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Anthologie de La Littérature Grecque

Je voudrais n'importe quels poèmes de Bion

Transféré par

Paul Éric Zinsouvi
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Anthologie de La Littérature Grecque

Je voudrais n'importe quels poèmes de Bion

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Anthologie de
la littérature grecque
De Troie à Byzance
(viiie siècle avant J.-C. - xve siècle après J.-C.)
Traduction d’Emmanuèle Blanc
Textes choisis et annotés par Laurence Plazenet
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Anthologie
de la littérature
grecque
De Troie à Byzance
VIII e siècle avant J.-C. – XV e siècle après J.-C.

Textes choisis, présentés et annotés


par Laurence Plazenet

Traductions par Emmanuèle Blanc

TRADUCTION NOUVELLE

Gallimard
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© Éditions Gallimard, 2020.


Couverture : © Miquel Barceló, ADAGP, Paris, 2020. Pop de Llot,
2016. Technique mixte sur toile. 104 × 136 cm (détail).
Photo © courtesy Galerie Thaddaeus Ropac.
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PRÉFACE

Oublier Homère

« They only talk of forgetting them who


never knew them. »
(« Seuls parlent de les oublier ceux qi ne
les ont jamais connus. »)

HENRY D. THOREAU,
Walden (1854)

À quoi bon une anthologie de la littérature grecque ancienne ?


Piété de vieille barbe ? Archéologie ? Goût de la déambulation au
musée ? Le grec n’est-il pas une langue morte et, symptôme de
son obsolescence, son apprentissage n’est-il pas réduit à la por-
tion congrue dans les programmes des collèges et des lycées ? À
quelle connaissance prétendre, quand la lecture vive des œuvres,
l’accès direct aux textes, dans la langue où ils furent conçus, sont
impossibles ? Lorsque cette mise en présence immédiate est le
plus souvent remplacée par un brouet mêlant latin, grec, histoire,
mythologie, au hasard d’extraits disparates ? Ce pain fade à
mâchonner sans comprendre, ressassement d’un savoir de
seconde main, risque peu de procurer cette joie fulgurante du
sens qui se révèle. Il n’en jaillira jamais l’éblouissement qui naît
d’un entrelacs de signes que son interprétation, soudain, comme
en musique, fait chanter. Il ne laissera pas sourdre, après la pre-
mière impression de coïncidences et de résonances familières, le
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6 Préface

pur sentiment de l’autre : altérité intrinsèque des civilisations


antiques et altérité, entre elles, de la civilisation grecque et de la
civilisation latine. L’Antiquité gréco-latine est constitutive de
l’identité de l’Occident contemporain, mais celui-ci ne la décal-
que pas. Elle y inscrit peut-être, au contraire, une part première et
irréductible d’étrangeté, fascinante et propre à nourrir toute
réflexion sur la notion, précisément, d’identité : l’Occident
moderne a amplement façonné le monde antique que nous nous
représentons. Face au mirage du miroir, à la tentation de réduire
l’autre au même, pour quelques raisons idéologiques que ce soit,
ce livre voudrait procurer le sentiment de la découverte, ou de la
redécouverte. Il souhaiterait donner de l’émerveillement, offrir
le plaisir de l’inconnu, faire entendre la voix propre des Anciens,
traduite, certes, mais à neuf et chaque fois au plus près des origi-
naux. Une anthologie, contre le bavardage ou les commentaires,
prend le parti des textes. Nécessairement incomplète, elle offre des
pages choisies pour leur beauté, souvent incandescente, pour
leur importance dans l’histoire des idées ou de la culture, pour
leur caractère saugrenu, parfois. Elle fait le pari de la curiosité.
Aux habitudes, elle oppose des rapprochements brusques : ils
font surgir l’inclassable. Elle privilégie l’émotion.
Les deux auteures de ce volume se sont rencontrées il y a
trente-six ans. Je dois ma première leçon de grec à Emmanuèle
Blanc. J’avais seize ans. Elle a comblé un désir très ancien,
qu’on m’avait jusque-là refusé d’assouvir. Cette passion était
née en lisant des contes et légendes de la Grèce ancienne, en
découvrant Troie (le grand cheval de bois des Grecs, abandonné,
la nuit, devant les murs de la ville, dans le silence, sous la lune,
me tire encore de toutes les distractions), en rêvant aux larmes
d’Ulysse dans le palais splendide d’Alcinoos, palais que je n’ai
jamais réussi à me figurer, alors que, mille fois, j’ai vu le regard
d’Andromaque, le petit Astyanax dans les bras, sur l’époux aimé
qui la quitte et que la guerre ne lui rendra pas. Plus tard, l’antho-
logie de la poésie grecque de Robert Brasillach, rencontrée par
hasard à la bibliothèque municipale de Saint-Maur-des-Fossés
que je fréquentais adolescente (je lui dois également Proust et la
traduction de L’Énéide par Pierre Klossowski), pour quelques
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Préface 7

épigrammes, a sans doute fixé une passion qui devait durable-


ment régler ma vie. Les florilèges sont des quintessences pas-
sionnées. Puisse celui-ci transmettre un peu de sa ferveur et
faire surgir, au détour d’une page, des images que leur lecteur
n’oubliera pas : Agavé, inconsciente de son crime, brandissant
la tête ensanglantée de Penthée, les fleuves et les vagabonds noc-
turnes d’Héraclite, le sourire des pâtres paisibles de Théocrite
(c’est celui de la Joconde), Cléopâtre rieuse, polyglotte, enca-
naillée et glissant majestueusement sur les eaux du Nil, la petite
esclave d’Alciphron, qui se tue pour échapper au corps du
maître qui la viole, Achille, chez Quintus de Smyrne, arrachant
le casque de Penthésilée qu’il vient de tuer et cloué par l’amour,
à jamais privé de celle qui eût été pour lui le soleil et la nuit,
l’agonie, dans la chaleur suffocante, de l’Autocrator Alexis Ier,
qu’on porte, pour le soulager, dans une chambre ouverte à tous
les vents, ou l’intelligence sèche de l’historien Thucydide. Que
ces éclats de textes, contre l’ignorance et l’indifférence, dressent
leur scintillement. Qu’ils interdisent l’oubli. Qu’ils donnent à
réfléchir.

Le grec et la littérature grecque occupent une place singulière


dans notre culture. La langue française est nourrie de mots issus
du grec, mais, le plus souvent, par l’intermédiaire du latin, dont
elle dérive en droite ligne, et qu’aucun lettré, pendant des siècles,
n’a ignoré. L’apprentissage de la lecture se fit sur des volumes
imprimés en latin au moins jusqu’à la fin du XVII e siècle. Les
Petites Écoles de Port-Royal brisèrent cette règle, mais leur
exemple resta sans suite : en 1684, Jean-Baptiste de La Salle fit
œuvre de pionnier en plaidant pour que les enfants apprissent à
lire en français. Le latin joua, de surcroît, un rôle essentiel dans
le plan général des études, le ratio studiorum, jusqu’au XX e siècle.
Comment négliger que Rimbaud reçut le premier prix de vers
latin au Concours général en 1869 ? Qu’il écrivit d’abord des
poèmes dans la langue de Cicéron et de Virgile ? En 1892, une
partie de la thèse de Jean Jaurès, sur les origines du socialisme
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8 Préface

allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel, fut encore rédigée


en latin. Le grec n’a pas bénéficié de ces privilèges. Son étude a
toujours été l’apanage d’une minorité. Il y a du secret d’initié
dans la connaissance de sa littérature. On a parlé de la « secte
des hellénistes » à Port-Royal. À cela, une raison historique.
La Grèce des cités naquit à la fin du IX e siècle avant J.-C. et se
développa au cours de la période dite archaïque, marquée par
l’institution des Jeux olympiques en 776 et la composition des
poèmes homériques. Les tentatives d’invasion, à partir de 492,
du puissant Empire mède, héroïquement déjouées par Athènes,
déterminèrent l’avènement du monde classique. Il se caractérise
par l’apparition, à Athènes, de la démocratie et par la formation
d’alliances entre les grandes cités de la péninsule et des îles
grecques. L’hégémonie exercée par Athènes, l’essor de la monar-
chie macédonienne, au milieu du IV e siècle, déséquilibrèrent
une construction qui était nécessairement fragile. Les querelles
et les rivalités des héritiers d’Alexandre, après sa mort en 323,
favorisèrent peu un redressement. La Grèce continua d’étinceler
intellectuellement : la fondation d’Alexandrie, de son Musée et de
sa Bibliothèque, suscita l’émergence d’un second foyer vital de
l’hellénisme, sans détruire l’influence d’Athènes. Le voyage en
Grèce fut une étape presque obligée de la formation des lettrés,
où qu’ils eussent vu le jour, dans un monde hellénophone désor-
mais immense (outre la Grèce et l’Égypte, il comptait l’Asie
mineure et une bonne partie du monde oriental). À partir du
III e siècle avant J.-C., la confrontation avec Rome, qui avait
annexé la Sicile et voulait réduire la puissance de Carthage, obs-
tacle à son expansion, devint inévitable. Campagnes et coups de
main se multiplièrent. En 146, la même année que Carthage,
Corinthe fut mise à sac, dernier épisode d’affrontements au long
cours. Rome triomphait. La Grèce passa peu à peu entièrement
sous son autorité. Elle entretenait, cependant, depuis long-
temps, à travers ses lettrés, des relations nourries avec Rome.
Elle exerçait même sur les Romains une telle séduction que
celle-ci, renforcée par la proximité consécutive à la conquête, a
pu donner le sentiment que le vaincu, finalement, l’emportait
sur son vainqueur. De nombreux Grecs, à l’instar de Plutarque
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Préface 9

ou de Polybe, s’employèrent de surcroît à penser la relation entre


Rome et la Grèce pour en montrer la nécessité ontologique,
maquillant la défaite en accident et suggérant qu’elle fût plutôt
comprise comme l’aboutissement d’un processus quasi orga-
nique. Ils façonnèrent la conscience d’une unité gréco-latine,
par-delà les spécificités des deux civilisations, et contribuèrent à
l’émergence, avec l’Empire, d’une exceptionnelle expérience de
dualité culturelle et linguistique. Elle se perpétua jusqu’à la mort
de l’empereur Constantin, en 395 après J.-C.
Constantin avait confié la partie occidentale de l’Empire à
l’un de ses fils, la partie orientale à l’autre, suivant un usage de
co-régence qui avait déjà été pratiqué entre 364 et 375. Il ne
s’agissait pas de les désolidariser. L’Empire romain se scinda en
deux entités, l’Empire romain d’Occident et l’Empire romain
d’Orient, sous le coup des événements qui suivirent la mort
prématurée d’Arcadius, qui régnait sur l’Occident, en 408. Alors
que l’Italie était menacée par les Wisigoths d’Alaric, l’Orient
n’intervint pas. En 410, il laissa piller Rome. À partir de cette
date, l’Empire d’Occident, par son découpage géographique, cor-
respondit à des territoires de langue latine, organisés autour de
sa capitale (Ravenne, depuis 404). L’Empire romain d’Orient,
rassemblant la Grèce et l’Orient, dont les souverains étaient ins-
tallés à Constantinople (l’ancienne Byzance), fut quant à lui
hellénophone. Cette partition, rompant les échanges permanents
qui avaient lieu depuis cinq cents ans entre les deux commu-
nautés et qui avaient causé un bilinguisme quasi systématique
des élites, entraîna très vite un affaissement de la culture
grecque dans l’Empire d’Occident. Il fut particulièrement fort
au-delà de l’Italie elle-même. Le 25 décembre 800, Charlemagne,
roi des Francs, fut sacré empereur des Romains par le pape
Léon III : la cérémonie eut lieu à Rome, dans la basilique Saint-
Pierre. Le souverain prit pour emblème un aigle monocéphale.
C’était s’inscrire dans la continuité de l’Empire romain, mais
aussi rompre explicitement avec l’antique dualité, ne fût-elle
plus à cette date qu’un rêve, d’un Empire unissant Orient et
Occident — dualité longtemps symbolisée par la représentation
d’un aigle bicéphale. En éliminant ce dernier, Charlemagne
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10 Préface

signifiait qu’il entendait fonder un Empire d’Occident résolu-


ment autonome. Tournant la tête à gauche, l’aigle carolingien se
détourne sans ambiguïté de l’Orient. Ainsi, la culture grecque
subsista dans le monde de la France médiévale à peu près uni-
quement en tant que substrat, plus ou moins conscient, du
monde latin. En 1508, Louis XII pria un jeune érudit italien de
vingt-huit ans, Jérôme Aléandre, de venir professer à Paris les
« belles-lettres ». Aléandre avait été éduqué à Venise. Il avait fré-
quenté Érasme et Alde Manuce, le prince des imprimeurs de la
Sérénissime, un des plus brillants hellénistes de sa génération. Il
a brossé un tableau terrible de l’ignorance du grec à son arrivée
en France. Aléandre, pour se faire valoir, force le trait, mais il
permet de prendre la mesure de la distance qui s’était instaurée.
Et du renversement sur le point de se produire.
Son séjour prélude, en effet, à un spectaculaire renouvelle-
ment. Avant même la prise de Constantinople par le sultan
Mehmed II, le 29 mai 1453, de nombreux lettrés, comme
Janus Lascaris, Zacharias Kaliergis, Georges de Trébizonde,
Marc Mousouros, le cardinal Bessarion ou Théodore de Gaza,
étaient venus en Italie pour des ambassades, des conciles, des
programmes de cours, des séjours plus ou moins prolongés.
Le mouvement changea de nature, quand, chassés par l’inva-
sion ottomane, ils s’installèrent définitivement dans la pénin-
sule. Il s’amplifia aussi. Ces hommes avaient emmené avec
eux leurs biens les plus précieux, bibliothèques, livres,
manuscrits préférés ou trésors canoniques. Le cardinal
Bessarion s’établit à Venise avec plus de 480 manuscrits
grecs, dont, à sa mort, il fit présent à la ville : ils constituèrent
le premier fonds de la bibliothèque Marciana et demeurent un
de ses joyaux. Janus Lascaris, protégé par Bessarion, se rendit
à Florence après sa mort : reçu par Laurent de Médicis, il lui
fit lire Thucydide, Sophocle, Démosthène. Plus tard, Louis XII
et François Ier le chargèrent d’acquérir pour eux des manus-
crits grecs. Bessarion et ses pairs révélèrent à l’Europe des
ouvrages qu’elle avait oubliés depuis près de dix siècles. Pierre
Abélard, au XI e siècle, et Pétrarque, au XIV e, quoiqu’ils fussent
des puits de science, ignoraient le grec : « Homère est muet
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Préface 11

pour moi », se désolait le second. Contraints à l’exil, les éru-


dits byzantins bouleversèrent cette situation. Ils firent égale-
ment prendre conscience à leurs hôtes de tout ce que la
langue et la littérature latines devaient au grec. Ainsi furent-
ils à l’origine d’un ample phénomène de redécouverte où les
hommes du XIV e siècle ne distinguèrent pas moins qu’une
véritable Renaissance.
Après avoir formé Guillaume Budé et quelques élèves choisis,
Jérôme Aléandre avait dispensé des cours publics : ils susci-
tèrent un tel enthousiasme qu’en 1513 l’Université de Paris
octroya au jeune professeur (il avait trente-trois ans) le titre de
recteur. Quelle gratitude les contemporains durent-ils éprouver
pour qu’elle l’emportât sur toutes les frilosités et les lenteurs
ordinaires de l’Université ! Quelques humanistes, prenant le
relais d’Aléandre, contribuèrent particulièrement à l’essor des
études grecques en France : Adrien Turnèbe, Pierre Danès, Henri
Estienne, Jean Dorat, Guillaume Budé, Jacques Amyot, esprits
curieux, audacieux, fins limiers qui traquèrent à travers toute
l’Europe les manuscrits qui leur manquaient et dont ils avaient
besoin pour une traduction ou une démonstration. Mais le grec
ne demeura pas l’apanage d’une poignée de savants, si remar-
quables fussent-ils. Ces hommes avaient des ambitions litté-
raires personnelles. Ils les cultivèrent. Ils les transmirent. Au
Collège des Lecteurs royaux, fondé en 1530 (le futur Collège de
France), ou au Collège de Coqueret, leurs élèves étaient des
jeunes gens pénétrés par le désir de renouveler la création de leur
temps : ils firent de la littérature grecque le flambeau de cette
rénovation.
Ils entendirent d’abord enrichir le français et poser sa noblesse
face au latin et à l’italien en s’appropriant vocabulaire et tour-
nures venues du grec. Ils étendirent ensuite la palette des res-
sources littéraires du français en imitant les genres pratiqués
par les auteurs grecs. Lucien, qui avait composé au II e siècle
avant J.-C. une œuvre nombreuse, mêlant les formes et les
sujets, animée par un esprit de satire tourbillonnant, une
volonté farouche de déniaisement et de drôlerie, hostile à toute
forme de vanité et d’esprit de sérieux, apparut comme un modèle
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12 Préface

à des hommes qu’impatientaient autant, à la fin du Moyen Âge,


les formalismes de la scolastique, les ratiocinations de l’univer-
sité, que les dévoiements de l’Église. Son influence fut si puis-
sante sur Érasme que celui-ci reçut le sobriquet de « Lucien
batave ». Rabelais, qui entendait « graeciser en Français » (l’ex-
pression est forgée par son ami Barthélemy Aneau), c’est‑à-dire
non pas importer platement des usages, mais inventer une façon
française de faire preuve d’un génie comparable à celui des
anciens Grecs, a puisé à la même source. Les manuscrits de
Montaigne révèlent qu’en dépit de ses allégations il avait une
bonne connaissance du grec et qu’il éprouvait un plaisir sensuel
à l’écrire. La découverte des Moralia de Plutarque, dans la tra-
duction française que Jacques Amyot en publia en 1572, joua
un rôle considérable dans la germination du projet des Essais.
Ronsard, quant à lui, entendit refonder la poésie française à
l’exemple des lyriques grecs. Ses proches et lui étaient partis en
campagne sous l’appellation de « Brigade ». Ils troquèrent bien-
tôt le terme, très militaire et qui sentait trop l’ordre de marche
d’une armée organisée, contre celui de « Pléiade » : il avait été
employé à Alexandrie par plusieurs groupes de poètes qui
avaient rêvé de former, avec leurs œuvres, une constellation,
c’est‑à-dire un ensemble d’astres aussi évident et pérenne que
ceux des étoiles dans le ciel. En 1553, Étienne Jodelle donna une
Cléopâtre captive : inspirée de la Vie d’Antoine de Plutarque,
cette tragédie amorçait la résurgence du genre en France. Racine,
qui le porta au sommet un siècle plus tard, avait été formé, à
Port-Royal, par Claude Lancelot, un des meilleurs hellénistes du
XVII e siècle. La bibliothèque du dramaturge comporte plusieurs
volumes des Tragiques imprimés en grec et minutieusement
annotés de sa main, signe d’une infinie familiarité avec leur
univers. En 1559, Jacques Amyot avait traduit les dix livres des
Éthiopiques d’Héliodore en les présentant comme un substitut
brillant au roman de chevalerie : des milliers d’exemplaires de
l’ouvrage circulèrent, tandis que s’élaborait un roman moderne
à son image. En 1640, Mlle de Scudéry revendiqua hautement
d’imiter Héliodore, père des romanciers, comme Homère était
celui des poètes épiques. Artamène ou le Grand Cyrus (1649-
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Préface 13

1653) transpose, en effet, la structure narrative des Éthiopiques,


tout en empruntant ses héros à Hérodote ou à Xénophon. C’est
l’acte de naissance du roman moderne en Europe. En 1699,
Fénelon, précepteur du Dauphin, composa pour l’enfant royal
un Télémaque : le petit prince est invité à s’instruire en suivant
l’exemple du fils d’Ulysse. La littérature grecque innerve toute la
littérature française de la Renaissance et du XVII e siècle.
Mais l’hellénisation de la France classique n’est pas seule-
ment littéraire. Le 23 février 1653, Louis XIV dansa Le Ballet
de la nuit. La Fronde s’achevait. Le roi était revenu à Paris à la
fin de l’année précédente. Mazarin venait d’y faire son retour. La
monarchie l’avait emporté. Au cours de la dernière entrée du
ballet, le jeune souverain apparaissait vêtu en Soleil, chamarré
d’or, vivant Apollon qui ramenait le jour au monde. Divinité
incarnée, il figurait la prunelle du cosmos. Le détour antique
adressait à ses sujets la plus claire des leçons politiques. Dans la
sixième entrée, le monarque chantait à des « Ardents » en cos-
tume rouge, tout couvert de flammes :

Astres, vous voyez bien


Qu’il faut céder la place
Un Ardent vous efface
Et vous n’êtes plus rien […]

L’apostrophe est limpide : le roi, désormais, sera un maître


absolu. À plusieurs reprises, Louis XIV posa, pour ses peintres
et sur les monnaies qu’il fit battre, en héros conquérant, c’est‑à-
dire en nouvel Alexandre. L’iconographie d’Auguste, l’autre
figure impériale dominante, latine cette fois, le représente, en
effet, non en cavalier, mais plutôt en toge sénatoriale : chacun
des empereurs incarne un imaginaire distinct. Avec Alexandre,
Louis XIV assoit son pouvoir sur l’épiphanie de sa puissance
militaire. En 1670, sur un tableau conservé à Versailles, Pierre
Mignard représenta le monarque couronné par la victoire : il se
tient à cheval en cuirasse et jupe d’hoplite, sandales lacées aux
pieds, sur les épaules un manteau d’imperator, avec une peau
de léopard en guise de tapis de selle. Cette étonnante mise en
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14 Préface

scène convoque une vision en gloire de la royauté. Son ancrage


antique devait permettre une opportune légitimation, tandis
que Louis XIV rompait avec la conception du pouvoir monar-
chique issue de la féodalité : le roi, cessant d’être un primus
inter pares (« le premier parmi ses pareils »), se muait en prince
de droit divin, dorénavant sans pairs. Sa nouvelle devise, nec
pluribus impar, souvent interprétée comme signifiant « à tous
nonpareil » (elle reprend, en réalité, une formule de Philippe II
d’Espagne et veut plutôt dire, avec une curieuse litote : « pas
inapte < à éclairer > même plusieurs mondes », par référence au
continent américain), opère au moins phonétiquement un par-
fait renversement de la première, révélant dans l’exercice du
pouvoir, derrière la profusion des ors, un coup d’État perma-
nent.
Ainsi la Grèce antique est-elle, pour les hommes du
X V I I e siècle, le lieu d’une projection idéale et légitimatrice,
miroir d’une posture désirée et d’un autre de soi, refuge face à
un monde violent. Des érudits, dans la lignée de Budé ou d’Es-
tienne, continuaient de poursuivre des travaux savants à son
sujet, mais ils occupaient désormais une position minoritaire,
fragilisée encore par la détestation que la période a éprouvée
pour les pédants et les régents de collège, auxquels on a tôt fait
de les identifier. La relation distanciée qu’ils entretenaient avec
la Grèce était amplement dominée par un autre type de lien,
fantasmatique et intime, foncièrement recréateur. L’Antiquité y
est source nourricière, vivier, autant que source lustrale, voire
baptismale. Mlle de Scudéry énonça le magistère inédit qu’elle
entendait exercer sur les Lettres en prenant pour surnom
Sappho. L’identification à la grande poétesse de Lesbos est, en
réalité, le moyen de figurer une invention moderne : la femme
écrivain. Une seconde évidence s’impose : la Grèce des XVI e et
XVII e siècles est une Grèce archaïque, hellénistique ou romaine :
ce n’est pas la Grèce classique du V e ou du IV e siècle avant J.-C.
À l’exception de l’orateur Lysias, réservé aux petites classes, les
auteurs cités dans les différents programmes d’étude de la
période sont Lucien, Ésope, Homère, le Xénophon de La
Cyropédie, Plutarque, Euripide, Pindare. Seul Port-Royal envi-
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Préface 15

sage, en classe de rhétorique, au terme du cycle qui précède


l’entrée à l’Université, l’étude de Thucydide. La première Grèce
française n’est pas oratoire, athénienne, démocratique, comme
celle que les X IX e et XX e siècles privilégièrent. L’oubli de cet
usage primitif fausse le panorama de la littérature grecque en
France. Il amoindrit en outre la perception du nombre et de la
diversité des rôles qu’elle y endossa.

Un basculement se produisit à partir de la Querelle des


Anciens et des Modernes. Jean Desmarets de Saint-Sorlin, un
des premiers Académiciens, ouvrit, en 1657, son épopée Clovis
ou la France chrétienne par une épître dédicatoire où il dénon-
çait l’hégémonie exercée, selon lui, par l’Antiquité sur la créa-
tion contemporaine. Il développa son point de vue en 1670
dans sa Comparaison de la langue et de la poésie françaises
avec la grecque et la latine, et des poètes grecs, latins et fran-
çais. La polémique se poursuivit en 1673, lorsque se posa la
question de savoir dans quelle langue rédiger les inscriptions
gravées sur les monuments qu’on élevait à la gloire du roi et de
la France. Elle connut un violent regain en 1687, quand
Charles Perrault lut à l’Académie son poème Le Siècle de
Louis-le-Grand et publia, l’année suivante, son Parallèle des
Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les
sciences. L’auteur ne se contentait pas de poser Louis XIV en
égal d’Alexandre (auquel, parmi les empereurs antiques, était
réservé le syntagme « le Grand »), mais il affirmait que les
accomplissements de son règne l’emportaient sur ceux de
Rome pendant le règne d’Auguste — âge d’or que ses propres
contemporains (Horace, Virgile, Tibulle) avaient célébré à
l’envi. Depuis l’Antiquité prévalait l’idée que les générations les
plus récentes devaient se nourrir des œuvres des précédentes
pour élaborer des créations véritablement pertinentes : c’est la
théorie de la création comme imitation, laquelle n’impose
aucune servitude, mais une création par reprise, variation,
libre modulation, dépassement. Au XI e siècle, Jean de Salisbury
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16 Préface

avait exprimé l’idée à travers une image : les auteurs derniers


venus sont des nains, mais, juchés sur les épaules des géants
que sont les auteurs de l’Antiquité, ils peuvent voir plus loin
que ceux-ci. Les Modernes entendirent rompre avec cette allé-
geance. Il n’est pas question, ici, de scruter une polémique
complexe, mais de relever deux inflexions durables qu’elle
imprima à la vision de la littérature grecque en France.
La première fut que, soulignant brutalement que l’Antiquité
appartenait à un temps uniment révolu, qu’elle était du passé,
elle rompit l’uchronie dans laquelle ses contemporains vivaient,
non qu’ils confondissent les époques, mais dans la mesure où
ils circulaient librement de l’une à l’autre, sans le sentiment
d’un hiatus. Les clés et les anachronismes fondateurs du roman
baroque, gages de cette double ambulation, disparaissent, en
effet, des textes qui évoquent l’Antiquité. Les auteurs ultérieurs,
fissent-ils preuve de maladresses, entendent désormais brosser
des fresques exactes. Ils veulent reconstituer en soi le monde
antique. À cette date s’instaure une « expérience moderne du
passé » (Chantal Grell). Paru en 1788, Le Voyage en Grèce du
jeune Anacharsis de l’abbé Barthélemy fut un extraordinaire
succès de librairie. Il illustre ce renversement de façon exem-
plaire. L’œuvre ne se réclame plus, d’abord, du roman, comme
Le Grand Cyrus, mais du récit de voyage. Elle est accompagnée,
d’ailleurs, d’un bel atlas de trente-deux planches. L’aveu de la
fiction disparaît au bénéfice d’une relation qui prétend à
l’authenticité. Sous couvert de raconter le périple d’un jeune
Scythe qui, au IV e siècle avant J.-C., se rend en Grèce pour s’ins-
truire, l’abbé Barthélemy compose une véritable périégèse, rap-
pelant le modèle de Pausanias ou les enquêtes d’Hérodote. La
pérégrination géographique se double, au gré des rencontres du
voyageur, d’une histoire de la Grèce, où les grands hommes de la
période (Épaminondas, Phocion, Platon, Aristote, Démosthène,
Xénophon, etc.) sont dûment mis en scène. Numismate accom-
pli, érudit chevronné, l’abbé Barthélemy élabore un véritable
Itinéraire historico-politique de la Grèce. La confrontation
entre Le Voyage du jeune Anacharsis et Les Aventures de
Télémaque, puisque les deux ouvrages répondent l’un et l’autre
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Préface 17

à une visée didactique, montre quelle transformation s’est opé-


rée en un siècle. La Grèce légendaire d’Homère l’a cédé à une
Grèce historique. Fénelon utilisait le dépaysement géographique
et temporel de ses protagonistes pour formuler, sous le masque,
une satire politique. L’abbé Barthélemy propose, quant à lui, un
modèle : le terme du périple d’Anacharsis est Athènes, objet
d’une admiration éperdue du jeune homme et point focal de son
voyage. Une fois parvenu à Athènes, il s’y fixe et ne résout d’en
partir, épouvanté, qu’au moment où le pays s’apprête à être
« asservi » par Philippe de Macédoine. Anacharsis retourne alors
en Scythie, « dépouillé des préjugés » qu’il avait entretenus à
l’égard de cette nation rude : il comprend désormais que c’est en
réalité « un peuple qui ne connaît que les biens de la nature ». Le
terme est lourd d’implications à peine dix ans après la mort
de Rousseau. Le Voyage, de toute évidence, est une fable poli-
tique et morale.
À la même date, André Chénier, habile helléniste, qui composa
des épigrammes en grec, s’exclame dans son poème « L’Inven-
tion » (1787) : « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers
antiques ». Formellement, il ne se propose rien de moins qu’une
parfaite reproduction de l’exemple antique, un véritable retour
aux origines. C’est se situer aux antipodes de Rabelais, de
Ronsard ou de Barthélemy Aneau, soucieux d’une « transla-
tion » de leurs sources grecques en français : leur effort porte sur
l’invention d’un ouvrage nouveau. Ils pratiquent l’incorpora-
tion, l’innutrition. Ils butinent la littérature grecque. Ils en font
leur miel. Ils ne la copient pas. Ils ne la ressuscitent pas, comme
André Chénier, désormais, le préconise. « Graecanisateur »,
selon un néologisme de l’auteur du Quintil horatien, Rabelais
procède par « altération » : il rend autre son modèle. C’est la
conscience de l’écart accompli qui conduisait Racine à interro-
ger, dans la préface de Britannicus : « Que diraient Homère et
Virgile, s’ils lisaient ces vers ? Que dirait Sophocle, s’il voyait
représenter cette scène ? ». Le XVIII e siècle, qui se passionne pour
l’archéologie et les vestiges de l’Antiquité, s’emploie au contraire
à des retrouvailles. Il veut ressusciter Rome et la Grèce. S’il les
réinvente en réalité, c’est à son insu.
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18 Préface

La Querelle des Anciens et des Modernes détermina une


seconde évolution. Les Anciens, parce qu’ils se réclamaient de
l’Antiquité, furent accusés de manquer à la célébration du roi et
du royaume. L’inculpation est contestable, mais elle fit prendre
conscience que revendiquer le patronage des Muses antiques
accordait en effet une forme d’autonomie et autorisait plus de
libertés que le service d’un monarque exigeant, dispensateur
de prébendes et de faveurs. L’Antiquité, ou l’inscription dans le
passé, apparurent alors comme le lieu d’un évitement possible,
voire d’une résistance — Télémaque recourt à cette stratégie du
décalage émancipateur. Rome ou la Grèce, de mondes autres,
devinrent peu à peu des mondes alternatifs, d’où scruter le pré-
sent selon une perspective résolument critique, sinon à partir
desquels en instruire le procès. Les idéaux politiques d’Athènes
excitèrent un nouvel intérêt. Ils offraient un modèle démocra-
tique radicalement différent des pratiques de la monarchie
absolue. La démocratie athénienne, certes, ne joua pas un rôle
aussi puissant sur les esprits, au XVIII e siècle, que la Rome
républicaine (quoique Saint-Simon écrive déjà dans ses
Mémoires que Louis XIV, confronté à la résistance de Port-
Royal, accusa le monastère et ses amis d’être des « républi-
cains »), mais elle participa de la contestation du principe
monarchique. Cent ans plus tard, la Révolution française ne se
conçut pas comme une aventure inédite et hasardeuse, mais
comme un retour à un idéal antique. La IIIe République à son
tour se rêva en restauration de la République romaine, tandis
que ses orateurs voulurent, tels de nouveaux Démosthène,
confier au Logos, Verbe et Raison tout ensemble, le soin de
cimenter l’unité nationale. Il y a encore du marathonomaque
en de Gaulle, quand, pendant quatre ans, contre toute vraisem-
blance, il résista au nom de la France contre le IIIe Reich.
Ce mouvement a profondément et durablement influencé
l’étude savante de la Grèce. Père fondateur, Homère y conserva
toujours une place de choix. Les poètes archaïques et les Tra-
giques ne furent pas oubliés non plus : ils chantent les héros et
la cité. La Grèce de l’époque hellénistique, en revanche, fascinée
par le modèle monarchique oriental, la Grèce de l’époque
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Préface 19

romaine, en proie à des guerres fratricides, conquise et asservie


par Rome, suscitèrent au X I X e siècle les plus farouches cri-
tiques, avant de disparaître de l’enseignement et du champ des
études grecques. L’éloquence virile du V e siècle passa pour s’être
mortellement abîmée dans la virtuosité des exercices d’école et
des panégyriques de la Seconde Sophistique. Les Éthiopiques
d’Héliodore furent déjugées, d’autant qu’elles avaient soulevé
l’enthousiasme des romanciers de la première moitié du
X V I I e siècle, eux-mêmes réputés illisibles avec l’essor d’un
roman dit d’analyse qui pensait être né soudain de La Princesse
de Clèves, comme Minerve était sortie toute formée, et casquée,
de la cuisse de Jupiter. Des pans entiers de la littérature grecque
(dont on s’enchante de nouveau depuis vingt ans) furent sacri-
fiés, jusqu’à Lucien, si prisé à la Renaissance. Plutarque seul,
parce que Jacques Amyot avait fait de ses Vies parallèles des
Vies des hommes illustres, transformant l’œuvre en ouvroir
potentiel de grands hommes, continua de faire l’objet d’une
admiration inentamée, quoique de plus en plus condescen-
dante. Ramené au rang de narrateur aimable, de compilateur
romanesque, leur auteur devint « le bon Plutarque », ce sage qui
ronronne, doucement confit parmi les roses de Chéronée. Le
foisonnement des Moralia disparut. Seuls quelques traités trou-
vèrent encore des lecteurs. Les orateurs « attiques », Lysias,
Eschine, Isocrate, promus symboles de sobriété classique,
devinrent au contraire une étape obligée de l’initiation du jeune
helléniste, au détriment de tous les auteurs réputés « asia-
nistes », tardifs et fleuris. Les travaux de l’allemand Joachim
Johan Winckelman, définissant dans l’art grec du V e siècle un
paradigme du beau absolu, précipitèrent la condamnation de la
littérature grecque tardive, en même temps que l’émergence du
néoclassicisme. À partir du XVIII e siècle, la Grèce à l’honneur
cessa d’être celle qui fascinait les XVI e et XVII e siècles, remplacée
par la Grèce de l’époque classique, érigée en parangon de pureté
esthétique et morale. Non sans paradoxe deux modèles naguère
antagonistes se virent donc simultanément promus, au
X I X e siècle, en parangons du classicisme : la France du
XVII e siècle et l’Athènes du V e siècle.
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20 Préface

En 1980, Jacqueline de Romilly publia un important Précis


de littérature grecque. Elle y traite d’Homère et des auteurs de
l’époque archaïque en une soixantaine de pages. L’époque hel-
lénistique et l’époque romaine s’en voient consacrer à peu près
le même nombre. Le V e et le IV e siècles occupent, à eux seuls,
les trois cinquièmes du livre. Une telle segmentation de la litté-
rature grecque a été presque entièrement abandonnée aujour-
d’hui. Plus aucun ouvrage ne s’abstient d’envisager les
périodes hellénistiques et impériales, ni même, souvent, d’envi-
sager la littérature grecque chrétienne. La notion de classicisme
elle-même, artefact anachronique et inexact forgé à propos de
la France du XVII e siècle, inspire la prudence. Un domaine,
toutefois, reste évoqué de façon marginale : le monde byzantin.
Sa longévité, de la fin du IV e siècle après J.-C. au milieu du XV e,
la complexité de son histoire, font de lui, assurément, un
monde en soi. Par sa situation chronologique, il semble appar-
tenir à un autre univers que celui de la littérature grecque
antique, puisqu’il perdure tout au long du Moyen Âge : il
commence cent ans avant le baptême de Clovis et s’achève
sous le règne de Charles VII, moins de dix ans après la mort
d’Agnès Sorel. S’il y a, cependant, une leçon à tirer du rapide
tableau de l’histoire de la littérature grecque en France qu’on a
esquissée, c’est que ses représentations furent sujettes à une
saisissante labilité et qu’elles évoluèrent toujours en fonction
d’usages immédiats, d’interprétations et d’applications contem-
poraines, qui rendent la validité scientifique de leurs différentes
frontières discutable.
Le discours savant ne se développe pas indépendamment de la
société à laquelle il appartient. La définition de la littérature
grecque et de ses modèles a été soumise à des ajustements idéo-
logiques depuis l’Antiquité elle-même. L’entreprise débuta à
Athènes, où la fixation des poèmes homériques correspondait à
un enjeu politique. Alexandrie procéda à de sévères sélections
entre les œuvres qui lui parvinrent et celles qu’elle transmit :
l’édition des textes et l’établissement d’un patrimoine déclaré,
d’un canon, dépendirent autant des normes littéraires de la
période que des intérêts de la dynastie des Ptolémées, selon que
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Préface 21

les œuvres retenues pouvaient les servir, ou les desservir. La


christianisation de l’Empire impliqua d’autres choix parmi une
culture jusque-là païenne, de même que la séparation des Églises
d’Orient et d’Occident détermina des coupes à l’intérieur même
de la littérature sacrée : les textes rejetés par les deux dogmes
devinrent quant à eux des apocryphes longtemps méprisés, peu
étudiés, quoiqu’ils avaient pu correspondre à des courants puis-
sants de la sensibilité religieuse de leur temps. Au XVI e siècle, le
Concile de Trente interdit le recours aux sources grecques de la
Bible : Érasme les avait utilisées pour contester la Vulgate de
saint Jérôme. La décision affaiblit durablement la résurgence
du grec entamée quelques décennies plus tôt. L’époque moderne
n’a fait que poursuivre un processus engagé de longue date. La
Révolution ne l’interrompit pas. En France, le principe de la
laïcité, au XIX e siècle, a conduit à mettre de côté toute la riche
littérature chrétienne de langue grecque, alors même qu’elle est
un témoin passionnant de la perpétuation et de la reconfigura-
tion de la littérature écrite d’Homère au IV e siècle qui eurent lieu
au cours de l’Antiquité tardive et à Byzance. Pareilles variations,
dont l’arbitraire apparaît d’autant mieux qu’elles ne s’imposent
pas nécessairement de la même manière, au même moment,
dans un pays voisin (la réception de Lucien de Samosate, par
exemple, au XVI e siècle n’a rien à voir en France et en Angleterre),
invitent au plus grand scepticisme envers les fractionnements et
les jugements hérités de la tradition. Pour cette raison, l’antholo-
gie qu’on présente aujourd’hui a décidé de les ignorer, préférant
envisager un continuum d’Homère à la chute de Byzance.

Ce choix permet de saisir dans son ensemble une vaste


fresque qui s’est continûment déployée pendant vingt-trois
siècles. Au I X e siècle après J.-C., l’épigrammatiste Cométas
s’enorgueillit, ayant trouvé les poèmes homériques « abîmés »,
dépourvus de ponctuation, de les avoir patiemment émendés.
La chrétienne Anne Comnène, quand elle évoque la mort de son
père, cite les Psaumes au même titre que l’Oreste d’Euripide,
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22 Préface

éclatante manifestation de syncrétisme, non seulement litté-


raire, mais aussi culturel. Deuil et douleur s’éprouvent dans un
double déploiement où paganisme et christianisme s’enri-
chissent l’un de l’autre. Les écrivains de Byzance sont capables
encore d’imiter et de renouveler les mêmes auteurs que
Callimaque et Lycophron, sachant conjuguer cette fidélité avec
les préoccupations ou les angoisses que leur monde leur inspire.
Bien plus, ce faisant, ils inscrivent celles-ci dans un temps long
qui permet de mieux les déchiffrer, qui, littéralement, leur
donne sens. Laonicos Chalcondyle, au XV e siècle, compose ses
Démonstrations historiques, où il rend compte de la chute de
Constantinople, en prenant pour modèle L’Histoire de la guerre
du Péloponnèse de Thucydide, au V e siècle avant J.-C. Andronic
Callistos, un lettré byzantin mort en exil à Londres, composa
une Monodie sur l’infortunée Constantinople nourrie de réfé-
rences aux mêmes figures historiques et légendaires qu’on
trouve dans toute la poésie profane depuis Homère : il y pleure
la fin de Byzance, parce qu’elle signifie l’effondrement de Solon,
de Xénophon et de Platon. Chez lui, comme chez Laonicos
Chalcondyle, l’événement est envisagé par rapport à la chute de
Troie, à laquelle il ferait pendant. Les prises des deux villes,
mises en miroir, définissent un ensemble cohérent, en même
temps qu’elles le déclarent révolu d’une manière qui ne se
retrouve à aucune autre époque, en dépit des nombreux soubre-
sauts de l’histoire de la Grèce depuis l’époque archaïque. Elles
posent des bornes et postulent qu’entre elles se serait perpétué,
du VIII e siècle avant J.-C. au XV e après J.-C., un univers cohérent
et foncièrement un.
La proposition peut susciter le doute. Une longévité si excep-
tionnelle a peu d’équivalents, hormis la Chine impériale. Ne
s’agit-il pas que d’un simple topos poétique ? Toutes les œuvres
que le volume contient illustrent, en effet, la même idée de la
création comme recréation, mémoire, ressassement, selon une
perspective très héraclitéenne — toujours le même fleuve qui ne
charrie jamais les mêmes eaux. Et la chute de Constantinople
est loin d’en avoir marqué le terme. Rabelais, auteur d’épi-
grammes en grec, Racine se rêvant lu par Sophocle et Euripide,
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Préface 23

image reprise à son tour par Pascal Quignard dans ses Petits
traités, Marguerite Yourcenar, qui ancra Feux, Électre, ou la
chute des Masques et les Mémoires d’Hadrien dans l’Antiquité
gréco-latine, James Joyce qui n’envisage d’odyssée qu’au prisme
de celle d’Homère, participent encore de cette tradition. La tra-
duction d’œuvres antiques constitue une sorte de fil rouge entre
ces fervents. Leconte de Lisle traduisit notamment L’Iliade
(1866) et L’Odyssée (1868). Philippe Jacottet donna une Odys-
sée en vers en 1955. Marguerite Yourcenar publia, sous le titre
La Couronne et la Lyre (1979), une anthologie de poésie
grecque longuement mûrie, Pascal Quignard a fait paraître une
traduction de L’Alexandra de Lycophron (1971), avant un
Boutès (2008) qui fait du marin grec le modèle absolu du péril
poétique, bondissement et noyade primitifs, essentiels au-delà
de tous les envoûtements d’Orphée. L’héritage de la littérature
grecque ne se limite pas à quelques motifs ou à des mythes
particuliers. Il figure un mode de création. À ce titre, il irrigue
encore autant nos pratiques que pour ses résurgences épiso-
diques dans la fantasy ou le cinéma américain. Il est un
Rameau d’or, bibelot qui abolit la frontière des Enfers où le
temps engloutirait les œuvres anciennes. Mais autre chose est
en jeu dans ce qu’expriment les derniers Byzantins, car ils
évoquent la conviction d’une identité grecque stable, la persis-
tance du caractère ou de la manière d’être au monde d’une civi-
lisation, au-delà d’un simple patrimoine littéraire — une
postulation d’autant plus surprenante qu’elle concerne des
populations dont le centre de gravité s’est déplacé dans l’histoire,
dont l’origine fut ainsi extrêmement diverse et qui firent l’expé-
rience de régimes politiques aussi différents que nombreux. Sur
quels fondements peut s’appuyer le sentiment d’une telle perma-
nence, de la Grèce archaïque des cités à Constantinople, de la
civilisation des palais mycéniens à l’Empire byzantin, en pas-
sant par la démocratie athénienne, les monarchies hellénis-
tiques, la République romaine et l’Empire ?
La clé se trouve chez Hérodote. Au livre VIII de ses Histoires,
l’historien raconte la victoire des Grecs sur les Mèdes aux
Thermopyles et à Salamine, au début du V e siècle avant J.-C.
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24 Préface

L’ennemi les presse de traiter avec lui. Sparte s’alarme d’une


telle alliance. Elle envoie des émissaires à Athènes. Ils sont
reçus à l’Assemblée. Les Athéniens leur adressent un discours
où ils les exhortent à apaiser leurs craintes. Ils ne traiteront pas
avec les Barbares. Ils ne trahiront pas principalement en raison
de « l’hellénicité » (tó hellénikon) qu’ils ont en commun avec
Sparte. Suit une énumération qui fixe le contenu de cette « hellé-
nicité » : c’est avoir un même sang, une même langue, les
mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sacrifices, les
mêmes usages, les mêmes mœurs. D’Athènes à Byzance, la plu-
part de ces éléments disparurent. Le sang grec fut mêlé avec
celui d’autres peuples, voire on n’en eut pas une goutte dans les
veines. On ne pria plus les mêmes dieux dans les mêmes temples
et l’on n’accomplit plus les mêmes sacrifices. Les usages chan-
gèrent. Les mœurs se transformèrent. Les voyageurs cessèrent
de se reconnaître à des fragments d’obole. On paya ses hôtes. Il
ne fut qu’un invariant, mais celui-là même qui est peut-être
consubstantiel au caractère profond d’un peuple : sa langue.
Le grec d’Anne Comnène, d’Andronic Callistos ou de Laonicos
Chalcondyle, n’est plus le grec de Sophocle ou de Démosthène,
mais la langue d’Homère n’était pas non plus celle de Sophocle
ou de Démosthène et, dans aucun des deux cas, les différences
entre un idiome et l’autre n’interdisent la lecture des textes. La
langue parlée, la koinè, avait changé, assurément, mais, à partir
de l’époque hellénistique, elle a été redoublée par l’usage, chez les
écrivains, d’une langue littéraire soucieuse de continuer à cor-
respondre à la langue de l’époque classique. Chaque auteur a
cultivé celle-ci à partir de la connaissance qu’il en avait, de sa
sensibilité, de l’hommage qu’il souhaitait lui rendre, du profit
qu’il en escomptait. Souvent précieux, parfois très complexe à
force de raffinement, ce grec littéraire perpétué répond néan-
moins à la volonté de continuer à composer dans la même
langue qui s’était écrite et parlée en Grèce jusqu’à l’avènement
d’Alexandre. Une telle application ne peut s’expliquer par une
quelconque afféterie : tant d’auteurs ne seraient pas concernés et
le procédé, relevât-il d’un pédantisme de cet acabit, condamne-
rait tous les textes à l’artificialité, en même temps qu’il aurait
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Préface 25

singulièrement restreint leur public et leur incidence. Au


contraire, l’emploi de la langue classique s’est imposé dans les
textes des auteurs tardifs, parce qu’il faisait sens en soi. Il était le
moyen de revendiquer une culture qui lui était afférente, c’est‑à-
dire de revendiquer l’héritage de la paideia. La paideia est le
socle de l’« hellénicité » que les Athéniens invoquent chez
Hérodote. Elle informe la littérature grecque, dont la connais-
sance vient, sans doute, enrichir le catalogue des chefs-d’œuvre
de la littérature mondiale, faire chatoyer des genres qui ne sont
plus guère pratiqués ou étancher une curiosité intellectuelle de
bon aloi, mais aussi introduire à une façon d’habiter le monde
essentiellement liée à la langue dans laquelle les textes de cette
littérature furent composés, une façon d’habiter le monde à
laquelle l’histoire nous lie trop, sans interdire que nous nous en
déliassions, pour qu’au moins ce geste soit accompli dans la
conscience de ce qu’il signifie et de ses implications.

La paideia, qui est formée sur le substantif pais (au génitif,


paidos), qui veut dire « enfant », désigne originellement l’édu-
cation de celui-ci à Athènes. Cette formation regroupe l’appren-
tissage des disciplines intellectuelles traditionnelles (lecture,
écriture, rhétorique, mathématiques), mais aussi la musique
ou des disciplines sportives. La paideia entend former un indi-
vidu complet, d’un point de vue mental et spirituel aussi
bien que corporel. D’origine aristocratique, la paideia définit
l’homme par sa culture, de sorte que son identité n’est pas assu-
jettie foncièrement à une cité, à un territoire ou à un mode de
gouvernement politique, mais peut s’accommoder de leur
variance, pourvu que l’idéal de culture qu’elle incarne trouve à
s’y accomplir. Elle pose donc une conscience de soi irréductible
à la polis ou à des frontières, parce qu’elle est d’abord culturelle.
C’est la raison pour laquelle la paideia fut largement compatible
avec l’Empire romain. Rome, en revanche, a sans doute une
conception plus fondamentalement politique de l’identité. La
singularité de la conception grecque fait que la vision d’une
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26 Préface

civilisation gréco-romaine unitaire, plutôt que d’un binôme


avec ses profondes distinctions, est regrettable. L’assimilation
des héritages grec et latin écrase deux perceptions de l’identité,
deux Weltanschauung, qui surent se combiner sans se recou-
vrir, et se redécouvrirent dans leurs spécificités réciproques au
cours de l’Antiquité tardive et de la séparation de l’Empire
d’Occident et de l’Empire d’Orient. Il est, d’autre part, aussi
intéressant d’analyser leur jeu, l’articulation et l’écart entre elles
au fil du temps, que d’observer les périodes qui voulurent y voir
un universel. L’idée d’une Antiquité plénière se mit en place
particulièrement au moment de la conquête romaine, servant
les intérêts de la Grèce, puis au XVIII e siècle, afin de postuler
l’universalité du modèle de la citoyenneté démocratique : à
chaque fois, il s’agit d’une fable politique, où l’histoire est ins-
trumentalisée.
La paideia repose sur quelques notions clés. La première est
qu’il n’existe guère de partage entre les différentes disciplines du
savoir, à l’inverse de la façon dont on distingue depuis le
X I X e siècle la science, désignée de manière absolue, et des
sciences dites « humaines ». Héritières des « humanités » ou lit-
terae humaniores, celles-ci désignent en réalité les connais-
sances relatives à l’homme en général, par opposition aux
litterae divinae et sacrae, qui relèvent de la métaphysique ou
des sciences religieuses. Les « lettres » rassemblaient tradition-
nellement l’ensemble du savoir concernant l’homme, ce que
nous appelons la science comprise. Pour les Anciens, il n’existe
pas de différence de nature entre des écrits médicaux, les traités
des philosophes, les textes des historiens ou ceux des poètes, ce
qui explique que Solon, Héraclite ou Cléanthe puissent s’expri-
mer de façon poétique et que ce mode d’énonciation participe de
la signification de leur pensée. Les dialogues platoniciens jouent
aussi de cette profonde consubstantialité. Lorsque Polybe pré-
sente la succession des différents types de constitutions poli-
tiques comme une « anacyclose », il emprunte à l’astronomie,
où le terme désigne le retour cyclique des sphères célestes. Il ne
se contente pas d’utiliser ainsi une image. Il pose implicitement
que les mêmes phénomènes régissent les affaires humaines et les
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Préface 27

éléments. C’est une représentation du monde qui s’énonce dans


la métaphore qu’emploie Polybe. La question de l’homme dans
le cosmos, la philosophie, sont donc susceptibles d’innerver des
œuvres aujourd’hui rangées dans la rubrique de la littérature.
L’intrication des registres s’est maintenue approximativement
jusqu’à la Révolution industrielle. Rabelais, qui était médecin,
s’intéressait peut-être autant à la science de son temps qu’à
la littérature. Les « humanités » rassemblaient l’ensemble des
connaissances enseignées à tous les jeunes gens avant de pour-
suivre des études supérieures dans une des trois facultés de
droit, de médecine ou de théologie. En 1699, dans son Histoire
de l’Académie royale des sciences, Fontenelle voit encore dans
les mathématiques « un genre de littérature ». Même quand, au
XVIII e siècle, le terme de « littérature » en vint à désigner de plus
en plus strictement les « belles-lettres », la « littérature » continua
d’avoir une portée morale essentielle, qui étend son champ bien
au-delà de la visée esthétique désormais tenue pour la première
implication du mot. Les œuvres antiques sont animées d’une
ambition qui en fait un véhicule légitime de la conception de
l’homme exprimée par la paideia. Elles en sont à la fois le reflet
et le creuset. Elles participent ainsi toujours d’une réflexion phi-
losophique et morale.
L’homme, dans cet univers, est la mesure de toute chose et il
est tôt jugé responsable de son destin : Eschyle fait de Prométhée,
qui défie les dieux pour adoucir la condition des mortels, un
héros. Quelque phénomène qui se produise, il est envisagé du
point de vue de l’humain. La redécouverte de ces textes n’a pas
sans raison suscité l’émergence d’un « humanisme » européen.
Le rôle conféré, dès Hérodote, à la coutume dans les usages
humains pose d’autre part les fondements d’une forme de plura-
lisme ou de tolérance large. La façon dont les Grecs s’intéressent
à leurs ennemis, d’Eschyle à Polybe, est révélatrice de cette apti-
tude. N’est vraiment barbare, finalement, que celui qui émet des
borborygmes (c’est l’origine étymologique du vocable), c’est‑à-
dire celui qui ne parle pas grec, critère ultime de grécité. Les rites
ou les usages, en regard, sont accessoires. La philosophie
antique prône ensuite, quelque école que l’on considère, le
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28 Préface

détachement des passions et la sôphrosynê, vertu faite de


mesure et de tempérance. Elle abhorre l’hubrys, orgueil et déme-
sure : la valeur du héros, même dans les poèmes homériques, y
est toujours moindre que celle de l’homme sage et prudent. La
frugalité, gage de médiocrité et d’équanimité, vertu cardinale, est
honorée de Diogène à Julien l’Apostat. Son éloge revient dans les
textes composés au moment de la chute de Byzance : les histo-
riens dénoncent l’appât du gain, le lucre, auxquels les Byzantins
se sont abandonnés. Ils les ont aveuglés et ont causé en eux une
frénésie qui finit par leur être fatale. La plupart des textes se
signalent aussi par une piété sourcilleuse, plus rituelle à l’origine
qu’intérieure, mais ce sentiment évolue fortement dès l’époque
hellénistique. Ces vertus, ainsi que la très forte influence du pla-
tonisme, redéfini à partir de Plotin en néoplatonisme, qui fait
valoir un monde des idées distincts de celui des phénomènes,
ont permis la rencontre de la paideia avec la morale chrétienne
et l’essor d’une admirable littérature chrétienne de langue
grecque. Elles procurent fréquemment le sentiment d’une recon-
naissance même à propos de textes antérieurs à cette date.
D’autres concepts essentiels impliquent, cependant, une altérité
radicale entre la praxis grecque et l’Occident postérieur à la
Révolution industrielle.
La civilisation grecque a pour valeur suprême la scholè, ce
que les Latins nommeront l’otium — c’est‑à-dire un loisir intel-
ligent, libéralement dévolu à la réflexion ou à l’étude qui, seules,
font l’homme accompli. S’il trouve un écho harmonieux dans
l’éthique aristocratique des XVI e et XVII e siècles, soucieuse d’hon-
nêteté, de politesse, ennemie de toute cuistrerie, où le travail
mercenaire, le negotium (en grec, l’ascholia), constitue un
motif de déchéance (l’usage d’un préfixe privatif, en grec et en
latin, montre qu’il s’agit d’un manque, d’un défaut), ce « loisir »
est, en revanche, aux antipodes des valeurs de la société actuelle.
Max Weber a expliqué comment l’ancienne valorisation chré-
tienne du travail, expiation du péché originel, a été transformée,
par Luther et Calvin. Pour Luther, le travail, tâche imposée
par Dieu, se mue en « vocation » ou en une forme de « destin »
humain. La réussite et l’accumulation des richesses peuvent
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Préface 29

alors être interprétées, à partir de Calvin, comme la manifesta-


tion d’un succès, signe d’approbation ou d’élection divine. Le
travail, originellement punition, change de signification : il
demeure une épreuve, mais celle-ci est le moyen de démontrer
son mérite. Il devient une vertu. L’aura positive dont il se nimbe
dénonce l’idéal antique, si celui-ci peut même encore être
compris. La Fontaine toutefois, comme Platon, n’éprouve que
mépris pour l’homme-fourmi, asservi volontaire, endurci,
auquel la poésie et la danse semblent des luxes. Le luxe, pour
eux, ce sont les brimborions des marchands, ces biens matériels
ineptes qui enchaînent la créature aux plaisirs vils que pro-
curent l’orgueil, la cupidité, la gourmandise, les voluptés
controuvées où l’absence du bien interdit l’épanouissement du
beau. L’expression homéotéleute kalos kagathos postule, dans
sa forme même, l’identité du beau et du bon, c’est‑à-dire qu’il ne
saurait être de valeur ou de principe que moral. Nul hasard,
donc, à ce que l’empereur Marc Aurèle, travaillant dans ses
notes privées à l’exercice d’être homme par-dessus une fonction
qui n’exalte pas l’individu, mais entrave plutôt son plein déploie-
ment, ait choisi d’écrire en grec, au plus près des exigences phi-
losophiques dont il était pénétré. Julien, deux cents ans plus
tard, animé d’intentions comparables, privilégie aussi la langue
d’Athènes.
Les textes confèrent une importance cruciale à une autre
valeur, la philia ou la philotès, communément traduite par le
mot « amitié », ce qui consiste à lui donner en français,
comme en latin, la même racine qu’à l’« amour » et à impli-
quer que la philia relève de la même façon d’une relation
d’ordre sentimental, quoiqu’il puisse y avoir, entre eux, une
variation d’intensité majeure. Mais la philia, en grec, qui
désigne le lien établi avec un philos, exprime en réalité l’appar-
tenance à un groupe social. Elle caractérise le lien d’hospita-
lité, si important dans le monde antique, avant de s’étendre à
des relations de camaraderie ou à des relations familiales : elle
marque un rapport dans lequel un individu engage sa foi, sa
parole, elle dénote un pacte. Elle établit par là une société
entre ceux qu’elle rapproche. Connotée de manière très
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30 Préface

favorable, elle relève de l’éthique et se voit associée à la vertu.


Elle n’a rien de commun avec l’amour auquel éros correspond
plutôt, désir qui s’empare de l’âme et la pousse vers un objet,
force agissante obscure, extérieure à la créature, violente,
éphémère, qui expose au manque primitif, qui séduit et plonge
dans l’égarement, ensorcellement trompeur et souvent tra-
gique. Éros et philia peuvent se conjoindre — Zeus invite
Héra, au chant XIV de L’Iliade, à s’étendre près de lui sur leur
couche pour se réjouir dans la philotès, de l’éros sans égal qui
attire le dieu vers son épouse. Mais éros et philia s’affrontent
tragiquement chez Sophocle, dans les Trachiniennes, ou chez
Euripide, dans Phèdre, posant avec brutalité la question de la
responsabilité morale de l’être humain dévasté par Éros. C’est
Éros lusimélès, briseur de membres, irrésistible et doulou-
reux, doux-amer, Éros l’oxymorique, que Sappho peint dans
ses monologues où l’aimé, jamais, ne fait entendre sa voix,
tant on n’aime que seul. Et peu de complaisance dans ces
pièces destinées à des jeunes filles dont la poétesse avait pour
mission de parachever l’éducation : elles s’inscrivent dans le
cadre de la pédagogie spécifique à l’« amour grec ». Elles
doivent attirer l’attention de leurs auditrices sur l’écart, préci-
sément, entre éros impitoyable et philia, qui honore ses par-
ties. Platon élabore, dans Le Banquet et dans Phèdre, une
tentative subtile, tardive, d’articuler les deux impulsions anta-
gonistes. L’amour n’a pas plus à faire, chez lui, au « moi » ou
à la rencontre sympathique de deux individualités que chez les
poètes et les philosophes qui l’ont précédé : la communion des
amants ne saurait se fonder que dans une aspiration hors de
soi à la Beauté et à l’Intelligible purs. Le tourment d’Éros, les
conflits des consciences que le désir déchire, la volonté d’éta-
blir entre les êtres des alliances irréfragables, trouvent chez
Homère, chez Sappho, chez les Tragiques, chez Plotin ou Paul
le Silentiaire, des expressions dont la vigueur et la netteté nous
bouleversent. Beaucoup, avant Plutarque, y font entrer des
exemples touchants de conjugalité : la réalité grecque de
l’amour relève cependant de notions différentes de celles
du monde judéo-chrétien. Que notre émotion nous rende
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Préface 31

sensibles, et non point dupes. Pénélope attend dix ans le retour


d’Ulysse. Sa patience n’est-elle pas objet de légende, parce
qu’elle échappe précisément à toute norme ? Son époux aux
mille ruses, fût-il égaré par les dieux, songe bien peu, avant
d’aborder à Ithaque, à la couche qu’il a quittée. Quels sen-
timents, quelles représentations, hantent, au vrai, les époux
séparés ?
Profondément imbriquée dans notre littérature et notre phi-
losophie, la Grèce et sa littérature y sont un Autre. Il est d’usage
de défendre l’apprentissage du grec en invoquant le modèle
politique que constituerait, pour nos institutions, l’Athènes
classique. Derrière des rapprochements superficiels, la confron-
tation fait plutôt surgir des décalages radicaux. Jamais les
textes n’attribuent aucune action à la cité ou à Athènes, mais
toujours aux Athéniens. La cité est d’abord un ensemble d’indi-
vidus, un usage compatible avec leur nombre restreint dans la
polis antique. Quel rapport, ensuite, entre le libre débat des
citoyens athéniens à l’Assemblée et nos institutions représenta-
tives ou, en 2019, l’allocution, monologique et familière à
laquelle le prince s’est livré, devant une poignée de citoyens
choisis par ses services, et non pas désignés par un vote ou un
tirage au sort, au centre d’un espace dont la délimitation sug-
gérait plus le ring que le forum, et impliquait que l’orateur
tournât nécessairement le dos à une partie de ses auditeurs ?
Quel rapport entre un type d’adresse fondé sur l’usage, illimité
de la parole par un seul, et celui qui valait pour tout orateur
athénien, tenu de limiter son discours à la durée impartie par
l’écoulement du sable dans la clepsydre, parce que cette parole
avait vocation à être transmise à autrui et à donner lieu à une
réponse contradictoire ? Les premiers orateurs se voyaient
remettre, le temps de leur intervention, un bâton ou skeptron
(qui a donné le mot « sceptre »), symbole de l’autorité momen-
tanée dont ils jouissaient. Le microphone des XX e et XXI e siècles
a des apparences de ce sceptre, mais qu’inspire-t‑il plus que
l’envie d’être confisqué ? Où a lieu encore l’échange solennel
que pratiquent la Muse, au début de la Théogonie d’Hésiode,
et les pâtres poètes de Théocrite, parce que c’est reconnaître
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32 Préface

leurs interlocuteurs, les introniser en égaux, que leur confier le


sceptre de la parole — et qu’il ne saurait être de joute, ni de
victoire à son issue, sans cet hommage préalable ? L’appropria-
tion abusive du verbe, son monopole, pour l’exhibition de soi
et au service de la force, relèvent de la métis, de la ruse, pas du
logos qui veut que le discours soit du côté de la raison, juge-
ment et comput rigoureux. Et qu’aurait-on à dire de la valeur
donnée au corps en Grèce, face à celle que nous lui accordons ?
– Scruter l’Antiquité, aujourd’hui, peut-être comme à la fin du
XVII e siècle, semble impliquer d’abord de relever écarts et diver-
gences, de mesurer l’éloignement, les distances prises, les straté-
gies fallacieuses de légitimation dont le monde grec fait l’objet,
de prendre ainsi conscience de cet autre de nous-mêmes qu’elle
désigne, mais pour mieux s’en tenir au discrimen, au discerne-
ment critique, à la distinction, qui permettent au sens d’adve-
nir, quand toute vision univoque est menacée par la tautologie
ou la cécité. Dépasser les fictions modernes de la Grèce revient
à dissiper bien des fictions que nous entretenons à l’égard de
notre société ou de notre civilisation : c’est faire œuvre d’intelli-
gence. Pour quoi, il suffit, balayant gloses et pétitions de prin-
cipe, d’entreprendre de lire les textes.

Toute évocation sympathique du grec, quand son étude n’a


jamais été plus méprisée depuis la Renaissance, rendant des
générations entières sourdes aux œuvres antiques et modernes,
aveugles parmi les statues et les tableaux, générations muettes
ou bégayantes, avec dans leurs bouches des mots qui ne sont
plus que des galets, amnésiques devant la carte du monde, relève
sans doute pour partie de ce que les rhéteurs anciens appelaient
un éloge paradoxal : exercice de rhétorique brillant destiné à
faire valoir un objet apparemment trivial, une thèse indéfen-
dable ou un parasite. Lucien de Samosate écrivit ainsi un Éloge
de la mouche au II e siècle de notre ère et, au XVI e, Érasme, qui
l’admirait, un Éloge de la folie. Pascal a proposé une version
lapidaire du texte de Lucien : « La puissance des mouches : elles
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Préface 33

gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent


notre corps » (éd. Sellier 56). Le fragment met en avant le pou-
voir immense, proprement paradoxal, de l’insecte. L’Éloge de la
Folie, dédié en 1510 à Thomas More, qui devait bientôt publier
une célèbre Utopie (1516), ironisait sur la décrépitude de
l’Église. La philologie avait donné à Érasme la passion de
l’authenticité et de l’exactitude. Elle inspire sa rage contre le
délabrement du christianisme de son temps. Mais on pense que
son petit livre lucianesque, qui provoqua le plus extrême des
engouements, fut une source majeure de l’ébranlement des
consciences qui conduisit à la Réforme, ainsi qu’à la Contre-
Réforme, portant le christianisme à donner ses plus beaux fleu-
rons. Puisse le souci, semble-t‑il d’arrière-garde, de faire rayon-
ner la littérature grecque, non pas sous une forme fragmentée,
simplifiée, réduite, mais dans son ample version symphonique,
convaincre que ce monde nous est indispensable et qu’il
contient encore des enseignements capitaux pour notre siècle :
en vouant ce patrimoine au Léthé, c’est avec notre propre char-
pente littéraire, intellectuelle, philosophique, historique, avec
une façon opiniâtre, exemplaire, d’être homme (ou femme), que
nous rompons. Puisse ce livre persuader que ce monde, si essen-
tiellement ancré dans les fabuleux poèmes homériques, autre
absolu, mirifique, un des rares ouvrages qu’Henry Thoreau,
retiré dans sa cabane près du lac Walden, fuyant les hommes,
entend conserver et où il puise la volonté de résister à une société
absurde, est aussi le moyen le plus intime que nous ayons de
prendre nos distances avec nous-mêmes, à savoir de commen-
cer à être libres et à penser.

LAURENCE PLAZENET
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Note sur l’édition

Les textes qui figurent dans ce volume reflètent d’abord des


choix sensibles. Ils n’ont pas vocation à remplacer une histoire
en forme de la littérature grecque. Ce parti pris a pour consé-
quence que certains auteurs majeurs, comme Platon ou
Plutarque, sont rapidement traités (leurs œuvres sont par
ailleurs aisément accessibles), quelques passages obligés des
programmes scolaires délibérément omis, parfois avec une
pointe de rancune assumée (je pense aux orateurs Lysias,
Isocrate, Eschine), tandis que de nombreuses pièces rares n’ont
pas été négligées. La déambulation qui est proposée a cepen-
dant vocation à faire sens et elle doit pouvoir constituer une
initiation raisonnable à vingt-trois siècles d’œuvres composées
en grec ancien. La plupart des grands genres de la prose, du
théâtre et de la poésie sont ainsi représentés. Souvent, des
textes ont été retenus parce qu’ils se faisaient écho et donnaient
à saisir relectures et évolutions. Pour les ouvrages dont
l’ampleur et le caractère suivi de l’exposé imposaient de procé-
der à des sélections sévères, on a systématiquement privilégié
des unités qui pouvaient correspondre à un épisode ou à un
développement signifiant, plutôt que cherché à constituer des
collections de citations ou de passages célèbres trop brefs.
Le classement du recueil observe un ordre chronologique. À
l’intérieur des différentes époques qu’il est d’usage de distin-
guer, les auteurs sont disposés selon leur date de naissance
connue ou supputée. On a voulu donner à percevoir un chemi-
nement historique et des contiguïtés, dont l’évidence ne
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Note sur l’édition 35

s’impose pas toujours au profane. Un index des auteurs par


genre, à la fin du volume, doit néanmoins permettre au lecteur
de procéder autrement, s’il le désire.
Le titre imprimé en italique, à l’intérieur de chaque section
dévolue à un auteur, correspond à celui sous lequel l’œuvre
citée est connue. Les titres subséquents, en majuscules, quand
ils ne correspondent pas à une numérotation d’origine dans un
recueil (par exemple dans le Pour moi-même de Marc Aurèle),
sont des ajouts personnels. Ils n’ont aucune valeur savante. Ils
répondent seulement au désir de faciliter l’entrée dans un texte.
Les références exactes de chaque passage sont imprimées à la
fin de leur traduction. L’absence de référence signifie que la
pièce est donnée dans son intégralité. Les notes sont purement
informatives. Elles doivent permettre d’élucider des allusions,
de relever des citations, de préciser le contexte. Il ne s’agit pas
de discuter ou de commenter les textes. Les notices qui les pré-
cèdent, de la même façon, répondent à la volonté d’aider le lec-
teur à situer ce qu’il va lire et à l’apprécier, sans entrer dans le
processus de l’interprétation. On a souhaité laisser chacun ren-
contrer les œuvres de la façon la plus nue et la plus intime qui
puisse être.
Toutes les traductions sont dues à Emmanuèle Blanc. Elles
s’emploient à permettre la confrontation la plus immédiate pos-
sible entre le lecteur et les textes, c’est‑à-dire qu’elles se tiennent
autant à distance des traductions scolaires, souvent embarras-
sées, que des traductions d’auteur qui s’autorisent à l’occasion
de nombreuses licences avec l’original. Elles ont toujours été
faites à partir du texte des éditions qui font autorité aujourd’hui.
Les parties chantées, dans les tragédies, ont été imprimées en
italique.
Une bibliographie très succincte figure à la fin du volume.
Pour s’adresser au plus large public, elle se compose unique-
ment de références à des ouvrages en français qui sont aisément
disponibles. Elle ne correspond pas à la littérature critique utili-
sée par les auteurs de ce volume. Très souvent de langue
anglaise, allemande ou italienne, celle-ci rassemble des
ouvrages rarement accessibles ailleurs que dans des biblio-
thèques universitaires, dont l’accès n’est pas libre. On a veillé
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36 Note sur l’édition

toutefois à se référer, dans l’élaboration des notices, à l’état le


plus récent des recherches pour chaque écrivain évoqué.

LAURENCE PLAZENET

N. B. De nombreuses institutions proposent des forma-


tions pour apprendre (ou réapprendre) le grec ancien, à
commencer par le CNED. L’Association Guillaume Budé,
qui s’emploie à faire connaître et à promouvoir la langue et
la littérature grecques, a un programme savant, mais elle
s’adresse aussi à tous les publics et leur propose un vaste
choix d’activités. La Coordination nationale des associa-
tions régionales des enseignants de langues anciennes
(CNARELA), présente dans vingt-sept régions, organise éga-
lement ateliers, visites et conférences.
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Note sur la traduction

Pour donner à une anthologie couvrant près de vingt-trois


siècles de littérature grecque une homogénéité qui en fasse un
véritable livre, il fallait un seul traducteur. Aussi Laurence
Plazenet m’a-t‑elle demandé d’en assurer la totalité des traduc-
tions. Dans ce travail, j’ai choisi de tenir le cap entre deux fidéli-
tés, la fidélité au grec, et la fidélité à la langue française. Cet
ouvrage, en effet, s’adressant moins à des spécialistes qu’à des
amateurs éclairés, j’ai voulu adopter un style clair, facilement
compréhensible, qui rende aisé l’accès aux textes, dont certains
sont quelquefois complexes. Mais il ne fallait pas pour autant
sacrifier la langue grecque elle-même, et j’ai cherché à être
fidèle à la lettre du texte, en respectant le plus souvent l’ordre de
la phrase grecque et en essayant de restituer le mouvement
même de la pensée qui y présidait. Mais en cas de conflit entre
ces deux fidélités, ce qui finalement n’a pas été si fréquent, j’ai
préféré délibérément, et en raison de la destination de cette
anthologie, une traduction française élégante à une version plus
proche du grec qui aurait été quelquefois indigeste.
En ce qui concerne la poésie, il fallait absolument montrer,
ne serait-ce que par la disposition, qu’il s’agissait de textes ver-
sifiés. Mais il fallait aussi que le style lui-même le fasse com-
prendre. Sans m’astreindre à des rimes (qui entraînent des
approximations dans la traduction), ni à un rythme fixe (qui
souvent ne permet pas de rester fidèle au déroulement de la
phrase grecque), j’ai toujours voulu faire une traduction vers à
vers : car le vers, surtout dans l’épopée, constitue à lui seul une
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38 Note sur la traduction

entité et une unité de sens, et j’ai essayé de jouer avec les


séquences rythmiques familières à notre vers français : des
séquences de quatre, six, huit ou dix syllabes, avec une régula-
rité évidemment plus grande pour la traduction du vers épique
que pour celle des vers tragiques, ou des vers lyriques, bien
différents. Enfin, pour ce qui est de l’épigramme, je n’ai pas
hésité, afin de respecter sa concision, à m’éloigner quelquefois
de la syntaxe de la phrase grecque.
Je ne voudrais pas terminer sans remercier Laurence
Plazenet de m’avoir fait découvrir des textes que je ne
connaissais pas, en particulier des textes byzantins, et que
j’ai eu d’autant plus de plaisir à traduire. J’espère que ce
plaisir sera aussi celui de nos lecteurs.

EMMANUÈLE BLANC
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ANTHOLOGIE
DE LA LITTÉRATURE
GRECQUE

De Troie à Byzance
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Époque archaïque
VII e – VI e siècle avant J.-C.
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HOMÈRE

Les Anciens appelaient l’auteur de L’Iliade et de L’Odyssée « le


Poète », désignant en lui un maître originel, éternel, absolu. Près de
trente siècles plus tard, les deux épopées d’Homère ont conservé leur
pouvoir créateur. En 1922, James Joyce renouvelle le genre roma-
nesque dans Ulysse, vaste rhapsodie bâtie sur le modèle de L’Odys-
sée et qui porte le nom de son héros. Un des meilleurs poètes
contemporains, Philippe Jaccottet, a proposé en 1955 une traduc-
tion magistrale du grand œuvre homérique. Au cinéma, Stanley
Kubrick s’est essayé à la science-fiction sous le patronage d’Homère
avec 2001, l’Odyssée de l’espace (1968). Les Monty Python
récrivent ironiquement un des épisodes les plus célèbres de
L’Iliade dans Sacré Graal (1975) : le cheval de Troie se mue en lapin
où les assaillants oublient de se dissimuler. Avec O’Brother (2000),
les frères Coen transforment quant à eux L’Odyssée en road movie
burlesque. De façon plus traditionnelle, les Sirènes homériques
incarnent chez Pascal Quignard, d’œuvre en œuvre, le mystère du
carmen poétique, son charme, son fond d’obscurité fascinante qui,
irrésistiblement, précipite l’homme vers ce qu’il ignore.
Homère lui-même est la première légende que L’Iliade et
L’Odyssée nous ont transmise. Il existe plusieurs Vies d’Homère.
Composées entre le II e siècle après J.-C. et le début de l’époque
byzantine, elles inventent à partir de ses textes l’homme qui put
connaître Troie et Ithaque, chanter les combats et la douceur
d’un regard d’épouse. Tirant de L’Iliade et de L’Odyssée la figure
de leur auteur nécessaire, elles en écrivent la fiction. Se montre-
t‑il un observateur hors pair des hommes et des dieux ? Elles en
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44 Homère

font un Voyant et le frappent de cécité : Homère, barde aveugle,


voit au-delà des apparences qui obscurcissent le regard des mor-
tels que la Muse n’assiste pas. C’est poser le poète en démiurge,
énoncer une conception de la création, mais aucun indice factuel
ne soutient ces représentations à mi-chemin des Vies de héros et
des Vies de saint. En réalité, l’analyse philologique de L’Iliade et
de L’Odyssée rend peu probable qu’elles soient l’ouvrage d’un seul
auteur.
Les deux poèmes reposent sur la combinaison à la fois de
formules rythmiques et sémantiques récurrentes, et d’inventions
libres. Pareil usage, comme la présence dans chaque œuvre de
scènes en miroir et de nombreux échos internes, suggèrent
qu’elles résultent d’une composition d’abord orale. Il est vrai-
semblable que les 15 000 vers de L’Iliade et les 12 000 que
L’Odyssée contient correspondent à la transcription écrite de
chants qui, entre le XII e et le IX e siècle avant J.-C., furent pendant
longtemps improvisés par des aèdes comparables aux person-
nages de Phémios et de Démodocos dans L’Odyssée. Ces profes-
sionnels se produisaient devant un public d’aristocrates réunis
à l’occasion d’un banquet ou d’une célébration publique. Ils
interprétaient des œuvres déjà consignées par une tradition
orale, modulant entre reprises obligées et variations person-
nelles. Avec l’apparition de l’alphabet, leurs poèmes se virent peu
à peu mis en forme et transmis de façon fixe. Selon les érudits
byzantins, c’est au VI e siècle avant J.-C. que le tyran Pisistrate
commanda qu’ils fussent dûment copiés, afin d’être récités
chaque année à Athènes lors de la fête des Panathénées, soit à
une date relativement tardive et en conférant alors une fonction
clairement politique à L’Iliade et L’Odyssée. Les deux épopées,
en effet, fondent une vision de la Grèce et de son histoire. Elles
disent un ordre du monde ; elles illustrent une façon d’occuper
l’oikouménè, la terre habitée. Ainsi est-ce sans surprise qu’il
revient au premier bibliothécaire du Musée d’Alexandrie,
Zénodote, d’en avoir établi la première édition savante, au
III e siècle avant J.-C. : cette étape décisive dans la diffusion d’un
texte consiste à pérenniser la tradition qu’il porte ou qu’il
incarne. C’était désigner, au lendemain de la mort d’Alexandre et
de la stabilisation de son vaste empire en plusieurs monarchies,
L’Iliade et L’Odyssée comme le lieu par excellence de la
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Homère 45

mémoire des Hellènes. Ce sont aussi les Alexandrins qui insti-


tuèrent la division de chacun des deux poèmes en vingt-quatre
chants, près de mille ans après qu’ils avaient commencé d’être
récités en Ionie.
Le lent façonnement de L’Iliade et L’Odyssée rend vaine l’idée
d’en pratiquer une lecture rigoureusement historique. S’il est pos-
sible d’y découvrir la trace de structures anciennes des rapports
sociaux et familiaux en Grèce, ou de l’organisation des premières
cités, les deux ouvrages proposent essentiellement des composés
entre fait probable, rêverie utopique et modélisation littéraire.
L’Iliade et L’Odyssée peignent un monde imaginaire, sinon tout
à fait fictif. Cette ambiguïté caractérise également la géographie
qu’elles supposent, pour partie facile à identifier et toutefois
impossible à déterminer de manière exhaustive et cohérente. La
langue qu’elles emploient, enfin, mêle divers dialectes et des tour-
nures qui proviennent d’époques différentes : elle constitue un
idiome en soi, singulier, poétique, consubstantiel à l’œuvre où il
s’invente. L’Iliade et L’Odyssée constituent deux univers fabu-
leux, étranges et familiers, bruissants d’une réalité qu’ils transfi-
gurent cependant à chaque instant. Le dépaysement est leur
principe. Le regard qu’elles posent sur les hommes et les choses
possède une intensité particulière : les armes y rutilent d’un éclat
divin, les héros y sont plus magnifiques et plus fragiles, les nour-
rissons dans les bras de leurs mères plus vulnérables qu’ailleurs,
les larmes toujours plus vives que les vraies larmes qu’elles
évoquent. Cet écart, fécond à l’imagination, inscrit dans les textes,
est sans doute l’une des raisons de leur pérennité : L’Iliade et
L’Odyssée n’ont jamais été d’actualité.
En dépit de ces coïncidences générales, les deux poèmes sont
spécifiques. Ils ne sauraient être confondus. L’Iliade raconte un
épisode survenu au cours de la dixième année de la guerre de
Troie. Agamemnon a dû rendre sa prisonnière, Chryséis, prise
comme butin de guerre : le père de la jeune fille étant prêtre d’Apol-
lon, le dieu, irrité par sa captivité, frappait l’armée grecque d’une
peste qui la décimait. Roi de Mycènes et chef des Achéens, Aga-
memnon exige qu’on lui donne en compensation la belle Briséis.
Las ! c’est Achille qui pour l’heure la détient. Le héros doit céder à
la volonté générale et remettre son otage, mais il s’estime spolié.
Fier, il est blessé qu’on ait pu le traiter comme un autre, et qu’on
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46 Homère

l’ait contraint à se soumettre à un monarque qu’il estime peu. Ivre


de colère, il décide de ne plus combattre. Privés de son appui, les
Grecs ne tardent pas à se voir défaits par les Troyens. Alors que
ceux-ci sont sur le point d’incendier leurs navires, Patrocle, le
fidèle compagnon d’Achille, obtient la permission de revêtir les
armes de son ami. Il prend la tête de ses Myrmidons et repousse
les assaillants. À la fin de la bataille, blessé, il succombe aux
coups d’Hector. Éperdu de chagrin, Achille sacrifie d’abord à sa
douleur. Il répand des cendres sur sa tête, pleure l’Autre irrempla-
çable. Puis, il décide de le venger. Avec de nouvelles armes tout
juste forgées par Héphaïstos, il retourne au combat. Il livre une
bataille sans précédent, massacrant tant de guerriers troyens que
les eaux du fleuve Scamandre, dans la plaine, imprégnées de leur
sang, deviennent rouges. Arrive l’heure d’affronter Hector. Achille
possède un cheval divin, Xanthos, doué du don de prophétie. Il a
prédit à son maître que tuer Hector signerait l’arrêt de son propre
trépas. Tout à sa mission vengeresse, Achille, sans faillir, tue
néanmoins Hector. Pour l’humilier, il traîne sa dépouille dans le
camp des Grecs, attachée à son char par les chevilles, souillant de
terre et de coups nouveaux le corps de l’ennemi détesté. Le héros
n’est plus que lambeaux pitoyables, chair infiniment meurtrie.
L’Iliade s’achève avec le récit des funérailles du Troyen.
Épopée guerrière, l’œuvre recèle bien d’autres résonances. Cer-
taines scènes sont familières, pleines d’une grâce délicate : ainsi,
les adieux d’Hector à Andromaque embrassant le petit Astyanax.
L’intelligence psychologique du portrait de Pâris, séduisant et
lâche, éblouit. La visite que Priam rend à Achille pour obtenir qu’il
lui restitue la dépouille d’Hector émeut, quant à elle : le vieillard,
au péril de sa vie, traverse les lignes des Achéens. Ce roi en qui le
père l’emporte désormais s’agenouille devant Achille. Il supplie le
meurtrier de son fils de lui laisser emmener son cadavre : sans
sépulture, jamais Hector ne pourra gagner les Enfers. Touché par
le courage et la piété du vieil homme, Achille le relève. Le héros
implacable le fait asseoir près de lui. Il lui rend hommage, consent
à sa prière. Ces épisodes rehaussent par contraste l’éclat des scènes
de combats ou d’un morceau de bravoure rhétorique comme la
description, ou ekphrasis, du magnifique bouclier qu’Héphaïstos
ouvrage pour Achille. L’Iliade séduit par la diversité de ses tons : le
resserrement de la narration et son finale tiennent, pour leur part,
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Homère 47

de la tragédie, un modèle qui affleure encore par la manière dont


méditation sur le destin (sans cesse manifesté par un signe, une
prémonition, un mot) et pitié sont conjointes dans l’œuvre. Platon
fait d’Homère le père de la tragédie dans la République (598d)…
Mêlant les dieux aux hommes, alternant instants sublimes et
scènes domestiques, L’Iliade invente une poésie du quotidien. Elle
est renforcée par un usage incessant de la comparaison, même
pour dire le geste héroïque ou le fracas des armes : tout y fait sens
par rapport à l’évidence première des éléments, des bêtes, des
plantes, de l’univers sensible. Ces notations bannissent le lieu
commun, le préjugé. Elles font rayonner une certitude : la beauté
du monde, à la fois tendre et violent.
L’art du concret n’est pas moindre dans L’Odyssée. Le poème
raconte, après la chute de Troie, le retour d’Ulysse (Ulysse en grec
se dit Odysseys), roi d’Ithaque, une île de la mer ionienne, dans
sa patrie. Semé d’embûches et d’aventures, ce périple dure dix
ans. Au cours de son errance, le voyageur multiplie les rencontres
et les escales. Réputé pour son intelligence rusée, sa métis, Ulysse
n’est pas un demi-dieu. Il refuse d’ailleurs l’immortalité que la
nymphe Calypso lui propose au chant I. L’œuvre campe ainsi un
monde profondément humain et varié avec ses rois, comme Alci-
noos, ses princesses, à l’instar de Nausicaa, mais aussi le porcher
Eumée, Pénélope, modèle d’épouse fidèle, les prétendants, para-
sites qui, sous couvert de briguer la main d’une veuve, festoient à
ses frais, Télémaque, le fils trop longtemps privé de son père, des
marins, l’aède Démodocos, etc. Dans cet univers, il est une place
même pour le chien d’Ulysse. Alors que son maître lui apparaît
au bout de vingt ans d’absence, travesti en mendiant, l’animal ne
se méprend pas. Négligé depuis le départ d’Ulysse, il languissait à
demi moribond, couvert de vermine, sur un tas de fumier, mais,
à peine a-t‑il flairé l’odeur bien-aimée de l’absent, qu’il dresse la
tête et manifeste sa joie, si vive, qu’à l’instant suivant, terrassé de
bonheur, il meurt. L’Odyssée constitue aussi un merveilleux
album d’images. La nature ne se donne pas tant à entrevoir dans
des comparaisons, plus rares que dans L’Iliade, qu’elle ne se
révèle dans de véritables tableaux. Des générations de lecteurs
ou d’érudits ont voulu identifier ces paysages méditerranéens
d’une troublante vérité. Un goût des choses très sûr transcende,
enfin, l’évocation des réalités les plus humbles : la description, au
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48 Homère

chant XXIII, du lit d’Ulysse et de Pénélope, appuyé sur une souche


d’olivier autour duquel le premier a bâti leur chambre, transfigure
la banalité du mirage conjugal en hymne au foyer.
L’Odyssée est loin de se cantonner à cette poésie du pro-
saïque. Le merveilleux loge dans ses moindres interstices. La
magicienne Circé transforme les hommes en bêtes. Les Sirènes
ensorcellent les navigateurs qui entendent leurs chants. La
nymphe Calypso vit sur une île fabuleuse. Polyphème, Charybde
et Scylla sont des monstres surnaturels. Car le monde d’Ulysse
est encore un monde menacé, où la guerre rôde. Les prétendants
qui occupent le palais du héros voudraient imposer l’idée de sa
mort et s’emparer de ses biens. La quête de Télémaque est
d’abord la fuite d’un orphelin dépossédé. À sa toile, Pénélope
détisse tous les jours le filet où le désespoir pourrait l’emprison-
ner. L’incertitude, la faiblesse, règnent autant que le courage ou
la malice. Sur la plage de l’île où Calypso le retient, Ulysse
pleure. Chez Alcinoos, entendant chanter les exploits, jadis, des
Grecs à Troie, les larmes de nouveau l’étranglent, de même qu’à
Ithaque, devant son chien. Ulysse redoute l’oubli qui le menace.
Chez Polyphème, il dit par ruse s’appeler Personne, pour assurer
sa survie, mais le vocable désigne le péril d’une disparition qui
le guette à chaque étape. Évanescence et « nostalgie » (au sens
propre, la souffrance du nostos inaccompli, du retour sus-
pendu) vont de pair. L’éloignement indéfiniment prolongé du
pays natal enfonce dans la tristesse, dissout dans le regret.
La composition de L’Odyssée réfléchit sa richesse et interdit de
tenir le poème pour un simple « Itinéraire de Troie à Ithaque ». La
narration débute, en effet, avec le voyage de Télémaque, avant
d’évoquer le retour d’Ulysse, puis c’est lui-même qui raconte son
errance chez Alcinoos. L’épreuve de la tempête, la rencontre des
Lotophages, celle du cyclope Polyphème, la descente du héros
chez les morts, parmi d’autres péripéties, figurent dans le texte
comme des histoires rapportées au passé par leur protagoniste
chez des hôtes qu’il veut honorer. Entre hommage, plaidoyer pro
domo, démonstration de virtuosité (Ulysse prend la parole après
le célèbre Démodocos), la remémoration trahit la part inhérente
d’ambivalence et de récriture qui la fonde. D’emblée, elle ancre
aussi tout récit dans l’imaginaire. La fable homérique est, à bien
des égards, la première Histoire que l’Occident se soit donnée.
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L’Iliade 49

L’Iliade

« CHANTE, DÉESSE, LA COLÈRE D’ACHILLE »

Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée,


Colère funeste, qui aux Achéens causa mille souffrances,
Envoya chez Hadès les âmes valeureuses de tant de héros,
Et donna leurs corps en pâture aux chiens et aux oiseaux sans
nombre.
Ainsi s’accomplissaient les desseins de Zeus.
Ce fut quand tout d’abord naquit la querelle qui opposa
Au divin Achille, l’Atride, prince de son peuple1.

I, v. 1-7

« Ô MUSES QUI HABITEZ L’OLYMPE »

Dites-moi maintenant, ô Muses qui habitez l’Olympe,


Car vous êtes, vous, des déesses — vous êtes partout présentes,
vous savez tout,
Mais nous n’entendons, nous, qu’un bruit de gloire, et nous ne
savons rien —
Dites-moi quels étaient les chefs et les guides des Achéens2 ;
Car la foule je ne saurais en parler, ni lui donner de noms,
Eussé-je dix langues, eussé-je dix bouches, une voix
Que rien ne peut briser, un cœur d’airain fût-il en ma poitrine,
À moins que les Muses olympiennes, filles de Zeus, Porte-Égide3,
Ne mettent en ma mémoire le nom de tous ceux qui vinrent
sous Ilion4.

II, v. 484-493
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50 Homère

LÂCHETÉ ET VOLUPTÉ : PÂRIS

Quand elles furent arrivées au beau palais d’Alexandre1,


Les servantes promptement se remirent à leurs tâches.
Hélène la divine regagna sa haute chambre.
Alors Aphrodite, la déesse au doux sourire,
Prit un siège et le mit juste en face d’Alexandre :
C’est là qu’Hélène s’assoit, la fille du Porte-Égide2,
Les yeux fixés au sol, elle fait à son époux ces reproches amers :
« Te voilà donc revenu du combat ! Que n’y as-tu péri,
Vaincu par ce puissant guerrier que fut mon premier époux !
Tu te vantais jadis de l’emporter sur Ménélas,
Le chéri d’Arès, par ta force, ta pique, ou tes bras.
Eh bien ! Va maintenant le provoquer à nouveau,
Ce chéri d’Arès, mais écoute plutôt mon conseil :
Cesse de mener guerre ouverte et de te battre
Inconsidérément contre le blond Ménélas :
Tu pourrais très bientôt succomber sous sa lance. »
Prenant la parole, Pâris lui répondit alors :
« N’accable pas mon cœur, femme, de durs reproches.
Ménélas, il est vrai, a vaincu aujourd’hui,
Mais c’est avec Athéna ; demain, mon tour viendra !
Car nous avons, nous aussi, des dieux avec nous.
Allons, goûtons, sur notre couche, au plaisir d’amour.
Jamais encore autant, un tel désir ne posséda mon âme,
Pas même quand, t’arrachant à l’aimable Lacédémone,
Je t’emmenai sur mes vaisseaux rapides,
Et que, sur l’îlot de Cranaé3, je partageai ta couche,
Non, jamais autant que je t’aime à présent
Et que me tient le doux désir. » Après ces mots,
Vers le lit, il va le premier, et son épouse l’y suivit.
Mais cependant qu’ils reposent dans le lit ajouré,
L’Atride4, pareil à un fauve, va et vient dans la foule.
Il cherche à voir Alexandre, semblable aux dieux.
Mais aucun des Troyens, ni de leurs illustres alliés
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L’Iliade 51

Ne peut montrer Alexandre à Ménélas, chéri d’Arès.


Personne, en le voyant, par amitié, ne l’eût caché.
À tous il est odieux plus que le noir trépas !
Alors Agamemnon, protecteur du peuple, leur dit :
« Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens et vous, leurs alliés !
Claire est la victoire de Ménélas, chéri d’Arès ;
C’est à vous de nous rendre Hélène, l’Argienne,
Et les trésors qui vont avec, puis payez-nous
Un prix dont se souviendront les hommes à venir. »
Ainsi parla l’Atride, et les Achéens l’approuvèrent.

III, v. 421-461

TENDRES ADIEUX : HECTOR ET ANDROMAQUE

L’illustre Hector, sur ces paroles, à son fils tend les bras.
Mais l’enfant recule, et se jette en criant
Contre le sein de sa nourrice à la belle ceinture ;
Il est épouvanté par l’aspect de son père,
Le bronze lui fait peur, et le panache aux crins de cheval
Le terrifie, quand il oscille au sommet de son casque.
Son père et son auguste mère partent tous deux
D’un grand éclat de rire. Aussitôt, de sa tête,
L’illustre Hector ôte son casque, et le dépose,
Tout étincelant, sur le sol, avant de prendre dans ses bras
Son fils chéri, pour le bercer et l’embrasser.
Et, priant Zeus et les autres dieux, il s’exclame :
« Zeus, et vous tous, ô dieux, faites que cet enfant
Qui est mon fils, se distingue comme moi d’entre les Troyens ;
Qu’il ait comme moi de la force, et qu’il règne sur Troie !
Et qu’un jour, on dise de lui : “Le fils, de loin,
L’emporte sur le père”, quand il reviendra du combat.
Qu’il en rapporte aussi les dépouilles sanglantes
D’un ennemi tué, et que sa mère en soit contente ! »
Il dit, et mit son fils dans les bras de sa femme.
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52 Homère

Elle reçut l’enfant sur son sein parfumé,


Et son rire se mêlait à ses larmes.
Son époux, la voyant ainsi, fut pris de pitié.
Tout en la caressant, voici ce qu’il lui dit :
« Pauvre folle, crois-moi, ne te chagrine pas trop,
Nul encore ne pourrait avant l’heure m’envoyer chez Hadès !
Quant au destin, je te le dis, du jour où il est né,
Qu’il soit lâche ou brave, aucun homme n’y a échappé.
Allons, rentre au logis, prends soin de tes travaux,
De ton métier, de ta quenouille, et dis à tes servantes
De vaquer à leur tâche. Aux hommes de veiller au combat,
À tous ceux, et surtout à moi, qui sont nés à Ilion. »
Ayant ainsi parlé, l’illustre Hector reprit son casque
Empanaché, et son épouse rentra chez elle,
Se retournant souvent, et versant bien des larmes.
Elle arriva bientôt dans la bonne demeure,
Du belliqueux Hector ; là, elle rencontra
De nombreuses servantes, qui toutes éclatent en sanglots.
Sur Hector encore vivant, elles se lamentent,
Dans sa propre maison, car elles ne croient plus
Qu’il puisse jamais rentrer du combat,
Échapper à la fureur d’Arès, et aux mains des Achéens.

VI, v. 466-502

LA MORT DE PATROCLE

[Patrocle est l’ami d’Achille, son alter ego. Lorsque Achille,


vexé d’avoir dû rendre au roi Agamemnon Briséis, la captive
qu’il avait reçue en tribut, ne participe plus aux combats
auprès des Achéens, Patrocle obtient au chant XVI de pouvoir
revêtir ses armes et d’aller à sa place combattre à la tête de ses
Myrmidons.]
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L’Iliade 53

Alors Hector laisse là les Danaens1 sans en frapper aucun ;


Mais contre Patrocle, il pousse ses chevaux aux forts sabots.
Quant à Patrocle, il saute à terre de son char,
Sa pique à la main gauche, il prend avec la droite
Une pierre, blanche et rugueuse, qu’il cache dans sa paume,
Il la lance de toutes ses forces, sans s’éloigner du héros.
Son jet ne se perd pas, il atteint Cébrion,
C’est le cocher d’Hector, un bâtard du glorieux Priam ;
Il tenait les rênes du char. Il est touché au front
Par la pierre aiguë, qui brise les arcades sourcilières,
L’os ne résiste pas, les yeux tombent dans la poussière,
Devant lui, à ses pieds ; comme un plongeur, il tombe
Du char bien ouvragé ; et la vie abandonne ses os.
Alors, tu le raillas ainsi, Patrocle, bon cavalier :
« En voilà un homme agile ! Comme il saute facilement !
Il en rassasierait beaucoup, ce pêcheur d’huîtres là2,
S’il sautait ainsi du haut du navire, dans la mer poissonneuse,
Et même par gros temps, à voir comme maintenant
Il saute facilement de son char dans la plaine !
Ah, vraiment ! Même à Troie on trouve de bons sauteurs ! »
À ces mots, il s’élance sur le héros Cébrion,
Pareil au lion qui, attaquant une bergerie,
Est frappé à la poitrine et que sa vaillance va perdre.
Avec la même ardeur, Patrocle, tu bondis sur Cébrion.
Hector, de son côté, saute de son char à terre.
Tous deux autour de Cébrion luttent comme deux lions,
Qui tous deux affamés, et pleins d’une fière ardeur,
Au sommet d’un mont, pour une biche morte,
Rivalisent entre eux. Ainsi autour de Cébrion,
Ces maîtres du combat, Patrocle, fils de Ménoitios,
Et le glorieux Hector, brûlaient de s’entre-déchirer
Avec l’airain cruel. Hector a pris le corps par la tête
Et ne le lâche pas. Patrocle le tient par un pied,
Tous les autres alors, Troyens et Danaens,
Engagèrent entre eux une rude mêlée.
Comme l’Euros et le Notos se querellent l’un l’autre3,
Dans les gorges d’une montagne, pour ébranler les bois profonds,
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54 Homère

Fuseliers aux troncs élancés, chênes ou frênes,


Qui entrechoquent les uns contre les autres leurs longs rameaux,
Dans le fracas prodigieux des branches qui se brisent,
Ainsi Troyens et Achéens se ruant les uns contre les autres
S’entre-déchiraient, et aucun ne songeait à l’odieuse fuite.
Autour de Cébrion, se fichaient bien des lances acérées,
Bien des flèches ailées, jaillies des cordes de leurs arcs ;
De grosses pierres heurtaient les boucliers
Des héros qui luttaient autour de lui. Et lui gisait
Dans un tourbillon de poussière, grand corps couché
De tout son long, bien loin du souci de son char.
Et tant que le soleil parcourt le haut du ciel,
Des deux côtés les traits portent, et les hommes tombent.
Mais quand il va vers l’heure où les bœufs sont déliés,
Alors les Achéens, se surpassant, devinrent les meilleurs.
Ils soustraient le héros Cébrion aux traits, aux cris des Troyens,
De ses épaules, ils détachent les armes,
Tandis que Patrocle, plein de fureur se jette sur les Troyens.
Par trois fois il s’élança, tel le rapide Arès,
Poussant des cris terribles, et trois fois il fit neuf victimes.
Mais quand, la quatrième fois, tu bondis comme un dieu,
Ce fut alors, Patrocle, le terme de tes jours.
Car Phoibos1 vint vers toi, terrible, à travers la rude mêlée…
Patrocle ne voit pas qu’il arrive, au milieu du tumulte.
Phoibos avance, couvert d’une épaisse vapeur.
Il s’arrête derrière lui et, du plat de sa main,
Il lui frappe le dos, les larges épaules,
Les yeux de Patrocle chavirent, et Phoibos Apollon
Fait tomber son casque de sa tête ; il roule à terre,
Avec fracas, sous les pieds des chevaux, et le panache
Est tout souillé de poussière et de sang, ce panache
Aux beaux crins de cheval, qui n’aurait pu naguère
Être souillé de poussière, quand d’un héros divin,
Quand d’Achille, il protégeait la tête et le front charmants.
Mais maintenant voilà que Zeus le donne à Hector,
Pour qu’il le porte sur sa tête, avant l’heure si proche de sa mort.
La longue pique de Patrocle tout entière se brise dans ses mains,
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L’Iliade 55

La lourde pique coiffée d’airain ; et son haut bouclier,


Avec son baudrier, de ses épaules tombe à terre.
Le seigneur Apollon, le fils de Zeus, lui détache la cuirasse.
Un trouble saisit ses esprits ; ses forces l’abandonnent,
Il s’arrête, éperdu. Alors un Dardanien1, en s’approchant,
Par-derrière, de sa lance aiguë vient le frapper,
Dans le dos, entre les épaules : c’est Euphorbe,
Le fils de Panthoos, qui l’emporte sur tous
À la pique, à la course, ainsi qu’au maniement des chars.
Il avait déjà renversé vingt guerriers au bas de leur char,
Le jour où il vint avec son attelage s’initier au combat.
C’est lui qui le premier, Patrocle, bon cavalier,
Lança un trait sur toi, mais sans te vaincre encore.
Car il s’enfuit en courant et se perd dans la foule,
Dès qu’il a arraché du corps la pique de frêne :
Il n’ose pas affronter Patrocle, même désarmé, en plein carnage.
Et Patrocle, vaincu par le coup du dieu, et par le javelot
Se replie vers les siens pour échapper au trépas.
Mais quand il voit Patrocle, le héros au grand cœur
Blessé par le bronze aigu, rejoindre ses arrières,
Hector, coupant les rangs, se rapproche de lui.
De sa pique il le blesse au bas-ventre, poussant le bronze à fond.
Patrocle tombe lourdement, et les Achéens sont en grand deuil.
Comme on voit quelquefois un lion s’acharner
Sur un sanglier puissant : tous deux, pleins de superbe,
Sur la cime d’un mont sont là à batailler
Pour une maigre source où tous deux veulent boire ;
Le lion vainc sous sa force l’adversaire haletant,
Ainsi Patrocle, le vaillant fils de Ménoitios,
Par qui tant de guerriers connurent le trépas,
À son tour succomba. Il fut frappé de près
Par la lance d’Hector, le glorieux Priamide.
Hector exulte, et lui lance ces mots ailés :
« Peut-être pensais-tu, Patrocle, ravager notre ville,
Ravir leur liberté à nos femmes troyennes,
Les conduire, sur tes vaisseaux, aux rives de tes pères ?
Pauvre insensé ! Pour les sauver, ses chevaux rapides
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56 Homère

Ont mené tout droit Hector au combat. Moi aussi


Avec ma pique, je me distingue des Troyens belliqueux,
Et j’écarte loin d’eux le jour de la servitude.
Quant à toi, ici même, les vautours te mangeront !
Ah ! Malheureux, tout valeureux qu’il soit, Achille
N’aura été pour toi d’aucun secours ; sans doute,
Quand tu partais sans lui, te disait-il souvent :
« Ne reviens pas, je te prie, vers nos vaisseaux creux,
Patrocle, bon meneur de cavales, avant d’avoir,
Sur sa poitrine ensanglantée, déchiré
La tunique d’Hector, le tueur de guerriers. »
Voilà ce qu’il disait, et tu le croyais, pauvre sot ! »
D’une voix faible, tu répondis, Patrocle, bon cavalier :
« Triomphe donc à ton aise, maintenant, Hector !
C’est à toi que Zeus le Cronide1 et Apollon,
Ont donné la victoire. Ils m’ont dompté sans peine !
De mes épaules, ils ont eux-mêmes détaché mes armes.
Des hommes tels que toi quand, à vingt, ils m’auraient affronté,
Tous, ici même, auraient péri, terrassés par ma lance.
Mais moi, c’est le sort funeste, c’est le fils de Léto2,
Qui m’ont tué, puis Euphorbe, parmi les hommes.
Et toi, tu vins, en troisième, pour me dépouiller !
Mais je veux te dire autre chose, et souviens-t’en bien :
Tu n’as plus guère de temps à vivre, toi non plus.
Déjà tout près à tes côtés, voici la mort
Et l’impérieux destin, tu vas bientôt tomber
Sous le fer d’Achille, l’Éacide3 sans reproche ! »
Il dit, et la mort qui tout achève l’enveloppa.
L’âme s’envolant de ses membres, descendit chez Hadès,
Pleurant sur son destin, et laissant là vigueur et jeunesse.

XVI, v. 733-863
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L’Iliade 57

« ACHILLE ÉPERDU DE CHAGRIN »

[On vient d’annoncer à Achille la mort de Patrocle.]

Un sombre nuage de douleur tombe alors sur Achille.


De ses deux mains il prend de la cendre brûlante
La répand sur sa tête, en souille son beau visage.
La cendre noire recouvre sa tunique divine,
Lui-même, de tout son long, il s’étend dans la poussière,
De ses mains, il s’arrache les cheveux, il les souille.
Les captives, butin d’Achille et de Patrocle,
Le cœur plein d’affliction, poussent de grands cris,
Passant la porte, elles s’empressent d’entourer
Le vaillant Achille, et toutes de leurs mains
Se frappent la poitrine, et se sentent défaillir.
Antiloque, de son côté, pleure et se lamente,
Il tient les mains d’Achille éperdu de chagrin,
De peur qu’avec le fer il ne se tranche la gorge.
Mais Achille pousse un cri terrible ; sa noble mère l’entend,
Depuis les profondeurs où elle siège auprès de son vieux père1.
À son tour elle gémit ; les déesses l’entourent,
Toutes les filles de Nérée, qui demeurent au fond des flots :
Il y a là Glaucé, Thalie, et Cymodocée,
Nésée, Speiô, Thoé, Halié aux grands yeux,
Cymothoé, Actée, et Limnôreia,
Mélite et Ière, Amphitoé et Agavé,
Dôtô, Prôtô, Phéruse, et Dynamène,
Dexamène, Amphinome, et Callianire,
Doris, Panope, et l’illustre Galatée,
Némertès, Apsudès, et Callianassa.
Et aussi Clymène, Inanire et Ianassa,
Maira, Orythie, et Amathye aux belles tresses,
Et toutes les Néréides qui demeurent au fond des flots.
Elles remplissent l’antre azuré, et toutes ensemble
Se frappent la poitrine, elles écoutent Thétis
Commencer ainsi ses tristes gémissements.
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58 Homère

« Ah ! infortunée ! triste mère d’un preux !


J’ai mis au monde un fils puissant et sans reproche,
Le plus grand des héros ; il a grandi, comme une jeune pousse,
Et moi je l’ai nourri, telle une vigne à flanc de coteau.
Sur les navires recourbés, je l’ai envoyé vers Ilion,
Combattre les Troyens ; je ne dois jamais plus
L’accueillir, rentrant chez lui, sous le toit de Pélée !
Et tant qu’il me reste vivant, tant qu’il voit la lumière du jour,
Il souffre ! et je ne peux en rien lui venir en aide !
Mais j’irai, je verrai mon fils et j’apprendrai
Le tourment qui l’accable, bien qu’il soit loin des combats ! »
Elle dit et quitte la grotte. Et les autres en pleurs
S’en vont avec elle ; les flots de la mer autour d’elle
Se brisaient. Quand elles furent aux bords fertiles de Troie,
En ordre, elles montent sur la rive où, tirés à sec,
Se pressaient, en nombre, les vaisseaux des Myrmidons,
Autour du vaisseau d’Achille aux pieds légers.
Il soupirait, le cœur gros, quand sa noble mère fut devant lui.
Poussant des cris aigus, elle prit la tête de son fils,
Et, gémissante, lui dit ces mots ailés […]

XVIII, v. 22-73

UNE MERVEILLE : LE BOUCLIER D’ACHILLE

[Les Troyens s’étant emparés des armes qu’Achille avait prê-


tées à Patrocle, Thétis demande au dieu forgeron Héphaïstos
de fabriquer de nouvelles armes pour son fils.]

Il1 fabrique d’abord un bouclier, robuste et grand,


Ouvré de tous côtés : une triple bordure l’entoure,
D’un éclat lumineux ; il y attache une courroie d’argent.
Il le recouvre de cinq épaisseurs, et par-dessus
Avec un art savant, il crée un merveilleux ouvrage.
Il y figure la terre, le ciel et la mer,
Le soleil infatigable, et la lune en son plein,
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L’Iliade 59

Et tous les astres qui couronnent le ciel,


Les Pléiades, les Hyades, et le puissant Orion,
L’Ourse, à qui l’on donne aussi le nom de Chariot,
Et qui tourne sur place, observant Orion :
Elle seule jamais ne se baigne dans Océan1.
Il y place deux villes que des mortels habitent,
Deux belles cités. Et l’on voit dans l’une
Des noces et des festins — de jeunes épousées
Au sortir de leur chambre, sont menées dans les rues
À la clarté des flambeaux, tandis que s’élève, puissant,
Le beau chant d’hyménée. Des jeunes gens tournoient en dansant,
Au milieu d’eux résonnent flûtes et cithares.
Sur le seuil de leur porte, les femmes s’émerveillent.
Sur la grand-place, on voit une foule attroupée :
Un conflit a surgi, et deux hommes discutent
Sur le prix à payer pour un homme tué.
L’un, s’adressant au peuple, soutient avoir tout payé,
L’autre nie avoir rien reçu. Tous deux désirent
Devant un juge pouvoir régler leur différend.
Les gens crient, prennent parti, pour l’un, pour l’autre,
Des hérauts font ranger la foule, et les Anciens
Sur des pierres polies sont assis, dans le cercle sacré,
Ils tiennent à la main le bâton des hérauts à la voix forte,
Et ils se lèvent, bâton en main, prononçant à tour de rôle.
Au milieu d’eux, par terre, se trouvent deux talents d’or,
Pour qui prononcerait, parmi eux, l’arrêt le plus droit.
Autour de l’autre ville, campent deux corps de troupes,
Leurs armes resplendissent ; et ils ne savent pas
S’ils vont tout anéantir, ou s’ils vont partager
Les trésors que garde en ses murs l’aimable cité.
Mais les assiégés résistent : ils s’arment secrètement
Pour tendre une embuscade ; debout sur le rempart,
Leurs femmes, leurs jeunes enfants défendent la muraille,
Avec l’aide des hommes qu’y retient la vieillesse.
Les autres sont partis ; Arès et Pallas Athéna
Sont à leur tête, tous deux en or, tous deux revêtus d’or,
Beaux et grands dans leurs armes, comme sont tous les dieux.
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60 Homère

Leur éclat ressortait sur les guerriers plus petits.


Ils arrivent à l’endroit choisi pour l’embuscade :
Auprès d’un fleuve, où les troupeaux viennent boire.
Ils se postent là, revêtus de bronze éclatant.
Puis, à l’écart des troupes, ils mettent deux guetteurs,
Pour savoir quand arriveront moutons et bœufs cornus.
Mais les voilà qui apparaissent, suivis de deux bergers,
Jouant gaîment du chalumeau : ils ignorent le piège.
En les voyant venir, les guerriers se précipitent,
Vite ils coupent la route aux troupeaux de bœufs
Et de blanches brebis, puis ils tuent les bergers.
Dans l’autre camp, les hommes, postés en avant du Conseil,
Entendaient le vacarme autour des bœufs ; vite, ils montent
Sur les chars aux chevaux rapides, pour s’en aller là-bas.
Dès qu’ils sont arrivés, ils se rangent en ligne,
Puis ils livrent bataille sur les rives du fleuve.
On se lance de part et d’autre les javelines de bronze.
Lutte et Tumulte sont présents, et la funeste Mort,
Qui tient un homme, vivant encore mais blessé,
Puis un autre sans blessure, et à travers la mêlée, un homme
Déjà mort, qu’elle tire par les pieds. Sur ses épaules,
Elle porte un vêtement rouge du sang des hommes.
Tous prenaient part à ce combat, et se battaient
Comme de vrais mortels, et on voyait chacun
Traîner les corps des victimes qu’ils faisaient.
Puis il y met une vaste jachère, meuble et fertile,
Exigeant trois façons ; de nombreux laboureurs
Dans un sens, puis dans l’autre, y poussaient leur attelage.
Quand ils faisaient demi-tour, arrivés au bout du champ,
Un homme s’approchait, pour mettre entre leurs mains
Une coupe pleine d’un vin aussi doux que du miel.
Puis ils retournaient à leurs sillons, désireux
D’arriver jusqu’au bout de la jachère profonde.
La terre derrière eux noircit, et bien qu’elle soit en or,
Elle semble labourée, une merveille d’art !
Il représente aussi un domaine royal.
Des ouvriers moissonnent, la faucille tranchante à la main.
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L’Iliade 61

Des épis tombent dru à terre, le long du sillon,


Et d’autres sont liés, pour en faire des gerbes.
Trois botteleurs sont là, debout, cependant que, derrière,
Des enfants viennent prendre des javelles dans leurs bras,
Qu’ils leur fournissent sans cesse. Parmi eux le Roi, muet,
Sceptre en main ; il est debout sur un sillon, le cœur joyeux.
Des hérauts à l’écart, sous un chêne préparent le repas,
Avec le gros bœuf qu’ils ont sacrifié. Les femmes,
Pour le dîner des ouvriers, versent force farine blanche.
Il y met encore une vigne, chargée de lourdes grappes,
Belle et dorée. On voit des raisins noirs en haut des ceps,
Des échalas d’argent les soutiennent de part en part.
Il trace tout autour un fossé d’acier azuré,
Et une haie d’étain. Un sentier unique y conduit,
Par où passent les porteurs, au moment des vendanges.
Des filles et des garçons aux candides pensées
Dans des paniers tressés emportent les doux fruits.
Au milieu d’eux, un enfant, de son luth sonore
Tire des sons charmants, tout en chantant d’une voix légère
Une belle complainte. Les autres l’accompagnent en cadence,
Au rythme de leurs pas dansants, en chantant le refrain.
Il met aussi un troupeau de vaches à la tête fière,
Toutes d’or et d’étain ; en beuglant elles s’en vont
De leur étable à leur pacage, le long d’un fleuve bruissant
Que bordent de souples roseaux. Des bergers d’or
Au nombre de quatre, marchaient à côté d’elles,
Et neuf chiens, aux pas rapides, les suivaient.
Terribles, deux lions, au premier rang du troupeau,
Tenaient un taureau mugissant qui meuglait longuement,
Alors qu’ils l’entraînaient ; chiens et bergers leur courent après.
Mais déjà les lions ont déchiré le cuir du grand taureau,
Et dévorent entrailles et sang noir ; les bergers
Les pourchassent en vain : ils excitent leurs chiens,
Ceux-ci pourtant refusent de mordre les lions,
Ils restent tout près d’eux, aboyant, mais les évitant.
L’illustre Boiteux1 fait aussi, dans un charmant vallon,
Un grand pacage où l’on voit des brebis blanches,
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62 Homère

Des étables, des baraques couvertes, et des parcs.


L’illustre Boiteux y figure une aire de danse,
Pareille à celle que dans la vaste Cnossos
Dédale jadis édifia pour Ariane aux belles tresses.
Là jeunes gens et jeunes filles de noble famille
Dansent, chacun serrant de sa main le poignet de l’autre.
Les jeunes filles portent des étoffes très fines,
Et les jeunes gens ont des tuniques bien tissées,
Qui brillent du même éclat que l’huile. Les jeunes filles
Ont de belles couronnes, eux portent des poignards d’or
Suspendus à des baudriers d’argent. Tantôt
Ils tournoient d’un pas savant, aussi aisément
Que tourne la roue du potier, quand, assis,
Il l’a bien en main, et qu’il veut l’essayer ;
Tantôt, en ligne, ils courent les uns vers les autres.
Une foule ravie entoure ce chœur charmant,
Et, au milieu de tous, pour préluder à la fête,
Deux acrobates faisaient des pirouettes.
Il place enfin la force puissante d’Océan,
À l’extrême bord du bouclier bien façonné.

XVIII, v. 478-613

UN HÉROS CONTRE UN FLEUVE :


LE COMBAT D’ACHILLE ET DU SCAMANDRE

[Achille, qui n’a repris le combat que pour venger la mort de son
ami Patrocle, fait un carnage dans les rangs des Troyens.]

Et il en eût encore tué bien d’autres, le rapide Achille,


Si, courroucé, le Scamandre aux profonds tourbillons1,
N’eût pris l’aspect d’un homme pour lui parler
Du sein de ses remous : « Tu es plus fort que tous,
Achille, mais plus que tous, tu te livres au carnage.
Ce sont les dieux qui combattent à tes côtés !
Et si Zeus le Cronide2 t’accorde aujourd’hui de tuer
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L’Iliade 63

Tous les Troyens, chasse-les du moins loin de moi1.


Va plutôt dans la plaine commettre tes méfaits,
Car mes ondes aimables sont pleines de cadavres,
Et je ne sais plus par où déverser mon flot
À la mer divine, tant les cadavres l’encombrent !
Et toi, tu continues toujours à semer le carnage !
Laisse-moi ! Prince des guerriers ! Tu me fais horreur ! »
Achille aux pieds légers lui répondit alors :
« Il en sera, Scamandre divin, comme tu le demandes !
Mais je ne cesserai pas de massacrer les fiers Troyens
Avant de les avoir acculés dans leur ville, ni avant
D’avoir affronté face à face Hector, pour savoir
Qui, de lui ou de moi, doit dompter l’autre. »
Il dit et tel un dieu, se rue sur les Troyens ;
Le fleuve aux profonds tourbillons alors appelle Apollon :
« Las ! Dieu à l’arc d’argent, fils de Zeus, les volontés
Du Cronide, tu ne les respectes pas ! Il t’a pourtant
Instamment prescrit d’assister les Troyens,
Jusqu’à l’heure tardive, où le soir, en se couchant,
Couvrirait de son ombre la terre fertile. »
Il dit, mais Achille, l’illustre guerrier, s’élançant
De la berge abrupte, saute au milieu du fleuve.
Le Scamandre grossit son flot et se jette sur lui,
Il soulève ses eaux qui se troublent, et il rejette
Tous les morts tués par Achille, qui obstruaient son cours,
Il les jette dehors, en mugissant comme un taureau.
Les vivants, il les sauve au sein de ses belles ondes,
Et les cache tout au fond de ses grands tourbillons.
Terrible, autour d’Achille, se dresse le grand fleuve
Qui, retombant sur son bouclier, veut le repousser.
Achille ne peut résister, de ses mains il saisit
Un orme grand et beau, qui, déraciné, emporte
Toute la berge, et de ses branches serrées,
Arrête le fleuve au beau cours, faisant comme un pont,
En s’écroulant tout entier sur les eaux. Achille
Émerge alors du tourbillon ; effrayé, il bondit
À travers la plaine, en y volant de ses pieds rapides.
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64 Homère

Mais le grand dieu ne s’arrête pas, il s’élance


Sur lui, avec sa crête noire, pour faire cesser
Les œuvres du divin Achille, et écarter ce fléau
Des Troyens. Le Péléide1 fait un bond aussi long
Qu’une portée de lance, il a l’élan de l’aigle noir,
L’aigle chasseur, le plus fort, le plus rapide des oiseaux.
Tout comme lui, il bondit, et le bronze sur sa poitrine
Résonne terriblement. Il s’éloigne et fuit loin des rives.
Mais le fleuve, à grand fracas, marche sur ses pas.
On voit parfois un homme, d’une source d’eau sombre
Guider le cours à travers plantes et jardins,
Et écarter, hoyau en main, ce qui l’obstrue :
Le courant avançant entraîne les cailloux dans sa course,
Et à grand bruit dévale vivement le terrain pentu ;
Il devance souvent ainsi celui qui le conduit.
De même Achille, sans cesse, est rejoint par le flot,
Tout rapide qu’il soit : les dieux sont plus forts que les hommes !
Chaque fois que s’élance le divin Achille aux pieds légers,
Pour faire front et pour voir si tous les Immortels
Qui tiennent le vaste ciel ne sont pas à sa poursuite,
Chaque fois, le grand flot du fleuve issu du Ciel
Le rattrape et l’atteint à l’épaule. Lui saute plus haut,
Le cœur inquiet. Mais par-dessous le fleuve vainc ses genoux,
En s’écoulant avec violence au-dessous d’eux,
Et dérobe la terre sous ses pieds. Alors Achille
Se lamente, les yeux tournés vers le vaste ciel :
« Zeus père, aucun dieu ne me prendra donc en pitié
Pour me sauver de ce fleuve ! Peu m’importerait la suite !
Mais des dieux nés du ciel, il n’est d’autre coupable,
Que ma mère, qui m’a bercé de doux mensonges,
Disant que sous les murs des Troyens belliqueux
Le dieu Apollon me tuerait de ses flèches rapides.
Pourquoi n’ai-je pas plutôt péri de la main d’Hector,
Lui qui a été ici nourri, lui, le meilleur de tous !
Un brave m’eût tué, et c’est un brave qu’il eût dépouillé,
Alors que mon sort me condamne à une fin cruelle
Prisonnier de ce grand fleuve, comme un jeune porcher
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L’Iliade 65

Emporté dans le torrent qu’il passait un jour d’orage. » […]


Le fleuve se lance sur Achille, grondant avec fureur,
Bouillonnant d’écume, de sang et de cadavres.
Le flot sombre du fleuve issu du Ciel se soulève,
Pour écraser le Péléide ; Alors Héra pousse un grand cri1 :
Elle craint qu’Achille ne soit enlevé par le fleuve puissant
Aux tourbillons profonds. Elle va trouver aussitôt
Son fils Héphaïstos et lui parle en ces termes :
« Debout ! Boiteux, mon fils ! Le Xanthe2 tourbillonnant
Nous a toujours paru l’adversaire qu’il te fallait !
Viens vite me soutenir, et brille de tous tes feux.
Et moi, depuis la mer, je vais aller soulever
Un terrible ouragan avec Zéphyr et le blanc Notos3,
Qui brûlera les Troyens et leurs armes, propageant
Parmi eux le funeste incendie. Toi, brûle les arbres
Sur les rives du Xanthe, mets-le, lui aussi, tout en feu,
Sans que ne t’en détournent promesses ni menaces.
N’apaise pas ton ardeur avant que par un cri
Je ne t’ordonne d’arrêter ta flamme infatigable. »
À ces mots, Héphaïstos prépare un terrible incendie ;
Le feu flambe d’abord dans la plaine, et brûle tous les morts
Qui, victimes d’Achille, encombraient les eaux du fleuve.
Toute la plaine est séchée, l’eau claire ne coule plus :
Comme on voit à l’automne le vent qui vient du nord
Sécher aussitôt le verger qu’on vient d’arroser,
Et faire ainsi la joie de ceux qui le cultivent,
Ainsi toute la plaine est asséchée, et les morts
Sont consumés. Alors le dieu tourne contre le fleuve
Sa flamme resplendissante ; ormes, saules, tamaris,
Brûlent, comme brûlent le lôtos4, le jonc et le cyprès,
Qui bordent en abondance les belles eaux du fleuve.
Les anguilles et les poissons ne savent plus où aller,
Ils tournent de tous les côtés dans les tourbillons,
Dans les belles eaux courantes, tant ils sont accablés
Par le souffle de l’habile Héphaïstos. Le fleuve en feu
S’adresse alors à lui, en l’appelant de tous ses noms :
« Aucun dieu, Héphaïstos, n’est capable de lutter avec toi,
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66 Homère

Moi non plus je ne puis te combattre, quand ton feu


Flambe ainsi ; cesse donc le combat. Quant aux Troyens,
Qu’Achille dès aujourd’hui les chasse de leur cité !
Pourquoi vouloir batailler et chercher à les aider ? »
Il dit, brûlé par le feu, ses belles eaux bouillonnent :
Comme bout sous l’effet d’un grand feu un chaudron
Où fond la graisse d’un porc bien nourri quand, de partout,
Jaillit la flamme du bois sec entassé par-dessous,
De même flambent les belles eaux du fleuve, son flot bout,
Il ne peut plus avancer, mais il est arrêté,
Accablé par le souffle violent de l’habile Héphaïstos.
Il implore alors Héra, et lui dit ces mots ailés :
« Pourquoi, Héra, est-ce sur mon cours que ton fils
S’est jeté pour le tourmenter ? Suis-je plus coupable
Que tant d’autres dieux qui protègent les Troyens ?
Je veux bien m’arrêter, si tu me le demandes,
Mais qu’il cesse lui aussi ! et moi, je consens aussi
À te faire le serment de ne jamais écarter
Des Troyens le jour du malheur, même le jour où Troie
Brûlera tout entière, dévorée par la flamme ardente
Que les valeureux fils des Achéens auront allumée. »
Aussitôt qu’elle l’entend, Héra, la déesse aux bras blancs,
S’adresse à son fils Héphaïstos et lui dit :
« Héphaïstos, mon illustre fils, arrête. Il ne sied pas
De maltraiter ainsi, pour des mortels, un dieu immortel. »
Elle dit ; Héphaïstos éteint le feu aux flammes divines ;
Et le flot, reculant, ramène ses belles eaux dans son lit. »

XXI, v. 211-284, et v. 324-384

« COMME UN AIGLE DE HAUT VOL » :


HECTOR FACE À LA MORT

[Achille s’attaque enfin à Hector, le meurtrier de Patrocle. Les


deux héros combattent vaillamment.]
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L’Iliade 67

Mais quand, pour la quatrième fois, ils arrivent aux fontaines,


Alors le père des dieux déploie sa balance d’or,
Il y met les déesses des deux destins, celui d’Achille,
Et celui d’Hector1, le dompteur de chevaux,
Puis prenant la balance par le milieu, il la soulève :
Le jour fatal d’Hector est le plus lourd, il l’emporte,
Et s’en va chez Hadès ; dès ce moment, Phoibos Apollon
Laisse là le héros, alors qu’Athéna au contraire,
La déesse aux yeux pers, va trouver le fils de Pélée.
Se tenant près de lui, elle lui dit ces mots ailés :
« Maintenant nous allons, illustre Achille, cher à Zeus,
Rapporter tous les deux, je l’espère, une grande gloire
Aux Achéens, qui attendent, auprès des vaisseaux,
En pourfendant Hector, bien qu’il aime tant les combats.
Il n’est plus possible à présent qu’il nous échappe,
Quand bien même Apollon, le dieu qui frappe au loin,
Ferait tout pour l’empêcher, en se roulant
Aux pieds de Zeus son père, le porteur de l’égide.
Arrête-toi, reprends ton souffle, et moi, je vais
Le persuader d’accepter le combat face à face. »
Ainsi parle Athéna. Achille lui obéit, le cœur en joie,
Il s’arrête et s’appuie sur le frêne à pointe de bronze,
Pendant qu’Athéna le laisse pour rejoindre le divin Hector.
Elle emprunte le corps et la puissante voix de Déiphobe2.
S’approchant près de lui, elle lui dit ces mots ailés :
« Ah, mon frère, comme te voilà pressé par le prompt Achille,
Qui te poursuit, autour de nos murs, de ses pieds rapides !
Allons ! Arrêtons-nous, et repoussons-le de pied ferme. »
Alors Hector, au casque étincelant, lui répond :
« Tu étais, déjà, Déiphobe, de tous mes frères qui sont nés
De Priam et d’Hécube, celui que j’aimais le plus.
Mais aujourd’hui, je pense encore plus à t’estimer,
Toi qui pour moi as osé, dès que tes yeux m’ont vu,
Sortir de ces remparts, où s’abritent les autres. »
Et Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répond :
« Mon frère, sache que mon père et mon auguste mère
M’ont longtemps supplié, à genoux, tour à tour,
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68 Homère

Et les amis qui m’entouraient, de rester où j’étais :


Tant la peur les faisait trembler ! Mais au fond de moi,
Mon cœur était rongé d’une douleur amère.
Allons donc maintenant, sans épargner nos lances,
Avec ardeur, tout droit au combat, et nous verrons
Si c’est Achille qui doit tous les deux nous tuer
Et emporter à ses nefs creuses nos dépouilles sanglantes,
Ou s’il doit succomber, vaincu par ta lance. »
À ces mots, Athéna, avec fourbe, lui montre le chemin.
Dès que, courant l’un sur l’autre, les deux ennemis sont en pré-
sence,
Le grand Hector, au casque étincelant, dit le premier :
« Je ne te fuirai plus, fils de Pélée, comme je l’ai fait,
Quand par trois fois, autour de la grande ville de Priam,
J’ai couru, sans oser attendre ton attaque.
Soit je t’aurai, soit tu m’auras ; eh bien, prenons ici
Les dieux comme garants : on ne pourra trouver
Meilleurs gardiens de nos accords. Pour ma part, donc,
Si Zeus me donne la victoire, et si je prends ta vie,
Je ne te ferai pas subir de monstrueux outrages.
Mais, quand je t’aurai dépouillé de tes illustres armes,
Achille, j’irai rendre ton corps aux Achéens.
Et toi, fais de même. » Alors Achille aux pieds légers
Le regardant par en dessous lui répondit :
« Hector, que me parles-tu d’accord, misérable !
Il n’y a pas, entre les lions et les hommes, de serments fidèles,
Pas plus que d’entente possible entre loups et agneaux,
Mais ils ne pensent qu’à se nuire les uns aux autres,
De même entre nous deux, l’amitié est impossible,
Ni non plus les serments, avant que l’un des deux
Ne rassasie de son sang Arès, l’ardent guerrier.
Rappelle toute ta valeur : c’est aujourd’hui, plus que jamais,
Que tu dois te montrer un intrépide combattant.
Car tu n’as plus d’échappatoire, puisque Pallas Athéna
Avec ma lance à l’instant même va te dompter.
Maintenant, d’un seul coup, tu vas payer pour tous les deuils
De ceux des miens qu’a tués ta pique furieuse. »
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L’Iliade 69

À ces mots, il brandit sa longue pique et la lance en avant.


Mais l’illustre Hector, la voyant venir, l’esquive,
Prévoyant, il se baisse ; la pique de bronze le survole,
Pour se ficher au sol ; Pallas Athéna s’en saisit,
Et la rend aussitôt à Achille, à l’insu d’Hector, le pasteur
d’hommes.
Hector s’adresse alors au Péléide sans reproche :
« Tu m’as manqué ! Tu ne savais pas encore de Zeus,
Achille pareil aux dieux, l’heure de ma mort, mais tu en parlais !
Tu n’es donc qu’un fourbe, et ta parole, bien habile.
Tu voulais que, de peur, j’oublie ma force et ma fougue.
Mais ta lance ne se plantera pas au dos d’un fuyard,
Vois, je m’élance, droit sur toi, enfonce-la dans ma poitrine,
Si le dieu te l’a permis ; mais pour l’heure, évite ma lance
De bronze ! Puisses-tu l’emporter tout entière en ton corps !
La guerre, en vérité, serait plus légère aux Troyens,
Si tu étais mort : pour eux, tu es le pire fléau ! »
À ces mots, il brandit sa longue pique et la lance en avant.
Elle atteint sans le manquer le Péléide, en plein milieu
De son bouclier, mais elle rebondit loin de l’écu,
Hector enrage de voir qu’un trait rapide est parti
En vain de sa main ; il reste là, tout surpris,
Il n’a plus sa pique de frêne, il appelle d’un grand cri
Déiphobe au bouclier blanc, lui demande une longue lance.
Mais Déiphobe n’est plus près de lui ! Hector alors
Comprend tout dans le fond de son cœur et s’exclame :
« Hélas ! en vérité les dieux m’appellent à la mort !
Je pensais avoir près de moi le héros Déiphobe,
Mais il est dans les murs ! Athéna m’a trompé !
Maintenant, voilà tout près de moi la mort cruelle,
Elle n’est plus loin, et je ne peux y échapper !
C’était donc là ce que voulaient depuis longtemps
Zeus et son fils l’Archer1, eux qui me protégeaient
Naguère, si volontiers ! et maintenant, le sort m’atteint !
Eh bien, non ! Ne mourons pas sans lutte ni sans gloire,
Mais après un exploit qui sera digne de mémoire ! »
Ayant ainsi parlé, il tire le glaive acéré
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70 Homère

Suspendu à son flanc, le glaive grand et puissant.


Se ramassant sur lui-même, il prend son élan,
Tout comme un aigle de haut vol qui va, vers la plaine
À travers la sombre nuée, ravir une tendre agnelle,
Ou un lièvre apeuré ; ainsi Hector s’élance,
Agitant son glaive acéré. Alors Achille
S’élance à son tour, le cœur plein d’une ardeur sauvage.
Il couvre sa poitrine de son bel écu ouvragé,
Et sur sa tête oscillent les quatre cimiers1 de son casque,
Brillant des beaux crins d’or qu’Héphaïstos a jetés
En masse tout autour. Comme au cœur de la nuit,
Au milieu des étoiles s’avance l’Étoile du soir,
Qui est dans le ciel la plus belle des étoiles,
Ainsi jaillit l’éclat de la pointe aiguë qu’Achille
Brandit dans sa dextre, méditant la mort d’Hector,
Et cherchant sur sa peau l’endroit le plus vulnérable.
Le reste de son corps porte les armes de bronze
Dont il avait dépouillé le corps du grand Patrocle
Après l’avoir tué. Seul reste découvert l’endroit
Où la clavicule sépare l’épaule du cou, à la gorge :
C’est par là que la mort se donne le plus vite.
C’est là qu’Achille plante sa pique contre Hector,
En plein élan, et la pointe va tout droit se planter
Dans le cou délicat. Pourtant, la lourde pique de bronze
Épargne la trachée, de sorte qu’Hector peut encore
Répondre à Achille et prononcer quelques mots.
Mais il s’abat dans la poussière, et le divin Achille exulte :
« Tu pensais peut-être, Hector, qu’en dépouillant Patrocle,
Tu serais à l’abri ! De moi, tu n’avais cure, j’étais si loin !
Pauvre sot ! Mais un vengeur bien plus brave que toi
Restait à l’écart, en arrière, près des vaisseaux creux,
C’était moi, je t’ai rompu les genoux ? Chiens et oiseaux
Te déchireront outrageusement, tandis qu’à Patrocle,
Les Achéens rendront tous les honneurs funèbres. »
Épuisé, Hector, au casque étincelant, répond :
« Je t’en supplie, par ta vie, tes genoux, tes parents,
Ne laisse pas les chiens me dévorer, près de vos nefs,
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L’Iliade 71

Reçois plutôt, autant que tu veux, le bronze et l’or,


Et les présents que te feront mon père et ma digne mère.
Et mon corps, rends-le aux miens, pour qu’au feu du bûcher
Les Troyens et les Troyennes donnent au mort sa part. »
Le regardant par en dessous, Achille aux pieds rapides lui dit :
« Non, ne me supplie ni par mes genoux, ni par mes parents.
Puissent ma colère et mon cœur me faire couper ton corps
Pour le dévorer tout cru, tant tu m’as causé de mal !
Non, personne ne pourra écarter les chiens de ta tête,
Même si on m’apportait ici dix ou vingt fois ta rançon,
En m’en promettant plus encore ! Même si Priam
Le Dardanide mettait dans la balance ton pesant d’or,
Non, jamais ta digne mère, te mettant sur un lit funèbre,
Ne pleurera celui qu’elle a mis au monde, mais
Les chiens et les oiseaux te dévoreront tout entier ! »
Alors, mourant, Hector, au casque étincelant, répond :
« Ah ! Je te connais bien à te voir ! Je n’espérais pas
Te convaincre, car tu as en toi un cœur de fer.
Mais crains que je n’attire sur toi le courroux des dieux,
Le jour où l’on verra Pâris et Phoibos Apollon,
Tout brave que tu es, t’abattre aux pieds des portes Scées1. »
Il dit, et la mort qui tout achève l’enveloppe.
Son âme quitte ses membres pour voler chez Hadès,
Gémissant sur son sort, abandonnant vigueur et jeunesse.
Il était déjà mort quand le divin Achille lui dit :
« Meurs donc ! Pour moi, je recevrai la déesse funeste
Le jour où Zeus et les dieux immortels le voudront ! »

XXII, v. 209-366

PRIAM SUPPLIANT

[Achille, victorieux, a emmené dans son camp la dépouille


d’Hector, à qui il fait subir les pires avanies. C’est le roi Priam
en personne qui, après un voyage nocturne improbable sous
la conduite d’Hermès, vient lui demander le corps de son fils,
dans un dialogue qui touche au sublime.]
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72 Homère

Le héros Automédon, et Alcime, rejeton d’Arès,


Sont aux côtés d’Achille, qui vient de finir son repas.
La table est encore dressée. Ils ne voient pas entrer
Le grand Priam ; lui, s’arrêtant tout près d’Achille,
De ses mains saisit les genoux du héros, il embrasse
Ses mains, ces mains assassines, qui lui ont tué tant de fils !
Ainsi, quand, possédé par un aveuglement
Qui ne lui laisse aucun répit, un homme ayant commis
Un crime en son pays arrive sur une terre étrangère,
Au logis d’un homme riche, la stupeur saisit
Ceux qui le voient. De même Achille est stupéfait
De voir Priam pareil aux dieux, et les autres aussi
Restent stupéfaits, et ils se regardent entre eux.
Priam, en suppliant Achille, s’adresse alors à lui :
« Souviens-toi de ton père, Achille pareil aux dieux !
Il a mon âge, et comme moi il touche au seuil
De la funeste vieillesse. Peut-être est-il maltraité
Par ceux qui l’entourent, et personne n’est là
Pour écarter de lui le malheur, et la ruine. Mais lui,
Quand on lui dit que tu es toujours en vie,
Il a le cœur réjoui, et chaque jour il espère voir
Son fils revenir d’Ilion. Mais moi, quelle misère !
J’ai, dans la vaste Troie, donné le jour à de vrais braves :
Il ne m’en reste plus aucun ! J’en avais cinquante,
Le jour où sont venus les fils des Achéens.
Dix-neuf venaient d’une même mère, et les autres m’étaient nés
Des femmes du palais. Arès l’impétueux
De la plupart a rompu les genoux. Et celui-là seul
Qui me restait, qui nous protégeait, nous-mêmes et la ville,
Tu l’as tué hier, quand il défendait sa patrie,
Hector ! Et c’est pour lui que je viens maintenant
Aux nefs des Achéens, pour te le racheter.
J’apporte une énorme rançon. Va, respecte les dieux,
Achille, et, pensant à ton père, prends-moi en pitié,
Plus que lui je suis à plaindre, moi qui ai osé
Ce qu’aucun mortel sur cette terre jamais encore
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L’Odyssée 73

N’a osé faire : porter à mes lèvres les mains


Du meurtrier de mes propres enfants. »
Il dit, et ses paroles provoquent chez Achille
Le désir de pleurer sur son père. Prenant la main
Du vieillard, il l’écarte doucement, et tous deux
Se souviennent, l’un pleure longuement le vaillant Hector,
Prosterné aux pieds d’Achille, cependant qu’Achille
Pleure sur son père, et parfois aussi sur Patrocle.
La demeure résonne de leurs sanglots, jusqu’à ce que,
Rassasié de ses plaintes, le désir s’en étant allé de son cœur,
Comme de ses membres, le divin Achille brusquement
Se lève de son siège, et prenne la main du vieillard,
Plein de pitié pour sa tête blanche, pour sa barbe blanche,
Puis, s’adressant à lui, il dit ces mots ailés :
« Malheureux, tu as enduré bien des peines en ton cœur,
Comment as-tu osé venir tout seul aux nefs achéennes,
T’offrir aux regards de l’homme qui a fait périr
Tant de tes fils ? Tu as vraiment un cœur de fer !
Allons, assieds-toi sur ce siège, et notre souffrance
Laissons-la reposer au fond de notre cœur,
Malgré tout notre chagrin […] »

XXIV, v. 474-524

L’Odyssée

EXTASE : LA RENCONTRE D’ULYSSE ET DE NAUSICAA

[Ulysse, épuisé après son naufrage, a abordé au rivage des


Phéaciens. Il s’endort dans des broussailles. C’est à ce moment-
là qu’arrivent Nausicaa et ses servantes.]

Quand on fut arrivé au bord du fleuve aux belles eaux,


Où se trouvaient les lavoirs intarissables, dont l’eau claire
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74 Homère

Coulant à flots, pouvait blanchir le linge le plus noir,


On détela les mules, puis les poussant vers le fleuve
Tourbillonnant, on les mit à brouter l’herbe de miel.
On avait enlevé le linge du chariot, on l’emporta
Vers les eaux sombres, et, s’évertuant à l’envi,
On le piétina prestement dans les bassins de pierre.
Une fois tout ce linge sali lavé et purifié,
On l’étendit au bord du rivage, sur les galets,
Là où le flot les avait le mieux nettoyés.
Puis, après s’être baigné, on se frotta d’huile fine,
Avant de prendre le repas, auprès des berges du fleuve,
Tandis qu’aux rayons du soleil séchaient les linges.
Enfin, une fois rassasiées, servantes et maîtresse,
Dénouant leurs voiles, jouèrent à la balle.
Et Nausicaa aux bras blancs menait la danse.
Comme Artémis la Sagittaire s’en va par les monts,
Le grand Taygète ou l’Érymanthe1, faisant sa joie
Des sangliers et des biches rapides ; autour d’elle
Jouent les nymphes des champs, filles du dieu porte-égide.
Et le cœur de Léto exulte à la vue de sa fille :
On la reconnaît aisément parmi tant de beautés
Car elle les domine de la tête et du front,
Ainsi se distinguait de toutes ses suivantes
Nausicaa cette vierge encore indomptée.
Mais quand il fallut s’en retourner au palais,
Une fois les mules attelées, et le beau linge plié,
La déesse aux yeux pers Athéna voulut alors
Qu’Ulysse se réveillât, qu’il vît la fille au beau visage
Et qu’elle le conduisît dans la cité des Phéaciens2.
La balle lancée par la reine à l’une de ses suivantes
Manqua son but et tomba dans un remous profond.
Aux cris des jeunes filles, Ulysse s’éveilla,
Il s’assit, agitant ces pensées en son cœur :
« Hélas ! sur quelle terre, chez quels mortels ai-je échoué ?
Sont-ils violents, sauvages, dépourvus de justice ?
Ou alors des hommes hospitaliers, craignant les dieux ?
Mais ce sont des jeunes filles, dont j’entends la voix fraîche,
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L’Odyssée 75

Ou des nymphes, qui habitent les hautes cimes des monts,


Aux sources des rivières, ou dans les herbes des prairies.
Peut-être parlent-elles le langage des hommes ?
Mais allons, je vais m’en assurer par moi-même. »
Sur ces mots, le divin Ulysse émergea des broussailles,
Dans l’épaisse forêt, il tailla de sa forte main
Une branche feuillue, pour cacher sa virilité,
Et il sortit, tel un lion des montagnes, sûr de sa force,
Qui s’en va par la pluie, par le vent, les yeux en feu.
Pour se jeter sur les bœufs, les moutons, ou chasser
Les biches plus sauvages, car son ventre le pousse
Jusqu’aux parcs bien fermés, à tâter des troupeaux ;
Ainsi Ulysse allait aborder, bien que nu,
Les jeunes filles aux belles boucles : le besoin l’y forçait.
Horrible, couvert des salissures de la mer,
Devant elles il parut. Les jeunes filles en courant
Se dispersèrent jusqu’aux bords extrêmes des grèves.
Seule resta la fille d’Alcinoos, car Athéna
Lui donnait de l’audace et chassait la peur de ses membres.
En face de lui, elle se tenait immobile, cependant
Qu’Ulysse ne savait s’il devait prendre aux genoux1
Et supplier la fille au beau visage, ou à distance
Lui dire des mots doux comme le miel pour lui demander
Le chemin de la ville et de quoi se vêtir.
Finalement il pensa que le meilleur parti était
De lui dire à distance des mots doux comme le miel,
Craignant, s’il lui prenait les genoux, de l’effaroucher.
Aussitôt il lui dit ces mots habiles et enjôleurs :
« J’embrasse tes genoux, Reine, que tu sois déesse ou mortelle !
Car si tu es l’un des dieux qui possèdent le vaste ciel,
Tu dois être, je pense, Artémis, la fille du grand Zeus,
Tu en as la beauté, la grandeur, et l’allure ;
Et si tu es des mortels qui habitent la terre,
Que soient trois fois heureux ton père et ton auguste mère !
Trois fois heureux tes frères ! Car tu dois toujours faire
Les délices et la joie de leur cœur, quand ils voient
Entrer dans le chœur de la danse une si belle fleur !
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76 Homère

Et plus heureux que tous les autres en son âme


Celui qui t’emmènera chez lui, fort de ses présents !
Car mes yeux n’ont jamais vu de mortel, homme ou femme,
Qui te ressemble ; quand je te vois, le respect me saisit.
Il n’y a qu’à Délos1, où je vis autrefois,
Auprès de l’autel d’Apollon, toute pareille à toi,
La jeune pousse d’un palmier montant vers le ciel.
— Car je fus là, aussi, suivi par une grande armée,
Sur cette route qui devait m’attirer tant de maux ! —
Et, de même que devant elle je fus longtemps en extase
Car jamais branche aussi belle ne sortit de terre,
De même, femme, je suis devant toi tout extase,
Et je crains terriblement de prendre tes genoux. »

VI, v. 85-169

ULYSSE PLEURE

[Ulysse est reçu au palais des Phéaciens, où il entend l’aède


Démodocos réciter quelques épisodes de la guerre de Troie.]

Tels étaient les exploits que chantait le glorieux aède ;


Ulysse faiblissait ; les pleurs inondaient ses joues,
Comme une femme pleure son époux, prostrée à ses pieds,
Quand il est tombé devant son peuple et sa cité,
Pour repousser de sa ville et de ses enfants le jour fatal,
Et le voyant mourir dans des convulsions,
Jetée sur lui, elle pousse des cris aigus ; mais par-derrière,
Les lances ennemies lui frappent le dos et les épaules,
On l’emmène en captivité subir douleur et peine,
Le plus pitoyable chagrin flétrit ses joues ;
De même Ulysse sous ses sourcils versait les larmes
Les plus pitoyables.

VIII, v. 521-531
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L’Odyssée 77

VOYAGE AU PAYS DES MORTS

Pendant ce temps en sa demeure Circé1 avec soin


Baignait mes autres compagnons, les frottait d’huile fine,
Et les revêtait de la robe et du manteau de laine.
Nous les retrouvâmes à festoyer dans la grande salle.
En se revoyant, en se retrouvant, on pleurait
Et les gémissements emplissaient la maison.
Circé la divine, se tenant près de moi me dit :
« Nourrisson de Zeus, fils de Laërte, Ulysse aux mille ruses,
Cessez de gémir aussi fort ; je sais moi aussi
Tout ce que vous avez souffert sur la mer poissonneuse,
Et le mal que vous ont fait sur terre des hommes cruels.
Mais allons, prenez de ces mets, buvez ce vin,
Jusqu’à ce que revienne en vos cœurs cette même ardeur
Qui vous animait quand vous quittiez votre patrie
Et la pierreuse Ithaque. Car maintenant vous êtes las
Et abattus, ne pensant qu’à vos pénibles errances,
Et votre cœur ne connaît plus la joie, tant vous avez souffert. »
Tels furent ses mots, et nos cœurs virils furent convaincus.
Là, jusqu’au bout d’une année, nous restâmes tous les jours
À festoyer devant force viande et douces boissons.
Mais quand une année eut passé, et que vint le printemps,
Mes fidèles compagnons m’appelèrent et me dirent :
« Malheureux, il est temps de songer à ta patrie,
Si ton destin est bien de revenir sain et sauf
Dans ta haute maison, sur le sol de tes pères ! »
Ils disaient, et mon cœur viril fut convaincu.
Et moi, quand je fus monté sur le lit splendide de Circé,
Je lui pris les genoux, et la déesse m’écouta :
« Ô Circé, accomplis la promesse que tu m’as faite,
De m’aider à rentrer chez moi. Mon cœur y vole déjà,
Et celui de mes compagnons. Ils me brisent le cœur
À se lamenter près de moi, dès que tu t’éloignes un peu. »
Je dis, et Circé la divine de répondre aussitôt :
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78 Homère

« Nourrisson de Zeus, fils de Laërte, Ulysse, aux mille tours,


Vous ne resterez plus chez moi, si ce n’est de bon gré,
Mais il vous faut d’abord entreprendre un autre voyage,
Aller aux demeures d’Hadès et de l’illustre Perséphone1,
Y consulter l’âme du thébain Tirésias,
Le devin aveugle, qui a gardé intact son esprit ;
Quoique mort, Perséphone lui a donné à lui seul
De rester sensé ; les autres, ce sont des ombres qui volent. »
Elle dit, et je sentis alors mon cœur se briser.
Je pleurai, assis sur ce lit, et je ne voulais plus
Continuer à vivre, ni voir la lumière du soleil.
Enfin, quand je me fus assez roulé dans les sanglots,
Je m’adressai à elle en lui répondant ainsi :
« Quel sera, ô Circé, notre guide en ce voyage ?
Se peut-il qu’un noir vaisseau parvienne chez Hadès ? »
Quand j’eus parlé, la toute divine aussitôt répondit :
« Nourrisson de Zeus, fils de Laërte, Ulysse aux mille tours,
L’absence de guide sur ton vaisseau ne doit pas t’inquiéter,
Dresse le mât, déploie les voiles blanches, et laisse-toi faire :
Le souffle de Borée2 conduira ton navire !
Quand ton vaisseau aura traversé l’Océan,
Tu verras un rivage plat, et les bois de Perséphone,
De hauts peupliers, et des saules aux fruits morts ;
Échoue là ton navire, près de l’Océan aux profonds remous,
Et va toi-même aux demeures moisies d’Hadès,
Là où se jettent dans l’Achéron le Pyriphlégéton
Et le Cocyte dont les eaux sont un bras du Styx3 ;
Un rocher marque le confluent tonnant des deux fleuves :
Tu t’en approcheras, Héros, comme je te le prescris,
Tu y creuseras un trou carré d’une coudée environ,
Fais autour de ce trou, à tous les morts, trois libations,
D’abord de lait miellé, ensuite de vin doux,
D’eau pure enfin ; répands par-dessus la farine blanche,
Puis implore longtemps les ombres vaines des morts.
Promets-leur, de retour à Ithaque, de leur sacrifier
En ton palais une vache stérile, la plus belle,
Et de jeter sur le bûcher de riches offrandes.
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L’Odyssée 79

Au seul Tirésias promets un bélier tout noir,


Le meilleur de tout le troupeau ; une fois achevées
Les prières à l’illustre peuple des morts,
Alors, sacrifie un agneau et une brebis noire,
Leur tête tournée vers l’Érèbe1, puis détourne-toi,
En regardant les eaux du fleuve ; alors, en foule,
Vont accourir les âmes de ceux qui sont morts.
Et toi incite vivement tes compagnons
Pour qu’une fois le bétail tombé sous l’airain cruel,
Ils l’écorchent, le brûlent au plus vite, et qu’ils prient
Les dieux, le puissant Hadès, et la terrible Perséphone2.
Et toi, ton glaive tiré du long de ta cuisse,
Reste là, ne laisse pas approcher du sang
Les têtes sans force des morts, avant d’avoir appris
Les oracles de Tirésias : le devin viendra vite,
Pour te dire, ô grand capitaine, la route, et sa mesure,
Et comment revenir sur la mer poissonneuse. »

X, v. 449-540

TIRÉSIAS PRÉDIT LES TRAVAUX À VENIR D’ULYSSE

[Ulysse, arrivé au pays des morts, procède selon les conseils de


Circé. Enfin apparaît l’ombre de Tirésias.]

Puis arriva l’ombre du devin Tirésias,


Tenant le sceptre d’or. Il me reconnut et me dit :
« Pourquoi avoir quitté, malheureux, la lumière du soleil,
Pour venir voir les morts, et leur pays sans joie ?
Allons, écarte-toi du trou, détourne la pointe de ton glaive :
Que je boive le sang, et que je te dise le vrai. »
Il dit, et moi, m’écartant, je remis dans son fourreau
Le glaive à clous d’argent ; il vint boire le sang noir,
Et ce devin sans défaut me parla en ces termes :
« Tu désires un retour doux comme miel, illustre Ulysse,
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80 Homère

Mais amer est celui que le dieu te prépare :


Car jamais, je le pense, l’Ébranleur du sol n’oubliera
La rancune qu’il a dans le cœur, parce qu’il t’en veut
D’avoir aveuglé son enfant1. Mais pourtant même ainsi,
Après maintes épreuves, vous pourriez aboutir,
Si tu sais contenir ton cœur et celui de tes compagnons,
Quand ton navire approchera de l’île du trident
Et que, une fois échappés des eaux violettes de la mer,
Vous trouverez, paissant, les vaches et les grasses brebis
Du Soleil, le dieu qui voit tout, et qui entend tout.
Si tu n’y touches pas, en ne songeant qu’à ton retour,
Vous pourrez encore, malgré tous vos maux, rentrer à Ithaque.
Mais si vous les touchez, alors, je te le garantis,
Ce sera la perte de ton vaisseau et de tes compagnons.
Et toi, même si tu en réchappes, tu rentreras, mais tard,
Et en bien triste état, sur le navire d’un autre,
Ayant perdu tous tes compagnons. En ton palais, tu trouveras
D’autres maux : des hommes arrogants, dévorant ton bien,
Courtisant ta femme, et la comblant de présents.
Mais crois-moi, ton retour punira leur violence,
Et lors que ton palais tu auras tué les prétendants,
Par la ruse ou la force, à la pointe du glaive,
Tu devras repartir, ta bonne rame à l’épaule,
Jusqu’à ce que tu rencontres ceux qui ignorent la mer,
Ces gens qui n’ajoutent point de sel à leurs mets,
Qui ne connaissent pas non plus les vaisseaux peints de rouge2,
Ni les rames bien faites, qui sont les ailes des navires.
Et pour t’en assurer, je t’en donnerai un signe clair,
Qui ne t’échappera pas : quand sur ta route, un voyageur
Prendra la rame que tu portes pour une pelle à grains,
Alors, tu ficheras dans la terre ta bonne rame,
Tu feras à Poséidon le beau sacrifice d’un bélier,
D’un taureau, et d’un verrat capable de couvrir les truies.
Puis revenu chez toi, tu offriras de saintes hécatombes
À tous les immortels, maîtres des champs du ciel,
Puis la mort la plus douce viendra te prendre depuis la mer,
Et tu mourras, affaibli, dans une vieillesse opulente,
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L’Odyssée 81

Entouré d’un peuple heureux. J’ai parlé selon la vérité. »


Il dit, et moi je lui répondis aussitôt :
« Voilà donc, Tirésias, ce que pour moi les dieux ont filé ;
Mais dis-moi encore ceci et parle sans détour :
Car je vois devant moi l’ombre de ma défunte mère,
Près du sang elle se tient muette, sans oser
Ni regarder son fils dans les yeux, ni l’interroger :
Dis-moi comment, Seigneur, me faire reconnaître. »
Je dis, et aussitôt Tirésias me fit cette réponse :
« Voilà qui est facile à dire et à faire comprendre :
Celui que tu laisseras parmi les trépassés
S’approcher du sang, celui-là dira le vrai.
Mais celui que tu écarteras repartira sans rien dire. »
M’ayant ainsi parlé, l’âme du Seigneur Tirésias
Retourna chez Hadès, ayant achevé son oracle.
Et moi, je restai là sans bouger, attendant que ma mère
Vînt boire le sang noir ; elle me reconnut aussitôt
Et, gémissant, elle me dit ces mots ailés :
« Mon fils, comment es-tu venu, vivant, sous cette brume
Ténébreuse ? Car il est difficile aux vivants de voir ces lieux.
Il y a entre nous de grands fleuves, de puissants courants,
Et d’abord l’Océan, qu’il est impossible de traverser,
Quand on est à pied, à moins d’avoir un bon navire.
Arrives-tu de Troie, après avoir longtemps erré
Avec tes gens sur vos vaisseaux ? N’as-tu pas encore
Rejoint Ithaque, ni vu ta femme en ton palais ? »
Elle dit, et moi, je lui répondis aussitôt :
« Il m’a fallu, mère, aller jusque chez Hadès
Pour y consulter l’âme de Tirésias le Thébain.
Je n’ai pas encore approché de l’Achaïe, ni non plus
Mis le pied sur notre sol, mais je suis toujours errant,
Plein de misères, depuis l’instant où je suivis
Le divin Atride1, pour aller combattre les Troyens
En la plaine d’Ilion, riche en beaux poulains.
Mais réponds à ma question en parlant sans détour :
Par quel sort cruel la mort est-elle venue t’abattre ?
Est-ce un long mal ? Ou bien Artémis, la Sagittaire
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82 Homère

Est-elle venue de ses douces flèches te frapper ?


Parle-moi de mon père, de mon fils, là-bas laissés :
Ont-ils conservé mon pouvoir ? Ou bien est-il déjà
Entre d’autres mains ? Dit-on que je ne reviendrai plus ?
Dis-moi aussi les souhaits, les desseins de ma femme :
Est-elle auprès de notre fils, gardienne de nos biens ?
Ou bien a-t‑elle déjà épousé quelque noble Achéen ? »
Je dis, et mon auguste mère alors me répondit :
« Oui, elle t’attend, d’un cœur patient, en ton palais !
Consumant sans trêve ses jours et ses tristes nuits
Dans les pleurs. Ton pouvoir, personne ne l’a pris encore,
Télémaque gère en paix vos domaines et prend part égale
Aux festins qu’il convient aux juges de donner,
On l’invite partout. Ton père, lui, vit aux champs,
Il ne descend plus à la ville ; pour dormir il ne veut
Ni lit, ni couverture, ni étoffes moirées,
Mais il dort l’hiver avec les serviteurs de la maison,
Près du feu, sur la cendre, et le corps couvert de haillons.
Mais quand revient l’été, puis la riche saison d’automne,
Sur les coteaux de ses vignobles, les jonchées de feuilles
Lui servent de lit ; il s’y couche tristement, et son chagrin
S’accroît de désirer ton retour. S’ajoute à cela
La venue de la pénible vieillesse. Et moi aussi,
C’est ainsi que j’ai achevé ma destinée :
L’adroite Sagittaire n’est pas venue en ma demeure
Me frapper de ses douces flèches ; et, des maladies
Qui dans une affreuse consomption du corps ôtent la vie,
Aucune ne m’atteignit, non, c’est le regret de toi,
C’est le souci de toi, mon noble Ulysse, c’est ma tendresse
Pour toi qui m’ôtèrent la vie et sa douceur de miel. »
Ainsi parlait-elle, et moi, je n’avais qu’un désir en mon cœur :
Prendre dans mes bras l’âme de ma mère défunte.
Trois fois, je m’élançai, tout mon cœur le voulait,
Trois fois, telle une ombre ou un songe, de mes mains,
Elle s’envola ; et chaque fois croissait mon chagrin.
M’adressant à elle, je lui dis ces mots ailés :
« Pourquoi ne pas m’attendre, quand je veux te saisir,
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L’Odyssée 83

Pour que, chez Hadès du moins, nous tenant embrassés,


Nous puissions partager le goût de nos larmes amères ?
N’es-tu qu’une vaine image que la noble Perséphone
A suscitée, pour redoubler mes plaintes et mes pleurs ? »
À ces mots, mon auguste mère me fit cette réponse :
« Hélas, mon fils, le plus infortuné des hommes !
Non, Perséphone, la fille de Zeus, ne veut pas te tromper,
Mais pour nous tous, quand vient la mort, la loi est la même :
Les nerfs ne maintiennent plus la chair ni les os,
Mais la force puissante du feu qui se consume
Les détruit, dès que la vie a quitté les blancs ossements,
Et l’âme, elle, comme un songe, s’envole et s’enfuit.
Allons, hâte-toi vers la lumière, et retiens tout cela,
Pour le dire à ta femme, quand tu la reverras. »

XI, v. 90-224

LE CHANT DES SIRÈNES

J’expliquais donc dans l’ordre chaque chose à mes compagnons,


Pendant que notre robuste nef se hâtait d’atteindre
L’île des Sirènes. Un vent propice nous y poussait.
Soudain la brise tomba, et ce fut le calme plat.
Un dieu avait endormi les flots ; alors mes compagnons
Se levèrent, ils plièrent les voiles et les rangèrent
Au creux du navire, puis ils s’assirent aux rames
Faisant blanchir le flot avec leurs pales de sapin.
Moi, de la pointe de mon glaive, je coupai en morceaux
Un grand cercle de cire, et, en la pétrissant,
La cire, sous la forte pression de mes mains, s’amollit.
À tous mes gens, tour à tour, j’en bouchai les oreilles,
Eux, sur le navire, me lièrent ensemble pieds et mains,
Et j’étais debout, droit, attaché au mât avec des cordes.
Puis ils s’assirent, frappant la mer grise de leurs rames.
Et quand on ne fut plus qu’à une portée de voix,
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84 Homère

On pressa l’allure, mais les Sirènes virent la nef rapide


Qui bondissait tout près, et entonnèrent un chant clair :
« Viens ici, Ulysse, tant encensé, illustre gloire des Achéens,
Arrête ton navire pour écouter notre double voix.
Jamais un noir vaisseau n’est passé par ici,
Sans ouïr les doux chants qui sortent de notre bouche,
Et charmé, on s’en retourne, plus riche de savoir.
Car nous savons tout ce que, dans la vaste Troade,
Argiens et Troyens ont subi par le vouloir des dieux,
Et nous savons tout ce qui advient sur la terre féconde. »
Elles chantaient ainsi, lançant leur belle voix, et moi,
Je voulais les écouter, et d’un signe des sourcils,
Je demandai à mes compagnons d’ôter mes liens.
Mais eux ramèrent de plus belle, tandis que, se levant,
Euryloque et Périmède me mettaient plus de liens,
Qu’ils resserraient davantage. Mais quand le cap fut doublé,
Et qu’on n’entendit plus la voix ni le chant des Sirènes,
Mes braves compagnons enlevèrent vite la cire
Dont j’avais bouché leurs oreilles, et défirent mes liens.

XII, v. 166-200

« JE SUIS TON PÈRE » : ULYSSE ET TÉLÉMAQUE

[Télémaque, parti d’Ithaque pour s’informer du sort de son


père, revient dans son île dans le même temps où Ulysse, de
son côté déjà arrivé, s’est rendu chez le porcher Eumée.]

Dans la cabane, Ulysse et le divin porcher1, à l’aube,


Préparaient le déjeuner ; ils avaient fait un feu
Et envoyé les bergers au champ avec les pourceaux
Qu’ils avaient rassemblés. Cependant, à l’approche
De Télémaque, les chiens hurleurs au lieu d’aboyer
Lui firent fête, si bien que lorsque le divin Ulysse
S’en aperçut, et qu’il entendit un bruit de pas,
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L’Odyssée 85

Aussitôt il dit à Eumée ces mots ailés :


« Quelqu’un de tes amis, ou de tes connaissances,
Eumée, viendrait-il ici ? car les chiens n’aboient pas,
Mais lui font fête, et j’entends un bruit de pas. »
Il n’avait pas encore achevé de parler
Que son fils se tenait sur le pas de la porte.
Stupéfait, le porcher se leva, laissant de ses mains
Échapper les vases où il mêlait les vins flamboyants.
Il va droit vers son maître, il lui embrasse la tête,
Ses deux beaux yeux et ses deux mains, versant un flot de larmes :
Tel un père accueille avec affection le fils qui revient
D’une terre lointaine, après dix ans d’absence,
Ce fils unique, pour qui il éprouva tant d’angoisse,
Ainsi le divin porcher étreint, couvre de baisers
Télémaque pareil aux dieux : il était vivant !
Et, en pleurant, il lui dit ces mots ailés :
« Tu es revenu, Télémaque, ma douce lumière !
Je ne pensais plus te revoir, depuis ton départ
Pour Pylos1. Mais voyons, entre donc, cher enfant,
Que mon cœur ait la joie de te voir ici, chez moi,
À peine débarqué ! Tu n’es pas souvent venu
Aux champs, chez tes bergers, mais tu restes à la ville,
Comme s’il plaisait à ton âme d’avoir sous les yeux
L’insolente société des prétendants ! »
Alors le sage Télémaque lui fit cette réponse :
« C’est bien, petit père ! c’est pour toi que je viens,
Pour te voir de mes yeux, et savoir de toi si ma mère
Est toujours au palais, ou si déjà un autre l’a épousée ;
Le lit d’Ulysse est-il déserté, couvert de toiles d’araignées ? »
Alors le maître porcher lui répondit ainsi :
« Elle attend toujours dans ton palais, le cœur endurant,
Consumant dans les pleurs ses jours et ses tristes nuits. »
Ayant ainsi parlé, il lui prit sa lance de bronze.
Télémaque entra et franchit le seuil de pierre.
Et comme il s’avançait, Ulysse lui céda sa place.
Mais Télémaque l’arrêta en lui disant :
« Reste assis, étranger, nous trouverons un autre siège,
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86 Homère

Dans la cabane ; il y a quelqu’un ici qui m’en donnera. »


Il disait, et son père s’était à nouveau assis.
Mais déjà le porcher avait sur de vertes ramures
Entassé des peaux de moutons, où vint s’asseoir
Le fils d’Ulysse. Le porcher leur servit sur des plateaux
Des viandes rôties, qui restaient de la veille,
S’empressa de remplir les corbeilles de pain,
Mélangea dans un vase du vin doux comme du miel,
Puis il vint s’asseoir en face du divin Ulysse.
Alors, vers les mets préparés ils tendirent leurs mains.
Quand ils eurent satisfait leur désir du boire et du manger,
Télémaque s’adressa au divin porcher :
« Eh bien ! mon ami, d’où te vient cet hôte ? Comment
Des marins l’ont-ils conduit à Ithaque ? Qui étaient-ils ?
Car ce n’est pas à pied, je pense, qu’il est arrivé ! »
Alors, porcher Eumée, tu lui fis cette réponse :
« Je vais te dire, mon enfant, toute la vérité ;
Il prétend être originaire de la vaste Crète,
Et dit avoir roulé par maintes villes des mortels
Au cours de ses errances. Telle était sa destinée.
Et maintenant il est là, après s’être enfui
D’un vaisseau des Thesprotes1. Moi, je te le remets,
Fais-en ce que tu voudras ! Il déclare être ton suppliant. »
Alors le sage Télémaque lui dit en réponse :
« Tu m’as dit là, Eumée, des mots qui m’ont peiné :
Comment en effet recevoir cet hôte en mon palais ?
Je suis jeune encore, et je ne peux pas compter sur mon bras
Pour repousser un homme qui m’agresserait.
Quant à ma mère, son cœur est toujours partagé :
Soit rester près de moi et veiller sur la maison,
Attachée au lit de son époux et à l’estime du peuple,
Soit dès maintenant suivre celui des Achéens
Qui lui fera sa cour au prix des plus beaux présents.
Mais puisque cet étranger est venu sous ton toit,
Je vais lui donner de beaux vêtements, tunique et manteau,
Un glaive à deux tranchants et des sandales pour ses pieds,
Et je le ferai conduire là où son cœur le désire.
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L’Odyssée 87

Mais toi, si tu veux, soigne-le, garde-le à la ferme,


Je t’enverrai ici les vêtements et les vivres
Qu’il lui faut, pour qu’il ne vous soit pas à charge.
Mais je ne permettrai pas qu’il aille là-bas, auprès
Des prétendants : car ils sont d’une insolence impie !
Je crains qu’ils ne l’insultent, et j’en aurais trop de peine !
Il est impossible de l’emporter, si vaillant qu’on soit,
Devant des gens plus nombreux, et qui sont les plus forts. »
Alors Ulysse le héros d’endurance lui répondit :
« Puisque aussi bien, ami, il m’est permis de te répondre,
Mon cœur est déchiré à vous entendre raconter
Les abominations que trament les prétendants
Dans le palais, contre le gré d’un homme comme toi !
Mais dis-moi, subis-tu de plein gré cet esclavage ?
Ou bien es-tu, dans ton peuple, haï de ceux qui écoutent
Les oracles ? Aurais-tu quelques reproches à adresser
À des frères sur qui on doit pouvoir s’appuyer,
Surtout quand le péril est grand ? Hélas ! si seulement
J’étais jeune comme tu l’es, avec ce cœur-là,
Si j’étais le fils d’Ulysse, ou le parfait Ulysse en personne,
Revenu de son exil (tout espoir n’est pas perdu !),
Je voudrais bien que sur l’heure un étranger me décapite,
Si entrant dans le palais d’Ulysse, fils de Laërte,
Je ne faisais pas le malheur de ces scélérats !
Et quand, étant seul, je serais dompté par le nombre,
Mieux vaudrait que je meure en mon palais,
Que d’avoir sans cesse sous les yeux ces actes infâmes,
Des hôtes repoussés, des femmes et des servantes
Indignement violées dans ces belles demeures,
Le vin épuisé et tous mes vivres dévorés
Dans un gaspillage incessant et absurde… Jusqu’à quand ? »
Alors le sage Télémaque lui répondit en ces termes :
« Oui, je vais, étranger, te parler très franchement.
Ce n’est pas tout mon peuple qui me cause des ennuis,
Et je n’ai aucun reproche à faire à des frères sur qui
On doit pouvoir s’appuyer, surtout quand le péril est grand.
C’est que Zeus n’a jamais donné qu’un fils à ceux de ma race :
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88 Homère

Arcésios ainsi n’eut qu’un seul fils, Laërte,


Ulysse, lui, fut le fils unique de Laërte, et il ne laissa
Dans son palais que moi seul, sans avoir le plaisir
De me voir grandir ! Mais j’ai maintenant dans ma demeure
Des milliers d’ennemis : tous ceux qui règnent sur les îles,
Sur Doulichion, sur Samé, et sur Zanthe la boisée,
Et tous les princes de la rocheuse Ithaque, tous ceux-là
Courtisent ma mère et ruinent notre maison !
Et elle n’ose ni refuser cette union qu’elle hait,
Ni non plus s’y résoudre. Eux, en attendant, dévorent
Et dilapident mon bien, et bientôt ils me mettront en pièces,
Moi aussi ! Mais laissons les dieux en décider !
Et toi, Eumée, va-t’en vite trouver Pénélope,
Dis-lui que son fils est rentré sain et sauf de Pylos.
Et moi, je resterai ici, jusqu’à ce que tu reviennes,
Après n’avoir parlé qu’à elle : qu’aucun autre Achéen
Ne sache rien ! car il en est beaucoup qui me veulent du mal ! »
Alors, porcher Eumée, tu lui fis cette réponse :
« Oui ! J’ai compris ! Je m’attendais aux ordres que tu me donnes !
Mais dis-moi, et parle en toute franchise :
Dois-je aussi aller chez Laërte porter cette nouvelle,
Chez ce malheureux ? Autrefois, bien qu’en peine d’Ulysse,
Il surveillait ses cultures, et chez lui, il buvait du vin,
Il mangeait, chaque fois que l’envie l’en prenait !
Mais maintenant, depuis que tu es parti pour Pylos,
On dit qu’il ne veut plus rien manger ni rien boire,
Il ne regarde plus ses champs, mais il reste là
À pleurer et à gémir et déjà, sur ses os, on ne voit plus sa chair. »
Le sage Télémaque lui dit alors en réponse :
« C’est bien triste, mais laissons-le, malgré notre peine.
Si, pour tous leurs désirs, les mortels avaient le libre choix,
Je voudrais voir d’abord le jour du retour de mon père !
Mais toi, va porter ton message, puis reviens ici ;
Ne va pas, par les champs, à la recherche de Laërte.
Mais dis à ma mère d’y dépêcher vite en secret
Son intendante, pour qu’elle informe le vieillard. »
Il dit et fit lever le porcher qui, prenant ses sandales,
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L’Odyssée 89

Les attacha aux pieds et partit pour la ville. Mais Athéna


Vit qu’Eumée le porcher était sorti de sa cabane,
Et elle s’avança ; elle avait pris l’aspect d’une femme
Grande et belle, et savante en beaux ouvrages.
Elle s’arrêta devant la porte, se montrant au seul Ulysse.
Télémaque bien qu’il l’eût sous ses yeux, ne voyait rien
(car les dieux ne se montrent pas à tous les yeux),
Mais comme Ulysse, les chiens la voyaient. Sans aboyer,
Mais en grondant ils filèrent au fond de la cabane.
La déesse fit un signe de ses sourcils ; Ulysse le comprit,
Il sortit de la salle et traversa la cour, pour s’arrêter
Devant elle. Et la déesse lui parla ainsi :
« Fils de Laërte, enfant de Zeus, Ulysse aux mille tours,
Il est temps de parler à ton fils, sans rien lui cacher,
Afin de préparer tous deux la mort des prétendants,
Puis de vous diriger vers l’illustre cité. Quant à moi,
Je ne serai pas longtemps loin de vous, je brûle de combattre ! »
À ces mots, elle le toucha de sa baguette d’or,
Elle fit paraître tout propres son manteau, et sa tunique
Sur sa poitrine, elle le grandit, et le rajeunit.
Il retrouva son teint brun, ses joues se regonflèrent,
Une barbe bleu-noir apparut sur son menton.
Cela terminé, Athéna repartit. Alors Ulysse
Rentra dans la cabane. Son fils fut frappé de stupeur,
Redoutant que ce ne fût un dieu, il détourna les yeux,
Puis il lui adressa ces paroles ailées :
« Te voilà tout transformé ! Tu n’es plus le même,
Tu portes d’autres vêtements, et ton teint est différent ;
Serais-tu l’un des dieux qui règnent dans le vaste ciel1 ?
Sois-nous propice, nous te ferons d’agréables offrandes,
Des dons d’or bien ouvragé, laisse-nous la vie ! »
Et le héros d’endurance, le divin Ulysse lui répondit :
« Je ne suis pas un dieu ; pourquoi me comparer aux immortels ?
Mais je suis ton père, celui qui t’a valu tant de peine,
Tant de gémissements, et toutes les violences de ces gens. »
Tout en disant ces mots, il embrassait son fils,
Et de ses joues les larmes tombaient sur le sol,
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90 Homère

Lui qui, pendant si longtemps, les avait retenues !


Mais Télémaque ne croyait pas encore que ce fût son père,
Et il lui dit à nouveau en guise de réponse :
« Non, tu n’es pas Ulysse, mon père, c’est un dieu
Qui m’abuse, pour encore augmenter ma douleur.
Un simple mortel ne saurait machiner tout cela
À lui tout seul sans le secours même d’un dieu qui
À son gré le transforme en jeune homme ou en vieillard !
Car tu étais tout à l’heure un vieillard couvert de haillons
Et maintenant tu ressembles aux dieux qui règnent dans le
vaste ciel ! »
Alors l’ingénieux Ulysse lui répondit en ces termes :
« Il ne convient pas, quand ton père est de retour,
Télémaque, d’être surpris ou étonné outre mesure :
Aucun autre Ulysse ne viendra ici désormais,
C’est moi qui suis Ulysse ; c’est moi qui, après tant de maux,
Après tant d’errances, reviens vingt ans plus tard dans ma
patrie.
Mais ceci est l’œuvre d’Athéna, qui donne le butin :
Elle peut me rendre tel qu’elle veut, elle en a le pouvoir,
Tantôt semblable à un mendiant, tantôt au contraire
Sous les traits d’un homme jeune portant de beaux habits.
Il est facile aux dieux qui règnent sur le vaste ciel
De couvrir un mortel de gloire ou d’opprobre ! »
À ces mots, il reprit sa place et Télémaque,
Tenant son noble père dans ses bras, gémissait et pleurait.
Il naissait chez tous deux un désir de sanglots.
Ils pleuraient bruyamment, avec des cris plus forts que
Ceux des oiseaux, orfraies ou vautours aux serres crochues,
À qui les paysans ont ravi leurs petits avant leur premier vol.
Les larmes qu’ils versaient étaient aussi pitoyables.

XVI, v. 1-219
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L’Odyssée 91

PÉNÉLOPE : UNE BEAUTÉ DIVINE

Mais Athéna, la déesse aux yeux pers, eut une autre idée :
À la fille d’Icare1, elle versa un doux sommeil.
Pénélope s’endormit, la tête renversée, les membres détendus
Sur le lit de repos où elle était. Pendant ce temps,
La déesse divine entre toutes lui prodiguait
Ses dons immortels pour en charmer les Achéens.
Elle purifia d’abord son beau visage avec cette essence
D’ambroisie dont use Cythérée à la belle couronne2,
Quand elle entre dans le chœur des aimables Charites.
Elle la fit, à la voir, plus grande et plus forte encore
Et rendit son teint plus blanc que l’ivoire poli.
Cela fait, la déesse divine entre toutes s’en fut.
Cependant arrivaient de la salle, parlant bruyamment,
Les servantes aux bras blancs. Le doux sommeil abandonna
La reine, qui se frotta les yeux tout en disant :
« Quelle douce torpeur a endormi ma souffrance !
Ah ! si la chaste Artémis pouvait à l’instant m’accorder
Une mort aussi douce, afin que, sans plus gémir,
Je ne consume plus ma vie à regretter les vertus
De mon cher époux, que nul Achéen n’égalait ! »
Sur ces mots, elle descendit de l’étage brillant,
Non pas seule : ses deux servantes l’accompagnaient.
Quand cette femme divine arriva devant les prétendants,
Elle s’arrêta près d’un des montants épais de la porte,
Ramenant sur ses joues ses voiles brillants,
Ses fidèles servantes se tenaient à ses côtés.
Les prétendants se sentirent défaillir d’amour,
Tous brûlaient du désir d’être couchés près d’elle.

XVIII, v. 187-213
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92 Homère

ULYSSE ET LAËRTE,
L’ÉPREUVE DES RETROUVAILLES

Ulysse et ses compagnons descendirent de la ville,


Et arrivèrent vite au beau domaine de Laërte1,
Qu’il avait acquis jadis au prix de bien des peines.
Là était sa maison ; des hangars l’entouraient,
Où ses esclaves s’asseyaient, mangeaient, dormaient,
Et travaillaient comme il le souhaitait.
Il y avait aussi une vieille Sicilienne,
Qui soignait le vieillard dans ce domaine, loin de la ville.
Ulysse dit alors à ses gens et à son fils :
« Vous autres, entrez maintenant dans la belle demeure,
Et pour notre repas, tuez le plus gras des cochons.
Moi, je vais éprouver mon père, afin de voir
S’il me reconnaîtra, si ses yeux le montreront,
Ou s’ils ne reconnaîtront pas un fils si longtemps absent. »
À ces mots, il remit ses armes à ses serviteurs.
Les uns coururent à la maison, cependant qu’Ulysse
Pour cette épreuve allait vite au verger plein de fruits.
Descendant dans l’enclos, il ne trouva pas Dolios2,
Ni ses fils, ni ses serviteurs : ils étaient partis,
Ramasser de l’épine pour la clôture du verger.
Et le vieux serviteur leur montrait le chemin.
Ulysse, dans le beau verger, ne trouva que son père,
Bêchant seul au pied d’un arbre. Il avait une tunique
Sale, rapiécée, sordide ; autour de ses mollets,
Des peaux de bœuf ravaudées lui servaient de guêtres
Pour ne pas être égratigné ; et à cause des ronces,
Il avait des gants à ses mains, et sur la tête,
Un bonnet de chèvre qui ajoutait à son triste aspect.
Quand il le vit ainsi, usé par la vieillesse,
Portant le deuil en son cœur, le divin Ulysse,
Le héros d’endurance, s’arrêta sous un grand poirier,
Et il pleura, ne sachant pas en son âme et son cœur
S’il allait embrasser son père, et tout lui raconter,
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L’Odyssée 93

Son retour, son arrivée dans sa terre natale…


Mais finalement, il lui parut qu’il valait mieux
Le provoquer, pour le mettre à l’épreuve.
Dans cette intention, le divin Ulysse alla droit vers lui.
Celui-ci, tête baissée, était en train de bêcher.
Alors son noble fils s’approcha et lui dit :
« Tu n’es pas un novice, on le voit bien, vieillard,
Pour les travaux du jardin ! Tout est bien soigné, ici,
Et rien, ni plante, ni figuier, ni vigne, ni olivier
Ou poirier, rien, dans ce verger, jusqu’aux plates-bandes,
Ne manque de soin ! Mais j’ai autre chose à dire :
Et toi, n’en aie pas, je t’en prie, le cœur irrité.
Tu ne prends pas grand soin de toi, ta vieillesse
Te rend triste, tu es sale, tu portes des guenilles !
Mais ce ne peut être pour ta paresse, qu’un maître te néglige,
Car rien en toi, ni les traits, ni la taille, ne dénoncent
Une condition d’esclave. Tu as plutôt l’air d’un roi,
Ou de l’un de ceux qui, une fois baignés et restaurés,
Ont un doux sommeil, car c’est l’habitude des vieillards.
Mais allons, réponds-moi et parle-moi sans détour :
Quel est ton maître ? À qui appartient ce verger ?
Mais dis-moi précisément autre chose, que je sache
Si c’est bien à Ithaque que je suis, comme me l’a dit
Un pauvre hère que j’ai rencontré en venant ici,
Un faible d’esprit, qui n’a su me donner aucun détail,
Ni répondre quand, au sujet de l’un de mes hôtes,
Je lui demandais s’il était toujours vivant,
Ou déjà mort, et dans les demeures d’Hadès.
Car je vais te le dire, et toi, écoute-moi bien :
J’ai accueilli jadis en mon pays un homme
Qui vint chez nous, et nul jamais, de tous les hôtes
Qui vinrent de loin dans mon foyer, ne me fut plus cher.
Il disait qu’il était originaire d’Ithaque,
Et que son père était Laërte, fils d’Arcésios.
Je l’emmenai chez moi ; là, je le traitai bien,
L’entourant de mes soins — il y avait dans ma maison
Tout pour cela. Je lui offris les présents que l’on doit
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94 Homère

À un hôte : sept talents de bel or ouvragé,


Un cratère orné de fleurs, d’argent ciselé,
Douze simples manteaux et autant de tuniques,
Sans compter les femmes, qu’il voulut lui-même choisir,
Quatre belles femmes, expertes en travaux parfaits. »
Alors Laërte, tout en pleurs, lui fit cette réponse :
« C’est bien ici, étranger, cette terre que tu cherches ;
Mais des hommes insolents et impudents l’occupent.
Tous ces présents dont tu l’as comblé sont inutiles !
Si tu l’avais trouvé vivant dans son palais d’Ithaque,
Tu serais reparti chargé de tous les beaux présents
Qu’il t’aurait faits en retour, comme c’est justice
De rendre la pareille, quand on a beaucoup reçu.
Mais voyons, réponds-moi et parle-moi sans détour :
Combien y a-t‑il d’années que tu reçus chez toi
Cet hôte malheureux, mon fils, si j’en eus jamais,
L’infortuné ! Loin de ses amis et de sa patrie,
Les poissons dans la mer l’ont peut-être mangé,
Ou sur le rivage, il a pu être la proie des fauves
Ou des oiseaux ! Ni sa mère ni son père ne l’ont pleuré,
Nous qui l’avons mis au monde. Il n’a pas été par sa mère
Recouvert du linceul, et son épouse si précieuse,
La sage Pénélope, ne s’est pas, comme il convient,
Lamentée sur son lit funèbre, en lui fermant les yeux.
C’est là l’hommage qu’il convient de rendre aux morts.
Mais dis-moi précisément autre chose, pour que je sache
Qui tu es, et d’où tu viens, quels sont tes parents, ta ville.
Où a mouillé la nef rapide qui t’amena ici,
Avec ton divin équipage ? Es-tu un passager
Qui aurait embarqué sur le vaisseau d’un autre ?
Serait-il reparti, après t’avoir débarqué ? »
Alors l’ingénieux Ulysse lui fit cette réponse :
« Oui, je vais là-dessus te répondre sans détour.
Moi, je viens d’Alybas, où j’habite un beau palais,
Je suis le fils du prince Aphidas, qui a pour père
Polypémon ; mon nom est Épèrite ; et un dieu
M’a éloigné de Sicanie1, jusqu’ici, contre mon gré.
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Anthologie de
la littérature grecque
TRADUCTION NOUVELLE

De la guerre de Troie à la chute de Byzance, des hommes et


des femmes ont écrit sensiblement dans la même langue.
Au-delà des vicissitudes de l’histoire, des différentes religions
qu’ils ont pratiquées, des pays où ils ont vu le jour, éparpillés
autour du bassin méditerranéen, ils ont éprouvé dans cet
usage du grec le sentiment d’une communauté, revendiqué
une identité fondée sur une culture et des valeurs intangibles.
Ces vingt-trois siècles de littérature, qui ont exploré tous les
genres, pratiqué tous les tons, affronté tous les sujets, d’Œdipe
à la passion du Christ, de la fondation de la démocratie à
l’Empire, sont à la source de notre histoire et de notre imagi-
naire. Les découvrir, c’est aller à la rencontre de nous-mêmes,
mais aussi faire l’épreuve d’une altérité radicale. Qui sont
Sappho, Archiloque, Pindare, Lucien, Paul le Silentiaire ou
Anne Comnène ? Comment lire une épigramme votive ? À
quels dieux rêve Julien l’Apostat ? De quoi rient Démocrite
et Diogène ? Cette anthologie fait le pari de l’émerveillement
et, souvent, de l’inconnu. À l’indifférence et à l’ignorance,
elle oppose des œuvres dont la fraîcheur et la puissance sont
restées intactes. Leur lecture interdit l’oubli, et ranime en
nous ce désir d’intelligence, dont la Grèce a été un emblème
absolu.
Anthologie de la littérature grecque

Cette édition électronique du livre


Anthologie de la littérature grecque
a été réalisée le 28 septembre 2020 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070359233 – Numéro d’édition : 160749).
Code Sodis : N65411 – ISBN : 9782072568541.
Numéro d’édition : 272497.

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