Ree 1827
Ree 1827
34 | 2018
Éducation scientifique et technologique et
émancipation
François Galichet
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/ree/1827
DOI : 10.4000/ree.1827
ISSN : 1954-3077
Éditeur
Nantes Université
Référence électronique
François Galichet, « L’émancipation par le savoir : à quelles conditions ? », Recherches en éducation [En
ligne], 34 | 2018, mis en ligne le 01 novembre 2018, consulté le 27 juin 2024. URL : http://
journals.openedition.org/ree/1827 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ree.1827
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L’émancipation par le savoir :
à quelles conditions ?
François Galichet 1
Résumé
La philosophie des Lumières considérait le savoir comme un moyen d’émancipation :
l’instruction permet aux opprimés d’acquérir les compétences intellectuelles pour se libérer des
dominations. L’époque moderne fait du savoir une fin : il serait émancipateur car il donne de la
société une connaissance vraie qui est émancipatrice en elle-même et par elle-même. Dans les
deux cas se trouve occultée la question de l’appropriation du savoir, autrement dit de la
pédagogie. Dans la mesure où savoir et rapport au savoir ne sont pas dissociables, les
modalités pédagogiques de sa transmission ne sont plus secondaires ; selon les choix qu’elles
opèrent, elles seront ou non émancipatrices. En ce sens elles ne se distinguent pas de l’éthique
professionnelle des enseignants.
Que le savoir soit en lui-même émancipateur, c’est là une évidence qui semble admise par toute
une tradition de pensée. On la fait généralement remonter à la philosophie des Lumières, qui a
valorisé le savoir scientifique et l’a considéré comme libérateur en lui-même, par le seul fait qu’il
dissipe les préjugés et les ignorances qui font le lit de toutes les dominations.
Mais cette tradition est beaucoup plus ancienne. Déjà Platon considérait que « l’objet de tous
nos désirs, c’est la vérité ». Le corps nous « remplit d’amours, d’envies, de craintes, de chimères
de toute sorte, d’innombrables sottises » qui « nous ôtent toute possibilité de penser » et
engendrent « guerres, dissensions, batailles » (Platon, 1953, 66bc). Seule la philosophie – qui à
l’époque de Platon comprenait en elle toutes les sciences – procure la sagesse et libère de tous
les esclavages, intérieurs et extérieurs.
Le mythe de la caverne associe d’une manière encore plus explicite le thème de la connaissance
et celui de l’émancipation. Il met en scène des prisonniers enchaînés, que leurs liens
condamnent à l’obscurité, c’est-à-dire à l’ignorance (ils ne savent pas ce qu’il y a dehors) et à
l’illusion (ils prennent les ombres projetées sur le mur de la paroi pour les objets réels). La réalité,
c’est ce qui est au-dehors, éclairé par la lumière du soleil, qui symbolise la vérité. Le mot
« théorie », qui désigne la connaissance vraie, philosophiquement et scientifiquement étayée,
vient du verbe grec theorein, qui signifie originellement voir, contempler, regarder.
L’analogie entre les deux est explicitement affirmée dans le texte platonicien : « C’est le soleil
que le bien a engendré à sa propre ressemblance et qui est, dans le monde visible, par rapport à
la vue et aux objets visibles, ce que le bien est dans le monde intelligible par rapport à
l’intelligence et aux objets intelligibles » (Platon, 1953, 508bc).
S’émanciper, pour ces prisonniers qui représentent les hommes en général, c’est s’arracher à
l’obscurité génératrice d’illusions et de simulacres pour sortir à la lumière du soleil et contempler
les objets réels. On le voit, connaissance et émancipation, vérité et liberté sont intimement
associées.
Cette connexion sera maintes fois reprise et déclinée sous de multiples formes. La Boétie
analysant les mécanismes de la « servitude volontaire », y décèlera les effets de l’habitude, de
l’ignorance, de la paresse d’esprit, des illusions mises par les dominants dans la tête des
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Professeur des universités émérite, Centre de recherches en philosophie allemande et contemporaine : histoire,
problématiques, enjeux, Université de Strasbourg.
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Recherches en Éducation – N°34 – Novembre 2018
dominés. Dès lors, mettre à nu ces mécanismes, c’est déjà faire œuvre de libération : le savoir
est en lui-même et par lui-même critique, il porte en lui les ferments de l’émancipation.
Spinoza, puis Kant, feront de la liberté de penser le principe de toutes les autres libertés. L’un
comme l’autre entendront par « penser » non pas la possibilité de dire son opinion, d’exprimer ce
qui n’est le plus souvent qu’un magma de préjugés, mais la faculté de réfléchir, de rechercher la
raison des choses – bref, de connaître. Ici encore l’émancipation est d’abord intellectuelle avant
de devenir politique ou sociale ; l’accès à la vérité conditionne l’affranchissement de toutes les
dominations.
1. Du savoir à l’instruction
Mais c’est évidemment le XVIIIe siècle qui portera ce thème à sa pleine expression. Diderot, dans
un article de L’Encyclopédie sur les Bramines, observe : « S’il arrive qu’il y ait dans une société
des gens intéressés à former pour ainsi dire des centres de ténèbres, bientôt le peuple se
trouvera plongé dans une nuit profonde » (Diderot, 1963). Grâce à ces ténèbres, « [les Bramines]
sont à la tête de la religion ; ils en expliquent les rêveries aux idiots, et dominent ainsi sur ces
idiots, et par contrecoup sur le petit nombre de ceux qui ne le sont pas ».
On voit ici clairement les métaphores platoniciennes resurgir – sauf que l’illusion n’est plus,
comme chez Platon, l’effet de la domination (c’est parce que les prisonniers sont entravés et ne
peuvent sortir qu’ils prennent les ombres pour les objets réels), mais au contraire sa cause (les
Bramines dominent dans et par l’entretien des ténèbres). Comme chez Platon, « la Philosophie
s’avance à pas de géant, et la lumière l’accompagne et la suit ».
Condorcet franchit un pas de plus. Dans les Cinq mémoires sur l’instruction publique, il tire les
conséquences ultimes de la tradition inaugurée par Platon en jetant les bases d’une
émancipation par le savoir : l’instruction publique. Contrairement à Diderot, il reconnaît que
l’inégalité dans les sociétés peut avoir d’autres origines que l’oppression des hommes par
certains d’entre eux. Il y a des inégalités légitimes, par exemple celles qui renvoient à l’inégalité
des « facultés morales », c’est-à-dire des talents et dispositions naturelles qui font que certains
sont « favorisés d’une organisation plus heureuse ». Le problème n’est pas de donner à tous la
même quantité de savoirs, car cette égalité n’annulerait pas la supériorité « naturelle » de
certains par rapport à d’autres. Le problème est seulement de faire en sorte que cette supériorité
inévitable n’entraîne pas de domination, c’est-à-dire de dépendance réelle de certains hommes
vis-à-vis d’autres.
L’émancipation par le savoir n’implique donc pas une égalisation des savoirs, mais seulement un
seuil minimal d’instruction à partir duquel le « quantitatif » se transforme en « qualitatif »,
l’inégalité naturelle ou artificielle en égalité politique et juridique. Il n’y a pas d’éducation civique à
proprement parler (Condorcet s’oppose sur ce point à Lepeltier de Saint Fargeau) : c’est
l’instruction qui est en soi et par soi principe de formation citoyenne.
Contrairement à Diderot et Voltaire (ou avant eux La Boétie et Spinoza), Condorcet ne considère
pas que l’oppression et la domination ont pour origine principale l’obscurantisme religieux. C’est
même le contraire. Les prêtres, les jurisconsultes, les notables, les riches, dominent moins par
l’inculcation au peuple de « billevesées », comme les Bramines de l’Encyclopédie, que parce
qu’ils détiennent des connaissances réelles et utiles – mathématiques, astronomiques,
juridiques, commerciales, médicales – dont ils se réservent le monopole. La domination politique
et sociale apparaît fondée non sur la superstition et l’illusion mais sur des supériorités
intellectuelles effectives. La question n’est dès lors pas tant de remplacer les ténèbres par la
lumière, l’ignorance par le savoir, que de diffuser largement ce qui était intentionnellement
restreint et accaparé par une petite minorité.
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Recherches en Éducation – N°34 – Novembre 2018
L’instruction publique n’est pas un supplément, une amélioration contingente qu’on pourrait
accepter ou refuser, un perfectionnement de la république : c’est une nécessité absolue, la
condition impérative de survie de l’ordre nouveau instauré par la Révolution française. Toute
révolution politique est condamnée à se dépasser ou à se dégrader. Condorcet pressent ici une
vérité qui sera malheureusement maintes fois vérifiée dans l’histoire – la Révolution française
débouchant sur l’empire napoléonien, la révolution bolchévique sur le stalinisme, etc. Il s’oppose
à l’idée qu’on pourrait, après une révolution spécifiquement politique, ayant instauré l’égalité des
droits légaux, faire une « pause consolidatrice » avant d’attaquer la révolution éducative. Le
savoir n’est pas seulement une condition de l’accès à l’émancipation ; il est aussi la condition
impérative de son maintien.
Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Condorcet revient sur ce
thème. Il importe que les habitants d’un même pays ne soient plus « distingués entre eux par
l’usage d’une langue plus grossière ou plus raffinée », et que « la différence des lumières ou des
talents ne (puisse) plus élever une barrière entre des hommes à qui leurs sentiments, leurs
idées, leur langage permettent de s’entendre » (Condorcet, 1988).
Les sciences ne sont donc pas un bastion de la raison qu’il faudrait défendre contre
l’obscurantisme et les délires de l’imagination des hommes. Elles sont poreuses à celle-ci –
Bachelard en fera la démonstration – et par conséquent l’instruction publique telle que l’entend
Condorcet n’est pas l’enseignement d’un savoir incontestable mais une confrontation libre et
argumentée des opinions qui nécessite une pédagogie et non pas seulement une didactique.
On voit ici, chez celui qui est considéré comme le fondateur de l’instruction publique et de
« l’école libératrice », poindre l’idée que le savoir pourrait ne pas être, par lui seul, émancipateur.
Ici encore, on peut trouver dès Platon les indices d’un tel soupçon.
Si en effet nous revenons au mythe de la caverne, nous nous apercevrons vite qu’il n’est pas
aussi simple qu’une lecture rapide semblait l’indiquer. La métaphore de la lumière, dont nous
avons souligné l’importance, est certes associée à l’idée d’émancipation (passage de l’obscurité
à la clarté, de l’ignorance ou de l’illusion à la vérité). Mais si la lumière éclaire, elle peut aussi
éblouir quand elle est trop vive, quand on la regarde en face ou quand les yeux, habitués à la
pénombre, y sont exposés trop rapidement. Éblouir, et donc aveugler.
Les prisonniers, cantonnés par force aux ténèbres de la grotte, ne sauraient trop rapidement en
sortir.
« Qu’on détache un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser soudain, à tourner le cou, à
marcher, à lever les yeux vers la lumière, tous ces mouvements le feront souffrir, et
l’éblouissement l’empêchera de regarder les objets dont il voyait les ombres tout à l’heure »
(Platon, 1953).
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Le rôle du philosophe émancipateur en devient dès lors beaucoup plus complexe. Il doit guider
les hommes prisonniers de l’illusion vers la lumière, synonyme de libération ; mais il doit aussi
leur permettre de supporter cette lumière, de surmonter la souffrance qu’elle inflige tout d’abord
et de contempler le monde réel (c’est-à-dire intelligible) sans être ébloui par le soleil qui l’éclaire.
L’éducation, entendue comme processus d’émancipation, est ainsi soumise à une double
exigence. Elle doit transmettre des contenus, faire découvrir des vérités, faire passer de
l’obscurité à la lumière, de l’ignorance au savoir, de l’illusion à la connaissance ; mais elle doit
aussi accompagner ceux qu’elle fait migrer pour adoucir, apaiser la violence inhérente à cette
migration.
Violence qui peut être très forte, et même mortelle pour l’émancipateur-éducateur. Car les
hommes qu’on veut émanciper, si leur souffrance n’est pas prise en compte et adoucie autant
que faire se peut, « se révolteraient d’être ainsi traités ». Ils percevraient comme un
redoublement de contrainte la libération qu’on prétendrait leur imposer malgré eux et même
contre eux. Les prisonniers ainsi violentés deviendraient violents en retour : « Si quelqu’un
essayait de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils pussent le tenir en leurs mains et le
tuer, ne le tueraient-ils pas ? – Ils le tueraient certainement, dit-il » (Platon, 1953, 517a).
L’autre métaphore à l’œuvre dans l’allégorie de la caverne va dans le même sens. L’ignorance
est une chute : le monde vrai est « en haut », dans le ciel des idées. La caverne n’est pas
seulement obscure, c’est aussi une cavité dans laquelle on tombe, que ce soit par inadvertance
ou parce qu’elle est utilisée comme prison. Se libérer, c’est remonter, donc entamer une
ascension qui, comme toutes les ascensions, est périlleuse. Il ne suffit pas d’indiquer le chemin,
de désigner les prises qui permettront à l’alpiniste novice de gagner le sommet. Il faut aussi se
tenir auprès de lui, le rassurer, l’encourager, lui donner confiance, lui permettre de maîtriser le
vertige et l’angoisse. Ici, encore, l’éducation ne peut être émancipatrice que si elle n’est pas
seulement un enseignement (une transmission de savoirs) mais aussi un accompagnement – ce
qu’on appelle en langage moderne pédagogie.
Condorcet lui aussi est conduit à découvrir l’ambivalence de l’instruction, qui peut redoubler la
servitude si elle ne rencontre pas l’assentiment de l’enseigné.
« On ne peut, dans aucun genre, enseigner ou prouver une vérité, si celui à qui on veut
l’apprendre ou la démontrer n’est pas d’avance amené au point où il ne lui faudrait qu’un peu
d’attention et de force de tête pour la trouver lui-même » (Condorcet, 1994, p.125-126).
Par exemple, le maître doit enseigner les premiers préceptes de la morale en inventant des
histoires et en les exploitant de manière à ce qu’ils y soient conduits « insensiblement, comme à
un résultat qu’eux-mêmes ont découvert » (ibid.). Le jeu peut être un moyen parmi d’autres
d’adoucir la pénibilité des apprentissages : « En mêlant à l’étude de la géométrie l’amusement de
faire tantôt des figures, tantôt des opérations sur le terrain, en ne parlant, dans les éléments
d’histoire naturelle, que d’objets qu’on peut observer, et dont l’examen est un plaisir, on rendra
l’instruction facile » (p.131).
« Amusement », « plaisir », « facilité » : on est loin, on le voit, d’un enseignement centré sur la
seule valeur intrinsèque du savoir.
Il est significatif à cet égard que lorsqu’il s’agit de préciser les principes déterminant les
connaissances à enseigner, Condorcet avance deux critères.
« Si l’on doit diriger l’instruction vers les connaissances qu’il est utile d’acquérir, il n’est pas moins
important de choisir, pour exercer les facultés de chaque individu, les objets vers lesquels il est
porté par un instinct naturel ; et une institution qui ne réunirait pas ces deux avantages serait
imparfaite » (p.133).
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Utilité d’une part, affinité avec le tempérament et les intérêts individuels d’autre part : il n’est pas
question ici de vérité ou de validité intrinsèque du savoir. Non pas qu’on puisse enseigner des
choses fausses : seul ce qui est vrai peut être réellement utile, et seul également il peut susciter
un intérêt authentique chez l’apprenant. Le critère de vérité est donc un critère préalable, la
condition a priori de l’instruction. Mais à lui seul il ne permet pas d’indiquer ce qui sera enseigné
à chaque niveau et à chaque élève. La réflexion proprement didactique doit nécessairement se
doubler d’une réflexion sociologique d’un côté, évaluant l’utilité sociale et individuelle de chaque
savoir pour l’indépendance future du citoyen ; et psychologique d’autre part, cherchant à
distinguer « l’instinct naturel » qui caractérise l’enfant et le porte vers certains objets plutôt que
d’autres.
Surtout, en quoi consiste exactement l’émancipation apportée par l’instruction ? Il ne s’agit pas
d’arracher les individus à leur condition d’origine, comme dans la conception moderne de
l’émancipation telle qu’elle s’est développée depuis Marx. Bien au contraire, Condorcet admet,
comme la plupart de ses contemporains, que « une grande portion des enfants de citoyens sont
destinés à des occupations dures dont l’apprentissage doit commencer de bonne heure »
(Condorcet, 1994, p.83). L’emploi du mot « destinés » indique bien qu’il s’agit là d’une condition
indépassable, d’autant qu’il est répété à plusieurs reprises, par exemple lorsqu’il est affirmé
« qu’il est impossible de soumettre à une éducation rigoureusement la même des hommes dont
la destination est si différente » (p.84).
Les hommes ont donc par principe des « destinations » diverses, dont on ne sait si elles leur sont
imposées par la nature ou par quelque divinité. L’émancipation ne consiste pas à les en
affranchir, mais seulement à les rendre indépendants les uns des autres dans l’exercice de leurs
différences sociales et économiques. Dans cette perspective, le savoir n’est pas émancipateur
en soi ; au contraire, il aggrave les inégalités, car « il est impossible qu’une instruction même
égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus
heureuse » (p.61). On ne saurait donc établir une proportionnalité entre savoir et émancipation,
comme s’il suffisait de dispenser le maximum de savoirs au maximum de personnes pour les
émanciper.
La fonction émancipatrice du savoir fonctionne plutôt sur le mode du « cliquet », c’est-à-dire d’un
seuil minimum produisant un saut, un changement décisif et irréversible dans les relations entre
citoyens. Par exemple, « l’homme qui sait les règles de l’arithmétique nécessaires dans l’usage
de la vie n’est pas dans la dépendance du savant qui possède au plus haut degré le génie des
sciences mathématiques» (p.62). La même démonstration est répétée à propos des sciences
juridiques ou physiques. La question n’est pas de dispenser le maximum de savoirs, mais de
choisir et d’enseigner ceux qui ont le pouvoir de donner une indépendance réelle – à la fois
matérielle et intellectuelle, économique et politique.
On pourrait résumer cela en disant que le savoir, par rapport à la question de l’émancipation,
n’est pas une fin en soi mais un moyen : les critères qui le rendent émancipateur ne résident pas
en lui-même, mais dans les effets qu’il produit sur les mentalités, les comportements, les
rapports sociaux, juridiques et politiques.
Tout autre sera la conception qui commencera à émerger vers la fin du XIXe siècle. Deux
changements majeurs se produisent alors. En premier lieu, l’émancipation ne consiste plus à se
libérer des tutelles despotiques tout en demeurant dans sa condition, mais à transformer
radicalement celle-ci. Chez Marx, le travail manuel n’est plus une « destination » qu’il faut
accepter tout en revendiquant l’égalité politique et juridique. C’est le résultat d’un processus
d’exploitation et de domination qu’il faut abolir. L’émancipation ne concerne plus les relations
entre des personnes foncièrement différentes du point de vue de leur être ; elle concerne cet être
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même, qu’il s’agit de transformer de fond en comble en s’attaquant aux relations. L’ouvrier ou le
paysan, au terme du processus d’émancipation, ne seront plus des travailleurs manuels
simplement devenus des citoyens égaux à tous les autres. Ce seront des hommes qui seront
« chasseur le matin, pêcheur l’après-midi, et critique le soir, sans jamais devenir chasseur,
pêcheur ou critique » (Marx, 1962). Autrement dit, ils se seront transformés dans leur être le plus
profond et non pas seulement dans leurs relations aux autres.
En second lieu, le savoir scientifique devient en soi et par soi émancipateur. À ce titre il n’est plus
seulement un moyen, mais une fin. Il est l’agent essentiel de la transformation des sociétés et
des hommes. « La science produite par le mouvement historique, et s’y associant en pleine
connaissance de cause, a cessé d’être doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire » (Marx,
1965). Assurément ce ne sont pas tous les savoirs qui ont cette propriété, mais seulement le
matérialisme historique, entendu comme science de la réalité sociale et de son devenir. Cette
science, pour Marx, enveloppe toutes les autres ; elle détermine leur signification véritable dans
le processus dialectique qui articule l’ensemble des pratiques humaines.
Certes, c’est le prolétariat qui s’émancipe par son action révolutionnaire. Mais celle-ci ne sera
efficace – c’est-à-dire réellement émancipatrice – que si elle s’inspire des acquis de la théorie.
Autrement, elle n’est qu’un activisme vain qui s’égare dans des pistes qui confortent toutes, en
fin de compte, l’ordre existant et les dominations en place.
Dès lors, s’émanciper ne signifie plus seulement se libérer des dominations et conquérir son
indépendance grâce à un savoir minimal, comme chez Condorcet et plus généralement dans
toute la philosophie des Lumières. Cela signifie se transformer et transformer radicalement la
société, faire avancer l’histoire grâce à la mise en œuvre d’un savoir dont la scientificité est par
elle-même émancipatrice. Le savoir devient non plus seulement un moyen, mais un enjeu capital
dans les luttes pour l’émancipation.
On retrouve cette conception même chez des penseurs très éloignés de la mouvance marxiste.
Ainsi Pierre Bourdieu, qui n’a cessé de se démarquer de Marx et du marxisme, fait de l’accès au
savoir – et notamment au savoir scientifique – la principale source de discrimination et de
domination entre les classes sociales. Les analyses de La reproduction à ce sujet sont trop
connues pour qu’on les rappelle ici. Ce n’est pas par hasard si la question du savoir et de l’accès
au savoir a constitué le premier terrain d’analyse de la sociologie de Bourdieu, celui où il a forgé
ses concepts majeurs (notamment celui d’habitus), transposés ensuite dans d’autres domaines.
Elle restera une préoccupation constante jusqu’à la fin.
Si la domination s’effectue d’abord – via l’institution scolaire – par le biais de l’accès (ou du refus
d’accès) au savoir, alors l’émancipation consistera à déjouer les mécanismes de la reproduction,
qui conduisent à éliminer les enfants de classes populaires. En ce sens, on peut bien dire que le
savoir est émancipateur en soi et par soi, puisque son appropriation par tous signifierait la fin de
la domination.
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présentent comme indépendants du fait de leur réification ; il met en évidence leur logique
interne, leur finalité cachée, leur cohérence secrète.
Par exemple ce qui, dans la conscience spontanée, apparaît comme « don naturel », talent inné
caractérisant certains individus et non d’autres, justifiant ainsi leur domination politique et
économique, devient, par l’analyse critique de la sociologie scientifique, un effet de
représentation produit par l’institution, en vue de susciter une acceptation de l’élimination et une
intériorisation de l’échec scolaire, et en fin de compte une reproduction des stratifications
sociales existantes.
Mais comment rendre possible cet accès émancipateur au savoir dans une société qui fait tout
pour le restreindre ? C’est sur ce point que le questionnement pédagogique prend le relais du
questionnement scientifique et permet de préciser les conditions qui rendent le savoir réellement
libérateur.
Dans les discussions qui se développent autour des problèmes liés à la transmission des
savoirs, la pédagogie, comme la didactique, est souvent considérée comme une question
purement technique. On ne l’envisage que comme un moyen, dont il faut évaluer l’efficacité, mais
qui serait neutre par rapport aux finalités de l’enseignement et aux contenus de savoir qui font
l’objet de l’enseignement. Un même savoir pourrait être enseigné de diverses façons en fonction
du contexte, de la personnalité de l’enseignant, de ses choix philosophiques, de ses goûts et de
ses capacités : telle est la doxa dominante chez beaucoup de spécialistes des sciences de
l’éducation. Une loi, un théorème, une démonstration sont ce qu’ils sont – des savoirs validés en
fonction de critères logiques et épistémologiques précis – quelle que soit la démarche par
laquelle on les fait accéder à la compréhension de l’apprenant. Qu’on y accède par le
tâtonnement expérimental ou par une démonstration magistrale, par une recherche collective ou
un travail solitaire, ce ne serait là que des modalités secondaires et subalternes n’affectant pas le
contenu du savoir, identique dans tous les cas.
Cette conception est-elle légitime ? Si c’était le cas, elle rendrait le savoir émancipateur de toutes
manières. Quelle que soit la voie par laquelle on y parvient, l’essentiel serait d’y accéder. Les
compétences qu’il produirait – meilleure compréhension des réalités sociales, analyse critique
des phénomènes, incitation à transformer le monde à partir des connaissances acquises –
seraient libératrices par elles-mêmes. Est-ce vraiment le cas ?
Trois auteurs, d’orientation très différente, peuvent nous permettre de donner une réponse à
cette question. En premier lieu Alain : on le considère souvent comme le théoricien d’une école
« traditionnelle », le défenseur de l’autorité à l’école. Les pourfendeurs du « pédagogisme » s’en
réclament. Or au sujet de la compréhension – acte essentiel à l’appropriation d’un savoir – il
écrit : « Dès qu’un enfant comprend quelque chose, il se produit en lui un mouvement admirable.
S’il est délivré de la crainte et du respect, vous le voyez se lever, dessiner l’idée à grands gestes,
et soudain rire de tout son cœur, comme au plus beau des jeux […]. Dès qu’il lui viendra une
pensée il faudra qu’elle sorte ; l’élève la jettera à travers les phrases du maître, bousculant la
pensée des autres, ramenant tout le monde en arrière, ou levant quelque nouveau gibier après
lequel elles courent toutes ; de sorte qu’il faut se résigner à aller du coq à l’âne » (Alain, 1976).
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On voit ici que l’accès au savoir, s’il est en soi émancipateur, s’il provoque le rire, la joie,
l’exubérance, implique en retour une « condition émancipatrice » : l’élève doit être « délivré de la
crainte et du respect ». L’émancipation n’est pas seulement au terme du processus
d’apprentissage, comme son résultat ; elle est aussi à son origine, comme sa condition.
En filigrane, cette remarque dessine aussi une condition pédagogique : l’accès au savoir – du
moins le savoir libérateur dont il est question ici – implique de la part de l’enseignant une
démarche déterminée. Il doit, dans sa pratique professionnelle, bannir la « crainte » comme
agent d’enseignement ; il doit aussi « se résigner à aller du coq à l’âne », autrement dit accepter
un certain degré d’improvisation, d’imprévisibilité dans la marche de sa classe.
La question du corps – de sa place dans l’espace scolaire, du degré de liberté accordé à ses
déplacements, à ses mouvements, à ses manifestations – n’est donc pas secondaire par rapport
à la question de l’émancipation. Un savoir émancipateur n’émancipe pas seulement les esprits,
mais aussi les corps ; ou plutôt il ne devient émancipateur que s’il fait droit à cette libération des
corps dans l’espace scolaire.
On trouve déjà cette idée chez Jacotot, tel qu’analysé par Rancière. Il y a une façon d’enseigner
les savoirs qui « divise le monde en deux » : « esprits savants et esprits ignorants, esprits mûrs
et immatures, capables et incapables, intelligents et bêtes » (Rancière, 1987). La relation
d’autorité est légitime quand elle lie une volonté à une autre volonté, car l’enfant peut n’être pas
assez fort pour se maintenir dans une attitude d’apprentissage. En revanche « elle devient
abrutissante quand elle lie une intelligence à une autre intelligence », ce qui est le cas dans les
pédagogies explicatives et expositives.
Jacotot, à partir de cette distinction, propose une manière d’enseigner sans explications : elle
repose sur le postulat de l’égalité absolue de toutes les intelligences, celle de l’enfant comme
celle de l’adulte, celle du savant comme celle de l’ignorant. C’est très exactement l’idée d’Alain
lorsqu’il écrit : « Il y a longtemps que je suis las d’entendre dire que l’un est intelligent et l’autre
non. Je suis effrayé, comme de la pire sottise, de cette légèreté à juger les esprits. Quel est
l’homme, aussi médiocre qu’on le juge, qui ne se rendra maître de la géométrie, s’il va par ordre
et ne se rebute point ? De la géométrie aux plus hautes recherches et aux plus ardues, le
passage est le même que de l’imagination errante à la géométrie ; les difficultés sont les
mêmes : insurmontables pour l’impatient, nulles pour qui a la patience et n’en considère qu’une à
la fois» (Alain, 1976).
L’accès au savoir est émancipateur lorsqu’il postule l’égalité radicale des hommes, oppressif
dans le cas contraire. Cercle vicieux, dira-t-on : d’un côté l’émancipation vise l’égalité contre
toutes les dominations, matérielles ou intellectuelles ; mais d’un autre côté le postulat d’égalité
conditionne la possibilité de l’émancipation. Ce cercle n’est vicieux qu’en apparence : il montre
seulement que l’émancipation se produit à la manière d’une « prophétie autoréalisatrice », d’un
pari qui augmente lui-même ses chances de réussite. C’est pourquoi les pédagogies ne sont pas
comme des outils sur une table à la disposition des enseignants, qui les examineraient et
choisiraient la plus efficace, ou la plus aisée, ou la plus scientifique. En réalité, le choix est
toujours-déjà fait. Ou bien l’on considère les élèves comme des êtres de capacités inégales et
diverses, de telle sorte qu’il faudrait simplement trouver pour chacun les savoirs qui lui
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conviennent et dont il est capable, qui lui permettront, selon le mot de Condorcet, d’accomplir sa
« destination naturelle ». Ou bien l’on considère que tous les savoirs sont accessibles à tous les
élèves, quel que soit le temps qu’il faut prendre pour cela ; et alors seules la durée limitée de la
scolarité et la limitation des forces de l’enseignant contraindront de s’arrêter quelque part dans ce
chemin en droit indéfini.
Dans le premier cas, les savoirs sont des moyens (on l’a vu avec Condorcet) et l’émancipation
qu’ils permettent se borne à l’égalité politique, c’est-à-dire à l’indépendance mutuelle : les
citoyens sont inégaux, mais grâce aux savoirs minimaux qu’ils ont acquis, aucun n’est
subordonné à l’autre pour sa subsistance ou sa pensée.
Dans le second cas, les savoirs sont des fins en soi, et ils se donnent comme émancipateurs
seulement à cette condition d’être recherchés pour eux-mêmes, pour la seule joie qu’ils
procurent et le seul sentiment de puissance et d’exubérance. L’émancipation n’est pas
seulement future, comme perspective d’une société plus juste ouverte par les « savoirs
critiques » ; elle est aussi présente dès maintenant, dans la classe, quand elle donne à l’enfant
des occasions de « rire de tout son cœur, comme au plus beau des jeux », selon le mot d’Alain.
Le savoir alors s’identifie au bonheur, qui devient un principe à la fois éthique et pédagogique.
C’est cette dimension joyeuse du savoir que décrit Daniel Pennac dans Chagrin d’école, qui est à
la fois une réflexion sur son passé de cancre et sur sa pratique de professeur de collège. Comme
Alain, il observe, à partir de sa propre expérience d’élève, que l’échec scolaire jaillit de la
présupposition de l’infériorité ou de l’incapacité : « Cette peur de ne pas y arriver, cette tentation
de t’en foutre, et cette manie de tout fourrer dans le même tout » (Pennac, 2009). La domination
– en l’occurrence la domination scolaire que subit le cancre persuadé d’être inférieur et incapable
d’accéder au moindre savoir – jaillit d’une appréhension globale de soi comme « nul » vis-à-vis
des autres et des enseignants.
Comme chez Jacotot et Alain, il s’agit de prouver le mouvement en marchant, de casser les
préventions, les peurs, les aversions en se jetant au cœur des savoirs, dans l’oubli de tous les
préliminaires, propédeutiques, progressions, explications. « Peur de la grammaire ? Faisons de
la grammaire. Pas d’appétit pour la littérature ? Lisons ! ». Ce qui conduit à oublier les
programmes, les préoccupations de niveau qui imprègnent si souvent le discours des
enseignants : « Tout reprendre de zéro en quatrième ! Jusqu’en troisième il n’est jamais trop tard
pour repartir de zéro, quoi qu’en pensent les impératifs du programme ! » (p.146). À une
conception linéaire, disciplinaire et curriculaire de l’enseignement, s’oppose une pratique
circulaire, qui considère qu’on peut partir de n’importe quel point pour enseigner des savoirs, qui
dès lors changent de sens.
Il suit de là qu’on ne peut plus dissocier savoir et rapport au savoir : « Ce n’était plus seulement
leur savoir que ces professeurs partageaient avec nous, c’était le désir même de savoir ! »
(p.262). Comme le dit Bernard Charlot (2002), « il n’y a de savoir que pour un sujet engagé dans
un certain rapport au savoir ». Le savoir n’est émancipateur que s’il libère d’abord le désir de
connaître, considéré comme la matrice de tout désir. Toutes les manières d’enseigner le savoir
ne sont donc pas égales du point de vue de l’émancipation : certaines font du savoir une fin
désirable, l’objet d’une aspiration qui fraye la voie à toutes les autres ; d’autres au contraire
réduisent le savoir à un pur contenu intellectuel ; elles dissocient l’esprit et le corps, dont on a vu
avec Alain qu’ils sont indissociables dans le processus d’apprentissage.
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Paradoxalement, le savoir n’est émancipateur que s’il est appréhendé depuis son absence,
depuis le manque qui le fait apparaître comme une exigence, plutôt que comme un ensemble de
vérités positives : autrement dit, depuis l’ignorance. Or il faut malheureusement relever
« l’incapacité absolue des professeurs à comprendre l’état d’ignorance où mijotent leurs cancres,
puisqu’ils étaient eux-mêmes de bons élèves […], leur incapacité à s’imaginer ne sachant pas ce
qu’ils savent » (Pennac, 2009). L’analyse de Pennac rejoint celle de Rancière : le savoir
émancipateur ne peut être enseigné que par un « maître ignorant », c’est-à-dire un maître qui se
place en position d’égalité radicale avec son élève.
Les neurosciences qui sont aujourd’hui en vogue peuvent-elles jouer ce rôle ? Si l’on se réfère à
nos analyses précédentes, trois principes caractérisent les pédagogies émancipatrices.
Principe d’accompagnement
Nous avons vu avec Platon qu’il ne saurait y avoir d’émancipation sans accompagnement par un
pair qui est à la fois un égal (le sage a été comme les autres un prisonnier de la caverne avant
de s’en évader) et un précurseur (il en est sorti avant les autres). On ne s’émancipe pas tout
seul, mais on ne s’émancipe pas non plus avec un supérieur supposé plus savant, plus
intelligent ou plus sage. L’accompagnement éducatif suppose une « condition de
compagnonnage » que nous avons analysée chez Rousseau (Galichet, 2017) en pointant les
paradoxes du statut du précepteur dans L’Émile.
Principe d’indépendance
Condorcet nous a appris qu’une pédagogie émancipatrice devait nécessairement viser
l’indépendance du sujet éduqué à l’égard non seulement des dominations, mais aussi des
sujétions de toutes sortes, notamment économiques, intellectuelles, culturelles, etc.
Indépendance ne signifie pas seulement autonomie (capacité à intérioriser et à s’approprier la
loi) mais l’accès à la pensée au sens que Hannah Arendt (1996) donne à ce mot, c’est-à-dire à la
capacité de « miner, détruire tous les critères établis, les valeurs, les coutumes et les règles »,
« de renverser toutes les croyances sans en créer de nouvelles ».
Principe de complétude
Chez Alain est affirmée l’idée que toute éducation émancipatrice concerne le corps autant que
l’esprit, l’affectivité autant que l’intellect, le désir autant que la raison. En ce sens, elle est une
pédagogie des émotions autant que des cognitions ; de la volonté autant que de l’intelligence.
L’usage qui est fait des savoirs neuroscientifiques dans le champ éducatif respecte-t-il ces trois
principes ? Le moins qu’on puisse dire est qu’ils donnent lieu à des pédagogies contradictoires. Il
est essentiel de clarifier la question si l’on veut éviter des récupérations aventureuses et des
détournements qui feraient jouer aux savoirs scientifiques des rôles qu’ils ne sauraient assumer.
Conclusion
Dans le mythe platonicien de la caverne dont nous sommes partis, le sage qui s’est libéré de
l’obscurité de la grotte pour accéder à la lumière du soleil symbolisant le savoir véritable a trois
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possibilités. Ou bien demeurer au-dehors, dans la contemplation des idées : il garde alors pour
lui ce privilège et accentue le clivage avec ceux qui sont restés en bas. Ou bien redescendre et
libérer ses compagnons de force, par la parole ou par le geste : il risque alors, dit Platon, de se
faire tuer par des gens qui sont habitués à l’illusion et ressentent comme une agression la
volonté émancipatrice, vouée à l’échec. Ou bien – et c’est la solution que Platon préconise – les
accompagner dans leur remontée, apaiser les souffrances causées par la lumière éblouissante
du soleil, comprendre l’aveuglement qu’elle provoque et le prendre en compte pour le surmonter.
Cette dernière démarche revient à « prendre le point de vue de l’ignorance » (ou de l’illusion) afin
de l’orienter vers un savoir qu’elle ne soupçonne pas ; et surtout à accepter que le désir du savoir
ne soit pas spontané, et qu’il puisse même faire l’objet d’un refus potentiellement violent.
On voit ainsi – nos analyses ultérieures l’ont montré – que le savoir n’est émancipateur que s’il
commence par s’oublier lui-même. Cet oubli a un nom : il s’appelle pédagogie. Dans la mesure
où il est fondamentalement lié au projet émancipateur, la pédagogie et l’éthique sont identiques2.
Le refus de la pédagogie – la prétention à enseigner le savoir seul, en lui-même et pour lui-
même, sans détour et sans ruses – ce refus interdit toute émancipation et conforte les
dominations. C’est à cette régression que nous sommes aujourd’hui exposés plus que jamais.
Références bibliographiques
BÉRAUD A. (1997), « Où et comment penser une science citoyenne ? », dans Sciences, technologies et
es
citoyenneté, Actes des XIX journées internationales sur la communication, l’éducation et la culture scientifiques
et industrielles, Centre Jean Franco-Chamonix.
CONDORCET Nicolas de (1988), Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, GF-
Flammarion.
CONDORCET Nicolas de (1994), Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, GF-Flammarion.
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Sur cette identité de la pédagogie et de l’éthique, voir notre article (Galichet, 2016) et le chapitre 6 de notre ouvrage (Galichet,
2005).
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