Commandement Colonial 007 Lukik
Commandement Colonial 007 Lukik
Fanon
Pages: 93-111
URI: http://hdl.handle.net/11143/19145
DOI: https://doi.org/10.17118/11143/19145
L’assimilation, l’aliénation et le racisme dans la pensée
postcoloniale de Frantz Fanon
L’incursion coloniale française en Afrique vers le milieu du IXe siècle est marquée par
l’instauration brutale d’un appareil de domination. Les bases de ce système d’oppression
rendent propice l’élaboration d’une entreprise d’assimilation d’une certaine partie des po-
pulations colonisées. Celle-ci s’immisce rapidement dans le quotidien des « indigènes »
et cause un bouleversement de leurs normes et modalités culturelles, sociales et identi-
taires.
1. Carole Renaud Paligot, La République raciale (1860-1930), Paris, Presses Universitaires de France, 2006,
p. 253. Nous n’emploierons plus, subséquemment, les guillemets pour le terme de « indigène ». Nous
sommes conscients de son origine péjorative et nous ne nous inscrivons pas dans un répertoire colonia-
liste.
2. Ibid.
3. L’Indigénat, ou Code de l’indigénat, définit les dispositions réglementaires qui, dans diverses régions,
soumettent les indigènes à des sanctions exceptionnelles prononcées par l’administration coloniale, en
lien avec les infractions non prévues et non régies par la loi française métropolitaine. Adopté le 28 juin
1881, l’Indigénat est appliqué par le gouvernement français à l’ensemble de ses colonies dès 1887.
4. Paligot, La République raciale, p. 258-259 et Daho Djerbal, « De la sujétion coloniale à l’assujettissement
à l’autorité despotique », NAQD, no 30 (janv. 2013), p. 95. Djerbal précise ici le cas spécifique de l’Algérie
concernant le Code de l’indigénat. Il soutient que les Algériens sont privés de libertés et ne disposent
que de facultés révocables. Leur existence est en permanence touchée par des restrictions imposées par
l’administration coloniale. L’auteur affirme que l’identité même leur est refusée, car jusqu’en 1962, le
droit dénié aux Algériens de se réclamer de l’algérianité est substitué par l’attribution systématique de
qualificatifs ou d’épithètes comme « indigène » ou « musulman ».
Nous nous questionnons donc à savoir comment Fanon évalue-t-il les impacts des
dépossessions identitaires et socio-culturelles des colonisés, causées par l’assimilation,
l’aliénation et le racisme en contexte colonial ?
Avant d’expliquer en détail comment nous comptons structurer notre analyse, nous
souhaitons effectuer ici un bref survol biographique sur Fanon afin d’outiller l’audience
lectrice à savoir qui est ce penseur anticolonial du milieu du XXe siècle.
5. Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence,
Paris, Odile Jacob, 2012, p. 41.
6. Isabelle Merle, « De la législation de la violence », Politix. Revue des sciences sociales du politique, vol. 17,
no66 (2004), p. 160.
7. Comprenons ici que les termes de « dépossession » et de « dépersonnalisation », sont employés par
Fanon. Nous les inclusions ici dans le but de souligner l’essence même du phénomène d’aliénation et
d’assimilation des « indigènes », c’est-à-dire de la perte de leur identité et de leur culture « précoloniale ».
Frantz Fanon est né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France en Martinique, dans une famille
de petite bourgeoisie aisée issue de la strate peu nombreuse des békés, qui forme la
petite bourgeoisie martiniquaise. Volontaire et combattant dans les Forces Françaises
Libres durant la Seconde Guerre mondiale, il se retrouve, à la fin du conflit, étudiant en
Martinique sous la tutelle d’Aimée Césaire, puis transite en France en 1947. Il devient
bachelier et poursuit ses études médicales à l’Université de Lyon, où il soutient son doc-
torat en 1952. À la fin de ses études, il rejoint l’hôpital de Blida dans l’Algérois. En 1953 à
titre de chef de section. C’est véritablement à partir de 1955 qu’il observe les débuts de
la résistance algérienne8. Le contact entre Fanon et les maquisards du FLN constitue un
point tournant dans ses constats sur les réalités brutales de la guerre d’Algérie. En dé-
cembre 1956, Fanon démissionne de ses fonctions. Il rédige une lettre dénonciatrice au
gouverneur général et ministre de l’Algérie Robert Lacoste, et justifie son départ :
Ainsi, Fanon perçoit la situation coloniale et l’expérience vécue du colonisé comme une
cause directe à sa « décérébration », donc à l’aliénation de ses facultés mentales. À ses
yeux, les désordres infligés aux colonisés ne se réduisent pas seulement à leur « déper-
sonnalisation identitaire » et à leur « dépossession culturelle », mais s’étendent aussi aux
troubles comportementaux et affectifs10. Fanon découvre l’impossibilité de sa mission
psychiatrique à l’hôpital de Blida11. Il perçoit que le rôle de la psychiatrie en Algérie se
8. Delas, Fraiture et Geneste, « À propos des Œuvres de Fanon », Études Littéraires Africaines, no 33
(2012), p. 93-98.
9. Frantz Fanon, « Lettre au ministre résident », dans Écrits sur l’aliénation et la liberté, textes réunis, intro-
duits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young, Paris, La Découverte, 2015, p. 367.
10. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Découverte, 2002 (1961), p. 239.
11. Homi Bhabha, « Remembering Fanon, Self, Psyche and the Colonial Condition », dans Nigel C. Gibson,
dir., Rethinking Fanon, the continuing dialogue, New York, Humanity Books, 1999, p. 181.
Dans son portrait critique de la situation coloniale, Fanon présente un schéma sur l’évo-
lution du colonialisme, à travers lequel son étude du racisme, de l’assimilation et de l’alié-
nation occupe une place centrale. Nous séparons la présente étude selon les deux pre-
mières étapes de son schéma sur l’évolution du colonialisme. Celles-ci consistent, tout
d’abord, à l’asservissement du colonisé et la mise en place des projets assimilationnistes
12. Nigel C. Gibson et Roberto Beneduce, Frantz Fanon, Psychiatry and Politics, Londres, Rowman & Litt-
lefield International, 2017, p. 173.
13. Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, Paris, Découverte, 2006 (1964), p. 7. Dans sa note d’éditeur,
François Maspero précise que les articles d’El Moudjahid regroupés et intégrés dans l’ouvrage n’ont ja-
mais véritablement été signés par Frantz Fanon, qui garda un anonymat constant. Un travail d’archive, de
datation, d’analyse littéraire ainsi que l’aide d’identification apportée par sa femme Josie ont contribué
à certifier ceux qu’il a rédigés.
14. Peter Hudis, Frantz Fanon: Philosopher of the Barricades, Londres, Pluto Press, 2015, p. 82-84.
15. Du 19 au 22 septembre 1956, Fanon participe au 1er Congrès des écrivains et artistes noirs, où il
expose son fameux discours « Racisme et Culture. La conférence qui marque le plus son parcours est
celle d’Accra en avril 1958. Il participe aussi au 2e Congrès des écrivains et artistes noirs du 26 mars au
1er avril 1959 à Rome ; à la conférence de solidarité afro-asiatique à Conakry du 11 au 16 avril 1960 ; à la
conférence des États indépendants d’Afrique à Addis-Abeba du 14 au 20 juin 1960 ; à la conférence pa-
nafricaine au sujet des problèmes du Congo à Léopoldville vers la fin août au début septembre 1960. Son
discours durant ces congrès est surtout centré sur la nécessité d’une solidarité interafricaine.
16. Pierre Bouvier, Aimé Césaire, Frantz Fanon : Portraits de décolonisés, Paris, Belles Lettres, 2010, p. 172
17. Joby Fanon, Frantz Fanon : De la Martinique à l’Algérie et à l’Afrique, Paris, Harmattan, 2004, p. 191.
18. Lorsque nous abordons « l’évolution du colonialisme » selon Fanon, nous nous référons au début et à
la fin du colonialisme en Afrique, notamment par le cas de la décolonisation algérienne de 1954 à 1962.
Selon Fanon, cette évolution se fait en quatre étapes. Premièrement, l’incursion coloniale qui mène à
l’asservissement des indigènes, à la mise en place de projets assimilationnistes qui mènent à l’agonie de
la culture « indigène ». Ensuite, c’est le raffinement et l’institutionnalisation du racisme qui se dévelop-
pement dans l’optique de garder les indigènes dans un kyste d’aliénation culturelle et identitaire. Troi-
sièmement, avec la montée du nationalisme dans les colonies entre 1920 et 1950, nous voyons le phéno-
mène de la prise de conscience des colonisés face à leur condition. Finalement, à travers une volonté de
s’extirper de la domination coloniale, les colonisés cherchent la désaliénation et la libération nationale,
qui mènent à la décolonisation, violente ou non-violente.
19. Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, Paris, La Découverte, 2006 (1964), p. 41.
20. En contraste avec son affirmation sur la destruction des systèmes de références culturelles du co-
lonisé dans son discours « Racisme et culture » donné le 20 septembre 1956 à la Conférence d’Accras,
Fanon pousse sa réflexion à ce sujet en incluant le facteur économique de la déstructuration colonialiste
dans Les damnés de la terre. En effet, il soutient ici que la violence qui établit l’arrangement du monde
colonial préside la destruction des formes sociales et plus particulièrement des systèmes de référence
économiques. À ce sujet, voir Frantz Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., p. 44.
21. Fanon, Pour la révolution africaine, p. 47.
Nous avons vu que la notion d’assimilation se traduit également par l’application quasi
intégrale des modalités légales françaises dans ses colonies, à une centralisation admi-
nistrative et bureaucratique ainsi qu’à un projet de transformation sociale et culturelle.
Ainsi, l’appareil colonial établit des organismes archaïques comme substituts auxquels il
peut exercer un contrôle, comme le système des chefs de clans instauré qui ne va servir
que de prétexte à la mise en place d’un système de surveillance visant à briser la culture
22. Ibid. Nous souhaitons préciser ici que pour Fanon, le colonialisme est une forme d’assujettissement
biologique qui cherche à valoriser la séparation hiérarchique raciale.
23. Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., p. 283.
24. Erich Fromm, Société aliénée et société saine. Du capitalisme au socialisme humaniste : Psychanalyse de
la société contemporains, trad. de l’anglais par Janine Claude, Paris, Le Courrier du Livre, 1956, p. 196. L’au-
teur étudie ici, au même titre que Fanon, les attitudes de mimétisme et d’imitation de l’individu aliéné.
Fromm définit ce dernier comme un objet, une sorte d’investissement au gré des autres et de lui-même.
Privé du sens de soi, l’aliéné est anxieusement esclave de l’appropriation d’autrui. Dans la même optique
que Fanon, l’individu aliéné de Fromm est constamment désireux de plaire : il se trouve infériorisé à
chaque fois qu’il franchit, ou s’écarte, des normes imposées par le dominant. Fromm conclut que la di-
gnité de l’être aliéné est liée à l’approbation de l’Autre et qu’il est naturel de manifester une peur face à
toute tentative déviationniste.
25. Nous souhaitons préciser ici lorsqu’il lui est requis de se donner une image occidentale, le colonisé
adopte la culture du colonisateur par un souci de conformité et un désir à satisfaire le colon.
26. Renate Zahar, L’œuvre de Frantz Fanon : colonialisme et aliénation dans l’œuvre de Frantz Fanon, trad.
de l’allemand par Roger Dangeville, Paris, Maspero, 1970, p. 49. Par conséquent, le comportement de
l’individu aliéné se manifeste en effet à travers son rapport avec les institutions de la société coloniale
et les normes sociétaires traditionnelles. Dans ses écrits, Fanon étudie ce rapport dichotomique entre la
culture du colonisé et celle du colonisateur. Il avance l’idée selon laquelle les institutions traditionnelles
et sociales des colonisés détruites par les colonisateurs constituent les débuts de l’assimilation. À ce titre,
Fanon soutient qu’après avoir assisté à la destruction de ses systèmes de références et de ses schèmes
culturels : « […] il ne reste plus à l’autochtone qu’à reconnaître avec l’occupant que “Dieu n’est pas de son
côté” ». L’autorité oppressive permet donc l’imposition d’un jugement péjoratif chez le colonisé à l’égard
de sa singularité et de son existence. Pour la citation, se référer à Fanon, Pour la révolution africaine, op.
cit., p. 46
Dans Les damnés de la terre¸ la réflexion sur les efforts déployés par l’appareil co-
lonial afin de réaliser l’aliénation culturelle de ses sujets nous permet de comprendre
le phénomène de dévalorisation culturelle et raciale du colonisé. Fanon soutient ici
que l’appareil colonial cherche à « […] convaincre les indigènes que le colonialisme
devait les arracher à la nuit. Le résultat [...] était d’enfoncer dans la tête des indi-
gènes que le départ du colon signifierait pour eux retour à la barbarie, encanaillement,
annualisation31. » Le maintien de l’aliénation dans les groupes colonisés est alors
sous-tendu par l’instillation d’une peur à un retour à la « décivilisation ». Dans un même
ordre d’idées, Fanon remarque une altération de la personnalité et l’adoption d’un nou-
veau mode d’être chez les individus colonisés, notamment à travers l’emprunt du langage
du colon. Il perçoit la naissance de ce phénomène de différenciation collective comme un
27. Bouda Etemad, La Possession du monde : Poids et mesures de la colonisation, Paris, Complexe, 2000,
p. 222.
28. Emanuelle Saada, « Entre “assimilation” et “décivilisation” : l’imitation et le projet colonial républi-
cain », Terrain¸ no 44 (mars 2005), p. 24.
29. Fanon, Pour la révolution africaine, p. 46. À ce sujet, voir également Zahar, L’œuvre de Frantz Fanon,
op. cit., p. 29. L’auteure complète ici le portrait économique de l’assimilation dans les études de Fanon.
Elle soutient que les rapports d’échanges économiques ne constituent pas des éléments d’intégrations
suffisants pour tenir l’ensemble du système colonial. Celui-ci se maintient alors à travers le facteur de la
race et plus particulièrement sur les modalités de l’idéologie raciale. En somme, pour renforcer l’aliéna-
tion des individus colonisés, le concept de la supériorité européenne blanche est justifié par la prétendue
infériorité raciale des « indigènes », qui est d’ailleurs elle-même reconnue par ces derniers dans le procès
d’aliénation.
30. Ibid., p. 42. En contrepartie à son analyse dans « Racisme et culture », les observations de Fanon sur le
monde colonial dans Les damnés de la terre se fondent sur une conception manichéenne de son existence.
Sur le sujet des arguments raciaux élaborés par le colonisateur dans l’optique d’inférioriser le colonisé,
son analyse s’appuie plutôt sur le phénomène de la dévalorisation des valeurs de la société colonisée. En
somme, Fanon élabore ici l’idée selon laquelle l’indigène est perçu non pas seulement comme un individu
inapte à l’éthique et absenté de valeurs, mais incarne plutôt la négation de toutes valeurs.
31. Fanon, Les damnés de la terre, p. 201.
32. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 22.
33. Roger Ebion, « Fanon et le langage », Sud/Nord, no 22 (janv. 2007), p. 49.
34. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 57. Alors que le philosophe Jean-Paul Sartre analyse et concep-
tualise, dans son étude Réflexions sur la question juive, les modalités de l’aliénation culturelle et sociale
chez les diasporas juives en Europe, Fanon, lui, les applique à ses propres observations sur l’aliénation
chez les populations indigènes d’Afrique et des Antilles. Au même titre que Sartre, Fanon soutient que les
aliénés sont dans une même instance des victimes et des complices de leur condition, car pour améliorer
leur sort, ils adhèrent en général aux modalités de l’aliénation coloniale.
35. Ibid., p. 35.
36. Ibid., p. 34-35. À ce sujet, il caractérise le degré d’aliénation des Antillais par à travers leur volonté à
se rapprocher de la « vraie » civilisation au moment où ils font de la langue française la leur. Nous voyons
donc ici que l’aliénation par le langage tend à encourager la division des couches sociales dans la société
colonisée ; ceux qui adoptent la langue française pour devenir un outil colonial puis ceux qui ne l’adoptent
pas et qui deviennent inévitablement des étrangers parmi les siens : « Parler une langue, c’est assumer
un monde, une culture. L’Antillais qui veut être blanc le sera d’autant plus qu’il aura fait sien l’instrument
culturel qu’est le langage. »
37. Matthieu Renault, « Des inventeurs d’âmes - Fanon, lecteur de Césaire », Collège international de Phi-
losophie, no 83, p. 28.
38. Albert Memmi, Portrait du colonisé. Précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 1985, p. 125.
39. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 147.
Il est maintenant question d’exposer ici les deux derniers facteurs qui pèsent dans la
maintien de l’aliénation individuelle et collective44. D’abord, les réflexions centrales sur
l’asservissement des indigènes, dans Peau noire, masques blancs, sont orientées sur les
facteurs économiques de l’assimilation. Pour Fanon, il faut, dès le début, puiser dans les
modalités45 qui régissent la pratique de l’esclavagisme pour ensuite se pencher sur les
principes contradictoires de son abolition, c’est-à-dire sur l’emprise de l’immobilité sur
les « libérés46 ». Parallèlement, il sous-entend qu’après l’abolition légale du travail forcé,
« l’indigène » asservi demeure dans son milieu de travail47, car « […] le nègre ignore le prix
de la liberté48 ». Pour Fanon, l’adaptation des populations noires d’Afrique, ou des Antilles,
Alors que nous avons vu, dans la présente section, comment Fanon étudie la déper-
sonnalisation des indigènes à travers les entreprises d’assimilation et d’aliénation identi-
taires, culturelles et sociales causées par le colonialisme, nous devons maintenant nous
pencher sur comment le racisme contribue à cette dépossession des colonisés. En tant
que tel, le paradigme du Fanon dans la pensée de Fanon nous permet de comprendre
quelle est la corrélation entre l’aliénation et le racisme, et de quelle manière le racisme
contribue à l’expropriation et au dépouillement de l’identité culturelle chez les colonisés.
49. Nous nous référons ici à un phénomène de « créolisation » des populations asservies.
50. À ce titre, voir le passage introductif de Fanon dans Peau noire, masques blancs, p. 14.
51. À noter ici que les réflexions de Fanon sur les dernières phases de la désaliénation dans les deux der-
niers chapitres, 4. « Sur la culture nationale » et 5. « Guerre coloniale et troubles mentaux » de Les damnés
de la terre, nous projettent plus particulièrement sur l’observation du rapport entre la constitution cultu-
relle et la construction de l’État-nation ainsi que des troubles psychiques et traumatiques dans le conflit
algérien.
52. Nous justifions ainsi ce choix, car il nous est impossible ici de présenter toutes les définitions du
terme ou bien des modalités générales sur ce qu’est le racisme colonial tel que défini par les chercheurs
spécialisés en études coloniales et postcoloniales. Nous centrons donc ici une critique de la définition
selon Fanon.
Le racisme, nous l’avons vu, n’est qu’un élément d’un plus vaste ensemble :
celui de l’oppression systématisée d’un peuple […] Le racisme n’est jamais
un élément surajouté découvert au hasard d’une recherche au sein de don-
nées culturelles d’un groupe. La constellation sociale, l’ensemble culturel
sont profondément remaniés par l’existence du racisme […], car précisé-
ment il entre dans un ensemble caractérisé : celui de l’exploitation éhontée
d’un groupe d’hommes par un autre parvenu à un stade de développement
technique supérieur. C’est pourquoi l’oppression militaire et économique
précède la plupart du temps, rend possible, légitime le racisme55.
Il est intéressant de remarquer que dans sa définition du racisme colonial, Fanon perçoit
le phénomène du maintien de l’emprise coloniale qui se développe finalement par une ex-
ploitation du territoire colonisé, mais aussi des peuples « indigènes ». Cette exploitation,
selon Fanon, mène irréversiblement à une légitimation du racisme et d’une oppression
systématisée56. De plus, il avance l’idée selon laquelle une tendance évolutive caracté-
rise le racisme, en ce sens où il ne peut pas se scléroser : « Il lui a fallu se renouveler, se
nuancer, changer de physionomie57. » De manière générale, il traite de ce racisme colonial
comme étant une entreprise de déshumanisation totale des indigènes.
À ce sujet, Renate Zahar soutient que ce qui caractérise véritablement le racisme, c’est
la sanction idéologique de la division de la société coloniale58. En ce sens, l’auteure signi-
fie que la dualité qui détermine la nature du maintien du système colonial réside dans
la prospérité et les privilèges qui reposent sur les modalités d’exploitation d’un individu
opprimé par un autre : « Le maintien de ce rapport exige une reproduction permanente
de l’oppression.59 » À ce titre, dans Les damnés de la terre, Fanon avance l’idée selon la-
53. Sans rentrer ici dans une critique ou un commentaire de document, nous souhaitons tout de même
préciser que dans Peau noire, masques blancs, Fanon emploi deux façons de diffuser ses propos : l’analyse
et l’exemple. La première est souvent très brève ; il explique ce qu’est, par exemple, le racisme. Toutefois,
c’est à travers son point de vue et par des expériences vécues qu’il traite du sujet. Chaque affirmation
est suivie de quelques exemples narrés par Fanon. Il nous est important ici de prendre en considération
les deux.
54. Frantz Fanon, « Racisme et culture », Présence africaine, no 8/10 (juin-novembre 1956), p. 122-131.
55. Fanon, Pour la révolution africaine, op.cit., p. 41-46. Nous souhaitons préciser ici que Fanon rédige cet
article dans le cadre de sa conférence donnée lors du 1er Congrès International des Écrivains et Artistes
Noirs à Paris en 1956. Sa communication est ensuite publiée dans la revue littéraire du regroupement.
56. Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 11.
57. Fanon, Pour la révolution africaine, p. 40.
58. Zahar, L’œuvre de Frantz Fanon, op. cit., p. 33.
59. Ibid.
Fanon se heurte aux paradigmes raciaux que nous retrouvons dans la philosophie du
raisonnement historique chez Hegel. Dans son étude La raison dans l’Histoire61, Hegel
soutient que le Noir est en quelque sorte dépourvu d’universalité. Le paradigme de la
pensée occidentale sur le concept de race serait alors fixé sur des pulsions impérialistes,
pulsions qu’Achilles Mbembe caractérise l’acte de saisir et d’appréhender comme « pro-
gressivement détaché de tout effort de connaître à fond ce dont on parle62. » La sphère du
monde animal est employée par Hegel pour qualifier les humanités non-européennes63.
L’origine de la critique philosophique du racisme chez Fanon s’oppose à l’allégorie hé-
gélienne sur les indigènes africains, reconnaissant que « […] les peuples isolés et non
sociales se dépècent et se détruisent entre eux comme des animaux […] qu’ils ont une
humanité titubante et une conscience dépourvue d’universalité64. » Sur cela, il soutient
que la civilisation européenne impose aux indigènes une déviation existentielle65.
Par déviation, Fanon sous-entend que le Noir se creuse un fossé dans l’incompréhen-
sion de sa propre « race », et qu’il développe ainsi cette différence et la dysharmonie avec
son humanité66. Le racisme ne serait pas ainsi une constante chez l’esprit humain, mais
plutôt une « disposition inscrite dans un système déterminé67. » À ce sujet, Gordon R.
Lewis avance l’idée selon laquelle la dimension structurelle d’une société cesse de fonc-
tionner à travers la destruction de ses valeurs et en devenant un objet d’observation et
Bien que Fanon expose les méfaits du racisme quotidien dans une société colonisée, il
n’étudie pas en détail le phénomène de son institutionnalisation. Ce constat nous amène
à interroger s’il était conscient des modalités du Code de l’indigénat dont l’Algérie fut la
matrice. Dans ses écrits, il n’offre aucun passage ni d’exemples d’actions militaires répres-
sives prescrites par l’administration coloniale en Afrique du Nord. Fanon ne mentionne
jamais l’appareil de l’institution colonial, son mécanisme et sa bureaucratie. L’historienne
Sylvie Thénault nous présente très bien les dynamismes de la violence ordinaire et du
racisme quotidien en Algérie, à travers la panoplie d’actions coercitives employées par
l’appareil colonial70. Il est important de comprendre ici que les institutions racialistes sont
conçues de manière à faciliter le racisme, car la racialisation et la rationalisation sont
induites dans la réalité à travers la catégorisation71. Bien que le segment historique dans
l’étude du racisme colonial chez Fanon soit absent, il se penche néanmoins sur la problé-
matique de la catégorisation et de la compartimentation en situation coloniale ainsi que
leurs impacts physiques et psychiques sur l’indigène.
Dans « Racisme et culture », la définition des modalités qui gravitent autour du racisme
colonial dialogue avec sa position sur les types de racismes dans Peau noire, masques
blancs. Ici, Fanon soutient que le racisme en situation coloniale ne diffère aucunement
des autres racismes72. En revanche, ce qui est d’autant surprenant, c’est son caractère
contradictoire dans Peau noire, masques blancs entre sa position sur ce qu’est le racisme
et sa base d’analyse. En effet, il soutient ici ses origines antillaises le pousse à valider
ses observations et ses conclusions que pour les Antilles73. En ce sens, elles ne seraient
donc valides uniquement pour les Noirs antillais. Sous-entend-il alors qu’une étude sur
le portrait du racisme colonial ne serait envisageable uniquement dans les délimitations
pré-déterminantes de l’origine du sujet ?
Pourtant, il affirme qu’une étude est à exploiter en ce qui concerne les différences entre
Antillais et Africains dans leurs vécus des réalités coloniales. Donc, si le racisme est im-
muable dans sa pratique et sa constitution, ne serait-il pas plutôt logique de ne pas ex-
clure les Africains noirs de ce portrait ? Dans l’optique de poursuive notre réflexion sur les
68. Lewis R. Gordon, Fanon and the Crisis of European Man: An Essay on Philosophy and the Human Sciences,
Londres, Routledge, 1995, p. 38.
69. Richard Schmitt, « Racism and Objectivication : Reflections on Themes from Fanon », dans Lewis R.
Gordon et al., Fanon: A Critical Reader, Oxford, Blackwell, 1996, p. 35.
70. Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale, Paris, Odile Jacob, 2012.
71. Gordon, Fanon and the Crisis of European Man, op. cit., p. 39.
72. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 86.
73. Ibid., p. 14.
Dans Peau noire, masques blancs, Fanon centre sa problématique sur le complexe d’in-
fériorité qui se développe à travers le phénomène d’épidermisation de l’indigène, c’est-
à-dire son inscription raciale basée sur la couleur de peau, ainsi que son rapport onto-
logique intrinsèque avec le racisme74. En soi, l’objectivisation du corps (Moi) à travers le
regard de l’Autre (Colonisateur) pousse Fanon à réfléchir sur la psychopathologie psy-
chique et cognitive chez le Noir : « Alors le schéma corporel, attaqué en plusieurs points,
s’écroula, cédant la place à un schéma épidermique racial […] il ne s’agissait plus d’une
connaissance de mon corps en troisième personne […] J’existais en triple : j’occupais de
la place. J’allais à l’autre... et l’autre évanescent, hostile mais non opaque, transparent,
absent, disparaissait75. » À travers ce constat, il problématise l’effet que le racisme ou la
projection raciale par l’épidermisation détient sur le Noir/indigène76.
Sur ce, l’essayiste Achille Mbembe soutient que la distribution du regard de l’Autre
(Colonisateur) finit par créer l’objet, et que par sa fixation, celui-ci l’écrase (Colonisé)77.
C’est ainsi que Fanon démontre, dans le chapitre V « L’expérience vécue du Noir » de Peau
noire que la déshumanisation de l’indigène le réduit à une forme tierce de la sphère hu-
maine ; le corps du Noir devient « une malédiction »78. Nous revenons alors ici à la projec-
74. Ibid., p. 108. Il est important de comprendre ici que, d’après Fanon, une étude ontologique du racisme
nous permet de problématiser les enjeux liés à la pigmentation de la peau, soit à l’épidermisation. En re-
vanche, l’ontologie ne permet pas de cerner les questionnements liés à la phénoménologie existentielle
du Noir dans le contexte d’une étude sur le racisme. C’est pourquoi nous limitons ici notre analyse seule-
ment à l’étude oncologique du racisme.
75. Ibid., p. 110.
76. Jacques Pouchepadass, Subaltern et Postcolonial Studies, Tome 1 de Christian Delacroix, François
Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offestadt, dir., Historiographie : Concepts et débats, Paris, Folio, 2010,
p. 632. Dans son observation du racisme, ce n’est pas sa phénoménologie en général que Fanon analyse,
mais bien le rapport intrinsèque que le racisme entretient avec la situation coloniale, en ce sens où le
seul lien qui réside entre le colonisateur et le colonisé subsiste par l’aliénation du Moi et de la relation à
l’Autrui (ou à l’Autre). Ce regard de l’Autre par le colonisateur et l’aliénation du Moi chez le colonisé régit
ainsi les rapports entre ces deux types.
77. Achilles Mbembe, « De la scène coloniale chez Fanon », Collège international de Philosophie, no 58
(2007), p. 43.
78. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 109.
D’après son hypothèse sur le racisme dans Peau noire, Fanon soutient l’existence d’un
double processus dans la création d’un complexe d’infériorité85. Celui-ci est d’abord éco-
nomique, et seulement ensuite par l’intériorisation, ou comme nous venons de le voir, par
la projection raciale (épidermisation/pigmentation)86. Pour conclure, la phénoménologie
du racisme en contexte colonial sous-tend la création de deux mondes complètement
différents, qui se construisent sur des rapports racialisés. Maintenant que nous avons
étudié le paradigme du racisme à travers la pensée de Fanon, nous pouvons transiter sur
les facteurs qui favorisent et maintiennent sa diffusion dans le monde colonisé, c’est-à-
dire les moyens d’assujettissement employés et leur degré de violence.
Nous avons vu que le portrait de la situation coloniale chez Fanon cherche à souli-
gner la manière dont s’enclenche le processus dépersonnalisation et de dépossession
identitaire et culturelle chez les indigènes. Dans la première section, nous avons vu qu’à
travers les dynamiques d’aliénation, d’assimilation, les colonisés sont tenus en état de
dominés au bénéfice d’une exploitation des ressources naturelles du territoire colonisé
ainsi que d’une exploitation des individus colonisés. Ainsi, pour Fanon, l’assimilation et
l’aliénation s’élaborent dans une optique de « dépossession » identitaire et culturelle chez
les groupes dominés. Dans les deux dernières sections, nous avons vu que le racisme
permet la création d’un complexe d’infériorité chez les colonisés. Effectivement, ce ra-
cisme est lié aux entreprises coloniales d’aliénation et d’assimilation en ce sens où les
repères identitaires et culturels des « indigènes » sont supprimés et permet le maintien
d’un rapport dominant/dominé qui favorise l’éclosion d’un système d’oppression. Ici, ce
sont principalement les institutions de la société coloniale qui assignent, par exemple, les
types de comportements individuels, sociaux et collectifs des aliénés, mais aussi leurs
rapports avec les colons.
Finalement, les réflexions et les observations de Fanon sur les enjeux de l’assimilation
et de l’aliénation ne se circonscrivent pas que dans son portrait critique du colonialisme.
En fait, il poursuit son analyse par l’entremise de ses mises en garde contre les nouveaux
types d’aliénations socioéconomiques et politiques qui frappent les sociétés africaines
post-coloniales. Ici, il réfléchit sur les conséquences de l’incursion néocoloniale dans les
jeunes États-nations ainsi que l’attitude adoptée par les « bourgeoisies nationales » à
l’aube de la décolonisation. Selon Fanon, une nouvelle aliénation se forme à travers les
dynamismes de prédations économiques par les élites nationales. Ainsi, il exhorte les
lecteurs dans Les damnés de la terre, et plus particulièrement le peuple algérien, à ne pas
acheter dans le culte du leader ou dans un traditionalisme culturel issu des sociétés afri-
caines précoloniales87. En somme, il serait davantage intéressant d’étudier, subséquem-
ment au présent article, le portrait que Fanon dresse de la situation postcoloniale en
Afrique, dans l’optique de la construction des États-nations décolonisés.
87. Fanon, Les damnés de la terre, p. 10. Dans sa préface de l’édition des damnés (2002), Alice Cherki
reproche à Fanon de mélanger les niveaux de discours, car il transpose l’étendue de ses expériences de
psychiatre confronté à l’aliénation coloniale dans ses analyses politiques, culturelles et psychologiques.
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