1993 - La Sculpture de Soi - Michel Onfray
1993 - La Sculpture de Soi - Michel Onfray
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DU MÊME AUTEUR
OUVERTURE
Éthique
Esthétique
Économique
1
De la magnificence ou La preuve de l'abondance
Pathétique
CODA
APPENDICE
2
© Éditions Grasset & Fasquelle, 1993
978-2-246-78035-9
3
DU MÊME AUTEUR
GEORGES PALANTE
Essai sur un nietzschéen de gauche
Folle-Avoine, 1989.
LE VENTRE DES PHILOSOPHES
Critique de la raison diététique
Grasset, 1989.
CYNISMES
Portrait du philosophe en chien
Grasset, 1990.
L'ART DE JOUIR
Pour un matérialisme hédoniste
Grasset, 1991.
L'ŒIL NOMADE
La peinture de Jacques Pasquier
Folle-Avoine, 1993.
4
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
5
« Sois le maître et le sculpteur de toi-même »
NIETZSCHE, La Volonté de puissance.
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OUVERTURE
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construire, il chemine, comme à l'orée du monde, parmi un bestiaire qui
l'annonce et l'explique : l'aigle et le serpent sont ses emblèmes, l'âne et le
chameau, ses ennemis, parce que se nourrissant des énergies avec
lesquelles on peut produire le surhumain, un état plus qu'une figure.
Zarathoustra, c'est le métaphysicien nouveau qui a le sens de la terre,
s'enracine donc dans le seul sensible. Il poursuit de sa vindicte l'idéal
ascétique et ceux qui en font la promotion. Sa haine va aussi aux
vendeurs d'arrière-mondes qui se refusent la pensée tragique et préfèrent
bercer les hommes d'illusions sucrées et dangereuses. Il n'aime ni les
dieux ni les maîtres et va, n'écoutant que ce qu'il sait être l'énergie, la
force, la puissance – le contraire de la violence. Avant tout, il excelle
comme montreur de nouvelles possibilités de vie, loin du christianisme,
par-delà tout ce qui vit de ses idéaux mortifères. Et son ombre m'obsède,
car nos époques manquent d'une virilité qui lui ressemble.
Dans le golfe de Gênes, j'étais venu me nourrir des parfums, des
couleurs et des zéphyrs de l'une des terres qui fécondèrent l'âme de
Nietzsche. Entre lauriers et palmiers, près des eaux azurées et non loin du
Monte Alegro, pourvoyeur des joies annoncées par son nom, j'avais
résolu de poursuivre ma quête d'une figure qui cristalliserait l'état dans
lequel une éthique peut se dire, non loin de l'esthétique, proche de
l'élégance, et se fortifiant des lumières d'Italie. Venise me ravit.
Chacune de mes visites faites à la sérénissime fut l'occasion de
pressentir que, dans cet entrelacs de canaux et de ponts, d'eaux et de
pierres, surgirait une solution. Le labyrinthe appelait un fil d'Ariane – il
n'est pas de problème sans solution. Mes émotions devaient me conduire
au seuil d'aurores qui n'ont pas encore lui et qui prirent la forme de
bribes, de directions et d'intuitions. De Venise, on pouvait attendre une
mise en forme de la lumière. Aussi, la nuit eut-elle son utilité. Plongée
dans l'obscurité, la ville vacille de part en part autour de points
lumineux : petites fenêtres, éclairages brinquebalant des ruelles, lueurs
graciles de trattorias, ou majesté des flux tombant d'immenses lustres
pendus aux plafonds décorés de stucs, abîmés par l'humidité et s'offrant
au regard du noctambule descendant le Grand Canal. La lumière est
diffractée, elle se recompose en de capricieux pointillismes. Les nuits
chaotiques sont propices aux fulgurances, elles fortifient les tensions avec
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lesquelles se disent les résolutions, plus tard. Impossible, ici, de
s'abandonner aux puissances chthoniennes ou d'attendre quoi que ce soit
des mystères telluriques. Pas plus on ne se fiera au liquide et aux sirènes
aquatiques.
Les odeurs d'eau croupie, de pierres rongées par les vagues, d'algues
flottant à la surface des canaux, fomentent des humus mentaux. Parfums
de lendemain de chaos, de jours qui suivent la création du monde ou qui
précèdent de peu les apocalypses. Venise est couverte d'une brume de
genèse, les décompositions en témoignent, elles augurent de renaissances
et de vitalités aux promesses revigorantes. Les effluves ont la charpente
des senteurs intimes, le bouquet puissant des fermentations secrètes. Au
plus profond des âmes, l'esprit qui flotte au-dessus des eaux épouse le
secret, le silence et les ébranlements. La chair retrouve des humeurs
connues, elle sait les parentés et les proximités complices. L'ombilic de la
cité n'est pas, comme à Rome, un mundus sous lequel guettent les esprits,
non loin d'une pierre noire, à l'intersection des axes verticaux et
horizontaux; il n'est pas fixe, immobile et menaçant de dégorger les
fléaux; il n'a pas la matérialité des lieux découverts par les marécages.
Car le centre de Venise est un parfum.
Mélange de nuits et de particules volatiles, la ville est enfin l'unique
expression de la volonté. Sans double ni duplication possible, elle est la
quintessence d'une forme d'exception : le défi lancé à la nature, la somme
de l'orgueil et de la culture portés à leur paroxysme. Elle est la production
d'une pensée, l'achèvement et l'aboutissement d'un projet de Titans qui
voulurent inscrire sur l'eau, dans la lagune, à la surface mouvante de
marécages, un rêve pétrifié : la minéralité et sa permanence contre
l'équivoque des éléments frustes. Songe de raison malgré tout abouti,
méditation de tempéraments et de caractères goûtant la provocation des
esprits chagrins qui, toujours, reculent devant les pouvoirs de la
détermination et de l'opiniâtreté, Venise est la résultante d'épousailles
entre la résolution et l'énergie. De même exprime-t-elle la densité, la
concentration, sur un minimum de surface d'un maximum de défi. Contre
l'eau et malgré elle : l'or et le marbre – les matières de l'excellence, les
qualités de la rareté et de la noblesse. La cité montre l'arrogance aboutie
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des hommes contre la nature, la puissante efficace du vouloir sur le
destin. J'y trouve métaphore structurante.
Enfin, Venise concentre toutes les variations possibles et imaginables
sur le thème de la grâce et de l'élégance. De la pierre finement sculptée,
dentelée et ouvragée aux compositions de Pietro Longhi ou du Prêtre
roux, en passant par les chats – vivants symboles du mystère, qui
expriment, en même temps, l'indépendance, le caractère imprévisible, et
le fauve jamais tout à fait circonscrit. Cité du mépris de la lourdeur et de
la promotion de la délicatesse, Venise est l'éther à la surface des eaux,
menaçant de devenir un vaisseau fantôme par trop d'épousailles avec les
embruns. Rien n'y pèse, tout y plane. Brouillard pour le vol des alcyons,
lumière pour l'habitué des rigueurs hyperboréennes. La sérénissime est
arrimée au temps. Mais tout périra, y compris les périls. En attendant, elle
flotte au dessus des vagues, méprisant la matière, refusant la pesanteur.
Sur les cimes d'eau, familière des écumes – ces liqueurs séminales –, elle
étale sa magnificence et se repaît d'excellence.
Qu'attendre de plus propice? Naissant des parfums génésiques,
fortifiée des lumières qui conjurent la nuit, expression de l'énergie
concentrée et de la grâce incarnée, la forme a choisi la cité – la cité n'a
plus qu'à produire des formes. Un fils de Zarathoustra pourrait bien être
vénitien, surgir des terreaux nourriciers aquatiques, porteur de lueurs
éblouissantes, rayonnant la force et se mouvant dans l'élégance. Est-ce
pour ces raisons qu'on retrouve Nietzsche amoureux de Venise, fasciné
par l'exception et transformant la ville en métaphore de la musique?
Mon premier voyage à Venise fut sans souci de l'ombre nietzschéenne.
Je ne me souvenais plus qu'entre Sils et Gênes, Nice et Messine, il y eût
la cité des doges. Plus tard, lorsque j'y revins, j'eus envie de
pérégrinations sur les lieux hantés par le philosophe. En suivant les traces
de Zarathoustra, je savais qu'on se perd dans le dessein de se retrouver.
Un modèle n'est pas une prison, il invite à trouver sa voie et à manifester
son ingratitude : chemin faisant, il s'agit de se défaire des ombres avant
qu'elles ne deviennent des défroques, des entraves. Il faut être
nietzschéen comme, vraisemblablement, Nietzsche aurait aimé qu'on le
fût : en insoumis, en rebelle. Le paradoxe est que, même ici, il s'agit de
leçons...
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Le cœur de Venise est nocturne. Je me souviens encore du bruit de mes
pas dans les calle, sur les petites places désertes. Sous l'ombre des
campaniles, traversant des ponts, passant le long de couloirs sous
colonnades, apprenant le pavage irrégulier sous les pieds, j'ai marché
pour des retrouvailles, comme lorsqu'on va vers un être aimé dont
l'absence fut troublante parce qu'elle contribua à rendre imprécis les
contours de son visage ou les inflexions de sa voix : il s'agit de réinvestir
la forme pour qu'elle coïncide avec l'idée qu'on en avait gardée.
Dans l'état d'excitation qui accompagne ces réajustements avec le réel,
le corps est transfiguré. En lui s'accomplissent des métamorphoses
nourries de songes et de craintes, de fatigues et d'appréhensions. Le sang
afflue dans les tempes, au visage. Il chauffe les membres, dégourdit l'âme
et la rend plus véloce, plus souple. Elle est tapie dans la nuit, prête à
saisir le prétexte d'une émotion qui deviendra une intuition, puis une idée.
Chasse nocturne pour nourritures diurnes.
Au détour d'un étroit canal, glissant dans les ténèbres, comme la
barque de Charon, un gondolier passa. Un léger cri l'avait précédé pour
signaler sa venue – une inflexion de voix, plutôt. Arc-bouté sur sa rame,
il fit avancer l'embarcation, ce long cercueil effilé, noir, au bec menaçant.
S'appuyant sur un mur, avec sa jambe, il fit naître un autre mouvement
avec lequel la gondole put négocier son virage dans un angle droit. Le
silence suivit, puis le bruit de l'eau qui se referme dans le sillage, en un
petit clapotis. Un peu plus loin, il chanta. Et je retrouvai mon fil d'Ariane,
Nietzsche écrivant à Peter Gast, lors d'un séjour à Venise : « La dernière
nuit m'apporta encore, tandis que j'étais arrêté sur le pont du Rialto, une
musique qui me toucha aux larmes, un vieil adagio si incroyablement
ancien, qu'il semblait n'y avoir jamais eu d'adagio avant celui-là. » Après
la lumière, les parfums, l'énergie et la grâce, il fallait que la cité fût
musiquée, entre le madrigal et l'aria d'opéra. Aussi insaisissable qu'une
orchestration, aussi fugace qu'un écho d'harmonie. Venise, chant profane
sur lequel Dionysos puisse danser et prendre la forme de Zarathoustra.
Dans la cité de Monteverdi, Nietzsche et Gast – l'ami du philosophe,
un musicien auquel on doit un opéra dont le titre est Les Lions de Venise
– mettent au point le manuscrit d'Aurore, livre génois dans sa facture,
mais qui fut longtemps intitulé Ombra di Venezia. Puis, ils pensent,
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ensemble, un ouvrage sur Frédéric Chopin. Niezsche lit George Sand,
Gast étudie les partitions, ils jouent les pièces au piano. Il me plaît
d'imaginer, sous les doigts du philosophe, l'Étude n° 12 en ut mineur, un
allegro con fuoco – l'expression musicale du génie nietzschéen, de sa
qualité et de son destin. Fougue, puissance, force et désespoir : cette
œuvre de l'opus 10 est une tempête qui préfigure l'aboutissement des
voyages de Nietzsche. La main gauche exprime l'éternel retour du
tragique, le caractère implacable du fonds noir sur lequel s'inscrivent nos
faits et gestes, c'est une trame nocturne ; la main droite est volontaire, elle
montre à l'œuvre les tentatives d'arrachement à la torpeur, les essais pour
échapper à son destin. La ligne se brise pour une rupture de rythme, des
lueurs d'espoir et un peu de paix. Menaces, encore, dans le registre grave,
avant la chute qui fait songer aux frustrations de l'inachèvement.
Dionysos triomphant absolument d'Apollon, totalement, jusque dans les
conséquences les plus dramatiques. Rendez-vous est déjà pris avec la
folie, le philosophe s'achemine vers la déraison – l'étude de Chopin
montre ce qui reste à parcourir et quel abîme s'ouvre au bout du sentier.
Nietzsche ne sait pas qu'il écoute la préfiguration de son effondrement.
En attendant, il rejoint sa pension, soit casa Fumagalli, près de la Fenice,
soit Albergo san Marco, une chambre qui donne sur la place Saint-Marc.
Solitaire, toujours, habité par les songes et préoccupé par les aphorismes
en cours, il emboîte le pas aux âmes mortes ayant, elles aussi, joué du
labyrinthe vénitien.
Dans un petit carnet qui s'ouvre sur le titre Carnevale di Venezia,
Nietzsche consigne, le soir venu, les conversations avec Gast. Dans la
trattoria où il dîne, le repas est frugal, agrémenté d'un vino conegliano, un
âpre breuvage venant de Vénétie. Avenir de la noblesse, soins à donner à
la santé, supporter la pauvreté, les hommes de la vie manquée, aux
rêveurs d'immortalité – il revoit les formules de son livre, cisèle, affine et
acère les pointes de ses flèches. Et la nuit est peuplée des songes avec
lesquels se nourrissent les livres. Le lendemain, on peut voir le
philosophe piazza San Marco, en plein soleil, écoutant la fanfare
militaire, ou, plus intempestif, sortant de l'office à la basilique, le
dimanche, car il aime le lieu encore plein des mânes de Cavalli ou
Gabrieli. Les jardins publics lui plaisent aussi et les terrasses où il goûte
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les huîtres et les figues, qu'il aime par-dessus tout. Enfin, il a ses
habitudes chez Barbese dont les bains chauds sont revigorants. Car sa
santé est toujours aussi précaire et dans les lettres qu'il envoie à son ami,
pour qu'il lui prépare un accueil vénitien sans surprise, Nietzsche
demande une chaise longue, pour pouvoir se reposer des fatigues
accumulées et des tensions qui le ravagent, puis des tapis pour recouvrir
le dallage de marbre glacé de l'endroit où il loge. Fondamenta nuevo, il
arpente. Le long de la lagune, entre la cité des doges et l'appel de la haute
mer, il promène son corps secoué de tressaillements, traversé de
fulgurances.
Le lieu lui plaira. De là, on voit Murano, Torcello et l'île San Michele.
Il y habitera, Palazzo Berlendis, au dernier étage – c'est là qu'il songera à
faire de l'île des morts le lieu du silence et des tombeaux de sa jeunesse.
Sur cette terre des taciturnes, le philosophe veut porter des couronnes de
vie pour conjurer les nuits et la souffrance, le passé et la solitude. Et il
écrit : « Seulement où sont les tombes, là sont aussi des résurrections. »
Le cimetière est comme un vaisseau ancré dans la lagune, en attente de
nourritures. Légèrement à l'écart, il est le pendant sombre de la Venise
lumineuse et légère. Un morceau détaché de cette aurore perpétuelle qui
irait s'épuisant, jusqu'à ne contenir plus que cadavres et débris. L'île San
Michele flotte tel un bâtiment destiné aux eaux profondes. En attendant,
elle exige ses tributs.
Je voulus y mesurer l'importance d'un absent, entre deux dalles
blanches, voisines. Les deux pierres tombales recouvrent les sépultures
de Stravinski et Diaghilev. Ecartelées entre les deux couvercles, mais
seulement sous la forme d'un songe, sont les mânes de Nijinski. Je
sollicitai sa présence en voyant les aiguilles de pin jonchant le sol, en
entendant, au loin, le bruit des vaporettos qui passent, en regardant, un
bouquet de fleurs à la main, une vieille femme, toute de noire vêtue,
allant, entre les sépultures, rejoindre l'âme d'un défunt pour lui faire
respirer, du moins j'imagine, les parfums d'une composition d'hélénies,
d'immortelles jaunes et de scabieuses – les fleurs avec lesquelles on dit
les pleurs, le souvenir et le deuil. Entre les deux tombes des deux amis de
Nijinski s'était faufilé le souffle du danseur appelé par la déraison : à
tenter les cimes, à vouloir des hauteurs toujours plus insensées, on finit
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par ne plus retrouver le chemin du sol. Puis, je me souvins de cet ami me
racontant que son bateau avait croisé une embarcation tendue de noir,
chargée d'un cercueil, se dirigeant vers l'île San Michele. Dominique de
Roux, qu'il rencontra quelques instants après, et qui avait assisté à
l'enterrement, lui apprit qu'il s'agissait de la dépouille d'Ezra Pound. La
musique, la danse et le poème se réconciliaient en tombeaux.
Passé le pont qui enjambe le Rio Mendicati, laissant derrière soi la
nécropole, Venise s'offre à nouveau, et l'on peut s'enfoncer dans les
canaux, se perdre dans les eaux vertes ou glauques, retrouver les parfums
génésiques et le triomphe des équilibres. Le cimetière est un vague rêve,
un souvenir s'évaporant. Traversant le quartier où se rejoignent les
sestieri Castello, Cannaregio et San Marco, je débouchai sur le Grand
Canal non loin du pont du Rialto. Nietzsche y vécut une émotion dont il
fit un poème : « Accoudé au pont, j'étais debout dans la nuit brune. De
loin, un chant venait jusqu'à moi : des gouttes d'or ruisselaient sur la
surface tremblante de l'eau. Des gondoles, des lumières, de la musique...
Tout cela voguait vers le crépuscule. Mon âme, l'accord d'une harpe, se
chantait à elle-même, invisiblement touchée, un chant de gondolier,
tremblante, d'une béatitude diaprée. Quelqu'un l'écoute-t-il ? » Peu
d'années après ces lignes, la raison quitta l'esprit du philosophe. A Turin,
il s'effondra aux pieds d'un cheval. Overbeck, l'un de ses amis, le
conduisit à Bâle. Pendant le transfert, il craignait le voyage en chemin de
fer. Les tunnels sont nombreux, il fallait traverser de longs passages sans
éclairage. Et l'on ne savait pas de quoi Nietzsche était capable. Lors d'un
moment d'obscurité, sous les montagnes, dans le ventre de la terre, sa
voix se fit entendre, douce. Il chanta, fredonna en italien. Les larmes
couvrant son visage, il avait aux lèvres le chant du gondolier qu'il
psalmodiait dans le rythme de l'adagio qui lui avait donné l'impression
d'être une musique de début du monde. Pour Nietzsche, c'était un chant
du départ vers le silence et l'innocence. L'odyssée s'arrêtait là, et les
souvenirs devinrent confus, avant que l'âme ne quitte définitivement son
vieux corps usé, fatigué, tendu jusqu'à l'extrémité de ses possibilités.
Je songeai à ce naufrage en lisant quelques pages du Zarathoustra aux
terrasses des cafés, sur les marches des bâtiments désolés ou les pieds
dans le vide, sur le bord d'un canal. Le soleil se reflétait dans l'eau,
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éclatait la surface en fragments de miroirs qui se mêlaient, se défaisaient,
sous les arches d'un pont. Le temps était chaud et, au loin, une musique
se faisait entendre. Une contralto répétait des cantates baroques dans
l'église où officiait Vivaldi. Mes pérégrinations me donnèrent des plaisirs
divers : quelques mots échangés avec un vendeur de poissons frais et
luisants, dans le quartier de Cannaregio ; les peintures de Carpaccio dans
l'église du quai des Esclavons ; les dîners dans d'obscures trattorias où le
vin blanc est frais et les plats délicieux – au bord d'ivresses douces dont
la tiédeur des soirs est complice; la vitesse des taxis pressés lorsqu'ils
abordent la lagune et font du visage un palimpseste pour les embruns; la
lumière sur les pierres de la Giudecca quand le soir approche ; Fellini,
croisé sur le pont de l'Accademia ; les sorbets et l'eau glacée à la terrasse
d'un café Campo Marosini ; la nonchalance aristocratique des chats près
du théâtre de la Fenice ; les parfums et les couleurs des fruits ou des
légumes dans le marché proche du Rialto; l'eau fraîche des fontaines; les
drapés à l'antique entre les colonnades des procuraties ; le clapotis des
eaux, partout, les jeux de lumières et d'ombres. Riches heures en
émotions, passions et sensations. Je fus de tous les labyrinthes et laissai
mon âme à disposition du lieu. Je fis bien. Et découvris ce que je
cherchais.
Piazza san Zanipollo, devant la scuola san Marco, le lieu est une
Venise quintessenciée, un épicentre : tout ce qui fait la cité est là. Une
église et un pont, un puits et le rio, les cheminées typiques et l'ocre des
bâtiments – et le monument d'Andrea del Verrochio, une statue équestre
de bronze représentant le Condottiere Bartolomeo Colleoni. Mes idées se
mirent d'un seul coup en place. Ce qui depuis longtemps se cherchait en
moi aboutit soudainement et prit la forme d'un ravissement. La sensation
est étrange, je ne fis pas la part de la contemplation, de la félicité ni de
l'exaltation. Juchée sur un socle à l'antique, à plusieurs mètres du sol, la
statue est comme dans les airs, au-dessus et au-delà, dominante et
imposante. Dans cette œuvre magnifique, tout est ordonné pour montrer
une tension à l'œuvre, mais dans le détail des affleurements : sur le cou
du cheval, nerveux et sanguin à la fois, sur le corps du cavalier, raidi par
la détermination, dans la confusion de la monture et du capitaine –
mélange païen et parent des centaures –, dans les rênes qui transmettent
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la volonté de l'homme à l'animal, au creux des muscles saillants du
palefroi où l'on imagine la stridence de l'influx. Les veines qui irriguent
l'encolure suscitent un sang chaud et vif qui doit aussi parcourir le corps
du chevalier magnifiant l'énergie et la détermination. Jambes tendues,
cuirassé, coiffé d'un heaume et cambré sur sa selle, il paraît porter sur le
monde un regard d'aigle, renforcé par la moue d'une bouche volontaire.
Arrogance ou défi, résolution ou fermeté, le Condottiere veut, sait ce qu'il
veut, et transforme le monde en terrain d'exercice pour la puissance. La
force a tracé les lignes du visage ; le courage a laissé des traces, la
vigueur des volumes. Sa face est celle d'un homme d'exception dont le
combat avec le réel est perpétuel. Sans repos, toujours tendu, il écrit son
histoire comme on écrit l'Histoire : avec la véhémence d'un créateur
d'empire. Verrochio a placé sur le sommet de la tête du cheval un toupet
singulier qui fait flamme, langue de feu pour une pentecôte païenne –
signe que le caractère valeureux du Condottiere ne fait qu'un avec celui
de sa monture.
Bartolomeo Colleoni n'est pas le soudard que l'on dit. L'homme fut
soldat, sachant que c'est un métier de côtoyer et braver la mort, n'ignorant
pas que la proximité avec les passions tragiques trempe les âmes
autrement que l'ignorance de nos destins de mortels. Mais le Condottiere
est avant tout une figure d'excellence, un emblème de la Renaissance qui
associe le calme et la force, la quiétude et la détermination, le
tempérament artiste et la volonté de régner sur soi avant toute autre forme
d'empire. Son caractère est impérieux, sa nature ardente. Loin des vertus
chrétiennes, ces rapetissantes logiques, contre l'humilité qui rabougrit, la
culpabilité qui ronge, la mauvaise conscience qui sape, l'idéal ascétique
qui tue, le Condottiere pratique une morale de la hauteur et de
l'affirmation, une innocence, une audace et une vitalité qui débordent.
Son éthique est aussi une esthétique : aux vertus qui rétrécissent, il
préfère l'élégance et la prévenance, le style et l'énergie, la grandeur et le
tragique, la prodigalité et la magnificence, le sublime et l'élection, la
virtuosité et l'hédonisme – une authentique théorie des passions destinée
à produire une belle individualité, une nature artiste dont les aspirations
seraient l'héroïsme, ou la sainteté que permet un monde sans Dieu,
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désespérément athée, vide de tout, hormis des potentialités et des
décisions qui les font s'épanouir.
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Éthique
PORTRAIT DU VERTUEUX EN
CONDOTTIERE
« Où prendre notre impératif ? Il n'y a pas de " tu dois "; il n'y a
que le " il faut que je... " du tout-puissant, du créateur. »
NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra.
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Du Condottiere ou L'énergie pliée
Etranges principes, bougonneront les fâcheux, d'aller quérir une figure
éthique du côté des soudards! Pourquoi pas dans les bouges, les bordels
ou les tripots? Certes, pourquoi pas... Disons, pour l'instant, qu'il me plaît
de ne pas les poursuivre dans les transepts ou les amphithéâtres, les
travées d'églises ou les couloirs d'universités. Plutôt là où grouille la vie
que dans les lieux empuantis par la mort. Et j'ai plus de sympathie à
traquer le capitaine de la Renaissance italienne que le privatdozent de
l'université prussienne. Bartolomeo Colleoni, par exemple, de préférence
à Hegel. Le premier me séduit par sa pratique de la grandeur, le second
m'ennuie par ses dialectiques absconses.
Une figure éthique, un personnage conceptuel 1 me ravissent plus
volontiers lorsqu'ils émergent du concret, de la pratique. Ainsi, ils
peuvent servir pour retrouver la théorie qui n'a de sens que fécondée par
les expériences, générée par les émotions, la vie. Certes, il faut séparer
les scories des pépites, les élégances des petitesses. Le diffus d'une
existence doit passer par le filtre de la subjectivité qui théorise, regarde et
met en forme. Le Condottiere1 me plaît moins pour ce qu'il fut
historiquement que pour ce qu'il permet dans le registre de l'éthique. De
la profusion d'une biographie, il s'agit d'extraire les lignes de force avec
lesquelles bâtir une architecture singulière. Loin du détail, des valses-
hésitations ou des reculades, ce qui constitue une individualité comme un
destin qui s'incarne est avant tout dans ses effets, plus particulièrement
dans la conséquence de ces effets. Le Colleoni qui emporte mes suffrages
est celui qu'a transfiguré Verrochio, l'homme d'énergie qui permet à
l'artiste un dépassement dans lequel l'impression est magnifiée au
détriment du détail historique. La figure réelle n'a de sens que dans la
mesure où elle sollicite des généalogies inédites qui sont, à elles seules,
des invitations et des incitations à produire de nouvelles formes inspirées.
Ainsi Zarathoustra qui est moins le père de la religion mazdéenne que le
fils du solitaire de Sils, une prolifération, un rhizome dionysiaque, ayant
sa propre autonomie, sa vie singulière. Au-delà des profusions perses et
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des vibrations orientales, j'ai plaisir au danseur de corde, au prédicateur
de l'Eternel retour, au familier du serpent et de l'aigle. Nourri de
l'Histoire, il s'en émancipe pour donner vitalité à une nouvelle figure.
Dans de vieux membres, sous une vieille peau quasi tannée, on assistera à
de nouvelles forces : le sang tiédira puis se réchauffera. La vie s'empare
d'une autre créature, née du passé, destinée au futur et aux promesses.
Ceux qui goûtent les concepts pâles, désertés par l'énergie, n'aimeront
pas le Condottiere. Les amateurs de douceurs éthiques, les revendeurs de
vieilles vertus sous des oripeaux miséreux verront là de la violence et de
l'immoralité, de la grossièreté et de la rusticité. Pas assez d'amour du
prochain ou de compassion, pas assez d'humilité et d'idéal ascétique. En
revanche, trop de narcissisme et d'orgueil, trop de vanité, d'arrogance et
d'hédonisme. Ils détesteront une figure si peu chrétienne, une puissance
aussi païenne, laïque et tant préoccupée par la mise en forme de ce qui,
en elle, relève de la part maudite et des flux bouillonnants. Les donneurs
de leçons, les moralisateurs qui se prennent pour des moralistes voudront
nuire à ce parent de l'antéchrist, qui ne jubile que dans l'affirmation et fuit
comme la peste toutes les vertus qui diminuent. Contaminés par ce que
Nietzsche appelait la moraline *, ils prendront fait et cause pour les
aboyeurs de vertus mortifères.
Laissons donc de côté les tristes sires qui réduiront le Condottiere soit
aux frasques d'un nouvel Héliogabale, soit à celles d'un nouveau
Quichotte. Ni mangeur d'enfants, violeur de femmes et pillard, ni
compagnon d'infortune d'une vieille rosse et d'un chien galeux, le
Condottiere transcende les attributs de capitainerie et les exactions de la
soldatesque. Sa quintessence est ce qui met en forme le personnage
conceptuel avec lequel on peut exprimer, autrement, plus légèrement,
l'idée qu'on se fait de l'éthique et des façons de la pratiquer. A cet effet,
l'œuvre d'art de Verrochio me permet de dire quelle préférence est mienne
entre une conception mathématique, scientifique de la morale et une
vision esthétique de celle-ci. D'un côté, le modèle rationaliste de type
kantien et l'idée, saugrenue, qu'une métaphysique future pourra se
présenter sous les atours d'une discipline rigoureuse, savante et
scientifique – l'éthique comme un savant complexe d'axiomes, de
postulats, de démonstrations, de scolies, de lemmes et de propositions; de
20
l'autre, le modèle esthétique de forme nietzschéenne et l'intuition, riche,
qu'une éthique se construit par le péremptoire, l'affirmatif, le poétique,
l'exemplaire, l'ineffable. L'algèbre contre le poème, le syllogisme contre
l'inspiration. Le mathématicien contre l'artiste.
Avant toute chose, ce qui m'a saisi dans l'œuvre du quattrocento, c'est
l'expression d'une vitalité débordante, contenue mais expansive : Colleoni
et sa monture incarnent la force et ses potentialités quand elle est
maîtrisée, circonscrite dans une forme. Le Condottiere apparaît telle une
figure faustienne* dont Hercule serait le dieu de tutelle. Pratiquant la
virtuosité, parente de la vertu sans moraline, il magnifie la conduite, le
talent pour commander aux parts qui, en nous, veulent l'empire et la
toute-puissance. Aussi est-il une épiphanie dynamique dans un paysage
chaotique, une orgueilleuse exception dans un monde voué aux
duplications et aux hommes calculables*.
Une vitalité débordante, donc, pour un premier trait de crayon : la
même qui définit le philosophe tel que le décrit Diogène Laërce dans ses
Vies, sentences et opinions des philosophes illustres. On y consigne les
faits et gestes, les bons mots et saillies verbales, ce qui donne un style à
l'œuvre, une façon de dire ou de faire. Et Machiavel semble s'inspirer du
maître en chronique lorsqu'il raconte Castruccio Castracani da Lucca, un
Condottiere dont il rapporte les faits d'armes, le caractère et le
tempérament, les actions et attitudes, l'ensemble des traits auxquels on
associe la mémoire du grand homme. Le philosophe du grec et le
capitaine du florentin sont des singularités puissantes, des monades sans
doubles possibles. Entre le dieu des tragédies et le héros des sagas,
l'individu est exacerbé, puissant et marquant. Figure de la complétude, le
Condottiere excelle aussi bien dans le corps que dans l'esprit, dans la
chair que dans le mental. Modèle d'équilibre, il synthétise les vertus
opposées et réalise l'harmonie. Parent du philosophe, parce que
réussissant un composé capteur de ce qui, en musique, contribuerait à
l'euphonie, il montre une éthique à l'œuvre et s'installe dans le réel pour
en faire sa propriété.
L'adresse du Condottiere est aussi bien verbale que sportive, il jongle
avec les mots, les situations et les difficultés. Machiavel admire en lui la
force et le courage, de même que son ton royal et ses manières qui le
21
désignent comme un homme d'exception. Son rayonnement est
incontestable, ses manières engageantes. Tous ses gestes montrent à
l'œuvre et en action, dans un feu dynamique, une stratégie éminemment
volontaire pour produire un sujet souverain, prudent et valeureux, un
tempérament affable et gracieux. Dans son entourage, on le sait tendre
pour ses amis et terrible pour ses ennemis, car il a le sens de la
distinction, pratique les affinités électives, et ne croit pas à cet
égalitarisme sot au nom duquel un homme vaudrait un autre homme – la
victime son bourreau. Où l'on voit l'aristocrate, celui dont la tension vise
l'excellence, la distinction et la différence.
22
peut éprouver de la sympathie pour le flagorneur si, d'aventure, on a
pratiqué la flatterie sans jamais en recevoir autre chose que des
compliments. Gageons qu'une morale en acte, avec ce genre d'arguments,
interdirait rapidement cette modalité de l'intersubjectivité, si fréquente en
nos saisons de bassesses généralisées. Que le Condottiere soit un peu
Diogène n'est pas pour me déplaire. J'aime retrouver en lui les pratiques
subversives des cyniques antiques, ces enfants terribles d'Antisthène et de
Cratès, pour lesquels les vraies valeurs méritaient l'ascèse, et les fausses,
l'insulte. Le cynisme antique n'a cessé d'être un antidote aux
proliférations du cynisme vulgaire – celui des hypocrites et des fourbes,
des vendeurs d'arrière-mondes et des promoteurs de l'idéal ascétique.
Cyniques dévoués aux institutions, aux académies et aux instances de
pouvoir collectif contre diogéniens guerroyant pour la liberté individuelle
et le souverain plaisir de déplaire, si cher aux dandys : l'alternative
perdure.
Machiavel reprend à Diogène Laërce d'autres anecdotes. Par exemple
celle qui met en scène un personnage demandant au Condottiere ce que
ce dernier voudrait obtenir au cas où il lui laisserait la possibilité de le
gifler, et qui s'entend répondre tout simplement : un casque. Ou, ailleurs,
une saillie du Condottiere qui, voyant un gentilhomme se faire chausser
par un domestique, envoie : « Plaise à Dieu que tu te fasses encore
mâcher tes morceaux. » Toutes ces histoires ne peuvent être véritables, à
moins que l'Italien ne se veuille nouveau cynique jusque dans la copie ou
le démarquage pur et simple des Grecs subversifs. Ce que je ne peux
croire. Il faut plutôt constater là une volonté de dire la parenté de
tempérament, la même puissance à l'œuvre dans des individualités fortes,
créatrices de leurs propres valeurs, impitoyables pour défauts de grandeur
et sacrifices aux morales grégaires. Ainsi voit-on, dans une même
exigence de style et de vertu, les cyniques antiques et les condottieri de la
Renaissance conspuer les hypocrites, les fourbes, les lâches, les
imposteurs, les opportunistes, les flatteurs et autres animaux de cour. Ce
qui a toujours fait beaucoup de monde.
Du kuniste*, le Condottiere a le tempérament libertaire et aristocrate,
volontariste et ludique. Pratiquant la maïeutique gestuelle, le raccourci
qui mène aux conclusions éthiques dans les meilleurs délais, il se définit
23
avant tout, et comme en toute saison historique quiconque met en avant
sa subjectivité contre toutes les formes sociales, quelles qu'elles soient,
tel le scandaleux qui sacrifie tout à l'expression de sa singularité, de son
unicité. Je l'imagine aujourd'hui lecteur de Stirner, pratiquant le
dandysme de Baudelaire plus que de Brummell, familier de Zarathoustra
et n'ignorant pas les figures de l'anarque jüngérien, de l'ariste* palan-tien,
du libertin. Confusion des pratiques, pourvu qu'elles conduisent à
l'affirmation de la belle individualité.
Qu'obtiendrait-on en superposant les figures produites par l'esthétique
sur ce sujet? Bartolomeo Colleoni, certes, d'Andrea del Verrochio, mais
aussi Gostanza di Pesaro ou Gattamelata, dont la statue équestre de
Donatello, à Padoue, n'a ni la grâce ni l'énergie de celle du maître de
Léonard? Braccio da Montone ou John Hawkwood, dont la superbe
fresque d'Uccello, à Florence, me fit une impression presque semblable
dans la qualité de la figuration de la force, que la statue équestre de la
Piazza San Zanippolo? Ou encore cette représentation d'homme par
Antonello de Messine? Ou Nicolo da Tolentino représenté par Andrea del
Castagno dont les virilités sont toujours si saisissantes? Impossible
d'imaginer galerie de portraits plus démonstratifs de ce qui fait, avant
toute chose, le Condottiere dans sa dimension éthique : une énergie en
quête d'emploi, la réalisation d'un équilibre entre Dionysos, l'Exubérance,
et Apollon, la Forme. Le tout au profit d'une Belle Individualité, une
Exception.
Burckhardt, l'un des maîtres de Nietzsche, a montré combien Léon
Battista Albertique a magnifié cette réalisation sans pareille qu'est le
Condottiere de la Renaissance italienne. L'homme était un cavalier
émérite et un guerrier valeureux tout autant qu'un orateur accompli versé
dans toutes les connaissances de son temps. Philosophie et sciences
naturelles, musique et sculpture. Il était un instinctif doublé d'un
intellectuel dont la culture contribuait à cristalliser sa sensibilité, son
tempérament, son caractère en une singularité aux qualités variées. Ce
type d'homme ignore la coupure avec laquelle on fabrique une
personnalité incomplète, dangereuse par son déséquilibre menaçant à tout
moment l'effondrement de par l'incomplétude qui fissure, le manque qui
travaille et tenaille.
24
Loin du soudard, donc, que l'Histoire retient pour caractériser sa
fonction, ses pratiques, le Condottiere est une tentative de réaliser un
homme total, complet, multiplié, aurait dit Marinetti. Un sujet qui part en
combat contre ce qui le divise, l'affaiblit et l'amoindrit, un soldat
guerroyant contre l'aliénation et ses perversions. L'édifice qu'il se propose
est son identité : elle doit jaillir du bloc de marbre informe qu'il est en
arrivant à la conscience. Ce travail est monumental. Il fait de lui une
figure éminemment faustienne.
Pour signifier le travail faustien, il faudrait recourir à des gestes dont la
finalité est la soumission du réel à la volonté – soumission d'autant plus
gigantesque qu'elle concerne un réel puissamment résistant, compact et
d'une volonté farouche, déterminée. Là où trépide l'informe se cachent
des potentialités qu'il revient à la forte individualité de mettre à jour, de
faire surgir. L'homme faustien est démiurge, il intercède pour générer des
forces cristallisées. Je songe à Michel-Ange s'attaquant à un bloc de
marbre de plusieurs tonnes pour en extraire, après les essais infructueux
d'un tailleur de pierre de Carrare, le David dont on sait l'énergie, la
puissance et le regard farouche; je pense à Benvenuto Cellini près de
l'immense four dans lequel il fond son bronze avant de le couler dans un
moule, nouveau Vulcain qui provoque l'explosion de son atelier;
j'imagine les bâtisseurs de cathédrales, les chroniqueurs de sagas, les
compositeurs de titanesques symphonies postromantiques. Et puis,
regardant le Colleoni de Verrochio, j'avise le pas du cheval et conçois que
le dressage manifeste au mieux le geste faustien; le cavalier et l'animal
sont un nouveau centaure, ils s'associent pour produire une forme
élégante, esthétique. La monture enregistre la volonté de l'écuyer puis
sculpte dans les muscles et l'espace un mouvement contenu et décidé.
Elle manifeste une complète soumission aux aides et répond aux
intentions du Condottiere avec justesse, légèreté et détermination : l'ordre
donné par l'homme à la bouche est enregistré avec discrétion, efficacité et
agilité. L'ampleur de la réponse obtenue se traduit par un engagement
franc, une élégance à l'œuvre dans le geste. Les traditions hippologiques
définissent l'équitation comme l'art visant l'exploitation de l'énergie. Elles
paraissent métaphoriques et, songeant aux coursiers du Phèdre de Platon,
il me plaît de les voir signifier l'art éthique par excellence. Dans la
25
discipline, il s'agit de canaliser l'impulsion, de manifester la volonté du
cavalier par d'imperceptibles signes entendus par l'animal fougueux. Aux
ordres, le cheval adoptera une vitesse et produira une tension résolue en
équilibre. L'objectif est atteint lorsque l'homme et sa monture ne forment
plus qu'un par fusion de leurs forces respectives.
Faustiens, donc, le sculpteur, le tailleur de pierre, le bronzier, le
symphoniste, l'écuyer qui plient l'énergie selon leur volonté, en font des
œuvres et les inscrivent dans une structure destinée à dompter le temps et
l'espace, la matière et le réel. Faustien, aussi, l'éthicien, le pratiquant
d'une morale sans moraline. Tous ont en commun le désir farouche de
travailler à saisir, dans une essence constituée, la quintessence du
dynamisme, la vibration pure à l'œuvre dans le réel informe.
L'objet du Condottiere est soi-même. Ainsi retrouve-t-il le chemin
antique de la pratique des vertus à des fins sotériologiques. L'ascèse vise
une édification, une mise en forme de soi. A partir du matériau brut qu'est
un homme dominé par ses côtés sombres, il s'agit de dégager un sens,
montrer un style et produire une œuvre. Où l'on retrouve le souci de
Diogène, et les voies exaltantes sur lesquelles se sont engagés les
philosophes hellénistiques puis romains – avant le triomphe chrétien des
vertus qui sentent la mort.
Or, dans ce volontarisme point un optimisme, malgré l'évidente
puissance du tragique : le Condottiere n'ignore pas la formidable
exigence de la Nécessité, les pressions immenses du Destin sur les
individualités. Toutefois, il connaît également l'existence d'une latitude,
la possibilité d'un espace d'infléchissement dans lequel il tâchera
d'inscrire son vouloir et ses efforts. Conscient d'être prisonnier de liens
étroits, serrés, il sait aussi, et malgré tout, la zone infime, mais bien
déterminée, qui s'offre à son regard. Elle est un jeu, au sens mécanique du
terme, un défaut de serrage entre les exigences du réel et la mort. Dans
cet interstice, le Condottiere engagera toute sa détermination, toute sa
puissance pour obtenir de la forme et de l'ordre. Il imprimera sa marque
et les traces de sa volonté. L'éthique se constitue tout entière dans ce
résidu, cette faille entre la part maudite et les ombres. Autant dire sur un
fil.
26
Entre les deux bords de cette fissure jouent et s'opposent, dans le
dessein d'un compromis, les libertés possibles et les choix pensables.
Tiraillé entre une aspiration et une restriction, la belle individualité
tâchera de produire un équilibre, une harmonie et un mode distinctif
d'opérer. Rien n'est moins simple et tout est péril dans cette odyssée
éthique. Le risque est l'étouffement entre les limites, toujours en quête
d'expansion, de la Nécessité et du Destin. Happé par l'Histoire ou les
tentacules d'une biographie dévolue au factice et aux conformismes,
l'apprenti éthicien peut tout aussi bien devenir pur objet et échapper, pour
longtemps, aux voluptés d'une constitution de lui-même en sujet
souverain. Et, souhaitant devenir Exception, il lui faudra se contenter
d'être un Homme calculable. Savoir ces embûches et ces dangers, vouloir
tout de même risquer son jeu, c'est accepter le Tragique comme moteur
du réel. Une autre façon de dire sa nature faustienne.
La sagesse tragique* consiste à conserver sans cesse présente à l'esprit
cette idée qu'on ne construit sa propre singularité que sur des abîmes,
entre des blocs de misère lancés à pleine vitesse dans le néant. D'où les
probabilités importantes de l'échec, de la conflagration et de la
désintégration des projets en début d'expansion. Mais peu importe, à
l'âme ainsi trempée, de connaître l'issue, inévitable, de ses tentatives. En
dernier lieu, c'est toujours la mort qui triomphe et la dissolution certaine
dans l'inconsistance. Mais avant le geste, pour la seule élégance de la
pratique et de l'œuvre tentée, il est peu d'audaces qui, de la sorte, nous
donnent l'illusion, exaltante pour le temps qu'elle nous habite, qu'il est en
notre pouvoir de braver le Destin, de contrevenir à ses lois et de mépriser
la mort. Ce qui doit périr aura, du moins, subsisté un temps dans l'allure
d'une composition, d'un mode apollinien.
Enfin, pour ajouter au portrait du tragédien qu'est le Condottiere, faut-
il souligner sa nature radicalement individualiste? Il sait le réel composite
et fabrique arbitrairement, artificiellement comme une cohérence : car le
chaos, le désordre et le fragment sont la loi. La division règne et avec elle
l'éclatement. La perception obligée est nomade, parcellaire. Chaque sujet
est un morceau et, en tant que tel, il est fragment. Incomplet, il connaît
les affres du manque et de la difformité. Seule sa sagacité supplée en
27
imaginant un ensemble cohérent, autonome – cette vague tentation qu'est
la subjectivité.
Par ailleurs, le monde ne vibrant que sous le registre du divers, il
appert que les êtres, obéissant aux mêmes logiques, sont destinés à ne se
rencontrer que sur le mode de la déflagration : l'ignorance préside aux
flux et mouvements désordonnés, les êtres s'y perdent dans la plus
innocente des danses. C'est toujours au milieu de ces tohu-bohus qu'il
s'agit de chercher, puis trouver, les fissures et failles dans lesquelles se
jouent les latitudes où s'inscrivent les volontés et se préparent les
personnalités. Tempéraments et caractères se nourrissent de ces énergies
qui circulent dans les interstices.
Il y a donc du thaumaturge dans le Condottiere : dompteur des ombres
qui, sans cela, ravagent les singularités; connaisseur en origami et
spécialiste en pliages d'énergies à contenir dans des formes;
psychopompe, parce que chargé, sur ses épaules, de la sagesse tragique;
travailleur des abîmes et quêteur des marges microscopiques dans
lesquelles il coule son métal en fusion; solipsiste, enfin, et chevauchant
les blocs de néant sur quoi il échafaude ses œuvres englouties, de toute
façon, par l'entropie et sa gueule avide – le Condottiere excelle dans l'art
quelque peu alchimique de transformer une énergie sans emploi en force
disposant d'un objet : soi. Et cette opération sans autre athanor que la
détermination est la pharmacopée la plus redoutable contre la violence.
Car la force est le contraire de la violence.
En effet, la violence est le débordement d'une force qui se résout dans
la destruction et le négatif. Elle veut le désordre et le retour à l'informe.
Elle agit sous l'impulsion, puis le commandement débauché de Thanatos.
Sa logique est la néantisation. En revanche, la force vise l'ordre, la vie et
la positivité. Son efficacité vaut par sa capacité à résider dans une
instance qui la contient. Elle est dynamisée par Eros. La première est une
puissance noire, la seconde une potentialité lumineuse. La violence
apparaît lorsque la force déborde et ignore les formes qui peuvent
l'absorber ou s'en nourrir avant de produire un sublimé, un métal
nouveau, un alliage inconnu. Dionysos sans Apollon n'est pas souhaitable
– pas plus que l'inverse. Une figure faustienne excelle au premier chef
dans l'art d'équilibrer ces deux instances en évitant les détriments
28
flagrants. Ni bacchanales orgiaques sans muselières pour les luperques,
ni macérations ascétiques triomphant sans partage. Dionysos primant,
certes, mais contenu par Apollon dont il s'agit de fixer le lieu, à bonne
distance, sans qu'il occasionne dommage pour une pathétique appelée à
supplanter la métaphysique flanquée des encensoirs. La tâche faustienne
est démiurgique : elle tient des activités qui nécessitent les dextérités les
plus déliées, les aptitudes les plus délicates à mettre en perspective. Sans
parler des capacités à faire de l'énergie une puissance génésique. Qui,
mieux qu'Hercule, peut exprimer ces qualités dans le panthéon grec?
Une fois de plus, la route du Condottiere croise celle de Diogène et des
cyniques, qui voyaient dans le dieu à la massue l'emblème de leur
entreprise. J'ai de la sympathie pour ce bébé qui ne s'en laisse pas conter
et occit, dès le berceau, les deux serpents que lui envoie Héra, cette
mégère non apprivoisée. Joli tempérament à l'heure des langes et des
gazouillis! Tout autre que lui n'étant pas de descendance élue, son frère,
par exemple, Iphiclès, en aurait profité pour déguerpir et montrer de la
sorte que, pour le plus sommaire, l'humanité se répartit entre les actifs et
les réactifs. Par ailleurs, Hercule sait l'art de conduire des chars et de
dresser des chevaux : il tient cette sapience d'Amphitryon. Donneur
d'ordre aux fougues qui s'exaspèrent, le héros est un dieu de la mise en
forme et de la contention. Ce qui n'exclut pas l'excellence dans le tir à
l'arc, le chant et la pratique d'un instrument, Hercule est un orfèvre dans
l'art d'atteindre ses cibles et de maîtriser le temps.
Les œuvres herculéennes sont à faire pâlir d'envie. Elles sont tous
azimuts : en tuant le lion de Cithéron, il obtient les faveurs des cinquante
filles du roi Thespios – et tâche de les honorer le mieux qu'il peut, ce
qu'au dire des chroniques, il fit avec panache; alors, il peut occire le roi
Erginos, spécialiste de la pression fiscale dont on comprend
l'impopularité auprès des citoyens d'Orchomène – ce qui lui vaut la main
de Mégara, la fille de Créon, le roi de Thèbes. Chaque fois qu'il verse le
sang, il obtient des femmes, destin singulier, époque bénie. Mais son
œuvre la plus populaire, la plus gigantesque aussi, consiste à exécuter les
douze travaux au bout desquels, si le succès est manifeste, il obtiendra
l'immortalité. Il s'agit de capturer, détruire, prendre, enlever : braver un
lion dont la peau arrêtait les flèches; décapiter une hydre aux neuf têtes
29
de serpents venimeux; stopper un sanglier fougueux sans l'écorcher;
rapporter à son commanditaire une biche magique aux pieds d'airain et
cornes d'or; exterminer de grands oiseaux anthropophages ; détourner le
cours d'un fleuve pour nettoyer des écuries démesurées; dompter un
taureau blanc devenu fou; s'emparer de juments de race se nourrissant de
chair humaine ; subtiliser la ceinture de la reine des Amazones; capturer
les bœufs d'un géant; combattre un dragon pour accéder aux pommes d'or
des Hespérides; enfin, enlever Cerbère aux Enfers et revenir d'un lieu
dont personne, jamais, n'était réapparu. Et Hercule remplit ses missions.
Comment d'ailleurs aurait-il pu en être autrement de la part d'un si
précoce étouffeur de reptiles?
Mais les douze travaux sont un simple échantillon, car Hercule fut le
héros de nombre d'autres prouesses au cours desquelles il s'agissait,
encore, de faire couler du sang, chasser, se venger, pratiquer l'instinct
agonique, se mesurer à l'impossible. Plutôt débordant de vitalité, c'est le
moins qu'on puisse dire, Hercule eut une descendance importante, les
Héraclides, point d'ancrage de toutes les généalogies grecques. On fit du
héros le symbole de la force, de l'énergie et de l'héroïsme, le justicier
chevaleresque rendant à chacun son dû, combattant les méchants, les
parjures et les impies. Il rayonna comme emblème du courage devant les
périls qui menacent au quotidien. Une belle figure, donc, pour ainsi dire
la qualité faite style et œuvre humaine.
Enfin, il faut également parler de la nature fort hédoniste du
personnage qui est un gros consommateur de femmes, de boissons, de
plats et de fêtes. Et si les cyniques en font le symbole de l'ascèse, de la
voie ardue qui conduit à la vertu, il ne faut pas oublier le goût des émules
de Diogène pour la vie sous ses formes spermatiques. Or, la libido est
fantasque. Elle conduit en des contrées dont on revient échevelé,
ébouriffé ou essoufflé. Dans le meilleur des cas. Dans le pire, elle mène
aux prisons dorées, aux paradis factices et aux illusions tenaces. Sinon au
ridicule. Et notre héros n'échappe pas au burlesque. Je l'aime aussi pour
ses faiblesses. Jugeons-en : l'histoire est compliquée, mais au plus simple,
retenons qu'Hercule remporta un concours de tir à l'arc contre le roi
Eurytos, que ce dernier avait promis sa fille au vainqueur, et ne tint pas
parole, ce qui fâcha notre archer soupe au lait. Expéditif, un peu impulsif,
30
certes, il occit le fils du roi, tout simplement. Ce qui n'arrangea pas ses
affaires car, en guise de punition, d'expiation, il dut laver le crime en
devenant l'esclave d'Omphale. Il faut imaginer Hercule au pied du rouet
de la fileuse dont une légende romaine prétend qu'elle prenait un plaisir
pervers à l'habiller en femme, lui, le vainqueur des pires épreuves, alors
qu'elle avait revêtu l'habit du demi-dieu et brandissait sa massue. Voilà
comment on commence une carrière de héros et termine son existence
dans la peau d'un homme au foyer. Destin emblématique, là encore, des
embûches et des chausse-trapes qui se trouvent sur la route de qui a opté
pour l'héroïsme et trébuche dans la médiocrité. Histoire sans paroles de
nos biographies à tous...
Hercule peut donc, lui aussi, être brisé entre limites et bornes de la
Nécessité. Œuvrant dans l'étroit registre de la latitude, du centre de la
faille et de l'épicentre de la fissure, il choisit, veut et imprime ses
marques. Mais aussi, parfois, il cesse d'être sujet pour devenir objet,
comme tout un chacun. Car l'éthique de la tension, la volonté d'héroïsme
pour soi-même est rude, ardue et périlleuse. On y peine, souffre et
connaît l'échec, la tentation d'abandonner le combat ou de consentir aux
facilités – les joies simples et médiocres de l'homme calculable. Sujet de
son destin, puis objet de la nécessité, Hercule montre le zigzag à l'œuvre
là où l'on attend la ligne droite. Humain, trop humain, bien sûr. Mais
personne n'échappe à sa condition et le désir d'être un Condottiere n'en
exclut pas pour autant les engluements et les reculades, les impuissances
et les limites. Le vouloir faustien, puis herculéen, de l'homme qui opte
pour la confusion d'une éthique et d'une esthétique, dans le dessein d'une
pathétique à l'œuvre, rencontre des résistances et des blocs de ténèbres
qui absorbent la moindre particule de lumière et plongent dans l'obscurité
la plus désespérante. A l'ouvrage, cette singularité-là connaît
l'abattement, la fatigue, le découragement. Sinon le dégoût et
l'écœurement. Pris dans les pièges qu'il tend, emmêlé dans les rets avec
lesquels il jouait, l'individu broyé par la Nécessité assiste, impuissant, à
sa propre déchéance : aux pieds d'une Omphale de pacotille, il regarde,
médusé, interdit et sans ressource, la virago travestie – caleçon en peau
de lion et massue seyants – qui contrarie l'ensemble de ses projets. En
attente de jours meilleurs. Et ils viennent, plus ou moins tard, mais ils
31
viennent – selon la quantité de volonté qu'on réussira malgré tout à réunir
pour quitter le moment venu les pieds de la fileuse déguisée, mais
cachant mal un faciès de diable. Qu'on se souvienne qu'elle vaut comme
métaphore.
Libéré d'Omphale, Hercule donna, à nouveau, dans les hauts faits :
associé aux dieux de l'Olympe, il combattit les géants, puis attaqua
Sparte, épousa encore, tua toujours et finit par mourir, car les plus belles
choses ont une fin. Sous la tunique de Nessus, bien qu'il connût les pires
souffrances, la peau arrachée, les viscères et les os à nu, il dut vivre un
calvaire moindre, malgré tout, que celui de l'humiliation et de la dure loi
de la soumission. Car les douleurs de l'âme surpassent en cruauté celles
du corps. Omphale détruit plus profond que Nessus.
1 . Les astérisques renvoient à l'abécédaire en appendice.
32
De la virtuosité ou L'art des pointes
Kunique, faustien, dionysien, le Condottiere synthétise les formes
vitales à l'aide de la qualité architectonique par excellence : la virtuosité.
La vertu est moins son signe distinctif que la virtù, cette singularité qui
permet aussi bien à Vasari de désigner l'artiste qu'à Machiavel de
caractériser le politique. Loin de la vertu abêtissante du christianisme,
celle qui magnifie l'idéal ascétique et se propose d'éteindre, la virtù est
incandescence, braise et feu. Elle induit la virtuosité, la capacité à réaliser
une action avec brio, élégance et efficacité. De même, elle suppose
l'excellence et la manifestation d'une personnalité, d'une façon unique de
procéder. Talentueux, habile et supérieur dans ses faits et gestes, le
virtuose marque le réel de sa griffe, imprime un style et révèle des
chemins par nul autre empruntés. Avec lui se manifestent de nouvelles
méthodes, de nouvelles généalogies : il est un point au-delà duquel
peuvent s'appréhender autrement des pratiques, une sorte de premier jour
pour une année neuve. Virtuoses, Mantegna lorsqu'il peint, Monteverdi
lorsqu'il compose, Dante lorsqu'il écrit ou François Ier quand il crée des
ports ou le Collège de France, s'appuie sur Guillaume Budé pour inventer
le corps des professeurs payés par l'Etat ou fait de Clément Janequin son
maître de chapelle. Virtuoses Cartier ou Verrazzano qui, avec l'aide du
même Valois, partent sur l'océan pour de grandes explorations. La qualité
du erœ di virtù est la capacité à innover dans la création. Ce qui suppose
de l'audace et de la détermination, du courage et de la certitude, de la
volonté et de la personnalité. Dans les œuvres immenses de
retentissement, puissantes par les échos qu'elles ont suscités, la virtuosité
a été portée à son comble. Elle peut générer des ouvrages moins
quintessenciés, moins emblématiques ou porteurs de flammes : la
virtuosité est aussi manifeste dans l'infinitésimal, le minimal, l'infime. Le
presque rien.
Le geste virtuose est informateur. Il donne l'assise et l'allure, tire du
néant et fait advenir l'identité. Avec lui s'estompe le désordre, disparaît le
chaos au profit de l'ordre, du sens et de la forme. Fédérateur de structure,
33
il congédie la brutalité et l'aspect fruste du réel pour y substituer
cohérence et morphologie. Du magma, il forme un monde avec ses
géologies diverses, ses géographies variées. Le tout s'inscrivant dans une
histoire, une variation sur le thème du temps. Doigté, sensibilité et
adresse lui sont nécessaires. Sans ces traits d'allégresse qui permettent la
légèreté, il n'est point de virtuosité possible, ou même pensable. Le
passage de l'ébauche à l'épure, puis à l'œuvre, suppose la patience et le
projet, la capacité à mettre en place des logiques dynamiques, toute une
rhétorique gorgée de vie et de forces. Alors, le Condottiere est maître de
la dialectique, roi du temps et promoteur des jeux avec la durée. Avec lui
adviennent les intensités et les puissances magnifiques, les élans et les
flux – le contraire de la mort et de ce qui conduit au néant. Virtuosité est
gésine de l'être.
Dans l'ordre du politique, Machiavel a formulé la loi de la virtuosité.
Elle est célèbre, a fait florès, et inspiré aussi bien le despote éclairé que
les nains du fascisme européen : il s'agit, pour produire des effets, de
pratiquer avec autant d'astuce le lion et le renard, la force et la ruse. Soit
la royauté du vouloir, soit la puissance de la cautèle. De la même
manière, le jésuite baroque Baltasar Gracián a fait la promotion de la
virtuosité dans l'art du paraître, du masque et du faux-semblant. Lui aussi
convoqua un bestiaire et voulut qu'on prît modèle sur le lynx et la sépia.
Du premier, il voulait le regard acéré, pointu, vif et découvreur, de la
seconde, la capacité à cracher une encre pour envelopper sa fuite dans
l'obscurité, les ténèbres. Art baroque de l'ombre et de la lumière pour
mieux fabriquer les plis, chers à Deleuze, dans lesquels draper l'identité,
la cacher. Mais je n'aime guère ces vendeurs de virtuosité qui placent leur
marchandise aussi bien chez les dictateurs que chez les cardinaux, dans
les palais ou les curies, au profit des fanatiques de dagues et de datura. Je
n'aime ni les Etats ni les Eglises, et rien n'est plus pervers qu'une
inféodation du geste virtuose au profit des castes, des groupes, des
cénacles et autres cristallisations du goût grégaire. Fonder un Etat ou
fabriquer une institution, fomenter des révolutions de palais ou des coups
de force sont des fins qui compromettent le geste virtuose. Il n'a de sens,
de force et de pertinence qu'éclairé par un projet individualiste, éthique et
esthétique. Produire une singularité, élégante et belle. Etre léonin,
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pratiquer la renardie, jouer de la lumière et des ténèbres, écartelé entre
l'œil du fauve et l'encre du mollusque flaccide ne me séduit guère.
A tout prendre, et puisqu'il faut rivaliser dans le bestiaire et la
ménagerie, je préfère les animaux de Zarathoustra : l'aigle et sa
clairvoyance, le serpent et son destin tellurique. D'un côté la hauteur, les
airs et la légèreté, les arabesques élégantes, le vol, de l'autre, le contact
avec la terre, les épousailles avec l'immanence. Et puis, pour Nietzsche, il
n'est de projet qu'individualiste. Ses fins sont édifiantes pour une belle
individualité, pleine de force et de vitalité, débordante de vie. Rien qui ne
vise la dévotion de ce sujet sublime à des desseins politiques ou des
stratégies sociales. Ni Machiavel, donc, ni Gracián, maîtres en cynisme
vulgaire là où Nietzsche enseigne, encore et toujours, le cynisme
philosophique. Hors la finalité individuelle, il n'est point de virtuosité qui
soit fondée. Les fins donnent la consistance éthique au moyen. Virtuosité
est instrument solipsiste pour desseins du même ordre. Le Condottiere
n'inclut pas autrui dans son projet esthétique comme un instrument à
asservir, à transformer en objet, un esclave potentiel qu'on puisse
tromper, mordre comme un renard le ferait, déchiqueter tel le lion agirait,
considérer avec l'œil du lynx avant de le noyer dans une encre qui le
perde. Le souci virtuose suppose le pathos de la distance, la volonté de se
construire seul, comme devant un miroir, dans le seul projet de faire
advenir en soi la belle forme dont on puisse se satisfaire. Nourrir son
édification d'un asservissement d'autrui, et compromettre sa virtuosité
dans cette mise à mort, interdit toute l'élégance afférente à l'usage de la
virtù. Cheminer sur les cimes implique la solitude, pratiquer autrui
comme un objet suppose qu'on évolue dans les bas-fonds, entre boucherie
et catacombes, là où sévissent les ténèbres – alors qu'il s'agit de faire
naître la lumière.
L'art du virtuose réside dans la capacité à extraire des pointes * du
temps : la pointe est l'éminence de la durée, son excellence concentrée.
Elle se manifeste dans des gestes ou des mots, des situations ou des
silences. Sa qualité consiste en une fulgurance et une imparabilité à toute
épreuve. Qui les produit est artiste du temps, maître de l'occasion. Son
ancêtre est le philosophe grec à l'affût du kaîros*, du moment propice. Le
sophiste excelle dans cette dextérité : il observe, constate, regarde, prend
35
la mesure de la situation, envisage, décide et passe à l'acte. Son
enseignement est dynamique et suppose une inscription dans la mobilité
du temps qui passe. Le mot doit être dit à l'instant où il fait mouche et
conduit à un basculement. La pointe infléchit un mouvement, engage
dans de nouvelles directions : à partir d'elle, les données sont modifiées.
Tactique et stratégie produisent leurs effets pour décontenancer, ravir,
séduire, conclure, du moins montrer qu'on dispose des moyens de plier le
réel à sa volonté. Il en ira de même pour des gestes ou des actes dont les
effets résideront dans la production d'une maîtrise. L'homme du kaîros est
un dompteur d'énergie, le belluaire de Chronos.
D'où sa parenté avec le matador dont la qualité première est la pleine
possession de son système nerveux. La corrida est métaphorique. En elle
se jouent tragédies et théâtres de la cruauté, dépenses païennes et
compétitions de vitesse. L'arène comme métaphore du monde – l'image
est devenue commune. Sur le sable s'opposent la violence d'une force
exacerbée et l'intelligence d'un homme engageant son corps, donc son
âme. L'issue doit permettre de conjurer la mort. Mais elle pèse sous le
soleil, dans l'ombre, dans les parfums de bois brûlés par les températures
hispaniques ou dans les odeurs puissantes de l'animal contenu dans le
toril. Elle séduit dans l'habit de lumière qui cambre le corps et fabrique
une élégante arrogance. Elle soulève le cœur dans le sang qui souille le
sol et qu'on dilue dans le courant d'un jet d'eau qui efface ses coulures.
Ici, la mort est le tribut de qui n'a pas su jouir du kaîros.
Le torero doit savoir attendre la charge, avec patience et détermination.
Lorsqu'elle surgit, il ne doit pas rompre sous son impétuosité. Enfin,
devant l'énergie, il s'agit de démontrer sa virtuosité en conduisant l'animal
où il doit aller : aguantar, parar et mandar. L'équilibre de ces trois
logiques est nécessaire pour permettre, ensuite, les gestes qui, de
l'ornement au châtiment, provoqueront l'émotion. Dans toutes les phases
de cette danse avec la mort, le matador se fera démiurge, géniteur des
pointes et densités esthétiques. Comme dans le travail du dresseur, il
s'agit de soumettre une énergie rebelle dans les règles de l'art. L'éthicien
est dans cette situation : réduire les flux à des formes élégantes. Faire un
monde à partir du chaos.
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L'expression du style est la suprême distinction. On le voit à l'œuvre
dans le combat. Le torero brillant dans cette adresse est doué de temple,
c'est-à-dire qu'au milieu de l'arène, il donne l'impression de ralentir à
volonté l'impétuosité du taureau *. Son geste décidé vise à faire courber
l'échine de l'animal : il doit baisser la tête, ce qui impliquera une
modification du rythme et un temps nouveau pour la bête. Elle obéira aux
injonctions chronologiques de l'homme, ce qui lui permettra de continuer
sa maîtrise dans le sens de ses objectifs. Parfois, des taureaux valeureux
refusent le geste d'allégeance ; ils se rebellent et gardent la tête haute,
donc chargent avec la plus puissante des ardeurs. Ainsi, le combat qui
s'instaure entre l'homme et la bête doit désigner le vainqueur d'un point
de vue esthétique. L'animal peut être brave, noble, suave, disent les
aficionados, allègre. Le torero doit alors rivaliser de virtuosité pour égaler
puis dépasser son adversaire. S'il échoue et que son partenaire le
supplante dans l'excellence, il aura la vie sauve et finira dans la peau d'un
animal héroïque, respecté et admiré.
Piques, banderilles et épée doivent être utilisées vite et bien, avec
audace et élégance, dans le souci de la plus grande efficacité. Le torero
montre tout particulièrement son talent dans la capacité à faire coïncider
le geste avec le moment opportun, l'occasion. Dans ces instants, il fait se
rencontrer sa volonté et la nécessité pour faire surgir un rythme propre
dont il est le décideur. Michel Leiris dira de ces pointes qu'elles
permettent à l'homme de se sentir tout spécialement tangent au monde et
à soi-même. Elles révèlent une densité métaphysique et produisent des
situations limites – celles dans lesquelles on peut expérimenter la qualité
de son tempérament. Et Gracián, l'Espagnol, dira de la pointe, dans son
acception rhétorique, certes, mais il est permis d'élargir l'usage, qu'elle
vaut le titre d'aigle à qui la remarque et la qualité d'ange à qui la produit.
Tendons vers l'ange, donc, puisqu'il s'agit d'aller dans la direction
qu'indique le Condottiere. Et fabriquons, dès qu'il sera possible, des
moments avec lesquels nous pouvons construire un édifice. Car la pointe
est le fragment à partir de quoi s'élabore le tout, harmonieux et équilibré.
Là encore, pareil à Hercule aux pieds d'Omphale – ou succombant aux
parfums de cuisine, gourmand impénitent, chez Pisthétairos qu'il était
pourtant venu corriger –, on pourra ne pas savoir ni pouvoir saisir les
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opportunités, les moments propices et les occasions. A vouloir exceller
dans l'art du kaîros, on risque aussi le contretemps ou le geste qui ne soit
pas synchrone. Peu importe, l'audace est motrice, elle conduit parfois aux
abîmes quand on souhaitait les cimes : une existence ne se construit que
d'après une algèbre faisant se rencontrer les pointes et les creux dans la
perspective d'obtenir un résultat. Seule la fin d'une vie permet de savoir
ce qu'il en est de ces calculs. Avant le trépas, il importe de pratiquer les
tensions qui conduisent à l'excellence, le reste suit. Il est d'ailleurs
roboratif, pour un virtuose, de connaître de temps en temps la fausse note
ou la résistance du réel. Le succès en est d'autant magnifié.
Dommage, dirons les pleutres que les échecs désespèrent, qu'on ne
puisse, dans une existence, comme dans une toile de maître, pratiquer le
raccord, le repentir ou le repeint. Récrire sa biographie, corriger son
histoire alors qu'on est en train de la fabriquer ou charger, surcharger,
pour cacher, masquer le faux pas ou l'indélicatesse. Il est heureux qu'on
ne le puisse. La situation de chacun dans un temps qu'on ne peut ni
allonger ni raccourcir, oblige à la détermination, fût-elle animée d'un
tremblement assurant son échec. L'art des pointes est périlleux, il faut
d'ailleurs qu'on puisse échouer pour pouvoir se prévaloir d'une
authentique fierté lorsque l'on a réussi. Résumant tout cela dans une
superbe phrase, Nietzsche écrivait : « Ce qui ne me tue pas me fortifie. »
J'aime me la répéter souvent, surtout quand je me sens tué et pas du tout
fortifié...
Quoi qu'il en soit, le Condottiere est un double de l'Artiste, ils sont
comme avers et revers. L'un et l'autre structurent de grands vides – une
toile pour un peintre, le silence et les sons pour le musicien, sa vie pour
un éthicien. D'abord les projets, les intentions. Puis les ébauches, les
premières dynamiques, des lignes de fuite, des perspectives afin de
mettre à jour de solides lignes de force qui seront comme des structures à
vêtir. Ensuite, il faudra produire, habiter des contrées neuves, des déserts,
enfin extraire du temps ses potentialités. Les deux figures démiurgiques
s'épanouissent dans la production de formes singulières. Le tout
contribuant à l'œuvre. Mises en scène d'énergie, chorégraphies pour des
forces, danses de flux. La vie prend forme sous la pression de la volonté,
le Condottiere sculpte sa propre existence.
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L'étymologie, d'ailleurs, vient appuyer cette intuition : le Condottiere
est un conducteur, un artiste dans l'art de conduire. Qui, ou quoi ? Non
pas tant les autres, sur un champ de bataille, au combat ou à l'assaut d'une
ville fortifiée, que soi-même. Il est à lui-même l'impulsion, le chemin, le
trajet et l'aboutissement. Se conduire, donc, et vouloir pérégriner en sa
propre compagnie, solipsiste, tragique, mais libre. Littré permet un abord
poétique et voit dans le Condottiere un capitaine, un conducteur, donc
une tête qui informe le reste du corps de ce qu'il faut faire – ou
comprendre. Un centre de décision, en quelque sorte, un quartier général
pour la volonté. D'autres le voient spécialiste en conduite, indicateur de
directions à prendre : produire, mouvoir, élever, il pratiquerait
l'arrachement à une condition vulgaire au profit d'un état noble. Conduire
serait alors apparenté à séduire, mener à l'écart ou hors les sentiers battus.
Le Condottiere sortirait de sa condition solitaire au profit d'un rôle
pédagogique pour autrui : porteur de destins, incarnation d'une direction,
il fédérerait les âmes en peine derrière son vouloir. Pourquoi pas non
plus? D'autant que l'exemplarité sous-tendue par la première acception
n'empêche pas les disciples qu'entend la seconde. Etre à soi-même sa
propre norme suffit, il importe peu de l'être pour autrui, mais il n'est pas
hors de propos qu'une belle individualité serve de modèle et inspire.
Enfin, d'autres étymologies rapprochent le Condottiere du contrat à l'aide
duquel il s'engageait dans des actions et se louait à des familles, des
factions ou des groupes. Condotta signifiant contrat de louage ou
engagement.
Cette acception m'agrée également car elle montre à l'évidence
l'importance fondatrice d'une parole donnée dans les limites de conditions
précisées. Le Condottiere est celui dont la parole a un poids, son verbe
est une décision, sa volonté un engagement : il pratique l'énoncé
performatif. Le pacte avec autrui n'est jamais qu'un pacte avec soi-
même : il s'agit d'être à la hauteur non pas tant de la promesse qu'on fait à
l'autre que de celle qu'on se fait à soi-même en prenant l'autre pour
occasion, et non pour témoin. Contracter, c'est vouloir et formuler un
projet pour son énergie. De même, c'est annoncer, à son for intérieur en
priorité, ce qu'il en sera du temps à venir. Du conducteur qui séduit au
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contractant qui s'engage, la figure éthique du Condottiere demeure
exemplaire à mes yeux. Elle montre en acte une force décidée à dépasser
le nihilisme, à déborder de toute part les tièdes, les indécis, les prêtres, les
moralisateurs, les amateurs de componction, d'humilité, de macérations,
de mort. Elle vise la mise à distance de toutes les formes religieuses et
grégaires. En ce sens, le Condottiere est une invitation à la jubilation : il a
passé contrat avec lui-même pour guerroyer contre le lien qui aliène. Son
combat vise l'absolue souveraineté sur soi, sa victoire sera la production
de lui comme d'une exception, un être sans double et sans duplication
possible.
Athée, pour commencer. Athée joyeux et pourfendeur, ennemi de ce
qui lie et relie, amoureux passionné de ce qui sépare et creuse des fossés,
installe des différences, exacerbe les singularités, le Condottiere est le
contraire de l'esprit religieux qui se définit comme un fanatique de liens,
donc de garrots et de ligatures. Solaire, il veut la séparation, l'isolement
qui correspond le plus à ce que métaphysiquement le solipsisme
enseigne. La sécession est sa loi, il ne veut pas consentir aux
associations, groupes et réunions qui fabriquent, à bon marché, des
identités factices. Toute religion se définissant par la liaison, il a décidé
d'être radicalement athée en refusant de cristalliser son vouloir en des
formes avec lesquelles se constitue le social : la Famille, la Patrie, l'Esprit
de Caste, le Social lui répugnent par leur voracité et leur anthropophagie.
Tous ces idéaux se nourrissent d'intelligence, de conscience, de raisons
singulières pour ne régurgiter qu'un incroyable réseau de fils gluants qui
emprisonnent les exceptions, les réduisent et en font des citoyens dociles
et soumis. Le religieux conduit à l'émasculation, il vise la castration des
énergies, leur inclusion dans des instances qui les stérilisent. L'Etat et
l'Eglise excellent dans ces entreprises.
La religion produit des communautés et celles-ci s'évertuent à
fonctionner de manière autonome, instruisant leurs dossiers pour
produire, ensuite, des lois, des ordres, des règles, des commandements
auxquels il s'agit de se subordonner. Abdiquer sa souveraineté au profit
d'une sécurité obtenue par le groupe, c'est toute l'alchimie du contrat
social auquel voudraient nous faire croire ses partisans. Passer, par le
contrat, de l'état de nature sauvage et sans loi, violent et dangereux, à un
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état de culture où régneraient équilibre, harmonie, paix, communauté
pacifiée est billevesée. Le contrat social est l'acte de baptême du religieux
en ses formes sociales. Il est hypothétiquement passé, un jour, entre
l'individu et la société, puis dépouille en presque totalité le premier au
profit de la seconde. Reste un lien de subordination qui autorise une
instance à dominer l'autre. Par le contrat social, la singularité abdique
pour se fondre dans les creusets conformistes. Or la société est une hydre
qui promet la paix et donne la guerre, propose la justice et génère les
iniquités, annonce l'harmonie et fomente les dissensions. On lui doit aussi
des violences suintées comme de sales purulences, des brutalités infligées
sous couvert d'ordre. Elle fabrique un homme calculable dans ses écoles
où l'on détruit l'intelligence au profit de la docilité. Puis elle invite à la
caserne où elle s'attaque en toute impunité à la liberté, à l'esprit critique et
à l'indépendance. Enfin, elle propose ses usines, ses manufactures, ses
bureaux, ses officines où l'on prostitue sa chair, son sang, son corps et
son autonomie pour produire de quoi nourrir la machine sociale.
Accepter le contrat, c'est recevoir de la servitude et de l'esclavage quand
on nous promettait de la dignité et de la liberté. Si l'homme est un loup
pour l'homme, rien ne saurait en faire un dieu pour ses semblables, ni le
droit, ni la loi, ni le social : tout ce qu'inventera le loup n'ira jamais que
dans le sens d'un accroissement de sa nature carnassière. Il y mettra, au
mieux, de la renardie puis brillera dans l'art de séduire et de faire prendre
le lien pour une liberté.
Parce qu'il ne sacrifie à aucun idéal collectif, le Condottiere est
nominaliste et traite par le rire les religiosités nouvelles qui se
construisent sur l'adoration de généralités : l'Homme ou le Droit, la Loi
ou le Peuple, la Nation ou la Patrie. Il sait, en revanche, qu'il existe une
multitude d'hommes, riches et pauvres de leurs diversités, puissants ou
malingres, élégants ou rustres, grands, héroïques ou lâches, et tour à tour
susceptibles de tous ces états, suivant les conditions dans lesquelles ils
évoluent. De même voit-il à l'œuvre des effets de droits ou des
conséquences de loi. Le monde est divers et ne s'appréhende que dans le
chaos, le désordre et l'effervescence. Le concept existe, certes, mais
comme une instance pratique permettant l'échange de points de vue, le
discours. Les idées sont des moyens de faire circuler des projets et des
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visions du monde en puissance. Mais en aucun cas le réel ne saurait se
réduire à la simplicité de catégories en nombre fini et limité. Sottise de
croire qu'il suffirait, en recourant à des notions telles la qualité, la
quantité, la modalité, la relation, de pratiquer le jeu dont surgirait la mise
en forme. Réduit à deux ou trois figures commodes, le monde n'apparaît
que dans une caricature dont on exclut sa première qualité : le disparate.
Débordant, ondoyant, inconstant, sans cesse soumis à des forces qui le
modifient, le brisent, le broient, le constituent, le réel est un flux en
ébullition. La somme des particularités ne suffisant pas à constituer une
généralité, c'est d'ersatz qu'on se contente lorsque l'on utilise des
abstractions. De plus, si l'on est bien obligé d'user du concept, à défaut de
pouvoir mieux dire le monde, il s'agit d'éviter ce à partir de quoi se sont
constituées les religions du siècle, à savoir la croyance à des entités
singulières, autonomes, susceptibles de vénérations, d'adorations. Dieu,
l'Etat, la Race, le Prolétariat, l'Argent furent totems durant de longues
décennies. Au pied des fétiches, on a versé du sang, de la sueur et des
énergies. Ils se sont nourris de passions, d'enthousiasmes, de foi, ont
grandi avant de se transformer en léviathans et béhémoths qui ont
absorbé toutes les vitalités passant à leur portée. Ridicules et niais, les
adorateurs et leurs clercs ont produit des doctrines universalistes à l'aide
desquelles ils ont châtré les velléités singulières et individualistes. Hors
le nominalisme, il n'est qu'entreprise religieuse avec pour sous-bassement
le lien, la fédération du divers sous la bannière d'une idée, d'un concept.
Où l'on retrouve le nominalisme cynique et Diogène fustigeant Platon,
l'idéaliste emblématique, de croire à l'existence d'une essence de l'homme
ou d'une idée absolue du juste. L'anecdote est connue, le cynique errant
dans les rues d'Athènes, une lampe à la main, et cherchant un homme, en
plein jour, n'a de sens que si l'on se souvient que ce que veut trouver le
philosophe à la lanterne, c'est l'essence de l'homme, son idée. Ce que,
bien sûr, il ne trouvera pas, puisqu'il ne rencontrera, chemin faisant, que
des hommes singuliers, particuliers et divers. De la même manière,
lorsque Platon définira l'homme comme un bipède sans plumes, il suffira
au cynique de plumer un poulet pour montrer qu'on peut être sur deux
pattes et déplumé sans pour autant être un homme. Eloge du divers,
pratique du fragment.
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Croire à l'existence de concepts autonomes, c'est installer le virtuel à la
place du réel, remplacer la proie par l'ombre et permettre l'aliénation. En
effet, toute scission d'avec soi-même, en vue d'hypostasier une part avec
laquelle on fabriquera du divin, de l'adorable, prend sa naissance dans
l'illusion que nous serions porteurs de parts immortelles, que nous
participerions de l'intelligible. Or, il n'en est rien. L'idée est un pur et
simple produit de la physiologie, la sécrétion d'un corps qui manifeste
ainsi le débordement des flux qui le parcourent. Les mots disent les
choses mais ne doivent pas s'y substituer, à moins d'une opération
alchimique fondatrice des malentendus avec lesquels s'élaborent les
schizophrénies. Dans la dialectique du signifiant et du signifié, il s'agit de
mettre le premier au service du second. L'existence du verbe est
subordonnée à celle du sens qui lui correspond. Avoir le sens de
l'immanent est la qualité du nominaliste dont la farouche critique
concerne le culte de l'abstraction qui débouche sur la fabrication d'un
monde dans lequel se jouent les aliénations. Le lien est tissé à l'aide du
concept érigé en entité autonome. Avec lui, le sujet est menacé
d'immobilité et de statisme. Sacrifiée à une idée transformée en déité, la
subjectivité est anéantie : elle n'a plus qu'à obéir. Or, le Condottiere
n'obéit qu'à lui-même. Il ne sacrifiera pas même à l'Individu, qui serait
une nouvelle fiction. Seule importe sa propre singularité et l'ensemble des
perspectives qu'elle est susceptible d'entretenir avec le réel fragmenté,
morcelé et réduit à des poussières d'instants.
Il en résulte une position radicalement libertaire, une incapacité
viscérale à vénérer sous leurs formes conceptuelles, comme nouveaux
totems, les devises qui font de Liberté, Egalité, Fraternité aussi bien que
Travail, Famille, Patrie, des figures d'autant plus à révérer comme telles
qu'on en néglige les libertés singulières, les situations dans lesquelles se
jouent les questions de la hiérarchie, de la justice, de l'emploi du temps,
du corps ou de la citoyenneté. L'adoration des idées fixes dispense d'une
pratique authentiquement soucieuse du réel. Les fanatiques du concept de
liberté sont bien souvent les moins efficaces pour la promotion des
libertés réelles, formelles et concrètes. Le nominalisme dispense d'aimer
l'idée qu'on se fait du réel pour lui préférer le réel lui-même. Les hommes
de la Terreur, ceux de la révolution d'Octobre étaient des fanatiques du
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concept de liberté, mais c'est à la guillotine et au peloton d'exécution
qu'ils laissaient le soin de régler les problèmes – dans le plus profond
mépris des réalités libertaires ; les thuriféraires de la Patrie, les adorateurs
de la Nation et de l'Etat français n'ont eu de cesse de vanter la grandeur
de leurs croyances patriotes et nationalistes, mais c'était pour mieux
abandonner leur pays à l'occupant – dans la plus totale des insouciances
quant à Nation et Patrie. Qu'on se méfie du mot, il sert souvent à masquer
le réel, à le travestir au profit des idéaux sécuritaires. Le nominaliste
invite à la circonspection devant le concept et à l'extrême souci face aux
fragments du réel, à son épiphanie sous la forme du divers. Immanent,
matérialiste et préoccupé par le monde comme chaos concret et
dynamique, le Condottiere ne placera rien plus haut que sa liberté, sa
capacité à se déterminer de façon autonome et indépendante. Sa
souveraineté est son bien le plus précieux, l'aliénation son risque le plus
redouté.
Rien ne le heurte plus que la passion égalitaire, cette furie normative. Il
aime les différences et les cultive, apprécie le divers et le sollicite. La
fusion et l'uniforme n'ont jamais été ses desseins. Au contraire, il jubile
devant ce qui éclate, distingue et fabrique des monades rétives à
l'agrégation. L'homogène est un phantasme à partir duquel s'élaborent les
servitudes volontaires : on imagine d'abord une unité parfaite, sans
aspérités, équilibrée, harmonieuse, puis l'on travaille à l'intégration du
diffus dans cet ordre. Le masochisme et le désir de perdre une
individualité qui, de la sorte, se révèle débile et défaillante, font le reste.
Vient alors le règne de la quantité qui voue aux gémonies la qualité et les
audaces. Le nombre d'un côté, l'excellence de l'autre. D'où la farouche
volonté aristocratique du Condottiere.
Je songe aux anciens Grecs et aux dieux qu'ils convoquaient pour
comprendre le monde, le célébrer ou l'appréhender. J'ai du plaisir à
Thanatos, Eros, Dionysos, Hercule, bien sûr, et j'aurais même un faible
tout particulier pour Crépitus s'il n'était une divinité moderne accouchée
par Flaubert. Mais je l'aime aussi de rejoindre, même tardivement, le
Panthéon dont l'écrivain normand aura forcé la porte. Car on y trouve
aussi Hostilina *, la déesse en laquelle communient les agrégés, les
amateurs de fusion, les descendants contemporains de Panurge. Elle est
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leur emblème et ils y sacrifient avec force dévotion. On l'invoquait peu
avant les moissons afin de rendre les épis égaux, de supprimer les chétifs,
les malingres et mêmement les épanouis, les généreux. Elle uniformisait
et rendait semblable, on lui devait le passage du divers à la forme unique.
Rien au-dessus, rien au-dessous des lignes d'horizon égalitaires. L'image
plaira aux philosophes amateurs de cités idéales, aux politiciens
fanatiques d'ordre et de paix civile. Le contrat social vise la réalisation
d'un plan dans lequel les différences sont abdiquées. Il me vient à l'esprit
qu'on pourrait marier Hostilina et Protée, ce dieu de la mer qui conduit
les troupeaux de phoques et auquel Panurge dut l'anéantissement de son
cheptel. De leurs copulations tératologiques a dû certainement naître
notre siècle, vil et veule, tout entier dévolu à la guerre contre les
singularités. Le XXe siècle aura été celui des foules et de la quantité, des
vacheries hystériques, pour le dire comme Rimbaud. Et puis Protée ne
recule pas devant les métamorphoses les plus contradictoires, un jour eau,
le lendemain feu, ici blanc, là noir, hier lâche, demain insouciant. Divines
transformations ! Ce sont celles du siècle tout entier fabriqué par les
foules et le nombre.
Hostilina vise donc le champ, l'ensemble et ce qu'elle considère
comme l'intérêt de la totalité ; je n'aime que les épis particuliers, quand
ils m'agréent. Et ils me plaisent d'autant plus qu'ils se distinguent, se
désolidarisent. L'exception me ravit – la mutation génétique m'intéresse –
car elle est la pointe d'une civilisation, du moins ce qui permet non pas la
répétition, mais la différence. Avec elle, le réel se modifie, apparaît sous
un nouveau jour dans lequel priment la nouveauté et l'excellence. Travail
d'artiste, et non de technicien. D'ailleurs, il me sied d'imaginer l'exception
comme ce qui justifie une civilisation : par le génie, le héros, l'architecte,
le musicien, le peintre et le philosophe adviennent les contrées
inexplorées, les formes adventices. Ils font le monde qu'habitent les
autres. D'où leur passion pour les démiurges, fabricants de lumière,
parents étymologiques de Lucifer. Et puis j'aime les anges déchus, parce
que rebelles...
En voulant le réel, le Condottiere fabrique l'histoire. Au contraire de
l'homme des foules qui est un pur produit de celle-ci. Le premier est
inscrit dans de longues perspectives, il est l'individualité des desseins qui
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durent. Ses projets s'installent dans le futur, qu'ils éclairent. Actif, il est
moteur et générateur de dynamique : son désir est dialectique. Donc, il
s'enchâsse dans une histoire singulière, personnelle, biographique aussi
bien que générale. D'ailleurs, dans la meilleure des hypothèses, il
confond les deux et sa propre vie émet des radiations dans son temps,
voire au-delà. Alors que le second est un résultat, un objet manufacturé
par son époque et limité dans le plus sobre des instants. Sa facticité en
fait une apparition reproductible, il rayonne si peu qu'il montre, dans sa
vie même, son inféodation aux ténèbres. Ni archange ni ange déchu, mais
petit paraclet fugitif destiné aux limbes, il sacrifie aux idoles sociales qui
produisent du grégaire et détruisent le divers. En conséquence, il vénère
la camaraderie, l'esprit de corps, se réclame du conformisme et des
supports qui le manifestent – le droit, la loi, les formes juridiques en
général et cette fameuse morale infestée de moraline. Contre lui, le
Condottiere n'a de goût que pour les machines célibataires lancées à vive
allure contre les monuments érigés au nombre. D'où sa préférence avouée
pour les emblèmes de l'excellence : il a plus d'affection pour le souvenir
d'un grand mort d'hier que d'enthousiasme pour un petit vivant
d'aujourd'hui. Homère et Dante lui semblent toujours de meilleure
compagnie que MM. Homais, Prud'homme ou Pécuchet. Ainsi fait-il
vertus majeures de l'inactuel ou de l'intempestif. L'Histoire est pour lui un
réservoir producteur d'affinités électives en dehors desquelles il aime
mieux la solitude.
46
De l'exception ou La machine célibataire
L'Histoire est généreuse en figures rebelles et singulières, en
exceptions puissantes et roboratives. A la façon impressionniste, elle
enregistre, çà et là, des pointes en marge de leur époque qui, par leurs
situations en lisière, donnent du tempérament à leur temps. Bien sûr, je
pense à Diogène et à ses pairs en kunisme, aux gnostiques licencieux, aux
frères et sœurs du libre esprit, aux libertins érudits contemporains de La
Rochefoucauld, à ceux qui les suivront en plein siècle des Lumières et
qui raconteront les liaisons dangereuses, les malheurs de la vertu, les
prospérités du vice et l'art de jouir à l'heure des tourmentes
révolutionnaires. Et puis d'autres dont j'ai déjà, ailleurs, raconté les
frasques et les saillies. Mais il y eut aussi des rebelles plus solitaires
encore, puisqu'ils ne firent pas école et se contentèrent d'exister comme
de pures manifestations de la contestation dans leur temps. Leur flamme
brûla parfois quelques émules, mais chacun fit à sa mesure et à sa
manière, sans souci de copier, de démarquer, en pratiquant un chemin
solitaire bien que, de temps en temps, il ait pu s'éclairer des feux laissés
par de grands modèles.
Ainsi du dandy*, réincarnation d'Alcibiade l'extravagant, un maître, lui
aussi, en l'art de plier le vouloir aux formes d'une éthique élégante.
Certes, bien après l'Athénien, il y aura Brummell ou Orsay, d'autres
encore, mais il me plaît surtout d'imaginer le dandy comme une figure
théorique, celle qu'on suppose sous les fusées de Baudelaire quand il a le
projet de mettre son cœur à nu. Dandy sublime, donc, pratiquant le geste
et la souveraineté, le défi et l'ironie, l'allure et la séduction avec toute la
royauté de qui pratique l'art de déplaire. Joueur désabusé et esthète
mélancolique, il active une morale du mépris des valeurs bourgeoises en
faisant de l'ineffable, de l'instant ou de la dépense, des moments
d'incandescence dans une vie quotidienne transformée en vaste champ
d'expérimentation pour les pointes et l'instant propice; de même l'unique
de Stirner, pourfendeur des valeurs de l'époque industrielle, lui aussi,
héraut de la liberté et de la rébellion, prophète de l'indiscipline
47
généralisée qui conchie le bourgeois et le propriétaire, puis, plus
généralement, ceux qui se croient athées et n'en continuent pas moins de
sacrifier aux idoles, aux dogmes et diktats du social. Son anarchisme
radical est incompatible avec quelque forme sociale que ce soit.
Irrécupérable de façon grégaire, il est un cordial aux seules singularités ;
je songe également au samouraï tel qu'il apparaît dans le Hagakuré *,
méprisant la mort et soucieux d'héroïsme, enseignant la grandeur et la
pratiquant, élevant à la dignité d'œuvres d'art les gestes qui dévoilent la
courtoisie, la sensibilité délicate, le courage, la loyauté, le sens de
l'honneur. Il aime l'énergie et la vie qui le fait vibrer, donc
l'enthousiasme, la décision. Parce qu'il est tragique et résolu devant le
néant, il vit chaque instant comme s'il devait être le dernier, animé par le
principe d'élégance. Le Bushidô met en perspective la tension de cette
existence singulière et le risque de péril : la folie est proche, on sent son
souffle glacé sur la nuque lorsqu'il s'agit d'agir puis de pratiquer la voie
ardue du samouraï. La conscience ordinaire est congédiée au profit d'un
autre état qui tient de la volonté d'extase et de la capacité qu'a la nature
généreuse et substantielle à déborder.
Par ailleurs, riche de la distinction du dandy, de l'indépendance de
l'unique, de la détermination du samouraï, il me faut dire quelques mots
sur l'anarque * de Jünger : telle une comète, le concept n'apparaît que
dans quelques pages d'un roman, quelques lignes de confidences dans un
entretien. Puis plus rien. Alors que les richesses potentielles de cette
notion auraient pu, développées, donner matière à des sentiers lumineux
pour quitter le nihilisme de nos temps dévolus à l'intraitable mélancolie.
L'anarque durcit le rebelle, il l'achève. En effet, celui qui recourait aux
forêts le faisait parce qu'on lui avait signifié sa condamnation. Il prenait à
son compte ce que les autres exigeaient de lui : proscrit, rejeté par la
société, combattu par elle, le rebelle choisissait la solitude, la misère et le
danger des bois plutôt que de reconnaître l'autorité qu'il estimait
illégitime, non fondée. Refusant de se plier aux lois édictées par le
pouvoir, il entrait ouvertement en sécession puis se retirait pour pratiquer
une résistance hautaine et solipsiste. Souvent, en Islande, puisque cette
pratique s'enracine dans cette terre de gel et de désolation, le rebelle qui
préférait la forêt s'était rendu coupable d'un meurtre. Stirner invitait à
48
l'homicide comme révélant l'absolue propriété de l'unique sur le monde,
il stipulait seulement qu'il fallait en assumer les conséquences et savoir
tout mettre en œuvre pour échapper au social avide de punition. Eloge du
rebelle, donc, et de ses hautes futaies. De lui, on peut dire qu'il a été
refusé par la société quand l'anarque a refusé, en lui, tout ce qui pourrait
marquer un seul signe d'inféodation au dit social. L'un est réactif, l'autre
actif.
Jünger montre comment l'anarque pratique l'exil mental. Il peaufine un
état intérieur caractérisé par le consentement à sa volonté de puissance.
Seuls les ultimes remparts du social contiennent son vouloir, mais il lutte
contre des murs pour les abattre ou les faire reculer le plus possible. Sans
ces bornes, son expansion serait infinie. Sa pratique du social est
contractuelle, et c'est lui qui détermine les conditions, la nature, la forme,
la durée et les visées du contrat. Il est à lui même sa propre loi et peut, à
tout moment, résilier un engagement qu'il n'aura passé qu'avec lui-même.
Jünger n'en parle pas, et ne donne aucun exemple lorsqu'il signale que
l'anarque sait, par-dessus tout, pratiquer le masque, mais je ne peux
m'empêcher de songer à Kafka : l'anarque doit savoir cacher derrière un
apparent consentement à l'ordre du monde une révolte fabuleuse et des
apocalypses magnifiques. Je vois Kafka derrière son bureau, attablé
devant des polices d'assurance vie, pensant à ses romans et fabriquant
l'architecture anthropophage de son château – anarque à Prague. L'excès
idéologique agit chez lui comme un repoussoir, l'anarque n'a de souci que
de préserver son indépendance d'esprit. Aussi devient-il une proie
impossible à saisir pour les puissants dont les armes n'atteignent jamais la
quintessence d'un être, là où il est le plus riche et le plus indéfectiblement
libre. Ce qui réduit l'homme du commun n'a aucune prise sur l'exception :
tous veulent régner sur les autres et aspirent au pouvoir sur autrui. Leur
donner ces possibilités d'exercer leur volonté de domination, c'est ravir
leur indépendance. Ils paient de leur liberté la capacité à exprimer le
vouloir d'un autre. Ame d'esclave, destin et aspiration de presque tous les
contemporains. Or, l'anarque n'est intéressé que par le pouvoir exercé sur
lui-même et ne veut régner que sur son énergie propre. D'où son mépris
des jeux pratiqués par les autres – ceux qui ne s'appartiennent pas mais
voudraient réduire le monde à leurs caprices.
49
Contre les anarchistes qui eux aussi veulent le pouvoir, Jünger a mis en
œuvre cette figure solaire. Les adeptes de Proudhon ou Bakounine sont
trop obsédés par la domination et croient, en optimistes qu'ils sont, à la
possibilité de produire un réel nouveau, de qualité. Tragique, lucide et
aristocrate, l'anarque n'a cure des ors et des brocarts ; le marbre des
palais, le stuc des cabinets de ministres lui importent peu. Le Prince peut
tout aussi bien être son familier que son ennemi, il peut lui parler, lui
battre froid, le conseiller ou le critiquer; à l'égard de celui-là, il en va
comme des autres, il s'agit de préserver son indépendance, de garder
farouchement sa liberté. Pour exprimer de façon plus concise sa figure,
Jünger écrit que l'anarque est à l'anarchiste ce que le monarque et au
monarchiste. Dont acte.
50
pour l'affirmation d'un moi dense, fort et inventif. Toutes ces brillances
ont convergé vers une jubilation, commune à tous, dont les racines sont
l'expérimentation sur un territoire esthétique. Loin des audaces
pulvérisées en vol, des fulgurances détruites dans la zébrure, des grands
traits, amples, arrêtés dans le geste, les fortes individualités ont toutes
manifesté le désir, pour elles-mêmes, d'une belle existence, d'une
singularité authentique.
D'aucuns sursautent déjà, brandissant Hegel et ses imprécations contre
la Belle Ame*. Car l'universitaire prussien a toujours ses affidés qui le
préfèrent au Schiller des Lettres sur l'éducation esthétique. Convenons
que les pages du maître d'Iéna ont mis à mal la possibilité d'une figure
qui n'est pas sans richesse, si l'on va au-delà de ce qu'il en est dit dans la
Phénoménologie de l'esprit : la Belle Ame serait purement contemplative
d'elle-même, à ce point qu'il lui serait impossible d'engager quelque
action que ce soit. Pur concept abîmé dans le néant de sa subjectivité, elle
deviendrait incapable d'une action positive. Ses obsessions seraient la
pureté de son cœur et la délicatesse de ses intentions ; ses limites, une
incapacité radicale à l'action. Et derrière ces flèches décochées à l'idéal
esthétique, c'est Schiller qui est visé, lui qui appelait de ses vœux la
réalité d'un homme réconcilié avec lui-même, au- delà des sens aveugles
et de la raison pure, à égale distance de l'instinct de la forme et de
l'instinct de la matière. Une belle individualité harmonieuse, accédant à la
liberté par la beauté installerait son identité entre le spirituel et le sensible
grâce à l'instinct ludique, qu'elle développerait avec virtuosité. Et l'on
congédie la dialectique hégélienne au profit de la poétique schillérienne.
Où donc en est le Condottiere ? Quelles vertus sûres pour une figure
éthique qui, elle aussi, fait de l'esthétique son maître souci ? Athée,
nominaliste et libertaire, certes. Pratiquant la pointe, fabriquant l'histoire,
évoluant dans l'intempestif, aussi. Mixte de dandy, d'unique et de
samouraï, il fait aussi penser à l'anarque de Jünger, d'accord. Enfin, il
culmine dans l'expression de la Belle Individualité. Mais tout cela
n'épuise pas la plastique d'Andrea del Verrocchio et laisse encore en
friche les terres sur lesquelles il est appelé à construire. Quelles
explorations pourront encore permettre de circonscrire un peu mieux
cette figure altière ? Peut-être une interrogation sur le narcissisme et ses
51
modalités. Car le Condottiere abhorre l'imbécile fatuité des sots, tout
entiers gonflés de leur propre inconsistance. Aux vertus chrétiennes de
l'humilité, aux pratiques perverties des adorateurs d'eux-mêmes, il oppose
un narcissisme flamboyant, une fierté avérée.
Retenant la leçon de Baudelaire, le Condottiere œuvre aux
métamorphoses de son moi qu'il s'agit, au choix, et selon les moments, de
vaporiser ou de concentrer. Quêtant la grandeur, visant la maîtrise, il doit
pouvoir mettre en scène, pour lui-même, son excellence, ou du moins les
tactiques et les stratégies que suppose ce dessein. A cet effet, la vie doit
se dérouler devant un miroir*. Il me revient à l'esprit celui qu'inventa
Léonard de Vinci pour réaliser ses autoportraits. Or, l'éthique esthétique
suppose cet art de se peindre et de savoir ses traits, ses formes, son allure.
Quelques années avant la fin du quattrocento, Vinci avait réalisé une
sorte de cabine de forme octogonale. Les huit miroirs qui la tapissaient
renvoyaient de multiples images du peintre de face, de dos, de quart, de
trois quarts. La particularité de cet objet est qu'à aucun moment l'artiste
ne rencontrait son regard. La prouesse est intéressante : se voir sous de
multiples angles, mais ne jamais voir cet œil qui voit. La machine me
fournit ma métaphore : le Condottiere doit appréhender les multiples
situations dans lesquelles il se trouve, en même temps, considérer les
réactions possibles, et, pour finir, juger des opportunités avant
d'envisager quelque action. Le narcissisme vulgaire est aveugle de soi-
même après rencontre de son propre regard. Il suppose aussi un rapport
amoureux entre l'image et l'objet dont elle procède. En revanche, le
regard porté par le Condottiere sur sa propre personne est généalogique.
On lui doit l'introspection et la découverte des nerfs, des os, des muscles,
qui sous-tendent le corps avant le mouvement. Il vise moins l'amour de
soi, la satisfaction prise à sa propre image qu'une saisie globale de la
situation. Dans le temps, il est un moment avant la décision là où le
narcissisme vulgaire est à lui-même sa propre fin et son aboutissement.
Le reflet du miroir est une image sur laquelle s'inscriront les projets en
puissance, avant de retrouver l'état du palimpseste. L'œil doit alors opérer
comme celui du stratège sur un champ de bataille : il cherchera des points
de passage, des fractures, des ponts, des abîmes, des marécages, des
52
voies, des aires, des coulées, des espaces, toute une géographie à partir de
laquelle il élaborera des scénarios potentiels avant d'en réaliser un.
D'un point de vue éthique, il en ira de même : appréhender son propre
état d'esprit, mesurer ses forces, compter ses ressources, envisager la
situation, supposer les réactions, supputer les chances, constater les
éventualités, répertorier les occasions et multiplier les opérations qui
permettront la saisie d'une action dans la meilleure de ses occurrences.
Rien qui soit véritablement narcissique au sens moral ou freudien du
terme. Au contraire. Le regard à l'œuvre est froid, sinon glacial. Il ignore
les températures chaudes de l'œil amoureux. Son objet est une partie de
soi, sa fin, une autre partie de soi. Mais le tracé rejoindra ces deux
instances d'un même lieu. Tout comme Vinci appréhendait l'ensemble de
son visage, moins la partie qui voyait, le Condottiere appréciera la totalité
de son tempérament, de sa sensibilité ou de son caractère, moins la nature
même du geste éthique pour lequel il pratiquera ce miroir. Restera la
nécessité de l'action, contenue dans une pensée mûre, réfléchie,
décortiquée comme moment théorique avant le passage à l'acte. Toute
l'opération se sera déroulée dans l'austère perspective du geste au
maximum d'intensité, le plus en adéquation possible avec les occasions
qui permettront d'obtenir les meilleurs fruits.
De ce narcissisme flamboyant surgiront les maîtrises et les formes de
l'énergie. Car il n'est pas de travail esthétique sans une part de théorie, au
sens étymologique – contemplation –, doublée d'une audace que réduit
peut-être la pensée préalable, mais qu'elle ne supprime pas. Et c'est
heureux. Le travail du miroir est un facteur de réduction du risque mais
ne saurait, en aucun cas, en faire totalement l'économie. Le kaîros
conserve son mystère, quoi qu'il en soit de l'acuité et de la perspicacité
des regards qui précèdent. L'éthique ne sera jamais une science exacte.
Toujours elle conservera cette part d'impondérable, cette inscription dans
un temps qui jouit des pleins pouvoirs – dont celui d'étonner.
Là où le Condottiere cherche, au retour du miroir, une image de lui qui
permette l'action singulière, l'homme des foules veut rencontrer le reflet
de l'autre. Car le mimétisme est sa loi. Se penchant vers le tain, quêtant le
sens dans le mercure, il scrute et veut voir autrui afin de lui ressembler,
de faire coïncider ses traits avec ceux de l'autre. Or, la fusion, la
53
recherche d'une entité qui puisse être confisquée à l'autre, pour soi, sa
transformation en révélateur d'identité, voilà qui montre à l'œuvre une
formidable puissance d'automutilation. L'exception veut trouver en elle-
même le sens de sa propre existence; l'homme du commun n'a de
certitude que par la médiation de l'altérité.
En conséquence, l'inscription de l'homme calculable dans une logique
le transforme en fils qui obéit, soucieux d'une parole qui lui soit
extérieure et puisse fonder ses actions. Voulant soumettre ses désirs et ses
instincts à une transcendance, il tient absolument à trouver ordre ailleurs
qu'en lui. Et c'est dans ce trajet qui le conduira hors de lui-même qu'il
abandonnera sa souveraineté, consentira à la servitude volontaire, se
transformera en esclave pour finir dans la peau d'un domestique. En
revanche, la figure du Condottiere est paternelle, bien évidemment, car il
ne saurait en aller autrement pour une instance éthique : il édicte la loi, la
pose, la crée, la veut. A l'instabilité d'un moi déchiré, d'un miroir menteur
renvoyant une image autre, il oppose l'équilibre d'une harmonie réalisée
entre l'énergie et la forme qui la contient, il pratique une psyché au reflet
fidèle.
Les logiques opposées distinguent la façon de penser la vie : le fils
docile et soumis souhaite le mimétisme et l'immobilité ; sa jubilation
consiste à retrouver dans la glace un visage connu, surtout pas le sien ;
son principe est passif et réactif, il attend que l'information de son énergie
vienne de l'extérieur, selon des lois déjà éprouvées – puisqu'elles
fabriquent les cohortes de conformistes. En revanche, le père rebelle et
démiurge veut la dynamique et le changement; son plaisir est dans le
nouveau, le risque, la découverte de situations et d'émotions nouvelles ;
son engagement est actif et volontaire, il aime l'inconnu, l'invention, le
danger et l'expérimentation de nouvelles façons de vivre. Le sécuritaire le
heurte, le connu le fatigue. Or, vouloir le statisme et la reproduction, la
répétition, c'est faire le choix de la mort – celui de l'homme calculable
enferré dans l'identique, accédant à l'anonymat, forme du neutre et du
trépas. La perte d'identité, l'oubli de soi, la volonté d'irresponsabilité et
d'innocence sont des versions ardentes du mépris de soi là où le
Condottiere avance l'amour de soi, la considération de lui-même comme
une œuvre potentielle. Automutilation, déstructuration contre
54
autocélébration, fabrication de soi dans la perspective de la cohésion, de
l'harmonie et de la structure : le Condottiere est donc une vertu en acte,
une coïncidence avec son vouloir. Son narcissisme flamboyant éprouve la
matière et l'informe avant d'en faire surgir les volumes éthiques, les
épaisseurs métaphysiques.
L'objet qui se réjouit d'une fusion dans l'unidimensionnel est une piètre
figure du paraître, un simple simulacre, une ombre. En tant que copie
susceptible d'une infinité de duplications, il est dépourvu de valeur. C'est
un homme de la périphérie, des scories et des déchets du mouvement qui
centrifuge le moi, qui le condense pour le dire comme Baudelaire. La
diffraction et l'amoindrissement sont les modalités de son apparition en
tant qu'individualité mutilée. La virtualité qui le désigne rencontre en
face d'elle une singularité tangible et débordante de densité. Elle se meut
dans la profusion et la diversité, au centre, telle la pointe d'une figure
mathématique qui concentrerait les qualités d'équilibre et d'harmonie, les
principes d'énergie et de force, les résultats d'efficacité et de puissance.
La complétude la caractérise, sinon comme un état acquis, stable, du
moins comme une volonté.
Sans zénith ni nadir, l'homme des foules est voué au désordre. Aveugle
et impulsif, il est destiné au zigzag et aux épousailles de chaque instant
avec les caprices du réel. Ne maîtrisant ni le temps ni ses élans, il est un
pur produit des aléas, une erreur. A l'opposé, le Condottiere est soucieux
de ligne droite. Et si la vitesse à laquelle il pratique ce cheminement est
variable – elle va de la stagnation à la fulgurance –, elle s'entend à
toujours conjurer la marche arrière, la régression. A l'extrémité de la voie
qu'il élit se trouve un archétype par lui fabriqué, une forme motivante.
C'est un point de fixation qui évite les errances, les tâtonnements. Du
chaos, il faut faire surgir l'ordre et, dans ces tentatives, certains ne seront
que des personnages, d'autres deviendront des personnes.
Mais à ce point du portrait, ai-je dit l'essentiel ? Ou du moins
suffisamment pour que le visage de ce modèle apparaisse avec un peu
plus d'acuité, un peu moins de mystère ? Et des lèvres minces, du regard
foudroyant, des traits saillants ? Et du corps vrillé, en posture arrogante ?
Quels détails encore pour tâcher de pénétrer l'intérieur par une
circonscription venue de l'extérieur ? Le bronze montre dans un silence
55
d'apocalypse la vertu héroïque faite œuvre d'art. C'est pourquoi elle saisit,
ravit. Or, il reste presque l'essentiel, car rien n'est dit. Ou si peu. Et
paradoxalement, il faut emprunter un concept supplémentaire pour dire
les limites et les impuissances du concept, pour ajouter aux incapacités
du verbe. Saint Jean de la Croix l'utilise, puis Maître Eckhart, Benito
Feijoo lui consacre un opuscule au XVIIIe siècle, mais c'est à Graciân
qu'on en doit le développement – et à Jankélévitch la médiatisation : il
s'agit du je-ne-sais-quoi*. Ruse majeure de la raison occidentale pour
signifier par un mot tout ce qui échappe au mot. Quand la rhétorique
manifeste son impuissance, c'est encore elle qui sauve la mise en
dépassant ses limites, en les reculant, tout en constatant qu'on peut bien
les déplacer, mais qu'elles demeurent, quoi qu'on fasse.
Du je-ne-sais-quoi, donc. Avec ce paradoxe, il s'agira de continuer la
tâche de circonscription. Mettre le réel en demeure de rendre ses raisons,
d'avouer et de livrer ses mystères. Lui intimer l'ordre, par un artifice
supplémentaire, de donner de la clarté là où règnent les ténèbres. Dans ce
jeu baroque où s'opposent la lumière et les ombres, ce sont les franges
qui, parfois, mettent le mieux en évidence les natures et les essences. Par
les marges, on accède plus sûrement au centre des choses. Disons qu'on
force un peu l'intimité et qu'on peut ainsi s'avancer plus loin sous la peau
du réel. Ce qui borde l'objet puis tente d'en limiter les formes fluides,
mobiles et ondoyantes, est ce qui dit le mieux, bien que négativement,
par l'extérieur. Le Condottiere comme lieu où se montre un je-ne-sais-
quoi est avant tout une occasion pour le gracile. Bordant la notion
paradoxale qui caractérise l'éthicien, on trouve, outre l'élégance, un
rayonnement, une sorte d'envoûtement. Mystère et indicible, harmonie et
ineffable. Il échappe une sensation qui n'est pas sans relation avec celles
qu'on ressent devant la symétrie ou la proportion, du moins face aux
rapports heureux entre les parties et le tout. Semblablement, en ce qui
concerne les impressions éprouvées à l'égard de ce qui manifeste une
cohésion, une fermeture, une totalité, un achèvement. Enfin, il en va de
même avec le sentiment qui envahit l'être en présence d'une
démonstration de force, de puissance ou d'énergie contenue et maîtrisée.
Et l'on consentira à dire d'une forme, d'un geste, d'une allure qui
56
emportent l'admiration, forcent l'âme à un respect ou une révérence,
qu'elles sont habitées par un je-ne-sais-quoi qui leur donne leur efficacité.
Dans le moment où se manifeste cette pointe d'excellence, on assiste à
un hapax existentiel dont la spécificité réside dans l'impossibilité d'une
duplication. Unique, sans écho possible ou pensable, il ravit l'esprit et
emporte le suffrage. L'occurrence sans répétition déborde la raison pour
rendre caducs les moyens dont elle dispose pour exprimer,
habituellement, le réel. Dire, expliquer, démontrer n'ont plus de
justification tant le degré d'intensité est élevé et au-delà du dicible. Seule
l'expérimentation est imaginable et, par elle, se révèle la mort du verbe.
En conséquence, l'idée que le je-ne-sais-quoi appelle les sensations, les
émotions, une pathétique congédiant les mots. Le moment unique,
lorsqu'il se vaporise dans l'insaisissable et que la quintessence irradie,
demeure un interdit pour la parole. Il vibre et bruit pour distinguer, isoler
et fracturer l'unicité d'un geste, d'un mot, d'un trait, d'un silence, d'une
expression ou d'un événement, d'une personnalité, d'un tempérament ou
d'un caractère, d'une figure. De ces hapax émanent des émotions
auxquelles on consent par ravissement. Reste une impression, délicate,
évanescente, mais sûre, avec laquelle on fabrique, pour soi, des points
d'ancrage pour structurer sa propre identité, par sympathie. S'ensuivent
tout naturellement les prémisses pour un commerce avec soi-même dont
le dessein serait la promotion d'une esthétique.
57
Esthétique
PETITE THÉORIE DE LA
SCULPTURE DE SOI
« Quels sont ceux qui nous élèvent ? Les philosophes, les artistes
et les saints, voilà les hommes véridiques, les hommes qui se
séparent du règne animal. »
NIETZSCHE, Considérations inactuelles.
58
De l'artiste ou La vie transfigurée
Artiste, ai-je écrit du Condottiere. Et il me plaît de poursuivre dans
cette voie. Je ne conçois pas de force sans élégance, de volonté sans
allégresse ou de détermination sans souci d'une plénitude esthétique.
L'artiste est une figure qui me repose du philosophe lorsque celui-ci est
devenu une caricature de lui-même. J'ai plus de plaisir, parfois, à la
compagnie de Michel-Ange qu'à celle de Malebranche. Et même
aujourd'hui, à celle d'un peintre, d'un sculpteur ou d'un architecte plutôt
que d'un professionnel de l'idéal ascétique Et des vertus caduques. La
philosophie sent la poussière et relève bien souvent de l'art
d'accommoder les restes ou les vieux reliefs laissés pas les religions
sinistres.
L'atelier de l'artiste est un monde à lui tout seul, une fabrique de rêves
et d'images, une manufacture pour les formes. Celui du sculpteur est
presque métaphorique : la terre, brute, le chaos, puis le vouloir de l'artiste
qui se fait démiurge et informe les volumes qui lui échappent ensuite. Ou
celui du maître verrier qui fait fondre ses matériaux pour produire des
filets de pâte aux couleurs inattendues bien que voulues. Et le résultat
intégrera la beauté, l'équilibre, l'harmonie, le charme, la grâce, toutes
vertus qui rebutent le philosophe chien de garde préoccupé de tout
sacrifier de ces qualités pour ce qu'il croit être la vérité, la logique, la
conséquence, la certitude. Je me moque de la raison raisonnante et lui
préfère l'intuition fine et foudroyante. Le verbe est toujours second, du
moins, il doit toujours l'être. Et l'émotion doit primer. Quiconque met
l'émotion avant la réflexion est artiste. Les philosophes qui ont toute mon
admiration sont ceux qui ont injecté une forte dose d'art dans leur façon.
Ce sont les mêmes qui se sont ri des prétentions aux métaphysiques
pouvant se présenter comme sciences. Le Condottiere est un esprit
ignorant des mathématiques, si l'on doit définir celle-ci comme la science
de la rigueur et de la précision, la discipline apollinienne par excellence.
Il est artiste, délibérément, totalement et définitivement. Les
mathématiques ne lui vont que dans leurs dimensions péremptoires : le
59
postulat et l'axiome le ravissent parce qu'ils sont la grâce faite empire. De
même sauve-t-il ceux des mathématiciens qui pratiquent leur science
comme des artistes en chérissant l'intuition, l'inspiration, l'enthousiasme,
en vénérant l'ivresse des trouvailles et la folie des résolutions
terrassantes : l'emblématique Eurêka d'Archimède, l'urgence d'Evariste
Galois, l'illumination de Poincaré ou la poétique généralisée de François
Mandelbrot découvrant l'objet fractal. Sauvons donc l'esprit de géométrie
s'il se nourrit aux mystères et aux arabesques de l'esprit de finesse.
Quel artiste est donc le Condottiere ? Un metteur en scène. Un chef de
guerre est tout autant stratège* que tacticien, il lui faut connaître une
situation, appréhender des potentialités, créer des opportunités, ménager
des surprises et des zones d'ombre. Son domaine est la domestication des
flux pour en faire des forces agissantes. Et des victoires. Donc, il sait
qu'on peut lire Sun Tzu et Shang Yang, Machiavel et Clausewitz dans
l'optique d'un pur et simple agencement avec autrui, pour bien conduire
sa vie.
Quels sont ses combats? Où y a-t-il périls et colères ? Que sont les
champs de bataille qu'il lui faut occuper? La vie, tout bonnement. La plus
banale des existences qu'un simple coup d'œil avisé suffit à montrer dans
sa nature agonistique. Le Condottiere est donc un artiste dont l'objet
principal est la réussite de sa vie entendue comme une lutte contre le
chaos, l'informe, les facilités de tous ordres. Ses ennemis : l'abandon et la
flaccidité, le relâchement et la grégarité. Ses guerres visent les victoires
de la fermeté et de la tension, du vouloir et de la singularité. Et pour le
dire comme il fut longtemps coutume de le formuler, il veut faire de sa
vie une œuvre d'art. Transformer le tohu-bohu d'avant les genèses en
formes, exprimer un style, produire un geste par lui seul possible : voilà
en quoi le Condottiere est un artiste, un metteur en scène de situations, le
sculpteur de sa propre statue. Où l'on retrouve le philosophe-artiste*,
ardemment voulu par Nietzsche, celui dont le signe distinctif est la
capacité à inventer de nouvelles formes d'existence. Et même dans le
balbutiement, les tentatives et les échecs, les hésitations et les audaces
trahissant trop d'orgueil, le Condottiere est plus grand que l'homme du
commun dans ses réussites frelatées, ses prétendus aboutissements qui ne
sont jamais que des adhésions passives aux mots d'ordre de sa tribu. Un
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philosophe-artiste échouant est plus grand qu'un familier des troupeaux
réussissant. Qu'on se souvienne d'Hercule aux pieds d'Omphale : il n'en
reste pas moins le héros des travaux que l'on sait. Plutôt lui dans ses
revers que M. Homais dans ses triomphes.
Justement, M. Homais exècre le Condottiere et ses vertus. On s'en
doute. Pour stigmatiser le projet de confondre éthique et esthétique, il
dispose d'un mot tout fabriqué : esthète *. Insulte et concept utilitaire à
souhait–car le bourgeois * est tout entier préoccupé d'utilité –,
aboutissement aux forceps de ses cogitations confuses, il a trouvé le mot
et s'en repaît. Quiconque veut faire de sa vie une œuvre d'art, ou du
moins y tendre, se voit condamné et flétri par l'épithète. Si le projet du
philosophe-artiste est exigeant, élevé–et certes, il l'est–, il faut dire qu'il
en va de même de toutes les destinations visées par les morales, quelles
qu'elles soient. Il est dans la nature d'une éthique d'être difficile : les
idéaux qu'elle propose sont toujours hors d'atteinte et ne valent que
comme des indicateurs de direction. Hédonistes, eudémonistes,
ascétiques, religieuses, mystiques, toutes demandent l'impossible pour
n'obtenir que le pensable. Et l'on ne saurait condamner une éthique sur la
rigueur de ses objectifs. Seulement sur leur pertinence. Mais le
bourgeois, un mélange des vertus laïques et chrétiennes, refuse la morale
esthétique pour son dessein. La grandeur lui semble une vertu impossible.
Il tend au gris passe-muraille, à la confusion, jusqu'à disparition de lui-
même, dans l'épaisse géographie du milieu, du ventre mou. Qu'on se
souvienne des leçons de l'étymologie qui enseigne la parenté de milieu et
de médiocre. Le Condottiere veut les extrémités, les cimes et les abîmes,
le plus noir des enfers ou le paradis le plus dispendieux. Dieu ou le
diable, Jéhovah ou Lucifer. Brûler, se consumer, se dépenser, mais ne
jamais économiser. Exécrer l'épargne.
Revenons à la caricature. M. Homais n'aimera pas le Condottiere, c'est
sûr. Il pointera du doigt l'esthète. Ecoutons-le : décadent, fin de siècle,
chétif et malingre, le Condottiere aspire à l'héroïsme et à la sainteté dans
la vie quotidienne parce qu'il compense. C'est un réactif, il désire ce qui
lui manque. Evidemment. Au petit qui manque d'être grand ne vient pas
l'idée qu'on peut vouloir plus de grandeur encore. Il imagine le monde à
son image. Grêle, anémique et nerveux, l'esthète a les joues creuses, les
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yeux froids, les mains sèches et fluettes. Le corps est faible. La virilité ne
saurait être qu'une aspiration de malade, de déviant. Et M. Homais
connaît la psychanalyse, c'est la discipline des positivistes de notre siècle
quand elle est confisquée par ceux-là. Image du père défaillante,
homosexualité refoulée, désir œdipien mal vécu, l'esthète est mal dans sa
peau. Il n'assume pas sa virilité et l'hypostasie, puis la vénère comme un
objet qui permet la cristallisation de l'aliénation. Certes. D'où
l'extravagance qui cache de la timidité. Costume de velours blanc, gilet
d'orfroi, tube en tissu précieux, chaussettes de soie feuille-morte,
quadrillé de gris lave et pointillé de martre, macfarlane bleu lin. Nous y
sommes. Violettes de Parme en petit bouquet à l'échancrure de sa
chemise ouverte. Roger de Beauvoir, le comte d'Orsay ou Brummell ne
sont pas loin. Et M. Homais n'aime pas le dandy. Sa sexualité est pareille
à ses vêtements. Originale, sans pareille. Si l'on veut. Alors, elle oscillera
entre la débauche totale et l'ascétisme le plus classique. Bouges et
maisons closes pour l'acrobate de cirque androgyne ou le ventriloque de
café-concert; cellule chaulée pour le renoncement ou la convivialité
réduite du cénobite. Et alternance entre partenaires grotesques et
patenôtres gothiques. Le vêtement, les usages du corps, mais aussi les
pratiques de la vie quotidienne : tout est saugrenu chez l'esthète.
Continuons donc. Ainsi, au lapidaire qui connaît ses frasques, il
apportera sa tortue pour qu'on incruste ses écailles des gemmes les plus
précieuses; au facteur d'orgues, il demandera son concours pour mettre
au point un instrument qui mélange les parfums, les liqueurs et produise,
dans la plus pure des traditions baudelairiennes, les synesthésies les plus
capiteuses; ou alors, dans une serre, surchauffée, il s'ingéniera à créer
de nouvelles espèces d'orchidées dont les fleurs monstrueuses, quand
elles s'épanouissent, rappellent les chancres syphilitiques. Or M. Homais
ne connaît des pierres précieuses que le diamant dans lequel il investit ;
de l'orgue, que les scies dominicales des offices ; de la serre que les
légumes qu'il y cultive. Pour sa consommation personnelle, ou pour les
vendre. Bien évidemment.
On aura reconnu des Esseintes dans le portrait de l'esthète. Le duc Jean
des Esseintes, repoussoir pour les bourgeois, modèle de décadent qui se
refuse aux valeurs de son siècle, emblème du nihilisme pour ceux qui se
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vautrent dans le matérialisme le plus vulgaire. Je comprends qu'ils
n'aiment pas les poètes de leur existence, eux qui ne souffrent pas la
poésie, déjà quand elle ne déborde pas le livre où elle se trouve. Car la
démiurgie qui prend la singularité d'une vie pour objet passe pour caprice
de fin de siècle. Ou folie de dégénéré. Et Néron sera promu leur père à
tous, le joueur de lyre, mauvais rimailleur et incendiaire de Rome pour la
beauté du geste ; puis Alcibiade qui tranche la queue du chien lui ayant
coûté une fortune, toujours pour l'à-propos et la capacité à créer
l'événement; ou Charlus, le poudré élégant jouissant des fustigations
qu'on lui donne, dans une maison close, de la main de commis ou de
bouchers; Dorian Gray, aussi, le cynique extravagant, collectionneurs
d'objets impossibles; Swann, enfin, le dilettante mélancolique incapable
de faire aboutir ses travaux sur Vermeer, perclus de haine amoureuse
devant l'aristocratie décadente et refusant de consentir à la montée des
classes bourgeoises aspirant à remplacer la noblesse de particule dans ses
prérogatives. Voilà l'esthète, couvert de ridicule, moqué par ceux qui le
surpassent en dérisoire.
Certes, il y aurait à dire sur l'exhibitionnisme et le clinquant des
pratiques confinant à l'esthétisme. Mais là encore, plutôt Loti exagérant
dans l'orientalisme que S.G. Warburg réussissant dans la finance. Je
préfère l'excès des fous à la pondération des sages. D'aucuns triomphent
dans leurs ratages là où d'autres échouent dans leurs succès. L'esthète
extériorisé n'est pas celui qui me séduit le plus. La démonstration ne me
convainc pas toujours : le besoin de spectateurs, même pour avoir le
plaisir de les congédier ou de montrer qu'on les ignore, reste une faiblesse
à mes yeux. J'ai plus d'affection pour le sujet intériorisé, vivant, selon les
préceptes de Baudelaire, devant un miroir dont il est le seul à connaître le
reflet, l'image. Contre le bourgeois, l'esthète me ravira toujours, mais je
lui accorderai le second plan, derrière l'artiste, plus solaire, plus solitaire,
plus indépendant. Moins soucieux du regard et du jugement d'autrui.
Ailleurs, sur les cimes. L'esthète est Protée quand l'artiste est Zeus.
En outre, cette figure singulière qui précède l'artiste signifie
l'indécision d'une époque, ses sautillements sur place dans un moment de
nihilisme : incapacité à trouver une direction ailleurs que dans l'ébauche,
l'essai, la recherche ou l'esquisse. Bien sûr, dans ces tâtonnements, on
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peut isoler des tensions, des potentialités fortes. Mais qui valent comme
des croquis pour un portrait dont l'artiste, à l'exception de tout autre,
pourrait assumer la tâche. Seul l'homme de l'art est apte à conduire,
d'abord sa propre personne, et c'est ce qui importe, sur des voies qui
permettent d'échapper au nihilisme : il est prométhéen, veut et agit,
s'impatiente des impasses et préfère se tromper d'issue que de ne pas
tenter une ouverture. Et s'il est toujours quelque peu esthète, l'inverse
n'est pas vrai. Brummell est séduisant, mais Goya retentissant. Nash
contre Delacroix, Saint-Cricq contre Beethoven, lord Seymour contre
Balzac. Le dandy est une ébauche de l'artiste, car plus désespéré. Il ne
croit pas même aux traces et enjolive face à l'incurable dont, pourtant, il a
une conscience extrêmement aiguë. Politesse de désespéré, il s'efface
avec lui-même. Derrière lui, des fragrances bientôt dissipées. Elégance
suprême. L'artiste, lui, est tellurique, le contraire des vapeurs et de la
dispersion qu'elles supposent.
Faut-il préciser que le Condottiere n'a cure de l'esthète et qu'il ne
fréquente d'ailleurs pas les mêmes endroits ? Là où parade le premier, le
second est toujours absent. Là où brille l'un, l'autre se consume ; le dandy
flambe comme un papier de soie, l'artiste brûle comme du papier
d'Arménie. Fantasque le premier, léger et virevoltant avant
anéantissement ; grave, sérieux et tragique le second avant
accomplissement. Jamais feu follet qui crépite n'embrasera. J'aime
l'artiste en incendiaire, en célébrant et officiant d'incandescence. Loin de
lui l'attitude spectaculaire * qui sied tant à l'esthète. L'artiste est plutôt
aveuglé par sa tâche, tout entier requis par le débordement qui menace. Il
n'a pas souci des effets produits et son œil ne quête pas approbation
comme n'importe quel mendiant asservi à son état. Sans les autres,
Brummell n'est plus ; l'esthète sans public est pitoyable. Peut-être plus
encore devant le public qui attend les frasques et pourrait les annoncer
comme banalités ou poncifs. L'artiste, quant à lui, est incarnation de
puissance, animal de trait que rien ne distrait de son sillon. Son projet
l'exige tout entier. L'attitude spectaculaire caractérise l'impuissant perdu
dans le capharnaüm de son temps, de son époque. Il en est le prisonnier,
quoi qu'il en pense, en imaginant échapper à l'histoire dans laquelle il est
enlisé. En œuvrant, l'artiste s'arrache à la contingence historique pour une
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grande part, avant de marquer son époque et de la faire plier à son aune.
Il pose les vertus, crée un nouvel ordre, subvertit et détruit, manie
l'explosif et n'a pas souci des suiveurs ou des attentistes. Si son heure doit
venir, elle viendra, mais il n'est pas obsédé par cette perspective. Quand
l'esthète trépigne, piaffe et veut une singularité immédiate, au risque de
disparaître en fumée dans la seconde qui suit, l'artiste montre une
immense patience, un calme olympien. Son propos n'est pas la trace dans
une époque. Sinon de surcroît, comme un accident. L'exubérance le
possède, il ne peut faire autrement que consentir aux forces qui l'habitent.
Regarder le monde comme un spectacle n'est pas pensable, sa vitalité le
lui interdit. Il est actif et ne saurait se satisfaire d'une passivité et d'une
inactivité dolentes. Rien ne contrarie plus sa nature que l'esthétisme
pessimiste et les professionnels du pire, ceux qui prétendent vivre sans
cesse dans l'apocalypse, annoncent la catastrophe et voient l'enfer sur
terre comme au ciel – puis n'en finissent pas de mourir. Ceux qui
enseignent depuis plusieurs décennies d'écriture qu'ils sont dans
l'imminence du suicide et n'en finissent pas de se pendre. Ceux qui
confessent une vie quotidienne dans le jardin des supplices, au milieu des
fleurs vénéneuses et des turbulences mortifères, et n'en finissent pas de
succomber. Combien sont-ils à jouir du pire qui, finalement, sont de
joyeux drilles et feraient mieux de nous dire pourquoi, depuis si
longtemps, ils n'ont pas préféré le cyanure au cynisme ? Combien ont
aménagé Sirius comme un salon bourgeois pour y faire les coquettes,
annoncer la fin du monde à longueur de livre et empocher les bénéfices ?
L'attitude spectaculaire, ce dandysme mondain et cet esthétisme frivole,
n'a de sens que justifiée par la mort volontaire. Schopenhauer et Cioran
me font rire, disons plutôt sourire. Et quelques-uns de leurs épigones de
moindre envergure. En revanche, j'aime les gestes conséquents d'Otto
Weininger ou de Carlo Michelstaedter qui, tous deux, se sont donné la
mort. Le premier en se tirant une balle en plein cœur dans une chambre
louée dans la maison où trépassa Beethoven à Vienne, et que je vis un
jour de soleil éclatant ; le second en usant également du revolver* le
lendemain même où il mit un point final à ce qui devait devenir sa thèse
de philosophie. Tous deux étaient âgés de vingt-trois ans. Hormis par la
sanctification du suicide, l'esthétisme pessimiste n'est pas tenable passé
vingt-cinq ans. A moins d'en faire un fonds de commerce.
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L'attitude spectaculaire existe également en version optimiste. Elle est
alors doublée d'une épaisse couche de cynisme vulgaire, et trahit presque
toujours un repli sur soi nourri de l'égocentrisme le plus triomphant.
L'artiste est un individualiste, l'esthète un égoïste. Le premier sait qu'il
n'existe que des singularités susceptibles d'être intégrées dans des
relations soumises au contrat d'affinités électives : il choisit, sélectionne,
veut les rapports qu'il entretient avec autrui ; le second croit qu'il n'existe
que lui-même, que le monde attendait sa venue, et qu'après lui, d'ailleurs,
il aura du mal à se faire à son absence. L'esthète asservit le monde à sa
propre personne, il réalise un solipsisme dans les faits, forcissant le trait
de celui qui, déjà, se montre derrière toute métaphysique un tant soit peu
lucide. Il contribue au pire et accélère le négatif. Je, dit l'un, moi, dit
l'autre. L'esthète est un enfant gâté. Rien n'est pire que cette engeance
indélicate.
Dans les deux cas de figure, l'attitude spectaculaire est
schizophrénique. Elle suppose une hypertrophie du moi au détriment du
monde. Le réel est aux ordres : sali, conspué, méprisé, haï, détesté dans
un cas, oublié, négligé, nié dans l'autre. Or, il n'est ni détestable ni
négligeable. Il est, dans toute sa plénitude tautologique, et il s'agit de s'y
mouvoir avec élégance, sans trop s'y perdre, sans trop s'y attarder. Travail
d'artiste. Du réel, on pourrait dire que, trop impliqué, on s'y détruit, trop
éloigné, on se désintègre. L'artiste est l'homme du rapport équilibré,
l'individualité capable de produire un sens de la distance, de la mesure
qui permettra l'assise du fil-de-fériste. Ou du cavalier, si l'on sait se
souvenir que le Condottiere est un maître de dressage, un spécialiste des
assiettes assurées.
Comment s'y prendre ? Car le travail qui vise l'harmonie est le plus
délicat de tous. Il requiert les vertus du musicien, celles de l'architecte
aussi. D'où le souci pour la beauté. L'artiste n'est pas un fanatique de
vérité. Dans le meilleur des cas, il ignore même ce qu'elle est. Dans le
pire, il consent à la confondre avec la beauté. Heureux les dialecticiens,
les apôtres de l'idéal ascétique, les prêtres en tout genre, les spécialistes
en morale, avant tout des moralisateurs, qui savent ce qu'est la vérité !
Heureux ces riches d'esprit, ces désignés par le sort qui connaissent le
vrai ! Bienheureux ces derniers qui sont les premiers, car ils ont toujours
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à la bouche ces notions qui, pour eux, n'ont plus de mystère. Je les envie.
Pourtant, ils connaissent les Pyrénées de Blaise qui relativisent les
vérités. Mais cette idée chez Nietzsche, ils n'en veulent pas. Elle ne sent
plus l'encens, ils sont perdus. Alors ils ont la bouche pleine de vérités
éternelles qui vont pour les Papous et les Aborigènes, qui valent pour les
Pygmées et les Normaliens. Ici et ailleurs, là-bas ou là. Et c'est au nom de
ces certitudes admirables qu'ils pourfendent le philosophe-artiste, trop
artiste à leur goût, et pas assez philosophe. Ou pas du tout, c'est mieux.
Trop contaminé par le relativisme esthétique. Un Condottiere ! Quelle
idée... Un artiste ! Quelles trouvailles saugrenues, quels songes creux...
Le Prêtre fait si bien l'affaire. Car la figure sacerdotale réjouit l'âme de
ceux qui savent ce qu'est le vrai. Elle est pratique, a fait ses preuves et
satisfait tous ceux qui s'occupent de morale derrière Epicure, Spinoza,
Kant et quelques commensaux de ces banquets festifs. Le Vrai sied aux
églises et à ceux qui desservent les cultes. A l'artiste, plus modestement,
revient la tâche de promouvoir quelques efforts vers l'harmonie.
Pourquoi y aurait-il beauté dans la symétrie*, pourvoyeuse d'équilibre,
plutôt que dans le désordre ? Caillois a raconté son étonnement de n'avoir
pu dénombrer que quelques objets qui ne fussent pas symétriques dans la
nature aussi bien que du côté des produits manufacturés. Et encore,
aujourd'hui, les objets fractals découverts, les quelques trouvailles qu'il
avait faites s'en trouvent presque caduques. Y aurait-il quelque mystère
pour que, même au milieu de ce que l'on perçoit comme un pur chaos, on
découvre ordre, sens, qui puissent presque permettre un glissement vers
luxe, calme et volupté? De façon péremptoire, j'ai envie d'imaginer que la
symétrie réjouit l'esprit car elle montre un équilibre et que ce dernier est
parent de la paix. Et qu'il est tout évidence que nous sommes moins
souffrants dans la paix que dans le combat, dans l'ordre que dans le
désordre. L'effervescence calmée apporte un bien-être qui sécurise. Puis
l'on transforme cette quiétude de l'âme en vertu. Naissance des jugements
de valeur : le désir d'une béatitude confondue à l'apaisement. La volonté
d'une présence au monde qui soit animale, non conflictuelle, minérale,
non agonistique. La morale voudrait cette harmonie. Un panthéisme
réalisé, une confusion de tous les ordres en un immense accord musical –
un rêve d'artiste.
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Voilà donc les tâches du philosophe-artiste, du Condottiere au combat :
produire une harmonie entre l'individu et le réel dans lequel il évolue,
veiller à ne pas sacrifier la figure de l'artiste au profit de l'esthète amateur
des positions spectaculaires. Pas de dissonances pour une musique des
sphères qui lui incombe. Il évitera le plain-chant qui confond les deux
instances – le texte et la musique – dans une même ligne mélodique, pour
lui préférer la polyphonie et le contrepoint qui permettent une résolution
des contraires dans l'enchevêtrement harmonieux des lignes qui, bien que
conservant leurs singularités, n'en consentent pas moins à des épousailles
de circonstance. Fi de la monodie grégorienne, il s'agit de réaliser
l'avènement des formes de développement sériel. Pas d'accord résolutoire
sans distribution des intervalles qui soient respectueux d'équilibres. Le
Condottiere entend musiquer à partir du chaos : le désordre est son
matériau, la forme son projet.
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De la sculpture ou L'avènement des formes
Pas d'œuvre, donc, sans maïeutique * et sans cette capacité singulière à
solliciter la matière en gésine. L'artiste accouche, non pas les esprits et
les figures qui préexisteraient à toute opération, mais les productions qui,
pour être, nécessitent l'avènement. C'est en surgissant qu'elles
connaissent la cristallisation dans l'aspect qui est leur et dans lequel elles
demeureront. Minéralisation d'énergie, blocs de volonté, volumes de
force : pas d'éthique sans ces actualisations dans des moments qui font
sens, à savoir gestes, paroles, silences. Ce qui se révèle prend forme et
consistance au moment du surgissement. La forme est la progéniture
d'une opération qui a pour nom maïeutique : elle n'existe pas avant le
geste qui la fonde et dont elle est consubstantielle. Etre est naître.
L'œuvre est donc le signe qui montre l'accomplissement, le passage de
la puissance à l'acte. Avant les effets de la maïeutique, il n'est de
singularité qu'en promesse, de façon confuse. Tout monde est précédé
d'un chaos appelant le démiurge. Il en va ainsi pour la personne, son
tempérament, son caractère et les formes dans lesquelles tout cela
s'exprime. La potentialité est un recueil de probabilités dont quelques-
unes, seulement, sont viables. La parturition révélera, sélectionnera la
formule la plus heureuse ou la plus apte, sur le moment. D'où l'accession
à la singularité en acte de ce qui est a priori contention, rétention,
bouillonnement de richesses. Il y a mystère à constater que dans
l'ensemble des probabilités, dans le registre spermatique, une seule forme
rendra caduque la totalité des autres combinaisons. Ce qui advient et vit
se paie de ce qui s'anéantit et disparaît. Pas de constitution d'une
singularité sans la mort de tout ce qu'elle aurait pu être hors cette
cristallisation particulière. Le peintre le sait qui pratique le repentir,
parfois, pour élire la courbe, le volume, la forme, la couleur et déterminer
ainsi un style. Dans la multitude des gestes qui, tous, correspondent à des
avènements chaque fois différents, l'artiste est seul habilité à vouloir
celui-ci plutôt qu'un autre. Ce qui guide alors son choix est tout
69
simplement la grâce. Et le style est d'autant flamboyant qu'elle est sans
pareille.
Pas d'œuvre digne de ce nom, donc, sans manifestation d'un style*,
sans distinction d'une manière, l'un et l'autre supposant une main
particulièrement habile. L'étymologie en témoigne. Le style, par
exemple, est en rapport avec le stylet, ce petit ciseau contemporain des
écritures sur les surfaces molles. Un outil, le prolongement de l'âme et
l'instrument de l'esprit, la médiation entre l'intérieur et l'extérieur. Le
poinçon était d'os, de corne, de bois ou de métal. D'un côté, une pointe,
fine, acérée ; de l'autre, un aplatissement. L'aiguille permet de tracer,
d'écrire, l'extrémité inverse d'effacer. Etrange instrument qui conjugue les
deux fonctions : élire, détruire, ou graver, effacer. Pas de mémoire sans
possibilité d'oublier, pas de durée fixée sans l'hypothèse d'un temps lissé,
revenu aux origines. Maître du temps, l'usager du stylet est un démiurge à
sa façon. Il peut inscrire pour le figer dans la matière ce qui parcourt son
esprit, les songes qui habitent son âme, les idées qui travaillent son
système nerveux. D'aucuns dessinaient sur le sable avant d'effacer à
jamais leurs traces, à moins de laisser l'eau et le vent s'en charger.
L'éphémère régnait en maître et souverain incontesté. Pas de souvenir,
pas de mémoire, ou du moins une capacité plus limitée à éterniser. Au
bout du stylet, côté pointe, la sûreté d'une âme qui se projette,
l'expression de formes élues : on grave ce qui est susceptible de durer
malgré le temps, au-delà de lui. Faire naître, puis immortaliser. Il y a,
dans le travail du scribe au stylet, une pratique de la maïeutique, la
fabrication d'un événement à l'intersection du vouloir et du hasard.
Ecrire, tracer, produire des formes qui font sens, voilà l'œuvre du
Condottiere, dans sa version active, productive. En avers, complément
nécessaire : le côté spatule, modalité de l'hésitation, témoignage des
arabesques d'une pensée qui se cherche. Effacer, c'est espérer mieux,
autrement, plus juste, moins imprécis. Lisser la surface sur laquelle sont
déjà des stries, des signes, des calligraphies sculptées. Faire mourir, puis
détruire. Thanatos à l'œuvre dans la matière, ou Cronos, le maître du
temps qui dévore ses enfants. Le style est donc le compromis entre les
deux pratiques, l'usage de la pointe et celui de la spatule, dans la
perspective, là encore, d'un équilibre, d'une harmonie. Ce que veut
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l'homme au stylet, c'est une forme qui lui convienne, après tâtonnement,
quête, recherche et, peut-être, errances. Créer un ton, c'est essayer la
production d'une œuvre dans une manière sans duplication possible. Faire
de sa vie une œuvre d'art suppose cette détermination, cette production.
L'instrument est la volonté, le matériau, la vie quotidienne. Pas de morale
sans décision farouche de structurer l'existence par le vouloir. Une
éthique visant la forme n'est pensable que dans le cadre d'un volontarisme
esthétique.
Quand il n'est pas l'instrument de l'écriture, le style est aussi la tige du
gnomon permettant de tracer les signes d'ombre qui font sens sur la
surface plane d'une pierre où sont gravés des intervalles. Graphie de la
lumière : on franchit un cap dans le symbole en laissant la terre meuble,
métaphore des parturitions possibles, pour l'ombre qui court selon le
rythme de l'univers. Le style est l'instrument de la royauté du temps, la
tige par laquelle se visualise ce qu'après Platon on peut appeler l'image
mobile de l'éternité immobile. Pas de repentir possible : à l'extrémité du
trait, il n'y a plus le scribe et sa possibilité de recourir à la spatule, mais le
temps, impérieux et ne souffrant pas l'hésitation, l'indétermination.
L'écriture fugace sur les pierres est plus proche de ce que peut être la
manière dans la vie d'un homme. Inscrit dans la durée qui ne pardonne
pas et ne compose pas, chacun est propriétaire d'un stylet sans extrémité
qui permet d'effacer. La pointe, uniquement la pointe. Les erreurs, les
fautes, les tracés imprécis ne se reprennent pas. La vie continue, les
heures défilent et s'inscrivent sans état d'âme sur les cadrans solaires
impassibles. Il en va de même pour nous, condamnés à ne pas trembler et
à réfléchir avant de produire quelque signe que ce soit.
Enfin, le style est aussi la partie du pistil qui porte le stigmate dans une
fleur. Il est immédiatement situé au sommet de l'ovaire et projette dans
l'espace ce point appelant la fécondation. Lorsqu'un insecte aura pollinisé
la fleur, c'est lui qui conduira la semence aux ovules. Le style est vecteur
de germinations, érection au milieu des pétales. Etrange destin pour un
pareil mot dont toutes les occurrences signalent la verticalité, ce qui est
debout – stare. Il est donc modalité de ce qui se manifeste en
contradiction avec l'horizontalité. Style, donc, chez l'homo erectus tout
autant que dans le menhir. Style, toujours, dans la colonne érigée, tendue,
71
à l'assaut du ciel et soutenant l'édifice dont elle permet l'harmonie,
l'équilibre. Style, encore, lors du passage de la quadrupédie animale, à la
bipédie humaine. Et l'on sait tout ce qui advint de cette position
verticale : libération de la main, du cerveau, de l'intelligence, gain de
cérébralité, prise de distance à l'égard de la bestialité, hominisation sous
toutes ses formes, substitution de la vision à l'olfaction, de l'ouïe au
toucher, spiritualisation tous azimuts. Le style est donc ce qui permet le
redressement, ce qui autorise qu'on congédie l'avachissement, la tendance
naturelle du réel qui échappe à la volonté. Informer singulièrement une
liberté, ainsi que le veut l'artiste, c'est durcir une forme sans structure,
produire une armature qui fasse volume là où sévit l'informe. Une
singularité n'a de sens, n'accède à la plénitude, que verticalisée par un
vouloir. Pas d'identité sans un style qui organise le chaos et maîtrise le
divers. Une confusion de l'éthique et de l'esthétique n'est pensable que
dans la perspective d'une manière. Faire advenir le sens, c'est aussi
permettre l'avènement de l'instance qui redresse, induit des tensions, des
flexions qui agiront sur lui-même et contribueront à son propre
renforcement. La maïeutique produit ce genre d'effet, et plus elle forme
l'œuvre, plus elle devient efficace, pertinente, judicieuse.
L'objectif est donc l'érection là où prime l'affaissement, le relâchement.
Et il en va ainsi de manière absolue. En revanche, son affirmation est
singulière : il est autant de voies empruntées pour une même fin que
d'individus concernés. Car il est ce qui distingue, sépare, caractérise et
différencie. On lui doit la particularité et la production d'une identité sans
double et sans duplication possible. Du moins dans la logique d'une
morale esthétique n'ayant souci que des êtres singuliers. Le style veut
l'unicité. C'est pourquoi il est l'antinomie de la religion, qui relie, associe,
groupe et regroupe. Le style fragmente, éclate et divise; la religion
synthétise. Elle fond, confond, mélange, universalise et généralise.
Mouvement centripète contre mouvement centrifuge. Soucieuse de
structurer sa propre personnalité par l'expression d'un ton qui lui soit
propre, une personne visera l'homogénéité à elle-même, et non au groupe.
Elle voudra l'épanouissement de sa propre nature, en totale
insubordination quant au collectif. L'artiste est l'instrument de cette
72
exigence, il se propose la fabrication d'une belle individualité à partir
d'un sujet démarrant du neutre.
L'idéal renaissant est la grande composition homogène, le microcosme
entendu comme macrocosme. On découvre l'infinité de l'univers et le
monde clos devient une vieille lune. Copernic révolutionne, Giordano
Bruno popularise : le réel est démultiplié. Et l'on entend l'homme comme
une totalité, un monde à lui tout seul, alors il faut découvrir l'individu*.
Le Condottiere devient possible. Qu'on opère donc, aujourd'hui, une
révolution copernicienne qui permette de nouvelles possibilités de vie.
Qu'on abandonne le modèle religieux de subsomption du particulier sous
l'universel, il a eu le temps de sévir, de faire ses preuves et d'empuantir
les siècles. Qu'on cesse de vouloir relier et qu'on délie, qu'on cesse de
réunir et qu'on défasse. Le lien est une malédiction. Qu'on oublie le
modèle mathématique et qu'on lui préfère le modèle esthétique.
Si l'individu devient la mesure de toute chose, alors qu'on n'aille pas
au-delà de ce qu'il permet. L'harmonie doit viser l'existence singulière.
Chaque personne n'est plus fragment d'un tout qui la dépasse, mais
totalité elle-même susceptible d'être décomposée. Le style est ce qui lie le
divers en l'être. Cette seule liaison est acceptable : dans l'être, et non hors
de lui. Et l'on assiste à d'étranges phénomènes en vertu desquels tout
geste, toute parole, tout signe, toute émanation parcellaire récapitulent la
totalité de la singularité. La partie trahit le tout. C'est pourquoi il n'est pas
de manifestation neutre, sans intérêt. Le moindre frémissement raconte
les abîmes à qui sait écouter, entendre et comprendre. Qu'advienne la
psychologie des profondeurs si ardemment désirée par Nietzsche! Les
archéologues le savent qui peuvent dater et reconstituer un ensemble à
partir d'un éclat. Puis structurer le tout en vertu du style qui s'exprime
dans le débris. Tout morceau d'être est un monde à chaque fois. Le style
d'une personne ou d'un tempérament induit donc des objets fractals : s'ils
doivent être divisés jusqu'à l'infime, c'est toujours la même structure que
l'on découvrira dans leur progression. Lovée sur elle-même ou pliée,
spirale ou hélice, elle se cite à satiété. Les brins qui cachent les pliures
n'ont plus de mystères dès qu'on a découvert le premier secret dont tout
participe. L'artiste le sait, et si l'on en voulait une preuve audible,
musicale, il suffirait d'écouter les œuvres composées par Mozart dans sa
73
jeunesse et celles qu'il laissera l'année de sa mort pour saisir
l'homogénéité, le ton, l'expression du musicien. Ce qui en fait un être
incomparable, sans double et immédiatement reconnaissable. Quelques
mesures, et tout Mozart s'y trouve. Il en va de la sorte avec tous ceux qui
ont porté à un point d'incandescence l'art dans lequel ils se sont illustrés.
Le style, c'est la signature, l'identité incarnée. Il est des seings sans
paraphes, sans ces traits qui soulignent, désignent et personnifient la
calligraphie unique – des personnes sans personnalité, des êtres sans
épaisseur, sans style et sans manière.
Où l'on retrouve le stylet du scribe, l'instrument des écritures. Et la
métaphore qui sied à celle-ci : la sculpture*. Faut-il s'étonner que les
premières traces artistiques connues à ce jour relèvent justement de cet
ordre? Pratique millénaire. Enlever de la matière, épurer, supprimer pour
aller chercher, dans l'épicentre une forme qui se trouve dans le vouloir de
l'homme, sinon dans son esprit, voilà l'œuvre du sculpteur, sa tâche.
D'abord, le geste fut modeste, rien de monumental, tout juste des signes
aujourd'hui presque impossibles à déchiffrer : des traces de griffes sur les
parois murales, des forces en jeu pour arracher de la pierre. Puis des
mains négatives obtenues par l'épargne dans un jeu qui vise à extraire la
forme en ayant recours au découpage, en usant des membres comme d'un
pochoir. L'aurignacien est tout entier dans ces ébauches. Plus
précisément, l'homme du paléolithique incise l'os, grave le bois, sculpte
la pierre. Le mammouth est mis à l'épreuve : mandibules, omoplates et
fémurs sont tailladés, marqués, envahis de signes. Les préhistoriens
imaginent même qu'en deçà des traces existaient des manifestations
artistiques éphémères : dessins sur le sable, parures de plumes, gestes
théâtraux qui n'ont laissé, bien sûr, aucun vestige. Déjà le jeu fugace, un
art sans musée, des pratiques qui jouent la précarité et se retrouveront
dans la modernité esthétique. Avant les beaux-arts qu'on enferme dans les
institutions et qu'on présente dans les cages ou prisons appropriées, l'art
fut certainement plus proche encore de ce qu'il devrait être aujourd'hui :
une pratique de la vie quotidienne, un exercice d'existence. L'instant fut
vraisemblablement investi des puissances avec lesquelles se disent les
forces, les énergies, les volontés. Le spectacle, le théâtre où se mélangent
le rite, le sacré, la vie symbolique. De quoi sculpter le réel puis faire de
74
chaque seconde de l'existence le matériau digne d'attention et de souci.
Ne laisser de traces que dans le souffle et le vent. Pratiquer l'évanescent.
Très vite, dans la sculpture primitive, ou ce que je considère comme
telle, apparaissent des séries et plus particulièrement des cadences. Entre
harmonies et équilibres déposés sur un fémur de mammouth tronqué à
ses deux extrémités, le milieu laisse voir trois séries de lignes parallèles.
Le préhistorien émet des hypothèses, cherche et pratique des lectures
structuralistes. Il est circonspect. Mais loin des vérités scientifiques, dans
la plus totale des résistances au sens, j'aime voir là le rythme, le désir
d'une mesure. Un style, une manière. Quelque chose qui s'apparente à
une respiration, une ponctuation biologique, physiologique. Un souffle.
D'ailleurs, les spécialistes s'accordent pour faire coïncider cette période,
ces signes, avec la naissance de la parole. Le langage pourrait s'entendre
comme une modalité de la sculpture.
Les plasticiens d'aujourd'hui utilisent encore les matériaux, les outils et
les gestes de leurs ancêtres. Le graveur recourt au brunissoir-grattoir pour
polir, enlever les barbes lorsqu'il travaille la taille sèche. Réactualisant le
geste préhistorique, il entaille, creuse, épargne, trace des lignes, des
courbes, simule le volume et l'ombre. De même, le modeleur de terre
utilise l'ébauchoir et l'estèque pour produire puis affiner ses premières
formes. Ces outils rappellent le stylet et transmettent le même souci
d'inscrire dans le temps, la durée, des formes appelées à transcender
l'immanence, ne serait-ce que par l'illusion d'avoir contrarié le destin.
Sculpter est donc le geste emblématique du Condottiere, sa tâche.
Pygmalion, bien sûr, est son dieu tutélaire, lui qui sait, par l'amour,
animer la matière, aidé des dieux. Si, bien souvent, le réel pétrifie les
êtres, les transforme en choses, en objets, les solidifie en les minéralisant
comme des squelettes, c'est parce qu'ils s'abandonnent à eux-mêmes et
consentent à s'appesantir, à s'épaissir. Il s'agit, à l'inverse, d'opérer le
passage de la matière inanimée, informe, à la matière vivante, animée,
mobile. Le dynamisme contre le statisme. Qu'on se souvienne, dans la
mythologie judéo-chrétienne, des premières frasques de Yahvé : après
avoir quelque peu déblayé le terrain et créé le ciel, la terre, la lumière, le
jour, la nuit, le firmament, les animaux, et tant d'autres choses qui font
encore notre bonheur, il s'enquit d'une perfection plus grande et inventa
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l'homme. Ce fut en informant la terre, en soufflant sur la poussière tirée
du sol. De cette matière il fit encore des prouesses puisqu'il créa la
femme après les bêtes des champs et, comme il est dit, les oiseaux du
ciel. On sait la nature participative de la gent féminine puisque c'est la
côte d'Adam qui servit de matériau – comme plus tard le fémur de
mammouth...
Sculpteur en diable ce Yahvé, il façonne tout avec la terre du sol et
brille dans le recyclage des ossements. Gestes étonnants puisqu'on les
retrouve dès l'aurignacien, mais surtout lors du paléolithique quand les
hommes, démiurges et sculpteurs à leur tour, fabriqueront les vénus les
moins graciles qui soient mais les plus potelées qu'on ait jamais vues.
Vénus et vulves stylisées, bâtonnets, stries, lignes, points et autres signes
dans lesquels Leroi-Gourhan voit des figurations sexuelles sublimées. Il
est de coutume de pointer dans la naissance de l'art une volonté de
contrer la mort, de la conjurer. Rapport au statisme donc. Je pencherais
volontiers, dans la plus libre des hypothèses, pour une fascination à
revers : celle du dynamisme, de la germination et de ses mystères, du
sexe, de la sève, de la maternité, de l'exubérance, du sang. Exorciser et
emprisonner le mouvement, le fixer, le figer. Sculpter, c'est arrêter
l'énergie pour la contempler, capter la vitalité pour la dompter et s'en
nourrir. Les Africains, magnifiques et superbes, ont conservé ce souci et
leurs sculptures contiennent la force vitale autour de laquelle s'organise la
vie de la tribu ou du village. Ifé, Nok, Fang, Baoulé sont des continents
magiques.
Sculpteurs, enfin, parmi les hommes naïfs – au sens étymologique –,
les démiurges gnostiques, les anges des cercles inférieurs qui, un jour,
eurent la vision d'un anthropos mentalement conçu, virtualité d'homme
flottant dans l'encéphale intelligible de la puissance divine du premier
cercle, pour le dire dans leurs mots, afin de contribuer à l'avènement de
cette forme idéale; les archontes se firent, eux aussi, sculpteurs et
s'exercèrent au dur métier d'informateur de glaise. Las, bien mal leur en
prit, car ils firent fiasco! Malhabiles, débutants, improvisateurs quelque
peu orgueilleux, ils ne purent accoucher que de vers se tortillant
misérablement, émettant des vibrations inquiétantes et déconcertantes,
une sorte de vagissements des limbes. Jambes atrophiées, rampant
76
lamentablement dans la boue noire de leurs origines, la bouche pleine de
cette terre dégoûtante, les créatures de ces démiurges d'occasion furent
prises en pitié par le vrai Dieu qui rectifia les choses, se fit sculpteur hors
pair, insuffla l'étincelle divine à l'origine de l'érection, de la production du
style. Et l'homme vint. On sait ce qu'il advint.
Yahvé, Pygmalion, les anges gnostiques et les anonymes de la
préhistoire ou de l'histoire africaine, tous ont sculpté, entre mythe et
réalité, exprimant le mystère ou capturant la vie, fixant le dynamisme.
Leur point commun : focaliser le vouloir sur une forme, produire une
figure à partir de l'informel, organiser le chaos et décréter l'ordre, faire
surgir une harmonie, découper dans le désordre pour accélérer
l'avènement du sens. Travail de Titan, œuvre magique par excellence.
Vasari définira cet art particulier par l'épure : supprimer le maximum de
matière, enlever le trop d'immanence, pour ne laisser que le nécessaire, à
savoir ce qui montre dans la plus parfaite des coïncidences ce qu'est la
forme mentale, le concept. Regard idéaliste, bien sûr, tout entier marqué
par le néo-platonisme d'alors et ses médiations par Marcile Ficin. Mais si
l'on veut, avec Deleuze, renverser le platonisme, comment entendre la
sculpture, aujourd'hui?
Depuis Duchamp, il s'agit d'ouvrir les fenêtres, de changer d'air et de
congédier les vieilles habitudes. Pas de morale contemporaine sans prise
en considération du travail de cet ingénieur du temps perdu, comme il
aimait s'appeler. Pas d'éthique esthétique si l'on fait silence sur les
héritiers de Dada. Qu'on n'aille pas désirer un système de valeurs
nouvelles en oubliant qu'il y eut le futurisme, le surréalisme, le dadaïsme,
le lettrisme, le situationnisme et tout ce qui s'ensuivit en matière d'art
contemporain*. Depuis un demi-siècle, il y a profusion, richesses et
abondance. On trouve, dans la création d'aujourd'hui, de quoi nourrir des
réflexions pour une éthique nouvelle. Les beaux-arts se sont longtemps
abreuvés aux sources philosophiques du siècle. Les penseurs qui ont
compté ont écrit sur l'art, certes, mais les artistes qui font date n'ont pas
été en reste, et ont utilisé les travaux des philosophes qui comptent.
J'aime les passerelles qui conduisent de la philosophie aux beaux-arts, de
la pensée à l'esthétique – et retour. Dans ces secteurs se trouvent des
issues, des voies qui libèrent des impasses. Contre le nihilisme, la
77
réflexion soucieuse d'art est grosse, riche et prometteuse. Qu'on sache
interroger Tinguely et Nono, Pollock et Scelsi, Dubuffet et Cage. Ou
bien, parce que vivants, actifs, travaillant encore et toujours, Kounellis,
Long ou Merz qui œuvrent tous à ce qu'après Beuys on peut appeler
l'élargissement de l'art.
Beuys, justement. Sculpteur, selon moi, jusque dans ses actions, ses
performances et les traces de celles-ci. Révolutionnant le statut de
l'activité en la libérant des cadres et carcans, mais illustrant aussi la
grande tradition de la pratique sculpturale : informer la matière et la
sommer d'accoucher de formes. D'où l'usage tout particulier qu'il fait de
la cire ou de la graisse. Bien sûr, il y a la mythologie personnelle, et
l'incapacité radicale à couper avec le symbolisme, donc
l'expressionnisme : Beuys, l'aviateur de la Luftwaffe, abattu sur le front
russe et ne devant son salut qu'aux couvertures de feutre dans lesquelles
il fut roulé, les blessures couvertes de graisse; mais aussi Beuys ouvrant
tous les possibles pour le matériau, jusqu'aux moins nobles. Certes, il
n'est pas le premier, mais il établit une synthèse singulière et produit un
style manifeste. La graisse, donc. Pour quelles raisons? Elles sont
multiples. Le symbole, certes : elle est la matière de la richesse, de
l'excès, de l'abondance, le matériau emblématique de la grossesse et de la
naissance. C'est aussi le présent qu'on fait aux dieux pour leur cacher, en
elle, la supercherie des os quand les hommes se réservent la viande. Et
puis c'est aussi une substance magique : on prêtait, en effet, à la graisse
de pendu d'étranges pouvoirs guérisseurs. Comment ne pas songer aux
camps de la mort, extracteurs des graisses humaines, destructeurs des
richesses symboliques, recycleurs capitalistes des matières neutralisées?
La graisse est chez Beuys le matériau plastique par excellence : elle
prend facilement et délicatement les formes, on la sculpte avec un fil, un
doigt, n'importe quel instrument, elle s'informe elle-même des variations
de température, fond, se solidifie, durcit, en vertu des conditions
atmosphériques et de leurs variations. Matériau sensible, délicat, fragile,
elle vaut exactement pour signifier l'âme humaine. Sécrétion des glandes,
substance de la chair, relief d'énergie pour des combustions à venir. Plus
docile que le marbre, froid et minéral, la graisse est à l'autre extrémité du
règne naturel : animal, ou humain si l'on sait se souvenir que le
78
mammifère n'est qu'une des variations sur le thème de la bestialité. Ce
n'est plus Carrare et ses carrières qui fournissent le matériau, ce n'est plus
le ventre de la terre qui suinte le minéral, mais le corps humain, l'animal-
machine, le tréfonds des entrailles. Cavernes plus sombres, antres plus
inquiétants. Du même Beuys, il faudrait dire le feutre, en fait, le poil; la
merda de Manzoni; la viande de Sterbach; les crânes de Tinguely. Mais
aussi d'autres objets pour une autre sculpture : du pollen de Wolfgang
Leb aux mouches de Fabrice Hybert.
Il ne s'agit plus de sculpture, prétendent ceux qui s'arrêtent à Bourdelle
et tonitruent contre l'art contemporain – après en avoir annoncé la mort.
Certes, la diversité des matériaux a modifié le rapport à l'objet et l'on
parle plus volontiers d'installation pour qualifier la production de ces
nouvelles formes dans l'espace. Et cette révolution autorise qu'on fasse de
la singularité d'un être un objet esthétique, ou qu'on puisse mieux
entendre l'injonction des philosophes antiques qui invitaient à ce que
chacun sculpte sa propre statue. Les attitudes deviennent formes –
comme l'enseignait l'exposition éponyme de la Kunsthalle de Berne en
1969 –, voilà la révolution, voilà également ce qui permet, enfin, de faire
la jonction entre l'éthique et l'esthétique, dans une perspective résolument
contemporaine, c'est-à-dire postchrétienne. D'ailleurs, ceux qui fustigent
les avant-gardes et méprisent le travail des artistes d'aujourd'hui ont
d'illustres prédécesseurs en les douaniers * américains qui refusèrent le
droit d'entrée à la sculpture de Brancusi ayant pour titre Oiseau dans
l'espace sous prétexte qu'elle n'était pas figurative au sens où les simples
l'entendent, c'est-à-dire proche du réel jusqu'à l'imiter, le singer.
Arrêtons-nous à New York. Ces policiers qui sévissent aux frontières
ont à l'heure actuelle des descendants un peu partout, y compris chez
ceux qui prétendent légiférer en matière de vertus et de goût. Constantin
Brancusi avait réalisé cette œuvre, moins pour montrer un oiseau en
action comme l'auraient fait Benvenuto Cellini ou Rodin, que pour fixer
la figure qui résulte, dans l'âme de l'artiste, à l'évocation d'un oiseau
évoluant dans le ciel. Or on sait, depuis les travaux de Boccioni et des
autres futuristes – Balla et Severini –, tout autant qu'avec les recherches
et les trouvailles de Marey puis de Muybridge, que le mouvement ne se
figure plus de façon statique, et qu'il est possible de l'exprimer autrement,
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après avoir fait son deuil de l'anecdotique et du descriptif. Sculpter un
oiseau dans l'espace suppose qu'on ne tente pas la figuration de l'animal
et du milieu dans lequel il évolue, mais qu'on aille vers la quintessence
d'une dynamique, épurée, exprimée dans l'économie la plus absolue, afin
qu'il ne soit question que de l'essentiel. Du moins devrait-on le savoir.
Les fonctionnaires des frontières, donc, ont refusé que l'œuvre de
Brancusi fût taxée tel un objet d'art pour lui préférer une fiscalité relevant
du banal produit d'exportation. S'il se fût agi d'un ready-made, les choses
en eussent été compliquées d'autant. Qu'il est dur d'être fonctionnaire des
frontières. L'artiste intenta un procès. On connaît la procédure, les délais
et la célérité de ce petit monde. Il fallut des années, de 1926 à 1928, pour
que le créateur obtînt satisfaction : le tribunal eut besoin de longues
plaidoiries, toutes plus ridicules les unes que les autres, pour prouver,
démontrer et asseoir la thèse en vertu de laquelle Brancusi était bien un
artiste, que l'Oiseau dans l'espace était bien l'une de ses créations, et que
l'on pouvait alors déduire, eu égard aux conclusions obtenues en amont,
qu'il s'agissait bien d'une œuvre d'art, qu'elle n'avait pas été produite dans
un but utilitaire, mais ornemental. Les policiers, forts des conclusions du
tribunal, obtempérèrent. Et pour ce genre de pratique, on sait qu'ils
excellent.
Les douaniers, parents proches de M. Homais, collatéraux du
bourgeois, ont de la sculpture des définitions statiques qui ignorent la
nature évolutive des arts et des pratiques associées. De Praxitèle à
Carpeaux, les choses n'ont guère changé : il était convenu de représenter
la réalité, de la figurer dans sa forme sensible ou phénoménale, pour le
dire comme Kant. Mais vint Gauguin et ses formes nouvelles empruntées
à l'art océanien. L'atelier des tropiques révolutionne les formes. Et plus
tard, les bois sculptés des expressionnistes allemands, puis Picasso, leur
maître à tous, et ses collages de matériaux qui, par leur diversité, ouvrent
un incroyable champ de possibles. Alors, la sculpture classique est
impossible. Elle devient académique lorsqu'elle perdure, puis sombre
dans le pompier au fur et à mesure que se révèlent les potentialités
nouvelles. Que les philistins se réveillent donc, notre ère est celle d'une
étonnante accélération. Il y a plus de vitalité, de forces et de révolutions
80
en ces dernières décennies qu'en des millénaires de l'époque préhistorique
ou des siècles dans les temps classiques.
Dans la profusion, la richesse, la diversité, la sculpture ouvre des
perspectives nouvelles en intégrant parfois des matériaux subversifs.
Outre les matières informées et leur extravagance, parfois, leur usage
inattendu ou l'étonnement obtenu par l'installation ou la théâtralisation, il
faut également considérer l'éclatement des limites que tout cela suppose.
L'ordre ancien est pulvérisé, les substances nobles disparaissent,
détrônées par d'autres, souvent provocatrices. Matériaux simples, sales,
vulgaires, communs, neutres, usagers, vils. Des objets sont détournés,
récupérés, recyclés, détruits, travaillés, brisés, brûlés, modulés. Les
agencements sont fantaisistes, élaborés, précaires, fugaces. Les desseins
sont ludiques, subversifs, anecdotiques, métaphoriques. La charade, la
citation, le jeu de mots, le hasard, l'association libre règnent. C'est la nef
des fous, et c'est heureux. Certes, c'est plus fatigant et inquiétant qu'à
l'époque où tout le monde pratiquait l'académisme, peu ou prou, mais
c'est nettement plus roboratif. Bien sûr, il y a risque de se perdre, tout est
possible, tout est permis et il est impossible d'éviter la confusion des
registres, les mariages contre nature du cynisme * philosophique et du
cynisme vulgaire, le désamorçage de la subversion par des institutions
redoutables dans l'art d'anéantir les forces asociales. Peu importe.
Lorsque l'on a la chance de voir passer ainsi une telle cohorte de
baladins, on ne discrédite pas la jubilation qui nous est ainsi procurée
parce que quelques coupeurs de bourses s'y trouvent, mélangés à deux ou
trois faussaires. Plutôt ce capharnaüm que les circuits balisés.
81
De la modernité ou Le théâtre des parts maudites
L'art contemporain, dans sa composante sculpturale, au sens large, est
le lieu d'une réactualisation singulière de la geste cynique antique.
Nombre d'artistes sont frères de Diogène, émules de Cratès, complices
d'Hipparchia. Et comme dans celle des idées antiques, on pourrait
opposer, dans l'histoire de l'art, une tradition spéculative, idéaliste,
cérébrale, apollinienne pour le dire dans les catégories nietzschéennes, et
une tradition instinctive, immanente, corporelle, dionysaque. Certes, les
historiens vont bondir, les spécialistes aussi. Ils auront raison de préciser
qu'un schéma aussi simple ne peut être que réducteur. J'y consens. Mais
j'ai besoin de dégager, au moins, ces deux grandes directions. L'une est
verticale, l'autre horizontale. Mon Condottiere est un artiste fonctionnant
sur le mode horizontal. Qu'il pratique un certain type de sculpture devrait
maintenant paraître quelque peu évident. Mais qu'il soit mieux accordé à
Dionysos qu'à Apollon suppose un regard un peu plus appuyé sur les
modalités d'une esthétique plus précise qui met en scène des corps, des
êtres, des personnes dans des situations voulues, fabriquées à dessein.
Ainsi, le Condottiere est-il familier de l'architecture de soi, de la
fabrication de lui-même comme une œuvre. Il transfigure ses attitudes en
formes et puise dans l'esthétique de l'existence l'esthétisation de la vie.
L'art contemporain, dans sa version dionysiaque, est un laboratoire pour
l'expérimentation de nouvelles façons d'être, de vivre, d'agir, de penser ou
de considérer son corps, sa vie et sa singularité. Je songe aux
situationnistes, aux créateurs de situations, au sens large.
Longtemps, l'art a été au service des grandes mythologies régnant
effectivement sur des périodes données dans des espaces précis : l'Egypte
des pharaons, la Grèce du citoyen, l'Empire romain puis chrétien. On sait
l'inventaire. Il a servi les dieux, les vertus, les idéaux du moment.
Presque toujours les mots d'ordre de l'idéal ascétique. Au service du
pouvoir, il exprimait sa qualité. S'il avait un peu d'audace, c'était plus
dans le traitement de l'information que dans le contenu de celle-ci. Si
Piero della Francesca révolutionne, c'est moins dans le sujet que dans sa
82
présentation, sa structuration en perspectives. La subversion véritable est
nette avec les avant-gardes. Le futurisme en première ligne. Dada, le
surréalisme suivront. Là encore Apollon et Dionysos s'opposent. L'heure
du second est arrivée, plus ou moins contemporaine de Mafarka, un
proche rejeton de Zarathoustra, quoi qu'en dise Marinetti. Qu'on sache
mériter le basculement de l'art du côté de la révolution, au sens
mathématique du terme. Qu'on saisisse qu'il n'est plus souhaitable de
préférer le statisme au dynamisme. Toutes les pensées réactionnaires ou
conservatrices chérissent le statique : les racines, le sol, la répétition, le
piétinement, l'enracinement, l'immobilité. Elles aiment ce qui ne bouge
pas, ce qui dure et anéantit la charge de nouveauté qui se trouve,
inhérente, associée au temps.
Que vienne l'heure d'un art sans musée, dynamique, volontaire et
soucieux de frasques et de questionnements, de chambardements.
Qu'advienne une esthétique de la liberté et de l'énergie dans les
incarnations les plus immanentes : la vie quotidienne, l'existence de tout
un chacun. Le projet de Deleuze est toujours d'actualité : renverser le
platonisme. C'était déjà celui de Nietzsche.
La version idéaliste de l'art contemporain est comme une
réactualisation de la théologie négative : cacher pour mieux montrer, taire
pour mieux dire, révéler pour mieux obscurcir. Plus je dis, moins je sais.
Plus j'avance, plus c'est un recul que j'enregistre. Là où l'on attend
l'hypostase accomplie, il n'y a que souffle, ombre et vent. Quand on quête
un sens, il n'y en a pas; quand on veut s'abandonner à l'émotion, on fait
fausse route, car un signe est caché, qui n'est pas vu, masqué par le péché
pathétique, au sens étymologique. L'œuvre est labyrinthe, nécessite
discours, elle opacifie le message et s'interpose entre l'idée et le
spectateur. Toute œuvre de Buren ou de Carl André n'a de sens que par
les discours qui leur préexistent. Tout comme chez Platon, le sensible
n'est sensé que lorsque l'on sait qu'il participe de l'intelligible. Et que le
réel perceptible n'est jamais qu'une illusion, une ombre là où la vérité est
l'idée pure. Pas de présence qui ne soit le signe d'une absence, plus
importante que l'incarnation qui est censée y mener. Pas de matière sans
une idée qui la soutient, qui la justifie. Sa raréfaction, qui n'est pas sans
un certain dédain pour le réel concret, va jusqu'à la quasi-disparition de la
83
trace. Le jeu linguistique permet même d'économiser le signifié au profit
du pur et simple signifiant. Restent des mots qu'une syntaxe n'est pas
même tenue d'organiser pour qu'ils fassent sens. Le projet vise le néant,
l'anéantissement et la disparition du sensible. Or, pour les besoins de la
cause productive esthétique, le geste n'est pas porté et la trace, même
extrêmement minimale, est là pour rappeler qu'au bord du gouffre, on est
toujours prudemment à côté du vide, un pas en deçà. Mais d'idée pure, il
n'y en a pas. Sauf pour les mystiques idéalistes. Il faut toujours un
support, même réduit au maximum, pour accéder aux concepts. Car ces
derniers s'évaporent s'ils n'ont pas de matière qui les induise. Ces
pratiques esthétiques sont agréables pour l'esprit, jubilatoires pour la
réflexion. Et, malgré la volonté affirmée de la plupart des artistes qui ne
veulent pas qu'on parle de beauté devant leurs créations, il est de ces
œuvres qui ne manquent pas de produire des effets rétiniens et
hédonistes. Daniel Buren n'est pas sans avoir soulevé récemment le
paradoxe.
Et puis il y a un art moins fasciné par le nihilisme et la maigreur,
moins sous-tendu par une éthique de l'étique. Loin des abîmes et du goût
pour le dieu invisible, il se soucie plutôt de part maudite, d'ombres, et de
profusions. L'énergie est son partenaire, il vise l'expansion plutôt que
l'épuisement. Son mouvement est centripète, au contraire de l'autre
versant qui est centrifuge. L'art minimal*, par exemple, pratique la
spirale en direction du centre, il veut même l'épicentre; le body-art*,
quant à lui, effectue le trajet inverse et vise la sortie, toujours au-delà de
ce que permettent les connaissances sur les mystères du labyrinthe. Le
premier veut l'extinction, mais laisse des traces, le second laisse des
traces, mais qui ne durent pas, s'évanouissent et finiraient par disparaître
définitivement si les artistes n'y palliaient par la photographie ou la
vidéo. Evidemment, le Condottiere est un homme des parts maudites et
des trajets centripètes, un adepte de Dionysos bien qu'il n'ait pas de haine
pour Apollon. L'art qu'il entend pratiquer est parent du théâtre. La scène
artistique, l'espace esthétique sont des lieux miniatures pour des
expériences qui ne sont pas purement ni simplement reproductibles dans
le réel, telles quelles, mais qui, néanmoins, peuvent se nourrir des
incidences qu'il aura pu produire. La zone où sont pratiquées les actions
84
de l'artiste enseigne sur ce que peuvent être des transfigurations
appliquées au domaine de l'existence singulière et de la vie quotidienne.
Les nouvelles possibilités de biographie sont ainsi déterminées, du
moins, elles sont essayées, testées, expérimentées dans des conditions
défaites des obligations sociales, donc éthiques, religieuses,
métaphysiques. Là encore, ce sont des pratiques que j'assimile à la
sculpture : les corps, le temps, les gestes, les mots, les actions, l'espace, le
réel tout entier sont considérés comme des matériaux dont il faut extraire
des formes. L'instrument de cette opération est le vouloir de l'artiste. La
volonté du sujet vaut comme stylet destiné à produire une œuvre.
Où sont les ancêtres de ces situations construites * comme des œuvres
d'art? Partout, si l'on veut bien imaginer que les gestes qui constituent ce
genre de pratiques esthétiques ont dû être contemporains des hommes
préoccupés de leur rapport au sens. En tous lieux et en toutes époques.
Certes. On trouverait, dans l'histoire, un nombre incalculable de faits
répondant à cette définition. Hérodote, Plutarque, Aulu-Gelle donneraient
d'amples informations, tout autant que les sagas germaniques, les
mythologies de toutes provenances, les romans de Proust, les chansons de
geste. Et la liste est longue sans aucun doute. En revanche, si l'on cherche
moins des signes diffus, divers et épars qu'une synthèse de ceux-là, il est
plus facile de penser à quelques moments historiques. Les naumachies
pratiquées dans le Colisée, par exemple, et les scènes de désert faisant
suite à des combats nautiques, avant de laisser place à des jungles
simulées. Ou les fêtes romaines somptueuses avec dépenses
inconsidérées. Ainsi des spectacles organisés dans le Grand Cirque
pendant lesquels défilaient dix mille animaux exotiques promis aux luttes
qui en supprimeraient la moitié, ou autant de gladiateurs sacrifiés sur une
période de huit jours. Plus tard, pendant la Renaissance, le Bernin
ressuscite les naumachies. D'autres, tels Alberti, Vinci, Buonarotti, ont
contribué à de magnifiques fêtes destinées à subsumer le réel sous l'ordre
de l'imaginaire actualisé. Les spectacles exprimaient les vertus d'alors et
vantaient les mérites des princes du moment. Le ravissement était de
rigueur. Et l'on pourrait continuer à pointer, dans l'histoire, des moments
exceptionnels où le réel a été transfiguré par l'imagination, dépassé par le
phantasme incarné. Disons Grimod de La Reynière invitant au banquet
85
de ses funérailles et découvrant la supercherie au moment où se terminait
le dîner. Les repas futuristes où tous les sens étaient sollicités dans les
synesthésies les plus extravagantes. Les actions subversives menées par
les surréalistes. Mais tout cela est métaphorique. Je n'aime pas les
dimensions sociales ou institutionnelles de ces fêtes ou de ces actions
intempestives. Elles me plaisent dans la charge de poésie qu'elles
véhiculent, mais elles ne me séduisent pas entièrement à cause de leur
caractère trop collectif, pas assez individuel.
La situation construite m'intéresse quand elle obéit à un maximum de
spontanéité et qu'elle relève plus de l'invention immédiate que de la
décision préméditée. Elle me ravit lorsqu'elle est la production isolée d'un
être singulier. Dans l'idée que je me fais du constructeur de situation, du
sculpteur de moments existentiels, j'aime me souvenir de Johannes
Baader qui annonce la bonne nouvelle du salut par Dada dans la
cathédrale de Berlin. Nous sommes en novembre 1918, et l'on ne pouvait
guère espérer mieux après l'armistice que l'on sait. J'ai, présente à l'esprit,
une autre scène d'église, mais elle est moins drôle : elle met en scène
Adenauer et Schumann dans un même sanctuaire, mais à Stras-bourg.
Les pénitents vont présenter leur projet d'Europe au Conseil. Les prières
de ces deux-là s'adressent à une vierge couronnée de douze étoiles. C'est
à ce couvre-chef singulier et à la couleur mariale que l'on doit le
bricolage du drapeau de la communauté européenne. C'était en 1955 et la
preuve était faite que Dada n'avait pas sauvé le monde. Mais contre les
deux acolytes précités j'ai une affection toute particulière pour Marcel
Duchamp qui, en 1919, s'était fait raser le cuir chevelu de façon qu'une
tonsure apparût en forme d'étoile filante. Et l'on sait que les comètes
annoncent des catastrophes nationales. En la matière, rien ne devait
manquer dans le siècle.
Dans l'immédiat après-guerre, ce sont les situationnistes * qui
formulent théoriquement le principe de la construction de situation. Il
s'agit de mettre en forme, dans la vie quotidienne, sous ses modalités les
plus simples, la confusion de l'éthique et de l'esthétique. A cet effet, il
fallait promouvoir l'éphémère, l'unique, l'œuvre gratuite et la dépense
pure. Hors le marché, invendables, impossibles à récupérer par les
institutions, le geste, la situation, le moment construit trahissaient un
86
rapport singulier au temps : loin de leur métamorphose en marchandise,
en valeur d'échange, ils étaient pris pour ce qu'ils étaient : un prétexte à
exercices ludiques tout entiers soumis à l'aléatoire, au caprice, contre
l'investissement, l'intérêt ou la capitalisation. Se réapproprier le temps,
puis l'espace. Car les situationnistes entendaient voir autrement
l'architecture et l'urbanisme, ces façons singulières de sculpter des formes
à habiter ou à parcourir, pour y vivre différemment. Dans la logique
voulue par Debord et ses comparses, le Kaîros avait toute son
importance : faire, au bon moment, le geste qui subvertisse l'ordre des
choses de la façon la plus expansive qui soit. Le projet avoué est une
réactualisation des pratiques dadaïstes radicales. Dans cet ordre d'idée, le
rapport entre l'acteur et le spectateur se devait d'être modifié. On sait, en
effet, toute l'importance accordée par les avant-gardes à celui qui regarde
ou assiste : il est transformé en acteur et la passivité d'un consommateur
face à un producteur d'œuvre, ou d'art, n'est pas pensable dans une
logique dadaïste. Contre la division des tâches en maître-qui-sait-et-qui-
montre et esclave-qui-ignore-et-regarde, la subversion a consisté à
donner au spectateur un rôle créateur. A son tour artiste, il est le
démiurge de la situation. Par lui, elle peut advenir. Ou pas. Les
situationnistes voulaient diminuer le nombre des spectateurs, le réduire à
son minimum, jusqu'à extinction si possible, tout en augmentant le
nombre de ce qu'ils appelaient les viveurs, les pratiquants. Le désir
devient le moteur de l'action et il génère une interactivité, une dynamique
animant le réel d'un flux poétique. Sculpteurs d'opportunités donc, ou
modeleurs des formes prises par les relations entre les individualités. La
matière de ces artistes-là est la richesse humaine, la diversité du réel dans
ses modalités, la potentialité de sujets conséquents, inventifs – leur
propre destin enfin réapproprié après les aliénations consécutives aux
religions qui interdisent toute éthique esthétique. Or, dans cette affaire, il
n'est pas de matériaux nouveaux ni de nouvelles matières à informer,
mais seulement des pratiques situationnistes. Elles supposent des
détournements au profit du dessein esthétique : user du réel tel qu'il est
pour en faire une autre instance, transfigurée.
Pendant ce temps, outre-Atlantique, Allan Kaprow fait se rencontrer
des pratiques singulières et le mot qui les désigne : le happening*. Il
87
entend mélanger l'art, la vie quotidienne, le monde de tous les jours et
soi-même. Volontairement, les catégories deviennent floues, les limites
imprécises entre la vie et l'art, l'éthique et l'esthétique. Pour en finir avec
une conception classique et académique de la création, il s'agit de
promouvoir l'expérimentation. Le modèle transcendant, imité de la
théologie, renvoyant à une verticalité dont le sommet est occupé par
l'artiste et abandonné au profit de schémas immanents : tout un chacun,
en fonction des qualités qui sont les siennes, et relativement à l'épaisseur
qui le caractérise, est promu artiste, parce que expérimentateur. Le
philosophe-artiste de Nietzsche n'est pas loin, lui qui est d'abord un
inventeur, puis un tentateur, enfin un essayeur de nouvelles combinaisons
existentielles. Au Black Mountain Collège où s'affinent les définitions du
happening et des pratiques ainsi désignées, Kaprow crée un atelier
d'expérimentation en art de la personne vivante. Laboratoire des
nouvelles formes de vie souhaitées pour réaliser un gai savoir. Confiance
absolue dans l'instant, l'invention, l'instinct, le désir; refus des
prédéterminations, des projets, des desseins : l'inversion des valeurs vise
la subsomption de l'universel sous le particulier, l'information totale du
principe de réalité par le principe de plaisir. Anti-hégelien à souhait, le
happening est primauté du caprice, primeur de la fantaisie, négation de la
dialectique et de ses mouvements épiphaniques. Il exprime les larmes, le
rire, l'étonnement, la volte. Toute une pathétique à l'œuvre qui sied au
Condottiere, cet artiste de lui-même.
L'évolution de cette esthétique du geste ira vers une radicalisation.
Après John Cage et les frasques de Fluxus, on parlera d'Event pour
caractériser des actions brèves, voulues comme distinctes, mais intégrées
toutefois dans la vie quotidienne la plus élémentaire. Chaque moment
d'une existence banale se charge d'une densité artistique : cligner de l'œil,
boire un verre d'eau, fermer une porte. Enfin, tout instantané exprime au
mieux le caractère transitoire des choses, la nature idiote *, pour le dire
comme Clément Rosset, du réel : sans double, sans duplication possible,
unique. L'aléatoire est magnifié, puis l'ironie et sa charge subversive.
L'esprit du mouvement est radicalement libertaire, il attaque les
structures classiques pour leur préférer une métaphysique jouxtant le
nihilisme. Proche du négatif absolu, elle décongestionne les lieux où se
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manifestent habituellement les artistes pour en inventer de nouveaux, les
multiplier, décloisonner. Hors le musée, l'atelier, les institutions, les
galeries, l'art est authentiquement dans la rue, avec les impasses, aussi,
que cela suppose. Mais qu'importe, il fallait la radicalité pour de
nouvelles potentialités. Pas de renaissances sans révolutions, pas de
positivités sans une négativité à l'œuvre. Certes, il y eut profusion, excès,
licence. Mais au profit d'une table rase permettant d'autres audaces, une
architectonique novatrice. Toutes les performances * manifesteront une
diversité des modalités : les actions, parfois, médiocres, visaient
l'expression d'une fin toujours louable dans laquelle il s'agissait d'affirmer
la primauté et l'excellence de l'acte créateur ou la qualité de l'expression
libre, hors contraintes sociales. Jeu avec le Kaîros, jubilation des vitalités
débordantes, cultes faustiens de l'énergie, de l'acte, virtuosité, pratique
conductrice et mise en forme d'un style, sculpture du temps, art de soi,
construction de situations subversives, les performances récapitulent les
soucis du Condottiere. Elles magnifient une maïeutique en quête
d'accouchements qui la dépassent : découvrir en sollicitant l'avènement,
faire en se faisant. Sculpter sa propre statue, désirer la vie transfigurée et
insuffler de l'esthétique dans l'éthique.
Les artistes de l'Actionnisme viennois * et ceux du Body-Art sont les
parents de ces pratiques théâtrales : ils manifestent, dans cette seconde
moitié du siècle, une étrange réactualisation de la geste cynique antique.
Derrière ces hommes et ces femmes qui érigent la subversion en méthode
généralisée, je ne peux m'empêcher de voir, d'entendre et de surprendre
les pratiques kuniques dont je crois qu'elles sont toujours remèdes et
pharmacopées contre le nihilisme de notre époque et son avachissement
dans le cynisme vulgaire. Diogène revisité contre les bourgeois pour
donner forme, épaisseur et consistance à cette figure du Condottiere dont
j'aimerais qu'elle permette les retrouvailles du sujet avec lui-même. Pour
un au-delà de l'aliénation, une catharsis est nécessaire, une libération des
énergies et des forces.
Que veulent ces artistes d'un genre particulier? Un théâtre de la
cruauté* qui permette le réveil des nerfs et des cœurs, la sollicitation des
sensibilités les plus riches dans un système nerveux. L'action poussée à
bout, voilà ce qui définissait la cruauté chez Artaud. En aucun cas celle-ci
89
n'a pu concerner le sang, la souffrance ou des pratiques quelque peu
sadiques. Morsure concrète, écrivait Artaud, convulsions et secousses
brutales pour raviver l'entendement et l'informer, car c'est à la peau que
s'adresse la cruauté. Le corps et l'âme sont indissolublement liés, la
connaissance de l'un se fait par l'autre. Et en voulant concerner la chair,
les nerfs, Artaud entend avaliser la rupture de l'assujettissement de
l'intelligence au langage. Plus fine, plus approfondie, plus sûre, la
sensibilité est sollicitée par la magie et les rites. Il faut libérer les rêves,
les obsessions érotiques, transfigurer les fascinations pour le crime,
laisser libre cours aux chimères, vouloir l'utopie et soumettre la vie à cet
idéal d'un ailleurs situé entre l'imaginaire et les événements. Ce tourbillon
appelé à dévorer les ténèbres est révélateur des possibilités d'un corps qui
peut ainsi devenir signe. Exorcisme et spectacle total. Voilà les
linéaments d'une pratique que développeront les actionnistes viennois.
Puis, derrière eux, les artistes qui impliqueront directement leurs corps
dans des performances qui inquiètent, déstabilisent, concernent.
Au centre du théâtre de la cruauté se trouve donc le Condottiere, artiste
et acteur, auteur et voyeur du spectacle qu'il donne avec lui-même. Sa
dialectique oscille entre exhibition et voyeurisme, entre complaisance
pour le signe extériorisé et inquiétude pour l'intérieur qui informe. Son
geste est créateur d'un espace magique, comme chaque fois qu'il doit être
question de décision, de concrétisation d'un vouloir. Le volontarisme
esthétique qu'il pratique ainsi est expérimental : chaque situation
construite est productrice d'un style qui, en retour, donne consistance à
l'ensemble. L'édifice se bâtit dans le temps. Le miroir dont Baudelaire
parle est nécessaire : vivre avec devant soi l'image de l'effet produit pour,
éventuellement, corriger les imperfections, les fiascos ou les ébauches.
L'art que pratique le Condottiere est mise en scène, sculpture des
situations, des faits et gestes. En vertu du principe selon lequel le
fragment exprime le tout, la partie signifie l'ensemble, le Condottiere
dote chaque instant de densité. Tout fait sens et rien n'est innocent.
Panofsky à montré combien des éléments apparemment épars pouvaient
signifier la même chose, comment, par exemple, la cathédrale et son
architecture renvoyaient explicitement à la pensée scolastique et à la
construction des sommes théologiques. Cette théorie singulière des
90
correspondances permet d'établir une liaison, un tissage entre
l'expérimentation esthétique des années 1960-1970 et la possibilité d'une
nouvelle éthique, enfin postchrétienne. Un réseau de fils ténus associe,
dans une même communauté de destin, des figures relevant de domaines
éclatés. Une morale contemporaine et des pratiques artistiques qui
coïncident dans le temps peuvent donc livrer quelques points de
convergence. Le Condottiere a le souci architectural de jeter les ponts
durables entre des géographies pour l'instant séparées. Evitant la dérive
des continents éthiques et esthétiques, il peut solidifier une arche qui
associe les deux terres magiques. J'y vois la définition de la modernité.
Où sont ces artistes? Dans les sentiers pratiqués par les cyniques
historiques. Actions, happening, event, performances, donc, pour ces
ancêtres familiers du Cynosarge. Ainsi de l'ascèse personnelle comme
nécessaire à la fabrication d'une identité : les cyniques veulent une voie
courte, mais escarpée, elle est exigeante, mais conduit rapidement aux
destinations qu'on se propose. Au contraire des stoïciens, partisans de la
voie longue, mais moins rude. Dans les exercices préconisés par les
philosophes de l'Antiquité, il y a des pratiques exigeantes : endurer le
froid extrême, la chaleur, les conditions brutales d'une vie dehors,
supporter la privation de nourriture et de boisson.
Les artistes du body-art français et de l'actionnisme viennois ont
illustré, dans leurs pratiques esthétiques, le cynique propos antique en
mettant le corps en demeure d'exprimer du sens par la souffrance, la
blessure, la cicatrice : ingestion de viande avariée, chairs tailladées, lait
répandu sur le sol et lapé à la façon des animaux, équilibre instable
pratiqué métaphoriquement sur des rebords de fenêtre à plusieurs mètres
au-dessus du sol chez Gina Pane; fabrication de boudin humain * dans le
dessein de parodier une célébration religieuse, travestissements
mimétiques dans l'intention de jouer, par l'icône, la relation incestueuse –
chez Michel Journiac; sacrifices d'animaux, théâtralisation païenne de
pratiques orgiaques, paganisme tellurique, bachique ou sanguinaire –
chez Hermann Nitsch; exhibitionnisme sexuel, anal et génital,
défécations publiques, ondinisme – chez Gunther Bruss; simulations
sodomites, scénographies de la cruauté, éviscérations et évirations
cathartiques – chez Rudolf Schwarzkogler. Les années 1965-1975 voient
91
fleurir ces pratiques symptomatiques qui magnifient la subversion
esthétique.
En effet, sur le mode du paradoxe, tous ces artistes transfigurent
l'éthique artistique en modifiant la nature des supports esthétiques : ils
proposent un retour à l'immanence et envisagent la chair, le corps,
comme la matière par excellence. Par-delà les siècles, le souci moderne
vise la surface primitive : la peau. Puis les entrailles, les muscles, le sang
et les substances corporelles. La sculpture de soi fait sens. Ce que veulent
ces artistes, c'est inscrire le vouloir dans l'organisme, plier le corps selon
la ligne d'une volonté expérimentale. Les situations esthétiques sont à
entendre comme des essais, sur le mode infinitésimal et minimal – sinon
conceptuel pour le dire dans la terminologie des arts plastiques –, de
pratiques inaugurales visant l'essai de nouvelles façons d'envisager le
corps. La gestion des parts maudites se fait sur le mode théâtral,
architectural et sculptural. La radicalité de ces tentatives se veut
inquiétante, au sens étymologique, pourvoyeuse d'interrogations sur le
mode dialectique. Pour en finir avec les supports classiques, morts,
statiques, figés, les artistes du body-art ou de l'actionnisme viennois
illustrent la modernité esthétique que caractérise très précisément
l'ouverture totale aux matières, aux forces, aux formes, aux styles.
La catharsis, la sublimation, le jeu, la provocation, la tragédie sont
joués comme des variations sur le thème kunique en période
contemporaine. D'où la possibilité de lire ces pratiques comme moments
négatifs d'une dialectique dont la synthèse proposerait le solaire là où
règnent les ténèbres. La mise en scène des parts maudites vise le
surgissement d'une volonté de jouissance. Le nocturne avec lequel ces
artistes jouent appelle des aurores qui n'ont pas encore lui. La qualité de
ces lumières qu'ils inventent renseigne sur celle de ces crépuscules à
venir.
En inaugurant ces peintures pariétales modernes dont les peaux sont
des palimpsestes, les auteurs d'actions corporelles rendent possible
l'émergence du soi comme entité susceptible d'information esthétique.
Donc éthique. Ils signalent une modernité que définirait le débordement
de l'art dans la vie : avec eux se disent les vies esthétiques et
l'esthétisation de la vie, l'existence artiste et l'art de l'existence. Leur
92
pratique est une Aufhebung (dépassement-conservation) de la définition
classique de la sculpture : produire des formes, structurer un chaos,
exprimer une force en acte. Dans le moment dialectique qui est le leur,
après que le chameau a disparu, avant que l'enfant apparaisse – pour le
dire comme Nietzsche –, la catharsis convoque le pire. Les références de
ces artistes oscillent de La Légende dorée à Georges Bataille, ce qui n'est
pas sans étonner. On sait les relations qui impliquent pareillement les
mystiques et les prostituées, les couvents et les bordels. On n'ignore pas
l'étroite parenté du rire et des larmes, des extases et des orgasmes.
Jaculations oratoires et éjaculations sont parentes. La prière est une
modalité de la physiologie.
Mais la sexualité, chez Bataille, est trop liée à la mort, trop noire,
comme chez Sade. Je la préfère solaire, lumineuse et moins soucieuse de
revanche à l'égard du christianisme. Body-art et actionnisme viennois
sont un moment nécessaire dans un mouvement que j'imagine se
déplaçant vers de nouvelles acceptions des notions de parts moins
maudites que ténébreuses et d'une sculpture moins de la matière morte
que de l'énergie vivante. Que doit-on aux artistes du corps transfiguré? Le
geste sculptant le corps, le vouloir produisant des situations, des attitudes
qui deviennent formes, l'action transformée en spectacle, la vie domptée
en figure, la virtuosité exprimée en instants quintessenciés, le kaîros saisi
dans sa densité. De quoi dire la nécessité, lorsque l'on entend sculpter son
propre moi, de mettre en œuvre une maïeutique visant la production
d'une oeuvre, l'émergence d'un style, une architecture de soi. Artiste, ai-je
écrit du Condottiere. Voit-on quels sont ses ateliers?
93
Économique
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De la prodigalité ou L'excédent somptuaire
La prodigalité est une vertu d'artiste. Elle me fascine autant que
l'avarice et l'économie me dégoûtent. D'ailleurs on pourrait définir le
bourgeois comme l'être radicalement incapable de dépenser, sinon détruit
par le regret ou travaillé par le remords. La résipiscence l'abîme dès qu'il
se sépare de ses ducats et il ne connaît d'autre façon de se rédimer qu'en
retournant au travail, encore et toujours. Accumuler, dit-il, thésauriser,
avoir et posséder : il n'a de cesse de mettre en tas, de confectionner des
trésors et de calculer dividendes ou bénéfices. Son âme est celle d'un
comptable, il rêve, la nuit, de cahiers de comptes et de magots, de
portefeuilles d'actions et de richesses qui rapportent.
Je n'ai que dédain pour la parabole des talents et le fils prodigue me
plaît surtout tant qu'il dilapide. L'usurier, le banquier, le gérant, l'économe
sont des figures compassées de la bourgeoisie qui se définit par ce qu'elle
a – puisqu'elle n'est rien d'autre que ce qu'elle possède. Mais il se fait que
nous vivons dans une ère essentiellement dominée par ceux-là. Je rêve
pour cette engeance d'une géographie parente des lieux utopiques de
Thomas More où l'or servirait à la fabrication des vases de nuit, à celle
des chaînes avec lesquelles on entrave les esclaves. Que n'a triomphé
Lénine annonçant que la victoire de la révolution bolchevique serait
totale le jour où, couvrant l'ensemble de la planète, elle permettrait, selon
ses désirs, de construire des urinoirs publics en or* dans les rues des plus
grandes villes du monde!
L'heure est venue du triomphe, déjà pressenti par Baudelaire, de
l'argent des bourgeois sur l'imagination des poètes. Avec l'amateur des
paradis artificiels, conspuons l'époque qui permet aux riches de s'offrir du
poète rôti à chacun de leurs déjeuners. Pour autant, ne sacrifions pas aux
vieilles lunes des lendemains qui chantent et révolutions pour des avenirs
radieux. Loin des désirs d'apocalypses devenues vraies, contentons-nous
de chérir les figures de la dépense *, celles qui jubilent en pratiquant
l'éthique dispendieuse, celles qui rencontrent, dans leurs ascendances, le
fils prodigue quand il n'est pas encore repentant.
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Dante me fatigue avec ses leçons perpétuelles, lui qui voue les
prodigues aux travaux de Sisyphe, sans cesse soumis à la charge
d'énormes poids qu'il s'agit toujours de déplacer. Occupés à ces tâches
ingrates, les pécheurs insulteront et recevront aussi leur part d'outrages.
Les plus modérés dans la dépense n'auront de perspective que dans le
purgatoire où ils expieront, couchés, immobiles, pieds et poings liés, la
face enfouie dans la terre qu'ils ont été coupables de trop célébrer.
Nietzsche a donc bien raison d'inviter à aimer la terre et rien d'autre.
J'espère que dans les contrées infernales, le fou de Béatrice est en train de
cuire à feu doux, ou de croupir dans une soupe glauque dont il avait le
secret, pour avoir détourné les hommes de ce qui donne un prix à la vie.
Car il faut être prodigue, et même dispendieux avec la prodigalité.
Il y a un profond amour du désordre chez celui qui préfère la dépense à
l'épargne, une volonté délibérée d'élire Dionysos contre Apollon, là
encore. Dissiper, consommer et consumer, dilapider, gaspiller ont à voir
avec la démesure, la force qui cherche à déborder, la fête. Le don n'épuise
pas la richesse qui le permet, car, dans cette logique de l'expansion, en
forme de génération spontanée, la dépense est immédiatement suivie
d'une nouvelle disponibilité pour un nouveau don. Le déploiement et la
dissipation instaurent un rapport au temps éminemment singulier :
l'instant suffit à la consumation, il acquiert de la sorte une densité ignorée
en d'autres occasions. Là où il coule, sagement chronologique, sans
variations d'intensité, complice du bourgeois pour lequel il est la
condition de possibilité de l'argent, il n'est que durée mesurable, quantité
appréciable. En revanche, dans la dilapidation, il est l'occasion de
moments intenses, gonflés de sens. Des pics et des cimes. La qualité de
l'émotion est sans pareille, l'éternité tout entière semble avoir pris place
dans le fragment de temps qui s'est détaché en coïncidence avec le geste.
Point contre ligne, brûlure contre vieille indifférence – le dispendieux est
un artiste du temps.
L'éthique de la dépense est centripète, elle suppose l'éclatement et la
production de fragments, le divers et le multiple. Ce sont ces densités
matérialisées, cristallisées qui font les points, mais l'ensemble de la
démarche est dynamique. Elle suppose une volonté de mouvement, un
consentement aux flux et aux fleuves. D'où l'héraclitéisme du
96
dispendieux qui veut et aime la mobilité, qui sollicite la circulation dans
le dessein de produire des opportunités pour une plus grande probabilité
de dépenses. Il n'ignore pas l'inscription de son existence dans une
perspective dialectique. Au-delà de l'ontologie ou de la métaphysique, il
sait n'avoir pour seul capital que sa vie, qu'elle ne durera pas
éternellement, que déjà elle est comptée, dès à présent limitée. Et, fort de
ce savoir, il a d'autant d'enthousiasme qu'il apprécie l'extrême valeur de
ce qui ne dure pas. La mort donne le prix, elle fixe le sens.
Nomade en diable, l'homme de la dépense jubile dans la circulation, le
flux, mais il expérimente, en même temps, que son plaisir est
consubstantiel au mouvement qui le permet. C'est moins dans la nature
de la dépense que dans le fait d'avoir effectivement dilapidé que réside la
quintessence de la jubilation. Le feu qui consume ne vise pas la cendre,
mais l'énergie dégagée, la royauté de la lumière qui embrase. La
fournaise comme ambiance, l'éclat comme mode d'apparition. Ce que
veut le prodigue, c'est la métamorphose de sa propre existence en
territoire permettant l'expérimentation pour des myriades d'actualisations.
Le probable devient effectif et réel par la dépense qui est mode de
révélation.
L'antithèse de l'artiste dispendieux est donc le bourgeois,
indéfectiblement parménidien quant à lui. L'enracinement le ravit, il aime
croupir sur place, entretenir racines et radicelles. A quelque chose près, il
se ferait lecteur de Deleuze et arroserait à ravir les rhizomes lui
permettant les seuls mouvements dont il soit capable : ceux du végétal
qui se meut de façon sommaire seulement pour atteindre la nourriture à
portée de bulbe. D'un côté, l'animal qui étend son territoire et parcourt les
contrées, de l'autre le légume vissé au lieu qui l'a produit. Sédentaire
éternel, il développe une fierté du lignage, de l'ascendance, un culte de
l'arbre généalogique. Les valeurs qu'il enseigne et chérit sont celles qui
légitiment son goût pour le sol. Et parce qu'elles lui permettent de
justifier le repli sur soi, il en fait justement les seuls points de repère
possibles. Tradition, fidélité, coutumes et habitudes il lui faut des
variations sur le thème de la répétition. Quand il a des velléités
politiques, il se retrouve du côté des promoteurs du sang, du sol, de la
race et de l'enracinement. Habiter, bâtir, vivre au pays. Demeurer dans les
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contrées qui furent celles de ses parents et de ses maîtres, ne jamais
vouloir d'autres vertus, d'autres valeurs : il veut être un demeuré. Et il y
parvient.
Sage, il administre ses biens, sa vie, son existence en économe, comme
un propriétaire éternel de biens immortels. Les années qui lui sont
comptées, son corps qui ne durera pas dans l'efficacité qui est la sienne
avant les premiers signes de faiblesse, le temps qui n'est pas indéfiniment
extensible, chaque seconde – il les considère tel un capital amorphe,
inaccessible aux affres. Le bourgeois vit comme s'il ne devait jamais
mourir, comme s'il avait été élu, contre tous, pour une vie éternelle. L'Un
parménidien * lui sied, il en a fait le modèle de ses biens : hors le temps,
hors l'espace, en repos, fini, ignorant la passion, le mouvement,
indivisible, éternel, sphérique parce que forme parfaite inaccessible à des
modifications qui viendraient de l'extérieur. Sans naissance et sans mort,
immobile et en repos, toujours semblable à lui-même et connaissant la
plénitude, il est, dans la plus insolente façon d'exister. Le bourgeois a de
la chance, car il est dans un rapport ontologique avec ses biens et il ne le
sait même pas. Sa pulsion essentielle est bovaryque, c'est par elle qu'il
peut, de la sorte, persévérer dans son être, encore qu'il commette une
erreur d'appréciation en imaginant qu'il dure, tel un éon. Son ardeur est
tout entière dans la volonté de se considérer autre que ce qu'il est. Là où
triomphe Héraclite, il veut Parménide; là où la mort, le tragique et
l'entropie sévissent, il persiste à voir l'éternité, l'innocence et la
néguentropie. L'argent, l'or, les richesses et les biens matériels pour le
bourgeois qui sacrifie à l'avoir comme à Dieu contre le rire, la dépense, la
passion et l'existence fulgurante pour l'artiste. Le premier croit être en
ayant, le second est en dépensant.
Pour construire de l'immobilité, la générer, le bourgeois dispose de
moyens, d'instances et d'instruments. Il met en avant des vertus, leur
associe des logiques et assure leurs promotions dans des lieux où
fonctionnent de redoutables machines à produire des domestiques. Ainsi
du Travail, de la Famille et de la Patrie qui installent en un atelier, une
usine, un lieu fixe, un sol, qui asservissent, des corps et des âmes, des
vitalités et des libertés à des postes où il s'agit, avant tout, d'obéir. Le but
étant l'immobilisation, le culte de la reproduction, la généalogie
98
d'habitudes. Contre ces entreprises destinées à geler le fleuve héraclitéen,
l'artiste veut l'oisiveté, le célibat et la désertion. Sa figure de prédilection
est le Rebelle*, car il hait tout ce qui clôt, enferme, assigne à résidence.
La volonté esthétique vise l'œuvre ouverte : sa nature suppose qu'elle
est nouvelle à chaque considération dont elle fait l'objet. Jamais terminée,
toujours en mouvement, obéissant à sans cesse plus de sollicitations, elle
ne se fige à aucun moment. Elle est, comme le fleuve du philosophe
d'Ephèse, un flux, une coulée déterminée par la dynamique. Toute
appréhension la visant est immanquablement imparfaite, fragmentaire.
L'économie d'une pareille production n'est redevable, là encore, que du
concept de dépense. Il s'agit de mesurer les quantités et leurs
circulations : quantités d'énergies, de forces, de vitalités, de puissances.
L'œuvre ouverte qu'est l'existence du Condottiere permet qu'on suive,
sans possibilité de fixer définitivement, le destin des grandeurs
d'excitation afin d'en obtenir une cartographie. Du moins, un essai de
simulation des traces et des trajets dans le dessein d'obtenir un cliché de
superpositions, de cristallisations, ne valant que pour un temps donné
dans un moment donné. Indicatives, les topographies montrent les sens,
les intensités, les déplacements. On peut y lire également les tendances –
charge, décharge, économie, dépense, épargne, gaspillage. Ce souci d'une
économique nouvelle suppose la permanence de la notion
d'administration, ou de bon emploi d'une quantité particulière, en
l'occurrence de forces menaçant débordement. En d'autres temps,
Xénophon aussi bien qu'Aristote dirent ce que leur science économique
entretenait comme relations avec la domesticité, l'art de la maison.
Depuis Freud et Bataille, on ne peut plus ignorer l'extension de la
discipline, les aurores qu'elle autorise et les sorties de labyrinthe qu'on
devrait pouvoir lui imputer. Economie généralisée contre économie
restreinte, économie libidinale contre économie des richesses matérielles,
il s'agit de tâcher de suivre à leurs traces les dépenses excessives, car là
est le signe manifeste de la vitalité expansive.
L'œuvre ouverte suppose la richesse et la profusion du tempérament.
Elle est impensable, chez un individu, hors la santé, l'excès et
l'abondance. Le don et la prodigalité signalent la constitution de celui
dont ils émanent. Si l'ennui peut se définir comme une volonté sans objet,
99
on peut se douter que le Condottiere ignore cette perspective : l'ouverture
de l'œuvre à laquelle il travaille suppose, au contraire, le labeur et le
souci esthétique perpétuels. Pour l'invention de nouvelles possibilités de
vie, pour magnifier l'instant et construire des situations où le
débordement soit manifeste et magnifique, il s'agit de consentir à la force
qui appelle exutoire. Alors s'offrent les perspectives en abondance, les
probabilités se multiplient et les voies susceptibles d'être empruntées par
l'excès sont de plus en plus nombreuses. L'existence devient la trace
laissée par le signe élu : la preuve que, parmi les combinaisons possibles,
celle-ci, plutôt que celle-là, aura triomphé et emporté l'énergie dans cette
forme, et non une autre. D'où l'excellence du triomphe manifeste dans
l'élection d'un trajet au beau milieu d'un labyrinthe. La vie se résume à la
collection de ces traits vainqueurs. Une éthique volontariste, qui plus est
dispendieuse, entend augmenter les chances de cristallisations heureuses.
L'hédonisme comme fin est indissociable du projet de dépense, celui-ci
n'étant qu'un moyen.
Dans la vieille logique du Même et de l'Autre, qu'on pourrait dire
réactualisée par celle qui oppose Répétition et Différence, le dispendieux,
on s'en doute, est du côté de l'Autre et de la Différence. Pas de
Condottiere sans une passion de Conquistador. L'artiste aime les
découvertes de nouveaux continents, il a la passion des mondes inconnus
sur lesquels installer, pour qui veut, et jamais contre ceux qui s'y
trouveraient déjà, une façon différente de vivre, de regarder autrui et de
l'intégrer dans ses projets. Des territoires sans hystéries permettraient un
souci hédoniste. Le bourgeois n'y aurait plus sens, du moins ceux qui
visent l'accumulation, l'immobilité et le repli sur eux. Quoi qu'il en soit,
jamais un sédentaire ne découvrira terres d'ailleurs. C'est la tâche des
nomades qui vont et viennent, expérimentent et jubilent de l'œuvre qu'ils
pratiquent. Le poids de l'or alourdit les immobiles, et, en retour,
transforme ces richesses-là en chaînes. Le pérégrin n'est entravé par rien
qui l'encombre, son destin est libre de toute fantaisie, ses caprices ne sont
pas condamnés à demeurer lettres mortes. Son aire est celle de
l'ontologie, science nouvelle, art de l'être. Aussi est-il familier des poètes,
des philosophes, des saints, des génies et des héros qui ont tous en
commun une irrépressible soif d'être leur faisant sacrifier toute obsession
100
de l'avoir. La beauté, la sagesse, le savoir, l'extase, l'ivresse, le pouvoir
sur soi, l'art de dompter et de façonner les parts maudites, voilà les
obsessions de ceux qui méprisent le bourgeois. L'artiste œuvre pour un
absolu uxorien.
La volonté dispendieuse exige le goût de l'aléatoire, telles les œuvres
de John Cage. Confiance aveugle en ce qui doit arriver, savoir radical et
quelque peu oriental : on n'évite pas la nécessité et il vaut mieux la
vouloir, aller à son devant. L'impondérable, parce qu'il est certain, fait
partie des combinatoires : il est le jeu entre les éléments sans lequel soit
la friction condamnerait absolument tout mouvement, soit l'emballement,
bien que contraire, produirait les mêmes effets. Le hasard permet
l'imperceptible avec lequel se fait toujours l'essentiel. L'habileté avec le
kaîros n'est d'ailleurs pensable que dans les vibrations rendues possibles
par l'aléatoire. Le sens surgit souvent des interstices, des millimètres qui
séparent les situations les unes des autres, des poussières qui dansent par-
delà la raison et le langage, bien au-delà, même, de ce qui est
immédiatement perceptible. Le hasard, c'est le regard dans cette
direction, à ce moment, plutôt que dans une autre; c'est une présence, à
cet endroit, et pas ailleurs, en cet instant, et à nul autre moment; c'est un
silence trop long quand on attend la fulgurance d'une réponse qui ne
viendra pas et laissera ouverte toute hypothèse. En tout cas, l'aléatoire
manifeste la facticité et la contingence avec lesquelles il faut compter, en
partenaires impossibles à congédier.
J'aime me souvenir que l'étymologie arabe de hasard désigne, sous le
mot, le jeu de dés, dont on sait, depuis Mallarmé, que jamais il n'abolira...
le hasard. Il est l'accidentel, la négation des causalités bien simples qui
voudraient montrer un réel limpide ou transparent. J'y vois la rencontre
chaotique et plaisante de tous les déterminismes qui se développent,
comme serpent au premier soleil. L'aléatoire montre la toute-puissance
du désordre au sein du monde, et au beau milieu de nous-mêmes –
mondes parmi le monde. Anarchie joyeuse, ivresse et jubilation. Pas
d'oeuvre ouverte sans cette poétique de l'indétermination avec laquelle il
faut composer. La variation est libre, nous en sommes plus ou moins
responsables, mais le thème est imposé. L'artiste est complice des forces
qui jouent, il est devant elles comme le dompteur face à l'énergie qui
101
sourd de l'animal : incapable, métaphysiquement, d'en faire l'économie,
mais aussi, et surtout, redevable d'une performance de maîtrise, de
domination. Qui peut échouer. Au risque, alors, de l'emporter. Rien n'est
jamais joué, le danger est toujours là. Et c'est tant mieux.
Le nomade est un familier de ce que les surréalistes appelaient le
hasard objectif*. Promenades en pure perte, errance et confiance : le
merveilleux ne manque jamais de réjouir qui sait attendre. Farces-que,
d'ailleurs, il est le plus rutilant quand on l'attend le moins. Ne jamais
guetter attentivement : c'est l'assurance d'enfouir les potentialités sous de
l'angoisse ou de l'aveuglement. Mais abandonner plutôt son âme aux
mouvements légers du hasard, solliciter l'événement par une
bienveillance lointaine, très lointaine. Ne pas consentir aux tensions, aux
nœuds, aux tiraillements. Bien plutôt œuvrer au relâchement, au
nomadisme innocent et naïf. Les combinatoires sont trop nombreuses
pour qu'il n'y ait pas, bien vite, surprise et ravissement. Dépenser le
temps, le gaspiller et l'abandonner sans compter. Les révolutions sont
toujours induites par des quantités infinitésimales. Peu, mais ce qu'il faut.
Pas de transvaluations sans ironie du sort. De longues et courageuses
ardeurs ont pu être sanctionnées d'un grand vide ontologique quand une
disponibilité, toute faite de dépense en pure perte, suffit à combler des
abîmes. Ainsi se mêlent éthique et esthétique : la vie poétique n'est rien
d'autre, mise à disposition de soi aux millions de faits qui trouent le réel
en permanence. Myriades en retour, profusion en paiement.
102
l'aléatoire, maîtrise du Kaîros, aboutissement du guet. Ainsi peuvent
commencer les dépenses.
L'éthique dispendieuse est, de la sorte, quelque peu thaumaturgique
quand celle du bourgeois est thanatopraxique : l'une fait des miracles,
exprime le suc de l'existence, porte le réel à son point d'incandescence;
l'autre se contente d'embaumer, de momifier la vie comme un cadavre
menaçant décomposition. La première est une maïeutique visant
l'épiphanie du merveilleux, la seconde un perpétuel service funèbre au
service des euthanasies et extinctions de vitalités. Volonté de jouissance
contre idéal ascétique. Et dans le dessein de permettre l'avènement de
l'excellence, l'instant se trouve privilégié. Moment pointu qui éclipse le
passé et le futur au profit de son seul empire, il absorbe les vibrations de
la dépense pour s'en gorger, s'en nourrir. A la croisée du temps et de
l'éternité, l'instant * est la catégorie temporelle des extases, de ce
qu'ailleurs j'ai appelé des hapax existentiels *, des moments à partir
desquels basculent les existences. Bien qu'inscrit dans une chronologie,
parce qu'il n'est pas pensable sans commencement, développement et fin,
l'instant est la modalité suprême de la durée extatique. Il pulvérise la
dialectique linéaire et la lecture que font les Occidentaux au profit d'un
modèle impressionniste où les touches n'entretiendraient qu'une relation
chaotique – à moins que, là encore, il n'y ait l'ordre des objets fractals,
dépli, pli et repli sur de perpétuelles et récurrentes formes du caractère ou
du tempérament. Et s'il fallait une figuration musicale à cette philosophie
de l'instant bordé de vide, perdu entre deux longs silences, parce que
lourds et irradiant des blancheurs déjà chez Debussy, c'est dans la série
des six Bagatelles pour quatuor à cordes opus 9 de Webern qu'on les
trouverait. La troisième, par exemple, dure 21 secondes. Son ami
Schônberg aimera cette capacité à concentrer une odyssée dans un simple
geste presque sobre, cette prouesse consistant à ramener l'expansif par
essence à une expression aussi fugitive qu'un souffle doucement exhalé.
Peu de temps pour livrer un monde tout entier, voilà la force de l'instant,
voilà son sens. La capacité à générer ces Pentecôtes esthétiques montre
quelles victoires sur le temps est susceptible de produire le dispendieux
tout entier tendu vers la multiplication de ces instants. La combustion de
soi dans une célérité redoutable introduit l'éternité, du moins l'illusion
103
qu'on en a, dans le registre des possibles. Pas de dépense sans jeu avec le
temps, sans aspiration à sa maîtrise ludique. Je songe aussi à Héraclite,
encore et toujours, pour lequel le temps est un enfant qui joue. Royauté
de l'enfant.
104
constitué, vraisemblablement, d'une carcasse de baleine dans laquelle
trône un redoutable phallus de dix tonnes. Trois cents taureaux tractent
l'engin et, pour plus d'ardeur, sont sollicités par une meute d'hyènes en
furie à la tête du cortège. Turquie, Macédoine, Grèce, Balkans, Autriche :
le phallus pénètre l'Europe avant de s'installer au centre de la capitale de
l'Empire, mausolée d'un genre nouveau qui, en l'occurrence, surclasse
celui de la place Rouge. Partout sur le trajet, ce ne sont que danseuses
nues, musiciens en nombre et danseurs châtrés qui ont offert leur membre
à la divinité. Les sexes sont tannés, exhibés sur des piques d'or, accrochés
sur des arceaux en métal noble. Profusion de pierres précieuses, de riches
tissus et de parfums rares, bien sûr. Tout est unique, exceptionnel. Au
sens étymologique, extraordinaire. Tout au long du voyage, l'Empereur
fait montre de largesses : cadeaux, dons, nourritures, argent, femmes.
D'autres avaient fait dans l'encens, l'or et la myrrhe. Le défilé enchante,
ravit et séduit. Il s'agit de montrer la capacité à l'abondance, la volonté de
dépense et l'ouverture d'une ère de chance.
Et Rome se fait passive à l'arrivée du phallus monumental. Fi des
rostres qui expriment la grandeur militaire de la ville! Fi des temples qui
montrent la piété de la cité! Fi des bâtiments, des édifices, des
constructions qui témoignent de la grandeur de la capitale! Fi du Sénat,
fierté politique des citoyens! Il n'y a vertu que du cirque et de
l'amphithéâtre. Du pain et des jeux, du sexe et du sang, de la mort et de la
débauche. L'Empire agonise. Héliogabale, nouvel Empereur, interroge les
sénateurs sur leurs pratiques sexuelles : invertis ou pédérastes?
Sodomites ou zoophiles? Puis il les remplace par des femmes, gynophile
militant. Dans les lieux de culte, il insulte aux divinités, met à mal
l'ensemble des pratiques liturgiques pour promouvoir le seul Hélios,
soutenu plus fermement et plus radicalement que par Julien, qu'on dira
l'apostat, quelque temps plus tard. Pour montrer l'exemple, il se prostitue.
Puis il élève l'un de ses danseurs au grade de chef de la garde prétorienne.
Quand il fabrique son gouvernement, il fait de la grosseur du membre de
ses ministres le critère sélectif. Que ne dure ce mode électif dans notre
République si riche en petites vertus! Enfin, il nomme des préfets, dans
les villes de l'Empire, qui ont spécialement pour mission de corrompre la
jeunesse. L'éphèbe n'a pas quinze ans, il sait qu'on détruit en touchant les
105
symboles, en attaquant les points forts : la Politique, la Religion, les
Mœurs.
Le sexe et le sang connaissent une période d'épousailles effrénées.
Bataille a dit combien l'érotisme était approbation de la vie jusque dans la
mort; Héliogabale en active le principe. D'abord, il déflore une gardienne
du feu en public alors qu'on destine à l'enterrement vif celles qui étaient
suspectées de vie sexuelle, car on exigeait d'elles une virginité avérée ;
ensuite, il vend son propre corps et prend ceux qui passent à sa portée,
sans aucun autre souci que sa pure jouissance; enfin, il force des hommes
à sacrifier au culte solaire en les contraignant à la castration. Du haut des
murailles des bâtiments publics, il fait jeter des sacs entiers de membres
sectionnés. Les dépenses qu'il ordonne sont sauvages, elles ignorent toute
mesure : Héliogabale, comme Sade en son œuvre, montre l'impossibilité
d'un excès sans aucune limite. A cette aune, tous les dictateurs du siècle
ont mesuré leurs actions. Et il n'en résulta que barbarie. Toute dépense
sans soutènement éthique est inacceptable. Et dans mon esprit, pas
d'éthique hors l'hédonisme.
Lorsqu'il œuvre ailleurs, dans le registre musical, théâtral ou
alimentaire, l'anarchiste couronné montre autrement la dépense. On y voit
plus facilement les traces laissées par le gaspillage, ses formes. Ainsi des
banquets plantureux : poissons cuits dans des sauces azur, filets rôtis
d'ours, sangliers farcis de boudins et autres charcuteries, fromages frais
préparés au vin cuit, escargots, œufs en capuchon, raves, moutardes,
cumins au vinaigre, jambons en sauce, pâtés de grives remplis de raisins
secs et de noix, coings hérissés d'épines pour ressembler à des oursins,
tétines et vulves de truie * farcies, bosses de chameau, oies grasses et
divers aliments en trompe l'œil, en l'occurrence des poissons fabriqués
avec de la viande, des palombes avec du lard, des tourterelles avec du
jambon. Du vin, bien sûr, dans lequel nagent des huîtres et des pétoncles,
ou que l'on a allongé de miel, de parfums. Le festin est dépense par la
quantité, la qualité, la rareté, l'abondance et la durée. Toutes vertus visées
par une éthique dispendieuse. On retrouvera ces constantes en plusieurs
moments de l'Histoire, dont, récemment chez Daniel Spoerri auquel on
doit, dans les années 1970, l'appellation Eat art* pour qualifier une
pratique esthétique particulière définie par l'aléatoire, l'ouverture, la
106
manducation, le hasard, en un mot la gastronomie1. Dans les banquets
organisés par ces artistes, on mangera du pain vert véronèse, du poulet
bleu des mers du Sud, des architectures-sculptures en sucre (paysages-
meringues, cakes-garages ou gâteaux-jardins). L'aliment est investi d'une
charge symbolique, d'un pouvoir de richesse à partir desquels il est
possible de mettre en scène une consommation qui est appropriation par
destruction, intégration par ingestion. Manger, c'est dépenser ; manger
grandement, c'est dépenser grandement.
107
seule façon. En revanche, la morale hédoniste vise la maîtrise et ne
souhaite absolument pas l'éradication de la part maudite. Sans volonté
éthique et morale de poser règles et limites, lois et devoirs, la dépense est
immonde : Héliogabale ou Sade la montrent sans protection, sans filet.
Leur monde est invivable. Tous deux sont des extrémités sans bornes, des
figures de l'autophagie, des promesses de néant. Le nihilisme doit être
dépassé. Seule une éthique hédoniste, qui laisse une place à autrui,
montre laquelle, et en organise les conditions de possibilité, peut se
permettre d'en appeler à la dépense. Sans cela, il n'est que destins
infernaux.
108
et la France jubilait alors, a mis en œuvre une débauche de moyens pour
détruire cent mille Irakiens, au moins, prétextant en finir avec la dictature
d'un seul homme qui, pourtant sévit toujours, en dépit du carnage. Sur
tous les continents, les sacrifices ont existé, sous forme rituelle, en des
modulations diverses, mais tous ont montré la dépense à l'œuvre, la
nécessité d'un excès pour installer un équilibre, obtenir une harmonie
avec le réel. Certes, on a jugé, condamné et apprécié. Mais a-t-on regardé
comme Caillois ou Bataille ont pu le faire, cherchant le sens de ces
gaspillages ? La conduite ostentatoire vise la mise en forme de flux qui,
sinon, emporteraient soit l'individu qui les pratique, soit les civilisations
qui les abritent. Dépenser, c'est éviter que la consumation ne détruise
l'organisme générateur de la prodigalité. C'est ainsi économiser de plus
grands gâchis. Sous forme paradoxale, le dispendieux évite de perdre
plus qu'il ne donne. Qu'on se souvienne des Horaces et des Curiaces*, ils
expriment au mieux ce qu'une perte choisie, élue, permet d'éviter comme
déroute. Ils disent en quoi dépenser c'est économiser.
L'histoire, telle qu'elle est racontée par Tite-Live, fait apparaître le
contrat, le langage, donc la civilisation, au sein de cette violence qu'il
s'agit de contenir. Albains et Romains pourraient bien, s'ils faisaient
l'économie du dialogue, payer le prix fort d'une guerre totale, sans merci.
De part et d'autre, les pertes seraient immenses, incommensurables :
guerriers valeureux, soldats de la troupe, hommes d'élite, braves et
courageux. Les deux peuples, par ailleurs, sont parents par le sang troyen.
Le conflit opposerait des membres d'une même famille. Qui plus est, la
faiblesse qui ressortirait de cette guerre ferait le jeu de l'Etrurie qui
n'attend que cette saignée mutuelle pour mettre d'accord les protagonistes
et jouer les plaideurs de l'huître. L'intérêt veut donc l'épargne. Mais celle-
ci faisant fi des blessures d'honneur, des différends pour lesquels on se
prépare au combat, il faut un modus vivendi. On en doit la formulation à
l'Albain Mettius : que chaque peuple délègue des représentants, forme
agonique de l'analogon, et qu'ils s'opposent en un combat singulier. Les
vainqueurs emporteront les leurs derrière eux dans le succès. Mais qu'il
soit laissé aux triplés le soin de guerroyer. Car le singulier hasard, écrira
le mémorialiste, veut qu'au sein du peuple d'Albe et du peuple de Rome il
y ait trois frères jumeaux d'égales forces et d'âges identiques. Avant le
109
choc des armes, les autorités se rencontrent et décident des modalités de
l'opération : le gagnant soumet le perdant, totalement, absolument. Un
contrat est passé, le texte précise qu'il s'agit là du plus ancien traité dont
on ait conservé trace et souvenir. En quelque sorte, la fondation du
contrat social : la cession de son pouvoir en retour d'un ordre, la volonté
de faire taire la violence et la brutalité devant les termes écrits d'un
engagement. Le tout scellé par un recours ordonné à la force, au combat.
L'origine de la loi apparaît comme une gestion de la force. L'économie
d'une grande dépense visant, par une plus petite, la généalogie de la
morale.
Le roi adoube les combattants, il les investit d'un pouvoir symbolique
de représentation et les envoie sur le terrain. Le serment fait force de loi,
la parole donnée est irréversible. Puis, pour donner forme à l'engagement
côté peuple, le fécial – le juriste spécialisé en formules qui consacrent et
valident la guerre – l'invite à massacrer les Romains s'ils ne tiennent pas
leurs promesses. Afin de fixer la décision, il abat un porc d'un seul coup
de pierre, énonçant qu'il en irait ainsi des rivaux s'ils venaient à faillir.
Cochon qui s'en dédit !
Le combat s'engage. Bravoure, vaillance, effroi, courage, bien sûr. Puis
blessures. Très vite le sang coule. Les trois Albains sont blessés; deux
Romains meurent. Où l'on voit que trois faiblesses sont moins efficaces
qu'une seule force quand elle est associée à la ruse : le dernier des
Horaces, qui combat pour Rome, s'enfuit. Son repli est stratégique : dans
le recul qu'il maîtrise, il isole les Curiaces, diversement affaiblis. Ainsi
provoque-t-il trois combats, tous isolés dans l'espace, donc dans le temps.
La victoire lui est facile : à chaque choc, c'est un homme fort contre un
homme faible. Le dernier duel oppose un Horace souverain, venant de
triompher de deux soldats, au dernier Curiace, défait par le sort. L'issue
est fatale, Rome triomphe. On enterra les morts, puis on honora le
contrat.
La leçon de l'histoire rapportée par Tite-Live est qu'on n'évite pas la
dépense, mais qu'on peut la moduler. Il en va de la morale, de la
civilisation et du rôle du langage, de l'écoute, du souci. Pas de vie sans
excès, pas d'excès sans mouvement vers la démesure. Le travail de qui se
préoccupe de valeurs consiste à dire jusqu'où la prodigalité peut être
110
pratiquée, voire revendiquée. Au-delà de quelles limites elle devient
dangereuse, en deçà desquelles elle est la condition de possibilité d'une
éthique élaborée hors le christianisme. Héliogabale n'est pas pensable;
Marc Aurèle a fait son temps. Que vienne une figure esthétique
susceptible de supplanter ces deux caricatures. Elle ne saurait émerger
sans une puissante ligne de force hédoniste.
Or, la jubilation suppose la volonté de jouissance, et pour soi et pour
autrui. En même temps. La simultanéité, d'ailleurs, rend l'entreprise
difficile, aléatoire, toujours en œuvre, mobile. Kaîros, instant propice,
hasard objectif, œuvre ouverte, héraclitéisme dispendieux, j'ai déjà dit ce
qu'il fallait de points de repère pour tenter de penser quelque peu
l'entreprise éthique. Pour continuer, je dois ajouter que les instances font
défaut qui permettraient de plus rigoureuses cartographies. Trop mobile,
cette morale est plus dynamique dans le temps que susceptible de
statisme dans la théorie. Elle est essentiellement pragmatique. L'acte
qu'elle légitime suppose le ravissement de soi aussi bien que d'autrui : je
dois vouloir ma jubilation et celle de l'autre. L'affaire est simple lorsqu'il
y a coïncidence d'intérêt et que ma satisfaction n'a pas à se repaître de la
souffrance d'autrui, de sa négation ou de négligence à son endroit. J'aurai
à revenir sur la conception que je me fais des cercles éthiques puis de
l'élection dans l'intersubjectivité et son fonctionnement. Qu'on me
permette seulement, dès à présent, d'affirmer que je ne conçois l'éthique
dispendieuse que lorsque la dépense est tournée dans le sens hédonique.
A charge pour moi d'en préciser les modalités plus avant. Dirigée vers
l'élégance, la beauté, le style, la noblesse, la tenue, la grandeur, la
dépense est un principe d'extrême qualité. Elle est une puissance
architectonique remarquable et redoutable. Une arme pour défricher, un
outil pour construire, un matériau pour bâtir.
1 C'est le sujet de mon prochain livre.
111
De la magnificence ou La preuve de l'abondance
Loin des dépenses associées au négatif, à la destruction, loin des
inféodations à Thanatos, aux mariages avec la mort, il existe des
dépenses de jubilation, des excès visant la positivité, la construction,
l'élaboration. La vie. Elles veulent dilapider l'excès dans le dessein de
laisser des traces, pas dans le but de réaliser le nihilisme. Pas de
sacrifices, de sang et de larmes ; pas de cœurs arrachés, de bétail égorgé,
de soldats massacrés, de corps mutilés, de vies gâchées ; une prodigalité
en art, en beaux gestes, en excellence, en intentions délicates et vertus
esthétiques.
Où sont-ils ces hommes magnifiques capables de pratiquer les
dépenses les plus joyeuses? Où sont ces êtres d'exception qui soumettent
le réel à leurs volontés lumineuses? Du côté de la grâce, derrière les
sourires énigmatiques des kouroi de l'époque hellénistique, dans la
délicatesse de l'aède ayant fait du loisir un art ou dans le souvenir des
peaux qui sont aujourd'hui marbre et que Praxitèle a éternisées. De toute
façon, chez ceux qui ont eu la fulgurance du rapace et la légèreté des
écumes de mer. Des artistes de l'existence, des poètes de la vie. Pour voir
de plus près ces singularités souveraines et triomphantes, il faut dire
quelques mots de l'évergétisme *.
Qui peut être dit évergète? Les riches qui prennent en charge les
dépenses publiques de la cité pour en soulager, ou en dispenser, ceux qui
auraient du mal à en assumer les obligations. Les nantis peu soucieux de
justice ou de charité, mais décidés à libérer ceux qui peinent, déjà, au
labeur visant la pure et simple reproduction des forces de travail. Certes,
il y a dans le geste de ces hommes-là parfois des arrière-pensées. Ainsi,
un désir de préparer une carrière politique, une volonté de prendre date
avec les citoyens d'un lieu qui élit ses représentants pour l'exercice de la
démocratie. L'exhibition vise alors la campagne du candidat en lice. Mais
après tout, est-il moyen plus démonstratif, et immédiatement efficace,
que la dépense visant le bien public, la satisfaction du plus grand
nombre? Leur sécurité, leur tranquillité ou la puissance de leur cité? Dans
112
cet esprit, l'évergétisme est contribution à l'émergence d'une grandeur
pour le groupe qui est aussi bénéfice pour ceux qui le constituent.
L'intérêt du particulier coïncidant avec l'intérêt général n'est pas
condamnable, car la lucidité oblige à savoir que nous n'agissons tous, les
uns les autres, sans exception, que mus par l'amour-propre et l'intérêt.
Lorsque le bénéfice du citoyen passe par celui de la cité, il n'y a qu'à se
réjouir qu'une pareille arithmétique soit possible.
Exemples : les fêtes publiques, à Athènes, pouvaient faire l'objet de
magnificences particulières, de grandeurs toutes voulues par ces
individualités d'exception. De même, le paiement des fonctions dans la
cité. La démocratie n'est pas sans prix, sans coûts qu'il s'agit de supporter.
La boulé, l'ecclésia et autres lieux du pouvoir politique supposent
budgets, crédits de fonctionnement comme on dirait aujourd'hui. Et
l'administration grecque est lourde, déjà. Les prytanes, pour siéger,
reçoivent une indemnité en argent, l'assemblée du peuple, le conseil, les
archontes, les maîtres des jeux, les amphictyons – les députés –, les
magistrats, tous fonctionnaient à la drachme ou aux frais réels. Obole
par-ci, mine par-là, les Grecs ont vraiment bien inventé notre démocratie.
De même, pour des fêtes moins politiques, les coûts étaient importants :
les panathénées, tous les quatre ans, permettaient une authentique
débauche en hommes, argent, vêtements, processions, machineries de
théâtre, sacrifices d'animaux, processions militaires; les anthestéries et les
grandes dionysies, fêtes des fleurs et du vin où les dithyrambes se
mélangeaient aux chœurs tragiques, les prestations de comédiens aux
banquets grandioses. Et d'autres manifestations festives, encore,
grevaient les budgets des cités. Aussi, des particuliers se sont-ils illustrés
dans le don, la générosité, pour prendre à leur charge les frais de ces
moments dispendieux. C'est vraisemblablement à eux que songe Aristote
lorsqu'il fait le portrait, si sublime, du Magnifique, de l'homme capable
de magnificence*. Ces pages sont parmi les plus belles, à mon goût, de
l'éthique aristotélicienne. Elles montrent l'incarnation de la noblesse,
l'une des formes qu'elle peut prendre dans le cadre d'une logique
dispendieuse.
Coutumier des dépenses d'apparat, le magnifique est un homme de
l'excès et du débordement visant la réjouissance. On pourrait rétorquer
113
qu'il n'est pas de geste pur et qu'un acte gratuit, au sens gidien, ne saurait
exister. Ne serait-ce que parce que, déjà, et au-delà du pur et simple
paradoxe, la gratuité est un prix, l'absence d'intérêt un intérêt. Du moins
un objectif. Aussi, ces dépenses visent-elles la satisfaction de celui qui
donne, forgeant de lui, à ses yeux d'abord, et peut-être également aux
yeux d'autrui, une image plaisante à voir ou à montrer. La dépense
produit donc, en l'occurrence du plaisir pris à soi-même, à sa propre
compagnie. Le narcissisme comme motivation du magnifique n'est pas
loin. Mais qu'il n'en soit rien conclu d'un point de vue moral, il n'est dans
ce constat que regard porté sur un mécanisme, loin de tout jugement. Le
dispendieux aime le rôle qu'il joue, il est baudelairien. Toute morale est
intéressée, même l'hypothèse irréaliste d'un geste moral par moralité
n'éviterait pas le détour par la jubilation de l'acteur se sachant moral et
jouissant de cette coïncidence avec la loi. Les moralistes du Grand Siècle
ont assez disséqué les passions de l'âme pour donner à l'amour-propre, à
l'intérêt, à l'amour de soi toute la place qui convient dans une éthique
digne de ce nom : le centre. Elles sont des axes sans lesquels rien ne se
cristallise. La solidification d'une moralité se fait par la prise en
considération cynique, parce que lucide, de ces instances motrices. Qu'on
voie donc, sous la peau du magnifique, les frémissements de plaisir qui le
saisissent lorsqu'il se répand en gestes généreux. Donner, c'est jouir,
dépenser, c'est jubiler, car il y a dans cette pratique toute l'exhibition de
l'excès qui fascine là où, parfois, le strict nécessaire fait défaut. Ainsi de
l'énergie, de la force, du caractère, du tempérament ou de la virilité qui
débordent et séduisent par leur puissance. La magnificence est la preuve
de l'abondance. Et seuls les pauvres stigmatisent les richesses qui leur
font défaut en matière d'être. Où l'on retrouve le rire nietzschéen, preuve
de l'existence de gisements de prodigalité, et, parents de l'éclat, la fête,
les jeux, l'opéra. Par ailleurs, plus la dépense est grande, plus elle signale
et désigne l'importance des lieux d'où elle provient. L'étendue des
quantités de force n'est perceptible que par la qualité des signes émis. Le
geste magnifique révèle la nature et les richesses de celui qui le met en
œuvre.
114
Je songe au soleil pour une métaphore de la magnificence, car la
libération de son énergie sous forme de lumière et de chaleur n'entame en
rien sa capacité à produire encore et toujours les mêmes forces dans les
mêmes formes. Ce qui est donné dans la dépense n'est en rien retranché
d'un capital qui s'amenuiserait. L'excès n'est pas écoulement dans le sens
de l'amoindrissement ou de l'appauvrissement. Voire, à l'inverse, il
rendrait plutôt possible un accroissement des potentialités. Sous le signe
du paradoxe, on pourrait dire que le don augmente sa richesse. La
prodigalité aurait pour corrélat l'ajout de forces aux forces. Le principe de
son fonctionnement serait l'autoengendrement, son modèle, la mitose ou
la méiose : la division est la condition de possibilité de l'addition. La
section, l'amputation induiraient la construction, l'élaboration. A
l'inverse, le bourgeois qui donne s'appauvrit, car il ne plonge que dans
des richesses factices. Ce dont il se défait le prive définitivement, d'où
son obsession au travail qui lui permettra la réfection de son capital, la
reconstitution de ses avoirs perdus. Une fois encore se retrouvent, pour
s'opposer, le thaumaturge et le thanatopracteur, le fabricant de miracles –
donner pour augmenter – et le spécialiste de l'entropie – dépenser et
s'appauvrir. Le soleil contre la neige
Fort de cette étrange dialectique, on pourrait conclure que par les effets
il est possible d'accéder aux causes puis d'en pénétrer les structures.
Autrement dit, en scrutant les relations qui existent entre le don et
l'incapacité à donner à nouveau, le bourgeois transparaît; en revanche, si
l'opération engagée permet d'envisager une dépense et une plus grande
capacité à la prodigalité, un enrichissement, nous voilà
vraisemblablement en présence d'un artiste, d'un Condottiere déployant
son énergie par pure jubilation, par jouissance de soi. La santé du
dispendieux est manifeste, elle est signifiée par un rayonnement, parent
du je-ne-sais-quoi déjà vu parmi les voies d'accès au Condottiere. Et cette
vitalité fait des obligés, donc des envieux, sinon des haineux.
En effet, les logiques du potlatch * sont connues et l'on sait que le don
appelle un contre-don, que la dépense de l'un nécessite, en retour, celle de
l'autre, dans des formes équivalentes. D'où l'avantage pris par le
magnifique dans la création d'un obligé en la personne qui fait l'objet du
présent. La prodigalité appauvrit autrui qui, pourtant, paraît s'enrichir en
115
acceptant le bénéfice de la dépense. En vertu de ces principes
d'équivalence, il est possible d'imaginer l'éthique fonctionnant
ouvertement sur ce registre de la prestation agonistique, et plus
particulièrement une morale de la jubilation. Faire jouir appellerait
ostensiblement une intention idoine, voire la réalisation d'un hédonisme
généralisé où la volonté de jouissance vaudrait, pour autrui, comme une
invitation à ce qu'on la pratique pour moi, en retour. Jouir pour réjouir et
se réjouir. Ceux qui se refuseraient l'effet dialectique se condamneraient à
la macération, au ressentiment, ou plus particulièrement à la petitesse, à
la mesquinerie. L'obligé du dispendieux peut s'acquitter de sa dette en
produisant à son tour de nouvelles dépenses. La magnificence est un
moteur hédonique. Sauf pour les médiocres. C'est pourquoi elle est
également un principe sélectif : elle opère un tri, net, entre ceux qui
surenchérissent et ceux qui abdiquent. D'un côté, les logiques du
déploiement, héraclitéennes, de l'autre, celles du repli, parménidiennes.
Le magnifique contraint à la détermination, il ne laisse pas indifférent et
oblige tout un chacun à choisir son camp. Ce qui, d'ailleurs, est
l'immédiate conséquence du geste prodigue. De la sorte, l'éthique
dispendieuse, loin d'être une morale sans obligation ni sanction, trouve
son succès, ou son échec, dans l'immédiateté la plus redoutable. Elle
fonctionne dans la plus totale des clartés, hic et nunc. S'il y a embrayage
sur le terrain des actes, il s'ensuit une profusion, une série de dépenses
motivées par l'instinct combatif. Le réel est transfiguré en terrain de
joutes pour faire triompher toujours plus de dépenses. Le magnifique est
celui qui gagne, c'est-à-dire qui anéantit les réponses qu'on peut lui faire
en retour. Rendant impossibles les contre-dons éthiques, il emporte la
mise avec une légère avance sur autrui. C'est dans cette infime distance
que pourra s'enraciner l'excellence. Laissant derrière lui les moins
magnifiques, parce que plus épuisés que lui, même légèrement, il fonde
sa solitude rayonnante sur un gain : il a conquis la puissance sur lui-
même, donc sur le réel. La belle âme est le produit final, épuré, dégraissé,
de ce combat hédonique.
Où fut-elle, cette belle âme, dans les temps passés? A quoi ont bien pu
ressembler ces magnifiques si, d'aventure, ils ont existé en Occident? Il
conviendrait d'écrire l'histoire dans cette perspective et de considérer
116
quelques destins magiques. Et l'on y verrait des hommes batailler avec le
destin, l'histoire, le réel, la matière. Des artistes, des philosophes, des
génies, des inventeurs, des héros. Des découvreurs de nouveaux
continents relativement à leurs domaines. Ce seraient des hommes
illustrant l'antique combat entre la fatalité et la grâce. Quelques-uns
pourraient constituer un panthéon. Un prochain livre n'ignorera pas le
sujet... Mais avant cela, je songe à François Ier ou Laurent le Magnifique.
François Ier, parce qu'il dispense les libéralités les plus précieuses qu'un
siècle puisse espérer. Le modèle italien lui sied, il veut donner à ses
actions, à ses gestes et à ses projets des dimensions d'exception. Et il y
parviendra. On le voit encourager et financer les expéditions et
explorations de Cartier ou Verrazano; il entretient à sa cour Vinci, Cellini
et le Primatice qu'il a fait venir d'Italie; il demande à des architectes de
construire Chambord, Saint-Germain-en-Laye. La grandeur l'anime, et il
s'en donne les moyens. Dans ce combat dispendieux, c'est le sort de la
France qui se joue, et, par là même, celui de Charles Quint, en face de lui.
Par ailleurs, Laurent le Magnifique m'intéresse pour les mêmes raisons.
Lui aussi est un virtuose de la politique, un artiste de l'action. Ses fêtes
destinées à impressionner la puissance lombarde ont laissé des traces.
Poète déclarant sa flamme, par vers interposés, à une femme déjà mariée
à qui il fait l'honneur de dépenses royales à Florence en 1468, il est
commanditaire des œuvres les plus rares pour imposer son rang. S'il faut
un étendard flamboyant, c'est Verrocchio qui en fait la peinture; s'il faut
un orfèvre pour ciseler les armures des chevaux et des hommes, c'est
Pollaiuolo qui est mis à contribution. Or, argent, pierres précieuses,
vêtements et harnachements fabuleux, sonneries de cloches à la volée,
tournois, bals et banquets, le maître d'œuvre est décidé de sacrifier à la
démesure. Il s'agit presque de fêter la fête, de consentir à ce que la vie
permet de plus jubilatoire. Ces deux-là, hommes de la Renaissance, ont
manifesté, dans leur temps, et avec les moyens qui étaient les leurs, ce
que les évergètes de l'Antiquité grecque avaient déjà montré : une volonté
de grandeur pour imposer un rang, une geste dispendieuse pour
sélectionner une place dans l'Histoire. Leurs situations à la tête d'un pays
rendait possibles ces pratiques sur de pareilles échelles. Qu'il soit permis
de décalquer le modèle sur des registres différents en temps et en
conditions: L'histoire ne manque pas de grandes figures capables de
117
vouloir le rang, l'honneur, l'excellence, la place la plus digne dans un
concert des nations. Pareils soucis font rire les médiocres qui œuvrent en
politique ou président aux destinées de la nation, à quelque niveau que ce
soit. Ils sont tous fils de bourgeois et ignorent qu'on peut être artiste...
Sur des terrains moins politiques ou historiques, mais plus singuliers,
plus intimes et individuels, en l'occurrence l'éthique des particuliers, il est
possible de vouloir pareilles magnificences, du moins de tendre vers des
morales hédonistes et dispendieuses. Dans l'analyse qu'il fait de la notion
de magnificence, et songeant toujours aux grands hommes dans la cité
grecque, Aristote soumet la vertu au principe de grandeur : pas
d'individualité magnifique sans un grand projet, ni de grands projets. Or
l'idée de grandeur fait peur, aujourd'hui, en vertu de la vulgate
démocratique qui préfère la médiocrité assurée pour tout le monde plutôt
qu'un ordre permettant l'excellence*, donc justifiant son opposé, la
petitesse. Car la crainte est grande, et de toute façon vérifiée, d'un afflux
du côté des petits en même temps que d'une pénurie du côté des grands.
A ce prix, on évite les deux extrémités, mais il n'est pire excès que celui
du milieu. Tous les projets sont insipides, toutes les existences
semblables, l'unidimensionnel est la rançon de la gloire médiocre. Le
capitalisme a contribué à cet effacement de tout souci de noblesse. Son
objectif est la rentabilité, l'efficacité est son dessein. Et, en la matière, il
n'y a aucune place pour des vertus telles la grandeur ou l'excellence.
Pourtant, elles sont agoniques et montrent la dépense à l'œuvre, elles
excitent le mouvement et sollicitent les richesses – dont l'accès est libre
pour qui veut. Elles rencontrent des ennemis partout : le christianisme
crie au péché d'orgueil et préfère l'humilité; l'aristocratie du sang, épuisée
sur ses arbres généalogiques, hurle au péché républicain ou
démocratique, à la confiscation ou au détournement par la racaille et les
roturiers; les capitalistes, sanglés dans leurs avoirs, y voient péché de
naïveté, innocence de rêveur ou fumée de philosophe; les marxistes les
condamnent parce que contraires à leur religion de l'égalitarisme; les
démocrates communiant dans l'humanisme centriste y décèlent un péché
féodal et craignent le retour aux monarchies capétiennes qui les feraient
valets, eux qui sont dans les ors et brocarts. Tous vantent les mérites de
leurs catéchismes, aucun n'entend penser hors vieilles lunes ces vertus
118
qui dispenseraient de sacrifier à la vulgarité, à la médiocrité, à la
décadence et à toutes les déchéances associées. Un peu de grandeur n'a
jamais nui, que je sache. En tout cas, certainement moins que beaucoup
de domesticité. Or, les vertus d'esclaves ont le vent en poupe.
La magnificence est donc consubstantielle à la grandeur, puis à la
capacité à distinguer, manifester un goût. Rien n'est plus insupportable
que cette incapacité au jugement propre qui sévit aujourd'hui. Le
magnifique est un artiste en fait de dépense, il sait quels objets sont
appréciables et lesquels sont négligeables. N'attendant aucune leçon d'un
autre que lui-même, il est autonome, c'est-à-dire qu'il est à lui-même sa
propre loi. Sans pour autant faire de son caprice un ordre, il avisera du
bien-fondé de son action avant la dépense. Le jugement de goût est ce qui
autorise l'entreprise dispendieuse. Car les fins qu'elle vise sont
esthétiques : la beauté, certes, mais aussi toutes les variations sur ce
thème, c'est-à-dire l'élégance, la grâce, la manière, le style et, bien sûr, la
grandeur et l'excellence. Or, il ne saurait être question de capacité à élire
des fins, à déterminer des desseins, sans faculté d'en saisir, a priori, les
formes et les structures, sans en connaître à plus forte raison l'existence.
Ce que d'aucuns vont même jusqu'à ignorer. Le Condottiere est un
esthéticien soucieux des signes qui désignent une belle forme. Pas
d'investissement, de comptes et projets de rentabiliser, mais une farouche
détermination à dégager de beaux effets, des résultats élégants, à viser le
convenable, l'équilibre et l'harmonie.
La magnificence suppose également la manière, au sens où les artistes
emploient le terme : la façon de pratiquer, le style dans l'expression, le
mode spécifique d'action. C'est ce qui demeure malgré le temps et ses
usages. De sorte qu'on peut en faire ce qui permet l'éternité dans l'instant,
ce qui concentre le tempérament dans une forme et la rend radicalement
incapable d'être autre que ce qu'elle est. La manière est la révélation, dans
ses modes aussi bien que dans ses genres. En matière d'éthique
dispendieuse, elle est la façon de parvenir à une fin, et plus
particulièrement, ce qui fait l'épaisseur, l'identité de celle-ci. A l'opposé
du machiavélien pour lequel peu importent les moyens, pourvu que les
fins triomphent, le magnifique accorde autant d'importance au trajet qu'au
but, au chemin qu'au havre. Car il n'y a pas de voie d'accès médiocre qui
119
conduise à l'excellence. Seule la schizophrénie peut justifier d'une
artificielle dissociation des fins et des moyens. Les deux s'éclairent ou
s'assombrissent mutuellement suivant leurs qualités intrinsèques. Une
belle fin suppose de beaux moyens, tout sculpteur de soi le sait. La
manière de parvenir à un but fait d'ailleurs partie de ce but. Les leçons
d'Héraclite supposent, dans leurs extensions, une connaissance de la
nature dialectique du réel. Pas de point sans ancrage qui ne soit non plus
une borne pour un nouvel amarrage. Toute fragilité dans un moment
implique une mise à mal de l'ensemble du procès. La dignité visée
suppose la dignité pratiquée.
Dans toutes ses œuvres, le Condottiere fait du solipsisme une évidence
assumée. Le style que supposent la grandeur, le goût et la manière induit
une immense solitude. Loin des chaleurs grégaires, il est seul,
désespérément seul. Les autres, les modes, les habitudes ne lui servent
pas de modèles. Le psittacisme le dégoûte. Plutôt se tromper seul qu'avoir
raison en groupe. Dans le projet de l'artiste se manifeste un isolement que
décuplent le temps et les pratiques dispendieuses. Le pathos de la
distance induit des distances pathétiques. Et le doute peut parfois surgir,
inopiné, puissant et ravageur. Sans s'annoncer et crier gare. C'est le prix à
payer de la dépense. Car on connaît l'ivresse et l'étourdissement à donner,
à libérer l'excès et ne jamais baisser la garde. Pas d'éthique sans lucidité
permanente, sans œil avisé et vertu de soldat au guet. La morale
esthétique est mobile, sans cesse à construire, d'où les fatigues, parfois,
les échecs, les piétinements et les pas effectués sur place. Quand il ne
s'agit pas de mouvements en arrière. Qu'on se souvienne d'Hercule, qu'on
vit parfois aux pieds d'Omphale. Pour autant, il ne s'agit pas d'abdiquer.
La magnificence est la production d'une lutte engageant un individu
solitaire et le réel tout entier. Parfois le solipsiste s'effondre, pratique des
fautes de goût, tremble dans la manière ou, en matière de grandeur, ne
réussit que de petits bonds. Qu'importe. Le gain n'est pas toujours assuré,
le principal, c'est la tension, le vouloir. La magnificence n'exclut pas,
quant à soi, la magnanimité, ce qui ne veut pas dire le contentement de
soi et l'auto-absolution. Au contraire. Sûr de devoir s'engager dans ce qui
advient mieux que n'a été l'engagement dans ce qu'il fut, le Condottiere
sait qu'il n'y a d'œuvre accomplie que par la mort. En attendant,
120
l'ouverture suppose toutes péripéties possibles. La faiblesse une fois
n'interdit pas la magnificence une autre fois. Hercule le magnifique
l'expérimenta à son heure.
Magnanime* avec lui-même, l'artiste soucieux de dépense l'est
également avec autrui. Dans le cas de figure où il triomphe par
dépassement dans le don et fabrication d'autrui comme d'un obligé, le
Condottiere n'use ni n'abuse de la situation. Sachant qu'il pourrait
triompher avec effusion, il préfère toutefois se satisfaire du for intérieur.
D'abord pour éviter une humiliation, qu'il y aurait inélégance à infliger,
ensuite, et surtout, pour se contenter tout simplement de la satisfaction de
soi qui sied à l'homme d'honneur. Miroir, encore et toujours. Epargner
quand on peut détruire est la marque et le signe d'une force supérieure à
celle qui aurait accompagné l'accomplissement. Une force qui se contient
dépasse celle qui n'obéit qu'à elle-même, et de la sorte, se transforme
aussitôt en violence. L'esthétique et la force ne se contredisent pas, au
contraire. En revanche, il y a mauvais mariage entre la délicatesse, qui
définit le projet esthétique en éthique, et la violence entendue comme
puissance dont l'usage montre la faiblesse de qui en est l'objet. Ce qui
entraîne cette indifférence de comportement qui ferme le visage et le
corps du meilleur devant le moins bon, une impassibilité fabriquée
évitant d'ajouter de l'amertume au constat déjà fait par le perdant de son
infériorité sur tel geste, tel acte, tel propos ou tel fait. Au-delà de la
blessure au premier sang qui décide de la fin d'un duel, il n'y a que
barbarie à laquelle ne peut consentir le magnifique sans devenir
immédiatement un rustre.
121
Du temps ou Le désir d'éternité
Dans les qualités nécessaires à la magnanimité, il ne faut pas oublier le
talent pour l'oubli, dépense du trop, consumation de l'excès négatif. Il est
la condition de possibilité de toute intersubjectivité, car la rancune
exigerait la rupture totale, tôt ou tard, avec qui que ce soit. De même pour
le ressentiment*. En effet, il n'est pas d'individualité exclusivement douée
de qualités et dépourvue de tout défaut. Un jour ou l'autre, il n'est plus
possible d'éviter l'effet des faiblesses d'autrui – qui, de son côté, n'évite
pas non plus les nôtres. Aussi doit-on se résigner, un tant soit peu, aux
frasques et douleurs qui nous viennent des négligences de l'autre, et
manifester, autant que faire se peut, de la longanimité. Si la somme des
déplaisirs dépasse celle des plaisirs que l'on doit à son partenaire éthique,
il faut tout simplement envisager une rupture. Oublier définitivement.
Avant cela, lorsque le résultat de l'arithmétique est en faveur de plus de
grâce que d'indélicatesses, il s'agit d'œuvrer activement dans le sens de
l'oubli. Non pas faire comme si rien n'avait jamais existé de ce qui a été
dit ou fait, tu ou oublié, mais agir en tâchant de ne pas prendre en
considération le pire que nous ayons à déplorer. Eviter les parasites, les
interférences, et désirer une communication dans le registre clair, de part
et d'autre. Oublier, c'est dépenser totalement, épuiser son compte, apurer.
Imaginons, par ailleurs, une existence où la capacité d'oublier n'ait pas sa
place : sans cesse nous vivrions dans le souvenir des douleurs, des peines,
des tristesses, des tragédies, des impérities et des ombres les plus noires.
Au lieu de cela, tout simplement parce qu'il y a plus de satisfaction à
l'oubli qu'au ressentiment, il faut vouloir la paix. A défaut de ne pouvoir
la réaliser, qu'on veuille une indifférence totale, un oubli, non plus des
dommages eux-mêmes, mais des personnes qui en auront été la cause. Il
en va de cette ascèse comme d'une catharsis, une purification des
pesanteurs et des lourdeurs qui nous habitent. Lorsque des zones
maléfiques s'installent dans les replis de l'âme, il n'est d'autre médecine
que la purgation, la dépense des mauvaises humeurs, comme par une
saignée éthique.
122
Là encore, il ne saurait être question de pardon au nom de l'amour du
prochain. Au contraire, l'oubli se fait au nom d'un principe d'équilibre qui
satisfait l'harmonie avec soi-même. Afin d'éviter les perturbations et les
effets défavorables des douleurs qui travaillent un corps habité par le
désir de vengeance, l'amnésie provoquée lave les ciels couverts et lourds
de nuages. Elle active la santé au détriment des pulsions mortifères et des
passions morbides. Le négatif attaque, détruit, travaille la chair et l'âme
au plus profond, au point de paralyser toute capacité à l'action, à la
réflexion. Requis par le ressentiment, le sujet n'existe plus que dans
l'espoir d'une vengeance, il veut opposer la violence au souvenir du
désagrément et entretient, pour ce faire, la bête qui croupit en lui. La mort
est à l'œuvre, en chacun, sous de multiples formes. Rancœur et rancune
sont parmi les plus actives, les plus redoutables. L'homme de l'animosité
entretenue est laid, vulgaire dans son ardeur à cultiver les pulsions
destructrices.
Pendant le temps que dure l'auto-empoisonnement de soi, l'incapacité à
dépenser chez l'homme ainsi concerné, il y a rumination, satisfaction à
croupir dans un état qui rapproche de la bête et éloigne de la culture. Car
la réflexion a son utilité dans ces cas de figure : elle permet de saisir le
point de douleur dans son enflure, dans son moment d'infection, dans le
dessein de soigner, d'opérer et de purifier afin de recouvrer la santé, la
paix. L'homme du ressentiment macère dans son incapacité à consumer le
mal, à l'exprimer pour expier. Incontestablement, la rancune se nourrit de
la sève masochiste et de la puissance qu'a cette pulsion à détruire,
massacrer et mettre à mal les équilibres précaires installés au creux de la
chair. Dans l'auto-engendrement de la mort que suppose ce jeu avec
Thanatos, l'homme de rancœur est le contraire du dispendieux : il garde,
conserve, chérit presque ce capital de douleur qu'il porte en lui.
La vengeance différée que veut l'amer est signe de petitesse, parce que
de faiblesse. En effet, dans le projet qu'il a d'être violent, demain, il avoue
son incapacité à l'être ici et maintenant, immédiatement. Peut-être est-ce
d'ailleurs dans ce constat plus ou moins conscient de son impuissance
qu'il puise des raisons supplémentaires d'entretenir son ressentiment.
C'est pourquoi cette passion glauque est une qualité d'esclave, le signe
distinctif du domestique confiné dans des hypothèses d'action et
123
impuissant devant elles. Il est le révélateur de la position qu'un sujet
occupe dans une échelle des forces : là où jouent la fermeture, le repli, le
négatif, la haine de soi et du monde, le masochisme, l'autoflagellation. En
un mot, l'absence de talent pour la dépense. Economisée, cette pulsion
désœuvrante travaille le corps et l'âme dans le sens d'un
amoindrissement, d'un dessèchement. Refoulée, elle génère toutes les
pathologies qui font le bonheur des psychanalystes. En découle la
nécessité, mise en évidence par Freud, d'une dépense sous forme de
sublimation par exemple, ou toute autre figure résultant des rapports
dynamiques entre les instances psychiques, pourvu qu'il en émane un
compromis permettant l'éviction ou le contrôle des forces du
ressentiment. Bien sûr, dans la logique freudienne, on ne choisit pas soit
l'entropie dans la conversion psychique, soit l'élection d'une rhétorique en
appelant à la condensation et au déplacement, soit l'investissement
objectal dans un leurre de substitution, ou toute issue susceptible d'en
finir avec la pulsion morbide. Mais qu'à défaut d'un succès assuré ou
d'une lutte de toute évidence victorieuse d'emblée, on oppose la
détermination et la volonté d'une liquidation du ressentiment. Travailler à
l'oubli finit par conduire, l'usure aidant, à un état de stabilité qu'aura
rendu possible la catharsis. Qu'on fasse totalement l'économie des traces
et que toute blessure se défasse dans l'absence de cicatrice est
impensable, certainement. Au moins le masochisme n'aura-t-il pas
triomphé sans ennemi déclaré.
Le ressentiment n'est pas acceptable parce qu'il gâche l'existence, parce
qu'il induit du déplaisir et de la douleur, parce qu'il est économie et
thésaurisation du négatif. Son fonctionnement suppose du désordre et du
chaos triomphants dans le corps : parts maudites appelées à des ravages
et à des subsomptions du réel aux pulsions de mort. L'hédonisme du
dispendieux oblige à la dépense de ces forces noires, car il vise une
pleine et entière disposition de soi-même. Toute entrave à sa
souveraineté, à sa liberté et à son autonomie est pourvoyeuse de statisme
avec soi-même: narcissisme négateur, nihilisme en acte, épuisement
radical. La capacité à l'oubli libère et rend léger, elle rend disponible pour
soi. C'est moins pour autrui que pour sa propre sauvegarde qu'il faut
œuvrer à la destruction de la rancune. La dépense, ici, vise la restauration
124
de la souveraineté. Alors sont possibles les actions de la pleine jouissance
de soi. Débarrassé de ce qui détruit de l'intérieur, le sujet dispose de toute
latitude pour un déploiement sur le réel. A cet effet, il tâchera de se
libérer également des pesanteurs venues de l'extérieur. Cerné par le
dedans et contraint par le dehors, l'individu est un point de jonction entre
ces deux forces. Son équilibre suppose la réduction des effets venus de
part et d'autre; ni troublé par l'âme, ni inquiété par le monde, il lui faut
vouloir la maîtrise du temps. Le ressentiment est incapacité à se défaire
du passé, il corrompt le présent et compromet l'avenir; la volonté d'otium
est désir d'investir pleinement l'instant, de réduire le réel à cette forme qui
d'ailleurs est la seule modalité possible du temps. Pas de souveraineté
sans royauté expérimentée sur le temps. Nietzsche aimait l'innocence du
devenir, il s'agit d'adhérer à ce vouloir d'un temps léger qui soit moins
redevable du passé, donc de la nostalgie, et du futur, donc de l'illusion,
que celui dans lequel la domesticité nous fait vivre. A ce prix, toute
richesse sera débordante, toute dépense deviendra magnifique.
Le temps est le capital le plus précieux, l'usage qu'on en fait la pratique
la plus sérieuse. Pas de duplication, pas de répétition, chaque seconde est
unique et ne se répétera pas. L'éternel retour se fait sur le mode de
l'universel, jamais du particulier : la douleur reviendra, la peine, la joie, la
tristesse, l'amour et l'amitié se représenteront, le mensonge, l'hypocrisie
et le déni, la haine et la mort n'auront de cesse de sévir, encore et encore.
Mais les moments d'incarnation subjectifs et singuliers n'auront qu'une
seule et définitive occurrence. Ce sont des hapax, et là réside toute leur
préciosité. Les gestes amicaux, les paroles haineuses, les oublis
mensongers, les hystéries amoureuses ou les amnésies voulues par
l'inconscient exigeront un temps, un lieu. En surveillant de baignade
avisé qu'il était, Héraclite l'avait affirmé sans ambages : jamais on ne
descend deux fois dans le même fleuve. Et si dix fois le nageur s'ébroue
en jubilation aquatique, ce sont dix variations sur le thème hydraulique.
La cellule de base est bien la même – les plaisirs de l'eau –, mais le
travail d'improvisation est sans cesse différent. D'où l'extrême densité
dont chaque instant est capable. D'où, en même temps,
l'incommensurabilité de la perte lorsqu'il y a gâchis. Le temps nous est
125
compté, la mort attend et gagnera de toute façon. Qu'on sache faire du
temps un outil pour polir et faire briller son existence.
L'éthique dispendieuse pourrait avoir la musique *comme métaphore :
art du temps, de l'énergie mise en forme et modalité sonore du réel, elle
s'impose, dans la durée mesurée, au profit d'une durée vécue, ressentie.
Le matériau brut qu'est le temps absolu disparaît au profit d'un temps
relatif, soumis au vouloir du compositeur et visant l'effet ontologique sur
l'auditeur. La musique est l'instance des minutes éternelles, de ce qui
n'advient qu'une seule fois dans des circonstances à chaque fois
nouvelles. Toute écoute est soumise à de nouvelles ambiances, toutes
générées par le mouvement du temps qui passe : située dans un flux, à un
moment précis de cet écoulement, l'interprétation met en exergue une
émotion, une passion, une idée, ou des forces plus obscures qui se
travestissent pour ne s'offrir que dans les effets produits – ravissements,
extases, transports, émotions physiques, ébranlements psychiques. De
même, le projet dispendieux en matière de temps visant la coïncidence de
soi avec le présent, on peut filer, là aussi, la métaphore musicale. Le
concert, la mélodie, la phrase d'une sonate ou l'impressionnante machine
de l'opéra produisent des temps concentrés, des instants denses, des
exacerbations de la durée expérimentée par un corps mélomane. Dans
l'audition, il y a une relation avec le temps pur, quintessencié, qui conduit
à une réconciliation de l'homme avec lui-même, puis avec le monde.
Facteur panthéiste, elle confond les parties et le tout, les singularités et le
réel dans lequel elles évoluent. Evasion dans l'immanence, écrivait
Jankélévitch. La musique dispense de la matérialité et de l'épaisseur qui
alourdissent l'existence, elle offre à profusion, au contraire, des occasions
de légèreté et de fusion avec l'éther. Elle est la cristallisation auditive,
culturelle et intellectuelle des bruits qui passent en avant du monde dont
la dimension sonore disparaît tout entière sous la composition et son
interprétation. Elle agit de même avec le temps qu'elle transfigure et
place loin devant toutes les autres modalités possibles de la durée: la
musique invite à un déplacement du côté de l'éthique, là où il s'agit de
promouvoir de nouvelles façons de penser et vivre les instants dont se
compose, in fine, toute existence. Dans cet esprit, la question ultime de la
126
morale se réduit à l'emploi du temps – tout comme Euterpe est élection
d'une façon de construire de nouvelles durées.
Dans la gestion dispendieuse du temps, il faut avant tout congédier au
maximum l'habitude. Celle qui détermine le chien de Pavlov, celle qui
oppose le clabaudeur domestique de La Fontaine, rompu à la répétition et
à l'obéissance, au loup perpétuellement devant sa liberté – et les
angoisses qu'elle suppose. Le Condottiere dépensera donc son capital
d'existence avec toute l'élégance requise, avec toute la grandeur dont il
est capable. Car l'habitude, qui est force de mort, doit être supplantée par
ce que Ferdinand Alquié appelle le désir d'éternité*, la volonté de faire
de tout acte une médiation entre le temps et ce dont il participe.
L'habitude est empoisonnement du présent par le passé. En cela, elle est
aussi entrave puisqu'elle suppose qu'on ne sache pas aborder le
lendemain autrement que sous l'éclairage de ce qui fut déjà et qu'on
souhaite réactualiser. Elle détruit les potentialités de l'instant au profit de
la répétition qui vise l'immobilité. Là encore Parménide s'oppose à
Héraclite. Sinon Apollon à Dionysos. Car les divinités grecques, les
symboles de l'ordre et de la mesure, signifient également pour l'emploi du
temps * et la dépense libre de celui-ci. D'un côté sa mise en forme dans
des activités régulières, répétitives et habituelles; de l'autre, l'invention,
l'imagination et la création d'occasions qui permettent l'émergence de
durées magnifiques. L'économie contre la dépense.
Qu'on sache se souvenir que l'emploi du temps, qui est volonté de faire
alterner dans des blocs de durée mesurés et calibrés, la liberté et la
nécessité, le travail et le loisir, est un auxiliaire du principe de réalité,
contre le principe de plaisir, bien sûr. Et ce dans tous les cas de figure. Il
est l'arithmétique en vertu de laquelle se décident la dépendance et
l'indépendance, l'ouvrable et le férié, le labeur et la vacance. Côtés
nocturnes et côtés diurnes. Hivers sans soleil et nuits brèves de l'été. Les
rythmes d'une civilisation ignorent ceux, circadiens, des individualités.
Bien mieux, ils les détruisent, les réduisent à néant au profit du seul ordre
social devenu économie. Le temps bourgeois est productif, facteur
d'accumulation pour la reproduction. Il suppose la mécanisation de la
journée. Celui du dispendieux est jubilatoire, principe de consumation et
auxiliaire d'invention. Il induit une transmutation des valeurs à l'issue de
127
laquelle l'individu n'est plus au service du temps, mais, au contraire, le
temps au service de l'individu. Il lui obéit et subit sa loi, ses caprices.
Il faut se souvenir que l'emploi du temps apollinien est l'auxilaire des
machines à briser l'individu. Et d'abord de l'Eglise, à laquelle on doit la
scansion de la journée ou de l'année en périodes vouées au culte. Pacôme,
le premier, dans la Haute-Egypte du IVe siècle de notre ère, puis saint
Benoît qui, avec sa règle, sévissant toujours dans les monastères
bénédictins, détermine sept services de jour à partir d'un découpage en
laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres, complies et matines. Les heures
canoniques sont des produits de l'ordre monastique. Elles deviendront
vite des instruments redoutables dans les mains des représentants du
pouvoir bourgeois et capitaliste. Le but étant toujours de prévoir au
maximum de façon à ne laisser aucune place possible pour le hasard,
l'inattendu, l'improvisation, l'inhabituel, l'invention – le mal. Les
cadences industrielles se feront sur le modèle liturgique : augmentation
effrénée du temps consacré à la production – de prières, de contemplation
puis de richesses, de biens matériels –, diminution de celui qui échoit à la
liberté individuelle. L'apollinisme en matière de temps permet de
distribuer les activités : prier, travailler, commercer, échanger. L'individu
plie, ploie et disparaît sous le poids de l'ordre temporel, qui est ainsi un
poids spirituel. Le calendrier fonctionne de même sur de plus longues
périodes : il est à l'année ce que l'emploi du temps est à la journée. Son
but est le même : asservir les singularités à la nécessité dominante.
Soumettre les forces chaotiques à l'ordre social.
L'horloge naîtra de ces volontés de pulvériser le principe de plaisir au
profit du principe de réalité. Son étymologie rappelle la fonction
d'annonce des heures de prière et de recueillement. La mesure du temps
en permet la régulation, l'économie. Son calcul entraîne un accroissement
des pratiques arithmétiques et mathématiques. L'apprentissage des
nombres, la mesure pratiquée par les moines favorisent l'aptitude au
calcul des marchands. Apollon au clocher, c'est Dionysos pourchassé. Le
Condottiere, parce que dispendieux, ignore les horloges : c'est lui qui
décide de ses rythmes. Au temps apollinien des autres, il oppose le sien,
dionysien : contre le temps mesuré par les autres, il veut un temps vécu
par lui. Là encore, il s'agit d'inverser les valeurs et de réaliser une
128
révolution copernicienne : la mesure ne doit plus conditionner la
présence, mais l'inverse : la présence conditionne la mesure.
Enfin, la mesure du temps n'est pensable que par les fonctionnaires du
Styx. Dans l'absolu, lorsqu'il n'est plus question du vouloir de la
singularité. Elle suppose le travail et son corrélat, la mort – qui est
achèvement sans appel de la durée impartie. Toute mesure est tragique,
elle suppose la gestion d'un capital épuisable. L'homme soumis à l'emploi
du temps qu'il n'a pas souhaité, désiré, voulu, est une machine dans un
monde de machines. Instrumenta-lisé, il est aux ordres des producteurs de
cadence, qui sont par là même les maîtres du réel. Et le jeu * est libre
disposition de son temps. Aussi, une morale dispendieuse est-elle
immanquablement une éthique ludique où le temps, stérile, improductif
au sens bourgeois du terme, s'oppose au travail et se dirige vers le luxe.
Libre, volontaire, spontané, le jeu est turbulence, épanouissement
insouciant, fantaisie incontrôlée et, surtout, prééminence de l'instant. Où
l'on retrouve le désir d'éternité qui veut la seconde comme une
quintessence, un concentré. Dans le vouloir ludique, et seulement là, se
trouve magnifié le principe de dépense. Quelle est la place d'autrui dans
ce jeu avec le temps, donc avec la mort?
129
Pathétique
130
De l'hédonisme ou L'utilitarisme jubilatoire
Toute relation à autrui est médiatisée par une passion et l'on n'échappe
pas, dans l'hypothèse d'une morale nouvelle, à une pathétique singulière.
Le temps est venu d'en finir avec la barbarie qui consiste à éradiquer
purement et simplement les passions partout où elles se trouvent pour
vider l'homme de sa substance et le transformer en cadavre avant l'heure.
Perinde ac cadaver, disent-ils, tous, depuis que triomphe l'idéal ascétique
sous toutes ses formes. « Haro sur les passions », « haine à
l'enthousiasme » – dont l'étymologie nous rappelle qu'il est transport vers
les cimes – et « mort à la vie », enseignent toutes les éthiques du
renoncement et de la négation. Mieux vaut la paix dans un corps déserté
par la vie que la guerre dans un organisme fouaillé par l'énergie. Autant
mourir tout de suite, et souhaiter la rigidité des morts.
Une éthique affirmative veut les parts animales en l'homme jusqu'à
l'acceptable. Elle entend solliciter ces forces autant que faire se peut dans
des limites qu'il s'agira de trouver. Soucieuse de dépense, elle vise
l'efflorescence, puis l'épanouissement de ces zones confinées dans
l'ombre, maltraitées parce que discréditées a priori. La part maudite *
n'est haïssable qu'au-delà d'un seuil, quand elle génère des dangers qu'on
ne contient plus, lorsqu'elle emporte tout avec elle et se met au service du
négatif, de la destruction et des œuvres de mort. Ailleurs, en relation avec
la construction, la vie et le positif, les instincts, passions, pulsions, les
forces sont des vertus à l'aide desquelles se font et se défont les relations
humaines dans la perspective d'une dynamique coïncidant avec le
mouvement de la vie.
Toute la question éthique réside dans la détermination des limites : à
partir de quel moment ces puissances magnifiques risquent-elles de
basculer du côté sombre? Au-delà de quelles bornes sont-elles
intolérables? L'hédonisme permet une réponse. Disons-le d'une première
manière, indicative, avant de préciser plus avant : tout est acceptable qui
procure de la jouissance, tout est condamnable qui génère de la
souffrance. En vertu du mouvement naturel, et universel, qui pousse les
131
hommes à rechercher le plaisir, à aller vers lui, à le désirer en même
temps qu'à fuir le déplaisir, à s'éloigner de la douleur, de la souffrance et
des peines, il s'agit de réaliser une intersubjectivité contractuelle dans
laquelle les sujets consentent, l'un et l'autre, à une algèbre des plaisirs qui
s'instruise des parts maudites. Le langage, les signes, les gestes
permettent de dire, et se dire, quelles jouissances on vise, pour soi et pour
autrui, quels projets on a pour l'autre dans cette logique, tout en attendant
signes de relations éthiques : il n'est aucun bien absolu, ni aucun mal
absolu, mais des jugements relatifs, des appréciations qui ressortissent de
chaque sujet, en vertu de son histoire personnelle et de son tempérament.
Toutefois, il existe un assez large consensus sur les notions de plaisir et
de déplaisir : sans trop tergiverser, savoir ce que tel ou tel aime ou
déteste, veut ou refuse, ne serait-ce qu'en interrogeant son propre désir,
est dans les limites du possible. Les satisfactions sont multiples, mais
elles empruntent toujours le même chemin. Dans cette logique, la
jouissance désirée par l'un doit impérativement être mise en perspective
avec celle d'autrui. Un plaisir personnel, sans l'autre, peut vite devenir un
plaisir malgré l'autre, contre lui. L'hédonisme est souci de jubilation pour
soi en même temps que pour autrui. Le contrat éthique réside dans ce
mouvement qui oscille de soi à l'autre. L'égocentrisme ou l'égoïsme
n'entendent que la voix de la jouissance personnelle : mon plaisir, et lui
seul. L'hédonisme est dynamique et considère qu'il n'est pas de volupté
possible sans considération de l'autre. Non par amour du prochain, mais
par intérêt bien compris, car autrui est l'ensemble de l'humanité à laquelle
je retranche ma propre personne, ce que tout un chacun expérimente.
Aussi, tous sont autrui pour moi, mais je suis autrui pour tous les autres.
Et ce que je pratique en direction de l'autre se trouve, dans une
perspective eudémoniste, mis en œuvre dans ma direction. La jouissance
que je donne rencontre, sur son trajet, la jouissance qu'on me donne.
Théoriquement. Lorsqu'il y a défaut de symétrie, il y a défaut d'éthique,
manquement à la règle hédoniste, et basculement dans l'égocentrisme.
Une pathétique est donc une esthétique des passions, une poétique des
parts maudites. Au-delà des peaux qui jamais ne se pénètrent mais sont
condamnées aux surfaces, aux ductilités superficielles, elle vise l'âme
pour toucher l'autre derrière l'apparence, en son tréfonds. Chaque signe
132
émis en direction d'autrui est tentative d'entamer toujours un peu plus le
solipsisme en créant les conditions d'une illusion d'intersubjectivité. Car
on ne quitte jamais son ombre. Mais cette chimère suffit pour qu'on se
sente moins hanté par les effets de ce que Sade appelait l'isolisme*.
Entre les êtres circulent donc des signes, des traits presque
imperceptibles sur un visage, une esquisse de sourire, un regard soutenu
et qui fouille, un silence appuyé, une rigidité dans le corps, une souplesse
dans l'âme, un filet métallique dans la voix, loin de ce qui se dit, mais
tout entier dans la façon, la manière, une volupté dans le geste, une
intention empressée et mille autres passions transformées en
informations. Toutes elles exigent la sagacité, la célérité et l'esprit de
finesse. Pas d'éthique possible sans ces vertus nécessaires au décodage
fulgurant. L'hédonisme n'est possible qu'aux âmes déjà souples, légères et
tendues. En cela, il est aristocratique et sélectif. De même est-il impur, si
l'on veut bien entendre par là qu'il est une morale soumise à des intérêts.
En effet, l'hédonisme est un utilitarisme, au sens anglo-saxon du terme,
un calcul d'intérêt qui permet des bénéfices de part et d'autre :
supplément d'âme, augmentations de voluptés, thésaurisation de
jouissances, capital jubilatoire et dividendes en matière d'être. Il est
morale nécessitant un calcul permanent visant à déterminer, sans cesse,
les conditions de possibilité du maximum de plaisir pour soi et pour
autrui. Jouir et faire jouir, tout en sachant qu'il est une variété importante
de modulations sur ce sujet et qu'il existe des plaisirs indirects obtenus
par le fait de donner de la jouissance, tout autant que des plaisirs directs
résultant de satisfactions reçues.
Même les thuriféraires de la morale pure invitant à l'action motivée par
le seul respect de la loi parce qu'elle est loi, savent l'inanité d'une pareille
proposition et son caractère exclusivement théorique, utopique. Il n'est
guère facile d'éviter le plaisir, donc l'impureté – s'il faut définir celle-ci
comme produit résultant d'un mélange –, car lorsque l'on se détermine à
la moralité pour seulement coïncider avec la loi, il en résulte toujours une
satisfaction, celle d'avoir été héroïque en étant moral. L'utilitarisme est la
règle, il est incompressible. Autant le vouloir puisqu'il est manifeste,
surtout lorsque l'on entend le congédier.
133
L'intérêt est moteur essentiel, il guide tous nos gestes. De sorte que
l'action est une forme de boucle qui, partant de soi, est condamnée à
revenir vers soi. Elle veut la satisfaction et ne cesse d'être reliée au sujet
qui la met en œuvre. L'égoïsme suppose un mouvement circulaire
intégrant autrui dans une perspective d'instrumentalisation pure dans
laquelle la jouissance de soi exclut celle de l'autre; l'hédonisme est une
même figure, mais qui inclut l'altérité dans le dessein de la satisfaire
également. D'une part, l'utilitarisme vulgaire, d'autre part, l'utilitarisme
hédoniste. Dans ce dernier, l'utilité consiste en la satisfaction des désirs,
en la réalisation des plaisirs d'un sujet impliqué dans une relation éthique.
Mais sait-on si simplement ce que sont, pour l'autre, voire pour soi-
même, désirs et plaisirs? Quid de l'appétence?
Cet obscur objet résiste, vit comme l'anguille et se meut tel un courant
d'air. Imaginer tout un chacun lucide sur ses parts maudites, c'est sacrifier
à l'illusion, bien sûr. Car il y a l'écran de la subjectivité, les affres de
l'inconscient, les jeux du déni, les tricheries du déplacement. Puis le
paradoxe d'un point aveugle, d'autant plus impossible à éclairer qu'il
absorbe la lumière. Et se nourrit de ces clartés dont il fait des zones
d'ombres, toujours plus épaisses et selon des logiques toujours plus
obscures. L'appétence est donc tension, mouvement vers, ou dans la
direction de. Mais quelles contrées vise-t-elle? Des pays changeants, des
géographies trompeuses, nimbées de brouillards qui rendent périlleux les
accès. Escarpements, roches déchirées, images relevant de l'illusion
d'optique, réfractions mensongères, tout désigne le danger et
l'impossibilité du havre. Le désir se masque, se cache, et recourt aux
ruses de la raison, il se montre d'autant qu'il entend se cacher, il met en
avant avec vigueur pour mieux protéger ce qui le travaille derrière
l'écran. De celui de l'autre autant que du sien propre, on est réduit à la
conjecture, à l'hypothèse. Il faut supposer, supputer, imaginer, car il est
habile et triomphe dans les métamorphoses, faisant de l'être qu'il habite
un terrain de jeux, une surface ou un volume pour ses expérimentations.
Ainsi, brutalisé par la culture, trituré par la civilisation, agit-il parfois
contre lui-même, il pratique l'autophagie la plus radicale et concentre
tous ses efforts dans le sens d'une destruction de ses forces; de même
pour le plaisir que d'aucuns finissent par trouver dans la négation, la
134
rétention, la contention. L'œuvre de l'idéal ascétique est parachevée
lorsque le désir et le plaisir sont mis au service de la pulsion de mort
dirigée contre soi-même. On finit par désirer ne plus avoir de désir et par
avoir du plaisir à n'en plus avoir. Eloge de l'extinction, triomphe de la
mort. Paradoxalement, à mettre l'appétence au service de ces causes
dépravées, on obtiendra une satisfaction, un temps, payée d'une
frustration, le reste de l'existence. Vouloir le non-vouloir, éteindre et se
faire accueillant aux entreprises de mort en soi-même conduit à une
définition spécieuse de l'eudémonisme à partir du plaisir négatif : on en
arrive à considérer le bonheur comme l'absence de malheur, la santé
comme absence de maladie ou le plaisir comme absence de désir.
L'existence apparaît en creux, vidée et triomphant sur le mode du désert
qui toujours avance. Victoire des petits desseins et de l'idéologie funèbre,
de faux plaisirs et de succès mesquins. L'hédonisme n'est pas soucieux du
plaisir négatif, il est volontarisme esthétique dirigé vers des plaisirs
positifs en vertu desquels le bonheur, la santé, apparaissent sur le mode
de l'affirmation, de la vitalité débordante et de la pratique dispendieuse.
Contre l'économie centrifuge visant l'anéantissement dans un point animé
par la mort, il faut vouloir une dépense centripète qui tende à une
expansion vers un monde nourri d'énergie, de vie et de forces.
Le plaisir négatif n'est pensable que dans l'hypothèse où il génère un
plaisir plus grand qu'une satisfaction positive dont les conséquences, sous
forme paradoxale, ruineraient le bénéfice jubilatoire dans un coût
pénible. Ne pas jouir est une jouissance quand jubiler se serait ensuivi
d'une souffrance qu'il est possible de contourner. Logique utilitariste, là
encore. Et uniquement dans cette perspective, on peut préférer le plaisir
négatif. Où il est faisable de retrouver le principe subtil qui permet,
parfois, de faire de l'économie une dépense supérieure, sublimée. Eviter
les souffrances, les peines, les douleurs est une obligation hédoniste, et le
négatif n'est pas consubstantiel au désir, le plaisir ne coïncide pas
intrinsèquement avec le désagrément, comme aiment à le faire croire les
tenants de la morale ascétique. En revanche, dans l'hypothèse où se
confirme la confusion du genre jubilatoire et des promesses de blessure,
et seulement dans ce cas, il faut préférer le renoncement, pourvoyeur de
plus grandes satisfactions que la persévérance dans l'entreprise négative.
135
Qu'on sache donc préférer Eros à Thanatos, les pulsions de vie aux
pulsions de mort. Qu'on élise plutôt le positif, l'enchantement et la joie
contre le négatif, le désespoir et la mélancolie. L'hédonisme est une
chance pour la vie, une voie d'accès à l'affirmation. Mais que faire du
masochiste dont le plaisir consiste à jubiler de son incapacité à jouir
autrement qu'en illustrant les logiques de l'idéal ascétique? Emblème de
la perversion de cette barbarie, prototype du dépravé dans l'ordre
esthétique, il peut faire la joie de son semblable, soucieux de trouver des
raisons de souffrir encore pour mieux jouir, et ce dans la meilleure des
hypothèses. Qu'il contracte avec des sujets consentants à ses entreprises
négatives. Et, alors, rien d'inquiétant ou d'anormal. En revanche, lorsqu'il
s'inscrit dans la perspective de l'hédonisme vulgaire, visant sa pure et
simple satisfaction, fût-ce au prix de la négation d'autrui, alors il s'agit de
le circonscrire, soit en l'évitant, soit en le rejetant aux bords extrêmes des
cercles éthiques qu'autour de soi on aura généré sur le mode acoustique et
concentrique. Au plus loin de soi, il sera tenu à distance par une force qui
contiendra ses velléités d'inclure un sujet non consentant dans ses
entreprises négatives. Il en va ainsi pour le sadique visant les mêmes fins
en déplaçant son objectif de soi à l'autre et pour lequel le plaisir consiste
à nier celui d'autrui, puis à lui destiner une douleur. Il est l'impérieux qui
se contente de jouir en oubliant qu'autrui est, en même temps, un sujet
dont on doit vouloir la jubilation. Dans ce cas de figure et dans cet ordre
d'idée, il y a manquement à l'hédonisme. Limité au registre éthique, il y a
nécessité d'exclure de son propre monde ces figures incarnées de la mort
par une pratique aristocratique visant l'anéantissement formel d'un tel
sujet ; en revanche, sur un terrain politique, donc juridique et social, il
appert qu'un supplément d'action s'impose – cela relevant d'un autre
ordre, le politique.
On qualifie un être de sadique ou de masochiste lorsque, chez lui,
priment ces tendances. Toutefois, il faut savoir qu'en tant que
composantes et parties structurant un ensemble, elles désignent ce qui
œuvre chez tout un chacun, à des hauteurs moindres. Aucun être ne fait
l'économie de ces pulsions de mort dirigées, tour à tour, et selon les
circonstances, contre lui ou contre les autres. L'éthique hédoniste est
tentative de circonscrire ces parts maudites inacceptables. Effectivement,
136
elles méritent la destruction, la mise hors d'état de nuire, dans la mesure
du possible. En dehors de ces cas de figure, elles sont forces à dompter et
non pulsions à détruire.
137
parler, en vertu de ce que l'anthropologie enseigne, de lois naturelles et
universelles régissant les comportements. A la question : qu'est-ce que
l'homme ? il serait malvenu de se contenter de répondre : la résultante de
contradictions engendrées par le social, la forme prise par une idéologie
historiquement datée, l'épiphénomène s'illusionnant sur lui-même et
vagissant dans un univers complexe de structures ou autres définitions
qui renvoient à une antériorité, à une perception de l'homme comme effet
ou conséquence, objet manufacturé par des puissances plus fortes que lui.
N'en déplaise aux amateurs d'illusions, aux bovaryques * et
métaphysiciens qui enjolivent l'évidence : l'homme est un animal n'ayant
pas encore achevé son évolution. Il est imparfait dans l'état qui est le sien
et, pour le dire comme Nietzsche, il est appelé à être dépassé.
Quel animal, rétorquera-t-on ? Babouin ou lamantin ? Saurien ou
batracien ? Un peu tout, et plus encore. Il y eut des vipères lubriques et
des hyènes dactylographes, des ânes bâtés et des chevaux de retour, des
chiens domestiques et des lions fatigués. Des rats de bibliothèque, des
maquereaux, des morues et des grues. Des bipèdes sans plumes et des
poissons masturbateurs. Des poules mouillées, des canards boiteux, des
cochons qui sommeillent. Des acéphales, beaucoup, des invertébrés, en
nombre, des carnassiers, quelques-uns, des migrateurs, parfois. Animaux
castrés, croisements singuliers, ruminants pacifiés, sans parler des
animalcules, si proliférants. Bêtes à cornes ou à sang froid, vermiformes
ou amphibies. L'inventaire suffit. Il n'est aucun homme qui n'ait été tour à
tour, ou en même temps, ce qui est pire, un peu toute cette basse-cour.
Les traces témoignent. Les scientifiques le montrent assez depuis Darwin
qui fait descendre l'homme du singe et non du ciel. Les mêmes cris
d'orfraie – encore le bestiaire – accueillent les révélations toujours plus
précises issues du monde des laboratoires : honte à ceux qui rabaissent
l'homme, l'animalisent ! Haro sur Laborit et Changeux, J.-P. Vin-cent et
Ruffié. Pourtant, ce sont eux qui permettent qu'on sache que les
moralistes de toujours avaient raison et que, de Horace à Chamfort, de
Juvénal à La Rochefoucauld, on n'a cessé de montrer quel type de bête
était l'homme. Sur tous les continents, à toutes les époques, sous tous les
cieux, dans tous les régimes, sous la foudre de Jéhovah ou de Mahomet,
l'homme est le même dans son fonds : un animal qui veut l'empire. Une
138
anthropologie digne de ce nom le confirmera, il faut faire avec cet ange
mâtiné de bête. La morale doit partir de cet homme-là, non d'un être
idéalisé, informe et tout structuré artificiellement de théorie. Au milieu de
chacun, comme en un chaudron perpétuel, cuisent les parts maudites.
Pour continuer dans la métaphore bestiale, il est à craindre qu'en
matière de ménagerie, il faille se préparer à un zoo fabuleux : le basilic et
l'hydre, la harpie et la coquecigrue, la tarasque et la vouivre. Des
créatures qui tuent, boivent le sang, se nourrissent de la vie des autres.
L'homme est un animal frappeur, enseigne Schopenhauer qui s'y connaît,
la morale est l'art d'en faire un animal policé, faisant violence à sa
violence pour faire ainsi émerger la force. Avant la maîtrise, ce qui
apparaît des relations entre l'homme et le monde est du registre de
l'instrumentalisation : le réel sous toutes ses formes est transformé en
objet à l'usage de son empire. Violence, agressivité, domination, les
hommes subissent le poids de l'immense solitude métaphysique inscrite
dans leur chair et transforment leur angoisse en instruments de
destruction. Miné par la pulsion de mort qui le ravage et vise la
possession totale, l'individu est débordé par Thanatos qui, hors
civilisation, a le champ libre. Fourberie, hypocrisie, méchancetés,
vilenies, faussetés, chaque moment du négatif est incarné, tour à tour,
dans toute vie quotidienne qui n'est pas contenue par un projet éthique.
Informé par le solipsisme auquel il est métaphysiquement condamné,
l'homme naturel accélère, sous forme paradoxale, la détresse qui est la
sienne en la durcissant et en lui faisant générer en cascade la somme des
maux qu'il inflige. Ainsi, objet lui-même, parce que objet de lui-même, il
veut autrui comme une chose.
Or, on n'échappe pas à l'instrumentalisation du monde et de ce qui le
constitue, en l'occurrence les autres hommes et l'ensemble des fragments
du réel. La morale n'a pas à vouloir la fin de cet état de fait, dû à la
nécessité, mais elle peut, partant de ce qui est, notamment ce désir
d'empire brutal, modifier les modalités de cet utilitarisme vulgaire.
Puisqu'il est impossible d'éviter qu'autrui soit objet pour moi, qu'au moins
il soit crédité d'une jubilation en tant qu'instrument. Si je dois être une
chose pour l'autre, qu'à défaut, je sois un prétexte qui jouisse.
139
L'utilitarisme philosophique, l'hédonisme, veut le calcul des jubilations
dans le dessein d'un maximum de bénéfices pour l'un et l'autre.
Quels sont les moteurs de l'action impérieuse et égoïste ? La
conservation de soi, la défense de soi, l'exacerbation de soi. En un mot,
l'affirmation et ses modes. Or, éviter la satisfaction de soi relève de la
gageure. L'humilité? diront les amateurs de compassion. L'amour du
prochain? renchériront les spécialistes en componction. Tous deux
formes exacerbées de l'orgueil et de l'amour de soi. Bienheureux les
simples d'esprit qui ne verront pas qu'ils se nient pour mieux s'affirmer,
qu'ils se perdent pour mieux se retrouver, qu'ils renoncent pour mieux
s'imposer. Familiers des ruses de la raison, ils font des victimes sacrifiées
les prétextes sublimes à leurs propres jubilations : le crucifié, le
malheureux, l'humilié et l'offensé fournissent d'aimables occasions pour
pratiquer l'héroïsme chrétien. En retour, d'avoir été capable d'autant de
grandeur dans l'abnégation fournit matière à autosatisfaction. Et tant
mieux, car, au moins, dans cette odyssée où les intérêts s'affrontent, les
égoïsmes et les amours-propres aussi, chacun trouve son compte à
l'affliction : celui qui donne, parce qu'il trouve de la sorte une occasion de
s'aimer, d'être fier et content de lui, du devoir accompli, celui qui reçoit,
parce que sa peine a été entamée, diminuée, partagée. Qu'on n'aille pas
chercher une seule action contredisant cette loi : aucune n'est
désintéressée. Tant que durera l'amour-propre, il en ira ainsi. Et cette
passion disparaîtra en même temps que le dernier homme.
Comment fonctionne-t-elle ? Quelles sont ses habitudes ? Et, en
premier lieu, quelle est-elle ? L'amour-propre * est ce qui reste d'animal
en l'homme malgré des siècles de domestication éthique. C'est le reliquat
naturel après des millénaires de civilisation et de culture. Le reste
insécable, gisant au fond de l'homme, dont c'est l'éternelle damnation.
Impossible à éradiquer, il est la mémoire et la trace des jungles, des
forêts, et des périls dont notre espèce procède. Son fonctionnement est
simple : tout ce qui lui résiste doit périr, volatilisé, anéanti ou, plus
subtilement, intégré, digéré, assimilé. Il est une puissance dotée d'une
formidable propension à l'expansion aveugle, un flot, un flux ou un raz
de marée emportant tout sur son passage. L'objectif étant l'empire sur le
monde, le triomphe du moi sur le réel. Ses habitudes ? L'imprévisibilité
140
doublée de la certitude qu'il est partout, tout le temps, tapi, coi, en arrêt,
prêt à bondir pour lacérer, déchiqueter. Animal embusqué, imprévisible
dans le moment qu'il choisira, mais toujours attendu parce que inévitable.
Féroce, l'amour-propre est aussi gourmand de lucidité, dont il se repaît.
Avec lui disparaissent les facultés de clairvoyance au profit d'un
aveuglement sur son propre compte, et sur celui d'autrui. Le bovarysme
est tout entier sorti armé de la cuisse de l'amour-propre : illusion sur soi
qu'on imagine angélique, épargné par le négatif; illusion sur autrui qu'on
pense emblématique du pire. Le bon sens voudrait pourtant qu'on fasse
de soi le terrain privilégié d'observations et d'expérimentations pour
déduire une anthropologie valable comme a priori à toute éthique. Qui n'a
jamais désiré le décès d'un autre, moins aimé, mal aimé, ou pas aimé du
tout, en forme de remplacement à la disparition d'un être cher qui nous
semblait indispensable? Qui, non plus, n'a préféré le trépas d'un homme
par lui inconnu en lieu et place de son animal domestique par lui aimé ?
Qui n'a jubilé d'être épargné par les souffrances dans lesquelles autrui,
même aimé, se morfond, prenant plaisir à sa divine ataraxie? Qui n'a
désiré se défaire de ses misères en les souhaitant à n'importe qui, pourvu
qu'elles ne soient plus siennes ? Qui n'a ressenti une once d'amertume se
mélanger au plaisir, qu'on croyait pur, pris avec autrui à l'annonce de l'un
de ses succès ? Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Ou n'y a-t-il là que
cyniques vues de l'esprit? Amour-propre, là encore, qui nous fait préférer
notre bien-être, fût-ce au prix de la douleur d'autrui, pire, qui nous
transforme en bête de proie quand il s'agit tout simplement de défendre
un petit avantage.
Comme les reliefs d'un repas fossilisé, minéralisé, ces échos de la
préhistoire sont pour toujours dans l'appareil nerveux. Système limbique,
hippocampe ou archicortex, nerf pneumogastrique, grands et petits
splanchiques, hypothalamus, paléothalamus – voilà où siège l'âme, voilà
les lieux où s'inscrivent les furies ancestrales, ce sont les mêmes dans
lesquels se déposent, en couches qui calcifient peu à peu, les formes
issues de la domestication de l'homme. Lieux de mémoire des angoisses
contemporaines du quaternaire, mais aussi matière offerte aux
inscriptions successives de la civilisation. La morale est affaire de
sélection et de dressage du système nerveux. Jamais elle ne réduira
141
l'amour-propre, reliquat des chaos traversés, mais elle pourra mieux
construire à partir de lui, passion primitive nous rappelant sans cesse
notre procession vers toujours plus de forme et de sens.
Par ailleurs, il ne faut pas mésestimer son rôle dans la conservation de
soi, c'est-à-dire quel fonctionnement prophylactique elle peut aussi avoir.
Devant la prédation, face aux dangers, elle est la passion qui permet de
résister, d'opposer une vitalité plus grande aux forces de mort qui
l'assaillent. L'amour-propre est principe de survie. Au service de la
pulsion de vie, elle est redevable d'autant d'œuvres magnifiques qu'elle
est responsable de dégâts lorsqu'elle est soumise à la pulsion de mort. En
tant qu'instrument pur, elle est innocente, neutre. Ce sont les fins qu'elle
poursuit qui en font une force positive ou négative. Dans l'ordre
hédoniste, l'amour-propre peut même se mettre au service des jubilations
les plus accomplies. Quoi qu'il en soit, il n'est pas facile d'opérer une
distinction radicale entre une version acceptable et une autre,
inacceptable, de cette passion impérieuse. Avers et revers de la même
médaille, elles sont indissociables. Les perspectives changeant sur l'objet,
on se contentera de la savoir pulsion primitive, au sens étymologique,
c'est-à-dire à partir de laquelle toutes se constituent, voire se structurent
pour produire un tempérament ou un caractère. L'homme se définirait
alors comme le lieu, l'épicentre, de cet étrange combat dont surgissent les
lignes de force à partir desquelles se cristallise une identité.
142
Du sublime ou L'esthétique généralisée
Que faire de cette forme encore informe ? De ce trait d'union entre
l'animal et ce qui dépasse l'homme ? Nietzsche dirait qu'après le chameau
et le lion est venu le temps de l'enfant. L'éthique transfigure et se fait
l'instrument d'une dialectique par laquelle se dépasse ce qui ne saurait
suffire. Encore dans les limbes et toujours très animal, l'homme aspire à
plus de grandeur, à un arrachement qui ferait de son terreau d'origine un
vieux désert à laisser derrière soi. Une morale est un principe par lequel
on réalise une transcendance, une ascension vers des cimes dans le but de
réaliser une métamorphose. Toute éthique est volonté de conversion : elle
veut la mue, un autre lieu, plus haut, loin des ménageries, plus près d'un
ciel déserté par les dieux et dans lequel il y a place pour un homme doté
d'une nouvelle virilité1.
Le principe sélectif d'une éthique exigeante est le sublime * qui définit
moins la grandeur que ce qui y conduit. Il est donc consubstantiel à la
dialectique ascendante, au mouvement d'élévation. L'aboutisse-ment
importe moins que le chemin dont le tracé suppose une avancée sans
cesse reconduite : le temps se confond au progrès, la durée permet une
dynamique visant l'amélioration. Requis par le chaos qui sourd en elle,
par le désordre des passions négatives qui procèdent de l'amour-propre, le
sujet en quête de fabrication de soi sur le principe de la belle individualité
se sait en situation d'infériorité par rapport à l'idéal vers lequel il est en
poussée. Ce qu'est l'individu englué dans les boues de l'égocentrisme
constitue une position de départ – nécessité impérieuse pour envisager
une traduction du sublime sans le domaine éthique – par l'arrachement,
contre l'enracinement, par la loi morale contre les impératifs naturels,
l'entreprise dialectique peut être envisagée. Le sublime qualifie
l'opération qui autorise le mouvement vers un degré supérieur, la
progression et le passage à un palier nouveau. En matière de sculpture de
soi, le sublime est le travail patient qui désintègre l'informe au profit de la
forme appelée à envahir de plus en plus la matière brute jusqu'à la
production d'une figure. Il est parent de la démiurgie et révélateur d'une
143
méthode, d'un cheminement, d'une façon de procéder pour entreprendre
et réaliser les métamorphoses.
Le sujet sublime est quelque peu alchimiste, car il lutte contre des
violences pour en faire des forces, il transforme l'incohérence des flux
qui parcourent le corps en énergies ou structurent et charpentent des
caractères, des tempéraments. Et l'on retrouve à l'œuvre une sorte de
Prométhée, une figure faustienne à la vitalité débordante, inspirée
d'Hercule et pratiquant la virtuosité. Artiste capable de maïeutique,
producteur d'une forme qui révèle un style, sculpteur et architecte des
tensions et des poussées, il veut l'ordre là même où triomphe le désordre.
Sur la ligne d'horizon qu'il vise en sachant pourtant bien qu'elle ne doit
valoir que comme un point de repère, une étoile du berger, on trouve la
beauté, statique, immobile et confinée dans l'irradiation – idéal de la
raison dont la seule justification est qu'il rend possible la structuration
d'un projet. La beauté subjugue, ravit et enthousiasme. Sa parenté avec le
pathétique est indéniable. Le sublime suppose un accès d'une fascinante
célérité à cet ordre. Il est fulgurant. Là où la beauté est quiétude dont
l'existence suffit à congédier les vibrations qui conduisent à elle, le
sublime est élévation qui s'enrichit d'elle-même et grossit des passions
qui la rendent possible.
En matière d'éthique, une geste est sublime lorsqu'elle impose sans
détour la souveraineté, le caractère unique, suprême et magistral. Efficace
et infaillible, elle emporte les suffrages d'autorité, en faisant
immédiatement l'unanimité. Est sublime l'empire triomphant dans la
majesté d'une énergie qui rayonne. De même, la maîtrise démonstrative,
sûre d'elle, qui fait leçon et école. Ou ce après quoi tout est remis en
cause, transformé, modifié : une révolution, un changement de points de
repère, un cap nouveau dans des courses lancées sur tous les océans
possibles. Dans l'histoire des idées, des formes, de la littérature, de la
musique, des beaux-arts, peuvent être qualifiés de sublimes la puissance,
la douceur, les couleurs, la force, la douleur, le pathétique, la cadence, le
rythme, l'insouciance, le tragique, l'allégresse, les natures homériques,
l'intempestivité, l'insolence baudelairienne, les cathédrales, les conquêtes,
la forme symphonique, la technique, le picaresque, le baroque. Sublimes
également, dans l'ordre éthique, l'individualité resplendissante, le
144
spectacle d'une belle âme en acte, le geste élégant, la dépense
magnifique, la volonté dispendieuse, l'excellence et la douceur
réconciliée avec la force, la singularité rebelle et souveraine. Sublimes,
enfin, jusqu'aux traces magnifiques laissées par les tensions dirigées vers
une fin remarquable, mais toutefois en deçà de l'accomplissement, dans
le fragment, l'ébauche, le projet, la tentative qui caractérisent les
entreprises interrompues par la mort – symphonies inachevées,
mouvements de quatuor en plan, blocs de marbre un peu plus qu'équarris,
romans abandonnés, cathédrales à peine sorties de terre, existence
foudroyée. Toute potentialité non accomplie, n'ayant pas eu la chance de
connaître l'acte, effraie par la fragilité soudainement montrée face à
l'impitoyable efficacité du temps. De sorte que le sublime s'en dégage
comme d'une gangue.
Une existence est sublime lorsqu'elle infléchit, à quelque degré que ce
soit, l'histoire universelle, ou plus que particulière : lorsque la singularité
informe son temps, quand, si souvent, c'est l'inverse et que les individus
ne sont que des caricatures de ce que l'époque produit. En conséquence,
plus le général est induit par un particulier, plus on peut dire sublime le
premier moteur. Aussi faut-il montrer le grand homme moins comme la
production d'une époque en quête d'une forme, d'une incarnation, que
l'instance qui modèle son temps en vertu de sa puissance prométhéenne.
Notre siècle répugne à aborder le rôle et l'importance des individualités
singulières dans l'histoire, il préfère, à l'inverse, anéantir les puissances
particulières sous la considération que seule vaudrait l'Histoire,
pourvoyeuse de destins individuels. Le critère du sublime pourrait donc
être entendu comme la capacité à informer le réel : tout dépendrait du
degré d'information et de l'étendue du réel concerné. A cette aune,
nombre de ceux qui semblent aujourd'hui grands apparaîtraient pour ce
qu'ils sont véritablement : des animalcules déjà entrevus dans la
ménagerie anthropologique.
Toute sculpture de soi qui coïncide avec celle du monde peut être dite
sublime. Moindre est la coïncidence, moindre est la sublimité. En voilà
assez pour distinguer les génies et les exceptions dans une époque. C'est
suffisant, également, pour déterminer, à l'opposé, le nombre, la quantité
et la qualité de ceux qui singent la grandeur dans les marigots. Entre les
145
deux moments de cet étirement de l'humanité s'installe tout un chacun,
plus ou moins proche du sublime ou du grotesque, c'est selon.
L'enthousiasme est contemporain du sublime, il accompagne le
transport, éclaire la dialectique ascendante, suppose un sublimé entre
l'admiration et l'étonnement. D'une manière métaphorique, on pourrait
dire qu'il fait trace comme la foudre déchirant le ciel obscur et épais dans
un paysage de Giorgione : il est une béance, une ouverture de lumière
pratiquée dans un espace saturé de nuit. De même, l'enthousiasme
illumine l'existence, instruisant le réel par une pathétique dont le premier
effet est de congédier l'intraitable mélancolie qui nous habite. Par lui
advient une durée spécifique, nourrie du temps et grosse de lui. La vie se
durcit, devient dense et se découvre suffisamment riche pour rendre
possibles des pratiques dispendieuses. Jamais peut-être ailleurs que dans
un pareil moment on n'expérimente la nature du temps. L'enthousiasme et
le sublime montrent, dans l'ordre phénoménal, à quoi pourrait bien
ressembler l'éternité, du moins l'impérissable. On peut même imaginer
que toute généalogie du sentiment d'éternité est à rechercher dans
l'expérimentation du sublime. En quoi les hommes qui tendent à cet
absolu en matière d'éthique réaliseraient le dessein grec de se rendre
pareils aux dieux.
Les romantiques ont fait du sublime un sujet de prédilection. Ils
exacerberont celui qui peut se trouver dans la nature : les blocs de pierre
éclairés par un soleil froid, vide de chaleur; la banquise éclatée, ouverte,
dans laquelle s'enfonce une épave ; un paysage ravagé, déserté, sans âme
qui vive ; une contrée sèche, sans végétation, hantée seulement par le
vent, aride; des rochers privés de lumière sous un ciel orageux ; une chute
d'eau gigantesque ; un océan tumultueux promettant des naufrages ; un
tonnerre assourdissant l'espace. Songeons aux paysages peints par
Friedrich dont les personnages apparaissent seulement de dos, ou
lointains, parce que absorbés par la magnificence et la sublimité du
spectacle. Le sublime dans la nature est avant tout ce qui, par sa
grandeur, rapetisse ce qui n'est pas lui : il sert de point de comparaison
pour un réel qui trouve ainsi ses marques, ses mesures, ses véritables
dimensions. Il est facteur de proportions par lesquelles s'établissent les
jugements. L'homme est d'autant conscient de ses limites, de ses facultés
146
ou de ses moyens qu'il est dans un paysage sublime où les montagnes et
les glaciers, par leur hauteur, les lacs par leur profondeur noire ici, ou
leur bleu pur là, trahissent une force incarnée dans les éléments. Pour qui
connaît les paysages de Sils Maria, voire ceux de la côte ligure, il est de
toute évidence que la sublimité du lieu n'est pas pour rien dans la
généalogie de Zarathoustra.
Mais qu'en est-il du sublime hors le minéral, le végétal et l'animal ?
Plus particulièrement dans l'ordre humain ? Il peut être dans
l'intersubjectivité, et précisément dans les modalités linguistiques du
rapport à autrui. Ainsi du sublime dans la rhétorique, les effets de langage
tels que les analyses de Longin. Le philosophe examine les moyens par
lesquels on s'assure, par le verbe parlé ou écrit, le maximum d'effet sur
autrui pourvu qu'il en aille de la capacité à subjuguer. Effet redoutable et
puissant, le sublime est un travail de l'âme. De sorte qu'il peut tout aussi
bien caractériser l'inspiration qu'on peut comparer au jet du pneuma
divin, le torrent de la passion, la transe et le délire, la folie de corybantes
et bacchantes, la violence qui déséquilibre, le choc qui plonge dans
l'extase, l'agilité, la souplesse, la détente et la vitalité, la foudre, aussi, qui
disperse tout, et violemment, sur-le-champ. Toute forme dionysiaque qui
met en péril l'ordre apollinien. Le sublime est l'auxiliaire du pathétique,
en l'occurrence, via le langage, la parole.
Les effets du sublime sont physiologiques : c'est le corps qui enregistre
cet enthousiasme, qui subit les assauts du spectacle dynamique. Les
analyses de Burke vont en ce sens et s'appuient presque sur un hédonisme
sensualiste pour rendre compte des modalités de la passion. Le sublime a
partie liée avec le plaisir et la douleur entendus soit comme la détente et
le relâchement des fibres, soit comme la tension et la contraction des
nerfs. D'un côté, une tendance à l'abandon, à l'oubli de soi et de sa
conscience au profit d'une béatitude première, qu'on pourrait même dire
primitive; de l'autre, un ressaisissement, une remobilisation des forces qui
structurent la présence au monde. Le sublime est un facteur de
décomposition de la conscience qui se fond au monde, ou, pour
l'exprimer autrement, qui ne fonctionne plus comme extérieure à l'objet
qu'elle appréhende. Confondue à ce qu'elle vise, elle pratique une
Aufhebung – suppression/conservation/dépassement – de la chose visée.
147
En même temps, le sublime, en une sorte d'effet de retour, modifie l'être
qui l'éprouve : l'enthousiasme, inducteur dynamique, conduit à une
vibration qui, elle aussi, et à son tour, entretient et fortifie la passion qui
donne le mouvement. En connaissant le sublime, le sujet se fait sublime,
s'expérimente comme tel. Ce qui justifie les frissons, les échines
parcourues de frémissements ou les tremblements, les modifications
physiologiques qui peuvent aller jusqu'à des ébranlements plus
impressionnants suivis de convulsions, d'extases, de pertes de
connaissance. Qu'on songe à ce que les psychiatres appellent le syndrome
de Stendhal* – qui le ressentit au sortir d'un spectacle éprouvant
spirituellement en l'église santa Croce à Florence, tant les richesses
esthétiques étaient stupéfiantes. Sans imaginer des ébranlements vécus en
de pareilles extrémités, on peut expérimenter le sublime sur le mode d'un
ravissement, d'une légère interdiction, d'un mouvement d'arrêt.
L'intelligence se fige dans un constat, l'esprit fonctionne en même temps
à vive allure, et la conscience conclut à l'évidence du ravissement. Des
actions humaines peuvent déclencher pareilles sensations, des
comportements, des gestes, des intentions, des déclarations aussi, des
œuvres, toutes formes relevant de l'activité humaine et de son génie.
Sublimes, dans cet ordre d'idées, la douleur d'Achille devant le cadavre
de Patrocle, à cause de la fidélité ; le tyrannicide mis en acte par
Charlotte Corday, par sa détermination froide et l'énergie païenne à
l'œuvre ; l'œuvre de Balzac, celle de Gaudi, ou de Wagner par leur
parenté avec le travail des Titans ; les derniers héros portés par notre
siècle et leurs gestes magnifiques dans la Résistance * française au
nazisme : Jean Cavaillès, Marc Bloch ou Georges Politzer, mais aussi
ceux qui ne sont plus que traces sur les plaques apposées dans les rues de
la capitale ou des villes françaises, ceux, aussi, qui en province, ont été
enterrés dans les forêts des maquis, dans un champ en bordure de village,
après qu'on les eut abattus, rebelles jusqu'au tréfonds. Sublimes, enfin,
tous les insoumis qui sont sur les cimes et refusent l'instinct grégaire, la
chaleur des troupeaux et l'anonymat des étables où l'on troque sa solitude
contre du conformisme payé au prix de l'abandon de soi. Vies
passionnées et passionnantes, pathétiques, si l'on veut entendre
l'étymologie : au service d'une grande passion, d'une cause qui dépasse
148
les contingences, d'une œuvre. Burke associait le sublime aux catégories
cartésiennes opposées au clair et au distinct. Le confus et l'indistinct,
l'obscur et le sombre deviennent les lieux dans lesquels s'enracine et
fleurit le sublime. Certes, on y voit les torpeurs de la mort, les frayeurs
des ombres et de la nuit, on y côtoie les excès, les vies précaires, tendues
entre deux néants, en fragiles déséquilibres, mais fortes, justement, de
cette assise conquise en solitaire, plus précieuse de la sorte que les
fausses assiettes obtenues par renoncement à soi-même. Le sublime
révèle la singularité et l'unicité du sujet, son solipsisme assumé et la
grandeur du deuil qu'il a fait des entreprises collectives. Là où d'autres
âmes, moins aguerries, se noient de trop d'obscurité, les belles
individualités transfigurent le sombre en lumières aveuglantes par les
traits qu'ils lancent à la face du monde.
Dans la lignée anglo-saxonne, Hume analysera, lui aussi, la catégorie
de sublime pour la débusquer au beau milieu même de l'écart creusé entre
la vie habituelle, monotone, et l'existence magnifiée. Dans la plus grande
plénitude d'être, dans la vie la plus intense, la plus élevée et la plus
profonde, dans les jouissances les plus fortes, les plus denses, les plus
riches et les plus proches des parts maudites sollicitées, dans les moments
de plus grande proximité avec l'énergie psychique requise, malgré les
effets redoutables qu'on lui doit parfois, dans toutes ces formes
exubérantes se trouve le sublime. Donc, il est la qualité de ce qui ne se
contente que de gouffres ou de pics, des excès. Pas de sublime dans la
juste mesure aristotélicienne, ni dans la médiété ou ce qui donnera, parent
étymologique, la médiocrité. Une pathétique est avant tout une dionysie
dans laquelle les dieux de la mesure et de l'ordre sont secondaires, en
retrait.
Burke et Hume s'inscrivent dans la tradition sensualiste qui évite de
faire du corps un objet méprisable. Au contraire, les passions, le plaisir et
la douleur deviennent des instances dignes de considération
philosophique. Lorsqu'il entamera ses recherches pour distinguer le beau
du sublime, Kant se placera dans les perspectives anglo-saxonnes,
presque dans le démarquage pur et simple. Dans son goût pour les
classifications, il distinguera plusieurs modalités du sublime suivant qu'il
est mis en relation avec la terreur, la noblesse, la magnificence. Mais
149
dans l'inventaire qu'il fait des objets sublimes, on trouve de tout, et rien
qui fasse penser à un ordre rigoureux, disons transcendantal. Jugeons-en :
la tragédie, le sacrifice en faveur d'autrui, l'esprit de décision hardi dans
le danger, la fidélité éprouvée ou la colère d'un homme redoutable, certes,
mais aussi une haute stature, un âge un peu avancé, la maîtrise de ses
passions au moyen de principes, ou, encore, la représentation
mathématique de l'infinie grandeur de l'univers, les considérations de la
métaphysique sur l'éternité, la Providence et l'immortalité de notre âme –
on y reconnaît les futurs postulats de la raison pure pratique, Kant évolue
donc dans le sublime. Enfin, sublimes également la vraie vertu, un
silence riche de pensées, l'amitié, la véracité, le magnifique, les efforts et
les difficultés vaincues. Sans oublier... le teint brun et les yeux noirs !
Plus tard, rattrapé par les démons conceptuels, moins soucieux des
inventaires et plus kantien, dirons-nous, le philosophe fera du sublime ce
qui révèle la nature supra-sensible de l'homme en l'arrachant à sa
condition matérielle et phénoménale. Ce qui apparaît comme le
suprasensible me semble mieux saisi par Hume qui parle du corps et
retourne à la matière. Le sublime est une jubilation qui étreint l'âme, ou
ce qui, dans la matière, induit les impulsions qui ébranlent – le système
nerveux, informé par la culture et lui-même informateur de la civilisation.
Finalement, du paysage romantique aux yeux noirs de Kant, quels sont
les points communs qui permettraient une définition du sublime? Tous
ressentent le besoin de nommer des choses, des gestes, des traits, des
moments sublimes en lieu et place d'une circonscription de la notion. Et il
en va ainsi chaque fois qu'on rencontre une réalité qui met à mal le
langage ou le matériel conceptuel et qui, insolente, se contente en guise
de modalité, de continuer à produire ses effets au-delà des hypothèses et
des analyses. Où l'on retrouve le paradoxe du je-ne-sais-quoi, antinotion
faite notion, pour dire l'indicible, ou tâcher vainement de le dire, plutôt,
pour inquiéter et interroger l'ineffable, également sans espoir de résultat.
Le sublime apparaît sous la forme d'une fragmentation, de l'expérience
radicale qui induit une conversion chez l'être qui la connaît. Le corps est
le lieu de ce traumatisme, cette blessure pathétique en vertu de laquelle le
réel est modifié, entendu sous de nouveaux auspices. Quiconque
rencontre le sublime veut y tendre à nouveau, sans cesse, en multipliant
150
les occasions de le réaliser. Ou de l'approcher. L'effort vers cet horizon où
s'annoncent des aubes qui n'ont pas encore lui est généalogique : on lui
doit le principe d'une éthique digne de ce nom. Pathétique, hédoniste,
sublime, elle fournit la structure d'une morale radicalement
antichrétienne.
1 J'entends la virilité comme ce qui définit l'humain dans l'homme. Il va de soi que, rédigé à la
première personne, ce livre est écrit dans le genre masculin. Mais il peut tout autant être lu dans le
genre féminin. Tout dépendra du lecteur.
151
De l'aristocratie ou Les affinités électives
Comment peut donc fonctionner une intersubjectivité soucieuse de ces
lignes de force ? En revendiquant une conception aristocratique de la
relation à autrui. Je sais la réprobation générale qui existe sur le mot
quand toute pratique effective, chez chacun, s'inspire pourtant du
principe : qui ne distinguerait l'ami du passant, la femme aimée ou
l'enfant que nous donne l'amour, de l'anonyme pérégrin allant sous nos
fenêtres ? Qui considère indistinctement son ennemi et son confident, son
frère d'élection et l'inconnu ? Personne. Il y a des degrés dans
l'intersubjectivité, l'aristocrate est celui qui assume cette différence, la
met en avant et vit selon son ordre.
A l'opposé de l'éthique aristocratique structurée par les affinités
électives, on rencontre la morale égalitariste sous-tendue par l'amour du
prochain. Du christianisme au communisme, on a pu voir ses limites,
voire expérimenter son impossibilité. A quoi sert l'angélisme, sinon à
rendre la vie invivable ? Mieux vaut un utilitarisme pragmatique
susceptible d'effets dans le réel qu'un échafaudage irénique appelé à ne
jamais servir. Pour l'élégance, on pourra faire sa révérence au
christianisme et à ses formes contemporaines, le socialisme marxiste.
L'amour du prochain est une billevesée, un cri dans le désert. Non pas
tant par sa rigueur, sa difficulté ou son exigence – c'est peut-être là,
d'ailleurs, qu'il est le plus justifiable – que par l'inhumanité qu'il engendre
en supprimant toutes les différences, toutes les richesses, tous les mérites
singuliers au profit d'une indifférenciation dans l'altérité. Le prochain du
christianisme, c'est tout un chacun, qui que ce soit, pourvu qu'il soit une
créature de Dieu : un fanatique de guillotine sous la Terreur, un tireur
d'élite dans les troupes de Thiers, un fasciste italien pratiquant la torture,
un bolchevique réglant le problème de la collectivisation des terres par
une balle dans la nuque, un nazi opérant dans les couloirs des chambres à
gaz, un collaborateur adhérant à la milice de Pétain, qui jouit d'énucléer
les résistants avant de coudre des hannetons dans le globe oculaire des
suppliciés. C'est aussi un tortionnaire d'enfants, un terroriste sans foi ni
152
loi, un violeur de femmes, un fanatique de violence pure, un apologiste
des holocaustes, un révisionniste, un exploiteur cynique, un amateur de
purification ethnique. La liste pourrait être longue, de noms célèbres et de
tant d'anonymes. Tous sont, en vertu de la morale égalitariste, des
prochains pour moi-même. En tant que tels, je devrais les aimer comme
moi-même, pour l'amour de Dieu. Leur pardonner, parce qu'ils ne savent
pas ce qu'ils font. Les aider, parce qu'ils sont errants dans le péché. Dans
cette logique, autrui est, de toute façon, un épiphénomène d'une égoïste
relation à Dieu : il faut aimer son prochain pour plaire à Dieu, puis,
promesse non négligeable pour ceux qui sacrifient à cette mythologie,
pour un salut de notre âme, notre petite âme privée. L'instrumentalisation
inévitable d'autrui se fait donc dans ces conditions.
L'amour du prochain est amour de Dieu, donc d'une forme hypostasiée
du moi, par le prochain, entendu d'une manière indifférente comme
créature de Dieu, au même titre que moi. L'autre du chrétien est altérité
neutre, dénuée de qualités singulières, ou de défauts particuliers. Sa seule
valeur est dans sa participation à la création, au processus divin. Comme
les porcs, les mouches et les femmes interdits de mosquée par les
musulmans. Il peut bien être le prototype du personnage immonde,
insupportable, haïssable, il peut recourir en permanence à la haine, au
mépris, à la violence, il peut vouloir mon anéantissement, ma destruction
– et je devrais l'aimer ? D'abord, j'en suis incapable. Ensuite, je ne le
veux pas. Mieux, personne n'en est capable, à moins d'être déjà mort, à
moins d'avoir déjà tué en soi toutes les passions, d'avoir transformé son
âme en machine neutre, glacée, et d'avoir fait de son corps une tombe
plus froide que n'importe quel tombeau. Ceux qui sacrifient à l'agapé, à
l'amour chrétien, ont tué en eux toute possibilité de vivre en bonne
intelligence avec eros. Pareils aux cadavres, ils sont impassibles,
bienveillants, neutres devant l'immonde.
Que veut l'hédoniste, demandera-t-on ? Violer les violeurs, tuer les
tueurs, rendre la pareille et pratiquer la loi du talion ? Certes non. Ni
aimer l'ennemi ni le massacrer. Dans des conditions d'existence qui
excluent la guerre ou un type social de violence particulier– la tyrannie,
la dictature, la soumission idéologique passant par la contrainte physique
–, il s'agit de pratiquer le seul mépris, forme négative et centripète de
153
l'affinité élective. Dans la logique aristocratique, un principe sélectif
permet, dans le rapport à autrui, de distinguer par choix volontaire,
élection singulière ceux qu'on installe au plus proche de soi, et ceux qu'on
renvoie dans les derniers cercles. A partir de mon propre jugement, et en
fonction des informations que me donnent les autres, par leurs actions,
leurs comportements, leurs signes, leurs gestes, leurs silences, je me
décide pour une installation d'autrui dans l'un des cercles concentriques
dont je suis le centre. Le monde est ainsi hiérarchisé dans des postures
mobiles, car rien n'est jamais acquis, ni dans la proximité, ni dans la
distance. Les affinités supérieures sont l'amitié et l'amour, premier cercle.
Et, selon le principe de l'entropie, les suivants comportent les êtres avec
lesquels j'entretiens des relations de fraternité, de camaraderie ou de
sympathie – deuxième cercle–; puis ceux qui relèvent du voisinage et de
la relation obligée, par le travail, l'habitation, et toutes les formes prises
par les ensembles sociaux dont chacun participe – troisième cercle.
Jusqu'ici se conjuguent les variations sur le thème positif. Au-delà, un
quatrième cercle, en quelque sorte, mais qui est plutôt espace
définitivement ouvert sur le vide, dans lequel se jouent les dégradations
qui vont du neutre au négatif. Neutres les inconnus, les anonymes, la
passante baudelairienne, ceux dont on ignore le nom propre. Négatifs, les
ennemis, les sujets que notre mépris tient à la distance maximale en
attendant que cette passion se transforme en oubli, vertu aristocratique
supérieure au mépris qui, lui, nous enchaîne encore à autrui, sous une
forme désagréable.
Dans ces cercles éthiques circulent des affects qui montrent la liaison
entre éthique et pathétique. Pêle-mêle, entre le premier et le dernier
cercle se pratiquent la virilité, la douceur et la délicatesse, la prévenance
et le condouloir, l'obligeance, la politesse et la courtoisie, l'urbanité, la
galanterie, la civilité, l'accortise, le respect, toutes variations positives sur
le mode d'une altérité soucieuse d'autrui et de son plaisir en même temps
que du mien. De moi au monde, sous ses modes d'apparition, se font des
rhizomes qui vont plus ou moins loin vers la périphérie : plus la racine est
courte, plus elle relie au proche, plus elle est solide. Elle gagne en
consistance ce qu'elle n'a pas en longueur. Plus elle est longue, plus elle
concerne le lointain, plus elle est lâche, distendue. Les rhizomes sont
154
variables et soumis à un certain nombre de paramètres qui déterminent
leur solidité, leur nature, leur nombre, quantité et qualité confondues.
Jamais aucune relation n'est définitive. Un rhizome mort pourrait seul se
fossiliser de la sorte, et encore, l'entropie agit même sur les objets
désertés par la vie.
Quels sont les paramètres qui agissent sur la forme des rhizomes ?
Toutes les informations données par autrui lui-même, de manière
positive, en disant, montrant, affirmant, ou négative, en cachant,
dissimulant ou négligeant. Les situations dans les cercles éthiques sont
dues aux seuls comportements de l'autre. S'il excelle dans le défaut
d'hédonisme, manque toutes les occasions de contribuer à une
augmentation des jouissances, s'il instrumentalise l'autre dans une seule
perspective égoïste ou égocentrique, s'il inonde le monde de son vouloir
impérieux, payant le prix d'une pure et simple négation de ce qui n'est pas
lui, alors il contribue à son éviction, à sa mise à distance. En agissant de
manière inverse, il peut travailler à une augmentation de la proximité
avec celui qu'il aura élu. Chacun est donc, pour une part importante,
responsable de la place qu'il occupe dans les cercles éthiques de l'autre.
L'entropie n'est pas pour peu dans l'oscillation qui va de l'élection à
l'éviction. Elle caractérise la fatigue consubstantielle au mouvement.
Toute vie est dynamique, ce qui suppose un jeu entre les êtres. L'usage
conduit à l'usure, certes, de façon inéluctable. Quoi qu'on fasse, les flux
et reflux transforment les blocs de pierre aux arêtes effilées en galets
polis : on n'échappe pas aux marées lorsqu'on gît sur une plage. Mais il
est, en plus de cette loi imposant ses effets, une possibilité d'accélérer le
mouvement par sa propre faute. La négligence, par exemple, le défaut de
souci, l'incapacité à prévenir les plaisirs d'autrui, ses douleurs et ses
peines, l'impuissance à les empêcher et l'impéritie éthique accélèrent le
processus de décomposition. Le mouvement centripète s'amorce dans ces
conditions, l'éviction se prépare et le passage d'un cercle à l'autre, dans le
sens d'une dégradation, est bientôt manifeste. De sorte que l'entropie,
passive aussi bien qu'active, est la cause des amours qui finissent ou des
amitiés qui s'effilochent, des ruptures, des séparations, des divorces au
sens étymologique – tourner dans un sens contraire, séparer.
155
De la même manière se font les mouvements inverses en vertu
desquels le plus proche dans les cercles éthiques n'a pas manqué de faire
le trajet qui l'a conduit des bords extérieurs, où il ne pouvait ne pas se
trouver, vers le centre où il réside. D'anonyme qu'il fut, sans nom, il
devient le nommé par excellence. Or nommer, c'est faire surgir l'être,
c'est conférer l'existence. Aussi, pour effectuer un cheminement
centripète, faut-il, là encore, fournir les informations qui le permettent :
gestes, signes, mots, intentions, preuves qui autorisent les rhizomes
courts et solides. Tout mouvement s'opérant dans cette cosmographie est
générateur de pathétique : souffrances, peines et déplaisir lorsqu'il est
question de dialectiques centripètes, jubilations, contentements, plaisirs
quand on constate une dynamique centrifuge. L'hédonisme consiste, dans
la logique d'arithmétique des plaisirs déjà désignée, à augmenter les
conditions de possibilités centrifuges et à réduire au maximum les trajets
centripètes. Sachant qu'on ne peut figer le paysage des cercles et qu'il est
sans cesse soumis aux saisons, il s'agit de préserver la paix de son esprit,
son équilibre et sa propre jouissance. Le travail sélectif doit permettre de
garder l'âme sereine. Le principe des affinités électives veut les plaisirs
les plus nombreux et de la meilleure qualité.
Chacun étant focal dans son éthique ne peut manquer, en même temps,
d'être un point dans la géographie d'autrui : nous sommes tous, pour les
autres, placés dans leurs cercles, plus ou moins proches, plus ou moins
lointains. Et les interactions se font en permanence. Si tout un chacun
préfère être au maximum de proximité avec autrui, il lui faut bien
constater qu'il n'en va pas ainsi et qu'il doit bien souvent enregistrer un
hiatus entre ce qu'il espère, ce qu'il croit et ce qu'il est loisible de
percevoir, çà et là, avec un minimum de lucidité. Dans ces allées et
venues, les sensibilités sont souvent mises à mal, notamment en matière
de trajets vers les bords : on n'accepte guère d'être évincé quand on
imagine n'être pour rien dans la décision d'éviction. Car l'amour-propre
est tel qu'il est plus facile de croire qu'on subit ainsi les effets d'humeur
de l'autre plutôt que de convenir qu'on récolte ce que l'on a semé, petit à
petit, patiemment, avec détermination, en persistant parfois dans
l'accumulation des déplaisirs à l'intention de qui agit, un jour, en
préférant la mise à distance qui pacifie à la proximité qui ajoute sans
156
cesse au malaise. En augmentant l'entropie, on accélère l'entreprise du
mort. Chacun sait que la récolte de tempête a eu le semis du vent pour
préalable.
Le principe aristocratique oblige à la prévenance, vertu cardinale d'une
éthique hédoniste. La valeur est sublime, c'est elle qui induit la nature des
relations et donne leur température aux intersubjectivités. Les affinités
électives n'ont pas d'autre objectif que la réalisation d'une arithmétique
des plaisirs dans le sens d'une augmentation des occasions de jubiler
conjointement à une diminution drastique des motifs de souffrir. A
proximité de soi, on trouvera ceux qui nous donnent le maximum de
plaisir et à qui, en retour, on tâche de rendre la pareille, au plus loin, ceux
qui ne nous fournissent que des raisons de malaise, de douleurs. En
revanche, une éthique aristocratique, sélective, pourvoyeuse de hiérarchie
entre les êtres plus ou moins valeureux crée en permanence une tension
soucieuse vers autrui. L'instrument de ce souci, de la prévenance, c'est la
politesse, principe actif dans la dynamique des cercles.
157
excellence. En tant que force architectonique, on lui doit la mise en forme
des relations humaines, la structuration des champs dévolus à
l'intersubjectivité. Elle est une métrique pourvoyeuse de la quantité, de la
qualité et du nombre des rhizomes étalés en étoile à partir de soi.
Schopenhauer en a superbement montré la généalogie dans sa fable
mettant en scène des porcs-épics * – nouvel animal de notre basse-cour
anthropologique : nous sommes en hiver, il fait froid, les animaux ont,
disons... la chair de poule. Pour éviter ce désagrément et laisser derrière
eux ce mauvais souvenir, ils décident de se rapprocher, pour se
réchauffer. Las ! Ils ont oublié leurs piquants, acérés, et la douleur qu'ils
s'infligent en tâchant de se blottir. L'alternative est simple : ou ils
choisissent la distance, et c'est le froid, mais ils évitent les blessures; ou
ils préfèrent la proximité, et c'est la danse des piquants, mais ils
échappent à la morsure du gel. Calcul des plaisirs, considération des
peines, des avantages et des inconvénients, on dirait une fable destinée
aux travaux pratiques pour voir fonctionner une bonne arithmétique des
passions. Schopenhauer opte pour la bonne distance, celle qui évitera les
excès de froid et de piqûres. Il s'agira de payer un peu de chaleur d'un peu
de désagrément et un peu de préservation de son intégrité d'un peu de
froid. Cette bonne distance, il l'appelle politesse. Il est bien clair qu'il en
va ainsi de nos rapports avec autrui : trop de proximité nous fatigue, nous
use et augmente l'entropie ; trop de distance nous isole et l'on souffre de
sa propre compagnie, trop pesante. Un grand pas vers la lucidité est fait
lorsque l'homme prend conscience que l'être humain est un animal qui
n'est fait ni pour vivre seul, ni pour vivre en groupe. Or, le groupe
commence avec l'autre. Il suffit d'un seul, et c'est déjà la communauté,
avec toutes les douleurs que cela suppose. Un progrès sera manifeste
lorsque l'on pratiquera ce pathos de la distance qui permet un mouvement
de balancier entre trop de solitude et trop de grégarité. Et il sera plus sage
encore de savoir qu'il y a moins de souffrance, dans l'économie des
plaisirs et des peines, à préférer un excès de solitude à une exagération
des rapports avec autrui. La politesse, art de la mise à distance, ou de la
mise à bonne distance, est aussi génératrice de sapience : par elle on
apprend à ne pas saturer les premiers cercles, à préférer le minimal avec
lequel il est plus facile de produire des relations de qualité, car le nombre
158
impose, par la quantité, un manque de profondeur et condamne à la
superficie.
Lorsque le vide aura été fait en vertu d'élections assurant le maximum
de jubilations échangées, partagées, il sera aisé d'user de la politesse en
constatant, dès les premiers moments, qu'elle est d'abord signe de la
prévenance, démonstration de notre propre disposition d'esprit à un
moment donné de notre relation avec autrui. Par elle, on met en acte
l'arrachement aux parts maudites négatives en débordant l'amour-propre
et en visant le jeu hédoniste dans la direction de l'autre. Elle est la preuve
du souci et suppose tension, attention et clairvoyance. La politesse est
l'art moral de l'infinitésimal : elle est aux interstices, aux articulations,
dans l'ombre d'un souffle, dans la transparence de l'ineffable ou de
l'indicible, elle scrute le geste, le moindre signe, elle veut l'extrême
clairvoyance dans les domaines les plus exigeants en finesse – l'ensemble
du corps est en jeu, la totalité des sens sont convoqués, il s'agit de voir
l'invisible, d'entendre l'inaudible, de percevoir l'infime et de distinguer la
multiplicité des variations dont sont capables une couleur, une lumière,
un son, une voix. La politesse est l'art des enquêtes microscopiques par
lesquelles il est possible d'aboutir au savoir des intentions véritables de
l'autre, du moins, à l'idée qu'on s'en fait car, malgré la sagacité ou
l'extrême habileté en la matière, il reste un nombre infini d'erreurs,
d'inapproximations possibles. Mais s'il arrive qu'on échoue à pénétrer
quelque peu les intentions d'autrui, du moins peut-on se satisfaire d'avoir
tout mis en œuvre. A ce moment-là seulement, il est possible d'éviter le
malaise qui surgit quand on sait – ou sent – qu'on a pu être négligent. La
politesse bien menée conduit à la prescience du plaisir d'autrui, condition
de possibilité, c'est une évidence, d'une relation hédoniste. Comment
vouloir le plaisir d'autrui sans savoir, au préalable, quel il peut être ? Ou
sans tâcher de supposer ce qu'il pourrait bien être ?
Dans l'hypothèse d'une maladresse, d'une incapacité à faire fonctionner
correctement la politesse, la sanction est immédiate : hic et nunc, elle
tombe. Loin des grands systèmes, des morales entendues comme des
cathédrales hiératiques, mais inhabitables, l'éthique hédoniste est
immanente. Ses effets sont dans l'instant et ne renvoient à aucun
jugement extérieur, transcendant et divin. Manquer à l'autre, oublier son
159
désir, négliger son plaisir, c'est produire illico un déplaisir. La sanction
est consubstantielle à l'acte fautif.
Par la politesse, je signale à autrui qu'il est bien consciemment et
volontairement impliqué dans la boucle qui, partant de moi, me ramènera
à moi, certes, mais non sans avoir pris la mesure de son désir et sans
avoir souhaité son plaisir, sinon contribué à le réaliser. Le bénéfice
hédoniste est visé par le souci poli, il implique un contrat sans cesse
révocable de part et d'autre, dont les modalités sont justement
susceptibles d'être déterminées par la politesse. Elle permet de prendre la
mesure du vouloir subjectif avec lequel on est en relation, puis elle rend
possible un projet jubilatoire, enfin elle autorise le passage à l'acte, la
réalisation de l'hédonisme. Aussi faut-il préciser la nature
synallagmatique de ce contrat : la politesse à destination d'autrui appelle,
suppose et exige la même à mon endroit, en retour. A défaut, la relation
s'engage sur des voies de traverse. La politesse continuée, malgré
l'inexistence d'une réponse équivalente, devient une faiblesse. Devant la
violence évidente, ouverte, elle est fautive, du moins elle n'a plus de
raison de demeurer. Lorsqu'elle a fonctionné comme principe sélectif,
elle a très vite désigné le sujet avec lequel peut s'instaurer une relation
hédoniste et celui avec lequel ce n'est pas possible. Dès la certitude d'un
défaut de symétrie, il s'agit d'abandonner la politesse pour lui préférer la
force que définit l'éviction signifiée.
Il nous faut user de la même manière avec la délicatesse et la
prévenance : il y aurait sottise à vouloir opposer de la douceur au rustre
ignorant tout scrupule et persistant dans la violence d'un égoïsme durable.
La politesse est l'instrument d'un utilitarisme bien compris dans lequel on
vise une esthétisation des relations : la longueur, la section et la qualité
des rhizomes sont en rapport avec ce que permet cet auxiliaire de
l'aristocratisation. Il s'agit donc d'établir les conditions de possibilité
d'une bonne distance, d'une relation harmonieuse et d'un équilibre des
forces éprouvé. Toutes qualités ressortissant des beaux-arts. S'il fallait un
mot pour qualifier cette science des distances dans le jeu intersubjectif, je
forgerais volontiers le néologisme d'eumétrie. Une proportion s'ensuit, en
vertu de laquelle au centre de cette géographie éthique, au plus proche de
soi, les quantités minimales et les qualités maximales peuvent être
160
enregistrées. A l'inverse, en périphérie, force est de constater qu'on y
trouverait les quantités maximales et les qualités minimales. En
éprouvant ces territoires, il serait aisé de remarquer que la liaison la plus
accomplie n'est pas sans laisser une place de choix à la circulation des
signes : en plus grand nombres, plus justes et précis, ils sont inséparables
de la relation éthique la plus fine et la plus sublime. En l'occurrence
l'amitié.
161
obligations qui ne découlent pas d'elle. En tant que telle, elle est la vertu
sublime par excellence. Car il ne saurait y avoir de normes qui la
dépassent, ou de lois qui la contiennent.
Le dessein de l'ami est la contribution à l'élaboration de soi et d'autrui
sous la forme accomplie et achevée d'une belle individualité, d'une
singularité complète. Dans la seule relation amicale le solipsisme se fait
lointain, presque oublié. Là encore, au contraire de la relation amoureuse
qui aggrave l'incommunicabilité entre les sujets. L'étymologie signale
combien l'ami se définit par la privation de soi, par le renoncement à une
partie de soi au profit de l'autre entendu comme ce fragment de nous qui
fait maintenant défaut. L'amitié sectionne l'amour-propre pour installer
dans la coupure ainsi pratiquée les premières forces qui, se cristallisant,
donneront le rhizome essentiel. Ainsi, plus jamais la solitude ne sera
comme auparavant. En ses bouffées les plus ardentes, les plus
destructrices, la sensation d'être seul disparaît au profit d'une douceur
pratiquement acquise et d'une bienveillance toujours disponible – ce qui
n'exclut ni la sévérité ni la rigueur, au contraire.
Parce qu'elle est une contradiction flagrante au principe démocratique
et égalitaire, elle a déplu fortement à la Révolution française qui a
souhaité la codifier. La meilleure façon d'anéantir une force redoutée
dans ses effets asociaux, c'est de lui réserver une seule existence sociale.
Saint-Just a été le thuriféraire de cette entreprise réductrice. Faut-il rire
ou frémir en lisant le projet de l'archange révolutionnaire ? Je ne sais.
Quoique je tende à frémir plutôt. D'abord, la république à la mode Saint-
Just bannit quiconque déclare ne pas croire à l'amitié, qu'on se le dise.
Ensuite, une fête est réservée à cette vertu le premier jour de Ventôse.
Tous sacrifient à la divinité. A cette occasion, annuelle donc, chacun est
tenu de déclarer, publiquement et avec toute la solennité requise,
l'identité et le nom de ses amis. Par ailleurs, si une rupture est constatée
entre deux amis, il faut, selon le même principe, en informer les autorités,
et le public, auxquels les raisons de cet éloignement seront explicitées.
Dans le cas où l'un des deux comparses aurait commis un crime, son alter
ego serait banni. Lorsque l'un des deux meurt, le deuil est porté par celui
qui survit, bien sûr, mais le défunt ne sera enseveli que dans une tombe
creusée par les mains mêmes du plus vivant des deux. A la mort du
162
deuxième larron, le tombeau est ouvert pour que reposent en paix, et pour
l'éternité, les deux êtres ainsi retrouvés. Faut-il redouter pareille
puissance pour lui imposer de la sorte les formes dans lesquelles elle est
censée s'épanouir au mieux !
On peut imaginer que les amateurs de société transparente ont craint
l'amitié pour ce qu'elle génère d'opacité entre les deux êtres et le reste de
la cité. Car entre eux se solidifie une micro-société dans laquelle tout est
commun : destins, passions, projets, passé, craintes, douleurs, peines,
jubilations. Et tout organisme indépendant d'un léviathan social semble se
nourrir de lui, en parasite, phagocytant la belle unité sociale. Car l'amitié
véritable est au-dessus des lois, du droit, de la loi, des instances sociales
qu'elles aient nom Famille ou Patrie, Etat ou Nation. On est ami avant
d'être citoyen et, parfois malgré et contre l'état de citoyen. D'où sa
radicale fonction atomique et son caractère asocial.
Dans l'Antiquité, elle fut une vertu cardinale, mais s'intégrait dans une
civilisation misogyne, régulant les rapports des hommes entre eux, sur le
mode de la qualité virile et dans une parfaite symbiose avec les impératifs
sociaux. Les Grecs et les Romains ont voulu l'amitié comme une vertu
spécifique augmentant l'inscription de l'homme dans la cité, dans la vie
active de leur polis et urbs respectifs. Vertu guerrière, d'une virilité
spartiate, quand elle n'est pas purement et simplement homosexuelle, elle
est héroïque et se fait la modalité idéale de la relation à autrui. Datée, elle
est une forme historique de l'intersubjectivité masculine, ce qui réduit
d'autant la possibilité d'en démarquer sans réserve les façons pour notre
xxe siècle finissant.
163
vie familiale cellulaire tiennent la place occupés par feu les microsociétés
générées par l'amitié. Elle doit se contenter des portions congrues, du
temps laissé par le labeur et la famille. L'oisiveté fait défaut, le loisir
manque véritablement, l'amitié doit faire avec des heures comptées, ou
alors, intégrées dans celles qui vont à la famille. Peut mieux faire...
Car cette souveraine complicité a besoin de temps. Et l'on pourrait
reprendre à notre compte la vieille idée en vertu de laquelle il n'existe pas
d'amitié, en tant que telle, mais seulement des preuves d'amitié, toutes
données dans des instants, des moments, développés sur la longue durée.
Jamais acquise absolument, elle est à construire sans cesse par des signes,
des indications, des démonstrations. C'est dans cette mesure que
l'écoulement des années, en ce qui la concerne, est un facteur
d'embellissement. Rarement elle supporte l'éloignement ou l'installation
du silence ou le défaut de temps. Elle périt de négligence et d'absence de
raison d'être, car elle n'est pas un sentiment éthéré sans relation avec ses
conditions d'exercice. La mort, en revanche, arrête la passion dans l'état
où elle est : Patrocle et La Boétie seront, de la part d'Achille et de
Montaigne, l'objet d'un rare dévouement, d'une fidélité remarquable.
L'œuvre entier du philosophe de Bordeaux est un tombeau à la mémoire
de l'ombre. Je songe, aujourd'hui, à ce que Deleuze, parlant de Félix
Guattari, appelle une écriture à quatre mains pour dire le lien qui les
unissait – les unit. La mort de l'ami est un trou dans l'âme, impossible à
combler, le même qui se trouve rempli lorsque l'amitié paraît.
En effet, à l'origine de cette vertu noble, on trouve le manque, la même
incomplétude que celle dont Aristophane parle dans le banquet de
Platon : défaut de perfection, solitude, angoisse et vide gisant au milieu
de soi. Expériences douloureuses du solipsisme, isolement métaphysique,
conscience de ses possibilités et savoir de ses limites, toutes ces
certitudes malheureuses conduisent à un sentiment de malaise que
l'amitié comble. Car elle est partage de cette intraitable mélancolie, tout
comme elle est participation aux excès, aux débordements, à tout ce qui
menace expansion en soi. En elle se font les équilibres obtenus par une
économie des dons et des présents reçus. Elle est besoin de recevoir et
jubilation à donner dans l'exacte relation d'échanges affinés et
privilégiés : aucune intersubjectivité ne pourrait se prévaloir de l'amitié
164
qui vivrait hors les confidences et la complicité. L'ami est le seul à
détenir des secrets, l'unique à savoir l'indicible. Le terme ne se conjugue
pas, et je l'imagine mal au pluriel.
L'amitié restaure les équilibres intérieurs, soit en évitant les
mouvements excessifs vers le bas, de même pour ceux qui visent le haut :
elle conjure les dépressions, au sens physique du terme, tout autant que
les pressions trop fortes. En quelque sorte, elle est une science singulière,
un art thermodynamique. Les plaisirs et les douleurs qui menaceraient
d'abîmer l'âme sont ainsi désamorcés par le partage, la confidence. D'où
l'extrême modernité des analyses de François Bacon qui définit l'amitié
comme un sentiment apparenté à la confession auriculaire dont elle
procède. Pour lui, ne pas avoir d'ami, c'est être un cannibale qui dévore
son propre cœur, car l'amitié est l'art d'amoindrir les douleurs et de
pulvériser les calculs. En tant que telle, sa nature cathartique est
indéniable, elle aide à vivre en installant l'équilibre, la paix intérieure,
l'ordre dans une âme où menaçaient le déséquilibre, la guerre avec soi-
même et le chaos. Dans le registre hédoniste, l'amitié est principe
d'harmonie par lequel, en réalisant le partage des affects, on augmente les
joies et l'on diminue les douleurs de l'aimé tout autant que les siennes.
L'amoindrissement de la peine engage immédiatement l'augmentation de
jouissance.
En d'autres cas, ainsi de l'indécision, de l'interdiction devant des choix
ou une alternative, l'amitié est un facteur de clarification. Soit parce que
autrui donne lui-même et directement des avis, des conseils, des
jugements, soit parce qu'en écoutant, en pratiquant cette confession
auriculaire, il permet au sujet indécis qui formule ses problèmes de
trouver tout seul une solution. Car formuler, c'est mettre en ordre,
construire, produire du sens et avancer vers la résolution. L'oreille amie
est l'occasion d'une conceptualisation qui ne se serait pas faite sans elle.
En franchissant les limites qui contiennent les enchevêtrements, les parts
d'ombre, les dynamiques obscures, le langage est auxiliaire de clarté et de
distinction. Le verbe a toujours été contemporain de toute création, il est
ce par quoi advient le logos. Le langage est un grand démiurge, l'amitié
est son laboratoire. La psychanalyse fera l'usage que l'on sait des vertus
cathartiques de la parole après que la confession auriculaire aura été
165
pratiquée, comme on ne l'ignore plus, par plusieurs siècles de
christianisme triomphant. Qu'advienne une logique langagière laïque,
immanente, hédoniste, rebelle aux codifications et individualiste, l'amitié
en fournira le prétexte, les formes et l'occasion. Elle est un cordial. J'aime
ce mot qui, par son étymologie, rappelle qu'on peut faciliter le
fonctionnement du cœur, rendre moins douloureuses les effusions
pathétiques. Elle est un régulateur des passions et se manifeste, comme la
politesse, dans un nombre incalculable de faits et gestes, secours et
soulagements, intentions et délicatesses. Le condouloir est son principe,
la parole son véhicule en tant qu'elle est manifestation de sentiments, de
sensations, de désirs, de craintes, mais aussi dans la mesure où elle
annonce une pratique, des actes, des effets immanents dans le réel et le
quotidien. La parole est métaphorique : elle peut aussi s'entendre comme
l'ensemble des signes émis dans la direction d'autrui. Le sourire, le
regard, le silence, la présence sont autant de paroles, bien sûr. Et là, peut-
être plus qu'ailleurs, s'expriment les quintessences subjectives. Une
présence minérale, par exemple, une disponibilité totale dont pourtant nul
n'abuse, sont les indices d'une amitié qui irradie. J'y vois la possibilité de
redéfinir la virilité, loin des scories qui font disparaître jusqu'au sens
premier : est viril ce qui manifeste l'essence de l'homme, en tant
qu'espèce tendue vers le sublime, visant l'arrachement au terreau naturel
dont elle procède. Est viril le geste androphore, qu'on veuille bien me
passer le néologisme, j'aime ce mot qui, dans le domaine d'Eros, fait le
pendant au psychopompe dans le territoire de Thanatos. Porteur d'homme
et de ses douleurs, de ses peines, des charges qui alourdissent sa marche,
soutien du fardeau de qui l'on aime, recours permanent : Sisyphe épaulé.
166
se stratifient des souvenirs heureux ou malheureux, des enfances perdues
ou des éducations négligées. Tout mot utilisé dans la bouche de l'un est
un univers entier à destination d'une oreille, elle aussi médiatisée par un
monde, celui d'autrui. Or, les mots sont vivants, d'abord dans l'histoire
générale de leur utilisation, puis, dans l'histoire particulière, maniés par
des singularités toutes marquées par leur biographie. Combien ont
recours à des mots dont ils ignorent absolument le sens, bien que croyant
en maîtriser la définition, le contenu ? Le pire n'est pas dans l'ignorance,
mais dans l'illusion de savoir. De l'étymologie, la généalogie du concept,
à l'usage, la perversion de celui-ci, s'installent des parasites en grand
nombre. Entre le signifiant et le signifié se creuse un divorce de plus en
plus grand. Involontaire, parfois, mais volontaire, souvent. Il est du
registre de l'éthique d'avoir souci de ce délire.
Le verbe est extrêmement puissant dans l'économie des cercles
éthiques. Devant l'inconséquence que permet un usage sauvage du
vocabulaire, il s'agit de rematérialiser la parole. Contre le nihilisme
verbal qui fait des ravages et en vertu duquel le mot n'est rien, n'a aucune
valeur, n'annonce aucune action et se contente d'être paradoxalement
viduité, il faut promouvoir un matérialisme linguistique dont le principe
résiderait dans un lien nouveau entre le mot et le sens, le verbe et l'acte. Il
permettrait l'avènement de ce que les linguistes appellent le registre du
performatif* .
Notre époque est celle des glossolalies. Mais à la différence de saint
Pierre qui bénéficiait des avantages de la Pentecôte – ce qui n'arrive pas
tous les jours –, il y a peu de chance pour que, soudainement, nous nous
mettions à comprendre les langues que nous ne pratiquons pas. D'autant
que celles qui triomphent aujourd'hui sont des créations uniques,
entièrement soumises à leurs créateurs, ce qui rend toute possibilité de
communiquer encore plus improbable. Qu'on se souvienne de
l'étymologie de barbare : elle désigne celui dont les sons articulés ne
produisent, pour tout effet, qu'un ensemble de phonèmes insensés,
incompréhensibles. Nous sommes sous le règne des barbares. Chacun
s'enferme dans son monde, avec son langage, ses mots, qui n'ont de sens
que pour lui. Pourtant, c'est avec ce petit bagage mensonger qu'il va
167
tenter de régler ses problèmes d'intersubjectivité. Que de malentendus, là
encore au sens étymologique, vont procéder de cette impéritie !
Les mots sont donc presque morts, parce que vidés de leur sens à cause
d'une incapacité des institutions – familiales, scolaires et sociales – à
mettre en perspective, d'une manière rigoureuse, signifiant et signifié,
verbe et contenu. Cet état de fait est amplifié par l'ignorance dans
laquelle sont ceux qui naviguent en plein illettrisme et se veulent pourtant
lettrés, persistent à faire de leur sabir un mode d'interaction
communautaire. En résulte l'incapacité à vivre une relation éthique digne
de ce nom et la condamnation, en ce qui les concerne, à vivre dans
l'imprécision, maîtrisés et circonscrits par le réel, qu'ils ne savent bien
nommer, donc comprendre. La caste des barbares familiers de
glossolalies est donc riche d'innocents, dans l'hypothèse qui leur est la
plus favorable. Mais il existe également, parmi ceux-là, des individus
moins niais qu'il n'y paraît et qui font de cette babélisation un argument
pour leur immoralité. La déliquescence langagière sert leur volonté
d'empire sur le monde, les autres, le réel.
Le prototype de la glossolalie volontaire est Don Juan * qui pratique,
san vergogne, un machiavélisme linguistique outrancier pour berner ceux
qu'il rencontre, ici son père, là les femmes, ailleurs des valets ou des
inconnus. Séduire par le mensonge est son dessein – quand il est si facile
de parvenir aux mêmes fins en faisant l'économie de la tromperie. Là où
le commandeur est parole chevaleresque, emblème du performatif,
langage incarné et discours indissolublement métamorphosé en acte, Don
Juan est parole fourbe, séduisante, légère et vide d'effet annoncé. Le
réaliste qui promet les enfers et les ouvre sous les pieds de qui s'y destine,
et le nihiliste qui échappe à ses créanciers – de l'usurier à la femme à qui
il aura promis le mariage – par un verbe enjôleur, sont les illustrations
caractéristiques des comportements possibles devant le langage. L'esprit
chevaleresque contre la facilité barbare. La parole de Don Juan vise à
produire un enchantement, une tromperie. L'autonomie du signifiant lui
permet de jouer et d'abuser de ses interlocuteurs qui imaginent la liaison
du mot avec des effets dans le réel. L'abuseur de Séville, comme on
l'appelle aussi, pratique une schizophrénie caractéristique de notre
époque ; elle met en œuvre l'injonction baroque de l'honnête
168
dissimulation dans le seul but d'affirmer la toute-puissance du moi contre
autrui, malgré lui.
Dans les cercles éthiques, la politesse est un principe sélectif, mais le
mode d'usage du langage également. A partir de la conséquence, ou de
l'inconséquence d'autrui, on pourra pratiquer l'élection, ou l'éviction.
L'hédonisme est impossible à réaliser si le verbe est démonétisé, monnaie
de singe – toujours le bestiaire. Pas de morale jubilatoire sans la précision
de ses intentions, d'une part, et sans la réalisation de celles-ci, une fois les
choses dites, d'autre part. Pour éviter les désagréments et tâcher de
produire le plaisir, l'hédoniste se doit de dire ce qu'il fait et de faire ce
qu'il dit. A charge, pour autrui, d'agir en conséquence, et de mettre en
œuvre les logiques qui lui permettront les sentiments centrifuges ou les
pratiques exclusives. Le mensonge n'est pas utile, il suffit de manifester
ses désirs : dans le pire des cas, on essuie une simple fin de non-recevoir,
au mieux, on élabore des jubilations en commun. Quoi qu'il en soit, les
choses étant précisées, chacun sait ce qu'il peut attendre, espérer,
escompter et donner. La pratique du performatif est hédoniste parce
qu'elle évite les douleurs consubstantielles aux malentendus directs et
volontaires ou indirects et involontaires. Aussi faut-il préciser que,
personne n'étant obligé de faire une promesse, quiconque l'a faite est tenu
de l'honorer. Personne n'est tenu de révéler, de parler, d'énoncer, de
promettre, mais quiconque s'est ainsi manifesté doit être conséquent, et
agir dans la direction indiquée. Car tout mot dit doit annoncer un acte à
venir.
De même que la politesse est un art de l'infinitésimal, le langage
suppose la capacité à distinguer le minimal. Chaque mot a son sens, il est
lourd de promesses particulières, singulières. Pas plus qu'il ne dit au-delà
de ce qu'il signifie, il n'exprime en deçà de son sens. Le vocabulaire
permet, dans sa richesse, dans l'infinité des combinaisons qu'il autorise,
un nombre incalculable de variations qui rendent possible l'expression
des nuances, des subtilités, des finesses. D'où la nécessité, dans une
relation intersubjective, d'un souci du sens véritable. Le bovarysme nous
porte à préférer ce qui n'a pas été dit, mais qu'on n'aura pas voulu
entendre. Le déni se fait également sur le mode linguistique : il suppose
d'être plus ouvert à soi-même et à ses désirs qu'à autrui, et à ce qu'il veut
169
transmettre. Ou, d'une autre manière, il est manifeste lorsqu'il n'est pas
évident d'accorder de crédit à ce qui aura été dit par l'un sous prétexte
qu'on se propose de le faire changer d'avis et de rendre caduques ses
affirmations. Nous avons tendance à ne pas croire l'autre parce que notre
volonté est de modifier son opinion et que discréditer le présent réel au
profit d'un futur hypothétique devient un jeu d'enfant. Dans cette
distorsion s'installe le malentendu. A ne pas savoir écouter, on s'expose à
ne pas être entendu. L'hédonisme est prévenance des intentions
manifestes, non dans l'hypothèse et l'illusion, mais dans la pratique et la
réalité. Le bovarysme linguistique est tout entier fabriqué par l'amour-
propre, il désigne l'incapacité à une relation authentique au monde. Le
sujet ne ment plus à l'autre, mais à lui-même.
En rematérialisant la parole, on retrouve le geste primitif mis en
exergue par toutes les mythologies lorsqu'elles font la genèse de leurs
cosmogonies : la parole est fondatrice, elle permet l'avènement du sens et
de la forme dans le chaos. La parole est une énergie spermatique. Dans le
serment*, par exemple, elle est toute-puissance, tout autant que dans la
cérémonie de l'adoubement. Le parjure fait craindre les malédictions les
plus terribles : les Grecs faisaient leurs serments en sacrifiant un animal
préfigurant le sort de qui ne respecterait pas la parole donnée. Hésiode
rapporte qu'un engagement pris par l'eau du Styx était payé, en cas de
non-respect, d'une année sans voix et sans souffle.
Car la parole est une monnaie qui, elle aussi, peut être dite dévaluée,
décriée, divisionnaire – de faible valeur –, obsidionale – au cours limité
dans l'enceinte d'une ville assiégée –, fiduciaire ou scripturale. C'est
selon. Et de la même manière qu'une altération, une falsification de
monnaie, amène de graves troubles économiques, toute démonétisation
linguistique induit des perturbations radicales dans les relations entre les
hommes. Une monnaie est dite trébuchante lorsqu'elle est correcte au
poids; de même appelle-t-on point secret les signes distinctifs gravés sur
une pièce pour la distinguer des fausses valeurs en cours : j'aimerais que
dans une perspective éthique nous puissions œuvrer dans le sens d'une
émergence de paroles trébuchantes ; par ailleurs, une éthique soucieuse
d'effets hédonistes devrait user de recours aux points secrets par
l'intermédiaire de la remise à flot du principe de conséquence. Le
170
performatif, tout comme la politesse dont elle participe, doit devenir un
principe sélectif. Son usage ou son mépris devraient contribuer à la
dynamique des cercles éthiques, de sorte que les faux-monnayeurs du
langage se verraient écartés, mis à part, évincés vers la périphérie de la
géographie aristocratique. Quand aucune communication n'est possible, il
faut renoncer à l'intersubjectivité, sous peine d'aller vers des souffrances,
des malaises perpétuels, des douleurs qui augmentent lorsque l'ont veut
les circonscrire d'abord, pour les réduire ensuite, vainement.
Il serait bon de saisir la précarité de toute relation langagière qui ne
prend pas modèle sur le performatif en suivant, à la trace, les effets
éthiques produits par la subversion du langage dans l'humour, l'ironie *
ou le cynisme : combien de plaisanteries installent le malaise quand elles
ne sont pas entendues telles qu'elles ont été prononcées ? Fabriquées dans
le jeu et la dérision, elles font l'effet de déflagrations quand elles sont
perçues hors le contexte ludique. Dans le délire verbal volontaire entrent
en considération des sublimations de l'agressivité, des déconstructions
réelles, des fusées fabriquées avec l'instinct, l'esprit joueur, l'âme naïve, le
tout dans l'hypothèse que le récepteur entendra la distorsion et qu'il sera
capable de restaurer ce qu'il faut véritablement saisir. Le jeu avec
l'intelligence d'autrui suppose une capacité au moins égale chez les
protagonistes à subvertir le langage, dans le dessein de brosser un portrait
fidèle de ce que l'on veut montrer. L'ironie est jeu avec le jeu dans le but
de faire émerger le sérieux, sous forme paradoxale, là où on ne l'attendait
plus. Elle déstabilise pour asseoir, elle détruit pour construire. Et,
souvent, le temps d'arrêt et de réflexion pour les meilleurs – et l'on est
d'autant meilleur que ce temps est bref –, un temps infini pour les autres –
avec explication pour les moins bons – sont utiles pour expérimenter le
déséquilibre avant retour à un nouvel ordre, supérieur parce que
procédant d'une volonté subtile. L'ironie est plus sévère encore que
l'humour – plus doux, moins agressif – dans la direction du malaise. Elle
s'appuie sur le malentendu volontaire, mis en œuvre à dessein : combien
de ravages produit-elle ? Combien de douleurs inflige-t-elle ? Tant et si
bien qu'elle n'est utilisable, là encore, que comme un principe sélectif,
avec ceux qui l'entendent. Les virtuosités langagières exigent des
interlocuteurs qui en sont dignes. Or, chaque relation à autrui, en tant
171
qu'elle est médiatisée par la parole, suppose un minimum de talent et de
dextérité. A défaut, là encore, la relation éthique est contrariée, voire
impossible. Ceux qui ne savent ni ne peuvent jouer, comprendre les sous-
entendus, l'humour, l'ironie, les métaphores et autres jeux de langage sont
incapables de faire coïncider le monde et les mots qui le désignent dans
ses détails. Pas plus, donc, ils ne savent faire se correspondre les
déclarations et les actes. Le langage est, pour eux, une prison dorée, un
instrument pervers qui les détruit et les déconsidère au fur et à mesure
qu'ils en font usage.
172
les corps est redevable des mêmes principes éthiques que ceux qui
légifèrent en matière d'esprit, d'âmes.
Dans cet ordre d'idées, j'aime me souvenir de l'érotique des
troubadours * et de la pratique de l'amour courtois. Les femmes n'y sont
pas des objets, mais des sujets auxquels on n'a de cesse de montrer leur
nature subjective. Je songe aux épreuves qu'étaient l'assays ou l'asag qui
supposaient l'homme capable d'une maîtrise telle qu'il devait pouvoir
regarder sa belle se déshabillant, nue, se coucher, près de son corps et n'y
point toucher autrement que sur le mode de la douceur. Tout était permis,
hors l'union sexuelle dans sa définition classique. Le rapport était
spiritualisé, sublimé, esthétisé. L'épreuve avait pour but de mesurer le
degré de maîtrise dont était capable l'homme amoureux : incapable, il
montre l'empire des sens sur lui, capable, il montre son empire sur ses
sens. La douceur est capacité à différer, à vouloir dans le temps élu les
effets qu'on entend produire sur soi aussi bien que sur autrui. La maîtrise
ne vise pas la continence pure, l'ascétisme complet, mais le triomphe du
vouloir jusqu'à ce que décision soit prise de s'abandonner. Le bouddhisme
tantrique a fait de la rétention spermatique une pratique qui décuple et
grandit : les troubadours la pratiquaient également. L'économie devient
dépense fastueuse, parce que signe du triomphe de la volonté sur les parts
animales.
Dans la mise à l'épreuve, les troubadours expérimentaient le joy, plaisir
pris à la sculpture de soi et de ses énergies sexuelles, jubilation, dans
l'érotique tardive (XIIIe siècle), à anticiper, plaisir présent issu de l'idée
qu'on se fait d'un plaisir à venir. La jouissance qui n'est pas aussi
cérébrale n'est qu'une décharge neutre d'énergies tristes. L'éternelle
supériorité des femmes sur les hommes, leur perpétuelle grandeur
consistent en cette association quasi permanente, chez elle, du cérébral,
du mental, du spirituel et du corps. Les hommes, en cela plus proches de
l'animal, peuvent dissocier le corps et l'âme, les deux registres pouvant,
malheureusement, fonctionner l'un sans l'autre. L'ignorance de ces deux
modes radicalement différents conduit à l'ensemble des malentendus sur
ce terrain. L'une vise le sublime auquel l'autre n'aspire que parfois. En
revanche, bovarysme supplémentaire, et retour du paradoxe, l'une
imagine que le sublime peut, la plupart du temps, se cristalliser dans le
173
couple, que sanctionne la maternité, quand l'autre ne veut rien de tout
cela. Et les troubadours, qui savaient que la meilleure façon de détruire
l'amour est de l'encager dans une coexistence visant la cohabitation, ont
fait l'éloge de l'enamourement qui veut la durée du sentiment, sa
persistance en le confinant dans le secret, la complicité.
Pour une érotique contemporaine, René Nelli, auquel on doit les
analyses les plus fines sur celle des troubadours, appelait à une
réactualisation des principes occitans et invitait à changer d'amour, autant
que faire se pourrait, avec l'obligation de ne jamais soumettre la sexualité
à autre chose que lui. D'où son goût, à l'époque, pour l'amour fou tel que
l'enseignaient les surréalistes : amour sublime, attachement total et subit à
un seul être, unique, envers et contre tout, soumission de la réalité au
désir et au plaisir. Ainsi se déploie la beauté convulsive... C'est pourquoi,
vivant le plus sereinement possible dans l'imminence de ma mort, je
songe à ce qui, dans mon musée imaginaire, relie la Korê d'Euthydikos,
une tête d'éphèbe que j'aime, l'Athéna d'Égine, le saint Jean dans le désert
de Vinci – dont on dit, depuis peu, qu'il pourrait bien s'agir d'un Bacchus,
ce qui n'est pas pour me déplaire –, le sarcophage des époux de Cerveteri,
la tête d'Hermès et l'Apollon de Véies : le sourire...
174
CODA
Le rendez-vous bergamasque
175
doublés, puis contrebasse magnifiaient le tellurique et la noirceur des
âmes perdues pour la raison.
Sous le gel, encore, et la neige, toujours, je ne vis pas la presqu'île de
Chasté, le rocher de la révélation de l'Eternel retour, ni le chemin qui
longe le lac et conduit de Sils à Maloja. Pas plus, je ne sus quels bleus et
verts hantent les eaux froides et claires. Transi, fatigué par le voyage, je
fus seulement parcouru de frissons dont je ne pus savoir s'ils trahissaient
le corps fourbu ou l'âme saisie par les ombres du lieu, les mânes au
souffle glacial. Cette fois-ci, Sils se refusa, mystérieuse et souveraine.
J'y revins sous un ciel d'été, non loin de la date anniversaire de la mort
du philosophe, à la fin d'un mois d'août brûlant qui avait exacerbé les
couleurs, les senteurs et les formes. Quelques kilomètres avant le village,
je fis une halte en montagne pour savourer l'immensité et l'absence des
hommes : des rochers et des campanules bleues, un torrent qui arrachait
au sol ses pierres et sa rudesse. L'eau était glaciale, claire, et dansait de
trou en trou, d'aspérité en aspérité. Elle descendait des cimes avec
violence et ne trouverait le calme que bien plus bas, dans l'un de ces lacs
où reposent les eaux noires de l'hiver, vertes et bleues de l'été, mélangées,
en toutes saisons, aux raisons perdues d'un philosophe, d'un danseur et
d'un rêveur de mots – Nietzsche, Nijinski et Klima.
Malgré le fracas des eaux en ébullitions froides et les gerbes ou les
petits paquets liquides bruyants, j'entendis un oiseau de proie. L'aigle de
Zarathoustra ? Je ne le vis pas. La lumière était blanche et brûlait les
yeux. Le regard se perdait dans le poème céleste. Les pupilles grillées, les
paupières abîmées, je dus renoncer à chercher l'image, et me contenter de
l'ombre faite cri. Aigle, vautour ou balbuzard, huir de milan royal ou de
circaète, la stridence persista, l'animal fut invisible, j'entrais au royaume
de Nietzsche sous les auspices d'un bestiaire complice.
Plus bas, ce fut Sils, encore à six mille pieds au-dessus de la mer,
voisine des cimes fleurissant des gemmes et des torrents glacés. Construit
le long d'une veine d'eau bouillonnante, blanche et verte à la fois, chargé
des ombres venues du plus haut de la montagne, décollées aux âmes de
pierre, empruntées aux neiges les plus préhistoriques, le village est placé
au creux des plis faits par les montagnes – comme des commissures de
peaux congelées, des rides de terre et de pierre. A l'ombre du clocher
176
blanc, les maisons absorbent la chaleur de l'été et se gorgent de l'énergie
d'un soleil dispendieux. Les poumons savent, à la fraîcheur qui les emplit
lors de chaque inspiration, combien la lumière est un composé de
fournaise et de banquise, au point d'intersection, quand on ne sait plus
distinguer et qu'on imagine d'immenses chaleurs qui congèlent ou de très
grands froids qui brûlent.
La ligne des cimes est presque antédiluvienne et les crêtes sont des
variations de tempéraments. Aiguilles et creux, pointes et cavités, les
découpes, impassibles, variaient dans leur jeu avec les lumières : aurores,
crépuscules, brumes et chaleurs, matinées et fins d'après-midi, chaque
moment permettait des variations sur le thème de l'obscurcissement, de
l'éclairage, de l'estompe. Les teintes minérales se décomposent :
camaïeux d'ocre, de terre d'ombre, de brun et de marron. La roche
absorbe les frémissements du crépuscule, elle se fortifie des nuitées et
réapparaît, le lendemain matin, riche de l'énergie des nuits. En plein jour,
elle tait l'évidence, mais vibre au regard complice.
Zarathoustra vit le jour dans ces éléments composés, dans cette
copulation alchimique dont surgit, d'abord, un marécage, sec après
l'équinoxe d'été, et qui ne trahit l'hydrophilie que par les mousses et les
herbes grillées. Le pas est souple, il invite à la danse. La matérialité se
transmue, la légèreté impose aux gestes des élégances à nulles autres
pareilles. J'imagine volontiers l'âme déjà déliée de Nietzsche connaissant
les plaisirs d'une apesanteur qui ira croissant jusqu'à l'envol, de l'autre
côté du miroir. Lui qui ne voulait croire qu'à un dieu qui fût danseur a dû
trouver dans ces herbes sèches et souples un tapis à la dimension des
joutes de Dionysos avec l'élément : chassé, déchassé, fouetté et jeté, la
chorégraphie divine a pu, ici, augurer.
Avant l'eau du lac, après l'air de l'herbe, de grandes herbes souples,
grasses et longues ondulent au vent. Elles plient, ploient, courbent et se
relèvent avant d'obéir aux nécessités du souffle, repartant, uniformes,
dans les sens opposé. L'air est violent, puissant, il tombe des montagnes
et se renforce des ascendances, des flux et des courants pour redoubler
d'intensité. Dans cette exubérance éolienne, capricieuse et fantasque, un
enfant fait claquer la voilure d'un cerf-volant. Le tissu, gorgé de
promesses, gonflé d'énergie, dessine voltes et virevoltes, arabesques et
177
cabrioles. L'objet aux couleurs vives fuse, puis choit, renaît et part
ailleurs, le tout dans une célérité qui piège le regard. Dans la trame du
tissu qui claque, il y a les bruits d'une âme qui craque – celle de
Nietzsche brisé par les assauts de la pensée qui se fait en lui. Son esprit
est une cathédrale qui menace de s'effondrer et d'emporter avec elle ses
secrets, ses trésors et ses promesses. La charpente mentale souffre, les
étais branlent et le vent continue de s'engouffrer. Le cerf-volant poursuit
ses transes au bout des bras de l'enfant; il vrombit, claque et souffle. Le
filin auquel il est retenu est invisible. L'aile paraît déliée, libre et
soliloquant avec l'azur. On ne voit que les folies de ce papillon sans âme,
aveugle et frôlant dangereusement le sol, inquiet sur l'arabesque à venir
qui pourrait être fatale. Il suffit d'attendre, même les cerfs-volants
trépassent. Le mauvais geste ou le vent rabatteur, le caprice de la toile ou
le mélange des misères a bientôt raison de l'objet qui pique, rase le sol,
tombe et va se ficher dans la terre. Grande carcasse d'albatros échoué –
métaphore soudain explicite du moment où la raison quitte le corps de
Nietzsche pour aller se perdre dans les eaux glacées d'un Styx où nagent
déjà d'autres souffles naufragés.
Plus loin, là où le vent ne souffle pas, occupé qu'il est à troubler le
dessein des cerfs-volants, les parfums se dégagent légèrement, troublants
par leurs complexités, précieux par leurs fragrances fragiles : le soleil
grille les herbes, dégage les arômes qui, volatilisés, se dispersent vers les
cimes. Au sommet, ce sont les gentianes bleues, mais là, près des eaux
presque lissées, ce sont des œillets sauvages, des coquelicots et des
bleuets, les premiers paraissant revêtus d'une couleur qui s'obtiendrait par
le mélange des deux dernières : violet, mauve ou parme. Les lupins, les
marguerites et les campanules, les chardons d'argent et les silènes roses.
Des myrtilles, aussi, qui tachent les mains, inscrivant dans les paumes
d'indéchiffrables textes violets qui rappellent l'encre avec laquelle, enfant
j'appris à écrire. Les résineux saturent l'air de parfums sucrés, ronds. Des
pommes de pin suinte une résine qui colle aux doigts, parfume la bouche
quand on la porte à ses lèvres. Le tout dans un silence assourdissant –
celui qui envahit la tête, les nuits d'insomnie, et fait siffler le sang dans le
pavillon des oreilles.
178
Je marche, confondu à toutes les sensations qui me sollicitent, sentant,
goûtant, entendant, touchant, voyant avec avidité, passivité, me faisant
réceptacle des informations, l'esprit tout entier tendu vers l'émotion –
authentique pathétique pour une âme hédoniste. Le long du lac de Sils, un
sentier accompagne la berge quelque temps, jusqu'à un trou pratiqué dans
la montagne et qui ouvre sur un couloir de ténèbres duquel surgit un vent
glacial. Le corps accroché à la roche, le buste penché vers cette plaie
dans la matière, je suis saisi par la température polaire : une faille
débouche là qui prend sa naissance dans la montagne. D'ici sortent les
haleines telluriques glaciaires. Mon mouvement de recul me fait trouver
douce la tiédeur du petit matin. C'est au sortir de ce couloir de vent
étrange qu'un adolescent italien s'est noyé : sa photo, incrustée dans un
émail funèbre, le montre dans toute sa jeunesse, tel que la mort l'a requis.
Son nom, ses dates – un destin réduit à sa plus simple expression. L'eau
est trompeuse et sa couleur enjôleuse : bleus et verts se partagent les
dominances. Les yeux pers de Minerve – je songe à l'iris bleu de mon
père et aux regards qui se nourrissent de cette bleuité qui me trouble
toujours. La preuve est faite qu'on peut se perdre et mourir en de si
piégeantes beautés.
Vers Maloja, le chemin traverse un hameau de bois et de pierres, l'âme
presque couverte par le fracas des eaux qui tombent en cascade, venues
de la montagne. Déséquilibrée, chutant de haut, volatilisée, pulvérisée,
elle envahit la béance créée par les anfractuosités de la roche. L'air est
saturé d'embruns glacés qui voltigent. La lumière épouse les brouillards
aussi bien que les réfractions. Les remous sont puissants, la force qui se
dégage des éléments est communicative et les bouillonnements de l'eau
attirent mon regard, le fixent et le figent. L'eau se mêle à la montagne, le
dynamisme à l'impassibilité et le ciel se fait écume. Comme une
dialectique ascendante, une procession plotinienne inversée, le liquide se
matérialise, s'incarne et génère une cristallisation : l'impermanence du
flux devient l'immutabilité des pierres. Figuration romantique de l'éternel
retour, du Même et de l'Autre intriqués, imbriqués. La cascade est le
champ minéral des dieux, un jeu où Titans, ces fils d'Ouranos le Ciel et
de Gaïa la Terre, se rient des rocs et des eaux. La colonne d'air dans
laquelle s'effectuent ces travaux de matière absorbe les bruits de la vie
179
pour ne restituer qu'un incessant vacarme. La brutalité de l'avalanche
contraste avec la quiétude du lac, à proximité : le temps adoucit et
travaille l'esprit des liquides. Du glacier aux eaux profondes, on peut lire
toute l'histoire qui conduit, via les masques, de Dionysos à Apollon – de
l'énergie pure à la forme.
Les quelques maisons sentent la résine des pins avec lesquels elles sont
bâties. Les troncs suintent encore. Les toits sont de pierres schisteuses,
plates, stratifiées et posées en piles. Reflets verts et d'argent, feuilletés de
mémoire et complices du soleil. Pas de rues, mais de la terre, de l'herbe
ou un tas de fumier. Dans les champs, les vaches paissent et leurs
clochettes tintent au rythme des mouvements de leur tête, doucement,
intégrées dans le paysage hiératique et calme. Je me souviens de
Nietzsche, que j'imagine, en l'occurrence, parlant aux vaches, les appelant
Mesdemoiselles – « pour flatter leur vieux cœur », disait-il. Le
philosophe et le ruminant eurent une liaison durable et profitable, puisque
Nietzsche stigmatise la foule sous le vocable de vache multicolore et
réclame, pour son œuvre et ses livres, qu'on les appréhende avec la
patience des animaux à cornes dont la première vertu est de savoir
ruminer. Eut-il l'intuition de ces images en allant de Sils à Maloja, en
rencontrant ces bêtes que les Grecs plaçaient dans tous les lieux où ils
virent les cités d'Aphrodite ? Ces filles et fils d'Homère pour lesquels la
vache est jeune femme aimable et souriante, déesse de la joie, de la danse
et de la musique, avaient déjà dit qu'elle était véhicule de sacré – comme
les bouddhistes zen pour lesquels elle est associée aux processus graduels
qui conduisent à l'Illumination. Vaches philosophiques couplées aux
vacheries hystériques rimbaldiennes pour de poétiques bestiaires.
Je laisse les vaches et les pierres, la cascade et le hameau pour
continuer de marcher en direction du village que j'aperçois, au loin, dans
le prolongement du lac mourant là-bas avant d'inventer de nouvelles
côtes déchirées, découpées, qui conduisent sur le chemin du retour, de
l'autre côté de la berge. Les muscles s'échauffent, le corps est brûlant des
pas accumulés. Je comprends que Nietzsche ait pu faire l'éloge de la
marche vive par laquelle le corps se métamorphose et devient plus
réceptif, plus aiguisé. Il se fait instrument plus subtil et raffiné, enregistre
les moindres variations, connaît les hyperesthésies avec lesquelles se
180
structurent les images, se fabriquent les idées, se produisent les concepts.
La marche affine la machine, la tend, la remonte afin qu'elle se déplie et
déploie en formes réflexives qui, bientôt, seront captives du papier– puis
des livres. L'exercice physique sollicite la chair et le sang, la lymphe et le
système nerveux, de quoi nourrir les textes, imbiber carnets et cahiers. La
région des lacs – Silvaplana et Sils Maria, Surlej et Isola – est magique,
elle libère les chimères et dompte les parts maudites avec lesquelles
sensations et émotions se métamorphosent en figures philosophiques. De
ces entrailles de terres fécondées par la lumière, le soleil et les eaux
vertes est né Zarathoustra. Fils de personne, mais produit des éléments,
progéniture de l'énergie dégagée par les lieux.
Dans le village, j'imagine la petite silhouette de ce monsieur toujours
bien mis, l'air ailleurs, réfléchissant et cheminant l'esprit dans les cimes.
Il tient dans la main une lettre pour Venise destinée à Peter Gast. Le 3
septembre 1883, il écrit : « Cette Engadine est le lieu natal de mon
Zarathoustra. J'ai retrouvé à l'instant la première ébauche des pensées qui
se combinent en lui ; parmi elles : " début de l'automne 1881 à Sils
Maria, à six mille pieds au-dessus de la mer et bien plus haut au-dessus
de toutes choses humaines ". » Ecce homo le répétera. A cette période,
Nietzsche connaît de singulières extases qui lui arrachent des pleurs de
joie, des larmes de jubilation. L'état physiologique dans lequel il se
trouve est apocalyptique. Les yeux abîmés par l'enthousiasme, il ne peut
quitter sa chambre et se cloître la plupart du temps. Quand il sort, c'est
pour expérimenter une nouvelle fois les ivresses de la connaissance –
chantant et divaguant, écrit-il.
Quittant la minuscule pièce de la pension Durisch, où il loge,
Nietzsche prend la direction du lac de Sils, marche, traverse le marécage
où danse Dionysos et volent les cerfs-volants, puis s'avance sur la
presqu'île de Chasté, un ras de terre gagnant sur l'eau verte et bleue. Là,
entre pierres, pins et fleurs sauvages, il imagine une petite maison en bois
dans laquelle il pourrait habiter, deux pièces loin du monde – « niche à
chien idéale », écrit-il. Plus tard, il rêvera le lieu comme un endroit idéal
pour sa sépulture. Dans la partie la plus avancée de la presqu'île, sur un
roc qui semble tombé du ciel et fiché en terre après une chute céleste, une
plaque est apposée et raconte un fragment du Zarathoustra. Au pied du
181
monolithe, assis, on peut voir le subtil ensemble, la combinaison des
quatre éléments : la montagne, le lac, le ciel, le soleil. Le village n'est pas
loin, un quart d'heure de marche, mais c'est suffisant pour se faire
surprendre par la nuit. Le soleil se cache derrière les crêtes, l'ombre
avance, les ténèbres s'installent et modifient les sons, transforment les
frémissements de l'obscurité en vastes plaintes inquiétantes. La nuit, l'eau
qui coule de la fontaine, et que je sais glacée pour m'en être rassasié dans
la journée, est un jet dru qui claque de façon singulière, en creusant la
surface du bassin dans lequel se perdent les états d'âme nyctalopes. Le
matin, la fenêtre ouverte, dans la pension où je suis et qui par ailleurs est
une pâtisserie saturée de parfums chauds, j'entends la mélodie de la
fontaine, moins inquiétante, moins mélancolique, plus en harmonie avec
la lumière du jour. Le bruit de l'eau qui coule s'estompe avec mon pas. Je
vais près de la petite maison dans laquelle Nietzsche louait une chambre
sombre qui donnait sur l'arrière, immédiatement compromis par la
verticalité de la montagne.
Les tentures vertes qui reposaient son regard et ses yeux fatigués, la
maladie et l'excitation, ont disparu. Les murs sont habillés de frisette de
sapin, le mobilier est sommaire : un lit, une table de toilette, un tapis aux
couleurs passées, un petit bureau. Si j'en juge par le seul bougeoir ayant
été dans la possession du philosophe, et qui est précieusement conservé
derrière une vitrine, tous les meubles d'aujourd'hui sont fictifs et ne
craignent rien du touriste qui passe par là. Les autres pièces sont
encombrées d'objets variés, éditions originales, facsimilés, traductions en
langues diverses, peu de chose. En revanche, un moulage mortuaire où
l'on peut lire, sous les traits, dans les volumes, le visage d'aigle enfin
apaisé, la quiétude enfin retrouvée après les années de folie dont
témoignent des clichés stupéfiants que je n'avais vus nulle part ailleurs, ni
lors de ma précédente visite. Si la déraison a pu, un jour, être saisie sur
une plaque photographique, ce sont ces tirages qui en témoignent : le
regard du philosophe est celui d'un être mort à la vie, déjà ailleurs, surpris
dans sa démence. La mort a envahi son cerveau, elle a glacé son âme. A
cette époque, Nietzsche est prostré, connaît parfois des périodes
d'excitation que suivent de longs moments d'apathie. Il pousse des cris,
joue au piano des phrases musicales incohérentes, rit, dit quelques mots
182
qui donnent l'impression qu'il recouvre la santé ou feint l'affection
mentale, mais persiste dans le chaos. Sa mère et sa sœur veillent sur lui,
le promènent, le soignent. Zarathoustra sans le fouet qu'il voulait donner
aux femmes, lui si accorte et délicat dans sa vie quotidienne – réduit à
dépendre de celles qu'il considérait comme l'argument le plus en
désaccord avec sa théorie de l'Eternel Retour, tant elles lui inspiraient
défiance, colère ou antipathie. Vieux lion mort, vieil albatros échoué. Les
yeux de Nietzsche, dans ces clichés volés à la camarde, subtilisés à
Cronos, le montrent définitivement désarticulé, explosé, détruit.
Je vis à peine, dans la salle du Nietzsches-Haus, le marbre un peu
grandiloquent de Max Kruse – juste assez pour surprendre, dans les bras
de son père qui regardait ailleurs, un enfant qui tendit la main vers le
visage du philosophe et caressait la base du cou, éternel retour des
métamorphoses qui, du chameau au lion, conduisent à l'innocence du
devenir. Je ne vis pas plus la photographie faite par Jules Bonnet à
Lucerne en 1882 et qui représente Nietzsche et Rée attelés à une carriole
dans laquelle Lou Salomé – le regard faussement pervers ? – est
accroupie, menaçant les hommes d'un fouet – transmutation des valeurs
nietzschéennes... Je vis encore moins les autres objets présentés dans les
vitrines, pour les connaître tous déjà plus ou moins. Les yeux fous de
Nietzsche m'obsédaient ; son regard avait percé en moi des trous dans
lesquels s'engouffraient l'effroi, les frissons. Condouloir métaphysique.
Le lendemain, j'allais une fois encore marcher le long du lac, dans les
pas de Nijinski qui, lui aussi, fit le voyage nietzschéen, de Saint-Moritz –
le dernier endroit où il ait dansé – à Sils Maria, sans fatigue, le corps
rompu à l'exercice physique. Dans son journal, il écrivit : « J'ai de la
peine pour Nietzsche. Je l'aime. Il m'aurait compris. » L'homme qui prêta
son corps pour le Sacre du printemps sombra, lui aussi, du côté de la
déraison. Il avait bravé l'esprit de pesanteur, défié la lourdeur et voulu
que l'âme portât le corps. Et la chair, un jour, fut désertée par l'âme
emportée – aujourd'hui confondue au souffle qui fait virevolter les cerfs-
volants. Le danseur vécut plus de trois décennies dans la proximité des
hommes sans ombre.
En compagnie des Exceptions foudroyées qui furent familières de Sils,
enfin, il y eut aussi Ladislav Klima, autre figure guettée par la déraison,
183
si proche des gouffres que, bien souvent, ses gestes sont des incursions
d'un pays d'où il parvient, à rentrer toutefois, bien que dans un état
toujours plus délabré. Gardien de nuit et mécanicien, dramaturge et
journaliste, conducteur de locomotive et inventeur d'un ersatz de tabac,
ce nietzschéen pragois, qui vénérait Schopenhauer, fut un suicidaire
perpétuel, un extatique convaincu, un alcoolique militant. Infatigable
inventeur de néologismes – déœssence, égodéisme, impératisme,
féerisme, ombrisme, par exemple –, il traquera Némésis dans les
montagnes de Sils. Puis il écrira, en écho à ses soucis, prenant le prétexte
d'une fiction : « Etait-ce l'aspect du pays environnant qui soulevait en lui
ces émotions ? Il n'aurait su le dire. La vue immense des montagnes
circonvoisines, de leurs glaciers scintillants et des sentiers qui
serpentaient le long de leurs flancs, la vue de chacune des maisons du
village faisait naître en lui des sentiments monstrueux qui sillonnaient
son cœur, tels des éclairs miraculeux. » Dans l'Engadine, les esprits
succombent, les âmes se perdent. Les solitudes et les misères sont
exacerbées, les souffrances et les peines décuplent. Les douleurs
débordent les corps, font chavirer les raisons. Et, toujours, le regard de
Nietzsche me fixait, fouillait ma chair et inquiétait ma paix.
J'eus besoin de soleil chaud, et non de cet astre froid qui gèle lorsque
les imaginaires se fendillent ou les équilibres se défont. Soleil italien,
chaleur lombarde. Laissant les cimes et leurs fantômes, les dépouilles
terrassées au vent glacial, j'eus envie d'un dîner sous les arcades d'une
ville qui pratique le gai savoir au quotidien. Je voulais boire un vin blanc
frais, un orvieto ou un lago di caldaro, auprès d'une fontaine, la nuit
venue, et manger un melon glacé, puis sentir la chaleur me pénétrer
jusqu'à la moelle. Enfin, j'avais le désir d'entendre parler italien, chanter
italien – et laisser derrière moi l'allemand rugueux pratiqué en Engadine.
Sur une carte routière, voulant éviter Milan l'industrieuse, trop éloignée
de Venise la Sérénissime, j'avisai Bergame. Le nom me plut, au souvenir
que j'avais des Masques et Bergamasques de Gabriel Fauré, lorsque je
traquai la mélancolie dans son répertoire.
Quittant la Suisse, en direction de l'Italie, il fallut traverser de petits
villages, très étroits, ne laissant le passage qu'avec parcimonie, entre deux
maisons se faisant face. La route descend, en lacet. La montagne est
184
majestueuse, avec des variations dans les verts des résineux. L'air est
moins frais, la température augmente à mesure qu'on descend. Les ocres,
les jaunes et les couleurs rouille détrempées montrent les bâtisses sous un
jour qui réjouit le cœur – je me sens ici chez moi, loin du monde, dans un
rythme qui me convient. De vieilles veuves, vêtues de noir, sont assises
sur des bancs de pierre et regardent la circulation sur la route, ou dans les
rues. Elles ont la patience des minéraux. D'anciennes tristesses se sont
inscrites dans les traits de leurs visages. Puis ce fut le lac de Côme, Lecco
– et Bergame.
La ville haute est sur un promontoire, fortifiée. Campaniles, dômes et
toits accrochent la lumière. Le long des murailles, parfois crénelées, on
peut marcher à l'ombre d'arbres sous lesquels les amoureux se cajolent,
les vieillards s'assoupissent et les clochards cuvent leur vin. L'air est tiède
en fin de journée. Les figues bientôt seront mûres et les grappes de raisin
qui s'alourdissent sous la treille doivent donner les premiers verjus.
Derrière les fortifications, les rues étroites s'imbriquent et sont sinueuses.
Elles longent de vieux palais, d'antiques maisons desquelles s'exhalent
des parfums de cuisine et des bruits de vie quotidienne. Les fontaines
donnent une eau claire, les places sont pleines de jeunes qui s'ennuient et
parlent, le vent qui souffle doucement est chaud. La Piazza Vecchia est
élégante, ses proportions enchantent. Un escalier couvert mène à un
palais au fronton duquel le lion de Venise rappelle que Bergame fut
propriété vénitienne plus de trois siècles et demi. Une chapelle est dédiée
à saint Michel, l'archange compagnon des tueurs de dragons qui me
ravissent chez Paolo Uccello – ces monstres effrayants qu'une femme
gracile tient toujours en laisse et qu'un cavalier valeureux transperce d'un
coup de lance... Belles figurations de la comédie humaine...
Puis un superbe spécimen d'architecture renaissante lombarde montre
la dentelle à l'œuvre dans la pierre d'une chapelle attenante à l'église
paroissiale. Modèle d'harmonie, construite à partir des nombres,
perfection d'équilibre, elle associe un petit balcon à colonnettes presque
vénitiennes et des marqueteries de marbre polychrome, un oculus ciselé
et des grotesques en cascade. L'intérieur est marqué par le baroque, la fin
des travaux correspond à l'époque. Les hauteurs sont enrichies de deux
peintures de Tiepolo. Mon regard est attiré par une statue équestre en bois
185
doré, assez peu jolie, surmontant deux sarcophages dont l'inférieur repose
sur un linteau dans lequel courent des angelots fessus et mafflus, tous
castrés par une main prude – prolongement d'une âme sale, contaminée
par le christianisme. Je ne sais qui repose dans ce cercueil de marbre.
Un mauvais document, crasseux, présenté sous un plastique ayant
vécu, montre un texte accompagné d'une photographie : les restes d'un
homme, les mains croisées sur le ventre, la tête versant sur le côté. La
mâchoire inférieure est déboîtée, la face semble grimaçante, le chef est
encore couvert de ce que les peintures de la Renaissance montrent
comme un bonnet de capitaine. Le long du flanc droit, un bâton de
commandant. Le tissu des vêtements a épousé le squelette qui paraît un
transi baroque. Repos éternel entre la pierre et le bois, desséché, cuit par
le temps, mais conservant la forme d'un être qui gît – l'homme est
momifié par le temps.
Mon cœur bat soudain brutalement : mon regard a quitté la
photographie du mort pour déchiffrer quelques mots qui accompagnent le
document. Stupéfait et n'en croyant pas mes yeux, je découvre que je suis
dans le mausolée de Bartolomeo Colleoni, que cette peau séchée, tendue
sur les os, cet écorché réduit au cuir est la dépouille du fier destrier de la
place San Zanipollo. Voilà la matière décomposée du erœ di virtù, la
cendre de l'énergie et de la volonté, la putréfaction déshydratée de la
grandeur et de la détermination. Durant mes lectures, j'avais
inévitablement rencontré le nom de Bergame associé à celui du
Condottiere. C'est certain. Mais je l'avais oublié, il se trouvait enfoui, tapi
dans un pli de mon âme, prêt à servir au moment opportun. Il surgit là,
lorsque je fus conduit par une forme d'énergie aux racines plongées dans
l'inconscient, objet de moi-même, me croyant oublieux de ce que mon
trajet montrait comme une exigence, une nécessité.
Sur les marches de la chapelle, le soleil brûlait. J'eus l'étrange
sensation d'assister à la fermeture d'un ourobouros, point de jonction et
d'ouverture enfin mêlés, confondus, rejoints et retrouvés. Venise, Sils et
Bergame jouant la tragi-comédie de l'Eternel Retour sous le signe de
Zarathoustra... J'avais trouvé l'intuition de mon livre, le destin m'en
confirmait le bien-fondé.
186
APPENDICE
Si ce livre est sans citations, il n'en est pas moins sans renvois
bibliographiques plus ou moins explicites, car on n'écrit jamais à partir de
soi seul. Je veux donc, dans cet appendice dont on peut économiser la
lecture, dire mes références qui sont en quelque sorte mes révérences.
Cadeaux, donc, pour les rais de bibliothèque – dont je suis.
187
ACTIONNISME VIENNOIS
AMITIÉ
AMOR FATI
AMOUR-PROPRE
ANARQUE
ARISTE
ART CONTEMPORAIN
ART MINIMAL
BELLE ÂME
BODY-ART
BOUDIN HUMAIN
BOURGEOIS
BOVARYSME
CHEVALIER
CONDOTTIERE
CYNISME
DANDYSME
DÉPENSE
DÉSIR D'ÉTERNITÉ
DON JUAN
DOUANIER
EAT-ART
EMPLOI DU TEMPS
ESTHÈTE
ÉVERGÉTISME
EXCELLENCE
FIGURE FAUSTIENNE
GENTILHOMME
188
HAGAKURÉ
HAPAX EXISTENTIEL
HAPPENING
HASARD OBJECTIF
HÉLIOGABALE
HÉROS BAROQUE
HOMME CALCULABLE
HOMME DE COUR
HOMME MULTIPLIÉ
HORACES ET CURIACES
HOSTILINA
IDIOTIE
INDIVIDU
INSTANT
IRONIE
ISOLISME
JE-NE-SAIS-QUOI
JEU
KAÎROS
KUNISME
MAGNANIMITÉ
MAGNIFICENCE
MAÏEUTIQUE
MIROIR
MORALINE
MUSIQUE
PARMÉNIDIEN
PART MAUDITE
PERFORMANCE
189
PERFORMATIF
PERSONNAGE CONCEPTUEL
PHILOSOPHE-ARTISTE
POINTE
POLITESSE
PORCS-ÉPICS
POTLATCH
REBELLE
RÉSISTANCE
RESSENTIMENT
REVOLVER
RHIZOME
SAGESSE TRAGIQUE
SCULPTURE
SERMENT
SITUATION CONSTRUITE
SITUATIONNISME
SPECTACULAIRE (attitude)
STRATÉGIE
STYLE
SUBLIME
SYMÉTRIE
SYNDROME DE STENDHAL
TAUREAUX
THÉÂTRE DE LA CRUAUTÉ
TROUBADOURS
UNIQUE
URINOIRS EN OR
VULVES DE TRUIE
190
Actionnisme viennois : Concernant H. Nitsch, « Sur le théâtre O.M. »,
Artitudes, avril-juin 1975. De Nitsch, « Naissance du théâtre O.M. »,
Action 48. Paris 1975, Galerie Stadler. Voir aussi Aktiosraum 1, éd. A1
information en 1971. Actes du symposium autour de l'œuvre de Nitsch, «
Actualité de l'actionnisme viennois. Art corporel et œuvre d'art totale »
avec l'artiste, H. Klocker, J. de Loisy, M. Onfray, R. Schmitz, P.
Weiermair et R. Fleck, Galerie Thaddaeus Ropac, Paris-Salzbourg.
Amour-propre : Lire tous les moralistes français, bien sûr, mais plus
particulièrement La Rochefoucauld, Maximes 105 et 106, Vauvenargues,
Introduction à la connaissance de l'esprit humain, Garnier-Flammarion.
Rousseau a voulu, quant à lui, distinguer l'amour de soi et l'amour-
propre. Voir Dialogues, la Pléiade, tome I, pp. 668-671, Gallimard.
Anarque : Néologisme propre à Ernst Jünger. Le concept est mis en
œuvre dans Eumeswil, un roman traduit par H. Plard, Gallimard. Il fait
l'objet d'un développement, par ce traducteur, dans un article du
magazine littéraire consacré à Jünger sous le titre « Eumeswil, l'anarque
et le pouvoir », pp. 31-33. Jünger l'explicite quelque peu dans ses
Entretiens avec Julien Hervier, p. 100, Arcades, Gallimard.
191
Ariste : Néologisme propre à Georges Palante, le philosophe sur
lequel j'ai commis mon premier livre, Georges Palante. Essai sur un
nietzschéen de gauche, éd. Folle Avoine, p. 119, plus particulièrement. Le
concept n'est utilisé qu'à trois reprises et dans les seules Antinomies entre
l'individu et la société, pp. 65, 66 et 87 dans l'édition originale Alcan.
Voir réédition chez Folle-Avoine.
Art contemporain : Pour s'y retrouver quelque peu dans le dédale de
l'art contemporain, ses tendances, ses richesses, ses courants, on lira deux
dictionnaires pratiques : Groupes, mouvements, tendances de l'art
contemporain depuis 1945 sous la direction de M. H. Colas-Adler et M.
Ferrer, Ecole nationale supérieure des beaux-arts. Et Petit lexique de l'art
contemporain, R. Atkins, Abbeville Press, trad. J. Bouniort. Voir
également la collection des numéros d'Art-Press, pour l'art en train de se
faire.
Art minimal : Catalogue du Capc de Bordeaux, C. Boltanski, D.
Buren, Gilbert & George, J. Kounellis, S. Le Witt, R. Long, M. Merz.
Attitude spectaculaire : Cf. Spectaculaire.
Belle âme : Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Aubier, trad.
Hyppolite, II. 186, II. 299, II. 89. Voir surtout Goethe, Les années
d'apprentissage de Wilhem Meister, et le chapitre intitulé « Les
confessions d'une belle âme ». Et Schiller, De la grâce et de la dignité.
Voir aussi Lettres sur l'éducation esthétique, du même auteur.
192
Bourgeois : J'aime par-dessus tout la définition qu'en donne Flaubert
dans son Dictionnaire des idées reçues : « J'appelle bourgeois quiconque
pense bassement. » On trouvera l'illustration littéraire de ce personnage
dans le M. Homais de Madame Bovary. Voir également Werner Sombart,
Le Bourgeois, Payot.
Bovarysme : Jules de Gaultier est l'inventeur du terme. Il en a précisé
l'acception dans Le Bovarysme, Mercure de France. Il analyse toutes les
formes possibles et imaginables de cette étrange notion qui définit la
faculté qu'a l'homme de se concevoir autre qu'il n'est.
Chevalier : L'idéal chevaleresque fait l'objet des analyses de Lulle, le
philosophe catalan, dans Le Livre de l'ordre de chevalerie, trad. P.
Gifreu, éd. de La Différence.
193
Cynisme : Sur la question du kunisme, cynisme antique, comme
remède au cynisme contemporain, voir P. Sloterdijk, Critique de la raison
cynique, Bourgois. Pour lire les textes eux-mêmes : Léonce Paquet, Les
cyniques grecs, Presses Universitaires d'Ottawa. Et M. Onfray, Cynismes.
Portrait du philosophe en chien, Grasset.
194
Emploi du temps : Lire les pages consacrées par David S. Landes à la
question de la mesure du temps et de la naissance des horloges dans son
remarquable livre L'heure qu'il est. Les horloges, la mesure du temps et
la formation de l'homme moderne, trad. P.E. Dauzat et L. Evrard,
Gallimard.
195
Hapax existentiel : J'ai précisé ce que j'entends par là dans L'art de
jouir, Grasset, au chapitre intitulé « De l'antériorité du melon sur la raison
», pp. 31-91. Les hapax sont des expériences n'ayant qu'une seule
occurrence mais déterminant toute une existence chez un individu.
Happening : A. Kaprow, Assemblages, Environments and
Happenings, New York, Harry N. Abrams. H. De Adrian, Environments
and Happenings, Londres, Matthews Miller Dunbar. Compte rendu
dactylographié de l'intervention de H. Szeeman sur l'exposition « Quand
les attitudes deviennent formes », documentation du Capc de Bordeaux.
Hasard objectif : Les surréalistes ont emprunté la notion à Engels pour
lequel le hasard objectif était la « forme de manifestation de la nécessité
». André Breton précise l'appropriation qu'il fait du concept dans Limites
non frontières du surréalisme. Voir aussi Nadja, Les vases communicants
et L'amour fou.
Héliogabale : Même si la référence est plus littéraire que scientifique,
j'ai opté pour Artaud, Héliogabale ou l'anarchiste couronné, Gallimard,
un ouvrage pour lequel le travail de documentation et de recherche a été
extrêmement important.
Héros baroque : Lire l'ensemble des livres de Baltazar Graciân. Ainsi,
Le Héros et L'Homme de cour, trad. Amelot de La Houssaie, éd. Gérard
Leibovici. Chez le même éditeur, L'homme universel, trad. J. de
Gouverville.
196
Horaces et curiaces : L'histoire est racontée par Tite-Live dans
Histoire romaine, I. XXII-XXVI in la Pléiade, Historiens romains, tome
I, trad. G. Walter, Gallimard.
197
et contre lui, me semblent plus pertinentes. Voir Les jeux et les hommes,
Gallimard, dans lequel on retiendra les analyses sur l'agon, l'aléa.
Kaîros : Le kaîros, c'est le moment opportun, propice, qui correspond
à l'instant précis pendant lequel il faut faire, agir ou saisir. Aristote
précise qu'il faut maîtriser l'art du kaîros en médecine et dans la
navigation. Cf. Éthique à Nicomaque, II. 1104. A. 9.
198
Parménidien : Le poème de Parménide est analysé, présenté et
commenté avec précision par Clémence Ramnoux dans Parménide et ses
successeurs immédiats, éd. du Rocher. On y trouvera toutes les qualités
de l'Un.
Part maudite : Si la notion est difficile à préciser de l'intérieur chez
Bataille, du moins peut-on tâcher d'en circonscrire les effets par
l'extérieur : disons qu'on doit à la part maudite le rire, les larmes,
l'érotisme, la mort, la saleté, la transgression, le sacrifice, le sacré. Lire,
bien sûr, La part maudite, Points, Seuil.
Performance : Performance, texte(s) et documents, Actes du colloque «
Performance et multidisciplinarité : postmodernisme », Montréal, 9-10-
11 octobre 1980, sous la direction de C. Pontbriand, éd. Parachute. Et
Renaissance performance : Notes on Prototypical Artistic Actions in the
Age of the Platonic Princes, Attanasio di Felice, The art of Performance,
A critical anthology par G. Battcock et R. Nickas, éd. Dutton, 1984.
199
Politesse : Voir les quelques lignes sur ce sujet dans Deleuze, Périclès
et Verdi, éd. de Minuit, p. 13. Lire également Bergson, « De la politesse
», Mélanges, PUF. Le texte est en partie repris dans le numéro de la revue
Autrement, « La politesse. Vertu des apparences », n° 2, fév. 1991.
Michel Lacroix, enfin, De la politesse. Essai sur la littérature du savoir-
vivre, Julliard.
Porcs-Épics : Schopenhauer raconte cette histoire dans Parerga et
Paralipomena, tome II, chap. 31, § 400. Elle est reprise dans Aphorismes
sur la sagesse dans la vie, p. 105, trad. Burdeau, PUF.
Potlatch :La notion est centrale chez nombre de penseurs importants
de ce siècle après Marcel Mauss auquel on en doit la théorie dans
Sociologie et anthropologie, PUF, et plus particulièrement « Essai sur le
don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », pp. 145-
279. Le terme en lui-même, emprunté à la langue chinook, signifie
consommer, nourrir. Cf. p. 152 et note 1.
Rebelle : Ernst Jünger examine le statut du rebelle – le Waldgânger
emprunté à l'ancienne coutume d'Islande – dans un beau livre intitulé
Traité du rebelle ou le recours aux forêts, Christian Bourgois. La
traduction est d'Henri Plard. Le rebelle est l'homme du refus et de
l'insoumission.
200
Rhizome : Le rhizome est exclusivement cultivé dans le jardin de
Deleuze et Guattari. Cf. l'introduction de Mille plateaux, « Racine,
radicelle et rhizome », éd. de Minuit.
201
Spectaculaire (attitude) : Cette notion renvoie à Jules de Gaultier, un
philosophe par trop oublié auquel on doit l'intéressant concept de
bovarysme (cf. infra). L'attitude spectaculaire est analysée dans un
chapitre de La sensibilité métaphysique, Alcan. Voir particulièrement le
chapitre II, « Les Formes spectaculaires de la Sensibilité métaphysique ».
Stratégie : Sun Tzu, L'art de la guerre, trad. F. Wang, Flammarion, et
Shang Yang, Le livre du prince Shang, trad. J. Lévi, Flammarion.
Machiavel, L'art de la guerre, la Pléiade, Gallimard, et Clausewitz, De la
guerre, éd. de Minuit.
Style : G.G. Granger, Essai d'une philosophie du style, Odile Jacob.
L'ouvrage montre ce que peut être un style dans le domaine particulier
des sciences mathématiques. Pour le registre esthétique, voir M.
Schapiro, Style, artiste et société, trad. D. Arasse, Gallimard, pp. 35-85.
Et puisque le style suppose la production d'une œuvre, on pourra
s'interroger sur le sens de cette notion en lisant Qu'est-ce qu'une œuvre?
de Michel Guérin, Actes Sud.
Sublime : Lire Longin, Du sublime, trad. J. Pigeaud, éd. Rivages, avec
une substantielle préface. Burke, Recherches philosophiques sur l'origine
de nos idées du sublime et du beau, trad. de Lagendie, Vrin. Kant,
Observations sur le sentiment du beau et du sublime, et « Analytique du
sublime » dans la Critique de la faculté de juger in la Pléiade. Enfin,
l'excellent travail de Baldine Saint Girons, Fiat lux. Une philosophie du
sublime, Quai Voltaire.
202
taureau et son combat, Plon. Puis, les articles de Bernard Marcardé, « Le
Gazpacho de la corrida » et l'entretien avec J. M. Magnan, « De cape qui
caresse et d'épée qui foudroie » in Picasso. Toros y Toreros, Réunion des
Musées nationaux.
Théâtre de la cruauté : Essentiellement Artaud, Le théâtre et son
double, Idées Gallimard.
Troubadours : René Nelli, L'érotique des troubadours, 10/18, 2 vol.
Unique : A découvrir dans le livre, unique, d'un penseur lui aussi
unique : Max Stirner, L'Unique et sa propriété, trad Reclaire, Stock.
Etrange ouvrage faisant l'apologie de l'unicité la plus radicale. On prétend
qu'il aurait aussi bien séduit Lénine que Mussolini. Henri Arvon en fait le
précurseur de l'existentialisme in Max Stirner. Aux sources de
l'existentialisme athée, PUF.
Urinoirs en or : Sur les vases de nuit en or chez T. More, voir Utopie,
Éd. Sociales, p. 140. Et en ce qui concerne les urinoirs en or de Lénine,
lire le numéro de la Pravda du 6-7 novembre 1921, dans toutes les
bonnes librairies.
Vulves de truie : Pour le repas d'Héliogabale, j'ai relu les pages que
Pétrone consacre au festin de Trimalcion dans le Satiricon. En ce qui
concerne Fourier, Grimod de La Reynière et les futuristes italiens dans
leurs rapports à la dépense gastronomique, on peut se reporter à mon
Ventre des philosophes. Critique de la raison diététique, Livre de poche.
Les expériences y sont rapportées et analysées.
203
COLLECTION « FIGURES » DIRIGÉE PAR
BERNARD-HENRI LÉVY
Les Aristocrates libertaires, Manifeste.
Jean-Paul Aron et Roger Kempf, le Pénis et la Démoralisation de
l'Occident.
Dominique Auffret, Alexandre Kojève.
Jean Baudrillard, la Gauche divine.
Jean Baudrillard, les Stratégies fatales.
Jean-Marie Benoist, la Révolution structurale.
Claudie et Jacques Broyelle, Apocalypse Mao.
Claudie et Jacques Broyelle, les Illusions retrouvées.
Madeleine Chapsal, Envoyez la petite musique.
François Châtelet, Jacques Derrida, Michel Foucault, Jean-François
Lyotard, Michel Serres, Politiques de la philosophie (textes réunis par
Dominique Grisoni).
Catherine Clément, le Goût du miel.
Catherine Clément, Les fils de Freud sont fatigués.
Catherine Clément, l'Opéra ou la Défaite des femmes.
Catherine Clément, la Syncope.
Catherine Clément, Vies et légendes de Jacques Lacan.
Bernard Cohen, Portes de Jérusalem.
Annie Cohen-Solal, Paul Nizan, communiste impossible.
Christian Delacampagne, Antipsychiatrie. Les voies du sacré.
Galvano Della Volpe, Rousseau et Marx.
Jean-Toussaint Desanti, Réflexions sur le Temps. Variations
philosophiques 1. Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni.
Laurent Dispot, la Machine à terreur.
204
Laurent Dispot, Manifeste archaïque.
Jean-Paul Dollé, Danser maintenant.
Jean-Paul Dollé, Fureurs de ville.
Jean-Paul Dollé, l'Odeur de la France.
Jean-Paul Dollé, Voie d'accès au paisir.
Umberto Eco, Lector infabula.
Luc Ferry et Alain Renaut, Heidegger et les Modernes.
Michel Guérin, Lettres à Wolf ou la Répétition.
Michel Guérin, Nietzsche, Socrate héroïque.
Gérard Haddad, les Biblioclastes.
Gérard Haddad, Manger le livre.
Heidegger et la question de Dieu (sous la direction de R. Kearney et
1.S. O'Leary).
Jacques Henric, la Peinture et le mal.
Jacques Henric, le Roman et le sacré.
L'Identité, séminaire dirigé par Claude Lévi-Strauss, 1974-1975.
Christian Jambet, Apologie de Platon.
Christian Jambet et Guy Lardreau, l'Ange.
Christian Jambet et Guy Lardreau, le Monde.
François Jullien, Figures de l'immanence. Pour une lecture
philosophique du Yi king.
Guy Konopnicki, l Âge démocratique.
Guy Konopnicki, l'Amour de la politique.
Guy Lardreau, la Mort de Joseph Staline.
Michel Le Bris, l'Homme aux semelles de vent.
Michel Le Bris, le Paradis perdu.
Dominique Lecourt, Bachelard. Le jour et la nuit.
Emmanuel Levinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l 'autre.
Emmanuel Levinas, Dieu, la Mort, le Temps.
205
Bernard-Henri Lévy, la Barbarie à visage humain.
Bemard-Henri Lévy, Eloge des intellectuels.
Bernard-Henri Lévy, l'Idéologie française.
Bernard-Henri Lévy, le Testament de Dieu.
Thierry Lévy, le Crime en toute humanité.
Claude Lorin, l'Inachevé (Peinture-Sculpture-Littérature).
Claude Lorin, Pour saint Augustin.
Jean-Luc Marion, l'Idole et la distance.
Anne Martin-Fugier, la Bourgeoise.
Anne Martin-Fugier, la Place des bonnes.
Jacques Martinez, Moderne for ever.
Gérard Miller, Du père au pire.
Philippe Muray, la Gloire de Rubens.
Sami Naïr, Le Regard des vainqueurs. Les enjeux français de
l'immigration.
Philippe Nemo,1 l'Homme structural.
Michel Onfray, l'Art de jouir.
Michel Onfray, Cynismes.
Michel Onfray, le Ventre des philosophes.
Pasolini, séminaire dirigé par Antonietta Macciochi.
Françoise Paul-Lévy, Karl Marx, histoire d'un bourgeois allemand.
Philippe Roger, Roland Barthes, roman.
Philippe Roger, Sade. La philosophie dans le pressoir.
Guy Scarpetta, l'Artifice.
Guy Scarpetta, Brecht ou le Soldat mort.
Guy Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme.
Guy Scarpetta, l'Impureté.
Michel Serres, Zola. Feux et signaux de brume.
Daniel Sibony, l'Amour inconscient.
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Daniel Sibony, Avec Shakespeare.
Daniel Sibony, Entre dire et faire.
Daniel Sibony, Jouissances du dire.
Daniel Sibony, la Juive : une transmission d'inconscient.
Daniel Sibony, Perversions.
Bernard Sichère, Éloge du sujet.
Bernard Sichère, Merleau-Ponty ou le Corps de la philosophie.
Bernard Sichère, le Moment lacanien.
Alexandre Soljenitsyne, l'Erreur de l'Occident.
Philippe Sollers, Vision à New York.
Gilles Susong, la Politique d'Orphée.
Armando Verdiglione, la Dissidence freudienne.
Armando Verdiglione, Fondation de la psychanalyse. I. Dieu.
Armando Verdiglione, la Conjuration des idiots.
Giambattista Vico, Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même.
Claude Vigée, l'Extase et l'Errance.
Claude Vigée, le Parfum et la Cendre.
Elie Wiesel, Signes d'exode.
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ISBN : 2-246-46501 X
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