Capitalisme Et Marché À La Renaissance
Capitalisme Et Marché À La Renaissance
Serge Walery
CAPITALISME ET MARCHÉ
À LA RENAISSANCE
L’assimilation du capitalisme et du marché ou la négation de l’histoire
Même si le mot n’est apparu qu’à la charnière des 19 ème et 20ème siècles, au sein de l’école
historique allemande, on sait, au moins depuis Ricardo et Marx, que le capitalisme est indissolublement
lié à la perspective de l’accumulation. Au delà des aspects spécifiques mis en avant par chaque auteur,
et des multiples apports qui ont complété et enrichi les bases posées au 19 ème siècle, on peut
considérer que la plupart des économistes s’accordent sur l’idée très vague et très générale selon
laquelle le capitalisme est l’ensemble des éléments (comportements, activités, relations et/ou rapports
sociaux, règles, institutions, conventions…) qui s’inscrivent dans la perspective de l’accumulation.
Le marché, lui, est, au niveau le plus élémentaire, le lieu de l’échange. Pour les économistes, il
est l’“espace” (théorique, historique, géographique, institutionnel, conventionnel…) de confrontation de
l’offre et de la demande ; dans une perspective théorique, il est également appréhendé comme un
mode de coordination des choix individuels.
Sans doute n’est-il pas nécessaire d’aller au delà de cette esquisse très superficielle, ni d’avoir
fait de longues études d’économie, pour noter que ces deux mots, potentiellement ces deux concepts,
procèdent de deux “angles d’attaque”, de deux perspectives, de deux points de vue distincts sur la
réalité économique.
Pourtant, l’assimilation du capitalisme et du marché (ou de l’économie de marché) est sans
doute l’une des confusions les plus courantes, non seulement dans les discours communs, mais aussi
dans les discours savants. Elle constitue, par exemple, un des rares points de convergence des deux
pôles violemment opposés du débat public sur la mondialisation, les “ultra-libéraux” et les “alter-
mondialistes”. Il est cependant plus surprenant de retrouver une telle confusion dans des travaux
d’économie ou d’autres sciences sociales. Ainsi, dans un ouvrage récent1 évoquant les relations entre
la démocratie et le marché, Jean-Paul Fitoussi assimile-t-il systématiquement celui-ci au capitalisme ; il
invoque par exemple, pour appuyer son raisonnement, des citations de Marx et de Schumpeter qui
portent, elles, sur le capitalisme.2 On peut noter également que si cette assimilation est consciente, elle
apparaît en quelque sorte “passive”, l’auteur se contentant de prendre acte de sa banalité. Certains, au
contraire, revendiquent clairement l’assimilation du capitalisme et du marché. C’est le cas d’Alain Caillé,
qui réfute toute différence autre que d’échelle ou de degré entre marché et capitalisme ; le marché
apparaissant, en quelque sorte, comme un « petit capitalisme ».3
Dans un souci de clarification, on se propose ici de mettre en évidence et de caractériser les
relations entre capitalisme et marché durant la Renaissance, c’est à dire, au moment de l’émergence du
capitalisme. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que les relations ainsi mises à jour seraient
immuables et caractériseraient encore l’économie contemporaine, mais de montrer que ces relations
s’établissent entre deux ensembles non disjoints4 mais clairement distincts, et qu’en conséquence,
1 FITOUSSI, J-P. La démocratie et le marché. Paris. Grasset, Nouveau Collège de Philosophie. 2004.
2 Ibid, pp 18-20.
4 Deux ensembles sont disjoints lorsqu’ils n’ont pas d’intersection, pas d’élément(s) commun(s).
2
Dès lors que l’on s’attache à une démarche théorique n’ignorant pas le concret, le terme de
marché revêt, pour les économistes, une dualité qu’il convient d’éclairer quelque peu dès maintenant,
dans la mesure où sa prise en compte est au cœur de notre démarche. Dans le cadre d’une réflexion
sur les relations entre le capitalisme et le marché à la Renaissance (ou à toute autre époque), le
marché peut être appréhendé d’un point de vue historique ou d’un point de vue purement théorique.
Dans la mesure où personne ne saurait prétendre qu’existe, ou qu’a existé un jour, une société au sein
de laquelle les marchés “fonctionnaient” comme le prévoit la théorie de l’Équilibre Général, ces deux
points de vue, certes non disjoints, sont nécessairement distincts.
Si le marché est appréhendé d’un point de vue historique, il s’agit alors de s’interroger sur les
relations entre le capitalisme émergent et les conditions (techniques, institutionnelles,
conventionnelles…) historiques concrètes d’organisation des échanges à la Renaissance. Dans cette
perspective, on parlera de lois historiques du marché, le terme de “loi” revêtant ici le sens de “propriété”
ou de “caractéristique”.
Si le marché est appréhendé d’un point de vue purement théorique, il s’agit alors de s’interroger
sur les relations entre le capitalisme commercial de la Renaissance et les conditions nécessaires (la
concurrence parfaite) à un fonctionnement efficace du marché, seul susceptible de permettre
l’allocation optimale des ressources. Dans cette perspective, on parlera de lois théoriques du marché, le
terme de “loi” revêtant ici le sens de “principe” ou de “précepte”.
5Voir : BRAUDEL, F. Civilisation matérielle, économie et capitalisme. 3 volumes. Paris. Armand Colin.
1979. Tome 2, p 144.
6 Par exemple, lors de la grave pénurie céréalière qui affecta l'Italie en 1591, les prix des blés y
étaient d'un tel niveau que des hommes d'affaires portugais d’Anvers réalisèrent des profits
considérables (des concurrents, sans doute envieux, les estimèrent à 300%) en s'approvisionnant en
Mer Baltique. Pourtant, du fait des rapports prix/poids et prix/volume des produits concernés, et de
l'importance relative des coûts de transport que cela impliquait, la rentabilité du commerce de
céréales à long rayon était, en temps normal, plus qu'hypothétique.
Voir : BRAUDEL, F. Ibid. Tome 2, p 357.
4
Être informé
l'époque, aux impératifs de l'accumulation. Reprenant en cela le vocabulaire habituellement utilisé par
les historiens de la période, on désignera par le terme de "courrier",7 cet ensemble de moyens très
divers développés par les hommes d'affaires.8
Des réseaux
Très tôt, le courrier devint l'une des activités quotidiennes prépondérantes des hommes
d'affaires. Pour avoir connaissance du plus grand nombre possible d'opportunités d'accumulation et
être ainsi en mesure de sélectionner et de réaliser les plus intéressantes, les hommes d'affaires
devaient pouvoir compter sur de nombreux informateurs, entretenir avec eux des relations de
confiance, organiser la circulation des lettres que ceux-ci rédigeaient, lire quotidiennement ces multiples
lettres, prendre note des informations fournies et les analyser, rédiger des instructions ou des
demandes de renseignements particuliers, et, bien sûr, s'occuper de les faire parvenir à leurs
destinataires. Concrètement, ces tâches, lourdes mais indispensables, répondaient à deux impératifs :
trouver l'information et la faire circuler.
Afin de traquer l'information, les hommes d'affaires mirent peu à peu sur pied de vastes
réseaux d'informateurs, dont l’activité tendait bien souvent à s’apparenter à du renseignement ou à ce
qu’on appelle aujourd’hui la “veille” ou l’“intelligence” économique.9 Les informateurs sur lesquels
pouvaient s'appuyer les sociétés importantes étaient, en premier lieu, le personnel des filiales et
succursales, pour lequel la recherche et la collecte d'informations de toutes sortes étaient une tâche
prioritaire. De même, les commissionnaires avec lesquels on avait l'habitude de traiter, ou les hommes
d'affaires originaires d'autres places avec lesquels on collaborait plus ou moins régulièrement, étaient
de précieuses sources d'informations. Mais on s'efforçait également d'exploiter tous les liens ou
relations qui, a priori, ne relevaient pas, ou pas seulement, du monde des affaires. Ainsi, sur les places
"étrangères", la communauté d'origines pouvait se révéler féconde, même avec des "compatriotes"
n'exerçant pas d'activités commerciales. On pouvait pareillement s'appuyer sur des liens familiaux,
même indirects ; par exemple, entretenir des relations épistolaires régulières avec un parent éloigné
exerçant des fonctions administratives dans un comptoir ou une possession extérieurs à l'économie-
monde occidentale, pouvait constituer le support informationnel d'opérations de commerce au loin
particulièrement rentables.
Encore fallait-il être en mesure de faire circuler les informations ainsi recueillies, ce qui, dans
les conditions historiques et techniques de l'époque, revenait à transporter des lettres. Or, étant donné
l'échelle spatiale des activités des hommes d'affaires et des réseaux qu'ils mirent sur pied, le
relativement faible degré de développement des systèmes de transports faisait de l'organisation de la
circulation des lettres d'affaires, une entreprise de grande envergure. Dans la mesure où il n'était pas
7 Dans la plupart des cas le mot courrier prendra cette acception lorsqu'il sera précédé d'un article
défini singulier. Précédé d'un article indéfini ou pluriel, il désignera le plus souvent les "porteurs de
dépêches". On privilégiera le terme de lettre pour évoquer ce que transportaient les courriers.
8 Pour une approche plus détaillée et plus concrète du rôle et de la place du courrier dans les activités
et pratiques des hommes d’affaires, voir : WALERY, S. Communication et accumulation du capital ;
pour une perspective de longue durée. In : Quaderni. CREDAP. Université Paris-IX-Dauphine. Hiver
1990/1991. pp 15-35.
9 ème
Par exemple, au début du XVI siècle, alors que la mise en exploitation de la route des Indes
mettait un terme à la domination quasi-monopolistique de Venise sur le commerce des épices, on
était, à Lisbonne, très précisément et régulièrement informé des quantités, des prix et de la qualité
des différentes épices que les galères vénitiennes ramenaient d'Alexandrie ou de Beyrouth.
ème ème
Voir : GODINHO, V. M. Les découvertes. XV -XVI : une révolution des mentalités. Paris. Éditions
Autrement, Série Mémoires, supplément au n°1. 1990.
6
toujours possible, ni surtout souhaitable, de faire circuler les lettres avec les marchandises, il était
nécessaire de disposer de nombreux courriers, de les rémunérer et de payer leurs frais (alimentation,
hébergement, moyens de transport…) sur des durées parfois importantes, de choisir, au gré des
circonstances du moment et des destinations, les routes les plus pratiques et les plus sûres, de prévoir
et d'organiser des haltes pour les courriers terrestres ainsi que des relais lorsqu'ils se déplaçaient à
cheval, ce qui devint de plus en plus fréquent, d'affréter des embarcations légères pour les liaisons
maritimes… Bref, pour un homme d'affaires ou une société d'envergure internationale, l'organisation
matérielle de la circulation des informations entre les multiples points de son réseau était une lourde
tâche, dont le coût était considérable.10
Le coût de la circulation de l'information, en particulier lorsqu'on la souhaitait rapide, explique
qu'à l'exception des princes, seuls les hommes d'affaires les plus importants aient alors été en mesure
de mettre sur pied des réseaux postaux de grande échelle. Il explique aussi pourquoi les hommes
d'affaires furent très tôt conduits à regrouper leurs forces en matière de circulation du courrier, pratique
qui allait peu à peu déboucher sur la constitution de sociétés de services postaux. Tout d'abord, dans la
mesure où il était extraordinairement difficile et coûteux d'organiser soi-même la circulation de tout son
courrier et vers toutes les destinations, et du fait que cela permettait un partage des coûts, il devint très
vite habituel de transporter le courrier des autres ; lorsqu'un homme d'affaires organisait pour son
propre compte un "départ" vers une destination donnée, il faisait au préalable le tour des autres
hommes d'affaires de la place, afin de se charger, moyennant rémunération ou service réciproque, des
lettres que ceux-ci souhaitaient faire parvenir à la même destination. L'étape suivante fut franchie
lorsque ces collaborations, souvent régulières, s'institutionnalisèrent, plusieurs hommes d'affaires ou
sociétés d'une même place s'associant pour organiser et mettre sur pied un système commun de
services postaux, susceptible de satisfaire l'essentiel des besoins de chacun des associés.
Naturellement, ces associations se chargeaient volontiers, moyennant rémunération, de transporter
d'autres lettres que celles des associés ; elles étaient ainsi de véritables sociétés de services postaux.
Ce fut, par exemple, le cas de la Scarcella, société fondée dès 1357 à Florence par une quinzaine 11 de
maisons commerciales locales, et qui assurait même des services réguliers sur certaines destinations
telles que Gênes, Avignon ou Venise…
La quête de la vitesse
Cependant, comme une grande part des activités et instruments développés par les hommes
d'affaires de la Renaissance, le courrier vit son efficacité globale étroitement contrainte par la lenteur,
l'irrégularité et les multiples faiblesses des transports de l'époque. Or, du point de vue de l'accumulation
du capital, le temps de circulation de l'information était non seulement un temps mort, mais aussi un
important facteur d'incertitude et de risque. Les hommes d'affaires ne pouvaient se contenter de fonder
leurs décisions sur les informations toujours plus ou moins périmées dont ils disposaient ; il leur fallait,
sur la base de ces informations, prévoir, ou pour mieux dire anticiper, les variations de prix. Et, plus
longue était la durée de circulation de l'information, plus long était le terme des anticipations, plus grand
était leur degré d'incertitude. Dans ces conditions, on conçoit que la vitesse de circulation de
l'information et sa régularité aient été des enjeux importants pour les hommes d'affaires de la
Renaissance, et qu'ils se soient sans cesse efforcés de les accroître.
10« La nouvelle, marchandise de luxe, vaut plus que son pesant d'or.»
Voir : BRAUDEL, F. La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II. 2 volumes.
ème
Paris. Armand Colin. 1966. (6 édition, 1986). Tome 1, p 335.
11Une douzaine selon Yves Renouard (in : RENOUARD, Y. Les hommes d'affaires italiens du Moyen
Âge. Paris. Armand Colin. 1949. p 138), et dix-sept selon Jean Favier (in : FAVIER, J. De l'or et des
épices ; naissance de l'homme d'affaires au Moyen Âge. Paris. Fayard. 1987. p 87).
7
Même si le développement des services postaux et de leur efficacité ne fut pas le seul fait des
hommes d'affaires, ceux-ci, par leurs efforts d'organisation, par leurs investissements et par les progrès
qui en résultèrent, furent indiscutablement les premiers et les principaux acteurs de ce mouvement.
C'est ainsi que les réseaux d'acheminement du courrier qu'ils mirent en place, étaient sensiblement
plus efficaces et plus rapides que ceux créés pour le service des princes. 12 De façon plus générale, et
bien que l'extrême pauvreté des sources concernant le Moyen Âge ne permette pas d'en fixer l'ordre de
grandeur, il ne fait aucun doute que l'organisation rationnelle des services postaux permit, à ceux qui
avaient les moyens d'y recourir, un accroissement significatif de la vitesse de circulation de
l'information, si ce n’est de sa régularité.13 Ainsi, les moyens matériels mis en œuvre par les hommes
d'affaires de la Renaissance, et à un moindre degré par les princes, leur permettaient-ils de faire
circuler les informations à une vitesse inconcevable pour la plus grande part des populations
occidentales de l'époque. Pourtant, à l'échelle de l'horizon spatial des hommes d'affaires, et au regard
de l'importance que revêtait la vitesse de circulation de l'information dans la perspective de
l'accumulation, les performances réalisées apparaissent sensiblement moins brillantes.14
Sans doute est-ce l'absence d'innovations techniques radicales en matière de transport qui
explique ce bilan quelque peu mitigé. Si les efforts d'organisation déployés par les hommes d'affaires
débouchèrent sur une incontestable accélération de la circulation de l'information, celle-ci n'en demeura
pas moins soumise à la pesanteur des techniques. D'ailleurs, une fois engrangés les résultats de
l'amélioration organisationnelle des services postaux, c'est-à-dire à partir du XVIème siècle, la vitesse de
circulation de l'information tendit à se stabiliser, et ne connut guère d'évolution significative jusqu'au
XVIIIème siècle.
ème
12 C’est ainsi qu’à partir du XIV siècle, la papauté recourut très régulièrement aux services des
grandes maisons commerciales florentines, en particulier pour sa correspondance urgente, ou qu’à la
ème ème er
charnière des XV et XVI siècles, l’Empereur du Saint-Empire, Maximilien I , confiait
fréquemment ses lettres au réseau postal de Jacob Fugger, en dépit du service spécialement mis en
place par les Comtes de Taxi pour les besoins du gouvernement impérial.
ème
Voir : SCHICK, L. Un grand homme d’affaires du XVI siècle : Jacob Fugger. Paris. S.E.V.P.E.N.
1957. p 237.
ème
A titre d'ordre de grandeur, au début du XVI siècle, alors qu'il ne fallait jamais moins de quinze
jours aux courriers de la couronne espagnole pour effectuer le trajet de Bruxelles à Madrid, ceux des
hommes d'affaires le faisait généralement en onze jours ; en outre, alors qu'un courrier royal quittait
Bruxelles toutes les trois semaines, les maisons commerciales organisaient, au minimum, un départ
hebdomadaire.
Voir : VASQUEZ de PRADA, V. Lettres marchandes d’Anvers. 4 volumes. Paris. S.E.V.P.E.N. 1960-
1961. Tome 1, p 41.
13 ème
Sur la base de données portant sur la correspondance anversoise du début du XVI siècle, on
peut estimer que, sur les itinéraires fréquentés, les lettres confiées aux soins des hommes d'affaires
anversois se déplaçaient, en moyenne, d'une quarantaine de kilomètres par jour lorsque les courriers
étaient à pied, et de 60 à 80 kilomètres par jour lorsque ceux-ci étaient à cheval.
Voir : VASQUEZ de PRADA, V. Op cit. Tome 1, p 38.
À la même époque, la vitesse moyenne observée sur le trajet Venise-Rome était de l’ordre de 100
kilomètres par jour, mais tombait dans certains cas à moins de 50 kilomètres par jour, alors que le
“record” s’établissait à 36 heures, soit plus de 250 kilomètres par jour.
D’après des données fournies par : SARDELLA, P. Nouvelles et spéculations à Venise au début du
ème
XVI siècle. Paris. Armand Colin. 1948. pp 56-57.
D’un point de vue quantitatif, les efforts déployés par les hommes d’affaires se révélèrent
beaucoup plus fructueux. Les réseaux d'informateurs et les services postaux qu'ils développèrent,
furent très rapidement en mesure de faire circuler, à l'échelle de l'économie-monde occidentale, des
quantités d'informations considérables, et ce malgré les contraintes et obstacles de tous ordres, déjà
évoqués.
Bien sûr, à l'exception des nouvelles exceptionnelles, déterminantes et particulièrement
urgentes, il était aisé, et ni les hommes d'affaires ni leurs informateurs ne s'en privèrent, de multiplier le
nombre d'informations contenues dans chaque lettre. Bon nombre de lettres d'affaires étaient ainsi de
véritables notes de conjoncture économique, recensant de nombreuses données quantitatives : prix de
multiples produits, taux de change et d'intérêt, unités monétaires, droits de douane, poids et mesures,
règlements administratifs…15
Cependant, c'est avant tout en se dotant peu à peu des moyens matériels de faire circuler
d'énormes quantités de courrier, que les hommes d'affaires de la Renaissance assouvirent leur
boulimie d'information. La quantité de lettres d'affaires qui circulaient dans l'économie-monde
occidentale de l'époque était telle, qu'étant donné le nombre relativement limité des acteurs concernés,
on a quelque peine à imaginer comment s'organisait concrètement l'émission (la rédaction), la
circulation et la réception (la lecture et l'analyse) d'une telle masse de courrier, et on réalise beaucoup
mieux à quel point les activités liées au courrier accaparaient les hommes d'affaires et leurs employés.
Dès la fin du XIVème siècle dans les régions les plus dynamiques, tout homme d'affaires de quelque
envergure recevait ou expédiait plusieurs dizaines de lettres, chaque jour ouvrable. A cet égard,
l'exemple le plus fréquemment cité16 est celui d'un homme d'affaires toscan de Prato, Francesco di
Marco Datini, qui, au regard des grandes dynasties d’affaires florentines, n’était qu’un homme d’affaires
de second rang. Au cours de ses dix années les plus actives, entre 1395 et 1405, il expédia ou reçut
plus de 80 000 lettres, qu'il archiva soigneusement dans sa vaste et luxueuse demeure.
Bien que les individus évoluant dans l'univers du grand commerce aient alors été en nombre
relativement limité, et en dépit des si lourdes contraintes qu'imposait l'incommensurabilité de l'espace
dans lequel elles s'efforçaient de circuler, ce sont, chaque année, plusieurs millions de lettres d'affaires
qui s'échangeaient au sein de l'économie-monde occidentale ou entre celle-ci et les nouveaux mondes ;
millions de lettres qui permirent aux hommes d'affaires de s'affranchir du cloisonnement informationnel
des marchés, c'est à dire, d'agir, pour leur plus grand profit, en marge d'une des lois historiques
fondamentales du marché de la Renaissance.
15 Certaines lettres d’affaires étaient de véritables études de marché, telle cette Information sur le
poivre, les îles Moluques et les îles de Bamda, qui parvint à Lisbonne au début des années 1540, et
dans laquelle l'auteur estime d'abord les quantités de clous de girofle, de macis et de noix de
muscade, produites par les différentes îles de cet archipel où le poivre était relativement rare, et
dresse la liste des différents prix ; puis, après avoir comparé ceux-ci avec les prix pratiqués sur la côte
occidentale de l'Inde, où le poivre était abondant et les épices précitées plutôt recherchées, il étudie
très précisément les coûts et les recettes prévisibles d'un éventuel trafic visant à tirer profit du
cloisonnement de ces deux marchés.
Voir : GODINHO, V.M. Op cit. pp 40-41.
Il est une autre catégorie majeure de lois historiques du marché que les hommes d'affaires de
la Renaissance contournèrent très rapidement, celles ayant trait aux formes de la concurrence. En
effet, dans l'organisation des marchés héritée de l'Expansion Médiévale, l'exercice de la concurrence
était étroitement encadré par une multitude de règlements administratifs ou corporatifs, qui
représentaient autant de contraintes pesant sur les profits et l'accumulation.
Cette réglementation, dont l'application par les autorités administratives était parfois très
tatillonne, et qui visait à garantir l'égalité des vendeurs, à protéger les intérêts des acheteurs et à éviter
les fraudes de toutes sortes, débouchait concrètement sur une concurrence très organisée, et d'un
degré relativement limité. Tout d'abord, afin de faciliter l'exercice d'un tel contrôle et de garantir une
certaine équité ou loyauté de la concurrence, les autorités administratives s'efforçaient inlassablement
d'assurer le caractère public des transactions commerciales. A cet effet, les lieux et horaires des foires
et marchés étaient très précisément définis, et les transactions réalisées en dehors du cadre spatio-
temporel ainsi fixé donnaient lieu à différentes sanctions (amendes, confiscations…), lorsqu'elles
parvenaient à la connaissance des autorités. Dans le même esprit, mais aussi afin de permettre aux
acheteurs de prendre le temps d'étudier les différentes propositions et de mûrir leurs décisions, les
foires étaient le plus souvent divisées en plusieurs périodes :17 durant les "jours de montre", les
vendeurs présentaient leurs produits et négociaient avec les acheteurs potentiels, mais aucune
transaction ne pouvait être effectivement conclue avant les "jours d'issue". L'équité de la concurrence et
la protection des consommateurs justifiaient également une réglementation et un contrôle très strict de
la qualité des produits, et des poids et mesures utilisés lors des transactions. Enfin, en particulier sur
certains marchés et dans certains États ou principautés, les prix eux-mêmes pouvaient faire l'objet
d'une réglementation ; en effet, le souci du bien public conduisaient parfois les autorités à fixer, soit des
prix minimaux pour sauvegarder les intérêts des producteurs en période de surabondance, soit, au
contraire, des prix maximaux pour protéger les consommateurs des effets de la spéculation en période
de pénurie.
Cependant, ces multiples contraintes qui limitaient très sensiblement la marge de manœuvre
des acteurs de l'échange ne pesaient pas de façon uniforme sur tous les domaines de l'activité
commerciale. D'une part, le souci qu'avait les autorités administratives de protéger l'ensemble des
consommateurs et des membres des corporations les conduisit naturellement à s'intéresser en priorité
aux produits d'usage courant et aux échanges locaux ; en revanche, elles se préoccupèrent
sensiblement moins des produits de luxe auxquels seules les classes les plus aisées pouvaient
accéder, et des produits "exotiques" qui n'entraient pas en concurrence directe avec les productions
locales. D'autre part, les différents types de règlements précédemment évoqués, et en particulier le
caractère obligatoirement public des échanges, s'appliquaient avant tout aux transactions
commerciales au comptant, et, de fait, bien des transactions à crédit y échappaient largement ; par
exemple, lorsqu'un marchand de vins achetait à terme la récolte d'un domaine viticole. Par ailleurs,
l’attitude générale des autorités administratives quant à la réglementation et au contrôle des échanges,
n’était, elle non plus, pas uniforme. L’influence et la participation de l’élite des affaires au sein des
autorités administratives (cités, principautés ou États-Nations en gestation) étaient en effet très
variables.
Afin de s'affranchir des lois historiques de la concurrence qui limitaient les perspectives et les
potentialités d'accumulation, les hommes d'affaires furent donc naturellement conduits à privilégier les
places commerciales18 et à développer les domaines d'activités, les moins exposés à la réglementation
administrative : le grand commerce et le commerce au loin dont l'organisation était sensiblement moins
contrainte, dans la mesure où ces échanges, souvent difficilement contrôlables, ne portaient que sur
des quantités relativement limitées et n'impliquaient pas la masse des consommateurs et des
producteurs19 ; le crédit et la finance, qui, du fait de la condamnation de l'Église relayée par un certain
nombre d'interdictions administratives, conservaient à l'époque un caractère illicite ou pour mieux dire
souterrain, ce qui excluait que les autorités administratives en définissent et en contrôlent l'organisation.
Avec le rôle joué par le commerce au loin et la finance dans l'accumulation, c'est ainsi une part
prépondérante des activités des hommes d'affaires qui se développèrent en marge des lois historiques
de la concurrence, auxquelles la plus grande part des échanges de l'époque continuait d'être soumise.
ème
18 C’est ainsi qu’au début du XVI siècle, lorsque les grandes découvertes et le basculement vers
l’ouest du commerce au loin provoquèrent l’irrémédiable déclin de Venise, le rôle de plaque tournante
du commerce au loin fut désormais joué par Anvers, et non par Bruges, cité pourtant beaucoup plus
importante, et qui disposait déjà d’une longue tradition d’affaires. Certes, l’ensablement progressif du
port de Bruges posait problème, mais si les acteurs du commerce au loin privilégièrent Anvers, c’est
avant tout en raison d’une attitude beaucoup plus souple et ouverte des autorités anversoises à
l’égard des impératifs et besoins commerciaux.
par le déploiement de moyens considérables visant à mettre en œuvre deux stratégies non-disjointes :
le monopole ou l'élimination de la concurrence, et la vitesse relative ou le devancement de la
concurrence.
Monopoliser l'offre
Comme on l'a vu précédemment, l'exploitation commerciale des écarts de prix générés par le
cloisonnement des marchés exigeait la mobilisation d'investissements et de moyens de toutes sortes
extrêmement importants. Les droits d'entrée pesant sur ces activités étaient donc élevés, le degré
potentiel de concurrence a priori plutôt faible, et la tendance à la réduction des écarts de prix modérée.
Chaque homme d'affaires, ou chaque groupe d'hommes d'affaires, ne s'en efforçait pas moins
systématiquement de limiter, autant que faire se peut, le nombre des concurrents susceptibles
d'intervenir sur le ou les domaines où se concentraient ses activités, afin de maintenir voire d'accroître
les écarts de prix, et de pérenniser les rentes monopolistiques.
Comme, dans un nombre croissant de cas, constituer et garantir un monopole de fait dépassait
largement les capacités des agents individuels, ceux-ci, hommes d'affaires ou sociétés, furent conduits
à se regrouper et à collaborer, afin d'atteindre la masse critique nécessaire pour contrôler l'ensemble
d'un domaine d'activités. La plupart du temps, ces regroupements, qu’on qualifierait aujourd’hui
d’ententes ou de collusions, revêtaient un fort caractère "national", ce terme devant cependant être
entendu dans son acception la plus large, puisqu'il qualifie aussi bien des groupes d'agents originaires
d'un même État-nation (Espagnols, Portugais…), d'une même cité (Génois, Vénitiens…), ou même
d'entités moins directement définissables (Allemands, Marannes…).20
20 Sur le plan institutionnel, ces collaborations étaient, le plus souvent, relativement informelles, à
l'image du quasi-monopole qu' exerçaient les Marranes portugais sur le commerce des pierres
ème
précieuses au début du XVI siècle. Alors très dispersés géographiquement, habitués à vivre dans
le secret, voire dans une clandestinité relative vis à vis du monde qui les entourait, et liés de ce fait
par des relations de confiance aussi étroites que discrètes, les Marranes portugais constituaient un
réseau international, certes très informel, mais aussi très solide et particulièrement efficace ; présents
au Portugal, source quasi-exclusive des pierres précieuses d'Afrique et des Indes, aux Pays-Bas,
12
Afin de saisir chaque fois que possible les opportunités d'établir un monopole de fait, ces
groupes d'hommes d'affaires recoururent, en fonction des spécificités concrètes de chaque cas, à
différentes stratégies, leur permettant de contourner la concurrence et de contrôler l'offre. Ainsi, bien
que l'attrait des hommes d'affaires pour la terre ait, le plus souvent, été lié à leur désir de promotion
sociale, la propriété foncière fut parfois pour eux un instrument particulièrement efficace de
monopolisation de l'offre ; ce fut le cas dans le domaine minier, mais aussi pour quelques produits issus
de l'agriculture, et dont les aires de productions étaient étroitement limitées.21
Plus massif et plus fréquent fut le recours au crédit, en particulier sous la forme d’achats à
terme, qui permettaient simultanément de contrôler une part importante voire la totalité d’une
production, et, par la dépendance des producteurs, de garantir la pérennité de ce contrôle. 22 En la
matière, le système le plus abouti, quelque peu postérieur à la Renaissance, fut celui que mirent en
place les hommes d'affaires hollandais à partir du début du XVIIème siècle. Grâce à une armée d'agents
sillonnant tous les pays où existaient des opportunités afin de traiter directement avec les producteurs,
et par le recours systématique à des avances ou à des achats à terme massifs, ils réussirent à
s'assurer des positions monopolistiques, ou pour le moins largement dominantes, dans la
commercialisation, à l'échelle internationale, de bien des produits : étoffes anglaises, vins français, laine
espagnole, cuivre suédois, salpêtre polonais, fourrures russes, cacao du Venezuela, tabac du
Maryland…
Une fois établis les monopoles ou quasi-monopoles de fait, le principal souci des hommes
d'affaires était de les faire durer, c'est-à-dire de les défendre contre toute velléité concurrentielle. Ces
positions monopolistiques ne bénéficiant ni de garantie ni de protection administratives, le
comportement le plus fréquemment adopté pour étouffer dans l'œuf toute tentative de remise en cause
fut la guerre des prix.23
cœur commercial de l'économie-monde occidentale de l'époque, ainsi que sur bien d'autres places
majeures, ils firent leur chasse gardée du commerce des pierres précieuses, dont le volume
extrêmement faible au regard des valeurs concernées convenait parfaitement à leur situation.
Cependant, les collaborations ou ententes qu'exigeait la mise en œuvre de la stratégie
monopolistique se révélèrent parfois plus formelles ou plus organisées, comme le cartel mis en place
en 1437 par neuf hommes d'affaires génois pour le contrôle de l'alun, ou celui que constituèrent, en
1498, les principaux exploitants du cuivre tyrolien, en vue de garantir un prix élevé aux livraisons qu'ils
effectuaient sur la place vénitienne.
21 ème
Par exemple, la propriété des "terres à soie" fut, à la fin du XVI siècle, le principal instrument du
quasi-monopole qu'imposèrent les Génois sur la soie sicilienne, seule alternative aux importations du
Levant, et que convoitaient donc bien des hommes d'affaires italiens et européens. Même sans
disposer de la totalité des terres et de la production, les hommes d'affaires génois acquirent
collectivement un poids suffisant pour que la coordination de leurs comportements leur permette de
contrôler les prix de l'ensemble de la soie sicilienne, ou pour mieux dire de les faire. En outre, la
propriété foncière leur garantissant les droits de citoyenneté à Messine, ils se trouvaient exonérés des
droits d'exportation, ce qui constituait, par rapport à d'éventuels concurrents "étrangers", un avantage
important, voire décisif, en matière de commercialisation.
Voir : BRAUDEL, F. Civilisation matérielle, économie et capitalisme. Op cit. Tome 2, pp 370-371.
22 Ainsi, concernant la soie sicilienne, les Génois qui ne contrôlaient directement qu’une partie de la
production, procédèrent à des achats à terme massifs aux producteurs siciliens, et parvinrent à
empêcher cette part de la production de parvenir directement sur le marché et d’influer sur les prix.
23 C'est ainsi que les Génois, confrontés à une tentative de grande envergure menée par des
marchands soyeux de Tours décidés à briser leur monopole sur la soie sicilienne, réagirent en
commercialisant immédiatement, sur la place lyonnaise, d'importantes quantités de soie à un prix
sensiblement inférieur à celui que les Tourangeaux acquittaient, en Sicile, pour leur
ème
approvisionnement. On peut également citer la guerre des prix du cuivre au début du XVI siècle,
cas un peu particulier, puisqu'elle opposa deux "monopoles", et que son acteur majeur avait des
13
On constate ainsi que les hommes d'affaires de la Renaissance mobilisèrent des fonds
importants, développèrent des formes variées de collaboration, et mirent en œuvre toutes sortes
d'instruments et de pratiques, afin d'établir et de préserver le plus longtemps possible des monopoles
ou quasi-monopoles de fait, c'est-à-dire, afin d'échapper à la concurrence, de peser sur la
détermination des prix et d’engranger les rentes monopolistiques. Cependant, quels qu'aient été les
efforts déployés pour les préserver, les positions monopolistiques de fait et les profits qu'elles
engendraient étaient, par nature, susceptibles d'être remis en question à tout moment par de nouveaux
concurrents. Dans cette perspective, et malgré leur réticence générale à l'égard de la réglementation
des activités commerciales, les hommes d'affaires prirent très tôt conscience de ce que, pour établir et
préserver des positions monopolistiques, les autorités administratives pouvaient leur être d'un grand
secours, d'une part parce qu'elles étaient en mesure de leur accorder des avantages décisifs sur leurs
éventuels concurrents, d'autre part et surtout, parce qu'elles seules avaient le pouvoir d'interdire
purement et simplement la concurrence, et de faire respecter de telles interdictions.
Monopoles "administratifs"
C'est pourquoi, au-delà des moyens déjà évoqués, les relations avec les autorités
administratives furent au cœur de la mise en œuvre de la stratégie monopolistique des hommes
d'affaires, ou tout au moins, des plus importants d'entre eux. En effet, les interventions administratives
en faveur des monopoles n'avaient rien de gratuit ; pour traiter avec les autorités et en obtenir garanties
et protections, les hommes d'affaires se devaient d'être en mesure de proposer des contreparties
motivantes. Les autorités administratives de l'époque ayant fréquemment d'importants besoins
financiers, ces contreparties prenaient avant tout la forme de crédits accordés aux princes, auxquels
s'ajoutaient parfois des fournitures de marchandises (en particulier pour l’équipement et le
ravitaillement des armées), une aide dans la gestion de leurs biens personnels ou de leurs revenus
fiscaux, ou, plus simplement, une part des profits générés par leur intervention.
En réponse aux facilités financières consenties et aux divers services rendus, les hommes
d'affaires pouvaient tout d'abord espérer obtenir des privilèges fiscaux ou douaniers leur assurant un
avantage concurrentiel à partir duquel il était plus aisé d'accéder à une position monopolistique. 24
Ces privilèges, qui facilitaient les monopoles de fait et en renforçait la durabilité, ne
constituaient cependant que le premier degré de ce que les hommes d'affaires pouvaient attendre des
relations, en particulier financières, qu'ils entretenaient avec les autorités administratives. En la matière,
intérêts dans les deux camps : Jacob Fugger, qui venait d'obtenir, pour sa seule société, un monopole
administratif sur le cuivre hongrois, parvint à ruiner le cartel du cuivre tyrolien, dont il avait pourtant été
l'initiateur.
Voir : MARGOLIN, J-C. L'avènement des Temps Modernes. Paris. P.U.F. 1977. p 92.
24 ème
Ainsi, dès le XIV siècle, de très grandes maisons florentines, telles celle des Bardi ou celle des
Peruzzi, se virent accorder des franchises fiscales en Angleterre et furent exonérés de droits de
douane sur les exportations de laine anglaise, en contrepartie de crédits énormes accordés aux
souverains ; de façon similaire, elles obtinrent du roi de Sicile des franchises douanières sur les
exportations de céréales. À la même époque, l'une des plus riches familles d'affaires vénitiennes, les
Corner, s'empressant de répondre aux besoins financiers des rois de Chypre, put en échange, et au
grand dam des autres négociants vénitiens, disposer d'un contrôle de fait sur le coton, le sucre et le
sel chypriotes. De même, les dispenses et exonérations obtenues par Jacques Cœur en contrepartie
des innombrables services de toutes sortes qu'il rendit à Charles VII, furent pour beaucoup dans le
ème
quasi-monopole qu'il parvint à établir, à la fin de la première moitié du XV siècle, sur les échanges
commerciaux entre le Royaume de France et l'Orient.
14
le summum était le "monopole de droit", officiellement accordé par les autorités administratives, parfois
moyennant rémunération, et que celles-ci prenaient sur elles de faire respecter.25
Ainsi, au-delà de tout ce que les hommes d'affaires de la Renaissance entreprirent pour
accéder, par eux-mêmes, à des positions de monopole, l'établissement de relations privilégiées avec
les princes et les autorités administratives fut, pour les plus importants d'entre eux, un élément central
de leur stratégie monopolistique. Bien sûr, de leur point de vue ces relations étaient parfois très
coûteuses, mais les retours d'investissement pouvaient se révéler considérables, en termes de profits
bien sûr, mais aussi en termes de statut social. Dans la mesure où ils permettaient aux hommes
d'affaires qui en bénéficiaient de s'affranchir de la concurrence et de bénéficier de rentes
monopolistiques, avantages concurrentiels et monopoles de droit accordés par les princes et autorités
administratives valaient largement les facilités financières et aides diverses consenties en
contrepartie.26
25 C'est ainsi que Jacob Fugger qui n'avait jamais compté son soutien financier à Charles Quint reçut
en "récompense" le monopole du cuivre hongrois, que l'homme d'affaires marrane Joseph Naci se vit
accorder par Soliman le Magnifique le monopole du commerce de vin entre l'Empire Ottoman et
ème
l'Europe Centrale, ou que des sociétés siennoises puis génoises bénéficièrent, au XVI siècle, du
monopole de l'exploitation des mines d'alun de la papauté. On vit même, parfois, l'attribution de
monopoles de droit être l'enjeu d'une concurrence organisée par les autorités administratives ; ainsi la
concession, par la Commune de Gênes, du monopole d'exploitation de l'alun de Phocée, faisait-elle
ème
l'objet, au XV siècle, d'une adjudication aux enchères.
26 On ne saurait traiter, même brièvement, des monopoles de la Renaissance, sans rappeler qu'au
ème
XVI siècle, Espagnols et Portugais réalisèrent au moins les trois quarts des trafics
intercontinentaux, et sans justifier le fait que cette situation quasi-monopolistique n'ait pas été
ème
évoquée. C'est que, au moins jusqu'à la fin du XVI siècle, et même si des hommes d'affaires
ibériques en tirèrent d'énormes profits, les quasi-monopoles espagnol et portugais sur le commerce
avec les mondes lointains relèvent plus de la gestation d'États-nations impériaux, que des stratégies
concurrentielles des hommes d'affaires : au Portugal, l'affrètement des navires et l'ensemble des
trafics étaient directement organisés par la Couronne à travers la Casa da Guiné puis la Casa da
India ; et en Espagne, la Casa de Contratacion puis le Conseil des Indes, chargés d'administrer et de
contrôler le quasi-monopole des échanges avec le Nouveau Monde, avaient comme premier souci de
préserver les intérêts de la Couronne.
ème
Bien sûr, et en particulier en Espagne, les hommes d'affaires finiront, à la charnière des XVI et
ème
XVII siècles, par faire prévaloir leurs intérêts au sein de ces institutions, tandis que chez les
nouveaux acteurs du commerce intercontinental, et en premier lieu aux Pays-Bas, se constitueront
des "compagnies nationales" totalement dévolues aux intérêts marchands.
15
antinomiques avec les lois de la concurrence parfaite, et en particulier avec celles ayant trait à la
transparence de l’information.
27 ème
Par exemple, à la fin du XIV siècle, les cours parisiens des fourrures d'Europe orientale, dont le
commerce était saisonnier, variaient parfois de plus de 30% d'une année sur l'autre.
Voir : FAVIER, J. Op cit. p 84.
28 Par exemple, à Venise, le prix du froment augmente de 12,5% au cours de la seule journée du 3
janvier 1503, car on apprend qu’un convoi de navires, envoyé en Sicile pour y charger des blés, a
trouvé les concessions d’exportation suspendues. De même le 5 décembre, la hausse est de 20%,
suite à la nouvelle du naufrage d’un navire revenant de Chypre avec une cargaison de blés. On peut
noter que le marché des assurances maritimes était tout particulièrement sensible aux nouvelles.
Ainsi, le 14 mars 1501, deux nobles vénitiens libérés par les Ottomans arrivèrent à Venise, et
annoncèrent qu’une flotte de corsaires turcs d’une quarantaine de navires venait de prendre la mer ;
instantanément, les primes d’assurance sur l’aller simple Venise-Beyrouth passèrent de 1,5% à 10%
de la valeur de la cargaison.
D'après différentes données fournies par : SARDELLA, P. Op cit.
29 « La prime est à celui qui sait avant d'autres - et qui, pendant quelques jours ou quelques heures, est le seul à
savoir - ce que sera demain la guerre ou la paix, la disette ou l'abondance.»
Voir : FAVIER, J. Op cit. pp 83-84.
16
pas abusif de dire que les hommes d’affaires de la Renaissance érigèrent l’asymétrie d’information et
le délit d’initiés en principes.
Bien sûr, mettre en œuvre cette stratégie de devancement de la concurrence par la quête de la
vitesse relative de circulation de l'information, exigeait, en premier lieu, d'avoir régulièrement accès à
des services postaux très performants, ce qui, comme on l'a vu, n'était pas à la portée du premier
négociant venu. Cette condition étant remplie, on pouvait participer à la course à l'information (au moins
temporairement) exclusive, course dont l'enjeu conduisit les hommes d'affaires de la Renaissance à
développer des pratiques et moyens entrant fréquemment en contradiction frontale avec les lois
théoriques du marché.
Pour disposer, avant les autres, d'informations sur les opportunités temporaires d'accumulation,
ou de nouvelles susceptibles de provoquer des variations de prix significatives, le moyen le plus évident
résidait dans un accès privilégié aux différentes sources d'informations. Dans cette perspective,
l'avantage était à celui qui avait accès au plus grand nombre d'informateurs ou de correspondants, et
au réseau le plus étendu et le plus ramifié.
En ce qui concerne plus spécifiquement les nouvelles ayant trait aux évènements d'ordre
politique ou aux décisions des autorités administratives, les relations très étroites qu'entretenaient
certains hommes d'affaires avec les princes et gouvernants, quand ils ne gouvernaient pas eux-mêmes,
constituaient un atout de choix. Là où le pouvoir politique était entre les mains d'une oligarchie aristo-
marchande, l'exercice de charges publiques pouvait se révéler extrêmement fructueux.30
Aux efforts déployés par chaque homme d'affaires d'envergure pour constituer un réseau
d'informateurs lui permettant d'accéder plus directement et plus rapidement que ses concurrents aux
différentes sources d'information, s'ajoutait un certain nombre de pratiques visant très clairement à
entraver l'accès des concurrents à l'information. D'une part, il va sans dire que lorsqu'un homme
d'affaires disposait d'une information laissant entrevoir la possibilité d'opérations particulièrement
rentables, à condition d'agir seul, il se gardait bien de la transmettre à ses confrères. Plus
généralement, dès lors que la divulgation d'une information était de nature à remettre en cause, ne
serait-ce que partiellement, les perspectives d'accumulation dont elle était porteuse, la confidentialité
était de règle ; secrets et mensonges, au moins par omission, étaient ainsi une caractéristique
primordiale des relations entre hommes d'affaires concurrents, et un obstacle majeur à une parfaite
circulation de l'information.
D'autre part, ceux des hommes d'affaires auxquels l'organisation matérielle de la circulation de
l'information en offrait la possibilité, ne se privaient pas de retarder, délibérément, l'accès de leurs
concurrents aux informations qui leur étaient destinées. On peut souligner que ces actions délibérées
d'entrave au fonctionnement harmonieux du marché apparaissaient si "normales" aux hommes
30 Par exemple, à Venise, où le rôle économique de l'État était si important, les familles d'affaires
représentées au Sénat bénéficiaient d'un accès privilégié à bien des informations cruciales pour la vie
des affaires. Et là où le pouvoir des princes demeurait prépondérant, crédits, conseils et services
divers étaient, pour les hommes d'affaires qui en avaient les capacités, autant de moyens de se
rapprocher, au dépens de leurs concurrents, de cette source d'informations essentielle du point de
ème
vue de l'accumulation. L'exemple des Médicis au début de la seconde moitié du XV siècle est, à cet
égard, particulièrement éclairant : s'ils étaient, de fait, les souverains de Florence, berceau de leur
maison commerciale, Bruges, où ils avaient installé l'une de leurs principales filiales, était alors sous le
contrôle des Ducs de Bourgogne ; cela n'empêcha aucunement les Médicis d'y bénéficier d'une
priorité en matière d'informations d'ordre politique, puisque le directeur de la filiale brugeoise,
Tommaso Portinari, fut un bailleur de fonds et un conseiller influent de Philippe le Bon, puis de
Charles le Téméraire.
17
d'affaires, qu'elles se faisaient au grand jour ; ainsi était-il de notoriété publique que la Scarcella,
l'entreprise postale florentine, distribuait le courrier dont elle avait la charge de façon discriminatoire ;
lorsqu'un paquet de lettres arrivait à destination, celles destinées à des associés de l'entreprise étaient
distribuées un ou deux jours avant celles des autres clients. 31 D'ailleurs, dès la seconde moitié du
XIVème siècle, le fait d'entraver l'accès de ses concurrents à l'information était présenté comme une
règle professionnelle de bon sens, dans un traité de pratiques commerciales rédigé par l'homme
d'affaires italien Paolo de Certaldo32 :
« Si tu exerces le commerce, et qu'avec la correspondance de ta maison, on te
remet des lettres pour d'autres destinataires, aie toujours soin de lire d'abord les
tiennes, avant de distribuer aux autres les leurs ; et si tes lettres te suggèrent
d'acheter ou de vendre telles marchandises pour en tirer bénéfice, cherche
immédiatement un courtier, et fais ce que ces lettres te disent ; ensuite seulement,
distribue les lettres arrivées avec les tiennes.»
Enfin, ce qui symbolise le mieux l'importance des moyens mis en œuvre par les hommes
d'affaires de la Renaissance afin de devancer la concurrence est, sans doute, le prix qu'ils étaient prêts
à payer pour qu'une information leur apparaissant cruciale circule plus rapidement pour eux que pour
leurs concurrents, c’est-à-dire pour profiter d’une exclusivité au moins temporaire de l’information. Les
exemples sont multiples.33 On se contentera de remarquer qu’à Venise, au début du XVIème siècle, le
prix de la transmission d’une lettre à Rome par le service le plus rapide (environ 40 heures),
représentait près de 3,5 fois les revenus annuels d’un ouvrier terrassier, et près du quart des revenus
annuels du directeur de la perception des douanes ; quant à l’affrètement d’un bateau-courrier express
pour Beyrouth, les rapports respectifs étaient de 60 à 70 et de 4 à 5.34
Du fait des coûts exponentiels de la vitesse de transmission des nouvelles, la vitesse d'accès
des agents à l'information était profondément inégale, et c'est de cette inégalité que découlaient les
opportunités éphémères. Seuls les hommes d’affaires de très grande envergure disposaient des
moyens nécessaires pour participer à la course aux profits exceptionnels qu'autorisait le devancement
de la concurrence. Et cette course, entre hommes d'affaires capables d'en acquitter les droits d'entrée,
donnait lieu à toutes sortes de comportements et pratiques pour le moins éloignés des principes de
l'information et de la concurrence parfaites.35
32 Cité par : SAPORI, A. Le marchand italien du Moyen Age. Paris. Armand Colin. 1952. p 37.
33 Par exemple, en octobre 1338, la maison Peruzzi de Florence, craignant que le revers subi par
Edouard III en Flandre n'inquiète ses déposants et ne la mette en difficulté du fait de ses importants
engagements financiers auprès de la Couronne anglaise, n'hésita pas à affréter spécialement un
bateau et à mandater un messager pour avertir sa filiale de Rhodes, de façon à ce que celle-ci puisse
prendre quelques mesures préventives avant que la nouvelle ne soit là-bas publique ; on imagine
sans peine les frais engendrés par une telle décision. Et le recours aux entreprises spécialisées n'était
pas forcément moins onéreux ; ainsi, à la même époque, le prix des services postaux florentins les
plus rapides était, pour un trajet tel que Florence-Avignon, d'environ 15 florins, soit près de 60
grammes d'or. Voir : RENOUARD, Y. Op cit. p 137.
35 ème ème
C'est, sans doute, au cours de la seconde moitié du XV et au début du XVI siècles, que la
lutte sans merci à laquelle se livraient les hommes d'affaires importants, dans le cadre de leur
stratégie individuelle de devancement de la concurrence, fut la plus vive, et la source des dérives les
plus importantes du point de vue des lois théoriques du marché. Il convient cependant de souligner
que si cette lutte perdit quelque peu de son intensité par la suite, tandis que se renforçait la tendance
monopolistique, les hommes d'affaires n'en continuèrent pas moins d'y consacrer des moyens
significatifs, comme le montre le système d'embarcations légères rapides mis en place en Mer du
18
Capitalisme et Marché
Ce rapide survol des stratégies, pratiques et comportements concurrentiels développés par les
hommes d’affaires de la Renaissance, met en lumière les principaux traits de l’articulation historique du
marché et du capitalisme, à l’époque où celui-ci émergeait.
À la Renaissance
En rupture avec l’attitude traditionnelle des marchands à l’égard des contraintes de tous ordres
pesant sur l’organisation matérielle des échanges,36 les hommes d’affaires de la Renaissance
s’efforcèrent, sans relâche et par tous les moyens, de faire en sorte que leurs activités échappent à
l’emprise des lois historiques du marché. Ils parvinrent ainsi à développer leurs activités dans un
“univers” commercial distinct de celui que définissaient les lois historiques ; dans la mesure où la
première caractéristique de cet univers était d’échapper au cloisonnement spatial, on peut le désigner
par le terme de marché global. C’est ainsi qu’aux côtés des structures de marché héritées de
l’Expansion Médiévale, et qui continuaient d’encadrer la plus grande masse des échanges, les hommes
d’affaires promurent l’essor de ce marché global, en mettant en œuvre des pratiques et des principes
de fonctionnement se différenciant de plus en plus nettement de ceux du reste de la classe marchande.
Outre leur spécificité historique, ces pratiques et principes de fonctionnement apparaissent non
seulement distincts, mais en outre clairement contradictoires avec ceux censés garantir une allocation
optimale des ressources.37 D'une part, le marché global promu par les hommes d'affaires se
caractérisait par un nombre d'acteurs très réduit ; du fait de l'envergure des opérations qui s'y
déroulaient, le niveau des droits d'entrée à acquitter pour y accéder était absolument inaccessible à la
presque totalité de la classe marchande. D'autre part, si les formes concrètes de la concurrence entre
hommes d'affaires rompaient avec l'"égalitarisme" très encadré que les autorités administratives
faisaient régner sur les marchés traditionnels, elles se traduisaient par des stratégies monopolistiques,
ème
Nord par les spéculateurs d'Amsterdam, à la fin du XVIII siècle. Voir : BRAUDEL, F. Civilisation
matérielle, économie et capitalisme. Op cit. Tome 2, p 362.
36Sur cette attitude générale des hommes d’affaires de la Renaissance, au delà des contraintes
administratives, spatiales et techniques ici évoquées, voir : WALERY, S. Les hommes d’affaires de la
Renaissance et l’“esprit” du capitalisme : l’exemple de la lettre de change. Actes du Forum de la
Régulation 2003.
37 Sur un plan logique, la distinction capitalisme/lois théoriques du marché est un truisme, puisque ces
deux concepts visent à rendre compte de deux logiques différentes ; ce que s'efforçaient de
promouvoir et de développer les hommes d'affaires de la Renaissance, ce n'est évidemment pas
l'allocation optimale des ressources, mais l'accumulation du capital. En outre, le concept de
capitalisme étant, par nature, historique, et les lois théoriques du marché a-historiques, leur
assimilation ne peut résulter que d'une confusion extrême.
19
ententes, collusions, secrets et pratiques déloyales, encore plus antinomiques, en particulier en matière
d'information, avec les conditions qu’exige la concurrence parfaite.38
C’est cependant sur la base de ces pratiques et principes de fonctionnement, que les hommes
d’affaires de la Renaissance parvinrent à tirer profit de leur position d’autonomie vis à vis du cadre
historique du marché, pour en exploiter systématiquement les faiblesses. Le plus souvent, la profitabilité
des opérations projetées et réalisées par les hommes d'affaires découlait en effet directement des
possibilités qu'offrait le marché global d'exploiter certaines situations inhérentes au cadre traditionnel
des échanges, et ce, de façon d'autant plus rentable que les volumes traités et le nombre des acteurs
intervenant sur ce marché demeuraient faibles au regard de ceux des marchés traditionnels. C'est ainsi
que les opérations que privilégiaient les hommes d'affaires consistaient à exploiter, tantôt le
cloisonnement géographique et la variabilité spatiale des prix propres aux marchés traditionnels, tantôt
les faiblesses et les imperfections de la circulation de l'information, tantôt le morcellement monétaire et
le caractère embryonnaire des structures de financement, tantôt les multiples entraves réglementaires
pesant sur l'organisation des activités marchandes courantes… Dans la plupart des cas, le profit et
l'accumulation trouvaient leur source dans l'exploitation de ce qu'on pourrait appeler, du point de vue
des lois théoriques du marché, les imperfections du cadre que définissaient les lois historiques, les
imperfections du “marché historique”.
38 Il existe entre l'accumulation commerciale mise en oeuvre par les hommes d'affaires de la
Renaissance et les lois théoriques du marché, une contradiction irréductible qui découle tout
simplement de ce que, dans un univers conforme aux lois théoriques du marché, l'accumulation ne
peut être réalisée par, ou à travers, l'échange.
39Parasitisme : association de deux organismes [vivants], l'un vivant aux dépends de l'autre, mais
sans le détruire.
40 Ainsi notait-il, dans la conclusion de Civilisation matérielle, économie et capitalisme (Op cit. Tome
3, p 538) :
« (…) le capitalisme distinct de l'économie de marché, pour moi, le témoignage essentiel de ma longue
recherche.»
20
Les relations du capitalisme avec les lois historiques et avec les lois théoriques du marché
sont, en tant que fait historique, variables. « Il n’y a d’immuable que l’abstraction du mouvement ».41
Elles n’ont, depuis la Renaissance, cessé de se transformer.
Outre le fait que, par nature, les lois historiques du marché sont évolutives, l’essor du
capitalisme, et les très profondes mutations qu’il a traversées depuis la Renaissance, ont conduit à de
multiples redéfinitions de l’articulation du marché historique et du capitalisme. Se sont ainsi succédées
des périodes durant lesquelles la dynamique du capitalisme paraît avoir lourdement pesé sur les lois
historiques du marché,42 et des périodes durant lesquelles elle dut, visiblement, composer avec
d’autres dynamiques.43 L’articulation “parasitaire” du capitalisme et du marché historique,
caractéristique de la Renaissance, ne doit donc pas faire l’objet d’extrapolations a-historiques.
Il importe pareillement de se garder de toute dérive tendant à attribuer une portée universelle
aux formes de la contradiction qu’on a pu observer entre le capitalisme commercial des origines et les
lois théoriques du marché. Pour autant une telle contradiction ne saurait non plus être considérée
comme une exception historique, exclusivement liée aux spécificités du capitalisme commercial de la
Renaissance ; par exemple, la mutation que connut le capitalisme à la fin du XIX ème et au début du
XXème siècle, et qui se traduisit, entre autres, par une forte concentration du capital 44 et une régression
sensible de l'atomicité du marché du travail, apparaît, elle aussi, quelque peu antinomique avec les lois
théoriques du marché.
Au delà de ces indispensables précautions, de longs développements sont sans doute
superflus, pour percevoir les échos contemporains de ce qui vient d’être dit des relations du capitalisme
et du marché à la Renaissance, pour constater que l’assimilation du capitalisme et du marché n’est pas
moins inopérante ni invalidante, appliquée à la période contemporaine, qu’elle ne le serait, appliquée à
la Renaissance et au capitalisme commercial. Il est ainsi d’une grande banalité de constater que les
entreprises et firmes contemporaines s’efforcent, tout autant que les hommes d’affaires de la
Renaissance, de développer leurs activités en marge des lois théoriques du marché. « Ce ne sont pas
les entreprises qui maintiennent la concurrence, au contraire, elles visent toutes à l’entente, à
l’oligopole, à la domination du marché (…). »45 Parallèlement, la période récente a clairement montré à
quel point les lois historiques du marché forgées à l’époque du fordisme constituent, depuis les années
1970, autant de contraintes pesant sur l’accumulation, que le développement capitaliste contemporain
tend à élargir, voire à supprimer. Bref, capitalisme et marché, que celui-ci soit appréhendé dans sa
dimension “théorique” ou dans sa dimension “historique”, ne sont pas moins distincts aujourd’hui qu’ils
ne l’étaient à la Renaissance.
42 La disparition plus ou moins brutale des systèmes corporatifs face à l’essor du capitalisme
ème ème
industriel, à la fin du XVIII et au début du XIX siècle ; l’ensemble des mesures récentes ayant
trait à la concurrence ou au marché du travail, et qu’on synthétise couramment par le terme de
“déréglementation”…
43 ème ème
La montée en puissance des États-nations mercantilistes au XVII et au début du XVIII siècle ;
la montée en puissance de l’intervention publique et des protections et garanties pour le salariat, au
lendemain de la seconde guerre mondiale…
45 Voir : BOYER, R. Une théorie du capitalisme est-elle possible ? Paris. Odile Jacob. 2004. p 11.
21
Comme le soulignait Fernand Braudel en son temps, 48 l’imbroglio logique et théorique que
constitue l’assimilation du capitalisme et du marché a pris sa source dans la confrontation du monde
soviétique et du monde capitaliste, qui a marqué le XX ème siècle49 ; il est un héritage de la révolution
russe et de la guerre froide. Selon la propagande soviétique, toute compromission avec le marché
revenait à mettre un doigt dans l’engrenage infernal du capitalisme ; selon la propagande capitaliste,
toute mise en cause réelle de la dynamique du capitalisme mettait en danger la liberté du marché, et
constituait ainsi le premier pas vers le totalitarisme. On comprend aisément que, dans ce contexte de
confrontation stratégique, l’assimilation du marché et du capitalisme relevait des intérêts communs aux
deux adversaires : interdire l’émergence de toute alternative aux deux modèles existants.
La disparition du monde soviétique et la disqualification du modèle de planification centralisée,
conjuguées au renouveau planétaire de l’influence libérale, se sont traduits à la fois par un
renforcement et par un certain “glissement” de cette assimilation. Comme le souligne implicitement
Jean Paul Fitoussi dans la précédente citation, le néo-libéralisme entretient très activement la confusion
du capitalisme et des seules lois théoriques du marché : la propagande des thuriféraires actuels du
46 Lieu commun : thèse à partir de laquelle on argumente, mais sur laquelle on n’argumente pas.
49 On notera que cette assimilation n’est présente ni chez Marx (il y a une différence de nature entre
le cycle de la marchandise et celui du capital), ni chez Walras, incarnation du marché et socialiste, au
ème
sens que revêtait ce terme à la fin du XIX siècle.
22
capitalisme consiste à affirmer que les évolutions et réformes qu’ils promeuvent ne visent qu’à rendre
plus efficace le fonctionnement du marché, en s’appuyant sur ses lois théoriques immuables.
Cette propagande repose sur une véritable mystification. Qui peut croire un seul instant que
l’univers qu’appellent de leur vœux les laudateurs contemporains du capitalisme ressemble, même de
très loin, à l’univers walrassien, à l’utopie du marché de concurrence parfaite ? Qui peut croire que les
promoteurs du capitalisme contemporain rêvent de marchés atomisés parfaitement concurrentiels, de
rendements décroissants, de transparence de l’information, d’un mode de coordination des choix
individuels totalement centralisé,50 et par dessus tout, de l’absence de profit entrepreneurial,
caractéristique de l’équilibre général ?
Cette mystification n’est que la traduction contemporaine d’une tentative idéologique récurrente
des promoteurs du capitalisme ; elle est le dernier avatar51 de la négation de l’histoire. L’assimilation du
capitalisme et du marché a ainsi pour première finalité de faire passer les lois historiques favorables au
développement capitaliste pour des principes universels a-historiques, dictés par la seule raison. Il
s’agit, aujourd’hui comme hier, de faire du capitalisme un horizon a-historique, un horizon indépassable.
Comme si le marché contemporain n’était pas régenté par des lois historiques largement
déterminées par les impératifs de l’accumulation, comme si les acteurs du capitalisme n’étaient pas
prêts à promouvoir d’autres lois historiques dès lors que les conditions et impératifs de l’accumulation
viendraient à se modifier, comme si les évolutions que les promoteurs du capitalisme appellent de leurs
vœux ne relevaient pas de l’histoire. Bref, comme si le marché n’était pas un mode d’allocation des
ressources dont les résultats concrets sont très largement conditionnés par les lois historiques qui
l’instituent et le régentent. Et comme si le capitalisme avait jamais promu les lois théoriques du marché,
lui qui n’a comme seule préoccupation que de promouvoir les lois historiques qui, dans les conditions
de l’époque, permettent (parfois en y dérogeant) le rythme d’accumulation le plus élevé possible.
La négation de l’histoire que les promoteurs actuels du capitalisme propagent avec ferveur en
assimilant capitalisme et marché, a clairement comme objectif opérationnel de perturber et d’entraver
toute tentative de penser une alternative au capitalisme contemporain tel qu’il est, et à celui qu’ils
rêvent pour demain, en tendant à cantonner ceux qui s’y consacrent, à la recherche, historiquement
irréaliste, d’une alternative au marché.
Que tous ceux qui considèrent que le capitalisme est à ce jour le meilleur ou le moins mauvais
des “systèmes” entretiennent l’assimilation du capitalisme et du marché peut, en abandonnant toute
morale scientifique, apparaître logique. Mais serait-ce trop demander que ceux qui prétendent faire
œuvre scientifique, que les économistes soucieux de ne pas ignorer l’histoire, et que ceux qui
prétendent se consacrer à l’élaboration d’une éventuelle alternative au capitalisme contemporain,
commencent par ne pas succomber à la confusion entretenue par la propagande capitaliste. Échapper
à l’assimilation du capitalisme et du marché est, aujourd’hui, une condition nécessaire à toute pensée
scientifiquement cohérente, et donc libre.
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