Normes et normativité en
sociologie de l'éducation.
par Jean-Yves. Rochex
Le récent colloque que l'AISLF [1] a consacré au bilan de la sociologie de
l'éducation de langue française a mis en lumière l'importante diversification de
ses objets et des questions auxquelles elle se propose de répondre, mais il a
surtout insisté sur le tournant d'ordre paradigmatique qu'elle aurait pris à
l'aube des années quatre-vingt. De fait, rompant avec les théories de La
Reproduction, de nombreux travaux s'efforcent depuis lors de réintroduire
l'approche ethnographique en sociologie de l'éducation et d'ouvrir ces quasi-
« boîtes noires » qu'étaient jusqu'alors la classe, l'établissement ou la
« communauté » [2], à l'aide des scalpels méthodologiques et paradigmatiques
utilisés dans les travaux anglo-saxons inspirés par l'interactionnisme
symbolique, la phénoménologie sociale ou l'ethnométhodologie. Il ne s'agit
plus alors de débusquer les modes selon lesquels se réalise une inégalité jouée
d'avance et de dévoiler la méconnaissance ou les intérêts cachés des acteurs,
mais d'étudier « l'inégalité en train de se faire », « en prenant au sérieux la
rationalité des acteurs » et en tentant « de rendre compte de la manière dont,
en situation, ils construisent le social » [3]. Suivant, avec retard, l'exemple de
ses homologues anglophones, la sociologie de l'éducation de langue française,
rompant avec les paradigmes objectivistes, serait devenue « constructiviste »
et « compréhensive ».
Le renversement ainsi opéré entre approche « objectiviste » et approche
« subjectiviste » des institutions éducatives se joue pour une part essentielle
autour de l'opposition-imposition vs production de normes : « L'une (de ces
approches) définira l'institution comme une forme sociale définie en dehors des
acteurs, comme un ensemble de normes s'imposant à eux ; l'autre inversera le
rapport que les membres entretiennent avec leurs institutions, qu'ils
contribuent au contraire à fabriquer dans un bricolage institutionnel
permanent », au cours duquel « les normes sur lesquelles l'institution scolaire
repose (...) sont produites au jour le jour par les partenaires de l'acte
éducatif » [4]. On peut cependant se demander si, formulée ainsi, une telle
opposition ne repose pas sur la tentation commune à l'une et l'autre approche
de dissoudre la tension interne à la notion de norme en hypostasiant ce qu'elle
doit aux rapports (de distinction, de conflit, de négociation ou d'interaction)
entre acteurs et groupes sociaux, au détriment de ce qu'elle doit à la spécificité
des objets de savoir et de culture et des activités (d'enseignement et
d'apprentissage) qui permettent (ou non) leur appropriation par les élèves.
Ainsi peut-on déceler comme un débat ou une hésitation internes aux théories
de La reproduction dans les premiers travaux de Bourdieu concernant le rôle de
l'école dans la perpétuation des inégalités sociales. A l'un des pôles de cette
tension la thèse selon laquelle la violence symbolique exercée par le système
scolaire tient à son indifférence aux différences qui lui préexistent, au fait que
la formation qu'il donne ne peut être réellement appropriée que par ceux qui
ont acquis au cours de leur socialisation primaire la formation qu'il ne donne
pas : « en ne donnant pas explicitement ce qu'il exige, (le système
d'enseignement) exige uniformément de tous ceux qu'il accueille qu'ils aient ce
qu'il ne donne pas, c'est-à-dire le rapport au langage et à la culture que produit
un mode d'inculcation particulier et celui-là seulement. (...) La dépendance du
système traditionnel à l'égard des classes dominantes se lit directement dans le
primat qu'il accorde au rapport à la culture sur la culture » [5]. Une telle définition
de la violence symbolique, parce qu'elle préserve une différence entre culture
et rapport à la culture, laisse la place pour des propositions de remédiation.
Jusqu'en 1970, celles-ci ne manquent pas dans les travaux de Bourdieu et de
son équipe qui plaident alors pour une pédagogie explicite, rationnelle,
s'opposant à « la prépondérance absolue (que le système d'enseignement
français) accorde à la transmission orale et à la manipulation des mots, (à) la
disproportion entre l'apprentissage par ouï-dire et l'apprentissage sur pièces
par la discussion réglée, l'exercice, l'expérimentation, la lecture ou la
production de travaux » [6].
A l'autre pôle de cette tension, la thèse selon laquelle la violence symbolique
exercée par le système scolaire procède tout entière de sa fonction sociale
d'imposition arbitraire de l'arbitraire culturel de la classe dominante, et une
acception radicale de cet arbitraire déniant aux savoirs et aux objets de culture,
aux formes et pratiques symboliques, toute nécessité normative transcendante
par rapport aux positions des acteurs dans l'espace social, désavouant donc par
avance tout effort de rationalisation de la pédagogie visant à enseigner mieux
des contenus qui vaillent. C'est cette dernière posture qui a prévalu, tant dans
le travail de Bourdieu et de son équipe que dans ce qu'en ont retenu la plupart
de ses lecteurs et commentateurs. Dans les travaux de Bourdieu postérieurs à
La Reproduction, dominera sans partage une problématique qui, dans
l'institution scolaire comme sur l'ensemble des « marchés » culturels ou
linguistiques, réduit pratiques et contenus culturels ou scientifiques à leur
valeur emblématique monnayable sur les différents marchés de la Distinction,
dans les différents champs d'un espace social qui ne saurait être défini que
« par l'extériorité réciproque des positions » [7]. Ne pouvant faire aucune place
aux exigences normatives internes propres à la production de connaissances, à
l'activité artistique [8] ou à la production par les hommes de leurs moyens
d'existence, une telle critique radicale de la culture confine au relativisme
culturel et épistémologique, et au désaveu par avance de toute entreprise
visant à s'attaquer aux phénomènes de violence symbolique à l'école. De fait,
les travaux de Bourdieu postérieurs à La Reproduction ne feront, à ma
connaissance, plus aucune allusion au rôle possible d'une pédagogie explicite
dans la lutte contre l'inégalité scolaire et culturelle [9].
Quant à elles, les approches de type interactionniste ou ethnométhodologique
se donnent pour objectif de décrire les procédures, les raisonnements
pratiques et les bricolages par lesquels les acteurs construisent le social et
produisent, au jour le jour, les normes sur lesquelles repose l'institution
scolaire, en refusant d'y voir la « révélation » (au sens photographique) d'une
inégalité jouée par avance en amont des situations et interactions scolaires,
d'où le privilège accordé à l'observation directe des interactions et activités
pratiques et le refus de les évaluer en fonction de critères et de normes
extérieurs aux situations ou aux comptes rendus que peuvent en faire leurs
protagonistes. Ainsi P. Woods écrit-il, à propos de l'approche ethnographique
et interactionniste : « Si nous voulons appliquer cette démarche à la classe,
nous devrons nous intéresser à la façon dont professeurs et élèves vivent et
interprètent les processus scolaires. Nous ne tenterons aucune définition
préalable des activités qui se dérouleront (comment " enseigner " et comment "
apprendre " par exemple), et poserons à la place la question fondamentale "
qu'est-ce qui se passe ici - et pourquoi ? " [10] », tandis que Garfinkel invite le
chercheur à se garder de tout projet visant « à évaluer, reconnaître,
catégoriser, décrire les propriétés rationnelles des activités pratiques - i.e. leur
efficience, efficacité, effectivité, intelligibilité, cohérence, intentionnalité,
typicité, uniformité, reproductibilité - en se servant d'une règle ou d'un étalon
défini en dehors des situations effectives où de telles propriétés sont
reconnues, utilisées, produites et commentées par les membres qui y
participent » [11].
Le concept d'accountability des ethnométhodologues postule qu'il n'y a pas de
différence de nature entre les procédures de raisonnement de sens commun
mises en oeuvre par les acteurs en situation, celles qu'ils utilisent pour rendre
ces situations descriptibles et celles qui président au travail scientifique du
sociologue. L'assimilation de ces trois processus que sont l'interprétation en
actes, la compréhension et l'analyse repose elle-même sur un postulat d'auto-
référence et de transparence du factuel dont les principes d'organisation sont
censés se livrer d'eux-mêmes aussi bien à la connaissance pratique des
participants de l'action immédiate qu'à la connaissance savante du sociologue,
postulat que D. Flader et T. von Trotha qualifient de présupposé positiviste
implicite de l'ethnométhodologie [12]. De plus, l'illusion, commune à P. Woods
et à Garfinkel, selon laquelle serait possible une observation qui permette
d'observer, de décrire et d'analyser « ce qui se passe ici et pourquoi », sans
mettre pour cela en oeuvre des catégories et des principes de sélection, de
différenciation et de hiérarchisation des réalités observées, aboutit, de fait, à
conférer un privilège exorbitant à ce qui est immédiatement visible, au risque
de réduire les activités et interactions à leur apparence extérieure, voire à ce
qui en est enregistrable par les technologies audio-visuelles, et de perdre ainsi
de vue leur objet.
Ce risque me semble particulièrement préjudiciable à l'analyse des situations
et activités d'apprentissage. Le refus d'importer dans l'observation et l'analyse
de « ce qui se passe dans une classe et pourquoi » tout critère extérieur ou
transcendant à l'ici et maintenant de la situation interdit de fait d'interroger et
d'interpréter ce que font élèves et enseignants et pourquoi, à partir de
principes épistémologiques concernant la nature des savoirs enseignés, et
questionnant la pertinence de leurs processus de « didactisation » et
d'apprentissage. Les activités didactiques et d'apprentissage apparaissent ainsi
comme le parent pauvre, voire déshérité, des travaux interactionnistes ou
ethnométhodologiques en éducation. Ceux-ci se sont en effet pour une large
part focalisés sur l'étude de la construction, de la négociation ou de la
contestation des règles et routines de l'ordre scolaire, celui-ci étant dès lors
beaucoup plus souvent appréhendé en termes « polémologiques » qu'en
termes cognitifs. Ainsi bon nombre de recherches qualitatives anglo-saxonnes
ont-elles en commun d'appréhender l'école ou la classe comme un champ clos,
une « arène », voire un champ de bataille, où les protagonistes que sont les
enseignants et les élèves négocient leurs places, leurs rôles et leurs stratégies
dans des rapports de force sans cesse à redéfinir [13]. « Se cherchant » sans
cesse (au double sens du terme), élèves et enseignants ne partagent dès lors
que ce rapport de force où il s'agit de « survivre » [14] face à la volonté et aux
stratégies déployées par chacun pour (re)définir les situations scolaires à son
avantage, bien plus que d'apprendre ou d'enseigner en partageant un
minimum de buts communs. Ces travaux sont certes souvent très riches et très
suggestifs mais, d'une part, ils ne nous apprennent pratiquement rien sur ce
qui se joue dans la classe concernant les apprentissages, d'autre part, ils
tendent souvent à confondre ce qui relève du registre de normativité propre
aux critères de vérité d'un énoncé ou d'un savoir, et donc aux critères de
pertinence des activités d'enseignement et d'apprentissage, et ce qui relève des
contraintes d'organisation de la vie de la classe [15], voire même à vouloir
rendre compte de l'ensemble des processus de construction de l'échec, de la
réussite et de la sélection scolaires en excluant ou en marginalisant de fait la
question du rapport entre les interactions et les routines de l'ordre scolaire et
les apprentissages. La tentation est grande, dès lors, de dénier toute réalité
cognitive à « l'échec scolaire » et de penser qu'il ne tient qu'à l'affrontement,
plus ou moins conflictuel, des stratégies de survie et des micro-perspectives
des protagonistes ou à des phénomènes d'étiquetage et de représentations [16].
Ainsi la tension interne à la notion de norme est-elle au cœur des problèmes
soulevés par les travaux fondateurs de H. Mehan portant
sur la « compétence sociale » requise pour réussir à l'école, ou par les travaux
portant sur l'apprentissage du métier d'élève. Ces travaux ont l'immense
mérite d'avoir mis en évidence l'existence, dans le quotidien du
fonctionnement de la classe ou de l'établissement, d'un curriculum caché, soit
de modes de pensée, de routines, de règles institutionnelles de conduite et de
communication, de règles de déplacement ou de prises de parole, en un mot de
« règles du jeu » irréductibles au curriculum formel, et qui sont, pour une large
part, implicites et variables selon les circonstances. L'identification de ces
règles du jeu et le décryptage des attentes et exigences implicites de
l'enseignant apparaissent dès lors constitutives de l'apprentissage du métier
d'élève, le bon élève étant celui qui peut ainsi satisfaire au travail scolaire
défini comme « ensemble de routines » [17], qui fait preuve de sa compétence
à interpréter et maîtriser les règles de la situation.
H. Mehan définit la compétence sociale comme « les habiletés et capacités que
l'on doit mettre en oeuvre pour être membre effectif d'une communauté
particulière », avant d'ajouter que, « dans le cas de la classe, la compétence
implique l'intégration du savoir académique (academic knowledge) et des
habiletés interactionnelles (interactional skills). Pour réussir en classe, les élèves
ne doivent pas seulement maîtriser les matières académiques, mais aussi
apprendre la forme appropriée dans laquelle donner à voir leur savoir
académique. La compétence scolaire implique ainsi autant la forme que le
contenu » [18]. Mais la dichotomie radicale ainsi opérée entre forme et
contenu, qui réserve l'une au domaine des interactions et des compétences
procédurales (skills) qu'elles requièrent, et l'autre au domaine du savoir
académique défini en termes d'objet de connaissance (knowledge) n'est pas sans
poser problème. Le rapport forme-contenu ne mérite-t-il pas d'être interrogé
comme composante interne de l'élaboration et de la transmission des
connaissances et des contenus culturels, soit donc pour ce qui concerne les
rapports dialectiques entre processus formateurs et formes faites [19] dans la
filiation des concepts et des oeuvres, dans leur élaboration socio-historique, et
les rapports entre contextualisation et décontextualisation, entre outil et
concept [20] dans leurs modes de traitement didactique ? En réduisant cette
composante dialectique interne aux contenus à une contradiction externe entre
compétence académique et compétence interactionnelle, Mehan n'est-il pas
porté à accorder d'autant plus d'importance à l'étude d'interactions coupées de
leur objet, des contenus enseignés sur lesquels elles portent, qu'il semble
réduire ces contenus à des connaissances ou des informations, mésestimant
par là l'importance du travail cognitif que requiert leur appropriation [21] ?
Les problèmes posés par cette dichotomie entre compétence académique et
compétence interactionnelle sont patents dans les conclusions que Mehan tire
de l'observation des interactions verbales et non-verbales lors de séquences de
cours étudiées sur le modèle de l'ethnographie de la communication, lorsqu'il
écrit que « la participation compétente dans la communauté de la classe
requiert des élèves qu'ils interprètent les règles implicites de la classe qui
déterminent quand, avec qui et de quelle manière ils peuvent prendre la parole
et quand, où, et de quelle manière ils peuvent agir », sans chercher à mettre en
rapport les règles en question et la pertinence de la parole ou l'efficace de
l'action du point de vue de ce qu'il appelle la compétence académique. Le
privilège ainsi accordé à la forme des interactions langagières et para-
langagières au détriment de leur objet se nourrit du clivage préalablement
opéré par Mehan entre échange langagier et formation, développement et
expression de la pensée (« le langage sert principalement à la communication
plutôt qu'à l'expression de la pensée »), clivage qui va à l'encontre de tous les
résultats de recherche sur la construction sociale, dialogique, du langage et de
la pensée [22].
Dans une perspective très proche de celle de Mehan, R. Sirota s'est également
attachée à l'étude des interactions verbales maître-élèves à l'école
primaire [23]. Les données ainsi recueillies montrent que ce sont les enfants
des classes moyennes qui semblent les plus intégrés au fonctionnement
quotidien de la classe, qui prennent, demandent et obtiennent le plus souvent
la parole ; les enfants des classes populaires se situent plus en retrait, dans un
comportement de repli ou d'attente, tandis que les enfants des catégories
supérieures, parmi lesquels la proportion de bons élèves est la plus grande, ont
un rapport contradictoire à « la règle du jeu » de l'école, fait à la fois de
détachement et d'assurance. Ainsi, « ce n'est pas la catégorie qui obtient les
meilleurs résultats qui incarne la norme scolaire dans le quotidien ». Ces
résultats sont tout à fait passionnants mais, alors que R. Sirota affirme comme
principe méthodologique que « les interactions verbales ne peuvent être
analysées indépendamment du contenu communiqué et plus précisément des
référents culturels et institutionnels », on ne sait rien, à la lecture de son livre,
du contenu des interactions observées, ni de leur rapport avec l'apprentissage.
Alors que la recherche se proposait de comprendre comment se déterminaient
les pratiques réciproques des acteurs sociaux dans l'interaction, on ne sait rien
de ces pratiques, pas plus des activités des élèves que de celles des instituteurs.
On le regrette d'autant plus que ce sont les enfants des classes moyennes, bien
plus que ceux des catégories supérieures qui connaissent pourtant une
meilleure réussite scolaire, qui apparaissent comme les partenaires privilégiés
des enseignants dans les interactions verbales étudiées, constat qui montre
combien la compétence nécessaire à la réussite scolaire excède sa composante
interactionnelle. Cette autre composante de la compétence n'est évidemment
pas ignorée des tenants d'une approche interactionniste ou
ethnométhodologique des situations et activités scolaires, mais la focalisation
de la plupart de leurs travaux sur l'ordre ou l'organisation scolaire ne lui
concède guère qu'une reconnaissance formelle, et le clivage, méthodologique
ou théorique, qu'ils postulent entre compétence académique et compétence
interactionnelle ne peut que constituer un obstacle au nécessaire travail visant
à élucider leurs rapports. A l'inverse, un tel travail ne saurait méconnaître
l'importance des routines et des règles du jeu dans la vie de la classe, mais il ne
saurait pas plus se soumettre à l'interdit méthodologique d'user, pour évaluer
la pertinence et l'efficience des activités pratiques, de critères et normes
extérieurs et transcendants aux situations ou aux comptes rendus que peuvent
en faire leurs acteurs. Il ne saurait se satisfaire ni d'une installation suffisante
dans les formes consacrées de la culture scolaire et de sa transmission, ni d'une
conception faible du « métier d'élève » dissolvant la normativité propre à
l'appropriation de savoirs et contenus culturels dans un ensemble indifférencié
de routines et de normes comportementales et interactionnelles, qui ne
pourrait donc rien dire de l'élève face aux mathématiques, à la langue écrite ou
à un texte littéraire [24].
Ainsi B. Lahire [25], retrouvant par là les conclusions de certains travaux
menés en sociologie et psychologie du langage [26], met-il en évidence, au
terme d'un important travail d'observation des pratiques langagières
organisant la vie de la classe et des pratiques enseignantes dans le domaine du
langage, le rapport étroit entre la réussite ou l'échec scolaire et la capacité ou la
difficulté des élèves à prendre le langage et la langue elle-même comme objet
d'analyse, à les penser et à en user sur un registre métalinguistique, émancipe
de leur fonction référentielle et communicative immédiate. Dans le même sens,
les travaux que E. Bautier, B. Charlot et moi-même avons menés dans des
écoles de Zones d'Éducation Prioritaire de la banlieue Nord de Paris montrent
qu'à origine sociale équivalente, les élèves en difficulté sont ceux qui ont le plus
fortement tendance à identifier acquisition de savoirs et conformité aux
normes de l'organisation de la classe et aux rituels pédagogiques, à confondre
les objets et disciplines d'apprentissage avec les tâches et exercices ponctuels
qui les requièrent ou visent à en apprécier la maîtrise, alors que les bons élèves
s'interrogent, au-delà de ces tâches et exercices, sur la spécificité et la
cohérence des disciplines, sur les principes généraux qui les sous-tendent, soit
donc sur le sens de ce qu'ils apprennent [27]. De tels travaux autorisent à
penser que la réussite scolaire ne dépend pas seulement de la compétence des
élèves à se conformer aux routines et rituels scolaires, mais au contraire de leur
capacité à s'en émanciper en anticipant les savoirs en cours de construction au-
delà de ces routines et rituels, en donnant à leur activité un sens cognitif et
culturel qui transcende la nécessité de s'acquitter de tâches morcelées et de
normes interactionnelles, et qui entre en débat avec la normativité propre aux
savoirs et contenus culturels enseignés.
Réduisant cette normativité à une convention ou à un pur arbitraire, ramenant
sans cesse les acteurs et les groupes sociaux à leurs stratégies ou à leur position
dans la situation ou dans l'espace social, et au point de vue, à la perspective ou
à l'habitus qu'elles déterminent, sans pouvoir penser l'objet ni l'efficace de
leurs activités, interactionnisme, ethnométhodologie et sociologie de l'habitus
ne se rejoignent-ils pas dans une même tentation relativiste dont témoignerait
l'usage indifférencié des concepts ou notions de règles et de normes qui réunit,
au-delà de leurs contradictions et de leurs conceptions opposées du social,
leurs approches des institutions scolaires ? S'imposant à eux de l'extérieur ou
produites au jour le jour par les acteurs, les normes en question semblent ne
relever que de processus d'acceptabilité, de négociation ou de légitimation
sociale qui ne sont jamais considérés comme faisant fond sur un ou des
principes de normativité qui transcendent les situations ou la structuration des
champs telles que les appréhendent l'une ou l'autre approche. Elles ne doivent
rien à ce que l'on peut définir comme étant une normativité humaine [28],
tenant à des critères de vérité, de nécessité, à des sanctions de réel dans la
pratique (y compris théorique), à des valeurs esthétiques, etc.
Plus, le sociologisme relativiste ne peut faire entrer un tel concept de
normativité ni dans sa définition du social, réduit à une arène dans laquelle se
jouent ou se répètent affrontements, rapports de force, négociations et
compromis, ni dans sa conception du sujet [29], réduit à son leurre spéculaire
dans le regard d'autrui et dans des relations avec celui-ci qui, qu'elles soient de
pure distinction ou de partage de représentations, ne s'éprouvent jamais dans
aucun registre extérieur et transcendant. II apparaît ainsi indissociable d'une
conception faible tant de l'objectivité que de la subjectivité, en ce que tout
débat entre universel et singulier, entre sens et signification s'y trouve annulé :
le sens se voit soit explicitement dénoncé comme expression, rationalisation ou
euphémisation d'intérêts sociaux objectifs, cachés ou méconnus, soit enfermé
dans une conception solipsiste ou imaginaire, parce que privé de toute
possibilité de s'éprouver dans le registre des significations qu'il incarne. Le
changement est dès lors impossible ou dissous dans l'aléatoire : le « tout est
joué d'avance » de l'objectivisme des structures, et le « tout est possible » du
subjectivisme de la situation, parce qu'ils partagent, selon l'expression d'Y.
Schwartz, la même conception « trop faible du nécessaire » ; ne se rejoignent-
ils pas là aussi pour, en dernière analyse, dénier toute histoire, toute
historicité, tant au sujet qu'aux formations sociales ?
[1] Pour un nouveau bilan de la sociologie de l'éducation, colloque du Comité de
recherche « Modes et procès de socialisation » de l'Association Internationale
des Sociologues de Langue Française, Paris, INRP, 25-27 mai 1993.
[2] Cf. Agnès Henriot, Jean-Louis Derouet et Régine Sirota, « Approches
ethnologiques en sociologie de l'éducation : l'école et la communauté,
l'établissement scolaire, la classe », Revue française de pédagogie, n° 78, janvier-
février-mars 1987, p. 73-108, et n° 80, juillet-août-septembre, 1987, p. 69-97.
[3] Jean-Louis Derouet, « Une sociologie qui prend au sérieux la rationalité
des acteurs », Revue française de pédagogie, n° 95, avril-mai-juin 1991, p. 65-66.
[4] Alain Coulon, Note de synthèse « Ethnométhodologie et éducation », Revue
française de pédagogie, n° 82, janvier-février-mars 1988, p. 65-101.
[5] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, Ed. de Minuit,
1970, p. 163 (souligné par moi).
[6] Ibidem, p. 151. De telles propositions pour une pédagogie explicite figurent
également dans Les Héritiers, Ed. de Minuit, 1964, dans l'article de P. Bourdieu,
« L'école conservatrice. Les inégalités devant l'école et devant la culture »,
Revue Française de Sociologie, VII, 1966, p. 325-347, ainsi que dans P. Bourdieu,
J.-C. Charnboredon et M. de Saint-Martin, Rapport pédagogique et
communication, Cahiers du centre de sociologie européenne, Mouton, 1968.
[7] Pierre Bourdieu, La Noblesse d'État, Ed. de Minuit, 1989, p. 9.
[8] Cf, sur ce point, la note de lecture que Claude Amey a consacrée dans le
n° 16 de Futur antérieur à l'ouvrage de Bourdieu, Les Règles de l'art. Genèse et
structure du champ littéraire, Seuil, 1992.
[9] Il reste que la tension interne à la définition de l'arbitraire culturel et de la
violence symbolique du système scolaire dans les premiers travaux de
Bourdieu est réapparue ces dernières années, mais sous forme de contradiction
externe entre, d'une part, un travail sociologique instruisant le procès
généralisé de la culture, et, de l'autre, le rôle d' « expert » joué par Bourdieu
dans l'élaboration et la rédaction des Propositions pour l'enseignement de l'avenir,
commandées par F. Mitterrand au Collège de France en 1985, puis du rapport
préliminaire à la Consultation Nationale sur les Contenus d'Enseignement
organisée en 1989-1990 par le ministère de l'Education nationale.
[10] Peter Woods, « Social Interaction in the Classroom : the Pupils's
Perspective », in E. de Corte et al., Learning and Instruction, Pergamon, 1986,
traduit en français dans L'ethnographie de l'école, Armand Colin, 1990.
[11] Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Prentice Hall, 1967
(chapitre I, traduit en français in Textes essentiels de la sociologie, Larousse,
1992).
[12] Dieter Flader et Thilo von Trotha, « Le positivisme implicite de l'analyse
ethnométhodologique de la conversation », Langage et Société, n° 48, juin 1989,
p. 7-34 (article paru dans Zeitschrift für Sprachwissenschaft, fasc. 1, 1988). La
même argumentation est soutenue dès 1986 par Jean-Marie Brohm, dans
« L'ethnométhodologie en débat », Quel corps ?, n° 32-33, décembre 1986.
[13] Bemard Charlot fait ainsi remarquer à quel point le titre des chapitres de
l'ouvrage Interaction in the Classroom publié par Sara Delamont, l'un des
auteurs majeurs de l'ethnographie de l'école britannique, est révélateur d'une
telle conception Setting the scene, The protagonists : the leacher, The protagonists :
the pupils, Let baille commence : strategies for the classroom (« L'ethnographie de
l'école dans les travaux britanniques », Pratiques de Formation-Analyses, n° 18,
Université Paris 8, décembre 1989, p. 87-106 ; l'ouvrage de Sara Delamont
ainsi commenté est Interaction in the Classroom, Methuen, 1976 [2' édition
1983]).
[14] Sur le concept de « survie », cf. Peler Woods, L'ethnographie de l'école,
op.cit.
[15] Ainsi W. Waller, dans un travail souvent présenté comme le premier
ouvrage interactionniste concernant l'éducation, écrivait-il que les punitions
« servent à définir la situation. Elles permettent aux élèves de distinguer
clairement ce qui est autorisé de ce qui ne l'est pas, (elles) leur indiquent le vrai
et le faux à l'intérieur de cette organisation sociale complexe qu'est l'école »
(Willard Waller, The Sociology of Teaching (1932), 2' édition, John Wiley &
Sons, 1967, cité par Alain Coulon, Ethnométhodologie et Education, PUF, 1993).
[16] Ainsi Alain Coulon, pour qui « la théorie de l'étiquetage nous fournit le
modèle qui permet d'étudier à la fois les processus et les procédures par
lesquels l'acte éducatif s'assemble, et par lesquels la sélection se construit, dans
et par le travail des interactions », n'hésite-t-il pas à écrire qu'elle est une
« description de la manière dont se déroulent les apprentissages » (Ibidem, p.
113).
[17] Cf. Philippe Perrenoud, La fabrication de l'excellence scolaire, Genève,
Librairie Droz, 1984.
[18] Hugh Mehan, « Structuring school structure », Harvard Educational
Review, vol. 48, n° 1, feb. 1978, p. 32-64 (toutes les citations qui seront faites de
Mehan par la suite sont tirées de cet article) ; cf. également Hugh Mehan,
« The competent student », Anthropology and Education Quarterly, XI, 3, 1980,
p. 131-152.
[19] Sur ce point, cf. Lucien Sève, « Forme, formation, transformation »,
Structuralisme et dialectique, Paris, Ed. Sociales, 1884.
[20] Régine Douady, Jeux de cadres et dialectique outil-objet dans l'enseignement
des mathématiques, Thèse pour le Doctorat d'État, Université Paris 7, 1984
[21] Ainsi, présentant les travaux de Mehan qui constituent l'une des
références majeures de son propre travail, Georges Lapassade écrit-il que « les
élèves doivent apprendre les règles (interactionnelles) de la classe tout autant
qu'ils doivent apprendre les capitales des États et les noms des couleurs s'ils
veulent réussir aux yeux de leurs enseignants et de tous ceux qui sont en
position d'évaluer leurs performances » (L'ethno-sociologie, Paris, Méridiens-
Klincksieck, 1991, p. 168, souligné par moi).
[22] Sur ce point, cf., entre autres, Michel Deleau, Les origines sociales du
développement mental, Paris, Armand Colin, 1990.
[23] Régine Sirota, L'école primaire au quotidien, Paris, PUF, 1988 (toutes les
citations de ce paragraphe sont issues de cet ouvrage).
[24] Ne peut-on penser que le travail d'Alain Coulon sur « les pratiques
d'affiliation au métier d'étudiant », qui est l'une des toutes premières (et
encore rares) recherches empiriques d'inspiration ethnométhodologique
menées en France, relève d'une telle conception faible du métier d'étudiant
lorsque l'auteur, après avoir plaidé pour la mise en oeuvre d'une « pédagogie
de l'affiliation », postule qu'une telle affiliation et donc une telle pédagogie ne
sont pas nécessairement liées à une discipline particulière ? (Le métier
d'étudiant. Approches ethnométhodologique et institutionnelle de l'entrée dans la vie
universitaire, Thèse pour le Doctorat d'État, Université Paris 8, 1990).
[25] Bemard Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, PUL, 1993.
[26] Cf., par exemple, Elisabeth Bautier, Pratiques langagières, structures
sociocognitives et apprentissages différenciés, Thèse pour le Doctorat d'État,
Université Paris 5, 1990.
[27] Bemard Charlot, Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, École et savoir
dans les banlieues... et ailleurs, Paris, Armand Colin, 1993.
[28] Pour une discussion plus large des notions de nonne et de normativité, cf.
Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966 ; Yves
Schwartz, Expérience et connaissance du travail, Paris, Messidor, 1988, ainsi que,
dans un autre genre, Pierre Legendre, L'inestimable objet de la transmission. Essai
sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985.
[29] A cet égard, il convient de prendre au pied de la lettre l'affirmation de
Goffman selon laquelle, si la sociologie des circonstances ne peut éviter la
psychologie, elle se satisfait d' « une psychologie dépouillée et étriquée »
(Erving Goffman, Les rites d'interaction, Paris, Ed. de Minuit, 1974, p. 8).