HISTOIRE AUTHENTIQUE DE LA SOCIÉTÉ THÉOSOPHIQUE
—
(OLD DIARY LEAVES)
—
SÉRIE 2
Par Henry Steel OLCOTT (1832-1907) — 1878-1883
Traduit de l'anglais par La Vieuville
Original : Publications Théosophiques — 1908
—
Droits : domaine public
—
Édition numérique finalisée par GIROLLE (www.girolle.org) — 2014
Remerciements à tous ceux qui ont contribué
aux différentes étapes de ce travail
NOTE DE L'ÉDITEUR NUMÉRIQUE
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LIVRE
AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR
Le Colonel Olcott, pensant avec raison que nul mieux que lui n'était à
même de renseigner ses collègues sur l'histoire de la Société Théosophique,
d'une part parce qu'il l'avait fondée avec Mme Blavatsky, de l'autre parce qu'il
était en possession de tous les papiers nécessaires, l'écrivit chapitre par
chapitre, dans le Theosophist, depuis 1892 jusqu'à la veille de sa mort. Il
réunit en trois volumes les chapitres qui relatent les débuts de la Société
jusqu'en 1887 sous le titre d'Old Diary Leaves, première, seconde et
troisième séries.
J'ai traduit en français le premier volume, à sa demande et en partie sous
sa direction, puis cet ami si cher nous a quittés pour une autre sphère
d'activité. Le Comité de Publications Théosophiques a pensé qu'il convenait
de poursuivre [2] la traduction de cette histoire importante de la Société.
Mais, le second volume d'Old Diary Leaves nous transporte aux Indes dans
un monde entièrement étranger à bien des lecteurs français. Le Colonel,
fidèle à ses habitudes d'extrême précision, écrivant d'ailleurs dans le
Theosophist, qui se publie aux Indes, et dans ce temps-là pour une majorité
de lecteurs indous, a émaillé son récit d'une telle quantité de noms propres
indiens que la lecture en paraissait un peu effrayante aux non-initiés. D'autre
part, l'activité de la Société d'alors était à peu près réduite à l'Inde où se
fondaient presque journellement de nouvelles branches. Les noms de ces
branches et de leurs officiers ont paru compliquer encore la lecture de ce
volume et ne présenter qu'un intérêt assez médiocre en dehors du pays
même. Enfin, toujours méticuleusement exact dans ses renseignements, le
Colonel ne manque jamais de nous dire à quelle heure et par quel train il a
quitté tel endroit, le nombre d'heures du voyage, les noms des gens qui
l'attendaient à la gare, etc. Tout ceci alourdit le récit sans importer
grandement à l'histoire même de la Société. D'accord donc avec le Comité
de Publications Théosophiques, j'ai systématiquement abrégé le livre pour
en rendre la lecture plus facile à des Français sans lui rien ôter de sa valeur
documentaire. Voici les règles que je me suis [3] tracées : Ne rien supprimer
qui ait le moins du monde trait aux Maitres, à HPB aux membres
considérables de la Société, à son évolution et à son établissement, traduire
exactement tout ce qui est traduit, mais supprimer régulièrement tous les
noms propres qui n'importent pas à la clarté du récit et n'ont pas marqué
dans la Société. Tous les détails purement indous qui ne contribuent ni à
l'histoire de la Société ni au pittoresque ou à l'intérêt du livre. Enfin, dans
les chapitres consacrés aux tournées du Colonel dans l'Inde et à Ceylan, je
n'ai conservé que l'essentiel, les traits caractéristiques, les endroits un peu
connus. J'ai fait un choix dans le nombre immense des guérisons pour laisser
l'intérêt se porter sur les plus caractéristiques. Mais je ne me suis pas permis
de changer un mot au texte : ce qui reste est exact autant que je l'ai pu faire,
il manque des noms indous et des détails de voyage, voilà tout. Cela fait
environ la valeur d'une centaine de pages et pour que ce second volume soit
semblable au premier, le Comité a décidé d'y joindre les sept premiers
chapitres du troisième volume anglais.
Je prie le lecteur de se rappeler que si le présent volume est abrégé, le
premier est absolument intégral, sans aucune coupure ni omission. [4]
Il peut être intéressant de noter ici comment Old Diary Leaves a été
composé et sur quelles sources travaillait le Colonel. La principale, c'est un
journal qu'il ne manquait pas de tenir tous les jours depuis 1878 et où il
notait, sous une forme très abrégée, tous les évènements de la journée :
choses et gens, livres et pensées, discussions avec HPB, phénomènes,
interventions des Maitres aussi bien que l'heure d'un train ou le menu d'un
diner. En trois mots, il croque sa première impression sur les nouvelles
connaissances, ses espérances ou ses doutes. C'est ainsi qu'il petit donner
sans crainte d'erreur des dates d'une extrême précision. J'ai vu et manié à
Adyar cette très considérable collection d'agendas, qui restera pour les
historiens futurs de la Société une source de toute première importance. Le
Colonel fait aussi de fréquents emprunts aux Scrap Books, où Mme Blavatsky
et lui collaient à mesure toutes les coupures de journaux qui faisaient
mention de la Société ou même qui avaient quelque rapport avec leurs idées.
Les premiers volumes de ces Scrap Books sont de plus enrichis de beaucoup
de croquis par Mme Blavatsky, de quantité de petits chromos découpés,
intercalés souvent de la manière la plus amusante, et d'assez nombreuses
notes manuscrites de HPB Sans avoir la valeur du journal du Colonel, ces
Scrap Books sont une mine d'informations qui ont [5] l'avantage d'avoir été
recueillies à l'époque même et de représenter toutes les opinions. Car les
attaques contre la Société et ses fondateurs ont été aussi soigneusement
collées que les dithyrambes admiratifs, et partout la plume acérée et
spirituelle de "la Vieille Dame" a glissé des commentaires suggestifs.
Admirateurs trop expansifs ou adversaires exaspérés sont impartialement
l'objet de ses sorties aigues et divertissantes. Elle se moque avec le même
esprit des uns et des autres et les remet au point.
Ces Scrap Books, également à Adyar, sont à recommander sérieusement
à tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de la Société. Enfin, le Colonel, qui
ne jetait jamais une lettre, disposait de matériaux de premier ordre, sous
forme d'une volumineuse correspondance conservée à Adyar dans des boites
de métal. Tous les documents officiels ou semi-officiels restaient entre ses
mains et il a reproduit textuellement presque tous ceux qui pouvaient avoir
de l'importance.
Si l'on joint à cela une belle et heureuse mémoire, une candeur
désarmante et un culte intransigeant de la sincérité, on verra que le Colonel
Olcott était bien outillé et qualifié pour écrire ses souvenirs. Nous lui devons
tous une grande reconnaissance pour nous avoir laissé un si précieux
document. Peu de fondateurs se préoccupent de prévenir la formation de
légendes [6] sur leur personne ou sur leur œuvre et d'assurer à la postérité la
connaissance de la vérité sans ornementation imaginaire.
LA VIEUVILLE.
Cannes, mars 1908.
INTRODUCTION
Le journal qui m'a servi à écrire la série de chapitres qui va suivre, a été
commencé en janvier 1878, trois ans après la formation de la Société
Théosophique à New-York, par feu Mme Blavatsky, moi-même et quelques
autres ; je l'ai toujours tenu régulièrement depuis. Sous le titre : Old Diary
Leaves, j'ai publié une première série qui décrit la période qui s'écoula entre
ma rencontre avec ma grande collègue en 1874 et notre départ de New-York
pour Bombay en décembre 1878. Je reprends le fil de mon récit à ce
moment, et j'irai jusqu'au printemps de 1884 ; je rapporterai ainsi les
évènements neufs et intéressants qui accompagnèrent l'établissement de
notre mouvement aux Indes et à Ceylan, lesquels furent suivis de si
importants résultats. Je n'ai rien omis qui eut quelque valeur, je n'ai rien
changé aux documents. Je suis fier de pouvoir dire que, quoique ces
mémoires aient été [8] publiés mensuellement dans le Theosophist depuis
mars 1892 et lus par des centaines de lecteurs, témoins oculaires des
évènements racontés, personne n'a contesté ma sincérité, et on ne m'a
signalé qu'une légère inexactitude.
Un de mes principaux motifs pour entreprendre cet ouvrage, c'était de
laisser derrière moi, pour servir aux futurs historiens, une esquisse aussi
ressemblante que possible de cette grande énigme qu'a été Héléna Pétrowna
Blavatsky, co-fondatrice de la Société Théosophique. J'affirme sur l'honneur
que je n'ai pas écrit un mot sur elle ou sur ses actes qui n'ait été dicté par une
parfaite fidélité envers sa mémoire et envers la vérité. Pas une ligne qui
doive son origine à une rancune. Je l'ai connue sur le pied de compagne,
d'amie, de collègue et comme mon égale – sur ce plan-ci. Tous ses autres
collègues ont été ses élèves, ou des amis de rencontre, ou de simples
correspondants, aucun ne l'a connue si intimement que moi, car personne ne
l'a vue comme moi dans toutes ses phases d'humeur, d'esprit et de caractère.
L'Hélène Pétrowna bien vivante, toujours parfaitement Russe ; la Madame
Blavatsky, nouvellement débarquée de la bohême parisienne ; et la Madame
Laura dont les guirlandes et les bouquets de sa tournée de concerts en 1872-
73 en Italie, en Russie et ailleurs n'étaient pas encore fanés quand elle arriva
à New-York en passant par Paris, – je les ai toutes connues aussi bien que
plus tard la "HPB" de la Théosophie. Elle ne pouvait pas être pour moi, qui
la connaissais si bien, ce qu'elle a été pour [9] beaucoup d'autres, une espèce
de déesse, immaculée, infaillible, l'égale des Maitres de Sagesse, mais une
femme extraordinaire, devenue le canal de grands enseignements, l'agent
chargé d'une tâche grandiose. Et c'est justement parce que je la connaissais
tellement mieux que personne qu'elle me paraissait un plus grand mystère
qu'aux autres. Il était bien facile à ceux qui ne la voyaient que rendant des
oracles, écrivant des aphorismes profonds, ou livrant l'une après l'autre les
clefs de la sagesse cachée dans les anciennes écritures, de la regarder comme
un ange visitant la terre et de baiser ses traces. Pour ceux-là, elle n'était pas
une énigme. Mais elle est restée pour moi, son collègue le plus intime, mêlé
aux détails prosaïques de son existence de tous les jours, un problème
insoluble. Dans quelle mesure sa vie éveillée était-elle celle d'une
personnalité responsable et dans quelle mesure son corps était-il dirigé par
une entité étrangère, je ne le sais pas. Si on ne la considère que comme le
médium des grands Maitres, sans plus, l'énigme est facile à résoudre, car
cette hypothèse explique les changements d'idées, de caractère, de gouts et
d'affections dont j'ai parlé dans le volume précédent. L'Hélène Pétrowna de
Paris, de New-York et d'Italie se relie alors à la HPB des derniers temps. Et
n'est-ce pas cela que signifie cette phrase écrite de sa main dans mon journal,
le 16 décembre 1878 : "nous avons encore pris froid, je crois. Oh ! Pauvre
vieux corps vide et pourri !"
Vide ? De quoi ? De son habitant légitime ? Autrement, pourquoi
aurait-elle écrit cela de sa main, mais d'une écriture un peu autre ? Nous ne
saurons jamais [10] la vérité. Si j'en reviens toujours à ce problème, c'est
qu'il me parait de plus en plus insoluble à mesure que j'étudie plus
profondément les évènements passés. Laissons cela et rejoignons les
pèlerins de New-York dans leurs cabines du Canada, partant pour Londres
un cruel mois de décembre.
Adyar, 1899.
CHAPITRE PREMIER
—
Voyage en Mer
Quoique ayant quitté le sol américain le 17 décembre, nous restâmes
dans les eaux américaines jusqu'à midi et demi le 19, pour attendre la marée.
Qu'on s'imagine l'état de HPB si on peut ! Elle éclatait contre le capitaine,
le pilote, le mécanicien, les propriétaires, même contre la marée. Mon
journal doit s'être trouvé dans son sac, car je vois qu'elle y écrivit :
"Temps superbe. Clair, bleu, sans nuages (ciel) mais diablement froid.
Des accès de peur jusqu'à 11 heures. Le corps est difficile à gouverner…
Enfin le pilote nous fait passer Sandy Bar. Heureusement nous ne nous
sommes pas ensablés !… Manger tout le temps – à 8 heures, midi, 4 heures,
et 7 heures. HPB mange comme trois cochons."
Je n'ai su le sens de la phrase écrite par HPB dans mon journal, le 17
décembre 1878 : "tout est obscur mais tranquille", que lorsque à Londres sa
[12] nièce nie traduisit un extrait d'une lettre écrite par HPB à sa sœur (Mme
Jélihowska) de Londres, le 14 janvier 1878. Le voici :
"Je pars pour l'Inde. La Providence sait seule quel avenir
nous attend. Ces portraits seront peut-être les derniers.
N'oublie pas ta sœur orpheline, qui l'est bien maintenant
au sens absolu du mot.
Adieu. Nous partons de Liverpool le 18. Que les pouvoirs
invisibles vous protègent tous
J'écrirai de Bombay, si je n'y arrive jamais.
ELENA.
Londres, 14 janvier 1879."
Si j'y arrive jamais ? Elle n'en était donc pas sure ? Cette prédiction de
New-York pourrait se réaliser ? Très bien ; mais alors que devient toute cette
histoire que l'on a colportée, qu'elle savait avant de quitter l'Amérique tout
ce qui devait arriver dans l'avenir ? Cela ne s'accorde pas.
Nous n'étions que dix passagers à bord. Nous trois : HPB, Wimbridge
et moi, un clergyman de l'Église d'Angleterre, un joyeux et rubicond jeune
gentilhomme campagnard du Yorkshire, un officier anglo-indien et sa
femme et un autre monsieur avec une autre dame. Essayera-t-on de
s'imaginer ce que fut cette traversée pour l'infortuné clergyman, entre le mal
de nier, et ses batailles journalières avec HPB ? Et pourtant, quoiqu'elle ne
lui mâchât point son opinion sur les membres du clergé et qu'elle usât
d'expressions qui devaient le faire bondir, il eut assez de largeur d'esprit pour
discerner ses nobles qualités et [13] pleurer presque en lui disant adieu. Il
alla jusqu'à lui envoyer sa photographie et lui demander la sienne en
échange !
Le beau temps ne dura que trois jours. Le 22, cela changea et comme
HPB le note dans mon journal : "Vent et tempête. Pluie et brouillard
envahissent le salon. Tout le monde malade, excepté Mme Wise et HPB
Moloney chante (moi)." Le beau temps revint, suivi dans l'après-midi d'un
terrible ouragan pendant lequel le capitaine nous racontait d'horribles
histoires de naufrages et de noyés. Après cela, les démons des tempêtes nous
poursuivirent comme s'ils eussent été à la solde des ennemis de la société.
On aurait dit que tous les vents enfermés par Éole au profit d'Ulysse dans
des outres s'étaient échappés et s'en donnaient à cœur joie. Du 20 au 30
décembre, je vois sur mon journal : "Suivent des jours et des nuits d'ennui,
de remue-ménage et de misère. La nuit on est comme un volant entre deux
raquettes, le jour, les heures sont si longues qu'on les prend pour des jours.
Un petit groupe hétéroclite de passagers qui en ont assez les uns des autres.
B écrit un jour : "Nuit de roulis. HSO malade au lit ; c'est monotone, bête et
lassant. Oh ! La terre ! Oh ! L'Inde et le chez soi ?"
On veilla pour souhaiter la bienvenue à la nouvelle année ; à minuit la
cloche du bord sonna deux fois le quart et, selon la coutume, il y eut un
charivari de sonnettes, de casseroles, de barres de fer et autres objets sonores
dans la machinerie. Nous entrâmes dans la Manche le Jour de l'an par un
brouillard épais, symbole de notre avenir inconnu. Obligés [14] d'avancer
très lentement, nous prîmes le pilote, un très vieil homme, l'air fossile, à
deux heures et demie et à cinq nous dûmes jeter l'ancre devant Deal. Le
capitaine s'aperçut ensuite que le pilote avait la vue abimée et ne distinguait
pas une lumière rouge d'une verte, et il nous serait surement arrivé malheur
sans la vigilance du capitaine Sumner – un homme remarquable qui fait
honneur à la marine marchande anglaise. Si le pilote y avait vu clair, il aurait
pu enfiler la Tamise et nous épargner ainsi un jour entier de misère dans la
Manche.
Enfin, le brouillard étant toujours très dense, il nous fallut naviguer avec
précaution, si bien qu'il fallut jeter l'ancre encore la seconde nuit, et n'arriver
à Gravesende que le lendemain matin et prendre le train pour Londres ; ainsi
finit la première étape de notre long voyage.
Le docteur et Mme Billing nous offrirent une charmante hospitalité dans
leur maison de Norwood Park, qui devint le rendez-vous de tous nos amis
et correspondants de Londres. Je citerai entre autres Stainton Moses,
Massey, le docteur Wyld, le Rév. et Mme Aytoun, Henry Wood, Palmer
Thomas, les Ellis, A. R. Wallace, plusieurs étudiants indous en droit ou en
médecine, Mme Knowles et d'autres. Je présidai le 5 janvier, une réunion de
la British TS où on faisait des élections.
Tout notre temps à Londres fut rempli par les affaires courantes de la
Société, les visites à recevoir et les expéditions au British Museum et
ailleurs ; le tout assaisonné de phénomènes par HPB et de séances chez Mme
Hollis-Billing dont l'esprit-guide [15] "Ski" est connu de nom dans le monde
spirite tout entier.
Mais l'incident le plus remarquable de notre séjour à Londres fut la
rencontre d'un Maitre par trois d'entre nous en descendant Cannon street. Le
brouillard était si intense ce matin-là qu'on n'y voyait pas de l'autre côté de
la rue, et Londres se montrait sous son jour le plus défavorable. Les deux
personnes qui étaient avec moi le virent d'abord parce que j'étais de l'autre
côté et en train de regarder quelque chose. Mais quand ils s'écrièrent, je me
retournai vivement et je rencontrai l'œil du Maitre qui me regardait par-
dessus son épaule. Je ne le connaissais pas, mais je reconnus le visage d'un
Être Supérieur, car le type une fois vu ne peut plus être confondu. Comme
la gloire du soleil est autre que la gloire de la lune, de même l'éclat du visage
d'un homme ou d'une femme de bien n'est pas la lumière transcendante d'un
Adepte ; à travers l'argile de la lampe du corps, comme le dit le savant
Maimonides, on discerne l'effulgence de la flamme intérieure de l'esprit
transformé. Nous continuâmes tous trois notre route ensemble par la Cité ;
cependant, dès en arrivant à la maison du docteur Billing, Mme Billing et
HPB nous dirent que le Frère était venu et avait dit qu'il nous avait
rencontrés tous les trois – en citant nos noms – dans la Cité. Mme Billing
nous raconta quelque chose d'intéressant. Elle dit que, quoique la porte de
la rue fût fermée et verrouillée comme d'habitude de façon que personne ne
pût entrer sans sonner, cependant, en allant de son salon à la chambre de
HPB par le [16] hall, elle était presque tombée dans les bras d'un grand
étranger qui se trouvait entre la porte d'entrée et celle de la chambre de HPB
Elle le décrivit comme un très grand et très bel Indou avec un regard
particulièrement perçant, qui semblait la pénétrer en elle. Elle fut d'abord si
étonnée qu'elle ne put prononcer une parole, mais l'étranger dit : "Je
voudrais voir Mme Blavatsky", et se rapprocha de la chambre où elle se
trouvait. Mme Billing lui en ouvrit la porte et le pria d'entrer. Il alla droit à
HPB et après lui avoir fait un salut à l'orientale, se mit à parler dans une
langue dont les assonances étaient totalement inconnues de Mme Billing,
quoique son métier de médium qu'elle exerçait depuis longtemps lui eût fait
rencontrer des gens de diverses nationalités. Elle voulut naturellement
quitter la chambre, mais HPB la pria de rester et de ne pas s'offenser de les
entendre employer une langue étrangère, parce qu'ils avaient à s'occuper
d'affaires occultes.
Je ne peux pas dire si cet Indou mystérieux apporta réellement à HPB
une recrudescence de pouvoirs, mais à diner, ce soir-là, elle fit le bonheur
de son hôtesse en tirant pour elle de dessous la table une théière japonaise
d'une extrême légèreté. Je crois que ce fut à sa demande, mais je n'en suis
pas sûr. Elle fit aussi trouver à Massey dans la poche de son pardessus, dans
le hall, un porte-cartes indou incrusté. Mais je ne fais que citer ces faits,
parce qu'ils pourraient être expliqués aisément par l'hypothèse d'une
tricherie, si on était porté à douter de sa bonne foi. De même, pour une autre
chose qui nous frappa tous – peu disposés que nous étions alors aux critiques
[17] – comme très extraordinaire. Le 6 janvier au soir, "Ski" me dit d'aller à
l'exposition des figures de cire de Mme Tussaud et que, sous le pied gauche
de la figure 158, je trouverais une lettre d'un certain personnage à moi
adressée. Le lendemain matin, le Rév. Aytoun, le docteur Billing, M.
Wimbridge et moi nous allâmes à l'exposition et nous trouvâmes la lettre en
question à l'endroit annoncé. Mais il est écrit dans mon journal que HPB et
Mme Billing allèrent le 6 janvier, au matin, au British Museum et puisqu'elles
sortirent, rien n'empêche qu'elles soient allées chez Mme Tussaud si elles en
avaient envie. De sorte que, au point de vue de la SPR, l'exemple ne vaut
rien – quoique j'aie cru alors et que je croie encore à l'authenticité du
phénomène. Le soir suivant, nous eûmes le plaisir d'entendre "Ski" nous dire
qu'il était le messager des Maitres et nous en nommer plusieurs. Il me jeta
aussi dans l'obscurité un grand mouchoir de soie sur lequel étaient écrits
plusieurs de leurs noms et qui mesurait plus d'un mètre carré.
Ce fut le soir suivant, après diner, que HPB nous expliqua la dualité de
sa personnalité et en vertu de quelle loi se produisait cette double
personnalité. Elle admit sans restriction qu'elle n'était pas la même personne
à des moments différents. Et elle nous donna une preuve étonnante de la
vérité de cette assertion. Tandis que nous bavardions dans une demi-
lumière, elle restait silencieuse auprès de la fenêtre, les deux mains sur les
genoux. Tout à coup elle nous interpela : une de ses mains était aussi blanche
et belle que d'habitude, mais l'autre était [18] une longue main d'homme,
une main noire d'Indou ; et comme nous la regardions avec surprise, nous
vîmes que ses cheveux et ses sourcils avaient aussi changé de couleur pour
devenir noirs comme jais. Appelez cela une maya ; mais quelle magnifique
maya, produite sans prononcer un seul mot de suggestion ! Il est possible
que ç'ait été une maya, car je me rappelle que le lendemain matin ses
cheveux étaient encore bien plus foncés que d'ordinaire, et ses sourcils
étaient noirs. Elle s'en aperçut elle-même en se voyant dans la glace du salon
et me dit qu'elle avait oublié d'effacer toute trace du changement ; puis,
tournant le dos, elle passa les mains sur sa figure et ses cheveux deux ou
trois fois, et en se retournant, elle avait repris son apparence habituelle.
Le 15 janvier, notre gros bagage partit pour Liverpool. Le 17, je
promulguai la nomination par intérim du général Doubleday comme faisant
fonction de président de la Société Théosophique ; M. David A. Curtis
faisant fonction de secrétaire pour la correspondance ; et M. G. V. Maynard,
trésorier. W. Q. Judge était déjà élu secrétaire des archives. Cet arrangement
avait pour but de pourvoir à l'administration du Quartier-Général de New-
York jusqu'à ce que nous eussions décidé de l'avenir de la Société après
notre arrivée à Bombay. Nous quittâmes le même soir Londres pour
Liverpool, après un séjour délicieux d'une quinzaine de jours au milieu de
nos chers amis et collègues. Plusieurs nous conduisirent à la gare, et je me
rappelle comme si c'était hier que je marchai longtemps de long en large
dans la salle d'attente avec le docteur Wyld en causant avec lui de [19] sujets
religieux. Nous passâmes le jour suivant à Liverpool et à 5 heures nous
embarquâmes sur le Speke Hall sous une pluie battante. Le bateau était sale
et vilain à voir ; de sorte qu'avec la pluie, l'odeur de tapis et de tapisseries
mouillées dans les salons et les cabines et la mine navrée de nos compagnons
de voyage aussi mal impressionnés que nous, tout était d'un mauvais augure
pour notre longue traversée. Bruit et saleté en partant de New-York ; bruit,
saleté et mauvaises odeurs en partant de Liverpool, il nous fallait pour garder
notre courage, tous nos rêves d'une Inde ensoleillée et l'image enchantée que
nous nous faisions de nos futurs amis Indous.
La nuit du 18 se passa dans la Mersey et le départ eut lieu à l'aurore.
Mon journal reflète ainsi nos premières impressions : "À bord, tout est dans
un état lamentable. Le bateau est chargé presque à couler – à ce qu'il me
semble – de rails de chemin de fer. La mer est grosse et nous embarquons
sans cesse des lames. Wimbridge et moi, nous occupons une cabine à l'avant
sur le pont et nous n'avons pas de communication intérieure avec le salon à
l'arrière. Un homme étranger à la mer risquerait sa vie à essayer de traverser
le pont. Il faut croire que les stewards du bord ne s'en trouvent pas mieux
puisqu'à 3 heures seulement, on nous apporte à manger." Le lendemain ne
valut pas mieux, et sans un panier de tartines de beurre qu'on nous avait
donné à Londres et qui par bonheur avait été mis dans notre cabine, nous
aurions souffert de la faim. Pendant ce temps HPB mettait sens dessus
dessous ses compagnons de voyage et les domestiques, tout le monde, à une
ou deux [20] exceptions près, choqué de sa manière de jurer et de ses
opinions antireligieuses et la déclarant insupportable. À une vague plus forte
que les autres HPB fut jetée contre le pied d'une table à manger et s'abima
le genou. Le troisième jour, elle nous envoya un ordre impératif d'avoir à
comparaitre ; après avoir relevé nos pantalons jusqu'aux genoux et pris nos
souliers et nos chaussettes dans nos mains, nous nous lançâmes sur le pont
couvert d'eau entre les coups de roulis. Le salon était dans un état
invraisemblable : le tapis enlevé, de l'eau et des choses mouillées partout, et
des odeurs comme on peut croire dans un bateau qui n'a pas pu être aéré
pendant trois jours. HPB était étendue dans sa cabine avec son genou malade
et on entendait à travers les petites cabines sa voix de stentor appelant la
femme de chambre. O baie de Biscaye ! Quel accueil tu nous fis, à nous,
pauvres victimes du mal de mer !
Le cap Finisterre passé dans la nuit du 23 janvier nous délivra de cette
horrible baie. Mais on ne put prendre d'observation du soleil ce jour-là et
pour passer de notre cabine dans le salon, nous croyions traverser un fossé
d'eau ou une retenue de moulin. Enfin, le temps s'éclaircit le lendemain et
nous nous trouvâmes entre une mer de saphir et un ciel d'azur, dans un air
embaumé et printanier, de sorte que tous les misérables passagers se
trainèrent sur le pont pour se récupérer au soleil. Les côtes d'Afrique couleur
d'opale apparaissaient à travers une brume perlée comme des falaises de
fééries. Nous passâmes une nuit à Malte pour prendre du charbon et nous
repartîmes le lendemain matin couverts de poussière [21] de charbon dans
tous les coins possibles, et, pour comble, le mauvais temps nous prit presque
en sortant du port. Le malheureux bateau roulait et tanguait comme un fou
et embarquait des lames qu'on n'aurait pas senties sur un navire moins
excessivement chargé. Adieu l'entrain des passagers, tous en proie au mal
de mer. Mais il y eut une compensation : HPB, qui avait passé son temps
jusque-là à se moquer impitoyablement de nous et à railler notre faiblesse
en se donnant pour exemple, soudain vaincue par son Karma, fut aussi
malade que les autres. On peut croire que ses ironies lui furent rendues sans
miséricorde.
Arrivée à Port-Saïd le 2 février, visite de la ville suivie du bienheureux
repos de deux jours et de deux nuits dans le canal. C'était, comme on le voit,
avant que l'application des puissants réflecteurs eût permis le passage de nuit
dans le canal. Le troisième jour, à l'aurore, nous pénétrâmes enfin dans la
mer Rouge, commençant ainsi notre troisième étape maritime vers le pays
de nos désirs. Des lettres de nos amis indous, trouvées à Suez, augmentèrent
encore notre impatience fébrile d'atteindre notre destination. La lune moirait
d'argent les eaux du golfe de Suez et nous croyions voguer sur une mer de
rêve. Rien n'arriva jusqu'au 12 qu'un tuyau creva dans la chaudière ; il fallut
s'arrêter pour réparer, et comme la réparation éclata de nouveau le jour
suivant, s'arrêter encore, perdant un temps précieux et rageant d'être retenus
presque au port. Enfin, le 16 au matin, nous fîmes notre entrée dans le port
de Bombay. J'étais resté sur le pont jusqu'à une heure du matin, admirant
[22] la majesté du ciel indien et m'efforçant d'apercevoir la première lueur
des lumières de Bombay.
Elles parurent enfin, un phare émergeant de la mer, et je fus me reposer
en attendant le jour. Mais avant le lever du soleil, j'étais debout sur le pontet
pendant que nous allions prendre le corps-mort, je me remplissais du
panorama du port qui s'étendait devant moi. Nous demandâmes d'abord
qu'on nous montrât Éléphanta, car c'était pour nous le symbole et la
représentation de cette Inde ancienne, la Bharata-varsha sacrée que nos
cœurs aspiraient à voir revivre dans l'Inde d'aujourd'hui. Hélas ! En se
tournant vers le promontoire de Malabar-hill, le rêve s'évanouissait. Cette
Inde que nous voyions était celle des bungalows somptueux, encadrés dans
de riches jardins à l'anglaise, et le luxe qui annonce la grosse fortune faite
dans le commerce colonial. L'Aryâvarta du temps d'Éléphanta s'effaçait
devant la splendeur crue du nouvel ordre de choses dans lequel la science ni
la philosophie n'ont de part, et qui reconnait pour sa divinité tutélaire l'idole
royale frappée sur les roupies d'argent. On s'y habitue, mais la première
sensation fut une désillusion.
L'ancre était à peine tombée, que trois Indous venaient nous chercher.
Tous nous paraissaient inconnus, mais quand ils se nommèrent, je leur
ouvris les bras et les pressai sur mon cœur : c'étaient Mooljee Thackersey,
le pandit Schiamji Krishna-varma, et M.-R. Ballajee, tous membres de la
Société. Rien d'étonnant que je n'aie pas reconnu Mooljee, dans les
vêtements pittoresques de sa caste Bhattia, le dhoti, la veste de mousseline
blanche et le turban [23] rouge en forme de casque, la pointe en avant au-
dessus du front. Il était vêtu à l'européenne en 1870 quand je traversai
l'Atlantique avec lui et ne ressemblait en rien à l'Indou d'aujourd'hui. Le nom
de Schiamji est devenu célèbre en Europe comme celui d'un fameux pandit
qui aida le professeur Monier-Williams dans ses travaux. De tout temps,
nous nous sentîmes pour lui, HPB et moi, une affection paternelle. Nos trois
amis avaient passé la nuit sur leur embarcation en nous attendant, et ils
étaient aussi ravis de nous voir que nous de débarquer. L'absence de
Hurrychund Chintamon, notre correspondant principal et jusqu'alors le plus
respecté, fut un désappointement. Comme il ne se montrait point, nous
allâmes à terre dans la barque des autres et mon premier mouvement, en
abordant à l'Apollo Bunder, fut de me jeter à terre pour baiser la première
marche. Enfin, enfin, nous étions sur le sol sacré ; le passé était oublié, notre
traversée pénible et dangereuse aussi, l'angoisse des espoirs déçus était
remplacée par la joie délirante d'être dans le pays des Rishis, berceau de
toutes les religions, demeure des Maitres, patrie de nos frères et sœurs de
peau foncée avec lesquels nous rêvions de vivre et de mourir. Tout ce que
nos compagnons de voyage avaient pu nous dire à bord de leur faiblesse
morale, de leur hypocrisie, de leur mauvaise foi et leur incapacité à inspirer
le moindre respect aux Européens, était déjà oublié. Car nous les aimions à
cause de leurs ancêtres et nous étions prêts à les aimer pour eux-mêmes,
malgré toutes leurs imperfections présentes. Et je dois dire qu'en ce qui me
concerne, mes [24] sentiments n'ont pas changé jusqu'à ce jour. Vraiment et
réellement, c'est mon peuple, leur pays est mon pays : que la bénédiction
des Sages soit sur eux et demeure avec eux toujours. Amen.
CHAPITRE II
—
Installation à Bombay
La divinité du soleil indien ne nous épargnait pas la brulure de sa main
sur nos têtes pendant que nous attendions sur le débarcadère la température
de midi à la mi-février est une surprise pour les Occidentaux, et nous eûmes
tout le temps d'en apprécier la force avant que M. Hurrychund arrivât à notre
secours. Il était allé au bateau juste comme nous venions de débarquer et
nous força à l'attendre ainsi sur le quai ardent, où l'air vibrait de chaleur
autour de nous.
Je ne me rappelle pas que personne d'autre que les trois Indous dont j'ai
parlé et Hurrychund soit venu nous recevoir à l'arrivée – au grand
mécontentement des membres de l'Arya Samaj, qui accusèrent leur
président Hurrychund d'avoir fait exprès de ne pas les prévenir de notre
arrivée pour pouvoir nous garder pour lui-même.
Les rues de Bombay nous charmèrent avec leur [26] caractère oriental
si marqué. Les hautes maisons stuquées, les costumes nouveaux pour nous
de l'énorme population asiatique, les surprenants véhicules, l'impression
intense produite sur notre sens artistique et la certitude d'être enfin au but si
longtemps désiré, parmi nos chers païens, après tant de tempêtes – toutes
ces sensations ardentes nous remplissaient de joie.
J'avais écrit à Hurrychund avant de quitter New-York de nous louer une
petite maison propre dans le quartier indou et de nous retenir les
domestiques les plus indispensables, ne désirant pas dépenser un sou en luxe
inutile. Il nous conduisit à une maison lui appartenant dans un compound
assez triste qui touchait à son atelier photographique. Elle était certes assez
petite, mais nous étions si décidés à trouver tout parfait que nous nous
déclarâmes satisfaits. Des frondes de cocotiers se balançaient sur notre toit
et des fleurs indiennes embaumaient l'air ; après les horreurs de notre
traversée, on croyait être en paradis. Les femmes de nos amis vinrent voir
HPB et Mlle Bates et un certain nombre de parsis et d'indous nous visitèrent
en bloc. Mais le grand flot de visites ne commença que le lendemain, et
Wimbridge – un artiste – et moi, nous passâmes des heures à observer la
foule mouvante dans la rue, grisés des innombrables tableaux vivants qui
venaient tenter crayons et pinceaux ; tout ce qui passait, bêtes, chars ou gens,
un modèle d'artiste.
Nous avions fait sur le Speke Hall une connaissance qui devint une
longue amitié, celle de M. Ross Scott, BCS, homme d'un noble caractère,
[27] vrai Irlandais dans le meilleur sens du mot. Ses longues conversations
avec nous sur la philosophie orientale l'avaient décidé à entrer dans notre
Société. Il vint nous voir le soir du débarquement et fit faire à HPB un
phénomène que je ne connaissais pas encore. Il était assis avec elle sur le
sofa et j'étais debout à la table de milieu, quand Scott reprocha à HPB de le
laisser partir pour le Nord rejoindre son poste officiel sans lui avoir donné
la moindre preuve de l'existence dans l'homme des pouvoirs psychiques dont
elle lui avait si souvent parlé. Elle l'aimait beaucoup et consentit à ce qu'il
voulait.
"Que faut-il faire pour vous", demanda-t-elle ? Il s'empara du mouchoir
qu'elle tenait à la main, et montrant son nom "Héliona" brodé au coin : "Eh
bien ! Que ce nom disparaisse et qu'un autre le remplace." – "Quel nom
voulez-vous ?" demanda-t-elle. Regardant de notre côté, il montra notre hôte
et dit : "Que ce soit Hurrychund." Nous nous rapprochâmes en entendant
ces mots pour voir ce qui allait se passer. Elle pria Scott de tenir ferme dans
sa main le coin du mouchoir, tandis qu'elle saisissait le coin opposé. Au bout
d'une minute ou à peu près, elle lui dit de regarder. Il obéit et vit que les
noms avaient été échangés l'un pour l'autre, celui d'Hurrychund étant brodé
de la même façon. Au comble de l'enthousiasme, il s'écria : "Voilà ce
qu'aucun professeur au monde ne pourrait faire ! Que penser de la science à
présent ? Madame, si vous voulez me donner ce mouchoir, je remettrai 5
livres à l'Arya Samaj." – "Je vous le donne avec plaisir," répondit-elle, et il
compta aussitôt 5 souverains dans la main d'Hurrychund. [28] Je ne me
rappelle pas que cet évènement ait été communiqué à la presse, mais il fut
aussitôt répandu par une douzaine de témoins oculaires, et contribua à
accroitre l'intérêt que l'arrivée de notre groupe excitait parmi les Indous bien
élevés.
Il y eut réception le 17 février dans l'atelier photographique, et il vint
environ 300 invités. On nous remit le compliment accoutumé avec les
colliers de fleurs, les citrons et l'eau de rose de rigueur, et nous remerciâmes
HPB, Wimbridge et moi aussi bien que nous le permit la profonde émotion
qui nous remplissait. Je vois dans mon journal : "J'en eus les larmes aux
yeux. Enfin le moment tant attendu est arrivé, et je me trouve en face de mes
véritables compatriotes." C'était un bonheur parfait qui venait du cœur
d'accord avec la raison, et non une émotion soudaine et fugitive destinée à
disparaitre bientôt pour faire place au désappointement et au dégout.
On organisa le lendemain une expédition pour voir la Pète du Shivarâtri
à Éléphanta. Nous étions comme des enfants à un piquenique. D'abord le
bateau si étrange de forme et de gréement, ensuite les vieilles grottes et leurs
sculptures gigantesques dans la pénombre ; d'énormes lingams, dégouttant
de couleur rouge et couverts de fleurs ; des pèlerins se baignant dans un
bassin voisin, et processionnant autour du Shivalingam ; les Pujaris
touchant les tempes des fidèles avec l'eau qui avait rafraichi le symbole ; la
foule – neuve pour nous – et pittoresque ; les fakirs barbouillés de cendres
demandant la charité dans les postures les plus gênantes ; les troupes
d'enfants ; les marchands de bonbons, les faiseurs de tours qui faisaient [29]
pousser le manguier si mal que n'importe qui pouvait voir comment ; ensuite
le lunch sur la véranda du gardien, d'où un seul coup d'œil nous montrait au
premier plan les foules mouvantes et jacassantes, et le grand port sous l'azur
sans tache avec les tours et les toits de Bombay à l'arrière-plan.
Enfin, vint le retour à la voile avec bon vent, notre bateau volant à la
surface des flots et battant un yacht privé européen qui faisait la même route.
Au bout de vingt ans, je revois ce tableau dans ma mémoire comme un
panorama fraichement peint.
Nos visiteurs se faisaient plus nombreux tous les jours : un plein salon
de parsis accompagnés de leurs femmes et leurs enfants, remplacés aussitôt
partis par un nombre égal de familles indoues. Un moine jain, noir, le crâne
rasé, le corps nu jusqu'à la ceinture, vint avec un interprète me questionner
longuement sur la religion. On nous envoyait des fruits avec des souhaits de
bienvenue. Une représentation spéciale du drame indou Sitaram fut donnée
en notre honneur au théâtre d'Elphinstone. Nous nous trouvâmes placés dans
une loge fort en évidence et toute décorée de guirlandes de jasmins et de
roses, on nous donna de gros bouquets et des rafraichissements et quand
nous nous levâmes pour nous retirer, il fallut écouter un compliment qu'on
nous lut de la scène. Tant s'en fallait que la pièce fût terminée, mais nos
forces étaient à bout : arrivés au théâtre à 9 heures du soir, nous en sortions
à 2 h 45 du matin.
Mais ce soir de fête devait être suivi dès le lendemain de notre première
coupe d'amertume. Après de longs efforts, on obtint de Hurrychund qu'il
rendît [30] ses comptes : hélas, quelle dégringolade ! Notre hôte bénévole
nous présentait une note fantastique pour le loyer, le service, les réparations
à la maison, il n'oubliait même pas le prix de la location de trois cents chaises
pour la réception et le cout du câble qu'il nous avait envoyé pour nous prier
de hâter notre départ ! La douloureuse, qui montait haut, me fit ouvrir de
grands yeux, car à ce train-là, nous allions bientôt être à sec. Il avait pourtant
été entendu et compris par tout le monde que nous étions les invités de cet
homme. Réclamations, explications, et de fil en aiguille il fut finalement
découvert que la somme considérable de plus de 600 roupies (qui valaient
alors plus que maintenant) que nous avions envoyée par son canal à l'Arya
Samaj n'avait pas été plus loin que sa poche. Ce fut un joli vacarme parmi
ses collègues du Samaj ! Je n'oublierai jamais la scène que lui fit HPB à une
réunion de l'Arya Samaj, le foudroyant de son courroux et le forçant de
promettre restitution. Il rendit effectivement l'argent, mais nous rompîmes
toutes relations avec lui. Nous cherchâmes une maison nous-mêmes et nous
en trouvâmes une pour moitié moins que ce qu'il nous faisait payer pour la
sienne – car il s'était improvisé propriétaire. Après avoir acheté le mobilier
nécessaire, nous nous installâmes, le 7 mars, dans une petite maison de
Girgaum street pour deux ans. Ainsi s'évanouit notre première illusion de
l'indou progressiste, patriote, et fervent ; à dire vrai, la leçon nous toucha au
cœur. C'était un coup d'être ainsi trompés et bafoués dès notre arrivée aux
Indes, mais l'amour de l'Inde l'emporta sur tout et, cessant de gémir, nous
continuâmes nos efforts. [31]
Pendant ce temps, notre ami Mooljee Thackersey nous avait trouvé un
domestique, le jeune Baboula, que sa fidélité à HPB jusqu'à son départ de
l'Inde a rendu célèbre et à qui je sers encore une pension. Il avait un vrai
génie pour les langues ; quoique âgé de seize ans seulement en entrant à
notre service il parlait déjà l'anglais, le français et trois dialectes indigènes ;
il apprit encore parfaitement le tamil après nous avoir suivis à Madras.
Tous les soirs, nous tenions une espèce de cercle où les points les plus
ardus de la philosophie, de la métaphysique et de la science étaient discutés.
Nous vivions dans une atmosphère intellectuelle, au milieu de l'idéal
spirituel le plus élevé. Je retrouve dans mon journal l'entrée en scène de
plusieurs de nos amis qui ont depuis joué un grand rôle dans la diffusion de
la Société Théosophique. Entre autres connaissances importantes fut celle
des deux frères Kunte, dont l'un était un sanscritiste fameux et professeur,
et l'autre, médecin démonstrateur d'anatomie au collège médical de Grant à
Bombay. De tous nos nouveaux amis, ceux-ci étaient les plus démonstratifs
et les plus grands flatteurs ; pourtant, de tous les Indous que nous avons
connus, c'est le docteur qui se montra le plus lâche moralement et m'inspira
le plus grand mépris. Membre de notre conseil, il était avec nous dans les
termes de l'intimité la plus étroite et prodigue d'offres de services ; sa maison
était la nôtre sa fortune ses chevaux sa voiture étaient à notre disposition.
Nous étions ses propres frères. Un certain soir il occupa le fauteuil
présidentiel à ma demande, tandis que je présentais des accusations graves
formulées [32] par Swami Dyanand contre Hurrychund, et à la fin de la
séance nous nous séparâmes excellents amis. Mais deux jours après, le
domestique du docteur m'apportait la démission de ce dernier sans un mot
d'explication. Je n'en croyais pas mes yeux et je crus d'abord à une stupide
plaisanterie, mais m'étant précipité chez lui, je fus ébahi d'apprendre que
c'était très sérieux. Mes demandes pressantes d'explication firent enfin sortir
la vérité : le principal de son collège l'avait averti de se tenir sur ses gardes
vis-à-vis de nous parce que le gouvernement soupçonnait notre Société
d'avoir des vues politiques ! Alors ce riche docteur, qui avait une superbe
clientèle, qui ne dépendait aucunement des maigres appointements qu'il
touchait au collège, au lieu de prendre notre défense et de démontrer notre
détachement absolu de la politique, comme il l'aurait si bien pu étant de nos
amis intimes et de nos conseillers, s'en fut droit chez lui coucher sa lâcheté
par écrit. N'importe quel Anglais ou Américain de quelque valeur
comprendra avec quel sentiment de mépris je lui tournai le dos pour
toujours. Le lendemain, ulcéré par cette injustice, j'écrivis au professeur, que
puisque son frère craignait des suites fâcheuses s'il restait membre de notre
Société, j'espérais qu'une fausse délicatesse ne l'empêchait pas de suivre son
exemple s'il partageait ses craintes : la réponse m'apporta sa démission. Je
dis à un autre ami indou qui, je le savais, ne pouvait réellement se passer de
ses pauvres appointements, de 40 roupies par mois : "Martandrao Bhai,
supposons qu'en allant à votre bureau demain matin, vous trouviez sur votre
table une lettre officielle [33] vous enjoignant de choisir entre la Société
Théosophique et votre situation, parce qu'on nous considère comme
suspects politiquement, que feriez-vous ?" Il devint fort sérieux, sembla
discuter intérieurement le pour et le contre, et avec une espèce de
bégaiement qui lui était habituel, secouant la tête et serrant les dents, il
répondit : "Je, je, ne pour, pourrais pas re, renier mes principes". Je le saisis
dans mes bras et je criai à HPB qui était dans une chambre voisine : "Venez,
venez voir un fidèle indou et un brave homme." Cet homme est un brahmane
maharatte.
Notre bungalow était chaque jour assiégé de visiteurs qui restaient
jusque tard dans la nuit pour discuter des questions religieuses. C'est ainsi
que nous arrivâmes à connaitre la différence qu'il y a entre l'idéal occidental
et celui des Orientaux, et combien supérieur le dernier. Pour ainsi dire
jamais on ne parlait chez nous de races, d'affaires ou de politique ; les
entretiens roulaient sans cesse sur l'âme et pour la première fois nous nous
plongeâmes HPB et moi dans le problème de sa progression cyclique et de
ses réincarnations. Nous étions parfaitement heureux dans notre
maisonnette paisible sous les cocotiers ; les allées et venues des bateaux
chargés de riches cargaisons, le tohubohu du marché de Bombay, la lutte
terrible de la Bourse et du marché des cotons, les mesquines rivalités des
fonctionnaires, les réceptions du Gouverneur, rien de tout cela n'effleurait
nos pensées, il nous plaisait d'être
Oublieux du monde et du monde oubliés. [34]
Appelez-nous fanatiques, enthousiastes, toqués, utopistes, chimériques,
dupes de notre imagination, tout ce que vous voudrez. Mais si nous rêvions,
c'était de perfectibilité humaine ; notre chimère, c'était la Sagesse Divine,
notre espoir de porter l'humanité vers de plus nobles pensées et une vie plus
pure. Et sous les frondaisons de nos palmiers, les Mahatmas nous visitaient
en personne ; et leur présence nous donnait le courage nécessaire pour
poursuivre notre tâche et nous dédommageait au centuple de tous les
abandons, des railleries, de l'espionnage de la police, des calomnies et des
persécutions qu'il nous fallait endurer. Tant qu'ils étaient pour nous,
qu'importait que qui que ce fût fût contre ? Loin d'être domptés par le
monde, notre karma nous destinait à vaincre son indifférence et enfin à
forcer son respect.
Nous étions destinés sans le savoir, mais ces adeptes le savaient bien, à
former le noyau nécessaire pour la concentration et la diffusion de ce
courant akashique d'anciennes idées aryennes que la révolution cyclique
ramenait au foyer des nécessités humaines. Il est indispensable qu'un agent
se trouve au centre de ces recrudescences intellectuelles et spirituelles, et,
tout imparfaits que nous fussions, nous étions pourtant propres à notre tâche
puisque nous avions du moins l'enthousiasme sympathique et la vertu de
l'obéissance. Nos défauts personnels ne pesaient guère dans la balance en
face du besoin public. Alexandre Dumas exprime poétiquement cette idée
dans les Hommes de Fer : "Il y a des moments, dit-il, où des idées vagues
cherchant un corps où s'incarner, flottent au-dessus des sociétés comme [35]
un brouillard sur la surface de la terre ; tandis que le vent le pousse sur le
miroir des lacs ou le tapis des plaines, ce n'est qu'une vapeur informe sans
couleur ni consistance. Mais, s'il vient à rencontrer une hauteur, il s'attache
à sa cime, la vapeur devient nuage, le nuage ondée, et tandis que le sommet
de la montagne s'auréole d'éclairs, l'eau qui s'infiltre secrètement s'amasse
dans de profondes cavités, et émergeant au pied devient la source d'une
grande rivière qui, grossissant sans cesse, traverse la contrée, ou la société,
et s'appelle le Nil, ou l'Iliade, le Po ou la Divina Commedia."
Tout à fait récemment, un savant a exposé de grosses et belles perles
qu'il avait obtenues en plaçant des boules de cire dans des huitres cultivées
qui les avaient recouvertes, selon leur tendance naturelle, d'une couche de
nacre irisée. Dans cet exemple, la boule de cire n'avait aucune valeur
intrinsèque, mais c'était le noyau sans lequel la perle ne se serait pas formée ;
de même dans un sens, nous autres pionniers de ce mouvement
théosophique, nous formions le noyau autour duquel la sphère éclatante de
la sagesse aryenne, qui fait maintenant l'admiration de tous les intellectuels
modernes par sa beauté et sa valeur, devait se concentrer. Nous pouvons
avoir eu personnellement aussi peu de valeur que la boule de cire du savant,
cependant ce qui s'est cristallisé autour de notre mouvement faisait grand
besoin au monde. Et chacun de nos collègues actifs constitue un noyau
semblable pour la stratification de cette nacre spirituelle.
CHAPITRE III
—
Établissement des fondations
Toute chose a un commencement : même l'intimité si grande de M.
Sinnett avec les deux fondateurs de la Société Théosophique, même le rôle
considérable qu'il joua dans notre développement par son nom, sa réputation
et ses écrits, connurent un début. Cela commença par une lettre datée du 25
février 1879 – neuf jours après notre débarquement à Bombay – dans
laquelle, comme éditeur du Pionnier, il m'exprime le désir de faire la
connaissance de HPB et de moi-même en cas que nous venions dans
l'intérieur du pays, et me dit qu'il était prêt à publier cc que nous pourrions
avoir d'intéressant à dire sur notre mission aux Indes. Comme toute la presse
indoue, le Pionnier avait annoncé notre arrivée. M. Sinnett disait entre
autres choses, qu'ayant eu l'occasion d'étudier à Londres un certain nombre
de phénomènes médiumniques remarquables, il s'intéressait plus qu'un
journaliste ordinaire à de semblables questions. Sa [37] curiosité n'avait pu
être entièrement satisfaite ni sa raison convaincue parce que les lois des
phénomènes n'étaient pas encore suffisamment connues ; à cause aussi des
conditions généralement peu convenables des expériences, et du fatras
d'assertions gratuites et de théories appliquées aux intelligences cachées
derrière elles. Je lui répondis le 27, et ce nombre ne m'eût-il été favorable
que cette fois, il marquait le début de rapports dont l'importance ne peut être
exagérée, et d'une amitié précieuse. Les offres obligeantes de M. Sinnett
venaient à un moment où elles étaient bien nécessaires ; je n'ai jamais oublié
pour ma part, et je n'oublierai jamais que la Société aussi bien que nos deux
personnes lui ont les plus grandes obligations. À peine débarqués, connus
pour nos sympathies pour les Orientaux, étrangers aux idées des Anglo-
Indiens, établis dans un bungalow retiré dans le quartier indigène de
Bombay, accueillis avec enthousiasme et reconnus par les Indous pour les
champions de leurs anciennes philosophies et les prédicateurs de leur
religion ; n'ayant pas fait de visite au gouverneur ni d'avances aux
Européens, ceux-ci n'ayant pas plus de sympathie pour l'indouisme et les
Indous que pour nous et nos intentions, – vraiment nous ne pouvions pas
nous attendre à un bon accueil de la part de ceux de notre couleur, ni nous
étonner si le Gouvernement nous regardait d'un œil soupçonneux. Aucun
autre éditeur de journal anglo-indien n'était disposé à nous aider ni à montrer
de la justice en discutant nos projets et nos idées. Seul M. Sinnett fut notre
fidèle ami et se montra consciencieux critique ; mais c'était un allié puissant
puisqu'il [38] disposait du journal le plus influent de l'Inde et jouissait plus
que tout autre journaliste de la confiance et de la considération des
principaux fonctionnaires du Gouvernement. Il sera beaucoup question plus
loin des progrès de nos relations ; qu'il suffise ici de dire qu'une
correspondance active s'établit dès lors entre M. et Mme Sinnett et nous et
que nous leur fîmes au commencement de décembre de la même année une
visite à Allahabad, où se produisirent plusieurs évènements intéressants qui
seront racontés en leur lieu.
J'ai déjà observé que les parsis de Bombay se montrèrent nos amis dès
les premiers jours, nous visitèrent avec leurs familles, nous invitèrent chez
eux, dinèrent avec nous et insistèrent auprès de moi pour me faire présider
une distribution de prix dans une école de filles parsie. Un des parsis les plus
influents était venu nous voir : M. Kama, l'orientaliste et son célèbre beau-
père, Manockjee Cursetjee, le réformateur, dont les charmantes filles furent
reçues avec lui à la cour de plusieurs puissances européennes et admirées
partout. Je vois dans mon journal que, dès ma première rencontre avec lui,
j'attirai son attention sur la nécessité d'organiser une propagande religieuse
parsie sur des bases théosophiques. Et c'est ce que je n'ai jamais cessé de
faire toutes les fois que j'ai pu joindre des parsis influents. Car c'est une
grande honte pour leur race que leurs shetts soient si hypnotisés par l'amour
de l'argent et de la réussite qu'ils laissent passer les années les unes après les
autres, sans consacrer au moins un peu de leurs immenses richesses à
rechercher les fragments de [39] leurs livres sacrés épars aux quatre coins
de leur patrie, et à instituer des recherches et des explorations
archéologiques, qui seraient pour leur foi ce que les fouilles d'Égypte et de
Palestine sont pour les chrétiens. Le monde entier perd à ce que cette
magnifique religion soit si peu connue. La charité des parsis est vraiment
princière, mais il est triste de penser qu'il ne s'est pas trouvé parmi eux
quelque millionnaire pieux qui, à côté des œuvres d'intérêt public, ait donné
un petit lakh de roupies ou deux pour fonder une Société de Recherches
Parsies, comme je le dis plus haut. Cela aurait fait plus pour le
Zoroastrianisme que toutes leurs bibliothèque publiques, leurs hôpitaux,
écoles d'art gymkhanas, abreuvoirs ou statues du prince de Galles.
J'ai toujours été frappé d'étonnement en causant avec des Anglo-Indiens
de voir combien eux et nous, nous vivons en Orient, dans des mondes
différents. Ils transportent avec eux leur vie européenne et la remplissent de
distractions puériles pour passer leurs heures de loisir sans trop s'ennuyer.
Quant à nous, vivant une vie orientale, pensant comme les Orientaux, nous
n'avions pas de loisirs pour les amusettes, et nous ne sentions pas le besoin
de nous livrer à des jeux ou des exercices violents. On ne peut pas s'imaginer
un plus grand contraste sans l'avoir constaté soi-même. En écrivant, les
souvenirs de ces premières semaines à Bombay me reviennent en foule, et
je revois les moindres détails de notre existence sous les ombrages de
Girgaum. Voici le réveil forcé à l'aube à l'appel strident d'innombrables
corbeaux. Me voici sur notre véranda, le sens artistique excité par [40] le
coup d'œil pittoresque des costumes, des physionomies et des types des
différentes races. Me voici écoutant les longues conversations en anglais,
seul moyen de communication entre les races diverses de l'empire indien, et
les apartés en Gujerati, en Mali-rani, ou en Hindoustani entre gens de même
pays et de même caste. Je revois en esprit les lanternes dans les massifs, leur
lumière faisant ressortir vivement les troncs des palmiers flutés comme des
colonnes. Je nous revois, légèrement vêtus, éventés sous les punkhas, nous
demandant comme il pouvait faire ici si chaud et si délicieux, pendant que
les vents glacés de mars soufflaient dans nos pays à travers des rues où le
pavé gelé sonnait comme de l'acier sous le sabot des chevaux, où les pauvres
affamés se blottissaient ensemble dans leur misère. C'était un rêve enchanté
de presque chaque jour. Il ne restait de lien entre nous et l'Occident que les
lettres apportées par tous les courriers, et la sympathie qui nous unissait à
nos rares collègues de New-York, de Londres ou de Corfou.
Un soir, nous avions causé de la diffusion universelle de l'intelligence
dans toute la création, et un oiseau qui ne passe pas pour fin nous en apporta
une preuve bien amusante. Derrière la cuisine, un poulailler donnait asile à
quelques poules et à une famille de canards – un gros père et ses trois
femmes. C'était Mlle Bates qui prenait soin de la volaille et comme toujours
la gent ailée courait à elle quand elle se montrait. Mais un soir, après le diner,
nous bavardions encore à table, quand un fort couin-couin sous la chaise de
Mlle Bates nous fit sursauter. [41]
C'était ce gros maladroit et dandinant canard, qui aussitôt l'attention de
lle
M Bates attirée, recommença ses cris, agitant sa queue, battant des ailes,
enfin donnant des signes de détresse. Toujours couinant, il se dirigea vers la
porte, tournant la tête pour s'assurer qu'elle le suivait. Persuadés que cet
étrange manège avait sa signification, nous le suivîmes tous. Il nous
conduisit vers le poulailler où des choses tragiques paraissaient en train de
se passer. Poules et canards criaient à l'envi, apparemment les rats avaient
dû leur rendre visite et peut-être étaient-ils encore là. Mais à la lueur de la
lanterne, nous vîmes qu'une des dames canes avait passé la tête entre deux
bambous de la clôture et se trouvait coincée par un nœud qui la tenait pendue
en l'air. Elle aurait surement péri étranglée si les deux autres canes ne
s'étaient placées sous elle pour la soutenir de leur corps, tandis que le mâle,
s'échappant par une porte mal fermée, venait réclamer l'aide de Mlle Bates !
On appelle l'attention de MM. Herbert Spencer et Romanes sur cette preuve
d'intelligence chez des animaux.
Peu de temps après notre installation à Girgaum se produisit un incident
que HPB a rendu immortel dans son délicieux Caves and jungles of
Hindustan. Quand je lui aurai fourni le détail pur et simple des faits, le
lecteur pourra voir combien la splendeur de sa riche imagination les a
transformés et rendus méconnaissables, et d'une chose fort ordinaire a tiré
un roman d'une couleur impressionnante. Un soir, de bonne heure, le bruit
continu d'un tambourin attira [42] mon attention. Cela ne cessait point, ne
formait point d'air mais seulement une suite monotone de sanglots étouffés.
Un des domestiques envoyés en reconnaissance revint dire que c'était un
tamtam dans une maison voisine pour annoncer qu'une "femme sage" allait
être possédée par une "déesse" et répondre aux questions personnelles.
Aussitôt, tentés par l'occasion d'assister à une cérémonie si extraordinaire,
nous allâmes à cette maison, HPB à mon bras. Dans une pièce aux murs en
torchis de 15 à 20 pieds carrés, 30 ou 40 Indous des basses castes se tenaient
debout le long des murs, et au centre, accroupie sur le sol, une femme
d'aspect sauvage, les cheveux dénoués, se balançait de côté et d'autre en
imprimant à sa tête un mouvement circulaire qui projetait ses longues tresses
d'ébène horizontalement comme des fouets de serpents. Puis un jeune
homme entra par la porte de derrière portant sur un plateau large et rond
quelques morceaux de camphre allumés, quelques pincées de poudre rouge
et des feuilles d'un vert luisant. Il le tint sous le nez de la sybille qui aspirait
les fumées du camphre avec des murmures de ravissement. Soudain, elle
bondit sur ses pieds, saisit le plateau de cuivre, le balança de droite à gauche
roulant toujours la tête, et d'un pas souple, suivant le rythme du tamtam, elle
parcourut la pièce en regardant dans les yeux les Indous terrifiés. Après
avoir fait plusieurs tours, elle s'élança vers une femme dans la foule,
poussant le plateau devant elle et lui dit quelque chose en Mahratti, que nous
ne comprîmes naturellement pas, mais qui, parait-il, avait trait à une affaire
personnelle. En tout cas, l'effet fut très visible, car la [43] femme recula
comme épouvantée, tendit ses mains jointes vers la prophétesse et parut
profondément émue. Le même jeu se répéta avec d'autres spectateurs, après
quoi la prophétesse, tournant et virant au milieu de la chambre, psalmodia
quelque chose comme un mantra et s'élança hors de la porte de derrière. Elle
revint au bout de peu d'instants, les cheveux ruisselants d'eau, se rejeta à
terre, roulant la tête comme avant, reçut de nouveau le plateau de camphre
enflammé, et recommença à se précipiter sur les gens en leur disant ce qu'ils
voulaient savoir. Mais sa voix était un peu différente cette fois et ses
mouvements moins convulsifs ; on nous dit que c'était parce qu'elle était
possédée par une autre déesse depuis qu'elle avait plongé la tête dans le
baquet d'eau préparé de l'autre côté de la porte. Nous en eûmes bientôt assez
et nous rentrâmes. Et c'est tout : voilà les faits purs et simples. Que l'on
prenne maintenant Caves and jungles of Hindustan (p. 176 "A witch's den")
et l'on verra ce que HPB en a tiré. Au lieu d'un misérable taudis dans le
quartier le plus populeux de Bombay et d'un cercle de coolies, elle nous
montre, montés sur des éléphants à la lueur des torches, à travers une épaisse
forêt, "à 2 000 pieds au-dessus de la crête du Vindhva" : le silence de mort
n'est interrompu que par le pas lourd des éléphants ; "des voix et des
murmures mystérieux" se font entendre ; nous descendons de nos éléphants
et nous grimpons dans des buissons de cactus nous sommes trente, en
comptant les porteurs de torches le colonel (moi-même) commande de
charger tous les fusils et les révolvers : presque tous nos vêtements restent
[44] en lambeaux aux piquants des arbres épineux, nous grimpons sur une
hauteur et nous redescendons dans un autre ravin ; nous arrivons enfin au
repaire de la Kangarin – "la Pythie de l'Hindoustan, qui vit comme une
sainte et a le don de prophétie". Son antre de Trophonios est situé dans les
ruines d'un temple "de granit rouge", elle habite un couloir souterrain où l'on
croit qu'elle vit depuis trois cents ans. Devant le temple brule un énorme feu
de joie entouré de "sauvages nus qui semblent des gnomes noirs" et qui
dansent des pas diaboliques au son des tambourins. Un vieillard à barbe
blanche s'élance et tourne sur lui-même, les bras étendus comme des ailes,
en montrant ses dents de loup jusqu'à ce qu'il tombe inanimé. Le crâne
fossile d'un "sivathérium" est sur le sol couvert de fleurs. Mais soudain la
sorcière apparait ; d'où et comment, personne ne pourrait le dire. Qu'on juge
de sa beauté par la description suivante : "un squelette de sept pieds de haut,
couvert de cuir brun, avec une petite tête d'enfant mort entre deux épaules
osseuses ; des yeux si enfoncés dans leurs orbites et en même temps lançant
de telles flammes à travers votre corps, que vous commencez à sentir votre
cerveau se troubler, et votre sang se figer dans vos veines." Un joli
exemplaire de la pire espèce de vagabond astral ! Immobile un moment, elle
tient d'une main un plat de camphre enflammé et de l'autre du riz. Elle a l'air
d'une idole sculptée avec son cou ridé cerclé de "trois rangs de médaillons
dorés", sa tête "ornée d'un serpent d'or", son "corps grotesque, à peine
humain, couvert de mousseline jaune safran". Suit la description de la
possession de la sorcière par la déesse, de [45] ses mouvements convulsifs,
de sa danse vertigineuse où elle tourne plus vite qu'une feuille sèche devant
la tempête ; de l'éclat affolant de son regard, de ses convulsions, sauts et
autres contorsions infernales ; des changements de déesses, au nombre de
sept, de ses révélations et adjurations d'une danse fantastique avec sa propre
ombre ; de sa tête frappée sur les marches de granit et ainsi de suite pendant
vingt pages des plus colorées. Il faut du génie pour créer ces merveilles. Et
il en est ainsi tout le long du livre, un très petit peu de réalité fournissant à
beaucoup d'imagination ; comme cette lampe modeste à l'avant de la
locomotive dont les réflecteurs font un vrai soleil roulant.
Nos espérances de vie paisible furent bientôt dissipées. Non seulement
nous étions assiégés de visites, mais encore entrainés à une immense
correspondance, avec des Indous surtout, sur des sujets théosophiques. La
presse hostile anglo-indienne nous présentait sous des couleurs tellement
fausses, suivie par cette fraction de la presse indigène qui, sous prétexte de
progrès, renie l'ancien idéal indien, que nous fûmes obligés de menacer de
poursuites le directeur d'un journal de la Mission Presbytérienne Maharatte
d'un procès en diffamation. On nous fit aussitôt d'amples excuses.
Cependant, tous les missionnaires ne furent pas nos ennemis dès le début,
car le Bombay Guardian, organe des missions, dit, à propos du discours dont
je vais parler : "Ceux qui espéraient que la conférence serait une tirade
contre le christianisme furent déçus. On n'a donné qu'un court résumé, [46]
mais un auditeur nous a affirmé que ce fut plutôt une attaque contre
l'indouisme que contre le christianisme."
Pour faire notre déclaration publique de principes, je donnai ma
première conférence publique aux Indes au Framji Cowasji Hall. C'était le
comble de la nouveauté et du pittoresque que le contraste entre cette mer de
turbans de toutes couleurs, de mousselines neigeuses, et d'yeux noirs et
brillants dans des visages noirs mais beaux, avec les auditeurs habituels de
l'Occident, pâles, de noir vêtus, tête nue, sans autres couleurs que celles des
chapeaux des femmes. La foule était si dense qu'elle remplissait la salle, les
balcons et les escaliers à ne pouvoir mettre un homme de plus, mais aussi
tranquille, attentive et bien ordonnée que si chacun eût eu tout l'espace
possible. Notre quatuor était sur l'estrade, où se pressaient les principaux
personnages des différentes sectes de Bombay, et mon discours fut écouté
avec une attention profonde, interrompue de temps en temps par des
applaudissements. Vraiment, c'était un évènement historique, que pour la
première fois, de mémoire d'habitant, un Occidental vînt relever la majesté
et la valeur des Écritures orientales et faire appel au sentiment de fidélité à
la mémoire des ancêtres, les invitant à soutenir leur vieille religion et à n'en
rien abandonner sans preuves de son indignité. Orateur et auditeurs étaient
également transportés par l'enthousiasme, et je me rappelle un moment où
je dus m'arrêter pour me rendre maitre de mon émotion, des sanglots
étouffés m'empêchant de me faire entendre. J'avais bien honte de moi de
perdre ainsi mon [47] sang-froid, mais je n'y pouvais rien, l'émotion
m'empêchait de parler quoi que j'en eusse. Mon sujet était : "La Société
Théosophique et son but" et je donnais toutes les explications que je
pouvais. Il faut faire observer que le thème d'alors était que la résurrection
des nations doit venir d'elles-mêmes et non du dehors, et que si la décadence
de l'Inde pouvait être arrêtée, le réformateur inspiré devait surgir de ses
enfants et non parmi les étrangers. Nous refusions pour nous-mêmes toute
prétention à la direction du mouvement pour laquelle nous ne nous trouvions
pas qualifiés. Et je crois encore, après vingt ans d'expérience aux Indes, que
c'est là le point de vue juste et le seul pratique. Je crois aussi, comme je le
disais alors, que le maitre spirituel nécessaire existe, et qu'il se manifestera
en temps voulu. Car vraiment, les présages de sa venue se multiplient tous
les jours, et sait-on si notre Société, Mme Besant, Vivékânanda, Dharmapala
et d'autres, ne sont pas les avant-courriers du jour béni où les aspirations
spirituelles gonfleront de nouveau le cœur oriental et où les errements
matérialistes seront choses oubliées du passé.
Naturellement, ce discours fit sensation. Le Indian Spectator dit :
"Jamais plus noble mission n'a été assumée. Que les aryens fassent cause
commune : que les indous, les parsis, les musulmans, les chrétiens oublient
leurs querelles, et le jour de la renaissance de l'Inde n'est pas loin." On
remarqua que le discours avait été prononcé le jour où commençait la
première année d'une nouvelle ère, selon le Sak Salivan, le calendrier en
usage à Bombas. La Amrita Bazar Patrika (8 mai 1879) dit que notre [48]
entreprise était "la plus grande qu'on eût jamais tentée" et nous supplia de
venir nous établir à Calcutta. L'Inde de 1899, après les changements qui se
sont produits dans l'opinion publique, taxera de pessimisme la Patrika, qui
nous souhaitait la bienvenue, mais ajoutait que nous venions trop tard :
"Que peut faire le docteur, demande-t-il, quand le malade
est déjà raide et froid ? L'Inde est morte à tout sentiment
d'honneur et de gloire. L'Inde est une masse inerte
qu'aucun pouvoir n'a été capable depuis longtemps de
remuer… L'Inde n'a pas de cœur et ceux de ses enfants qui
en ont encore un peu de reste, le sentent se pétrifier de
désespoir. Parler de la renaissance de l'Inde à des Indous ?
Autant s'adresser au sable de la mer."
Ceci n'est que de la défaillance nerveuse, et non la prévision d'un
homme d'État. Shishir Babou oubliait ce que même l'agriculture primitive
de son village aurait pu lui apprendre : c'est qu'il faut semer la graine avant
de jouir de l'ombre de l'arbre, ou avant de manger le pain fait avec la récolte.
Les évènements ont fait mentir ses lugubres pronostics, et les peuples de
l'Inde ont réappris à rechercher dans leur passé les sources de l'Idéal aryen.
Sans doute, ils n'ont pas fait beaucoup de chemin encore, mais le "corps
inerte" dont le Jérémie de Calcutta parlait en 1879 s'est montré très vivant
et incite ses enfants à étudier les anciennes Écritures pour le profit de toute
l'humanité.
CHAPITRE IV
—
Beaucoup de miracles
Le 29 mars 1878 commença une série d'évènements extraordinaires
dont avec HPB, Mooljee Thackersey fut le principal, sinon le seul témoin.
Ce jour-là donc, elle dit à Mooljee de chercher une voiture et y monta avec
lui. Elle refusa de lui dire où elle voulait aller, le priant simplement de faire
tourner le cocher à droite ou à gauche, selon ses indications. Mooljee nous
raconta en rentrant le soir ce qui arriva. Elle avait dirigé leur promenade à
travers mille détours jusqu'à ce qu'ils se trouvassent dans un faubourg de
Bombay, distant d'environ huit ou dix milles, dans un bois de conifères. Je
ne vois pas le nom dans mon journal, mais je crois que c'était Parel,
cependant, je puis me tromper. En tous cas, Mooljee connaissait l'endroit,
parce qu'il avait incinéré le corps de sa mère près de là. Les chemins et les
sentiers se croisaient dans ce bois, mais HPB n'hésita jamais et fit tourner et
virer le cocher jusqu'à [50] qu'à ce qu'ils fussent sur le bord de la mer. Enfin,
à l'étonnement de Mooljee, ils arrivèrent à la porte d'une propriété privée,
avec un magnifique jardin de roses à l'entrée et un beau bungalow aux larges
vérandas dans le fond. HPB descendit de voiture et dit à Mooljee de
l'attendre et de ne pas la suivre s'il tenait à sa vie. Il attendit donc,
parfaitement mystifié, car bien qu'avant habité Bombay toute sa vie, il
n'avait jamais entendu parler de cette propriété. Il appela un des jardiniers
qui bêchaient autour des fleurs, mais n'en put tirer ni le nom de son maitre,
ni l'âge de la maison, ni depuis combien de temps elle était habitée, chose
bien étonnante de la part d'un Indou. HPB avait été droit à la porte, où un
Indou grand, remarquable et distingué, vêtu entièrement de blanc, l'avait
cordialement reçue et tous deux étaient entrés dans la maison. Au bout de
quelque temps, tous deux reparurent, le mystérieux inconnu lui dit adieu et
lui remit un gros bouquet de roses qu'un des jardiniers apportait pour cela,
et HPB remontant en voiture dit au cocher de rentrer. Tout ce que Mooljee
put tirer de HPB fut que l'inconnu était un occultiste avec lequel elle était en
relation et à qui elle avait affaire ce jour-là. Elle dit que les roses lui avaient
été données pour moi. Le plus étrange de l'histoire, c'est qu'à notre
connaissance, il n'était pas possible que HPB sût où était ce faubourg et
comment y aller ; elle n'avait pas pu l'apprendre, tout au moins depuis notre
arrivée à Bombay, car elle n'était jamais sortie seule. Cependant elle avait
prouvé qu'elle savait bien où elle allait. Nous ne pouvions rien savoir de ce
bungalow [51] que par Mooljee. Dans sa surprise, il raconta l'histoire à ses
amis et l'un d'eux, qui connaissait parfaitement le faubourg en question,
paria 100 roupies qu'il n'y avait pas de bungalow de ce genre sur le bord de
la mer et que Mooljee n'y pourrait conduire personne. Quand HPB en eut
entendu parler, elle offrit à Mooljee de parier qu'il perdrait son premier pari.
Mais celui-ci, déclarant qu'il pourrait repasser partout, accepta l'offre et je
fis aussitôt appeler une voiture où nous montâmes tous les trois. Après une
longue et tortueuse course, nous arrivâmes au bois sous l'ombre duquel le
mystérieux bungalow était supposé se trouver. Le sol était de sable et
couvert d'aiguilles de pin ou d'un autre conifère, peut-être de casuarina. Un
grand nombre de chemins suivaient toutes les directions et je dis à Mooljee
de prendre bien garde à ne pas se perdre. Il ne doutait pas de son succès
malgré les railleries de HPB qui lui prédisait sans cesse qu'il allait perdre
ses 100 roupies. Pendant une heure, nous errâmes çà et là, lui, sans cesse
descendant de voiture pour examiner le terrain ; enfin, juste comme il venait
d'affirmer que nous étions tout près du bungalow de la plage, un train se fit
entendre tout à côté, démontrant au pauvre Mooljee qu'il nous avait menés
juste à l'opposé de la bonne direction. Nous lui offrîmes autant de temps
qu'il en voudrait pour se retrouver, mais il était découragé et donna sa langue
aux chiens, de sorte que nous revînmes à la maison. HPB nous dit que
Mooljee aurait trouvé le bungalow mystérieux si on ne lui avait pas jeté un
sort sur les yeux, et que de plus, ce bungalow, comme [52] tous les autres
endroits habités par des adeptes, était toujours protégé contre les intrusions
par un cercle d'illusions et gardé par des serviteurs élémentals puissants.
Cette maison-là était confiée à un agent de confiance et servait de temps en
temps de lieu de rendez-vous ou de repos à des gourous et à des chélas en
voyage. Elle dit encore que ces anciennes bibliothèques souterraines et ces
trésors immenses qui attendent que leur karma les fasse réapparaitre pour
servir de nouveau, sont mis à l'abri des curiosités profanes par des images
illusoires de rochers, de terrain continu, d'abimes béants ou autres obstacles
qui éloignent ceux qui ne doivent pas approcher, mais dont la Mâya se
dissipe quand parait celui qui est prédestiné à les découvrir. Ceci s'accorde
bien avec toutes les traditions de tous les folklores, et quand on a vu
quelques-uns des nombreux cas d'inhibition hypnotique dans les hôpitaux et
les cliniques modernes, on peut accepter ces histoires de ceintures
d'illusions. Le diable n'est plus reconnu comme le seul hypnotiseur de
l'humanité, et Charcot, Liébault, de Rochas et d'autres nous ont montré que
les vieux contes de sorcellerie et de magie ne sont pas dépourvus de
vraisemblance scientifique. En tous cas, je donne cette anecdote pour ce
qu'elle vaut, comme toujours quand je n'ai pas été moi-même témoin
oculaire ; dans ces cas-là je dis ce que j'ai à dire, laissant le public libre de
me croire ou non, cela m'est égal. Si on veut savoir mon opinion personnelle,
je dirai que, pour moi, l'histoire du bungalow semble probablement vraie,
car ainsi que je l'ai raconté dans un précédent chapitre, nous fûmes visités
dans notre [53] cottage de Girgaum par plusieurs adeptes dans leur corps
physique.
L'ordre chronologique appelle maintenant le récit d'un voyage
important dans l'intérieur du pays dont les aventures ont cru et multiplié en
soixante pages de Caves and jungles of Hindustan. Jusqu'à une époque
relativement récente, je me le rappelais comme un des épisodes de mes
relations avec HPB les plus surs aussi bien que les plus intéressants. Pour
rester fidèle à l'extrême sincérité à laquelle je prétends, je le raconterai avec
les commentaires que mes lumières actuelles me suggèreront.
HPB quitta Bombay par le chemin de fer le 4 avril 1879 avec Mooljee
et moi pour aller visiter les grottes de Karli. Baboula, notre domestique, nous
accompagnait. Voilà tout ; il n'y avait ni "brahmane de Poona, ni Moodeliar
de Madras, ni cinghalais de Kegalla, ni zemindar bengali, ni radjpoute
gigantesque" – du moins visibles à l'œil nu. De la station de Narel, des
palanquins nous conduisirent à Matéran, le principal sanatorium de
Bombay. On m'avait donné à penser que nous étions invités à Karli par un
certain adepte avec lequel j'avais été en relations suivies pendant la
composition d'Isis, et qu'il avait ordonné certains arrangements pour notre
confort en route. Je ne fus donc pas le moins du monde surpris de trouver à
la station de Narel un domestique indou de la meilleure sorte qui se présenta
à nous, et, après nous avoir salués, transmit un message oral en maharatte
que Mooljee traduisit comme une politesse de son maitre et une invitation
de sa part de choisir pour la montée des palanquins [51] ou des poneys qui
étaient à notre disposition. HPB et moi, nous primes des palanquins,
Mooljee et Baboula des poneys. Et nous voilà partis sous le clair de lune
brillant comme en plein jour, douze porteurs pour chaque "palkee" – des
hommes de bonne taille, forts, musculeux, très foncés de peau qui rompaient
le pas en trottant de façon à ne pas secouer leur fardeau humain et rythmaient
leur marche sur une mélodie douce et mesurée qui nous parut délicieuse en
sa nouveauté, mais devint bientôt monotone et importune. Je n'avais jamais
voyagé si poétiquement qu'à travers cette nuit tropicale, le ciel constellé
d'étoiles brillantes avant le lever de la lune, des milliers d'insectes s'appelant
dans la nuit, tandis que les oiseaux nocturnes criaient et que les grandes
chauves-souris silencieuses décrivaient leurs cercles tortueux à la recherche
de leur souper ; les palmiers et les feuilles de la jungle bruissant, la senteur
de la terre mélangée de temps en temps à celle de plantes aromatiques quand
nous traversions un courant d'air plus chaud avec la basse continue de la
chanson et du souffle de nos porteurs agiles. Mais, quant à l'escorte
d'innombrables singes moqueurs et aux "rugissements de tigres", quant à
"l'auberge portugaise, tressée de bambous comme un nid d'aigle", il n'y a
pas lieu d'en parler dans un récit sérieux et fidèle. Il est tout à fait certain
que nous arrivâmes à l'heure dite à l'hôtel Alexandra, qu'on fut au lit après
souper, et que nous nous levâmes de bonne heure pour admirer la vue
superbe de la véranda. Mooljee était déjà sorti à mon réveil ; il revint une
heure après disant que l'homme qui nous attendait à Narel l'avait éveillé [55]
avant l'aurore pour lui montrer un bungalow entièrement meublé, qui était à
notre disposition gratis, tant que nous voudrions l'occuper. Mais, dès l'heure
du déjeuner, HPB en avait assez de ce qu'elle appelait "l'aura de la
civilisation anglo-indienne" et elle refusait de rester un seul jour. De sorte
que malgré les avertissements du maitre d'hôtel, nous redescendîmes à Narel
par une chaleur qui rappelait celle des chambres de chauffe à bord des
navires. Notre bonne étoile voulut que nous n'eussions ni l'un ni l'autre de
coup de soleil et le train nous mena à Khandalla, un endroit délicieux dans
la montagne. Là nous trouvâmes de la même manière un grand char à bœufs
qui nous mena à la Maison des Voyageurs où nous passâmes un jour et deux
nuits. Le soir de notre arrivée, Mooljee alla faire un tour à la gare pour
bavarder un peu avec le chef de gare qu'il connaissait, et là une surprise
l'attendait. Un train venant de Bombay s'arrêta, et il s'entendit appeler à
haute voix. Regardant dans les voitures, il vit un Indou lui faire signe et
celui-ci se trouva être le personnage chez qui HPB était allée. Il lui remit un
frais bouquet de roses qui semblaient être de la même espèce que celles du
jardin mystérieux, et qui étaient les plus belles qu'il eût jamais vues. "Voilà
pour le colonel Olcott, donnez-les lui, je vous prie," dit-il comme le train
partait. Mooljee me les apporta et raconta l'histoire. Une heure plus tard, je
dis à HPB que je voudrais bien remercier l'adepte de toutes ses attentions, et
que je lui écrirais si elle voulait se charger de faire parvenir la lettre. Elle y
consentit et, la lettre écrite, la prit et la passa à Mooljee en lui disant [56] de
descendre sur la grande route et de la remettre.
"Mais à qui ?" demanda-t-il, "il n'y a pas de nom ni d'adresse sur
l'enveloppe." "N'importe, prenez-la, et vous verrez à qui elle doit être
remise." Il obéit, partit et revint dix minutes après, tout essoufflé et donnant
les signes d'une extrême surprise. "Elle est partie," dit-il d'une voix
entrecoupée. "Quoi ?" "La lettre, il l'a prise." "Qui l'a prise ?" demandai-je.
"Je ne sais pas, colonel, à moins que ce ne soit un Pisâcha : il est sorti de
terre, ou du moins je l'ai cru. Je marchais lentement, regardant à droite et à
gauche pour découvrir ce que je devais faire pour obéir à HPB. Il n'y avait
ni arbres ni buissons où on pût se cacher, cependant, tout à coup, comme
sortant de terre, un homme se trouva à quelques mètres venant vers moi.
C'était l'homme du bungalow des roses, celui qui m'avait donné les fleurs
pour vous et que j'avais vu partir dans le train pour Poona. "Quelle absurdité,
répliquai-je, vous avez rêvé". "Non, j'étais aussi réveillé que je l'ai jamais
été de ma vie. Il me dit : vous avez une lettre pour moi – celle que vous tenez
à la main, n'est-ce-pas ?" Je pouvais à peine parler, enfin je dis : "Je ne sais
pas, Maharaja, il n'y a pas d'adresse." "C'est pour moi, donne." Il me la prit
et dit : "Maintenant, retourne." Je me retournai, mais aussitôt j'essayai de
voir s'il était encore là, il avait disparu ! Personne sur la route ! Effrayé, je
me mis à courir, mais je n'avais pas fait 50 mètres, qu'une voix dit à mon
oreille : "Pas de bêtises, l'ami, ne perds pas la tête, tout va bien." Cela me fit
encore plus peur car il n'y avait personne en vue, j'ai couru et me voilà."
Telle fut l'histoire de Mooljee que je répète [57] telle quelle. À n'en croire
que les apparences, il devait dire vrai, car son effroi et son émotion étaient
trop vifs pour être simulés par un si médiocre acteur. En tout cas, une
demande contenue dans cette lettre obtint sa réponse dans une lettre du
même adepte que je reçus plus tard dans la Maison des Voyageurs à
Bhurtpour, dans le Radjpoutana, à plus de mille milles de l'endroit où
Mooljee avait eu son aventure. Et c'est bien quelque chose.
C'était une nuit de lune, plus merveilleuse que rien de ce que nous
connaissons dans les pays plus froids de l'Occident, l'air était doux et pur à
rendre la vie un charme. Nous restâmes assis tous trois sur la pelouse assez
tard remettant notre excursion aux grottes de Karli au lendemain. Vers la fin
de la soirée, HPB, sortant de l'état d'abstraction mentale où elle était plongée
depuis quelques minutes, me dit que le lendemain, à 5 heures du soir, un
sannyasi viendrait nous voir aux grottes. Je notai cet avertissement avant
d'aller me coucher et on va voir la suite.
À 4 heures du matin, Babourao, le soi-disant agent de l'adepte, entra
silencieusement dans la chambre où je dormais avec Mooljee, m'éveilla en
me touchant l'épaule et me mit dans la main une petite boite laquée ronde
qui contenait du pan sopari ou feuille de bétel avec des épices comme on en
donne à ses hôtes, et murmura à mon oreille le nom de l'adepte sous la
protection duquel nous nous croyions pendant ce voyage. Pour comprendre
la valeur de ce cadeau, il faut savoir que dans l'école à laquelle nous
appartenions, il est le signe de l'adoption d'un nouveau disciple. Après le
bain et le café, nous partîmes [58] à 5 heures en char à bœufs – shigranz –
pour Karli, où nous arrivâmes à 10 heures. Le soleil était devenu ardent et il
nous restait une bonne grimpée à faire du pied de la hauteur aux grottes.
HPB haletait tellement que deux coolies finirent par apporter une chaise
pour la monter. Il ne rentre pas dans mon cadre de décrire l'imposante
solennité du temple creusé dans le rocher et des chambres qui l'entourent,
cela se trouve dans les guides avec les détails et les mesures. Je ne
m'occuperai que des aventures personnelles de notre petit groupe.
Le village voisin célébrait une fête de Rama et la foule était nombreuse,
cela m'amusait d'observer ce spectacle nouveau. Fatigués de l'ascension et
de la chaleur, nous entrâmes dans une grotte, et nous campâmes sur nos
couvertures étendues. Le lunch parut à son tour, quoique la honte se fit sentir
de satisfaire les besoins vulgaires de l'estomac dans un sanctuaire où bien
des siècles avant notre ère, des milliers d'ascètes et d'ermites avaient prié et
psalmodié les slokas et les gâthas sacrées, unis dans leurs efforts pour se
rendre maitres de leur nature animale et développer leurs pouvoirs spirituels.
La conversation roulait naturellement sur le noble sujet de la naissance, des
progrès et de la décadence de la Brahma Vidya aux Indes, et notre espoir de
la voir renaitre. Tout en causant ainsi le temps passait, et regardant ma
montre, je vis qu'il était 5 heures moins cinq, de sorte que Mooljee et moi
nous quittâmes HPB pour nous installer à la porte et attendre. On ne voyait
point d'ascète, mais au bout de dix minutes, il en vint un conduisant une
vache à cinq pattes, la cinquième [59] pendant de sa bosse. Il était
accompagné d'un serviteur ; sa figure était douce et plaisante. Il portait des
cheveux longs et noirs, la barbe séparée sur le menton à la mode radjpoute,
les bouts rejetés derrière les oreilles et rattachés aux cheveux. Il portait la
robe couleur de safran de sa confrérie et sur son front intelligent la barre de
cendres – Vibhuti – qui caractérise les sectateurs de Siva. Nous attendions
qu'il parût nous reconnaitre, mais comme il n'en était rien, nous liâmes
conversation. Il expliqua sa présence en cet endroit, quand il aurait dû être
sur la route de Hardwar, par un ordre reçu la veille de son gourou qui lui
avait enjoint de se trouver à 5 heures ce jour-là aux grottes de Karli, où il
trouverait des personnes qu'il devait rencontrer. On ne lui avait rien dit de
plus ; puisque nous l'attendions, nous devions être les personnes que son
gourou avait en vue, mais il n'était chargé de rien pour nous, du moins
jusqu'à présent. Non, son gourou ne lui avait pas parlé lui-même, mais –
comme il finit par le dire après beaucoup de questions et un intervalle de
silence pendant lequel il semblait écouter quelqu'un d'invisible – une voix
avait parlé à son oreille. C'est ainsi qu'il recevait toujours ses ordres en
voyage. Ne pouvant tirer de lui rien de plus, nous le quittâmes un moment
pour retourner auprès de HPB, et ayant fait connaitre notre intention de
passer la nuit sur la colline à Babourao, il s'en fut avec Mooljee à la
recherche d'un abri convenable. L'installation se fit dans une des grottes
taillées en dortoir, à quelque distance du grand temple taillé dans le roc.
L'architecte antique avait figuré un petit porche à deux [60] colonnes à
l'entrée et coupé dans le rocher six petites cellules sans portes donnant sur
une chambre centrale, qui devait servir à se réunir. À gauche du porche, un
bassin creusé dans la pierre recevait l'eau d'une source délicieusement
fraiche et pure. HPB nous dit que d'une des cellules, une porte secrète menait
à d'autres cavernes dans le cœur de la montagne, où subsistait encore une
école d'adeptes dont l'existence n'était pas même soupçonnée du public ; et
que si je pouvais découvrir l'endroit voulu et agir dessus d'une certaine
manière, on ne m'empêcherait pas d'aller plus loin – promesse qui ne
paraissait pas engager à grand-chose, étant données les difficultés
Cependant, j'essayai, et comme j'avais trouvé un endroit que je cherchais à
manœuvrer. HPB m'appela soudain. L'adepte qui m'écrivit la lettre de
Bhurtpour me dit que j'étais tombé sur la place exacte, et que si l'on ne
m'avait rappelé vivement, j'allais envahir prématurément sa retraite. Mais
comme ceci n'est pas possible à prouver pour le moment, passons. Mooljee
et Baboula étaient allés au village acheter des provisions, et HPB et moi
nous étions restés seuls à causer et à fumer devant le porche. Elle me dit de
rester où j'étais quelques minutes et de ne pas me retourner jusqu'à ce qu'elle
me le dit. Elle entra ensuite dans la grotte avec l'intention à ce que je crus de
faire un somme dans une des cellules sur le lit de pierre du moine d'autrefois.
Je continuai à fumer et à regarder le paysage qui s'étendait à mes pieds
comme une grande carte de géographie, quand tout à coup, j'entendis de
l'intérieur de la grotte comme une lourde porte fermée avec violence et un
[61] éclat de rire moqueur. Naturellement, je me retournai, mais HPB avait
disparu. Elle n'était dans aucune des cellules que j'examinai soigneusement,
et toutes mes recherches ne purent me faire découvrir l'ombre d'une fissure
ou d'autre signe de l'existence d'une porte ; il n'y avait rien de visible à l'œil
ni de sensible au toucher que le roc vif. J'étais trop familiarisé de longue
date avec les excentricités psychologiques de HPB pour me préoccuper
longtemps de ce mystère, et je revins au porche et à ma pipe pour attendre
placidement les évènements. Au bout d'une demi-heure, j'entendis un pas
derrière moi et je fus interpelé par HPB en personne de sa voix naturelle.
Quand je lui demandai d'où elle venait, elle répondit qu'ayant affaire à….
(nommant l'adepte) elle était allée le trouver dans sa retraite secrète. Elle
tenait même à la main une vieille clé rouillée d'un dessin étrange qu'elle dit
avoir ramassé dans un des couloirs cachés et gardé à la main sans savoir
pourquoi. Elle ne voulut pas me la donner, mais la jeta en l'air de toute sa
force et je la vis retomber dans un buisson très bas sur la montée. Je ne
propose aucune explication de cet incident et je laisse chaque lecteur choisir
la sienne. Mais pour prévenir ce qui ne manquerait pas de se présenter à tous
les esprits d'un certain genre, je conviens, que sauf la clé rouillée, tout peut
s'expliquer par suggestion hypnotique. Le bruit de la porte de pierre
refermée et de l'éclat de rire, la disparition et le retour de HPB peuvent être
mis sur le compte d'une mâyâ hypnotique qu'elle m'aurait imposée. Elle peut
avoir traversé le porche à côté de moi, être sortie et rentrée devant mes yeux
sans que [62] je m'en sois aperçu. Ceci n'est qu'une théorie et qui paraitra
bien maigre à quiconque a eu à faire comme élève à un véritable adepte de
magie orientale.
Quand nos gens revinrent, le souper suivit sous le porche et après une
dernière cigarette, on se roula dans des couvertures et on dormit
tranquillement jusqu'au lendemain matin. Babourao, assis à la porte,
entretenait un feu de bois pour éloigner les bêtes malfaisantes. Mais – sauf
un misérable petit chacal – aucune ne vint troubler notre repos. Le récit de
Caves and jungles of Hindustan, de ma chute dans un précipice d'où je suis
retiré par le sannyasi et de son veau à cinq pattes, est du pur roman. Tout
comme les "rugissements lointains des tigres s'élevant de la vallée", l'attaque
nocturne d'un énorme tigre, lancé dans l'abime par le pouvoir-volonté de
l'adepte, et les larmes de Mme X., qui n'y était pas. Tels étaient les
assaisonnements que HPB ajoutait à son charmant conte fantastique indou,
pour le mettre au gout du public russe, auquel il fut présenté dans l'original.
Ne pas se fier davantage à son histoire de charmeur de serpents en tant que
se passant à Karli ; à la vérité, cela arriva chez nous à Girgaum, comme je
le dirai plus loin quand cela viendra à sa date.
Nous étions levés, le lendemain, Mooljee et moi avant HPB et après un
bain dans la source, il descendit au village pendant que je jouissais de la vue
matinale des plaines. Au bout d'un moment, je vis, à ma grande satisfaction,
reparaitre le sannyasi et sa bête qui semblait avoir l'intention de me parler.
Que faire ? Ni HPB ni moi, nous ne savions un mot des dialectes indigènes.
Mais lui, venant [63] à moi, me mit bientôt l'esprit en repos, en touchant ma
main, en faisant les signes de reconnaissance de la Société et en prononçant
à mon oreille le nom de l'adepte. Puis, me saluant gracieusement, il s'en alla ;
nous ne l'avons plus revu.
La journée se passa à visiter les grottes, et à 4 heures et demie on
redescendit à la Maison des Voyageurs de Khandalla. Mais pendant que
nous étions encore dans la grande caverne, HPB me transmit un ordre qu'elle
dit avoir reçu télépathiquement de l'adepte, de nous rendre dans le
Radjpoutana. Après diner, contemplation comme de coutume du clair de
lune – cette fois en compagnie de deux autres voyageurs anglo-indiens – qui
se retirèrent de bonne heure nous laissant seuls. Mes deux compagnons
allaient et venaient en causant, mais Mooljee revint bientôt, très troublé en
apparence, disant qu'elle avait disparu, littéralement sous ses yeux pendant
qu'il lui parlait au clair de la lune. Il semblait avoir une crise de nerfs, tant il
tremblait. Je lui dis de s'assoir et de se tenir tranquille au lieu d'être si
ridicule, qu'il avait été tout simplement victime d'une illusion facile à
produire comme tout bon magnétiseur le sait bien, quand le sujet est
sensible 1. [64] Elle ne tarda pas à revenir et à reprendre son siège, et la
conversation continua. Puis deux Indous en robes blanches traversèrent
obliquement la pelouse à une cinquantaine de mètres de nous ; ils
s'arrêtèrent par notre travers et HPB envoya Mooljee leur parler. Pendant
qu'il était près d'eux, elle me répéta ce qu'elle dit être leur conversation et
que Mooljee confirma l'instant d'après en nous rejoignant. C'était un
message pour moi, disant que ma lettre à l'adepte avait été reçue et lue et
que je recevrais la réponse dans le Radjpoutana. Avant que Mooljee eût eu
le temps de finir son court rapport, je vis les deux messagers-élèves
s'éloigner un peu, passer derrière un petit buisson qui n'était ni assez large
ni assez épais pour cacher un homme en blanc, et disparaitre. La pelouse
s'étendait tout autour de ce petit buisson, mais ils avaient totalement disparu.
Naturellement, je suivis mon premier mouvement qui était de courir à
travers la pelouse pour voir derrière le buisson s'il y avait trace de quelque
cachette souterraine, mais je ne trouvai rien, le sol était uni, pas une branche
du buisson n'était tordue, j'avais tout simplement été hypnotisé.
1
Elle déclare elle-même sans ambages (Isis, p. 588 du vol. II) que ce pouvoir d'illusionner est une
des facultés acquises par tous les thaumaturges :
"Le thaumaturge, bien au fait de la science occulte, peut faire croire qu'il (son corps physique)
disparait, ou paraitre prendre n'importe quelle forme. Il peut rendre son astral visible, et il peut lui
donner une apparence protéiforme. Dans ces deux cas, les résultats sont obtenus par une hallucination
magnétique de tous les assistants, impressionnés simultanément. Cette hallucination est si parfaite,
que le sujet jurerait sur sa vie de la réalité de ce qu'il a vu, tandis que ce n'est qu'une image de son
propre esprit, produite dans sa conscience par la volonté irrésistible du magnétiseur."
Nous partîmes pour Bombay le lendemain matin, mais nos aventures
n'étaient pas finies. Babourao nous quitta à Khandalla en refusant d'accepter
la douceur que je lui offrais – trait rare de désintéressement chez un
domestique indou, comme tous [65] ceux qui les connaissent le savent bien.
Nous étions tous les trois seuls dans un compartiment de seconde classe et
Baboula en troisième. Au bout de quelque temps, Mooljee s'étendit sur une
des banquettes et s'endormit, pendant que HPB et moi, assis sur la banquette
en travers, elle près de la portière de gauche, nous causions de nos affaires
occultes en général. Elle dit enfin : "Je regrette que… (l'adepte) m'ait fait
vous transmettre verbalement son message sur le Radjpoutana !"
"Pourquoi ?" "Parce que Wimbridge et Mlle Bates croiront que c'est une
farce, un prétexte pour faire avec vous un joli voyage pendant qu'ils
s'ennuient à la maison". "Bah ! Votre parole me suffit." "Mais je vous dis
qu'ils penseront du mal de moi à cause de cela." "Alors, dis-je, il aurait bien
mieux valu qu'il vous donnât une lettre, ce qui ne lui était pas plus difficile.
Mais il est trop tard pour s'en tourmenter maintenant, Khandalla est déjà à
une trentaine de kilomètres en arrière, n'y pensons plus." Elle rumina un
moment et déclara : "Je peux toujours essayer, il n'est pas trop tard." Elle
écrivit alors quelques lignes sur une page de son carnet en caractères de deux
sortes, le haut en senzar – la langue dont elle se servait pour toutes ses
communications personnelles avec les Mahâtmas – et le bas en anglais
qu'elle me permit de lire.
"Demande à Goolab Singh de télégraphier à Olcott les
ordres donnés hier par mon canal dans la grotte ; que ce
soit un signe pour les autres aussi bien que pour lui."
Déchirant la feuille, elle la plia en triangle, y inscrivit [66] certains
caractères symboliques (pour dominer les élémentals, dit-elle) et la saisit
entre le pouce et l'index de la main gauche pour la jeter par la fenêtre.
Mais je lui arrêtai la main en disant : "Vous voulez que ce me soit un
signe ? Alors laissez-moi rouvrir le billet et voir ce que vous allez en faire."
Avec son consentement, je regardai dans l'intérieur, puis je repliai le billet,
et à sa demande expresse, je le suivis des yeux quand elle le jeta du train ;
saisi par le bord de la colonne d'air déplacée par la vitesse du train, il s'envola
vers un arbre solitaire près des rails. Nous étions alors à mille mètres
d'altitude dans les Ghâts de l'ouest, pas une habitation humaine en vue, et
très peu d'arbres près de la ligne. Juste avant de lui laisser jeter le billet,
j'éveillai Mooljee, je lui dis ce qui se passait, nous primes ensemble l'heure
de ma montre, et il signa avec moi un certificat dans mon propre calepin que
j'ai en ce moment sous les yeux pour rafraichir ma mémoire, quant aux
détails. Le certificat est daté de la gare : "Gare de Kurjeet, G. I. P. R., 8 avril
1879, à 12 h 45 après midi", et signé Mooljee Thackersey, témoin.
Nous voulions descendre, Mooljee et moi, à Kurjeet pour nous
dérouiller les jambes, mais HPB déclara qu'aucun de nous ne quitterait le
train avant Bombay, qu'elle avait ses ordres que nous comprendrions quand
il serait temps : de sorte que nous restâmes avec elle dans la voiture. En
arrivant à la maison, j'avais une course à faire qui me prit une heure environ,
et en rentrant, Mlle Bates me tendit un télégramme fermé disant qu'elle l'avait
pris des mains du facteur et avait signé pour moi. Voici ce télégramme : [67]
"Heure 2, après-midi. Date, 8-4-1879.
De Kurjeet à Byculla.
De Goulab Singh à H. S. Olcott.
Reçu lettre. Réponse Radjpoutana. Départ immédiat."
Comme je l'ai dit plus haut, jusqu'à il y a quelques mois, je considérais
ceci comme une des preuves les plus certaines des relations occultes de
HPB, qui m'eussent été fournies. Ce fut aussi l'impression de tous mes amis,
entre autres un à Londres et un à New-York à qui je l'envoyai pour être
examiné. L'ami de New-York, de plus, rend compte d'un fait curieux, que je
suis heureux de trouver enregistré dans mon journal du juillet suivant, jour
de l'arrivée de la réponse : M. John Judje, frère de W. Q. Judje, l'ami en
question, écrit que le nom de l'expéditeur du télégramme s'était entièrement
effacé, de sorte qu'il n'avait pu deviner de qui cela venait. La dépêche
originale revenait dans sa lettre, et le nom de Goulab Singh était
parfaitement lisible, comme il l'est encore aujourd'hui. Le point faible de
toute l'histoire, c'est que je sais maintenant que Babourao avait été retenu
par Mooljee lui-même pour veiller au confort de notre excursion ! Voilà
pourquoi j'ai donné les détails les plus minutieux sur nos aventures, laissant
au lecteur à se faire son opinion.
CHAPITRE V
—
Voyage dans le nord de l'Inde
L'extension de notre Société à de nouveaux pays, m'obligea à préparer
mes plans pour son expansion sur des bases internationales et à faire
quelques changements dans ses règlements. Ceci se fit à Bombay, et le
nouveau texte, ayant reçu l'approbation de quelques-uns des plus sages
parmi nos collègues indous, fut publié avec le texte de mon discours au
Framji Cowasji Hall. L'expérience a fait faire depuis quelques autres
modifications de temps en temps, et des évènements récents montrent la
nécessité d'amender encore. L'idéal qu'il ne faudrait pas perdre de vue, c'est
de constituer une Fédération dans laquelle chaque section jouirait de la plus
complète autonomie, tout en gardant très fort le sentiment de la dépendance
du mouvement entier d'un noyau central, et de l'intérêt commun à le
maintenir intact et effectif.
Le Vendredi-Saint, 11 avril 1879, nous quittâmes [69] Bombay, HPB,
Mooljee et moi avec notre domestique Baboula pour le voyage dans le
Radjpoutana ordonné aux grottes de Karli. La température qui était
suffocante et la poussière nous firent beaucoup souffrir dans le train. Je ne
sais si ce fut à cause du malaise physique que j'éprouvais, mais j'allai cette
nuit-là dans mon corps astral visiter l'habitant des souterrains de Karli sans
pénétrer jusqu'à sa retraite profonde. Tout ce que je peux me rappeler est
noté dans mon journal : c'est que j'entrai dans une longue galerie qui donnait
dans la grotte où nous avions campé, tandis que Babourao montait la garde
à la porte.
Arrivés à Allahabad le 13, nous fûmes reçus à la gare par le principal
disciple local de Swami Dyanand, qui nous prédit peu de succès pour notre
campagne dans le nord de l'Inde, pronostic qui heureusement s'est trouvé
démenti par les résultats des changements subis par l'opinion publique dans
l'Inde en vingt-cinq ans. Installés à la Maison des Voyageurs, la chaleur se
trouva si terrible que même l'Indou Mooljee haletait quand nous nous
risquâmes à mettre le pied dehors. Un joyeux Français, l'ancien maitre de
Baboula, qui avait été maitre d'hôtel au club de Byculla à Bomba) – et non
comme on l'a dit souvent prestidigitateur de son métier – tenait le restaurant
de la gare, et il agrémentait nos repas d'histoires de morts fréquentes
d'Européens dans les trains, causées par la chaleur ! Pour des gens
corpulents comme HPB et moi, c'était rassurant ! Au frais du jour, nous
allâmes sur les bords de la Jumma faire une visite à un vieil ascète
remarquable appelé [70] Bakou Surdass, un disciple du gourou Sikh Nanak ;
qui montrait en sa personne à un degré prééminent ce que peut une
invincible obstination. Depuis l'année 1827, c'est-à-dire depuis 42 ans, il
restait sur une petite plateforme de briques près du fort, sans abri sur sa tête,
en toutes saisons, chaude, pluvieuse, ou froide, bravant les intempéries et
absorbé dans une méditation religieuse. Il y était resté tout le temps de la
révolte des cipayes, sans prendre garde au canon ni aux batailles qui
faisaient rage autour de lui. Ces bruits vains ne pouvaient pénétrer dans son
éternelle méditation. Le jour de notre visite, le soleil brulait comme une
fournaise, mais il était tête nue sans paraitre en souffrir. Il est accroupi à la
même place toute la journée et même toute la nuit, sauf qu'à minuit il
descend se baigner et prier au confluent du Gange et de la Jumma. Ces
terribles pénitences l'ont rendu aveugle et il faut qu'on le conduise au bord
de l'eau, mais sa physionomie est heureuse et son sourire franc et doux.
Mooljee nous servit d'interprète pour causer avec lui. Il dit avoir cent ans,
ce qui peut être vrai ou non, peu importe, mais quant à la durée de son séjour
sur son gadi de briques, c'est une chose certaine et de notoriété publique. Et
combien curieux de comparer son idéal à celui de la société mondaine,
combien étrange cet homme assis, silencieux et absorbé dans ses
considérations religieuses pendant un demi-siècle, tandis que les passions
humaines font rage autour de lui sans pouvoir le troubler, comme les lames
se brisent au pied d'un roc avancé sans pouvoir l'ébranler. Sa conversation
était émaillée d'images poétiques, comme quand il dit que [71] les Sages
s'emparent des grains de vérité et se les approprient, comme l'huitre se saisit
d'une goutte de pluie pour la convertir en perle. Ce que je lui dis de la
véritable manière dont se forment les perles le toucha peu : la science se
trompait et il maintenait sa comparaison. Avec la dialectique habituelle des
shastras, il nous rappela que c'est seulement en ramenant l'esprit et l'âme au
calme absolu que l'on peut apercevoir la vérité, de même que le soleil ne se
reflète que dans l'eau sans rides. Quant à l'adversité et au chagrin, c'est
l'expérience de ces choses qui fait sortir le meilleur de nous, de même que
l'essence de roses s'obtient en écrasant les pétales des fleurs. On lui demanda
s'il voulait nous montrer quelque phénomène, il tourna ses yeux sans regard
vers l'interrogateur et répondit tristement que le Sage ne permet pas à son
attention de se détourner de la recherche de l'Esprit pour s'occuper de ces
jouets des ignorants. Quand il lui plaît, il a la faculté de voir dans le passé et
dans l'avenir, mais il refusa de nous donner aucune preuve de sa
clairvoyance. Toutes les fois que je suis retourné à Allahabad depuis, je n'ai
pas manqué d'aller présenter mes respects au vieux sannyasi, mais la
dernière fois, j'ai appris qu'il était mort. Il serait bien intéressant de savoir
dans quelle mesure cette longue vie de pénitence a modifié ses conditions
d'existence dans la sphère suivante.
D'Allahabad nous fûmes à Cawnpore où se trouvaient notre nouvel ami
Ross Scott et son frère, ingénieur au service du gouvernement. Le lendemain
matin de bonne heure, nous étions auprès d'un autre [72] ascète, qui vivait
nu sur la langue de sable qui traverse le Gange depuis environ un an. Il avait
une figure affinée spirituelle et l'air parfaitement indifférent aux choses de
ce monde. Le creux de son estomac me frappa : on aurait dit que ses
fonctions digestives ne s'accomplissaient plus que rarement. Il refusa
également avec dédain de nous montrer des phénomènes : évidemment, ces
chercheurs de vérité indous diffèrent considérablement des Occidentaux et
feraient peu de cas des meilleurs miracles de nos plus excellents médiums.
Du moins, c'est ce qu'il me sembla. Il nous parla cependant d'un fameux
ascète appelé Jungli Schad auquel on attribue le miracle de la multiplication
des pains, plusieurs fois répété, c'est-à-dire qu'il aurait multiplié la nourriture
d'une seule personne de façon à en nourrir des centaines qui croyaient avoir
fait un repas complet. Depuis, on m'a dit la même chose de divers sannyasis.
Les vrais grands magiciens considèrent cela comme relativement facile à
faire, le principal étant d'avoir un noyau à sa disposition, grain de riz, fruit,
un peu d'eau, autour duquel l'adepte puisse grouper la matière empruntée à
l'espace. Mais je voudrais bien savoir si ces mystérieuses multiplications de
nourriture sont autre chose qu'une illusion, et dans le cas où elles n'en
seraient pas, si ceux qui goutent les aliments miraculeux en sont nourris ? Je
me rappelle que le professeur Bernheim m'avait montré qu'il pouvait par
suggestion faire croire à une malade hypnotisée, qu'elle avait l'estomac
tantôt plein, tantôt vide et qu'elle mourait de faim. Notre jeune sannyasi
attribuait à deux autres ascètes le pouvoir de changer l'eau en [73] ghee
(beurre clarifié). Il nous dit aussi avoir vu vingt ans auparavant un autre
sannyasi ressusciter un arbre abattu et que lui-même, étant aveugle, avait été
guéri par un Gourou à Mouttra, la ville sainte de Srî Krishna. Mais, à
supposer qu'il ne souffrît que de paralysie du nerf optique, cela n'a rien de
bien merveilleux.
À 3 heures, un éléphant nous mena à Jajmow, une ville ruinée, à
quelques kilomètres de Cawnpore, que l'on dit avoir été la capitale de la race
lunaire 50 000 ans avant Jésus-Christ. On la retrouve très travestie dans
Caves and jungles of Hindustan. Notre objectif était l'Ashrama (ermitage)
d'un vieux sannyasi. Nous trouvâmes un homme tout à fait vénérable,
philosophe et astrologue érudit.
Là encore, on nous refusa le moindre phénomène, trois ascètes en trois
jours déclinant de nous rien faire voir ni de nous aider à trouver un faiseur
de miracles. Voilà pour la partie sérieuse de notre excursion, mais elle ne
manqua pas d'un côté comique. Il n'y avait pas de palanquin sur le dos de
l'éléphant – qui répondait au beau nom de Chenchal Péri, la fée active – mais
un grand coussin qu'on fixe par de grosses courroies sous le ventre de
l'animal. Il faut une certaine adresse et de l'équilibre naturel pour pouvoir se
tenir là-dessus quand l'éléphant marche, et je laisse aux gens qui ont connu
HPB à deviner ce qui dut se passer quand elle fit ses premières armes avec
quatre autres néophytes pour partager le coussin. Par politesse, nous la fîmes
monter la première par la petite échelle, comptant qu'elle nous traiterait avec
justice et équité ; du tout. Elle [74] se planta droit au milieu du coussin et ne
consentit point à bouger d'une ligne pour faire place aux autres. Ses
expressions devinrent même fort peu parlementaires quand on se permit de
lui faire remarquer que le coussin n'était pas pour elle toute seule. De sorte
que, la Fée Active commençant à agiter ses oreilles et à montrer qu'elle en
avait assez de nos discussions, nous pauvres quatre, W. Scott, Mooljee,
Baboula et moi, nous grimpâmes n'importe comment et nous tâchâmes de
saisir un coin. Scott était derrière, une jambe pendante, et la Fée
bienfaisante, jetant la queue autour de cette jambe, l'aida à se tenir ferme.
Nous voilà partis, HPB radieuse, comme si elle n'avait jamais fait que ça de
sa vie et fumant sa cigarette. Mais le premier quart de mille la fit déchanter.
Elle roulait comme un paquet, sa graisse était secouée, sa respiration
étranglée, et, furieuse, elle nous envoya tous au diable, rieurs, éléphant et
Mahout. Ross Scott occupait un de ces étonnants petits véhicules indigènes
qu'on appelle ekka, dont le siège est un peu plus grand qu'un timbre-poste,
mais bien moins qu'une porte de grange, et où on a le choix de ramasser ses
jambes en tailleur ou de les laisser pendre sur les roues. Ross Scott avait une
jambe malade, qui l'empêchait de monter comme nous l'éléphant, à son
grand regret. Tout le long des 5 kilomètres, HPB ne décoléra pas et nous
souffrîmes en silence. Mais quand il s'agit de revenir, rien au monde ne put
décider HPB à reprendre son cinquième de coussin sur le dos de l'éléphant,
de sorte qu'elle réduisit Ross Scott à la moitié de son semblant de siège, et
ainsi fut procédé jusqu'à la maison. [75]
Nous passâmes la nuit à la Maison des Voyageurs et le soir, comme
nous étions assis, HPB et moi, sur l'arrière-véranda, un vieil indou en blanc
tourna le coin de la maison, me salua, me remit une lettre et disparut. C'était
la réponse à ma lettre écrite à Goolab Singh à Khandhalla et qui m'avait été
promise pour le Radjpoutana dans le télégramme de Kurjeet. C'était une
lettre admirablement écrite, et bien précieuse pour moi puisqu'on m'y
recommandait comme le plus sûr chemin vers les Maitres de travailler
fidèlement pour la Société Théosophique. C'est la route que j'ai
constamment suivie, et la lettre eût-elle été fausse, elle a été pour moi une
bénédiction et un grand confort dans les moments difficiles.
L'étape suivante était Jeypore. Arrivée à 9 heures du soir le 20 avril et
installation à la Maison des Voyageurs. Le malheur fut de n'y point rester :
nous nous laissâmes entrainer à accepter l'invitation d'un oncle du maharajah
à nous rendre à son palais pour y être ses hôtes. Cela nous couta cher. On
nous logea sous un hangar ouvert sur le toit du palais ; une terrasse
poussiéreuse de brique et de plâtre, sans lits, sans chaises, sans table,
matelas, bain ni aucun confort. Le Rajah nous laissa, promettant de tout
envoyer et nous attendîmes pendant des heures avec une patience admirable,
assis sur nos bagages, observant par-dessus le parapet les foules pittoresques
qui sillonnaient la rue et fumant pour tuer le temps. L'heure du déjeuner
passa, puis celle du diner, sans voir paraitre ni nourriture ni rien pour manger
avec ni dessus. Enfin Baboula fut envoyé chercher des vivres et du bois pour
faire la cuisine et les estomacs [76] irrités s'apaisèrent. Ni lits ni matelas ne
faisant leur apparition, on ouvrit une chaise longue en fer pour HPB, et les
autres, étendant leurs couvertures sur le sol, tout le monde passa une nuit
affreuse entre la poussière, la chaleur et les moustiques. Dès le premier
matin, notre goujat de Rajah fit appeler Mooljee et nous mit littéralement à
la porte sans un mot d'explication. Nous avions des raisons de croire que
c'était parce qu'on nous prenait pour des espions russes (!) et que nous avions
un policier à nos trousses partout où nous allions. Croirait-on cela ! Je fus
droit chez le Colonel Beynon, le résident anglais, et je protestai comme tout
Américain aurait fait à ma place contre cette basse surveillance, absolument
inutile puisque nous n'avions rien à cacher et que le Gouvernement pouvait
bien examiner s'il lui plaisait tous nos papiers, toutes nos connaissances, et
même, s'il voulait, savoir ce que nous mangions à diner tous les soirs. Le
résident se montra très poli, m'exprima ses regrets que l'on nous eût
molestés, et m'offrit une voiture et des éléphants pour visiter l'ancienne
capitale d'Amber. On retrouva avec joie la Maison des Voyageurs, un bon
repas et une bonne nuit.
Amber a été abandonné par un caprice d'un précédent Maharajah, qui
bâtit la capitale actuelle, Jeypore, à son idée, et quand ce fut fini ordonna à
toute la population d'Amber de s'y transporter avec armes et bagages ! Il n'y
a pas aux Indes de ville qui ressemble à celle-ci. HPB la compara
spirituellement à "Paris, en crème à la framboise". Tout est en stuc rose,
avec tous les styles possibles de façades. Les rues sont larges et se croisent
à angle droit, il y a des [77] boulevards et des fontaines sur les places, des
trottoirs – chose des plus rares aux Indes – le gaz, une excellente université,
une bibliothèque publique, un parc superbe avec un très beau musée, et
beaucoup de palais qui appartiennent à Sa Hautesse ou aux princes
radjpoutes, ses tributaires.
Notre guide à Amber était un individu fort borné, qui ne savait rien de
ce qui nous aurait intéressés, bavard et bête comme la plupart des valets de
place. Mais nous en tirâmes quelque chose d'intéressant. Il y a – ou il y avait
alors – un Mahatma qui vit loin de la capitale et apparait de temps en temps
au prince régnant et à quelques autres. Il y a des souterrains dont le
Maharajah a le secret, mais qu'il n'a la permission de visiter que dans les cas
d'extrême nécessité, comme une rébellion de ses sujets ou quelque
catastrophe dynastique. Je n'ai naturellement aucun moyen de vérifier ce
qu'il peut y avoir de vrai là-dedans. On dit que ce Mahatma dit un jour au
prince qu'il l'accompagnerait dans un certain voyage, mais ne parut pas au
moment du départ, cependant il apparut soudain quand on était déjà à une
assez grande distance.
Babou Mohendranath Sen, l'un des plus hauts Durbaris de Jeypore, nous
parla d'un yogi (qui était alors à Hardwar en pèlerinage), qui est un expert
en samadhi. Il avait été enterré 27 jours en présence et sous la surveillance
de celui-là même qui racontait l'histoire, et déterré en présence de centaines
de témoins. On avait bouché avec du Ghee les oreilles, le nez et les autres
orifices du corps et la langue avait été retournée dans la gorge. À sa
résurrection, l'air [78] en rentrant dans les poumons sifflait comme la vapeur
qui s'échappe d'une soupape ; il reste beaucoup de témoins oculaires de cet
évènement. Mohendranath nous parla d'un autre yogi – à Hardwar aussi –
dont le front brille de la lueur spirituelle Tejasa quand il se plonge dans la
contemplation.
CHAPITRE VI
—
Promenades dans le Nord
Ensuite, vinrent trois jours à Agra. Que dirai-je du Taj, qui n'ait été dit
par tant de voyageurs plus qualifiés que moi ? Bernard Taylor résume tout
en deux mots : "un poème de marbre". Le guide local nous raconta une
légende qui s'inspire à peu près de la même idée. Le plan, dit-il, avait été vu
dans une vision par un vieux fakir, qui l'avait donné à Schah Jahan, et celui-
ci s'était contenté de le faire exécuter. C'est une copie matérialisée d'un
temple du Paradis de Mahomet ! Espérons que l'original céleste ne couta pas
tant de souffrances humaines, et que les pierres n'en furent pas cimentées
par une telle hécatombe de vies que ce sépulcre incomparable de la belle
Nourmahal. Il n'y a pas de mots pour rendre l'émotion d'une âme artistique
entrant dans le jardin du Taj par l'admirable porte rouge qui a elle-même les
proportions d'un palais. C'est un rêve de blancheur qui se découpe sur un
ciel de lapis, et [80] annonce la pureté d'un monde spirituel que la boue de
ce monde matériel n'a jamais souillé. Mais il suffit, laissons cette merveille
du monde aux touristes futurs, indescriptible, unique, une pensée en marbre.
Le même guide nous parla d'un autre fakir qui, pour convaincre
l'incrédulité d'un Maharajah de Bhurtpore, fit disparaitre de devant lui un tas
de pièces d'or pour les faire tomber en pluie sur les femmes de son harem
dans une autre partie du palais !
À Agra, nous eûmes la visite de l'agent local de Swami Dyanand, qui
nous donna son opinion sur ce grand chef religieux. D'après mon journal,
ces explications furent "si satisfaisantes, que nous avons résolu d'aller à
Saharanpore trouver le Swami à son retour d'Hardwar". Il semble que nous
fussions induits sans cesse en erreur sur sa doctrine.
À Saharanpore, les arya-samajistes nous reçurent cordialement et nous
apportèrent des fruits et des bonbons. La seule ombre au tableau, c'était notre
policier espion et son domestique, qui interceptaient nos lettres, lisaient nos
télégrammes, surveillaient nos mouvements et nous donnaient la sensation
d'être tombés par erreur dans la Troisième Section russe. La ville était pleine
de pèlerins revenant d'Hardwar, spectacle bien intéressant pour des
étrangers comme nous. Nous étions surtout impressionnés par la multitude
d'ascètes mâles et femelles – ou soi-disant tels, car il est probable que
l'immense majorité n'avait d'ascétique que les robes oranges. Je notai : "un
jeune homme de l'apparence la plus remarquable, un gentilhomme au lait de
chaux, vêtu d'un [81] chapelet. Yeux extrêmement baillant et beaux, la barbe
soignée, les dents blanches, de haute stature, ressemble à un roi".
La Samaj nous fit une réception solennelle et nous donna un banquet à
l'indoue, c'est-à-dire qu'il fallut manger de la main droite dans des assiettes
de feuilles posées sur le plancher. Le Swami arriva le lendemain à l'aube et
j'allai avec Mooljee lui présenter mes respects. Je fus extrêmement
impressionné par sa physionomie, ses manières, sa voix harmonieuse, ses
gestes faciles et sa dignité personnelle. Il venait de se baigner dans le puits
d'un bosquet ombreux et mettait un vêtement sec quand nous le joignîmes.
Comme il était aussi préparé à m'apprécier que moi à l'admirer, la rencontre
fut cordiale. Il me prit par la main, me conduisit à une terrasse ouverte, fit
apporter un lit indou – charpoy – et s'y assit auprès de moi. Après quelques
compliments, nous prîmes congé, et au bout d'environ une heure, il vint à la
Maison des Voyageurs pour faire la connaissance de HPB. Dans la longue
conversation qui suivit, il nous exposa ses vues sur le Nirvâna, la Moksha
et Dieu en termes où nous ne pouvions rien trouver à redire. Le jour suivant,
nous discutâmes les règles de la ST, il accepta une place dans le conseil, me
donna par écrit de pleins pouvoirs, recommanda d'expulser Hurrychund
Chintamon et approuva formellement notre plan d'avoir des sections de
parsis, de bouddhistes, de mahométans, d'indous, etc. Comme mon journal
fut écrit sur le moment, il ne peut y avoir le plus léger doute là-dessus, et on
appréciera nos sentiments quand on verra plus tard [82] son éclectisme
devenir de l'exclusivisme sectaire et son amabilité se transformer en
insultes.
Nous primes ensemble le train pour Meerout, et en route, il fut convenu
qu'il nous enverrait des règles pour les trois degrés maçonniques que nous
voulions organiser pour classer nos membres avancés selon leurs capacités
mentales et spirituelles. Le lendemain soir, il y eut une réunion fort
nombreuse de membres de l'Arya Samaj, bien intéressante à nos yeux
novices : une foule pittoresque au delà de ce que peuvent s'imaginer les
Occidentaux. Cela se passait dans une cour longue, à ciel ouvert, mais
entourée de bâtiments. Au bout, une plateforme de briques couverte de tapis
d'Orient ; un petit dais pour le Swami avec un pupitre et des livres dessus.
Le maitre était assis sur une couverture et s'appuyait, à la mode du pays, sur
un gros coussin rond comme un traversin. Il dominait l'assemblée de sa
dignité calme, et eux attendaient dans un profond silence ce qu'il allait dire.
On n'entendait que les oiseaux se casant pour la nuit. Aussitôt qu'on nous
eut conduits à nos places réservées, le Swami baissa la tête, s'absorba un
moment, puis regardant le ciel, il entonna d'une voix douce et sonore
l'invocation : "Om ! Om ! Shânti, Shânti, Shânti !" et quand le son se fut
éteint, commença un discours sur la prière. Il la définit comme un travail,
non comme un inutile murmure, un mouvement des lèvres, une flatterie ou
une menace qui pût avoir de l'efficacité auprès de Dieu. Il avait entendu un
jour un Brahmo-Samajiste passer deux heures à répéter : "Toi, Seigneur, tu
es toute vérité et toute justice." À quoi cela servait-il ? Il y a [83] des gens
qui parlent à Dieu comme à leur cipaye, comme s'ils avaient le droit de lui
prescrire quelque chose ! Inutile folie ! Que celui qui veut prier travaille,
travaille, travaille ! Tout ce qui nous dépasse ne peut être cherché que dans
la contemplation et le développement des pouvoirs spirituels. Et ainsi de
suite avec éloquence, émotion, en une langue facile comme un ruisseau qui
coule. Avant la fin, la lumière argentée de la lune atteignit la corniche
blanche de la maison qui était en face de nous, tandis que notre côté était
dans une ombre épaisse, le ciel s'étendait comme un vélum d'azur au-dessus
des arbres, et un rayon de lune tombait derrière le Swami comme un écran
lumineux sur lequel sa belle silhouette ressortait en haut relief.
Le lendemain, c'était à mon tour de faire la conférence et je parlai sous
un Chamianah, c'est-à-dire une grande toile rayée de bleu et de blanc,
supportée par des mâts de couleur et accrochée à des piquets par terre. La
terre était couverte de Durris, tapis de coton du pays, et par endroits de tapis
indiens ou persans. Il y avait une table pour moi et quelques chaises pour les
Européens, le reste des auditeurs, y compris le Swami accroupis par terre.
Quelques fonctionnaires anglais et notre policier qui avait rasé sa moustache
– apparemment pour se déguiser – assistaient à mon discours. Je parlai des
avantages mutuels qui devaient découler de la fusion des intérêts et des dons
divers de l'Orient et de l'Occident. Mooljee me servit d'interprète. [84]
Le Swami nous raconta le lendemain plusieurs traits intéressants de sa
vie dans la jungle, et de celle d'autres yogis. Il resta nu pendant sept ans
(sauf le Langouti, petit chiffon autour des reins), dormant par terre ou sur
une pierre, mangeant ce qu'il pouvait ramasser dans la forêt, jusqu'à ce que
son corps fût devenu insensible au froid et au chaud, aux écorchures et aux
coups de soleil. Il n'eut jamais à souffrir des bêtes sauvages ni des serpents.
Il rencontra une fois un ours affamé qui se jeta sur lui, mais il lui fit signe
de la main et l'animal se retira de son chemin. Il vit un jour sur le Mont-
Abou, un adepte qui s'appelait Bhavani Gihr, qui pouvait boire une bouteille
entière d'un poison dont une goutte suffisait à tuer un homme ordinaire, qui
jeunait facilement quarante jours et faisait encore d'autres choses
extraordinaires.
Ce soir-là, il y eut encore une grande réunion pour nous voir, et une
longue discussion entre le Swami et le principal de l'école du gouvernement
sur les preuves de l'existence d'un Dieu. Le mercredi, nous reprîmes le
chemin de notre chez nous ; des jours et des nuits de déconfort et de chaleur
torride, nous ramenèrent enfin à Bombay, mais avant même de s'occuper de
son sac et de ses bagages, HPB se précipita sur notre collant espion, et là,
sur le quai de la gare, lui dit tout ce qu'elle pensait. Elle le félicita des grands
résultats qu'il devait avoir obtenus dans cette couteuse expédition en
première classe et le pria de présenter ses compliments à ses chefs en
demandant de l'avancement de sa part ! Le pauvre homme rougit, bégaya, et
nous le plantâmes là. Et aussitôt, au lieu d'aller chercher le bain et le
déjeuner dont [85] nous avions si grand besoin, nous nous fîmes conduire
au consulat américain, pour demander au consul d'envoyer des remontrances
énergiques au chef de la police pour le traitement qu'on avait fait subir à
deux citoyens américains inoffensifs.
Notre paisible existence reprit son cours, le pittoresque de notre
entourage se gravant de plus en plus profondément dans nos esprits à mesure
que les jours devenaient des semaines et les semaines des mois. Le cercle
de nos connaissances parmi les Indous s'agrandissait chaque jour, mais nous
n'avions de communications qu'avec une poignée d'Européens. Qu'importait
qu'ils nous aimassent ou non ? Ils ne pouvaient rien nous apprendre que nous
tinssions à savoir, et leur genre de vie et d'occupations n'avait aucun intérêt
pour nous. Tant que j'en eus le loisir, j'écrivis des lettres hebdomadaires à
un journal de New-York décrivant nos aventures et nos observations. Une
protestation que j'adressai au gouvernement de Bombay par l'intermédiaire
du consul des États-Unis fut suivie d'excuses et de regrets que les espions
de la police nous eussent causé de l'ennui. J'appris plus tard à Simla, dans
l'entourage du vice-roi, qu'on avait été très vexé que cette surveillance eût
été si maladroite et eût attiré notre attention. Mais que la surveillance même
n'avait rien d'anormal, l'usage étant aux Indes de faire surveiller tous les
étrangers qui semblaient rechercher les Indous et éviter la race maitresse.
Sur le moment même, je pris des notes copieuses sur la visite à notre
bungalow d'un charmeur de serpents ; et comme la version de Caves and
jungles [86] est des plus fantaisistes, je vais raconter la simple vérité, qui est
encore très intéressante. L'homme s'appelait Bishunath, était né à Indore et
cela se passa le 15 juin 1879. Très pittoresque, il avait une masse de cheveux
noirs, toute sa barbe relevée sur les oreilles à la mode radjpoute ; son corps
maigre était nu jusqu'à la ceinture. Il avait quelques cobras dans un panier
rond et plat et il en jeta un sur le carreau de la chambre de Wimbridge. Le
serpent s'enroula paisiblement sans donner le moindre signe d'hostilité, mais
HPB et Mlle Bates s'empressèrent de grimper sur deux chaises en ramassant
leurs jupes ! Le charmeur se mit à jouer un air pas du tout déplaisant sur une
flute en forme de gourde. Le cobra se leva aussitôt, ouvrit son ombelle, darda
sa langue et se balança en suivant le rythme de l'instrument. Je venais de lire
un tas de livres où l'on disait que ces serpents étaient rendus inoffensifs par
l'ablation de leurs sacs à venin. Je priai un des parsis présents avec nous de
demander au charmeur si c'était le cas pour celui-ci. Il répondit que non et,
saisissant le serpent par le cou, il lui ouvrit la gueule avec un bâton et nous
montra les petites dents recourbées avec leurs sacs à venin aux coins de la
bouche. Du reste, il offrait d'en donner la meilleure preuve si on voulait lui
procurer un poulet. Le poulet apporté, le charmeur le saisit derrière les ailes
et le poussa vers le cobra, qu'il eut soin d'irriter par des mouvements de
menace. Le serpent commença à s'agiter, dardant sa langue, gonflant son
capuchon, et sifflant comme quelqu'un qui râle. Enfin, le poulet étant à sa
portée, il recula brusquement pour lui lancer un coup rapide, [87] puis frappa
une seconde fois. Mais il alla trop loin au lieu du poulet, il mordit la main
du charmeur qui le tenait. Une petite goutte de sang marqua la place de la
blessure et nous ne pûmes réprimer des exclamations d'inquiétude. Mais
Bishunath, jetant le poulet par terre, ouvrit une boite de métal rouillé, y prit
un disque osseux, l'appliqua sur la goutte de sang, et après avoir tenu sa main
immobile quelques minutes, recommença à s'en servir comme de l'autre. Le
disque osseux collait à la blessure comme de la glu. Le pauvre poulet
n'essaya même pas de se relever, il eut quelques convulsions et mourut où il
était tombé.
Évidemment, le serpent avait son venin ! Mais nous observions le
charmeur avec une secrète émotion, pensant qu'il allait être victime de sa
témérité ; lui, cependant, disait que ce n'était rien, que la "pierre à serpents"
sucerait infailliblement tout le venin. J'étais très curieux de voir comment
elle tenait sur la main de l'homme, et je lui demandai de me la laisser
toucher. Il y consentit, et je vis que l'adhérence était si parfaite que toute la
peau de la main se soulevait quand j'essayais de tirer la pierre. Au bout de
quelques minutes, elle tomba d'elle-même et le charmeur déclara qu'il était
sauvé. Il nous raconta alors, en réponse à nos questions, que ce disque
merveilleux était un petit os – large à peu près comme un bouton de gilet –
qui se trouve dans la gueule d'un cobra sur cinquante ou sur cent, entre la
peau et l'os de la mâchoire supérieure. Les autres n'ont pas cet appendice, et
sa possession rend un serpent roi parmi ses semblables et on l'appelle Cobra
Rajah. Les charmeurs [88] de serpents ouvrent la bouche de tous leurs
cobras pour y chercher ce précieux os, qu'on trouve aussi chez l'anaconda,
chez une espèce de crapaud énorme, jaune et venimeux et même chez
l'éléphant. Comme c'est curieux, si c'est vrai. Et il nous donna une preuve
de sa vertu : excitant le cobra jusqu'à ce qu'il eût ouvert son ombelle et se
fût mis à siffler, il prit le disque entre le pouce et l'index et le tendit vers le
serpent, qui, à notre grande surprise, recula comme si on lui eût présenté un
fer rouge. Se balançant de droite à gauche, il semblait terrifié ou soumis à
une sorte d'hypnotisme. Le charmeur le suivait de près ne lui laissant nulle
relâche ; le serpent finit par se taire, s'agiter de moins en moins et enfin se
roula sur le sol en anneaux. Pour finir, le charmeur le toucha sur la tête avec
le disque. En y réfléchissant, je ne voyais que deux alternatives : ou la
"pierre" avait réellement de l'influence sur le serpent, et alors possédait un
intérêt scientifique, ou le terrible reptile avait appris à jouer toute la scène
avec son maitre. Pour m'en rendre compte, je pris le disque des mains du
charmeur et je répétai l'expérience moi-même. Je me disais : ma peau est
blanche, si le cobra est habitué à une main noire, il essaiera probablement
de me mordre au lieu de se calmer et de s'endormir. Je commençai donc par
l'exaspérer comme j'avais vu faire au charmeur, mais comme on peut penser,
j'avais l'œil sur ses moindres mouvements et je retirais promptement la main
quand il faisait mine de reculer pour frapper. Les dames, du haut de leur
perchoir, protestaient contre ma témérité et HPB ne ménageait pas ses
expressions. Cependant, dans [89] l'intérêt de la science, je m'entêtai. Le
cobra étant dans l'état d'excitation voulu, je lui présentai la "pierre" et je fus
ravis de voir que, comme la première fois, son agitation tomba, ses
mouvements devinrent de plus en plus lents, il se roula et je touchai sa tête
avec le disque tout-puissant. Après le marchandage usuel en Orient, j'achetai
la "pierre" pour quelques roupies et je la gardai longtemps dans mon
écritoire dans l'espoir de sauver la vie à quelqu'un. Mais je n'eus jamais
l'occasion d'essayer son efficacité, et je finis par la donner au docteur
Mennell, de Londres, qui s'occupait de poisons. Bishunath ne vint pas au
rendez-vous que je lui avais donné pour le dimanche suivant, au grand
désappointement d'une réunion distinguée d'Indiens et d'Européens que
j'avais convoqués pour le voir expérimenter sur une couple de chiens
pariahs. Nous ne perdîmes pourtant pas tout à fait notre temps, car quelqu'un
amena un faiseur de tours mahométan qui était très fort. J'ai noté deux tours
qui valent la peine d'être cités. Une boule de bois, percée d'un trou, montait
et descendait au commandement, sur une ficelle tendue, entre sa main et son
gros orteil. Sur une espèce de violon en bambou qui n'avait que deux cordes,
il faisait mouvoir trois boules libres de calibre égal. Tantôt elles montaient,
tantôt elles descendaient, toutes les trois, ou une à une, ou deux à la fois,
pendant qu'une remontait, à volonté. Aucun de nous ne put deviner comment
c'était fait.
Un indou m'apprit un drôle de remède contre la jaunisse disant que sa
mère l'avait guéri dix fois ainsi. On enfile une aiguille et on frotte doucement
le front [90] du malade de haut en bas avec la pointe, tout en répétant un
mantra. On dépose l'aiguille dans une coupe pleine d'eau, on met le malade
à la diète pour un jour ou deux, l'aiguille et le fil deviennent jaune foncé et
le malade guérit ! Si quelqu'un veut essayer et s'il réussit, je le prie de me le
dire. Je ne peux pas indiquer le mantra, mais je pense que n'importe lequel
fera l'affaire pourvu qu'on le récite avec "une intention magnétique", c'est-
à-dire en concentrant sa pensée et avec foi au remède. Pourtant, je peux me
tromper, car il y a aux Indes une grande quantité de mantras pour toutes les
nécessités. On invoque une déesse particulière (élémental) pour chaque cas
avec des formules différentes, selon l'objet de la demande. À ce que je
comprends, on change d'élémental selon les cas ; cela pourrait faire l'objet
d'une étude intéressante, j'espère que quelqu'un la fera.
Je vois dans mon journal plusieurs allusions à l'aide que je prêtai à HPB
pour écrire "son nouveau livre sur la Théosophie". Il semble que le 23 mai
elle "donna le premier coup de pioche" et que le 24 "elle me pria de lui
donner les premiers traits d'un livre, dans le vague des idées de quelqu'un
qui n'avait pas l'intention de l'écrire". Le 25, je "l'aidai à préparer la préface"
et le 4 juin, elle fut finie. Voilà le germe de la Doctrine Secrète qui devait
dormir cinq ou six ans ; tout ce que je fis alors, fut d'inventer le titre et
d'écrire le prospectus original.
Notre quatuor imagina avec les meilleures intentions du monde
d'apprendre l'hindi pour le plus grand bien de la Société ; mais comme on
ne peut [91] pas apprendre une langue nouvelle en recevant un flot de visites
et en écrivant des myriades de lettres, le projet dut être abandonné à regret.
Mais l'anglais est si répandu dans les classes instruites auxquelles nous
avions à faire aux Indes, que je ne crois pas que notre cause ait eu à souffrir
de notre ignorance.
Le 18 mai, je parlai devant l'Arya Samaj de Bombay, pour la première
fois, à une réunion en plein air et devant beaucoup de monde. Le Révérend
Éditeur de l'organe maharatte des missions presbytériennes était présent, et
je le sommai de s'avancer et de justifier certaines calomnies qu'il avait
publiées contre nous – et que notre avoué lui fit plus tard rectifier avec de
plates excuses. Il se contenta de murmurer quelque chose d'un air
embarrassé, sur quoi le président du meeting se fâcha et lui dit des sottises.
Et – dit mon journal – "HPB lui en fit entendre de belles ! Agitation. Rires.
Les missionnaires totalement aplatis".
Quelques jours plus tard, HPB, Mlle Bates et moi, nous allâmes, sur
invitation, faire une visite à un Sirdar du Décan pour rencontrer le grand
Juge de Baroda (un parsi), et après le départ de celui-ci notre hôte nous pria
de l'excuser un instant. Il revint tenant par la main une charmante enfant de
dix ans, qui nous parut sa petite fille. Elle était richement vêtue, à la mode
du pays, d'un superbe sari de soie et ses cheveux d'ébène lissés comme du
jais sur sa tête disparaissaient sous les ornements d'or. Elle avait de lourds
bijoux dans les oreilles, autour du cou, des poignets et des chevilles et – à
notre grande surprise – portait à la narine l'anneau qui, à Bombay, dénote
les [92] femmes mariées. HPB sourit gracieusement à l'approche de la petite
fille, mais quand le vieux noble à la barbe grise et aux cheveux blancs lui
présenta la main de l'enfant en disant : "Madame, permettez-moi de vous
présenter ma petite femme", le sourire devint un froncement de sourcil, et
d'un ton d'inexprimable mépris, elle s'écria : "Votre femme ? Vieille bête !
Vous devriez mourir de honte." Nous laissâmes notre hôte essayant de
sourire.
Notre connaissance avec l'éditeur du fameux journal d'opposition
l'Amrita Bazar Patrika commença par une lettre que je reçus de lui le 12
mai. Il avait lu un compte rendu de mon discours au Framji Cowasji Hall, et
demandait notre amitié ; il en a toujours joui depuis, car c'est un fervent
patriote et un homme religieux – deux grandes qualités chez n'importe qui.
Notre correspondance avec lui nous amena sa visite, et comme il était
sincèrement intéressé par notre interprétation de ses livres sacrés, HPB fit
pour lui quelques phénomènes. Par exemple, elle arracha quelques cheveux
noirs de sa propre tête, fit sonner les cloches astrales, et, d'après mon journal
du 8 septembre, "dédoubla à sa demande un miroir magique avec son cadre
noir et son manche, qu'elle avait reçu aujourd'hui d'un Maitre". J'y étais et
cela se passa comme je le dis. Il devait nous quitter deux jours après et la
priait de lui montrer le phénomène de dédoublement, pour lui faire bien
comprendre ce qu'elle lui avait enseigné sur la nature de la force et de la
matière et leurs relations potentielles avec le pouvoir d'une volonté
entrainée. Elle refusa d'abord [93] longtemps, puis finit par consentir s'il
voulait promettre de ne plus la tourmenter ; il prit le miroir en question et
lui demanda de le dédoubler. Il promit, et elle, prenant le miroir, se leva,
nous tourna le dos et au bout d'un moment, jeta sur un siège deux miroirs
identiques. Épuisée, elle se laissa tomber sur son fauteuil, et resta quelques
minutes silencieuse pour se remettre. Shishir Babou est encore
heureusement vivant, et il pourra me rectifier si j'ai mal raconté l'histoire.
C'est le 4 juillet de cette année-là que nous décidâmes de fonder le
Theosophist – les Américains remarqueront la date, jour de la fête de
l'Indépendance. Nous y fûmes amenés par la nécessité de répondre mieux
que par lettres à l'intérêt croissant qu'éveillait la Théosophie. Il nous était
tout simplement impossible de continuer cette correspondance monstre. Je
vois dans mon journal que nous travaillions quelquefois de 6 heures du
matin à 9 heures du soir et la nuit jusqu'à 2 et 3 heures du matin, et en vain.
Il fallait sans cesse répondre aux mêmes questions posées par des
correspondants différents, et c'était lassant de répéter toujours la même
chose. Après avoir discuté la question sous toutes ses faces et pesé le pour
et le contre, nous décidâmes de tenter l'aventure. Et c'en était une, car la
Société ne possédait pas un sou de capital, ni un iota de crédit. Je posai la
condition absolue que le magazine paraitrait dans les conditions de tous les
bons périodiques anglais et américains : abonnements payés d'avance. Je
voulais bien m'engager à publier une année entière régulièrement, quand
nous n'aurions pas un seul [94] abonné, mais quant à perdre mon temps à
courir après des paiements en retard et à me laisser harasser par les questions
de rentrées jusqu'à ne plus pouvoir écrire sérieusement, serviteur ! Nos amis
indous s'opposaient de toutes leurs forces à ce qu'ils considéraient comme
une nouveauté et prédisaient un échec, mais je ne cédai point. De sorte que
nous nous procurâmes les fonds nécessaires à la publication des douze
premiers numéros, et le 6 juillet j'écrivis le prospectus et l'envoyai à
l'imprimerie. On demanda à Sumangala et à d'autres prêtres de Ceylan, à
Swami Dyanand et à plusieurs pandits de nous donner des articles et on
répandit largement l'annonce de nos intentions. Cela nous prit tout l'été. Nos
membres se remuèrent pour trouver des abonnements, et le 1er octobre parut
le premier numéro tiré à 400 exemplaires. Ceci se passait il y a 199 mois, et
depuis le Theosophist n'a jamais manqué de paraitre, n'a jamais eu une
aventure ni ne nous a jamais fait contracter un sou de dettes. Depuis son
quatrième numéro, il a donné des profits, pas bien gros mais qui ont fini par
faire pas mal de milliers de roupies pour la Société, nos services ayant
toujours été gratuits. C'est un bel éloge pour un périodique de ce genre.
CHAPITRE VII
—
Nouveaux associés
Quand je feuillette mon vieux journal de 1879 et que je vois arriver l'un
après l'autre les fidèles collègues devenus célèbres, il me semble que je
regarde des acteurs entrer en scène dans une comédie. Il est bien suggestif
de remonter aux causes qui les firent entrer dans la Société, et à celles qui
dans bien des cas les en firent sortir. Je crois bien que ces dernières étaient
surtout d'une nature personnelle, comme le désappointement de n'arriver pas
à connaitre un Mahatma, ou de voir HPB ne pas tenir ses promesses ; on se
dégoutait des attaques dont elle était l'objet dans sa réputation et du discrédit
qu'on jetait sur ses phénomènes, ou on se lassait de ne pouvoir acquérir les
pouvoirs psychiques comme l'anglais en six leçons. J'ai déjà raconté l'entrée
de M. Sinnett, et je vois dans mon journal que je reçus Damodar dans la
Société le 3 aout. C'était la saison des pluies, et ce brave garçon nous arrivait
le soir dans un waterproof, [96] blanc avec des jambières assorties, un
bonnet à oreilles sur la tête, une lanterne à la main, et l'eau coulant sur son
nez qui était fort long. Il était maigre comme Sarah Bernhardt, des joues en
lanternes, et des jambes – disait HPB – comme des crayons. À ne voir que
les apparences, il n'avait pas l'air plus capable qu'un autre de devenir un
Mahatma ou d'approcher à mille milles d'un véritable Ashretena. Mais les
apparences sont trompeuses, comme l'a prouvé l'expérience dans son cas et
dans celui de bien d'autres qui paraissaient ses supérieurs spirituellement,
mais qui ont tourné autrement.
Trois jours après la réception de Damodar, je reçus la demande
d'admission du lieutenant-colonel Gordon et de Mme Gordon, qui fut une des
meilleures amies et un des plus fidèles soutiens de HPB.
La terrible Mme Coulomb fit son entrée sur notre scène par une lettre
que HPB reçut le 11 aout 1879. Les journaux de Ceylan avaient reproduit
les nouvelles de notre arrivée à Bombay, et elle écrivait à son ancienne
connaissance d'Égypte qu'il y avait un grand mouvement dans l'ile en notre
faveur, qu'on souscrivait de grosses sommes pour nous recevoir, et que "les
bouddhistes étaient fous de nous voir". Elle envoyait à HPB un exemplaire
d'un des journaux anglais de Colombo auquel elle avait écrit pour défendre
sa réputation contre une attaque maligne, disant que, l'ayant bien connue au
Caire, elle pouvait témoigner que c'était une dame sans reproche ! Je crains
qu'elle n'ait négligé de joindre ce document historique à la brochure de 1884,
où elle attaquait HPB dans les termes les plus choisis [97] des missionnaires,
ses alliés. De sorte que je vais réparer son oubli en le citant :
"Je ne connais aucun des membres de cette Société,
excepté Mme Blavatsky. Je connais cette dame depuis plus
de huit ans, et je dois dire la vérité : sa réputation est
intacte. Nous vivions dans la même ville, et elle y était au
contraire considérée comme une des plus intelligentes
femmes du temps. Mme B est musicienne, peintre,
linguiste, auteur, et je peux dire que peu de dames, et
même de messieurs ont les connaissances générales de
Mme Blavatsky."
Extrait du Ceylon Times, du 5 juin 1879.
Elle faisait un tableau navrant de l'état où elle se trouvait réduite avec
son mari et demandait de l'aide. Elle désirait se rendre à Bombay, si elle
pouvait arriver à payer son voyage, pour y chercher une situation. HPB me
raconta sa version de l'histoire de ses relations avec les Coulomb au Caire.
Comme quoi Mme Coulomb lui avait rendu des services dans cette ville
quand elle y était arrivée, après la catastrophe de son bateau qui avait sauté
au Pirée, tuant presque tout le monde à bord. Je lui dis donc que c'était mon
opinion, que, en reconnaissance, elle devrait aider ce ménage qui paraissait
réduit à l'extrémité. Elle fut du même avis et écrivit quelques lettres, dans
lesquelles, si je ne me trompe, elle alla jusqu'à suggérer à cette femme qu'elle
pourrait lui succéder un jour à la tête de la Société ! Je n'en jure pas, mais je
le crois. Et ce serait très naturel, car elle avait l'habitude de ce genres de
phrases, et si ses lettres "de succession" étaient rassemblées, elles feraient
une amusante collection. [98]
Le 4 octobre, Santi Saga Acharya, le plus savant des prêtres jains, et
leur Jutti (yogi) en chef, nous donna un Durbar. Nous nous trouvions dans
une grande pièce carrée, au second étage, avec un sol cimenté et quelques
futs de bois équarris qui supportaient l'étage supérieur. Contre le mur à
gauche, en entrant, se trouvait une draperie de satin couverte de figures sur
fond jaune – la couleur des jains et des moines bouddhistes – bordée de
rouge. Au-dessus, un petit dais de soie indienne à ramages, dessous une
étroite plateforme couverte d'un tapis rayé (durri) jeté sur un mince matelas
de coton indien. Il y avait un coussin contre le mur pour s'appuyer le dos,
deux autres petits coussins pour les genoux d'un homme assis les jambes
croisées et un tabouret pour monter sur l'estrade ; tels étaient les préparatifs
faits pour le confort et la dignité de l'Acharya pendant la cérémonie.
On mit quatre chaises pour nous d'un côté de la plateforme et environ
300 jains nous souhaitèrent la bienvenue. Puis toute l'assemblée se leva,
ouvrit un passage, et un prêtre vénérable entra, saluant à droite et à gauche.
Il me salua – comme chef de notre groupe, je pense – mais ne fit aucune
attention aux deux dames, comme on aurait pu s'y attendre de la part d'un
moine d'habitudes austères et gardant la chasteté. Mais dans mon ignorance
des idées monastiques indoues, je le trouvai fort mal élevé. Il s'assit à sa
place, les jambes croisées, et tout le monde en fit autant par terre à l'endroit
où il se trouvait. Pendant qu'on s'asseyait, j'eus le temps de bien examiner le
moine. Il avait la tête forte, capable de loger à l'aise le [99] fort cerveau
qu'on voyait tout de suite qu'il devait posséder. Ses cheveux étaient coupés
très court ou en train de repousser entre deux rasées mensuelles, comme on
le voit chez les moines bouddhistes. Sa barbe était rasée de près et il portait
le dholi indou avec une fine écharpe de mousseline de Dacca, de l'espèce
qu'à cause de sa merveilleuse finesse on appelle "tissu de rosée", jetée sur
l'épaule. Aucune marque de caste ni aucun bijou. Il commença la
conversation par un interrogatoire serré sur ce que je savais des doctrines
des jains, le dialogue passant par deux interprètes. Je lui expliquai l'état de
la religion en Occident et quelles étaient les causes de la déspiritualisation
des nations de l'Ouest. J'affirmai la nécessité de répandre les idées
religieuses orientales dans ces pays, et je lui démontrai que les hommes
savants comme lui avaient un rôle à jouer dans cette grande entreprise. Ceux
qui possédaient la sagesse dont les Occidentaux avaient si grand besoin,
n'avaient pas d'excuses s'ils restaient dans une indifférence indolente, c'était
un péché positif pour eux de ne pas communiquer leur sagesse. Il suivit mon
argument et le discuta point par point, alléguant une quantité d'excuses pour
ne pas s'occuper lui-même de cette grande œuvre. Mais je lui dis son fait
sans ménagements. Enfin il parut se laisser toucher par le raisonnement
suivant : "Vous autres jains, vous avez la plus tendre compassion pour les
bêtes, vous les nourrissez, vous les enterrez, vous les protégez contre toute
cruauté, vous avez même ouvert un hôpital où sont soignés tous les animaux
malades. Si l'un de vous voyait un chien affamé à sa porte il partagerait son
propre [100] repas avec lui plutôt que de le voir mourir de faim." Un
murmure d'assentiment me répondit et toutes les têtes se baissèrent
affirmativement. "Eh bien ! Alors, repris-je, le pain de la vérité religieuse
est plus nécessaire au salut de l'homme qu'une assiette de pâtée au corps d'un
chien ; vous, peuples orientaux, vous possédez cette vérité, vous dites que
toutes les nations du monde sont vos sœurs, comment osez-vous dire que
vous ne voulez pas vous donner la peine d'envoyer ce pain de la vérité
spirituelle à ces nations affamées de l'Occident, dont l'idéal spirituel et les
espérances sont détruites par le matérialisme scientifique antireligieux ?" Le
vieil Acharya se redressa, et me fit dire par les interprètes qu'il nous aiderait
volontiers et qu'il écrirait pour le nouveau Magazine que nous venions de
fonder pour répandre ce genre d'enseignements. Mais il n'en fit rien.
Cependant, je dois dire que les jains furent parfaitement représentés au
Parlement des religions à Chicago, en 1893, par M. Virchand Ghandi, qui
présenta leurs idées avec une clarté et une éloquence qui leur gagnèrent la
sympathie et le respect général. Je terminai la discussion en décrivant
quelques-unes des manières qu'ont les soi-disant nations éclairées de
l'Occident de prouver leur amour pour les animaux. À mesure que je
racontais les horreurs des combats de taureaux et d'ours, les chasses au
renard, au cerf ou au lièvre, les combats de chiens et de rats et les batailles
de coqs, c'était une curiosité de voir l'expression des figures de mes
auditeurs. Ces 300 jains se regardaient avec une sorte de terreur et de
consternation, ils retenaient leur souffle et me dévoraient des yeux [101]
comme pour sonder mon cœur et voir si je disais la vérité ; je vis qu'ils n'en
pourraient supporter davantage et je me tus dans un silence de mort. Je
demandai alors la permission de nous retirer ; tous se levèrent pour nous
saluer, on nous passa autour du cou les guirlandes traditionnelles, et nous
sortîmes, beaucoup d'entre eux nous suivant dans la rue, et quelques-uns
courant après la voiture en nous criant des bénédictions. Tel fut le début de
nos bonnes relations avec les jains.
Le père de Damodar fut reçu membre de la Société le 19 octobre en
présence de son fils et de son frère, Krishna Row, qui fut cause plus tard de
tous les ennuis que Damodar eut avec sa famille.
Notre ami Gadgil vint nous voir en novembre ; je ne parle de sa visite
que parce que je vois dans mon journal qu'il nous montra deux racines qu'on
dit posséder des propriétés merveilleuses. L'une guérit les morsures de
serpents, l'autre les piqures de scorpion. La première se fait macérer dans
l'eau qu'on boit ensuite, ce qui est très simple ; niais la seconde est une tout
autre affaire. Il faut caresser le membre piqué avec la racine en descendant,
comme dans le traitement magnétique, depuis l'endroit extrême où la
douleur se fait sentir. Ce sont les propriétés magnétiques, ou peut-être
magiques, de la racine qui font reculer la douleur jusqu'à sa source, la piqure
du scorpion. Ensuite on la tient au-dessus de la blessure sans contact, toute
douleur disparait et le malade est guéri. Voilà qui est très intéressant, et qui
peut être vrai, car nous ne connaissons pas la millième partie des agents
[102] curatifs de la nature, mais il y a un remède encore plus simple pour le
venin de scorpion. Les lecteurs des anciens Theosophist se rappelleront des
articles sur les propriétés curatives de l'étoile à cinq branches (Voir Vol. II
et III). Les auteurs de ces articles affirment qu'ils ont guéri de nombreux cas
de ce genre, en dessinant à l'encre une étoile à cinq branches sur la peau du
patient au point extrême atteint par la douleur, et à mesure que celle-ci
reculait, en répétant le symbole jusqu'à ce que la douleur fût rentrée dans la
blessure, d'où une dernière image la chassait définitivement. Les
affirmations du premier écrivain furent bientôt suivies de corroboration par
d'autres correspondants, qui déclaraient avoir refait l'expérience avec un
plein succès. Entre autres, je citerai le prince Harisinji Ruspinji, de la famille
royale de Bhavhagar, qui guérit ainsi des centaines de cas et, à ce que je
crois, soulagea des quantités de névralgies de toutes sortes. Nous nous
trouvons en face d'un dilemme : ou la guérison est due à la suggestion, ou à
quelque propriété magique inhérente au symbole stellaire. Le matérialiste
préfèrera la première hypothèse, et le magicien la seconde. Mais l'important,
c'est de guérir. Il me semble que le seul moyen d'être fixé serait d'essayer la
signature sur des animaux, des enfants ou des idiots, qui ne seraient pas
impressionnés par la vue du dessin, ni par ce qu'on dit autour d'eux de son
pouvoir supposé.
La fête de Diwali (pour Dipavali) est un jour d'illuminations, de
réjouissances en souvenir de Bhima, qui tua un démon. On se fait des visites,
on orne la maison de fleurs et de lumières, on fait des cadeaux à [103] ses
parents et à ses amis, on habille les domestiques de neuf et tout le monde
renouvèle sa garde-robe. Nous allâmes avec des amis indous voir les
illuminations dans les quartiers indigènes et faire quelques visites.
Un ami me mena un jour voir un vieux fakir musulman, bien connu à
Bombay dans ce temps-là, nommé Jungli Bawa (littéralement l'ascète de la
forêt). C'était un vieillard à l'expression vive et curieuse, la figure fort ridée,
un bonnet à mortier sur la tête, la barbe coupée court, et rasée autour des
lèvres et sur le menton. Son dhoti était tissé d'or dans la bordure et avait une
bande d'or d'un pouce de large à l'extrémité. Il était Védantiste, et avait deux
disciples mendiants pour le servir. Il nous reçut au rez-de-chaussée d'une
grande maison carrée, ouverte au centre. Il était accroupi sur une natte avec
un petit mortier de cuivre pour piler le pan (pâte de bétel) devant lui et
d'autres petits vases de cuivre. Il y avait un tapis rayé pour les visiteurs, mais
par pitié pour la raideur des genoux occidentaux, il me fit apporter une
chaise. En entrant, chacun se prosternait et touchait les pieds du saint
homme avec son front ; ceci est en Orient la forme la plus respectueuse du
salut. Une longue discussion embrassa les deux yogas, et les 84 postures de
la Hatha yoga furent décrites avec surabondance de détails. Le vieillard me
questionna beaucoup sur les phénomènes que j'avais vus, mais je refusai de
satisfaire sa curiosité, sachant qu'aux Indes ce genre d'expériences est tenu
pour sacré et ne devait pas être discuté à la légère devant une assemblée
mélangée comme la présente. Le Bawa sourit et dit que j'avais parfaitement
raison, [104] car de telles choses étant en dehors de l'expérience commune
ne doivent pas être exposées à des plaisanteries triviales ni à des dénégations
sceptiques. Hélas ! Que n'avons-nous observé cette règle dès le
commencement, quel monde d'ennuis et de chagrins nous aurait été
épargné ! Il me dit que si je voulais venir le voir seul, nous échangerions des
confidences, et qu'il me ferait voir des phénomènes. Cette entrevue
m'intéressa vivement, car cet homme était véritablement ascète et il
paraissait parfaitement sain de corps et d'esprit, malgré ses jeûnes et ses
autres pénitences.
Je retournai voir ce fakir avec le même ami le soir suivant. Cette fois, il
nous reçut sur la véranda, assis sur ma chaise de la veille, tandis que mon
ami et moi nous étions sur un canapé bas. Une belle lampe de parquet, de
manufacture européenne, éclairait sa forte physionomie et faisait étinceler
les fils d'or de son turban. L'un après l'autre, des Indous entraient, se
prosternaient devant le fakir et se retiraient dans l'ombre au fond de la
véranda, où ils s'accroupissaient dans le clair-obscur, silencieux et
immobiles, ressemblant dans leurs puggaris et leurs dhotis blancs à une
troupe de revenants. Un clair de lune indien argentait au dehors les surfaces
polies des frondes de cocotiers et toiturait d'argent le dessus vernis de notre
voiture. Le Bawa continua à parler des deux yogas et dit qu'il avait cultivé
la faculté de la laghima (extrême légèreté), de sorte qu'il pouvait rester
suspendu en l'air, et marcher sur l'eau comme sur un terrain solide. Il
enseignait à ses élèves l'art d'en faire autant, mais il considérait ces choses
comme des jeux d'enfants et ne tenait qu'à la philosophie, guide sacré [105]
et infaillible sur le chemin de la Sagesse et du Bonheur. Il avait appris les
deux yogas. Parlant des relations de Gourou à Chéla, il dit que les services
que ce dernier devait rendre étaient de trois sortes : il pouvait donner de
l'argent, apprendre à son Maitre quelque chose de nouveau ou le servir
comme un domestique. Il me raconta une longue fable sur un Déva et un
Daitya, puis me demanda quel genre de service je choisirais. Je le lui dis ; il
ajourna alors l'exhibition de ses pouvoirs prétendus et je ne l'ai jamais revu.
CHAPITRE VIII
—
Allahabad et Bénarès
Un nuage commença alors à se lever sur notre horizon indien – le
premier si on néglige l'incident Hurrychund – les causes qui devaient amener
la rupture de notre quatuor se révélèrent vers la fin de novembre. De toutes
manières, c'était une alliance étrange et peu naturelle, une fantaisie de HPB
qui devait tôt ou tard engendrer des orages. Elle et moi, je l'ai déjà dit, nous
étions entièrement d'accord quand il s'agissait des Maitres, de nos rapports
avec eux et de leur service. Malgré quelques frottements causés par la
différence de nos personnalités et de nos manières d'envisager les choses,
nous étions en parfaite harmonie quant à l'excellence de notre cause et à la
nécessité de remplir strictement nos devoirs. Il n'en était pas de même de
nos collègues : Wimbridge et Mlle Bates, qui étaient Anglais jusqu'à la
moelle des os, n'avaient qu'un mince vernis asiatique déposé à la surface par
l'enthousiasme communicatif de [107] HPB. Il était architecte et
dessinateur, elle gouvernante ou maitresse d'école et âgée d'environ 35 ans.
Tous deux avaient passé quelques années en Amérique et avaient été
présentés à HPB par des amis communs. La fortune ne leur souriait guère
alors, et ils acceptèrent volontiers la proposition de HPB de nous
accompagner aux Indes pour y exercer leurs professions respectives avec
l'aide de nos amis indous. Je ne trouvais rien à redire à Wimbridge, mais la
demoiselle m'inspirait de fâcheux pressentiments. Je demandais à HPB de
ne pas l'emmener avec nous. Mais elle me répondait invariablement que tous
deux étant Anglais et patriotes nous serviraient de garantie vis-à-vis des
autorités anglo-indiennes. Et elle prenait sur elle toutes les conséquences,
sachant qu'il ne résulterait rien que de bon de cette association. Comme en
tant d'autres circonstances, je cédai à la supériorité présumée de ses
intuitions occultes ; nous partîmes tous les quatre et à Bombay, nous nous
installâmes ensemble. Mauvaise affaire ! Elle commença par fomenter un
malentendu entre HPB et une charmante jeune fille théosophe de New-York,
puis elle détourna Wimbridge, ce qui rompit l'harmonie de la famille. Je
n'avais rien à voir dans la querelle, mais à la fin m'incomba le désagréable
devoir de forcer Mlle Bates à quitter la Société. C'était toujours mon lot :
HPB se querellait et moi j'avais à recevoir les coups et à mettre les importuns
à la porte, tous nos amis le savent bien. Ma collègue parlait toujours de son
"flair occulte", mais elle s'en servait rarement pour dépister un traitre ou un
ennemi déguisé en flatteur. Sans aller [108] plus loin, Mme Coulomb et
Solovioff, qui a dévoilé lui-même ses trahisons et ses espionnages,
suffiraient à prouver mon dire.
Le 23 novembre, on tint une réunion dans notre hall pour organiser une
société de tempérance aryenne. Je trouvais que c'était une honte de voir les
principaux indous et parsis rester indifférents aux progrès rapides de
l'intempérance dans l'Inde entière et laisser aux missionnaires le soin de
résister à ce flot. Un brahmane maharatte influent accepta la présidence de
notre réunion, on décida de fonder cette société, et on recueillit 77 signatures
sur le programme d'organisation, puis on s'ajourna pour se réunir de nouveau
à l'appel du président. Il y eut une seconde réunion, et 40 signatures de plus,
mais ce fut tout, car personne n'avait l'air de s'intéresser au mouvement que
moi, et j'avais trop à faire ailleurs pour donner à cette œuvre le temps qu'il
aurait fallu.
Grand évènement le 29 novembre : nous célébrâmes avec éclat le
quatrième anniversaire de la fondation de la Société Théosophique. C'était
la première cérémonie publique de ce genre, le seul anniversaire qu'on eût
célébré publiquement, le premier l'ayant été par une réunion privée des
membres à New-York, où je fis un discours. Le transport de notre quartier
général aux Indes et la publicité considérable donnée à nos opérations,
semblait appeler un changement de manière d'agir et une nouvelle méthode
d'action.
Wimbridge dessina et lithographia une carte d'invitation artistique, par
laquelle tous nos amis étaient priés "de se rendre au quartier général, 108,
[109] Girgaum Back Road, Bombay, le 29 novembre, à 8 h 30 du soir, pour
célébrer le quatrième anniversaire de la Société, la fondation du Theosophist
et l'ouverture de la bibliothèque. Il y aura des discours et une exposition d'art
indigène". Signé par moi comme président et par H. P. Blavatsky comme
secrétaire pour la correspondance. Les jardins et l'allée qui y conduisait de
la route étaient brillamment illuminés ; des arcs de lumières et des
pyramides de lampes de couleur à l'indienne étaient placés à l'entrée de
l'allée et à celle de la propriété. Des lampions pendaient entre les palmiers,
le mot "welcome" (bienvenue) en gaz éclairait la façade de la bibliothèque.
Le jardin entier était couvert de tapis rayés indiens, il y avait 400 chaises
pour les invités, un orchestre de 20 musiciens jouait des airs nationaux et
étrangers et l'aspect général était superbe. Au-dessus des palmiers, le ciel
tropical azuré et étoilé nous considérait. Dans la bibliothèque, les murs et
les tables étaient couverts d'échantillons de l'art indou, cuivres, ivoires, bois
de santal, acier, mosaïques de marbre d'Agra, châles et doux lainages du
Cachemire, mousselines tissées à la main de Dacca et d'ailleurs, couteaux
de Pandharpour, et travaux de l'école d'art de Baroda. Le Dewan de Coutch
nous avait envoyé une collection d'armes et une partie de la fameuse
argenterie de cet État. Environ 500 personnes des plus connues et des plus
respectables de Bombay étaient présentes. Il y eut des discours par plusieurs
indous et par moi-même. Tout bien considéré, c'était une excellente chose
pour le développement de notre carrière aux Indes. Les Européens [110]
présents furent charmés par l'exposition industrielle et lui donnèrent des
éloges bien gagnés.
Deux jours plus tard nous fûmes invités HPB, un ami européen et moi
à un diner indou qui a été raconté par HPB avec sa verve et ses exagérations
ordinaires – je n'ai pas besoin d'y revenir. Plusieurs brahmanes dinaient en
face de nous, et je fis beaucoup rire en empruntant la longue chaine d'or de
HPB pour la mettre en guise de cordon brahmanique ; cela complétait ma
ressemblance, car j'étais vêtu comme eux d'un dhoti à partir de la ceinture,
le torse restant nu. L'autre Européen était arrangé de même, mais HPB
déclina l'invitation ironique de nous imiter !
Damodar, elle et moi, nous quittâmes Bombay le 2 décembre avec
Baboula pour aller à Allahabad faire une visite aux Sinnett que nous ne
connaissions pas encore personnellement. Le surlendemain de bonne heure,
nous arrivions à Allahabad où M. Sinnett nous attendait à la gare avec sa
voiture à deux chevaux et ses valets de pied en belles livrées. Mme Sinnett
nous reçut chez elle d'une façon si charmante que nous vîmes tout de suite
que nous avions acquis une amie précieuse. Parmi les visiteurs de ce premier
jour se trouvèrent un juge de cour d'appel et le Directeur de l'instruction
publique ; le lendemain vinrent M. et Mme Hume, et notre chère Mme Gordon
arriva le 7 après avoir fait un long voyage pour voir HPB. Peu à peu nous
fîmes la connaissance de tous les Anglo-Indiens de la station qui en valaient
la peine pour leur intelligence et leur largeur d'esprit. Il y en avait de
charmants, mais [111] nous ne nous sentîmes attirés par aucun autant que
par les Sinnett et Mme Gordon, qui était dans toute la fraicheur de sa beauté
et étincelante d'intelligence. Je pensais alors que cela aurait valu la peine de
venir jusqu'aux Indes pour connaitre ces trois personnes, et je le pense
toujours.
C'est l'usage aux Indes que les nouveaux venus fassent la première
visite, mais comme HPB n'allait chez personne, ceux qui avaient envie de la
connaitre durent donner une entorse à l'étiquette et venir aussi souvent qu'ils
en eurent envie. Presque tout le temps était pris par les réceptions et les
diners, et, parlant de diners, je me rappelle quelque chose d'intéressant. Nous
allions un soir diner en ville en voiture, les Sinnett, HPB et moi et nous
traversions une partie de la ville que nous n'avions pas encore vue. À
l'intersection, de deux routes, HPB tressaillit soudain et dit : "Oh ! Quelle
horrible sensation, il me semble que quelque affreux crime a été commis ici
et que le sang humain a été répandu." Sinnett répondit : "Ne savez-vous pas
où nous sommes ?" "Pas du tout ! Comment m'en douterais-je, c'est la
première fois que je sors de votre maison." Sinnett lui montra alors un grand
bâtiment à droite et lui dit que c'était le mess où les officiers de tel régiment
avaient été massacrés à diner par leurs cipayes pendant la révolte. Cela servit
de texte à un petit discours des plus instructifs où HPB expliqua la
permanence de l'enregistrement des actions humaines dans la lumière
astrale. Les Sinnett, le juge de cour d'appel et sa famille ainsi que d'autres
invités auxquels les Sinnett racontèrent l'histoire en arrivant diner, sont
[112] encore vivants et peuvent témoigner de la vérité de mon récit. Du
reste, voici l'occasion de dire que sauf quelques cas dont j'ai parlé à mesure,
les phénomènes de HPB se produisaient en présence de nombreux témoins,
qui, je le présume, sont encore presque tous en vie, et pourraient corriger les
erreurs ou les exagérations où je pourrais tomber involontairement après tant
d'années. En même temps, je ferai la remarque consolante pour moi que,
quoique ces souvenirs soient en cours de publication dans le Theosophist
depuis mars 92 et aient eu des lecteurs dans le monde entier, qu'ils aient été
le sujet de bien des lettres et de bien des commentaires, il ne s'est pas produit
une seule contestation des faits par moi avancés, et on n'a suggéré qu'une
seule modification : c'est à l'histoire des papillons-élémentals dans les
premiers chapitres de la première série et elle a été proposée par M. Massey.
Sans doute, la conviction de ma crédulité excessive s'est établie dans
beaucoup d'esprits, mais comme ces criticules ne connaissent pas les
circonstances de la cause, ni probablement grand-chose aux sciences
psychiques, leur opinion n'a guère de valeur. Toujours "le vrai est plus
étrange que la fiction" et quand on aura tout dit contre HPB elle restera
encore bien au-dessus des critiques.
Quarante-six ans de phénomènes médiumniques modernes, n'ont pas
encore appris aux savants occidentaux les lois du commerce avec les esprits,
ni celles qui régissent les anormaux psychophysiologiques. La suffisance
avec laquelle ils discutent les pouvoirs de HPB au point de vue de sa nature
morale, est [113] une preuve attristante qu'ils n'ont pas compris les
enseignements de Charcot et de Liébault. Ils ne perdraient pas leur temps à
étudier pendant quelques mois la littérature orientale. Je citerai cet exemple
des préjugés et du scepticisme des savants occidentaux. Nous avions à diner
un jour un professeur de sciences physiques à l'Université d'Allahabad,
homme de grande réputation et tout à fait charmant. Il discutait avec HPB
sa théorie des coups frappés, et finit par lui demander d'en produire. Elle le
fit dans tous les coins de la chambre, sur le parquet, les murs, les verres des
gravures, sur un journal tenu par M. Sinnett ou le professeur, je ne me
rappelle plus lequel des deux, et sur la main du professeur. Quelquefois, elle
ne touchait même pas la surface où se produisaient les coups, mais semblait
lancer un courant de force psychique à distance. Sinnett plaça alors un
énorme globe de pendule sur le tapis devant le feu et elle fit entendre les
coups dessus. Finalement, pour essayer la meilleure épreuve possible de sa
théorie (ou plutôt de celle de Faraday, de Tyndall et de Carpenter) que les
coups sont produits par une vibration mécanique résultant du déplacement
voulu ou inconscient des doigts sur une surface, je proposai une épreuve qui
fut acceptée. À ma demande, HPB plaça ses doigts sur la vitre d'une porte
donnant sous la véranda, et sortant avec le professeur, je tins la lampe de
manière à éclairer vivement la pulpe des doigts. Elle frappa ainsi tous les
coups qu'il demanda. Les doigts ne bougèrent pas d'un cheveu et les muscles
ne se contractèrent pas ; mais nous voyions les nerfs frémir avant chaque
[114] coup, comme traversés par un courant de force nerveuse. Le
professeur ne trouva rien à dire, sinon que c'était bien étrange. Il nous
semblait à nous, ses amis qu'on ne pouvait demander une preuve plus
concluante de sa bonne foi, mais le professeur déclara plus tard qu'elle était
une farceuse. Pauvre femme ! Voilà tout ce qu'elle gagna à tâcher de fournir
à un savant des données sur lesquelles bâtir une étude sérieuse de la
psychologie. Je crois que cette amère expérience la dégouta plus que jamais
de se donner le moindre mal pour convaincre ce genre d'observateurs.
Le lendemain, je fis une conférence devant un nombreux auditoire sur
"la théosophie et ses rapports avec l'Inde". M. Hume présidait – qui fut
connu depuis sous le nom de "père du congrès" – et fit un excellent discours,
bien meilleur que le mien, car HPB était de mauvaise humeur ce jour-là et
n'avait cessé de me tourmenter jusqu'au moment de monter sur l'estrade et
j'en avais la tête rompue. Sinnett raconte dans ses Incidents, sa fureur en
rentrant dans la voiture.
"Nous n'étions pas plutôt sortis du jardin du Hall, qu'elle
l'attaqua avec une violence excessive. À l'entendre toute
la soirée, on aurait cru les aspirations de sa vie
compromises… Le colonel Olcott supportait toutes ces
folies avec une patience incroyable."
Naturellement : je l'aimais pour ses grandes qualités et je lui étais
reconnaissant de m'avoir montré le chemin, je supportais son terrible
caractère parce que le bien qu'elle faisait l'emportait sur ce qu'elle me faisait
souffrir. Mais je remarquai bien pendant tout [115] le temps que je la
connus, qu'il y avait une certaine méthode dans ses fureurs : elle n'insultait
que ses amis les plus éprouvés, ceux qu'elle savait tellement attachés à elle
et dévoués à la Société qu'ils passeraient sur tout. Quand il s'agissait d'autres,
comme Wimbridge et quelques-uns que je pourrais nommer, qu'elle savait
bien qui ne supporteraient pas de pareils traitements, elle n'élevait jamais la
voix ni ne leur disait la moindre sottise. Elle semblait avoir peur de les
perdre.
Le 15 décembre, nous allâmes à Bénarès avec les Sinnett et Mme
Gordon. Damodar et Baboula nous attendaient à la gare avec le Munshi du
Maharajah de Vizianagram, qui nous invita, de la part de son maitre, à
occuper une de ses résidences comme ses invités. Ayant accepté, la voiture
nous conduisit à Ananda Bagh, un petit palais dans un jardin aux murs
élevés, planté en dessins géométriques et nous nous trouvâmes
agréablement logés. Swami Dyanand nous fit un chaud accueil, et je vis qu'il
avait pris soin de tout faire préparer pour notre confort. Il était fort amaigri
et réduit par une attaque de choléra, mais son aspect s'en trouvait
sensiblement affiné et spiritualisé. Il était logé dans un petit appartement
près de la grille. Quand tomba le soir, l'air se remplit du parfum des roses
montant du jardin et la lune se reflétait d'une manière exquise sur un bassin
où descendaient deux escaliers l'un en face de l'autre. L'agent de Sa
Hautesse, le docteur Lazarus, avait meublé la maison, cherché des
domestiques et mis deux voitures à notre disposition.
Il y eut une chaude discussion le soir entre M. Sinnett [116] et HPB au
sujet de ses phénomènes. Il soutenait, avec toutes les apparences de raison,
que puisqu'elle ne disposait que d'une quantité limitée de force psychique,
elle devrait la réserver exclusivement à convaincre des hommes de science
dans des conditions satisfaisantes. Elle s'y refusait avec colère, et quoique
je me joignisse à Sinnett, elle ne voulut pas céder et envoya à tous les diables
toutes les académies, déclarant qu'elle en avait assez de son expérience à
Allahabad. On se sépara avec un peu de contrainte, et Sinnett déclara qu'il
retournerait chez lui le lendemain. Mais la nuit porta conseil, et nous allâmes
voir le palais principal du Maharajah et le célèbre temple des Singes, où
d'innombrables singes sont nourris et caressés. Le soir, dans le hall au
plafond élevé, deux roses tombèrent phénoménalement sur la société
augmentée de deux visiteurs, et la paix revint dans les cœurs. Le matin
suivant, après un premier déjeuner hâtif, on alla voir Majji, une femme
ascète très connue, savante dans le Védanta, qui habitait une Guha, grotte
artificielle surmontée de constructions au bord du Gange, un mille ou deux
au-dessous de Bénarès. Son père lui avait laissé cet Ashrama et une maison
en ville avec une bibliothèque sanscrite considérable et de grande valeur.
C'est un endroit délicieux le matin de bonne heure, idéal pour méditer et
étudier paisiblement. À 40 ou 50 pieds au-dessus de la rivière, à l'ombre de
grands arbres, nous trouvions charmant de nous assoir sur la terrasse et de
causer avec cette femme remarquable, une de ces nombreuses expériences
indiennes auxquelles la vie occidentale ne prépare point. Majji paraissait
alors environ 40 ans, [117] elle avait la peau claire, une dignité et une grâce
dans les mouvements qui commandaient le respect.
Sa voix était douce, son visage et son corps replets, ses yeux pleins de
feu et d'intelligence. Elle refusa de nous faire voir aucun phénomène
(toujours, on l'a vu, notre première demande en pareil cas) quoique nous
eussions été bien aises HPB et moi d'en voir à cause de la discussion de la
veille, mais les raisons qu'elle donna pour s'abstenir furent admises par tout
le monde et fit du bien à nos bons amis. Je ne sais pas du tout si elle aurait
pu en produire ou non, mais en vraie védantiste, elle s'exprima fortement sur
la sottise des gens qui couraient après ces amusette d'enfants au lieu de
s'adonner au calme bonheur de reposer l'esprit dans la réalisation de l'idéal
que décrit l'incomparable philosophie de Sankaracharya. Qu'on aille où on
voudra dans l'Inde, on trouvera toujours que les ascètes les plus honorés sont
ceux qui refusent de montrer les pouvoirs qu'ils peuvent posséder, excepté
dans des circonstances très-exceptionnelles. Les faiseurs de miracles sont
considérés comme très inférieurs, et surtout comme des magiciens noirs, ils
n'ont de succès qu'auprès des basses classes de la société.
Les Sinnett partirent à 2 heures, et le soir je reçus Mme Gordon dans la
Société avec notre simple rituel, en présence de Swami Dyanand, qui lui
donna des instructions pour développer les pouvoirs des yogis.
Le lendemain matin, j'allai voir avec Mme Gordon et le Swami l'école
de filles du Maharajah de Vizianagram qui nous fut montrée par le docteur
Lazarus. Il [118] y avait un grand nombre de petites indoues vives et
intelligentes, et l'examen que leur fit passer le Swami fut très intéressant. On
admira surtout leur écriture dévanagari sur des ardoises avec un morceau de
bois pointu trempé dans une crème de chaux.
Le soir, le Swami, Damodar et moi, nous revîmes le rituel de réception
et nous y fîmes des changements, mais je ne crois pas que dans la pratique
je n'aie jamais employé deux fois la même formule dans les centaines
d'admissions dans la Société que j'ai faites. Le rituel n'est, en somme, qu'une
explication sérieuse au candidat de la nature de la Société, de ses principes,
de son but, des devoirs de ses membres envers elle et entre eux. Il m'a
toujours semblé qu'introduire un homme dans le sentier sacré de la recherche
de son moi supérieur et d'un idéal plus noble, est une démarche des plus
importantes et j'ai toujours senti la solennité de cette heure. J'ai reçu des
membres dans presque toutes les parties du monde, et je n'ai jamais manqué
de leur donner une claire et franche explication de la nature de la voie dans
laquelle ils entraient.
On nous amena deux prestidigitateurs musulmans, infiniment
supérieurs au faiseur de miracles (imaginaire) que Jacolliot a décrit sous le
nom de Govindaswamy. Ils firent quelques tours qui nous parurent
nouveaux et frappants en même temps que ceux qu'on voit partout. Entre
autres, l'arrêt ou le mouvement de balles sur une corde fortement tendue sans
cause apparente ; ils jetèrent du sable dans un vase d'eau, puis avant versé
l'eau, le sable se trouva absolument sec ; enfin, ils ressuscitèrent un cobra
qui avait été [119] horriblement abimé et apparemment tué par une
mangouste, en le touchant avec une racine desséchée.
À la surprise générale, Majji vint rendre sa visite à HPB le lendemain
matin ; on nous dit qu'elle n'allait chez personne que chez son gourou et
jamais chez des Européens. J'étais tout à tait impressionné par cette femme
que j'allai voir toutes les fois que je me trouvais à Bénarès, en dernier lieu
avec Mme Besant et la comtesse Wachtmeister. Je crois que je lui ai procuré
de grands admirateurs qui ont fait beaucoup pour elle. Pendant bien des
années je l'ai crue une adepte : il faut se rappeler qu'en ce temps-là nous ne
la connaissions pas du tout et que nous n'avions pas idée que personne eût
pu lui rien dire sur nous de plus que ce que nous lui communiquâmes en
allant à son Ashrama. Cependant, en l'absence de HPB, elle raconta à
Damodar, à Mme Gordon et à moi des choses merveilleuses sur elle. Elle dit
que le corps de HPB était occupé par un yogi qui s'en servait tant qu'il
pouvait pour répandre la philosophie orientale. C'était le troisième corps
qu'il possédait ainsi et entre ces trois existences, il avait alors environ 150
ans. Elle commit l'erreur de dire qu'il occupait le corps de HPB depuis 62
ans, quand elle n'en avait que 48 ; c'était se tromper de beaucoup. En bonne
védantiste, elle parlait d'elle-même en disant "ce corps" ; mettant la main sur
son genou ou sur l'autre bras, elle parlait de la famille, des études, des
pèlerinages de "ce corps". Je finis par lui demander ce que cela voulait dire
et qui elle était. Elle mc répondit que le corps que nous voyions était occupé
depuis sa septième [120] année par un Sannyasi qui n'avait pas fini ses
études de yoga et avait dû renaitre. De sorte qu'Elle était Lui dans un corps
féminin, cas tout semblable à celui de HPB. Ce qu'il y a de certain, c'est que
l'occupant du corps de cette dernière avait un outil bien récalcitrant à
manœuvrer.
CHAPITRE IX
—
Phénomènes et pandits
En cette première année de notre séjour aux Indes, tout avait le charme
de la nouveauté et nous jouissions de tout comme des enfants. C'était bien
quelque chose d'être subitement transportés de la prosaïque Amérique et de
son atmosphère de folle hâte et de concurrence commerciale intense dans le
calme et la paix mentale du vieil Hindoustan, où le Sage tient la première
place dans l'estime publique, où le Saint est exalté au-dessus des rois. Quelle
tête n'eût pas été tournée par l'enivrement de l'affection populaire et du
respect apparent, les délicieuses discussions philosophiques et spirituelles,
le contact avec des penseurs élevés et des savants de marque, le pittoresque
journalier de notre existence ? Moi qui avais traversé l'ouragan social qu'on
appelle la guerre de Sécession et l'agitation d'un long service public, je fus
ému à un degré qui me surprend maintenant que je connais les pandits et
leurs façons, par une réunion de la Société [122] Littéraire des Pandits de
Bénarès, convoquée le 21 décembre en mon honneur. Le Pandit Ram Misra
Shastri, professeur de Sankhya au collège de Bénarès, présidait, entouré de
ses collègues. C'était une assemblée orientale typique, tout le monde excepté
moi habillé à l'indienne et tous les visages montrant le type ethnique aryen
le plus pur. Je fus reçu avec toute la courtoisie possible et conduit à la place
d'honneur par le savant président. En sortant de la lumière éclatante du
dehors, il me fallut quelques minutes pour m'habituer à la demi-obscurité de
la pièce fraiche pavée de briques, où un léger parfum de bois de santal et de
tubéreuse flottait dans l'air. Dans un profond silence, interrompu seulement
par le bruit étouffé des voitures et des disques métalliques des ekkas dans la
rue voisine, on me lut en anglais, en sanscrit et en hindi des adresses de
bienvenue exprimant le plaisir que les Pandits de Bénarès éprouvaient en
apprenant l'intérêt que prenait notre Société à la littérature indienne sanscrite
et à la philosophie indoue. Ils me souhaitaient de tout cœur la bienvenue et
me promettaient leur sympathie et leur bonne volonté. En répondant, je
profitai de l'occasion pour leur signaler l'éminent service que les Pandits de
Bénarès aidés par des étudiants sachant l'anglais, pourraient rendre à la
cause des études aryennes en inventant des équivalents sanscrits aux
nombreuses expressions scientifiques empruntées au grec et au latin. Il
s'ensuivit une discussion entre les Pandits et moi dans laquelle je leur donnai
de nombreux exemples de la nécessité de cette nomenclature nouvelle, et la
Société vota à l'unanimité la formation d'un comité philologique. [123]
On me fit l'honneur de me nommer membre honoraire de la Société, et
après avoir reçu les guirlandes et l'eau de rose inévitables, suivies d'une
distribution de bétel et de pan, on se sépara. En feuilletant le premier volume
du Theosophist, je tombe sur un essai du Pandit Ram Misra Shastri sur la
"Vedanta Parshana" et pour donner une idée des hyperboles orientales, j'en
citerai un morceau :
"Ici, sur cette terre de Bénarès, en quelque sorte parfumée
par la science accumulée, le colonel Olcott arriva l'esprit
préoccupé d'acquérir la connaissance des manières,
coutumes, arts, sciences et métiers des anciens aryas, et
s'étant lié d'amitié avec la Société des Pandits, a montré
dans une réunion de cette association un grand amour pour
les philosophies indiennes.
Il me semble que, quoique né dans un pays étranger, il est
assurément citoyen des Indes, car en lui s'est révélé l'effet
de parentés antérieures et il a fait des efforts répétés pour
le bien de l'Inde. Le fait subsiste que désireux, de
connaitre la philosophie de ce pays et de répandre dans le
reste du monde la Védanta Darshana, il a invité
sérieusement et fréquemment les Védantistes à contribuer
à son fameux journal qui, dirait-on, joue le rôle de la lune
en faisant éclore le lotus de la sagesse indienne."
Après cette réunion, j'allai présenter mes hommages au professeur G.
Thibaut, D. Ph., principal de l'université de Bénarès, ancien élève et protégé
de Max Muller. C'était un homme fort agréable, grand sanscritiste, mais sans
prétentions ni airs pompeux : [124] en somme un excellent spécimen du
littérateur allemand. Le soir, par un superbe clair de lune, le docteur Thibaut,
les Pandits du collège sanscrit, le Swami et d'autres indous, ainsi que HPB,
Mme Gordon et moi, nous étions assis sur la terrasse en haut des degrés,
tandis que la lune transformait notre bungalow blanc en palais d'ivoire et le
bassin de lotus en argent fondu, et nous causions de choses aryennes. Le
Swami était hétérodoxe en ce qu'il soutenait que le culte des idoles n'était
pas permis par les Védas, source première de toute religion inspirée et
fondation du Brahmanisme en particulier. Les Pandits du collège étaient
rigoureusement orthodoxes, c'est-à-dire idolâtres, de sorte que le lecteur
peut s'imaginer la chaleur et la volubilité du débat auquel le docteur Thibaut
et nous autres européens nous donnions une attention impartiale. De temps
en temps HPB se faisait traduire ce qu'on venait de dire et s'en mêlait à notre
amusement intense, car son esprit et son franc parler étaient irrésistibles. Ce
qui nous faisait encore plus rire, c'est que ses explosions les plus comiques
étaient reçues avec une imperturbable gravité par les professeurs indous qui,
affligés d'une impuissance totale de plaisanter, ne pouvaient pas se faire la
moindre idée de ce que cette femme prodigieuse pouvait bien vouloir dire.
Quand elle s'en apercevait, elle se retournait vers nous avec une énergie
sauvage, maudissait ce tas d'imbéciles et leur bigoterie ! Enfin quelques
Pandits prirent congé et nous rentrâmes dans la maison continuer la
conversation. Il y avait HPB, Mme Gordon, le docteur Thibaut, [125] le
Swami, Damodar, deux Indous et moi, et l'on se mit à parler de Yoga.
"Madame Blavatsky, dit le docteur Thibaut avec son accent tudesque, ces
Pandits me disent qu'il est hors de doute que dans les temps anciens il y avait
des yogis qui avaient acquis les Siddhis décrits dans les Shâstras ; qu'ils
pouvaient faire des choses merveilleuses, par exemple, ils pouvaient faire
pleuvoir des roses dans une chambre comme celle-ci, mais maintenant
personne ne sait plus faire cela." Je le vois encore assis sur un canapé, à la
droite de HPB, sa redingote boutonnée jusqu'au menton, son pâle visage
d'intellectuel aussi solennel que s'il prononçait une oraison funèbre, ses
cheveux coupés courts hérissés sur la tête. Il n'avait pas prononcé son dernier
mot que HPB sauta sur son siège, le regarda avec mépris et s'écria : "Oh !
Voilà ce qu'ils disent ? Que personne ne sait faire cela maintenant ? Eh
bien ! je le leur montrerai, et vous pouvez leur dire de ma part que si les
indous modernes jouaient moins les sycophantes avec leurs maitres
occidentaux, s'ils étaient moins attachés à leurs vices et s'ils ressemblaient
davantage à leurs ancêtres, ils n'auraient pas besoin d'un vieil hippopotame
occidental de femme pour prouver la vérité de leurs Shâstras." Serrant les
lèvres et murmurant quelque chose, elle fit un geste impérieux de la main
droite en l'air, et pan ! Une douzaine de roses tombèrent sur nos têtes. La
première surprise passée, on se jeta sur les roses, mais Thibaut, raide sur son
siège, semblait peser le pour et le contre dans son esprit. Puis la discussion
recommença avec une nouvelle vivacité. On parlait du [126] Sankhya et
Thibaut posa à HPB des questions brulantes auxquelles elle répondit d'une
manière si satisfaisante que le docteur déclara que ni Max Muller ni les
autres orientalistes ne lui avaient fait pénétrer si juste le sens du Sankhya, et
il la remercia beaucoup. Vers la fin de la soirée, dans un intervalle de la
conversation, il se tourna vers HPB et, regardant toujours le plancher selon
son habitude, il dit que, n'ayant pas eu la chance d'attraper une des roses, il
serait heureux d'en avoir une "en souvenir de cette charmante soirée." Sa
pensée de derrière la tête était probablement que, si la première chute de
roses était un tour, elle n'en aurait pas préparé une seconde surtout en la
prenant au dépourvu. "Oh ! certainement, répondit-elle, tant que vous
voudrez." Et un nouveau geste amena une nouvelle pluie de roses, l'une
d'elles tombant même sur le crâne du docteur pour rebondir sur ses genoux.
Je le regardais à ce moment-là et je vis la chose arriver ; c'était si drôle que
j'éclatai de rire. Il eut un petit, tout petit tressaillement, cligna des yeux deux
fois, et, prenant la rose, il dit avec une imperturbable solennité : "Le poids
multiplié par la vélocité, prouve que ceci doit venir d'une grande distance."
Ainsi parla le dur savant, l'intellectuel sans imagination qui réduit la vie à
une équation et veut exprimer les émotions par des signes algébriques ! On
raconte l'histoire de la déconfiture de joyeux étudiants de Paris qui avaient
enfermé l'un d'entre eux dans une peau de bœuf, et, frottant les yeux et les
lèvres de phosphore, avaient dressé une embuscade à leur professeur Cuvier
une nuit noire. Le grand naturaliste s'arrêta un moment, [127] regarda cette
étrange apparition et dit : "Hum ! Des cornes, des sabots ? Herbivore", et
continua son chemin laissant les étudiants très désappointés. Cette histoire
peut être apocryphe, mais l'incident de Bénarès est la simple vérité, comme
peuvent l'attester tous les témoins.
Nous n'en avions pas fini avec les surprises de cette soirée : quand le
docteur prit congé, je l'accompagnai jusqu'à la porte et je levai le rideau pour
le laisser sortir. Damodar me suivait avec la lampe, une lampe de bureau,
pouvant monter et descendre sur une tige avec un anneau en haut pour la
porter. HPB se leva aussi et arrivait derrière nous. J'échangeai une réflexion
avec le docteur sur la beauté de la nuit et une poignée de main, et il partit.
J'allais laisser tomber le rideau quand je vis sur la figure de HPB cet étrange
regard de pouvoir qui précédait presque tous ses phénomènes. Je rappelai
notre invité en lui montrant HPB, qui ne prononça pas un seul mot, mais prit
la lampe des mains de Damodar, la tint de l'index de la main gauche et,
pointant l'index de la main droite, commanda d'un ton impérieux :
"Montez !" La flamme s'éleva jusqu'en haut de la cheminée. "Descendez !"
dit-elle, et la flamme descendit jusqu'à bruler bleu sur la mèche. "Montez
encore, je vous l'ordonne !" Et la flamme obéissante monta au sommet du
verre. "En bas", cria-t-elle, et la lampe faillit s'éteindre. Rendant la lampe à
Damodar et saluant le docteur d'un signe de tête, elle rentra dans sa chambre
à coucher. Ceci, j'en réponds, est un récit sans exagération de ce qui se passa
sous nos yeux. Si les sceptiques tiennent à expliquer la pluie [128] de roses
par l'assistance d'un compère 2, le dernier phénomène tout au moins ne peut
être taxé de fraude. Elle dit que c'était très simple : un Mahatma, invisible
pour tout le monde excepté elle, était là et tournait la clef de la lampe à son
commandement. Du moins, c'est là une des deux explications qu'elle
fournit ; l'autre était qu'elle avait de l'empire sur les élémentals du feu qui
lui obéissaient. Je crois que c'est la plus probable des deux. Quant aux faits,
ils sont incontestables et chacun est libre de les commenter à sa manière.
Pour moi, ce n'est qu'un cas particulier dans une longue série d'expériences
tendant à prouver qu'elle possédait de réels et très extraordinaires pouvoirs
psychiques ; expériences auxquelles je pouvais me fier quand sa bonne foi
était attaquée par ses critiques ou compromise par ses propres écarts de
langage ou d'actions. Ses amis croyaient en elle malgré ses fiévreux accès
d'humeur, où elle se déclarait prête à crier sur les toits qu'il n'y avait pas de
Mahatmas, ni de pouvoirs psychiques et qu'elle avait trompé son monde
depuis le premier jour. La voilà bien l'épreuve et la coupelle de la foi ! Je
doute que jamais néophytes, disciples ou postulants aient eu à passer par
rien de pire que nous. Elle semblait se divertir à nous affoler par ses
divagations et ses confessions, sachant bien tout le temps que le doute nous
était impossible après ce que nous avions vu d'elle. Voilà pourquoi j'hésite
à attribuer la moindre [129] valeur à ce qu'on appelle sa "confession" à M.
Aksakoff 3 d'une vie blâmable et agitée dans le passé. J'ai même eu entre les
mains pendant des années un paquet de vieilles lettres qui prouvaient qu'elle
était innocente d'une faute grave qu'on lui a reprochée, et qu'elle avait
volontairement sacrifié sa réputation pour sauver l'honneur d'une jeune
personne qui avait eu un malheur. Mais ne nous égarons pas. Le temps
vengera la mémoire de cette infortunée victime de l'injustice sociale, et en
attendant, ses livres et ses enseignements lui élèvent un monument
impérissable. Ces souvenirs de ces longues années d'effort commun, de nos
luttes, de nos chagrins et de nos succès aideront à la voir sous son véritable
jour et quoiqu'écrits avec la sincérité de l'historien, ils reflèteront aussi, je
l'espère, la tendre amitié de leur auteur. Après le départ de tous les invités,
le Swami resta pour expliquer à Mme Gordon la philosophie des phénomènes
que nous avions vus. Une note dans mon journal me remémore l'intérêt avec
2
J'aurais dû dire que quand les deux roses tombèrent en présence de M. Sinnett, nous nous
précipitâmes lui et moi dans l'escalier conduisant au toit en terrasse à la recherche d'un compère
possible et que nous ne trouvâmes personne.
3
Je me demande si le colonel n'a pas voulu dire Solowioff ? C'est lui qui a publié la "Confession de
Mme Blavatsky". (NDT)
lequel il avait observé HPB pendant qu'ils se produisaient et, quoi qu'il ait
pu dire plus tard quand il rompit avec nous, il est tout à fait certain qu'il ne
doutait pas de leur authenticité sur le moment.
Mme Gordon retourna chez elle le lendemain matin. Le docteur Thibaut
vint et resta avec nous jusqu'à l'heure de notre train, qui nous amena à
Allahabad pour le diner et nous passâmes une paisible soirée avec nos bons
amis les Sinnett. Le lendemain, des [130] Indous de marque nous donnèrent
une réception à HPB et à moi et je fis un discours sur l' "Ancienne Aryavarta
et l'Inde moderne", qui suscita des réponses enflammées et un vote de
remerciements, suivi des guirlandes et de l'eau de roses de rigueur. On obtint
même de HPB qu'elle dît quelques mots et elle s'en acquitta très bien. Les
visiteurs, les diners et les réunions du soir remplirent nos derniers jours à
Prâyag, la ville sainte – comme on appelait autrefois Allahabad. – Le 26
décembre je reçus les Sinnett dans la Société, et la cérémonie fut rendue
particulièrement intéressante par une voix qui répondit "oui" à ma question ;
les Maitres entendent-ils les engagements des candidats et approuvent-ils
leur admission dans la Société ? Et en vérité, la suite a bien prouvé
l'importance de leur addition à notre petite liste de membres. Le 30 au soir,
nous partîmes pour Bombay, et après deux nuits en chemin de fer nous
rentrâmes chez nous le jour de l'an 1880. Un an auparavant, à pareil jour,
nous étions secoués sur l'Atlantique et nous languissions après Bombay.
Notre vie indienne avait commencé par des nuages, des trahisons et des
désappointements, la première année finissait sur de brillantes promesses
d'avenir. Nous avions fait des amis, surmonté des obstacles, déjoué des
ennemis, fondé un magazine, et resserré les liens qui devaient nous attacher
pour la vie à l'Inde et à Ceylan. Je vois dans mon journal du 31 décembre :
"Nous avons 621 abonnés au Theosophist, et si maigre que cela puisse
paraitre à des Occidentaux habitués aux amples statistiques de leurs
journaux, c'était un [131] chiffre très respectable pour l'Inde, où les
principaux quotidiens de Calcutta, de Bombay et de Madras n'ont que 1 000
à 2 000 noms sur leurs registres d'abonnés.
Le succès grandissant du Theosophist nous donnait beaucoup à faire ;
trop pauvres pour payer de l'aide, il nous fallait mettre sous bandes, faire les
adresses et le collage aussi bien que la littérature. De plus, il fallait vaquer à
une correspondance sans cesse grandissante. De sorte que je ne me couchais
jamais avant une heure avancée de la nuit. Dès ce mois-là, le magazine
commença à ne plus rien couter. Pour entretenir l'intérêt de nos membres, je
faisais des conférences hebdomadaires dans la bibliothèque sur le
magnétisme, la psychométrie, la vue dans le cristal et autres sujets analogues
et je les accompagnais d'expériences. Je prenais tout cela, au point de vue
de sa valeur démonstrative, dans le problème de la conscience supérieure de
l'homme. Plusieurs de nos membres se trouvèrent d'excellents sensitifs et les
réunions étaient toujours nombreuses.
Le 15 janvier, on nous écrivit de Russie que la première lettre de l'Inde
de HPB de Caves and jungles of Hindustan faisait fureur, tout le monde en
parlait. Le 1er février, nous assistâmes à une représentation spéciale, au
collège d'Elphinstone, d'un drame appelé Harischandra, qui nous intéressa
profondément.
Vers le 15 février, je proposai la fondation d'une médaille d'honneur.
Un extrait du Theosophist de mars 1880 montre dans quel but :
"Cette médaille devra être d'argent pur et faite [132] de
monnaies indiennes fondues exprès, et elle sera gravée,
frappée, ciselée ou repoussée d'un symbole exprimant son
haut caractère de médaille d'honneur. Elle sera décernée,
annuellement, par un comité de savants indigènes, nommé
par le président, à l'auteur indou du meilleur essai sur un
sujet se rapportant aux religions anciennes, à la
philosophie ou à la science ; on donnera la préférence, à
mérite égal, aux essais sur les sciences mystiques ou
occultes, connues et pratiquées des anciens."
On choisit un comité admirable et le concours fut rappelé de temps en
temps, mais aucun des essais présentés ne fut jugé digne d'une telle
récompense. Quelques amis m'envoyèrent de très anciennes monnaies
indiennes pour fondre la médaille, et elles sont toujours en ma possession.
Mais le but fut en somme rempli par la création de la médaille Subbarow à
la convention de 1883, qui a été décernée au juge Sreenivasa Row, à Mme
Blavatsky, à M. Mead, et à Mme Besant pour des publications théosophiques
d'une valeur exceptionnelle.
Je reçus le 4 mars la demande d'admission du baron Spedalieri, de
Marseille, un des cabalistes les plus érudits de l'Europe et le principal élève
d'Éliphas Lévi. Le soir du 25, nous eûmes, HPB, Damodar et moi, une
expérience de l'espèce la plus délicieuse que j'ai racontée ailleurs de
mémoire, mais qui doit figurer ici à sa place, d'après les notes prises le soir
même dans mon journal.
Nous étions allés, dans le phaéton découvert que Damodar avait donné
à HPB, jusqu'au bout de la chaussée qu'on appelle le Pont de Warli pour
jouir de [133] la brise de mer. Un superbe orage de chaleur faisait rage, sans
pluie ; les éclairs étaient si forts qu'on y voyait presque comme en plein jour.
Nous fumions HPB et moi et nous bavardions tous de choses et d'autres
quand on entendit le bruit de plusieurs voix venant du bord de la mer, à
droite d'un bungalow situé sur un chemin de traverse très près de l'endroit
où nous étions. Survint une bande d'Indous bien vêtus, riant et causant ; ils
nous dépassèrent et montèrent dans leurs voitures qui étaient rangées en
lignes sur la route de Warli, puis s'éloignèrent vers la ville. Damodar, qui
était assis le dos tourné au cocher, se leva et regarda par-dessus le siège.
Comme le dernier groupe d'amis passait le long de notre voiture, il me
toucha l'épaule sans rien dire, en me faisant signe de la tête de regarder
quelque chose dans cette direction-là. Je me levai et je vis derrière le dernier
groupe une figure isolée qui approchait. Elle était vêtue de blanc comme les
autres, mais la blancheur éblouissante de son costume faisait paraitre les
leurs presque gris, de même que la lumière électrique fait paraitre celle du
gaz pâle et jaune. Cet homme avait toute la tête de plus que le groupe qui le
précédait et sa démarche était l'idéal même de la dignité gracieuse. Arrivé à
peu près à la tête de nos chevaux, il se détourna de son chemin pour venir
vers nous, et nous vîmes que c'était un Mahatma. Son turban blanc, ses
draperies blanches, ses cheveux noirs tombant sur ses épaules et sa grande
barbe nous firent croire d'abord que c'était "le Sahib", mais quand il vint
auprès de la voiture, à un mètre de nos yeux, posa la main sur le bras gauche
de HPB, nous regarda dans les yeux et [134] répondit à notre respectueux
salut, nous vîmes bien que ce n'était pas lui, mais un autre dont HPB porta
plus tard le portrait dans un grand médaillon que bien des gens ont vu. Il ne
prononça pas une parole, mais remonta sur la route sans faire attention aux
Indous qui s'éloignaient en voiture et sans être remarqué d'eux. Les éclairs
incessants l'éclairaient pendant qu'il se tenait près de nous, et je remarquai
que quand il fut sur la route à environ 50 pieds de nous, la lampe de la
dernière voiture le fit ressortir en haut relief sur le fond sombre de la
chaussée. Il n'y avait ni arbre ni buisson qui pût le cacher et on pense si nous
l'observions de près. Cependant, nous le vîmes un instant et l'instant d'après
il avait disparu comme un des éclairs du ciel. Très excité, je sautai de la
voiture et je courus à l'endroit où on l'avait vu en dernier lieu, mais il n'y
avait personne. Je ne vis que la route déserte et le dos de la dernière voiture
qui s'en allait.
CHAPITRE X
—
Premier voyage à Ceylan
Je prie le lecteur d'observer que l'incident raconté à la fin du chapitre
précédent se passa le 25 juin au soir. Le 28, trois jours après, les Coulomb
arrivèrent de Colombo, et sur notre invitation s'installèrent provisoirement
chez nous. Le consul de France à Galle et d'autres personnes charitables
avaient payé leur traversée et ils débarquaient à peu près sans le sou, lui avec
une boite d'outils et tous deux avec quelques loques. On décida qu'ils
resteraient avec nous jusqu'à ce qu'il eût trouvé de l'ouvrage, et qu'ils
s'établiraient ensuite chez eux. Je mis donc mes amis en campagne pour lui
trouver une position, et au bout de quelque temps je réussis à le placer
comme machiniste dans une filature de coton. Mais il n'y resta pas
longtemps, se querella avec le propriétaire et abandonna la place. Je trouvai
en lui un homme d'un caractère vif et difficile à contenter et comme rien
d'autre ne se présenta sa femme et lui restèrent au jour le jour chez nous
[136] sans faire de projets pour l'avenir. C'était un habile ouvrier et elle une
femme pratique et travaillant beaucoup et tous deux tâchaient de se rendre
utiles ; comme je m'entendais bien avec eux en les traitant avec bonté, ils
furent admis dans la famille. Je ne leur ai jamais entendu dire un mot
malsonnant sur la conduite de HPB au Caire ; tout au contraire, ils
semblaient avoir une grande affection et beaucoup de respect pour elle.
Quant à avoir été employés, comme compères pour la production des
phénomènes, ils n'en soufflèrent jamais un mot et n'y firent jamais la
moindre allusion devant aucun de nous. De sorte que je n'ai pas l'ombre
d'une raison de la croire quand elle déclare, dans la brochure qui fut rédigée
pour elle par les missionnaires – elle ne pouvait pas écrire une phrase
correcte en anglais – qu'elle et son mari aidaient HPB à faire ses tours, en
particulier qu'ils fabriquaient des Mahatmas avec des vessies et de la
mousseline. Je peux me tromper, mais je crois que toutes ces histoires sont
de purs mensonges, basse vengeance de femme.
Si les Mahatmas que nous vîmes à Bombay après l'arrivée des Coulomb
n'étaient que M. Coulomb déguisé, avec une perruque, qu'était-ce que
l'homme que nous vîmes sur le pont de Warli trois jours avant leur arrivée ?
Certainement pas M. Coulomb. Alors, si cette figure était celle d'un vrai
Mahatma qui pouvait disparaitre à nos yeux, dont nous avions vu les traits
éclairés par les décharges électriques tandis qu'il n'était qu'à un mètre de
nous, pourquoi les autres figures que l'on vit dans la maison ou aux alentours
dans la suite, n'auraient-elles pas été aussi des [137] Mahatmas ? En tous
cas, HPB n'eût-elle pas été une femme extraordinaire douée de pouvoirs
psychiques qu'elle aurait eu droit au bénéfice du doute. Je lui accorderai
toujours ce bénéfice et tous ses intimes font comme moi, tenons-nous-en là.
Du premier au dernier, tous nos membres célèbres apparaissent sur la
scène de mon drame historique. Je vois dans mon journal du 9 avril : "Il est
venu aujourd'hui un homme intéressant avec une lettre de recommandation
de M. Martin Wood, éditeur de la Bombay Review. Il s'appelle Tookaram
Tatya, il est commissionnaire en cotons, parle bien l'anglais, parait très
intelligent, il dit qu'il s'intéresse profondément au Yoga." Voilà comment
commencèrent nos relations avec un homme dont le nom est connu parmi
nous dans le monde entier comme celui d'un des plus infatigables
travailleurs de la Société. Il s'était tenu à l'écart et nous observait, très
sceptique à l'endroit de la pureté de nos intentions en venant aux Indes. Ce
qu'il savait des Européens ne lui donnait pas à croire que des gens comme
nous eussent abandonné leur pays et leurs intérêts uniquement pour
apprendre la philosophie orientale ; il devait y avoir quelque dessous de
cartes. Une année et quart s'était passée et personne n'avait rien découvert
contre nous ; de sorte que, comme il s'intéressait vivement aux sujets que
nous étudions, il s'était résolu à venir voir par lui-même quelle espèce de
gens nous étions. Je n'oublierai jamais ce premier tête-à-tête, où nous nous
comprîmes lui et moi comme si nous nous étions connus depuis des années,
et qui finit par un profond salut à l'orientale. [138]
On infèrera l'esprit de la masse de nos membres de l'extrait suivant de
mon journal d'avril :
"Il y a eu réunion de la ST et j'ai prié chacun de donner
son avis sur les meilleurs moyens de faire connaitre la
Société. On a résolu de convoquer une réunion plénière.
Mais cela ne servira à rien, car de tous les membres de la
Société, tant ici qu'en Europe et en Amérique, il n'y a de
vrais théosophes, que quatre hommes et un caporal, le
reste ce sont des coureurs de miracles."
On ne dirait plus cela maintenant, que tant d'efforts désintéressés se
poursuivent en Angleterre, en Suède, en Espagne, aux États-Unis et à
Ceylan, sans parler de ce qui se fait aux Indes, en Australie et ailleurs.
Cependant, on ne peut nier que l'espoir de connaitre les Mahatmas et peut-
être d'arriver à posséder des pouvoirs semblables à ceux de HPB n'aient fait
faire de grands efforts pendant ces premières années. Je crois que ces désirs
ont donné lieu à des farces ridicules comme la "HB de L" de faciles victimes,
et ont fait naitre une foule de prétendants conscients et inconscients à la
spiritualité. Leur dévouement coute cher à la Société, car il s'éteint aussitôt
qu'on découvre les illusions dans lesquelles une foi aveugle et exagérée aux
apparences et aux promesses a fait tomber ces victimes. D'amis ardents, elles
deviennent généralement ennemis acharnés.
C'est vers ce moment que nous entrâmes dans la phase désagréable de
nos relations avec Swami Dyanand. Il nous devint hostile sans la moindre
cause, il nous écrivit des lettres exaspérantes, les [139] modifia, reprit le ton
hostile et nous tint perpétuellement sur le gril. C'est que notre magazine
n'était pas le moins du monde un organe exclusif de l'Arya Samaj et que
nous ne voulions pas consentir à nous éloigner des bouddhistes et des parsis
comme il le voulait absolument. Il prétendait évidemment nous forcer à
choisir entre son patronage et notre éclectisme habituel. Et nous n'hésitâmes
pas dans notre choix, car nous ne pouvions sacrifier nos principes pour
quelque considération que ce fût.
Nous avions décidé de faire un voyage à Ceylan où nous étions appelés
par l'insistance des principaux prêtres et laïques, et les préparatifs nous
absorbèrent pendant tout le mois. Il nous fallait préparer d'avance deux ou
trois numéros du Theosophist, et mon journal enregistre les nuits passées au
travail. Par mesure d'économie, on décida que nous partirions HPB,
Wimbridge et moi et que Mlle Bates et les Coulomb garderaient la maison.
Mlle Bates étant vieille fille et Mme Coulomb une ménagère expérimentée,
j'eus la fâcheuse inspiration de transférer la tenue de la maison de l'une à
l'autre. Quinze ans de ménage ne m'avaient pas appris quelle folie c'était de
fournir à une nouvelle venue une occasion de grimper sur les épaules de
l'autre femme ! Maintenant je le sais, à mes dépens.
Entre autres choses, il fallait préparer des insignes pour notre
délégation, HPB étant très éprise de ces détails. C'est pour ce voyage que fut
fait pour HPB l'insigne d'argent à centre doré que Mme Besant porte
maintenant. Le mien était superbe et ceux des autres beaucoup plus simples.
Ce fut une affaire [140] plus sérieuse d'organiser la branche de Bombay le
25 avril au soir ; c'est la première de nos branches de l'Inde et de tout
l'Orient, la troisième sur les listes de la Société, New-York à part, qui était
toujours la Société. M. Tookaram Tatya, revenu de toutes ses défiances,
devint membre le 2 mai.
Les préparatifs terminés, on s'embarqua le 7 mai pour Ceylan sur un
bateau côtier de la British India. Notre groupe comprenait les deux
fondateurs, Wimbridge, Damodar, trois indous et deux parsis, ces derniers
délégués par la branche vers les bouddhistes cinghalais et porteurs de
salutations fraternelles, symboliques de la large tolérance de notre Société
en matière religieuse. Un des indous était accompagné de sa femme, délicate
et fragile, et Baboula nous servait de domestique.
Autant que je me rappelle, nous étions les seuls passagers à bord ; le
bateau était propre, les officiers agréables, le temps superbe, et les ports
d'escale de la côte occidentale amusants, de sorte que c'était comme un
voyage charmant sur un yacht privé. HPB était très en train et communiquait
sa bonne humeur à tout le monde. Joueuse passionnée, elle passait des
heures à jouer au Nap avec les officiers du bord, sauf le commandant à qui
la discipline ne permettait pas de jouer avec ses subordonnés. Le mécanicien
principal devint bientôt grand favori de HPB et le dernier jour de la
traversée, elle fit par lui un phénomène de substitution de son nom par le
sien sur un mouchoir brodé. J'y étais et je vis le phénomène. Ils venaient de
finir une partie de Nap et s'étaient mis à causer de ces fameux pouvoirs
psychiques et Elliott [141] se montrait particulièrement incrédule et doutait
de la possibilité de changer un nom brodé sur un mouchoir. On venait de lui
raconter ce que HPB avait fait pour Ross Scott le jour de notre arrivée à
Bombay. Il se mit à la supplier d'en faire autant pour lui et elle finit par y
consentir. Cela se passait sur le pont, sous une tente. Mais quand Elliott
ouvrit la main qui avait tenu le mouchoir pendant l'expérience, il vit que
HPB avait mal écrit son nom : Eliot au lieu d'Elliott. On sait que Mme
Coulomb prétend dans sa brochure véridique qu'elle avait rebrodé des noms
pour HPB sur des mouchoirs qu'elle avait d'abord démarqués. Il faudrait
donc croire qu'elle avait préparé un mouchoir avec Eliot dessus et que HPB
n'avait eu qu'à le changer pour le sien. Mais, jusqu'à notre embarquement
sur l'Ellora, nous ne connaissions pas d'Eliot. Comment Mme Coulomb
avait-elle pu préparer le mouchoir en vue d'une future mystification ? Ici,
son explication serait absurde.
Le vieux capitaine était un gros brave homme qui n'avait pas une lueur
de foi aux choses spirituelles ou psychiques ; il plaisantait HPB sur ses idées
avec une si candide ignorance de la matière que nous ne faisions qu'en rire.
Un jour qu'elle faisait sa patience favorite, le capitaine lui demanda soudain
de lui dire la bonne aventure. Elle refusa d'abord, puis finit par consentir, et,
l'ayant fait couper, commença à tirer les cartes. "Voilà qui est étrange, cela
ne peut pas être." "Quoi donc ?" demanda le capitaine. "Ce que les cartes
disent. Coupez de nouveau" [142]
Mais le résultat était apparemment le même, car HPB dit que les cartes
prédisaient une chose absurde et qu'elle ne la lui dirait pas. Il insista et elle
déclara que les cartes annonçaient qu'il ne resterait plus longtemps à la mer,
qu'il recevrait l'offre d'une situation à terre et qu'il quitterait sa profession.
Le gros capitaine se tordit à cette idée et dit qu'il s'attendait bien à une bêtise.
Quitter la mer, il ne demanderait pas mieux, mais la chance ne lui était pas
si favorable. On n'en parla plus, sauf que le capitaine le raconta au premier
officier et tout le bateau en rit. Mais il y a une suite. Un mois ou deux après
notre retour à Bombay, HPB reçut une lettre du capitaine, disant qu'il lui
faisait ses excuses pour la façon dont il avait accueilli sa prédiction, et que
celle-ci, il devait l'avouer honnêtement, s'était réalisée à la lettre. Après nous
avoir laissés à Ceylan, il avait continué jusqu'à Calcutta. En y arrivant, on
lui offrit le poste de Maitre de port à Karwar, il avait accepté et revenait
comme passager sur son propre bateau ! Ceci n'est qu'un exemple de bien
des prophéties que HPB fit avec ses cartes. Je ne pense pas que les cartes y
fussent pour rien, à moins qu'elles n'aient servi de lien entre son esprit
clairvoyant et l'aura du capitaine, permettant ainsi à sa faculté de prescience
de s'exercer. Cependant, malgré tous ses dons psychiques, je ne me rappelle
pas qu'elle n'ait guère jamais prévu aucun des évènements fâcheux qui lui
arrivèrent du fait d'amis félons ou d'ennemis malicieux. Si elle les prévit,
elle ne m'en dit jamais rien, ni à personne non plus. Un voleur s'empara à
Bombay de quelque chose à quoi elle tenait beaucoup, [143] mais elle ne
put découvrir le coupable ni aider la police quand elle intervint.
Nous descendîmes à terre à Calicut pour visiter la ville et une
manufacture de gingembre, où nous vîmes nettoyer, blanchir, sécher et piler
dans un mortier les racines de la plante, par des femmes décolletées à un
degré que l'on s'efforce d'imiter dans les bals occidentaux. C'est la mode en
ce pays pour les honnêtes femmes d'aller nues jusqu'à la taille, vieilles ou
jeunes, jolies ou affreuses, c'est tout un, une femme de cet endroit qui se
couvre la poitrine est aussitôt taxée de mauvaise vie. De même, à Bombay,
les femmes Maharattes comme il faut vont nu-pieds, les courtisanes
chaussées, tandis que les parsis vertueuses n'auraient pas l'idée de sortir sans
souliers, ni les parsis d'une certaine classe sans chapeau. Tot homines, quot
sententiae.
À propos de prophéties, je dois avoir eu un moment de seconde vue
quand j'écrivis dans mon journal, la veille de l'arrivée à Colombo : "Se
préparer à de nouvelles et grandes responsabilités, de ce voyage dépendent
des résultats immenses." Rien de plus vrai.
On jeta l'ancre à Colombo le 16 mai au matin et, au bout d'un moment,
un grand bateau amena Gunananda, le prêtre orateur, Jean Robert de Silva
et quelques moines du monastère de Megittuwatte. De Silva fut notre
premier membre laïc, ayant été admis par correspondance avant notre départ
de New-York. J'étais tombé dans l'erreur assez naturelle de conclure de son
nom portugais que c'était un catholique et que sa demande n'était qu'un piège
des missionnaires. De sorte que j'envoyai une réponse [144] amicale et le
diplôme demandé à Megittuwatte en le priant de ne pas les remettre si le
candidat n'était pas bouddhiste comme il le prétendait. Il l'était, et de Silva
a toujours été un des meilleurs, des plus capables, intelligents et sincères
bouddhistes que j'ai jamais connus. Mais il faut avouer qu'il est étonnant et
peu honorable pour la nation que les cinghalais gardent les noms portugais
ou hollandais qu'ils avaient adoptés par politique durant la domination
portugaise et hollandaise, quand leurs noms sanscrits sont infiniment plus
jolis et mieux appropriés. Le fameux Megittuwatte était alors un moine d'âge
moyen, rasé, de taille grande moyenne, la tête très intellectuelle, l'œil
brillant, la bouche grande, l'air sûr de lui et très alerte. Quelques moines
contemplatifs baissaient les yeux en nous parlant, mais lui vous regardait
droit dans les yeux, comme il convient au plus brillant polémiste de l'Ile,
terreur des missionnaires. On voyait du premier coup d'œil que c'était un
lutteur plutôt qu'un ascète, plutôt Hilaire que Hilarion. Il est mort
maintenant, mais pendant bien des années il fut le champion le plus hardi,
le plus brillant et le plus fort du bouddhisme cinghalais, le père de la
renaissance actuelle. HPB lui avait envoyé un exemplaire d'Isis dévoilée et
il en avait traduit des passages relatifs à certains phénomènes dont elle avait
été témoin au cours de ses voyages. Il nous accueillit avec une cordialité
particulière, et nous conseilla de continuer sur le bateau jusqu'à Galle où on
nous avait préparé une réception ; lui-même s'y rendrait par le train de nuit.
En manière de souvenir, HPB fit entendre des coups dans la tête du capitaine
[145] et fit sonner ses cloches-fées pour quelques officiers.
Nous étions le 17, avant l'aube, en vue de Galle et nous jetâmes l'ancre
à environ 500 mètres du rivage. C'était la mousson et le vent et la pluie
faisaient rage mais la vue était si charmante que l'on restait sur le pont pour
l'admirer. Une baie ravissante ; au nord, un promontoire verdoyant où les
vagues se brisaient en écume sur une côte rocheuse ; une longue plage
incurvée, bordée de bungalows aux toits de tuiles presque cachés dans un
océan de palmes vertes ; le vieux fort, la douane, le phare, la jetée et les
hangars à charbon, au sud ; à l'orient, la mer houleuse au delà d'une barre de
récifs qui la séparaient du port. Bien loin, dans l'intérieur des terres, le pic
d'Adam et d'autres montagnes. Après déjeuner, profitant d'un répit dans la
tempête, nous nous embarquâmes dans un grand bateau orné de bananiers
et de fleurs aux vives couleurs sur lequel se trouvaient les principaux
bouddhistes de la ville. On nous fit passer entre des rangs de bateaux de
pêche, décorés de couleurs violentes, la proue tournée vers nous. Il y avait
une grande foule sur la jetée à nous attendre ; le cri de : "Sadhou ! Sadhou !"
remplissait l'air. On avait jeté un tapis blanc sur la jetée et sur la plage jusqu'à
la route où des voitures étaient préparées, et des milliers de petits drapeaux
s'agitaient en signe de bienvenue. La foule environnait notre voiture et on se
mit en route pour la maison où nous devions loger. La route était couverte
de monde et nous n'avancions que lentement. Trois grands prêtres nous
attendaient sur le seuil de la maison et nous bénirent, en récitant [146] des
vers pâlis appropriés. Suivit une réception et d'innombrables présentations,
le menu peuple massé sur toutes les avenues, remplissant toutes les portes
et regardant par toutes les fenêtres. Cela continua toute la journée, à notre
grande contrariété, car nous ne pouvions respirer, mais c'était une si grande
preuve d'intérêt qu'il fallut bien s'en arranger de son mieux. Notre hôtesse et
son fils nous comblèrent de prévenances, la table couverte de fruits délicieux
comme nous n'en avions jamais vus, et décorée à la mode cinghalaise d'une
façon charmante avec des fleurs et des feuilles. Sur les murs on en voyait de
disposées avec art. De temps en temps paraissait un groupe de moines en
robes jaunes, qui, marchant par ordre d'ancienneté de profession, chacun
portant son éventail en feuille de palmier, venait nous visiter et nous bénir.
C'était vraiment une expérience grisante et d'excellent augure pour nos
futures relations avec cette nation.
Les moines qui avaient lu les extraits du livre de HPB, traduits par
Megittuwatte, la pressaient de montrer ses pouvoirs et le jeune Wijeratne,
en entendant raconter l'épisode du mouchoir sur le bateau, lui demanda de
faire le phénomène pour lui. Elle le fit et encore pour un M. Diaz, effaçant
chaque fois son propre nom brodé pour le remplacer par le leur. Elle
reproduisit le nom de Wijeratne sans faute parce qu'elle lui avait demandé
de l'écrire auparavant, mais elle écrivit Diaz Dies, ce qui n'aurait guère pu
arriver si Mme Coulomb avait brodé les mouchoirs d'avance à Bombay, car
on aurait eu le temps de s'apercevoir de l'absurdité d'une telle orthographe
pour un nom [147] portugais. L'excitation devint naturellement fébrile et
monta à son comble quand elle fit entendre distinctement les cloches-fées
dans l'air, près du plafond, et dehors sous la véranda. Il me fallut satisfaire
la foule par deux discours impromptu pendant la journée, et à 11 heures du
soir nous nous retirâmes vannés.
Nous voulûmes prendre un bain, Wimbridge et moi, le lendemain de
très bonne heure dans le port, mais la foule nous suivit en nous observant de
la manière la plus gênante. Nos chambres furent pleines de visiteurs toute la
journée. Les discussions métaphysiques avec le vénérable grand-prêtre
Bulatgârna et autres logiciens n'avaient point de fin. Ce vieillard me mit
dans une situation embarrassante ; il me pria d'aller chez un certain nombre
d'Européens et d'écrire à une vingtaine de Burghers (sang – mêlés
descendants des Hollandais) pour les inviter à se joindre aux bouddhistes
pour former une branche de la Société. Dans mon innocence, je lui obéis et
le lendemain je me mordais les doigts de honte, car ils m'écrivirent des
réponses injurieuses, disant qu'ils étaient chrétiens et n'avaient rien à voir
avec les Théosophes ni les bouddhistes. Je fis une scène au vieux moine
pour m'avoir fait compromettre par sa légèreté la dignité de la Société, il se
contenta de sourire et de murmurer de vagues excuses. Cela me servit de
leçon, et depuis tant d'années, je ne suis jamais retombé dans la même faute.
Les gens des environs s'empressèrent dans la ville pour nous apercevoir et
firent de grandes réjouissances. Une douzaine de villes et de villages nous
invitèrent à les visiter, nos chambres ne désemplissaient [148] pas de
moines. Une de leurs coutumes nous fit rire. Si notre hôtesse n'avait pas jeté
une étoffe sur les sièges où ils devaient s'assoir, ils étendaient leurs
mouchoirs dessus, se retournaient et s'asseyaient gravement comme si c'eût
été une cérémonie dans un temple. C'est un restant des précautions du yoga,
à savoir l'étendage d'une couche d'herbe durba, ou d'une peau de tigre, ou
d'une natte par terre avant de commencer les postures ou asanas. Cela nous
parut drôle, parce que nouveau.
Le vieux Bulatgâma avait la discussion persistante, beaucoup de
volubilité et de bonté. On parla entre autres des pouvoirs psychiques et HPB
qui l'aimait infiniment fit sonner ses cloches (une fois ce fut une grosse
explosion, comme frappée sur une barre d'acier), frappa des coups "spirites",
fit trembler et remuer la grande table à manger, etc., à la stupéfaction des
assistants.
Le lendemain soir, on nous donna une danse diabolique par les sorciers
professionnels qui prennent part aux processions religieuses, et sont appelés
dans les cas de maladie désespérée pour chasser les mauvais esprits qui sont
supposés posséder le malade. Ils invoquent certains élémentals en récitant
des mantras et se préparent à leurs fonctions par l'abstinence à certaines
phases de la lune. Leur danse est un vrai festival de sorcières ; elle laisse un
souvenir confus de figures sautantes et tournantes, couvertes de masques
hideux, de rubans flottants, et de jeunes feuilles de cocotiers, de tisons
brandis, de masses sombres, de fumée d'huile de coco, de postures
brusquement prises, de quoi rendre une personne [149] nerveuse à moitié
folle. Une partie de la cérémonie consiste à bruler des herbes et des gommes
sur des charbons ardents et à en respirer les vapeurs en suffocant jusqu'à ce
que, frappés de frissons, ils finissent par tomber inanimés. Dans leur coma,
ils ont la vision des diables obsédants et prescrivent ce qu'il faut faire pour
les chasser. On les asperge d'eau en murmurant un charme pour les faire
revenir. Un indigène ayant de l'éducation me dit que ces danses sont
considérées comme efficaces dans plusieurs maladies, surtout celles qui
attaquent les femmes enceintes. On dit alors qu'elles sont sous l'influence du
"Prince Noir." Si les sorciers se rendent maitres du mauvais esprit, celui-ci
obéit à leurs objurgations, sort du corps et donne un signe de son départ en
brisant une branche convenue sur un arbre près de la maison, Il me dit que
cela était arrivé pour sa belle-fille.
Je crois que mon premier discours à Ceylan vaut bien un paragraphe. Je
le prononçai dans une grande salle, dans la caserne insuffisamment éclairée
et pleine à suffoquer. On avait élevé une plateforme à un bout, sur laquelle
avait pris place avec notre délégation Sumàngala, le grand prêtre Bulàtgama,
le grand prêtre de la secte Amarapoura, qui avait fait 28 milles pour venir,
et quelques autres. Toute la colonie européenne (45 personnes) était là et
environ 2 000 cinghalais dans la salle ou dehors. Je ne fus pas content du
tout de mon discours, parce que les visites m'avaient empêché de rédiger
mes notes convenablement et le manque de lumière m'empêchait de les lire.
Cependant je m'en tirai, très surpris que [150] même les passages à effet
n'eussent pas été applaudis : cela se comprenait de la part des européens peu
sympathiques mais moins de celle des bouddhistes. Aussitôt qu'on put nous
ouvrir un chemin, nous sortîmes, HPB et moi, en nous donnant le bras et de
très près pour ne pas être séparés par la foule. "Ai-je bien mal parlé ?" lui
demandai-je. "Non, plutôt bien", répondit-elle. "Alors, pourquoi n'ont-ils
pas applaudi ? Pourquoi ce silence de mort ? Il faut que ç'ait été très mal".
"Comment, comment ? Qu'est-ce que vous dites ?" interrompit le cinghalais
qui tenait l'autre bras de HPB "Qui dit que c'est mal ? Nous n'avons jamais
rien entendu de si bien à Ceylan." "Mais c'est impossible, répondis-je, il n'y
a pas eu un applaudissement, pas une exclamation de satisfaction." "Eh
bien ! J'aurais voulu entendre cela ! Nous aurions étranglé celui qui se serait
permis de vous interrompre !" Il m'expliqua alors que ce n'est pas l'usage
d'interrompre un prédicateur, mais qu'on doit écouter en silence et méditer
ce qu'il a dit en se retirant. Et il me fit remarquer que c'était un grand honneur
d'avoir été écouté dans un parfait silence par une telle foule. Je ne voyais
pas les choses sous ce jour-là, et je continue à croire que mon discours était
mauvais et ne valait pas un applaudissement.
CHAPITRE XI
—
Enthousiasme populaire
Tel fut le prologue d'une période d'emballement, comme nous n'aurions
jamais pu en rêver une. Dans le pays des fleurs et de la végétation tropicale
idéale, sous des cieux riants, le long de routes ombragées de grandes palmes
et égayées des kilomètres durant de petites arches de franges de jeunes
feuilles rubanées, et entourées d'un peuple ravi dont la joie se serait
volontiers manifestée par un véritable culte, nous allions de triomphe en
triomphe, stimulés chaque jour par le magnétisme de l'enthousiasme
populaire. Ces bonnes gens ne pouvaient faire assez pour nous, rien ne leur
semblait assez bon pour nous : nous étions les premiers champions blancs
de leur religion, nous célébrions son excellence et ses consolations en public
à la barbe des missionnaires, ses détracteurs et ses ennemis. Voilà ce qui les
transportait et remplissait leurs cœurs d'affection à éclater. On peut croire
que j'exagère, mais en réalité [152] je reste en dessous de la vérité. Si on
demande des preuves, il n'y a qu'à parcourir cette Ile fortunée, et, après
quinze ans passés, demander si on se rappelle le voyage des deux fondateurs
et de leurs amis.
Dans l'après-midi, on nous conduisit à un wallawa, maison de
campagne d'un noble cinghalais, où je parlai à 3 000 personnes du haut d'un
balcon donnant sur une espèce d'amphithéâtre naturel. La multitude
s'étendait dans la plaine et sur la pente des collines. Les nombreux moines
présents donnèrent le pansil, c'est-à-dire qu'ils entonnèrent les Cinq
préceptes et les Trois refuges en pâli que le peuple répétait tout d'une voix
après eux. Cette grande vague de son fit sur nous une grande impression, car
il n'y a rien de si frappant dans le domaine des sons que la vibration de
milliers de voix humaines se combinant dans un rythme unique.
Le lendemain, on nous fit visiter une plantation de café et de cannelle
appartenant à M. Simon Perera, un riche bouddhiste de Galle, et nous prîmes
grand intérêt à voir peler, sécher, et empaqueter l'écorce du cannellier. Ce
ne fut pas la faute de notre hôte si nous rentrâmes vivants chez nous : il nous
servit un déjeuner gargantuesque où figurèrent cinquante-sept espèces de
curry et autant de plats doux ! Et on nous importunait pour nous faire
"seulement gouter" chaque chose ; on eut beaucoup de peine à leur faire
comprendre que notre estomac n'était pas assez élastique pour nous
permettre d'obtempérer.
Le 25 mai, nous "reçûmes le Pansil" HPB et moi du vénérable
Bulâtgama dans un temple dont le nom m'échappe, et nous fûmes
officiellement reconnus [153] bouddhistes. On avait élevé un grand arc de
triomphe de verdure dans la cour du monastère avec l'inscription :
Bienvenue aux membres de la Société Théosophique. Longtemps avant, en
Amérique, nous nous étions déclarés bouddhistes, de sorte que ce n'était
qu'une confirmation officielle de notre profession de foi. HPB s'agenouilla
devant l'énorme statue du bouddha et je fis comme elle. Nous eûmes
beaucoup de peine à saisir les mots pâlis que nous devions répéter après le
vieux moine, et je ne sais pas comment nous nous en serions tirés, si un ami
se plaçant juste derrière nous ne nous avait soufflé à mesure. Il y avait une
foule de monde qui redisait les formules aussitôt après nous, mais gardait
un profond silence pendant que nous nous débattions avec les syllabes
inconnues. Après le dernier sila et l'offrande rituelle de fleurs, s'éleva une
acclamation à nous briser les nerfs, et le peuple ne pouvait plus rentrer dans
le silence pour écouter les quelques mots que je prononçai à la demande du
grand-prêtre. Je crois que quelques-uns de nos principaux collègues
d'Europe et d'Amérique ont fait tout leur possible pour faire la nuit sur cet
évènement et dissimuler le fait certain que HPB était bouddhiste autant que
n'importe quel cinghalais. Cette dissimulation est aussi inutile que peu
honnête, car plusieurs milliers de personnes dont beaucoup de moines
l'entendirent et la virent "prendre le pansil", et de plus elle proclama sa
conversion dans le monde entier. Mais c'est autre chose d'être un vrai
bouddhiste, ou un sectaire moderne du bouddhisme. Je déclare en son nom
comme au mien que si le [154] bouddhisme avait un seul dogme obligatoire,
nous n'aurions pas pris le pansil, ni ne serions restés bouddhistes plus de dix
minutes. Notre bouddhisme était celui de ce Maitre-Adepte Gautama
Bouddha, identiquement semblable à la Religion Sagesse des Upanishads,
et l'Âme de toutes les anciennes religions. En un mot, notre bouddhisme
était une philosophie et non une théologie.
Le lendemain, départ pour le Nord dans des voitures fournies par les
pêcheurs de Galle, une caste nombreuse, pauvre et travailleuse. C'est parmi
eux que saint François Xavier, apôtre des Indes, recruta le plus grand
nombre de prosélytes. Leur métier qui exige le meurtre (des poissons) est
abhorré des bouddhistes et leur situation sociale est des plus humbles.
Cependant, il semble qu'ils fussent aussi portés pour nous que leurs plus
respectables compatriotes, et n'osant pas s'approcher eux-mêmes au milieu
de la foule de haute caste qui nous entourait, ils m'envoyèrent une humble
pétition, pour me demander d'avoir la condescendance de permettre aux
humbles requérants, etc., de nous fournir des voitures jusqu'à Colombo.
Leur porte-parole était un jeune homme ayant reçu une éducation anglaise
et qui, je crois, appartenait à une autre caste. La sincérité de ces pauvres gens
me toucha et je leur fis dire que je désirais les voir ou au moins une
délégation de leurs anciens pour les remercier personnellement de leur offre
généreuse. Je reçus en effet une députation, et comme je voulais refuser de
leur laisser faire une telle dépense, il s'éleva des protestations et des
supplications qui me décidèrent à accepter avec remerciements. [155]
Presque toute la population bouddhiste de Galle nous vit partir et remplit
l'air d'acclamations amicales. Le premier relai était à Dodânduwa où la
mousson nous accueillit avec des torrents de pluie comme on n'en avait pas
vus depuis des années. Pendant un intervalle, on nous conduisit sous un
immense hangar où je haranguai 2 000 personnes. Après quoi, nous
visitâmes le temple qui était scrupuleusement propre et bien tenu – chose
rare dans l'ile. Il y avait un Bouddha debout, énorme, vieux de plus d'un
siècle.
Repartis le lendemain dans les deux voitures de nos amis les pêcheurs
de Galle, j'eus quatre discours à faire ce jour-là. Le premier sur le
marchepied de la voiture en partant, le second sur les marches du bungalow
à Ambalagoda, le troisième à Piyagale où nous déjeunâmes à 3 heures de
l'après-midi, au milieu d'une foule telle que nous pouvions à peine respirer,
le quatrième dans le temple de Piyagale où s'étaient réunis 3 ou 4 000
auditeurs. On nous y conduisit sous la pluie en procession avec des
bannières, des tamtams, dans un bruit affreux, chaque musicien tâchant de
faire plus de vacarme que les autres et montant la foule jusqu'à une espèce
de délire de joie. Le temple est situé en haut d'une colline raide et rocheuse
le long de laquelle on nous tira à force, HPB souffrant le martyre de sa jambe
qui ne s'était jamais bien remise du coup qu'elle avait reçu à bord du Speke
Hall pendant la tempête. La pluie brouillait tellement mes lunettes que je ne
pouvais voir où je mettais les pieds, et pour comble de malheur, elles
tombèrent et se brisèrent en pièces sur [156] un rocher. Avec ma myopie,
j'étais dans une fâcheuse position. Les moines rassemblés nous reçurent
avec un discours auquel je répondis assez longuement. Continuant notre
route, nous arrivâmes à Kalutara à 9 heures du soir, mais nous n'étions pas
au bout de nos peines, car il y avait encore un tas de moines à recevoir,
encore un discours à écouter et un à faire. Après le souper bien gagné, le lit,
bien gagné aussi. Un petit incident sur la route, dans la nuit, nous amusa :
Un homme sortit en courant d'une maison au bord de la route, une brillante
lumière à la main, arrêta nos voitures et nous appela l'un après l'autre
vivement. Nous croyions qu'il avait quelque chose de grave à nous dire, que
c'était peut-être l'octroi, peut-être un avertissement de nous défier d'un
complot de missionnaires 4. Mais il ne dit rien, et après avoir répété nos
noms avec un soupir de satisfaction, il s'en retourna. L'interprète lui
demanda ce qu'il voulait. "Oh ! Rien, seulement les voir."
Il n'y avait pas à faire la grasse matinée dans ce voyage, de sorte que le
lendemain nous étions debout à l'aube et les hommes essayaient de prendre
un bain de mer. Vraiment ce n'était pas commode, avec un fond de coraux
pointus qui ressemblait à un tapis à l'envers dans lequel on aurait laissé les
clous, le voisinage certain des requins, et la présence d'une foule
observatrice qui se croyait au théâtre ou à un cours de danse ! Enfin, c'était
un bain, et c'est beaucoup sous les tropiques.
Dans l'après-midi, nous tâtâmes des douceurs du [157] fonctionnarisme,
l'agent du gouvernement nous ayant interdit l'usage d'aucun édifice public
et même de la véranda et des marches de l'école. Cet imbécile paraissait
croire que les bouddhistes, intimidés, abandonneraient leur religion, ou
trouveraient le christianisme plus aimable en se voyant exclure de bâtiments
élevés avec leur propre argent payé en taxes et qu'on prêtait à n'importe quel
orateur antibouddhiste. Il nous restait les champs et le ciel, pour salle de
conférence et pour toit, et la réunion se tint dans un bois de cocotiers.
Quelques étoffes éclatantes accrochées aux arbres formaient dais et abat-
son, et une chaise placée sur une grande table me servait de tribune.
L'assistance était bien de 2 ou 3 000 personnes. On peut penser que
l'occasion ne fut pas perdue de signaler l'esprit de malice du parti chrétien
et sa crainte de voir les cinghalais découvrir les mérites du bouddhisme.
En ce temps-là, le chemin de fer finissait à Kalatura et le train nous
conduisit à notre étape suivante Pânadura. On nous logea dans un pansala
voisin d'un vihara qui venait d'être construit à ses frais par un vieillard
pittoresque nommé Andris Perera. Il était grand, maigre et noir, avec un
large front, les cheveux brossés en arrière, où ils se tordaient en chignon de
femme, retenus par un énorme et riche peigne d'écaille. De plus un peigne
rond couronnait sa belle tête à la mode cinghalaise. Il portait le dhoti national
et un habit du siècle dernier en drap bleu, avec un seul revers, de longs pans,
des manchettes, une vingtaine de gros boutons d'or d'un côté et autant de
4
Cela vint plus tard : ils essayèrent une fois de m'assassiner.
brandebourgs et de galons d'or de l'autre, la même ornementation [158] se
répétant sur le col et sur les manches.
Un grand baudrier d'écarlate et de galon d'or passait sur une épaule et
sous l'autre bras, une courte épée à fourreau doré y était passée, une plaque
grande comme une assiette à dessert était suspendue diagonalement par une
chaine d'or, et une ceinture lourde et richement repoussée l'entourait ! Quant
à ses pieds, ils étaient nus dans des sandales de cuir. Il était si extraordinaire,
si différent de tout ce que j'avais jamais vu que je notai ces détails dans mon
journal. Il était sorti un peu en avant de sa maison pour nous recevoir, et
derrière lui se tenaient ses six grands et remarquables fils et ses trois jolies
filles. Ce groupe nous parut très pittoresque. Sans plus attendre, le vieux
moudelyar (maire du village) nous conduisit à un grand hangar où je
haranguai sans désemparer environ 4 000 personnes. Les missionnaires
avaient fait leur possible depuis notre arrivée pour affaiblir notre influence
sur les bouddhistes, et je leur en dis mon opinion sur l'heure ; je dirai plus
tard avec quel résultat. Vraiment ces missionnaires protestants sont de vraies
pestes ; nous n'avons jamais eu maille à partir avec les catholiques.
On ne connait pas l'habitat originel des moustiques, mais si ce n'est pas
le Pansala Perera, cela pourrait l'être : il y en avait des nuées. Le bâtiment,
tout en longueur, comprenait de petites chambres à coucher ouvrant sur des
vérandas qui faisaient le tour, avec un petit hall au milieu. Point de salles de
de bains, la maison étant construite pour des moines qui se baignent dehors.
Les fenêtres ne fermaient que par des volets, et quand ceux-ci étaient fermés,
les [159] chambres étaient dans une obscurité complète. HPB occupait une
des chambres du midi ; elle voulut se baigner, et comme il n'y avait pas
d'autre ressource, je lui fis arranger un tub dans sa chambre. Mais comme
elle aurait été dans le noir avec les volets fermés, je fis accrocher une natte
sur l'ouverture des persiennes et elle se mit à sa toilette. Nous étions tous
assis de l'autre côté de la véranda bavardant, quand je m'entendis appeler et
je courus voir ce qui se passait. Je vis trois cinghalaises en train de se glisser
sous la natte, tandis que la vieille dame jurait avec une sauvage énergie. En
entendant ma voix, elle expliqua que ces impudentes créatures, pour
satisfaire leur curiosité, s'étaient fourrées sous la natte, et que, tournant la
tête, elle les avait aperçues sur l'appui de la fenêtre observant paisiblement
ses ablutions. Son indignation était si tragique, que je ne pouvais
m'empêcher de rire de tout cœur en éconduisant les curieuses. Les pauvres
n'y entendaient pas malice : c'était l'habitude du pays de s'occuper des
affaires de tout le monde et d'ignorer le mur de la vie privée. Voilà un
spécimen de ce qu'il nous fallut endurer pendant tout notre voyage à Ceylan.
Le lendemain, à 4 heures, nous partîmes pour Colombo qui nous
accueillit par une averse horrible. On nous conduisit à un grand bungalow
appelé "Radcliffe House", dans le quartier de Slave Island de l'autre côté du
joli lac artificiel. Une nombreuse assemblée nous attendait, dont Sumangala
et une cinquantaine de moines. Après diner, harangue du grand prêtre,
discussions, causerie, et au lit.
La foule nous assiégeait plus encore que partout [160] ailleurs, nous
n'avions pas un moment à nous et pas l'ombre d'incognito : les journaux
étaient pleins d'histoires à notre endroit et les chrétiens enrageaient. Je fus
obligé de me retirer dans le collège de Sumangala pour préparer mon
discours du lendemain et d'écrire dans la bibliothèque les portes fermées à
clef. Ce discours sur la "Théosophie et le Bouddhisme" fut prononcé dans
notre maison. Le 5 juin, j'en fis un autre au temple de Megittuwatte, à
Kotahena, celui que les touristes visitent le plus. Le lendemain, deux
discours, le premier à Kotta, le second au collège Vidyodaya (celui de
Sumangala) sur "Le Nirvâna, les Mérites et l'Éducation des enfants
bouddhistes." J'avais commencé mes appels dans cette direction à Galle et
pendant tout le voyage j'avais fait tous mes efforts pour faire comprendre au
peuple les risques qu'il courait en laissant prévenir ses enfants contre leur
religion ancestrale par des ennemis déclarés de celle-ci, qui ne venaient pas
dans le pays pour autre chose. Ce m'est une grande satisfaction de savoir
que mes efforts n'ont pas été vains et que le mouvement considérable et
couronné de succès pour fonder des écoles bouddhistes date de ce voyage
important. Le jour suivant fut consacré à la visite du temple de Kélanie, un
des plus révérés de toute où la grande Stoupa recouvre des reliques
authentiques du Bouddha lui-même, avec accompagnement obligatoire de
discours et de foule nombreuse. Le 8 juin, organisation de la branche de
Colombo, à laquelle je proposai mon plan de fonder une section bouddhique,
composée de deux subdivisions, une laïque et l'autre religieuse : ceci parce
que le Vinàya défend aux [161] moines de se mêler aux laïques sur un pied
d'égalité dans les affaires séculières. Tout le monde approuva ce projet, qui
fut réalisé en son temps ; Sumangala présida l'association des moines et
devint en même temps un des vice-présidents honoraires de la Société.
Le 9, montée à Kandy où nous arrivâmes vers 7 heures du soir, après
quatre heures et demie de trajet en chemin de fer, dans un des paysages les
plus pittoresques du monde. La foule nous attendait, conduite par une
députation des chefs Kandyotes – dont le rang féodal ressemblait fort
autrefois à celui des chefs de clans dans les Highlands – et nous mena chez
nous en procession avec des torches, des tamtams et des trompettes
indigènes qui nous crevaient le tympan.
Nous reçûmes, le lendemain matin, la visite de cérémonie des grands
prêtres des temples d'Asgiriva et de Malwattie ; ce sont les grands
dignitaires de File, quelque chose comme des archevêques primats. Sous les
rois Kandyotes, ces personnages étaient des fonctionnaires royaux,
protecteurs du temple de la Dent et avaient le pas sur tous dans les
processions royales. Sumangala était leur inférieur en rang, mais les
dépassait de bien loin dans l'opinion publique et par sa valeur personnelle.
Je devais parler dans le temple à 2 heures, mais la foule qui s'y était portée
était telle que j'eus toutes les peines du monde à pénétrer jusqu'à ma table.
Et le mouvement incessant des pieds nus sur le pavé éveillait un tel écho
sous les voutes que je ne pouvais faire entendre un seul mot. Après quelques
minutes de vains efforts, on se transporta [162] dehors sur la pelouse. Notre
groupe monta avec Sumangala sur un large mur et, des chaises avant été
apportées pour lui et pour HPB, je parlai sous les branches pendantes d'un
arbre à pain, qui servirent d'abat-son. L'énorme foule s'assit ou resta debout
sur la pelouse en forme d'hémicycle, et je pus me faire entendre assez bien.
Les missionnaires en attendant notre arrivée avaient répandu contre nous
toute sorte de calomnies et la veille avaient prêché contre le bouddhisme
avec violence dans les rues de Kandy. Les timides cinghalais n'avaient pas
osé leur répondre parce que c'étaient des hommes blancs, mais ils vinrent se
plaindre à nous. De sorte que, aussitôt mon discours commencé, je
mentionnai ces faits, et tirant ma montre, je dis que je donnais cinq minutes,
à n'importe quel évêque, archidiacre, prêtre ou diacre de quelque église que
ce fût, pour se présenter et prouver que le bouddhisme était une religion
fausse ; faute de quoi, les cinghalais auraient tous les droits de les traiter
comme ils le méritaient. On m'avait montré cinq missionnaires dans
l'assistance, mais je restai les cinq minutes montre en main sans que
personne n'élevât la voix. On verra la suite plus loin.
J'avais à prononcer un discours le lendemain au Town-hall sur "la Vie
de Bouddha et ses Enseignements", et je travaillai comme un malheureux
pour finir de l'écrire dans des circonstances désespérantes. HPB me rendit à
moitié fou en me faisant descendre une douzaine de fois, soit pour voir des
gens qui ne m'intéressaient nullement, soit pour poser en groupe devant
d'obstinés photographes. Enfin, cela [163] finit par s'arranger et je fis ma
conférence devant une foule nombreuse, qui remplissait le Hall et ses
entrées. La plupart des fonctionnaires influents étaient là, et les
applaudissements continuels nous donnèrent à penser que c'était un succès.
Dix-huit membres nouveaux furent admis ce soir-là.
Le lendemain, à 9 heures du matin, on nous fit l'honneur rare de nous
montrer la Dent du Bouddha. Elle est conservée dans une tour séparée,
derrière une lourde porte bardée de fer et fermée par quatre grosses serrures
dont les clefs sont entre les mains des deux grands prêtres, de l'agent du
gouvernement et du Devalinami, fonctionnaire spécial qui a survécu au
gouvernement Kandyote qui l'avait créé. La relique, de la taille d'une dent
d'alligator, est tenue par une tige d'or sortant d'un lotus de même métal et le
temps l'a considérablement décolorée. Si elle était authentique, elle aurait
vingt-cinq siècles. Elle est habituellement enveloppée d'une feuille d'or pur
et renfermée dans une boite dorée juste assez grande pour elle, et couverte
extérieurement d'émeraudes, de diamants et de rubis. Cette boite est placée
dans un dôme doré incrusté de pierres précieuses, celui-ci dans un dôme plus
grand de même nature, puis dans un troisième, un quatrième et enfin ce
dernier repose dans un plus grand de plaques d'argent épaisses, haut de cinq
pieds quatre pouces et demi et de neuf pieds dix pouces de circonférence.
Quand la relique est exposée, on la pose sur une estrade avec ses sept riches
enveloppes et des statuettes du Bouddha en cristal de roche et en or, et
d'autres objets précieux. Des pierres précieuses et des joyaux pendent au
plafond, entre autres, un [164] oiseau suspendu à une chaine dorée, composé
entièrement de diamants, de rubis, de saphirs bleus, d'émeraudes, et d'œils
de chat montés en or, mais si serrés, qu'on ne voit pas la carcasse de métal.
Le sanctuaire est une petite pièce au second étage de la tour sans fenêtre ni
ouverture quelconque sur l'extérieur ; l'air y est chargé du parfum des fleurs
et des épices et les lumières s'y reflètent sur les pierres précieuses. Le
chambranle de la porte est d'ébène incrusté d'ivoire, les panneaux sont en
cuivre. Devant l'estrade, une table carrée ordinaire sert à déposer les dons
de valeur et les offrandes de fleurs. Inutile de dire que nous étions à moitié
écrasés par les nombreux notables qui s'étaient glissés à notre suite, et que
nous n'avions qu'un désir : retrouver un peu d'air le plus vite possible. Je
crois que la relique n'avait pas été exposée depuis la visite du Prince de
Galles, de sorte que c'était le plus grand honneur qu'on pût nous faire.
Aussitôt rentrés chez nous, les cinghalais qui avaient reçu de l'éducation
s'empressèrent de demander l'opinion de HPB sur l'authenticité de la relique,
était-ce ou n'était-ce pas une dent du Bouddha ? Jolie question dans le genre
épineux. À en croire les historiens portugais, la vraie dent, après de
romantiques vicissitudes, tomba entre les mains des inquisiteurs de Goa, qui
défendirent au vice-roi, Constantia de Bragance, d'accepter une somme
fabuleuse – 400 000 cruzados, un cruzado valait 3 fr. 50 – que le roi de
Pégou offrait pour son rachat. Ils ordonnèrent qu'elle fût détruite. Et
l'archevêque, en leur présence et devant les grands officiers de l'État, la
pulvérisa dans un mortier, jeta la poudre [165] dans un brasier qu'on avait
allumé exprès, et cendres et charbons furent dispersés sur la rivière à la vue
d'une multitude "qui se pressait sur les vérandas et les fenêtres donnant sur
l'eau". Le docteur Da Cunha – catholique portugais lui-même – se montre
sarcastique en ses commentaires sur cet acte de vandalisme.
"On peut aisément s'imaginer l'effet produit sur la
populace qui encombrait les rues, par cette assemblée du
vice-roi, des prélats et des notables de l'ancienne cité de
Goa, réunie pour voir pulvériser un morceau d'os dans un
mortier, et le désespoir de la pauvre ambassade du Pégou
en voyant détruire la relique de leur saint ; et la joie féroce
des sévères inquisiteurs en contemplant la dispersion des
cendres de la Dent sur les eaux sacrées de la Gomati, et
enfin la gloire qui en revenait à Dieu, l'honneur du
christianisme, et le salut des âmes. Voilà le point où les
extrêmes se touchent : L'incinération d'une dent pour la
plus grande gloire de Dieu est le point de contact entre le
sublime et le ridicule."
J'ai dit que la relique de Kandy est à peu près de la taille d'une dent
d'alligator, mais elle ne ressemble à aucune espèce de dent, animale ou
humaine. Elle a environ deux pouces de long et presque un de large à la
base, elle est légèrement recourbée et arrondie à l'extrémité. Quelques
bouddhistes disent que c'est parce que du temps de Bouddha les hommes
étaient des géants et leurs dents proportionnées à leur stature. Ce qui
naturellement est absurde, l'histoire des [166] aryens ne corrobore en rien
cette légende. On raconte, d'autre part, que la dent actuelle fut fabriquée d'un
morceau de corne de cerf par ordre du roi Vikrama Bahu, en 1566, pour
remplacer l'original, brulé par les Portugais en 1560. D'autres croient que
cette dent est vraiment une copie et que la vraie dent est cachée en lieu sûr,
les Portugais n'ayant brulé qu'une reproduction. En vérité, les légendes de
cette dalada sont légion, et je renvoie mes lecteurs à la curieuse brochure du
docteur Da Cunha et à celle de Sir M. Coomaraswami sur laquelle l'autre est
basée en grande partie, aux transactions de la Société Asiatique, à l'ouvrage
de Tennent sur Ceylan et à d'autres sources. Une des légendes les plus
poétiques qui ont pris naissance à propos de la Dent, raconte qu'ayant été
précipitée dans un four brulant par un empereur indien incrédule, "une fleur
de lotus large comme une roue de char s'éleva au-dessus des flammes et la
dent sacrée, lançant des rayons qui montèrent jusqu'au ciel et illuminèrent
l'univers, s'établit sur la fleur". On prétend même que c'est là l'origine de la
formule sacrée des tibétains Om mani padme hum. Voir pour d'autres
légendes le Dhatuwamsa, ancien ouvrage cinghalais sur l'histoire de la Dent.
Le père Francisco de Souza se fait l'écho dans l'Oriente conquistado de la
croyance populaire : "au moment où l'archevêque plaça la dent dans le
mortier pour la pulvériser, elle traversa le fond et alla droit à Kandy se poser
sur une fleur de lotus". Nous ne pouvons peut-être pas les suivre jusque-là,
mais nous ne pouvons nier que les cinghalais ne trouvent une grande
consolation à considérer la Dent de Kandy comme une relique [167]
authentique du plus sublime des hommes, et nous ne perdrons rien à nous
rappeler que :
D'espérance et de foi, le monde entier diffère
L'humanité entière
Est d'accord sur la charité.
Est-ce cette réflexion qui porta HPB à répondre gaiement à ses
interrogateurs : "Naturellement, c'est sa dent, une qu'il avait étant tigre !"
CHAPITRE XII
—
Fin du voyage à Ceylan
Redescendus à Colombo après notre visite à la Dent, nous le quittâmes
au bout de quelques jours bien remplis par les conférences et les réunions
d'organisation, pour Morotuwa, accompagnés à la gare par de nombreux
amis. Une dame bouddhiste donna à HPB un médaillon émaillé sur or, et le
grand-prêtre nous donna à Damodar et à moi quelque chose de plus précieux
encore, une bénédiction. Avec quelques moines, il récita le Pirit et tous
mirent leurs mains sur nos poitrines. HPB étant femme selon les apparences,
ces moines ne pouvaient la toucher. Elle plaisanta beaucoup de cela tout le
long du voyage et à Galle, après sa conversion au bouddhisme, elle taquinait
sans pitié le vénérable Bulatgama – qu'elle appelait son Père en Dieu –
l'engageant à fumer, et lui passant une cigarette roulée par elle sur un
éventail, pour qu'il ne fût pas souillé par son contact, riant et faisant partager
sa gaieté au vieux [169] moine. En 24 heures, à Colombo le dernier jour,
nous n'avions pas reçu moins de onze invitations à visiter des endroits
variés : en somme, toute l'ile aurait voulu nous avoir si le temps rayait
permis.
De Morotuwa, on s'en fut à Panaduré, où je reçus un défi du principal
de l'école de la mission SPG au nom du parti chrétien pour discuter la
religion chrétienne. Le billet faisait allusion à mon défi de cinq minutes à
Kandy et était rédigé avec une certaine insolence. Notre programme était
naturellement fixé d'avance et toutes les heures avaient leur emploi, de plus
nous étions forcés de nous trouver à Galle à date fixe pour nous embarquer.
Tout le monde savait cela et le défi n'était qu'une attrape, le parti chrétien
croyant qu'il serait décliné et qu'il pourrait nous attribuer les motifs qu'il
voudrait après notre départ. Je voulais le mépriser, mais HPB s'y opposa et
dit qu'il fallait l'accepter pour la raison ci-dessus. Wimbridge fut du même
avis et j'envoyai mon acceptation sous certaines conditions : 1° Le débat
aurait lieu dans les trois jours ; 2° mon adversaire devrait être un prêtre
ordonné d'une secte orthodoxe, quelqu'un de considéré parmi les chrétiens,
et qu'ils reconnaitraient pour un représentant respectable de leur foi. Puis je
télégraphiai aussitôt pour nous dégager ailleurs afin de pouvoir rester à
Panaduré jusqu'à ce que cette affaire fût finie. J'avais mes raisons de poser
la seconde condition : nous avions rencontré à Colombo un de ces maudits
perroquets religieux, qui ont la tête tournée et dont l'esprit querelleur rend
les rapports avec eux impossibles : fauteurs de tocades, pestes sociales. Et
je pensais que ce serait mon adversaire. [170] Il n'y avait ni profit, ni
honneur à gagner dans un conflit avec un tel homme ; s'il était réduit au
silence, le parti chrétien le répudierait, s'il avait le dessus, les bouddhistes
seraient couverts de honte de voir leur champion vaincu par un individu qui
n'était respecté d'aucun parti, qui n'était pas ordonné prêtre, et dont les
opinions religieuses n'étaient rien moins qu'orthodoxes. Il nous avait
assommés à Colombo de la bruyante exposition de ses idées ; il avait fondé
– sur le papier – une société appelée Christo-Brahmo Samaj, et m'avait
envoyé un prospectus où les principes de la nouvelle société étaient exposés.
Ils étaient fantastiques et hétérodoxes ; je n'en donnerai qu'un exemple : il
déclarait que le Saint-Esprit devait être féminin, car autrement le ciel serait
comme un ménage de garçons, un père, un fils et pas de femme !
De nombreuses notes furent échangées après l'acceptation du défi, nous
essayant toujours de mettre les choses sur un pied juste et raisonnable, nos
adversaires recourant aux tours et aux subterfuges pour nous mettre dans la
fausse position dont ils avaient espéré profiter. Nos amis nous tenaient
informés de tout ce qui se brassait, y compris les discussions secrètes
(entendues par qui voulait les écouter dans les deux partis, vu la construction
des maisons de Ceylan) entre le maitre d'école et les principaux chrétiens de
l'endroit. On demanda à tous les clergymans protestants honorables, depuis
l'évêque jusqu'au dernier, de me confondre, mais tous refusèrent, et les
avocats chrétiens auprès de la cour d'appel suivirent leur exemple. D'après
ce qu'on me dit, le maitre [171] d'école avait reçu tout autre chose que des
compliments pour avoir mis le parti entier dans ces mauvais draps.
Finalement, comme je l'avais prévu, on s'arrangea secrètement avec
l'individu dont j'ai parlé pour qu'il se présentât comme mon antagoniste.
L'ayant appris d'une source sure, je consultai Sumangala et les six prêtres
principaux qui étaient avec lui représentant le corps entier des moines, et qui
devaient me soutenir de leur présence, pour savoir que faire. La veille du
jour fixé pour la discussion, HPB et Wimbridge allèrent porter mon
ultimatum – tant nos adversaires s'étaient dérobés, évitant toujours de mettre
nos conventions par écrit. Je refusais purement et simplement d'aller plus
loin sans conventions préalables.
Le meeting lui-même fut une amusante affaire. Il se tint à 2 heures, dans
l'école de la SPG, un bâtiment bien aéré, au toit élevé et bien ventilé, avec
deux portes en face l'une de l'autre au centre de la salle. La moitié de droite
était pour les chrétiens, la moitié gauche pour les bouddhistes. Deux simples
tables nous attendaient, mon adversaire et moi. Mon fondateur de la Christo-
Brahmo Samaj était d'un côté avec une grande Bible devant lui. La salle était
comble et les alentours de même. Il se fit un profond silence quand HPB
entra avec moi et avec notre groupe. Je saluai les deux partis et je m'assis
sans même regarder mon antagoniste. Voyant qu'on me laissait toute
l'initiative, je me levai, et je dis qu'en cas semblable, c'était la coutume parmi
les peuples occidentaux de choisir un président nanti de pleins pouvoirs sur
les orateurs, qui veille sur le temps pris [172] et les expressions employées
et prononce une récapitulation de la séance à la clôture. Le parti bouddhiste,
ne voulant que la justice, ne demandait pas mieux que de laisser le parti
chrétien nommer le président, pourvu que ce fût un homme connu pour son
intelligence, sa réputation et sa justice. Je les priai donc de proposer un
homme convenable. Les meneurs se consultèrent assez longtemps, puis
proposèrent l'homme le plus étroit et le plus rempli de préjugés de toute l'ile,
le plus inacceptable pour les bouddhistes. Nous le récusâmes et nous les
priâmes de recommencer. Même résultat, et encore à une troisième épreuve.
Je déclarai alors, que puisqu'ils n'avaient évidemment pas l'intention de tenir
leurs engagements en nommant quelqu'un de convenable, je nommerais
pour les bouddhistes un homme qui n'était pas bouddhiste, mais chrétien,
cependant sur l'équité duquel nous pouvions compter. Je proposai un
inspecteur des écoles bien connu. Mais ce n'était pas le genre de président
qu'ils voulaient, ils le rejetèrent et en revinrent à leur premier choix. Cette
farce continua pendant une heure et demie. Soutenu par Sumangala, je les
avertis que si dans dix minutes, ils ne s'étaient pas mis d'accord sur un
président convenable, nous quitterions la place. Aucun résultat : le délai de
grâce expiré, je me levai et je lus quelques notes que j'avais préparées
d'avance, prévoyant bien quelque chose de ce genre. Après avoir récapitulé
les faits, y compris les conditions d'acceptation du défi, je montrai les
obstacles qu'on nous opposait, l'injure délibérée de mettre en face de moi
comme adversaire un homme qui n'avait pas les Ordres, qu'ils ne
reconnaissaient [173] pas comme orthodoxe, dont la défaite serait sans
conséquence, et qu'ils avaient pris comme un pis-aller, après avoir
vainement essayé de trouver un meilleur champion. Et – comme ils ne
connaissaient évidemment pas les vrais sentiments religieux de leur
champion, le prospectus étant je crois tout récent – je montrai le précieux
document et j'en lus des passages relatifs à la Trinité. Leur consternation
parut grande, et se manifesta par un profond silence, pendant lequel notre
groupe se leva et quitta l'école, précédé par les sept prêtres et suivi d'une
multitude enthousiaste. Je n'avais jamais vu les cinghalais si démonstratifs ;
ils ne voulurent pas nous laisser remonter en voiture, mais il nous fallut
rentrer à pied, serrés par un entourage humain si dense, que je sais
maintenant ce que cela peut être de former le centre d'une balle de coton.
On criait, on tirait des coups de fusil, on claquait des fouets énormes –
coutume cinghalaise importée des Indes il y a des siècles, – on agitait des
drapeaux, on chantait, et ce qui est charmant, on jetait en l'air des pots en
cuivre brillants où sonnaient quelques cailloux, le soleil se reflétait dans le
métal poli, et les cailloux faisaient un bruit fort agréable. C'est ainsi que l'on
nous conduisit chez nous, ou plutôt à un grand hangar attenant où il fallut
nous faire voir ainsi que les prêtres principaux et prononcer quelques mots
appropriés. On échangeait entre amis les plus chaudes félicitations, et tout
le monde paraissait penser que les protestants s'étaient infligé à eux-mêmes
le coup le plus sensible qu'ils eussent reçu depuis leur arrivée dans l'ile. Je
l'ai déjà dit : les catholiques ne nous molestaient [174] point. Et voici une
coupure de notre scrap-book extraite du Ceylon Catholic Messenger du 20
mai 1881 :
"Les théosophes ne peuvent pas être pires en tout cas que
les missionnaires des sectes, et si le colonel Olcott peut
persuader aux bouddhistes comme il s'y efforce d'établir
des écoles à eux, il nous rendra service. Car si les
bouddhistes avaient leurs écoles confessionnelles comme
nous avons les nôtres, cela mettrait fin à la malhonnêteté
des missionnaires sectaires qui soutirent de l'argent au
gouvernement pour faire du prosélytisme sous prétexte de
leurs écoles. Quoique nous nous intéressions surtout à
l'éducation de nos coreligionnaires, cependant, ce n'est ni
notre intérêt ni notre désir que l'éducation ne soit pas
générale."
Nous ne mettrons pas de point d'interrogation à la dernière phrase eu
égard à l'aimable neutralité indiquée dans ce paragraphe.
Quant au champion "chrétien" malheureux, on se hâta de l'enfermer
dans une chambre privée de la gare jusqu'à l'arrivée du train suivant pour
Colombo tant on craignait les représailles de ses "coreligionnaires".
Le lendemain, à Bentota et le jour suivant à Galle, où nous arrivâmes à
5 heures du soir après une délicieuse journée de voiture. Un des parsis et
moi, nous dûmes prendre le lit pour deux jours, et je ne pus paraitre en
public. Le 26 à Mâtara, notre étape la plus méridionale. À quatre milles de
la ville nous fûmes accueillis par une procession qu'on dit avoir un mille de
long, à la tête de laquelle étaient les notables. [175]
Cette procession avait les caractères curieux des anciennes Perahera
cinghalaises et elle avait pour nous l'attrait de la nouveauté pittoresque. On
voyait des danseurs du sabre en costume, des sorciers, des Naulehniss à la
figure ocrée, un temple tournant sur un pivot, une charrette de marionnettes,
car il faut se rappeler que tous les Fantoccini sont d'origine orientale, et font
partie de presque toutes les fêtes aux Indes, en Birmanie et à Ceylan. Des
drapeaux et des oriflammes à queue d'hirondelle s'agitaient entre les mains
des hommes et des garçons. Musique, tamtams, chants composés en notre
honneur et un décor d'Olla le long des routes pendant dix milles. On peut
s'imaginer quelle foule attirait à ma conférence de semblables
démonstrations. Je la donnai dans un bois de palmiers au bord de la mer,
debout sur les marches d'une véranda et les auditeurs assis par terre. Mon
interprète, ce jour-là, était bien éprouvant : il commença par me prier de
parler très lentement "parce qu'il ne savait pas très bien l'anglais". Ensuite il
se plaça juste en face de moi et me regardait dans la bouche comme s'il avait
lu Homère, et s'il eût voulu voir quels mots "s'échapperaient à travers les
barrières de mes dents". Il était accroupi, tenant ses genoux entre ses mains
croisées. Je parlais d'abondance, sans notes, et j'avais toutes les peines du
monde à conserver mon sang-froid en voyant l'extrême anxiété peinte sur sa
physionomie. Quand il n'avait pas compris une phrase : "Voulez-vous
répéter cela s'il vous plaît", suppliait-il. Il fallait être éloquent contre vents
et marée ! Cependant, on s'en tira tant bien que mal et les [176] braves
auditeurs étaient pleins de patience et de bonne humeur.
Quelques jours de ce genre d'exercices nous ramenèrent à Galle bons à
mettre au lit, et nous y restâmes malgré toutes les importunités. Au bout de
deux jours, j'allai cependant visiter le temple particulier de M. Perera et de
ses frères, c'est-à-dire un temple qu'ils ont construit de leurs deniers pour un
prêtre plus strict et plus ascétique que la plupart de ceux de son ordre. Puis,
un peu de repos relatif qui me permit de préparer un discours que je voulais
prononcer devant une assemblée où j'avais convoqué les deux sectes
bouddhistes en vue de les réconcilier un peu et de les intéresser également à
notre mouvement en faveur du bouddhisme. Cette assemblée se réunit à 1
heure après-midi, dans une salle élevée et bien aérée sur la plage du port
appartenant à M. S. Perera. Un déjeuner servi aux délégués – quinze de
chaque secte – forma le préliminaire obligé. Pour éviter toute complication,
j'avais placé les deux groupes dans deux salles contigües communiquant par
de grandes portes ouvertes. Les moines se lavèrent les pieds, puis les mains
et la figure, et se rincèrent la bouche. Ils se placèrent ensuite sur de petites
nattes, les anciens en tête de la ligne et tous avec leur marmite de cuivre
devant eux. Les hôtes laïques apportèrent alors d'énormes plats de riz bien
cuit, de curry, de fruits, de lait, et d'autres choses de la cuisine qui était
dehors, et mirent dans chaque marmite une ample portion de solide. En
allant de la cuisine à la salle, ils laissaient une foule de pauvres toucher les
plats en murmurant une formule de bénédiction, car [177] on croit que ceux
qui touchent ainsi les aumônes acquièrent une part du mérite qu'il y a à
nourrir des moines. Quant à nous, on nous servit dans une autre partie de la
maison. Tout étant fini, je me plaçai dans la porte entre les deux salles, je
déclarai la séance ouverte, et je prononçai mon discours qui était traduit à
mesure. Je lus aussi mon décret de fondation de la Section Bouddhiste.
Plusieurs prêtres firent quelques observations, et un comité mixte des deux
sectes, cinq de chaque, avec Sumangala comme président, fut choisi pour
exécuter mon projet, et la séance fut levée. C'était tout à fait une nouveauté,
les deux sectes n'ayant jamais participé en commun à aucune affaire, et ce
n'aurait pas été possible si nous n'avions été étrangers, sans liens avec aucun
des deux partis, ni englobés dans un cercle plutôt que dans l'autre. Nous
représentions le Bouddhisme en grand et ses intérêts généraux, et aucun des
deux partis n'osait se tenir à l'écart quand même il l'eût désiré, de peur de
l'opinion publique. Je dois dire que depuis 19 ans, je n'ai jamais eu à me
plaindre d'aucune diminution de bonne volonté de la part d'une secte ni de
l'autre. Au contraire, elles ont donné mille preuves de leur désir d'aider, dans
la mesure où l'inertie naturelle de leur tempérament le leur permet, à ce
grand mouvement de renaissance du bouddhisme cinghalais, qui est appelé
au plus solide établissement, puisqu'il se fonde sur la volonté d'un peuple
intelligent. J'ai toujours profondément regretté, personnellement, de n'avoir
pu me consacrer tout entier à la cause du bouddhisme depuis ma jeunesse :
car je suis persuadé que dès [178] l'époque de notre premier voyage à
Ceylan, en 1880, j'aurais pu provoquer l'union parfaite des "églises" du Nord
et du Sud – pour me servir de cette absurde dénomination – et que j'aurais
pu planter une école à chaque croisement de route de ce pays délicieux des
palmiers et des épices. Enfin, laissons ce "si j'avais su", mon temps n'a pas
été perdu.
Ma grande erreur fut de ne pas profiter de cet enthousiasme pour réunir
– comme je l'aurais pu facilement – un fonds de deux ou trois lakhs de
roupies pour fonder des écoles bouddhistes, imprimer des livres bouddhistes
et faire de la propagande. Je rendis mon œuvre infiniment plus ardue en
remettant à l'année suivante cette pressante affaire, et les souscriptions
furent diminuées d'autant. Survint une année de mauvaise récolte, Colombo
remplaçait Galle comme escale des paquebots, et tout était changé.
Le 12 juillet fut notre dernier jour dans l'ile, notre bateau arriva le 13 et
nous embarquâmes, laissant des amis en pleurs, et emportant avec nous le
souvenir de bien des gracieusetés, d'une assistance joyeuse, de charmants
voyages, de foules enthousiastes, et d'expériences étranges, meublant la
mémoire d'images saisissantes à rappeler plus tard avec plaisir, comme je le
fais aujourd'hui en feuilletant quelques pages de mon vieux journal.
CHAPITRE XIII
—
Petite tempête domestique
Par manière de compensation à toutes les satisfactions de notre séjour à
Ceylan, la mer fut terrible entre Galle et Colombo et toute la bande eut le
mal de mer. On passa dans le port de Colombo toute la journée du
lendemain ; les vagues étaient si fortes que bien peu de nos amis se
risquèrent à venir jusqu'à nous ; mais parmi ce peu Megittuwatte.
L'influence du nombre sept se fit sentir comme toujours ; sept visiteurs, le
dernier bateau (qui nous apporta le dernier numéro du Theosophist) portant
le numéro sept, et les machines mises en mouvement à 7 h 7. Encore une
nuit de tempête, et arrivée à Tuticorin, notre première escale aux Indes, avec
plusieurs heures de retard.
C'est amusant de retrouver dans mon journal une note sur nos poids
respectifs comparés à nos poids en partant. HPB avait gagné 8 livres et
pesait 237 l. (anglaises). J'en avais perdu 15 et je restais à 170. [180]
Wimbridge n'avait rien gagné ni perdu. Et Damodar, l'antithèse de HPB ne
pesait que 90 et avait laissé à Ceylan 6 l, qu'il aurait bien mieux fait de
garder.
Il pleuvait à ne pas mettre un chien dehors le dernier jour de notre
voyage de retour – il avait d'ailleurs plu à peu près tout le temps. Le pont
était trempé, les tentes dégouttaient, l'eau s'étant accumulée partout où les
cordes donnaient un peu. HPB faisait de vains efforts pour écrire à une table
que le capitaine lui avait fait mettre dans un endroit relativement sec, et usait
plus de jurons que d'encre, car ses papiers s'envolaient de tous côtés. Enfin,
Bombay nous fit retrouver la paix en tant que nos pieds touchaient enfin la
terre ferme, mais non autrement, car en arrivant au Quartier général nous
nous trouvâmes en pleine tempête domestique. Mlle Bates et Mme Coulomb
étaient à couteaux tirés et ces deux femmes irritées déversaient dans nos
oreilles attristées les plus aigres plaintes. Mlle Bates accusait Mme Coulomb
d'avoir essayé de l'empoisonner, et l'autre lui rendait la monnaie de sa pièce.
J'aurais bien voulu les jeter dehors avec un balai et ç'aurait été une excellente
affaire comme l'avenir le prouva. Mais hélas : je fus nommé grand arbitre et
il me fallut siéger deux soirs de suite, écoutant leurs ridicules arguments,
pour finalement rendre un verdict favorable à Mme Coulomb dans l'affaire
d'empoisonnement qui n'avait pas l'ombre de sens commun. La vraie, la
teterrima causa belli, c'est que nous avions laissé la maison à tenir en partant
à Mme Coulomb, et que Mlle Bates ne s'était point contenté du rôle de sub-
éditrice qui lui avait été assigné. HPB, assise [181] auprès de moi tout le
temps que dura le procès, fumait encore plus de cigarettes que de coutume,
et intervenait par moments avec des réflexions plutôt faites pour envenimer
les choses que pour les arranger. Wimbridge, qui soutenait Mlle Bates, finit
par se joindre à moi pour forcer les belligérantes à consentir à une paix
armée et l'orage passa pour un temps. Les quelques jours suivants furent
suffisamment remplis par des travaux littéraires, pour le magazine, rendus
nécessaires par notre longue absence.
Notre fidèle ami Mooljee Thackersey était mort quelques jours avant
notre retour, et la Société avait perdu en lui un de ses plus zélés appuis. Un
Mahatma vint voir HPB le 4 aout au soir, et on me fit venir en tiers avant
son départ. Il dicta une longue et importante lettre à un de nos amis influents
de Paris et me suggéra plusieurs choses d'importance à propos des affaires
courantes de la Société. On me renvoya avant la fin de sa visite, et comme
je le laissai assis dans le salon de HPB je ne saurais dire s'il disparut de façon
phénoménale. Sa visite vint à point pour moi, car, le lendemain, nouvelle
explosion de fureur de Mlle Bates contre nous deux : contre HPB à cause
d'une certaine dame de New-York et contre moi parce que je m'étais
prononcé en faveur de Mme Coulomb. Pendant qu'elle me tournait le dos
pour s'en prendre à HPB, un billet du Maitre qui nous avait visités la veille
tomba sur mes genoux. J'y trouvai des conseils pour sortir au mieux des
difficultés présentes. Cela peut intéresser nos collègues américains
d'apprendre que le Maitre traitait la question comme si nous étions la [182]
Théosophique de jure et non de facto. L'ingénieuse théorie d'aujourd'hui ne
s'étant pas présentée à l'esprit de la Grande Loge Blanche ! (ceci se rapporte
au prétexte absurde mis en avant par les membres qui quittèrent la Société à
la suite de M. Judge, il y a sept ans, pour justifier l'illégalité de leur action.)
Le lendemain vit la division s'introduire dans notre quatuor, Wimbridge
faisant cause commune avec Mlle Bates. La vie commençait à devenir
pénible. D'un commun accord on avait acheté un billet de retour à New-
York pour la demoiselle. Mais elle refusa de partir après que les
arrangements eurent été pris par M. Seervai. Le troisième jour, on dina
séparément, HPB, Damodar et moi dans le petit bungalow de HPB, et
Wimbridge et Mlle Bates dans la salle à manger que nous leur
abandonnâmes. De jour en jour la situation s'aggravait, on finit par ne plus
se parler, HPB en prit la fièvre d'agacement ; le 9 il y avait impasse et le 10
séparation totale. Les Coulomb quittèrent le bungalow voisin pour prendre
l'appartement de Mlle Bates, qui s'installa chez eux. Wimbridge resta où il
était, dans un petit bungalow dans le même jardin que celui de Mlle Bates ;
on mura la porte qui avait été ouverte entre les deux propriétés, et les deux
familles se séparèrent ainsi. Quelle pitié de penser que tout cela était sorti
de misérables rivalités et jalousies féminines, que c'était tout ce qu'il y a de
plus inutile et de plus évitable, qu'on aurait pu s'en tirer avec un peu d'empire
sur soi-même, et quel qu'indifférent que ce fût pour nous personnellement,
l'effet fut mauvais pour la Société [183] qui en porta la peine assez
longtemps. Un des résultats fâcheux fut que les protestataires trouvèrent
moyen de se mettre bien avec un des principaux journaux indigènes de
Bombay, qui n'avait jamais été très bien disposé pour nous et se servirent de
ses colonnes pour maltraiter la Société et la Théosophie en général, avec une
amertume qui, autant que je puis savoir, dure encore aujourd'hui.
Avant la séparation, j'avais employé avec succès mon influence sur un
parsi de nos amis, pour faire trouver à Wimbridge le capital nécessaire pour
établir une entreprise d'ameublement artistique et de décoration intérieure,
à laquelle son éducation artistique et son talent de dessinateur l'avaient bien
préparé. Au bout de quelque temps, il s'installa convenablement dans un
autre quartier de Bombay et se fit une clientèle superbe et, je crois, finit par
gagner une fortune conjointement avec ses associés. Quant à nous, pauvres
copains en littérature, nous suivîmes notre sentier, sans détourner les yeux
sur les ognons d'Égypte qui croissaient des deux côtés de notre chemin
raboteux. Et c'était là vraiment le meilleur bouclier que HPB pût élever – et
qu'elle élevait constamment – pour repousser les attaques hostiles des
critiques. Jamais aucun d'eux n'a pu dire qu'elle eût gagné de l'argent par ses
phénomènes ni en travaillant pour la Société Théosophique. Je trouvais dans
le temps qu'elle allait trop loin dans ce genre de défense, et qu'à l'entendre
parler, on aurait pu s'imaginer qu'elle voulait persuader que, puisque ses
miracles ne lui rapportaient rien, il n'y avait rien de fondé dans les autres
accusations : de plagiat, par [184] exemple, ou de tronquage de textes, ou
de fausse interprétation d'un auteur. – Je me rappelle très bien que plusieurs
personnes à Simla et à Allahabad en jugeaient ainsi et je le lui ai fait observer
souvent.
Pour comble de misère, nous trouvâmes en arrivant de Ceylan les
membres de Bombay inertes et la nouvelle branche assoupie. Deux mois
d'absence semblaient avoir presque complètement étouffé l'intérêt local
pour notre œuvre, et quand le journal indigène dont j'ai parlé commença ses
attaques, notre ciel s'obscurcit pour de bon. Mais nous ne perdions pas
courage, le Theosophist paraissait exactement tous les mois et nous
entretenions une énorme correspondance. C'était une de ces crises où nous
nous retrouvions HPB et moi plus unis que jamais, nous aidant et nous
encourageant mutuellement. Que nos meilleurs amis devinssent nos
ennemis, que les plus fidèles adhérents s'éloignassent, nous n'en paraissions
vis-à-vis l'un de l'autre que plus en train, chacun essayant de persuader à
l'autre que cela n'avait aucune importance, que cela passerait comme un
léger nuage d'été. Et puis nous savions, car nous en avions des preuves
constantes, que les Maitres pour lesquels nous travaillions nous
enveloppaient de leur puissante pensée, qui nous mettait à l'abri de tout
malheur et assurait le succès de notre cause.
Quelques collègues indous ou parsis venaient nous voir régulièrement,
et peu à peu le terrain perdu aux Indes était regagné. En Amérique, tout était
en suspens : personne n'avait la capacité ni l'énergie de pousser le
mouvement. Judge, alors un néophyte et un rêveur de 25 ans, vivait
chichement de son métier [185] d'avocat, et le général Doubleday, l'autre
membre quasi-actif, s'était retiré à la campagne, où il végétait sur sa pension
de retraite, ne pouvant pour diverses raisons se dévouer à une propagande
active. Plus que jamais le centre de notre évolution se réduisait à nous deux
et la seule chance de survie du mouvement reposait sur notre existence et
notre persévérante énergie. Nous n'étions pas aussi seuls qu'auparavant, car
en dehors d'appuis sérieux que nous avions trouvés aux Indes, il y avait ce
pauvre Damodar, si délicat, si fragile, qui s'était donné corps et âme à notre
œuvre avec un dévouement impossible à surpasser. Quoique délicat comme
une jeune fille, il restait à écrire toute la nuit, si je n'allais le faire mettre au
lit. On n'a jamais vu d'enfant plus obéissant envers son père, de fils adoptif
plus oublieux de lui-même dans son amour pour une mère adoptive que lui
vis-à-vis de HPB. Le moindre mot était une loi, le désir le plus fugitif un
ordre impératif, et il était prêt pour obéir à sacrifier jusqu'à sa vie. Pendant
une grave maladie dans son enfance, au milieu de son délire, il avait eu la
vision d'un Sage bienfaisant qui avait pris sa main et lui avait dit qu'il ne
mourrait point mais qu'il vivrait pour faire œuvre utile. Cette vision
intérieure s'était graduellement développée depuis qu'il connaissait HPB et
Damodar avait reconnu en celui que nous connaissons sous le nom de Maitre
KH l'apparition de son enfance. Cela mit le sceau à son dévouement à notre
cause et à sa soumission à HPB. Personnellement, il m'a toujours témoigné
une confiance sans réserve, de l'affection et du respect. Il m'a défendu en
mon absence contre [186] des calomnies publiques et privées, et il s'est
conduit comme un fils ; sa mémoire m'est chère et respectable.
Le jour même de la rupture de notre groupe familial, arriva une
invitation de M. Sinnett pour aller chez lui à Simla. Ce fut la goutte d'eau
dans le désert et HPB télégraphia son acceptation, la poste aurait été trop
lente à son gré. Elle s'agita toute la matinée puis m'emmena dans les
magasins où elle s'acheta tout un trousseau pour ses débuts à Simla et se mit
à compter les heures jusqu'au prochain départ. Tout le monde sait ce qui
résulta de cette visite à Simla, par des livres variés et beaucoup de journaux.
Marion Crawford dans M. Isaacs parle de nous et de M. Sinnett circulant au
milieu des rhododendrons. Mais comme toute la vérité n'a jamais été dite, je
vais donner des détails inédits dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XIV
—
Simla
Quatre jours avant notre départ pour le Nord, arriva un évènement que
je donne pour ce qu'il vaut, d'après mes notes du moment, puisqu'il a été
taxé de fraude par Mme Coulomb. En même temps, je dois dire que je n'ai
jamais eu le moindre commencement de confirmation de ses assertions, et
qu'étant donnée sa réputation douteuse de bonne foi, j'aurais eu besoin de
preuves des plus sérieuses pour douter du témoignage de mes propres sens.
Nous étions en train de causer dans le bureau, HPB, Damodar et moi, quand
le portrait étrange du Yogi Tiruvalla, qui avait été phénoménalement produit
pour M. Judge et moi à New-York – et qui avait disparu de son cadre dans
ma chambre à coucher juste au moment de quitter l'Amérique, – tomba d'en
haut sur le bureau devant lequel j'étais assis. Ensuite, une photographie de
Swami Dyanand qu'il m'avait donnée tomba également, et je notai [188] le
soir même que "je vis le premier au moment où il toucha une boite de métal
sur mon bureau, et j'aperçus le second en l'air descendant obliquement".
Ceci ne permet pas de penser que le portrait ait été glissé par une fente du
plafond, comme la véridique Mme Coulomb l'affirme. Trois jours après, HPB
donna sa carte de visite à un visiteur qui désirait l'avoir, et un moment après,
il en tomba une autre du plafond aux pieds du visiteur qui la ramassa.
Nous partîmes tous les deux avec notre domestique Baboula, le 27 aout,
par le train du soir, et après un arrêt à Allahabad, nous arrivâmes à Meerout
le 30. Toute la branche locale de l'Arya Samaj nous attendait à la gare et
aussitôt logés, le Swami vint nous voir. Pendant plusieurs jours, je
poursuivis une longue discussion avec le Swami sur la Yoga afin d'éclaircir
ses vues sur l'ascétisme et les pouvoirs psychiques. Comme le débat a été
publié in extenso dans le Theosophist de décembre 1880, je ne le reproduirai
pas ici. Ceux qui s'intéressent à ce sujet pourront s'en éclaircir en
recherchant le numéro cité.
Le débat se poursuivait de jour en jour et de soirée en soirée, en dépit
d'une chaleur intolérable. Un matin, HPB vint m'appeler longtemps avant le
lever du soleil, redoutant une attaque d'apoplexie et décidée à partir pour
Simla à tout prix, quoique ma conférence publique fût déjà officiellement
annoncée. Mais ayant découvert qu'en adoptant l'habitude indoue de dormir
en plein air elle se trouverait mieux, elle changea d'avis, envoya une dépêche
pour contremander notre arrivée annoncée déjà par télégramme, [189] et fit
placer son lit dehors près du mien et de celui de notre hôte, où, protégée par
une grande moustiquaire contre toutes les visites d'insectes, elle dormit
paisiblement jusqu'à ce que les corbeaux eussent commencé leur ramage
dans les manguiers voisins. Dans une longue et sérieuse conversation en
tête-à-tête avec le Swami, nous décidâmes, comme présidents de nos
Sociétés respectives, que : "aucun de nous deux ne serait responsable des
doctrines de l'autre : les deux Sociétés resteraient alliées mais
indépendantes."
Puis, nous partîmes pour Simla et d'Umballa nous montâmes en voiture
toute la nuit la route de montagne qui conduit à la résidence d'été du vice-
roi. Notre dak-gharry était un véhicule en longueur qui ressemblait à un
grand palanquin monté sur roues. Nous ne dormions guère, car nous
abordions les contreforts de l'Himalaya et HPB avait des affaires à régler
avec les Mahatmas. Il faut remarquer que ce fut cette nuit-là qu'elle me
raconta que le corps de Swami Dyanand était occupé par un Maitre, ce qui
eut une influence considérable sur mes relations subséquentes avec lui.
Après une halte de cinq heures à Kalka, nous continuâmes la montée en
tunga, petite charrette suspendue à deux roues, très basse, où on peut tenir
quatre y compris le conducteur. La route militaire est bonne quoique
dangereuse aux tournants brusques. La vue est imposante à cette altitude
avec les profils et les passes des montagnes, mais cela manque de forêts pour
agrémenter le paysage de fraicheur et de verdure. Simla nous apparut juste
au moment du coucher du soleil, et ses villas dorées par [190] la lumière
paraissaient fort engageantes. Un domestique de M. Sinnett nous attendait à
l'entrée de la ville avec des jampans – chaises à porteur – et nous nous
trouvâmes bientôt sous le toit hospitalier de nos bons amis, dont l'accueil fut
des plus chauds. En nous réveillant le lendemain matin, reposés et contents,
Simla s'offrit à nous sous un aspect charmant. La maison des Sinnett était
sur le penchant d'une colline de façon à avoir une vue superbe, et de la
véranda on pouvait apercevoir les résidences de la plupart des hauts
fonctionnaires anglo-indiens qui gouvernent cet immense empire.
M. Sinnett commença par avoir une conversation sérieuse avec HPB
pour décider la ligne de conduite qu'elle devrait suivre. J'ai noté qu'il la pria
très sérieusement de considérer ce séjour comme une période de vacances
complètes, et pendant trois semaines de ne pas même faire allusion à la ST
ni à cette surveillance ridicule du gouvernement qui nous prenait pour des
espions russes. Enfin, de fermer tout à fait la boutique afin d'obtenir de
meilleurs résultats en disposant bien les gens pour nous, ce qui n'arriverait
pas s'ils étaient forcés d'écouter nos discours hétérodoxes et nos plaintes.
Naturellement HPB promit tout ce qu'il voulut, et naturellement l'oublia au
premier visiteur qui se présenta. Des nouvelles de l'affaire de Mlle Bates à
Bombay la mirent dans un état violent, et comme toujours elle fit de moi son
bouc émissaire ; marchant à grands pas d'un bout de la chambre à l'autre et
déclarant que j'étais la cause immédiate de toutes ses épreuves et
tribulations. Je vois dans mes notes que Sinnett me confia en particulier
[191] son désespoir qu'elle sût si peu se contenir, et gâtât ainsi toutes ses
chances de se faire des amis dans la classe où ils auraient été le plus
précieux. Les Anglais, dit-il, croient que le vrai mérite est toujours
accompagné d'empire sur soi-même.
Notre amie fidèle, Mme Gordon, vint nous voir la première, et ensuite
une succession des fonctionnaires les plus importants que Sinnett amenait
pour les présenter à HPB. Je vois dans mon journal qu'elle commença de
suite à produire des phénomènes. Elle frappait des coups sur les tables ou
ailleurs dans la pièce, et d'un mouchoir brodé à son nom, elle en tira, à la
demande de M. Sinnett, un autre brodé à son nom à lui dans le même style.
Deux jours plus tard, elle fit pour un monsieur un singulier phénomène : en
frottant la cretonne dont une chaise sur laquelle elle était assise était
couverte, elle en détacha un double d'une des fleurs du dessin. La fleur n'était
pas un fantôme comme le sourire du chat de Cheshire, mais un objet
matériel, comme si le contour de la fleur se fût détaché de l'étoffe sous ses
doigts. Cependant la cretonne était intacte. Ceci était probablement une
Maya.
Depuis ce temps, aucun diner auquel nous étions conviés n'était
considéré comme réussi, sans une exhibition des pouvoirs de HPB
manifestés par des coups frappés ou des cloches sonnées. Elle faisait même
entendre les coups sur ou dans la tête des plus graves personnages officiels.
Un jour, après déjeuner, elle fit mettre les mains des dames et des messieurs
présents les unes sur les autres et, plaçant la sienne en haut de la pile, elle fit
entendre des coups d'une sècheresse [192] métallique sous la main inférieure
reposant sur la table. Il n'était pas possible de tricher dans ces conditions, et
tous les assistants s'intéressèrent vivement à cette preuve qu'un courant de
force psychique pouvait traverser une douzaine de mains et produire des
sons sur une table. On recommença l'expérience plusieurs fois, et un jour il
se produisit un fait curieux. Quand un certain juge de cour d'appel bien
connu mettait ses mains dans la pile, le courant ne passait plus, dès qu'il les
retirait les coups se faisaient entendre de nouveau. Il s'imaginait peut-être
que son flair supérieur empêchait de tricher, mais bien entendu cela tenait
tout simplement à ce que son système nerveux n'était pas bon conducteur de
l'aura de HPB.
Parmi les connaissances notables que nous fîmes fut M. Kipling, le
directeur de l'école d'art de Lahore : le génie de son fils Rudvard ne s'était
pas encore révélé au monde étonné.
Nous étions toujours mal vus par le gouvernement qui nous soupçonnait
d'espionnage pour le compte de la Russie, et un de mes désirs était d'éclaircir
ce stupide malentendu pour que notre œuvre aux Indes n'en fût pas entravée.
Mais il me paraissait politique d'attendre que les principaux fonctionnaires
eussent eu le temps de se faire une idée de nos personnes et de nos motifs
probables en nous rencontrant dans le monde.
Quand l'occasion me parut mure, un soir après diner, dans une
conversation familière avec le secrétaire des Affaires étrangères, je
m'entendis avec lui pour l'échange de lettres et la production de mes [193]
lettres de recommandation du président des États-Unis et du secrétaire d'État
Américain. Je vais reproduire ici le texte de ma lettre à cause de son intérêt
historique.
"Simla, 27 septembre 1880.
MONSIEUR,
Comme suite à notre conversation de samedi au sujet de
la Société Théosophique et de son œuvre aux Indes, j'ai
l'honneur de vous informer par écrit, selon votre désir,
que :
1° La Société a été organisée à New-York en 1875 par un
certain nombre d'orientalistes et d'amateurs de
psychologie dans le but bien défini d'étudier les religions,
les philosophies et les sciences de l'Asie ancienne avec
l'aide de savants, d'experts et d'adeptes indigènes.
2° Elle n'a pas d'autre objet, et en particulier elle n'a ni
dispositions ni intérêt à se mêler de politique aux Indes ni
ailleurs.
3° En 1878, deux de ses fondateurs – Mme Blavatsky,
naturalisée citoyenne des États-Unis et versée toute sa vie
dans la psychologie asiatique – et moi, avec deux autres
membres (sujets anglais) nous sommes venus aux Indes
poursuivre notre objet. Nous n'avions pas la moindre idée
de nous mêler de politique indienne, deux d'entre nous
étant Anglais, les deux autres Américains de naissance ou
par naturalisation. Je suis personnellement porteur d'un
passeport diplomatique de M. le secrétaire Ewarts et d'une
lettre de recommandation générale du ministère d'État aux
Ministres et Consuls américains, et une [194] autre de
même nature du président lui-même – faveur sans
précédent à ce qu'on m'a dit. J'ai déjà déposé des copies de
ces documents près du gouvernement de Bombay, et j'en
enverrai une triple expédition à votre département aussitôt
que je pourrai les faire venir de Bombay.
4° Le gouvernement des Indes a reçu de faux rapports à
notre endroit, basés sur l'ignorance ou la malice, et nous
avons été placés sous une surveillance qui a été si
maladroite, que l'attention du pays tout entier a été appelée
sur elle et on a donné à croire aux indigènes que le fait
d'être de nos amis leur attirerait la malveillance des
fonctionnaires supérieurs et pourrait nuire à leurs intérêts
personnels. Les intentions louables et bienfaisantes de la
Société se sont trouvées ainsi sérieusement entravées et
nous avons été victimes d'indignités absolument
imméritées à la suite de la décision du gouvernement,
trompé par de fausses rumeurs.
5° Tous ceux qui sont à même d'être renseignés ont
observé que depuis dix-huit mois que nous sommes aux
Indes, nous avons exercé sur les indigènes une influence
bienfaisante et conservatrice, et qu'ils nous ont acceptés
comme de vrais amis de leur race et de leur pays. Nous
sommes en mesure de le prouver par des lettres de toutes
les parties de la péninsule. Si le gouvernement voulait bien
remédier au tort qu'il nous a fait inconsciemment, et nous
rendre la réputation que nous avions, avant d'être
cruellement et injustement accusés de complots
politiques, nous pourrions rendre de grands services à la
littérature occidentale et à la science. Ce ne serait pas
assez de [195] rapporter l'ordonnance de surveillance, car
les soupçons de votre département se sont infiltrés dans
toutes les classes de la population et son ombre pèse
toujours sur nous. Le véritable remède serait que le
département ordonnât à ses subordonnés de faire connaitre
dans les différentes localités que nous ne sommes plus en
état de suspicion et que, dans la mesure où notre œuvre
tend au bien de l'Inde, elle a votre approbation. Voilà ce
que je demande de vous comme représentant de l'équité
britannique vis-à-vis d'un gentleman américain.
Je suis, etc."
La réponse du gouvernement ne fut pas telle que nous la désirions, car
tout en nous assurant qu'on ne nous tourmenterait pas tant que nous ne nous
mêlerions pas de politique, elle ne parlait point de contre-ordre donné aux
résidents anglais auprès des princes indigènes à l'endroit de la surveillance.
Je le fis remarquer au ministère des Affaires étrangères et je finis par obtenir
tout ce que je voulais. Dès lors, nous fûmes libres.
Le 29 septembre nous allâmes HPB, Mme Sinnett et moi tout en haut de
Prospect Hill, et sur le toit d'ardoise d'un petit temple indou, au milieu de
beaucoup de noms, j'aperçus le cryptogramme du Mahatma M. et mon nom
en dessous ; je ne saurais dire comment ils étaient là. Tandis que nous
bavardions assis là, HPB demanda quel était notre plus grand désir. Mme
Sinnett répondit : "Voir un billet des Frères tomber sur mes genoux." HPB
prit un morceau de papier rose dans son carnet, y traça quelques signes
invisibles avec le doigt, le [196] plia en triangle, s'en alla au bord de la
colline, à 20 mètres, se plaça face à l'ouest, fit quelques signes en l'air, ouvrit
les mains et le papier disparut. La réponse ne tomba pas sur les genoux de
Mme Sinnett, elle dut aller la chercher dans le cœur d'un arbre près de là, en
grimpant. Elle était écrite sur le même papier rose, pliée en triangle et piquée
sur une branchette. On lisait dedans d'une écriture étrangère : "Je crois qu'on
m'a prié de laisser un billet ici. Que désirez-vous que je fasse ?" La signature
en caractères tibétains. Le point faible de cette expérience, c'est que le billet
ne fut pas remis dans les conditions demandées.
J'arrive enfin au phénomène si discuté de la découverte d'une tasse et
d'une soucoupe à un piquenique. Je suivrai exactement mon journal du 3
octobre 1880.
Six d'entre nous – trois dames et trois messieurs – partaient pour une
vallée à quelque distance de la ville pour y chercher un emplacement
favorable à notre piquenique. Le maitre d'hôtel des Sinnett avait emballé les
paniers de provisions et s'était muni de six tasses et de six soucoupes d'un
certain dessin, une pour chaque personne. Juste au moment du départ arriva
un monsieur à cheval que l'on invita à venir avec nous. Les domestiques
marchaient devant avec les paniers et nous suivions à notre aise à la file
indienne descendant les sentiers en lacets et pierreux qui menaient à la
vallée. Après une assez longue promenade, nous arrivâmes à un espace uni
sur la crête d'une hauteur couverte d'herbe verte et ombragée de grands
arbres. On décida de camper là et on descendit de cheval pour se jeter sur
l'herbe pendant [197] que les domestiques mettaient la nappe sur le gazon et
sortaient les provisions. Ils firent du feu pour préparer le thé et le maitre
d'hôtel vint trouver Mme Sinnett avec un air très inquiet, disant qu'il n'y avait
pas de tasse ni de soucoupe pour le Sahib qui s'était joint à nous au dernier
moment. J'entendis qu'elle disait d'un ton vexé : "C'est très bête à vous de
n'avoir pas mis une tasse de plus, vous saviez bien que le Sahib aurait à
prendre son thé." Puis se retournant vers nous, elle dit en riant : "Il parait
qu'il faudra que deux braves gens boivent à la même tasse." Je dis qu'une
autre fois nous avions arrangé l'affaire en donnant à l'un la tasse et à l'autre
la soucoupe. Sur quoi quelqu'un dit en plaisantant à HPB : "Voilà le cas.
Madame, de faire un peu de magie utile." Tout le monde rit de l'absurdité de
la suggestion, mais HPB paraissant disposée à prendre l'idée au sérieux, on
s'écria de plaisir, et on lui demanda de faire le phénomène tout de suite. Ceux
qui s'étaient couchés sur l'herbe se levèrent et l'entourèrent. Elle dit que si
elle devait vraiment faire cela, elle avait besoin de l'aide de son ami le Major.
– Comme il ne demandait pas mieux, elle le pria de se munir de quelque
chose pour faire un trou, et prenant un couteau de table, il la suivit çà et là.
Elle examinait attentivement le terrain et présentait le dessus de sa grande
bague-cachet tantôt vers un endroit, tantôt vers l'autre. Enfin : "Veuillez
creuser ici", dit-elle. Le Major s'escrima vigoureusement de sen couteau et
vit que, sous l'herbe, le sol était couvert d'un lacis de petites racines des
arbres voisins. Il les coupa et les arracha, et tout à coup en repoussant la
[198] terre meuble, un objet blanc se trouva découvert. C'était une tasse
incrustée dans la terre, et une fois sortie on vit qu'elle était pareille aux six
autres. Qu'on s'imagine les exclamations de surprise et l'agitation de notre
petite bande ! HPB dit au Major de continuer à creuser au même endroit, et
après avoir coupé une racine de la grosseur de mon petit doigt, il retira une
soucoupe du modèle voulu. Ceci mit le comble à l'agitation, et celui qui avait
travaillé du couteau se montrait le plus étonné et ravi. Pour compléter cette
partie de mon récit, je dois dire qu'aussitôt rentrés, Mme Sinnett et moi qui
étions les premiers, nous allâmes tout droit à l'office et que les trois tasses
qui complétaient les neuf survivantes d'une défunte douzaine, étaient mises
de côté sur une planche du haut, les anses cassées ou écornées, etc. La
septième tasse du piquenique n'était donc pas venue de cette réserve.
Après déjeuner, HPB fit un autre miracle qui me surprit plus que tout le
reste. Un des messieurs dit qu'il était prêt à entrer dans la société si HPB
pouvait lui donner sur place son diplôme tout rempli ! Cela paraissait
demander beaucoup, mais la vieille dame, sans s'émouvoir, fit un grand
geste de la main, et lui dit de voir s'il ne pourrait pas le trouver, les arbres et
les buissons ayant souvent servi de boite aux lettres. Riant et apparemment
sûr que son épreuve était insurmontable, il se dirigea vers les buissons, et il
y trouva un diplôme de membre parfaitement rempli à son nom, avec la date,
et une lettre officielle de moi, que je suis bien sûr de ne pas avoir écrite,
mais qui était cependant de mon écriture ! Cela nous [199] mit en belle
humeur et comme HPB était lancée, on ne sait quels phénomènes elle
n'aurait pas produits s'il n'était arrivé le contretemps le plus inattendu et le
plus désagréable. En revenant, on s'arrêta pour se reposer et bavarder. Deux
messieurs – le major et celui qui nous avait accompagnés au dernier moment
– s'éloignèrent un peu, et au bout d'une demi-heure revinrent fort sérieux.
Ils dirent qu'au moment où la tasse et la soucoupe avaient été exhumées, ils
avaient été parfaitement convaincus et prêts à soutenir leur opinion contre
tous. Mais ils venaient de revoir l'endroit et ils s'étaient convaincus qu'en
fouissant par l'autre côté de la crête, on pouvait mettre les objets où on les
avait trouvés. Ils regrettaient de ne pouvoir considérer ce phénomène
comme entièrement satisfaisant, et ils présentèrent à HPB l'ultimatum de
faire un autre phénomène dans des conditions arrêtées par eux. Je laisse à
imaginer à qui a connu B., son orgueil de famille et son tempérament
volcanique, l'explosion de fureur qui répondit à ce discours. On l'aurait crue
prête à devenir folle et elle déversa sur les deux malheureux sceptiques les
torrents de son indignation, de sorte que notre joyeuse partie finit dans la
tempête. Personnellement, en me remémorant tous les détails de la
découverte de la tasse et de la soucoupe, et animé du plus grand désir
d'arriver à la vérité, je ne peux pas considérer la théorie proposée par les
deux sceptiques comme du tout valable. Tous les assistants avaient pu voir
que la tasse et sa soucoupe étaient recouvertes par de nombreuses racines
qu'on avait dû couper ou arracher violemment, et toutes deux [200]
paraissaient incrustées dans le sol comme des pierres ; l'herbe au-dessus
était fraiche et n'avait pas été dérangée, et si on les avait introduites par un
tunnel, les traces laissées à la surface n'auraient pu échapper aux yeux de
notre bande entière qui suivait le travail du creusement. Enfin, laissons cela :
la valeur de l'enseignement public de HPB ne dépend pas des phénomènes
que cette femme merveilleuse produisait de temps en temps pour
l'édification de ceux qui étaient capables d'en profiter. Et surement, c'est une
plus grande chose d'avoir promulgué la Doctrine Secrète que d'avoir créé
dans la terre tout un service de porcelaine.
CHAPITRE XV
—
Les incidents de Simla
Depuis la publication du dernier chapitre de ces mémoires 5 , j'ai
retrouvé une circulaire imprimée, rédigée par Damodar pour les membres
de la Société, sur des extraits de mes lettres privées de Simla du 4 octobre
1880, le lendemain du piquenique en question. Je vois en la relisant que mon
journal m'a bien servi, quant à tous les détails, sauf un seul : la lettre
officielle trouvée par le Major dans un buisson avec son diplôme était
signée : "Bien à vous (signature en caractères tibétains) pour H. S. Olcott,
Président de la Société Théosophique." Le corps de la lettre cependant était
de mon écriture et si je n'avais été sûr du contraire, j'aurais pu jurer que je
l'avais écrite moi-même.
La trouvaille de la broche de Mme Hume, si universellement connue et
commentée, se passa le même soir, et je vais la raconter exactement car non
seulement [202] je me rappelle parfaitement les détails, mais encore je
retrouve ceux-ci dans ma lettre à Damodar. Un des plus importants a
toujours été omis dans toutes les versions publiées par les témoins oculaires,
et il est justement tout en faveur de HPB et contraire à l'hypothèse de fraude.
Voici les faits. Nous étions onze à diner chez M. Hume, dont les Sinnett, et
Mme Gordon. Naturellement, la conversation roulait sur l'occultisme et la
philosophie. On parla aussi de psychométrie, et Mme Gordon ayant obtenu
le consentement de HPB à une expérience, alla dans sa chambre chercher
une lettre dans une enveloppe blanche qu'elle donna à HPB. Celle-ci la porta
à son front un instant et se mit à rire : "voilà qui est drôle, dit-elle, je vois
juste le haut de la tête de quelqu'un avec des cheveux qui se hérissent tout
autour. Je ne peux pas voir la figure. Ah ! La voilà qui monte doucement.
Mais c'est le docteur Thibaut !" En effet, c'était une lettre de lui à Mme
Gordon. Tout le monde fut parfaitement satisfait, et comme il arrive toujours
quand on est à la chasse aux phénomènes, on demanda d'autres miracles.
Madame B ne voudrait-elle pas faire apporter quelque chose de loin ? Elle
regarda tranquillement autour de la table et dit : "Eh ! bien, qui désire
quelque chose ?" "Moi," dit aussitôt Mme Hume. "Quoi donc ?" demanda
HPB. "Si c'était possible, je voudrais bien retrouver un vieux bijou de
famille que je n'ai pas vu depuis longtemps : une broche entourée de perles."
"La voyez-vous clairement dans votre esprit ?" "Oui, très clairement, cela
5
Dans le Theosophist (NDT).
m'est revenu tout d'un coup." HPB regarda fixement Mme Hume pendant
[203] un moment, parut s'entretenir avec elle-même et dit : "Cela ne sera pas
apporté ici, mais dans le jardin – un Frère vient de me le dire." Après un
silence, elle demanda s'il y avait dans le jardin une platebande en forme
d'étoile. Mme Hume dit que oui. HPB se leva et montra du doigt une certaine
direction. "Je veux dire par ici." Oui. Il y en avait une de ce côté-là. "Alors,
venez avec moi et trouvez-la vous-même, je l'ai vue tomber dans une
corbeille de cette forme comme une pointe de feu." Tout le monde se leva,
mit ses manteaux et se réunit dans le salon pour partir en expédition, sauf
Mme Hume qui n'osait s'exposer à la brise du soir. Avant de partir, je
demandai à la compagnie de se rappeler tous les détails de l'incident et de
dire s'ils se prêtaient à l'hypothèse de complicité, ou de conversation amenée
exprès, ou de suggestion mentale de la part de HPB. "Car, dis-je, si l'ombre
d'un doute plane sur l'affaire, il est parfaitement inutile d'aller plus loin." On
se regarda d'un air interrogateur, et à l'unanimité on déclara que tout s'était
passé comme il faut et de bonne foi. Voilà ce qui avait été omis dans toutes
les autres versions de cette histoire, et je prétends que tout le monde ayant
été mis sur ses gardes, c'est une absurdité de vouloir bâtir une accusation de
tricherie quand les faits sont si simples et la candeur si parfaite d'un bout à
l'autre.
On se mit en quête dans le jardin avec des lanternes, car la nuit était
noire et on n'y voyait goutte. On allait par groupes de deux ou trois, HPB
avec M. Hume, Mme Sinnett avec le capitaine M., etc… La corbeille en
forme d'étoile fut trouvée par Mme Sinnett [204] et son partenaire, et ils
découvrirent un petit paquet de papier blanc avec quelque chose de dur
dedans. Il leur fallut écarter tout un enchevêtrement de capucines et d'autres
lianes qui formaient un tapis de verdure. HPB et M. Hume étaient à une
certaine distance et moi aussi jusqu'à ce que les heureux chercheurs nous
eussent appelés pour voir ce qu'ils avaient trouvé. Mme Sinnett le tendit à M.
Hume qui l'ouvrit dans la maison, et dans l'intérieur se trouvait la broche
perdue qu'on avait demandée. Sur la proposition de quelqu'un – ni HPB ni
moi – on dressa un procès-verbal rédigé par M. Hume et M. Sinnett et tout
le monde le signa. Voilà la vérité pure et simple, sans embellissements,
réticences ni exagérations. Je m'en rapporte à tout lecteur de bonne foi pour
décider si c'était un vrai phénomène. On a insinué que cette broche se
trouvait parmi des bijoux récupérés d'un aventurier qui avait eu des relations
avec la famille de M. Hume et qui s'en était emparé indument. Mettons que
ce soit vrai : cela ne diminue en rien le mystère de la réclamation de cette
broche par Mme Hume et sa découverte dans la platebande ; pas plus que le
fait que HPB possédait auparavant la bague d'or qu'elle fit sauter d'une rose,
n'affaiblit la valeur remarquable du phénomène en soi. Quand Mme
Blavatsky, répondant à la demande d'un phénomène d'apport, regarda autour
de la table, elle ne choisit personne, mais Mme Hume fut la première à parler,
et presque en même temps qu'une ou deux autres personnes. En sa qualité
d'hôtesse, on lui céda le pas par politesse, et c'est alors que HPB lui demanda
ce qu'elle voulait. Si quelqu'un d'autre avait [205] exprimé un désir qui eût
mieux agréé à la compagnie, HPB aurait eu à satisfaire cette personne, et
que deviendrait la théorie de la suggestion mentale à Mme Hume ? On écarte
légèrement cette difficulté d'ordre pratique en ajoutant que HPB avait
hypnotisé tous les gens présents de façon que Mme Hume demandât
justement l'article qu'elle pouvait le plus facilement procurer. Passant sur
ceci, nous nous trouvons en face de ces faits importants : 1° que HPB n'avait
jamais mis les pieds dans le jardin de M. Hume ; 2° n'avait jamais été portée
à sa porte sauf la nuit ; 3° que le jardin n'était pas éclairé ; 4° que la corbeille
en étoile n'était pas visible de l'allée d'arrivée et qu'elle n'avait donc pas pu
la voir ; 5° que personne ne bougea après que Mme Hume eut demandé la
broche jusqu'à ce que tout le monde se levât de table, et que ce furent Mme
Sinnett et le capitaine M. qui trouvèrent la broche et non HPB qui y conduisit
M. Hume comme elle aurait pu le faire si elle avait connu la place exacte de
la cachette. Enfin, toujours supposant que HPB eût la broche avec elle, il
faudrait expliquer son transport dans la corbeille entre le moment de la
demande et de la découverte, quelques minutes seulement. Ceux qui n'ont
pas de haine invétérée contre notre chère et respectée défunte, lui
accorderont en faveur des faits précités au moins le bénéfice du doute et
compteront ce phénomène parmi les preuves certaines de ses facultés
psycho-spirituelles.
L'ultimatum brutal du Major, qui avait éteint la joie de notre piquenique,
tint HPB dans un état de grande agitation pendant quelques jours, mais ce
[206] qui se passa au diner Hume nous amena l'adhésion à notre Société de
plusieurs Européens influents et fut l'occasion de nombreuses
manifestations de sympathie envers ma pauvre collègue.
Le 7 octobre, je fis une conférence dans le local de l'United Service
Institute sur le "Spiritualisme et la Théosophie". Le capitaine Anderson,
secrétaire honoraire de l'Institution, me présenta, et le vote de remercîments
fut proposé par le lieutenant-général Olpherts, CB, VRA dans un discours
très bienveillant. On me dit que l'assistance était la plus nombreuse qu'on
eût vue à Simla. Le soir même, je me rendis au bal de lord Ripon, vice-roi
des Indes, au palais du gouvernement, et je reçus beaucoup de compliments
d'amis sur ma conférence et sur l'amélioration de nos relations avec le
gouvernement.
Jour après jour, nous continuions à recevoir des visites, à diner en ville
et à être l'évènement du moment. HPB continuait à faire des miracles, dont
quelques-uns me paraissaient bien peu de chose et bien terre à terre, mais
c'était encore assez pour faire croire à la moitié de Simla qu'elle était "liguée
avec le diable". C'est ce que dit mon journal ; et je vois que le père de cette
théorie fut un certain Major S, qui le lui dit en face et très sérieusement. Le
16 octobre, Mme Gordon nous invita à un piquenique, avec les Sinnett et le
Major S. HPB se distingua en extrayant d'un mouchoir trempé dans une
soucoupe d'eau un autre mouchoir brodé au nom de baptême de Mme Sinnett.
Ce fut ce soir-là que M. Hume lui remit sa première lettre pour être transmise
à KH, commençant ainsi la si intéressante correspondance [207] dont on a
tant parlé depuis de temps en temps. Des diners et des piqueniques
remplirent les derniers jours de notre charmant séjour à Simla, et un ou deux
excellents phénomènes maintinrent l'enthousiasme au plus haut degré. Il y
en eut un très joli : nous dinions à la maison cc soir-là, et Mme Sinnett, HPB
et moi, nous attendions le Major O dans le salon. Les dames étaient assises
ensemble sur le canapé. Mme Sinnett tenant la main de HPB et admirant pour
la vingtième fois le joli diamant jaune qui lui avait été donné à Galle quand
nous y avions été cette année-là. C'était une pierre rare et de valeur, d'une
belle eau et d'un grand éclat. Mme Sinnett désirait beaucoup que HPB le
dédoublât pour elle, mais elle ne l'avait pas promis. Cependant, voilà qu'elle
le fit. Après avoir doucement frotté deux doigts de l'autre main sur la pierre,
elle s'arrêta un instant, puis, ôtant sa main, montra le bijou. Tout à côté, entre
ce doigt et le suivant était un autre diamant jaune, pas tout à fait aussi
brillant, mais encore une très belle pierre. Je crois qu'elle est toujours en la
possession de notre chère bonne amie. Pendant le diner ce soir-là, HPB ne
mangea rien, mais tout le temps du repas se chauffait les mains sur l'assiette
chaude devant elle, puis les frottant l'une contre l'autre, une ou deux petites
pierres tombèrent sur l'assiette. Les lecteurs de la biographie de M. A. Oxon
se rappelleront que ces apports de pierres précieuses étaient avec lui un
phénomène fréquent ;" tantôt elles tombaient sur lui et dans la pièce comme
une pluie, tantôt de grosses pierres tombaient séparément. Les Orientaux
disent qu'elles sont apportées par les élémentals [208] du règne minéral, que
les Occidentaux appellent des gnomes, les esprits des mines.
M. Sinnett a décrit et publié l'évènement du 20 octobre qu'il a appelé
l'incident du coussin. Cela parait avoir été un phénomène très réel. Nous
étions en piquenique en haut de Prospect Hill, et M. Sinnett attendait la
réponse à une lettre qu'il avait écrite à un Mahatma, mais ne l'attendait pas
à ce moment parce que nous étions en partie de plaisir. Cependant, quelqu'un
– je ne sais plus qui : j'écris d'après les maigres notes de mon journal et sans
voir le récit de M. Sinnett – réclama un autre phénomène : on en demande
toujours, cette eau salée ne désaltère jamais ; et on décida de faire apporter
quelque chose par magie. "Où voulez-vous l'avoir ? Pas dans un arbre, il ne
faut pas affadir nos phénomènes en les répétant ?" demanda HPB. Après
s'être consultés, nos amis convinrent que cela devrait venir dans l'intérieur
du coussin sur lequel Mme Sinnett s'appuyait dans son jampan. "Très-bien,
dit HPB, ouvrez-le et voyez s'il y a quelque chose dedans." L'enveloppe
extérieure était brodée sur le dessus, le revers en cuir ou en quelque chose
de dur, cousu avec du fil très fort recouvert d'une cordelière fixée à petits
points. C'était un vieux coussin et la couture était devenue si dure qu'on eut
de la peine à l'ouvrir. On y arriva pourtant et on trouva à l'intérieur une
seconde enveloppe renfermant les plumes et tout aussi fortement cousue.
Quand elle fut ouverte, M. Sinnett fourra la main dans les plumes et y trouva
une lettre et une broche. La lettre était de KH et se rapportait à une
conversation entre M. S et [209] HPB, la broche appartenait à Mme S qui
l'avait vue sur sa table à coiffer juste avant de partir. Je laisse aux gens
intelligents à tirer les conclusions. Le 20 octobre, je reçus du gouvernement
la lettre que j'attendais, pour nous justifier vis-à-vis des fonctionnaires
anglo-indiens, et qui est certainement assez importante pour être insérée
dans ces souvenirs historiques.
De H. M. Durand, secrétaire du gouvernement des Indes,
au colonel H. S. Olcott, Président de la Société
Théosophique.
"AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Simla, 20 octobre 1880.
Monsieur. J'ai l'ordre de vous accuser réception de votre
lettre du 14 octobre, accompagnant l'expédition de
certains documents destinés à renseigner le gouvernement
des Indes et demandant que les fonctionnaires prévenus
contre vous soient informés que le motif de votre séjour
aux Indes est maintenant éclairci.
2° Je dois vous remercier des copies de documents qui
seront conservées aux archives du département.
3° Je dois répondre à votre requête, que les autorités
locales qui avaient été averties de votre présence dans le
pays vont être informées que les mesures prescrites
précédemment sont rapportées.
4° Je dois cependant ajouter que cette décision a été prise,
en considération de l'intérêt que vous témoignent [210] le
Président des États-Unis et son Secrétaire d'État, et qu'elle
ne doit pas être envisagée comme l'expression de l'opinion
du gouvernement des Indes à l'égard de la "Société
Théosophique" dont vous êtes le président.
J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très obéissant
serviteur.
H. M. DURAND,
Secrétaire du Gouvernement des Indes."
Il ne nous restait plus rien à faire à Simla, nous quittâmes cette
délicieuse station de montagne pour un voyage organisé dans les plaines.
Pour résumer les résultats de notre séjour à Simla, on peut dire que nous
avions gagné quelques amis, que nous avions délivré notre Société de ses
embarras politiques, et que nous avions récolté beaucoup d'ennemis parmi
le public anglo-indien qui s'en tenait à l'idée que Satan se mêle des affaires
humaines. Dans un monde si conservateur et si bien élevé, on pouvait
s'attendre à ce que les manières bohémiennes de HPB eussent choqué le
sentiment général des convenances, tandis que son immense supériorité
intellectuelle et spirituelle excitait l'envie et les ressentiments, et que ses
inquiétants pouvoirs psychiques la faisaient regarder avec une sorte de
terreur. Cependant, dans l'ensemble, les gains dépassaient les pertes, et le
séjour valait bien d'être fait.
CHAPITRE XVI
—
Splendeurs Orientales
Il nous fallut soixante et dix jours pour revenir à Bombay, tant nous
passâmes de temps en arrêts, visites, conversations de HPB et conférences
de votre serviteur. Parfois les incidents de cette tournée furent importants,
comme une maladie qui mit les jours de HPB en péril, et toujours
pittoresques. Je vais les raconter dans l'ordre où ils se sont passés.
Premier arrêt à Amritsar, ville qui est ornée de cette merveille
architecturale, le Temple d'Or des guerriers Sikhs. C'est aussi l'entrepôt et le
principal centre de fabrication des châles de Cachemire et des Chowdars de
Rampour, si appréciés des femmes de gout. Comme nous étions alors tout à
fait dans les bonnes grâces de Swami Dyanand, nous avions les relations les
plus amicales avec ses partisans, et les branches locales de son Arya Samaj
nous donnaient partout des réceptions cordiales et une généreuse hospitalité.
Le Temple d'Or est des plus poétiques : il se compose [212] d'un dôme
central qui s'élève sur quatre arches couronnant les murs du bâtiment
principal, et il est flanqué aux quatre coins par des kiosques mauresques
comme ceux du Taj-Mahal. Les murs du temple sont couverts de petits
dômes rapprochés, des baies ornementales fermées par des pierres
travaillées à jour de la manière la plus artistique, font saillie de chaque côté.
À l'étage supérieur, les murs sont divisés en grands et petits panneaux
sculptés. Le temple repose sur une plateforme de marbre, entourée d'une
grille de bronze, dans une petite ile au centre d'un lac transparent ; on dirait
le palais d'illusion d'un magicien sortant de la mer. On y accède par une
chaussée pavée de marbres italiens, et le lac entier est entouré d'un large
trottoir de la même matière. Toute la partie supérieure du temple est dorée
et l'éclat de son aspect, quand le soleil indien la frappe au milieu de l'azur
du ciel, peut être imaginé mieux que décrit. Dans son état actuel, le temple
ne date guère que d'un siècle, car le sanctuaire original, commencé par Ram
Das en 1580 et fini par son fils, fut miné et fit explosion sous Ahmad Shah
en 1761, le lac sacré Amrita saras (fontaine d'immortalité) fut rempli de
boue, et le site souillé par un massacre de bœufs, genre de preuve de la
supériorité d'une religion sur une autre auquel les soldats fanatiques et les
théologiens politiques ont volontiers recours. Mais je ne prétends pas au rôle
de guide ni de moraliste archéologue ; après avoir jeté notre offrande de
petites monnaies sur le sol dans le centre du temple, et écouté les Alcalis
psalmodier les versets du Granth, le livre sacré des Sikhs qui est écrit sur les
peaux de buffles [213] tannées, nous fûmes heureux de nous retirer, la
journée avant été fatigante.
Le lendemain, une délégation de Samajistes vint de Lahore, présidée
par Rattan Chand Barv et Siris Chandra Basu, deux hommes des plus
intelligents et honorables dont j'ai eu le bonheur de conserver l'amitié jusqu'à
présent. Il y eut une conversation et une discussion des plus intéressantes
avec trente ou quarante des partisans du Swami, et le soir, quand nous fûmes
seuls avec les deux amis précités. HPB sonna ses cloches-fées plus
clairement et joliment que je ne le lui avais entendu faire dans l'Inde. Elle
leur fit une proposition qui amena un malheureux malentendu entre elle et
eux, et qu'il vaut mieux que je raconte pour empêcher le fait d'être cité contre
elle par ses ennemis. Jusque-là, M. Sinnett n'avait pas eu l'occasion de
discuter la philosophie mystique indoue avec un indigène avant reçu de
l'éducation : il le regrettait beaucoup et nous aussi. Il poursuivait sa
correspondance avec le Mahatma KH mais il aurait voulu le voir face à face,
lui ou un de ses disciples. Trouvant Rattan Chand très qualifié pour servir
d'interprète, HPB avec l'approbation du Maitre, à ce qu'elle dit à lui et à moi,
essaya de lui persuader d'aller trouver M. Sinnett en portant une lettre de
KH et de jouer le rôle de messager. Il ne devait donner à M. Sinnett aucun
renseignement sur lui-même, sur son nom, sa situation, ni sa résidence, mais
devait répondre complètement à ses questions sur des sujets religieux et
philosophiques. HPB lui donnant l'assurance que toutes les idées et
arguments nécessaires lui seraient [214] inspirés au moment même. Rattan
Chand et son ami ne sachant pas jusqu'où peut aller cette transmission de
pensée, et ne voyant ni Mahatma ni lettre montrèrent la plus grande
répugnance à entreprendre cette affaire. Cependant ils finirent par consentir,
et retournèrent à Lahore pour obtenir la permission nécessaire et revenir le
lendemain. Quand ils furent partis, HPB m'exprima sa satisfaction, disant
que la mission serait très réelle, aurait le meilleur effet sur M. Sinnett, et
serait très favorable au karma des deux jeunes gens. Mais le lendemain, au
lieu de revenir, ils envoyèrent un télégramme disant qu'ils refusaient
absolument de poursuivre l'entreprise, et dans une lettre, ils expliquèrent
clairement qu'ils ne voulaient pas se prêter à une telle déception, ou qui leur
paraissait telle. La contrariété et l'indignation de HPB s'exprimèrent sans
ambages. Elle n'hésita pas à les appeler une paire d'imbéciles d'avoir gâché
une chance que si peu de gens peuvent avoir de travailler avec les Maitres à
l'accomplissement de grands desseins. Et elle me dit que s'ils étaient venus,
la lettre serait tombée du ciel devant eux et que tout aurait bien marché.
Voilà un de ces cas où une chose parfaitement possible pour un occultiste,
dont les sens intérieurs sont développés et dont les facultés psycho-
dynamiques sont en pleine activité, parait absolument impossible à l'homme
ordinaire qui ne peut concevoir comment le but serait atteint sauf en
employant la fraude et des compères. Nos jeunes amis n'étant pas assez
développés furent laissés libres de préparer leur karma et choisirent le parti
qui leur paraissait le seul honorable. HPB dit qu'ils s'étaient fait tort [215]
ainsi. Combien de fois cette pauvre HPB n'a-t-elle pas été ainsi mal comprise
et blâmée par l'ignorance spirituelle des autres quand son plus grand désir
était de les aider ?
Dans l'après-midi, nous retournâmes au temple pour jouir une fois de
plus de ses beautés. On voyait des centaines de fakirs et de gossains plus ou
moins horribles, des akalis en prière, des foules de pèlerins prosternés, des
lampes brillant dans l'intérieur du temple, de grands Punjabis pleins de
majesté sur le pavé de marbre et partout l'animation et la vie. La foule nous
suivait, poliment, on nous donna des guirlandes et des sucreries dans le
temple, et dans un sanctuaire où l'on conserve les sabres, les cottes de
mailles et les disques d'acier trempés des prêtres guerriers Sikhs, je reçus à
ma grande joie un tendre sourire d'un des Maitres qui, pour le moment,
semblait être un des Akalis gardiens du trésor. Il nous donna à tous deux une
rose et il y avait une bénédiction dans son regard. Un frisson me passa sur
tout le corps quand ses doigts me touchèrent en remettant la fleur, comme
on peut bien se l'imaginer.
Le 27 octobre, je fis une conférence devant un auditoire nombreux sur
"l'Arya Samaj et la Société Théosophique", et le 28 sur le Passé, le Présent
et l'Avenir de l'Inde. Le texte se trouve dans mon livre Theosophy, religion
and occult science. Les gens qui s'imaginent que les indous n'ont pas de
patriotisme auraient dû voir l'effet de cette conférence sur cette grande
assemblée. Quand je décrivais l'ancienne grandeur de l'Inde et son abjection
actuelle, on entendait [216] tendait des murmures de plaisir ou des soupirs,
tan tôt ils applaudissaient avec véhémence et m'acclamaient, tantôt ils
gardaient le silence, des larmes plein les yeux. J'étais à la foi surpris et ravi
et la vue de leur douleur silencieuse m'impressionnait tellement que je ne
pouvais presque plus continuer. C'était une des fréquentes occasions où les
liens d'affection fraternelle qui nous liaient aux indous se resserraient et où
nous nous sentions heureux d'avoir pu nous établir dans ce pays pour y servir
nos frères spirituels. Je me rappelle une expérience du même genre pendant
que j'accompagnais Mme Besant dans sa première tournée aux Indes. C'était
quelque part dans le sud de l'Inde et elle parlait, si ma mémoire me sert bien,
de "la place de l'Inde parmi les nations". Cédant à la divine inspiration et
employant presque des expressions identiques, elle enleva son auditoire et
l'on eût dit que c'était une grande harpe sur laquelle ses doigts habiles
pouvaient éveiller n'importe quel accord. En revenant en voiture, nous ne
pouvions parler ni l'un ni l'autre, mais nous étions plongés dans une extase
silencieuse comme celui qui vient de sortir d'un concert où un maitre
musicien a évoqué le ciel. Qui n'a pas senti ce frisson de l'inspiration le
traverser tout entier, ne sait pas ce que le mot mouvement oratoire veut dire.
Il faut que je parle de la visite d'un pandit de Jummo Cachemire à cause
de ce qu'il dit de l'étude du sanscrit. Sa voix était claire et ferme, son langage
courant, et son extérieur imposant. Il eut avec nous une longue et
intéressante discussion et il nous fit l'effet d'un sectaire plutôt que d'un
éclectique. En partant [217] il se tourna vers moi et dit qu'il me fallait
absolument apprendre le sanscrit, parce que ce serait la seule langue utile
pour moi dans mon incarnation prochaine. Il pensait peut-être que nous
renaitrions dans quelque panditloka inconnu jusqu'ici.
Notre séjour à Amritsar se prolongea de quelques jours pour voir le
Temple d'Or et son lac illuminé pour le Divali qui est leur jour de l'An. Le
spectacle en valait la peine. Une voiture vint nous chercher à la nuit et nous
conduisit à la tour de l'horloge, construction moderne qui domine le lac et
d'où nous eûmes une très belle vue. Le superbe temple était couvert de
lampes rouges et or alternativement, qui l'habillaient d'une gloire
éblouissante. Sa base disparaissait sous un lacis de chirags, qui sont de
petites lampes d'argile en forme de Yoni qu'on attache à des claies de
bambou, selon des dessins géométriques, comme on en voit dans toute l'Inde
du Nord, aux balcons, aux fenêtres, aux portes, etc. De loin, le temple
paraissait enveloppé d'une dentelle de feu. Un magnifique feu d'artifice,
comme l'Inde sait les faire, nous transporta au pays des fées. Il y avait de
grands vases de feux de Bengale, d'autres qui jetaient des flammes, des
soleils, des chandelles romaines, des fusées et des bombes lancées des quatre
coins du monument, chaque couleur lumineuse teintait le ciel et se reflétait
sur la surface unie du lac et illuminait un modèle de vaisseau indou ancien,
amarré à la chaussée. De temps en temps un lancer de ballons lumineux
montait doucement dans le ciel sans nuages, les petites lueurs s'éloignant
comme des étoiles flottantes. [218]
Les grandes pièces représentaient des emblèmes religieux, le lingam, le
yoni, le double triangle de Vishnou et d'autres. Chaque pièce était accueillie
par de grands cris, des tintements de cloches et la musique d'un régiment.
Au milieu de l'excitation générale, une procession d'un millier de Sikhs se
déployait autour du lac ayant à sa tête un grand akali portant la bannière du
grand Gourou, et tous chantaient des hymnes en l'honneur de leur fondateur,
Nanak.
Le lendemain, à Lahore, où nous fûmes cordialement reçus. Les
journaux anglo-indiens étaient alors pleins de malveillance pour nous et cela
nous faisait apprécier encore davantage l'amitié des indous. Je fis une
conférence devant la foule habituelle, le dimanche 7 novembre, et parmi les
Européens présents était le docteur Leitner, le célèbre orientaliste, alors
président de l'université du Punjab.
Tout notre temps était occupé par des réceptions et des discussions de
sujets religieux, cependant nous n'étions pas sans quelques distractions d'un
autre genre, comme par exemple l'entrée de lord Ripon le 10, qui fut des
plus brillantes. Il était monté sur un gros éléphant caparaçonné de drap d'or
et la tête couverte d'énormes ornements dorés. Il en était de même du
Howdah et un parasol d'or était tenu au-dessus de la tête de Son Excellence
par un indou au riche costume. Les maharajahs et les rajahs du Punjab
suivaient sur des éléphants, selon leur rang, et tous étaient escortés – HPB
disait gardés – par des civils européens aussi sur des éléphants. Il y avait de
la cavalerie européenne et bengalie, des troupes [219] indigènes en rouge,
des piquiers et des hallebardiers indous, des piqueurs, des musiques, des
tambours et des cymbales. Enfin, quelque chose qui ressemblait à un cirque
Barnum où ne manquaient que les bêtes sauvages, et le grand char de la
musique pour que l'illusion fût complète ! Je suis persuadé que tous les
anglais qui paradaient se sentaient ridicules, et les chefs indigènes, autrefois
indépendants, humiliés de cette exhibition publique des conquérants et des
vaincus, dont tout le monde comprenait assez la signification. Nous vîmes
la cérémonie d'une des tourelles de la gare qui est crènelée et ressemble à
une forteresse ; du reste, elle est construite pour en faire l'office en cas de
besoin. Les commentaires de HPB sur la parade et ses brillants acteurs me
tinrent en joie, et plus tard, dans une de ses incomparables lettres au Russky
Vyestnick, elle fit rire toute la Russie avec l'absence du Maharajah du
Cachemire, que l'on croyait en train de conspirer, mais qui avait tout
simplement la colique.
En l'honneur de la visite du vice-roi, on illumina les jardins célèbres de
Shalimar, plantés par Ali Mardan Khan au dix-septième siècle, et de tous
les spectacles que j'ai vus aux Indes, ce fut l'un des plus agréables. Les
jardins représentaient à l'origine les sept divisions du paradis de Mahomet,
mais il n'en reste que trois. Le centre est orné d'une pièce d'eau bordée d'un
créneau artistement découpé, percé de tuyaux pour des jets d'eau. Une
cascade y tombe sur une pente de marbre, on voit des kiosques, des tours, et
d'autres fabriques, et de longs bassins étroits qui rasent leur [220]
encadrement de gazon. Qu'on se représente ce parc par une nuit étoilée des
Indes, étincelant de chirags, qui limitent les bassins et bordent toutes les
allées, les arbres illuminés de lanternes de couleur, le bassin central
transformé par les lueurs des feux de Bengale, et tous les chemins et les
avenues encombrés d'une foule des plus pittoresque, aux vêtements éclatants
et virils. J'ai vu bien des pays et bien des peuples, mais rien qui puisse se
comparer à ce concours de Sikhs, de Punjabis, de Cachemiris et d'Afghans,
avec leurs draps d'or et d'argent, leurs teints clairs et leurs turbans de toutes
les nuances délicates que l'art du teinturier puisse produire.
CHAPITRE XVII
—
Bénarès la Sainte
Le lendemain de la fête des jardins Shalimar, se rencontra notre
première occasion de connaitre directement les doctrines de la Brahma
Samaj. Le Babou Protap Chandra Mozumdar donna une conférence à
laquelle nous assistâmes. Notre première impression fut celle des milliers
d'auditeurs de ses discours éloquents et savants à la fois. Comme tous les
voyageurs qui arrivent aux Indes, ce fut pour nous une surprise que
d'entendre l'anglais admirable d'un indou bien élevé, et jusqu'à la fin il nous
tint sous le charme. Mais quand nous en fûmes à récapituler, il se trouva
plus de musique que d'aliments solides dans son allocution. Elle nous parut
plus près de la rhétorique que de l'érudition et nous revînmes peu satisfaits,
comme après un diner composé seulement de meringues à la crème. Sa
définition de la nature et des principes de sa Société était certainement très
claire ; le sujet était : "La Brahma Samaj et ses rapports avec l'indouisme
[222] et le christianisme". Il parlait d'abondance ou tout au moins sans notes,
et non seulement il n'hésita jamais sur un mot, mais il ne manqua jamais de
choisir le meilleur des synonymes pour exprimer son idée. Il ressemblait en
cela à Mme Besant. Il nous dit que la Brahma Samaj prend tout ce qui est bon
dans les Védas, les Upanishads, les Puranas et la Gita aussi bien que dans le
Christianisme et rejette les scories. Pendant longtemps le livre de
l'association n'avait contenu que des extraits des Upanishads, et cela me
parut dommage qu'ils ne s'en fussent pas tenus là. Ils sont d'accord avec les
chrétiens sur l'impuissance de l'homme et son entière dépendance d'un dieu
personnel, et ayant écouté de la porte une de leurs réunions de prières, je fus
frappé de sa saveur non conformiste. Ils pratiquent une sorte de yoga et
suivent la Bhakti Marga, voie sur laquelle l'Armée du Salut marche au son
des trombones et des cymbales. Théiste convaincu, Protap Babou parla de
Jésus comme d'un personnage plus glorieux qu'aucun dans l'histoire, humain
cependant.
Le durbar tenu par lord Ripon sous une tente, le 15 novembre, était en
contraste complet avec cette expérience. On avait construit une salle
immense avec un vélum rayé blanc et bleu, des murs de toile, des tapis
rouges et des lustres rococo. Le vice-roi était assis sur un trône argenté,
revêtu de son grand costume de cour orné d'une profusion de broderies d'or,
d'une culotte blanche, de bas blancs en soie, avec le ruban bleu de l'ordre du
bain qui traversait son buste au milieu d'un ruissèlement d'ordres, comme
un [223] ruisseau azuré entre des rives de joyaux. Derrière lui, de rudes
domestiques punjabis en costume oriental, agitaient des éventails écarlates
ornés des armes royales en broderie ; deux autres tenaient les chasse-
mouches en queue de yak blanc du Tibet, et deux autres des cornes
d'abondance – tous les emblèmes de la puissance souveraine. Le tout
paraissait un grand effort décoratif à des yeux américains.
L'assemblée était assise sur des rangées de chaises parallèles se faisant
face, les Européens à la droite de Son Excellence, les indous à sa gauche, un
large passage laissé entre les deux allait de la porte au trône. Les
Maharajahs, les Rajahs et les autres princes indigènes prenaient place selon
leur rang, les plus élevés en dignité près du vice-roi. À son arrivée, chaque
prince était salué d'une décharge d'artillerie, les troupes présentaient les
armes, et la musique jouait. Le maitre des cérémonies en costume
diplomatique les conduisait jusqu'au pied du trône ; ils offraient un Nuzzur
(un cadeau d'un certain nombre de pièces d'or) que le vice-roi "touchait et
rendait", c'est-à-dire ne prenait pas, puis après un salut, chacun était conduit
à sa place et c'était le tour d'un autre. Quel ennui de trôner là pendant que
toutes ces farces se recommençaient ! Je me demandais comment le vice-roi
pouvait s'empêcher de bâiller ouvertement vers la fin, mais c'était un beau
spectacle qui valait la peine d'être vu une fois. Après la réception des
princes, le vice-roi avait encore à leur remettre de superbes présents de
bijoux, d'armes montées en argent, de selles, etc., que les princes
"touchaient" et qui étaient ensuite emportées par [224] les domestiques. On
ne peut voir de plus grand contraste que celui des costumes magnifiques et
des turbans ornés de pierreries, avec les vêtements sombres, banals et sans
élégance des Européens en civil.
Deux jours après, laissant HPB à Lahore, j'allai faire une conférence à
Moultan : cinq ans auparavant jour pour jour, je prononçais mon discours
d'inauguration devant la Société Théosophique au berceau. En revenant à
Lahore, je trouvai la pauvre HPB en proie à une fièvre du Punjab, soignée
par le fidèle Baboula. Elle était agitée, brulante et se plaignait de suffocation.
Je la veillai toute la nuit, mais elle ne voulut pas me permettre de faire
chercher un médecin, disant qu'elle irait bien le matin. Mais elle allait très
mal, au contraire, et le meilleur médecin de l'endroit trouva le cas grave et
prescrivit de la quinine et de la digitale. J'avais une conférence à faire ce
soir-là, je la fis, puis je repris mon rôle de garde-malade et les remèdes
procurèrent à la malade une nuit de bon repos. Le lendemain, la crise était
passée, et le docteur la déclarait hors de danger. Après une autre bonne nuit,
elle donna des preuves irréfutables de convalescence en achetant pour cent
roupies de châles, de broderies et autres fantaisies d'un de ces marchands
ambulants qui assiègent aux Indes tous l'es voyageurs sur leur véranda. Elle
s'amusa d'une expérience magnétique que je fis le soir sur nos visiteurs
indous qui désiraient savoir qui d'entre eux était sensible à l'influence
magnétique. Je les fis placer debout regardant le mur, les yeux fermés et les
orteils au mur, tandis que je me plaçais silencieusement derrière chacun
d'eux en tenant les paumes des mains dirigées vers leur dos [225] mais sans
les toucher ; en concentrant ma volonté je les faisais tomber en arrière dans
mes bras étendus. Elle surveillait leurs visages pour empêcher de tricher, et
je les attirais. Je voudrais bien savoir comment les hypnotiseurs qui nient
l'existence d'une aura magnétique, expliquent ce simple mais frappant
phénomène. Aucun des sujets n'avait étudié le moins du monde la science
magnétique et je ne leur avais pas dit un mot de mes intentions.
Que les emplettes en tussent la cause ou non, HPB eut une rechute et
passa une mauvaise nuit, agitée, gémissante et avec des moments de délire.
Elle était mieux le lendemain matin et se consola par de nouvelles
emplettes ! Nous prîmes le chemin de fer le soir pour Amballa et de là à
Cawnpore, où nous eûmes de longues discussions métaphysiques et où je
donnai deux conférences, puis retour à Allahabad chez nos bons amis les
Sinnett.
Je laissai ma collègue à leurs bons soins, et je fus à Bénarès chez le
vénérable Maharajah défunt, dont le titre si souvent mentionné dans les
livres indous et bouddhistes remonte à la plus haute antiquité. Il envoya à la
gare sa voiture et plusieurs personnes de sa suite pour me recevoir en son
nom. On me logea dans un pavillon près de son palais, au bord d'une grande
pièce d'eau, où se reflétait un temple splendide qu'il avait fait ériger.
Je fus reçu par le Maharajah le lendemain matin, et comme c'était le
jour de naissance du jeune prince, il y avait grand nautch au palais. Le
Maharajah, qui avait l'air d'un patriarche avec sa moustache et ses [226]
cheveux blancs, me témoigna beaucoup de bienveillance, et me fit assoir
sous un baldaquin de cachemire brodé soutenu par des bâtons d'argent
reposant sur des coussins rouge et argent, auprès de lui et de son fils. Il était
vêtu d'une robe de cachemire vert avec des pantalons et un gilet de soie et
un bonnet de brocart. Son fils portait une robe de brocart vert à ramages tissé
d'or et un bonnet orné d'une aigrette de diamants.
Le nautch indien est le plus lamentable des plaisirs, et bon à faire bâiller
les Occidentaux. Trois jeunes filles, jolies et richement costumées et une
vieille femme se dandinaient au son d'instruments indous, et c'étaient
d'interminables postures, frappements de pieds, tours et détours, puis des
signes de la main avec les doigts contournés comme des serpents, des
chansons incendiaires en hindi accompagnées de gestes obscènes et de
clignements d'yeux, à en avoir la nausée et à souhaiter d'être dans le jardin
à fumer sa pipe. Mais le vieux Maharajah paraissait s'amuser et nous souriait
bénévolement sous ses lunettes d'or, de sorte qu'il me fallut rester là et en
prendre mon parti. Il avait devant lui un énorme chillum d'argent (narguilé),
dont le long tube flexible était couvert de soie blanche et se terminait par un
bout orné de pierreries qu'il suçait assidument. Quand il me fut enfin permis
de prendre congé, il jeta autour de mon cou un ruban tressé rouge et or, versa
des parfums sur mes mains et me dit qu'il avait eu grand plaisir à me voir. Il
décida qu'on m'installerait à son grand palais de ville qu'on appelle La
Monnaie et que je ferais une conférence le mardi suivant. [227]
La Monnaie tire son nom de ce que ses ancêtres y frappaient leur
monnaie autrefois. C'est un grand monument qui me faisait presque penser
au palais de Versailles et un théâtre idéal pour les apparitions de revenants.
C'est du moins ce que je trouvai quand je restai seul la nuit dans une énorme
chambre, plus grande que bien des salles de conférences, et je m'attendais à
être réveillé par une sarabande de fantômes. Mais il n'en fut rien et je dormis
en paix. L'érudit docteur Thibaut, principal du collège de Bénarès, vint diner
avec moi et la soirée se passa en conversations profitables. Je lui rendis sa
visite le lendemain, et le surlendemain j'allai voir Majji, femme ascète, ou
Yogini, et je la trouvai très aimable et communicative sur les sujets religieux.
Puis plus tard, un vieux Swami dont je fus ravi. À 6 heures du soir, je fis
une conférence à un nombreux auditoire qui, me dit-on, se composait de
"toute l'aristocratie et les savants de Bénarès". Le vieux Maharajah et son
fils étaient présents et Raja Sivaprasad me servit d'interprète avec une
grande habileté.
Nous allâmes, lui, le docteur Thibaut et moi, faire un tour en bateau sur
le Gange un matin pour voir le spectacle unique des ablutions rituelles de
milliers d'indous pieux. Ils couvraient les marches des ghats écroulés et des
palais à demi-ruinés qui bordent la rivière. Ils priaient, accroupis sur des
pontons de bois, abrités par des parasols et des nattes en feuilles de palmier.
Ils se tenaient dans l'eau jusqu'aux genoux, ils lavaient leurs vêtements et les
battaient sur les marches de pierre, des ascètes saupoudraient leur corps de
cendres, les femmes polissaient avec le sable [228] leurs vases de cuivre
jusqu'à ce qu'on les prît pour de l'or, puis les remplissaient d'eau du Gange
et les emportaient sur leur hanche gauche. Il y avait foule sur le ghat où l'on
brule les morts à regarder ceux qu'on brulait et ceux qui attendaient leur tour.
Le soleil levant illuminait ces cuivres étincelants, ces vêtements rouges, ces
turbans blancs et les multitudes pressées qui montaient et descendaient les
larges escaliers qui conduisent aux rues tout aussi encombrées, tandis que
des bateaux singuliers, à la proue en forme de paon, étaient attachés au
rivage ou glissaient sur le courant. Nulle part au monde on ne peut voir rien
de pareil à la Sainte Bénarès au lever du jour.
Et ce qu'il y a de plus impressionnant, c'est que ce même spectacle se
recommence tous les jours depuis les âges les plus reculés ; tel on le voit
maintenant, tel il était quand l'Avatar de Krishna vivait parmi les hommes.
Mais on ne saurait prédire combien il durera encore : la main du temps se
fait lourde sur les palais qui ourlent la rive, quelques-uns des plus
majestueux tombent en ruine. De lourdes masses de maçonnerie ont glissé
les unes sur les autres et leurs fondations ont disparu sous l'eau, le stuc
s'effrite sur les murs et découvre les briques. La grande mosquée qui domine
tout a été construite par l'Islam avec les pierres des anciens temples que les
conquérants avaient démolis. Le ghat des Morts est affreux et désolé : les
buchers s'élèvent sur des couches de débris et même les hommes des hautes
castes que l'on voit faisant leurs prières semblent pour la plupart accomplir
leurs dévotions machinalement pour être [229] vus des hommes plutôt que
poussés par un profond sentiment religieux. Le progrès occidental qui ôte
aux nations leur spiritualité en les enrichissant, semble avoir écrit sur ce
Saint des Saints des vieux aryens : Ichabo. Il vide les cœurs en remplissant
les poches.
Mes amis me menèrent voir un célèbre yogi dont je n'ai pas noté le nom
dans mon journal. Il était accroupi dans la cour triangulaire d'une maison
des bords du Gange et entouré d'environ 50 ou 60 personnes. C'était un
grand bel homme d'aspect vénérable qui paraissait enfoncé dans la
méditation et partiellement en transe. Sa propreté contractait agréablement
avec la saleté et l'abandon habituel des Sannyasis. On me dit qu'il était
profondément versé dans le système de Patanjali et qu'on le considérait
depuis des années comme un des principaux yogis de l'Inde. Encore novice
dans le pays, je crus ce qu'on m'en disait et je lui témoignai mon respect à
l'ancienne mode du pays. Je causai un peu avec ses disciples et je m'en allai.
Mais mes illusions furent vite dissipées : j'appris qu'il était en instance de
procès pour une somme de 70 000 roupies et qu'il plaidait avec énergie Un
yogi qui plaide pour des roupies était vraiment une anomalie, et je n'ai pas
besoin de dire que je ne renouvelai point ma visite.
Je vis le lendemain pour la première fois le Pandit Bala Shastri. Thibaut
le considérait comme le premier sanscritiste de l'Inde. Il était le Gourou de
plusieurs des principaux princes indiens et jouissait du respect universel. Il
est mort depuis et c'est une perte qui semble irréparable pour le pays. Je
voudrais que les lettrés occidentaux l'eussent vu comme je le [230] vis ce
jour-là. Pâle, mince, de taille moyenne, de manières calmes et dignes, une
expression douce et attirante, sans trace d'animalisme ni de passion sordide
– la physionomie d'un poète et d'un sage, qui vivant dans le monde de la
pensée n'avait guère de contact avec le monde extérieur. Des yeux noirs,
brillants, doux, sincères éclairaient ce bel ensemble et le souvenir de leur
regard nie hante encore au bout de seize ans. Un autre pandit, bibliothécaire
du collège de Bénarès, l'accompagnait et prit part à la discussion. Je fis de
mon mieux pour les persuader du besoin urgent d'une renaissance de la
littérature sanscrite pour livrer au monde ce qu'elle renferme de précieux, à
un moment où toutes les espérances spirituelles paraissaient englouties sous
les flots du matérialisme. J'allai jusqu'à dire à Bala Shastri que si la religion
et la philosophie indoues souffraient une éclipse, il aurait une grande part de
responsabilité dans ce désastre, puisqu'il était plus capable que personne
d'endiguer le courant. Je lui proposai de nous associer, lui comme
représentant de la classe des pandits, et moi comme celui d'une agence
universelle de propagande ; je le priai de convoquer une assemblée des
principaux pandits de Bénarès et de me permettre de leur parler ; il y
consentit, et confia les démarches préliminaires à Pramada Dasa Mittra.
HPB arriva à 4 heures d'Allahabad, et nous fûmes aussi contents de nous
revoir que si nous avions été longtemps séparés.
CHAPITRE XVIII
—
Le Maitre des Djinns
Nous passâmes huit jours ensemble à Bénarès et pendant ce temps, nous
vîmes fréquemment le vieux Maharajah, sa suite et les autres notables de la
ville. Sa Hautesse envoya son secrétaire prendre des nouvelles de B de
bonne heure le lendemain de son arrivée, il vint lui-même plus tard avec
deux interprètes et passa des heures à discuter avec nous des questions
religieuses et philosophiques. Une autre fois, il amena son trésorier et nous
offrit de nous faire compter sur l'heure une grosse somme (plusieurs milliers
de roupies) pour notre Société, si HPB voulait lui faire voir un miracle. Elle
refusa naturellement de rien faire pour lui, comme elle avait refusé à d'autres
riches indous auparavant – dont feu Sir Mungaldas de Bombaymais aussitôt
le Maharajah parti, elle fit plusieurs phénomènes pour des visiteurs pauvres
qui n'auraient pas pu seulement lui donner dix roupies. Cependant, elle dit
au vieux [232] prince un secret important pour retrouver certains papiers de
famille qui, si je ne me trempe, avaient été cachés en hâte ail moment de la
Révolte. J'ai des raisons de croire que le Maharajah, quoique désappointé,
la respecta davantage que si elle avait accepté son présent. Le
désintéressement est toujours considéré aux Indes comme une bonne preuve
de la piété des Maitres. Le yogi de Lahore qui montra sa samadhi à Runjeet
Singh se perdit dans l'esprit de ce dernier en acceptant ses riches présents.
"Sans cela, me dit un de ses anciens domestiques à Lahore, le Maharajah
l'aurait gardé près de lui toute sa vie et l'aurait vénéré comme un saint."
La promenade en bateau matinale sur le Gange fut recommencée pour
HPB avec les mêmes compagnons. Cette fois, nous fîmes demeurer notre
bateau près du Ghat des Morts pour observer toute la cérémonie de
l'incinération, depuis l'arrivée du corps et son dernier bain dans le fleuve
jusqu'à la dispersion des cendres dans le courant. C'était un spectacle très
réaliste, sans poésie ni délicatesse, et si la crémation avait été introduite en
Occident sous cette forme grossière, je suis sûr qu'on n'aurait pas trouvé un
second corps à bruler. L'emploi du four crématoire ôte à l'opération ce
qu'elle a de répugnant, et ce n'est pas étonnant que cette manière de disposer
des morts soit devenue si populaire.
On nous mena voir le même jour une foire musulmane où nous vîmes
le premier exemple de la dextérité extraordinaire que les indous acquièrent
dans l'usage du sabre. Un homme se couche à plat sur le ventre, le menton
appuyé sur une goyave, mettons [233] grosse comme une poire moyenne.
Un autre homme lui tourne le dos, marquant la mesure avec ses pieds et tout
son corps au rythme d'un tamtam ; il tient à la main un sabre tranchant
comme un rasoir qu'il agite en mesure ; tout à coup, il se retourne, lève son
sabre et coupe en deux la goyave sous le menton de l'autre homme. Même
maintenant, je frissonne encore à l'idée de ce qui serait arrivé si le sabre eût
dévié d'une ligne. Le même tour d'adresse se renouvela sur des citrons tenus
sous le talon nu d'un homme. Il faut remarquer que l'exécutant se tient le dos
tourné et qu'il ne peut viser que pendant que le sabre est en l'air.
Le temps se passait en conversations, conférences publiques, visites du
maharajah et d'autres princes ou bourgeois, et en excursions à des temples
et à des monuments anciens. Un certain Mohammed Arif qui vint nous voir
nous intéressa beaucoup : c'était un fonctionnaire d'une des cours de justice
et un homme fort savant. Il connaissait à fond la littérature de l'Islam et nous
montra un tableau qu'il avait préparé sur lequel étaient inscrits les noms
d'environ 1 500 adeptes célèbres ou mystiques, depuis le prophète jusqu'à
nos jours. Il s'occupait aussi d'alchimie et consentit, à ma demande, à essayer
une expérience avec mon aide. Il apporta du marché quelques épais et grands
brattis (gâteaux de bouse de vache séchée et pressée), un peu de charbon de
bois et deux roupies de Jey pour qui sont d'argent pur, plus quelques produits
végétaux séchés. Il creusa un petit trou dans le côté plat de chaque bratti et
le remplit de clous de girofle pilés, d'écorce d'ahindra et de béchum (des
mirobolans, je crois) ; il enfonça une roupie dans [234] l'un d'entre eux, le
recouvrit d'un autre bratti et mit le feu à celui de dessous. De même avec
l'autre roupie. Les bouses brulaient lentement et ne furent réduites en
cendres qu'au bout de deux heures. Les roupies furent alors transportées
dans une autre paire de brattis, puis dans une troisième et abandonnées à
elles-mêmes toute la nuit. Nous devions retrouver le lendemain matin les
pièces complètement oxydées, le métal pur changé en oxyde ayant la
consistance de la chaux et tombant en poussière sous le doigt. Mais
l'expérience ne réussit qu'à moitié, car la surface des roupies se trouva seule
oxydée et l'intérieur intact. Mohammed Arif, peu satisfait de ce résultat,
voulait recommencer dans de meilleures conditions, mais le temps nous
manqua et cela ne put se faire avant notre départ de Bénarès. Enfin il s'était
produit une oxydation partielle que je ne peux pas m'expliquer par des
moyens si simples que le feu lent de six brattis et quelques pincées de clous
de girofle ou autres végétaux similaires. Tout en professant le plus grand
respect pour les découvertes modernes de la science, il affirmait qu'il y avait
encore beaucoup à apprendre des anciens sur la nature des éléments et leurs
combinaisons possibles. "C'est une théorie acceptée depuis longtemps parmi
les alchimistes de l'Inde, dit-il, que si l'on réduit un diamant en poudre par
un procédé qu'ils connaissent, ces cendres mélangées à l'étain fondu peuvent
changer cet étain en argent. Bien entendu, l'expérience est sans intérêt au
point de vue commercial puisque l'agent transformateur est plus couteux que
le produit. Mais c'est une idée suggestive, car si les cendres d'une substance
contenant [235] du carbone, obtenues par un certain procédé, sont capables
de changer l'étain en argent, on peut se demander si les cendres d'une
substance très rapprochée de composition ne donneraient pas le même
résultat en s'y prenant convenablement. Si le fer additionné de carbone
devient de l'acier par une loi secrète qu'on ne connait pas encore bien,
pourquoi serait-il invraisemblable que le carbone combiné avec l'étain par
quelque procédé non encore découvert par les chimistes européens, durcit
ce métal et lui donnât des propriétés aussi différentes que celles de l'acier le
sont de celles du fer. Il est vrai, continua l'alchimiste en me regardant d'un
œil intelligent, que la chimie moderne ne connait pas d'affinité entre le
carbone et l'étain, mais elle ne les nie pas non plus. Nous savons que dans
les temps anciens on savait donner aux instruments de cuivre la dureté et le
tranchant de l'acier, mais le secret est perdu. Les chimistes font donc bien
de réfléchir avant de décider sans appel de ce qui était possible ou
impossible aux alchimistes. Ils ont encore beaucoup à apprendre avant
d'avoir retrouvé les arts perdus d'autrefois. Les alchimistes indous ont
prouvé qu'ils savent durcir l'étain en le combinant avec le carbone, donc ils
sont plus avancés que les chimistes modernes en métallurgie." "Mais,
demandai-je, pourquoi l'alchimie est-elle si passée de mode ?"
"La science alchimique est déshonorée parce que les
savants la négligent, tandis que les charlatans s'en servent
pour tromper, mais c'est une belle science. Je crois – je
sais plutôt – que la transmutation des métaux est possible."
[236]
Ce vieil enthousiaste parlait en ourdou, que deux amis me traduisaient
admirablement, et mes entretiens avec lui sont dans les plus intéressants que
j'aie jamais eus avec personne. Il paraissait connaitre très familièrement les
littératures persanes, et arabes et la dignité de son attitude était celle d'un
noble érudit voué à l'étude et à la recherche de la vérité. Je lui fis écrire ses
idées et elles parurent, traduites dans le Theosophist de mai 1881, page 178.
J'ai appris, la dernière fois que je suis allé à Bénarès, qu'il s'est retiré dans
un village obscur où il vit d'une très petite pension et où il n'a probablement
pas un seul voisin capable d'apprécier son érudition et sa grande intelligence.
Plusieurs personnes de Bénarès nous donnèrent des renseignements sur
les pouvoirs miraculeux de Hassan Khan, qu'elles avaient connu
personnellement. Un certain M. Shavier nous raconta ceci : il avait mis sa
montre et sa chaine dans une petite boite qui fut enfermée dans un coffre, en
présence d'Hassan Khan, qui aussitôt montra ces objets dans sa main, les
ayant fait passer à travers deux boites par le pouvoir de ses esprits
élémentals. Il était de Haidérabad, Deccan, et il tenait son art de son père,
qui était un plus grand occultiste que lui et qui l'avait dument initié avec des
cérémonies magiques. Il avait reçu pouvoir sur sept djinns à condition de
mener une vie morale et tempérante. Mais ses passions l'entrainèrent et les
djinns échappèrent l'un après l'autre à son empire, il n'en avait plus qu'un à
sa disposition et il avait grand peur de celui-là. Il lui fallait attendre que son
Esprit fût bien disposé, de sorte qu'il ne [237 pouvait pas produire ses
phénomènes à volonté. M. Hogan, qui le connut intimement, raconte dans
le Theosophist de janvier 1881 qu'il reconnaissait l'approche de son génie à
ce qu'il cessait de respirer par une des narines. Il était de taille moyenne, très
brun et plutôt fort, en somme assez plaisant. Mais ses excès finirent par l'user
moralement sinon physiquement, et on dit qu'il mourut en prison.
M. Shavier me raconta une singulière histoire qu'on dirait extraite des
Mille et une Nuits. Un savant mais pauvre Moulvi vivait à Ghazipour, il y a
quelques années, et faute de mieux tenait une école de garçons. Parmi ses
élèves se trouvait un gamin fort intelligent, respectueux de son maitre et qui
lui apportait souvent des présents. Un jour, il lui apporta une sucrerie
précieuse de la part de sa mère. Le maitre dit qu'il voudrait bien présenter
ses respects aux parents, et le garçon répondit qu'il les avertirait et
rapporterait leur réponse. Le lendemain, ayant reçu une réponse favorable,
le maitre s'habilla de son mieux et accompagna son élève chez lui. Celui-ci
sortit de la ville et marcha quelque temps dans la campagne, mais comme
on ne voyait point de maisons, le maitre s'inquiéta et demanda des
explications. L'élève lui dit qu'on était tout près de la maison mais qu'avant
de l'y mener, il avait un secret à lui confier. Il était de la race des Djinns, et
c'était un grand honneur pour le maitre d'être admis à voir leur cité cachée.
Tout d'abord, il fallait jurer que rien ne lui ferait jamais révéler le chemin
qui y conduisait, car s'il manquait à sa promesse, il serait certainement
frappé de cécité. Le Moulvi prêta le serment demandé [238] et son élève
soulevant une trappe qu'il n'avait pas aperçue jusque-là, un escalier qui
s'enfonçait dans la terre les conduisit à la cité des Djinns. Aux yeux du
Moulvi tout était pareil au monde supérieur : rues, maisons, magasins,
voitures, danses, musiques, etc. Le père du jeune garçon reçut son invité
avec cordialité et l'intimité ainsi commencée continua pendant plusieurs
années pour le plus grand avantage et la plus grande satisfaction du
professeur. Ses amis s'étonnaient de sa prospérité et finirent par persuader
au pauvre nigaud de leur montrer le chemin qui conduisait à la trappe et au
mystérieux escalier. Mais au moment même où il allait révéler le secret
malgré son serment, il devint aveugle et ne recouvra jamais la vue. Ce
Moulvi vivait encore dans la ville de G quand M. Shavier me raconta cette
histoire, et on dit que toutes ses connaissances étaient au courant de la cause
de sa cécité. Cette ville souterraine des Djinns avec ses maisons et ses
habitants élémentals fait penser au récit de Bulwer Lytton dans The coming
race et suggère une origine populaire commune.
Notre séjour à Bénarès étant à sa fin, nous envoyâmes nos bagages à la
gare, tandis que nous allions au Fort Ramanagar prendre congé de notre hôte
vénérable et le remercier de son hospitalité. Le vieux prince se montra très
aimable et affectueux, nous pria de revenir et d'accepter son hospitalité
toutes les fois que nous reverrions Bénarès. En partant, il jeta sur les épaules
de HPB un splendide châle de cachemire qu'elle voulut "toucher et rendre",
mais il parut si blessé de son refus qu'elle se ravisa et fit ses remerciements
par l'entremise de l'interprète. Le soir à [239] 6 heures, nous étions à
Allahabad chez les Sinnett HPB souffrait mort et passion d'une attaque au
poignet gauche de dengui, cette terrible fièvre de "l'os brisé", qui cause des
douleurs encore plus cruelles que celles que la paternelle Inquisition
inventait pour maintenir l'orthodoxie.
CHAPITRE XIX
—
Le bouddhisme cinghalais
La fièvre rhumatismale de HPB dura plusieurs jours avec des
souffrances terribles, son bras enfla jusqu'à l'épaule et ses nuits étaient très
agitées, malgré les soins dévoués de son médecin indigène dont la douceur
et la patience touchèrent nos cœurs. Le premier signe de convalescence
qu'elle donna fut d'aller avec moi dans un grand magasin acheter des
quantités de choses. Le 24 décembre, à la cérémonie d'initiation de
nouveaux candidats, on entendit avec joie ses cloches astrales et
mélodieuses.
Pendant notre court séjour chez les Sinnett, il vint beaucoup de visites
notables, et nous jouîmes longuement de la conversation de sanscritistes
érudits sur la philosophie indoue. Je fis deux ou trois conférences et HPB
étant tout à fait remise, nous partîmes pour Bombay, où nous arrivâmes sans
autre aventure, le 30. Les derniers jours de 1880 se passèrent dans notre
nouveau bungalow "Le Nid de Corbeaux", sur [241] les pentes rocheuses de
Breach-Candy. On l'avait choisi et loué pour nous en notre absence, et nous
étions ravis de ses grandes pièces élevées, de ses belles vérandas et de la vue
étendue sur la mer. Depuis le commencement de 1879 nous vivions dans le
quartier indigène densément peuplé de Girgaum, sous des palmiers où la
brise de mer ne pénétrait guère et le changement de localité nous parut
délicieux. Un autre avantage, c'est que le nombre des visites banales diminua
sensiblement à cause de la distance du centre populeux et cela nous rendit
le temps de lire. Mon journal revient souvent sur cette satisfaction. Nous
restâmes dans cette maison jusqu'à notre installation à Adyar, en décembre
1882. Le loyer ordinaire de ce bungalow était de 200 roupies par mois, mais
on nous le laissa pour 65 parce qu'il passait pour hanté. Les revenants ne
nous dérangèrent cependant jamais, sauf peut-être une fois, et n'y trouvèrent
pas leur compte. Une nuit, j'étais couché et je commençais à m'endormir,
quand je sentis qu'un pied de mon charpoy (lit) était soulevé comme par
quelqu'un d'enfoncé dans l'épaisseur du mur contre lequel il était appuyé.
Aussitôt réveillé, je prononçai un certain "mot magique" arabe que HPB
m'avait appris à New-York, le lit se retrouva sur ses pieds, et l'ombre
malfaisante décampa pour ne plus revenir.
Le nouvel an me trouva écrivant des articles de tête pour le Theosophist
jusqu'à 2 heures du matin. Les premières semaines de l'année n'eurent rien
d'extraordinaire quoiqu'elles nous eussent mis en contact avec diverses
personnalités bien ou mal disposées [242] pour nous. L'auteur de The Élixir
of life, devenu célèbre depuis, nommé Mirza Murad Ali Bey, vint nous voir
le 20 janvier pour la première fois. Il était de race européenne et appartenait
à la vieille famille des Mitford du Mampshire, qui compte plusieurs
écrivains de talent y compris Mary Mitford, qui a écrit Our Village et
d'autres livres. Le grand-père de ce jeune homme était venu aux Indes avec
quelques Français et avait servi Tippoo Sahib. À la mort de ce prince sensuel
et sanguinaire, M. Mitford prit du service à la Compagnie des Indes. Son
fils naquit à Madras et une de ses excentricités fut de se faire musulman ;
quand nous fîmes sa connaissance, il était au service du Maharajah de
Bhaunagar comme "grand officier de cavalerie", une parfaite sinécure. Il
avait mené une vie aventureuse qui lui avait rapporté plus de misères que de
satisfactions ; entre autres choses, il s'était occupé de magie noire, et il me
dit que toutes ses souffrances des dernières années étaient dues aux
persécutions de certains méchants esprits qu'il avait évoqués pour mettre en
son pouvoir une femme vertueuse qu'il convoitait. Il était resté pendant 40
jours dans une pièce fermée, d'après les instructions d'un magicien
musulman, les yeux fixés sur un point noir dans le mur essayant d'y voir le
visage de sa victime et répétant des centaines de milliers de fois un mantra
moitié arabe, moitié sanscrit. On lui avait ordonné de continuer jusqu'à ce
qu'il eût vu le visage vivant ; quand ses lèvres remueraient comme pour
parler, c'est qu'elle serait complètement fascinée et elle viendrait d'elle-
même le trouver. Tout arriva comme le magicien l'avait prédit, la femme
vertueuse tomba, mais [243] lui resta sous le pouvoir des mauvais esprits
qu'il n'était pas assez fort moralement pour dominer après avoir accepté
leurs services forcés. C'était un homme d'une compagnie troublante.
Nerveux, excitable, ne sachant se fixer à rien, esclave de ses caprices, voyant
toutes les possibilités les plus hautes de la nature humaine, et incapable d'y
tendre, il venait à nous comme à un refuge et finit par s'installer chez nous
pendant quelques semaines. Pour un Anglais, il était drôlement accoutré :
son costume était entièrement musulman, sauf qu'il portait ses cheveux
châtain clair en chignon à la grecque comme une femme. Il avait le teint
clair et les yeux bleu pâle. Je vois dans mon journal qu'il avait plutôt l'air
d'un acteur costumé pour un rôle que d'autre chose. Il écrivit l'Elixir of life
un peu plus tard, mais aussi bien en raconter l'histoire tout de suite.
Depuis qu'il était arrivé chez nous, il paraissait livré à une grande lutte
morale et mentale avec lui-même. Il se plaignait d'être entrainé à droite et à
gauche par des influences bonnes et mauvaises. Il était intelligent et avait
beaucoup lu, il désirait faire partie de la Société, mais comme je n'avais
aucune confiance dans sa valeur morale, je le refusai. Mais HPB ayant offert
de répondre de lui, je cédai et je la laissai le recevoir. Il l'en récompensa bien
quelques mois plus tard en saisissant un sabre des mains d'un cipaye à la
gare de Wadhwan et en essayant de la tuer, criant qu'elle et ses Mahatmas
étaient tous des diables ! En un mot, il devint fou. Mais revenons. Pendant
qu'il était avec nous, il écrivit quelques articles qui parurent dans le
Theosophist, et un beau soir, après [244] une conversation avec nous, se mit
à écrire sur le pouvoir qu'a la volonté de prolonger la vie. HPB et moi nous
étions dans la chambre et dès qu'il se mit à écrire, elle alla se placer derrière
lui, comme elle l'avait fait à New-York quand Harrisse dessinait le croquis
d'un Maitre sous son inspiration. L'article de Mirza Sahib fut très remarqué
dès son apparition (voir Theosophist, III, 140, 168) et a toujours passé depuis
pour un des essais les plus suggestifs et les plus précieux de notre littérature
théosophique. Il marchait droit et il semblait en passe de recouvrer beaucoup
de sa spiritualité perdue s'il voulait rester avec nous, mais après avoir promis
de rester, il céda à un entrainement irrésistible et courut à Wadhwan et à sa
perte. Il ne put retrouver l'équilibre de son esprit, se fit catholique, puis
retourna à l'Islam et mourut. J'ai vu son humble tombe à Junagad. Cela m'a
toujours paru un exemple terrible du danger que l'on court à se mêler de
science occulte avec des passions non encore domptées.
Je passerai rapidement sur les évènements de 1881 et j'en noterai
seulement deux ou trois plus importants. Et tout d'abord l'histoire de
Damodar.
Quand ce brave jeune homme devint membre de la Société, il s'y donna
de tout son cœur et obtint de son père la permission de vivre avec nous sans
tenir compte des prohibitions de caste et comme s'il avait prononcé les vœux
de Sannyasi. Son père et son oncle étaient alors également membres actifs.
Selon la coutume des brahmanes goujeratis, Damodar avait été fiancé dans
son enfance, naturellement sans son consentement, et le temps était venu
d'entrer en ménage. Mais son seul désir et sa seule ambition était maintenant
[245] de vivre comme un ascète spirituel et il avait la plus grande
répugnance pour le mariage. Il se considérait comme une victime des
coutumes et il désirait passionnément se libérer de ce contrat contre nature
afin de devenir un vrai Chéla du Mahatma KH qu'il avait vu dans son
enfance et revu depuis qu'il était avec nous. Le père, qui avait l'esprit large
et sage, finit par y consentir, et Damodar lui remit sa part de l'héritage
ancestral, quelque chose comme 50 000 roupies si je me rappelle bien, à
condition que sa petite épouse fût accueillie dans la maison de son père et
bien traitée. Cela alla bien ainsi tout d'abord, mais quand Damodar se fut
tout à fait identifié à nous, jusqu'à se faire bouddhiste à Ceylan, la famille
se fâcha et commença à persécuter le pauvre garçon pour le faire rentrer
dans sa caste. Il ne le voulut pas, et il en résulta que ses parents se retirèrent
de la Société et nous firent une guerre peu honorable, en nous attaquant dans
des feuilles volantes calomniatrices qu'ils firent imprimer et distribuer dans
Bombay. Je m'en rappelle une pire encore que les autres, qui fut distribuée
dans mon auditoire pendant une de mes conférences au Framji Cowasji Hall.
On m'en remit une en entrant ; je la lus sur l'estrade et, la montrant au public,
je la jetai à terre et je mis le pied dessus en disant que c'était ma réponse au
misérable calomniateur, quel qu'il fût. Le tonnerre d'applaudissements qui
accueillit cette prompte justice me montra qu'il n'y avait pas besoin d'en dire
davantage et je commençai mon discours.
Damodar resta notre ami le plus intime et fidèle, travaillant avec nous
avec un dévouement ininterrompu [246] et un oubli complet de lui-même
jusqu'en 1885 ; il quitta alors Madras pour se rendre au Tibet par Darjeeling
et il y est encore se préparant à sa mission future pour le bien de l'humanité.
On a fait courir de temps en temps des bruits faux sur sa mort dans les neiges
de l'Himalaya, mais j'ai d'excellentes raisons de croire qu'il est vivant et bien
portant et qu'il reviendra quand le temps sera venu. Je reviendrai là-dessus
plus loin. Son père mourut bientôt après sa fâcheuse rupture avec nous,
emportant notre respect et nos meilleurs souhaits pour l'autre monde.
Il avait été convenu que je retournerais seul à Ceylan pour commencer
à recueillir des fonds pour développer l'éducation des bouddhistes, garçons
et filles. HPB m'assurait que ce projet avait l'approbation entière des
Mahatmas et ne ménageait pas l'expression de sa satisfaction. J'avais donc
écrit à Ceylan et pris les arrangements nécessaires avec nos amis ; mais je
vois que le 11 février, HPB se querella avec moi parce que je ne voulais pas
rompre mes engagements pour rester avec elle et l'aider à rédiger le
Theosophist. Je refusai naturellement d'obtempérer, et naturellement aussi
elle se mit dans une rage bleue. Elle s'enferma dans sa chambre pendant
toute une semaine, refusant de me voir, mais m'envoyant de petits billets
officiels et un entre autres où elle me faisait savoir que la Loge cesserait de
s'occuper de moi et de la Société et que j'étais libre d'aller à Tombouctou si
le cœur m'en disait. Je répondis simplement que cette tournée ayant été
pleinement approuvée par la Loge, je la ferais quand je ne devrais jamais
plus revoir un Maitre ; que je ne les [247] croyais pas d'un naturel si indécis
et changeant et que s'ils étaient ainsi je préférais travailler sans eux. Sa
mauvaise humeur finit par s'user et le 18 nous allions nous promener
ensemble dans la voiture neuve que Damodar venait de lui donner ! Un
Maitre vint la voir le 19 et lui expliqua toute notre situation dans les détails
de laquelle je n'entrerai pas, puisque tout a tourné comme il l'avait prévu. Il
laissa en partant un couvre-chef brodé d'or très usé dont je m'emparai et que
j'ai encore à l'heure qu'il est. Un des résultats de sa visite fut une longue et
sérieuse discussion entre nous deux le 25 du même mois, de l'état de nos
affaires et où l'on finit, comme le dit mon journal, par tomber d'accord "de
reconstruire la Société sur une base différente en mettant en avant l'idée de
fraternité et tenant l'occultisme dans l'ombre, en somme d'avoir une section
secrète pour lui". Voilà donc le premier germe de la SE et le commencement
de l'adoption de l'idée de Fraternité Universelle sous une forme plus précise
qu'auparavant. C'est moi qui ai entièrement rédigé les paragraphes, et on
peut parfaitement en modifier les expressions.
J'ai conservé dans mon journal de ce temps une description admirable
de la réapparition potentielle des images latentes des choses passées que je
trouvai dans ce livre étonnant le Dabistan. "Abou Ali, prince des physiciens
(Dieu veuille sanctifier son esprit), dit :
Ces images et formes qui semblent effacées
Dans les trésors du temps sont cependant gardées :
Quand le ciel se retrouve en même situation,
Le Tout-Puissant les sort du voile mystérieux."
[248]
Ces images sont celles que les psychiques de Buchanan peuvent voir et
décrire quand on les met en communication avec le foyer de l'Akasha où
elles demeurent latentes. Je m'embarquai pour Ceylan le 23 avril en
compagnie de M. Ænéas Bruce, un Écossais, voyageur expérimenté et
charmant homme, qui était membre de la Société. Nous arrivâmes à Pointe
de Galle le quatrième jour et on nous reçut avec beaucoup d'enthousiasme.
Nos principaux collègues vinrent à bord nous saluer et nous offrir des
guirlandes ; ils nous conduisirent à terre où plus de 300 garçons bouddhistes
de notre première école étaient rangés pour nous recevoir. On avait étendu
des étoffes blanches sur la Grève pour nous faire un chemin, et il ne
manquait pas de verdure et de drapeaux, non plus que d'acclamations. Une
grande multitude de peuple suivit notre voiture à la maison d'école, bâtiment
à plusieurs étages sur la grève du port où des chambres nous avaient été
préparées. Comme toujours, un certain nombre de robes jaunes ayant à leur
tête le vénérable Bulatgama, grand-prêtre du temple principal de Galle, nous
attendaient pour nous souhaiter la bienvenue en chantant des Gathas ou vers
palis. Cette visite-là avait surtout pour but de réunir des fonds pour les écoles
et d'éveiller l'intérêt populaire au sujet de l'éducation en général. Pour y
arriver, j'avais besoin de la coopération de tous les prêtres principaux de
l'ile ; si je pouvais mettre huit ou neuf hommes de mon côté, le reste ne serait
qu'une question de détail. Il y avait un groupe d'hommes intelligents qui
menaient entièrement les deux sectes cinghalaises : [249] celle de Siam et
celle d'Amarapoora. Comme je l'ai déjà expliqué, il n'y a pas de différence
de dogme entre elles, mais seulement d'ordination. Les moines de Siam ont
reçu leur ordination de ce pays à un moment où la guerre civile avait presque
déraciné la religion du Bouddha dans l'Ile des Épices. Des envahisseurs
Tamils avaient renversé les souverains bouddhistes indigènes, détruit leurs
temples et brulé les livres religieux par piles "hautes comme les têtes de
cocotiers". Quand la dynastie étrangère eût été chassée et le souverain
légitime replacé sur son trône, on envoya une ambassade au Siam pour
demander que de saints moines fussent envoyés à Ceylan pour ordonner de
nouveau les moines cinghalais. La requête ayant été accordée, il se trouva
donc une nouvelle secte siamoise sous le patronage royal. Beaucoup plus
tard, quand cette confrérie aristocratique, composée surtout de la caste
Willalla, refusa les ordres aux postulants des castes inférieures, celles-ci
envoyèrent des délégués au roi de Birmanie, dont la capitale était alors à
Amarapoora pour demander l'ordination. Ils revinrent à Ceylan ordonnés
Bikshus et la secte Amarapoora fut ainsi fondée. Selon l'usage de tous les
théologiens, ces deux sectes n'eurent aucune communication, elles ne firent
jamais rien conjointement, ne tinrent pas conseil ensemble, ne prêchèrent
pas dans les temples l'une de l'autre, et ne s'adressèrent pas en commun au
peuple. Je trouvais cela absurde et intolérant et comme j'étais en aussi bons
termes avec les chefs des deux sectes, je voulais si possible les amener à
coopérer cordialement au bien de la religion. Je commençai par voir
individuellement [250] les chefs et obtenir leur promesse d'appui, ensuite
j'entrepris des tournées de conférences de village en village dans la province
occidentale dont Colombo est la capitale. Nous écrivîmes d'abord, M. Bruce
et moi, des brochures de propagande populaire qui, après avoir été soumises
aux prêtres dans une traduction cinghalaise, furent imprimées et mises en
circulation. On pense si les missionnaires se mirent en campagne de leur
côté. Calomnies sous le manteau, attaques publiques, dénigrement absurde
du bouddhisme, et reproductions d'articles injurieux contre la Société et ses
fondateurs étaient à l'ordre du jour. Ces pauvres d'esprit n'avaient pas assez
de sagesse pour comprendre que puisque les bouddhistes nous adoptaient
pour leurs champions et leur coreligionnaires, plus on nous insulterait et on
nous accuserait, plus l'attachement populaire grandirait : nous devenions
leurs frères, persécutés avec eux et pour la même cause.
Effrayé de l'étonnante ignorance des cinghalais en matière de
bouddhisme, j'essayai d'abord de persuader à un moine de rédiger un
catéchisme, puis n'en trouvant point qui voulût le faire, je me décidai à
compiler un Catéchisme Bouddhiste sur le modèle des petits livres
élémentaires que les sectes occidentales emploient avec succès. J'y
travaillais à mes moments perdus, et pour acquérir les connaissances –
indispensables, il me fallut lire 10 000 pages de livres bouddhistes dans leurs
traductions anglaises ou françaises. Mon premier essai fut terminé le 5 mai,
et je le portai avec moi le 7 à Colombo. Ce soir-là, le grand-prêtre
Sumangala et Megittuwatte vinrent discuter mon projet de Fonds
d'Éducation. Au bout de [251] plusieurs heures, on fut d'accord sur les points
que voici : il y aurait un fonds pour la propagation du bouddhisme, ce fonds
serait confié à des administrateurs ; on vendrait des billets de souscription
de divers genres, l'argent serait déposé à la Caisse d'épargne postale et
Megittuwatte m'accompagnerait dans ma tournée. Sumangala consentit à
faire appel au public bouddhiste pour ce fonds et à me reconnaitre pour
quêteur. Il se trouva dans les rapports officiels que sur onze écoles, huit
étaient entre les mains des missionnaires et que le reste appartenait au
gouvernement. Dans les premières, on enseignait aux enfants que le
bouddhisme n'est qu'une obscure superstition ; dans les autres, on ne donne
aucun enseignement religieux. Entre les deux, nos enfants bouddhistes
n'avaient guère de chance d'apprendre jamais les vrais mérites de leur
religion ancestrale. Notre rôle s'imposait, et nous nous mîmes au travail con
amore.
Aussitôt mon catéchisme traduit en cinghalais, j'allai au collège
Vidyodaya pour collationner le texte mot par mot avec le grand-prêtre et son
assistant principal, un de ses meilleurs élèves, homme fort savant. Huit
heures de travail ce premier jour ne nous menèrent qu'à la sixième page de
manuscrit. Le 16, en commençant de bonne heure le matin et en le
continuant jusqu'à 5 heures du soir, on avança de huit pages, puis arrêt
complet. Nous nous trouvions dans une impasse : à savoir la définition du
Nirvâna ou plutôt la question de survivance de quelque sorte "d'entité
subjective" dans cet état. Connaissant parfaitement l'absolu des opinions des
bouddhistes du Sud dont Sumangala est le prototype, j'avais rédigé la [252]
réponse à la question : "Qu'est-ce que le Nirvâna ?" de façon à constater le
désaccord des métaphysiciens bouddhistes sur la survivance d'une entité
abstraite humaine, sans pencher vers l'école du Nord ou du Sud. Mais mes
deux critiques érudits se gendarmèrent dès l'aperçu de ce paragraphe et le
grand-prêtre nia qu'il existât aucune divergence dans les vues des
métaphysiciens bouddhistes sur ce point. Je lui citai les opinions des
Tibétains, des Chinois, des Japonais, des Mongols et même d'une école
cinghalaise, mais il mit fin à la discussion en disant que si je ne changeais
pas mon texte, il retirait sa promesse de me donner un certificat constatant
que le catéchisme était propre à mettre entre les mains des enfants dans les
écoles bouddhistes et qu'il publierait ses raisons. Comme cela aurait
virtuellement ôté à mon livre toute utilité pratique et causé entre lui et moi
une rupture qui aurait rendu dix fois plus difficile l'exécution du plan
scolaire, je cédai à la force majeure, et je modifiai le paragraphe en lui
donnant la forme qu'il a toujours gardée dans toutes les éditions
subséquentes. Ce travail monotone de révision enfin terminé, le manuscrit
copié, revu, augmenté, poli et repoli fut enfin livré à l'impression après des
semaines d'efforts et d'ennuis. C'était pour les cinghalais une telle nouveauté
que cette entreprise de condenser le Dharma entier en un petit manuel qu'on
pût lire en une couple d'heures, et leur tendance héréditaire à la résistance
passive à toute innovation était si forte, qu'il me fallut pour ainsi dire lutter
pied à pied pour arriver à un résultat. Non que les prêtres n'eussent pour moi
une grande bienveillance, ni manquassent d'apprécier le [253] bien qui
devait résulter pour leur peuple de mon projet scolaire, mais leurs instincts
conservateurs étaient trop forts pour se rendre à la première sommation, et
il fallait sans cesse revenir sur des points qui avaient été déjà discutés, et
subir de longs commentaires sur l'esprit des livres bouddhiques avant de
pouvoir faire imprimer. Je suis parfaitement convaincu que si j'eusse été
asiatique de quelque race ou caste que ce fût, le livre n'aurait jamais paru,
l'auteur se serait lassé et aurait abandonné son ouvrage. Mais, connaissant
la ténacité de bouledogue du caractère anglo-saxon, et ayant pour moi une
affection réelle, ils finirent par céder à mon importunité. Le Catéchisme
parut simultanément en anglais et en cinghalais le 24 juillet 1881 et pendant
quelques semaines, les presses à main de Colombo ne suffisaient pas à
fournir assez d'exemplaires à ceux qui en demandaient. Sumangala
commanda 100 exemplaires pour son séminaire, les écoles l'adoptèrent,
toutes les familles cinghalaises voulurent l'avoir, et dans le mois de sa
publication, il fut cité en justice comme faisant autorité dans un procès
plaidé dans les provinces méridionales. Cela était naturellement dû au
certificat d'orthodoxie de Sumangala qui était joint au texte. On peut dire
que ce fut le vrai début de notre campagne en faveur du bouddhisme contre
ses ennemis, missionnaires et autres, et ce premier avantage n'a jamais été
reperdu. Car, tandis que jusque-là la nation entière était dans l'ignorance
absolue des principes de sa religion et n'en connaissait pas même les traits
les plus excellents, tous les enfants à l'heure qu'il est sont aussi bien instruits
et capables de relever une [254] fausse interprétation de la foi nationale, que
la moyenne des enfants chrétiens qui ont suivi l'école du Dimanche en
Occident le sont pour le christianisme. C'est un plaisir aussi bien qu'un
devoir pour moi de redire ici que le prix de l'impression des deux versions
du catéchisme fut versé par Mme Ilangakoon de Mâtara, une sainte femme et
une excellente amie, hélas décédée. Grâce à la révision sévère des deux
moines du collège de Vidyodaya, il a rencontré un tel accueil dans le monde
entier, qu'il a été déjà traduit en vingt langues différentes. Je l'ai retrouvé en
Birmanie, au Japon, en Allemagne, en Suède, en France, en Italie, en
Australie, en Amérique, aux Iles Sandwich, partout dans l'Inde et encore
ailleurs : le grain de sènevé est devenu un grand arbre. Le seul ennui, c'est
que quelqu'un qui s'intitule "Subhadra Bikshu" s'est emparé de son titre et
de presque tout le texte, qui a été publié en allemand, puis traduit en anglais.
CHAPITRE XX
—
À travers Ceylan
S'il est quelqu'un qui s'imagine que l'influence dont notre Société jouit
en Orient est venue toute seule, je voudrais lui faire lire mon journal de cette
tournée à Ceylan. Pendant des jours, des semaines, des mois, j'y trouve des
notes de voyages entrepris dans les véhicules les plus variés, du wagon de
chemin de fer au misérable petit ekka trainé par un seul bœuf ou poney. Je
vois le char national, à grandes roues, où l'on s'assoit sur des bambous
recouverts d'une couche souvent mince de paille et que trainent des bœufs
bossus liés à leur joug par des cordes de coco. Des bateaux grossiers
couverts d'un dôme de feuilles de palmiers tressées, mais sans bancs ni
coussins. Des éléphants qui nous emportent dans des Houdahs ou plus
souvent sur des matelas fixés sur leur dos par des sangles énormes. Je vois
des voyages par beau temps et des journées de pluies tropicales,
torrentielles ; des nuits de clair de lune et d'autres [256] trempées ; des nuits
aussi où le sommeil est mis en fuite par les bruits discordants des insectes
de la jungle, les aboiements affreux des chacals, les éléphants froissant les
jeunes palmiers, les cris continuels du conducteur encourageant ses bœufs
et les chansons qu'il se murmure d'un ton nasillard pour se tenir éveillé. Et
les moustiques qui fondent sur le dormeur dans son char avec leur trompette
exaspérante qui annonce les horribles démangeaisons et les bosses. Je
souffris tellement de ces moyens de locomotion variés mais tous
inconfortables, que je finis par appeler à mon aide mon ingéniosité de
yankee et me faire construire une espèce de charrette de voyage, répondant
aux besoins élémentaires du confort et me permettant de reposer au moins
la nuit après avoir discouru et discuté tout le jour. Ces courses m'occupèrent
jusqu'au 13 décembre avec des intervalles de séjours à Colombo et à Galle.
La somme souscrite par ces pauvres villageois ne dépassa pas 17 000
roupies et encore les trésoriers n'en touchèrent-ils que 5 000, de sorte que,
pécuniairement parlant, mon temps n'était guère bien employé pour le Fonds
d'Éducation. Quant à moi, je ne demandai ni ne reçus naturellement un sou.
Si on avait entrepris cette affaire l'année précédente, quand toute l'Ile était
soulevée d'admiration pour HPB, on aurait pu recueillir dix ou vingt fois
plus, mais on ne pense pas à tout, et ce mouvement scolaire surgit tout
naturellement du reste de nos expériences.
J'eus le plus grand mal à organiser deux comités pour l'administration
du Fonds, les formalités n'en finissaient pas. Puis il y avait de telles jalousies
et de [257] si misérables intrigues pour obtenir le contrôle de l'argent, on me
montra une telle ingratitude, qu'à un certain moment je fus sur le point de
tout abandonner de dégout et de les laisser trouver leurs fonds et fonder leurs
écoles comme ils pourraient. Mais j'avais entrepris quelque chose qu'aucun
d'eux avec leur inexpérience, leurs difficultés d'antipathies de castes et de
jalousies locales ne pouvait réussir, et justement à cause de leur mesquinerie
à mon endroit je sentis que je devais continuer mon œuvre. Et je suis heureux
de l'avoir fait, car on peut voir maintenant la splendide moisson qui est sortie
de ces semailles : des écoles s'organisant partout, 20 000 enfants
bouddhistes arrachés à des maitres hostiles à leur religion, cette religion
refleurissant et l'avenir s'éclaircissant d'année en année.
Le touriste ordinaire débarqué de son paquebot ne voit presque rien de
la beauté de Ceylan quoique ce peu soit bien fait pour lui donner le désir
d'en voir davantage. Les promenades en voiture autour de Colombo,
l'excursion délicieuse sur le bord de la mer jusqu'à Mount Lavinia, la montée
à Kandy et à Nuwera Eliya, sont d'inoubliables souvenirs. Mais j'ai vu File
d'un bout à l'autre, j'ai visité presque tous les villages maritimes à toutes les
saisons de l'année, et je peux confirmer toutes les louanges du professeur
Ernst Haeckel, elles sont bien méritées Et j'ai vu le peuple comme il est,
dans son meilleur jour, aimable, souriant, hospitalier. Ah ! Exquise Lanka,
perle des mers tropicales, ta douce image s'élève devant moi à mesure que
j'écris mes expériences au milieu de tes enfants et de mes efforts [258]
fructueux pour réchauffer dans leurs cœurs l'amour de leur incomparable
religion et de son saint fondateur. Heureux le karma qui me conduisit sur
ton rivage !
Une de mes plus délicieuses tournées en 1881 fut au district
montagneux de Ratnapoura, la ville des pierreries, où l'on trouve les
fameuses pierres précieuses de Ceylan et où les éléphants règnent sur les
forêts. Les hauteurs environnantes sont bleues et vaporeuses dans les nuages
qui flottent sur leurs crêtes. Tout en me promenant sur la route qui traverse
la ville, je rencontrai une file d'éléphants apprivoisés avec leurs mahouts et
je les arrêtai pour leur faire quelques politesses. Je leur achetai des noix de
coco et je caressai leur trompe en leur parlant avec douceur comme font les
sages. C'était amusant de voir comment ils se procuraient le jus
rafraichissant protégé par une si dure coque. Ils prenaient les noix dans un
pli de leur trompe et les brisaient contre une pierre, ou, les plaçant par terre,
ils appuyaient dessus leur énorme pied juste assez fort pour ouvrir la noix.
L'un d'entre eux, après avoir cassé son fruit contre une pierre, s'arrangeait
pour faire couler l'eau dans sa trompe, puis de là dans sa bouche. Après
déjeuner, le lendemain, nous allâmes chercher des pierres précieuses dais
une petite pièce de terre qu'on m'avait donnée pour y chercher fortune pour
le Fonds. Je compris alors pour la première fois que le mineur est un vrai
joueur : il y avait chance égale de ne rien trouver ou de découvrir un saphir
de 25 000 francs. Je saisis une bèche moi-même, mais le climat me força
bientôt à la repasser aux forts coolies qui m'entouraient. Une [259] demi-
heure de travail me donna une poignée de saphirs, de rubis, de topazes et
d'yeux de chat imparfaits. Je triomphais dans mon innocence, pensant avoir
extrait de ce trou le Fonds tout entier. Hélas ! Quand les pierres furent
estimées à Colombo, il ne s'en trouva pas une seule qui valût quoi que ce
soit Je ne tirai pas un centime de ce trou, ce qui n'était pas la faute de son
généreux donateur. Mais je me trompe, j'en tirai plus tard une bonne loupe
qu'il me fit tailler dans un beau morceau de cristal de roche, trouvé dans mon
champ.
En redescendant de ce district, il faillit nous arriver une aventure sur la
rivière Kalutara. Nous la descendions sur un bateau formé d'un plancher de
bambou posé sur deux canots et le capitaine eut quelques velléités de nous
faire un mauvais parti pour s'emparer de l'argent des souscriptions que nous
étions supposés porter. Un peu d'énergie montrée au bon moment sauva la
situation. La journée suivante sur cette rivière fut délicieuse ; nous
admirions les rives touffues, le feuillage luxuriant, les oiseaux au brillant
plumage, et les montagnes aux nuances changeantes. Nos repas cuits à bord
consistaient en riz et en curry et se mangeaient sur des feuilles avec nos
doigts, à la mode orientale. La nuit était un enchantement, les bruits de la
jungle m'étaient tout nouveaux ainsi qu'une énorme bête rampante que nous
rimes sur le bord de l'eau et que je pris pour un alligator, mais qui n'était
qu'un lézard de six pieds de long. Des rapides nous procurèrent de vives
émotions sans danger. Mais nous n'avions rien qui ressemblât à un lit ni à
un hamac, il fallait s'assoir tout le jour [260] et dormir toute la nuit sur des
nattes recouvrant les bambous du pont. Je laisse à l'imagination du lecteur à
se faire une idée de l'état de nos personnes, plutôt que de m'appesantir sur
ce souvenir meurtrissant. Je dirai seulement qu'un toit couvert de tuiles, sans
oreillers ni matelas, paraitrait un lit de roses à côté !
De retour à Colombo, je reçus une pétition des prisonniers qui me
priaient d'aller leur faire dans la prison une conférence sur le bouddhisme
avec Megittuwate. Celui-ci, en sa qualité de moine, n'avait pas besoin de
permission, mais il m'en fallait une, qui me fut accordée par le secrétaire
colonial après quelques hésitations. L'auditoire se composait de 240
criminels y compris les meurtriers et les assassins. Un charmant garçon,
intelligent et l'air d'un petit saint, était à 14 ans mêlé à neuf assassinats : la
dernière fois il avait tenu la victime pendant que son oncle la saignait !
L'oncle et ses deux associés vivaient de vols sur la grande route et de
meurtres, ils mettaient le gamin à l'affut des passants sur une certaine route,
et quand il signalait que tout était tranquille aux alentours, les deux brigands
sortaient de leur cachette, expédiaient les victimes, les dépouillaient et
jetaient les corps dans la jungle. On pendit l'oncle, mais le neveu fut épargné
à cause de sa jeunesse. Je leur prêchai l'histoire d'Angulimava, le bandit
converti par le Seigneur Bouddha, qui devint un homme exemplaire.
Je suis heureux de devoir dire que depuis dix-neuf ans un certain
nombre de membres de la branche de Colombo se sont appliqués avec une
conscience qui ne s'est jamais démentie à la tâche ardue de soutenir le
mouvement bouddhiste. Si on tient compte [261] de leur inexpérience
dans l'administration des affaires publiques autrement que sous le contrôle
du gouvernement, de l'infirmité de leur tempérament due à un climat
énervant et à des siècles d'anarchie nationale et à l'exclusion systématique
de leurs ancêtres de toutes les responsabilités publiques, l'union nouvelle et
embarrassante du clergé et des laïques dans ce mouvement scolaire, les
inévitables froissements de caste et la méfiance que les hommes sans
éducation ni lumière ressentent toujours pour les étrangers, de la race
blanche surtout, il faudrait plutôt s'étonner de leur ténacité dans cette
entreprise désintéressée, que se choquer de quelques fautes commises çà et
là. Pour ma part, je n'ai jamais varié dans ma première estime des cinghalais
ni dans mon affection fraternelle pour eux, et je suis profondément heureux
de voir ce renouveau de sentiment religieux enfoncer ses racines au cœur
même de la nation et l'avenir si encourageant.
Je rentrai chez nous le 19 décembre, bien accueilli par tous que je
retrouvai en bonne santé et en paix. Mais un grand choc m'attendait : HPB
me transmit un message des plus bienveillants des Maitres sur mon succès
à Ceylan, où ils semblaient avoir complètement oublié les menaces irritées
et même les déclarations écrites que la Société serait abandonnée par eux,
si j'y allais et qu'ils ne s'occuperaient plus jamais d'elle ni de moi. Depuis
lors, je ne l'ai pas moins aimée ni appréciée comme amie ou précepteur, mais
si j'avais jamais cru le moins du monde à son infaillibilité, j'en fus guéri.
CHAPITRE XXI
—
De nouveau vers le Nord
Un certain nombre de phénomènes se produisirent chez nous pendant
la première semaine de janvier 1882, dont je ne parlerai pas parce qu'ils ont
été publiés dans tous leurs détails, et qu'on a jeté le doute sur l'authenticité
de quelques-uns. Je me suis fait une règle depuis quarante ans de recherches
psychologiques d'éliminer tout ce qui pourrait me paraitre entaché du
moindre soupçon de mauvaise foi. Je ne veux compter que ce qui, à mon
estime, parait tout à fait sincère ; je peux être trompé, peut-être souvent,
mais je tâche d'être honnête.
Un des premiers évènements de l'année fut l'arrivée à Bombay de feu
M. D. M. Bennett, éditeur du Truthseeker, qui faisait le tour du monde. Il
arriva le 10 janvier et j'allai le recevoir sur son bateau avec Damodar et un
parsi. C'était un homme de taille moyenne, avec une forte tête, un front
élevé, des cheveux bruns et des yeux bleus. Cet homme sincère [263] et
intéressant, libre-penseur, était resté un an en prison pour ses attaques
amères et quelquefois grossières contre le dogmatisme chrétien. Une fausse
accusation fut préparée contre lui par un policier sans scrupules appartenant
à une société chrétienne de New-York, qui lui commanda sous un faux nom
un exemplaire d'un ouvrage connu sur la physiologie sexuelle, et M. Bennett
le lui fournit en sa qualité de libraire, sans même l'avoir lu. On lui fit son
procès pour avoir envoyé des livres indécents par la poste et un juge et un
jury, prévenus contre lui apparemment, le condamnèrent à la prison. Ce fut
la même haine et la même malice que celle des bigots qui poursuivirent Mme
Besant et M. Bradlaugh dans l'affaire des brochures Knowlton. Il subit sa
peine entière malgré une pétition couverte de 10 000 signatures, remise au
Président Hayes en sa faveur. À sa sortie il fut acclamé par une foule
immense dans la salle publique la plus élégante de New-York et on fit une
souscription pour lui payer un voyage autour du monde, où il observerait le
christianisme tel qu'il est pratiqué dans tous les pays. Il consigna ses
observations dans un livre intéressant intitulé : Voyage d'un libre-penseur
autour du monde. Ses réflexions aigues et sarcastiques sur la Palestine sont
particulièrement frappantes.
J'appris en causant avec lui qu'il avait été, ainsi que sa femme membre
de la Société des Shakers, lui pendant pas mal d'années. Son esprit religieux
mais éclectique s'était révolté contre l'étroitesse et l'intolérance des Shakers
et en général des sectaires chrétiens. Il épousa donc une douce Shakeresse,
ils quittèrent [264] la Société et il s'adonna à l'étude des preuves de la
religion chrétienne. Il devint profondément sceptique, et après quelques
années dans le commerce, voua le reste de sa vie à une vigoureuse
propagande de la libre-pensée. Il me fut tout de suite sympathique par sa
candeur et son amabilité. Le Monde occulte de M. Sinnett venait de paraitre,
il le lut avec avidité et le cita longuement dans son journal et dans son
nouveau livre. Une longue discussion de nos idées avec HPB et moi le porta
à demander son admission dans la Société, et je me trouvai dans un dilemme
que j'ai souvent raconté ou décrit, mais qui ne peut être omis dans une étude
historique comme celle-ci, d'autant plus que ce cas renferme une leçon dont
nous avons tous grand besoin.
Une espèce de prédicant tonitruant appelé Cook – Joseph Cook, le
Révérend Joseph Cook pour être précis – un gros homme qui paraissait
croire à la Trinité pourvu qu'il en fût la troisième personne, tomba à Bombay
en tournée de conférence en même temps que M. Bennett. Le public anglo-
indien le porta aux nues ; ses journaux lui firent une réclame énorme et se
servirent de l'histoire du martyre de M. Bennett comme d'un atout dans leur
jeu, le flétrissant comme un corrupteur de la morale publique et gibier de
prison, que les honnêtes gens devaient éviter. Le doux chrétien Joseph ouvrit
le feu à sa première conférence au Town Hall, et commit la sottise de nous
représenter nous aussi, théosophes, comme des aventuriers, en présence d'un
auditoire d'Indous et de parsis qui nous connaissaient et [265] nous aimaient
depuis deux ans. La presse hostile suivit par la contremarche, et attaqua si
violemment M. Bennett que j'hésitais à le recevoir dans la Société, de peur
de nous rejeter dans quelque nouveau débat public qui nous empêcherait
d'organiser paisiblement notre propagande et nos études théosophiques qui
étaient proprement notre affaire. C'était une inspiration de la prudence
mondaine, et non de l'altruisme chevaleresque, et j'en fus puni, car lorsque
j'exprimai mon opinion à HPB, un Maitre, prenant possession d'elle, me
montra mon devoir et me reprocha mon erreur de jugement. On me dit de
me rappeler combien loin de la perfection j'étais à New-York quand mes
offres de service avaient été acceptées, combien je l'étais encore et de ne pas
m'ingérer de juger un homme comme moi ; de me souvenir que dans le cas
présent, je savais que le postulant avait servi de bouc émissaire à tout le parti
antichrétien et qu'il méritait largement tous nos encouragements et toute
notre sympathie. On me dit ironiquement de relire la liste entière des
membres, et de montrer celui que je croirais sans défaut. C'en était assez, je
remis à M. Bennett la formule de demande à signer et je fus son parrain avec
HPB. Ensuite je me retournai contre son révérend calomniateur et je le défiai
de soutenir ses accusations contre nous dans une réunion publique
contradictoire, tel jour, telle date. Swami Dyanand, qui était alors à Bombay,
le défia également au nom de la religion des Védas et M. Bennett pour son
propre compte. Je reçus une réponse évasive ainsi que le Swami, M. Bennett
n'en eut aucune. M. Cook s'excusait sur ce qu'il devait aller [266] à Poona.
Le capitaine Banon MST, qui était avec nous à ce moment-là, lui signifia
qu'il eût à nous rencontrer à Poona, sous peine d'être déclaré menteur et
lâche. La réunion eut lieu au Framji Cowasji Hall au jour fixé pour le défi,
je fis un discours ainsi que le capitaine Banon et M. Bennett, Damodar lut
quelques certificats de notre bonne réputation et de mes services publics en
Amérique, et la foule serrée qui remplissait tous les coins et toutes les
entrées du Hall témoigna par des tonnerres d'applaudissements qu'elle
approuvait notre conduite. Nous allâmes le lendemain soir à Poona, HPB,
Banon et moi pour apprendre que M. Cook s'était enfui à l'autre bout de
l'Inde sans remplir son engagement envers le public de Poona.
Le 12 janvier, nous célébrâmes le septième anniversaire de la ST au
Framji Cowasji Hall devant un auditoire monstre. On avait fait circuler
d'odieux placards contre nous, mais toute la réunion se passa avec cordialité
et sympathie. M. Sinnett, qui était là, parla ainsi que plusieurs orateurs et
moi, tous très applaudis. Damodar lut le rapport du trésorier, qui nous
justifiait entièrement HPB et moi de la basse calomnie que nous
entreprenions la Société à notre profit. Je vois dans mon journal, quelques
jours plus tard, qu'un parsi influent nous dit que cette réunion nous avait fait
beaucoup de bien en tournant les sympathies du public de notre côté.
Je cite, parmi plusieurs phénomènes qui se produisirent à cette époque,
l'un d'eux qui me parait bon. Damodar reçut quatre lettres par le même
courrier qui, ouvertes, se trouvèrent renfermer de l'écriture des [267]
Mahatmas. Elles venaient de quatre endroits éloignés les uns des autres et
portaient toutes le cachet de la poste. Je tendis le courrier tout entier au
professeur Smith en lui disant que nous trouvions souvent de cette écriture
dans nos lettres et en le priant de vouloir bien examiner soigneusement les
enveloppes pour voir si elles paraissaient avoir été ouvertes. Il me les rendit
en disant qu'autant qu'on pouvait voir, elles étaient absolument intactes. Je
priai alors HPB de les placer sur son front pour savoir si quelqu'une d'elles
renfermait de l'écriture mahatmique. Elle essaya les premières qui lui
tombèrent sous la main et dit que deux en avaient. Elle lut les messages par
clairvoyance, et je demandai au professeur de les ouvrir lui-même. Après
les avoir encore examinées de près, il les ouvrit et nous vîmes tous les
messages tels exactement que HPB les avait déchiffrés par clairvoyance.
Je fis le 14 février, au Town Hall de Bombay, une conférence préparée
sur "l'esprit de la religion de Zoroastre" (Voir Theosophy, Religion and
occult Science) devant un auditoire énorme de parsis, et sous la présidence
d'un de leurs personnages les plus distingués. J'essayai de montrer le
caractère hautement spirituel de cette religion et son accord parfait avec
l'indouisme et le bouddhisme en matière de yoga et d'éveil des pouvoirs
spirituels dans l'homme. Mon auditoire applaudit de manière à ne me laisser
aucun doute sur son approbation. À la fin, le président et deux savants
orientalistes dirent quelques paroles pleines d'intérêt et de bienveillance, et
les parsis souscrivirent pour l'impression de 20 000 exemplaires en anglais
et en goujerati [268] – compliment flatteur pour le conférencier. Je dois dire
que je ne consentis à préparer ce discours qu'après avoir vainement essayé
de persuader à un parsi de la faire, car je considérais comme une
présomption pour un étranger de tenter un si vaste sujet avec si peu de
ressources en fait de citations. Je ne crois pas, du reste, que la religion de
Zoroastre n'eût jamais été traitée à ce point de vue auparavant.
J'entrepris ensuite une longue tournée dans le nord avec Bhavani
Shankar. Nous quittâmes Bombay le 17 février. HPB, Damodar et beaucoup
de membres nous conduisirent à la gare. Jeypour fut notre première étape,
ensuite Delhi où je fis la connaissance des merveilles architecturales créées
par les empereurs musulmans d'autrefois et du boulevard pittoresque de
Chandni Chauk. Conférences comme toujours et rencontre de gens
intéressants. Tout en me promenant dans cette rue, je remarquai les cachets
Ourdou aux portes des graveurs et je fus frappé de leur ressemblance avec
la signature cryptographique d'un de nos mahatmas. Par pur caprice, je fis
faire un cachet de cuivre tout à fait commun (8 sous) pour le montrer à HPB
à mon retour. Je n'avais aucune idée d'en rien faire, mais il se trouva que
c'était une forte sottise, car on peut s'imaginer mon mécontentement quand,
plusieurs années plus tard, je vis des impressions au noir de fumée de ce
misérable cachet au bas de lettres et de billets visiblement faux des
Mahatmas mis en circulation par M. Judge. Je ne sais pas comment le cachet
tomba en sa possession, mais quand je le rencontrai à Londres en 1894, il
me dit pour m'apaiser [269] qu'il n'existait plus. En voyant une empreinte de
ce cachet sur un faux message, je lui avait écrit que si j'apprenais qu'un
gredin s'en servit dans de mauvaises intentions, je dénoncerais la fraude
publiquement dans le Theosophist en publiant un facsimilé du cachet, Dans
sa réponse, il me conseillait de n'en rien faire, parce que le public me
considèrerait comme parliceps criminis ; sur quoi je lui écrivis que je me
souciais fort peu de ce qu'on pourrait dire de moi du moment que j'étais
parfaitement innocent et que j'avais ma conscience pour moi, mais que très
certainement j'éventerais la fraude. J'ai ses lettres à ce sujet et je suppose
que les miennes se trouvent dans ses papiers.
Mecrout et Bareilly suivaient sur mon programme, puis Rohilkund
Institut où je fis ma conférence sur une assiette de cuivre, singulier choix de
texte, dira-t-on, mais qui fut amené comme on va voir. Là comme partout,
je fus parfaitement traité et avec le plus grand respect par les Indous : ils me
fournirent une maison meublée, et un cuisinier brahmane pour préparer ma
nourriture que je mangeai dans une assiette de cuivre. Le jour de ma
conférence, trois ou quatre d'entre eux se tenaient autour de moi me
regardant manger à l'ancienne mode avec mes doigts. Ils m'avaient fait tant
de compliments que je fus tenté de leur donner une leçon, et je leur demandai
tranquillement ce qu'ils feraient de cette assiette après mon départ. Ils
rougirent et se trouvèrent trop embarrassés pour répondre. Je continuai :
"N'hésitez pas à dire la vérité, je sais ce que vous ferez. L'assiette sera jetée
aux ordures, ou elle devra passer par le feu pour être purifiée avant qu'aucun
de vous [270] brahmanes puisse y toucher. Pourquoi ? Regardez la saleté
des vêtements de ce cuisinier et le manque de soin de sa personne et dites
ensuite si je ne dois pas souiller cette assiette moins que lui ?" Ils baissèrent
la tête pour ne pas manquer de politesse à leur hôte, mais il y en eut un qui
finit par répondre : "Nous ne savons pas la vraie raison, mais c'est écrit dans
nos Shastras". "Très bien, je prendrai cette assiette pour texte de mon
discours ce soir et je vous expliquerai le mystère." Et je le fis, en
éclaircissant la nature de l'aura humaine, la théorie de la purification
graduelle par le Yoga et l'état théorique de pureté spirituelle auquel le vrai
brahmane doit parvenir. Je leur montrai que la coutume de manger
séparément, le père ne touchant pas son fils, ni le frère son frère aux repas,
était basée sur la théorie du développement individuel opposé au
développement collectif de la famille, et que comme l'électricité et le
magnétisme sont conduits par les objets, si un brahmane avancé vient à
toucher une personne moins pure, il risque de contaminer son aura et par
conséquent de se nuire à lui-même. L'erreur de nos temps de dégénérescence
spirituelle, c'est de supposer qu'un homme malpropre, parce qu'il se trouve
né brahmane, souille moins qu'un blanc bien lavé. Il ne reste des castes que
le nom et ce n'est qu'un ennui et un inconvénient pour tous. Il faudrait ou
leur rendre leur première valeur ou s'en débarrasser comme d'un vêtement
usé. Je vois dans mon journal que je me servis d'images de dieux indous
pour donner l'explication ésotérique de leurs formes étranges et de leurs
symboles multiples. [271]
Lucknow ensuite puis Cawnpore avec ses inoubliables souvenirs des
horribles massacres de la Révolte. Enfin Allahabad chez les toujours
aimables Sinnett. Il y eut des réunions de Théosophes, des conférences et
quelques phénomènes dans la maison des Sinnett sur lesquels je n'insisterai
pas. Bhavani Shankar repartit pour Bombay, tandis que je continuai seul ma
tournée au Bengale et au Béhar. Calcutta fut ma dernière étape. J'y logeai
d'abord chez mes excellents amis, le Colonel et Mme Gordon, et ensuite chez
le Maharajah. Le fameux phénomène des lettres du médium Eglington et de
HPB tombant du ciel eut lieu chez les Gordon. Tous les détails ont été
publiés sur le moment par Mme Gordon et tout le monde peut les lire si on
en a envie.
Quant au Maharajah chez qui je passai le reste du temps, c'est un des
hommes les plus distingués, cultivés et estimables que j'aie jamais
rencontrés. Il occupe une grande position avec une dignité parfaite et
beaucoup de grâce. J'ai reçu plusieurs fois son hospitalité dont une avec HPB
et une autre avec Mme Besant et la comtesse Wachtmeister.
Je fis une grande conférence le 5 avril sur "La Théosophie, base
scientifique des religions" au Town Hall, devant un auditoire immense,
d'autant plus nombreux, je me figure, que les journaux locaux hostiles
venaient de publier les attaques violentes et alors récentes de Swami
Dyanand. Toutes les tentatives de ce genre pour faire du tort à notre cause
ont infailliblement tourné contre leur auteur. HPB me rejoignit le lendemain.
Le 9 du mois j'allai en compagnie de Mme Gordon [272] à la maison de
campagne d'un Bengali très influent pour recevoir dans la Société sa femme,
qui était idéalement belle, et trois autres dames indoues. Cela n'a l'air de rien
pour des Occidentaux, mais il faut se rappeler que depuis la conquête
musulmane les femmes bien nées du Bengale sont renfermées derrière le
Purdah (rideau qui couvre la porte du zénana) sauf les dames Brahmo. C'est
donc une preuve frappante de mes bonnes relations avec les Indous d'avoir
été admis si souvent dans le sein de leur famille. Nous restâmes en ville
jusqu'au 19 avril fort occupés comme toujours et nous nous embarquâmes
pour Madras. Mais notre bateau passa la première nuit à quai embarquant sa
cargaison et entre l'horrible vacarme, la chaleur étouffante des cabines et les
moustiques, je laisse à penser ce que fut la nuit et dans quelle humeur HPB
était le lendemain matin. Après avoir fait connaissance avec les dangers et
les difficultés de la navigation de l'Hoogli nous mîmes enfin le cap sur
Madras, où nous arrivâmes le 23.
En débarquant, les principaux Indous de Madras nous reçurent au
milieu d'une foule de curieux. La longue course en voiture le long de la grève
– la plus belle de l'Inde – nous plut extrêmement et on nous logea dans un
bungalow du faubourg de Milapour. Là, un compliment parfaitement rédigé
et signé par les principaux personnages nous fut remis dans une reliure de
maroquin rouge avec les guirlandes accoutumées. Ma réponse fut
chaleureusement accueillie. Tous les jours suivants furent remplis de
réceptions de visiteurs ou de candidats, parmi ceux-ci [273] Subba Row que,
pour des raisons d'insondable mystère, je dus initier en tête à tête. Toute la
population asiatique était soulevée par une vague d'enthousiasme et il n'y a
rien d'étonnant à ce que nous ayons cru tous deux que cela durerait, mais le
temps dissipa cette illusion. Le club Cosmopolitain fut fondé peu après avec
des salons, des salles de lecture et des billards, et nos nouveaux amis
abandonnèrent la métaphysique et le yoga pour le jeu transcendant de poker
et la lecture enivrante des journaux. Enfin, pendant quelque temps notre
jardin n'était que roses et nous respirions le doux parfum des compliments.
Il y avait tant d'aspirants pour entrer dans la Société que j'étais obligé de les
recevoir en bloc, et je vois dans mon journal que j'admis un soir sur le toit
en terrasse 22 membres au clair de la lune. Pour expliquer la Théosophie au
grand public, je fis une conférence sur "les Fondations communes des
religions", le 26 avril et la foule fut telle que les gérants du Hall sentirent de
grandes inquiétudes pour la sécurité de leur salle située au premier étage.
HPB et de Abrew, notre collègue cinghalais, étaient avec moi sur l'estrade,
tous les yeux se fixaient sur elle. Le lendemain soir, nouvelle fournée de 21
membres et la Madras Theosophical Society vint au monde avec Subba Row
pour secrétaire. Celui-ci fort indolent comme officier exécutif.
Nous commençâmes le surlendemain un voyage en bateau sur un canal
auquel je consacrerai tout le chapitre suivant.
CHAPITRE XXII
—
Sur un canal avec HPB
Depuis tant d'années que nous étions en relations HPB et moi, nous
n'avions jamais vécu dans une intimité pareille à celle de ce voyage en
bateau sur le canal Buckingham – que le duc de Buckingham, alors
gouverneur de Madras, avait entrepris pour donner de l'ouvrage, par
conséquent du pain, à des milliers de malheureux pendant une famine.
Toujours nous avions eu des tiers dans notre vie et notre travail, tandis que
nous étions maintenant tous les deux seuls dans un Boudgerow ou petit
house-boat, avec Baboula et l'équipage de coolies comme seuls compagnons
tant que le bateau marchait. Et il n'y avait pas de la place à revendre
assurément. De chaque côté de la petite cabine étaient des coffres couverts
de matelas, dont le couvercle à charnières recouvrait nos effets. Entre ces
deux coffres qui servaient de lit la nuit et de commode le jour se trouvait
une table portative qu'on pouvait pendre au plafond [275] quand on n'en
avait pas besoin. Un cabinet de toilette, un petit office avec des planches,
une plateforme qui servait de cuisine à l'arrière, avec le fond brisé d'un pot
de terre en guise de foyer, quelques ustensiles de ménage indispensables,
une jarre pour l'eau et notre vaisselle de voyage complétaient nos
arrangements domestiques et suffisaient à nos besoins. Quand le vent
soufflait du bon bord, on hissait une voile et nous filions bien ; quand il
soufflait du mauvais côté, les coolies sautaient à terre et, halant sur une
corde, nous tiraient sur le pied de cinq kilomètres à l'heure. Quelques-uns
de nos meilleurs collègues de Madras suivaient dans un autre bateau, et nous
nous en allions à Nellore, à deux jours de distance. Nous étions partis le 3
mai à 7 heures du soir et c'était un voyage de féérie que nous faisions sur
l'eau argentée et sans rides. Pas un son, dès que la ville fut passée, ne
troublait le silence, sauf parfois l'aboiement d'un chacal, ou le murmure
assourdi de nos coolies causant à voix basse et la caresse de l'eau sur les
bords du bateau. La cabine était fermée par des volets à jour que l'on pouvait
relever au plafond et à travers lesquels une fraiche brise nocturne nous
apportait l'odeur des rizières mouillées. Nous étions enchantés, ma collègue
et moi, du coup d'œil et du repos rafraichissant autant qu'inaccoutumé qui
tranchait avec notre vie publique si agitée. Nous parlions peu, séduits par le
charme de la nuit et surs d'un profond sommeil. La mousson du sud-ouest
nous poussait toute la nuit et le matin nous trouva déjà loin. On joignit le
rivage de bonne heure pour que les coolies fissent [276] cuire leur riz et nos
amis de l'autre bateau nous rejoignirent. Je pris un bon bain et Baboula nous
fit un excellent déjeuner auquel nos collègues ne purent faire honneur à
cause des prohibitions de leur caste. Puis les bateaux glissèrent de nouveau
sans plus de bruit que des spectres et HPB et moi nous passâmes la journée
à mettre à jour la correspondance en retard et à écrire des articles pour le
Theosophist avec quelques intermèdes de conversation. Naturellement nous
parlions toujours de la situation et de l'avenir de notre Société et de l'effet
que finiraient par produire sur l'opinion publique contemporaine les idées
orientales que nous étions en train de répandre. Optimistes, nous l'étions
autant l'un que l'autre, sans que l'ombre d'un doute ou d'un désaccord
traversât nos esprits. Le tout-puissant sentiment de confiance qui nous
possédait, nous rendait indifférents à des obstacles et à des calamités qui
autrement auraient dû nous arrêter cinquante fois dans le cours de notre
carrière. Ce n'est peut-être pas flatteur pour les membres actuels de notre
Société, mais il est absolument vrai que nos prévisions se portaient plus vers
l'influence que prendrait la pensée théosophique sur le courant moderne que
vers une extension possible de la Société elle-même dans le monde entier :
nous ne prévoyions absolument pas celle-ci. De même qu'en quittant New-
York nous ne songions pas que l'Inde allait se couvrir de branches ainsi que
Ceylan, nous n'avions aujourd'hui sur ce bateau silencieux aucune idée de la
possibilité d'un mouvement si considérable qu'il étendrait ses branches et
ses centres de propagande sur toute l'Europe et l'Amérique, sans parler [277]
de l'Australie, de l'Afrique et de l'Extrême-Orient. Comment l'aurions-nous
pu ? En qui pouvions-nous avoir confiance ? Où étaient les géants qui
devaient soulever le monde ? Souvenez-vous que ceci se passait en 1882 et
qu'en dehors de l'Asie, il n'y avait que trois branches de la Société de fondées
(sans compter celle de New-York qui n'avait pas encore été réorganisée). La
London Lodge et celle de Corfou étaient inertes, M. Judge était au fond de
l'Amérique du Sud au service d'une compagnie minière (je ne crois pas me
tromper de date), et rien qui ressemblât à une propagande active n'était
organisé aux États-Unis. Nous deux bons vieux dans le bateau, nous
menions en somme l'affaire à nous tous seuls et notre champ d'action était
l'Orient. Et comme HPB n'avait pas plus que moi en ce temps-là le don de
prophétie, nous causions, nous travaillions et nous posions les fondations
d'un grand avenir inconnu.
Combien des innombrables membres actuels de la Société, donneraient
tout au monde pour avoir eu l'étroite intimité dont je jouissais avec mon
amie dans ce voyage sur le canal ! Il était d'autant plus agréable et profitable
qu'elle était en bonne santé et de belle humeur, de sorte que rien ne venait
troubler le charme de notre union. Autrement, autant aurait valu être
enfermé dans la cage d'une lionne irritée, surement, il aurait fallu que l'un
de nous fit la route à pied ou allât demander l'hospitalité à l'autre bateau !
Chère amie regrettée, à la fois compagne, collègue, maitre et camarade ;
personne ne pouvait être plus exaspérant dans ses mauvais jours, mais
personne de plus aimable et admirable dans ses bons. Je crois [278] que nous
avons travaillé côte à côte dans des vies précédentes, et je crois que nous
travaillerons encore dans des vies à venir pour le bonheur de l'humanité.
Cette page de mon journal ouverte sous mes yeux évoque le souvenir d'un
des plus délicieux épisodes du mouvement théosophique ; je vois devant
moi HPB dans son vilain peignoir, assise sur son coffre en face de moi,
fumant des cigarettes, sa tête puissante couronnée de cheveux ébouriffés
penchée sur la page en cours, le front plissé, le regard tourné en dedans, sa
main aristocratique guidant rapidement la plume sur le papier et j'entends ce
silence ponctué seulement du frisson de l'eau sur le bordage ou du
piétinement d'un coolie aux pieds nus serrant une manœuvre sur nos têtes.
Le lendemain il fallut descendre pour aller par terre à Nellore, environ
quinze milles de chemin. L'agitation recommença : une nombreuse
délégation nous attendait, on nous conduisit à une tente où des
rafraichissements étaient préparés et nos mains et nos cous furent bientôt
couverts de fleurs. Il fallut répondre à une adresse de bienvenue et monter
dans un léger phaéton trainé par des coolies en guise de chevaux. Souples et
rapides, ils nous menèrent au but en trois heures. Ils sont assez intéressants
à un singulier point de vue : c'est une ancienne tribu de charmeurs de
serpents qu'on appelle les Anadhis. Les gens qui veulent dormir tranquilles
dans leurs lits sans crainte qu'un serpent se glisse près d'eux font venir un
Anadhi qui tourne autour de la chambre en récitant des charmes et érige un
bâton enchanté ou quelqu'autre fétiche, après quoi aucun serpent ne se risque
[279] à troubler les habitants. Nos amis nous donnèrent cela comme une
chose bien connue et je la répète entièrement sous leur responsabilité. On
me dit aussi ceci qui pourrait être utile aux voyageurs ou aux chasseurs qui
ont à camper dans des sites infestés de serpents. C'est qu'un serpent ne passe
jamais sur une corde de crin et qu'on peut s'assurer contre leurs visites en
posant une corde de crin autour de sa maison ou de sa tente, ou d'un camp
tout entier. On ne sut pas me dire si cela tient à la nature rugueuse d'une telle
corde qui blesse l'épiderme délicat du reptile, ou à une propriété aurique
(magnétique) ou occulte du crin, mais en somme peu importe, c'est le fait
qui est intéressant s'il est vrai.
Une ovation nous attendait à Nellore à onze heures du soir : on nous
avait préparé une maison superbe, des décorations de fleurs et de verdure,
et, à cette heure tardive, il me fallut répondre à deux adresses, une en
sanscrit, l'autre en anglais avant qu'il nous fût permis d'aller nous coucher.
Conférence, admissions de membres, délégations, organisation de branche,
toute la routine habituelle, puis nous retrouvâmes nos bateaux à une autre
station où ils nous attendaient pour nous mener à la limite navigable du canal
pendant la saison chaude. De là à Gountour, notre Ultima Thule, il fallait
prendre des jampans ou des chaises à porteurs.
La caravane se composait de quatre palanquins et d'un jampan, qui
ajoutés aux porteurs de bagages portait le nombre des coolies à 53. Une
rivière se présenta bientôt à traverser à gué, j'y trouvai l'occasion d'un fou
rire et HPB de quelques jurons. L'eau était si [280] profonde que les porteurs
étaient obligés de poser les bâtons sur leurs têtes pour nous élever
suffisamment. Ils commencèrent par ôter leurs vêtements sauf le Langouti
puis, pas à pas, avec les plus grandes précautions, sondant la rivière avec
leurs longues cannes, ils s'enfoncèrent dans l'eau jusqu'à ce qu'elle montât à
leur aisselle. Je passai poliment devant afin que HPB pût voir si j'étais noyé
et retourner en arrière. C'était une drôle de sensation de rester ainsi assis
sans faire le moindre mouvement qui aurait pu détruire l'équilibre de la gaule
ronde posée sur les six têtes de mes coolies, et vous voyez d'ici quelle salade
j'aurais faite avec mes papiers si un des hommes avait fait un faux pas. Enfin,
on voyage pour expérimenter des sensations nouvelles, et je me tins sur le
dos tout coi. Mais au milieu du courant j'entendis une voix familière s'élever
du palanquin suivant et HPB commença à me crier que ses coolies allaient
surement la chavirer. Je criai que ça ne faisait rien, qu'elle était trop grosse
pour couler et que je la repêcherais. Alors vinrent des expressions colorées
à mon adresse avec quelques objurgations salées aux coolies qui n'en
comprenant pas un mot continuaient paisiblement leur chemin. Enfin l'autre
rive mit fin aux transes de ma collègue qui, après quelques allées et venues
sur la grève et quelques cigarettes, oublia ses peines.
Le voyage fut chaud et ennuyeux, le thermomètre montait à 37 degrés
à l'ombre et nos coolies ne cessaient pas nuit et jour de chantonner un air
monotone qui finissait par exaspérer les nerfs. Puis la nuit ils portaient de
grandes torches faites d'une tresse de [281] coton trempée d'huile de coco,
brulant avec un nuage de fumée qui nous étouffait à moitié dans nos
palanquins et sentait horriblement mauvais. Il en avait de chaque côté des
palanquins afin que les coolies pussent voir les serpents roulés sur le chemin,
et comme le vent soufflait par notre travers, il n'y avait pas moyen d'éviter
la fumée de celle qui se trouvait au vent. Au premier relai, nos vêtements et
nos personnes se trouvèrent couleur de suie, mais ce fut une compensation
de voir l'homme qui marchait en tête tuer un gros cobra sur lequel le premier
porteur n'aurait pas manqué de marcher sans la lumière.
Le troisième jour au coucher du soleil on arriva à Gountour pour y
trouver une bienvenue exubérante. On nous dit que toute la population sauf
les vieillards, les enfants et les malades qui n'osaient pas sortir la nuit était
venue à notre rencontre. Ils étaient des milliers et tous paraissaient
déterminés à nous approcher d'assez près pour nous voir distinctement. On
devine le résultat, c'était absolument se faire jour de force à travers un mur
de chair. On nous mena d'abord à une tente où il y avait des
rafraichissements et où les notables nous furent présentés, mais la foule était
si importune que l'on coupa court, et il fallut monter sur des chaises pour
nous faire voir, HPB et moi ; puis faire un petit discours et seulement après
tout cela, monter dans un véhicule quelconque des jampans, je crois, et se
mettre processionnellement en route. Les rues étaient archibondées et on
n'avançait que comme des limaçons. À chaque pas éclataient des feux de
Bengale et c'était vraiment curieux de voir la tête et les épaules massives
[282] de HPB s'éclairer de différentes teintes. Comme elle me précédait,
j'avais le temps et l'opportunité d'observer des effets artistiques. Impossible
d'imaginer une ovation plus complète, car tous les éléments s'y trouvaient,
même le tonnerre continu des acclamations qui nous suivait comme un
fleuve de son jusqu'à destination. Arrivés à la maison, il fallut écouter deux
adresses en anglais et deux en télougou ; nous nous sentions tout à fait
ridicules sous l'avalanche des compliments hyperboliques et je ne savais
comment tourner mes mots pour y répondre avec une réserve décente. Après
cette épreuve, vinrent des présentations, des conversations prolongées et
l'initiation d'un candidat qui était obligé de quitter la ville avant le lendemain
matin.
Le jour de notre départ de Gountour nous vîmes pour la première fois
un brahmane Astavadhani, véritable merveille d'entrainement. Il y a aux
Indes des hommes qui, après un entrainement de bien des années ont cultivé
leur mémoire à un degré incroyable sans l'avoir vu. Il y en a qui peuvent
suivre 50 opérations mentales à la fois, ou même davantage. Les plus
merveilleuses histoires de nos joueurs d'échecs européens palissent devant
ces records. Voici comment la chose se passe : toutes les personnes qui
doivent prendre part à l'épreuve s'assoient en cercle, et le pandit commence
par celle qui se trouve à sa droite, qui par exemple demande une partie
d'échecs. Il annonce son premier coup, jette un coup d'œil sur l'échiquier et
passe au suivant avec lequel il joue un autre jeu. Il joue son coup et passe au
troisième qui peut-être lui demande de composer un poème sanscrit [283]
sur un sujet donné, les premières ou les dernières lettres de chaque vers
choisies par le questionnant. Il réfléchit profondément et dicte un vers
remplissant les conditions voulues. Le suivant lui fournit mot à mot et dans
un ordre arbitraire tous les mots d'une poésie dans n'importe quelle langue
connue ou inconnue du pandit. Il écoute chaque mot séparément, le répétant
pour se familiariser avec le son, puis le case dans sa mémoire pour pouvoir
réciter le vers entier à la fin de la séance, les mots remis à leur place. Le
suivant tapera peut-être sur une cloche un nombre quelconque de coups à
chaque tour et le pandit devra les compter et dire le total à la fin. Vient
ensuite la construction d'un carré magique, chaque colonne de chiffres
horizontale ou verticale devant donner le même total. Puis une discussion
sur une proposition de n'importe laquelle des six écoles de philosophie
indoues, l'argument et la démonstration se continuant par reprises à chaque
tour. Suit une opération arithmétique gigantesque, mettons une
multiplication où le multiplicande et le multiplicateur sont de douze chiffres,
et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on en perde la respiration et qu'on reste ébahi,
se demandant si le cerveau humain peut être capable d'une activité si
multiple. Ce jour-là, HPB dicta au pandit un célèbre poème russe sur le
Volga et moi plusieurs phrases espagnoles que j'avais apprises étant enfant :
à la fin de la séance, il nous les redit sans faute et chaque mot à sa place. Le
soir à dix heures, les palanquins nous emportèrent sur le chemin du retour.
En retrouvant notre bateau sur le canal, il se trouva que la mousson nous
était contraire et il fallut [284] tirer à la corde. Pauvres coolies ! Ils en
avaient leur compte, car le mercure marquait 37° à l'ombre et nous n'avions
pas le courage de rien faire, que rester tranquilles et transpirer. Enfin le 11
on retrouvait à Nellore une belle maison confortable avec des murs épais,
un toit en terrasse et de larges vérandas qui maintenaient une certaine
fraicheur dans l'intérieur des chambres.
Un brahmane, grand pandit de l'école Védanta, vint nous voir à Nellore,
évidemment avec l'intention d'exposer notre ignorance. Mais il trouva en
nous, vieux routiers et surtout en HPB avec son esprit sarcastique, ce qu'il
n'attendait pas, et en une couple d'heures nous eûmes vite fait de montrer à
la compagnie son égoïsme, sa vanité, et ses étroits préjugés. La victoire nous
couta quelque chose à ce que je vois dans une note en postscriptum de mon
journal : cet homme se montra plus tard "notre ennemi zélé". Grand bien lui
fasse et à toute l'armée de nos ennemis leur haine ne leur a jamais fait le
moindre bien ni à la Société le moindre mal, notre nef n'a pas besoin du vent
de la faveur pour avancer.
Conférences, correspondance, rédaction d'articles, puis 78 milles en
charrette à bœufs jusqu'à la prochaine station du chemin de fer de Madras.
Par la grosse chaleur, ce fut un pénible voyage, mais tout finit, même douze
heures dans une gare en attendant un train, et nous retrouvâmes à Madras
nos amis qui nous conduisirent à notre ancien bungalow. Tout en voyageant
à travers l'Inde et Ceylan j'observais les lieux, les gens et les climats avec
l'idée de choisir le meilleur endroit pour y établir le quartier [285] général
permanent de la Société. On nous avait fait à Ceylan des offres généreuses
de maisons gratis ; cette ile assurément offrait des apparences charmantes à
qui cherchait un établissement asiatique. Mais plusieurs considérations
parmi lesquelles l'éloignement des Indes, le cout de la correspondance et
l'état intellectuel arriéré de la population l'emportèrent sur la beauté et nous
portèrent à choisir l'Inde de préférence. Mais jusqu'alors, on ne nous avait
offert rien de satisfaisant et nous n'avions rien décidé. Le 31 mai les fils du
juge Muttuswami nous conseillèrent d'aller voir une propriété qui ne
couterait pas cher. On nous conduisit à Adyar, et dès le premier coup d'œil
nous vîmes que notre home futur était trouvé. Le beau bâtiment principal
avec ses deux petits bungalows au bord de la rivière, ses écuries et remises,
ses magasins, sa piscine, l'avenue de banyans et de manguiers et les grandes
plantations de casuarinacées (conifères) en faisaient une maison de
campagne idéale, tandis que le prix – 9 000 roupies à peu près 6, – était à la
portée même de nos ressources. Il fut donc décidé de l'acquérir, ce qui fut
fait avec l'aide généreuse de P. Iyaloo-Naidu et du juge Muttuswami
Chetty ; le premier nous avança une partie de la somme et l'autre nous
procura un emprunt dans de bonnes conditions pour le reste. Un appel
immédiat de souscription me fournit les moyens de rembourser le tout dans
l'année et d'entrer en possession des titres de propriété. Ce prix dérisoire
tenait à ce que l'on venait de construire le chemin de fer des montagnes
Nilghiri et que le ravissant sanatorium d'Outacamound se trouvant à [286]
portée, les hauts fonctionnaires de Madras voulant y passer la moitié de
l'année, vendirent tous à la fois leurs grands bungalows qui ne trouvaient
point d'acheteurs. Je payai à peu près le prix des matériaux si la maison avait
6
14 500 francs à peu près.
été démolie ! Et elle allait l'être si nous ne nous étions trouvés là. Au bout
d'une semaine, nous partîmes le 6 juin pour Bombay où nous arrivâmes le
8 : beaucoup d'amis nous attendaient pour nous conduire chez nous.
On dit couramment de Madras que "cette malheureuse présidence" est
odieusement chaude. Cependant, je préfère son climat à celui de toutes les
autres et au point de vue de la littérature sanscrite et de la philosophie
arienne, c'est la présidence la plus éclairée. Il y a plus de savants pandits
dans les villages, et la classe supérieure dans son ensemble a été moins gâtée
par l'éducation européenne. Le Bengale ou Bombay comptent plus de
littérateurs brillants, mais je n'y ai jamais rencontré l'égal de Subba Row de
Madras pour la pénétration géniale de l'esprit de la Sagesse Ancienne. Sa
présence à Madras fut une des causes qui nous décidèrent à nous y établir,
et quoiqu'il soit mort, nous n'avons jamais regretté notre choix, car Adyar
est une espèce de Paradis.
CHAPITRE XXIII
—
De Baroda à Ceylan
Un nouvel orage creva sur nos têtes sous forme d'une attaque gratuite
et méchante de Swami Dyanand en mars 1882 et je vois dans mon journal
que mon premier soin en rentrant à Bombay fut de préparer notre défense.
Elle parut dans le Theosophist de juillet en supplément de 18 pages, et je
pense qu'elle devait être assez convaincante puisqu'elle n'a jamais été
contredite par le Swami ni par ses adhérents. Au nombre des preuves se
trouvait un facsimilé du pouvoir qu'il m'avait donné pour voter à sa place au
conseil. Il avait nié son entrée dans la Société et écrit que nous avions usé
de son nom comme conseiller sans sa permission qualifiant notre conduite
de rusée et d'indélicate. Combien d'autres accusations également fausses,
d'insinuations, de calomnies, et d'attaques de presse ont été mises en
circulation contre la Société et ses fondateurs depuis son origine [288]
jusqu'à nos jours, et dans quel oubli complet sont-elles successivement
tombées !
Nous acceptâmes en juin une invitation du Gaikwar à visiter Baroda, sa
capitale. Le juge Gadgil M. ST nous attendit à la gare avec d'autres durbaris
(hauts fonctionnaires indigènes). Du matin au soir nous étions assiégés par
les visites. Comme le Gaikwar tenait un Durbar ce jour-là, je fus invité à
m'y rendre et Son Altesse me retint bien trois heures ensuite à parler de
théosophie. J'espérais alors trouver en lui un de nos amis les plus
sympathiques parmi les princes indous : il était jeune et grand patriote, ce
qui aux Indes devrait signifier qu'il avait un ardent amour pour sa religion
héréditaire et de la bienveillance pour tous ses défenseurs. Sa vie privée était
irréprochable et son idéal élevé, grand contraste avec ses pairs qui sont
généralement débauchés de bonne heure par les influences infernales de leur
cour. Ses manières particulièrement aimables et respectueuses envers moi
étaient autant de raisons d'espérer mais nous fûmes désappointés ; son
gouverneur anglais en avait fait une espèce bizarre de matérialiste, il s'est
surmené à gouverner ses États, et quoiqu'il parle beaucoup de théosophie, il
n'est théosophe ni de croyance ni en pratique. Mais c'est un homme de
beaucoup d'énergie et de capacité et sa vie est restée pure jusqu'au bout. Il
avait, pour dewan ou premier ministre au moment de notre visite, le Rajah
Sir T. Madhava Row K. C. S. I. dont la valeur comme homme d'État a été
signalée par The Times. C'était un bel homme distingué d'aspect et de
manières et fort pittoresque à voir dans son [289] costume de cour. Il fut poli
et génial avec nous ; il parla philosophie intelligemment avec HPB et lui
demanda des preuves de ses pouvoirs super-physiques, des phénomènes tels
qu'il pût être convaincu de la solidité de la base de ses théories de la double
nature de l'homme. Il n'obtint rien que quelques coups sur des tables et
quelques sons de cloche dans l'air, mais son naib ou sous-dewan fut plus
heureux. Celui-ci, également mort depuis, était un de ces gradués de
l'université de Bombay, fortement instruits, et personnellement bien doués
qui ont brillamment marqué dans l'histoire contemporaine de l'Inde. M.
Kirtane était l'ami et le camarade de collège du juge Gadgil qui aurait voulu
le faire entrer dans la Société et fonder avec lui une branche à Baroda. Mais
quoique pieux et plutôt porté au mysticisme, il était aussi sceptique que son
chef Sir T à l'endroit du développement des pouvoirs du Yoga, à l'époque
actuelle, et il se défiait de nous parce que nous les affirmions. Sir T était
plutôt un homme d'État qu'un lettré et pas du tout mystique, M. Kirtane plus
lettré et mystique qu'homme d'État, aussi obtint-il les preuves refusées au
Divan-Sahib. Voici comment, à ce que je me rappelle : J'avais été voir le
Gaikwar et en rentrant, je vis Kirtane et Gadgil debout sur le seuil de la porte
ouverte de HPB qui était au milieu de la chambre tournant le dos. Ils me
dirent de ne pas entrer parce que Mme B était en train de faire un phénomène
et qu'elle venait de les faire sortir sur la véranda. Aussitôt après, elle revint
vers nous et prenant sur la table une feuille de papier elle pria un de ces
messieurs de la marquer [290] pour pouvoir la reconnaitre. En la reprenant
elle dit : "maintenant, tournez-moi du côté de son habitation." Ce qu'ils
firent : elle mit le papier entre les paumes de ses mains tenues
horizontalement, resta tranquille un moment, puis nous le tendit et alla
s'assoir. Les deux durbaris s'écrièrent d'étonnement en voyant sur le papier
tout à l'heure vierge une lettre à moi adressée de l'écriture du Résident
anglais à la cour et portant sa signature. L'écriture était particulière et très-
fine, et la signature avait plutôt l'air d'un petit écheveau de fil embrouillé
que d'un nom d'homme. Ils me racontèrent alors l'histoire du phénomène. Ils
avaient demandé à HPB de leur expliquer le principe rationnel du procédé
de précipitation sur papier ou sur toute autre surface d'un dessin ou d'un texte
invisible aux assistants sans encre, crayons, couleur ni autres agents
mécaniques. Elle leur expliqua que comme les images de tous les objets et
de tous les évènements se conservent dans la lumière astrale, elle n'avait pas
besoin de connaitre la personne ni son écriture, pour la reproduire, il ne lui
fallait qu'être mise sur les traces et elle pouvait les découvrir toute seule et
les objectiver ensuite. Ils la prièrent instamment de le leur faire voir. "Eh
bien ! dit-elle enfin, dites-moi le nom de quelqu'un, homme ou femme aussi
hostile que possible à la Société, quelqu'un de surement inconnu d'Olcott et
de moi." Ils lui proposèrent aussitôt le Résident anglais qui avait une horreur
particulière de notre Société et de nous, qui ne laissait pas passer une
occasion de dire des choses désagréables de nous et qui avait empêché le
Gakwar de nous inviter à [291] son couronnement, comme il en avait eu
l'intention à la suggestion du juge Gadgil. Ils pensaient l'avoir embarrassée,
mais la suite montra ce qu'il en était. Je crus qu'ils allaient mourir de rire en
déchiffrant la lettre ; elle était adressée à "mon cher colonel Olcott",
demandait pardon des choses malicieuses qu'il avait dites de nous,
demandait à s'abonner à notre magazine célèbre dans le monde entier le
Theosophist et disait qu'il était disposé à entrer dans la Société
Théosophique. Elle était signée : "sincèrement à vous" et son nom au bas.
Jamais HPB n'avait vu l'écriture de cet homme ni sa signature, elle ne l'avait
jamais rencontré en chair et en os, et la lettre fut précipitée sur cette feuille
de papier tenue entre ses deux mains pendant qu'elle était debout au milieu
de la chambre en plein jour devant trois témoins.
De Baroda, nous passâmes par Wadhwan pour voir le prince régnant
notre ami Thakore Sahib, et au retour de Bombay je me mis à préparer le
numéro suivant du Theosophist et elle se mit à préparer une attaque
d'apoplexie. Car je vois dans mon journal du 28 juin : "HPB est menacée
d'apoplexie de sorte que mon départ pour Ceylan est encore différé." Elle se
remit après avoir passé par une période d'irritabilité extrême qui nous fit la
vie difficile à tous. Je finis par prendre la mer le 15 juillet et je laisse à
l'imagination du lecteur à lui représenter mon voyage. La mousson venait
de commencer, le bateau roulait et tanguait comme un fou, et il était si
chargé que les cabines de seconde classe sauf les trois que nous occupions
étaient pleines de bois de santal, d'ognons, [292] et de bois de réglisse qui
mêlaient leurs senteurs variées avec celles de l'huile chaude de la machine
et la puanteur des matelas de coton humides. Je cite cela comme la pire de
mes traversées, plutôt nombreuses pourtant.
Je retournais dans l'ile après six mois d'absence pour continuer la
propagande en faveur de l'éducation. Mes premières impressions furent peu
encourageantes : il semblait que toute vie se fût éteinte dans les branches et
dans les membres dès que je me rembarquai pour Bombay. On n'avait
recueilli que 100 roupies sur les 13 000 promises, on avait pris de l'argent
dans les réserves et jusque dans les fonds du bouddhist catechism pour les
dépenses courantes. On me fit de vagues excuses dont il fallut bien me
contenter puisqu'il n'y avait rien à faire. Il ne me restait plus qu'à me remettre
à l'œuvre, à ré infuser la vie partout, suppléer à ces six mois d'inertie et
remettre la machine en mouvement. Je commençai par le grand-prêtre et
Megittuwate et je pris des arrangements pour quelques conférences que je
devais donner à Colombo. Puis à une réunion de branche j'expliquai le
système d'imposition volontaire par lequel beaucoup de bons chrétiens
mettent de côté jusqu'à 10 p. 100 de leur revenu pour l'employer en œuvres
de charité ou de religion. J'avais vu mon père et d'autres hommes chrétiens
agir ainsi par obligation de conscience. Je leur lus ensuite un mémoire où je
leur prouvais qu'eux, les martyrs de Colombo, avaient dépensé pour le réveil
du bouddhisme juste trois quarts p. 100 de leurs revenus faciles à calculer
car la plupart étant au service du [293] gouvernement avaient des
appointements fixes et connus. Je leur laissai les conclusions à tirer.
Après ma dernière conférence je partis pour Galle commencer ma
tournée dans cette province. Mon premier discours fut prononcé à Dondéra,
le point le plus méridional de l'ile. Je passai mon cinquantième anniversaire
à Galle à faire de la littérature et à repasser les souvenirs de ma vie dont plus
de la moitié s'était passée au service du public. Sachant que je ne reverrais
pas un autre demi-siècle, je résolus encore plus fermement de faire pour la
théosophie tout ce que je pourrais pendant les années qui me restaient à
vivre.
Je ne veux pas surcharger ce récit de descriptions des nombreux villages
qu'il fallut visiter ni des sommes souscrites pour le Fonds scolaire. Mais je
vois dans mon journal "beaucoup de gloire et peu d'argent". Je revins à
Colombo le 24 aout pour le mariage d'un de nos meilleurs membres actifs
avec la sœur de notre premier ami cinghalais De Silva. La cérémonie
consista dans la signature du contrat et l'échange des promesses devant le
Registrar civil, car le temps n'était pas encore venu du Registrar bouddhiste
et de la cérémonie ancienne modifiée que l'on fait aujourd'hui. M. De Silva
avait décoré lui-même sa maison et en avait fait un bosquet de verdure. Nous
allâmes en voiture et à la file au bureau du Registrar avec les fiancés et nous
les ramenâmes à la maison de la mariée où se trouvaient des
rafraichissements. Puis à cinq heures tout le monde prit le train pour
Morutuwa où se trouvait l'habitation du jeune ménage. Les mariés [294]
marchant en tête, les autres suivant, on se rendit à pied à travers les villages,
les feux de Bengale, les fusées et la musique. Mais au passage d'un pont, la
musique se tut et la procession se déroulant en silence me fit penser à une
troupe de revenants au clair de la lune. On nous servit un beau souper sous
un toit de chaume érigé exprès et on but à la santé les uns des autres jusqu'à
onze heures et demie qu'un train spécial nous ramena à Colombo. Je passai
la journée du lendemain avec Sumangala et son assistant à conférer sur des
questions et réponses nouvelles pour une seconde édition du bouddhist
catéchisme et je retournai à Galle continuer ma tournée.
Le 29 aout, il se produisit à Galle un incident qui est devenu historique
dans le pays. Après une conférence à China Garden, la liste des
souscriptions fut mise sur la table et les gens vinrent tour à tour s'inscrire.
Un homme nommé Cornelis Appu souscrivit la somme d'une demi-roupie
en s'excusant de ne pouvoir donner plus parce qu'il était entièrement
paralysé d'un bras et à moitié d'une jambe depuis huit ans, ce qui l'empêchait
de gagner sa vie. D'un autre côté, en arrivant de Bombay à Colombo, le
grand-prêtre m'avait dit que les catholiques commençaient à faire du puits
d'un catholique près de Kélanie une espèce de Lourdes où on guérissait les
malades. On parlait d'un homme guéri, mais les informations prouvèrent que
c'était un simulateur. Je dis au grand-prêtre que ceci était grave et qu'il
devrait s'en occuper. Une fois le peuple sous l'influence de la suggestion
hypnotique, il se produirait de vraies guérisons, [295] et des bouddhistes
ignorants pourraient se précipiter en masse dans les bras du catholicisme.
"Que puis-je faire ?" me demanda-t-il. "Eh bien ! Il faut vous mettre, vous
ou un moine bien connu, à guérir les gens au nom du Seigneur Bouddha."
"Mais nous ne pouvons pas, nous ne connaissons rien à ces choses" "Il faut
pourtant que cela soit fait." Quand cet homme à moitié paralysé de Galle
raconta ses misères, quelque chose sembla me dire "Voilà de quoi répondre
au puits miraculeux". Je connaissais à fond le magnétisme et les cures
magnétiques depuis trente ans sans être entré dans la pratique sauf pour les
quelques expériences nécessaires au début. Mais mu par un sentiment
sympathique (sans lequel on n'a pas le pouvoir de guérir radicalement), je
fis quelques passes sur son bras et je lui dis que j'espérais qu'il irait mieux
après. Il s'en alla, mais le soir tandis que je causais avec mes collègues chez
moi au bord de la mer, le paralytique arriva clopinclopant et disant qu'il allait
tellement mieux qu'il venait me remercier. Cette bonne nouvelle inattendue
m'encouragea à continuer, de sorte que je traitai son bras pendant un quart
d'heure et je lui dis de revenir le lendemain matin. Il faut ajouter ici que
personne à Ceylan ne savait que je possédais ni que j'avais jamais exercé le
pouvoir de guérir les malades, ni je crois, que ce pouvoir existe donc la
suggestion hypnotique ou l'hallucination collective ne parait pas s'appliquer
ici – du moins à ce premier moment.
Il revint le lendemain prêt à m'adorer comme un être surhumain, tant il
se sentait soulagé. Je recommençai [296] le traitement et encore les deux
jours suivants, si bien que le quatrième jour, il était capable de faire le
moulinet sur sa tête avec le bras malade, d'ouvrir et de fermer la main et de
saisir les objets comme avant. Au bout de quatre autres jours, il pouvait
signer son nom avec la main guérie au bas d'un mémoire de son cas destiné
à la publicité, et il n'avait pas tenu une plume depuis neuf ans. J'avais traité
également sa jambe et son côté, et un ou deux jours plus tard, il pouvait
sauter sur les deux pieds, aller à clochepied sur le membre paralysé, donner
un coup de pied contre un mur à la même hauteur avec le malade qu'avec
l'autre, et courir sans crainte. La nouvelle se répandit dans les environs
comme la flamme dans la paille. Cornelis amena un de ses amis paralysé
que je guéris, puis il en vint d'autres, d'abord par deux ou trois, ensuite par
douzaines et en moins d'une semaine ma maison était assiégée par les
malades depuis l'aube jusque bien avant dans la nuit, tous me suppliant de
leur imposer les mains. Ils finirent par devenir si importuns, que je ne savais
plus comment m'en débarrasser. Naturellement avec la rapide croissance de
ma confiance en moi, mon pouvoir magnétique augmentait énormément et
ce qui au commencement me demandait plusieurs jours était fait maintenant
en une demi-heure. Une des choses les plus désagréables dans cette affaire,
c'était l'égoïsme et le manque de considération de la foule. On m'assiégeait
dans ma chambre à coucher avant que ma toilette fût faite, on me suivait pas
à pas, ne me donnait pas le temps de manger et insistait pour être traité,
quelque fatigué que je fusse. Je me rappelle [297] avoir travaillé à ces
guérisons pendant cinq heures d'affilée, jusqu'à ce qu'il ne me restât plus
l'ombre de magnétisme. Alors je les quittais pendant une demi-heure pour
aller prendre un bain de mer dans le port juste derrière ma maison. Je sentais
des courants de vitalité nouvelle pénétrer et renforcer mon corps, et je
retournais guérir. Quand j'en avais assez vers le milieu de l'après-midi, il me
fallait les mettre à la porte de force. J'habitais au premier et la plupart des
plus malades étaient apportés par leurs amis et déposés à mes pieds. J'en ai
eu de complètement paralysés, avec les bras et les jambes contractés au point
qu'ils avaient plutôt l'air de vieilles souches que d'êtres humains. Et il arrivait
parfois que après un ou deux traitements d'une demi-heure chaque, ces gens
avaient les membres droits et pouvaient marcher. J'avais baptisé un des côtés
de la large véranda qui faisait le tour de la maison "le champ de course des
éclopés" parce que j'avais l'habitude d'en faire courir deux ou trois à la fois
de ceux qui avaient été les plus paralysés pour voir qui arriverait premier.
Ils riaient beaucoup, ainsi que la foule des assistants, de cette plaisanterie,
mais je savais bien ce que je voulais. Il fallait leur communiquer la confiance
absolue que je ressentais moi-même dans la vertu du remède, afin qu'ils
fussent définitivement guéris. Tout à fait récemment, je traversais Ceylan en
route pour Londres, quand je rencontrai un de mes anciens malades de cette
époque que j'avais guéri d'une paralysie complète et je le priai de raconter
son histoire aux personnes présentes. Il dit qu'il était resté au lit pendant des
mois sans [298] pouvoir faire un mouvement, ses bras et ses jambes étant
absolument inertes. On l'avait porté auprès de moi, je l'avais traité une demi-
heure le premier jour et un quart d'heure ou vingt minutes le second. Il avait
été si parfaitement guéri qu'en quatorze ans il n'avait pas eu une seule
rechute. Qu'on s'imagine quel plaisir je ressentais à soulager tant de
souffrances et dans bien des cas à rendre à des infirmes toutes les joies de la
santé et toutes les activités de la vie.
Je vois que le premier malade que Cornelis m'amena après sa propre
guérison, avait le pouce et l'index de la main droite fermés par la paralysie
et qu'ils étaient devenus raides comme du bois depuis 2 ans et demi. En cinq
minutes la main avait repris toute sa souplesse. Il revint le lendemain, la
main toujours en bon état, mais les orteils du pied droit contractés, en un
quart d'heure je le remis à neuf. Tout cela continua dans les villages de la
Province Méridionale pendant ma tournée. Quand j'arrivais quelque part
dans mon char de voyage, je trouvais les malades qui m'attendaient sous les
vérandas, sur les pelouses, sur toutes sortes de voitures, de palanquins ou de
chaises à porteurs. Il y eut une vieille femme affligée – oh, combien ! – par
une paralysie de la langue, un petit garçon qui avait le coude, le poignet et
les doigts contractés, une femme déformée par un rhumatisme ; tous guéris.
Une mendiante qui marchait courbée depuis huit ans me donna un jour un
quart de roupie pour le Fonds (environ huit sous) ; quand je sus ce qu'elle
avait, je guéris son épine dorsale et je la renvoyai marchant droit.
Baddegama est un centre renommé de missions et [299] – en ce qui me
concerne ainsi que le bouddhisme – de malveillance. On avait annoncé que
les missionnaires m'attaqueraient pendant ma conférence et les bouddhistes
n'en vinrent que plus nombreux. Plusieurs de nos membres vinrent de Galle,
et qui vis-je arriver ? Cornelis Appu qui avait fait les treize milles à pied.
Après cela, il n'y avait plus à douter de sa guérison. Les bons missionnaires
brillaient par leur absence et je restai seul en face de mon énorme auditoire.
Je fus fort amusé par une vieille bonne femme de 72 ans, toute ridée,
qui avait reçu un coup de pied de buffle en trayant ; elle marchait avec un
bâton et ne pouvait se redresser. C'était une drôle de bonne vieille et elle se
mit à rire de bon cœur quand je lui dis que je la ferais bientôt danser. Mais
au bout de dix minutes de passes le long de son dos et de ses jambes, elle
était tout à fait retapée, et la prenant par la main, jetant son bâton au loin, je
la fis courir avec moi sur la pelouse. Le suivant était un garçon de sept ans
qui ne pouvait pas fermer la main droite parce que les tendons du dessus
étaient contractés. Je le guéris en cinq minutes et il courut tout droit déjeuner
avec sa famille, mangeant son riz avec sa main droite guérie.
Je revins à Galle où je subis un second siège semblable au premier. J'ai
pris note d'un incident qui montre bien le peu de charité et l'esprit d'égoïsme
qui anime quelques membres de la profession médicale – heureusement pas
tous – vis-à-vis de ceux qui guérissent sans se faire payer. Car il faut
remarquer que je ne pris jamais un centime pour toutes ces cures. [300]
Un certain nombre de malades de l'Hôpital Général de Galle qui avaient
été renvoyés comme incurables vinrent à moi et furent guéris. Naturellement
ils criaient leur joie par dessus les toits. Les médecins ne pouvaient guère
ignorer pareille chose ni rester indifférents, et un certain jour un des
chirurgiens du district vint suivre mes opérations. Il se présenta 100 malades
ce jour-là sur lesquels j'en traitai 23. Et je vois qu'il y eut des cures
merveilleuses. Le Docteur K., reconnaissant un de ses malades, me l'amena
en disant qu'il avait été abandonné comme incurable après avoir essayé de
tous les traitements, et qu'il aimerait bien voir ce que je pourrais faire. Ce
que je fis, ce fut de faire marcher mon bonhomme sans bâton pour la
première fois depuis dix ans. Le docteur reconnut franchement et
généreusement l'efficacité du traitement magnétique et resta près de moi
toute la journée m'aidant à faire le diagnostic et remplissant les devoirs d'un
interne d'hôpital. Nous étions très satisfaits l'un de l'autre, et en partant il fut
convenu qu'il reviendrait le lendemain après déjeuner m'aider de tout son
pouvoir. Il avait lui-même quelque chose à la cheville ou au pied, je ne sais
plus quoi, et je le soulageai. Le lendemain il ne revint point et ne donna pas
signe de vie. Ce mystère s'éclaircit à l'arrivée d'une lettre qu'il écrivit à l'ami
commun qui rayait présenté à moi. En me quittant, tout enthousiasmé de ce
qu'il avait vu – comme il est naturel à un jeune homme d'esprit ouvert sans
préjugés – il alla droit chez son médecin-chef lui faire son rapport. Le
supérieur l'écouta froidement, et le récit fini, lança contre moi son
excommunication [301] majeure. J'étais un charlatan, les guérisons étaient
une farce, les malades étaient payés pour simuler et il était interdit au jeune
docteur de n'avoir plus rien à faire avec ces tours de passepasse. Pour finir,
il était averti que s'il persistait en dépit de cet avertissement, il courait le
risque de perdre sa position. Et si l'on pouvait découvrir que j'eusse accepté
des honoraires, on me poursuivrait devant les tribunaux pour exercice illégal
de la médecine. De sorte que mon assistant et admirateur d'un jour, oubliant
que c'était son devoir de se perfectionner dans l'art de guérir, et que la vérité
avait les premiers droits à sa fidélité ; oubliant ce qu'il m'avait vu faire et ce
qu'il pouvait espérer faire lui-même avec le temps, ne se souvenant même
pas de son pied soulagé, ni des règles de la politesse qui veulent qu'on
s'excuse quand on manque un rendez-vous, ne vint point et ne m'écrivit pas
un mot. Je le comprenais un peu parce que son avenir officiel était en jeu,
mais je crois que je ne le respectai pas autant que s'il s'était virilement révolté
contre cet esclavage professionnel mesquin, ce faux-pli moral qui préférait
laisser souffrir la moitié de l'humanité plutôt que de la voir guérie par des
médecins hétérodoxes en dehors des règles de l'infaillibilité professionnelle.
Il est si facile d'acquérir le pouvoir de soulager la souffrance physique par
le magnétisme, que 99 fois sur 100 c'est de la faute de ceux qui ne le
développent pas. Mais ceci mérite un chapitre à part.
CHAPITRE XXIV
—
Le secret des guérisons psychopathiques
Les Asiatiques ont porté à la perfection l'art de cultiver la vanité des
personnages publics et leurs personnages publics semblent apprécier je
procédé. Mais pour nous autres occidentaux, toutes ces grandeurs sont des
ennuis, et on est perpétuellement partagé entre le rôle résigné d'une victime
sans résistance ou celui de l'homme morose qui dit non à tout et qu'en Orient
on considère comme fort mal élevé. Ceci vient à propos de ce que je lis dans
mon journal de Ceylan que, le 3 octobre 1882, pour aller au temple où je
devais parler, j'avais traversé une rivière et marché pendant un mille sur des
draps blancs étendus sur toute la route sous mes augustes pieds, sous une
frange continue de verdure de palmiers, et ma respectable tête abritée sous
un dais blanc que des bouddhistes enthousiastes portaient sur des piques
enluminées. Et des paralytiques me poursuivaient tout du long en me
suppliant de leur imposer les mains. Je me serais bien passé de toute [303]
cette pompe (Tamasha) mais la foule ne le voulait pas. Qu'on se sent ridicule
quand perché sur un éléphant enrubanné, ou porté sur une chaise, étouffé à
moitié sous les guirlandes de tubéreuses et entouré de foules exaltées, on
aperçoit ne fût-ce qu'un Européen au bord de la route ou sous une véranda
qui considère ironiquement le tout comme un cortège de saltimbanque. Du
sang-froid, il en faut pour supporter cela, car il est facile de prévoir que
l'histoire fera le tour de toute la ville et que les commentaires sur ce
ravalement de la race supérieure iront leur train, tandis que tout l'esprit est
tendu à faire du bien et impatienté de ces démonstrations enfantines. C'est
ce qu'il y a de plus difficile à apprendre pour un homme blanc en Asie que
ces différences radicales des coutumes des races de couleur avec les nôtres,
et s'il a la moindre idée de gagner l'affection de celles-ci il faut qu'il renonce
à tous ses préjugés et à son code héréditaire de bonnes manières pour s'unir
à eux à la fois d'esprit et de corps. Si les Anglais qui ont conquis les races
asiatiques voulaient bien reconnaitre cela et le mettre en pratique, ils
gouverneraient par l'amour au lieu de la force et de l'habileté. Ils se font
craindre et respecter, mais aimer ? Jamais. Comme ils ne vont point changer
de nature pour me faire plaisir, revenons-en au vrai secret du succès en
psychopathie ou guérison magnétique.
J'ai eu la révélation de ce secret dans un petit village du sud de Ceylan
pendant la tournée dont je parle actuellement. Je crois que c'était à Pitiwella,
à cinq milles de Galle, mais je n'en suis pas sûr n'ayant pas noté cette
guérison spécialement au milieu d'autres [304] effectuées le même jour.
Mon interprète, mon secrétaire et mon domestique ainsi que bien des
témoins pourront se rappeler les circonstances si on révoque mon histoire
en doute et cela suffit. On m'apporta un homme affligé d'hémiplégie, ou
paralysie d'un côté du corps. Je me mis à faire des passes sur son bras, le
long des nerfs et des muscles, en soufflant dessus de temps en temps. En
moins d'une demi-heure, j'avais rendu au bras toute sa flexibilité, il pouvait
le brandir autour de sa tête, ouvrir et fermer les doigts et saisir une plume et
même une épingle, en somme faire tout ce qu'il voulait. Alors, comme il y
avait plusieurs heures que je travaillais de la sorte, je me sentis fatigué et je
priai le comité de le faire assoir et de me donner un peu de repos. Pendant
que je fumais une pipe, le comité me dit que ce malade était un homme très
riche qui avait dépensé 1 500 roupies avec les médecins sans obtenir sa
guérison, et que c'était un avare reconnu. De toutes les choses qui répugnent
à l'occultiste, l'avarice est une des principales ; c'est une passion basse et
ignoble. Mes sentiments pour le malade se transformèrent aussitôt. Je lui fis
demander par le comité combien il avait l'intention de donner au Fonds
Scolaire. Il gémit, dit qu'il était bien pauvre et que les docteurs lui avaient
couté bien cher, mais qu'il donnerait une roupie ! Cela dépassait la mesure.
Je leur dis que quoiqu'il eût dépensé 1 500 roupies en vain, son bras était
maintenant guéri gratis : qu'il allât dépenser le reste de ses roupies à faire
guérir sa jambe paralysée par les médecins et qu'il gardât la roupie destinée
aux écoles bouddhistes pour grossir les honoraires. Je les priai d'ôter de là
ce personnage [305] et que je ne le revisse plus. Mais le comité me supplia,
comme un seul homme, de donner contre-ordre, car seul mot d'argent
servirait de prétexte à des attaques de nos irréconciliables ennemis qui ne
pouvaient pas dire que j'eusse jamais pris un sou pour mes cures ni qu'on
s'en fût servi comme d'amorce pour obtenir des souscriptions. Je fis donc
rapporter le malade au bout d'un moment ; une nouvelle demi-heure de soins
délivra sa jambe de la paralysie et il s'en alla marchant aussi bien que
n'importe qui. Mon secrétaire lui fit écrire un certificat de guérison que je
retrouve dans les papiers de cette tournée à Ceylan.
Le comité qui préparait mon voyage avait arrangé une série de petites
tournées d'environ quinze jours chacune en revenant à Galle dans
l'intervalle. À la fin de celle-là, je demandais un jour des nouvelles de
quelques malades qui m'avaient particulièrement intéressé et entr'autres je
nommai cet avare. Je fus très surpris de la réponse : le bras était toujours
guéri, mais la jambe était de nouveau paralysée. Je n'avais jamais lu de cas
semblable dans les livres sur le magnétisme, mais la raison se suggéra de
suite à mon esprit, je ne ressentais plus de sympathie sincère pour cet
homme après avoir découvert son avarice, et par suite, mon aura vitale
n'avait pas vibré le long des nerfs de la jambe comme le long des nerfs du
bras. Il y avait eu un stimulus momentané suivi d'un retour de paralysie.
Dans les deux opérations j'étais en possession de la même science, de la
même mesure de force vitale à transmettre, mais la seconde fois il n'y avait
plus ce sentiment de sympathie et cette intention [306] bienfaisante qui
avaient effectué la guérison définitive. Je sais que quelques écrivains
psychopathes Younger dont le livre parut cinq ans environ après mon
expérience de Ceylan, ont affirmé que "la sympathie est la tonique de
presque toutes les phases de l'état magnétique." (The magnetic and botanic
family physician, p. 28.) On remarquera que malgré l'absence de sympathie,
je rendis pourtant à sa jambe toute son activité sur le moment. Ma volonté
et mon expérience avaient bien ce pouvoir : mais faute du troisième élément,
la compassion, il se produisit une rechute après la cessation de l'excitation
originale des nerfs. Il me semble aussi que cela tend à prouver que les cures
magnétiques ne sont pas nécessairement dues à la foi, mais plutôt à une
transfusion d'aura vitale au patient et à son opération dans son système dans
des conditions variées. Finalement, pour ne pas abuser trop longtemps de la
patience du lecteur, ce cas rappelle avec force l'ancienne loi des pensées
bienveillantes qui ont un pouvoir presque magique pour produire le bien de
ceux qui en sont l'objet, tandis que les pensées haineuses ont un résultat
contraire. Combien il importe par conséquent de nous garder de vouloir
même en pensée du mal à notre prochain ; cela montre combien la vieille
terreur qu'inspiraient les sorciers était justement fondée, et que les forces
subtiles de la nature sont susceptibles de procurer le malheur aussi bien que
le bonheur de l'humanité.
Le grand-prêtre d'un monastère bouddhiste m'amena un curieux cas
d'obsession. Un jeune moine, de 27 ans environ, était obsédé depuis deux
ou trois ans par [307] une Yakshini (démon femelle) qui, à ce que me dit le
vieux moine, jouait le rôle d'épouse-esprit, mais dans des proportions qui
faisaient penser plutôt à la nymphomanie. Le pauvre diable était ainsi
obsédé sept ou huit fois par jour et il était réduit à l'état de squelette. Le
supérieur vint tranquillement me demander de le guérir ! Heureusement,
j'avais traité avec succès un cas de ce genre quelques années plus tôt en
Amérique et je savais assez bien ce que j'avais à faire. Je mis le patient au
régime de l'eau magnétisée ; tous les matins pendant un mois, il venait
chercher sa provision journalière, il fut ensuite complètement guéri.
J'envoyai chercher le grand-prêtre et je lui conseillai de défroquer son jeune
homme et de le marier, ce qui fut fait. L'explication est très-simple :
l'influence du mauvais élémental sur son médium fut annulée et détruite par
le pouvoir de ma volonté plus forte aidée de l'action continuelle de l'eau
vitalisée.
Mon voyage dans le midi de l'ile approchait de sa fin et je remontai
enfin à Colombo. En tout, j'avais prononcé 64 allocutions en trois mois et
j'avais visité la plupart des grands villages de la Province de Galle. Je dois
ajouter que quand je me trouvais au bord de la mer, je ne manquais jamais
de prendre un bain quotidien qui rafraichissait étonnamment mon
magnétisme. Quelle qu'exagérée qu'eût été la dépense, un plongeon dans la
mer me rendait mes forces vitales en quelques minutes. Ceux qui veulent
faire profession de psychopathe feront bien de ne pas négliger cette
suggestion. Je rentrai à Colombo le 25 octobre et j'étais présent à
l'exposition, au Vidyodaya [308] Collège, par Sumangala, de reliques
authentiques du Bouddha qui avaient été découvertes dans les fouilles d'une
stoupa à Sopara, et données au grand-prêtre par le gouverneur de Bombay
et par l'intermédiaire du gouverneur de Ceylan. Il y avait une foule immense
d'indigènes et plusieurs représentants du gouvernement par égard pour
Sumangala. Il me pria de parler le soir et Megittuwate, le grand orateur,
prononça ensuite un éloquent discours.
Embarquement pour Bombay le 1er novembre et calme traversée de
trois jours. HPB était à Darjeeling avec plusieurs de nos membres et s'y
rencontrait en corps physique, avec deux Maitres. Le 8, on me conseilla de
transformer les anniversaires de la fondation de la Société en conventions
représentatives de toutes les branches de l'Inde. Je me rappelle que j'eus
d'abord des doutes sur la possibilité de réaliser ce plan, mais je le transmis
à HPB et, quand elle revint le 25 du mois, elle amenait avec elle quatre
Bengalis et un délégué de Madras. Il en vint deux autres de Bareilly, deux
de Baroda, d'autres encore et à la célébration de notre septième anniversaire
au Framji Cowasji Hall, le 7 décembre, nous avions 15 délégués dont
plusieurs firent des allocutions. M. Sinnett venu d'Allahabad prit la
présidence à ma prière. Ce fut le commencement de la coutume des
conventions annuelles des branches qui est maintenant universelle. Pour
montrer au public de Bombay que la Société s'étendait dans le monde entier,
je suspendis autour du Hall autant d'écussons qu'il y avait de branches dans
la Société, sur chacun [309] était inscrit le nom de la branche et la date de
sa charte.
Nous n'avions plus qu'à emballer nos livres, notre mobilier et nos effets
pour aller nous installer à Madras dans la ravissante propriété d'Adyar. La
branche de Bombay nous donna une réception d'adieu avec d'aimables
discours, fleurs, musique, collation, et cadeau d'un grand et riche vase
d'argent, ciselé exprès par d'habiles orfèvres de la Province de Koutch. Le
17, départ pour Madras ; pour bien marquer la date dans les souvenirs de
HPB son beau châle de cachemire lui fut volé dans le train par une glace
baissée pendant que nous étions occupés de l'autre côté du wagon à recevoir
et à rendre des compliments et des salaams. Je ne saurais reproduire ses
expressions au moment de la découverte de ce malheur.
Un groupe distingué de Madrassis nous attendait à la gare pour nous
conduire en pompe à Adyar qui paraissait sourire à ses nouveaux maitres.
Le lecteur peut à peine s'imaginer notre plaisir de nous installer dans une
maison à nous où nous allions être débarrassés des soucis de propriétaires,
loyers et autres misères de la location. Je vois dans mon journal : "Notre
beau home nous semble un palais de fées. D'heureux jours nous attendent
ici." Nous ne prévoyions pas les jours amers !
La fin de décembre fut remplie par de menus ennuis domestiques :
nouveaux serviteurs, ouvriers, réparations, et déballage du mobilier. Le
Maitre (M.) venait chaque jour voir HPB et je vois noté le 28 décembre
qu'elle me fit promettre "de ne pas [310] laisser voir son visage à personne
si elle venait à mourir. La coudre dans un drap et la faire incinérer". Cela se
passait neuf ans avant sa crémation à Woking, ce qui montre qu'elle pensait
toujours à la possibilité d'une mort subite.
Je vis finir l'année 1882 seul à mon bureau, en travaillant.
CHAPITRE XXV
—
Guérisons aux Indes
L'année 1883 fut une des plus actives, des plus intéressantes et des plus
fructueuses pour la Société : elle fut marquée par quelques traits curieux,
comme on le verra en temps voulu. 43 branches nouvelles furent organisées,
en majorité aux Indes et par moi. Mes voyages s'étendirent sur plus de sept
mille milles, cc qui veut dire bien davantage qu'en Amérique où l'on trouve
des trains partout pour vous conduire où l'on veut aller et où l'on n'a pas à
s'accommoder du dos d'un éléphant ou à se briser les os dans des chars à
bœufs non-suspendus. Je fus séparé de ma collègue pendant la plus grande
partie du temps : elle, restant à Adyar pour s'occuper du Theosophist, et moi
parcourant la grande péninsule pour faire des conférences sur la Théosophie,
guérir les malades et fonder de nouvelles branches.
Les premières semaines de janvier furent remplies par nos arrangements
domestiques et mon journal est [312] plein de détails sur les achats de
mobilier et l'arrangement du "sanctuaire", de fâcheuse mémoire, mais qui
fut pour nous pendant – deux ans un coin sacré sanctifié par de fréquents
rapports avec les Maitres et par bien des preuves palpables de l'intérêt actif
qu'ils portaient et à nous et à notre grand mouvement.
Le livre de Marion Crawford, Air Isaacs, nous fut envoyé à cette époque
par son oncle M. Samuel Ward, un de nos membres les plus enthousiastes,
qui nous écrivit en même temps des détails intéressants sur la manière dont
il avait été écrit. Il disait que le livre avait été inspiré par ce qui a été publié
sur le Mahatma KH et que M. Crawford était tellement possédé par son idée
qu'il ne prit aucun repos ni presque de nourriture jusqu'à ce qu'il eût fini. Il
écrivit son roman en moins de quatre semaines et M. Ward dit qu'il semblait
que son neveu fût sous l'influence d'un pouvoir extérieur.
Comme n'importe quel occultiste pourrait le lui dire, M. Crawford
tombe dans l'erreur de mêler son Adepte Oriental idéal, Ram Lal, aux
affaires de cœur du héros et de l'héroïne, ce qui est incompatible avec les
tendances d'un homme si évolué et qui vit presque entièrement sur le plan
spirituel. Bulwer a eu également tort, plus encore même en faisant
abandonner à son adepte Zanoni, après des siècles d'efforts spirituels
couronnés de succès, les fruits de son yoga pour retomber au niveau vulgaire
de nous autres pygmées retenus dans les liens de la chair et du mariage.
Aussi bien Zanoni que Ram Lal sont impossibles tels qu'ils nous sont
présentés, sauf comme des aberrations de la nature et des victimes de forces
brutales puissamment [313] coalisées ; car ils doivent en avoir vaincu de
telles, maintes et maintes fois, tandis qu'ils s'élevaient des basses sphères où
règne la passion et où la lumière de la Sagesse est voilée. L'union sexuelle
est parfaitement naturelle à l'humanité moyenne, mais parfaitement
impossible à l'homme idéalement développé.
Des lettres sympathiques nous arrivaient en quantité de Suède, de
France, d'Uruguay, de Russie et d'Amérique qui nous prouvaient à quel
degré l'intérêt aux choses théosophiques allait croissant. Pendant ce mois les
actes de vente d'Adyar furent signés et je me mis à l'œuvre pour trouver
l'argent nécessaire. Nous figurions en tête de la liste de souscription, HPB
et moi, avec la somme de 2 000 roupies, environ un cinquième de la somme
totale. On me pardonnera d'avoir cité ce détail en pensant aux cruelles
choses qu'on a dites de nous au sujet des profits que nous aurions tirés de la
Société.
Comme la vie se compose d'une suite de détails puérils et comme je
désire que ces souvenirs conservent la saveur du vrai, j'ai raconté beaucoup
de petits détails qui complètent le tableau et qui nous représentent, nous
pionniers, comme des gens bien vivants et non comme les êtres
extraordinaires qu'on a si souvent décrits. Si HPB écrivait des livres
puissants, elle mangeait aussi tous les matins ses œufs sur le plat nageant
dans la graisse et le portrait que je trace d'elle est celui d'un personnage réel
et non d'un idéal. De sorte que je vais rapporter un petit incident qui
m'intéressa assez sur le moment pour le noter dans mon journal. La rivière
qui coule derrière la maison d'Adyar [314] réveilla notre vieille passion pour
la natation et tout le monde se mit à prendre des bains, y compris HPB. Nos
voisins européens durent être bien étonnés de voir ces quatre blancs – car
c'était au temps des deux Coulomb – se baignant avec une demi-douzaine
d'Indous à la peau bronzée, barbotant ensemble, riant ensemble, absolument
comme si nous n'avions pas cru appartenir à une race supérieure. J'appris à
ma "camarade" à nager ou plutôt à flotter à sa manière et aussi à ce cher
Damodar qui était dans une certaine mesure le plus grand poltron qu'on pût
voir dans l'eau. Il frissonnait et tremblait dès qu'il avait de l'eau jusqu'au
genou et on peut croire que HPB et moi nous ne lui épargnions pas nos
sarcasmes. Mais je me rappelle bien comment il changea soudain. "Fi ! Lui
dis-je un jour. Vous ferez un joli adepte si vous n'osez pas seulement vous
mouiller les genoux !" Il ne répondit rien, mais dès le bain suivant, il
plongea et traversa le courant à la nage, ayant pris mon reproche au sérieux
et ayant décidé de nager ou de mourir. C'est ainsi que l'on devient adepte ;
il faut essayer, c'est la première, la dernière et l'éternelle loi de l'évolution ;
échouez cinquante, cent fois s'il le faut, mais essayez et essayez encore, vous
finirez par réussir. Jamais on n'a fait un homme ou une planète en disant : je
ne peux pas.
Ce même mois de janvier nous amena la visite du Thakour régnant de
l'État de Wadhwan, membre de la Société. Je l'avais prié de laisser de côté
sa souveraineté et de venir comme un simple particulier avec le couple de
domestiques de rigueur. Il le promit mais en le recevant à la gare, je lui vis
une suite de [315] 19 individus qu'il considérait comme le tarif le plus réduit.
Si bien que quand je lui fis quelques remontrances de fondre sur nous avec
cette troupe de valets, de cuisiniers, de musiciens, de barbiers et d'hommes
d'armes, il se montra fort étonné de mon peu de raison et dit que, sans ma
lettre, il en aurait amené au moins une centaine.
Il resta avec nous du 30 janvier au 8 février, passant son temps à causer
avec nous, au théâtre, sur l'eau, à un nautch et autres distractions. Le 17
février, je me remis en route et m'embarquai pour Calcutta sur le bateau
français le Tibre. Après une traversée agréable, je débarquai le 20 et je fus
logé au palais des invités du Maharajah, Sir J. M. Tagore. Sa maison fut
aussitôt transformée en hôpital par la foule des malades qui venaient me
demander la guérison, et celle de leurs amis et connaissances qui venaient
voir.
Il se trouva plusieurs sujets intéressants, parmi eux, entre autres, un
jeune brahmane de 28 ans à peu près, qui souffrait depuis deux ans d'une
paralysie de la face, dormant les veux ouverts parce qu'il ne pouvait fermer
les paupières et incapable de tirer la langue ou de s'en servir pour parler.
Quand on lui demanda son nom, il ne put que produire un horrible son
guttural, la langue et les lèvres étaient paralysées. La pièce où je travaillais
était fort grande et je me trouvais à une extrémité quand on l'amena. Il fut
arrêté dès le seuil par mon comité pour être examiné. Ils se reculèrent en
m'expliquant le cas, laissant le malade debout et me regardant avec une
expression intense. Il m'indiquait par gestes la nature de sa [316] maladie.
Or ce matin-là je me sentais plein de forces : il me semblait presque que
j'aurais magnétisé un éléphant. Levant verticalement le bras droit et fixant
le patient, je dis en bengali : "Soyez guéri !" En même temps ramenant le
bras en ligne horizontale, je pointais la main vers lui. On aurait dit qu'il avait
reçu une décharge électrique ; un frisson le secoua tout entier, ses yeux se
fermèrent et se rouvrirent ; sa langue, si longtemps paralysée, sortit et rentra,
et avec un cri de joie sauvage il se précipita à mes pieds. Il embrassait mes
genoux, mettait mon pied sur sa tête et m'exprimait sa reconnaissance en
phrases rapides. La scène était si dramatique, la cure si instantanée, que tout
le monde partageait l'émotion du jeune brahmane et il n'y avait pas un œil
qui reste sec, pas même le mien, et ce n'est pas peu dire.
Un autre cas, le plus intéressant de tous. Un certain avocat de
Bhagalpour avait perdu la vue, il était complètement aveugle et conduit par
un enfant. Il me demanda de le guérir, c'est-à-dire de rendre la vue à un
homme atteint de glaucome avec atrophie du disque optique, qui avait été
soigné par les premiers oculistes de Calcutta et renvoyé de l'hôpital comme
incurable ! Informez-vous au premier médecin venu, il vous dira ce que cela
veut dire. Moi, je n'avais jamais traité un aveugle et je n'avais aucune idée
du degré de chances que j'avais de le soulager. Mais pour magnétiser, il ne
faut pas avoir le moindre doute sur son pouvoir ; la foi en soi est la chose la
plus indispensable. J'essayai d'abord la sensibilité de cet homme à mon
courant magnétique, car mes cures n'étaient pas de la suggestion hypnotique
[317] mais de la psychopathie vraie, honnête et à la vieille mode. Je le
trouvai, à ma grande satisfaction, un des sujets les plus sensitifs que j'aie
jamais eus. Aveugle, ne distinguant pas la nuit du jour, par conséquent
incapable de voir mes gestes et de deviner mes intentions, il était debout
devant moi et j'avançais le bout des doigts jusqu'à un demi-pouce de son
front en concentrant ma volonté sur cette main, désirant qu'elle devint un
aimant qui l'attirerait comme une aiguille d'acier. Sa tête s'inclina vers ma
main, je l'éloignai, la tête suivit et jusqu'à ce que le front fût à un pied du
sol. Je passai alors silencieusement la main derrière la nuque et il se redressa
en la suivant si bien qu'il se renversa en arrière, perdit l'équilibre et serait
tombé si je ne l'avais reçu dans mes bras. Tout cela sans dire un mot, sans
que le moindre bruit pût lui donner une idée de ce que je faisais. Voyant
désormais ce que j'avais à faire, je tins le pouce de ma main droite fermée
devant un de ses yeux et le pouce gauche derrière son cou et je portai ma
volonté sur un courant vital passant de l'un à l'autre, complétant un circuit
magnétique avec mon propre corps à travers l'œil malade et le nerf optique
jusqu'à son aboutissement dans le cerveau. Cela continua une demi-heure,
le malade conservant toute sa connaissance et parlant de temps en temps
quand il en avait envie. À la fin de l'expérience il percevait par cet œil une
vague lueur rouge. Le même traitement appliqué à l'autre œil donna un
résultat semblable. Il revint le lendemain se taire soigner, et cette fois la
lueur cessa d'être rougeâtre et devint blanche. Dix jours de persévérance
furent récompensés [318] par une restauration complète de la vue ; il était
capable de lire d'un œil les caractères les plus fins des journaux ou des
livres ; il n'avait plus besoin de conducteur et pouvait aller et venir comme
tout le monde. Un médecin de mes amis m'ayant renseigné sur les caractères
du glaucome, je trouvai les globes des yeux durs comme des pierres, et je
résolus de les rendre souples comme les miens. J'y arrivai le troisième jour
par de simples passes et par l'imposition des pouces avec une "intention
magnétique", c'est-à-dire en concentrant ma volonté sur le but à atteindre.
Cette cure fit beaucoup parler, car le malade était en possession de toutes les
preuves écrites que son mal avait été déclaré incurable par les plus hautes
sommités médicales. De plus, tout le monde à Bhagalpour connaissait sa
cécité. Deux médecins, gradués du Collège Médical de Calcutta,
examinèrent ses yeux à l'ophtalmoscope et publièrent les résultats de leurs
observations dans l'Indian mirror, d'où je crois que le Theosophist les
reproduisit. Il y eut des suites frappantes et bien curieuses à cette cure : il
reperdit la vue deux fois et je la lui rendis deux fois, d'abord après l'avoir
conservée six mois, ensuite une année entière. Je le trouvai entièrement
aveugle à chaque fois et il suffit d'une demi-heure de traitement pour le
guérir. Mais pour obtenir un résultat définitif, il aurait fallu que je l'eusse
constamment près de moi pour le traiter jusqu'à ce que la tendance au
glaucome fût totalement détruite.
Je ne sais pourquoi, mais j'étais particulièrement heureux avec les
sourds. Je vois un cas intéressant le [319] 8 mars. C'était le frère d'un haut
fonctionnaire des Télégraphes et il était si sourd qu'il fallait hurler à son
oreille pour se faire entendre. En deux traitements, deux jours consécutifs,
je le mis au point d'entendre ma voix au ton ordinaire de la conversation
jusqu'à une distance mesurée de 52 pieds 8 pouces, me tournant le dos afin
de ne pas être guidé par le mouvement des lèvres. Mon journal est sous mes
yeux et j'y copie ces détails. Je vais encore citer un cas qui me fut soumis
pendant ce séjour à Calcutta et ce sera le dernier.
Mon cher collègue Norendra Nath m'écrivit un jour pour me demander
d'aller voir une dame indoue gravement malade et de donner mon opinion
sur sa situation. Le mari de cette dame me mena chez lui et dans son zénana,
où je vis sa jolie jeune femme couchée sur un matelas par terre en proie à
des spasmes hystériques. Elle passait ainsi six ou huit heures chaque jour,
les yeux convulsivement fermés, les globes retournés, les mâchoires serrées
comme par le tétanos et muette. Il s'était produit un transport du sens de la
vue : elle pouvait lire un livre avec le bout des doigts et prouvait cette faculté
anormale en copiant le texte sur une ardoise. Je me rappelai les expériences
du docteur James Esdaile, faites et publiées à Calcutta quarante ans
auparavant et je les refis sur elle. Je trouvai que non seulement elle pouvait
lire avec le bout des doigts, mais encore avec le coude et le petit doigt d'un
pied, pas avec l'autre. Elle ne lisait pas au creux de l'estomac ni derrière la
tête, comme je l'avais vu faire à d'autres malades, mais elle entendait à
l'ombilic, même quand je [320] lui bouchais hermétiquement les oreilles
avec mes doigts et quand son mari parlait tout bas. C'était un cas qui relevait
du magnétisme, mais je ne voulus pas l'entreprendre parce que je quittais
Calcutta le surlendemain et que le traitement aurait pu demander longtemps.
On voit qu'il présentait des caractères d'un grand intérêt pour le
psychologue, car on voyait en quelque sorte le transfert des sens de la vue
et de l'ouïe loin de leurs organes propres et on ne pouvait expliquer cela par
des hypothèses matérialistes raisonnables. L'esprit fonctionnait à l'extrémité
du système nerveux par une extension, aurait-on dit, de son siège, le
cerveau. Il n'y a qu'un pas de cela aux prodiges de la clairvoyance, ou de
l'observation intelligente de choses se passant à une grande distance du
corps de l'observateur. Si l'on peut admettre que la faculté pensante se
déplace de son propre siège à un ou plusieurs points de la périphérie du
corps, il n'y a plus de barrière logique à son fonctionnement en dehors du
corps, sauf les limites du pouvoir du Fini à saisir l'Infini.
CHAPITRE XXVI
—
Guérison au Bengale
Jusqu'au jour où nos savants modernes s'occupèrent du magnétisme
sous le nom d'hypnotisme, on le taxait, avec plus ou moins de justice, de
charlatanerie. Ses défenseurs étaient fâcheusement portés à le placer trop
haut et ses adversaires le plaçaient trop bas. La solidité incontestable de sa
base est maintenant prouvée sans discussion par les résultats des recherches
récentes sur l'hypnotisme. Si des points importants comme la réalité de la
vision clairvoyante, la transmission de la pensée et l'existence de l'aura
magnétique ou "fluide" sont encore contestés, il est consolant de savoir que
les témoignages en leur faveur vont s'accumulant. Avant peu, les
matérialistes seront obligés d'accepter les autres phénomènes du
magnétisme.
Ces idées me sont suggérées par les notes de mes expériences
psychopathiques pendant l'année 1883 que je suis en train de revoir. J'avais
dépensé un [322] volume énorme de force vitale en essayant de guérir
indifféremment tous les malades qui se présentaient à moi. Tandis que je
réussissais dans des centaines de cas, j'échouais dans des centaines d'autres
et je ne faisais que soulager momentanément autant d'autres encore, quoique
j'eusse exercé toute la force de ma volonté et dépensé ma vitalité aussi
largement que dans les cas de succès. Je dirai même que j'avais souvent fait
deux et même dix fois plus d'efforts pour des insuccès que pour les cures les
plus sensationnelles. Un jour que j'étais très fatigué de ma séance du matin,
je me dis que je pourrais économiser mes forces à l'avenir en adoptant un
système de sélection ; ne pourrais-je pas trouver quelque épreuve, aurae
metrum, qui me ferait reconnaitre les malades les plus sensitifs et me
dispenserait d'opérer sur les autres ? Je partis dace postulat qu'il existe dans
chaque individu un fluide nerveux qui doit être particulier à chacun et
différent de celui de tous les autres. Celui-ci conduit par les nerfs aux
extrémités depuis sa source dans le cerveau, la moelle, et les autres centres
(shat chakram), pourrait circuler dans le système nerveux d'une autre
personne chez laquelle se trouverait un état identique de pulsations ou de
vibrations de l'aura et qui serait ainsi placée en relations sympathiques avec
elle mais non avec d'autres. D'où je conclus qu'un magnétiseur comme moi
ne pouvait pas faire passer son aura nerveuse dans le système d'un malade
qui ne se trouvait pas en vibration sympathique avec lui, pas plus qu'un
courant électrique ne peut traverser un corps non conducteur. Per contra, la
certitude et la rapidité de la [323] guérison d'un malade donné, serait en
proportion de son degré de sympathie vibratoire. On ne pourrait accuser de
charlatanisme que celui qui se prétendant sous une influence divine
prétendrait guérir n'importe quel malade ayant foi en ses pouvoirs sans tenir
compte de la question de sympathie nerveuse entre les deux individus. Ce
serait amener la psychopathie dans le domaine de la science positive que de
faire l'essai de mon hypothèse. Mais quelle épreuve tenter ? Comment
pouvait-on savoir et prouver aux assistants quels étaient les malades les plus
susceptibles d'être guéris ? Il fallait que l'épreuve donnât des résultats
visibles à l'œil nu pour les ignorants. Il n'y en avait qu'un : le phénomène de
l' "attraction magnétique", – et voilà comment on pouvait l'employer. Le
malade se tiendrait debout sans s'appuyer sur rien, les mains (à moins de
paralysie) pendant le long du corps et les yeux fermés afin d'éviter qu'il
subisse la "suggestion silencieuse" des mouvements des mains du
magnétiseur. Il vaudrait encore mieux qu'il tournât le dos. Alors, l'opérateur
concentrant sa volonté sur la tête du patient, levant la main et pointant les
doigts vers la tête, voudrait silencieusement la transformer en aiguille
magnétique pour attirer vers lui la tête du sujet. On continuerait pendant
quelques minutes pour voir si oui ou non l'effet voulu se produirait. Si
presque immédiatement le sujet commençait à osciller sur ses pieds et que
sa tête penchât vers l'opérateur, celui-ci pouvait être sûr qu'il avait affaire à
un sensitif très sympathique et la cure devait être à peu près instantanée. Le
cas du jeune brahmane guéri d'une paralysie faciale et [324] linguale peut
servir d'exemple ainsi que celui de Badrinath Babou, l'aveugle de
Bhagalpour, qui était extrêmement sensitif. Si le degré d'attraction sans être
si accentué restait fort, la guérison devait s'effectuer en plus ou moins de
traitements, et ainsi de suite jusqu'au point où le sujet ne répondait
aucunement au bout de trois ou quatre minutes d'essai.
Cette expérience n'a rien de neuf au point de vue de l'attraction, on la
connait depuis Mesmer, mais la nouveauté c'était de s'en servir comme
d'auramètre, d'étalon de sensibilité psychopathique. J'en fis l'essai dès le
lendemain avec les résultats les plus satisfaisants : mes meilleurs sujets se
trouvèrent les plus sensitifs. Désormais je n'aurais plus à perdre ma force
nerveuse sur des systèmes nerveux rebelles, tandis que la confiance résultant
de la connaissance exacte de mes chances m'aiderait immensément. Pour
mon édification personnelle je classai mentalement tous les sujets en huit
groupes ou degrés de sensibilité et je les traitai en conséquence.
Parmi les Européens intelligents qui étaient attirés au palais du
Maharajah par le spectacle de mes cures, était le Révérend Philip S. Smith,
de l'université d'Oxford, un petit homme pâle, très lettré, le type de l'ascète
religieux, habillé comme un catholique d'une soutane blanche et coiffé d'un
chapeau de la forme d'un pâté américain. Il était fort aimable avec moi, et je
lui fournissais toutes les occasions possibles de se convaincre de la réalité
de la psychothérapie ; il observait tous les cas, posait beaucoup de questions
aux sujets et restait jusqu'à la nuit où nous nous trouvions seuls. Nous avions
alors de longues conversations au [325] sujet de ces cures et chaque cas de
la journée était analysé et discuté. Il se déclara absolument satisfait et dit
qu'il n'aurait jamais cru possible ce qu'il avait vu si on le lui avait raconté.
Ensuite on entama le sujet des miracles bibliques et il avoua qu'il m'avait vu
faire un certain nombre des choses attribuées dans les évangiles à Jésus et à
ses apôtres : la vue rendue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, la parole aux
muets, l'usage des membres rendu aux paralytiques, les névralgies, les
coliques, l'épilepsie et d'autres maux soulagés. "Eh bien ! Dites-moi, je vous
prie, Monsieur Smith, demandai-je, où placerez-vous la ligne de
démarcation entre ces guérisons et celles tout identiques que la Bible
raconte ? Si je fais les mêmes choses, pourquoi deux explications ? Si les
cures bibliques sont des miracles, pourquoi pas aussi les miennes : et si les
miennes ne sont pas miraculeuses, mais parfaitement naturelles,
parfaitement à la portée de quiconque a le genre de tempérament voulu et
sait choisir ses sujets, pourquoi me demandez-vous de croire que les
guérisons effectuées par saint Pierre ou par saint Paul étaient des preuves
d'un pouvoir miraculeux ? Cela me semble illogique." Le petit homme
réfléchit profondément pendant plusieurs minutes tandis que je fumais en
silence. Puis il me fit une réponse des plus originales que je n'ai jamais pu
oublier : "Je vous accorde que les phénomènes sont les mêmes, dans les
deux cas, je ne peux en douter. La seule explication que je puisse trouver,
c'est que les guérisons de Notre-Seigneur étaient effectuées par le côté
humain de sa nature". [326]
Le 9 mars (1883), je dinai chez le pandit le plus savant du Bengale, feu
T. T. Vachaspati, auteur du fameux dictionnaire sanscrit. Il me fit cuire des
aliments, et me fit le plus grand honneur qu'on puisse recevoir aux Indes, en
me donnant le cordon brahmanique, en m'adoptant dans sa Gotra (Sandilya)
et en me donnant son mantra. Cela revenait à une sorte de brevet d'admission
dans la caste des brahmanes et je crois que c'est la première fois que la
cérémonie se fit en entier pour un homme blanc, quoique le cordon lui-
même ait été conféré dans le temps à Warren Hastings. On me fit entendre
que cette faveur m'était accordée pour montrer la gratitude que les Indous
éprouvaient envers moi pour mes efforts pour ressusciter la littérature
sanscrite et les sentiments religieux parmi les Indous. Bien souvent depuis
j'ai proclamé le cas profond que je fais de cet honneur, et bien que
bouddhiste déclaré et convaincu, j'ai toujours porté ce cordon (poita) depuis
que le vénérable pandit m'en passa un autour du cou.
Mon séjour à Calcutta terminé, pendant lequel je fis plusieurs
conférences devant des auditoires nombreux, je me remis en route le 12 pour
Krishnagar. Conférence, guérisons, et admission de 17 membres nouveaux
dans la branche locale. Le lendemain, je donnai de l'eau magnétisée à 170
personnes. Il y avait dans cette ville un potier ordinaire qui devait être la
réincarnation de quelque ancien sculpteur, tant il était habile à modeler les
figures. Pour une roupie, j'achetai une petite statuette représentant un
brahmane à ses dévotions et je ne crois pas avoir jamais vu mettre plus
d'expression dans un peu [327] d'argile. Le visage montrait la concentration
la plus intense et l'absorption intérieure ; c'était un chef-d'œuvre.
Ensuite Dacca, un des centres historiques de l'Inde et depuis quelques
années de la culture moderne. Mon hôte était un employé supérieur du
gouvernement et un matérialiste nommé Babou Parbati, homme d'éducation
distinguée. Je rencontrai chez lui une société très cultivée, et le temps que je
ne passais pas en conférences et autres devoirs publics, était bien
agréablement occupé en discussion avec lui et ses amis sur des sujets
philosophiques et théosophiques. Parbati Babou était un homme très
désirable à attirer dans notre manière de voir, et j'étais heureux de répondre
à ses questions et d'essayer de dissiper ses doutes religieux. Je me rappelle
qu'il me mena dans sa bibliothèque et me montra sa belle collection de
livres, presque tous par des auteurs occidentaux. Arrivé au dernier rayon, je
feignis de chercher encore. Il me demanda ce que je voulais voir. Je lui dis
que je supposais qu'il avait une seconde pièce où il rangeait ses livres
sanscrits et autres ouvrages indiens. "Non, dit-il, c'est tout. N'est-ce pas
assez ?" "Assez ? Répondis-je, surement non pour un brahmane qui a besoin
de savoir ce que sa religion peut répondre aux critiques des sceptiques
étrangers. Ce serait assez pour un Européen qui ne sait pas ce que les
shastras enseignent et ne se soucie pas de le savoir." Mon hôte rougit un
peu, car je me figure que c'était la première fois qu'un blanc lui avait
reproché de ne connaitre que les opinions des blancs. Quoiqu'il en soit, ce
brillant universitaire finit par s'occuper [328] sérieusement de l'étude de ses
shastras et, tout récemment, a publié un livre qui prouve son acceptation
entière des enseignements de sa religion ancestrale.
Il y a loin de Dacca à Darjeeling, même en chemin de fer. À Siliguri,
on nous transborda du train ordinaire dans le petit tram à vapeur qui grimpe
sur l'Himalaya par mille détours, contournant les hauteurs, revenant en
boucle sur lui-même, faisant des huit, traversant les forêts et la jungle, à
travers des nappes de fleurs sauvages qui croissent le longs des rails. On
rencontre des files de coolies et des groupes de Bhoutanis, qui s'en vont sur
les routes portant leurs charges sur le dos dans des paniers qui ont l'air de
cônes renversées, retenus par un bandeau sur le front. On passe au milieu de
petits villages de montagnards et de boutiquiers bengalis dont les
marchandises sont exposées aux portes des misérables trous puants qui
servent à la fois de boutique et de résidence. On monte, on monte toujours
dans l'air frais et léger, et l'abaissement de la température oblige bientôt à
changer de vêtements, à endosser les pardessus et à sortir les couvertures. À
chaque tournant de la route, on aperçoit de nouveaux coups d'œil sur les
plaines fumantes, puis les rivières ne paraissent plus qu'un fil argenté, les
maisons deviennent des maisons de poupées, et les hommes ont l'air de
bonshommes d'arche de Noé. Tout à fait à la fin, on se trouve dans un chaos
de sommets couronnés par les pics étincelants de neige du Kinchin-junga,
qui s'élève dans le ciel deux fois plus haut que le Mont-Blanc. Mes frères de
la branche locale m'attendaient à la gare pour me conduire, après une [329]
chaleureuse bienvenue, au palais du Maharajah de Burdwan, qui avait donné
l'ordre de le mettre à ma disposition et de pourvoir à mon confort.
Il faut avoir vécu dans les chaleurs des plaines de l'Inde pour bien
comprendre le soulagement inexprimable et le charme d'arriver à cette haute
station de montagne, où l'on trouve à 8 000 pieds d'altitude le climat de
l'Angleterre et où des feux flambants dans les cheminées rappellent les joies
du pays natal. On ne retrouve guère de souvenirs de ce genre dehors et
surtout au bazar ou au marché, car on est entouré d'une foule aux traits
mongols, à la peau jaune, curieusement vêtue et coiffée, jacassant dans une
demi-douzaine de langues inconnues. Voilà un homme qui vend des moulins
à prières, des colliers de turquoises, des boites à amulettes qu'on porte au
cou ou sur le bras. Un autre nous offre les couvertures de lit rouges et
épaisses du Tibet, ou les jolis couvre-lits à dessins bleus et blancs du
Bhoutan et ces ceintures de laine terminées par des franges aux deux bouts
que tous les habitants hommes ou femmes ne manquent pas de porter pour
serrer à la taille leurs amples robes. Plus loin, un troisième vend des
cymbales harmonieuses et des cloches de Lhassa. On trouve à acheter des
chevaux, des étoffes, des grains et toutes sortes de marchandises, le marché
est plein de mouvement et de clameurs. Tandis que je me frayais un chemin
vers la partie orientale du bazar, je m'arrêtai soudain en voyant un homme
s'approcher, ses yeux superbes fixés sur les miens et le sourire sur les lèvres.
Je n'en pouvais d'abord croire mes yeux tant j'étais loin de penser que je
pourrais le voir. [330]
C'était un des disciples les plus élevés d'un Mahatma avec lequel j'étais
entré en relations bien loin de là. Immobile, j'attendis qu'il fit quelque chose,
mais arrivé tout près de moi il se détourna, le regard toujours souriant et fixé
sur le mien et disparut. Il me fut impossible de le retrouver.
Pendant deux jours je fus fort occupé à recevoir des visites, à discuter
des sujets élevés et à traiter des malades. Le 24, je fis une conférence au
Town Hall sur "La Théosophie, Science véritable et non illusoire." J'avais
vu le matin un spectacle que je n'oublierai de ma vie : la Kichinjunga dans
un ciel pur, sans aucun voile de nuages ou de brouillard. C'était comme si
un monde immortel et divin se fût révélé, et les mots sont trop pauvres pour
le décrire. J'étais sorti de la maison à l'aube et j'attendais le lever du soleil.
Pas un nuage dans le ciel bleu d'acier ne voilait l'éclat des étoiles. Regardant
l'est, je vis soudain apparaitre à ma vue le cône de neiges éternelles comme
sortant du sein de la nuit : quelque chose de blanc et d'éblouissant, si haut
dans le ciel, que j'étais obligé de lever la tête pour le voir. C'est tout ce qu'on
apercevait de lumineux dans le ciel qui était tout nuit et tout étoiles, tandis
que les montagnes autour de moi et devant moi étaient enveloppées
d'ombres épaisses. Soudain, un autre pic s'allume, et voilà la lumière qui
s'étend comme un ruisseau d'argent fondu des uns aux autres, en quelques
moments, tout le sommet découpé de la royale montagne semblait un
incendie de neige brulante. Dominant Darjeeling de 2 000 pieds et les
plaines de 7 000 de plus, on la voit de loin comme un rêve et [331] on ne
s'étonne pas que les Indous en aient fait la demeure des rishis, ces
incarnations idéales de toutes les perfections humaines !
Je quittai Darjeeling le 26, et à Siligouri je retrouvai la chaleur des
plaines rendue plus effroyable par le contraste de 20 degrés. À Narail il y
avait 40 degrés, on peut s'imaginer si j'étais à mon aise. Je fis ma conférence
sur le perron d'une école faute d'un local assez grand, et comme il n'y avait
pas l'ombre d'un Européen dans les environs, je repris mon costume indou
de mousseline avec grand confort. Si les Européens qui habitent sous les
tropiques avaient un peu de bon sens, ils remplaceraient leurs vêtements
épais, collants et gênants, ainsi que leurs chapeaux, par les vêtements amples
et légers et les turbans des indigènes. Par une succession de palanquins, de
bateaux et de dak gharry (voitures de poste), je retournai à Calcutta,
voyageant nuit et jour par une chaleur de 39 degrés. J'avais grand besoin
d'un peu de repos en arrivant au palais du Mahârâjah, mais je n'en trouvai
point, car les malades étaient assemblés et me réclamaient avec impatience.
Il me fallut travailler toute la journée comme je pus, et assez naturellement,
j'avais le soir une fièvre nerveuse, avec température élevée et épuisement
complet. Le lendemain je montrai de la résolution et je pris le repos
nécessaire ; le soir pourtant j'allai chez mes chers amis Gordon et ensuite je
tins une réunion de la branche pour admettre de nouveaux membres. Je
partis le lendemain matin pour continuer ma tournée par la même chaleur.
Un incident des plus désagréables et humiliant pour [332] moi comme
Occidental se produisit à une de mes conférences : un planteur d'indigo, ivre
et grossier, vint avec une bouteille de brandy et un panier de bouteilles de
soda water, et tout le temps de mon discours buvait son alcool. Qu'on
s'imagine l'impression sur cet auditoire d'Indous, sobres, intelligents et
respectables ! Peut-on être surpris du mépris qu'ils ressentent pour la race
dominante dont les mœurs sont si différentes de leur propre idéal social ? Je
suis heureux de dire pourtant qu'une pareille exhibition ne s'est jamais
reproduite à mes conférences dans l'Inde entière, quels que soient les
spectacles offerts aux indigènes par les soldats et les marins anglais.
Mon aveugle, Badrinath Babou, voyageait avec moi pour recevoir son
traitement journalier, et sa vue s'améliorait tous les jours. C'est à Dumraon
que ses yeux furent examinés à l'ophtalmoscope par le docteur Bannerji, du
collège Médical de Calcutta, élève favori des oculistes du collège. J'extrais
du Theosophist ce résultat de ses observations :
"Avec l'aide de mon ami Gupta Babou, assistant
chirurgien, j'ai examiné ses yeux hier avec
l'ophtalmoscope. Nous avons constaté que les disques
atrophiés redevenaient normaux, que les vaisseaux
sanguins flétris, ramenaient le sang dans les disques pour
les nourrir… Il peut marcher seul facilement sans aide de
personne, et la tension glaucomique des globes oculaires
a disparu… Nos livres médicaux ne rapportent aucune
guérison de ce genre et tous les oculistes qui me liront,
reconnaitront que le cas est sans précédent."
Ceux qui auraient la curiosité de lire ce même supplément [333] au
Theosophist (mai 1883) y verraient un certificat médical envoyé à l'éditeur
du journal The East par un médecin homéopathe de Dacca, qui relate que
j'ai guéri en vingt minutes deux cas graves de malaria, compliquée de
gonflement de la rate et de mauvais fonctionnement du cœur causant
l'hystérie aigue. Puis dans le supplément de juin, un rapport d'un autre
médecin sur dix cures caractérisées y compris la sienne. Il avait perdu un
œil et deux oculistes européens de Madras l'avaient déclaré incurable après
examen. "Mais aujourd'hui, raconte-t-il, le Colonel Olcott m'a rendu la vue
en quelques minutes d'un traitement magnétique très simple, en soufflant sur
mon œil par un tube d'argent. Il m'a ensuite fait fermer l'œil sain et lire de
l'impression ordinaire avec l'œil aveugle. Il est plus facile de s'imaginer mes
sentiments que de les décrire." Oui, mais qu'on s'imagine aussi les
sentiments des deux grands oculistes qui avaient déclaré le mal incurable.
CHAPITRE XXVII
—
Dans l'Inde méridionale
Il me répugne beaucoup d'être obligé de m'étendre autant sur mes
propres tournées et sur mes propres actions, mais comment faire ? Pendant
ces premières années, j'étais le centre de toute l'activité exécutive.
L'Amérique sommeillait, tout son rôle était à venir. En Angleterre, un petit
groupe d'amis redoutait la publicité, et la branche de Corfou n'était pas en
situation d'en faire, l'eût-elle désiré. HPB restait à Adyar à publier le
Theosophist et à écrire dans les journaux russes pour gagner de l'argent. Il
me fallait donc être toujours en scène pour attirer l'attention publique et
fonder de nouvelles branches. Mes guérisons m'avaient été en quelque sorte
imposées dans des circonstances indépendantes de ma volonté, et comme
elles excitaient un intérêt si général et intense qu'elles étaient le trait le plus
saillant de l'histoire de la Société cette année-là, le lecteur aura la bonté
d'excuser cet emploi continuel de la première personne [335] et de
m'absoudre du soupçon d'égoïsme. Qu'il se représente le Président de la
Société Théosophique travaillant dans les seuls intérêts de la Société, et que
c'était à lui et non à ma pauvre personnalité que s'adressaient tant de
bienveillance et de compliments.
Pour en revenir aux cures magnétiques, il faut remarquer un trait fort
suggestif du cas de Badrinath l'aveugle. Si hypersensible qu'il fût, je pouvais
le traiter pendant une demi-heure sans qu'il perdit conscience un instant,
mais un jour l'idée me passa qu'il dormît, et sa tête retomba instantanément
en arrière, ses paupières tressaillirent, les yeux se retournèrent, et il tomba
endormi. L'instant d'avant il était tout éveillé, conscient de ce qui l'entourait,
et prêt à causer avec moi ou avec n'importe qui dans la chambre. Et
maintenant il était si insensible au bruit que les assistants essayaient
vainement, même en criant à son oreille, d'attirer son attention. Voilà un
exemple de transmission de pensée qui vaut tous ceux qu'on connait. Ce
changement si soudain me troubla un moment : il semblait que sa vie
dépendit de moi, et que si par hasard je voulais fortement sa mort, son cœur
dût s'arrêter. Ce me fut une bonne leçon : à savoir qu'on doit toujours
surveiller les mouvements de son esprit pendant que le cerveau d'un autre
est soumis si étroitement aux suggestions magnétiques du sien. Anticipant
la théorie que pourraient se former des lecteurs versés dans l'hypnotisme, je
pourrais me demander si Badrinath Babou n'obéissait pas autant à ma pensée
inexprimée pendant qu'il subissait le traitement, que quand il s'endormit sur
un ordre mental. C'est possible, mais alors, ce serait [336] une preuve encore
plus forte de transmission de pensée. Il faut que le sujet soit
merveilleusement sensitif pour montrer successivement des phénomènes si
opposés !
Cependant, une note dans mon journal du 21 avril soulève la question
de savoir si la théorie d'une union mentale parfaite entre Badrinath et moi
était la bonne. Ce jour-là, pendant que je traitais ses yeux, sur lesquels toutes
mes pensées étaient étroitement concentrées, il se mit tout d'un coup à
décrire un homme brillant qui le regardait avec bonté. Il semble que la vue
clairvoyante se fût partialement développée, car il voyait à travers les
paupières baissées. D'après la description minutieuse qu'il me fit, je ne pus
manquer de reconnaitre le portrait d'un de nos Maitres les plus révérés, trait
d'autant plus satisfaisant qu'il était plus inattendu et aucunement suggéré par
moi. Même en admettant que par association d'idées, Badrinath eût pensé à
un personnage de ce genre à cause de moi, il est extrêmement improbable
qu'il l'eût décrit comme un individu aux yeux bleus, aux cheveux blonds
flottants, la barbe claire avec les traits et le teint d'un Européen, car je n'ai
jamais trouvé parmi les brahmanes de tradition d'un adepte semblable.
Cependant, la description se rapportait exactement, comme je l'ai dit, à un
personnage réel, le Maitre des Maitres, un paramagourou comme on dit aux
Indes, qui m'avait donné à New-York son petit portrait en couleur. Si
Badrinath lisait alors dans mon esprit, il fallait que ce fût dans les couches
profondes de la mémoire subjective, car depuis notre arrivée aux Indes, je
n'avais pas eu l'occasion [337] de me remémorer la figure de ce
Bienheureux.
Les suppléments du Theosophist de l'année 1883 sont remplis de
certificats signés des cures que j'avais le bonheur d'opérer dans la plus
grande partie de l'Inde pendant mes longs voyages de cette année-là. J'en
copierai un, non qu'il soit plus frappant qu'un autre, mais parce qu'il se
trouve que j'ai sous la main l'original qui fut dressé et signé par les assistants
au moment même. Cela se passa à Bankipour le 22 avril 1883. Le voici :
Bankipour, 22 avril 1881.
"Le soussigné certifie que le colonel Olcott vient à présent
de lui rendre la parole après un traitement magnétique de
moins de cinq minutes ; et qu'il lui a rendu aussi la force
de son bras droit, qui jusqu'alors était d'une impuissance
telle, qu'il ne pouvait pas soulever un poids d'une livre. Il
avait perdu le pouvoir d'articuler les mots dans le mois de
mars 1882.
Signé : RAM KISHEN LAL.
"A signé comme témoin le cousin du malade :
RAMBILAS.
"Cette cure merveilleuse a été effectuée en notre présence
comme il est dit plus haut. (Suivent 18 signatures des
témoins parmi lesquels plusieurs avocats et gradés
d'université.)"
Et je le dis une fois pour toutes, ces guérisons n'avaient pas lieu en
particulier, sans témoins, dans un décor mystique ni au milieu d'accessoires
ridicules, [338] mais ouvertement, devant tous les yeux, quelquefois même
dans les temples devant une foule de peuple, de sorte que mon récit peut être
confirmé par des témoins oculaires, sans compter les malades guéris dont
beaucoup ont dû l'être d'une manière définitive comme le cinghalais dont
j'ai parlé.
De même que le "travailleur" apprécie son dimanche, moi je bénissais
les rares journées de repos que je pouvais saisir dans ce circuit de 7 000
milles autour des Indes. J'en vois une de notée dans mon journal le 9 mai,
mais la routine ordinaire de conférences et de guérisons reprit aussitôt, pour
durer jusqu'à mon embarquement pour Madras. Cela pourrait intéresser le
public de voir un résumé de la statistique publiée par mon ami Nivaram
Chandra Mukerji, qui m'accompagna pendant toute cette tournée et me
servit de secrétaire. On peut voir son rapport dans le supplément du
Theosophist de juin 1883. Dans la première colonne sont énumérés les vingt
endroits où je traitai les malades, et il est établi que j'eus affaire à 557
malades. Dans une autre colonne on voit que je donnai 2 255 bouteilles
d'une pinte d'eau magnétisée et le secrétaire, estimant que chaque bouteille
représente un malade – plus que cela je crois – annonce un total général de
2 812 personnes traitées en 57 jours. Mes collègues tout au moins
apprendront peut-être avec intérêt que je donnai "27 conférences organisant
douze branches nouvelles, visitant treize anciennes et discutant
quotidiennement de philosophie et de science avec des centaines d'hommes
des plus instruits du Bengale et du Béhar." Il va jusqu'à décrire mon régime
avec de [339] généreuses louanges, il énumère les pommes de terre, les
onces de légumes verts, de macaroni, de vermicelle, les tranches de pain
beurré, les tasses de thé et de café, et publie que je me portais bien avec ce
régime végétarien. Mais je dois dire aux végétariens qui pourraient me
croire des leurs, que si le même secrétaire m'avait accompagné dans ma
tournée de 1887, il aurait vu que j'étais si affaibli par ce régime, que je reçus
l'ordre péremptoire de reprendre la nourriture accoutumée, et il semble bien
que cela me sauva la vie de n'avoir pas partagé le fanatisme de ce pauvre
Powel, qui mourut de son ascétisme. Je crois que l'on s'apercevra toujours
qu'un régime spécial qui est à un moment favorable, peut devenir nuisible à
un autre, et je n'ai aucune sympathie pour un fanatisme aveugle. Justement
à présent, pendant que j'écris ce livre, j'ai repris le régime végétarien pour
combattre une tendance héréditaire à la goutte et je m'en trouve fort bien. Si
j'ose comparer les pygmées aux géants, il me semble que mon cas fut
semblable à celui du Seigneur Bouddha qui sauva sa vie après un long jeûne
en mangeant la nourriture que lui offrait la douce Sujata. Je me rappelle que
quand Mme Leigh-Hunt Wallace, auteur d'un ouvrage classique sur le
magnétisme, vit les statistiques de mes traitements de l'année, elle m'écrivit
qu'il n'y avait pas un magnétiseur en Europe qui songerait à toucher avec
intention magnétique la moitié de ce nombre de malades. Elle voulait parler
de professionnels comme elle, et non de prodiges comme Schlatter, Newton,
le curé d'Ars, le Zouave Jacob et d'autres qui ont déclaré qu'ils étaient sous
l'empire d'une entité [340] spirituelle. À ce sujet, je dois avouer franchement
ma conviction que je ne pourrais pas avoir soutenu une dépense si forte et si
prolongée de vitalité, si je n'avais été aidé par nos Maitres, quoiqu'ils ne
m'en aient jamais rien dit. Ce que je suis bien forcé de constater, c'est que je
n'ai plus jamais eu un pouvoir de guérir, si phénoménal, depuis que je reçus
l'ordre de cesser cette œuvre, vers la fin de 1883. Et je suis persuadé que
même avec les plus grands efforts je ne réussirais plus à guérir ces cas
désespérés que j'expédiais si facilement alors en une demi-heure et même
moins.
HPB m'accueillit avec la plus grande cordialité, ainsi que les autres et
fit une série de phénomènes surtout pour mon édification personnelle, dont
je ne citerai que celui qui figure dans mon journal le 6 juin. J'y vois : "Ne
bichant comment décider si je devais accepter l'invitation de Colombo ou
celle d'Allahabad, je mis la lettre de ACB dans le sanctuaire, j'en fermai la
porte à clef, je la rouvris instantanément, et je reçus l'ordre écrit de… par…
(un second adepte) en français. Cela se fit pendant que je me tenais devant
et en moins d'une demi-minute." Ceci me semble invalider assez
définitivement la théorie de la fabrication d'avance de ce genre de
communication et leur passage à travers un panneau mobile au fond de
l'armoire. Un mois entier de travail de bureau paisible à Adyar me parut
délicieux, coupé de guérisons, de visites et de discussions métaphysiques
avec HPB. Je guéris un muet, des paralytiques, des sourds, etc. Je vois un
cas intéressant, parce que la cure fut graduelle. Un jeune [341] homme qui
ne pouvait entendre le tictac d'une montre tenue contre son oreille, l'entendit
après le premier traitement à 4 pieds 6 pouces. Après le second à 6 pieds et
au troisième à 15 pieds. Dès le second, il entendait la conversation à 13
pieds. Le 24 juin, un jeune garçon qui était depuis longtemps paralysé des
jambes marcha dans la chambre après un seul traitement.
Le 27 juin, je m'embarquai pour Colombo et je me plongeai aussitôt
dans l'affaire qui m'attendait, à savoir les plaintes des bouddhistes qui
avaient été attaqués dans une émeute catholique et qui n'avaient pu obtenir
justice du gouvernement. Cela occupa la quinzaine et il me fallut avoir des
entrevues particulières avec le gouverneur de Ceylan, le secrétaire colonial,
l'inspecteur général de la police, l'agent du gouvernement dans la Province
Occidentale, les principaux bouddhistes, les grands prêtres et les avocats. Je
rédigeai des pétitions, des remontrances, des instructions pour les avocats,
des appels au Gouvernement central et à la Chambre des Communes ; il
fallut tenir des consultations, des discussions, des réunions de branches,
enfin je ne perdis guère de temps. Tout ayant été mis en ordre, je traversai à
Tuticorin le 14 juillet, pour commencer une tournée dans l'Inde méridionale,
qui fut remplie d'épisodes variés, excitants et pittoresques.
Voyons d'abord mon arrivée à Tinnevelly, à 6 heures du matin, une
foule immense attendant à la gare. On passa autour de mon cou cinq grosses
cordes de fleurs, plutôt que des guirlandes, et cela me montait jusque par
dessus la tête. J'avais les mains, les bras et les poches remplis de citrons
murs – le fruit [342] de la bienvenue et du respect ; on me mit dans une
chaise à porteurs surmontée d'un abri, les principaux fonctionnaires et
notables marchant tout autour dans la poussière. Un jeune brahmane jetait
des fleurs sur moi et devant moi, couvrait la route d'un tapis odorant ; les
brahmanes du temple vinrent me présenter le lotah entouré de fleurs et le
plateau couvert d'une noix de coco ouverte, d'une poudre rouge, de citrons
et de camphre.
De même que la publicité donnée par la presse de Ceylan à mes cures
avait eu pour résultat des demandes importunes de répétition au Bengale, les
résultats de cette tournée avaient été racontés avec tant d'enthousiasme par
la presse de l'Inde septentrionale, que l'Inde méridionale mit autant
d'insistance à avoir sa part de guérisons. Je fus assiégé à Tinnevelly comme
ailleurs et il y eut des cures merveilleuses. Quelques mots dans mon journal
du 20 juillet me rappellent une des expériences les plus dramatiques de mon
existence. J'étais allé à la pagode arroser "l'arbre de l'Amitié", avec de l'eau
de roses, et un millier d'oisifs, faute d'occupation meilleure, observaient mes
mouvements et échangeaient des propos sur ma personne. Un jeune homme
de 25 ou 30 ans me fut amené par son père à travers la foule et on me pria
de lui rendre la parole qu'il avait perdue trois ans auparavant. Comme je
n'avais pas la place de me retourner ni même de respirer, je grimpai sur une
espèce de piédestal ou de base continue sur laquelle sont rangées des séries
de divinités indoues sculptées dans des monolithes, je hissai le jeune homme
près de moi et je dis à son père d'expliquer le cas à la [343] foule. Autant
vaut emprunter le récit de ce qui se passa ensuite au rapport contemporain
imprimé dans le supplément du Theosophist d'aout 1883 et dû à la plume de
Ramanswamier, le membre bien connu de la Société. "Au milieu d'une foule
énorme, devant le temple de Nelliapa, le Colonel prit en main le malheureux
muet. Au bout de sept passes circulaires sur la tête et de sept passes longues,
la parole fut rendue à l'ex-muet ! Au milieu d'applaudissements et de cris
enthousiastes, le Colonel lui fit prononcer les noms de Siva, Gopala, Râma.
Râmachandra et d'autres divinités aussi nettement qu'à n'importe quel
assistant. La nouvelle de cette guérison se répandit aussitôt dans la ville et
créa une grande sensation." En effet, dès que je fis crier les noms sacrés au
malade de toutes ses forces, la moitié de la foule se précipita dans la rue
comme saisie de folie, levant les bras au ciel et criant à la façon indoue :
wah ! wah ! Comme je me rappelais les misères que les missionnaires nous
avaient faites lors de mon premier voyage en mettant en circulation
anonymement une brochure injurieuse contre HPB et moi, je conçus le
projet de leur infliger un petit châtiment bien mérité. Je dis au père du
malade de mener son fils aux principaux missionnaires dans un faubourg de
Tinnevelly, de leur raconter sa guérison en leur citant saint Marc, XV I, 17-
18, et de leur demander, au nom des indigènes, de prouver la divinité de leur
mission en rendant la parole à un muet, comme je l'avais fait à la pagode, le
public indou attendant leur réponse. Il revint plusieurs jours après me
rapporter cette réponse. Je comptais m'amuser un peu, mais qu'on juge de
mon étonnement [344] quand il me dit qu'un des principaux padris l'avait
traité de menteur, et lui avait dit que personne ne croyait que son fils eût
jamais été muet ! L'ingéniosité du subterfuge me plongea dans l'admiration
et je ris beaucoup à leurs dépens. Plus qu'eux aux miens, je crois, car le muet
était connu de toute la ville et la cure avait été publique.
Après un joli détour de Io° milles en charrette à bœufs, une fois pour
aller et une fois pour revenir et à la fin duquel je connaissais un à un tous les
os de mon corps, j'arrivai à Madoura, une des plus grandes villes de la
Présidence de Madras aussi bien que des plus intellectuelles et des plus
prospères. Le temple de Meenakshi est, je crois, le plus beau monument
indou de toute l'Inde, il est immense et tout rempli d'énormes statues
monolithes. Ancien centre de la science Tamile, il conserve les statuettes de
quarante de ses plus célèbres pandits dans une pièce fermée, que peu de
voyageurs visitent très probablement, et qui témoigne de la gloire savante
de temps aujourd'hui presque oubliés. Le barreau de la ville était alors – et
il est encore – fort brillant ; à sa tête se trouvait Subramanier, le membre
bien connu de notre Société, aujourd'hui juge à la cour suprême de Madras.
Il me logea dans un pavillon de son jardin et j'eus bientôt fait connaissance
avec tous les hommes intéressants de la ville. Ma conférence, le lendemain
soir, fut donnée dans le superbe palais de Tirumala Mayak, le roi Pandyen
du dix-septième siècle, et cela ne marcha pas tout seul. Le palais était
entièrement bâti en pierre et pavé, et quand il était rempli par une foule, le
bruit était assourdissant. On m'avait d'abord placé [345] sous le dôme, dans
la rotonde, là où le prince de Galles avait tenu son durbar, mais le simple
frottement d'environ 2 000 pieds nus sur les dalles et le murmure des voix
sympathiques m'empêchait d'être entendu même par les plus rapprochés.
Mes auditeurs tendaient le cou, mettaient leurs mains derrière leurs oreilles,
me perçaient littéralement de leurs regards anxieux, en ouvrant à demi la
bouche comme les sourds le font instinctivement pour recueillir les
vibrations par la cavité buccale aussi bien que par le tympan. Mais tout était
en vain, je m'égosillais pour rien et je m'arrêtai en faisant des signes de
désespoir et de regret. Après un palabre entre le comité et moi où chacun
hurla de son mieux, on finit par me conduire dans le magnifique hall sculpté
où se tient le tribunal. On mit une garde solide à la porte pour ne laisser
entrer que ceux qui comprenaient l'anglais, et du haut d'un banc, sous le dais
qui abrite maintenant la justice anglaise, mais où les anciens rois recevaient
en audience solennelle, je parlai pendant plus d'une heure à en environ 800
ou 1 000 des plus distingués de l'endroit par leur naissance, leur position,
leur influence ou leur intelligence.
Les jours suivants, furent consacrés aux guérisons : il y avait tant
d'aspirants, que je fus obligé de laisser le choix des malades à mon comité.
Je vois dans le rapport du Theosophist que j'imposai les mains à 27
personnes et que : "les cures les plus remarquables furent trois cas de surdité,
un cas de rhumatisme persistant et chronique de la colonne vertébrale, qui
durait depuis neuf ans et qui avait résisté à toute la [346] faculté médicale,
et deux cas de paralysie, l'un du médium de la main gauche, et l'autre de la
main gauche entière. Ce dernier guéri en cinq minutes". En somme, un stock
très respectable de "miracles", assez pour prouver, par une exploitation
judicieuse, la vérité de la mission divine d'un prêtre de n'importe quelle
religion : car le public en tous pays se compose surtout de crédules et
d'imbéciles. J'espère que mes lecteurs se sont aperçus depuis longtemps que
si les fondateurs de la Société Théosophique avaient été les spéculateurs et
les farceurs qu'on a dit, ils auraient plutôt préféré ramasser la forte somme
et se faire adorer comme des personnages surhumains que de se contenter
des maigres revenus que constate le rapport financier annuel de la Société.
On ne peut pas dire que c'est parce que l'occasion nous manqua : si jamais
elle se présenta à aucun réformateur religieux aux Indes, ce fut à nous. À
cette époque de foi assoupie et de prêtres débauchés dont le seul aspect suffit
parfois à soulever le dégout, les phénomènes inattaquables de HPB et mes
guérisons frappèrent tellement l'imagination populaire que les gros richards
jetaient littéralement leurs trésors à nos pieds et que des sommes fabuleuses
nous furent offertes pour montrer nos pouvoirs. Le secret d'une grande partie
de l'accueil sympathique et de la durée de nos amitiés aux Indes, c'est
l'évidente sincérité avec laquelle nous refusions toutes ces offres. Si nous
n'avions jamais accepté le moindre cadeau personnel, toute l'Inde nous
aurait abandonnés au moment de la crise des Coulomb et on nous aurait
considérés comme des Robert Houdin religieux. Tandis que [347] tous les
missionnaires coalisés, et toutes les sociétés du monde ne pourraient pas
nous arracher de notre place dans le cœur des enfants du vieil Hindoustan,
si dégénérés, hélas, qu'ils soient.
Il y a une suite amusante à la guérison de la main paralysée. Le malade
était d'une bonne famille brahmanique, frère d'un avocat impulsif de sa
nature et de peu de force morale. Il était en train de diner quand son jeune
frère revint de chez moi la main paralysée toute brulante du retour de sa
vitalité. Ce vakil, sceptique, trop sûr de lui pour admettre l'existence de
l'âme, n'eut pas plus tôt appris comment son frère avait été guéri, que son
scepticisme fut balayé comme par un torrent ; il abandonna son repas à
moitié, se précipita chez moi, me remercia dans des termes extravagants de
cette guérison, ne me quitta pas de la journée, entra dans la Société et à mon
départ me suivit pour me servir ou me défendre au besoin. Si mes souvenirs
sont exacts, il partit comme il était sans même un rechange de vêtements,
comme on saute dans un bateau qui s'éloigne d'un vaisseau naufragé, sans
songer à ne prendre ni eau, ni provisions, ni bagages. Ce genre de zèle
flambe comme la paille et ne saurait durer plus qu'elle. Malgré ses vœux de
fidélité jetés aux quatre vents du ciel, mon fou de vakil s'est montré par la
suite le plus superficiel des amis que j'ai eus aux Indes, manquant cinquante
fois à ses promesses, et finalement me faisant paver de ma poche une assez
forte somme pour des constructions qu'il m'avait chargé de faire au Quartier
Général à son compte, mais qu'il ne me paya jamais. L'autre vakil et
brahmane qui m'accompagnait [348] avec lui était d'une autre trempe. Il est
resté fidèle sans une défaillance, est devenu un des Trustees de la Société,
et je l'ai choisi pour un des exécuteurs de mon propre testament. Tot homines
quoi sententiae.
CHAPITRE XXVIII
—
Encore l'Inde Méridionale
La popularité quand elle dépasse certaines limites devient bien
encombrante : j'en fis l'expérience dans ma tournée de l'Inde méridionale de
1883. En arrivant le 7 aout au Town Hall de Trichinopoli où je devais parler,
il me fut simplement impossible d'y entrer. Une foule mouvementée
occupait les approches, et, au lieu de me faire place, se bousculait pour
apercevoir l'objet de sa curiosité du jour et formait une masse compacte de
chair suante devant moi. C'est en vain que mon comité suppliait, grondait,
criait et poussait, il fallut s'arrêter. Il ne me restait qu'une chose à faire : je
grimpai sur le toit d'un palanquin afin que tout le monde pût me voir. Si on
veut être maitre d'une foule, il ne faut jamais s'agiter ni aller trop vite, il faut
donner une impulsion dans le bon sens et la laisser agir d'elle-même. Je
savais très bien que pas un homme sur douze ne comprenait l'anglais ni ne
savait rien de moi sinon que j'étais l'ami et le [350] défenseur de leur religion
et que j'avais une manière de guérir les malades qu'on prétendait
miraculeuse. De sorte qu'en restant immobile jusqu'à ce qu'ils m'eussent
assez vu, je préparais la foule compacte à se désagréger. Tout d'abord, ils
crièrent silence tant et si fort, qu'aucune voix au monde n'aurait pu se faire
entendre, je gardai donc le silence. Il se produisit enfin une accalmie, et
comme le soleil dardait sur ma tête et que j'avais envie de me mettre à l'abri,
je levai les bras en l'air et les tins levés sans rien dire. Il faut savoir que la
foule est souvent comme un enfant qui pleure et dont on peut attirer
l'attention en lui montrant un objet brillant ou nouveau. Je le savais et je
continuais à me taire. Si j'avais commencé à parler, cinquante personnes
auraient aussitôt crié à cent autres de se tenir tranquilles, et on n'aurait
entendu que des "chut" et des "silence" de tous côtés. Mais me voyant
persévérer dans la même attitude et se demandant qu'est-ce que cela
signifiait, ils me permirent bientôt de leur dire les quelques paroles
nécessaires par l'intermédiaire de mon interprète qui était grimpé à côté de
moi. Cela me rappelle un bon tour de mon ancien professeur d'agriculture
qui me le raconta lui-même. Comme il voyait que son auditoire de fermiers
un peu las s'endormait au milieu de son savant discours, il se retourna sans
rien dire vers le tableau noir derrière lui ; l'essuyant soigneusement, il parut
méditer un problème ardu, puis après avoir tracé pensivement une ligne
verticale, il reposa la craie, épousseta ses doigts, réfléchit un peu et se
retournant vers les assistants – tout à fait réveillés et intrigués – termina
[351] sa conférence. Il ne fit pas la moindre allusion à cette ligne verticale ;
mais les fermiers ne se rendormirent plus de peur de manquer l'explication
du mystère.
La foule de la rue étant pacifiée, je me glissai à travers la foule du hall
jusqu'à une cour de derrière où, suivi de mon auditoire, je m'appuyai à un
mur qui me servit d'abat-son pour faire mon discours. Plus d'un orateur a
fait fiasco faute d'avoir pris cette précaution sans laquelle la voix se perd
dans la foule.
Le soir même, je tins mon rôle dans un spectacle dont le pittoresque et
l'impression ne pourraient pas être dépassés. Je donnais une conférence dans
le fameux temple de Srirangam que tous les voyageurs connaissent pour le
plus vaste de l'Inde. C'est un sanctuaire central entouré de cinq enceintes qui
vont si bien s'élargissant que le mur de l'enceinte extérieure a près d'un demi-
mille de côté. C'est là que Ratnanuja, fondateur de l'école Visishtadvaita,
élabora son système au onzième siècle et commença à le répandre dans
l'Inde du Sud. La conférence devait être donnée dans un espace libre devant
le Hall des mille colonnes, qui couvre 450 pieds sur 130 et qui n'a qu'un
étage. Qu'on juge du spectacle qui m'attendait quand je tournai le coin de
l'enceinte et que je me trouvai en face du Hall géant et de l'espace découvert.
Sous le ciel sombre semé d'étoiles, une multitude d'Indous, noirs de figures,
turbannés de blanc, au nombre d'environ 5 000, couvrait le sol et le bord du
toit en terrasse du Hall aux mille colonnes. Des jeunes gens avaient pris
d'assaut la porte pyramidale (Gopouram) en s'aidant des sculptures, et
siégeaient [352] sur la première corniche. On avait construit pour me servir
de tribune une petite plateforme en planches au pied de l'escalier qui accède
au toit en terrasse et il me fallut quelque agilité pour y monter. Mais, arrivé
là, j'aperçus la scène tout entière et son étrangeté m'impressionna
profondément. Hors les étoiles, il n'y avait d'éclairage que celui de torches
vacillantes tenues par des Péons le long des murs et par une demi-douzaine
d'autres sur ma plateforme, disposées de façon à m'éclairer en plein sur le
fond sombre de la pyramide derrière moi. La foule silencieuse, à demi
cachée dans l'ombre, était révélée par endroits par un brahmane debout, nu
jusqu'à la ceinture, son cordon sacré traversant sa peau bronzée comme une
coulée de lait. Sur la plateforme, à dix pieds au-dessus des têtes, l'orateur,
en blanc aussi avec son interprète et un ou deux membres du comité, formait
l'objectif de tous les regards, tandis que la brise du soir passait,
rafraichissante, et que la foule écoutait silencieusement le discours sur
l'Indouisme et la nécessité d'une éducation religieuse pour la jeunesse. Les
acclamations longtemps contenues éclatèrent vers la fin, les porteurs de
torches agitaient leurs flammes, et tout le monde se levait pendant que les
gamins glissaient de leur perchoir sur le Gopouram. Et, moi couvert de
guirlandes, étouffé par ces milliers de poitrines, je me frayais un chemin
jusqu'à l'enceinte extérieure où ma voiture m'attendait. Comme partout, il se
forma une branche de la Société, et le lendemain je fus à Tanjore. Tanjore
était la capitale d'une des plus grandes dynasties de l'Inde méridionale et fut
de tout temps un des principaux [353] centres politiques, littéraires et
religieux du Midi. C'est grand dommage que le courant des voyageurs aux
Indes ne traverse guère le Sud, et que partant de Bombay, après avoir visité
les villes du Nord qui ont gardé l'empreinte de la conquête musulmane, il
s'écoule par Calcutta ou retourne à Bombay. Le voyageur qui s'abandonne à
Thos Cook and son ne voit presque rien de l'Inde des anciennes dynasties ni
des temples incomparables qui embellissent l'Inde méridionale. C'est
comme si on ne voyait de la France que la Bretagne et la Provence, en
laissant Paris et la Touraine de côté.
Dès 5 heures du matin, la foule et une fanfare m'attendaient à la gare de
Tanjore. Les notables m'enguirlandèrent, me donnèrent du café avec les
compliments ordinaires. Ils m'établirent à la Maison des Voyageurs et eurent
la bonté de me laisser tranquille jusqu'au soir. Alors on me promena en
voiture dans la ville et on me mena à ce temple magnifique dont Fergusson
dit qu'il est connu dans le monde entier. On traverse d'abord deux cours, puis
la grande place où se trouve le sanctuaire ; celui-ci s'élève sur une base de
la hauteur de deux étages, surmontée d'une pyramide de treize étages
atteignant 190 pieds au-dessus du sol et taillée dans un énorme monolithe.
Entre la porte et le sanctuaire se trouve le taureau colossal de Siva sur un
piédestal de pierre. Si mes souvenirs sont exacts, cet énorme animal est
sculpté dans une seule masse de granit, et, quoique couché, mesure dix ou
douze pieds de haut à l'épaule. Il est couvert d'un dais de pierre supporté par
des colonnes carrées et sculptées. Je me plaçai pour parler [354] sur son
piédestal, tandis que la multitude s'accroupissait sur le pavé de la cour. Juste
en face de moi était un énorme lingam de pierre, l'emblème distinctif de la
force génératrice de Siva, et plus loin s'élevait la grande pyramide dont
chaque étage est décoré de figures colossales en haut relief. Pendant que
mon interprète répétait mes phrases, je regardais autour de moi et j'étais saisi
par le romantisme d'une telle situation pour un Américain, représentant de
la civilisation la plus enfiévrée du monde, debout à côté de ce Taureau,
entouré des emblèmes de la plus ancienne foi de l'univers, s'adressant à ses
fidèles et commentant les vérités contenues dans les enseignements
vénérables de leurs sages, presque oubliés.
Il y a une légende superstitieuse qui veut que la grande pyramide ne
projette pas d'ombre : je peux certifier qu'elle est sans fondement. Quand je
la vis pour la première fois, à 5 heures du soir, son ombre s'étendait sur la
moitié de la cour. Les brahmanes à qui j'en fis l'observation me dirent que
ce bruit populaire est basé sur ce qu'elle n'a pas d'ombre à midi !
Une visite à la célèbre bibliothèque sanscrite du palais royal m'intéressa
vivement. Le docteur Burnell, qui a dressé le catalogue, y a trouvé 35 000
manuscrits en partie sur feuilles de palmiers et 7 000 volumes reliés ;
quelques-uns des manuscrits sont très précieux et très rares.
Kumbakonam fut mon étape suivante ; on l'appelle "l'Oxford de l'Inde
méridionale" ; c'est un centre d'études fameux et les professeurs indous du
Collège peuvent se comparer pour leur science et leurs dons intellectuels
avec n'importe lesquels dans le [355] pays. Ils sont portés au matérialisme,
et lors de ma première visite ils exerçaient une forte influence antireligieuse
sur les étudiants et indirectement sur les garçons des écoles. On m'en avait
averti d'avance, de sorte que quand je parlai au temple de Sarangapani
devant deux ou trois mille personnes parmi lesquelles, dit le journal local,
"des vakils, des professeurs, des maitres d'école, des Mirassidars, des ryots,
des industriels et des écoliers", je me plaçai au point de vue scientifique pour
expliquer la religion. Une autre conférence, le lendemain au même endroit,
traitait des devoirs des parents indous envers leurs enfants et n'était pas si
spéciale. En dépit du scepticisme des professeurs, les résultats de cette visite
et de ces discours furent la fondation d'une nouvelle branche aujourd'hui
florissante, l'orientation de l'intérêt public vers les sujets religieux, et une
belle souscription pour fonder une bibliothèque locale. Qu'on se rappelle
que ceci se passait dans l'année qu'on a nommée "du réveil indou", où 43
nouvelles branches de la Société furent fondées et où le matérialisme indou
reçut un coup mortel. Et cela dix ans avant le Parlement des Religions.
Parmi les guérisons de Kumbakonam, je vois un de ces merveilleux cas
de surdité. Le malade était un avocat de Négapatam, je crois, qui était venu
pour tâcher de se faire guérir. Il percevait difficilement les sons à un mètre,
mais au bout d'une demi-heure de traitement, sur la véranda de la maison
des Voyageurs, je le fis marcher en s'éloignant de moi, pendant que je
continuais à parler de mon ton ordinaire, [356] avec recommandation de
s'arrêter au moment où il n'entendrait plus. Je dis à mon domestique de
marcher à côté de lui en tenant un bout d'un décamètre dont je tenais l'autre
extrémité. Quand l'avocat s'arrêta, le mètre montrait qu'il m'avait entendu à
70 pieds 6 pouces. Pour l'éprouver, je tins à cette distance une conversation
avec lui, et il me tournait le dos afin d'être sûr qu'il ne suivait pas le
mouvement de mes lèvres. Je ne sais pas quelles furent les suites de cette
guérison.
Chinglepout fut mon dernier point d'arrêt pour le moment, et je pus de
là rejoindre HPB à Outacamound, où elle jouissait de l'hospitalité du Major
Général et de Mme Morgan. Le chemin de fer s'arrête au pied des montagnes
Nilghiri, et le voyageur continue sa route en tonga attelée d'un cheval ou
dans une voiture de poste trainée par des poneys au galop. C'est tout
simplement charmant, on passe à travers des forêts, dans des fleurs, au
milieu de nuages de papillons aux mille couleurs, l'air se rafraichit si bien,
qu'on est obligé de s'arrêter en route pour échanger son costume tropical
contre de forts lainages et même mettre son pardessus. Presque chaque
tournant de la route révèle de splendides panoramas et on se trouve enfin à
Outacamound, un ravissant village de maisons pittoresques qui s'étend sur
les pentes inférieures de hauteurs environnantes couvertes de pâturages et
de forêts. Les chemins sont bordés de roses, les jardins égayés de lis, de
verveines, d'héliotropes et autres "sourires de Dieu". HPB avec Mme
Morgan, Mme Batchelor et d'autres m'attendaient au péage de la grande
route, le général [357] étant absent momentanément. Ma vieille "camarade"
paraissait vraiment ravie de me revoir et bavardait affectueusement comme
on fait quand on retrouve un parent longtemps absent. Elle avait bonne mine,
l'air de la montagne, remontant comme du champagne ravivait sa circulation
et elle était de la meilleure humeur du monde à cause de toutes les politesses
que lui faisaient quelques-uns des hauts fonctionnaires et leurs familles.
Dans sa joie, elle me garda jusqu'à 2 heures du matin à corriger des épreuves
et à revoir ses manuscrits. Qu'elle était amusante quand elle voulait !
Comme elle tenait une pleine chambrée de monde suspendue à ses lèvres
pendant qu'elle racontait ses voyages et ses aventures à la recherche des
thaumaturges de la magie et de la sorcellerie. Et comme les yeux s'ouvraient
grands de surprise quand, parfois, elle faisait entendre des cloches astrales
ou des coups, ou produisait quelque petit phénomène.
Et quand on était parti et que nous restions seuls à travailler, comme
elle se moquait de leur surprise et de leurs essais ridicules d'explication des
faits remarquables que jusqu'alors ils ignoraient : Un parfait ignorant,
content de lui, qui donne en société des explications enfantines de
phénomènes psychiques et qui tâche de se faire briller à ses dépens, était sa
bête noire, et elle ne manquait pas de le mettre en miettes – au figuré. Et
comme elle détestait la bonne dame qui, tout à fait incapable de se taire une
opinion sur des sujets si élevés, et pétrie de charité chrétienne (!), la
considérait comme un monstre dont on n'osait parler en bonne compagnie :
C'était une [358] joie de l'entendre là-dessus. Elle disait souvent que les
Russes, les Autrichiennes et les Françaises pouvaient se fort mal conduire,
mais qu'elles étaient bien plus honnêtes que les Anglaises ou les
Américaines du même monde, car elles faisaient leurs sottises devant tout
le monde, tandis que les autres faisaient des sottises toutes pareilles à portes
fermées et en cachette. Ses manières brusques, ses hardiesses excentriques,
ses jurons et ses autres originalités, n'étaient certainement que l'expression
d'une protestation passionnée contre les hypocrisies et les fausses
apparences de la société. Jamais une jolie femme douée comme elle, n'aurait
songé à faire tant parler d'elle. Mais comme elle était moins que jolie de
figure ni de tournure, elle se laissait aller instinctivement à faire du tapage,
n'ayant point d'admirateurs à perdre, donc point de raison de se gêner. Je
parle ici bien entendu de la femme et non du Sage.
Afin de porter nos idées aux oreilles des Européens habitant la
Présidence de Madras, elle avait arrangé avec nos amis que je ferais deux
conférences, et les principaux fonctionnaires s'intéressaient aimablement à
cette affaire. Il me fallait d'abord aller les voir chez eux, et cela me prit les
deux ou trois premiers jours. Puis notre travail de bureau en tête-à-tête se
poursuivait agréablement, coupé par sa brillante conversation et ses
fréquentes plaintes sur le froid. Ce n'était pas sans raison, car là-haut il y a
une différence de 20 degrés avec la plaine, on fait du feu dans les cheminées
qui remplissent les chambres de fumée et de cendres fines. HPB écrivait
dans un manteau de fourrure, un châle de laine sur la tête, et les pieds [359]
enveloppés dans une couverture de voyage – une amusante silhouette. Une
partie de son ouvrage consistait à écrire, sous la dictée de son Maitre
invisible, les "Réponses à un membre anglais de la ST". On y voit entre
autres choses la prophétie, souvent citée depuis, de toutes les horribles
choses et des cataclysmes qui nous menaçaient dans un avenir très prochain,
à la fin du cycle. Il était facile de voir, quand on la connaissait, qu'elle
écrivait sous une dictée. Je donnai ma première conférence devant une salle
pleine malgré une pluie torrentielle. J'essayai de l'arrangement du Rév. J.
Cook à Bombay et qui consistait à mettre à la porte un panier avec des
feuilles de papier et un crayon où chacun inscrivait en entrant le sujet sur
lequel il désirait que la conférence fût faite. Le président, Major Général
Morgan, lut ensuite les bulletins, et comme la "Science Occulte" était
demandée presque à l'unanimité, je la pris pour texte de mes
développements. Au bout d'une heure, je voulais terminer, mais on me
demanda de continuer, ce que je fis pendant une demi-heure. La seconde
conférence fut également un succès. Pour "écarter la foule", on faisait payer
les places, et je fis passer la recette avec une lettre aimable au trésorier de
l'hôpital local. C'était un militaire, d'esprit étroit et rempli de préjugés, qui
refusa net mon offrande, sous prétexte que c'était de l'argent "diabolique".
HPB et moi nous étions considérés comme les suppôts de Satan ! Mais
comme tout le monde se moqua de lui, ses collègues de l'administration de
l'hôpital le forcèrent à revenir sur cette stupide décision. L'honorable M.
Carmichael, secrétaire du gouvernement, eut le courage [360] de nous avoir
à diner avec ses principaux collègues au lendemain d'un mauvais paragraphe
dans le principal journal de Madras, qui insinuait que nous étions des agents
politiques. Il le fit pour protester personnellement contre cette calomnie. On
peut croire que nous lui en étions fort reconnaissants et ce retour de
l'ancienne et absurde attaque, me décida à adresser une protestation
officielle au gouvernement de Madras, contre certaines menues misères
qu'on faisait subir à nos associés indous, sous prétexte qu'ils étaient
membres de la Société. J'envoyai des copies de la correspondance échangée
avec le gouvernement des Indes et de sa décision en notre faveur et je
réclamai la protection du gouvernement de Madras. Le Gouverneur consulta
son conseil, et le 12 septembre on nous garantit la protection officielle, tant
que nous observerions les lois et que nous nous abstiendrions de nous mêler
de choses qui ne rentraient pas dans le champ de notre activité reconnue.
C'était tout ce qu'il fallait pour nous délivrer de ces ennuis, et depuis, nous
n'avons jamais été aucunement molestés.
CHAPITRE XXIX
—
Reconnaissance officielle de la Société
S'il a jamais existé au monde un homme capable de faire d'un menu un
poème alimentaire, c'est le Brigadier Général A. Kennedy Herbert, ancien
secrétaire militaire du gouvernement de Madras, aujourd'hui en retraite et
fixé à Londres. Il est doué pour la cuisine d'un tel génie que je suis persuadé
qu'il saurait développer les potentialités latentes d'un navet ou d'une pomme
de terre au point de révéler l'excellence de la table des dieux. Non, je ne
serais aucunement surpris d'apprendre qu'il ait été jadis au moins sous-chef
des cuisines jupitériennes et qu'il se soit réincarné en même temps que ses
collègues Soyer et Brillat-Savarin pour enseigner à notre génération l'art de
préparer des plats digestibles. C'est une passion chez lui et je crains
beaucoup que, s'il est vrai que la passion maitresse soit puissante à l'instant
de la mort – il refuse de mourir jusqu'à ce qu'il ait eu le [362] temps de
donner ses derniers ordres pour le "festin des funérailles".
Le général Kennedy-Herbert – alors lieutenant-colonel – nous invita un
jour à déjeuner, HPB et moi et par courtoisie composa un menu absolument
végétarien. Je ne saurais me rappeler tous les plats au bout de tant d'années,
mais j'ai gardé un vif souvenir de notre satisfaction ainsi que celle des trois
autres invités. Le service était à la hauteur du menu, de sorte que ce n'était
pas un festin de Gargantua, mais plutôt une fête chez Lucullus, préparée
avec le gout le plus exquis. Ailleurs, la cuisine végétarienne en général m'a
toujours fait penser à de la pâtée à poulets présentée de la façon la moins
appétissante pour des gens délicats. Si seulement les végétariens pouvaient
obtenir des leçons d'un Marion Carême, ils feraient cinquante convertis pour
un. Ils ont prouvé indubitablement que l'alimentation végétale est aussi
nourrissante et plus saine que la viande, et ils s'en tiennent là, mais leur cause
ne sera définitivement gagnée que quand leurs cuisiniers sauront faire venir
l'eau à la bouche en dressant leurs plats. Était-ce le déjeuner, ou l'aimable
hospitalité de nos hôtes ou les malicieuses taquineries de nos co-invités ou
quoi ? Toujours est-il que Mme Blavatsky débordait d'esprit et tenait la
compagnie en joie. D'une plaisanterie elle passait à une vérité occulte,
montrait à frapper des coups dans une table ou à faire sonner des cloches-
fées en l'air, et cette réunion se sépara sous l'impression que c'était là une
des personnes les plus brillantes et amusantes en même [363] temps
qu'excentrique que l'on pût rencontrer. À Ooty comme à Allahabad et à
Simla, des gens appartenant aux sphères les plus influentes se montraient
très portés d'amitié pour elle et pour la Société, et les plus impressionnables
tombaient tout à fait sous le charme. Mais là comme partout, elle gâtait ses
chances de succès complet par de soudains caprices, par quelque révolte
passionnée contre l'étroitesse des esprits et les choses convenues, par un
langage trop peu châtié ou parce qu'elle laissait trop de liberté à son esprit
railleur au dépens des gens haut placés. Quoiqu'éminemment faite pour
briller dans le monde, et quoiqu'elle y eût passé toute sa jeunesse y étant née,
elle était tout à fait sortie de sa "sphère d'influence" et avait conçu un
profond dégout pour les fausses apparences sociales et les lâchetés morales.
Elle raillait le monde, non comme une parvenue dont l'amertume plonge ses
racines dans le regret de ne pouvoir pénétrer dans les salons des castes
supérieures, mais en femme née dans la pourpre, accoutumée à frayer sur le
pied d'égalité avec la noblesse, et qui s'est séparée de ses pairs pour s'élever
à un niveau supérieur.
L'apogée de notre séjour fut le règlement de l'état civil de la Société
Théosophique avec le gouvernement de Madras, qui fut fixé, comme je l'ai
raconté dans le chapitre précédent, le 12 septembre 1883, à notre
satisfaction. Je vais donner ici, à titre de référence, le texte même des lettres
que j'échangeai avec le conseil du Gouverneur. Les voici : [364]
"Du colonel Henry S. Olcott,
Président de la Société Théosophique.
À l'honorable E.-F. Webster,
premier Secrétaire du gouvernement de Madras.
MONSIEUR.
J'ai l'honneur de m'adresser à vous au nom de la Société
Théosophique, dont je suis le Président, et qui est
organisée dans le but suivant :
I. a) Développer les sentiments de tolérance mutuelle
et de bienveillance entre peuples de différentes races et de
différentes religions.
b) Encourager l'étude des philosophies, des religions
et des sciences des anciens et en particulier des aryens.
c) Aider aux recherches concernant la nature
supérieure de l'homme et ses pouvoirs latents.
II. Telles sont les aspirations de notre Association, et
depuis l'année 1875 où la Société fut fondée à New-York
nous les avons ouvertement annoncées et défendues. Nous
en avons fait l'objet exclusif de nos occupations et nous
nous sommes toujours absolument refusés à nous mêler de
politique ou à recommander une religion de préférence
aux autres.
III. Le siège central de la Société a été transporté de
New-York aux Indes, en février 1879, en vue des facilités
plus grandes pour nos études purement orientales, et les
mêmes raisons nous ont fait quitter Bombay pour Madras
en décembre 1882.
IV. Tout d'abord, la Société était ouverte, mais
l'expérience démontra que les études physiques que [365]
nous poursuivions, au cours desquelles les pensées et les
aspirations les plus intimes de chacun devaient s'exprimer,
demandaient entre les membres des relations plus
confidentielles. Il en résulta, dès la seconde année
d'existence de la Société, l'adoption d'un principe de secret
identique à celui qui régit la franc-maçonnerie et le
compagnonnage et basé sur les mêmes motifs louables.
V. Travaillant ainsi en dehors du public, un grand
nombre de dames et d'hommes du monde se joignirent à
nous tant en Amérique qu'en Europe où des branches se
fondèrent peu à peu. Mais en arrivant aux Indes, le
caractère privé de nos relations entre nous et la grande
faveur que nos efforts pour renouveler les études aryennes
rencontrèrent auprès des Indous, firent soupçonner –
combien injustement ! – que, sous le masque de la
philosophie, nous pourrions cacher des desseins
politiques. En conséquence, le gouvernement des Indes, à
l'incitation du gouvernement de la Métropole, nous fit
surveiller à Bombay, notre résidence, et pendant nos
voyages dans l'Inde. Comme il n'existait rien du tout à
découvrir sur notre compte en ce genre, ces peines et ces
dépenses ne servirent qu'à prouver l'innocence de nos
motifs et de notre conduite. Pour le prouver amplement,
j'appelle respectueusement votre attention sur la lettre ci-
incluse (n° 1025 E. G., datée de Simla le 2 oct. 1880),
adressée par le secrétaire aux Affaires étrangères à moi-
même, et que je vous transmets en original en vous priant
de me la retourner. Vous y verrez que "le gouvernement
des Indes n'a aucun désir de vous gêner (nous) en quoi que
ce soit pendant votre (notre) séjour [366] dans ce pays" et
que "tant que les membres de la Société se tiendront dans
les limites de leurs études philosophiques et scientifiques
sans y mêler de politique, ils n'ont à redouter aucun ennui,
etc." Cette décision est en parfait accord avec l'intention
fréquemment déclarée de Sa Gracieuse Majesté vis-à-vis
de ses sujets asiatiques, de garder une stricte neutralité en
toutes matières de religion, soit foi, soit études. Et comme
nous avons toujours observé fidèlement toutes les lois
établies par le gouvernement des Indes – comme partout
dans le reste du monde où notre Société a des branches –
nous avons droit à sa protection et nous la réclamons
comme un droit. Nous n'avons pas été entièrement
exempts de molestations et d'ennuis dans la Présidence de
Madras. En divers endroits, on a exercé une certaine
pression, qui n'était pas moins inquiétante pour n'être pas
officielle, sur les fonctionnaires indous subalternes pour
les empêcher de prendre une part active à nos travaux.
Quoiqu'il s'agisse en l'espèce de relever la sagesse, les
vertus et les acquisitions spirituelles de leurs ancêtres, on
leur a fait sentir qu'ils ne pouvaient devenir théosophes
sans perdre la bienveillance de leurs supérieurs, peut-être
leurs espérances d'avancement. De naturel timide, ces
subalternes ont cru, dans bien des cas – mais pas dans tous,
il faut le dire à l'honneur de l'humanité – devoir sacrifier
leurs convictions à cette tyrannie mesquine. Mais en dépit
de toutes les oppositions, qu'elles vinssent de
l'exclusivisme sectaire ou de tout autre cause, la Société
s'est si rapidement accrue, qu'elle a déjà [367] fondé vingt
branches dans la Présidence de Madras. Une enquête
impartiale parmi nos membres ne peut que montrer que
notre influence sur les indigènes est excellente ; qu'elle
relève leur sens moral, leur sens religieux, qu'elle les rend
plus responsables et meilleurs sujets. Si le gouvernement
de Madras était tenté de s'assurer de la vérité de cette
assertion, je serais très heureux de lui fournir toutes les
facilités.
VIII. En considération de tout ceci, je prie
respectueusement le gouvernement de bien vouloir faire
entendre que tant que la Société Théosophique s'en tiendra
aux limites déclarées de ses activités, on observera à son
égard une neutralité absolue dans toute l'étendue de la
Présidence. Et particulièrement de défendre de faire
intervenir dans l'avancement des fonctionnaires la
considération de leurs rapports avec la Société.
J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très obéissant
serviteur.
H. S. Olcott,
Président de la Société Théosophique."
DÉPARTEMENT DE L'INTÉRIEUR
Actes du Gouvernement de Madras.
Lu la lettre ci-jointe du colonel H. S. Olcott, président de
la Société Théosophique, du 7 septembre 1883 : 1°
définissant les objets de la Société ; 2° accompagnant une
lettre à lui adressée par le département des Affaires
étrangères du gouvernement des Indes [368] du 2 octobre
1880, assurant aux membres de la Société qu'ils seront
exempts de molestations tant qu'ils se tiendront dans les
limites d'études philosophiques et scientifiques sans
rapports avec la politique ; 3° se plaignant qu'en divers
endroits de la présidence de Madras des subalternes
indigènes ont pu croire qu'ils ne pouvaient pas faire partie
de la Société sans s'aliéner la bienveillance de leurs
supérieurs officiels.
ORDONNANCE
du 13 septembre 1883, n° 1798.
Le colonel Olcott peut se tenir pour assuré que ce
gouvernement suivra absolument la ligne de conduite
tracée par le gouvernement des Indes dans la lettre qu'il
lui a adressée. Quant à sa réclamation, on lui fait observer
qu'elle est d'une nature générale, n'étant accompagnée
d'aucun cas spécifique ; et Son Excellence le Gouverneur
ne peut que déclarer en conseil qu'il désapprouverait de la
façon la plus complète toute intervention dans les idées
religieuses ou philosophiques de quelque classe que ce fût
de la population.
(Extrait authentique.)
Signé : FORSTER WEBSTER,
Premier Secrétaire.
Au colonel H. S. Olcott,
Président de la Société Théosophique.
J'ai déjà eu l'occasion de parler du caractère violent que HPB avait reçu
des Dolgorouki et des terribles [369] efforts qu'il lui fallait faire pour en
modérer seulement un peu l'irritabilité. Je vais raconter une histoire que je
tiens d'elle-même et qui a eu sur toute sa vie une influence persistante. Dans
son enfance, on n'avait rien fait pour dompter son caractère ; son excellent
père l'adorait et la gâtait après avoir perdu sa femme. Quand arriva sa
onzième année, le moment vint où elle dut changer de régime, en passant
sous l'autorité de sa grand-mère maternelle, la générale de Fadayeff, née
princesse Dolgorouki ; on l'avertit d'avance qu'elle ne jouirait plus
désormais d'une si grande liberté et elle se sentit intimidée par le grand air
de sa grand-mère. Mais un beau jour, dans un accès de colère contre sa
nourrice, une fidèle vieille serve qui avait été élevée dans la famille, elle lui
donna un soufflet. La grand-mère, en apprenant ce haut fait, fit venir la petite
fille, la questionna et obtint l'aveu de sa faute. Aussitôt elle fait sonner la
grande cloche du château pour réunir tous les domestiques, et Dieu sait s'il
y en avait, et quand tous sont assemblés dans le hall, elle dit à l'enfant que
ce qu'elle avait fait était indigne d'une jeune fille bien élevée, qu'on ne devait
pas frapper une serve qui n'osait pas se défendre, et elle lui ordonne de
demander pardon et de baiser la main de sa nourrice. Tout d'abord la
coupable, rouge de honte, ne paraissait guère prête à obéir, mais la vieille
dame déclara que si ce n'était fait tout de suite, elle renverrait sa petite-fille
de chez elle. Elle ajouta que jamais une femme noble n'hésiterait à s'excuser
envers une domestique, surtout une servante dont le dévouement de toute la
vie lui méritait la confiance et l'affection de ses supérieurs. L'impétueuse
Hélène, [370] naturellement généreuse et bonne envers les gens des classes
inférieures, éclata en sanglots, se mit à genoux devant la nourrice, lui baisa
la main et demanda son pardon. Elle devint après cela naturellement l'idole
de toute la domesticité. Elle me dit que cette leçon lui avait fait une
impression profonde et lui avait appris à rendre justice à ceux dont le rang
social inférieur ne permettait pas d'exiger des égards.
Tous ceux qui ont publié des souvenirs de son enfance, sa sœur Mme
Jelihovski, sa tante Mlle de Fadayeff ou M. Sinnett, s'accordent à reconnaitre
la noblesse et la générosité de ses sentiments, malgré le peu d'empire qu'elle
avait sur sa langue et son humeur qui, trop souvent, comme à Ooty lui
causèrent des ennuis. Mais si elle avait des défauts, ce n'est pas à elle qu'il
faut imputer la faute d'une grande dame d'Ootacamound qui ne fait guère
d'honneur à celle-ci. On se rappelle peut-être que j'ai raconté dans le
précédent volume que HPB, avait "dédoublé" une topaze, ou diamant jaune
de valeur pour Mme Sinnett pendant que nous étions à Simla. Elle renouvela
l'expérience à Ooty pour cette dame, en dédoublant pour elle un beau saphir.
Avec le temps, cette dame se brouilla avec HPB mais garda la pierre qu'elle
avait fait estimer par un bijoutier à deux cents roupies. Si cette pauvre HPB,
qui n'avait pas le sou, avait triché comme on le prétendit en donnant un vrai
saphir (qu'elle ne possédait pourtant pas avant) pour un apport mystérieux,
du moins la dame fût-elle seule à tirer profit de l'aventure, puisqu'elle garda
le saphir !
Nous quittâmes Ooty deux jours après avoir reçu [371] l'ordre du
Conseil, pour Coimbatore où trois jours se passèrent à recevoir des visites,
à répondre à des questions, à recevoir des membres nouveaux, et pour moi
à faire des guérisons et des conférences. HPB était avec moi lorsque
j'organisai la nouvelle branche, et je le dis parce que ce fut une des rares
occasions où ma collègue fit tant que d'assister à une formation de branche
aux Indes, quoique des gens peu au courant des faits aient prétendu qu'elle
les fondait toutes elle-même et s'épuisait en voyages et en privations. On n'a
jamais rien dit de plus bête : elle avait pour sphère la littérature et la
spiritualité et ses voyages en ce temps-là ne dépassaient guère la distance de
la salle à manger ou de son lit à son bureau. Elle n'était pas plus faite pour
la plateforme et le travail d'organisation que pour faire la cuisine. Et si on se
rappelle que pour avoir des œufs à la coque elle les posait sur les charbons
ardents, on conviendra que c'est dire beaucoup. Elle avait bien assez d'esprit
pour s'en apercevoir et se tenait à sa spécialité comme moi à la mienne.
Des montagnes Nilghiri à Pondichéry où nous allions ensuite, il nous
fallait traverser le pays en chemin de fer, de l'ouest à l'est, en changeant de
ligne à une petite station. Il s'y passa quelque chose de bien amusant. À la
bifurcation, un certain vieil Indou de notre connaissance s'approcha de nous
avec ces signes exagérés de respect que les étrangers prennent si vite pour
ce qu'ils valent, et me pria de guérir un paralytique – riche et influent – qui
se présenterait avant l'arrivée à Pondichéry. C'était [372] tout de même
dépasser un peu les bornes ; s'il me fallait être persécuté nuit et jour à chaque
point d'arrêt, du moins fallait-il me laisser les voyages pour me reposer. Je
refusai, mais il collait comme une limace, monta dans notre compartiment,
supplia, conjura, implora jusqu'à me faire perdre patience. Nous arrivions à
une station où nous devions passer dix minutes et ce fâcheux se traina dans
la poussière, à mes pieds, pour me forcer à descendre sur le quai guérir son
homme que nous apercevions assis dans un fauteuil entouré de plusieurs
personnes. Exaspéré et pour me débarrasser de cette importunité, je sortis
du wagon, j'allai au malade, je maniai ses membres paralysés, je fis quelques
passes et un peu de massage, son bras s'assouplit, puis sa jambe, il se leva,
marcha, mit le pied malade sur le fauteuil, le souleva avec le bras paralysé
et comme le train sifflait, je saluai la compagnie et je courus à mon
compartiment. Pendant ce temps, HPB à la portière fumait des cigarettes et
me considérait : elle ne m'avait jamais vu faire et le spectacle l'intéressait
vivement. Le train s'ébranlant, nous vîmes mon paralytique marcher vers la
sortie avec ses amis, un domestique portant le fauteuil ; et pas un d'entre eux
n'eut seulement l'idée de se retourner. L'effet produit sur HPB par ce sans-
gêne fut des plus comiques et me fit bien rire. Ses expressions ne
manquaient ni de sel ni de force, et si elle avait pu les lancer comme des
projectiles, les dos du groupe qui s'éloignait auraient senti quelque chose
Jamais de sa vie elle n'avait vu une pareille ingratitude, ni rien de si vilain
et de si dégoutant. "Mais quoi donc ?" demandai-je. "Quoi ? [373]
Comment, voilà un homme qui vous léchait les pieds dans le train pour vous
faire guérir son ami ; vous le guérissez d'une façon merveilleuse, là, sur le
quai, pendant que le train s'arrête dix minutes, et puis le voilà avec son ami
et les amis de son ami qui s'en vont tranquillement sans un mot de
remerciement, sans même un regard de reconnaissance en arrière. Ça
dépasse tout ce que j'ai jamais vu" Je lui expliquai que si elle m'avait
accompagné dans mes tournées de guérisons, elle aurait vu que le nombre
des malades qui témoignaient une sincère reconnaissance de leur
soulagement était d'environ un pour cent. Si les 99 autres éprouvaient de la
reconnaissance, ils la cachaient bien et me laissaient acquérir le mérite
recommandé par Sri Krishna à Arjouna : de faire le bien et de n'en pas
attendre de fruits. Mais elle n'oublia jamais cette affaire.
CHAPITRE XXX
—
Un Adepte à Pondichéry
Y a-t-il parmi les anciens amis de HPB quelqu'un qui puisse s'imaginer
de quoi elle avait l'air et à quoi elle pensait quand on la recevait dans une
gare avec la musique du gouverneur jouant God save the Queen, puis
emmenée en procession, toujours avec la musique, jusqu'à la maison ? Voilà
ce qui nous arriva à Pondichéry et je tire à regret le rideau sur ce divertissant
tableau faute d'avoir le talent de Bret Harte pour le reproduire dignement.
Arrivés à la maison, on nous lut une adresse en singulier français en présence
d'un certain nombre de "citoyens" français du plus beau noir. Je répondis, et
tout le reste de la journée et de la soirée les visites ne discontinuèrent pas.
Le lendemain matin, j'allai faire mes visites officielles à Son Excellence le
Gouverneur, à Son, je ne sais quoi, le Maire et à d'autres fonctionnaires, qui
me reçurent tous fort poliment et aimablement. Puis je vis la ville avec son
petit cachet si français, [375] ses plaques bleues au coin des rues, ses petites
tables devant les restaurants, les boutiques aux enseignes françaises, la place
Dupleix où les passants sont si visiblement Français, les indigènes eux-
mêmes les singeant de la manière la plus amusante. Cette minuscule colonie
qui, comparée à l'Inde qui l'entoure de trois côtés, est bien grande comme
un timbre-poste, diffère aussi complètement que possible de l'Inde anglaise
jusque dans les rapports de la race blanche avec les indigènes. C'est même
ce qui me frappa le plus, habitué que j'étais à l'abime infranchissable qui
sépare les races dans le grand empire anglais. J'étais présenté à tous ces
fonctionnaires par un Tamil presque noir, membre du Conseil municipal. Et
je fus aussi heureux que surpris de voir qu'ils le recevaient comme un égal,
absolument comme si on pouvait être un homme quand on a la peau noire !
Cela m'aurait bien un peu amusé de voir mon ami chocolat jouer au citoyen,
mais j'étais surtout touché de voir que l'on ne faisait pas de difficulté de
reconnaitre ses droits aux égards.
Il avait été arrangé avant notre arrivée que je ferais une conférence en
anglais que le maire traduirait en français. À l'heure dite, me voilà en face
d'un nombreux auditoire des deux couleurs ; le maire préside et je
commence à parler, m'arrêtant à toutes les phrases pour laisser traduire mon
interprète. Mais, au bout de dix minutes, le maire avoua qu'il était au bout
de son anglais et céda la place à l'interprète officiel du gouvernement, tout
aussi Français que lui. Il succomba à la sixième phrase et passa la main à un
Tamil qui n'alla pas si loin. Tout le monde sait que les étrangers [376] de
n'importe quel pays comprennent plus facilement l'anglais parlé par l'un
d'entre eux que par nous ; notre accent les déroute. Me voilà en panne,
penaud et prêt à abandonner la partie, mais le maire déclara en bon français
qu'il avait causé le matin avec moi longuement de théosophie et que j'étais
parfaitement capable de faire ma conférence en français sans interprète.
Tout le monde me criait de parler et malgré toutes mes protestations il me
fallut obtempérer. Je n'ose pas repenser à ce que dut être mon discours, mais
j'expliquai pourtant comme je pus nos idées sur la philosophie orientale
pendant une heure, et mes auditeurs eurent la politesse de prouver par leurs
applaudissements qu'ils n'avaient pas perdu en venant aux Indes la patience
courtoise qu'ils témoignent aux étrangers écorchant leur langue, ce qui est
un beau trait du caractère français. Mais je voudrais qu'on eût vu la
physionomie et les gestes de HPB quand j'arrivai à la maison et que je lui
racontai ce que je venais de faire ! Elle levait les bras au ciel et s'écriait sur
les terribles salades de genres des mots et de temps de verbes que j'avais dû
servir à mon auditoire. Bah j'en étais tout de même sorti et je formai une
branche dans la ville, ce qui était l'essentiel après tout.
J'étais si absorbé dans le récit de mon aventure accompagné de ses
commentaires, que je n'avais pas pris garde à une douzaine à peu près de
visiteurs assis par terre autour d'elle excepté pour les saluer collectivement
en entrant. Mais, me regardant d'une certaine façon et inclinant un peu la
tête à droite, elle attira mon attention sur un homme qui se tenait derrière les
autres et qui répondit par un bon sourire [377] à mon coup d'œil surpris. Ce
n'était rien moins qu'un des Maitres que j'avais connus à New-York pendant
la composition d'Isis dévoilée, celui qui avait une telle horreur de l'anglais
qu'il me parlait toujours français ou m'écrivait en cette langue : le même qui
me reprit si sévèrement, en multipliant plusieurs fois le crayon que j'hésitais
à lui prêter un jour qu'il occupait temporairement l'enveloppe de HPB Je ne
saurais dire si les autres le voyaient, mais ils n'auraient pu certainement le
laisser ainsi à l'écart s'ils l'avaient vu, car sa majesté était telle, qu'il semblait
au milieu d'eux comme un lion parmi des roquets. Je désirais vivement
m'approcher de lui et lui parler, mais des yeux il me le défendit, de sorte que
je m'assis par terre auprès de HPB de manière à le voir en face. La
compagnie ne resta pas longtemps après mon arrivée, et après avoir salué
HPB comme les autres en joignant les mains à l'indoue, il lui dit quelques
mots à l'oreille et sortit.
Le lendemain 23 septembre, nous quittions Pondichéry pour Madras, et
comme toujours ce fut une joie de retrouver notre Adyar. Le 25, célébration
du premier anniversaire de la Madras TS devant une assistance considérable,
mais dès le 27 je repartais pour une longue tournée vers le Nord. La première
étape intéressante fut Haidérabad, capitale du Nizam, où je retrouvai ma
routine de création de branche, questions à répondre et guérisons de
malades. Parmi celles-ci, se trouva un cas très intéressant de cure d'un
borgne en une demi-heure. Je me le rappelle distinctement. En face de la
maison, de l'autre côté de la [378] route qui longeait le jardin, se trouvait un
poteau télégraphique. Le borgne, un indou adulte, m'avait été amené par son
médecin, le docteur Rustomji M. ST sur la véranda du premier où je causais
avec des amis. Il avait essayé de guérir son malade, mais n'avait pu réussir
même à améliorer la vue de l'œil atteint devenu complètement aveugle. Il
paraissait semblable à l'œil sain, mais en le soumettant aux épreuves
ordinaires, je vis qu'il n'y avait pas de doute à avoir. Alors je soufflai sur le
globe "avec intention magnétique" à travers un petit tube d'argent que je
portais sur moi pour cet usage ; je fis les passes voulues sur le front et la
nuque, et au bout d'une demi-heure j'eus le plaisir d'entendre le malade
s'écrier qu'il voyait. Pour m'en assurer, je fermai l'autre œil sous mon doigt
et je lui dis de décrire ce qu'il voyait devant lui. Il répondit aussitôt : "le
jardin, la haie, la porte, la route, et un poteau télégraphique ; il y a un chiffon
de couleur sur l'isolateur de droite." C'était exact. Le docteur était ravi :
quant au borgne, après s'être prosterné devant moi, il se hâta de s'en aller.
En causant avec le docteur de cette guérison, je désirais rappeler mon sujet
pour l'examiner avec un instrument, mais le docteur Rustomji revint en
disant que le bonhomme s'était empressé de ramasser son paquet et de courir
vers son village pour faire part à sa famille de cet heureux évènement. Je ne
sais si la nouvelle s'en répandit dans la ville, mais le lendemain, le hall où je
devais parler était bondé ; et comme un Indou l'écrivait à son journal à
propos d'une autre réunion du même genre, "l'épingle du proverbe ne serait
pas tombée à terre." À Poona, je vois dans [379] mon journal que je reçus la
plus courte de toutes les adresses, vrai modèle à suivre. Les membres de la
branche m'attendaient à la gare, me conduisirent à la maison qu'on avait
préparée pour moi ; on fit placer tout le monde, puis le porte-parole me prit
la main et dit : "Monsieur le président et mon cher frère, je vous souhaite la
bienvenue parmi nous." Je répondis : "Merci de tout cœur." Et voilà ! Hélas,
quel bonheur pour moi si tous ceux qui ont perpétré, des adresses en sanscrit,
pali, cinghalais, tamil, télou, gou, bengali, ourdou, hindi, hindoustani,
gouramouki, maharatte, goujerati et autres dialectes à moi inconnus et qu'il
me fallait entendre souvent à minuit ou quatre heures du matin, après de
longues et fatigantes journées de voyages avaient eu la bonne inspiration de
ce président de Poona. Je trouvai là une nouvelle recrue, M. Brown, de
Glasgow, "le pauvre Brown", qui se joignit à nous pour la tournée. Lui et
Mme Sarah Parker venaient d'arriver à Madras, pour servir la cause et Brown
s'était offert à m'aider. Je lui écrivis d'Haidérabad une lettre bienveillante
mais explicite : je l'avertis qu'il s'agissait de se sacrifier, qu'il fallait compter
sur l'ingratitude du public, sur les trahisons individuelles, sur des calomnies,
des soupçons : peu à manger et des voyages fatigants de jour et de nuit par
toutes sortes de moyens de transport. Enfin, je lui conseillais, s'il espérait
autre chose, de retourner en Europe et de nous laisser HPB et moi continuer
l'œuvre commencée sans illusions. Il répondit télégraphiquement qu'il
arrivait et me rejoignit à Poona. [380]
C'était une sensation délicieuse de se trouver dans l'atmosphère
intellectuelle de Poona ; un Maharatte qui a de l'éducation est capable de
saisir avec aisance les plus hauts problèmes philosophiques et le niveau de
la conversation parmi les classes lettrées est à la hauteur de n'importe quel
pays, fut-ce l'Allemagne ou une ville universitaire anglaise. Quand on
parcourt l'Orient, on sent fortement ces contrastes et on prend l'habitude de
mesurer les villes à leur valeur intellectuelle seulement. Si on me demandait
de les décrire, je n'y réussirais guère, car tant de milliers de temples, de
Dharmsalas, de bassins, de bazars, de rues et de bungalows s'embrouillent
dans ma mémoire. Mais je pourrais rendre un compte à peu près sûr de l'état
intellectuel de presque toutes les villes et villages que j'ai visités. Cela me
rappelle un de mes anciens professeurs de lettres que j'avais revu bien
longtemps après avoir quitté l'école. J'avais été surpris de voir qu'il ne se
rappelait à peu près rien du physique de mes anciens condisciples, mais
quand j'en nommais un, il se souvenait aussitôt du genre d'intelligence du
garçon et se le remémorait sous cette forme. De Poona nous allâmes à
Bombay.
Faute de maison où nous loger, nos collègues de Bombay nous
installèrent sous de grandes tentes sur l'esplanade, ce qui nous parut frais et
délicieux jusqu'au lendemain où un orage intempestif creva sur la ville et
nous noya deux jours durant sous des torrents de pluie. Nos tentes percèrent,
nos vêtements moisirent et le terrain plat autour de nous, n'ayant pu tout
boire d'un coup, se transforma en marais. Ceci devant se traduire par la
fièvre et l'impossibilité de continuer [381] notre travail, on nous mit alors
dans de grandes pièces vides de l'ancien bâtiment de la Bombay Galette où
tout au moins nous étions à sec. Je fis une conférence le 17 et quelques mots
prononcés ensuite par le jeune Brown furent très bien accueillis par le
public.
Quelques lecteurs seront peut-être bien aises d'apprendre que je reçus à
Bombay, de mon Gourou, l'ordre de suspendre toutes les guérisons jusqu'à
nouvel ordre, de sorte qu'ils seront désormais délivrés des récits de cures qui
devaient commencer à les ennuyer. Cette défense n'arriva pas trop tôt, car je
me figure que j'aurais fini par être paralysé moi-même si un tel effort avait
dû se prolonger. Un matin à Madras, avant de partir pour cette tournée,
j'avais trouvé mon index gauche insensible – un avertissement suggestif : et
entre Madras et Bombay il m'avait fallu plus de temps et plus d'efforts pour
effectuer les guérisons ; le pourcentage des insuccès s'était aussi élevé
sensiblement. Il n'y a rien d'étonnant à cela, car après avoir magnétisé en
douze mois environ 8 000 personnes, le plus vigoureux des psychopathes
aurait pu se trouver au dernier "volt" de sa batterie, sans parler d'un
bonhomme de cinquante ans passés comme moi. Les voyages fatigants, les
nuits trop courtes, la nourriture souvent insuffisante et le surmenage
intellectuel de conversations journalières, d'une correspondance énorme et
de conférences improvisées de presque chaque jour sur des sujets abstraits,
avaient dû bien contribuer à m'amener là.
Pendant notre séjour à Bombay le roi de Birmanie nous fit dire qu'il
désirait nous voir à Mandalay ; [382]
M. Brown, Damodar et deux indous m'accompagnaient et nous
reprîmes notre route vers le nord. Pour que tout se passât avec ordre pendant
ces longues tournées, il y avait toujours un programme préparé d'avance et
imprimé qu'on envoyait aux branches pour les prévenir des heures de mon
arrivée et de mon départ de chaque endroit et les prévenant de la nourriture
qu'il fallait préparer, ainsi que de la quantité de combustible, d'eau et de lits
qu'elles devaient fournir. On leur laissait le choix des sujets de conférence,
mais parfois elles négligeaient d'y penser jusqu'au moment où il fallait
monter sur l'estrade.
De Jubbul pour nous allâmes en voiture visiter les Roches de Marbre,
qui sont une des curiosités de l'Inde. Quand on a vu le Niagara et les grandes
rivières du monde, cela ne fait pas grand effet. La Nerbouddha sacrée se
trouve en cet endroit resserrée entre des falaises de calcaire blanc qu'elle a
rongées et fouillées partout. Ce décor de rochers est plutôt pittoresque et
artistique que grandiose, quoique le clair de lune doive le rendre féérique.
Je fus bien plus frappé par un vieil ascète (bawa), qui vivait dans une
caverne adjacente. Il avait acquis une grande réputation d'habileté dans les
procédés physiologiques du Hatha Yoga, et il ne fit aucune difficulté
d'exécuter devant moi un certain nombre d'exercices dont la difficulté ne
dépassait pas ce qu'on peut voir en Europe dans les music halls ou les
hippodromes. Il nous dit qu'il avait passé les derniers 47 ans de sa vie à faire
Pradakshina (le tour) de la Nerbouddha pour acquérir des mérites. Il y a
environ 1 800 milles à parcourir et chaque pèlerinage prend environ trois
[383] ans. C'était un assez bel homme, solide, l'œil vif et la figure résolue.
Tandis que je l'observais, j'eus la surprise de l'entendre me demander si
j'aurais la bonté de lui apprendre à concentrer son esprit ! Si ses cinquante
ans quasi d'efforts ne l'avaient pas mené là, cela ne donnait guère envie
d'essayer de son système ! Voilà un homme maitre de son corps au point de
pouvoir presque se retourner comme un gant, mais qui n'avait pas encore
appris comment fixer cet esprit capricieux qui nous donne tant de mal.
Naturellement, je profitai de l'occasion pour lui dire quelques vérités utiles
sur les apparences et les réalités, appuyées sur la Gita, le Dhammapada et
l'évangile de saint Mathieu (XXIII). Utile rencontre à qui sait en profiter.
CHAPITRE XXXI
—
Le maitre KH à Lahore
L'étape suivante fut à Cawnpore de tragique mémoire, et je me rappelle
cette visite à cause des preuves que j'acquis du rapide développement
psychique de Damodar. Comme je l'ai dit ailleurs, il avait reçu la visite dans
son enfance d'un glorieux personnage qu'il avait reconnu plus tard en se
joignant à nous pour un de nos Maitres. Il s'était établi entre eux d'étroites
relations de maitre à disciple et Damodar s'était donné tout entier à
l'entrainement psychique, observant un régime, donnant des heures
spéciales à la méditation, cultivant l'esprit de sacrifice et vaquant nuit et jour,
jusqu'aux dernières limites de ses forces, aux travaux de la position officielle
que je lui avais donnée dans la Société. Son Gourou lui-même avait
commandé qu'il m'accompagnât dans cette tournée et pendant tout le
voyage, se manifestèrent de nombreuses preuves des progrès qu'il faisait
dans le développement spirituel. Je me rappelle qu'il me [385] surprit, le soir
de notre arrivée à Cawnpore, en me transmettant verbalement un message
du Maitre, en réponse à mes doutes, sur ce que je devais faire dans un certain
cas qui venait de se produire, et en me disant que je trouverais cela écrit dans
une lettre enfermée dans mon écritoire dont j'avais la clef dans ma poche
qu'elle n'avait pas quittée de la journée. J'allai ouvrir mon écritoire et j'y
trouvai la lettre annoncée, la SPR quelle par parenthèse était de l'écriture
que, plus tard, les sages de la SPR prononcèrent, de par l'infaillible M.
Netherclift, être une production de HPB et qui était celle du Maitre KH
Comme HPB et moi, nous étions alors à cinq jours de poste de distance,
l'hypothèse d'une fraude n'est pas à sa place.
Le second jour après mon arrivée à Cawnpore, je reçus d'Adyar un assez
volumineux courrier réexpédié. Parmi les lettres s'en trouvait une de M.
Sam-Ward, datée de Capri, renfermant un billet au Mahatma KH qu'il me
priait de faire parvenir si possible. Comme Damodar se rendait toutes les
nuits en astral à l'Ashrama (résidence) du Maitre, je lui donnai la lettre en
lui disant de demander s'il devait la porter. Ceci se passait dans l'après-midi
du 4 novembre et nous nous trouvions à Cawnpore, province du Nord-Ouest.
Je prie le lecteur de se rappeler ces détails en vue de ce qui va suivre.
Le soir précédent, j'avais fait une conférence au théâtre, une longue salle
étroite avec la scène à un bout. Selon l'usage répugnant de toute l'Inde
britannique, tous les Européens, les demi-sang, et même tous les indigènes
chrétiens (?) en costume occidental [386] siégeaient aux premiers rangs, et
tous les indous, quelque noblement nés ou respectables qu'ils fussent – ce
n'est pas toujours la même chose – étaient derrière : il y avait un passage au
milieu de la salle. Je suis assez sensible à la sphère aurique des gens et très
prompt à sentir s'ils sont sympathiques ou hostiles. Tous les orateurs, artistes
dramatiques ou autres, habitués à paraitre en public, ont ce sens nouveau
plus ou moins développé, mais je m'imagine que le mien dépasse la
moyenne de sensibilité. Je sentis ce soir-là qu'entre moi et mes chers Indous
s'élevait une barrière, presque un mur de pensées hostiles, et un moins vieux
routier aurait pu se troubler. Mais m'apercevant que le courant antipathique
venait de la droite, je me mis bien en face du passage et je tendis mon esprit
à traverser ce courant pour joindre la partie sympathique de mon auditoire.
Tous les gens de sensibilité nerveuse moyenne, dont c'est le métier de parler
en public, attesteront que ceci n'est pas une fantaisie de mon imagination,
mais un fait d'expérience humaine. Il est arrivé plus d'une fois que la
présence dans l'auditoire d'un seul homme blanc non théosophe au milieu
d'Indous ait suffi pour les glacer et réagir sur moi. La raison en est bien
simple. Tandis qu'entre tous les Asiatiques, de quelque race ou religion
qu'ils soient, et moi, se trouvent une sympathie et une confiance complètes ;
entre eux et l'homme blanc ordinaire s'élève une antipathie mutuelle bien
caractérisée, basée, je crois, sur un conflit de polarité aurique ou
magnétique. Des relations personnelles plus intimes changeraient le
sentiment actuel de noli me tangere en cette bonne camaraderie [387] qui
s'établit entre les Asiatiques et les vrais théosophes.
De Cawnpore, nous allâmes à Lucknow où tous mes instants furent
occupés par la routine habituelle, puis à Bara Banki. Je dois en passant
rendre justice à l'esprit brillant du pandit qui traduisit mes conférences en
Ourdou dans ces deux endroits avec une éloquence et une facilité tout à fait
admirables. Bien souvent, j'ai dû la même reconnaissance pour des services
semblables à des amis lettrés ; tout bien compté, mes conférences en Asie
ont été interprétées en 18 langues différentes.
À Morâdâbâd, Damodar me fournit une autre preuve de son pouvoir
nouvellement acquis de voyager en double astral. Il alla à Adyar, causa avec
HPB, entendit la voix d'un Maitre donner un message pour moi, et demanda
à HPB de me télégraphier la substance de tout cela pour me prouver la vérité
de ce qu'il m'affirmait. En me racontant son voyage nocturne, il dicta le
message comme il l'avait entendu, et tous ceux qui étaient dans ma chambre
signèrent un procès-verbal de son récit. Le lendemain matin, le télégramme
attendu de HPB me fut apporté par le facteur, comme c'est l'usage aux Indes
pour les dépêches "différées". Celle-ci corroborait entièrement le message
dicté par Damodar et les témoins présents signèrent de nouveau au dos du
télégramme lui-même. La SPR a fait de son mieux pour établir en cette
affaire le peu de valeur du témoignage de Damodar et mon manque de sens
commun, mais j'ai honnêtement rapporté les faits tels qu'ils se sont passés,
et je ne m'inquiète pas du tout de son opinion. [388]
Aligarh venait ensuite sur le programme de cette tournée, le 12 du mois,
et nous y trouvâmes la suite de l'affaire de la lettre Ward-KH. On me remit
à la poste mon courrier d'Adyar et dans une lettre mise à la boite du Quartier
Général le cinq par HPB se trouvait la lettre même de M. Ward à KH que
j'avais reçue d'Italie comme on se le rappelle et remise à Damodar à
Cawnpore le quatre – c'est-à-dire la veille au soir du jour où elle la mit à la
poste à Adyar. L'enveloppe portait le cachet d'Adyar du 5 novembre et celui
d'Aligarh du 10 novembre, les deux endroits étant à cinq jours par la poste.
La lettre m'avait attendu deux jours à la poste d'Aligarh. Je propose ceci
comme un des cas les plus probants de transport d'objet matériel entre deux
points éloignés. Le témoignage des cachets des bureaux de poste éloigne
toute idée de fraude, la lettre est encore en ma possession et je serai heureux
de la faire voir à qui voudra. Mais non pas aux directeurs de la SPR dont la
criante injustice envers HPB, la psychique la mieux douée et la plus
remarquable de notre temps, ne permet pas sans inconvenance à ceux qui
ont connu ses mérites aussi bien que ses défauts d'avoir plus jamais affaire
à eux.
Damodar me raconta quelque chose de bien intéressant à propos de ce
voyage astral. Ce soir-là, aussitôt son corps endormi, il se précipita vers
l'ashrama du Maitre dans l'Himalaya, mais apprit en arrivant que lui aussi
était en route dans son corps astral. Par la force de l'attraction du Maitre, le
disciple fut enlevé et transporté aussi fortement et instantanément que si une
rivière rapide et profonde [389] l'eût entrainé dans son courant. Une minute
après, Damodar se trouvait à Adyar en présence du Maitre et de HPB. Il
avait, parait-il, la lettre de Ward dans la main en s'endormant et la lettre
l'avait suivi sur le plan astral – en se transformant naturellement en matière
astrale ou éthérique. En parlant au Maitre de la lettre, il la vit dans sa main,
la lui donna et reçut l'ordre de retourner chez lui. Le pouvoir radical de la
chimie ou de la physique occulte remit la lettre dans son état solide, HPB la
prit et me l'envoya le lendemain à la poste d'Aligarh, on sait le reste. Si j'étais
plus versé dans les sciences occultes, je prendrais texte de cet incident et de
celui du turban qui me fut donné par l'autre Maitre à New-York en corps
astral, ainsi que de divers cas d'apports, pour un essai sur la possibilité de
changer des corps solides et les transporter de leur état physique, objectif et
pondérable, à l'état invisible, intangible des corps du plan astral. Beaucoup
de chercheurs expérimentés dans le champ des phénomènes psychiques
savent par expérience personnelle que le changement peut s'effectuer dans
les deux sens, de l'objectif à l'hyperphysique, et de nouveau dans la
réintégration et la manifestation. On trouvera dans cette soixantaine de
chapitres de l'Histoire de la Société théosophique assez d'exemples qui
peuvent servir de preuves et dont les témoins oculaires sont aussi nombreux
qu'inattaquables. De plus les ouvrages d'une armée d'autres écrivains et
expérimentateurs de cette branche des sciences naturelles confirment mes
dires. La science physique sera bientôt obligée de revenir jusqu'à son
alphabet avec tous ces rayons X, rayons Marconi, recherches [390] sur la
force odique, l'hypnotisme et enfin, ce qui n'est pas moins important, sur le
médiumnisme spirite (voir les cas de Mme Compton, Mme d'Espérance,
Honto et autres matérialisations chez les Eddy). Il nous faudra demander à
l'Orient une clef pour comprendre la nature dans laquelle nos êtres
microcosmiques vantent depuis si longtemps leur sagesse. Le phénomène
de ma bague d'or pesant une demi-once et née dans une rose, que mes fidèles
lecteurs peuvent se rappeler, est le seul que j'aie présent à la mémoire qui
prouve qu'un objet solide peut exister à l'intérieur d'un autre objet solide sans
posséder de volume tangible, sans déranger ni froisser aucune partie, mais
en conservant son poids. Voici vraiment que de nouveaux horizons de
découvertes physiques s'ouvrent devant nous.
Delhi vint ensuite, puis Meerout, la résidence de ce jeune notaire indou,
Rama Prasad, que son livre sur Nature's liner forces a fait connaitre, dans le
monde entier, à tous les lecteurs théosophes, il y a quelques années. Enfin
Lahore, où se passèrent des choses d'une grande importance. Entre deux
stations, Damodar fit encore une de ces envolées astrales qui peuvent être
vérifiées. Nous étions trois dans le même compartiment, lui, moi et
Narainswami Naidu, et Damodar s'agitait sur une des couchettes comme s'il
dormait. Moi je lisais sous la lampe. Tout à coup, Damodar s'approcha de
moi et me demanda l'heure ; ma montre disait presque 6 heures du soir. Il
me dit qu'il arrivait d'Adyar où HPB avait eu un accident. Il ne savait pas si
c'était grave, mais il croyait qu'elle s'était pris le pied dans un tapis et [391]
qu'elle était tombée lourdement sur le genou droit. Je prie le lecteur
d'observer que ce jeune homme n'était encore qu'un commençant dans les
sciences occultes et qu'il n'était pas encore capable de se rappeler avec
précision en revenant à la conscience éveillée ce qu'il avait vu sur d'autres
plans. Ceci à cause de l'injustice calculée de la SPR envers lui. Quand j'eus
entendu son récit, je fis deux choses pour ma satisfaction personnelle : je
rédigeai une note de l'évènement, je la fis signer à Narainswami avec moi et
je marquai l'heure. Ensuite de la première station qui se trouva être
Sahâranpur, je télégraphiai à HPB demandant "quel accident était arrivé à la
maison aux environs de 6 heures ?" Nous arrivâmes à Lahore le lendemain
matin à 9 heures, et aussitôt installés nous commençâmes à causer avec nos
amis de l'incident de la veille au soir dans le train. Je leur montrai mon
mémorandum et je leur fis signer et certifier que le télégramme de réponse
de HPB n'était pas encore arrivé. Mes compagnons me quittèrent pour aller
prendre leur bain et leur repas du matin, et pendant que j'étais assis à l'ombre
de ma tente avec M. Bary, éditeur du magazine Arya, un péon du télégraphe
vint à nous avec une dépêche à la main. Je priai M. Ruttan Chand de la
prendre et sans l'ouvrir de la garder dans ses mains jusqu'au retour de mes
compagnons pour la décacheter en leur présence. Ce qui fut fait à midi par
M. Bary, et les neuf personnes présentes signèrent sur le dos pour attester
les faits. Voici le contenu du télégramme : "Presque cassé la jambe droite
en tombant de la chaise de l'Évêque, entrainant Coulomb, Morgan [392]
effrayé ; Damodar nous surprit." Ma dépêche de Sahâranpur était arrivée
tard le soir à Adyar et la réponse était datée d'Adyar le matin à 7 h 55 et me
parvint à Lahore à midi. Il n'y a rien d'étonnant à ce que les détails donnés
par HPB et Damodar présentent de légères différences étant donné le degré
élémentaire du développement spirituel de celui-ci, tandis que la
corroboration du fait principal d'une lourde chute sur le genou droit est
entière. Il s'est trouvé des critiques de peu d'envergure d'esprit, mais de
grande vanité, qui voudraient nous faire croire que ceci pouvait être le
résultat d'un complot entre HPB et Damodar pour me tromper. Mais je ne
vois pas la probabilité qu'une grosse femme lourde, comme elle, se blessât
sérieusement au genou pour m'attraper quand il aurait été si facile de
convenir avec Damodar qu'il lui verrait faire quelque chose de frappant mais
sans danger, comme par exemple des gestes désordonnés, ou de déchirer un
journal en mille pièces ou de déclamer un poème russe ou français :
l'explication d'entente préalable n'a pas le sens commun. Et enfin, en dehors
de la SPR, le caractère compte pour quelque chose, et des hommes
d'honneur ont droit à quelque créance quand il ne s'agit pas d'affaires
d'argent, et même alors. Le télégramme de HPB nous apprit un fait que nous
ignorions tous, c'est que le Major Général et Mme Morgan d'Ootacamound
étaient à Adyar.
On nous avait établis sous des tentes et je dormais dans la mienne la
nuit du 19 quand je revins brusquement à l'état de conscience extérieure en
sentant [393] une main se poser sur moi. Le camp se trouvait dans une plaine
en dehors du rayon de la police de Lahore, et mon premier mouvement tout
instinctif fut de me défendre contre la possibilité d'un assassinat par un
fanatique ; je saisis l'inconnu par le haut des bras en demandant en
hindoustani qui il était et ce qu'il voulait. Ce fut l'affaire d'un instant, et je
tenais mon homme solidement comme quelqu'un qui s'attend à être attaqué
et à défendre sa vie. Mais une bonne voix douce répondit : "Ne me
reconnaissez-vous pas ? Ne vous souvenez-vous pas de moi ?" C'était la
voix du Maitre KH. Une vive réaction se produisit dans mes sentiments, je
lâchai les bras pour joindre mes mains en salut respectueux et je voulus
sauter de mon lit par déférence. Mais il m'arrêta de la main et de la voix et
après l'échange de quelques phrases, il prit ma main gauche dans la sienne,
réunit les doigts de sa main droite dans la paume et resta immobile auprès
de mon lit, d'où je pouvais voir sa figure divinement bonne à la lueur d'une
lampe qui brulait derrière lui sur une malle. Au bout d'un moment, je sentis
quelque chose de doux qui se formait dans ma main et le Maitre, posant sa
main avec bienveillance sur ma tête, murmura une bénédiction et quitta ma
moitié de la grande tente pour aller vers M. Brown qui dormait de l'autre
côté d'une tenture qui partageait la tente en deux. Quand je recommençai à
faire attention à moi, je vis que je tenais dans la main gauche un papier plié
enveloppé dans une étoffe de soie. Mon premier mouvement fut
naturellement d'aller sous la lampe l'ouvrir et le lire. C'était une lettre de
conseils personnels, qui renfermait la prédiction de la mort [394] prochaine
de deux adversaires actifs de la Société, sans nommer personne. Cette
prophétie se réalisa peu après par la mort de Swami Dyanand et de Keshab
Chandra Sen. Il faut remarquer que l'écriture de cette lettre formée dans ma
main par le maitre lui-même, est identique à celle des autres lettres que le
sagace Netherclift, après les avoir disséquées à loisir, déclara provenir de
Mme Blavatsky ! Quant à ce qui arriva dans l'autre moitié de la tente, le jeune
Brown l'a raconté à un grand nombre de témoins encore vivants et l'a publié
dans une brochure, Some experiences in India, dont je ne peux pas en ce
moment retrouver d'exemplaire. Mais dans son autre brochure publiée à
Madras, The Theosophical Society : an explanatory treatise, je vois (p. 11) :
"Il suffira de marquer ici que le Mahatma KH est un adepte vivant et que
l'auteur a eu l'honneur de le voir personnellement à Lahore, de l'entendre lui
parler et même d'être touché par lui. L'auteur en a reçu des lettres à Madras,
Lahore, Jummo (Cachemire) et de nouveau à Madras, toutes de la même
écriture, etc." Pour moi, en entendant son exclamation de l'autre côté de la
tenture, j'allai près de lui et il me montra une lettre enveloppée de soie,
extérieurement semblable à la mienne mais différente de texte, qu'il me dit
avoir reçu de la même manière que moi et que nous fûmes ensemble.
Maintenant, quoiqu'il ait depuis passé par bien des changements de front et
qu'il soit devenu catholique et professeur dans une école catholique, cela ne
change rien aux faits et ne l'empêche pas d'avoir reçu la lettre comme je l'ai
dit et d'avoir déclaré qu'elle était de l'écriture de KH. [395]
Ma lettre du Maitre se relie à la visite que je reçus à New-York de l'autre
Maitre qui, en réponse à mon désir non exprimé, matérialisa son turban et
me le donna, preuve objective que j'avais bien reçu sa visite. La lettre dit :
"À New-York, vous avez demandé à… une preuve objective que son
apparition n'était pas une Mâya, et il vous l'a donnée. Sans que vous ne
demandiez rien, je vous donne celle-ci : quoique je disparaisse à vos regards,
ce billet vous servira de souvenir de nos entretiens. Je vais maintenant chez
le jeune M. Brown éprouver son intuition. Demain soir, quand le gros des
émanations de vos auditeurs sera évaporé, je reviendrai vous voir pour
causer plus longuement avec vous, car vous devez être averti de certaines
choses à venir." Il termine par une réflexion qui ne paraitra peut-être pas très
agréable à nos ingénieux rivaux américains, qui essaient de rejouer Hamlet
sans le Danois : "Soyez toujours vigilant, zélé et judicieux, car rappelez-
vous que l'utilité de la Société Théosophique dépend en grande partie de vos
efforts et que notre bénédiction suit ses "Fondateurs" victimes et tous ceux
qui les aident dans leur œuvre."
CHAPITRE XXXII
—
Réception du Maharajah de Cachemire
L'expérience que j'ai décrite dans le dernier chapitre était bien faite pour
produire une impression profonde, même sur l'esprit le plus inerte. Combien
plus sur un homme dont la plus haute aspiration était d'oser travailler en
quelque capacité que ce fût avec les "Frères Ainés" pour le bien de la race !
Si on me demandait quel était le plaisir le plus rare que j'aie su imaginer, je
répondrais : "Voir un Maitre et causer avec lui, car dans son atmosphère
bénigne, le cœur et l'esprit s'ouvrent comme une fleur au soleil et on est
rempli de joie." Et voilà que cela m'était échu sans le demander. Pourtant,
en y repensant ce n'était qu'un rayon de soleil qu'on se rappelle un jour
nuageux, qu'on voit un instant puis qui disparait. L'entrevue tout entière ne
pouvait pas avoir duré plus de dix minutes. Une main me tire de l'abime
inconscient d'un sommeil sans rêve. La journée avait été fatigante la tente
était très froide, chauffée seulement [397] par des cendres chaudes dans un
grand pot d'argile, et je m'étais couvert jusqu'aux oreilles sous mes draps.
On me touche, je m'éveille en sursaut, je saisis les bras de l'inconnu qui peut
être un assassin, la bonne voix douce dissipe les dernières fumées du
sommeil : il est là, debout près de mon lit, la figure éclairée par un sourire,
je le vois dans le clair-obscur de la lumière à dos. Puis vient la création
magique de la lettre dans ma main, quelques mots, un salut d'adieu, il passe
près de la lampe posée sur la malle, sa noble silhouette demeure un moment
sur la porte de la tente, un dernier regard amical, il est parti. C'est court, mais
le souvenir m'en restera toute la vie. Quelques années auparavant, mes
lecteurs peuvent s'en souvenir, on m'avait dit de continuer mon œuvre
comme s'il n'y avait pas de Maitres qui dirigent et soutiennent, mais
seulement l'Humanité, la "grande orpheline" pour qui travailler : de
n'attendre rien d'Eux, mais d'être prêt à tout. C'est ainsi que j'ai marché
jusqu'à aujourd'hui, ne demandant pas d'aide, ne reculant pas faute d'une
promesse, mais n'ayant jamais manqué d'appui quand j'en avais vraiment
besoin.
Cette visite du Maitre à Lahore ne fut qu'une des nombreuses preuves
qui me furent accordées que l'On veille sur nous et qu'On nous aide ; que
nous ne sommes jamais abandonnés, jamais oubliés, quelque menaçantes
que paraissent les circonstances, quelque sombre que paraisse l'avenir. Une
vingtaine d'années d'expérience de ce genre a fait naitre dans mon cœur une
confiance inébranlable ; il en était de même de HPB. Tantôt venait une
courte apparition d'un [398] personnage, tantôt une voix, parfois une claire
prévision des évènements, ou encore un message par des tiers, comme celui
que me transmit Mme Mongruel, la clairvoyante en sommeil somnambulique
l'année dernière à Paris et où me fut prédit l'avenir immédiat de la Société,
la durée ne ma propre vie et dans quel état je laisserais les choses. De même
dans la lettre qui fut formée dans ma main, se trouvait la prophétie de la
mort de deux de nos rivaux, alors puissants et de bons conseils à mon
adresse. Il n'importe que des traitres remplissent le monde de mensonges
délibérés à propos de l'histoire de notre mouvement ou qu'ils arrivent à
supprimer mon nom et celui de Mme Besant de leurs traditions, cela ne les
avancera à rien ; l'œuvre continuera et les véritables ouvriers seront
reconnus, réconfortés et aidés tant qu'ils resteront fidèles à leurs devoirs.
Le lendemain soir, après le départ des visites, nous étions assis tous les
trois. Damodar, Brown et moi dans ma tente, à 10 heures attendant la visite
promise de KH. Le camp était tranquille, le reste de notre bande s'était
dispersé dans la ville de Lahore. Nous étions sur des chaises au fond de la
tente de manière à ne pas être vus du camp : la lune était à son dernier
quartier et pas encore levée. Après quelque attente, nous vîmes un grand
indou qui venait de la plaine il s'approcha à peu de distance et fit signe à
Damodar de le rejoindre, ce qu'il fit. Il lui dit que le Maitre allait apparaitre
dans quelques minutes et qu'il avait affaire à lui. C'était un disciple du maitre
KH que nous ne tardâmes pas à voir survenir de la même direction, dépasser
son disciple – qui s'était retiré un [399] peu – et s'arrêter devant notre groupe
qui s'était levé et saluait à la manière indoue. Nous restâmes immobiles,
Brown et moi, Damodar alla causer quelques minutes avec le Maitre, puis
revint et le royal visiteur s'éloigna. J'entendis ses pas sur le sol de sorte que
ce n'était pas une ombre mais l'homme lui-même dans son corps physique.
Remarquez que ce ne pouvait pas être Damodar déguisé, puisqu'il était avec
nous ; de plus il ressemblait au Maitre aussi peu que possible et il y avait
encore le Chéla à qui j'avais affaire depuis des années. Tandis que j'écrivais
mon journal, une nouvelle preuve me fut donnée : le disciple leva la portière,
me fit signe de sortir et me montra le Maitre qui m'attendait dans la plaine à
la lumière des étoiles. Je le rejoignis, nous nous éloignâmes à une distance
où il n'y avait pas d'interruptions à craindre, et pendant environ une demi-
heure, il me dit des choses que j'avais besoin de savoir, mais qui ne
concernent pas les tiers puisque ce chapitre de l'histoire de la ST est fini
depuis longtemps. Il n'y a pas besoin de dire que je ne dormis guère ces deux
nuits-là. Mon auguste visiteur me dit cependant qu'il n'était pas venu de sa
propre initiative, quoique très content de venir en personne, mais qu'il avait
été envoyé par l'Autorité supérieure qui était satisfaite de ma fidélité et ne
voulait pas que je perdisse confiance. Il n'y eut rien de miraculeux dans cette
entrevue, point de cercle magique trace sur le sol, point de lampes brulant
des résines aromatiques avec des flammes bleu d'acier : rien que deux
hommes causant ensemble, une rencontre, une séparation quand la
conversation fut terminée. Je peux [400] affirmer que ce n'était pas
Damodar, mais que c'était Celui que j'attendais ; il suffit.
Je levai le camp le lendemain – 21 novembre – pour aller à Jummo, la
capitale sud du Maharajah de Cachemire dont j'avais accepté l'invitation. Il
m'avait envoyé pour m'accompagner depuis Lahore un de ses officiers,
musulman et malgré Mahomet fort adonné à la boisson. Quoique ce fût une
affaire toute simple, que cette visite, elle n'avait pas pu s'arranger sans
protestations, explications et compromis. J'avais entendu dire que c'était
l'habitude du Maharajah de faire des cadeaux considérables en argent et en
nature à ses hôtes et je refusais positivement d'accepter une seule roupie,
selon mon invariable coutume. L'intermédiaire ne savait plus que faire entre
deux hommes si entêtés et un échange serré de télégrammes n'avait pas fait
faire un pas, quand peu à peu ce nuage finit par se dissiper et tout s'arrangea
à la satisfaction réciproque. Il fut convenu que le khillat (présent) serait
donné au Président de la ST et accepté et reçu par moi en cette qualité, car
je n'ai aucune objection à recevoir en cette capacité les plus grosses sommes
pourvu que ce ne soit aux dépens de personne. Tout étant en ordre, nous
partîmes par le chemin de fer à 6 heures pour Waizarabad où on arrivait à
9 h 30 (soir). Mon officier d'escorte avait évidemment bu de nombreuses
santés en disant adieu à ses amis, car son haleine empestait l'étroit
compartiment et il était à moitié gris. Il se mit à parler politique et m'apprit
avec bien des mystères et des réticences que le réveil du pouvoir musulman
était proche et certain et que 50 000 Indiens ses coreligionnaires allaient se
réunir [401] sous l'étendard du Nizam. Je ne tardai pas à en avoir assez de
ses bêtises et de ses odeurs et je me retirai dans mon coin pour lire. Il aurait
bien voulu s'arrêter pour la nuit à Waizarabad afin d'y trouver un bon Bite
et le reste, mais je déclarai que je voulais pousser jusqu'à Sialkot. Nous y
arrivâmes par la poste à 3 heures du matin et après être restés à la Maison
des Voyageurs jusqu'à midi, deux des éléphants royaux nous menèrent au
grand bungalow où le Nlaharajah reçoit ses hôtes de marque. De la rivière,
la route traverse la rue principale de cette curieuse ville, juste assez large
pour le passage de nos éléphants à la condition que les gens à pied se
précipitassent dans les ruelles adjacentes ou dans les boutiques pour ne pas
être écrasés. Quant à nous, trônant sur leur dos, les jambes croisées en vrais
Orientaux, nous aurions pu apercevoir les familles dans leurs appartements
privés, mais c'eût été manquer à toutes les règles de l'étiquette asiatique que
de les regarder. Une armée de domestiques nous reçut à la maison avec cette
obséquiosité qui n'est que l'espoir d'un opulent bakchich. Ma Seigneurie fut
priée de faire savoir quelles viandes, gibiers, poissons, etc., elle daignait
préférer, et si elle ne voulait pas commencer par le whisky and soda
traditionnels. Quel étonnement quand j'énonçai mon simple régime
végétarien (c'était au temps de mes cinq ans d'épreuve végétarienne) et que
je refusai leurs vins, liqueurs et autres boissons fermentées. Jamais ils
n'avaient vu un blanc si toqué. Et de plus, qui avait jamais entendu parler
d'un Européen en termes d'égalité familière avec des Indous ? Et voilà deux
Sahibs, oui [402] deux, qui voyageaient avec des noirs comme si c'étaient
des hommes comme eux et qui avaient l'air de s'amuser avec eux !
Bismilllah !
En apprenant qu'un certain docteur européen célèbre allait arriver le soir
pour donner une consultation au Maharajah et qu'il serait logé avec nous, je
demandai aussitôt à notre officier d'escorte de nous installer dans un petit
bungalow tout à côté, car je ne pouvais supporter l'idée que mes collègues
indigènes seraient dédaigneusement traités, et c'était à peu près inévitable.
Nous nous y trouvâmes fort bien et indépendants ; je donne ici le plan en
vue de ce que j'ai à raconter plus loin.
Le lendemain matin, le même Durbari vint nous dire que Son Altesse
réclamait l'honneur de ma présence au palais. Dans la cour se trouvaient
deux éléphants et quatre beaux chevaux de selle caparaçonnés richement,
avec des couvertures et des selles de cachemire brodé, des brides montées
en argent et des éperons d'argent aussi. Tout cela attendait mon plaisir avec
une garde d'honneur de cipayes armés. Je choisis les éléphants, et les cipayes
nous précédèrent pour faire faire place. Je découvris que ce n'est pas si [403]
pénible de se tenir sur un éléphant à l'orientale, assis les jambes croisées sur
le matelas, qu'assis dans un houdah qui a beau être couvert d'argent et
impressionnant de splendeur, vous secoue comme un sac de farine sur un
pivot oscillant. De nouveau, nous longeâmes la grande rue (!) de Jummo,
les passants se réfugiant où ils pouvaient, et nous arrivâmes au palais. Il était
entouré comme ils le sont tous, de murs percés de portes massives, dans la
cour extérieure on voyait des chevaux, des éléphants, des chameaux, des
bœufs, des ânes, de lourdes charrettes et de légers ekkas, des meules de
paille, des sacs de grain, des matériaux de construction, le tout à l'ordinaire
et dans un parfait désordre, gardé par des sentinelles armées et des soldats
débraillés qui erraient partout. Puis vint une cour intérieure et la porte du
palais. Nous montâmes un large escalier et nous nous trouvâmes dans la
salle de réception. J'ai oublié depuis 14 ans comment elle était, mais j'ai
gardé un souvenir de désordre général. Le Maharajah entra bientôt et me
reçut avec un air de bonté et de noble courtoisie qui montrait évidemment
que j'étais le bienvenu. Pour lui faire honneur j'avais revêtu le costume de
laine des classes supérieures du Pendjab : un pyjama, gilet sans manches à
basques profondes, une longue robe ou choga, des chaussettes de cachemire
et des babouches brodées d'or que je laissai naturellement à la porte. La
première chose qu'il dit au Pandit Gopinath, mon interprète, fut une
expression de plaisir de me voir revêtu de son costume national. On avait
préparé pour lui un tapis et un coussin de dos sur une petite estrade devant
laquelle nous [404] devions nous assoir par terre, sur un tapis. Mais il tira
en bas le coussin, le mit par terre, me fit signe de m'assoir à côté de lui,
m'appela son frère ainé et ouvrit la conversation avec les compliments et les
souhaits habituels. C'était un homme distingué, avec une physionomie
intelligente, et les admirables yeux des Indous qui tour à tour se montrent
pleins d'expression, brillent de colère ou reflètent une profonde attention. Il
représentait bien et avait l'air royal, ce que je ne dirais pas de certains autres
souverains que j'ai connus et qui ressemblaient plutôt à des cuisiniers ou à
des grooms qu'à des conducteurs d'hommes de haute naissance. C'était un
védantin sérieux, connaissant bien les systèmes philosophiques. Il croyait
pleinement à l'existence de Mahâtmas vivants et croyait qu'ils faisaient pour
l'Inde tout ce que son karma permettait, mais rien de plus. Il introduisit avec
précaution le sujet de sa santé, dit qu'il avait entendu parler de mes cures et
de la défense qui m'avait été récemment faite de les continuer, mais demanda
si je ne voudrais pas au moins le soulager d'une douleur aigue qu'il
ressentait. J'y consentis bien entendu ; il ôta son turban et je fis de mon
mieux avec des passes magnétiques. Il se soumit à mes manipulations avec
la plus grande docilité, et je dois avouer que cela me produisit un drôle
d'effet, car nous autres Américains nous n'avons pas l'habitude de manier les
souverains comme les autres mortels quoique nous nous regardions
théoriquement comme tous égaux. J'eus le plaisir d'enlever la douleur de
Son Altesse, et Elle me pria en partant de venir la voir deux fois par jour
pendant mon séjour afin de parler [405] avec moi de ces hauts problèmes
religieux qui nous passionnaient également.
Ce même soir, comme j'étais assis sous notre véranda, j'aperçus une
singulière file d'hommes qui entraient. D'abord un fonctionnaire de la cour
suivi d'un domestique portant des balances, et d'un autre chargé d'un sac fort
lourd qu'il déposa gravement à mes pieds. Puis, une file de 22 autres
serviteurs enturbannés, ayant chacun sur la tête un panier plat plein de fruits
ou de douceurs qu'ils empilèrent l'un sur l'autre sur la table ; après avoir
compté les paniers, l'intendant les renvoya. Moi je me demandais ce que
cela voulait dire, mais on dit à Gopinath que le Maharajah me recevait
comme un hôte de première classe et que c'est pourquoi il y avait 22 paniers :
on reconnaissait trois classes d'hôtes, dont la seconde avait droit à 14
paniers, et la troisième à 7 seulement, ensuite venaient les gens de rien !
L'intendant ouvrit le sac, versa l'argent qu'il contenait dans la balance, pesa
et me demanda un reçu de 500 roupies. Il m'expliqua que c'était pour nos
dépenses de table, mais je ne pouvais pas comprendre pourquoi puisque on
nous donnait déjà tout ce que nous pouvions désirer et au-delà. Enfin, c'était
la coutume du Cachemire et l'honneur de Son Altesse était engagé à faire les
choses selon les traditions des anciens rois de l'Inde.
J'allai deux fois le lendemain au palais renouveler les discussions
philosophiques et même les passes magnétiques. Le Dewan (premier
ministre et d'autres fonctionnaires étaient présents aux entretiens et, à la
manière orientale, intervenaient librement de temps [406] en temps dans la
conversation. C'est une chose qui étonne toujours les Européens ; qu'il y ait
une querelle dans la rue et qu'une foule s'amasse, on écoute aussi bien une
remarque incidente d'un gamin que d'un adulte. Est-ce un résultat de l'idée
de Karma, parce que seule l'enveloppe extérieure corporelle est jeune, mais
l'être véritable qui y demeure est aussi âgé chez les uns que chez les autres ?
C'est une explication comme une autre en tous cas.
L'après-midi, le Maharajah présidait à des combats d'animaux et il
m'emmena dans son pavillon et me plaça à côté de lui. Comme c'était mon
tout premier spectacle de ce genre, je restai jusqu'à la fin, mais c'est assez
d'une fois. Il y avait des combats de béliers, d'éléphants et de chevaux, les
premiers ridicules, les seconds quelconques, les éléphants n'étant pas en
train, mais les combats d'étalons étaient intéressants, car ces superbes bêtes
y allaient de tout cœur, hennissaient et tâchaient de se mordre. Un combat
de coqs termina le spectacle.
Le grand Juge passa la soirée avec moi en agréable conversation au
cours de laquelle il me dit que je plaisais tellement au Maharajah "qu'il me
donnerait tout ce que je voudrais". Je pris cela pour ce que cela valait, mais
après le départ du Juge, le jeune Brown, à ma grande surprise, me pria de
lui faire avoir une position de juge. "Comment, lui dis-je, vous qui êtes venu
aux Indes pour vous consacrer à une œuvre altruiste, que j'ai prévenu par
lettre de ne rien attendre que des occasions de sacrifice, qui venez d'être
honoré d'une visite et d'une lettre du Maitre, privilège que n'ont pas reçu
quelques-uns des plus [407] anciens de nos membres – vous voilà prêt à
vous jeter sur la première tentation et à prendre un poste pour lequel vous
n'êtes pas qualifié !" Je lui expliquai que si en effet le Maharajah me
respectait, c'était justement parce qu'il s'était convaincu que je ne recevrais
aucun présent ni aucune faveur ni pour moi ni pour mon entourage direct. Il
finit par me comprendre et n'insista pas, mais je l'avais jugé une fois pour
toutes, et la suite de sa carrière ne me donna pas tort.
J'allai encore le lendemain au palais et je vis dans l'après-midi une revue
de ces belles troupes du Cachemire qui se sont depuis si brillamment
conduites dans diverses expéditions sur les frontières de l'empire. Tout cela
était parfait, mais il se passa cette nuit-là un évènement qui chassa bientôt
tout le reste de ma mémoire : Damodar disparut de sa chambre et on ne put
pas le trouver quand je le cherchai le lendemain matin de bonne heure.
CHAPITRE XXXIII
—
Disparition mystérieuse de Damodar
Damodar avait disparu et n'avait laissé derrière lui ni trace ni indice qui
pût m'indiquer où il était allé et quand il reviendrait, à supposer qu'il dût
revenir. Je fis vivement le tour des quatre pièces communicantes, mais elles
étaient vides, mes autres compagnons étant allés prendre leur bain dans la
rivière. J'appelai un domestique par la fenêtre de Damodar qui me dit que
celui-ci était sorti seul le matin à l'aube, mais n'avait pas laissé de message.
Ne sachant trop qu'en penser, je rentrai dans ma chambre et je trouvai sur
ma table un mot du Maitre me disant de ne pas me tourmenter que le jeune
homme était sous sa protection, mais ne faisant aucune allusion au retour.
Je n'avais pas mis plus d'une minute à faire le tour des quatre chambres dont
les portes de communication étaient ouvertes, et je n'avais pas entendu de
pas de messager sur le gravier du jardin ; il était bien difficile que quelqu'un
fût entré dans ma [409] chambre depuis que je l'avais quittée, cependant la
lettre mystérieuse de l'écriture de KH dans son enveloppe chinoise familière
était là sur ma table.
Mon premier instinct fut de prendre le bagage de Damodar, sa malle et
sa literie, et de les fourrer sous mon propre lit. J'envoyai ensuite un
télégramme à HPB pour lui annoncer cette disparition et lui dire que je ne
savais pas quand il reviendrait. Quand les baigneurs revinrent de la rivière,
ils furent naturellement aussi excités que moi par cet évènement et nous
perdîmes beaucoup de temps à nous demander comment cela finirait.
J'allai deux fois au palais ce jour-là, et je me trouvai de plus en plus
persona grata auprès de Son Altesse. Il me témoignait beaucoup de
courtoisie, discutait le Védanta avec un intérêt évident et m'invita de la façon
la plus pressante à l'accompagner la première fois qu'il remonterait dans sa
capitale du Nord, Srinagar. Juste à la chute du jour, pendant que j'écrivais
seul dans notre bungalow, les autres étant allés se promener à cheval,
j'entendis un pas sur le gravier et je vis un grand péon du télégraphe en
costume cachemirien qui m'apportait une dépêche. C'était la réponse de
HPB : elle disait qu'un Maitre lui avait promis que Damodar reviendrait et
me recommandait de ne laisser personne d'autre toucher à son bagage ni
surtout à son lit. N'était-ce pas étrange que de Madras – c'est-à-dire à 2 000
milles de distance – elle me dit de faire justement ce que j'avais fait d'abord
instinctivement en m'apercevant du départ de mon jeune ami ? Était-ce
télépathie à longue distance ou quoi ? [410]
Quelque chose de plus étrange encore allait arriver. Cela n'avait pris
qu'un instant d'ouvrir la dépêche et de la lire, le péon n'avait pas eu le temps
de faire plus que de traverser la véranda pour aller dans le jardin, quand
l'idée me vint comme un trait de lumière, que ce péon était une maya et qu'il
appartenait à la Fraternité. J'en étais sûr, je l'aurais juré à cause d'un certain
trouble psychique que je ressentais toujours à l'approche d'un de ces
personnages, même je pouvais maintenant identifier la vibration particulière
éveillée par le courant magnétique de mon propre Gourou qui était celui de
HPB. Je courus à la porte et je regardai dans la cour : il n'y avait ni arbres ni
buissons qui pussent cacher un homme, mais le péon avait disparu comme
rentré sous terre.
On m'a demandé quand je racontais cette histoire, comment expliquer
le transfert de la dépêche des mains du vrai péon à celles du faux, et la remise
de mon reçu signé au bureau télégraphique, à moins que le porteur n'y eût
consenti. C'est très simple si on admet la réalité des pouvoirs hypnotiques.
Je parle de l'hypnotisme perfectionné de l'Orient, non de celui qu'on pratique
à l'état rudimentaire à Nancy ou à la Salpêtrière : enfin le secret de la Mâya.
L'adepte rencontre le péon ; par son pouvoir-volonté l'empêche de le voir,
le rend inconscient, le conduit à un endroit convenable où se cacher, l'y
laisse endormi, revêt l'apparence illusoire de cet homme, m'apporte le
télégramme, prend mon reçu, salue et s'en va. Aussitôt la vibration nerveuse
éveillée en moi par son magnétisme sympathique réagissant sur lui, l'avertit
que je [411] vais accourir à la porte ; il suspend ma vision, retourne vers le
péon endormi, met le reçu dans sa main, lui ordonne de se rappeler sa
rencontre avec moi comme si elle lui était arrivée à lui-même, se rend
invisible et l'envoie au bureau télégraphique. Une suite très simple
d'évènements que n'importe quel magnétiseur expérimenté peut comprendre
facilement.
Damodar nous avait quittés le 25 novembre au lever du soleil, il revint
le 27 au soir, après une absence de soixante heures, mais combien changé !
Il était parti délicat, pâle, frêle, timide et déférent : il revenait bronzé, robuste
en apparence, solide, nerveux, hardi et énergique de manières, c'est à peine
si nous pouvions croire que c'était le même. Il était allé à l'ashrama du
Maitre, suivre un certain entrainement ; il m'apportait un message d'un autre
Maitre que je connaissais bien, et pour me prouver son authenticité, il me
murmura à l'oreille un certain mot de passe convenu qui servait à garantir
les messages de la Loge et qui (par parenthèse) sert toujours : il y a de l'autre
côté de l'Atlantique des gens qui feraient bien de noter ceci.
Le jour fixé pour mon départ étant arrivé, le Maharajah vit qu'il n'y avait
pas moyen de me retenir et me permit de prendre mon audience de congé.
Les éléphants revinrent donc nous chercher, et nous trouvâmes Son Altesse,
ainsi que le Dewan et le Trésorier assis par terre, avec des piles d'étoffes
placées en rang devant lui, une des piles s'élevant plus haut que les autres.
On parla de mon départ, de mon retour désiré, puis sur un signal du
Maharajah, un haut fonctionnaire poussa la grande pile devant moi en me
priant [412] d'accepter ce killat de Son Altesse. En même temps, le trésorier
déposait devant moi deux lourds sacs d'argent. Chaque personne de ma suite
avait une des autres piles. Selon la coutume, je touchai les présents, je fis en
joignant les mains et les portant à mon front, un salut respectueux que le
Maharajah me rendit. Nous nous levâmes ensuite, et après avoir salué les
officiers, nous quittâmes la salle d'audience et le Prince que nous ne devions
plus revoir. Aucun des princes régnants de l'Inde ne m'a laissé de si plaisants
souvenirs ; je parle seulement de mon impression personnelle, car je ne sais
pas ce que le gouvernement des Indes pouvait penser de son allié politique.
Rentrés chez nous, mon killat fut ouvert et on y trouva une robe de
dessus richement brodée et doublée de soie, un splendide châle de
Cachemire "brodé jusqu'au centre" : une écharpe de laine fine et souple pour
un turban, une autre verte pour le cou ou la ceinture avec les bouts brodés et
trois pièces de pashmina, souple étoffe de poil de chèvre dont on fait des
vêtements au Pendjab. Les deux sacs d'argent contenaient chacun 1 000
roupies, ce qui fait que mon cadeau en argent (ou plutôt celui de la Société
au nom de laquelle je signai le reçu) s'éleva à 2 500 roupies. On peut voir
dans le rapport du Trésorier de la convention de cette année-là que, sur cette
somme, je mis 1 200 roupies au compte d'achat de la propriété d'Adyar et
les 1 300 roupies restantes au compte courant. Je donnai la robe et le châle
à HPB, le turban et les trois pièces d'étoffe à d'autres amis et je gardai pour
moi la petite écharpe verte pour m'envelopper la gorge en voyage. Mais les
mites ne mirent [413] pas longtemps à la manger, de sorte que je ne gardai
rien des présents du Maharajah, excepté le souvenir de l'amabilité du
donateur. Les killats de ma suite étaient du même genre, mais moins
abondants et de qualité inférieure. Nous partîmes l'après-midi pour
Kapurthala et Damodar pour Madras.
Nous fûmes admirablement reçus à Kapurthala ; le célèbre Maharajah
d'à présent était alors un enfant et ses États étaient administrés par des
fonctionnaires choisis. Je trouvai l'atmosphère mentale bien meilleure que
celle de Jummo où le souverain m'avait paru le seul qui aimât les discussions
philosophiques. De plus cela ne flairait pas tant l'intrigue, on pouvait
respirer plus librement. Je l'ai noté dans mon journal, ce qui prouve que
c'était un fait qui m'avait frappé. Je fis une conférence sur la "Nature de la
Religion", je reçus des membres, parmi lesquels les principaux
fonctionnaires et j'organisai une branche. De là, nous allâmes à Jeypore,
l'incomparable.
Nos collègues de Jeypore me menèrent le lendemain matin voir un
ascète bien connu et respecté, appelé Atmaram Swami, qui leur avait dit
longtemps avant mon arrivée qu'il connaissait personnellement nos Maitres
et que huit ans auparavant, au Tibet, l'un d'eux, connu sous le nom de Jivan
Singh Chohan, lui avait dit de ne pas se décourager en voyant l'état religieux
de l'Inde, car ils avaient préparé la venue de deux Européens, un homme et
une femme, qui allaient bientôt venir réveiller les religions orientales. La
date correspond à celle de la fondation de la Société à New-York, et cette
nouvelle me parut fort importante. Je trouvai le yogi plein de dignité, avec
une physionomie [414] calme et pensive, tout à fait différent des ascètes qui
sont maintenant si communs aux Indes et qui n'y font pas grand bien. Il
m'accueillit d'une façon charmante et exprima le vœu que le plus grand
nombre possible de nos membres fût encouragé à pratiquer le yoga. Je lui
dis que je ne pouvais pas recommander cela à tout le monde, parce que si
les candidats n'avaient pas le tempérament requis et surtout s'ils n'étaient pas
sous la surveillance d'un maitre expérimenté, ils courraient risque de se faire
beaucoup de mal avec les expériences psychiques. Il fut de mon avis, mais
dit que tout était prévu et que cela tournerait à bien en son temps. Il est
certain que cela est arrivé comme il l'a dit, et les cas de Mme Besant et de M.
Leadbeater, qui n'étaient pas alors membres de la Société, confirment
pleinement les prédictions d'Atmaram Swami à Jeypore en 1883.
Ce même jour, j'eus à remplir le devoir désagréable d'expulser de la
Société le Vice-Président de la branche locale qui avait essayé d'abuser de
sa position pour obtenir des faveurs personnelles d'un fonctionnaire anglo-
indien et de M. Sinnett, tous deux M. ST. C'est pour moi une faute si grave
contre l'honneur de la Société que je n'hésiterais jamais à expulser
quiconque s'en rendrait coupable. Tant que je vivrai du moins, elle sera
protégée contre ces ignobles opportunistes. Puis après une conférence,
départ pour Baroda.
Le Gaikwar m'invita à aller le voir dans son palais magnifique le
lendemain, et nous eûmes une longue conversation sur plusieurs de nos
projets philanthropiques – entre autres, l'encouragement de la littérature
[415] et des études sanscrites auxquelles il prenait alors et prend encore un
très vif intérêt. Son palais est, comme tant de voyageurs peuvent en
témoigner, un des plus beaux de l'Inde et restera longtemps un monument
de sa largeur d'idées, quant aux devoirs et à la dignité d'un grand Prince
souverain de l'Inde.
De Baroda nous rentrâmes presque directement à Madras, et je vois
dans mon journal du 15 décembre, jour de l'arrivée : "Jamais le home ne m'a
paru plus délicieux, ni ma vieille camarade plus chère." Ces retours étaient
toujours un moment exquis et aucun des pays lointains que je parcours ne
m'a jamais paru si plaisant et reposant qu'Adyar.
Je m'occupai alors de préparer la Convention qui approchait. Le docteur
Hartmann, un de nos nouveaux membres, arriva le 17 décembre, comme
représentant de l'ancien centre de New-York et des branches de Rochester
et de Saint-Louis (ÉU). Puisqu'il lui a convenu de l'oublier en se séparant
avec le parti américain infidèle, je rappellerai ici que ni M. Judge qui
l'accrédita, ni lui-même en parlant comme délégué à la Convention, ni HPB,
ni moi, nous n'avions l'idée de considérer le centre de la ST comme ailleurs
qu'à Adyar, et le centre de New-York comme autre chose qu'une fraction
peu importante. Mais tout ceci a été expliqué avec preuves historiques à
l'appui 7, il est donc inutile de s'y étendre maintenant davantage.
Je vois une note dans mon journal qui marque d'une manière suggestive
combien le placement d'une [416] somme d'argent peut être d'un rapport
différent quant au Karma. Le 18 décembre le public de Madras donna un
banquet et une réception d'adieu à un très haut fonctionnaire européen qui
prenait sa retraite, et cela couta 15 000 roupies. Quelques jours plus tard,
nous récoltâmes par souscription une somme moindre pour payer la
propriété d'Adyar. La première affaire fit grand bruit, l'argent s'en alla en
fumée, et le bénéficiaire s'empressa d'oublier les souscripteurs. L'autre
donna à notre Société un home permanent, un domicile digne d'elle, un
refuge pour les fondateurs dans leurs vieux jours, un centre de formation
7
Voir discours annuel du P. ST à la 21e Convention. Adyar, 1897.
pour cet Institut Théosophique Oriental que nous avons projeté Mme Besant,
la comtesse Wachtmeister et moi. Vraiment quand on regarde en arrière, on
est surpris qu'avec des sommes comparativement si faibles, l'œuvre ait pu
s'étendre aux cinq parties du monde.
La Convention fut enthousiaste et fort nombreuse : notre position aux
Indes paraissait inexpugnable, pas un nuage n'obscurcissait l'azur de notre
ciel. Des phénomènes se produisaient quotidiennement au "sanctuaire" ; on
voyait six et même sept personnes recevoir des réponses en anglais ou en
dialectes du pays à des questions posées l'instant d'avant. Le 28 au matin,
sur la pelouse, juste avant l'ouverture de la Convention, je dis à HPB que
j'étais désolé que les autres membres de Madras eussent laissé le juge
Srinivasa Row souscrire 500 roupies de sa poche pour les dépenses de la
Convention, car j'étais sûr que cela dépassait ses moyens. Elle réfléchit un
moment, appela Damodar qui causait dans un groupe à une petite distance
et lui dit : "Allez au sanctuaire et apportez-moi [417] un paquet que vous y
trouverez." Il partit, revint moins de cinq minutes après avec une lettre
fermée dans la main, adressée à Srinivasa Row. On appela le juge et on lui
remit le paquet en le priant de l'ouvrir. On ne saurait décrire la surprise qui
se peignit sur sa figure en trouvant une lettre très affectueuse de KH le
remerciant de ses services dévoués et lui donnant les billets ci-inclus pour
les dépenses de la Convention. C'étaient des billets de banque faisant une
valeur de 500 roupies et sur le dos de chacun d'eux se trouvaient les initiales
KH au crayon bleu. Je raconte les choses exactement comme elles se sont
passées et j'ai encore un des billets – d'une valeur de 10 roupies – que j'ai
gardé avec la permission du juge. Il faut se rappeler que je venais
d'apprendre un moment seulement avant de parler à HPB la générosité du
juge ; que Damodar n'avait pas mis plus de cinq minutes à aller au sanctuaire
et à en revenir avec l'argent, que chaque billet portait les initiales familières
de KH, que ni HPB ni Damodar n'avaient à eux deux 100 roupies liquides,
sans parler de 500, et que ce don fut aussitôt annoncé à tous les délégués
présents. Il est évident que ce n'était pas de l'argent-fantôme, puisque j'ai
encore un billet à Adyar au bout de quatorze ans.
C'est à cette Convention que fut ouverte la souscription pour créer la
Médaille de Subbha Row en reconnaissance des travaux littéraires
importants, dans la Société. Elle a été décernée depuis à Srinivasa Row,
HPB, Mme Besant, G. R. S. Mead, et A. P. Sinnett. Un autre évènement
intéressant, sinon important, de cette réunion fut que j'administrai les [418]
Cinq Préceptes du Bouddhisme au docteur Franz Hartmann en présence de
HPB, de 4 délégués de Ceylan et de quelques autres. À la demande du
docteur Hartmann, j'avais prié télégraphiquement Sumangala, le grand-
prêtre, de m'autoriser à le représenter pour cette cérémonie.
Puis la plupart des délégués partirent et ainsi se termina une des années
les plus encourageantes et satisfaisantes de l'histoire de notre Société.
L'avenir brillait des couleurs de l'espérance, mais les dieux inférieurs jaloux
préparaient dans l'ombre la foudre que Mâra allait nous lancer dans peu de
mois. La suite de mon récit montrera combien peu d'avantages elle en retira.
CHAPITRE XXIX
—
L'ombre des évènements futurs
Voici cette année 1884, d'inoubliable mémoire, qui s'ouvre devant nous,
la dixième depuis ma rencontre avec HPB à la ferme du Vermont. Quelle
succession d'évènements excitants et d'expériences pittoresques pendant ces
dix ans ; quel élargissement imprévu de notre champ, et quels effets produits
sur nous-mêmes et sur les autres. Cela commençait par des séances
mystérieuses de nuit chez des fermiers médiums où des fantômes du monde
astral matérialisés ou plutôt objectivés apparaissaient dans l'ombre, parfois
se contentant de signes muets, parfois murmurant tout bas, parfois criant
presque leurs messages bien banals aux vivants. Cela finissait avec notre
établissement dans un beau bungalow indien au milieu d'amis asiatiques
enthousiastes, l'Inde tout entière devenue familière pour moi jusque dans ses
recoins, le nom de notre Société connu dans le monde entier et ses branches
établies dans des pays variés : [420] vraiment cette période valait un chapitre
de roman.
Dès le 4 janvier, je reprenais le cours de mes pérégrinations en
m'embarquant pour aller rendre visite au Maharajah de Vizianagram, qui
m'avait invité à me rendre chez lui. Il y avait parmi les passagers du bateau
un Écossais doué de seconde vue et qui, comme le philosophe suisse
Zschokke voyait parfois bien malgré lui tout le passé des gens qu'il
rencontrait se dérouler devant lui comme une peinture. Tous ceux qui ont lu
Dale Owen ou Ennemoser connaissent l'histoire de Zschokke réduisant au
silence un bruyant incrédule qui faisait partie d'une bande d'étudiants en
vacance dans une auberge des Alpes. Cette folle jeunesse avait bu plus que
de raison et devenait bruyante et impertinente. Un homme tranquille assis à
une petite table, dans un coin, attira leur attention et voilà que l'un d'eux, qui
venait de nier l'existence de Dieu et de l'âme avec beaucoup de violence, se
tourne vers l'homme tranquille et le défie de prendre le parti contraire.
Zschokke, car c'était lui, voyait en esprit toute l'existence de cet animal se
mouvoir devant lui ; pour toute réponse, il lui demanda s'il admettrait
l'existence de l'âme si celui qui parlait lui révélait les secrets de son propre
passé. Le jeune homme se moqua de la proposition et mit l'inconnu au défi
de révéler même les plus importants de ses secrets. Sur quoi Zschokke
commença son récit et entre autres vilaines images qu'il voyait, décrivit le
tableau de son jeune fou volant la caisse de son maitre. On peut s'imaginer
que cette bombe éclatant à l'improviste mit fin à la discussion et que le
philosophe se retira sans autre molestation. [421]
Bawaji m'accompagnait comme secrétaire particulier et mon
domestique musulman pour s'occuper des bagages. Le prince me reçut à la
porte de sa résidence, dans le Fort de Vizianagram, avec l'extrême courtoisie
bien connue de tous les Européens de Madras et de Calcutta et qui l'a fait
surnommer le Prince Charmant. C'est un vrai bibliophile et les livres de sa
belle bibliothèque sont presque tous richement reliés. Il causait religion et
philosophie avec sérieux et facilité, mais sans intérêt profond et cette
conviction sincère du Maharajah de Cachemire. En somme, il me parut
n'avoir pas de croyances bien déterminées, mais fort occupé des affaires de
ce monde, de ses plaisirs et de sa position personnelle. Je me figure qu'il
s'attendait un peu à me voir faire quelque miracle et que l'indifférence qu'il
montra depuis à la Société fut le résultat de son désappointement. Cependant
on ne pouvait pas rêver d'hôte plus aimable et pendant les quatre jours de
ma visite, les entretiens furent charmants. Avant notre départ, il remboursa
à Bawaji les dépenses de notre voyage, commanda une quantité considérable
de livres théosophiques et donna 500 roupies au trésorier de la Société. Je
fis deux conférences, j'organisai une branche, puis nous nous rembarquâmes
pour Madras.
J'étais à peine revenu à Adyar qu'une petite tempête fut soulevée au
quartier général par le frère d'un de nos collègues indous, qui exigeait
absolument que celui-ci quittât notre toit sous peine de perdre sa caste –
épreuve que peu d'Indous se soucient de subir, quelque zélés qu'ils se
montrent pour les réformes. L'individu isolé se trouve écrasé sous la [422]
masse énorme des vieilles coutumes, secondées par l'opinion publique à
moins qu'il ne soit assez riche pour gagner des pujaris (prêtres domestiques,
influents). Quand on me rapporta cette difficulté, j'ordonnai aux deux frères
de quitter aussitôt la propriété pour régler leur différend, car je ne pouvais
permettre aucune querelle de caste chez nous.
Ce serait peut-être le moment de dire quelques mots de l'attitude de la
Société envers les castes et la multitude d'autres abus sociaux qui pullulent
autour d'elle. Je classe le système des castes avec les autres abus, parce que
dans l'état actuel de l'Inde et du monde, je le considère comme tel et même
comme une violation de la liberté d'action personnelle. Mme Besant nous a
expliqué dans un langage sublime et avec une maitrise indéniable ce que fut
ce système au début et pourquoi il fut institué par les premiers conducteurs
de la race aryenne. En tant que facteur de développement spirituel, son
excellence est visible, mais telle la machinerie rouillée d'une mine
abandonnée, elle ne sert plus à rien et encombre la grande route. Ceci n'est
que mon opinion personnelle et n'engage naturellement que moi. Il est hors
de doute que tous les groupes de la race que nous appelons des nations se
différencient en quatre classes principales qui correspondent aux quatre
castes des Indous : les agriculteurs, les marchands, les militaires et les
souverains, enfin les maitres de toutes sortes. Il est donc indéniable que
l'institution des castes par Sri Krishna fut acte de sagesse et porta des fruits
magnifiques. Mais la classe occidentale, loin d'être inflexible, est
changeante : le paysan d'hier [423] peut devenir marchand, général, ou
professeur, il y en a des milliers d'exemples. Les classes ne sont donc pas
dans l'ordre moderne un aussi grand mal que l'état fixe et immuable des
castes héréditaires déchues de la dignité de pépinières d'âmes réincarnées,
au rang dégénéré de corporations marchandes, de tyrannies sociales, de
panditisme sans spiritualité, et d'hypocrisie religieuse avec les misères
qu'elle engendre. Si l'on admet tout cela, il y a matière à réforme pour ceux
qui sont qualifiés pour entreprendre l'amélioration des castes, soit individus,
soit Sociétés. C'est une chose qui est aussi en dehors du champ des activités
officielles de la Société que le régime, l'intempérance, le remariage des
veuves, l'esclavage, le mal social, la vivisection et cinquante autres voies
ouvertes au zèle philanthropique. En tant que Société, nous nous abstenons
de nous en mêler, mais individuellement nous sommes parfaitement libres
de nous jeter au cœur de la bataille si cela nous tente. La Société
Théosophique ignore les différences de sexe, car le Moi Supérieur n'a pas
de sexe ; de couleur, car il n'est ni blanc, ni noir, ni rouge, ni jaune comme
les races humaines ; de rang, de fortune, de situation politique, ou mondaine,
ou littéraire, car il est au-dessus de toutes ces limitations de l'homme
physique – immaculé, immortel, divin, immuable. C'est pourquoi comme
Président, je n'engage jamais la Société dans ces questions. Le Central
Hindu College à Bénarès de Mme Besant, mes trois collèges, mes deux cents
écoles bouddhistes de Ceylan, et mes écoles de parias à Madras sont des
entreprises personnelles et ne relèvent pas de la Société. [424]
Les bouddhistes cinghalais ayant obtenu ma promesse d'aller à Londres
essayer de remédier à leurs difficultés religieuses, je commençai alors à faire
les préparatifs nécessaires, d'abord pour aller à Colombo prendre les
arrangements définitifs, puis pour le voyage en Europe. Pour parer à tout
évènement, je réunis le conseil le 20 janvier pour remettre la direction des
affaires de la Société entre ses mains jusqu'à mon retour et je partis le
lendemain pour Tuticorin, le port le plus méridional de l'Inde d'où partent
les bateaux pour Colombo. Le conseil décida que HPB m'accompagnerait
en Europe, et elle se mit à faire ses préparatifs de son côté pendant mon
séjour à Ceylan. Sur le bateau de Tuticorin, je rencontrai deux jeunes Russes
nobles et un de leurs amis fort riche qui avaient été attirés vers les Indes par
les récits romantiques de Caves and Jungles of Hindustan, tels qu'ils
parurent à l'origine dans le Russky Vyestnik. Ces jeunes gens me dirent que
toute la Russie en avait été bouleversée et charmée.
Je provoquai, aussitôt débarqué à Colombo, une réunion des plus
notables bouddhistes, sous la présidence de Sumangala, pour examiner la
situation, et à la réunion suivante, le lendemain, on organisa le Comité de
Défense Bouddhique, si utile plus tard, avec un bureau bien choisi et un
règlement simple et plein de bon sens. Je fus chargé d'aller à Londres comme
membre honoraire et délégué spécial du Comité. Suivirent des visites au
Gouverneur, à l'agent du Gouvernement, à M. l'Inspecteur général de Police
et à d'autres fonctionnaires, plus des meetings variés de bouddhistes, la
préparation de [425] plusieurs pétitions et adresses, etc. En vue de ce qui
pouvait survenir, les grands prêtres des deux anciens monastères royaux de
Kandy en même temps que Sumangala et d'autres prêtres des provinces
maritimes se réunirent pour me donner pleins pouvoirs de les représenter
pour admettre des candidats au bouddhisme en leur faisant répéter le Pansil,
c'est-à-dire les cinq préceptes.
Voici les principaux objets de mon voyage en Angleterre : 1°
Convaincre le gouvernement de l'impuissance des bouddhistes cinghalais à
obtenir justice en cas d'attaque criminelle comme celle des catholiques qui
avaient récemment dispersé une procession bouddhiste et fait couler le sang
sans que les coupables eussent été punis ; 2° Obtenir du gouvernement la
nomination des Registrars bouddhistes pour les mariages, afin que les
bouddhistes ne fussent plus obligés de recourir à un fonctionnaire d'une foi
hostile à la leur ; 3° Tâcher de faire prendre un parti sur la question de
l'administration des biens temporels des monastères bouddhistes dont les
droits étaient depuis longtemps méconnus par les administrateurs laïques à
la honte des fonctionnaires coloniaux négligents ; 4° Obtenir un décret
déclarant le jour de naissance du Bouddha – la pleine lune de Mai – fête
légale. Tandis que toutes les grandes sectes de l'Inde jouissaient de leur fête
particulière, ces pauvres cinghalais doux et patients n'avaient rien de
semblable. Avant de partir, je menai Sumangala chez le Gouverneur pour
terminer une discussion que j'avais eue avec ce dernier au sujet de cette fête,
et Sir Arthur nous [426] permit de compter sur son appui amical lorsque
l'affaire lui serait renvoyée du Ministère colonial où je devais la porter.
En arrivant à Adyar je trouvai M. Saint-Georges Lane Fox, ingénieur
électricien, une de nos nouvelles recrues. HPB était partie pour Kathiawar
avec le docteur Hartmann faire une visite au Thakour Saheb de Wadhvan,
membre de la Société. Je terminai mes affaires à la hâte et les voyageurs de
Wadhvan me rejoignirent à Bombay, le 18 février. Nous embarquâmes le
20 sur le Chandernagor capitaine Dumont, un excellent paquebot français,
et un plus qu'excellent commandant français, dont j'ai toujours cultivé
l'amitié depuis. Il est maintenant directeur en chef du mouvement au canal
de Suez. Notre groupe se composait de HPB, moi, Mohini, M. Chatterji, et
B. J. Padshah, un des gradés les plus brillants de l'université de Bombay, un
parsi. Enfin Baboula, notre fidèle domestique. Avant de partir, j'avais
augmenté l'importance du comité chargé d'administrer le quartier général en
y ajoutant le docteur Hartmann, M. Lane Fox et… M. Coulomb. Sachant ce
qui devait suivre, on pourra s'étonner de ce dernier choix, mais il n'était
absolument rien arrivé jusque-là qui pût me donner mauvaise opinion de lui.
Quant à sa femme, j'étais aussi loin que possible de soupçonner qu'elle eût
pu être, avec ou sans l'aveu de HPB, complice de supercheries. À ma
connaissance, elle n'avait jamais laissé tomber un mot suspect ni fait quoi
que ce soit de ce genre. Naturellement, si j'avais eu l'ombre d'une idée de
son véritable caractère, [427] au lieu de faire entrer son mari dans le comité
(à sa requête à elle, car elle disait que c'était un homme fier qui serait blessé
si je le laissais de côté), je les aurais fait chasser tous les deux hors de la
propriété par nos domestiques avec des verges de bambou. Elle me
paraissait travailleuse, et faire tout ce qu'elle pouvait pour tenir la maison en
ordre et pourvoir au confort physique de HPB. Elle faisait le marché, nous
servait des repas convenables et surveillait les domestiques. J'avais pitié
d'elle quelquefois quand HPB la grondait pour des riens et, à ce qu'il me
semblait, montrait de l'ingratitude envers elle. Je ne l'admirais pas
autrement ; elle était potinière et rapporteuse, et se mêlait trop de questions
religieuses dont elle ne comprenait pas le premier mot. Mais elle paraissait
attachée comme un chien à HPB et gagnait bien le logement et la nourriture
que nous donnions à elle et à son mari. Il était adroit de ses outils et aimait
à s'en servir, de sorte qu'il était chargé du travail des maçons et des
charpentiers qui, dans une grande maison comme la nôtre, ont toujours
quelque chose à faire. C'était un homme tranquille, de bonnes manières, qui
paraissait parfaitement honnête et qui me plaisait assez pour en faire un
membre du comité. Il est bon que je dise ici un mot de la distribution de la
maison.
Le bâtiment principal à Adyar a près de 100 pieds carrés, au rez-de-
chaussée il y a six grandes chambres et le hall des Conventions. Quand nous
arrivâmes, il y avait au premier une grande chambre et une très petite, le
reste était en terrasse. HPB faisait sa chambre de cette grande pièce, un
rideau de séparation [428] marquait son petit salon. Je lui fis faire une
cuisine temporaire au coin NO du toit et Damodar occupait la petite chambre
sur l'escalier. Moi, j'habitais un bungalow détaché, sans étage, à une centaine
de mètres de la maison, dans le jardin. Pour monter au premier dans la
grande maison, il fallait passer par la véranda de derrière et prendre un
escalier à vis dans une tour. Une fois la porte de cet escalier fermée à clef,
personne ne pouvait accéder aux chambres supérieures. Il faut se rappeler
ce détail. Peu de temps après notre arrivée, nous avions construit une pièce
pour en faire un sanctuaire et nous avions transformé une fenêtre murée de
la chambre de HPB en porte pour y donner accès. Quand cette pièce fut finie,
elle y fit mettre son bureau et s'y installa. Mais sa chambre à coucher ne lui
plaisait pas et elle dit à M. Coulomb de se mettre à en construire une autre à
l'angle NE de la terrasse et c'était en train au moment du départ pour
l'Europe. Comme il était chargé de la construction et sa femme des affaires
de HPB ils avaient la clef de l'escalier et personne ne s'occupait de ce que
faisaient les ouvriers en haut ; les matériaux passaient par derrière sans
gêner personne. Quant à Damodar, il couchait dès lors dans le bureau où il
travaillait en bas. Les Coulomb logeaient dans un autre bungalow détaché
faisant pendant au mien. Le docteur Hartmann, M. Lane Fox et les autres
occupaient les chambres du rez-de-chaussée de la grande maison ou d'autres
pièces de mon bungalow. On voit clairement maintenant l'isolement normal
du premier étage et il faudra se le rappeler en lisant le rapport de la SPR
[429] sur l'affaire Coulomb. Revenons au Chandernagor où jour après jour
HPB travaillait dans la cabine du capitaine à la traduction française d'Isis
dévoilée que nos collègues français lui avaient demandée.
Sauf un petit peu de mauvais temps dans la Méditerranée, le voyage fut
exceptionnellement calme et charmant : le capitaine lui-même dit n'en avoir
jamais eu un si bon. En arrivant à Marseille le 12 mars, on nous envoya en
quarantaine au Frioul à cause de l'état sanitaire de Bombay : c'était vexant
après un si long voyage et impatients que nous étions de mettre les pieds sur
le plancher des vaches. Une tempête s'éleva et notre bateau était si fortement
dressé dans le port du Frioul que trois de nos amarres se rompirent et si la
quatrième en avait fait autant, nous aurions fait naufrage au port. Enfin, elle
tint bon et au bout de 24 heures nous quittâmes la quarantaine pour Marseille
en passant devant le Château d'If où l'on montre aux innocents les cachots
de Monte-Cristo et de l'abbé Faria, qui n'ont jamais existé que dans
l'imagination fertile d'Alexandre Dumas.
Nos fidèles et remarquables amis, le baron Spedialieri et le commandant
Courmes nous attendaient au débarqué et se montrèrent pleins d'obligeance
pour nous et de respect pour HPB. Aucun de ses innombrables admirateurs
n'était si capable de mesurer ses capacités occultes et littéraires que ce grand
Cabaliste de Marseille. J'ai une grande joie chaque fois que je passe par
Marseille à retourner chez lui et à être serré dans les bras de cet affectueux
patriarche, dont [430] l'esprit à 85 ans est aussi vigoureux que lors de notre
débarquement en 1884 8 . Quant à la fidélité et à la sympathie toujours
constante du commandant Gourmes, elle est bien connue et appréciée de
tous les lecteurs de la littérature théosophique.
8
Mort depuis.
CHAPITRE XXXV
—
Phénomène et guérisons à Nice
Deux jours après notre arrivée, nous partions pour Nice, HPB et moi,
pour nous rendre à l'invitation de Lady Caithness, Duchesse de Pomar,
tandis que Mohini et Padshah nous précédaient à Paris. Notre hôtesse faisait
tout son possible pour nous mettre à notre aise dans son palais Tiranti et
pour attirer autour de HPB cette crème de noblesse qui se presse sur la
Riviera pendant les mois d'hiver. Tous les jours on venait causer théosophie
et presque tous les soirs il y avait des réunions où l'exposition et la
discussion de nos principes étaient suivies de ces soupers légers pour
lesquels Lady Caithness avait un talent tout particulier. Si j'étais ravi de ce
premier aperçu intime du highlife continental, HPB l'était encore plus de
rencontrer, après tant d'années d'expatriation volontaire, des compatriotes
avec lesquels elle pouvait parler russe et qui lui donnaient de première main
les nouvelles des familles parmi lesquelles [432] elle avait passé sa jeunesse.
Elle peut s'être montrée iconoclaste sous bien des rapports, mais il n'y a
jamais eu de Russe plus enthousiaste, quoiqu'elle eût opté pour la nationalité
américaine et renoncé au Tsar et à tous les souverains. Je me figure qu'elle
le fit comme elle prit ses deux maris soit par caprice, soit pour quelque
raison occulte qui ne transpira point.
Le colonel et Mme Evans, de Cimiez, se montrèrent deux nouveaux amis
fort précieux ; ils avaient une villa superbe, qui nous paraissait encore plus
ensoleillée par leur chaud accueil. À Nice aussi, se fit la rencontre de Mme
Agathe Hammerlé, une Russe extrêmement cultivée, polyglotte étonnante
et en correspondance régulière avec la moitié des savants célèbres de
l'Europe qui s'occupent d'études psychologiques. Une soirée fut consacrée à
Camille Flammarion, l'astronome de Paris, qui était alors membre de notre
Société. Deux autres soirées furent remplies en partie par les expériences
magnétiques de M. Robert, le professionnel parisien et une autre fois j'allai
avec Mme Hammerlé entendre une conférence avec expériences du
professeur Guidi, spécialiste italien. Il faudrait demander à ceux qui ne
croient pas à la transmission de pensée comment ils expliquent une de ces
expériences à laquelle je pris part. Le conférencier avait deux assistantes,
dont l'une jouait du piano et l'autre lui servait de sujet. Il nous fit observer
l'effet de la musique sur cette dernière – dont il avait démontré l'insensibilité
par des pincements, des secousses et des bruits forts. Il lui ordonna
d'entendre la musique et elle se mit à répondre par ses [433] mouvements
physiques à tous les changements de caractère de la musique, exprimant par
des gestes dramatiques les sentiments qu'elle lui inspirait. L'orgueil, la
colère, la gaité, l'affection, le dédain, la méfiance, et la terreur se peignaient
sur cette femme en catalepsie comme si elle eût été un instrument de
musique vibrant sous les doigts de la pianiste. Signor Guidi nous dit alors
que si quelqu'un désirait se rendre compte par lui-même de la susceptibilité
du sujet à recevoir les suggestions mentales, il lui en offrait l'occasion. Je
me levai aussitôt et je m'offris pour l'expérience. Le conférencier vint à moi
et me dit que je devais concentrer ma pensée au moment où je voudrais fixer
le sujet dans la pose où elle se trouverait, et quand il se fut assuré que je le
comprenais bien, il me tint la main un moment puis s'éloigna. On fit alors
reprendre le piano et le sujet hypnotisé recommença ses poses plastiques. Je
la regardai bien, puis appuyant mon menton sur ma canne et baissant les
paupières de façon à voir à travers mes cils sans que mon regard pût lui
donner idée de mon intention, je choisis un moment où dans l'expression du
Sublime, elle était si penchée en arrière qu'elle semblait prête à tomber et
retenue seulement par les muscles des jambes. C'était une attitude si
difficile, qu'une personne dans son état naturel n'aurait pas pu la garder une
minute. Sans faire le moindre geste ni donner le moindre signe, je lui
ordonnai mentalement de rester rigide. Elle obéit instantanément : j'avais à
peine eu le temps de formuler ma pensée intérieurement, qu'elle l'avait saisie
et exécutée. La tête en arrière, le torse rejeté sur les hanches à angle [434]
oblique, les bras en l'air de toute leur longueur, les genoux pliés en avant,
elle paraissait figée comme une statue de bronze. Je trouvai cette expérience
fort instructive, d'autant plus qu'il avait suffi au magnétiseur d'une simple
pression de main pour me mettre en rapport psychique avec son sujet, sans
que ni lui ni moi n'eussions prononcé un mot.
À propos de M. Robert, dont j'ai parlé plus haut, je me rappelle qu'il
nous raconta une histoire qui comporte une leçon utile pour tous les
magnétiseurs. Il avait un certain sujet clairvoyant qui, un jour, étant endormi
et lucide, dit à son magnétiseur que la boutique d'un certain bijoutier de Nice
serait attaqué par des voleurs une certaine nuit. Robert, voyant là une
excellente occasion de donner de l'éclat aux doctrines de Mesmer, et
probablement aussi de faire une belle réclame à son profit, alla chez le
bijoutier en question, lui remit sa carte et lui conseilla de prendre des
précautions spéciales telle nuit contre les voleurs. Le bijoutier le remercia,
mais dit qu'il ne croyait guère à la clairvoyance et qu'en tout cas, son
magasin était tout à fait à l'abri des voleurs. Cependant, il se trouva que le
vol annoncé eut lieu au jour dit. Agitation, recours à la police et lamentations
accoutumées. Tout d'un coup, on repense à la carte du magnétiseur. Quelle
bonne idée ! Évidemment, il savait tout d'avance et avait essayé de faire
chanter le bijoutier, et n'ayant pas réussi, ses complices avaient fait le coup !
On porte la carte au commissaire de police, et l'innocent M. Robert est cité
à comparaitre pour être interrogé. Il y va, et la police lui déclare qu'elle ne
croit pas plus que le bijoutier à la clairvoyance et [435] qu'il faut qu'il donne
une explication un peu plus plausible de sa prévision du vol. L'infortuné
Robert s'en tira à grand-peine en appelant un certain nombre de gens les plus
connus de Nice en témoignage de sa bonne réputation, mais il lui fallut faire
disparaitre secrètement son innocent clairvoyant pour le soustraire aux
détectives de Nice. On admettra peut-être que des histoires pareilles
expliquent l'extrême répugnance que tous les magnétiseurs honorables
manifestent à permettre à leurs sujets d'aider à la découverte des criminels.
Bien des amis de HPB savent qu'elle eut peine à échapper à une accusation
de complicité de meurtre en Russie parce qu'à la demande de son père et de
l'inspecteur de police du district, elle en avait découvert par clairvoyance le
véritable auteur ; cela appuie encore l'avis préventif, que j'adresse à tous les
magnétiseurs qui ont la chance d'avoir sous leur contrôle un bon clairvoyant
dont la police sollicite l'aide : abstenez-vous !
Il se trouva que c'était le moment de la bataille de fleurs à Nice et je fus
bien aise de voir une des plus charmantes manières que le monde à la mode
ait inventées de tuer le temps. C'était très joli, certainement, mais un peu
triste aussi, car en voyant la routine d'amusements enfantins que l'on suit
chaque année sans rien changer à leur monotonie, on se rend compte
combien les classes supérieures sont loin de penser aux choses sérieuses, et
sont submergées par les plaisirs sensuels. Cependant, leurs sentiments
peuvent être soudain excités jusqu'à l'exaltation par un grand prédicateur ou
une grande idée mise en circulation au bon moment. Je sais pertinemment
que des femmes [436] du meilleur monde, des princesses de sang royal
même, lisent des livres théosophiques et pensent comme les théosophes,
c'est un peu de levain qui travaille la pâte et cette influence continuera à
croitre. Sans les différents scandales qui ont éclaté autour de notre
mouvement depuis 1884, les membres de l'aristocratie et de la haute
bourgeoisie européenne n'auraient pas éprouvé tant de répugnance à se
déclarer théosophes : sentiment qui existe encore aujourd'hui dans une
certaine mesure. Mais le plus grand obstacle sur notre route, c'est l'empire
complet de cette routine sociale dans les classes élevées et la manier
irrémédiable dont l'individu est entrainé dans ce gouffre de plaisir, de
passetemps et de course à l'oubli. Hors de la foule, quelques entités capables
de lire et de penser développeraient tout ce qu'il y a de bon en elles, mais
entourées, c'est une incarnation perdue.
Je croyais en quittant Adyar en avoir fini avec les guérisons : cependant
à la demande de HPB je ni laissai aller à entreprendre celles de trois dames
russes, que je rencontrai chez lady Caithness le 25 mars, une princesse, une
comtesse et une baronne. La seconde était une cousine de HPB, la troisième
une de ses amies d'enfance. La princesse avait un vieux reste d'hémiplégie
qui depuis douze ans l'empêchait de porter la main gauche à sa tête et de se
servir de son pied normalement. En une demi-heure, je lui rendis la liberté
de ses mouvements. La comtesse était extrêmement sourde : au bout de
quinze minutes elle entendait une conversation sur le ton ordinaire, et le soir
eut la joie d'entendre un concert comme [437] elle ne l'avait pas fait depuis
des années. Je délivrai la troisième d'une petite misère de l'épine dorsale.
Nous quittâmes Nice pour Paris le 27 mars, HPB et moi, et plusieurs de nos
nouveaux amis vinrent nous conduire à la gare.
En arrivant à Paris le lendemain soir, nous trouvâmes Mohini, le
Docteur Thurman M. ST, et W. Q. Judge, qui nous attendaient à la gare pour
nous conduire, 46, rue Notre-Dame-des-Champs où Lady Caithness nous
avait loué un appartement que HPB habita trois mois. Il y eut une foule de
visiteurs et une multitude de questions sur notre Société et son but. Nous
avions alors environ cent branches ; la presse parisienne, toujours à l'affut
d'une sensation, nous fit une réclame de nombreuses colonnes. Le journal
de Victor Hugo, le Rappel, tenait la tête avec un article de trois colonnes sur
"La Mission Bouddhiste en Europe".
Nos vieux amis, le docteur et Mme Ditson, habitaient Paris et j'allai avec
lui voir le fameux zouave Jacob peu de jours après notre arrivée. Les
pouvoirs curatifs exceptionnels de cet homme se manifestèrent sous le
second Empire et la presse d'Europe et d'Amérique retentit pendant des
années de ses miracles. Nous fûmes aimablement reçus et M. Jacob dit
aussitôt qu'il me connaissait de réputation comme fondateur de la ST et
comme magnétiseur. C'était un homme de taille moyenne, mince, actif, plein
de force nerveuse, les cheveux courts, des yeux noirs décidés et la
moustache noire. Il était en noir, la redingote boutonnée et le linge
scrupuleusement propre. Il nous introduisit dans sa clinique, une [438] pièce
longue et étroite au rez-de-chaussée avec un banc qui faisait le tour des murs.
Il traitait en moyenne une cinquantaine de malades par jour, et comme il
fonctionnait depuis vingt ans, il devait lui avoir passé par les mains quelque
300 000 patients. Sa méthode me frappa beaucoup. À l'heure fixée on
fermait la porte, les patients s'asseyaient sur les bancs et le Zouave entrait
en silence, l'air fort solennel, et se plaçait, les bras croisés, au centre de
l'extrémité près de la porte. Après avoir médité quelques instants, il relevait
la tête et lentement il examinait chaque malade du regard avec délibération
et attention. Commençant par le premier à sa gauche, il s'arrêtait : droit
devant lui, le regardait comme pour le transpercer, puis touchant quelque
partie du corps – parfois sans toucher – il demandait : "Est-ce là ?" Si la
réponse était affirmative, il donnait une ordonnance ou faisait une ou deux
passes et renvoyait le patient ou lui disait de rester. Puis il passait à un autre.
Quelquefois, après avoir regardé un malade, il secouait la tête en disant :
"Rien" ! Pour faire comprendre qu'il ne pouvait rien faire et que le patient
devait s'en aller. Il faisait ainsi le tour de la pièce, toujours silencieux, grave,
imposant, effectuant plusieurs guérisons, ordonnant aux autres de revenir le
lendemain pour être traités de nouveau, ne prenant pas d'honoraires mais
comptant pour vivre sur la vente de ses livres et de ses photographies. C'était
une personnalité frappante, un peu vaniteuse, il en voulait amèrement aux
médecins qui le persécutaient mesquinement, et aux prêtres. On se rappelle
que je venais juste de finir mes quinze mois de cures magnétiques [439] et
sa méthode me frappa beaucoup par sa simplicité et son efficacité. C'était
pure suggestion hypnotique et cela n'exigeait pas de dépense de vitalité de
la part du guérisseur comme ma manière à moi. Son calme imperturbable et
sa pénétration mystérieuse des symptômes, le silence, son passage sans bruit
d'un patient à l'autre coupé par les exclamations de joie de ceux qui étaient
délivrés de leurs maux devant tous, créait une atmosphère d'expectative,
augmentée par sa grande réputation de thaumaturge, où s'effectuaient des
cures spontanées au moment où il touchait du doigt le siège du mal. Le
facteur principal était son attitude de confiance absolue dans son pouvoir de
vaincre le mal. C'était de l'autosuggestion collective, le même pouvoir qui
permet au général Booth et aux autres grands "Revivalistes" de convertir des
milliers et des milliers d'hommes. En somme, la méthode de l'Armée du
Salut est une des plus fortes applications d'hypnotisme qu'on n'ait jamais
connues. J'ai vu l'année dernière ses effets merveilleux et 75 sujets
invinciblement attirés par le système de Braid et de Charcot vers le "Banc
d'angoisse". La grosse caisse battue à coups rythmés remplace le tamtam qui
accompagne les exercices terrifiants des Aissaouas.
Nous allâmes voir le lendemain un autre guérisseur médium, appelé
Eugène Hyppolyte fils, qui passait pour guérir "Sous contrôle". C'était un
homme fort au teint jaune ; avec son consentement j'essayai sa sensibilité
que je trouvais très grande à mon magnétisme. J'aurais pu le guérir de
n'importe quoi en deux ou trois traitements. Ensuite nous allâmes [440]
encore chez un autre, Adolphe Didier, frère du célèbre Alexis, dont les
facultés clairvoyantes son historiques.
HPB tenait avec moi des réunions de conversation et de discussion chez
Lady Caithness et d'autres amis et Sa Seigneurie a consigné quelques-uns
de leurs résultats dans son livre le Mystères des âges.
FIN DU LIVRE