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Un Tour de France Littéraire, Le Monde Du Livre À La Veille de La Révolution

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Un tour de France littéraire, le monde du livre à la veille de

la Révolution
Entretien avec Robert Darnton, Propos recueillis par Charles Coutel, Marc Riglet
Dans Humanisme 2019/1 (N° 322), pages 79 à 91
Éditions Grand Orient de France
ISSN 0018-7364
DOI 10.3917/huma.322.0079
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Le grand entretien

Un tour de France littéraire,


le monde du livre à la veille de la Révolution

Entretien avec Robert Darnton

Robert Darnton, historien américain, a enseigné pour le principal de sa carrière


à l’Université de Princeton. Il compte parmi les figures les plus renommées et les
plus respectées de la compagnie des historiens de l’Ancien régime à la veille de
la Révolution. Ses travaux sur les Lumières, en général, font autorité mais son
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domaine d’élection est l’histoire du livre. Dans plus d’une dizaine d’ouvrages, aussi
alertes qu’érudits, comme dans son dernier titre, « Un tour de France littéraire »
publié chez Gallimard, Robert Darnton fait revivre le « monde des livres », les
gens qui l’habitent, comme les idées qui les suivent. Mais, sa passion pour le livre
ne s’arrête pas à son histoire ancienne. Elle l’anime encore assez aujourd’hui pour
qu’il s’emploie sans relâche à défendre, à l’heure de la dématérialisation et du
chaos des réseaux sociaux, les vertus et la gloire de l’imprimé.

Humanisme : dans quelles circonstances avez-vous choisi d’être historien


de l’Ancien Régime et, plus précisément, l’historien du livre, et donc aussi
des idées, en ce moment d’un monde finissant ?
Aucune prédestination. Je devais être journaliste, c’était mon destin. Mon
père était journaliste et il a été tué durant la Seconde guerre mondiale. J’avais
trois ans et je devais lui succéder. A l’adolescence, je me préparais donc pour
ce métier et je travaillais pour de petits journaux. J’y ai fait mon apprentissage
en commençant, comme il se doit, par les chiens écrasés. Et puis, alors que,
formé comme journaliste, je m’apprêtais à entrer dans la carrière, j’ai obtenu
une bourse pour aller étudier l’histoire à Oxford. Je disposais de quatre ans
pour faire des recherches et, à ce terme, je me suis retrouvé, sans trop d’effort,
titulaire d’un doctorat. Il faut dire, qu’en ce temps là, Oxford était le temple
de l’amateurisme et de l’empirisme britannique, pas très professionnel donc,
mais, il faut le dire, très agréable. Toutefois, au terme de ce séjour, ma vocation
universitaire ne devait pas être bien affermie puisque, quittant Oxford et
retournant aux Etats-Unis, je retrouve le journalisme et deviens reporter au

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New York Times, en charge des faits divers, domaine par lequel, comme chacun
sait, tout bon journaliste doit commencer ! Mais, après trois mois, j’en avais
assez. Heureusement, j’avais croisé un professeur, à Harvard, qui m’a proposé
de rejoindre une équipe de recherche travaillant sur la Révolution française.
Je disposais d’un contrat de trois ans et je me suis lancé dans une biographie de
Jacques-Pierre Brissot, le chef des Girondins. Brissot, comme Condorcet, aimait
beaucoup les Américains. Donc j’ai trouvé fascinant de suivre le chemin de ce
Français qui avait fondé, à Paris, en 1788, une société gallo-américaine. Pour
en faire l’histoire, j’avais tous les procès-verbaux de cette honorable société ce
qui constituait une bonne base documentaire. Et puis, le hasard a voulu que
je trouve, dans une note de bas de page, une référence à Brissot qui renvoyait
à un document conservé à la bibliothèque de Neuchâtel. J’ai donc envoyé une
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lettre à son directeur lui demandant si, par hasard, il détenait de plus amples
archives relatives à Brissot. Réponse immédiate : « Oui, nous détenons 119
lettres, toutes inédites ». Le directeur m’envoie alors une photocopie d’une
de ces lettres, écrites par Brissot juste après sa sortie de la Bastille en 1784, et,
bonheur ineffable de l’historien, rien que cette copie suffisait pour repenser
toute la carrière de Brissot ! Je découvrais qu’il était un espion au service de la
police, qu’il était affairiste, qu’il avait fait banqueroute… bref qu’il n’était pas
tout à fait l’humaniste idéaliste qu’on avait jusqu’alors imaginé !
Donc j’avais quitté le journal, je disposais de cette bourse à Harvard, je suis
allé à Neuchâtel, et j’ai trouvé les 119 lettres. J’ai alors commencé à rédiger la
biographie de Brissot, que j’ai toujours dans un tiroir. Cinq cents pages que je
n’ai jamais publiées parce que je me suis dit que, finalement, le livre, l’histoire
du livre, était plus importante que l’histoire de Brissot. J’ai toutefois publié les
lettres de Brissot avec une introduction et, ce faisant, j’ai été conduit à explorer
les archives de son éditeur, la Société typographique de Neuchâtel. Elles
étaient pleines de correspondances entre auteurs et éditeur, elles décrivaient
les conditions du marché du livre, les circuits de contrebande… et tout cela me
fascinait. Il faut dire, qu’à l’époque, l’expression, le genre, « histoire du livre »,
pour moi, n’existait pas. J’ai donc été conduit à faire de « l’histoire du livre »
mais, sans le savoir, comme monsieur Jourdain faisait de la prose !
En fait, en France, dés 1958, l’ouvrage de Henri-Jean Martin, en collaboration
avec Lucien Febvre, « L’apparition du livre » (Albin Michel, nouvelle
édition 1999) avait ouvert le chemin. C’est donc en France que ce
nouveau champ de recherche historique est né. Mais ça, je ne le savais pas à

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Condorcet

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l’époque. Plus tard, je suis devenu un ami d’Henri-Jean Martin et d’autres


historiens comme Roger Chartier, Daniel Roche et d’autres encore qui se sont
illustrés dans ce domaine de recherche qui était devenu le mien.

Humanisme : revenons aux archives de cette Société typographique de


Neuchâtel qui constituent votre pépite documentaire. Elles sont la matière
de votre dernier livre, ce tour de France littéraire à la veille de la Révolution
auquel vous nous conviez. Que proposez-vous de nous faire découvrir ?
Le contenu des livres, leur commerce, le métier d’éditeur ?
Dans mon « Tour de France littéraire », c’est avant tout le commerce du
livre, le monde des libraires, qui m’occupe. Pour le monde de l’édition, les
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éditeurs, c’est la matière de mon prochain livre. Mais je peux déjà vous dire
qu’ils étaient tous des pirates ! J’affirme pour ma part que plus de la moitié des
livres sur le marché, à la veille de la Révolution, étaient des livres contrefaits.

Humanisme : quelles étaient donc les règles du commerce du livre en France


pour qu’une part aussi importante de la production de livres s’effectue en
infraction à ces règles ?
A la fin du XVIIe siècle, la guerre commerciale faisait rage entre la communauté
des libraires et des imprimeurs de Paris et les libraires de province. Pourtant
Lyon, depuis le XVIe siècle, était aussi important que Paris… Et puis, Rouen,
Marseille et d’autres villes de province étaient également des lieux importants
de commerce du livre. C’est Colbert, c’est l’Etat central, qui va bouleverser ce
paysage. Colbert confère à la communauté des libraires et des imprimeurs de
Paris le monopole de l’édition. Résultat : l’édition provinciale est écrasée ! Les
conséquences de cette politique se lisent très clairement dans les documents
que l’on trouve à la Bibliothèque nationale, aux Archives nationales… Donc,
à la fin du XVIIe siècle, en France, c’est le triomphe du monopole. Comment
l’édition et la librairie de province vont-elles réagir ? L’édition proprement
dite est devenue pratiquement impossible mais on peut toujours tenter de
vendre des livres. Dans ces conditions, on va voir se constituer, en dehors de
France, ce que j’ai appelé un « croissant fertile », fait de dizaines de maisons
d’édition et d’imprimeurs qui s’emploient à contrefaire les ouvrages édités
sous le monopole parisien. Il s’agit d’une puissante industrie, installée aux
frontières du Royaume, et qui, longeant les bords du Rhin, court de Bruxelles,

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d’Amsterdam, jusqu’en Suisse. Ce système se développe et s’installe solidement


durant la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Un libraire de l’époque a donc le choix entre s’approvisionner auprès de la
communauté des libraires et des imprimeurs de Paris ou bien chez les contrefacteurs.
Sauf que l’on peut faire imprimer en Suisse trois fois moins cher qu’à Paris ! Sauf
que le papier, qui représente la moitié des coûts de production pour un tirage à
1000 exemplaires, est moins cher, sauf que la main d’œuvre est moins chère… Le
choix des libraires de province était donc vite fait. D’autant qu’ils gardaient une
solide rancune à l’endroit des libraires parisiens qui n’hésitaient pas à commander
des descentes de police, très souvent à Lyon par exemple, quand ils venaient à
apprendre qu’un lot de livres contrefaits allait être livrés. Autant dire que les
provinciaux, grosso modo, détestaient les Parisiens, tandis qu’entre les éditeurs
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étrangers et les libraires provinciaux, les intérêts mutuels étaient éclatants.

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Humanisme : vous prenez comme exemple l’Encyclopédie dont la contrefaçon,


dans un autre format, s’avère être un spectaculaire succès de librairie…
C’est, en effet, le succès du siècle d’après les éditeurs eux-mêmes ! « L’affaire la
plus importante dans toute l’histoire de l’imprimerie » claironne-t-on, à l’époque.
La première édition est pourtant entravée. D’abord en 1751, avec l’interdit
qui pèse sur la vente de l’ouvrage, puis, en 1759 surtout, quand le Roi retire
carrément à l’éditeur son privilège d’édition. Mais, on le sait, Malesherbes, qui
a la haute main sur l’imprimerie et qui assure la police du livre, protège Diderot
et Lebreton, le chef de file des éditeurs parisiens, celui qui a mis un million de
livres - c’est une somme !- dans cette entreprise. Bref l’Etat français, petit à petit,
va, de fait, laisser paraître l’ouvrage dont la publication sera, finalement achevée
en 1763. Tel est le sort de l’édition française de l’Encyclopédie. Mais cette édition,
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originale et autorisée, ne représente que le quart des ventes totales de l’ouvrage.
Les trois autres quarts sont le produit de contrefaçons ! Pourquoi donc ? Eh
bien, cela tient au succès de l’ouvrage. Car l’offre « légale » ne suffisait pas à
satisfaire la demande. Tout le monde, en France, et hors de France, parlait des
encyclopédistes, des audaces de l’Encyclopédie ! Et beaucoup de gens trouvaient
que c’était un instrument de travail, qu’il permettait de se renseigner sur toutes
sortes de choses… Donc la demande en France était réelle. Mais, pour y répondre,
il fallait avoir la permission et produire une édition bon marché. C’est ce que va
proposer Joseph Dupin, de Lyon, qui commence par commercialiser, à moindre
prix, une contrefaçon du livre mais sans les planches. Il en vend tant que l’éditeur
parisien Panckoucke, celui qui possède les droits sur les planches, passe un accord
avec lui aux meilleurs de leurs intérêts. Et ça a été le grand succès.

Humanisme : Roland Barthes dit qu’un des éléments de succès de


l’Encyclopédie ça a été le jeu des renvois. Autrement dit, la prise de conscience
que, pour inventer un peu, il faut inventorier beaucoup ? Plus largement,
acceptez vous cette hypothèse qu’à l’horizon de l’Encyclopédie, il y a la secousse
révolutionnaire, c’est à dire le renversement du monde parce qu’on en a fait
le tour et qu’on le questionne ?
Oui mais avec quelques réticences ! Vous avez lu les articles de l’Encyclopédie,
17 tomes in folio. C’est plein de choses assez intéressantes mais, au fond, plutôt
banales. Le chevalier de Jaucourt, qui écrivait même plus que Diderot, n’était
pas économe de banalités. Finalement, l’important, c’était d’avoir un article sur
le maximum de sujets possibles. Aussi bien, beaucoup de gens étaient amenés

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à consulter l’Encyclopédie sans avoir le moindre sentiment de lire un brûlot


révolutionnaire. Quant aux renvois ! Méritent-ils la surinterprétation de Roland
Barthes ? Vous connaissez le renvoi le plus célèbre ? On le trouve à l’article
« Anthropophagie ». Au terme d’une longue et méticuleuse descriptions
des cannibales et de leurs pratiques alimentaires, qu’est-ce qu’on lit ? « Voir
Eucharistie » ! Et à la lettre E, à la fin de l’entrée « Eucharistie », le renvoi est :
« Voir anthropophagie » ! Autant dire que même les encyclopédistes aiment
s’amuser ! Et Diderot, dans son article « Encyclopédie », que j’aime beaucoup,
c’est un chef d’œuvre, parle des renvois et il dit, en substance : il faut changer le
système commun de pensées ; cela se fera par les renvois parce que le lecteur sera
obligé, en passant d’un registre à un autre, de penser par lui-même.
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Humanisme : Roland Barthes, encore, souligne l’importance des planches.


Il y voit un ensemble simultané d’idées. Jugez-vous, comme lui, qu’on peut
y voir, là, une forme de génie de la récapitulation ?
Je suis d‘accord en général avec cette idée, mais toujours avec quelques
réticences. Les planches sont tout à fait remarquables, c’est vrai. Mais on ne
saurait oublié qu’elles ont été en grande partie plagiées de la description des
Arts et Métiers publiée par l’Académie des sciences, laquelle Académie n’avait
pas comme souci premier de révolutionner le monde ! Quant à l’hypothèse
de Barthes, selon laquelle, avec les planches, on voit les détails détachés de
l’ensemble et qu’il faut donc reconstruire l’ensemble par une opération de
l’esprit, elle est très discutable. Car, si vous regardez de près les planches : elles
sont trop nettes, trop « léchées ». Elles font peu de cas de la réalité qu’elles
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prétendent décrire. Ça ne vous surprendra pas, j’aime surtout les planches qui
concernent l’imprimerie puisque c’est en partie mon sujet, et nous sommes
très bien renseignés sur l’atmosphère des imprimeries de l’époque. Elles étaient
dégoûtantes, elles puaient, les gens pissaient. Il y avait de la violence, des bagarres
entre les ouvriers. Ils étaient très souvent ivres morts, ils étaient tellement ronds
le dimanche qu’ils ne pouvaient pas travailler le lundi ! C’était un monde vivant
et assez … malpropre. Tandis que dans les planches de l’Encyclopédie c’est la
propreté même. Donc ce qui manque dans les planches c’est l’aspect charnel.
Il y manque des bavures ! Roland Barthes a raison, les planches nous obligent
à penser et à voir des liens entre des objets. Mais ce qu’elles ne rendent pas,
c’est l’atmosphère, c’est le monde réel, c’est à dire tout ce qui est pour moi,
historien, le plus important.

Humanisme : justement, ce « réel », vous avez le souci de le rendre dans


votre livre en vous attachant à un personnage, Jean-François Faverger,
« commis voyageur » de son état, représentant de commerce dirait - on
aujourd’hui, et dépêché par la Société typographique de Neuchâtel pour
faire la tournée des libraires français. Pourquoi avoir choisi de raconter
de manière si réaliste ses pérégrinations ?
Pour deux raisons. D’abord, le miracle de la trouvaille de ce que Le Roy
Ladurie appelait une « pépite » d’archives. Je suis tombé sur le carnet de
voyage de Faverger. J’étais enthousiasmé par ce carnet de voyage d’un homme
du peuple inconnu qui va, durant cinq mois, à cheval, traverser la France.
C’est un très beau document. On dispose, par ailleurs, de sa correspondance,

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Un tour de France littéraire, le monde du livre à la veille de la Révolution

lettres et réponses, avec sa maison d’édition. Cela constitue un dialogue très


intéressant. Ensuite, deuxième raison, le but du livre n’est pas de faire un récit
picaresque. L’objectif reste tout à fait académique ! Il s’agit de répondre à la
question posée, en 1910, par Daniel Mornet : « Que lisaient les Français à
la veille de la Révolution? ». Daniel Mornet, que j’admire pour ses Origines
intellectuelles de la Révolution française, a néanmoins commis bien des erreurs.
Il a étudié des catalogues imprimés de bibliothèques privées sans s’aviser
que les catalogues étaient censurés par la police. Donc la nature même de sa
documentation excluait les livres des Lumières et, plus largement, tous les livres
interdits ! Ainsi, n’ayant trouvé dans ses catalogues que de rares mentions du
Contrat social de Rousseau, il en concluait que les Français ne l’avaient pas lu !
La Bible de la Révolution française sans lecteurs ! Cela méritait d’être vérifié.
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J’ai donc estimé qu’il convenait de repenser ces Origines intellectuelles de la
Révolution française. Vous voyez que mon livre est tout à fait académique.
C’est bien, d’abord, un livre de critique historique avec le moyen ordinaire de
cette critique que constitue une documentation renouvelée. Mais, en même
temps, j’ai à cœur de ne pas ennuyer le lecteur. Par le truchement du carnet
de voyage de mon commis voyageur j’ambitionne de raconter une histoire qui
fait « passer » le propos académique. Avec Jean-François Faverger j’accumule,
petit à petit, les faits et, dans le dernier chapitre, je réponds à la question de
Mornet en contestant sa réponse.

Humanisme : on peut voir, tout au long du périple de Jean-François


Faverger, combien la condition des libraires peut être disparate. Quelques-
uns sont prospères, mais beaucoup sont fragiles, souvent exposés à la faillite,
et sans parler des colporteurs qui sont des vagabonds sans feu ni lieu et que
vous décrivez avec tendresse.
En effet, les colporteurs de livres sont des personnages bien attachants.
Notez, au passage, qu’ils ne faisaient pas partie de la corporation des libraires.
C’étaient des gens du peuple, certains ne savaient même pas lire et écrire. Pour
leurs lettres, ils se faisaient aider par des écrivains publics. Ils avaient un chariot,
un cheval, des piles de livres, et ils sillonnaient la France. Ils n’avaient pas de
résidence fixe. Sans qu’on comprenne bien pourquoi, toutefois, Coutances,
en Normandie, semble avoir été leur lieu de rassemblement de prédilection.
Ils étaient pauvres et pérégrinaient d’auberge en auberge. Ils passaient leurs
commandes avec des billets à ordre portant comme adresse : « domicile en l’air »

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Humanisme — n°322 — fevrier 2019

et qui promettaient un paiement bien réel en espèces, à telle date, en tel lieu, à
telle auberge. Mais ils n’arrivaient jamais à date précise. Et les colporteurs avaient
des « domiciles en l’air » un peu partout. Oui, j’ai beaucoup de sympathie pour
les colporteurs. Quant aux libraires, ils ont en effet des profils très différents.
Faverger les note en fonction de l’accueil qu’ils lui font mais surtout en fonction
de leur répondant financier. Car, hormis quelques gros libraires installés, la
profession compte surtout des nécessiteux. L’un d’entre eux, libraire à Tours,
se lamente en notant que, dans sa bonne ville, on compte « 99 rôtisseurs riches
et 1 libraire mourant de faim ».
Humanisme : grâce à Faverger, et à vous, nous savons donc maintenant,
précisément, qui sont les libraires, qui sont les éditeurs, qui sont les imprimeurs,
qui sont les contrebandiers, en France, à la veille de la Révolution… mais
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qui sont les lecteurs ?
Je ne sais pas ! Mes sources, sur ce point, sont quasi muettes. De façon
approximative, toutefois, mais sans qu’on puisse faire de statistiques sérieuses,
elles peuvent renseigner, accessoirement, sur les clients de libraires. On constate
alors qu’il s’agit de médecins, d’avocats surtout. On note aussi, curieusement,
pas mal de prêtres, et aussi beaucoup de « fonctionnaires », tenants d’offices
au service de l’Etat. On repère encore des magistrats, surtout, évidemment,
dans les villes où siège un Parlement. Et puis, enfin, dans les villes de garnison,
on repère beaucoup de militaires. Ça c’est frappant ! Un libraire écrit
« Louis XVI va me priver de mes clients les plus importants en les envoyant à
la guerre d’Amérique, je ne peux pas payer ma lettre de change ». Ces militaires
lecteurs sont, bien sûr, des officiers. Ils laissent entrevoir une armée française
très instruite et très curieuse de la philosophie. Pour développer cette hypothèse,
je suis en train d’écrire un petit essai sur Servan de Gervais. Cet officier d’Ancien
régime est devenu Ministre de la Guerre pendant la période des Girondins en
1792. En 1780, il avait fait imprimer un petit libelle sous le titre Le soldat citoyen.
Il représentait le militaire instruit, patriote et partisan des Lumières. Et ce sont
ces gens-là – Bonaparte en offre un exemple plus connu - qui vont appuyer la
Révolution.

Humanisme : voilà pour les lecteurs. Qui lisent quels livres ? On a


l’impression que l’offre n’est pas considérable…
Bien des gens ont dressé des statistiques d’après toutes sortes de documents. Et
nous sommes tous d’accords pour dire que l’environnement du livre est encore

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réduit. Que le public n’est pas encore le « grand public ». Pour le « grand public »,
il faut plutôt attendre les années 1830. Pourtant, le taux d’alphabétisation est
assez élevé, plus de 50% dans certaines villes et dans le nord-est de la France. Le
Midi beaucoup moins. En tout cas, il s’agissait d’une sorte d’élite de la société
française, des hommes, principalement, des nobles, bien sûr, des lecteurs issus
des rangs supérieurs de la classe moyenne, des gens aisés, mais je n’ai jamais trouvé
d’artisans, de gens de la boutique. Il y avait pourtant des cabinets littéraires où l’on
pouvait s’abonner et disposer du fond du libraire qui le tenait. Donc je n’exclus
pas qu’il y ait eu parmi les lecteurs des gens du peuple. Mais je n’en ai pas trouvé.
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Humanisme : un de vos derniers paragraphes est intitulé : « Franc-


maçonnerie et magie ». Il nous a, vous vous en doutez, intrigués…
Le public s’intéressait, en effet, beaucoup à la Franc-maçonnerie. Le secret, les
mystères – on s’imaginait toutes sortes d’extravagances chez les francs-maçons –
suscitaient la curiosité. Il y avait donc toute une littérature qui promettait de

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Humanisme — n°322 — fevrier 2019

dévoiler les soi-disant secrets des cérémonies. Il semble que cela n’ait pas beaucoup
changé ! En tout cas, en cette fin de XVIIe siècle, il y avait une forte demande.
Les lecteurs étaient fascinés par la franc-maçonnerie comme ils l’étaient pour la
magie. Je ne m’attendais pas à cela, mais c’est le cas.

Humanisme : quels liens établissez-vous entre littérature, diffusion des


Lumières, et ce qui arrive à la fin : la Révolution ?
J’hésite à parler de causalité et je ne vois pas de causalité linéaire qui mènerait de
l’achat du livre, à la lecture du livre, puis à la formation d’une opinion publique,
et, finalement, à l’action. Je ne peux pas établir une série clairement causale.
Pourtant, je crois qu’on peut parler d’une atmosphère, d’un climat intellectuel
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qui s’est réellement installé, et qui a été formé en grande partie par les livres.
Voltaire dit quelque part : « Les livres gouvernent le monde ». C’est peut être
un peu exagéré mais il est vrai, qu’à cette époque, le livre a une réelle puissance.
Il n’y avait pas tous les autres médias que nous connaissons aujourd’hui et la
lecture était une expérience assez profonde. Donc, les livres ont bien contribué
à créer un climat intellectuel. Un climat différent de celui qui pouvait être
ressenti un siècle plus tôt, et même un demi-siècle plus tôt. Comment apprécier
la différence ? Je n’oserai pas m’aventurer dans le XVIIe siècle, mais pour repérer
la nouveauté du XVIIIe, je prends l’exemple de Louis Sébastien Mercier. On
compte un grand nombre d’éditions de ses deux plus fameux ouvrages :
L’an 2440 et le Tableau de Paris. Le premier est une utopie. La première utopie
située dans l’avenir ! Géniale trouvaille ! L’autre est, au contraire, une description
réaliste du Paris de son temps sans rien cacher de la misère qui y règne. Donc,
du contraste entre les sujets de ces deux best-sellers on peut imaginer que naît,
chez le lecteur, l’idée qu’au monde tel qu’il est pourrait bien, quelque jour, se
substituer un monde tel qu’il pourrait être. Par ailleurs, que penser de l’intérêt
marqué pour la littérature philosophique ? Bien sûr, si on embrasse toute la
philosophie dite « des Lumières », c’est compliqué. Il y avait tant de courants !
Mais ce qui peut surprendre, c’est la faveur particulière que rencontrent les
écrits irréligieux dans la veine de ceux du baron d’Holbach. Pour nous autres,
aujourd’hui, l’athéisme décidé du baron peut nous paraître inoffensif. Mais je
crois que, pour un lecteur du XVIIIe siècle, tenir en main un traité athée, un
imprimé, ce doit être un choc, cela doit susciter une sorte de fascination et un
plaisir de transgression de l’interdit qu’on ne risque pas de retrouver dans nos
sociétés modernes, du moins celles qu’on dit « sécularisées ».

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Un tour de France littéraire, le monde du livre à la veille de la Révolution

Humanisme : pour conclure, pourquoi utilisez-vous, souvent, le mot


monde pour dire « le monde du livre »
L’ambition, chez l’historien que je suis, c’est de recréer un monde et de le
peupler avec les gens du passé. Je m’emploie donc à brosser des portraits d’êtres
humains avec une inclination particulière pour les gens obscurs. Je m’efforce
aussi de peindre des atmosphères, de conter des vies et de décrire des conditions
de vie. Dans mon domaine, l’histoire du livre, les circuits commerciaux, les
transports de ces ballots de livres, les pérégrinations de mon commis voyageur, les
mésaventures des contrebandiers, les bonnes ou mauvaises fortunes des libraires,
tout cela constitue un « monde » dont j’essaye de faire revivre les mouvements
et de peindre les couleurs. Je dis « monde », c’est peut-être un peu trop vague
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ou pas assez précisément défini… C’est en tout cas, à mes yeux, assez pour nous
faire prendre la mesure de ce qui nous sépare du passé mais aussi ce que nous
lui devons. Nous admirons le traité sur la tolérance de Voltaire mais nous ne
pensons plus comme Voltaire. Le livre est en passe d’être une vieille lune mais
nous devons toujours croire, profondément, en la force de l’imprimé, y compris
sous l’espèce du journalisme ! C’est tout à fait central pour une démocratie. La
menace actuelle ce sont les réseaux sociaux où l’on dit n’importe quoi, où les
informations ne sont pas tamisées par des professionnels. Un monde où le livre
n’a pas le poids qu’il devrait avoir est un monde dangereux. Il faut, plus que
jamais, croire en la force libératrice du livre. o

Propos recueillis par Charles Coutel et Marc Riglet

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