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Toponymie Du Val de Saire

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Annales de Normandie

La côte des Vikings : toponymie des rivages du Val de Saire


(Manche)
René Lepelley

Citer ce document / Cite this document :

Lepelley René. La côte des Vikings : toponymie des rivages du Val de Saire (Manche). In: Annales de Normandie, 43ᵉ
année, n°1, 1993. Rivages de Normandie. pp. 17-39;

doi : https://doi.org/10.3406/annor.1993.1959

https://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_1993_num_43_1_1959

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ft-

LA COTE DES VIKINGS:

Toponymie des rivages

du Val de Saire (Manche)

normande
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On constate en effet que, le plus souvent, les éléments qui les


constituent sont ou bien des uoms propres de personnes, ou bien des noms
communs se rapportant à l'habitat ou à la description du sol. Il n'est
certes pas sans intérêt de savoir qu'un Scandinave nommé Anquetil a
possédé autrefois Anctoville (« le domaine d' Anquetil ») et un autre du même
nom Anquetot (de topt « village »), ni qu'une église s'élevait à Carquebut
(de kirkja, « église » et budh, « abri»), qu'un cours d'eau froid arrosait
Caudebec (de kald, « froid » et bekkr, « cours d'eau »), qu'un bois de
chênes s'étendait sur l'actuel territoire d'Yquelon (d'eik, «chêne», et de
lundr, «bois»), ou qu'une falaise surplombait Verclives (de cliff,
« falaise »). Mais, à vrai dire, du moins du point de vue linguistique, les
anthroponymes ne présentent qu'un intérêt limité. Les noms communs
nous en apprennent sans doute davantage, car s'ils ont été conservés dans
les noms de lieux, c'est que les populations les ont largement utilisés.
Il est rare cependant qu'ils constituent un vocabulaire cohérent évoquant
une certaine activité. Or c'est ce que nous avons trouvé dans la
microtoponymie des côtes du Val de Saire, ce coin nord-est du Cotentin dans
la Manche. L'examen des lieux-dits de cette région, ajouté à celui des
noms de communes, nous a permis non seulement d'y reconnaître la
présence des Vikings, mais aussi de retrouver leurs préoccupations de
navigateurs. Qu'il s'agisse des formes ou du relief du pays qui leur
fournissaient des points de repères, du dessin de ses rivages, du choix dès points
où l'on peut accoster facilement ou seulement mouiller son bateau, la
toponymie d'aujourd'hui nous aide à suivre les mouvements de ces
lointains envahisseurs, même lorsque des transformations de noms plus ou
moins fantaisistes cachent le sens originel de certaines appellations
(carte J).
18

Pour cette étude, nous nous sommes limité aux toponymes d'origine
au moins partiellement Scandinave localisés sur les rivages mêmes, au
large immédiat de ces rivages et sur une bande de terrain n'excédant pas
un kilomètre de profondeur. Nous avions en effet constaté qu'au delà
de cette distance le nombre de ces noms de lieux diminuait de façon très
sensible.

Afin d'apprécier la place que peut occuper cette portion de côte sur
l'ensemble littoral de la Normandie, nous avons d'abord entrepris de
rechercher tous les toponymes d'origine Scandinave dans la bande côtière
ainsi définie depuis l'embouchure de la Bresle, à la limite de la Picardie,
jusqu'à celle du Couesnon, à la limite de la Bretagne, soit sur une
longueur d'environ 600 kilomètres (1). Nous avons alors constaté que, dans
l'ensemble, les côtes normandes présentaient peu de traces Scandinaves,
à l'exception du nord du Cotentin où, au contraire, elles abondent. Plus
exactement, ce « cordon littoral scandinavisant » s'étend sur 75
kilomètres, de la presqu'île de la Hougue (Saint-Vaast-la-Hougue, cant, de Quet-
tehou) au Nez de Jobourg (Jobourg, cant, de Beaumont-Hague). Mais
une partie de cette portion de côte, longue seulement de 37 kilomètres,
se distingue particulièrement à la fois par la densité et par la cohérence
des traces laissées par les navigateurs vikings ; elle borde, comme nous
le disions plus haut, la plus grande partie du Val de Saire, de la Hougue
à la Pointe du Brick, ou plus exactement à l'Anse du Poulet qui lui fait
suite (2).

Avertissement

Dans la présentation des étymons d'ancien Scandinave, on trouvera


les formes issues de ceux-ci dans les langues Scandinaves modernes,
lorsque ces formes ont des rapports directs avec celles des toponymes de
Normandie. Mais on ne se référera pas à la toponyme Scandinave parce que
celle-ci présente une différence essentielle par rapport à la toponymie
scandinavo-normande : dans la première, les noms de lieux sont
constitués de mots indigènes, tandis que dans la seconde ils sont formés, au
moins partiellement, d'éléments étrangers à la langue du pays. Par contre,
on comparera, quand ce sera possible, les toponymes normands à ceux
de la Grande-Bretagne, puisque la toponymie anglaise est formée, elle
aussi, dans certains cas, d'éléments Scandinaves étrangers à la langue
(aux langues) du pays.

mie(1)
de l'Université
L'examen dedecette
Caen,
bande
en 1991-1992,
côtière a étéavec
fait dans
la participation
le cadre dudeséminaire
B. Boisgonthier,
de Dialectologie
S. Chapel,
et Topony-
C. Cot-
,

tun, S. Dorange, S. Laîné, N. Lecervoisier, C. Lecuir, M. Lepleux, I. Lerouvillois, B. Loyer, E. Ridel,


A.M. Simon et M. Véron. Les documents de référence ont été les cartes I.G.N. au 25 000ème.
(2) Cf. les cartes I.G.N. 1310 ouest et 1210 est.
Ann. Normandie, 43, 1993, 1 19

A. LES FORMES GÉNÉRALES DU PAYS

Ce qui semble avoir surtout retenu l'attention des navigateurs, c'est


d'une part la présence des deux caps tournés vers le large, celui de Gat-
teville dit « Pointe de Barfleur » et celui de Fermanville dit « Cap Lévi »,
d'autre part celle de plusieurs petites hauteurs proches du rivage. Les
uns et les autres devaient leur permettre de repérer ce coin du monde
qui s'offrait à eux dans leur course vers le sud (carte 2).

A.l. Les caps


Le site de la Pointe de Barfleur a été particulièrement remarqué
puisque, sur une distance d'environ sept kilomètres, répartis de part et d'autre
de la pointe elle-même, on trouve plus de dix toponymes se référant à
cette notion d'avancée de la terre dans la mer.

A. 1 .a. anc. scand. flik « pointe », « bout » ; cf. isl. , suéd. flik, dan.
flig(3).
— Flécard (rocher au large de Gatteville) ; nom dérivé sans doute avec
le suffixe péjoratif -ard ; d'où : « le mauvais (rocher) de la pointe ».
— Flicmare, dans Havre de F/icmare (Gatteville) ; nom composé avec
comme base l'anc. scand. marr « mer », ici « bassin » ; d'où : « le bassin
de la pointe » (voir plus bas en C.2.a).
— Le Fligard (massif rocheux dans une anse au nord de Gatteville) ;
nom composé avec comme base l'anc. scand. garthr « enclos » ; d'où :
« l'enclos de la pointe ».

A.l.b. anc. scand. hein « pointe », d'où « objet pointu » ; cf. isl.,
norv. hein, suéd. hein «pierre à aiguiser».
- Les Hennemares (terrain marécageux le long de la côte de
Gatteville), nom composé avec comme base l'anc. scand. marr «mer» et
« marais » ; d'où : « le terrain marécageux de la pointe ».

A. 1 .c. anc. scand. barmr « sein », d'où par image « pointe , « coin »,
«cap»; cf. norv., suéd., dan. barm(4).
- Barfleur, nom composé avec comme base l'anc. scand. flojt
« rivière », « cours d'eau à large embouchure » ; d'où : « le cours d'eau à
large embouchure du cap » (voir plus bas en B.4.b).

(3) Flik est également attesté dans la toponymie des Iles Anglo-Normandes : Baie Fliquet, près du
coin nord-est de Jersey.
(4) Barmr est attesté par ailleurs dans la toponymie du Cotentin : Barfouis, havre proche de la Pointe
de Jardeheu, dans la Hague (arr. de Cherbourg).
20

•Neville
'-^oubcrville *>

1- CÔTE DES VIKINGS


VALDESAIRE
COMMUNES LITTORALES
/Sl-Vaastv
) la- ./
Qucuçhoj fougue
#<fc

Les points localisent les 78 toponymes d'origine totalement ou partiellement


Scandinave.

■M ÏIOUGUEITE Ç"lUCMARE
HJiCMiD
ROUBA
LE CRACKO
BARFLEUR.
LESHOUGUE

2- CÔTE DES VIKINGS


LES FORMES
Ann. Normandie, 43, 1993, 1 21

LES POULETS LAUOCE CKOQUETUN


LA LOGE 0'ANCKE II* EQUETS
LES CHAMBRES
QUILLEBŒUF

LEFOVRQVET
CRACKO
LESANGUES

LE HOMMET
3- COTE DES VIKINGS
BRET EN BAS
LE DESSIN
LA LOGE
DRANGUET
VITEQVET
Ç^IATIIIOU

"f*"*** 4., ^ LE RAY.


è LEVICQ
,j>*i,n # s^— ^^TT^\
CArtEvA \ QVy \ I \_ ^^x-^O SYLVIE
^ -4 HOVLVl
(-FUCMARE

^^\y- -<1-Oy
A LA MARE

K \ vnr
~/ \ BREVY
4- CÔTE DES VIKINGS / \LA MARE
L'APPROCHE ^S-^ FOULY

/ /LERVN
22

Le mot Barfleu(r) a d'abord été un hydromyme désignant le ruisseau


qui se jette aujourd'hui dans le fond du port et qui porte le nom de la
Planque. Il a ensuite été utilisé pour désigner la localité située près de
son embouchure, laquelle est très large par rapport au cours d'eau.
Les formes anciennes telles que Barbefloth (1066-1077) et sa
transcription latine Barbatum fluctum (fin du XIe siècle) présentent un e/a épen-
thétique évitant la succession des quatre consonnes -rmfl-, groupe
consonantique imprononçable, du moins pour des Français. De plus, le
m, consonne labiale en position relativement faible au milieu du mot, a
subi l'attraction phonétique de la consonne initiale, également labiale,
en position forte, b. L'assimilation de la seconde labiale à la première
a pu être facilitée par l'attraction lexicale du mot français barbe (latin
barba). Parallèlement à cette forme à épenthèse, a dû rapidement exister
une autre forme où la difficulté de prononciation a été résolue par la
disparition de l'élément le plus faible du groupe consonantique, le b implo-
sif en seconde position. D'où les formes Barefleu (1 146) et Barflue (1227),
puis Barfleur.
— Barville (hameau de Montfarville, à proximité de Barfleur), nom
composé hybride ayant comme base le produit du latin villa « domaine
rural » ; d'où : « le domaine du cap ».

A. 1 .d. anc. scand. kra « angle », « coin » ; cf. isl. kra, norv. kraa ;
et en toponymie anglaise : Crathorne (Yorkshire North Riding).
— Crabec, dans Havre de Crabe(c), Moulin de Crabe(c) (Gatteville),
nom composé ayant comme base l'anc. scand. bekkr « cours d'eau » ;
d'où : «le cours d'eau du coin» (voir plus bas en B.4.a).
— Le Cracko (partie sud de Barfleur, entre le port et la mer), nom
composé ayant comme base l'anc. scand. kok « bouche », « gueule » ; d'où
ici : « l'embouchure clu coin ».

A. 1 .e. anc. scand. ro « angle », « coin » ; cf. norv. m ; et en


toponymie anglaise : Roby (Lancashire). Les produits de cet étymon font
référence à un site présentant une côte dans une direction et une autre dans
une direction perpendiculaire à la première (est/nord à Gatteville,
nord/ouest à Fermanville).
— Le Coin du Rôle (Gatteville), noté le Coin du Rot sur la carte de
Cassini. Quand le mot ro n'a plus été compris de tous, on lui a adjoint
sa traduction française. Ro (ou Rot) est devenu Rôle au XIXe siècle, sur
les cartes d'Etat Major, par attraction du français rôZe.
— Rouba (rocher devant Barfleur), nom composé ayant comme base
l'anc. scand. bakki « hauteur » ; d'où : « le rocher du coin » (voir plus bas
en B.2.c).
— Roubari, dans Havre de Roubari (Gatteville), nom doublement
composé, avec comme première base l'anc. scand. reidhr « mouillage »
et comme seconde base l'anc. scand. bakki « hauteur » ; d'où : « le
mouillage parmi les rochers du coin» (voir plus bas en B.2.c et en C.2.b).
Ann. Normandie, 43, 1993, 1 23

A ces toponymes localisés près de la Pointe de Gatteville, il est sans


doute bon d'en ajouter deux autres localisés à proximité du Cap de
Fermanville :
— Le Cul de Roc, lieu-dit marin situé à quelque distance de la côte
nord de Fermanville. Cette appellation pourrait être due à la francisation
d'une expression patoise : le tchu d'ro, dans laquelle le premier
substantif (franc, cul) aurait le sens de « bout », « extrémité », qu'il a dans
l'appellation connue le tchu d'ia Rhague « le bout, la pointe de la Hague ». Le
Cul de Roc serait alors « le bout du coin ».
— Le Mont de Rouen, hauteur surmontant la mer de vingt et un
mètres, sur la côte ouest de Fermanville. Le mot Rouen pourrait avoir
comme premier élément l'anc. scand. ro, sous la forme rou qu'il prend
en syllabe initiale (cf. ci-dessus Rouba).

A.2. Les hauteurs

A.2.a. anc. scand. haugr « hauteur » ; cf. norv. haug. isl. haugur ;
et en toponymie anglaise Stanhowe (Yorkshire North Riding), Carling-
how (Yorkshire West Riding).
- La Hougue, 2 (Saint- Vaast-la-Hougue et Gatteville).
- La Hougue de Butin, plateau rocheux au large de Gatteville.
- La Heugue, 2, forme anglo-scandinave (Cosqueville et
Fermanville).
- Les Hougues (Montfarville).
- Le Houguet (Réville).
- La Houguette, 2 (Gatteville et Neville).
Une « hougue » s'élève généralement à une hauteur de dix à quinze
mètres au-dessus des terres environnantes.
L'article défini qui est toujours présent devant les produits de haugr
montre que ce terme a été intégré de bonne heure dans la langue
française parlée de la région comme nom commun. Sa première forme a été
hogue (latinisé en Hoga dans des textes de 1040 et de 1216). Dans le
courant du XIIIe siècle, il a subi la fermeture du o que l'on constate dans
de nombreux mots français (corone, devenu courone, cort et corbe,
devenus court et courbe...) ; d'où le type hougue (latinisé en Hougua dans
les textes du XIVe siècle). Le nom commun hougue existe encore
aujourd'hui dans le français parlé à Jersey et à Guernesey, avec le sens
de « hauteur », tandis qu'en Normandie continentale, depuis plusieurs
siècles, semble-t-il, il ne subsiste qu'à l'état de toponyme. Cette
limitation de l'usage s'est faite plus tôt dans les régions où le mot était peu
employé. C'est ce qui explique l'existence des toponymes La Hogue, dans
le sud de la Manche et dans le nord de la Seine-Maritime, et La Hoguette,
dans le centre du Calvados, figée sans doute avant le XIVe siècle.
24

Le type toponymique La Hougue est particulièrement répandu dans


le nord du Cotentin, à Jersey et à Guernesey ; il y représente environ
soixante pour cent des attestations des produits de l'ancien Scandinave
haugr dans le domaine normand.

A.2.b. anc. scaid. brekka «colline» ; cf. isl., norv. forekka ; et


en toponymie anglais* Norbreck (Lancashire), Larbrick (id.) (5).
— Le Brick (Fermanville) ; d'où l'Anse du Brick et la Pointe du
Brick (id.).
Le Brick surplombe la mer d'environ 25 mètres.

B. LE DESSIN DU RIVAGE(carte 3)

B.l. Les îles


B. 1 . anc. scand. holmr « île », d'où plus généralement « site entouré
d'eau soit complètement, soit plus souvent de façon incomplète ou
intermittente» ; cf. norv., dan. holm ; et en toponymie anglaise Stockholm
(Yorkshire), Oxenhofrne (Westmorland).
Le substantif holmr a donné, en toponymie normande, deux produits
différents selon son emploi grammatical. En emploi autonome, c'est-à-
dire comme nom commun simple, il a évolué en home, généralement
graphie homme par attraction du français homme (latin hominem). Il
apparaît d'ailleurs le plus souvent sous la forme diminutive hommet « petite
île », dont la construction par dérivation montre bien l'intégration rapide
du mot dans la langue française de Normandie. Mais quand il a été
utilisé comme base dans un nom composé à valeur toponymique, avec un
premier élément qui le détermine, il a donné la finale -hou, par perte
progressive du m final. C'est l'allongement du mot par l'avant qui a
provoqué cette réduction de la finale.

B. 1 . 1. 1 ° ) En emploi autonome :
s

- Le Hommet, dans Havre du Hommet (Ré ville). Comme on peut


le voir sur la carte dé Cassini, le Hommet est un rocher situé à peu de
distance de la côte. Il s'élève à deux mètres au-dessus du niveau de la mer.
— Les Hommets (lieu-dit proche de la pointe de Néville).
Vraisemblablement ce toponyme au pluriel a d'abord désigné les trois rochers
ou massifs rocheux situés à peu de distance de cette pointe et dont le
principal s'élève à deux mètres au-dessus du niveau moyen de la mer.

(5) Brekka est attesté ailleurs dans la toponymie du Cotentin : Bricquebec, Bricquebost (arr. de
Cherbourg).
Ann. Normandie, 43, 1993, 1 25

B.I. II. 2°) En finale de nom composé :


— Tatihou (île de quinze hectares devant Saint- Vaast, reliée à la terre
à marée basse), nom composé avec l' anthroponyme Scandinave Dadhi ;
d'où « l'île de Dadhi » (6).
— Quettehou, nom composé avec l' anthroponyme Scandinave Ketill ;
d'où « l'île (= le territoire limité par l'eau) de Ketill ». Cet anthroponyme,
courant au Xe siècle, se retrouve ausi bien en toponymie anglaise : Kett-
leby (Lincolnshire), Kettleburgh (Suffolk), qu'en toponymie normande :
Quettetot (arr. de Cherbourg), Quettreville et Cretteville (arr. de Coutan-
ces, Manche).

L'Emprionnerie

La qualité insulaire, ou plutôt quasi insulaire, de Quettehou


s'explique facilement si l'on admet que le territoire dévolu à Ketill était
délimité à l'est par la mer, au nord-est et au nord par le ruisseau du

(6) Ce nom de personne relevé par Jan de Vries (Altnordisches Etymologisches Worterbuch) ne semble
pas avoir été d'un usage fréquent. Il n'a pas été signalé par Jean Adigard des Gautries (Les noms de
personnes Scandinaves en Normandie de 91 là 1066). C'est cependant un anthroponyme dont il existe
plusieurs attestations sous différentes formes dans différentes langues germaniques anciennes. Sous la
forme de l'ancien haut-allemand Tado, on le trouve dans le nom d'une localité française du Pas-de-
Calais : Tadinghem (cf. Ernest Nègre : Toponymie générale de la France).
26

Vaupreux, au sud par le ruisseau du Godey. A l'ouest, le domaine se


perdait dans la forêt appelée aujourd'hui Bois du Rabey, laquelle
s'étendait plus au nord, puisque le microtoponyme Le Tronquet (du latin trun-
cus « tronc d'arbre ») évoque un endroit boisé (carte 5). On remarquera
que le bourg de Quettehou s'est construit dans une courbe du Vaupreux
et que la partie supérieure du cours du Godey forme encore aujourd'hui
la limite entre Quettehou et Morsalines.

B.2. Les rochers

B.2.a. anc. scand. sker « récif», « rocher isolé » ; cf. isl. sker, norv.
skjer ; et en toponymie anglaise Scare (Cumberland), Skerton
(Lancashire), Ravenscar (Yorkshire North Riding).
En français, le groupe [sk] à l'initiale provoque la formation d'un e
prothétique ; d'où : *esquer. Après la chute du s devant consonne au XIIe
siècle et celle du r final dans les siècles suivants, on obtient la forme [eke],
généralement graphiée sur les cartes équet. Lorsque le produit de sker
se trouve en finale d'un toponyme composé, la prothèse peut ne pas se
produire ; d'où alors la finale -quet.
— Les Equets, dans Plateau des Equets, haut-fond au large de
Gouberville.
— Vitéquet (rocher situé dans le prolongement de la Pointe de Saire,
Réville), nom composé avec l'adjectif de l'anc. scand. hvitr « blanc » ;
d'où : «le récif blanc» (à cause de l'écume).
— Sans doute Le Fourquet (rocher situé en face de l'entrée du port
de Barfleur), nom composé avec l'anc. scand. for « devant » ; d'où : « le
récif devant (Barfleur) ».

B.2.b. anc. scand. drangr « rocher tombant à pic » ; cf. le norv,.


drange.
— Dranguet, dans la Tour Dranguet et les Rochers de Dranguet
(Réville).
— D'Angré, dans le Rocher d'Angré (Néville). D'Angré est une forme
du mot précédent présentant une métathèse ou déplacement de la
consonne r.

B.2.c. anc. scand. bakki «hauteur», d'où ici «rocher» ; cf. isl.
bakki, norv., suéd. bakke.
- Rouba (rocher au nord de Barfleur s 'élevant à cinq mètres au-
dessus du niveau moyen de la mer), composé avec l'anc. scand. ro
« coin » ; d'où : « le rocher du coin » (voir plus haut en A. 1 .e).
— Roubari (voir plus haut en A. 1.2).
Ann. Normandie, 43, 1993,1 27

— Bret-en-Bas (massif rocheux situé à la Pointe de la Loge, Ré ville),


nom composé sans doute avec l'anc. scand. Bretar « Breton » (de Grande-
Bretagne) ; d'où : « le rocher des Anglais ».

B.2.d. anc. scand. bodhi*« rocher à fleur d'eau » ; cf. isl. bothi,
norv. bode.
— Quillebœuf (rocher au large de la côte est de Gatteville), nom
composé avec l'anc. scand. kill « passage » ; d'où : « le rocher du passage »,
ou « le rocher auprès duquel il faut passer » (7).

B.2.e. anc. scand. kambr « crête », « sommet » ; cf. norv. kamb ;


et en toponymie anglaise Cambo (Northumberland), Combridge
(Staffordshire), Black Comb (Cumberland).
— Les Chambres (rochers situés près de la côte est de Gatteville non
loin de la pointe). La forme relevée atteste dans sa finale l'attraction, au
moins à l'écrit, du substantif français chambre.

B.2.f. anc scand. steinn « pierre » ; cf. isl. steinn, norv. stein, sued. ,
dan. sten.
— Croquetun (ancienne graphie Crosquestain) (rocher en forme de
croissant situé près de la côte de Cosque ville), nom composé avec l'anc.
scand. krokr « courbe » ; d'où : « le rocher en courbe ».

B.3. Les anses et les pointes

B.3.a. anc. scand. polir « anse arrondie », « bassin » ; cf. norv. poil ;
et en toponymie anglaise peut-être le nom de ville fréquent en Grande-
Bretagne Poulton (Cheshire, Gloucestershire, Kent, Lancashire).
— Le Poulet dans l'Anse du Poulet (Maupertus).
— Les Poulets (massif rocheux limitant une anse sur le rivage de
Cosque ville).

B.3.b. anc. scand. angr « baie » ; cf. en toponymie anglaise, peut-


être Angerton (Cumberland).
— Les Angues (petite anse sur le rivage de Montfarville).

(7) C'est en passant sur ce rocher, et non à côté comme elle aurait dû le faire, que la Blanche Nef,
navire qui transportait de Barfleur vers l'Angleterre les enfants d'Henri Ier Beauclerc, duc de
Normandie et roi d'Angleterre, fut perdu corps et biens en novembre 1120.
28

B.3.c. anc. scand, lykkja « courbure » ; d'où ici « pointe qui suit
(ou précède) une courbure du rivage» ; cf. norv., isl. lykkja.
— La Loge (à la Pointe de Néville).
— La Pointe de la Loge, 2 (Réville et Cosqueville).

B.4. Les embouchures des cours d'eau


Les cours d'eau étaient importants pour les navigateurs, car, outre
qu'ils leur fournissaient de l'eau potable, leurs embouchures pouvaient
leur servir de points de repères. C'est pourquoi ils sont signalés ici.

B.4.a. anc. scand. bekkr « ruisseau » ; cf. isl. bekkur, norv. bekk,
sued, back, dan. boek ; et en toponymie anglaise Holbeck
(Nottinghamshire), Caldebck (Cumberland), Sandbeck (Korkshire West Riding).
— Crabec (Gatteville), nom composé avec l'anc. scand. kra « coin » ;
d'où : «le cours d'eau du coin» (voir plus haut en A.l.d.).

B.4.b. anc. scand. fljot « rivière » ; cf. le verbe anc. scand. fljota
« couler », isl. , norv. fljota, suéd. flyta, dan. flyde ; en toponymie anglaise,
le mot apparaît seulement dans des noms de rivières.
Cet étymon a donné, en toponymie normande, la finale de nom
composé -fleu, laquelle est devenue -/leur par attraction du nom commun
français fleur (lat. florem). Si l'on en juge par l'examen des sites
correspondant aux six toponymes en -fleur qui existent en Normandie (la Ger-
fleur et Barfleur dans la Manche, Honfleur dans le Calvados, Fiquefleur
dans l'Eure, Harfleur et Vittefleur en Seine-Maritime), le sens exact de
fleu semble être celui de « cours d'eau se jetant dans la mer par une
(relativement) large embouchure ». Les toponymes en -fleu(r) ont donc été
d'abord des hydronymes. Ensuite ils ont été le plus souvent utilisés pour
désigner une localité située soit près de l'embouchure (ex. Barfleur,
Honfleur), soit sur le cours de la rivière (ex. Vittefleur).
— Barfleur, nom composé avec l'anc. scand. barmr « cap » ; d'où :
« le cours d'eau à large embouchure du cap » (voir plus haut en A. 1 .c).

B.5. Un amer

B.5. anc. scand. merki « point de repère », « amer » ; cf. isl. merki,
norv., dan. merke, suéd. mârke.
Cet étymon a donné deux produits en dialecte normand : merque et
mer(c) « point de repère ». Ils sont passés en français, le premier avec
changement de voyelle, d'où : marque ; le second, par fausse coupe et
agglutination de la voyelle de l'article défini, a donné le substantif amer (la
mer(c) devenu l'amer).
— La Merque (rocher qui marque l'entrée de la passe de la « mare »
de Landemer, à la limite de Ré ville et de Montfarville).
Ann. Normandie, 43, 1993, 1 29

C. L'APPROCHE DE LA TERRE

Cl. L'accostage

C. 1 .a. anc. scand. vik « entrée », « accès » ; cf. isl. , norv. , suéd. vik
« baie », dan. vig « crique » ; et en toponymie anglaise Blowick et Lowick
(Lancashire), Wigtoft (Lincolnshire).
Le sens attribué à l'ancien Scandinave vik est généralement celui de
« baie », « anse » (AEW et FEW), sens qui est effectivement celui que
présentent les langues Scandinaves modernes. Mais si l'on considère la
signification des produits de cet étymon en Normandie, on est amené à
penser que le mot introduit dans cette région par les Vikings au Xe siècle
ne désignait pas une baie ou une crique, mais une entrée, un moyen
d'accès, en particulier un moyen d'accès à la terre pour des navigateurs.
En effet, on trouve le produit de vik d'une part dans un certain nombre
de microtoponymes côtiers terminés par -vie ou -vi, mais aussi dans
le nom commun dérivé, avec le suffixe français à valeur diminutive -et,
viquet, lequel a été ultérieurement francisé en guichet, par élimination
de ses caractères dialectaux (v et k). L'examen des différents sites du
Cotentin dans le nom desquels apparaît la finale -vic/-vi amène à
proposer la définition suivante pour le mot vie, qui a été un nom commun
en ancien normand comme le montre le toponyme Le Vicq : un « vie » est,
sur une côte rocheuse, un passage dégagé permettant à plusieurs bateaux
de faible tirant d'eau d'atteindre facilement la terre, laquelle est peu
élevée (d'un à deux mètres au-dessus du niveau de la mer). Le sol en est
sableux et solide. A marée basse, la mer ne se retire pas loin du rivage.
Les côtés de la plage qui se présente ainsi sont protégés par des
massifs rocheux. Ils résistent donc mieux aux attaques de la mer qui, au
contraire, ronge le rivage dégagé, et ce d'autant plus qu'on s'éloigne des
côtés. Aussi ce rivage a-t-il tendance à s'incurver. C'est ce qui fait que,
le plus souvent, un « vie » est devenu une anse. Mais une anse n'est pas
un « vie » si elle ne correspond pas à la définition qui vient d'être donnée.
C'est pourquoi on peut penser que le sens de « baie » donné au mot vik
dans les langues Scandinaves n'est qu'un sens dérivé.
D'autre part, le nom commun viquet, encore employé aujourd'hui dans
le français régional des départements de la Manche et du Calvados,
désigne une petite porte, en particulier celle qui, sur la face antérieure d'un
grand tonneau, permet à un enfant de se glisser pour nettoyer l'intérieur
de ce tonneau (8). Dans les parlers locaux du Cotentin, un « vitchet » peut
être également le petit volet coulissant d'un confessionnal, une petite porte
découpée dans une porte cochère ou tout autre petite ouverture
permettant de pénétrer dans un endroit assez difficilement accessible. On

(8) Voir R. Lepelley, Dictionnaire du français régional de Basse-Normandie, Paris, 1989.


30

peut en déduire que, si un « viquet » est une petite porte, un « vie » est
ou était une porte, c'est-à-dire un moyen d'accéder quelque part. Et si
l'on considère que la notion de « porte » rejoint étymologiquement celle
de « port » on admettra qu'à l'origine un « vie » était bien un moyen d'entrer
quelque part et, plus précisément pour des navigateurs, un moyen
d'accéder à la terre.
— Brévy dans Anse de Brévy (Réville), nom composé avec l'adjectif
de l'anc. scand. breidhr « large » ; d'où « le large vie » ou « là large entrée ».
Effectivement Brévy est le plus large, le plus dégagé des «vies» du
Nord-Cotentin. La passe entre les rochers a environ 150 mètres de
largeur et 300 mètres de longueur ; et la plage s'étend sur plus de 500 mètres.
— Houlvi dans Havre de Houlvi (Gatteville), nom composé avec
l'adjectif de l'anc. scand. hoir « profond » ; d'où : « le vie profond » ou
«l'entrée profonde».
— Sylvie (petit « vie » à 300 mètres au sud de la Pointe de Gatteville,
qui n'est plus indiqué sur la carte IGN au 25 OOO*""), nom composé avec
l'anc. scand. silfr « argent » ; d'où : « le vie d'argent », c'est-à-dire « le vie
blanc » ou « l'entrée blanche » (d'écume).
La graphie relevée atteste l'attraction du prénom Sylvie.
— Les Etanvis (massif rocheux situé à la Pointe de Gatteville), nom
composé avec l'anc. scand. steinn « pierre » ; d'où : « le vie aux pierres ».
Le « vie » auquel les rochers doivent leur nom est très étroit et d'accès
délicat. On peut penser que les Vikings l'ont cependant repéré et utilisé,
à cause des dangers que présente la navigation dans ces parages du Raz
de Barfleur.
— Le Vicq (massif rocheux situé au large de Cosqueville). En fait,
si les cartes modernes donnent ce nom à un rocher, il ne fait pas de doute
qu'il a d'abord désigné le passage de bonne qualité, entre ce rocher et
celui de Croquetun (voir plus haut), qui permet d'accéder à la terre sur
un site appelé d'ailleurs parfois la Plage du Vicq.
— Cap Lévi (ou Lévy), dit aujourd'hui Port du Cap Lévi, dans la baie
qui s'étend de la Pointe du Fort de Fermanville à la Pointe du Brûlé . Nom
composé des deux substantifs de l'anc. scand. kapella « chapelle » et vïk ;
d'où : « le vie de la chapelle ».
La première attestation de ce toponyme apparaît dans les Gesta régis
Henrici Secundi du moine anglais Benoît de Peterborough (9), qui furent
composés dans le dernier quart du XIIe siècle. Pour le mois d'août 1 177,
l'historiographe du roi d'Angleterre, duc de Normandie, arrière-petit-fils
de Guillaume le Conquérant, écrit ceci :

under
(9) the
Dans
name
Theof
chronicle
BenedictotofthePeterborough,
Reigns of Henry
edited,
II andfrom
Richard
the Cotton.
ll.A.D.Uss.,
1169-1192,
by William
known
Stubbs,
commonly
MA,
London, 1867.
Ann. Normandie, 43, 1993, 1 31

« Interea appropinquante festo Assumptionis beatae Mariae, rex, qui


moram fecerat apud Wintoniam, ad mare se transtulit, et tertia die
sequenti, scilicet XVI kalendas Septembris, sero, naves ascendis apud
Portesmuth. Et in crastino, scilicet XVe kalendas Septembris, feria quinfa,
applicuit in Normanniam apud Kapelwic, et fere omnes comités et b?
rones et milites Angliae secuti sunt eum in Normanniam ».

« Sur ces entrefaites, à l'approche de la fête de l'Assomption de ia


bienheureuse Marie, le roi, qui était resté un moment à Winchester, se
dirigea vers la mer, et trois jours plus tard, c'est-à-dire le 17 août, le soir,
il embarqua à Portsmouth. Et le lendemain, c'est-à-dire le 18 août, un
jeudi, il aborda en Normandie à Kapelvic, et presque tous les comtes et
barons et les soldats anglais le suivirent en Normandie ».

Dans la forme Kapelwic, le w montre l'origine anglo-saxonne de


l'auteur ou du copiste. La forme normande du Cotentin devait être
*Capèlevic. Lorsqu'au XIIIe siècle le c final eut disparu de la
prononciation courante du français, on a eu *Capèlevi. Mais dans les siècles
suivants, la composition du toponyme (capèle-vic) n'a plus été comprise et
on a rapproché peu à peu sa syllabe initiale du mot français cap, et ce
d'autant plus facilement qu'à un kilomètre au nord du site la terre
s'avançait dans la mer. Le mot a dû être senti comme composé des substantifs
cap et vi(c) avec entre eux un élément qui ne pouvait être que l'article
défini masculin le, prédéterminant de vi(c) (10). D'où les graphies des
cartes du XVIIIe siècle: Cap le Vie (11), Cap le Vie (12), mais aussi
Caplevy (13) et Cap Levi (14) (15). Mais, parallèlement à ces formes, on
en relève qui attestent l'oubli complet de l'étymologie du mot, tel, au XVIIe
siècle, Capblevit (16). A ce changement de la forme s'est ajouté un
transfert du toponyme dans l'espace vers le cap de Fermanville. La carte de
Cassini donne encore Cap Levi à l'endroit de l'ancien Kapelwic, tout

(10) La forme Capelevi qu'on lit dans le Journal de Gilles de Gouberville, gentilhomme du Val de
Saire qui écrivait au milieu du XVIe siècle, ne doit pas faire illusion. Comme cet auteur graphie
également le même toponyme Capplevy, on doit l'analyser cap(e)-le-vi et non capèle-vi. Et c'est sans doute
de la même façon qu'il convient d'analyser la forme écrite capploit qui apparaît dans Le grant routier
et pilotage et enseignement pour ancrer tant es porz/havres qu'en autres lieux de la mer, de Pierre
Garde, dit Ferrande, paru à Rouen en 1483, et réédité jusqu'en 1632. Si l'on admet que le digramme
-oi- est une variante graphique de -ui- (cf. les graphies médiévales noit pour nuit et pois pour puis),
si l'on sait que la lettre u peut représenter la voyelle u, mais aussi la consonne v, et que le t final n'était
plus prononcé, capploit peut être analysé cap-l'vi, avec l'élision, fréquente dans la région, du e de l'article
le.
(11) Carte « Normannia » de Guillaume de l'Isle (vers 1716).
(12) Carte de la « Province de Normandie » (1791).
(13) « Carte de l'Evêché de Coutances » (fin du XVIIIe s.).
(14) « Carte du Département de la Manche » (vers 1791).
(15) II faut ajouter à cette liste la graphie Capelvy qu'on lit sur une carte du Diocèse de Coutances
datant de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette forme doit être analysée cap-Z'vi, avec épenthèse
d'un e entre le p et le / afin de rendre prononçable le groupe triconsonantique -plv-.
(16) Portulan de Jean Guérard : « Description hydrographique des costes, ports, havres et rades
du royaume de France » (1627).
32

en indiquant, à la pointe de Fermanville, Raz du Cap Levi. Les cartes


d'Etat Major du milieu du XIXe siècle ont ajouté un accent sur le e,
donnant ainsi du toponyme une analyse qui ne rappelle en rien ses origines.

C. 1 .b. anc. scand. hlidh « ouverture », « porte », « brèche » ; cf. isl.


hlith, norv. lid et H ; et en toponymie anglaise : Bouthumlith, ancien nom
de Bootham Bar (Yorkshire), Lounlithgate, ancien nom de lieu du
Yorkshire.
Ce ternie désigne un site qui, comme le «vie », présente un passage
à travers les îochers qui permet d'atteindre la terre. Mais c'est pour ainsi
dire une sorte de « vie » de médiocre qualité : étroit, il ne peut laisser
passer qu'un ou deux bateaux à la fois ; parfois parsemé de rochers isolés,
il est d'utilisation délicate. De plus, le rivage auquel il mène est plus élevé
que celui d'un « vie ».
- Le Ly (près du rivage de Montfarville).
— Fouly (près du rivage de Réville), nom composé avec l'anc. scand,
full « mauvais » : d'où : « le mauvais accès ».

C.2. Le mouillage

C.2.a. anc. scand. marr « mer » (et « marais », voir ci-dessous en


D.l.a.III); cf. norv. mar, dan., sued. mar-.
Ce substantif masculin, après avoir été adopté par le dialecte normand,
est passé en français sous la forme mare, mais avec le sens de « flaque
d'eau ». Sous l'influence du mot mer, il a pris le genre féminin. En
Normandie, il y a eu trois sortes de « mares » : des flaques d'eau, des
terrains marécageux et certaines étendues marines près des côtes. Cette
diversité se retrouve dans la microtoponymie ; et il est parfois difficile de savoir
si une « mare sur terre » doit son nom à l'influence directe de l'ancien
Scandinave ou à l'utilisation du mot français. Dans le présent chapitre,
nous ne relèverons que les « mares sur mer », qui concernent d'une façon
évidente la navigation, réservant au chapitre consacré aux toponymes non
marins l'étude de celles des « mares sur terre » dont le nom est très
certainement d'origine Scandinave (voir en D.l.a.III).
Une « mare » est une étendue d'eau à proximité du rivage, entourée
en partie par des rochers, mais communiquant avec le large par une passe
bien dégagée, et donnant sur une plage de sable. En général une « mare »
donne accès à la terre, comme un « vie », mais elle permet aussi à un
certain nombre de bateaux de mouiller en sécurité. Nous exprimerons cette
notion par le mot bassin.
— La Mare (près du rivage de Réville).

— Landmer (près du rivage à la limite de Ré ville et de Montfarville),


composé avec l'anc. scand. land « terre » ; d'où « le bassin dans la terre ».
Le deuxième élément de ce toponyme a été influencé par le français
Ann. Normandie, 43, 1993, 1 33

MAN CHE
34

mer. La même idée d'enfermement de ce bassin est exprimée par un autre


toponyme qui désigne le même site et qui est le plus couramment employé
par les populations riveraines : La Mare Barré (en patois : la mare barro),
c'est-à-dire « le bassin barré par des rochers ». Le genre de l'adjectif,
particulièrement caractérisé en patois du Val de Saire par la finale en -o,
montre que le substantif mare a dû rester longtemps masculin dans la
région.
— La Mare de Montfarville.
— Flicmare (Gatteville) : voir plus haut en A. La.
— Gattemare (près du rivage de Gatteville), nom composé hybride
avec le nom de personne d'origine germanique Gatto ; d'où : « Le bassin
de Gatto » (cf. Gatteville « le domaine de Gatto »).
— Les mares dans La Pointe des Mares (Cosqueville).
— Inglemare (près du rivage, sur la côte nord de Fermanville), nom
composé avec l'anc. scand. Englar « Anglais » ; d'où : « le bassin des
Anglais ».

C.2.b. anc. scand. reithr « mouillage » ; de même racine que l'anc.


anglais rad, qui a été emprunté par l'ancien français sous la forme
rade (17). Ce terme désigne un site où quelques bateaux peuvent
mouiller avec une certaine sécurité, malgré les rochers qui l'entourent ou qui
en couvrent le fond ou le parsèment.
— Query (à proximité du village de Montfarville), nom composé sans
doute avec l'anc. scand. sker «récif» ; d'où alors : «le mouillage dans
les récifs ».
— Roubari (Gatteville) ; voir plus haut en A. Le. et en B.2.c. : «le
mouillage parmi les rochers du coin ».

C.3. Les courants

C.3.a. anc. scand. run « courant entre deux mers » ; cf. norv. run.
— Le Run (de Saint- Vaast à l'Ile Tahitou) : à marée haute courant,
à marée basse chaussée, formés par la mer lorsqu'elle monte de chaque
côté de l'île.
— Le Run (au nord de la côte nord de Fermanville).

(17) Reidh est attesté ailleurs dans la toponymie du Cotentin et des Iles Anglo-Normandes : Goury,
port d'Auderville (Hague, arr. de Cherbourg), Gorey, port de St-Martin à Jersey et havre au sud de
Serk, et sans doute Carteret, port de la côte ouest du Cotentin (arr. de Cherbourg).
Ann. Normandie, 43, 1993, 1 35

C.3.b. anc. scand. ras « courant d'eau » ; cf. isl. ras, norv. raas ;
et en toponymie anglaise : Mill Race (ancien toponyme), Gipsey Race
(Yorkshire East Riding).
Après avoir été adopté par le dialecte normand, le produit de cet éty-
mon est passé en français pour désigner soit un détroit parcouru par un
courant de marée rapide, soit ce courant lui-même.
— Le Raz de Barfleur (au large de la Pointe de Gatte ville).

D. LES TOPONYMES NON MARINS

En plus des noms de lieux qui viennent d'être présentés, et qui se


rapportent tout directement ou indirectement à la navigation, on peut
relever dans la bande côtière du Val de Saire qui a fait l'objet de cette étude
un certain nombre de toponymes d'origine Scandinave, comme on en
trouve dans bien d'autres régions de Normandie. Nous distinguerons ceux
d'ont l'élément Scandinave ou l'un des éléments Scandinaves remonte à
un nom commun et ceux dont l'élément Scandinave vient d'un nom
propre de personne.

D.l. Noms communs Scandinaves

D. 1 .a. Noms communs adoptés comme tels par le dialecte normand


et pouvant donc être précédés en toponymie de l'article défini.

D.l.a.I. anc. scand. topt « village » ; cf. isl. tott, norv., dan. toft ;
et en toponymie anglaise : Toft (nombreux exemples), Topcliffe
(Yorkshire West Riding), Bratoft (Lincolnshire), Silbertoft (Northamptonshire).
- Le Tot, 2 (Saint- Vaast et Réville).
- Le Tot de Bas et Le Tot de Haut (Fermanville).
- Maltot (Réville).
- Quartot (Réville).

D. 1 .a.II. anc. scand. boeli « habitation » ; cf. isl. boeli, norv. , dan.
boler, sued, bole ; et en toponymie anglaise : Newball (Lincolshire).
- Le Haut Bel (Montfarville).

D. 1 .a.III. anc. scand. marr « mer » et « marais » (voir ci-dessus en


C.2.a.), cf. norv. marr. ; et en toponymie anglaise, avec le sens de
« marais » : Marfleet (Yorkshire East Riding), Ke/mer (Yorkshire North
Riding).
36

— La Mare, 2 (terrains marécageux s 'étendant le long de la côte, à


Réville et à Cosqueville).
— La Mare Jourdan (même description que ci-dessus, à Cosqueville).
— Les Mares (idem, à Cosqueville).
— Les Hennemares (idem, à Gatteville) : voir plus haut en A.l.b.

D.l.a.IV. sans doute anc. scand. holt «petit bois », « bosquet » ;


cf. isl., norv. holt, sued, huit ; et en toponymie anglaise : Holt (Dorset),
Linkenholt (Hampshire), Dakhall (Worcestershire).
— La Houe (Montfarville).

D. 1 .b. Anciens noms communs n'apparaissant qu'en toponymie .


D.l.b.I. anc. scand. budh «cabane», «abri provisoire» ; cf. isl.
buth, norv. bud, suéd. , dan. bod ; et en toponymie anglaise : Boothby
(Lincolnshire), Arnboth (Cumberland), Dozebooth (Lancashire).
— Tocquebœufdans Les Marais de Tocquebœuf(Fermanville), nom
composé avec l'anthroponyme Scandinave Toki ; d'où : « la cabane de
Toki » (cf. le nom de la commune voisine, Tocqueville « le domaine de
Toki »).

D. 1 .b.II. anc. scand. skali « baraque » ; cf. isl. skali, norv. skaale ;
et en toponymie anglaise : Skales (Yorkshire North Riding), Skaleby
(Cumberland), Elliscales (Lancashire).
— Ecale, rocher proche de la côte de Cosqueville et qui doit son nom
à une construction légère qui s'élevait sans doute autrefois sur le rivage.

D.2. Noms de personnes Scandinaves

On a déjà relevé les anthroponymes suivants : Dadhi (voir à Tatihou),


Ketill (voir à Quettehou) et Toki (voir à Tocquebœuf).
On y ajoutera trois noms de communes dont l'élément de base est le
latin villa « domaine rural », précédé du nom du propriétaire Scandinave
de ce domaine :
— Montfarville «le domaine de Morfar».
— Néville « le domaine de Niai ». Mal étant un anthroponyme
d'origine celtique, il a dû être porté par un Scandinave dont la famille avait
séjourné assez longtemps dans les Iles Britanniques.
— Fermanville « le domaine de Farman ». Farman est, selon F. de
Beaurepaire, un nom de personnes anglo-scandinave.
Ann. Normandie, 43, 1993, 1 37

CONCLUSION

Sur les 37 kilomètres de littoral étudié (rivage, petit large et bande


côtière d'un kilomètre de profondeur) ont été relevés 78 toponymes
d'origine totalement ou partiellement Scandinave, soit deux unités au
kilomètre linéaire (18, cf. carte 1). Dans les noms composés, le plus souvent
les deux ou trois éléments ont cette origine ; si bien que l'on arrive à plus
de cent attestations de termes Scandinaves représentant une cinquantaine
de noms différents (voir la liste en index). Sur ces mots, six seulement
sont des anthroponymes ; les autres sont des substantifs ou des
adjectifs, dont 75 % appartiennent directement ou indirectement au
vocabulaire de la navigation.
Il n'y a pas, sur toutes les côtes de France, un seul rivage qui
présente une telle densité de noms de lieux d'origine Scandinave. De plus,
on vient de le constater, une forte majorité de ces termes concerne la
navigation. Une pareille conservation de mots étrangers importés au Xe
siècle ne peut s'expliquer que par le fait que les Vikings, non seulement
ont utilisé les rivages du Val de Saire pour pénétrer à l'intérieur des
terres, mais encore qu'ils y ont mené une activité maritime pendant un temps
difficile à préciser, mais relativement long. Ainsi les mots spécifiques que
nous avons relevés dans les noms de lieux sont-ils entrés dans le langage
courant des populations indigènes romanes qui les ont intégrés et
conservés bien au-delà de l'époque où la langue Scandinave était
utilisée. Aussi peut-on dire que, dans l'ensemble toponymique normand, les
rivages du Val de Saire forment bien, par excellence, la «côte des
Vikings ».

René LEPELLEY
Université de Caen

(18) Ces toponymes ayant été relevés sur un espace d'environ deux kilomètres de profondeur (un
kilomètre en mer et un sur terre), voici, à titre de comparaison, le nombre approximatif de noms de
lieux d'origine Scandinave qui apparaissent à l'intérieur des terres, par bandes de deux kilomères
parallèles à la bande côtière qui vient d'être étudiée : d'un à trois kilomètres, une douzaine de toponymes ;
de trois à cinq, une dizaine ; de cinq à sept, une demi-douzaine ; de sept à neuf et de neuf à onze (limite
des cantons de Quettehou et de Saint-Pierre-Eglise), deux ou trois.
38

INDEX DES TOPONYMES

Angré B.2.b. Inglemare C.2.a.


Angues (Les-) B.3.b.
Landemer C.2.a.
Barfleur A.l.c, B.4.b. Loge (La-) (3) B.3.C.
Barville A.l.c. Ly (Le-) C.l.b.
Bret-en-Bas B.2.c.
Brévy C.l.a. Maltot D.l.a.I.
Brick (Le-) A.2.b.
Mare (La-) (2) C.2.a., (2) D.l.a.III.
Mare Barré (La-) C.2.a.
Cap Lévy C.l.a. Mare Jourdan (La-) D.l.a.III.
Chambres (Les-) B.2..e. Mares (Les-) C.2.a., D.l.a.III.
Coin du Rôle (Le-) A. Le. Merque (La-) B.5.
Crabec A.l.d., B.4.a. Mont de Rouen (Le-) A. I.e.
Cracko(Le-) A.l.d. Montfarville D.2.
Croquetun B.2.f.
Cul de Roc (Le-) A. Le.
Neville D.2.
Dranguet B.2.b.
Poulet (Le-) B.3.a.
Poulets (Les-) B.3.a.
Ecale D.l.b.II.
Equets (Les-) B.2.a.
Etanvis (Les-) C.l.a. Quartot D.l.a.I.
Query C:2.b.
Fermanville D.2. QuettehouB.l.IL, D.2.
Flécard A. La. QuiUebœuf B.2.d.
Flicmare A. La., C.2.a.
Fligard (Le-) A. La. Raz (Le-) C.3.b.
Fouly C.l.b. Rouba A. I.e., B.2.c.
Fourquet (Le-) B.2.a. Roubari A.l.e., B.2.C., C.2.b.
Run (Le-) (2) C.3.a.
Gattemare C.2.a.
Sylvie C.l.a.
Haut-Bel (Le-) D.l.a.II.
Hennemares (Les-) A.l.b., D.l.a.IH.
Heugue (La-) (2) A.2.a. TatihouB.l.IL, D.2.
Hommet (Le-) B.l.I. Tocquebœuf D.I., D.2.
Hommets (Les-) B.l.I. Tot (Le-) (2) D.l.a.I.
Tot de Bas (Le-) D.l.a.I.
Hougue (La-) (2) A.2.a.
Hougues (Les-) A.2.a. Tot de Haut (Le-) D.l.a.I.
Houguet (Le-) A.2.a.
Houguette (La-) (2) A.2.a. Vicq (Le-) C.l.a.
Houlvi C.l.a. Vitéquet B.2.a.
Ann. Normandie, 43, 1993, 1 39

INDEX DES ETYMONS SCANDINAVES

angr B.3.b. kill B.2.d.


kok A.l.d.
bakki B.2.c. kra A.l.d.
barmr A. I.e. krokr B.2.f.
bekkr B.4.a.
boeliD.l.a.II. land C.2.a.
bodhi B.2.d. lykkja B.3.C.
breidhr C.I. a.
brekka A.2.b.
Bretar B.2.c. marr C.2.a., D.I. III.
budh D.l.b.I. merki B.5.
Morfar D.2.
Dadhi D.2.
drangr B.2.b. Niai D.2.

Farman D.2.
polir B.3.a.
flikA.l.a.
fljot B.4.b.
for B.2.a. ras C.3.b.
full C.I. b. reidh C.2.b.
ro A. I.e.
gardhr A.I. a. run C.3.a.

haugr A.2.a. silfrC.l.a.


hein A.l.b. skaliD.l.b.II.
hlidhC.l.b. sker B.2.a., C.2.b.
holm B.I. a. steinn B.2.f., C.I. a.
hoir C.I. a.
hvitr B.2.a.
Toki D.2.
kambr B.2.e. topt D.l.a.I.
kapella C.I. a.
KetUl D.2. vikC.l.a.

BIBLIOGRAPHIE

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