Un Tour de France Littéraire, Le Monde Du Livre À La Veille de La Révolution
Un Tour de France Littéraire, Le Monde Du Livre À La Veille de La Révolution
la Révolution
Entretien avec Robert Darnton, Propos recueillis par Charles Coutel, Marc Riglet
Dans Humanisme 2019/1 (N° 322), pages 79 à 91
Éditions Grand Orient de France
ISSN 0018-7364
DOI 10.3917/huma.322.0079
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domaine d’élection est l’histoire du livre. Dans plus d’une dizaine d’ouvrages, aussi
alertes qu’érudits, comme dans son dernier titre, « Un tour de France littéraire »
publié chez Gallimard, Robert Darnton fait revivre le « monde des livres », les
gens qui l’habitent, comme les idées qui les suivent. Mais, sa passion pour le livre
ne s’arrête pas à son histoire ancienne. Elle l’anime encore assez aujourd’hui pour
qu’il s’emploie sans relâche à défendre, à l’heure de la dématérialisation et du
chaos des réseaux sociaux, les vertus et la gloire de l’imprimé.
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New York Times, en charge des faits divers, domaine par lequel, comme chacun
sait, tout bon journaliste doit commencer ! Mais, après trois mois, j’en avais
assez. Heureusement, j’avais croisé un professeur, à Harvard, qui m’a proposé
de rejoindre une équipe de recherche travaillant sur la Révolution française.
Je disposais d’un contrat de trois ans et je me suis lancé dans une biographie de
Jacques-Pierre Brissot, le chef des Girondins. Brissot, comme Condorcet, aimait
beaucoup les Américains. Donc j’ai trouvé fascinant de suivre le chemin de ce
Français qui avait fondé, à Paris, en 1788, une société gallo-américaine. Pour
en faire l’histoire, j’avais tous les procès-verbaux de cette honorable société ce
qui constituait une bonne base documentaire. Et puis, le hasard a voulu que
je trouve, dans une note de bas de page, une référence à Brissot qui renvoyait
à un document conservé à la bibliothèque de Neuchâtel. J’ai donc envoyé une
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lettre à son directeur lui demandant si, par hasard, il détenait de plus amples
archives relatives à Brissot. Réponse immédiate : « Oui, nous détenons 119
lettres, toutes inédites ». Le directeur m’envoie alors une photocopie d’une
de ces lettres, écrites par Brissot juste après sa sortie de la Bastille en 1784, et,
bonheur ineffable de l’historien, rien que cette copie suffisait pour repenser
toute la carrière de Brissot ! Je découvrais qu’il était un espion au service de la
police, qu’il était affairiste, qu’il avait fait banqueroute… bref qu’il n’était pas
tout à fait l’humaniste idéaliste qu’on avait jusqu’alors imaginé !
Donc j’avais quitté le journal, je disposais de cette bourse à Harvard, je suis
allé à Neuchâtel, et j’ai trouvé les 119 lettres. J’ai alors commencé à rédiger la
biographie de Brissot, que j’ai toujours dans un tiroir. Cinq cents pages que je
n’ai jamais publiées parce que je me suis dit que, finalement, le livre, l’histoire
du livre, était plus importante que l’histoire de Brissot. J’ai toutefois publié les
lettres de Brissot avec une introduction et, ce faisant, j’ai été conduit à explorer
les archives de son éditeur, la Société typographique de Neuchâtel. Elles
étaient pleines de correspondances entre auteurs et éditeur, elles décrivaient
les conditions du marché du livre, les circuits de contrebande… et tout cela me
fascinait. Il faut dire, qu’à l’époque, l’expression, le genre, « histoire du livre »,
pour moi, n’existait pas. J’ai donc été conduit à faire de « l’histoire du livre »
mais, sans le savoir, comme monsieur Jourdain faisait de la prose !
En fait, en France, dés 1958, l’ouvrage de Henri-Jean Martin, en collaboration
avec Lucien Febvre, « L’apparition du livre » (Albin Michel, nouvelle
édition 1999) avait ouvert le chemin. C’est donc en France que ce
nouveau champ de recherche historique est né. Mais ça, je ne le savais pas à
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Condorcet
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éditeurs, c’est la matière de mon prochain livre. Mais je peux déjà vous dire
qu’ils étaient tous des pirates ! J’affirme pour ma part que plus de la moitié des
livres sur le marché, à la veille de la Révolution, étaient des livres contrefaits.
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étrangers et les libraires provinciaux, les intérêts mutuels étaient éclatants.
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originale et autorisée, ne représente que le quart des ventes totales de l’ouvrage.
Les trois autres quarts sont le produit de contrefaçons ! Pourquoi donc ? Eh
bien, cela tient au succès de l’ouvrage. Car l’offre « légale » ne suffisait pas à
satisfaire la demande. Tout le monde, en France, et hors de France, parlait des
encyclopédistes, des audaces de l’Encyclopédie ! Et beaucoup de gens trouvaient
que c’était un instrument de travail, qu’il permettait de se renseigner sur toutes
sortes de choses… Donc la demande en France était réelle. Mais, pour y répondre,
il fallait avoir la permission et produire une édition bon marché. C’est ce que va
proposer Joseph Dupin, de Lyon, qui commence par commercialiser, à moindre
prix, une contrefaçon du livre mais sans les planches. Il en vend tant que l’éditeur
parisien Panckoucke, celui qui possède les droits sur les planches, passe un accord
avec lui aux meilleurs de leurs intérêts. Et ça a été le grand succès.
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prétendent décrire. Ça ne vous surprendra pas, j’aime surtout les planches qui
concernent l’imprimerie puisque c’est en partie mon sujet, et nous sommes
très bien renseignés sur l’atmosphère des imprimeries de l’époque. Elles étaient
dégoûtantes, elles puaient, les gens pissaient. Il y avait de la violence, des bagarres
entre les ouvriers. Ils étaient très souvent ivres morts, ils étaient tellement ronds
le dimanche qu’ils ne pouvaient pas travailler le lundi ! C’était un monde vivant
et assez … malpropre. Tandis que dans les planches de l’Encyclopédie c’est la
propreté même. Donc ce qui manque dans les planches c’est l’aspect charnel.
Il y manque des bavures ! Roland Barthes a raison, les planches nous obligent
à penser et à voir des liens entre des objets. Mais ce qu’elles ne rendent pas,
c’est l’atmosphère, c’est le monde réel, c’est à dire tout ce qui est pour moi,
historien, le plus important.
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J’ai donc estimé qu’il convenait de repenser ces Origines intellectuelles de la
Révolution française. Vous voyez que mon livre est tout à fait académique.
C’est bien, d’abord, un livre de critique historique avec le moyen ordinaire de
cette critique que constitue une documentation renouvelée. Mais, en même
temps, j’ai à cœur de ne pas ennuyer le lecteur. Par le truchement du carnet
de voyage de mon commis voyageur j’ambitionne de raconter une histoire qui
fait « passer » le propos académique. Avec Jean-François Faverger j’accumule,
petit à petit, les faits et, dans le dernier chapitre, je réponds à la question de
Mornet en contestant sa réponse.
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et qui promettaient un paiement bien réel en espèces, à telle date, en tel lieu, à
telle auberge. Mais ils n’arrivaient jamais à date précise. Et les colporteurs avaient
des « domiciles en l’air » un peu partout. Oui, j’ai beaucoup de sympathie pour
les colporteurs. Quant aux libraires, ils ont en effet des profils très différents.
Faverger les note en fonction de l’accueil qu’ils lui font mais surtout en fonction
de leur répondant financier. Car, hormis quelques gros libraires installés, la
profession compte surtout des nécessiteux. L’un d’entre eux, libraire à Tours,
se lamente en notant que, dans sa bonne ville, on compte « 99 rôtisseurs riches
et 1 libraire mourant de faim ».
Humanisme : grâce à Faverger, et à vous, nous savons donc maintenant,
précisément, qui sont les libraires, qui sont les éditeurs, qui sont les imprimeurs,
qui sont les contrebandiers, en France, à la veille de la Révolution… mais
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qui sont les lecteurs ?
Je ne sais pas ! Mes sources, sur ce point, sont quasi muettes. De façon
approximative, toutefois, mais sans qu’on puisse faire de statistiques sérieuses,
elles peuvent renseigner, accessoirement, sur les clients de libraires. On constate
alors qu’il s’agit de médecins, d’avocats surtout. On note aussi, curieusement,
pas mal de prêtres, et aussi beaucoup de « fonctionnaires », tenants d’offices
au service de l’Etat. On repère encore des magistrats, surtout, évidemment,
dans les villes où siège un Parlement. Et puis, enfin, dans les villes de garnison,
on repère beaucoup de militaires. Ça c’est frappant ! Un libraire écrit
« Louis XVI va me priver de mes clients les plus importants en les envoyant à
la guerre d’Amérique, je ne peux pas payer ma lettre de change ». Ces militaires
lecteurs sont, bien sûr, des officiers. Ils laissent entrevoir une armée française
très instruite et très curieuse de la philosophie. Pour développer cette hypothèse,
je suis en train d’écrire un petit essai sur Servan de Gervais. Cet officier d’Ancien
régime est devenu Ministre de la Guerre pendant la période des Girondins en
1792. En 1780, il avait fait imprimer un petit libelle sous le titre Le soldat citoyen.
Il représentait le militaire instruit, patriote et partisan des Lumières. Et ce sont
ces gens-là – Bonaparte en offre un exemple plus connu - qui vont appuyer la
Révolution.
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réduit. Que le public n’est pas encore le « grand public ». Pour le « grand public »,
il faut plutôt attendre les années 1830. Pourtant, le taux d’alphabétisation est
assez élevé, plus de 50% dans certaines villes et dans le nord-est de la France. Le
Midi beaucoup moins. En tout cas, il s’agissait d’une sorte d’élite de la société
française, des hommes, principalement, des nobles, bien sûr, des lecteurs issus
des rangs supérieurs de la classe moyenne, des gens aisés, mais je n’ai jamais trouvé
d’artisans, de gens de la boutique. Il y avait pourtant des cabinets littéraires où l’on
pouvait s’abonner et disposer du fond du libraire qui le tenait. Donc je n’exclus
pas qu’il y ait eu parmi les lecteurs des gens du peuple. Mais je n’en ai pas trouvé.
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dévoiler les soi-disant secrets des cérémonies. Il semble que cela n’ait pas beaucoup
changé ! En tout cas, en cette fin de XVIIe siècle, il y avait une forte demande.
Les lecteurs étaient fascinés par la franc-maçonnerie comme ils l’étaient pour la
magie. Je ne m’attendais pas à cela, mais c’est le cas.
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qui s’est réellement installé, et qui a été formé en grande partie par les livres.
Voltaire dit quelque part : « Les livres gouvernent le monde ». C’est peut être
un peu exagéré mais il est vrai, qu’à cette époque, le livre a une réelle puissance.
Il n’y avait pas tous les autres médias que nous connaissons aujourd’hui et la
lecture était une expérience assez profonde. Donc, les livres ont bien contribué
à créer un climat intellectuel. Un climat différent de celui qui pouvait être
ressenti un siècle plus tôt, et même un demi-siècle plus tôt. Comment apprécier
la différence ? Je n’oserai pas m’aventurer dans le XVIIe siècle, mais pour repérer
la nouveauté du XVIIIe, je prends l’exemple de Louis Sébastien Mercier. On
compte un grand nombre d’éditions de ses deux plus fameux ouvrages :
L’an 2440 et le Tableau de Paris. Le premier est une utopie. La première utopie
située dans l’avenir ! Géniale trouvaille ! L’autre est, au contraire, une description
réaliste du Paris de son temps sans rien cacher de la misère qui y règne. Donc,
du contraste entre les sujets de ces deux best-sellers on peut imaginer que naît,
chez le lecteur, l’idée qu’au monde tel qu’il est pourrait bien, quelque jour, se
substituer un monde tel qu’il pourrait être. Par ailleurs, que penser de l’intérêt
marqué pour la littérature philosophique ? Bien sûr, si on embrasse toute la
philosophie dite « des Lumières », c’est compliqué. Il y avait tant de courants !
Mais ce qui peut surprendre, c’est la faveur particulière que rencontrent les
écrits irréligieux dans la veine de ceux du baron d’Holbach. Pour nous autres,
aujourd’hui, l’athéisme décidé du baron peut nous paraître inoffensif. Mais je
crois que, pour un lecteur du XVIIIe siècle, tenir en main un traité athée, un
imprimé, ce doit être un choc, cela doit susciter une sorte de fascination et un
plaisir de transgression de l’interdit qu’on ne risque pas de retrouver dans nos
sociétés modernes, du moins celles qu’on dit « sécularisées ».
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ou pas assez précisément défini… C’est en tout cas, à mes yeux, assez pour nous
faire prendre la mesure de ce qui nous sépare du passé mais aussi ce que nous
lui devons. Nous admirons le traité sur la tolérance de Voltaire mais nous ne
pensons plus comme Voltaire. Le livre est en passe d’être une vieille lune mais
nous devons toujours croire, profondément, en la force de l’imprimé, y compris
sous l’espèce du journalisme ! C’est tout à fait central pour une démocratie. La
menace actuelle ce sont les réseaux sociaux où l’on dit n’importe quoi, où les
informations ne sont pas tamisées par des professionnels. Un monde où le livre
n’a pas le poids qu’il devrait avoir est un monde dangereux. Il faut, plus que
jamais, croire en la force libératrice du livre. o
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