheval. Était-ce
l’armée du dauphin ou, du moins, son avant-garde ?
François se porta à la rencontre du cavalier de tête. C’était un
beau guerrier, à la barbe fournie et au visage puissant, dont la
physionomie lui disait vaguement quelque chose. François se
présenta ; l’autre en fit autant.
— Je suis Jean de Grailly, captal de Buch. Venez, vous ne serez
pas de trop.
François eut un sursaut : le captal de Buch, le plus redoutable
capitaine du Prince Noir, celui qui, par son mouvement tournant, lui
avait donné la victoire à Poitiers !… Effectivement, il se souvenait à
présent l’avoir aperçu, le soir de la bataille, dans la tente du prince…
Toussaint, qui se trouvait à côté de son maître, ouvrit la bouche
pour la première fois de la journée.
— Après l’Anglais, le Gascon ! Nous aurons tout vu !
François lui lança un regard glacial… La petite troupe s’était
remise au galop. Il resta à la hauteur du captal. Toussaint disparut.
— Où allez-vous ?
— À Meaux. Prions le ciel d’arriver à temps. Les gentilshommes
de la région ont laissé leurs femmes dans le marché fortifié de la
ville, croyant qu’elles seraient en sécurité. Mais les Jacques l’ont su
et ils accourent de toutes parts, comme les renards vers le
poulailler… Elles sont au moins trois cents, dont les princesses de
France : l’épouse, la sœur et la fille du dauphin.
— Et il n’y a personne pour les défendre ?
— Juste une dizaine de lances sous les ordres de monseigneur le
duc d’Orléans.
François poussa son cheval. L’idée que soient violées et tuées les
plus grandes dames de France le bouleversait. Le captal de Buch
resta un bon moment à ses côtés, l’observant avec intérêt. Il finit
par prendre la parole :
— Nous revenons d’une croisade contre les païens de Prusse. Et
vous, d’où venez-vous ?
François regarda le captal. Avec son air à la fois jovial et féroce, il
était le type même de ces chevaliers dont Enguerrand lui avait
appris à se défier ; ceux qui faisaient la guerre par plaisir, pour le
butin et l’excitation des combats, indifférents à la cause qu’ils
défendaient. Il répliqua brièvement :
— De Paris.
— N’étiez-vous pas à Poitiers ?
— J’y ai tué quelques Gascons…
— Je vous revois plutôt avec les prisonniers.
— C’est vrai. Je ne suis pas de ceux qui fuient. Vous aurez peut-
être l’occasion de l’éprouver un jour.
Jean de Grailly partit d’un grand rire et lui tendit la main.
— Vous me plaisez, chevalier. Nous sommes faits du même bois.
Touchez là !
Mais François fit « non » de la tête.
— Ma main est au roi et au dauphin, même si aujourd’hui mon
bras est à vous.
Et il se laissa glisser jusqu’à l’arrière de la troupe, où il retrouva
Toussaint muet comme la tombe.
Le marché fortifié de Meaux était sans doute l’ouvrage le plus
original de la ville. Situé dans une île formée par la Marne, au nord,
et un canal au sud, il était entouré de hautes murailles flanquées de
grosses tours rondes. Le seul moyen d’accès était son pont-levis sur
la rivière. Mais en l’absence de défenseurs, les assaillants pouvaient
aborder l’île en bateau et escalader les murailles…
Jean de Grailly et sa troupe arrivèrent à Meaux au milieu de la
journée. Par chance, les Jacques n’étaient pas encore là. Ils
traversèrent la ville en trombe, sans rencontrer de résistance, même
si la population leur était visiblement hostile. Ils arrivèrent devant
la Marne. Le pont-levis s’abaissa et ils s’engouffrèrent dans le
marché…
Les Jacques arrivèrent sur leurs talons. Leurs clameurs se firent
bientôt entendre de l’autre côté de la rivière. Celles des habitants de
Meaux, qui avaient fait cause commune avec eux, s’y mêlaient.
François avait mis pied à terre avec les autres chevaliers. Jamais
il n’avait vu tant de nobles dames à la fois. Jamais il n’avait vu tant
de détresse non plus. Elles étaient toutes à les entourer comme des
sauveurs. Certaines touchaient son armure, d’autres venaient
l’implorer, pour elles-mêmes et leurs enfants. À la suite du captal de
Buch, il traversa cette marée féminine pour aller s’incliner devant
Jeanne de Bourbon, épouse du dauphin. Il fut bouleversé par le
regard qu’elle lui adressa. Un regard craintif, humble, presque
soumis. Celle qui serait sans doute un jour reine de France n’était,
en cet instant, qu’une petite fille tremblante. Les différences de rang
n’existaient plus. Elle était la faiblesse ; il était la force, la protection
et, tout simplement, la vie…
De l’autre côté de la Marne, les Jacques se mirent encore une
fois à chanter, mais ce chant n’avait rien à voir avec la douloureuse
mélodie de l’autre nuit. C’était un cri de guerre, un hurlement de
haine. La présence de toutes ces nobles dames les rendait
hystériques. Les paroles n’étaient pas audibles, mais le son de leur
voix ne laissait espérer aucune pitié. Les assiégées leur fourniraient
la plus éclatante de leurs revanches. Ce sont elles qui subiraient
tout le poids de leur vengeance. Ils leur feraient subir les
humiliations qu’on réserve aux plus viles des serves et ils jouiraient
sur elles jusqu’à ce que mort s’ensuive… François était monté sur
les remparts avec le captal, le duc d’Orléans et la petite garnison
improvisée ; ensemble, ils attendaient l’assaut, mais il ne vint pas…
Ce 8 juin 1358, la Jacquerie était entrée dans sa phase cruciale.
Au même moment, à quelques dizaines de kilomètres de là, un
autre affrontement décisif était en train de se produire…
Depuis plusieurs jours, à la tête de mille lances anglaises et
navarraises, Charles le Mauvais s’était mis à la poursuite de l’armée
de Guillaume Cale, forte d’environ quatre mille hommes. D’instinct,
comme les bêtes traquées reviennent vers leur tanière, Guillaume et
les siens se repliaient vers leurs villages d’origine. Ils étaient
parvenus à Mello, lorsqu’ils apprirent que les troupes navarraises
étaient en vue.
Aussitôt, les Jacques se mirent d’eux-mêmes en ordre de
bataille, se déployant dans la plaine. Guillaume Cale tenta
d’empêcher l’affrontement, passant à cheval au milieu d’eux.
— Ne restons pas là, nous y serions écrasés. Allons dans la forêt
de Chantilly. Elle est propice aux embuscades.
Mais ce fut un refus unanime.
— Non ! Combattons ici. Nous les écraserons !
Guillaume était l’un des rares à être correctement équipé. Il
avait une bonne épée et une armure prise sur un chevalier tué...
D’un revers de son arme, il fit voler en éclats le bâton terminé par
un coutelas d’un Jacques qui passait à sa portée.
Regardez ce qu’ils feront de nous. Nous sommes armés comme
des gueux, eux, ils sont bardés de fer. Ils nous briseront comme une
noix !
Un Jacques aux proportions de colosse se planta devant lui, les
bras croisés sur la poitrine.
— N’as-tu pas dit que tu les avais vus fuir comme des souris à
Poitiers ? Ce sont des couards ! Notre seule vue les fera détaler !
L’armée des Jacques approuva bruyamment. Guillaume eut du
mal à se faire entendre.
— À Poitiers, ils n’ont pas combattu les Anglais parce qu’ils
étaient amis en secret. Mais nous, nous sommes vraiment leurs
ennemis. Ils se battront jusqu’à la mort !
On ne l’écoutait pas. De toutes parts, montait le même cri :
« Combattons ! » Puisqu’il n’était plus possible de faire autrement,
Guillaume Cale se prépara à la bataille. Il forma deux corps d’armée
d’environ deux mille homme chacun. Il plaça devant les archers et
les arbalétriers, abrités derrière les chariots, afin de briser la charge
ennemie. Sur les ailes, il répartit les quelque six cents cavaliers dont
il disposait, malheureusement très médiocrement équipés, certains
sans armes du tout… L’armée adverse arriva juste après.
À sa vue, les Jacques brandirent bien haut leurs bannières aux
fleurs de lis et firent retentir les trompettes qu’ils avaient prises
dans les châteaux. En même temps, ils lancèrent leurs cris de
ralliement : « Montjoie au roi !… France et saint Denis !… Mort aux
nobles ! »
Charles le Mauvais, qui allait en tête, s’arrêta. Il s’attendait à
trouver une bande de gueux refluant en désordre et, au lieu de cela,
c’était une armée organisée qui, de plus, arborait les couleurs de
France et acclamait son rival le roi Jean.
Charles de Navarre ne ressemblait justement pas à son cousin
Jean le Bon. Ce dernier, dans son orgueil et sa vue simpliste des
choses, aurait fait charger sa chevalerie, qui se serait peut-être
brisée contre la position des archers et des arbalétriers. Mais celui
qu’on avait surnommé « le Mauvais » préférait d’autres armes : la
ruse, la félonie. Il envoya ses deux capitaines, Jean de Picquigny et
l’Anglais Robert Sercot, en parlementaires chez les Jacques…
Picquigny et Sercot allèrent devant les lignes des paysans et
demandèrent le chef. Guillaume Cale se présenta.
— Sa Majesté Charles vous propose de négocier une trêve
honorable. Accompagnez-nous dans sa tente.
Une trêve : voilà qui permettrait de sortir ses hommes de cette
situation dangereuse. Seulement, Guillaume Cale avait des craintes.
— Quelle garantie me donnez-vous ?
— Sa parole de chevalier.
Guillaume n’avait qu’à moitié confiance. Charles le Mauvais,
avec ses troupes rassemblant Français et Anglais, était peut-être le
plus haïssable de ces nobles qu’il combattait. Mais le salut de ses
hommes passait avant tout. Il suivit Jean de Picquigny et Robert
Sercot.
Ensemble ils gagnèrent l’autre armée. Charles le Mauvais était
là, qui les attendait. Guillaume Cale mit pied à terre. Charles le
toisa.
— Alors, toi aussi, tu es roi ? Le roi des Jacques…
— Je suis venu négocier une trêve.
— Cette armure ne te va pas. Depuis quand les paysans portent-
ils l’armure ? Qu’on la lui enlève et qu’on le couvre de chaînes !
Guillaume Cale poussa un cri de rage.
— Et votre parole ?
Charles le Mauvais éclata de rire.
— Je n’ai de parole qu’envers un gentilhomme ! En es-tu un ?
Guillaume Cale essaya de fuir : il fut empoigné par plusieurs
mains fermes.
— Tu vas mourir, roi des Jacques ! Mais avant, je veux que tu
voies périr les tiens. Tu vas assister à la bataille. Prends place !
La bataille de Mello ne tarda pas en effet à s’engager. Sur les
ordres de Charles de Navarre, Robert Sercot et ses chevaliers anglais
chargèrent le flanc gauche des Jacques. Ceux-ci comprirent
immédiatement : Guillaume avait été fait prisonnier par traîtrise ; il
ne reviendrait pas… Sans leur chef, ils se sentirent perdus. C’était
lui qui leur donnait leur élan, qui les guidait. Il était leur
intelligence, leur conscience, leur âme…
Les Jacques à cheval se débandèrent les premiers. C’étaient les
seuls qui avaient une chance raisonnable de salut. Les autres
s’enfuirent à leur tour dans un champ voisin, essayant de se cacher
dans les blés hauts. Refuge dérisoire d’où les chevaliers les
débusquèrent comme des lapins… Le carnage commença,
impitoyable et méthodique. Au soir, il y avait des milliers de morts
dans la plaine de Mello…
Guillaume Cale avait assisté à la fin tragique des siens en
compagnie de Charles. Le dernier acte était arrivé. Le Navarrais
donna ses ordres. Ses hommes allumèrent un feu et y jetèrent un
trépied de fer. Au bout de quelque temps, quand il fut chauffé à
blanc, un soldat le retira avec une pince. Charles s’exclama :
— Voici ta couronne, roi des Jacques !
Renversé, avec son cercle métallique d’où partaient les pieds, le
trépied ressemblait en effet à une couronne dérisoire. Deux
hommes maintenaient solidement Guillaume. Quand l’objet brûlant
fut posé sur sa tête, il eut un cri épouvantable. Charles le Mauvais et
son entourage s’inclinèrent devant lui :
— Nous vous saluons bien bas, Majesté…
Ils s’amusèrent ainsi quelque temps puis, lorsque, après un
dernier râle, Guillaume Cale s’évanouit, le roi de Navarre fit un
signe. Un des soldats s’approcha et, d’un coup d’épée, fit sauter la
tête. Elle roula à terre, sans que le trépied, soudé à elle, se détache…
Charles le Mauvais conclut :
— Demain, nous nous occuperons des autres !…
Le lendemain 9 juin, tandis qu’à Mello et dans sa région la
répression commençait, l’affrontement décisif se préparait à Meaux.
Le captal de Buch savait qu’il n’avait aucun intérêt à attendre. Ils
étaient environ cinquante chevaliers et autant d’écuyers : ce n’était
pas assez pour faire face à un assaut généralisé contre le marché
fortifié, mais s’ils chargeaient de front dans les rues étroites de
Meaux, l’effet de choc serait suffisant pour l’emporter. Il donna
l’ordre de se mettre en selle. Le duc d’Orléans, frère du roi, qui avait
commandé une des batailles à Poitiers, se mit en tête à ses côtés.
Sur l’autre rive de la Marne, les clameurs sauvages, qui s’étaient
tues pendant la nuit, avaient repris. Le duc d’Orléans fit un geste : le
pont-levis s’abaissa et, côte à côte, le vaincu et le vainqueur de
Poitiers chargèrent…
François était au milieu de la troupe. C’est avec une sensation
d’ivresse qu’il se trouva pris dans son galop, tandis qu’autour de lui
retentissaient les cris de guerre. Les chevaliers arrivèrent ventre à
terre de l’autre côté du pont, dans la rue principale. Rien ne pouvait
leur faire obstacle ; leur masse de fer pénétra dans la foule comme
le coin dans un arbre. Pris de panique, les Jacques et les habitants
de Meaux s’enfuirent en tous sens, se piétinant les uns les autres,
s’étouffant contre les murs. Les épées, les masses d’armes, les
haches, les fléaux d’armes s’abattirent en même temps sur eux. Un
ruisseau de sang se mit à couler dans le caniveau jusqu’à la Marne.
Au premier carrefour, le groupe des chevaliers se scinda et
François se retrouva en première ligne. Le malaise le reprit. Non, ce
n’était pas une bataille. Ces gens-là ne combattaient pas, ils
fuyaient. D’ailleurs, bien peu avaient une arme et il y avait parmi
eux bon nombre de femmes et d’enfants. Il se contenta de lancer,
avec son fléau d’armes, des moulinets dans le vide ; faire autre
chose aurait été un assassinat. Toussaint avait raison : ce combat
était maudit… Toussaint, justement, était à ses côtés. François
remarqua qu’il avait dégainé pour la première fois. Après avoir
refusé de se battre quand il s’agissait d’engagements véritables,
allait-il participer maintenant à cette boucherie ? C’était
incroyable !…
Autour d’eux, les Gascons du captal y allaient de bon cœur,
taillant hardiment dans la chair humaine. L’effroi se lisait chez les
Jacques et les habitants de Meaux, qui comprenaient soudain que le
moment suprême était arrivé. Il fallait payer de son sang le prix de
la révolte.
Quelques-uns avaient le courage de tenir tête dans l’affolement
général. Un groupe de paysans armé de fourches et de bâtons ferrés
s’était formé en une sorte de carré, résistant désespérément aux
assauts des chevaliers.
Tout se passa très vite… François vit Toussaint partir dans leur
direction, l’épée levée. Il l’entendit crier :
— Pardon, mon maître !…
Et, tout de suite après :
— J’arrive, mes frères !…
Toussaint alla vers l’un des Gascons, qu’il désarçonna en
quelques coups d’épée. Un instant décontenancés, les autres
chevaliers se retournèrent contre lui. Ils étaient quatre à l’attaquer
en même temps. Mais l’ancien compagnon de Du Guesclin, le
combattant de Poitiers, était d’une autre trempe que les paysans
armés de bâtons. D’un mouvement de la tête, il évitait les fléaux
d’armes, d’un coup d’épée il parait les coups d’épée.
D’abord surpris par ce renfort inattendu, les Jacques se mirent
de la partie. Avec leurs armes, ils tentèrent de déséquilibrer les
chevaliers qui joutaient avec Toussaint. L’un d’entre eux tomba à
terre dans un bruit de ferraille…
François était pétrifié sur son cheval, incapable de faire un geste,
d’émettre un son. Une vision d’horreur passa devant lui : le captal
de Buch, lance baissée, chargeait Toussaint dans le dos. Il hurla :
— Attention, Toussaint !
Toussaint se retourna en direction de son maître. L’espace d’un
instant François vit son regard, puis ce fut le choc. La lance pénétra
dans la poitrine avec une telle violence que la pointe ressortit de
l’autre côté… Puis François entendit jurer le captal qui tirait sur son
arme pour la dégager. Il y parvint enfin et Toussaint tomba par
terre, comme une poupée que jette un enfant…
François se mit à pleurer sans comprendre. Ses yeux avaient été
plus vifs que son esprit, qui n’avait pas encore admis le fulgurant et
incompréhensible drame. Il mit pied à terre et s’agenouilla devant
son écuyer. Autour de lui, on continuait à se battre, mais il ne s’en
apercevait pas…
Toussaint n’avait plus de regard. Ses yeux révulsés étaient tout
blancs. On voyait la terre par le trou de sa poitrine, un trou si large
qu’on aurait pu y passer le bras. François comprit alors seulement
que Toussaint était mort et que c’était pour cela qu’il pleurait… Il
murmura :
— Pourquoi ?
Les Jacques refluaient en désordre. Les chevaliers gascons
chargeaient. Leurs écuyers, qui venaient derrière, achevaient les
survivants. Beaucoup de Jacques et d’habitants de Meaux
s’enfermaient dans les maisons, mais leurs poursuivants y
mettaient le feu. Une première maison se mit à brûler et François
demandait toujours à Toussaint :
— Pourquoi ?…
Jamais l’expression « mettre à feu et à sang » ne fut plus vraie
que ce 9 juin 1358 à Meaux. Tous ceux qui ne périssaient pas par
l’épée mouraient dans les flammes. Les chevaliers ne faisaient
aucun quartier. Quelques heures après le début de la charge, il n’y
avait plus ni Jacques ni habitants de Meaux. Les cadavres
s’entassaient dans les rues et, au-dessus, les maisons brûlaient,
dégageant une odeur de chair grillée…
François, lui, questionnait Toussaint, sans que personne ne fasse
attention à cet homme en armure courbé sur un cadavre. Sans doute
le prenait-on pour un blessé…
Il se baissa enfin, prit le corps dans ses bras et monta à cheval. Il
continua à le tenir ainsi en traversant la ville en flammes, raide, le
regard fixe. Tout Meaux brûlait, à part la cathédrale ; on égorgeait et
on pendait les rescapés du massacre et bien peu remarquèrent un
chevalier qui portait un cadavre et l’emmenait on ne sait où, au pas
lent de son cheval.
François alla au hasard. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’il
était sorti de Meaux. Il était au bord de la Marne ; le soir allait
tomber. Il aperçut une île dans la rivière. L’eau lui sembla peu
profonde. Peut-être y avait-il un gué ?…
Il mena son cheval dans cette direction. Oui, il y avait un gué. Il
prit pied sur l’île, descendit et déposa Toussaint à terre.
Une magnifique journée de juin se terminait ; la brise se levait
avec le coucher du soleil et les arbres de l’île, des peupliers et des
saules pleureurs, ondulaient doucement… L’île était toute petite :
une prairie entourée par les arbres comme par un rideau. Le chant
des oiseaux et le clapotis de l’eau étaient les seuls bruits
perceptibles avec le vent.
François vit alors une croix de fer forgé, finement travaillée, qui
se dressait au milieu de la prairie sur son socle moussu. C’est là
qu’il décida de creuser la tombe de Toussaint. Il se servit de son
épée pour fendre la terre et de son harnois de jambes pour la
ramasser. À neuf ans de distance, il revivait l’affreux souvenir de la
mort de sa mère. Il avait eu raison de penser à la Peste Noire en
quittant le château de Fleuraines : la tragédie se terminait de la
même manière. Il ne cessait de parler à Toussaint, tandis qu’il
peinait pour creuser la fosse, et celui-ci, qu’il avait déposé près de
lui, semblait l’écouter.
— Toussaint, chante ! Ris ! Joue La Farce de l’ours ! Tu te
souviens de La Farce de l’ours ? Ou alors, si tu préfères, La Farce
des jumelles… Tu n’es pas mort. Tu n’as pas le droit ! Je t’ai sauvé,
ta vie m’appartient. C’est moi, ton frère, pas eux !
Par moments, creusant toujours, François s’emportait :
— Tu m’as volé le jour de ma naissance ! À cause de toi, il va
devenir un jour de deuil. Même si je vis cent ans, la Toussaint
m’évoquera ta mort, non ma venue au monde…
La nuit arriva, tandis qu’il revivait les moments qu’ils avaient
passés ensemble.
— Ce château où on m’avait donné un quignon de pain, tu te
souviens ? Tu avais eu du poulet et tu es venu me l’apporter et me
servir. Et dans la cabane de l’Être, quand je t’ai raconté toute ma
vie ! Et à Poitiers, quand tu as cru que je fuyais ! Et sur le bateau,
quand tu as plongé pour repêcher la bague au lion ! Et quand tu
m’as fait rire d’être aveugle ! Et ton odeur de poisson qui me guidait
dans la nuit ! L’odeur de la Capitaine… Elle était comment la
Capitaine ? Tu as été heureux avec elle au moins ? Et avec moi ?…
Toussaint, mon frère, sans lequel je serais mort mille fois ! Mon
grand, mon très grand frère…
François s’arrêtait sans cesse pour regarder son écuyer et lui
parler. Il mit toute la nuit pour creuser sa tombe. Au matin, il le
déposa doucement au fond. Il était déjà tout raide. Il remit vivement
la terre et tassa. Son cheval était près de lui, broutant l’herbe.
François vit alors, accroché à sa selle, le rosier de Ouarda qu’il avait
depuis longtemps oublié. Il se souvint des dernières paroles de
Rose : « Sa place est auprès de vous. À votre tour, plantez-le là où
sera votre cœur… »
Il était là, son cœur, et il y resterait quoi qu’il arrive…
François défit le paquet de tissu blanc, sortit le rosier de Ouarda
et le planta contre le socle de la croix…
Il se releva. Le petit matin, bien que doux, le fit frissonner. Il
était noir de terre. Il alla se laver au bord de la rivière. En se
penchant au-dessus de l’eau, il vit son visage… Un pli était apparu
de chaque côté des lèvres, un petit pli amer et douloureux. Il avait
perdu à jamais la parfaite jeunesse. Toussaint était sa première
ride…
Il revint s’agenouiller devant sa tombe. Il lui avait parlé toute la
nuit et il aurait pu lui parler des jours encore, mais il devait partir,
sous peine de sombrer définitivement dans le désespoir. C’était le
moment de l’adieu. Il commença :
— Adieu…
Il s’arrêta. Il voulait que ses dernières paroles à Toussaint soient
les plus belles, les plus profondes, les plus vraies qu’il lui ait jamais
dites, vivant ou mort… Il se recueillit quelques instants et les mots
vinrent d’eux-mêmes :
— … mon maître.
12 Dieu ! Qui appelle l’oublieux ?
Par un groupe de cavaliers rencontrés le long de la Marne,
François avait appris que le dauphin était à Chelles. Pour s’y rendre,
le chemin était simple : il suffisait de suivre la rivière. Depuis le
matin, il s’était mis au galop et chevauchait sans s’arrêter.
Autour de lui, c’était l’horreur, mais il ne voyait rien. Après la
destruction de Meaux, la répression s’était étendue aux campagnes.
Elle était atroce, en proportion de la peur qu’avaient éprouvée les
nobles. Les villages brûlaient, de même que les champs de blé, qui
étaient sur le point d’être moissonnés. Tout indiquait une volonté
d’anéantissement. Le bétail massacré gisait un peu partout, ventre
ouvert, pattes en l’air ; les arbres fruitiers étaient sciés. Ainsi, tous
ceux qui avaient échappé au massacre mourraient de faim l’hiver
prochain.
François galopait, les mâchoires crispées, au milieu des
incendies. Il avait lui aussi un goût de cendres dans la bouche. De
temps en temps, il se passait le doigt le long des lèvres et y
constatait la présence de la petite ride. Rien ne serait plus comme
avant. Ce n’était pas seulement Toussaint qu’il laissait mort derrière
lui, c’étaient son innocence, ses naïvetés, ses illusions…
Sa peine était sans limite et il la laissait s’épanouir en lui. Il
savait qu’elle s’éteindrait un jour, mais il savait également qu’elle
durerait autant que lui, car elle l’avait fait autre. Cette nuit, il s’était
transformé…
Tout lui apparaissait d’une manière infiniment plus nette, plus
dure. Son devoir, d’abord. Il venait de se le fixer d’une manière
absolue et définitive. Il tenait en trois mots : servir le roi. Tout le
reste n’était qu’égarement criminel, félonie, trahison. Un Vivraie se
battait pour son roi et la France, sans discuter, sans réfléchir…
François sentait aussi que son comportement privé ne serait
plus le même. Dans ce monde complexe et impitoyable, il ne
pouvait pas se permettre d’hésitation, sinon c’en était fait de lui. Il
n’avait pas, comme son frère, un esprit hors du commun, capable de
peser le pour et le contre avant de s’engager. Il n’avait que sa
conscience et son épée, et il devrait trancher au propre comme au
figuré. L’âge tendre était passé. Il avait mûri et s’était durci d’un
seul coup ; il était devenu un homme.
Après avoir croisé les premiers éléments de l’armée du dauphin,
il trouva ce dernier, dans une ferme de Chelles, entouré d’un petit
groupe de chevaliers en armes. Aucune cour autour de lui, aucun
luxe, aucune pompe royale. Il alla mettre un genou en terre devant
lui :
— François de Vivraie, Sire. Je suis venu servir.
Le dauphin le regarda quelque temps avec intérêt, puis lui sourit
et lui souhaita la bienvenue… François était arrivé au milieu d’une
sorte de conseil de guerre et le fils du roi reprit son discours sans lui
demander de se retirer. François fut vivement ému de cette marque
de confiance. Ce jour aurait été un jour de joie, si…
— Mes beaux seigneurs, Charles de Navarre vient d’entrer dans
Paris avec ses Anglais et Marcel l’a nommé capitaine de la ville.
J’aimerais que vous alliez sous les murs tâter l’adversaire. Je
voudrais savoir si les Parisiens font cause commune avec les Anglais
et combattent avec eux. Si, comme je l’espère, ce n’est pas le cas,
tout n’est pas perdu pour nous.
Tandis que le dauphin parlait, François avait fermé un court
instant les yeux. La voix était faible, mais ce n’était qu’une
apparence, une précaution instinctive pour cacher une force peu
commune. Le prochain roi de France serait un grand roi.
François partit peu après en direction de Paris avec l’armée du
dauphin : un millier de soldats à pied et deux cents chevaliers
environ. Elle était placée sous le commandement de Jean de
Tancarville, chambellan de Normandie, ami intime de Jean le Bon et
l’un des conseillers les plus écoutés du dauphin. François remarqua
que ce dernier n’accompagnait pas ses troupes et, loin d’y voir de la
lâcheté, il y vit de la sagesse…
Ils suivirent la Marne jusqu’à son confluent avec la Seine.
François allait en tête, entre le comte de Tancarville et la bannière à
fleurs de lis. C’était la première fois qu’il combattait sous les
couleurs de France et, à sa connaissance, cela n’était arrivé à aucun
de ses ancêtres. Jamais l’écu gueules et sable, qu’il portait pendu au
cou, ne s’était trouvé à tel honneur. En d’autres circonstances, il
aurait été ivre de bonheur ; en ce sombre 10 juin, ce n’était qu’une
maigre consolation…
Aux approches de Paris, la campagne était plus calme. Grâce,
peut-être, à Étienne Marcel, ancien allié des Jacques, la répression
n’y avait pas sévi. Toujours suivant la rive droite de la Seine, ils
arrivèrent dans un village qu’un paysan leur dit être Bercy. En
l’apprenant, François n’eut pas la moindre pensée pour celle qui en
était originaire et qui l’attendait sans doute derrière les murailles
qu’on voyait au loin ; Gilette, il l’avait oubliée depuis belle lurette…
C’est alors que les troupes de Charles le Mauvais attaquèrent.
Deux troupes de cavaliers armés de lances débouchèrent de
derrière une ferme, tandis que des carreaux d’arbalète pleuvaient un
peu partout. François ferma son bassinet avec violence, attendant
l’ordre de Tancarville pour charger. Jamais il n’avait moins eu peur
de mourir qu’en cet instant ; jamais il n’avait eu plus envie de tuer.
Jean de Tancarville agita le bras, le porte-étendard leva la
bannière fleurdelisée et les chevaliers du dauphin s’élancèrent au
son du même cri :
— Montjoie, saint Denis !
François, dans sa rage de se battre, galopait deux bonnes
longueurs devant tout le monde, faisant des moulinets terribles de
son fléau d’armes. Il s’apprêtait à crier : « Mon lion ! », mais il se
retint. Le cri des Vivraie devait céder la place au cri de France. Il cria
de toutes ses forces :
— Montjoie, saint Denis !
Et il se lança sur un premier adversaire. Il l’aborda avec une telle
impétuosité qu’il le renversa par le simple effet du choc. Il en
chercha un autre, mais il devait avoir un aspect si terrifiant que le
vide se faisait autour de lui. D’ailleurs, la supériorité des chevaliers
français sur les Anglo-Navarrais était nette. Ces derniers, bousculés,
harcelés, lâchaient pied. L’entrée des fantassins dans la bataille
accentua encore l’avantage. Les troupes de Charles le Mauvais ne
tardèrent pas à s’enfuir. L’échauffourée de Bercy était un succès
pour le dauphin.
Elle l’était à un double titre. La personnalité des blessés et des
prisonniers ne laissait pas le moindre doute : ils étaient tous anglais
ou navarrais. Pas un Parisien ne s’était joint à eux. Ainsi que le fils
de Jean le Bon l’avait supposé dans une analyse perspicace, la
rupture était en germe entre ses ennemis, pour l’instant coalisés.
Un reste de sentiment patriotique empêchait les bourgeois de Paris
de combattre à côté d’Anglais…
Pourtant, c’est dans le camp du dauphin que les difficultés
éclatèrent. Si les chevaliers qui l’entouraient étaient là, comme
François, par fidélité à la couronne, les fantassins étaient des
mercenaires. Les caisses étaient vides, ils n’avaient pas été payés
depuis longtemps et, dans les jours qui suivirent, ils désertèrent en
masse. Du coup, les troupes de Charles le Mauvais redevinrent
menaçantes et le dauphin dut accepter une trêve.
Avec ce qui lui restait de fidèles, il décida de quitter Chelles
pour… Meaux ! À Meaux, les ruines étaient encore fumantes… Le
choix du dauphin était sans doute dicté par le souci de se trouver
dans un lieu plus éloigné de Paris mais pour François, il
représentait un véritable supplice, le sel versé sur la plaie…
L’armée, ou ce qui en restait, fut heureusement cantonnée hors
de la ville, qui était inhabitable. Mais François passa là les jours les
plus sombres de sa vie. L’idée de recevoir l’ordre d’aller à Meaux et
de repasser à l’endroit où avait été tué Toussaint le terrorisait…
Un tel ordre n’arriva pas, mais il apprit peu après une terrible
nouvelle. En proie à un abattement presque aussi grand que le sien,
le dauphin envisageait de renoncer ! Après tant d’épreuves et de
déceptions, le courage l’abandonnait. Le 20 juillet, il annonça
solennellement à tous que si, à la fin du mois, la situation était la
même, il les quitterait pour se retirer dans le Dauphiné… On eut
beau l’adjurer, le supplier, rien n’y fit : si ses ennemis n’étaient pas
tombés le 31 juillet, il partirait…
Cette nuit-là, François, qui s’était endormi à la belle étoile, fit le
rêve noir. Cela ne lui était pas arrivé depuis qu’il avait quitté
Pâquerette, juste avant de rencontrer Toussaint. Ce n’était pas un
hasard. Toussaint l’avait protégé du rêve noir et sa mort annonçait
son retour régulier… Toute la journée du 21 juillet ne fut, pour
François, qu’un long cauchemar. À sa douleur personnelle,
s’ajoutait la dramatique évolution des événements. S’il n’y avait
plus de roi, plus de dauphin, plus de France, qui servirait-il ? Que
deviendrait-il ? Autant mourir, sombrer dans le désastre général !…
Jamais, même lorsqu’il était devenu aveugle, François n’avait
éprouvé un tel désespoir. Et aujourd’hui, il n’y avait aucun
Toussaint pour le faire rire de son malheur. Il en vint à envier celui
qui était couché sous le rosier de Ouarda, avec un trou à la place du
cœur. Au moins, il avait fini de souffrir !
Si la nuit suivante fut sans rêve, elle fut tout aussi amère.
Pourtant, il se passait au même moment, à Paris, des événements
décisifs…
Depuis qu’ils étaient entrés dans la capitale, les Anglais de
Charles le Mauvais se conduisaient comme en pays conquis.
Découvrant la grand-ville, son luxe et ses plaisirs, après des mois de
cantonnement à la dure, ils s’en donnaient à cœur joie. Ils avaient
investi les tavernes et les bordels ; ils dévalisaient les commerçants,
payant le plus souvent en dessous du prix réclamé, et quelquefois
pas du tout. La nuit, ignorant le couvre-feu, ils se répandaient dans
les rues en braillant et ce n’était pas, bien sûr, le guet qui pouvait les
faire taire.
Ce qu’avait pressenti quelques semaines plus tôt le dauphin
Charles était en train de se produire : les bourgeois et le peuple de
Paris toléraient de plus en plus mal la présence des Anglais. Ils
étaient exaspérés de leurs excès, dont ils rendaient responsable
celui qui leur avait ouvert les portes de la ville : Étienne Marcel.
Pendant longtemps, ce ne fut qu’une opposition sourde, une colère
rentrée, mais au premier événement grave, la révolte éclata.
Cet événement eut lieu dans la nuit du samedi 21 juillet. Ce soir-
là, peut-être parce qu’il faisait particulièrement chaud, peut-être
parce que le lendemain était un dimanche, les Anglais burent plus
encore que d’ordinaire et les rixes ne tardèrent pas à éclater.
L’une des premières d’entre elles eut pour cadre La Vieille
Science, même s’il s’agissait plus d’un règlement de comptes que
d’une rixe véritable.
Jean de Vivraie y était attablé, comme chaque soir ou presque. Il
était en train de discuter théologie avec maître Erhard et quelques-
uns de ses condisciples, lorsque les soldats de Charles le Mauvais
firent irruption… Ils étaient six, l’épée nue à la main. Des cris
retentirent. Un homme, qui était entré après eux, apparut à son tour
et leur désigna Jean du doigt :
— Le voilà !
C’était Berzenius… Il était tout pâle. Ses yeux étaient brillants de
haine. Il portait un foulard au cou, pour cacher sa blessure du pré
aux Clercs… Les soldats, bousculant tout le monde, entourèrent
Jean. Maître Erhard, qui avait tenté de s’interposer, fut frappé d’un
coup de pommeau d’épée et s’écroula… Berzenius ricana :
— Tu vas mourir, Jean de Vivraie ! Mais pas tout de suite.
Commencez par le secouer un peu, vous autres !
Les coups s’abattirent sur l’étudiant. Des coups de poing, de
pied, de tête, avec le haut du casque. Jean les parait comme il
pouvait, c’est-à-dire très mal. L’un des Anglais, qui l’avait frappé au
cou, sentit la bulle d’or sous son poing et l’arracha sèchement. Jean
poussa un rugissement :
— Rends-la-moi ! Rends-la-moi ou alors tue-moi !
Déjà les épées se levaient, mais Berzenius se précipita.
— Ne le touchez pas !
Il s’approcha du soldat qui avait la bulle et se la fit remettre. Il
l’examina avec attention, tandis que les autres soldats maintenaient
fermement leur prisonnier… Il eut un sourire.
— Ainsi donc, tu tiens à ce bijou plus qu’à ta vie… Comme c’est
intéressant !
Il plaça son visage tout près de celui de Jean, tout en manipulant
distraitement la bulle.
— Tu te souviens du pré aux Clercs ? Tu m’avais sauvé, parce que
tu estimais qu’il me serait plus pénible de te devoir mon salut que
de mourir. Je ne suis pas un ingrat : je paye ma dette. Moi aussi, je
te laisse la vie et… je prends le collier !
Jean eut un cri à glacer le sang, un cri semblable à celui d’un
loup pris dans un piège. Il se débattit comme un forcené, aussi
inutilement que l’animal qui tente d’extraire sa patte des mâchoires
de fer… Pendant ce temps, Berzenius enfouissait posément la bulle
dans son escarcelle.
— Dis-moi merci à ton tour…
Il prit son temps :
— … fils de pute !
Jean ne parvenait plus à émettre aucun son, tant sa colère était à
son paroxysme. Sur un signe de Berzenius, un des soldats abattit sur
lui son poing ganté de fer ; il s’affaissa et ils sortirent.
Jean reprit conscience au petit matin. Plusieurs de ses
camarades l’entouraient. L’hôtelier et ses servantes avaient lavé et
pansé ses plaies. Son premier geste fut de porter la main à son cou.
Lorsqu’il sentit qu’il était nu, il se leva d’un bond. Il alla en direction
d’un des étudiants et lui prit le poignard qu’il portait. Ce dernier
tenta de le reprendre.
— Ne fais pas de folie ! Ils vont te tuer.
Jean leva l’arme dans sa direction. Il s’écarta. Un autre voulut le
raisonner.
— Pense au salut de ton âme. Tu seras damné !
Pour toute réponse, Jean haussa les épaules et il disparut…
Dehors, c’était l’effervescence… Dans d’autres tavernes, des
querelles avaient éclaté après boire. En plusieurs endroits de la
capitale, de véritables batailles rangées avaient opposé les soldats
anglais aux Parisiens ; des poursuites avaient eu lieu à la lueur des
torches…
À présent, des groupes de bourgeois armés discutaient avec
animation. D’autres portaient des cadavres en direction de la
Seine… Jean ne les voyait même pas. Il avait arraché ses
pansements et il courait, hagard, la tête couverte d’écorchures et
d’ecchymoses, son poignard à la main.
Il savait où trouver Berzenius. D’une piété fervente, celui-ci
assistait à la messe tous les jours, mais le dimanche, il allait
toujours à la grand-messe de Notre-Dame, qui avait lieu à l’heure de
tierce…
Jean arriva en avance et attendit, dissimulé parmi les mendiants
du parvis. C’est lorsque les cloches se mirent à sonner pour l’office
qu’il aperçut Berzenius. Il se méfiait sans doute, car il était entouré
de soldats. Jean ne pouvait rien faire ; il aurait été mis en pièces
avant de l’atteindre. Il attendit quelques instants et pénétra à son
tour dans la cathédrale.
La foule était considérable, mais pas au point de l’empêcher de
voir Berzenius, marchant quelques pas plus loin. Estimant sans
doute qu’il ne risquait rien à l’intérieur du lieu sacré, ses gardes du
corps s’étaient écartés : c’était le moment ou jamais. Jean se plaça
derrière lui, leva son poignard et frappa de toutes ses forces.
Berzenius ne poussa pas un cri ; Jean le soutint avec son bras droit
et, du gauche, chercha prestement la bulle dans l’escarcelle. Elle y
était. Il s’enfuit à toutes jambes. C’est seulement quand il franchit le
portail qu’il entendit des cris derrière lui…
Jean courait à perdre haleine, serrant la bulle dans sa main
gauche. Par crainte d’une attaque du dauphin, les remparts étaient
fermés et il ne pouvait sortir de la ville. Ayant commis son meurtre
dans une église, désormais sacrilège, il ne bénéficiait plus du droit
d’asile et ne pouvait trouver refuge dans une autre église. Mais il y
avait un lieu de Paris où nul n’oserait le suivre et c’était là qu’il se
dirigeait…
Il pénétra en trombe dans le cimetière des Innocents. Une
échelle, laissée par les fossoyeurs, était appuyée contre une des
ouvertures du charnier : il y grimpa. Il atteignait le dernier échelon
lorsqu’il entendit déboucher ses poursuivants. Il plongea sans
hésiter dans le tas d’ossements… Dehors, il y eut des exclamations
confuses qui durèrent un bon moment, mais aucun pas sur
l’échelle. Ils n’osaient pas !… Indifférent au monde de mort qui
l’entourait, Jean reprit son souffle. Il sortirait cette nuit et il
tenterait de s’enfuir en descendant le long des remparts. De là, il
essaierait de gagner le prieuré de Lanoë. L’entreprise était risquée,
mais pour avoir tué un clerc dans une église, il n’avait aucune pitié à
attendre de la justice.
L’après-midi, Étienne Marcel tenta de reprendre les choses en
main. Il alla faire un discours place de Grève, depuis la Maison aux
Piliers. C’était une grande bâtisse, avec une colonnade au rez-de-
chaussée, qu’il avait acquise récemment et qu’il avait, depuis la
révolte parisienne, transformée en hôtel de ville.
Marcel avait la parole facile, l’éloquence des tribuns, et il avait
toujours su emporter l’adhésion populaire. Dans son esprit, le
charme devait jouer cette fois encore…
Il parla donc. Il déplorait les événements de la nuit. Il en rejetait
l’entière responsabilité sur les Anglais et il avait, d’ailleurs, fait
arrêter plusieurs d’entre eux. Mais il fallait que la population
comprenne leur présence. Ils étaient là pour défendre les libertés de
Paris. Qui les protégerait du dauphin s’ils s’en allaient ?…
Il n’y a rien de plus impressionnant que l’hostilité muette d’une
foule. Le discours tomba dans un silence glacial entrecoupé de
murmures… Marcel aurait préféré des cris, des injures. Il y aurait
répliqué et, avec son sens de la formule, l’aurait sans doute
emporté. Contre ce silence, il ne pouvait rien. C’était comme si Paris
l’ignorait, le rejetait. Il était allé trop loin. Il fallait faire marche
arrière. Le lendemain, sur sa demande, les troupes de Charles le
Mauvais quittaient la capitale…
Leur départ n’arrangea pas sa situation, bien au contraire. Il
s’était privé de ses seuls défenseurs. Les Parisiens, qui ne le
craignaient plus, s’enhardirent. Comme aux grands jours de la
révolte, des groupes se formèrent aux carrefours ou devant les étals
des marchands, discutant avec animation. Mais ils ne tenaient pas
du tout le même langage.
L’ennemi qu’on désignait à voix basse n’était plus le dauphin,
c’était le prévôt des marchands…
Une semaine passa sans qu’Étienne Marcel se manifeste de
nouveau. Il était toutefois trop avisé pour ne pas saisir l’évolution
de la situation. Auparavant, quand il se promenait dans la ville, on
se pressait, on se bousculait pour l’approcher. À présent, les
conversations cessaient à son approche, les regards se
détournaient ; on l’évitait comme un pestiféré. À croire qu’il portait
la mort en lui et qu’il risquait de la transmettre à quiconque le
côtoyait…
Le prévôt des marchands mesurait, peu à peu, cette formidable
force de Paris, qui naguère lui était acquise et qu’il manipulait avec
tant d’aisance. Enfermé dans la Maison aux Piliers avec ses derniers
fidèles, il avait l’impression d’être sur un rocher quand monte la
marée. L’eau se resserrait autour de lui et, bientôt peut-être,
l’engloutirait. Il n’y avait qu’une chose à faire : appeler une barque à
son secours, même la moins plaisante, la moins sûre. Le 30 juillet,
Étienne Marcel prit sa décision : il allait rappeler en secret Charles
de Navarre et engager l’épreuve de force. La nuit, ses partisans
tracèrent des croix discrètes sur les maisons des bourgeois
favorables au dauphin, tandis qu’un émissaire, se glissant hors des
remparts, allait demander au Navarrais d’entrer le lendemain par la
porte Saint-Denis…
L’aube du 31 juillet se leva. À Meaux, dans un silence de mort,
les gens du dauphin commencèrent à charger dans des chariots son
maigre équipage. Le terme qu’il avait fixé était arrivé : le départ
pour le Dauphiné se préparait. C’était la fin. Le futur souverain du
plus grand pays de la chrétienté ne régnerait que sur quelques
montagnes…
À Paris, Étienne Marcel, suivi de quelques partisans, se dirigeait
vers la porte Saint-Denis. Cette dernière, comme toutes celles de la
ville, était défendue par une bastille avancée, gardée par six
hommes. La garnison de la porte Saint-Denis était commandée par
Jean Maillart, drapier aisé et ami de longue date de Marcel. Ce
dernier lui réclama les clés… En d’autres temps, Jean Maillart lui
eût obéi sans discuter, mais en quelques jours les choses avaient
bien changé. Il demanda au prévôt des marchands ce qu’il voulait
faire des clés. Ce dernier renouvela son ordre sans explication et
Maillart refusa tout net. Étienne Marcel comprit qu’il perdait son
temps et alla tenter sa chance à la porte Saint-Antoine…
Dès qu’il eut disparu, Jean Maillart se mit à descendre la rue
Saint-Denis, en poussant le cri des partisans du dauphin :
— Montjoie au roi et au dauphin !
L’effet fut magique. Les Parisiens, qui attendaient sans doute
que l’un d’entre eux fasse le premier pas, accoururent de toutes
parts. Bientôt, la rue fut pleine et un cortège spontané se forma. Des
bannières à fleurs de lis, soigneusement dissimulées jusque-là,
jaillirent de toutes parts.
Jean Maillart s’arrêta aux Halles. La place était noire de monde.
Il monta sur le pilori pour se faire entendre.
— Marcel m’a demandé les clés de Paris. Il veut ouvrir la ville
aux Anglais…
Un tohu-bohu retentit.
— Si les Anglais reviennent, ils voudront se venger et ce sera un
massacre ! En ce moment, Marcel essaie de se faire ouvrir la porte
Saint-Antoine. Si nous le laissons faire, nous sommes perdus !…
La réaction fut immédiate : la foule se forma encore une fois en
cortège et prit la direction de la porte Saint-Antoine. À voir les épées
et les haches, il était évident que les intentions n’étaient nullement
pacifiques.
À la porte Saint-Antoine, Étienne Marcel parlementait. Le chef
de la garnison ne lui avait pas opposé un refus pur et simple,
comme Jean Maillart, mais il hésitait. Il voulait savoir pourquoi le
prévôt avait besoin des clés. Ce dernier biaisait, parlant d’une
expédition qu’il projetait contre des brigands qu’on lui avait signalés
aux alentours… L’arrivée du cortège mit fin à la discussion…
Aux cris poussés et aux bannières à fleurs de lis brandies,
Étienne Marcel comprit que c’était la fin. Il était au sommet de son
rocher et il voyait arriver la dernière vague, celle qui allait
l’emporter.
Jean Maillart allait en tête, l’épée à la main. Il se planta devant
lui :
— Crie : « Montjoie au roi et au dauphin ! »
Étienne tenta une ultime résistance. Il voulait bien crier
Montjoie, mais au roi seulement. Ce fut son dernier sursaut. La
panique le gagna bientôt et il cria tout ce qu’on voulait. Il répéta
plusieurs fois :
— Montjoie au roi et au dauphin…
Les armes se levèrent. Il prononçait juste le nom de son ennemi
mortel lorsqu’elles s’abattirent. Il tomba, criblé de coups.
Une demi-journée plus tard, une délégation de notables
parisiens arrivait à Meaux pour annoncer au dauphin que Marcel
était mort et le supplier humblement de rentrer dans la capitale. En
remarquant que ses bagages étaient faits, ils crurent qu’il était déjà
au courant des événements…
Le dauphin fit son entrée dans Paris le 2 août 1358. Par calcul
politique, pour afficher son entière confiance dans les bourgeois
parisiens et éviter l’erreur de son rival Charles le Mauvais, il avait
laissé son armée à Meaux. Il ne s’était entouré que d’une trentaine
de chevaliers choisis par lui. François eut l’insigne honneur d’être
du nombre…
Le recteur de l’Université, l’évêque de Paris et toutes les
personnalités de la capitale étaient devant la porte pour présenter
les clés et les accueillir. Dans les rues, la foule était immense. À part
les malades et les infirmes, toute la population devait être dans la
rue… Les cloches sonnaient à la volée…
François allait aux côtés du comte de Tancarville, qui l’avait pris
en sympathie, sans doute intrigué par ce chevalier triste qui les avait
rejoints dans les moments les plus sombres… François ne faisait pas
attention à lui. Il se revoyait un an plus tôt, lorsqu’il était entré à
Londres. À ce moment-là aussi, toutes les cloches avaient sonné. Il
suivait alors un roi vaincu, il allait à pied, parmi les autres
prisonniers, il était aveugle et il avait ri ! Aujourd’hui, il chevauchait
derrière un prince victorieux, dans une armure resplendissante,
acclamé par tout un peuple et il avait envie de pleurer !…
Le comte de Tancarville, qui le regardait depuis un moment déjà,
lui adressa la parole :
— Pourquoi cette mine, chevalier ? Votre cœur devrait se réjouir.
François eut un geste d’excuse.
— Il est resté ailleurs…
Il se remit à considérer la foule d’un œil morne. Comme Paris lui
semblait triste, malgré ses maisons décorées et ses cris d’allégresse !
Les rues succédaient aux rues, les gens défilaient
interminablement… Une seule vision lui arracha un sourire : un
marchand d’oiseaux du parvis de Notre-Dame, qu’il avait vu armé et
coiffé du chaperon rouge et bleu le jour du meurtre des maréchaux
et qui, à présent, criait plus fort que les autres, ayant remplacé le
compromettant couvre-chef par un splendide chaperon vert !… Un
peu plus loin, un groupe d’étudiants applaudissait bruyamment…
François eut un sursaut : Jean ! Il allait revoir Jean ! Du coup, une
lueur d’intérêt jaillit en lui.
Le dauphin et sa petite troupe parvinrent enfin à Notre-Dame,
où ils entendirent le Te Deum. François assista à la cérémonie
comme un fantôme. Indifférent à la place d’honneur qu’il occupait,
et à la joie générale, il ne cessait de se répéter : « Je vais revoir
Jean… »
La cérémonie prit fin. François se retira lentement, tête baissée…
Gilette de Bercy, qui l’avait vu venir, depuis la maison du parvis,
sortit de derrière un pilier et alla vers lui. Il ne l’aperçut que
lorsqu’il fut tout contre elle. Elle le regardait avec des yeux éperdus
et tremblait de tout son corps. Il lui saisit le bras…
— Où est Jean ?…
Gilette eut un sourire triste devant cet accueil inattendu.
— Il s’est enfui…
Elle lui raconta alors toute l’histoire, qu’elle avait apprise par des
étudiants. Elle conclut qu’il avait dû réussir à quitter Paris, car on
ne l’avait retrouvé nulle part, y compris dans le charnier, où on avait
fini par fouiller…
François n’eut pas un mot pour le sort de son frère et le danger
extrême dans lequel il se trouvait. Il ne fit aucune réflexion, non
plus, sur l’invraisemblable attachement qu’il vouait à sa bulle d’or.
Il dit seulement :
— Mais alors, qui m’expliquera pourquoi Toussaint est mort ?
En l’entendant, Gilette éclata en sanglots. Pour la première fois,
François fit vraiment attention à elle. Il la regarda avec surprise.
— Tu l’aimais donc tant que cela ?
— Je l’aimais parce que tu l’aimais. Comme tu dois souffrir !…
Ils étaient arrivés devant leur maison. Gilette le prit par la main.
— Viens !
François se laissa faire. Il était trop seul, trop désemparé pour
refuser cette aide, aussi pauvre soit-elle… En montant les étages,
Gilette lui expliqua qu’Alison et Thomasse avaient préféré retourner
chez Mme Guillemette et qu’elle était seule… Il se défit de son
armure, tandis que Gilette retirait sa robe, et retrouva le bonheur de
faire l’amour avec elle. Si elle était totalement sortie de son esprit
depuis qu’il l’avait quittée, son corps, lui, n’avait rien oublié… Après
l’amour, il se laissa aller et s’endormit dans ses bras…
François se retrouva dans un escalier. Il ne voulait pas
l’emprunter ; pourtant, il n’avait pas le choix. Une fois sur les
marches, il essaya de monter, mais elles descendaient toutes seules
et il s’enfonçait… Les marches s’accélérèrent, tandis qu’éclata un cri
de femme… À force de descendre, il arriva à un palier. Une porte
s’ouvrit. Il ne voulait pas la franchir, mais on le poussa dans le dos…
François se retrouva dans une pièce grouillante de serpents. Il hurla
et se réveilla…
Gilette, qui s’était éveillée en sursaut, elle aussi, lui caressa le
visage. Un instant, il se laissa faire, puis il se dégagea avec violence.
Le choc causé par le rêve noir, qu’il venait de faire pour la seconde
fois en quinze jours, était tel qu’il faillit la frapper. Tandis que
Gilette se pelotonnait dans un coin, il se rhabilla, mettant des
vêtements civils au lieu de son armure, et sortit…
Il alla au hasard dans les rues et se retrouva place de Grève…
L’endroit, après des mois de révolte, était redevenu paisible : chacun
vaquait à ses occupations en se dépêchant, car ce serait bientôt le
crépuscule.
Pendant longtemps, François observa le ballet des déchargeurs
de bateaux qui amenaient à terre le bois, le blé et le vin. Puis, il alla
s’allonger sur le sable de la berge…
Peu à peu, le vide se fit dans son esprit. Le soleil se couchait, là-
bas du côté de Chaillot. Le spectacle était admirable…
C’est alors que le marchand d’oublies passa…
— Dieu ! Qui appelle l’oublieux ?
François ferma les yeux. Il n’avait jamais senti à quel point ce cri
était nostalgique. Maintenant, il lui semblait exprimer, à lui seul,
toute la tristesse du monde… Il fixa de nouveau la Seine toute
rouge, tandis que, derrière lui, le cri allait en diminuant :
— Dieu ! Qui appelle l’oublieux ?… Dieu ! Qui appelle
l’oublieux ?…
13 Le chemin de Calais
Il se réveilla dans un autre monde… C’était le matin, il était
allongé sur le sable, au bord d’un fleuve. Il se leva péniblement et
porta la main à la tête, tant la douleur qu’il venait de ressentir était
fulgurante… Il la retira couverte de sang : il avait une plaie béante
au sommet du crâne…
Il fit quelques pas en titubant. Il était au milieu d’une ville. Les
gens allaient en tous sens et s’écartaient craintivement à son
approche… Où était-il ? Ces lieux et ces visages lui étaient
totalement étrangers ; il n’avait aucune idée de ce qu’il faisait là… Il
poussa un gémissement : et lui-même, qui était-il ? Son nom… Il ne
savait même pas son nom !… La douleur lui perça de nouveau le
crâne. Il fléchit les genoux.
C’est alors qu’il vit une jeune femme se précipiter vers lui. Elle
avait une vingtaine d’années et portait une somptueuse ceinture
dorée. Elle cria :
— François !
Il avait la nausée et le vertige… Elle l’avait appelé « François »,
mais il n’avait aucun souvenir de s’appeler ainsi. Il parvint à
balbutier :
— Qui êtes-vous ?
La question sembla désorienter la jeune femme. Elle le regarda
un instant et poussa un cri de frayeur ; curieusement, ce n’était pas
en découvrant sa blessure à la tête, mais ses mains :
— La bague au lion !
François se sentait sur le point de s’évanouir. Il examina ses
mains à son tour. De quelle bague parlait-elle ? Il n’en voyait
aucune… Il ne put aller plus loin dans le cours de ses pensées : il
perdit connaissance.
Il se réveilla dans un lit. Il y avait un homme à son chevet. Lui
non plus, il ne l’avait jamais vu, de même que la chambre dans
laquelle il se trouvait. L’homme lui demanda quels péchés il avait
commis dans sa vie… Il comprit que c’était un prêtre et qu’il risquait
de mourir. Il fit un effort désespéré pour se souvenir de quelque
chose, mais il n’arriva à rien et se laissa retomber dans
l’inconscience…
Il resta ainsi dans une sorte de rêve, dévoré de fièvre, des jours
ou des semaines, sans qu’il puisse le savoir, ayant perdu la
conscience du temps… Enfin, un matin, la fièvre tomba et il reprit
ses esprits. La jeune femme à la ceinture dorée lui tint un discours
incompréhensible : il s’appelait François de Vivraie, il était
chevalier. Il avait eu l’imprudence de passer la nuit dehors, place de
Grève ; pendant son sommeil, il avait été attaqué et dépouillé par
des bandits. Elle-même s’appelait Gilette de Bercy. Quand elle ne
l’avait pas vu revenir, elle l’avait cherché partout dans les rues et
elle avait eu la chance de le retrouver… Ils vivaient ensemble à
Paris.
François avait écouté ces phrases avec effarement. De quoi
parlait-elle ? Qui était cette Gilette ? Et ce François de Vivraie ? Il
eut un cri de désespoir :
— Je ne me souviens de rien !
Il se sentit tomber dans un gouffre, mais dans sa chute, un
souvenir lui revint, lui seul…
— La bague au lion ! En me voyant, vous avez parlé d’une bague
au lion que je n’avais plus…
La femme eut l’air contrarié.
— C’est vrai. Tu tenais à cette bague plus qu’à ta vie. Si tu
retrouvais la mémoire, tu ne te consolerais pas de l’avoir perdue…
— Comment peut-on tenir à une bague plus qu’à sa vie ?
— Je ne sais pas…
Gilette n’en dit pas plus, se dévêtit et se glissa dans les draps…
François se laissa faire. Cette femme était la sienne ; il sentait que
son corps la connaissait et la retrouvait avec ferveur. Son état
physique ne lui permettait pas de se montrer bien entreprenant et
ce fut la jeune femme qui garda toute l’initiative, ce qui l’épuisa,
mais le rendit infiniment heureux. Il trouva là un réconfort précieux
dans tout ce désarroi. Gilette de Bercy – puisque c’était ainsi qu’elle
se nommait – était le lien qui le rattachait au monde et à son moi
enfui. Il devait attendre à ses côtés et espérer…
Les jours suivants, il recouvra progressivement ses forces.
Gilette était toujours aussi peu pressée de répondre à ses
questions ; elle l’incitait à se reposer et lui déconseillait de quitter le
lit. Il finit pourtant par se sentir assez vaillant et, malgré ses mises
en garde, s’habilla et sortit.
Le temps était doux. On se serait cru à la fin de l’été ou au début
de l’automne. La ville était grande, belle et animée. Un crieur de vin
qui passait lui tendit son gobelet. François but. Le liquide parcourut
comme du feu son organisme affaibli. L’homme eut un rire jovial.
— À la mort de Madame de France ! Et que crèvent avec elle ses
chiens de fils et de petits-fils !
— Qui est Madame de France ?
— Isabelle, la reine-mère d’Angleterre. Elle vient de mourir.
Vous ne le saviez pas ?
— Ce n’est pas très charitable de trinquer à la mort de gens.
— Sauf s’ils sont nos ennemis…
— Qui sont nos ennemis ?
Le crieur de vin le regarda avec étonnement.
— Eh bien, les Anglais ! Cela fait plus de vingt ans que nous
sommes en guerre avec eux. De quel pays venez-vous pour ne pas le
savoir ?
François s’éloigna sans répondre. Il y avait donc la guerre…
Gilette de Bercy lui avait dit qu’il était chevalier et c’était
certainement vrai : il était bien plus fort et mieux bâti que tous ceux
qu’il croisait. Il sentait que ses bras étaient exercés au maniement
des armes ; d’ailleurs, il avait vu une armure, ainsi qu’un blason,
dans la maison où il habitait…
Il continua longtemps à marcher. En temps de guerre, puisqu’il
était chevalier, il devrait normalement aller trouver le roi de ce pays
et se mettre à son service… Mais si son corps était bien apte à se
battre, de quoi aurait-il été capable avec sa tête vide ? Aurait-il pu
tuer des hommes et en défendre d’autres, alors qu’ils lui étaient
tous également indifférents ?… François fit demi-tour et revint vers
la maison d’où il venait, près de la cathédrale…
Gilette l’attendait. Elle avait mis une robe bleue dont le haut,
selon la mode nouvelle, était formé d’un corset fendu des deux
côtés, des hanches aux aisselles. Le décolleté, profondément
échancré en V, était recouvert par une pièce de mousseline blanche,
qui idéalisait plus qu’elle ne dissimulait la poitrine. Un curieux
parfum flottait dans la pièce, provenant d’un récipient de bronze
d’où sortait une légère fumée. Gilette sourit :
— As-tu trouvé la mémoire dans les rues ?
— Non, j’ai rencontré la guerre. Une guerre que je ne connais
pas…
Gilette lui ouvrit les bras.
— Pourquoi chercher ?
L’oubli… C’est l’oubli que trouva François, aux côtés de Gilette.
Et l’oubli dura des jours, des semaines, des mois. De temps en
temps, il faisait un effort pour trouver son passé, mais à chaque fois,
il ne rencontrait que le vide et le découragement.
François décida de se laisser aller. C’était la seule façon d’éviter
le désespoir. Il quitta de moins en moins la maison. La Toussaint et
la Noël vinrent. Son univers se limita à la chambre, à Gilette, avec
ses robes toujours nouvelles, sa ceinture dorée et les étranges
parfums qu’elle faisait brûler. Elle lui faisait parfois l’effet d’une
magicienne aux pouvoirs maléfiques, mais il n’avait pas envie de
résister. L’union de leurs corps était parfaite et c’était tout ce qui
importait. C’était l’oubli qu’il buvait au bout de ses lèvres, de ses
seins et de son sexe : un oubli bienfaisant, réparateur…
Nul ne vint les troubler dans leur retraite et le printemps arriva.
Gilette racontait mille choses à propos de sa vie à elle. Elle était,
disait-elle, la veuve d’un riche marchand. Elle avait beaucoup
d’argent et un jour ils deviendraient à leur tour marchands…
François laissait Gilette parler. Il n’était pas sûr qu’elle lui dise la
vérité, mais il s’en moquait. Il s’enfonçait dans cette vie étrange qui
ressemblait à un rêve sensuel…
François n’était sûr que d’une chose : l’existence d’une bague au
lion qu’on lui avait prise et à laquelle, selon Gilette, il tenait plus
qu’à sa vie. Cette idée seule le retenait de plonger dans le total
oubli : ce François de Vivraie, dont il ne savait rien et qui était peut-
être quelqu’un de banal, de médiocre, avait une particularité
extraordinaire : il tenait à un bijou plus qu’à sa vie ! Quel pouvait
bien être le lien qui l’unissait à cette bague ? Quel secret, quelle
fabuleuse histoire se cachaient dans ces quelques onces de métal
précieux ? À la longue, ces questions sans réponse lui devinrent
insupportables et il décida de retrouver la bague au lion.
Sentant qu’il n’avait aucun secours à attendre de sa compagne, il
procéda seul, à partir des éléments dont il disposait. La bague lui
avait été volée alors qu’il dormait place de Grève : la seule chose à
faire était d’y retourner en espérant rencontrer son voleur…
Une nuit, tandis que Gilette dormait, il se glissa hors de la
chambre. À l’étage inférieur se trouvait son équipement de
chevalier. Il prit le fléau d’armes et le fit tourner quelque temps…
L’objet lui sembla terriblement lourd mais en même temps, il eut la
certitude qu’il savait s’en servir. Il manquait seulement
d’entraînement.
Il se munit d’une lanterne et, tout en faisant des moulinets
réguliers avec l’arme, sortit. Arrivé place de Grève, il parcourut les
petites rues avoisinantes. Le quartier était un vrai coupe-gorge.
Comment avait-il pu commettre la folie de s’y endormir ? Sous
l’effet de quel égarement, de quel chagrin ?
Il se posa la question toute la nuit, en faisant tourner son fléau
d’armes, dont le maniement lui devint de plus en plus familier. Au
petit matin, il rentra bredouille. Il recommença sans plus de succès
le lendemain et les trois nuits qui suivirent. Tout en parcourant les
rues, il ne cessait de s’entraîner au fléau d’armes et finissait par
retrouver toute sa virtuosité…
La sixième nuit, le ciel commençait à s’éclaircir lorsqu’il entendit
un bruit de pas. Il éteignit sa lanterne et se dissimula dans
l’embrasure d’une porte… Un groupe d’hommes déboucha. Ils
étaient une dizaine ; des bandits, sans nul doute, à en juger par leurs
faces bestiales et les couteaux qu’ils avaient à la ceinture. Celui qui
allait en tête était le plus impressionnant de tous : c’était une sorte
de colosse à l’imposante barbe blonde…
C’est alors que François vit. Là, à sa main droite, il y avait une
bague en or représentant une tête de lion rugissant, avec deux rubis
qui fleuraient les yeux. François garda tout son calme. Il devait faire
jouer l’effet de surprise, les laisser passer et les attaquer
silencieusement par-derrière…
C’est ce qu’il fit. Lorsque la bande l’eut dépassé, il s’élança et,
avec rapidité, précision et violence, frappa à la tête deux des bandits.
Le bruit fit se retourner les autres. Poussant des cris de rage, ils
s’emparèrent de leurs couteaux, mais François cria encore plus fort
qu’eux :
— Mon lion !
Le fléau d’armes, bien manié, est une arme invincible. Personne,
à moins d’avoir une solide armure, ne peut s’en approcher. Trois des
bandits, qui furent assez fous pour l’oser, en firent l’expérience : le
premier eut la main emportée, le second la poitrine enfoncée, le
troisième une moitié du visage arrachée, avec la joue, l’œil et
l’oreille. Ce fut le signal du sauve-qui-peut. Seul le chef, par fierté
sans doute, resta. En un bond, François fut sur lui.
— Tu vas mourir, Barbe-Blonde !
Le fléau d’armes se leva… L’espace d’un éclair, Barbe-Blonde
comprit qu’il avait une chance de salut, une seule. Prestement, il
retira la bague au lion et la tendit à son adversaire…
François resta immobile. Il regardait ce visage, qui avait dû tant
de fois inspirer la terreur, et qui était maintenant livide et
implorant. Les lèvres s’agitaient à toute allure, émettant de petits
chuchotements. Cette brute faisait ses prières ! Avec tout ce qu’il
avait sur la conscience, Barbe-Blonde espérait encore en la
miséricorde divine… Il se souvint des paroles de son frère : « Un
pommier est fait pour donner des pommes, un étudiant pour
étudier et un voleur pour voler. » Après tout, savait-il pourquoi
Barbe-Blonde parcourait les rues de Paris, risquant l’échafaud pour
détrousser les gens ? La fureur du combat était passée, tuer
maintenant aurait été une exécution et il n’était ni juge ni bourreau.
François arracha la bague d’un geste sec.
— Va au diable !
Il se retrouva seul… Le jour arrivait, annoncé par les coqs de
Paris, qui précédaient les cloches des églises. Il repassa par la place
de Grève et le bord de la Seine où il s’était imprudemment endormi.
Le chagrin de la mort de Toussaint lui serrait le cœur…
C’est alors qu’il remarqua que les arbres qui bordaient la berge
avaient leurs branches remplies de jeunes feuilles… Des jeunes
feuilles ! François fut pris d’un malaise subit. Des jeunes feuilles le
3 août ! Car c’était bien la veille, 2 août, qu’il avait fait son entrée
avec le dauphin, après le drame de la Jacquerie.
Il courut jusqu’à la maison du parvis de Notre-Dame. Gilette,
qu’il réveilla en sursaut, poussa un cri en découvrant la bague au
lion. Il la somma de tout lui expliquer. Elle le fit d’un air égaré. On
était le jour de la Saint-Jacques, le premier du mois de mai 1359. Il
avait été attaqué, assommé et dépouillé de la bague au lion le 2 août
précédent. Le coup lui avait fait perdre la mémoire. Elle ne savait
pas comment il avait retrouvé la bague, mais c’était certainement ce
qui lui avait rendu ses souvenirs.
François fut pris de vertige… On était le 1er mai 1359 : depuis le 2
août, neuf mois s’étaient écoulés !… Mais rien, absolument rien ne
lui revenait de cette période. Entre le cri de l’oublieux, qui avait
précédé son assoupissement, et la vision de la bague au lion au doigt
de Barbe-Blonde, il n’y avait qu’un trou noir. Gilette le regardait
toujours avec anxiété. Il pensa à Ariette…
— Est-ce que c’est toujours la guerre avec les Anglais ?
— Oui.
— Et personne n’est venu d’Angleterre ? Aucun messager ?
Aucune nouvelle ?
— Non.
— Tu as été avec moi pendant tout ce temps-là ?
— Oui…
— Alors, dis-moi ce qui s’est passé !
Gilette resta silencieuse. Ce qu’elle redoutait était arrivé : oui,
elle avait souhaité qu’il ne retrouve jamais la mémoire. Elle l’avait
souhaité avec passion, avec fureur et elle avait fait brûler tous les
jours un cierge à Notre-Dame dans cet espoir ! Sans ses souvenirs,
François était à elle ; ils n’étaient que deux jeunes gens du même
âge. Maintenant, il savait qu’il était un chevalier et elle une putain ;
il se souvenait qu’il était fiancé avec une noble dame anglaise…
François s’impatienta.
— Eh bien, réponds ! Que s’est-il passé ? Qu’ai-je fait ?
Gilette perçut de l’inquiétude dans sa voix et elle comprit qu’elle
avait encore un atout : elle était seule détentrice d’une partie de son
passé. Si elle parlait, elle perdait son dernier pouvoir sur lui ; si elle
se taisait, elle pouvait encore l’avoir à sa merci.
— Je te le dirai plus tard…
— Pourquoi, plus tard ?
— Rien ne presse…
Les menaces et les supplications furent également inutiles :
François ne put obtenir autre chose de Gilette. En désespoir de
cause il sortit et s’en alla au hasard dans les rues de Paris, méditant
sur l’aventure qu’il venait de vivre.
Il avait perdu le souvenir de ce qui s’était passé depuis qu’il avait
été assommé : c’était normal… Gilette, pour une raison qu’il ne
comprenait pas, refusait de l’éclairer sur ce sujet : c’était plus
étonnant, mais sans doute voulait-elle le ménager…
Une autre partie de sa mémoire ne lui revenait pas : la plus
ancienne, celle qui concernait sa petite enfance. Il avait beau faire, il
ne pouvait pas remonter plus loin que le 24 juin 1340, jour du
tournoi de la Saint-Jean, auquel il avait assisté en compagnie de ses
parents. En somme, il lui manquait les deux parties extrêmes de sa
vie. Mais en continuant ses réflexions, François fut pris d’un doute
insidieux. Et si la bague au lion avait omis de lui rendre d’autres
souvenirs ? Non pas telle ou telle tranche précise de sa vie, mais une
certaine sorte de souvenirs, ceux qui touchaient aux loups, par
exemple ?
Certes, il se rappelait parfaitement le blason des Cousson,
l’histoire d’Hugues et de Théodora, leurs spectres, qui l’avaient
assailli dans la forêt de Chantilly, mais c’était d’une manière floue,
avec une sorte d’imprécision craintive. N’en avait-il pas une
conscience beaucoup plus nette avant ?… Il était chevalier, fait pour
se battre, et il allait se mettre au plus tôt au service du dauphin,
mais n’était-il pas aussi autre chose ? Autre chose dont le souvenir
ne lui aurait pas été rendu, autre chose qui serait à la fois en lui et
inaccessible ?
Le dauphin Charles ne reçut pas François de Vivraie, ni ce 1er
mai, ni les jours qui suivirent, car il avait d’autres préoccupations. Il
ne s’agissait ni plus ni moins que du sort de la France…
Les événements avaient suivi leur cours pendant la léthargie de
François. Jean le Bon, toujours prisonnier à Londres, avait fini par
trouver le temps long et son cousin Édouard III avait su en profiter.
Le 24 mars 1359, il lui avait fait accepter un traité de paix contre la
promesse d’une libération rapide.
Or, ce que le roi Jean avait signé sans discuter ni sourciller était
tout bonnement inimaginable. L’Angleterre prenait, entre autres, à
la France toutes ses provinces maritimes, de la mer du Nord aux
Pyrénées. Non seulement il était évident qu’un tel État était
condamné à l’asphyxie rapide, mais en outre la rançon, fixée à la
somme fabuleuse de quatre millions de deniers d’or, était
impossible à payer. En échange de sa liberté, Jean le Bon avait
accepté la mort de son pays !
Heureusement, la signature du prisonnier ne pouvait être tenue
pour valable et c’était au dauphin, régent de France, qu’il
appartenait de décider. Dès qu’il reçut l’incroyable document,
Charles ne voulut évidemment pas le ratifier et chercha par quel
moyen il pourrait donner à son refus le plus d’éclat possible. Il
décida de convoquer les états généraux.
Leur réunion eut lieu le 25 mai 1359. Pour que l’événement ait
plus de solennité et d’importance encore, le dauphin avait organisé
une séance publique. Les députés des trois ordres étaient réunis sur
les marches du Palais, en présence d’une foule considérable.
François était aux premiers rangs. Il pressentait qu’il allait, de
nouveau, être emporté dans le tourbillon de l’action et il en était
soulagé. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait un an, jour
pour jour, des cavaliers étaient venus à Paris annoncer le
soulèvement des paysans et qu’il était parti, avec Toussaint, pour le
combat maudit…
Tout en haut des marches un avocat au Parlement commença la
lecture du traité.
— L’Angleterre recevra en pleine souveraineté la Guyenne, la
Gascogne, la Saintonge, l’Angoumois, le Poitou, le Limousin, la
Touraine, l’Anjou, le Maine, la Normandie, le Ponthieu, les
seigneuries de Montreuil, Calais, Boulogne et toutes les îles de
l’Océan. Le duché de Bretagne deviendra vassal de l’Angleterre…
Dans la foule, c’était l’émeute. À l’énoncé du nom de chaque
province perdue, une clameur d’indignation s’élevait. Mais les
députés des états n’étaient pas moins véhéments. La lecture
terminée, les délégués du clergé, de la noblesse et de la bourgeoisie
firent éclater leur colère. Il n’y eut même pas besoin de discussion.
Un évêque, que François ne connaissait pas, prit la parole pour
exprimer le sentiment général :
— Les conditions ne sont ni passables ni faisables, il faut faire
bonne guerre aux Anglais, même si nous devons tous périr !
Ensuite, les députés votèrent un impôt pour lever une armée et
la noblesse décida spontanément de se mobiliser sous les ordres du
dauphin. Les états généraux, dont la session n’avait duré, cette fois,
qu’une matinée se séparèrent dans le tumulte. Quelques jours plus
tard, le roi Jean apprendrait avec surprise que ses sujets avaient
préféré le sort du pays au sien…
Un instant, François aperçut, en haut des marches du Palais, la
frêle silhouette du dauphin qui mettait en pièces le texte du traité,
mais elle disparut aussitôt, cachée par la foule. François se lança
alors dans la cohue, où se pressaient pêle-mêle grands seigneurs du
royaume, chevaliers, écuyers, bourgeois et gens du peuple. Un mot
d’ordre circula : on allait investir Melun, une place forte tenue par
les troupes de Charles le Mauvais ; le dauphin dirigerait le siège en
personne… Il y eut un concert d’exclamations joyeuses parmi les
chevaliers, chacun poussant son cri de guerre avec une excitation de
collégien. François lança :
— Mon lion !
Et presque en écho, il entendit près de lui :
— Notre-Dame, Guesclin !
Guesclin !… Il joua des coudes et se trouva en présence d’un
individu de petite taille, âgé d’une quarantaine d’années. Son
armure était cabossée et l’écu portant ses armoiries, un aigle
bicéphale de sable sur fond d’argent à la crête et aux griffes de
gueules, était dans un état plus lamentable encore : il manquait une
patte à l’animal et la peinture était tout écaillée. Le chevalier n’avait
pas meilleure mine que son équipement. Il était noiraud de teint et
sa tête évoquait les gargouilles des cathédrales : ronde, avec des
cheveux crépus, un petit nez et de gros yeux verts. Pourtant,
François eut l’étonnante certitude que cet homme-là aurait eu le
dessus sur lui au tournoi ou dans toute autre forme de combat. On
devinait, dans ce corps presque contrefait, une force d’athlète et ces
yeux si laids avaient quelque chose de fascinant, tant l’intelligence
les habitait… François hasarda :
— Êtes-vous du Guesclin ? Le seigneur de Broons ? Le Dogue
Noir ?…
— Je suis cela et aussi capitaine de Pontorson et du Mont-Saint-
Michel. Comment me connaissez-vous ?
François ne répondit pas tout de suite… Il avait donc devant lui
celui qu’avait servi Toussaint et qu’il aurait pu rejoindre lui-même,
s’il n’avait préféré se couvrir de ridicule à Brocéliande. Il eut
l’impression qu’un détour se terminait. Il était revenu
définitivement sur le bon chemin.
— Mon écuyer m’a parlé de vous. Il est mort…
François chercha ses mots :
— … au combat. Il s’appelait Toussaint.
Du Guesclin plissa le front et secoua sa tête ronde.
— Je me souviens. Un habile archer et un excellent compagnon…
Telle fut la première rencontre entre François de Vivraie et
Bertrand du Guesclin. Le siège de Melun commença le premier jour
de juin. L’armée du dauphin était nombreuse. Il y avait là la fleur de
la noblesse, commandée par le connétable de France, Robert de
Fiennes, et par Guy de Châtillon, comte de Saint-Pol. Bien que
présent, le dauphin ne prenait pas part aux opérations militaires, se
contentant de les observer de loin.
Pour le siège, les assaillants disposaient d’un matériel important,
notamment des arbalètes lourdes et deux grosses bombardes. Ce
furent elles qu’on mit d’abord à contribution. Pendant plusieurs
jours, elles tonnèrent contre les murailles. C’était la première fois
que François en voyait. Leur vacarme était épouvantable et il
imagina ce qu’avaient dû ressentir son père et les autres chevaliers
français en les entendant à Crécy…
Le bombardement n’ayant rien donné, il fallut se résoudre à
l’assaut. Il eut lieu le 18 juin et François n’oublia jamais ce jour.
Rien ne lui semblait plus exaltant que d’avoir à prendre un
château. La vue de ces remparts, où il serait peut-être tout à l’heure,
le fléau d’armes à la main, le fascinait… L’assaut eut lieu au petit
jour, par un temps magnifique. Devant, allaient les soldats tenant
les pavois, ces larges boucliers destinés à protéger le reste de la
troupe ; suivaient les arbalétriers, puis les porteurs d’échelles et,
enfin, les chevaliers et leurs écuyers.
La forteresse de Melun était située dans une île de la Seine. Le
fleuve fut franchi sans peine sur des radeaux préalablement
installés et tout le monde prit pied sur l’étroite bande de terre située
au pied des murailles… C’était le moment qu’attendaient les
défenseurs pour intervenir. Chaque créneau déversa soudain des
brouettées de pierres, des pluies de flèches et de carreaux d’arbalète,
des torrents de poix bouillante.
En un instant, l’endroit devint un enfer. François n’eut même
pas à s’interroger sur la conduite à tenir. Il fut entraîné, happé, par
le flot des assaillants qui refluaient en désordre, laissant derrière
eux des dizaines de cadavres… Peu après, il était de l’autre côté de la
Seine, hors de portée du déluge. Il en était mortifié, mais il n’avait
rien à se reprocher. Personne n’aurait pu quoi que ce soit contre une
pareille défense.
Personne, sauf Bertrand du Guesclin !… Lui, il était resté là-bas,
lui seul ! Avisant une échelle à terre, il l’avait soulevée et, alors qu’il
faut d’habitude plusieurs hommes pour faire ce travail, il était
parvenu à la placer contre la muraille. Il s’empara ensuite d’un
pavois, le tint au-dessus de sa tête et commença à monter. Des
créneaux, la grêle de pierres et de flèches recommença à tomber,
mais du Guesclin grimpait toujours… Toute l’armée le regardait,
pétrifiée, tant ce spectacle d’un homme qui partait seul à l’assaut
d’une ville avait quelque chose de saisissant.
Depuis son poste d’observation, le dauphin, lui aussi,
contemplait l’incroyable scène. Il s’adressa au connétable Robert de
Fiennes, qui se tenait à ses côtés.
— Par Dieu, qui est cet homme ?
— Bertrand du Guesclin, Sire. On dit qu’il a combattu bravement
les Anglais en Bretagne.
Le dauphin poussa un cri.
— Sauvez-le !
Une grosse pierre venait en effet d’atteindre l’échelle, la brisant
net et l’assaillant, qui se trouvait à mi-hauteur, avait chuté. Il restait
à terre, tandis qu’autour de lui les pierres et les flèches continuaient
à pleuvoir… Sur l’ordre du dauphin, un détachement partit en toute
hâte. S’abritant derrière leurs pavois, les soldats parvinrent à
traverser la Seine, à s’emparer du corps inanimé et à le ramener…
Du Guesclin ne bougeant toujours pas, ses sauveteurs appliquèrent
alors la méthode en usage dans l’armée pour faire revenir à eux les
noyés. Ils coururent vers une ferme voisine, avisèrent le tas de
fumier, l’ouvrirent et y plongèrent tout entier le blessé. L’effet fut
radical : il revint à lui.
Une partie de l’armée, dont François, les avait suivis. Mais le
dauphin aussi s’était déplacé. Lorsque le chevalier fut remis sur
pied, il s’avança vers lui. François se trouvait tout près et il ne perdit
rien de leur rencontre… À l’état naturel, du Guesclin n’était déjà pas
beau à voir, mais au sortir de son tas de fumier, il était franchement
répugnant. Sa tête de gargouille, son tronc cylindrique, ses gros bras
et ses courtes jambes en étaient couverts. Le contraste était presque
comique avec le dauphin, ce jeune homme frêle comme une fille,
pâle comme un malade, grave comme un docteur. Mais François
n’avait pas envie de rire. Il avait, au contraire, l’impression
d’assister à quelque chose de grand.
Du Guesclin s’agenouilla devant le futur souverain, qui lui
adressa un sourire.
— Je suis heureux de vous connaître, Bertrand. J’aurai besoin
d’hommes tels que vous…
Et, dans son émotion, du Guesclin ne put que bredouiller :
— Oui, Sire…
Cette journée du 18 juin réservait à François une autre émotion.
Le soir, au bivouac, il entendit une surprenante histoire. Elle lui fut
contée par un paysan venu spontanément combattre aux côtés de
l’armée. Il était originaire de Longueil-Sainte-Marie, près de Creil,
au centre de la région d’où était partie la Jacquerie, un an plus tôt. Il
demanda un morceau de pain et, à la lueur du feu, raconta les
exploits de son chef, qui venait de mourir. François l’écouta
passionnément, car ses paroles faisaient naître en lui un immense
espoir…
Les habitants de Longueil avaient pour seigneur l’abbé de
Compiègne. Ils lui avaient demandé l’autorisation de fortifier leur
village pour résister aux Anglais ; l’abbé ayant donné son
consentement, ils avaient élevé des murs et pris pour chef l’un
d’entre eux, le Grand Ferré. Surnommé « le Grand » à cause de sa
taille, Ferré était un homme honnête et droit, mais surtout un
hercule d’une force prodigieuse. Il s’était fait une spécialité dans le
maniement de la hache. Mais pas n’importe laquelle : elle était si
grande et si lourde qu’un homme bien bâti, la prenant à deux mains,
ne pouvait pas la soulever plus haut que ses épaules.
Les Anglais arrivèrent au début du printemps, s’attendant à un
combat facile contre ces rustres. Ce fut bien un combat facile, mais
pour leurs adversaires. Ce fut même un carnage. Le Grand Ferré
maniait sa hache d’une manière rudimentaire mais terriblement
efficace : en faisant de grands moulinets à la hauteur des têtes. Ce
jour-là, il en tua dix-huit à lui seul.
Vexés, les Anglais revinrent deux fois plus nombreux le
lendemain : le Grand Ferré en tua le double. Les villageois firent des
prisonniers et il les décapita lui-même. Il faisait fort chaud ce jour-
là : après ses exploits, le colosse eut soif et but de l’eau glacée. Il en
but tant qu’il tomba malade. Les Anglais le surent et revinrent le
lendemain, pensant le tuer dans son lit. Ils entrèrent dans sa
chambre à douze. Mais Ferré avait gardé sa hache à portée de la
main. À la stupeur générale, il se leva d’un bond et en tua encore
cinq ; les autres s’enfuirent. Il alla se recoucher. Mais il eut encore
soif et but de nouveau de l’eau glacée. La fièvre l’emporta peu
après… Le paysan conclut :
— S’il avait vécu, il n’y aurait plus d’Anglais en France…
François était émerveillé. Il avait l’impression que les choses
étaient enfin en train de changer et que cette interminable guerre
allait avoir une issue heureuse. Il était là, l’exemple à suivre :
combattre hardiment l’envahisseur, comme du Guesclin, comme le
Grand Ferré, et le pays serait libéré…
Dans l’immédiat, pourtant, la victoire allait se faire attendre.
Quelques jours plus tard, le dauphin leva le siège de Melun. Il avait
conclu précipitamment une trêve avec Charles le Mauvais, car des
nouvelles alarmantes lui étaient venues d’Angleterre. Édouard III,
furieux du rejet du traité de paix, s’apprêtait à débarquer avec toute
son armée.
Avec la trêve, chacun rentra chez soi, du Guesclin en Bretagne et
François à Paris. Car il n’était pas question, pour lui, d’aller à Vivraie
ou à Cousson. C’était à Paris que se trouvait le dauphin et il tenait à
rester sous ses ordres ; c’était à Paris que rentrerait Ariette le jour,
maintenant bien imprévisible, où Jean le Bon serait libéré ; c’était à
Paris enfin que se trouvait Gilette, et François voulait absolument
lui faire dire ce qui s’était passé pendant qu’il avait perdu la
mémoire.
Il n’y parvint pas. Gilette éluda toutes ses questions. Aucune
menace ne put avoir raison d’elle. François dut bien admettre
qu’elle était la plus forte ; il devait patienter et, en attendant, rester
à ses côtés.
Le service du dauphin l’accapara beaucoup pendant cette
période. Il faisait partie du petit groupe de chevaliers affectés à la
défense de la capitale. Tantôt, il surveillait les remparts, tantôt, il
tenait garnison au Louvre, la forteresse royale, tantôt, il
commandait une patrouille chargée d’inspecter les environs, tantôt,
enfin, il avait le privilège de rester au Palais, avec la garde du
dauphin. C’est au cours de ces journées qu’il apprit par un émissaire
discret, un moine, que son frère était en bonne santé à Lanoë.
Profitant de sa présence au Palais royal, il alla implorer sa grâce
auprès d’un des proches conseillers du dauphin, avançant que Jean
avait tué un agent notoire de Charles le Mauvais. Sa requête fut
examinée, mais il lui fut répondu qu’un meurtre dans une église
était un crime trop grave. Il y avait des choses que même un
dauphin ne pouvait pardonner…
C’est un peu plus tard, le jour de la Toussaint 1359, que François
apprit le débarquement d’Édouard III. Il était arrivé à Calais à la tête
de quinze mille hommes, une armée considérable. Son objectif était
clairement annoncé : Reims. Il allait s’y faire sacrer roi de Francs !…
Paradoxalement, François fut rempli de joie en l’apprenant. En
ce jour de la Toussaint, il ne pouvait penser à autre chose qu’à la
mort de son écuyer. La blessure inguérissable s’était rouverte et la
perspective de la guerre chassait d’un coup ses sombres pensées.
Gilette fut tout aussi heureuse que François à l’annonce de la
nouvelle, mais pour d’autres raisons. Le spectre de la paix
s’éloignait d’un coup. Un long conflit allait reprendre. Il allait y
avoir tant de batailles, il allait se déverser tant de sang, tant de
haine, que les deux pays resteraient irréconciliables. Jamais, et
pendant des générations et des générations, une Anglaise ne
pourrait épouser un Français !…
Le lendemain, 2 novembre, Édouard quitta Calais avec son
armée ; il l’avait divisée en trois batailles ; il avait pris le
commandement de l’une d’entre elles et confié les deux autres à ses
fils aînés, le Prince Noir et le duc de Lancastre. Une nouvelle fois, ils
traversèrent les provinces de France : Artois, Cambrésis,
Vermandois, Thiérache, Champagne… Mais ils rencontrèrent une
situation insolite : les campagnes étaient vides ; non seulement
aucun soldat n’était en vue, mais on ne voyait presque pas
d’habitants.
C’était le résultat des directives du dauphin. Il avait ordonné
qu’à l’approche de l’ennemi, tous les paysans se réfugient dans les
villes, avec leur bétail et leurs récoltes. Cette politique du vide
surprit les Anglais, qui l’interprétèrent d’abord comme un aveu
d’impuissance, mais ils ne tardèrent pas à en ressentir les effets. Ne
pouvant plus se nourrir sur le pays, ils étaient obligés de
consommer les réserves qu’ils avaient emportées et elles étaient
pratiquement épuisées quand ils arrivèrent devant Reims, au début
du mois de décembre.
Une nouvelle déconvenue attendait le souverain anglais. Il avait
espéré que la population lui ouvrirait les portes, mais il trouva la
ville d’une loyauté à toute épreuve et décidée à se battre jusqu’au
bout. La cité du sacre se voulait française et non anglaise. À la mi-
janvier 1360, Édouard III dut lever un siège inutile avec son armée
affamée. Il avait sous-estimé ses deux principaux adversaires : le
dauphin et le sentiment national… Les miracles de Crécy et de
Poitiers ne se rééditaient pas ; le roi d’Angleterre était en train de
connaître le premier échec de son règne.
Il passa l’hiver en Bourgogne dans des conditions précaires.
Pendant ce temps, le dauphin Charles s’apprêtait à lui porter un
nouveau coup, un coup d’une audace telle qu’il était imprévisible…
C’est à la Chandeleur, alors qu’il était au Palais royal, que
François vit venir à lui Robert de Fiennes, le connétable de France
en personne.
— Chevalier, je vous propose une mission périlleuse et glorieuse.
L’acceptez-vous ?
François ne fut peut-être jamais aussi heureux de répondre
« oui » à une question.
— Alors, vous allez partir sans délai et sans prévenir personne.
Peu après, François quittait Paris, à la suite du connétable, et en
compagnie de plusieurs centaines d’autres chevaliers. Ils
franchirent la porte Saint-Denis vers l’heure de none. Après les
remparts, un autre groupe, conduit par le comte de Saint-Pol, les
rejoignit et, tout le long du chemin, des détachements ne cessèrent
d’affluer.
L’armée – car c’était bien d’une véritable armée qu’il fallait
parler – campa à Saint-Denis. François remarqua les nombreux
chariots de ravitaillement et de matériel qui venaient d’arriver. Il
s’agissait d’une opération de grande envergure, soigneusement
préparée dans le plus grand secret. Combien étaient-ils ? Il y avait
un millier de chevaliers, plus leurs écuyers, des centaines
d’arbalétriers et des gens des milices parisiennes, ceux-là mêmes
qui, après avoir été le plus ferme soutien d’Étienne Marcel, étaient à
présent acquis au dauphin.
On reprit la route le lendemain et l’étape suivante eut lieu à
Méru. De Méru, on repartit pour Beauvais. Il n’y avait toujours pas
la moindre indication sur le but de l’expédition. François en fut
soudainement inquiet. On était en plein pays de Jacquerie. Est-ce
qu’une nouvelle insurrection n’avait pas éclaté ? Est-ce que cette
armée n’était pas là pour la réprimer ? Est-ce que le cauchemar
allait recommencer ?
Non… C’est tout de suite après Beauvais que le connétable fit
arrêter la troupe et leur apprit ce que seuls les chefs savaient déjà :
— Nous allons en Angleterre !
L’enthousiasme fut indescriptible. Ainsi donc, pendant que le roi
anglais épuisait ses forces en France, le dauphin avait décidé de
frapper au cœur de son pays, imprudemment découvert. On allait
débarquer, chevaucher jusqu’à Londres, délivrer le roi Jean et le
ramener ! On allait gagner la guerre !… Pour François, l’exaltation
était plus grande encore : il se voyait arrivant à Hertford et
reprenant Ariette, le blason gueules et sable au cou, la lance à la
main…
L’armée finit par arriver au Crotoy, où elle prit ses quartiers. Une
longue attente commença. Un contingent de volontaires flamands
vint la rejoindre. Mais les vaisseaux tardaient. Il en arriva quelques-
uns, puis d’autres, mais pas assez pour les transporter tous.
François faisait grise mine. Il découvrait un autre visage de la
guerre : l’ennui. Il fallait payer quelques heures d’action par des
semaines d’oisiveté…
Enfin, le 3 mars 1360, les navires furent en nombre suffisant et
ce fut le grand départ ! François monta à bord d’une nef et prit le
chemin du large. Tout autour de lui, des dizaines d’autres voiles
l’escortaient. Au sommet de chaque mât flottaient les fleurs de lis. Il
avait quitté l’Angleterre costumé en laquais et vomissant au fond
d’une barque de pêcheurs ; il y retournait en armure, avec son
cheval et ses armes !
Les vents furent contraires à la flotte française. Parvenue
rapidement de l’autre côté de la Manche, elle resta des jours avant
de pouvoir aborder. Chaque fois qu’on croyait le moment arrivé, un
souffle venant de la côte éloignait les bateaux. Ce ne fut qu’au matin
du dimanche 15 mars que les vents tournèrent. Ils poussèrent la
flotte jusqu’à Winchelsea, à soixante-dix miles au nord d’Hastings,
là même où, il y avait trois cents ans, une autre armée venue de
France avait envahi l’Angleterre.
Le débarquement se fit en bon ordre. La ville de Winchélsea était
située sur une hauteur à quelque distance du rivage. Le connétable
avait formé trois batailles : en tête les arbalétriers et les fantassins
parisiens et flamands, commandés par Jean de Neuville, neveu du
maréchal d’Audrehem ; au centre une première bataille de
chevaliers, commandée par lui-même, et derrière un dernier groupe
de chevaliers sous les ordres du comte de Saint-Pol.
François faisait partie de l’arrière-garde. Jamais il n’avait
éprouvé une joie aussi intense. Il avait gardé la visière de son
bassinet relevée et il humait de toutes ses forces l’air d’Angleterre.
C’était un temps changeant de mars où le soleil et les nuages se
succédaient sans cesse… On arriva vite aux premières maisons de
Winchelsea ; les trompettes se mirent à sonner et les bannières
s’agitèrent. Tout le monde criait : « Montjoie, saint Denis ! » du
connétable au plus modeste fantassin.
Le massacre commença immédiatement… La presque totalité de
la population de Winchelsea était dans l’église pour la messe du
dimanche. Les fantassins s’y ruèrent et s’en donnèrent à cœur joie,
violant les femmes sans souci du lieu sacré, tuant tout le monde y
compris les enfants et les clercs. Il n’y eut aucun quartier, aucune
pitié. Les malheureux habitants de Winchelsea furent victimes, ce
jour-là, d’un des sentiments les plus profondément ancrés dans le
cœur de l’homme : la vengeance.
Ensuite, ce fut le tour des maisons et toute la ville devint bientôt
la proie des flammes. Mais les Anglais étaient aussi rudes
combattants sur leur sol qu’à l’étranger et ils ne tardèrent pas à le
montrer. Un premier détachement d’archers et de fantassins fit
irruption. Ils étaient nombreux : plus d’un millier. C’est que la
surprise n’avait pas joué. Depuis douze jours que la flotte française
naviguait en vue des côtes, les autorités anglaises avaient pu
prendre des mesures et, de partout, des détachements armés
convergeaient vers Winchelsea.
Ce furent les fantassins et la bataille du connétable qui
soutinrent ce premier assaut. Il fut dur, sans merci de part et
d’autre, et les Français finirent par rester maîtres du terrain. Mais
presque immédiatement après, un second groupe, composé
principalement d’archers, fit irruption. Pour la première fois, les
assaillants reculèrent. La route de Londres et du roi Jean le Bon,
que certains avaient crue largement ouverte, était bien défendue…
Depuis le début de l’engagement, François n’avait strictement
rien fait. L’arrière-garde du comte de Saint-Pol, où il se trouvait,
constituait la réserve et il était immobile avec les autres, sur son
cheval, au milieu de la ville en flammes… Quelques flèches
arrivèrent sur eux, puis des chevaliers français apparurent. Ils
reculaient en bon ordre, tandis qu’un ordre circulait, émanant du
connétable :
— Regagnez les navires !
La mort dans l’âme, François fit demi-tour avec ses compagnons.
Le débarquement de Winchelsea ne serait pas la glorieuse conquête
espérée, mais un coup de main, une razzia…
La côte fut redescendue et on arriva au port. François mit pied à
terre. Il pleuvait. Il tenait son cheval par la bride lorsqu’il se sentit
poussé dans le dos avec une telle violence qu’il s’étala de tout son
long. Il voulut se relever mais la douleur l’en empêcha. Il n’avait pas
été poussé ; il venait d’être touché par une flèche.
François resta allongé. La pluie continuait à tomber et ruisselait
à l’intérieur de son armure. Il était étrangement lucide, serein et,
pour tout dire, heureux ! Ainsi donc, il allait mourir en terre
anglaise. Quelle gloire ! Alors que tous les autres étaient tombés en
défendant le sol du pays, ou même en fuyant, il serait peut-être le
seul chevalier français à être mort en conquérant. Ariette viendrait
pleurer sur la tombe d’un héros.
Il voulut voir une dernière fois la bague au lion et, malgré la
douleur, entreprit de se défaire de son gantelet droit. C’est alors
qu’il se sentit soulevé par des bras puissants et se retrouva sur un
bateau. Sans doute, ne le voyant pas bouger, ses compagnons qui
réembarquaient l’avaient jusque-là pris pour mort et le geste qu’il
venait de faire avait suffi pour qu’on lui porte secours…
Si les vents avaient été contraires aux Français à l’aller, ils ne le
furent pas au retour : le lendemain 16 mars, la flotte était à
Boulogne. François fut, avec les autres blessés, conduit vers un
monastère bénédictin dont les moines avaient la réputation d’être
habiles médecins. La blessure n’était heureusement pas trop
profonde et ses jours n’étaient pas en danger, mais elle nécessita
tout de même des soins attentifs. Ce fut le début, pour lui, d’un long
repos forcé…
La nouvelle du débarquement de Winchelsea fut bientôt connue
dans toute la France. Si l’opération n’avait pas été un succès sur le
plan militaire, elle en était un sur le plan psychologique. Tout le
royaume applaudit à l’initiative du dauphin et la noblesse, si décriée
après Poitiers, y retrouva une partie de son prestige. Chez les
Anglais, l’effet fut, évidemment, inverse. Édouard en conçut une
véritable fureur. Il quitta la Bourgogne, où il se trouvait encore,
pour Paris, ravageant tout sur son passage et jurant solennellement
de prendre la capitale et le dauphin.
Ce dernier l’attendait. Les murailles, déjà restaurées par Étienne
Marcel, avaient été encore renforcées, la garnison était nombreuse
et aguerrie : Paris était imprenable… Édouard III arriva le 31 mars à
Arpajon, dont il n’épargna ni une âme ni une maison. Comme les
habitants de Winchelsea, les Arpajonnais étaient victimes de la
vengeance. Puis le souverain continua jusqu’à ce qu’il se heurte aux
remparts de Paris. N’ayant pas assez de moyens pour entreprendre
un siège, il se retourna contre le pays alentour qu’il dévasta de fond
en comble. Bientôt les villages de Longjumeau, Orly, Montlhéry,
Châtillon, Montrouge, Gentilly, Cachan, Issy, Vaugirard, Bercy,
furent la proie des flammes.
Du haut des murailles, les Parisiens contemplaient les incendies
avec désolation. Certains étaient des paysans des environs réfugiés
dans la ville et voyaient brûler leur propre maison. L’émotion était
grande, de même que le ressentiment contre le dauphin : on
réclamait une sortie, on le traitait de couard… Mais ce dernier
n’avait que faire de l’opinion. Il savait que s’il acceptait le combat,
les Anglais, meilleurs soldats, emporteraient la victoire. Pour
l’instant, ils faisaient souffrir le pays, mais ils s’épuisaient eux aussi
et, bientôt, ils seraient à bout de forces.
Gilette avait vu comme les autres les fumées monter de la
plaine. Elle était sans nouvelles de François depuis son brusque
départ de la Chandeleur, mais quelque chose lui disait qu’il n’était
pas mort. Devant les incendies, Gilette avait du mal à dissimuler sa
joie. Comme ces flammes lui chauffaient le cœur ! Même le destin
de Bercy, son village, lui était indifférent. Qu’importe que sa maison
natale soit réduite en cendres, ce qu’elle avait tant appelé de ses
vœux était en train de s’accomplir. Cette guerre était impitoyable :
elle avait accumulé tant de haine que jamais la paix ne serait
possible entre Français et Anglais !
La paix arriva presque tout de suite… Le 12 avril, dimanche de
Quasimodo, Édouard III leva le camp avec ses troupes démoralisées
et affamées. Le lendemain, alors qu’il était près de Chartres, éclata
l’orage le plus terrible dont les hommes eurent jamais la mémoire.
Les grêlons étaient gros comme des rochers et si lourds qu’ils
tuèrent un grand nombre de chevaux et de chevaliers malgré leur
bassinet. Les bagages furent emportés, les chariots détruits, les
hommes et les bêtes pris dans une boue dont ils ne pouvaient se
défaire. Le ciel avait eu raison de ce qui restait de l’armée anglaise…
Conscient de sa situation précaire et effrayé par ce qui était peut-
être un signe de la colère divine, Édouard III fut trop heureux
d’accepter les propositions de paix qu’avancèrent les légats du pape
et les pourparlers s’engagèrent à Brétigny, un village près de
Chartres.
Le 8 mai 1360, la paix de Brétigny était signée. Les conditions
étaient dures : l’Angleterre prenait à la France le tiers de son
royaume (en gros tout le Sud-Ouest) mais par rapport au traité
rejeté par les états généraux, l’amélioration était considérable. De
plus, la rançon du roi était réduite du quart ; le roi, qui allait enfin
pouvoir rentrer en France !
À Paris, la liesse fut sans précédent. Par un incroyable
retournement de situation, on était passé en moins d’un mois du
désespoir à l’euphorie. Les cloches de toutes les églises sonnèrent à
la volée, on s’embrassa dans les rues, des caves du Palais royal
sortirent des tonneaux de vin et on but à chaque carrefour jusqu’à
plus soif !…
Gilette but avec les autres pour noyer sa douleur et c’est dans
l’ivresse qu’elle conçut sa résolution : elle voulait revoir François.
Elle allait s’enfermer dans la maison du parvis et attendre. Quand le
roi rentrerait à Paris, il irait forcément entendre la messe à Notre-
Dame, François serait dans sa suite et elle le verrait. C’était tout ce
qui comptait désormais pour elle…
François apprit la paix de Brétigny, quelques jours plus tard,
dans son monastère de Boulogne. Sa blessure était guérie, mais il
n’avait pas encore recouvré toutes ses forces. Aussi, quand il alla
trouver le père supérieur pour lui faire part de son désir de
retourner à Paris, ce dernier s’étonna. François lui raconta les
événements récents de sa vie ; il lui expliqua qu’avant de retrouver
sa fiancée, il voulait absolument savoir ce qu’il avait fait pendant sa
léthargie. Il tremblait d’avoir commis quelque péché.
Le père abbé partit à rire. Sa physionomie dégageait à la fois la
bonhomie et l’autorité.
— Que me chantez-vous là ? Seule l’âme pèche et vous n’aviez
pas alors votre âme. Êtes-vous si piètre chrétien pour ne pas le
savoir ?
François insista.
— Mais je ne sais pas ce que j’ai fait pendant ce temps…
— Dieu le sait, et c’est cela seul qui compte.
— Que dois-je faire alors ?
Le père abbé lui passa familièrement le bras sur l’épaule.
— Rester… C’est à Calais que débarquera le roi, et Boulogne est
plus près de Calais que Paris. Et puis, il n’est pas mauvais que vous
soyez quelque temps loin du monde. Vous êtes à une étape
importante de votre existence. Un peu de méditation et de prière
vous feront du bien…
François passa au couvent les mois les plus calmes de sa vie.
Après tout ce qu’il avait vécu, il avait besoin de souffler
physiquement et moralement. Il participa peu aux offices et aux
prières en commun. Il se contentait de se rendre chaque jour à la
messe de complies, aux alentours de trois heures du matin, mais
c’était plus par courtoisie pour les moines que pour y chercher la
présence divine.
Une des réflexions que se fit François au cours de ces longs jours
où, pour la première fois de sa vie, il n’avait rien d’autre à faire que
penser, fut le peu de place qu’occupait la religion dans son
existence. Cela tenait sans doute à son éducation. Son père avait la
vision un peu rude des chevaliers, pour qui ces choses concernent
d’abord les clercs et les femmes ; sa mère lui avait tenu des discours
mystiques étranges ; Enguerrand lui avait plus parlé de morale que
de religion. Mais peut-être son rendez-vous avec Dieu était-il fixé à
plus tard…
Le monastère était sur une hauteur dominant la mer et François
prit l’habitude de s’installer sur un promontoire rocheux à
l’extérieur des murs. C’était le début du mois de juin et il y passa
des heures, des journées entières à observer le manège de grands
oiseaux blancs… Il ne comprit que peu à peu la raison de la
fascination qu’exerçait sur lui ce spectacle : c’était parce qu’il avait
un rapport avec sa propre existence.
D’ailleurs, il avait physiquement l’impression d’être un oiseau. Il
s’allongeait tout au bord de la falaise et s’il regardait d’un côté, il se
trouvait au milieu d’herbes et de fleurettes, si proches qu’elles en
étaient floues ; s’il regardait de l’autre, il était plus haut qu’une
cathédrale, dominant une immensité bleue dont il ne pouvait voir la
fin. Un léger mouvement de la tête et il reposait au sol, un léger
mouvement de la tête et il prenait son envol.
Les oiseaux blancs étaient des milliers et leur vacarme, loin
d’être désagréable, avait quelque chose d’envoûtant. Ils avaient fait
leurs nids dans des anfractuosités du rocher surplombant la mer.
François ne se lassait pas de les voir partir à longs coups d’ailes et
revenir nourrir leur progéniture.
Partir, revenir… Qu’avait-il fait d’autre dans sa vie, depuis cette
grande cassure qu’avait été son arrivée à Cousson après la Peste
Noire ? Il s’était rendu d’abord en Bretagne, puis à Poitiers, puis en
Angleterre, puis à Paris, puis à Meaux, puis en Angleterre, de
nouveau, pour arriver enfin ici…
Parfois, François voyait des oisillons sortir du nid et faire leur
premier vol. Comme ses premiers pas, à lui aussi, avaient été mal
assurés : Brocéliande, les jumelles, l’ours ! Heureusement que,
comme les jeunes sortis du nid, il avait trouvé des adultes pour le
guider et le soutenir : Enguerrand, Toussaint, sa marraine…
Il était arrivé à Cousson à la fin de 1349, on était à la mi-1360 :
les choses avaient bien changé en un peu plus de dix ans. L’heure
était venue de rejoindre sa femelle la colombe et de bâtir son nid
avec elle.
François prit le chemin de Calais le 8 octobre 1360. Il venait
d’apprendre que le roi Jean avait quitté Londres avec son escorte.
Pour se rendre dans le port anglais, il choisit de suivre le rivage,
s’amusant à cheminer à l’endroit où les vagues venaient mourir… Il
retrouva d’anciens souvenirs. La prédiction de Pâquerette lui
revint : il allait rejoindre son second coquillage, son second amour
en paradis… Il se souvint aussi que Pâquerette lui avait parlé
d’enfer. Mais Pâquerette s’était trompée : existait-il, avait-il existé,
existerait-il jamais un enfer ?…
Le roi Jean II, dit le Bon, et François de Vivraie arrivèrent le
même jour à Calais, le 10 octobre 1360. Jean le Bon était
accompagné de son plus jeune fils, le petit Philippe, héros de
Poitiers, du Prince Noir et de ses deux frères cadets, qui avaient
tenu à se déplacer pour lui faire honneur, de plusieurs chevaliers
français, qui s’étaient acquittés de leur rançon en même temps que
lui, et d’un certain nombre de personnalités anglaises et françaises
dont la pupille de Madame de France, Ariette de Sinclair…
François vit tout de suite sa silhouette en fin du cortège, la seule
silhouette de femme parmi cette cohorte de chevaliers, d’écuyers, de
religieux et de magistrats… Son masque ! Elle portait son masque de
colombe ! Elle avait osé ! Admirable et impertinente Ariette qui, en
présence d’un roi et d’un prince, n’hésitait pas à s’afficher de la
manière qui lui plaisait…
Repoussant les gens d’armes qui voulaient l’écarter, François
remonta le cortège à contre-courant et arriva devant elle. Les mots
qui lui vinrent à la bouche furent les premiers qu’il lui avait dits
quand ils s’étaient rencontrés :
— Bonjour, colombe aux yeux verts.
Et il ferma les yeux pour entendre la réponse :
— Bonjour, messire lion…
La voix était la même. Il y sentait l’amour avec la même
certitude que quand il était aveugle. Rien n’avait changé ; tout allait
reprendre là où ils l’avaient laissé.
Ils avaient tellement de choses à se dire que paradoxalement, en
chevauchant côte à côte, ils échangèrent peu de paroles. Ils
passaient le plus clair de leur temps à se regarder et à se sourire.
François eut la surprise de voir que le cortège prenait la direction
d’où il venait. Le souverain français avait en effet promis, s’il était
libéré, de faire un pèlerinage à Notre-Dame de Boulogne, et c’était là
que l’attendait le dauphin, entouré de toute la cour. La rencontre
eut lieu dans l’enthousiasme qu’on imagine. Le peuple criait,
chantait, riait, dansait. Ses malheurs étaient finis ! C’était la paix
pour toujours !
En chemin, Ariette et François s’étaient raconté l’essentiel.
Ariette s’était assez rapidement remise de sa blessure. Madame de
France avait intercédé pour elle, et le roi, tant en raison des prières
de sa mère que par admiration pour le courage de la jeune femme,
s’était montré clément. Ariette devait se retirer à Hertford avec
interdiction d’en sortir. Si la paix était signée, elle pourrait alors
aller rejoindre son fiancé…
La mort de Madame de France, fin août 1358, et la reprise de la
guerre avaient brutalement changé sa situation. Elle avait été alors
véritablement prisonnière et enfermée dans un cachot de Hertford.
Le pire pour elle avait été de recevoir les visites de chevaliers anglais
qui voulaient sa main. Ils prétendaient que François était mort. Elle
refusa de les croire et les découragea en leur disant que, si elle
devait les épouser, elle les tuerait dans leur sommeil, dès la nuit de
noces. Son ton avait été suffisamment convaincant pour qu’aucun
d’eux n’insiste. Enfin était arrivée l’annonce miraculeuse de la paix
de Brétigny et l’autorisation de partir en même temps que le roi de
France.
François, de son côté, parla de la mort de Toussaint et de la fuite
de Jean. Il fut fort bref, en revanche, sur son agression et la perte de
sa mémoire, en faisant un incident mineur et ne prononçant pas le
nom de Gilette. Il fut discret également sur son débarquement. Il
avait appris que le massacre de Winchelsea avait beaucoup ému les
Anglais et il ne voulait pas choquer sa compagne…
Le voyage du roi se poursuivit sans hâte. Jean le Bon voulait
parcourir son pays avant de retrouver Paris. Partout, il rencontrait le
même enthousiasme, le même délire. Jean le Bon était un roi
populaire. Le peuple ne s’intéressait pas à la politique et à la
manière de diriger un État, il ne savait qu’une chose : Jean le Bon
n’avait pas fui à Poitiers, il s’était battu jusqu’au bout. C’était un
héros. De plus, les gens sont spontanément attirés par la prestance
et, sur son cheval blanc, malgré ses quarante ans passés, le roi avait
grande allure…
Les étapes se succédaient : Saint-Omer, Hesdin, Amiens, Noyon,
Compiègne… À chaque ville nouvelle, la suite du roi était plus
nombreuse. Ariette et François n’étaient pas le seul couple à en faire
partie. Beaucoup d’épouses des chevaliers libérés les avaient
rejoints et le dauphin et sa cour étaient venus avec leurs dames.
Mais la présence de cette Anglaise et de ce chevalier français qui
allaient se marier ne tarda pas à être connue. Ce couple, symbole
vivant de la paix retrouvée, ne pouvait que toucher les cœurs et
frapper les imaginations.
La chose vint aux oreilles du roi, qui voulut les voir. C’était à
Compiègne… Ariette et François allèrent s’agenouiller devant le
souverain. Celui-ci les fit se relever et demanda à François de lui
conter sa vie de chevalier. N’aimant rien plus que les exploits
militaires, il goûta fort son récit. Il apprécia beaucoup également le
tournoi de nuit. Le fait que ce jouteur qui s’était si piteusement
battu ne soit pas un Français, mais une dame anglaise, l’amusa et le
réconforta dans son amour-propre. Quand François eut terminé, il
était d’excellente humeur.
— Chevalier, en présent de mariage et en l’honneur des jours
heureux que nous vivons, je vous accorde toute faveur en mon
pouvoir.
François s’agenouilla. Il aurait pu demander de l’or, un titre de
noblesse, un château, mais il n’eut pas un instant d’hésitation :
— Sire, j’implore la grâce de mon frère.
— Qu’a-t-il fait ?
Jean le Bon fit la grimace en entendant la réponse de François.
Un meurtre doublé d’un sacrilège était le plus impardonnable des
crimes, mais la grâce était tout de même en son pouvoir…
Le roi Jean fit son entrée solennelle à Paris, le dimanche 13
décembre 1360. L’enthousiasme fut plus grand encore qu’à
l’annonce de la paix de Brétigny. La paix était une notion abstraite,
tandis que le roi, on le voyait, on pouvait le toucher ou presque.
Pénétrant par la porte Saint-Dénis, Jean le Bon se rendit
directement à Notre-Dame pour entendre le Te Deum. Il était sur
son cheval blanc, au-dessous d’un dais d’or soutenu par les lances
de quatre cavaliers. Derrière lui allaient le dauphin, ses autres fils et
son cousin et gendre, Charles le Mauvais, qui venait de lui faire une
humble soumission, à laquelle personne ne croyait vraiment.
Derrière, enfin, chevauchait une cohorte de nobles dames et de
chevaliers.
Ariette avait une robe verte. Elle portait sur ses cheveux roux un
chapeau fait d’une colombe aux ailes déployées. François était en
armure, le blason gueules et sable au cou. Il faisait beau : un temps
froid et sec de décembre. En arrivant sur le parvis de Notre-Dame,
ils mirent pied à terre comme les autres et s’engagèrent dans la
cohue qui entrait dans la cathédrale.
Depuis sa fenêtre au second étage, Gilette de Bercy les avait vus
du premier coup d’œil. Il y avait des centaines de personnes dans la
suite du roi et des milliers de gens tout autour, mais elle les avait
aperçus dès qu’ils étaient arrivés. Elle regarda à peine François,
mais détailla au contraire sa fiancée : quel goût, quelle beauté et,
surtout, quelle noblesse ! Au bras l’un de l’autre, ils gravirent les
marches de la cathédrale, tandis que les cloches sonnaient. On
aurait dit que c’était leur mariage qu’on célébrait.
Les cloches se turent et, à l’intérieur, la cérémonie commença.
Les chants parvenaient au-dehors et la foule les reprenait en chœur.
— Te Deum laudamus…
À sa fenêtre, Gilette écoutait cette prière d’allégresse… Tout à
l’heure, ni François ni sa fiancée n’avaient jeté un regard vers la
maison. Ni l’un ni l’autre n’avaient un instant pensé à elle. Elle
n’éveillait chez lui ni intérêt ni inquiétude, chez elle ni curiosité ni
jalousie. Elle était oubliée pour l’un, pour l’autre inconnue ; c’était
comme si elle n’avait jamais existé.
Te Deum laudamus… Nous te louons, Seigneur… Merci, Mon
Dieu, de m’avoir faite putain ! Merci de m’avoir donné un homme et
de me le reprendre ! Merci de m’avoir trompée ! Gilette se mordit
les lèvres pour ne pas blasphémer. Tout à l’heure, elle quitterait
cette maison qui n’était pas la sienne et elle retournerait chez Mme
Guillemette. Et puis, dans quelques années, quand l’éclat de sa
jeunesse aurait passé, Mme Guillemette se séparerait d’elle et elle
irait dans une autre maison, un peu moins réputée, de la rue
Glatigny. Quelques années plus tard encore, elle échouerait dans
une maison de passe d’un quartier populaire. Puis viendrait le
moment où aucun bordel ne voudrait plus d’elle et où elle devrait se
donner dans la rue aux mendiants, à même le sol, comme les
chiens, le cul dans le caniveau…
C’était cela, la vie d’une putain. Et Gilette de Bercy était une
putain. Simplement, elle avait été assez folle pour l’oublier…
Tandis que la cérémonie se déroulait, Gilette s’efforçait de se
préparer à l’avenir qui l’attendait. Sa seule force viendrait de ses
souvenirs. Ils étaient à elle et, même dans les pires moments, nul ne
pourrait les lui prendre. Par-dessus tout, il y avait ce qui
s’était passé pendant la léthargie de François. C’étaient pourtant de
bien pauvres et banals souvenirs : il avait souffert, elle avait été
heureuse, rien d’autre. Mais cette période-là n’appartenait qu’à elle.
Elle était la seule, avec Dieu, à la connaître et elle la revivrait
jusqu’à sa minute dernière…
Gilette poussa un gémissement soudain. Et la ceinture ? Elle
allait devoir se séparer de sa ceinture dorée, sous peine de subir
l’affreux supplice qu’on avait infligé à Raouline la Chabotte !… Elle
se mit à trembler de tout son corps. Elle ne pouvait pas ! Non, cela,
elle ne pouvait pas ! Cette ceinture était devenue tout pour elle.
L’abandonner, c’était tout perdre. Elle était sa fierté, son bonheur,
sa raison d’être, sa vie…
Elle défit la ceinture d’or et la fit glisser contre sa joue. Elle avait
la douceur de la soie, mais en même temps, les fils métalliques
devaient être aussi solides que ces grosses cordes qui retiennent les
bateaux… Pour la première fois, Gilette se mit à sourire… Bien
entendu, jamais elle ne la quitterait… Comment avait-elle été assez
folle pour croire cela ?
Elle le monta sur un escabeau, fit un nœud coulant, accrocha
l’autre extrémité à une poutre et engagea la tête… Elle était juste
devant la fenêtre. Elle resta là un moment, souriant et caressant la
ceinture autour de son cou, tandis qu’en dessous la foule chantait sa
joie…
Les cloches se mirent à sonner à toute volée. Le roi sortit, suivi
par le dauphin, les chevaliers et les nobles dames. François et sa
fiancée étaient loin derrière, mais elle les aperçut l’un près de
l’autre. Les vivats de la foule étaient si bruyants qu’ils couvraient
presque le vacarme des cloches… Alors Gilette repoussa l’escabeau
du pied et tout disparut à la fois : le roi, le dauphin, François et
Ariette, les cloches de Notre-Dame et Paris.
Troisième partie
LE CHEVALIER AU LION
14 Mademoiselle de France
Ariette de Sinclair et François de Vivraie arrivèrent au prieuré de
Lanoë le matin du 24 décembre 1360. Ils étaient suivis de mules
lourdement chargées, car Ariette était venue en France avec tous ses
bagages, et d’une petite troupe d’hommes d’armes, que François
avait recrutés à Paris pour les protéger d’éventuelles mauvaises
rencontres.
François, qui était pourtant passé plus d’une fois devant Lanoë,
ne reconnut pas le prieuré. À présent, de hautes murailles
l’entouraient et des gardes veillaient aux créneaux. Une fois entré, il
s’annonça et la prieure vint à sa rencontre…
François salua la marraine de son frère, lui présenta celle qui
allait être sa femme et la questionna sur les transformations du
couvent. Elle lui expliqua qu’en raison de la guerre, elle avait décidé
de le fortifier. Afin d’éviter tout incident, la partie occupée par les
gardes était séparée du reste du prieuré. Les soldats pouvaient
cependant se rendre à la chapelle, mais elle avait été divisée en deux
par un claustra, les nonnes se tenant au fond, les hommes près de
l’autel… François annonça alors qu’il apportait la grâce de son frère
et demanda à le voir. La prieure de Lanoë eut du mal à dissimuler
ses larmes, mais répondit que Jean n’était pas là.
Il avait refusé de s’installer au prieuré et vivait en ermite dans
une cabane des environs… François voulut aller tout de suite le
rejoindre, mais elle le retint.
— N’aviez-vous pas l’intention de vous marier ?
— Oui, ma mère.
— Alors, pourquoi pas aujourd’hui même, dans ce lieu où vos
parents se sont mariés ? Allez vous confesser ; ensuite, vous irez
voir votre frère et rentrerez pour complies. Nous célébrerons votre
union juste avant la messe de minuit…
François remercia la prieure. Il avait jusque-là pensé se marier à
Vivraie, mais si la cérémonie avait lieu ici, elle serait autrement
émouvante… Un franciscain se présenta et François se confessa. Il
conta en détail sa vie dissolue à Paris, ce qui ne parut guère
émouvoir le religieux ; il avoua aussi qu’avant de partir, il avait
découvert Gilette pendue et qu’il s’estimait en partie responsable de
sa mort. Cette fois, le confesseur se montra plus sévère, mais il
donna quand même l’absolution.
François s’enquit du chemin de la cabane et partit sur-le-champ.
La neige tombait à gros flocons. Il eut du mal à se repérer dans
cette forêt vallonnée et quelque peu sinistre, mais il finit par
apercevoir une fumée au loin. Il se dirigea vers elle.
C’était une cabane de berger en pierres sèches tout ce qu’il y a de
rudimentaire. Elle était pourvue d’une cheminée centrale consistant
en un simple trou dans le toit… En l’entendant entrer, Jean, qui
dormait, se dressa d’un bond. François recula à sa vue. Ses cheveux
lui descendaient jusqu’aux épaules ; il avait des moustaches
tombantes et une longue barbe en pointe d’un noir profond. Il était
maigre à faire peur ; son visage émacié ressemblait à celui d’un
mort ; sous son habit d’étudiant déchiré, on apercevait sa poitrine
creuse aux côtes saillantes, et sa bulle d’or, en proportion, semblait
avoir grossi. François était tellement bouleversé qu’il en oublia
d’annoncer à son frère la nouvelle dont il était porteur.
— Que fais-tu là ?
Jean eut un sourire qui découvrit ses dents noires.
— Tu vois : je vis.
— On ne peut pas vivre ainsi !
— Mais si. Siméon le Stylite vécut trente-sept ans sur une
colonne haute comme un arbre. En comparaison, ici, c’est un palais.
Je bois de l’eau de pluie ou de la neige fondue, je mange des
insectes ou des rongeurs et, de temps en temps, un voyageur me fait
l’aumône d’un bout de pain…
François revoyait son frère se saoulant et bâfrant au milieu des
filles. Il ne comprenait pas.
— C’est pour expier la mort de Berzenius ?
— Je me moque bien de lui. Il n’a eu que ce qu’il méritait !
— Alors, pourquoi ?
Jean fixa un long moment François de ses yeux fiévreux…
Dehors la neige s’était muée en tempête et les flammes montaient
en colonne, aspirées par le trou du toit.
— À toi, je vais le dire : je cherche Dieu.
— De cette manière ?
— C’était la seule !… En arrivant ici, j’ai fait le point sur moi-
même et j’ai tout compris… Te souviens-tu de ce que je t’ai dit
lorsque nous nous sommes retrouvés à La Vieille Science ?
— Comment l’aurais-je oublié ?
— Comme j’avais été sot alors ! Sot, sot et mille fois sot ! Avec
quelle vanité, quelle complaisance puérile, je t’avais raconté ma
discussion avec mon parrain, ma victoire contre l’étudiant
d’Avignon !…
— Mais c’était merveilleux, au contraire !…
— Tu m’avais même dit que cela ressemblait à tes joutes à
l’escrime, ou quelque chose d’approchant. Et le pire est que je le
croyais aussi !… Je croyais sincèrement que nous étions tous les
deux des champions, toi du corps, moi de l’esprit ; que nous étions
tous deux faits pour la victoire, toi aux armes, moi dans la
controverse…
— Eh bien, oui ! C’est cela…
— C’est cela pour toi, mais pas pour moi !… Moi, mon but est
d’être vaincu !… Tu comprends cela ? Pour mon malheur, la nature
m’a doté d’un esprit trop exigeant. Depuis la discussion avec mon
parrain, je n’ai pas pu entendre un argument sans avoir eu envie de
le détruire et j’y suis toujours arrivé… Toute vérité a son contraire :
plus j’ai lu, moins j’ai cru, plus j’ai étudié, plus je me suis éloigné de
Dieu !…
François regardait son frère accroupi sur la terre nue et il
comprenait soudain, bouleversé, que sa détresse physique n’était
rien à côté de sa détresse morale…
— François, dans les livres, c’était Dieu que je cherchais ! À
chaque page que je tournais, j’attendais que l’Archange paraisse ;
j’attendais qu’il me foudroie de son glaive d’or, qu’il me perce le
cœur et m’illumine… Mais l’Archange n’est pas venu… Je n’ai vu
que les docteurs et les savants de l’Église. Ils sont arrivés dans la
lice l’un après l’autre et je les ai tous défaits. Je les ai désarçonnés,
disloqués. Ils ont mordu la poussière et sont devenus poussière à
leur tour !… Pour mon malheur, je suis le Prince Noir de l’esprit,
l’éternel vainqueur… Mais en arrivant ici, après m’être fait ces
réflexions, j’ai eu un fol espoir !…
François était au bord des larmes, tant le ton de son frère était
pathétique.
— Lequel ? Dis vite !
— Je me suis dit que c’était précisément la science qui me
détournait de Dieu. Le seul moyen de le retrouver était d’oublier ce
que j’avais appris. Pourquoi est-ce que le dernier des serfs, le plus
épais des idiots de village, le plus fou des malades de Saint-Guy
pouvait croire et pas moi ? Je me suis enfermé et j’ai essayé de
devenir aussi ignorant, aussi sot, aussi dénué de raison qu’on peut
l’être. Je me suis arrêté de parler, de penser ; je me suis fait humble
et j’ai attendu…
— Et tu as trouvé ?
— Je n’ai trouvé que moi-même. La solitude et l’ennui : voilà ce
que j’ai trouvé !… Alors je me suis rebellé. J’ai sommé Dieu de se
manifester, quitte à me foudroyer… Une nuit d’orage j’ai gravi la
colline. Je me suis posté sur le plus haut des rochers et j’ai lancé au
ciel des blasphèmes tels que les démons n’en ont jamais entendus.
La foudre est tombée sur le prieuré !…
Jean se leva d’un bond et agrippa son frère par le bras.
— François, nous sommes régis par le hasard ! La boîte est vide !
Maître Erhard avait raison : c’est bien là le grand secret.
Il marqua un silence :
— Et si Dieu n’existe pas, qui me dira pourquoi notre mère est
morte ?
— Pourquoi elle seulement ?
— Parce qu’elle, je ne le voulais pas…
Jean se laissa tomber à terre. Il se mit à parler d’une voix plus
calme, fataliste.
— Je sais, à présent, que je ne trouverai rien ici. Le seul espoir
serait de recommencer à étudier. Non pour écrire le livre, je n’ai
plus cette ambition, mais pour le lire. Il doit bien en exister un, un
seul, qui dise la vérité. Pour lui, je serais prêt à tout. S’il est écrit en
langue sarrasine, j’apprendrai le sarrasin. Malheureusement…
François se souvint soudain de la raison de sa venue.
— Jean, tu vas pouvoir étudier. Je t’apporte ta grâce !
— Qui pourrait me gracier après ce que j’ai fait ?
— Le roi de France. Voici tes lettres de rémission.
Jean de Vivraie resta longuement interdit, parcourant, les yeux
humides, le parchemin que lui tendait son frère…
— Comment pourrai-je te remercier ?
— En m’éclairant. Il y a des questions auxquelles tu es le seul à
pouvoir répondre.
François lui parla alors de sa léthargie et de sa crainte de n’avoir
recouvré qu’imparfaitement la mémoire, notamment pour ce qui
touchait les loups. Jean, retrouvant aussitôt sa vivacité
intellectuelle, l’avait écouté avec un intérêt aigu.
— Nous avons tous une mémoire incomplète, mais bien peu le
savent. Les Anciens disaient que les dieux nous en prennent, par
jeu, une partie mais qu’à force d’efforts, nous pouvons la leur
reprendre… Par exemple, sais-tu quels ont été tes premiers mots, toi
le chevalier héroïque ?
— Non. Mes souvenirs commencent à la Saint-Jean 1340.
— Tu as dit : « J’ai peur ! »
— Comment le sais-tu ?
— J’ai surpris une conversation entre nos parents…
La peur, justement, se mit à saisir François. Mais il voulait aller
jusqu’au bout. Sa véritable confession, c’était maintenant qu’il la
faisait, dans cette cabane de berger. Il raconta à son frère la
Jacquerie et la mort de Toussaint… Jean hocha la tête.
— C’était un combat contre des loups. Tu étais perdant d’avance
puisque tu te battais contre une partie de toi-même.
— Qu’aurais-je dû faire ? Rester à Paris comme un lâche ?
Laisser massacrer la chevalerie ?
— Non. C’est alors le lion qui se serait révolté. Tu étais perdant
d’avance, je te dis…
— Il y a donc bien des loups en moi…
Jean ne répondit pas tout de suite. François sentit que l’instant
crucial était arrivé.
— Retourne-toi…
François regarda derrière lui et vit un tas d’ossements près du
mur.
— Qu’est-ce que c’est ?
Six crânes de loups. Ils sont là depuis près de vingt-quatre ans,
précisément, depuis la Chandeleur 1337, neuf mois avant ta
naissance…
François se mit à trembler… Jean s’en aperçut, mais il continua.
— C’est dans cette cabane que tu as été conçu, sous les yeux de
six têtes de loups fraîchement coupées. Un moine, qui a découvert
nos parents endormis le lendemain matin, me l’a raconté…
François, terrorisé, ne pouvait détacher son regard des six
crânes.
— Pourquoi ? Qui les avait coupées ?
— Je ne sais pas. Je t’ai tout dit…
— Jean, tu sais d’autres choses sur moi !…
— Peut-être, mais c’est trop tôt. Cela te troublerait sans
t’apporter quoi que ce soit. Pour l’instant, tu dois te marier, avoir
des enfants et te battre. C’est l’heure des lions. L’heure des loups
viendra plus tard.
François regarda Jean avec une sorte d’admiration étonnée.
— Je suis forcé de t’obéir. Tu as deux ans de moins que moi,
mais tu as toujours été mon aîné.
Au loin, complies sonnèrent à la cloche du prieuré…
— Viens-tu à mon mariage ?
Jean secoua la tête.
— Non. J’y serai par la pensée. Je vais me recueillir et je partirai
pour Paris quand sonneront matines. Me mettre en marche en
même temps que la naissance du Seigneur me plaît. C’est comme si
j’entamais un long chemin vers lui…
Tandis que Jean parlait, François essaya d’imaginer son père et
sa mère faisant l’amour dans cette cabane à la lueur du feu. Il fut
saisi d’un sentiment d’horreur : inexplicablement, cette vision lui
évoquait le rêve noir. Il fallait partir… Il se défit de son escarcelle et
la tendit à son frère.
— Tu as assez d’or pour ton voyage. Je te ferai envoyer une
pension régulière au collège de Cornouailles…
Les deux frères s’embrassèrent.
— Sois heureux en famille et victorieux à la guerre !
— Et toi, sois vaincu par le livre !…
François sortit. À sa surprise, la neige avait cessé et une nuit
dégagée l’avait remplacée. Il aperçut en bas, au fond du vallon, un
cordon lumineux qui cheminait en direction du prieuré. C’étaient
les paysans de Lanoë qui venaient à la messe. Le spectacle, dans le
silence dû au tapis neigeux, avait quelque chose de féerique. Sans
transition, la paix succédait à l’angoisse. Les loups s’étaient comme
évanouis sous l’effet d’un charme. Jean avait raison : il fallait les
oublier, faire comme s’ils n’étaient pas là, tout en sachant qu’ils
reviendraient un jour… François pensa alors qu’il avait oublié de
demander à son frère ce qu’il avait dit au pape. Mais il n’aurait sans
doute pas eu de réponse à sa question…
Il descendit dans le vallon. Les cloches de Lanoë sonnaient sans
discontinuer pour appeler à la messe de son mariage. Les paysans
allaient à pas réguliers dans la neige, chacun portant sa lanterne,
emmitouflés pour la plupart dans des peaux de mouton. À sa vue, ils
se découvrirent et certains s’agenouillèrent. François, tout surpris,
réalisa qu’il était leur seigneur. Lanoë était dans la seigneurie de
Cousson et depuis la mort d’Enguerrand, il était sire de Cousson.
François franchit la porte des remparts, qui était vide de gardes.
Il n’y avait aucune attaque à craindre : tout le monde, même les
pires brigands, respecte la nuit de Noël. Dans la cour intérieure, il
croisa un bâtiment calciné, sans doute celui que la foudre avait
frappé, tandis que Jean s’époumonait sur son rocher. François
ressentit un brusque malaise, mais l’instant d’après il entrait dans la
chapelle et ce fut l’éblouissement !
La Vierge Marie était là, derrière l’autel, avec saint Joseph, l’ange
et les rois mages !… François s’aperçut rapidement qu’il s’agissait de
comédiens costumés : la Vierge était beaucoup plus âgée qu’elle
aurait dû l’être, Melchior, le roi mage noir, était barbouillé de suie.
Mais un instant, il avait cru au miracle et c’était l’essentiel… À ce
moment un grand bruit se fit dans la chapelle et il détourna son
regard de l’autel : toute l’assistance, à sa venue, s’était mise à
genoux… Il resta là, un moment immobile, ne sachant trop que
faire. C’est alors que, derrière le claustra qui coupait la chapelle en
deux, la musique s’éleva.
Après un prélude instrumental, les premières notes d’un
cantique résonnèrent ; c’était un chœur féminin au son pur, céleste.
Le grillage de bois s’ouvrit et Ariette parut…
François sursauta tant la surprise était grande. Elle portait une
robe de rêve : bleue, au décolleté bordé d’hermine, de même que le
bas et le tour des manches, très amples. Mais c’était la cape qui était
la plus éblouissante : fixée aux épaules par deux agrafes d’or et
bleue également, elle était semée de fleurs de lis de pur argent. Elle
était également bordée d’hermine et formait une traîne si longue et
si lourde qu’il ne fallait pas moins de quatre jeunes filles pour la
porter. Sur ses cheveux roux, Ariette avait un fin diadème d’or.
François alla se placer près d’elle, devant l’autel où le franciscain
avait pris place et les personnages de la crèche. Il murmura à sa
compagne :
— C’est une robe de princesse !
— Non, de reine… Madame de France me l’a léguée à sa mort, de
même que son diadème et sa bague.
Et Ariette sortit de son vêtement un anneau d’or orné d’une fleur
de lis Elle le remit au prêtre, tandis que François faisait de même
avec la bague au lion. Puis, ils prirent place devant deux fauteuils
disposés face à l’autel et la messe commença… De temps à autre,
François regardait Ariette, de temps à autre, Ariette regardait
François. Le peuple, lui, ne se lassait pas d’admirer ses nouveaux
seigneurs. Jamais, il n’avait vu de plus beaux, de plus nobles jeunes
gens.
On les aurait dit sortis d’un conte. Ariette resplendissait dans sa
robe de reine. Ses cheveux roux semblaient émettre de la lumière
comme une auréole ; même en ces instants solennels, ses yeux verts
avaient gardé leur éclat et son sourire sa malice. François, plus
sobrement habillé d’un vêtement long où le rouge et le noir se
mêlaient avec bonheur, rayonnait de force et de santé. Ses cheveux
dorés formaient des boucles régulières. Son regard bleu, ses traits
bien dessinés étaient presque angéliques à force de perfection ;
seules deux petites rides de chaque côté des lèvres indiquaient que
les épreuves de la vie en avaient fait un homme.
À la fin de la cérémonie, le moine bénit leurs bagues et, au
même endroit que Marguerite et Guillaume de Vivraie près de
vingt-quatre ans plus tôt, ils se les passèrent au doigt… C’est à ce
moment que la cloche du prieuré sonna trois fois : c’était matines,
c’était Noël !… La Sainte Vierge sortit de sa robe une poupée de
chiffons qui figurait le petit Jésus et toute l’assistance se mit à
pousser avec ferveur, tant pour la naissance du Sauveur que pour le
mariage de ses seigneurs, le même cri d’allégresse :
— Noël !…
François et Ariette de Vivraie ne quittèrent pas leur place et
s’agenouillèrent : une autre messe, celle de minuit, commençait.
François ferma les paupières, revivant intensément les instants,
trois ans avant, où il avait prié aux côtés d’Ariette pour recouvrer la
vue. Après un long moment, il rouvrit les yeux et regarda sa femme.
Dieu l’avait exaucé au-delà de toute espérance ! Car Dieu existait,
tout, dans cette chapelle, témoignait de sa présence : la foi
touchante des acteurs qui jouaient les personnages de la crèche, la
ferveur de l’assistance, le son pur des voix des nonnes.
Après la messe, un souper eut lieu dans la grande salle du
prieuré. Les mets étaient nombreux et raffinés, mais Ariette et
François mangèrent peu ; ils étaient trop émus pour avoir de
l’appétit… C’est avec soulagement qu’ils se levèrent enfin de table.
La prieure les conduisit elle-même à la chambre matrimoniale.
C’était la plus belle et la plus vaste, la seule aussi qui comportait un
lit à deux places ; elle était réservée aux couples importants de
passage à Lanoë.
À la lumière des deux chandeliers qui éclairaient la pièce, ils
découvrirent un décor simple et solennel : des murs blancs, deux
fenêtres aux vitraux blancs et rouges, un grand lit, recouvert de
rouge également et surmonté d’un crucifix, quelques meubles très
sobres : deux fauteuils, un coffre, un banc…
Ils restèrent quelque temps immobiles l’un en face de l’autre…
La dernière nuit qu’ils avaient passée ensemble était leur première
et unique nuit. Depuis qu’Ariette était en France, ils n’avaient
jamais partagé le même lit. Lorsqu’ils suivaient la cour de Jean le
Bon, ils étaient trop en vue. Chacun savait qu’ils n’étaient que
fiancés et ils ne devaient pas enfreindre les usages. Pendant les
quelques jours qui avaient suivi, entre le départ de Paris et l’arrivée
à Lanoë, ils auraient pu, certes, se le permettre, mais leur mariage
était si proche qu’ils avaient décidé d’attendre leur nuit de noces…
Leur nuit de noces était arrivée et voici que François était
intimidé comme un gamin, regardant sa femme sans oser faire le
premier pas. Ce fut elle qui le franchit… Elle avait quitté sa cape
tout de suite après la messe ; elle n’avait plus que sa robe bleue, et,
d’un vif mouvement, entreprit de la retirer. François se dévêtit à son
tour et, l’instant d’après, Ariette était nue devant lui…
Il ne l’avait vue ainsi que quelques minutes, entre le temps où il
avait recouvré la vue et celui où ils s’étaient habillés pour aller
annoncer la nouvelle. Il n’avait pu alors, dans son trouble, que
prononcer un jeu de mots : « Ariette au sein clair ! »…
Ariette au sein clair ! François resta en extase, tant son
admiration, son éblouissement étaient grands. Là, sous le sein droit,
il y avait, à présent, la blessure du tournoi et le fer du chirurgien
avait laissé une brûlure qui ressemblait à s’y méprendre à un cœur…
Il murmura, bouleversé :
— La marque de l’amour !…
Ariette lui souriait, triomphante, avec sa chevelure rousse et ses
yeux verts. Quand il lui avait raconté le tournoi, Toussaint l’avait
comparée à la déesse de l’amour… Oui, c’était bien cela : Ariette
était une déesse : elle en portait sur elle la preuve irréfutable,
éclatante. Ils éteignirent les chandeliers et se mirent au lit.
François ne fut pas adroit. Comment l’être, quand on tient une
déesse dans ses bras ? Dans ses caresses, il revenait toujours malgré
lui sur la marque et Ariette finit par lui avouer que sa blessure était
restée douloureuse, ce qui le remplit de confusion et ajouta encore à
sa maladresse. De son côté, elle n’était guère plus à l’aise. Elle était
trop bouleversée ; il était trop tôt pour qu’elle se comporte comme
elle en avait secrètement envie…
Leur étreinte n’était pas réussie ? Qu’importe ! Il y en aurait
d’autres, tant d’autres !… François attendit que sa femme s’endorme
et alors, délicatement, furtivement, il effleura ce second cœur
qu’elle avait sous le sein droit.
François et Ariette de Vivraie quittèrent Lanoë, le surlendemain
27 décembre, à l’heure de prime, en direction de Cousson… Avant de
rentrer à Vivraie, François se devait en effet de visiter le château de
son oncle, qui était désormais le sien.
Ils arrivèrent à Cousson vers midi. Depuis la veille, un froid
intense s’était abattu et ils ne rencontrèrent personne. Les paysans
étaient chez eux, serrés contre leurs bêtes devant l’âtre. Même les
gardes tardèrent à répondre, aux murailles du château… Tandis que
le pont-levis s’abaissait enfin, François contempla, non sans
émotion, cette fière et familière silhouette, aux allures de grand
navire, qui se dressait sur le Cousson gelé.
L’intendant de Cousson vint à leur rencontre. C’était un homme
d’une quarantaine d’années au visage expressif encadré d’une barbe
brune en collier. Il portait sur ses cheveux bouclés une petite calotte
noire. François le salua avec bienveillance. Il était déjà là quand il
était arrivé lui-même à Cousson. Il n’avait jamais fait spécialement
attention à lui. Il savait simplement qu’il s’appelait Éléazar Simon et
qu’il était juif. Souvent, il s’enfermait avec son oncle pour
d’interminables discussions dont l’objet ne le préoccupait guère.
François avait également remarqué qu’Éléazar Simon, de même que
son jeune fils, Mardochée, semblaient lui vouer une inexplicable
vénération.
Éléazar Simon était arrivé à Cousson, quelques mois seulement
avant François, à la fin de l’été 1349. Chassé par les persécutions de
Nantes, où il était banquier, il s’était présenté à Cousson avec sa
femme Stella et Mardochée, âgé de dix ans. Enguerrand, qui n’avait
jamais laissé quelqu’un dans la détresse, lui avait accordé
l’hospitalité et il n’avait eu qu’à s’en féliciter.
Stella était morte quelques semaines plus tard, mais Éléazar et
son fils étaient restés. Bien vite, le banquier de Nantes s’était révélé
un administrateur hors pair et, grâce à lui, le domaine de Cousson,
déjà prospère, avait connu une richesse sans égale. Enguerrand prit
peu à peu l’habitude de s’en remettre à Éléazar en toutes choses et,
lorsqu’il partit pour la guerre, il lui conféra toute autorité, y compris
militaire, sur le château. C’est ainsi que Cousson avait la
particularité rarissime d’être commandé par un juif…
É
Éléazar Simon voulut présenter sans attendre ses comptes à son
nouveau seigneur, mais François refusa. Il éprouvait le besoin de se
recueillir, de faire un pèlerinage dans ces lieux où il avait laissé tant
de lui-même. Il voulut visiter le château de fond en comble et
Éléazar lui remit toutes les clés, y compris celle du laboratoire
d’Hugues où, selon les ordres d’Enguerrand, il n’était jamais entré.
Et tandis qu’Ariette allait s’installer au chaud dans leur chambre, il
commença son exploration…
Il parcourut le chemin de ronde, où les gardes frigorifiés
battaient le sol de leurs souliers de fer. Il entra avec émotion dans
l’écurie d’Orient. Un peu plus loin, il rencontra Antoinette, la
compagne de Marion, qui portait un ballot de linge, qu’elle laissa
tomber de saisissement à sa vue. À ses questions, elle répondit que
tout allait bien ; la guerre les avait épargnés. La réputation
d’invincibilité de Cousson était trop bien établie pour qu’une
quelconque armée songe à en faire le siège. Pour leur vie
quotidienne, ils n’avaient pas à se plaindre. Ils ne manquaient de
rien.
Tout en parlant avec Antoinette, François arriva, avec un
serrement au cœur, dans la cour intérieure où il s’était entraîné
quotidiennement aux armes. Comme tout cela était loin ! Bientôt,
ce serait lui qui aurait un fils, un futur chevalier qu’il ferait sortir du
lit à laudes et auquel il apprendrait le maniement du fléau d’armes,
la lutte… Il pensa à Yvain et demanda à Antoinette si l’on avait de
ses nouvelles. Elle lui répondit que non. Il la remercia et la pria de
le laisser.
C’est seul qu’il entra dans la chapelle où il avait été adoubé. Elle
était déserte et glaciale. Il alla s’agenouiller à l’endroit précis où il
avait passé sa veillée d’armes… Avait-il été fidèle à son vœu de cette
nuit-là ? S’était-il assez défié de son plus redoutable ennemi, c’est-à-
dire lui-même ? Dieu, seul, pouvait répondre à cette question…
En sortant de la chapelle, François voulut voir le laboratoire
d’Hugues, où Éléazar n’était jamais entré et, à sa connaissance,
Enguerrand non plus. Le dernier qui y soit allé devait être son
grand-père, Jean de Cousson, mort bien avant sa naissance, puisque
Marguerite elle-même l’avait à peine connu.
Le laboratoire était au premier étage de la tour d’Hugues.
François essaya plusieurs clés avant de trouver la bonne et ouvrit
avec un pincement au cœur. Il s’attendait à trouver un décor
effrayant, mais la pièce, envahie de poussière et de toiles
d’araignées, ressemblait plus à une bibliothèque qu’à un laboratoire.
Il y avait des livres partout, sur des rayonnages, à terre, sur une
longue table qui occupait la presque totalité de la pièce, sur les deux
fauteuils qui complétaient le mobilier. François en ramassa un… La
reliure le surprit : elle n’avait pas le contact lisse du cuir et sa
couleur n’était pas brune, mais d’un gris inhabituel. D’ailleurs, en y
regardant de plus près, tous les autres livres étaient pareils…
François poussa un cri d’horreur et lâcha le volume. C’était de la
peau de loup ! Toute la bibliothèque d’Hugues était reliée en peau
de loup !…
Il quitta la pièce, referma précipitamment et alla chercher son
cheval, pour fuir le plus loin possible de cet endroit maudit.
Quelques minutes plus tard, il franchissait au galop le pont-levis…
Il remonta le Cousson. La vue de la campagne sous la neige lui
redonna le calme. Dénudés et chargés de givre, les saules pleureurs
qui bordaient le petit fleuve étaient peut-être encore plus beaux que
quand ils avaient leurs feuilles… François décida d’aller plus loin en
amont, jusqu’à l’endroit où il avait affronté et vaincu Colas Doublet,
le costaud de village.
Sans s’y attendre, il passa devant le lavoir où il avait rencontré
Marion. Il était tout gelé et de longues aiguilles de glace pendaient
du toit. Il se revit brouillant l’eau pour cacher sa nudité, sous les
rires féminins et rouge de confusion lorsque, se redressant, il s’était
retrouvé le nez dans le décolleté de la servante… Il fut tenté de
rebrousser chemin : il n’y avait que de la nostalgie à glaner le long
de ces rives.
Il continua, cependant. Un peu plus loin, il rencontra le moulin,
dont l’aube immobile et brillante de givre ressemblait à quelque
astre étrange. Il passa devant le bâtiment. Dans le jardin, une fillette
de sept ans environ jouait dans la neige. À l’intérieur de la maison,
une femme chantait un air triste, qu’elle fredonnait pourtant d’un
ton enjoué.
« La marée basse m’apporte mon chevalier
La marée haute me le reprend.
Qui connaîtra jamais ma peine
À part les coquillages ? »
La chanson cessa soudain.
— Flore, rentre ! Tu vas prendre froid.
L’enfant obéit. Au passage, elle jeta un regard surpris sur ce
chevalier immobile qui la regardait, et la porte se referma sur elle.
François resta un long moment sans bouger, malgré l’air vif qui le
glaçait. Il se souvenait des paroles de Pâquerette : « Ce sera une fille
et je l’appellerai Flore… » Flore, sa fille, son seul enfant !… Il ne
l’avait pas vue longtemps, mais suffisamment pour constater qu’elle
lui ressemblait et il en était bouleversé… Il ne devait pas rester ici.
Sa vie était ailleurs. Tout cela était du passé, un passé dont la
contemplation ne pouvait que lui faire du mal. Il fit demi-tour.
Involontairement, il se mit à fredonner la chanson de la sirène.
Lorsqu’il s’en rendit compte, il poussa un cri de colère et se mit au
galop.
La nuit qu’il passa avec Ariette dans sa chambre de jeune
homme fut remplie de gêne. Les fantômes de Marion et d’Yvain
étaient trop présents pour qu’il se sente à l’aise avec sa femme.
Celle-ci, de son côté, avait pour la première fois perdu son sourire.
Sans l’entendre se plaindre, François comprit qu’elle ne se
plaisait pas dans ces lieux. Elle n’était pas chez elle. C’était à Vivraie
que se trouvait leur foyer, leur nid… François lui déclara que, le
lendemain, il réglerait tous les problèmes matériels avec l’intendant
et qu’ils partiraient aussitôt…
Au matin, il fit venir Éléazar dans la salle d’armes, de musique et
de lecture. Elle avait le même aspect impressionnant que lorsqu’il
l’avait quittée : elle était immense, avec, à l’entrée, une lourde table
et le fauteuil du seigneur, puis une longue rangée d’armures, puis
l’endroit consacré à la musique, avec les instruments les plus divers,
enfin, sur le mur du fond, la bibliothèque.
Il y avait pourtant un changement, un seul. À côté du portrait de
Flore, la défunte épouse d’Enguerrand, figurait à présent le portrait
d’Enguerrand lui-même. C’était une œuvre remarquable. L’artiste
l’avait représenté avec une telle vérité qu’on l’aurait dit vivant. Mais
en même temps, l’effigie avait on ne sait quoi d’idéal, de céleste…
François demanda à Éléazar qui avait réalisé ce chef-d’œuvre.
— C’est moi, monseigneur. Je l’ai fait de mémoire quand j’ai
appris sa mort.
— Tu es donc peintre ?
— C’était la première fois que je tenais un pinceau. C’est Dieu
qui a dû guider ma main…
Ariette s’était installée plus loin, dans le coin de musique, avait
pris une harpe et s’était mise à chanter. C’était une chanson en
anglais, dont François ne comprenait pas les paroles, mais qui,
d’après ses intonations langoureuses, devait être une chanson
d’amour… Éléazar Simon étala sur la table plusieurs gros volumes
et se lança dans de longues explications. François ne comprenait pas
grand-chose, n’ayant jamais eu de dispositions pour les chiffres.
Mais peu lui importait. Si son oncle avait placé, pendant de si
longues années, sa confiance en cet homme, c’est qu’il la méritait.
D’autre part, l’aspect du château et des campagnes environnantes en
était le meilleur témoignage : tout, à Cousson, respirait la
prospérité… François interrompit Éléazar. Il en savait assez. Il lui
ordonna de verser à Jean, au collège de Cornouailles, une pension
aussi importante que le permettraient les revenus du château.
Ensuite, il lui posa une question qui lui tenait à cœur :
— Et pour les choses militaires, comment fais-tu ? Ne me dis pas
que ton Dieu t’a fait à la fois banquier, peintre et soldat…
— Non, monseigneur. Comme tous les miens, je n’entends rien
aux armes.
— Alors, comment se fait-il que Cousson ait l’air si bien
défendu ?
— J’essaie de choisir les meilleurs hommes et je les paie bien. Je
pense qu’il est aussi efficace de s’entourer de bons capitaines que
d’être soi-même un homme de guerre…
François garda le silence. Il pensa à l’attitude du jeune dauphin,
le futur Charles V… Il approuva de la tête.
— C’est bien, Éléazar. Je vais partir pour Vivraie. Je te confirme
dans toutes les fonctions que t’avait confiées mon oncle.
É
Éléazar Simon s’inclina avec cette expression de vénération que
François avait plusieurs fois remarquée.
— Je vous remercie, monseigneur. Puis-je vous faire un aveu ?
C’est plus qu’un honneur pour moi de vous servir, c’est une dette
sacrée.
— Quelle dette ? Tu ne me dois rien.
— N’avez-vous pas, pendant la peste, essayé de sauver deux des
nôtres au risque de votre vie ?
François lui fit la même réponse que jadis à l’évêque :
— Je les ai défendus parce qu’ils étaient innocents, non parce
qu’ils étaient juifs.
Éléazar Simon hocha la tête avec gravité.
— Précisément, monseigneur. Tous les chrétiens n’estiment pas
qu’on puisse être en même temps juif et innocent…
Ariette chantait toujours. Elle avait entamé une nouvelle
mélodie anglaise, au rythme étrange, syncopé, comme une
cavalcade ou un cœur qui bat trop vite… L’intendant reprit la parole.
— Il reste un dernier problème, monseigneur : un homme à
juger.
François fit la grimace. De toutes les tâches, c’est celle dont il
aurait le plus voulu être dispensé. Il jeta un regard au portrait
d’Enguerrand pour y puiser du courage.
— Qui est-ce ?
— On l’appelle Brisebarre, mais nul ne connaît son nom de
baptême. C’est le chef d’une bande qui a terrorisé le pays. Il a
commis tant de crimes et de méfaits qu’il est inutile de citer des
témoins. D’ailleurs, lui-même reconnaît tout ce qu’on lui reproche.
Dois-je le faire venir ?
François acquiesça et Éléazar quitta la pièce. En attendant qu’il
revienne, il regarda son oncle. Il était heureux que le sort lui ait
réservé une affaire qui ne posait pas de cas de conscience. Nul plus
que ce vaurien ne méritait de se balancer à la potence dressée au-
dessus des murailles… Enguerrand n’aurait rien décidé d’autre.
Éléazar Simon revint, avec Brisebarre entre deux gardes.
François ne put s’empêcher d’être frappé par son aspect. Il
comprenait d’où lui venait son surnom : c’était un colosse comme il
en avait rarement vu ; un géant au torse puissant et à l’imposante
barbe carrée. C’est ainsi qu’il imaginait le Grand Ferré ou son
ancêtre Eudes. Quel dommage qu’une pareille force de la nature ait
été dévoyée ! Quel soldat il aurait fait ! … François l’apostropha
rudement :
— Brisebarre, reconnais-tu tes crimes ?
Brisebarre baissa la tête, l’air sinistre. Il savait sa dernière heure
arrivée.
— Oui, monseigneur. J’en demande pardon à Dieu.
François s’apprêtait à prononcer la sentence de mort, mais il jeta
un regard au portrait et crut y discerner une ombre de reproche.
Pourquoi aller si vite ? Il regarda le colosse dans les yeux.
— Parle-moi un peu de toi.
Brisebarre, tout étonné de l’intérêt qu’on lui portait, mit un
temps avant de répondre.
— J’étais très jeune, monseigneur. J’étais fort et je voulais me
battre. J’avais entendu parler de du Guesclin et je suis parti vers la
forêt de Broons. Mais en chemin, j’ai rencontré la bande de Grand
Colas…
— Grand Colas ?…
L’intendant précisa :
— Colas Doublet, un voyou d’un village voisin devenu chef de
bande…
— Je connais… Continue, Brisebarre.
— Les hommes de Grand Colas ont voulu me garder. Moi, je ne
voulais pas, mais ils m’ont fait boire et je me suis retrouvé avec eux.
Quand Grand Colas est mort, c’est moi qu’ils ont élu comme chef.
J’ai été pris presque tout de suite après…
François resta songeur. La jeunesse, une beuverie… cela lui
rappelait étrangement sa propre histoire. Il suffisait de si peu de
chose pour passer du bien au mal, pour mourir en héros ou se
balancer au bout d’une corde… Il prit la parole :
— Brisebarre, je te fais grâce et je te fais même mon écuyer. Tu
devras m’obéir aveuglément et en silence. Tu devras me défendre au
prix de ta vie et te faire tuer si je te le demande. Je t’appellerai
désormais Lécuyer tout court et tu n’auras plus d’autre nom.
Acceptes-tu ?
Pour toute réponse, Brisebarre se mit à genoux, joignant les
mains et balbutiant des prières incompréhensibles.
— Qu’on lui retire ses chaînes et qu’on l’équipe comme il
convient ! Qu’il se choisisse aussi un cheval. Demain, nous partons
pour Vivraie…
Le lendemain à prime, François, Ariette de Vivraie, Lécuyer et
une petite escorte franchissaient les murailles de Cousson. Le froid
s’était encore accru. Les branches des arbres, devenues cassantes
comme du verre, tombaient sous le poids de la neige. De temps en
temps, des animaux morts, comme pétrifiés, barraient la route… Ils
cheminaient depuis un peu plus d’une heure lorsqu’une apparition
surgit. Une forme noire de la taille d’un veau courait derrière les
fourrés. Ariette poussa un cri. François tira son épée, mais Lécuyer
ôta seulement son casque et se signa. Il s’approcha de François.
— Il ne faut pas vous alarmer, monseigneur, c’est…
François était en train de rengainer. Il avait compris avec un
temps de retard. Il regarda Lécuyer avec haine.
— Je sais qui c’est ! Tu dois m’obéir en silence. Un mot de plus et
je te fais pendre !…
Ils traversèrent Rennes le lendemain. Sous la neige, François
reconnut à peine la ville, qu’il n’avait vue que deux fois : à la Saint-
Jean, d’abord, avec ses parents, ensuite quand il avait fait l’ours avec
la troupe… Mais à vrai dire, François se souciait peu de Rennes. À
mesure qu’il approchait de Vivraie, il se demandait ce qu’avait pu
devenir son château, depuis qu’il l’avait quitté, lors de cette sinistre
Saint-Martin 1348…
Le château de Vivraie avait subi le sort d’un navire abandonné
par son équipage en pleine tempête : il avait été ballotté en tous
sens.
Lorsque la peste s’était déclarée, les gens de Vivraie avaient fui, à
la suite de leurs maîtres. Mais certains étaient déjà trop atteints, les
gardes notamment. Deux d’entre eux étaient restés affalés aux
créneaux, un troisième en travers du portail ouvert. Pendant des
mois, on avait pu les voir pourrir et se dessécher. Le château de
Vivraie était devenu maudit. Longtemps après la fin de l’épidémie,
on l’appelait encore « le château de la peste ». On disait qu’il était
gardé par la mort elle-même et que quiconque y entrerait périrait
aussitôt.
Au bout de plusieurs années, les Anglais et les gens du parti de
Montfort avaient tout de même fini par l’occuper. Plusieurs années
avaient encore passé lorsque, pour une raison mystérieuse, le feu
avait presque tout ravagé. Les Anglais avaient dû partir. Les
habitants de Vivraie avaient alors eu l’idée de relever les ruines pour
leur propre compte afin d’en faire un refuge. Mais alors qu’ils
commençaient les travaux, une pluie diluvienne avait fait s’abattre
ce qui tenait encore debout. Ce fut la dernière tentative. Depuis, le
château de Vivraie, ou ce qu’il en restait, avait été livré à lui-même
et à la dégradation lente du temps…
C’est le spectacle que découvrit François quand, depuis une
colline, il l’aperçut, le premier jour de l’année 1361. Le froid intense
avait cessé ; la neige avait fondu et laissait voir un tableau
affligeant ; le soleil couchant lui donnait une allure plus funèbre
encore.
Les murailles étaient écroulées, sauf en de rares endroits ; le
pont-levis avait perdu une planche sur deux, les tours noircies
étaient sinistres. En franchissant le portail, calciné lui aussi,
François poussa un soupir. Mais à côté de lui, Ariette partit d’un rire
léger.
— N’est-ce pas merveilleux ?
François la regarda avec étonnement. Ils étaient devant la grosse
ferme rectangulaire qui servait autrefois de logis. En fait, il fallait
l’avoir connue avant pour savoir que cela avait été une ferme. C’était
sans doute l’endroit le plus délabré : des tas de pierres, des poutres,
de la vaisselle brisée. D’innombrables chats circulaient parmi ces
décombres.
— Je ne vois pas ce qu’il y a là de merveilleux !
— Mais si ! Nous allons pouvoir tout reconstruire à notre goût.
Nous allons pouvoir tout faire plus beau, plus grand ! N’avez-vous
pas assez d’argent pour cela ?
C’était vrai : en devenant sire de Cousson, François était le
premier des Vivraie à être riche… Il regarda sa femme avec
admiration. Oui, admirable Ariette qui réagissait toujours avec
enthousiasme ! Là où il n’avait vu que des ruines désolantes, elle
avait vu le début d’une passionnante aventure : ils allaient avoir leur
château à eux. Ils allaient en être doublement les maîtres puisqu’il
serait non pas tel que l’avaient bâti de lointains ancêtres, mais tel
qu’ils l’auraient voulu, eux…
Ils franchirent la seconde enceinte, aussi délabrée que la
première, et arrivèrent devant le donjon. Il était abîmé, mais avait
tenu debout. L’église, au contraire, avait complètement disparu. De
l’autre côté, l’aile en ruines, que les Vivraie n’avaient pu achever
faute d’argent, n’avait pratiquement pas souffert. Paradoxalement,
c’était à présent une des parties les mieux conservées du château.
François pénétra dans le donjon. Dans la pièce nue qui occupait
le rez-de-chaussée, le blason gueules et sable avait disparu, mais les
mots Mon lion, gravés dans la pierre, n’avaient pas été effacés. Il en
éprouva une vive joie. L’escalier était en très mauvais état et il
monta avec précaution, suivi par Ariette, que Lécuyer aidait de son
mieux. Il traversa rapidement la salle des gardes au premier étage,
monta au second et entra avec émotion dans sa chambre : la vitre
avait disparu, de même que le lit breton, le sol était encombré de
gravats…
Il monta encore. La chambre de ses parents était, elle aussi,
entièrement dévastée, mais celle située en face, la pièce personnelle
de sa mère, était pratiquement intacte. Tout un fouillis gisait à terre.
Il reconnut même la page d’écriture qu’il avait faite le 11 novembre
1348, avant de partir précipitamment. Il y avait aussi des livres. Il en
ramassa un au hasard et lut : Les Âmes de glace. Il le reposa et
monta sur le chemin de ronde…
Dans le soleil couchant, le paysage qui s’étendait jusqu’à la mer
avait quelque chose de somptueux. Ariette s’extasia. François pensa
au rêve rouge. C’était là qu’il se passait. Un moment il contempla la
campagne rougeoyante, s’attendant à entendre le battement d’ailes
de Tournoi, le cheval volant. Il prit la main de sa femme : ils étaient
chez eux. Enfin !…
À contrecœur, François quitta le chemin de ronde et descendit
l’escalier. C’est alors qu’un brusque malaise le saisit. Il s’adressa à
Lécuyer, qui était en train d’aider Ariette dans un passage difficile.
— Va-t’en ! Rejoins le reste des hommes et dresse le
campement !
— Où cela, monseigneur ?
— Où tu voudras. Dépêche-toi !
Lécuyer disparut… François sentit les battements de son cœur
s’accélérer. Il venait de découvrir une chose évidente, mais qui,
inexplicablement, ne lui était jamais apparue jusqu’à présent :
c’était ici que se passait le rêve noir. L’escalier qu’il descendait
malgré lui en voulant le monter, c’était celui du donjon et la porte
qu’il ouvrait, c’était celle qui donnait dans l’aile en ruine au rez-de-
chaussée. Ariette le questionna avec inquiétude. Il lui avoua tout.
Lorsqu’il eut terminé, elle dit simplement :
— Allons-y !
Elle passa la première, arriva au rez-de-chaussée et poussa la
porte de l’aile inachevée. François l’avait suivie. On ne voyait que
des herbes folles, des ronces et des chats. Le soleil se couchait
derrière une arche à moitié construite. Ariette sourit.
— Nous allons détruire le rêve noir.
— Comment ?
— Derrière cette porte, nous allons bâtir la chapelle. Ainsi, si
jamais vous rêvez encore que vous la poussez, vous ne pourrez
éprouver qu’un sentiment de réconfort et de paix…
Elle le prit par la main.
— Mais ce n’est pas tout. Venez !…
Ariette conduisit François au centre de l’aile en ruines et s’arrêta
devant un endroit où la végétation était moins dense qu’ailleurs : on
voyait encore le sol, fait de dalles moussues… Ils portaient tous
deux un épais manteau de fourrure. Ariette se défit du sien et le
posa par terre.
— Il nous servira de lit et le vôtre de couverture…
François n’en revenait pas.
— Ici ?… Maintenant ?… Mais pourquoi ?
— Parce que cela aussi va chasser votre rêve…
François se glissa près d’Ariette et c’est, protégés par leurs deux
manteaux, qu’ils se dévêtirent. Elle lui passa les bras autour du cou.
— Maintenant, il faut tout me dire… Vos plus secrets désirs…
François avait la gorge sèche. Il pensait à sa nuit avec Rose…
— Je suis chevalier et, toute ma vie, je vais me battre pour
vaincre. Avec vous, j’aimerais être vaincu… Être sans armure,
désarmé…
Ariette eut un brusque sourire.
— Moi aussi, je vais vous confier un secret… Savez-vous ce que
m’a dit Madame de France avant de mourir ?… Lorsqu’elle était
petite fille, à la cour de Philippe le Bel, une voyante lui avait fait une
prédiction : le premier chevalier qui la prendrait pour dame au
tournoi serait vainqueur à sa première joute et vaincu à la seconde ;
le dernier chevalier qui la prendrait pour dame serait vaincu la
première fois et éternellement vainqueur ensuite…
François était collé contre Ariette. Son visage était si près du sien
qu’il ne la voyait plus…
— La première partie de la prédiction s’est réalisée il y a bien
longtemps. Quand elle avait seize ans, un beau jeune homme l’a
désignée de sa lance. Il a terrassé son premier adversaire, mais le
second l’a tué… La deuxième partie de la prédiction va s’accomplir
aussi, mon cher mari… Le chevalier vaincu de Westminster va vous
vaincre maintenant et pour toujours…
Ariette lui baisa impétueusement la bouche ; le soleil se coucha
derrière son arche et leur première vraie nuit d’amour commença.
Ils ne sentirent ni l’humidité ni le froid ; ils étaient ailleurs, dans
une espèce de paradis. Ils avaient établi leurs rapports amoureux
tels qu’ils le souhaitaient l’un et l’autre ; ils avaient trouvé chacun
leur idéal… François gémissait sous les étreintes d’Ariette. Il était
comblé au-delà de toute expression. Toute sa vie lui apparaissait
d’une manière lumineuse ! Comme c’était beau : il serait désormais
victorieux à la guerre et vaincu par sa femme ; à l’exaltation de
chacune de ses victoires, se mêlerait le souvenir enivrant de ses
secrètes défaites !
L’arrivée de leur seigneur souleva l’enthousiasme parmi les
habitants de Vivraie. Il y avait longtemps qu’ils croyaient que la
famille était éteinte. Bien sûr, le retour de leur seigneur signifiait
aussi le retour des impôts et des taxes, mais en ces temps troubles,
rien n’était pire, pour les paysans, que d’être livrés à eux-mêmes.
D’ailleurs, ils n’avaient jamais été autant rançonnés et pillés que
depuis quelques années. Spontanément, ils s’offrirent pour rebâtir
le château. François leur adjoignit des ouvriers, qu’il fit venir
des villages et des villes environnants. Il recruta même jusqu’à
Rennes des architectes et des artisans d’art…
Il voulait un château imprenable. Au sens strict du terme, c’était
impossible. Le site était beaucoup moins favorable qu’à Cousson. Il
n’y avait pas de rivière ; il n’y avait pas non plus, comme
dans les régions montagneuses, de pointe rocheuse formant
nid d’aigle.
Pendant plusieurs jours, des spécialistes de l’art des forteresses
discutèrent âprement, mais ce fut Ariette, qui assistait à leurs
controverses, qui trouva la solution.
— Et pourquoi pas un labyrinthe ?
François crut qu’Ariette plaisantait ou prenait plaisir à lui
rappeler un charmant souvenir. Mais elle ne plaisantait pas.
— Un labyrinthe entre l’enceinte extérieure et celle du donjon. Si
les assaillants prennent les premiers remparts, ils seront tués avant
d’avoir trouvé leur chemin…
L’idée était excellente… Il fut décidé de bâtir un premier rempart
très élevé, avec tours, chemin de ronde, logis et provisions, formant
une sorte de château autonome, long de cinq cents mètres sur trois
cents environ. Au centre de ce quadrilatère se dresserait un second
rempart de même hauteur entourant le donjon, et, entre les deux,
un labyrinthe de pierre. La difficulté était de calculer la hauteur de
ses murs. Ils devaient être assez élevés pour que les assaillants ne
puissent pas les escalader facilement, mais pas trop afin de réduire
les angles morts. On prévit aussi de faire les allées assez larges pour
qu’une grosse charrette puisse passer, car un château ne sert pas
qu’à résister à un assaut ; il faut aussi y vivre…
Vers la mi-mars, Ariette s’aperçut qu’elle était enceinte. La
naissance serait vraisemblablement pour fin septembre ou début
octobre. François, fou de joie, fit presser les travaux. Il savait bien
qu’il faudrait des années pour que le château soit achevé, mais il
voulait qu’il soit, du moins en partie, rapidement habitable…
C’est ainsi que, peu à peu, un nouveau Vivraie sortit du sol… Elle
était loin la demeure rustique, qui ressemblait à une ferme fortifiée,
où résonnaient le cancanement des canards et le grognement des
cochons ! Avec ses hautes murailles qui s’élevaient et son
extraordinaire labyrinthe aux murs surmontés de pointes acérées,
qui prenait progressivement tournure, Vivraie avait changé de
visage, comme les temps eux-mêmes. C’était bien une forteresse,
faite pour la guerre, un lieu impressionnant, sinistre, qui s’édifiait.
Les provisions s’y amassaient, mais elles ne provenaient plus de la
basse-cour, des champs, du verger et du potager, elles étaient
enfouies dans de vastes caves, des silos souterrains.
François avait retenu les leçons de la guerre. La supériorité des
Anglais venait de leurs archers. Et ces derniers étaient bons tireurs
parce que c’était un sport populaire, encouragé par leurs seigneurs.
Il décida d’en faire autant. Il dota d’un arc tous les paysans en âge
de combattre et leur ordonna de s’entraîner, annonçant qu’à chaque
grande fête, il y aurait des concours richement dotés… Il chargea
également Lécuyer de recruter des gardes et de les entraîner. Ce
dernier s’acquitta fort bien de sa tâche. Parlant peu et agissant
beaucoup, selon les instructions de son maître, il sut choisir les
hommes avec discernement et les soumit à un entraînement
impitoyable. Bientôt, Vivraie eut une garnison d’élite, sans parler
des paysans archers qui pouvaient la renforcer à tout moment.
Le labyrinthe fut achevé au début de l’automne. Pour que les
divers visiteurs ne s’y perdent pas, une corde fut tendue le long du
bon chemin. Si un espion avait voulu le noter pour renseigner plus
tard des assaillants, il aurait perdu son temps. L’éventualité avait
été prévue. En cas de siège, la première tâche des défenseurs était
d’ouvrir des allées et d’en fermer d’autres et, en peu de temps, tout
le tracé était modifié.
François et Ariette avaient apporté tous leurs soins à la
conception du donjon et de ses dépendances. La tour avait été
restaurée à l’identique. Au rez-de-chaussée, la pièce nue avec
l’unique blason gueules et sable avait été conservée, de même que
toutes les pièces supérieures, qui avaient seulement été munies de
vitres. François et Ariette couchaient au troisième étage, dans
l’ancienne chambre de Guillaume et de Marguerite. À gauche du
donjon, à la place de l’ancienne chapelle, avait été commencée la
grande salle. Toute en longueur, elle serait terminée par une
cheminée monumentale. Pour l’instant, elle n’en était encore
qu’aux fondations ou, plutôt à la construction des cuisines
souterraines qui se situaient sous elle. Mais c’était la chapelle,
s’élevant de l’autre côté, à la place de l’aile du rêve noir, qui était
destinée à être le plus bel ornement de Vivraie.
Pour conjurer le maléfice, François avait décidé de bâtir une
merveille. Il avait payé l’architecte à prix d’or, lui demandant de
réaliser, en proportions plus réduites, une nef aussi élancée que
celle de la Sainte-Chapelle. Quant au maître verrier, François lui
avait commandé des vitraux retraçant la vie de saint Louis. Les trois
vitraux de l’aile gauche seraient consacrés au roi de France en temps
de paix. Le premier représentait le jeune Louis écoutant les leçons
de sa mère Blanche de Castille ; le second la scène, si souvent
reproduite, du roi rendant la justice sous un chêne. Le troisième
tableau était moins connu : on y verrait saint Louis donnant sa
bourse à un étudiant pour le récompenser de travailler tard la nuit.
François avait pris un plaisir malicieux à choisir ce sujet. Qui
connaissait l’épisode qui avait précédé cette scène édifiante ?…
Quant aux trois vitraux du côté droit, ils représenteraient saint
Louis aux croisades ; d’abord embarquant à Aigues-Mortes, puis
prenant Damiette, enfin mourant de la peste à Tunis… Mais le
septième vitrail éclipserait tous les autres. Situé derrière l’autel, il
représenterait, bien évidemment, saint Louis donnant l’accolade à
Eudes de Vivraie en prononçant la phrase : « C’est bien, mon lion. »
Il serait composé dans les tons pourpres et, lorsque la lumière le
frapperait, au lever du soleil, l’effet serait saisissant.
Le temps passa. Bien que son ventre s’arrondît, Ariette était
toujours aussi vive et active. On voyait sa chevelure rousse partout.
Elle allait et venait au milieu de cette fourmilière qu’était devenu
Vivraie, s’intéressant à tout, donnant des instructions aux uns et
aux autres pour les moindres détails.
Au mois de juillet, François et elle se préoccupèrent du parrain
et de la marraine de l’enfant. Pour le prénom, ils étaient tout de
suite tombés d’accord. Si c’était un garçon, il s’appellerait Louis en
l’honneur de saint Louis, si c’était une fille, ce serait Isabelle en
mémoire de Madame de France. Pour le parrain, pas d’hésitation
non plus ; ce ne pouvait être que Jean. François écrivit donc à son
frère, au collège de Cornouailles, et reçut sans tarder la réponse.
Jean acceptait avec joie d’être le parrain de l’enfant, mais il ne
pourrait venir à Vivraie. Il était trop malade. Les privations qu’il
avait endurées avaient gravement altéré sa santé et il avait failli
mourir en arrivant à Paris. Hospitalisé à l’Hôtel-Dieu, où l’on
couchait les malades tout nus à trois par lit, il avait, en plus, attrapé
la gale. En ce moment, il se remettait à peine. Mais à défaut d’être
présent, il allait écrire un livre pour que son filleul ou sa filleule y
apprenne la lecture. Il demandait comme une faveur que personne
ne le lise avant…
Pour la marraine, François choisit Tiphaine Raguenel. Tiphaine
Raguenel était, disait-on, la femme la plus savante de Bretagne et
douée, en outre, du don unique de divination. Mais ce n’était pas en
cela qu’elle était digne d’intérêt pour François. D’abord, elle était la
fille de Robin Raguenel, l’un des compétiteurs français du combat
des Trente, et ensuite, et surtout, c’était la femme de Bertrand du
Guesclin.
Tiphaine Raguenel habitait le Mont-Saint-Michel, dont son
époux était capitaine. François et Ariette s’y présentèrent par un
jour radieux de juillet… Bien que femme savante et mariée à l’un
des hommes les plus laids de Bretagne, Tiphaine, qui les reçut dans
la grande salle de l’abbaye, était d’une rare beauté. Blonde, fine,
gracieuse, tant de visage que de corps, elle avait quelque chose
d’une fée et il n’était pas étonnant qu’on lui prêtât des pouvoirs
surnaturels. François, qui se souvenait de Bertrand sortant de son
tas de fumier, se demanda comment deux êtres aussi dissemblables
avaient pu se rencontrer et s’unir. Mais sans doute se
ressemblaient-ils en ce qu’ils étaient l’un et l’autre hors du
commun.
Bertrand Du Guesclin n’était pas là. Il était en Angleterre !…
Tiphaine leur expliqua pourquoi. C’était une histoire compliquée.
Bertrand avait été fait prisonnier au début de l’année par Hugues de
Calverley, le géant anglais du combat des Trente. Libéré contre
promesse de rançon, il avait été trouver le roi de France, qui avait
accepté d’en payer la moitié et, pour l’autre moitié, lui avait
conseillé de s’adresser à son frère, le duc d’Orléans, prisonnier à
Londres. Voilà pourquoi Bertrand avait franchi la Manche…
Tiphaine Raguenel accepta de bonne grâce d’être la marraine.
François et Ariette la remercièrent mille fois, mais Ariette avait une
autre requête à formuler. Sachant les dons de Tiphaine, elle lui
demanda de prédire l’avenir de l’enfant… La femme de du Guesclin
quitta la grande salle de l’abbaye pour revenir avec un gros volume
qu’elle posa devant Ariette.
— C’est Virgile. Acceptez-vous les sorts virgiliens ?
Ariette fit un signe d’assentiment.
— Alors, fermez les yeux, ouvrez une page au hasard, posez le
doigt sur un vers et lisez.
Ariette s’exécuta… Elle se pencha sur le manuscrit et lut :
— Numéro Deus impare gaudet9
Elle regarda la future marraine.
— Qu’est-ce que cela annonce ?
— Rien que de bon pour l’enfant…
Il y avait pourtant une réticence dans la voix de Tiphaine. Ariette
le sentit.
— Il y a autre chose ?
Tiphaine Raguenel hésita un instant et termina la prédiction.
— Il faudra vous défier, vous-même, des nombres pairs…
Ariette de Vivraie accoucha le 30 septembre 1361. François avait
voulu que la délivrance ait lieu dans la chambre où il avait lui-même
vu le jour. La dame ventrière qui assista Ariette n’avait jamais vu
une pareille accouchée. Nulle angoisse, nulle gravité chez la future
mère. Elle ne cessa jusqu’au bout de plaisanter, de sourire. C’est
seulement lorsque la naissance eut lieu et qu’elle apprit que c’était
une fille que sa gaieté fit place à l’émotion. Elle réclama son enfant,
le prit dans ses bras et murmura :
— Isabelle ! Mademoiselle de France…
Le baptême eut lieu le lendemain, jour de la Saint-Rémi. Après la
cérémonie dans la chapelle, tout le monde reprit en sens inverse le
labyrinthe et se retrouva dans une prairie, en face du château, où
des tables avaient été dressées. Jean n’était pas là mais, trois jours
plus tôt, son livre était arrivé. Il était relié en émail ouvragé et clos
par un fermoir d’or. Selon son vœu, nul ne l’ouvrit.
Le festin du baptême d’Isabelle de Vivraie fut précédé par le
premier concours de tir à l’arc. Tous les champions des environs
s’affrontèrent à la cible et François put constater combien son
initiative avait été heureuse. Ils étaient au moins dix qui auraient
mérité le prix, tant ils étaient habiles. Avec de tels archers, le
labyrinthe était un itinéraire mortel…
Le repas fut gai, presque endiablé : il y avait si longtemps qu’on
n’avait pas connu une pareille occasion de se réjouir ! À la fin, tous
les regards se tournèrent vers François. Il prit sa fille dans ses bras
et prononça quelques mots très simples : Isabelle, fille d’une dame
anglaise et d’un chevalier français, devait être un gage d’espoir et de
paix. Il leva alors sa coupe et tous ensemble burent à la paix.
15 L’Archiprêtre
La paix !… Pour son malheur, depuis le traité de Brétigny, la
France était en paix. Pauvre peuple de Paris, qui avait cru ses
malheurs terminés, avait bu le vin aux carrefours et acclamé son roi
revenant de captivité ! Pauvres paysans, qui avaient dansé sur la
place de leur village et sorti pour le festin les réserves
soigneusement cachées !… La paix, ils n’allaient pas tarder à le
découvrir, était bien pire que la guerre. Car, pendant la guerre au
moins, les soldats se battaient et s’exterminaient entre eux, tandis
qu’en temps de paix…
Ils étaient tous restés : les Anglais, d’abord, au mépris du traité,
refusant de rendre les places fortes qu’ils avaient prises, de
dissoudre leurs milices ; les Gascons, toujours à l’affût d’un pillage
ou d’un riche enlèvement ; les troupes anglo-navarraises de Charles
le Mauvais, qui tenaient toujours la région d’Évreux et le Cotentin ;
et puis tous les mercenaires qui avaient été appelés par l’un et
l’autre camp : les Allemands, les Flamands, les Suisses, les Italiens,
les Espagnols. Pourquoi s’en iraient-ils ? Pourquoi quitteraient-ils le
plus riche pays de la chrétienté, qui pouvait faire leur fortune à
tous ?
D’un seul coup, les soldats se transformèrent en brigands et les
armées en bandes, qu’on appela les compagnies. Oui, la paix était
bien pire que la guerre ! Les grandes batailles, où la France avait
perdu tant d’hommes, avaient été comme de larges blessures où son
sang avait coulé en abondance. Mais une blessure se cicatrise et,
avec le temps, le sang se reconstitue. Tandis que la paix ressemblait
plutôt à une maladie de peau. Du Nord au Midi, c’était comme si des
milliers de petites plaies avaient frappé la France. C’était comme si
elle s’était couverte de milliers de boutons, de pustules, de chancres.
Rapidement, la France se tordit dans les démangeaisons, hurla sous
la douleur d’un insupportable eczéma.
Alors, comme l’eczémateux, la France se mit à se gratter et ne fit
qu’aggraver son mal. Quand une compagnie faisait trop de ravages,
on engageait des mercenaires pour en venir à bout, mais les
mercenaires devenaient à leur tour brigands, il fallait en engager
d’autres et ainsi de suite, interminablement. La France s’enfonça les
ongles dans la peau et n’en finit plus de se déchirer. Ce n’était plus
seulement à Crécy ou à Poitiers qu’on se battait : tout le pays était
devenu un gigantesque champ de bataille…
Sitôt rentré d’Angleterre, Jean le Bon décida d’agir. Il se mit en
devoir de réaliser la grande idée qu’il avait depuis toujours : partir
pour la croisade. Il écrivit à Avignon au pape Innocent VI, pour lui
demander de prendre la tête de l’armée sainte, ce à quoi le
souverain pontife consentit bien volontiers. Jean II était ravi : il
allait se couvrir de gloire contre les infidèles. N’était-ce pas là le
premier devoir d’un roi chrétien ?
Malheureusement pour lui, ce beau projet allait être retardé par
un événement imprévu. Le 21 novembre 1361, Philippe de Rouvres,
duc de Bourgogne, mourait sans postérité à l’âge de quinze ans,
dans une épidémie de peste. Or, il se trouvait que le roi de France,
son plus proche parent, était son héritier. C’était l’occasion unique
de rattacher cette riche province à la couronne. Les Bourguignons
s’y attendaient. S’il en avait été décidé ainsi, pas un n’aurait élevé de
protestation.
Mais Jean le Bon eut, encore une fois, une idée inattendue. Au
lieu de rattacher la Bourgogne à la France, il décida de la donner à
son fils cadet, le petit Philippe, son préféré, celui qui était resté près
de lui à Poitiers et qui y avait gagné le surnom de « Hardi ». Pas un
instant, Jean le Bon n’envisagea les conséquences de sa décision.
Sans doute, Philippe le Hardi lui serait-il fidèle, sans doute même
s’entendrait-il plus tard avec son frère Charles quand ce dernier
deviendrait roi. Mais après ? Quelle conduite auraient les
descendants de Philippe ? Au lieu d’agrandir la France, le roi venait
de créer, en son cœur même, un véritable État…
En attendant de la céder à son fils, Jean II décida de visiter sans
retard la Bourgogne, accompagné de son homme de confiance et
chambellan, Jean de Tancarville. Le roi fut fort bien accueilli par ses
sujets bourguignons, mais fit, à cette occasion, une désagréable
découverte : l’insécurité régnait partout. Dans toutes les campagnes,
les brigands se conduisaient en maîtres. Aucun souverain ne
pouvait tolérer une pareille situation, et Jean le Bon décida d’en
finir avec les compagnies. Il chargea Jean de Tancarville de cette
tâche et rentra à Paris.
Ses instructions au comte de Tancarville étaient doubles :
recruter dans toute la France des chevaliers pour constituer une
armée et s’acquérir le concours d’un des plus puissants chefs de
compagnies : Arnaud de Cervole, dit l’Archiprêtre.
L’Archiprêtre n’était assurément pas quelqu’un d’ordinaire. De
petite noblesse, né en Périgord aux alentours de 1320, il n’était pas,
contrairement à ce qu’on prétendait, un religieux défroqué. Il avait
hérité de l’archiprêtrise de Velines, près de Périgueux, et,
conformément à l’usage admis à l’époque, avait décidé de garder
l’état laïque, conservant le titre et les revenus de l’archiprêtrise,
mais la faisant administrer par un religieux.
Autour de lui, Arnaud de Cervole avait constitué une petite
armée à sa solde, imitant, encore une fois, en cela beaucoup de
seigneurs… Lorsque, en 1356, Jean le Bon avait convoqué la
noblesse, il s’y était rendu, avec sa troupe, comme tout le monde. À
Poitiers, à la différence de beaucoup, l’Archiprêtre s’était montré
d’une loyauté et d’un courage exemplaires. Il avait fait partie du
dernier carré qui avait lutté jusqu’au bout autour du souverain.
Comme Jean le Bon, il ne s’était rendu qu’en toute extrémité,
couvert de blessures. Sa rançon payée, il avait été libéré, avait fait
un riche mariage puis, rapidement devenu veuf, hérité des biens
considérables de sa femme. Et c’est alors que tout avait basculé. Ce
seigneur irréprochable était devenu un hors-la-loi.
À la tête de ce qui n’était plus une bande, mais une véritable
armée, il avait pendant un an, de juillet 1357 à septembre 1358,
ravagé la Provence. Il avait terrorisé le pape, qui avait dû lui payer
une somme considérable pour qu’il épargne Avignon. Ensuite, avec
tout l’argent amassé, Arnaud de Cervole s’était établi en Bourgogne,
vivant comme un roi et ravageant de temps en temps un village ou
même une ville, pour ne pas perdre la main, sans toutefois se livrer
aux atrocités dont d’autres capitaines étaient coutumiers.
L’Archiprêtre était un brigand mais pas un monstre…
Tel était l’homme que le comte de Tancarville vint trouver à la
mi-décembre 1361. Il n’arrivait pas les mains vides. Il avait deux
arguments majeurs : des lettres de rémission signées de Jean le Bon
et une somme de seize mille royaux d’or s’il acceptait de se mettre à
son service.
Le chambellan s’attendait à une vive résistance ou même à un
refus, mais à sa surprise, Arnaud de Cervole l’accueillit presque avec
soulagement.
Il était las de sa vie actuelle. Il ne demandait qu’une chose :
servir le roi. L’affaire était réglée…
Restait la seconde partie de la mission du comte de Tancarville :
recruter l’élite de la noblesse pour former une armée. Avant d’aller
trouver l’Archiprêtre, Tancarville avait fait partir des messagers
dans toutes les directions. Dans sa liste, il n’avait pas oublié
François de Vivraie, ce chevalier triste qui les avait rejoints à
Chelles, pour qui il avait tout de suite éprouvé de la sympathie et
dont il avait admiré, par la suite, les qualités militaires…
C’est ainsi que, le 15 décembre 1361, un cavalier portant la
sacoche aux fleurs de lis des envoyés du roi s’engagea dans le
labyrinthe de Vivraie…
Le contenu de la missive qu’il délivrait était simple : le comte de
Tancarville saluait François de Vivraie, l’assurait de son estime et de
son amitié, et le priait de le rejoindre au plus vite à Saulieu, afin de
participer à la lutte contre les compagnies… François s’empressa de
répondre à cet appel et partit le jour même, après avoir embrassé
Ariette et Isabelle qui, âgée de deux mois et demi, était un bébé
plein de santé.
François était accompagné de Lécuyer. Ce dernier avait désigné,
parmi les gardes, celui qui lui semblait le plus digne de commander
et, sur son conseil, François lui donna l’autorité militaire sur le
château dont la reconstruction se poursuivait activement. Il partit
tranquille. Avec la garnison, les paysans archers et le labyrinthe, sa
femme et sa fille étaient en sécurité…
Comme il en avait reçu l’instruction, Lécuyer suivait son maître
en silence. Il portait sur l’épaule une hache énorme. Impressionné
par les exploits du Grand Ferré, dont l’histoire s’était répandue dans
toute la France, il s’était mis en tête de faire aussi bien que lui. Pour
cela, il s’était entraîné dur et il brûlait de montrer à son seigneur,
dont la dureté le désolait, de quoi il était capable…
Le premier soir, ils firent étape à Rennes et le second à Vitré. Les
deux premiers jours du voyage se passèrent sans incident : les
campagnes étaient calmes, les fumées montaient tranquillement
des chaumières. Ils n’avaient toujours pas quitté la Bretagne et
François ne pouvait se douter que cette paix tenait paradoxalement
à ce que la Bretagne était restée en guerre. Elle avait été exclue du
traité de Brétigny et la lutte pour la succession entre les partis de
Penthièvre et de Montfort continuait. Pour l’instant, c’était la trêve,
mais les armées des deux camps n’avaient pas été dissoutes ; leurs
soldats étaient toujours payés, encadrés, disciplinés…
C’est au début du troisième jour, alors qu’ils prenaient la route
de Laval, que le cauchemar commença. François et Lécuyer
traversèrent un village brûlé. Il n’en restait pratiquement rien et
aucun de ses habitants n’était visible. Ils crurent d’abord à quelques
séquelles de la guerre écoulée, mais les ruines étaient fumantes.
Qu’est-ce que cela signifiait ?
Ils n’eurent pas longtemps à attendre la réponse. Au village
suivant, une vision d’horreur leur était réservée. Tous les hommes
étaient estropiés. Les uns étaient borgnes, les autres avaient le nez
ou les oreilles coupés, d’autres un moignon au bout du bras,
d’autres béquillaient, avec un pied en moins. Les femmes n’avaient
apparemment rien, mais on devinait, à leurs mines tragiques, quel
sort leur avait été réservé.
François s’approcha d’un paysan, un des rares à être intact.
— Qui vous a fait cela ?
— Les Anglais, monseigneur.
— Mais c’est la paix !…
— Ce sont les Anglais, monseigneur ! Ils sont venus la semaine
passée. Ils nous ont tout pris, puis ils ont violé nos femmes et ils
nous ont mutilés pour s’amuser. Ils sont restés deux jours…
— Et à toi, ils n’ont rien fait, apparemment…
L’homme ne répondit pas, prit un air sinistre et baissa la tête…
François regretta sa question et reprit sa route.
Elle était jalonnée de cadavres de paysans à moitié dévorés par
les corbeaux et les loups. De temps à autre, un pendu se balançait à
un arbre, tout givré…
Ils passèrent la nuit à Laval. Et le lendemain, le même
cauchemar monotone reprit : des villages dévastés, des morts, des
estropiés et toujours la même réponse à la question de François :
— Ce sont les Anglais…
En fait, les bourreaux de ces pauvres gens étaient loin d’être tous
anglais. Ces soldats dévoyés appartenaient à toutes les nationalités
d’Occident. Quelquefois même, ils étaient bretons ou français. Mais
le peuple les désignait du même nom : « les Anglais ». Et le peuple,
dans sa simplicité, n’avait pas tort. Les Anglais étaient bien la cause
de ses malheurs. Tout venait de ce qu’un jour de Toussaint 1337, le
roi d’Angleterre avait déclaré la guerre à celui de France.
Les paysans réagissaient pourtant avec courage. Une intense
activité régnait dans ces campagnes. Ils rebâtissaient leurs maisons,
se forçant à croire que d’autres pillards ne viendraient pas derrière.
Dans une bourgade, près du Mans, où la reconstruction allait bon
train, François remarqua une femme enceinte qui, malgré son état,
poussait une lourde brouette de pierres. Il y vit comme un symbole
d’espérance, une victoire de la vie sur la mort. Il lui tendit une
piécette.
— Tenez… Pour l’enfant.
La femme le regarda avec haine et cracha par terre.
— L’enfant, je l’ai eu d’un Anglais qui m’a violée ! Quand il
sortira, je l’étranglerai avec le cordon ! Je le jure par le bon Dieu et
tous les saints !
Et elle reprit sa marche, en poussant sa brouette…
C’est le lendemain que François et Lécuyer eurent sous leurs
yeux la vision la plus épouvantable. Ils avaient déjà vu plusieurs
pendus aux arbres, généralement un gros chêne aux abords du
village, qui supportait sur ses branches une vingtaine, parfois une
trentaine de cadavres. Mais sur celui-ci, un chêne également, ce
n’étaient pas des corps qui avaient été accrochés, c’étaient des
membres : des bras, des jambes et mêmes des sexes d’hommes et
des seins. Tout cela pendait au vent, comme au mât de cocagne
d’une foire. Un peu plus loin, se trouvait un gros tas calciné : le
reste…
Ils étaient là, pétrifiés, lorsqu’ils aperçurent un gamin d’une
dizaine d’années, qui était assis par terre, regardant lui aussi…
François l’interrogea, mais il ne put en obtenir un mot ni même un
regard : il continuait à fixer l’arbre… François mit pied à terre et
l’installa de force sur son cheval. Il ne pouvait le laisser là. Il allait
l’emmener dans un endroit où on prendrait soin de lui, un
monastère peut-être… Il fit ainsi quelques lieues, avec l’enfant en
croupe, quand brusquement, au milieu d’une forêt touffue, le gamin
sauta du cheval et s’enfuit en courant. François et Lécuyer le
cherchèrent plusieurs heures, l’appelant, le suppliant de revenir,
mais ils ne le retrouvèrent pas…
Ils bouillaient tous les deux de rage. Ce qui leur était le plus
insupportable était d’arriver toujours trop tard. Pas une fois, ils
n’avaient vu un seul de ces brigands. Oh, s’ils en avaient tenu un ou
dix, ou cent, avec quelle joie, quelle frénésie, ils en auraient fait un
carnage !…
À Saint-Calais, ce fol espoir sembla se réaliser. Les paysans leur
dirent qu’une bande d’Anglais s’était retranchée dans un cimetière
un peu plus loin. De temps en temps, ils faisaient irruption dans le
bourg, exigeaient des provisions, quelques femmes, et repartaient
avec… François et Lécuyer se renseignèrent sur la direction et
partirent au triple galop.
C’était le soir. On n’y voyait guère et le chemin était gelé, mais
cela ne les ralentit pas. Quand ils arrivèrent aux abords du
cimetière, ils mirent pied à terre et s’avancèrent en rampant. Leur
colère ne devait pas leur faire oublier la prudence. À deux, ils
n’avaient qu’une seule chance de l’emporter : la surprise.
N’entendant aucun bruit, ils s’élancèrent, Lécuyer faisant tournoyer
sa hache et François son fléau d’armes… Ils s’arrêtèrent net, avec le
même cri de dépit. Les brigands étaient partis. Il n’y avait plus
personne… Si, il restait les femmes, qu’ils avaient attachées aux
croix des tombes, nues et le ventre ouvert. La mort dans l’âme, ils
revinrent à Saint-Calais annoncer la nouvelle…
François et Lécuyer atteignirent la Loire à Orléans et la suivirent
jusqu’à Cosne. Elle charriait des cadavres. Ils virent même un sac
À
qui remuait mais il était trop loin pour qu’ils puissent intervenir… À
Cosne, ils obliquèrent vers les montagnes du Morvan et traversèrent
Clamecy, Vézelay.
C’était toujours le même chapelet de villages martyrisés. Comme
celui, un peu après Vézelay, où il n’y avait pratiquement que des
hommes. Les brigands avaient emmené tous les habitants de sexe
féminin, à l’exception des bébés et des vieillards… Et comme, plus
loin, ce monastère, avant Avallon…
Le couvent, qui appartenait à l’ordre bénédictin, était riche. Il
produisait un excellent vin et les gens des compagnies, qui étaient
venus juste la semaine passée, avaient emporté jusqu’au moindre
tonnelet. Jusque-là, rien que d’habituel. Ils avaient également volé
tous les objets de culte : ciboires, croix en métaux précieux,
chasubles d’or. Il s’agissait d’un sacrilège, mais chacun savait que
ces gens-là n’en avaient cure… En fait, ce n’était pas dans l’église ni
dans les caves qu’ils avaient commis l’irréparable, c’était dans la
bibliothèque.
François, après avoir reçu l’hospitalité pour la nuit, s’y rendit par
hasard. Il y vit un désordre indescriptible : des meubles brisés, des
monceaux de feuillets lacérés ou brûlés, des taches d’encre
multicolores. Et au milieu de cette désolation, un moine assis sur
un banc, la tête baissée. Sa détresse était si visible que François
s’assit à ses côtés, sans parler, car il n’y avait rien à dire devant un
tel désastre. Il ne pouvait que lui apporter la chaleur de sa
présence… Après un long moment, le moine finit tout de même par
prendre la parole.
— Il y avait ici des livres si rares que les visiteurs de passage ne
les avaient jamais vus, écrits en grec, en hébreu et même en langue
sarrasine… Ils sont arrivés et ils ont tout saccagé. Je leur ai dit
d’arrêter, de tout emporter. Que tout cela avait une grande valeur et
qu’ils pourraient en tirer beaucoup d’argent… Ils ont ri et ont
continué à déchirer et à brûler…
Le moine ramassa une reliure vide à ses pieds.
— C’était La Vie de saint Louis de Joinville. Je l’avais recopiée et
enluminée moi-même. Il m’avait fallu trois ans…
La Vie de saint Louis ! François se leva, rempli d’indignation. Il
frappa violemment du poing sur le banc.
— Ils paieront, mon père ! Ils paieront !
François arriva à Saulieu le 24 décembre 1361. Beaucoup de
seigneurs étaient déjà là. Jean de Tancarville l’aperçut et l’accueillit
avec chaleur.
— Voilà notre chevalier triste !… Bienvenue parmi nous, sire de
Vivraie. Êtes-vous, à présent, de plus belle humeur ?
François fit « non » de la tête… La mine sombre et rageuse, il
raconta les horreurs qu’il venait de voir. Le chambellan de France
poussa un soupir.
— Quelle âme sensible vous faites ! Si je ne vous avais vu
combattre, je n’imaginerais pas que vous êtes un tel chevalier…
Il le prit familièrement par le bras.
— Allons, venez, je vais vous présenter à d’illustres
gentilshommes.
Il y avait en effet à Saulieu une foule de gens d’armes, tous en
grand équipage, car on était à la veille de Noël et, tout à l’heure, ce
serait la messe de minuit. C’est ainsi que Jean de Tancarville fit
faire à François la connaissance de Jacques, duc de Bourbon, comte
de la Marche, de Louis, comte de Forez, et de bien d’autres grands
noms de France. François demanda si du Guesclin était du nombre.
— Non, il est parti chasser les compagnies en Normandie, après
s’être illustré en Île-de-France. Le roi l’a fait sire de La-Roche-
Tesson et chevalier banneret…
François regretta son absence mais éprouva une vive joie de
cette distinction méritée. De toute manière, il était sûr qu’il
reverrait un jour l’époux de la marraine de son enfant… Il avisa
soudain un groupe d’hommes qui se tenaient à l’écart.
— Et ceux-là, qui sont-ils ?
— Arnaud de Cervole et ses capitaines. Vous ne connaissez pas
l’Archiprêtre ?
— Je l’ai vu à Poitiers…
— Depuis, il a été chef de compagnie, mais je l’ai convaincu de
revenir à nos côtés.
François oublia qu’il parlait au chambellan du roi. Le cauchemar
était trop récent dans son esprit.
— Vous avez osé vous entendre avec un assassin !
Tancarville aurait pu s’irriter mais il ne le fit pas.
— Attendez avant de juger… L’Archiprêtre a été un brigand, mais
il a agi en homme de guerre, rien d’autre. On ne peut lui reprocher
aucune des atrocités que vous avez vues. Il a fait le mal que font
toutes les armées, ni plus ni moins. C’est le roi lui-même qui a
décidé de le prendre à son service. Direz-vous que le roi est complice
d’un assassin ?…
François se tut et le comte de Tancarville le conduisit vers
l’Archiprêtre. Celui-ci était en armure sans son bassinet. Il portait
un blason d’azur, au cerf rampant d’or, avec une bordure de besants,
c’est-à-dire de petits ronds, d’or eux aussi… Arnaud de Cervole
accueillit François de manière aimable et lui présenta ses
capitaines : son frère Pierre, Gaston de la Parade, Bernard d’Orgeuil,
Bidault le Bourc…
La messe de minuit eut lieu à Saint-Andoche, l’église de Saulieu.
François fut particulièrement triste en y assistant. Comme tout
avait changé depuis son mariage, il y avait seulement un an ! Que de
souffrances, que de malheurs, que d’espoirs envolés ! Même l’église
apportait sa note sinistre. Les Anglais l’avaient brûlée deux ans plus
tôt ; le chœur était tout noirci et une petite pluie tombait du toit
percé…
De Saulieu, l’armée se rendit à Beaune où elle prit ses quartiers
d’hiver. Elle resta longtemps immobilisée. La neige tombait en
abondance et il était impossible d’entreprendre quelque opération
que ce soit. Mais les compagnies en étaient réduites au même point
et se terraient dans leurs refuges…
À la fin février, François apprit, par un messager venant de
Vivraie, une nouvelle qui le combla de joie : Ariette était enceinte !
Elle espérait que François rentrerait à temps pour la naissance et le
priait de choisir le parrain et la marraine. Si c’était un garçon, il se
prénommerait Louis, bien sûr, mais si c’était une fille, elle proposait
Catherine, le prénom de sa mère…
François n’hésita pas. Il alla immédiatement trouver le comte de
Tancarville et l’implora d’être, avec son épouse, les parrain et
marraine. L’important personnage accepta sans se faire prier. Il
avait toujours apprécié François et il serait heureux d’être le parrain
de son enfant…
Pendant ces semaines d’inaction forcée, François s’intéressa à
ses compagnons de rencontre. Tancarville lui avait dit que
l’Archiprêtre et ses gens n’avaient rien de commun avec les
monstres qui torturaient par plaisir et il voulut le vérifier par lui-
même. C’est ainsi qu’il fit plus ample connaissance avec Bidault le
Bourc et en vint même à lier amitié avec lui…
Bidault le Bourc, originaire du Lyonnais, était un personnage
haut en couleur. Gros et même obèse, ce qui ne l’empêchait pas
d’être redoutable au combat, c’était un bon vivant, principalement
amateur de vins, et à Beaune, il put s’en donner à cœur joie. Ses
ivresses étaient plaisantes. Il avait un répertoire infiniment étendu
de chansons grivoises, presque toutes dirigées contre les religieux…
Ignorant les problèmes moraux, il allait là où il y avait de l’argent
facile et des beuveries assurées. Après avoir servi dans les rangs
français, il était revenu chez lui, en Lyonnais, et avait suivi Arnaud
de Cervole lorsqu’il était passé de Provence en Bourgogne… Aux
questions de François, il fit des réponses sans ambiguïté : jamais il
n’avait tué ni vu tuer de femmes et d’enfants. L’Archiprêtre ne
l’aurait pas admis. Des femmes, on en bousculait bien une ou deux
de temps en temps, mais c’était tout…
C’est le 15 mars 1362 que l’ordre arriva enfin : l’armée allait
descendre vers le sud à la rencontre de la compagnie de Petit
Meschin… Petit Meschin et ses hommes venaient en effet de
prendre le château de Brignais, près de Lyon, une forteresse
redoutable, d’où ils contrôlaient toute la région… Il n’était pas
question de les laisser occuper une position qui, non seulement
menaçait la ville de Lyon, mais les communications de la vallée du
Rhône…
Les bourgeons étaient réapparus aux arbres quand François se
remit en marche. Il avait un peu oublié les horreurs du mois de
décembre. Il se sentait mieux et la naissance attendue à Vivraie y
était certainement pour beaucoup.
L’armée disparate que le comte de Tancarville avait sous ses
ordres s’était scindée en deux. À l’avant-garde, allaient l’Archiprêtre
et ses hommes, qui connaissaient mieux la région ; derrière,
Tancarville lui-même, avec ses chevaliers… François n’était pas avec
eux. Il avait préféré faire route avec Bidault le Bourc, dont la bonne
humeur lui plaisait. Et à tout prendre, il préférait la brutalité des
anciens brigands à la futilité de beaucoup de seigneurs…
C’est avec plaisir qu’il descendit les rives fleuries de la Saône. Le
pays était calme, les mauvais souvenirs s’éloignaient. Derrière,
Lécuyer le suivait comme son ombre, silencieux, selon les
instructions de son seigneur, et se désolant toujours de sa froideur.
Le 31 mars, on arriva en vue de Beaujeu… Bidault le Bourc, qui
n’avait pas cessé de lancer des patrouilles pendant toute la journée,
vint chevaucher à côté de François. Celui-ci plaisanta :
— Nous arrivons dans la capitale du Beaujolais. Vous devez être
heureux !
Mais Bidault était grave, au contraire.
— On signale la Chauve-Souris dans la région !
— La Chauve-Souris ?
— C’est un capitaine de compagnie. On l’appelle ainsi parce qu’il
n’attaque que la nuit.
François se sentit mal à l’aise.
— Quel est son vrai nom ?
— Nul ne le connaît. Mais il a ses armoiries : une chauve-souris
de gueules aux yeux d’or sur fond d’argent, et même une devise en
latin : Omnibus hostis10 Dieu veuille que nous ayons raison de lui,
car c’est le plus mauvais de tous !
Dépassant Beaujeu, l’Archiprêtre décida de camper en pleine
campagne. Ensuite, il fit transmettre ses ordres par ses capitaines.
— Restez dans vos tentes, conservez vos armes près de vous et
ne dormez pas. Lorsque l’alerte sonnera, sortez et ne faites pas de
quartier…
François et Lécuyer rentrèrent dans leur tente. La nuit ne tarda
pas à tomber. Ils ne se voyaient pas, ils ne se parlaient pas, mais
tous deux pensaient la même chose : pourvu que la Chauve-Souris
attaque ! Qu’on se batte enfin ! Lécuyer pressait tellement le
manche de sa hache qu’il en avait mal aux articulations, François
faisait tourner interminablement la boule de son fléau d’armes…
Enfin, au bout d’un temps qui leur parut infini, un cri retentit dans
la nuit :
— Alerte !
Ils bondirent… C’était une nuit de pleine lune. L’ennemi était
aisément identifiable. Pour se reconnaître et ne pas s’entre-tuer,
puisqu’ils ne combattaient que dans l’obscurité, les hommes de la
Chauve-Souris portaient, par-dessus leurs cottes de mailles ou leurs
armures, une tunique blanche, analogue à celle des croisés, sur
laquelle était cousue une chauve-souris rouge.
Les Chauves-Souris étaient partout dans le camp et elles
tournaient en tous sens, comme des volatiles affolés : l’effet de
surprise, auquel elles étaient depuis toujours habituées, se
retournait brutalement contre elles. François en vit deux venir vers
lui. Il frappa le premier soldat de face, en plein visage ; l’autre
continua sa course droit devant, mais en se retournant, François
put, par un moulinet, l’atteindre derrière le casque. Il tomba
étourdi. François fut sur lui en un bond et l’acheva de deux coups
formidables. Il se redressa, la boule sanglante de son fléau d’armes
à la main… Le camp, si silencieux il y avait quelques minutes, s’était
empli d’un vacarme épouvantable. On ne savait ce qui faisait plus de
bruit, des cris de guerre des soldats de l’Archiprêtre ou des cris de
détresse des hommes de la Chauve-Souris.
Un combattant, en tout cas, l’emportait sur tous les autres par sa
bravoure et sa terrible efficacité : ce n’était autre que Lécuyer lui-
même. Faisant tournoyer à deux mains son énorme hache, il
coupait les bras, les jambes, les torses et les têtes… Il n’est pas
exagéré de dire que c’est lui qui emporta la décision. En le voyant, le
peu de courage qui restait aux Chauves-Souris les abandonna. Un
cri circula dans leurs rangs :
— Le Grand Ferré est revenu ! Le Grand Ferré est avec eux !
Dès lors, ce fut la panique la plus complète. Les assaillants
tombaient comme des mouches ou se laissaient prendre sans
résistance. Et leur chef, la Chauve-Souris en personne,
reconnaissable à ce qu’il ne portait pas de tunique mais une armure
avec ses armoiries, fut fait prisonnier à son tour. Le combat était
terminé…
Commença alors une étrange besogne. Sans s’être concertés, les
hommes de l’Archiprêtre dépouillèrent leurs captifs de leurs
vêtements, allèrent chercher des clous et se mirent à les crucifier
aux arbres… D’abord interdit, François voulut empêcher ce supplice.
L’horrible souvenir de la Peste Noire lui revenait… Bien sûr, les
circonstances n’étaient pas les mêmes, mais nul être humain ne
méritait un pareil sort. Il se mit à courir d’un groupe à l’autre en
criant :
— Arrêtez ! Un chrétien n’a pas le droit d’agir ainsi !
Mais personne ne l’écoutait. Solidement maintenus, les brigands
étaient plaqués aux arbres et les clous s’enfonçaient. Bientôt on ne
perçut plus dans le camp que les hurlements des crucifiés et les
injonctions de François. Ne pouvant se faire entendre, il tenta la
manière forte et se jeta sur les soldats. Il fut repoussé si
violemment qu’il en tomba à la renverse. Il se releva, hors de lui.
C’en était trop ! À coups de fléau d’armes, s’il le fallait, il
empêcherait cette ignominie…
Une main se posa sur son bras. Il se retourna vivement, prêt à
frapper. Mais il arrêta son geste. Il s’agissait de l’Archiprêtre lui-
même.
— Calmez-vous, sire de Vivraie. Votre indignation est pure, mais
elle est inutile…
— Ce sont vos hommes. Donnez-leur l’ordre d’arrêter !
— La Chauve-Souris faisait crucifier ses prisonniers. Vous
l’ignoriez ?… Il est juste que nous lui rendions la pareille. D’ailleurs,
je suis sûr que lui-même trouve cela normal.
L’Archiprêtre chercha le chef de la compagnie et le trouva déjà
cloué à son arbre par les deux poignets et un pied. Un soldat était en
train d’enfoncer le quatrième clou.
— N’est-ce pas, la Chauve-Souris, que tu as ce que tu mérites ?
Le brigand suait à grosses gouttes. Il crispa les mâchoires pour
ne pas crier. L’Archiprêtre se retourna vers François.
— Vous voyez ? Il n’a pas dit « non »… Maintenant, j’aimerais
vous parler.
— Pourquoi ?
— Je vous l’expliquerai. Voulez-vous me suivre ?
François, après un instant d’hésitation, se mit en marche à ses
côtés. Lécuyer, après avoir hésité lui aussi, les suivit. François lui
lança sèchement :
— Va-t’en.
Lécuyer n’insista pas. Il s’en alla, tout penaud, dans la nuit, avec
sa grosse hache sur l’épaule…
La tente de l’Archiprêtre était véritablement magnifique. Elle
était brillamment éclairée par plusieurs torches et décorée de peaux
d’ours et de panthères. L’écu au cerf rampant et aux besants d’or
était accroché au piquet central. Il y avait une profusion de coffres
et de cassettes, dont on devinait ce qu’ils devaient contenir de
trésors, et des armes magnifiques qui traînaient un peu partout…
L’Archiprêtre prit place sur un fauteuil et invita François à s’asseoir
sur celui qui lui faisait face…
Pour la première fois, François put le voir à loisir. Il était vêtu
d’un habit noir rehaussé de fils d’or et portait des chaussures à la
poulaine d’une longueur démesurée. Ses cheveux étaient aussi
bruns qu’on peut l’être, son visage émacié, avec un front bombé. Il
ressemblait un peu à Jean, mais avec quelque chose de plus dur, de
plus aigu dans les traits. À l’une de ses mains, qu’il avait
incroyablement longues et fines pour un chef de guerre, il portait un
diamant d’une taille prodigieuse. Il prit sur la table voisine une
aiguière d’or et remplit deux hanaps de même métal. Il en tendit un
à François.
— C’est du vin de Nuits, ce que j’ai de meilleur.
François ne bougea pas. Arnaud de Cervole comprit sa réticence.
— Vous pouvez boire sans crainte. Il n’y a pas de sang dedans.
Les moines qui le produisent me l’ont donné de bon cœur.
François prit la coupe et attendit… L’Archiprêtre but une petite
gorgée.
— Vous êtes un être pur, sire de Vivraie, et j’avais besoin de
parler à un être pur. C’est si rare aujourd’hui. On ne rencontre que
des canailles comme moi ou des imbéciles comme le roi Jean et ses
chevaliers.
François était totalement déconcerté par ce préambule.
L’Archiprêtre poursuivit :
— Vous allez me demander ce qu’est un être pur… C’est
quelqu’un que le mal ne peut atteindre. Il peut être environné des
pires horreurs, des pires vilenies, tout glisse sur lui…
L’Archiprêtre regarda par terre. Il avait beaucoup plu depuis
plusieurs jours et le sol était fangeux. Il désigna ses poulaines.
— Regardez-les ! Elles sont maculées de brun : de la terre, du
sang peut-être… Elles en sont imprégnées jusqu’au cœur de leurs
fibres.
Il ôta sa bague et la lança dans la boue.
— Mais le diamant reste pur quoi qu’il arrive…
Il le ramassa, l’essuya d’un geste du doigt et l’éleva à la lumière.
— Il brille de nouveau. Pour le débarrasser d’une souillure, il
suffit d’une pichenette, d’une goutte d’eau, d’une larme… L’être pur
passe au travers du mal. Mieux, il ne le voit pas !
— Il ne le voit pas !…
François lui raconta avec véhémence les horreurs qu’il avait
rencontrées en chemin. Arnaud de Cervole l’interrompit.
— Je ne parlais pas de ce mal-là, mais de celui qui est dans les
âmes… Ne vous ai-je pas aperçu à Poitiers ?
— Oui. Et depuis, j’ai continué à servir le roi.
— C’est normal, vous ne connaissez que le droit chemin… Moi,
j’ai tourné et retourné à en avoir le vertige.
François aurait dû s’en aller. Mais il resta… Peut-être parce que
cet homme était incroyablement différent de lui et qu’il voulait
comprendre.
— Pourquoi ?
— Je me suis posé la question. Je crois que c’est par jeu. Aux
deux sens du mot : le hasard et la comédie… L’Archiprêtre va-t-il
servir le roi ou ravager la France ? Je jette les dés et ils en décident…
Quel masque va mettre l’Archiprêtre pour la représentation de ce
soir ? Celui du héros ou celui du brigand ? Devinez… Car je vous
interdis de dire que je suis un brigand. Je suis revenu dans le camp
du roi et je compte bien le servir loyalement. Je vous défie de dire
qui est l’Archiprêtre. Personne ne peut répondre à cette question,
pas même moi !…
François but plusieurs gorgées du vin de Nuits… Il avait du mal à
définir ce qu’il ressentait. C’était une sorte de fascination comme
celle qu’éprouvent les petits animaux face au serpent…
L’Archiprêtre lui remplit son hanap et changea de sujet.
— Pourquoi êtes-vous si dur avec votre écuyer ? Il s’était battu
en héros et vous l’avez traité comme un chien.
— Parce qu’un écuyer n’est qu’un serviteur, rien de plus.
— Je ne vous crois pas. Vous ne pensez pas cela. Pas vous. Il y a
une autre raison.
Un serpent… Le visage aigu de l’Archiprêtre était penché vers lui,
ses yeux sombres le scrutaient. Il était impossible de résister.
François se mit à parler… Depuis la mort de Toussaint, il ne voulait
s’attacher à aucun écuyer. Toussaint était irremplaçable et il le
resterait… Il raconta tout, depuis la marmite de Saint-Malo,
jusqu’au rosier de Ouarda, avec des détails qu’il n’avait pas dits à
Ariette elle-même… Arnaud de Cervole l’observait gravement.
Quand il eut fini, François s’en voulut de ces confidences. Il
détourna la conversation avec vivacité :
— Rachetez-vous ! Changez de vie avant qu’il ne soit trop tard !
— Il est trop tard ! J’ai beaucoup trop tué… Si vous saviez
combien j’ai tué !
— Vous n’espérez donc pas en la miséricorde de Dieu ?
L’Archiprêtre eut un sourire.
— Dieu est pire que moi ! Connaissez-vous le proverbe ? « Si
vous tuez un homme, vous êtes un assassin, si vous en tuez mille,
vous êtes un capitaine ; si vous en tuez cent mille, vous êtes un
conquérant ; si vous les tuez tous, vous êtes Dieu… » Mais je
plaisante. Pour mon malheur, Dieu est juste. Je sais que ma place
m’attend, toute chaude, en enfer… Là encore, nos chemins vont
diverger, sire de Vivraie… À ce propos, savez-vous comment
j’aimerais mourir ? D’une manière inattendue, saugrenue. Ce serait
comme un dernier tour à mes contemporains, un dernier jeu… Où
est donc passé l’Archiprêtre ? Mais en enfer, voyons ! Vous ne le
saviez pas ?…
Arnaud de Cervole remplit de nouveau leurs coupes.
— Alors, comment la pureté juge-t-elle le vice ? Suis-je
haïssable ?
— Au-delà de toute expression !
L’Archiprêtre eut un petit rire.
— Vous mentez mal ! Je vous envie de ne savoir ni mentir ni
haïr…
À ce moment François toussa en vidant son hanap…
— Et vous ne savez pas boire non plus ! Savez-vous aimer, au
moins ?
C’était vrai que François ne savait pas boire… Tout se
brouillait en lui.
Il aurait dû se taire, mais il se remit à parler.
— J’aime ma femme…
— Et avant ?
— J’ai aimé une jeune fille quand j’étais enfant. C’est tout.
— Vous oubliez votre écuyer… Ne m’avez-vous pas dit que c’était
là que vous aviez laissé votre cœur ?
François se leva brusquement.
— Je vous interdis !…
— Calmez-vous. Je ne voulais pas vous offenser… Je vais même
vous offrir un cadeau…
Il fit venir un de ses gardes.
— Va chercher Angélique !
François se radoucit :
— Qui est Angélique ?
— Ma maîtresse. Elle est ravissante, mais je crois que je l’ai
surtout choisie pour son prénom. Angélique et l’Archiprêtre, l’ange
et le démon…
— Vous allez l’épouser ?
— Non. Depuis que je suis veuf, les familles nobles se disputent
pour m’offrir leur fille. Je prendrai celle qui aura le plus grand
nom… Quant à Angélique, elle est à vous pour cette nuit. Si
toutefois elle est d’accord, car ce n’est pas une esclave…
Angélique parut à ce moment… Elle méritait vraiment son nom.
Dans sa robe bleue, avec ses longs cheveux blonds, ses yeux bleus et
ses bras blancs, on l’aurait dite descendue du ciel.
— Angélique, mon cœur, veux-tu passer la nuit avec le noble sire
de Vivraie, que tu vois ici ?
Angélique détailla François avec un regard et un sourire qui
prouvaient que, sous son apparence céleste, elle appréciait les
plaisirs de la terre.
— Puisque vous m’en priez…
L’Archiprêtre se dirigea vers l’embrasure de la tente.
— Prenez tout votre temps. Je passerai la nuit à la belle étoile…
Dès qu’il eut disparu, François se jeta sur sa compagne.
Rarement il avait ressenti un désir aussi violent et aussi brusque. Il
avait envie de faire l’amour avec cette femme tout de suite !
Angélique, d’abord un peu surprise et effrayée de son ardeur, tenta
de la calmer, mais elle se mit bientôt à l’unisson et leur étreinte fut
furieuse.
Ils la recommencèrent peu après. Et encore et encore, sans
parler, sans se dire autre chose que des mots obscènes qui
décuplaient leur plaisir… François était heureux d’être un homme ;
il était fier des gémissements et des cris qu’il arrachait à cette
femme. Toute la nuit, il pétrit cette chair que l’Archiprêtre avait tant
de fois caressée, il baisa ces lèvres qu’il avait tant de fois baisées… Il
ne s’arrêta qu’au matin, épuisé, quand les coqs chantèrent à la
ferme voisine… Il se laissa alors aller dans les bras d’Angélique,
éperdue de reconnaissance. C’était vrai : où était passé le mal ?
Quelques heures seulement après la bataille, au milieu des
crucifiés, au milieu de tant de malheurs et d’horreurs, le mal avait
disparu. C’était comme s’il n’avait jamais existé…
L’armée du comte de Tancarville arriva aux environs de Brignais
le 5 avril 1362. Le chambellan s’attendait à entreprendre un siège,
mais les soldats qu’il avait envoyés en éclaireurs lui rapportèrent
une nouvelle surprenante : Petit Meschin et ses hommes avaient
quitté le château. Ils s’étaient formés en ordre de bataille et
attendaient. Les éclaireurs insistaient sur leur nombre : c’était une
armée considérable, forte de quinze mille hommes, peut-être. Elle
était retranchée sur une colline dominant la vallée du Rhône…
Quand il apprit ces informations, Jean de Tancarville réunit
aussitôt son conseil de guerre. Tancarville était certes un valeureux
chevalier et un homme de cœur, mais il restait imprégné de l’état
d’esprit du roi Jean et des grands féodaux. Il exposa brièvement son
point de vue : ils ne retrouveraient jamais une pareille chance
d’anéantir l’adversaire. Il fallait attaquer sans délai. Le chiffre donné
par les éclaireurs était sûrement exagéré. Ils devaient être cinq mille
au plus…. Les seigneurs présents approuvèrent bruyamment.
La voix posée de l’Archiprêtre s’éleva alors. Il n’était pas de cet
avis. Il trouvait le chiffre de quinze mille hommes très
vraisemblable. Il en avait déjà eu autant sous ses ordres. De plus,
l’ennemi était sur une hauteur. On ne pouvait l’attaquer tant qu’il
occuperait une position favorable.
Bidault le Bourc, qui assistait au conseil, intervint à son tour. En
tant qu’enfant du pays, il connaissait bien Petit Meschin. C’était un
rusé. S’il avait quitté son château pour offrir la bataille, c’est qu’il
avait tendu un piège…
L’Archiprêtre renchérit :
— Ne recommençons pas l’erreur de Crécy et de Poitiers !
Tancarville le toisa.
— À Crécy et à Poitiers, nous avions contre nous les Anglais, pas
ces gens-là !
Le chambellan du roi avait parlé… Que pouvaient lui répliquer
un Bidault le Bourc ou même un Arnaud de Cervole, qui avaient
justement fait partie de « ces gens-là » ?… L’Archiprêtre s’inclina.
— Nous irons à la bataille. J’attends vos ordres…
Le comte de Tancarville donna donc ses ordres. L’armée serait
divisée en trois batailles de trois mille hommes chacune : lui-même
commanderait la première, le duc de Bourbon la deuxième et
l’Archiprêtre la troisième. Quant à son plan, si l’on pouvait appeler
cela un plan, il était simple : on attaquerait l’ennemi de face, sur sa
colline, la première bataille en premier, la deuxième bataille en
deuxième et la troisième bataille en troisième…
Au son des trompettes et des cris de ralliement, l’armée se mit
peu après dans l’ordre décidé. François avait sa place réservée dans
la garde personnelle de Tancarville mais il vint le trouver pour
décliner cet honneur. Il sollicita la permission de combattre dans la
bataille de l’Archiprêtre. Il alléguait qu’il voulait étudier de près
comment combattaient d’anciens soldats des compagnies.
Tancarville fut quelque peu irrité de sa demande mais l’accepta.
Décidément, son chevalier triste l’étonnerait toujours.
Les trois batailles furent bientôt formées. Le contraste était
saisissant entre les deux premières, où régnaient l’animation, la
gaieté et le désordre, et la troisième où l’on se préparait dans un
silence tendu… François avait menti au comte de Tancarville. Ce
n’était pas pour les étudier qu’il voulait combattre avec les hommes
de l’Archiprêtre, c’était pour être avec eux, tout simplement. Aussi
invraisemblable que cela paraisse, il se sentait plus proche de ces
anciens brigands que des chevaliers… Car eux savaient ce que c’était
que la guerre. Ils savaient que ce n’était pas un jeu, mais une
redoutable épreuve. Ils avaient compris que ce qui comptait n’était
pas de se couvrir de gloire, mais de vaincre, uniquement de
vaincre…
François était côte à côte avec Bidault le Bourc. Immobiles sur
leurs chevaux, les deux hommes attendaient… Le capitaine
regardait, d’un air sombre, la colline boisée où Petit Meschin était
dissimulé avec ses hommes. Il ne dit qu’une phrase, qui résumait
toutes ses pensées :
— Je paierais cher pour connaître sa ruse…
C’est à ce moment que, dans un vacarme de trompettes et de
cris, la bataille de Tancarville chargea. On allait être fixé…
La ruse de Petit Meschin avait été soigneusement mise au point.
La veille, il avait fait transporter sur la colline des centaines de
charrettes à bras remplies de lourdes pierres et les avait fait placer
sur la crête, dissimulées par des branchages. Auprès des charrettes,
il avait laissé les deux tiers de son armée, soit tous ses fantassins et
quelque deux mille cavaliers. Lui-même s’était dissimulé à mi-
hauteur et un peu à l’écart sur la colline, avec ses cinq mille
meilleurs cavaliers. Lorsque l’armée du chambellan aurait
suffisamment été écrasée par les pierres, il l’attaquerait alors de
flanc, dans une charge irrésistible…
Ce fut exactement ce qui se passa. Les hommes de Petit Meschin
attendirent que les premiers chevaliers français soient tout près
pour déverser, tous ensemble, leurs pierres. Ce fut un cataclysme.
Hommes et chevaux roulèrent pêle-mêle sur la pente assez raide,
s’emportant les uns les autres dans une épouvantable avalanche…
Le déluge s’arrêta au bout de quelques minutes. Les fantassins de la
compagnie sortirent alors des bois pour exterminer les hommes à
terre et faire prisonnier les chevaliers de haut rang. Jean de
Tancarville fut de ceux-là. En un quart d’heure, il ne restait plus rien
de sa bataille…
L’irréparable pouvait encore être évité. La ruse de Petit Meschin
était éventée. On savait maintenant ce qui attendait les assaillants
en haut de la colline. Il fallait se sortir de ce guêpier au plus vite et
aviser…
Mais Jacques de Bourbon ne l’entendait pas ainsi. Il était un vrai
chevalier de Jean le Bon, un vrai chevalier de l’ordre mort-né de
l’Étoile : toujours attaquer, ne jamais reculer… Avec toute sa
bataille, comme s’il ne s’était rien passé, comme s’il n’avait rien vu,
il chargea sur les traces de Tancarville.
Et la même chose se reproduisit : les pierres roulèrent, les
hommes et les chevaux furent emportés. Il y eut cependant, cette
fois, une différence. Le déluge s’arrêta très vite. Les charrettes
étaient vides. Les chevaliers s’en aperçurent et reprirent courage. Ils
se lancèrent de nouveau à l’assaut. Un instant on crut que la folle
tentative du duc de Bourbon allait réussir… C’est alors que Petit
Meschin entra en scène.
À la tête de ses cinq mille cavaliers, il chargea le flanc gauche de
la bataille française avec une impétuosité terrible. L’effet de choc et
de surprise fut décisif. Malgré une héroïque résistance, les
chevaliers succombèrent les uns après les autres. L’engagement
était trop âpre pour qu’on songe à faire des prisonniers. C’est ainsi
que Jacques de Bourbon, Louis de Forez et la presque totalité de
leurs compagnons jonchèrent bientôt la colline de Brignais…
En bas, l’Archiprêtre et ses hommes n’avaient rien perdu du
drame. Ils savaient que c’était maintenant leur tour. De partout les
hommes de Petit Meschin déboulaient vers eux, comme des chiens
qui vont à la curée… Depuis le début de l’affrontement, l’Archiprêtre
avait eu largement le temps de fuir. Mais il n’avait pas donné cet
ordre. Ainsi qu’il l’avait dit à François, il avait décidé d’être d’une
parfaite loyauté. Il n’était plus le chef d’une compagnie, il était au
service du roi. On lui avait donné l’ordre de se battre et il se battrait.
Le verdict des dés ne se discute pas ; on ne change pas de rôle en
cours de représentation et l’Archiprêtre avait, ce jour-là, le masque
de l’honneur…
L’affrontement fut acharné. Après un premier assaut fougueux,
les deux armées se livrèrent à un engagement plus méthodique.
Professionnels de la guerre, ces soldats et ex-soldats des
compagnies se connaissaient et se redoutaient ; mais les hommes
de Petit Meschin étaient au moins trois fois plus nombreux…
François, Lécuyer et Bidault le Bourc avaient formé un carré
solide, avec d’autres cavaliers. Tous les assauts s’étaient jusque-là
brisés contre eux. Bidault le Bourc, énorme et suant, donnait des
coups d’épée à fendre un bœuf en ahanant comme un bûcheron ;
quant à la hache de Lécuyer, elle ne pardonnait pas ; le fléau
d’armes de François non plus…
Un groupe de cavaliers déboucha soudain de derrière les arbres.
Bidault le Bourc poussa un cri :
— Les Folles !…
François eut un sursaut de surprise. La vision qu’il avait sous les
yeux était proprement inimaginable. Les cavaliers qui arrivaient
portaient tous, par-dessus leur armure ou leur cotte de mailles, des
robes ! Leur bassinet fermé interdisait de voir leur visage… Bidault
le Bourc s’était mis à trembler.
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas. Nul ne sait si ce sont des hommes avec des
habits de femme ou des femmes douées d’une force d’homme.
— Sont-elles si redoutables que cela ?
— Elles sont la terreur du Lyonnais…
Bidault le Bourc n’en dit pas plus. Il fit faire demi-tour à son
cheval et, sans regarder ni à droite ni à gauche, s’enfuit ventre à
terre…
En voyant fuir leur chef, les autres hommes de l’Archiprêtre se
débandèrent à leur tour. Les Folles, de leur côté, continuèrent leur
chevauchée. Elles avaient dépassé François et Lécuyer, lorsque l’une
d’elles – qui portait une robe noire et qui allait en tête – regarda de
leur côté. Elle s’arrêta aussitôt et pointa le doigt dans leur direction.
Ce devait être le chef car, à son signe, tous les cavaliers en robe
firent demi-tour et se ruèrent sur eux…
Un combat fantastique commença alors. François se serait cru
au bal. Les robes virevoltaient autour de lui. Et ce n’étaient pas des
robes de paysannes ni même de bourgeoises. C’étaient les plus
belles, les plus fines qu’on puisse imaginer. Seulement celui ou celle
qui était dedans, dissimulé sous son bassinet fermé, brandissait une
épée, une masse d’armes, un fléau d’armes, une hache…
François reçut le rude assaut d’une robe orange. Il parvint à
rompre et à se remettre en position de combat. C’est à ce moment
que la voix de la robe noire, qui était tout près de lui, s’éleva :
— Je les veux vivants !
François ressentit un nouveau choc. Il connaissait cette voix.
Mais elle était déformée par le bassinet et il ne parvenait pas à
l’identifier…
Les Folles étaient des hommes. François et Lécuyer en eurent la
certitude presque au même moment. L’un d’un coup de fléau
d’armes, l’autre d’un coup de hache, rompirent à la fois le bassinet
et la tête de leurs adversaires en jupons. Celui de Lécuyer était un
fort barbu brun ; celui de François était un joli blond, mais
incontestablement un homme.
Enhardis par l’ordre de la robe noire, François et Lécuyer, qui
savaient que leurs assaillants ne pouvaient les tuer, prenaient les
plus grands risques et il était extrêmement périlleux de les
approcher. Trois autres Folles périrent encore sous leurs coups…
Mais elles étaient trop nombreuses. Un coup de masse d’armes
atteignit Lécuyer à la nuque et il tomba étourdi. Quant à François,
son cheval s’écroula sous lui. Il n’eut pas le temps de se relever. Un
tourbillon soyeux l’entoura. Tout était fini…
La robe noire s’approcha, toujours à cheval. François retrouva
d’un coup le souvenir de sa voix. C’était Yvain, son compagnon
d’entraînement à Cousson, celui qui avait eu son premier baiser…
D’un geste lent, la robe noire souleva son bassinet… Yvain lui
souriait avec ses deux dents en moins. Volontairement, François
resta parfaitement impassible. Son vainqueur avait raté son effet. Il
en parut vivement irrité. Il eut un vilain rictus.
— Enlevez-lui son gantelet droit. Il doit avoir une bague.
Donnez-la-moi.
Les hommes en robe s’exécutèrent. François ne résista pas.
D’abord parce que c’était inutile, ensuite parce qu’il sentait qu’Yvain
n’attendait que cela…
Yvain prit la bague et la passa lentement à son doigt. Il eut un
sourire qui découvrit largement le trou au milieu de sa bouche.
— Yvain, le chevalier au lion !…
François resta impassible.
— Alors, mon petit seigneur, comment trouvez-vous Yvain et ses
Folles ?
Le soir tombait. François regardait ailleurs… Il vit au loin des
soldats qui emmenaient l’Archiprêtre. Lui aussi avait été fait
prisonnier. Devant le manque de réaction de François, Yvain lança
sèchement :
— Au château !…
À pied, les mains liées derrière le dos et étroitement encadrés
par les cavaliers en robes de femme, François et Lécuyer se mirent
en marche. Ils atteignirent le château de Brignais au bout d’une
demi-heure environ. D’autres groupes les précédaient et les
suivaient. La moisson était bonne. Encore une fois, l’élite de la
chevalerie française avait été exterminée ou faite prisonnière. Le roi
Jean le Bon venait de connaître la deuxième défaite de son règne,
bien plus humiliante encore que la précédente, car le vainqueur
n’était plus un prince et son armée, mais un brigand et sa bande…
Rien n’était plus impressionnant que le château de Brignais dans
le crépuscule. Bâti sur une hauteur dominant le Rhône, il était garni
de hautes murailles et de tours effilées. Le fossé qui l’entourait, et
qu’enjambait le pont-levis, était si profond qu’on aurait dit un
véritable précipice… La cour intérieure était noire de monde. Les
Folles mirent pied à terre et, se frayant avec peine un chemin,
entrèrent avec leurs prisonniers dans le château proprement dit. Sa
façade était lisse, percée de rares et étroites ouvertures. Rarement
François avait vu un bâtiment aussi sinistre… Devant la porte
d’entrée, deux gardes les regardèrent passer. Leur aspect était
étrange : celui de gauche avait sur la tête une mitre d’évêque en
guise de casque, celui de droite avait passé par-dessus sa cotte de
mailles une chasuble d’or…
Le vestibule donnait directement sur la grand-salle. Elle était
immense et éclairée par une rangée de torches fixées aux murs.
C’était là que la compagnie de Petit Meschin entassait son butin : de
la vaisselle, des couverts d’or et d’argent, des cassettes remplies de
bijoux, des malles d’où sortaient des étoffes précieuses, des objets
de culte, des tapis sarrasinois. Et des sacs d’épices étiquetés –
poivre, safran, cannelle, gingembre, vanille…
Yvain traversa la pièce et pénétra dans les cuisines où une armée
de chefs et de marmitons s’affairaient. Car il n’y avait pas que des
soldats à Brignais. Comme toutes les compagnies, celle de Petit
Meschin avait un monde de gens de métier à son service :
domestiques, troubadours, forgerons, tisserands, barbiers,
chirurgiens, médecins, et même prêtres, pour dire la messe et
administrer les sacrements. Les cuisines furent vite franchies. La
porte suivante donnait sur un escalier. Yvain eut un sourire.
— Nous allons en haut, chez moi…
Il avait déjà monté quelques marches, quand il se ravisa et
redescendit.
— Mais j’y pense !… Avant, mon petit seigneur voudra peut-être
visiter les caves…
Les caves étaient vastes et encombrées de tellement de tonneaux
qu’on avait dû les mettre les uns sur les autres en un équilibre
branlant. En nombre incalculable, jambons et salaisons pendaient
au plafond. Yvain se dirigea au fond vers une porte munie de lourds
verrous et il ouvrit. Des cris aigus éclatèrent. Une vingtaine de
jeunes femmes, nues jusqu’à la ceinture, et attachées à un anneau
fixé au mur, gémissaient de terreur. Yvain commenta :
— Les religieuses d’un couvent près d’ici. Elles sont moins bien
faites que les paysannes, mais beaucoup plus excitantes à prendre…
Enfin, c’est ce que disent les autres…
Yvain regarda ses compagnons en jupons et se mit à rire à gorge
déployée :
— … Parce qu’en ce qui nous concerne…
Les Folles se mirent à rire avec leur chef. Pendant un temps
interminable elles furent secouées d’une hilarité inextinguible. La
salle voûtée, pauvrement éclairée, faisait écho et la scène était à
frémir… Yvain reprit son souffle.
— Mais je ne vous ai pas montré le plus beau…
Yvain se dirigea à l’autre bout de la pièce. Une grosse femme,
entièrement nue, était enchaînée à l’écart des autres. Elle était
outrageusement fardée, plus que ne l’aurait été la plus basse des
courtisanes. Sa poitrine était couverte d’écorchures.
— La mère supérieure… Elle a droit à un traitement de faveur. Je
ne sais pas ce que lui font les autres, mais je leur fais confiance.
Moi, je me contente de lui faire renier Dieu de temps en temps. Elle
s’exécute de bonne grâce. Tout le monde n’a pas l’étoffe d’un
martyr…
Yvain sortit une dague et la lui posa sur le cou.
— Renie Dieu !
Une voix terrorisée lui répondit.
— Je renie Dieu !
Yvain enfonça prestement son arme jusqu’à la garde. Le sang
jaillit et inonda sa robe noire.
— Et voilà ! Morte sans avoir eu le temps de se repentir.
Directement en enfer !… Il y a longtemps que je voulais lui faire ce
petit coup-là. Mais j’attendais d’avoir un public de choix…
François se raidit. Il venait de comprendre qu’Yvain était un de
ces monstres dont il avait vu les atrocités sur sa route. Il venait de
comprendre aussi qu’il ne sortirait pas vivant de ce château… Il
pensa à Ariette et à Isabelle. Pour elles, il n’avait pas le droit de
faiblir.
Yvain se retourna vivement vers lui, espérant découvrir un
trouble quelconque sur son visage. Il ne reçut en retour qu’un
regard impénétrable. Il poussa un cri rageur.
— Assez perdu de temps ! Montons !
Les appartements personnels d’Yvain et de ses Folles
consistaient en deux grandes pièces communicantes. Des lits
recouverts de fourrure et d’étoffes de soie y avaient été placés dans
le plus grand désordre. Il y avait aussi des fauteuils, des bancs, des
tables, des coffres et tout un bric-à-brac de luxe. Le mur du fond
était occupé par une gigantesque cheminée où de grosses bûches
achevaient de se consumer… En voyant Yvain, un garçonnet vêtu
d’une livrée de page s’empressa de remplir une coupe de vin et de la
lui apporter. Mais il tremblait tant qu’en arrivant, il en renversa la
moitié sur la robe noire. Yvain rugit :
— Il l’a fait exprès ! Au chat !
Le page poussa un cri d’horreur et voulut fuir, mais une Folle de
grande taille, vêtue d’une robe blanche, le souleva par ses longs
cheveux blonds, se dirigea vers un grand coffre d’où s’échappaient
des miaulements enragés, ouvrit le couvercle, jeta l’enfant, referma
et s’assit par-dessus…
Les cris du gamin étaient insoutenables. Yvain regarda de
nouveau François. Ce dernier comprit qu’avant les supplices
physiques, Yvain essayait les supplices moraux. Au prix d’un effort
inouï, il parvint à rester de marbre ; pas une trace d’émotion n’était
visible sur son visage…
Yvain eut un nouveau mouvement de rage. Il se tourna vers
Lécuyer.
— À lui maintenant ! Vous, mon petit seigneur, regardez bien,
car tout ce que nous allons lui faire, nous vous le ferons à vous
après !
Pour la première fois, François parla. Ou plutôt, il soupira :
— Pardon, Lécuyer ! Pardon de ne pas t’avoir pendu !
Lécuyer ne lui répondit pas. Il faisait sa prière.
Yvain n’eut pas besoin de donner d’ordres. Les Folles, exécutant
un rituel qu’elles connaissaient par cœur, déshabillèrent Lécuyer,
s’extasiant au passage sur son corps splendide. Mais elles n’allèrent
pas plus loin : le viol ne faisait pas partie du programme. Elles le
conduisirent vers un lourd carcan rivé au sol non loin de la
cheminée. Lécuyer y fut introduit. Seule sa tête était à présent
visible, sortant du trou qui l’emprisonnait… Yvain s’approcha de
François, haussant la voix pour couvrir les cris et les miaulements
qui sortaient du coffre.
— Vous m’avez un jour cassé deux dents, mon petit seigneur. Eh
bien, moi aussi, c’est ce que je fais depuis des années : je casse des
dents.
Tandis qu’il parlait, une des Folles, armée d’un long couteau,
avait coupé les lèvres de Lécuyer, exactement comme le bourreau
l’avait fait à Raouline le Chabotte… Lécuyer n’avait pas poussé un
cri. Yvain s’empara d’un boulet de fonte et se plaça à cinq pas.
— Mon plus bel exploit est treize dents d’un coup. Voyons si je
suis en forme aujourd’hui…
Le boulet, lancé avec une violence inouïe, frappa le visage de
plein fouet. Yvain alla vers le carcan, releva, en la tirant par les
cheveux, la tête ensanglantée et compta posément :
— Un… deux… trois… quatre… cinq… six… sept seulement ! Je
ferai mieux avec vous, mon petit seigneur ! Mais nous n’en sommes
pas encore là… À la broche, maintenant !
Yvain fixa François, espérant qu’il frémirait, mais il ne frémit
pas. Dans le coffre, les cris avaient cessé. On n’entendait plus que
des miaulements. Yvain fit un signe à l’homme en robe blanche
assis sur le couvercle.
— C’est suffisant. Laisse-le sortir !
L’homme se leva et l’enfant jaillit comme un diable de sa boîte.
Le spectacle était insoutenable. Il n’avait plus d’yeux, plus de nez,
plus que des lambeaux d’oreilles. Yvain se mit à rire.
— Voilà, tu es libre ! Tu peux rentrer chez tes parents… Si
toutefois tu arrives à trouver ton chemin…
Sous les quolibets des Folles, le petit martyrisé courait en tous
sens, se heurtant aux meubles, aux murs, tombant, se relevant…
Cette fois, François ne put se retenir. Il essaya de toutes ses forces
d’arracher ses liens, de bousculer les deux hommes qui le
maintenaient par les bras. Yvain eut une exclamation de triomphe.
— Enfin, mon petit seigneur se manifeste… Mais nous avons ici
de quoi le calmer. Apportez l’enclume !
Deux Folles sortirent l’objet réclamé du bric-à-brac, tandis
qu’une troisième soulevait le page par ses vêtements et le jetait hors
de la pièce d’un coup de pied. Pendant ce temps, d’autres encore
avaient déshabillé François, ne lui laissant que ses chausses et
l’avaient couché sur le dos, torse nu. Yvain se pencha sur lui.
— Une enclume sur la poitrine : il n’y a rien de tel pour calmer
les gens… Évidemment, si l’homme n’est pas solide, les côtes
s’enfoncent et le sang sort par la bouche. Mais je suis sûr que notre
petit seigneur est solide… Allez-y, vous autres !
François crut que son corps explosait. Une douleur
épouvantable, comme il n’avait pas imaginé qu’il puisse en exister,
le ravageait. Sa vue se troublait, il ne pouvait plus respirer ; il avait
l’impression que son cœur ne pouvait plus battre, que sa tête allait
éclater… Il aurait dû se laisser aller : cette mort rapide était
préférable aux supplices qui l’attendaient. Mais par fierté, par
instinct, il ne le voulut pas. Il chercha au fond de lui-même ses
ultimes ressources. Il avait vingt-quatre ans, l’âge où l’homme est
au sommet de sa force. Il pouvait réussir, il le devait… Au prix d’un
effort déchirant, il parvint à soulever l’enclume par la seule force de
ses muscles pectoraux. Sa respiration revint, terriblement pénible,
mais régulière… Yvain hocha la tête.
— Notre petit seigneur est solide… Je vais donc pouvoir lui dire
ce que nous allons faire à son écuyer. Nous allons le rôtir. Mais pas
en l’embrochant comme un vulgaire poulet, cela le tuerait tout de
suite. Nous allons l’attacher à la broche et le faire brûler à petit feu.
Pas de flammes, uniquement des braises. Cela dure plus
longtemps…
François était uniquement occupé à respirer. Cela l’aidait. Il ne
pensait à rien d’autre. Tandis que ses hommes s’occupaient de
Lécuyer, Yvain s’agenouilla près de François et plaça son visage tout
près du sien.
— Maintenant, je vais vous raconter mon histoire, mon petit
seigneur. Vous savez que je vous hais beaucoup ?…
Des cris épouvantables s’élevèrent du côté de la cheminée. Yvain
lança un ordre bref :
— Qu’on lui coupe la langue !
Les cris cessèrent…
— Vous savez pourquoi je vous hais, mon petit seigneur ? Parce
que tout est de votre faute. Si je suis devenu ce que vous voyez, c’est
à cause de vous… Après vous avoir embrassé, j’ai fui le château. Je
ne regrettais rien. J’avais eu ce que je voulais et je partais découvrir
le monde. Je voulais mener une vie honnête : rencontrer un
seigneur qui ferait de moi son page… Mais à Rennes, sur la place du
Marché, un homme m’a traité d’édenté. La colère m’a pris. J’ai
ramassé une pierre et je l’ai frappé si fort que je l’ai tué…
François n’entendait pas ce que lui disait Yvain. Luttant contre
l’inhumaine douleur, il était entièrement concentré sur lui-même.
Soulever sa poitrine, ouvrir ses narines, étaient ses deux seules
préoccupations. Rien ne lui parvenait du monde extérieur.
Et pourtant si, à cet instant précis quelque chose lui parvint ;
une odeur entra en lui alors qu’il continuait ses efforts pour
respirer : une odeur de grillé. Et le plus horrible était qu’elle n’était
pas désagréable. C’était la même que celle d’un cochon ou d’un
agneau de lait. Lécuyer rôtissant dans la cheminée sentait bon !…
Yvain poursuivait son récit.
— Je me suis enfui pour échapper aux sergents et je suis arrivé
dans la forêt. J’y ai vécu pendant des mois comme un ermite jusqu’à
ce que je rencontre Croquart et ses Anglais. Avec eux j’ai été dans
toute la France. Quand la paix est arrivée, je me suis mis dans la
compagnie de Petit Meschin et j’ai créé mes Folles… Voilà.
Maintenant, vous allez me payer ma vie ratée, mon petit seigneur !
Dent pour dent !…
Yvain éclata de rire. Il répéta encore :
— Dent pour dent !…
Un homme entra à ce moment dans la pièce. C’était l’Archiprêtre
en personne… Il était en train de quitter le château. Il avait discuté
avec Petit Meschin, conclu avec lui le montant de sa rançon et celui-
ci l’avait laissé partir. Car, même entre gens des compagnies, les
règles immuables de la chevalerie s’appliquaient. Les brigands
avaient confiance en l’Archiprêtre et lui-même tiendrait ses
engagements.
À la vue de l’Archiprêtre, les Folles se figèrent. Sa réputation
était telle que, même vaincu et mis à rançon, il inspirait le respect.
Arnaud de Cervole eut une grimace de dégoût en voyant le supplicié
dans la cheminée. Puis, il découvrit François et poussa un cri.
— Que faites-vous au sire de Vivraie ?
Yvain se dressa devant lui.
— C’est mon prisonnier.
— Je vous le rachète. Fixez sa rançon.
— Il n’est pas à acheter. Je le garde.
— Tout s’achète. C’est une question de prix… Je vous offre ce
que m’a donné le roi pour me mettre à son service : seize mille
royaux d’or !
Un « oh » d’émerveillement et de convoitise s’éleva chez les
Folles. Même pour ces brigands habitués à piller les plus riches
châteaux, les plus opulentes abbayes, seize mille royaux d’or étaient
une somme fabuleuse, inconcevable ! Mais Yvain secoua vivement
la tête.
— N’insistez pas ! Je ne vous le donnerais pas pour tout l’or de
Crésus. Ce que je veux, c’est lui faire subir le sort…
Yvain désigna du menton la cheminée :
— … de celui-là !
— C’est votre dernier mot ?
— Mon dernier mot et sa dernière heure. Sortez !
Mais l’Archiprêtre ne sortit pas. Il resta sur place, éleva
lentement le bras et pointa le doigt vers Yvain.
— Seize mille royaux d’or au premier qui le tue !…
Le temps s’arrêta… Tous les personnages restèrent figés :
l’Archiprêtre montrait du doigt Yvain, aussi immobile qu’une
statue ; les Folles étaient comme pétrifiées, gardant la posture
qu’elles avaient quand l’Archiprêtre avait parlé, et Yvain restait les
yeux écarquillés, la bouche ouverte, dans sa robe noire tachée de
sang…
Ce fut Yvain qui retrouva le premier l’usage de son corps. Il se
mit à parcourir du regard ses hommes : la robe orange, la robe
blanche, la robe rouge, la robe verte, la robe lamée d’or, le fixaient
comme s’il avait été une proie… Il vit l’Archiprêtre, qui le désignait
toujours. Il recula, sa voix s’étrangla.
— Non ! Vous n’allez pas…
Il n’en dit pas plus. Poussant un cri terrible, les Folles se jetèrent
sur lui, se bousculant entre elles. En un clin d’œil, il fut entouré,
happé, englouti par un cercle multicolore. Lorsque le cercle s’écarta,
toutes les robes étaient maculées de rouge et il restait à terre une
forme immobile et sanguinolente… L’Archiprêtre rendit son verdict.
— Il n’y a pas eu de premier. Vous vous partagerez la somme.
Puis il donna ses ordres :
— Enlevez cette enclume et achevez ce malheureux !
Une des Folles alla plonger un poignard dans le cœur de Lécuyer
qui avait, semble-t-il, déjà cessé de vivre, tandis que deux autres
ôtaient l’objet de supplice de la poitrine de François… Il lui fut
impossible de se relever. Il fallut l’aider. Il ne pouvait pas parler, se
contentant d’émettre des petits sifflements saccadés. On lui tendit
une coupe de vin. Il en but une gorgée et se sentit un peu mieux. Il
frissonna…
Il fallait l’habiller, mais il n’était pas question de lui mettre son
armure : il n’en aurait pas supporté le poids. Il y avait
heureusement tout ce qu’il fallait dans le capharnaüm de la pièce.
François se trouva bientôt dans un vêtement de prince au pourpoint
rouge piqueté d’or. Il ne pouvait toujours pas parler : sa respiration
mobilisait tous ses efforts… Il ébaucha un geste en direction du
cadavre d’Yvain. Une des Folles comprit, alla retirer la bague au lion
et la lui passa au doigt.
Pendant ce temps, l’Archiprêtre discutait des modalités pratiques
du versement. Faire porter seize mille royaux d’or à Brignais lui
semblait trop risqué. Une telle somme aurait excité trop de
convoitises. Il leur proposait de venir chercher l’argent à Cuisery, un
château qu’il avait en Bresse châlonaise… L’une des Folles
s’inquiéta :
— Quelle garantie avons-nous ?
Arnaud de Cervole répliqua simplement :
— La parole de l’Archiprêtre.
Et personne n’insista davantage. Ils croyaient tous en la parole
de l’Archiprêtre, sinon ils n’auraient pas tué leur chef… François se
leva. L’Archiprêtre lui demanda s’il pouvait marcher. Il lui fit signe
que oui et ils partirent ensemble. Ils redescendirent l’escalier,
traversèrent les cuisines et la grand-salle qui servait d’entrepôt…
François trouva enfin la force de parler.
— Comment pourrai-je vous remercier ?…
— Vous ne me devez pas un merci. Je ne connais pas l’étendue
de ma fortune et tout ce que j’ai, je l’ai volé !
— Mais pourquoi avez-vous fait cela… pour moi ?
L’Archiprêtre garda un instant le silence, sourit et dit, sans
regarder François :
— On ne laisse pas détruire un diamant. Ils sont si rares…
À la porte du château de Brignais se trouvaient les deux mêmes
gardes. En les voyant, celui à la mitre d’évêque se précipita vers eux.
— Emmenez-moi, messeigneurs. Je ne veux plus de cette vie-là !
Je veux redevenir honnête.
L’Archiprêtre haussa les épaules, mais François s’arrêta. Il
pensa, la mort dans l’âme, au malheureux Lécuyer. S’il avait su…
Mais les regrets étaient inutiles. La guerre est ainsi faite, il fallait le
remplacer.
— C’est bien. Je te prends à mon service. Tu seras mon écuyer.
L’homme jeta sa mitre en l’air dans un geste d’allégresse.
— Soyez béni par tous les saints, monseigneur ! Je m’appelle…
— Je ne veux pas le savoir. Je t’appellerai Lécuyer tout court…
François se souvint de ce qu’il avait dit à l’Archiprêtre
concernant Toussaint. Il se retourna vers lui, voulant ajouter
quelque chose à ce sujet, mais l’Archiprêtre avait disparu…
François arriva fin mai à Vivraie, en compagnie de Lécuyer. Il
avait voulu prendre un autre chemin qu’à l’aller, afin de ne pas
rencontrer les mêmes horreurs : il en rencontra d’autres. Il ne
raconta pratiquement rien de ce qu’il avait vécu à Ariette. Il y a des
choses qu’on ne raconte pas à une femme, surtout quand elle est
enceinte. Il lui dit seulement que du Guesclin avait été fait chevalier
banneret et que le comte et la comtesse de Tancarville, le
chambellan du roi et sa femme, seraient le parrain et la marraine de
l’enfant.
Ariette, de son côté, trouva François vieilli. Elle imagina quelles
épreuves il avait dû subir, mais remercia tout de même le ciel :
quand son mari rentre vivant de la guerre, une femme ne peut que
remercier le ciel…
Bien qu’elle soit enceinte de six mois, elle prit, comme c’était
son rôle et son désir, plusieurs initiatives amoureuses, mais elle se
rendit vite compte que François, malgré tous ses efforts, ne
parvenait pas à la suivre. Il était diminué, tant moralement que
physiquement. La nuit, il lui arrivait de se réveiller en criant, restant
ensuite de longues minutes sans pouvoir retrouver son souffle. Ce
n’était pas le rêve noir, il lui jura. Mais il ne voulut pas lui dire quel
cauchemar il faisait…
La naissance était prévue pour le début de septembre. Le comte
de Tancarville avait écrit pour s’excuser. Ce n’était pas qu’il était
retenu à Brignais. Tout comme l’Archiprêtre, il avait été libéré sur
parole le jour même et avait, par la suite, payé sa rançon. Mais le
service du roi l’accaparait. Il promettait néanmoins d’être à Vivraie
dans le courant de l’hiver…
Ariette ressentit les douleurs le 8 septembre 1362, jour de la
Nativité. La dame ventrière était dans la grand-salle inachevée avec
François lorsqu’on vint la prévenir. En l’apprenant, elle se mit à
genoux, se signa et joignit les mains.
— Mon Dieu, faites que ce soit un garçon !
— Pourquoi un garçon ?
— Parce que les filles qui naissent le jour de la naissance de la
Vierge meurent vierges. Tout le monde le sait !
François méprisait ces croyances de bonnes femmes.
— Si c’est une fille, je n’ai pas l’intention d’en faire une nonne.
La dame ventrière, avant de monter dans la chambre d’Ariette,
où l’appelait son devoir, regarda François d’un air tragique.
— Il n’y a pas que les nonnes qui meurent vierges, monseigneur.
Il y a aussi les enfants !
L’accouchement fut difficile… Quand la dame ventrière annonça
enfin, d’une voix blanche, à la mère, que c’était une fille, Ariette
n’en parut pas contrariée. Peut-être ignorait-elle la croyance…
Elle tendit les bras vers l’enfant :
— Viens, Catherine !…
François était dans la chapelle lorsqu’on amena l’enfant. Il avait
espéré un petit Louis, c’était une petite Catherine ; le futur chevalier
de Vivraie viendrait plus tard… Un prêtre était là. Ainsi qu’il avait
été prévu, il procéda à l’ondoiement, ce baptême rapide qu’on donne
à l’enfant lorsqu’il y a danger ou lorsque les parrains sont absents.
Le baptême véritable aurait lieu en hiver, quand le comte et la
comtesse de Tancarville seraient là… Pendant la brève cérémonie,
François pria saint Louis, saint François et tous les saints pour le
bonheur de sa seconde fille. Puis il monta la coucher…
Isabelle occupait son ancienne chambre : au premier étage du
donjon, côté est ; Catherine fut mise en face, dans l’ancienne
chambre de Jean. François veilla personnellement à l’installer dans
le lit breton, en compagnie de la nourrice. C’était un beau et gros
bébé, respirant la santé. Il l’embrassa et, rassuré, monta au second
étage tenir compagnie à sa femme.
Catherine de Vivraie mourut juste à la fin du jour, à l’heure de
vêpres. La nourrice s’en rendit compte immédiatement et courut
annoncer la nouvelle aux parents. François resta muet de
saisissement. Ariette eut un pâle sourire.
— C’était la volonté de Dieu. Nous allons vite en faire un autre…
François demeura près de sa femme, lui étreignant la main sans
rien dire, et ce fut la seule oraison funèbre de la petite Catherine de
Vivraie. La mort d’un enfant était, à l’époque, l’événement le plus
banal, le plus normal qui soit. Cela arrivait, en moyenne, une fois
sur deux. On ne devait ni s’en indigner ni, surtout, trop en souffrir.
Sinon, à quoi aurait ressemblé l’existence ?…
Au bout d’un moment, Ariette s’assoupit. François la laissa seule
et monta sur le chemin de ronde…
La lune était à demi voilée par des nuages que le vent poussait
rapidement. Le labyrinthe, dans cette lumière intermittente, était
sinistre. En bas, la chapelle de Vivraie sonnait le glas… Catherine
avait disparu dans cette nuit de septembre, petite flamme allumée
et éteinte le même jour, petit être qui connaissait à présent le
paradis sans avoir connu la vie. Ariette avait raison : c’était la
volonté de Dieu. Mais pourquoi Dieu en avait-il décidé ainsi ? Le
passage de Catherine de Vivraie sur cette terre resterait à jamais une
énigme, un tout petit, un minuscule secret…
La lune se voila complètement. François se dit que, depuis un
an, tout était noir. Ce qu’il avait vécu depuis son départ pour Saulieu
ressemblait étrangement à ce qu’il avait connu pendant la peste : un
défilé d’horreurs, un interminable et lassant défilé d’horreurs… Sur
le chemin de ronde, on ne voyait à présent plus rien ; on n’entendait
que le glas. François se décida à regagner sa chambre. En
descendant l’escalier, il eut quand même une pensée rassurante, la
première, la seule, dans ce cortège de ténèbres : grâce à Ariette, il ne
craignait plus le rêve noir.
16 « Notre-Dame Guesclin ! »
Pour chasser sa mélancolie, François aurait aimé aller dès le
lendemain à la guerre. Mais c’était toujours la trêve en Bretagne et
personne ne l’appelait en France. Il décida donc de se consacrer aux
armes et à la chasse.
Ce goût qu’avait la noblesse de l’époque pour les exercices
violents, n’était d’ailleurs nullement une marque de brutalité, de
grossièreté ou de futilité. C’était une nécessité absolue. Chevaucher
et se battre avec une armure qui pesait quarante à soixante livres,
manier des armes comme la lance ou l’épée à deux mains,
nécessitaient une condition physique exceptionnelle. Traquer le cerf
et le sanglier dans les bois, taper sur une quintaine, étaient le seul
moyen, pour ces athlètes qu’étaient les chevaliers d’alors, de
conserver leur forme. Un laisser-aller de quelques semaines et
c’était la graisse qui venait, le souffle qui s’en allait et la mort
probable à la prochaine bataille…
François s’entraîna donc aux armes. Il commença, comme il est
naturel, avec Lécuyer. Mais ce Lécuyer, dont il ne voulait pas savoir
le nom, le surprit d’emblée… Ressemblant aussi peu que possible à
son malheureux prédécesseur, aussi fin que l’autre était massif, il
osa, dès la première séance, lui lancer un incroyable défi :
— Vous ne pourrez me vaincre à l’épée, monseigneur. Je gage, au
contraire, que c’est moi qui vous toucherai au premier coup.
François haussa les épaules. Il regrettait d’avoir pris à son
service ce gringalet qui se révélait, de plus, un fanfaron. François, à
son habitude, ne se lança pas le premier à l’assaut, attendant de voir
comment se comportait son adversaire… Lécuyer s’avança vers lui
l’épée haute. Mais au moment où il allait frapper, avec l’habileté
d’un jongleur il fit passer son arme de sa main droite à sa main
gauche et frappa le flanc droit de François. S’il avait appuyé son
coup, son maître serait mort… François était vexé comme rarement
il l’avait été.
— Tu n’avais pas le droit ! Le coup n’est pas régulier.
— Au combat, il l’est, et beaucoup ne s’en sont pas relevés.
— Qui t’a appris à faire cela ?
— La nature, monseigneur. Je suis gaucher. Je tiens mon arme
dans la main droite, comme tout le monde, et je change au dernier
instant. Voulez-vous que nous recommencions ?…
François accepta. Plusieurs fois encore, il se fit battre. Mais il
finit par comprendre que l’important était le regard de Lécuyer. Il
trahissait une concentration excessive et s’éclairait une fraction de
seconde avant qu’il n’opère son coup. Il suffisait, alors, d’anticiper
et la parade était sans problème… Lécuyer n’insista pas davantage. Il
reprit son épée dans sa main gauche.
— Laissons là la surprise, monseigneur. Battez-vous contre moi.
Je vous assure que ce sera plus difficile que vous ne pensez !…
François s’engagea, mais éprouva tout de suite les plus grandes
difficultés à combattre. Toutes les attaques de Lécuyer étaient
déroutantes et il ne les parait que d’extrême justesse. À la fin, un
coup plus inattendu que les autres le toucha… Il jeta son arme à
terre.
— Tu es très habile mais cela suffit ! Désormais, je m’entraînerai
avec des gens comme tout le monde.
— Si vous voulez, monseigneur… Mais se battre contre un
gaucher est tout un art. Qui sait si vous n’en aurez pas besoin un
jour ?
François réfléchit… Sa science des armes était sans pareille.
Jouter était devenu, pour lui, de la routine. Or, voilà qu’il pouvait
apprendre quelque chose dans ce domaine : c’était l’occasion rêvée
de s’occuper l’esprit…
Pendant les semaines qui suivirent, François s’entraîna donc
avec Lécuyer. Au début, il perdait régulièrement, puis il parvint à
faire jeu égal avec lui. Une fois qu’il eut assimilé la technique
particulière de ce combat, il le battit à tous les coups.
François allait également à la chasse… On était à la fin
septembre et c’était la pleine saison du gibier. Un jour, il parvint à
débusquer un sanglier d’une taille énorme. Il était aussi gros que
celui que sa mère avait tué jadis sous ses yeux et peut-être que celui
qui avait coûté la vie à son grand-père…
François le poursuivit longtemps et parvint à l’acculer dans un
taillis. La bête chargea. Il reçut son assaut, ainsi qu’il convenait,
l’épieu fermement calé contre sa poitrine. Le choc fut terrible : le
sanglier, touché à la jointure de l’épaule, tomba raide mort, mais
François éprouva au même instant une violente douleur : ses côtes,
qui devaient se ressentir encore du supplice de l’enclume, avaient
cédé…
Soutenu par Lécuyer, il rentra à grand-peine à Vivraie. Il dut
garder le lit quinze jours et le médecin lui annonça qu’il devrait
rester des mois la poitrine bandée. Il faudrait peut-être un an, avant
qu’il ne puisse espérer remettre une armure et partir pour la
guerre…
On était à la mi-novembre 1362. Une longue période d’inaction
commença pour François. Pour se distraire, il se consacra à
surveiller la construction des parties du château restant à faire : les
murailles extérieures, la grande salle et la chapelle ; il fit venir
autant de baladins qu’il put et accueillit avec empressement tous les
voyageurs. C’est par eux qu’il apprit les événements de France,
auxquels il ne pouvait provisoirement prendre part.
Depuis le mois d’octobre, le dauphin Charles était redevenu
régent du royaume. Jean le Bon lui avait laissé l’entière conduite
des affaires afin de mener à bien son projet de croisade… Pour cela,
il avait été trouver le pape à Avignon. Les compagnies, triomphantes
depuis Brignais, lui barrant le passage, il avait emprunté la rive
gauche de la Saône, qui, étant territoire allemand, était en paix.
À Avignon, Jean II fut accueilli avec empressement par le
souverain pontife nouvellement élu, Urbain V, qui confirma la
décision de son prédécesseur et le nomma capitaine général de la
croisade à venir. Le roi Jean s’occupa dès lors de recruter son armée.
Mais à sa surprise, les chevaliers français firent la sourde oreille à
ses appels…
François souffrait toujours autant. Il avait de grandes difficultés
à respirer et se fatiguait très vite. Suivant les conseils du médecin, il
s’entraînait avec patience et méthode ; courtes joutes avec de
légères armes en bois, randonnées au pas sur une monture docile…
Il fit pourtant de rapides progrès et Ariette y fut pour beaucoup.
Ils n’avaient pratiquement pas fait l’amour depuis son retour à
Vivraie, mais au début de l’année 1363, elle décida de passer à
l’action… Dans son entreprise, elle fut patiente, obstinée et même
impitoyable. Chaque nuit était, entre eux, le théâtre d’un
affrontement inégal. Jamais, les rôles de vainqueur et de vaincu,
qu’ils s’étaient par avance attribués, n’avaient été aussi évidents.
Mais Ariette n’en avait cure. Sourde aux protestations et même aux
supplications de son mari, elle obtenait et savourait ses trop faciles
victoires. Peu à peu tout de même, François trouva des ressources
nouvelles et leurs étreintes s’équilibrèrent même si, comme
convenu, sa défaite était au bout…
Un résultat merveilleux vint couronner leurs élans conjugués :
au début du printemps, Ariette annonça à François qu’elle était
enceinte. En l’apprenant, il donna libre cours à sa joie, mais une
ombre le traversa. Ariette en comprit la raison.
— Tranquillisez-vous. Celui-ci vivra…
— Comment le savez-vous ?
— J’ai compris la prédiction de Tiphaine : Isabelle est née la
première une année impaire, celui-ci naîtra le troisième et nous
sommes aussi une année impaire. La malheureuse Catherine était
née la seconde en 1362…
François croyait moins que sa femme à ce genre de sortilège,
mais il fut quand même rassuré. Pourtant, une ombre vint déranger
de nouveau son esprit.
— Et le quatrième enfant, y avez-vous pensé ?
— J’y ai pensé. La volonté de Dieu s’accomplira.
Ariette s’approcha de François et lui sourit.
— Ou alors, nous devrons cesser de nous aimer…
François écrivit au comte de Tancarville pour lui proposer de
nouveau d’être, avec son épouse, les parrain et marraine. Tancarville
répondit qu’ils seraient là, cette fois, à la date prévue, c’est-à-dire
vers le 15 novembre…
C’est à la même période que François s’intéressa, pour la
première fois, à sa fille Isabelle. À un an et demi, elle était
particulièrement alerte et gambadait partout dans le château. Elle
tenait de lui : elle avait sa blondeur et ses traits réguliers, rien de la
rousseur ni du visage impertinent d’Ariette… Son comportement le
surprit beaucoup ; elle semblait fascinée par son équipement de
chevalier et prenait, semblait-il, un grand plaisir à caresser l’acier
poli des armures ; plusieurs fois, elle se coupa en passant le doigt
sur le tranchant des épées… François finit par s’en inquiéter mais
Ariette fut d’un autre avis.
— Notre fille sera un garçon manqué : et alors ? On dit que les
garçons manqués font les filles réussies.
— Le croyez-vous vraiment ?
— Moi aussi, j’étais un garçon manqué…
Le comte et la comtesse de Tancarville arrivèrent à Vivraie le 11
novembre 1363, jour de la Saint-Martin. Leur filleul naquit, une
semaine plus tard, le 18, à la Saint-Eudes. François était dans la
chapelle, comme la fois précédente. Les vitraux venaient d’être
posés et il priait saint Louis de toutes ses forces pour que ce soit un
garçon. Si son héritier naissait le jour du saint patron d’Eudes de
Vivraie, quel chevalier il ferait ! Sous de tels auspices Louis ne
pourrait être qu’un combattant d’exception, un héros !
La dame ventrière entra avec l’enfant dans les bras et annonça :
— C’est un garçon !
François se précipita, le prit et le souleva en criant, comme
l’avait fait Guillaume avec lui :
— Mon lion !
Alors seulement, il se pencha sur le petit être et jeta les yeux sur
lui. Il en resta bouche bée : il ne lui ressemblait pas !… Jusque-là,
sans même y avoir pensé, il était certain que Louis lui
ressemblerait. C’était obligatoire. Il était le portrait de son père, qui
avait été lui-même celui de son grand-père : cela semblait pour ainsi
dire être une volonté de Dieu que tous les Vivraie porteurs du titre
se ressemblent depuis Eudes.
Or Louis faisait exception. François l’examina de plus près,
tremblant d’apercevoir sur le petit visage quelque chose des
Cousson… Mais non, il n’avait rien de commun avec Jean ou
Marguerite. Louis devait appartenir au côté de sa mère, bien qu’il ne
ressemblât pas à Ariette non plus. Mais François cessa de
s’interroger plus avant. Quels que soient ses traits, c’était son fils et
il devait s’en réjouir !…
Le baptême fut fastueux. La présence du chambellan du roi et de
sa femme avait attiré la plus haute noblesse de la région. La guerre
de Bretagne avait repris et Charles de Blois, de même que du
Guesclin étaient en campagne, mais leurs épouses étaient venues.
C’est avec émotion que François retrouva sa marraine, Jeanne de
Penthièvre, qu’il n’avait pas vue depuis l’épisode de l’ours. À son
arrivée, il alla s’agenouiller devant elle et son hommage allait autant
à sa suzeraine qu’à la bonne fée qui l’avait sauvé ce jour-là. Quant à
la belle Tiphaine, elle mobilisa, comme à l’accoutumée, les regards…
Ariette la pria de faire une prédiction pour l’enfant, mais cette fois,
elle refusa…
Après le départ de leurs invités, François posa à Ariette la
question qui le préoccupait au sujet de leur fils : à qui ressemblait-
il ? Ariette n’hésita pas.
— C’est le portrait de mon grand-père, feu Richard de Sinclair.
— Qui était-ce ?
— Un homme important. Un des conseillers les plus écoutés du
roi Édouard.
— Était-il bon chevalier ?
— Oui, mais pas au sens où vous l’entendez. C’était un homme
politique d’une grande habileté. Ce qui l’intéressait, c’était de
préparer les guerres, non d’y participer… Il a été l’un des adversaires
les plus acharnés de la France. Par patriotisme, je pense. Il disait :
« l’Angleterre naîtra du sang français !… »
— Vous l’aimiez ?
— Je l’ai très peu vu. Je crois que peu de gens l’aimaient et que
lui-même ne s’en souciait guère…
On avait installé Louis dans l’ancienne chambre de François,
Isabelle ayant, pour la circonstance, gagné l’ancienne chambre de
Jean, celle que la petite Catherine n’avait occupée qu’un jour…
François alla se pencher sur son lit… Son fils ouvrit les yeux à cet
instant et lui sourit. François lui sourit à son tour et jura que Louis
ne ressemblerait pas à ce sinistre portrait. Le sang était une chose,
mais l’éducation en était une autre. Il serait là pour l’élever de la
manière convenable et en faire un véritable Vivraie !…
Le froid tomba le lendemain, 20 novembre. Mais pas un froid
habituel, un froid aussi soudain qu’effrayant. Ce qui se passait
devait ressembler au terrible hiver 1223… Sous un ciel plombé, tout
gelait, devenait cassant comme du verre. Dans la grande salle de
Vivraie, enfin terminée, on ne pouvait se tenir à plus de dix pas de la
cheminée. Il fallait rester tout près de l’âtre. C’est là, d’ailleurs, que
furent installés provisoirement les lits des deux enfants, des
serviteurs étant chargés de mettre nuit et jour des bûches dans le
foyer…
Les rares voyageurs accueillis à Vivraie firent des récits
incroyables sur les rigueurs du froid : tous les fleuves étaient gelés :
la Seine, la Loire, le Rhône, les loups affamés étaient entrés dans
Paris. Un cavalier était arrivé à la porte d’une auberge, mort,
maintenu assis et soudé à son cheval par le gel…
Mais les voyageurs firent également d’autres récits… Comme
celui du pèlerinage de Charles de Blois…
Charles de Blois avait toujours fait preuve d’une piété hors du
commun, assistant à la messe et communiant plusieurs fois chaque
jour, à tel point que beaucoup de ses partisans l’appelaient « saint
Charles de Blois ». Une trêve ayant été de nouveau signée avec son
ennemi Montfort, il résolut d’en profiter pour accomplir un
pèlerinage extraordinaire. En plein cœur de l’hiver, pieds nus, la tête
couverte de cendres, vêtu seulement d’une chemise de toile, il alla
de Dinan au Mont-Saint-Michel, portant sur ses épaules le
reliquaire d’or de saint Michel. Arrivé exténué dans l’abbaye, il
gravit sans aide les rues verglacées et déposa enfin la châsse dans
l’église. Ses doigts gelés y adhéraient et lorsqu’il les retira, la peau y
resta collée…
Dans un autre domaine, le roi de France avait accompli, cet
hiver-là, un acte tout aussi extraordinaire. Lorsqu’un chevalier de
passage le lui apprit François eut du mal à le croire et, pourtant, le
fait lui fut confirmé un peu plus tard : Jean le Bon était retourné
volontairement en Angleterre pour être prisonnier !…
C’était une histoire de famille : pour garantir le paiement de sa
rançon, qui n’était pas encore entièrement versée, Édouard III avait
gardé en otages tous les fils du roi de France, à l’exception du
dauphin. Les princes étaient à Calais, sans surveillance particulière,
puisqu’ils avaient donné au préalable leur parole de ne pas s’évader.
Or, le deuxième fils de Jean le Bon, Louis d’Anjou, s’ennuyait de
sa jeune épouse, Marie de Châtillon, dont il était éperdument
amoureux et avec laquelle il n’avait passé que sa nuit de noces… Il
demanda aux Anglais la permission de faire un pèlerinage à Notre-
Dame de Boulogne. Mais une fois à Boulogne, où l’attendait Marie,
Louis d’Anjou refusa obstinément de revenir. Son père lui fit porter
une lettre de remontrances, lui envoya le dauphin pour le
convaincre d’honorer sa parole, rien n’y fit. Alors Jean le Bon décida
de faire ce qu’ordonnait le devoir féodal : il allait se constituer
prisonnier en remplacement de son fils.
Ses conseillers et le dauphin essayèrent par tous les moyens de
le faire revenir sur cette décision. Songer à l’honneur de sa famille
était, certes, fort noble, mais il était aussi roi de France. En agissant
ainsi, il donnait à son ancien ennemi un atout inespéré !… Ce fut en
pure perte. Le premier jour de l’an 1364, Jean II prenait la route et,
le 15 janvier, il était à Londres… Édouard l’accueillit avec la joie
qu’on imagine. Jean le Bon parla aussitôt de croisade, mais cela
n’eut pas l’air d’intéresser son cousin, qui lui proposa plutôt de
renégocier le traité de Brétigny…
Il gela sans discontinuer du 20 novembre 1363 au 15 mars 1364.
C’est à cette date seulement que François, qui était rétabli depuis
longtemps, quitta Vivraie en compagnie de Lécuyer…
François venait de recevoir, par un nouveau messager royal,
l’ordre de rejoindre du Guesclin à Houdan. Un affrontement se
préparait avec Charles le Mauvais qui était sur le point de reprendre,
encore une fois, les hostilités. Il avait engagé, pour commander ses
Anglo-Navarrais, l’un des meilleurs capitaines du temps, Jean de
Grailly, le fameux captal de Buch, et recruté des gens des
compagnies pour grossir ses troupes. De son côté, le dauphin
réunissait une armée, qu’il avait placée sous les ordres de du
Guesclin.
Le chemin qu’emprunta François passait plus au nord que celui
qui l’avait conduit, deux ans plus tôt, à Saulieu, mais les horreurs
furent les mêmes. Pontorson, Mortain, Argentan, Laigle : la route
était jonchée de villages dévastés. François en fut moins affecté que
la première fois. Le choc était passé, il s’était endurci. Quant à
Lécuyer, l’ancien soldat de Petit Meschin, il connaissait déjà !… En
fait, leur seul désir à tous deux était de rencontrer quelques-uns de
ces brigands et de les combattre. Ils eurent cette chance peu après
Laigle…
Une fumée s’élevant d’une grosse ferme isolée les alerta. Ils s’y
rendirent au grand galop. Six hommes étaient en train de piller
l’habitation et d’y mettre le feu. À genoux, les mains jointes, dans la
basse-cour, le fermier, la fermière et leurs enfants les suppliaient de
les épargner.
En voyant François et Lécuyer, les pillards sautèrent sur leurs
chevaux et le combat s’engagea. Lécuyer se lança l’épée haute vers
deux cavaliers. Là encore, sa ruse fit merveille : il changea son arme
de main au dernier moment et tua celui de gauche. Ensuite, il se
retourna contre le second qui, désorienté par cette escrime qu’il ne
connaissait pas, ne tarda pas à être touché à son tour. Puis, il vola au
secours de François, qui était aux prises avec les quatre autres.
François peinait énormément. Il avait appris à se battre à un
contre quatre mais il lui fallait une virtuosité exceptionnelle pour
parer tous les assauts avec son fléau d’armes. Arrivant comme une
flèche, Lécuyer tua tout de suite un de ses adversaires en le frappant
dans le dos. Deux des autres se retournèrent contre lui, mais,
déroutés, eux aussi, par sa manière de combattre, ils succombèrent
à leur tour. C’est à ce moment seulement que François fit voler en
éclats la tête de son vis-à-vis. Coupant court aux bénédictions
éperdues des paysans, ils partirent. François regarda longtemps avec
étonnement son compagnon qui chevauchait en silence : il avait tué
cinq hommes et lui un seul !…
François et Lécuyer arrivèrent à Houdan le dimanche de Pâques
24 mars. Ils trouvèrent l’armée en pleine messe ; une foule de
chevaliers et de soldats était agenouillée à l’extérieur de l’église,
trop petite pour les accueillir tous… Après la cérémonie, François
alla se présenter à Bertrand du Guesclin. Celui-ci le reconnut,
l’accueillit avec bonne humeur, lui donna des nouvelles de Tiphaine
et conclut :
— À présent, nous n’allons pas nous ennuyer !…
On ne s’ennuya pas, en effet. Le jour même l’armée partit mettre
le siège devant Rolleboise, un château tenu par John Jouel, un
Anglais à la solde de Charles le Mauvais… En fait le mot château
était impropre. Il s’agissait plutôt d’une tour, mais si élevée et aux
murailles si épaisses que François n’en avait jamais vu de pareille.
Elle semblait impossible à prendre.
Du Guesclin essaya pourtant. Il avait à sa disposition une
artillerie considérable et, pendant plusieurs jours, ce fut un
tonnerre ininterrompu… En pure perte. Les boulets ricochaient
contre les murs, sous les rires des défenseurs, dont on apercevait les
têtes aux créneaux… C’est alors qu’un ordre du dauphin arriva : il
fallait abandonner Rolleboise pour prendre Mantes et Meulan.
Délaissant son impressionnante artillerie, du Guesclin opta pour
la ruse. Il partit avec une petite troupe et arriva devant Mantes le
dimanche 7 avril. Il cacha dans la forêt avoisinante trois cents
cavaliers dont François et Lécuyer faisaient partie. Puis il choisit
trente de ses hommes et se déguisa, avec eux, en paysans. François
fut un peu déçu de ne pas être du nombre mais du Guesclin avait
pris ses vieux compagnons de la forêt de Broons, les habitués de ce
genre de coup : son cousin Olivier de Mauny, Olivier de Porçon,
Jean le Bouteiller, Roland de la Chênaie, Lyon du Val…
C’est donc à cheval depuis la forêt qu’il les vit descendre vers la
ville, avec un troupeau de moutons et un char à bœufs. Le plan était
ingénieux. Dès que les moutons seraient entrés, les chevaliers
chargeraient. Le troupeau gênerait les mouvements de la garnison.
Quant au char à bœufs, rempli de lourdes pierres recouvertes de
paille, il serait laissé sur le pont-levis et son poids empêcherait les
défenseurs de le relever…
François, Lécuyer et leurs compagnons regardaient de tous leurs
yeux… Les gardes laissèrent entrer sans méfiance les faux paysans
et, lorsque le dernier mouton eut franchi la porte de la ville, ils
chargèrent dans un galop effréné… L’effet de surprise fut total. À
l’intérieur, du Guesclin et ses hommes, rejetant leurs habits de
paysans, s’étaient élancés contre les gardes ; un instant, ils se
trouvèrent en difficulté, mais l’arrivée en trombe des trois cents
cavaliers balaya tout… Ensuite la ville fut consciencieusement pillée
et ceux de ses habitants qui faisaient mine de résister, égorgés…
L’une des principales qualités de du Guesclin était de ne pas
perdre de temps. Il partit sur-le-champ rejoindre le reste de son
armée et, dès le lendemain, commençait le siège de la ville voisine
de Meulan. Il n’était plus question de surprise : il fit parler la
poudre. Le bombardement recommença avec autant de violence
qu’à Rolleboise, mais avec, cette fois, plus de succès. Deux jours
plus tard, une mine fit sauter une des tours et les assiégés
préférèrent se rendre, ce qui n’empêcha pas la ville d’être mise à sac.
Ensuite, l’armée se scinda en deux, une moitié restant sur place,
tandis que l’autre retournait à Mantes pour l’occuper et parer à
toute surprise…
François fit partie de ces derniers. Il écoutait la messe dans la
cathédrale, le dimanche 21 avril 1364, lorsque, juste après la fin de
l’office, un chevalier arriva en courant au pied de l’autel, se tourna
face à l’assistance et cria :
— Le roi Jean est mort !…
Après un instant de surprise, le curé improvisa la prière des
morts :
— Pro rege ora, Domine11 …
François pria avec les autres, mais intérieurement, c’était la joie
qui l’habitait. Le dauphin, ce jeune homme de son âge, qui avait fait
preuve de tant de sagesse dans des circonstances si périlleuses, était
donc Charles V ! Charles le Sage, l’homme qui savait choisir les
meilleurs, l’homme qui avait découvert du Guesclin… Avec du
Guesclin, François venait de prendre deux villes coup sur coup. Il lui
sembla que c’était le début d’une ère nouvelle. La période noire était
passée. Il était sûr qu’il allait, désormais, aller de victoire en victoire
jusqu’au triomphe final…
À Londres, depuis que le roi Jean était mort subitement, dans la
nuit du 8 au 9 avril, l’atmosphère était lugubre et les esprits tendus.
En apprenant la nouvelle, Édouard avait été accablé. Il était resté
longtemps au chevet de ce roi défunt devenu inutile. C’était la
première fois que son cousin le surprenait et le mettait en difficulté.
Car, maintenant, il allait falloir se battre contre son fils et ce serait
autre chose…
Son fils Charles quitta Paris le 9 mai pour aller se faire sacrer à
Reims. Il rencontra du Guesclin le même jour, à Pontoise et lui
donna ses premiers ordres de roi. L’heure était venue d’en finir avec
Charles le Mauvais, il fallait aller à la bataille.
Tandis que le roi partait pour Reims, du Guesclin réunit donc
son armée et remonta la Seine pour chercher l’ennemi. Outre les
chevaliers français et bretons qui étaient déjà là, il avait reçu des
renforts inattendus : des Gascons étaient venus grossir ses troupes.
Il y avait là les meilleurs hommes du captal, les sires d’Albret, de
Pommiers, de Lestrade, ceux-là mêmes qui s’étaient couverts de
gloire à Poitiers et qui n’hésitaient pas, à présent, à combattre
contre leur chef. Avaient-ils senti le vent tourner ?…
Apprenant que l’armée de Charles le Mauvais se trouvait du côté
d’Évreux, du Guesclin fit franchir à ses troupes la Seine à Pont-de-
l’Arche. Sur la rive gauche, une surprise de taille attendait François :
une nouvelle troupe venait se joindre à eux, celle de l’Archiprêtre !
Un instant, il crut s’être trompé, mais c’était bien lui, dans son
armure, avec, au cou, l’écu d’azur, au cerf rampant et à la bordure
besantée d’or… Il galopa dans sa direction et le salua joyeusement.
Il ne reçut, en retour, qu’un signe de tête fort froid… Déconcerté par
cet accueil, François s’étonna.
— Vous ne me reconnaissez pas ?
— Je n’oublie jamais personne. Que me voulez-vous ?
— Vous remercier une fois encore…
— Je vous avais dit que c’était inutile…
— Permettez-moi, au moins, de me réjouir de nous voir sur le
même chemin.
L’Archiprêtre ne répondit pas… François l’observa plus
attentivement. Il y avait quelque chose de glacial dans ses traits.
C’était lui, mais ce n’était plus le même homme. Il avait changé de
masque. Les dés avaient rendu un nouveau verdict. Le jeu
reprenait… Et tandis qu’il s’éloignait, François se posa, encore une
fois, la question dont nul n’avait la réponse, sauf Dieu : qui est
l’Archiprêtre ? Il resta quelque temps encore parmi sa troupe,
cherchant des yeux Bidault le Bourc, mais il ne le trouva pas. Il finit
par apprendre que personne ne l’avait vu depuis Brignais…
L’armée du captal de Buch était un peu plus loin en direction
d’Évreux. Sans parler des Anglo-Navarrais de Charles le Mauvais,
elle comprenait des compagnies de toute la Normandie : John Jouel
et ses Anglais qui avaient quitté leur tour de Rolleboise, Robert
Chesnel surnommé le Coupeur de poings, Jacques Plantin, dit
l’Éborgneur, et bien d’autres…
Le mercredi 15 mai, Bertrand du Guesclin arriva en vue de son
adversaire, qui s’était installé sur une colline dominant l’Eure et le
village de Cocherel. Il réunit aussitôt son conseil de guerre.
L’ennemi occupait une position favorable ; il n’était pas question de
l’attaquer dans ces conditions. Il fallait ne pas bouger et attendre
qu’il commette une erreur… Parmi ceux qui l’écoutaient, il y avait
bon nombre de ces chevaliers habitués depuis toujours à charger
pour la gloire, au mépris du reste. Mais le roi avait expressément
désigné du Guesclin comme leur chef et pas un ne protesta. Une
seule voix se fit entendre, celle du comte d’Auxerre, le noble le plus
élevé de l’assistance.
— Messire du Guesclin, nous vous obéirons. Et je propose que
nous prenions tous pour cri de ralliement votre cri : « Notre-Dame
Guesclin ! »
La proposition fut acceptée dans l’enthousiasme et la consigne
donnée à toute l’armée, qui s’installa pour passer la nuit. La bataille
serait pour le lendemain, jeudi 16 mai.
Dès le matin, il fut évident que la journée serait torride. Il n’y
avait pas un souffle d’air, le soleil était brûlant. Les vétérans des
deux camps pensaient à Crécy… Du Guesclin franchit l’Eure, se
posta devant la colline et s’arrêta…
En haut, le captal avait divisé son armée, nombreuse mais
disparate, en trois batailles : les Anglais, dont il avait pris la tête, les
gens des compagnies, sous les ordres de John Jouel, et les Navarrais
commandés par Sanche Lopez. En bas, entre la colline et l’Eure,
l’armée française ne faisait qu’un seul bloc. Mais du Guesclin avait
tout de même pris une disposition tactique : pendant la nuit, il avait
caché cinq cents cavaliers d’élite dans un bois voisin. Ils
attaqueraient sur son ordre.
L’attente commença. François et Lécuyer étaient au centre des
troupes, pas loin de du Guesclin lui-même et de son aigle bicéphale
noir sur fond d’argent… À mesure que le temps passait, la chaleur
augmentait et l’immobilité devenait insupportable… Dans son
armure, François bouillait. Il enviait Lécuyer et les simples soldats,
plus légèrement équipés et portant le casque au lieu du bassinet…
Midi arriva. De temps en temps, un cavalier ou un fantassin
s’écroulait dans un bruit métallique… Du Guesclin comprit que le
captal était trop avisé pour descendre dans ces conditions. Il tenta
alors une dernière ruse : faire semblant de fuir pour l’inciter à le
poursuivre… Il fit sonner la retraite et ses troupes commencèrent à
retraverser l’Eure…
En haut, Jean de Grailly, captal de Buch, avait vu la manœuvre
avec contrariété. Du Guesclin était meilleur stratège que ceux qu’il
avait affrontés jusqu’à présent. Il avait espéré qu’il donnerait
l’assaut à la colline. Il ne l’avait pas fait. La bataille serait donc pour
plus tard. Car, bien entendu, il n’avait nulle intention de bouger…
C’est alors que John Jouel arriva vers lui au galop.
— Sire ! Sire ! Descendons en toute hâte ! Ne voyez-vous pas que
les Français s’enfuient ?
Le captal secoua la tête.
— N’en croyez rien ! Ils ne le font que par ruse, pour nous attirer.
Mais Jouel n’en entendit pas davantage. Déjà il était reparti vers
sa bataille et il lui avait donné l’ordre de charger… Aux cris de :
« Saint George ! Navarre ! », John Jouel et les gens des compagnies
dévalaient la colline…
Jean de Grailly poussa un cri de rage. Son subordonné paierait
cher sa désobéissance ! Mais il ne pouvait le laisser attaquer seul ; il
se serait fait écraser. Contraint et forcé, il donna à son tour l’ordre à
ses hommes de charger… Tout comme à Crécy, une des deux armées
avait déclenché la bataille contre l’avis de son chef. La différence
était que, cette fois, il ne s’agissait pas des Français, mais de leurs
adversaires…
En voyant la colline se couvrir de poussière, du Guesclin eut un
mouvement de joie. Il fit faire demi-tour à ses hommes et un cri
formidable retentit le long des rives de l’Eure :
Notre-Dame Guesclin !…
John Jouel et les gens des compagnies, qui arrivaient les
premiers, furent taillés en pièces. Ils s’attendaient à poursuivre des
fuyards et ils se virent chargés eux-mêmes : la panique s’empara
d’eux. John Jouel fut fait prisonnier par Olivier de Mauny, Jacques
Plantin, l’Éborgneur, et Robert Chesnel, le Coupeur de poings,
perdirent la vie…
François courait à la poursuite des fuyards… Pour la seconde
fois, il ne criait pas « Mon lion » au combat. La première fois, c’était
quand il avait poussé, à Bercy, le cri de France, maintenant, il lançait
avec les autres :
— Notre-Dame Guesclin !
Il venait de désarçonner un cavalier lorsqu’il eut un nouveau cri,
de rage celui-là… L’Archiprêtre s’en allait ! Au beau milieu du
combat, il retraversait l’Eure avec ses troupes ! C’était bien le rôle
du traître qu’il était venu jouer, ce jeudi de mai, à Cocherel. Il avait
pris un nouveau tournant dans son chemin tortueux qui le
conduisait tout droit en enfer…
Ce fut précisément le moment où le captal entra dans la bataille
avec ses Anglais, les meilleurs soldats de l’armée. Leur arrivée,
coïncidant avec la défection de l’Archiprêtre, changea le visage du
combat. Les troupes de Charles le Mauvais reprirent confiance. Les
Français commencèrent à reculer…
François avait vu le captal et faisait tous ses efforts pour se
rapprocher de lui… Le captal ! Le meurtrier de Toussaint ! Jamais la
providence ne lui donnerait une meilleure chance de le tuer !…
Mais pour l’instant, cela semblait hors de question. Les
chevaliers français refluaient en désordre, l’entraînant avec eux…
Un nuage de poussière s’éleva à ce moment. Il ne provenait plus de
la colline, mais du petit bois tout proche. C’était le moment qu’avait
choisi du Guesclin pour faire charger ses cinq cents cavaliers.
Ils prirent le captal de flanc au moment où il se découvrait,
croyant tenir la victoire. De nouveau la bataille changea de visage.
Les cris « Saint George ! Navarre ! » se firent moins assurés, tandis
que dans celui de « Notre-Dame Guesclin ! », il y avait, à présent,
des accents de triomphe…
— Notre-Dame Guesclin !…
François s’époumonait pour renforcer son ardeur. Le captal était
là, entouré de sa garde personnelle de cinquante Gascons. Aidé
efficacement par Lécuyer, toujours aussi redoutable, il arriva à leur
contact…
Il se rendit immédiatement compte que la tâche serait ardue. Il
combattait là l’élite des chevaliers, ses égaux, ceux qui avaient traîné
sur tous les champs de bataille et n’avaient connu que la victoire.
Un coup d’épée l’atteignit au bassinet, un autre à la poitrine. Dans
les deux cas, l’acier avait résisté au choc, mais il s’agissait d’être
prudent ; avant de songer à tuer le captal, il fallait éviter de l’être
soi-même…
François ne put pas tirer vengeance de Jean de Grailly, captal de
Buch. Ce dernier venait de voir les troupes navarraises de Sanche
Lopez se débander et il comprit que la victoire était acquise aux
Français. N’ayant, à la différence du feu roi Jean, aucun goût pour
l’héroïsme inutile, il décida de se rendre au plus proche cavalier. Ce
fut un écuyer breton, du nom de Robert Bodin, qui eut cette bonne
fortune. La bataille de Cocherel était terminée. C’était une victoire.
La première depuis vingt-six ans !…
Un courrier partit ventre à terre pour Reims afin d’annoncer la
nouvelle. Il arriva le samedi 18 mai, veille du sacre. Et le lendemain,
dimanche 19 mai, jour de la Trinité, c’est un roi victorieux qui reçut
au front le Saint Chrême de la Sainte Ampoule, consacrant son
pouvoir de droit divin…
Charles V fit son entrée solennelle dans la capitale, le mardi 28
mai 1364. Ce n’était pas seulement lui qu’était venue acclamer la
population parisienne, tout entière dans la rue. Des rois revenant du
sacre, ce n’était pas la première fois qu’elle en voyait. Mais il y avait
dans sa suite un certain Bertrand du Guesclin, qui avait une
particularité extraordinaire, unique : il était celui qui avait gagné
une bataille ! Il y avait si longtemps que ce n’était pas arrivé qu’on
croyait que ce serait fini à jamais. On se bousculait pour voir à quoi
ressemblait ce phénomène, ce prodige !…
Pour que du Guesclin eût sa part personnelle d’ovations, Charles
V ne l’avait pas voulu à ses côtés : on les aurait confondus dans le
même hommage. Il avait scindé le cortège en deux. Il allait devant,
avec la reine, les princes du sang et sa cour, puis, dans un second
groupe, venaient du Guesclin et ses soldats…
Le jeune roi recueillit des ovations chaleureuses et on attendit…
On savait quelles étaient les armes de Bertrand du Guesclin :
d’argent à l’aigle bicéphale de sable, à la crête et aux griffes de
gueules ; on ne pourrait pas se tromper… Peu après, effectivement,
du Guesclin parut à la tête de ses hommes, et… ce fut le silence…
Un silence surpris, gêné. C’était lui, le prestigieux vainqueur ? Ce
petit homme noiraud aux cheveux crépus et au visage de
gargouille ? Ce nabot sur ce cheval sale ? Leur héros, c’était…
cela ?… De son côté, mortifié par cet accueil, du Guesclin promenait
sur la foule un regard mauvais et se tassait un peu plus encore sur
lui-même jusqu’à paraître un nain…
Et c’est alors qu’il se passa quelque chose. On regarda mieux
celui qui défilait… On vit ses courtes et grosses mains couvertes de
cals et d’écorchures à force d’avoir manié les armes ; on vit son
armure toute cabossée des coups qu’elle avait pris, son écu écaillé
par les flèches et les épées, ses yeux cernés par le manque de
sommeil. Et on comprit…
Toutes ces petites gens qui étaient là comprirent que du
Guesclin était des leurs. Il était comme ces savetiers, ces forgerons,
ces tisserands, dur à la tâche et consciencieux au travail. Son métier
à lui, c’était la guerre ; ses outils à lui, c’étaient la hache et l’épée.
Ses mains étaient usées comme celles des paysans qui retournent la
terre et battent le blé, comme celles des avaleurs de nefs qui tirent
les bateaux à la corde, comme celles des femmes, qui filent, cousent
et lessivent. Il était comme eux !…
L’homme qui avait gagné une bataille ne ressemblait pas aux
autres ! À tous ces chevaliers qui allaient à la guerre comme au
tournoi, avec des rubans de soie ou des plumes d’autruche sur leur
bassinet, pour la gloire de leurs couleurs ou les beaux yeux de leur
dame… Lui, il se battait pour les défendre, pour les sauver. Il ne se
battait pas pour lui, il se battait pour eux !…
Une voix s’éleva à ce moment de la foule. La voix impertinente
d’un gamin parisien :
— Bertrand ! Eh, Bertrand !…
Surpris, du Guesclin se retourna, le vit et lui fit un petit salut. Un
salut familier, complice, comme ceux qu’il adressait autrefois à ses
garnements de la forêt de Broons… Alors ce fut la ruée, le délire.
Tout le monde courut vers lui en criant :
— Bertrand ! Eh, Bertrand !…
Son cheval faillit être tué et lui-même manqua d’être étouffé.
François, qui n’était pas loin derrière, et plusieurs autres chevaliers
durent charger la foule pour le dégager. Les hommes pleuraient, les
femmes soulevaient leurs bébés au-dessus de leurs têtes pour qu’ils
puissent apercevoir leur sauveur… Et les cris n’en finissaient pas :
— Bertrand !… Bertrand !…
Ce 28 mai 1364, Bertrand du Guesclin venait de recevoir son
plus beau titre. Le roi Jean l’avait fait chevalier banneret, le roi
Charles pourrait le faire maréchal de France et même connétable, il
serait pour toujours beaucoup plus que cela : il serait Bertrand ! Ce
ne sont pas les souverains qui confèrent la vraie gloire, c’est le
peuple… Qui connaissait en France le nom du connétable de
Fiennes ou du maréchal d’Audrehem ? Bientôt le nom de Bertrand,
lui, serait connu dans la moindre chaumière et, s’il continuait ses
exploits, d’aïeuls en petits-enfants, traverserait les siècles…
Après le défilé, aucune festivité particulière n’était prévue : du
Guesclin et ses hommes repartirent le jour même et le roi Charles
se rendit dans son palais pour conférer avec ses conseillers. Le
nouveau règne ne ressemblait pas au précédent : le temps des
tournois et des ordres de chevalerie était passé, c’était maintenant
celui de l’action et du travail…
François arriva à Vivraie à la mi-septembre, après avoir suivi du
Guesclin dans le Cotentin, la dernière place forte de Charles le
Mauvais. Sous ses ordres, il avait participé à la prise de Carentan et
de Valognes. Puis il était passé en Bretagne…
La guerre entre les partis de Blois et de Montfort avait, en effet,
repris une nouvelle fois. Du Guesclin devait certes se battre pour le
roi de France, mais il avait aussi le devoir de combattre pour son
suzerain. Charles de Blois l’avait réclamé à Charles V et, une fois la
campagne du Cotentin terminée, il avait franchi le Couesnon avec
les Bretons de son armée… De là, ils étaient passés à proximité de
Vivraie et François en avait profité pour voir les siens.
Aucun retour ne fut plus gai, plus triomphal. François trouva
Ariette plus belle que jamais ; Louis, à neuf mois et demi, était
superbe, quoique étrangement calme. Quant à Isabelle, qui
approchait de ses trois ans, on n’entendait qu’elle, tant elle était
vive…
Cette fois, François dit tout ou presque à sa femme de ce qu’il
venait de vivre : le combat devant la ferme près de Laigle, la prise de
Mantes et de Meulan, la victoire de Cocherel, l’entrée triomphale
dans Paris… François était heureux tout en parlant… Il racontait
une guerre que n’avaient connue ni son père, ni son oncle, une
guerre pure, lumineuse, victorieuse ! Ils avaient débarrassé l’Île-de-
France et la Normandie de ses compagnies ; ils avaient battu un roi
fourbe qui tentait de s’emparer du trône de France en s’appuyant
sur les Anglais et maintenant, ils allaient rendre à Jeanne de
Penthièvre et à son mari le duché de Bretagne qui était leur bien…
Ariette demanda à François combien de temps il resterait. Il lui
répondit qu’il partirait le lendemain matin… C’est alors qu’Isabelle,
qui avait écouté son récit avec une attention passionnée, s’écria :
— Racontez encore, Père !
— Mais j’ai tout raconté…
— Non. Dites-moi comment vous vous battez ! Comment vous
vous servez de vos armes ! Comment vous tuez vos ennemis !
François refusa d’abord, mais Isabelle insista tant qu’il lui fallut
céder. Il lui fit donc un récit édulcoré de la délivrance de la ferme.
L’enfant battait des mains… François ressentait une sensation
étrange… Il s’était toujours vu racontant ses exploits à son fils et
voilà que c’était sa fille qui les lui demandait, tandis que le futur
chevalier de Vivraie avait les traits d’un conseiller du roi
d’Angleterre… Quand il eut fini, Isabelle lui demanda :
— M’emmènerez-vous demain à la bataille ?
Et, sur sa réponse négative, elle se mit à pleurer…
François partit le lendemain, accompagné tout le long du
labyrinthe par Isabelle en larmes et Ariette qui cachait son anxiété
par un sourire. Il promit de revenir très vite. Avec du Guesclin, les
choses ne traîneraient pas…
François et Lécuyer allèrent bon train pour rejoindre l’armée,
qui devait être arrivée à Rennes. Ils ne s’attendaient pas à combattre
ce jour-là ; or presque tout de suite, alors qu’ils sortaient des bois de
Vivraie, ils se trouvèrent nez à nez avec un chevalier et son écuyer.
François demanda :
— Êtes-vous à Blois ou à Montfort ?
Le chevalier lui répondit, avec un fort accent anglais :
— Je suis au seul duc, Jean de Montfort !
François abaissa son bassinet, l’autre fit de même et
l’engagement commença. Les deux chevaliers se chargèrent, tandis
que leurs écuyers s’affrontaient. L’Anglais était corpulent et lent.
François para facilement son coup d’épée. Il aurait pu frapper à son
tour, mais changea d’idée. Pourquoi ne pas faire prisonnier un
Anglais ? Ce serait un juste retour des choses ! Il lança son fléau
d’armes, parvint habilement à enrouler la chaîne autour de l’épée et
tira… Son adversaire était désarmé.
Au même moment, Lécuyer, qui venait de tuer le sien, arrivait au
galop… L’homme cria :
— Je demande grâce !
François baissa son arme et prit le gantelet droit qu’il lui tendait.
— Vous êtes mon prisonnier… Votre nom ?
Le chevalier releva sa visière.
— Thomas Bedham…
François pâlit.
— Le Bedham de Toussaint ?
— Je ne vous comprends pas…
— N’avez-vous pas, autrefois, condamné à l’ébouillantement un
compagnon de du Guesclin ?…
— Peut-être… Quelle importance ?…
— Répondez : oui ou non ?
— Oui, mais…
Les yeux de François brillèrent de fureur… Ainsi, il avait eu la
possibilité de tirer vengeance de celui qui avait envoyé Toussaint à
la mort et il ne l’avait pas fait !… Sans qu’il s’en rende compte, le
manche de son fléau d’armes s’était de nouveau levé… Le visage
gras et naturellement rouge de Bedham pâlit, mais François
s’aperçut de ce qu’il était en train de faire et baissa le bras. On ne
tue pas un prisonnier. Cela serait un assassinat…
Le lendemain, François et Lécuyer rejoignirent leur armée à
Rennes. Elle était désormais sous le commandement de Charles de
Blois. Du Guesclin et les siens s’étaient mis sous ses ordres…
Bedham fut conduit dans une maison de la ville où l’on gardait les
captifs. En attendant qu’ils versent leur rançon, ils suivaient
l’armée. À chaque étape, ils partaient en même temps que le reste
des soldats, solidement gardés…
L’armée de Jean de Montfort et de ses alliés anglais se trouvait
plus au sud, du côté de Vannes et n’avait, semblait-il, pas l’intention
d’en bouger. Charles de Blois, qui devait recevoir encore des
renforts bretons, décida de rester quelque temps à Rennes pour leur
permettre d’arriver…
Pendant son séjour dans la ville, François retrouva toute sa
bonne humeur. Son regret de ne pas avoir tué Bedham s’était
envolé. S’il l’avait fait, est-ce que cela aurait ressuscité Toussaint ?
Au contraire, avoir capturé l’Anglais constituait une victoire de plus.
Tout réussissait depuis plusieurs mois, tout ne pouvait que réussir…
En outre, François avait un projet en tête : pour aller à Vannes, il
faudrait passer par Cousson. Tout comme à Vivraie, il quitterait
l’armée pour y faire étape. Il y passerait quelques heures, au milieu
de ses chers souvenirs, avant d’aller à la bataille…
Charles de Blois quitta Rennes le 26 septembre. L’armée campa,
le soir, à Bain-de-Bretagne. Le lendemain, François serait à
Cousson…
Il était en train de se restaurer, en compagnie de Lécuyer,
lorsqu’un homme vint le trouver… François le reconnut aussitôt :
c’était Mardochée Simon, le fils d’Éléazar. Lors de son dernier
passage à Cousson, ce dernier s’était montré fort discret, se
contentant de le saluer avec déférence et s’effaçant pour le laisser
seul avec son père, auquel il ressemblait, d’ailleurs, étonnamment…
Mardochée Simon s’approcha du feu allumé. À sa mine tragique,
François se leva d’un bond.
— Que se passe-t-il ?
— J’avais envoyé un messager à Vivraie, mais il est revenu hier,
m’annonçant que vous étiez en campagne. Alors, je suis venu moi-
même…
Mardochée était blême.
— Les Anglais sont venus la semaine passée, monseigneur !… Ils
ont dévasté Cousson…
François ne pouvait pas croire une chose pareille. Il ne le pouvait
pas !…
— Que racontes-tu ? Cousson est imprenable !…
— Pas le château, Monseigneur, le village…
Mardochée Simon devait avoir le même âge que François. Leurs
visages étaient l’un contre l’autre. Il aurait été difficile de dire lequel
était le plus blanc.
— Raconte !
— Les Anglais sont arrivés au petit matin… Ils se sont mis entre
le château et le village pour que les habitants ne puissent pas s’y
réfugier et ils ont pillé les maisons…
— Il fallait faire une sortie !
— C’est ce que mon père a ordonné. Mais la garnison n’était pas
assez nombreuse. Elle s’est fait battre. Elle a dû rentrer au château…
Toute la journée les Anglais ont mis Cousson à feu et à sang. À la
nuit, après avoir tout brûlé, ils s’en sont allés…
Autour d’eux, dans le camp, des conversations joyeuses
s’élevaient. Depuis le début de la campagne, l’atmosphère était à la
confiance et presque à l’euphorie. Seul, en cet instant, François
venait de sombrer dans l’horreur… Il agrippa Mardochée par son
vêtement, une longue robe rayée noire et blanche.
— Pourquoi es-tu venu ? Pourquoi n’est-ce pas ton père ? Il s’est
senti coupable ?
— Il s’est senti coupable, monseigneur. Il s’est pendu, cette nuit-
là, à la potence du château…
François relâcha son étreinte. Il laissa tomber les bras.
— Tous les habitants sont morts ?…
— Pas tous. Certains ont pu s’enfuir…
François se crispa. Il devait réagir, éviter de s’attendrir. Après le
suicide d’Éléazar, Cousson était sans chef. La situation ne pouvait
pas rester ainsi. Il regarda ce jeune homme, vivant portrait de
son père, dont la fidélité et la rigueur de conscience s’étaient
manifestées jusque dans la mort.
— Est-ce que ton père t’avait communiqué son savoir ?
— Oui, monseigneur. Il m’avait instruit en toutes choses.
— Pourrais-tu demain prendre sa place ?
Mardochée Simon regarda François avec un regard grave.
— Pourquoi voudriez-vous de moi après ce qui s’est passé ?
— Parce que c’est ma volonté ! Réponds !
— Si c’est votre volonté, c’est aussi celle de Dieu. J’obéirai et je
prierai pour qu’il me donne les forces nécessaires…
François se mit aussitôt à envisager les mesures concrètes à
prendre. C’était la seule manière de conjurer le drame et l’horreur.
— Tu parcourras la campagne à la recherche de paysans pour
remplacer ceux qui sont morts. Tu feras doubler la garde… Dans
quelque temps, tu donneras un arc à chaque homme en âge de
porter les armes, tu…
François s’arrêta soudain. Il venait de penser à une chose sans
nom…
— Et le moulin ?
Mardochée ignorait, bien sûr, tout de l’histoire de François et de
Pâquerette. Il répondit sans y prendre garde.
— Il a brûlé comme le reste.
— Avec… ses habitants.
— Le meunier et la meunière sont morts.
— Et leurs enfants ?…
Mardochée eut cette fois une expression d’intense compassion.
— La meunière venait d’avoir des jumeaux. Ils avaient à peine
trois mois, les Anglais les ont fait rôtir comme des agneaux !…
François secoua Mardochée avec une violence sauvage.
— Je me moque des jumeaux ! Je parle d’une fille qui devait
avoir dix ans !
— Elle est morte aussi, monseigneur… Ils l’ont violée et tuée,
comme sa mère…
— Aaaaah !…
François poussa un cri indescriptible, inhumain… Devant
Mardochée et Lécuyer terrorisés, il s’empara d’une hache et
disparut dans la nuit. Il traversa le camp et arriva devant un enclos à
vaches. C’était là qu’on avait mis les prisonniers pour la nuit. Un
garde tenta de l’arrêter.
— Que voulez-vous, monseigneur ?
François, sa hache à la main, le repoussa avec une telle violence,
qu’il tomba à la renverse… À son approche, en le voyant les yeux
étincelants et la bouche écumante, les prisonniers, qui étaient en
train de prendre leur repas à la lueur des feux, se levèrent. Le garde
bousculé avait ameuté ses collègues et courait derrière François…
Enfin, il aperçut celui qu’il cherchait… Bedham se dressa comme un
ressort. Son gros visage rougeaud prit des allures de spectre.
— Que voulez-vous, chevalier ?
Pour toute réponse, François leva sa hache.
— Monseigneur, je suis votre prisonnier. Que faites-vous ?
Bedham reculait, effaré.
— Je viens faire justice !
— Mais, monseigneur, je n’ai rien fait.
— Et Pâquerette, elle avait fait quelque chose ?
Instinctivement, Bedham se protégea le visage avec ses bras.
— Je n’ai pas d’arme ! Pour l’amour de Dieu !…
Un premier coup lui sectionna le poignet.
— Et Pâquerette, elle avait une arme ? Et Flore, elle avait une
arme ?… Elle avait dix ans !…
François frappa de nouveau et encore et encore… Les gardes
l’entouraient et tentaient en vain de le retenir. François frappait
toujours et, chaque fois que la hache s’abattait, répétait d’une voix
sourde :
— Dix ans !… Dix ans !… Dix ans !…
Thomas Bedham n’était plus qu’un corps informe lorsqu’un des
gardes désarma enfin son meurtrier. François s’enfuit alors dans la
nuit…
Lécuyer, après l’avoir longtemps cherché, finit par le retrouver, à
l’orée d’un bois, la tête appuyée contre un arbre. Il pleurait en
chantant une chanson triste et douce, comme en fredonnent les
jeunes filles. Lécuyer s’approcha et entendit :
« Qui connaîtra jamais ma peine
À part les coquillages ?… »
Il revint au camp, alla chercher un tonnelet de vin et le déposa
auprès de son maître qui pleurait toujours, tourné contre son
arbre… Au matin, lorsque l’armée partit, François était ivre mort. Il
fallut le mettre sur un char, avec les blessés et les malades…
Les deux armées se rencontrèrent à Auray, près de Vannes, le
samedi 29 septembre 1364, de chaque côté du Loch, un petit fleuve
côtier. Montfort et les siens s’étaient installés sur une colline,
Charles de Blois fit de même et ils attendirent… Puis, personne ne
voulant bouger, ils envoyèrent des parlementaires. Ils étaient
d’accord sur un point : tout cela avait trop duré ; il fallait livrer la
bataille décisive. Ils convinrent d’abandonner chacun leur position
favorable et de combattre, le lendemain, en terrain plat… Le sort des
armes trancherait…
Le lendemain, dimanche 30 septembre, chacune des deux
armées entendit la messe, puis les gens de Montfort franchirent le
Loch et on se rangea de part et d’autre en ordre de bataille…
François aurait dû être ébloui. Il y avait autour de lui les plus
grands noms de France : les comtes d’Auxerre et de Joigny, le Bègue
de Villaines, Eustache de la Houssaye, Thibaut du Pont, mais
surtout, les plus illustres chevaliers bretons, qu’il voyait pour la
première fois : Robin Raguenel, le père de Tiphaine, héros du
combat des Trente, et Jean de Beaumanoir lui-même, le chef des
Trente. Si on lui avait dit, alors qu’il était adolescent, qu’il
combattrait, un jour, à ses côtés, quelle joie il aurait éprouvée !
En ce sombre dimanche de septembre, François avait dans la
bouche un goût de cendres dû autant à son ivresse, dont il se
remettait tout juste, qu’à la détresse qui l’habitait. Seul au milieu de
l’effervescence et de l’enthousiasme général, il avait le visage
fermé…
L’armée adverse ne réunissait pas des noms moins prestigieux.
Jean de Montfort avait décidé de ne pas la commander en personne
mais de laisser ce soin à John Chandos, le plus remarquable
capitaine anglais, vainqueur avec Édouard III à Crécy et avec le
Prince Noir, à Poitiers. Étaient présents aussi Hugues de Calverley,
le géant qui avait fait prisonnier du Guesclin, et Robert Knolles, le
plus redoutable des chefs de compagnies, anglais. Mais il y avait
aussi des Bretons, dont Olivier de Clisson, un chevalier de grand
mérite, qui, malheureusement pour les gens de Blois, avait choisi le
parti de Montfort.
Les deux armées formèrent trois batailles chacune. Au centre,
Charles de Blois contre Jean de Montfort. À gauche de l’armée de
Blois, du Guesclin et ses Bretons contre Knolles et ses Anglais ; à
droite, le comte d’Auxerre contre Olivier de Clisson… Hugues de
Calverley n’était pas là. Pendant la nuit, Chandos l’avait dissimulé
sur une colline, avec cinq cents cavaliers d’élite, afin de charger au
bon moment… C’était exactement ce qu’avait fait du Guesclin à
Cocherel et c’est sans doute ce qu’il aurait fait encore s’il avait pu.
Mais cette fois, c’était Charles de Blois qui commandait… Charles de
Blois n’avait pas eu la sagesse de son adversaire : au lieu de confier
ses troupes à un grand capitaine, il avait voulu rester le seul maître.
Le champ de bataille, contrairement à beaucoup d’autres, n’était
pas un paysage compliqué, avec des chemins, des cours d’eau, des
pentes, des haies, des vignes et des fermes, voire des villages : c’était
un terrain plat et caillouteux, une lande d’ajoncs où abondaient les
vipères… Pendant longtemps les deux armées s’observèrent. Les six
bannières des six batailles étaient bien visibles, chacune en face de
l’autre. Au centre, les deux mêmes bannières aux armes de
Bretagne, d’hermine plain, indiquaient clairement l’enjeu du
combat : il y en avait une de trop…
Aucun des deux partis ne voulait s’engager et l’attente aurait pu
durer longtemps si un incident ne s’était produit : le lévrier blanc de
Charles de Blois traversa soudain les lignes pour se rendre du côté
de Montfort. C’était un présage terrible : l’animal se soumettait à
son nouveau maître. Il fallait réagir sans attendre. Charles de Blois
fit sonner les trompettes et toute son armée se lança à l’assaut…
La mêlée fut furieuse et resta longtemps indécise. Au centre, les
positions étaient égales. À droite, Clisson, blessé au visage, venait de
perdre un œil, mais sa bataille avait l’avantage sur celle d’Auxerre,
À
qui reculait. À gauche, au contraire, l’aigle noir bicéphale de du
Guesclin progressait irrésistiblement…
Jamais François ne tua plus que ce dimanche 30 septembre
1364, à Auray. C’était la seule chose qui comptait pour lui, plus que
la victoire elle-même : tuer. Il n’y avait que cela qui pouvait calmer
un peu son insupportable mal.
Il était aux avant-postes de la bataille de du Guesclin et
remerciait le ciel de n’avoir en face de lui que des Anglais. Contre
des Bretons, il aurait fait son devoir et se serait bien battu, mais pas
avec cette rage. Pour la première fois, il avait sorti son épée et
ferraillait de la main gauche, tandis qu’il faisait voler son fléau
d’armes de la droite. Combien tombèrent morts sous ses coups ce
jour-là ? Vingt, trente, peut-être, sans parler de ceux qui ne
survécurent pas à leurs blessures ou furent achevés par d’autres…
François pensait aux paroles de l’Archiprêtre : « Quand on tue
un homme, on est un assassin, quand on en tue mille, on est un
capitaine… » Il avait le droit de tuer, il en avait même le devoir. Il
venait d’entendre la messe et c’était Dieu lui-même qui lui
ordonnait de faire ce carnage.
Parfois, les Anglais se ressaisissaient et, à contrecœur, il devait
reculer. Mais il repartait bien vite et allait plus loin encore. C’était
comme le mouvement des vagues… « La marée basse m’apporte
mon chevalier, la marée haute me le reprend… » Comme les autres,
il cria longtemps :
— Notre-Dame Guesclin !
Puis, soudain, tandis qu’il chargeait un chevalier anglais, il ne
put se retenir davantage. Il hurla :
— Flore ! Pâquerette !…
Il cria ainsi, interminablement, en frappant comme un boucher.
Rien ne l’arrêtait, ni les parades de ses adversaires ni la simple
prudence… Et, autour de lui, on se demandait quel était ce chevalier
plus téméraire et enragé que tous les autres, qui décapitait et
étripait en braillant des noms de fleurs !…
Depuis son observatoire, John Chandos appréciait la situation.
Le repli du comte d’Auxerre et l’avancée de du Guesclin faisaient
faire aux deux armées un mouvement de rotation. C’était le
moment de lancer sa réserve. Il fallait accentuer le recul d’Auxerre
et tout le dispositif français serait déséquilibré.
Avec des grands cris, Hugues de Calverley, le géant, et ses cinq
cents cavaliers chargèrent. La bataille d’Auxerre, déjà très éprouvée,
céda complètement. Ce fut la débandade ; il était possible de
poursuivre les fuyards et de les exterminer, mais Calverley ne
s’attarda pas. Il contourna la bataille de Charles de Blois et vint
attaquer par-derrière celle de du Guesclin… La confusion s’installa
dans les rangs bretons…
Pourtant, sans qu’on le sache encore, c’était au centre que le sort
de la bataille venait de se décider. Au cours d’une charge, Charles de
Blois avait chuté de cheval. Avant que ses partisans ne se
ressaisissent et le dégagent, un soldat de Montfort s’était précipité.
Les ordres étaient formels : ne pas faire prisonnier Charles de Blois,
mais le tuer. Ce dernier, la visière relevée, fit signe qu’il se rendait,
mais le soldat n’en tint pas compte. Il sauta sur lui, chercha le
défaut entre le bassinet et le gorgerin et enfonça sa dague. Il n’y
avait plus qu’un duc de Bretagne. La bataille d’Auray était jouée…
Elle se poursuivit pourtant. Les soldats de du Guesclin avaient
vu tomber la bannière d’Auxerre, puis celle de Bretagne, mais n’en
continuaient pas moins à se battre furieusement. C’était l’élite de
l’armée de Blois et, bien que bousculés, ils restaient redoutables…
François était tout près de son chef. Il avait compris, lui aussi,
que les choses étaient perdues, mais il ne s’en souciait pas. Tout ce
qui comptait pour lui était de continuer à tuer…
Il n’en eut pas la possibilité. Frappé d’une flèche, son cheval
s’écroula soudain. Lécuyer, qui avait réussi à grand-peine à se
maintenir à ses côtés depuis le début de la bataille, lui cria :
— Prenez le mien !
C’était son devoir et François aurait dû accepter. Mais il ne
l’entendit même pas. Il était toujours aussi enragé. À pied, son fléau
d’armes dans une main et son épée dans l’autre, il marcha en
direction de coutilliers anglais… Alors, Lécuyer sauta de sa monture,
courut et s’interposa entre eux et lui. François le vit se battre un
instant et s’écrouler, touché à mort… Le cheval sans maître était à
côté de lui. Les coutilliers s’approchaient… Il sauta en selle et
s’enfuit au galop…
C’est alors seulement qu’il comprit ce qui venait de se passer. Si
Lécuyer avait été touché si vite, c’est qu’il s’était battu de la main
droite. Il en était sûr. Il le revoyait parfaitement. Il l’avait fait exprès
pour qu’il prenne son cheval…
Mais François n’eut pas le temps de songer davantage au
sacrifice de son écuyer. Tandis qu’il essayait de fuir la bataille au
milieu des flèches et des ennemis à pied et à cheval, il entrevit un
spectacle accablant : du Guesclin, entouré de toutes parts, un
tronçon d’épée à la main, remettait son gantelet à un chevalier. Du
Guesclin était prisonnier !
Ce n’était pas fini : un peu plus loin, alors qu’il traversait les
ajoncs, il aperçut des soldats qui portaient un mort sur un brancard
en poussant des cris d’allégresse. Il reconnut ce mort : c’était
Charles de Blois. Tout était perdu ! Tout !…
François galopa jusqu’au soir et, à la nuit, continua encore au
petit trot. Il fallait mettre le plus de distance possible entre les gens
de Montfort et lui… Il allait rentrer à Vivraie en faisant un large
détour pour éviter Cousson…
Les mêmes pensées terribles que celles qu’il avait eues sur le
chemin de ronde après le retour de Brignais et la mort de Catherine
revenaient… Quel aveugle il avait été en croyant les temps noirs
terminés ! Tout recommençait comme avant, pire qu’avant ! Que de
morts, que de deuils : Flore, Pâquerette, Éléazar, Lécuyer, Charles
de Blois ! Au bout du cortège des victoires, il n’y avait que la plus
sombre et la plus totale des défaites. Sa marraine ne serait jamais
duchesse de Bretagne. La guerre était perdue…
Pauvre Bretagne ! Pauvre France ! Maintenant que du Guesclin
était prisonnier, les compagnies allaient renaître. On ravagerait
d’autres Cousson, on violerait et on tuerait d’autres Pâquerette,
d’autres Flore !…
François allait, au trot régulier de son cheval, sous la lune aux
trois quarts pleine… C’était le même paysage depuis le début : une
lande d’ajoncs plate, monotone. Il sentait la rage et le désespoir
l’envahir. Depuis qu’il était né, il n’avait connu que la guerre et, à
part une timide embellie, rien que la défaite et la souffrance.
Pourquoi ? Pourquoi ?
Il arrêta son cheval. Et, seul, dans la nuit, entre le ciel et cette
étendue désolée qui ressemblait à la mer, il se mit à crier :
— Mais cela ne finira jamais ?… Cela ne finira donc jamais ?…
17 Aragon et Castille
François arriva à Vivraie dans l’après-midi de la Saint-François,
le quatrième jour du mois d’octobre. Ariette l’attendait sur le pont-
levis. Il voulut parler mais elle l’arrêta d’un geste.
— Ce n’est pas la peine, je sais…
— Tout ?
— Tout. Le messager m’a appris le sort de Cousson et le résultat
de la bataille est connu partout en Bretagne.
François se laissa tomber de cheval, l’air désemparé… Ariette lui
sourit.
— Pourquoi vous désespérer ? Jamais vous n’avez eu tant à
faire ! Il faut rebâtir ce qui a été détruit. Faire revenir la vie là où est
passée la mort…
François étreignit sa femme. Encore une fois, elle lui
communiquait, au moment le plus sombre, ce qu’il fallait de son
inépuisable énergie, de son indestructible vitalité ! Merveilleuse,
oui, merveilleuse Ariette ! C’est grâce à elle que, dès le lendemain, il
parcourait à cheval la seigneurie de Vivraie. Il allait de ferme en
ferme, de chaumière en chaumière proposant à tous de partir pour
Cousson. Ils auraient une maison bâtie à ses frais, des terres
meilleures et plus vastes… Les volontaires furent si nombreux qu’il
fallut faire une sélection. Les plus jeunes : les célibataires des deux
sexes, les couples sans enfant furent retenus et fin octobre, ils
étaient deux cents à partir à la suite de leur seigneur, de sa femme
et de leurs enfants, Isabelle, âgée de trois ans, et Louis qui avait
neuf mois…
En cheminant, François était content. Il pensait à l’histoire de
Lazare : comme Lazare ressuscité, Cousson allait renaître de ses
cendres. Ce jour d’octobre, ils partaient tous pour une résurrection…
À Cousson, ils furent accueillis comme des sauveurs. Mardochée
avait pris des mesures pour la reconstruction, mais les survivants
n’avaient rien fait. Le courage les avait abandonnés ; ils se laissaient
tout doucement périr. La vue de leur seigneur, de sa famille et de ce
cortège de volontaires leur rendit leurs forces d’un coup. Ils vinrent
vers eux en poussant des cris de joie. François, de son côté, essaya
de garder son sang-froid devant ces hideuses ruines noircies et cette
odeur de brûlé qui flottait encore dans l’air. Il réunit tout le monde
sur ce qui avait été la place du village et donna ses ordres : ils
allaient construire un nouveau village plus près du château ; afin
que ses habitants aient le temps de s’y réfugier en cas d’attaque, il
serait entouré par une muraille ; les familles de Cousson
survivantes garderaient leurs biens ; les volontaires auraient ceux
des disparus ; lui-même et les siens resteraient jusqu’à
l’achèvement de la construction…
Le lendemain, François posait la première pierre de l’église, qui
fut baptisée Saint-Lazare et, après une messe en plein air, célébrée
par le nouveau curé, tout le monde se mit à l’ouvrage… Entre autres
choses, Mardochée avait appris de son père l’architecture et il s’y
entendait si bien qu’il ne fut pas nécessaire de faire venir un
homme de l’art. François, de son côté, veillait personnellement à la
construction de la muraille. Il se souciait aussi de l’église et
commanda au maître verrier qui avait œuvré à Vivraie un vitrail
représentant Jésus faisant sortir Lazare du tombeau…
Ariette était présente partout sur les chantiers, souriant aux uns
et aux autres et leur adressant des mots d’encouragement. Sa
simplicité, jointe à sa noblesse et à sa beauté, la firent adorer de
tous. Isabelle la suivait, voulant à tout prix participer elle-même aux
travaux, porter les pierres et pousser les brouettes. Dans le même
temps, des arcs avaient été commandés et furent remis à chaque
chef de famille, comme à Vivraie.
L’automne, l’hiver et le printemps s’écoulèrent dans une activité
de ruche. Le village étant pratiquement bâti, François décida d’être à
Vivraie pour Pâques 1365. Peu de jours avant, il apprit une nouvelle,
qui, si elle était attendue, n’en était pas moins consternante : le
traité mettant fin à la guerre de succession de Bretagne venait d’être
signé à Guérande. Jean de Montfort était désormais le duc Jean IV ;
sa marraine ne serait pour le reste de sa vie que veuve de Charles de
Blois et comtesse de Penthièvre…
Après avoir quitté Cousson sous les bénédictions de ses
habitants, François arriva à Vivraie le Jeudi Saint. Il annonça
aussitôt un concours de tir à l’arc pour célébrer la fête pascale et son
retour. Et, comme il n’avait plus d’écuyer depuis Auray, il décida
que le gagnant se verrait décerner cette fonction.
C’est ainsi que le dimanche de Pâques, au sortir de la messe, tout
Vivraie se retrouva dans un champ, où des cibles avaient été
installées. Pendant plusieurs heures les paysans rivalisèrent
d’habileté et François désigna enfin le vainqueur, le seul qui avait
fait mouche à tous les coups.
C’était un homme relativement âgé, approchant la quarantaine,
un grand brun maigre au regard perçant où l’on sentait quelque
chose de triste. François aurait voulu être chaleureux avec lui, mais
il ne le put pas. La blessure n’était pas refermée ; l’ombre de
Toussaint flottait quelque part… Il vint vers lui et lui donna une
froide poignée de main.
— Tu seras mon écuyer. À la bataille, tu devras me suivre et tirer
tes flèches sur ceux qui m’approcheront. Je t’appellerai Lécuyer et
tu n’auras désormais plus d’autre nom. As-tu compris ?
— Oui, monseigneur.
— As-tu quelque question à poser ?
— Non, monseigneur…
La voix était grave et même caverneuse. François fut content que
l’homme soit si peu bavard et ne se soucia plus de lui…
Dès le lendemain, il consacra toute son attention à son fils…
Louis avait à présent un an et demi. À Cousson, il avait été trop pris
pour lui accorder le temps nécessaire, mais maintenant, il en avait
le loisir…
À dix-huit mois, Louis gambadait, comme Isabelle à son âge.
Mais la ressemblance avec sa sœur s’arrêtait là. Alors qu’elle
gazouillait sans cesse et prononçait déjà quelques mots, Louis était
étrangement silencieux. Non seulement il ne disait rien, mais ne
chantait pas, ne babillait pas… Tout jeune, il n’avait pas pleuré.
Seule sa nourrice l’avait entendu crier une fois, après l’avoir fait
tomber de son berceau.
En ce lundi de Pâques, François put se rendre compte à quel
point le comportement de ses enfants était différent.
Après le repas de midi, il décida de donner enfin satisfaction à
Isabelle, qui ne cessait de lui réclamer des histoires de guerre. Il la
prit sur ses genoux et lui raconta, en termes simples, appropriés à
son âge, l’origine de la bague au lion.
L’enthousiasme d’Isabelle fut indescriptible. Elle battit des
mains, cria de joie… Pendant ce temps, Louis, qui était resté aux
côtés de son père, ne l’avait pas quitté des yeux. Il avait tout
entendu et, à sa façon de le regarder, François était sûr qu’il avait
tout compris. Mais il était resté impassible comme si tout cela ne le
concernait pas. De dépit, François reposa brutalement Isabelle et
leur dit à tous deux de partir… Ariette, qui avait assisté à la scène,
prit, contrairement à son habitude, un air soucieux.
— On surnommait mon grand-père « Richard le Silencieux »… Il
écoutait sans rien dire. Il parlait peu, mais à ce moment-là, tout le
monde se taisait, car ce qu’il disait était toujours juste et
quelquefois… terrible !
Les jours et les semaines suivantes, François se heurta au même
silence chez son fils. Il finit par s’en irriter, mais ses colères
n’eurent aucun résultat… Isabelle, en revanche, lui courait après
pour qu’il lui raconte d’autres exploits guerriers… François ne savait
que penser. Rien ne se passait comme prévu ; son fils et sa fille le
surprenaient également.
Un événement vint brutalement mettre un terme à ses
préoccupations de père : le 22 août, un cavalier s’engagea dans le
labyrinthe de Vivraie… François, qui se trouvait sur les remparts,
eut un sursaut. Cette silhouette, il la reconnaissait !… L’homme
était trapu, courtaud, on aurait presque dit un nain… Parut alors,
derrière lui, son écuyer, portant une bannière d’argent à l’aigle
bicéphale noir, crêté et griffé de gueules : pas de doute, il s’agissait
de du Guesclin !
François courut à sa rencontre et s’inclina devant lui :
— Monseigneur…
Bertrand du Guesclin n’était plus, en effet, ce chevalier anonyme
et miséreux avec lequel il avait bavardé familièrement lors de la
tenue des états généraux. Les temps avaient changé. Il était à
présent le principal conseiller militaire du roi, un personnage
considérable… Mais cela ne l’avait pas empêché de rester simple. Il
salua François avec chaleur et bonhomie, lui donna le bonjour
amical de sa femme, la marraine d’Isabelle, et lui annonça l’objet de
sa visite :
— Sire de Vivraie, voulez-vous m’accompagner à la croisade ?
La croisade ! C’était tellement inattendu, que François en resta
la bouche ouverte et l’air stupide. Du Guesclin, amusé par sa
réaction, lui donna, avec un sourire, les explications qui
s’imposaient.
Cette croisade n’avait rien de commun avec les chimères de Jean
le Bon. Le premier souci de Charles V, en prenant le pouvoir, avait
été de se débarrasser des compagnies. Le pape Innocent V, dont les
terres avaient été tant de fois ravagées, y avait presque autant
intérêt que lui et, ensemble, ils avaient médité d’envoyer les
compagnies en Espagne.
La situation en Espagne était confuse. La Castille était alors
gouvernée par un souverain dont le surnom se passait de
commentaire : Pierre le Cruel. Despote sanguinaire et déséquilibré,
Pierre le Cruel avait tué sa femme Blanche de Bourbon, cousine et
belle-sœur du roi de France. Il était alors aux prises avec une double
guerre : à l’extérieur contre son voisin d’Aragon Pierre le
Cérémonieux, et à l’intérieur, contre son demi-frère Henri de
Trastamare, qui revendiquait la couronne. Le roi d’Aragon avait
demandé le secours de la France et Charles V avait toutes les
raisons, politiques et familiales, de lui répondre favorablement…
C’était alors que le pape était intervenu… Tout au sud de
l’Espagne, se trouvait le royaume musulman de Grenade. Sa
reconquête contre les infidèles nécessitait une croisade. Pourquoi
ne pas y envoyer les compagnies. Qu’il faille traverser en chemin
l’Aragon et la Castille ne le regardait pas…
Le projet était habile et les compagnies avaient toutes les raisons
d’accepter de partir : la France commençait à s’épuiser et elles
pourraient piller des pays neufs ; de plus, le pape offrait aux croisés
la rémission de leurs péchés. Certes, tous ces gens étaient les pires
brigands. Mais ils croyaient en Dieu et se voir lavés d’un seul coup
des atrocités qu’ils avaient commises avait de quoi faire réfléchir…
C’était du Guesclin que Charles V et Innocent V avaient chargé de
commander la croisade. Un millier de Bretons formeraient
l’ossature de l’armée…
Du Guesclin termina en disant que le rassemblement avait lieu à
Pontorson et partit. François décida de l’imiter le jour même…
Tandis qu’ils s’équipaient, Lécuyer fit, pour la première fois, une
confidence à son maître :
— Je suis heureux de partir, monseigneur. Là-bas, j’espère
oublier mon malheur…
François ne lui demanda pas de quel malheur il s’agissait. Il
pensa à lui. Il se dit que le soleil d’Espagne pourrait chasser aussi
les idées noires qui lui revenaient de temps en temps.
Il voulut des adieux brefs ; autrement, ils auraient été
insupportables. Car, cette fois, il ne pouvait pas se dissimuler la
réalité : il allait loin, il partait pour longtemps, peut-être pour
toujours. Il dit à sa femme qu’il lui faisait pleine confiance pour
tout, puis l’embrassa, ainsi qu’Isabelle et Louis… Ariette souriait,
Isabelle pleurait et Louis le regardait en silence. En franchissant le
pont-levis, François songea avec désolation que, s’il mourait à la
croisade, il n’aurait jamais entendu un seul son de son fils.
La rencontre entre les Bretons de du Guesclin et les compagnies
avait été fixée à Châlon. Le roi Charles avait autorisé les seigneurs
qui le désiraient à se joindre à eux et c’est ainsi que, parmi bien
d’autres, étaient venus le maréchal d’Audrehem et Louis de
Bourbon, frère de Jacques, tué à Brignais, et de Blanche, qui venait
venger sa sœur, assassinée par Pierre le Cruel. Du Guesclin avait
reçu également le renfort inattendu d’Hugues de Calverley, le géant
anglais qui l’avait deux fois vaincu. Il acceptait volontiers de se
mettre sous ses ordres, pourvu qu’il n’ait pas à combattre son
suzerain le Prince Noir…
Depuis Pontorson, François portait, comme les autres, par-
dessus son armure, la tunique des croisés. Le pape avait décidé
qu’en signe de plus grande pureté encore, les croix ne seraient pas
rouges mais blanches. Il ne fallait négliger aucun détail pour
impressionner les compagnies.
François avait une sensation déroutante en chevauchant dans sa
tunique de croisé. Il pensait à son ancêtre Eudes… Que de fois, il
avait rêvé de l’imiter ! Voilà que cela se produisait, mais dans
d’étranges conditions. Il partait bien pour la croisade, mais c’était
avec les pires brigands que la terre ait portés ; sa destination n’était
pas Jérusalem, ni même la région du Nil, mais l’Espagne. Et
d’ailleurs, était-ce vraiment une croisade ?…
L’arrivée à Châlon et la rencontre avec les compagnies eut lieu le
10 octobre. Elles s’étaient réunies dans une vaste plaine, au bord de
la Saône, formant une concentration redoutable, terrifiante. Ils
étaient là, tous ceux qui tuaient, violaient et pillaient en France
depuis cinq ans. Leurs chefs se tenaient au premier rang dans leurs
armures prises à des morts. Certains portaient des noms à particule,
faussement nobles : Louis de Lyon, Jean d’Évreux, Guiot du Pin,
Eustache de Paris ; d’autres avaient des patronymes plus roturiers :
Batefol, Tallebard, Tallebardon, Briquet, Boitel ; d’autres enfin
étaient désignés par de simples sobriquets : Bras de Fer,
Troussedame, Percepanse…
Ils étaient là et ils attendaient, à la fois dépenaillés et couverts de
bijoux, hirsutes et parfumés. François aperçut de vieilles
connaissances : Petit Meschin, d’abord. Il chercha les Folles, mais
ne les vit pas ; sans doute, après avoir touché sa rançon, avaient-
elles préféré se retirer. Croquart était là, lui aussi, reconnaissable à
son arme étrange : un bâton terminé par une double lame, plate
d’un côté et recourbée de l’autre… François regarda longtemps. Ils
étaient tous là, à l’exception d’un seul : le plus célèbre, et le plus
inconnu de tous, l’Archiprêtre. Lui, n’avait pas voulu saisir sa
dernière chance de rachat ; il avait préféré continuer seul son
chemin tortueux vers l’enfer…
Il régnait un grand silence dans la plaine de Châlon. Les gens des
compagnies étaient attentifs, respectueux, presque intimidés. Non
parce qu’ils avaient en face d’eux quelques-uns des plus grands
noms de France, ils n’en avaient fait qu’une bouchée à Brignais et
ils ne se gêneraient pas pour recommencer, mais parce que ceux qui
leur faisaient face étaient des soldats de Dieu et aussi parce qu’il y
avait à leur tête un homme dont ils avaient entendu parler :
Bertrand du Guesclin…
Du Guesclin mit pied à terre et s’avança vers eux, dans sa tenue
de croisé.
— Je salue les compagnies !… Voulez-vous être tous riches et
gagner le paradis ?
Un brouhaha agité lui répondit.
— Notre Saint-Père le pape et notre bien-aimé roi de France
m’ont chargé de vous conduire en Espagne. C’est un pays où le
soleil est chaud, où les femmes sont belles et le vin plus suave et
plus fort qu’ici. Nous le traverserons et nous prendrons le royaume
de Grenade aux infidèles. Notre renommée sera aussi grande que
celle de Charlemagne et de ses preux…
Du Guesclin parlait d’une voix rude. Il avait cette autorité
naturelle qu’ont les grands chefs de guerre. Il savait employer aussi
des mots simples, directs que chacun comprend.
— Mais avant, nous combattrons le roi Pierre de Castille. C’est
un roi fourbe, mauvais et cruel. Savez-vous qu’il était marié à la
sœur de la reine de France, la dame la plus douce et la plus noble
qui ait existé, qu’il l’a enfermée dix ans dans une tour et qu’il l’a fait
étrangler ?
Des cris s’élevèrent chez les gens des compagnies. L’indignation
se peignait sur leurs visages. Chacun d’eux avait déjà fait mille fois
pire, mais cela ne les empêchait pas de paraître touchés, révoltés par
le sort de cette malheureuse reine.
— Nous renverserons Pierre le Cruel et nous mettrons à sa place
sur le trône, son frère Henri, un chevalier valeureux et sans
tache !…
Du Guesclin parlait toujours, dans un silence religieux.
— Croisez-vous de blanc et vous deviendrez aussi purs que
l’agneau qui vient de naître !… Quand nous passerons à Avignon, le
pape Innocent nous donnera la rémission de nos péchés et deux
cent mille florins de solde… Viendrez-vous avec moi ?
Un « oui » unanime lui répondit.
— Jurez-vous de m’obéir ?
— Nous le jurons !…
Pendant longtemps, la plaine de Châlon retentit des cris
enthousiastes des gens des compagnies… François observait du
Guesclin au milieu d’eux. En quelques minutes, il les avait conquis.
Sans doute, les propositions étaient-elles suffisamment alléchantes
pour qu’ils les acceptent venant de n’importe qui, mais lui leur
avait, en plus, imposé son ascendant, dès le début. On sentait que
tous lui obéiraient sans discuter, le suivraient aveuglément…
François se souvint alors d’une histoire que lui avait racontée sa
mère… Il y avait une fois une ville où les rats étaient si nombreux
qu’ils dévoraient tout et que les gens mouraient de faim. Un jour,
un joueur de flûte arriva et joua un air si beau que les rats,
émerveillés, fascinés, sortirent de leurs trous et le suivirent… C’était
ce qui était en train de se passer : Bertrand du Guesclin était le
joueur de flûte qui débarrassait la France de ses rats…
Les croisés partirent de Châlon une semaine plus tard, au
nombre de quinze mille et tous vêtus de la tunique à la croix
blanche… Lorsqu’il passait sur une hauteur, François contemplait,
songeur, cet interminable ruban blanc devant et derrière lui. Ils
étaient tous semblables, quels que soient leurs origines, leurs
exploits ou leurs méfaits passés. Le haut seigneur et le vaurien se
côtoyaient : Louis, duc de Bourbon, et Troussedame, Arnoul
d’Audrehem, maréchal de France, et Percepanse ; les ennemis d’hier
ne se distinguaient plus : Bertrand du Guesclin allait aux côtés
d’Hugues de Calverley…
François aurait voulu avoir, en cet instant, les connaissances et
la puissance d’esprit de Jean, car il y avait là quelque chose à
comprendre… Était-ce une illusion, une ruse ? La tunique à la croix
blanche était-elle un déguisement derrière lequel chacun
dissimulait sa personnalité véritable, ou était-ce la réalité ? Dieu et
les hommes avaient-ils le pouvoir de tout abolir d’un coup ? Le
passé pouvait-il disparaître ? Étaient-ils réellement devenus tous
pareils ?…
Le hasard amena François à chevaucher au milieu des Anglais de
Calverley. Il regarda celui qui était le plus près de lui et une pensée
terrible lui vint : si c’était l’assassin de Pâquerette ? Il se souvenait
avec quelle fureur il avait taillé ses compatriotes en pièces à Auray
et voilà que maintenant, il les côtoyait !…
L’Anglais, voyant François le fixer, prit son attitude pour de la
sympathie, prononça quelques mots dans sa langue et lui tendit une
gourde de vin… François hésita, ferma les yeux, se dit que l’homme
était peut-être l’assassin de Pâquerette et but le vin… Oui, il devait
croire ce qu’il voyait. Le passé avait disparu. Ils étaient devenus
semblables, ils étaient devenus frères : c’était un miracle !…
Un miracle… C’était ce que pensaient aussi les paysans des
villages qu’ils traversaient. Ces hommes, ils les reconnaissaient :
c’étaient leurs assassins, leurs tortionnaires ; c’étaient les coupeurs
de nez, les violeurs de petites filles, les brûleurs de maisons. Et voilà
qu’ils étaient transformés en soldats de Dieu ! Les démons étaient
devenus des anges, ils étaient croisés ! Et croisés, cela voulait dire
qu’ils partaient. Ils s’en allaient chez les infidèles, à l’autre bout de
la terre !…
En d’autres temps, on n’avait pas cru à ce miracle. Mais à
présent, on y croyait, car un homme en était capable, un seul : le
seigneur Bertrand. Outre son nom, on ne savait qu’une chose de
lui : il était très laid… Alors, on le cherchait, parmi cette
interminable procession blanche. Et on le trouvait… Là, sous cet
aigle noir à deux têtes, c’était lui… Dieu qu’il était laid ! Dieu qu’il
était petit ! Dieu qu’il était beau ! Dieu qu’il était grand !…
Les hommes, les femmes et même les prêtres et les moines se
jetaient à genoux, les mains jointes, sur son passage et tous avaient
le même cri, le seul qu’ils pouvaient prononcer, tant leur émotion
était grande :
— Seigneur Bertrand !…
Les croisés arrivèrent devant Avignon à la Saint-Martin, le 11
novembre 1365. Un cardinal leur apporta les deux cent mille florins
et les lettres de rémission du pape. Les lettres furent lues en public,
les florins partagés et on repartit… L’armée quitta la France, le
lendemain de Noël, par le col du Perthus, et elle arriva à Barcelone,
capitale de l’Aragon, le premier jour de l’année 1366.
Pierre le Cérémonieux les attendait, de même qu’Henri de
Trastamare, qui s’apprêtait à conquérir avec eux la couronne de
Castille. Le roi Pierre leur offrit à tous un festin fastueux. Mais le
naturel revenant, une fois éméchés, les anciens brigands
commencèrent à piller la ville, violant et tuant çà et là. Pierre le
Cérémonieux comprit ce qui lui restait à faire et leur donna une
forte somme pour qu’ils partent sans délai…
De Barcelone, l’armée alla à Saragosse et remonta l’Èbre. Au
passage, elle traversa la Navarre… Charles le Mauvais, chassé de
France, s’y trouvait mais les laissa passer. Il n’était pas assez fou
pour s’opposer à celui qui l’avait vaincu à Cocherel, escorté de
quinze mille soldats des compagnies…
La première ville de Castille qu’ils rencontrèrent, Alfaro, refusa
de leur ouvrir ses portes, mais la seconde, Calahorra, les accueillit
avec enthousiasme. Là, les quinze mille hommes élurent par
acclamation Henri de Trastamare roi de Castille et tout le monde
repartit.
La suite ne fut qu’une promenade. Les places fortes de Castille
se rendaient les unes après les autres. La raison de ce manque de
combativité était double. D’abord, tous ces soldats lourdement
équipés avaient un aspect effrayant pour les Espagnols, habitués à
un armement plus léger. Les espions envoyés à leur rencontre
avaient grossi le tableau et ils arrivaient précédés d’une réputation
effrayante. On disait qu’ils avaient sept pieds de haut, des bras
comme des branches d’arbre, des dents comme celles d’un cheval…
Ensuite, Pierre le Cruel était presque unanimement détesté et les
Castillans ne demandaient pas mieux que de prendre le parti
d’Henri… C’est ainsi qu’aux Rameaux, l’armée se trouva aux portes
de Burgos, capitale de la Castille…
Depuis quelque temps, Lécuyer se traînait aux côtés de François.
Il avait attrapé une fièvre en passant le col du Perthus et sa fièvre
s’était transformée peu après en dysenterie. Plié par le mal
d’entrailles, il avait le plus grand mal à se tenir à cheval, et il était,
de plus, obligé de s’arrêter à tout moment. Il n’était d’ailleurs pas le
seul. Il y avait de nombreux malades dans l’armée. Pour ces
hommes, qui n’avaient pas l’habitude du climat et des mets
espagnols, le mal d’entrailles était le seul véritable ennemi.
À Burgos, les croisés ne rencontrèrent aucune résistance. Pierre
le Cruel était parti la veille avec sa garde personnelle, appelée Garde
Noire parce qu’elle était composée de quinze cents cavaliers
maures… C’est donc le jour même qu’Henri de Trastamare fit son
entrée triomphale dans la ville. Il fixa son couronnement au
dimanche de Pâques…
Lécuyer ne put attendre cette date. Il était au plus mal. Voyant
son état empirer, il demanda à François la permission de se réfugier
dans une masure près des remparts, afin d’y mourir seul. Il le
remercia de l’avoir pris pour écuyer et lui dit que ce long voyage lui
avait apporté la paix de l’âme : il avait oublié son malheur…
François le laissa partir sans lui proposer les services d’un prêtre,
car quiconque mourait à la croisade allait directement au paradis. Il
vint lui rendre visite tous les jours et, au Vendredi Saint, il le trouva
mort…
Il fit enterrer sans attendre cet homme dont il ne connaissait pas
le nom, qu’il avait choisi pour ses qualités d’archer et qui était mort
sans avoir tiré une flèche, le même jour que le Christ. Il se demanda
quel pouvait bien avoir été ce malheur qu’il avait emporté dans sa
tombe et se reprocha de ne pas lui avoir posé la question : le fait de
parler l’aurait peut-être soulagé. Mais ces remords n’étaient pas
sincères. Il savait bien que, depuis Toussaint, la fonction d’écuyer
était maudite…
Le dimanche de Pâques 1366, Henri de Trastamare fut couronné
au monastère de Las Huelgas en présence de toute l’armée. Les
compagnies partirent le lendemain. Le royaume de Grenade ne les
intéressait pas et Henri ne s’en souciait pas non plus. Il ne les retint
pas.
François les vit s’en aller avec désespoir. Les brigands se
dépouillaient de leur tunique à la croix blanche : ils redevenaient
eux-mêmes et reprenaient, qui à pied, qui à cheval, le chemin de la
France, où ils allaient de nouveau tuer, violer, piller… Il s’était
trompé, quand il avait cru au miracle lorsqu’ils avaient quitté
Châlon, et le roi de France, lui aussi, s’était trompé en pensant qu’il
allait se débarrasser aussi facilement des compagnies.
François ne partit pas avec elles. Tout de suite après son
couronnement, Henri de Castille supplia du Guesclin de rester avec
ses hommes. Son demi-frère n’était pas mort et il n’était pas
homme à renoncer ; il reviendrait sûrement en force. Du Guesclin
ne mésestima pas le danger et donna son accord. Pour le remercier,
le nouveau roi le fit connétable de Castille, duc de Trastamare, duc
de Molina et grand d’Espagne. Et pour marquer l’événement il
donna, le dimanche suivant, jour de Quasimodo, un brillant tournoi.
François y participa avec une joie d’autant plus grande que le
cadeau offert au vainqueur était royal : le comté de Lumiel et le titre
de grand d’Espagne… Henri de Castille et son nouveau connétable
étaient côte à côte dans la tribune. François se présenta au roi, qui le
complimenta et le pria de désigner sa dame.
Dans son envie de se battre, il avait oublié ce préliminaire
indispensable. Mais cela n’avait rien de désagréable, bien au
contraire. Depuis son entrée dans le pays, il avait pu constater
combien les Espagnoles étaient belles ; d’une beauté inhabituelle
par rapport aux Bretonnes et aux Anglaises, mais d’autant plus
attirante.
Les tribunes étaient pleines à craquer. Ne connaissant personne
à Burgos, François se dit qu’il choisirait tout simplement la plus
jolie. Il commença donc à parcourir le public du regard, la lance
levée… Mais brusquement, il s’arrêta. Il venait d’apercevoir une
dame en noir, qui se dissimulait le visage derrière un châle de
dentelle, noir lui aussi… Sa curiosité en fut piquée. Pourquoi se
cachait-elle ? Il voulait savoir. Il abaissa sa lance… La dame eut un
sursaut de surprise, mais le remercia d’un signe de la main…
François remporta sans mal ses trois premiers assauts, qui
l’opposaient à des chevaliers espagnols. D’une manière générale,
tous les Espagnols furent éliminés d’entrée. Aucun d’eux n’avait
vraiment l’habitude des tournois. Bientôt il ne resta plus en lice que
les Bretons et les Anglais, car Hugues de Calverley était resté, lui
aussi, avec ses hommes…
Les deux joutes suivantes, où il affronta deux Anglais, furent
beaucoup plus difficiles pour François. Il brisa même deux lances
avant de venir à bout de son second adversaire. Quant à son
troisième, ce fut Hugues de Calverley en personne…
Vu à l’autre bout de la lice, dans son armure noire, à l’imitation
de celle de son maître, le prince de Galles, le géant anglais avait
véritablement un aspect effrayant… François sentit que le moment
décisif était arrivé. S’il battait Calverley, il était sûr d’être vainqueur
du tournoi…
Il se lança à fond de train… À la différence du combat, le tournoi
ne comporte aucune esquive. On frappe de plein fouet son
adversaire et on reçoit de plein fouet son coup. C’est le plus fort qui
l’emporte, tout simplement… Le plus fort fut Calverley. Les deux
chevaliers se touchèrent à la poitrine, brisèrent leurs lances,
réussirent à rester en selle, mais François fut traversé par une
douleur insupportable et bien connue : ses côtes avaient de nouveau
cédé ! Le souffle coupé, il mit de lui-même pied à terre et tomba
évanoui…
Il reprit conscience dans la tente où il s’était équipé. Il n’avait
plus son armure et on lui avait bandé la poitrine. Un homme aux
cheveux gris se tenait à ses côtés.
— Je suis Luis, duc de Lerma, seigneur. Vous avez plusieurs
côtes brisées. Votre blessure n’est pas grave mais elle nécessite un
long repos. Si vous le voulez, vous le passerez chez moi…
François avait trop de mal à respirer pour parler. Il adressa au
duc un regard où se lisaient la reconnaissance, mais aussi la
surprise. Ce dernier sourit.
— C’est ma fille Leonor que vous avez choisie pour dame…
Le duc de Lerma et sa fille habitaient un palais dans la ville
même de Burgos. En arrivant, François fut frappé par sa beauté. La
forme particulière des voûtes, les plafonds à caissons, les grilles
ouvragées lui rappelaient des illustrations qu’il avait vues,
représentant des maisons sarrasines. Il remarqua aussi que toutes
les ouvertures étaient orientées au nord. À la différence de ce qui se
passait à Vivraie, ici, on ne recherchait pas le soleil, on s’en
protégeait. François admira aussi les appartements où on le logea :
ils étaient situés au rez-de-chaussée et donnaient sur une cour
intérieure avec du gazon, des fleurs et une fontaine au milieu d’un
bassin. Mais ce qu’admira le plus François fut Leonor.
Elle était le type même de ces beautés espagnoles qui l’avaient
tant frappé : très brune, à la peau mate, au corps opulent mais au
visage sage et à la mine réservée. Elle vint le trouver peu après son
arrivée. Elle avait la voix douce et parlait le français avec un accent
chantant.
— Chevalier, je ne me cache pas de vous car vous êtes mon hôte.
Vous savez que l’hospitalité est sacrée et n’en abuserez pas. Sinon,
nul autre homme que mon père ne peut voir mon visage.
François voulut parler, mais la douleur était encore trop vive. Il
interrogea Leonor du regard.
— Je suis veuve et j’ai fait vœu de dissimuler mes traits pendant
neuf ans. Mon mari était le chancelier du feu roi Alfonse XI. C’était
l’homme le plus savant et le plus sage de Castille. Jamais il ne s’en
retrouvera de semblable…
Leonor vint plusieurs fois visiter François les jours suivants. Dès
qu’il fut en état de marcher, elle l’emmena dans ses appartements à
elle. Elle lui faisait visiblement une entière confiance et il n’avait
pas l’intention de la trahir…
Les appartements de la jeune femme étaient semblables aux
siens, à une différence près : dans la cour intérieure, au lieu du
bassin et de la fontaine, avait été installée une volière. François
n’avait rien vu, ni surtout rien entendu de plus beau. C’était un
concert de rêve… Leonor lui parla longuement de chacun des
oiseaux. Il ne les connaissait pas tous et peu lui importait. Un
souvenir lui revenait : celui de Rose de Fleuraines. La sage et belle
Leonor lui ressemblait dans son goût du raffinement ; seuls, les
oiseaux avaient remplacé les roses… François s’enquit de l’endroit
où il se trouvait.
— Ne dirait-on pas un palais sarrasin ?
— Il l’est. Autrefois, Burgos a été une ville sarrasine…
Quittant la cour intérieure et la volière, Leonor entra dans une
vaste pièce attenante à sa chambre. Elle était couverte de livres du
sol au plafond.
— Ma bibliothèque. Elle me vient de mon mari. C’est lui qui m’a
donné la passion de lire. Voulez-vous un de mes livres pour occuper
votre convalescence ? L’Iliade, par exemple ?
Leonor tendit un volume à François. Il l’ouvrit et y découvrit des
caractères incompréhensibles. Il s’excusa.
— Je ne lis pas le grec.
— C’est dommage, car vous ressemblez au héros de l’histoire. Il
s’appelle Achille.
— Qui était-il ?
— C’était le plus beau et le plus valeureux des Grecs…
Leonor rougit en prenant conscience du compliment qu’elle
avait adressé sans le vouloir à François. Elle se reprit.
— Il était invulnérable, mais il avait une faiblesse : son talon.
François s’assit dans un grand fauteuil au centre de la pièce. Il
aimait cette bibliothèque austère donnant sur cette cour riante, avec
ses fleurs et ses oiseaux, cette femme au corps superbe et au regard
sage.
— Moi aussi, j’ai une faiblesse : ce sont mes côtes. Qui Achille a-
t-il aimé ?
— Son compagnon d’armes Patrocle et sa captive Briséis…
— Me raconterez-vous son histoire ?
— Si vous le voulez… Une heure chaque jour, avant vêpres…
François remercia Leonor et il osa lui poser une dernière
question.
— Quand les neuf ans se termineront-ils ?
Leonor parut surprise mais répondit quand même.
— Mon mari est mort le jour de la Saint-Jean 1357. Mon vœu
s’achèvera donc à la Saint-Jean prochaine. Mais j’ai l’intention de le
prolonger encore…
François poursuivit sa longue convalescence avec régularité. Le
matin, il parcourait à dos de mule la campagne environnante. Il
découvrait et admirait cette nature espagnole qui, l’été approchant,
devenait chaque jour plus sauvage et plus belle. Il rentrait tard au
palais, s’entraînait légèrement aux armes avec les serviteurs du duc
de Lerma et, une heure avant vêpres, il rejoignait Leonor auprès de
la volière. Avec beaucoup d’aisance, la jeune femme traduisait le
texte grec en français et au chant des oiseaux venait se mêler le
fracas de la guerre de Troie.
C’est dans la cour intérieure de ce palais sarrasin que François
entendit pour la première fois les noms d’Hélène, la plus belle des
femmes, de Pâris, le berger aimé de la déesse de l’amour, et de tous
ces héros qui se battaient inlassablement : Agamemnon, le chef des
Grecs, Hector, le chef des Troyens, Ulysse aux mille ruses, Ménélas,
les deux Ajax, Diomède, Nestor, Philoctète et, bien sûr, Achille…
C’est là aussi, qu’il fut victime d’un insidieux et prévisible
malaise. Plus les jours passaient et plus son trouble augmentait.
Tout y contribuait : la voix chantante de Leonor, sa robe, pourtant
chaste, qui laissait entrevoir ses formes et cette histoire, qui
chantait l’appétit de conquête et d’amour des hommes. Lui aussi
était un homme et son appétit à lui prenait, avec le temps, des
proportions inquiétantes.
Il n’oubliait pas Ariette, mais il lui revenait en mémoire de
quelle manière elle avait entrepris de le soigner lorsqu’il avait eu le
même accident à ses côtés ; des images lui passaient devant les yeux
tandis que Leonor parlait, des images qu’il avait bien du mal à
chasser…
Et puis, la fille du duc de Lerma lui rappelait une autre femme,
qui sortait, elle aussi, d’une longue abstinence : Rose de Fleuraines.
Rose, si pudique, si réservée, si douce qui, brutalement, une nuit de
mai, lui avait révélé ce qu’il attendait d’une femme… Comme la sage
Leonor lui ressemblait et comme elle semblait porteuse des mêmes
promesses !…
Bientôt, la décision de François fut arrêtée. Il respectait le vœu
de Leonor, mais à la Saint-Jean, il passerait à l’action. Il eut
quelques scrupules moraux, mais comme pendant la Jacquerie, il
les écarta. Il ne reviendrait peut-être jamais d’Espagne ; il y
mourrait peut-être à la bataille ou, d’une manière plus horrible
encore, du mal d’entrailles qui avait emporté le malheureux
Lécuyer : alors…
Alors, à la Saint-Jean, après que vêpres eurent sonné et que
Leonor eut refermé le livre, François ne partit pas. Un instant, on
n’entendit que le concert des oiseaux, puis la voix émue de Leonor.
— Que faites-vous ?
— Vous le voyez : je reste.
— Vous n’avez pas le droit !
François la prit dans ses bras. La jeune femme se débattit et
menaça d’appeler, mais François, avec son profil parfait et ses
boucles blondes, n’était-il pas beau comme Achille ? Et puis, comme
avec Rose de Fleuraines, il y avait un mot magique.
— Briséis…
Leonor se radoucit aussitôt.
— Même si je vous aimais, où cela nous conduirait-il ? Vous êtes
marié, vous avez des enfants….
— Vous, vous n’en avez pas. Le chancelier était le plus sage et le
plus savant des hommes, mais il ne vous en a pas donné. Ce n’est
pas moi que vous épouserez, Briséis. C’est un autre, qui vous aimera
et qui vous rendra mère… Moi, ce soir, je vais briser vos chaînes…
François embrassa Leonor qui se débattit faiblement. Elle
l’implora :
— Partez, sinon vous entendrez ce que nul homme ne doit
entendre !
François ne partit pas. Il prit la jeune femme par la main et la
conduisit dans sa chambre…
Leonor n’était pas Rose. Peut-être parce que l’éducation des
Espagnoles était plus stricte que celle des Françaises, il dut
affronter quelque temps une résistance qui n’était pas feinte. Mais
ce ne fut pas en vain. Elle céda d’un coup et François, ainsi qu’il
l’avait pressenti et espéré, n’eut plus qu’à se laisser emporter,
ballotter dans un déferlement, un tourbillon merveilleux…
Longtemps après, il sortit dans la cour intérieure… L’air était
chaud et parfumé. Dans la volière, tous les oiseaux s’étaient tus,
sauf un seul, celui qui chante la nuit, le rossignol. Son chant était
pur et harmonieux, composé de phrases infiniment variées, qui
commençaient en confidence et se terminaient en crescendo
plaintif. Comme chaque fois qu’il voulait goûter plus pleinement un
son ou un parfum, François ferma les yeux. Il murmura :
— Que c’est beau !
La voix douce de Leonor résonna derrière lui.
— C’était cela que nul homme ne devait entendre…
En quittant l’Espagne, en compagnie de ses quinze cents
cavaliers noirs, Pierre le Cruel avait jeté sur le sol une poignée d’or
en disant :
— Je sème. Je viendrai bientôt récolter !
Ensuite, il était allé à Bordeaux trouver le Prince Noir… Devenu
prince d’Aquitaine, ce dernier s’ennuyait. Les combats lui
manquaient. Il était homme de guerre, pas homme d’État.
Aussi, quand Pierre le Cruel lui parla d’entrer en campagne
contre les Français, l’écouta-t-il avec le plus vif intérêt. D’autant que
l’ex-roi de Castille promettait tout ce qu’on voulait. À l’entendre,
c’étaient de véritables trésors qu’il lui donnerait en paiement de son
intervention. Définitivement conquis, le Prince Noir n’hésita plus.
Il commença à réunir son armée, et quelle armée ! Sans parler
de lui-même qui était, sans doute, le plus grand capitaine de son
siècle, il y avait à ses côtés Chandos, Knolles et Clisson, les trois
vainqueurs d’Auray, son frère cadet Lancastre, excellent chef de
guerre lui aussi, et l’infatigable et toujours présent Jean de Grailly,
captal de Buch…
Les intentions du Prince Noir furent connues à Burgos début
octobre.
Elles eurent pour première conséquence le départ d’Hugues de
Calverley et de ses hommes. La mort dans l’âme, car les deux
hommes s’étaient pris d’une estime réciproque, il quitta du
Guesclin. Il allait à présent le combattre, aux côtés de son suzerain,
ainsi que le lui ordonnait le devoir féodal. Il rendit aussi au roi de
Castille le comté de Lumiel, qu’il avait eu à la suite du tournoi, dont
il était sorti vainqueur…
Avec Calverley, l’élite des combattants anglo-gascons était
désormais au complet. Face à un tel adversaire, il fallait prendre des
mesures. Du Guesclin prit la seule qui s’imposait : il rappela les
compagnies…
Elles revinrent, avec autant d’enthousiasme et en plus grand
nombre encore que la première fois. Dans les premiers jours de
janvier 1367, la ville de Burgos s’emplit de leur remuante et quelque
peu inquiétante présence.
François n’en fut pas fâché. Il lui tardait de quitter le palais de
Lerma et de reprendre la guerre. Il était tout à fait guéri. L’Iliade
était terminée et il craignait qu’à force de multiplier leurs nuits
voluptueuses, Leonor et lui ne s’attachent trop l’un à l’autre… Tous
les matins, il allait dans les rues à la rencontre des nouveaux
arrivants. Il revit tous ceux, ou presque, qu’il avait vus à Châlon et, à
la mi-janvier, il eut la surprise d’apercevoir une silhouette
familière… Ce cavalier pansu, qu’on entendait jurer de loin et qui
écrasait sa malheureuse monture de sa masse, pas de doute, c’était
Bidault le Bourc !
Les deux hommes se retrouvèrent comme de vieux complices et
se donnèrent une joyeuse accolade en se tutoyant, ce qui ne leur
était jamais arrivé. François lui demanda ce qu’il avait fait après
Brignais.
— Je suis rentré chez moi, tout simplement. Et quand la troupe
de l’Archiprêtre est partie pour l’Espagne, je l’ai suivie…
François regarda les hommes qui entouraient Bidault. C’était
vrai : c’était bien la troupe de l’Archiprêtre. Il y avait tous ses
capitaines : Pierre de Cervole, Gaston de la Parade, Bernard
d’Orgueil. Mais lui-même n’était pas là. Il demanda :
— Où est l’Archiprêtre ?
— Il est mort, voyons ! Tu ne le savais pas ? Il a été tué à Glaizé,
au mois de mai dernier.
François ressentit un pincement au cœur.
— Comment est-il mort ?
— Bêtement. Il s’est disputé avec un de ses soldats, qui l’a tué.
On ne sait même pas pour quelle raison…
François éprouva une sorte de vertige… Il revoyait l’homme au
diamant qui lui parlait en buvant du vin de Nuits dans de la vaisselle
d’or… Ainsi son vœu s’était accompli : il avait quitté ce monde d’une
manière inattendue, déroutante ; il avait atteint le terme de son
voyage : l’enfer… Aller en enfer était peut-être la seule certitude de
l’Archiprêtre… Mais était-ce aussi certain que cela ? Est-ce que Dieu
ne lui avait pas réservé, lui-même, une surprise ? Lorsque ses deux
masques, le blanc et le noir, avaient été jetés dans la balance céleste,
qui sait si le premier n’avait pas pesé plus lourd ? C’est, en tout cas,
en cet instant, ce que François souhaita de tout cœur…
Les Anglais avaient franchi les Pyrénées au début de ce mois de
janvier 1367. Quand ils arrivèrent en Navarre, Charles le Mauvais
s’empressa de mettre ses troupes à leur disposition, ce qui renforça
encore leur puissance… Quant à du Guesclin et au roi Henri, ils se
mirent en marche le 17 janvier.
La campagne fut pénible. La Castille est un vaste plateau coupé
de sierras infranchissables en hiver. Volontairement, du Guesclin
imposa une progression très lente. Il voulait attirer les Anglais le
plus loin possible de leurs bases, dans un pays et un environnement
hostiles… Lorsqu’il arriva dans la sierra de la Demanda, il s’installa
sur une position inexpugnable dominant la ville de Najera et la
Najerilla, un affluent de l’Ebre, puis il attendit…
Les Anglais parvinrent à Najera le 2 avril… Voyant qu’il
n’arriverait à rien par la force, le Prince Noir décida d’employer la
ruse. Il fit porter à Henri de Castille une lettre où il le traitait de
couard dans les termes les plus grossiers. Le résultat fut immédiat :
le fougueux roi espagnol décida de descendre avec ses troupes pour
lui prouver le contraire. Du Guesclin s’y opposa et l’affrontement
entre les deux hommes fut d’une rare violence. Mais entre un roi et
un connétable, c’est le roi qui a le dernier mot. La rage au cœur, du
Guesclin s’inclina.
À l’aube du 3 avril, l’armée franco-espagnole quitta donc sa
position inexpugnable pour la plaine de Najera. Elle se forma en
deux batailles : les compagnies, sous les ordres de du Guesclin et les
Espagnols, commandés par Henri de Castille… En voyant dans
quelle confusion ces derniers se rangeaient, les Français comprirent
que tout était perdu. Ces gens-là ne pèseraient pas lourd devant les
Anglais. Il y avait des cavaliers castillans munis d’une javeline, une
arme qu’on jette avant de s’enfuir, des Aragonais sur des mules à
sonnailles, des paysans qu’on avait arrachés à leurs champs et dotés
de bâtons ferrés, des adolescents avec des frondes et des sagaies.
Les Anglo-Gascons étaient formés en trois batailles : Lancastre à
l’aile droite en face de du Guesclin, Clisson au centre et le captal à
gauche. Le Prince Noir avait tout de suite perçu, lui aussi, la
faiblesse des Espagnols.
Il décida de commencer par eux. Lancastre supporterait seul le
choc de du Guesclin et des compagnies, tandis que les deux autres
batailles chargeraient les hommes d’Henri de Castille. Une fois
ceux-ci en déroute, elles attaqueraient du Guesclin sur ses arrières…
Ce fut exactement ce qui se passa. Les Espagnols se débandèrent
après un semblant de résistance. Pendant ce temps, le duc de
Lancastre pliait devant ses adversaires, mais pas à pas, en gardant sa
cohésion…
La bataille avait commencé fort tôt et à midi, tout était joué ou
presque : les compagnies étaient prises en étau par les deux parties
de l’armée adverse… François ne s’en souciait guère. Côte à côte
avec Bidault le Bourc, il ferraillait ferme dans un champ d’oliviers
au sol broussailleux. Le temps était superbe et, pour la première fois
de sa vie, il faisait ce qu’il s’était juré de ne jamais faire : il se battait
pour le plaisir. Ses adversaires étaient les mêmes qu’à Auray, mais
tout était changé. Il n’éprouvait nulle rage, nulle haine ; il goûtait la
joie d’être fort, d’être habile, de donner de beaux coups et de parer
ceux des autres…
— Sacré bordel de cochonnerie d’Anglais !…
Près de lui, suant et soufflant, Bidault le Bourc lançait des jurons
aussi effroyables que ses coups… François croyait entendre ces
héros grecs et troyens qui s’insultaient avant de se combattre. Peu à
peu, l’enjeu du combat quitta son esprit. Certes, il préférait Henri à
Pierre le Cruel, mais le sort de la Castille le préoccupait moins que,
naguère, celui de la Bretagne. En fait, le but réel de l’expédition était
d’exterminer les compagnies et c’était en train de se produire.
Alors ?…
— Putain de bâtard d’enculé de mes deux !…
François avait quitté le présent… Bidault le Bourc-Ajax
combattait à ses côtés et cette ville, là-bas, ce n’était plus Najera,
c’était Troie, la fabuleuse Ilion, la ville aux sept murailles. Il était
entré dans ce monde aux divinités étranges, où les déesses faisaient
l’amour avec les hommes et où les dieux descendaient sur le champ
de bataille pour détourner les flèches ou soutenir le bras des
combattants.
Le cri de guerre imposé à l’armée : « Castille ! Santiago ! »
n’avait rien d’exaltant et François décida de l’abandonner pour
pousser le sien. Il s’élança sur un cavalier anglais et le désarçonna
en criant :
— Mon lion !
C’était fait : il était devenu Achille, roi des Mirmidons, fils de la
nymphe Thétis et du mortel Pélée, le plus beau et le plus valeureux
des Grecs ! Seule une déesse pouvait le vaincre, dans des combats
ignorés de tous…
— Cochonnerie de cochonnerie de…
Bidault avait tellement déversé de jurons qu’il n’en trouvait plus.
Au plus fort de la bataille, François éclata de rire.
Elle prenait pourtant, pour les Franco-Espagnols, un tour
désespéré. Entouré de toutes parts, du Guesclin se trouvait en grand
danger d’être tué. On lui apprit, à ce moment, que le roi Henri était
parvenu à s’enfuir. Renonçant à une résistance dangereuse, il se
rendit. Il savait que le principal était qu’Henri soit sauf.
C’est exactement ce que pensa aussi Pierre le Cruel. Lorsque la
bataille fut terminée, il demanda au chef de sa Garde Noire, qui
revenait d’explorer les environs :
— Henri a-t-il été pris ou tué ?
— Non, Sire.
— Alors, rien n’est fait !
Puis il lui donna l’ordre de se mettre immédiatement en
campagne. Il lui fallait des prisonniers pour son arrivée à Burgos. Le
Maure sourit. Il savait quel sort il leur réserverait.
François de Vivraie et Bidault le Bourc fuyaient au grand galop.
En agissant ainsi, ils prenaient un risque. S’ils s’étaient rendus
pendant la bataille, ils auraient été traités selon les lois de la
chevalerie. Au lieu de cela, ils se trouvaient seuls dans un pays
inconnu et dominé désormais par Pierre le Cruel. Mais rien ne leur
semblait préférable à la liberté…
À la nuit, qui était sans lune, ils furent obligés de s’arrêter. Ils
dormirent en pleine campagne au bord du chemin…
Leur réveil fut brutal. Avant d’avoir compris ce qui leur arrivait,
ils se retrouvèrent entourés de cavaliers noirs, capturés et attachés à
leurs chevaux. La troupe, qui comprenait une dizaine d’hommes se
mit en marche. Celui qui semblait être le chef leur raconta quelque
chose en riant… François ne parlait pas un mot d’espagnol, mais
Bidault le Bourc, qui avait côtoyé dans les compagnies beaucoup de
gens de ce pays, avait parfaitement compris. Sa mine était sombre…
— Pierre le Cruel veut sonner les cloches de Burgos pour sa
victoire. Seulement, il va remplacer les battants par des prisonniers.
Ils vont nous attacher par les pieds et c’est notre tête qui va frapper
contre la cloche…
François frémit… L’horreur de Brignais revenait. C’était trop
affreux, trop injuste ! N’avait-il fait tant de chemin que pour finir de
cette façon aussi atroce qu’humiliante ?…
Il ne se posa pas longtemps la question. Alors qu’ils
franchissaient un col de la sierra de la Demanda, une grêle de
pierres se déversa sur eux. Elles étaient lancées avec une telle
violence que ce ne pouvait être qu’à la fronde. François et Bidault en
reçurent plusieurs mais leur armure les protégeait et elles ne leur
firent aucun mal. Il n’en fut pas de même des cavaliers maures, qui
laissèrent trois des leurs assommés et s’enfuirent. Une vingtaine
d’hommes armés de frondes et de couteaux sortit alors des rochers
et, en dernier lieu, une jeune fille dont le bas du visage était
dissimulé par un morceau d’étoffe, à la manière des Sarrasines. Ce
fut d’ailleurs le nom qu’elle lança.
— La Sarrasine vous salue, beaux chevaliers.
C’était en regardant François qu’elle avait dit ces mots. Ce
dernier, incapable de répondre, eut un sourire gêné. Bidault prit la
parole en espagnol :
— Mon compagnon ne comprend pas votre langue. Nous vous
remercions du fond du cœur. À qui devons-nous la vie ?
— Mes hommes et moi, nous sommes habituellement voleurs.
Mais nous n’aimons pas les Maures. Quand nous pouvons venir en
aide à leurs ennemis, nous le faisons… Voulez-vous nous suivre ?
Vous pourrez nous aider et je crois que, seuls, vous n’auriez pas
grande chance de survivre dans ce pays…
Bidault le Bourc accepta avec empressement en leur nom à tous
les deux et ils partirent… Ils prirent un chemin difficile et durent
mettre pied à terre. Bidault s’adressa à la jeune femme et traduisit
ses réponses à François.
— Êtes-vous vraiment sarrasine ?
La jeune fille eut un rire bref et enleva l’étoffe qu’elle portait.
Elle avait un visage un peu masculin, maigre et très hâlé, ce qui
durcissait ses traits. Elle ne manquait pourtant pas de charme.
— Non. Ce n’est que pour impressionner les gens. Les Sarrasins
leur font peur. Mais j’ai pourtant quelque chose de commun avec
eux. Chez eux, les hommes ont plusieurs femmes ; moi, j’ai
plusieurs hommes. Car tous ceux-là ne sont pas seulement mes
soldats, ce sont aussi mes amants…
Bidault n’avait jamais rien entendu de semblable, ni François
quand il eut la traduction.
— C’est vous qui décidez lequel va passer la nuit avec vous ?
— Non, c’est le sort. Nous tirons aux dés…
— Et nous aussi, nous faisons maintenant partie de… ?
— Bien sûr. La règle est la même pour tout le monde. Sinon,
vous pouvez partir…
Bidault et François convinrent qu’ils n’en avaient nulle envie et
Bidault reprit ses questions.
— Comment se fait-il que tous ces hommes vous obéissent ?
— Par respect pour mon père. Mon père était le plus grand
bandit que la sierra de la Demanda ait jamais connu.
— Il est mort ?
— Les gardes noirs lui ont fait boire son épée.
— Comment cela ?
— En la faisant fondre au feu et en lui versant le liquide dans la
bouche…
La Sarrasine et sa bande habitaient une grotte très haut dans la
sierra.
Elle était divisée en deux. Une vaste salle, à l’entrée, servait
d’entrepôt pour le butin, de salle à manger et de dortoir pour les
hommes, et une plus petite, au fond, était la chambre de la
Sarrasine. François parcourut des yeux l’entassement hétéroclite de
la grotte. Cela n’avait rien de commun avec la grand-salle de
Brignais. Ici, pas de trésors, simplement le maigre produit de vols
commis contre des pauvres gens : des peaux de mouton, de la
vaisselle d’argile ou d’étain, des broches de cuivre…
Par Bidault le Bourc, François apprit qu’il passerait cette nuit-là
avec la Sarrasine. C’était une exception à la règle : quand il y avait
un nouvel arrivant, elle pouvait décider de le choisir au lieu de s’en
remettre au sort. On fit du feu et on s’installa pour souper. Parmi
les rapines de la bande, il y avait beaucoup de vin et le repas fut gai.
Bidault le Bourc était particulièrement euphorique. Quand ils
eurent terminé, la Sarrasine voulut chanter. Un de ses hommes prit
un tambourin et les autres frappèrent dans leurs mains pour
l’accompagner.
Elle se leva et dansa tout en chantant… C’était un chant comme
François n’en avait jamais entendu, à la fois poignant et cadencé. En
même temps, les petits pieds de la Sarrasine dessinaient des figures
aériennes. Il était impossible de ne pas être sous le charme. Quand
elle eut fini, François était comme engourdi… C’est alors que la
Sarrasine lui demanda de chanter à son tour.
Il en fut passablement contrarié. Il n’aimait pas chanter. Il avait
une voix quelconque et, d’ailleurs, il ne connaissait pratiquement
À
aucune chanson… À contrecœur, il entama une ballade mièvre et,
quand il eut terminé, ne recueillit qu’un silence gêné. Bidault le
Bourc frappa du poing sur le sol.
— C’était mauvais ! Archimauvais ! Moi, je sais ce qu’il leur
faut !
Et il se lança dans une des pièces de son inépuisable répertoire…
La chanson commençait par :
« Le moine avait un gros cul !
Au cul ! Au cul ! »
et se poursuivait sur le même registre… L’étonnement et même la
fascination se lurent aussitôt sur le visage de la Sarrasine et de ses
hommes. Bidault chantait fort, mais juste. Sa voix était grave, bien
timbrée et s’échappait avec ampleur de sa poitrine puissante… Les
paroles mettaient en doute, dans les termes les plus crus, la chasteté
du clergé régulier, mais pour qui ne les comprenait pas, la chanson
devait avoir quelque chose de sauvage et même de grandiose. C’était
comme une bacchanale, un hymne au vin, à l’amour, à la nature et,
tout simplement, à la vie…
Des applaudissements frénétiques saluèrent le dernier couplet.
On demanda à Bidault une autre chanson et il ne se fit pas prier, à
condition qu’on remplisse de nouveau sa chope… Il continua ainsi
longtemps… François et la Sarrasine partirent pour la pièce du fond
alors qu’il chantait encore et, tandis qu’ils se prodiguaient leurs
premières caresses, François entendait, par bribes, des mots en
provenance de l’entrée de la caverne : « queue, bordel, bite,
putain… »
François avait encore dans la mémoire les souvenirs de Leonor…
Elle était lourde, possessive ; elle l’avait étreint un peu à la manière
d’une bête de proie et il n’avait jamais cherché à se dégager. La
Sarrasine, elle, était vive comme une chatte. Chaque fois qu’il la
touchait, elle sursautait, mais c’était pour mieux revenir ensuite.
François prit à leurs ébats un plaisir médiocre. C’était, comme
avec Gilette, parfait, mais purement physique, épidermique…
Paradoxalement, entre cette femme qui avait l’habitude d’imposer
son ascendant aux hommes et cet homme qui ne demandait qu’à se
laisser dominer par les femmes, ce fut le rapport inverse qui
s’institua. D’entrée de jeu, François s’affirma comme le maître. La
Sarrasine en marqua un dépit visible et lui-même en fut soulagé.
François de Vivraie et Bidault le Bourc restèrent huit mois en
compagnie de la Sarrasine et de sa bande. Selon un accord passé
entre eux, ils ne participaient pas aux vols proprement dits, mais
restaient en protection, au cas où leurs compagnons auraient été
attaqués. Pour ce qui était de ses nuits, la Sarrasine n’avait pas
menti ; elle s’en remettait strictement au verdict des dés. Bien que
François eût visiblement sa préférence, il n’eut pas son tour plus
souvent. Même Bidault le Bourc fut désigné aussi régulièrement
que les autres. Seulement, étant donné que le vin l’avait rendu
depuis longtemps impropre à l’amour, il cédait sa place à François,
après s’être poliment excusé auprès de la jeune femme…
Au début de l’année 1368, François apprit qu’Henri de Castille,
après s’être réfugié à Montpellier, était rentré dans son pays et en
avait entrepris la reconquête. Il brûlait d’envie de le rejoindre, mais
l’honneur l’en empêchait. Il avait une dette vis-à-vis de la Sarrasine
et ne pouvait la quitter tant qu’il ne s’en serait pas acquitté.
L’occasion arriva à la fin du mois de janvier. Les paysans excédés
par les vols avaient tendu une embuscade et, lorsque la bande
pénétra dans un village, elle se vit soudain entourée d’une
cinquantaine d’hommes armés de frondes, qui commencèrent à les
bombarder.
François prit la direction des opérations. Lui-même et Bidault
firent front et il ordonna aux autres de s’abriter… Les pierres
ricochaient contre leurs armures avec un bruit de ferraille, mais
elles étaient inoffensives et ils se lancèrent dans les rangs des
paysans. François et Bidault ne voulaient pas de mal à ces pauvres
gens qui se battaient pour défendre leurs biens ; François frappait
avec le plat de son épée, Bidault donnait des coups de poing avec ses
gantelets de fer. L’effet fut tout de même suffisant : après avoir
résisté un instant, les paysans détalèrent comme des lapins.
Tout le monde reprit le chemin de la sierra de la Demanda et de
la grotte. Après avoir remercié François et Bidault sans chaleur, la
Sarrasine resta silencieuse. Elle savait ce qu’ils allaient lui
demander et elle savait qu’elle ne pourrait s’y opposer…
Ils arrivèrent à la grotte au couchant. François prit la main de la
Sarrasine.
— À présent, nous sommes quittes…
— Vous n’allez pas partir ce soir ?
— Il y a longtemps que je devrais être auprès du roi Henri… Je
suis chevalier, Sarrasine, pas voleur…
— Jouons votre départ aux dés !
— On peut jouer aux dés une nuit d’amour, pas son destin.
Viens, Bidault !
Depuis longtemps, ils avaient troqué leurs chevaux contre des
mules, les seules montures convenables dans ces régions
accidentées. Ils se mirent tous deux en selle. La Sarrasine ne donna
pas l’ordre à ses hommes de les arrêter. Avec leurs couteaux et leurs
frondes, ils ne pouvaient pas grand-chose contre leurs armures. Cela
n’aurait été qu’une boucherie inutile et, de toute manière, François
avait raison : c’était le destin…
C’est donc immobile qu’elle les regarda s’en aller… François et
Bidault s’éloignèrent rapidement dans un sentier raide, plein de
cailloux et de broussailles. Le soleil avait disparu derrière une
montagne et la nuit montait, une nuit de pleine lune… C’est alors
qu’ils entendirent une mélodie, en haut, derrière eux : la Sarrasine
chantait…
À vrai dire, on ne pouvait savoir si c’était un chant ou un cri.
C’était une note aiguë, qui était proche des larmes, qui mourait dans
une sorte de déploration et reprenait dans un tremblement de rage.
François frissonna, mais Bidault le Bourc lui donna une claque dans
le dos.
— Allez !… Tu ne vas pas t’attendrir…
Il frappa ensuite sa mule pour qu’elle avance plus vite et
commença d’une voix de stenor :
« Le moine avait un gros cul !
Au cul ! Au cul !… »
Les événements avaient beaucoup progressé depuis la bataille de
Najera. Pierre le Cruel n’avait pas tenu ses promesses. Lorsque le
Prince Noir lui avait demandé son argent, il avait prétendu que son
trésor se trouvait à Séville et, délaissant Burgos, où il ne fit pas son
entrée, s’était rendu dans la grande ville du Sud, où il s’était
enfermé avec sa garde maure…
Le prince l’attendit quelques semaines et finit par comprendre
qu’il avait été berné. Séville était beaucoup trop loin pour qu’il tente
quelque chose. Il ne pouvait que s’en retourner…
On était au mois de juin et le chemin vers Bordeaux fut terrible.
Aucun de ces Anglais n’était habitué à supporter une pareille
chaleur ; ils se mirent tous à manger inconsidérément les fruits
aqueux du pays : les melons d’eau, les pastèques, les grenades ; à
boire l’eau glacée des torrents… Le résultat fut effrayant. Bientôt
toute l’armée ou presque se tordit de douleur, en proie au mal
d’entrailles qui avait emporté Lécuyer.
Beaucoup y laissèrent la vie… S’il ne mourut pas, le Prince Noir
fut l’un des plus atteints. Quand il rentra à Bordeaux, il n’était plus
que l’ombre de lui-même. Il avait le corps et le visage gonflés, le
regard terne…
Les chevaliers français prisonniers furent rapidement libérés
contre promesse de rançon, à l’exception d’un seul : Bertrand du
Guesclin. Celui-là, le prince d’Aquitaine l’avait jugé en connaisseur
et estimé trop dangereux pour le laisser partir. Il l’avait enfermé
dans une tour de son château de Bordeaux et l’y avait laissé se
morfondre…
Si un tel comportement était digne de l’intelligence supérieure
du Prince Noir, il était contraire aux usages chevaleresques. Et dans
sa propre armée, on finit par s’en étonner, puis par s’en indigner…
Ce fut Olivier de Clisson qui osa franchir le pas. Le 17 janvier
1368, à la fin d’un banquet, il se leva de table et déclara au maître
des lieux :
— Sire, il y a des bruits qui courent, selon lesquels vous retenez
du Guesclin parce que vous avez peur de le laisser partir !
Le Prince Noir se leva à son tour. C’était la première fois qu’on
osait prononcer le mot « peur » devant lui. Depuis son retour
d’Espagne, la maladie ne l’avait pas quitté et son humeur était pire
chaque jour. Tous les convives s’étaient tus… Le prince était livide ;
il hésita un instant et cria enfin :
— Qu’on amène du Guesclin ici !
Du Guesclin arriva quelque temps après, entre deux gardes. La
détention lui avait donné encore plus piètre allure que d’habitude. Il
était sale à faire frémir.
— Alors, messire Bertrand, comment trouvez-vous notre
hospitalité ?
— Assez bonne, Sire, sauf qu’elle comporte trop de souris et pas
assez d’oiseaux…
Le Prince Noir garda le silence… On sentait qu’un terrible débat
avait lieu en lui. Son sens politique lui commandait de ne pas laisser
partir du Guesclin, mais son sens de l’honneur lui ordonnait le
contraire. S’il avait été seul avec son prisonnier, il aurait, sans
doute, opté pour la première solution ; mais il ne l’était pas…
Le prince promena les yeux sur l’assistance… Tous le
regardaient ; tous ses vaillants capitaines, avec lesquels il avait
gagné tant de victoires : Chandos, Knolles, Calverley, Clisson, le
captal ; et puis son jeune frère Lancastre, et, enfin, et surtout, sa
ravissante épouse, la comtesse de Kent, la plus jolie femme
d’Angleterre, celle qui avait lancé la mode des corsages fendus sur le
côté et qui avait, prétendait-on, fait assassiner son mari, Thomas de
Holland, pour l’épouser… Est-ce qu’il pouvait leur avouer à tous
qu’il avait peur de du Guesclin ? Il dit gravement :
— Messire Bertrand, fixez vous-même votre rançon.
— Cent mille florins d’or !
Un cri s’éleva. Cent mille florins d’or était une somme
inconcevable, la rançon d’un prince du sang.
— Vous vous moquez de moi, messire ! Comment un pauvre
chevalier breton pourrait-il trouver pareille rançon ?
— Sire, le roi de France en paiera la moitié et le roi de Castille
l’autre moitié. Et s’ils ne le veulent pas, toutes les femmes de
France sachant filer s’useront les doigts pour ma délivrance…
La réplique conquit l’assistance. La princesse s’approcha du
prisonnier. On ne pouvait imaginer tableau plus étonnant que cette
créature superbe dans sa robe de soie fendue, auprès de ce nabot
malpropre, qui sentait le rat, le moisi et l’urine.
— Messire du Guesclin, je veux être la première dame à
contribuer à votre rançon. Je vous offre dix mille florins d’or !
À leur tour, Chandos et Calverley en offrirent cinq mille. Les
autres personnes présentes ne voulurent pas être en reste et, au
bout de quelques minutes, il n’y avait plus que soixante mille florins
à payer…
Ce ne furent pas les fileuses de France qui les versèrent, mais le
roi de France, le pape, Jeanne de Penthièvre et d’autres seigneurs
bretons… Du Guesclin se remit au service de Charles V…
Au même moment, l’ex-roi Henri de Castille, qui était entré dans
son pays avec une poignée de partisans, multipliait les succès…
Comme la première fois, toutes les villes s’ouvraient à son
approche. La tyrannie de Pierre le Cruel, plus féroce encore depuis
qu’il avait repris le pouvoir, était insupportable à tout le monde. Et,
le 1er février 1368, Henri faisait son entrée triomphale à Burgos, son
rival ayant, comme précédemment, préféré s’enfuir avec sa garde
maure…
François et Bidault le Bourc furent à Burgos quelques jours plus
tard… L’arrivée de ce chevalier français et de son compagnon réjouit
fort Henri de Castille. Il reconnut en François l’adversaire
malheureux de Calverley au tournoi et, puisque ce dernier lui avait
rendu le comté de Lumiel, il le lui donna. C’est ainsi que François de
Vivraie devint comte de Lumiel et grand d’Espagne.
De Burgos, François fit porter, par un messager royal, une lettre
à Vivraie, la première qu’il envoyait depuis son départ. Il rassurait
les siens sur son sort et les exhortait à la patience, car il ne savait
pas quand il rentrerait.
Le roi lui avait offert l’hospitalité au palais, mais il tint à se
rendre, dès le lendemain de son arrivée, chez le duc de Lerma.
Leonor l’accueillit rayonnante. Elle était fiancée ; elle se marierait
au printemps prochain et suivrait son mari dans son château…
François félicita Briséis d’avoir rompu ses chaînes et lui demanda ce
qu’elle ferait de sa volière… Elle lui sourit :
— Je l’ouvrirai le jour de mon mariage !
L’armée d’Henri de Castille se mit en campagne un mois plus
tard. Madrid ouvrit ses portes comme les autres villes et l’on
continua vers le sud… Pierre le Cruel s’était réfugié à Séville. Mais
avant de prendre la ville, il fallait s’emparer de Tolède, la place la
plus forte d’Espagne, qui était tenue par ses partisans…
Le siège de Tolède commença au mois de mars 1368. Le nouveau
comte de Lumiel n’en finissait pas d’admirer ces imposantes
murailles, aussi redoutables que belles, bâties sur un énorme bloc
rocheux entouré par le Tage. Il contemplait avec un plaisir
particulier la puerta del Sol, la puerta de Bisagra, la puerta
d’Alcantara, qui fermaient hermétiquement la ville… Il y avait dans
leur architecture, ainsi que dans celle de certains palais qu’on
apercevait derrière, quelque chose de l’art sarrasin. Il avait un peu
l’impression d’être à la croisade…
Tout comme Cousson, Tolède avait la réputation d’être
imprenable et il ne fallait pas s’attendre à un siège rapide. De fait,
l’été arriva sans apporter le moindre changement. Les assiégés
tenaient bon. Ils étaient fermement pour le roi Pierre et
résisteraient jusqu’à la limite de leurs forces…
La chaleur était accablante. François, que son oncle avait habitué
à l’endurance, la supportait sans trop de mal. Il savait que pour
éviter le redoutable mal d’entrailles, il fallait s’abstenir de l’eau, des
fruits et des légumes. Il mangeait du pain, des fèves, de la viande,
quand il y en avait, et buvait du vin en petite quantité.
Le vin était précisément ce qui manquait le plus à Bidault le
Bourc. Son gosier asséché implorait. Il crut mille fois mourir de soif
et vit venir l’arrivée de l’automne comme une bénédiction…
À l’hiver, l’armée d’Henri de Castille campait toujours devant les
murs de Tolède. François et Bidault toléraient de plus en plus mal
cette inactivité et songeaient sérieusement à rentrer en France,
lorsque, au début du mois de janvier 1369, se produisit un coup de
théâtre : l’arrivée de du Guesclin !
Oui, c’était bien lui, qui était là sous les murs de Tolède,
accompagné de quinze cents Bretons. Il venait aider Henri de
Castille à terminer la guerre…
Avant de l’envoyer en Espagne, Charles V avait voulu être sûr
que le Prince Noir n’interviendrait pas lui-même. Et quand il avait
eu la certitude qu’il était trop malade pour retourner en Espagne, il
avait décidé d’attaquer.
Le but n’était pas, cette fois, d’exterminer les compagnies, qui,
depuis Najera, n’existaient pratiquement plus, mais en triomphant
de Pierre le Cruel, de créer un royaume allié prenant en tenailles
celui de Navarre…
L’arrivée de du Guesclin coïncida avec un événement
providentiel. À leur tour, les habitants de Séville s’étaient révoltés
contre Pierre le Cruel et l’avaient chassé de la ville. Il remontait à
présent vers le nord, évitant Tolède et l’armée de son rival, trop
forte pour lui.
Du Guesclin persuada Henri de Castille d’employer une ruse : il
ne laisserait qu’un mince rideau de troupes devant Tolède pour faire
croire qu’il continuait le siège et irait à la rencontre de son
adversaire…
Pierre le Cruel, ses quinze cents cavaliers maures et quelques
milliers de fidèles, parcouraient, en ce début du mois de mars 1369,
les plateaux de la Manche, terrorisant et rançonnant la région.
Pensant son adversaire à Tolède, il ne se pressait pas. Son but était
d’amasser un trésor de guerre suffisant pour reprendre
victorieusement les hostilités.
Bien renseignée par la population, qui lui était entièrement
acquise, l’armée de Du Guesclin rattrapa celle de Pierre le Cruel à
Montiel et fondit sur elle. Il n’y eut pratiquement pas de combat.
Les légers cavaliers maures furent taillés en pièces par les lourds
chevaliers bretons. Le reste de la troupe s’enfuit et fut massacré
avant d’avoir fait une lieue. Pierre lui-même réussit à fuir avec
quelques autres et s’enferma dans le château de Montiel, une petite
forteresse qui dominait le plateau.
Mais sa situation n’était pas plus enviable que celle d’un homme
sur une branche, entouré d’une horde de loups. L’armée de son
adversaire forma autour du château un cercle infranchissable : il
était perdu…
Pierre le Cruel s’en rendit compte et décida de tenter le tout pour
le tout. Comme beaucoup de châteaux, celui de Montiel possédait
un passage secret, qui débouchait à quelque distance dans la
campagne. Dans la nuit du 23 mars, il l’emprunta, avec quatre de
ses hommes, sur des chevaux aux pattes couvertes de chiffons.
Mais l’armée franco-espagnole était sur le qui-vive. L’éventualité
d’un tel passage avait été envisagée et des patrouilles étaient
organisées la nuit. L’une d’elles, celle de Bègue de Villaines, aperçut
les fuyards et les captura sans mal…
La nouvelle se répandit dans le camp et, lorsque les cinq captifs
furent amenés dans la tente du roi Henri, il y avait foule autour
d’eux… Cela faisait quinze ans que les deux demi-frères ne s’étaient
pas vus. Henri ne reconnut pas son adversaire parmi les prisonniers.
Il demanda :
— Quel est celui qui se prétend roi de Castille ?
Pierre le Cruel poussa un rugissement.
— C’est moi !
Il arracha sa dague à un soldat et se jeta sur son rival. Henri
avait aussi dégainé et s’était également élancé… Comme les autres,
François et Bidault, qui étaient dans les premiers rangs, avaient le
souffle coupé. Ce combat singulier entre deux rois pour un royaume
semblait sortir tout droit d’une légende… Henri trébucha alors et
son demi-frère l’aurait tué si son écuyer n’était intervenu en disant :
— Je viens au secours de mon maître…
L’écuyer ceintura Pierre le Cruel. Henri se releva et lui plongea
son poignard dans le cœur… C’était fait : ce 23 mars 1369, il n’y avait
plus qu’un roi de Castille… Pour qu’il n’eût pas de sépulture
chrétienne, Pierre le Cruel fut enfermé dans un sac et pendu aux
murailles du château de Montiel, où on le laissa pourrir…
De retour à Burgos, Henri de Castille eut une initiative qui allait
avoir des conséquences imprévues : il nomma du Guesclin roi de
Grenade… Le royaume de Grenade, le but de la croisade avortée des
compagnies, était toujours musulman. Si du Guesclin le voulait, il
était à lui. Il lui suffisait de le conquérir…
Le Breton en resta fasciné. Prendre son royaume sur les infidèles
était le plus bel exploit dont puisse rêver un chevalier chrétien. S’il
l’accomplissait, il rejoindrait dans la gloire Godefroi de Bouillon…
Une lettre de Charles V arriva au même moment. La guerre avec
les Anglais était sur le point de reprendre. Il fallait absolument qu’il
rentre au plus vite… Entre les deux appels, celui du devoir et celui
de la gloire, du Guesclin hésita longtemps, mais il finit par choisir la
gloire. Il répondit au roi de France qu’il allait se croiser et conquérir
le royaume de Grenade.
Ses hommes apprirent sa décision avec enthousiasme. Il les
laissa libres de rentrer en France s’ils le voulaient, mais pas un
n’accepta. Tous jurèrent de le suivre et de prendre Grenade avec
lui… Quelque temps plus tard, fin juin, le roi Charles envoya une
nouvelle lettre, plus pressante encore : les parlements de Paris et de
Londres avaient officiellement déclaré la reprise de la guerre… Le
roi de Grenade répondit négativement. Il envoya, au contraire, en
France, des messagers pour faire revenir les compagnies…
François était parmi ceux que la perspective de la croisade
rendait les plus enthousiastes. Il allait enfin pouvoir égaler l’exploit
d’Eudes ! Un second Vivraie allait se battre contre les Sarrasins !… Il
écrivit aux siens pour leur annoncer la nouvelle, leur demandant de
faire preuve de patience, de confiance et de prier pour sa victoire…
On attendit tout l’automne les compagnies, mais elles ne vinrent
pas… La raison en était simple : elles n’existaient plus. La guerre
avait repris et ceux qui n’avaient pas été exterminés à Najera étaient
redevenus soldats dans l’un ou l’autre camp…
Du Guesclin entreprit alors de réorganiser l’armée castillane
pour en faire un instrument de conquête efficace, mais la tâche était
ardue et l’année 1370 arriva sans qu’il soit parvenu à ses fins…
À la mi-février, François commença à ressentir les effets de
l’ennui. Il était logé fort convenablement dans le palais royal, mais
l’inaction lui pesait. Il pensa alors à son château de Lumiel… Après
tout, il était comte de Lumiel. Pourquoi ne pas aller là-bas ?…
Henri de Castille approuva son projet. Il lui donna dix hommes
pour l’escorter et lui remit l’écu des Lumiel. Il était de sinople aux
trois badelaires – c’est-à-dire cimeterres – d’or dressés et rappelait
les exploits anciens des Lumiel dans la reconquête de l’Espagne…
François demanda au roi ce qu’était devenue la famille ; il lui fut
répondu que le dernier comte de Lumiel s’était tué en tombant des
murailles de son château…
François pressa Bidault le Bourc de l’accompagner, mais ce
dernier n’en avait nulle envie. À Burgos, il avait du vin en
abondance ; il n’avait aucune raison d’aller s’enterrer dans un trou
qui devait être sinistre…
François n’insista pas et partit sans retard… Lumiel était situé
plus au sud, en plein centre de la Castille. Tandis qu’il cheminait, il
s’intéressa à la nature et aux gens. C’était une succession de
paysages austères, de plateaux balayés par les vents. Les paysans
étaient pauvres, plus encore que ceux de France, mais loin d’être
humbles, ils étaient presque arrogants. Ils n’accordaient aucune
marque de respect à ce seigneur qui passait, accompagné d’une forte
escorte. On aurait dit qu’ils étaient fiers de leurs guenilles et qu’ils
méprisaient le reste du monde…
Lumiel se voyait de loin. C’était un gros village tout blanc sur
une hauteur qui dominait le plateau. François était arrivé sur ses
terres. Cette fois, les paysans se découvrirent et s’inclinèrent, en
voyant l’écu de sinople aux trois badelaires d’or dressés ; mais ils le
firent comme à regret en décochant parfois un regard dur. François
constata qu’il n’était pas le bienvenu. Pour tous ces gens, il était un
étranger, un intrus…
Comme il tournait dans une rue du village, François découvrit le
château. Il était situé sur un piton à l’écart. Le piton n’était pas très
élevé, mais extrêmement escarpé, presque vertical. Le château, bâti
dans la même roche, de couleur ocre, le prolongeait de telle manière
qu’il était impossible de dire où finissait le premier et où
commençait le second.
Plus François approchait, plus le château de Lumiel
l’impressionnait et même l’effrayait. Ses façades étaient absolument
droites ; ses murs étaient presque aveugles, sans autres ouvertures
que quelques meurtrières. Au sommet, aucun créneau n’avait été
percé : les murs se terminaient sur une arête lisse.
Un sentier creusé dans la roche montait en tournant autour du
piton. Les chevaux eurent le plus grand mal à l’emprunter. Enfin, la
petite troupe arriva devant la porte. François la heurta de sa lance
et, au bout d’un long moment, elle s’ouvrit. Trois gardes dépenaillés
la manœuvraient à grand-peine. François leur adressa quelques
mots ; ils ne répondirent pas.
Il s’avança… Il était sous une voûte d’une hauteur inimaginable.
Là encore, pas le moindre ornement, pas la moindre saillie dans la
pierre : tout était rigoureusement lisse et nu. La voûte donnait sur
une cour centrale. François constata avec stupeur que l’envers du
château était exactement semblable à sa façade : les murs étaient
aussi nus, aussi aveugles et aussi hauts. En fait, le château de
Lumiel n’était qu’une gigantesque muraille creuse formant un
carré.
La cour était pavée, avec un puits au centre : rien d’autre. À côté
du puits, se tenait une femme en noir. François mit pied à terre et
s’approcha d’elle. Elle était vieille, petite et maigre. Elle se frappa la
poitrine en prononçant :
— Esperanza…
François ne comprenait toujours pas l’espagnol, mais il saisissait
quelques mots. « Esperanza » ne signifiait-il pas « espérance » ?
Pourquoi cette vieille sinistre dans ce château sinistre lui parlait-
elle d’espérance ?… Il la salua brièvement.
— Je suis le comte de Lumiel. Qui êtes-vous ?
La vieille ne répondit pas. Elle n’eut même pas l’air d’avoir
entendu… Il insista.
— Êtes-vous l’unique occupante de ce château ? Ne comprenez-
vous pas ma langue ?
Cette fois, la vieille eut une réaction : elle lui fit signe de la
suivre. François lui emboîta le pas et traversa la cour, tandis que les
hommes d’armes, conformément aux instructions qu’ils avaient
reçues, faisaient demi-tour pour rentrer à Burgos.
Ils arrivèrent devant une porte donnant sur un escalier. La vieille
s’y engagea, mais contrairement à ce qu’attendait François, après
avoir pris une torche qui était fixée au mur, elle descendit. Où allait-
on ? Aux caves ? Aux prisons ?
Après un petit nombre de marches, l’escalier débouchait sur une
vaste salle voûtée. François n’y voyait pas à plus d’un mètre. Qu’est-
ce que tout cela signifiait ? N’était-ce pas un piège ? Il porta la main
à son épée, mais au même moment, la vieille poussa une nouvelle
porte et entra dans une pièce où il y avait de la lumière.
Il la suivit et resta muet de surprise. Il était dans un réduit qui
ressemblait à un cachot. Une jeune femme reposait sur un bat-flanc.
Elle devait avoir vingt-cinq ans. Elle était brune, ni grande ni petite,
bien proportionnée, jolie… Le plus étonnant était son habillement.
Elle avait une robe verte de la soie la plus fine, mais si usée et
déchirée qu’on aurait dit qu’elle ne l’avait pas quittée depuis des
années. Au cou elle portait un collier d’or, avec, en pendentif, l’étoile
juive à six branches. François l’interrogea :
— Qui êtes-vous ?
Sa question provoqua la surprise de la jeune femme, qui lui
répondit par une autre question.
— Vous êtes français ?
— Oui, et aussi comte de Lumiel. Qui êtes-vous ?
De nouveau la jeune femme ne répondit pas. Elle pointa ses
deux index vers lui et prononça à toute allure des mots
incompréhensibles ; la vieille poussa un cri et se signa.
— Que faites-vous ?
— Je vous jette ma malédiction, comme je l’ai fait au précédent
comte.
Il en est mort !…
François contemplait cette brunette en robe verte qui lui faisait
face. Elle était tendue de tout son être, comme un animal sauvage
qui se ramasse pour bondir ; ses yeux lui lançaient des éclairs…
Pourquoi avait-elle choisi de s’enfermer dans ce cachot ? Car la
porte n’était pas fermée à clé quand la vieille avait ouvert, il en était
sûr… Curieusement, elle ne lui inspirait aucune crainte. Il avait
plutôt envie de la prendre dans ses bras pour la rassurer comme on
fait avec un enfant… Il lui sourit. Son absence de frayeur parut
vivement la piquer.
— Vous ne me croyez pas ? Eh bien, suivez-moi !
— Si vous me dites votre nom.
— Je vous le dirai en chemin. Venez…
Elle prit la torche qui se trouvait dans son réduit, retraversa la
salle voûtée et monta l’escalier ; la vieille leur emboîta le pas, avec
sa torche elle aussi et, c’est entre elles deux que François découvrit
son château.
Revenue au niveau du sol, la femme en vert poussa une porte…
François fut ébahi. Il était dans une pièce immense, mais ce n’était
pas tant sa longueur qui était surprenante – il en avait déjà vues
d’aussi grandes dans d’autres châteaux –, c’était sa hauteur…
Dehors, il faisait encore jour et la lumière, qui tombait des quelques
meurtrières, laissait entrevoir une hauteur de cathédrale. Il en
oublia avec qui il était.
— Combien y a-t-il d’étages ici ?
— Deux.
Deux !… C’était prodigieux ! On aurait pu loger facilement
quatre ou cinq étages dans le château ! François leva les yeux. La
parcimonieuse lumière ne permettait pas de voir le plafond ; la vue
se perdait progressivement dans les ténèbres. On avait l’impression
d’avoir l’inconnu au-dessus de sa tête… La jeune femme se mit à
parler, tout en traversant la salle d’un pas assuré.
— Je m’appelle Judith de Grenade…
François l’interrompit, sous l’effet de la surprise.
— Vous connaissez Grenade ?…
— J’y habitais…
— Mais vous n’êtes pas sarrasine. !
— Il n’y a pas que des Sarrasins à Grenade. Il y a aussi des juifs…
Judith de Grenade avait traversé la pièce et avait emprunté un
autre escalier… Il montait interminablement…
— Mon père Ephraïm était marchand de soie. Il a quitté Grenade
avec moi, il y a trois ans. Nous allions à Burgos. Mon mariage avait
été conclu avec un jeune homme de cette ville et il m’accompagnait
pour la noce. En chemin, nous nous sommes arrêtés à Lumiel. Le
comte nous a donné l’hospitalité. Mais dans la nuit, il a fait tuer
mon père et m’a violée…
On était arrivé au second étage. De nouveau Judith s’engagea
dans une pièce aux dimensions de cathédrale. François aperçut un
lit à baldaquin au milieu d’une étendue désertique. Cela devait être
la chambre du seigneur, sa chambre… La jeune femme poursuivit :
— Je lui ai lancé ma malédiction et aussitôt après il a été sur les
remparts et s’est jeté dans le vide… Je vais vous montrer où…
— Vous êtes donc sorcière ?
— Je tiens mes pouvoirs de ma mère Myriam qui, elle-même, les
tenait de sa mère…
Après la chambre, il y avait un nouvel escalier qui, celui-ci, ne
comprenait qu’un petit nombre de marches et se terminait par une
trappe. Judith de Grenade la poussa. Ils étaient sur le chemin de
ronde…
François n’en avait jamais vu de semblable. D’abord, la hauteur
des murailles ajoutée à celle du piton était prodigieuse. Quand on se
penchait, c’était un véritable précipice qu’on avait en dessous de soi.
Ensuite, en l’absence de créneaux, et sans doute pour lancer plus
commodément les pierres ou autres projectiles, le parapet était
anormalement bas ; il ne lui arrivait même pas à la ceinture…
François redécouvrit ce trouble qu’il avait éprouvé à Cousson quand
son oncle l’avait fait marcher au-dessus du vide… Judith s’arrêta.
— C’est d’ici que le comte s’est jeté. Les paysans ont retrouvé son
corps juste en bas…
Elle vit la pâleur et la sueur qui s’étaient emparées de François.
— N’avez-vous pas, vous aussi, envie de sauter ?
— Oui, mais c’est le vertige. Je l’éprouvais déjà étant enfant !
— Sautez, comte de Lumiel !
Le soleil se couchait et le paysage du plateau, dans les tons ocres,
prenait des teintes prodigieuses ; un peu sur la droite, le village
faisait une tache blanche insolite. Comme il aurait été tentant de
s’envoler à la manière d’un oiseau !… Un long moment, François
s’imagina planant au-dessus de cette immensité, comme à
Boulogne, lorsqu’il regardait la mer. Il aurait suffi d’un simple appel
du pied… Mais son regard tomba sur la bague au lion et il revint à la
réalité…
— Il y a longtemps que j’ai appris à dominer ce genre de peur.
Venez, Judith ! Vous voyez que vos sortilèges sont sans effet.
Pour la première fois, la jeune femme le regarda avec intérêt.
— Ils ne sont pas sans effet. S’ils n’ont pas agi, c’est que vous
avez le cœur pur et que le mal glisse sur vous…
— Quelqu’un m’a déjà dit la même chose… Puisque j’ai le cœur
pur, vous ne me refuserez pas une faveur…
— Laquelle ?
— Me parler de Grenade…
François et Judith soupèrent dans la grande salle du bas. La
vieille les servit. Des torches avaient été allumées, mais elles ne
donnaient pas plus de lumière que les meurtrières et le plafond était
toujours invisible… Longtemps, ils mangèrent en silence, puis
Judith ferma les yeux.
— Le château de Grenade s’appelle l’Alhambra. Il est sur une
colline, en fait, c’est plus qu’un château, c’est une ville. Il est fait de
trente tours et chacune de ces tours est elle-même un château, avec
des cours, des jardins, des bassins…
Judith parla longtemps, visiblement émue d’évoquer ces
souvenirs… François avait, lui aussi, fermé les yeux. Il imaginait le
palais du duc de Ferma multiplié par dix, par cent… Judith se tut
d’un coup.
— Pourquoi Grenade vous intéresse-t-elle tant ?
— Parce que je vais y aller en croisade !
Elle se leva de son siège.
— Je souhaite que vous n’y arriviez jamais !
— Pourquoi ?
— Parce que vous détruiriez tout ! Si vous saviez comme les
Sarrasins vous sont supérieurs ! Leurs savants sont plus instruits,
leurs médecins plus habiles, leurs musiciens plus enchanteurs,
leurs poètes plus inspirés, leurs sages plus sages…
François était disposé à croire Judith. Il y avait chez les Sarrasins
quelque chose de plus raffiné que chez les chrétiens. Il se souvenait
des tapis qu’il avait vus à Paris et des rosiers de Rose de
Fleuraines… Il chercha un argument.
— Mais ils n’ont pas la vraie foi.
Judith de Grenade le toisa. L’étoile d’or s’agita sur sa poitrine.
— Vous non plus, vous n’avez pas la vraie foi !
François fit ce qu’il put pour qu’elle se radoucisse. Il lui expliqua
qu’il n’était pas question de détruire quoi que ce soit. Il lui dit qui
était du Guesclin ; il lui raconta comment ils avaient remplacé
Pierre le Cruel, un souverain sanguinaire et haï de ses sujets, par
l’irréprochable Henri de Trastamare… Judith l’interrompit.
— Savez-vous pour quelle raison les Castillans haïssaient le plus
le roi Pierre ? Parce qu’il protégeait les nôtres et ne détestait pas les
Sarrasins. Au contraire, il faisait venir leurs artistes à sa cour, il
prenait chez eux ce qu’il y a de meilleur.
— Mais il a tué sa femme ! Il a infligé les pires supplices à ses
ennemis.
— C’est possible ! Simplement, il ne faut pas juger les gens trop
vite… Esperanza, par exemple, je suis sûre que vous pensez que c’est
une horrible vieille…
— Esperanza ?…
— Celle qui vous a accueilli, l’ancienne gouvernante du comte de
Lumiel… Elle a été témoin de son forfait. Elle déteste, elle aussi,
ceux de ma religion, mais depuis la mort de son maître elle me
cache et me nourrit parce qu’elle estime que la justice est de mon
côté…
— Vous n’avez jamais songé à partir d’ici ?
— Vous croyez qu’une femme seule et juive, de surcroît, peut
aller loin dans un pays qu’elle ne connaît pas ?
— Pourquoi restez-vous dans ce cachot ? Pourquoi ne pas aller
dans une autre pièce du château ?
— Je ne vous le dirai pas ! D’ailleurs je vais y retourner et je vous
demande comme une faveur de ne plus me voir. Pour qu’Esperanza
vous serve vos repas, vous n’aurez qu’à frapper deux fois dans vos
mains ; elle comprendra. Adieu, seigneur !…
Judith de Grenade disparut dans les ténèbres, laissant François
seul dans l’immense salle… Une licorne ! Elle lui faisait penser à
une licorne, cet animal si lointain et si farouche que personne, ou
presque, n’avait pu en voir. Judith la sauvage, qui venait de ce
royaume où nul chrétien n’était entré, était bien semblable à la bête
fabuleuse… Il avait une envie folle de l’approcher, de l’apprivoiser.
Mais il décida de n’en rien faire. Il avait trop de respect pour elle et
il n’avait aucune envie de rester ici. Lumiel était beaucoup trop
sinistre : il partirait dès le lendemain, laissant seules ces deux
femmes si peu communes…
François passa la nuit dans sa chambre aux dimensions de
cathédrale. Jamais il n’eut aussi froid de sa vie. Il avait déjà couché
dehors, en plein hiver, pendant ses campagnes, mais rien n’égalait la
froideur de cette pièce. Il avait l’impression d’être logé au cœur d’un
immense bloc de glace ; le froid lui pénétrait par tous les pores de la
peau…
Au réveil, il était parcouru de frissons… Il eut juste la force de
s’habiller, mais ne put en faire davantage. Il appela Esperanza, qui,
voyant son état, lui apporta des couvertures et un bouillon chaud,
puis se remit au lit… S’accoutumant à la demi-clarté, qui venait de
quatre meurtrières situées à hauteur d’homme, il découvrit peu à
peu le décor qui l’entourait. Outre son lit, il y avait deux fauteuils,
un vaste coffre et, sur l’un des murs, une croix de bois si grande
qu’elle devait avoir les dimensions de celle du Christ…
C’est là que François passa les jours qui suivirent.
La fièvre ne le quitta pas et le rendit de plus en plus faible. Au
début, il put encore faire quelques pas dans sa chambre, aller
regarder aux meurtrières, mais bientôt, il fut cloué au lit…
Esperanza s’occupait de lui avec conscience. Le dimanche suivant,
sans qu’il le lui demande, elle fit venir le curé de Lumiel, qui
prononça la messe pour lui seul…
François sentait bien qu’il était gravement atteint, mais il ne
perdait pas espoir. Il avait confiance en sa robuste constitution et il
se souvenait de l’enseignement de l’Être : la patience… Rien ne
pouvait lui être plus nécessaire, dans cette chambre, avec, pour
seule compagnie, une vieille femme qui venait de temps en temps
en silence…
Les messes du dimanche lui permettaient de garder la
conscience du jour qu’il était, ce qui lui apportait un grand secours…
Son état s’améliora progressivement et il pensa même être guéri,
lorsque, brutalement, trois jours après le dimanche de Lætare, le
mal d’entrailles se déclara. Au début, François crut à une
indisposition passagère, mais les symptômes empirèrent
rapidement. Bientôt il ne put pratiquement rien avaler, tandis que la
soif le ravageait… Ses douleurs étaient constantes et effroyables. Il
se tordait dans son lit toutes les heures du jour et de la nuit.
Au dimanche des Rameaux, il n’était plus que l’ombre de lui-
même. Il avait maigri d’une manière effrayante et son visage était
d’une pâleur mortelle… C’est juste après la messe qu’une idée
horrible lui vint : il allait mourir comme le malheureux Lécuyer, il y
avait quatre ans déjà. Il allait mourir le vendredi suivant, le
Vendredi Saint !…
Aux souffrances physiques de François s’ajoutèrent dès lors les
souffrances morales. Le désespoir l’envahit : il allait mourir seul, de
ce mal affreux, au milieu de ses souillures, dans cette pièce hideuse,
sans personne à qui parler, loin de tout et des siens, qu’il n’avait pas
vus depuis cinq ans !…
Le Vendredi Saint arriva et, bien que son mal n’ait pas vraiment
empiré, il eut la certitude qu’il ne verrait pas la fin du jour. Il appela
Esperanza et lui demanda de faire venir le curé. Comme elle ne
comprenait pas, il fit le geste de joindre les mains puis de donner
l’absolution. Cette fois, Esperanza comprit, mais elle secoua
lentement la tête, tout en lui désignant une des meurtrières…
Rassemblant ses forces, François s’entortilla dans son drap pour
cacher sa nudité et se leva…
Il voulait voir. Il voulait comprendre ce qui faisait refuser les
sacrements à un mourant…
Il alla à la meurtrière et vit…
Une procession quittait le village et gravissait une colline. Tous
ses participants portaient un capuchon blanc exactement semblable
à celui des flagellants, avec quatre trous, pour les yeux, le nez et la
bouche… Devant, allait un jeune homme vêtu seulement d’un
pagne. Il portait une croix. Deux hommes armés de fouets lui
frappaient le dos, qui n’était plus qu’une plaie ; il avait la tête
couronnée d’épines. De temps en temps, il s’écroulait sous le poids
de sa croix, les hommes frappaient plus fort encore et il se relevait.
Le curé de Lumiel venait juste derrière. C’était le seul à ne pas avoir
de cagoule… François se retourna, horrifié, vers Esperanza.
— Ils vont le crucifier ?
Esperanza ne comprit pas la question et resta silencieuse…
François retourna en chancelant vers son lit. Ainsi, c’était pour cela
que le curé ne pouvait pas venir l’assister dans ses derniers
instants : parce qu’il participait à ce sacrifice barbare ! Il allait donc
mourir seul, comme un chien ! Il eut un cri de révolte. Il appela :
— Judith !
Esperanza fit un signe d’assentiment et quitta la pièce… Elle
revint, quelque temps après, avec la jeune femme. Judith s’approcha
du lit.
— Pourquoi m’avez-vous fait venir ?
— Parce que je vais mourir.
— N’est-ce pas aujourd’hui que vous commémorez la mise à
mort de votre Dieu par mon peuple ?
— Oui. C’est le Vendredi Saint…
— Et je ne suis pas pour vous, en ce jour, un objet d’horreur ?
— Non. Pourquoi ?
Judith de Grenade eut l’air profondément étonné.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— J’ai besoin d’une présence, d’une parole, d’un geste…
À ce moment précis, la cloche de l’église de Lumiel
sonna deux coups. C’était none, trois heures, l’heure de la mort du
Christ… Esperanza tressaillit comme si elle avait entendu le
tonnerre, se tourna face au mur devant l’immense croix, se jeta à
genoux et se mit à prier.
Les visages de François et de Judith étaient tout près l’un de
l’autre. En entendant la cloche, François n’avait pas tressailli. Il
fixait toujours la jeune femme d’un air implorant, comme si elle
était le bon Dieu. Il lui demandait toujours une parole, un geste.
Judith s’approcha vivement et lui baisa la bouche. Puis elle se
recula, enleva sa robe d’un geste et se glissa dans son lit. Entre ses
seins brillait l’étoile d’or à six branches. Au loin, le clocher de
Lumiel se remit à sonner, à coups réguliers cette fois.
François n’était pas à l’agonie, mais il n’était guère vaillant.
Judith s’en aperçut lorsque, s’étant plaquée contre lui, elle constata
qu’il restait sans réaction. Sans hésiter, elle entreprit alors de le
stimuler et les gestes qu’elle accomplit, tandis que résonnait au-
dehors le glas de la mort du Christ, ne leur semblèrent déplacés ni à
l’un ni à l’autre. De toutes leurs forces, ils voulaient s’accoupler, lui
parce qu’il croyait mourir et avait besoin, une dernière fois, de la
femme, elle parce qu’à la différence de tous ses semblables,
François la considérait comme une femme et rien d’autre. Lorsque
ses efforts furent enfin récompensés, Judith vint prestement sur lui
et, fébrilement, ils consommèrent leur union…
La cloche sonnait toujours lorsqu’elle sortit du lit et se rhabilla.
Esperanza était en prières, tournée vers la croix, n’ayant rien vu ni
entendu, ou ayant fait semblant. Judith caressa le front en sueur de
François.
— Vous ne mourrez pas. Je vous guérirai…
Le rétablissement de François fut lent, mais chaque jour apporta
un léger mieux. Judith de Grenade avait appris la médecine de sa
mère ; elle connaissait les herbes, savait faire les tisanes et les
emplâtres. Elle récitait aussi d’étranges formules… Elle partageait le
lit de François, mais alors qu’ils couchaient nus tous les deux, il ne
lui vint pas à l’esprit de la toucher. Non parce que sa faiblesse l’en
empêchait, mais parce qu’il avait la sensation que ce qui s’était
passé entre eux était unique et devait le rester…
Le jour de la Fête-Dieu, un cavalier apporta une lettre à Lumiel.
François pensa que du Guesclin l’appelait à la croisade, c’était
l’inverse. Un dernier message de Charles V l’avait convaincu que s’il
ne rentrait pas en France, le pays était perdu. Il fallait prendre le
chemin du retour.
François n’en fut pas fâché. Depuis sa première conversation
avec Judith, la perspective de la croisade avait cessé de l’éblouir. En
outre, il pouvait désormais marcher et faire de courtes étapes à
cheval. Pourquoi ne pas partir le jour même ? Il escorterait Judith à
Burgos, où elle trouverait un mari chez les siens…
Il alla lui dire ses intentions. Elle l’écouta en silence et le
remercia d’un sourire.
— Je n’irai pas avec vous. J’attends un enfant. Et aucun des
miens ne voudrait de moi avec l’enfant d’un gentil… Je vais rester
ici…
En entendant la nouvelle, François eut un frisson, comme s’il se
trouvait en présence de quelque chose de sacré… Mais il reprit vite
le sens du concret. Il ne pouvait abandonner la jeune femme… Il
chercha et son visage s’éclaira.
— Un homme vous épousera si je le lui demande. Il a une dette
envers moi, ou, du moins, il l’estime. Il gouverne l’un de mes
châteaux en France. Il s’appelle Mardochée Simon. C’est un homme
de bien.
Ils partirent dans l’heure qui suivit. Esperanza les accompagna
en pleurant sur le seuil et baisa les mains de François en lui disant
adieu. Il partit aux côtés de Judith. En se retournant, il vit une
dernière fois la silhouette de cette vieille femme en noir, seule dans
cet immense château et il eut une étrange sensation. Contrairement
aux apparences, il ne s’était pas trompé en arrivant : c’était bien
l’espérance qui l’attendait à Lumiel…
François de Vivraie et Judith de Grenade arrivèrent à Burgos au
début du mois de juillet. Le premier soin de François fut d’aller
trouver le roi Henri. Il avait plusieurs requêtes à lui présenter.
D’abord, tout en le remerciant de l’honneur qu’il lui avait fait, il lui
rendait le comté de Lumiel. Pour y être allé, il avait compris que
c’était un Espagnol qui devait en être le maître. Ensuite, il
demandait au roi s’il pouvait prendre soin d’une jeune juive qui
devait rejoindre sans tarder un de ses châteaux en Bretagne pour s’y
marier.
Henri de Castille fut surpris par les deux requêtes, mais il ne
s’en offusqua pas. Il reprenait le comté de Lumiel, ainsi que
François le souhaitait, mais il lui laissait le titre de grand d’Espagne,
dont il pourrait faire usage sa vie durant… En ce qui concernait la
jeune femme, un convoi de marchandises allait partir en direction
de la France sous bonne escorte. Le voyage se ferait par terre
jusqu’à San Sébastian et, de là, en bateau jusqu’à Nantes. On y
débarquerait la passagère.
Après avoir remercié comme il convenait le souverain, François
remit à Judith une lettre pour Mardochée. Il le priait de l’épouser,
précisait que l’enfant qu’elle portait était de lui, mais demandait que
ce dernier ne le sache jamais… Judith de Grenade et lui se firent,
tout de suite après, des adieux graves. Ils se prirent les mains sans
un mot et se séparèrent.
Ensuite, François alla rejoindre l’armée… Un personnage qu’il
avait complètement oublié l’attendait : Bidault le Bourc… Bidault
n’avait pas changé : il était ivre, bien qu’il ne soit pas midi… Il
donna à François une bourrade à faire mal à un cheval et lui
demanda comment cela s’était passé à Lumiel… François ne lui
répondit pas… Il venait juste de se séparer de Judith et le contraste
était trop fort… Il finit tout de même par s’adapter à la situation
nouvelle et une idée le traversa.
— Une fois en France, voudrais-tu m’accompagner à Vivraie ? Tu
pourrais être quelque chose comme capitaine des gardes…
Bidault le Bourc enregistra la question. Il commença à
l’examiner avec la lenteur appliquée des ivrognes, répétant :
— Château… Capitaine…
Puis, il livra le résultat de sa méditation :
— Qu’est-ce que tu as comme vins, là-bas ?
— Il y aura des tonneaux de Nuits et de malvoisie !
François reçut une nouvelle tape à défoncer une porte : Bidault
était d’accord…
L’armée de du Guesclin passa le col du Perthus le 20 juillet 1370,
jour de la Sainte-Marguerite. François était songeur, tandis qu’il
traversait les premiers villages de France… Il était resté quatre ans
et demi en Espagne et il aurait juré que cela faisait beaucoup plus,
tant ce pays l’avait marqué. Que rapportait-il de là-bas ? Du soleil, le
rêve d’une croisade impossible qui l’aurait peut-être déçu et un titre
de grand, qui lui faisait un plaisir immense. Il était heureux de ne
plus être comte de Lumiel, mais grand tout court. C’était comme
une noblesse à l’état pur, une noblesse qui ne s’attachait à aucune
terre, une noblesse immatérielle, une noblesse de l’âme…
Et puis, il rapportait d’Espagne des visages de femmes, Leonor-
Briséis, avec son rossignol, ses héros, ses dieux et ses déesses ; la
Sarrasine, avec ses dés, ses danses et ses chants ; Judith de Grenade,
enfin, dont le simple souvenir le plongeait dans un abîme
mystérieux et incommunicable…
Tandis qu’il méditait, une voix de stentor s’éleva à côté de lui :
« Le moine avait un gros cul !
Au cul ! Au cul ! »
Ah oui ! Il allait oublier !… D’Espagne, il ramenait aussi Bidault
le Bourc…
18 L’épée aux fleurs de lis
Depuis le début, le règne de Charles V était dominé par une
pensée grandiose et simple : ne pas respecter le traité de Brétigny,
reprendre aux Anglais les provinces qui leur avaient été cédées par
force.
Cela supposait deux conditions. D’abord, mettre Charles le
Mauvais hors d’état de nuire. C’était fait depuis la victoire de
Cocherel. Certes, il gardait en France le comté d’Évreux et le
Cotentin, mais il n’était plus, désormais, qu’un grand seigneur
comme un autre. Il s’était installé à Pampelune, dans son royaume
de Navarre, et ne revendiquait plus, du moins officiellement, la
couronne de France. Deuxième condition : se débarrasser des
compagnies et, encore une fois, c’était fait depuis Najera…
De cette même bataille de Najera, son principal ennemi, le
Prince Noir, bien que victorieux, était sorti terriblement affaibli et
Charles V avait jugé le moment venu de passer à l’action… Au début
de l’année 1368, le comte Jean Ier d’Armagnac avait, à son
instigation, refusé de payer ses impôts au prince et en avait appelé
au roi de France, le reconnaissant comme son suzerain et véritable
maître de l’Aquitaine. Les Anglais étant fort impopulaires dans la
région, cela avait été le début d’un vaste mouvement de rébellion et
bientôt, la majorité des nobles aquitains avaient choisi la cause de la
France.
Au printemps 1369, Charles V avait répondu favorablement à
leurs appels ; il avait cité le Prince Noir à comparaître devant lui et,
devant son refus, avait prononcé la confiscation de la province. En
réplique, à Londres, Édouard III avait repris le titre de roi de
France : c’était la guerre, entérinée par les parlements des deux
pays. Le roi avait alors escompté que du Guesclin rentrerait
d’Espagne mais ce dernier faisant la sourde oreille, il avait dû se
résoudre à agir sans lui. Pourtant, les choses n’avaient pas mal
tourné, bien au contraire…
Charles V avait d’abord décidé d’agrandir les remparts de Paris,
devenus trop petits. Le 22 avril 1369, il avait posé la première pierre
de la nouvelle porte Saint-Antoine, un château formidable à huit
tours, comme on n’en avait jamais vu. Il devait s’appeler la bastide
Saint-Antoine, mais le peuple lui trouva tout de suite un nom plus
court : la Bastille… Quant à ses armées, il les avait confiées à son
frère cadet Louis d’Anjou…
Depuis le temps où il s’était échappé de Calais pour retrouver
son épouse, le jeune prince avait mûri et il s’était tout de suite
montré un remarquable chef de guerre. Attaquant en Rouergue,
Quercy, Agenais et Périgord, il avait accumulé les succès. Dans le
même temps, une autre armée avait attaqué, au nord, la région
d’Abbeville, qui était tombée à son tour… En réplique, les Anglais
avaient recommencé leurs chevauchées. Le duc de Lancastre était
allé ravager la Picardie et la Normandie, faisant beaucoup de ruines,
mais n’obtenant aucun résultat.
L’année 1370 s’était ouverte par un coup de théâtre. Le 1er
janvier, John Chandos avait été tué dans une escarmouche. La
disparition de celui qui avait commandé en chef à Auray valait le
gain d’une bataille et elle fut interprétée comme telle par l’un et
l’autre camp. D’autant que peu après, un autre des vainqueurs
d’Auray faisait défection aux Anglais : Olivier de Clisson venait
prêter hommage au roi de France.
L’ennemi avait réagi alors vigoureusement. Au nord, Robert
Knolles avait pris la tête d’une armée ayant pour objectif Paris,
tandis qu’au sud, le Prince Noir avait quitté Bordeaux pour
reconquérir le terrain perdu. C’était cette situation qui avait décidé
du Guesclin à rentrer…
Tandis qu’il remontait avec ses troupes en direction de la
capitale, il reçut l’écho d’événements dramatiques : Knolles était
parvenu devant Paris et, comme dix ans plus tôt, la banlieue avait
été ravagée. Depuis les remparts, on avait pu voir brûler tous les
villages alentour : Villejuif, Gentilly, Arcueil, Vaugirard, Auteuil,
Mesnil-Mautemps, Bercy… Mais tout comme dix ans auparavant
Charles V avait refusé le combat et Knolles avait dû lever le siège le
25 août.
Peu après, arriva à du Guesclin et aux siens la nouvelle de la
reprise de Limoges par le Prince Noir. La ville s’était
imprudemment ouverte aux Français quelques jours plus tôt et sa
vengeance avait été terrible. Tous les habitants avaient été tués,
sans exception, même les femmes et les petits enfants, qui
l’imploraient à genoux, les mains jointes. Aigri par la souffrance,
miné par la maladie, le fils d’Édouard III n’avait plus rien du
chevaleresque vainqueur de Poitiers. Loin d’être un succès pour lui,
la reprise de Limoges lui attira beaucoup de haine et lui fit perdre,
en Aquitaine, la plupart de ses derniers partisans…
Quand du Guesclin arriva enfin en vue de Paris, à la Saint-Rémi,
le premier jour du mois d’octobre 1370, l’ennemi avait, depuis
longtemps, quitté les lieux. Mais Charles V avait de tout autres
préoccupations…
Il avait quitté le palais de la Cité, où la révolte d’Étienne Marcel
et le meurtre des maréchaux lui avaient laissé de trop mauvais
souvenirs, et il s’était fait bâtir un nouveau palais, l’hôtel de Saint-
Paul, près de la porte Saint-Antoine et de la Bastille en construction.
Charles V avait un grand projet : se jugeant trop âgé, le
connétable de Fiennes, lui avait remis sa démission et il avait
l’intention de confier la charge à du Guesclin… L’idée n’allait pas de
soi. La tradition voulait qu’on nomme à ce poste un membre de la
plus haute noblesse et non quelqu’un d’aussi petit lignage que le
Breton… Le connétable était en effet un personnage considérable. Il
commandait à toutes les armées ; sa personne était sacrée ;
quiconque l’attaquait ou l’insultait était coupable de lèse-majesté ; à
la guerre, le roi ne pouvait déclencher la bataille sans son accord :
s’il voulait passer outre, il devait d’abord le destituer…
Conscient du problème, Charles avait fait venir ses frères Louis
d’Anjou, Jean de Berry et Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, pour
avoir leur appui. Ils le lui donnèrent sans réserve. Certes, le
seigneur de La Motte-Broons était de basse extraction, mais n’était-
il pas devenu, par la suite, chevalier banneret, duc de Trastamare et
de Molina, connétable de Castille, grand d’Espagne et même… roi de
Grenade ?…
Le 2 octobre, Bertrand du Guesclin entra dans Paris à la tête de
ses hommes par la porte Saint-Antoine et se rendit aussitôt à l’hôtel
de Saint-Paul. Les abords étaient noirs de monde mais,
curieusement, la foule était silencieuse, comme si quelque solennité
se préparait… Il mit pied à terre et, suivi d’une centaine de
chevaliers, pénétra dans le palais… Une surprise l’y attendait, de
même que François, qui faisait partie de son escorte : la cour était
au grand complet, autour du roi, assis sur son trône et caressant les
oreilles d’un chien de chasse blanc. Il était toujours aussi frêle et
François le trouva vieilli depuis le jour de son entrée à Paris, après
son couronnement. Il devait être malade et faisait plus âgé que ses
trente-sept ans.
Autour de lui et de son épouse, Jeanne de Bourbon, se tenait
l’assemblée la plus prestigieuse qu’on puisse réunir. Tout ce que la
France comptait de grand et de noble se pressait, dans une débauche
de soie, d’hermine, de vair, de manches démesurées, de poulaines
interminables, de robes éclatantes, qu’il s’agisse de celles des
dames, des ecclésiastiques ou des magistrats.
François reconnut les trois frères du roi, Anjou, Berry et
Bourgogne, les maréchaux d’Audrehem et de Sancerre, Jean de
Vienne, amiral de France, le duc Louis de Bourbon, les comtes de
Coucy, d’Auxerre, de Joigny ; Jean de Tancarville était là, bien sûr,
mais il y avait aussi le recteur de l’Université et l’évêque de Paris, un
cardinal, qui devait être le légat du pape, et d’autres, tant d’autres…
Mais le plus surprenant encore était la présence du peuple. Les
portes de la salle du trône lui avaient été ouvertes et il s’entassait à
l’entrée, intimidé et muet. François se souvint de ces états généraux
que le roi, qui n’était alors que dauphin, avait voulu publics, quand
il s’était agi de dénoncer le traité signé par son père. C’était la même
chose aujourd’hui. Mais qu’allait-il donc se passer de si important
pour qu’il faille que le peuple en soit témoin ?…
À la vue de l’arrivant, le chambellan du roi, Bureau de la Rivière,
annonça d’une voix forte :
— Monseigneur du Guesclin !
Aussitôt, le roi se leva et alla vers lui. Du Guesclin voulut
s’agenouiller, mais il l’en empêcha.
— Messire Bertrand, vous vous êtes bien attardé en Espagne et
pourtant, votre place n’était-elle pas en France ?
Du Guesclin bredouilla des excuses mais le roi ne l’écouta pas. Il
se retourna, alla vers une table basse et y prit un objet… François
reconnut, avec un frisson, l’épée à poignée d’or et au fourreau de
velours bleu semé de fleurs de lis, l’épée de connétable… Charles V
revint vers du Guesclin.
— Bertrand, je voudrais vous avoir pour connétable.
Celui-ci recula.
— Sire, il y en a d’autres plus dignes. Je vois ici vos frères et vos
neveux. Je ne suis qu’un pauvre chevalier breton. Comment oserais-
je leur commander ?
— Messire Bertrand, je n’ai ni frère ni neveu qui ne vous obéisse
si je l’ai décidé. Prenez l’épée, je ne la donnerai à personne d’autre…
Le roi Charles tendait l’épée aux fleurs de lis et du Guesclin,
hésitant à la prendre, pour la première fois de sa vie, sans doute,
tremblait… François revoyait la première rencontre de ces deux
hommes si différents et si complémentaires, quand on avait sorti le
Breton de son fumier, au siège de Melun… Avait-il pressenti, alors,
que tout aboutirait ainsi ?… Peut-être ?…
Quelque chose d’extraordinaire se produisit alors. Un cri partit
des rangs de la noblesse.
— L’épée, Bertrand ! L’épée !
Et aussitôt, une voix s’éleva en écho, en provenance du peuple :
— L’épée, Bertrand ! L’épée !…
Puis, toute la salle reprit la phrase en chœur.
François criait à l’unisson, traversé par une joie profonde. Une
grande chose était en train de se passer : la noblesse et le peuple
parlaient de la même voix ; du Guesclin refaisait sur sa personne
l’unité du pays… En ce jour, la fuite de la chevalerie à Poitiers, les
horreurs de la Jacquerie étaient oubliées, la France était redevenue
une !…
Du Guesclin se décida soudain. D’un geste presque brutal, il
arracha l’épée des mains du roi et l’éleva au-dessus de sa tête… Une
ovation interminable éclata. Alors Charles s’approcha de lui et,
selon l’usage, le baisa sur la bouche : Bertrand du Guesclin était
connétable !
Le soir, le roi donna un banquet où il convia toute sa cour.
François y assista, aux côtés du comte de Tancarville, et ils furent
saisis par le spectacle qui s’offrit à eux. Pour que chacun comprit qui
était désormais le maître, Charles avait installé du Guesclin à sa
droite et, derrière lui, ses trois frères, debout, le servirent : Louis
d’Anjou lui tendit la serviette et l’aiguière pour qu’il se lave les
mains, Jean de Berry lui trancha ses viandes, Philippe de Bourgogne
lui remplit sa coupe…
Selon son habitude, du Guesclin ne s’attarda pas et partit le
lendemain. Ayant à ses côtés les maréchaux d’Audrehem et de
Sancerre et l’amiral de Vienne, il se mit en route pour Caen afin de
faire sa jonction avec Olivier de Clisson, son nouveau capitaine.
Dans les rues, les acclamations furent enthousiastes, mais moins
joviales que la première fois. Les cris « Eh, Bertrand ! » avaient
disparu. Le peuple ressentait profondément le côté sacré de la
personne du connétable et la familiarité n’était plus de mise… Est-
ce qu’on aurait dit : « Eh, Charles ! » au roi de France ? Les
sentiments étaient toujours les mêmes, mais à présent, on les
gardait pour soi…
À Caen, Olivier de Clisson attendait du Guesclin, avec trois mille
Bretons transfuges du parti de Montfort. Les deux hommes s’étaient
affrontés à Auray ; l’un y avait été battu et fait prisonnier, l’autre y
avait perdu un œil, cela ne les empêcha pas de se retrouver comme
des frères. Décidément, l’heure était à l’union…
Du Guesclin resta sur place, battit le rappel de la noblesse et
celle-ci ne tarda pas à arriver dans la ville normande. Il avait déjà
sous ses ordres une véritable armée lorsque, le 1er décembre, il
apprit une nouvelle d’importance… La chevauchée de Knolles, celle
qui avait dévasté les environs de Paris, errait dans le centre de la
France et son arrière-garde, commandée par Thomas de Granson,
maréchal d’Angleterre, se trouvait isolée à Pontvillain, au sud du
Mans. Il décida aussitôt de l’attaquer.
À marches forcées, il prit la direction du sud et, au soir du 3
décembre, il n’était plus très loin du but… Le temps était
épouvantable. Il tombait des trombes d’eau glacée. Lorsque la nuit
vint, chacun pensa qu’il donnerait l’ordre de s’arrêter. Il n’en fut
rien. L’ennemi était à portée, il fallait continuer. Il y eut des cris, des
protestations ; on tenta de le faire revenir sur cette décision. Du
Guesclin trancha :
— Vienne avec moi qui voudra, mais ceux qui ne viendront pas
seront réputés traîtres !
Et il éperonna… François se trouvait, en cet instant, juste à ses
côtés et il décida de ne pas laisser passer une telle chance de
combattre avec lui. Il colla presque son cheval au sien et partit au
galop.
La nuit était tombée et on n’y voyait plus rien. La pluie avait
redoublé de violence. Les chevaux allaient devant eux, se guidant
d’instinct. Beaucoup s’égaraient, tombaient, s’enlisaient dans la
boue, s’empêtraient dans les haies ou les taillis… Bientôt, l’armée
française s’étira, s’effilocha et il ne resta plus en tête, autour du
connétable, qu’un petit groupe de chevaliers.
François était de ceux-là. Il avait les plus grandes difficultés à se
maintenir à la hauteur de du Guesclin. La manière qu’avait cet
homme de chevaucher tenait du prodige… Au loin, il aperçut
quelques lueurs : des feux tremblants, protégés de la pluie on ne
savait trop comment… Le camp anglais… Du Guesclin tourna la tête
dans sa direction.
— Qui est là ?
— François de Vivraie, monsieur le connétable.
— Nous les tenons ! À la lance, Vivraie ! À la lance !…
L’endroit était un vaste champ détrempé… Du Guesclin s’élança
et François partit en même temps. Il avait décidé de calquer
exactement son combat sur le sien, d’aller partout où il irait, de faire
tout ce qu’il ferait. Un cri s’éleva à ses côtés :
— Notre-Dame Guesclin !
Il cria en écho :
— Mon lion !
Jamais, il n’avait connu pareille gloire !…
François n’affectionnait guère le combat à la lance. Dans toutes
les batailles auxquelles il avait participé, il avait renoncé à cette
arme encombrante au profit du fléau d’armes, plus maniable et,
pensait-il, plus efficace… Mais il imita son chef, baissa sa lance et se
mit au triple galop… Ensemble, ils chargèrent une tente et firent
basculer la toile sur les occupants. Du Guesclin s’arrêta, fit demi-
tour et chargea de nouveau. François fit de même…
Le camp anglais s’était empli de cris de peur et de rage… Les
soldats réveillés couraient en tous sens comme les fourmis dont on
vient d’écraser la fourmilière. On n’y voyait à peu près rien, mais il
suffisait de frapper vers le bas ; les Anglais n’avaient pas eu le temps
de monter sur leurs chevaux : tout ce qui était en bas était ennemi.
François suivait toujours du Guesclin comme son ombre. Pendant
quelque temps ce fut un carnage, mais la situation commença
bientôt à devenir périlleuse pour les assaillants…
C’est qu’ils combattaient à un contre dix. Ils étaient peut-être
deux cents à avoir pu suivre du Guesclin alors que Granson et son
arrière-garde étaient deux mille. Passé l’effet de surprise, le rapport
de forces s’inversait… Déjà, quelques chevaliers anglais avaient pu
monter en selle. François et du Guesclin furent chargés par l’un
d’eux. Le connétable le toucha le premier et le fit s’envoler de son
cheval…
C’est alors que des cris de ralliement retentirent. Par groupes, le
reste de l’armée française arrivait. À la lueur vacillante des feux,
François reconnut les bannières d’Audrehem, de Sancerre, de
Clisson, de Bourbon, de Tancarville… Cette fois, ce fut au tour des
Anglais d’être écrasés sous le nombre ; peu à peu leurs chevaliers se
rendirent, tandis que les fantassins étaient poursuivis et
exterminés. Thomas de Granson fut capturé à son tour. Tout était
joué… François eut une pensée émue pour son père, tué à Crécy…
Pontvillain était la première victoire française contre les Anglais. À
Cocherel, les vaincus étaient le roi de Navarre et le captal de Buch ;
ici c’étaient le maréchal d’Angleterre et ses hommes. Vingt-quatre
ans après, Guillaume de Vivraie et ses compagnons étaient
vengés !…
Tandis qu’on continuait à se battre sporadiquement alentour, le
connétable fut entouré dans de grandes démonstrations
d’allégresse. Il enleva son bassinet et partit d’un rire triomphant. Il
était trempé, hirsute, mais ne paraissait pas fatigué… François
remarqua ses nombreuses rides et ses cheveux gris : il avait
cinquante ans…
Après la bataille de Pontvillain, l’armée française se disloqua.
Les conditions climatiques étaient trop mauvaises pour continuer la
campagne et le roi Charles avait décidé de marquer une pause. Il
fallait consolider les conquêtes avant d’en entreprendre d’autres.
Chacun rentra donc chez soi et François arriva à Vivraie, en
compagnie du futur capitaine du château, Bidault le Bourc, le 16
décembre 1370, jour de la Sainte-Adélaïde. Il était parti pour
l’Espagne le 22 août 1365, il y avait près de cinq ans et demi !…
Quand il pénétra dans sa seigneurie, il fut accueilli par les
paysans avec de touchantes démonstrations de ferveur. La rumeur
de son retour se répandit à toute allure et Ariette en fut avertie. Bien
avant d’être en vue du château, il aperçut un nuage de poussière
allant à sa rencontre : c’était elle !
Elle galopait à fond de train dans sa direction. Sa robe verte
étincelait sous le soleil, ses cheveux roux flottaient librement,
comme les rubans de soie au sommet d’un bassinet et tout aussitôt,
il comprit : elle n’allait pas à sa rencontre, elle le chargeait !… Il se
mit lui-même au galop, en poussant un cri de joie. Ariette n’avait
pas changé : le temps béni des défaites était revenu ! Il sortait tout
juste d’une victoire avec du Guesclin et il allait mordre la poussière
devant sa femme…
La suite eut pour témoin un Bidault le Bourc totalement dépassé
par les événements. Il vit les deux cavaliers se croiser et, à cet
instant, François faire cabrer son cheval et rouler à terre. Sa femme
fit alors demi-tour et, sans descendre de sa monture, lui fit signe de
le suivre… François s’exécuta. Ils allèrent vers une maison en ruines
toute proche et disparurent…
Comprenant, cette fois, ce qui se passait, même si les
préliminaires avaient eu de quoi le dérouter, Bidault se mit en
faction pour écarter les éventuels indiscrets et attendit.
Il attendit bien plus qu’il ne l’aurait cru… Il ne put évaluer le
temps qui s’écoula, aucune cloche n’étant audible, mais il le jugea
interminable… Régulièrement, il s’exclamait :
— Ils sont comme des bêtes !
C’était l’exacte vérité ! François n’avait jamais été aussi
passionné, Ariette n’avait jamais été aussi féroce : comme cela
faisait cinq ans qu’ils s’étaient quittés, elle avait voulu qu’ils fassent
cinq fois l’amour… Ils reparurent enfin, à cheval tous les deux. Ils se
regardaient pour la première fois. Jusqu’alors, ils ne s’étaient pas
vus, aveuglés qu’ils étaient. Ils se découvraient… Ariette eut une
exclamation :
— Que vous êtes beau !
François lui demanda en riant de s’expliquer. Elle lui dit que son
teint hâlé, mêlé à ses cheveux dorés, lui donnait un charme
nouveau… Il répliqua :
— Vous n’avez pas changé !
Ce n’était pas une flatterie ; c’était l’exacte vérité. Elle était
semblable à celle qu’il avait vue, pour la première fois, le lendemain
de Noël 1357. Elle avait alors dix-sept ans et elle en avait à présent
trente mais il lui semblait que le temps n’avait pas de prise sur elle.
Qu’est-ce qui lui donnait ce mystérieux pouvoir ?
Ils passèrent devant Bidault le Bourc sans même l’apercevoir. Ce
dernier dut s’éclaircir la gorge avec bruit pour attirer leur attention.
François revint enfin sur terre et présenta son nouveau capitaine à
sa femme. Ariette eut l’air surpris de son aspect physique, mais ne
fit pas de commentaire. Elle se remit au galop en direction du
château.
— Allons voir nos enfants !…
Isabelle et Louis attendaient leur père sur le pont-levis…
François ne vit qu’Isabelle. Il mit prestement pied à terre. Elle se
précipita pour l’embrasser, mais il coupa court à ses effusions.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Isabelle était blessée à la tête. Elle avait le front ceint par une
large bande… Ariette répondit à sa place.
— Elle a été jouer en cachette à la quintaine et elle a reçu la
boule sur la tempe. Pendant quelques jours, nous avons craint le
pire, mais les médecins affirment qu’il ne lui restera qu’une
cicatrice…
François contemplait sa fille avec effarement. Elle avait neuf
ans, mais on aurait dit un garçon de douze. Oui, un garçon, car elle
ressemblait à tout sauf à une fille ! Il détaillait ces gros bras, ces
fortes cuisses, ses mains courtes aux doigts boudinés, couverts de
cals et d’écorchures, son visage joufflu taché de terre… Une image
lui traversa l’esprit : du Guesclin !… C’était exactement cela : sa fille
lui faisait penser à du Guesclin !… Pendant ce temps, Ariette
énumérait ses principaux méfaits.
— Elle ne cesse de se battre avec les fils des domestiques, de
faire de l’équilibre sur le chemin de ronde, de s’échapper pour aller
déchirer sa robe dans les fourrés ou dénicher les oiseaux dans les
arbres…
Après avoir baissé la tête, avec une expression faussement
contrite, Isabelle s’exclama vivement :
— Parlez-moi de la croisade ! Combien avez-vous tué
d’infidèles ?
— Bonjour, père…
Louis venait de s’approcher à son tour et de s’incliner avec
respect… François se tourna dans sa direction. Sa voix, qu’il
entendait pour la première fois, était calme, posée. Louis avait de
beaux cheveux bruns bien peignés et un petit visage harmonieux. Il
était mis avec beaucoup de soin. Tout indiquait en lui un enfant
discipliné et méticuleux. François l’embrassa et le prit par les
épaules.
— Et toi, tu ne demandes pas si j’ai tué des infidèles à la
croisade ?
Louis secoua la tête.
— Ce n’est pas une question intéressante.
François recula et regarda son fils avec surprise.
— Explique-toi…
— Avant d’aller à la croisade, il faut libérer notre sol.
— Qu’est-ce que tu appelles « notre sol » ?
— Eh bien, la France !…
François était stupéfait. Il se souvenait du mal qu’il avait eu à
comprendre la notion de France, quand Enguerrand lui en avait
parlé, et voilà que, pour Louis, c’était la plus naturelle des choses,
une évidence…
— Tu t’intéresses donc plus à la France qu’à la seigneurie de
Vivraie ?
— Oui, père. Et je pense que si tous les seigneurs avaient fait de
même, nous n’aurions pas connu ces malheurs.
— De qui tiens-tu cela ?
— Des hôtes de passage au château, des domestiques, des
paysans…
— Tu as parlé avec eux ?
— Non. J’ai écouté…
François considéra longuement son fils… Tout ce qu’il disait
était juste mais tenir des propos aussi réfléchis à son âge avait
quelque chose de monstrueux… Il demanda avec brusquerie.
— Sais-tu monter à cheval ?
— Mère a proposé de m’apprendre, mais cela ne m’intéressait
pas.
— Eh bien, dès demain, tu apprendras avec moi ! Et nous y
consacrerons toutes les heures de la journée si c’est nécessaire !
Ariette intervint.
— Il y a autre chose que vous devrez faire : enseigner la lecture à
votre fille. Je n’ai pas voulu ouvrir seule le livre de Jean.
Jean… François demanda des nouvelles de son frère. Ariette lui
répondit qu’il allait bien. Il était venu deux fois à Vivraie pendant
son absence. Ses études se poursuivaient. Il serait maître en
théologie dans sept ans…
Dès le lendemain, la vie s’organisa à Vivraie. Après une nuit qui
fut aussi agitée que si ses retrouvailles avec Ariette n’avaient pas eu
lieu dans la maison en ruines, François alla choisir deux chevaux
aux écuries et quitta le château avec son fils. Lorsqu’ils furent
arrivés sur la route, il lui ordonna de monter en selle. Louis
s’exécuta maladroitement. François mit alors son cheval au galop et
l’autre, qui n’était pas gouverné, fit de même. Le résultat ne se fit
pas attendre : au bout de peu de temps, Louis tomba.
François s’arrêta, tandis qu’il se relevait, la tête en sang. La chute
aurait pu être mortelle, mais il avait pris ce risque. Il fallait que son
fils sache ce qu’était le danger, la peur. Il lui ordonna de nouveau :
— Monte !
Louis obéit sans broncher et essuya d’un revers de sa main,
couverte d’écorchures, le sang qui lui dégoulinait sur le visage.
François poussa un soupir de soulagement : son fils était
courageux ! Alors, il commença la leçon d’équitation proprement
dite.
À
À leur retour, il entendit un grand remue-ménage dans le
château. C’était le fait du nouveau capitaine. Bidault le Bourc s’était
installé dans la partie réservée aux gardes, à l’extérieur du
labyrinthe et, prenant ses fonctions très au sérieux, avait entrepris
de mettre de l’ordre dans la garnison. Il bottait le train des soldats,
lançant un juron différent à chacun et promettant à tous que les
choses allaient changer… François eut un sourire. Il avait été bien
inspiré en choisissant Bidault ; il était parfait dans son nouveau
rôle…
C’est au début de l’après-midi qu’il ouvrit le livre de Jean.
Depuis le baptême d’Isabelle, il avait été laissé dans la chambre
d’Ariette, sur un lutrin. C’était un gros et lourd volume. François le
posa sur la table et s’assit, entre Ariette et sa fille. Il retira le
fermoir, ouvrit et tous trois eurent un cri d’admiration.
La première page ne comprenait que la lettre « A », en
majuscule et en minuscule. Il était difficile de concevoir quelque
chose de plus beau. La lettre avait été dessinée en assemblant de
morceaux d’ailes de papillons, des plumes, des fleurs séchées, des
paillettes d’or et d’argent et d’autres éléments moins identifiables.
L’effet produit était aussi étonnant que superbe… Émerveillée,
Isabelle voulut voir la page suivante, mais François refusa : elle
devrait d’abord savoir écrire le « A »… Elle se mit aussitôt à
l’ouvrage…
Noël arriva et la fête fut très gaie. Pour le dixième anniversaire
de leur mariage, François demanda à Ariette de remettre la robe de
Madame de France. En la voyant, tout le monde fut saisi. Même
Isabelle, pourtant si peu portée sur les parures, manifesta son
admiration et en réclama une semblable… Bidault le Bourc, qui
mangeait d’habitude avec les gardes, partagea leur repas de fête.
Sévèrement chapitré par François, il ne jura pas devant Ariette
contre les cochons d’Anglais et n’entonna aucune chanson. Il but
jusqu’à être complètement ivre et s’endormit tranquillement.
Peu après la nouvelle année, François reçut un message de
Mardochée Simon. L’intendant de Cousson avait appris son arrivée
et lui donnait tous les détails sur l’état de la seigneurie.
L’implantation des colons avait parfaitement réussi. Suivaient de
longues considérations matérielles et des chiffres, que François
sauta… Ce n’était que tout à la fin de sa lettre que Mardochée parlait
de Judith. Il remerciait son seigneur pour son noble geste. Judith et
lui s’étaient tout de suite accordés et aimés. Ils s’étaient mariés à la
synagogue de Nantes et Judith avait accouché d’une fille qu’ils
avaient prénommée Myriam…
Avec l’hiver, François n’arrêta pas les leçons d’équitation et il
constata avec joie que son fils y prenait peu à peu goût. Quelquefois,
il entamait même des galopades pour le plaisir. À la fin de la leçon,
ils prirent l’habitude de faire la course. François s’arrangeait pour
ne gagner que de justesse, après que le résultat eut été ardemment
disputé. Louis poussait des cris excités et riait… François était
heureux. Il était en train, par son éducation, d’infléchir le naturel
excessif de l’enfant. Il avait de lui-même le sens des responsabilités
et de la politique, il acquerrait maintenant les qualités physiques.
En continuant ainsi, il en ferait un valeureux chevalier…
Chaque page du livre de Jean contenait une lettre de l’alphabet.
Lorsqu’on en fut arrivé à « Z », François se demanda ce que pouvait
bien contenir la page suivante et ce n’est pas sans curiosité qu’il la
tourna… Elle comprenait une courte phrase : Il ne faut pas haïr les
loups. Pour la première fois, les ailes de papillon, les plumes et les
paillettes avaient disparu. La phrase était calligraphiée à l’encre et
ornée d’enluminures telles qu’on les voit d’ordinaire, mais
l’ensemble était remarquable. La lettre initiale était décorée avec
raffinement et la page était bordée par une frise représentant des
loups dansant…
Isabelle, toujours émerveillée, s’appliqua à lire la phrase pour
passer à la page suivante… Pendant quelque temps, elles furent
toutes semblables, comprenant une seule phrase au milieu de beaux
dessins. Puis, un jour, apparut un texte, avec pour toute illustration
la lettrine du début. Un peu déçue, Isabelle se mit à lire. Mais sa
déception fut vite oubliée : c’était une courte fable, à l’imitation du
Roman de Renart, qui l’amusa beaucoup.
Aux fables, succédèrent des contes qui, eux, s’étendaient sur
plusieurs pages. Quand elle se trouva devant la première page ne
comprenant que du texte, Isabelle fut rebutée, mais encore une fois,
l’histoire était plaisante et lui fit oublier qu’il n’y avait plus
d’image…
Au printemps, ils abordèrent un véritable roman écrit en
caractères serrés, qui allait jusqu’à la fin du livre. La lecture fut
difficile, mais Isabelle mit toute son application pour arriver au bout
et, enfin, un jour de juillet, s’inscrivit le point final. Le livre était
terminé. Isabelle savait lire…
Non, il n’était pas tout à fait terminé. Il restait une dernière
page. Quand François la tourna, il reconnut l’écriture nerveuse de
son frère, qu’il avait déjà vue quand il prenait des notes sous la
dictée de maître Erhard… Isabelle plissa le front, tira la langue pour
mieux se concentrer et lut :
Le roman que tu viens de lire n’était-il pas plus beau que la lettre
« A » sur la première page du livre ? Pourtant, il était écrit en petits
caractères, tout noirs, tout secs et tout tristes. Mais il racontait une
histoire et une histoire est plus belle que la plus belle des images.
Mon enfant, que tu sois plus tard chevalier ou noble dame, aime
les livres et ils seront tes amis. Ils te donneront ce que la vie ne peut
te donner ; des roses en hiver, de la neige en été, de l’amour, quand
il aura fui ton cœur. Ils t’obéiront fidèlement. Peux-tu ordonner à la
pluie de cesser ou au soleil de luire ? Ferme le livre qui parle de
pluie et la pluie s’arrêtera, ouvre le livre qui parle de soleil et le
soleil brillera. Tout cela tient à une unique raison, que tu
comprendras peut-être un jour, quand tu seras grand ou grande :
les mots sont plus forts que les choses.
L’année 1371 s’écoula ainsi. Isabelle avait pris le goût de la
lecture et passait de plus en plus de temps dans les livres, d’abord
en compagnie de François ou d’Ariette, puis seule. Elle en délaissait
ses jeux violents, s’intéressait moins aux armes, réclamait moins de
récits de guerre. Louis, de son côté, adorait le cheval et ne fit pas la
grimace quand son père lui dit que, bientôt, il lui apprendrait
l’escrime.
François était satisfait. Encore quelques efforts et son fils et sa
fille seraient tels qu’il les avait souhaités. Son seul souci était que la
guerre devrait bien reprendre à un moment ou à un autre et qu’il les
quitterait alors, il ne savait pour combien de temps…
Le moment arriva à la mi-mai 1372. Les hostilités avaient
recommencé. François devait rejoindre le connétable en Poitou.
Encore une fois, ce furent les adieux. Ariette était souriante, comme
à l’habitude, Isabelle pleurait, comme la fois précédente ; la seule
différence était que Louis pleurait aussi.
François avait demandé à Bidault de l’accompagner. Il lui
servirait un peu d’écuyer et sa présence lui plaisait. C’est le 6 juillet
qu’ils retrouvèrent l’armée française devant la place forte de Sainte-
Sévère, au bord de l’Indre. Du Guesclin, qui était entré en campagne
début juin, n’avait pas perdu de temps. En un mois, il avait pris les
principales citadelles du Haut-Poitou : Montmorillon, Moncontour,
Chauvigny. Sainte-Sévère était le dernier bastion avant Poitiers…
L’armée française était considérable. Sous les ordres de du
Guesclin, il n’y avait pas moins de quarante-neuf bannières, les
deux maréchaux de France, le duc de Berry, frère du roi, le duc de
Bourbon et l’élite de la chevalerie. François n’avait jamais rien vu de
pareil depuis le rassemblement de Chartres, qui avait précédé la
bataille de Poitiers.
Les murailles de Sainte-Sévère étaient hautes et garnies de
défenseurs, dont les têtes dépassaient aux créneaux. Tandis qu’il les
longeait, François aperçut au loin une tente surmontée de l’aigle
noir bicéphale ; il décida de se rendre dans cette direction : il avait
envie de revoir, ne serait-ce qu’un instant, celui qu’il n’avait pas vu
depuis Pontvillain. Peut-être même, pourrait-il l’approcher et lui
parler ?…
Mais il n’en eut pas le loisir. Tout près de lui, au mépris du
danger, un soldat plongea dans les douves pour récupérer sa hache,
qu’il venait de faire tomber. Une fois dans l’eau, il fut incapable de
remonter et une dizaine de ses camarades firent la chaîne pour
l’aider. Du haut des remparts, des pierres et des flèches
commencèrent à pleuvoir. Appelés à la rescousse, d’autres soldats
accoururent avec des pavois et des échelles. Bientôt, les douves
furent franchies et l’escalade commença, tandis que les pierres
tombaient maintenant par brouettées entières et que des torrents de
poix bouillante se déversaient. L’esprit de discipline ne l’avait pas
encore totalement emporté sur la fougue et l’individualisme :
l’armée venait de se lancer spontanément à l’assaut.
François ne voulait pas attaquer sans ordre, mais d’un autre
côté, il lui était difficile de rester les bras croisés tandis que les
autres risquaient leur vie… Bidault le Bourc, lui, n’avait pas
attendu : il avait plongé dans les douves, soulevant une gerbe d’eau
phénoménale. François se décida à prendre le même chemin. Après
tout, aller à l’assaut maintenant ou plus tard, quelle différence ?
C’est exactement ce que pensa le connétable lorsque, prévenu en
toute hâte, il arriva sur les lieux. Voyant que l’affaire était déjà
engagée, il eut un haussement d’épaules fataliste.
— Ils y sont allés d’eux-mêmes, eh bien que les autres suivent !…
Et il donna rapidement ses ordres. Bientôt, toute l’armée fut à
pied d’œuvre, tandis que l’artillerie commençait à tonner…
De toutes les formes de combat, c’était peut-être la prise d’une
forteresse que François préférait. Il n’avait eu à faire ce genre
d’exercice qu’à Melun, il y avait bien longtemps, et il avait brûlé
d’envie, depuis, de recommencer. Rien n’était plus exaltant que
s’élever vers l’ennemi. La réalité matérielle rejoignait la réalité
morale ; la valeur se mesurait au nombre d’échelons gravis… Une
échelle était vide ; ceux qui étaient dessus il y avait un instant, se
tordaient à présent de douleur sous l’effet de l’huile bouillante, il s’y
élança…
François n’avait pas de pavois. Il n’avait que son bassinet pour le
protéger des pierres et autres projectiles ; il était dans une situation
périlleuse, mais il n’y pensait pas. Autant, dans d’autres
circonstances, il convenait de faire preuve de réflexion et de
prudence, autant dans ces moments-là, l’important était de ne pas
penser…
Le danger n’arriva pas de la manière prévisible. Rien ne
l’atteignit, mais son échelle, repoussée depuis les créneaux par de
longues perches fourchues, partit brutalement en arrière. C’était la
chute inévitable sur le dos. Tandis qu’il allait à la renverse, il
demanda à Dieu le pardon de ses fautes et… se retrouva sous l’eau !
Il avait eu la chance de tomber dans les douves… Ruisselant, il
reprit pied, releva sa visière pour recracher l’eau bue, éclata de rire
et revint au bas de la muraille.
Un vacarme assourdissant, doublé d’un souffle épouvantable, le
jeta à terre. Il se remit debout encore étourdi : des sapeurs étaient
en train de poser des mines contre les remparts… Bidault le Bourc
arriva au même moment. Il alla vers l’un d’eux et lui prit l’engin des
mains.
— Tu n’y connais rien, donne-moi ça !
François le suivit, étonné.
— Tu sais manier ces choses-là, toi ?
— Qu’est-ce que tu crois ? On apprend tout, aux compagnies !
Insouciant du déluge qui pleuvait sur leurs têtes, Bidault
examina attentivement la muraille, tâtant la pierre, passant son
doigt sur les jointures. Enfin il trouva l’endroit désiré. Il alluma la
mèche, tira François en arrière et se jeta avec lui sur le sol…
L’explosion retentit. Il revint constater les résultats… La muraille
n’était pas percée, mais sérieusement entamée… D’autres sapeurs
s’en aperçurent, placèrent leurs mines au même endroit et, bientôt,
la brèche fut faite… Bidault dégaina son épée.
— Et voilà ! Un trou à passer la tête d’une baleine ! Allons-y !
Les défenseurs avaient réagi rapidement. Prévoyant le
percement de la muraille, ils avaient entassé à cet endroit des bottes
de paille et y avaient mis le feu… C’est un véritable brasier que
François et Bidault rencontrèrent. Ils reculèrent et n’auraient peut-
être jamais pu passer si, en d’autres endroits, par des échelles et des
trous de mines, la forteresse n’avait été investie au même moment…
Laissé à lui-même, faute de défenseurs pour l’entretenir, le feu de
paille perdit de son intensité et ils purent s’élancer…
Ils n’eurent pratiquement pas à combattre. Voyant que la
situation était désespérée, le capitaine anglais qui commandait la
place s’était rendu… François assista alors à un manège curieux :
obéissant à des ordres, les soldats rangeaient les vaincus en
groupes : d’un côté les Anglais, de l’autre, les Français… Quand cela
fut fait, du Guesclin vint en personne. Il salua courtoisement le
capitaine anglais et ses chevaliers.
— Nobles sires, vous vous êtes bien battus. Vous êtes mes
prisonniers…
Puis, il se tourna vers les Français.
— Ceux-là, qu’on les pende sans délai !
Les soldats s’emparèrent d’eux et les traînèrent vers des
potences improvisées avec les échelles. Un chevalier, qui avait déjà
la corde au cou, cria d’un ton implorant à du Guesclin :
— Mais pourquoi, monseigneur ? Pourquoi nous traiter plus
durement que les Anglais ?
— Parce qu’eux sont des ennemis et que vous êtes des traîtres.
— Des traîtres ?…
Visiblement, le chevalier n’avait pas compris et il avait encore
l’air tout étonné, l’instant d’après, en se balançant dans le vide…
Tout de suite après la prise de Sainte-Sévère, un cavalier hors
d’haleine vint trouver le connétable. Il était envoyé par les habitants
de Poitiers. Ils étaient prêts à lui ouvrir leurs portes, mais il fallait
faire vite : une armée anglo-gasconne commandée par le captal de
Buch était en marche contre la ville. Du Guesclin sauta
immédiatement en selle, demanda à un millier de chevaliers de le
suivre et partit à fond de train.
François et Bidault étaient du nombre. François était
particulièrement ému en approchant de ces lieux où il avait de si
terribles souvenirs. Mais cette fois, il était serein : c’était la victoire
qui était au bout de la chevauchée… Il ne se trompait pas : les mille
cavaliers se ruèrent dans les portes grandes ouvertes, à la fin de la
matinée du 7 juillet ; quelques heures plus tard, le captal se heurtait
à une ville close et s’en revenait. Le nom de Poitiers n’était plus
associé à l’humiliation et au déshonneur. La ville était de nouveau
française et le retentissement fut immense dans le pays…
L’énorme armée de du Guesclin, qui ne comprenait pas moins de
dix mille chevaliers et trente mille fantassins, se scinda alors. Lui-
même, avec le plus gros des troupes, prit la direction de la
Saintonge, tandis que des groupes moins importants avaient la
mission d’investir les places fortes restant à prendre. C’est ainsi que
François se retrouva devant les murs de Soubise sous le
commandement de Renaud de Pons…
Citadelle puissante, Soubise n’avait pas l’intention de se rendre
et les Français se préparèrent à un long siège. Renaud de Pons eut
pourtant l’imprudence de ne pas se prémunir contre une attaque
extérieure. Le 12 juillet, à l’heure de sixte, l’armée du captal de
Buch, qui traînait dans les parages, fit irruption. Comme presque
tous les autres, François était en train de prendre son repas de midi.
Il n’eut même pas la possibilité de se saisir de son arme. Un cavalier
sauta à terre et le menaça de son épée.
— Vous êtes mon prisonnier, messire !…
La voix avait le rude accent gascon… François enragea… Le
captal ! Alors qu’il ne croyait plus connaître désormais que la
victoire, il se retrouvait prisonnier du captal sans même avoir pu
combattre !
Tout l’après-midi, les hommes du captal de Buch fouillèrent le
camp français et le pillèrent consciencieusement. Ils y trouvèrent
principalement du vin. Ils commencèrent à boire et, au soir, alors
qu’ils auraient pu entrer dans Soubise, ils continuèrent à vider les
tonneaux sur place.
Les prisonniers avaient été regroupés dans plusieurs tentes
étroitement gardées. François était au comble de l’indignation et du
désespoir. Il revoyait l’image terrible de Toussaint transpercé par la
lance. Il avait juré de faire expier ce crime au captal et à ses
hommes, et voilà que c’étaient eux qui l’avaient pris comme un
gamin, alors qu’il mangeait des fèves et du lard dans son écuelle !
Des cris retentirent soudain, mêlés à des bruits de cavalcade.
François se risqua hors de la tente. Les gardes s’étaient enfuis. Des
cavaliers, portant une torche dans une main et leur épée dans
l’autre, étaient en train de tailler en pièces les hommes du captal. Ils
poussaient des cris dans une langue curieuse. On aurait dit de
l’anglais… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il avait été fait
prisonnier par des Gascons et il était délivré par des Anglais…
C’était le monde à l’envers !…
Le combat fut terminé en quelques minutes et François eut
l’immense joie d’apercevoir, au loin, le captal prisonnier à son tour.
Rarement on avait vu un tel retournement de situation… Il
s’adressa à l’un de ses libérateurs qui passait.
— Qui êtes-vous ? Êtes-vous anglais ?
— Pas précisément, messire ! C’est par haine de l’Anglais que
nous combattons. Nous sommes gallois !…
François comprit : c’étaient les hommes d’Yvain le Gallois…
Owen Lawgoch – que les Français, qui ne pouvaient prononcer son
nom, appelaient Yvain le Gallois – était bien connu de tous. Il s’était
mis depuis peu au service de la France et de fort brillante manière.
Mais la prise du captal était, sans conteste, son plus retentissant
exploit.
Peu après, fin septembre, du Guesclin obtenait, par négociation,
la reddition de Saintes. La Rochelle fit de même le mois suivant
après que le connétable eut juré de respecter ses libertés… Tous les
seigneurs de Poitou, d’Aunis et de Saintonge favorables aux Anglais
se réfugièrent alors à Surgères, où l’armée française vint les
assiéger…
Ils n’étaient pas pressés de se rendre. Ils avaient appris, en effet,
que le roi Édouard s’apprêtait à envahir la France avec toute son
armée et le Prince Noir, qui était venu, malgré sa maladie. Un
nouveau Crécy était en préparation. Il suffisait d’attendre…
Mais rien de tel ne se produisit. Les Anglais, aux prises avec des
vents contraires, ne purent jamais aborder la France. Après neuf
semaines en mer, ils s’en retournèrent dans leur pays. Le roi avait
dépensé inutilement une fortune dans l’aventure et le prince y avait
laissé ce qui lui restait de santé… Le 1er décembre, les assiégés de
Surgères, mis au courant de cet échec, négocièrent leur reddition
contre la vie sauve…
Du Guesclin et ses hommes revinrent à Paris dix jours plus tard,
en traînant derrière eux leurs prisonniers. La vue du captal couvert
de chaînes souleva l’enthousiasme populaire. Il n’avait pas été mis à
mort. Depuis le traité de Brétigny, la Gascogne était officiellement
anglaise et il ne pouvait être accusé de trahison. Il fut pourtant
enfermé au Temple sans possibilité de rançon. Comme jadis,
s’agissant du Prince Noir et de du Guesclin, des voix s’élevèrent
pour persuader Charles V de libérer son prisonnier, mais il n’en tint
aucun compte. Il se souciait fort peu des règles féodales, mais
beaucoup de l’intérêt du pays. Jean de Grailly, captal de Buch, resta
dans son cachot du Temple.
Après son défilé triomphal dans Paris, l’armée de du Guesclin
repartit pour les provinces où elle venait de combattre. Il s’agissait,
en prenant les places fortes de moindre importance, d’asseoir
définitivement la reconquête. C’est ainsi que Niort, La Roche-sur-
Yon, Lusignan, Cognac se rendirent à leur tour…
Pour François et Bidault le Bourc, une vie monotone avait
commencé. Toutes ces redditions avaient lieu par négociation et,
depuis Soubise, ils ne s’étaient pas battus. C’était la vie des camps,
avec tout ce qu’elle pouvait avoir de triste et de pénible. Bidault
avait trouvé la solution en ne dessaoulant pratiquement plus, mais
François se désespérait. Le souvenir des moments passés avec
Ariette était parfois si fort qu’il en avait envie de crier. Il se
demandait également comment grandissaient Isabelle et Louis…
Les quartiers d’hiver qu’ils prirent à Cognac furent le début
d’une période plus maussade encore. Charles V et du Guesclin
avaient décidé de ne pas démobiliser en prévision d’une attaque
anglaise toujours possible, mais il n’y en eut pas… Par
désœuvrement, François se laissa pousser la barbe, pour voir s’il
ressemblerait à Eudes de Vivraie, tel qu’il avait été représenté sur le
vitrail. Un jour, il se trouva hideux et se rasa…
Le printemps 1373 arriva sans qu’aucune nouvelle ne soit
donnée aux hommes de l’armée. Cette ignorance dans laquelle il
était tenu était très pénible à François. Seuls les hauts seigneurs
recevaient des informations. Il lui arrivait souvent de rencontrer
Jean de Tancarville… Le parrain de son fils était admis aux conseils
du connétable et, une fois, il se hasarda à lui poser une question,
mais Tancarville se ferma et il n’insista plus…
C’est au mois de mai que l’armée fit enfin route vers Paris. Cette
fois, François sut quelque chose : le duc de Lancastre préparait une
chevauchée ayant pour objectif la capitale et il s’agissait de
contrecarrer ses projets. Allait-on accepter la bataille rangée ?…
L’idée n’était pas absurde. Les Français avaient la supériorité
numérique et, avec du Guesclin à leur tête, la victoire était
probable…
C’est de cela que discuta le conseil de guerre réuni par le roi, en
son palais de Saint-Paul, tandis que l’armée était cantonnée aux
environs de la capitale. Risquer le tout pour le tout était tentant. Le
vainqueur de Cocherel était capable d’anéantir une fois pour toutes
l’adversaire… Mais du Guesclin lui-même s’opposa à cette idée. Une
bataille était toujours aléatoire. On ne pouvait jouer le sort du pays
sur un seul affrontement. Tandis que, si l’on refusait le combat,
l’ennemi s’épuiserait sans rien obtenir… Il fut donc décidé que la
banlieue de Paris, qui avait trop souffert, serait protégée, mais que,
pour le reste, on laisserait faire les Anglais. Du Guesclin et ses
hommes les suivraient et les harcèleraient.
Le duc de Lancastre débarqua à Calais le 25 juin 1373. Il était
accompagné par le duc Jean IV de Bretagne, Édouard Spencer,
connétable d’Angleterre, quinze mille hommes et trente mille
chevaux… Le jour où le débarquement fut connu, l’armée de du
Guesclin se mit en route vers le nord…
Lancastre commença par ravager l’Artois et la Picardie. Il allait
lentement, procédant méthodiquement… Début août, il s’attaqua au
Vermandois.
L’armée de du Guesclin arriva à son contact au sud de Saint-
Quentin… Conformément au plan prévu, elle ne chercha pas
l’affrontement. Elle se répartit en trois corps. Deux d’entre eux
encadreraient la chevauchée à bonne distance, pour lancer des
attaques de harcèlement ; le troisième irait derrière, avec mission
d’exterminer les traînards.
Pour son malheur, François fit partie de ce dernier groupe et il
découvrit ce qu’était une chevauchée anglaise… En allant à Brignais
et en revenant, il avait vu les horreurs des compagnies, mais ce qui
l’attendait là n’était pas moins affreux…
Les dégâts d’une chevauchée ressemblaient à ceux d’une nuée
d’insectes s’abattant sur les récoltes. Sur un couloir de deux
kilomètres environ, tout était dévasté, alors que de part et d’autre,
tout restait intact. C’était comme si la faux d’un géant était passée,
traçant une trouée de mort.
Sur leur passage, les Anglais détruisaient tout. D’abord, les
gens… Ils ne procédaient pas à la manière des compagnies ; ici, pas
de tortures, de nez ou d’oreilles coupés, de membres pendus aux
arbres, d’enlèvement de femmes, simplement la mort organisée,
systématique. Les Anglais ne se comportaient pas en monstres,
mais en tueurs.
Tout ce qui était vivant avait disparu : non seulement les
hommes, mais les animaux, depuis les vaches, qui gisaient dans les
prés, jusqu’aux poules, aux chiens et aux chats ; la vie végétale
n’était pas épargnée non plus : les arbres fruitiers et les vignes
étaient sciés, les champs étaient incendiés et, même parfois, les
forêts. Quant aux maisons, elles n’étaient plus que poussière…
Le duc de Lancastre ne parvint pas à atteindre Paris, comme il en
avait l’intention. Une seconde armée française, commandée par le
duc de Bourgogne, lui en interdit l’accès, tenant fermement les
ponts, les gués et tous les passages possibles. Alors, une fois en
Champagne, faute de pouvoir obliquer à l’ouest, il s’enfonça vers le
sud… À quelques lieues, François et ses compagnons le suivirent…
Dans ce couloir de mort, François connut le pire des
cauchemars. Les jours se succédaient et c’était indéfiniment le
même spectacle : des cadavres et des ruines fumantes. Il faisait
chaud et l’odeur de décomposition mêlée à celle du brûlé était
insupportable… On ne pouvait se résoudre à laisser les victimes
sans sépulture et une bonne partie du temps était consacrée à les
enterrer. Quelquefois, on rencontrait un petit groupe de soldats
anglais ; des blessés, des malades, des éclopés. En voyant arriver les
Français, ils n’imploraient aucune pitié. Les preuves de leurs crimes
étaient partout autour d’eux et ils savaient qu’ils n’avaient rien à
espérer. Ils se laissaient égorger comme des moutons. Certains
tendaient même le cou. Il n’y avait qu’à frapper…
Sur cette interminable route de cendre et de sang, même Bidault
le Bourc avait perdu sa bonne humeur. Pour la première fois, ses
ivresses étaient sombres… François était sinistre : des fossoyeurs et
des bourreaux, voilà ce qu’ils étaient devenus ! Par moments, il
avait une envie folle de lancer son cheval en avant… Les assassins
étaient là, quelques lieues plus loin, en train de tuer. Il n’y avait
qu’un court galop à faire pour les affronter et les châtier. Et, au lieu
de cela, il fallait les laisser faire !…
François se raisonnait, pourtant… Il se souvenait du récit de la
bataille de Crécy, que lui avait fait Enguerrand : c’était parce que la
chevalerie française avait chargé malgré les ordres que le désastre
s’était produit. Il fallait obéir : c’était un devoir absolu… François
obéissait donc, mais que c’était dur ! Dieu que c’était dur !…
Tout le mois d’août se passa ainsi. Au mois de septembre,
toujours descendant vers le sud, le duc de Lancastre pénétra en
Nivernais… Pauvres habitants du Nivernais qui voyaient fondre sur
eux la mort et l’horreur ! Que venait faire cette armée chez eux ?
Que pouvaient-ils comprendre ? Que pouvait-on leur dire ? Que les
Anglais étaient là parce qu’on leur empêchait d’aller à Paris, qui
avait trop souffert ? Que c’était à leur tour ?…
C’est un peu après Guérigny que François fit une rencontre qu’il
n’oublierait jamais…
Sur la place de ce qui avait été un village, se dressait une
fontaine de pierre. Bidault le Bourc et lui virent quatre soldats
anglais en train de boire, se tenant le ventre : le mal d’entrailles
sans doute…
En les apercevant, les soldats eurent un bref mouvement pour
fuir, mais ils s’arrêtèrent, revinrent vers la fontaine et posèrent leur
tête sur la margelle… François et Bidault auraient voulu laisser la
besogne à d’autres, mais ils étaient les plus près : c’était à eux de le
faire. Ils mirent pied à terre, prirent leur hache et les décapitèrent…
C’est alors qu’une voix retentit derrière eux :
— Assassins !
Ils se retournèrent… Une femme se tenait devant eux. Son
vêtement avait brûlé ; il en manquait une partie, qui laissait voir un
sein, et le reste était tout roussi. Ses cheveux aussi avaient brûlé, de
même que ses sourcils et ses cils, ce qui lui donnait un aspect
effrayant… François balbutia :
— Qui êtes-vous ?
— J’étais la meunière…
Elle leva un bras sanguinolent et pointa un doigt vers lui…
François recula devant cette femme qui semblait sortie de l’enfer et
il se heurta aux quatre corps sans tête…
— Hier, j’étais jeune, j’étais belle, j’étais riche, j’avais un bel
époux et de beaux enfants, maintenant…
Elle eut un hoquet et ne put achever… Autour d’eux, des
fantassins et des cavaliers passaient, détournant le regard… La
femme se reprit et apostropha de nouveau François.
— Qu’êtes-vous venu faire ici ? Compter les morts ? Achever les
mourants ? N’êtes-vous pas chevalier ?…
— Si…
— N’avez-vous pas juré de défendre les femmes et les enfants ?
— Si…
— Alors, que faites-vous ?
François se raidit. Il devait répondre. C’était son devoir pour lui-
même et pour cette femme, même si elle ne pouvait pas
comprendre. Il parvint à articuler :
— Nous sauvons la France…
La femme resta un instant silencieuse, tandis que son regard se
chargeait d’une haine indicible. Puis elle s’approcha de lui et, de
toutes ses forces, cracha sur l’écu qu’il portait au cou… François
remonta lentement à cheval et se remit en route… Le crachat était
tombé sur la partie gueules du blason, il ne l’essuya pas. Il le vit
glisser lentement sur la partie sable et s’allonger jusqu’à former
comme une grande larme.
Le duc de Lancastre entra dans le Bourbonnais au mois
d’octobre. Arrivé là, il n’avait plus qu’une issue : Bordeaux. Il devait
traverser le Massif Central pour tenter de rejoindre la capitale de
l’Aquitaine. C’est ce qu’il fit. Toujours encadré par l’armée du
connétable, il obliqua vers l’ouest et traversa le Limousin…
Le froid tomba au milieu du mois de novembre, alors qu’on
franchissait les plateaux. François et ses compagnons purent
s’apercevoir à quel point l’armée de Lancastre était éprouvée. Le
parcours était maintenant semé de cadavres de soldats et de
chevaux. Les destructions étaient moins nombreuses ; certains
villages étaient même intacts. Ce n’étaient plus des envahisseurs
qu’ils suivaient, c’étaient des hommes épuisés qui cherchaient
désespérément à rentrer chez eux…
C’est à ce moment que, pour mettre le comble à son
accablement, François apprit une sombre nouvelle : du Guesclin
venait de perdre sa femme… Tiphaine, la belle Tiphaine était morte.
Isabelle n’avait plus de marraine… Il se revit, en face d’elle, dans la
grande salle de l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Il faisait beau alors.
C’était une superbe journée d’été. Maintenant, il peinait dans la
neige, glacé de froid et d’horreur, suivant depuis des mois une
armée qu’il n’avait pas le droit d’attaquer…
Tulle et Brive ouvrirent leurs portes à Lancastre. En agissant
ainsi, elles le sauvèrent, sans doute, car il était probable que, sans
cela, toute son armée aurait péri. C’est à Brive que les Anglais
passèrent la Noël 1373. Ce n’était plus qu’une troupe démoralisée et
affamée, qui mendia son pain aux habitants…
L’armée de Lancastre arriva à Bordeaux à la mi-janvier 1374. Sur
le plan militaire, c’était un éclatant succès pour les Français. Leurs
adversaires avaient perdu huit mille hommes sur quinze mille,
vingt-cinq mille chevaux sur trente, sans avoir pu une seule fois
livrer bataille. Mais sur le plan humain, le bilan était autre. La
chevauchée avait été la plus terrible de toutes. Pour huit mille
soldats hors de combat, combien de dizaines de milliers d’innocents
avaient perdu la vie ?…
L’armée de du Guesclin prit ses quartiers d’hiver à Périgueux,
sans son chef. Veuf depuis quelques mois, il partait épouser Marie
de Laval, héritière d’une des plus grandes familles de France. Ce
n’était pas un mariage d’amour, mais une union exigée par le roi.
Par cette alliance, le connétable entrait dans la haute noblesse,
comme il convenait à sa fonction. Bertrand avait cinquante-quatre
ans et Marie seize…
Au printemps 1374, l’armée se remit en campagne, sous les
ordres de Louis d’Anjou. Les opérations commencèrent par la prise
de Brive et de Tulle, qui payèrent ainsi leur fraternisation avec
Lancastre. Selon une règle maintenant bien établie, les Anglais
furent faits prisonniers et libérés contre promesse de rançon, les
Français furent exécutés sur l’heure.
De Tulle, on fit route vers le sud, en direction de Bayonne, qui
était tenue par les Anglais. François et Bidault, qui y arrivèrent à la
fin du mois de juin, eurent la surprise de retrouver le roi Henri de
Castille. Il était venu avec son armée, s’acquitter de sa dette envers
le roi de France…
Henri réserva un accueil chaleureux à François et aux quelques
chevaliers présents qui avaient participé à la campagne de Castille…
Le siège s’organisa… François se sentait mieux. Les souvenirs de
l’horrible chevauchée s’éloignaient ; l’été était là et il aimait la
présence chaleureuse des Espagnols. Il se prépara avec confiance à
un siège, qu’il prévoyait long…
Mais le siège de Bayonne ne dura que quelques jours. Le duc
d’Anjou, constatant l’importance des défenses de la ville, jugea
l’entreprise trop hasardeuse et leva le camp avec ses troupes. Henri
de Castille, livré à lui-même, ne pouvait que l’imiter. Toutefois, il
demanda qu’un petit contingent de Français reparte avec lui, afin
d’encadrer et d’entraîner sa faible armée. Une attaque de son voisin
Charles de Navarre était toujours possible et il craignait de ne pas
être en mesure de la repousser. Louis d’Anjou accéda à son désir et
il fut convenu que les chevaliers qui avaient pris part à la campagne
d’Espagne suivraient Henri.
C’est ainsi que François, accompagné de Bidault le Bourc, reprit
le chemin de l’Espagne. Il passa le col de Roncevaux le 31 juillet
1374, jour de la Saint-Germain. Il éprouva une intense émotion en
voyant ces lieux où s’était déroulé le plus bel exploit de chevalerie
de tous les temps. C’était là qu’était mort Roland le Preux, en
étreignant Durandal, son épée invincible qui brisait les rochers. Il
jeta un coup d’œil à son fléau d’armes attaché à sa selle. Est-ce qu’il
accomplirait suffisamment d’exploits pour qu’un jour, on puisse le
comparer à Durandal ? Non… S’il avait quelque chose de magique
avec lui, ce n’était pas son fléau d’armes, c’était la bague au lion.
Avec elle, il pourrait peut-être un jour briser des montagnes ou
accomplir quelque exploit approchant…
Bidault le Bourc allait à ses côtés et, l’arrivée en Espagne
réveillant chez lui d’autres souvenirs, il tira François de sa rêverie
héroïque en entonnant sa chanson favorite :
« Le moine avait un gros cul !
Au cul ! Au cul !… »
François arriva à Burgos à la mi-octobre et fut nommé capitaine
dans l’armée de Castille. Il avait un millier d’hommes sous ses
ordres. C’était la première fois qu’il exerçait un commandement
aussi important et il s’en sortit sans mal, en grande partie grâce à
Bidault. Celui-ci avait en effet une longue expérience de la tâche de
capitaine, non seulement à Vivraie, mais surtout dans la compagnie
de l’Archiprêtre. Il lui était arrivé, alors, de commander plusieurs
milliers de soldats. Il suivait François partout, le reprenant quand il
se montrait trop dur, ou au contraire trop indulgent. Il lui apprit
comment obtenir le maximum de ses hommes… Des semaines
s’écoulèrent ainsi en entraînement aux armes, revues d’équipement
et marches dans la campagne.
Quand les nécessités du service ne l’obligeaient pas à camper
avec sa troupe, François était logé au palais royal. Les réceptions y
étaient nombreuses. Lui, qui d’habitude allait tête nue, n’omettait
jamais de porter un chapeau rouge et noir à ses couleurs car, en tant
que grand d’Espagne, il avait le privilège et l’obligation de rester
couvert devant le roi.
François était l’objet de toutes les attentions, surtout de la part
des dames. Outre son titre de grand, il avait le prestige d’être
français. On lui demandait de parler de Paris, de l’Angleterre, d’où
on savait qu’il s’était évadé. Une véritable légende s’était formée
autour de lui. Et puis, il était si beau avec ses cheveux blonds
bouclés et ses allures de guerrier grec ! On lui avait fait une
réputation de séducteur irrésistible. Ne chuchotait-on pas que la
fille du duc de Lerma, Leonor, l’inaccessible veuve du chancelier,
avait succombé à ses avances ?…
Les nobles dames de Castille furent pourtant déçues. François
fut aimable avec toutes, tendre avec aucune… Il était, tout
simplement, fidèle ; d’une fidélité qui pouvait sembler surprenante,
alors qu’il n’avait pas hésité à céder en d’autres circonstances, mais
c’était alors la guerre et la possibilité d’une mort imminente lui
donnait, à ses yeux, le droit à l’ultime plaisir… Ce droit, il ne l’avait
plus. C’était la paix ; il logeait dans un palais et ses seuls rapports
avec la vie militaire étaient des exercices de routine…
En février 1375, après un hiver sinistre où la pensée d’Ariette lui
fut un supplice, dans la chasteté monacale qu’il s’imposait, la
grande nouvelle lui parvint enfin : il était rappelé en France et
mieux que cela encore, en Bretagne, où Edmond de Cambridge, le
quatrième fils d’Édouard III, s’apprêtait à débarquer !…
Le retour fut euphorique. François et les autres chevaliers,
pratiquement tous bretons, faisaient presque la course pour rentrer
au pays. De mauvaises conditions climatiques les retardèrent
pourtant et ce ne fut que le 2 avril, dimanche des Rameaux, qu’ils
arrivèrent à Rennes, où se trouvait l’armée française, commandée
par Olivier de Clisson…
Pendant toute la messe des Rameaux, François ne put détacher
les yeux des premiers rangs occupés par les plus grands noms de
Bretagne. Il les avait déjà vus à Auray, mais à présent, il sentait tout
l’honneur qu’il avait de les côtoyer. Outre Clisson, il y avait là
Beaumanoir, Rohan, Rochefort, Laval, le beau-père de du Guesclin…
Seul, le connétable lui-même, retenu auprès du roi, était absent…
François espérait quitter l’armée quelques jours pour se rendre à
Vivraie mais son espérance fut déçue. Le lendemain, Olivier de
Clisson donnait l’ordre de partir mettre le siège devant Quimperlé
ou, plus précisément, devant le château de La Motte-Marciot, qui
défendait les abords de la ville, une forteresse redoutable, qui venait
juste d’être construite et qui avait été baptisée, pour cela, le
« Nouveau Fort »… Celui qui la commandait n’était pas moins
redoutable : il s’agissait de John Devereux, un capitaine anglais
renommé pour son efficacité et sa ruse…
François campa quinze jours devant le « Nouveau Fort »,
contemplant d’un air maussade ses tours énormes et son chemin de
ronde impressionnant. Il devinait, à la qualité des défenses, que le
siège serait long, voire interminable… De fait, l’artillerie française
avait entrepris un bombardement systématique, mais totalement
inefficace…
François et Bidault le Bourc se promenaient le long des
murailles, au matin du 20 avril, lorsqu’ils furent témoins du même
incident qu’à Sainte-Sévère. Une altercation venait d’éclater entre
un chevalier français et un chevalier anglais, l’un en bas, l’autre en
haut des remparts… Ils avaient tous les deux le sang chaud et les
injures devinrent de plus en plus grossières… À la fin, n’y tenant
plus, le Français s’en alla et revint avec ses gens, munis de tout leur
équipement : échelles et pavois, et d’eux-mêmes, ils se lancèrent à
l’assaut…
Ils furent bientôt imités par d’autres chevaliers et, bientôt, ce fut
une attaque spontanée, malgré les ordres qui ne cessaient d’arriver
en provenance du commandement en chef.
Comme la première fois, Bidault le Bourc n’hésita pas à se
joindre au mouvement et François non plus. Il fallait en finir au
plus vite ! Plus tôt la place serait prise, plus tôt il pourrait rentrer
chez lui…
Jamais le dicton selon lequel la fortune sourit aux audacieux ne
parut plus vrai que ce matin du 20 avril 1365 ! Totalement surpris
par cette attaque imprévue, les défenseurs n’arrivaient pas assez
vite pour s’opposer aux assaillants. Les pierres et les flèches, en
nombre insuffisant, ne parvenaient pas à ralentir leur élan…
François grimpait avec les autres, au comble de l’enthousiasme.
Non seulement c’était l’action de guerre qu’il préférait, mais il se
disait que chaque échelon gravi le rapprochait de Vivraie… Bientôt,
il se trouva au sommet, sur le chemin de ronde ; il fit tournoyer son
fléau d’armes, cria :
— Mon lion !
Et s’élança comme un fou…
Il fut surpris du peu de résistance qu’il rencontrait. Devant lui,
les Anglais lâchaient pied et refluaient en désordre. Après s’être
rendus maîtres des remparts, les Français poussèrent leur avantage
et s’élancèrent en direction du donjon…
C’est alors que, venant de partout, les soldats ennemis sortirent.
Les uns reprirent possession des remparts, empêchant les
assaillants suivants d’entrer, les autres encerclèrent ceux qui
s’étaient imprudemment aventurés à l’intérieur… En un clin d’œil,
François, Bidault et quelques centaines d’autres se retrouvèrent
impitoyablement pressés, bousculés. La surprise des défenseurs
n’avait été qu’apparente. C’était un piège. Comment ne pas l’avoir
deviné, venant d’un capitaine aussi rusé que John Devereux ? Il ne
leur restait plus qu’à se rendre.
François fut enfermé dans un grand cachot qu’il partageait avec
plusieurs dizaines d’autres chevaliers. Un instant, il espéra que,
comme il était d’usage, il serait libéré sur parole, contre promesse
de rançon… Mais il dut déchanter. Devereux voulait bien laisser
partir ses prisonniers, mais uniquement quand le siège de La Motte-
Marciot aurait été levé. Or, on apprit au même moment que Clisson,
qui n’avait nul souci de ceux qui s’étaient fait prendre en
enfreignant ses ordres, continuait le siège.
François se morfondit donc dans son cachot, dans une
promiscuité détestable et en proie à un abattement sans nom. Il
souffrait cruellement d’être enfermé si près des siens et il se
reprochait amèrement la légèreté, pour ne pas dire la stupidité dont
il avait fait preuve. À ses côtés, Bidault, comme chaque fois qu’il
était sans vin, n’était plus qu’une épave…
La délivrance fut aussi rapide qu’inattendue. Elle ne vint pas de
la levée du siège par les Français ni, au contraire, de la prise par eux
de la forteresse. Elle fut due à des considérations de haute politique
où furent mêlés le pape Grégoire XI, Charles VI et Édouard III. À la
demande du souverain pontife, les deux rois acceptèrent, en effet,
de signer une trêve le 1er juillet 1365, à Bruges. Elle était prévue
pour un an et stipulait, en particulier, la libération de tous les
prisonniers de guerre.
La trêve de Bruges fut connue en Bretagne le 7 juillet et, ce jour-
là, à leur grande surprise, François et ses compagnons furent sortis
de leurs cachots pour être conduits à Quimperlé… Là une autre
surprise attendait François : sa femme ! Elle avait appris sa captivité
et, dès l’annonce de la trêve, s’était précipitée. Elle était là, sur son
cheval, éblouissante, inchangée… Cela faisait plus de trois ans qu’ils
ne s’étaient pas vus, mais elle ne lui dit qu’un mot en l’apercevant :
— Venez !…
Elle avait voulu qu’ils soient seuls pour leurs retrouvailles et
non dans l’atmosphère du château ; qu’ils soient en couple, rien
qu’eux deux. Elle avait loué une chambre dans une auberge de la
ville et c’est là qu’elle conduisit François… Ils y restèrent trois jours.
Quant à Bidault le Bourc, logé dans une autre chambre de la même
auberge, il profita de ce répit pour faire une cure de vin, qui lui
rendit santé et bonne humeur…
François et Ariette arrivèrent à Vivraie le 15 juillet. Encore une
fois leurs enfants, qui les avaient vus venir de loin, les attendaient
sur le pont-levis. François sauta à terre et alla droit vers Isabelle… Il
n’en croyait pas ses yeux !…
Elle était métamorphosée… À quatorze ans, elle était devenue
une jeune fille. Elle s’était élancée ; ses bras, ses cuisses et ses
mains avaient fondu ; sa poitrine naissait. Le visage poupin et tout
rond, qui n’était pas sans ressemblance avec celui de du Guesclin,
était fin, gracieux et encadré de cheveux dorés magnifiques. La
petite cicatrice sur la tempe lui donnait un charme
supplémentaire… Qui aurait pu imaginer qu’elle se l’était faite en
frappant une quintaine ?…
François était encore en train d’admirer sa fille, quand Louis vint
l’interrompre. Après l’avoir salué avec respect, il lui demanda sans
attendre :
— Père, parlez-moi de la guerre…
Louis aussi avait changé. Il faisait plus que ses onze ans et demi,
même s’il ne semblait pas d’une constitution particulièrement
robuste. En fait, il paraissait étonnamment sérieux…
Agréablement surpris que son fils s’intéresse aux choses
militaires, François commença à lui raconter les campagnes qu’il
venait de vivre. Quand il eut fini de parler de la chevauchée de
Lancastre, Louis ne le laissa pas poursuivre. Il lui réclama d’autres
détails sur les massacres commis par les Anglais… Un peu gêné,
François tenta de se justifier : comme les autres, il avait reçu l’ordre
de ne pas intervenir ; toutes ces horreurs étaient inévitables ; il
fallait comprendre qu’en agissant ainsi, du Guesclin et son armée
sauvaient la France… Louis l’approuva aussitôt.
— C’est sûr ! Pourquoi risquer une bataille quand l’envahisseur
devra partir tôt ou tard ?
François eut un sursaut devant une analyse aussi froide. Il lui
raconta alors la terrible rencontre avec la meunière. Louis eut un
hochement de tête.
— Les souffrances du peuple servent notre cause…
François ne put se retenir. D’un revers de la main, il gifla son
fils… Il y eut un silence entre eux. Il finit par lui demander :
— As-tu continué à monter à cheval ?
— Non. J’ai arrêté…
— Eh bien, cela va changer ! Va-t’en !
Docile, Louis s’en alla. François resta accablé et muet… Ce qu’il
craignait était arrivé : son absence avait suffi pour que le naturel de
son fils reprenne le dessus. Tous les résultats qu’il avait obtenus
étaient réduits à néant. Bien sûr, dès demain, il allait reprendre
fermement l’éducation de Louis. Mais n’était-il pas trop tard ?…
Isabelle s’approcha à cet instant.
— Père, il faut que je vous parle.
— Eh bien, parle !
Mais Isabelle se tut… Ariette était là et François comprit qu’elle
voulait être seule avec lui. Un peu inquiet, il l’emmena sur le
chemin de ronde, tout en haut du donjon… Isabelle hésita encore un
instant et finit par dire, d’une voix précipitée :
— Père, je suis malade !…
François pâlit.
— Qu’as-tu ?
— Je ne saurais le dire. Je n’ai jamais rien ressenti de
semblable… C’est un mal étrange. Il m’arrive d’être triste des
journées entières. Il m’arrive aussi de rêver sans savoir à quoi je
rêve…
François la regarda et sourit. Il se revoyait lui-même, parlant à
son oncle, à Cousson… C’était… au printemps 1352 : il y avait déjà
vingt-trois ans ! Comme le temps passait vite ! Isabelle prit un air
choqué.
— Cela vous amuse-t-il de me savoir malade ?
— Tu n’es pas malade, mon enfant. Tu as l’âge d’aimer.
— D’aimer ?
François prit sa fille par l’épaule et la fit se pencher au créneau.
— Regarde le labyrinthe : il est comme ton cœur. Il est
compliqué, plein de détours, de recoins et de secrets et il faut qu’il
soit ainsi, sinon le premier venu pourrait y pénétrer… Pourtant, un
jour, un chevalier viendra et il trouvera le chemin sans se tromper,
comme si c’était la plus naturelle des choses.
Le gracieux visage d’Isabelle de Vivraie rougit d’un coup.
— Un chevalier ! Vous êtes sûr ?
— Oui. Et je suis sûr qu’il est en marche. Peut-être est-il tout
près, peut-être est-il encore loin, mais il viendra…
Le lendemain, à laudes, trois heures avant le lever du soleil,
François alla réveiller son fils en lui lançant un seau d’eau au visage.
Louis poussa un cri mais se reprit aussitôt quand il le vit.
— Bonjour, père…
— Habille-toi !
Louis obéit sans mot dire. François le fit galoper toute la journée
et ne rentra qu’à la nuit. Louis n’avait rien perdu des leçons qu’il lui
avait données. Il montait parfaitement, le suivait partout où il allait,
arrivait à se maintenir à sa hauteur quand il se mettait au grand
galop… Pendant tout ce temps, le père et le fils n’échangèrent pas
une parole, mais François eut la certitude qu’il était trop tard. La
personnalité de Louis était déjà formée, il ne pourrait plus la
corriger.
Il pouvait déjà dire qui il serait. Vis-à-vis de lui, il se montrerait
parfaitement obéissant, respectueux de tous ses devoirs. Vis-à-vis de
son roi et de son pays, il ferait preuve d’un dévouement exemplaire.
Il serait toujours du côté de la justice et du droit, mais il y mettrait
une manière dure, impitoyable. En fait, tout tenait en une phrase :
Louis n’avait pas de cœur…
Le soir, après que leurs enfants furent couchés, François vit,
pour la première fois, Ariette pleurer.
— Je vous demande pardon ! Je ne vous ai pas donné le fils que
vous attendiez…
François voulut consoler sa femme.
— Louis n’est pas tel que je l’attendais, mais ce n’est pas votre
faute. C’est la mienne. J’ai été trop souvent absent… Mais il fallait
bien que j’aille à la guerre… C’est la volonté de Dieu…
Ariette était inconsolable.
— C’est mon sang qui est coupable. Chaque jour, Louis
ressemble davantage à mon grand-père…
François voulut tenter l’impossible. Il chercha, à force de dureté
et même de brutalité, à briser le caractère de l’enfant. Tous les jours,
il le réveilla trois heures avant l’aube. Il le soumit à un
entraînement physique plus impitoyable encore que celui qu’il avait
reçu d’Enguerrand. Au cœur de l’hiver, alors qu’il était tombé de la
neige en abondance, il partit avec lui, à pied, avec quelques
provisions et une couverture chacun. Il le fit marcher trois jours et
coucher dans des cabanes. Il aurait donné tout ce qu’il avait pour le
voir pousser une plainte, verser une larme, mais Louis le suivit,
serrant les dents, dormant debout, mais avançant quand même,
répondant à tout ce qu’il lui disait par des : « Oui, père », « Bien,
père… ».
Le printemps 1376 arriva… Isabelle passait des heures entières
sur le chemin de ronde, à contempler le labyrinthe et à attendre son
chevalier ; Louis, à qui son père apprenait le maniement des armes,
s’appliquait docilement, sans un mouvement de révolte, mais sans
une marque d’entrain non plus… C’est alors qu’une visite vint
mettre un peu d’animation dans le château.
Profitant de la trêve, Jean de Tancarville venait prendre des
nouvelles de son filleul, accompagné de plusieurs domestiques et
d’un jeune écuyer, Raoul de Mollène, âgé de dix-sept ans, fils d’un
seigneur normand, son vassal…
François ne lui cacha rien de ses préoccupations au sujet de son
fils et, tout en lui parlant, une idée lui vint… Jean de Tancarville
était le type même de ces chevaliers valeureux, intrépides, tels que
les aimait Jean le Bon, qui ne pensaient qu’aux exploits et à la
gloire. L’opposé exact de ce que se préparait à devenir Louis.
Pourquoi ne pas le lui confier ? Cela pourrait peut-être rétablir
l’équilibre…
Il suggéra :
— Louis n’a que douze ans et demi, mais il est très endurant :
pourriez-vous le prendre avec vous ? Peut-être réussiriez-vous là où
j’ai échoué ?…
Jean de Tancarville, que le sombre tableau brossé par François
n’effrayait pas, accepta sans hésiter.
— Excellente idée ! Et, avec votre accord, je le traiterai rudement.
J’ai toujours été partisan de la manière forte… D’ailleurs, vous
aussi, vous avez la réputation d’être dur avec vos écuyers…
François approuva de la tête.
— C’est comme ce jeune Raoul ! Un rêveur, un poète… Il y aura
de l’ouvrage pour en faire un chevalier !…
Le comte de Tancarville voulut faire venir Raoul de Mollène,
mais au bout d’un moment, on vint lui dire qu’il était introuvable…
Pris d’une brusque inspiration, François envoya chercher Isabelle :
elle non plus, n’était pas au château. Il sella aussitôt son cheval et
partit au galop. Le premier paysan rencontré le renseigna :
— Ils sont allés par là, monseigneur…
François repartit ventre à terre : « Par là », c’était la direction de
la mer, de la plage…
Après être descendus de leurs chevaux, Raoul de Mollène et
Isabelle de Vivraie s’étaient mis à marcher, la main dans la main. La
marée était basse et ils avançaient sur le sable mou, couvert
d’innombrables petites rides. Isabelle ne détachait pas ses yeux
bleus du visage de Raoul de Mollène. Voilà : il était venu… Père
avait raison : comme tout était simple !…
Raoul de Mollène était grand, brun et fin de visage. Au bout d’un
long moment, il se mit à parler.
— Voulez-vous connaître mes couleurs ?
— À condition que ce ne soit pas une histoire de guerre…
— Ce n’est pas une histoire de guerre : c’est une belle histoire.
Mes armes sont d’argent à la licorne saillante d’or sur flots d’azur.
Elles rappellent la découverte que fit, il y a très longtemps, mon
ancêtre Aubert de Mollène.
— Il a trouvé une licorne ?
— Oui, sur une plage… Ou plutôt, il a trouvé ses os. Il en a séparé
la corne, il l’a ramenée au château et il a décidé, à la suite de cela, de
changer nos couleurs.
— Vous avez une corne de licorne !
Raoul de Mollène eut un ton de fierté intense.
— Oui et il n’y en a qu’une autre au monde : dans le trésor des
rois de France, à Saint-Denis !
Isabelle plissa le front.
— À votre avis, pourquoi la licorne est-elle morte sur la plage ?
— Sans doute parce qu’elle s’est noyée…
Raoul se mit à courir et l’entraîna.
— Cherchons ici ! Je suis sûr que nous allons en trouver une
autre. Vous la prendrez et nous aurons chacun la nôtre !
Isabelle regarda Raoul de Mollène comme s’il venait de lui
proposer toutes les merveilles de la terre… Elle rougit. À ce
moment, un bruit de cavalcade fit se retourner les jeunes gens.
François s’immobilisa devant eux, dans une gerbe d’eau de mer et
de sable mouillé. Isabelle poussa un cri, Raoul se jeta à genoux,
croisant les mains.
— Pitié, monseigneur ! Mes intentions sont pures. J’aime votre
fille ! Je veux l’épouser…
— Tu l’aimes !…
Isabelle se dressa devant son cheval. Pour la première fois, elle
parla avec violence.
— Oui, père ! Et, moi aussi, je l’aime !…
François eut la certitude que c’était vrai ; que
les deux adolescents venaient de découvrir l’amour sur cette plage,
tout comme lui-même, autrefois. Mais il ne pouvait s’attendrir. Il
devait jouer son rôle de père. Enguerrand, lui non plus, n’avait pas
été tendre, en son temps… Il s’adressa d’une voix terrible à sa fille.
— Rentre au château ! Enferme-toi dans ta chambre et, si tu en
sors, c’est au cachot que tu iras !
Courbant la tête, Isabelle s’en alla sans mot dire. Il resta seul
avec le jeune homme, qui tremblait de tous ses membres.
— Es-tu chevalier ou écuyer ?
— Écuyer, monseigneur.
— Qui crois-tu que ma fille épousera ? Un chevalier ou un
écuyer ?
— Un chevalier, monseigneur…
— Alors pars ! Couvre-toi de gloire et ne reviens ici qu’une fois
armé chevalier ! On verra à ce moment-là si vous vous aimez
encore…
Raoul de Mollène monta sur son cheval et disparut… Tancarville
partit le jour même, en emmenant Louis, et Ariette parla
longuement à Isabelle, qui pleurait dans sa chambre.
— J’ai attendu près de quatre ans avant d’épouser ton père, dont
une partie en prison. Il n’y a que l’attente qui puisse te dire si tu
aimes vraiment…
Le 1er juillet 1376, la trêve entre Français et Anglais fut prolongée
jusqu’au printemps suivant… À Vivraie aussi, ce fut une période
d’inaction, ce qui ne voulait pas dire de monotonie… Depuis le
départ de Raoul de Mollène, Isabelle ne cessait de soupirer. Sa seule
consolation venait des livres. Suivant le conseil de son parrain, elle
s’était réfugiée dans la lecture et y trouvait un peu de réconfort…
Quant à Ariette, elle était plus belle que jamais et François, qui,
pour des raisons différentes, n’avait plus à se soucier ni de son fils
ni de sa fille, se consacra tout entier à elle.
Jamais ils ne passèrent de plus beaux moments dans leur vie de
couple. Non seulement à cause de leurs joutes secrètes, dont
l’initiative revenait toujours à Ariette et dont l’issue était chaque
fois son triomphe, mais plus simplement parce qu’ils n’avaient
jamais été plus amoureux… François n’avait qu’à fermer les yeux et
la voix à l’accent coloré lui causait la même émotion que lorsqu’il
l’avait entendue au bal de Westminster… Ils étaient mariés depuis
plus de quinze ans, mais ni le temps ni les séparations n’avaient eu
de prise sur leurs sentiments : au contraire, à chaque retrouvaille,
ils avaient été plus violents, plus profonds. Souvent, ils restaient des
heures sans se parler, tant ils étaient proches par le cœur et la
pensée. Leur labyrinthe, dans lequel ils s’enfonçaient ensemble, les
conduisait dans des régions toujours plus reculées et inexprimables,
au bord de la parfaite intimité…
C’est à la mi-juillet qu’un coup de tonnerre éclata dans ce ciel
serein. Ariette et François étaient en train de causer dans la grand-
salle, lorsque Bidault le Bourc fit irruption, hors d’haleine
et dégoulinant de sueur.
— Ça y est ! Il est mort !
— Qui donc ?
— Cette bon sang de pourriture de cochonnerie d’Anglais !
Il s’aperçut brusquement de la présence d’Ariette.
— Excusez… Je voulais dire, le Prince Noir… Il est mort à la
Trinité passée. Un voyageur vient de me l’apprendre…
François ferma les yeux… Le Prince Noir était mort… C’était
curieux, en cet instant, cela ne lui faisait penser qu’à une chose :
une méchante petite douleur que lui avait infligée un chat mort
qu’il n’avait pas vu, un chat qui n’aimait pas les Français et dont
c’était le seul défaut… La voix sonore de Bidault le Bourc le tira
de sa rêverie.
— Vous ferez ce que vous voudrez, mais
moi, je vais arroser ça !…
Bidault y alla de bon cœur. Pendant longtemps, on put entendre
des échos de la bacchanale, du côté du corps de garde. Au soir, le
concert durait encore… La nuit, alors que François et Ariette
dormaient, ils furent réveillés par des coups frappés à leur porte.
— Monseigneur, il est arrivé un malheur !… Le capitaine…
François s’habilla à la hâte, courut dans le labyrinthe et arriva
dans le bâtiment où logeait Bidault… Plusieurs gardes se tenaient,
consternés, devant le corps massif affalé à une table.
— Comment est-ce arrivé ?
L’un des hommes s’approcha en vacillant.
— Il a levé son pichet. Il a dit : « Mort aux buveurs de bière !
Vive les buveurs de vin ! » Il a bu d’un coup, il a tout rendu et il est
mort.
La pièce puait effroyablement la vinasse. François alla vers son
vieux compagnon, qui gisait dans le vin et le releva avec peine. Non,
il n’était pas triste. Bidault le Bourc était mort d’avoir trop bu, en
prononçant le mot « vin » : c’était une fin faite pour lui… D’une
manière ou d’une autre, il faut bien partir un jour et, si on avait dit à
Bidault qu’il s’en irait ainsi, François était sûr qu’il aurait été
heureux.
19 « Hélas, mourir convient… »
Bidault le Bourc fut enterré dans le cimetière du village de
Vivraie.
Non loin de la fosse que l’on creusait pour Bidault, se dressait le
caveau familial des Vivraie, une sorte d’église en réduction où l’on
pouvait tout juste tenir debout à une dizaine de personnes. C’était
sous son sol qu’avaient été enterrés les Vivraie depuis Eudes et
c’était là qu’avait été inhumée Catherine quatorze ans plus tôt…
Entièrement recouvert de lierre et, par endroits, de mousse,
l’édifice menaçait ruine… Par un étrange oubli, lorsqu’il avait fait
refaire le château, François n’avait pas songé à bâtir un caveau digne
de ce nom. Peut-être était-ce parce qu’alors il ne pensait qu’à la vie.
Mais maintenant, il devait se préoccuper aussi de sa dernière
demeure. À la Toussaint prochaine, il aurait trente-neuf ans ; la
guerre n’était pas terminée et il devrait repartir bientôt : il fallait
que tout soit construit au plus vite…
François décida de faire creuser une crypte au-dessous de la
chapelle. Elle abriterait sa dépouille, celle d’Ariette et de leurs
descendants. Il se refusa, en revanche, à rouvrir le caveau du
cimetière pour en exhumer les restes. À part Catherine, il n’avait là
personne de connu. Son père était enterré dans l’abbaye de
Montenay, près de Crécy, et sa mère… Il y avait bien Eudes dans le
caveau, mais ce transfert macabre répugnait à François. Les Vivraie
morts resteraient dans le cimetière, les Vivraie vivants iraient plus
tard dans la crypte.
Le travail fut achevé au printemps 1377. Comme pour le reste,
François avait voulu la perfection. La crypte, à laquelle on accédait
par une dalle située devant l’autel, était vaste et de forme ronde.
Dans le mur, douze ouvertures avaient été pratiquées, surmontées
chacune d’un blason taillé de gueules et de sable. On y inhumerait
douze générations de Vivraie à partir de lui. Les Vivraie de la
treizième génération, si la famille se perpétuait jusque-là,
décideraient alors de ce qu’il faudrait faire… Au centre de la crypte
proprement dite, qui était dallée de marbre, figuraient les mots :
« Mon lion » inscrits en cercle sur le sol…
Le dimanche de Pâques, après la messe, François y descendit,
suivi de sa femme et de sa fille. Douze torches avaient été
accrochées au-dessus des douze blasons. Ariette était grave, ce qui
lui arrivait rarement, Isabelle frissonnait… François prit la parole,
d’une voix solennelle, qui résonnait sous le plafond voûté… Il
désigna une des ouvertures, celle qui était juste en dessous de
l’autel.
— C’est ici que nous serons enterrés, Ariette et moi. Louis ira
dans la niche située à gauche et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elles
soient toutes pleines. Je désire être enterré dans mon armure, l’écu
gueules et sable au cou. Je veux qu’Ariette, quand viendra son tour,
soit revêtue de la robe qu’elle portait à notre mariage. Je veux que,
sur nos deux cercueils, soit placée la cape de Madame de France.
Elle est d’azur semée de fleurs de lis et elle symbolise ce que j’ai le
plus aimé au cours de ma vie : ma femme et la France… Telles sont
mes volontés…
Ariette et Isabelle jurèrent de les respecter. Louis, qui était
toujours chez le comte de Tancarville, en serait informé dès qu’il
rentrerait.
Quelques jours plus tard, un envoyé du même Tancarville se
présenta à Vivraie. Mais ce n’était pas Louis. C’était un jeune
homme de dix-huit ans environ dans une tenue militaire superbe.
Son équipement n’était pas une armure ; il ressemblait plutôt à
celui, plus léger, des écuyers, mais sa réalisation était de toute
beauté… Le jeune homme alla saluer François, qui lui demanda son
nom. Il lui fit alors une réponse surprenante.
— Je ne puis vous le dire, monseigneur. Le comte de Tancarville
m’a chargé de vous remettre ceci.
François prit le pli qu’il lui tendait et lut :
Cher sire,
Le jeune homme que je vous envoie est le fils d’un de mes
vassaux. Sa famille est de bonne noblesse et fort riche. C’est sans
doute cela qui lui monte à la tête. Il manie assez habilement les
armes, mais il a besoin d’une leçon d’humilité. Pouvez-vous le
prendre avec vous ?
Je crois que vous avez pour habitude d’appeler vos écuyers
« Lécuyer » tout court. Je ne vous dis pas son nom et vous
demande de le nommer ainsi ; cela lui fera le plus grand bien.
J’implore de vous ce service…
Dans sa lettre, Jean de Tancarville donnait ensuite des nouvelles
de Louis. Elles n’étaient pas bonnes. Il avait demandé à son aide de
camp, un homme à poigne, de s’occuper personnellement de lui.
Tout avait été tenté pour briser son caractère. Il partageait la vie des
simples soldats, logeant et mangeant avec eux. Il allait au cachot
pour la moindre vétille ; il était de garde plus souvent qu’à son tour.
Mais rien de tout cela ne semblait avoir prise sur lui. Il accordait à
ses supérieurs une obéissance parfaite et glacée. Il n’adressait la
parole à aucun de ses camarades. Même les pires vexations ne lui
arrachaient pas un mot. À la fin, tout le monde finissait par le
craindre un peu…
François poussa un soupir et se tourna vers le jeune homme.
— C’est bien, Lécuyer. Allons nous entraîner ! Voyons de quoi tu
es capable…
Lécuyer se battait fort bien, mais il péchait par le défaut qu’avait
signalé Tancarville. Trop sûr de lui, il attaquait de manière
inconsidérée… François fit exprès de se moquer de lui cruellement à
chacune de ses défaites. Horriblement vexé, Lécuyer commença à
s’appliquer davantage et fit, d’emblée, de rapides progrès…
Un messager porteur de la sacoche aux fleurs de lis arriva au
château un mois plus tard. François avait appris que la trêve était
terminée et il s’attendait à un ordre de du Guesclin, mais il n’en
était rien. L’ordre ne venait pas du connétable mais de l’amiral de
France. Jean de Vienne l’attendait au palais royal de Saint-Paul…
François resta longtemps perplexe. Qu’allait donc lui proposer
l’amiral ? Il avait bien une idée, mais il n’osait y croire…
François quitta Vivraie le 15 mai 1377. Au moment des adieux, il
tint à échanger quelques mots avec Isabelle.
— L’aimes-tu toujours ?
— Oui, père.
— Qu’est-ce qui te le fait dire ?
— Je souffre autant qu’au premier jour…
François lui sourit et l’embrassa tendrement, ainsi qu’Ariette… Il
n’éprouvait, en cet instant, aucune tristesse. Autant, lors d’autres
départs, il avait craint de revenir longtemps après ou même de ne
pas revenir du tout, autant, cette fois, il était persuadé que tout se
passerait bien. C’était peut-être ce mystérieux appel de l’amiral qui
le rendait si optimiste.
À Paris, François courut au palais royal et Jean de Vienne le
reçut sans attendre. C’était bien ce qu’il espérait ! Un débarquement
se préparait en Angleterre. François avait été choisi parce qu’il avait
déjà participé à celui de Winchelsea. Il devait partir sans délai pour
Harfleur, où les premiers éléments de l’armée l’avaient précédé.
François arriva à Harfleur, en compagnie de Lécuyer, dans les
premiers jours de juin. L’amiral lui-même fut sur place au milieu du
mois. François constata avec émerveillement l’ampleur des
préparatifs. L’armée était aussi nombreuse, sinon plus, que celle qui
avait attaqué Winchelsea, dix-sept ans plus tôt. Il y avait trente-cinq
galères françaises, huit galères espagnoles envoyées par Henri de
Castille, trois mille cinq cents fantassins et arbalétriers et cinq cents
chevaliers avec leurs écuyers.
Au soir de la Saint-Jean, on alluma de grands feux et on chanta.
Le départ était pour le lendemain et l’exaltation était à son comble.
François, qui tenait à rendre au comte de Tancarville le service qu’il
lui rendait avec Louis, s’occupait de son mieux du jeune écuyer. Il
essayait surtout, par ses leçons, de tempérer son orgueil, de lui
apprendre la patience et la discipline. Jamais Lécuyer n’avait été
aussi excité que ce soir-là. Aussi lui parla-t-il plus gravement que
d’habitude. Lorsque la fête fut finie, que les chants eurent cessé et
que les feux eurent été laissés à eux-mêmes, il s’assit auprès de l’un
d’eux, lui ordonnant de faire de même.
— Qu’espères-tu faire en Angleterre ?
— Me couvrir de gloire !
— Non, Lécuyer. Tu m’obéiras, comme moi j’obéirai aux ordres
de l’amiral.
— Vous me laisserez, au moins, vous prouver mon courage ?
— Crois-tu que le courage soit ce qui compte le plus chez un
chevalier ?
— Bien sûr, monseigneur !
— Tu apprendras le contraire. Le courage est la chose la plus
simple ; même les bêtes en sont capables. Le vrai chevalier, Lécuyer,
doit savoir passer pour un lâche, pour un faible et même pour un
misérable…
François s’arrêta. Un jeune homme s’était approché du feu et
l’écoutait, avec, semblait-il, une attention religieuse. Il fut frappé
par sa ressemblance avec lui. Il se revoyait quand il avait vingt ans.
— Qui es-tu ?
— Je suis l’écuyer du sire de Torcy.
— Que fais-tu là ?
— J’écoutais vos paroles, monseigneur…
— Elles ne t’étaient pas destinées. Laisse-nous !
Docile, le jeune homme se retira dans la nuit, mais François
resta troublé par cette apparition. C’était comme si son passé avait
resurgi… Il se mit à méditer… Qu’avait-il fait, depuis qu’il avait
tenu, pour la première fois, les armes, à Poitiers ? S’était-il montré
digne des enseignements qu’il prétendait donner ? Avait-il été fidèle
à la résolution qu’il avait prise pendant sa veillée d’armes ? Si
Enguerrand revenait, comment le jugerait-il ? Le voyant absorbé
dans ses pensées, Lécuyer se retira à son tour et il resta seul, dans la
nuit, jusqu’à ce que le feu ne soit plus que quelques braises.
La flotte française appareilla quelques heures plus tard, au matin
du 25 juin. Le temps était splendide, un temps de victoire !…
François avait l’honneur d’être sur le navire amiral. La bannière aux
fleurs de lis flottait au sommet du mât ; elle était du même bleu que
le ciel et on aurait dit que les lis d’or volaient d’eux-mêmes au-
dessus de leurs têtes…
Lors du premier débarquement, les vents avaient été contraires
et il avait fallu attendre douze jours avant de toucher la côte
anglaise. Cette fois, la nature fut plus clémente et, au matin du 29
juin, la flotte abordait à Rye, encore une fois tout près d’Hastings,
où Guillaume le Conquérant avait été vainqueur…
Ce fut le navire amiral qui accosta le premier. Par un hasard
heureux, François se trouvait, à cet instant, juste à côté du
bastingage. Avant même que les amarres ne soient jetées, il s’élança
en criant :
— Mon lion !
Il avait foulé le premier le sol anglais ! Il resta longtemps à
humer l’air du pays, tandis que les autres navires abordaient à leur
tour et que les Français s’assemblaient en bon ordre. Les fantassins
partirent les premiers, les chevaliers et leurs écuyers attendant leurs
chevaux… À son tour, François monta en selle et, suivi de Lécuyer,
s’engagea dans les rues de la ville.
Tout comme à Winchelsea, elles étaient désertes. Où étaient
donc passés les habitants ? À Winchelsea, ils étaient à la messe
parce que c’était dimanche, mais ce 29 juin était un lundi.
Rapidement, les cavaliers rattrapèrent et dépassèrent les fantassins.
François, qui était dans les premiers rangs, perçut soudain des
chants en provenance de l’église. En approchant, il entendit :
— Pro rege ora, Domine12 …
Qu’est-ce que cela signifiait ? Avec les autres, il fit irruption à
cheval dans le lieu saint et il comprit, poussant en même temps un
cri de triomphe : les colonnes étaient tendues de noir, le prêtre et
ses assistants portaient des ornements funèbres. C’était la messe
des morts ! Édouard III était mort !
Comme à Winchelsea, les habitants furent massacrés. François
ne participa pas au carnage ni à l’incendie de l’église et du bourg, qui
eut lieu ensuite : il resta en couverture en vue d’une contre-attaque
éventuelle… Par les quelques prisonniers qui furent faits, on apprit
que le souverain anglais était mort à Londres l’autre dimanche, le 21
juin. Jean de Vienne détacha aussitôt de sa flotte une barque rapide
avec mission de rentrer au Crotoy et de porter la nouvelle au roi de
France. Puis tout le monde réembarqua, laissant Rye en flammes.
L’expédition n’était pas finie. Sous les ordres de l’amiral, la flotte
longea les côtes pendant quelques heures, puis arriva devant
l’embouchure de l’Ouse, qu’elle remonta jusqu’à Lewes…
L’intention de Jean de Vienne était de livrer bataille. La destruction
de Rye avait eu lieu sans combat, aucun de ses habitants n’était
armé. Le but de l’expédition étant surtout psychologique, il
importait qu’on ne puisse reprocher aux Français d’avoir massacré
des malheureux sans défense et d’avoir évité les soldats. Il fallait
prouver qu’on pouvait battre les Anglais chez eux.
La ville de Lewes était dominée par un puissant prieuré fortifié.
À peine les premiers contingents français eurent-ils mis pied à terre
que les troupes du prieur, composées de fantassins et d’archers, les
prirent à partie. Le débarquement se fit sous une pluie de flèches.
Cette fois, l’affaire devenait sérieuse…
Les arbalétriers et les fantassins français continrent les Anglais
quelque temps et, lorsque les chevaliers furent prêts, ils chargèrent
et les balayèrent. Lécuyer rit de joie devant ce résultat.
— Victoire ! Nous irons jusqu’à Londres.
Mais François secoua la tête sous son bassinet. Il se souvenait de
Winchelsea.
— Ne te réjouis pas trop tôt. Il en viendra d’autres !
C’est à ce moment qu’une centaine de chevaliers anglais
déboucha dans un train d’enfer. La violence et la soudaineté de la
charge en surprirent plus d’un. François vit le sire de Torcy vider les
étriers. Il s’embarrassa dans les rênes et son cheval emballé le
traîna en tous sens. La mêlée s’engagea ; elle fut acharnée, mais en
fin de compte, les Français restèrent maîtres du terrain.
Pas pour longtemps… Dès qu’ils furent seuls, les archers anglais
purent, de nouveau, les prendre pour cible et la pluie de flèches
recommença. Au loin, François vit la bannière de l’amiral de France
s’agiter ; c’était le signal de la retraite. Il lança à Lécuyer :
— Demi-tour !
Mais celui-ci lui désigna de son épée un chevalier anglais non
loin d’eux. Son cheval était immobile et lui-même, visiblement
blessé, se tenait avec difficulté sur la selle.
— Laissez-moi lui donner l’assaut !
— Non, Lécuyer ! C’est un ordre !
Lécuyer ne l’écouta pas. Il s’élança dans sa direction, l’arme
levée. Il n’alla pas loin. Les flèches sifflèrent autour de lui. Une
première lui entra dans la joue, une seconde lui perça la main, une
dernière, enfin, lui traversa la gorge et sortit par le cou. Il roula à
terre.
Les arbalétriers français vinrent secourir la chevalerie ; les
archers ennemis décrochèrent et la retraite se fit en bon ordre.
Quelque temps plus tard, la flotte appareillait. Il faisait un temps
splendide et le moral de chacun était tout aussi rayonnant. On
venait d’apprendre la mort d’Édouard III, le vainqueur de Crécy,
celui qui avait été cause de tout en déclarant la guerre au roi de
France ! On venait de fouler le sol anglais et, au prix de quelques
pertes, d’y faire des ravages. Les temps avaient changé. La fortune
des armes s’inversait. La fin de la guerre était proche.
Une forte brise soufflait en direction de la France et, à présent,
les côtes des deux pays étaient en même temps visibles. Penché au
bord du bastingage, François éprouvait une étrange sensation à se
trouver ainsi entre ces deux royaumes qui se battaient depuis sa
naissance. Un regard devant lui et il voyait la France, un regard
derrière et il voyait l’Angleterre… Pendant une guerre, on est
forcément dans un des deux camps. Là, pour quelques brefs
moments, par le caprice du vent et des vagues, il était ailleurs, nulle
part. Il avait l’impression d’être très haut, d’être Dieu, sur son trône
céleste, et de se contempler lui-même. Une voix juvénile le tira de sa
rêverie.
— Puis-je vous parler, monseigneur ?
Il se retourna. C’était le jeune homme qui l’avait écouté, la nuit
de la Saint-Jean.
— Que me veux-tu ?
— J’ai vu tomber votre écuyer…
— C’est vrai ! Pauvre garçon ! Il ne m’a pas obéi et il l’a payé de
sa vie. Mais en quoi cela te concerne-t-il ?
— Le sire de Torcy est mort lui aussi, monseigneur…
François regarda plus attentivement son interlocuteur.
Maintenant qu’il le voyait en plein jour et non à la lueur d’un feu, il
pouvait découvrir à quel point il lui ressemblait. C’était son portrait
quand il partait pour la guerre aux côtés de son oncle. Il avait les
mêmes cheveux blonds bouclés, le même visage harmonieux, le
même regard bleu, où l’on lisait la fougue, mais aussi le respect et
surtout la générosité, une inépuisable générosité…
— Et tu voudrais devenir mon écuyer, c’est cela ?
— Oh, oui, monseigneur ! J’ai une telle admiration pour vous !
— Comment peux-tu m’admirer ? Tu ne me connais pas !
— J’ai surpris vos nobles paroles à la veillée. Je vous ai vu sauter
le premier sur le sol d’Angleterre. Je vous en supplie, monseigneur,
prenez-moi avec vous. Ne me demandez pas mon nom. Appelez-moi
« Lécuyer », comme vous le faisiez avec celui qui m’a précédé, et je
vous jure que je vous servirai fidèlement !
François ne répondit pas. Il ne vit même pas le regard implorant
fixé sur lui. Il ne pensa qu’à ce qu’il venait d’entendre : « Appelez-
moi Lécuyer… » Et soudain, il sentit une grande douleur en lui.
— Il faut que je te confesse quelque chose…
— À moi, Monseigneur ! Pourquoi ?…
— Parce que tu es là. Parce que tu me ressembles. Parce que
nous nommes entre la France et l’Angleterre et que je viens de me
juger… J’ai découvert le plus grand péché que j’ai commis dans ma
vie !
— Je ne veux rien entendre, monseigneur !
— Reste et écoute-moi. J’avais autrefois un écuyer que j’ai
beaucoup aimé. Il s’appelait Toussaint. Lorsqu’il est mort, je n’ai
pas voulu qu’il soit remplacé. Tous les suivants, je les ai appelés
« Lécuyer », sans savoir leur nom. J’ai commis la plus grande faute.
Je ne les ai pas considérés comme des êtres humains. Je les ai
réduits à n’être qu’une fonction ! Tu comprends ?
Le jeune homme était affreusement mal à l’aise. Il répondit
d’une voix faible :
— Oui, monseigneur…
Le regard de François se détourna et s’abîma dans les vagues.
— C’est avec le premier que j’ai été le plus fautif. Il avait été
brigand et, pour se racheter, il s’est conduit en héros. Je ne l’ai pas
remercié d’un mot ni même d’un regard. Il attendait tout de moi : il
n’a rien eu. Il a connu la plus horrible des morts et aux souffrances
qu’il a endurées s’est ajouté, à cause de moi, le désespoir…
— Monseigneur, je vous en prie !…
— Le deuxième, lui aussi, venait des compagnies. Il a donné sa
vie pour me sauver. Qui était cet homme capable du sacrifice
suprême ? Je ne sais rien de lui, sinon le nom que je lui ai donné :
« Lécuyer ». Le troisième était un homme triste qui avait eu, dans
sa vie, un malheur. Pas un instant je n’ai parlé avec lui pour le
soulager. Je n’ai pas pris une parcelle de son fardeau. Je l’ai laissé
seul jusqu’à sa mort. Le quatrième, je l’ai appelé « Lécuyer » parce
qu’on me l’avait demandé. Mais j’ai eu tort. On peut traiter
durement un homme, on n’a pas le droit de lui enlever son nom.
Quand on connaît le nom de quelqu’un, tout peut changer d’un
coup…
François se tourna vers son interlocuteur et lui posa la main sur
l’épaule.
— Je te prends pour écuyer ! Dis-moi ton nom.
Les yeux candides se fixèrent sur lui et le jeune homme
prononça :
— François de Fleuraines…
François eut un haut-le-corps et se détourna un instant.
— Que vous arrive-t-il, monseigneur ?
— De Fleuraines, près de Chantilly ?
— Oui, monseigneur…
— Quel âge as-tu ?
— J’ai eu dix-huit ans à la Saint-Aubin…
François calcula rapidement… Dix-huit ans à la Saint-Aubin, cela
voulait dire qu’il était né le 1er mars 1359… Toutes les dates de son
aventure inoubliable avec Rose de Fleuraines étaient restées
gravées en lui : leur première nuit avait eu lieu le 26 mai 1358 et il
était reparti le 6 juin. Cela concordait exactement. Un trouble
immense l’envahit…
— Vous ne vous sentez pas bien, monseigneur ?
— C’est le mal de mer. J’y suis sensible… Maintenant, laisse-moi.
Nous nous reparlerons à terre…
La flotte aborda à Harfleur le lendemain. L’armée n’eut pas de
répit. Elle reçut aussitôt l’ordre de rejoindre du Guesclin qui, depuis
le Périgord, avait entrepris la reconquête du Bordelais.
À peine débarqué, François remarqua que son nouvel écuyer
montait mal à cheval ; faisant ensuite une courte joute avec lui, il
constata qu’il n’était pas meilleur aux armes. Il s’en étonna.
François de Fleuraines lui apprit que, son père étant mort quand il
était fort jeune, sa mère avait confié son éducation de chevalier à un
maître d’armes, dont les leçons avaient été médiocres. François
décida qu’ils ne feraient pas route au même train que les autres. Ils
chevaucheraient à vive allure, afin que François de Fleuraines
améliore son équitation et ils s’arrêteraient alors, pour s’entraîner
aux armes. Quand ils seraient rejoints par les autres, ils partiraient
de nouveau devant eux, et ainsi de suite.
François de Vivraie et François de Fleuraines rejoignirent
l’armée du connétable devant Bourdeilles, sur la Dronne, le 15
juillet 1377. Le siège était commencé depuis plusieurs jours et la
place avait l’air redoutable. Ensemble, ils longèrent ses terribles
murailles entourées par la rivière. François de Fleuraines n’avait
jamais participé à un siège et il avoua à son seigneur qu’il avait un
peu peur. François lui parla avec calme : il aurait encore plus peur
au moment de l’assaut, mais il vaincrait sa peur et il en serait, dès
lors, définitivement délivré.
L’assaut fut donné le 18 juillet au matin. Après qu’un pont
flottant eut été jeté sur la rivière, les premiers soldats s’élancèrent,
portant des échelles et des pavois. Ils furent écrasés sous les pierres.
Une deuxième vague n’eut pas plus de succès. C’est alors que le
groupe où se trouvait François reçut l’ordre d’attaquer à son tour…
Traverser le pont de planches fut facile. C’est au pied de la
muraille que tout changea. Dans cet espace réduit, les assiégés
avaient concentré leurs jets de pierres et leurs tirs de flèches : c’était
un déluge. François de Vivraie allait le premier ; François de
Fleuraines suivait. Ils tenaient leur pavois sur leur tête, assourdis
par le crépitement incessant sur le métal. De temps en temps, une
pierre plus lourde que les autres les jetait à genoux.
La progression était lente. Il fallait marcher sur les morts.
Beaucoup avaient la tête écrasée et la cervelle répandue ; d’autres
avaient le ventre ouvert, avec les entrailles pendantes ; d’autres
encore se tortillaient, essayant en vain de se mettre debout sur leurs
jambes broyées ; un mort reçut, impassible, une flèche qui lui fit
éclater l’œil… François et son écuyer arrivèrent devant deux échelles
côte à côte, parmi les rares à être encore debout. François se mit
devant l’une d’elles et lui fit signe de se placer devant l’autre.
— Monte !
François de Fleuraines le regarda d’un air désespéré.
— J’ai peur !
Un gros quartier de roche s’écrasa entre eux.
— C’est normal ! Monte !
Ensemble, ils mirent pied sur le premier barreau de leur échelle
respective et commencèrent à s’élever. François avait son bassinet,
mais François de Fleuraines ne portait qu’un casque et on voyait
parfaitement son visage. Il n’avait plus rien de beau ni
d’harmonieux. Il était déformé, rendu hideux par la peur. Il gravit
une dizaine d’échelons, puis s’arrêta et lança d’une voix
désespérée :
— Je ne peux pas !
François hurla :
— Monte !
François de Fleuraines monta encore deux échelons et s’arrêta
de nouveau.
— Je ne peux pas ! J’ai peur !
Il semblait comme soudé à son échelle et tremblait de tous ses
membres, empêchant ceux qui suivaient d’avancer. François savait
que, dans ces cas-là, il arrivait que le soldat soit tué par ses propres
camarades pour libérer le passage. Il fallait faire quelque chose…
— Regarde-moi, François !
D’un geste brusque, François de Vivraie jeta son pavois et releva
la visière de son bassinet. Il était sans protection, au milieu des
pierres et des flèches. Il fixa son écuyer.
— Maintenant, monte !
François de Fleuraines s’éleva d’un degré, puis d’un autre et d’un
autre encore… Il arriva à la hauteur de François et, les yeux dans les
yeux, chacun sur son échelle, ils repartirent vers le sommet. Autour
d’eux, les pierres et les flèches pleuvaient ; ils ne les voyaient pas, ils
ne les entendaient pas. François avait l’impression de tirer François
de Fleuraines par la seule force de son regard. Ce dernier cria
brusquement :
— Je n’ai plus peur ! Je peux mourir ! Ça m’est égal !
Et il jeta, à son tour, son pavois… À ce moment précis, François
de Vivraie dut s’arrêter. Au-dessus de lui, un soldat venait d’être tué
d’une flèche et son corps, affalé sur le barreau, lui barrait la route. Il
dut perdre de longs instants avant de pouvoir le faire basculer dans
le vide… Il releva alors la tête. François de Fleuraines avait réussi !
Il avait pris pied sur le créneau et s’élançait l’épée haute… Il se
précipita pour le rejoindre et, peu après, il était dans la place.
Ce fut pour voir son écuyer, ferraillant au milieu de trois
défenseurs. Sa science des armes était encore bien incertaine et il
passait de la peur à la témérité. François cria :
— Attends-moi !
Et, avec de terribles moulinets de son fléau d’armes, il se fraya
un chemin jusqu’à lui. Ce fut sa dernière action de combat. Aussitôt
après, on entendit circuler des ordres parmi les défenseurs : la
garnison de Bourdeilles se rendait. Du Guesclin arriva quelque
temps plus tard et François assista au spectacle familier : les Anglais
et les Français étaient séparés en deux groupes ; les premiers
étaient faits prisonniers, les seconds étaient pendus. François de
Fleuraines, qui se remettait tout juste de ses émotions, eut un
sursaut en voyant la scène.
— Pourquoi épargner les uns et pas les autres ? C’est injuste !
— Parce que les Anglais sont nos ennemis, tandis que les
Français sont des traîtres.
— Je ne comprends pas…
François de Fleuraines ne comprenait pas ! François pensa à
Louis pour qui ces choses étaient des évidences. L’un suivait les
jugements de son esprit et l’autre les élans de son cœur. Il poussa
un soupir.
— Je te l’expliquerai, François…
Le soir, au bivouac, il ne lui parla pourtant pas de politique…
Pour la première fois, il lui demanda de parler de lui.
— Quelles sont tes armes ?
— De sable à la hure de sanglier d’argent. Je ne les aime pas,
elles sont hideuses ! Père, lui, les adorait.
— Tu n’aimais pas ton père ?
— Non. Il était grossier et brutal. Il n’aimait que la guerre et la
chasse. Un jour, je l’ai vu battre ma mère. Je n’ai pas pleuré quand il
est mort.
Il faisait une magnifique nuit étoilée. Ils étaient dans une rue de
Bourdeilles, assis devant le seuil d’une maison. Des groupes de
soldats français, qui avaient bu, passaient en chantant. La voix de
François de Fleuraines s’emplit d’émotion.
— Un jour, ma mère m’a confié que peu avant le retour de Père,
pendant la Jacquerie, un chevalier était venu au château et l’avait
défendue des Jacques.
François se leva brusquement.
— Viens ! Nous nous sommes bien battus et nous sommes
fatigués. Il faut dormir…
La campagne de du Guesclin contre le Bordelais fut un triomphe.
Tous les châteaux de l’Entre-Deux-Mers furent pris les uns après les
autres : Eymet, Créon, Sauveterre, Saint-Macaire, Duras. À la fin de
l’année 1377, seule la ville de Bordeaux restait anglaise…
Depuis la prise de Bourdeilles, François de Fleuraines se battait
avec courage. Pendant les moments de repos, François de Vivraie lui
donnait des leçons de politique. Il avait le plus grand mal à vaincre
sa générosité naturelle, à lui enseigner la dureté indispensable en
temps de guerre. François de Fleuraines finit tout de même par
admettre que son seigneur avait raison, mais cela n’empêchait pas
sa sensibilité de s’exprimer spontanément. Quand François lui
raconta la chevauchée de Lancastre et l’épisode de la meunière, il ne
put retenir ses larmes…
Ils passèrent l’hiver à Bergerac. Au printemps, tout le Sud-Ouest
étant reconquis, sauf Bordeaux et Bayonne, ils partirent pour un
autre théâtre d’opérations plus au nord. Charles le Mauvais avait
recommencé à comploter contre Charles V ; il avait même tenté de
l’empoisonner et ce dernier avait jugé l’heure venue de frapper le
coup final. Il avait prononcé la saisie de ses fiefs français : le comté
d’Évreux et le Cotentin.
Entre le mois de mars et le mois de mai 1378, le connétable et
son armée reprirent tout le territoire. Les populations leur étaient
entièrement acquises et les places fortes se rendirent les unes après
les autres. Il n’y eut bientôt plus que Cherbourg qui résistait encore.
La ville était puissamment fortifiée et défendue par une forte armée
anglaise. Le 20 mai Charles V décida de lever le siège. En un an, à
part Bordeaux, Bayonne et Cherbourg, il avait liquidé tout ce qui
restait de l’Aquitaine anglaise et des possessions de Charles le
Mauvais. Il parachèverait son succès l’année suivante.
Depuis quelque temps, François de Vivraie avait un projet en
tête… Dès qu’ils furent démobilisés, il le confia à son écuyer.
— N’as-tu pas une armure ?
— Si, monseigneur, à Fleuraines. Mais je ne la mettrai que quand
je serai chevalier.
— Alors, nous allons nous y rendre. Ensuite nous irons à Vivraie,
où je t’adouberai.
François de Fleuraines se jeta à genoux, sans pouvoir prononcer
un mot. François poursuivit.
— Mais avant nous passerons par Meaux. J’ai un pèlerinage à
faire. Je veux me recueillir sur la tombe de mon écuyer, qui est mort
en combattant les Jacques, il y a exactement vingt ans.
François de Fleuraines sursauta.
— Vous vous êtes battus contre les Jacques ?
— Oui. Toute la noblesse d’alors s’est battue contre les Jacques…
Le pèlerinage de François commença par Paris. Il y arriva au soir
du 5 juin 1378. Depuis qu’il avait quitté la ville, en compagnie
d’Ariette, il y était revenu trois fois avec du Guesclin et, tout
récemment, pour trouver l’amiral, mais il n’y avait fait que de courts
séjours et il n’avait eu ni le loisir ni l’envie de se promener dans les
rues.
Cette fois, il voulut tout revoir. Et pour commencer, entrer,
comme la première fois, par la porte aux Aveugles… Il passa devant
les Quinze-Vingts, qui, depuis la construction des nouveaux
remparts, sur l’ordre de Charles V, étaient à l’intérieur des murs. Il
ne manqua pas, au passage de donner une pièce à un aveugle qui
passait, dans sa robe grise sur laquelle étaient cousues des fleurs de
lis de cuivre… François de Fleuraines allait derrière, tenant le
pennon gueules et sable de son maître et gardant un silence
religieux. Il savait qu’il était ému et partageait son émotion.
François remonta la rue de la Ferronnerie. C’était samedi, jour
des Halles, et une animation indescriptible régnait. Jamais la rue
n’avait davantage mérité sa réputation d’être la plus encombrée de
Paris… Il eut un pincement au cœur lorsqu’il vit l’enseigne de La
Vieille Science, avec son jeu de mots naïf, que Toussaint avait trouvé
avant lui. Il mit pied à terre. C’était là qu’il passerait la nuit, car sa
maison du parvis de Notre-Dame avait été louée à des bourgeois,
par l’intermédiaire de Mardochée, qui s’occupait de tous ses biens…
Le lendemain, François prit quand même le chemin de la
cathédrale, mais ce fut pour y assister à la messe du dimanche… Il
pria avec ferveur pour tous les siens, morts ou vivants, y compris
François de Fleuraines, son fils, et il pria aussi pour lui-même. Il
était agenouillé au milieu de la nef et le soleil qui tombait de la
rosace de droite, exposée au sud, faisait briller d’un éclat intense la
bague au lion… Une fois déjà, le jour des Rameaux 1358, il l’avait
vue resplendir ainsi. C’était dans cet éclairage qu’elle était la plus
belle…
Après l’office, il remonta la rue Glatigny, toute proche. La
maison de Mme Guillemette était toujours là… Il ne poussa pas la
porte ; non seulement parce qu’il n’avait pas l’intention de chercher
un plaisir déplacé, mais parce qu’il aurait trouvé derrière trop de
souvenirs : les états généraux, Jean blasphémant, Toussaint
arrosant les filles d’une pluie d’or… Comme sa jeunesse avait été
belle ! Et comme il était heureux d’en avoir laissé les ombres dans
les murs de Paris !… Oui, il avait aimé, lors de ces journées folles,
mais pas la malheureuse Gilette. Il avait été amoureux de Paris et il
l’était toujours… François rebroussa chemin et se fit un serment : si
Dieu lui en accordait la possibilité, c’est à Paris qu’il viendrait
mourir…
Jean était peut-être encore là… Il traversa la Seine et descendit
au collège de Cornouailles. Ce fut pour apprendre que son frère
avait terminé ses études. Il avait obtenu sa maîtrise de théologie
l’année précédente. Il avait été ensuite consacré prêtre et était parti
pour Avignon, où le pape l’avait appelé…
Toute la journée, François erra dans les rues de la capitale.
François de Fleuraines le suivait de loin et sa présence était si
discrète qu’il l’avait tout à fait oublié… Il ne voulut pas aller au
cimetière des Innocents. En revanche, passant devant le Temple, il
demanda à l’un des gardes des nouvelles de son illustre prisonnier,
le captal de Buch. Il lui fut répondu qu’il était mort l’an passé…
Lorsque retentit le cri de l’oublieux, François reprit le chemin de La
Vieille Science…
Il partit le lendemain et arriva à Meaux à l’aube du 9 juin. C’était
à l’aube du 9 juin 1358 que les portes du marché fortifié avaient été
ouvertes et que la charge fatale avait commencé. François voulut,
vingt ans plus tard, refaire le même chemin, à la minute près… Il
entra dans le marché et, lorsque prime sonna, se mit en marche.
Il avait imposé à son cheval un pas lent, solennel. Les maisons
avaient été reconstruites ; la vie avait repris le dessus, et c’était bien.
Il retrouva sans mal son chemin, le carrefour où le groupe des
chevaliers s’était scindé, la rue qu’il avait empruntée et où il s’était
retrouvé en première ligne… Encore quelques pas de son cheval et il
s’arrêta… C’était là.
Il mit pied à terre et s’agenouilla à l’endroit exact où le sang de
Toussaint s’était répandu. Il se signa. Derrière lui, François de
Fleuraines abaissa le pennon gueules et sable vers le sol.
François pensa à ce qui s’était passé pendant ces vingt ans.
Maintenant, le captal était mort, la France était libérée, le peuple et
la noblesse s’étaient réconciliés derrière le roi et du Guesclin.
Pourquoi avait-il fallu tant de souffrances et de malheurs pour en
arriver là ? Pourquoi avait-il fallu que Toussaint meure ? Et il lui
vint à la bouche le même mot, le seul, qu’il avait prononcé ici vingt
ans plus tôt :
— Pourquoi ?…
François se releva et se remit en selle… Il traversa les rues de la
ville, qui s’animait peu à peu. La dernière fois, on pendait, on
égorgeait, on brûlait. Maintenant, les commerçants ouvraient leurs
étals, les paysans partaient pour les champs. C’était comme si rien
ne s’était passé… François ne pouvait s’empêcher d’admirer la
prodigieuse vitalité des hommes. Il avait pourtant vu de ses yeux
Meaux anéanti jusqu’à la dernière âme. Et il voyait maintenant
Meaux vivant comme n’importe quelle cité. Il croisait des femmes,
des enfants, des vieillards. Comment était-ce possible ? D’où
venaient-ils ?
En arrivant au bord de la Marne, il s’arrêta, perplexe. Lorsqu’il
était parti, tenant Toussaint dans ses bras, il était dans un état
second. Par où était-il allé ? Il ne s’en souvenait plus. Un regrattier
passa à ce moment sur son âne, avec les légumes de son jardin dans
une boîte pendue autour du cou. François le héla.
— Je cherche une île, non loin d’ici, où l’on peut accéder par un
gué…
L’homme acquiesça :
— Ah, l’île aux Roses !…
Il pointa le doigt.
— C’est par-là.
L’île aux Roses se voyait de loin… Elle était entourée de saules et
de peupliers, mais entre leurs feuilles, des milliers de roses rouges
s’étaient glissées, s’entrelaçant comme des guirlandes de fête…
Lorsqu’il fut en face du gué, François se tourna vers son écuyer.
— J’y vais seul. Attends-moi !…
Il franchit lentement le gué et prit pied en face. Derrière le
rideau d’arbres, le spectacle était plus extraordinaire encore. Il y
avait toujours la prairie, avec la croix en son centre, mais il aurait
été impossible de dire si elle était de fer ou de pierre car le rosier,
qui s’y était enroulé, l’avait recouverte d’une épaisseur
impénétrable. C’était devenu une croix de roses…
Des roses, il y en avait partout : par massifs, dans la prairie et
surtout auprès des arbres ; elles partaient à l’assaut des immenses
peupliers, elles retombaient avec les branches des saules pleureurs.
François s’avança. Des cris retentirent. Un jeune homme et une
jeune fille sortirent de derrière la croix, nus et serrant leurs
vêtements contre eux… Il les entendit plonger dans la rivière et
s’éloigner. Il sourit… L’île de Toussaint servait de refuge aux
amoureux : c’était bien ainsi.
François était étrangement calme. Il y avait longtemps qu’il
savait qu’il ferait ce pèlerinage et il le redoutait, mais tout était
simple. Toussaint était sous le rosier de Ouarda, là où était son
cœur. Les choses étaient en ordre, ainsi qu’il l’avait lui-même voulu
et que Dieu le souhaitait sans doute.
Il s’approcha de la croix, cueillit une rose et la considéra
longuement. Il se souvenait de ces fleurs magnifiques sous la
chambre nuptiale du donjon, larges comme des assiettes, brillant
d’un éclat intense et dégageant un parfum lourd. En se multipliant,
les roses s’étaient simplifiées à l’extrême. Elles étaient devenues
menues, légères. Elles avaient perdu leur luminosité mystérieuse au
profit d’un rouge franc et vif, semblable à celui du coquelicot. Leur
odeur n’évoquait plus les chaudes nuits sarrasines, elle était
piquante, insolente.
Il parcourut des yeux les dizaines de rosiers qui l’environnaient.
La splendeur était la même qu’à Fleuraines, mais la métamorphose
était totale. Au charme de ce qui est rare avait succédé la vigueur de
la multitude, au raffinement, la beauté naturelle, à la noblesse, la
fraîcheur. En poussant dans la terre où reposait Toussaint,
l’aristocratique rose de Ouarda était devenue une fleur du peuple.
François aurait voulu parler à son écuyer, mais il lui avait tout
dit quand il avait creusé sa tombe et, de toute manière, à quoi bon ?
Quand on retrouve son frère, son autre soi-même, qu’a-t-on à lui
dire ?
Il s’allongea sur le sol et contempla le ciel limpide de juin,
semblable au paradis. C’était là aussi qu’était Toussaint. Il était
partout autour de lui et, de toute cette journée, ils ne se quitteraient
pas. François resta ainsi jusqu’au soir et s’endormit.
Lorsqu’il se réveilla, au matin, il alla se laver le visage dans la
rivière. Sa première ride était toujours là. Depuis, il y en avait eu
d’autres, mais le petit pli amer au coin de la bouche n’avait pas
changé. Il ne s’était ni atténué ni accentué et il en fut heureux.
Il remonta sur son cheval, se signa en direction de la croix et
partit sans se retourner. Sur la rive, il trouva le jeune écuyer, qui
dormait profondément. Il le réveilla et ils se mirent en route.
Ils arrivèrent à Fleuraines à la nuit tombante. En apercevant son
fils, Rose de Fleuraines fit baisser le pont-levis. De loin, elle n’avait
pas reconnu François de Vivraie et elle ne put cacher son
saisissement quand elle le vit. Elle pâlit et se mit à trembler,
pendant que son fils faisait d’inutiles présentations.
— Mère, voici le sire de Vivraie, le plus valeureux chevalier que
la terre ait porté ! J’ai la joie et l’honneur d’être son écuyer !
Bien qu’il se soit préparé à la situation, François avait perdu tous
ses moyens. Avançant dans un état second, il ne vit même pas le
visage de Rose. Il fléchit un genou devant elle et lui baisa la main.
Au passage, il reconnut sur sa poitrine la broche en or, argent et
vermeil, incrustée de diamants et de rubis. Ce fut la seule vision
qu’il emporta de ce premier contact. Après un long moment de
silence, Rose parvint enfin à parler…
— Qu’est devenu le sire de Torcy ?
— Il est mort, mère. Et l’écuyer du sire de Vivraie a péri dans le
même combat ! C’est Dieu qui l’a voulu pour que je devienne moi-
même son écuyer.
Rose de Fleuraines articula avec peine :
— Tu as raison : c’est Dieu qui l’a voulu. Allons à la chapelle
nous prosterner devant sa volonté.
La prière permit à Rose et François de souffler quelque peu.
Quand ils quittèrent la chapelle, ils étaient aussi maîtres d’eux-
mêmes que le leur permettait la situation… Elle demanda :
— Voulez-vous vous restaurer, chevalier ?
Et, sans attendre la réponse, elle entraîna son hôte en direction
du donjon… En franchissant la seconde enceinte, François eut un
choc : la tour carrée était nue ; tous les rosiers avaient disparu. La
surprise fut si forte qu’il commença :
— Où sont passés… ?
Il s’arrêta aussitôt… Rose fit semblant de ne pas avoir entendu,
mais son fils questionna :
— Que voulez-vous dire, monseigneur ?
— Rien… Je pensais à autre chose…
Au souper, François regarda enfin Rose. Elle avait dépassé la
quarantaine et pas très bien vieilli. Comme beaucoup de jeunes
femmes bien en chair, elle avait exagérément grossi avec l’âge…
Mais cela ne l’empêchait pas de la fixer avec des yeux éblouis,
éperdus… Il lui disait, par son regard, les mots qu’il lui était interdit
de prononcer : « Merci !… Merci de m’avoir donné le fils que
j’attendais ! Merci d’être la mère de mon enfant !… »
Le souper avança. François de Fleuraines parlait… Il disait son
admiration pour le seigneur de Vivraie, sa reconnaissance pour
l’enseignement qu’il lui avait donné, sa fierté d’être armé chevalier
À
par lui… Rose n’écoutait pas son fils. Elle regardait François. À la
différence d’elle-même, il avait embelli avec les années. À quarante
ans, il était sans doute au sommet de sa beauté. De son séjour
espagnol, il avait gardé un léger hâle ; ses traits s’étaient affirmés et,
s’ils s’étaient un peu durcis, ils lui donnaient quelque chose de plus
viril. Incontestablement, il évoquait l’homme au sommet de sa
puissance. Rose sentait le trouble l’envahir. Ce qu’elle éprouvait
était plus fort que de l’attirance physique ou même amoureuse ; elle
avait l’impression que François était chez lui, que c’était son mari
qui était revenu. Et il y avait à cela quelque raison : c’était leur fils
qui était assis à leur table…
François, lui non plus, n’écoutait pas son fils parler. Peu à peu, il
avait la même sensation que Rose : il était revenu dans son
château ; il était chez lui… François de Fleuraines, sans se rendre
compte de rien, continuait à discourir dans le vide. Il racontait en
détail la prise de Bourdeilles… La situation devenait intenable :
Rose l’interrompit, s’adressant à son hôte.
— Combien de temps comptez-vous rester ?
François fut soulagé de son intervention.
— Je partirai demain. Il me tarde de revoir les miens. Et, si vous
le permettez, j’aimerais me coucher maintenant. J’ai eu une journée
fatigante et… beaucoup d’émotions…
Rose se leva et lui tendit sa main à baiser. François de
Fleuraines, tout surpris de cette précipitation, se leva à son tour et
alla accompagner François jusqu’à la chambre réservée aux invités
de passage, à l’autre bout du château.
François mit longtemps avant de s’endormir. Il repensait à sa
première nuit avec Rose, lorsqu’il s’était mis au lit, en proie à un
malaise étrange, ne pouvant faire un geste vers elle, peut-être
drogué par la confiture de roses qu’elle lui avait fait goûter…
Il revoyait ensuite Rose se jeter sur lui et le déferlement, le
tourbillon merveilleux qui avaient suivi. Il revivait sa première nuit
véritable avec une femme, lorsque Rose de Fleurâmes lui avait
révélé ses plus secrets désirs, lui avait fait découvrir qu’il existait un
plaisir de l’âme, un bonheur du corps…
C’était cette nuit-là, il en était maintenant certain, qu’avait été
conçu leur fils… Il avait pour père un chevalier né pour la victoire et
pour mère, celle qui lui avait fait connaître sa première défaite.
François arpenta longtemps sa chambre, agité, fiévreux. C’était dans
ces lieux que, vingt ans plus tôt, il avait rencontré non pas l’amour,
mais l’idéal féminin et de cette rencontre était né son fils…
François de Vivraie et François de Fleuraines partirent le
lendemain à tierce, après des adieux, qui furent, par la force des
choses, terriblement conventionnels. François de Fleuraines avait
revêtu son armure, mais n’étant pas encore chevalier, il n’arborait
pas ses couleurs. Il portait toujours le pennon gueules et sable.
Ils arrivèrent à Vivraie le 1cr juillet, jour de la Saint-Martial…
Ariette se précipita à la rencontre de son mari, mais marqua une
réticence visible quand il lui présenta son nouvel écuyer. La
ressemblance physique éveilla-t-elle ses soupçons ou s’agissait-il
d’une simple intuition ? François ne le sut pas.
Au même instant, Isabelle arriva. Elle avait entendu du bruit
depuis sa chambre et accourait. En voyant qu’il s’agissait de son
père, elle eut un mouvement de déception involontaire, mais elle se
reprit et l’embrassa avec chaleur. François la regarda. Elle avait
maintenant dix-sept ans et elle était tout à fait femme. Il lui sourit :
— Ce n’était pas moi que tu attendais, n’est-ce pas ?
— Si, père, je vous assure !
— Et lui, est-il venu ?
Le visage d’Isabelle s’assombrit.
— Non…
François lui sourit de nouveau, en guise d’encouragement. Il
n’était plus l’homme que sa fille souhaitait revoir le plus. Il fallait
bien que cela arrive un jour…
Le soir, dans leur chambre, François parla longuement à Ariette
des événements qu’il venait de vivre, insistant sans le vouloir sur les
qualités de François de Fleuraines. Elle finit par l’interrompre.
— Vous ne me demandez pas de nouvelles de notre fils ?
François se mordit les lèvres. C’était vrai : pas un instant, il
n’avait pensé à Louis depuis qu’il était là.
— J’allais le faire…
Ariette raconta, d’une voix chargée de chagrin… Voyant qu’il
n’arrivait à rien par la force, le comte de Tancarville avait essayé la
douceur. Il avait sorti Louis du corps de garde et l’avait pris dans
son entourage, comme page. Le résultat avait été déplorable. Parlant
à peine, mais laissant traîner ses oreilles partout, Louis s’était
comporté comme un véritable espion. Excédé, Jean de Tancarville
l’avait renvoyé avec les soldats…
Ariette termina sur ce triste sujet et ce fut alors seulement
qu’eut lieu leur traditionnel assaut amoureux… Bien qu’ils se soient
quittés depuis plus d’un an, François ne sentit pas chez sa femme la
même ardeur triomphante. Il n’osa lui en demander la raison…
Peut-être la devinait-il et ne voulait-il pas l’entendre ? Une ombre
s’était glissée entre eux…
Cette raison, cette ombre, s’appelait sans doute François de
Fleuraines. Dès le lendemain, François ne cessa de s’occuper de lui,
malgré tout l’amour qu’il avait pour Ariette. Il décida que son
adoubement aurait lieu à la Toussaint suivante et, d’ici là, s’employa
à parfaire son entraînement. Malgré tous ses efforts et ses leçons, il
n’arriva pas à lui faire acquérir l’habileté nécessaire. François de
Fleuraines n’était pas doué pour les armes… François se résolut
alors à lui donner des conseils de prudence ; il lui enseigna
comment éviter le combat avec un adversaire plus fort que soi…
Le 31 octobre 1378, à vêpres, François de Fleuraines entra dans
la chapelle consacrée à saint Louis. Ses éperons et son épée avaient
été déposés sur l’autel, de même que son blason : de sable à la hure
de sanglier d’argent, qu’il trouvait si laid… Avant de s’en aller,
François lui demanda s’il savait à quoi il allait penser pendant la
nuit… Le jeune homme secoua la tête, l’air désemparé.
— Non, monseigneur. Ne pourriez-vous m’aider ?
— Je le peux… Demande-toi comment triompher de ton plus
redoutable ennemi.
Et il le laissa seul.
François monta dans sa chambre. Il se coucha près de sa femme
qui lui déclara, avec un sourire d’excuse, qu’elle se sentait lasse.
D’ailleurs, depuis quelque temps, Ariette était de plus en plus
souvent lasse au lit. François n’insista pas, il attendit qu’elle soit
endormie, s’emmitoufla dans une pelisse et monta sur le chemin de
ronde.
Il faisait une nuit claire et froide, traversée de nuages. Il était
heureux de la fatigue réelle ou feinte d’Ariette. De toute manière, il
n’aurait pu dormir, tandis qu’en bas, dans la chapelle, son fils était
en proie aux terribles interrogations de sa veillée d’armes, le
moment le plus impressionnant, peut-être, de la vie d’un chevalier…
Il devait être en union avec lui, ne pas le quitter un instant par la
pensée…
Matines sonnèrent. C’était la Toussaint. François se dit que
l’année de ses quarante ans venait de s’achever : il en avait
maintenant quarante et un. Il eut également une pensée pour
Toussaint, couché dans l’île aux Roses. La solennité de l’instant lui
arracha un frisson ; il s’agenouilla sur la pierre glacée du donjon et
se mit à prier à haute voix :
— François, que tous les saints, dont c’est la fête aujourd’hui, te
viennent en aide ! Je suis sûr qu’en ce moment, tu penses au siège
de Bourdeilles et que tu imagines que ton pire ennemi était celui
qui t’attendait, là-haut, avec des pierres, des flèches et de l’huile
bouillante. Ce n’est pas vrai, François. Pense à ton visage défiguré
par la peur : il était là, ton ennemi, en toi-même ! Ton véritable
ennemi est toi-même, mais je te jure que, si je le peux, je serai
toujours là pour t’en protéger…
Et François pria toute la nuit, pensant à sa propre veillée d’armes
et répétant :
— Trouve, François ! Trouve pour moi !…
Au matin il quitta transi le chemin de ronde, se revêtit de son
armure, – car c’était ainsi qu’il voulait assister à la cérémonie – et
descendit dans la chapelle. François de Fleuraines était à genoux et
se redressa vivement à son approche. Son visage était éclairé par la
joie d’avoir trouvé. Il lui reposa sa question :
— Comment pourras-tu triompher de ton plus redoutable
ennemi ?
Et François de Fleuraines répondit avec ferveur :
— En vous étant fidèle…
François s’attendait à tout, sauf à cela. Il regarda le jeune
homme.
— N’as-tu pas songé que ton plus redoutable ennemi était toi-
même ?
— Qu’importe, puisque vous me protégerez aussi de moi-
même…
Désarmé, François ne sut que dire ; le curé fit son entrée et la
cérémonie commença.
Elle fut brève. Après la messe et le serment, François de Vivraie
donna à François de Fleuraines le soufflet traditionnel et accrocha à
son cou l’écu à ses couleurs. Il aurait voulu qu’une grande fête suive
l’adoubement, mais par égard pour Ariette, il se contenta d’un
simple repas.
François de Fleuraines passa l’hiver à Vivraie.
À Paris, d’importants événements se préparaient. Après ses
brillantes victoires, Charles V avait décidé de s’attaquer à son
dernier ennemi : le duc de Bretagne. Jean IV se comportait, en effet,
comme son adversaire déclaré. Il résidait à Londres et non à
Nantes ; il avait participé à la chevauchée de Lancastre ; il donnait
tous ses fiefs de Bretagne à des Anglais ; il avait même conclu un
traité avec le feu roi Édouard III… Une telle conduite l’avait fait
détester peu à peu de tous ses sujets et le roi de France avait décidé
d’en profiter…
Le 9 décembre 1378, il cita à comparaître devant son parlement
le « soi-disant duc de Bretagne ». Trois fois, l’huissier appela, en
vain, le nom de Jean IV et Charles, prenant acte de son absence,
rendit alors sa sentence…
Tout le monde s’attendait à ce qu’il donne le duché à Jeanne de
Penthièvre… Si cela avait été le cas, personne, même parmi les
anciens partisans de Montfort, ne s’y serait opposé… Mais ce fut
une tout autre décision qu’il prit : le duché de Bretagne cessait
d’exister ; il était réuni à la couronne de France !…
Charles V, le roi sage, venait de commettre la première erreur de
son règne. En agissant ainsi, sans doute avait-il l’intuition des
frontières naturelles de la France, mais il avait considérablement
sous-estimé le sentiment national breton… Quand la nouvelle fut
connue en Bretagne, elle souleva l’indignation générale… À Rohan,
quarante barons bretons fondèrent une « Confédération pour la
défense de l’indépendance ». Symboliquement, la présidence en fut
donnée à Jean de Beaumanoir, le chef des Trente, le champion de la
cause française contre l’Angleterre…
Du jour au lendemain, Jean IV, le duc détesté, retrouva une
popularité inespérée. Menacée dans son existence, la Bretagne,
toutes tendances confondues, fit bloc derrière lui. Il quitta
l’Angleterre et, le 3 avril 1379, débarqua à Saint-Malo, où il fut
accueilli triomphalement. Les habitants de la ville plongèrent à la
vue de son bateau et l’escortèrent à la nage… Sur le quai, Jeanne de
Penthièvre l’attendait, à genoux, pour lui faire hommage. Elle
préférait son mortel ennemi au rattachement à la France…
Charles V s’entêta. Il chargea ses deux principaux capitaines de
mater la révolte. Il s’agissait, bien sûr, du connétable, et d’Olivier de
Clisson. Par une ironie du sort, ils étaient bretons tous les deux…
Du Guesclin et Clisson supplièrent le roi de renoncer. Il ne les
écouta pas et fut impitoyable : le connétable mettrait le siège devant
Rennes, Olivier de Clisson devant Nantes.
C’est ainsi que, début mai 1379, François reçut un message de
Du Guesclin, lui ordonnant de le rejoindre sous les murs de Rennes.
François en fut désespéré… Bien sûr, il obéirait. Il avait fait, une fois
pour toutes, le choix d’obéir au roi et à ses représentants quelles
que soient les circonstances, mais il le ferait la mort dans l’âme. Car
pour satisfaire à son devoir, il allait être obligé de se battre contre la
Bretagne et surtout – c’était cela qui le déchirait le plus – contre sa
marraine…
Il prit la route le 10 mai, en compagnie de François de
Fleuraines, pour le court trajet qui le menait à Rennes. François de
Fleuraines allait, pour la première fois se battre en chevalier et,
n’étant pas breton, il n’avait pas de raison d’éprouver de contrariété
particulière, mais il était triste parce que François l’était…
Après avoir longtemps cheminé en silence, François se tourna
vers son compagnon. Il aurait tant souhaité partir avec lui pour une
autre guerre… Mais quoi qu’il en soit, ils allaient se battre et l’heure
était venue de lui donner ses derniers conseils :
— François, tu es maintenant mon égal. Tant que tu étais écuyer,
tu me devais assistance et protection. À présent, tu ne devras plus te
soucier que de toi. Si je suis blessé, tu ne devras pas me secourir ; si
je tombe, tu ne devras pas me relever. Au combat, un chevalier ne
pense qu’à lui-même, sinon, il est perdu.
Sachant la générosité instinctive du jeune homme, il tint à lui
faire jurer de respecter cette règle. François de Fleuraines jura.
Parvenus à destination, ils trouvèrent une armée sinistre. Le
siège s’organisait dans une atmosphère lugubre. La plupart des
soldats étaient bretons et leur peu d’ardeur était visible. Au bout de
quelques jours, François eut la certitude qu’aucune action militaire
n’aurait lieu… Du Guesclin avait conduit son armée devant Rennes
pour obéir au roi, mais il ne donnerait pas l’ordre d’attaquer, pour la
simple raison qu’un tel ordre ne serait pas suivi.
Fin juin, le comte de Tancarville les rejoignit avec ses gens.
Parmi les simples soldats figurait Louis de Vivraie… Celui-ci alla
aussitôt saluer son père… Il le trouva dans sa tente, en train de
bavarder avec François de Fleuraines. Il s’inclina profondément
devant eux, non sans jeter au dernier un regard aigu.
— Père… Monseigneur…
Louis allait sur ses seize ans. Il était grand ; il n’avait pas la
constitution d’un athlète, mais il était bien fait ; son visage était
régulier et ses cheveux très bruns, lisses et bien peignés, avaient de
beaux reflets bleus. Mais toute sa personne avait quelque chose de
sombre et d’inquiétant. François pria François de Fleuraines de se
retirer. La comparaison le faisait souffrir…
Il resta seul avec son fils. Ne sachant quoi lui dire, il lui confia
les tourments que lui causait la guerre actuelle. Louis ne fut pas de
son avis.
— L’intérêt du pays passe avant celui de la Bretagne, père.
— Je le sais ! Mais crois-tu qu’il soit agréable de se battre contre
Beaumanoir, le héros des Trente ?
— Le temps de la chevalerie est passé…
François sentit la colère monter en lui.
— Sais-tu que je me bats aussi contre ma marraine ?
— Quand cela serait votre mère, qu’est-ce que cela changerait ?
François leva la main pour frapper, mais l’abaissa, résigné. À
quoi bon ? Tout était joué… Le destin de Louis était tracé. Ce
dernier reprit la parole d’une voix calme.
— Je reconnais pourtant une chose, père : la décision du roi était
une erreur. Si j’avais été son conseiller, je l’en aurais dissuadé. La
Bretagne n’est pas prête pour un tel changement.
— Va-t’en !
— Bien, père…
Louis s’inclina et partit. François le suivit du regard, tandis qu’il
s’éloignait : de temps à autre, il s’arrêtait devant un groupe en train
de discuter, écoutait quelques instants et repartait. Son destin était
tracé. Calculateur infaillible, il était prêt à servir impitoyablement la
bonne cause, à défendre le droit au prix du sang et des larmes.
Le siège de Rennes, qui n’était qu’un simulacre pour complaire
au roi de France, s’éternisa. Avec l’automne, les pluies arrivèrent et
l’ennui fit des ravages. Les assiégeants en furent réduits à s’exercer
aux armes entre eux ; les arbalétriers s’entraînèrent à la cible ;
chaque jour qui passait amenait des désertions nouvelles…
Dans cette guerre sans combat, il y eut pourtant une victime… Le
dernier jour du mois d’octobre, Louis de Vivraie passa par mégarde
devant des arbalétriers à l’entraînement et un carreau lui traversa la
main droite. Prévenu en toute hâte, François accourut. Louis, qui
avait été installé dans la tente personnelle du comte de Tancarville,
avait la main déchiquetée. Il perdait son sang en abondance. En
voyant son père, il eut un faible sourire.
— Je ne porterai jamais la bague au lion…
François regarda son fils. Au fond de lui-même, il eut la certitude
que Louis en était heureux et, en réfléchissant plus profondément
encore, il dut s’avouer que lui l’était aussi… Le chirurgien le
bouscula, la scie à la main.
— Il faut faire vite, monseigneur !
Il se mit à l’ouvrage. Louis supporta la douleur sans un cri, ne
détournant pas les yeux devant le hideux spectacle. Lorsque sa main
tomba d’un coup, il s’évanouit enfin…
Louis de Vivraie resta une semaine entre la vie et la mort. Mais
la cicatrisation se fit et, à la mi-novembre, ses jours ne furent plus
en danger. Les pluies redoublaient, transformant le camp en
bourbier. Les départs de chevaliers bretons se multipliaient et
François décida de partir à son tour, en emmenant son fils. Au
château, Louis serait plus à même de se rétablir.
À Vivraie, François passa les jours les plus sombres qu’il avait
connus depuis bien longtemps. Ariette, horrifiée par la blessure de
son fils, qu’elle considérait comme une punition du ciel, semblait
avoir perdu pour toujours sa bonne humeur. Isabelle ne quittait pas
sa chambre, attendant Raoul de Mollène, qui ne venait pas… Les
nouvelles de Bretagne étaient toujours aussi désespérantes : le roi
s’obstinait dans cette guerre insensée. Clisson était toujours devant
Nantes et du Guesclin devant Rennes. Selon les bruits qui
couraient, ce dernier allait rendre son épée de connétable et partir
pour l’Espagne, conquérir son royaume de Grenade.
François allait tous les jours au chevet de Louis. Il l’interrogeait
sur son état de santé, qui évoluait de manière satisfaisante, et
restait de longs moments sans trouver ses mots… Louis, silencieux
lui aussi, le regardait en souriant. Il était le seul, au château, à avoir
l’air à l’aise… Sa mutilation le rendait intouchable. Quels reproches,
quels conseils, même, pouvait-on adresser à un infirme ? Plus que
jamais, son destin était scellé. Par la force des choses, il ne serait
jamais chevalier. Il serait l’homme de l’ombre, celui qui envoie les
autres se battre et décide, derrière eux, de leur sort…
François avait une raison supplémentaire d’être maussade.
François de Fleuraines était resté au siège de Rennes et lui
manquait. C’était lui son vrai fils, lui qui écoutait ses leçons avec
une attention passionnée, qui lui vouait une admiration sans
borne… C’est à François de Fleuraines et à nul autre qu’il pouvait
transmettre le peu que l’existence lui avait appris, comme
Enguerrand l’avait fait avec lui-même…
Tout au début de l’année 1380, Ariette lui apprit une nouvelle
apparemment heureuse, mais que tous deux ressentirent comme
une catastrophe : elle était enceinte. Ils ne firent ni l’un ni l’autre de
commentaire, mais ils pensèrent à la même chose : la prédiction de
Tiphaine. On était dans une année paire ; c’était le quatrième
enfant ; il ne survivrait pas. Un autre petit être allait connaître le
sort de Catherine…
L’arrivée à Vivraie de François de Fleuraines, à la fin du mois
d’avril, fut une véritable délivrance. D’autant qu’il était porteur
d’une grande nouvelle : Charles V avait enfin compris son erreur. Il
avait levé le siège de Rennes et de Nantes. À la suite du connétable,
l’armée française partait pour le Gévaudan, combattre les dernières
compagnies.
François décida de s’en aller sur l’heure. Ariette, qui approchait
de ses quarante ans, supportait mal sa grossesse. Elle était alitée
depuis quelques jours, et c’est dans leur chambre qu’il prit congé
d’elle. Comme à son habitude, elle voulut être souriante, mais elle
n’en eut pas la force. Tandis qu’ils s’embrassaient, elle fondit en
larmes ; elle l’agrippa, le suppliant de ne pas partir et François dut
s’arracher de ses bras. Sa fille et son fils l’attendaient sur le pont-
levis. Isabelle pleurait, mais il était difficile de dire si c’était à cause
de son départ, car elle ne cessait plus, désormais, de pleurer. Quant
à Louis, il le salua en agitant son moignon et François sentit fort
bien qu’il entrait dans son geste une bonne part de défi.
François de Vivraie et François de Fleuraines rejoignirent
l’armée française à Nantes. François se sentit revivre. Ils étaient
tous là, derrière la bannière du connétable : Clisson, Sancerre,
Bourbon, Tancarville… La guerre retrouvait son sens. On allait
prendre deux places fortes occupées par deux redoutables chefs de
bande, Chaliers, tenue par Bertucat d’Albret, et Châteauneuf-de-
Randon, tenue par Pierre de Gallard.
De la Bretagne au Gévaudan, la route était longue et l’armée de
du Guesclin allait à petites étapes. En chemin, François de Vivraie et
François de Fleuraines eurent tout le temps de se parler. Le jeune
homme raconta sa vie : son enfance au château, la mort de son père,
l’éducation que lui avait donnée sa mère, ses premières amours, ses
espoirs, ses craintes. Il ne s’était jamais confié ainsi et il en
éprouvait une joie immense. François, de son côté, avait
l’impression de se retrouver vingt ans plus tôt et lui donnait des
conseils pour lui éviter les erreurs qu’il avait faites lui-même. Bien
qu’ils soient chevaliers tous les deux, ils n’avaient pu réussir à
établir entre eux des relations d’égalité. François de Fleuraines
continuait à dire à François « Monseigneur » et ce dernier avait pris
l’habitude de l’appeler « François »…
Au Puy, Bertrand du Guesclin décida de s’arrêter deux semaines
afin de faire ses dévotions à la Vierge Noire. Il vouait, en effet, un
culte tout particulier à Notre-Dame, comme l’indiquait le cri de
guerre qu’il avait choisi. Pendant ces journées d’inaction, François
put approcher à plusieurs reprises le connétable. Il le trouva
étonnamment vieilli. Ses cheveux étaient gris et son visage très
marqué… En fait du Guesclin paraissait son âge, mais il déployait
depuis toujours une telle activité qu’on avait oublié qu’il avait
soixante ans…
Du Puy, l’armée se remit en marche vers le sud et elle arriva, le 3
juin, devant Chaliers, tenue par Bertucat d’Albret. La place forte,
comme la plupart, dans cette région accidentée, était pratiquement
imprenable. Elle se dressait au sommet d’un pic dénudé. François,
en l’apercevant, pensa à Lumiel en plus vaste. Mais face à l’énorme
armée française, elle n’avait aucune chance… Du Guesclin prit
position et attendit que la garnison lui fasse des propositions de
reddition. Il n’en fut rien. Les assiégés avaient l’intention de se
battre jusqu’au bout. Bertucat d’Albret, ainsi qu’on l’apprit par les
paysans des environs, était une sorte de fou qu’aucun danger
n’effrayait…
Au matin du 6 juin, François de Vivraie et François de Fleuraines
allèrent se promener sous les murailles. Une journée superbe
s’annonçait. Pour une fois, c’était François qui parlait de lui. Il
évoquait Lumiel, ses aventures espagnoles…
Des cris éclatèrent soudain et une cohue hurlante dévala du
château : la garnison de Chaliers tentait une sortie.
François de Vivraie et François de Fleuraines étaient à pied et
n’avaient pas le temps de fuir. Mais ils avaient, heureusement, leur
armure et firent face, dégainant leur épée. Ils se retrouvèrent
aussitôt entourés d’une nuée de fantassins, tandis que ceux des
assaillants qui étaient à cheval, continuaient, plus loin, vers le
camp…
François aurait préféré avoir son fléau d’armes, mais il était loin
d’être maladroit à l’épée et, frappant à deux mains, parvint à se
dégager… Il chercha alors du regard l’armure avec l’écu au sanglier
et finit par l’apercevoir en dangereuse posture. Au lieu de rompre,
comme il l’aurait dû, François de Fleuraines s’était laissé enfermer
et les coups pleuvaient sur lui. François courut dans sa direction et,
au même instant, le vit tomber…
Il se jeta dans la mêlée, essayant désespérément de l’approcher,
mais les soldats ennemis étaient trop nombreux. Il avait beau
cogner comme un bûcheron, charger comme un taureau, il était
sans cesse repoussé ou devait reculer de lui-même pour sauvegarder
sa vie. Il fallut, au bout d’un temps interminable, une charge de
chevaliers français venus à la rescousse, pour qu’il arrive enfin
jusqu’à lui.
François de Fleuraines était à terre, incapable de se relever… La
garnison de Chaliers revint alors en force et François se vit de
nouveau entouré d’ennemis. Des haches se levèrent. Il n’avait qu’un
moyen de protéger le blessé, un seul. Abandonnant son épée, il se
jeta sur lui et le couvrit de son corps. Pendant quelques instants, ce
fut un martèlement épouvantable sur son armure, puis les coups
cessèrent. Une nouvelle attaque venait de faire décrocher les gens
des compagnies, qui s’enfuyaient en désordre…
François resta seul avec François de Fleuraines. Il avait le visage
tout blanc ; il était couvert de sueur et s’efforçait de sourire.
— Où sont vos leçons ?… « Au combat, le chevalier ne doit
penser qu’à lui-même »…
— Ne parle pas. Garde tes forces…
François regarda sa blessure. Il avait été touché au ventre. Ses
intestins s’échappaient de l’acier troué ; le sang coulait en
abondance…
— Ce n’est pas grave. On va te soigner et te guérir…
Les yeux de François de Fleuraines s’accrochèrent aux siens.
— N’avez-vous rien à me dire ?…
La folle sortie de Bertucat d’Albret tournait au désastre. La
contre-attaque française avait été si violente que la garnison n’avait
pas eu le temps de rentrer dans la place et, maintenant, toute
l’armée s’engouffrait dans Chaliers par les portes ouvertes. Alors,
tandis que chevaliers et fantassins s’élançaient derrière les
bannières en poussant leurs cris de guerre, François se pencha sur
le blessé… Il lui retira l’écu à la hure de sanglier et le jeta au loin.
Puis, il enleva son propre écu et le lui passa au cou…
— Tu es mon fils, François ! Si tu savais combien tu es mon fils !
Mon seul fils !…
François de Fleuraines se mit à caresser l’écu gueules et sable,
l’air incrédule… François l’étreignit.
— Tu es mon fils ! Je te le jure sur les Évangiles, sur ma part de
paradis !…
L’état du blessé s’aggravait rapidement… Du sang était apparu au
coin de ses lèvres ; il respirait avec difficulté… François se pencha
tout contre lui.
— Le chevalier qui est venu pendant la Jacquerie, c’est moi… Il y
avait alors, autour du donjon, des rosiers roses magnifiques…
Le visage de François de Fleuraines s’illumina d’une joie
indescriptible.
— Ils sont morts quand j’avais quatre ans… Pendant le grand
hiver…
— Il y avait aussi un rosier rouge que tu n’as pas connu. Il était
encore plus beau que les autres. Ta mère me l’a donné par amour de
moi…
François de Fleuraines ne semblait plus entendre… Il avait
recommencé à caresser le blason gueules et sable, répétant d’une
voix faible :
— François, bâtard de Vivraie…
Une grimace de douleur le parcourut soudain.
— Père, j’ai soif !…
François n’ignorait pas qu’en cas de blessure au ventre, le fait de
boire entraîne la mort immédiate. Mais il n’hésita pas. Un chevalier
passa, avec une gourde qui pendait à sa selle. Il la lui arracha,
l’ouvrit et soutint la tête du blessé…
Les yeux de François de Fleuraines se posèrent sur les siens et
s’y fixèrent avec autant d’intensité que lorsqu’ils étaient montés
ensemble à l’assaut de Bourdeilles… François pensa que, lui aussi,
savait que boire était fatal et qu’il lui demandait de l’aider dans son
ascension, bien plus vertigineuse et terrifiante que celle d’un
château. Il mit dans son regard tout l’amour, tout le réconfort dont
il était capable : celui de François de Fleuraines était, comme à
l’ordinaire, candide, admiratif, reconnaissant…
— Bois, mon fils…
Il but sans le quitter des yeux, puis il eut un bref sursaut et sa
tête partit en arrière.
Chaliers était tombée. Les soldats allaient en tous sens en
poussant des cris joyeux, ramenant du butin ou des prisonniers
anglais. Ici et là, on pendait les Français aux arbres. François avait
allongé son fils sur une civière. Il lui avait fermé les yeux, joint les
mains et avait rajusté les plaques de son armure, pour dissimuler sa
blessure.
François de Fleuraines, maintenant délivré de ses souffrances,
était serein, presque rayonnant, avec son écu gueules et sable au
cou. François avait l’impression de se voir lui-même, s’il avait été
tué à Poitiers… Il était en proie à une douleur indicible et, tout
comme avec Toussaint, c’était la même question qui revenait :
« Pourquoi ? »…
Entre le visage entrevu aux feux de la Saint-Jean et ce mort de
vingt et un ans, trois ans, à peine, s’étaient écoulés… Pourquoi ?…
Pourquoi Dieu lui avait-il rendu son fils, si c’était pour le lui
reprendre ? Pourquoi l’avait-il laissé lui donner tant de leçons de
vie, tant de conseils d’avenir, alors que sa tombe était si proche ? Et
surtout, pourquoi Dieu avait-il voulu que son fils véritable, sa joie,
sa fierté, son trésor, soit son bâtard ?…
La place de François de Fleuraines était à Vivraie, la place de la
bague au lion était à son doigt. Il en avait toutes les qualités, toutes,
sauf le nom…
La nuit tomba… Des moines porteurs de torches vinrent prendre
la civière. C’étaient ceux du couvent de Chaliers tout proche, dont
on voyait les toits roses en contrebas. François suivit leur cortège.
Ils emmenaient, pour les inhumer, les chevaliers tués au cours de
l’affrontement.
Ils n’étaient pas nombreux et furent déposés dans la chapelle.
François veilla son fils toute la nuit et, au matin, assista à l’office
funèbre, auquel furent présents du Guesclin et les principaux chefs
de l’armée.
Des tombes avaient été ouvertes dans le cloître. Les dalles
avaient été soulevées et les proches des disparus furent invités à
dire au frère graveur le nom qu’il devrait y mettre. François venait
de voir le cercueil se refermer sur l’écu gueules et sable et
disparaître dans le sol. Lorsque le frère graveur l’interrogea, il
demanda qu’on inscrive : « François de Vivraie »…
Après la prise de Chaliers, l’armée se mit en route vers
Châteauneuf-de-Randon, où elle arriva le deuxième jour de juillet.
François n’était que l’ombre de lui-même et le décor sinistre qu’il
découvrait l’accablait encore davantage.
Le camp avait été dressé au hameau de L’Habitarelle. La place
forte de Châteauneuf-de-Randon était plus haut, au sommet d’une
longue falaise de roches noires aux arêtes acérées, coupantes
comme des couteaux. Elle se dressait sur le ciel, dominant un
paysage désolé… La première journée fut torride mais la nuit qui
suivit fut glaciale et, le lendemain, ce fut de nouveau la fournaise.
En cette saison et à cette altitude, les écarts de température étaient
considérables et rien n’était plus éprouvant pour l’organisme…
Contrairement à ce qui s’était passé à Chaliers, les assiégés
avaient aussitôt engagé des tractations et leur chef, Pierre de
Gallard, avait fini par accepter de se rendre le 13 juillet s’il n’avait
pas été, entre-temps, secouru. Pour garantir sa parole, il avait livré
des otages.
François n’en savait rien… Il contemplait sans mot dire ce
paysage tout noir, fait de crêtes et de précipices, qui lui faisait
penser à l’enfer. Il s’était replié sur lui-même, ne parlant à
personne, n’écoutant personne… Il lui semblait que son cœur était
devenu aussi desséché que cette roche aride ; que la vie tout entière
était à l’image de ces étendues désolées…
L’espoir ne pourrait jamais renaître en lui, tout comme aucune
fleur, aucun buisson ne poussait sur ces cailloux. Son espoir, il
s’appelait François de Fleuraines et il avait été fauché par la mort à
vingt et un ans.
Pourtant, une nouvelle parvint à franchir la solitude dans
laquelle il s’enfermait. Le connétable n’allait pas bien ; le
connétable était malade… Le 5 juillet, le bruit courut qu’il ne
pouvait plus monter à cheval sans l’aide de son écuyer ; le 6 qu’il ne
pouvait plus monter du tout ; le 7 juillet, qu’il ne marchait pas sans
qu’on le soutienne et le 8, enfin, qu’il était cloué au lit…
Ce 8 juillet était un dimanche… Toute l’armée assista à une
messe en plein air, pour la guérison de son chef. Mais Bertrand du
Guesclin continua d’être dévoré par la fièvre. Les alternances de
température avaient été trop dures pour son corps déjà âgé et très
éprouvé par les incessantes épreuves qu’il lui avait fait subir. À
L’Habitarelle, les médecins venus de Mende se succédaient ; les
paysans des environs apportaient, avec des mots touchants, des
remèdes de bonne femme…
Le 9 juillet, le connétable fit son testament et remit le
commandement au maréchal de Sancerre. Il connut, pendant trois
jours, un léger mieux, mais le vendredi 13 juillet 1380, au matin, il
comprit que c’était la fin. Il fit transporter son lit hors de sa tente,
pour que chacun le vît, et appeler ses capitaines, ses chevaliers et
ses soldats…
Midi approchait. Il faisait une chaleur aussi accablante que les
jours précédents. Tous les assistants étaient tête nue, portant leur
bassinet ou leur casque sous le bras et tous pleuraient. Non parce
que c’était le connétable qui était en train de mourir, ni même parce
que c’était le plus grand capitaine français, le libérateur du pays,
mais parce que leur deuil était personnel. Du dernier des soudards
au maréchal de France, tous pleuraient Bertrand…
Sur son lit, Bertrand du Guesclin étreignit l’épée aux fleurs de
lis. Il pria le maréchal de Sancerre de s’approcher. Il baisa le
pommeau et la lui tendit.
— Vous la rendrez au roi… J’espère en avoir fait bon usage…
François pleurait avec les autres. À ses larmes pour le mourant
se mêlaient celles pour son fils disparu… Le connétable voulut
s’adresser à tous ses soldats.
— Souvenez-vous que vous ne devez combattre que ceux qui ont
l’arme au poing ; que les gens d’Église, les femmes, les enfants ne
sont pas vos ennemis…
Il poursuivit :
— Je recommande au roi… ma femme…
Mais il s’arrêta et soupira.
— Adieu, je n’en peux plus…
Un médecin se précipita… Il était mort. Il était midi.
La garnison de Châteauneuf-de-Randon apprit aussitôt la mort
du connétable. Prétextant que c’était avec lui qu’il avait conclu
l’accord, Pierre de Gallard voulut refuser de se rendre. Mais le
maréchal de Sancerre menaça d’exécuter les otages et il s’inclina. Il
vint lui-même déposer les clés de la forteresse sur le corps de
l’illustre mort, suivi de ses hommes, des Anglais pour la plupart, qui
allèrent le saluer après lui.
L’armée aurait dû partir sans délai, mais un contretemps retarda
son départ. À l’ouverture du testament on découvrit que du
Guesclin avait exprimé le vœu d’être enterré à Dinan. Or, chacun
savait que Charles V voulait qu’il soit inhumé à Saint-Denis, aux
côtés des rois de France… Laquelle des deux volontés, celle du mort
ou celle du roi, devait-elle l’emporter ?
Finalement, le maréchal de Sancerre décida que c’était celle du
roi. Mais une journée entière avait été perdue en discussions et, à
cause de la chaleur, le cadavre du connétable s’était décomposé
rapidement. Il fallut rester deux jours supplémentaires pour le faire
macérer dans du vinaigre et ce fut seulement le 17 juillet que
l’armée put se mettre en marche, en direction de Paris.
Le retour fut lugubre. Il était retardé par l’émoi des populations
qui entouraient l’armée, avec les plus grandes démonstrations de
détresse. La chaleur était tout aussi intense et, au fil des jours, la
bière dégagea une odeur de plus en plus pestilentielle, à tel point
que, bientôt, nul ne put l’approcher. Elle allait seule, sur un chariot
sans conducteur, traîné par une mule et, au campement, était
laissée dans un endroit à l’écart…
François se sentait mal. Le jour, il bouillait, la nuit, il frissonnait.
Il avait contracté, là-haut, à Châteauneuf-de-Randon, la même
fièvre qui avait emporté du Guesclin. Jusque-là, son organisme,
entraîné à la dure, avait résisté à ce genre de maladie. Mais les
épreuves morales l’avaient trop atteint. Son esprit ne soutenait plus
son corps, qui était devenu subitement vulnérable…
L’armée arriva au Puy le 30 juillet et la puanteur était tellement
insupportable qu’il fut évident qu’on ne pourrait aller plus loin
ainsi. Les moines jacobins proposèrent alors de retirer les viscères
en échange de l’honneur de les enterrer dans leur couvent…
L’opération dura deux jours, pendant lesquels toute l’armée resta
figée, sous le coup de cet événement macabre, qui rappelait si
cruellement l’atroce destinée du corps humain…
L’éviscération terminée, une messe solennelle eut lieu le 2 août,
dans la cathédrale. François eut du mal à rester debout tant sa fièvre
était forte, mais c’était dans son cœur qu’il souffrait le plus. Il y
avait deux mois, il adorait, ici même, la Vierge Noire. Le connétable
était au premier rang et François de Fleuraines était à ses côtés.
Maintenant, le connétable était un cadavre puant et François, son
fils, était mort… François se sentait infiniment fragile, à la merci du
moindre coup…
Lorsqu’il sortit, il alla dans sa tente avec l’intention de se mettre
au lit, mais un homme l’attendait sur le seuil. Il reconnut un des
gardes de Vivraie, qui s’inclina à son arrivée et lui tendit deux plis. Il
désigna l’un d’eux.
— Cette lettre est de votre fils, monseigneur. Il demande que
vous la lisiez en premier…
François frissonna et ce n’était pas de fièvre. Il entra dans la
tente, tandis que le garde restait sur le seuil. Il ouvrit la lettre. Elle
était de Louis, mais ce n’était pas, bien sûr, lui qui l’avait écrite. Il
reconnut l’écriture d’Isabelle.
De Louis de Vivraie, à François, sire de Vivraie et de Cousson.
Vénéré père,
J’ai le douloureux devoir de vous apprendre la plus triste des
nouvelles : notre mère, votre épouse, est morte ce 2 juillet,
Visitation de Notre-Dame, en accouchant d’un garçon…
François se glaça d’un coup… C’était comme si toute la neige de
l’hiver était tombée sur lui, comme si le sang qui coulait dans son
corps était devenu froid, lui aussi… Il ne souffrait pas, il était transi.
Il frissonna encore une fois, et continua à lire…
« Les circonstances de ce jour funeste entre tous resteront à
jamais gravées dans nos cœurs. Les douleurs se sont déclarées à
tierce et la délivrance a eu lieu vers midi. La dame ventrière a alors
appelé à grands cris. Nous nous tenions dans la chapelle, avec le
curé et le médecin. Le curé n’a pu donner le baptême à l’enfant, qui
était sans vie. Le médecin n’a pu arrêter l’écoulement de sang, qui
faisait perdre rapidement ses forces à notre mère. Voyant sa fin
inévitable, elle a demandé les sacrements. Le curé, après que nous
les eûmes laissés seuls, m’a affirmé que son esprit ne l’avait pas
quittée pendant toute la confession. Nous l’avons veillée jusqu’à
l’heure de none, tandis qu’elle restait silencieuse. Peu après que
none eut sonné, elle rouvrit les yeux et dit faiblement : « Adieu,
Messire Lion. » Ce furent ses dernières paroles. Quelques instants
plus tard, elle rendait l’âme à Dieu.
Conformément à vos volontés, notre mère a été mise en bière,
avec l’enfant, dans la robe de Madame de France. Après que le
service funèbre eut été célébré dans la chapelle, elle a été enterrée à
l’endroit choisi par vous, dans la crypte. Toujours selon vos vœux,
la cape d’azur aux fleurs de lis a été posée sur son cercueil.
Vénéré père, je vous transmets une lettre de votre frère, en
provenance de Rome. Elle est arrivée à Vivraie le dernier dimanche
de juin. Comme rien n’indiquait qu’elle vous fût expressément
destinée, notre mère l’a ouverte et nous l’a lue. Son contenu est
grave et urgent et nous vous implorons, ma sœur et moi, de ne pas
tenir compte de nous dans la décision que vous allez devoir
prendre.
Isabelle me charge d’ajouter que Raoul de Mollène est venu nous
rendre visite au début du mois de mai. Il est à présent chevalier et
forme le vœu de l’épouser. Elle vous fait savoir que c’est aussi son
plus cher désir.
Vénéré père, je vous implore de me faire porter votre décision
par le même messager. Si votre volonté est de revenir parmi nous,
que Dieu vous ramène au plus tôt. Si elle est de répondre à l’appel
de votre frère, qu’il vous garde, au milieu des périls que vous
affronterez. Si vous avez des ordres à me donner, soyez certain
qu’ils seront fidèlement et ponctuellement exécutés.
Votre très dévoué, très obéissant et très aimant fils.
Louis.
François ne souffrait toujours pas. Il avait froid, c’était tout. En
cet instant, une seule pensée lui vint : il avait mal interprété la
prédiction de Tiphaine ; ce n’était pas seulement la mort de l’enfant
qui était au bout de la quatrième grossesse, c’était aussi celle de la
mère. Il décacheta fébrilement le second pli, scellé aux armes
papales. En fait, s’il ne souffrait pas encore, c’est qu’il y avait cette
lettre de Jean, « grave et urgente »… Que disait-elle ? Il devait
savoir. Il lut :
« Mon bien cher frère,
Te souviens-tu de Berzenius ? Figure-toi que, pour mon
malheur, je n’ai pas exterminé toute sa race et que celui que nous
avons connu avait un frère. C’est ce dernier qui est la cause de mes
petits soucis actuels.
Je suis à Rome, auprès du pape Urbain VI, envoyé, depuis
Avignon, par le pape Clément VII. Bien que peu versé dans les
choses religieuses, tu n’ignores pas que nous avons, en ce moment,
deux papes, un à Avignon et l’autre à Rome, ce qui n’est pas sans
poser quelques problèmes à la chrétienté…
François eut beaucoup de mal à poursuivre. Se trouvant dans
une situation dramatique, Jean avait, par élégance, donné à sa lettre
un ton enjoué. Il ne pouvait prévoir, évidemment, dans quel état
d’esprit son frère la lirait…
Jean se trouvait à Avignon, lorsqu’à l’été 1378, avait éclaté le
schisme, né de l’élection de deux papes opposés. Comme tous les
Français, Jean avait pris le parti de celui d’Avignon et avait été
chargé par lui d’une mission auprès de celui de Rome. L’ambassade
aurait peut-être bien tourné si, à Rome, Urbain VI n’avait eu parmi
ses conseillers un certain Joachim Berzenius…
Joachim Berzenius n’avait pas laissé passer une telle occasion de
venger son frère. Reprenant des bruits qui avaient couru à
l’Université de Paris, il avait accusé Jean d’athéisme, et en avait
persuadé le pape et son tribunal. Mais Jean, ainsi qu’il en avait le
droit, avait fait appel à Dieu. Il avait demandé un duel judiciaire
pour trancher en dernier ressort et avait choisi son frère pour
champion… La date du duel avait été fixée à la Toussaint 1380. Si
François n’était pas là ce jour, Jean serait brûlé…
Dans l’esprit et le cœur de François, tout se bousculait. Tant de
chocs, tant de décisions à prendre !… Il s’efforça de maîtriser
l’agitation dans laquelle il se trouvait et parvint à voir les choses
clairement. Il ne pouvait abandonner Jean à son sort ; il fallait partir
pour Rome… D’autant que rien ne le retenait plus en France…
Qu’aurait-il trouvé à Vivraie ? Le souvenir d’Ariette dans chaque
pièce ? Isabelle, qui allait se marier et partir ? Louis, avec ses
silences et son moignon ?… De plus, grâce à l’action de Charles V et
de du Guesclin, toute la France était libérée. Il ne restait plus aux
Anglais que Calais, Cherbourg, Bordeaux et Bayonne. Même en tant
que chevalier, sa présence n’était plus nécessaire… Il décida de
répondre immédiatement à Louis ; une lettre sans fioritures,
précise, autoritaire.
« Mon fils,
Je pars pour Rome. Je te laisse, jusqu’à mon retour, la conduite
de Vivraie. Je ne te donne pas, pour cela, de directives particulières.
Je sais que tu as, malgré ton jeune âge, la sagesse voulue.
Je ne m’oppose pas à l’union d’Isabelle et de Raoul de Mollène.
Je leur donne, au contraire, mon consentement et ma bénédiction.
Je demande seulement à Isabelle d’observer un délai d’un an à
compter de la mort de sa mère. Si je ne suis pas rentré à cette date,
tu organiseras la cérémonie à ta guise.
Si je meurs au cours du duel, les autorités pontificales te
préviendront. Je leur demanderai de t’envoyer, en même temps que
la lettre t’annonçant la nouvelle, la bague au lion. Tu l’enfermeras
soigneusement et la remettras à ton fils aîné, le jour où il sera armé
chevalier.
Il se peut aussi que je meure en chemin, dans quelque endroit
isolé, et que tu ne puisses l’apprendre. C’est pourquoi tu devras, si
tu restes cinq ans sans nouvelles de moi, te considérer comme
porteur du titre de Vivraie.
Mon fils, si nous ne devons pas nous revoir, je t’adjure de faire
honneur à ton nom. Puisque tu ne peux être chevalier, accomplis
ton devoir au mieux. Je sais que tu serviras loyalement ton roi et
que tes actions seront marquées par la justesse et la rigueur.
J’aimerais qu’elles ne soient pas exemptes de mesure et de cœur.
François data du Puy et signa de son nom, suivi de ses titres, y
compris celui de grand d’Espagne. Ensuite, il appela le garde et lui
remit le pli. Ce dernier salua et disparut.
Resté seul, François entendit une voix, celle d’Ariette. Elle venait
de tout près et disait, avec son charmant petit accent anglais :
— Adieu, Messire Lion…
Il se précipita à l’extérieur. Il ne vit rien, à part des oiseaux
blancs, qui disparaissaient dans le ciel. Mais cette seule vision
déclencha ses larmes. La colombe ! Elle s’en allait ! Il cria :
— Reviens !…
Le ciel était vide. Il se mit à tousser, fut parcouru de frissons
plus violents que jamais, rentra en chancelant dans sa tente et se
laissa tomber sur le lit de camp. Quelque temps plus tard, des
soldats, voyant son état, le transportèrent dans une auberge, où on
lui donna une chambre. Il sombra dans un sommeil lourd…
Il se retrouva dans un escalier. Il ne voulait pas l’emprunter,
mais il n’avait pas le choix. Une fois sur les marches, il essaya de
monter ; elles descendaient toutes seules et il s’enfonçait… un cri de
femme éclata… À force de descendre, il parvint à un palier. Une
porte s’ouvrit. Il ne voulait pas la franchir, mais on le poussa dans le
dos… Il se retrouva dans une pièce grouillante de serpents. Il hurla
et se réveilla…
L’aubergiste accourut et, devant son état, fit venir le prêtre et le
médecin. Mais François les renvoya. Ce qui lui arrivait ne pouvait
être guéri ni par la médecine ni par la religion… Le rêve noir ! Il
venait de faire le rêve noir, dont Ariette avait su le protéger, tant
qu’elle avait été là. Dans ce qui lui restait de conscience, il se
souvint de la dernière fois qu’il l’avait fait. C’était avec Gilette, le
jour où il était entré à Paris, à la suite de Charles V. C’était le 2 août
1358. On était le 2 août 1380.
En proie à sa maladie, François fut, pendant plusieurs semaines,
tenu pour perdu. Pourtant, le 20 août, sa fièvre tomba d’un coup.
Elle le laissa dans un état de faiblesse extrême. Il ne pouvait pas
parler et à peine faire un geste, mais son esprit retrouva ses forces
avant son corps et, aussitôt, sa douleur lui revint.
Ariette était morte et sa peine était sans limite… Il l’avait aimée
de tout son être. Pour revoir les débuts de leur amour, François
fermait les yeux, car les premiers souvenirs qu’il avait d’elle, il ne
les avait pas vus… C’était cette colombe invisible aux yeux verts qui
lui avait dit : « Bonsoir, Messire Lion. » C’était ce conte étrange
qu’elle avait lu devant Madame de France. C’était le labyrinthe
d’Hertford, bien sûr, et sa voix, tandis qu’il était allongé dans la
barque : « Il suffit de suivre la pente. La Lea conduit à la Tamise, la
Tamise à la mer et la mer à la France… » C’était aussi la vision,
décrite par Toussaint, de la déesse de l’amour se revêtant de fer,
pour combattre à sa place et le sauver…
Mais les plus beaux souvenirs étaient évidemment ceux qu’il
avait vus, leur nuit de noces, lorsqu’il avait découvert sous son sein
droit la marque de l’amour ; leur nuit dans l’aile abandonnée,
lorsque, enroulée avec lui dans des peaux de bêtes, elle s’était
imposée pour la première fois et pour toujours… Et tant et tant
d’autres images ! Ariette, impertinente, effrontée, triomphante,
sauvage, féroce ; Ariette le chargeant au galop à son retour
d’Espagne, avec ses cheveux roux qui flottaient derrière elle comme
les rubans de soie au sommet d’un bassinet. Ariette le chevalier au
panache de gueules qui l’avait toujours vaincu ! Ariette, sa secrète,
sa vibrante, son irremplaçable défaite !
Car Ariette, en ces jours dramatiques, était plus que présente ;
elle était vibrante comme les derniers sons d’une musique et ces
vibrations – il le sentait – l’accompagneraient toute sa vie, aussi
longtemps qu’elle puisse durer… François n’en était que plus
désespéré en retraçant leur vie de couple. Il avait beau faire et
refaire les comptes, il était forcé de constater qu’il avait été moins
souvent dans son foyer qu’à la guerre… Et elle, qui, de son côté,
n’avait cessé de sourire ! Chaque fois qu’ils s’étaient quittés, elle
avait arboré sa mine gaie, espiègle, insolente. Au prix de quels
efforts : il s’en rendait compte à présent ! Seul leur ultime adieu
avait été tragique, sans doute parce qu’elle pressentait qu’ils ne se
reverraient pas…
Et puis, il y avait toutes ces femmes qu’il avait connues après
leur rencontre : Gilette de Bercy, Rose de Fleuraines, Angélique,
Leonor, la Sarrasine, Judith de Grenade… François alla au fond de
sa conscience. Il aurait voulu se dire que ce qui s’était passé avec
elles avait été purement sensuel, qu’il ne leur avait rien donné de
lui-même. Mais ce n’était pas vrai… Il était bien obligé de s’avouer
qu’il avait aimé l’une d’elles : Rose de Fleuraines…
Oh, pas lors de leur première nuit, lorsque, environné de la
senteur du rosier de Ouarda, il avait découvert son idéal féminin !
Ce n’était pas cette Rose-là, bien en chair, ardente, frénétique,
l’emportant dans un tourbillon merveilleux, qu’il avait aimée ;
c’était, vingt ans plus tard, une femme vieillissante qui écoutait,
avec lui, à table, un jeune homme parler dans le vide…
Dans le regard qu’il lui avait lancé alors, c’était bien de l’amour
qu’il y avait. Ce soir-là, pour la première fois et la dernière fois, il
avait trompé Ariette.
François fut atterré, quand il fit cette constatation, mais il n’y
pouvait rien. On ne pouvait aller contre les décisions de son cœur. Il
se fit pourtant un serment : jamais, quoi qu’il arrive, même s’il
devait aimer de nouveau, il ne se remarierait. Ariette resterait pour
toujours sa seule femme…
François voulut relire la lettre relatant sa mort. Il voulait
s’imprégner de tous les détails, pour y trouver une dernière intimité,
même déchirante, avec elle…
Il y trouva bien l’émotion qu’il cherchait, mais autre chose le
frappa : en lisant et en relisant la lettre de Louis, il ne put
s’empêcher d’être frappé par sa dignité, sa pudeur, son émotion
contenue. Louis aimait sa mère, cela se sentait entre toutes ses
lignes et il l’aimait, lui, son père ; il compatissait à sa douleur,
seulement il exprimait tout cela avec gravité et retenue, comme il
convient à un homme.
Louis… Et s’il n’avait pas été terriblement coupable vis-à-vis de
son fils ? Et s’il ne l’avait pas rejeté dès l’abord parce qu’il ne lui
ressemblait pas ? Il avait décidé que Louis n’avait pas de cœur et il
avait essayé par la force de lui en donner un… Il avait voulu le
briser. Les seaux d’eau au réveil, les marches forcées dans la neige,
les cachots du comte de Tancarville : voilà ce qu’il avait trouvé pour
l’éduquer. Il n’avait réussi qu’à le durcir, à le fermer davantage,
alors qu’il n’attendait peut-être qu’un sourire, un mot d’amour…
Oui, il avait été fautif. Mais que faire, à présent ? Il était trop tard…
François sombra encore un peu plus dans l’abattement. Une
seule chose l’empêcha de se laisser glisser tout à fait : le sort de son
frère. C’était pour lui qu’il voulait guérir. C’était à cause de lui qu’il
se désespérait d’être cloué au lit et de voir revenir ses forces avec
une pareille lenteur ; car s’il prenait la route trop tard, il n’arriverait
pas à temps à Rome et, par sa faute, Jean connaîtrait la plus terrible
des morts…
Le 9 septembre, il parvint à se mettre debout et à faire quelques
pas dans sa chambre. Malgré l’avis du médecin, qui lui affirma qu’il
ne ferait jamais un aussi long voyage, il décida de partir le jour
même…
Il fit route vers l’est, allant à petites étapes… Succédant à
l’atmosphère confinée de sa chambre, le grand air lui fit du bien.
Son état moral, lui aussi, s’améliora et contribua grandement au
rétablissement de sa santé. Il n’était plus enfermé face à lui-même ;
il découvrait, chaque jour, des paysages nouveaux.
Il franchit le Rhône à Tournon et arriva à Grenoble, capitale du
Dauphiné, le 19 septembre. Là, il changea son cheval contre une
mule en raison des chemins montagneux qu’il allait emprunter et
repartit aussitôt… Il emprunta successivement les vallées du
Grésivaudan et de la Maurienne, se dirigeant vers le col du Mont-
Cenis, par où il passerait en Italie…
C’était l’automne et les montagnes avaient des couleurs
magnifiques. Cette beauté triste de la nature lui convenait
parfaitement, même s’il n’était pas en état de la goûter pleinement.
Toutes ses sensations étaient amoindries ; son cœur était comme
engourdi ; il avait reçu trop de coups. Peut-être s’en remettrait-il un
jour, peut-être jamais. Il était trop tôt pour le dire…
Au matin du 29 septembre 1380, jour de la Saint-Michel, alors
qu’il n’était plus loin du col, François pénétra dans un village dont
l’unique rue était vide ; bien qu’on soit un lundi, tous les habitants
étaient à la messe. Il les vit à genoux devant la chapelle, trop
nombreux pour entrer tous… Et, en s’approchant, il perçut les
paroles d’un chant :
— Pro rege ora, Domine !…
Il se figea, arrêta sa mule et en descendit… Il avait compris. Il
pénétra dans l’église, une modeste construction de bois au toit
pentu. Tout comme à Rye c’était la messe des morts. Tout comme à
Rye, on priait pour l’âme du roi. Mais cette fois, ce n’était pas le roi
d’Angleterre, c’était le roi de France.
Les paysans s’écartèrent devant ce chevalier en armure qui
entrait. François vint jusqu’à l’autel et s’agenouilla au premier rang.
Le prêtre fit alors son sermon. Il dit que le roi Charles était mort le
16 septembre dernier, jour de la Sainte-Édith ; qu’il avait été un
souverain grand et sage et qu’il fallait associer sa mémoire à celle de
du Guesclin qui l’avait précédé de si peu dans la tombe…
Ensuite, la messe reprit. C’était l’office des morts et François
pria pour les morts… Il y en avait eu tant, en si peu de temps :
François de Fleuraines, du Guesclin, Ariette et, maintenant, Charles
V… Deux vers lui vinrent alors à l’esprit, deux vers qu’il avait vus
sur une tombe anonyme du cimetière des Innocents et qui l’avaient
tant touché par leur tristesse discrète, leur mélancolie résignée :
« Hélas, mourir convient,
Sans remède, homme ou femme… »
Homme ou femme, ils étaient morts et ils n’existaient plus que
dans le souvenir des vivants qui, à leur tour, deviendraient
souvenirs, quand leur route serait terminée…
Mais sa route à lui ne l’était pas et, quand la messe fut finie, il
reprit le chemin qui montait vers le col…
Au sortir du village, il dépassa un pèlerin… Dans cette direction,
il ne pouvait aller qu’à Jérusalem et il était bien loin de son but.
Pour se donner du courage, l’homme chantait en marchant… La
chanson ne comportait qu’un couplet. C’était une de ces
complaintes naïves et maladroites, que le peuple invente
spontanément quand il a perdu quelqu’un qu’il aime et qu’il a de la
peine :
« Seigneur Bertrand a rendu l’âme
Face aux Anglais.
Ah ! Prions pour lui Notre-Dame
Car bon était… »
François lui donna une pièce et continua son chemin. La route
montait de plus en plus et, peu après, il arriva au sommet du col.
Il resta un long moment ébloui… Devant lui, la montagne
redescendait et la vue portait presque jusqu’à l’infini… C’étaient
d’autres neiges éternelles, d’autres vallées, d’autres rivières,
d’autres prairies, d’autres villages… C’était comme si un nouveau
versant de sa vie s’ouvrait, succédant à celui qu’il venait de quitter…
Mais il refusa cette comparaison. Son existence à venir ne pouvait
être aussi longue que celle qui s’était écoulée : il aurait quarante-
trois ans à la Toussaint prochaine, le jour de son duel…
François défit son gantelet droit et contempla la bague au lion.
C’était elle qui lui avait donné le courage d’affronter toutes les
épreuves, physiques et morales, qu’il avait rencontrées : les
souffrances, les dangers, les deuils. Il se retourna. Le pèlerin le
rattrapait lentement, au son de sa chanson à l’unique couplet.
C’était comme un symbole : du Guesclin était mort, il ne laissait, de
ce côté-là, que des morts et des vivants pour qui il ne pouvait rien
faire ; devant, quelqu’un l’appelait. Il fallait y aller et prendre ce que
la vie lui réserverait.
Il lança sa mule et commença à descendre la pente. Derrière lui,
il entendit une dernière fois le pèlerin :
« Seigneur Bertrand a rendu l’âme
Face aux Anglais.
Ah ! Prions pour lui Notre-Dame
Car bon était. »
TABLE DES MATIÈRES
Première partie : L’ENFANT DE LA TOUSSAINT
1. Le lion et la louve……….11
2. La nuit de Crécy ………35
3. Triumphus mortis……57
4. Messire Macabré ……73
Deuxième partie : LES VOYAGES DE FRANÇOIS
5. Le combat des Trente ……85
6. Pâquerette…………………105
7. Le bouillu de Saint-Malo …127
8. « Père, gardez-vous !… » …149
9. Ariette d’Angleterre …………175
10. Les états généraux………209
11. Frères Jacques …………… 255
12. Dieu ! Qui appelle l’oublieux ? ……277
13. Le chemin de Calais …………………289
Troisième partie : LE CHEVALIER AU LION
14. Mademoiselle de France ……315
15. L’Archiprêtre ………………337
16. « Notre-dame Guesclin ! » ……365
17. Aragon et Castille………………389
18. L’épée aux fleurs de lis…427
19. « Hélas, mourir convient… »………459
1. Maintenant il faut boire !
2. Qu’il brûle !
3. Qu’il brûle! Qu’il brûle! L’horrible impie!
Qu’il brûle dans les flammes éternelles!
4. Que je brûle, pourvu que ce soit d’amour !
5. Pourquoi ne ris-tu pas, excellent maître ?
6. Aujourd’hui pour moi, demain pour toi
7. Jour de colère, ce jour là, réduira le monde en poussière…
8. Crains, fuis la foule des étudiants ! Crains, fuis, si tu veux la vie sauve !
9. Le nombre impair plaît à Dieu.
10. Ennemi à tout le monde.
11. Prie pour le roi, Seigneur…
12. Prie pour le roi, Seigneur.