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Vincent Chanson

L’œuvre d’art comme forme sociale.


Esthétique et critique de la société chez
T. W. Adorno : la « sociologie de la musique »
comme instance de médiatisation

Vincent Chanson

Esthétique et théorie sociale

Dans son étude Adorno et la modernité, Marc Jimenez peut écrire :

La sociologie de la musique, telle qu’Adorno s’efforce de l’élaborer


dans les années soixante, n’est donc pas le corollaire d’une théorie
esthétique élaborée préalablement, ni une application, au domaine de
la musique, de principes esthétiques prédéterminés. Cette sociologie,
avant tout conçue comme une théorie sociale de la musique, et non
pas comme une entreprise de type positiviste, est en quelque sorte
constitutive de la théorie esthétique, cette dernière étant elle-même
étroitement imbriquée dans une théorie critique de la société.1

Or c’est bien selon nous toute la question posée par le dispositif conceptuel
adornien que de réfléchir les termes d’une telle imbrication, dispositif qu’il
s’agit de comprendre comme une entreprise de décryptage de la dimension
sociale de l’œuvre prise au niveau de sa structuration la plus immanente :

La société s’est sédimentée dans sa signification et dans les catégories


de celle-ci ; c’est cette signification que doit déchiffrer la sociologie de
la musique. Aussi cette dernière est-elle renvoyée à la compréhension
intrinsèque de la musique, jusque dans ses plus infimes cellules
techniques. Elle ne dépasse la mise en rapport fatalement extérieure
des formes de l’esprit et des rapports sociaux que lorsqu’elle saisit dans
la forme autonome des productions un moment social qui serait leur
contenu esthétique. (FS, 10)

Un passage d’« Idées sur la sociologie de la musique » [1958] d’Adorno


qui fait écho à ce que Marc Jimenez peut expliquer dans l’extrait cité

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L’œuvre d’art comme forme sociale. Esthétique et critique de la société chez
T.W. Adorno : la « sociologie de la musique » comme instance de médiatisation

plus haut, c’est-à-dire à cette problématique spécifiquement posée à un


certain régime de réflexivité critique qui se donne pour objectif de saisir
la logique de la socialisation et, plus précisément pour ce qui concerne la
musique, le moment de médiatisation sociale de la forme dans sa relation
au matériau 2. Matériau et forme qu’il faut comprendre comme modalités
d’objectivation de l’historico-social dont l’appréhension permettrait
précisément de déborder et de décaler les frontières trop dogmatiquement
établies entre esthétique et sociologie, d’en envisager l’articulation afin de
déterminer ce qui relèverait d’une véritable compréhension de l’art comme
forme sociale. Aussi, notre objectif dans cet article sera de tenter d’expliciter
le statut du paradigme critico-matérialiste tel qu’il peut opérer au sein de
la théorie esthétique adornienne, et ceci en prenant appui sur les textes de
Musiksoziologie qui nous semblent plus particulièrement porteurs d’une
logique d’appréhension de ce qu’Adorno peut nommer le « rapport de
production esthétique » [ästhetisches Produktionsverhältnis] : « Ce qu’on
est en droit d’appeler le rapport de production esthétique, tout ce en
quoi la force productive se trouve incluse et sur quoi elle s’exerce, sont
des sédiments ou des empreintes des rapports sociaux de production. »
(TE, 21) Autrement dit, ce qui permettrait de penser la logique de la
production esthétique par-delà tout schéma sociologisant déterministe ou
réductionniste, pour en concevoir le déploiement selon les termes d’une
dialectisation entre forme et contenu exprimant les coordonnées de la
médiatisation art-société. Ce qu’Adorno a pu thématiser comme l’un
des principaux axes opératoires de sa pratique philosophique, celle de la
critique immanente 3, trouve ici à s’exprimer d’une manière emblématique
dans la mesure où c’est par « la compréhension intrinsèque » d’un langage
et d’une pratique (« jusque dans ses plus infimes détails techniques ») que
cette question de « la mise en rapport des formes de l’esprit et des rapport
sociaux » peut être redéployée. Surtout, cette visée d’exploration interne
de l’œuvre d’art, de l’œuvre musicale, impose de conduire une recherche
perturbant les coordonnées traditionnelles de l’esthétique philosophique
(qui bien évidemment renvoie ici à un axe Kant-Hegel 4) à partir d’une
problématique s’attachant à réinvestir certains axes propres au paradigme
marxien de la critique de l’économie politique : du concept d’idéologie à
celui de fétichisme, en passant par celui de forme sociale ou de rapport
de production. C’est bien la question de la logique de la médiation
par laquelle l’œuvre peut être pensée comme matérialité historique qui
est re-posée ici à nouveaux frais. Ou, pour l’exprimer de manière plus
synthétique : il s’agit de penser les conditions sous lesquelles la réflexion

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Vincent Chanson

esthétique peut rejoindre la théorie critique de la société, et inversement.


L’enjeu de notre réflexion sera par conséquent de préciser certaines
articulations conceptuelles de la Théorie esthétique d’Adorno en nous
concentrant sur ce qui les relie au modèle de la théorie sociale, de
réinterroger certaines de ses dimensions structurantes pour les replacer
dans le cadre plus général d’un questionnement sur la complexion
socio-historique de l’œuvre d’art. À cet égard, dès les premières pages
de l’ouvrage de 1970, Adorno insiste sur le caractère nécessairement
déterminé d’un point de vue matériel de la question esthétique, comme
pour mieux en redéployer les termes : « Les couches fondamentales de
l’expérience qui motivent l’art sont apparentées au monde matériel devant
lequel elles reculent avec effroi. Les antagonismes non résolus de la réalité
se reproduisent dans les œuvres d’art comme problèmes immanents de
leur forme. C’est cela, et non la trame des éléments objectifs, qui définit
le rapport de l’art à la société. » (TE, 21) Adorno demande ce que les
grandes conceptions relevant de la modernité esthétique (du principe
de l’autonomie de l’œuvre 5 à celui de la rationalisation) impliquent
quand elles sont rapportées à la nécessité de réfléchir l’inscription des
œuvres au sein de la totalité sociale. Ce que la Théorie esthétique, et plus
globalement l’ensemble du projet philosophique adornien culminant
dans la Dialectique négative, entend soumettre à examen critique, à savoir
le statut d’une rationalité partagée entre sa participation à la logique
identificatoire et la reconquête de ses potentialités mimétiques 6, est
abordé ici à l’aune du rapport social s’exprimant dans et par le concept
– expression paradoxale dans le cas de l’œuvre qui évoque le caractère
fondamentalement antagoniste du rapport social. Adorno l’indique dans la
Théorie esthétique un peu avant le passage cité précédemment : « L’identité
esthétique doit défendre le non-identique qu’opprime, dans la réalité,
la contrainte de l’identité. » (20) Mais la figure d’une « synthèse non
violente » qu’opérerait l’œuvre d’art, sa négativité au sens où elle viendrait
distordre le principe de l’identification et rappeler la possibilité d’une
rationalité ouverte au sensible et à l’irréductible, doit être confrontée à
ce qui, toujours dans le même temps, rattache la production artistique
à la normativité de la socialisation marchande – celle de la rationalité
instrumentale, du monde administré et de l’intégration (dont l’effectivité
correspond à la relation d’isomorphie principe d’identité /principe
d’échange). Comme a pu l’indiquer Marc Jimenez dans l’extrait d’Adorno
et la modernité cité en ouverture de notre texte, la théorie esthétique n’est
pas un préalable à la théorie critique de la société. Ces deux modalités se

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L’œuvre d’art comme forme sociale. Esthétique et critique de la société chez
T.W. Adorno : la « sociologie de la musique » comme instance de médiatisation

déploient dans un rapport de co-détermination, permettant précisément de


réfléchir « l’historicité immanente » (TE, 21) de l’œuvre d’art qui renvoie
à la manière dont elle peut relever d’une situation duale, paradoxale et
fondamentalement problématique : autonomie et caractère socialement
déterminé, « teneur de vérité » [Wahrheitsgehalt] et idéologie, caractère
fétiche et reconnaissance du non-identique, tout ceci constitue le caractère
souvent opératoire d’une conceptualité esthétique dorénavant dans
l’obligation de se mesurer à la critique sociale matérialiste. En témoigne
la mobilisation importante d’un vocabulaire marxien – ou para-marxien –
dans la Théorie esthétique, et ce notamment dans la section intitulée
« Société ». Mobilisation d’un vocabulaire à propos de laquelle les textes
de sociologie de la musique nous semblent faire figure de laboratoire, de
lieu d’élaboration majeur, en ce qu’ils constituent l’un des modèles de
la pratique micrologique adornienne, que nous avons pu déjà évoquer à
travers la figure de la critique immanente.
Il s’agira donc ici de prendre toute la mesure de ce que cette logique
d’articulation théorie esthétique /théorie sociale est susceptible d’impliquer
quant au projet adornien en général. Des travaux comme ceux de Diedrich
Diederichsen 7 ou de Wolfgang Fritz Haug 8 ont par exemple insisté sur
la centralité de la catégorie de forme-marchandise quant à la possibilité
de conduire une recherche mobilisant la conceptualité adornienne sur la
situation actuelle de la production artistique. Nous nous inscrivons
dans une certaine mesure au sein de cette filiation en ce qu’il nous faut
interroger le statut de la matrice marxienne, plus précisément son régime
de réinvestissement dans le problème de la détermination d’un type de
réflexivité critico-dialectique assumant un ancrage effectif à l’intérieur
d’une théorisation des formes d’objectivations idéologiques et fétichistes
– ici mobilisée comme mode de saisie de l’expérience esthétique dans
sa matérialité historique. Comme nous l’avons expliqué plus en amont,
ce qu’Adorno entend appréhender sur un plan strictement immanent à
l’œuvre d’art convoque une problématique visant à interroger et expliciter
le mode de déploiement du rapport social. Dans cette perspective, la théorie
esthétique n’est pas, comme Jürgen Habermas l’explique 9 dans certaines
de ses études « canoniques », une tentative de dépassement d’une rationalité
critique en crise. Elle ne renvoie pas non plus à ce que Jean-François Lyotard
a pu décrire comme « une dialectique théologique » 10 de l’aliénation. En
effet, répétons-le, ce que vise à révéler la Théorie esthétique, dont les travaux
de sociologie de la musique peuvent irriguer certaines dimensions, c’est la
saisie de la logique matérielle de production des œuvres d’art susceptible

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Vincent Chanson

de rendre compte de la manière dont la société y apparaît comme procès.


Il s’agit bien ici d’une appréhension de l’œuvre d’art dans sa concrétude
historique, du point de vue de son immanence réfléchie permettant de
la comprendre en liaison avec sa genèse, sa structuration interne ou les
procédés techniques qu’elle emprunte, ainsi que l’évolution générale du
monde social au sein duquel elle s’inscrit et qu’elle objective.

Une saisie matérialiste de la forme :


autonomie et hétéronomie de l’art

Il nous semble à cet égard révélateur que dès les années 1930-1940,
les recherches d’Adorno se soient très largement orientées, pour ce qui
concerne le domaine de l’esthétique, en direction de cette problématique
de la compréhension du caractère socialement médiatisé de la forme et de
sa dissolution fonctionnelle-instrumentale. De « Zur gesellschaftlichen
Lage der Musik 11» à Philosophie de la nouvelle musique, en passant par
l’Essai sur Wagner ou encore par l’étude intitulée Le caractère fétiche dans
la musique et la régression de l’écoute, c’est bien à la question de l’élaboration
d’une méthodologie « épistémo-critique » visant à interroger l’œuvre musicale
dans la perspective de sa saisie matérielle que nous avons affaire – c’est-à-dire
en tant que cristallisation d’un procès objectif de socialisation. L’une des
grandes thématiques de la Théorie esthétique, que Philippe Lacoue-Labarthe
décrit comme une dialectique entre l’art se saisissant « dans son concept comme
“ autonome ” 12 » et son hétéronomisation, trouve en effet à se thématiser à
l’occasion de ces premiers travaux de théorie sociale critique : la question
des formes de médiation par lesquelles la production matérielle s’articule
dialectiquement avec un certain état de la production musicale s’avère
développée selon cet horizon général d’un devenir-marchandise, d’un
devenir-réification du monde, qui rend problématique la normativité par
laquelle il s’agit de l’appréhender.
Nous avons expliqué plus haut qu’une tension en quelque sorte constitutive
traverse le mode d’appréhension adornien de la praxis artistique, en ce
qu’il s’agit de penser conjointement son caractère négatif, de protestation
par la reconnaissance de ses potentialités mimétiques notamment, et
sa dimension affirmative, c’est-à-dire son imbrication au rapport social
marchand et à la rationalité instrumentale. Une double optique qui
nécessite de réfléchir la manière dont l’efficace de socialisation participe
de la configuration de l’expérience esthétique, et peut en expliquer le

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L’œuvre d’art comme forme sociale. Esthétique et critique de la société chez
T.W. Adorno : la « sociologie de la musique » comme instance de médiatisation

caractère historiquement problématique. À l’époque du capitalisme


tardif, il s’agit en effet pour Adorno de souligner cette tension entre ce
qui relèverait d’un certain modernisme avant-gardiste, d’une conscience
du matériau marquant une réflexivité de la pratique compositionnelle, et
ce qui participerait de la montée en puissance de l’industrie culturelle ou
de conceptions esthétiques « régressives », conformistes (pensons au cas
de Stravinsky dans Philosophie de la nouvelle musique). Il est remarquable
que cette optique s’impose comme centrale dès ses travaux de jeunesse,
et ce plus particulièrement en liaison avec la réappropriation des
paradigmes marxiens et matérialistes. En témoigne l’évocation des noms
de Lukács et de Benjamin dans l’« Introduction première » de la Théorie
esthétique, qui ont permis à Adorno de rompre dès les années 1920-1930
avec les grandes conceptions englobantes de l’esthétique philosophique
traditionnelle pour se plonger dans les « problèmes spécifiques de la forme
et du matériau ». Une perspective qui nous semble converger avec ce qui a
pu s’élaborer au même moment du côté de sa critique de l’épistémologie
idéaliste, notamment du côté de celle de Husserl initiée au milieu des
années 1930 13 : dans ce cas aussi l’objectif est pour Adorno de cerner
le caractère contradictoire d’un formalisme (ici conceptuel) à partir de
la reconnaissance de son caractère socialement déterminé. Aux côtés de
Lukács et de Benjamin, c’est la figure d’Alfred Sohn-Rethel 14 qui s’impose
selon nous comme décisive, au sens où elle a pu influencer une entreprise
critique visant à décrypter la logique de constitution d’une gnoséologie
du point de vue de son imbrication dans le processus de socialisation.
Le caractère antagoniste du monde social tel qu’il s’objective de manière
fétichiste et autonomisé-aliéné peut s’appréhender par l’intermédiaire
de ce que Sohn-Rethel décrit comme une pratique de la Formanalyse,
que nous considérons comme efficiente sur de nombreux points quant à
l’analyse adornienne des œuvres d’art.
Et ce notamment, répétons-le, pour ce qui concerne ce double caractère de
l’expérience esthétique qui se déploie entre visée d’autonomie et fétichisme.
L’essai sur la régression de l’écoute développe par exemple très clairement
l’hypothèse d’une reconfiguration de la « conscience musicale » par la
dynamique de réification portée par la marchandise ; la possibilité historique
de saisir la dimension qualitativement différenciée et intrinsèquement
déterminée de l’œuvre d’art autonome étant mise en crise par l’extension du
principe d’échange à la sphère de la production culturelle 15 – « Les œuvres qui
succombent à la fétichisation et deviennent des marchandises culturelles
subissent ainsi des modifications constitutives. » (CFM, 35) Ce qui impose

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Vincent Chanson

au jeune Adorno de mettre en place une méthodologie susceptible de


cerner les contours d’une dialectique entre forces productives esthétiques
et extra-esthétiques, articulée à l’analyse de leurs conditions d’objectivation
idéologiques et fétichistes, afin de saisir l’effectivité des conditions de
réception de l’artefact artistique (et « superstructurel »). L’hypothèse
selon laquelle « les antagonismes sociaux se cristallisent dans la structure
formelle de l’œuvre 16 » se comprend dans ce cas dans la perspective d’une
théorie de la distorsion des formes de l’expérience sociale.
La musique se révèle ainsi constituer un domaine privilégié pour interroger
la dynamique de socialisation du point de vue des potentialités intégratrices
dont elle peut être porteuse : les transformations que le matériau connaît
par son inscription au sein de la logique échangiste-marchande sont ici
corrélées aux phénomènes de préformation de l’écoute, de préformation
et de déformation de l’appréciation de la production culturelle. Il s’agit
ici de penser « le rapport musique-société [qui] est devenu celui de la
séparation et de l’aliénation 17 ». Adorno déploiera cette perspective d’une
façon encore plus conceptuellement déterminée dans le fameux chapitre
consacré à l’industrie culturelle dans La dialectique de la raison (« La
production industrielle de biens culturels ») en élaborant l’hypothèse
d’un « schématisme social » comme instance de structuration des cadres
de l’expérience, envisagé comme forme spécifiquement capitaliste de pré-
ordonnancement d’un rapport sensible au monde désormais mutilé et
aliéné. L’industrie culturelle, la musique standardisée en l’occurrence, doivent
être comprises en termes marxiens ou néo marxiens comme inscrites au
sein du schéma de la production sociale globale et de la logique fétichiste
d’altération qui l’accompagne. Dans l’Avant-propos de Philosophie de la
nouvelle musique, texte contemporain et participant du projet général
d’une dialectique de l’Aufklärung, il résume ainsi cette perspective :

indiquer le changement de fonction de la musique actuelle, montrer


les transformations internes que subissent les phénomènes musicaux
comme tels dans le contexte de la production commerciale de masse,
et signaler comment certaines modifications anthropologiques dans
cette société standardisée s’étendent jusqu’à la structure de l’audition
musicale. (PNM, 7)

Insistons toutefois sur le fait que l’entreprise adornienne d’une théorie


sociale de la musique qui se met en place à ce moment ne peut se laisser
réduire à la seule figure de la critique de l’industrie culturelle. Dans

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L’œuvre d’art comme forme sociale. Esthétique et critique de la société chez
T.W. Adorno : la « sociologie de la musique » comme instance de médiatisation

l’étude que nous venons de mentionner par exemple, l’auteur précise que
ce qui a été élaboré et présenté à l’occasion du travail sur le fétichisme
et l’écoute a pour horizon général d’« impliquer dans l’investigation
dialectique, le stade de la composition même, qui décide toujours de
celui de la musique. » (7) Son objectif étant de rendre compte du nouage
de l’historico-matériel et de la forme compositionnelle tel qu’il renvoie à
la structuration antagoniste du social, non pas simplement sur le plan des
modalités les plus standardisées et intégrées de la production artistique,
mais aussi sur celui de la pratique faisant preuve de réflexivité quant au
rapport qu’elle institue au matériau. En effet :

Il [l’auteur] avait devant les yeux la violence de la totalité sociale


s’exerçant jusque dans les domaines qui, comme celui de la musique,
semblent à part. Il ne pouvait se leurrer sur le fait que l’art qui a
façonné son esprit n’échappera pas, même sous sa forme pure et
intransigeante, à la réification régnant partout, mais que cet art,
justement dans l’effort de défendre son intégrité, produit à partir de
lui-même des caractères de cette même nature à laquelle il s’oppose.
L’auteur se posait comme tâche de rendre compte des antinomies
objectives dans lesquelles se laisse nécessairement prendre un art qui veut
– au milieu d’une réalité hétéronome – rester vraiment fidèle à sa propre
exigence sans prêter attention aux conséquences, antinomies que l’on
ne peut surmonter qu’en les portant sans illusion à leur paroxysme. (7)

Ce que nous voudrions montrer dans cet article, à savoir qu’une certaine
approche de la musique qualifiée de « sociologique » est susceptible de
se constituer comme instance d’articulation entre esthétique et théorie
critique, trouve ici à s’exprimer de manière particulièrement emblématique.
L’un des aspects les plus singuliers de la démarche d’Adorno nous semble
être sa tentative de cerner au plus près de la seule loi formelle d’un art
se déployant selon une visée radicale d’autonomie les conditions de son
articulation à la totalité sociale. Il ne s’agit pas, comme il peut l’expliquer
dans un passage de l’introduction à Philosophie de la nouvelle musique
nommé « De la méthode », de dériver de manière platement déterministe
l’état de la production artistique d’un certain état de la société : « une
appréhension trop immédiate de la totalité » qui dévaluerait « le détail
que celle-ci détermine et dissout », l’art ne devenant plus, dès lors qu’un
« simple exposant de la société » (34). Tout au contraire, il faut s’attacher
à investir l’œuvre dans une perspective micrologique et dialectique –

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Vincent Chanson

« transformer la force du concept universel en autodéploiement de l’objet


concret, et résoudre l’énigme sociale de cet objet avec les forces de sa
propre individuation. » (35) Comme nous pouvons de lire dans l’extrait
ci-dessus, l’ambition portée par Adorno d’une analyse de la conjoncture
historique au sein de laquelle une pratique artistique comme celle de la
musique serait amenée à réfléchir « les antinomies objectives » qui la traversent
(et qui renvoient à la tension autonomie /hétéronomie) implique de
rendre compte d’une contradiction déterminée au niveau de la logique
interne d’une forme affrontant la tendance objective à la réification
généralisée. D’où les deux bords de la théorisation adornienne, l’industrie
culturelle d’un côté (comme lieu de l’hétéronomie et de l’intégration
radicales), Schoenberg et la seconde école de Vienne de l’autre (poussant
à son extrémité un rapport à l’historique envisagé comme réflexion
sur la technique compositionnelle), qui représentent deux modalités
de l’imbrication social /art. Deux modalités qui, chacune à leur façon,
expriment ce qu’Adorno tentera de saisir quelques décennies plus tard
dans la Théorie esthétique, à savoir le fait que « la société apparaisse dans les
œuvres d’art – aussi bien par sa vérité polémique que par son idéologie »
(TE, 326). Ce qui revient à rendre compte du « processus qui se réalise
dans les œuvres d’art, immobilisé en elles, [qui] doit être pensé comme
ayant la même signification que le processus social dont les œuvres d’art
sont prisonnières. » (326)

Réflexivité et médiation

Ce détour par l’optique générale déployée dans les travaux de théorie


sociale de la musique des années 1930-1940 nous a permis de cerner
un peu plus précisément la matrice à partir de laquelle Adorno pourra
s’attacher à circonscrire les coordonnées d’une logique de réflexivité
permettant l’autosaisie du caractère social de l’art au niveau de son
propre concept – « Le destin social de l’art ne lui advient pas seulement de
l’extérieur, il est également le déploiement de son concept » (430). Cette
formule que l’on trouve dans les « Paralipomena » de la Théorie esthétique,
peut être explicitée de la manière suivante : « Car il n’est pas social uniquement
en vertu de son mouvement propre en tant qu’opposition pour ainsi
dire a priori à la société hétéronome. Celle-ci pénètre toujours en lui,
sous la forme concrète qui est chaque fois la sienne. La question de ce
qui est possible, des entreprises formelles pertinentes, est déterminée

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L’œuvre d’art comme forme sociale. Esthétique et critique de la société chez
T.W. Adorno : la « sociologie de la musique » comme instance de médiatisation

directement par le stade de la société. » (430) En effet, l’un des objectifs


principaux d’Adorno dans ses textes de théorie de l’art renvoie à cette
hypothèse d’une possible compénétration de l’esthétique et du méta-
esthétique, qu’il faut pouvoir appréhender en tentant de circonscrire un
moment de médiation permettant de les penser comme reliés par une
double logique d’objectivation et de sédimentation. Objectivation au sens
où la teneur dialectique du matériau convoque la figure d’un contenu
et d’une forme saisissables dans leur unité comme historiquement
médiatisés ; sédimentation dans la mesure où la dynamique structurelle
de la socialisation s’avère décryptable du point de vue de ses effets tels
qu’ils se cristallisent et se déposent historiquement au niveau des schèmes
de production artistique. Autrement dit, l’œuvre d’art se révèle être un
champ de tensions entre différentes sphères qui se déploient selon un
modèle proche de « l’entr’expression » leibnizienne d’une part, et selon
celui de l’homologie structurale de l’autre. Il s’agit donc pour Adorno
de penser ce qui est de l’ordre de l’expression des différents secteurs
de l’expérience (esthétique, historique, politique, etc.) les uns par les
autres, en refusant toute approche de type causaliste, déterministe et
unidirectionnelle, pour dans le même mouvement, déterminer la manière
dont les deux modalités, l’esthétique et la sociale, peuvent entrer dans un
rapport de correspondance structurelle. C’est ce que Lacoue-Labarthe
indique lorsqu’il écrit qu’Adorno « avec une virtuosité incomparable »
fait « constamment communiquer entre elles » ces différentes instances
esthétique /socio-matérielle afin de « déjouer une théorie du “r eflet ”. 18 »
La visée d’une sociologie de la musique, comprise comme participant
de la reconfiguration de la théorisation esthétique, implique dans ce cas
précis de réinvestir un certain nombre de conceptualisations marxiennes.
Notamment celles qui se rapportent à cette problématique de la
détermination des conditions de liaison entre base matérielle et formes
idéelles-représentationnelles, ceci en s’appliquant à les penser comme des
strates interreliées et non corrélées par un déterminisme unilatéral.
Nous pouvons évoquer sur ce point un des textes de Musiksoziologie
d’Adorno qui porte le titre de « Médiation », dans lequel notre auteur, après
avoir rappelé les orientations générales de son propos – « le déchiffrement
social des phénomènes musicaux mêmes, la compréhension de leur
rapport essentiel avec la société réelle, de leur contenu social interne et
de leur fonction » (ISM, 183) –, s’emploie à dépasser « la doctrine figée du
matérialisme dialectique » (191) selon laquelle la société se prolongerait
« tout droit, solidement [...], réalistement dans les œuvres d’art », qu’elle

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Vincent Chanson

serait « d’emblée visible en elles » (191). Il s’agit en effet pour Adorno de


montrer que la société ne « s’infiltre en elles que de façon médiate, souvent
uniquement dans des constituants formels tout à fait cachés. » (191) Son
objectif étant de souligner la logique par laquelle s’interpénètrent
les différents éléments constitutifs de l’œuvre, qu’il est nécessaire
d’appréhender dans la perspective d’une réinterrogation des grandes
coordonnées de l’esthétique matérialiste : « Une théorie sociale pertinente
de la superstructure ne devrait pas se contenter d’en prouver la dépendance,
mais aurait comme tâche supplémentaire de saisir la complexité du rapport,
voire l’autonomie de l’esprit même, à partir de la société, et finalement à
partir de la division entre travail inférieur et travail dit intellectuel. » (191-192)
Un objectif dont nous pouvons préciser les principales lignes de force par
les deux termes de « médiation » et de « réflexivité », dans la mesure où
c’est une problématique visant à saisir le statut matériel de la production
artistique du point de vue de son autosaisie comme complexion d’éléments
médiatisés qui s’impose centralement ici. Ainsi :

Le véritable problème de la sociologie de la musique est ici celui de


la médiation. Eu égard à l’essence non conceptuelle de la musique,
qui interdit de ramener de telles intuitions à ce type d’évidence que
semble permettre par exemple, dans la littérature traditionnelle,
le contenu lui-même, des affirmations comme celles du caractère
idéologique immanent d’une musique risquent de se réduire à une
simple analogie. Pour lutter contre cela, le seul moyen est l’analyse
technique et physiognomonique élaborée, qui désigne les moments
formels comme participant eux aussi à la signification musicale – ou
à son absence – constituée dans le contexte, et de là aboutit au social.
Ce sont les constituants formels de la musique, sa logique, qu’il faut
faire parler du point de vue social. (FS, 11)

C’est ce qui confère à une théorie sociale de la musique un rôle décisif


quant à la possibilité de redéployer les prérogatives du questionnement
esthétique. L’enjeu étant de préciser les conditions sous lesquelles, comme
nous avons pu l’indiquer plus haut en évoquant l’idée d’une analyse
matérialiste de la forme, le nouage de l’historico-social et de la pratique
compositionnelle en vient à s’imposer comme le point d’équilibre d’une
logique de réflexivité esthétique qui rejoint « l’analyse technique et
physiognomonique élaborée » – « Ce sont les constituants formels de
la musique, sa logique, qu’il faut faire parler du point de vue social. »

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L’œuvre d’art comme forme sociale. Esthétique et critique de la société chez
T.W. Adorno : la « sociologie de la musique » comme instance de médiatisation

Comme il est écrit dans le texte cité ci-dessus, « l’essence non conceptuelle
de la musique » est susceptible de conduire tout droit à cet écueil que
constitue l’affirmation de sa pseudo-immanence, qu’il s’agit justement
de contrer sur le terrain de la Formanalyse, seule à même d’appréhender
la complexe articulation des différents constituants de l’œuvre dans son
rapport à l’objectivité sociale. Or c’est bien quelque chose de similaire
que l’on peut trouver dans la Théorie esthétique lorsqu’Adorno écrit
« qu’il est faux de conclure du matérialisme philosophique au réalisme
esthétique. » (TE, 356) Il s’agit pour lui de défendre le caractère médiatisé
du formalisme esthétique, la manière dont « l’art devient connaissance
sociale en saisissant l’essence, non pas en parlant d’elle, en la copiant ou en
l’imitant de façon quelconque », mais en faisant « apparaître l’essence par
sa propre complexion, en dépit de l’apparition » (356). Selon une optique
qui convoque très clairement certains aspects du modèle de la critique
marxienne de l’économie politique, Adorno cherche ici à décrypter
« la structure objective socialement imposée » (357) telle qu’elle peut se
manifester par le biais d’une praxis artistique qu’il faut pouvoir saisir
comme réfléchissant de manière médiate cette complexion – « L’objet de
l’art est l’œuvre, produite par lui, qui contient en soi les éléments de la réalité
empirique, tout comme elle les transpose, les décompose et les reconstruit
selon sa propre loi. » (356) L’argumentation développée dans la Théorie
esthétique rappelle l’une des propositions centrales du matérialisme marxien,
celle de la « simple conscience de la société » (357) qui ne conduit pas
réellement au-delà du rapport social aliéné et /ou fétichiste, et dont l’art
s’avère être l’une des formes de réflexion les plus sophistiquée (notamment
parce qu’il entend en incarner l’une de ses modalités de réflexion critique).

C’est il nous semble l’une des tâches qui incombe à la théorie sociale de la
musique que de circonscrire les principes d’une telle logique de réflexion
et de médiation. Adorno l’explique dans son texte « Médiation » déjà
évoqué : il s’agit de cerner le processus par lequel l’autonomisation des
formes idéelles, abstraites, constitue l’axe opératoire d’une dynamique
d’objectivation du rapport social que l’art, et la production musicale plus
particulièrement, représenteraient de manière emblématique :

L’esprit est d’essence sociale, un comportement humain qui, pour une


raison sociale, s’est détaché de l’immédiateté sociale et s’est rendue
autonome vis-à-vis de celle-ci. Par lui, ce qui est socialement essentiel
s’impose dans la production esthétique, autant comme essentiel des

194
Vincent Chanson

individus producteurs que comme essentiel des matériaux et formes


auxquels est confronté le sujet et avec lesquels il se bat, qu’il détermine,
et qui le déterminent en retour. Le rapport des œuvres d’art avec la
société peut être comparé à la monade leibnizienne. Sans fenêtres, donc
sans qu’elles soient conscientes de la société, en tout cas sans que cette
conscience les accompagne constamment et nécessairement, les œuvres,
et notamment la musique éloignée de tout concept, représentent la
société ; on voudrait croire : d’autant plus profondément qu’elle lorgne
moins la société. (ISM, 197)

Il apparaît clairement à la lecture des textes de Musiksoziologie, notamment


de ceux qui affichent l’ambition la plus programmatique comme c’est le cas
de l’extrait ci-dessus, que cette thématique de la détermination matérielle
d’un artefact qui se donne en apparence comme séparé de toute localisation
historico-sociale trop étroitement délimitée (ou tout du moins dans une
certaine autonomie par rapport à celle-ci) constitue l’un des axes primordiaux
de ce qu’Adorno entend par cette visée d’une analyse matérialiste de la
production artistique. Dans son article « Adorno : philosophie de la musique
et historicité 19 », Mario Turchetti expose ainsi la problématique qui se pose
de manière spécifique à l’appréhension adornienne de la musique dans
son inscription historique : « une alternative entre autonomie et historicité
de la musique 20 » dont il faudrait justement dialectiser les termes, afin de
cerner ce qui serait de l’ordre d’une tension entre une certaine tendance à
l’extra-territorialité historique du phénomène musical et son inscription
au sein d’un procès plus global de rationalisation sociale (qu’Adorno et
Horkheimer qualifient de « régression » et d’« autodestruction » (DR, 15).
Comme indiqué dans l’extrait ci-dessus, cette question porte sur une
pratique et une production qui ne se donnent pas immédiatement comme
traversées par l’extériorité /objectivité sociales, mais dont il s’agit pourtant
de réinscrire les coordonnées au sein d’une logique de saisie du processus
historique qui en configure de nombreux traits. C’est d’ailleurs l’une des
grandes thématiques qui est développée au début de la Théorie esthétique :

Le fait que les œuvres d’art, monades sans fenêtre, « représentent » ce


qu’elles ne sont pas elles-mêmes, ne peut guère être compris autrement
que par le fait que leur dynamique, leur historicité immanente, en
tant que dialectique de la nature et de sa domination, n’est pas de même
essence que la dynamique extérieure mais lui ressemble en soi sans
l’imiter. (TE, 21)

195
L’œuvre d’art comme forme sociale. Esthétique et critique de la société chez
T.W. Adorno : la « sociologie de la musique » comme instance de médiatisation

À ce propos, Mario Turchetti, dans l’article cité plus haut, développe


l’argument selon lequel Adorno problématisait l’articulation entre
« fait artistique et fait social 21 » selon cette optique d’un processus de
détermination qui n’épuiserait pas un certain régime d’irréductibilité
pour ce qui concerne le premier. Plus précisément, il s’agit ici de penser
un rapport « étroit, indissoluble, constitutif 22» qui « ne doit pas être
pris comme l’affirmation d’une identité 23 », mais bien plutôt comme se
caractérisant par une distorsion en quelque sorte structurelle à même
de rendre justice au non-identique qui marque l’œuvre d’art. Ainsi :
« C’est en fonction de l’ensemble de la théorie esthétique qu’il convient
d’interpréter sa sociologie de la musique. 24 » Le caractère monadologique
de l’œuvre musicale s’impose comme la borne à partir de laquelle il faut
redéployer les coordonnées de l’interrogation sociologique. Interrogation
qui, comme nous avons cherché à le montrer, constitue bien ce moment
de médiation permettant par retour à l’esthétique de s’imbriquer dans
la critique de la société dans la mesure où elle permet de dialectiser
cette question d’un écart constitutif entre le régime de déploiement du
matériau/forme musical et celui du rapport social : « Une critique sociale
de la musique, y compris de son effet, présuppose la compréhension du
contenu spécifiquement esthétique. [...] L’espace commun de l’esthétique
et de la sociologie, toutefois, est la critique. » (ISM, 201) L’un des grands
enjeux de la Théorie esthétique, la méditation qu’elle contient sur le statut
désormais problématique de l’art à l’époque du capitalisme tardif, impose
d’en passer par le moment de la théorie sociale critique, que ce soit pour
appréhender ce que nous avons pu décrire comme un devenir hétéronome
de la production culturelle sous les effets de la marchandisation ou pour
conduire une recherche à propos d’un cadre herméneutique matérialiste
efficient afin d’appréhender la logique immanente à l’œuvre musicale
par exemple – dans la mesure où l’un des objectifs d’Adorno correspond
bien à celui de réinvestir la conceptualité matérialiste marxienne en
cherchant à déterminer un moment dont le « déploiement constitue le
point commun de la superstructure et de l’infrastructure. » (ISM, 201)
Aussi, évoquons pour terminer la postface que notre auteur consacre à son
recueil Introduction à la sociologie de la musique. Elle nous semble contenir
de nombreuses indications quant à ce que nous cherchons à expliciter
dans cet article : « La sociologie de la musique a une tâche absolument
essentielle [...], celle d’examiner et d’analyser la base économique de
la musique, le moment où la relation de la société et de la musique
s’actualise. » (207) Ceci au sens où la saisie de cette base économique

196
Vincent Chanson

permettrait d’avancer dans la compréhension du rapport complexe entre la


visée d’une pratique artistique « authentique », autonome, et les différents
niveaux de détermination historico-matérielle qui en problématisent
l’effectivité : « Pour autant que la sociologie de la musique s’occupe du contenu
idéologique et de l’effet idéologique de la musique, elle déborde dans une
théorie critique de la société. C’est ce qui lui dicte le devoir de rechercher
la vérité de la musique. Sociologiquement, elle revient à poser la question
de la musique en tant que conscience sociale juste ou fausse. » (209)

1. Marc Jimenez, Adorno et la modernité. Vers une esthétique négative, Paris, Klincksieck,
1986, p. 328-329.
2. Dans la Théorie esthétique, Adorno envisage le matériau comme ce qui est en quelque
sorte formé de manière processuelle, comme ce qui permet de dépasser les conceptions
esthétiques dualistes et schématiques dans la direction de leur reconfiguration par une
dialectisation historique : « le matériau, c’est ce dont disposent les artistes : ce qui se
présente à eux en paroles, en couleurs et en sons, jusqu’aux associations de toutes sortes,
jusqu’aux différents procédés techniques développés » (TE, p. 209), et qu’il s’agit de
comprendre comme matérialité historiquement et socialement objective. Pour une étude
du concept adornien de matériau, voir Carl Dalhaus, « Le concept de matériau musical
chez Adorno », dans Essais sur la nouvelle musique, trad. Hans Hildenbrand, Genève,
Contrechamps, 2004, p. 225-231.
3. Pour une analyse du concept de critique immanente voir Emmanuel Renault,
« Théorie critique et critique immanente », Illusio, Caen, Le bord de l’eau, 2013,
n° 10 /11, p. 257-278.
4. À propos de la théorie esthétique adornienne et de ses liens avec les esthétiques plus
traditionnelles (kantiennes et hégéliennes plus particulièrement), se reporter à Martin
Thibodeau, La Théorie esthétique d’Adorno. Une introduction, Rennes, PUR, 2008.
5. Nous pouvons renvoyer sur ce point au travail de Lydia Goer et notamment Politique
de l’autonomie musicale. Essais philosophiques, trad. Lambert Dousson, Élise Marrou et
Claire Martinet, Paris, La rue musicale, 2016.
6. Cf. Josef Früchtl, Mimesis, Konstellation eines Zentralbegriffs bei Adorno, Würzburg,
Königshausen und Neumann, 1986.
7. Voir par exemple Diedrich Diederichsen, On (surplus) Value in art = Mehrwert und
Kunst, Rotterdam, Wiite de With Publisher, 2008.
8. Cf. Wolfgang Fritz Haug, Kritik der Warenästhetik, Francfort, Suhrkamp, 2009.
9. Voir notamment Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité [1985],
trad. Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2001.
10. Voir le texte « Adorno come diavolo » (1972). Lyotard y examine en effet de manière
critique ce qu’il considère comme une esthétique fondamentalement marquée par
la négativité hégélienne (une téléologie/théologie), qu’il oppose à une esthétique de
l’intensité ou du flux. Cf. Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, Paris, UGE,
1973, p. 115-134.
11. Theodor W. Adorno, « Zur gesellschaftlichen Lage der Musik » [1932], GS, 18,
p. 729-777.

197
L’œuvre d’art comme forme sociale. Esthétique et critique de la société chez
T.W. Adorno : la « sociologie de la musique » comme instance de médiatisation

12. Philippe Lacoue-Labarthe, « Remarque sur Adorno et le jazz », Pour n’en pas sortir.
Écrits sur la musique, Paris, Christian Bourgois, 2015, p. 75.
13. Cf. Theodor W. Adorno, « Zur Philosophie Husserls » [1937], GS, 20.1, p. 46 -118.
C’est à l’occasion de son passage à Oxford, avant de rejoindre les États-Unis, qu’Adorno
élabora les grandes orientations d’une critique matérialiste de Husserl, dont on peut
trouver la formulation définitive dans la Métacritique de 1956.
14. Alfred Sohn-Rethel (1899 -1990) était un économiste et théoricien proche du cercle
francfortois. On lui doit l’élaboration de la catégorie d’« abstraction réelle », entendue
comme modalité de l’effectivité sociale de l’abstraction-échange. Une catégorie qui a
essentiellement été utilisée par cet auteur pour conduire une critique des épistémologies
idéalistes (kantienne notamment). Voir Alfred Sohn-Rethel, La pensée-marchandise, trad.
Gérard Briche et Luc Mercier, Bellecombe, éd. du Croquant, 2010.
15. Cette recherche est à appréhender dans l’optique d’un débat critique avec Walter
Benjamin concernant la statut des moyens de reproductibilité technique de l’artefact
artistique. À l’encontre de l’approche benjaminienne voyant dans ces derniers certaines
potentialités émancipatrices, il s’agit avant tout pour Adorno d’en souligner la portée
fondamentalement mutilante. Voir le texte de Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à
l’époque de sa reproductibilité technique », Œuvres, trad. Maurice de Gandillac, Rainer
Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, t. III.
16. Marc Jimenez, Adorno et la modernité. Vers une esthétique négative, op. cit., p. 67.
17. Ibid., p. 311.
18. Philippe Lacoue-Labarthe, « Remarque sur Adorno et le jazz », op. cit., p. 78.
19. Mario Turchetti, « Adorno : philosophie de la musique et historicité », dans Revue
d’esthétique, 1982, n° 4 (Musique présente), p. 7-18.
20. Ibid., p. 9.
21. Id.
22. Id., p. 10.
23. Id.
24. Id.

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