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Markale Jean Les Révoltés de Dieu

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Jean Markale

LES RÉVOLTÉS DE DIEU


Éditions Presses du Châtelet, 2003
Je crois en Dieu, mais non en ceux qui font semblant de croire en Lui.

J. M.
Avant-propos

Depuis l’aube des temps, l’être humain s’est trouvé confronté à un univers qu’il
ne comprenait pas et qui se révélait le plus souvent hostile. Devant le froid ou la
chaleur, devant la tempête et la foudre, devant la sécheresse extrême ou les
inondations, devant les tremblements de terre et les éruptions volcaniques, devant
la souffrance, le manque de nourriture, la maladie et la mort, l’être humain,
prenant conscience de son existence, c’est-à-dire de sa présence « hors de »
quelque chose qui le dépassait, a tenté de comprendre comment et pourquoi il se
trouvait dans cette étrange situation.

Bien entendu, livré à lui-même, réduit à la simple observation des faits et sans
aucune possibilité de synthèse rationnelle, cet être humain balbutiant n’a pu que
se retrancher derrière une évidence : l’univers – y compris lui-même – n’existait et
ne fonctionnait que par la volonté d’une puissance supérieure, invisible certes,
mais toujours présente. Ainsi se sont éveillées les diverses religions, qu’elles soient
de type monothéiste ou polythéiste.
Cela ne veut pas dire que le concept d’un Dieu omnipotent – ou de plusieurs
entités divines – soit le résultat d’un rêve, une simple spéculation de l’esprit en
quête de certitude, un simple produit d’un imaginaire collectif. C’est bien autre
chose : c’est la constatation de la faiblesse de la nature humaine par rapport à des
forces incontrôlables. Et, comme l’affirmait si justement Blaise Pascal au
XVIIe siècle, ce qui distingue l’Homme des autres existants, c’est qu’il a
parfaitement conscience de pouvoir être écrasé par l’univers, donc par les
puissances occultes qui président à cet univers.

Ces puissances occultes sont évidemment immatérielles. Mais l’existant


humain, limité dans ses perceptions sensorielles et incapable d’appréhender
l’abstrait qui est un absolu incommunicable, est obligé d’avoir recours à des
images concrètes lorsqu’il s’agit d’évoquer cet incommunicable. D’où les
descriptions et les représentations innombrables, anthropomorphiques,
zoomorphiques ou même géométriques de la ou des divinités supposées régir le
cosmos. Dieu, sous quelque nom qu’on l’invoque, est alors un personnage
humanisé dont les pouvoirs sont illimités, mais à qui l’on prête fatalement les
caractéristiques de la psychologie humaine. C’est le Créateur, le Démiurge, le
Grand Architecte de l’univers ou, mieux, l’Horloger du Cosmos, garant du bon
fonctionnement de ce mécanisme mis en place à l’aube des temps et dont les
existants humains ne sont que les rouages. Mais si ces rouages sont grippés, pour
une raison ou pour une autre, tout le système est perturbé. C’est là qu’apparaît la
notion de révolte contre Dieu, c’est-à-dire contre un ordre divin – ou cosmique –
établi une fois pour toutes.

En effet, l’histoire de l’humanité, si loin qu’on puisse remonter, fait état de


dysfonctionnements, tant d’un point de vue du destin personnel d’un individu,
que de celui des grands bouleversements qui ont secoué la planète Terre et
l’ensemble de l’univers tel qu’il apparaît à notre connaissance si limitée. Ces
bouleversements, tant climatiques que telluriques ou sidéraux, n’ont jamais été
bien compris, même si, au résultat de multiples observations, on a tenté d’y
trouver une explication rationnelle fondée sur le rapport entre la cause et l’effet.
Or, si l’on mesure l’effet, c’est-à-dire le phénomène sensible, la cause demeure
toujours plus ou moins mystérieuse. D’où une tendance à considérer la cause
comme étant de l’ordre de l’invisible, donc du divin. Une catastrophe naturelle
devient donc une manifestation de l’invisible. L’existant humain se sent coupable
de quelque chose, soit qu’il ait manqué à ses devoirs contre le Dieu inconnu,
provoquant ainsi sa colère, soit qu’il se soit délibérément révolté contre lui,
déclenchant ainsi un châtiment exemplaire. Ainsi la misère, la souffrance et la
mort sont la conséquence de la faute commise par Adam et Ève, et le Déluge la
punition d’un genre humain qui s’est cru tout-puissant. Il ne fait pas bon se
révolter contre Dieu car, comme le dit bien le proverbe, « quand on sème le vent,
on récolte la tempête ».

Pourtant tout n’est pas si simple. La mémoire de l’humanité a conservé, sous


forme de mythes ou de légendes, des exemples fameux de révoltes qui ont
débouché sur d’heureuses innovations, telle celle de Prométhée dérobant le feu du
ciel – ou de la terre – pour l’offrir aux êtres vivants, ou encore celle de Jacob
l’usurpateur, qui osa se battre contre Dieu, révolte qui conduira à la formation du
peuple d’Israël. Et, dans ces conditions, n’est-il pas permis de prétendre que la
faute d’Adam et Ève était programmée pour que la terre fût peuplée et fécondée
par le travail humain ? Il n’est certes pas plus stupide d’affirmer que le Christ s’est
révolté contre le Dieu que la tradition hébraïque avait enfermé dans une image
stéréotypée et désuète : le christianisme n’est-il pas le résultat d’une révolte ?
On pourrait multiplier les exemples de ce genre tout au long de l’histoire réelle
ou mythologique, dont la mémoire a conservé des traces. Le but de cet ouvrage est
donc de rechercher quelques-unes de ces traces, tout en faisant la part des choses,
et en se limitant aux éléments les plus significatifs. De la révolte des anges à celle
de Jésus-Christ, se sont écoulés bien des millénaires, souvent marqués par des
cataclysmes et des actions d’envergure provoqués par des individus en révolte
contre Dieu ou l’image qu’on s’en faisait à leur époque. Et, depuis l’ère chrétienne,
il s’en est produit bien d’autres… Il s’agit d’essayer de comprendre dans quel
contexte sont apparues ces révoltes. Il n’y a certainement pas de solutions
définitives. Les résultats de ces enquêtes à travers le temps et l’espace ne peuvent
donc être que de simples hypothèses permettant d’aller plus loin encore dans cette
quête désespérée de l’existant humain vers ce Graal inaccessible qu’on appelle
parfois la Vérité.

C’est maintenant au lecteur de parcourir les sentiers ténébreux de la mémoire.


Introduction
-
Découvrir l’histoire sous le mythe

En langue française, l’expression « les révoltés de Dieu » peut avoir deux


interprétations opposées. Elle peut aussi bien désigner ceux qui se révoltent
contre Dieu que ceux qui se révoltent au nom de Dieu, ce dernier étant d’ailleurs
d’une totale ambiguïté : ce terme, comme l’a si bien mis en évidence Georges
Dumézil dans son ouvrage essentiel, Les Dieux des Indo-Européens, venant du
grec Theos, issu du sanscrit Dyaus, est déjà un nom personnalisé dans les
fonctions qu’on lui attribue, et non pas celui de l’Être suprême, qui par essence est
indifférencié, innommable, ineffable et incommunicable. Ainsi en est-il du
« dieu » primordial de la tradition hébraïque, selon la Genèse, dont l’appellation la
plus courante et la plus célèbre est Yahvé ou Iahvé, terme que l’on croit pouvoir
signifier « l’Être », mais qu’on retrouve dans les textes bibliques sous la forme
Adonaï, « seigneur, maître », et surtout sous celle, plurielle et bien mystérieuse,
de Élohîm. Encore faut-il préciser que le terme Iahvé (parfois orthographié
Jéhovah en français) n’est qu’une transcription indo-européenne de l’hébreu,
langue sémitique, où l’usage veut que l’on n’écrive pas les voyelles. Quant au dieu
des anciens Celtes, dieu créateur unique d’après des traditions galloises qui
paraissent malheureusement très récentes, on lui aurait donné le nom
imprononçable d’OYW, représenté la plupart du temps par le symbole « /I\ »,
signe incontestablement ternaire, donc constituant une triade (celle-ci étant une
des caractéristiques de la tradition celtique), et qui peut rendre compte des « trois
rayons » de l’énergie divine, autrement dit le concept métaphysique qui sous-tend
ce que la théologie chrétienne appelle le « mystère » de la Sainte Trinité.
Au fond, peu importe la façon dont on nomme le point alpha de l’univers
concret et des « existants » qui le parcourent en tous sens. Du « dieu » Pan de la
tradition hellénique, dont le nom exprime le « grand Tout », à l’Être suprême si
cher à Robespierre et à Saint-Just au moment de la Révolution française, les
appellations sont infiniment variées. Le problème est qu’elles sont souvent
réductrices. En effet, dans les récits traditionnels de tous les peuples, lorsqu’on
tente de pénétrer le mystère de la création, on constate une nette différence entre
ce que les scientifiques contemporains qualifient de Cause première (par exemple,
le fameux big-bang) et ce que l’on doit se résoudre à appeler le Démiurge, c’est-à-
dire l’organisateur, celui qui met en ordre un univers créé par une autre énergie.
Et, dans la plupart des traditions mythologiques, il est bien évident que le
Démiurge n’est pas forcément la Cause première. Sauf peut-être dans la Genèse
hébraïque où Iahvé semble jouer tous les rôles. Encore faut-il être prudent sur ce
point, car il est bien spécifié, selon la traduction d’André Chouraqui – la plus
conforme à la mentalité juive – que « en tête, Élohîm créait les ciels et la terre, la
terre était tohu et bohu, une “ténèbre” sur les faces de l’abîme, mais le souffle
d’Élohîm planait sur la face des eaux » (Gen. I, 1-2). Élohîm est donc
incontestablement un créateur, mais les versets suivants nous montrent qu’il est
aussi un démiurge, puisqu’il sépare la lumière de l’obscurité, les eaux de la terre, le
sec de l’humide, et ainsi de suite (Gen. I, 3-31), jusqu’à l’organisation du jardin
d’Éden et la création de l’Adam primordial. Mais faut-il oublier pour autant que le
nom hébreu Élohîm est un pluriel, même si la plupart des traducteurs le
considèrent, sans doute parce que cela gêne leurs convictions, comme une
appellation singulière et conventionnelle ?
C’est là que repose toute l’ambiguïté du texte biblique, témoignage
remarquable d’une très lointaine préhistoire mais réduit, au temps de Moïse, à sa
plus simple expression, c’est-à-dire à des structures symboliques essentielles dont
nous ignorons – ou avons oublié – le code d’accès. Et cela pose évidemment la
question de savoir si Élohîm désigne la même entité divine que Yahvé, le terme
Adonaï, « seigneur », n’étant qu’un qualificatif chargé de respect et de crainte,
pouvant s’appliquer à n’importe qui. Il faut reconnaître qu’il n’y a aucune réponse
satisfaisante à cette question. Tout au plus peut-on comparer ce récit biblique de
la création avec d’autres récits répandus à travers le monde et qui témoignent tous
de la même recherche désespérée des origines, et surtout du sens profond de cette
création. Si la science se refuse à prendre en considération la finalité, parce qu’elle
est insaisissable et impossible à définir, l’être humain, en son âme et conscience,
ne peut se satisfaire d’une simple causalité : par essence, il veut savoir dans quel
but il existe. Or, la plupart des systèmes religieux, ceux des siècles passés comme
ceux d’aujourd’hui, en sont réduits à ne répondre à cette question primordiale que
par des spéculations intellectuelles qui sont autant d’hypothèses heuristiques.
Autrement dit, on ne sait jamais jusqu’où peut mener une telle exploration, non
seulement de la psychologie individuelle mais aussi de l’inconscient collectif
répercuté, depuis des millénaires, par les générations successives et enfoui à tout
jamais dans une mémoire ancestrale qu’il est bien difficile de tenir pour
négligeable.
Alors, qu’en est-il de ces Élohîm dont l’expression est incontestablement
marquée par le pluriel ? Une fois de plus, la réponse n’est pas dans la Bible
hébraïque : elle y est seulement sous-tendue, la référence se trouvant dans les
textes babyloniens ou sumériens dont l’antériorité n’est plus à démontrer.
L’archéologie assyro-babylonienne a mis en évidence des êtres multiformes
(généralement effrayants) intermédiaires entre le divin et l’humain, dotés de noms
divers et constituant ce qu’on appelle des démons, d’un terme grec signifiant
« esprits doués de pouvoirs surnaturels ». Les Romains, pragmatiques et
matérialistes à l’excès, parlent de numina (singulier numen, du genre neutre),
désignant des forces présentes entre le visible et l’invisible. C’est sur ce concept
antique que s’est, semble-t-il, construite, par la suite, la notion chrétienne d’ange,
avec toute la hiérarchie symbolique qui a été élaborée autour de ce thème.
Si l’on comprend bien le terme d’Élohîm, apparaissant très tôt dans les
premiers versets de la Genèse, il s’agit non seulement du Yahvé créateur de
l’univers, mais de toutes les entités, matérielles ou spirituelles, générées par ce
créateur mystérieux et inconnaissable (et surtout ineffable) et qui sont autant
d’intermédiaires entre Lui et les créatures matérielles qui sont ses émanations.
Encore une fois, il faut insister là-dessus, Dieu, quel que soit le nom qu’on lui
donne, n’existe pas. Mais, par contre, il est ; ce sont les êtres vivants qui existent,
c’est-à-dire « qui sont sortis de lui ». D’où le fossé – tragique – qui a, au cours des
siècles, séparé d’une façon presque irrémédiable l’Être et l’Existant. Et
contrairement à ce qu’affirment certaines thèses indiennes, aussi bien dans le
brahmanisme contemporain que dans la religion issue du Véda primitif (thèses
reprises par certains métaphysiciens occidentaux, comme Spinoza ou
Schopenhauer), les êtres humains et tous les existants ne sont pas des parcelles du
divin dispersées dans l’espace, formulation éminemment « panthéiste », mais des
« créations » individuelles dans un cadre relatif et déterminé.
Si l’on veut comprendre la signification du terme pluriel Élohîm, il est
nécessaire de se souvenir que la création dite divine ne peut être que multiple.
L’Homme, en tant qu’être humain, n’est pas seul dans l’univers, en dépit de ce que
semblent prétendre les premiers versets de la Genèse, où Adam, entité charnelle
façonnée d’argile (le Glébeux, selon la traduction de Chouraqui), est présenté
comme ayant puissance et autorité sur tout ce qui existe en dehors de lui. Or, cet
« Homme », malgré les apparences et surtout à cause de l’ambiguïté du texte, n’est
pas au centre du monde, comme l’a trop longtemps affirmé l’exégèse judéo-
chrétienne : s’il représente effectivement une sorte de point ultime dans la
création de l’univers tel qu’il a été « imaginé » par Yahvé-Élohîm, il n’est qu’une
partie de cet univers, et c’est pour avoir soutenu cette évidence qu’en l’an 1600 de
l’Incarnation, le théologien italien Giordano Bruno a été brûlé comme hérétique –
avant d’être réhabilité, à la fin du XXe siècle, par une Église romaine sclérosée,
complètement dépassée par les événements et ne sachant plus « à quels saints se
vouer ». Cette notion d’appartenance à un univers multiforme n’était pourtant pas
nouvelle : elle se reconnaît aisément dans les théories gnostiques qui, au début de
l’ère chrétienne, ont tenté d’opérer une synthèse entre les spéculations les plus
anciennes de l’humanité et la « révélation » fournie par les Évangiles et les écrits
de la tradition chrétienne. L’essentiel de cette pensée gnostique peut être formulé
ainsi : le monde spirituel émane d’un principe premier, quel que soit le nom qu’on
lui donne, et quelle que soit sa place dans une chronologie mythique, mais par
l’intermédiaire d’êtres abstraits, les Éons, mot grec qui signifie « temps » et qui
exprime fort bien la relativité d’un univers matériel qui ne peut être perçu en
dehors du temps et de l’espace, c’est-à-dire dans le cadre d’une relativité et non
d’un absolu. C’est là où rien ne va plus, car le monde est imparfait, générateur de
troubles et de souffrances, voué à la mort, ce qui oblige à poser le problème de
l’existence du Mal, tant d’un point de vue métaphysique que matériel. Il ne suffit
pas d’introduire dans le débat un être supposé, comme Ahriman chez les Perses,
comme Loki dans les Eddas scandinaves, ou comme Satan (le Diable ou Lucifer)
chez les chrétiens, pour justifier la réalité du Mal, ou tout au moins pour se
dispenser de fournir une réponse cohérente. Au Moyen Âge, les Cathares, dont
l’origine gnostique ne fait aucun doute, avaient répondu à cette question en
reprenant la thèse selon laquelle toute matière demeure inintelligible,
inexplicable, et ne peut provenir que d’une erreur ou d’une chute, celle-ci ayant
été provoquée par un Éon spirituel dévoyé ou révolté. Dans cette optique, le
monde lumineux, le monde divin, ne pourra, selon les théories cathares, être
rétabli que lorsque la dernière âme aura été sauvée, c’est-à-dire lorsque aucune
substance matérielle, création mauvaise, donc anti-création, n’enfermera le
principe divin qui est en chacun des « existants ». Alors, les « existants »
redeviendront les « êtres » qu’ils étaient à l’origine, avant la chute, quelle que soit
l’importance qu’on puisse donner à celle-ci, et quelles que soient les
représentations qui en sont fournies dans les innombrables théogonies,
cosmogonies, épopées mythologiques, textes sacrés ou liturgiques de toutes les
religions, récits répandus à travers le monde depuis l’aube des temps, tout au
moins depuis que l’être humain, débarrassé des trois obligations fondamentales
(« se nourrir, se protéger et procréer »), a pris le temps de se poser des questions
sur sa présence dans l’univers.
Le pivot autour duquel se sont développées ces spéculations, autant
métaphysiques que mythologiques, est incontestablement la notion de chute : la
condition de l’existant humain, bien que privilégiée, est entachée d’imperfections.
C’est d’une logique implacable, puisque l’ensemble de l’univers est imparfait, c’est-
à-dire, étymologiquement, « non achevé ». Mais cette notion de chute ne se
justifie aucunement si l’on n’a pas recours à une cause. D’où la question : qu’est-ce
qui a provoqué la chute ? Et dans la presque totalité des traditions, la réponse est :
une révolte, ou plutôt la transgression d’un interdit. Tout se passe comme si
l’existant, quel que soit son degré hiérarchique dans l’ordre de la création, avait
dépassé certaines limites imposées par plus puissant que lui. La chute doit être
alors considérée comme un châtiment. C’est ce qui ressort de tous les récits
mythologiques.
Mais ce concept appartient également au domaine de la philosophie, dont les
spéculations les plus hardies font état d’un « enfermement » de l’être primitif à
l’intérieur d’une matière qui l’aveugle, l’empêche d’accéder à la réalité pure et le
contraint à errer parmi les méandres d’une relativité qui n’est autre que la vision
fragmentaire – et inversée – de ce qui est dans le monde supérieur, là où, selon
Platon, règnent les Idées pures dont les « existants » sont les reflets passifs. La
célèbre « allégorie de la Caverne » de Platon, contenue dans son dialogue sur la
République, témoigne de cette malédiction qui a frappé les humains. C’est
également ce qu’avaient enseigné les pythagoriciens, sinon Pythagore lui-même,
personnage plus mythique que réel, et dont les néoplatoniciens comme Plotin ou
Jamblique ont exploité les données les plus extrêmes. Cet « enfermement », que
ces philosophes se gardent bien de justifier par une cause précise, est le strict
équivalent des malédictions prononcées contre les humains par une ou plusieurs
divinités, comme cela apparaît dans tous les textes mythologiques qui ont servi de
base aux religions passées ou présentes. Et si l’on considère une divinité, quelle
qu’elle soit, comme « parfaite » les malédictions diverses prononcées par elle ne
peuvent être que la conséquence d’une transgression. À ce compte, tous les
existants sont des « révoltés de Dieu », soit parce qu’ils ont eux-mêmes commis la
transgression, soit parce qu’ils en partagent, par nature et par hérédité, la
responsabilité. Tel est le cas du judéo-christianisme, surtout à travers saint
Augustin, qui affirme que tout existant humain est sous le coup d’une malédiction
originelle dont il ne peut être délivré que par la « rédemption », celle-ci étant
l’œuvre même du dieu créateur.
Le tout est de savoir quelle a été réellement cette transgression et dans quelle
mesure elle n’était pas nécessaire pour l’évolution de l’univers et de tous ceux qui
le composent. Les religions se bornent à définir, parfois très différemment, une
« salvation » individuelle ou collective. Les philosophies tentent de justifier par le
raisonnement logique l’imperfection de cet univers en perpétuel devenir. Mais il
semble que la réponse se trouve dans les grands mythes de l’humanité, mythes
transcrits de façon spécifique selon les époques dans des récits décrivant des
événements incontrôlables, toujours situés aux origines, dans un illo tempore qui
se perd dans le brouillard et dont nous ne possédons plus le code qui permettait
de les comprendre. Mais comment se fait-il que l’humanité ait perdu ce code
d’accès ?
Platon, dans le Timée, ou du moins dans les fragments qui nous restent de ce
dialogue d’une importance considérable, donne une réponse qui vaut ce qu’elle
vaut mais qui paraît évidente à l’analyse. Il s’agit de Solon, le fameux législateur
d’Athènes, présenté en conversation avec des prêtres égyptiens de Saïs. Solon
aurait ainsi demandé aux prêtres de Saïs de lui parler de qu’ils pensaient de
l’origine du monde. Les prêtres lui auraient répondu : « Quand les Dieux, voulant
purifier la terre par les eaux, l’inondent d’un déluge, si les bouviers et les prêtres
sur les montagnes sont à l’abri du fléau, les habitants de vos cités sont entraînés
dans la mer. » Autrement dit, c’est toute une civilisation qui est détruite avec les
villes englouties. Seuls des bouviers ignorants et quelques prêtres, ermites sur la
montagne, échappent au sort commun. Et c’est sur eux que repose la renaissance
d’une civilisation. Ils sont les mainteneurs d’une tradition, mais, confrontés à des
conditions de vie qui ne sont plus les mêmes, et qui sont fatalement redevenues
primitives, ils peuvent perdre une grande partie de ce qu’ils savent, se contentant
d’en sauvegarder l’essentiel par quelques récits imagés. Ce serait donc, selon
Platon – et selon les sources qu’il utilise –, la cause première de cette perte d’un
code d’accès privilégié à la tradition primordiale. La leçon du philosophe grec est
très claire : pour en savoir plus, il faut remonter le plus loin possible dans le
temps.
Il est certain que ce retour aux origines peut nous faire comprendre, ou tout au
moins admettre, ce qui s’est passé antérieurement, « aux temps où les bêtes
parlaient » comme dans l’Âge d’Or, ou aux temps où le créateur et la créature
pouvaient dialoguer, comme il est dit dans la Genèse, ce qui revient à reconnaître
que la parole divine était compréhensible pour l’humain, et inversement. C’est là
que s’impose un autre concept, celui de révélation. Il s’agit de ce qu’on appelle
parfois la « parole perdue ». Tout se passe comme dans un ordinateur : les
informations qui y sont intégrées ont été balayées mais existent toujours dans la
« corbeille », même si celle-ci a été vidée de son contenu. Et, par des efforts
techniques défiant toute logique, ces informations peuvent être récupérées et
« restaurées ». C’est de cela qu’il s’agit lorsqu’on se penche sur le mythe. Même
inintelligible, il est présent dans ce domaine mystérieux que les psychanalystes
appellent, faute de mieux, l’inconscient. Et c’est encore plus évident lorsqu’on
parle des structures mentales que Jung, disciple déviant de Freud, qualifie
d’inconscient collectif, autrement dit une « mémoire collective et ancestrale »
contenue dans les gènes humains et qui se réfugie dans les plus basses couches de
la conscience, prête à en surgir à la moindre sollicitation. Cela constitue notre
héritage. Mais nous ne savons plus ce qu’il signifie, et surtout, nous ignorons la
façon de nous en servir.
Il faut donc, tel un informaticien chevronné et acharné qui restitue la mémoire
perdue – ou soi-disant perdue – d’un disque dur d’ordinateur, retrouver ces codes
oubliés à partir des images qui nous sont restées et tenter de restituer le discours
des origines. Ce n’est certes pas une tâche aisée, mais elle est passionnante, car
elle permet de plonger au plus profond d’un univers encore inexploré pour en
découvrir non seulement la causalité mais ce qui pourrait en constituer la finalité.
Il s’agit donc bel et bien, à travers les innombrables mythes qui font allusion à une
révolte contre Dieu, ou tout au moins à une révolte contre l’idée qu’on se fait de
Dieu dans un contexte déterminé, de réactiver une certaine histoire passée pour
mieux préparer les termes et les structures d’une histoire future qui, selon toute
évidence, ne peut être élaborée, puis écrite, que par le genre humain.
C’est un vaste projet qu’un seul homme ne peut mener à terme. Mais il faut
bien commencer et surtout savoir que toute connaissance est un éternel
commencement. Quand on fait grand cas de ce qu’on appelle une « initiation », on
devrait se référer au sens étymologique du mot : il signifie tout simplement
« début », « commencement » et, contrairement à une opinion malheureusement
trop courante, il ne comporte aucune connotation ésotérique ou « hermétique ». Il
n’y a pas de science « cachée », « secrète », réservée à des soi-disant élites
toujours autoproclamées, il n’y a qu’une seule et unique connaissance. Mais,
depuis l’événement symbolique – et fort énigmatique – de la tour de Babel, tel
qu’il est décrit dans la Bible, cette connaissance unique et primordiale a été
fragmentée en d’innombrables affirmations, chacune d’entre elles étant tenue par
son locuteur comme la Vérité absolue. C’est dire que cette fragmentation a été
catastrophique pour l’humanité qui, depuis lors, se déchire dans les pires excès de
l’intolérance, du sectarisme et finalement dans l’orgueil le plus détestable, celui de
l’existant humain qui se prend pour Dieu et veut éliminer, par la force ou par la
manipulation de l’esprit, tout ce qui lui semble s’opposer à ses convictions.
D’ailleurs, la Vérité (avec un grand V), qu’on ne doit pas confondre avec la
Réalité, par essence insaisissable et incommunicable, n’est en fait qu’un simple
constat opéré par la pensée humaine à propos d’un événement passé ou présent,
et même parfois futur. La Vérité ne peut en aucun cas être la Réalité. Elle n’est que
le reflet de cette Réalité entrevue ou, si l’on préfère, interprétée par la conscience
humaine. Elle est donc soumise à tous les aléas, pour ne pas dire les faiblesses, de
cette conscience, sans parler du handicap que peut constituer une information
déficiente ou fragmentaire qui risque souvent de faire illusion mais qui n’en est
pas moins restrictive. C’est pourquoi il est nécessaire d’être extrêmement prudent
quand on explore la mémoire collective de l’humanité. Cette mémoire contient
tout, c’est certain, mais il est difficile, voire impossible, d’en restituer le contenu,
c’est-à-dire de faire surgir au niveau du conscient ce qui est enfoui au plus profond
de l’esprit humain.
Mais comment connaître ce qui constitue l’inconscient humain ? D’abord, il
faut faire la différence entre l’inconscient individuel et l’inconscient collectif. Tous
deux sont en interaction permanente et ne peuvent exister l’un sans l’autre, mais
le premier, par sa nature unique, risque de fausser l’acquis du second. Et si
l’inconscient collectif recèle en fait la mémoire de l’humanité, ce que semble
démontrer la psychanalyse, il n’est pas du tout certain de retrouver cette mémoire
dans son intégralité. Sandor Ferenczi, l’un des plus brillants disciples de Freud, s’y
est essayé dans son essai intitulé Thalassa, en mettant en évidence le fait que
l’existence d’un individu reproduit l’existence de l’espèce. Mais est-ce suffisant
pour en arriver à des conclusions ? Cette « remontée » dans l’inconscient n’est
peut-être que le produit de notre imaginaire.
Certes, il existe des points de repère : ce sont des images concrètes transmises
soit par des récits répétés de génération en génération, soit par des
représentations de nature plastique, tels des peintures, des gravures, des signes
symboliques, en fait tout ce qu’on appelle des artefacts. Ces points de repère sont
essentiels, mais ils ne suffisent pas à nous faire pénétrer plus avant, tant est dense
et opaque le « flou artistique » qui recouvre la réalité des événements ainsi
sauvegardés. C’est par une sorte de décryptage patient qu’on peut espérer dissiper
certaines couches de ce brouillard. Mais ce décryptage, comme pour la célèbre
« Pierre de Rosette » qui permit à Champollion de comprendre les hiéroglyphes
égyptiens, doit s’appuyer sur des éléments de comparaison. Autrement dit, la
connaissance des récits mythologiques les plus anciens, des images concrètes les
plus archaïques, ne suffit pas si l’on ne dispose pas d’une certaine réserve
analogique, même si l’analogie, en tant que raisonnement philosophique (très
contesté d’ailleurs, parce que non scientifique), a ses faiblesses et ses limites. Il est
donc nécessaire d’étendre le plus loin possible et dans toutes les directions un
champ d’investigation à l’origine fort restreint, quitte à ne recueillir de cette
exploration qu’une information minimale, ou quitte à se contenter d’élaborer des
hypothèses susceptibles d’être abandonnées lors d’une expertise ultérieure.
Or, tous les récits, tous les textes, toutes les images qui nous sont parvenus au
sujet des révoltés de Dieu ont un contexte commun : chaque révolte est
immanquablement suivie d’un châtiment, ou au moins d’un avertissement, qui se
traduisent soit par une malédiction qui frappe le révolté, soit par une catastrophe
universelle qui concerne alors tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont
accepté, encouragé ou participé à cette révolte. Tel est le cas de la transgression
commise par Adam et Ève, révolte contre nature dont les conséquences,
apparemment désastreuses, ont été répercutées sur l’ensemble de la race
humaine. Mais il y a bien d’autres exemples comparables, tant dans les récits
mythologiques que dans l’histoire proprement dite. Et cette constatation, devenue
une évidence, oblige tout observateur de bonne foi à se demander comment et
pourquoi sont survenus des événements considérés comme catastrophiques et
bien sûr totalement injustifiés, sinon aberrants.
Or cette investigation à travers l’histoire de l’humanité, telle qu’elle apparaît
dans la tradition universelle, conduit à formuler deux réponses de natures
différentes. La première est métaphysique, voire religieuse : si un cataclysme
survient (tremblement de terre, ouragan, raz de marée, assèchement, déluge,
inondation, chute de météorite, épidémie, famine, etc.), c’est à la suite d’une faute
commise par les humains et sanctionnée par les « dieux ». La seconde réponse est
rationaliste : face à une catastrophe naturelle, l’esprit humain qui en ignore les
causes, et surtout ne les comprend pas, se laisse aller à l’interpréter comme une
punition envoyée par des êtres invisibles et tout-puissants. Et cette seconde
réponse suscite obligatoirement un commentaire sarcastique : ce sont les
« prêtres » – de n’importe quelle religion – qui inventent cette explication pour
mieux assurer leur pouvoir sur les peuples et les maintenir en état d’obéissance
passive. On retombe ainsi dans l’éternelle querelle du cléricalisme et de
l’anticléricalisme, qui repose sur le problème de l’existence ou de la non-existence
d’une divinité, une ou multiple, créatrice de l’univers et juge suprême de l’action
humaine.
La réponse rationaliste, qui est d’une logique implacable, est cependant fort
réductrice. En effet, on retombe dans l’explication évhémériste de toutes les
religions : les dieux n’existent pas, ce ne sont que des personnages historiques, des
« héros » auteurs d’actions mémorables, et qui, dans la mémoire populaire, ont
été haussés au rang de divinités. Donc, le culte des dieux est absolument identique
à celui des grands hommes de l’humanité, dont la mémoire est précieusement
conservée. Le Grec Évhémère était évidemment un matérialiste convaincu, mais
ce n’était pas le cas d’un autre Grec, Plutarque, que l’on connaît presque
uniquement comme moraliste et historien, mais qui était, on l’oublie trop, un
prêtre attaché à l’oracle de Delphes. Dans son traité sur l’Epsilôn de Delphes
(chap. IX), il concilie les théories matérialiste et spiritualiste d’une façon
remarquable : « La divinité est par nature incorruptible et éternelle, mais elle
[1]
subit certaines transformations par l’effet du destin et d’une loi inéluctable .
Tantôt par embrasement, elle change sa nature en feu et assimile toutes les
substances entre elles. Tantôt elle se diversifie en toutes sortes de formes, de
[2]
valeurs et d’états différents, comme c’est le cas actuellement , et elle constitue
alors ce que nous appelons le monde […] Quand les transformations du dieu
[3]
aboutissent à l’ordonnancement du monde, […] les sages désignent à mots
couverts le changement qu’il subit comme étant un arrachement et un
démembrement […] et ils racontent certaines morts et disparitions divines, puis
des renaissances et des régénérations – récits mythologiques qui sont autant
d’allusions obscures aux changements dont je parlais. » Ce texte admirable est à
méditer longuement.
Certes, suivant la doctrine officielle de l’Église catholique romaine, Plutarque
développe ici les éléments d’une méthode « comparatiste », ce que l’Église rejette
absolument. Certes, cette méditation sur les « métamorphoses de Dieu » n’est pas
sans rappeler les conceptions indiennes sur le cercle rythmique des créations,
allant de l’Akâça, la substance infinie d’où est tiré le Prâna (« énergie »), à la
mahâ-pralaya, la grande dissolution, comparable au Ragnarök (crépuscule des
dieux et fin du monde) de la tradition germano-scandinave, et cela jusqu’à
l’éclosion d’un nouvel « œuf cosmique » à partir duquel naîtra et se développera
un autre monde.
Mais ce texte de Plutarque met en valeur le rapport qu’on peut établir entre la
divinité, par essence spirituelle, qui ne peut se manifester que par des
phénomènes naturels et donc matériels. On en vient à considérer les
transformations du monde visible, c’est-à-dire de l’univers matériel, sinon comme
les métamorphoses de Dieu, du moins comme l’expression de sa volonté créatrice.
C’est supposer la présence de l’Esprit derrière la Matière. C’est aussi reconnaître la
primauté de l’Esprit sur la Matière, et surtout son pouvoir.
D’ailleurs, dans cette conception qu’on pourrait appeler spiritualiste, Plutarque
va encore plus loin. Dans un autre de ses écrits, son Dialogue sur la disparition
des oracles (chap. XVIII), il présente un de ses interlocuteurs qui vient d’aborder
dans une île du bout du monde où vivent de curieux personnages : « Peu après son
arrivée, il se produisit dans l’atmosphère un grand trouble […]. Les vents se
déchaînèrent et un violent orage éclata. Quand le calme fut revenu, les habitants
de l’île lui dirent que l’un des êtres supérieurs venait de disparaître. […] De même
qu’une lampe allumée ne cause aucun désagrément mais peut, en s’éteignant,
incommoder beaucoup de gens, ainsi les grandes âmes, tant qu’elles brillent, ont
un éclat qui n’est pas nuisible mais au contraire bienfaisant, tandis qu’au moment
où elles s’éteignent et périssent, souvent leur fin suscite les vents et la tempête. »
On ne peut que penser au récit évangélique de la mort du Christ, lorsque la terre
tremble, l’obscurité envahit l’espace et le voile du Temple se déchire…
Si l’on admet en effet l’existence de puissances invisibles, et par conséquent
insaisissables par nos sens, si l’on admet l’existence d’un monde spirituel non
incarné, d’un autre monde concomitant (à l’image de ce que les ouvrages de
science-fiction appellent la « quatrième dimension »), on ne peut qu’aboutir à
cette conclusion : le monde invisible n’est perçu que lorsqu’il se manifeste à
travers des formes concrètes accessibles aux sens limités des humains. Tel est,
dans le dogme chrétien de la Trinité, le rôle de Jésus-Christ, qui est la totalité de
Dieu, mais qui, par l’incarnation, devient accessible et compréhensible au genre
humain. Et lorsqu’on projette ce schéma sur les récits des grands cataclysmes de
l’univers, au cours des millénaires de l’histoire de la Terre, on est en droit
d’affirmer que ces cataclysmes et autres phénomènes présentés comme
« naturels » peuvent être la manifestation d’une volonté supérieure utilisant des
moyens matériels pour se faire comprendre d’une humanité enfermée dans les
limites de la matière et incapable de saisir l’essence d’un message. La « saisie » de
l’abstraction a ses limites, et ce qu’on nomme maintenant la mathématique,
science pure par excellence, n’est qu’un code d’accès privilégié à une connaissance
complexe qui échappe à l’esprit humain.
Autrement dit, cet esprit humain, prisonnier des contingences que la Matière
lui impose, a besoin d’images concrètes pour pénétrer l’abstrait. On retrouve ici le
thème développé par Platon dans son « allégorie de la Caverne ». Dans la
mythologie grecque, si tant est qu’on la connaisse vraiment – ce que niait
formellement Georges Dumézil –, les dieux prennent forme humaine pour se
manifester aux hommes. Et dans la tradition judéo-chrétienne, en dehors de
Moïse sur le Sinaï qui se trouve en contact direct avec Yahvé (à travers un buisson
ardent !), ce sont des « messagers » qui interviennent auprès des hommes pour
leur délivrer la parole divine, ces mystérieux anges qui sont les intermédiaires
entre le visible et l’invisible, entre le relatif et l’absolu, entre l’existant et l’Être. Et
ces messagers sont toujours présentés sous une forme humaine. Est-ce une façon
comme une autre de présenter ce qui n’est pas communicable ? Ou est-ce
réellement ce qu’on appelle parfois une « matérialisation » d’entités d’essence
spirituelle qui, pour communiquer avec les humains, utilisent ce dont ces derniers
disposent ?
Nous sommes « des paquets d’existants » jetés au hasard sur la Terre, disait
Jean-Paul Sartre. En tant que farouche agnostique, refusant toute référence aux
« Idées pures » de Platon, il prétendait que seule l’existence conduisait à une
« essence ». Il n’avait peut-être pas tort dans la mesure où la définition de
l’humain, si l’on se réfère à la Genèse, passe par le fameux repos du septième jour
où Yahvé-Adonaï se retire de la Création et devient donc, comme le disaient les
Romains, un deus otiosus qui laisse la créature continuer le monde dont il lui a
donné la maîtrise. Partager cette opinion, c’est nier un « Dieu Providence » qui est
pourtant une notion essentielle du christianisme. Mais c’est aussi refuser de
reconnaître une intervention divine à l’origine des phénomènes naturels, aussi
bien à propos du déluge que de la traversée de la mer Rouge par les Hébreux
fuyant les troupes du Pharaon. Alors, quelles réponses donner à toutes les
questions qui se posent ?
La méthode dite comparatiste comporte bien des dangers, car elle peut ouvrir
la voie à tous les délires d’une imagination exacerbée. De toute façon, les faits,
comme les individus, sont uniques. Les relier entre eux arbitrairement constitue
un jeu dangereux, puisqu’il s’agit d’un puzzle dans lequel bien souvent les pièces
mélangées sont informes. Mais que faire d’autre pour essayer de comprendre,
sinon se lancer hardiment dans cette aventure ? Car toute projection de l’esprit
dans les ténèbres du mystère débouche fatalement sur une parcelle de lumière.
Enquêtes
1
-
La révolte des anges

La croyance en l’existence d’une multitude d’entités invisibles intermédiaires


entre les dieux et les hommes est présente dans toutes les traditions, qu’elles
soient orales ou écrites. Ces entités auxquelles on donne des noms, qui sont autant
de symboles, sont parfois bienfaisantes, aidant et conseillant les humains, leur
délivrant le message divin, mais parfois maléfiques, s’acharnant à détruire
l’harmonie du monde et à entraîner les existants dans les pires vicissitudes. C’est
ainsi que, dans de nombreux récits mythologiques, il sera question de « génies »
ou simplement d’esprits très indéterminés, comme les numina romains, tandis
que, dans la tradition judéo-chrétienne (comme dans la religion musulmane qui, à
l’origine, en découle), on admet la présence subtile à travers l’univers d’entités
bonnes, les anges, et d’entités mauvaises, les démons. Cette terminologie est pour
le moins confuse et mérite quelques éclaircissements.
Étymologiquement, le mot « ange » provient du grec aggelos (devenu en latin
angelus, mais probablement issu d’un terme sémitique la’ak) et signifie
« messager », « envoyé ». L’ange est considéré comme porteur de la parole divine
et protecteur des humains. C’est ce qui apparaît nettement dans le Livre de
[4]
Tobie ou dans le Nouveau Testament lorsque Jésus, après avoir été tenté par
l’ennemi au désert, est servi par les anges. Mais le mot « démon », qui provient du
grec daïmôn, n’avait pas à l’origine un sens péjoratif : il désignait simplement une
entité spirituelle indépendante des dieux et, comme le démontre le célèbre
« démon de Socrate », une sorte d’initiateur et d’inspirateur analogue à l’ange
judéo-chrétien. Ce n’est que beaucoup plus tard, au moment de la christianisation
du monde occidental, que le terme a fini par désigner exclusivement un « mauvais
esprit », ou plutôt un « esprit du mal » sans doute par contamination avec les
traditions assyro-babyloniennes ou iraniennes qui représentent généralement les
démons comme des monstres horribles et répugnants, en tout cas dangereux.
Les génies et les esprits appartiennent à une terminologie encore plus vague, et
l’on a toujours eu tendance à les confondre. Quelle différence, en effet, entre le
« génie de la forêt », souvent mis en scène dans les contes populaires, et un
« esprit de la forêt » qui n’est qu’une tentative d’explication de la force végétale
haussée au rang de puissance surnaturelle ? La mythologie des Grecs et des
Romains est peuplée de « sylvains », de « sylphides », de « nymphes », de
« tritons » et autres « néréides », sans parler des fameuses « sirènes » qui ne sont
pas, contrairement à ce qu’on pense, des entités aquatiques mais guettent les
navigateurs pour les faire échouer sur les rochers où elles se tiennent. Tous ces
êtres fantastiques ne sont que des formes données par les humains à des
« esprits » qui sont peut-être des puissances réelles, mais qui, par essence, ne sont
pas représentables.
Le mot « esprit » provient du latin spiritus et désigne tout ce qui n’est pas
matériel, donc tout ce qu’on ressent comme existant mais qui n’est pas accessible
aux sens. L’équivalent grec est noos, qui semble bien correspondre à l’hébreu
ruah, signifiant « souffle » et, par extension, « vie ». C’est dans ce sens qu’il faut
considérer l’Esprit Saint tel qu’il est décrit dans la tradition chrétienne. Encore
cette description est-elle réductrice, car l’Esprit Saint de la Trinité chrétienne est
aussi un « incitateur », un « professeur », littéralement un « provocateur ». Et ce
n’est pas sans raison qu’on l’a représenté sous forme de langues de feu lorsqu’il a
été envoyé sur les apôtres, le jour de la Pentecôte afin de leur conférer le « don des
langues ». L’esprit est en effet le « feu divin » qui anime et transforme les êtres et
les choses. C’est là où l’esprit est également le génie : le mot « génie », issu du latin
genius et qui désigne dans la tradition romaine une entité indéfinissable nommée
auparavant numen, se rattache à une racine indo-européenne qui a donné le verbe
grec gignomai et le verbe latin nascor, littéralement « je nais ». Or cette racine,
signifiant indubitablement la « naissance », est liée aux termes qui expriment
l’idée de connaissance, gnosis en grec (« savoir, connaissance »), cognosco en
latin (« je sais, je connais »). Tout se passe comme si la « connaissance » était
intimement dépendante de la « naissance », ou inversement. Et, ce qui est le plus
étrange, le verbe latin nascor est déponent, c’est-à-dire que, malgré sa forme
passive, il a un sens actif. On peut en tirer cette conclusion : nous naissons
passivement, mais par notre naissance, nous avons accès à la connaissance. À ce
moment du questionnement, il est impossible de ne pas faire référence à l’épisode
de l’arbre de la Connaissance, car la transgression commise par Adam et Ève,
quelles qu’en soient les conséquences, débouche sur la connaissance et équivaut à
[5]
une véritable naissance . Mais quel est donc cet esprit, ou ce génie, qui a
suggéré à Ève de transgresser l’interdit ? À l’analyse objective du texte de la
Genèse, on s’aperçoit que le Serpent n’est pas un ange, encore moins un démon : il
n’est qu’une « créature » incarnée, mais rusée, c’est-à-dire douée de
[6]
connaissance .
Les anges, les démons, les génies et les esprits ne sont pas des créatures
incarnées, même si parfois ils peuvent prendre forme humaine pour intervenir
dans certaines circonstances et se manifester ainsi aux existants. Ce sont
réellement des intermédiaires entre le Créateur, quel qu’il soit, et les créatures
incarnées. Alors pourquoi faut-il qu’il y ait des intermédiaires bénéfiques et
maléfiques ? Pourquoi Dieu qui, par principe, ne peut être que parfait quel qu’il
soit, a-t-il créé des êtres imparfaits, donc mauvais. La question n’est pas
seulement théologique. Elle ressort également de la métaphysique et tout
simplement du regard que les humains peuvent projeter sur un univers en
perpétuelle mutation.
Il y a deux réponses possibles à cette question. Ou bien ces êtres imparfaits
qu’on nomme les démons existaient de tout temps, coexistaient par conséquent
avec le dieu parfait et ses anges, ou bien ces êtres imparfaits ont été créés par
Dieu, tout comme les anges, mais étant donné qu’ils étaient doués de liberté, ils
ont choisi délibérément de se séparer de Dieu. C’est pourquoi on est en droit
d’évoquer une hypothétique « révolte des anges ».
La religion iranienne, du moins celle qu’on appelle le mazdéisme, prêchée
probablement au VIIe siècle avant notre ère par le réformateur Zarathoustra
(Zoroastre), issue de la même religion primitive indo-européenne qui a donné
aussi le brahmanisme, a choisi la première réponse. En effet, si l’on en croit
l’Avesta, recueil de livres sacrés mazdéens, il existe deux principes qui s’opposent
fondamentalement. L’un est le « bon dieu » Ormuzd (ou Ahura-Mazdâ,
littéralement « Seigneur grand Sage »), et l’autre, le génie du mal, Ahriman. Ces
deux principes sont en guerre perpétuelle, même si Ormuzd est décrit comme
supérieur, et cette guerre durera jusqu’à la fin du monde. Ce sera alors le triomphe
définitif d’Ormuzd, mais non l’anéantissement d’Ahriman, car celui-ci doit être
réintégré dans l’unité divine absolue. Cette conception dualiste de l’univers et des
forces invisibles qui l’animent se retrouvera plus tard dans le manichéisme, dans
[7]
les thèses gnostiques et bien entendu chez les Cathares . Et c’est ce que
développera Victor Hugo dans son étrange et remarquable poème, La Fin de
Satan, affirmant qu’à la fin des temps, Satan sera sauvé par l’Ange Liberté, né
d’une plume de ses ailes, perdues au moment de sa chute dans l’abîme.
Ce dualisme apparaît également dans la religion indienne la plus ancienne,
telle qu’on la connaît par le Rig-Veda, et qui est bien différente du brahmanisme
classique et de l’hindouisme moderne. Il s’agit d’un couple, ou plutôt d’un « duo »
divin constitué par Mitra, le dieu législateur, gardien de l’ordre cosmique, dieu des
« contrats », donc de la stabilité, et de Varuna, dieu magicien perturbateur mais
non hostile : en effet, Mitra et Varuna ne se font pas la guerre, bien au contraire ils
se complètent l’un l’autre, démontrant ainsi que le monde ne peut subsister que
[8]
par une perpétuelle évolution . C’est cette conception qu’on décèle dans la
tradition chrétienne issue de l’Apocalypse, à propos de la lutte entre l’archange
saint Michel et le « Dragon des profondeurs » : cette lutte acharnée et constante
n’est en fait que le maintien d’un équilibre entre deux forces dont aucune ne doit
[9]
dépasser des limites précises au-delà desquelles tout risque de s’effondrer. Le
monde visible, incarné, donc relatif, ne peut exister que par une sage opposition
des contraires. Sinon, ce monde serait absolu et équivaudrait au néant.
Cette opposition est bien reconnaissable dans ce que l’on connaît, grâce aux
Eddas, de la religion des anciens peuples germano-scandinaves. En effet, dans le
[10]
chaos originel, il y a un affrontement entre deux mondes, celui du Nifleim ,
qui est l’empire de la glace éternelle, et celui du Muspelheim, qui est l’empire du
feu. C’est la rencontre entre ces deux éléments qui a provoqué l’apparition de
gouttes d’eau, donnant elles-mêmes naissance à l’hybride Ymir, ancêtre de tous
les dieux, de toutes les entités, de tous les existants. Mais cette lutte entre deux
éléments contraires se poursuivra jusqu’à la fin du monde, car elle est inéluctable
et aucun des grands dieux, qu’il soit « bon » comme Odin-Wotan, ou « mauvais »
comme Loki (le Satan germano-scandinave), et quelle que soit sa puissance, n’est
capable d’en enrayer le cours inexorable.
Cependant, la plupart des traditions mythologiques ou religieuses privilégient
la seconde réponse, à savoir que les entités maléfiques sont des créatures, douées
de liberté, d’une divinité primordiale contre laquelle elles se sont révoltées dans
des conditions quelque peu mystérieuses. Autrement dit, à l’origine, ces créatures
spirituelles n’étaient ni bonnes ni mauvaises, elles étaient les deux, et c’est par
choix qu’elles se sont mises au service du « Mal » et des Ténèbres, tandis que
d’autres se sont engagées dans le « Bien » et la Lumière. D’où une lutte farouche
entre deux clans, parfois provisoire et pouvant se terminer par une réconciliation,
sinon une soumission.
Il semble que ce soit le cas dans la Bible hébraïque, si l’on en croit le très
étrange – et finalement très inquiétant – Livre de Job. Le texte nous fait assister à
une véritable assemblée générale des créatures célestes : « Et c’est le jour, les fils
d’Élohîm viennent se poster devant Iahvé-Adonaï. Mais le Satan vient aussi avec
eux. Iahvé-Adonaï dit au Satan : D’où viens-tu ? Le Satan répond à Iahvé-Adonaï
et dit : De naviguer sur terre et d’y cheminer » (I, 6-7, trad. Chouraqui). Si l’on
comprend bien, le « Satan » a ses entrées devant l’Éternel, ce qui n’est guère
conforme à la doctrine chrétienne due aux Pères de l’Église, selon laquelle le
châtiment suprême de Satan – ainsi que de tous ceux qui pactisent avec lui – est
d’être privé de la vision de Dieu. Quoi qu’il en soit, le récit biblique insiste sur la
présence de l’Ennemi à cette assemblée. Et cela va même très loin, car c’est Yahvé
lui-même qui provoque Satan à propos de Job le Juste et va jusqu’à lui proposer
un pari quelque peu scandaleux qu’on pourrait qualifier de « partie de poker
menteur » (Job, I, 8-12 et II, 1-7). Certes, Satan ne gagne pas cette partie, puisque,
après les nombreuses et douloureuses épreuves subies par Job, Yahvé consacre la
victoire de ce dernier et triomphe devant l’Adversaire, mais on ne peut s’empêcher
de penser que le jeu aurait très bien pu tourner autrement et consacrer la victoire
de celui dont le nom hébraïque signifie « accusateur ».
L’essentiel à retenir du texte du Livre de Job est que le « Satan » appartient
toujours à la cohorte des « fils d’Élohîm » et qu’il y a sa place. On trouve
l’équivalent de cette situation dans la tradition germano-scandinave, où le
personnage de Loki est un des dieux Ases, bien qu’il soit un personnage
malfaisant, fauteur de troubles, de rivalités et de trahisons et, en dernière analyse,
responsable du Ragnarök : il est en effet le rassembleur de toutes les puissances
malfaisantes et un éternel « accusateur » au sein même de la communauté
[11]
divine . Il est proprement et étymologiquement le diable, c’est-à-dire « celui
qui se jette en travers » du chemin que doivent parcourir tous les existants,
spirituels autant que matériels. Créature du dieu primordial, il ne peut être
anéanti, car le dieu primordial ne peut nier sa création sans se nier lui-même. Il
faut donc composer avec lui et lui assigner son rang et ses prérogatives dans la
hiérarchie des entités supérieures. Mais son libre arbitre n’explique pas
complètement le fait qu’il se soit voué au mal et à la destruction. Il faut donc
supposer qu’à un certain moment de l’histoire mythique, ce personnage est entré
en conflit avec le Père, comme dirait un psychanalyste. Il y a donc eu révolte
contre l’ordre établi.
Cette révolte apparaît dans de nombreuses mythologies. D’après la Théogonie
du poète grec Hésiode, texte malheureusement plus « littéraire » que
fondamental, une race de Géants (ou de Titans, car dans les récits grecs, la
terminologie est bien confuse) fut engendrée par Gaïa, la déesse Terre. Certains de
ces Titans devinrent des dieux, résidant sur les hauteurs du mont Olympe, tels
Khronos, puis Zeus et ses frères et sœurs, constituant le panthéon classique gréco-
romain. Jaloux des prérogatives de ces dieux, les Titans tentèrent d’escalader le
ciel pour provoquer les hôtes de l’Olympe. Ils entassèrent des montagnes les unes
sur les autres. Mais les dieux furent vainqueurs. Cependant, et c’est là que la plus
grande confusion règne dans les récits mythologiques grecs, les Géants voulurent
venger les Titans et se lancèrent à leur tour contre les dieux dans une lutte
acharnée qu’on appelle la « gigantomachie ». Or Gaïa avait donné aux Géants une
herbe qui les rendait invulnérables. Mais Zeus éteignit le soleil et la lune, et profita
de l’obscurité pour cueillir cette herbe, moyennant quoi les Géants furent tous
massacrés.
On retrouve ces « géants » diaboliques, révoltés contre les dieux, dans la
mythologie germano-scandinave, puisque ce sont eux qui menacent sans cesse
Asgard, le domaine des dieux et qui, juste avant le Ragnarök, seront rassemblés
par Loki et contribueront à la destruction du monde par le feu et par l’eau. On les
retrouve également dans la mythologie celtique telle qu’elle est évoquée dans les
récits irlandais : ce sont les Fomoré, monstres mystérieux qui perturbent
systématiquement l’harmonie que tentent d’établir les dieux et les hommes sur la
[12]
terre d’Irlande .
La tradition mythologique assyro-babylonienne, qui a bien souvent influencé
celle des Hébreux, se fait l’écho d’une révolte contre les divinités primordiales,
notamment dans l’épopée qu’on intitule Enouma Elish. Le héros en est le roi-dieu
de Babylone, Mardouk, et le texte raconte comment il a pu accéder au pouvoir
suprême après une guerre inexpiable contre des dieux rebelles, et comment il s’est
cru, à ce moment-là, obligé de remodeler le cosmos. Cela n’est pas sans rappeler
d’autres mythes sémites, plus particulièrement ceux du pays de Canaan, où se sont
établis, après l’exode, les Hébreux. Certes, cette mythologie cananéenne est
confuse, parce que morcelée, répartie en d’innombrables variantes selon les
tribus, mais un thème y apparaît comme dominant. Le dieu principal est El, qui a
[13]
beaucoup de traits communs avec le dieu Enlil des Mésopotamiens et avec les
dieux grecs Ouranos et Khronos. Il est à la fois père et créateur, parfois guerrier,
mais le plus souvent représenté comme celui qui détient la connaissance et assure
l’harmonie et la justice. Or, dans les versions ougaritiques du mythe, il est relégué
au second plan par le jeune Baal au terme d’une lutte acharnée avec celui-ci. El est
proprement castré, comme le sera Ouranos dans la tradition grecque. Il appelle au
secours ses deux fils, Yam et Mot. Ce dernier tue Baal, mais se fait déchiqueter par
la déesse Anat. Tout s’arrange avec la résurrection de Baal et la reconstitution du
corps de Mot. C’est une réconciliation générale : dans sa sagesse, El a compris que
sa défaite était le signe d’un ordre nouveau qu’il doit faire respecter en sa qualité
de divinité primordiale. Ainsi, Baal régnera pendant les périodes de fertilité, et
Mot pendant les mois de sécheresse et de stérilité.
Il y a là des similitudes évidentes avec la tradition grecque. Le dieu primordial
est donc Ouranos, le « Ciel », équivalent de l’Indien Varuna. Avec Gaïa, la
« Terre », il engendre les Cyclopes, les Titans et les Géants. Mais, imbu de son
pouvoir et craignant de le perdre, il enferme ses enfants dans le sein de la Terre.
Alors, l’un de ses fils, le Titan Khronos, poussé à la révolte par Gaïa elle-même,
engage la lutte contre lui, le détrône et le châtre. Khronos épouse sa sœur Rhéa,
qui est aussi une représentation de la Terre, mais d’une Terre déjà fertile et non
plus brute. Avec elle, il engendrera une troisième génération de dieux, les
Olympiens. Mais, afin de ne pas être détrôné par l’un d’eux, comme un oracle
l’avait prévu, il dévore tous ses enfants. Cependant, Rhéa sauve Zeus en faisant
avaler à Khronos une pierre entourée de langes. Zeus, élevé secrètement en Crète,
finira par se révolter contre son père, le castrera et l’obligera à vomir les enfants
qu’il avait avalés : ainsi naissent véritablement les dieux olympiens qui se
partagent le Ciel et la Terre sous l’autorité suprême de Zeus le « Foudroyant ».
Quant à Khronos, il est contraint à l’exil. Selon les versions, il s’installe quelque
part vers l’Ouest, soit dans le Latium où il deviendra le paisible Saturne de l’Âge
d’Or, soit dans une île merveilleuse en plein océan qui n’est pas sans évoquer la
célèbre « île des Pommiers » (Insula Pomorum, Émain Ablach, Avalon) de la
tradition celtique tardive.
Ces récits mythologiques appellent bien des remarques. Les révoltes et les
usurpations de pouvoir sont nettement à l’image des phénomènes cosmiques qui
marquent des changements dans l’ordre du monde, et dont Plutarque
reconnaissait qu’ils se traduisaient par des « fables » inventées par les « sages ».
L’exemple le plus caractéristique est un mythe des Lettons, peuple indo-européen,
à propos du soleil et de la lune. La lune, divinité mâle, épouse le soleil, divinité
femelle, et tous deux engendrent de nombreux enfants : les étoiles. La lune s’étant
révoltée contre son épouse, le soleil la poursuit sans relâche dans le ciel dans
l’intention de la couper en morceaux avec son épée. Mais la lune est immortelle et
renaît sans cesse. Ainsi sont expliquées les différentes phases de la lune. Ainsi est
justifié ce qui semble être une course perpétuelle entre les deux astres. Cette
allégorie est remarquablement claire dans sa démonstration.
Mais il y a bien d’autres allégories de ce genre dans toutes les traditions.
Souvent, un animal mange le soleil ou la lune, ce qui est supposé expliquer les
éclipses. Les orages sont également provoqués par des dieux irrités, tels le Zeus
grec (ou le Jupiter tonnant des Latins), l’Adad babylonien, maître des pluies, des
vents et de la foudre, le Thor germano-scandinave qui parcourt le ciel orageux sur
un char tiré par des boucs, ou encore l’Indra de l’Inde védique, lui aussi maître de
la foudre, et chevauchant le cheval-soleil. Selon les mythographes grecs, la Terre et
le Tartare enfantèrent un monstre mi-homme, mi-dragon, Typhon. Il se révolta
contre Zeus qui, pour le châtier, le foudroya et jeta sur lui le volcan Etna. Les
flammes qui surgissent du cratère de l’Etna sont donc les manifestations de la
fureur de Typhon prisonnier. Quant aux comètes et aux étoiles filantes, elles sont
bien souvent considérées comme des divinités qui viennent visiter la Terre, ou
simplement avertir les humains que leur patience est à bout. Ces allégories
réalistes et rationalistes ne sont que des « images » qui permettent de mémoriser
plus aisément certains événements ou certains moments de l’histoire de l’univers.
Elles n’expliquent absolument rien, car elles se contentent de transcrire – parfois
de façon très poétique – des observations quasi scientifiques. Et tenter
d’interpréter les récits mythologiques comme des « comptes rendus » de
phénomènes géologiques, climatiques ou sidéraux, conduit parfois non seulement
[14]
à des raisonnements simplistes, mais à des délires incontrôlables .
Cela dit, la révolte ou, si l’on préfère, la chute des anges, demeure un mystère
impénétrable. S’il est question d’innombrables luttes entre les différents clans des
entités divines dans la presque totalité des récits traditionnels de l’humanité, il n’y
a strictement rien, dans la Bible hébraïque, qui en fasse la moindre mention.
L’existence des « démons » n’y est pas niée, bien au contraire, mais la révolte
supposée de ces entités spirituelles contre le dieu créateur paraît être ignorée des
rédacteurs successifs de ces textes sacrés. Un seul élément, contenu dans deux
versets de la Genèse, concerne les événements censés s’être déroulés avant le
déluge :
« Les fils des Élohîm voient les filles du Glébeux [Adam] : oui, elles sont bien.
Ils se prennent des femmes parmi toutes celles qu’ils ont choisies » (VI, 2, trad.
Chouraqui).
« Les Néphilîm sont sur terre ces jours et même après : quand les fils des
Élohîm viennent vers les filles du Glébeux, elles enfantent pour eux. Ce sont les
héros de la pérennité, les hommes du Nom » (VI, 4).

Il est opportun de comparer cette traduction qui tente de restituer l’essence de


la langue des Hébreux, presque mot à mot, avec celle qui est généralement
adoptée par les chrétiens :
« Les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles et ils prirent
pour femmes toutes celles qui leur plurent. »
« Les géants étaient alors sur la terre en ces jours-là et encore après lorsque les
fils de Dieu s’unirent aux filles de l’homme et qu’elles leur eurent engendré des
enfants. Ce sont les héros des temps anciens, hommes au grand renom. »

Il faut ajouter que l’exégèse chrétienne interprète officiellement « fils des


Élohîm » ou « fils de Dieu » comme signifiant les descendants de Seth, et « filles
du Glébeux » ou « filles de l’homme » comme étant la lignée de Caïn. Or, rien ne
permet d’en arriver à une telle conclusion, celle-ci étant d’une absurdité totale
dans ce contexte où la Terre est peuplée conjointement par les descendants de
Seth (successeur d’Abel) qui sont des pasteurs nomades, et ceux de Caïn qui sont
des agriculteurs et des artisans sédentaires. Le sens de ces deux versets est très
clair : « les fils des Élohîm » sont des entités spirituelles célestes qui descendent
s’unir à des femmes terrestres parfaitement incarnées. Ainsi apparaît d’ailleurs un
concept qui se développera au Moyen Âge : celui des fameux « incubes », ces
démons mâles qui s’accouplent sournoisement avec des femmes.
De plus, il ne s’agit nullement ici de la révolte du grand archange Satan telle
qu’elle est évoquée dans le christianisme, sous la pression des thèses répandues, à
partir d’Alexandrie, par différentes sectes gnostiques au cours des deux premiers
siècles de notre ère. Il s’agit bel et bien d’une « chute » : les anges abandonnent
leur état angélique de nature spirituelle pour devenir des humains incarnés. Cela
n’est pas sans rappeler les doctrines pythagoriciennes, celles du néo-platonisme,
et bien entendu celles des gnostiques et des Cathares, à propos de l’enfermement
des âmes dans des corps matériels. L’ambiguïté de ces deux versets de la Genèse
est totale, même si la chute des anges a été reprise dans un texte plus récent (et
qui a été rejeté de leur corpus canonique aussi bien par les juifs que par les
chrétiens) : l’étrange et confus Livre d’Énoch. Il est attribué à l’un des premiers
patriarches, père de Mathusalem, qui aurait vécu trois cent soixante-cinq ans
(Gen. V, 18-25), mais n’est qu’une compilation de différentes traditions orales,
rédigée en araméen ou en hébreu au IIe siècle de notre ère, et dont on possède
encore une traduction en copte et une autre en vieux slavon.
En fait, c’est seulement dans les écrits néo-testamentaires que se précisent des
éléments, encore bien fragmentaires, sur la lutte entreprise par l’Ennemi et ses
anges rebelles contre Dieu et ses créatures. L’essentiel se trouve dans l’Apocalypse
attribuée à l’apôtre Jean, et qui est probablement l’un des plus anciens textes
véritablement chrétiens : « Et c’est la guerre au ciel. Mikhaël et ses messagers font
la guerre au dragon. Le dragon et ses messagers guerroient mais ils ne sont pas les
plus forts ; leur lieu ne se trouve même plus au ciel. Il est jeté, le dragon, le grand,
le serpent, l’antique, appelé diable et Satan, l’égareur de l’univers entier. Il est jeté
sur la terre et ses messagers sont jetés avec lui. » (Ap. XII, 7-9, trad. Chouraqui.)
Il convient de décrypter le plus honnêtement possible ce texte. L’Apocalypse
n’est pas forcément, comme on l’entend généralement, une prophétie sur l’avenir.
Étymologiquement, le mot signifie « révélation », et il est bien certain que cette
révélation peut concerner aussi bien le passé que l’avenir. Les cataclysmes décrits
à travers toute l’œuvre ont peut-être été vécus depuis la nuit des temps. Le
[15]
rédacteur parle toujours au présent , ce qui est normal puisqu’il s’agit d’une
« vision ». Il décrit donc ce qu’il voit dans l’instant, à la façon d’un film qui se
déroule sous ses yeux. Il ne dit pas quand se passent les événements dont il est le
témoin et, trop absorbé par sa vision, il ne pense même pas à dater ce qu’il relate.
Pour lui, cela semble n’avoir aucune importance, son but essentiel étant de
démontrer que l’univers est soumis à d’incessants bouleversements dont la cause
première est évidemment Satan, le perpétuel Dragon qui a engagé contre Dieu un
combat qui durera jusqu’à la fin des temps.
Dans cette optique, il n’est pas absurde de considérer le court récit sur la guerre
de l’archange Michel et ses anges fidèles contre Satan et ses affidés comme
rendant compte d’une situation primordiale, en cet illud tempus, ce temps des
origines, auquel font référence les traditions universelles. Ce n’est pas au 1er siècle
de notre ère, au large de Patmos, que se déroule cette guerre, ni plus tard en ces
lieux ou ailleurs, mais autrefois, au moment même où Satan, pour quelque raison
que ce soit, s’est révolté contre Dieu et a entraîné avec lui une multitude d’anges.
Et c’était bien entendu à Michel, dont le nom hébreu signifie « qui est comme
Dieu », de prendre la tête des « armées » d’anges demeurés fidèles au Créateur et
de combattre sans pitié l’accusateur, puisque telle est la signification du nom de
Satan. Et le texte précise bien que le lieu où sont maintenant Satan et les siens
« ne se trouve même plus au ciel ». Cela prouve qu’auparavant, ils étaient dans le
ciel. Ainsi se dessine le thème devenu très littéraire de la chute de Lucifer dans les
Ténèbres.
Mais ces Ténèbres sont localisées sur la Terre, le texte est précis sur ce point.
La brève description du dragon Satan ne l’est pas moins : « Et voici un grand
dragon, un rouge. Il a des têtes, sept, et des cornes, dix, et sur ces têtes sept
diadèmes. Sa queue traîne le tiers des étoiles du ciel : il les jette sur la terre » (XII,
3-4.) Tout cela est bien étrange. D’abord, ce dragon fait penser à la tradition
grecque de l’Hydre de Lerne, combattue victorieusement par Hêraklès qui joue en
fait le même rôle que l’archange Michel. Ensuite, il y a le détail du tiers des étoiles
que Satan jette sur la Terre. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? La tentation
est grande d’interpréter cette « guerre dans le ciel » comme la réminiscence d’un
bouleversement cosmique, telle l’explosion d’une supernova ou l’approche d’une
comète qui aurait, à un moment donné de l’histoire géologique, menacé toute vie
sur la Terre. Le fait que le récit insiste sur l’apparition d’une femme (« enveloppée
de soleil, la lune sous ses pieds », XII, 1) sur le point d’accoucher et que poursuit le
dragon dans le but de lui dévorer son enfant serait de nature à valider cette
interprétation rationaliste. Mais il faut se méfier des textes apocalyptiques : ils
sont volontairement obscurs (à cause des censures exercées en tout temps par les
pouvoirs en place) et ont toujours plusieurs significations qui peuvent être
chacune d’une logique implacable.
L’exégèse chrétienne voit dans cette femme l’image du peuple de Dieu (juifs et
chrétiens confondus) confronté non seulement aux persécutions de la nouvelle
Babel, c’est-à-dire l’Empire romain, représenté sous l’aspect de la fameuse
[16]
Bête , émanation du Dragon, mais également aux « abominations » (au sens
biblique du terme) dont la civilisation romaine se rend coupable à travers les pays
conquis. Il ne faut pas oublier en effet que l’Apocalypse est un ouvrage polémique
d’une incontestable violence dirigée contre ceux qui se croyaient à l’époque les
maîtres du monde. Cependant, l’image de la femme « enveloppée de soleil, la lune
sous ses pieds » évoque tout autre chose.
En effet, cette image, devenue classique dans l’iconographie chrétienne pour
représenter la Vierge Marie, rappelle curieusement la description de la Déesse
Soleil dans de nombreuses traditions mythologiques. On peut penser à la walkyrie
Brunhild endormie à l’intérieur d’un cercle de flammes et réveillée par Sigurd-
Siegfried, d’autant plus que, dans la primitive version scandinave, c’est dans un
château environné de flammes en plein ciel que se trouve le personnage. Il semble
que, dans les périodes archaïques, le soleil ait toujours été considéré féminin et la
lune masculine, ce qui se retrouve encore dans les langues germaniques et
celtiques contemporaines. La signification de cette allégorie est claire : le soleil est
la mère qui dispense la chaleur, la lumière et l’énergie à la lune, donc à ses
enfants, notamment aux existants mâles qui sont les agents d’exécution des
volontés divines. C’est ce qui ressort du célèbre mythe d’Yseult la Blonde, et de son
prototype irlandais Grainné, dont le nom est un dérivé du terme gaélique grian,
[17]
« soleil ».
Ce n’est pas tout. Cette image peut également être interprétée comme la
représentation de la planète Vénus (dont le nom latin provient d’une racine indo-
européenne exprimant la beauté) qui apparaît toujours dans le ciel en
concordance avec le soleil et la lune. Or le nom ancien donné à cette planète
particulièrement brillante, dite aussi étoile du Berger, était Lucifer, terme latin
signifiant « porte-lumière ». Et là, s’il n’est pas niable que ces versets de
l’Apocalypse soient à l’origine de la tradition chrétienne de la chute de Lucifer
dans les abîmes, telle que cette chute est décrite par différents Pères de l’Église, on
tombe dans une confusion des plus totales, et cela à cause des thèses émises par
les gnostiques, surtout ceux d’Alexandrie, aux 1er et IIe siècles de notre ère.
En effet, la doctrine gnostique, en dépit de toutes ses variantes, peut être
résumée ainsi : à l’aube des temps, la divinité créatrice était d’essence féminine, la
Pistis Sophia, donc la « Sagesse », la « Connaissance ». Mais à la suite de la
rébellion de certaines des entités spirituelles qu’on nomme les Éons, cette Pistis
Sophia a été détrônée et exilée par l’Archonte – assimilé au dieu mâle Yahvé-
Adonaï – qui a usurpé le pouvoir suprême et peuplé l’univers d’âmes enfermées
dans des corps matériels. La Pistis Sophia attend le moment où toutes ces âmes
souffrantes se débarrasseront de la matière contraignante et mauvaise, et, ayant
vaincu l’Archonte, pourront la rétablir dans son éternel Royaume de Lumière.
Le processus de la révolte et de la chute de Satan est ici complètement inversé,
du moins dans son interprétation mythologique. Et ce n’est plus le Satan
hébraïque, donc l’accusateur, le négateur, qui est le héros de cette épopée
fantastique, mais une divinité féminine porte-lumière représentée
symboliquement par la planète Vénus et désignant cette mystérieuse Pistis
Sophia, qui est la sagesse divine, et que les premiers chrétiens ont honorée sous
l’appellation de « sainte Sophie », comme en témoigne la célèbre basilique de
Constantinople.
Pourquoi les gnostiques se sont-ils cru obligés de procéder à ce retournement
de valeurs ? Nul ne le sait vraiment. Tout au plus peut-on discerner dans les thèses
gnostiques l’influence de certaines traditions iraniennes, indiennes et helléniques
qui, au sein du judéo-christianisme primitif, encore libre de tout engagement
doctrinal, a conduit à un syncrétisme assez étonnant et bien confus, dont les
Cathares, toutes proportions gardées, paraissent avoir été en partie les
[18]
héritiers .
Néanmoins, ce sont ces thèses gnostiques qui ont conduit les Pères de l’Église,
les véritables fondateurs de la doctrine chrétienne, à renverser une nouvelle fois
cette polarité et à faire de Lucifer l’équivalent de Satan. L’image était parlante et,
ne pouvant l’extirper des multiples croyances qui se manifestaient au temps de la
décadence de l’Empire romain, il fallait réagir, dans un contexte où l’hellénisme
avait encore une place prépondérante et où les traditions druidiques survivaient
en Occident. Reprenant le texte de l’Apocalypse, qui montre clairement la lutte du
Dragon contre la « Femme de Soleil » c’est le « Porte-Lumière » qui a été
diabolisé, comme le seront d’ailleurs au cours du haut Moyen Âge toutes les
divinités du paganisme, ravalées ainsi au rang de « faux dieux » ou de « démons »
perturbateurs de l’ordre cosmique établi par Dieu. C’était aussi l’application des
principes bibliques, maintes fois répétés dans les livres hébraïques, selon lesquels
il était nécessaire d’extirper le Mal, sous quelque forme qu’il se présentât, du
peuple d’Israël, et cela par tous les moyens, y compris le meurtre, les exécutions
capitales ou la guerre. L’ennemi fut donc Satan, sous l’aspect de Lucifer, aspect
lumineux prétendument trompeur, devenu ensuite, dans la mentalité populaire, le
diable, présenté, quant à lui, sous une forme monstrueuse, avec des cornes
empruntées à certaines divinités celtiques, comme le fameux Kernunnos des
Gaulois, ou des sabots de cheval comme les Centaures de la mythologie grecque.
Avec cela, il était également normal de diaboliser la Diane latine, qui hantait les
forêts pendant la nuit, et qui n’était que le pâle reflet de l’Artémis des Grecs,
antique divinité solaire primordiale détrônée par son frère Apollon : elle devint la
« parèdre » de Satan et présida bien entendu les sabbats avec lui. Mais derrière
l’image de Diane, liée à la lune, se profilait toujours celle d’Hécate, la redoutable et
ambiguë déesse grecque des carrefours. Et l’on sait que c’est toujours en pleine
nuit, aux carrefours les plus sombres, qu’on rencontre le diable, et que c’est là que
le « tentateur » propose aux humains égarés des pactes trompeurs qu’il faut signer
avec son propre sang.
Ainsi est apparue ce qu’on pourrait appeler la « saga » de Lucifer, le plus beau
des archanges, la plus lumineuse des entités célestes, révolté par orgueil contre
Dieu, ivre de pouvoir, vaincu et précipité dans les Ténèbres ou, au sein de la Terre,
dans un « lac de feu et de soufre » où il est tourmenté « jour et nuit dans la
pérennité des pérennités » (Ap. XX, 10). Mais le texte de l’Apocalypse pose bien
d’autres problèmes, car le Satan, s’il est vaincu et lié par l’archange Michel, ne l’est
quand même pas éternellement : son enfermement ne durera que mille ans, durée
évidemment symbolique – ce qui engendrera une croyance aberrante : le
millénarisme. En effet, « quand les mille ans seront accomplis, Satan sera délié
hors de sa prison. Il sortira pour égarer les nations aux quatre coins de la Terre, le
Gog et Magog, pour les pousser à la guerre » (Ap. XX, 7-8). C’est pourquoi la lutte
entreprise par saint Michel contre le Dragon des profondeurs est une lutte
perpétuelle qui ne trouvera son terme qu’à la fin des temps.
D’ailleurs, les démons existent, sinon dans la réalité quotidienne, du moins
dans les couches les plus profondes de l’inconscient humain. Un étrange texte
apocryphe chrétien, probablement compilé au IVe siècle, intitulé Les Actes de
Philippe, en fait état. Le récit met en scène l’apôtre Philippe en compagnie de deux
autres disciples, Barthélemy et Marianne. Ils s’apprêtent à célébrer la messe, mais
« soudain un tremblement souterrain, un tumulte et un bouillonnement se firent
[19]
entendre d’un lieu tout proche, où il y avait un grand amas de pierres . Et de
là, s’élevaient confusément des voix qui disaient : Allez-vous-en, serviteurs du
[20]
Dieu ineffable ; rentrez chez vous et nous resterons chez nous . […] Nous
sommes cinquante démons d’une seule et même nature à avoir reçu ce petit
territoire en partage ». Et, parmi eux, se trouve un dragon qui explique ce qui est
en quelque sorte la genèse des cohortes diaboliques : « Voici d’où je tire mon
origine : du complot fomenté au paradis ; c’est là que m’a maudit celui qui veut me
faire périr par toi. Car alors, m’étant retiré du jardin aux mille plantes, je trouvai à
me tapir dans Caïn, à cause d’Abel. Puis, ayant dressé devant les anges la beauté
féminine, je les ai précipités du haut du ciel. Et ayant engendré des fils de grande
[21]
taille … Ceux-ci s’étant multipliés, se mirent à dévorer les hommes comme des
[22]
sauterelles. Puis, le déluge les ayant fait disparaître , ils enfantèrent la race
des démons et des serpents […]. » Philippe accomplit alors un véritable exorcisme,
obligeant les démons à quitter leur repaire. « Et les démons, semblables à des
reptiles, sortirent de l’éboulis de pierres, cinquante serpents qui dressaient leurs
têtes à dix coudées – car chacun avait une longueur de soixante coudées […]. Et se
dressa au milieu des serpents un immense dragon d’environ cent coudées, noir de
suie, crachant du feu et répandant beaucoup de venin en un torrent déchaîné. Il
avait une barbe de vingt coudées, la tête qui se balançait comme la cime d’une
montagne de fer et le corps tout entier comme du feu. »
Et ce n’est pas tout. Le dragon va plus loin dans son explication : « Notre
nature est obscure et sombre. Notre père s’appelle Ténébreux et notre mère
Noirceur. Ils nous ont engendrés ténébreux et noirs, aux pieds menus, aux poils
crochus, sans genoux, aux jambes rapides comme le vent, aériens, aux yeux
étincelants, à la barbe pointue, aux cheveux hérissés, répugnants, lubriques et
[23]
efféminés . » Cependant, le dragon conclut un accord avec Philippe : lui et les
démons construiront « par magie » une église, et auront le droit de s’établir
ailleurs. Là encore, tout est une question d’équilibre entre deux forces contraires.
Ce récit, qui est une compilation de diverses traditions populaires, n’est pas
sans intérêt quant à la formation d’une image stéréotypée du grand Satan. Mais
que conclure de ce texte aussi fabuleux qu’énigmatique qu’est l’Apocalypse,
attribuée à l’apôtre Jean, dont le nom hébreu Iokanân signifie « témoin de la
Lumière » ? On peut émettre une hypothèse d’ordre ontologique : sans son
contraire, Dieu (quel que soit le nom qu’on lui attribue) ne peut pas savoir qu’il
est. Et l’univers, avec toutes les créatures qui y sont répandues, n’existerait pas
sans une force de non-existence. C’est pourquoi il est permis de penser que la
révolte des anges était programmée par le Créateur : elle était nécessaire.
Il n’empêche que seul Victor Hugo a su évoquer de façon saisissante la révolte
[24]
de l’archange . Certes, il s’agit d’une envolée visionnaire qui ne doit rien aux
textes les plus anciens, mais elle rend compte d’une tragédie cosmique qui a dû se
produire, il y a bien longtemps, dans les sphères célestes, bien avant la création de
la matière telle que nous la connaissons :

« Depuis quatre mille ans, il tombait dans l’abîme,


Il n’avait pas encor pu saisir une cime,
Ni lever une fois son front démesuré,
Il s’enfonçait dans l’ombre et la brume, effaré,
Seul, et derrière lui, dans les nuits éternelles,
Tombaient plus lentement les plumes de ses ailes. »

Tout est dit, et la suite ne fait que mettre en évidence le désespoir de l’archange
déchu. À un moment de sa chute :
« Tout à coup un roc heurta sa main ;
Il l’étreignit, ainsi qu’un mort étreint sa tombe,
Et s’arrêta. Quelqu’un, d’en haut, lui cria : Tombe !
Les soleils s’éteindront autour de toi, maudit ! »

Et cette chute atroce vers les abîmes se poursuit : « Un souffle qui passait le fit
tomber plus bas. » L’intensité de la malédiction atteint son paroxysme lorsque
Hugo décrit Satan qui, après avoir vu les soleils s’éteindre les uns après les autres,
espère encore en la lueur d’une étincelle. Mais cette étincelle disparaît à son tour :

« Et l’archange comprit, pareil au mât qui sombre,


Qu’il était le noyé du déluge de l’ombre ;
Il replia son aile aux ongles de granit
Et se tordit les bras. Et l’astre s’éteignit. »

La plus grande souffrance est-elle celle de la privation de la lumière, c’est-à-


dire de la présence de Dieu ? C’est en tout cas ce que Victor Hugo, dans ses vers
hallucinés, semble proposer à notre méditation. Il ne sert à rien de se révolter
contre Dieu, car Dieu est le Tout absolu, et le nier, c’est se nier soi-même. Certes,
Hugo se livre ici à une interprétation toute personnelle de la tradition concernant
la révolte des anges et leur condamnation aux ténèbres absolues, mais dans
l’ignorance où nous sommes de ce qui s’est réellement passé avant la création du
monde, nous ne pouvons que partager cette vision hugolienne, parce qu’elle
témoigne de notre effarement devant l’existence du Mal.
2
-
Prométhée

Le personnage fort célèbre de Prométhée est devenu le symbole de l’homme


révolté, tout au moins de celui qui n’accepte pas le destin et qui va toujours plus
loin dans ce refus. À l’analyse, le personnage se révèle beaucoup plus complexe
qu’on ne le croit généralement. Certes, il est devenu une image parfaite de la
créature entièrement responsable de ses actes, mais cette assimilation de l’humain
à Prométhée provient d’une vision très réductrice due à l’humanisme occidental,
selon lequel l’homme ne peut atteindre son épanouissement qu’en s’affranchissant
des dieux. Cette vision paraît d’ailleurs ne pas correspondre au mythe primitif.
Prométhée n’est en effet pas un homme mais une divinité, même si les Grecs de
l’Antiquité ne l’ont jamais honoré seul, ne lui ont jamais consacré de temple
spécifique, et ne lui ont rendu hommage qu’en compagnie d’autres divinités, tels
Athéna et Héphaïstos. On pourrait même dire que tout ce qui concerne Prométhée
a été plus ou moins occulté dans la tradition hellénique parce que les Grecs ont
craint que la grandeur du personnage et sa puissance créatrice ne fissent ombrage
aux Olympiens, figures de proue de la religion officielle. Il en a été de même pour
la Lilith hébraïque, disparue des textes canoniques, ou encore, dans le cadre du
christianisme, de la Marie de Magdala, vraisemblablement l’une des premières
disciples de Jésus, rendue plus mystérieuse encore par le fait qu’on ait voulu y voir
trois personnages différents, et qui a été proprement « jetée aux oubliettes » parce
qu’elle dérangeait.
D’abord, il convient d’affirmer que le mythe de Prométhée n’est pas grec, pas
plus que celui de Dionysos, pas plus que celui de l’Artémis primitive, ou encore
que celui de l’Apollon hyperboréen, vainqueur de Python, c’est-à-dire de la déesse
Terre, et qui, en une période récente, a supplanté le véritable dieu solaire Hélios,
lui-même résultat de la masculinisation de l’Artémis-Diane archaïque. Le mythe
de Prométhée est sans aucun doute originaire du Caucase et il est une des
réminiscences des traditions répercutées autrefois par des peuples indo-
européens d’Asie centrale, en particulier les Scythes et les Sarmates, sans compter
leurs lointains descendants que sont les Ossètes des temps modernes.
D’après la Théogonie d’Hésiode, la plus ancienne source à ce sujet, Prométhée
est un des Titans descendant du premier enfant d’Ouranos et de Gaïa, dont le nom
était précisément Titan, et qui était le frère aîné de Khronos. Mais Titan renonça à
son droit d’aînesse (ce qui n’est pas sans rappeler l’épisode biblique de Jacob et
Ésaü) en faveur de Khronos, à condition que celui-ci dévorât ses enfants, afin que
les descendants de Titan pussent ensuite régner tant sur le monde des dieux que
sur celui des humains. Voilà pourquoi Khronos avalait les enfants de Rhéa dès
leur naissance. Et l’on sait que seul Zeus échappa au sort de ses frères et sœurs,
évinçant son géniteur et l’obligeant à donner une nouvelle vie à ceux qu’il avait cru
éliminer.
Prométhée, fils de Japet, est donc de cette lignée, tandis que Zeus règne sans
partage sur le monde olympien. Son nom signifie « le prévoyant », et il a un frère
du nom d’Épiméthée, ce qui veut dire « celui qui réfléchit trop tard ». On voit tout
de suite que ces deux Titans représentent deux tendances qui s’opposent sans
cesse dans la nature humaine. Car c’est bien la nature humaine qui est en cause :
en effet, dans la tradition grecque, ce n’est pas Zeus qui crée l’existant humain
comme le fait le Yahvé hébraïque, mais c’est Prométhée – suivant d’autres
versions, Épiméthée et Prométhée – qui fait office de démiurge, organisant le
monde et créant les végétaux, les animaux et les humains, ces derniers en
modelant de l’argile avec le concours – ou la complicité – d’Athéna, déesse de la
Sagesse et de l’Intelligence. Certaines versions, d’ailleurs très confuses, prétendent
qu’Épiméthée, dans son imprévoyance, n’avait pas donné aux humains plus que
ce qu’il avait donné aux animaux, hostiles et plus puissants que lui. C’est alors que
Prométhée décide de réagir.
Là encore, les versions diffèrent. La plus connue est celle qui nous montre
Prométhée escaladant le Ciel jusqu’à l’Olympe et dérobant une parcelle du feu
divin de Zeus pour le donner aux hommes. Une variante prétend que ce n’est pas
Prométhée lui-même qui est allé sur l’Olympe, mais un aigle qu’il aurait envoyé à
sa place. Mais le résultat est le même : désormais, les existants humains sont en
possession du feu, ce qui leur assure l’avantage sur les animaux : Prométhée
apparaît alors comme un « héros de culture », qui corrige les négligences de son
frère Épiméthée, et qui est donc à l’origine de toutes les formes de civilisation.
Cependant, une seconde version montre Prométhée se rendant dans l’île de
Lemnos, où étaient censées se trouver les forges d’Héphaïstos. Ce ne serait donc
pas le feu du ciel qu’aurait dérobé Prométhée, mais celui surgi du sein de la Terre
Mère ; ce ne serait pas la foudre, attribut du dieu Père céleste, qui aurait donné
aux humains leur intelligence et leur habileté, mais bel et bien le feu des volcans,
surgi des entrailles de la déesse Terre. Les deux versions du mythe sont
absolument contradictoires par leur signification profonde. De plus, il n’est pas
certain que le feu, qu’il soit céleste ou terrestre, soit un feu matériel. Si l’on
compare le mythe de Prométhée avec d’autres traditions, en particulier celle du
judéo-christianisme, ce feu, comme plus tard celui des alchimistes, est un feu
spirituel, symbole de l’Esprit. Est-ce que la conquête du feu, de toute façon un
« feu divin », par un Prométhée qui le transmet aux humains, ne serait pas
l’équivalent de l’arbre de la Connaissance dans la Genèse ? Avant de recevoir le
feu, les existants humains n’étaient que des « bêtes » incapables de reconnaître le
Bien et le Mal, et surtout de prendre conscience du monde et des phénomènes
naturels qui s’y produisent. Le feu, contrairement à l’opinion reçue, n’est pas un
élément comme la terre, l’eau et l’air, il est l’agent de transformation des trois
éléments, et peut donc être considéré comme l’énergie divine par excellence. Ce
n’est certainement pas un hasard si, le jour de la Pentecôte, les apôtres reçoivent
l’Esprit Saint sous forme de langues de feu.
Il y a d’autres similitudes entre la légende de Prométhée et la Genèse. En
dérobant le feu divin et en le communiquant aux hommes, Prométhée leur a
donné la possibilité d’être « comme des dieux ». Ce faisant, il a déchaîné
l’inquiétude et la colère de Zeus, ce qui n’est pas sans analogie avec l’étrange
réaction de Yahvé-Adonaï : « Voici, le glébeux est comme l’un de nous pour
connaître le bien et le mal. Maintenant, qu’il ne lance pas sa main, ne prenne aussi
de l’arbre de vie, n’en mange et vive en pérennité ». (Gen. III, 22.) Alors Zeus,
dans sa colère vengeresse, ordonne à Héphaïstos de forger une femme d’une
merveilleuse beauté et dotée de tous les charmes, qu’il nomme Pandore (ce qui
signifie « tous les dons ») et qu’il envoie à Épiméthée, avec une jarre (ou une
boîte) contenant tous les malheurs et les calamités du monde. Malgré les
avertissements de Prométhée, Épiméthée, éperdument amoureux de Pandore,
l’accepte auprès de lui et soulève le couvercle de la fameuse « boîte » : tous les
maux s’en échappent aussitôt et envahissent le monde des humains. Comme dans
la Bible hébraïque, c’est une femme qui est l’agent responsable de la déchéance et
des malheurs de l’humanité.
Cependant, la vengeance de Zeus ne s’arrête pas là. Il fait enchaîner Prométhée
par Héphaïstos sur un des sommets du Caucase, le condamnant à avoir le foie
rongé perpétuellement par un vautour. Ce supplice effroyable n’empêche
nullement Prométhée de persister dans son attitude de défi envers Zeus, mais une
tradition, peut-être plus tardive, fait intervenir, une trentaine d’années plus tard,
Hêraklès qui tue le vautour et libère le Titan de ses chaînes. Cette conclusion
optimiste de la tragédie prométhéenne n’est certes pas très éloignée de la
conception messianique judéo-chrétienne à propos du Christ libérateur des âmes
souffrantes.
Qui est Hêraklès, incarnation symbolique de la force physique, analogue au
[25]
Melkarth des Phéniciens et à l’Ogmios des Celtes vu à travers une étonnante
description du philosophe sceptique Lucien de Samosate ? Un demi-dieu, né de
l’union de Zeus et d’une femme, Alcmène, épouse d’Amphitryon, selon la légende
grecque, ce qui rappelle la conception de Jésus-Christ par l’Esprit Saint dans le
sein d’une femme, la Vierge Marie. C’est en tout cas un libérateur, un sauveur, qui
débarrasse le monde des monstres infernaux qui l’encombrent et qui meurt
[26]
volontairement, sacrifié sur un bûcher . Mais son sacrifice est en fait une
apothéose, car il acquiert ainsi l’immortalité et est admis sans condition parmi les
dieux olympiens.
Le feu dérobé par Prométhée est essentiellement l’agent de la métamorphose. Il
permet à Hêraklès, à moitié homme et à moitié dieu, de devenir vraiment un dieu.
Et maintenant que les humains disposent de ce feu divin, ils peuvent prétendre
eux aussi, après bien des épreuves, après bien des sacrifices, à se métamorphoser
et à devenir, non pas comme des dieux, mais des dieux à part entière. Sans
exagérer, on peut comprendre cette histoire mythique comme une réminiscence
du passage de l’hominidé primitif ou même de l’homo habilis, encore proche de
l’animal, à l’homme proprement dit, l’homo sapiens. La mythologie conserve, en
fragments épars, le souvenir de la grande histoire de l’humanité. Mais, on le voit, il
faut toujours l’intervention d’une puissance supérieure pour que s’accomplisse
cette mystérieuse mutation.
Dans cette optique, on peut considérer que la légende de Prométhée est
l’affirmation d’une croyance selon laquelle les existants humains pourront un
jour, grâce à un « sauveur », se libérer de tous les liens (souffrances et mort) qui
l’enchaînent et l’empêchent de parvenir à l’épanouissement total. Ce sont des
paroles d’espoir qui misent sur le succès de la révolte humaine contre toutes les
oppressions d’où qu’elles viennent. Mais cette vision est, répétons-le, celle de
l’humanisme occidental, surtout depuis la période romantique. Elle est
complètement aberrante si l’on replace cette légende dans son contexte hellénique
d’origine.

En effet, un simple détail fait tout basculer : lorsque Épiméthée a ouvert la


fameuse boîte de Pandore, tous les maux se sont échappés, sauf un, parce que
Pandore elle-même a refermé le couvercle. Le dernier des maux suscités par Zeus
est donc resté au fond de la boîte et c’est, chose bien surprenante, l’espérance. Si
l’on comprend bien ce détail, l’espérance est donc un mal envoyé par les dieux
pour tourmenter les existants humains, mais qui n’a pas été encore répandu dans
le monde, qui en est encore à l’état potentiel. C’est une malédiction créée et
envoyée par les dieux pour tenir les humains à leur merci.
Tout cela est dans la tonalité de la métaphysique particulière des Grecs,
probablement d’origine indo-européenne, et qui s’est répercutée dans ce que l’on
connaît des croyances germano-scandinaves. Les dieux ont peut-être créé
volontairement les humains mais, en leur donnant le feu, c’est-à-dire
l’intelligence, ils craignent qu’un jour ces humains ne les supplantent et
n’organisent le monde à leur façon. La légende de Prométhée, si proche, par bien
des aspects, du récit biblique de la Genèse, met en scène des divinités terrifiantes,
acharnées à perdre les humains qui s’obstinent à vouloir devenir leurs égaux,
sinon à les dominer. Les Élohîm hébraïques sont de la même trempe. Les
vengeances successives de Yahvé valent bien celles de Zeus. C’est la conséquence
de la « création », le « créateur » risquant toujours d’être dépassé par sa
« créature ». C’est l’éternelle histoire, répercutée dans de nombreux contes
populaires, de l’ombre qui finit par prendre le dessus sur l’homme et qui élimine
ainsi son créateur. Ce système métaphysique remonte, semble-t-il, très loin ; il est
incontestablement présocratique : Héraclite, pour contrer Parménide qui croyait
en l’unité et en l’immutabilité de l’être, affirmait en effet que « rien n’est » et que
« tout devient », que « tout se meurt et s’écroule », et que, finalement, « tout est
tout ». C’est-à-dire rien. La philosophie grecque est d’un extrême pessimisme, et
l’on en retrouve les traces évidentes dans le jansénisme du XVIIe siècle, en
particulier dans les tragédies de Racine : si tout est tout, tout est fixé d’avance et il
est inutile, comme le prouve la légende d’Œdipe, de lutter contre les dieux,
puisque ceux-ci sont eux-mêmes soumis à l’Anagkê, la « nécessité », le Fatum des
Latins, le destin.
La tradition concernant Prométhée ouvre certes une voie vers l’espérance.
Celle-ci deviendra, dans la doctrine chrétienne, une vertu théologale. Mais ce n’est
pas le cas chez les Grecs de l’Antiquité où tout existant est voué à l’Enfer décrit par
Dante, enfer à la porte duquel on peut lire cette phrase : « Vous qui franchissez ce
seuil, abandonnez toute espérance. » L’espérance est un leurre, tel est le message
qui demeure enfermé dans la boîte de Pandore. À moins que… D’où l’ambiguïté
fondamentale du mythe de Prométhée.
Car ce mythe est resté profondément gravé dans la mémoire de l’humanité. On
le retrouve, diversement exprimé, à travers de nombreuses traditions populaires
orales. L’une d’elles est particulièrement intéressante car elle met en scène des
personnages qui n’apparaissent pas dans le récit primitif, mais qui expriment la
même volonté humaine de dérober leur secret aux divinités. Il s’agit d’un conte
populaire provençal recueilli à la fin du XIXe siècle, et qui prouve d’ailleurs de
manière éloquente l’existence d’un substrat hellénique très vivace dans ce qu’on
appelle communément le « folklore » des régions méditerranéennes.
Là, nous ne sommes plus à l’aube de l’humanité, mais dans un contexte
parfaitement chrétien, ce qui est tout à fait normal pour un conteur qui s’adresse
au public de son époque et qui adapte constamment les données du mythe à la
compréhension de son auditoire. Et l’humour n’est certes pas absent de ce récit.
Qu’on en juge : « Un jour, Dieu se mit en colère contre les hommes parce qu’ils se
livraient à tous les débordements. Ils étaient cruels et dissolus, mais cela aurait été
peu de chose aux yeux du Tout-Puissant s’ils avaient été moins gourmands. En
effet, ils faisaient ripaille en carême, quatre-temps, vigiles, comme aux autres
époques de l’année. L’odeur de la friture et du rôti était devenue si forte qu’on en
était incommodé au Paradis. »
Cette histoire semble en contradiction complète avec les textes sacrés, y
compris la Bible, où les dieux hument avec un évident plaisir l’odeur des festins
humains et des sacrifices, tel celui d’Abel. Mais les choses étant ce qu’elles sont,
pour punir les humains de leurs débordements, Dieu décide de leur supprimer le
feu, ce don inestimable d’énergie qui leur permet de transformer la matière. « Plus
de soupe, plus de rôti, plus de café, et il était impossible de fumer une bonne pipe
ou un bon cigare : la terre devint triste comme un tombeau. » Et le problème
s’aggrava : car les humains, redevenus des bêtes, se nourrissant exclusivement de
crudités, s’occupaient de moins en moins de religion. La situation devenant
intenable au Paradis, l’archange Gabriel propose de descendre sur terre et de
vendre le feu à tous ceux qui, en échange, prendront l’engagement de mener une
vie saine et pieuse.
Voici donc que l’archange s’installe sur un marché de village, « devant des
petits tas de charbons enflammés, en attendant les clients ». Ceux-ci se pressent
en foule, mais Gabriel refuse l’argent qu’ils proposent, et aucun ne consent à
promettre de mener une vie pieuse. « Ne pouvant obtenir le feu à prix d’argent,
certains essayèrent inutilement de le ravir par la force. Ils furent obligés de se
retirer sans la moindre étincelle ». La nuit tombe et l’archange, fort attristé, est sur
le point de regagner le Paradis lorsque survient « une vieille femme qui marchait
péniblement, appuyée sur un bâton ». Elle commence par demander l’aumône
d’un charbon enflammé qu’elle touche avec son bâton. Sur le refus de Gabriel, elle
propose de l’argent en échange d’un autre charbon qu’elle touche également.
Gabriel demeure inflexible. Alors, « la vieille toucha un troisième charbon et s’en
alla en grommelant ».
Fort dépité de son insuccès, l’archange remonte au Paradis et raconte ce qui
s’est passé. Mais, « tandis qu’il faisait son récit, une odeur de friture et de rôti se
répandit dans la demeure des bienheureux. Le bruit des chants, des rires, des
plaisanteries, l’odeur du tabac, montaient jusqu’au trône de Dieu. […] Qu’était-il
donc arrivé ? L’archange avait été le jouet de la ruse d’une femme. Elle avait tout
simplement dérobé ce qui lui était nécessaire pour ranimer son foyer, en touchant
avec une tige de férule les charbons qu’elle semblait marchander ».
L’archange Gabriel est plutôt amer lorsqu’il comprend le stratagème employé
par la vieille femme. « Il aurait voulu éteindre le feu à l’aide d’une pluie qui eût
noyé les hommes, comme au temps de Noé. Mais le Seigneur, dans sa bonté
infinie, se mit à rire du bon tour que la vieille avait joué à son envoyé. Il pardonna
[27]
aux hommes . » Et c’est pourquoi ceux-ci n’ont plus jamais manqué de feu.
Dans ce conte populaire, très christianisé mais dont la structure mythologique
est intégralement respectée, le rire et le pardon de Dieu, qui sont l’équivalent de la
délivrance de Prométhée par Hêraklès, constituent une acceptation sans réserve
de l’acte délictueux commis ici par une femme. En définitive, c’est la
reconnaissance du rôle qu’est amenée à jouer l’humanité, même à travers des
transgressions, dans l’accomplissement du mystérieux plan divin qui préside à
l’évolution permanente d’un univers en apparence incompréhensible.
3
-
Lilith

Lilith est un personnage fantôme, d’abord parce qu’elle nous est présentée
comme un oiseau nocturne rôdant à travers des ruines ou des terres désolées,
ensuite parce qu’on la rechercherait en vain dans les textes canoniques de l’Ancien
ou du Nouveau Testament. La seule allusion qui en est faite se trouve dans le Livre
d’Isaïe (XXXIV, 13-14) à propos de l’Idumée, contrée d’Édôm, au sud de la
Palestine, peuplée par les descendants d’Ésaü, plus ou moins maudite et réduite à
l’état désertique : « Et c’est l’oasis des chacals, un courtil à hiboux. Les lynx y
rencontrent les chacals, le satyre y crie contre son compagnon. Là se délasse
Lilith ; elle s’est trouvé un reposoir » (trad. Chouraqui). C’est tout. Aucune sorte
d’explication n’est donnée quant à cette Lilith dont le nom est assurément
d’origine sémitique.
Ce nom de Lilith, transcription française de Lîlît en araméen, est en effet à
rapprocher de l’assyrien lîlîtu, dérivé de lîtaatuv, « soir », adjectif qui signifie
proprement « nocturne », ainsi que du terme pluriel lîlu qui, dans la mythologie
assyrienne, désigne des mauvais esprits rôdant dans l’obscurité et prêts à surgir
pour tourmenter les humains. Or, la Lilith du texte hébreu est traduite par
ônokentauros dans la version grecque dite des Septante, et par Lamia dans la
Vulgate latine de saint Jérôme. On sait que l’ônocentaure est un animal fabuleux
de la mythologie grecque, à moitié homme et à moitié cheval ou âne : cette
traduction, qui semble sans rapport avec la Lilith primitive, se justifie cependant
par l’insistance à vouloir présenter le personnage sous un aspect anormal ou
franchement monstrueux. Mais le rapport entre Lilith et les lamiae est beaucoup
plus intéressant.
Ces lamiae appartiennent à une tradition populaire commune aux Grecs et aux
[28]
Latins, maintes fois répercutée dans les œuvres littéraires . On les
représentait tantôt comme des oiseaux de nuit cruels et voraces, telles les
fameuses striges, êtres à moitié femmes et à moitié oiseaux que décrit Ovide dans
les Fastes (VI, v. 135 et suiv.) « volant à travers la nuit, à la recherche des enfants
et des nourrices sans lait, et souillant les corps arrachés aux entrailles de celles-
ci », ou telles encore les Harpies grecques qui sont de vieilles sorcières se
[29]
changeant en bêtes pour venir mutiler les cadavres .
Il est bien évident que ces striges, ces lamiae, sont de même nature que la Lilith
citée par le Livre d’Isaïe. Et elles font inévitablement penser à ces entités
féminines maléfiques des traditions arabes et auxquelles on a donné le nom de
« goules » (ghula), comme en témoigne un des contes des Mille et une Nuits. Il
s’agit d’un jeune prince qui se laisse emmener par une ghula qui lui était apparue
sous l’aspect d’une très belle fille. Mais dès qu’il se trouve dans la maison de la
fille, « il la vit soudain sous la forme d’une goule. Elle disait à ses petits : je vous ai
amené un jouvenceau de bel aspect, un jouvenceau gras. – Fais-le venir ici,
maman, supplièrent-ils, afin que nous fassions de son ventre notre
[30]
pâturage ».
Cet aspect terrifiant, sanguinaire et destructeur des goules, des striges et des
lamies, renvoie à celui qui est prêté à Lilith par la tradition rabbinique juive, mais
tout cela en dehors des textes canoniques de la Bible hébraïque. Dans la
[31]
Kabbale , Lilith est le nom d’un des sept démons que les hermétistes juifs
opposaient au génie de Vénus, modèle du kalos’kagathos, principe grec du Beau
qui est aussi le Bien. C’est pourquoi certains kabbalistes du Moyen Âge ont vu
dans le personnage de Lilith le « démon du vendredi » jour de Vénus. Et ils l’ont
représentée sous les traits d’une femme nue dont le corps se termine par une
queue de serpent. Cela n’est certes pas sans évoquer un autre personnage
mythologique populaire, celui de la Mélusine du Poitou, image assez
extraordinaire d’une « déesse mère » bienfaisante et bâtisseuse, qui retrouve sa
queue de serpent chaque samedi dans sa grotte, mais qui, après son
« découvrement » et sa disparition, est capable de se transformer en oiseau de
[32]
nuit .
[33]
Mais c’est dans le Talmud que se trouve exposé l’essentiel de l’histoire
légendaire du personnage plus ou moins controversé et fantomatique de Lilith,
présentée comme le symbole le plus marquant de la révolte contre Dieu.
Lorsque Yahvé créa Adam, il créa en même temps une femme, Lilith, comme
lui tirée de l’argile et à laquelle il insuffla la vie. Et Yahvé la donna comme épouse
à Adam. Mais Lilith ne fut guère satisfaite, car elle attendait autre chose
[34]
d’Adam . Elle se brouilla avec lui, prononça le nom ineffable de Yahvé et
s’envola dans les airs. Adam, resté seul, réclama sa femme à Yahvé, qui envoya à la
poursuite de Lilith les trois anges Senoï, Sansenoï et Samangloph. Ils la
rattrapèrent sur les bords de la mer Rouge, là où, plus tard, les troupes de Pharaon
seraient englouties dans la mer sur l’injonction de Moïse. Les trois anges lui
ordonnèrent de reprendre sa place auprès d’Adam, mais Lilith refusa résolument.
Les trois anges lui dirent alors, sur l’ordre de Yahvé, que si elle ne revenait pas,
elle perdrait chaque jour cent de ses enfants. Lilith persista dans son refus. Alors,
les trois anges voulurent la noyer dans la mer Rouge, mais elle sut si bien plaider
sa cause que les anges renoncèrent à leur projet : elle eut la vie sauve à la
condition qu’elle ne fasse jamais de mal à un nouveau-né dans un endroit où elle
verrait écrit son nom ou quand elle entendrait des paroles d’exorcisme prononcées
contre elle. Enfin, comme pour s’en débarrasser, Yahvé donna Lilith à Sammaël –
autre nom de Satan – et ce fut, dit le texte, la première des quatre femmes de
l’archange révolté. Mais dans la tradition populaire, elle passe toujours pour être
[35]
la persécutrice des nouveau-nés .
C’est une bien étrange histoire, d’ailleurs quelque peu confuse, parce que les
détails sont empruntés à des traditions perdues ou fragmentaires, et qui mérite
bien des commentaires. Certes, au cours du XXe siècle, nombreux ont été les
psychanalystes qui se sont intéressés à la révolte de Lilith, en la considérant
comme un mythe fondamental exprimant le refus de la femme de se soumettre à
l’homme, et ont vu dans le parallèle qui est fait, dans d’autres textes, entre Lilith la
femme libre et Ève la soumise, l’ambiguïté du désir masculin tantôt dirigé vers la
[36]
putain, tantôt dirigé vers l’épouse rassurante . Mais cette interprétation
psychanalytique, toute pertinente qu’elle est, ne rend pas compte de
l’extraordinaire portée du mythe.
Il convient d’abord de ne pas négliger l’aspect anthropologique de l’histoire de
Lilith. Il ne viendrait à l’esprit de personne, sauf des fondamentalistes obstinés, de
considérer Lilith – tout comme Adam ou Ève, d’ailleurs – comme un seul
individu. Lilith représente une communauté primitive, non encore pleinement
humaine, mais dont les caractéristiques sexuelles sont nettement féminines.
Réminiscence d’un hypothétique matriarcat, tout au moins d’un état
gynécocratique comme dans la légende des Amazones, ou encore d’une race
humaine se reproduisant par parthénogenèse ? Il n’y a pas de réponse. Et chacun
peut en penser ce qu’il veut.
Ce qui est fort étonnant, c’est que selon certaines variantes, toujours contenues
dans la tradition rabbinique, Lilith est présentée effectivement comme la première
femme créée par Yahvé, mais en tant que mère d’Adam avant d’être donnée à
celui-ci comme épouse. La référence à la parthénogenèse serait alors évidente.
Quant à l’inceste, il est extrêmement répandu dans toutes les théogonies, et se
reconnaît officialisé et institutionnalisé dans l’union sacrée du Pharaon égyptien et
de l’une de ses sœurs : vu son sens symbolique, il n’y a vraiment aucune raison de
s’en formaliser. Dans ce cas, l’anthropologie se trouve en parfait accord avec la
mythologie et la métaphysique. Cependant, dans cette affaire, l’aspect
métaphysique revêt une importance encore plus considérable.
En effet, quelles que soient les causes réelles de la rébellion contre Adam, sa
révolte contre Yahvé a une tout autre dimension, une dimension cosmique
pourrait-on dire. Puisqu’elle a été donnée à Adam, donc soumise à lui, elle rompt
le contrat qui la lie non seulement à l’homme, mais au créateur, tout au moins au
démiurge, puisque Yahvé agit ici, tel Prométhée, en tant que démiurge chargé
d’organiser le monde et ceux qui le peuplent. Or Lilith possède un don que
n’auront ni Ève ni Adam : elle connaît le nom ineffable de Dieu. Et l’on sait que,
selon les antiques croyances, celui qui connaît le nom secret, ineffable,
imprononçable, d’une personne a tous les pouvoirs sur elle. Lilith peut donc
négocier avec Yahvé, car elle a les moyens de conclure un accord avec lui. Cela
prouve d’ailleurs que cette humanité « féminine » qu’elle représente possédait la
connaissance suprême, issue sans aucun doute d’une révélation divine,
connaissance que ne semblent pas avoir obtenue Ève ni Adam. Et cela justifierait
grandement le fait qu’Ève ait une personnalité incomplète par rapport à Lilith : le
démiurge s’est méfié d’une possible révolte féminine et s’est bien gardé de
transmettre la révélation sur son être réel à la deuxième femme qu’il a créée.
D’ailleurs, il semble bien que Lilith ait été créée de rien, tandis qu’Ève a été créée
d’une « côte », symbolique d’Adam, lui-même créé depuis la « glèbe » de la terre.
On peut en conclure que Lilith a une nature céleste, mais qu’au contraire, Ève a
une nature terrestre, d’autant plus qu’on insiste lourdement sur le fait qu’elle n’est
qu’une émanation du premier homme pour être soumise à toutes ses volontés. Le
raisonnement ainsi développé paraîtra peut-être tortueux à certains, mais il est
d’une logique implacable.
Cela dit, peu importe que Lilith soit la mère ou la femme d’Adam, ou qu’elle
soit les deux. Elle est l’image projetée hors de la conscience humaine de la déesse
des Commencements, la Vierge des Vierges en quelque sorte. Mais cette image
devenait gênante dans l’optique hébraïque orthodoxe, et c’est pourquoi elle a été
écartée des textes canoniques et ravalée au rang d’un démon nocturne malfaisant.
Elle a été littéralement refoulée. Pourtant, il est normal qu’Adam ait eu une mère,
sinon, il ne serait pas un existant humain. D’ailleurs, la fuite de Lilith ne peut-elle
pas être interprétée comme un « sevrage » ? Même si Adam n’a pas connu de mère
matérielle, il doit la créer pour lui-même en image. Et, à ce moment-là, la nature
humaine étant ce qu’elle est, Lilith « est pour Adam un premier objet d’amour
[37]
dont il ne doit pas se souvenir, qui lui a révélé son sexe ».
Ainsi donc, Adam ne doit pas se souvenir de sa mère – ou de sa première
femme. Elle en est réduite à l’état de fantôme, ce qui suppose qu’elle peut parfois
revenir le hanter, ce qui se produira peut-être lors de la tentation auprès de l’arbre
de la Connaissance. Et à l’état de fantôme ou d’oiseau de nuit survolant
furtivement la terre, ce qui est équivalent, elle est invisible, subtilement absente,
et pourtant toujours présente. Des commentaires rabbiniques du Moyen Âge et du
XVIIe siècle, surtout en Allemagne et en Europe de l’Est, font état d’une croyance
persistante dans les milieux juifs. Chaque fois qu’un homme doit avoir des
rapports avec sa femme, il faut qu’au préalable, il accomplisse un rite d’exorcisme
pour éloigner Lilith. Car celle-ci rôde en permanence près de l’homme et de la
femme qui s’accouplent afin de guetter la semence masculine, s’en emparer,
l’engloutir et donner ainsi naissance à un nouveau démon. Cette croyance, encore
commune dans les temps modernes, remonte très loin et justifie pleinement
l’interdiction majeure qui a été faite aux juifs – et ensuite aux chrétiens de tous
bords – de déverser la semence masculine hors du « vase naturel ». Il s’agit donc
de la condamnation expresse de la masturbation et de l’onanisme, ces deux
pratiques étant fort différentes à l’origine.
En effet, la masturbation est un acte solitaire tandis que l’onanisme est un
terme dérivé du nom d’Onan, personnage biblique qui, ayant perdu son frère aîné,
devait, selon la coutume du lévirat, épouser sa veuve. Ce qu’il fit, mais sachant que
les enfants qu’il pourrait avoir de la veuve seraient considérés comme ceux de son
frère, il ne voulut pas accepter cet état de fait et s’arrangea pour pratiquer ce qu’on
appelle le coïtus interruptus. Et le récit biblique raconte qu’Onan fut foudroyé par
Yahvé pour s’être ainsi rendu responsable d’une double transgression (Gen.
XXXVIII, 7-10). Il faut alors reconnaître que cette croyance, selon laquelle Lilith
engloutit le sperme pour donner naissance à des démons, est à l’origine d’une
autre croyance, très répandue au Moyen Âge, celle des succubes, ces entités
démoniaques femelles, capables de s’incarner, de provoquer les mâles, de
s’accoupler avec eux, généralement pendant la nuit, et de recevoir le produit de
[38]
leur luxure . D’où la méfiance généralisée au cours des siècles envers la
femme, considérée comme tentatrice et maléfique, et sa « diabolisation » dans
toutes les traditions inspirées du judéo-christianisme. Et bien entendu, la Lilith
hébraïque, répercutée au Moyen Âge dans le personnage de Mélusine, est devenue
l’ancêtre et le prototype même du succube.
Sous cet angle, il est absolument logique que Lilith, s’étant révoltée contre Dieu
(et contre la loi « paternaliste » imposée par Yahvé), et détentrice d’un pouvoir
suprême lui permettant de lui résister (la connaissance du nom ineffable de Dieu),
ait été abandonnée par le démiurge et livrée à Satan-Sammaël, l’archange révolté.
Qui se ressemble s’assemble, dit-on couramment. On pourrait ajouter que le
démiurge, Yahvé en l’occurrence, a assemblé ce qui était non pas semblable, mais
de même nature, ou plutôt de même essence : des révoltés.
Était-ce pour s’en débarrasser ? Le créateur ne peut néantiser l’une de ses
créatures sans se néantiser lui-même. Lilith et Sammaël sont mis à l’écart,
occultés, « refoulés » comme disent les psychanalystes. Mais ces derniers ont mis
en évidence que le « refoulé » est terriblement agissant et explique beaucoup
d’actions humaines en apparence incompréhensibles. La révolte de Lilith n’en est
pas pour autant terminée. D’après un passage du Zohar (Haddash, section Ytro),
elle participe à la perdition d’Adam auquel Yahvé a donné comme deuxième
épouse Ève, née de la côte de celui-ci – c’est-à-dire « émanation d’Adam », image
châtrée d’Adam – et qui n’est qu’un pâle reflet de l’existant originel : « Ils allèrent,
lui et sa femme (Satan-Sammaël et Lilith), séduire Adam, et le Tentateur séduisit
Ève ». La Kabbale fait écho à cette tradition en précisant à propos d’un verset
quelque peu ambigu du Livre d’Isaïe (XXVII, 1) qu’un jour futur, « Yahvé frappera
de son épée terrible Léviathan, le serpent insinuant, qui est Sammaël, et
Léviathan, le serpent sinueux, qui est Lilith » (Livre Émek Ammélekh, XI).
Dans la Genèse, aucune identification n’est faite entre le serpent tentateur et
Satan : le serpent est seulement « nu » ou « rusé » selon les interprétations. De
toute façon, il possède la « connaissance » que n’ont pas encore Adam ni Ève.
Mais, c’est le cas de le dire, la « tentation » est grande de reconnaître Lilith dans le
serpent, et vraiment Lilith seule, agissant de son plein gré, et prolongeant ainsi sa
révolte dirigée à la fois contre Adam et le démiurge.
Ce thème mythologique a fait son chemin aussi bien dans l’iconographie
chrétienne que dans la tradition juive. Il en existe un exemple remarquable, et
peut-être unique, dans l’église paroissiale de Mauron (Morbihan), en Bretagne, à
l’orée de la fameuse forêt de Brocéliande. Il s’agit de l’ancienne porte du sud de
cette église (et provenant d’ailleurs d’un édifice antérieur) comprenant deux
[39]
panneaux de bois sculptés datant de la fin du XVe siècle . L’un de ces
panneaux représente Adam et Ève devant l’arbre de la Connaissance autour
duquel est enroulé un être serpentiforme, à tête de serpent bien reconnaissable,
mais dont la queue se termine par une tête de femme. N’est-ce pas là l’illustration
parfaite de l’histoire de cette Lilith, détentrice de « savoir » et qui entreprend de le
transmettre, comme le fit Prométhée, aux existants humains encore privés de
conscience ?
Ce thème réapparaît également dans une tradition complètement étrangère au
domaine judéo-chrétien, en l’occurrence dans le légendaire celtique tel qu’il nous
est conservé dans la quatrième branche du Mabinogi gallois, vaste recueil de
[40]
récits mythologiques fort anciens collectés et transcrits au Moyen Âge .
L’histoire peut être résumée ainsi : pour contrer la malédiction jetée sur son fils
Lleu par la déesse Arianrod, selon laquelle Lleu n’aurait jamais de femme de la
race des hommes, le magicien Gwyddyon, qui joue ici le rôle d’un démiurge, avec
l’aide de son oncle Math, fabrique littéralement, à l’aide de fleurs et de végétaux,
une femme à laquelle il donne le nom de Blodeuwedd, c’est-à-dire « née des
fleurs », ou « aspect des fleurs ». Comme Yahvé avec Ève, Gwyddyon remet
Blodeuwedd comme épouse à Lleu. Mais la « fille fleur » se rebelle contre cette
oppression masculine et, après avoir trompé son époux avec un amant, elle fait
tuer Lleu par l’amant et s’enfuit avec lui. Mais Gwyddyon les poursuit, tue l’amant,
ressuscite Lleu et, pour châtier Blodeuwedd, il la métamorphose en hibou, la
condamnant ainsi à vivre dans les ténèbres de la nuit. L’analogie entre ce récit
celtique et la tradition hébraïque est évidente. Et, dans les deux cas, il s’agit bel et
bien d’une « révolte contre Dieu » et contre tout ce qu’il ordonne.
Et cette révolte, parfaitement consciente, volontaire, est suivie d’un châtiment à
l’image de la transgression.
Mais ce châtiment, en dernière analyse, est plutôt un « éloignement », une
« mise à l’écart », une « occultation ». Il ne faut plus qu’on entende parler de celui
ou de celle qui s’est révolté (e), car cela pourrait être un mauvais exemple. Satan
est donc envoyé dans les profondeurs de l’Enfer. Prométhée est condamné à rester
isolé sur la plus haute montagne du Caucase. Blodeuwedd est refoulée dans
l’ombre de la nuit. Et Lilith, réduite à l’état d’esprit malfaisant, n’a pour lieu de
repos que des endroits désertiques et sombres. On est alors en droit de se
demander si ce « châtiment » n’est pas une « castration » de la part de celui qui
émet la condamnation.
En effet, si Ève a été créée par le démiurge à partir d’Adam, c’est-à-dire d’un
existant qui, selon la Bible (Gen. I, 27, première version de la Création), était à
l’image de Dieu, à la fois mâle et femelle, il en est tout autrement pour
Blodeuwedd et Lilith qui sont des créations émanées du démiurge lui-même, que
ce soit à l’aide de végétaux ou à l’aide d’argile. Si l’on admet que Lilith a été –
symboliquement, bien sûr – la première femme, comment expliquer cette
naissance hors des normes sexuelles ? La psychanalyse a souvent débattu de ce
problème : « Avec qui Lilith fait-elle l’amour ? Cela ne peut être qu’avec Dieu, et
dans ce sens, Lilith aurait précédé Adam. Peut-être alors peut-on aller plus loin
[…]. Dieu créa l’homme à son image, entre autres avec un pénis tout comme lui.
L’image de Dieu, image humaine, ne naît-elle pas de sa séparation avec sa partie
[41]
féminine, découvrant ainsi, selon le mythe platonicien, son sexe . Lilith à
queue de serpent, […] image androgyne du Dieu Primitif, celui qui existait
auparavant, certes tout-puissant mais par là même inexistant car ignorant le
[42]
désir .»
Mais si vraiment Lilith est l’image de la forme châtrée du démiurge Yahvé –
alors qu’Ève n’est que la forme châtrée de l’homme Adam –, on peut en conclure
qu’en Lilith se trouve une moitié de la puissance divine primitive, ce qui n’est pas
le cas chez Ève, la seconde femme, issue de l’homme. Ève est la femme muette.
Lilith est la femme réelle, celle qui peut traiter avec Dieu parce qu’elle connaît son
nom ineffable. Mais, à cause de son audace, elle a été rejetée dans les ténèbres des
déserts, c’est-à-dire au plus profond de l’inconscient, et elle est donc invisible.
Pourtant, lorsque la femme muette se révolte et se met à parler, elle abandonne
son aspect d’Ève et s’empare de celui de Lilith, qui était toujours présent en elle.
C’est le sens qu’il est possible d’attribuer à la désobéissance d’Ève mangeant le
fruit de l’arbre de la Connaissance, surtout si l’on considère la représentation qui a
été faite du serpent sur les portes de l’église de Mauron. Quant à Blodeuwedd,
création directe du démiurge, même si elle est littéralement donnée à un homme
pour être en fait son esclave, elle porte dans son essence même tous les germes de
la révolte. Et le fait qu’elle soit occultée ne change rien à son énergie mystérieuse,
beaucoup plus divine qu’humaine.
Car Lilith rôde toujours dans l’inconscient humain, sous forme de fantasme ou
de simple réminiscence d’un état antérieur. C’est pourquoi on l’a considérée
comme dangereuse et « diabolique », c’est pourquoi on en a fait une sorte de
« Notre-Dame de la Nuit », pour ne pas dire, selon l’expression anglaise qui
signifie « cauchemar », nightmare, une « jument de nuit », monstre féminin
nocturne toujours prêt à surgir de l’ombre et à inciter les existants, hommes ou
femmes, à se révolter contre la Loi divine.
4
-
Adam et Ève

La plus célèbre de toutes les révoltes contre Dieu est incontestablement celle
d’Adam et Ève au Paradis terrestre. C’est une transgression majeure d’un interdit
fondamental, à partir de laquelle on explique, ou plutôt on justifie, les misères de
la condition humaine, en portant d’ailleurs l’accent sur la responsabilité de la
femme dans cette affaire. Or, en première analyse, personne ne peut être tenu
pour unique responsable d’un acte aussi exceptionnel que lourd de conséquences.
En effet, lorsque Yahvé-Adonaï demande à Adam ce qu’il a fait, celui-ci répond
qu’il a mangé le fruit défendu sur l’incitation d’Ève, ce qui est une façon de
diminuer, sinon de rejeter sa responsabilité individuelle. C’est la fameuse phrase
tant de fois répétée au cours des siècles sous les formes les plus diverses : « Ce
n’est pas moi, c’est l’autre. » Or Ève agit de même en prétextant que c’est le
serpent qui l’a induite au « péché ». Et quand Yahvé-Adonaï maudit le serpent,
celui-ci ne répond rien. Pourquoi ? Parce que lui sait : Yahvé-Adonaï, qu’il soit
créateur ou simplement démiurge, est omniscient, donc ne peut se tromper, et s’il
y a eu transgression, c’est qu’il le savait et que cette transgression était voulue dès
la création de l’univers et de tous les existants qu’il renferme. Le problème soulevé
ici n’est pas seulement « moral », introduisant dans la conscience humaine la
notion de « péché » par désobéissance ou par orgueil, il est aussi « théologique »
car il met en cause la toute-puissance de la divinité des origines incapable de
prévoir ce que sa « créature » allait faire de sa liberté. En outre, ce problème
débouche sur une interrogation anthropologique concernant les plus anciennes
racines de l’humanité ainsi que sur une réflexion géologique et astrophysicienne
approfondie sur les phénomènes naturels qui ont marqué l’univers depuis le big-
bang.
Tout cela est d’une extrême complexité et, si l’on s’en tient aux textes, d’une
effarante ambiguïté. Bien sûr, il ne s’agit pas, au départ, de considérer Adam et
Ève comme deux individus créés de toutes pièces par le démiurge, qu’il soit
Prométhée, Yahvé ou toute autre divinité des panthéons les plus divers : Adam et
Ève représentent une humanité primitive qui passe de l’état d’inconscience à l’état
de conscience, autrement dit qui passe de l’état d’hominidé à celui d’homo
sapiens. La transgression commise par Adam et Ève est donc la réminiscence du
fameux « chaînon manquant » qui sépare le singe de l’homme.
Mais puisqu’il s’agit d’un mythe, ce qui ne veut aucunement dire que cela ne
corresponde pas à une réalité cachée ou impossible à formuler, il convient de
l’explorer dans les moindres détails. On peut d’abord admettre qu’Ève n’est pas la
première femme (la première étant Lilith, créée directement par Yahvé), mais la
seconde, créée par Yahvé à partir d’Adam. On doit ensuite écarter l’aspect moral
de la transgression d’Adam et Ève, cette notion de péché commis par nos soi-
disant premiers parents. Cette interprétation purement morale a permis aux
différentes classes sacerdotales issues du message biblique d’appuyer et de
justifier leur pouvoir sur les peuples de la Terre. Il est inutile d’insister ici.
Le texte de la Genèse, s’il est polyvalent dans toutes les interprétations qu’on en
a données, est on ne peut plus simple dans son expression. Voici donc Adam et
Ève, l’homme et la femme, dans un endroit clos, un « paradis » au sens persan de
« verger ». Ils vivent de manière insouciante – et fatalement inconsciente – au
milieu des arbres qui produisent en abondance tous les fruits nécessaires à leur
nourriture. C’est un véritable « Âge d’Or » où les animaux et les humains vivent en
bonne intelligence et parlent le même langage. Adam et Ève sont frugivores, pour
[43]
ne pas dire végétariens ou même végétaliens . Il n’est pas question de tuer un
animal pour en manger la chair. Les fruits de la terre sont là pour subvenir à tous
les besoins de l’existence. Cette notion d’un « paradis terrestre », immanente dans
l’inconscient humain, perdure de génération en génération, et la psychanalyse ne
s’est pas privée d’y voir la réminiscence de l’état utérin de l’existant, avant la
tragédie et le « traumatisme de la naissance » si cher à Otto Rank, l’un des plus
tumultueux disciples de Freud. Bref, Adam et Ève vivent au milieu de l’Éden dans
un état de jouissance absolue de l’instant, dans ce que, depuis, les théologiens ont
appelé la « béatitude » et que les psychologues préfèrent nommer
« inconscience ».
Adam et Ève peuvent donc vivre sans rien faire en se nourrissant des fruits qui
sont à leur disposition, quelle que soit la saison. Dans ce jardin édénique, le temps
n’existe pas. Cependant, la voix de Yahvé-Adonaï leur fait savoir de ne pas manger
du fruit d’un seul de ces arbres. Or il ne s’agit pas ici d’un interdit au sens propre
du terme, mais d’un avertissement : « Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez
pas, afin de ne pas mourir » (Gen. III, 3). Il y a là une nuance qui mérite d’être
soulignée, car on interprète habituellement ce qui va se passer comme une
« désobéissance » à un interdit divin. C’est une révolte contre la parole de Dieu
que vont accomplir Adam et Ève en suivant le conseil du tentateur, qu’il soit le
serpent symbole de ruse ou de science, Satan, le révolté, Lilith, la femme serpent,
ou simplement l’esprit de curiosité inhérent à tout humain. Et c’est alors que « les
yeux des deux se dessillent, ils savent qu’ils sont nus » (Gen. III, 7). Qu’est-ce que
cela veut dire exactement ?
Il faut d’abord prendre en compte l’ambiguïté du mot hébreu arûm qui signifie
à la fois « nu », « rusé » et « astucieux », c’est-à-dire en fait, « intelligent ». À
partir du moment où Adam et Ève, ayant mangé du fruit de l’arbre de la
Connaissance, ont les yeux qui s’ouvrent, ils savent qu’ils sont arummîm, à la fois
« astucieux » et « intelligents » mais « nus », c’est-à-dire qu’ils ont conscience de
leurs faiblesses, des dangers qui les guettent et de la mort qui surviendra
inexorablement. Ils ont gagné la connaissance mais perdu l’innocence, ou plutôt
l’inconscience. Ils mettent immédiatement à profit leur connaissance : « Ils
cousent des feuilles de figuier et se font des ceintures. » (Gen. III, 7.) À bien
comprendre le mythe, c’est à la fois l’éveil de l’homo sapiens et de l’homo habilis.
Un pas vient d’être franchi dans la mutation de l’espèce.
En effet, d’un point de vue anthropologique, cette anecdote n’est que la
contraction mythologique de ce qui s’est passé il y a des millions d’années, quand
les hominidés sont devenus des humains à part entière. Mais la transgression, qui
est davantage une mutation, ne s’est pas produite par hasard. Il a fallu
l’intervention d’un catalyseur, exactement comme dans une réaction chimique où
un atome d’oxygène et deux atomes d’hydrogène ne peuvent devenir eau qu’en
présence d’une étincelle, d’un feu, quelle que soit l’origine de celui-ci, naturelle ou
divine, ou les deux à la fois. Si l’on met de côté le feu philosophal des alchimistes,
fabriquant dans l’athanor la pierre philosophale à partir du mercure et du soufre,
il faut bien reconnaître que cette métamorphose n’aurait jamais pu être réalisée
sans le concours ou même la présence de cet élément catalyseur, autrement dit le
feu symbolique apporté par Dieu lui-même ou, selon certaines traditions, dérobé
illicitement aux dieux. Cela nous renvoie évidemment au mythe de Prométhée.
En l’occurrence, dans la Bible hébraïque, le catalyseur est le serpent. Sans lui,
Adam et Ève n’auraient jamais mangé du fruit défendu. Peu importe que le
serpent soit considéré comme une représentation de Satan ou de Lilith, cet
intermédiaire existe nécessairement, et pas seulement dans la tradition hébraïque.
Dans la tradition grecque, il y a certes Prométhée, mais également Tantale, dont
on ne parle jamais à propos d’Adam et Ève : pourtant le mythe qui sous-tend cette
légende est révélateur.
Qui est Tantale ? C’est un Titan, ou tout au moins ce qu’on appelle un demi-
dieu, analogue aux archanges de la tradition judéo-chrétienne, fils de Zeus et de la
nymphe Plota. Il passe, dans les récits mythologiques les plus anciens, pour être le
père de Niobé et de Pélops. On en a fait un roi légendaire de Lydie, une partie de la
Grèce d’Asie particulièrement riche en réminiscences archaïques. On raconte qu’il
fut admis dans l’Olympe à la table des dieux, mais qu’il en profita pour y dérober
le nectar de vie et l’ambroisie d’immortalité qui y étaient servis, afin de les faire
goûter généreusement aux humains. La punition de Zeus fut impitoyable : Tantale
fut attaché à un arbre qui produisait des fruits en abondance, sur une île située au
milieu d’un lac limpide. Or, comme il avait faim et soif, chaque fois qu’il essayait
d’atteindre un fruit, celui-ci se mettait hors de sa portée, et chaque fois qu’il
essayait de boire les eaux du lac, celles-ci s’enfuyaient loin de lui. Cet horrible
supplice était la conséquence de la révolte qu’il avait accomplie contre Zeus en
offrant aux humains – généreusement mais illégalement – les élixirs qui allaient
leur ouvrir l’intelligence et la connaissance de la vie et de l’immortalité. Ce mythe
n’est guère différent de celui du serpent, maudit par Yahvé et condamné à ramper
pour toute l’éternité. On est bien obligé de reconnaître qu’il existe une certaine
similitude entre ces deux traditions, ce qui suppose qu’à l’origine, il n’y avait
qu’une unique version des faits, celle-ci s’étant diversifiée au cours des temps et
selon les migrations des peuples de la plus lointaine préhistoire.
Dans la Bible, comme dans la mythologie grecque, la première réaction du
démiurge est de châtier le catalyseur : « Iahvé-Adonaï Élohîm dit au serpent :
puisque tu as fait cela, tu es honni parmi toute bête, parmi tout vivant du
champ. Tu iras sur ton abdomen et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta
vie. Je placerai l’inimitié entre toi et entre la femme, entre ta semence et entre sa
semence. Lui (en fait, il faut lire Elle), il (elle) te visera la tête et toi tu lui viseras le
talon » (Gen. III, 14-15, trad. Chouraqui). Cette représentation de la femme
écrasant le serpent est fort répandue dans l’iconographie chrétienne, mais elle
demeure bien mystérieuse si l’on ne se réfère pas à l’image de la Vierge Marie
venant en quelque sorte détruire l’œuvre satanique du serpent en donnant
naissance au Christ rédempteur. Mais, comme le serpent de la Genèse, Prométhée
et Tantale sont maudits et châtiés pour avoir suscité chez les existants humains le
désir de dépasser la condition primitive qui leur était imposée.
Reste maintenant le châtiment imposé aux deux fautifs, Adam et Ève. Et c’est là
où se marque la différence entre la tradition grecque et la Bible hébraïque. Qu’ils
aient été illuminés par Prométhée ou Tantale, les humains ne se retrouvent pas
condamnés pour avoir accepté le don qui leur était fait. Adam et Ève sont punis
sévèrement et chassés du verger édénique : c’est d’abord la malédiction contre la
femme : « Je multiplierai ta peine et ta grossesse, dans la peine tu enfanteras des
fils. À ton homme, ta passion : lui te gouvernera. » (Gen. III, 16.) Puis c’est la
malédiction de l’homme : « Honnie est la glèbe à cause de toi. Dans la peine, tu en
mangeras tous les jours de ta vie. Elle fera germer pour toi carthame et chardon :
mange l’herbe du champ. À la sueur de tes narines, tu mangeras du pain jusqu’à
ton retour à la glèbe dont tu as été pris. Oui, tu es poussière, à la poussière tu
retourneras. » (Gen. III, 17-19, trad. Chouraqui.)
Le mystère est ici dans son intégralité : on peut en effet se poser la question de
savoir si l’humain était déjà « poussière » avant la transgression, ou s’il le devient
après celle-ci. Toute réponse est arbitraire. On peut seulement supposer que
l’humain n’était pas conscient de son origine « poussiéreuse » et que, maintenant,
il l’apprend et la comprend, ce qui le mène au désespoir, car quoi qu’il fasse il est
promis à la mort. Est-ce vraiment le résultat de la « faute » par laquelle l’hominidé
primitif a subitement pris conscience qu’il était mortel ? Peut-être, mais en fait,
rien n’est moins sûr. Les récentes études scientifiques entreprises sur les crânes
des squelettes les plus anciens, hominidés ou homines sapientes, ont révélé que la
boîte crânienne présentait une certaine fêlure qui, en quelque sorte, présupposait
l’évolution du cerveau humain. Ainsi, tout était programmé d’avance. Et par qui
donc ? Par Yahvé-Adonaï lui-même, en toute connaissance de cause. On en vient à
se poser deux graves questions théologiques : est-ce que le créateur – ou le
démiurge, la distinction est ici sans importance –, omniscient et infaillible par
essence, n’a pas voulu expressément, à un moment donné de l’histoire du monde,
que l’existant humain opérât cette transgression ressentie par les moralistes
comme un péché d’orgueil justifiant un châtiment exemplaire ? Et si oui, dans
quelle perspective, dans quel but précis aurait-il agi de cette façon ?
Si l’on reprend les termes de la Genèse, « Dieu » transmet ses pouvoirs de
créateur à l’existant, à charge, pour celui-ci, de continuer cette création et de la
mener à bien « dans le meilleur des mondes possibles » comme diront plus tard
Leibniz et Voltaire, le premier par conviction, le second par ironie. Mais Adam et
Ève, au sein du Paradis terrestre, ne sont pas encore nés. Ils se contentent de vivre
une vie végétative, sans aucun souci et surtout, sans aucun problème
métaphysique. Si l’on admet que le Paradis terrestre est à l’image de l’univers
utérin, on comprend fort bien qu’une naissance est nécessaire pour assurer la vie
de cet univers imparfait – étymologiquement « non achevé » – et son évolution
vers un but que « Dieu » seul connaît. À ce compte, la transgression d’Adam et Ève
est une naissance : ils vont pouvoir quitter l’univers utérin paisible, serein et
rassurant qui était le leur, pour affronter un univers hostile qu’ils sont chargés de
mettre en valeur. C’est ce que les psychanalystes, dans leur grande majorité, ont
mis en évidence en mettant en parallèle l’ontogenèse, expérience individuelle non
communicable, et l’orthogenèse, qui est le lot, ou l’apanage, de l’espèce tout
entière. Il faut donc naître – avant de connaître – et assumer brutalement le
changement qui se produit lorsque le nouvel existant absorbe une quantité
insupportable d’oxygène qui lui brûle les poumons et le fait hurler de souffrance.
On en vient à reconnaître que si Adam et Ève n’avaient pas fauté, l’évolution de
l’univers – et de tous ceux qui y participent – eût été un échec.
Or l’échec d’un Dieu, quel qu’il soit, est insupportable, et absolument contre
nature. Il fallait donc qu’Adam et Ève, symboles d’une humanité primitive, se
fissent éjecter de l’univers utérin, donc de la divinité androgyne primordiale, pour
être investis d’un pouvoir redoutable, celui de façonner la terre stérile en glèbe
féconde. Avant d’aborder le problème proprement métaphysique, il faut
maintenant faire référence à ce que la paléontologie nous a appris des origines de
l’homme.
Quelles que soient les querelles suscitées par l’ancienneté de la présence
humaine à travers le monde, il est à peu près certain que l’origine de l’humanité se
situe en Afrique orientale, au bord de l’océan Indien, quelque part entre l’Éthiopie,
le Mozambique et le Zimbabwé. Contrairement aux commentateurs patentés de la
Bible qui, depuis des siècles, placent le jardin d’Éden en Mésopotamie ou dans les
régions voisines, c’est plutôt dans cette Afrique orientale qu’il faut aller le
chercher, dans une période qui peut s’étaler de quelques siècles à quelques
millénaires, voire à des millions d’années. Dans cette optique, le temps n’existe
pas, et s’il est chiffré (comme dans les six jours de la création), ce ne peut être que
symboliquement. De toute façon, le monde, terme issu du latin mundus qui
signifie « beau » n’a pas pu être réalisé en quelques heures, il est le résultat d’une
« maturation » à partir d’un schéma que la divinité – quelle qu’elle soit – a tracé à
un instant alpha en prévision d’un terme, un oméga, que refusent obstinément les
scientifiques mais qui est la pierre angulaire de l’édifice métaphysique dont se
revendiquent les fondateurs de religions et les philosophes.
Il s’agit bien entendu d’hypothèses dont les conclusions, suite à de nouvelles
découvertes, peuvent toujours être remises en cause du jour au lendemain. Le
scénario élaboré en 1983 par l’anthropologue Yves Coppens à partir du squelette
de la désormais célèbre Lucy, doit être modulé, mais il n’en reste pas moins acquis
que l’Afrique orientale est un des berceaux de l’humanité. Il n’est donc pas
absurde d’y placer le Paradis terrestre. C’était certainement une région tempérée
et suffisamment arrosée pour permettre une végétation abondante, favorable à
l’établissement d’hominidés cueilleurs et mangeurs de fruits. Or, il y a à peu près
huit millions d’années, la grande faille qui correspond aux vallées du Rift a subi
une série de déformations qui ont entraîné la formation de hauts plateaux,
lesquels ont constitué une barrière infranchissable aux pluies fécondantes qui
provenaient de l’Ouest, c’est-à-dire du lointain océan Atlantique. Le résultat de ces
mutations géologiques a été, on s’en doute, une modification climatique fort
importante, bien que répartie dans le temps. Autrement dit, la sécheresse a
transformé le verger primitif en savane et même en désert stérile, obligeant ainsi
des populations entières à émigrer vers des régions plus accueillantes, ou tout au
moins capables d’assurer un minimum de nourriture et de confort climatique.
C’est cette migration – sans doute très lente et répartie sur des millénaires –
que paraît représenter symboliquement l’exclusion d’Adam et Ève du Paradis
terrestre. Les études actuelles tendent à démontrer que cette migration, au moins
la plus importante d’entre elles, s’est faite vers le nord, en direction de la haute
vallée du Nil, région privilégiée qui a dû accueillir de nombreux existants depuis
les temps les plus reculés. Mais, la surpopulation étant de plus en plus intense, des
groupes humains ont continué à émigrer vers le nord, atteignant la basse vallée du
Nil et se séparant à cet endroit en deux branches principales, l’une passant en
Europe méditerranéenne, l’autre, allant vers l’est, et envahissant l’Asie Mineure,
puis les plaines de l’Asie centrale, autrefois très irriguées et riches en mers
intérieures d’eaux douces, comme en témoignent encore la Caspienne, la mer
d’Aral et le lac Balkhach. Ces populations peuvent-elles avoir été de la catégorie
dite de Neandertal ? Probablement, mais on n’en aura jamais la preuve. Et l’on
sait que les hommes du Neandertal ont disparu vers - 30000 av. J.-C., laissant la
place à l’homme de Cro-Magnon, ancêtre de l’humanité actuelle, apparue
vraisemblablement à la fin du paléolithique supérieur, c’est-à-dire vers - 9000.
Il est probable que la Bible, l’une des plus anciennes mémoires de l’humanité,
rende compte de façon imagée et sous une forme synthétique de ces événements
tragiques qui ont imprégné la mémoire collective et nourri les fantasmes
inconscients de la nature humaine. Lorsque Yahvé chasse Adam et Ève du Paradis
terrestre, il établit un barrage entre eux et leur ancienne résidence, et ce barrage
est décrit avec une exactitude étonnante, dont les détails méritent d’être
soulignés : « Ayant chassé l’homme, il posta les Chérubins à l’orient du jardin
d’Éden avec la flamme de l’épée foudroyante pour garder le chemin de l’arbre de
vie. » (Gen. III, 24, traduction œcuménique dite de la T. O. B.)
Qui sont les Chérubins, en hébreu Cheroubîm, sinon des Élohîm, des êtres
célestes créés avant le monde, donc des anges ou des archanges ? Or ces
Cheroubîm sont des êtres « flamboyants ». Ce sont les fameux Karibu de la
mythologie mésopotamienne, tant de fois représentés sur les vestiges artistiques
des Assyriens, qui étaient censés garder l’entrée des palais royaux, des temples et
des trônes divins. On les voyait comme des taureaux dont le souffle puissant était
comparable à une flamme s’échappant de leurs naseaux. Quant à la flamme de
l’épée foudroyante qui interdit aux humains de retourner dans le verger, elle est
fort significative. La traduction littérale du texte hébreu serait « ainsi que la
flamme de l’épée qui s’abat sur terre ». Autrement dit, c’est une « foudre »
envoyée par Yahvé sur la terre, exactement comme celle envoyée par Zeus contre
les humains qui transgressent ses interdits. Il est impossible, dans le cadre de
cette enquête, de ne pas penser aux bouleversements géologiques qui ont eu lieu
en Afrique orientale, faisant surgir une chaîne volcanique vomissant du feu et
privant ce qui était le verger paradisiaque des pluies bienfaisantes qui le
fécondaient. L’image biblique correspond incontestablement à une catastrophe
géologique. Était-elle le résultat d’une « faute » commise par les humains ? C’est
un autre problème.
Mais dans cette histoire symbolique, d’un point de vue entièrement
théologique, la chose la plus terrible et la plus inquiétante est la raison pour
laquelle Yahvé chasse Adam et Ève du domaine où il les avait placés et dresse cet
impitoyable barrage de feu derrière eux : « Voici que l’homme est devenu comme
l’un de nous par la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. Maintenant, qu’il
ne tende pas la main pour prendre aussi de l’arbre de vie, en manger et vivre à
jamais » (Gen. III, 22, T. O. B.).
Il semble que la mémoire se soit figée dans la contemplation de l’arbre de la
Connaissance et qu’on ait oublié la présence d’un arbre de Vie, autrement plus
important, et susceptible de procurer l’immortalité à ceux qui mangeraient de ses
fruits. Lorsque le démiurge établit le verger d’Éden, « il fit germer du sol tout
arbre d’aspect attrayant et bon à manger, l’arbre de vie au milieu du jardin et
l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais » (Gen. II, 9, T. O. B.).
Le texte est précis : maintenant l’homme, s’il étend la main vers l’arbre de Vie,
est susceptible de devenir comme l’un de nous. Cela corrobore très exactement les
paroles du serpent : « Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux
s’ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance de ce qui est
bon ou mauvais » (Gen. III, 5, T. O. B.). Il faut faire très attention aux termes
employés : comme des dieux, comme l’un de nous, et non pas des dieux. Cela
marque le rapport hiérarchique entre le créateur et la créature, mais également la
potentialité de l’existant humain à se hausser au rang des dieux, à accomplir donc
le processus qui conduit à l’apothéose, au sens grec du mot, comme dans le cas
d’Hêraklès admis au rang des dieux olympiens. Mais l’apothéose d’Hêraklès n’est
devenue effective que parce que celui-ci a œuvré toute sa vie en tant que
superman et qu’au terme de son existence, il a bien mérité de franchir le pas vers
l’immortalité divine. Il l’a gagnée par ses œuvres, thème théologique qu’on
retrouvera plus tard en débat chez saint Augustin et chez les réformateurs du
XVIe siècle. Adam et Ève (avec tout ce qu’ils représentent d’humanité) ont-ils
accompli les œuvres pour lesquelles ils avaient été créés ?
La réponse est « non ». Autrement, il faudrait tenir Yahvé-Adonaï, ou plutôt les
mystérieux Élohîm, comme des entités divines équivalentes aux dieux babyloniens
ou grecs. D’après tous les récits mythologiques, ceux qu’on appelle les « dieux »
bien que soumis eux-mêmes à cette force inexorable qu’est le destin, sont
détenteurs d’immortalité et ne veulent absolument pas la partager avec les
humains qui sont directement ou indirectement leurs créatures et par conséquent
leurs obligés, leurs sujets, pour ne pas dire leurs thuriféraires. C’est pourquoi, si
l’on en croit l’épopée babylonienne de Gilgamesh, les dieux font perdre au héros la
fleur d’immortalité qu’il avait réussi à cueillir après de longues et pénibles
épreuves. C’est pourquoi le Zeus des Grecs s’acharne contre Prométhée, contre
Tantale et, plus tard, contre des humains comme Oreste ou Œdipe. Les dieux sont
jaloux de leurs prérogatives, de leurs « avantages » et du culte obligé qu’on leur
rend. Ils ne tolèrent pas que de fragiles existants humains se hissent jusqu’à leur
domaine et qu’ils puissent un jour prendre leur place, comme c’est le cas dans un
récit célèbre de Pierre Chamisso, L’Homme qui perdit son ombre, nourri de
traditions populaires assez anciennes, où l’ombre d’un homme se met à vivre une
vie autonome et néantise complètement celui qui lui a donné l’existence. Est-ce
que le « cruel dieu des juifs » serait un de ces tyrans tout-puissants, insensibles
aux malheurs des humbles, fiers de leur égoïsme monstrueux, tant de fois
dénoncés par les écrivains et les philosophes ?
Nous sommes certes bien loin du « dieu d’amour » prêché par Jésus-Christ.
Mais le texte hébraïque est là, implacable dans sa rigueur et, disons-le, dans sa
terrible injustice. Pourtant, il convient de le commenter en le nuançant. C’est un
texte qui, malgré ses remaniements successifs, remonte à la nuit des temps et se
fait l’écho d’un événement réel, même si celui-ci est quelque peu perdu dans une
brume épaisse, un événement qui n’est pas forcément limité dans le temps, mais
au contraire étalé pendant des siècles, des millénaires, et probablement des
millions d’années.
En fait, si l’on comprend bien ces versets de la Genèse, la réaction de Yahvé-
Adonaï n’a rien d’une condamnation de l’espèce humaine. Il agit envers Adam et
Ève comme un père qui désapprouve l’action de ses enfants mais se garde bien de
les foudroyer (pensons à la parabole évangélique de l’enfant prodigue). Au
contraire, il a même pitié d’eux puisque, pour déculpabiliser leur « nudité » (ou
leur « ouverture d’esprit », comme on voudra), il leur confectionne « des tuniques
de peau dont il les revêtit » (Gen. III, 21). C’est un geste de protection et de
sollicitude. C’est une sorte de prélude à la rédemption promise. Néanmoins, Yahvé
chasse Adam et Ève du séjour qui leur était destiné. La question se pose :
pourquoi ?
La réponse est théologique et non pas morale. Pendant des siècles, on a
considéré le drame de l’arbre de la Connaissance comme le résultat de l’orgueil
humain, et on a étendu le châtiment de cette « faute » primordiale sur l’ensemble
de l’humanité, considérée comme affaiblie par un « péché originel ». Pourtant, à
travers l’analyse rigoureuse des textes, rien, absolument rien, ne vient étayer cette
culpabilisation collective dans tout l’Ancien Testament. Celui-ci ignore tout de la
responsabilité collective des humains proclamés, d’ailleurs très arbitrairement,
nos « premiers parents ».
En fait, c’est au début de l’ère chrétienne que se dessinent les contours de cette
culpabilité collective. Le véritable créateur du « péché originel » n’est ni plus ni
moins que saint Augustin, évêque d’Hippone au IVe siècle, relayé par de
nombreux théologiens masochistes puis par Calvin, le réformateur du XVIe siècle,
et Jansénius, le promoteur des doctrines qui portent son nom au sein même du
catholicisme. Il faut comprendre saint Augustin dont la jeunesse avait été plutôt
tumultueuse, pour ne pas dire perverse : ancien manichéen et même ancien
participant d’orgies gnostiques – qu’il dénoncera ensuite avec la plus grande
virulence – il était hanté par l’idée que l’existant humain, pourtant créé à l’image
de Dieu, était devenu d’une extrême faiblesse depuis la transgression de l’arbre de
la Connaissance, et que dans cet état, il pouvait tomber dans les pires turpitudes
s’il n’obtenait pas le secours de Dieu, autrement dit la grâce. Pire, il soutenait – ce
que feront ensuite Calvin et les jansénistes – que Dieu pouvait refuser cette grâce
salvatrice à tous ceux qui lui déplaisaient, même à des justes. C’était revenir non
seulement au concept du Yahvé jaloux et vindicatif de l’Ancien Testament, mais
surtout à celui des dieux grecs s’acharnant contre de malheureuses créatures.
C’est pour contrer ce pessimisme farouche de l’évêque d’Hippone – un Berbère,
on l’oublie trop souvent – que le moine breton Pélage, son contemporain, se mit à
prêcher dans un sens tout à fait opposé, instaurant dans l’Église romaine une
contestation théologique qui ne s’est jamais apaisée. En fait, la thèse de Pélage,
qu’on appelle le pélagianisme, consistait essentiellement à nier la transmission du
péché originel et à affirmer que l’existant humain, créé libre par Dieu, était, grâce
à son libre arbitre absolu, capable de se sauver ou de se damner sans intervention
de la divinité ou de l’ennemi, c’est-à-dire Satan. La querelle s’est étendue dans tout
le monde chrétien mais, bien que rejeté et combattu, le pélagianisme n’a jamais
été considéré comme une hérésie. Finalement, c’est la position de saint Augustin
qui a pris le dessus, en particulier au moment de la Réforme, faisant du
christianisme une religion tout entière bâtie sur la notion de « culpabilité » ce qui
ne semble pas, à la lecture attentive des Évangiles, conforme à l’enseignement de
Jésus.
Dans la tradition chrétienne, tous les malheurs de l’humanité ont ainsi leur
source unique dans la transgression commise par Ève, puis par Adam, qui a rendu
nécessaire l’incarnation du Christ, fils de Dieu, et son sacrifice pour effacer le
péché originel. Bien entendu, cette tradition en a profité pour salir Ève, coupable
d’avoir entraîné Adam dans la déchéance, et pour sublimer Marie, la mère de
Jésus, nouvelle Ève, certes, mais toujours vierge et intacte de toute souillure.
Pourtant, en relisant la Genèse sans parti pris, on s’aperçoit qu’Ève n’est pas
maudite par Yahvé : elle est seulement condamnée à « enfanter dans la douleur ».
Et il ne faut pas oublier qu’Ève a eu deux noms successifs : elle a été d’abord Isha,
« femme » (féminin de Ish, « homme ») au moment de sa création de la côte
d’Adam (Gen. II, 23) ; après la transgression, elle a été nommée par Adam lui-
même Havah, c’est-à-dire « vivante ». Et le texte ajoute : « Oui, elle est la mère de
tout vivant » (Gen. III, 20). C’est un détail qui a son importance et qui, malgré les
circonstances, restitue à Ève toute sa dignité de femme.
Il y a mieux. Dans le récit biblique, après avoir décrit la création de l’univers, de
la Terre et des existants qu’il y place, le mystérieux Élohîm constate (II, 5) : « et de
glébeux, point, pour servir la glèbe ». C’est alors que le démiurge « forme le
glébeux – Adam, poussière de la glèbe – Adama. Il insuffle dans ses narines une
haleine de vie : et c’est le glébeux, être vivant » (II, 7). Puis, plus loin, « Élohîm
prend le glébeux et le pose au Jardin d’Éden, pour le servir et pour le garder » (II,
15). Enfin, lors de l’expulsion d’Adam et Ève, « Élohîm le renvoie du Jardin
d’Éden pour servir la glèbe dont il fut pris » (III, 23, trad. Chouraqui). Tout cela
conduit Jacques Duquesne à cette étonnante réflexion : « Adam et les siens, après
l’expulsion du Jardin d’Éden, ne se résignent pas, ne s’abandonnent pas au
[44]
désespoir. Ils passent à l’action pour dominer la terre . » Et de citer une
phrase du philosophe Élie Wiesel : « Adam diffère de la plupart des figures
mythologiques. Vaincu par Dieu […], il eut le courage de se redresser, et de
[45]
recommencer . » On ne peut que le reconnaître : on est ici assez proche du
mythe de Sisyphe. Mais qu’est-ce que tout cela veut dire ?
Il faut reprendre les moindres détails. Certes, il y a de la part d’Élohîm une
certaine irritation : « Le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu
t’en nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l’épine et le chardon
et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras du pain
jusqu’à ce que tu retournes au sol car c’est de lui que tu as été pris » (Gen. III, 17-
[46]
19, T. O. B. ). Mais n’est-ce pas là la destinée de tout existant humain ? À
moins qu’il ne faille pas s’arrêter aux seuls personnages symboliques d’Adam et
Ève, situés à l’aube des temps : en effet, « on peut comprendre qu’il ne s’agit pas là
de l’homme des premiers temps, ni de l’homme d’aujourd’hui ; il s’agit de
[47]
l’homme tel qu’il est appelé à être dans l’avenir. Il est appelé à être Dieu ».
Cette affirmation peut paraître choquante, mais elle a le mérite de poser le
problème de la finalité de l’existant humain dans un ensemble universel tant
sociologique, psychologique, économique que théologique, et non pas dans
l’espace restreint d’un contexte religieux ou mythologique.
S’il est exact que l’existant humain, à l’image d’Élohîm, répétons-le, et doué de
liberté, a été créé pour devenir « dieu » cette conception n’a rien de sacrilège mais
elle privilégie au contraire l’amour infini du « Père » dont parle sans arrêt Jésus-
Christ à l’égard de ses créatures : Dieu a créé les humains pour qu’ils soient
comme lui. Mais seulement au bout d’une longue expérience, d’une longue
maturation qui a été en somme court-circuitée par l’intervention du « tentateur »
quel qu’il soit. On pense à la « Voie sèche » des alchimistes, plus rapide mais
beaucoup plus dangereuse que la « Voie humide » ou « Voie longue ». On en vient
ainsi à poser le postulat suivant : Dieu n’est pas, il devient. Il en est donc de même
pour l’existant humain, créé à l’image de Dieu : il n’est pas encore, mais il devient.
Pour devenir, il faut quitter un certain état pour en acquérir un autre. La
« métamorphose » est nécessaire. C’est une loi de la logique la plus implacable.
Cette constatation nous emmène fort loin dans la spéculation théologique que
sous-tend le texte de la Genèse. Si l’on comprend bien le texte biblique, Adam et
Ève – c’est-à-dire l’humanité qu’ils représentent – se trouvaient dans le jardin
d’Éden en un état proche de la « dormition », en une sorte de vie végétative béate.
En fait, ils ne servaient à rien, se contentant de survivre en mangeant tous les
fruits (sauf un) qui étaient à leur disposition. Était-ce donc ce qu’avait prévu le
Créateur ? Il ne semble pas. La création n’aurait aucun sens s’il ne se passait rien.
Le texte de la Genèse est formel : Yahvé crée l’univers et les existants en six jours.
Le septième jour, il « se repose » comme s’il était épuisé par sa création, ce qui est
tout à fait contradictoire avec le concept d’un Dieu créateur doué d’une énergie
infinie. Ce septième jour, sous la forme du shabbat juif ou du dimanche chrétien,
où il ne faut rien faire sinon honorer Dieu, est la pire des aberrations nées de
cerveaux humains, mais il faut bien avouer que les classes sacerdotales de toutes
les religions, connues ou inconnues, s’en sont bien servi pour réduire leurs fidèles
à l’obéissance aveugle et à l’esclavage intellectuel, social, moral et finalement
économique.
Pourquoi n’a-t-on jamais mis en avant que le mystérieux Élohîm de la Bible
avait créé l’existant humain pour lui confier la mission de continuer son œuvre de
création ? C’est pourtant la raison pour laquelle Yahvé-Adonaï se retire du jeu le
septième jour. Il a tout donné à l’existant humain, liberté, discernement,
intelligence, et surtout, puisque les humains sont à son image, tout pouvoir sur les
éléments, sur la nature, sur les végétaux, sur les animaux et, en dernière analyse,
sur la destinée de l’univers. C’est dans la Genèse, incontestablement, qu’on
trouvera l’origine de cette conception quelque peu décriée de nos jours, parce que
suspecte d’ésotérisme, qu’on appelle l’entropie. C’est à l’existant humain de
continuer la création divine et de la mener à son terme, qui constitue évidemment
un mystère, puisque cette finalité, notion rejetée par tous les scientifiques,
échappe, du moins jusqu’à présent, à notre entendement.
On en vient fatalement à une conclusion (provisoire) que la faute – et non pas
le péché – commise par Adam et Ève était programmée et voulue par Dieu lui-
même qui, omniscient et omnipotent, aurait pu l’empêcher au dernier moment. Il
fallait que ce fût ainsi. Il fallait que l’humanité primitive se révoltât contre le
« Père », la psychanalyse ayant bien mis en évidence que tout existant doit tuer
son père pour évoluer. Adam et Ève ne vivaient pas vraiment dans le jardin
d’Éden, ils y rêvaient alors que leur mission était de féconder la terre, la « glèbe »
dont ils avaient été tirés : « Le seigneur Dieu l’expulsa du Jardin d’Éden pour
cultiver le sol d’où il avait été pris » (Gen. III, 23, T. O. B.). Tout est dit dans ce
verset. Et c’est le plan divin qui se met ainsi en action.
Tout a été faussé depuis une vingtaine de siècles de christianisme, ancienne
secte du judaïsme, condamnée par Rome pour sédition contre l’Empire, rejetée
par les juifs eux-mêmes, qui ne voyaient l’avenir – un avenir plutôt raciste, il faut
bien le reconnaître – que par la reconstitution d’un royaume terrestre. Mais c’est
une secte qui a réussi à s’imposer, malgré les pires persécutions et les pires
incompréhensions, sur une partie non négligeable de la planète. Son universalité
incontestable a provoqué bien des abus d’interprétation de la part de ceux qui se
prétendaient – et se prétendent toujours – les héritiers des temps évangéliques. Il
est indispensable, si l’on veut retrouver l’authenticité du message, de revenir aux
[48]
sources les plus anciennes . Certes, les desseins de Dieu sont impénétrables,
a-t-on coutume de répéter. Mais la lecture attentive et consciencieuse de la Genèse
ne permet aucun doute.
Si la faute d’Adam et Ève n’était pas programmée de toute éternité par le
Créateur, quel qu’il soit, et quelque nom qu’on lui attribue, sa toute-puissance
serait une imposture, et la création elle-même serait une absurdité inventée, un
jour de mélancolie, par les existants humains jetés par hasard dans un univers
incompréhensible.
5
-
Caïn

Dans la mémoire universelle, l’histoire de Caïn, quelle que soit la crédibilité


qu’on lui accorde, passe pour le récit du premier meurtre commis dans l’humanité
des temps anciens. Symboliquement, le meurtre d’Abel par son frère Caïn est
ressenti comme le début absolu de la violence sur la terre, violence qui se
manifestera ensuite par toutes sortes de conflits et de guerres inexpiables entre les
peuples. Et, comme le montrait assez clairement l’Histoire Sainte (anthologie
biblique soigneusement expurgée de tout élément gênant) enseignée dans les
écoles chrétiennes jusqu’au milieu du XXe siècle, ce meurtre illustre à la
perfection la division classique bien que très manichéenne entre le Bien et le Mal.
Abel, la victime, est le Bien maltraité par le Mal, incarné par Caïn. Bien entendu,
cette tragédie (au sens grec du terme) a été considérée comme la conséquence
directe du péché originel, la première révolte contre Dieu, la transgression
primordiale qui a introduit le désordre dans un monde que le Créateur avait voulu
harmonieux et sans histoires.
L’histoire de Caïn est devenue très vite un thème littéraire. Le plus célèbre
exemple est celui de Victor Hugo qui, dans son poème La Conscience, intégré dans
La Légende des siècles, trace un extraordinaire portrait du personnage
(« Lorsqu’avec ses enfants, vêtu de peaux de bête, Caïn se fut enfui de devant
Jéhovah… ») poursuivi par le remords symbolisé par le regard de Dieu (« L’œil
était dans la tombe et regardait Caïn ») et tentant vainement d’y échapper. Pour
être juste, il faut préciser que Hugo avait un illustre prédécesseur en la matière, le
poète de la fin du XVIe siècle, Agrippa d’Aubigné – grand-père de la prude
Madame de Maintenon. Dans son recueil Les Tragiques, ce calviniste acharné
nous montre un Caïn isolé au milieu d’une nature hostile, qui le fuit sans cesse
[49]
comme s’il était un objet d’horreur . Dans les deux cas, c’est l’idée qu’on se fait
actuellement, dans un contexte chrétien, d’un personnage bourré de remords et
poursuivi par la vengeance divine. Or, cette image est, si l’on en revient aux textes
d’origine, tout à fait en opposition avec celle que nous présente la Genèse dans
l’exposé on ne peut plus sobre d’un récit qui est le résultat d’une condensation
symbolique d’événements dont on avait oublié les détails et la signification
essentielle.
Pour tenter de saisir cette signification, il faut sans hésiter recourir au
document de base et l’étudier avec une minutie scrupuleuse : « Adam pénètre
Hava, sa femme. Enceinte, elle enfante Caïn. Elle dit : J’ai eu un homme avec
[50]
Iahvé-Adonaï . Elle ajoute à enfanter son frère, Ebèl (Abel). Et c’est Ebèl, un
pâtre d’ovins. Caïn était serviteur de la glèbe. Et c’est au terme des jours, Caïn fait
venir des fruits de la glèbe en offrande à Iahvé-Adonaï. Ebèl a fait venir, lui aussi,
[51]
des aînés de ses ovins et leur graisse . Iahvé-Adonaï considère Ebèl et son
[52]
offrande. Caïn et son offrande, il ne les considère pas. Cela brûle beaucoup
[53]
Caïn, ses faces tombent . Iahvé-Adonaï dit à Caïn : pourquoi cela te brûle-t-il ?
Pourquoi tes faces sont-elles tombées ? N’est-ce pas, que tu t’améliores à porter
ou que tu ne t’améliores pas, à l’ouverture, la faute est tapie ; à toi, sa passion.
[54] [55]
Toi, gouverne-la . Caïn dit à Ebèl, son frère : [allons dehors ]. Et c’est
quand ils sont au champ, Caïn se lève contre Ebèl, son frère, et le tue. Iahvé-
Adonaï dit à Caïn : où est ton frère Ebèl ? Il dit : Je ne sais pas. Suis-je le gardien
[56]
de mon frère, moi-même ? Il dit : Qu’as-tu fait ? La voix des sangs de ton
frère clame vers moi de la glèbe. Maintenant tu es honni plus que la glèbe dont la
bouche a béé pour prendre les sangs de ton frère de ta main. Oui, tu serviras la
[57]
glèbe : elle n’ajoutera pas à te donner sa force . Tu seras sur la terre, mouvant,
[58]
errant. Caïn dit à Iahvé-Adonaï : Mon tort est trop grand pour être porté .
Voici, aujourd’hui tu m’as expulsé sur les faces de la glèbe. Je me voilerai face à
toi. Je serai mouvant, errant sur la terre : et c’est qui me trouvera me tuera. Iahvé-
Adonaï lui dit : Ainsi, tout tueur de Caïn subira sept fois vengeance. Iahvé-Adonaï
met un signe à Caïn, pour que tous ceux qui le trouvent ne le frappent pas. Caïn
sort face à Iahvé-Adonaï et demeure en terre de Nod au levant de l’Éden » (Gen.
[59]
IV, 1-16, trad. Chouraqui ).
Tout cela est bien étrange, pour ne pas dire incohérent au premier degré. Yahvé
a donné pour mission à l’homme de cultiver la glèbe à la sueur de son front. C’est
du moins ce qu’il a dit en chassant Adam du jardin d’Éden. Il se trouve que Caïn,
fils aîné d’Adam, suit exactement le chemin tracé par le démiurge en mettant en
valeur une glèbe ingrate, mais qui produit quand même, grâce à son travail (au
sens étymologique de « souffrance »), des produits dont il prélève une partie pour
l’offrir à son Dieu. Logiquement, Yahvé devrait être satisfait. Mais sans doute
préfère-t-il la graisse de mouton qui brûle sur l’autel d’Abel, car il se détourne de
Caïn, le végétarien, pour donner toute son attention à l’offrande d’Abel, le
carnivore. Que se passe-t-il donc ? Yahvé ne donne pas de raisons à son choix, et
l’on est bien obligé de reconnaître que son attitude est incompréhensible, à moins
de le considérer lui-même comme un carnivore convaincu. Il faudra attendre
l’Épître aux Hébreux du Nouveau Testament, plus ou moins faussement attribuée
à saint Paul, pour trouver une tentative de justification : « Par la foi, Abel offrit à
Dieu un sacrifice meilleur que celui de Caïn. Grâce à elle, il reçut le témoignage
qu’il était juste, et Dieu rendit témoignage à ses dons. Grâce à elle, bien que mort,
il parle encore » (Hébreux, XI, 4, T. O. B.).
C’est une explication qui en vaut une autre, mais compte tenu du contexte de la
Genèse, elle n’est guère convaincante. Il doit nécessairement y avoir autre chose,
une raison cachée, aussi secrète que les desseins de Dieu, et qui doit, vu l’injustice
de l’attitude énigmatique de Yahvé, être d’une importance exceptionnelle, même si
cela peut paraître déroutant et peu conforme à l’idée qu’on peut se faire d’un dieu
respectueux des lois qu’il promulgue, qui récompense les bons et punit les
méchants. Il ne semble pas, en effet, que Caïn ait manifesté jusque-là une
quelconque méchanceté ou hostilité, ni envers Yahvé, ni envers son frère cadet.
Car Caïn est l’aîné. Et comme dans toute société patriarcale – celle des Hébreux
en est une – le rôle du fils aîné est primordial, soit en tant que transmetteur du
pouvoir paternel et des biens familiaux, soit en tant que victime sacrificielle offerte
aux divinités, comme cela s’est longtemps pratiqué chez les peuples sémites,
notamment chez les Phéniciens. Ici, Yahvé nie cette spécificité en quelque sorte
sacrée de Caïn au profit d’un cadet qui ne sera jamais qu’un brillant second. Il
agira d’ailleurs de même en rejetant Ismaël, le premier fils d’Abraham,
privilégiant ainsi Isaac, et aussi en favorisant la ruse perverse et peu élégante de
Rebecca et de Jacob pour que celui-ci soit béni par Isaac à la place d’Ésaü. Or, tout
comme Ésaü, qui n’acceptera pas le fait accompli, Caïn refuse d’être ainsi méprisé
au profit de son frère. Il se révolte et veut se venger. Mais comme il ne peut le faire
contre le Tout-Puissant, il se retourne contre Abel, qui est à sa portée : en somme,
c’est Yahvé-Adonaï lui-même qu’il frappe à travers son frère. Malgré les
apparences qui en font un fratricide, Caïn représente le type parfait du révolté
contre Dieu.
Car c’est bien d’une représentation qu’il s’agit. Les protagonistes humains de
cette tragédie ne sont que des characters, selon l’expression anglo-saxonne, des
personnages emblématiques qui, sous couvert d’un récit mythologique, se
[60]
trouvent plongés dans un contexte entièrement socioculturel . Il ne viendrait
en effet à l’idée d’aucun exégète biblique de considérer Caïn et Abel comme des
individus : chacun d’eux représente une collectivité, plus exactement une société
organisée à l’intérieur de solides structures. Abel, c’est une société pastorale et
nomade axée sur l’élevage de grands troupeaux et la recherche constante de
pâturages abondants. Caïn, c’est une société sédentaire, cultivant la terre et
pratiquant l’artisanat pour se procurer les instruments nécessaires à cette
exploitation systématique de la « glèbe ». Et, à ce compte, la querelle entre Caïn et
Abel n’est ni plus ni moins que le scénario d’un western des plus classiques où
s’opposent farouchement les éleveurs et les fermiers dans des luttes sanglantes.
Si l’on en revient au mythe lui-même, on ne peut que s’étonner de deux choses :
d’abord l’absence totale de repentir chez Caïn, qui semble trouver normal d’avoir
éliminé son frère, et surtout la réaction plutôt modérée de Yahvé devant
l’énormité du crime. En effet, il ne maudit pas Caïn : au contraire, il le protège de
toute agression en déposant sur lui un « signe ». Ce qu’il maudit, c’est la glèbe – à
cause de Caïn, il est vrai. Il avertit le meurtrier que désormais le travail de
défrichement et de mise en valeur du sol sera encore plus difficile et nécessitera
plus d’efforts et de souffrances. C’est un des deux châtiments infligés à Caïn, le
second étant son éloignement « de la face de Yahvé ». En somme, Dieu chasse
Caïn hors de sa présence, accentuant ainsi l’éloignement d’Adam, lui donnant à
entendre qu’il ne pourra jamais plus compter sur son aide. Mais ce faisant, Dieu
accorde sa complète autonomie à Caïn.
Cette constatation est d’une extrême importance et peut être considérée
comme la clef permettant de comprendre toute cette histoire. En chassant Adam
et Ève du Paradis terrestre, Yahvé avait coupé le cordon ombilical qui les reliait à
lui, mais en écartant Caïn de sa présence – et de son assistance, pour ne pas dire
« providence » – il se livre à une véritable opération de sevrage. C’est un peu
comme s’il disait au meurtrier d’Abel : « Tu as choisi ton destin, désormais tu es
entièrement libre, et par conséquent seul et unique responsable de tes actions.
Débrouille-toi. Je me retire de toi. »
On peut même aller plus loin et imaginer la fin du discours de Yahvé à Caïn :
« La surface de la terre est vaste et beaucoup d’endroits en sont encore stériles.
C’est là que tu dois aller. Ce sont ces terres incultes que tu dois féconder pour que
mon œuvre soit complète. Et si cela ne suffit pas, fouille les entrailles de la glèbe :
tu y trouveras des trésors et ce sera à toi de les exploiter. Et si cela ne suffit pas
non plus, si toi et tes descendants manquez de matériaux pour construire le
monde, consacre tous tes efforts à en découvrir d’autres. Et si toi et tes
descendants venez à vous coucher sur le sol parce que vous êtes épuisés et que
vous vous sentez impuissants à continuer l’œuvre que j’ai commencée, contemplez
la nature avec ce qu’elle contient de mystères, de ressources cachées. Connais la
force du vent, la puissance du feu, le déferlement des eaux, l’énergie profonde que
recèle la pierre. Invente, invente des énergies qui t’aideront à triompher de ta
faiblesse. Car, en te créant, je t’ai insufflé mon énergie. À toi de la mettre en
pratique. »
En dernière analyse, c’est une mission sacrée que confie Dieu à Caïn : user du
pouvoir qui a été conféré à l’existant humain pour continuer la création et
organiser l’univers. En quelque sorte, Yahvé fait de Caïn un nouveau démiurge et,
tandis que lui-même devient deus otiosus, un « dieu oisif » (dans l’optique du
septième jour ?), il lui donne ainsi l’ordre d’agir, mais sous sa propre
responsabilité.
C’est ce que ne manquera pas de faire Caïn. Et la liste de ses descendants
immédiats est là pour nous le prouver, telle qu’elle est transcrite dans la Genèse
(IV, 17-22) d’après une tradition yahviste (mêlée ensuite [V, 6-32] à une liste de
tradition sacerdotale concernant les descendants de Seth). On y trouve en effet,
comme fils de Caïn, un certain Hénoch qui bâtit une ville et qui est donc proposé
comme étant à l’origine de la vie urbaine. Ensuite, parmi les descendants
d’Hénoch, on remarque Yubal (dont le nom évoque le mot hébreu yôbel,
« trompette ») qui « fut l’ancêtre de tous ceux qui jouent de la lyre et du
chalumeau » (IV, 21) ; puis Tubalcaïn, « ancêtre de tous les forgerons en cuivre et
en fer » ce qui rappelle que le nom de Caïn peut aussi signifier « forgeron ». Et, de
plus, Tubalcaïn a une sœur d’une grande beauté, Naama (dont le nom peut se
traduire précisément par « jolie » ou « aimée ») qui, d’après certains
[61]
exégètes , pourrait bien avoir été l’initiatrice – symbolique – du « plus vieux
métier du monde », autrement dit la prostitution.
Il est évident que la lignée prêtée à Caïn rend compte de l’avènement d’une
civilisation de type industriel dans un cadre urbain qui se développera au cours
des siècles pour arriver aux réalisations scientifiques et techniques les plus
sophistiquées du XXIe siècle. Et cela n’est pas sans contrepartie. Il y a un aspect
« démoniaque », tout au moins contre nature, dans la civilisation urbaine, qui a
été souvent dénoncé, notamment par Jean-Jacques Rousseau pour qui les villes
étaient des foyers de perversité et qu’il opposait – en s’appuyant sur le mythe du
« bon sauvage » – à la pureté et à l’innocence des mœurs campagnardes. Ce n’est
certainement pas par hasard si la fameuse « caste des forgerons », plus ou moins
soupçonnée de sorcellerie parce que connaissant les secrets du feu, a toujours été
considérée comme « diabolique » : qu’on le veuille ou non, qu’on la refuse ou
qu’on pactise avec elle, l’ombre de Caïn est toujours présente dans l’esprit humain.
À y réfléchir, cependant, on s’aperçoit que Caïn, loin d’être un personnage
sinistre et maudit, est un héros civilisateur (et donc bienfaiteur) qui a permis à
l’humanité d’évoluer vers un infini qui échappe à tout entendement. Mais toute
chose contient son contraire, c’est une loi de la nature. C’est par une transgression
qu’Adam a été chargé de faire fructifier la glèbe. C’est par une transgression
encore plus grave que Caïn a acquis son autonomie pour « aller toujours plus
loin ». On peut donc considérer que le sang d’Abel n’a pas été versé en vain, mais
qu’il était fécondant. Ce sacrifice, apparemment injuste et cruel, était
incontestablement nécessaire à l’évolution de l’humanité. Mais qui a voulu que ce
fût ainsi ?
Il n’y a pas deux réponses, il n’y en a qu’une : Dieu lui-même, qu’il soit Yahvé
Adonaï ou Élohîm, ou encore El, comme le nommaient les Babyloniens, Indra,
selon les Indiens, Zeus, selon les Grecs, ou Lug, le « Multiple Artisan » selon les
Celtes d’Irlande… De toute façon, celui auquel on donne la qualification de
démiurge, c’est-à-dire « organisateur du monde ». Car, en refusant d’agréer
l’offrande de Caïn, Yahvé, l’omnipotent et l’omniscient, savait parfaitement ce qui
allait se passer. Tout était programmé pour qu’Abel disparût au profit de Caïn.
Décidément, les voies du Seigneur sont impénétrables, et surtout, elles paraissent
paradoxales. Comme Jésus le fera plus tard avec ses apôtres en les dispersant à
travers toutes les nations avec mission de prêcher la « Bonne Nouvelle » et de
« remettre les péchés », c’est-à-dire d’effacer toutes les fautes du passé, le
démiurge a délégué ses pouvoirs. Prétendre le contraire serait tout simplement
blasphémer, car ce serait considérer Dieu comme un imposteur sinon comme un
personnage emblématique, imaginé par les existants humains, du non-être
absolu.
Il n’en reste pas moins vrai que la tragique figure de Caïn demeure un symbole
de la révolte de l’existant humain contre la divinité. Et c’est une révolte sans
espoir, parce qu’elle met en cause non seulement la divinité, mais la créature elle-
même. C’est la leçon que semble en tirer le poète calviniste Agrippa d’Aubigné
dans cette étonnante description visionnaire (Les Tragiques, v. 201-216) –
d’ailleurs bien supérieure à celle de Hugo – de l’état de conscience du meurtrier à
la fois maudit et protégé par Yahvé :

« Il fuit, d’effroi transi, troublé, tremblant et blême,


Il fuit de tout le monde, il s’enfuit de soi-même,
Les lieux les plus assurés [= sûrs] lui étaient des hasards [= dangers],
Les feuilles, les rameaux et les fleurs des poignards,
Les plumes de son lit des aiguilles piquantes,
Ses habits plus aisés [= les plus larges] des tenailles serrantes,
Son eau jus de ciguë, et son pain des poisons.
Ses mains le menaçaient de fines [= perfides] trahisons.
Tout image de mort. Et le pis de sa rage,
C’est qu’il cherche la mort et n’en voit que l’image.
De quelque autre Caïn il craignait la fureur.
Il fut sans compagnon mais non pas sans frayeur.
Il possédait le monde et non une assurance [= un asile sûr].
Il était seul partout, hormis sa conscience,
Et fut marqué au front, afin qu’en s’enfuyant
Aucun n’osât tuer ses maux en le tuant. »

En fait, un révolté contre Dieu se révolte contre lui-même. Contrairement à ce


que prétendait Jean-Paul Sartre en affirmant que « l’enfer, c’est les autres »,
l’exemple de Caïn démontre que la conscience humaine, depuis qu’Adam et Ève
ont mangé le fruit de l’arbre de la Connaissance, connaît le prix qu’elle doit payer
pour toute déviance du plan d’harmonie universelle élaboré bien avant l’aube des
temps par le Créateur.
6
-
Le déluge et ce qui l’a précédé

De toutes les catastrophes qui ont secoué l’histoire de la Terre, le déluge est
certainement celle qui a laissé le plus mauvais souvenir dans la mémoire de
l’humanité. Des événements récents prouvent qu’il est difficile, sinon impossible,
de lutter contre un déferlement d’eaux torrentielles qui surgissent brusquement et
détruisent tout sur leur passage. Devant l’irruption des eaux, les êtres vivants se
savent complètement impuissants. Ils ont beau construire des digues ou grimper
sur les plus hauts sommets, rien n’y fait. Et, à toutes les époques, des catastrophes
de ce genre ont eu lieu, bouleversant l’harmonie du monde, provoquant des
destructions, des morts tragiques, et surtout des blessures inguérissables dans
l’inconscient humain. Le thème de l’inondation est récurrent dans les traditions
des cinq continents. Et le déluge, tel qu’il est relaté dans la Bible hébraïque, est
sans doute l’exemple le plus caractéristique de cette terrifiante menace qui pèse
sur la planète.
Le texte de la Genèse prétend que ce déluge a été universel. Et bien d’autres
traditions, aussi bien en Asie et en Amérique qu’en Europe, affirment la même
chose. Or, toutes les conclusions scientifiques sur ce sujet sont concordantes : un
recouvrement total de la surface du globe est rigoureusement impossible. Tout au
plus peut-on craindre, si les calottes glaciaires se mettaient à fondre, l’invasion des
zones basses qui, certes, déclencherait des catastrophes, mais limitées à certaines
régions. On sait que de tels événements se sont réellement produits, à de
nombreuses reprises. Il y a cependant une certitude absolue : un déluge n’a jamais
pu être universel, à moins qu’il ne faille voir dans le récit biblique une
réminiscence très vague, inscrite dans l’inconscient collectif, du chaos primordial,
le Tohu Bohu où, selon la Genèse (I, 2), « le souffle d’Élohîm planait sur les faces
des eaux ». Qu’en est-il exactement de toutes ces traditions qui font d’un déluge à
la mode biblique une purification de la Terre, devenue nécessaire du fait de la
perversité des existants humains, ce que semblent affirmer tous les mythes
universels ?
Au cours de sa longue histoire, bien avant l’apparition de l’Homme, notre
planète a connu d’innombrables bouleversements géologiques, aussi bien des
surgissements de montagnes et des éruptions volcaniques que des hausses du
niveau des océans. Et il est évident que le déluge biblique, vu sous cet angle et
pour peu qu’on en relativise la portée, n’a rien d’exceptionnel. C’est ce qu’on en a
fait qui est surprenant.
En premier lieu, méditons sur la dernière période glaciaire du quaternaire,
cette fameuse glaciation dite de Würm, il y a quelque vingt mille ans. À cette
époque, l’Europe du Nord, jusqu’au sud de l’Angleterre, était ensevelie sous un
gigantesque « inlandsis », c’est-à-dire un énorme glacier permanent qui pouvait,
par endroits, atteindre trois kilomètres de hauteur. Il en était de même sur le
Grœnland et le Canada, écrasés jusqu’au nord des actuels États-Unis par une
gigantesque calotte glacée. La température, en Europe, était alors de six à douze
degrés en dessous de celle d’aujourd’hui, et la végétation devait être comparable à
celle des plateaux himalayens, sauf sur la bordure méditerranéenne où se
dressaient quelques forêts. Les eaux de l’Atlantique Nord étaient de dix à quatorze
degrés sous les températures actuelles, et recouvertes en partie par une banquise
aux contours indécis. Et surtout, ce qu’il faut retenir, c’est que le niveau des mers
était environ 120 mètres sous le niveau actuel, ce qui explique que certaines
communautés humaines s’étaient établies dans des zones proches des eaux riches
en nourriture (poissons et coquillages), mais susceptibles d’être inondées en cas
de réchauffement.
C’est effectivement ce qui est arrivé, il y a environ quinze mille ans. Les îles
Britanniques faisaient partie du continent, la Manche n’étant qu’une vallée au
milieu de laquelle coulait le Rhin, grossi de son principal affluent la Seine, tout
comme l’archipel du Japon, rattaché à la péninsule coréenne, ou l’Australie liée à
l’Insulinde, tandis que des hordes de chasseurs pouvaient franchir aisément à pied
le détroit de Béring entre la Sibérie et l’Alaska. La Baltique, à cette période, n’était
qu’une vaste plaine marécageuse par endroits, et la mer Noire un gigantesque lac
d’eau douce, comme la mer Caspienne actuelle. Quant au golfe Persique, c’était
une vallée où se ruait un fleuve résultant de la jonction du Tigre et de l’Euphrate.
Tout s’est transformé lorsque ces énormes glaciers se sont mis à fondre.
Cela ne s’est pas produit brusquement, il faut bien le souligner. Ces
bouleversements se sont étalés sur des millénaires, mais ils n’en ont pas moins
contribué à faire de l’invasion des eaux un douloureux souvenir. Ils ont même
provoqué des ruptures brutales d’équilibre dans certaines régions. Donc, vers le
XIVe millénaire avant notre ère, partout, par suite de changements climatiques
encore bien mystérieux, les glaciers se mettent à fondre et à glisser sur le socle
terrestre, laissant à nu des débris rocheux (moraines) qu’ils drainent tout en
glissant, découvrant des vallées (fjords ou rias) qu’ils ont creusées et, dans
certains sites montagneux, abandonnant leurs eaux dans des cavités qui forment
autant de lacs, marécages et tourbières, comme on en trouve en Scandinavie, en
Irlande et en Écosse. D’autres vallées sont envahies par les eaux d’une mer qui ne
cesse de monter. Cela a aussi des conséquences incalculables sur la densité saline
des mers. Selon les géologues, cette brutale arrivée d’eau douce perturbe
complètement les conditions hydrographiques locales dans des régions qui
connaissaient une régularité constante : ainsi l’Atlantique va-t-il se trouver
confronté à l’antagonisme de deux courants, le courant froid du Labrador, venu du
pôle Nord, et le Gulf Stream, originaire des Caraïbes et venant réchauffer les côtes
de l’Europe du Nord-Ouest. Ces perturbations ont continué jusque vers 4000
avant notre ère. Après la fonte des derniers glaciers, les mers et les océans se sont
stabilisés à leur niveau actuel. Ce sont ces bouleversements qui sont à l’origine de
toutes les traditions relatives à un déluge, pris symboliquement comme une
catastrophe universelle, mais en fait limité à des régions bien précises.
C’est le cas de la mer Baltique, autrefois zone basse lacustre et marécageuse,
qui a été envahie par les eaux de l’Atlantique. Les fouilles archéologiques
pratiquées dans les marécages de Scandinavie et d’Allemagne du Nord ont mis en
évidence l’existence d’habitats inondés, et cela jusqu’à la fin de l’âge du bronze,
donc à une période protohistorique relativement récente (de - 1000 à - 700). Par
ailleurs, des investigations récentes en mer Noire démontrent qu’à un certain
moment, la « digue » du Bosphore, qui séparait la dépression comprise entre la
Russie, le Caucase et la Turquie de la Méditerranée, a brutalement cédé sous la
pression des eaux de cette dernière, faisant d’une ancienne vallée lacustre une mer
authentique. On a constaté en effet, grâce à des sondages et à des découvertes
archéologiques sous-marines, qu’il y a à peu près sept mille cinq cents ans, les
rivages de ce grand lac intérieur se trouvaient à quelque 130 mètres sous le niveau
actuel de la mer Noire. On pense que cette invasion de la Méditerranée a été
brutale, s’étendant seulement sur deux années après la rupture du barrage
rocheux que constituait le Bosphore.
Il est incontestable que cette catastrophe a laissé un souvenir impérissable dans
la mémoire collective des peuples, surtout ceux du Moyen-Orient. Certains
anthropologues et de nombreux exégètes non fondamentalistes de l’Ancien
Testament y voient l’origine du mythe du déluge. Pourtant, il semble bien que ce
mythe soit né de conditions climatiques spécifiques à la Mésopotamie et au golfe
Persique. En effet, la brusque montée des eaux maritimes a dû affecter de façon
saisissante la basse vallée du Tigre et de l’Euphrate, mais en plus, un phénomène
géologique et climatique a été reconnu archéologiquement – et mythologiquement
– dans la basse Mésopotamie, région qui, ne l’oublions pas, est au cœur des
problèmes concernant la formation du peuple hébreu, peuple élu selon la Bible, et
incontestable foyer de civilisation.
En effet, on a pu observer que, lorsque le Tigre et l’Euphrate n’étaient plus, ou
insuffisamment alimentés par les sources d’eau douce jaillies des montagnes qui
séparent l’Irak de la Turquie, véritable château d’eau de cette région, les eaux
salées de l’océan Indien remontaient immédiatement vers les hautes vallées de ces
fleuves, stérilisant les terres qu’ils traversaient par un accès de salinité. Or, cette
salinité est une cause de dessèchement et de brûlure des terres habituellement
fécondées par l’eau douce, d’où la nécessité d’une « régénération » de ces terres
devenues stériles. Un pays qui ne vit que par l’apport des eaux bienfaisantes
charriées par des fleuves venus des montagnes est un pays « mort » lorsque ces
sources se tarissent ou qu’elles sont insuffisantes pour irriguer des terres en
principe fertiles.
C’est à présent une vérité scientifique bien établie. En - 15000, le golfe Persique
était une vallée plus ou moins large, où divaguaient le Tigre et l’Euphrate avant de
se jeter dans l’océan Indien. Le niveau de la mer, au plus fort de la glaciation de
Würm, était 120 mètres plus bas, et le fond du golfe à 80 mètres sous la surface
actuelle des eaux. Le climat était également différent : sous les latitudes tropicales
de l’Arabie, la glaciation se traduisait par une aridité beaucoup plus importante
que celle qu’on peut y observer aujourd’hui.
C’est vers - 12000 que les terres basses de cette vallée commencèrent à être
envahies par la mer, et cette montée des eaux se poursuivit jusqu’en - 8000, date
où l’on place approximativement l’épanouissement du néolithique oriental avec
l’apparition du palmier dattier et la culture systématique des céréales et de la
vigne. Après une période de stabilité relative, il semble que cette montée des eaux
ait repris plus rapidement pour atteindre le niveau actuel à la fin du néolithique et
au début de l’âge du bronze, c’est-à-dire aux environs de - 2000. Mais cet
accroissement de la masse maritime a provoqué bien des désastres, et de
nombreux villages côtiers et sans aucun doute, des villes entières ont disparu, plus
ou moins brusquement, selon la nature du terrain. Il est évident que ces désastres
ont laissé des traces dans l’inconscient collectif des populations de ces régions, les
Sumériens en particulier, ce qui se manifeste dans les mythes et les légendes, non
seulement du Moyen-Orient, mais dans bien d’autres régions européennes. Les
récits mythologiques et les contes populaires oraux en témoignent largement :
l’humanité vit sous une constante menace, une « épée de Damoclès » brandie au-
dessus d’elle, qui n’attend qu’un signal des puissances mystérieuses qui
gouvernent le monde pour tomber sur la tête des vivants, humains, animaux et
végétaux sans exception.

Bien souvent, ce danger se présente sous l’aspect d’un « dragon » ou d’un


serpent gigantesque, dont la demeure habituelle est une grotte située sur le rivage
de la mer, d’un étang ou dans des marécages, zones particulièrement instables où
les limites des eaux et de la terre ferme sont imprécises. Il n’est donc pas étonnant,
dans ces conditions, de voir surgir l’image du Léviathan biblique, ou celle de son
équivalent, le Tiamat de la mythologie mésopotamienne, image dans laquelle on a
reconnu, à tort ou à raison, le Satan hébraïque, celui qui sème le désordre dans un
monde organisé par le démiurge.
Un exemple caractéristique est celui de la légende de sainte Marthe, qui
concerne le cours inférieur du Rhône, entre Tarascon et Arles. Selon Jacques de
Voragine qui, dans sa Légende dorée, ne fait que reprendre des traditions
populaires très anciennes, les pays voisins du Rhône étaient constamment
menacés par un monstre, la « Tarasque » qui dévorait bêtes et gens et détruisait
leurs habitations. Et ce fut sainte Marthe qui vainquit le monstre et continua, par
la suite, à protéger les habitants de ces pays. Le monstre, cette fameuse Tarasque,
personnifie évidemment le danger que représentent les violentes crues du fleuve,
susceptibles d’emporter tout sur leur passage. Il faut toujours l’intervention d’un
héros saint ou divin pour juguler ces forces destructrices et ramener l’harmonie
entre les « eaux d’en haut » et les « eaux d’en bas ».
Un autre récit développe le même mythe mais n’a pas été christianisé comme
celui de sainte Marthe : c’est celui, d’origine grecque, qui raconte l’aventure
d’Andromède et de Persée. L’histoire est un peu compliquée et il n’est pas facile de
la décrypter entièrement. Persée est le fils de Danaé et de Zeus, qui s’était présenté
[62]
à la jeune fille, enfermée dans une tour d’airain, sous forme d’une pluie d’or .
C’est un héros civilisateur, un héros de lumière comme on dit généralement à
propos de Mithra, d’Hêraklès, de Thésée, ainsi que de l’Irlandais Cûchulainn et du
Lancelot des romans de la Table ronde, doué de pouvoirs quasi surnaturels, dont
la faculté de voler dans les airs. Ayant tué l’horrible Méduse et déjoué les pièges
des Gorgones, il parvient, au lever du jour, au-dessus de l’Éthiopie, et aperçoit, sur
le rivage, Andromède, la fille du roi Kephée, enchaînée à un rocher sur le bord de
la mer. Il descend vers elle et l’interroge sur sa situation. Elle lui explique alors
que, toute fille de roi qu’elle est, elle a été désignée par le sort pour être dévorée
par un monstre marin qui exige, pour épargner les habitants du royaume, qu’on
lui livre chaque année une jeune fille de haute naissance. Elle est par conséquent
une sorte de « bouc émissaire » et son sacrifice peut permettre au royaume de
perdurer dans la sérénité et l’abondance.
À ce moment précis apparaît un monstre hideux surgi de la mer et qui
s’approche d’Andromède pour la dévorer. Elle pousse un cri d’effroi. Ses parents,
le roi et la reine, qui se tenaient non loin de là, se frappent la poitrine, se déchirent
le visage et se roulent dans la poussière. Persée se met à marchander littéralement
avec eux, leur proposant de vaincre le monstre, de sauver ainsi leur fille, mais de
l’obtenir ensuite comme épouse. Le roi et la reine acceptent et prononcent un
serment solennel. Moyennant quoi, Persée s’attaque au monstre marin et, après
un combat acharné, le transperce de son épée et lui arrache le cœur. Andromède
est sauvée, et le pays dont elle est l’héritière est désormais à l’abri des menaces de
cet être fantastique qui représente la puissance destructrice des eaux de la mer, et
n’est évidemment pas sans rappeler le fameux Léviathan.
Le thème n’est pas nouveau, et il est traditionnel. On le retrouve dans la
légende de la fondation de Troie. Cela remonte au plus lointain de la théogonie
grecque. Un autre fils de Zeus, Dardanos (qui a donné son nom au détroit des
Dardanelles), obligé de quitter son pays natal, s’établit à l’emplacement de ce qui
deviendra la ville de Troie, plus tard nommée ainsi à cause de Tros, son petit-fils.
Son descendant Ilos, de qui provient, dit-on, le nom d’Ilion donné parfois à cette
cité, contribua à embellir la nouvelle ville et, quand il eut terminé ses travaux, il
pria Zeus de lui donner un gage visible de la durée et de la prospérité de son
royaume. Le lendemain, Ilos trouva près de sa tente un palladium tombé du ciel,
c’est-à-dire une petite statue représentant la déesse Athéna assise, tenant une
pique de la main droite, une quenouille et un fuseau de la main gauche. Ce prodige
incita le peuple à bâtir un temple dédié à Athéna, dans lequel serait conservée
cette statue miraculeuse dont la présence rendrait à jamais imprenable la ville de
Troie. Mais tout fut remis en question par le fils d’Ilos, Laomédon, célèbre dans
tous les récits mythologiques par sa mauvaise foi.
En effet, Laomédon s’occupait à faire bâtir les murailles de la ville lorsque
Apollon et Poséidon, tous deux bannis de l’Olympe à la suite d’une querelle avec
Zeus, vinrent lui proposer de l’aider dans son entreprise. L’offre fut acceptée, mais
une fois le travail achevé, Laomédon refusa aux divins architectes le paiement qui
leur était dû. La punition ne se fit pas attendre : Poséidon détruisit les murailles
qu’il venait de construire et fit sortir de la mer un affreux monstre qui dévorait les
habitants du rivage et les laboureurs de l’intérieur des terres. Ayant consulté
l’oracle, Laomédon apprit qu’il pouvait conjurer la malédiction de Poséidon en
livrant au monstre un de ses enfants désigné par le sort. Et le sort tomba sur
Hésione, la propre fille de Laomédon, qui fut ainsi enchaînée sur le rivage. Mais là
encore, un héros de lumière se révéla, et c’est Hêraklès qui vainquit le monstre
marin, délivrant ainsi la jeune fille de l’engloutissement qui la menaçait.
Dans ces deux cas légendaires, tout finit bien, ou tout au moins le mieux
possible. Le monstre, c’est-à-dire le déferlement des eaux, est évité de justesse.
Mais il n’en est pas toujours ainsi, comme dans un des épisodes de la légende de
Phèdre et Hippolyte, si magnifiquement mis en valeur par Racine dans le célèbre
« récit de Théramène » qui conclut sa tragédie, Phèdre. On connaît l’histoire :
Phèdre, épouse du héros Thésée (encore un destructeur de monstres), profite de
l’absence de celui-ci pour avouer son amour fou à Hippolyte, fils de Thésée et de
l’amazone Antiope. Le jeune homme ayant décliné ses avances, au retour de
Thésée, elle accuse Hippolyte d’avoir voulu la violer et se suicide, ne pouvant plus
supporter la violence de sa passion. Thésée, héros invincible mais jouet aveugle du
destin, maudit son fils et en appelle à la vengeance de Poséidon, qui lui a promis
d’exaucer trois vœux. Hippolyte, banni de la ville de Trézène, monte sur son char
et, quand il parvient sur le rivage, un effroyable monstre marin épouvante ses
chevaux : et comme le dit si bien Racine, « l’intrépide Hippolyte – voit voler en
éclats tout son char fracassé ; – dans les rênes lui-même il tombe embarrassé »
avant d’expirer, couvert de blessures, mais symboliquement dévoré par ce
« dragon » dépêché contre lui par Poséidon qui, avant d’être considéré comme un
dieu de la mer, était seulement le dieu des « frémissements », c’est-à-dire des
tremblements de terre et des raz de marée.
On retrouve ces terreurs ancestrales de l’engloutissement lié à l’action d’un
monstre aquatique dans de nombreux récits mythologiques, y compris dans les
pays du nord-ouest de l’Europe. Une épopée irlandaise du « Cycle d’Ulster »,
intitulée Le Festin de Bricriu, présente une compétition entre trois héros qui se
disputent le « morceau du héros » dans un festin, c’est-à-dire la reconnaissance
publique de leur valeur et de leur suprématie. Il s’agit de Cûchulainn, personnage
central de ce cycle, qui doit assurer une veille autour d’une forteresse menacée par
un mystérieux dragon : « Ce soir-là, le Monstre du Lac, près de la forteresse, se
promit d’avaler la forteresse avec tout ce qu’elle contenait, bêtes et gens […].
Cûchulainn entendit les eaux du lac se soulever avec un grand bruit de mer agitée
par une tempête. Bien que grande fût sa fatigue, il voulut savoir ce qui causait ce
terrible bruit. Il aperçut sur le lac un monstre d’une hauteur qui dépassait trente
coudées au-dessus de la surface de l’eau. Le monstre s’élança, sauta vers la
[63]
forteresse et ouvrit une gueule assez grande pour l’avaler en entier .»
Bien entendu, Cûchulainn combat le monstre et parvient à le neutraliser, mais
il est évident que ce monstre est l’image d’un violent raz de marée. On remarquera
d’ailleurs que tout cela se passe sur un « lac » et non pas sur la mer, ce qui désigne
seulement une étendue d’eau : il s’agit peut-être d’une lagune, d’un marécage ou
d’une anse à l’intérieur des terres comme ces abers de Bretagne armoricaine et du
Pays de Galles, ou comme les lochs si communs en Irlande et en Écosse. On ne
peut que faire un rapprochement entre cet épisode de l’épopée irlandaise et tout ce
qui entoure le fameux « monstre du Loch Ness » du nord-est de l’Écosse.
Une histoire similaire à celle de Persée et Andromède se retrouve également
dans ce « Cycle d’Ulster », toujours avec Cûchulainn. Ce dernier, encore
adolescent, vient de passer de nombreux mois en Écosse auprès de « femmes
sorcières et guerrières » qui l’ont initié aux techniques de combat, à la magie et à
la sexualité. Au cours de son voyage de retour en Irlande, il aperçoit sur le rivage
une foule de gens d’une incroyable tristesse et, au milieu d’eux, une jeune fille
d’une merveilleuse beauté. Cûchulainn va s’informer de ce qui se passe.
La jeune fille lui répond : « Voici le jour où les Fomoré viennent chercher, tous
les sept ans, leur tribut dans ce royaume, l’un des enfants du roi Aed le Rouge. Et,
cette fois-ci, je suis la victime qu’a désignée le sort. » Voici qu’arrivent les Fomoré.
Dans la tradition irlandaise, qui remonte très loin dans le temps, ces Fomoré
apparaissent comme des êtres gigantesques, monstrueux, difformes et
horriblement laids, venus de quelque part dans l’océan, et toujours prêts à
détruire ce qui est « bien » et « bon » sur la terre d’Irlande. Ce sont des figures
emblématiques du potentiel de destruction que représente la mer dans ses
débordements. La jeune fille ajoute d’ailleurs : « Ces êtres horribles et
sanguinaires n’hésiteraient pas à massacrer tous ceux qui m’accompagnent si je
n’acceptais de les suivre. » Bien sûr, Cûchulainn combat victorieusement ces
géants venus de la mer et libère ainsi non seulement la jeune fille mais le pays tout
[64]
entier de la menace qui pesait sur eux .
C’est au Pays de Galles, en particulier, que réapparaît le souvenir d’une
inondation causée par un monstre aquatique. Dans l’une des célèbres Triades de
l’île de Bretagne contenues dans le manuscrit du XIVe siècle dit « Livre Rouge de
Hergest » on trouve l’information suivante à propos de trois principaux chefs-
d’œuvre : « Le second fut l’œuvre des bœufs cornus de Hu Gadarn, qui traînèrent
[65]
l’avanc de l’étang à terre, après quoi l’étang ne se rompit plus . » Cela mérite
une explication.
Il s’agit en effet d’un étang nommé Llyn Llion (« lac des Flots ») que d’autres
triades signalent comme ayant provoqué une gigantesque inondation. Et c’est Hu
Gadarn (« Hu le Vainqueur »), héros civilisateur et protecteur, qui anéantit le
monstre, empêchant ainsi la digue de cet étang de se rompre à nouveau. Quant à
l’avanc, c’est une sorte de dragon, mais le mot gallois peut se traduire par
« castor ». De toute façon, ce mot désigne nettement une force monstrueuse et
quelque peu démoniaque qui provoque une catastrophe aquatique.
C’est pourquoi, dans certaines légendes d’origine celtique, il est nécessaire de
conjurer cette force destructrice dont le souvenir hante la mémoire populaire.
C’est probablement parce que certaines tribus celtes ont dû, à une certaine
époque, abandonner leur habitat primitif à la suite d’une brusque montée des
eaux. Les auteurs grecs et latins de l’Antiquité en portent des témoignages
significatifs.
Ainsi, le géographe Strabon, dont les informations puisées à bonne source,
même si elles sont incomplètes, ou mal comprises, sont toujours très précieuses,
émet des doutes sur ce qu’on raconte au sujet des Cimbres, qu’il confond ici avec
les Celtes : « Comment admettre que les Cimbres aient été chassés de leur
primitive demeure par une grande marée de l’océan […] quand nous les voyons
[66]
aujourd’hui même occuper les mêmes lieux qu’ils habitaient autrefois ? » La
réponse est simple : les Cimbres chassés de leur habitat sont des Celtes, mais
Strabon fait un amalgame entre les Cimbres, peuplade germanique portant un
[67]
nom celtique , qui étaient ses contemporains, et certaines tribus réellement
celtes dont les traditions reflétaient une catastrophe remontant à un passé
lointain.
Mais Strabon, avec autant de scepticisme, fait état d’une étrange coutume
attribuée à ces fameux Cimbres, en réalité les Celtes : « Je ne crois pas non plus ce
que nous dit tel historien, qu’ils menacent et repoussent de leurs armes le flot qui
[68]
monte . » Il s’agit ici d’un véritable rituel de conjuration qui, en plus, est
attesté par le philosophe Aristote dans sa Morale à Eudème (III, 1) jugeant
ridicules « les Celtes qui prennent leurs armes pour marcher contre les flots ». De
toute évidence, Strabon et Aristote ne comprenaient pas le sens de cette
cérémonie propitiatoire qui, dans le cadre de la mentalité celtique, se retrouve au
Moyen Âge dans certains manuscrits gallois. Ces derniers reprennent, parfois sans
trop bien les comprendre, des traditions héritées d’un lointain passé.
Ainsi, dans un poème attribué au fameux barde Taliesin, et contenu dans un
manuscrit du XIIIe siècle, il est question d’un cataclysme assez ambigu, déclenché
par Math, un maître magicien, et conjuré par son neveu Gwyddyon, sorte de
démiurge lui aussi doué de pouvoirs magiques : « La tempête se déchaîna pendant
quatre nuits en pleine belle saison. Les hommes tombaient, les bois n’étaient
même plus un abri contre le vent du large. Math et Hyvedd, maîtres de la baguette
[69]
de magie, avaient libéré les éléments. Alors Gwyddyon et Amaethon tinrent
conseil. Ils firent un bouclier d’une telle puissance que la mer ne put engloutir les
[70]
meilleures troupes . » Si l’on comprend bien, il s’agit d’un véritable raz de
marée déclenché par une divinité et contré par une autre. Et le bouclier ainsi
présenté comme un rempart contre les flots et les vents déchaînés n’est pas sans
rappeler le célèbre bouclier du roi Arthur qui porte, dans la tradition galloise, le
nom de Prytwen (« forme blanche »), et qui très souvent peut servir de navire sur
[71]
lequel s’embarquent les compagnons du roi . C’est évidemment le thème de
l’Arche de Noé.
Ce thème est universel, mais il est très présent dans la tradition galloise. Une
autre des Triades de l’île de Bretagne fait en effet référence à un déluge, mais pas
tout à fait conforme à celui de la Bible : « Trois accidents prodigieux de l’île de
Bretagne : le premier est la rupture de l’étang de Llion, qui causa la submersion de
toutes les terres et noya tous les hommes, à l’exception de Dwyvan et Dwyvach,
[72]
qui s’échappèrent sur une barque, sans mât ni agrès . » On remarquera que les
personnages de Dwyvan et Dwyvach ne sont connus que par cet unique texte, mais
que leur nom à tous deux comporte le numéral dwy, « deux ». Il s’agit
vraisemblablement de deux jumeaux qui pourraient être comparés à Castor et
Pollux, lesquels, on le sait, étaient invoqués dans l’Antiquité en tant que
protecteurs de la navigation.
La triade qui signale l’exploit de Hu Gadarn traînant l’avanc hors du Llyn
Llion, pour éviter une rupture de la digue, se fait plus précise à ce sujet : « Trois
principaux chefs-d’œuvre de l’île de Bretagne : le navire de Nevydd Nav Neivion
qui porta un mâle et une femelle de chaque espèce vivante quand se rompit l’étang
[73]
de Llion . » On serait tenté de voir dans le nom de Nav une déformation de
celui du Noé biblique, d’autant plus que Nevydd et Neivion semblent issus de la
même racine. Ce n’est pas si simple.
En effet, selon une autre tradition rapportée par Dafydd ab Gwilyn, poète
gallois du XIVe siècle, Neivion serait venu à la nage de Troie à l’île de Môn
(Anglesey). De plus, le nom de Nav (écrit naf en gallois moderne où le « f »
équivaut à un « v ») signifie « Seigneur », et il a un rapport phonétique avec le mot
latin navis, « navire ». Tout cela ramène à un archétype très ancien, celui qui a été
exprimé dans la Genèse hébraïque et qui est devenu la référence obligatoire sur
tout ce qui concerne le déluge.
Il faut donc en revenir au texte biblique. « Mais la terre se détruit en face de
l’Élohîm, la terre se remplit de violence. Élohîm voit la terre et voici, elle est
[74]
détruite . Oui, toute chair avait détruit sa route vers la terre. Élohîm dit à
Noah [Noé] : le terme de toute chair est venu en face de moi […]. Fais-toi une
caisse en bois de cyprès. Tu feras la caisse de cellules. Asphalte-la à l’intérieur et à
l’extérieur avec de l’asphalte. […] Tu feras une lucarne à la caisse et l’achèveras,
d’une coudée, en haut. Tu mettras l’ouverture de la caisse sur le côté. Tu feras des
soupentes, des secondes, des troisièmes. Et moi, me voici, je fais venir le déluge,
les eaux sur la terre, pour détruire toute chair ayant souffle de vie sous les ciels.
Tout ce qui est sur terre agonisera. Je lève mon pacte avec toi, tu viendras vers la
caisse, toi, tes enfants, ta femme, les femmes de tes fils avec toi. Tu feras venir
dans la caisse de tout vivant, de toute chair, deux de chaque pour vivifier avec
toi. » (Gen. VI, 11-19, trad. Chouraqui.)
Et cela n’est pas tout. Élohîm insiste : « Viens, toi et toute ta maison, vers la
caisse. Oui, je t’ai vu, toi, un juste, en face de moi, en ce cycle. Tu prendras pour toi
[75]
de toute bête pure, sept par sept, un homme et sa femme , et de toute bête non
pure, deux, un homme et sa femme. Des volatiles des ciels aussi, sept par sept,
mâle et femelle, pour vivifier une semence sur les faces de toute la Terre » (Gen.
VII, 1-3). Le texte est explicite : Dieu ne veut pas effacer sa création de la surface
terrestre puisqu’il veut la sauvegarder en totalité (grâce à Noé), y compris les bêtes
[76]
non pures , et qu’en plus, il charge Noé d’une mission sacrée : perpétuer cette
création à travers le bouleversement qu’il s’apprête à opérer dans l’univers.
Le déluge apparaît alors comme une sorte de purification : l’univers n’étant pas
conforme au plan prévu par la pensée divine, le démiurge le ramène à l’état
primitif du chaos, du tohu-bohu, où les eaux d’en haut ne sont pas encore séparées
des eaux d’en bas, tout en maintenant une création existante, dans l’espoir qu’une
fois débarrassée des scories qui l’encombrent, elle accomplira ce pour quoi elle
avait été matérialisée. « Et c’est le déluge, quarante jours sur la Terre. Les eaux se
multiplient et portent la caisse [l’Arche] ; elle se soulève au-dessus de la Terre. Les
eaux forcissent, elles se multiplient beaucoup sur la Terre. Et la caisse va sur les
faces des eaux. Et les eaux avaient beaucoup, beaucoup forci sur la Terre. Elles
recouvrent toutes les hautes montagnes, sous tous les ciels. Les eaux forcissent de
quinze coudées par en haut. Elles recouvrent les montagnes. » (Gen. VII, 17-20,
trad. Chouraqui.)
Comme le récit de la Genèse est le résultat de plusieurs traditions orales, le
verset 24 affirme que « les eaux forcissent sur la Terre cent cinquante jours »,
tandis que la version dite sacerdotale parle d’un an et dix jours, ce qui n’a
d’ailleurs aucune importance puisque tous ces chiffres symboliques peuvent être
interprétés selon les critères du temps où ils ont été choisis par les compilateurs
de ces légendes.
Quelle que soit la durée du déluge, « Élohîm se souvient de Noah, de tout
vivant, de toute bête avec lui dans la caisse. Élohîm fait passer un souffle sur la
Terre, les eaux se modèrent, les sources de l’abîme, les vannes des ciels sont
barrées, la pluie des ciels est écrouée. Les eaux retournent de la Terre, en aller et
retour. Au terme des cent cinquante jours, les eaux manquent. À la septième
lunaison, au dix-septième jour de la lunaison, la caisse se pose sur le mont
Ararat » (Gen. VIII, 1-4). On remarquera qu’il est fait expressément mention de la
double origine de ce déluge : « les sources de l’abîme » et « les vannes des ciels »
ce qui nous renvoie incontestablement au chaos primitif, avant la grande
séparation des eaux d’en haut et de celles d’en bas. L’harmonie du monde créé est
rétablie. C’est alors que Noé « ouvre la fenêtre de la caisse » et envoie un corbeau
en éclaireur. Le corbeau revient parce qu’il n’a pas trouvé d’endroit où se poser.
Noé fait ensuite sortir une palombe qui, elle aussi, revient. Il attend sept jours et
renvoie la palombe : cette fois, elle revient avec un rameau d’olivier dans son bec.
Noé comprend alors que le déluge est terminé. Il fait sortir sa femme, ses trois fils
Sem, Cham et Japhet, les épouses de ceux-ci et tous les animaux purs et impurs de
l’arche. Et Élohîm lui dit : « Qu’ils foisonnent sur la Terre, qu’ils fructifient et se
multiplient sur la Terre » (Gen. VIII, 17).
Qui est donc ce Noé que Dieu sauve du désastre et à qui il confie le
repeuplement de la Terre ? Et que représente en réalité ce coffre, cette arche, qui
flotte au-dessus des eaux ? C’est sans doute le moment de formuler des hypothèses
qui peuvent paraître choquantes mais qui n’en sont pas moins conformes aux
données de la psychologie des profondeurs, cette « psychanalyse » qui imprègne,
qu’on le veuille ou non, toute tradition mythologique. Si l’on prend le récit
biblique à la lettre, Noé est un homme parmi les hommes, une sorte de
« patriarche » comme le seront Abraham et ses descendants. Mais l’époque est
antédiluvienne, et représente donc une humanité primitive où les patriarches ne
jouent aucun rôle. Il ne s’agit pas de nomades éleveurs de troupeaux, mais d’une
collectivité humaine confrontée à des désordres d’origines diverses. C’est le point
de départ à retenir pour aller plus avant dans l’exploration du mythe.
Le rapport entre Noé et le « coffre » est essentiel. En effet, l’image du coffre ou
de l’arche (mot qui provient du latin arca, désignant une cavité intérieure et
quelque peu secrète) est totalement emblématique, surtout si on la considère
flottant sur les eaux, ou plutôt entre deux eaux. Elle enferme dans ses flancs la
création tout entière, animale et humaine (les impurs comme les purs, ce qui
paraît plutôt surprenant). Elle se présente comme une matrice, un utérus,
contenant la vie potentielle.
Étant donné les traditions d’une société patriarcale comme celle des Hébreux,
on peut reconnaître en Noé une masculinisation d’une antique divinité féminine et
maternelle ; en l’occurrence, une certaine déesse sémite Nuah, déesse solaire
parèdre du dieu lunaire Sin (devenu Yahvé chez les Hébreux), qui résidait sur le
mont Sinaï, là même où, plus tard, en contact direct avec Élohîm, Moïse recevra
les Tables de la Loi.
L’arche de Noé ne serait donc finalement que l’utérus de la Déesse Mère
fécondé par la semence du dieu mâle Sin dans le but de faire renaître une création
avortée ou rongée de l’intérieur. On peut d’ailleurs rapprocher le nom de Noé
(Noah en hébreu) de la racine sémitique nhm qui évoque le « réconfort » ou la
« restauration ». Noé ne serait-il pas le « restaurateur » de la création, autrement
dit l’image masculinisée d’une déesse de la re-naissance ?
La suite des événements relatés dans la Bible rend plausible cette hypothèse
qui, malgré sa résonance insolite, n’est pas contraire à l’orthodoxie judéo-
chrétienne. Une fois le déluge terminé et l’arche posée sur le mont Ararat, Yahvé
dit clairement à Noé de « refaire le monde », c’est-à-dire de pratiquer un nouvel
accouchement. D’ailleurs, une fois sorti de l’arche, Noé se hâte de bâtir un autel et
d’y offrir un sacrifice en l’honneur de l’Éternel. Celui-ci « sent la senteur
agréable » (Gen. VIII, 21) et prononce des paroles qui équivalent à un nouveau
pacte entre lui et ses créatures. C’est, de la part de Yahvé, une promesse
solennelle : « Je n’ajouterai pas à maudire encore la glèbe à cause du Glébeux : oui
la formation du cœur du Glébeux est un mal dès sa jeunesse. Je n’ajouterai pas
encore à frapper tout vivant comme je l’ai fait. Tous les jours de la Terre encore,
semence et moisson, froidure et chaleur été et hiver, jour et nuit ne chômeront
pas. » (Gen. VIII, 21-22, trad. Chouraqui.)
Il s’agit donc d’un nouveau pacte, d’une seconde chance donnée non seulement
à l’humanité mais à la Création tout entière. Yahvé, en quelque sorte, lève la
malédiction qu’il avait lancée sur la glèbe et confie celle-ci aux existants, à charge
pour eux de la faire fructifier par tous les moyens : « Nulle chair ne sera plus
tranchée par les eaux du Déluge, il ne sera plus de déluge pour détruire la Terre. »
[77]
(Gen. IX, 11.) L’arc-en-ciel est le témoignage donné par Yahvé de cette
nouvelle alliance. Le déluge n’est donc pas, contrairement à l’opinion courante, un
châtiment divin, mais un acte de régénération au profit des existants de toute
catégorie. La comparaison qu’on peut faire entre le récit biblique et d’autres
textes, aussi bien grecs que mésopotamiens, conforte cette hypothèse.
Il est incontestable que le récit hébraïque, quelles que soient ses variantes,
provient d’une antique tradition assyro-babylonienne que l’on connaît fort bien
grâce à deux textes conservés sur de précieuses tablettes, le Mythe d’Atrahasis,
qui date du XVIIe siècle av. J.-C., et la célèbre Épopée de Gilgamesh, rédigée en
akkadien vers les XVIIIe ou XVIIe siècles av. J.-C., dont on possède quelques
fragments ainsi qu’une version complète assyrienne du VIIe siècle av. J.-C. qui a
été retrouvée dans les vestiges de la bibliothèque de Ninive, fondée et bâtie par le
roi Assurbanipal. À ces deux textes, il faudrait ajouter le Mythe d’Erra, composé
au début du 1er millénaire avant notre ère, où l’on voit Mardouk, le dieu-roi de
Babylone, qui explique qu’un jour où il quittait la demeure des dieux, le lien qui
maintenait l’équilibre de l’univers se défit, entraînant le surgissement des eaux
souterraines et déclenchant d’effroyables tempêtes qui obscurcirent le ciel et
voilèrent les étoiles. Il y a là, vraisemblablement, le souvenir lointain d’un
cataclysme provoqué par le passage d’une comète près de la Terre ou bien par une
série d’éruptions volcaniques qui modifièrent considérablement l’aspect du globe
terrestre.
Le récit sur le déluge constitue un simple épisode – ajouté à la version
primitive – de la vaste Épopée de Gilgamesh. Le héros, d’après des généalogies
légendaires, est un roi d’Ourouk (ou de Kloullab) qui accomplit des exploits
fantastiques. Un jour qu’il est dans la cité de Shuruppak, il est reçu par le roi Uta-
Napishti (expression akkadienne signifiant « j’ai trouvé ma vie »). Ce roi, qui se
présente comme l’un des rares rescapés du déluge, fait à son hôte un récit détaillé
de ce qui s’est passé au moment de l’invasion des eaux.
Il commence d’ailleurs par préciser qu’il s’agit là d’une chose secrète, d’un
mystère des dieux. Comme Yahvé, le maître des dieux babyloniens, ici appelé
Adad, a décidé de détruire les existants, tant animaux qu’humains, coupables
d’avoir rompu l’harmonie du monde. Mais le démiurge Enki veut sauver une
partie de la création. Il ordonne à Uta-Napishti, qu’il considère comme juste et
fidèle, de construire un cube divisé en sept étages partagés en neuf
compartiments, et d’y embarquer quelques spécimens de toutes les espèces
vivantes, ainsi que sa famille et de nombreux « techniciens » qui garderont ainsi
intactes les traditions antérieures. Pendant six jours et six nuits, Adad déverse des
pluies torrentielles et fait souffler la tempête. Le septième jour, le cube se pose sur
le mont Nizir. Uta-Napishti attend encore sept autres jours avant d’ouvrir le cube
et de lâcher successivement une colombe et une hirondelle qui reviennent peu de
temps après. Alors, Uta-Napishti lâche un corbeau qui, lui, ne revient pas, ce qui
signifie qu’il a pu trouver asile sur la terre ferme. En signe de reconnaissance
envers le dieu qui les a sauvés, Uta-Napishti, après avoir dispersé les créatures sur
toute la Terre, offre un sacrifice dont l’odeur est tellement agréable que toutes les
divinités se précipitent pour le respirer, opérant ainsi une authentique
réconciliation symbolique avec les existants qu’ils avaient voulu éliminer. C’est
évidemment l’équivalent du pacte conclu entre Yahvé et Noé dans le récit biblique.
Mais c’est le Mythe d’Atrahasis qui semble le plus éclairant sur la signification
réelle du déluge et surtout sur l’interprétation qu’on peut en faire. Le récit débute
par une théogonie. Seuls existent les dieux, mais ils sont divisés en deux clans (on
dirait maintenant deux classes) : le premier de ces clans gouverne et consomme, le
deuxième travaille avec acharnement pour faire vivre le premier. Cette situation
devient intolérable. La deuxième classe se révolte et, après quelques péripéties
plus ou moins guerrières, on arrive à un accord. Mais une question se pose : qui va
subvenir aux besoins des dieux ? C’est alors que, d’une voix unanime, les deux
clans décident de créer une race inférieure, les humains, qui les pourvoiront en
[78]
nourriture et hommages divers . Ainsi apparaissent les existants humains qui
se mettent immédiatement à l’ouvrage. Mais il y a une contrepartie : l’humanité
provoque un vacarme infernal, d’autant plus qu’elle se multiplie constamment et
devient plutôt envahissante. Elle finit par déranger les dieux dans leur sommeil.
On remarquera que cet « agacement » des dieux devant le bruit incessant produit
par l’activité industrieuse des humains n’est pas sans rappeler la colère de Yahvé
constatant la « perversité » de ses créatures.
Les dieux sont donc au bord de la crise de nerfs. Ils se réunissent sous l’autorité
d’Enlil (le même qu’Adad), leur roi, et décident de décimer l’humanité au moyen
d’une épidémie. Mais alors intervient le démiurge Enki, qui veut protéger sa
création, et parvient à faire reculer l’échéance fatale. Cependant, il arrive un
moment où la multiplication des existants devient intolérable. Enlil décide alors
d’envoyer une sécheresse qui entraînera une famine et la disparition de
l’humanité, tout en s’arrogeant les pouvoirs que le démiurge Enki avait sur les
eaux. Enlil tarit les cours d’eau, les sources et empêche les pluies de tomber. Puis,
brutalement, afin d’en finir avec une race d’esclaves maudite et perturbatrice, il
déclenche sur la Terre des eaux dévastatrices qui noieront tous les existants sans
distinction, comme autant d’indésirables qui encombrent l’univers. On
remarquera que les existants ont résisté à la sécheresse – grâce à la complicité
d’Enki. C’est pourquoi le roi des dieux se résout à libérer les « eaux d’en bas » et
les « eaux d’en haut » pour anéantir la création en rétablissant le chaos originel.
Ici, le déluge est nettement perçu comme une catastrophe, un châtiment voulu par
les dieux.
Mais Enki n’est pas seulement le démiurge, il est aussi le « salvateur », le
« dieu bon » présent dans toutes les mythologies du monde. Il ne peut tolérer de
voir la création, qu’il a organisée, disparaître par suite de la colère du roi des
dieux. Il sait qu’un certain Atrahasis (« très sage ») est son plus fidèle dévot. Il
décide de le sauver et le charge de sauver la création tout entière. Tenu au secret
par suite d’un serment prononcé lors de l’assemblée des dieux, Enki use d’un
subterfuge, et sans dévoiler le projet divin, il demande à Atrahasis de construire
discrètement un bateau hermétiquement clos de tous côtés.
Sans trop savoir pourquoi, Atrahasis construit ce bateau. Une fois prévenu par
Enki, il y enferme sa famille, ses richesses, des troupeaux d’animaux sauvages et
domestiques et un grand nombre d’oiseaux. Il n’est pas plus tôt dans son bateau
que le grand bouleversement décidé par Enlil se produit. Le déluge dure sept jours
et sept nuits. La Terre et tous ceux qui y vivent sont engloutis, et le fracas du
cataclysme est tel que les dieux eux-mêmes, du reste épuisés par la famine, sont
effrayés et conviennent qu’il faut que tout cela cesse. Les eaux commencent donc à
baisser et le bateau accoste. Atrahasis en sort et disperse les animaux aux quatre
vents. Puis il offre un sacrifice aux dieux qui, excités par l’odeur agréable qui se
dégage du bûcher, se précipitent « comme des mouches » autour de ce festin
improvisé. Mais ce n’est pas fini : il s’établit entre Atrahasis et les dieux, toujours
par l’intermédiaire d’Enki, une sorte de traité de cohabitation : désormais, pour
éviter une surpopulation fort gênante, il y aura des femmes stériles, les prêtresses
n’auront pas le droit de procréer et la mortalité infantile sera accrue. On voit que
la régulation des naissances n’est pas un problème contemporain lié à la prise de
conscience que la Terre ne peut nourrir qu’un nombre limité d’existants, et qu’il y
allait déjà, en ces temps lointains, de la survie de la communauté humaine si des
mesures draconiennes n’étaient pas prises solennellement.
Le Mythe d’Atrahasis, dans son archaïsme évident, met l’accent sur deux
éléments essentiels : l’assèchement qui a précédé le déluge et le pacte conclu entre
les dieux et les humains pour ré-harmoniser l’univers perturbé par les excès
antédiluviens. Dans la Genèse, l’accent est mis sur la prolifération des existants
tandis que, dans le récit babylonien, c’est plutôt la restriction qui est mise en
avant.
Les grandes lignes de ce récit symbolique se retrouvent aussi dans la tradition
grecque avec une histoire qui est peut-être une réminiscence de ce qui s’est
réellement passé vers - 12000, lorsque les eaux de la Méditerranée ont envahi la
dépression qui constitue actuellement la mer Noire.
Il s’agit du mythe de Deucalion, personnage dont le nom peut évoquer à la fois
l’inondation et la beauté (deuein, « arroser » et kalliôn, comparatif de kalos,
« beau »), mais qui est plus vraisemblablement dérivé d’un ancien Theou-kalliôn,
« plus beau que Dieu », ce qui correspond parfaitement à ses origines et peut
expliquer qu’il ait été amené à jouer, un peu plus tard, le rôle d’un démiurge.
En effet, d’après les auteurs grecs, dont Hésiode, il aurait été le fils de
Prométhée et de Pandore. Or, Prométhée, il ne faut pas l’oublier, est un « révolté
de Dieu », un démiurge qui a apporté le feu aux existants humains. Quant à la
femme de Deucalion, Pyrrha, son nom est probablement dérivé du mot pur
(génitif puros), « feu ». Ces noms ne sont certes pas sans intérêt, car ils révèlent,
malgré les déformations habituelles que font subir les écrivains grecs classiques
aux mythes primitifs, un symbolisme archaïque dont on ne saisit plus très
exactement la portée.
Si l’on s’en tient à la version la plus connue de cette histoire, Zeus était irrité
(comme Yahvé et Enlil) par les crimes commis par les humains. De plus, Zeus, qui
avait détrôné et châtré son père Khronos, craignait qu’un tel sort ne pût lui arriver
un jour. On retrouve cette attitude chez le Mésopotamien Enlil, inquiet du
débordement possible des humains vers le domaine des dieux, et chez le Yahvé
hébraïque surveillant constamment le développement de l’intelligence humaine et
son ambition à rejoindre la condition divine.
Zeus, dans sa colère, décide donc d’anéantir l’humanité en inondant la Terre.
Mais Prométhée, le démiurge, celui qui est vraiment l’incarnation idéale de tous
les « révoltés de Dieu », ne peut se résoudre à voir disparaître ce qu’il a créé et
organisé. Il choisit son fils Deucalion et la femme de celui-ci, Pyrrha, pour
sauvegarder sa création. Sur ses conseils, Deucalion et Pyrrha construisent un
grand coffre et s’y réfugient lorsque les eaux se déchaînent. Le coffre flotte
pendant neuf jours avant de se poser sur le sommet du mont Parnasse. Une fois
les eaux retirées, Deucalion et Pyrrha vont consulter l’oracle de Thémis (ou de
Zeus, selon une autre version) pour savoir comment repeupler la Terre. La voix de
l’oracle leur répond : « Voilez-vous la face, marchez devant vous et jetez derrière
vous les os de votre grand-mère. » Ils comprennent que les os de leur grand-mère
(Gaïa, la déesse Terre primitive) ne sont autres que les cailloux qu’on trouve sur la
surface de la Terre. Ils obéissent aveuglément, c’est le cas de le dire, à l’oracle : les
pierres que jette Deucalion deviennent des hommes, celles que jette Pyrrha
deviennent des femmes. Ensuite, Deucalion élève à Phryxios un temple en
l’honneur de Zeus et institue les jeux rituels des « Hydrophories » afin de
commémorer le déluge.
Il y a quelque chose qui est commun à toutes ces versions d’un déluge universel
impossible, et qui ne laisse pas d’être choquant, sinon incompréhensible, du
moins en apparence : c’est le comportement du dieu – ou des dieux – qui
provoque le cataclysme en le justifiant par un châtiment mérité, et qui se
réconcilie ensuite solennellement avec le genre humain. On ne peut manquer de
constater une contradiction flagrante entre l’attitude de Yahvé avant, pendant et
après le déluge. Et il en est de même pour Enlil et Zeus. Tout cela n’est pas
logique. Pourtant, il doit y avoir une raison, car les mythes, dans leur brièveté
comme dans leur structure, expriment toujours des vérités essentielles.
Si l’on se borne à la Genèse, comment concilier ces paroles d’Élohîm
prononcées avant : « J’effacerai le Glébeux que j’ai créé des faces de la glèbe, du
Glébeux jusqu’à la bête, jusqu’au reptile, et jusqu’au volatile des ciels » (Gen. VI,
7) et celles prononcées après : « Je n’ajouterai pas à maudire encore la glèbe à
cause du Glébeux » (Gen. VIII, 21) ; « Fructifiez, multipliez et remplissez la
Terre » (Gen. IX, 1) ; « Nulle chair ne sera plus tranchée par les eaux du déluge, il
ne sera plus de déluge pour détruire la Terre » (Gen. IX, 11) ? Les transcripteurs
des traditions les plus archaïques ne comprenaient peut-être plus quel était le sens
exact du message qu’ils avaient reçu et qu’ils étaient chargés de transmettre, mais
il serait tout à fait stupide de considérer ce message, tel qu’il nous est parvenu,
comme un récit incohérent. Il faut dépasser les apparences et tenter de décrypter
ce qui est encore en pleine obscurité.
Pour cela, il est indispensable de lever une équivoque. Dans la plupart des
traditions, surtout la judéo-chrétienne, le déluge a été vu comme un châtiment
infligé par le créateur à ses créatures indignes. Or, à l’analyse, cette vision est on
ne peut plus superficielle, car elle ne tient aucun compte des circonstances qui
entourent cette catastrophe prétendue universelle. Le déluge ne s’est pas déversé
par hasard sur le monde : il est la conséquence de faits antérieurs, qu’ils soient
purement physiques (donc scientifiques) ou d’origine métaphysique (donc
incontrôlables). C’est cette cause qu’il convient de rechercher. Car le déluge a eu
nécessairement un avant.
Sur cet avant, le texte de la Genèse, toutes versions confondues, est plutôt
vague et imprécis : « Et c’est quand le Glébeux commence à se multiplier sur les
[79]
faces de la glèbe, des filles leur sont enfantées. Les fils des Élohîm voient les
filles du Glébeux : oui, elles sont bien. Ils se prennent des femmes parmi toutes
celles qu’ils ont choisies. […] Les Néphilîm sont sur terre en ces jours et même
après : quand les fils des Élohîm viennent vers les filles du Glébeux, elles
[80]
enfantent pour eux. Ce sont les héros de la pérennité, les hommes du Nom .»
(Gen. VI, 1-4, trad. Chouraqui.) Voilà qui provoque bien des interrogations.
Le texte de la Genèse, issu de traditions orales diverses et parfois
contradictoires, est confus. Mais il est inutile de l’édulcorer comme l’ont fait les
Pères de l’Église, en prétendant que les fils des Élohîm, qu’ils ont voulu être les
« fils de Dieu », sont les descendants de Seth. Il n’y a aucune justification à cette
interprétation, pas plus qu’à l’affirmation que les « filles des hommes » sont de la
lignée de Caïn. Cela témoigne seulement d’une misogynie maladive, d’ailleurs bien
caractéristique de ces théoriciens d’un christianisme auquel ils ont imposé une
doctrine sectaire complètement absente du message évangélique. Il n’est pas
douteux que, dans le récit biblique, l’expression « fils des Élohîm » ou, si l’on
préfère, « fils de Dieu », désigne des entités spirituelles, donc des anges, capables
de se matérialiser et d’engendrer des êtres ambigus, participant de deux natures.
Tout cela est à l’origine de la croyance aux démons incubes. La légende médiévale
de Merlin l’Enchanteur, fils d’une sainte femme et d’un diable, doué de pouvoirs
surnaturels, est là pour nous le rappeler, dans le cadre d’une civilisation à la fois
celtique et judéo-chrétienne, puisque ce personnage historique et légendaire
représente la fusion entre le druidisme et le christianisme.
Certes, on peut tomber dans des interprétations fort différentes. On a ainsi pu
prétendre que les « fils des Élohîm » n’étaient ni plus ni moins que des
« extraterrestres » venus d’une planète inconnue sur des « soucoupes volantes » et
ayant abusé de la crédulité des « filles des hommes ». Après tout, pourquoi pas ?
L’argument est d’une logique implacable et pourrait expliquer l’apparition d’une
race de surhommes, ces mystérieux Néphilîm, ces « héros de la pérennité », ces
« hommes du Nom » qui ont pu déranger l’ordre du monde prévu par le démiurge.
De toute évidence, ces Néphilîm sont des géants, et les géants sont présents dans
toutes les traditions qui font état des temps primitifs. Leur gigantisme est-il réel,
matérialisé par leur taille exceptionnelle, ou bien s’agit-il simplement d’un
développement prodigieux de leur intelligence ? Cette seconde solution justifierait
d’ailleurs, si l’on prend à la lettre les récits mythologiques, l’attitude des dieux
grecs et babyloniens qui se sentent en danger non seulement devant la
prolifération des humains et leur activité débordante, mais surtout devant leurs
prétentions de plus en plus nettes à vouloir « être comme des dieux ». Et c’est cet
aspect des choses qui motiverait, si l’on en croit la Genèse, la réaction de Yahvé-
Adonaï : « Iahvé voit que se multiplie le mal du Glébeux sur la Terre. Toute
formation des pensées de son cœur n’est que mal tout le jour. Iahvé regrette
d’avoir fait le Glébeux sur la Terre : il se peine en son cœur. » (Gen. VI, 5-6, trad.
Chouraqui.)
Il semble donc que les géants, quels qu’ils soient, sont à l’origine de la colère
divine dont le déluge, considéré comme une défense contre un danger plutôt que
comme une punition, est la conséquence inéluctable. On a trop répété que le
déluge était un châtiment infligé aux existants à cause de leurs perversités. Mais
quelles perversités ? La Bible est muette à ce sujet. Il n’y a que les Néphilîm qui
soient en cause, ces géants issus d’une conjonction aberrante entre des entités
spirituelles et des humains incarnés.
À ce stade, il est bon de se tourner vers François Rabelais, l’un des plus grands
génies de tous les siècles, qui avait une connaissance approfondie de toutes les
traditions, scientifiques, littéraires, philosophiques et « folkloriques » car, sous
son aspect grotesque, son œuvre recèle bien des réponses aux questions que se
pose le genre humain depuis que la pensée rationnelle a fait son apparition, peut-
être à cause du feu que Prométhée a dérobé aux dieux pour le transmettre aux
hommes.
Parmi les personnages mis en scène par Rabelais, deux sont des géants,
Gargantua et Pantagruel. Il ne les a pas inventés. Ils appartiennent à la tradition
occidentale. Gargantua n’est autre que le géant Gargan, un dieu celtique qui a
donné son nom au Monte Gargano, en Italie, et au mont Gargan, en Corrèze
française (ou plutôt occitane). Il est l’équivalent du Dagda de la mythologie
irlandaise, cette divinité assez insaisissable qui possède une massue
extraordinaire : s’il en frappe d’un côté, il tue, mais s’il en frappe de l’autre côté, il
ressuscite les morts. C’est dire l’ambivalence du personnage qui se retrouve dans
la tradition galloise sous le nom de Gwrgwnt. Étymologiquement, et en dépit de ce
que raconte Rabelais (qui fait venir son nom de l’exclamation de son père : « que
grand tu as ! » sous-entendu « le gosier »), Gargantua provient de deux mots
celtiques qui ont donné Gargam en breton, littéralement « à la cuisse courbe »
c’est-à-dire « boiteux ». On sait que les divinités sont toujours représentées sous
un aspect apparemment contraire à leur fonction, tel l’Odin-Wotan de la
mythologie germano-scandinave qui est borgne parce qu’il a la vision de l’Autre
Monde, ou tel le saint Hervé de l’hagiographie bretonne, qui est aveugle mais qui
porte toujours un livre, le livre de la Connaissance. Gargantua est donc boiteux
parce qu’il peut courir plus vite que les autres sans même avoir besoin de revêtir
les fameuses « bottes de sept lieues » du conte de Perrault.
Quant à Pantagruel, présenté par Rabelais comme le fils de Gargantua, c’est un
[81]
personnage sorti tout droit des mistères du Moyen Âge, où il est un diable
asséchant les pauvres humains en leur jetant du sel. On remarquera que Rabelais,
dans son Livre second, décrit Pantagruel accomplissant ce même geste au cours
des combats auxquels il participe, afin d’assoiffer ses ennemis et de les réduire à
[82]
sa merci . Et il ne faudrait pas oublier que, selon Rabelais, Gargantua et
Pantagruel sont non seulement des géants « matériels » mais des êtres pourvus
d’une grande connaissance encyclopédique. Ils sont des « puits de science ».
Pourquoi ne pas reconnaître en eux l’image de ces Néphilîm contre lesquels, en
dernière analyse, Yahvé se résout à déclencher un déluge universel ?
Précisément, dans le premier chapitre de son Livre second, Rabelais, parodiant
les anciens textes sacrés, particulièrement la Bible, imagine de façon fantaisiste et
pittoresque la généalogie de son héros Pantagruel. Mais, à y réfléchir, les
circonstances dont il entoure l’apparition des géants ne sont pas seulement du
domaine de l’imaginaire. Rabelais semble ici avoir puisé à bonne source en faisant
des géants des sortes de victimes du meurtre primordial commis par Caïn sur son
frère Abel : « Peu après qu’Abel fut occis par son frère Caïn, la Terre, inondée du
sang du juste, fut une certaine année si très fertile en tous fruits qui de ses flancs
nous sont produits, et singulièrement en mesles (nèfles), qu’on l’appela de toute
mémoire l’année des grosses mesles, car les trois en faisaient le boisseau. »
Les arguments fournis pour expliquer cette abondance et ce gigantisme des
nèfles sont logiques et le choix des nèfles n’est pas dû au hasard, car on sait que le
néflier, le gingko biloba, le gui et les fougères sont des végétaux très anciens qui
[83]
ont pu résister à toutes les catastrophes, climatiques et autres . Or la fertilité
du sol arrosé du sang d’Abel est ici mise en parallèle avec un bouleversement
sidéral : en cette année, « le mois de mars manqua en Carême, et fut la mi-août en
mai. Au mois d’octobre, ce me semble, ou bien de septembre […] fut la semaine
tant renommée par les annales qu’on nomme la semaine des trois jeudis : car il y
en eut trois à cause des irrégularités bissextiles, que le soleil pencha quelque peu
comme debitoribus à gauche, et la lune varia de son cours plus de cinq toises, et
fut manifestement vu le mouvement de trépidation au firmament dit Aplane ;
tellement que la Pléiade moyenne, laissant ses compagnons, déclina vers
l’équinoxial, et l’étoile nommée l’Épi laissa la Vierge, se retirant vers la Balance ;
qui sont cas bien épouvantables et matières tant dures et difficiles que les
astrologues n’y peuvent mordre ».
Il est clair que Rabelais décrit ici des perturbations climatiques de grande
importance dues à un brusque changement de l’axe de la Terre ou du cours de
certains astres, ou à la chute d’une météorite. Tous les climatologues, géologues et
astrophysiciens sont d’accord pour admettre que ces perturbations ont eu des
conséquences incalculables sur la vie de la planète, faisant disparaître certaines
espèces et provoquant des mutations pouvant être franchement monstrueuses.
Mais Rabelais n’insiste pas trop sur ces bouleversements climatiques. Il préfère
expliquer l’origine des géants et autres monstres par l’absorption en trop grande
quantité de ces nèfles extraordinaires, tant il est vrai que nous sommes tous ce que
nous mangeons, et que la nourriture est cause de bien des changements dans
l’aspect physique des existants, ainsi que dans leur comportement. Il le fait,
comme d’habitude, avec un humour quelque peu grinçant et n’hésite pas à
s’engager dans des outrances qui peuvent être considérées comme de mauvais
goût.
Comme Noé, soi-disant inventeur de la vigne et victime de son ignorance des
effets de l’éthylisme, les humains de cette époque, qui se goinfraient de nèfles,
connurent bien des désagréments : « car à tous survint au corps une enflure très
horrible ; mais non à tous en un même lieu ; car aucuns enflaient par le ventre, et
le ventre leur devenait bossu comme une grosse tonne, desquels est écrit ventrem
omnipotentem, lesquels furent tous gens de bien et bons raillards ; et de cette race
naquirent saint Pansart et Mardi-Gras. Les autres enflaient par les épaules et tant
étaient bossus qu’on les appelait montifères […] De cette race naquit Ésope. Les
autres enflaient par le membre qu’on nomme le laboureur de nature, en sorte
qu’ils l’avaient merveilleusement long, gros, gras, vert et accrêté à la mode
antique, si bien qu’ils s’en servaient de ceinture, le redoublant à cinq ou six fois
par le corps […] Et de ceux-ci est perdue la race, ainsi que disent les femmes : car
elles se lamentent continuellement qu’il n’en est plus de ces gros, etc. […] Autres
croissaient par les jambes et, à les voir, eussiez dit que c’étaient grues ou
flamants ». Et Rabelais en vient à ce qu’il voulait : « Les autres croissaient en long
du corps, et de ceux-là sont venus les géants, et par eux Pantagruel. »
C’est alors une longue liste de la lignée des géants dont la plupart sont
complètement inventés par Rabelais. Parmi ceux-ci, on découvre un certain
Hurtaly qui échappa au déluge en se tenant à cheval sur l’arche de Noé (parce qu’il
n’aurait pas pu y pénétrer étant donné sa taille), ce qui permet à Rabelais de
justifier la pérennité de cette lignée et sa présence à son époque. Bien sûr, dans
cette liste, on peut relever quelques noms de géants connus dans les mythologies
et certains récits prétendument historiques, tels Atlas, Polyphème, Hercule,
Goliath, tout cela pour en arriver à « Grandgousier, qui engendra Gargantua, qui
engendra le noble Pantagruel, mon maître. »
S’il reprend la tradition des Néphilîm bibliques, Rabelais, en s’attachant aux
circonstances de la naissance de Pantagruel, opère une remarquable – bien
qu’ironique autant qu’anachronique – description de ce qui s’est passé avant le
déluge. Cette année-là, en effet, « fut sécheresse tant grande en tout le pays
d’Afrique que passèrent trente-six mois trois semaines quatre jours treize heures,
et quelque peu davantage, sans pluie, avec chaleur du soleil si véhémente que
toute la terre en était aride. Et ne fut au temps d’Hélie plus échauffée que fut pour
lors, car il n’était arbre sur terre qui eût ni feuille ni fleur : les herbes étaient sans
verdure, les rivières taries, les fontaines taries ; les pauvres poissons, délaissés de
leur propre élément, errants et criants par la Terre horriblement ; les oiseaux
tombant de l’air par faute de rosée ; les loups, les renards, cerfs, sangliers, daims,
lièvres, lapins, belettes, fouines, blaireaux et autres bêtes l’on trouvait mortes la
gueule ouverte. Au regard des hommes, c’était la grande pitié. Vous les eussiez vus
tirant la langue comme lévriers qui ont couru six heures ; plusieurs se jetaient
dans les puits ». Suivent quelques plaisanteries : dans les églises, les fidèles se
tiennent près des bénitiers dans l’espoir de recevoir quelques gouttes d’eau bénite,
et de toute façon, cette année-là, « bien heureux fut celui qui eut cave fraîche et
bien garnie ». Et c’est d’ailleurs depuis lors que la mer est salée, car la Terre ainsi
surchauffée s’était mise à transpirer.
C’est donc dans ces circonstances exceptionnelles que naît le fils de Gargantua,
coûtant d’ailleurs la vie à sa mère, la bonne Badebec. Et c’est en fonction de cette
sécheresse désastreuse que « son père lui imposa tel nom : car Panta en grec vaut
autant à dire comme tout, et Gruel, en langue hagarène (sic) vaut autant comme
altéré ; voulant inférer qu’à l’heure de sa nativité, le monde était tout altéré, et
voyant en esprit de prophétie qu’il serait quelque jour dominateur des Altérés ».
L’étymologie du nom de Pantagruel est évidemment plus que discutable mais elle
justifie la fonction mythologique du personnage, ce diable gigantesque qui
assèche, et donc altère, ses ennemis en leur jetant du sel. Dans la suite de
l’histoire imaginée par Rabelais, Pantagruel, après une guerre dont il sortira
vainqueur, sera le maître du royaume des Dipsodes, littéralement des « Altérés ».
L’imaginaire de Rabelais coïncide étroitement avec le sens profond du mythe.
Cela renvoie au récit babylonien du Mythe d’Atrahasis, quand Enlil, voulant
châtier les existants humains, provoque une sécheresse qui tarit les fontaines, les
rivières et rend la Terre aride et stérile. La catastrophe, c’est la sécheresse, et non
pas l’inondation bienfaisante qui va rendre ensuite la vie à une Terre presque
morte. Alors qu’on a considéré le déluge comme un châtiment divin, on a oublié
que le véritable châtiment était ce qui l’avait précédé, c’est-à-dire la sécheresse et
la stérilité du monde. C’est là qu’il faut faire intervenir le mythe grec de Phaéton,
car il contient toute la justification du déluge, aussi bien celui provoqué par Zeus
que ceux provoqués par Enlil et Yahvé.
Si l’on en croit Hésiode et différents poètes grecs, Phaéton était le fils d’Hélios,
[84]
le dieu solaire (et non pas d’Apollon , dieu céleste de la médecine et des arts,
d’origine hyperboréenne), et de Clymène, l’une des Néréides, filles de Nérée, dieu
[85]
de la mer . La signification symbolique de l’union du feu (Hélios) avec l’eau (la
Néréide) est évidente mais, comme dans toute « copulation » de ce genre, elle ne
va pas sans difficultés, puisqu’il s’agit en fait d’un mélange contradictoire. Phaéton
est donc fils du feu (la sécheresse) et de l’élément aquatique (potentiel vital), ce
qui en fait un hybride idéal et, en même temps, une synthèse entre l’humide et le
sec, comme cela apparaît nettement dans les opérations alchimiques.
La légende de Phaéton est pourtant extrêmement simple. Un jour, le jeune
Phaéton se querelle avec l’un de ses compagnons, Épaphos, fils de Zeus et de la
nymphe Io. Dans leur dispute, ils s’échauffent l’un et l’autre et en viennent aux
injures. Épaphos va jusqu’à reprocher à Phaéton de n’être pas le fils d’Hélios,
insinuant que sa mère, de mœurs légères, n’a imaginé des amours divines que
pour mieux cacher ses turpitudes. Outré, Phaéton s’empresse de courir jusqu’à la
demeure de sa mère à qui il demande de le venger de cette injure. Clymène lui
conseille alors de demander à Hélios la permission de conduire le char du Soleil
pendant un jour afin de prouver ainsi au monde entier sa filiation divine.
Phaéton monte jusqu’au palais d’Hélios, expose à son père l’affront dont il est
la victime et le supplie de lui accorder une faveur qui démontrera à tous ses
détracteurs qu’il est réellement son fils. Hélios, qui chérit tendrement son fils, jure
par le Styx – serment particulièrement redoutable – qu’il ne lui refusera aucune
de ses demandes. « Eh bien, mon père, dit Phaéton, laisse-moi conduire à ta place,
pendant un jour entier, le char de la Lumière. À cette marque de confiance et de
tendresse, mes ennemis connaîtront l’auteur de mon être. » Hélios, plutôt inquiet
et ennuyé, ne peut refuser la demande de son fils, car le serment qu’il a prononcé
par le Styx est irrévocable. Il essaye cependant de le dissuader d’entreprendre un
voyage aussi périlleux dans l’espace. Rien n’y fait : Phaéton ne veut pas renoncer à
sa demande. En soupirant, Hélios se résigne. Il appelle les Heures matinales. Elles
accourent, précédées de l’Aurore. Elles attellent les chevaux au char du Soleil.
Aussitôt, avec un orgueil triomphant, Phaéton s’y précipite, saisit les rênes
étincelantes et, sans même écouter les derniers conseils de prudence de son père,
s’élance dans le ciel.
Mais n’importe qui ne peut s’improviser conducteur du char du Soleil, et
Phaéton l’apprend bientôt à ses dépens. Les chevaux, ne reconnaissant plus la
main de leur maître, se détournent de leur route habituelle : tantôt, ils s’élèvent
trop haut et menacent d’embraser le ciel, tantôt, ils descendent trop bas, brûlant
les forêts et les récoltes, desséchant les rivières. C’est alors que les Éthiopiens
prennent le teint noir qu’ils conservent encore aujourd’hui. C’est alors que
l’Afrique perd à tout jamais sa verdure. La Terre, calcinée jusque dans ses
fondements, gémit, s’agite, lève vers le ciel sa tête brûlante et conjure le souverain
des dieux de mettre fin à ses tourments. Zeus, effrayé des conséquences
catastrophiques de cette course effrénée dans l’espace, lance sa foudre sur le fils de
Clymène. Phaéton, jouet des vents et de l’orage, tombe et se tue sur l’Éridan tandis
que les chevaux du Soleil s’égarent un peu partout avant de disparaître dans la
nuit.
Il est évident que cette fable mythologique (qui peut d’ailleurs être interprétée
comme moralisatrice en tant que dénonciation de l’attitude d’un jeune homme
présomptueux mettant en danger l’univers par son orgueil et son incompétence)
est en fait la réminiscence d’un phénomène naturel : une perturbation du circuit
normal de la Terre autour du Soleil ou un renversement de l’axe terrestre qui
aurait bouleversé l’exposition solaire de certaines régions. C’est probablement
cette seconde hypothèse qu’il faut retenir. À moins d’imaginer le passage d’une
comète ou d’une supernova dont la chaleur aurait brûlé la surface du globe et
menacé de détruire toute vie terrestre.
Il est également possible de voir dans la légende de Phaéton, prélude à celle du
déluge, une tache indélébile au plus profond de l’inconscient humain. C’est alors
qu’il faut faire appel à la psychanalyse pour tenter d’y voir plus clair. Deux
disciples de Freud, Otto Rank et Sandor Ferenczi, ont mis en évidence l’existence
dans la mémoire profonde des humains, et peut-être de tous les existants
terrestres, d’un souvenir douloureux qu’ils appellent le « traumatisme de la
naissance ». Il s’agit du choc extrêmement violent que tout nouveau-né subit
lorsqu’il est expulsé du ventre maternel et qu’il se trouve brutalement en contact
avec un monde extérieur sec, donc agressif, surtout par l’inhalation d’oxygène qui
lui brûle les poumons. D’où le fameux cri, signe officiel de la naissance, mais cri de
souffrance. Et cette souffrance, selon les psychanalystes, reste gravée à jamais
dans la mémoire.
Or, on sait maintenant que toute vie terrestre est le résultat d’une brutale
expulsion de l’existant primitif de son milieu d’origine, qui était aquatique. Cette
théorie est admise par la presque totalité des scientifiques : la vie animée s’est
d’abord manifestée dans les eaux qui recouvraient, partiellement sans doute, la
surface du globe, cela par une mystérieuse exposition de molécules inertes à des
rayons cosmiques, ce qui rappelle évidemment le souffle du créateur sur Adam.
Suite à un assèchement de ces eaux (ce qui n’est pas non plus contradictoire avec
une lecture réfléchie de la Genèse), les existants ont dû s’adapter à un autre
environnement que celui qui leur était familier. C’est ainsi qu’à partir de ces
notions à présent difficilement niables Sandor Ferenczi a pu écrire pour illustrer
ses théories sur le bimorphisme sexuel des existants terrestres : « Après
l’assèchement, ce dont il s’agissait dans les premières tentatives d’accouplement
des poissons, c’était de retrouver l’ancienne demeure perdue, humide et riche en
nourriture : la mer. Une catastrophe semblable, mais plus ancienne encore, a pu
[86]
inciter les unicellulaires à s’entre-dévorer . » Il ne s’agit donc pas de
« plaisir » mais de « survie » dans un milieu hostile. « Dans l’acte du coït et dans
celui de la fécondation qui s’y trouve étroitement rattaché, se fusionnent en une
seule entité, non seulement la catastrophe individuelle (naissance) et la dernière
des catastrophes de l’espèce, mais aussi toutes les catastrophes subies depuis
[87]
l’apparition de la vie . » Ces réflexions fournissent un tout autre éclairage sur
le déluge habituellement considéré comme une punition divine consécutive à une
perversion.
Cette perversion a été comprise comme étant d’ordre moral alors qu’elle est
sans doute matérielle, le monde ayant perdu, sous l’effet de causes encore
inconnues, l’équilibre qui avait été programmé pour lui. D’où la nécessité d’une
remise en ordre. Or tous ces événements, le déluge et ce qui l’a précédé, sont
gravés à jamais dans la mémoire ancestrale, selon un processus bien particulier.
Chaque individu est unique, mais il appartient à une espèce dont il est issu. C’est
là que l’ontogenèse complète l’orthogenèse, c’est-à-dire que l’individu humain,
aussi bien pendant sa gestation qu’au moment de sa naissance, revit pour son
propre compte la gestation et la naissance de l’espèce.
Il faut donc admettre que l’assèchement qui caractérise la naissance est une
catastrophe qui rompt un équilibre antérieur et risque de provoquer la non-
existence. Un très curieux texte théologique du XVIIe siècle, écrit par un certain
père Christophe de Véga, et qui interprète de façon fort originale la tradition sur
sainte Anne, mère de Marie, est encore plus révélateur. Il prouve en tout cas que
des théologiens, qui ne devaient pas être en odeur de sainteté, se sont un jour posé
la question de la cause du déluge.
Voici ce texte : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre (Joachim et
Anne). Or, la terre était informe et vide (Anne était stérile). Les ténèbres
(l’affliction et la confusion) étaient sur la face de l’abîme (sur la face d’Anne), et
l’Esprit du Seigneur se mouvait sur les eaux (les eaux des larmes d’Anne, pour la
consoler). Et Dieu dit : que la lumière soit (que soit Marie) !… Et le rassemblement
des eaux (le rassemblement des grâces), Dieu voulut l’appeler Maria, “les mers”
[88]
(ou Marie) . » Ici, il s’agit essentiellement de la création primordiale, mais si
l’on projette l’interprétation du Père de Véga sur l’histoire du déluge biblique, on
peut comprendre que le déferlement des eaux est en fait un « rassemblement des
grâces » qui va guérir la Terre de sa stérilité due à l’assèchement qui, pour des
raisons encore bien mystérieuses, a frappé les existants humains.
Et si l’assèchement peut être considéré comme une malédiction, une punition
divine manifestée par des perturbations dans l’harmonie du monde, le déluge,
dans ce contexte, paraît bien être une bénédiction, une régénération complète
d’un univers déséquilibré et stérile voulue par Dieu pour assurer la pérennité de sa
création.
7
-
La tour de Babel

Le mythe biblique de la tour de Babel constitue une évocation saisissante de


deux événements de l’histoire des origines : d’abord l’échec de la prétention
humaine dans sa volonté d’aller plus haut que ne le permettent ses possibilités,
ensuite la confusion des langues, cause essentielle de la dispersion des peuples et
de leur incompréhension, source de conflits permanents. Il convient pourtant
d’apporter des nuances à cette interprétation superficielle qui, sans être fausse,
n’en est pas moins réductrice.
La Genèse présente cet épisode comme le juste châtiment d’une humanité qui
s’est révoltée contre les limites que Dieu lui avait assignées. Mais quelles limites ?
Le texte biblique est confus et très contradictoire si l’on s’en tient à la lettre. Il faut
replacer l’épisode de la tour de Babel dans son contexte, tel qu’il est exprimé dans
le récit.
L’événement se place quelques générations après le déluge. En concluant un
pacte avec Noé, Yahvé a demandé aux rescapés de la catastrophe de se disperser à
travers toute la terre, de la faire fructifier et de se multiplier (Gen. IX, 1-3 et 9-16).
Noé a trois fils, Sem, Cham et Japhet : ce sont donc eux qui recevront la mission
de repeupler la Terre. L’exégèse classique, quelque peu schématique, et plus
symbolique que réelle, fait de Sem l’ancêtre de tous les Sémites, de Cham celui des
Africains, et de Japhet celui de ceux qu’on appelle maintenant des Indo-
Européens. On remarquera qu’il n’y a ici aucune allusion à ceux qui allaient
peupler l’Extrême-Orient.
En fait, tout est beaucoup plus complexe. À cet endroit du récit biblique se
combinent étroitement des éléments issus de la source yahviste et d’autres
appartenant à la tradition sacerdotale. Il est donc indispensable d’en faire une
synthèse. On en arrive à admettre comme descendants de Sem les habitants de
l’ancien Iran (Élam), ceux de l’Assyrie, les Hourrites de la Haute Mésopotamie, les
Lydiens, les Araméens de Syrie, les Sémites du Sud, ou Arabes, tels les Sabéens,
célèbres à cause de la reine de Saba, et, bien entendu, les ancêtres des Hébreux.
Pour ce qui est de la lignée de Cham, on retiendra les Nubiens, les Éthiopiens du
pays de Koush, les Égyptiens (Misraïm), les Libyens (pays de Pouth) et certaines
tribus de l’Arabie du Nord, ainsi que les Cananéens qu’on disait descendants de
Canaan, fils de Cham. Les populations noires d’Afrique ne rentrent pas dans cette
catégorie, et il semble bien que les rédacteurs de la Bible les aient ignorées comme
ils ont ignoré celles de Mongolie, de Chine et du Japon, ainsi que les habitants de
tout le Sud-Est asiatique.
Quant aux peuples issus de Japhet, ils sont innombrables : les Cimmériens
(Gomer) de l’Asie Mineure orientale, les Lydiens de Gygès (Magog), les Mèdes
(Madaï), les Grecs d’Ionie (Yavân), des peuples proches de la mer Noire (Toubal
et Mèshek), peut-être les ancêtres des Étrusques (Tirâs), les Scythes (Aschkénâz),
les Philistins (Pelishtîm, lesquels ont donné son nom à la Palestine), les habitants
de la Crète, ceux de Chypre (Elisha), de la péninsule Ibérique (Tarsis) et de
Rhodes (Dodanîm ou Rodanîm), ce dernier terme pouvant tout aussi bien
désigner les populations européennes du nord de la Méditerranée que les
rédacteurs de la Bible hébraïque ne connaissaient pas.
Quoi qu’il en soit, il s’agit bien ici d’une « répartition » de la surface du globe
entre les trois fils de Noé et leurs descendants. Et si l’on examine attentivement les
trois listes généalogiques qui sont données par le récit biblique, on est amené à se
pencher sur l’un des descendants de Cham, un certain Nimrod ou Nemrod, car il
est en relation directe avec la tour de Babel, parfois appelée « la tour de Nemrod ».
On en dit très peu, mais suffisamment : « Koush fait enfanter Nimrod ; il
commença à être un héros sur la Terre. Il était un héros de chasse devant Iahvé-
Adonaï. Sur quoi il est dit : Tel Nimrod, héros de chasse, face à Iahvé-Adonaï. Et
[89]
c’est en tête de son royaume : Babel, Érekh [Ourouk], Akkad et Kalné [ville
inconnue] en terre de Shinéar [Mésopotamie]. De cette terre est sorti Ashour
[Assour]. Il bâtit Ninive, Rebahot-ville et Kalah, Ressen entre Ninive et
[90]
Kalah , c’est la grande ville » (Gen. X, 8-12, trad. Chouraqui).
Si l’on comprend bien, ce Nemrod était ce qu’on appellerait aujourd’hui un
« bâtisseur d’empire ». C’est le « grand chasseur devant l’Éternel ». A-t-il existé
réellement ? Rien n’est moins sûr. Il faut s’en tenir à voir en lui une figure
emblématique, celle d’un tyran assurant par tous les moyens sa domination sur le
monde et défiant Dieu lui-même. C’est bien ainsi que Victor Hugo l’a représenté
dans un des épisodes de sa Fin de Satan. Le poète imagine que Nemrod a retrouvé
le clou d’airain dont Caïn avait frappé son frère Abel et que, avec ce clou, il a
façonné son glaive. Il se sert de cette arme redoutable pour s’imposer par la force à
tous les hommes. Il fonde Babylone, il devient maître de la terre. Mais la terre ne
lui suffit pas : il veut aller encore plus loin et conquérir le ciel. Victor Hugo
reprend alors une tradition qui circulait autrefois dans tout le Moyen-Orient et
que Ferdousi, célèbre poète persan du Xe siècle, a contribué à faire connaître au
monde.
Hugo nous présente d’abord Nemrod comme un farouche solitaire que « les
vagues démons se montraient du doigt ». Ce violent chasseur
« Prit, sur de grands monts
Que battaient la nuée et l’éclair et la grêle,
Quatre aigles qui passaient dans l’air, et sous leur aile,
Il mit tout ce qu’il put de la foudre et des vents.
Puis il écartela, hurlants, mordants, vivants,
Entre ses poings de fer, quatre lions libyques,
Et suspendit leurs chairs au bout de quatre piques. »

Ainsi est ramassée la force ascensionnelle dont il a besoin, et le symbole des


aigles et des lions n’est pas dû au hasard, les aigles étant censés être les oiseaux
capables de monter très haut, et les lions étant les « rois des animaux », puissants
et agressifs.
Cela accompli, Nemrod « songea trente jours » avant de se rendre sur le mont
Ararat. Là, il recueille les débris de l’arche de Noé, les assemble et

« De ces madriers construisit une cage,


Chevillée en airain, carrée, à quatre pans,
Et sur les trous du bois mit des peaux de serpents ;
Et cette cage, vaste et sinistre tanière,
Pour toute porte avait deux trappes à charnière,
L’une dans le plafond, l’autre dans le plancher. »

Certes, Hugo s’est souvenu de la « cage de soleil » que décrit tout aussi
superbement Cyrano de Bergerac dans son Voyage dans les états du Soleil, mais
l’évocation du chasseur Nemrod construisant avec orgueil cet engin « diabolique »
ne manque pas de grandeur. Et c’est ainsi qu’il s’élève dans les airs dans l’espoir
insensé d’atteindre non pas seulement le ciel, mais Dieu lui-même. Cette
ascension hallucinante est décrite à la perfection par le poète. C’est la révolte
contre Dieu à l’état pur :

« Ô nuées,
Nemrod, le conquérant de la Terre s’en va !
Je t’avertis là-haut, Jéhovah ! Jéhovah !
C’est moi. […] Terre, arbres que les vents courbent sous leurs haleines,
Ô déserts, noirs vallons, lac, rochers, grandes plaines,
Levez vos fronts sans nombre et vos millions d’yeux ;
Nemrod va conquérir le Ciel mystérieux. »

Ce voyage dans l’espace dure un temps indéterminé mais très long, rythmé par
ce refrain obsessionnel : « Et les aigles montaient. » Victor Hugo est sans doute le
seul à avoir su transcrire les différentes étapes d’une ascension fantastique vers
l’impossible :

« Et l’esquif monstrueux se ruait dans l’espace,


Les noirs oiseaux volaient, ouvrant leur bec rapace.
Les invisibles yeux qui sont dans l’ombre épars
Et dans la vague azur s’ouvrent de toutes parts
Stupéfaits, regardaient la sinistre figure
De ces brigands ailés à l’énorme envergure ;
Et le char vision, tout baigné de vapeur,
Montait ; les quatre vents n’osaient souffler, de peur
De voir se hérisser le poitrail des quatre aigles. »

Le ciel est pourtant lointain, et Nemrod s’en aperçoit très vite :

« L’infini se laissait pousser comme une porte ;


Et tout le jour se passa de la sorte ;
Et les aigles montaient. »

L’audace ne suffit pas. Lorsque Nemrod fait ouvrir la trappe d’en bas par son
serviteur, l’Eunuque qu’il a contraint à l’accompagner, il voit la Terre se rétrécir et
devenir peu à peu invisible, un simple point dans l’espace. Mais quand il fait
ouvrir la trappe d’en haut, le ciel lui apparaît toujours aussi bleu et aussi
impénétrable. Le temps existe-t-il ?

« Le vent soufflait en bas dans l’ombre ;


Et les aigles montaient.
Et Nemrod attendit
Un mois, montant toujours… »

De plus en plus orgueilleux et intraitable, prenant conscience qu’il ne pourra


jamais atteindre le ciel, Nemrod prend son arc et lance une flèche meurtrière vers
le haut, espérant frapper ainsi l’Éternel. L’échec est flagrant.

« Un mois après, la nuit, un pâtre centenaire


Qui songeait dans la plaine où Caïn prit Abel,
Champ hideux d’où l’on voit le front noir de Babel,
Vit tout à coup tomber des cieux, dans l’ombre étrange,
Quelqu’un de mystérieux qu’il prit pour un archange ;
C’était Nemrod. Couché sur le dos, mort, puni,
Le noir chasseur tournait encor vers l’infini
Sa tête aux yeux profonds que rien n’avait courbée.
Auprès de lui gisait sa flèche retombée,
La pointe, qui s’était enfoncée au ciel bleu,
Était teinte de sang. Avait-il blessé Dieu ? »

L’interrogation de Hugo est intéressante, car l’épisode biblique de la tour de


Babel démontre clairement que Dieu a été blessé – moralement – par la tentative
de Nemrod. Après tout, cette légende de Nemrod s’élevant dans les airs pour
conquérir le ciel correspond étroitement à l’édification de la tour. « La Terre
entière se servait de la même langue et des mêmes mots. Or, en se déplaçant vers
[91] [92]
l’orient, les hommes découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar et y
habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! moulons des briques et cuisons-les
[93]
au four. Les briques leur servirent de pierres et le bitume leur servit de
mortier. Allons, dirent-ils, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet
touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la
surface de la Terre. » (Gen. XI, 1-4, T. O. B.)
Qu’en est-il exactement de cette histoire fabuleuse ? La tour de Babel a-t-elle
réellement surgi du sol par le patient travail des hommes ? À cette question, la
réponse est affirmative. Symbolique dans le récit biblique, la tour de Babel ne peut
être que la grande ziggourat de Babylone, qui est le même nom que celui de Babel,
comme la nommaient les Hébreux. La ziggourat de Babylone était un temple, dont
les vestiges sont encore visibles et dont les archéologues ont pu reconstituer le
plan primitif. Détruite en 689 avant notre ère par Sennachérib, lors de la prise de
Babylone, puis reconstruite par ses successeurs, dont le célèbre
Nabuchodonosor II, elle avait une base carrée de 91 mètres. Elle comportait sept
étages en gradins, le tout en brique, et au sommet, s’élevait le temple comportant
plusieurs pièces, un « saint des saints » où seuls les prêtres de haut rang avaient le
droit de pénétrer. La reconstitution conjecturale de cette ziggourat correspond
très exactement à la tour de Babel. Et ce n’était pas la seule ziggourat de
Mésopotamie : construites dans l’enceinte de vastes enclos sacrés, généralement
au cœur d’une ville, elles ont fleuri un peu partout à partir de 2000 av. J.-C., date
de la fin de la période mégalithique et du début de l’âge du bronze.
On sait, grâce aux précieux documents de la bibliothèque de Ninive, que le roi
Nammu, fondateur de la troisième dynastie, en fit construire une à Ur, la patrie
d’Abraham, mais également d’autres à Endu, à Ourouk, la cité du héros
Gilgamesh, et à Nippur. La ziggourat d’Ur, dédiée à Nanna, la Déesse Mère, était
également, d’après les études archéologiques, un gigantesque bâtiment qui
possédait trois escaliers d’accès se rejoignant à angle droit. La tour de Babel n’est
pas une fiction, mais une réalité appartenant aux brillantes civilisations qui se
sont succédé pendant l’époque néolithique, tout autour du Tigre et de l’Euphrate,
là où sont apparues la culture du blé et la sédentarisation de populations autrefois
nomades à l’intérieur de véritables villes qui, sans être des mégalopoles à l’échelle
des XXe et XXIe siècles, n’en constituaient pas moins des surfaces urbanisées
considérables.
Pourquoi ces rassemblements de populations dans l’enceinte d’une ville en
cette période ? C’est aux sociologues et aux historiens de proposer des réponses.
Quelles qu’elles soient, elles auront fatalement un rapport étroit avec le mythe,
puisque celui-ci transcrit un état de fait devenu emblématique. Une première
constatation s’impose : le pacte entre Noé et Yahvé stipulait une dispersion des
existants sur la surface du globe terrestre. Or, l’urbanisation est au contraire une
concentration d’existants. Il y a quelque chose qui n’est point conforme au plan
divin. Le récit biblique, quelque peu ambigu, est cependant riche d’enseignement.
Après avoir signalé que les existants humains craignent leur dispersion et se
révoltent contre elle, le texte continue ainsi : « Iahvé-Adonaï descend pour voir la
ville et la tour qu’avaient bâties les fils du Glébeux. Iahvé dit : Voici, un seul
peuple, une seule lèvre pour tous ! Cela, ils commencent à le faire. Maintenant
rien n’empêchera pour eux tout ce qu’ils préméditeront de faire ! Offrons,
descendons et mêlons là leur lèvre afin que l’homme n’entende plus la lèvre de son
compagnon. Iahvé-Adonaï les disperse de là sur les faces de toute la Terre : ils
cessent de bâtir la ville. Sur quoi, il crie son nom Babel, oui, là, Iahvé-Adonaï a
mêlé la lèvre de toute la Terre, et de là, Iahvé-Adonaï les a dispersés sur les faces
de toute la Terre. » (Gen. XI, 5-9, trad. Chouraqui.)
Une première constatation conduit à s’étonner de la réaction de Yahvé devant
la construction de la tour : « Rien ne les empêchera plus de réaliser leurs
desseins », semble-t-il déplorer. On pense alors à l’arbre de Vie, au centre du
jardin d’Éden, et à la crainte de voir Adam et Ève atteindre cet arbre, manger de
son fruit, et devenir « comme des dieux », ainsi que leur avait suggéré le serpent
tentateur. Les dieux seraient-ils jaloux de leurs créatures ? Le fait que Yahvé mêle
les lèvres des hommes, c’est-à-dire jette la confusion dans leur langage afin de les
empêcher de continuer leur ouvrage, inciterait à le croire. L’attitude de Zeus, dans
la tradition grecque, est analogue, puisqu’il refuse de donner le feu aux hommes ;
de même Enlil, le Mésopotamien, provoque la sécheresse pour se débarrasser des
existants qui l’empêchent de dormir. On remarquera cependant qu’il n’est pas
question d’une quelconque transgression de la part des humains dans le cas
d’Enlil et de Zeus, ni même dans la réaction de Yahvé : il ne leur reproche rien et
ne les punit pas en confondant leur langage, mais il semble se protéger lui-même
comme s’il avait peur de perdre ses privilèges ou de devoir les partager avec ses
créatures.
Cette interprétation est logique, mais demeure superficielle. Les choses ne sont
pas si simples. Si l’on admet que la tour de Babel, même considérée comme
symbolique, est une ziggourat babylonienne authentique, il est bon de s’interroger
sur les motivations qui étaient celles des constructeurs de ces édifices peu
communs. Une ziggourat n’est pas un tombeau comme une pyramide égyptienne,
c’est un temple fort complexe dont le sanctuaire principal se trouve le plus haut
possible : d’ailleurs, le nom de Babylone (Babilâni en akkadien) signifie « porte
des dieux ». Il y a donc là une tentative pour se rapprocher le plus près possible
d’un dieu, pas pour le défier comme le fit Nemrod, mais pour communier avec lui.
Dans ce cas, on ne voit pas pourquoi Yahvé en prendrait ombrage.
Mais la motivation religieuse de cette construction n’est peut-être pas la seule.
Intégrée dans une ville immense, une ziggourat devient inévitablement un
[94]
symbole de puissance et de domination, par son ampleur et sa hauteur .
Babylone-Babel était la capitale d’un immense empire fondé par Nemrod (même
si ce personnage n’est pas historique, il est emblématique), lequel, à n’en pas
douter, était un tyran dont le but était de dominer le monde. Dans ces conditions,
comment ne pas voir dans la tour de Babel la manifestation de cette volonté
hégémonique ?
Si l’on accepte cette vision des choses, l’attitude de Yahvé ne paraît plus du tout
celle d’un dieu jaloux de ses privilèges et prérogatives. En « mêlant la lèvre » des
bâtisseurs de la tour et en leur faisant abandonner leur œuvre, il faisait avorter
d’un coup la tentative hégémonique de Babylone sur tous les autres peuples de la
terre. Dès lors, il n’était plus un dieu jaloux ou vengeur, mais un dieu bon qui
protège la liberté des existants humains (qu’il a créés libres à son image) et
élimine tout danger d’absolutisme. C’est dans ce sens qu’il s’attaque à l’orgueil,
non pas de l’humanité tout entière, mais de celui de certains humains, tel Nemrod,
qui se croient les maîtres du monde et veulent imposer leur pouvoir à ceux qui
sont en réalité leurs égaux.
Il y a plus. Lors de l’expulsion d’Adam et Ève du jardin d’Éden, en réalité
programmée depuis toujours, la mission des existants humains était d’occuper
une terre stérile et de la faire fructifier. Le pacte de Noé avec Yahvé n’était en fait
qu’un rappel de cette mission confiée aux humains.
Il était dit clairement que les descendants de Noé devaient se disperser sur
toute la surface du globe et la mettre en valeur. Or, le fait de concentrer des
populations entières dans des villes au détriment des campagnes constituait une
violation du pacte. Ne formant qu’un seul peuple, parlant la même langue,
dépositaire d’une même tradition, l’humanité se retranchait dans une forteresse
sécurisante et abandonnait en quelque sorte la terre aux démons du hasard, ce qui
était évidemment contraire au plan élaboré à l’aube des temps selon lequel cette
humanité devait, le septième jour, prendre en charge la création divine.
Cela explique et justifie facilement la réaction de Yahvé : puisque l’humanité a
oublié sa mission et s’enferme dans son égoïsme, il faut l’obliger à se disperser aux
quatre coins du monde. Et la meilleure façon d’obliger les existants humains à se
disperser était de rendre insupportable leur cohabitation au sein d’un peuple
unique, d’une ville unique, d’une civilisation unique. L’unicité a parfois du bon,
mais elle peut avoir des effets pervers, car elle n’encourage pas les recherches
individuelles et risque de conduire à une certaine sclérose. C’est pourquoi Yahvé
« mêle leur lèvre », les contraignant à abandonner l’œuvre commune et à se
disperser un peu partout.
Certes, cette interprétation peut être battue en brèche. Il est tout aussi logique
de prétendre que la confusion lancée sur les constructeurs de Babel n’est pas une
malédiction mais une façon de protéger sa toute-puissance, en somme la
préfiguration de ce qui deviendra des siècles plus tard la célèbre devise romaine
« diviser pour régner ». Dans ce cas, Yahvé apparaîtrait non pas comme un
bienfaiteur de l’humanité, mais comme un dieu jaloux utilisant une stratégie
quelque peu machiavélique.
Mais, en soi, les choses ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont les deux.
Cette dispersion aura par la suite, elle aussi, des effets pervers. En effet, que veut
dire exactement l’expression « mêler leur lèvre » ? On l’a toujours interprétée
comme le début de la diversification des langages à partir d’un tronc commun.
C’est sans doute vrai, mais cela ne rend pas compte de l’importance exceptionnelle
de l’événement.
D’abord, cet événement n’a pas pu se produire en un seul instant, ni même en
un seul jour. S’il ne fait aucun doute qu’un langage évolue constamment, on sait
très bien que cette évolution s’étale dans un temps plus ou moins long. Il n’y a pas,
en ce domaine, de règle absolue. Donc la « confusion des langues » a dû coïncider
avec une évolution, ou un éclatement, de la civilisation urbaine dont la tour de
Babel est le symbole phare. Ensuite, il faut tenir compte de la sémiologie du
langage, c’est-à-dire la compréhension de ce langage selon le contexte dans lequel
il est exprimé et selon la capacité de chaque individu à l’interpréter. Un mot n’a de
signification que dans un contexte grammatical déterminé et par ailleurs, deux
locuteurs ne mettent peut-être pas un même sens sur un mot ou une phrase. Cela
débouche évidemment sur ce qu’on appelle l’incommunicabilité.
Enfin, le langage n’est rien en lui-même : il exprime des sentiments, des idées,
des concepts. Et c’est peut-être sur cette constatation qu’il faut examiner la
volonté de Yahvé de « mêler leur lèvre ». Le texte biblique joue sur les mots, car
s’il est certain que le nom de Babel-Babylone a une origine akkadienne (« porte
des dieux »), les rédacteurs de la Genèse le font dériver de la racine hébraïque
[95]
bâlal signifiant « confondre, brouiller, troubler ». On en vient alors à cette
conclusion : il y avait autrefois une tradition unique, ce qu’on appelle la
révélation, qui était transmise de génération en génération, et qui était la base
d’une civilisation universelle. Mais, à partir de la tour de Babel, cette tradition a
éclaté en de multiples fragments à travers le monde, à la faveur de la dispersion
des peuples.
Cet éclatement de la tradition primordiale est beaucoup plus grave que la
confusion des langues, car il touche de façon irrémédiable à une parcellisation de
la connaissance. Chaque individu, dépositaire d’une de ces parcelles, et se
trouvant en autarcie, finit par croire qu’il détient une totalité et ne veut pas
admettre ce qu’un autre, vivant la même expérience, considère lui aussi comme
une totalité. Et ce qui est vrai chez les individus l’est également chez les clans, les
tribus, les peuples et, bien entendu, les États nations. On en est venu, au cours des
siècles, à voir se développer la méconnaissance, voire le mépris de l’autre, puis
l’intolérance, le sectarisme et le fanatisme. L’histoire est remplie d’événements
tragiques qui ont la tour de Babel pour origine : guerres de clans, guerres d’idées,
guerres de religions, et bien d’autres aberrations en tout genre, crimes raciaux,
attentats suicides, génocides, persécutions et « épurations ethniques ».
Le mythe de la tour de Babel démontre la fragilité de l’existant humain,
toujours prêt à escalader le ciel pour y découvrir Dieu mais qui se retrouve, à
cause de son orgueil ou de sa maladresse, cloué au sol sans parvenir à retrouver la
révélation perdue qui, à n’en pas douter, constituait autrefois le bien commun de
tous.
8
-
Sodome et Gomorrhe

La destruction des villes de Sodome et de Gomorrhe est assurément, au sens


propre comme au figuré, l’épisode le plus sulfureux de toute la Genèse. On peut la
considérer comme une légende traditionnelle recueillie par les rédacteurs de la
Bible hébraïque, mais il semble bien que cette catastrophe appartienne à l’histoire.
Il n’est pas douteux en effet qu’à une époque relativement récente (au cours du
deuxième millénaire avant notre ère), le territoire situé au sud de la mer Morte,
comprenant, outre Sodome et Gomorrhe, les villes d’Adma et de Séboyîm, a subi
une catastrophe naturelle dont on ne connaît pas exactement la nature mais qui
n’est guère étonnante dans une région dont le sol est très instable. Il s’agissait
probablement d’une secousse sismique accompagnée d’émission de gaz sulfureux.
Il y a eu de multiples cas de ce genre, mais le récit biblique indique nettement que
cette destruction s’est produite par la volonté de Yahvé pour châtier les habitants
de cette vallée coupables d’avoir enfreint les lois de la nature, et donc de s’être
révoltés contre lui.
Pour tenter de comprendre cet épisode, quelque peu ambigu et imprécis dans
le texte même, il est nécessaire de le replacer dans son contexte : l’histoire
d’Abraham, premier patriarche authentique, considéré comme le « père
fondateur » des peuples juifs et arabes, et qui est, de toute évidence, un Akkadien
originaire de la Basse Mésopotamie. Abraham – d’abord nommé Abrâm –
appartient à la lignée de Sem. Il est le fils d’un certain Térah. « Térah fait enfanter
Abrâm, Nabor et Arân, Arân enfante Loth. Arân meurt face à Térah, son père, en
terre de son enfantement, à Our-Kasdîm [Ur]. Abrâm et Nabor prennent pour eux
des femmes. Nom de la femme d’Abrâm : Saraï [Sarah]. Nom de la femme de
Nabor : Milka, fille d’Arân. […] Et c’est Saraï : stérile, pour elle pas d’enfanceau.
Térah prend Abrâm son fils, Loth le fils d’Arân, le fils de son fils, et Saraï sa bru, la
femme d’Abrâm son fils. Ils sortent avec eux d’Our-Kasdîm pour aller vers la terre
de Canaan. Ils viennent jusqu’à Harân et habitent là. » (Gen. XI, 27-31, trad.
Chouraqui.)
La migration de la famille de Térah est facilement repérable sur une carte, et ce
n’est certainement pas une géographie mythique que les rédacteurs de la Bible
exposent ici. Ur se situe au sud de l’Irak actuel et Harân au nord-ouest de ce même
pays, et l’on sait que ces deux villes avaient d’étroits rapports religieux et
économiques. De plus, Harân était célèbre par son culte au dieu Lune, le Sin du
mont Sinaï, qu’on peut identifier au Yahvé hébraïque. On remarquera aussi que la
famille de Térah forme un véritable clan où se pratique l’endogamie (l’oncle Nabor
épouse sa nièce Milka) et où la femme d’Abraham, l’aîné des fils de Térah, étant
stérile, le chef héritier présomptif du clan est clairement désigné : c’est Loth. C’est
important à considérer compte tenu de la suite des événements relatés par le récit
biblique qui combine ici, de façon un peu confuse, divers éléments provenant de la
source yahviste, de la source sacerdotale et de la source élohiste.
Cependant Térah meurt à Harân, et c’est alors que Yahvé-Adonaï se manifeste
à Abraham et lui dit : « Va, pour toi, de ta terre, de ton enfantement, de la maison
de ton père, vers la terre que je te ferai voir. Je fais de toi une grande nation. Je te
bénis, je grandis ton nom : sois bénédiction. Je bénis tes bénisseurs, ton
maudisseur, je le honnirai. Ils sont bénis en toi tous les clans de la glèbe. » (XII, 1-
3.) Ainsi débute le périple d’Abraham : il « prend Saraï sa femme, Loth, le fils de
son frère, tout leur acquis qu’ils ont acquis, et les êtres qu’ils ont faits à Harân. Ils
sortent pour aller vers la terre de Canaan » (XII, 5). Ils s’établissent d’abord à
Shekem où Yahvé déclare à Abraham : « À ta semence je donnerai cette terre. »
(XII, 7.) Mais une famine oblige tout le clan à émigrer vers Misraïm (l’Égypte) où
ils sont fort bien reçus, comme plus tard le sera Joseph. Ils quittent ensuite les
rives du Nil pour revenir vers le pays de Canaan : « Abrâm monte de Misraïm, lui,
sa femme, tout ce qui est à lui et Loth avec lui, vers le Negueb. Abrâm est très
lourd en cheptel, en argent, en or. […] À Loth aussi, allant avec Abrâm, il était des
ovins, des bovins, des tentes. Mais la terre ne les portait pas à habiter ensemble :
oui, leur acquis était multiple, ils ne pouvaient pas habiter ensemble. Et c’est une
dispute entre les pâtres du cheptel d’Abrâm et les pâtres du cheptel de Loth. »
(XIII, 1-7.)
Cette querelle de bergers a des conséquences : « Abrâm dit à Loth : Non, que
nulle dispute ne soit donc entre toi et moi, entre mes pâtres et tes pâtres ! oui,
nous sommes des hommes, des frères, toute la terre n’est-elle pas en face de toi ?
Donc sépare-toi de moi : vers ta gauche, j’irai à droite ; vers ta droite, j’irai à
[96]
gauche. Loth porte ses yeux. Il voit tout le cirque de Iarden , oui, tout entier
abreuvé, avant que Iahvé-Adonaï ne détruise Sodome et Gomorrhe, comme le
jardin de Iahvé-Adonaï, […] Loth choisit pour lui tout le cirque du Iarden. Loth
part du Levant, l’homme se sépare de son frère [= son oncle]. Abrâm habitait en
terre de Canaan et Loth habitait les villes du Cirque : il campe jusqu’à Sodome.
Mais les hommes de Sodome sont mauvais, très fautifs envers Iahvé-Adonaï. »
(Gen., XIII, 8-13, trad. Chouraqui.)
Cependant Abraham reçoit de Yahvé la promesse que sa descendance
constituera le peuple élu. Et Abraham s’établit dans un lieu qu’on appelle « les
Chênes de Mambré ». C’est alors que le texte biblique devient confus, intercalant
ici une épopée guerrière qui semble avoir été intégrée par la suite dans le récit. Il
s’agit d’une guerre inexpiable déclenchée par des peuples assyro-babyloniens
contre les habitants des pays transjordaniens. Les assaillants « prennent tout
acquis de Sodome et de Gomorrhe, tout leur manger, puis s’en vont. Ils prennent
Loth, le fils du frère d’Abrâm avec son acquis, puis s’en vont ; lui, il habite
Sodome » (XIV, 11-12). En apprenant que son neveu a été capturé, Abraham
monte une coalition et, après de durs combats, rétablit la situation. « Il fait
retourner tout l’acquis : il fait aussi retourner Loth, son frère [= son neveu] et son
acquis, et aussi les femmes et le peuple » (XIV, 16). Voici donc le neveu d’Abraham
libéré. Mais Loth persiste à habiter Sodome. Pourtant, les paroles de Yahvé sont
nettes : « La clameur de Sodome et de Gomorrhe, oui, elle s’est multipliée. Leur
faute, oui, elle est très lourde… Je descendrai donc et je verrai : s’ils ont fait selon
leur clameur venue à moi, l’anéantissement. » (XVIII, 20-21.)
Le texte biblique ne précise pas quelle est la « faute » de Sodome et de
Gomorrhe, mais il met en relief la détermination de Yahvé à détruire ces deux
villes. C’est alors qu’Abraham intervient et se livre à un véritable marchandage
avec le Tout-Puissant, lui faisant grief de vouloir exterminer le juste avec le
criminel. On connaît bien la suite. Yahvé dit qu’il épargnera la ville s’il y découvre
cinquante justes, mais, sous la pression d’Abraham, et après de multiples rabais
qui sont nettement dans la tonalité des marchands du Moyen-Orient, il déclare
qu’il ne détruira pas Sodome si cette ville contient dix justes. Le texte est fort
confus en cet endroit du récit, car il semble que Yahvé lui-même soit chez
Abraham, aux Chênes de Mambré, en compagnie de deux « hommes »,
dénomination qui désigne en réalité deux anges. Et ce sont ces deux anges qui
vont aller à Sodome afin d’y accomplir les volontés du Tout-Puissant.
L’épisode mêle le réel au fantastique et a des prolongements tant
métaphysiques que moraux. Quand les deux hommes arrivent à Sodome, Loth est
assis « à la porte de la ville » (XIX, 1), ce qui laisse supposer qu’il attendait les
messagers. Qui donc avait pu le prévenir ? Le texte ne le précise pas, mais ce n’est
certainement pas Yahvé en personne. C’est probablement Abraham qui,
visiblement, fait tout pour sauver son neveu de la catastrophe programmée.
D’ailleurs, dans les deux hommes, Loth reconnaît immédiatement des envoyés du
Seigneur. Il leur dit : « Écartez-vous donc vers la maison de votre serviteur,
nuitez-y, baignez vos pieds, puis levez-vous tôt et allez votre route. » (XIX, 2.)
Telle n’est cependant pas l’intention des deux hommes qui déclarent vouloir
passer la nuit dans la rue. Loth insiste pour les recevoir chez lui et ils finissent par
accepter son hospitalité : « Il leur fait un festin, panifie des azymes et ils
mangent. » (XIX, 3) En somme, Loth pratique l’hospitalité comme l’avait
pratiquée Abraham aux Chênes de Mambré lorsqu’il avait reçu non seulement les
deux anges mais Yahvé lui-même. Mais nous sommes à Sodome, ville maudite, et
les choses se gâtent.
En effet, « avant qu’ils ne se couchent, les hommes de la ville, les hommes de
Sodome, entourent la maison, adolescents et anciens, tout le peuple, de partout.
Ils crient vers Loth. Ils lui disent : Où sont les hommes qui sont venus vers toi
cette nuit ? Fais-les sortir vers nous : pénétrons-les ! » (XIX, 4-5) Nous voici enfin
fixés sur la « clameur » qui venait de Sodome et qui avait motivé la colère de
Yahvé. Car si les traducteurs chrétiens disent prudemment et pudiquement « afin
que nous les connaissions », le texte hébreu est plus direct : « Pénétrons-les ! », ce
qui ne laisse aucun doute sur les intentions des hommes de Sodome (il faut
remarquer que les femmes sont totalement absentes de cet épisode) et justifie
pleinement l’appellation actuelle de « sodomie » attribuée au coït anal. Et cela
mérite réflexion.
En effet, on qualifie généralement cette « sodomie » comme étant un « vice
contre nature », ce qui est une contrevérité absolue : la sodomie, en elle-même, est
naturelle puisqu’elle peut être pratiquée naturellement sans le secours du
moindre substitut, sans aucune « prothèse ». Non seulement certains groupes
sociaux ou religieux l’incorporaient dans leurs rituels plus ou moins initiatiques,
mais certains animaux, comme les chiens, s’y adonnent de façon sporadique sinon
habituelle. Il n’y a dans cette constatation ni approbation ni condamnation. C’est
une réalité naturelle, un point c’est tout.
Il semble d’ailleurs que les peuples du pays de Canaan et, d’une façon générale,
tous ceux du Moyen-Orient – et plus tard, les Grecs – aient pratiqué la sodomie
sans se poser de questions d’ordre éthique ou religieux. En revanche, les Hébreux
l’ont condamnée vigoureusement : « Avec un mâle, tu ne coucheras pas à
coucherie de femme. C’est une abomination. » (Lévitique, XVIII, 22.) Et cette
« abomination » doit être impitoyablement punie : « Les deux, ils sont mis à mort,
à mort, leurs sangs contre eux. » (XX, 12.) On peut noter que cette
« abomination » concerne les rapports homosexuels entre hommes, et qu’il n’est
fait aucune allusion aux pratiques de l’homosexualité féminine, pourtant attestées
dans de nombreux récits anciens, mais qui semblent avoir bénéficié non pas
d’indulgence mais d’une totale indifférence.
Cette condamnation hébraïque sans appel des relations entre hommes n’est pas
justifiée par une obligation morale. Elle découle de deux raisons fondamentales :
la première est que l’homosexualité masculine est une révolte contre Dieu, tout au
moins une révolte contre le plan divin ; en expulsant Adam et Ève du jardin
d’Éden, puis en concluant un nouveau pacte avec Noé, Yahvé a dit aux existants
humains : « Croissez et multipliez. » Or, l’union entre deux mâles est stérile. Ce
qui est essentiel dans l’optique biblique, c’est de ne jamais gâcher la semence de
l’homme afin d’assurer une postérité à certains personnages importants, de
perpétuer l’espèce et de continuer la création divine en peuplant la terre et en la
faisant fructifier. Donc la sodomie risque de perturber l’ordre et l’harmonie du
monde tel qu’il a été conçu par le démiurge.
En fait, ce ne sont pas tant les mœurs dissolues des Sodomites et des
Gomorrhéens qui sont ainsi condamnées que la doctrine qui les sous-tend, un
courant de pensée très ancien, qui se retrouvera dans le gnosticisme et le
catharisme, dans la « philosophie » du marquis de Sade et dans les spéculations
de certaines sociétés « initiatiques » contemporaines plus ou moins lucifériennes.
Le gnosticisme a eu sa période d’apogée aux 1er et IIe siècles de notre ère,
notamment à Alexandrie, lieu privilégié de l’amalgame des traditions égyptiennes,
hellénistiques, juives et chrétiennes. Les sectes gnostiques ont été multiples et
leurs thèses souvent fort différentes les unes et les autres, parfois contradictoires,
mais l’idée centrale demeure toujours la conviction que l’univers est régi par un
dieu usurpateur (en l’occurrence le Yahvé biblique) qui est appelé l’Archonte :
cette entité de nature divine est en effet responsable de l’exil du véritable Créateur,
ou plutôt de la Créatrice, désignée dans certains textes sous le nom de Pistis
Sophia, symbole de la connaissance suprême. Pour la plupart des gnostiques, le
devoir des existants humains est de tout faire pour contrer l’Archonte, pour
l’éliminer et rétablir la Pistis Sophia dans sa plénitude originelle. Ainsi apparaîtra
un monde nouveau, analogue à la « Jérusalem céleste » des chrétiens orthodoxes
et, curieuse rencontre, à l’univers qui apparaîtra après le cataclysme du Ragnarök,
autrement dit le « Crépuscule des Dieux », selon la tradition germano-scandinave.
Les théoriciens du nazisme, qui s’appuyaient sur des doctrines secrètes plus ou
moins « satanistes », n’ont pas dit autre chose : il fallait détruire un monde
imparfait – et pollué par des sous-hommes (juifs, tsiganes et gens de « races
inférieures ») – pour établir un royaume de lumière où régnerait l’homme blanc,
le pur aryen. C’est ce qu’on appelle maintenant, de façon très pudique, de
l’épuration ethnique.
Mais les gnostiques n’ont jamais prôné le génocide organisé. En partant du
principe que l’incarnation, voulue et provoquée par l’Archonte, était une sorte de
malédiction, ils reprenaient seulement les thèses déjà développées par Platon et
les néo-platoniciens, à propos de la « chute des âmes » et leur enfermement dans
des corps imparfaits. Pour eux, la meilleure solution était de rompre la chaîne du
malheur en refusant de perpétuer la race humaine. D’où les pratiques sexuelles
« infâmes » de certaines communautés gnostiques que les Pères de l’Église ont
dénoncées et condamnées avec virulence, tout en les décrivant minutieusement :
orgies collectives, homosexualité, ingestion de sperme, avortement, etc.
Pour les cathares, dont le gnosticisme était fortement teinté de manichéisme, il
fallait également rompre cette chaîne de l’incarnation, mais dans une optique
assez différente. Le dieu des cathares était incontestablement le Yahvé biblique, et
il n’était pas considéré comme un usurpateur : c’est Satan qui était responsable de
la création de la matière. L’archange révolté cherchait à usurper le pouvoir divin et
enfermait les âmes dans la matière pour se constituer des cohortes infernales. Le
devoir des « purs », c’est-à-dire des cathares, était donc de ne pas perpétuer les
espèces. On en arrivait ainsi au refus de la procréation, notamment par la
continence. Les déviances sexuelles, telles la sodomie, l’homosexualité, la
zoophilie, n’avaient aucune importance et n’étaient pas répréhensibles
puisqu’elles constituaient des pratiques débouchant sur une évidente stérilité.
D’où les accusations de laxisme portées contre les cathares qui, pourtant, d’après
tous les témoignages, respectaient une morale austère et sans défaut, espérant
ainsi contribuer à rétablir le Royaume de Lumière, lorsque la dernière âme (y
compris celle de Satan) serait sauvée.
Pour les cathares, il n’y avait donc pas une « révolte contre Dieu » mais une
révolte contre l’idée que l’orthodoxie chrétienne se faisait de Dieu et du rôle de
Satan-Lucifer. Il n’en a pas été de même pour le marquis de Sade, le révolté de
Dieu par excellence, et dont la philosophie – franchement satanique – peut se
résumer ainsi : anéantissons l’œuvre de Dieu. Et cela par tous les moyens. Mais
Sade, à travers le concept d’un Dieu auquel il ne croyait pas, visait essentiellement
la société humaine, régie par des tyrans et des prêtres, société qu’il jugeait
pervertie, absurde et responsable de tous les maux infligés aux existants. Si l’on
met de côté les fantasmes largement développés du « divin marquis » c’est ce
refus d’un ordre naturel voulu par Dieu qui explique chez Sade l’exaltation de la
sodomie et de toutes les perversions dites « contre nature ». Les diverses
« confréries » contemporaines qui se réclament du patronage de Sade n’ont pas
d’autre but : détruire l’humanité en l’empêchant de perdurer en renversant la
polarité de l’ordre universel.
La seconde raison justifiant la sévérité hébraïque à l’encontre de la « sodomie »
n’est pas moins importante. Elle se réfère à tous les interdits concernant le sang.
Le sperme est du sang transformé, susceptible de créer un nouvel être s’il est versé
dans ce que les théologiens chrétiens appellent le vas naturale. Le court épisode
biblique d’Onan est significatif : toute semence masculine dispersée est un signe
de révolte contre la volonté divine. De plus, cette semence peut être récupérée par
la fameuse Lilith et lui servir à engendrer des démons. Si l’homosexualité féminine
n’apparaît pas dans cette condamnation sans appel, c’est parce qu’elle n’est
susceptible d’aucune conséquence sur la destinée du monde et de l’humanité : une
lesbienne qui se livre à ses pratiques contre-nature n’émet pas de semence et n’en
perd pas pour autant sa fécondité. À la limite, cela ne constitue pas une révolte
contre le plan divin et, si c’est une tare considérée comme regrettable, cela ne peut
être qu’un simple amusement entre femmes qui ne dérange en rien l’ordre établi.
En tout cas, le pacte conclu avec Noé sur la dispersion de sa famille à travers le
monde n’est pas remis en cause. Et les existants ne sont pas menacés de
disparition : l’œuvre de Dieu se continue à travers l’activité humaine.
Les hommes de Sodome qui demandent à Loth de leur livrer les deux « anges
« sont donc dans la logique de leur système. Mais Loth – que Yahvé considère
comme juste, et qui est effectivement dans une stricte orthodoxie – ne peut
accepter une telle aberration, d’abord parce que, s’il acceptait de livrer les deux
« anges », il se révolterait lui-même contre le plan divin, ensuite parce qu’il
manquerait ainsi aux devoirs sacrés de l’hospitalité. C’est pourquoi, devant
l’insistance des Sodomites, il en vient à leur faire une proposition qui nous paraît
choquante : « Voici donc : j’ai deux filles que n’a pas pénétrées d’homme. Je les
ferai donc sortir vers vous : faites-leur le bien à vos yeux. Seulement vous ne ferez
rien à ces hommes, oui, ils sont venus à l’ombre de ma poutre [= sous mon toit] »
(XIX, 8). Et, en effet, dans cette civilisation d’origine mésopotamienne, l’honneur
d’une femme avait moins d’importance que les devoirs de l’hospitalité.
Cependant, les Sodomites refusent, en conformité avec leurs convictions, la
proposition de Loth, à qui ils reprochent d’ailleurs d’être un « étranger » installé
chez eux, et ils veulent prendre ses hôtes par la force. Mais c’est alors que ces
hôtes frappent les agresseurs d’aveuglement – ou de cécité – de telle sorte qu’ils
« s’épuisent à trouver l’ouverture » (XIX, 11). Une fois en sécurité dans la maison,
les « hommes-anges » peuvent avoir une conversation sérieuse avec Loth. Ils lui
demandent de rassembler les personnes qui vivent avec lui et de les faire sortir de
la ville : « Oui, nous détruirons ce lieu : oui, leur vocifération a grandi en face de
Iahvé-Adonaï. Iahvé-Adonaï nous envoie pour le détruire. » (XIX, 13.) Loth vit
avec sa femme et ses deux filles qui sont fiancées. Il va prévenir ses deux futurs
gendres, les avertissant de ce qui va se passer, mais ceux-ci ne le croient pas. « Il
est un rieur aux yeux de ses gendres. » (XIX, 14.) Loth revient donc chez lui,
penaud et désespéré.
La nuit est calme, mais à l’aube, les « anges » réveillent Loth : « Lève-toi,
prends ta femme, tes deux filles qui se trouvent là, afin que tu ne sois pas
exterminé dans le tort de la ville. » (XIX, 15.) Visiblement, Loth est troublé et ne
réagit pas immédiatement. Alors, les « hommes forcent sa main, la main de sa
femme, la main de ses deux filles, dans la compassion de Iahvé-Adonaï à son
égard. Ils le font sortir. Ils le déposent hors de la ville » (XIX, 16) et lui ordonnent
de fuir au plus vite et surtout de ne pas regarder en arrière. Loth obéit et se dirige
vers la ville de So’ar (dont le nom signifie « moins que rien »). Alors, « Iahvé-
Adonaï fait pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe le soufre et le feu de Iahvé-Adonaï,
[97]
des ciels. Il bouleverse ces villes et tout le Cirque , et tous les habitants des
villes et les germes de la glèbe. Sa femme regarde derrière lui : elle devient un
[98]
pilier de sel . Abraham, au matin, se lève tôt vers le lieu où il s’était tenu face à
Iahvé-Adonaï. Il observe les faces de Sodome et de Gomorrhe, toutes les faces de
la terre du Cirque. Il voit, et voici : la vapeur de la terre montait comme une
vapeur de fournaise. » (XIX, 24-28.)
Certains commentateurs ont émis l’hypothèse que l’histoire de Sodome,
détruite à cause du péché de ses habitants, pouvait être le pendant transjordanien
[99]
de celle du déluge . Certes, dans les deux cas, Yahvé purifie la Terre,
permettant seulement à quelques privilégiés de perpétuer l’espèce humaine. Mais
le déluge biblique est présenté comme universel tandis que la destruction de
Sodome et de sa région est parfaitement localisée et ne touche qu’un territoire très
limité, puisque Loth et ses filles vont se réfugier dans la petite bourgade de So’ar,
qui, si l’on suit le texte à la lettre, ne paraît guère éloignée de Sodome.
Ce cataclysme, présenté comme la conséquence de la colère divine, a donné lieu
à bien des interprétations. La dernière en date en fait tout simplement une
explosion nucléaire. La tentation est alors très forte d’imaginer une expérience
alchimique (par la méthode dite de la « voie brève ») qui aurait mal tourné, ou
encore le largage d’une bombe atomique par une soucoupe volante pilotée par des
extraterrestres furieux de voir certains humains se livrer à des déviances sexuelles.
Dans cette dernière hypothèse, c’est la transformation de la femme de Loth en
colonne de sel qui constitue l’argument principal, par référence à des cas observés
lors de la tragique explosion au-dessus d’Hiroshima en 1945. De manière plus
réaliste, on a prétendu qu’une météorite aurait pu tomber sur cette région du
District et y provoquer de terribles dégâts, hypothèse fondée sur le texte biblique
lui-même : « Iahvé-Adonaï fait pleuvoir […] le soufre et le feu des ciels ». Il n’est
en effet pas question de pluies torrentielles, ni d’inondation, mais de feu venu d’en
haut.
Le problème est que ce cataclysme s’explique facilement par un séisme très
violent qui aurait pu libérer de poches souterraines des vapeurs sulfureuses (du
genre acide sulfhydrique) qui se seraient alors enflammées, provoquant de
gigantesques incendies. La plupart des géologues admettent que l’effondrement de
la région qui s’étend au sud de la mer Morte est un phénomène relativement
récent, et que, depuis cette époque, le sol est resté très instable. Ainsi, on sait que
la petite ville de So’ar, épargnée par cette catastrophe, fut détruite à l’époque
romaine par un nouveau séisme et engloutie sous les eaux de la mer Morte. On la
reconstruisit ensuite un peu plus haut, et elle fut habitée pendant tout le Moyen
Âge.
Selon toute vraisemblance, la destruction de la région du District est donc un
phénomène naturel. Mais il était tentant pour les rédacteurs de la Bible d’en faire
un châtiment divin infligé à la suite des débordements de certains humains.
Cependant, les circonstances évoquées dans le récit amènent à se poser d’autres
questions, d’ordre théologique celles-là. Elles concernent ces deux « anges »,
présentés comme des « hommes », qui se sont donc matérialisés afin d’entrer en
contact avec les humains. Quelles sont exactement ces entités de nature spirituelle
sinon ceux qu’on appelle communément des « anges exterminateurs », tels ceux
qui séviront plus tard en Égypte au temps de Moïse, ou ceux qui sont décrits dans
l’Apocalypse ? Certes, ils sont les « messagers » de Yahvé. Ils lui obéissent et
accomplissent impitoyablement leur mission destructrice. Mais on peut se
demander s’ils ne sont pas ces anges rebelles entraînés dans la révolte de Lucifer,
à l’image du Satan qui, dans le Livre de Job, se montre un parfait « collaborateur »
de Yahvé. Il n’y a pas de réponse précise à cette question, mais elle a le mérite
d’attirer l’attention sur le rôle que le démiurge a pu confier aux « anges noirs » : ils
peuvent en effet constituer des sortes de « bataillons de la mort » au service des
desseins secrets d’un Dieu tout-puissant, capable de punir autant que de protéger
les existants humains, selon leur comportement dont il est seul juge.
Au reste, tout n’est pas clair dans cette histoire de Sodome, surtout la
conclusion de l’épisode. En effet, l’attitude de Loth après le cataclysme est
incohérente. Lorsque les deux anges exterminateurs l’ont en quelque sorte chassé
de chez lui, il a laissé entendre qu’il ne voulait pas se réfugier dans la montagne,
mais dans une petite ville, So’ar. Les deux anges ont accepté d’attendre son arrivée
à So’ar pour déclencher le cataclysme, ce qui a permis à cette petite bourgade
d’échapper à la destruction. Mais une fois le District, appelé actuellement le Djebel
Usdum, rayé de la surface de la Terre, « Loth monte de So’ar et habite la
montagne avec ses deux filles : oui, il frémissait d’habiter So’ar. Il habite une
grotte, lui avec ses deux filles » (XIX, 30).
Certes, Loth est un étranger dans un pays qui peut lui paraître hostile, mais le
récit biblique ne donne aucune raison valable à sa fuite de cette ville insignifiante
(So’ar signifie, répétons-le, « moins que rien »). C’est une première incohérence.
Mais il habite une grotte, ce qui est peut-être révélateur : sans tomber dans une
interprétation psychanalytique abusive, on peut tout de même affirmer que la
grotte est un symbole utérin. Or, depuis que sa femme a été changée en colonne de
sel, Loth est veuf, seul avec ses deux filles encore vierges et privées de leurs
« fiancés » qui n’avaient pas cru Loth et n’avaient pas voulu fuir. Alors se déroule
l’épisode le plus scabreux de toute la Genèse : « L’aînée dit à la puînée : Notre père
est vieux. Et point d’homme sur terre pour venir sur nous, selon la route
[coutume] de toute la terre. Allons ! nous abreuverons notre père de vin :
couchons avec lui, vivifions la semence de notre père. » (XIX, 31-32.) Là, on ne
comprend plus très bien.
Les exégètes chrétiens sont très gênés par ces détails et tentent généralement
d’en minimiser la portée, ou du moins de justifier le comportement des deux
[100]
filles : « Comme Tamar , les filles de Loth ne sont pas présentées comme
impudiques ; elles veulent avant tout perpétuer la race. Le verset 31 suppose que
[101]
Loth et ses filles sont les seuls survivants de la catastrophe . » C’est
évidemment faux, et Loth et ses filles, accueillis d’abord à So’ar et s’en étant
écartés volontairement, le savent parfaitement. L’incohérence est ici manifeste, à
moins qu’il ne faille accepter de voir dans ce projet des deux filles soit l’expression
d’une sensualité débridée, soit quelque autre but dont la formulation nous
échappe. Quoi qu’il en soit, c’est dans une certaine mesure une révolte contre
Dieu, car l’inceste est formellement condamné chez les Hébreux, comme en
[102]
témoigne le Lévitique : « Tu ne découvriras pas la nudité de ton père ni la
nudité de ta mère. » (XVIII, 7.) Il faut pourtant admettre que les exemples
d’incestes, aggravés ou non, et bien souvent bénis par le Seigneur, sont loin d’être
absents de la Bible hébraïque…
Il est donc impossible de supposer que les filles de Loth ont tout fait pour s’unir
à leur père parce qu’ils étaient les uniques survivants du cataclysme. Il y a autre
chose : Loth n’avait pas de fils et sa descendance mâle, considérée comme la seule
légitime, n’était pas assurée. Loth était le neveu d’Abraham, donc, selon les lois les
plus archaïques, son successeur : le fils d’Abraham, Ismaël, n’était que l’enfant de
sa concubine, donc un « bâtard » qui ne pouvait transmettre la puissance légitime
reçue lors de sa nouvelle alliance avec Yahvé, concrétisée par l’obligation de
circoncire tous les enfants mâles de sa lignée, le « Peuple élu » qui allait devenir
Israël. Telle est la solution qui peut s’imposer à la lecture du texte biblique. Et
dans l’optique hébraïque, elle est parfaitement logique.
Le piège est préparé – et l’on remarquera que, dans la Bible, les pièges sont
inspirés par Yahvé lui-même – et Loth ne sera plus qu’un « instrument » de Dieu :
Elles firent boire cette nuit-là, du vin à leur père, et l’aînée vint s’étendre près de
son père, qui n’eut conscience ni de son coucher ni de son lever. Le lendemain,
l’aînée dit à la cadette : La nuit dernière, j’ai couché avec mon père ; faisons-lui
boire du vin encore cette nuit, et va coucher avec lui ; ainsi de notre père, nous
susciterons une descendance. Elles firent boire du vin à leur père, encore cette
nuit-là, et la cadette s’étendit auprès de lui, qui n’eut conscience ni de son coucher
ni de son lever. Les deux filles de Loth devinrent enceintes de leur père. » (XIX,
33-36, trad. Jérusalem.) Le texte ajoute que ce fut l’origine des deux tribus des
Moabites et des Beni-Ammon, plus ou moins mises à l’écart des Hébreux à cause
de leurs coutumes particulières.
Telle est l’histoire de Sodome et de Gomorrhe, et tels sont ses prolongements.
Cela constitue une authentique révolte contre Dieu, d’abord à cause de la
« sodomie », rejetée et condamnée en bloc, ensuite à cause de l’inceste, tout aussi
réprouvé, mais qui, dans certaines circonstances, se révèle conforme au plan
divin. Il n’empêche que cet épisode biblique demeure chargé de zones d’ombre
qu’il n’est pas facile d’éclairer de façon définitive.
9
-
La révolte des Atlantes

Dix mille ans avant notre ère, dit-on, mais plus vraisemblablement vers 900 av.
J.-C., à la fin de l’âge du bronze, « dans les temps qui suivirent, eurent lieu de
grands tremblements de terre et des inondations. Et, en un seul jour, en une seule
nuit, tout ce qu’il y avait de guerriers chez vous fut englouti à la fois dans la terre
entrouverte, l’île Atlantide disparut sous la mer, et c’est pourquoi, aujourd’hui
encore, on ne peut parcourir, ni explorer cette mer, la navigation trouvant un
insurmontable obstacle dans la quantité de vase que l’île a déposée en
s’engloutissant ». Cette information se trouve dans le Timée de Platon, philosophe
athénien disciple de Socrate, qui vécut de - 429 à - 347 : dans ce dialogue, sans
doute l’un des plus importants avec Le Banquet, il rapporte les paroles d’un
certain Critias, descendant du sage Solon (- 640 / - 558), célèbre législateur
d’Athènes. Critias précise bien que cette information provient des manuscrits qu’a
laissés son ancêtre après son voyage en Égypte où il a reçu les enseignements des
prêtres de Saïs. On voit que cette allusion à une catastrophe qui aurait frappé le
monde à une date reculée (et difficile à situer) n’est pas de première main, ce qui
n’est pas sans imposer d’innombrables réserves.
On a souvent accusé Platon d’avoir inventé de toutes pièces le mythe de
l’Atlantide afin d’en faire une illustration concrète de ses théories sur les sociétés
[103]
humaines . Mais la disparition de « l’île Atlantide » n’est pas un phénomène
unique dans l’histoire du monde, pas plus que le déluge biblique ou babylonien :
cela fait partie des cataclysmes naturels qui ont secoué l’univers depuis des
millions d’années. Le tout est de savoir comment et pourquoi les traditions
humaines ont accroché ces phénomènes à une révolte contre les dieux – quels
qu’ils soient – suivie d’un châtiment divin exemplaire.
Si certains commentateurs considèrent que l’histoire de l’Atlantide est une
fiction créée par Platon, beaucoup d’autres, et c’est la majorité, ont pris le texte à
la lettre et cherché assidûment sur le terrain les traces de cette mystérieuse région
engloutie « en un seul jour et en une seule nuit ». Et là, les hypothèses vont bon
train ! De l’île de Santorin, en pleine Méditerranée, à l’île d’Héligoland dans la mer
du Nord, en passant par le Sahara, les Açores, les Sargasses et les Caraïbes, le pays
de Lyonesse, au sud-ouest de la Cornouaille britannique, le sud-ouest de l’Irlande,
les identifications se succèdent, et toutes peuvent avoir une part de réalité. Après
tout, on sait que l’île volcanique de Santorin a été le théâtre d’un grand
bouleversement géologique qui coïncide avec l’invasion de mystérieux « peuples
de la mer » déferlant sur l’Égypte et la Méditerranée orientale.
En effet, toujours sous la caution de Critias, « nos livres [égyptiens] racontent
comment Athènes détruisit une puissante armée qui, partie de l’océan Atlantique,
envahissait insolemment et l’Europe et l’Asie. Car alors, on pouvait traverser cet
océan ». Le texte est on ne peut plus clair : on pouvait alors traverser cet océan.
De plus, il est bien établi que ces envahisseurs venaient de l’Atlantique. Alors
pourquoi chercher l’Atlantide ailleurs ? Il faut en revenir au Timée à propos de cet
océan au-delà du détroit de Gibraltar où, toujours d’après le prêtre de Saïs, « se
trouvait une île, située en face du détroit que vous appelez, dans votre langue, les
[104]
Colonnes d’Hercule. Cette île était plus grande que l’Asie et la Libye réunies .
Les navigateurs passaient de là sur les autres îles et de celle-ci sur le continent qui
borde cette mer, vraiment digne de ce nom. Car pour tout ce qui est en deçà du
détroit dont nous avons parlé, cela ressemble à un pont dont l’entrée est étroite,
tandis que le reste est une véritable mer, de même que la terre qui la borde est un
véritable continent ».
Mais si la localisation semble évidente, au-delà des colonnes d’Hercule, c’est-à-
dire dans l’océan Atlantique (et peu importe l’endroit exact), la datation de la
catastrophe est plutôt incertaine. Dans le texte de Platon, c’est 9 000 ans avant
Solon, ce qui ramène au début oriental du néolithique. Or, à cette époque
lointaine, la cité d’Athènes n’existait pas et ne pouvait en aucun cas s’opposer à la
brutale invasion des « peuples de la mer » dont il est question non seulement dans
le texte de Platon, mais aussi dans les documents égyptiens. Qui étaient ces
peuples qui ont mis en péril tout le Proche-Orient ? Personne ne peut le dire, mais
les dix millénaires avant notre ère peuvent correspondre à une certaine réalité.
Cependant, la mention du rôle d’Athènes dans cette lutte contre les envahisseurs
paraît anachronique puisque les Grecs, Achéens ou Doriens, n’avaient pas encore
occupé la péninsule hellénique et, a fortiori, ne pouvaient pas s’être déjà établis
sur l’emplacement futur d’Athènes. Quelque chose ne va pas dans la chronologie
de Platon, et si l’on admet qu’il relate un événement très ancien, on ne peut que
rajeunir celui-ci et le placer à la fin de l’âge du bronze, c’est-à-dire vers 900 avant
notre ère, période qui a vu de grands bouleversements climatiques et une montée
brutale des eaux consécutive à un réchauffement de l’atmosphère terrestre.
Il faut bien se rendre compte que les informations de Platon proviennent d’une
série de transmissions plus ou moins hasardeuses : d’abord le prêtre de Saïs,
interlocuteur de Solon, qui parle d’après des livres anciens, puis Solon l’Athénien
qui laisse des manuscrits sur ce sujet, manuscrits légués à sa famille, lus et
interprétés par Critias, un siècle plus tard, qui s’exprime devant Socrate, et dont
les paroles sont transcrites par Platon. Cela fait beaucoup d’intermédiaires, avec
tous les risques de déviances ou d’incompréhensions que cela comporte.
D’ailleurs, Platon, qui n’est absolument pas dupe de ce qu’il raconte, avertit
honnêtement ses lecteurs des altérations inconscientes ou volontaires qui auraient
pu se glisser dans le récit. C’est encore Critias qui est censé parler : « Je dois vous
prévenir qu’il ne faut pas vous étonner de m’entendre souvent donner des noms
grecs à des barbares : en voici la raison. Lorsque Solon songeait à faire passer ce
récit dans ses poèmes, il s’enquit de la valeur des noms, et il trouva que les
Égyptiens, qui les premiers écrivirent cette histoire, avaient traduit le sens de ces
noms dans leur propre idiome. À son tour, il ne s’attacha aussi qu’à ce sens, et le
transporta dans notre langue. Ces manuscrits de Solon étaient chez mon père. Je
les garde encore chez moi et je les ai beaucoup étudiés durant mon enfance. Ne
soyez donc pas surpris de m’entendre moi-même employer des noms grecs. Vous
en savez la raison » (Platon, Critias). Et la transposition a fatalement joué sur bien
d’autres détails que les noms. Il faut en tenir compte si l’on veut essayer de
comprendre la mystérieuse histoire de l’Atlantide. Jusqu’à présent, on a voulu
présenter cette Atlantide comme un pays doté d’une architecture sophistiquée,
dans un cadre de civilisation qui ressemble fort à celui de la Grèce classique. En
aucun cas il ne faut oublier que le texte de Platon est à la portée des Athéniens du
IVe siècle avant notre ère, et que ceux-ci se moquaient éperdument de toute
reconstitution historique de faits qui s’étaient déroulés en des siècles et même en
des millénaires auparavant.
Critias se lance dans une longue description de l’île Atlantide : « Nous avons
déjà dit que, lorsque les dieux se partagèrent la terre, chacun d’eux eut pour part
une contrée, grande ou petite, dans laquelle il établit des temples et des sacrifices
[105]
en son honneur . L’Atlantide échut donc à Poséidon. Il plaça dans une partie
de cette île des enfants qu’il avait eus d’une mortelle. »
C’est donc, selon Platon, Poséidon qui est le fondateur de l’Atlantide. Que
recouvre exactement le nom grec de Poséidon ? Dans la tradition hellénique la
plus ancienne, Poséidon – assimilé ensuite avec le Latin Neptune, dont le nom se
réfère à la même racine indo-européenne qui a donné navis (bateau) et nauta
(matelot) – est le dieu des frémissements du sol, autrement dit des tremblements
de terre, des tempêtes et des raz de marée. C’est peu à peu qu’il a pris la place de
Nérée pour devenir lui-même le dieu de la mer, surtout de la mer déchaînée. Tout
au cours de son périple tourmenté sur la Méditerranée, Ulysse en sait quelque
chose. On verra que ce patronage de Poséidon – ou d’un dieu indigène inconnu
qui se cache derrière lui – justifie la catastrophe qui détruira l’île Atlantide en un
seul jour et en une seule nuit.
Critias n’est pas avare de détails, à la fois sur la fondation du « royaume » de
l’Atlantide et sur la configuration du terrain : « C’était une plaine située près de la
[106]
mer et, vers le milieu de l’île, la plus fertile des plaines. À cinquante stades
plus loin, et toujours vers le milieu de l’île, était une montagne peu élevée. Là,
demeurait, avec sa femme Leucippe, Évenor, l’un des hommes que la Terre avait
[107]
autrefois engendrés. Il n’avait d’autre enfant qu’une fille nommée Klitô , qui
était nubile quand ils moururent, tous les deux. Poséidon en devint épris et s’unit
avec elle. »
Voilà qui est significatif : Évenor et Leucippe sont des enfants de la Terre, Gaïa.
Ils sont donc les représentants emblématiques des forces telluriques, de tendance
maternelle. Quant à Poséidon, c’est un ouranien, une entité divine céleste,
chargée des forces cosmiques, classées traditionnellement comme masculines.
Tout se passe, selon le récit de Platon, comme si l’union entre les forces telluriques
et les forces cosmiques était capable d’engendrer une sorte de « Jérusalem
terrestre » à l’image de celle, céleste, promise par les Évangiles. On retrouvera
cette conception dans la tradition christique lorsque Jésus recevra la consécration
féministe de la part de Marie de Magdala dans l’énigmatique scène censée se
dérouler à Béthanie. En théorie, l’union de Poséidon et de Klitô rétablit l’harmonie
universelle bousculée par les actions incohérentes des existants humains d’après
toutes les traditions archaïques concernant la plus lointaine préhistoire. En
somme, en s’unissant avec Klitô, Poséidon restitue la situation primordiale
d’avant la grande « séparation » qu’est la prise de conscience des humains après
avoir mangé le fruit de l’arbre de la Connaissance.
Cependant, Poséidon prend ses précautions vis-à-vis des existants humains
qu’il sait faibles et capables du pire comme du meilleur. Si Klitô symbolise la
déesse Terre, il faut la protéger de toute altération : « Pour clore et isoler de toutes
parts la colline qu’elle habitait, il creusa alentour un triple fossé rempli d’eau,
enserrant deux remparts dans des replis inégaux au centre de l’île, à une égale
distance de la terre, ce qui rendait ce lieu inaccessible : car on ne connaissait alors
ni les vaisseaux, ni l’art de naviguer. » Il n’est guère difficile de reconnaître ici une
image très réaliste de la matrice de la Déesse Mère. Et, en isolant Klitô dans une
matrice originelle, Poséidon en fait la souveraine symbolique de la nouvelle
collectivité qu’il est en train de créer.
Il faut cependant s’interroger sur l’union de Poséidon et de Klitô. N’est-elle pas
un doublet savant de celle de Poséidon et Amphitrite, fille de Nérée, et emblème
des forces maritimes ? On sait que le dieu grec était amoureux de la néréide
Amphitrite, mais que celle-ci, voulant demeurer vierge – comme nombre
d’héroïnes de la Légende dorée chrétienne –, le fuyait sans cesse. Diverses
versions de la légende grecque font intervenir soit un dauphin, soit un homme du
nom de Delphinos, dans ce qu’on peut appeler la « quête » d’Amphitrite. C’est en
tout cas le dauphin, ou Delphinos, qui va chercher Amphitrite et la présente à
Poséidon, permettant à celui-ci d’épouser la « fille de mer » et d’en avoir un fils
nommé Triton. Mais il faut bien reconnaître que les généalogies mythologiques ne
sont que des « pense-bête » destinés à démontrer la continuité d’un concept
métaphysique incarné dans un réel soi-disant historique. En l’occurrence, il s’agit
bel et bien d’une référence à une civilisation de peuples de la mer.
Cependant, et toujours d’après le dialogue de Platon, lorsque Klitô eut donné
naissance à deux jumeaux, Poséidon « divisa l’île en dix parties. Il donna à l’aîné la
demeure de sa mère, avec la riche et vaste campagne qui l’entourait […]. L’aîné, le
premier roi de cet empire, fut appelé Atlas, et c’est de lui que l’île entière et la mer
Atlantique qui l’entoure tirent leur nom. Son frère jumeau eut en partage
l’extrémité de l’île, la plus proche des Colonnes d’Hercule ». Ensuite, Poséidon et
Klitô eurent encore quatre fois des jumeaux.
Tout cela demande réflexion, notamment à propos du nom d’Atlas donné à
l’aîné des jumeaux. Dans la fable grecque, Amphitrite, pour échapper aux
recherches de Poséidon, se réfugie dans les montagnes d’Atlas, où Delphinos la
découvre et finit par la convaincre d’épouser Poséidon. On ne peut également que
penser aux Dioscures, c’est-à-dire à Castor et Pollux, qui, en Inde (les Açvin),
appartiennent à la troisième fonction (celle des producteurs), plutôt à la seconde
dans la tradition celtique (celle des guerriers), tandis que chez les Latins, ils sont
considérés comme les protecteurs des navigateurs. Or, il est curieux de constater
que, après la conquête romaine, le culte des Dioscures fut inconnu des Gaulois
romanisés, sauf chez les peuples riverains de l’Atlantique, notamment des Vénètes
d’Armorique qui, d’après César, étaient les maîtres absolus de la navigation dans
l’Atlantique, la Manche et la mer du Nord. Et Diodore de Sicile (IV, 56) assure que
ces mêmes Vénètes, adorateurs de Castor et Pollux, « étaient arrivés par la mer ».
Les Vénètes seraient-ils les descendants des Atlantes ? La question peut se
[108]
poser .
Critias poursuit son récit : « La postérité d’Atlas se perpétua, toujours vénérée :
le plus âgé de la race laissait la place au plus âgé de ses descendants, et ils
conservèrent ainsi le pouvoir dans leur famille pendant un grand nombre de
siècles. Ils avaient amassé plus de richesses qu’aucune dynastie royale n’en a
possédé et n’en possédera jamais. Enfin, ils avaient en abondance dans la ville et
dans le reste du pays tout ce qu’ils pouvaient désirer. Et bien des choses leur
venaient du dehors, à cause de l’étendue de leur empire. »
Si l’on comprend bien, l’île Atlantide regorgeait de richesses de toutes sortes,
tant agricoles que minières, notamment grâce à un commerce maritime hors du
commun. Cet aspect maritime apparaît particulièrement étrange lorsqu’on lit le
compte rendu des travaux auxquels se livrent les habitants de l’île : « Leur premier
soin fut de jeter des ponts sur les fossés qui entouraient l’ancienne métropole, et
d’établir ainsi des communications entre la demeure royale et le reste du pays. Ils
avaient élevé de bonne heure ce palais à la place même qu’avaient habitée le dieu
et leurs ancêtres. […] Ils avaient creusé, à partir de la mer, un canal de trois
arpents de largeur, de cent pieds de profondeur, d’une étendue de cinquante
stades, et qui aboutissait à l’enceinte extérieure. Ils firent en sorte que les
vaisseaux qui viendraient de la mer pussent y entrer comme dans un port, en
ménageant une embouchure où les plus grands pouvaient se mouvoir sans peine.
Dans les enceintes de terre qui séparaient les enceintes de mer, en face des ponts,
ils ouvrirent des tranchées assez larges pour livrer passage à une trirème, et
unirent leurs bords par des toits, de sorte que les navires les traversaient à
couvert. Car les enceintes de terre s’élevaient fort au-dessus du niveau de la mer,
et l’enceinte de terre contiguë avait les mêmes dimensions. »
Il s’agit de travaux gigantesques exécutés par des peuples qui savaient, semble-
t-il, mesurer prudemment les rapports conflictuels entre la terre et la mer. « Le
pourtour de cette île, les enceintes, le port de trois arpents de largeur, ils revêtirent
tout cela d’un mur de pierre. Ils construisirent des tours et des portes à la tête des
ponts et à l’entrée des voûtes sous lesquelles passait la mer. […] Au milieu s’élevait
le temple consacré à Klitô et à Poséidon, lieu redoutable, entouré d’une muraille
d’or, où ils avaient autrefois engendré et mis au monde les dix chefs des dynasties
royales. C’est là qu’on venait, chaque année, des dix provinces de l’empire, offrir à
ces deux divinités les prémices des fruits de la terre. Le temple, réduit à lui-même,
avait un stade de longueur, trois arpents de largeur et une hauteur proportionnée.
Il y avait dans son aspect quelque chose de barbare. » C’est un Grec qui s’exprime
ainsi et qui utilise des termes grecs pour définir un pays à la fois étrange et
étranger, assez différent de la conception grecque et égyptienne de l’architecture
sacrée. Dans ces conditions, on ne peut que comparer cette description de Critias,
d’ailleurs enthousiaste, avec celles qu’on peut faire à l’heure actuelle de divers
monuments mégalithiques d’Irlande, de Grande-Bretagne et de Bretagne
armoricaine : ils obéissent à des règles d’architecture précises et symboliques,
mais n’en présentent pas moins des caractères barbares complètement étrangers
aux normes helléniques. Est-ce que les constructeurs de mégalithes, dont les plus
anciens témoignages se trouvent précisément sur les bords de l’Atlantique, ne
seraient pas les rescapés de la grande catastrophe qui anéantit l’Atlantide « en un
seul jour et en une seule nuit » ? Encore une question qui se pose et qui risque de
demeurer longtemps sans réponse…
Il y a autre chose encore : on peut faire la relation entre cette vision de
l’Atlantide et de la catastrophe – imaginaire ou réelle, mais vraisemblablement
réelle – qui l’a anéantie, et la légende, très christianisée, de la ville d’Is, telle que
nous l’a transmise la mémoire populaire bretonne armoricaine. Les tenants et
aboutissants sont en effet si proches qu’il n’est pas permis de douter un seul
instant d’une concordance entre les deux traditions, mêmes si celles-ci se perdent
dans la nuit des temps.
La légende de la ville d’Is est greffée sur des souvenirs géologiques et
historiques de villes englouties sous la mer, sous un lac ou sous le sable. C’est donc
un témoignage d’une réalité indubitable : des villes ou des territoires étendus ont
été détruits par des phénomènes naturels, séismes, éruptions volcaniques ou raz
de marée, ou même lente progression du niveau des mers, à différentes époques
de l’histoire de la Terre, notamment à la fin de l’âge du bronze, quand le
réchauffement de l’atmosphère a provoqué la perdition d’établissements humains
situés au plus près de la mare ou des lacs. Il est intéressant de considérer ces
catastrophes dans un cadre sinon mythologique, du moins religieux. Car, sans
aucune exception, ces disparitions de villes ou de territoires sont liées à une
révolte contre Dieu et constituent donc un châtiment.
Il serait évidemment vain de rechercher l’emplacement de la ville d’Is
armoricaine, encore que, selon toutes probabilités, il s’agit d’une cité gallo-
romaine située dans l’actuelle baie des Trépassés, à l’extrémité occidentale de la
Bretagne entre la pointe du Raz et la pointe du Van, où se perd sous la mer une
voie romaine venue de Quimper. L’essentiel réside, comme dans le cas de Sodome
et Gomorrhe, comme d’ailleurs dans celui de l’Atlantide, dans une série d’actions
humaines contraires aux desseins d’un dieu outragé qui décide de supprimer de la
surface du globe des éléments qu’il juge contraires au plan primitif dont il est le
fidèle gardien.
La légende de la ville d’Is nous est parvenue par fragments dans la tradition
populaire orale de la Bretagne armoricaine, recouverte d’une coloration
chrétienne incontestable. Mais il est facile d’en reconstituer le schéma
[109]
originels : la fille du roi Gradlon de Cornouaille, qui se nomme Dahud (d’un
ancien celtique Dagosoitis, « la bonne sorcière »), demande à son père de
construire une ville dont elle sera la maîtresse incontestée et incontestable. Ce
sera une ville portuaire, bâtie à l’abri d’une digue la protégeant des fureurs de
l’océan, qui deviendra très riche et très puissante par l’afflux des bateaux
marchands venus du monde entier. On voit tout de suite le rapport qui existe
entre cette Ker Is (« ville basse ») et l’Atlantide : il s’agit d’une cité gagnée sur la
mer et qui doit sa puissance et sa richesse à cette situation privilégiée entre la terre
et la mer. Le récit de Critias, repris par Platon, ne prétend pas autre chose.
L’Atlantide comme la ville d’Is sont des pays de cocagne, de vrais paradis sur
terre. « Pendant plusieurs générations, tant qu’il y eut en eux quelque chose de la
nature du dieu dont ils étaient issus, les habitants de l’Atlantide obéirent aux lois
qu’ils avaient reçues et honorèrent le principe divin qui faisait leur parenté. Leurs
pensées étaient conformes à la vérité et en tous points généreuses. Ils se
montraient pleins de modération et de sagesse dans toutes les éventualités et dans
leurs mutuels rapports » (Platon, Critias).
Hélas ! le temps détruit peu à peu les bonnes volontés : « Quand l’essence
divine se fut amoindrie par un continuel mélange avec la nature mortelle, quand
l’humanité l’emporta de beaucoup, alors, impuissants à supporter la prospérité
présente, ils dégénérèrent. »
C’est alors que gonflés par l’orgueil et harcelés par un désir effréné de
puissance, les Atlantes envoient leurs armées conquérir de nouveaux pays. Ce que
raconte le prêtre de Saïs à Solon à ce propos paraît coïncider avec l’invasion des
rivages méditerranéens, de l’Égypte en particulier, par ces mystérieux « peuples
de la mer ». Et toujours selon le prêtre de Saïs, cette invasion fut arrêtée par une
coalition dirigée par Athènes. Certes, il ne faut pas se méprendre sur la mention
d’Athènes, cela signifie seulement que les peuples de la mer Égée s’étaient ligués
contre « une puissante armée qui, partie de l’océan Atlantique, envahissait
insolemment et l’Europe et l’Asie » (Timée).
Mais cette expédition ambitieuse des Atlantes n’était pas conforme au plan
tracé par Poséidon lors de la fondation de son royaume insulaire. Les Atlantes ont
trahi, comme les habitants de Sodome et de Gomorrhe. Ils ont rompu le contrat
passé avec la divinité et se sont donc révoltés contre elle. « Alors, le dieu des dieux,
Zeus, qui gouverne selon les lois de la justice, dont les regards discernent le bien et
le mal, apercevant la dépravation d’un peuple naguère si généreux, et voulant le
châtier pour le ramener à la vertu et à la sagesse, assembla tous les dieux dans la
partie la plus brillante des demeures célestes, au centre de l’univers, d’où l’on
contemple tout ce qui participe de la génération, et les ayant rassemblés, il leur
dit… » Malheureusement, le manuscrit de Critias est lacunaire et s’interrompt
juste à cet endroit, et nous ne saurons jamais quel a pu être le discours de Zeus
devant tous les Olympiens rassemblés au centre de l’univers.
Mais, compte tenu de la catastrophe qui anéantit l’île Atlantide, et dont rend
compte brièvement le Timée, toujours d’après les mêmes sources, il est facile de
l’imaginer. Il devait être semblable au discours du Mésopotamien Enlil avant de
provoquer l’assèchement précédant le déluge, et surtout aux réflexions de Yahvé-
Adonaï selon les termes de la Genèse hébraïque. Il fallait extirper le mal,
l’éradiquer complètement. D’où le cataclysme qui engloutit l’Atlantide « en un seul
jour et en une seule nuit », abandonnant un peu partout sur les terres
européennes des débris des armées parties à la conquête du monde.
L’analogie avec la légende de la ville d’Is est flagrante. Dans le contexte chrétien
dans lequel nous est parvenue cette tradition, il s’agit bel et bien d’un peuple
orgueilleux et fier de ses richesses, qui oublie les principes divins et s’expose ainsi
au châtiment suprême. Certes, la princesse Dahud, la « bonne sorcière », règne
sur cette ville de marchands enrichis et sans scrupule. C’est la fille du roi, née
d’une ancienne liaison de Gradlon avec une femme « de l’autre monde », donc
d’un être féerique diabolisé à l’extrême parce que s’opposant au christianisme
triomphant qui est celui de son père et des « saints fondateurs » de la Bretagne
armoricaine : Korentin, l’évêque de Quimper et Gwennolé, le fondateur de
l’abbaye de Landévennec. Selon la légende, c’est précisément Gwennolé qui est
envoyé dans la ville d’Is pour tenter d’en convertir les habitants et les faire
échapper au tragique destin qui les menace.
Mais les prédications de l’abbé de Landévennec sont vaines. Les habitants d’Is
l’insultent et le menacent. Il quitte la ville en la maudissant au nom de Dieu, et
prévient seulement le roi Gradlon qu’il devra s’enfuir trois nuits plus tard s’il veut
survivre à la catastrophe. Dans la version très christianisée qui est la seule dont
nous disposons, la princesse Dahud, éperdument amoureuse d’un beau jeune
homme en qui on reconnaît facilement le diable, lui confie les clés de la grande
digue qui protège la ville et le port. Ainsi est submergée Is la maudite, par
l’invasion des eaux marines. Seul en réchappe le roi Gradlon, comme Loth et ses
filles, malgré sa faiblesse qui l’inclinait à sauver sa fille en dépit de tout. Et, depuis
ce temps-là, la cité d’Is est « en dormition » sous la mer, attendant quelque héros
qui viendra la faire resurgir avec sa princesse et ses richesses somptueuses. Cette
légende, qui a son équivalent non seulement au Pays de Galles et en Irlande du
[110]
Nord , mais dans de nombreuses régions de France (Massif central et
Pyrénées notamment), est le témoignage d’un bouleversement géologique, c’est
évident, qui a été interprété comme un châtiment décidé par une ou plusieurs
divinités exaspérées de voir les existants humains s’engluer dans les ténèbres
d’une révolte sans issue. Si Platon a mis en évidence cette tradition de l’Atlantide,
c’est bien dans un souci moralisateur. Il n’empêche que la réalité des faits qui sont
relatés dans le Timée et le Critias ne peut être mise en doute. Et si l’on a dit et
répété que l’Atlantide était peut-être située dans l’île méditerranéenne de Santorin
(ce qui est en contradiction avec le texte de Platon situant l’Atlantide au-delà des
Colonnes d’Hercule), île où sont évidentes les traces d’une éruption volcanique
catastrophique, ce n’est quand même pas sans raison. La disparition brutale de
l’île Atlantide, où qu’elle ait été située, a eu des répercussions sur tout le monde
antique, principalement méditerranéen. Il s’agit évidemment d’un tremblement
de terre d’une forte amplitude qui a provoqué une série de raz de marée
dévastateurs et, très probablement, diverses dislocations de l’écorce terrestre avec
apparition de phénomènes volcaniques.
Platon a été accusé d’avoir inventé la fable de l’Atlantide. En fait, il n’avait pas
besoin de l’inventer : il lui suffisait de puiser dans toutes les sources, grecques,
égyptiennes ou autres, pour y découvrir un exemple saisissant qui lui permettrait
de préciser sa vision de l’harmonie du monde. Car tel est le but de ce récit qui nous
est malheureusement parvenu tronqué, démontrer qu’aucun peuple ne peut
prétendre à une quelconque hégémonie. C’était bel et bien le sens de l’échec de la
tour de Babel : l’empire – quelque peu énigmatique – constitué par Nemrod
dérangeait l’équilibre d’un monde dont Yahvé avait fixé les règles et les conditions,
tout en laissant aux existants humains une liberté d’action totale selon leur
conscience. Mais la conscience humaine est à l’image de celle de Dieu, elle n’est
pas divine, elle est fragile, sujette aux erreurs et aux errements. C’est là que réside
le péché, lequel n’est pas forcément une désobéissance à une loi donnée, mais un
manquement qui peut conduire à la destruction de l’univers tel qu’il a été planifié
par le créateur.
La révolte des Atlantes contre le plan divin entre dans le même cadre que celui
de l’empire plus ou moins mythique de Nemrod : celui-ci s’est effondré dès que les
existants humains n’ont plus parlé le même langage et n’ont plus compris le
message originel. Et l’histoire nous donne bien d’autres exemples de cette sorte. À
la mort d’Alexandre le Grand – qui se prenait pour un dieu suprême – les pays
qu’il avait conquis par la force se sont séparés les uns des autres et ont repris leur
entière autonomie. L’empire napoléonien, issu de l’utopie révolutionnaire qui
visait à établir une république universelle – donc une hégémonie –, n’a pas résisté
à la défaite de Waterloo et à l’exil de celui qui se prenait pour l’empereur du
monde. La suprématie de la race blanche « nordique » que visait l’idéologie
paranoïaque hitlérienne s’est écroulée sous les bombes qui pilonnaient Berlin en
1945. L’immense et tyrannique empire stalinien, né d’un rêve marxiste
irréalisable, s’est lui aussi effondré à la faveur de la destruction symbolique du
tristement célèbre mur de Berlin. Cela ramène à la « grandeur et à la décadence de
l’Empire romain » dont les causes ont été si bien analysées par Montesquieu : cet
empire, qui prétendait à l’hégémonie mondiale, s’est pourri par l’intérieur avant
de tomber, comme un château de cartes, devant la poussée de peuples soi-disant
« barbares ». Ainsi va le monde, et sic transit gloria mundi, comme le dit l’un des
adages populaires les plus véridiques – et réalistes.
C’est encore Rabelais qui met en évidence, sous couvert de dérision, la vanité
des conquérants. On sait que les tentations hégémoniques de Rome sur l’Italie,
puis sur le monde méditerranéen, sont la conséquence d’un état de fait, la défense
du Latium contre les incursions des montagnards voisins, Sabins et Albains,
visant à piller les riches récoltes des Romains. Cette primitive attitude de défense,
parfaitement louable et normale, a éveillé chez les Romains le désir d’aller plus
loin. Et c’est ainsi que, dans la mythologie, le dieu Mars, autrefois protecteur des
récoltes agricoles, est devenu peu à peu un dieu guerrier agressif. Il a dû en être de
même chez les Atlantes, soucieux dans un premier temps de conserver la
prospérité acquise par leur travail et conscients d’appartenir à une lignée divine,
puis, après avoir réussi à préserver leur civilisation, saisis par le « démon » de
l’ambition et de la toute-puissance. C’est effectivement ce que nous rappelle
Rabelais dans le trente-troisième chapitre de Gargantua.
De quoi s’agit-il ? D’une banale querelle entre « fouaciers ». Mais cela suffit
pour développer l’agressivité et l’ambition. Le roi Picrochole, voisin et rival de
Grandgousier, père de Gargantua, sous prétexte que ses « fouaciers » ont été
malmenés par les sujets de Grandgousier, leur déclare la guerre. Mais, au cours
d’une assemblée de conseillers où chacun s’excite et se laisse aller à sa
mégalomanie galopante, Picrochole (dont le nom, d’origine grecque, signifie
« d’humeur acide ») en vient à se donner pour but d’envahir la terre entière et d’y
imposer sa loi. C’est alors qu’en plein conseil intervient à contre-courant un vieux
gentilhomme éprouvé en divers hasards, et vieux routier de guerre, nommé
Échephron. Et ce qu’il ose dire devant tout le monde est du plus haut intérêt, car
son nom signifie littéralement, toujours en grec, « celui qui apporte le non-sens ».
Voici ses paroles : « J’ai grand peur que toute cette entreprise sera semblable à
la farce du pot au lait, duquel un cordonnier se faisait riche par rêverie ; puis, le
pot cassé, n’eut de quoi dîner. Que prétendez-vous par ces belles conquêtes ?
Quelle sera la fin de tant de travaux et traverses ? » Picrochole lui rétorque que,
grâce à cette action, « nous retournés, nous reposerons à nos aises ». Mais
Échephron persiste dans sa critique dubitative : « Et si par cas jamais n’en
revenez ? Car le voyage est long et périlleux. N’est-ce pas mieux que maintenant
nous reposions, sans nous mettre en ces hasards ? »
Apparemment, l’anecdote rapportée par Rabelais est dans la droite lignée du
carpe diem des Épicuriens : « Cueillez le jour », autrement dit « profitez de
l’instant présent ». Mais ce n’est pas tout à fait cela, car si l’on analyse en détail
cette motion de présent, on s’aperçoit que le présent n’existe pas : il n’est que la
transition impossible à saisir entre un passé récent et un futur proche, une
frontière qui ne peut obéir à aucune règle. Si l’on prend conscience du présent,
c’est qu’il est déjà du passé ou du futur immédiat. C’est pourquoi, dans certaines
langues, comme le gallois, langage philosophique par excellence, le temps présent
n’est jamais employé mais remplacé par le futur. Tout cela débouche cependant
sur une certitude : tout est avenir, y compris Dieu. Mais ce dieu – quel qu’il soit –
a tracé un plan, lui qui est omniscient et omnipotent. Malheur à ceux qui se
dressent en travers de ce qu’il a prévu ! C’est le sens qu’il convient d’attribuer à
cette révolte des Atlantes, telle qu’elle est relatée par Platon dans le Critias et dans
le Timée.
Tout se passe comme si Platon considérait Dieu – ou le démiurge – comme le
« Grand Architecte de l’Univers » si cher aux francs-maçons, ou comme le
« Grand Horloger » des déistes. Ce n’est ni plus ni moins que la conception
antique indienne où Mitra joue le rôle d’un régulateur de l’univers. Tout ce qui est
contraire à ce plan est condamné par la divinité, d’où cette abondance, relevée
dans de nombreux mythes, de châtiments infligés aux humains en conséquence de
leurs déviances. Et, bien entendu, cela ne peut se traduire que sur un plan matériel
car l’existant humain est limité dans ses perceptions du visible et de l’invisible. Si
le monde existe, c’est parce qu’il est relatif, qu’il est le commun dénominateur
entre ce qui est réel (au point de vue matériel) et ce qui ne l’est pas (au point de
vue spirituel). La nature n’est pas inépuisable, comme on le croyait au XIXe
siècle, mais elle est capable de réagir à l’action des humains. Elle se venge parfois
cruellement des empiétements, des mépris et des abus des existants. Voilà
pourquoi l’île Atlantide, révoltée contre le plan divin, a été engloutie « en un seul
jour et une seule nuit ». L’attitude de ses habitants dérangeait l’harmonie
universelle planifiée par la divinité. Combien de nations, en ce début de
XXIe siècle, ont compris ce message venu de la nuit des temps ?
10
-
Jacob

De tous les personnages masculins mi-historiques, mi-légendaires, qui


apparaissent dans la Genèse, Jacob, fils d’Isaac, n’est pas le moins surprenant.
Son destin, d’une importance considérable, est entièrement rythmé par des
révoltes et des transgressions, certaines dont il était responsable, mais la plupart
provoquées par les autres, ce qui signifie simplement qu’elles étaient voulues par
Yahvé lui-même en application d’un dessein secret qui ne se dévoile, au cours du
récit, que lentement. C’est à travers cette longue histoire de Jacob que se profile le
parcours du peuple hébreu qui, malgré ses errements et ses reniements, deviendra
– on ne sait pourquoi – le « peuple élu » non pour dominer le monde, mais pour
transmettre un message. Il va sans dire que ce message n’est guère accessible au
premier degré et que le récit biblique qui concerne Jacob est certainement le plus
obscur, le plus déroutant, le plus complexe et finalement le plus incompréhensible
de toute la Bible hébraïque.
Pour essayer de le décrypter, il convient d’en prendre trois éléments
fondamentaux qui sous-tendent les autres épisodes et qui sont les temps forts du
récit : c’est d’abord l’usurpation de Jacob, puis le songe de Jacob, enfin la lutte
avec l’ange, qui a le mérite de poser les véritables problèmes de la révolte contre
Dieu.
Car cette révolte, comme celle d’Adam et Ève, semble avoir été
« programmée ». Isaac, le fils d’Abraham, à l’âge de quarante ans (Gen., XXV, 19)
prend pour femme Rébecca, « fille de Bétuel l’Araméen, et sœur de Labân,
l’Araméen ». Or, comme Sarah, Rébecca est stérile. Cette stérilité, selon le texte
hébreu, dure une vingtaine d’années. Mais « Iahvé intercède pour lui [Isaac] :
Rébecca sa femme est enceinte » (XXV, 21). Cette parturition ne va pas être de
tout repos : « Les fils gigotent en son sein » (XXV, 22) et Rébecca, se doutant
qu’elle attend des jumeaux, se lamente. Heureusement, Yahvé lui-même – par
quel moyen, le récit ne le dit pas – lui révèle l’avenir : « Deux nations en ton
ventre, deux patries de tes entrailles se sépareront. Une patrie plus qu’une patrie
s’affirmera : le majeur servira le mineur. » (XXV, 23, trad. Chouraqui.) Et c’est
ainsi que vont naître des jumeaux : « Le premier sort : un roux, tout entier comme
une cape de cheveux. Il crie son nom : Ésaü. Après quoi, son frère sort, sa main
saisissant le talon d’Ésaü. Il crie son nom : Jacob. Il talonnera. Isaac a soixante
ans à leur enfantement. Les adolescents grandissent. Et c’est Ésaü un homme qui
connaît la chasse, un homme des champs. Jacob, homme intègre, habite les
tentes. » (XXV, 25-27.)
Le ton est donné. Il y aura nécessairement rivalité entre les deux frères. Il faut
s’interroger sur les sens des noms qui leur sont attribués, et comme d’habitude
dans les récits bibliques, tout repose sur des jeux de mots. Ésaü (Essav) signifie en
effet « velu », mais l’étymologie populaire a rapproché son nom de celui du pays
de Se’ir où il habitera plus tard. De plus, il sera, appelé Édom, « roux », et sera
l’ancêtre des Édomites, plus ou moins écartés voire rejetés par les Israélites, et qui
seront soumis à David, descendant de Jacob. Symboliquement, la couleur rousse,
intermédiaire entre le rouge et l’ocre, désigne le feu souterrain, un feu impur par
rapport au rouge qui est un feu céleste, générateur de vie. On prétend ainsi que
Judas, qui trahit Jésus, était roux, et chez les Égyptiens, les nouveau-nés roux
étaient souvent éliminés, en accord avec la tradition selon laquelle le dieu
destructeur et maudit Seth, « démembreur » d’Osiris, était roux. Le fait qu’Ésaü
soit « roux » et « velu » en fait un homme « sauvage », livré à ses instincts
primaires, à ce qu’on classe actuellement comme étant le « cerveau reptilien ».
D’ailleurs, il est chasseur, volontiers sanguinaire et sera ensuite contraint de se
livrer au pillage et à la razzia pour survivre. Il est vraiment l’antithèse de Jacob
(abrégé de Ya’aqob-El, « que Dieu protège »), qui est un pasteur et peut être
considéré comme un « intellectuel » évolué. Mais l’étymologie populaire a
également rapproché le nom de Jacob du mot ‘aqeb, « talon », parce qu’il est né
en tenant le talon de son frère. On a également dit que ce nom rappelait qu’il avait
« supplanté » (‘aqab) son frère aîné.
Cette rivalité est accentuée par l’attitude du père et de la mère.
Incontestablement, le favori d’Isaac est Ésaü, car Isaac aime la venaison : il est lui-
même un fruste dont la seule présence dans la lignée sacrée est celle d’un
« transmetteur ». Il n’existe que par rapport à son père, Abraham, et par rapport à
ses fils. Par contre, Rébecca manifeste sa prédilection, pour ne pas dire son choix
exclusif, envers Jacob. Étrange famille… Déjà celle d’Abraham avait été scindée en
deux par l’écartement d’Ismaël, ancêtre des musulmans. Si l’on suit le texte
biblique, la nation d’Israël résulte d’un choix délibéré de Yahvé en faveur de ceux
qu’il juge les plus dignes de transmettre un message à toute l’humanité, et cela au
mépris de toutes les lois et coutumes humaines.
C’est alors que survient un étrange épisode de la vie de Jacob. Un soir, Ésaü
revient de la chasse, bredouille selon toute vraisemblance. Il meurt de faim. Or,
son frère Jacob a préparé un « bouillon » ou plutôt un « brouet » de lentilles.
Ésaü, qui meurt de faim, demande à Jacob de lui en donner : « Fais-moi bâfrer du
roux, de ce roux. Oui, je suis moi-même fatigué. Sur quoi, il crie son nom : Édom
– le roux. Jacob dit : vends-moi ce jour ton aînesse. Ésaü dit : Voici, moi-même je
vais mourir. Pourquoi ceci, l’aînesse, pour moi ? Jacob dit : jure-moi en ce jour. Il
le lui jure et vend son aînesse à Jacob. Jacob a donné à Ésaü du pain et un
bouillon de lentilles. Il mange, boit, se lève et s’en va. Ésaü a méprisé l’aînesse. »
(XXV, 30-34, trad. Chouraqui.) Il y a ici, et c’est d’autant plus évident quand on
connaît le sens symbolique de la lentille, la vision intérieure, une renonciation
totale et consciente d’Ésaü à continuer la lignée voulue par Yahvé. Ésaü, en
abandonnant ainsi son droit d’aînesse, se retire du plan divin. Pour quelles raisons
véritables, par lâcheté ou inconscience ? Le texte biblique ne le dit pas.
Mais ce n’est qu’un accord entre deux frères, un accord qui a pourtant valeur
absolue puisque Ésaü a juré et qu’il ne peut revenir sur son serment, même s’il le
regrette et veut ensuite exercer une vengeance sur son frère. Cependant, le temps
passe. À l’âge de quarante ans, Ésaü épouse deux femmes, comme il en avait le
droit d’après les coutumes de l’époque. Mais c’est une mésalliance douloureuse,
car ces femmes sont des étrangères, Yehudit, fille de Bééri, le Hittite, et Basmat,
fille d’Élôn, le Hittite. « Elles sont amertume de souffle pour Isaac et Rébecca. »
(XXVI, 34.) Il est évident qu’Ésaü se sépare de plus en plus de la lignée qui était la
sienne.
Et voici Isaac devenu vieux et aveugle. Sentant sa fin prochaine, il songe à bénir
son aîné qui, malgré ses errements, doit être celui qui doit lui succéder en tant que
patriarche. Il appelle donc Ésaü et lui dit : « Sors au champ. Chasse pour moi de la
chasse. Fais-moi des mets comme j’aimais. Fais-les venir pour moi : je mangerai
pour que mon être te bénisse, avant que je ne meure. » (XXVII, 3-4.) Ésaü obéit à
son père, mais Rébecca, qui a surpris la conversation entre le père et le fils, ne
l’entend pas de cette façon. Et c’est elle qui va obliger Jacob à se révolter contre
Dieu en dupant Isaac. Elle lui demande d’aller tuer deux chevreaux, de les
préparer, de les faire cuire et de les présenter à son père pour recevoir de lui sa
bénédiction. Alors Jacob manifeste ses scrupules et ses hésitations : « Ésaü, mon
frère, est un homme hirsute et moi-même, un homme glabre. Peut-être mon père
me palpera-t-il ? Je serai à ses yeux comme un trompeur et ferai venir vers moi la
malédiction, non la bénédiction. » (XXVII, 11-12.) Qu’à cela ne tienne ! Rébecca a
tout prévu et, en plus, elle prend la faute sur elle. C’est elle-même qui prépare les
chevreaux, puis elle prend les vêtements d’Ésaü et les fait endosser par Jacob dont
elle entoure également les mains et le cou de la peau velue des animaux. Et
lorsque tout est prêt, elle ordonne à son fils d’aller vers Isaac et de jouer cette
comédie quelque peu abjecte, puisque destinée à tromper un vieillard aveugle.
Jacob obéit. Son père a quelques doutes sur son identité. Mais, après l’avoir
palpé et respiré son odeur, il mange le repas préparé et fait avancer celui de ses fils
qu’il prend pour Ésaü. La scène est assez cruelle : « Il le bénit et dit : Vois, l’odeur
de mon fils est comme l’odeur d’un champ que Iahvé-Adonaï a béni. Que l’Élohîm
te donne la rosée des ciels, les huiles de la terre, une multitude de céréales et de
moût. Des peuples te serviront, des patries se prosterneront devant toi. Sois le
patron de tes frères, les fils de ta mère se prosterneront devant toi : qui te honnit
sera honni et béni qui te bénit. » (XVII, 27-29.) Paroles redoutables dont la nation
d’Israël fera profit tout au long de l’histoire jusqu’au moment où, par un retour
des choses inéluctable et un renversement complet de polarité, on aboutira à un
antisémitisme forcené et, pour comble de l’horreur, à l’abominable Shoah qui
marquera sinistrement et durablement l’humanité du XXe siècle.
Car tout résulte d’une usurpation, d’une révolte contre l’harmonie universelle
planifiée par le créateur. Or, c’est le créateur lui-même qui cautionne la
supercherie. On comprend pourquoi, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la
lecture de la Bible en français (et en langues dites vulgaires) était interdite, sous
peine de péché mortel, aux fidèles de l’Église catholique romaine. Il y a en effet,
dans ces récits surgis de la nuit des temps, de quoi faire réfléchir si l’on n’est pas
disposé à accepter l’inacceptable.
De toute façon, l’irréparable est accompli : Isaac a béni Jacob et, par cette
bénédiction, lui a transmis le message. Il ne pourra jamais revenir en arrière.
Lorsque Ésaü revient, il est trop tard. Isaac ne peut que confirmer la bénédiction
qu’il a donnée à Jacob. Mais Ésaü, oubliant qu’il a vendu son droit d’aînesse à
Jacob et qu’il l’a juré solennellement, se montre fort dépité de cet état de fait.
Dans son cœur, il rumine sa vengeance et la laisse éclater en plein jour : « Les
jours du deuil de mon père approchent : je tuerai Jacob, mon frère. » (XXVII, 41.)
Ses paroles sont rapportées à Rébecca qui craint ainsi de perdre ses deux fils, l’un
par la mort, l’autre par le bannissement. Aussi prend-elle Jacob à part et lui
ordonne-t-elle de s’éloigner et d’aller se réfugier chez son frère Labân : « Habite
avec lui quelques jours, jusqu’à ce que se retourne la fièvre de ton frère, jusqu’à ce
que la narine de ton frère se détourne de toi et qu’il ait oublié ce que tu lui as
fait. » (XXVII, 44-45.)
Jacob obéit à sa mère et part avec le consentement d’Isaac. Mais celui-ci, après
l’avoir béni une fois de plus, lui fait ses dernières recommandations : « Tu ne
prendras pas femme parmi les filles de Canaan. Lève-toi ! Va à Padâm Arâm, à la
maison de Bétuel, le père de ta mère. Prends pour toi, de là, une femme parmi les
filles de Labân, le frère de ta mère. » (XXVIII, 1-2.) C’est ce que fera Jacob, mais
pour l’instant, il est en route, seul dans le désert. Au cours de sa fuite, car c’en est
une, « il atteint le lieu et nuite là : oui, le soleil avait décliné. Il prend l’une des
pierres du lieu, la met à son chevet et couche en ce lieu-là. Il rêve. Et voici un
escalier posé sur la terre : sa tête touche aux ciels. Et voici : les messagers
d’Élohîm y montent et y descendent. Et voici, Iahvé-Adonaï est posté sur lui. Il
dit : Moi, Iahvé-Adonaï, l’Élohîm d’Abraham, ton père, l’Élohîm d’Isaac : la terre
où tu es couché, je la donnerai à toi et à ta semence. Ta semence est comme la
poussière de la terre : tu fais brèche vers la mer et vers le levant, vers le
septentrion et vers le Negueb. Tous les clans de la glèbe sont bénis en toi et en ta
semence. Voici, moi-même avec toi, je te garderai partout où tu iras. Je te ferai
retourner vers cette glèbe, car je ne t’abandonnerai pas sans avoir fait ce dont je
t’ai parlé. » (XXVIII, 11-15, trad. Chouraqui.) Le récit est parfaitement clair : la
révolte de Jacob – admirablement mise en scène par sa mère Rébecca – est non
seulement admise mais voulue par Dieu lui-même. C’est par la descendance (la
« semence ») de Jacob que se perpétuera le peuple élu, chargé du « message »
originel. Et tant pis si la morale, telle qu’on la conçoit de nos jours, est quelque
peu malmenée par les éléments de cette histoire qu’on s’obstine à nous présenter
comme une « histoire sainte », partie intégrante de la tradition chrétienne telle
qu’elle a été exposée pendant une vingtaine de siècles, sans aucune garantie et
surtout sans références précises à quelques faits authentifiés.
Ce qui est important ici dans le thème de l’échelle de Jacob, c’est la relation qui
s’établit entre le divin et l’humain, entre le visible et l’invisible. L’échelle, en fait un
« escalier », évoque évidemment tous les gradins d’une ziggourat
mésopotamienne, gradins qui conduisent au sanctuaire dédié au dieu suprême. Le
fait, que des « messagers », c’est-à-dire des anges, montent et descendent le long
de cet escalier, montre que c’est un endroit privilégié, une sorte de nemeton
(clairière sacrée, projection idéale du ciel sur la terre) d’après la tradition
druidique des Celtes, où s’effectuent les transcendances les plus subtiles.
Et Jacob dort, la tête appuyée sur une pierre, ce béthel, dont le nom signifie
« maison de Dieu », et dont on a fait depuis le mot bétyle. Cela rappelle
évidemment les menhirs, ces pierres levées qui ne sont pas celtes, puisqu’elles
sont antérieures d’au moins deux mille ans à l’apparition des peuples celtes, mais
qui ont été réutilisées par eux. Symboliquement, ces « pierres levées », continuées
sous la forme de clochers ou de minarets, sont des liens entre le ciel et la terre,
entre le divin et l’humain. C’est pourquoi Jacob, en se réveillant, ne trouve rien de
mieux que de dresser cette pierre sur laquelle sa tête a reposé pendant son
sommeil – et son songe – et d’en faire un autel à Yahvé. En fait il s’agissait d’une
coutume très répandue dans tout le Moyen-Orient (on en voit de nombreux
exemples, tant à Byblos qu’à Assur), qui prêtait à diverses liturgies considérées
comme impies par les Hébreux. C’est pourquoi, plus tard, la législation
deutéronomique fera disparaître ces pierres ; il en sera également ainsi au temps
de Charlemagne, dans le cadre d’un christianisme qui veut se débarrasser d’un
encombrant substrat païen. Mais en l’occurrence, l’endroit où Jacob érige cette
stèle, non loin de Jérusalem, deviendra l’un des lieux sacrés de l’antique Israël.
Réel ou pas, cet épisode parle bien de la prise de conscience par Jacob de la
mission dont il est investi et qu’il a le devoir d’accomplir. Ce ne sera pas sans
difficultés, ni même sans aberrations, comme si les « voies de Dieu » étaient non
seulement impénétrables mais contraires à toutes les règles établies par le genre
humain, ou tout au moins en porte à faux vis-à-vis d’une certaine morale. Car
Jacob, pendant son séjour chez son oncle Labân, va se trouver confronté aux pires
conditions. C’est d’ailleurs là où le récit biblique devient parfois odieux. Tout y est
tromperie, surenchère, ruse, mensonge et dérobade.
Tout cela est cependant très logique : Jacob est un usurpateur, il a transgressé
la loi divine qui voulait que ce fût l’aîné à qui fût transmis le message. Il doit payer
le prix de la faute qu’il a commise, même si cette faute se révèle en définitive être
un acte bénéfique et constructeur. Le voici donc chez son oncle, Labân, le frère de
sa mère, mais celui-ci ne se conduit guère en parent attentionné et affectueux.
Jacob est tombé amoureux de la cadette des filles de Labân, Rachel : pour
l’obtenir, il lui faudra pendant sept ans (nombre évidemment symbolique) être le
serviteur docile – et non rétribué – de son oncle. Son salaire, à la fin du cycle
représenté par ce nombre sept, sera d’épouser l’une des filles de Labân. Mais
celui-ci, machiavélique avant l’heure, va tromper son gendre avec cynisme pour en
tirer parti le plus avantageusement possible. Le soir des noces, étant donné que la
coutume veut que la fiancée soit toujours voilée devant son « promis », il substitue
son aînée Léa à la cadette Rachel dans le lit de Jacob. On imagine la fureur de
Jacob, le matin, en découvrant Léa allongée près de lui : « Que m’as-tu donc fait ?
crie-t-il à son oncle. N’est-ce pas pour Rachel que j’ai servi avec toi ? Pourquoi
m’as-tu dupé ? Labân dit : Il ne se fait pas ainsi en notre lieu, donner la puînée
avant l’aînée. Remplis ce septennat : celle-là aussi t’est donnée contre le service où
tu me serviras encore sept autres années. » (XXIX, 25-27.)
Ce genre de fraude – substitution d’une femme à une autre pendant la nuit de
noces – n’est pas un exemple unique dans les récits d’origine mythologique. Dans
le Roman de Tristan de Béroul, au XIIe siècle, c’est la suivante d’Yseult,
Brangwain, qui prend la place de la reine auprès du roi Mark. La motivation est
cependant différente : Yseult n’est plus vierge depuis l’explosion de sa passion
pour Tristan et il ne faut pas que le roi s’en aperçoive… Dans le Cycle du Graal,
c’est Lancelot du Lac qu’on dupe de la même façon, par magie, en le faisant
coucher avec la fille du Roi Pêcheur à laquelle on a donné l’aspect de la reine
Guenièvre : Lancelot n’aurait jamais accepté d’avoir un rapport sexuel avec une
autre que Guenièvre, son unique amour, et d’ailleurs, il aurait été frappé
d’impuissance, même s’il l’avait voulu. Mais, comme les voies du Seigneur sont
impénétrables, il fallait que Lancelot eût un fils de la fille du Roi Pêcheur pour
qu’un jeune héros, Galaad, mît un terme à la quête du Graal.
On peut aussi faire bien des remarques à propos du double mariage de Jacob
avec les filles de Labân. Celles-ci, Léa et Rachel, sont ses cousines germaines, et
l’on sait que, dans l’optique chrétienne, une telle union, considérée comme
consanguine, n’est tolérée qu’après une dispense officielle de l’Église catholique
romaine. Les chrétiens sont avant tout de tradition indo-européenne, excluant,
comme le faisaient les Grecs de l’Antiquité, toute union consanguine assimilée à
un inceste. Les Indo-Européens ont toujours été exogames, c’est-à-dire qu’ils
prenaient leurs femmes dans des familles ou des tribus étrangères. Tel n’était pas
le cas chez les Sémites, en particulier chez les Hébreux, fondamentalement
endogames. À y réfléchir, ce n’est pas tellement pour éviter à Jacob d’être tué par
son frère qu’Isaac et Rébecca l’ont envoyé chez Labân, c’est plutôt pour lui éviter
d’imiter Ésaü qui a pris deux femmes hittites, donc étrangères. C’est d’ailleurs
grâce à cette endogamie issue du fond des âges que le peuple juif, encore à l’heure
actuelle, et cela malgré une invraisemblable diaspora, constitue une entité
parfaitement cohérente, une communauté qui a pu résister à toutes les
oppressions et à toutes les vicissitudes de l’histoire.
Voici donc Jacob « marié » à deux sœurs, ses cousines germaines. Mais Rachel
demeure stérile pendant de longues années, et c’est pourquoi, selon la coutume
déjà observée par Sarah vis-à-vis d’Abraham, elle fait coucher Jacob avec sa
servante Bilha. Plus tard, c’est au tour de Léa de devenir stérile : elle suit la même
coutume et donne sa servante Zilpa comme concubine à Jacob. Ainsi naîtront une
fille, Dina, et douze fils à Jacob, qui porteront des noms symboliques, du moins si
l’on en croit l’étymologie populaire : Ruben (« [Yahvé] a vu ma détresse »),
Siméon (« [Yahvé] a entendu »), Lévi (« il s’attachera »), Juda (« je rendrai
gloire »), Dân (« [Yahvé] m’a rendu justice »), Nephtali (« j’ai lutté »), Gad
(« bonne fortune »), Asher (« ma félicité »), Issakar (« salaire »), Zabulon (« il
m’honorera »), Joseph (« enlevé » ou « ajouté »), enfin Benjamin, le dernier-né de
Rachel, dont le nom primitif était Ben-Oni, « fils de ma douleur ». Ces douze fils
de Jacob, parmi lesquels Juda et Joseph joueront un rôle primordial,
constitueront par la suite les célèbres « douze tribus d’Israël » parallèlement aux
douze tribus arabes constituées par les descendants d’Ismaël, le fils rejeté
d’Abraham.
Mais l’harmonie ne règne pas forcément entre les filles de Labân. Leur rivalité,
parallèle en un certain sens à celle qui a toujours opposé Jacob et Ésaü, est
pratiquement quotidienne. Jacob préfère Rachel, mais Léa ne veut pas être
écartée. On s’en aperçoit par leur acharnement réciproque à donner des fils à
Jacob. Et puis, un épisode, bien étrange et qui prête à bien des commentaires,
témoigne de l’intensité de cette rivalité. Un jour, Ruben, fils de Léa, ramène à sa
mère des mandragores. Alors, « Rachel dit à Léa : donne-moi donc des
mandragores de ton fils. Elle lui dit : est-ce peu d’avoir pris mon homme pour
prendre aussi les mandragores de mon fils ? Rachel dit : Ainsi, il couchera avec toi
cette nuit, contre les mandragores de ton fils » (XXX, 14-15). Les termes du
marché sont parfaitement clairs, mais la signification de l’épisode n’en est que
plus obscure.
On connaît la valeur symbolique de la mandragore, plante qui naît, selon la
croyance populaire, du sperme ultime des pendus. Sa racine évoque l’aspect d’un
« petit homme », un homoncule, et elle a donné lieu à bien des légendes. De plus,
cette racine, comme le ginseng d’Extrême-Orient, passe pour avoir des vertus
aphrodisiaques. Compte tenu de cette réputation de la mandragore, il est permis
d’interpréter ainsi la scène : mon mâle contre son substitut, la mandragore… Car,
dans ces conditions, la mandragore est un olisbos, vulgairement appelé
godemiché, en tant que consolation ou compensation pour la carence – provisoire
– du mâle. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle apparaît logique dans le contexte
du récit biblique, et elle permet de donner une explication rationnelle à cet
épisode entouré de mystère.
Quoi qu’il en soit, après avoir servi pendant deux fois sept années son oncle
Labân, Jacob réclame sa liberté et son salaire. Labân lui répond cyniquement qu’il
a déjà reçu ses deux filles et qu’il n’a pas à réclamer davantage. Alors, comprenant
la rouerie de Labân, Jacob engage avec lui une discussion qui ressemble fort à une
négociation frauduleuse entre deux marchands de tapis désireux de se rouler l’un
l’autre. Jacob condescend à demeurer encore quelques semaines auprès de son
oncle. Quand il partira, il aura droit aux bêtes du troupeau qui seront tachetées et
rayées, Labân se contentant des autres. Mais par des opérations qu’il faut bien
qualifier de magiques, Jacob se réserve les plus belles bêtes du troupeau, ce qui
déclenche la colère des fils de Labân. Il décide alors de s’enfuir dans les plus brefs
délais avec tout ce qu’il a acquis par sa magie. Ses deux femmes sont d’ailleurs
pleinement d’accord avec lui, constatant que leur père ne leur a pas fourni la dot à
laquelle elles avaient droit. En plus, Rachel s’empare des teraphîm de son père,
ces « idoles » familières, ces « pénates » que Labân possédait, ce qui prouve avec
éloquence que le culte de Yahvé se doublait, chez les patriarches de cette époque,
de différents cultes araméens ou mésopotamiens transmis de génération en
génération. Lorsque Labân, furieux, vient inspecter les tentes de Jacob et de ses
filles pour s’assurer que Jacob n’emporte rien qui lui appartienne, Rachel s’assoit
sur les teraphîm, refusant de se lever devant son père « parce qu’elle a ce qui
arrive aux femmes » (XXXI, 35). Labân n’insiste pas, étant donné la terreur du
sang menstruel qui caractérise la mentalité hébraïque. Finalement, Jacob conclut
un pacte avec son oncle et tous deux prennent un engagement solennel autour
d’un monticule de pierres, un galgal, qu’ils viennent d’élever, signe symbolique de
leur séparation à l’amiable.
Et Jacob, avec ses deux femmes, ses concubines, ses enfants et ses troupeaux
retourne vers le pays d’Isaac et de Rébecca. Son désir le plus cher est de conclure
une paix durable avec son frère Ésaü. Pour ce faire, il envoie des messagers à Ésaü
qui vont lui proposer réparation pour le tort qu’il lui a fait. Il fait préparer « deux
cents caprins, vingt bouquins, deux cents brebis, vingt béliers, trente chamelles
laitières et chamelons, quarante vaches, dix bouvillons, vingt ânesses, dix ânons »
(XXXII, 15-16). Et il envoie cette offrande vers Ésaü à la charge de ses serviteurs.
Puis « il se lève cette nuit-là, prend ses deux femmes, ses domestiques, ses onze
enfants [Benjamin n’est pas encore né, et Dina n’est pas comptée], et passe la
passe du Iaboq [le Jourdain], frontière avec le pays de Canaan. Il les prend, leur
fait passer le torrent et fait passer ce qui est à lui. Jacob reste seul » (XXXII, 23-
25).
En fait, Jacob n’en mène pas large. Il craint les réactions de son frère. Il a peur.
Et c’est alors que se passe l’épisode le plus étrange et le plus mystérieux de
l’histoire de Jacob, cette « lutte avec l’ange », selon la dénomination universelle,
mais qui est bien autre chose, quelque chose d’essentiel pour Jacob et pour
l’humanité entière.
Il est donc seul. Or, « un homme lutte avec lui jusqu’à la montée de l’aube. Il
[Jacob] voit qu’il ne peut rien contre lui. Il [l’homme] le touche à la paume de sa
cuisse. La paume de la cuisse de Jacob se disloque dans sa lutte contre lui
[l’homme]. Il [Jacob] dit : envoie-moi [laisse-moi] : oui, l’aube est montée. Il
[l’homme] dit : je ne t’enverrai que si tu me bénis. Il [l’homme] lui dit : quel est
ton nom ? Il [Jacob] dit : Jacob. Il [l’homme] dit : ton nom ne se dira plus Jacob,
mais Israël – lutteur d’El ; oui, tu as lutté avec Élohîm et avec les hommes et tu as
pu. Jacob questionne et dit : rapporte-moi donc ton nom. Il [l’homme] dit :
pourquoi cela demandes-tu mon nom ? Et il [l’homme] le bénit là. Jacob crie le
nom du lieu : Péniel – face d’El – : Oui, j’ai vu Élohîm faces à faces et mon être est
secouru ! Le soleil brille sur lui lorsqu’il passe Péniel : il boite de la cuisse » (Gen.,
XXXII, 25-32). La traduction d’André Chouraqui est ici littérale et ne
s’embarrasse pas d’exégèses d’aucune sorte.
Le texte est ambigu et nécessite des commentaires. L’homme dont il s’agit ici
n’est pas un humain bien entendu, ni même un ange comme on le dit
couramment, mais Dieu lui-même, c’est formellement exprimé. Donc Jacob ne
lutte pas avec un « ange » mais avec Yahvé en personne. Et il ne se laisse pas faire,
bien qu’il soit meurtri à la cuisse et qu’il sache qu’il ne sera pas le plus fort. Cette
meurtrissure à la cuisse n’est pas innocente : on la retrouve dans de nombreux
récits mythologiques où l’existant humain est confronté à une divinité, soit par un
combat, soit par une relation sexuelle (qui est en elle-même une sorte de combat
entre deux énergies opposées). Anchise, le père d’Énée, est paralysé des jambes
parce qu’il a frayé avec la déesse Vénus, et tous ceux qui ont eu un contact direct
avec une divinité ont conservé une « marque », en fait une tare, qui témoigne de
cette conjonction surnaturelle. L’existant humain, « fini » et « mortel », ne peut
pas se tirer indemne d’une confrontation avec le divin, infini par essence, et
immortel. Il doit payer le prix de cette « illumination », car c’en est une.
C’est la raison pour laquelle Jacob est blessé à la cuisse. On pense alors à
[111]
l’origine du nom de Gargantua . On peut également faire référence à
Héphaïstos, le dieu grec du feu souterrain, le forgeron suprême, boiteux parce que
Zeus l’a précipité du haut de l’Olympe. Mais cette blessure révèle son habileté, son
« art », indispensable à toute humanité civilisée. De plus, le boiteux est, dans tous
les contes populaires d’origine mythologique, celui qui court le plus vite, de la
même façon que l’aveugle (ou le borgne, comme Odin-Wotan) voit ce que les
autres ne voient pas, ou encore de la même façon que le manchot (comme le Tyrr
germanique ou le Mucius Scaevola romain) est un combattant redoutable. Dans le
récit biblique, il n’est fait aucune autre allusion à cette claudication qui afflige
Jacob après sa « lutte avec l’ange ». Mais, un peu plus tard, après la réconciliation
des deux frères, Élohîm se fait encore entendre à Jacob et lui répète qu’il n’est plus
le même homme, qu’il est marqué à jamais par la lutte qu’il a entreprise contre
lui : « Ton nom, Jacob (Ia’acob), ton nom ne sera plus crié Jacob : oui, Israël est
ton nom. » (XXXV, 10.) Et l’avenir de sa lignée est dévoilé : « Fructifie, multiplie !
Une nation et une assemblée de nations seront de toi. Des rois de tes lombes
sortiront. La terre que j’ai donnée à Abraham, à Isaac, je te la donne et à ta
semence après toi, je donne la terre. » (XXXV, 11-12.)
Il ne faut pas tout prendre à la lettre. Le combat de Jacob avec « l’homme » est
mythique et symbolique. Il s’agit d’une confrontation au plus haut degré de
l’existant humain avec Dieu. Et Jacob, même s’il demeure inférieur (sa cuisse
démise en témoigne), sort vainqueur de cette épreuve, et Yahvé le reconnaît. Il a
osé résister, il est allé jusqu’au bout de ses possibilités.

Un célèbre agnostique du XXe siècle, André Breton, initiateur et théoricien du


surréalisme, exprimait le modeste vœu de « n’avoir pas démérité de l’aventure
humaine » à la fin d’entretiens radiophoniques réalisés au milieu du siècle. Jacob-
Israël est de ces existants humains qui peuvent se glorifier de ne pas avoir
démérité de l’aventure humaine : ils ne se sont jamais pris pour Dieu (comme l’ont
fait nombre de rois, d’empereurs et de dictateurs, tels Alexandre le Grand, Hitler
et Staline), mais ont été capables de soutenir la provocation de Dieu. En ce sens,
ils donnent la preuve qu’ils sont dans leur rôle : continuer la création divine. Car
telle était la mission confiée à l’homme lorsque Yahvé a créé Adam et Ève et les a
chassés du jardin d’Éden pour qu’ils fassent fructifier la terre.
Cette mission, Jacob en est à présent investi, et de façon définitive. Il a donné
la preuve qu’il avait compris ce que Dieu attendait de lui. Car, on l’oublie un peu
trop, Dieu vomit les tièdes. Les Évangiles le démontreront amplement. Et l’on sait
également que les plus grands « saints » ont bien souvent été les plus grands
« pécheurs » – saint Augustin en est un exemple remarquable – et cela en
conformité avec la parabole de l’enfant prodigue.
Mais c’est aussi une prise de conscience : Jacob ne fuit pas ses responsabilités.
Chaque fois qu’il a transgressé les conventions en usage, il a assumé les
conséquences qui découlaient de ces transgressions. Or, la lutte avec Dieu est
l’ultime épreuve à laquelle il est confronté. Dieu reconnaît en lui l’homme dans
toute sa plénitude : Jacob est réellement libre et à l’image du créateur. Telle est la
leçon qu’on peut tirer de ce récit biblique surgi de la nuit des temps avec tout son
mystère et toute son ambiguïté.
11
-
Œdipe

En survolant l’histoire de l’humanité et les mythes fondamentaux qu’elle


génère, on doit convenir que tous les existants ne peuvent pas, comme Jacob,
tenir tête à Dieu. Seuls quelques privilégiés y parviennent, et cela après de longues
épreuves qui sont d’ailleurs autant d’initiations, c’est-à-dire de franchissements de
seuils. La fable grecque d’Œdipe est à cet égard particulièrement éclairante, à
condition qu’on veuille bien la débarrasser – sans la nier – de l’interprétation
psychanalytique qui en a été faite par Freud. Car Œdipe est l’exemple parfait de
l’humain confronté au divin. Un humain qui, par son orgueil – ou plutôt sa vanité
et son appétit de pouvoir –, se trouve accablé lamentablement parce qu’il n’a
jamais été véritablement maturé et qu’il en est resté au stade des instincts
primaires, ceux qui se logent inconsciemment dans le cerveau reptilien.
La plus ancienne relation de la légende d’Œdipe est Œdipe roi, la pièce de
théâtre de Sophocle, datant du milieu du Ve siècle avant notre ère. Cela ne veut
pas dire qu’il n’ait pas existé auparavant d’œuvre littéraire sur le même sujet, mais
il faut toujours reconnaître que la mythologie grecque, même dans la Théogonie
d’Hésiode et dans les poèmes homériques, nous est parvenue sous une forme
« intellectuelle », « artistique », probablement déformée par rapport aux
archétypes. Cependant, le fait que ce soit une pièce de théâtre, plus exactement
une « tragédie », incite à croire que le schéma primitif de la fable est respecté. En
effet, une tragédie, chez les Grecs de l’Antiquité, est encore une liturgie religieuse :
c’est littéralement le « sacrifice du bouc » autrement dit la représentation d’un
sacrifice sanglant. Le théâtre, en Grèce comme dans l’Europe du Moyen Âge, est le
prolongement de longs offices religieux. Les représentations théâtrales avaient
lieu lors des grandes fêtes, et uniquement en ces occasions. D’où le caractère sacré
de ces tragédies qui témoignent d’antiques rituels liés à des mythes fondateurs.
Il faut donc examiner l’histoire d’Œdipe, qui est liée non seulement à l’oracle de
Delphes, mais à l’histoire archaïque des cités rivales de Thèbes, de Corinthe et
d’Athènes, à travers le canevas dramatique légué par Sophocle. Œdipe est le fils de
Jocaste et de Laïos, reine et roi de Thèbes. C’est Jocaste elle-même qui s’exprime :
« Un oracle fut dicté jadis à Laïos, je ne dirai pas par Apollon lui-même, mais par
un de ses ministres. Cet oracle annonçait que sa destinée le condamnait à périr de
la main d’un fils qu’il aurait de moi […]. Pour son fils, les trois jours qui suivirent
la naissance s’étaient à peine écoulés, que, lui liant les pieds, Laïos le fit jeter, par
des mains étrangères, dans le vallon d’une montagne inaccessible » (Œdipe roi). Il
s’agit là d’une authentique révolte contre Dieu : le père, avec la complicité de la
mère, veut déjouer une destinée fatale fixée de toute éternité.
Mais tout ne se passe pas comme prévu. Dans la scène finale de la tragédie,
Phorbas, messager de Corinthe, vient annoncer à Œdipe la mort de ceux qu’il croit
être ses parents. Phorbas parle avec un vieux berger thébain : « Quand, sur le
mont Cithéron, nous conduisions, dit le messager, lui deux troupeaux, et moi un
seul, je le voyais souvent. » Phorbas s’adresse alors directement au berger : « Te
rappelles-tu que tu me remis un enfant pour l’élever comme mon propre fils ? » Le
berger se souvient en effet que, empli de pitié pour le nouveau-né dont il avait
percé les pieds afin de le suspendre à un arbre, il n’avait pu se résoudre à
l’abandonner aux bêtes sauvages. Il apporte la confirmation qu’il lui a confié
l’enfant « aux pieds enflés » (c’est le sens du nom d’Œdipe). Phorbas corrobore les
paroles du berger et explique qu’ayant pris l’enfant avec lui, il est allé le porter à
Polybe et Mérope, roi et reine de Corinthe qui se lamentaient de ne pas avoir de
descendance. Polybe et Mérope adoptèrent et élevèrent le jeune garçon comme s’il
avait été leur propre fils.
Des textes postérieurs à la tragédie de Sophocle s’étendent sur des détails. À la
cour du roi Polybe, Œdipe devient un jeune homme ayant toutes les qualités. Les
officiers du roi admirent en plusieurs occasions son intelligence et son adresse.
Mais, vainqueur dans tous les jeux du gymnase, il excite fatalement la jalousie de
ses compagnons. Un jour, l’un d’entre eux, pour le mortifier, lui dit publiquement
qu’il n’est qu’un enfant trouvé. Une telle anecdote se retrouve fréquemment dans
[112]
les récits mythologiques et dans les contes populaires . Œdipe est
profondément atteint par cette flèche empoisonnée, et cela va modifier tout le
cours de son existence. Car, jusqu’à présent, la révolte contre Dieu était celle de
ses parents : elle va maintenant devenir la sienne. Ayant interrogé à maintes
reprises celle qu’il considère comme sa mère, il n’obtient aucune réponse : Mérope
le chérit vraiment comme s’il était son fils biologique et élude toutes les
présomptions avancées par Œdipe. Désespéré et anxieux d’en savoir plus, celui-ci
va consulter l’oracle de Delphes. Le message qu’il reçoit n’est guère rassurant :
« Ne reparais plus dans ton pays natal si tu veux éviter de tuer ton père et de
devenir l’époux de ta mère. »
Terrifié par cette prophétie, Œdipe va se précipiter dans le piège que lui
tendent les dieux et que Jean Cocteau a admirablement décrit dans sa pièce de
théâtre La Machine infernale (dont le titre, à lui tout seul, résume la tragédie
vécue par le malheureux héros). Résolu de ne jamais retourner à Corinthe qu’il
considère comme sa patrie, il s’en va vers la Phocide. Or, arrivé près du bourg de
Delphes, il rencontre, dans une étroite vallée qui ne permet qu’un passage à la fois,
un char qui vient en sens inverse, transportant quatre personnes, dont un vieillard
qui lui demande sèchement et violemment de s’écarter pour le laisser passer. Fier
et orgueilleux qu’il est, Œdipe refuse. La querelle s’envenimant, le vieillard et lui
en viennent à se battre. Le vieillard est tué et Œdipe poursuit son chemin, bien
persuadé d’avoir, au péril de sa vie, sauvé son honneur en état de légitime défense.
La psychanalyse s’est emparée de tous ces détails, et il faut bien avouer qu’ils
ont leur importance. Comme le dit Paul Diel dans son remarquable ouvrage, Le
[113]
Symbolisme dans la mythologie grecque , « les tendons coupés à Œdipe
enfant symbolisent une diminution des ressources de l’âme, une déformation
psychique qui caractérisa le héros toute sa vie […]. Le mythe compare ainsi la
démarche de l’homme à sa conduite psychique. […] Or, l’homme psychiquement
boiteux est le nerveux. Œdipe est le symbole de l’homme chancelant entre
nervosité et banalisation. Il surcompense son infériorité (l’âme blessée) par une
active recherche d’une supériorité dominatrice. Mais sa réussite extérieure
deviendra cause de sa défaite intérieure ». Œdipe n’est pas à la hauteur de Jacob :
celui-ci est devenu boiteux après sa confrontation avec Yahvé. Œdipe est boiteux
avant même d’agir. Il est boiteux par nature. Il est marqué définitivement par
l’échec, même s’il sort apparemment vainqueur de l’épreuve. De plus, dit encore
Paul Diel, « comme toute cavité (antre du dragon, enfer, etc.) le chemin creux est
symbole du subconscient ». La rencontre d’Œdipe et de son père, rencontre fatale,
se produit donc dans les plus basses couches de la conscience. Œdipe ne sait rien,
il est innocent : et pourtant, cette agression contre le père figure nettement « le
conflit meurtrier qui déchire l’âme du boiteux : l’ambivalence entre la vanité
blessée et la vanité triomphante ». C’est là toute la différence entre Œdipe et
Jacob. Jamais Jacob n’a cherché à tirer parti de sa lutte avec « l’ange ». Œdipe, au
contraire, se glorifiera d’avoir éliminé un homme qui s’opposait à lui. L’orgueil qui
domine Œdipe est ce qui causera sa perte.
Voici donc Œdipe lancé sur la route de son destin. Il se dirige vers Thèbes,
toujours inconsciemment, dans une sorte de regressus ad uterum. Mais la ville de
Thèbes est tourmentée par la présence, en dehors des enceintes, d’un monstre
indéfinissable, au visage et à la poitrine de jeune fille, le reste du corps étant
léonin. Ici l’Égypte et la Grèce se mêlent en une même origine mythologique. Ce
monstre est en effet le Sphinx, ou plutôt la Sphinge, être ambigu qui symbolise
une féminité énigmatique que doit décrypter et démystifier tout être masculin. Ce
Sphinx interroge tous ceux qui passent près de lui aux portes de Thèbes et leur
pose une question à laquelle ils doivent répondre sous peine d’être dévorés. C’est
une calamité pour Thèbes et, depuis la mort du roi Laïos, Créon qui, en tant que
frère de la reine, assume le rôle de régent, a fait savoir que celui qui aurait raison
du Sphinx deviendrait roi de Thèbes en épousant la reine veuve Jocaste.
Œdipe, en apprenant cela, ne se tient plus de joie. Il découvre tout à coup la
puissance de son orgueil en même temps que son désir profond de contrer le
destin qui lui a été assigné par les dieux. Sa révolte est immédiate : lui, le fils du
roi de Corinthe, peut-être un bâtard né de l’union accidentelle de deux êtres – et,
qui sait ? de deux êtres de classe inférieure –, il doit s’affirmer et prouver au
monde entier non seulement sa valeur mais sa raison de vivre. C’est pourquoi il se
lance avec une prétention démesurée dans l’épreuve proposée sans même savoir
quels en sont les tenants et aboutissants. Œdipe, avant d’être aveugle
physiquement, est déjà atteint de cette cécité psychologique qui causera plus tard
sa perte, à moins que ce ne soit son ascension vers un état supérieur de l’être.
Le voici donc devant la Sphinge. C’est évidemment un monstre : il a la tête, le
visage, les mains, la poitrine d’une jeune fille, le reste du corps d’un chien ou d’un
lion, la voix d’un homme, la queue d’un serpent, les ailes d’un oiseau et les griffes
d’un félin. Il se tient sur une colline, juste à l’entrée de Thèbes. Là, il arrête tous les
voyageurs, leur propose une énigme captieuse et dévore ceux qui ne peuvent la
résoudre. Plusieurs milliers d’infortunés ont déjà péri dans cette aventure. Et
pourtant, quoi de plus simple que cette énigme : quel est l’animal qui a le matin
quatre pieds, deux à midi, et trois le soir ? C’est une question stupide, bien
entendu, mais pernicieuse. Œdipe, chargé d’une stupidité innée, est le seul
capable de la comprendre et d’y répondre : « c’est l’homme qui, dans son enfance,
marche à la fois sur ses pieds et sur ses mains, dans l’âge adulte seulement sur ses
deux pieds et, dans sa vieillesse en s’aidant d’un bâton comme troisième pied ». Le
monstre, entendant cette réponse, et se voyant démasqué dans sa stupidité, ne
peut continuer à vivre : il s’élance du rocher où il se juchait et se brise la tête au
fond de l’abîme.
De nombreux récits d’origine mythologique font état de la victoire d’un héros
sur un monstre : tel est le cas du Siegfried-Sigurd germano-scandinave, vainqueur
du dragon Fafnir, ou de Tristan sur le « grand serpent crêté » d’Irlande, sans
parler du roi Arthur – aidé par saint Efflam – qui pourchasse le dragon qui
terrorisait la Lieue de Grève, au nord de la Bretagne armoricaine. Dans chacun de
ces récits, on voit le héros franchir une étape initiatique, acquérir certains
pouvoirs magiques ou épouser une princesse, ce qui est symbolique d’une prise de
pouvoir. Mais il faut remarquer qu’Œdipe ne tue pas le dragon par l’épée : il se
contente de néantiser le monstre en le prenant à son propre piège, comme le fait,
dans la légende bretonne, saint Efflam capturant le dragon – et le captivant – en
lui mettant son étole autour du cou.
Le monstre éliminé est de nature féminine : c’est la Sphinge, image évidente
d’une féminité agressive, dévoreuse, redoutable. L’interprétation psychanalytique
qui en a été faite depuis les réflexions de Freud ne laisse aucun doute sur ce point :
Œdipe est hanté par l’aspect terrifiant de la femme, en l’occurrence d’une mère
phallique et, dans sa rencontre avec la Sphinge, il démystifie complètement cette
image de la mère dévoreuse. Il a vaincu cette fameuse terreur de la vagina
dentata, le sexe profond, ce sexe qui saigne parfois, ce sexe mystérieux et
engloutisseur que le peintre Gustave Courbet a si admirablement représenté dans
son célèbre et scandaleux tableau fort subtilement intitulé « l’Origine du monde ».
Œdipe est libéré. Du moins, il se croit libéré alors que les mâchoires du piège
infernal que lui ont préparé les dieux se referment sur lui. Œdipe s’est révolté
contre les dieux en fuyant Corinthe, mais il n’en a pas perdu pour autant la
mémoire : il est fils de roi, il veut régner. L’occasion se présente à lui, et puisqu’il
refuse de régner sur Corinthe et qu’un trône lui est offert en même temps qu’une
femme, il régnera sur Thèbes. Son ambition et son appétit de pouvoir font tomber
les dernières barrières qui auraient pu lui éviter un si tragique destin.
D’ailleurs, pendant de nombreuses années, après avoir épousé Jocaste, il est
heureux. Il vit dans l’inconscience. Jocaste a mis au monde quatre enfants, deux
fils, Étéocle et Polynice, et deux filles, Antigone et Ismène. Œdipe est comblé,
Jocaste également, et tout se passe dans la sérénité absolue, dans le meilleur des
mondes possible. Mais les dieux n’ont pas oublié l’affront que leur a infligé Œdipe
en fuyant l’oracle. L’illusion va bientôt se dissiper. Une peste s’abat sur Thèbes,
beaucoup plus redoutable que le Sphinx, car elle n’épargne personne. Bien
entendu, on envoie des messagers consulter l’oracle de Delphes. La réponse est
sans ambiguïté : « Cette calamité ne cessera que le jour où le meurtrier de l’ancien
roi Laïos sera connu et banni de la Béotie. »
Œdipe ne peut plus reculer. Il est roi et assume toutes les lourdes
responsabilités de sa fonction : « C’est à moi de remonter à la source du crime, et
de produire au grand jour […]. Je vais parler comme étranger à ce que l’oracle
vient de nous apprendre, comme étranger au crime qui s’est commis, et dont je ne
puis découvrir la trace si l’on ne m’en fournit pas les moyens. Reçu depuis peu de
temps au nombre des citoyens de Thèbes, je ne puis vous secourir que par cet
ordre que je vais publier. Quiconque d’entre vous sait de quelle main a péri Laïos,
fils de Labdakos, je l’invite à me le découvrir sans déguisement. Si celui qui en fut
l’assassin craint d’être dénoncé, qu’il prévienne la dénonciation et s’accuse ; il
n’aura rien de fâcheux à souffrir, et l’exil sera son seul supplice. » (Œdipe roi.)
Après ces bonnes résolutions d’Œdipe et l’intervention du devin aveugle
Tirésias – qui connaît la vérité mais ne la dévoile que par allusions –, la pire
confusion s’installe dans le palais royal de Thèbes. Œdipe, qui vient d’accuser
Tirésias et son beau-frère Créon de comploter contre lui, en vient à raconter le
drame qu’il a vécu en tuant le vieillard rencontré dans une gorge étroite, près de
Delphes : « Près des trois chemins, un héraut et un homme tel que tu me l’as
décrit [Laïos], montés sur un char, parurent devant moi. Le conducteur et le
vieillard lui-même voulurent m’écarter avec violence. Dans ma colère, je frappe le
guide audacieux qui me poussait hors du chemin. Le vieillard, qui me voit passer
près du char, m’observe et m’atteint de son fouet sur le milieu de ma tête. Il en
porta bientôt la peine. Je le frappai du bâton dont ma main était armée ; aussitôt,
il tomba du haut de son char à la renverse, et roula dans la poussière. Tous ses
compagnons périrent sous mes coups. » (Œdipe roi.) C’est alors qu’arrive le
messager de Corinthe venant annoncer à Œdipe la mort de Polybe, celui qu’il croit
son père. Œdipe, qui commençait à craindre le pire, reprend espoir : sans pouvoir
nier qu’il est le meurtrier involontaire de Laïos, il se réjouit d’avoir fait mentir
l’oracle d’Apollon, puisque Polybe est mort de sa belle mort et qu’il n’a
évidemment pas épousé Mérope.
Il se réjouit trop vite, car le messager va lui ouvrir les yeux sur une réalité
implacable : « Polybe ne t’est rien par le sang. […] Sache qu’il te reçut de mes
mains comme un cher présent. » Et le messager d’expliquer les circonstances dans
lesquelles il avait accepté de s’occuper de l’enfant aux pieds troués que lui avait
remis le berger de Laïos. Œdipe, toujours dévoré par l’orgueil, se demande alors
s’il n’est pas un simple fils d’esclave. Il ordonne qu’on lui amène le berger censé
l’avoir confié au messager. Jocaste, qui soupçonne la vérité, tente vainement de le
faire renoncer à son enquête.
Le berger, mis en présence d’Œdipe et de Jocaste, met fin aux derniers doutes
que pouvaient encore avoir le roi et la reine de Thèbes. Œdipe s’écrie : « Hélas !
tout est enfin éclairci. Ô lumière du jour, je te regarde pour la dernière fois, moi
qui suis né de parents dont je n’eusse jamais dû naître, moi qui ai formé des
nœuds incestueux, moi qui ai versé le sang de mon père. » On connaît la suite :
Jocaste, incapable de supporter l’horrible réalité, se retire et s’étrangle. Œdipe se
lamente et se révolte contre lui-même et, sans plus attendre, se crève les yeux.
Les psychanalystes ont interprété ce geste comme un équivalent de la
castration. Œdipe n’est plus capable, lui non plus, de supporter l’horreur de sa
situation, il préfère ne plus rien voir et, pour se châtier lui-même par où il a
commis le crime, il en vient à s’émasculer symboliquement. Cette interprétation
n’est pas sans intérêt, mais elle ne tient pas compte de la dimension métaphysique
– et même religieuse – de cette tragédie qui est, il faut le répéter, un rituel sacré
dont les prêtres sont des humains confrontés aux dieux. Et ce sont les dieux qui
sortent vainqueurs de l’épreuve, car les dieux, selon la conception pessimiste des
Grecs, peuvent s’acharner sur les existants humains qui s’obstinent à vouloir
détourner leurs plans. Est-ce Apollon ou Zeus qui en a ainsi décidé ? On ne le sait
pas. Mais c’est la même entité divine que l’Élohîm de la Genèse : en se révoltant
contre le plan divin, Œdipe s’est mis « hors la loi » et il doit subir les conséquences
de cette révolte.
On peut comparer le destin d’Œdipe à celui d’Orphée, autre personnage
mythique et emblématique de la fable grecque. Orphée, qui voit mourir Eurydice,
celle qu’il aime passionnément, n’admet pas le fait accompli. Il engage une révolte
insensée contre toutes les divinités, se fiant pour cela à son art et à son habileté. Il
est en effet un charmeur, et par ses charmes (en latin carmina, mot qui signifie à
la fois « chants » et « sortilèges »), il parvient à remonter le temps, à fléchir tous
les êtres de l’autre monde, à passer la frontière entre la vie et la mort, et à ramener
son Eurydice vers la surface terrestre.
Mais cette victoire apparente est soumise à une condition formelle qu’Orphée
sera incapable de respecter. Le maître des Enfers lui a rendu Eurydice sous
réserve qu’il ne se retourne jamais sur le chemin du retour, ce qui veut dire qu’il
doit complètement oublier ce qui s’est passé, qu’il doit néantiser un événement
fâcheux, comme si ce passé n’avait jamais existé. Mais l’impatience d’Orphée a
faussé le jeu, comme la volonté de savoir d’Œdipe a précipité sa chute dans les
ténèbres. Orphée, se lamentant sans cesse de la perte d’Eurydice et de sa faiblesse,
mourra bientôt, déchiré et lacéré par les Bacchantes qu’il a longtemps méprisées.
Il sera donc démembré, sans aucun espoir d’être rétabli dans son intégralité. Mais
n’était-il pas déjà démembré de son vivant ? Œdipe n’est pas « éclaté », lui, il est
au contraire tout entier concentré sur son ego, il est sûr de lui, et c’est ce qui le
perdra, du moins en apparence. Car il ne faut peut-être pas prendre toute cette
histoire à la lettre.
Le schéma œdipien se retrouve sous de multiples variantes dans de
nombreuses traditions, savantes ou populaires, comme en témoigne un conte oral
[114]
provençal recueilli à la fin du XIXe siècle . Il s’agit d’une veuve, très riche, qui
veille jalousement sur un fils qu’elle aime d’une façon trop exclusive. En fait, elle
le châtre, surveillant ses moindres gestes, comme si elle voulait se le réserver pour
elle-même. Elle pourrait incarner la Sphinge, cet aspect dévorateur de la mère
phallique. Lorsqu’elle s’aperçoit que son fils a des relations sexuelles avec sa jeune
domestique, elle la congédie brutalement, profitant d’une absence momentanée de
son fils. Elle prend place dans le lit de la servante dans le but de donner au jeune
homme une sévère leçon de morale. Malheureusement, elle s’endort, et lorsque le
fils revient au logis, quelque peu éméché et très excité, il se précipite aveuglément
sur la femme qui occupe son lit, croyant qu’il s’agit de la servante, et la viole
littéralement sans que celle-ci ait le temps de réagir.
En soi, cela ne serait qu’un incident sans gravité. Mais il y a une conséquence
fâcheuse : la dame veuve s’aperçoit bientôt qu’elle est enceinte. Elle parvient
néanmoins à cacher sa grossesse et accouche dans le plus grand secret d’une petite
fille qu’elle fait élever au loin par une femme de confiance. Les années passent. Le
sentiment maternel de la veuve prend le dessus sur sa honte. Elle explique à son
fils qu’elle s’occupe d’une jeune orpheline et qu’elle voudrait bien la faire venir à la
maison pour parfaire son éducation.
Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes si le fils ne tombait pas
follement amoureux de la jeune fille, allant jusqu’à vouloir l’épouser. La mère
essaye de l’en dissuader, mais rien n’y fait. Le jour du mariage, « la cérémonie se
fit à la mairie et à l’église. En rentrant à la maison, la mère, affolée par son
désespoir, monta dans sa chambre, écrivit sur un morceau de papier l’horrible
vérité et se tira un coup de pistolet dans le cœur ». Le fils trouve alors sa mère
morte, lit la confession de celle-ci et, dans son désespoir, se tue également. « La
jeune veuve les fit enterrer séparément et voulut qu’on écrivît sur la tombe de
l’un : ici repose mon époux, mon frère et mon père ; et sur celle de l’autre : ci-gît
ma mère, la mère et la femme de mon mari. Puis elle entra dans un couvent pour
y passer le reste de ses jours. »
Cette tragique et pitoyable aventure, peut-être inspirée par un fait divers réel,
contient les principaux éléments du schéma œdipien. Certes, ce n’est pas à cause
d’un oracle que toute cette « machine infernale » se déclenche, mais le fait que la
dame en question soit une mère possessive est une sorte de fatalité qui s’acharne
contre tous les protagonistes de l’histoire. La mère est littéralement possédée par
l’Anagkê telle que les Grecs la ressentaient. Elle tombe dans un premier piège du
destin en voulant garder son fils pour elle et le préserver de toute souillure
« morale ». Le deuxième piège est plus redoutable, puisqu’elle amène le loup dans
la bergerie en faisant venir sa fille sous son toit. Désormais, tout est joué. Et
comme Jocaste, la veuve, par ailleurs fort respectable, se fait broyer par la fatalité,
entraînant avec elle son malheureux fils.
En dernière analyse, la légende d’Œdipe, toute tragique qu’elle paraisse, est
beaucoup plus sereine, pour peu qu’on veuille bien mettre à l’écart l’interprétation
psychanalytique de l’aveuglement volontaire comme un substitut de la castration,
ou encore celle, plus traditionnelle, qui explique cet aveuglement comme la prise
de conscience d’une indignité morale. En fait, la tragédie d’Œdipe se termine bien,
même si ses deux fils Étéocle et Polynice vont s’entre-tuer, et même si sa fille
Antigone subit un sort déplorable après avoir bravé tous les interdits. Et c’est
encore Sophocle qui en porte témoignage dans un autre de ses drames, Œdipe à
Colone.
Œdipe est chassé de Thèbes parce qu’il l’a demandé et à cause de l’hostilité
marquée de Créon et de ses deux fils. Mais Antigone, bientôt rejointe par sa sœur
Ismène, va conduire l’aveugle Œdipe vers le lieu où il trouvera sinon sa
rédemption, du moins sa réconciliation avec les divinités. En se crevant les yeux,
Œdipe n’a fait que remonter le temps : il est revenu à l’état d’innocence primitive,
celui d’avant l’arbre de la Connaissance, lorsque les yeux d’Adam et Ève n’étaient
pas encore dessillés et qu’ils ne savaient pas qu’ils étaient nus. En ce sens, on peut
dire qu’Œdipe, après un long parcours initiatique où, à la recherche de lui-même,
il errait à travers les pires expériences de la vie, réussit sa mort. Le voici donc à
Colone, non loin d’Athènes, dans un bois consacré aux Euménides.
Ces Euménides, dont le nom signifie les « Bienveillantes », sont l’aspect
bénéfique des divinités féminines du destin qu’on appelle les Érynnies (les
« furies », les « vengeresses ») lorsqu’on les considère sous leur aspect maléfique.
Étant donné les souffrances d’Œdipe et le dévouement d’Antigone, ce sont les
Euménides qui accueillent le proscrit. Œdipe pourra donc mourir en paix, libéré
de ses tourments, en quelque sorte absous à la manière chrétienne, et bénéficiant
en outre de la généreuse protection de Thésée, le roi d’Athènes.
Les derniers instants d’Œdipe sont entourés d’une étrange atmosphère : il dit à
Thésée et à ses deux filles de le suivre en un endroit écarté du bois sacré. Antigone
et Ismène baignent leur père et le revêtent d’une « robe nouvelle selon les rites
prescrits ». C’est alors qu’après un « tonnerre souterrain » se fait entendre la voix
du dieu, Zeus ou Apollon, on ne sait pas très bien : « Œdipe ! Œdipe ! qui te
retient ? Marche. Tu tardes trop. » Œdipe demande alors à Thésée de protéger ses
filles, puis il ordonne à celles-ci de se retirer. Il reste seul avec Thésée. Le chœur
(c’est-à-dire le peuple) qui relate l’événement décrit ainsi la scène : « Nous nous
retirons, gémissant et versant des larmes sur les pas de ses filles. À quelques pas
de là, nous tournons la tête : Œdipe avait disparu, et Thésée, la main sur le front,
se cachait les yeux, comme frappé de terreur à l’aspect de quelque spectacle
horrible. Bientôt nous l’avons vu se prosterner pour adorer à la fois la Terre et
l’Olympe où résident les dieux. Thésée, seul entre les mortels, pourrait dire
comment il a péri. La foudre n’est pas tombée sur lui pour le consumer, nulle
tempête n’est venue du sein des mers pour l’enlever : ou quelque dieu l’a ravi, ou
les fondements de la terre se sont ouverts d’eux-mêmes pour lui ménager un
passage facile aux enfers. » (Œdipe à Colone.)
De toute évidence, il ne s’agit pas d’un châtiment infligé à Œdipe par des
divinités courroucées, mais plutôt d’une sorte d’apothéose qui fait penser à
l’assomption d’Élie projeté dans le ciel dans un char de feu, selon le récit biblique.
« Sa mort a été douce et merveilleuse » précise Sophocle qui ajoute : « Il faut donc
bien moins le pleurer que l’envier. »
Cette phrase du poète grec est à méditer. Oui, Œdipe a été un « révolté de
Dieu ». Il n’a pas accepté le sort que lui réservait la divinité. La révolte d’Œdipe
était louable, car il refusait de devenir un criminel, d’où sa fuite de Corinthe et
toutes les transgressions involontaires qu’il était obligé d’accomplir, entraîné qu’il
était dans l’engrenage de cette « machine infernale ». Il ne pouvait pas s’en sortir,
puisque les dieux en avaient décidé ainsi. Au moins, Job, dans le récit biblique, a
encore sa liberté : il peut blasphémer ou se soumettre. Au moins Jacob, qui
transgresse toutes les lois humaines et divines, a la possibilité d’accepter ou de
refuser le fameux « combat avec l’ange ». Œdipe n’a pas le choix. Comme les héros
germaniques qui savent que tous leurs efforts seront vains mais qui les assument
quand même, Œdipe, malheureux existant humain, tente désespérément de se
montrer digne de son « aventure humaine ». Il n’y réussit pas. Mais les dieux, pris
de pitié, le rédiment et l’admettent dans un éternel présent.
Il y a dans la tragique légende d’Œdipe quelque chose de chrétien, du moins si
l’on veut bien oublier un instant que les dieux grecs s’acharnent sur certains
mortels. Mais peut-être est-ce pour que ces malheureux mortels manifestent leur
sainteté ? Dans le célèbre Livre des Morts des anciens Égyptiens, lorsque l’âme du
défunt quitte son corps, il doit affirmer qu’il n’a pas commis de méfaits durant son
existence, et c’est à cette condition qu’il est admis dans l’Aventi, ce séjour
bienheureux situé à l’ouest du monde et où règne le dieu Osiris, le démembré
ressuscité comme le sera le Christ.
Il y a incontestablement des accents chrétiens dans le récit de Sophocle
concernant la mort d’Œdipe. Une comparaison s’impose alors avec un texte
chrétien considéré comme apocryphe, rédigé vraisemblablement au IIIe siècle, et
dont l’original grec a été transcrit en de nombreuses langues et répandu largement
dans les primitives communautés chrétiennes d’Orient et d’Occident :
l’Apocalypse de Paul. Censé être écrit par l’apôtre Paul de Tarse, le récit le
présente « ravi » dans l’autre monde par un ange qui lui dit de regarder vers la
terre : « Je vis un homme sur le point de mourir […]. Je regardai de nouveau et vis
toutes les œuvres qu’il avait accomplies au nom de Dieu, tout ce qui l’avait occupé,
qu’il s’en souvînt ou non ; tout cela se dressait devant lui, à l’heure de la détresse.
[…] Avant qu’il ne quittât ce monde, il fut entouré des anges saints et des anges
mauvais : je les vis tous, mais les anges mauvais ne trouvèrent point demeure en
[115]
lui ; les anges saints, au contraire, s’emparèrent de son âme et la guidèrent .»
Ces anges de la tradition judéo-chrétienne ne sont-ils pas les équivalents des
Euménides grecques ?
Il est étrange de constater l’existence d’une communauté spirituelle qui englobe
la mentalité grecque indo-européenne et celle, d’origine sémitique, qui s’est
développée, surtout à Alexandrie, au début de l’ère chrétienne et qui a subi, c’est
certain, des influences gnostiques. Le texte de l’Apocalypse de Paul ramène
formellement à la fin « apaisée » du malheureux Œdipe, ce « maudit des dieux »
dont les monstruosités ont été jugées involontaires par les puissances de l’au-delà.
« Recueillant l’âme au sortir du corps, [les anges] l’embrassèrent aussitôt comme
on embrasse un être familier, disant : Courage, âme ! car tu as fait la volonté de
Dieu tant que tu étais sur la terre. Vers elle vint l’ange qui la surveillait jour après
[116]
jour ; il lui dit : Courage, âme ! je me réjouis en toi, car tu as fait sur la terre
la volonté de Dieu, et moi, je rapportais à Dieu toutes tes bonnes actions, telles
quelles. De même l’Esprit s’en vint à sa rencontre et lui dit : Âme ! ne crains pas,
ne te trouble pas en attendant d’arriver au lieu que jamais tu ne connus ; je serai
ton aide : en toi j’ai trouvé réconfort, au temps où j’habitais en toi, lorsque j’étais
[117]
sur terre. L’Esprit la rassura, l’ange la prit et la mena au ciel .»
Oui, Œdipe a fait la volonté de Dieu, même s’il s’est révolté contre l’oracle. Car
si le sort des existants humains est parfois triste et tragique, les desseins de Dieu
sont toujours impénétrables.
12
-
Jésus-Christ

Dans la longue liste des révoltés de Dieu, Jésus-Christ occupe un rang qui
apparaît à l’analyse comme primordial. Au risque de heurter les sensibilités des
croyants comme celles des incroyants, on peut même affirmer que Iesboua ben
Iosseph, puisque tel est son nom en hébreu, est le type le plus absolu du révolté de
Dieu. Et il est sans aucun doute le personnage qui a marqué le plus profondément
et le plus durablement l’histoire de l’humanité.
Pour mener à bien cette enquête sur Jésus, il convient d’accepter deux
postulats fondamentaux. Le premier est d’ordre historique : Ieshoua ben Iosseph a
réellement existé ; il est né en l’an - 6 et a été crucifié par les Romains dans les
années 30 de l’ère chrétienne. On peut l’affirmer malgré le manque d’information
sur cette période, qui paraît avoir été « expurgée » de toutes références précises à
[118]
ce qui s’est passé en Palestine pendant l’occupation romaine . Le deuxième
postulat est d’ordre théologique : selon la doctrine officielle de l’Église catholique
romaine, des orthodoxes et des Églises réformées, Jésus est à la fois Dieu et
Homme, autrement dit il a la toute-puissance divine et la fragilité humaine, ce qui
[119]
en fait une figure exceptionnelle à tous points de vues .
La première constatation est la suivante : on ne sait strictement rien de précis
quant à la naissance, à l’enfance et à l’adolescence de Jésus. Le seul évangéliste qui
aurait pu en parler est saint Jean, l’apôtre « que Jésus aimait », qui, selon la
tradition, a vécu de longues années avec Marie à Éphèse. Par conséquent, il aurait
pu avoir recueilli des confidences de la mère du Christ. Mais il est absolument
muet sur ce point. Il ne nous présente Jésus qu’à partir du début de son
« apostolat ». Cela peut être surprenant, mais c’est ainsi. Seuls, les trois
synoptiques s’étendent sur ce sujet, le plus loquace étant saint Luc, secrétaire de
saint Paul, qui n’a jamais connu personnellement Jésus et qui semble bien avoir
enrichi la jeunesse du Messie d’un fatras de légendes aussi édifiantes que
symboliques, en particulier celle de la « Sainte Famille ».
En effet, aucun texte, qu’il soit canonique ou apocryphe, ne parle d’un mariage
consommé entre Joseph et Marie. Le récit de Luc lui-même est sans aucune
[120]
ambiguïté : « Et c’est en ces jours, un édit de César Auguste sort pour
recenser tout l’univers. Ce recensement est le premier, Quirinus étant gouverneur
de Syrie. Ils vont tous se faire inscrire, chacun dans sa ville. Iosseph monte aussi
[121] [122] [123]
de Galil , de la ville de Nasérèt , vers Iehouda , vers la ville de
David, appelée Beit Léhem. Il est de la maison de David et de son clan. Il se fait
[124]
recenser avec sa fiancée qui est enceinte . » (Luc, II, 1-5, trad. Chouraqui.)
Les Évangiles canoniques, du moins les textes qui ont été soigneusement
expurgés par les Pères de l’Église, sont plutôt embarrassés sur ce sujet et ne
donnent guère de détails. Pour en savoir plus, il est indispensable de se référer à
certains écrits apocryphes (sans oublier que le mot apocryphe signifie « caché,
secret »), en particulier le Protévangile de Jacques, l’Évangile du Pseudo
Matthieu et le Livre de la nativité de Marie. Il apparaît alors que Miriâm (Marie),
dans son enfance, a été placée, comme d’autres petites filles de son âge, dans le
Temple de Jérusalem pour y exercer une activité cultuelle, selon la mode du
temps : « Elle faisait en sorte d’être la première aux vigiles, la plus instruite dans
la connaissance de Dieu, la plus empressée en charité, la plus pure en chasteté, la
plus parfaite en toute vertu. » (Pseudo Matthieu.)
Mais si, à Rome, les vestales passaient leur vie entière dans le Temple, à
entretenir le feu sacré, il n’en était pas de même à Jérusalem. On connaît la
terreur des Hébreux pour le sang, particulièrement le sang menstruel, avec tous
les interdits qui en découlent. Une femme qui a ses règles est non seulement
considérée comme impure, mais elle « pollue » littéralement tout ce qui
l’environne. Une fois parvenue à sa puberté, une fille ne peut plus assumer le
service au Temple puisqu’elle souillerait un lieu saint. Mais qu’en faire ? Elle est
en quelque sorte consacrée, et on ne peut pas la renvoyer dans le monde profane
sans certaines précautions. La coutume était de confier la jeune fille devenue
pubère à un vieillard qui la prenait chez lui, dans sa famille, et qui veillait sur elle.
Cependant, dans aucun texte il n’est question d’un mariage et, si l’on comprend
bien, il s’agit d’une union « blanche », une sorte d’adoption, la jeune fille devant
demeurer vierge toute sa vie. Mais qu’est-ce qu’une « vierge » ?
Le mot est ambigu et a été fort mal compris : sa signification n’est d’ailleurs pas
si simple à préciser. « Vierge » est un substantif, employé souvent comme adjectif,
qui provient du latin virgo et a été introduit dans la langue courante à partir du
terme religieux qui désigne certaines saintes du calendrier chrétien,
particulièrement Marie (« la bienheureuse Marie toujours vierge »). En fait, le mot
latin ne signifie que « jeune fille », sans autre précision, c’est-à-dire « femme non
mariée », mais sans aucune connotation de chasteté. Le sens de « jeune fille
physiquement pure » ne peut être rendu en latin que par l’expression virgo
intacta. Que se passe-t-il dans d’autres langues ?
Le virgo latin a donné le breton gwerc’h, « jeune fille », et gwerc’hez,
« vierge » au sens chrétien du terme, ainsi que le gallois meirch, « jeune fille ». La
racine celtique, équivalente en indo-européen à celle qui a donné le latin virgo, est
werg, évolué en wraki, dont nous retrouvons les dérivés dans le breton gwreg,
« épouse », et le gallois gwraig, « femme ». Un autre dérivé de wraki a été le
vieux celtique wrakka, d’où découle le breton actuel grac’h (ou groac’h), « vieille
femme » dans le sens péjoratif de « sorcière ». Nous le retrouvons dans le mot
gaulois virago qui a été adopté par les Latins avant d’être emprunté tel quel par le
français dans le sens de « femme volontaire et acariâtre ». Mais, à l’origine, la
racine indo-européenne exprime l’idée d’enfermement. Dans ces conditions, la
vierge serait donc une « femme enfermée sur elle-même », ce qui ramène au
thème germano-scandinave de Brunhild, la walkyrie – vierge – que Siegfried-
Sigurd vient délivrer de son cercle de flammes, ou encore au célèbre motif de la
princesse prisonnière dans une tour et que vient sauver un valeureux héros, dans
les contes populaires.
Mais la racine werg n’est pas isolée. En grec, elle a donné ergon, « action »
ainsi que ses dérivés energeia, « énergie », organon, « instrument, organe », et
orgion, « cérémonie religieuse et magique, orgie au sens sacré du terme ». Le
concept de base qui prévaut dans tous ces mots est incontestablement celui de
force agissante.
En effet, en latin, la force se dit vis (génitif viris) dont le radical est vir-, le
même que pour virgo, mais également pour le mot vir qui signifie « homme,
mâle, époux ». (fir en gaélique, gour en breton). Il est difficile de ne pas rattacher
ces mots à la même racine. Par conséquent, la vierge, d’après l’étymologie, serait
en relation étroite avec les idées de force, d’action et de claustration. La vierge est
la puissante, la créatrice ou tout au moins la détentrice du pouvoir de création. Et
elle n’est pas sous la domination d’un homme, elle est également libre et donc
disponible. Elle correspond très exactement à ce qu’entendent les auteurs du
Moyen Âge, surtout ceux des romans de la Table ronde, lorsqu’ils emploient le
mot pucelle pour désigner une femme qui ne se prive pas de rapports sexuels mais
qui n’est pas sous la domination d’un homme. Et cette pucelle peut très bien être
mère, il n’y a pas d’incompatibilité. Ainsi, lorsque, sur la croix, Jésus dira à
l’apôtre Jean à propos de Marie : voici ta mère, il en fera symboliquement, par
extension, la mère de tous les humains, ce qui paraît normal puisqu’elle a déjà été
le réceptacle du divin. Alors, étant donné l’imprécision des tentatives qui ont été
[125]
faites pour définir la notion de « vierge » , peu importe qu’elle soit « toujours
vierge » au sens physique du terme. L’essentiel est de reconnaître qu’elle est la
[126]
Mère universelle . Et cela est strictement conforme à la doctrine chrétienne.
Les synoptiques ne disent rien à propos des « fiançailles » de Joseph et de
Marie, mais les apocryphes sont plus bavards. Selon ces textes, qui paraissent
parfois tenir du conte fantastique ou du traité d’édification, mais qui sont bien
souvent le reflet d’une tradition orale, les prêtres convoquent les vieillards veufs
d’alentour en leur demandant d’apporter chacun une baguette. Il s’agit tout
simplement d’une ordalie, car c’est celui dont la baguette aura reçu un signe de
Dieu qui emmènera la jeune fille avec lui. Joseph, qui est charpentier, « ayant jeté
sa hache, sortit lui aussi se joindre à eux. Ensemble, ils se rendirent chez le prêtre
avec leurs baguettes. » (Protévangile de Jacques.) Le prêtre prie et examine les
baguettes, mais aucun signe ne se manifeste. Cependant, c’est de la baguette de
Joseph que sort une colombe qui se perche sur la tête du vieillard, selon le
Protévangile, et qui vole à travers le Temple avant de disparaître dans les cieux,
selon le Pseudo Matthieu.
Cet épisode est à l’origine de nombreuses représentations du « mariage » de
Joseph et de Marie, avec comme détail important la baguette qui se met à fleurir.
La tradition chrétienne se sert souvent d’images issues du paganisme qui l’a
précédée, quitte à les modifier dans un sens plus conforme à la nouvelle idéologie.
En l’occurrence, la colombe qui s’échappe (rappel de la colombe de l’arche de Noé)
et la verge qui fleurit sont des éléments païens qu’on retrouve à peu près dans tous
les récits mythologiques. Mais c’est ainsi. Joseph est donc désigné pour prendre
en charge la petite Marie. Mais où les textes sont confus, c’est qu’on ne sait pas
très bien discerner si c’est en vue d’un mariage ou simplement dans un but
d’adoption.
Quoi qu’il en soit, Joseph, qui ne semble pas être conscient du rôle qu’il doit
jouer, se révolte contre le prêtre qui lui donne littéralement Marie : « Je suis un
vieillard et j’ai des fils. Pourquoi me donnez-vous cette fillette, ma petite-fille
d’après son âge, et qui est même plus jeune que mes propres petits-enfants ? »
(Pseudo Matthieu). Et encore : « Joseph protesta, disant : J’ai des fils et je suis un
vieillard, tandis qu’elle est une jeune fille. Je serai sans doute la risée des fils
d’Israël, » (Protévangile). Rien n’y fait. Mais le Livre de la Nativité précise bien
que, si Joseph finit par accepter ce que le destin – ou Dieu lui-même – lui réserve,
il se garde bien de vivre avec Marie : « Joseph resta dans la ville de Bethléem pour
organiser sa maison, tandis que Marie, la Vierge du Seigneur, retourna à la maison
de ses parents en Galilée avec sept autres vierges de son âge et élevées avec elle,
[127]
qu’elle avait reçues du prêtre . » Le parallèle avec les vestales romaines et
avec les énigmatiques vierges de l’île de Sein de la tradition celtique n’en est que
plus évident…
On remarquera que, du moins dans ce texte, Joseph réside en Judée et que
c’est Miriâm-Marie qui est galiléenne. En tout cas, Marie retourne dans la maison
[128]
d’Anne et de Joachim, ses parents . C’est là qu’elle va subir la redoutable
épreuve que constitue l’Annonciation du fait de l’archange Gabriel, et dont les
détails, connus par les évangiles canoniques et tant de fois représentés dans les
peintures religieuses, sont plutôt développés chez les apocryphes. Toujours est-il
que lorsque Joseph rejoint Marie – ou revient d’un long voyage, selon certains
récits –, il tombe des nues quand il s’aperçoit que la jeune vierge qui lui a été
confiée est enceinte. Il ne peut que s’écrier : « Quel front lèverai-je vers le Seigneur
Dieu ? Quelle prière ferai-je donc à son propos ? Car je l’ai reçue vierge du Temple
du Seigneur Dieu et je ne l’ai point gardée. Qui est celui qui m’a trompé ? Qui m’a
ravi la vierge et l’a souillée ? Est-ce que l’histoire d’Adam se serait répétée en mon
cas ? De même, en effet, qu’Adam était à l’heure de sa prière et que le serpent vint,
[129]
trouva Ève seule, la séduisit et la souilla , de même en est-il arrivé pour
moi. » (Protévangile.)
Joseph est rempli de crainte et de honte parce que Marie avait été placée sous
sa protection et qu’il était donc responsable de sa conduite. S’il l’avait épousée
publiquement selon la Loi et la coutume, personne n’y trouverait rien à redire.
Mais ce n’est pas le cas. Il pense un moment à l’expulser, mais en cachette. Puis il
est obligé de subir une ordalie en même temps que Marie : ils doivent tous deux
boire l’eau d’amertume versée par un prêtre, ordalie réservée à ceux qui sont
soupçonnés d’adultère. Mais tous deux se tirent honorablement de l’épreuve. Le
grand prêtre conclut l’affaire en disant : « Si le Seigneur Dieu n’a pas rendu
manifeste votre faute, moi non plus, je ne vous condamne pas » (Protévangile).
Mais on remarquera qu’il considère cependant ce qui est arrivé à Marie comme
une faute. La conception et la naissance de Jésus sont donc apparemment une
révolte, sinon contre Dieu lui-même, du moins contre la loi divine.
Pouvait-il en être autrement ? Dans la tradition mythologique universelle, les
personnages exceptionnels ont toujours une conception et une naissance qui
défient les lois humaines et divines. Il suffit de citer le cas de Remus et Romulus,
fils d’une vestale romaine qui devait demeurer virgo intacta ; celui de Moïse,
vraisemblablement fils de la fille de Pharaon, découvert par cette dernière flottant
sur les eaux du Nil, image évidente du fœtus au milieu des eaux maternelles ; celui
du barde gallois Taliesin, détenteur de la connaissance suprême, né deux fois et
[130]
recueilli dans un sac de peau flottant sur la mer ; celui du héros irlandais
Cûchulainn, lui aussi né deux fois, produit d’une union incestueuse entre le frère
[131]
et la sœur … Un héros ou un dieu ne peut jamais voir le jour sans la
transgression d’un interdit fondamental.
Sa naissance ne peut pas non plus avoir lieu dans n’importe quelles
circonstances. Les apocryphes comme les canoniques, tout au moins Matthieu et
Luc, insistent sur le fait que Jésus est né dans un endroit inhabituel, une étable ou
une grotte. Le thème de la grotte est bien connu, et c’est par rapport au mythe du
dieu solaire phrygien Mithra, né de la roche vierge d’une grotte, que les Pères de
l’Église, après de nombreuses controverses, ont fixé la date de Noël dans la nuit du
24 au 25 décembre, qui était précisément la commémoration de la naissance de
[132]
Mithra . D’où cette série d’images stéréotypées sur la pauvreté, le dénuement
et l’humilité de celui qu’on considère comme le fils de Dieu, manifestation discrète
et presque anonyme du créateur lui-même.
Quels que soient les enjolivements et les symboles qui parsèment les textes
apocryphes et canoniques, voici donc Dieu incarné en Ieshoua ben Iosseph. Selon
l’évangile de Luc (II, 8-18), mais également la plupart des apocryphes, les
premiers à venir rendre hommage à Jésus sont des bergers, avertis par un ange :
ils arrivent dans l’étable (ou la grotte) et se prosternent devant l’enfant. L’évangile
de Matthieu (aussi bien que ceux de Marc et Jean) est absolument muet sur cette
« adoration des bergers » tant célébrée dans la tradition chrétienne. En revanche,
on trouve l’épisode des Rois mages dans l’évangile de Matthieu (II, 1-12), et il est
[133]
abondamment détaillé dans les apocryphes . Il en est de même pour la « fuite
en Égypte », à cause de la menace que fait peser le roi Hérode en voulant éliminer
[134]
les jeunes enfants de son royaume : seuls en parlent Matthieu et les
apocryphes, ces derniers insistant sur des détails qui relèvent du merveilleux.
Ainsi, pour abréger le voyage, le jeune enfant Jésus accomplit des miracles : la
marche de Joseph, de Marie et de l’âne qui porte Jésus ne dure qu’une journée au
lieu de trente. Les fugitifs se retrouvent dans la ville égyptienne de
[135]
Sohennen . « Et comme ils n’y connaissaient personne chez qui loger, ils
entrèrent dans un temple de cette ville d’Égypte appelé le Capitole. Dans ce temple
étaient placées trois cent soixante-cinq idoles, auxquelles chaque jour les
honneurs divins étaient rendus par un culte sacrilège. Mais aussitôt que Marie
entra dans le temple avec son petit enfant, il advint que toutes les statues se
renversèrent, et toutes ces idoles, gisant à terre, révélèrent qu’elles n’étaient
rien. » (Pseudo Matthieu, II, 22-23.) Et ce miracle provoque la conversion
immédiate du roi du pays.
Il ne faut évidemment pas croire à la lettre ces récits où le merveilleux le
dispute à la volonté d’édification des néophytes dans un contexte
incontestablement primaire. Tout cela a un sens qu’il faut tenter de décrypter
malgré les obscurités, les confusions et les lacunes des textes qui nous sont
parvenus. Il faut bien admettre que ces épisodes ont été inventés bien après
l’époque du Christ, au cours du IIe siècle de notre ère, pour tenter de justifier la
doctrine naissante du christianisme et les divers apports qui ont constitué
l’ensemble des pratiques rituelles chrétiennes.
En effet, si on analyse les textes et si on compare ces épisodes de l’enfance du
Christ avec ce qu’est devenue ensuite la religion chrétienne, on est amené à faire
trois constatations essentielles. En premier lieu, la touchante « adoration des
bergers » n’est ni plus ni moins que le greffon sur lequel va se développer
l’enseignement de Jésus – ou ce que ses disciples en ont fait : c’est l’héritage
sémitique de la religion juive traditionnelle, religion pastorale à l’origine, comme
on le sait. En deuxième lieu, la non moins célèbre « adoration des Mages » – qui
ne sont certes pas des rois ! – représente tout l’apport de la religion iranienne, le
[136]
mazdéisme en particulier , d’origine nettement indo-européenne puisque la
Perse était peuplée par des Sarmates, des Mèdes et des Scythes. Enfin, la « fuite en
Égypte » est la reconnaissance de tout ce que doit le christianisme naissant aux
doctrines ésotériques qui fleurissaient dans une Égypte hellénistique et
alexandrine.
Cependant, après la mort d’Hérode le Grand, Joseph, Marie et Jésus
reviennent en Galilée, toujours accompagnés, si l’on en croit le Pseudo Matthieu,
par l’un des fils de Joseph, Jacques, que Jésus désignera plus tard comme son
successeur à Jérusalem. Alors, dans le récit des « enfances » de Jésus, tout devient
confus. L’évangile de Luc fait de l’Enfant Jésus un modèle de sagesse, de vertu et
d’obéissance dans le cadre de la « Sainte Famille », mais la vision qu’en donnent
les apocryphes est quelque peu différente. Jésus y apparaît non pas comme un
« petit ange » mais comme un enfant têtu, révolté contre la société, parfois d’une
incroyable violence, mais doué d’une intelligence déroutante pour son entourage.
Ainsi, un jour de sabbat, Jésus creuse une sorte de canal où il fait couler l’eau
d’un ruisseau, prend de l’argile et en façonne des oiseaux. Un Pharisien qui passe
par là lui reproche de se livrer à cette activité prohibée pendant le sabbat et va se
plaindre à Joseph. Celui-ci le réprimande : avec insolence, Jésus fait envoler les
oiseaux auxquels il a donné vie. Mais le fils d’un scribe se trouve là, et voulant
manifester sa réprobation, « prenant une branche de saule, il fit s’écouler les eaux
que Jésus avait rassemblées et assécha les flaques ». Jésus se met en colère et dit
au scribe : « Que ton rejeton soit sans racine et que ton fruit devienne aride
comme une branche arrachée par le vent. » « Et aussitôt, cet enfant se dessécha. »
(Histoire de l’enfance, II, III.) « Une autre fois, Jésus marchait avec son père, et
un enfant, en courant, lui heurta l’épaule. Et Jésus lui dit : Tu ne continueras pas
ton chemin ! Et aussitôt l’enfant tomba mort. » (Ibid., IV.) De plus, l’enfant affiche
un mépris total pour les maîtres auxquels on le confie. L’un de ceux-ci, Zachée, lui
demande de réciter l’alphabet. Jésus refuse de répondre. Le maître le frappe sur la
tête. Alors Jésus lui dit : « Si on frappe une enclume, c’est ce qui la frappe qui
reçoit le coup le plus dur. Je peux te dire que tu parles comme un airain qui
retentit et une cloche qui résonne, qui ne peut pas parler, et n’a ni science ni
sagesse. » (Ibid., VI)
Ce n’est certes pas l’image stéréotypée du « bon Jésus » telle qu’elle a été
répandue au cours des siècles et particulièrement dans ce qu’on appelle les
« saint-sulpiceries ». Mais les existants humains ne sont ni bons, ni mauvais : ils
sont les deux. Cette violence de Jésus ne l’empêche nullement d’accomplir des
miracles en faveur de ceux qui le méritent. Ainsi, « un jour que Jésus était en train
de jouer sur le toit avec des enfants, un des enfants tomba et mourut. À cette vue
les enfants s’enfuirent. Et Jésus resta seul ». Bien entendu les parents de l’enfant
mort, connaissant son caractère colérique, l’accusent d’avoir poussé son
camarade. Mais Jésus descend près du mort et lui dit : « Zénon, est-ce que c’est
moi qui t’ai fait tomber ? » À ces mots, l’enfant se lève et répond : Non, mon
Seigneur. » (Ibid., IX) Quant au récit connu sous le titre de Vie de Jésus en arabe,
il abonde en anecdotes qui présentent Jésus enfant guérissant des incurables,
ressuscitant des morts et chassant des démons, mais n’oubliant jamais de tenir
tête aux scribes et aux prêtres qu’il accuse de ne rien savoir et de tromper le
peuple. Son attitude, telle qu’elle est présentée dans ces textes apocryphes, est
toujours celle d’un révolté, à la fois contre l’ordre établi, contre certaines
coutumes, et finalement contre la vision habituelle que le peuple juif a de Dieu,
autrement dit le « ce qui va de soi ».
On en a un exemple dans les évangiles canoniques de Matthieu et de Luc, avec
l’épisode bien connu de « Jésus au milieu des docteurs ». Là, Jésus ignore
superbement ses parents qui le cherchent désespérément et il exprime sa sagesse
profonde devant les tenants de l’orthodoxie hébraïque. Il affiche des idées qui ne
sont guère conformes à celles qui avaient cours à son époque et se présente
réellement comme un théologien révolutionnaire. D’où tient-il cette révolte ? La
question est sans objet si l’on admet que cet enfant est réellement Dieu incarné.
Mais les évangiles canoniques se font également l’écho de la violence de Jésus
dans certains épisodes qui, pour avoir été édulcorés, n’en sont pas moins
révélateurs de son caractère intransigeant. Le plus connu est celui où Jésus,
envahi par une indicible colère, chasse les marchands du Temple : « Entrant dans
le Temple, Jésus se mit à chasser ceux qui achetaient et vendaient dans le
Temple ; il renversa les tables des changeurs et les sièges des marchands de
colombes et il ne laissait personne traverser le Temple en portant quoi que ce
soit. » Et il s’écrie : « Ma maison sera appelée Maison de Prière pour toutes les
nations. Mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits. » (Marc, XI, 15-17
T. O. B.)
Le récit de Jean est encore plus explicite : « La Pâque des Juifs était proche et
Jésus monta à Jérusalem. Il trouva dans le Temple les marchands de bœufs, de
brebis et de colombes ainsi que les changeurs qui s’y étaient installés. Alors,
s’étant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du Temple, et les brebis et
les bœufs ; il dispersa la monnaie des changeurs, renversa leurs tables ; et il dit
aux marchands de colombes : ôtez tout cela d’ici et ne faites pas de la maison de
mon Père une maison de trafic. » (Jean, II, 13-16, T. O. B.) Et comme les juifs,
profondément choqués, lui demandent de quel droit il fait cela, il leur répond :
« Détruisez ce Temple, et en trois jours je le relèverai. » (II, 19.) Les juifs objectent
alors par une interrogation qui laisse passer leur embarras : « Il a fallu quarante-
six ans pour construire ce Temple et toi, tu le relèverais en trois jours. » (II, 20.)
Il y a évidemment une allusion à sa résurrection dans les paroles de Jésus, d’où
l’incompréhension de ses interlocuteurs. Mais il ne suffit pas de prendre à la lettre
cette anecdote qui, de toute façon, sera de nature à confirmer les Juifs
traditionalistes dans leur volonté d’éliminer Jésus comme fauteur de troubles,
sacrilège et, comme on le dit vulgairement, empêcheur de tourner en rond. C’est
pourtant bien le cas. Jésus annonce froidement qu’il va détruire la religion juive et
en mettre une autre à la place. C’est une attitude de révolte absolue qui ne peut
être niée.
Mais il y a encore mieux dans l’expression de cette révolte : « N’allez pas croire
que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix,
mais bien le glaive. Oui, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa
mère, la belle-fille de sa belle-mère ; on aura pour ennemis les gens de sa
maison. » (Matthieu, X, 34-36, T. O. B.) Et l’évangile de Luc renchérit sur ce
thème : « Pensez-vous que ce soit la paix que je suis venu mettre sur la terre ?
Non, je vous le dis, mais plutôt la division. Car désormais, s’il y a cinq personnes
dans une maison, elles seront divisées : trois contre deux et deux contre trois. On
se divisera père contre fils et fils contre père, mère contre fille et fille contre mère,
belle-mère contre belle-fille et belle-fille contre belle-mère. » (Luc, XII, 51-53,
T. O. B.) Charmant programme ! On ne peut pas mieux exprimer le trouble et la
violence que de tels propos suscitent. Assurément la révolte couve contre un « ce
qui va de soi » établi depuis toujours, soi-disant inspiré par Dieu lui-même, et
surtout édicté par ceux qui s’arrogent le droit de parler en son nom. Et cette
révolte n’est pas près de s’éteindre. D’ailleurs Jésus dit encore : « C’est un feu que
je suis venu apporter sur la terre, et comme je voudrais qu’il fût déjà allumé ! »
(Luc, XII, 49, T. O. B.)
Mais pour ce qui est de la violence du « bon Jésus » des « bonnes sœurs » et
des sermons lénifiants, il y a encore bien pire. Cela n’est exprimé que chez un seul
des évangélistes canoniques, Luc (XIX, 27) : « quant à mes ennemis, ceux qui
n’ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les ici, et égorgez-les en ma
présence » (trad. Bible de Jérusalem). Cette exhortation, qui est un ordre, se
trouve placée à la fin de la « parabole des mines », qui semble un doublet de la
« parabole des dix talents », la plus connue, à la fin de laquelle on fait dire à Jésus
au sujet du serviteur qui a enterré son talent : « Jetez-le dehors dans les ténèbres :
là seront les pleurs et les grincements de dents. » (Matthieu, XXV, 30.) Que vient
donc faire cette conclusion perdue à la fin d’une parabole avec laquelle elle semble
n’avoir aucun rapport ? Les exégètes du Nouveau Testament sont muets sur ce
point, tellement elle est embarrassante et tellement elle paraît contraire à la
doctrine chrétienne du pardon envers ses ennemis et de l’amour universel des
êtres et des choses. Mais le texte existe, et il est redoutable. On peut y discerner ce
qui caractérisera plus tard le christianisme intolérant, agressif et cruel qui a
motivé les croisades (« Tuez les infidèles, et si vous mourez vous-mêmes, vous
entrerez immédiatement dans le royaume des Cieux ! »), la lutte contre les
cathares (« Tuez-les tous et Dieu reconnaîtra les siens ! »), l’Inquisition avec ses
bûchers et ses tortures, ainsi que les atrocités de la Saint-Barthélemy. Et que dire
du fanatisme islamiste contemporain, conséquence d’une lecture fondamentaliste
du Coran et d’une interprétation à la lettre de ce qu’on appelle abusivement la
« guerre sainte » ?
Est-ce que les paroles de Jésus appartenaient réellement à la tradition juive ?
La question se pose. En interprétant les fables évangéliques, on peut mettre en
évidence les influences iraniennes (les Mages) et les influences égyptiennes (la
fuite en Égypte) qui se sont mêlées au fonds proprement hébraïque (l’adoration
des bergers), pour tenter d’expliquer ou de justifier les dissonances contenues
dans les écrits néo-testamentaires. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut y ajouter que
la doctrine chrétienne a surgi lentement à partir d’une maturation opérée en
grande partie par saint Paul, autrement dit Saul de Tarse, juif de culture grecque
et citoyen romain. L’apport de la philosophie grecque, notamment des néo-
platoniciens, est essentiel, ainsi que celui des diverses religions à mystères qui se
sont développées à l’époque hellénistique et qui ont perduré sous l’Empire
romain. Il y a là une incroyable synthèse, pour ne pas dire un syncrétisme, qui
s’est étendue ensuite vers un Occident déjà marqué par l’empreinte de la religion
celtique druidique.
On est en droit d’émettre des hypothèses. Étant donné qu’une longue période
de la vie de Jésus, située entre sa quinzième année et le moment où il reçoit le
« baptême » dispensé par Jean le Précurseur, n’a jamais été prise en compte par
les évangélistes, ni par les auteurs de récits apocryphes, les spéculations sont
allées bon train. Sans aucune preuve, et même sans la moindre présomption, on a
pu prétendre que Ieshoua ben Iosseph était allé en Inde et avait reçu l’initiation
[137]
brahmanique . On ne voit pas pourquoi il n’aurait pas fait ce voyage vers
l’Orient sur les traces du conquérant Alexandre le Grand. Cela reste dans le
domaine des possibilités. Mais rien, absolument rien, ne vient confirmer cette
thèse. De même, une tradition tenace de l’Angleterre du Sud-Ouest, en Cornwall,
Devon et Somerset, tradition appuyée par l’Église anglicane, prétend que Jésus,
neveu ou petit-neveu de Joseph d’Arimathie, serait venu dans cette région et
aurait eu des contacts avec les druides qui tenaient encore un haut rang à cette
époque.
Cette thèse n’a aucun fondement historique ni même évangélique, mais elle
s’appuie d’une part sur deux textes apocryphes – de tendance gnostique –
l’Évangile de Nicodème et les Actes de Pilate, d’autre part sur la légende
arthurienne d’origine celtique et localisée effectivement autour de la baie qui
sépare les côtes de Cornwall du Pays de Galles.
Selon cette tradition, incontrôlable mais encore vivante, c’est au cours de ce
voyage que Jésus aurait maturé sa pensée didactique auprès des druides et aurait
pu ainsi livrer des « visions » en rupture complète avec l’idéologie de l’époque. En
effet, les autorités religieuses juives refusaient tout ce qui pouvait porter atteinte
au statu quo de leurs fonctions, tous hommes honorables qu’ils étaient,
Sadducéens ou Pharisiens, membres du Sanhédrîn, zélés collaborateurs de
l’Empire romain.
De toute évidence, les paroles de Jésus dépassent de loin ce qu’attendait un
auditoire juif conventionnel. Quand il dit à ses disciples d’aller enseigner toutes les
nations, il fait fi de l’exception juive : il s’adresse à l’ensemble des peuples du
monde, et cela, les Juifs ne lui pardonneront pas, eux qui se croient les seuls
dépositaires du message divin. Le complot des élites juives alliées aux forces
romaines d’occupation prend forme, dès le début de la prédication de Jésus.
Pendant des siècles, le peuple hébreu a été dépositaire du « message ». Mais
l’a-t-il répandu autour de lui ? Non. Les Hébreux se sont enfermés sur eux-mêmes
et ont cru qu’ils étaient les seuls à détenir ce message alors qu’ils avaient la
mission de le répandre autour d’eux. Les coutumes hébraïques, notamment
l’endogamie et le lévirat, en sont une preuve évidente. Certes, cela a permis aux
Hébreux, puis aux Juifs de la diaspora, de conserver leur identité. Mais à quel
prix ? Si l’on en croit les évangiles canoniques, Jésus se dresse en face d’eux et les
défie avec la violence qui lui est coutumière, considérant qu’ils ont trahi. Et Jésus
n’est pas tendre dans ses paroles : « Vous annulez la parole d’Élohîm à cause de
votre tradition. Hypocrites ! il a bien été inspiré par vous Iesha’you [Isaïe], en
disant : ce peuple me glorifie de ses lèvres, mais leur cœur est loin de moi. Ils me
rendent un culte vain. Les enseignements qu’ils enseignent ne sont que préceptes
humains. » (Matthieu, XV, 6-9, trad. Chouraqui)
Ici se marque la révolte de Jésus contre Dieu, plus exactement contre l’idée que
les humains, et en particulier les juifs de son époque, se font de Dieu, sous quelque
nom qu’on le présente. Et c’est dans l’évangile de Matthieu que ses diatribes sont
les plus virulentes, les plus féroces, les plus révoltées, et finalement les plus
anticléricales qui soient :
« Sur le siège de Moïse siègent les Sopherîm [les “Scribes”] et les Peroushîm
[les “Pharisiens”]. Donc, tout ce qu’ils vous disent, faites-le et gardez-le.
Seulement ne faites pas selon leurs œuvres. Oui, ils disent et ne font pas, ils lient
des charges lourdes et les imposent sur les épaules des hommes ; mais eux-mêmes
ne veulent pas les mouvoir de leur doigt. Ils font toutes leurs œuvres pour être
remarqués par les hommes. Oui, ils gonflent leurs tephilîn [phylactères, petites
boîtes renfermant les paroles essentielles de la Loi], ils rallongent leurs tsitsît
[franges, houppes attachées aux coins du manteau] ; ils aiment la première place
dans les dîners, les premières stalles dans les synagogues, les salutations dans les
marchés, et à être appelés par les hommes Rabbi [“maître”] […] Vous dévorez les
maisons des veuves et vous prolongez la prière pour l’apparence. […] Hypocrites !
vous qui dîmez la menthe, le fenouil, le cumin ; mais vous laissez le plus grave de
la Tora : la justice, la merci, l’adhérence. Il faut faire ceci sans laisser cela, guides
aveugles qui filtrez le moucheron et avalez le chameau. […] Hypocrites ! vous
ressemblez à des tombes chaulées [“sépulcres blanchis”] qui au-dehors semblent
belles, mais qui, au-dedans, sont pleines d’ossements de morts et de
contaminations. […] Serpents, engeance de vipères, comment échapperez-vous au
jugement, à la Géhenne ? » (Matthieu, XXIII, 2-27, trad. Chouraqui.)
Ces invectives contre la classe sacerdotale que Jésus côtoie sans cesse et à
laquelle il s’en prend avec une indignation rageuse, n’empêchent nullement Jésus
d’être également aux prises avec lui-même. S’il est Dieu, il est aussi homme. Le
voici donc au désert pour une période de jeûne et de méditation. L’évangile de
Marc est très court sur cet événement. Jean l’ignore complètement. Le récit
complet se trouve seulement dans les évangiles de Matthieu et de Luc, ainsi que
dans l’apocryphe Vie de Jésus en arabe. « Ieshoua, rempli par le souffle sacré,
revient du Iarden [= Jourdain]. Il est conduit dans un souffle au désert, quarante
jours, éprouvé par le diable. Il ne mange rien pendant ces jours. Quand ils sont
[138]
terminés, il a faim . Le diable lui dit : si tu es Ben Élohîm [le Fils de Dieu],
dis à cette pierre de devenir du pain. Ieshoua lui répond : c’est écrit, l’homme ne
vit pas seulement de pain. Et le conduisant en haut, il [le diable] lui montre en un
rien de temps tous les royaumes de l’univers. Le diable lui dit : Je te donnerai
toute autorité sur eux et leur gloire. Oui, elle m’a été livrée et je la donne à qui je
veux. Pour toi donc, si tu te prosternes devant moi, elle sera à toi toute. Ieshoua
répond et lui dit : c’est écrit, prosterne-toi en face de Iahvé-Adonaï, ton Élohîm.
Sers-le, lui seul ! Il [le diable] le conduit à Ieroushalaîm [Jérusalem], il le met au
faîte du sanctuaire ; il lui dit : Si tu es Ben Élohîm, jette-toi d’ici en bas. C’est écrit.
Il [Élohîm] prescrit à ses messagers [anges] qu’ils te gardent. Et, sur leurs mains,
ils te soulèveront, pour que ton pied ne heurte pas une pierre. Ieshoua répond et
lui dit : Il est dit, n’éprouve pas Iahvé-Adonaï, ton Élohîm. Ayant épuisé toute
[139]
épreuve, le diable s’écarte jusqu’au temps fixé . » (Luc, IV, 1-13, trad.
Chouraqui.)
Ce récit de la tentation du Christ doit être lu avec discernement, car sa valeur
est symbolique. Jésus se retire au désert pour jeûner, ce qui ne signifie pas sa
présence matérielle dans un endroit désertique : il s’agit essentiellement d’un repli
sur soi-même, n’importe où, pour faire le vide, pour retrouver ce que la
philosophie bouddhiste appelle la « vacuité », c’est-à-dire la faculté de recevoir
l’illumination divine – et malheureusement, parfois, l’inspiration satanique –
puisque rien n’est fondamentalement bon ou mauvais. C’est une technique bien
connue à toutes les époques, sous tous les climats et dans toutes les civilisations.
Cette vacuité, Jésus la recherche ardemment car, en tant qu’humain, il ne sait pas
encore très bien quelle est la part du divin en lui. D’où l’épreuve du désert et du
jeûne qu’il s’impose volontairement comme le ferait n’importe quel prétendant à
une connaissance supérieure.
Il est évident que le « diable » dont il est question dans ce récit n’est pas un
personnage réel qui lui serait apparu pour le tenter. C’est tout simplement une
projection de Jésus lui-même, son côté noir en tant qu’humain. Le jeûne et le
séjour au désert lui permettent de sortir cette composante noire de sa personne,
tant physique que psychique. On assiste alors à un débat entre la volonté de Jésus
d’accomplir sa mission jusqu’au bout, avec toutes les souffrances que cela
suppose, et une solution de facilité qui consisterait à dire : « puisque je suis Dieu,
je peux faire tout ce que je veux ». Le moment crucial est celui où, toujours
symboliquement, il se trouve en haut du Temple : nouveau Nemrod, il peut
devenir le maître du monde en se prosternant devant Satan, son double noir,
communément appelé le « Prince de ce monde ». Mais Jésus comprend alors
[140]
quelle est la vanité de Satan, il le voit dans toute sa réalité et il le chasse par
la fameuse formule exorciste du « vade retro Satanas ! » tant de fois reprise dans
la tradition et le rituel de l’Église romaine.
Désormais, sa nature humaine purifiée par l’épreuve, Jésus peut accomplir sa
mission, tout en sachant qu’elle le conduira inéluctablement au supplice de la
croix. Et cela parce qu’il est un révolté de Dieu. Tout au long de ses pérégrinations,
ponctuées par des événements divers, y compris par des fuites, il va accumuler les
preuves de sa révolte et ainsi alimenter la haine de tous ceux qu’il dérange, aussi
bien les Juifs traditionalistes que les occupants romains. Il prêche et opère des
guérisons même le jour du sabbat, ce qui apparaît proprement scandaleux. Il
discute avec les théologiens juifs qui le guettent patiemment et l’accusent
ouvertement de blasphémer. Il fréquente des gens qui sont considérés comme
indignes par la bonne société juive, des pécheurs, des gens de rien, des femmes de
mauvaise vie, des Samaritains honnis par les Judéens aussi bien que par les
Galiléens. Et son enseignement, il le précise bien, s’adresse à tous les peuples et
non pas seulement au peuple élu. Cela, on ne lui pardonne pas.
En plus, il y a ses rapports avec les femmes. La société hébraïque traditionnelle
est patriarcale, pour ne pas dire « paternaliste », car les contemporains de Jésus
ont oublié qu’on est juif par sa mère et non pas par son père. Ils ont oublié
également le rôle des femmes dans l’histoire des Hébreux, qu’elles soient de haut
rang ou de basse classe. Jésus ne fait aucune différence entre les hommes et les
femmes : ce sont des existants humains, ses frères et ses sœurs. La seule doctrine
qu’il ait vraiment répandue au cours de sa vie publique, c’est celle de l’Amour :
« Aime Dieu et ton prochain comme toi-même. » Tout est dit dans cette formule.
Et lorsqu’on l’accuse de mépriser ou de contourner la Loi, Jésus répond qu’il n’est
pas venu pour détruire la Loi (sous-entendu mosaïque) mais pour l’accomplir.
Cela prouve d’ailleurs qu’à son époque, cette Loi était tenue en désuétude et se
desséchait à force d’être prise à la lettre dans des interprétations sclérosantes dues
à un conformisme quotidien.
Il en est ainsi dans l’épisode bien connu de la femme adultère. À l’origine, c’est
un piège que tendent les scribes et les Pharisiens à Jésus. Ils lui amènent une
femme surprise en flagrant délit d’adultère, lui disant fielleusement : « Dans la
Tora, Moshé nous a prescrit de lapider celles-là. Toi, donc, qu’en dis-tu ? » Mais
Jésus évite le piège en se moquant ouvertement de ceux qui veulent l’éprouver. Il
ne répond pas, se contentant de se pencher et de tracer des signes sur le sable et la
terre. « Ils demeurent à le questionner. Il se redresse et leur dit : Celui d’entre
vous qui est sans faute, qu’il lui jette en premier une pierre sur elle. Il se penche à
nouveau et il écrit à terre. Eux entendent et sortent, un à un, commençant par les
plus vieux. Ieshoua demeure seul, et la femme est au milieu. Ieshoua se redresse et
lui dit : Femme, où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ? Elle dit : pas un, Adôn
[Seigneur] ! Alors Ieshoua lui dit : Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et
désormais ne faute plus. » (Jean, VIII, 7-11, trad. Chouraqui.)
Une telle attitude en face de la Loi a de quoi dérouter et, de fait, les
« tentateurs » de Jésus abandonnent le terrain faute de pouvoir lui opposer la
moindre objection, ce qui ne les empêchera pas de fomenter un complot contre lui
dans l’ombre propice du « ce qui va de soi ». Certes, la Loi est formelle :
« L’homme qui adultère avec la femme d’un homme, qui adultère avec la femme
de son compagnon, est mis à mort, lui, l’adultère, avec elle, l’adultère. »
(Lévitique, XX, 10.) Ou encore : « Quand un homme sera trouvé en couchant avec
une femme mariée à un mari, les deux meurent, l’homme couchant avec la femme
et la femme aussi. » (Deutéronome, XXII, 22.) On remarquera en passant que,
dans le texte évangélique, on présente à Jésus la femme adultère, et non pas
l’homme. Serait-il tout permis à l’homme, cela en dépit de toutes les prescriptions
de la Tora ? Après tout, l’Ancien Testament est rempli d’adultères, volontaires ou
non, de la part de l’homme, comme en témoignent l’histoire de Jacob marié avec
Rachel et retrouvant Léa dans son lit, et celle du « saint » roi David, amant de
Bethsabée dont il s’arrange pour faire tuer le mari, sans parler de ses trois cent
soixante-cinq concubines ! Et que dire de Tamar, déguisée en prostituée afin de
coucher avec son beau-père Juda, ou de l’unique rescapée de Jéricho, la prostituée
qui a permis aux Hébreux de conquérir la ville et d’en massacrer tous les
habitants ? Décidément, les catholiques avaient raison d’interdire la lecture de la
Bible en français : les textes contredisent formellement les principes essentiels de
la morale diffusés par l’Église.
L’ensemble de la Bible hébraïque, une fois étudiée in extenso (et non pas par
fragments soigneusement choisis et séparés de leur contexte), est en effet une
suite ininterrompues d’épisodes immondes et toujours scandaleux où, malgré les
remontrances et les menaces de Yahvé, se manifeste une révolte permanente
contre Dieu et tous ses préceptes. Et il faut bien admettre que l’Église romaine,
soi-disant héritière de la pensée christique, n’a pas fait mieux. Mais il ne faut
surtout pas que cela se sache.
Ainsi en est-il du rôle de la femme dans les évangiles. Ce rôle a été minimisé
sinon éliminé par les Pères de l’Église qui se sont arrogé le droit d’inventaire sur la
tradition. On connaît la réaction dégoûtée du pieux Tertullien (160-240), par
ailleurs adepte de l’hérésie montaniste, mais néanmoins « docteur de l’Église »,
qui déclarait sérieusement (bien qu’il fût marié et père de famille) que nascimur
inter urinam et faeces, c’est-à-dire, vulgairement traduit, que « nous naissons
entre la pisse et la merde ». C’est une réalité. Mais elle est biologique et nous n’y
pouvons rien. Pourquoi, dans ces conditions, considérer la femme comme le
« péché » par excellence ? Les Pères de l’Église ont tout fait pour rabaisser la
femme, pour la diaboliser, et ils ont soigneusement expurgé les évangiles de tout
ce qui pouvait montrer le rapport privilégié entre Jésus et la femme. Cependant,
ils n’ont pas pu tout gommer, comme en témoigne ce passage de l’évangile de
Luc : « Et il advint qu’il [Jésus] cheminait à travers villes et villages, prêchant et
annonçant la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu. Les Douze étaient avec lui,
ainsi que quelques femmes qui avaient été guéries d’esprits mauvais et de
maladies : Marie, appelée la Magdaléenne, de laquelle étaient sortis sept démons,
Jeanne, femme de Chouza, intendant d’Hérode, Suzanne et plusieurs autres, qui
les assistaient de leurs biens. » (Luc, VIII, 1-3, trad. Bible de Jérusalem.)
Nous y voilà. Non seulement l’on apprend que Jésus, lors de ses errances et de
ses prédications, était entouré de femmes, mais on comprend beaucoup mieux
comment vivait cette troupe d’illuminés qui parcourait la Palestine vers l’an 30 de
notre ère, en annonçant un Royaume de Dieu qui n’était pas de ce monde,
contrairement à ce qu’escomptaient les Juifs, y compris certains disciples, qui
voyaient en Jésus un roi rétablissant l’hégémonie hébraïque sur la terre promise.
Une première constatation s’impose : Jésus et sa troupe ne pouvaient pas vivre
de l’air du temps. Il n’est jamais question de mendicité dans les évangiles. Jésus
était reçu chez les bourgeois de son temps. Il était lui-même membre de ce qu’on
appellerait aujourd’hui la « bonne société », y compris celle des Pharisiens qu’il
décriait pourtant avec virulence. Jésus et sa troupe de disciples avaient beau
parcourir les routes de la Palestine, ils n’étaient pas des va-nu-pieds au sens de
« vagabonds » bien qu’ils marchassent pieds nus, ce qui explique l’importance du
« lavement des pieds » dans les rites hospitaliers. La troupe de Jésus n’était pas
une cohorte anarchique de doux rêveurs et de purs esprits, comme l’imagerie
populaire – et officielle de l’Église romaine – le fait croire : il y avait une
organisation très sérieuse. Preuve en est, le rôle de Judas, qui était trésorier du
groupe. Il fallait de l’argent pour subvenir aux besoins quotidiens indispensables,
tant pour la nourriture que pour l’hébergement. Il y avait donc des « sponsors ».
Et l’évangile de Luc est précis sur l’identité de ces « sponsors » : les femmes qui les
assistaient de leurs biens.
Donc Jésus n’avait pas autour de lui que douze disciples hommes. Il avait aussi
des femmes. Ce détail, trop souvent ignoré ou volontairement passé sous silence, a
son importance. Il ne s’agit pas ici des « Saintes Femmes » qu’on présente au pied
de la croix, il s’agit des femmes qui ont suivi Jésus dans ses prédications et qui ont
été à la fois ses disciples et ses bienfaitrices. Parmi elles, c’est le personnage de
Miriâm la Magalît, plus connue sous les noms de « Magdaléenne », « Marie-
Madeleine » et « Marie de Magdala » qui se détache nettement et pose des
problèmes d’interprétation fort complexes.
Qui est donc cette femme qui semble avoir joué un rôle primordial dans la vie
de Jésus ? Il faut bien reconnaître que tout est confus à son sujet et que les
rédacteurs, transcripteurs et censeurs des textes canoniques ont tout fait pour
l’occulter, car sa présence auprès de Jésus dérangeait l’image qu’on voulait
imposer d’un Christ pur esprit et insensible aux tentations de la chair. Mais le fait
est là : la première personne à qui Jésus ressuscité se manifeste n’est pas l’un de
ses apôtres hommes, c’est Marie de Magdala (Jean, XX, 11-17). Ce n’est
certainement pas par hasard.
Mais c’est là où s’installe la controverse, car la Magdaléenne demeure bien
[141]
mystérieuse et, si l’on prend les textes à la lettre, c’est une triple Marie : il y
a d’abord la « pécheresse » repentie, ensuite la Marie de Béthanie, sœur de
Marthe et de Lazare, et enfin Marie de Magdala, qui se trouve au pied de la croix
et est le premier témoin de la résurrection du Christ. Il faut remarquer d’ailleurs
qu’il n’est aucunement question de ce personnage dans les apocryphes et que
toute la tradition qui s’est développée au cours des siècles a pour base absolue
l’évangile de Jean, appuyé, en certains points, par les synoptiques (et donc
entièrement dans les écrits canoniques). Mais tout est confus et mélangé, et l’on
ne peut même pas se fier à un quelconque point de repère chronologique puisque
les rédacteurs évangéliques ne sont pas d’accord entre eux pour situer l’épisode
dans un même temps.
Sur cette délicate question, il faut tout reprendre à la base, c’est-à-dire analyser
les textes, en partant de celui qui est considéré, sans doute à juste titre, comme le
plus anciennement transcrit, l’évangile de Matthieu, jusqu’à celui de Jean en
passant par Marc et Luc. Le pivot de cette histoire, que les quatre évangélistes
rapportent de la même façon (à quelques variantes près, notamment à propos de
Marie de Magdala), est la présence des « Saintes Femmes » d’abord à proximité de
la croix (mais pas forcément à son pied), puis devant le tombeau où Joseph
d’Arimathie (« un homme riche de Ramataïm » selon Matthieu, XXVII, 57) a
enseveli Jésus. Trois femmes se trouvaient là : Marie de Magdala, une autre
Marie, mère de Jacques le Mineur (et non pas le frère de Jésus) et une certaine
Salomé, mère des fils de Zébédée (Zabdi).
Penchons-nous sur les récits concernant la manifestation de Jésus ressuscité au
matin du troisième jour :
« Après le Sabbat, au commencement du premier jour de la semaine, Marie de
Magdala et l’autre Marie vinrent voir le sépulcre. Et voilà qu’il se fit un grand
tremblement de terre : l’Ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la
[142]
pierre et s’assit dessus. Il avait l’aspect de l’éclair et son vêtement était blanc
[143]
comme neige. Dans la crainte qu’ils en eurent, les gardes furent bouleversés
et devinrent comme morts. Mais l’ange prit la parole et dit aux femmes : Soyez
sans crainte, vous. Je sais que vous cherchez Jésus, le crucifié. Il est ressuscité
comme il l’avait dit ; venez voir l’endroit où il gisait. » (Matthieu, XXVIII, 1-6,
T. O. B.)
« Quand le Sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et
[144]
Salomé achetèrent des aromates pour aller l’embaumer . Et, de grand matin,
le premier jour de la semaine, elles vont à la tombe, le soleil étant levé. Elles se
disaient entre elles : qui nous roulera la pierre de l’entrée du tombeau ? Et levant
les yeux, elles voient que la pierre était roulée ; or, elle était très grande. Entrées
dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme vêtu d’une robe
blanche, et elles furent saisies de frayeur. Mais il leur dit : ne vous effrayez pas.
Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié : il est ressuscité, il n’est pas ici ;
voyez l’endroit où on l’avait déposé. […] Elles sortirent et s’enfuirent loin du
tombeau, toutes tremblantes et bouleversées ; et elles ne dirent rien à personne,
car elles avaient peur. […] Ressuscité le matin du premier jour de la semaine,
Jésus apparut d’abord à Marie de Magdala dont il avait chassé sept démons. »
(Marc, XVI, 1-9, T. O. B.)
« Les femmes qui l’avaient accompagné depuis la Galilée suivirent Joseph ;
elles regardèrent le tombeau et comment son corps avait été placé. Puis elles s’en
retournèrent et préparèrent aromates et parfums. Durant le Sabbat, elles
observèrent le repos selon le commandement et, le premier jour de la semaine, de
grand matin, elles vinrent à la tombe en portant les aromates qu’elles avaient
préparés. Elles trouvèrent la pierre roulée de devant le tombeau. Étant entrées,
elles ne trouvèrent pas le corps du seigneur Jésus. Or, comme elles en étaient
déconcertées, voici que deux hommes se présentèrent à elles en vêtements
éblouissants. Saisies de crainte, elles baissaient leur visage vers la terre quand ils
leur dirent : Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts ? Il n’est pas ici
mais il est ressuscité […]. Elles revinrent du tombeau et rapportèrent tout cela aux
[145]
Onze et à tous les autres. C’étaient Marie de Magdala et Jeanne et Marie de
Jacques ; leurs autres compagnes le disaient aussi aux apôtres. Aux yeux de ceux-
ci ces paroles semblèrent un délire et ils ne crurent pas ces femmes. » (Luc, XXIII,
55-56 et XXIV, 1-11, T. O. B.)
Tout se complique dans l’évangile de Jean : « Le premier jour de la semaine, à
l’aube, alors qu’il faisait encore sombre, Marie de Magdala se rend au tombeau et
voit que la pierre a été enlevée du tombeau. » (Jean, XX, 1.) Elle court prévenir
Simon-Pierre et l’autre disciple, celui que Jésus aimait, c’est-à-dire l’apôtre Jean.
Ceux-ci se précipitent. Mais Jean n’entre pas dans le tombeau. On ne peut
expliquer cette attitude de Jean que par une seule chose : il était prêtre et, d’après
la loi mosaïque, un prêtre ne pouvait approcher un mort sans se souiller. Mais
tous constatent que le tombeau est vide. Simon-Pierre, Jean et un autre disciple
qui n’est pas nommé rentrent chez eux, l’esprit remué par cette révélation, mais ne
sachant pas encore très bien à quoi attribuer la disparition du corps de Jésus. C’est
alors que la Magdaléenne va jouer un rôle de premier plan.
« Marie était restée dehors, près du tombeau, et elle pleurait. Tout en pleurant,
elle se penche vers le tombeau et elle voit deux anges vêtus de blanc, assis à
l’endroit même où le corps de Jésus avait été déposé, l’un à la tête, l’autre aux
pieds. Femme, lui dirent-ils, pourquoi pleures-tu ? Elle leur répondit : On a enlevé
mon Seigneur et je ne sais où on l’a mis. Tout en parlant, elle se retourne et elle
voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était lui. Jésus lui dit :
Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Mais elle, croyant qu’elle avait
affaire au gardien du jardin, lui dit : Seigneur, si c’est toi qui l’as enlevé, dis-moi
où tu l’as mis et j’irai le prendre. Jésus lui dit : Marie. Elle se retourna et lui dit en
[146]
hébreu : rabbouni, ce qui signifie maître . Jésus lui dit : « Ne me retiens
[147]
pas ! car je ne suis pas encore monté vers mon Père. » (Jean, XX, 11-17,
T. O. B.)
Cet épisode a le mérite de montrer le rapport particulier que Jésus entretient
avec Marie de Magdala, et il a alimenté bien des suppositions : Marie de Magdala
était-elle la compagne, voire l’épouse de Jésus ? Une tenace tradition localisée
dans le sud de la France, notamment à Rennes-le-Château, suggère que Jésus et la
Magdaléenne auraient eu des descendants, et parmi ceux-ci les « Rois chevelus »,
[148]
c’est-à-dire les Mérovingiens . Ce sont évidemment des hypothèses
invérifiables mais dans l’absolu, elles n’ont rien d’invraisemblable, même si elles
débouchent parfois sur de véritables délires. Il faut bien reconnaître que le culte
de Marie-Madeleine s’est fortement localisé en France, notamment aux Saintes-
Maries-de-la-Mer, dans le massif de la Sainte-Baume, à Vézelay et, bien entendu,
[149]
à Rennes-le-Château . On suppose, en tous ces endroits, que la Magdaléenne
y a résidé un certain temps.
Mais qui est exactement la Magdaléenne ? Est-ce Marie de Béthanie, la sœur de
[150]
Marthe et de Lazare ? « Il y avait un homme malade ; c’était Lazare de
[151]
Béthanie , le village de Marie et de sa sœur Marthe. Il s’agit de cette même
Marie qui avait oint le Seigneur d’une huile parfumée et lui avait essuyé les pieds
avec ses cheveux ; c’était son frère Lazare qui était malade. » (Jean, XI, 1-2.) Or,
cette histoire d’onction est fort confuse dans les textes, et seul l’évangile de Luc
décrit une scène antérieure où intervient une « pécheresse » qui pratique cette
sorte de rituel sur Jésus : « Un Pharisien l’invita à manger avec lui ; il entra dans
la maison et se mit à table. Survint une femme de la ville qui était pécheresse ; elle
avait appris qu’il était à table dans la maison du Pharisien. Apportant un flacon de
parfum en albâtre et se plaçant par derrière, tout en pleurs, aux pieds de
[152]
Jésus , elle se mit à baigner ses pieds de larmes ; elle les essuyait avec ses
cheveux, les couvrait de baisers et répandait sur eux du parfum. » (Luc, VII, 36-
38.) La scène est pour le moins insolite, d’autant plus que la femme, ici anonyme,
est une « pécheresse ».
Il faut s’interroger sur le terme « pécheresse » que Chouraqui traduit d’ailleurs
par « fauteuse ». Incontestablement, c’est l’équivalent non pas de « femme
adultère » mais de « prostituée ». Or, dans la tradition hébraïque, la
« prostitution » n’a strictement rien de comparable avec ce qu’on entend
actuellement par ce mot : se prostituer, pour les Hébreux et pour les Juifs du
temps de Jésus, c’est sacrifier aux « faux dieux » du pays de Canaan, et
particulièrement à la « Déesse Mère » dont le culte était très répandu au Proche-
Orient, non seulement à Éphèse, sanctuaire principal de cette religion, mais dans
de nombreuses localités, et probablement à Magdala, en Galilée, le pays d’origine
de cette mystérieuse Marie. De là à imaginer que la « pécheresse » – qui, selon
Jean, est la même que Marie de Béthanie – était une prêtresse du culte de la
Déesse Mère, il n’y a qu’un pas facile à franchir.
C’est le fameux épisode de l’onction de Béthanie (décrit chez Matthieu, Marc et
Jean, mais absent chez Luc, où il est remplacé par celui de la « pécheresse ») qui
peut fournir un peu de lumière sur ce point : « Six jours avant la fête de Pèssah [la
Pâque juive], Ieshoua vient à Beit-Hananyah [Béthanie], où est Éléazar qu’il a
réveillé des morts. Là, ils lui font donc un dîner. Marta sert ; Éléazar est un de
ceux qui sont à table avec lui. Miriâm prend donc un parfum, une livre de nard pur
et de grand prix. Elle en enduit les pieds de Ieshoua et les essuie de ses cheveux.
La maison se remplit des effluves du parfum » (Jean, XII, 1-3, trad. Chouraqui).
On ne peut que mettre en parallèle un épisode de l’évangile de Luc : « Une femme
du nom de Marthe le reçut dans sa maison. Elle avait une sœur nommée Marie
qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe s’affairait à un
service compliqué. Elle survint et dit : Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur
m’ait laissée seule à faire le service ? Dis-lui de m’aider. Le Seigneur lui répondit :
Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et t’agites pour bien des choses. Une seule est
nécessaire. C’est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas
enlevée » (Luc, X, 38-42, T. O. B.)
Le texte est précis : Marie a choisi la meilleure part. Il n’est donc pas étonnant
que ce soit à elle que Jésus s’est manifesté, avant tous les autres, après sa
résurrection. Et peu importe si la fameuse « onction » a eu lieu chez Lazare,
d’après Jean, chez un Pharisien anonyme d’après Luc, ou chez un certain Simon le
Lépreux, selon Marc et Matthieu. Les divergences de détails dans les textes, dues à
une tradition fortement ancrée, prouvent en tout cas la réalité de cette « onction ».
Car cette onction, en dernière analyse, apparaît non pas comme un simple geste
de bienvenue mais comme un rituel sacré issu du plus lointain des temps : il s’agit
bel et bien d’une onction sacerdotale, transmettant ainsi à Jésus quelque chose
qu’il n’avait pas encore mais qui devait être essentielle dans la mission qu’il
accomplissait chez les existants humains.
Au début de sa vie publique, Jésus reçoit le baptême par l’eau du Jourdain des
mains de Jean le Baptiste (que Chouraqui transcrit par « Iohanân l’Immergeur »).
De qui Jean le Baptiste détient-il ses pouvoirs ? De Yahvé, car il s’agit ici de
l’initiation de Jésus à la religion hébraïque traditionnelle, celle du Père, celle du
Dieu mâle révélé au Sinaï à Moïse. Jésus est donc le missionné, le Messiah, le
Christos de Yahvé. Mais il lui manque ce quelque chose que la Magdaléenne, sous
quelque nom qu’elle se cache, va maintenant lui transmettre : en l’occurrence,
puisque la mystérieuse Miriâm ne peut être qu’une grande prêtresse du culte de la
déesse des Commencements, c’est la transmission de cette tradition féminine
divine que reçoit Jésus le Nazoréen. Ainsi sont non seulement réconciliées, mais
unifiées, les deux traditions religieuses du Proche-Orient qui, au cours de
l’histoire, se sont constamment heurtées, parfois avec beaucoup d’intolérance et
de violence, comme en font état les différents livres de la Bible hébraïque.
Il y a un des disciples de Jésus qui ne s’y est point trompé. Après l’onction,
Judas l’Iscariote manifeste sa fureur, arguant que le parfum déversé par Marie
valait très cher, qu’on aurait pu le vendre et qu’on aurait pu ainsi venir au secours
de nombreux pauvres. Et l’évangéliste ajoute : « Il dit cela non pas par souci des
pauvres, mais parce qu’il est voleur. Il tient la bourse et soutire ce qu’ils y jettent. »
(Jean, XII, 6.) Il fallait bien trouver une raison à la colère de Judas et celle-ci
coulait de source, puisqu’il était le trésorier du groupe. Mais c’est une explication
au premier degré, la réalité étant plus complexe. Judas (« Iehouda l’homme de
Quériot ») est certes disciple de Jésus et il croit à sa mission, mais, comme il
appartient à la secte juive des Zélotes, dont le but est la reconquête armée du
royaume de Judée au nom de Yahvé, la mission qu’il prête à Jésus est celle d’un
roi temporel. Or, témoin de l’onction sacerdotale féminine opérée par Marie, il ne
peut retenir son indignation : Jésus a trahi non seulement l’espoir du
rétablissement de la royauté temporelle, mais également le culte exclusif du Dieu
Père. Pour lui, c’est impardonnable, et c’est alors que Judas décide de trahir Jésus
et de le livrer à ses ennemis. Et il faut bien admettre que ceux-ci, les Scribes,
certains Pharisiens et les Sadducéens, membres du Sanhédrîn, n’attendaient que
cela.
En effet, pour eux, dans cette Palestine soumise au joug impitoyable de
l’occupation romaine, le « révolté de Dieu » Ieshoua ben Iosseph, qu’une grande
majorité du peuple considérait comme le prochain « Roi des Juifs » constituait
une menace pour l’ordre établi, à savoir un modus vivendi entre la société juive et
l’Empire romain. De nombreuses fois, devant les provocations de Jésus, et devant
ce qu’ils jugeaient comme étant autant de blasphèmes, les Juifs traditionalistes
ont voulu le lapider selon l’antique coutume hébraïque. À chaque fois, Jésus s’est
dérobé, par la fuite ou par son extraordinaire dialectique verbale. Mais il
représentait un danger permanent : à deux jours de la Pâque, « les chefs des
desservants et les anciens du peuple se rassemblèrent dans la cour du grand
desservant, le dit Caïpha. Ils se consultent pour saisir Ieshoua par ruse et le mettre
à mort. Mais ils disent : Pas pendant la fête, pour qu’il n’y ait pas de désordre dans
le peuple. » (Matthieu, XXVI, 2-5.)
De toute façon, l’élimination de Ieshoua ben Iosseph était programmée
d’avance, aussi bien par Yahvé lui-même que par les Juifs traditionalistes de
l’époque : « Beaucoup de Iehoudim [Juifs] qui étaient venus chez Miriâm, en
voyant ce qu’il avait fait, adhèrent à lui. Mais certains d’entre eux s’en vont vers les
Peroushîm [Pharisiens] et leur disent ce que Ieshoua a fait. Les chefs des
[153]
desservants [prêtres] et les Peroushîm rassemblent donc un Sanhédrîn et
disent : Que ferons-nous ? Cet homme fait beaucoup de signes. Si nous le laissons
ainsi, tous adhéreront à lui. Les Romains viendront ; ils nous prendront à la fois le
lieu et la nation. L’un d’entre eux, Caïpha, le grand desservant de cette année-là,
leur dit : Vous ne connaissez rien ! Ne vous rendez-vous pas compte ? Il est de
votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple, plutôt que toute la nation
périsse. Cela, ce n’est pas de lui-même qu’il le dit ; mais étant grand desservant
cette année-là, il était inspiré : Ieshoua doit mourir pour la nation ; et non
seulement pour la nation mais aussi pour rassembler les enfants d’Élohîm
dispersés, dans l’unité. » (Jean, XI, 45-52, trad. Chouraqui.) Tout est dit : « Jésus
doit mourir pour sauver la nation juive », première raison de sa condamnation,
car c’est un « révolté de Dieu » qui se dresse contre l’autorité romaine et le fragile
accord qu’ont signé les Juifs traditionalistes avec leurs occupants. Mais il y a une
seconde raison, non stipulée ici mais visible dans d’autres textes que les évangiles
placent dans la bouche de Jésus : « La Tora et les inspirés, jusqu’à Iohanân,
depuis lors, le royaume d’Élohîm est annoncé et chacun le force » (Luc, XVI, 16),
ce qui peut se transcrire ainsi : « La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean [le
Baptiste] ; depuis lors, la bonne nouvelle du Royaume de Dieu est annoncée, et
tout homme emploie sa force pour y entrer. » (T. O. B.) Autrement dit, c’en est fini
du judaïsme : place au christianisme ! Il est évident qu’une telle prétention est
intolérable pour les Scribes, les Pharisiens et les Sadducéens. Tout est maintenant
joué, et la « trahison » de Judas n’est qu’une goutte d’eau qui fait déborder le vase
de la colère des officiels de la religion. Mais cette goutte d’eau est impardonnable :
Jésus a fait alliance avec les adeptes de la religion de la Grande Déesse. C’est le
suprême sacrilège.
Alors, la « machine infernale » se met en marche. Jésus est condamné, non pas
par les Juifs mais par les Romains, non pas comme « prophète » ou créateur d’une
nouvelle religion, mais comme fauteur de troubles. Le supplice de la crucifixion
était réservé aux bandits et aux séditieux envers l’Empire romain. Certes, certains
Juifs de l’intelligentsia, cette classe dominante qui collaborait allégrement avec les
occupants romains pour en tirer profit, ont leur responsabilité dans cette
exécution capitale, mais ils ne sont ni les seuls, ni les plus concernés : ce sont les
Romains qui ont condamné Jésus pour éviter un soulèvement général de la
Palestine, et lorsque, par la « grâce » de l’édit de l’empereur Théodose, en 382, le
christianisme est devenu la religion officielle et unique de l’Empire romain,
lorsque Rome est devenue la capitale de la chrétienté, il a bien fallu détourner les
responsabilités du supplice de Jésus sur les Juifs. C’est là, comme l’a démontré le
[154]
théologien calviniste Jacques Ellul , l’origine absolue de l’antisémitisme, bâti
sur le fait que les Juifs sont un peuple « déicide », ayant choisi de faire libérer
Barabbas et de condamner Jésus. Ainsi s’explique aisément le sigle infamant et
dérisoire placardé sur le haut de la Croix, I. N. R. I., « Iesus Nazoreus, rex
Iudeorum », « Jésus le Nazaréen, roi des Juifs ».
Mais il fallait que les Écritures fussent accomplies. Jésus-Dieu devait mourir
d’une façon infamante, entre deux voleurs, pour démontrer que Dieu ne s’est
jamais désintéressé du sort des humains, ses créatures à qui il a donné la mission
de continuer la création – même en agissant le septième jour, c’est-à-dire le
Sabbat. Mais cette mort du Christ ne pouvait avoir lieu sans une manifestation
dramatique de la nature : « C’est déjà vers la sixième heure. La ténèbre survient
sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure. Le soleil manque. Le voile du
sanctuaire se déchire par le milieu. » (Luc, XXIII, 44-45.) Il est fort possible qu’il y
ait eu ce jour-là (mais on est incapable d’en définir la date exacte) une éclipse de
soleil suivie de certains phénomènes atmosphériques, sans doute une sorte de
tornade. C’est le ton de nombreux récits mythologiques à propos de la mort d’un
dieu ou d’un héros, et Plutarque s’en fait l’écho (repris d’une façon plaisante par
Rabelais dans le Quart Livre) quand il présente une île « bienheureuse » à l’ouest
du monde, où il se produit de grands bouleversements dans l’air lorsque disparaît
une grande âme. La mort d’un Dieu est un phénomène cosmique, et puisque Jésus
était à la fois homme et Dieu, il ne pouvait en être autrement lors de son dernier
soupir. D’ailleurs le Christ lui-même avait averti ses disciples : « Des signes seront
dans le soleil, dans la lune, dans les étoiles ; et sur la terre l’oppression des
[155]
Goïm , angoissés par le fracas de la mer et des flots. Les hommes périront et
frémiront, dans l’attente de ce qui surviendra dans le monde : oui, les puissances
du Ciel s’ébranleront. » (Luc, XXI, 26.) Et tout cela rejoint les descriptions de
l’Apocalypse, qui, ne l’oublions pas, est une « révélation » de l’avenir et d’un passé
dont on ne comprend peut-être plus les détails. Dans les récits mythologiques, au
sens large du terme, la nature et le cosmos tout entier sont liés aux actes des
existants humains, et inversement.
C’est en fait ce qu’est venu rappeler Jésus : les existants humains sont chargés
de continuer la création jusqu’à l’apparition du Royaume de Dieu. Mais ce
royaume, Jésus le répète assez souvent, n’est pas de ce monde, contrairement à ce
que prétendait une tradition hébraïque sclérosée dans l’attente d’un messianisme
temporel. Et surtout, dans ses prédications, Jésus élargit en quelque sorte son
auditoire : ce n’est plus seulement le peuple juif qui est le dépositaire du message,
mais l’ensemble des peuples du monde. C’était une attitude que beaucoup de Juifs
ne comprenaient pas, et qui a provoqué leur colère et même leur haine. Car cette
« révolte de Dieu », Jésus l’a incarnée dans la mesure où il se dressait contre l’idée
qu’on se faisait de Dieu à son époque. Ce faisant, il allait de provocation en
provocation, afin de réveiller les consciences endormies. En somme, Dieu n’était
plus le Yahvé vengeur et jaloux qui ne s’occupait que du peuple élu, mais un dieu
d’amour qui se penchait avec tendresse sur toutes ses créatures, même sur celles
qui avaient commis des fautes.
Certes, les récits évangéliques contiennent bien des points obscurs à propos de
la vie de Ieshoua ben Iosseph. Mais le message demeure, et c’est un message de
révolte essentiel. Quant à savoir ce qu’on en a fait au cours de vingt siècles de
christianisme, c’est un tout autre problème…
Point d’orgue

Tout au long de l’histoire, les révoltés de Dieu ont été innombrables, et de


natures différentes. Il y a eu les révoltés contre Dieu et les révoltés pour Dieu.
Parfois même, cette révolte était à la fois pour et contre, dans la confusion la plus
absolue. Cela tient au fait dûment constaté que l’on voit toujours Dieu à travers les
institutions qui se réclament de lui. Or ces institutions sont humaines et entachées
de toutes les faiblesses inhérentes à leur nature, en particulier le formalisme, le
sectarisme, la sclérose, pour déboucher sur l’intolérance. Les divers courants
protestants du XVIe siècle avaient le même dieu mais ne le reconnaissaient pas
dans l’image que s’en faisaient les autres. Les cathares, considérés comme
hérétiques, avaient le même dieu que les fidèles du christianisme romain : ils se
sont révoltés et ont été punis de leur obstination. On a sans doute oublié que saint
François d’Assise a eu toutes les peines du monde à imposer l’ordre religieux qu’il
voulait fonder. On a également oublié la suspicion dans laquelle ont été tenus
deux grands mystiques comme Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, trop
intelligents et trop révoltés pour être admis dans le cadre d’une communauté
chrétienne considérée comme définitivement établie. À l’inverse, Jean-Marie
Vianney, le saint curé d’Ars, a toujours été suspect parce qu’on le prenait pour le
dernier des imbéciles. Sait-on qu’Ignace de Loyola – encore un révolté de Dieu ! –,
fondateur de la célèbre Compagnie de Jésus, a fait un séjour dans les prisons de
l’Inquisition ?
En dehors des « Églises » institutionnelles, il y a eu bien d’autres révoltés.
Joseph Staline, ancien séminariste orthodoxe, esclave d’un marxisme mal compris
et surtout mal digéré, a complètement viré de bord et lutté avec acharnement
contre un dieu dont le royaume n’était pas de ce monde. Il a voulu établir ce
royaume sur la terre, et on a pu en mesurer la vanité par son échec retentissant et,
hélas, par des atrocités qu’on n’est pas prêt à oublier. Le cas d’Adolf Hitler,
probablement le plus grand criminel de tous les temps, est quelque peu
surprenant, car il justifiait ses actions violentes et meurtrières en prétendant qu’il
suivait les desseins de la Providence. Bien souvent, les révoltés de Dieu sont des
malades paranoïaques, d’où le danger qu’ils représentent pour l’humanité.
Heureusement, d’autres ont compris que c’est à travers ses frères humains
qu’on peut atteindre Dieu. Sainte Thérèse de Lisieux se lamentait sur le sort des
criminels condamnés à mort et priait pour eux, mettant ainsi en pratique la
grande doctrine du Christ, celle de l’amour universel des êtres et des choses.
Martin Luther King, en se révoltant contre la discrimination raciale, est devenu la
victime expiatoire de l’intolérance et de l’injustice. Quant à l’admirable
Maximilien Kolb, ce prêtre polonais enfermé dans le camp d’Auschwitz qui a
choisi délibérément de mourir à la place d’un de ses codétenus condamné à mort,
n’est-il pas l’incarnation du Christ se sacrifiant pour tous les humains ? Il signifie
au créateur ce que Maurice Maeterlinck, dans Pelléas et Mélisande, place dans la
bouche du sage Arkel : « Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes. »
En fait, les révoltés de Dieu entreprennent leurs actions pour signifier à Dieu,
quel qu’il soit, que rien ne va plus dans le royaume terrestre et qu’il faut peut-être
influer sur le destin. Après tout, Jacob a tenu tête à Yahvé, et il n’a pas été châtié,
bien au contraire. On dit toujours que « Dieu a besoin des hommes ». Mais pour
quoi faire ?
Pour continuer la création, bien sûr. Mais cela ne peut se faire sans
turbulences : il faut transgresser les interdits, il faut aller au-delà du possible, et
cela dans tous les domaines. La mission des existants humains est de construire,
déjà sur terre, une Jérusalem qui devra devenir plus tard cette fameuse
« Jérusalem céleste » à laquelle tout un chacun aspire. Ce ne sera pas sans
souffrance, comme l’ont démontré la plupart des révoltés de Dieu. Mais n’oublions
pas que « Dieu vomit les tièdes ». La révolte est un processus nécessaire au
passage d’un monde à l’autre.

Poul Fetan, 2003

[1]
En bon Grec qu’il est, Plutarque fait ici référence au « Destin », à cette « Nécessité » plus puissante que les divinités elles-
mêmes.
[2]
Au IIe siècle de notre ère.

[3]
C’est-à-dire les prêtres, les philosophes et tous les détenteurs de la tradition.
[4]
Il faut noter que le Livre de Tobie, qui fait partie du corpus canonique catholique et orthodoxe, a été éliminé de la Bible juive et
aussi de celle des protestants.

[5]
Il faut noter que, dans les langues celtiques (gaélique, galloise, cornique et bretonne), tous les termes qui expriment la
connaissance sont issus de la même racine que les mots qui désignent le végétal. Ce n’est certainement pas sans rapport avec le fameux
arbre de la Connaissance tel qu’il est défini dans la Bible hébraïque.
[6]
Une ambiguïté subsiste à ce propos : étant donné que les voyelles ne s’écrivent pas en hébreu, le terme qui qualifie le Serpent
peut être interprété de deux façons selon la voyelle intercalaire choisie. Par conséquent, il est difficile de savoir si le Serpent était « rusé »
comme l’affirment certains traducteurs, généralement catholiques, ou s’il était « nu » d’après certains autres, dont André Chouraqui.
Quel est donc le rapport qui peut exister entre « nu » et « rusé » ? La question demeure sans réponse.

[7]
À noter que la religion mazdéenne est toujours pratiquée chez les Guèbres du Caucase iranien et les Parsis de la région de
Bombay, en Inde.
[8]
Ce couple mythique réapparaît dans les légendes de la Table ronde sous les traits du roi Arthur et de l’enchanteur Merlin, suite
logique du concept majeur de la société celtique, celle-ci ne reposant que sur l’alliance – parfois orageuse – entre le roi et le druide.

[9]
Je me suis expliqué longuement sur ce sujet dans mon ouvrage Le Mont-Saint-Michel et l’énigme du Dragon, Paris, Pygmalion.

[10]
De ce terme provient vraisemblablement le nom des Nibelungen. Voir J. Markale, Siegfried et l’or du Rhin, Paris, Le Rocher,
2003.
[11]
Loki a son équivalent dans les épopées grecques sous le nom de Thersite et, dans les épopées irlandaises du cycle d’Ulster, sous
celui de Bricriu. L’un et l’autre appartiennent à une communauté bien déterminée. Il en sera de même plus tard avec le personnage de
Mordret-Medrawt, fils incestueux du roi Arthur, dans le cycle de la Table ronde.

[12]
Voir J. Markale, Les Conquérants de l’île Verte premier volume de La Grande Épopée des Celtes, Paris, Pygmalion, 1998.

[13]
Le terme El ou Il, chez les Sémites, désigne la divinité suprême. Ainsi en est-il des Élohîm de la Bible.
[14]
Ce désir de vouloir à tout prix considérer, sous l’angle du rationnel le plus strict, le « surnaturel » comme le produit de
l’imaginaire humain provoque souvent des effets pervers. Ainsi a-t-on pu affirmer que Sodome et Gomorrhe ont été détruites par la chute
d’une météorite, sinon par une explosion nucléaire, et que le « char de feu » dans lequel Élie a été enlevé (2 Rois, II, 11-12) était une
« soucoupe volante » manœuvrée par des extraterrestres, avec lesquels Moïse était entré en contact sur le Sinaï, derrière la nuée et le feu.

[15]
La plupart des traductions catholiques françaises utilisent le passé simple, mais l’original grec est au présent, ce que restitue
André Chouraqui dans son interprétation judaïque du texte.
[16]
On sait que le texte affirme que le chiffre de la Bête est 666. Or, ce chiffre correspond très exactement, en valeur numérique, à
la transcription en caractères hébraïques du nom latin Cesar Nero. À moins qu’il ne faille voir dans le triplement du nombre 6, symbole
traditionnel de l’imperfection, une sorte de superlatif insistant sur la monstruosité de la Bête.

[17]
Voir le chapitre « Yseult ou la dame du verger » dans J. Markale, La femme celte, Paris, Payot, nouvelle édition 2001.

[18]
Sans parler des innombrables sectes dites lucifériennes qui sont apparues depuis une vingtaine de siècles, et qu’il importe de ne
pas confondre avec les sectes dites sataniques. Ces dernières ont choisi le Satan hébraïque comme divinité, et leur culte (comportant les
fameuses « messes noires ») est voué à l’exaltation du Mal. Les Lucifériens, eux, ont pour but de restituer au Porte-Lumière la place
primordiale qui était la sienne avant l’usurpation yahviste. La confusion est entretenue par l’existence, au IVe siècle, d’un schisme
chrétien dit luciférien, dû à un certain Lucifer (300-370), évêque de Cagliari, en Sardaigne, qui refusait d’admettre le repentir des anciens
hérétiques, et qui est considéré comme un saint dans son diocèse et dans celui de Verceil, dans le Piémont.

[19]
Il s’agit de ce qu’on appelle un cairn. La tradition celtique, notamment celle du Pays de Galles, fait souvent référence à des
cairns, assimilés à des monuments mégalithiques, qui servent d’abri à des dragons ou à de grands serpents monstrueux et détenteurs de
trésors.

[20]
On retrouve ici cette sorte de contrat entre saint Michel et le Dragon des profondeurs : que chacun reste chez soi et ne
franchisse pas les limites grâce auxquelles est établie l’harmonie du monde, l’équilibre entre l’ombre et la lumière.

[21]
Lacune dans le manuscrit.

[22]
Allusion aux fameux Néphilîm, ces géants enfantés par les « fils d’Élohîm » et les « Filles du Glébeux » selon la Genèse. Voir
plus loin l’enquête sur le déluge et ce qui l’a précédé (p. 152 sqq).

[23]
Écrits apocryphes chrétiens, sous la direction de François Bovon et Pierre Geoltrain, Paris, Gallimard, « La Pléiade » 1997, p.
1276-1280.

[24]
Victor Hugo, La Fin de Satan, fragments épiques écrits par l’auteur les derniers mois de sa vie.

[25]
Avec cette importante différence que l’Ogmios décrit par Lucien (devenu Ogma dans les récits mythologiques irlandais) est
avant tout un « dieu de l’éloquence » représenté sous l’aspect d’un Hêraklès vieillard pour démontrer que la force de l’intelligence est
supérieure à la force physique. (Voir J. Markale, Le Druidisme, Paris, Payot.)
[26]
La tradition grecque prétend que son épouse Déjanire, pour se venger de ses infidélités répétées, lui avait envoyé une tunique
empoisonnée qui lui brûlait la peau, ce qui, ne pouvant pas supporter sa souffrance, l’entraîna dans une sorte de suicide rituel et
régénérateur. La même idée se retrouve dans la mythologie germano-scandinave avec le geste de Brunhild se jetant dans le bûcher
funéraire de Sigurd-Siegfried.
[27]
Conte recueilli en 1890 aux environs de Toulon (Var) par le folkloriste Bérenger-Féraud. Texte intégral dans J. Markale, contes
occitans, Paris, Stock, 1981, p. 237-241.
[28]
Aristophane, La Paix, v. 757 ; Plutarque, Curios, 2 ; Diodore de Sicile, XX, 41 ; Strabon, I, 19 ; Horace, Épodes, V, 20 et Art
poétique, v. 340 ; Ovide, Fastes, VI, v. 131. On peut faire remarquer que le philosophe grec Aristote (Hist. Animalia, V, 5) décrit les
lamiae comme des requins.

[29]
C’est la description du romancier latin du Bas-Empire, Apulée, très influencé par les écoles gnostiques d’Alexandrie, dans son
curieux récit Les Métamorphoses ou L’Âne d’Or (II, 23). Par ailleurs, Apulée nous montre des sorcières s’enduisant d’un onguent
magique et prenant la forme de hiboux.

[30]
René Khawam, Les Cœurs inhumains, Paris, Albin Michel, 1966, p. 65.

[31]
La Kabbale hébraïque (en hébreu kabbalah, « réception, tradition ») est un ouvrage de théologie juive qu’on a dit avoir été
transmis par Yahvé à Abraham (ou même à Adam). En fait, la rédaction de cette Kabbale n’est pas antérieure au IIe siècle avant notre ère.
C’est une sorte de théosophie déjà chargée d’éléments qu’on retrouvera dans le gnosticisme alexandrin. La première partie est le Sepher
Jetzira, ou « Livre de la Création » compilation de traditions hébraïques souvent fort anciennes. La seconde partie concerne les « 32
voies de la Sagesse », ouvrage de morale. Tout cela est complété par le Zohar (« éclat, lumière »), sorte de synthèse rédigée au Moyen Âge
par les rabbins et les docteurs. À partir de la Renaissance, surtout dans les pays d’Allemagne et d’Europe de l’Est, la Kabbale, sous
l’influence de différentes sectes d’hermétistes et d’illuminés, est devenue un vrai fourre-tout où s’entremêlent la théurgie, la magie et la
numérologie.

[32]
Voir J. Markale, Mélusine, Paris, Albin Michel, 1993.

[33]
Le Talmud (de l’hébreu lamad, « apprendre ») est l’un des livres sacrés de la religion israélite. C’est une compilation,
accomplie par des rabbins et des docteurs, des doctrines et des préceptes de cette religion, principes reconnus depuis les temps les plus
lointains. En réalité, sa composition ne remonte qu’à une époque allant du IIe siècle avant J.-C. au Ve siècle de notre ère. Mais c’est un
ouvrage de référence pour tous les adeptes de la religion juive. Le Talmud de Jérusalem, l’une des versions les plus célèbres de cette
compilation, a été traduit en français en 1872 par Moïse Schwab.

[34]
Une variante, sans doute beaucoup plus récente, prétend que, dans la position du missionnaire, elle ne pouvait pas supporter
d’être dessous et réclamait le droit d’être dessus, ce qu’Adam aurait refusé obstinément. C’est évidemment un symbole pour signifier que
Lilith n’acceptait pas la supériorité du mâle.
[35]
D’après Drach, De l’Harmonie de l’Église et de la Synagogue, s. d. II, p. 319.
[36]
Je me suis expliqué longuement sur ce sujet dans le chapitre consacré à la révolte de la fille-fleur de mon ouvrage, La Femme
celte, op. cit.

[37]
Braunschweig-Fain, Éros et Antéros, Paris, Payot, 1969, p. 108.
[38]
Ce qu’en termes chrétiens, on appelle les « pollutions nocturnes ». La notion de succube complète celle d’incube, démon mâle
qui s’unit aux jeunes filles – vierges de préférence –, comme dans la légende médiévale concernant la naissance de l’enchanteur Merlin,
lequel est, de ce fait, mi-humain, mi-diabolique. Voir J. Markale, Merlin l’enchanteur, Paris, Albin Michel, 1992.
[39]
Ces deux panneaux constituant la porte sont classés « monuments historiques » Ils étaient à la merci des intempéries et ont été
restaurés, puis mis en dépôt à l’intérieur de l’église, contre un mur du transept nord, mais à un endroit où une personne non avertie ne
peut même pas les voir, ce qui prouve que cette représentation, d’ailleurs d’une grande beauté esthétique (comme celle du fameux Graal,
pierre tombant du ciel, sur le second panneau), a quelque chose de gênant pour le clergé.

[40]
Voir le chapitre consacré à « Math fils de Mathonwy » dans J. Markale, L’Épopée celtique en Bretagne, Paris, Payot, éd. de
1987, ainsi que la transcription du récit dans J. Markale, « La Fée Morgane » quatrième volume de la série Le Cycle du Graal, Paris,
Pygmalion, 1994. Voir aussi La Femme celte, chapitre intitulé « La Révolte de la Fille-Fleur » p. 207-247.

[41]
Dans la tradition indienne, « à l’origine, le Purana existait seul. Il avait l’ampleur d’un homme et d’une femme embrassés. Il se
divisa en deux. De la furent l’époux et l’épouse » (Brhadârauyka-Upanishad I, 4).

[42]
Braunschweig-Fain, Éros et Antéros, op. cit., p. 109. Il est bon de se rappeler les formules d’Héraclite et de Hegel selon
lesquelles Dieu, avant la création d’existants, équivaut au néant puisqu’il n’a rien qui puisse s’opposer et lui prouver ainsi son existence.
En fait, Dieu n’existe qu’après la création. Auparavant, il est. C’est tout. Mais on pourrait encore épiloguer sur ce point en constatant
l’éternel devenir de l’univers et de tout ce qu’il contient et affirmer que, depuis la création, Dieu devient.
[43]
Il faut rappeler que les « végétariens » s’abstiennent de toute chair animale (y compris de celle des poissons et des fruits de
mer) mais consomment des laitages (lait et fromages) ainsi que des œufs et du miel, tandis que les « végétaliens » s’en tiennent
strictement à une nourriture végétale excluant tout aliment d’origine animale ou passé par un intermédiaire animal (donc miel, œufs, lait
et fromages).
[44]
Jacques Duquesne, Le Dieu de Jésus, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 89-90.
[45]
Élie Wiesel, Célébration biblique, Paris, coll. « Points-Sagesse » Le Seuil, 1991.

[46]
« Honnie est la glèbe à cause de toi. Dans la peine tu en mangeras tous les jours de ta vie. Elle fera germer pour toi carthame et
chardon : mange l’herbe du champ. À la sueur de tes narines, tu mangeras du pain jusqu’à ton retour à la glèbe dont tu as été pris » (trad.
Chouraqui).

[47]
Jacques Duquesne, Le Dieu de Jésus, op. cit., p. 89.

[48]
Pour ce qui est des sources bibliques, il ne faut pas oublier que le Pentateuque (les cinq premiers livres) est le résultat d’une
compilation, parfois confuse et toujours embrouillée, de trois traditions orales différentes : celle qu’on appelle yahviste, sans doute la
plus ancienne, celle qu’on appelle élohiste, un peu plus récente et qui a été fondue ensuite avec la première, et enfin la tradition dite
sacerdotale, plus intellectuelle, qui tente de rationaliser les faits rapportés en les intégrant dans une perspective plus historique.
[49]
Victor Hugo a toujours prétendu qu’il ne connaissait pas le poème d’Agrippa d’Aubigné avant d’écrire La Conscience, mais le
doute subsiste. On découvre la même puissance épique dans les deux poèmes, et la même description d’un Caïn tourmenté par le
remords. Cependant, si Hugo se contente de prendre Caïn comme la personnalisation d’une humanité pécheresse, d’Aubigné, par ailleurs
redoutable pamphlétaire, est plus précis : Caïn représente en effet pour lui les catholiques coupables d’avoir en maintes occasions (et plus
particulièrement lors de la Saint-Barthélemy) massacré d’innocents protestants dont les pratiques – c’est à dire les offrandes faites à Dieu
– ne satisfaisaient pas les maîtres à penser du moment.
[50]
Cela veut dire « par la grâce de Iahvé » Ici, Ève, auparavant femelle soumise à Adam, devient femme à part entière en donnant
naissance à un fils. À noter l’ambiguïté du nom de Caïn, Quénân dans le texte hébreu : il peut être dérivé du verbe qânâ, « procréer » ou
« acquérir » et, dans d’autres langues sémitiques, il signifie « forgeron » sens qui n’est pas sans rapport avec cette histoire.

[51]
Dans toutes les anciennes religions, il fallait offrir aux divinités une part des récoltes ou des troupeaux. Aussi bien chez les
Grecs que chez les Sémites, les dieux se réjouissent quand ils hument la fumée des sacrifices, particulièrement quand celle-ci apporte une
odeur de graisse cuite. Il y a de multiples exemples dans de nombreux textes de l’Antiquité et dans la Bible hébraïque.
[52]
« Cela irrite ».
[53]
Il est chagriné ; comme on dit vulgairement, « il fait la gueule ».
[54]
Le texte hébreu du verset 7 – aussi bien que celui de la traduction grecque des Septante – est si corrompu qu’il est bien difficile
de l’interpréter. Les traducteurs et commentateurs de la Bible interconfessionnelle dite de Jérusalem proposent cette transcription
littérale : « N’est-ce pas que, si tu agis bien, élévation, et si tu n’agis pas bien, à ta porte le péché (mot féminin) couchant (au masculin) et
vers toi sa (au masculin) convoitise et tu le domineras. » Et les mêmes d’ajouter : « Le texte paraît décrire la tentation qui menace une
âme mal disposée. » (Jérusalem, col. 35.)

[55]
La phrase « allons dehors » qui n’est d’ailleurs pas retenue par André Chouraqui, ne se trouve pas dans le texte hébreu mais
seulement dans la traduction grecque des Septante. Elle paraît pourtant parfaitement à sa place.

[56]
Il s’agit de Yahvé.

[57]
C’est-à-dire « ne te donnera rien, ou presque rien ».

[58]
Ce n’est pas une formule de repentir, mais la constatation que cette condamnation est trop lourde à supporter pour Caïn.

[59]
À titre de comparaison, citons la même histoire telle qu’elle est traduite dans la T. O. B. (Gen. IV, 1-16) : « L’homme connut Ève
sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn et dit : j’ai procréé un homme, avec le Seigneur. Elle enfanta encore son frère Abel. Abel
faisait paître les moutons, Caïn cultivait le sol. À la fin de la saison, Caïn apporta au Seigneur une offrande des fruits de la terre ; Abel
apporta lui aussi des prémices de ses bêtes et leur graisse. Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son
regard de Caïn et de son offrande. Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu. Le Seigneur dit à Caïn : Pourquoi t’irrites-tu ? Et
pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi,
domine-le. Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua. Le Seigneur dit à Caïn : Où
est ton frère Abel ? – Je ne sais, répondit-il. Suis-je le gardien de mon frère ? – Qu’as-tu fait ? reprit-il. La voix du sang de ton frère crie
du sol vers moi. Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras
le sol, il ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre. Caïn dit au Seigneur : Ma faute est trop lourde à porter. Si tu
me chasses aujourd’hui de l’étendue de ce sol, je serai caché à ta face, je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera
me tuera. Le Seigneur lui dit : Eh bien ! si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois. Le Seigneur mit un signe sur Caïn pour que personne en le
rencontrant ne le frappe. Caïn s’éloigna de la présence du Seigneur et habita dans le pays de Nod à l’orient d’Éden ».
[60]
Certains commentateurs ont pu supposer que le récit sur Caïn et Abel était une antique tradition concernant le héros éponyme
de la tribu des Quénites ou Caïnites, dont il est question dans Nombres, XXIV, 21. Cette tradition aurait été déplacée et intégrée dans la
Genèse pour lui donner une dimension universelle et illustrer ainsi de façon dramatique l’apparition de la violence dans l’humanité.

[61]
Y compris les traducteurs de la Bible de Jérusalem (col. 35-36) dont le Père Auvray, de l’Oratoire, homme d’une rare
intelligence et d’une culture remarquable, qui fut l’un de mes professeurs et pour lequel j’ai toujours éprouvé une grande admiration.
[62]
Concernant cette filiation divine hypothétique, les sceptiques et les railleurs ne manquent pas de prétendre qu’un certain
personnage portant – ou usurpant – le nom de Zeus a pu s’introduire auprès de la jeune fille en s’assurant à prix d’or la complicité de
ceux qui gardaient la tour d’airain.

[63]
Récit complet dans « Les Héros aux cent combats » troisième volume de J. Markale, La Grande Épopée des Celtes, Paris,
Pygmalion, 1998.

[64]
D’après le manuscrit classé « Egerton 106 » Transcription intégrale dans J. Markale, « Les Compagnons de la Branche Rouge »
second volume de La Grande Épopée des Celtes, Paris, Pygmalion, 1997, p. 159-177.
[65]
J. Loth, Les Mabinogion, édition de 1913, Paris, II, p. 323.
[66]
Strabon, Géographie, VII, 2.
[67]
Les Cimbres et les Teutons, qui envahirent au 1er siècle avant notre ère l’Empire romain, détruisant tout sur leur passage,
étaient incontestablement des Germains, mais ces deux peuples portent des noms d’origine celtique. Celui des Teutons provient d’une
racine qui a donné le gaélique tuath, « tribu » et que l’on retrouve dans le nom générique des Allemands, Deutsche. Quant aux Cimbres,
leur nom provient d’un ancien celtique combroges, signifiant « du même pays » que l’on retrouve dans l’appellation que se donnent eux-
mêmes les Gallois, Cymri.

[68]
Strabon, op. cit.

[69]
Amaethon (« laboureur ») est le frère de Gwyddyon. Amaethon et Gwyddyon sont dits « fils de Dôn » celle-ci étant l’équivalent
de la Dana ou Ana gaélique, personnification de la déesse des Commencements, et devenue « sainte » Anne dans la tradition chrétienne.
Il faut ajouter que, d’après le récit sur Math, fils de Mathonwy, quatrième branche du Mabinogi gallois, un conflit avait éclaté entre Math
et son neveu Gwyddyon (J. Loth, Les Mabinogion, édition de 1913, Paris, I, p. 173-210). On comprend bien que ce conflit est en réalité
une véritable « révolte contre Dieu ». Mais, comme le Babylonien Enki et le Grec Prométhée, le démiurge Gwyddyon non seulement
échappe au cataclysme, mais en protège les humains.

[70]
J. Markale, Les Grands Bardes gallois, Paris, 1981, p. 110.

[71]
Ibid., p. 98, dans un autre poème attribué à Taliesin : « Trois fois plein le navire Prytwen, nous partîmes avec Arthur… »

[72]
Triade 116, J. Loth, Les Mabinogion, II, p. 304.
[73]
Triade 150, J. Loth, op. cit., p. 323.

[74]
J’insiste sur ce membre de phrase, car il est essentiel et très révélateur de la pensée profonde qui est prêtée ici à Yahvé.
[75]
Les autres traducteurs de la Bible disent « mâle et femelle ».

[76]
Dans les lois hébraïques, il y a une série d’interdits sur l’alimentation, le comportement sexuel, la fréquentation des animaux
« impurs » consciencieusement répertoriés dans le Lévitique.

[77]
Symbole de l’union entre le ciel et la terre, entre le visible et l’invisible, et pourtant impalpable et renfermant toutes les
couleurs, donc la totalité de l’univers tel qu’il a été créé par Élohîm qui, d’après les premiers versets de la Genèse, fait jaillir la lumière des
ténèbres primitives. On ne peut que penser au perpétuel combat qui, dans la mythologie iranienne, oppose Ahura-Mazda, dieu de la
Lumière, à Ahriman, le dieu de l’obscurité. Victor Hugo, en poète visionnaire qu’il était – et aussi en tant que « manichéen » –, a exprimé
cette opposition d’une façon remarquable dans son étrange Fin de Satan : il décrit Lucifer, le plus lumineux des archanges, s’enfoncer de
plus en plus, pendant des milliers d’années, dans les profondeurs ténébreuses. Le pacte de Yahvé avec Noé a donc un aspect lumineux, et
c’est en somme une re-création de l’univers par une réapparition de la lumière céleste après l’obscurité du déluge.

[78]
On retrouve ici la fameuse « tripartition » des sociétés indo-européennes si bien mise en évidence par Georges Dumézil : la
classe des prêtres, la classe des guerriers et la classe des « producteurs » ce qui deviendra, au Moyen Âge, dans un contexte chrétien,
« ceux qui prient, ceux qui gouvernent et défendent la communauté, et ceux qui nourrissent les précédents ».
[79]
Il faut insister sur le fait que, dans ces versets, il s’agit bien d’un pluriel réel et non d’un pluriel symbolique servant de
qualificatif à Yahvé. Les traducteurs et commentateurs de la Bible de Jérusalem sont bien embarrassés sur ce sujet : « Épisode difficile
(de tradition yahviste). L’auteur sacré se réfère à une légende populaire sur les géants, en hébreu Néphilîm, qui seraient des Titans
orientaux, nés de l’union entre des mortelles et des êtres célestes. Sans se prononcer sur la valeur de cette croyance et en voilant son
aspect mythologique, il rappelle seulement ce souvenir d’une race insolente de surhommes, comme un exemple de la perversité
croissante qui va motiver le déluge. Le judaïsme postérieur et presque tous les écrivains ecclésiastiques ont vu des anges coupables dans
ces “fils de Dieu”. Mais à partir du IVe siècle, avec une fonction plus spirituelle des anges, les Pères ont communément interprété les “fils
de Dieu” comme la lignée de Seth, et les “filles des hommes” comme la descendance de Caïn » (Jérusalem, col. 36, note f). La T. O. B.
(p. 60, notes j et k) n’est pas moins embarrassée. Les fils des Élohîm « peuvent désigner des puissances cosmiques que les païens
divinisaient et que la Bible subordonne au vrai Dieu tout en leur attribuant une intelligence et une force supérieures à celles de l’homme.
Mais par ailleurs, les souverains étaient considérés comme fils de Dieu ; leur puissance se manifestait en particulier par l’importance de
leurs mariages qui entraînaient des déviations religieuses. […] Les cités cananéennes étaient parfois considérées comme des filles
d’homme, épouses des dieux locaux ».
[80]
C’est-à-dire « de grande renommée ».
[81]
Et non pas « mystères ». Le mot « mistère » issu du latin ministerium, office désigne, au Moyen Âge, des représentations
dramatiques sacrées entremêlées de « farces », c’est-à-dire d’épisodes facétieux destinés à réveiller l’attention du public.

[82]
Un conte recueilli en forêt de Camors (Morbihan) met en scène un certain Gergant (forme vannetaise de Gargam), marchand
de sel qui protège la malheureuse épouse du mauvais roi Konomor, qui tue toutes ses femmes lorsqu’elles sont enceintes parce qu’un
oracle lui a prédit qu’il serait tué par son fils. Dans ce conte, le Gergant détruit le château du roi en l’aspergeant de sel, ce qui est un geste
rituel d’exécration bien connu, le sel stérilisant la terre sur laquelle il est répandu. Quand Carthage eut été vaincue par les Romains, ceux-
ci versèrent du sel sur ses ruines afin de rendre stérile à jamais le sol de cette ville maudite qui avait prétendu supplanter Rome. Il faut
rappeler aussi que, dans le rituel du baptême chrétien, le sel sur la langue constitue un exorcisme censé chasser les démons.
[83]
C’est le cas du gingko biloba qui fut le premier arbre à reprendre vie au milieu des ruines d’Hiroshima. Le néflier lui, lorsqu’il
dégénère, devient aubépine. Quant au gui, il s’est maintenu en devenant parasite de certains arbres.

[84]
C’est en effet Hélios (dont le nom deviendra Sol en latin, Sul en gaulois, Heol en gallois et en breton) qui personnifie le soleil, et
qui est déjà une masculinisation de l’antique déesse solaire indo-européenne reconnaissable dans l’Artémis ou la Diane scythique. Il ne
faut pas négliger que dans les langues germaniques et celtiques, ainsi que chez les Sémites primitifs et les anciens Japonais (comme en
témoigne la déesse solaire Amaterasu), le Soleil est du genre féminin, contrairement à la Lune. Apollon, divinité céleste d’origine
nordique, est avant tout un dieu de lumière, c’est-à-dire un dieu civilisateur qui s’oppose aux forces de l’ombre, et ce n’est qu’à la période
gréco-romaine qu’il est devenu dieu solaire en se combinant avec l’image de Mercure-Hermès, dont l’équivalent est le Lug celtique, le
« multiple artisan » lumineux.
[85]
Primitivement, Poséidon-Neptune n’est que le dieu des « frémissements », autrement dit des tremblements de terre et des raz
de marée. Ce n’est que beaucoup plus tard, dans la mythologie syncrétique des Grecs et des Latins, qu’on l’a représenté comme une
divinité marine.
[86]
Sandor Ferenczi, Thalassa, psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Paris, Payot, 1962, p. 103.
[87]
Ibid., p. 101.

[88]
Cité par E. Saillens, Nos Vierges noires, Paris, 1945, p. 235. Il faut rappeler que le mot latin maria est le pluriel neutre de
mare, « mer », ce qui constitue un authentique jeu de mots. Cependant, Maria et Marie proviennent du nom hébreu Myriâm, et n’ont
aucun rapport avec la « mer » sinon ce qu’en a fait le christianisme lorsqu’il traite la mère de Jésus de Stella Maris, « étoile de la mer ».

[89]
Site proche de Babylone. Il a donné son nom à la langue dite akkadienne.
[90]
Actuellement Nimrud.

[91]
André Chouraqui traduit ici le mot hébreu par « faille ».
[92]
Entre le Tigre et l’Euphrate, pays déjà conquis par Nemrod.

[93]
Contrairement aux Hébreux installés près de la vallée du Jourdain, les Mésopotamiens manquaient de pierres : ils utilisaient
des briques et, comme ciment, se servaient du bitume dont le pays était, comme aujourd’hui, bien pourvu.

[94]
À ce stade de l’enquête sur la tour de Babel, il est impossible de ne pas établir un rapprochement avec les tragiques événements
du 11 septembre 2001 à New York. Tous les « ingrédients » sont analogues. Les deux tours de Manhattan constituaient incontestablement
un symbole bien visible de la superpuissance économique – et donc politique – des États-Unis, pays qui, même s’il est une démocratie, se
trouve de facto en position d’hégémonie absolue vis-à-vis de tous les États du monde. Ce n’est pas par hasard si l’attentat a visé ces deux
tours : il s’agissait bel et bien d’un refus de cette hégémonie. De plus, il ne faut pas oublier que les « terroristes » suicidaires prétendaient
agir au nom d’Allah. Les motivations religieuses rejoignent bien souvent celles d’ordre politique et économique.
[95]
Cette racine n’est pas seulement sémitique, elle semble universelle, comme en témoignent le latin balbutire, devenu en français
balbutier, auquel se rattache babil (et son dérivé familier bla-bla), ainsi que l’anglais bubble, littéralement « bulle » mais qui, en tant que
verbe, signifie « duper, brouiller ».
[96]
Iarden est le Jourdain. Il s’agit ici du territoire transjordanien jouxtant la mer Morte.
[97]
Ces villes sont donc non seulement Sodome et Gomorrhe, mais également Adma et Seboïm, au sud de la mer Morte. Ce
territoire, occupé par des peuples qui ne sont pas cananéens, et où Loth fait figure d’étranger immigré, est qualifié de « Cirque » par
certains traducteurs en raison de son aspect géologique, et par d’autres (les traducteurs de la T. O. B. notamment) de « District » ce qui
met en relief sa spécificité entre le pays de Canaan et la Transjordanie. C’est une région bien au-dessous du niveau de la mer, riche en
bitume (inutilisable en tant que pétrole), soumise à des tremblements de terre fréquents et qui, au cours de l’histoire, a subi de profonds
bouleversements.
[98]
La plupart des traducteurs chrétiens font référence à des piliers de forme étrange, parfaitement naturels, qui se dressent
parfois dans cette région où la salinité est très forte. Il ne faut pas oublier que la mer Morte détient un record en matière de teneur en sel.
D’autres exégètes chrétiens font valoir qu’en se retournant la femme de Loth revenait vers le passé et vers toutes les fautes qu’elle avait pu
commettre. La destruction de Sodome étant le châtiment de fautes passées, il ne fallait pas se retourner, car c’était, symboliquement,
retomber dans le « péché ». On ne peut s’empêcher de penser à Orphée, à qui l’on interdit, lorsqu’il vient chercher Eurydice aux Enfers,
de se retourner pour la regarder. La leçon de ces deux mythes est claire : il ne faut jamais retomber dans les erreurs du passé et ouvrir les
yeux vers l’avenir, quel qu’il soit.
[99]
Bible de Jérusalem, p. 49, note f.

[100]
Tamar (ou Thamar) était la femme d’Er, lui-même fils de Juda, l’un des fils de Jacob. Er étant mort et Tamar n’ayant pas
d’enfant, elle s’habille en prostituée, se place sur la route empruntée par Juda, son beau-père, et couche avec lui. Sans que celui-ci la
reconnaisse.

[101]
Bible de Jérusalem, p. 49, note. f.

[102]
Euphémisme signifiant « avoir des relations sexuelles ».

[103]
Platon n’en était pas à cela près, comme en témoigne, dans Le Banquet, son explication tortueuse de l’androgynat pour
justifier sa propre homosexualité.
[104]
À l’époque de Platon et des Grecs de l’Antiquité, le terme « Asie » ne désignait que l’Asie Mineure, autrement dit la Turquie
actuelle et la Palestine. Quant à la Libye, plus ou moins inconnue des Grecs, elle était restreinte aux rivages de Cyrénaïque
[105]
On remarquera que, dans toutes les traditions, aussi bien chez les Grecs que les Mésopotamiens, le plus grand souci des
dieux, quand ils fondent une « cité » est de se faire construire des temples en leur honneur. Il en est de même dans la tradition
chrétienne : chaque fois que la Vierge Marie – ou sainte Anne – apparaît, c’est pour demander aux fidèles de lui élever une chapelle. Tout
cela est conforme à ce que dit la Genèse à propos de Caïn et Abel, de Noé, Abraham, Jacob ou Moïse : chacun de ces héros bibliques se
doit d’élever un autel à Yahvé et d’y procéder à des sacrifices agréables à la divinité. Il faut bien reconnaître que la classe sacerdotale
profite largement de cette vénération, devenue le plus souvent une obligation, pour s’imposer dans une société et se prétendre les
intermédiaires privilégiés entre le divin et l’humain. Et malheur à ceux qui ne respectent pas cette obligation sacrée ! C’est contre cet état
d’esprit que se sont dressés les divers Réformateurs du XVIe siècle (Luther, contre les « indulgences » dont le trafic devenait de plus en
plus intolérable, Calvin, avec sa problématique des œuvres, et bien d’autres encore). Ce sont ces concessions faites à la divinité qu’ont
raillées, parfois avec brio, la plupart des philosophes athées de l’Antiquité gréco-latine, notamment Parménide, Épicure, Lucrèce, et bien
entendu le facétieux Lucien de Samosate.

[106]
Approximativement un kilomètre.
[107]
Ce nom, provenant du verbe kleiô, signifie « magnifique, illustre ».

[108]
Voir J. Markale, Carnac et l’énigme de l’Atlantide, Paris, Pygmalion, 1987.
[109]
J’ai tenté de reconstituer intégralement ce schéma originel, à l’aide de tous les témoignages existants, dans le chapitre intitulé
« La Saga de Gradlon le Grand » de mon ouvrage : La Tradition celtique en Bretagne armoricaine, Paris, Payot, 1973.
[110]
Voir J. Markale, L’Épopée celtique d’Irlande, nouvelle édition, Paris, Payot, 1993, p. 43-47, ainsi que Les Conquérants de l’île
Verte, premier volume de La Grande Épopée des Celtes, Paris, Pygmalion, 1997, p. 252-258.

[111]
Voir l’enquête 6, « Le déluge et ce qui l’a précédé », p. 155.
[112]
Dans un récit épique irlandais, Oengus, le Mac Oc, fils du dieu Dagda, apprend ainsi par des compagnons de jeux qu’il n’est
pas le fils de son père adoptif Mider, ce qui déclenche toute une quête vers son véritable père. Voir J. Markale, L’Épopée celtique
d’Irlande, édition de 1993, p. 73 et suivantes.
[113]
Paul Diel, Le Symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, 1952-1966. Paris, 2002, Petite Bibliothèque Payot.
[114]
La Mère coupable, conte recueilli en 1888 à Céreystes, près de La Ciotat (Var), publié dans la revue La Tradition en 1892.
J. Markale, Contes de la Mort des pays de France, Paris, Albin Michel, 1992, p. 95-98.
[115]
Écrits apocryphes chrétiens, sous la direction de François Bovon et Pierre Geoltrain, Paris, Gallimard, « la Pléiade » 1997,
p. 793-794.

[116]
Celui qu’on appelle communément l’ange gardien, et qui est l’équivalent de ce que certains textes ésotériques nomment le
« jumeau cosmique ».
[117]
Écrits apocryphes chrétiens, op. cit., p. 794.
[118]
On peut se poser des questions sur la disparition de la presque totalité des documents historiques concernant cette période.
Certains livres de Tite-Live ont été perdus ou sont lacunaires, de même que l’Histoire des juifs de Flavius Josèphe, et d’autres textes latins
ou grecs. Pourquoi ? Les outrages du temps sont de piètres explications. Qui avait intérêt à faire disparaître des témoignages
authentiques et contemporains ? Les tenants de l’orthodoxie chrétienne ou les Romains, qui se croyaient les maîtres du monde ? Ces
questions demeurent sans réponse.
[119]
Il faut écarter de cette enquête limitée au personnage de Jésus les doctrines hérétiques qui ont fleuri au cours des quatre
premiers siècles du christianisme, avant que l’édit de Théodose, en 382, en fasse la religion officielle de l’Empire, avec toutes les
conséquences que cela entraînait. Certaines de ces doctrines refusaient la double nature de Jésus, d’autres ne voyaient en lui qu’un dieu
prenant l’apparence humaine, sans parler de ceux qui refusaient le dogme trinitaire et de tous les gnostiques qui voyaient dans le Christ
un simple symbole de la divinité. Une fois admise la réalité historique de Ieshoua ben Iosseph, il importe avant tout de le cerner dans son
comportement personnel sans tenir compte des multiples spéculations nées de témoignages – non historiques – de ceux qui se
prétendaient les disciples ou les héritiers du Messie. Un message, quel qu’il soit, est toujours diversement interprété par la postérité.
[120]
L’empereur Octave Auguste.
[121]
La Galilée. À partir de ce nom, certains commentateurs, manifestant ouvertement leur antisémitisme, ont prétendu que les
Galiléens étaient des Celtes, c’est-à-dire de bons « aryens », et que Jésus n’était donc pas juif mais gaulois, ou galate.

[122]
Nazareth. Il semble qu’il y ait là une confusion homonymique – devenue une vérité absolue – car la ville de Nazareth a été
fondée au IIe siècle de notre ère. Il est probable que Jésus appartenait, du moins par ses origines, à la secte juive des Nazoréens (ou
Nazaréens, ou Naziriens). C’est ce que semble indiquer l’inscription en grec volontairement dérisoire placée sur le haut de la croix :
I. N. R. I., « Jésus le Nazoréen roi des Juifs ».

[123]
Juda, c’est-à-dire la Judée, au sud de la Palestine, où se trouvent Jérusalem et Bethléem.

[124]
Les traducteurs de la Bible de Jérusalem emploient le mot « fiancée », comme Chouraqui, mais ceux de la T. O. B. le
remplacent par « épouse » ce qui est non seulement une contrevérité, mais une évidente malhonnêteté. Il faut noter que l’évangile de
Matthieu se contente de dire que Joseph « ne la pénétra pas jusqu’à ce qu’elle eût enfanté un fils ». Quant à l’évangile de Marc, comme
celui de Jean, il est absolument muet sur la conception et la naissance de Jésus.
[125]
La Bible utilise trois termes différents : naara (femme mariée ou non, virgo intacta ou non), betula (qui a conservé ses
betuîim, c’est-à-dire son hymen) et alma (provenant d’une racine signifiant « cacher, dérober aux regards »). Et la tradition rabbinique
n’est pas très claire sur l’emploi de ces mots qui semblent très souvent interchangeables. Il semble bien que, malgré les interdits sexuels
édictés chez les Hébreux, la notion de virginité était quelque peu floue et susceptible d’être interprétée selon les circonstances, dans la
plus pure tradition qui mènera à la casuistique jésuite.

[126]
L’image de la Vierge Marie, la Theotokos, c’est-à-dire la « Mère de Dieu », prolonge évidemment celle de la déesse des
Commencements, telle qu’elle a été honorée depuis la plus lointaine préhistoire, et plus particulièrement à Éphèse, où Marie sera censée
mourir et où, en 432, se déroulera le fameux concile qui officialisera le dogme de la Theotokos. Voir J. Markale, La Grande Déesse, Paris,
Albin Michel, 1993.

[127]
Toutes les citations des apocryphes sont extraites du volume de la Pléiade sur les Écrits apocryphes chrétiens (op. cit.).

[128]
C’est seulement dans les apocryphes que se trouvent mentionnés les noms d’Anne et de Joachim, les parents de Marie. Voir
J. Markale, Histoires mystérieuses de Bretagne, Paris-Monaco, Le Rocher, 2001, p. 50-55.

[129]
D’autres récits, plus ou moins influencés par le courant gnostique, prétendent que l’union d’Ève et du serpent a provoqué la
naissance de Sammaël, un autre nom de Satan-Lucifer, l’archange révolté.

[130]
J. Markale, L’Épopée celtique en Bretagne, Paris, Payot, édition de 1985, p. 94-108.
[131]
J. Markale, L’Épopée celtique d’Irlande, Paris, Payot, édition de 1993, p. 95-98.

[132]
Le christianisme n’a jamais pu extirper les antiques croyances et les rituels qui y étaient attachés. Ainsi, la Toussaint
chrétienne dissimule la grande fête druidique de Samain, devenue sous son aspect profane la folklorique fête d’Halloween (voir
J. Markale, Halloween, Paris, Imago, 2000). Il ne faut pas oublier non plus que, le 24 décembre, à Rome, étaient célébrées les
« Saturnales » en l’honneur du dieu Saturne, fêtes pendant lesquelles on procédait à un complet renversement de situation, les maîtres
devenant esclaves et vice versa : la transgression de l’ordre établi est ici très nette, même si elle ne s’opère qu’à titre temporaire.

[133]
Selon le Pseudo Matthieu, l’adoration des Mages a lieu deux ans après la naissance de Jésus.

[134]
Hérode le Grand, né vers 73 avant notre ère. Sous la domination romaine, il fut nommé stratège de Galilée en - 47, tétrarque
de Judée en - 41 et roi de Judée en - 40. Il mourut en - 4, donc deux ans après la naissance de Jésus en - 6. Il aurait été ému par une
prophétie selon laquelle serait né un roi des Juifs qui l’aurait supplanté, d’où sa réaction violente et criminelle. Hérode demande aux
Mages de lui indiquer où se cache l’enfant sous le prétexte qu’il veut aller l’adorer. Mais ils sont avertis en songe de ne pas divulguer la
résidence de Jésus. Hérode « écume fort. Il envoie tuer tous les enfants de Beit Léhèm et dans toutes ses frontières, âgés de deux ans et
moins, selon le temps qu’il connaissait avec précision par les Mages » (Matthieu, II, 16). Ainsi entre dans l’histoire le massacre des
« Saints Innocents » massacre certainement réel, mais qui a bien d’autres parallèles dans divers récits mythologiques : dans le cycle
arthurien, le roi Arthur, prévenu par Merlin qu’il a procréé incestueusement un fils qui le tuera, veut faire rechercher ce dernier et
s’apprête à faire tuer tous les enfants du même âge (voir J. Markale, Le Cycle du Graal, tome 2, « Les Chevaliers de la Table ronde »
Paris, Pygmalion, 1992). Il ne faut pas confondre Hérode le Grand avec son fils Hérode Antipas, responsable de la mort de Jean le
Baptiste, et qui, lors du jugement de Jésus, revêtit celui-ci, par dérision, d’une fausse tunique royale.
[135]
Ville inconnue, mais nécessairement en Égypte.
[136]
C’est le cas pour la rigueur morale, la séparation du bien et du mal (l’affrontement perpétuel entre Ahura-Mazda et Ahriman
devenu l’affrontement entre Dieu et Satan), l’appel vers la pureté du cœur, la crainte de la souillure spirituelle, sans parler des éléments
du rituel qui sont passés dans le costume des prêtres, les vêtements liturgiques et la plupart des cérémonies que le christianisme a ensuite
codifiées et rendues obligatoires.
[137]
C’est ce qu’on peut lire dans un livre – assez effarant d’un point de vue historique et mythologique – empreint d’un racisme
farouche, Les Grands Initiés, d’un certain Édouard Schuré qui, au début du XXe siècle, s’est cru illuminé et initié lui-même. Cet ouvrage,
constamment réédité depuis, est une cascade d’imbécillités issues de l’imagination fantasque de Fabre d’Olivet, écrivain charlatan des
années 1800, qui est malheureusement à l’origine d’une invraisemblable quantité de délires soi-disant ésotériques repris par des mages
ou devins psychopathes de la fin du XIXe siècle, du genre Papus ou Éliphas Lévi. Et tout cela perdure à notre époque comme si de rien
n’était…

[138]
La Vie de Jésus en arabe place la tentation au milieu des quarante jours.

[139]
Matthieu ajoute (IV, 11) : « Et voici : des messagers [anges] s’approchent de lui ; ils le servent ». Il faut noter que dans le texte
arabe, l’Ennemi se présente à Jésus avec une foule de démons prêts à lui obéir s’il succombe à la tentation.

[140]
Dans son très bel ouvrage Le Christ aux orties (Paris, Albin Michel, 1982), le poète et romancier Charles Le Quintrec,
reprenant l’histoire réelle du bienheureux Pierre de Keriolet, décrit son héros, gentilhomme dévoyé et criminel, se rendant, en plein
XVIIe siècle, à Loudun, au moment de l’affaire des « Possédées » afin de rencontrer le diable et de conclure un pacte avec lui. Il le cherche
désespérément et lorsqu’il le voit apparaître sous les traits d’un bel homme, il comprend tout à coup qu’il s’agit d’une projection de lui-
même. Mais il l’a vu, il a fait surgir devant lui sa « noirceur » inconsciente. Désormais, Satan ne l’intéresse plus. Il le chasse et rentre
chez lui en Bretagne, distribue tous ses biens aux pauvres et finit sa vie en ermite. Ce récit est non seulement une belle adaptation de la
vie de Keriolet, mais également une superbe transposition de la Tentation du Christ.

[141]
On ne peut s’empêcher d’opérer une comparaison avec la tradition mythologique irlandaise où les divinités féminines
apparaissent toujours sous trois aspects, par exemple la « triade » Morrigane-Bobdh-Macha, ou encore la « triple » Brigit, fille du
Dagda, qui est aussi Boann (la Boyne) et Étaine (personnification de la souveraineté). Voir J. Markale, L’Épopée celtique d’Irlande, ainsi
que Le Druidisme (Paris, Payot) et le premier tome de La Grande Épopée des Celtes, « Les Conquérants de l’île Verte » (Paris,
Pygmalion). On peut également penser à ces trois Déesses Mères tant de fois représentées dans la statuaire gallo-romaine de la Gaule ou
britto-romaine des îles Britanniques.

[142]
La grosse pierre qui fermait l’entrée du tombeau.
[143]
Les soldats que Pilate avait postés devant le tombeau, sur le conseil du Sanhédrîn, de peur que les disciples de Jésus ne
viennent enlever le cadavre et ne prétendent que le supplicié était ressuscité.

[144]
En fait, il était trop tard pour embaumer le corps de Jésus.

[145]
Il, s’agit de Salomé, également appelée Johanna.

[146]
Rabbouni est un diminutif de rabbi avec une nuance de familiarité et même d’affection. Chouraqui le traduit par « mon
rabbi ».
[147]
Ieshoua lui dit : « Ne me touche pas ! Non, je ne suis pas encore monté vers le Père » (trad. Chouraqui). C’est le fameux Noli
me tangere de la Vulgate latine. Faut-il comprendre que Jésus n’a pas encore atteint la plénitude de son corps glorieux ?
[148]
On pourra lire l’ensemble du dossier dans J. Markale, Rennes-le-Château et l’énigme de l’Or Maudit, Paris, Pygmalion.
[149]
Surtout depuis qu’au début du XXe siècle, l’étrange abbé Béranger Saunière, curé du village, a restauré son église en l’honneur
de Marie-Madeleine, et a fait construire une « Tour Magdala » et une « Villa Béthanie ».

[150]
Diminutif d’Éléazar, littéralement « Dieu l’aide ».

[151]
Village proche de Jérusalem, à l’est du mont des Oliviers.

[152]
Selon la coutume du temps, Jésus n’est pas assis à table, mais couché sur un lit parallèle à la table.

[153]
L’assemblée des prêtres du Temple de Jérusalem, une sorte de « Sacré-Collège » qui était habilité à prendre toutes les
décisions religieuses et politiques, à cause de la présence romaine.

[154]
Jacques Ellul, La Subversion du christianisme, Paris, Le Seuil, 1989.

[155]
Littéralement les « non Juifs », les « Gentils » Mais dans le contexte, il s’agit des Romains qui, plus tard, en 76, à l’époque de
Vespasien, saccageront Jérusalem et détruiront le Temple de Salomon.

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