Le Discours de La Traductologie
Le Discours de La Traductologie
XIV)
Maryvonne Boisseau
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Article
Introduction
Dans son article de 2003, « Théoriser la traduction », Jacqueline Guillemin-Flescher situait son propos
à la fois par rapport aux polarités qui structurent le débat sur la traduction depuis des siècles et par
rapport aux perspectives nouvelles ouvertes, au XXe siècle, par le développement de la linguistique
et le changement d’échelle de la production de textes traduits. Constatant qu’à une évolution dans le
domaine pratique correspondaient une multiplication et une diversification des courants théoriques
qui inspirent la réflexion sur la traduction, elle distinguait principalement trois modèles théoriques
(2003, 5) :
« le modèle idéal fondé sur la critique des traductions et sur un jugement qualitatif » dans le sillage
de Walter Benjamin ;
« le modèle qui vise l’opération de traduction au moment même où l’on traduit », modèle développé
par les tenants de l’approche interprétative.
Quelque cinq années plus tard, la distinction établie par J. Guillemin-Flescher n’est assurément pas
obsolète mais certains changements viennent peut-être brouiller la netteté de cette classification. Le
premier de ces changements est sans doute un effet de ce qu’on appelle « mondialisation » et
concerne l’importance accordée à la traduction comme outil majeur de communication : la
prééminence du rôle communicationnel de la traduction semble réaffirmée. Une seconde évolution
serait celle des disciplines institutionnelles traditionnelles vers une séparation moins stricte
entraînant une plus grande interdisciplinarité. La traduction devient alors la discipline
transdisciplinaire par excellence – littéraire, linguistique et culturelle –, et acquiert petit à petit un
nouveau statut, encore très fragile, de discipline de recherche à part entière, distincte de chacune
des disciplines qu’elle chevauche mais en même temps revendiquée par les spécialistes de ces
mêmes disciplines comme une part de leur domaine. Elle est donc, paradoxalement, constamment
menacée à la fois de dispersion et d’absorption. C’est dans ce cadre et au sein de cette tension entre
d’un côté l’utile et fonctionnel, et, de l’autre, le théorique et spéculatif qu’il est nécessaire de
considérer aujourd’hui la place et l’orientation des discours sur la traduction, ce qui conduit à
réexaminer ce qu’on appelle « traductologie » ainsi que l’évolution des discours qui plus ou moins
s’en réclament.
Sans doute le terme de traductologie, créé au début des années 1970 et attribué, selon M. Ballard
(2006, 7), au Canadien B. Harris, est-il celui qui fait le plus débat, même si aujourd’hui à l’université
et dans le vaste secteur de ce qu’on appelle les sciences humaines, son emploi de plus en plus
fréquent désigne un enseignement disciplinaire et un domaine de recherche spécifiques. Malgré
cela, on est parfois bien en peine pour expliquer en quoi consiste précisément la traductologie et des
« traductologues », rassemblés en colloque en 2003 furent invités à répondre à la question « Qu’est-
ce que la traductologie ? » (cf. Ballard 2006), interrogation on ne peut plus révélatrice de la difficulté
de ce néologisme à s’implanter dans la langue et, corrélativement, du statut incertain ou mal défini
de ce qu’il recouvre. En effet, à l’inverse des pays anglophones qui embrassent l’ensemble des études
sur la traduction sous la désignation consensuelle de Translation Studies, ce qui touche à la
traduction, dans l’aire francophone, et particulièrement en France [2], peine à trouver place sous une
étiquette commune qui, par voie de conséquence, fait alors problème. Les difficultés se situent au
croisement de deux orientations principales, l’une ayant trait au type de textes étudiés et donc aux
raisons de traduire, au public visé et aux méthodes d’apprentissage, l’autre à la manière d’envisager
l’articulation entre pratique et théorisation, et donc à la conceptualisation de la réflexion sur la
traduction dans toutes ses implications, de la décision de traduire au résultat en passant par le
processus lui-même et l’examen du statut du traducteur.
Cela conduit à distinguer entre différents types de discours qui (presque) tous se réclament de la
traductologie et en proposent une définition à partir de leur point de vue [3] : (i) un discours utilitaire
qui se subdivise en discours de la déverbalisation et discours de la modélisation ; (ii) un discours
multidimensionnel, favorisé par la nature complexe de l’objet « traduction » et qui se veut
scientifique (théorique) et appliqué ; (iii) enfin un discours différentiel qui se subdivise en discours à
prédominance réflexive et critique (ou mêlant la linguistique et le réflexif) et en discours
linguistique [4]. Ces trois types de discours sont traversés à des degrés divers par le souci didactique,
par la question du traducteur et par la préoccupation de l’évaluation.
2 – Types de discours
Le discours utilitaire de la « modélisation » quant à lui cherche, au nom du bon sens, à s’affranchir de
la traductologie et de toutes les théories en partant de « la seule réalité tangible » sur laquelle on
puisse s’appuyer, à savoir la prestation du traducteur :
On peut imaginer une option intermédiaire de bon sens [qui] consiste à tenter de prendre en compte
l’ensemble des situations pour modéliser le processus des traductions. Pour ce faire, il faut passer
des situations réductives que sont les conditions d’un transfert spontané adéquat à une vue
générique englobant tous les matériaux, tous les opérateurs, et tous les environnements. Il s’agit,
dans les termes de disciplines relevant de la gestion de production ou de fabrication, de tenter de
dégager un chemin critique du traducteur entre le moment où il reçoit une commande ou forme un
projet et celui où il clôt son dossier (Gouadec, in Ballard 2006, 295-296 ; soulignement dans
l’original).
Le processus de traduction n’a plus rien à voir avec la complexité d’une opération langagière mais
repose sur un protocole modélisé incluant toutes les composantes et variables possibles dans le
cadre d’une négociation entre un donneur d’ordre et un exécutant. D’une conception en grande
partie socio-économique de l’interprétation et de la traduction, nous passons, semble-t-il, à une
conception à la fois économique et strictement technique, voire techniciste, presque mécanique, où
tout peut être prévu, calculé et optimisé, y compris le comportement du traducteur, rouage central
dans ce modèle « applicable universellement » (ibid., 297). La « traduction instrumentale » en est
d’ailleurs le modèle :
Il suffit de choisir le champ de modélisation le plus large possible en prenant appui sur la traduction
instrumentale (traduction ayant, littéralement, fonction d’instrument : modes d’emploi, contrats, et
autres, dont le bon fonctionnement se juge selon des critères objectifs de type ‘marche/marche pas’)
dans des conditions de complexité maximale de champ d’application, type de matériau, outils requis,
compétences nécessaires, format, etc. (ibid., 296).
Le second type de discours, dit multidimensionnel, est représenté en France par l’un des ardents
défenseurs de la traductologie à l’université, M. Ballard qui, d’une hésitation au début des années
1990, est passé à une défense convaincue de la discipline et à la revendication d’une orientation qui
lui est propre. Que l’on compare :
Et
La traductologie que je propose n’est pas une démarche de l’esquive ou du lissage, elle est
solidement implantée dans la réalité de la traduction et se veut ouverte aux apports de
l’interdisciplinarité, ouverte aussi à l’évolution. […] La traductologie ne peut être réductrice ni réduite
à quelques schémas ou modèles venus d’ailleurs, qui en feraient une dépendance vouée à une
maladresse et à des insuffisances caricaturales ; ceci n’exclut pas l’importation et l’adaptation de
procédures extérieures selon les besoins, et si elles remplissent leur fonction, en vue d’élaborer une
science spécifique, authentiquement humaine (2006, 192 ; nous soulignons).
On notera l’évolution du point de vue de M. Ballard qui voyait dans la traductologie à ses débuts une
« réflexion à caractère scientifique » puis, quelque quinze ans plus tard, « une science spécifique,
authentiquement humaine ». On notera aussi, dans le premier extrait, la précaution concernant la
désignation (« que l’on tend à… ») et, dans la seconde citation, l’affirmation d’une démarche
personnelle, volontariste, qui se caractérise sans doute par son ouverture mais aussi, implicitement,
par une sorte de crispation, perceptible dans le rejet de ces « schémas ou modèles venus d’ailleurs »
(de la littérature ? de la sociolinguistique ? ou d’une certaine pratique linguistique ?). En effet, la
première dimension du discours de M. Ballard est sa recherche d’une assise identitaire sur des bases
indépendantes, propres à la discipline, ce qui suppose une bonne « gestion » de l’interdisciplinarité :
[…] il serait dommageable pour la discipline et surtout pour notre appréhension de la traduction que
l’interdisciplinarité débouche sur un éclatement ou une dilution de la notion de traductologie. La
traduction peut sans doute bénéficier de l’interdisciplinarité, il lui faut aussi trouver une cohérence et
une identité par des synthèses et une démarche partant de l’observation du phénomène (2006, 179).
La seconde dimension de ce discours est son aspiration scientifique : la traductologie est cette
approche scientifique de la traduction, et, comme toutes les sciences, elle s’appuie d’abord sur
l’observation (si elle est une science, c’est une « science de l’observation » (Ballard, ibid., 184)), tout
en sachant bien ne pouvoir donner de l’opération de traduction « une explication purement
scientifique » (ibid.). Cependant, cette réserve, au demeurant juste, manifeste, à ce niveau et au sein
même de ce discours de traductologue (sur la traductologie), une série de contradictions d’ordre
conceptuel : « qu’elle ne soit pas une science mathématique, c’est évident parce que son objet n’est
pas matériel […] » (ibid., 192) – l’objet d’une science mathématique serait-il matériel ? –, et d’ordre
logique : « […] même s’il contient de la matière, son objet est un processus qui plonge dans le
fonctionnement de l’esprit humain lorsque celui-ci participe à trois activités majeures :
l’herméneutique, la paraphrase synonymique à visée imitative et l’écriture (la faculté de produire un
texte convaincant) » (ibid.). Ici, la définition de l’objet pose problème : on peut en effet se demander
en quel sens le mot matière est utilisé et s’il n’y a pas une contradiction entre l’idée d’un objet qui
contiendrait de la matière et celle de processus. Une troisième dimension du discours de M. Ballard
est la perspective historique qui vient à la fois légitimer l’institutionnalisation récente du champ de la
réflexion sur la traduction et l’inscrire dans une continuité épistémologique [7]. Enfin, et c’est une
quatrième dimension, tout en rejetant la notion de « procédé de traduction » (« vexatoire » et «
irréaliste », 2006, 187), ainsi que celle d’unité de traduction, développées d’abord par Vinay &
Darbelnet puis, dans un autre cadre théorique par H. Chuquet et M. Paillard, M. Ballard les «
recatégorise » en quelque sorte et s’appuie sur ces éléments de méthodologie pour développer une
approche didactique qu’on ne saurait séparer des considérations générales de son discours [8]. C’est
bien à partir de cette expérience pédagogique qu’il élabore sa propre conception de la traduction (en
tant qu’activité spécifique), du traducteur (en termes de compétences) et de la traductologie
(comme science de l’observation) :
La traduction est une activité spécifique qui requiert pour son étude une démarche spécifique (2006,
179).
La compétence du traducteur est plurielle, elle fait aussi bien intervenir la capacité herméneutique,
le jugement d’équivalence, les capacités d’écrivain ou de rédacteur que les compétences
linguistiques, la curiosité et le sens critique (ibid., 187).
La traductologie que je propose ne prétend pas dire au traducteur : il faut traduire près des formes
ou en ne suivant pas les formes du texte ; elle observe des façons de faire pour essayer d’en décrire
le fonctionnement et la raison d’être (ibid., 189).
M. Ballard a sans aucun doute beaucoup travaillé en faveur de la traductologie et de son intégration
dans les cursus universitaires mais il n’en demeure pas moins une certaine confusion (par exemple, la
démarcation entre principes méthodologiques et élaboration théorique n’est pas claire), une
applicabilité peut-être trop restreinte à la situation d’enseignement du thème et, surtout, de la
version – même si le souci du traducteur professionnel est manifeste – et, enfin, des difficultés
d’ordre conceptuel qui peuvent contrarier la réception de ce discours.
Le troisième type de discours est dit différentiel, non pas d’abord en raison de ce qui différencie ces
discours des précédents, mais principalement parce que, multiples, ils étudient les différences et
variations, même minimes, entre un original et sa traduction (ou ses traductions) [9] et considèrent,
en principe, les problèmes de traduction sans les dissocier de la situation de production du texte.
Selon qu’ils relèvent de la dominante critique ou linguistique, leur objet est prioritairement la
traduction de textes littéraires, dans une extension très large englobant les « œuvres », les textes de
sciences humaines et de philosophie ou, pour le discours à dominante linguistique, tous types de
textes, littéraires, journalistiques et pragmatiques (démarche transcatégorielle). Ils ne se
reconnaissent pas inconditionnellement dans la traductologie telle que nous venons de la décrire –
partiellement et succinctement (c’est-à-dire, pour résumer, un discours théorisant sur la traduction)
– et, s’ils s’élaborent eux aussi, malgré tout, sur fond de traductologie [10], en pleine connaissance
de la délimitation encore incertaine de la discipline, ils le font le plus souvent sur la base de
présupposés théoriques « extérieurs », soit critiques, soit linguistiques, soit philosophiques ou, tout
simplement, dans la continuité des discours traditionnels sur la traduction [11], eux-mêmes sources
de réflexion. Ils se fondent, méthodologiquement et selon leur objet, sur la comparaison des textes
(pratiquant ainsi ce que la traductologie faisait à ses tout débuts), la réflexion à partir du texte
traduit, et l’expérience même de la traduction effectuée en tant que traducteurs et/ou enseignants
de traduction. Ce sont, en effet, le plus souvent des discours de praticiens, amenés à réfléchir à partir
des problèmes posés par les textes dans le cadre du métier de traducteur [12] ou du métier
d’enseignant, et c’est la volonté de comprendre et d’expliquer qui conduit à formuler les problèmes
rencontrés en termes théoriques, en les replaçant dans le contexte plus large d’une théorie
linguistique, sociolinguistique, littéraire, ou traductologique comme celle d’A. Berman. Depuis les
années 1970 et 1980, plusieurs figures importantes inspirent ces discours multiples : A. Berman
(soucieux de la lettre), H. Meschonnic (traducteur de la Bible, théoricien de la rythmique textuelle),
J.R. Ladmiral (privilégiant le sens), P. Bensimon (inquiet de l’articulation entre théorie et pratique), J.
Guillemin-Flescher (dont les travaux sont à l’origine de l’école culiolienne de linguistique contrastive
en France).
On pourrait néanmoins se demander ce qui justifie la distinction entre les discours précédents,
utilitaires et multidimensionnels, et ces discours différentiels, contemporains les uns des autres, en
rivalité même pendant un certain temps et, à l’exception de celui de J. Guillemin-Flescher, se
réclamant tous d’une, ou de la, traductologie : « Assurément ce (relatif) néologisme est déjà
monopolisé par nos méthodologistes et nos comparatistes, comme s’il s’agissait d’une nouvelle
discipline couvrant un champ d’objectivation injustement négligé jusqu’alors », écrivait A. Berman en
1985 (1999, 17). S’agirait-il alors seulement d’une « réticence » (Ballard 2006, 187) vis-à-vis de la
traductologie ? Et sur quoi se fonderait-elle ? Les trois discours se développent maintenant
parallèlement et partagent, en effet, une préoccupation didactique et pédagogique, celle
d’enseignants-chercheurs. Toutefois, les deux premiers (utilitaires et multidimensionnels) sont sans
doute davantage tournés vers cette orientation méthodologique et didactique tout en se
revendiquant, avec force, comme des discours spécifiquement traductologiques. Pour les tenants de
ces discours-là, les apports « extérieurs » sont à intégrer dans une certaine mesure seulement et ne
constituent pas « des références absolues » (Ballard 2006, 179).
De leur côté, les discours différentiels ne forment pas un ensemble homogène ; un discours comme
celui de J.R. Ladmiral, par exemple, a évolué de la traductologie stricte vers la mise en place du «
discours d’une culture traductologique », situé dans « un triangle interdisciplinaire […] entre
linguistique, psychologie et philosophie » (Ladmiral 1994, xx-xxi). Et si l’on pense à la linguistique
contrastive de J. Guillemin-Flescher, il apparaît clair que tout en étant d’abord linguistique, cette
recherche participe de la culture traductologique appelée de ses vœux par J.R. Ladmiral et ne se
montre pas insensible à la réflexion littéraire et critique d’H. Meschonnic ou d’A. Berman, ne serait-
ce que pour s’en démarquer [13]. Enfin, si l’on relit les diverses définitions que ce dernier a
proposées de la traductologie, on s’aperçoit mieux qu’un écart essentiel s’est creusé entre les
discours utilitaires et multidimensionnels d’un côté, et les discours différentiels de l’autre :
La traductologie est la réflexion de la traduction sur elle-même à partir de sa nature d’expérience. […]
La traductologie est donc la reprise réflexive de l’expérience qu’est la traduction et non une théorie
qui viendrait décrire, analyser et éventuellement régir celle-ci (Berman 1989, 675-676).
Dès les premiers développements de la traductologie, sont donc apparues des dissensions théoriques
fondamentales et il semble que, progressivement, un rapport de forces en faveur des discours
utilitaires et multidimensionnels l’ait éloignée de ces deux définitions proposées par A. Berman. En
somme, la traductologie, maintenant reconnue, pencherait vers ce qui s’apparente à une « science
appliquée » faisant notamment intervenir les développements récents des sciences cognitives, tandis
que d’autres discours moins étroitement traductologiques, certains plus spéculatifs et réflexifs,
d’autres ancrés dans l’observation linguistique, continuent de s’élaborer, plus marginalement peut-
être, sans perdre de vue la conceptualisation théorique, l’accentuant même. Ainsi, bien plus qu’une
conséquence d’orientations divergentes liées à une évolution normale des discours se réajustant face
à des situations culturelles nouvelles, l’éclatement de la traductologie (plutôt que sa dilution) était
inscrit, dès l’origine, dans ces prémisses théoriques essentielles.
Pour mieux prendre la mesure de ces divergences, il convient de revenir au projet d’A. Berman,
qu’on ne peut sans doute saisir pleinement que si l’on rapporte sa réflexion à une connaissance
approfondie de la période romantique allemande et à l’influence décisive d’un penseur comme
Walter Benjamin sur sa manière d’envisager le rapport entre les langues et le langage. Il semble, en
effet, que tout un discours théorique sur la traduction se fonde sur quelques idées développées par
A. Berman tandis que fait défaut l’approfondissement appelé par l’ensemble de ses écrits ou, à tout
le moins, que manque une confrontation de cette réflexion avec d’autres tentatives contemporaines
de la sienne (en particulier celle d’Henri Meschonnic) et ce qui se pense et s’écrit aujourd’hui. Parmi
ces idées saillantes, on retiendra notamment celles qui ont trait à « l’épreuve de l’étranger », à
l’étranger dans la langue et à l’étrangeté ; on retiendra aussi sa défense vigoureuse de la lettre avant
le sens, son refus de l’« ethnocentrisme », la mise en avant de la nécessité de retraduire les œuvres,
et sa définition d’un programme de réflexion organisé autour d’une histoire de la traduction, de
l’éthique de la traduction et d’une analytique de la traduction. La visée est donc triple, historique,
philosophique et psychanalytique. Or, toute cette pensée de la traduction s’appuie sur la décision
d’écarter, précisément, les deux termes dont l’articulation fonde la plupart des recherches
aujourd’hui, à savoir le couple pratique et théorie, au profit d’une identité entre réflexion et
expérience :
Je veux me situer entièrement hors du cadre conceptuel fourni par le couple théorie/pratique, et
remplacer ce couple par celui d’expérience et de réflexion. Le rapport de l’expérience et de la
réflexion n’est pas celui de la pratique et de la théorie. La traduction est une expérience qui peut
s’ouvrir et se (re)saisir dans la réflexion. Plus précisément : elle est originellement (et en tant
qu’expérience) réflexion ([1985] 1999, 16).
On peut, à bon droit, se demander ce qui véritablement distingue l’expérience de la pratique, l’un et
l’autre termes pouvant être donnés comme synonymes dans certains de leurs emplois, et en quoi la
réflexion s’oppose à la théorie. Cependant, l’insistance d’A. Berman sur la délimitation d’un cadre
conceptuel différent force à s’interroger et à comparer ces deux démarches : c’est en effet à la même
époque que P. Bensimon définissait les orientations du centre de recherches qu’il avait fondé et qui
allait prendre une place importante dans le paysage universitaire, en France au moins. Voici ce qu’il
déclarait à l’occasion de la publication du premier numéro de la revue Palimpsestes, dans laquelle
ont été, depuis, régulièrement publiés les travaux émanant de ce centre :
Ouvrant notre propre perspective, nous avons résolu de ne travailler qu’à partir de textes précis […]
accompagnés de leur(s) traduction(s) publiée(s) ou produite(s) : cette méthode de recherche,
croyons-nous, rend possible l’articulation de la pratique à la théorie (1987, i).
Si l’on compare cette déclaration à la citation précédente, on voit qu’un terme n’y apparaît pas, celui
d’expérience, auquel on lui préfère celui de pratique. Il semble donc que d’une part on se dégage de
la visée philosophique d’A. Berman mais qu’on retienne l’idée de rendre à la pratique de la
traduction sa visibilité, et que d’autre part, on se méfie de la séduction de tentatives réductrices,
quelles qu’elles soient, mais qu’on n’en aspire pas moins à l’élaboration d’une théorie (à moins que
la réflexion à partir des textes ne s’inscrive dans le cadre d’une théorie qui lui préexisterait). Si donc il
y a réflexion, il n’y a plus réflexivité. Et c’est sans doute cette réflexivité de l’expérience qui situe
l’entreprise d’A. Berman sur un autre plan que celui de l’indispensable rapport entre pratique et
théorie : en faisant de la traduction un « vécu », ou bien un savoir susceptible d’apporter à celui qui
la replace dans l’histoire, la pratique et l’analyse, un enseignement (le fruit de l’expérience), celle-ci
devient une science, non pas au sens d’ensemble de connaissances dont elle constituerait l’objet,
comme cela serait le cas dans un rapport théorie et pratique, mais au sens d’un savoir, transmissible
(d’où sa constitution en « traductologie »), dont elle serait en même temps le sujet et l’objet. La
méthode, dans ce cas, n’est ni inductive ni déductive et les réflexions ne sont pas généralisables,
mais elles se déploient dans l’espace des traductions et re-traductions. Le risque semble alors celui
d’une mise en boucle de la réflexion pouvant aboutir à une vision trop idéaliste de la traduction ou,
au pire, à une forme de narcissisme inspirant, peut-être, des considérations aussi « impalpables »
qu’« indémontrables » et « irréfutables ». C’est donc un renversement complet de perspective que
révèle l’adoption du couple théorie/pratique par tous ceux qui, tout en choisissant une démarche
empirique et des méthodes comparatives, ont cherché à préserver la traductologie du « totalitarisme
», à l’affranchir d’une vision idéaliste mais aussi, dans le même temps, à la mettre à distance du
discours de la linguistique, et en particulier de la linguistique contrastive (limitée dans cette
présentation à la linguistique contrastive d’obédience culiolienne).
Il est vrai que les objectifs de la linguistique contrastive ne sont pas les mêmes et qu’elle n’est pas la
traductologie mais nous pensons que celle-ci ne peut se passer des apports théoriques de cette
approche que J. Guillemin-Flescher a développée à la même époque et obstinément défendue. Dans
un article de 1986, elle montrait qu’à l’origine du « malentendu » entre ces deux courants de
réflexion se trouvait l’existence de deux attitudes face à la recherche en traduction :
[…] la réflexion des traducteurs littéraires s’oriente en général vers la façon dont il faut traduire, alors
que le linguiste ne peut réfléchir que sur la façon dont on traduit, […] sur le produit fini. On pourrait
penser que cela revient au même. On s’aperçoit en fait qu’il s’agit souvent de deux discours
parallèles sans point de rencontre (59).
Dans un article récent faisant écho à celui de 1986, mais aussi dans celui de 2003, elle reprend cette
opposition radicale et en explicite les raisons et les conséquences : le courant littéraire et le courant
linguistique représentent deux conceptions divergentes de la notion même de théorie, ce qui
entraîne des objectifs distincts, un rapport entre pratique et théorie d’un autre ordre, et « des
démarches radicalement différentes qui concernent, entre autres, le traitement du corpus » (2006,
249). Ainsi, alors même qu’elles prennent appui sur la comparaison des traductions et des originaux,
les deux démarches s’opposent en traitant « l’observable » d’une façon foncièrement différente.
Selon J. Guillemin-Flescher, l’objectif du courant littéraire est, depuis toujours, de « définir un modèle
idéal de traduction » (ibid.) afin de répondre à la question de comment il faut traduire : l’objectif,
fondé sur « la critique des traductions » est de « définir les critères d’une traduction de qualité [14] »
(ibid.).
Le deuxième courant qui n’existe que depuis le milieu du XXe siècle cherche à définir les constantes
dans la pratique des traducteurs. Il ne s’agit plus d’une évaluation qualitative mais de l’observation
neutre de textes traduits. On cherche à relever les récurrences dans les choix des traducteurs et à les
expliquer. On constate en effet que lorsqu’on observe un corpus important de textes traduits, les
récurrences sont extrêmement marquées et ne concernent jamais un phénomène isolé mais un
ensemble de paramètres qui témoignent de schémas intériorisés (2006, 249 ; nous soulignons).
Ce centrage sur la pratique des traducteurs, indirectement observée à travers le relevé et l’analyse
des récurrences linguistiques, paraît particulièrement intéressant en ce qu’il semble opérer un subtil
déplacement du discours vers ce qu’on pourrait envisager comme une activité épilinguistique du
traducteur-énonciateur, une activité de contrôle de son discours traduisant, intériorisée, qui met
alors sa traduction en conformité non seulement avec le fonds commun de la langue courante mais
aussi avec le fonds commun culturel de la culture d’accueil, ce que l’analyse linguistique ne prend
finalement pas en compte. A. Berman disait-il autre chose lorsqu’il identifiait cela non comme un
défaut de traduction mais comme une tendance déformante ethnocentriste inhérente à l’acte de
traduire ? Toutefois, l’une cherche à « expliquer » ces récurrences une fois constatées, se plaçant
hors de la traduction proprement dite, l’autre les reconnaît pour les atténuer ou les éviter le plus
possible, se plaçant dans la traduction.
J. Guillemin-Flescher faisait peut-être aussi allusion (2006, 250) à la poétique d’H. Meschonnic. Le
projet de Meschonnic est global et son propos sur la traduction n’est qu’un volet d’une théorie
générale de la littérature, une poétique. Précédant, sur le terrain de la traduction, A. Berman de
quelques années [15], sa réflexion sur le traduire prend sa source dans la lecture et la traduction de
la Bible, dans sa critique de Nida, et dans son rejet d’une linguistique de l’énoncé (mais non de
l’énonciation). Il se positionne contre la traductologie et pour une poétique du traduire parce qu’il
récuse l’idée d’en faire une science : « La poétique du traduire n’est pas une science, d’abord parce
qu’il y a de l’imposture à parler ici de science » (1999, 62), visant ici A. Berman : « Il y a là une
germanisation idéologique du terme, c’est-à-dire un philosophisme, derrière son innocente bonne
volonté qui témoigne au mieux, d’un confusionnisme philosophique, et d’une confiance naïve au
langage […] » (ibid.). En revanche, c’est bien l’articulation entre pratique et théorie, ou plus
exactement la pratique théorique et « l’expérimentation dans le traduire », qui seules permettent la
construction d’une théorie générale de la traduction, de la littérature et du langage : « le rapport
entre la pratique et la théorie motive la recherche méthodologique, l’exigence épistémologique. Il
délimite un terrain » (1973, 13).
Conclusion
Ces trois manières de penser le rapport des langues, du langage, de la littérature à la traduction qui,
pour certains peut-être, « datent » déjà ou se situent hors champ, représentent d’abord une
exigence de pensée, constituent un fonds théorique incontournable qu’on peut s’approprier plus
sereinement maintenant que d’anciennes polémiques sont reléguées à l’arrière-plan. Ces discours
continuent, formant comme une trame tissée dans ce qui s’écrit maintenant, et cet espace théorique
déjà balisé est celui au sein duquel se déploient encore les contradictions et les tensions évoquées
dans cet article. L’histoire de la réflexion sur la traduction est faite de ces débats et de la difficile
théorisation de ce qui est d’abord une pratique spécifique d’appropriation linguistique et culturelle
par, et à travers, un acte complexe d’énonciation traductive. Le questionnement linguistique s’est
aussi infléchi, de la recherche objective d’une systématisation des faits vers la recherche des traces
de l’énonciateur-traducteur dans l’énoncé traduit, questionnement qui ouvre peut-être la possibilité
de concilier le caractère spécifique de la traduction et l’objectivisation de comportements langagiers
récurrents dans l’acte de traduction.
Notes
[1]
On fait généralement coïncider ce développement avec celui de la traduction à une grande échelle et
de l’ouverture de formations professionnelles dans des établissements spécialisés, après la seconde
guerre mondiale et, de façon plus significative, au début des années 1960, avec la parution en 1964
de Toward a Science of Translating de E.A. Nida.
[2]
Il y a à cela des raisons institutionnelles (voir à ce propos D. Chartier, dans Ballard (2006, 284-292),
pour ce qui concerne la place de la traductologie à l’université), mais aussi des raisons liées aux
écarts entre les traducteurs de métier et ceux qui font de la traduction une activité secondaire (les
traducteurs universitaires, par exemple).
[3]
[4]
On pourrait ajouter ici le discours philosophique et le discours psychanalytique que, pour diverses
raisons, nous situons cependant hors champ (voir note 10 infra).
[5]
Rappelons que cette théorie a été élaborée par D. Seleskovitch et M. Lederer, promulguée et
appliquée au cours de ces trente dernières années à l’ESIT/ISIT (Université Paris 3). Paru en 2005, un
ouvrage collectif dirigé par F. Israël et M. Lederer, en hommage à D. Seleskovitch, disparue en 2001,
en offre une vision complète, depuis sa genèse jusqu’à ses applications didactiques et pratiques.
[6]
Il faut entendre l’expression dans son sens spécialisé renvoyant à « l’un des ensembles d’opérations,
de tâches successives dont la durée d’exécution, incompressible, apparaît comme un délai minimal
pour l’exécution de la totalité d’un projet » (Le Petit Robert).
[7]
[8]
[9]
Il serait possible d’exploiter les acceptions diverses auxquelles l’adjectif différentiel renvoie dans les
domaines de la didactique, des mathématiques et de la mécanique, faisant toutes intervenir l’idée de
différences, de variables, de relations et de mouvements résultant d’une même force.
[10]
Sauf, sans doute, le discours philosophique, que l’on peut rattacher à diverses traditions, entre autres
à une philosophie post-marxiste (Benjamin), à l’herméneutique (Ricœur), à la philosophie du langage
(Quine, Wittgenstein), ou à une pensée historique du discours (Foucault). Il nous semble que
l’autonomie de ce discours, ses présupposés et les conditions de son émergence le placent à part
(dans le champ de la philosophie ou, d’un point de vue traductologique, comme une « spécialité, un
mode de traduire parmi d’autres » (Ladmiral 1994, xiii), tout comme le discours de la psychanalyse
que nous n’avons pas mentionné.
[11]
Un représentant de ces discours traditionnels serait Valery Larbaud, lequel considérait la traduction
comme un « art ».
[12]
Voir, à titre d’exemple, deux articles de Maïca Sanconie, traductrice d’italien et d’anglais, dans
Palimpsestes 13, 2001 et Palimpsestes 20, 2007.
[13]
[14]
On aperçoit là l’une des difficultés du discours traductologique critique, également réticent à porter
des jugements de valeur car il n’est guère possible de faire une liste des critères définissant une «
bonne » traduction – qui pourraient s’énoncer plutôt comme une série de paradoxes : une traduction
doit être lisible mais rugueuse (il faut conserver « l’étrangeté »), littérale mais non calquée (il faut
éviter le mot-à-mot), respectueuse des contraintes syntaxiques mais « non-normée » (il faut savoir se
glisser dans les interstices de la syntaxe) –, ou bien encore par la négative : une « bonne » traduction
n’est pas ethnocentrique, ne dénature pas la lettre, ne supprime pas l’étrangeté, etc. Une
formulation positive semble tout autant impossible (une traduction doit être lisible, fidèle, littérale,
etc.) car elle entraîne inévitablement la question : par rapport à quoi ? à quels critères ? à quelles
normes ? – toutes choses qu’on serait bien en peine de définir dans l’absolu.
[15]
Le volume Pour la poétique II. Epistémologie de l’écriture, poétique de la traduction a été publié en
1973.
https://doi.org/10.3917/rfla.141.0011
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