PROUST : Du côté de chez Swann, 1913, I_ « Combray », de « Je [...
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trouvai » à « La Mer ! » »
1 Je [...] trouvai [le petit chemin] tout bourdonnant de l’odeur des aubépines 1. La haie formait
comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en
reposoir2 ; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il venait de
traverser une verrière ; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’eusse
5 été devant l’autel3 de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son
étincelant bouquet d’étamines4, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à
l’église ajouraient la rampe du jubé5 ou les meneaux6 du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche
chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines 7
qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la
10 soie unie de leur corsage rougissant qu’un souffle défait !
Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce
qu’elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait
leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certains
intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable,
15 mais sans me laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans
descendre plus avant dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment, pour les aborder ensuite
avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente
raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bluets 8 restés paresseusement en arrière,
qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît clairsemé le
20 motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui
annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où
moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler
au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme
au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat 9, et
25 s’écrie, avant de l’avoir encore vue : « La Mer ! »
1 Arbustes pourvus d'épines, à fleurs blanches ou roses.
2 Support en forme d'autel sur lequel le prêtre dépose l'hostie au cours d'une procession.
3 Table où l'on célèbre le messe.
4 Parties de la fleur situées entre les pétales et le pistil, contenant le pollen.
5 Tribune transversale de bois ou de pierre, élevée entre la nef et le chœur, dans certaines églises.
6 Montant ou traverses de pierre qui divisent une fenêtre ou un vitrail en plusieurs parties.
7 Roses sauvages.
8 Bluets ou bleuets : centaurées à fleur bleue, communes dans les blés.
9 Celui qui calfate la coque d'un navire c'est-à-dire en bouche les interstices avec un mélange d'étoupe et de goudron.
