Georges Sorel Et La Violence
Georges Sorel Et La Violence
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Vive le PCF (mlm) !
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A l’opposé de l’Est de l’Europe où les dérives réformistes d’une social-démocratie, bien différente
par ailleurs, sont critiquées politiquement, par la gauche, ce qui donnera le mouvement communiste
(avec les bolcheviks et les spartakistes), en France la critique est de droite, d’obédience anarchiste.
C’est là qu’intervient Georges Sorel. Celui-ci n’est pas au sens strict le théoricien du syndicalisme
révolutionnaire : il ne l’a pas inventé, il ne l’a pas formulé. Il n’est en fait même pas un théoricien
du syndicalisme révolutionnaire, courant qu’il soutient, mais dont il reste finalement extérieur.
Ce que fait Georges Sorel, c’est justement reprendre la critique syndicaliste-révolutionnaire de la
social-démocratie, en proposant un nouveau modèle de révolution.
C’est une révolution qui serait anti-politique et proposerait une nouvelle civilisation, à travers un
moyen essentiel car permettant de tout renouveler : la violence.
La classe ouvrière n’est pas ici le fruit d’une dialectique historique au sein d’un mode de production
en crise, mais l’outil pour un projet de société utilisant la violence comme vecteur pour bouleverser
l’ordre social.
Il ne manquait qu’un pas pour que, une fois la classe ouvrière mise de côté, on ait l’idée d’un projet
révolutionnaire de régénération, qui sera justement la thèse de la révolution fasciste.
Georges Sorel ne fera pas ce pas. Si le Cercle Proudhon organisé dans la mouvance de l’Action
française se revendique de lui, Georges Sorel restera cependant distant, conservant une option non
nationaliste et opposé à l’armée, comme en témoigne son opposition à a première guerre mondiale.
Cependant, son parcours reste en même temps empreint d’antisémitisme ett de fréquentation de
syndicalistes révolutionnaires basculant dans le nationalisme. S’il saluera Lénine, en qui il voit celui
qui porte un « coup de force » comme justement il l’apprécie, ce sera Benito Mussolini qui s’en
revendiquera.
En ce sens, Georges Sorel reste un auteur marginal ; il n’a été qu’un outil historique de l’affirmation
de la « révolution fasciste » comme thèse politique. Mais il exprime également un véritable travers
français, mêlant incompréhension du marxisme, l'éloge de la spontanéité et du coup de force par le
mépris de l’intellect, la fascination pour l’union des contraires.
En ce sens, ces erreurs françaises ont contribué de manière essentielle à la genèse de l’idéologie de
la contestation anti-parlementaire d'une classe dominante réduite à la ploutocratie, du culte de
l’irrationalisme et de la fascination pour la violence, pour le coup d’éclat, le coup d’État.
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pour la démocratie dans sa forme bourgeoise. C’est en France que ces courants ont été
immédiatement les plus puissants, avec notamment la figure de Jean Jaurès.
Georges Sorel dénonce alors la social-démocratie réformiste, la démocratie bourgeoise, et
finalement la démocratie tout court, car elle est une valeur propre à la social-démocratie comme à la
bourgeoisie, et lui rejette les deux.
C’est ce qui l’amène à un discours violemment anti-démocratique, qui l’amènera entre autres à
collaborer à des revues conservatrices, tout en se voulant un partisan du syndicalisme
révolutionnaire.
Voici l’un des violentes charges anti-démocratiques propres à Georges Sorel, qu’on trouve ici dans
ses Réflexions sur la violence :
« Dès qu'on s'occupe d'élections, il faut subir certaines conditions générales qui
s'imposent, d'une manière inéluctable, à tous les partis, dans tous les pays et dans toits
les temps.
L'expérience montre que dans tous les pays où la démocratie peut développer librement
sa nature, s'étale la corruption la plus scandaleuse, sans que personne juge utile de
dissimuler ses coquineries : le Tammany-Hall de New York [base du parti démocrate à
New York et bastion du clientélisme et de la corruption] a toujours été cité comme le
type le plus parfait de la vie démocratique et dans la plupart de nos grandes villes on
trouve des politiciens qui ne demanderaient qu'à suivre les traces de leurs confrères
d'Amérique (…).
Les uns et les autres n'entendent rien à la production et ils s'arrangent cependant pour
s'imposer à elle, la mal diriger et l'exploiter sans la moindre vergogne : ils sont éblouis
par les merveilles de l'industrie moderne et ils estiment, les uns et les autres, que le
monde regorge assez de richesses pour qu'on puisse le voler largement, sans trop faire
crier les producteurs ; tondre le contribuable sans qu'il se révolte, voilà tout l'art du
grand homme d'État et du grand financier.
Démocrates et gens d'affaires ont une science toute particulière pour faire approuver
leurs filouteries par des assemblées délibérantes ; le régime parlementaire est aussi
truqué que les réunions d'actionnaires.
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C'est probablement en raison des affinités psychologiques profondes résultant de ces
manières d'opérer, que les uns et les autres s'entendent si parfaitement : la démocratie
est le pays de Cocagne rêvé par les financiers sans scrupules. »
Il ne faut pas leur parler de supprimer les formes traditionnelles de l'Etat ; c'est en quoi
leur idéal, si révolutionnaire qu'il puisse paraître aux bonnes gens, est réactionnaire. Ils
veulent persuader aux ouvriers que leur intérêt est de les porter au pouvoir et d'accepter
la hiérarchie des capacités qui met les travailleurs sous la direction des hommes
politiques. »
Mais, alors, quelle force opposer à la politique? Le syndicat, anti-politique, par définition
révolutionnaire, car avançant nécessairement, mettant en même de temps de côté l'idéologie,
comme il est expliqué ici dans L'avenir socialiste des syndicats :
« En France, ils [les intellectuels] prétendent que leur vraie place est dans le Parlement
et que le pouvoir dictatorial leur reviendrait de plein droit en cas de succès. C'est contre
cette dictature représentative du prolétariat que protestent les syndicaux. »
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grande originalité de Georges Sorel, une prise d'assaut de la bourgeoisie elle-même.
Ce qu’il dénonce en la social-démocratie, en le parti d’avant-garde, c’est le fait de se proposer
comme nouvel Etat, nécessairement parasite. Mais ce parasite n'est pas simplement effectif après la
révolution - ce serait ici répéter simplement ce qu'a prétendu Bakounine. Il est également présent
avant la révolution, dans le capitalisme lui-même.
Pourquoi cela? Parce que la bourgeoisie est une classe non pas qui exploite comme chez Karl Marx,
avec la question du taux de profit, etc., mais simplement une classe qui, en quelque sorte, règne.
La bourgeoisie, devenue abrutie à force de domination, laisserait donc la place aux gestionnaires.
Voici comment Georges Sorel voit les choses, dans Réflexions sur la violence :
« Si l'abrutissement de la haute bourgeoisie continue à progresser d'une manière
régulière, à l'allure qu'il a prise depuis quelques années, nos socialistes officiels peuvent
raisonnablement espérer atteindre le but de leurs rêves et coucher dans des hôtels
somptueux.
Deux accidents sont seuls capables, semble-t-il, d'arrêter ce mouvement : une grande
guerre étrangère qui pourrait retremper les énergies et qui, en tout cas, amènerait, sans
doute, au pouvoir des hommes ayant la volonté de gouverner ; ou une grande extension
de la violence prolétarienne qui ferait voir aux bourgeois la réalité révolutionnaire et les
dégoûterait des platitudes humanitaires avec lesquelles Jaurès les endort.
C'est en vue de ces deux grands dangers que celui-ci déploie toutes ses ressources
d'orateur populaire : il faut maintenir la paix européenne à tout prix ; il faut mettre une
limite aux violences prolétariennes. »
Comme on le voit ici très bien, Georges Sorel met sur le même plan une guerre et la violence
prolétarienne, car ce qui compte ce n’est nullement l’idéologie, mais la violence en soi. La violence
est source d’énergie ; c’est elle qui fournit la substance de la révolution.
Cela est nécessaire, car la bourgeoisie est abrutie, elle n'apparaît plus sur le devant de la scène. Tout
devient alors une question de gestion, tout est endormi sur le plan révolutionnaire aux yeux de
Georges Sorel. Il faut donc, en quelque chose, chercher la casse.
Frapper fort, c'est ici réactiver la bourgeoisie, la forcer à être elle-même, à se montrer, à se
présenter, et donc à affronter. La violence n'est pas un mouvement historique, elle est un choix
forçant l'existence de protagonistes.
Georges Sorel dit donc :
« Marx supposait que la bourgeoisie n'avait pas besoin d'être excitée à employer la force
; nous sommes en présence d'un fait nouveau et fort imprévu : une bourgeoisie qui
cherche à atténuer sa force.
Faut-il croire que la conception marxiste est morte ? Nullement, car la violence
prolétarienne entre en scène en même temps que la paix sociale prétend apaiser les
conflits ; la violence prolétarienne enferme les patrons dans leur rôle de producteurs et
tend à restaurer la structure des classes au fur et à mesure que celles-ci semblaient se
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mêler dans un marais démocratique.
Non seulement la violence prolétarienne peut assurer la révolution future, mais encore
elle semble être le seul moyen dont disposent les nations européennes, abruties par
l'humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie.
Une classe ouvrière grandissante et solidement organisée peut forcer la classe capitaliste
à demeurer ardente dans la lutte industrielle ; en face d'une bourgeoisie affamée de
conquêtes et riche, si un prolétariat uni et révolutionnaire se dresse, la société capitaliste
atteindra sa perfection historique.
Ajoutons, encore une fois, qu'elle aura pour effet, si elle est conduite convenablement,
de supprimer le socialisme parlementaire, qui ne pourra plus passer pour le maître des
classes ouvrières et le gardien de l'ordre. »
Il va de soi que le marxisme dont parle Georges Sorel n’a rien à voir avec le marxisme authentique.
C’est que, justement, Georges Sorel a son interprétation très personnelle des écrits de Karl Marx.
Un anti-Marx
Georges Sorel a suivi avec attention les débats dans la social-démocratie allemande. Mais il
méconnaît clairement les bases du marxisme, les adapte à sa manière, indubitablement avec une
grande mauvaise foi plus il s’avère que l’incohérence est évidente.
Le projet de Georges Sorel est d’une nature particulière : il ne cesse de dire que Karl Marx a raison.
Mais cela est associé aux explications incessantes comme quoi les marxistes n’ont pas compris Karl
Marx, comme quoi Karl Marx n’aurait pas fourni une vision scientifique, comme quoi il faut
remettre en cause la plupart des thèses de Karl Marx, etc.
Georges Sorel, dans ses écrits, ne cesse de dénoncer Friedrich Engels et Karl Kautsky, les deux
successeurs de Karl Marx, reconnus tels par la social-démocratie internationale. Il se pose en
opposition complète au principe de rationalité et de conscience mis en avant par la social-
démocratie, qui veut une classe ouvrière organisée, avec un parti d’avant-garde.
Il met en avant un Karl Marx déformé, défiguré, qui ne serait finalement qu'une sorte de proto-
Georges Sorel. Il est évident, naturellement, que Georges Sorel veut conserver le prestige de Karl
Marx, pour se l'approprier, afin d'apparaître comme son dépassement.
Les thèses de Georges Sorel ne sont ici pas originales ; elles sont strictement celles du syndicalisme
révolutionnaire, c’est-à-dire qu’elles se veulent une alternative révolutionnaire irrationnelle à une
social-démocratie française rationnelle et considérée non-révolutionnaire.
C’est une réponse anti-réformiste, mais pas dans le sens de la social-démocratie, du marxisme, et
par conséquent cela va dans le sens d'une démarche plébéienne.
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C’était là exprimer une situation française où le 19e siècle avait connu de nombreuses révolutions,
de nombreux soulèvements, avec les masses participant au premier chef au service de la bourgeoisie
contre l’aristocratie, avec la déception qui va avec.
C'était là exprimer la vision du monde de la petite-bourgeoisie, si forte dans la France du 19e siècle,
avec la petite propriété.
C’était là exprimer une approche anti-politique, dans le sens de la Charte d’Amiens qui fait de la
CGT un bastion anti-politique.
Georges Sorel est, dans cette mesure, un anti-Marx. Il s’intéresse à ses conceptions économiques,
qu’il pense juste, comme il le dit dans l’article « Science et socialisme » en 1893, mais il ne voit pas
de philosophie, de justification.
Georges Sorel ne connaît, en fait, rien à la social-démocratie en tant que mouvement ; il ne connaît
que le réformisme républicain français, qu’il imagine être social-démocrate. De Marx, il ne connaît
que des bribes, qu’il interprète comme il l’entend, comme en témoigne ce qu’il affirme dans le long
article « Pour ou contre le socialisme » paru dans sa revue Le Devenir social, en octobre 1897 :
« Si, comme l'assurent tant d'écrivains, la doctrine marxiste aboutit à un fatalisme
économico-révolutionnaire (p. 16), M. Merlino a bien raison de se révolter ; mais la
croyance à « l'existence de lois historiques et économiques, fatales et immuables », me
semble être une de ces conceptions qu'on ne peut sans preuve attribuer à Marx. »
Cela signifie qu’en 1897, Georges Sorel ne connaît même pas le b-a-BA du matérialisme historique,
ce qui sous-tend qu’il ne connaît rien non plus tant du matérialisme dialectique que de la social-
démocratie. Il ne cessera d'affirmer qu'on ne trouve pas chez Karl Marx d'affirmation de lois
historiques, d'un mouvement inévitable.
Ne comprenant pas ce qu’est par conséquent le principe du mode de production, il ne comprend pas
ce qu’est une classe. A ses yeux, le marxisme n’apporte rien de nouveau à part quelques
considérations sur l’économie et les privilèges ; le principe même de lutte de classes le dépasse
totalement. Voici comment il dénonce ceux qui, à ses yeux, interpréterait Marx de manière erronée,
dans le même article :
« Il nous faut, maintenant, examiner d'une manière approfondie la lutte des classes.
J'accorde volontiers que cette portion de la doctrine marxiste a été fort obscurcie par les
commentateurs, au moins autant que le matérialisme historique.
Si, pour éviter les difficultés, on adopte un sens très large, on aboutit soit à des
banalités, soit à des propositions générales n'ayant rien de spécifiquement marxiste.
Les conflits d'intérêts, les oppositions entre les divers groupes, les influences
économiques sont des moyens d'explication qui appartiennent à tout le monde. M.
Tcherkésoff a raison quand il fait observer que Niebuhr a dirigé, il y a bien longtemps,
l'étude de l'histoire romaine en tenant compte des conditions économiques ; - quand il
rappelle l'œuvre colossale de Th. Rogers, qui ne connaissait rien de Marx et d'Engels. je
pourrais aussi mentionner le Cours professé au Collège de France par M. J. Flach, sur
les institutions primitives : l'éminent juriste a renouvelé toutes les recherches sur la
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famille en prenant pour base les conditions de production de la vie matérielle, et
considé- rant tout l'ensemble du complexus social comme une unité indéchirable ; c'est
une méthode qu'on pourrait appeler marxiste, bien que le professeur n'ait jamais lu
Marx.
Les exemples pourraient être multipliés à l'infini. D'autre part, des disciples ont voulu
étonner les lecteurs naïfs en leur révélant de prodigieuses inventions, et ils ont converti,
comme le dit M. G. Richard, des vérités banales à force d'être répétées en des paradoxes
audacieux.
« La société n'est pas un champ clos, dans lequel luttent patrons et ouvriers » ; le
renouvellement général de la société est l'œuvre de toutes les classes ; on ne peut pas le
circonscrire « dans les rapports des ouvriers industriels et des maîtres de fabrique » (p.
27). Je ne vois pas que dans le 18 Brumaire (que l'on cite d'ordinaire comme la
meilleure application des théories historiques de l'école) Marx ait raisonné de la sorte ;
il prend en considération tous les groupes qui existent.
Marx a donné, dans le 18 Brumaire, cette définition d'une classe : « En tant que des
millions de familles vivent dans des conditions d'existence qui distinguent leur manière
de vivre, leurs intérêts, leur éducation de ceux des autres classes qui leur sont opposées
hostilement, ils forment une classe. » Il ajoute comme signes d'une classe, la solidarité,
l'association nationale et l'organisation politique : ces caractères se trouvent dans les
classes pleinement développées, étant devenues classes pour elles-mêmes ; mais il y a
aussi des classes qui ne sont pas arrivées à ce plein épanouissement.
Pas d'antagonisme, pas de progrès. » Il ne semble donc pas que l'histoire doive être
complètement expliquée par l'antagonisme sur lequel se fonde la production ; mais que
cet antagonisme est seulement requis pour interpréter une partie de l'histoire, ce qui
nous apparaît comme progrès, - à l'heure actuelle, le mouvement socialiste (…).
Avant d'abandonner ce sujet, il est nécessaire de dire quelques mots pour expliquer les
causes de la persistance de l'erreur combattue par M. Merlino.
Cette erreur a été maintenue grâce à la fausse interprétation donnée au premier volume
du Capital: on n'y voit que capitalistes-entrepreneurs et prolétaires ; mais on n'a pas pris
garde que ce ne sont pas des patrons et des ouvriers vivants, mais seulement des
abstractions empruntées à l'organisme historique et transformés en mécanismes dans la
composition économique.
Ces masques scientifiques ne peuvent être confondus avec les êtres ayant de la chair sur
les os, avec les hommes qui font l'histoire.
Mais notre esprit est ainsi fait qu'il croit toujours que le moins réel et le plus abstrait a
une supériorité sur le réel et le concret.
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sociologie, parce qu'on l'apercevait dans la partie la plus reculée d'une composition
purement idéale (…).
L'histoire est tout entière dans le passé ; il n'existe aucun moyen de la transformer en
une combinaison logique, permettant de prévoir l'avenir. Tout ce que nous disons de
l'avenir est pure hypothèse, mais hypothèse nécessaire pour fournir des bases à notre
activité (…).
Bien que Marx ait, assez généralement, évité de parler des choses d'avenir, il n'a pu s'en
dispenser quelquefois : ainsi, dans la lettre sur le programme de Gotha, il énonce cette
proposition que l'évolution se fera en trois moments : capitalisme, semi-communisme
(quelquefois appelé collectivisme) et communisme ; malheureusement il n'a pas fait
connaître quelles étaient les raisons sur lesquelles il s'appuyait. »
Il n’y a donc pas de dialectique entre deux classes, pas de loi historique, pas de mode de production.
Il n'y a que la possibilité de construire un affrontement, au nom d'une idée. C'est là qu'intervient la
théorie de la violence, ou plus exactement l'esprit du combattant.
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Pour bien comprendre cette thèse, il ne faut pas trop s'attacher à des formules qui ont été
parfois exagérées à dessein, mais aux faits historiques; l'auteur nous apprend qu'il a en
vue «l'aristocratie romaine, arabe, germanique ou japonaise, les héros homériques, les
vikings scandinaves ».
C'est surtout aux héros homériques qu'il faut penser pour comprendre ce que Nietzsche
a voulu expliquer à ses contemporains. »
Il est donc nécessaire, pour Georges Sorel, de procéder à l'héroïsation de l'individu pour qu'il soit
prêt à la bataille. Il ne faut pas des cadres se sacrifiant pour le Parti, mais des individus affrontant la
réalité pour eux-mêmes, dans le syndicat.
C'est une vision petite-bourgeoise et d'ailleurs voici le cadre dont parle Georges Sorel :
« Le problème que nous allons maintenant chercher à résoudre est le plus difficile de
tous ceux que puisse aborder l'écrivain socialiste ; nous allons nous demander comment
il est possible de concevoir le passage des hommes d'aujourd'hui à l'état de producteurs
libres travaillant dans un atelier débarrassé de maîtres.
Il faut bien préciser la question ; nous ne la posons point pour le monde devenu
socialiste, mais seulement pour notre temps et pour la préparation du passage d'un
monde à l'autre ; si nous ne faisions pas cette limitation, nous tomberions dans
l'utopie. »
Il est bien parlé d'atelier et de producteurs, c'est-à-dire d'individus dans le cadre de la petite
production. La réalité post-révolutionnaire n'est pas analysée, car il ne serait pas possible d'en
parler : là aussi on découvre la vision du monde petite-bourgeoise qui ne veut surtout pas planifier,
cherchant simplement, en réalité, à faire reculer la bourgeoisie pour maintenir son existence.
C'est cette approche qui permet à Georges Sorel d'aboutir à la mentalité du soldat - ce qui est tout à
fait conforme à l'idéal fasciste qui s'affirmera par la suite, Benito Mussolini saluant Georges
Sorel qu'il a lu alors qu'il était encore un socialiste réfléchissant sur les syndicats, juste avant de
fonder le mouvement fasciste en Italie. C'est l'idéal du légionnaire.
Dans les Réflexions sur la violence, on lit donc :
« On arrive à un résultat satisfaisant en partant des très curieuses analogies qui existent
entre les qualités les plus remarquables des soldats qui firent les guerres de la Liberté,
celles qu'engendre la propagande faite en faveur de la grève générale et celles que l'on
doit réclamer d'un travailleur libre dans une société hautement progressive.
Je crois que ces analogies constituent une preuve nouvelle (et peut-être décisive) en
faveur du syndicalisme révolutionnaire.
Dans la littérature de ces temps, on est frappé de voir opposer constamment les hommes
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libres des armées républicaines aux automates des armées royales ; ce n'étaient point des
figures de rhétorique que maniaient les écrivains français ; j'ai pu me convaincre, par
une étude approfondie et personnelle d'une guerre de ce temps, que ces termes
correspondaient parfaitement aux véritables sentiments du soldat.
Les batailles ne pouvaient donc plus être assimilées à des jeux d'échec dans lesquels
l'homme est comparable à un pion; elles devenaient des accumulations d'exploits
héroïques, accomplis par des individus qui puisaient dans leur enthousiasme les motifs
de leur conduite. »
Les meilleurs officiers de ce temps se rendaient compte que leur talent consistait à
fournir à leurs troupes les moyens matériels de manifester leur élan ; la victoire était
assurée chaque fois que les soldats pouvaient donner libre carrière à tout leur entrain,
sans être entravés par la mauvaise administration des subsistances et par la sottise des
Représentants du peuple s'improvisant stratèges.
Sur le champ de bataille, les chefs donnaient l'exemple du courage le plus audacieux et
n'étaient que des premiers combattants, comme de vrais rois homériques : c'est ce qui
explique le grand prestige qu'acquirent immédiatement sur de jeunes troupes, tant de
sous-officiers de l'Ancien Régime que l'acclamation unanime des soldats porta aux
premiers rangs, au début de la guerre.
Si l'on voulait trouver, dans ces premières armées, ce qui tenait lieu de l'idée postérieure
d'une discipline, on pourrait dire que le soldat était convaincu que la moindre
défaillance du moindre des troupiers pouvait compromettre le succès de l'ensemble et la
vie de tous ses camarades - et que le soldat agissait en conséquence.
Cela suppose qu'on ne tient nul compte des valeurs relatives des facteurs de la victoire,
en sorte que toutes choses sont considérées sous un point de vue qualitatif et
individualiste.
On est, en effet, prodigieusement frappé des caractères individualistes que l'on rencontre
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dans ces armées et on ne trouve rien qui ressemble à l'obéissance dont parlent nos
auteurs actuels. Il n'est donc pas du tout inexact de dire que les incroyables victoires
françaises furent alors dues à des baïonnettes intelligentes.
Le même esprit se retrouve dans les groupes ouvriers qui sont passionnés pour la grève
générale ; ces groupes se représentent, en effet, la révolution comme un immense
soulèvement qu'on peut encore qualifier d'individualiste : chacun marchant avec le plus
d'ardeur possible, opérant pour son compte, ne se préoccupant guère de subordonner sa
conduite à un grand plan d'ensemble savamment combiné.
Ce caractère de la grève générale prolétarienne a été, maintes fois, signalé et il n'est pas
sans effrayer des politiciens avides qui comprennent parfaitement qu'une révolution
menée de cette manière supprimerait toute chance pour eux de s'emparer du
gouvernement.
Jaurès, que personne ne songera à ne pas classer parmi les gens les plus avisés qui
soient, a très bien reconnu le danger qui le menace; il accuse les partisans de la grève
générale de morceler la vie et d'aller ainsi contre la révolution.
Nous sommes parfaitement d'accord sur tout cela ; et c'est justement ce caractère
(effrayant pour les socialistes parlementaires, financiers et idéologues) qui donne une
portée morale si extraordinaire à la notion de la grève générale.
Il me semble, au surplus, que les socialistes officiels feraient aussi bien de ne pas tant
insister sur ce point; car ils s'exposent ainsi à provoquer des réflexions qui ne seraient
pas à leur avantage.
On serait amené, en effet, à se demander si nos socialistes officiels, avec leur passion
pour la discipline et leur confiance infinie dans le génie des chefs, ne sont pas les plus
authentiques héritiers des armées royales, tandis que les anarchistes et les partisans de la
grève générale représenteraient aujourd'hui l'esprit des guerriers révolutionnaires qui
rossèrent, si copieusement et contre toutes les règles de l'art, les belles armées de la
coalition.
Je comprends que les socialistes homologués, contrôlés et dûment patentés par les
administrateurs de l'Humanité aient peu de goût pour les héros de Fleurus, qui étaient
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fort mal habillés et qui auraient fait mauvaise figure dans les salons des grands
financiers; mais tout le monde ne subordonne pas sa pensée aux convenances des
commanditaires de Jaurès. »
Le mythe mobilisateur
Georges Sorel a toujours été un disciple de Bergson. Ce dernier mettait en avant l'intuition ; il
correspondait à l'expression de l'irrationalisme bourgeois de la Belle Époque. Étant éclectique dans
son approche, coupé de la tradition social-démocrate, Georges Sorel a puisé librement dans le
bergsonisme pour justifier sa démarche du combattant.
Georges Sorel s'est également largement inspiré du pragmatisme, un courant américain justifiant
l'expérience la plus directe. Là encore, on avait une philosophie propre au capitalisme, cette fois
dans les conditions américaines, avec son sens de l'action.
Afin de combiner le tout, au nom du syndicalisme révolutionnaire dont il se veut désormais le
théoricien, Georges Sorel met en avant le mythe, c'est-à-dire une image nette permettant de
transcender les combattants et d'unifier les efforts individuels.
On lit donc, dans les Réflexions sur la violence :
« Les explications précédentes ont montré que l'idée de la grève générale, rajeunie
constamment par les sentiments que provoque la violence prolétarienne, produit un état
d'esprit tout épique et, en même temps, tend toutes les puissances de l'âme vers des
conditions qui permettent de réaliser un atelier fonctionnant librement et
prodigieusement progressif ; nous avons ainsi reconnu qu'il y a de très grandes parentés
entre les sentiments de grève générale et ceux qui sont nécessaires pour provoquer un
progrès continu dans la production.
Nous avons donc le droit de soutenir que le monde moderne possède le moteur premier
qui peut assurer la morale des producteurs. »
La violence est ici l'expression de la puissance des forces nouvelles, une pureté dans un monde
s'effondrant, la réactivation de la figure du combattant :
« Je m'arrête ici, parce qu'il me semble que j'ai accompli la tâche que je m'étais
imposée; j'ai établi, en effet, que la violence prolétarienne a une tout autre signification
historique que celle que lui attribuent les savants superficiels et les politiciens ; dans la
ruine totale des institutions et des mœurs, il reste quelque chose de puissant, de neuf et
d'intact, c'est ce qui constitue, à proprement parler, l'âme du prolétariat révolutionnaire ;
et cela ne sera pas entraîné dans la déchéance générale des valeurs morales, si les
travailleurs ont assez d'énergie pour barrer le chemin aux corrupteurs bourgeois, en
répondant a leurs avances par la brutalité la plus intelligible.
Je crois avoir apporté une contribution considérable aux discussions sur le socialisme;
ces discussions doivent désormais porter sur les conditions qui permettent le
développement des puissances spécifiquement prolétariennes, c'est-à-dire sur la
violence éclairée par l'idée de grève générale.
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Toutes les vieilles dissertations abstraites deviennent inutiles sur le futur régime
socialiste ; nous passons au domaine de l'histoire réelle, à l'interprétation des faits, aux
évaluations éthiques du mouvement révolutionnaire.
Le lien que j'avais signalé, au début de ces recherches, entre le socialisme et la violence
prolétarienne, nous apparaît maintenant dans toute sa force.
C'est à la violence que le socialisme doit les hautes valeurs morales par lesquelles il
apporte le salut au monde moderne. »
Voici comment Georges Sorel salue par conséquent les syndicalistes révolutionnaires dans
ses Réflexions sur la violence :
« Ces observations nous conduisent à reconnaître l'énorme différence qui existe entre la
nouvelle école et l'anarchisme qui a fleuri il y a une vingtaine d'années à Paris.
La bourgeoisie avait bien moins d'admiration pour ses littérateurs et ses artistes que n'en
avaient les anarchistes de ce temps-là ; leur enthousiasme pour les célébrités d'un jour
dépassait souvent celui qu'ont pu avoir des disciples pour les plus grand maîtres du
passé ; aussi ne faut-il pas s'étonner si, par une juste compensation, les romanciers et les
poètes, ainsi adulés, montraient pour les anarchistes une sympathie qui a étonné souvent
les personnes qui ignoraient à quel point l'amour-propre est considérable dans le monde
esthétique.
Les anarchistes répondaient en montrant que leurs adversaires étaient dans une voie qui
ne pouvait conduire à la révolution annoncée ; en prenant part aux débats politiques, les
socialistes devaient, disaient-ils, devenir des réformateurs plus ou moins radicaux et
perdre le sens de leurs formules révolutionnaires.
L'expérience n'a pas tardé à montrer que les anarchistes avaient raison à ce point de vue,
et qu'en entrant dans les institutions bourgeoises, les révolutionnaires se transformaient,
en prenant l'esprit de ces institutions ; tous les députés disent que rien ne ressemble tant
à un représentant de la bourgeoisie qu'un représentant du prolétariat.
Beaucoup d'anarchistes finirent par se lasser de lire toujours les mêmes malédictions
grandiloquentes lancées contre le régime capitaliste, et ils se mirent à chercher une voie
qui les conduisit à des actes vraiment révolutionnaires ; ils entrèrent dans les syndicats
qui, grâce aux grèves violentes, réalisaient, tant bien que mal, cette guerre sociale dont
ils avaient si souvent entendu parler.
Les historiens verront un jour, dans cette entrée des anarchistes dans les syndicats, l'un
des plus grands événements qui se soient produits de notre temps ; et alors le nom de
mon pauvre ami Fernand Pelloutier sera connu comme il mérite de l'être.
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Les écrivains anarchistes qui demeurèrent fidèles à leur ancienne littérature
révolutionnaire, ne semblent pas avoir vu de très bon mille passage de leurs amis dans
les syndicats ; leur attitude nous montre que les anarchistes devenus syndicalistes eurent
une véritable originalité et n'appliquèrent pas des théories qui avaient été fabriquées
dans des cénacles philosophiques.
Ils apprirent surtout aux ouvriers qu'il ne fallait pas rougir des actes violents. Jusque-là
on avait essayé, dans le monde socialiste, d'atténuer ou d'excuser les violences des
grévistes ; les nouveaux syndiqués regardèrent ces violences comme des manifestations
normales de la lutte, et il en résulta que les tendances vers le trade-unionisme furent
abandonnées.
Ce fut leur tempérament révolutionnaire qui les conduisit à cette conception ; car on
commettrait une grosse erreur en supposant que ces anciens anarchistes apportèrent
dans les associations ouvrières les idées relatives à la propagande par le fait.
Georges Sorel défend donc le syndicalisme révolutionnaire, se posant comme protecteur dans la
mesure où, dit-il, il a vu l’aspect principal : celui de la violence. Seule la violence permet un
décrochage avec le parlementarisme, et donc l’avènement de la révolution, vers laquelle on tend par
l'affirmation non pas d'un programme, mais d'un mythe mobilisateur.
La social-démocratie française ne veut pas la révolution : elle s’est engluée dans le réformisme.
Georges Sorel attribue cela à la nature même de la social-démocratie en général. Il voit donc dans
l’anti-intellectualisme des syndicalistes révolutionnaires le remède à cette tentation réformiste.
Mais alors que les syndicalistes révolutionnaires font du syndicat la clef de l’opposition à la social-
démocratie qui vante le Parti, Georges Sorel fait de la violence la clef de la transformation sociale.
Il déplace le curseur, faisant de l'individu combattant la clef de voûte de sa vision du monde.
15
Kautsky.
Cependant, s’il n’y a donc ici pas de loi historique, de mode de production, alors qu’est-ce que le
socialisme, selon Georges Sorel ? Là aussi, le rapprochement avec le fascisme qui va naître en Italie
est évident.
Georges Sorel admet que le socialisme vient de la classe ouvrière, mais ce n’est qu’une idée, la
meilleure des idées, qui est à ce titre reprise par les classes sociales dans leur ensemble :
« Sans doute, le mouvement socialiste ne consiste pas seulement dans « le mouvement
des ouvriers organisés pour la résistance, devenant, chemin faisant, un mouvement
politique » (p. 35). Je reconnais, avec l'auteur, qu'il s'étend, aujourd'hui, sur toute la
société, qu'il revêt des allures prodigieusement variées ; - mais je maintiens que si ce
mouvement est socialiste, c'est parce que les conditions actuelles sont telles que tous ses
adhérents ne peuvent rien sans la classe ouvrière (évoluant suivant le schéma donné par
Marx) et qu'ils ont le sentiment de la position du vrai moteur social moderne.
C'est en cela que consiste l'unification des classes, que M. Merlino croit découvrir ; il y
a non pas unification, mais passage de l'Esprit à la classe ouvrière.
Il y a un mouvement à direction bien déterminée ; les classes ne sont plus des choses
mélangées, abandonnées à leurs mouvements naturels ; elles sont dominées par les
énergies qui se développent dans une classe en nouvelle formation.
C'est celle-ci qui donne à la civilisation naissante les qualités qui vont la caractériser et
que l'on ramènera au principe socialiste.
Elle réagit sur toute la structure sociale, mais elle n'en supprime pas, nécessairement, la
variété : autre chose est de dire qu'une force est prépondérante, autre chose est de dire
qu'elle existe seule : c'est cette simplification que l'on fait quand on réduit la société à
deux classes.
16
« Il y a là une question qui mériterait d'être étudiée de près ; il me paraît certain que
Marx n'a pas compris la dictature du prolétariat dans le sens d'une administration
effective de la masse, mais dans le sens d'une pression si énergique et si tenace du
prolétariat sur les pouvoirs - constitués en période révolutionnaire d'une manière
toujours faible, incapables de s'organiser automatiquement - que les aspirations des
classes ouvrières puissent se faire jour et l'essence du socialisme se réaliser. »
C'est là encore une vision petite-bourgeoise. Et comment alors interpréter le sens de ces pressions ?
C’est là que Georges Sorel interprète Karl Marx comme une sorte de théoricien du syndicalisme
révolutionnaire, où la science n’est ce qui ressort de l’action, du combat :
« Suivant le principe de Marx, la science doit sortir de l'action, le mouvement de la
pensée exprimer le mouvement réel. »
Georges Sorel admet lui-même que, de toutes façons, Marx reste pour lui incompréhensible et que
par conséquent il ne faut pas « trop chercher » non plus :
« Plus on va, plus on se débarrasse de tout le bagage aprioristique, légué par le passé.
Ce qui est spécifiquement la conception marxiste me semble assez large pour pouvoir
contenir les nouvelles théories à élaborer ; mais il est évident qu'il ne faut pas aborder
ces difficultés avec un esprit théologique ; il faut s'inspirer de l'esprit plutôt que des
textes.
[En note à cet endroit] Cela est d'autant plus nécessaire que les textes de MARX sont,
très souvent, d'une interprétation difficile : rien ne ressemble tant à la Philosophie de la
nature de HEGEL que le Capital.
Marx a créé une terminologie ou plutôt plusieurs (la huitième section du premier
volume du Capital diffère très sensiblement des autres) ; - les mots sont tantôt employés
dans un sens technique étroit, tantôt comme signes collectifs, tantôt dans un sens
symbolique, tantôt dans le sens vulgaire ; - des formules abstraites sont souvent
présentées sans préparation ; -les formules symboliques ne sont pas rares ; - enfin il
existe des différences assez notables entre l'édition française et la dernière édition
publiée par Engels : - la traduction française n'est pas toujours sûre parce que notre
langue se prête fort mal à représenter des abstractions d'une manière vivante, comme
cherche souvent à faire Marx à l'exemple de Hegel.
Il serait à désirer qu'on publiât, à l'usage des lecteurs français, un fascicule contenant les
variantes. Fin de la note]
M. Andler voit dans les recherches des marxistes actuels « les variations d'une
orthodoxie sur son déclin » et les preuves de la décomposition du marxisme. Le tout
serait, peut- être, de s'entendre sur le sens des termes : car la vitalité d'une doctrine
scientifique se mesure moins à la fidélité à des formules qu'à la hardiesse et à
l'indépendance des disciples. »
Au-delà de l'erreur théorique, il y a pire : Georges Sorel considère qu'il a le droit de s'inspirer,
d'interpréter comme bon lui semble. C'est là typiquement petit-bourgeois et ce style va être
précisément celui du fascisme.
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L'éclectisme comme idéologie
Georges Sorel est un théoricien éclectique ; ses oeuvres partent dans tous les sens, allant de
l'antiquité à la période la plus récente, abordant la morale, le droit, l'économie, la politique, etc. sans
aucune cohérence, et à cela s'ajoutent des notes longues, allant jusqu'à de véritables petites thèses
intellectuelles.
C'est un style, classiquement français, avec l'idée de naviguer entre deux eaux pour assembler des
idées ayant l'air différentes, voire opposées. Georges Sorel est un anti-intellectuel, dans le sens non
pas où il nie la pensée, mais parce qu'il la considère en évolution perpétuelle, comme un flux. Il
rejoint ainsi Bergson.
C'est la raison pour laquelle Georges Sorel a soutenu Eduard Bernstein dans sa polémique contre
Karl Kautsky.
Dans Les polémiques pour l’interprétation du marxisme : Berstein et Kautsky, il s’évertue à
expliquer que les thèses de Karl Marsx sont trop faibles, trop erronées.
Cela servirait au mieux à de la propagande, satisferait seulement des gens peu instruits, et n’aurait
rien de scientifique, etc.
Kark Kautsky, en maintenant l’orthodoxie, aurait tort ; en cherchant à dépasser le marxisme, Eduard
Bernstein aurait raison. Georges Sorel explique dans La crise du socialisme, en 1898, que :
« M. Bernstein a le grand mérite de mettre en pleine lumière que Marx a fait ses
recherches scientifiques en vue de justifier des thèses socialistes préconçues et que ses
prénotions l'ont empêché de faire un travail complètement satisfaisant.
« Lorsque Marx approche des points où le but final est sérieusement mis en question, il
devient vague et incertain... Alors on voit que ce grand esprit scientifique était le
prisonnier d'une doctrine. » Je crois qu'on pourrait aller plus loin et je me demande dans
quelle mesure Marx était sérieusement communiste et dans quelle mesure il était
d'accord avec Engels : je trouve dans ces deux doutes l'explication de beaucoup des
obscurités qui déroutent le lecteur. »
Parvenir à se demander si Karl Marx était vraiment communiste en dit long sur l'approche de
Georges Sorel, tellement éclectique qu'elle en arrive à relativiser l'identité politique de Karl Marx
lui-même.
Dans ce même ouvrage, il salue, évidemment, les problèmes de la social-démocratie, qui ne peuvent
être pour lui explicables que par une nécessaire remise en cause...
« Les programmes socialistes perdent de leur simplicité, de leur logique, de leur
cohérence ; M. Merlino insiste beaucoup sur les contradictions et les incertitudes que
l'on rencontre aujourd'hui dans les déclarations des Congrès. Il voit là un aveu
d'impuissance ; je ne partage pas cet avis ; je vois là une preuve de l'action lente, mais
sûre, des conditions sociales actuelles sur l'esprit des théoriciens, qui ne sont pas encore
parvenus à mettre leur terminologie et leurs propositions à la hauteur des faits. »
Il faudrait donc tout unifier au-delà des idéologies, refuser le principe d'une ligne, ne pas centraliser
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la pensée. C'est le sens du soutien de Georges Sorel au syndicalisme révolutionnaire, et il montre ici
qu'il est un vrai agent de la bourgeoisie, cherchant à affaiblir culturellement et idéologiquement la
classe ouvrière :
« Les anarchistes ont profité de cette situation et se sont lancés, avec l'ardeur qui les
caractérise, dans les mouvements syndical et coopératif.
On connaît mal en France les groupes anarchistes ; ils se rattachent d'une manière très
intime à la tradition socialiste française, comprenant beaucoup d'excellents ouvriers que
les ruses des politiciens dégoûtent les étudiants révolutionnaires de Paris sont, en
majorité, anarchistes le très distingué secrétaire de la fédération des Bourses, M. F.
Pelloutier, est classé parmi les anarchistes.
Les travailleurs n'ont pas grand'chose à apprendre des théoriciens ; mais ceux-ci ont
beaucoup à apprendre en étudiant le mouvement syndical : c'est à cette conclusion que
je suis arrivé dans un travail récent.
Dans la pratique, les dissidences théoriques s'effacent ; quand il s'agit de raisonner sur
les réformes actuelles, les dogmes ne comptent guère ; les Bourses du travail renferment
des hommes appartenant aux partis les plus opposés et ces hommes s'entendent ; c'est
pourquoi les Bourses sont devenues des institutions d'une importance capitale pour
l'avenir du socialisme en France.
Tandis que les chefs combinent des formules pour résoudre les contradictions logiques
et nous apprendre comment la vraie liberté résulte de la parfaite adaptation au
mouvement imprimé à la machine sociale pour l'État ; tandis que des abstractions sont
manipulées avec subtilité par les dialecticiens du socialisme, - les ouvriers, en agissant,
font la vraie science sociale ; ils suivent les voies qui correspondent aux thèses
fondamentales et essentielles de Marx.
Déjà dans les rangs des idéologues a pénétré la notion de l'unité essentielle du
socialisme ; tout dernièrement, on a parlé de réunir un grand congrès pour diriger le
mouvement et un journal proposait d'y appeler les groupes anarchistes !
Entre tous ces hommes existe une communauté générale de sentiments, qui les séparent
de la société bourgeoise, même des radicaux les plus avancés ; on trouve chez tous ce
que j'ai appelé la notion de la catastrophe morale, résultant de la nouvelle évaluation de
toutes les valeurs morales par le prolétariat militant : un socialiste et un anarchiste,
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engagés tous les deux dans le mouvement syndical, ne diffèrent guère ; ils comprennent
les rapports sociaux, la conduite privée et le droit à peu près de la même manière ; - on
ne saurait en dire autant d'un avocat parisien devenu député socialiste et d'un travailleur
d'usine. Il ne faut donc attacher qu'une importance très médiocre aux formules et aux
revendications des programmes.
Le travail fait par Marx ne sera point perdu, tout au contraire ; son œuvre mieux
comprise, illuminée par l'expérience acquise, interprétée d'une manière philosophique,
fournira des indications singulièrement profondes sur la portée des problèmes sociaux.
Quelques camarades et moi, nous nous efforçons d'utiliser les trésors de réflexions et
d'hypothèses que Marx a groupés dans ses livres : c'est la vraie manière de tirer parti
d'une œuvre géniale et inachevée. Au lieu de répéter des formules abstraites, nous nous
instruisons librement.
Mais ce travail, pour important qu'il soit, est tout à fait accessoire dans le mouvement
socialiste, comme tout travail idéologique d'ailleurs.
Le socialisme n'est pas une doctrine, une secte, un système politique ; c'est
l'émancipation des classes ouvrières qui s'organisent, s'instruisent et créent des
institutions nouvelles. C'est pourquoi je terminais par ces mots un article sur l'avenir
socialiste des syndicats : « Pour condenser ma pensée en une formule, je dirai que tout
l'avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers. »
[publié dans l'Humanité nouvelle, mai 1898] »
Georges Sorel veut renforcer le syndicalisme révolutionnaire, car ce dernier est anti-politique. Cela
nuit à la conscientisation social-démocrate, et cela permet inversement l'éclectisme, où justement
des intellectuels comme Georges Sorel (ou Benito Mussolini) peuvent tirer leur épingle du jeu.
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grand but vers lequel doit être dirigée toute la pensée des hommes qui ne sont pas
hypnotisés par les événements du jour, mais qui songent aux conditions du lendemain.
À ceux qui accusent les syndicalistes d'être d'obtus et de grossiers personnages, nous
avons le droit de demander compte de la décadence économique à laquelle ils
travaillent.
Saluons les révolutionnaires comme les Grecs saluèrent les héros spartiates qui
défendirent les Thermopyles et contribuèrent à maintenir la lumière dans le monde
antique. »
Une telle vision ne pouvait qu'être catégoriquement rejeté par la social-démocratie. L'éclectisme de
Georges Sorel était bien trop bourgeois, trop permissif dans son absence de principes, pour ne pas
apparaître comme un recul.
Dans la revue socialiste, en 1908, Louis Oustry résume très bien l'idéologie de Georges Sorel, dans
un article intitulé Réformes – révolution, traitant de la question de la tactique dans la social-
démocratie. Voici ce qu'il en dit :
« Les vives discussions qui s’élèvent tant en Allemagne qu’en France, les circonstances
toutes particulières de la politique actuelle mettent à l’ordre du jour le grave problème
de la tactique et de l’action des socialistes français (…).
Comme je l’ai déjà dit, je le répète, qu’importe la route par laquelle on vient au
socialisme pourvu qu’on acquière cette double conviction : renverser l’ordre des choses
établi et lui substituer un ordre nouveau tout de justice et de liberté. « Tous les chemins
mènent à Rome, dit le proverbe, toute investigation conduit aussi à la vérité »
(Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle).
Et c’est alors que se pose cette deuxième question : puisque je suis socialiste et que je
me propose de substituer le régime socialiste au régime capitaliste, puisque je désire
hâter, faciliter, préparer l’accouchement du régime nouveau, quels moyens employer ?
Comment agir ? (…)
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que par son amour de la lutte, sans terme ni réconciliation ultime, — il l'est aussi par
son respect d'écolier pour les doctrines de M. Bergson et par son effort à y assouplir les
faits.
Curieux aussi par son souci d'unir idéologiquement le principe de la lutte de classe avec
les théories des syndicalistes révolutionnaires ainsi que par sa volonté de réduire encore
la doctrine, l'action et les cadres du socialisme, il l'est encore, lui, l'intellectuel et
l'idéologue par excellence, par sa haine féroce contre les intellectuels et le
parlementarisme comme par sa critique acerbe, acariâtre et toujours lourde, contre tout
penseur et tout talent.
Singulier, peut-être plus encore, par son désir d'être violent... en écrits, croyant que pour
être terrible, il suffit de le paraître, il reste original entre tous par
son Wagnérisme socialiste, son horreur de la clarté, de la logique, du bon sens et de la
précision.
La violence qu’il définit suivant les besoins de sa thèse, est nécessaire, elle est belle, elle
est une source d’énergies et peu s’en faut qu’il la déclare divine.
Pour lui, la marche à la délivrance est la ruée de l’humanité dans la violence et le chaos.
A ce propos il exalte les guerres religieuses, l’état de prospérité des castes et des classes
conquérantes, oubliant que tous luttaient pour des idées ou pour des richesses et non par
amour de la lutte, méconnaissant l’état de misère où se trouvaient les classes vaincues,
refusant de reconnaître, dans son explication idéalo-métaphysique, que tous les
soubresauts de la révolte des opprimés n’étaient que l’explosion de leurs tendances, de
leurs volontés entravées.
Oui, il est une marche à la délivrance, c’est celle des éternels opprimés et non celle des
oppresseurs, qu’ils soient les moins guerriers de l’église conquérante, les hobereaux de
la noblesse oisive, les jouisseurs du capitalisme parasite (…).
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des militants, de les détourner de l’œuvre d’organisation hardie et continue, de
propagande et d’effort, de résistance et d’action (…).
Puisque l’auteur des Réflexions sur la violence aime les organisations militaires, le bruit
des armes et des combats, il devra se rendre compte que des troupes sans enthousiasme,
sans autre but positif que de lutter sans limite pour que ce principe, essentielllement
moral et beau, à son gré, ne prenne jamais fin, sont des troupes mûres pour la défaite et
pour l’oppression.
Les « soldats des guerres de la liberté » - dont il est beaucoup parlé dans les Réflexions
sur la violence – ne faisaient pasl a guerre pour la guerre ; ils défendaient un idéal et des
avantages pratiques menacés. Là était le sens de leur mission morale, le sentiment du
devoir (…).
M. Sorel, qui aime la violence comme on aime un vice, qui sacrifie tout pour sauver la
lutte de classes, qu'il élève à la hauteur d'un principe immuable et qu'il vénère à l'égale
d'une idole ; qui, en tant qu'ancien polytechnicien, admire sans réserve la « bataille
napoléonienne » et son illustre inventeur, a paraît-il, fondé une « nouvelle école » : elle
n’est pas, nous dit-il, celle qui fait les docteurs de la « petite science » ; je croirais plutôt
qu’elle formera, si elle prospère, les docteurs de l’incompréhension.
II a fondé une doctrine que je ne pourrais mieux désigner que sous le nom de négatisme
turbulent et de militarisme socialiste. Est-là le fin du fin ? On me permettra de croire
que non. »
Georges Sorel n'eut donc aucun impact : il espérait briser la social-démocratie avec le syndicalisme
révolutionnaire, devenir l'anti-Marx, il n'en fut rien.
Il continua alors son activité d'intellectuel, ayant de nombreux contacts et participant à différentes
revues, se rapprochant même de l'Action française, sans pour autant abandonner ses idées.
L'origine de cette convergence est simple. Georges Sorel disait en 1908, dans La décomposition du
marxisme, que :
« L'affaire Dreyfus peut être comparée fort bien à une révolution politique, et elle aurait
eu pour résultat une complète déformation du socialisme, si l'entrée de beaucoup
d'anarchistes dans les syndicats n'avait, à cette époque, orienté ceux-ci dans la voie du
syndicalisme révolutionnaire et renforcé la notion de lutte de classe. »
Georges Sorel lui-même considérait l'antisémitisme comme une aberration, même s'il céda de plus
en plus aux préjugés antisémites. La raison en est que l'affaire Dreyfus n'avait un sens que pour la
social-démocratie, car la charge démocratique aidait le socialisme.
Georges Sorel défendait Dreyfus, mais rejetait la social-démocratie française et voyait que celle-ci
profitait de l'affaire Dreyfus, capitalisant là-dessus. Il ne pouvait que converger vers l'extrême-
droite, alors que de toutes façons ses conceptions pavaient la voie au principe du combattant.
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Dans un premier temps, la convergence s'exprimera par la naissance du Cercle Proudhon, sous
l'égide de l'Action française.
Puis le saut sera fait en tant que tel, avec le fascisme italien, assimilant le positionnement de
Georges Sorel, en abandonnant la prétention au socialisme, tout simplement en appuyant la
dimension unificatrice - civilisatrice, l'éclectisme et la figure du combattant.
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