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Ob Bbe014 Frere Francois Cassingena Trevedy I

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17 MARS

CONFINEMENT
"Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans
divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son
impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le
dépit, le désespoir… Quand je m'y suis mis, quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et
les périls et les peines où ils s'exposent (…), j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule
chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre." (Blaise PASCAL, Pensées, 201, 205,
éd. de la Pléiade, 1936)
Il y a tout au fond de nous des espaces infinis que nous avons peur de côtoyer et que nous fuyons d'ordinaire.
Une occasion nous est offerte en ces jours de les approcher, de les habiter, et de découvrir, au fond du puits
sans fond que nous sommes, cette "eau vive qui jaillit en vie éternelle" (Jn 4) et que Jésus indiquait à la
Samaritaine. C'est par nos profondeurs essentielles, par nos abîmes partagés, ouverts les uns aux autres
comme des vases communicants, que se nouent nos véritables relations sociales. Nos distances nous
rapprochent autant que nos caresses, nos majestés respectives autant, et plus sans doute, que nos facilités
ordinaires.
Etonnant, ce silence qui s'entend aujourd'hui partout alentour. Qui eût cru que cela fût possible? Nous
sommes entrés, malgré nous, dans la gestation d'une civilisation différente, car c'est une civilisation
différente qui doit absolument commencer à naître de cette épreuve. Il y a trop de choses dont ne voulons
plus, dont nous n'en pouvons plus.
Confinons-nous dans l'infini qui fait notre dignité d'homme et notre seule valeur d'échange entre humains.
IN SILENTIO ET IN SPE ERIT FORTITVDO VESTRA
"Votre sagesse sera de rester tranquilles et de garder l'espérance" (Isaïe, XXX, 15)
Union de prière pour le monde de la santé qui se dépense jusqu'à la corde, pour les scientifiques qui
cherchent et vont trouver un remède, pour les différents corps mobilisés afin de faire respecter le
confinement avec rigueur.
Le confinement est une exigence civique sans dispense: c'est aussi un exercice spirituel. En nous isolant, il
nous fait retrouver des liens; en mortifiant notre frénésie de vivre, il nous révèle le vital de la vie; en nous
mettant en arrêt, il fait de nous les artistes des tâches les plus humbles.

22 MARS

Chers amis, infiniment touché par l'accueil que vous avez fait à mon récent texte sur le confinement. Quel
beau signe de fraternité, d'humanité vive et chaleureuse, en l'espace de quelques heures, de quelques jours!
Merci à chacun de ceux qui, déjà connus ou encore inconnus, ont pris intérêt à ce texte.

L'idée me vient alors de poursuivre et de partager bien simplement, de temps à autre, un petit viatique qui
nous aide à tenir dans cet étrange bateau sur lequel nous sommes embarqués, car j'entends bien que
désormais un lien mystérieux, mais très réel, nous unit. Du reste, n'est-ce pas la conséquence inattendue de
cette épreuve, qu'elle suscite, à côté de phénomènes plus sombres, des trésors d'ingéniosité, de délicatesse, de
compassion? Le paradoxe du confinement, c'est qu'il décuple nos capacités relationnelles, révélant ainsi ce
qui nous constitue au plus profond de nous-même.
Chacun de nous traverse l'épreuve comme il peut, avec des hauts et des bas, parfois au cours de la même
journée. L'angoisse bien gérée, partagée surtout, nous hausse du côté de l''essentiel. Car il est important que
nous puissions nous l'avouer les uns aux autres. Nous sommes entrés dans une fraternité de l'extrême, comme
il s'en vit sur les champs de bataille. En ces temps, je crois qu'il n'est pas nécessaire d'aller chercher du côté
des bidules faussement spirituels, des recettes miracles, des boniments qui font du bruit. Notre prière, c'est le
souci brûlant que nous avons tout bas les uns des autres; notre offrande, c'est notre cœur labouré par ce qui se
passe; notre œuvre méritoire, c'est tout ce que nous faisons concrètement pour assurer l'hygiène de nos frères
et partager les tâches. Le Dieu qui se révèle en tout cela n'est pas le Dieu terrible des châtiments, ni le Dieu
facile des guérisons (ces guérisons dont font aujourd'hui la réclame tant de charlatans religieux), mais le
Dieu-Homme qui advient laborieusement à travers notre communion, notre élan, notre effort commun pour
faire corps de solidarité, de vérité et de tendresse. Oui, en ce moment qui met à l'épreuve notre foi elle-
même, il se passe entre nous quelque chose de divin. Je dis bien entre nous, au milieu de nous: c'est la place
de choix du Ressuscité, l'unique place du Vivant Les circonstances présentes nous pressent de jeter par
dessus bord tous les agrès inutiles et de nous recueillir sur le prix infini de notre condition d'hommes,
capables de générosité, de courage, d'invention, de beauté.
Que la corde tendue de notre cœur exprime une musique, mais qu'elle ne se brise pas!
Hauts les cœurs! Courage à chacun là où il est, là où il en est. Et je compte tout pareillement sur vous.

1er AVRIL
Lettre aux amis confinés

Chers amis, après plus d'une semaine écoulée, je reprends le fil de mes réflexions que je vous partage, car en
ces temps d'épreuve il fait bon nous rentre visite pour deviser de façon aussi constructive qu'il se peut.

Le confinement a saisi nos concitoyens et nous a saisis nous-mêmes dans des conditions variées: des
conditions géographiques (urbaines, provinciales, rurales), des conditions sociales, des conditions familiales,
des conditions matérielles, des conditions culturelles, des conditions spirituelles. Tous n'abordent pas
l'épreuve à ressources égales, loin de là. D'où la nécessité de l'écoute, de l'entraide, de la compassion, de la
mise en commun de nos vivres variés. C'est un nouveau commerce qui s'impose pour que l'épreuve
n'accentue pas les inégalités et n'encourage point les égoïsmes.

La pandémie a surpris notre pays et beaucoup d'autres dans un état certain d'impréparation, pour ne pas dire
davantage. Ces jours-ci au fil de ma "lectio divina" quotidienne (exercice vital qui, loin d'être réservé aux
moines, est accessible à tout chrétien), je relisais les chapitres 40 à 48 de la Genèse, centrés sur la magnifique
figure du patriarche Joseph: figure d'une étonnante actualité que cet intendant de Pharaon! Il avait su, fort à
l'avance, prendre les dispositions nécessaires pour qu'une vaste population affrontât sept années de famine…
Eh bien, ce qui nous manque depuis trop longtemps, ici et là, ce sont des hommes de la carrure de Joseph.
Car s'il est une Providence divine, elle ne passe que par la prévoyance des hommes et ne saurait se passer
d'elle (nous ne serons jamais des assistés). Que d'imprévoyance, que de mensonges, que d'étourderie
criminelle depuis le déclenchement de l'épidémie et depuis son premier épicentre! Un procès de Nuremberg a
fait suite aux monstruosités de la deuxième Guerre Mondiale: on pourrait - il faudra envisager un procès
analogue au lendemain de notre Grande Peste...

La pandémie, on le voit bien, frappe durement les mégapoles et questionne le gigantisme de notre prétendue
civilisation, avec ses redoutables disparités sociales. Il faudrait revoir, après tout cela, l'échelle raisonnable de
notre vivre. Peut-être fera-t-il bon redevenir un peu plus gaulois, ou gallo-romains, dans nos goûts, dans nos
espaces et dans nos rêves… La mondialisation est indigeste, si elle ne trouve pas dans la prise de distance et
le respect des différences les ressorts qui tempèrent son emballement.

L'on voit, à une échelle jusque là inconnue, ce à quoi aboutit le manque de chefs, ou le réveil tardif ce ceux
qui avaient pourtant mandat officiel de l'être. Il y a au moins un fléau qui devra être mis hors d'état de nuire
au lendemain de nos malheurs: c'est la politique fonctionnant pour elle-même, dans une insolente
insouciance à l'endroit du bien commun. Le métier politique s'apparente depuis trop longtemps à une fin en
soi, à un cache-misères, à un loisir de privilégiés, au lieu de remplir son austère mission de prévoyance et
d'efficacité concrète. Notre gratitude va plus que jamais aux corps solides qui compensent, qui réparent en
ces jours l'inconsistance et le dilettantisme de trop de responsables : aux soignants, à l'armée, aux pompiers.
Elle va aussi à tous les corps de métiers obscurs dont le dévouement parfois héroïque nous sauve de la
déroute complète.

Au milieu de l'écroulement contemporain je vois, j''entends, comme homme et comme apprenti croyant, trois
instances qui tiennent. La première est la Création à laquelle la suspension momentanée de nos frénésies
offre une trêve et dont l'imperturbable printemps soutient notre frêle espérance. La seconde, disponible à tout
homme, est la Sainte Ecriture (instance ancrée dans l'histoire, nous le savons, mais transcendant et critiquant,
dans sa majesté, toute réalité historique), la Sainte Ecriture envisagée non comme une recette magique ni
comme la confirmation de scénarios apocalyptiques, mais comme l'incomparable forum d'une humanité en
marche et en débat avec son Dieu caché (je pense aux Psaumes, à toutes les grandes pages d'Evangile que
nous fait écouter jour après jour la liturgie du Carême jusqu'à la célébration de la Pâque, offerte à tous les
hommes de bonne volonté). La troisième est l'Amitié que l'épreuve traversée construit et fait resplendir déjà
comme l'unique fondement indispensable du monde à venir; cette Amitié dont toutes nos petites causeries
partagées sont l'essai et la promesse.

Il me semble important de revenir sur le fait, passablement tragique, que c'est dans un rassemblement
religieux que l'épidémie a trouvé chez nous son principal foyer explosif. Cela donne à réfléchir. Cela met à
mal toute une religiosité naïve, étourdie, mensongère (et beaucoup plus largement partagée qu'il ne paraît,
hélas) qui promet à tour de bras des "guérisons". Je me sens décidément une vocation particulière à le
répéter, comme frère humain et comme moine en état de veille : notre image de Dieu, notre discours sur
Dieu, notre comportement chrétien doivent ressortir eux aussi décapés et transfigurés de cette épreuve, dans
le sens de cette modestie, de cette gravité, de ce sens de la cohérence que j'aimais à évoquer avec vous il y a
quelques semaines. Le bisounours charismatique et la quincaillerie religieuse sont désormais irrecevables :
c'est de la maturité qu'il nous faut. La foi véritable, toujours humble, ne nous dispense jamais de notre
condition humaine: elle nous renvoie à nos responsabilités.

En pensant à vous, à notre commun "bateau", je pense aussi à ces mots que saint Paul s'était entendu dire au
cœur de son naufrage: "Sois sans crainte, Paul! Voici que Dieu t'accorde la vie de tous ceux qui naviguent
avec toi." (Actes, 27, 24). Sur le pont, dans la fraternité de la Traversée pascale, faisons eucharistie commune
de nos vivres.

11 AVRIL
Lettre pascale aux amis confinés

Alors que le nombre des jours où nous demeurons confinés s’allonge – un carême dont le monde avait perdu
l’idée ! – nous guettons, semblables aux passagers de l’Arche, le jour où nous pourrons lâcher enfin le
corbeau par la fenêtre, puis la colombe, pour voir si, rassurée par la décrue des eaux, elle nous rapportera un
rameau frais d’olivier, prometteur d’une libération prochaine (Gn 8, 6-12). Car nous aspirons nous aussi à
prendre, à reprendre le frais du monde. À reprendre pied ferme sur cette terre bien aimée dont nous sommes,
décidément, et qu’aucun ciel officiel, aucun paradis articifiel ne pourra jamais nous rendre superflue. Voilà
des semaines que notre vie est comme minorée. Des mois, pour ceux qui, plus lucides, ont vu venir de plus
loin le fléau (la lucidité, cet avantage peu répandu parmi les hommes, et qui rend l’homme plus vulnérable,
plus perméable encore aux grandes épreuves de l’histoire…). Oui, voilà des semaines que nous vivons sous
un soleil étrange, comme il s’en voit aux jours d’éclipse. Un soleil minoré, une lumière contrainte. Car tous
ces morts qui nous entourent, toute cette mort qui touche çà et là nos proches et nos amis, notre propre mort
qui apparaît soudain comme possible, tout cela éclipse un peu, beaucoup, la lumière de nos jours ordinaires.
J’y pense chaque matin en récitant, à l’office de Laudes, le cantique de Zacharie : illuminare his qui in
tenebris et in umbra mortis sedent… « Pour illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l’ombre de la mort »
(Lc 1, 79). Si loin de nous que soit apparemment le fléau, si doré que soit le cadre de notre confinement,
notre vie se sent tout bas hypothétique, suspendue, conditionnelle. Et il nous faut porter cela chaque jour,
tout bas. Et ce n’est pas rien que cette ombre portée sur chacun de nos jours, que ce poids d’ombre que nous
portons chaque jour, que ce poids du jour qui est en réalité un poids d’ombres. Il fait bon parfois nous le dire
les uns aux autres, tout haut. Il le faut, même, pour tenir. Nos silences, chaque jour, sont pleins du monde, et
nos veilles, et nos réveils, et nos insomnies : cet élargissement inouï de notre vie aux dimensions du monde
accélère notre hominisation ; il accélère aussi notre christianisation (celle-ci ne va jamais sans celle-là), et
cela est bien plus efficace, pour notre maturation spirituelle, que tous les exercices de dévotion que nous
pourrions embrasser à notre guise en temps d’insouciance et de confort. Nous sommes convoqués à un
chemin de croix d’autant plus susceptible de nous faire avancer, celui-là, qu’il est réel, qu’il est universel,
qu’il est obligé. C’est une chose incroyable comme ces temps que nous vivons peuvent nous faire grandir en
gravité.

Oh certes, bien des stratégies officielles de « continuité », bien des volontarismes pressés, bien des télé-ci,
des télé-cela, des vidéo-ceci, des vidéo-cela voudraient nous occuper, nous distraire, nous faire escamoter le
présent, comme s’il n’existait pas, comme s’il n’existait déjà plus, comme s’il ne devait pas exister.
Harcèlement de la mondanité et de la performativité qui s’avère parfois peu respectueux de la grande
épreuve intérieure avec laquelle chacun de nous tâche de se débattre en ce moment, comme il peut, seul, en
couple, en famille. Sans manquer, bien sûr, à notre devoir d’assurer la maintenance dans le secteur de nos
responsabilités propres, ne laissons pas pour autant des planifications hâtives, des ingérences indiscrètes nous
voler l’étrange « grâce » de ce temps qui nous confronte à l’essentiel. Laissons d’abord ce temps passer sur
nous, tout le temps qu’il doit durer : cela réclame déjà de nous tellement de patience et d’énergie ! Nous
verrons ensuite. Il semble d’ailleurs que certains se fassent grandement illusion (et depuis longtemps) sur la
rapidité avec laquelle la machine – les machines reprendront leur train d’avant, si elles le reprennent jamais.
Les seuls mots qui ont désormais valeur d’échange indispensable entre nous ne sont plus des mots d’affaires,
mais des mots d’humanité.

Notre travail, en ces jours, est de survivre. Chacun le fait avec les moyens du bord. Avec ses moyens
matériels, sans doute, mais aussi avec ses ressources intérieures, avec son eau vive intérieure dont le cours
varie, parfois, au fil des heures d’une même journée, tantôt généreux, tantôt proche de l’assèchement. Cela
appelle entre nous beaucoup d’indulgence et de compassion. Car chaque jour prend en défaut nos belles
résolutions de perfection stoïcienne, nos rêves d’auréoles, nos prétentions à l’invulnérabilité, nos
fanfaronnades héroïques, notre assurance d’avoir érigé une forteresse métaphysique imprenable, nos
certificats d’étanchéité par rapport aux contrées de la chair. Chacun de nous s’aperçoit que l’homme, à
l’ombre, in umbra mortis, n’est au fond qu’un petit tas de choses, qu’un tas de petites choses, parmi
lesquelles il peut s’en trouver de très grandes, voire de tout à fait sublimes (son inaliénable grandeur est déjà
de le savoir). Ce que provoque, ce que dégage l’addition de ces jours d’inquiétude et d’effroi, c’est, pour
chacun de nous, un ecce homo : à toute extrémité, nous nous apparaissons davantage à nous-mêmes et aux
autres tels que nous sommes. Oh, si nous avions la simplicité de nous avouer les uns aux autres, en ces jours,
je ne dis pas seulement l’humilité, mais la trivialité et le caractère élémentaire, rudimentaire, animal, des
rêves qui nous traversent, des envies qui nous prennent, des petits ou des grands plaisirs que nous
envisageons pour le jour où se desserrera l’étau ! Cet aveu réciproque, si nous en avions le courage, serait un
merveilleux phénomène humain : un phénomène de tendresse. Ce que nous apprend notre incarcération
subtile, c’est que nous n’avons besoin que d’une seule chose : aimer et être aimé. Nous commençons, nous
recommençons à appeler avec des mots de bénédiction les vivres les plus simples de notre vie : la lumière du
jour, le trille de l’oiseau, la voix de l’enfant dans la rue, le visage des proches, le vin et le rire des amis, la
caresse de l’être aimé. Au sortir de l’arche, nous cultiverons un carpe diem (« cueille le jour »), car il existe –
j’en suis de plus en plus persuadé – un carpe diem parfaitement chrétien. L’on cueille, non ce qui est
défendu, mais ce qui est donné. La suspension de tout ce dont nous usons et abusons d’ordinaire n’est là que
pour nous révéler à nouveau – à neuf – la magnificence de tout ce qui nous est donné.
Le deus ex machina est mort : le Dieu des explications, des réparations, des compensations faciles, le Dieu «
tout-puissant » des châtiments et des craintes primitives, le Dieu terrible que l’on cherche à modifier, à
fléchir, par un surcroît maladroit de pratiques. Pour nous, en ce moment, il ne s’agit pas d’ajouter des
pratiques, mais d’approfondir, avec Jésus-Christ et en lui, le mystère crucial de notre vie et de notre mort,
autrement dit de grandir en gravité. Et n’allons pas soupçonner, de la part des autorités civiles, quelque
complot prémédité contre le culte catholique : la clandestinité de notre Pâque 2020 n’est pas l’effet d’une
revanche, mais, en un sens, la condition naturelle et « natale » de Pâques, mais une occasion d’explorer et de
partager fraternellement, avec l’humanité entière, la condition souterraine de la Vie. En vérité, en vérité, je
vous le dis, si le grain tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de
fruit (Jn 12, 24). Le Dieu de notre fabrication est mort, mais LE CHRIST NOTRE PÂQUE EST
VRAIMENT RESSUSCITÉ, Celui en qui un dessein inouï se fait Jour, Celui en qui affleure, à ras de terre et
d’horizon et d’aurore, un Dieu non pas écrasant, mais germinal, non pas jaloux, mais dépouillé. Je sais, moi,
dit Job (19, 25-26), que mon Rédempteur est vivant, que lui, le dernier, se lèvera sur la poussière. Après mon
réveil, il me dressera près de lui, et, de ma chair je verrai Dieu. Le Disparu nous apparaît, la Présence nous
demeure, laissant pour nous devant elle, et non pas seulement derrière elle, un sillage de lumière à la mesure
sans mesure de son intensité. Les mots de l’un de nos plus grands poètes semblent prendre ici un sens auquel
il n’avait peut-être pas songé : « Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ». Autrement dit, la Mémoire
de ta Pâque est notre Avenir et notre soleil levant. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent, mais il avait
disparu à leurs regards. Alors ils se dirent l’un à l’autre : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de
nous, quand il nous parlait en chemin, quand il nous expliquait les Écritures ? (Lc 24, 31-32). La
Résurrection, c’est la phosphorescence de l’Ami. Le Ressuscité, c’est le chef d’œuvre de l’Esprit qui, tel un
souffleur de verre, « souffle » l’obscure humanité de l’homme Jésus pour en faire un Corps vivant, un Corps
total d’humanité où chacun de nous, dès maintenant, a lieu d’être. Je vais vous préparer une place… Je veux
que là où je suis ils soient eux aussi avec moi (Jn 14, 22 ; 17, 24).

Loin de tous les dénouements faciles, de toutes les prestidigitations religieuses et de tous les triomphes de
pacotille, puisse cette espérance pascale, pleine de mystère et de gravité, nous soutenir en ce temps pascal de
confinement. Le Ressuscité transparaît dans les plus humbles choses de la vie dont l’épreuve commence de
nous révéler l’inestimable prix. Dans le petit tas de choses…

Comme j’écris ces lignes, le chant de la huppe retentit dans le jardin. Le chant des oiseaux n’accompagne
pas seulement la construction des nids : il est lui-même un minuscule effort de construction du monde. Il y a
aussi le bruit d’une tondeuse à gazon, du bois que l’on charpente, d’une voiture qui passe. La vie continue…
Prêtons attention au grand œuvre qui nous entoure et apportons-y déjà la brindille, même mineure, de notre
chant le plus intime.

Joyeuses Pâques à chacun de vous ! N’hésitez pas à communiquer ce message aussi loin que vous le voulez,
comme ce rameau d’olivier frais que la colombe apporte aux habitants inquiets de l’arche.

19 AVRIL

La Présence à huis-clos, ou seconde lettre pascale aux amis confinés.

Le soir, ce même jour, le premier de la semaine, et les portes étant closes, là où se trouvaient les disciples,
Jésus vint au milieu d’eux et il leur dit : « Paix à vous ! » (Jn 20, 19).

Confinement. Concentration. Circonférence. Intériorité. Recueillement. Comme le centre permet de


construire le cercle, le cercle conduit au centre, surtout s’il s’entoure de silence, surtout lorsqu’il sait faire
silence. Il est temps de laisser parler en nous l’image amoureuse du poète (Éluard) : « La courbe de tes yeux
fait le tour de mon cœur ».
Le confinement est une contrainte qui s’impose à nous : tâchons d’en faire quelque chose. Tâchons de
confectionner quelque chose avec la contrainte. Pas seulement un masque… Pas un masque, mais un
révélateur. C’est en confectionnant quelque chose avec la contrainte même que l’homme exerce sa liberté.
C’est à travers ce retournement de la contrainte en liberté qu’il révèle son génie et sa magnificence. Son
inaliénable humanité.

Au milieu du confinement, de la concentration, de la circonférence (si nous savons nous recueillir et


demeurer en silence), il y a un vide à discerner, à accepter, à accueillir. Dans cet espace vide (qui d’ordinaire
nous fait peur et que nous évitons sans cesse), il y a quelque chose qui advient. Il y a une Présence qui
advient. Cette Présence (appelons-la de ce simple nom, pas d’avantage pour l’instant, pour longtemps), cette
Présence ne brise pas les portes et n’entre pas par effraction. « Il ne crie pas, il n’élève pas le ton, il ne fait
pas entendre sa voix au dehors. » (Isaïe, 42, 2). Elle advient tout simplement, elle émane du tout-bas, elle
monte en nous, obscurément. Elle émane et se fait doucement invasive, comme une lumière, comme un
parfum, comme une source qui monte de la terre. Ne mettons pas la main sur elle ; ne mettons pas trop vite
de nom sur elle, car elle transcende tout nom. Le confinement, la concentration provoque en nous
l’avènement de l’immense et l’innommé. Au milieu. La Présence est notre hôte, le plus discret des hôtes. Le
plus discret des habitants. Le plus immense des habitants. Le plus doucement envahissant des habitants. Non
pas autoritaire, mais immanent, non pas asséné d’en-haut, mais en train de sourdre du très bas. « Ton Nom
est une huile qui s’épanche. » (Cantique des cantiques, I, 3). « La maison s’emplit de la senteur du parfum. »
(Jn 12, 3). L’émergence, l’avènement de cette Présence inouïe en nous est à vrai dire le seul événement
capital de nos très humaines journées. Un événement que nous fuyons si souvent, et dont nous ne sommes
guère familiers, parce que nous en recherchons d’autres, plus sensationnels… Notre vie « spirituelle », que
nous qualifions hâtivement de spirituelle, peut être parfois encore si matérialiste ! Cultivons, approfondissons
« l’événemenu » de notre vie.

Mais au fait, quel visage, quels visages prend cette Présence qui s’invite au milieu de notre vide ? Celui de
tel ou tel, de tel et tel et de tel autre encore. Celui de tel ou tel qui nous tient à cœur, et qui est comme le
centre de gravité de notre cœur, et qui est, tout bas, le trésor de notre cœur. Le visage de celui-là, de celle-là,
de tous ceux-là dont nous avons le souci, et vers lesquels notre cœur gravite. Dans la Présence,
d’innombrables présences confluent et cristallisent. La Présence récapitule en elle tous ceux qui « demeurent
» en nous, comme nous « demeurons » en eux. Nous sommes habités, et du fond de cet espace,
soigneusement laissé ouvert au fond de nous, au milieu de nous, c’est le Monde entier qui monte. C’est ainsi
que le confinement – la concentration transfigurée par notre liberté créatrice, nous dispose à l’irrésistible et
douce irruption, en nous, de l’Universel. En ces jours que nous traversons, le monde n’est plus le simple
sous-entendu utilitaire de notre existence confortable : nous nous éveillons chaque matin au Monde comme à
cet Entier naturel dont nous portons l’épreuve et le souci. En poètes du confinement (comme de tout le reste),
essayons de faire de la prison un cénacle : en ces temps de corps à Corps, de prise de conscience aiguë de la
solidarité du Corps humain, chaque monade peut se découvrir tabernacle de la Totalité. Il y a là un exercice
spirituel pour tout homme de bonne volonté, un lieu de communion pour tous les hommes de bonne volonté
par-delà les frontières tellement relatives du croire et du non-croire.

Voilà, en ces jours, le très simple et très grand exercice spirituel qui nous est proposé. Il ne nécessite pas
beaucoup de mots (« ne rabâchez pas comme les païens », Mt 6, 7). Le confinement, matière qui s’offre à
notre travail silencieux de « confection », peut nous ouvrir à une conversation nouvelle avec la Présence :
cette Présence qui « advient en chair » (Jn 1, 1), en toute chair de ce monde dont nous sommes.

Le confinement peut être la chance d’une conversation plus profonde et plus vitale entre nous ; celle qui nous
fait lever le voile (c’est si rare, au fond) sur l’essentiel qui nous travaille, qui nous inquiète, qui nous habite,
qui nous unit.
Nos ritualités chrétiennes habituelles sont en ce moment suspendues et cela peut nous coûter, la chose est
bien compréhensible. Mais ne nous hâtons pas de combler ce vide, de saturer l’espace par un excès de
spectaculaire et de virtuel. Plutôt que d’ajouter, tâchons d’approfondir. La vraie vie spirituelle n’a pas horreur
du vide, au contraire. Il faut bien qu’il y ait de l’espace, du vide, pour qu’ « Il se tienne au milieu de nous ».
Autrement. Tout autre. Un moment favorable nous est offert pour que nous explorions d’autres voies. Des
voies plus exigeantes et plus fécondes que nous avions peut-être oubliées et que les conditions de vie de
demain nous rendront certainement indispensables. « Toutes portes étant closes » malgré nous, mais aussi de
notre plein gré, laissons venir à nous, laissons monter en nous : nulle circonstance, nul obstacle ne saurait
entraver l’avènement de la Présence, constellée de tous les visages du Monde.

26 AVRIL
Le Compagnon blanc, ou troisième lettre pascale aux amis confinés

C’est étrange. Pourquoi éprouvé-je désormais le besoin d’une certaine régularité dans cette mise à
disposition publique de mes réflexions les plus intimes ? Hésiterai-je à confesser le bienfait, le réconfort que
je ressens de ce réseau, bien moins artificiel qu’il ne paraît, d’amitiés proches ou lointaines ? Depuis
longtemps artisan d’ « étincelles », je désire plus que jamais pour celles-ci une destination « sociale », je sens
plus que jamais – paradoxe du confinement – leur vocation sociale. J’ai le sentiment que ma vie sociale n’a
jamais été aussi intense qu’en ces jours, et ma raison d’être sociale ne m’est jamais si clairement apparue.
Sans doute sommes-nous nombreux à partager cette découverte : l’extrémité où nous sommes ne trouve
d’issue que dans l’épanouissement et l’affinement de cette capacité de relation qui est notre trésor le plus
foncier. S’il est quelque consolation à chercher pour nous-même et, plus encore, à prodiguer autour de nous,
c’est bien là, et là seulement qu’elle se trouve. Le drame que nous traversons est – devrait être – un
accélérateur d’humanité. Être plus humains, être plus (selon l’expression du Père Teilhard de Chardin)
apparaît désormais comme notre indispensable ressource.

Chaque jour qui passe apporte son bilan de morts, son information de mort, sa routine de mort. Au plus haut
de la vague, nous étions bien près de perdre cœur. Cette tentation peut nous guetter encore parfois. Et malgré
tout, comme l’irrésistible printemps qui déploie autour de nous ses formes neuves, à cause de lui, peut-être,
la vie, impossible à décourager tout à fait, se remet à fuser en nous. L’envie de vivre. Œuvrer à la vie nous
apparaît d’ores et déjà comme un métier enthousiasmant qui transfigurera toutes nos tâches ordinaires, qui
les modifiera certainement, qui les remplacera peut-être. Sevrés de poignées de main et d’embrassades que
nous sommes, nous avons envie de nous envoyer, de balcon à balcon, de fenêtre à fenêtre, de colline à
colline, d’une rive du fleuve à l’autre, des paroles de vie. Nous avons envie d’une vie neuve, différente de
celle d’avant, dont l’épreuve nous a insensiblement dégoûtés. Usons d’une image empruntée à la circulation
routière : il serait lamentable que, l’embouteillage une fois dépassé, les véhicules reprennent une course aussi
folle qu’auparavant. Du reste, la difficulté inhérente au déconfinement et la prudence qui sera longtemps de
mise interdiront, au moins pour les sages, tout retour boulimique et brutal à la vie : notre vie doit recevoir
désormais un sceau de gravité qui ne la rendra que plus précieuse. Il ne s’agit plus de dévorer le monde à
belles dents, mais de nous laisser émouvoir par le phénomène de la Vie, par la gratuité de ce que j’ai appelé,
dans ma lettre précédente, « l’événemenu ». Méfions-nous donc de tout ce qui, même sous prétexte de
religion, voudrait escamoter, annuler le tragique de notre condition humaine, voudrait donner à croire que ce
tragique n’existe pas, n’existe plus. Au cœur de ce tragique qui demeure – et qui demeurera toujours (et qui
n’est pas triste !) – quelque chose d’indestructible nous appartient en propre et s’avère être le sceau de notre
humanité la plus authentique : notre perception de la Beauté. Celle qui vient toute seule au monde et celle
que nous mettons nous-mêmes au monde, en reconnaissance, en réponse à celle qui est déjà là.

La manière dont les autorités publiques gèrent la crise sanitaire nous inquiète, nous agace et nous impatiente.
L’on sent beaucoup d’hésitation, d’incohérence, de naïveté, de cachotteries. Dans certains accès de mauvaise
humeur, l’on aurait presque envie de renvoyer à l’école ceux qui, au mépris de l’ordre élémentaire des
choses, entendent rouvrir les écoles avant de distribuer des masques. Et puis, à d’autres moments, la
patience, l’indulgence, la bonne volonté civique reprennent en nous le dessus : face à l’inédit (un inédit
pourtant prévisible et effectivement prédit…), le tâtonnement semble universel. Mais l’Histoire n’est-elle pas
faite, pour une bonne part, de nos impréparations, de nos tergiversations, de notre incapacité à nous mettre à
jour ? Les étourdis ne sont-ils pas incomparablement plus nombreux que les visionnaires ? Ce qui est certain,
en tout cas, c’est que les diverses prises en main de la situation présente révèlent, parfois jusqu’à la
caricature, les traits saillants, le tempérament invétéré, la « personnalité » de chaque nation. La France, qui
daube traditionnellement sur la fantaisie et le désordre italiens, n’est guère mieux lotie que sa voisine au
regard des décès… En cette circonstance apparaît, une fois de plus dans l’histoire européenne, l’étroite
ressemblance des deux sœurs latines. Je risquerai une autre observation que me suggère un regard
panoramique sur l’histoire récente. Une observation géographique, ou plus exactement géopolitique. Il est
remarquable, en effet, que le nuage de Tchernobyl (1986, un peu titillé ces derniers jours…) et la pandémie
du Covid 19 émanent l’un et l’autre, à trente-cinq ans de distance, de deux régions du monde soumises à des
régimes autoritaires, pour ne pas dire totalitaires… L’un et l’autre ne seraient-ils pas des sous-produits
toxiques d’une des idéologies les plus mensongères et les plus meurtrières que le siècle dernier ait promues,
et dont on n’a pas fini de découvrir les mensonges ? Il y a là, me semble-t-il, amplement de quoi méditer.

Passons à l’Église. Nos liturgies sans fidèles, depuis des semaines, nous font sentir de manière cuisante, si je
puis dire (même chez les moines !), à quel point la présence physique du Peuple de Dieu est indispensable à
la liturgie. Un Peuple de Dieu en chair et en os. Du reste, celui-ci n’est pas seulement un partenaire de la
liturgie : il en est, comme l’indique le mot « liturgie », le sujet actif par excellence. Un Peuple de Dieu dont
les ministres ordonnés ne sont pas simplement le vis-à-vis, mais dont ils font eux-mêmes partie. La liturgie
virtuelle n’est pas tenable, du moins n’est-elle pas tenable longtemps, tout simplement parce que la liturgie
est un acte de chair dont la Chair de Dieu est le grand centre d’intérêt. Demandez à ceux qui s’aiment si leurs
corps sont accessoires ou facultatifs : les corps, le corps n’est pas davantage accessoire ni facultatif dans la
vie liturgique, dans la vie chrétienne, « sacrément » concrète. Une fois venu le déconfinement, comme il fera
bon, sinon encore nous embrasser, sans doute, du moins revoir mutuellement nos visages ! Et il faudrait que
ces retrouvailles des ministres ordonnés avec le Peuple de Dieu ne soient point la simple réédition des jours
d’avant. Comme les ministres ordonnés sont appelés à solliciter avec plus d’intelligence et de délicatesse
encore la pleine responsabilité baptismale des laïcs, ceux-ci sont appelés à réviser et à approfondir le besoin
véritable qu’ils ont des ministres ordonnés. Des ministres ordonnés qui, moins nombreux que jadis, ne soient
pas simplement des distributeurs de sacrements, mais des éveilleurs de sens, et de sens hors du commun.

La circulation ordinaire – irréfléchie – reprendra-t-elle après l’embouteillage passager, dans nos institutions,
dans notre train de vie général, dans le train de vie ecclésial lui-même ? Au fond, peu ont pris la mesure
réelle de la catastrophe que nous traversons, peu l’ont vu venir, peu veulent descendre jusqu’aux assises
métaphysiques dont elle interroge la pertinence et la solidité. D’extraordinaires conversations se nouent
néanmoins ces temps-ci, timidement d’abord, puis avec assurance, avec ferveur, entre ceux qui se découvrent
les uns les autres au même point de dépouillement intérieur, au même degré d’intelligence, au même degré
de perception du « vertigineux » qui nous arrive. Avouerai-je que je fais de plus en plus le rêve d’une espèce
de fraternité inédite, d’amicale insolite entre tous ces hommes et toutes ces femmes aux aguets, de par le
monde, sans désespérance, mais aussi sans anesthésie facile et doucereuse, sans paradis artificiels. Au-delà
de toutes les frontières sociales, culturelles, confessionnelles, la compagnie de ces êtres décillés et lucides est
peut-être le grand Ordre qui appelle une fondation (sans lourdeurs) et qui importe à la construction de notre
avenir. En ces jours que nous traversons, il est passionnant d’y penser. Là se trouve l’aliment de notre
irrépressible envie de vivre. Le temps des assistances de toutes sortes (même religieuses, au sens étroit et
compassé du terme) est révolu : il faut entrer nu dans le temps des responsabilités. Jetés hors de nos palais
d’illusion, nous sommes désormais des gens de perpétuel bivouac, des francs-tireurs sous les étoiles. Il n’y a
plus rien pour nous mettre à genoux que le Mystère des choses dont les sommités mondaines n’ont même pas
l’idée. Oh ! si nous pouvions alléger un peu Jésus-Christ de tout l’appareil massif dont nous l’avons
encombré depuis si longtemps, pour qu’il puisse marcher, pour que nous puissions marcher avec lui…

« Et voici que, ce même jour, deux d’entre eux faisaient route vers un village du nom d’Emmaüs, distant de
Jérusalem de soixante stades, et ils conversaient entre eux de tout ce qui était arrivé. Et il advint, comme ils
conversaient et discutaient ensemble, que Jésus en personne s’approcha, et il faisait route avec eux, mais
leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître… » (Lc 24, 13-15). Notre vie humaine, notre cheminement
individuel ne représente qu’un infime segment sur la trajectoire de la Vie qui nous précède et nous dépasse,
car nous ne savons pas, nous ne voyons pas d’où cette trajectoire a commencé ni jusqu’où elle se poursuit. «
Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de
quiconque est né de l’Esprit. » (Jn 3, 8). Nous ne savons pas, nous ne voyons pas l’origine ni le terme de la
route, mais quelqu’un vient se joindre à nous sur la route, en cours de route, et c’est assez. Le Compagnon
blanc. Non pas un fantôme, mais un ami. Un ami qui vient se tenir là, au milieu, au beau milieu (le milieu est
beau, parce que c’est la place du Ressuscité). « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, Je suis là, au
milieu d’eux. » (Mt 18, 20). Pas de conversation véritable entre nous, entre toi et moi, que l’Ami ne s’en
mêle, de sorte qu’en réalité l’on est toujours trois. C’est la plus simple et la plus humble des trinités. Loin
d’être jalouse ou exclusive, cette présence de l’Ami est concomitante (au sens propre : elle « accompagne »).
Elle est en définitive concomitante à la présence de tout ami humain qui, un jour, au bon moment, au bon
endroit, vient se joindre à notre route. « Ils le pressèrent en disant : « Reste avec nous, car le soir tombe et
déjà le jour baisse. » Il entra donc pour rester avec eux… » (Lc 24, 29). Tout s’achève à l’auberge, ou plutôt
tout commence. Lieu trivial et génial, lieu sublime que l’auberge, que le « café » ! Comme il est urgent que
les cafés ouvrent à nouveau, en face des églises, à côté des églises, frères des églises ! « Terribilis est locus
iste : hic domus Dei est. » (Gn 28, introït de la Dédicace). Tant de conversations essentielles et décisives
s’engagent dans les cafés… Le Ressuscité est aussi un Pèlerin. Le Vivant est aussi un Voyageur. « Homo
Viator ». C’est comme cela, et comme cela seulement qu’Il nous reste. Et voici que Je suis avec vous pour
toujours, jusqu’à la fin du monde (Mt 28, 20).

Avec un grain de malice, j’observe qu’il y a davantage de « like » lorsque j’ajoute des images… surtout des
images de fleurs. Celle du compagnon blanc et d’autres merveilles de « l’événemenu » viendront plus tard !
Chers amis, l’estime que j’ai pour vous m’empêche de penser que vous êtes des enfants qui ne se satisfont
que d’images… Les illustrations ne prennent de sens que par ce qu’elles illustrent, et qui s’adresse à ce qu’il
y a de plus intime, à ce qu’il y a de plus élevé en vous.

30 AVRIL
La "stabulation libre" ou quatrième lettre aux amis confinés

Chers amis, encouragé par votre invisible présence, par les manifestations si nombreuses de votre
assentiment, par la belle densité de vos réponses (j’aimerais pouvoir répondre à chacun de vous), je reviens
au rendez-vous et me sens désormais votre obligé. Saurai-je vous dire assez combien vous m’êtes précieux et
combien vous me donnez à espérer en ces temps où notre espérance est parfois mise si rudement à l’épreuve
et où l’on peut rencontrer, à l’occasion, une étonnante l’hostilité ? Il me semble que nous formons désormais
une réelle communauté qui prend de la consistance, de la cohésion, de la profondeur. Serait-ce là, au-delà de
toutes sortes de frontières territoriales et confessionnelles, une « paroisse » d’un genre nouveau et dont
l’avenir révèlera toute la pertinence ? Une « paroisse » particulière, exigeante, indéfiniment extensible, bien
moins provisoire qu’il ne paraît, fondée, non sur la simple assistance, ni sur le spectacle, mais sur la réflexion
partagée. Je perçois de plus en plus l’appel qui vient de vous, comme j’obéis, de mon côté, à une nécessité
intérieure qui vient modifier, en cet état d’urgence, en ces circonstances exceptionnelles de notre commune
destinée, le cours et la matière ordinaire de mes travaux. Vous et moi nous pouvons expérimenter à nouveaux
frais l’importance que pouvait revêtir la correspondance – les lettres apostoliques et patristiques – dans la vie
et le soutien des premières communautés chrétiennes.

C’est en la fête de sainte Catherine de Sienne que j’ai commencé ce billet, non sans me souvenir combien
cette grande mystique avait su se tenir au plus près de l’actualité politique et religieuse de son temps. Notre
époque se met d’ailleurs à ressembler étrangement à la sienne, marquée par les épisodes à répétition de la
Grande Peste. Comment travailler, comment prier, comment vivre, en ces jours qui sont les nôtres, sans
entendre la basse continue de l’information, sans porter, comme un souci, comme une responsabilité, l’air du
temps et la difficile aventure de notre humanité aux prises avec un insaisissable ennemi ? Notre vie
spirituelle, en ce moment, c’est d’abord l’intensité de cette préoccupation, la présence réelle du Monde à
notre cœur et à notre pensée. Nous voici entrés de nouveau dans un âge de la Peur, comme l’histoire de notre
Occident en a traversé d’autres. Je pense à l’ouvrage de E. R. Dodds, Païens et chrétiens dans un âge
d’angoisse (1965) qui examinait le climat de l’Empire romain entre Marc-Aurèle et Constantin. Je pense
naturellement aux études magistrales du regretté Jean Delumeau qui avait fait de la peur collective l’un des
principaux centres d’intérêt de ses recherches historiques (La Peur en Occident, 1978). Naguère encore nous
éprouvions la peur de la menace nucléaire, plus récemment celle du terrorisme international : la peur du
Covid 19 ne fait qu’en masquer momentanément une autre, avec laquelle d’ailleurs elle se combine : celle du
bouleversement climatique. Bref, parce que nous sommes mortels, et que la peur est toujours, in fine, peur de
la mort, quelque peur nous accompagne toujours. Réaction naturelle et universelle, la peur inhibe pour
commencer, mais elle déclenche aussi l’action : après avoir paralysé, elle se découvre motrice. Encore faut-il
qu’elle mobilise de façon rationnelle et maîtrisée, car nous savons combien elle peut susciter d’irrationalité et
de pulsions plus mortifères que son motif originel. Elle peut alimenter la stupidité, la violence, éveiller et
réveiller des fondamentalismes de toutes sortes et de tout bord. Autant de dangers qui nous guettent
sérieusement aujourd’hui. Comme tous les mouvements spontanés de notre sensibilité – ce que l’on appelait
jadis les « passions » –, la peur, qui doit avoir son temps légitime, demande à être dépassée pour entrer dans
une synthèse supérieure, pour servir aux petits comme aux grands édifices d’une action vraiment humaine : à
ce que l’on nomme volontiers aujourd’hui la « résilience ». L’homme n’avance dans l’histoire que comme un
rescapé de quelque grande peur qui le précède ou l’accompagne : cela humilie nos rêves d’invulnérabilité,
mais représente aussi l’hypothèse de départ de nos progrès.

Touchant à nos pouvoirs publics, j’évoquais récemment nos atermoiements entre impatience, défiance et
postures plus sereines, toutes choses que je traverse avec vous, autant que vous. Je crois opportun d’y
revenir. Car moi-même j’accepte de me laisser modifier, bousculer, déplacer, au fil de ces semaines
éminemment éducatrices, avec la perspective de vous inviter aux mêmes déplacements. La situation dans
laquelle nous sommes engagés est d’une complexité sans nom. Volontiers, nous attendons de l’État des
solutions immédiates et miraculeuses qui nous garantissent la possibilité – le « droit » – de reprendre nos
aises, de satisfaire au plus tôt toutes nos envies, d’appuyer de nouveau sans réserve sur le champignon,
dirais-je en usant d’une image empruntée au langage des automobilistes. Or l’État, pour mener à bien sa
tâche d’une difficulté hors du commun, a besoin de chacun de nous. Nous concevons volontiers l’État
comme une instance extérieure, contrariante, voire hostile, alors qu’en bonne logique démocratique, l’État
devrait nous être intime, comme nous devrions nous sentir responsables de lui, si modestes que soient notre
place et notre efficience dans le corps social. Il y a là, une fois dépassée la tentation contestataire, un exercice
de solidarité qui concerne autant notre vie spirituelle que notre vie civique ; du reste, la première ne peut se
développer à l’écart ni à l’encontre de la seconde. Tâchons donc, par notre discipline et notre maturité, de
jouer le jeu de l’empirique qui s’impose actuellement comme une nécessité aux autorités qui nous
gouvernent et auxquelles il faut faire crédit, par principe, d’une volonté sincère de nous délivrer du mal. La
peur se cherche d’instinct des boucs émissaires et peut s’en trouver un, à bon compte, jusque dans l’État :
c’est pourtant l’union, et l’union seule, qui nous empêchera de mourir. Quittons l’opposition systématique
pour constater que le chemin de la santé – du « salut » – se découvre en ce moment au jour le jour, qu’il
demande à être sans cesse ajusté, et que notre collaboration est indispensable à l’apparition comme au ferme
établissement de son tracé. En observant entre nous la « distance » sanitaire, en prolongeant le temps de la «
distance », sachons inventorier ce que cette attitude physique obligée révèle métaphysiquement de notre vie
relationnelle et ce qu’elle est susceptible de lui apporter : essentiellement le « respect » et l’attente de l’autre.
Un Levinas n’a-t-il pas attiré notre attention sur la transcendance du visage ? Mais comment puis-je
accueillir, approcher, désirer le visage de l’autre si je ne demeure pas d’abord à distance de lui ? Le
Ressuscité lui-même n’ajourne-t-il pas un contact trop possessif ? Ne me touche pas… » (Jn 20, 17). Le
conjoncturel même, l’accidentel même, intelligemment assumé, peut servir à notre éducation sentimentale et
à l’élévation de notre degré humain. Notre capacité à convertir la contrainte en outil, l’épreuve en exercice,
le destin en festin, compte parmi nos industries les plus raffinées : elle atteste, non pas seulement notre
supériorité, mais notre génie.

Compte tenu de l’inévitable érosion des gestes préventifs et de l’universelle étourderie (dont sont loin d’être
exempts ceux qui fréquentent les églises…), le déconfinement, évidemment nécessaire à plus ou moins
longue échéance, suscite de légitimes inquiétudes, et l’on s’étonne de la naïveté de ceux qui veulent le
marquer comme une fête, s’imaginant qu’il s’agit de la fin de l’épidémie elle-même. Car il faut bien nous le
redire : nous sommes entrés pour longtemps dans un âge d’austérité et de minoration de nos libertés chéries,
absolues, mais avec la chance de pouvoir explorer une tessiture plus grave et plus émouvante de notre vie. La
prolongation qui vient d’être signifiée par les autorités civiles quant à la fermeture des églises au culte public
soulève actuellement dans le monde catholique un mouvement très sensible de désapprobation. Je ne vous
cache pas – et j’ai vraiment besoin de le dire ! – qu’il m’afflige profondément et que je ne me sens pas du
tout en consonance avec lui, au point que ces jours-ci j’en ai perdu le sommeil. J’ai vu, j’ai lu çà et là
beaucoup d’agitations. J’ai même surpris d’effarantes vulgarités. On aimerait que quelques voix, que
davantage de voix haut placées s’élèvent pour suggérer une attitude plus coopérante, pour promouvoir une
parole plus constructive. Quelle tristesse ! quelle déception ! quel ennui ! Faut-t-il que la voix catholique soit
si souvent, si spontanément, au cœur d’un bien-vivre ensemble qui se cherche péniblement, celle de la
riposte, de la contrariété et de la revendication ? Pourquoi cet esclandre d’enfants gâtés et ces aboiements de
tribuns ? On attendait un lever de visionnaires et de prophètes, et c’est une cacophonie de caprices. Tout cela
est petit, dérisoirement petit, lamentablement petit. Nouvelle manifestation de ce catholicisme du « non »
instinctif que j’avais identifié dans l’une de mes chroniques pour la revue Études (numéro de juin 2014).
Vieille histoire franco-française dont les rebondissements ne se comptent plus, faux héroïsme du refus,
posture pour laquelle d’aucuns confisquent volontiers le patronage de Péguy et de Bernanos, mais sans avoir
leur altitude, ni leur audace, ni leur esprit. Ni leur style… Est-ce là vraiment un spectacle dont la société qui
nous environne peut s’édifier, alors que le monde attend une parole largement, chaleureusement,
véhémentement humaine, comme celle, solitaire, du pape François ? Pourquoi toujours ce catholicisme de
l’entre-soi, du pour-soi, qui hésite à embrasser le monde, à s’avouer pauvre, balbutiant, désemparé, comme
tout le monde, devant le mystère énorme de la vie, à faire entendre une voix qui passe réellement le mur du
son, qui se distingue par une véritable pertinence historique et sociale ? Prétention déplorable à se croire le
centre du monde au lieu que de tâcher obscurément d’en être l’âme, selon la magnifique expression de la
Lettre à Diognète (IIe siècle) ? Il est injuste de soupçonner le gouvernement de quelque malveillance laïciste
ou de quelque partialité, alors qu’il fait ce qu’il peut, très respectueusement, avec un paysage religieux
français dont le catholicisme n’est pas, n’est plus (ne l’oublions pas !) l’unique composante. Il est grotesque
de prendre, dans la circonstance, des airs de persécutés. Il est présomptueux de dénoncer chez nos
gouvernants une lacune anthropologique et un vide, quand le vide que nous laissons, que nous faisons autour
de nous, avec toutes nos inanités, devrait nous faire honte.

La suspension actuelle du culte public, grâce d’un genre paradoxal et inédit à saisir comme telle, nous invite
à creuser les fondements de notre vie sacramentelle et à réaliser que nos cérémonies ne seraient rien, n’était
la densité, la vérité des « provisions » humaines que nous y apportons comme un lest. Vivons, et puis, quand
les pouvoirs publics « qui viennent de Dieu » (Rm 13, 1) le permettront, nous célébrerons, fidèles et laïcs
réunis, nous concélébrerons dans la joie des retrouvailles. En attendant, tâchons de faire de notre vie
ordinaire et contrainte une célébration « en offrant nos personnes en hosties vivantes, saintes et agréables à
Dieu », puisque tel est « le culte spirituel que nous avons à rendre » (Rm 12, 1). S’il est vrai que, selon le
plus haut magistère de l’Église, l’Eucharistie est « source et sommet de toute la vie chrétienne » (Vatican II,
Constitution Lumen gentium, § 11), faisons contre mauvaise fortune bon cœur, tirons parti de ce temps un
peu prolongé pour découler par nos actes et nos paroles de cette « source » et pour monter calmement vers ce
« sommet ». L’exercice, comme le désir, feront du bien à notre régime. Au demeurant, Jésus-Christ n’est
enfermé, obligatoirement enfermé, ni dans les hosties de pain azyme, ni dans les tabernacles, ni dans les
ministres, ni dans l’Église catholique. La messe qui se célèbre dans nos églises ne se soutient pas sans
l’immense messe qui se célèbre au dehors, dans le monde, sur le monde, comme l’avaient compris un
Teilhard de Chardin et une Madeleine Delbrêl. Je pense à certaines « fractions du pain », tout à fait
inofficielles, exorbitantes, que j’ai vécues ici ou là, à la dure, et qui, avec le recul, m’apparaissent,
fulgurantes, comme de véritables eucharisties. Je pense à tant d’amis non pratiquants, agnostiques, athées,
qui sont tellement beaux dans leur humanité toute simple et laborieuse, tellement avancés dans l’intuition de
ce qui fait l’essentiel de nos vies… Bref, la crise que nous traversons révèle un clivage dangereux et place
l’Église à la croisée de deux chemins possibles, dont l’un est une tentation : ou bien la perpétuation
introvertie d’un certain fonctionnement religieux, ou bien la dilatation joyeuse et aventureuse de la vieille
tente (Isaïe, 54, 2) à d’autres dimensions du monde réel et de la pensée.

Au-delà de toutes ces agitations superficielles, gagnons les assises profondes et silencieuses où s’entend et
s’élabore la « parole bonne et constructive » (Ep 4, 29). L’évangile du quatrième dimanche du Temps pascal,
évangile dit du « Bon Pasteur », est à cet égard d’une saisissante actualité. Nous pouvons vérifier une fois de
plus la teneur prophétique des Écritures, admirer les ressources offertes par une parole que nous
reconnaissons comme celle d’un Vivant. Je ne cite que quelques versets de ce chapitre dixième de l’évangile
de Jean qui retentira, par péricopes successives, au fil de la semaine à venir. « En vérité, en vérité Je vous le
dis : Je suis la Porte des brebis. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et il sortira, et trouvera
un pâturage… Moi je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait en abondance. Je suis le bon pasteur… J’ai
encore d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos ; celles-là aussi il faut que je les mène : elles écouteront
ma voix… » Dans les Synoptiques, Jésus bâtit son Église (Mt 16, 18) : dans le quatrième évangile il déploie
un pâturage. Les deux images s’équilibrent, se complètent et doivent être entendues ensemble, dans un même
accord, une même harmonie évangélique. Là un édifice, ici un espace. L’édifice ne se conçoit, n’est tenable
que comme spacieux. Ce dimanche, en tout cas, nous fait retenir et approfondir – en plein temps de
confinement ! – l’image du pâturage à ciel ouvert, de l’espace appétissant dans lequel les « brebis »
intelligentes entrent et sortent, circulent en parfaite liberté : autrement dit ce que, en terme d’éleveurs, on
appelle la « stabulation libre ». Image magnifique de ce qu’est, par vocation, l’Église. Le Christ nous met à
l’aise, au large, dans un espace qui n’a d’autres dimensions que les siennes, illimitées. La « pastorale » qu’il
instaure et qu’il nous confie ne fait ni des toutous, ni des consommateurs, ni des assistés, mais des brebis
attentionnées qui ont l’oreille fine. Elles entendent la voix du pasteur qui connaît leur mot de passe le plus
intime, comme elles entendent la voix des autres brebis, parfois très lointaines. L’espace qui leur est ouvert
n’est pas un espace rationné : c’est un espace infini de vie, d’interprétation, de liberté. Car le Peuple de Dieu
n’est pas un peuple de répétiteurs, mais un peuple d’interprètes, au sens quasi musical du terme. Ce qui peut
nous mobiliser, nous enthousiasmer, nous réconcilier désormais n’est ni un ghetto, ni un fief, ni une propriété
privée : c’est la proposition chrétienne au milieu du monde, le christianisme comme latitude, comme espace,
comme instance d’interprétation touchant non seulement aux Écritures (Lc 24, 27 et 45), mais à la vie, à nos
vies personnelles, à toutes nos vies qui se rencontrent pour construire, à la douloureuse et magnifique histoire
du monde. Cette proposition chrétienne, inaugurée dans le Ressuscité, est laissée à notre responsabilité pour
que nos révélions ce qu’elle a d’ouvert, pour que nous ne cessions de faire d’elle une ouverture. Vert et vrai
paradis de l’ouverture sur le seuil duquel je demeure avec vous, chers amis, plein d’espérance et
d’émerveillement.

En guise d’illustrations, un détail de la mosaïque absidiale de la basilique des saints Côme et Damien, à
Rome, et un détail de la Résurrection de Fra Angelico. Aujourd’hui, accouru de l’océan, un grand vent passe
sur les frondaisons et les herbages de la campagne poitevine, âge d’or du vert : je me livre tout entier à son
souffle, comme pouvait le faire jadis notre François-René, et je vous le livre à mon tour. Gai savoir. Il est
tellement exaltant de se sentir, en dépit du double conditionnement de la vie monastique et du confinement,
ou plutôt grâce à lui, à l’heure exacte de son siècle !

8 MAI
CINQUIÈME « PROVINCIALE »
ou
CINQUIÈME LETTRE PASCALE
AUX AMIS CONFINÉS

Chers amis, le confinement touche à sa fin. Dans l’incertitude. Dans l’inquiétude. Dans la confusion. Il ne
faudrait point que, cédant à un mauvais pli, l’on sacrifie l’humain à la reprise économique ni que la
circulation, retrouvant sa fièvre accoutumée, écrase les plus fragiles. Mais d’ailleurs qui sait si le
confinement ne reviendra pas ? On se prendrait presque à désirer qu’il se prolonge ou se renouvelle, non pas
tant pour la retraite méditative qu’il nous procure que pour l’œuvre de discernement qu’il opère entre les
esprits, entre les temps, entre le caduc et le pérenne, entre ce qui est noble et ce qui est vil. En ces jours d’une
indéniable gravité, et porté par les multiples témoignages de votre assentiment – j’oserais dire de votre
connivence –, je reviens encore une fois vers vous. Durant ces semaines de couvre-feu, presque
insensiblement et sans que je l’eusse prévu dès les premières heures, j’ai découvert qu’une responsabilité «
pastorale » d’un genre bien singulier m’était impartie : c’est vous, au fond, qui me l’avez donnée ! Vous
m’avez fait approfondir, comme jamais peut-être, la dimension sociale – « ecclésiale » – de la parole. Ce
temps de pandémie ne sera donc pas perdu. J’entrevois et je constate néanmoins que ma liberté de parole me
vaudra des inimitiés, mais j’assume cette éventualité dans la paix : mieux vaut être dans le « christique »
(expérience de l’hostilité à une parole audacieuse et franche) que dans le confort de la dissimulation et de la
servilité. Une vague s’est formée au large, elle est accourue lentement d’où certains de l’attendaient pas, elle
s’est accrue d’innombrables molécules, elle a bourgeonné de fleurs de sel et attend de voir, joyeuse, étonnée,
jusqu’où va s’étendre son déferlement : tel est un peu mon patient et passionnant travail, mon « poème » de
ces jours. Et c’est sous le signe bien-aimé du Poverello d’Assise que, frère « mineur », je « prêche » à des
oiseaux libres, pour qu’ils volent de leurs propres ailes et contribuent à de nouvelles fécondations en
transportant au loin les semences que j’aurai répandues.

Le confinement a marché de pair avec un certain raffinement. Un raffinement de nos relations, un


raffinement de notre pensée, un raffinement de notre travail ordinaire, un raffinement de notre attention au
détail. Détail de notre entourage humain, détail de notre paysage environnant, si restreint soit-il, détail de nos
tâches obligées. Mais le détail n’est-il pas l’humble horizon, le modeste domicile de nos vies quotidiennes ?
Nous ne pouvons tout voir, ni tout savoir, ni tout pouvoir, ni tout maîtriser. Ces temps de restriction
rabaissent opportunément notre prétention à la totalité et nous obligent à envisager l’indéterminé, au jour le
jour, comme notre seul avenir. Durant ces quelque huit semaines écoulées, notre existence s’est trouvée
rationnée, comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps, et elle va le demeurer durablement encore, sans
doute. Aujourd’hui, nous avons envie de quelque chose, de plein de choses. En tout cas nous n’avons plus
envie d’avant. Nous avons envie d’autre chose. Au terme de ce temps, préliminaire à tous égards, nous
pouvons récapituler et identifier ce qui nous reste. Or il faut bien nous persuader que ce qui nous reste n’est
pas moins que ce que nous avions auparavant. Si ce qui nous reste est un progrès de sagesse, d’intériorité,
d’humanité, alors ce qui nous reste est plus que ce que nous avions auparavant. Les dépouillements consentis
n’appauvrissent pas : ils enrichissent. Le véritable reste est toujours plus que la somme qui le précède, tout
simplement parce qu’il demeure. Nous ne sortons pas du confinement tout à fait dans le même état que celui
dans lequel nous y étions entrés : l’exercice nous a insensiblement modifiés, au plan personnel comme au
plan collectif (au moins au plan de nos petites communautés). Nous étions entrés dans cette mise en
quarantaine un peu noués et sur la défensive, avec la peur au ventre, et voilà qu’insensiblement, au fil des
semaines, à travers la fidélité au devoir d’état, l’interprétation des Écritures et l’intelligence de ce qu’est, en
vérité, la « résurrection », quelque chose s’est dénoué, détendu et dilaté en nous, entre nous. Quelque chose
de dé-chaîné », de libre, d’éminemment printanier. Le bénéfice le plus certain de l’épreuve est l’idée qui
nous est venue de nous causer de fenêtre à fenêtre, de clocher à clocher, de colline à colline, et la découverte
que nous avons faite de notre profonde entente. Le confinement nous a unis : il ne faut pas que le
déconfinement nous disperse. La longévité de nos liens, la solidité de la toile patiemment tissée, la définition
partagée de nos attentes, voilà désormais les grandes questions qui doivent nous mobiliser activement et nous
arracher à toutes sortes de morosités prévisibles. Un « ordre », une « compagnie » du Compagnon blanc
s’ébauche : il faut qu’elle se confirme et demeure.

La pandémie est à l’évidence la sanction naturelle et quasi automatique de nos maltraitances invétérées à
l’égard des écosystèmes et des aberrations de notre « commerce » planétaire. L’homme, laissé à son propre
conseil » (Sir 15, 14), ne peut consulter là-dessus que ses propres responsabilités. Mais l’on a entendu dire,
l’on entend dire encore, çà et là, que la pandémie est un châtiment de Dieu. Ce vocabulaire intenable, sinon
tout à fait monstrueux, hérité d’une longue tradition de prédication terrorisante, relève d’une conception
archaïque, magique et superstitieuse de Dieu, dont il n’est pas certain qu’elle ait cessé tout à fait d’infecter
nos représentations mentales ni les présupposés de nos discours ecclésiastiques (même lorsqu’ils parlent avec
volubilité de l’amour…) ; elle induit également, demeurant bien sûr hors de cause la belle prière des «
simples », les stratégies mercantiles d’une certaine prière de demande scrupuleuse et machinale. Car
l’Évangile, loin des bavardages et des rabâchements (Mt 6, 7), suggère bien sûr de demander, mais il
demande d’abord quelque chose, très peu de chose, à la demande elle-même, pour qu’elle soit juste : il lui
demande la sobriété et la discrétion qui s’appuie sur la confiance inébranlable dans l’Ami. « Seigneur, celui
que tu aimes est malade… » (Jn 11, 3). Présenter le Monde et nous présenter avec le Monde à l’Ami : cela
suffit et fait le fond de notre commun « sacerdoce ». « Cette maladie ne mène pas à la mort, elle est pour la
gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle. » (Jn 11, 6). De la part de « Dieu » (ce nom lui-
même, problématique, demande à être revisité, et surtout ré-évangélisé), il n’y a pas de châtiment à attendre.
Nos maux personnels et collectifs ne sont que l’aubaine qu’il saisit pour manifester sa gloire, que l’interstice
par lequel passe sa gloire, que l’espace dans lequel sa gloire « se passe » sur un mode pascal qui l’engage lui-
même, non comme démiurge, mais comme Patient. Gloire paradoxale de la croix. Paradoxale, c’est-à-dire,
selon les deux sens du mot « doxa », à rebours de l’opinion commune et à rebours de la gloire mondaine. «
Gloire du Seigneur » qui, de tristesse et de consternation, peut déserter nos institutions trop sûres d’elles-
mêmes, comme le prophète Ézéchiel la vit quitter le Temple de Jérusalem (Éz 10, 18-22). Non, je ne crois
pas en un Dieu condescendant qui assène des coups sur l’homme, mais en un Dieu émergeant qui affleure à
travers les efforts que l’homme fait pour s’humaniser toujours davantage : un Dieu en ascension au plus haut
de l’homme et qui convoque l’intégralité de sa chair au plus haut niveau de vie. Le Dieu que l’on cherche à
acheter et à fléchir n’est qu’une idole forgée par la peur panique qui se tapit au fond de chacun de nous. Un
magnifique « païen » comme Lucrèce (la catégorisation des « païens » et de ceux qui ne le sont pas est bien
discutable…) avait déjà dénoncé cette perversion lorsqu’il évoquait une « humanité écrasée sous le poids
d’une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menace les mortels de son aspect
horrible » (De Natura rerum, I, 63-65).

Je crois que le fond de l’affaire est là, que l’enjeu des débats qui agitent en ce moment le monde catholique –
le petit monde catholique trop enclin, parfois, à faire la loi à tout le monde – est là, non pas seulement dans
un clivage interne au catholicisme français (vieille lune), mais dans un clivage beaucoup plus fondamental et
grandissant entre la « religion » et un tout autre positionnement, plus modeste, plus dépouillé, plus
sereinement désemparé, de l’homme dans l’univers et devant son destin ; entre l’acceptation courageuse de
l’abime et l’instinct infantile qui pousse à le conjurer, à l’aménager, à le meubler avec toutes sortes d’objets «
religieux ». Demeurant sauve la Tradition comme acte de passation de Vivant à vivants, demeurant
incontestable le trésor de sainteté, de charité, d’intelligence et de beauté qu’ont élaboré deux millénaires
chrétiens, il nous faut revenir aujourd’hui de manière réflexive sur notre histoire et discerner ce qui est
étranger à l’Évangile, inutile à l’Évangile, ce qui n’est plus dicible, ni crédible, ni tenable. Il nous faut,
moyennant une opération d’une rigueur et d’une lucidité sans précédent, détacher Jésus du dieu magique, du
dieu archaïque, du dieu artificiel, du dieu officiel, du dieu philosophique, du lourd appareil dogmatique aux
appendices suspects qu’on lui a attaché depuis des siècles, et qui l’encombre, et qui nous encombre
sérieusement nous-mêmes, si nous sommes honnêtes (le malheur est que peu ont l’honnêteté de l’avouer).
Corrélativement, il nous faut choisir entre la prolongation acharnée d’un certain fonctionnement religieux et
l’exploitation innovante de ces « ressources du christianisme » sur lesquelles François Jullien vient d’attirer
notre attention dans un petit ouvrage remarquable, ou encore la mise en œuvre de cet « esprit du
christianisme » dont le Père Joseph Moingt, jeune vieillard de cent-trois ans, vient de nous suggérer les
grands traits dans son audacieux testament spirituel. Certes, l’Église, comme Mystère (Ep 3, 4-11), comme
Dessein de Dieu sur l’humanité, comme Fondation évangélique (Mt 16, 18-19 ; Jn 21, 15-19), est
éminemment sainte et transcende l’histoire des hommes ; certes, l’institution temporelle (elle ne s’assoit
véritablement, pour le bon et le moins bon, qu’au IVe siècle) est irremplaçable (l’absence pure et simple
d’institution serait une utopie, car rien ne perdure, ici-bas, sans une certaine assise institutionnelle), mais
l’institution, dans sa configuration présente, est appelée à reconnaître ce qu’il y a de prétentieux et de
malhonnête dans certains de ses comportements, ce qu’il y a d’insuffisamment revisité, d’insuffisamment
repensé, et par conséquent d’inadapté dans certains de ses discours, dans sa catéchèse, dans sa prédication,
dans sa liturgie, dans sa pratique sacramentelle, dans sa conception des ministères ordonnés, dans sa
formation aux ministères ordonnés, dans son interface avec la culture et le monde. Certains, dont je suis,
ressentent avec une acuité lancinante et de façon vraiment douloureuse l’inactualité de tout un système, la
caducité de tout un édifice, la dérive d’un continent entier, la gravité d’un véritable changement « climatique
». L’effondrement de la voûte de Notre-Dame de Paris, il y a un an (définitivement irréparable), possède à cet
égard la valeur d’un symbole dont beaucoup, beaucoup de clercs surtout, n’osent pas regarder en face la
dimension tragique : effondrement d’un édifice non seulement matériel, mais conceptuel et civilisationnel,
effondrement d’un ciel enchanteur, harmonieux, certes, mais caduc et nous laissant soudain désemparés sous
un autre ciel qui se découvre sans fond. Au-delà des susceptibilités et des allergies politiciennes qui sous-
tendent en ce moment les réactions catholiques, c’est à ces profondeurs vertigineuses, me semble-t-il, que les
choses se passent et que, de toute urgence, une conversion, un déplacement de grande envergure s’impose à
nous. Nous aspirons à une Église qui pense ; qui repense ses affirmations et ses fonctionnements ; qui, en
auscultant profondément et sans présomption le monde, l’accompagne dans l’effort qu’il fait pour se penser.
Par des voies discrètes et latérales, par les bas-côtés, nous aspirons, nous conspirons à avoir, ou plutôt –
parce que nous sommes toujours d’elle, et que nous l’aimons, et justement parce que nous l’aimons – nous
aspirons à être une Église qui fasse le saut de la « mythologie » chrétienne à la théologie chrétienne, du
psittacisme à l’interprétation, de la réaction à l’Action, de la paresse à la Pensée, de l’hagiographie à
l’honnêteté, de l’angélisme à la considération de la chair, de la gourmandise du merveilleux à la gravité du
Réel, de l’ecclésiastique à l’ecclésial, de l’établissement à l’Exode. Devant l’inanité de tant de discours
religieux, devant l’inertie de tant d’installations, devant l’indigence de tant de propos catholiques, j’ai parfois
envie d’avouer, avec l’enthousiasme d’un néophyte, « l’athée » qui sommeille en moi, l’athée chrétien qui
reste en moi : car, au bout de soixante ans d’existence – je pousse ici la franchise jusqu’au bout – il ne reste
peut-être plus que cela en moi. Mais, somme toute, ce reste est un plus ! En tout cas, dirais-je avec un grain
d’humour, peut-être faut-il, comme clerc – et surtout comme clerc – posséder en soi-même un taux suffisant
d’anticléricalisme pour être en vérité et sans péril un homme d’Église, comme un Père Daniélou l’avait
parfaitement compris et clairement formulé. « Réparer l’Église qui tombe », comme le Poverello (toujours en
filigrane de ces propos) s’en était entendu intimer l’ordre, ne signifie pas restaurer à l’identique (ce qui est
l’affaire des Monuments historiques), mais redimensionner l’édifice à l’échelle de son environnement, ce qui
est l’œuvre commune de l’Esprit Saint et des baptisés : « L’Esprit Saint et nous-mêmes… » (Ac 15, 28).

Au regard du travail de discernement et de construction positive, passionnante, dont les circonstances


actuelles nous offrent une opportunité sans pareille, la présente lettre serait presque une charte, ou du moins
une allumette, au sens métaphorique que l’on donnait à ce terme dans la langue spirituelle du XVIIe siècle.
En envisageant notre « fraternité du Compagnon blanc », nous pouvons dès lors nous poser les questions
suivantes, tout à fait pratiques. Comment faire pour que ce temps de pandémie, au lieu de nous fermer et de
se refermer sur lui-même comme une simple parenthèse, ouvre en nous et entre nous cet espace, ce
christianisme spacieux qu’évoquait la dernière lettre ? Comment faire pour que l’attrait de l’Ouvert perdure
au-delà du choc pandémique et de la période d’urgence sanitaire ? Comment faire, non pour imposer un
Christ-roi plus ou moins temporel dans la sphère publique (cette prétention est obsolète), mais pour
manifester et incarner la présence du Christ – du Compagnon blanc – dans cette communauté qui se cherche
entre les citoyens et les responsables de l’État ? Autrement dit, comment des citoyens, plus compréhensifs
quant à la difficulté de faire fonctionner un État, plus attentifs à l’intrication de toutes les instances qui le
composent, entreprennent, au cœur de la chose publique, et sans nécessairement tout approuver, un dialogue
et une collaboration à travers lesquels se manifeste la présence du Christ ? Le déconfinement va exiger une
intense attention à l’autre : chacun devra renoncer à l’impatience, à l’insolence, à la gourmandise, à
l’incivilité de son ego, pour donner la priorité à la protection de l’autre, moyen éminent de rentrer en relation
avec lui. N’y a-t-il pas là une manière très circonstanciée de faire eucharistie ? Comment penser l’Eucharistie
en échappant à un très vieux et très actuel matérialisme eucharistique qui chosifie la Présence du Ressuscité
au point de l’identifier, ou peu s’en faut, à un comprimé effervescent ? Comment penser le ministère ordonné
en échappant aux ambiguïtés du « sacré » et à l’hégémonie du prêtre tout-puissant et solitaire ? Le «
Compagnon blanc » est une expression qui nous donne à rêver, à imaginer, à penser : comment faire pour
dépasser le simple charme des mots et découvrir, au plus intime de nous-même, la réalité qu’ils esquissent ;
pour construire, ensemble, le compagnonnage spacieux et rayonnant qu’ils appellent ? Car nul ne saurait
prendre la place du Compagnon blanc, ni revendiquer pour soi-même une place auprès du Compagnon blanc
(voir Mt 20, 20-23), mais la place doit demeurer toujours vacante en nous, entre nous, pour le Compagnon
blanc : une communauté chrétienne ne se construit qu’autour de la place vacante – appel d’air !– qu’elle
laisse à son Seigneur Absent-Présent.

Et voilà comment nous en venons tout naturellement à l’évangile du cinquième dimanche du Temps pascal
(Jn 14, 1-12), tiré de l’admirable « Discours d’adieu » du Christ johannique. « Que votre cœur ne se trouble
pas… » Voilà bien les paroles rassurantes que nous avons besoin d’entendre sur le seuil d’un temps de
l’indéterminé, puisque aussi bien l’affranchissement de tout dieu archaïque et mythologique ne signifie pas la
condamnation de notre besoin d’être rassurés, et ne donne au contraire que plus de force aux paroles
rassurantes de notre grand Frère humain. « Il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père… Je m’en
vais vous préparer une place… » Voilà la maison spacieuse, conçue pour la « stabulation libre », accueillante
au pluriel, à la différence et à la diversité. À vrai dire, nous n’avons pas à gagner la « place » en question par
quelque mérite que ce soit : ce n’est pas une place honorifique, mais une place vitale dans le grand organisme
de la Vie. « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie… » Remarquons bien l’ordre de l’énumération, la structure
de cette trilogie. Non pas la Vérité seule, mais la Vérité accompagnée par le Chemin et la Vie, entre le
Chemin et la Vie, prise, en somme, dans le dynamisme de la Vie (voir Ac 17, 28 : « De Lui nous tenons la
vie, le mouvement et l’être »). Non pas un contenu dogmatique à apprendre, non pas une vérité close, mise
en conserve, intolérante, intransigeante, comme elle est apparue trop souvent dans notre histoire catholique,
mais une vérité toujours en train de se faire, toujours en train de se faire jour, dans la beauté, l’humilité, la
gloire du pur apparaître, dans le mouvement existentiel et historique du pur advenir. Et le Christ continue
avec un affectueux reproche : « Il y a si longtemps que je suis avec vous et vous ne me connaissez pas ?
Philippe, qui me voit, voit le Père. » Nous restons comme interdits. Inutile de chercher plus loin. La curiosité
est vaine. Le Christ ne fait pas mystère – pas mystère supplémentaire – de Dieu : il astreint simplement notre
regard à l’austérité, à l’altérité de son visage d’homme, comme au jour de la Transfiguration : « Ils ne virent
plus que Jésus seul » (Mt 17, 8) ; comme au jour du Discernement où les uns et les autres lui demanderont : «
Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, avoir soif ?... (Mt 25, 37 et 44). Le Visage, composé de tous les
nôtres, fait jaillir nos larmes (Lc 23, 61-62), fait briller notre joie (Jn 20, 20) et nous renvoie à nos
responsabilités (Mt 25, 40). On ne saurait concevoir humanisme plus intégral que celui que respirent,
qu’inspirent tous ces textes rapprochés. Transparent au Père, le Visage de l’Homme « venu du Père et
retournant au Père » (Jn 16, 28) n’a pas d’au-delà qui sollicite notre curiosité : celle du dieu que forgent
inlassablement nos angoisses, nos imaginations et nos acrobaties intellectuelles. C’est pourquoi, décidément,
« nous voulons voir Jésus » (Jn 12, 21).

Mettons-nous donc en Chemin dans le sens de la Vie qui nous envoie au Monde. On aurait aimé, ces derniers
temps, entendre davantage de réclamations généreuses pour la Mission que de revendications égoïstes pour
la messe (celle-ci n’ayant de raison d’être que celle-là). Une mission dépouillée de tout appétit d’annexion et
de conquête, mais qui laisse l’autre, tout autre, intact. Car le Christ ne détruit pas ce qu’il sanctifie, mais le
répare, l’exalte et le transfigure. Loin des mesquineries, une Altitude appelle notre rupture d’amarres, notre
abandon à son rythme souverain et, qui sait, notre bienheureuse perdition dans ses flots. Laissons l’Esprit
travailler la chair frémissante de la mer, laissons la lumière traverser le galbe de la vague. « Le vent se lève :
il faut tenter de vivre. » (Paul Valéry, Le cimetière marin). « Là où la terre n’existe plus, là d’où vient ce
mouvement sur la forêt, d’une rive du monde jusqu’à l’autre, il n’y a de chemin qu’à travers la Paix… Sur
les choses qu’il a créées ne cesse pas l’interrogation de l’Esprit. » (Paul Claudel, La Messe là-bas).

16 MAI

“Ils s’aperçurent qu’ils étaient nus” (Gn 3, 7) De la sexualité en son site ecclésiastique. Quelques propos et

propositions.

FRANÇOIS CASSINGENA-TRÉVEDY·SAMEDI 16 MAI 2020·24 MINUTES

Dans mon dernier billet (« Cinquième Provinciale »), j’évoquais le pas que nous attendons de l’Église, ou
plutôt que, en Église et face au monde, nous désirons faire ensemble, courageusement. Autant que faire se
pourra, j’aimerais désormais revenir plus au long sur quelques-uns des aspects majeurs de ce déplacement
dont j’ai succinctement énuméré les grandes lignes. Pris à mes propres mots, je ressens ce travail
d’explicitation comme un devoir. C’est la moindre des choses, me semble-t-il, si l’on désire être de quelque
utilité dans la réflexion et la construction communes qui s’entreprennent en ce moment çà et là. L’actualité
ecclésiale qui a précédé immédiatement l’arrivée de la pandémie sur notre territoire et celle qui a
accompagné la fin du confinement me suggèrent de développer sans tarder le point particulier que je
formulais ainsi : « De l’angélisme à l’honnêteté ». Il s’agit, pour le dire autrement, de la sexualité en son site
ecclésiastique. Dois-je faire remarquer au préalable (c’est presque une excuse…) que, par la force des
choses, je nourris cette réflexion en tant qu’homme, du sexe masculin ? Je n’en espère pas moins parler en
frère de tant de voix féminines qui se sont élevées et qui vont continuer de s’élever sur le sujet. Dans ce
propos nécessairement « partiel », dans cette moitié de la réflexion qu’hommes et femmes sont appelés à
élaborer de conserve, on ne devra chercher ni une étude sociologique, ni une charge polémique, ni un
documentaire à sensation, mais seulement une invitation à gagner des profondeurs peut-être inaperçues.

Marie-Dominique Philippe, Jean Vanier, Georges Finet et alii : les figures tutélaires de ces dernières
décennies, charismatiques, reconnues, autorisées, déchoient les unes après les autres de notre admiration sans
borne. Et il est fort probable que d’autres encore connaîtront à l’avenir un sort analogue. C’est la marche
implacable d’un désenchantement qui affecte tout le paysage idyllique de la foi et de l’institution
catholiques, La dissonance complète des comportements mis au jour avec l’abondant discours bioéthique
produit depuis Humanae vitae (1968), comme avec une certaine prétention de faire la loi à tout le monde en
ces matières, ajoute à l’intolérable et suscite un sentiment aigu d’incohérence. Et qui sait, après tout, si l’on
ne peut remonter plus haut, beaucoup plus haut dans l’histoire, pour porter le soupçon sur tant de modèles
officiels, incontestables, que l’on a proposés à notre admiration, voire à notre culte ? Les saints les plus
reconnus eux-mêmes furent-ils sans failles ni sans ombres ? Et chacun de nous, repassant sa propre histoire,
peut légitimement s’interroger désormais, avec le recul de l’expérience et du temps, sur la netteté de bien des
personnalités sacerdotales et religieuses qui ont accompagné la formation humaine et spirituelle de ses jeunes
années. Je vais plus loin : une expérience suffisante de l’audition des clercs et des religieux en confession,
comme ministre, ne révèle-t-elle pas un continent immense de faiblesses ? Osons rompre un mutisme qui
nous arrange et sortir des retranchements professionnels de notre non-dit : qui de nous, prêtres ou religieux,
peut certifier qu’il est toujours en conformité, toute sa vie durant, avec la norme, avec le directoire de la chair
tel qu’il est présenté dans les manuels, les traités et les catéchismes, et au regard duquel nous prodiguons des
conseils au cours de la confession sacramentelle, au regard duquel nous donnons l’absolution ? Allons ! En
dépit de toutes les images avantageuses que nous cherchons parfois à donner aux autres et que nous nous
donnons à nous-mêmes, il ne suffit pas de passer sur soi une soutane, une aube ou un scapulaire pour que
cette affaire considérable qu’est notre chair se résolve et s’évanouisse : l’ère glaciaire qui s’impose dans les
débuts peut être suivie d’étranges réchauffements. Ils s’aperçurent qu’ils étaient nus (Gn 3, 7)… Les prêtres
et les religieux sont nus, comme les autres. Pareille « reconnaissance » de la réalité est le préalable obligé,
non seulement de tout discours pastoral et spirituel admissible, mais de tout travail constructif sur le fonds,
non d’une anormalité miraculeuse, mais d’une sexualité ordinaire, partagée non seulement avec tous les
humains, mais avec tous les êtres vivants. Au milieu de sa grande célébration des « choses de la Terre »
(Géorgiques, III, 244), Virgile, qui traite de l’instinct animal comme il traitera plus tard de la passion de
Didon et d’Énée, fait ce constat dont la concision n’a d’égale qu’une indulgence inspirée par un long regard
sur le monde : Amor omnibus idem, « Amour est le même pour tous ». Imaginons un instant une « manif »
qui arborerait ces mots…

Dans ces conditions – et c’est là que je veux en venir – les révélations de tant d’égarements, de déviances et
de perversions, nous invitent, au-delà du moment bien compréhensible de l’indignation, au-delà de
l’émotionnel et de la condamnation nécessaire des abus, à nous arrêter, à faire silence, à descendre très
profond pour interroger, pour inventorier le « lieu commun » de notre sexualité humaine. Car il n’y a point,
en réalité, à ce tribunal que l’on voit se constituer aujourd’hui, d’un côté les mauvais et de l’autre les
exempts, les immunisés, les irréprochables, d’un côté les indignes et de l’autre les indignés. L’Évangile ne
nous a-t-il pas appris, d’ailleurs, à remettre en question pareil manichéisme ? (Jn 8, 1- 11). Il ne s’agit
assurément pas de minimiser, ni de justifier, ni d’excuser les abus qui demeurent inadmissibles, mais encore
une fois, pour nous, de descendre plus profond, de partir en reconnaissance, d’identifier, dans le « tout-bas
»,plus bas que le « mauvais lieu » où il risque toujours de s’égarer, de se pervertir et de se défigurer, le lieu
fondamental, le lieu-source duquel procède, chez ceux-là mêmes qui s’égarent, la part, la pierre précieuse qui
échappe à la condamnation et à la caducité : par exemple, chez ce grand aimeur que fut – malgré tout – Jean
Vanier, sa tendresse pour « Jésus » et pour les plus faibles (ce qui explique, d’ailleurs, que l’Arche peut
survivre et survivra effectivement à son fondateur). Car dans l’homme tout n’est pas jetable, ni par lui-même,
ni par les autres, ni par le Dieu manifesté en Jésus-Christ. Car aucun homme n’est entièrement jetable. Car
aucun homme n’est foncièrement jetable (voir Jn 6, 37). Car le fond de l’homme, notre fond commun
(inassimilable à je ne sais quel déchet), n’est pas jetable sans autre forme de procès. Bref, la condamnation
des abus et la mise en place de stratégies défensives sont insuffisantes et ne représentent qu’un moment,
qu’un aspect d’un processus beaucoup plus vaste à entreprendre et à conduire. Avec cela, il est à la fois
malhonnête et dangereux, comme on le fait si souvent et depuis si longtemps en milieu ecclésiastique, de
déguiser notre sexualité sous un scaphandre ou de l’ensevelir, comme un réacteur nucléaire, sous une chape
de béton.

Après avoir identifié l’existence du lieu fondamental, du lieu-source, du lieu sous-jacent aux mauvais lieux
possibles, nous pouvons tenter d’en approcher l’essence. Qu’est-ce, au fond, que la sexualité ? Non pas un
accident de l’homme, non pas un département de l’homme, non pas une faculté facultative de l’homme, mais
une dimension transcendantale qui oriente, qui qualifie, qui « modifie » tout son être et tout son agir, un
donné qui émane, qui rayonne, qui infuse, à son insu même, dans toute sa vie ordinaire, affective,
intellectuelle, créatrice, relationnelle, sociale, spirituelle. Un signe sous lequel tout, absolument tout, est
placé, et chez ceux-là mêmes qui ne font pas un usage physique de la sexualité. La sexualité demande à être
« avouée » et ce, dans un sens bien plus large et bien plus positif que celui qui a cours dans le cadre
strictement confidentiel d’une confession. Loin d’être évacuée ou exclue, elle demande à être validée. «
Condition » (au sens étymologique de condere, « fonder »), elle est en effet de l’ordre du fondamental et du
principiel. Elle est ressource, potentiel, énergie primaire, ère primaire de notre « géologie » humaine, pour la
simple raison qu’elle incarne, en nous, le dynamisme de la Vie. Il nous revient de travailler cette ressource et,
pour commencer, de prendre connaissance de ses profondeurs abyssales. Méfions-nous, en l’occurrence, du
vocabulaire biaisant de la sublimation : on ne sublime pas la sexualité, mais c’est la sexualité elle-même, la
sexualité toujours qui s’exprime jusque dans les « langages » les plus inattendus, étant elle-même
intrinsèquement parole, « verbe » puissant et protestant de notre chair. Au vrai, tout, en nous, est parole de
chair, œuvre de chair. Le logos de la chair ne saurait être davantage évacué que celui de la croix (cf. 1 Co 1,
17-18). La chair ne saurait être sous-traitée comme une saleté, mais demande à être visitée, explorée,
illuminée jusque dans le « tout-bas », avec cette lampe d’intérieur dont parle l’Évangile (Mt 5, 15-16), lampe
qui n’est autre que la lucidité et l’honnêteté de notre œil simple (Mt 6, 22 ; Lc 11, 34-36). Dans un silence
lumineux, faisons donc la découverte, l’inventaire de l’énergie de la Vie qui est en nous ; écoutons voir ce
qui monte, non de notre cloaque, mais de notre abime ; recueillons-nous un instant sur le grand Désir qui
nous habite et qui récapitule dans une flamme unique tout le buisson ardent de notre chair.
La sexualité humaine ne se limite pas à sa finalité procréatrice au sens biologique et utilitaire du terme,
encore qu’un certain discours ecclésiastique ait longtemps voulu, par instinct de sécurité, l’encadrer, la
confiner dans cette fonctionnalité unique. En fait elle inscrit, dans notre chair, une loi d’aimantation
autrement inventive, insubordonnée et fondamentale. À bien considérer les choses, toute relation humaine,
toute relation au monde, toute relation à Dieu convoque cet « immanent » de notre chair, tout ce « bois de
musique » de notre cri le plus primitif, car ma chair, ma chair toujours incomplète, est foncièrement un cri
(Ps 83, 3). Lieu maximal de notre énergie (puisqu’elle donne la vie), la sexualité est aussi le lieu maximal de
notre fragilité. Elle est notre risque, à proportion de ce qu’elle est notre abime (mais a-t-on jamais vu qu’un
abime ne fût pas risqué ?). Bien par-delà les nomenclatures officielles, bien par-delà les espaces
ordinairement fréquentés par les viveurs et autorisés par les censeurs (en la matière, ceux-ci sont autant hors-
sujet que ceux-là), la sexualité de l’homme ne cesse de chercher et de se chercher : encore une fois, elle
trouve à s’exprimer là-même où nous n’avons pas conscience, où nous n’avons pas l’idée, où nous nous
obstinons à ne pas vouloir reconnaître que, tout-bas, c’est elle qui parle. C’est elle, naturellement
entreprenante, symboliquement érectrice et pénétrante chez l’homme, qui sous-tend volontiers l’énergie
déployée dans les grandes synthèses intellectuelles et philosophiques, dans la création artistique, dans les
engagements politiques ou humanitaires. Pas de cérébralité qui ne convoque la sexualité. Pas de cime qui ne
sollicite l’assise et ne partage avec elle une éminente dignité. Pas de haut qui ne fonctionne avec le bas,
lequel n’a absolument rien d’inférieur. Pas de ciel qui n’ait besoin de la terre pour l’aider. C’est cette assise
de la chair qui s’installe, au beau milieu de la Bible, à travers le langage épanoui du Cantique des cantiques,
c’est elle que sous-entend le cadre matrimonial et festif du premier signe (Jn 2, 11) opéré par Jésus. C’est elle
qui, laissant par ailleurs entière la possibilité de fragilités que trop d’hagiographies édifiantes occultent et que
nos enquêtes historiques entrevoient désormais, supporte le Commentaire du Cantique de Bernard de
Clairvaux, le traité de l’Amitié spirituelle d’Aelred de Rievaux, l’amour de François d’Assise pour Dame
Pauvreté et la Vive flamme d’amour de Jean de la Croix. Il est à parier – j’ose le dire – qu’il n’est pas de vie
consacrée aux étreintes les plus intellectuelles, les plus caritatives et les plus mystiques qui ne procède, de
manière asymptotique, vers l’acte de chair le plus concret, comme si celui-ci n’était pas l’acte le plus
adolescent de la vie que l’on imagine, mais son acte terminal et le plus mûr. Dès lors, descendre vers ce
centre de gravité qu’est notre chair, faire le clair sur notre tout-bas (ce bas n’étant ni sommairement
condamnable ni damné), c’est faire œuvre d’honnêteté autant que d’exactitude : une œuvre à laquelle tout le
monde a droit de notre part et qu’il attend de plus en plus en vérité. Car le véritable « péché » de la chair est
bien moins d’essence solitaire que d’essence sociale, dans la mesure où il est un péché de malhonnêteté et de
mensonge. Ce qui est intolérable dans les abus, c’est le mensonge plus ou moins conscient dont les ont
entouré leurs auteurs, le mensonge dont les ont entouré leurs complices, le mensonge dont les a entouré
l’institution tout entière.
En définitive, s’il est un vocabulaire, s’il est une notion à promouvoir, en toutes ces matières, c’est, me
semble-t-il la magnifique notion de fécondité. Oui, c’est notre fécondité qu’il faut inventorier, inventer,
décupler, car l’homme, quel que soit son état, est fait, par constitution, pour être père, c’est-à-dire pour
donner la vie, pour donner sa vie, en abondance (Jn 10, 10-11). Et cet inventaire, cette expansion de notre
fécondité – le « Multipliez-vous » des origines (Gn 1, 28) concerne tout homme – est l’œuvre, le chef
d’œuvre d’une vie, le « capital » anticipé de notre résurrection future.

L’exercice du ministère, la célébration de la liturgie et des sacrements, l’accompagnement spirituel, la vie


spirituelle ne rapprochent pas seulement des « âmes » : ils rapprochent des corps. Ce qui est dans la logique
de l’incarnation est aussi source de risque. La chair, toute chair est un continent magnifique et périlleux.
L’incarnation est le risque par excellence : Dieu même en sait quelque chose qui, si j’ose dire, y a laissé sa
peau. Le célibat (je n’ai pas l’intention d’aborder ici le problème de sa reconduction dans la discipline
ecclésiastique de l’Église latine), le célibat est, il faut bien l’avouer, une situation proprement vertigineuse, et
ceux qui l’embrassent doivent en être avertis, comme ils doivent en avertir en toute clarté ceux et celles
qu’ils fréquentent, mais ils n’auraient pour la chair, pour toute chair concernée par l’incarnation de Dieu
qu’une bien piètre estime s’ils ne cherchaient à entretenir avec les corps qu’une distance de sécurité. Aussi
voudrais-je évoquer maintenant trois écueils, trois éléments embarrassants de notre héritage catholique qui,
dans le monde ecclésiastique, nous empêchent de rencontrer en vérité, en toute clarté, le corps. Notre corps et
le corps des autres.

Il y a d’abord le « dogme » du péché originel, lourde pièce de la théologie augustinienne que les avancées
irréversibles de la paléontologie et des sciences humaines ont rendue tout à fait irrecevable comme tel. Ce «
dogme » tenace qui passe encore aux yeux de beaucoup – au-dedans de l’Église aussi bien qu’au dehors –
pour le premier article, pour le fondement obligé de tout l’édifice de la foi chrétienne et qui continue de
traîner dans notre vocabulaire liturgique, hante nos représentations et pollue en quelque sorte immédiatement
notre appréhension de la sexualité. Or là où le péché surabonde, là où ce péché-là surabonde, ce n’est pas
nécessairement la grâce qui surabonde (Rm 5, 20), mais plutôt la honte, le désespoir et, conséquemment, une
révolte, une insurrection de la chair aux conséquences lamentables. Pareille « archéologie » pèse lourd sur
notre histoire : nous partons d’emblée d’un corps brisé, nous portons par principe un corps brisé. Nous ne
rencontrons physiquement et spéculativement la sexualité qu’à travers cette vitre brisée en mille morceaux,
cependant que le nu (Gn 3, 7) qui sort de cette catastrophe fondatrice n’est plus sous le signe de la lucidité,
mais sous celui de la démolition.
Ensuite, il y a – non sans lien organique, évidemment, avec cette « archéologie » désastreuse – les
hypertrophies de la mariologie et les maladresses du culte qui l’escorte. Car il y a une manière indiscrète de
parler de la virginité de Marie qui, j’ose le dire, est une espèce de viol, comme il y a un discours obsessif et
unilatéral sur la virginité qui – paradoxe – représente à son tour, dans notre histoire catholique, une espèce de
péché originel. On sait en effet comment, surtout à partir du IVe siècle, les Pères de l’Église ont mis l’accent
sur la virginité physique de Marie, en même temps que, dans leur discours ascétique et disciplinaire, parfois
dithyrambique et aujourd’hui inaudible, la virginité acquérait un statut d’éminence, au détriment du mariage
chrétien. Tout cela s’est aggravé, aux siècles derniers, lorsque l’on a proclamé des dogmes essentiellement «
préservatifs » au sujet de Marie, en particulier celui de l’Immaculée Conception (qui demande à être compris
dans le sens positif de la plénitude de grâce et sur lequel les Églises d’Orient, d’ailleurs, n’ont jamais jugé
utile de se prononcer). Ainsi a-t-on imposé insensiblement une anatomie de la virginité, ainsi a-t-on
dangereusement conforté une mythologie, une idéologie, un matérialisme de la virginité, alors que le récit
évangélique de l’Annonciation (Lc 1, 26-38), l’une des pages les plus belles et les plus inspirantes de la
Sainte Écriture, suggère quelque chose d’autrement essentiel, à savoir l’entière disponibilité de Marie, jusque
dans sa chair, au Projet de Dieu. Car ce qui est « virginal », en Marie, c’est d’abord et avant tout son accueil
de la Parole, proposé en modèle à toute l’Église et participable par tous les croyants : le reste est un mystère
inaccessible à nos curiosités. En toute origine demeure une part inviolable de secret dont la femme est tout
particulièrement la dépositaire. Dans l’origine de Jésus, comme dans notre origine à chacun de nous.
Personnellement, je ne verrais pas d’inconvénient à ce que l’Esprit Saint ait pris sous son ombre l’intégralité
d’un rapport sexuel humain, ce qui serait, soit dit en passant, davantage « bonne nouvelle » pour la sexualité
masculine (laquelle, autrement, se sent éconduite comme une agression et une saleté) et davantage en
cohérence avec la réalité et le sérieux de l’incarnation. Autrement dit une « virginité » qui transfigure, c’est-
à-dire magnifie une conception ordinaire. La vraie dévotion à Marie, fort silencieuse et sobre à l’image de
Marie elle-même, demeure la dévotion à ce à quoi Marie elle-même fut dévote, autrement dit la dévotion à la
Parole de Dieu, écoutée, méditée et accomplie. Bref, nous pouvons diagnostiquer dans une certaine
exaltation de « l’immaculé » les relents de cette religion archaïque, vétéro-testamentaire, que la tache ne
cesse d’obséder, qu’elle soit de sang ou de sperme, « l’immaculé » et le « maculé » s’appelant mutuellement
dans une interminable et désespérante surenchère. Il n’est pas anodin, pour le regard d’un observateur averti,
que les milieux où se produisent des abus sexuels soient ordinairement des milieux où s’affiche une dévotion
mariale intempérante et prolixe… Comment oublierais-je les « admirables » causeries mariales du Père
Marie-Dominique Philippe auxquelles j’assistais à Paris, alors jeune étudiant ? Ah ! pour être dévot je n’en
suis pas moins homme… » Tartuffe n’est pas qu’une amusante curiosité du Grand Siècle : il se survit dans
certaines schizophrénies contemporaines, dans certaines cohabitations endurcies de l’ange et de la bête. Il y a
des dévotions collectionneuses et baladeuses qui colmatent péniblement les failles non assumées de
psychismes problématiques : autant de palliatifs inquiets à cet abime que chacun de nous comporte en soi.
J’ajouterai qu’une piété mariale démonstrative et militante peut fort bien s’accompagner du plus parfait
machisme clérical, la focalisation sur la Femme inoffensive permettant d’éviter confortablement toute
préoccupation d’honorer la place des femmes réelles dans la vie des communautés chrétiennes.

Il y a enfin toute une représentation du prêtre qui s’alimente aux sous-produits de la lointaine École
Française de spiritualité, toujours influente (sinon toujours connue dans ses authentiques monuments
littéraires), à une conception romantique et fortement individualisée de la vocation, à la résurgence de
schèmes paternalistes très gratifiants et politiquement teintés, à une théologie surannée du sacerdoce qu’il
sera toujours impossible de concilier avec les textes du Nouveau Testament, évidemment porteurs d’une
toute autre conception des ministères ordonnés. Dangereuse accaparation de ce que l’Épitre aux Hébreux,
fort discrète, quant à elle, sur les ministères ordonnés, n’affirme que du Christ seul. Dangereuse fascination
du prêtre séparé, supérieur, environné et imbu d’une sacralité qui l’ignifuge, alors que l’on voit certaines
coquetteries sacerdotales enrober de véritables explosifs. Et puis, pour évoquer un autre modèle tentant, est-
ce vraiment le Curé d’Ars qu’il nous faut aujourd’hui reproduire, face au laxisme des temps ? Quoi qu’il en
soit du Curé d’Ars dont il n’est évidemment pas question de contester l’humble grandeur ni l’extraordinaire
rayonnement, ce que la psychanalyse nous a révélé nous rend légitimement circonspects devant les prouesses
forcenées de la mortification. Car certaines macérations intempérantes et non contrôlées par un véritable
accompagnement spirituel ne sont que des formes perverses de l’autoérotisme, des réponses affolées à de
grandes débauches qui couvent. Au vrai, la sexualité ne se traite ni par le rêve, ni par le dédain, ni par la
violence.

Dès lors, par les temps qui courent, méfions-nous des admirations béates : de celles dont nous sommes les
dupes, comme de celles que (Dieu nous en préserve) nous chercherions à attirer sur nous-mêmes. Méfions-
nous des canonisations hâtives qui prétendent remplir un ciel officiel et artificiel. Gardons-nous des modèles,
s’ils ne sont que des idoles momentanées, et des exceptions qui désespèrent plutôt qu’elles n’édifient. Même
les figures de sainteté entérinées par la tradition ont eu, Dieu merci, leurs persévérantes et irréductibles
faiblesses. Au centurion Corneille qui se prosterne devant lui, Pierre adresse ces mots : « Relève-toi, je ne
suis qu’un homme, moi aussi. » (Ac 10, 26). Et c’est une honnêteté singulièrement émouvante que celle
d’Augustin lorsque, étant évêque – oui, étant évêque, que l’on y songe ! – il n’hésite pas à avouer qu’il est
encore accessible aux sollicitations des images de ses anciens plaisirs (Confessions, X, 30, 41-42). Ce genre
d’aveu mérite davantage notre mémoire et notre gratitude que les élévations les plus sublimes de la
théologie. Décidément, il n’y a pas d’exempts de la condition humaine : pour notre consolation, pour notre
entraînement, il n’y a que des hommes et des femmes fragiles qui tentent de vivre et qui peinent, même les
plus grands, au difficile métier d’aimer.

Comme débouché naturel et attendu de ce qui précède, et avec la ferme intention de faire œuvre utile, je
formule quelques propositions d’ordre pratique, en les disposant dans un ordre qui suggère librement un
itinéraire. Il s’agit en somme de désigner les choses. Il s’agit de passer du tabou au secret, du secret à la
confidence, de la confidence au partage, du partage à l’élaboration d’une « charte de la chair ». Il s’agit
d’amener doucement les choses à la lumière en les amenant doucement à la parole, à l’état de parole, si
approximative soit-elle encore ; de mettre à la parole, en somme, comme on met à jour. « Quiconque commet
le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient démontrées coupables,
mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin de manifester que ses œuvres sont faites en Dieu. » (Jn 3,
20-21). « Ce que ces gens-là font en cachette, on a honte même de le dire ; mais quand tout cela est dénoncé,
c’est dans la lumière qu’on le voit apparaître ; tout ce qui apparaît, en effet, est lumière. » (Ep 5, 13). Tirer
au clair, au sens le plus fort de l’expression, voilà notre travail : voilà notre œuvre pour la chair.

● Descendre en silence dans notre tout-bas, nous apercevoir de notre assise, identifier le tout-bas comme
l’origine depuis laquelle tout part, tout commence, tout survient en nous. Visiter et habiter, en nous, le site
fondamental de la vie.

● Identifier le feu, le volcanisme de la vie qui monte en nous, le cratère qui est en nous, et y camper.

● Identifier, non pas les sublimations (il n’y en a pas), mais les traductions, les « conductions », c’est-à-dire
les moyens et les domaines d’expression de notre sexualité : conductions intellectuelles, affectives,
artistiques, sportives, etc. Repérer et cultiver nos « lieux d’aisance », c’est-à-dire les activités où notre corps
est en « jeu », où notre corps, en « état de grâce », se mobilise, se détend, se déploie et devient l’instrument
d’une vraie doxologie : « Rendez gloire à Dieu dans votre corps » (1 Co 6, 20) : ce peut être la pratique du
chant ou d’un instrument de musique, l’exercice d’un artisanat, le travail en cuisine, le soin affectueux et
méticuleux des malades, etc. D’un point de vue masculin, je parlerais volontiers aussi de « lieu de puissance
» (puissance à bien comprendre, bien sûr), étant donné que le célibat, si célibat il y a, le difficile et modeste
célibat ne saurait s’accompagner d’aucune diminution de la virilité, d’aucune renonciation à la virilité sous
ses formes les plus solides et les plus hautes.

● « Toucher terre », grâces à ces grands exercices de notre corps que sont le travail physique et le sport.
● Faire vivre l’amour, non dans des passades, mais dans des épousailles constantes avec le réel. Avec
l’universalité du réel. Reconnaître le partenaire infini qui, à travers notre désir de ceci ou de cela, appelle
notre étreinte.

● Tâcher de nous raconter à nous-même l’histoire de notre chair, de repérer les nœuds de l’arbre, de poser là-
dessus quelques mots.

● Tâcher de raconter cette histoire à un autre. Et d’abord trouver à qui raconter cette histoire. L’autre a déjà
grâce pour nous entendre pour la simple raison qu’il est autre. Attention : cet autre ne sera pas
nécessairement ni immédiatement un clerc ou un religieux ! Il y a tout intérêt à trouver au plus près de nous ;
au plus près de nous quant à la confiance et à la liberté. Nous pouvons raconter beaucoup plus aisément cette
histoire à un laïc, et surtout à un ami, à un confident, bien au-delà des frontières officielles de la «
confessionnalité » (entendue comme confession de foi et comme sacrement de la confession). Peut-être les
vraies amitiés, les seules vraies amitiés se fondent-t-elles d’ailleurs sur la possibilité qu’elles nous offrent de
nous raconter mutuellement cette histoire. Nous n’avons d’amis authentiques que ceux à qui nous pouvons
raconter tout ça, que ceux avec lesquels nous pouvons descendre ensemble dans le tout-bas, avec lesquels
nous pouvons promener dans l’obscur la lampe d’une parole partagée. L’ami auquel nous raconterons cette
histoire ne sera pas nécessairement un saint ; il ne le sera probablement jamais ; il ne vaut mieux pas qu’il le
soit : rien ne soude davantage l’amitié que la révélation mutuelle de faiblesses identiques. Rien n’est plus
édifiant, pour les clercs et pour les religieux, que la fréquentation des laïcs mariés, de leurs itinéraires
chaotiques plus encore que de leurs sereines fidélités.

● Oser nous raconter cette histoire, au moins quelque chose de cette histoire, en communauté. Ce qui, il faut
bien le dire, ne se fait jamais, car le poids d’une tradition presque inamovible, joint à une espèce de contrat
social de mutisme, nous empêche de parler entre nous du tout bas. Tout ne va-t-il pas de soi ? N’avons-nous
pas mis tout ça à la porte en franchissant la porte de nos divers instituts ? Il en va comme si nos institutions,
grandes et petites, ne pouvaient tenir qu’à la condition de ne jamais porter ces profondeurs à hauteur de
conversation, alors que ce sont précisément elles qui, plus que toutes les banalités de nos conversations
collégiennes, nous permettraient de faire véritablement connaissance mutuelle, à véritable hauteur d’hommes
et de femmes. Si nous n’en venons pas suffisamment à ce tout bas que nous partageons, nos vies
communautaires risquent de n’être qu’un malentendu.

● Inscrire tout ce travail d’exploration et de mise au clair au programme des instituts de formation cléricale
et des noviciats religieux. La fameuse « spiritualité » que l’on range dans le cycle propédeutique ne devrait
pas procéder à une évasion hors de la chair, à grand renfort d’émotions et de dévotions religieuses, mais
à une consolidation et à une vérification des assises, critère majeur pour le discernement des authentiques
appelés. Car il ne s’agit de former ni des distributeurs de sacrements, ni des managers, ni des gardiens d’une
territorialité ecclésiale de plus en plus problématique, mais des compagnons d’humanité et des éveilleurs de
sens.

● Faire tout ce travail de désignation et de clarification en Église et en rendre compte à tout le Monde ; le
déposer devant le Monde comme une réparation pour tant de siècles de malhonnêteté ; le proposer à tout le
Monde comme un exercice possible. Un service public de la lumière et de la parole, pour un progrès de notre
commune humanisation.

François Cassingena-Trévedy, osb, Ligugé

23 MAI

De la fabrique du sacré à la révolution eucharistique - Quelques propos sur le retour à la messe.

FRANÇOIS CASSINGENA-TRÉVEDY·SAMEDI 23 MAI 2020·21 MINUTES


C’est décidément chose étrange comme la messe, dans l’histoire religieuse de notre pays, a pu faire l’enjeu
de débats et le fait encore, même depuis que l’immense majorité de nos concitoyens a cessé de s’y rendre, au
point que l’on peut se demander, parfois, si toute cette chamaillerie épisodique n’entre point parmi les
indicateurs de notre identité française. Que l’on songe à la fameuse boutade d’Henri IV converti par
diplomatie au catholicisme, dans la perspective de son sacre de 1593 : « Paris vaut bien une messe », ou
encore, en plein affrontement de la République et de l’Église à l’aube du siècle dernier, aux non moins
fameuses « fiches » du Général André qui portaient éventuellement, sur les cadres de l’Armée, l’indication
suivante : « va à la messe ». Alors que la normalisation d’une forme ordinaire et d’une forme extraordinaire
du même rite romain (2007) n’a pas encore tout à fait aplani la courbe d’une opposition névralgique entre la
« nouvelle messe » (1969) et la « messe de toujours » (?) qui connut chez nous son pic entre 1976 et 1988, la
messe s’est trouvée tout récemment au cœur des revendications d’un puissant « lobby » catholique, au
spectre complexe, auprès des autorités civiles, injustement soupçonnées de compromissions avec un
antichristianisme souterrain et invétéré. Parce qu’elle a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps, et
suscité de nombreuses prises de parole, il m’est venu à l’idée, ou plutôt il me tient à cœur de toucher
quelques mots de la messe ou, plus exactement (car la nuance est considérable entre les deux termes), de
l’Eucharistie. Ce faisant, j’espère, toujours attentif à tenir mon engagement, rendre quelque service, non
seulement à la communauté catholique, mais au monde qui l’entoure et qui doit la considérer parfois,
avouons-le, avec une certaine perplexité.

Assurément, la messe, passablement estompée du paysage sociologique français et désertée par une masse
toujours plus considérable de baptisés officiels, a fait ces jours-ci beaucoup de réclame. Assurément,
beaucoup de fidèles seront heureux, très prochainement, de retourner à la messe. Mais là ne devra pas
s’arrêter notre chemin, et c’est précisément toute la matière de mon propos. Car enfin, sous la messe,
l’Eucharistie ne s’est-elle pas fait ces temps-ci quelque peu oublier ? Tout le bruit que l’on a fait – et qu’à
vrai dire l’on fait depuis si longtemps autour de la messe (sinon parfois au cours de la messe…) – ne nous
empêche-t-il pas d’entendre l’Eucharistie ? Ne nous distrait-il pas sans cesse d’entrer dans le processus
vertigineux qu’a inauguré, pour nous, au soir de sa passion, le geste à la fois si simple et si innovant de
Jésus ? Il va donc falloir que, pour notre édification mutuelle et pour l’édification du monde (il serait temps
d’y penser…), nous retournions non seulement à la messe, mais à l’Eucharistie, à supposer que quelqu’un
d’entre nous puisse se targuer d’être jamais allé tout à fait jusque-là. Il va falloir que nous allions de ma
messe à la messe (ce qui représente déjà un pas considérable), et puis de la messe à l’Eucharistie, ce qui est
l’œuvre de toute une vie chrétienne et de tout le pèlerinage temporel de l’Église vers le Royaume. Il va
falloir que nous allions de la messe qui agite, qui divise, à l’Eucharistie qui est le « signe de l’unité »
(Vatican II, Constitution sur la sainte liturgie, 47, citant Augustin).

Les temps que nous venons de traverser, et qui sont loin d’être révolus sans doute, ont réveillé beaucoup de
fantasmes archaïques : celui de nos peurs, bien sûr, mais aussi celui de la « religion » (sinon parfois de la
religiosité) qui cherche à les exorciser. Et antiquum documentum novo cedat ritui, chantait-on jadis dans le
Tantum ergo qui accompagnait les Saluts du Saint-Sacrement, c’est-à-dire : « Que l’ancienne alliance cède le
pas au Rite de la nouvelle. » Est-il certain que, touchant à ce « si grand Sacrement » – Tantum ergo
Sacramentum – nous ayons vraiment fait le pas personnel et ecclésial qui va de l’ancien au nouveau, de
l’archaïque à l’eschatologique, de l’habituel à l’inouï, du religieux au révolutionnaire, de la « religion » au
christianisme ? Car enfin si nous savions le Don de Dieu (Jn 4, 10), si nous entrevoyions la portée de l’Acte
pascal de Jésus qui nous a été transmis (1 Co 11, 23), si nous réalisions le caractère proprement explosif de la
Fraction du pain (Lc 24, 35), alors nous ririons de nos mesquineries, nous pleurerions de nos disputes. De
fait, à ausculter tout ce qui s’est donné ces derniers temps à voir, à lire et à entendre çà et là, l’on ne peut
s’empêcher d’éprouver un sentiment de tristesse et l’on demeure parfois franchement ahuri. L’on croyait
disparu depuis longtemps le « matérialisme » sacramentel : en fait il est toujours vivace, il semble s’endurcir,
et s’entretient de tout ce que notre religion non évangélisée comporte de primaire.
Je parlerai donc ici comme modeste théologien, mais aussi, tout simplement, comme baptisé, comme
chrétien du XXIe siècle, comme chrétien « œcuménique » aussi respectueux de l’héritage de nos Pères dans
la foi que soucieux de la réception de l’Évangile par le monde d’aujourd’hui. Rappelons d’abord que les
sacrements chrétiens, gestes sauveurs du Christ identifiés et sans cesse approfondis par l’Église, traversent
l’histoire des hommes : le style de leur célébration comme la théologie que l’on en fait. À commencer par
l’Eucharistie qui est le plus grand d’entre eux, et justement parce qu’il est le plus grand. Tantum ergo
Sacramentum… C’est ainsi que l’on peut considérer, au fil des siècles, une célébration paléochrétienne, une
célébration médiévale, une célébration baroque, une célébration romantique, une célébration antéconciliaire
et une célébration postconciliaire de l’Eucharistie. Et c’est encore ainsi qu’il s’est élaboré des théologies
successives de l’Eucharistie : celle d’Augustin, celle de Paschase Radbert, celle de Thomas d’Aquin, celle de
Suarez, celle de Odo Casel, pour ne citer que quelques exemples. Aucune n’a eu ni n’aura d’ailleurs le
dernier mot, puisque aussi bien le geste testamentaire de l’homme de Nazareth – le festin qu’il a fait de son
destin – ne cesse de dévoiler des aspects inédits, compte tenu des investigations de l’exégèse et de la science
historique, des évolutions de l’ecclésiologie, de l’expérience pastorale et spirituelle. Or, au fil de l’histoire, la
grande tentation qui guette notre célébration, notre théologie et notre rapport subjectif à l’Eucharistie, est le
matérialisme. Car il existe bel et bien un matérialisme qui plombe notre compréhension, notre fréquentation,
notre « économie » des réalités les plus spirituelles[1]. C’est peut-être d’ailleurs autour de l’Eucharistie que
la tentation « religieuse » se fait la plus forte : celle de réduire le Vivant et la Vie à quelque chose que l’on
fait, que l’on tient, que l’on consomme, que l’on mérite, que l’on possède. C’est relativement à l’Eucharistie
que la régression chrétienne vers le « religieux » se fait la plus menaçante, alors même que ce « religieux »
se drape dans les atours d’un « sacré » dont les attaches étrangement païennes n’ont pas grand-chose à voir
avec la nouveauté radicale – révolutionnaire – qu’a instaurée le christianisme originel.

La théologie du haut moyen-âge occidental, régressant à cet égard sur des pages d’Augustin qui n’ont rien
perdu de leur justesse (Cité de Dieu, X, 6 ; Sermon 272), a parlé volontiers – et maladroitement – des
sacrements comme « vases » et comme « remèdes ». De fait, ce serait tellement facile, dans un sauve-qui-
peut, dans un mouvement d’accaparation infantile, de mettre le bon Dieu en boite ! Mais les sacrements ne
sont pas des vases tels qu’il s’en voyait autrefois sur les rayons des apothicaires et, même si le Christ guérit,
les sacrements ne sont pas davantage des « médicaments » dans le sens immédiat du terme. Le Corps du
Christ n’est pas une barre énergétique, ni le Sang du Christ une tisane bio. Or est-il bien sûr qu’une
conception magique, utilitariste et égoïste des sacrements, et particulièrement de l’Eucharistie, ne continue
pas, aujourd’hui, à hanter le tréfonds des consciences chrétiennes ? Les vases sacrés de nos liturgies, si
légitime que soit le souci que nous avons de leur beauté, ne doivent pas nous donner le change : rien ne
confine la Présence. Et le vocabulaire de la « Présence réelle » lui-même ne doit pas prêter à contresens : res,
qui renvoie à une Réalité vivante, au grand Réel, à Celui qui est le Véritable (1 Jn 5, 20), se voit presque
immanquablement tiré, du fait de nos manipulations, du côté de la « chose ». Or l’Eucharistie n’est pas
Quelque Chose, pas même la Chose la plus précieuse qui soit au monde : elle est Quelqu’un. Et ce n’est pas
tout : elle est Nous, car Ceci est mon corps (Mt 26, 26), toujours au péril d’être chosifié, doit être sans cesse
« équilibré », éclairé par l’affirmation paulinienne : Or vous êtes, vous, le corps du Christ (1 Co 12, 27).
Peut-être la véritable « institution » de l’Eucharistie serait-elle à chercher (ou du moins à chercher davantage
qu’on ne le fait d’ordinaire) dans la parole de Jésus lui-même en Mt 18, 20 : Quand deux ou trois sont réunis
en mon Nom, Je suis là au milieu d’eux. L’Eucharistie n’est donc pas ce Quelque chose, si précieux soit-il, si
« sacré » soit-il, à quoi nous la réduisons par commodité, par faiblesse, par régression, par intérêt : elle est
Lui, elle est Nous, elle est Lui avec Nous et Nous avec Lui, elle est cet Entre-Nous au milieu duquel Il surgit
(ressuscite), au milieu duquel Il se produit librement comme Événement pascal, comme Événement unique.
Elle est l’Aliment vivant (Jn 6) et personnel, humano-divin (Jésus, l’homme du Père), de notre vivre-
ensemble-en-Lui. Elle est Présence, elle est Acte, avec toutes les conséquences « sociales « (proprement
explosives et révolutionnaires), avec tout l’humanisme intégral qui en découle et dont Mt 25, 40 donne
l’indépassable formule : En vérité, je vous le dis : ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes
frères, c’est à moi que vous l’avez fait. Si l’Eucharistie est « provoquée » par notre décision de vivre
ensemble (deux ou trois en mon Nom) et non par notre instinct grégaire, l’on saisit alors l’importance
fondamentale de ce que nous mettons en commun, de ce que nous avons en commun, ou plutôt de ce que
nous sommes en commun, et qui est proprement l’Église. L’Eucharistie n’est pas le bonbon d’une jouissance
individuelle (mon Jésus à moi tout seul), mais l’inauguration sacramentelle de notre difficile construction
commune en Corps du Christ, avec ses redoutables exigences et le ferme propos qu’elle réclame, car, même
si nous avons toujours l’amour à la bouche et aux cordes de nos guitares, nos assemblées raboutent parfois
les uns aux autres des êtres qui, en surface, ne peuvent pas se sentir, dans une proximité où se révèle
l’humour du grand Vivant qui nous a invités. L’intimité la plus délicieuse avec Jésus postule la solidarité la
plus industrieuse avec ses « frères : en christianisme, il n’y a pas de vie mystique en a parte. Et la « messe »,
quand messe il y a, n’est pas autre chose que la célébration humble, exigeante et festive de tout cela. Je dis
bien « célébration » et non « cérémonie », ni « culte » ; la messe n’est pas le culte de l’Être Suprême :
laissons ce vocabulaire du « culte » aux autorités publiques, qui en usent au demeurant fort respectueusement
et auxquelles on ne saurait reprocher, bien sûr, d’entrer dans le vif de la réalité en question.

La chosification récurrente et endémique de l’Eucharistie a deux corollaires. Le premier est le consumérisme


sacramentel qui, inconsciemment sans doute, use de l’Eucharistie, non comme du Pain de vie (Jn 6, 34), non
comme du Vivant-Pain postulant le vivre, avec ses vertigineuses conséquences existentielles, mais comme
d’un objet de consommation religieuse qui se juxtapose sans scrupules, le cas échéant, à d’autres formes du
consumérisme moderne, avec tous les excitants émotionnels qui les accompagnent d’ordinaire. L’on se met
alors à réclamer le sacrement comme un droit[2], l’on exige son église comme son restaurant ou sa station-
service, dans une même « grande-surface » des besoins et des choses dont l’indifférenciation, affleurant dans
certains propos récents, fait sérieusement problème. Pareille mentalité n’est pas sans lien avec la
surconsommation sacramentelle à laquelle nous ont habitués, il faut bien le reconnaître, des siècles de
chrétienté sociologique et qui, Dieu merci (peut-être !), se voit aujourd’hui de plus en plus compromise par la
raréfaction des ministres ordonnés. Cette « surconsommation » est d’ailleurs majoritairement le fait des
grandes agglomérations urbaines, pourvues d’un clergé plus nombreux, et qui ne semblent guère se
représenter les régions de « disette » eucharistique qui les environnent : comment ne pas considérer comme
une injustice à la fois sociale et spirituelle (trop peu relevée comme telle), le fait que les villes aient un accès
beaucoup plus facile à l’Eucharistie que les campagnes ? L’on peut s’interroger, en tout cas, sur une certaine
prétention, une certaine revendication, quant à l’accès « automatique » à l’Eucharistie. Car l’on ne vient pas
à l’Eucharistie automatiquement, machinalement, pour obtenir son quota de satisfactions personnelles et de
relations sociales adjacentes. Une plus grande frugalité ne serait-elle pas de mise, que n’imposerait ni la
pénurie grandissante de ministres, ni je ne sais quelle recrudescence de sévérité janséniste, mais la nature
même de l’Eucharistie ? Ne faudrait-il pas envisager courageusement, pour l’avenir, et jusque dans nos
communautés religieuses encore privilégiées, des messes plus espacées dans le temps, des messes qui
viendraient consacrer, non pas un azyme insipide d’habitudes et de vies parallèles, mais le pain chaleureux,
laborieux et complet de vies résolues à entrer pratiquement en communion profonde, à soutenir l’effort d’un
pardon explicite et réciproque, et surtout ce partage fraternel de la Parole de Dieu qui, servant d’unique table
sainte, fait la dignité d’un Peuple d’interprètes ? En d’autres termes, c’est l’épaisseur et la consistance de nos
« provisions » eucharistiques qui sont à examiner et à travailler : provisions humaines faites de nos énergies,
de nos travaux, de nos épreuves, de nos joies, de nos relations, tout ceci pour des eucharisties moins obligées,
moins automatiques, moins machinales, qui viendraient tout simplement en leur lieu et en leur temps, et par
conséquent plus à même de sustenter, parce que nécessitées par un arriéré de vie plus incarnée, plus ardente,
et peut-être plus périlleuse (voir Ac 27, 33-38). Il ne faudrait pas que le désir individuel (sinon individualiste)
de consommer nous obnubile à tel point que nous en venions à oublier, ici, ce que nous devons apporter : la
matière première, le petit bois de notre humanité et les poissons de notre pêche commune, à l’issue de la
peineuse nuit (Jn 21, 10).

Moins immédiat, peut-être, à se révéler comme tel, mais non moins grave, le second corollaire de la
chosification de l’Eucharistie, ou sa seconde conséquence, est le cléricalisme. Car celui-ci se porte
évidemment très bien de celle-là. Dans ces conditions, largement entretenues par les séquelles d’une
théologie scolastique et tridentine mal comprise, toujours en passe de séduire, le prêtre s’impose comme le «
sacrificateur » attitré qui « fabrique », qui « confectionne » l’Eucharistie (sacra facere), qui a autorité sur elle
– sur Dieu même, pensez ! –, qui l’administre, qui la possède, avec la tentation trop évidente d’en confisquer
la possession, avec le prestige personnel qui s’attache à son « pouvoir » (il faudrait évoquer ici la focalisation
quasi magique sur les paroles de la consécration, si préjudiciable à l’équilibre de la théologie eucharistique).
Prêtre fabriqué comme sacré par les instituts de formation cléricale, se fabriquant lui-même comme sacré
dans la représentation qu’il a de lui-même, et fabricant de sacré aux yeux de trop de chrétiens qui en restent à
une religion préchrétienne, voire non chrétienne[3]. Tout cela est aussi dangereux que désuet. En réalité ce
n’est pas le prêtre, encore moins le prêtre seul, qui « fait » l’Eucharistie, mais l’Église. Le prêtre n’est pas
l’homme exceptionnellement habilité à la « confection » du sacrement, mais le coordinateur et le serviteur de
l’Action eucharistique à laquelle toute la communauté chrétienne collabore. Il n’est pas le fournisseur de la
dévotion eucharistique, mais l’intermédiaire – l’entremetteur judicieux et délicat – de la Rencontre de la
Communauté avec son Seigneur : il est celui qui porte le souci de la vie eucharistique du Peuple de Dieu
dans l’exercice concret de la charité dont l’Eucharistie est le sacrement. Il prend soin, si j’ose dire, du soin
que le Corps de Jésus-Christ a de lui-même et de tout le Monde invité à faire Corps en Jésus-Christ. Il est à
souhaiter, pour l’avenir, que le prêtre, exonéré d’un fonctionnariat sacramentel dévorant qui réduit et épuise
la portée véritable de son ministère, puisse participer ordinairement aux divers travaux séculiers des hommes
et, de la sorte, se faire « ouvrier » au sens large et pluriel du terme. Faut-il ajouter que des hommes mariés
seraient tout à fait en mesure de satisfaire à une telle reconfiguration du ministère ordonné ? Il est par ailleurs
inutile désormais, compte tenu de l’état des lieux, de prétendre désespérément à la possession intégrale d’un
territoire pour y imposer, pour y « maintenir » partout la messe. Le modèle territorial de la pastorale agonise
et il est grand temps de battre en retraite pour oser et affiner d’autres modes, non de conquête, mais de
présence : modes prophétiques, à proportion de leur modestie. Mieux vaut que le prêtre « lâche prise »
territoriale pour faire signe, là où il est, à échelle humaine, en ayant à cœur d’éveiller une communauté
nécessairement éparse à ses responsabilités baptismales, de faire grandir le Peuple de Dieu en intelligence de
la Parole de Dieu, tandis qu’il s’abreuve lui-même profondément à cette source. L’on verrait bien, alors, non
par effet d’une quelconque défaite, mais par décision positive et réfléchie, des eucharisties plus rares dans
l’espace et dans le temps, mais aussi plus sommitales, c’est-à-dire mieux préparées par une longue marche
commune (Lc 24, 13) vers ce « sommet » qu’elles représentent ; des eucharisties qui « restaurent » à l’étape
(Lc 24, 28-30), au sens plénier du terme, parce qu’elles ne sont plus de simples chèques rituels sans
provisions d’existence généreuse. Certains s’émerveillent du nombre de messes qui se disent à travers le
monde en l’espace d’une minute : imaginons au contraire qu’il ne s’en célèbre qu’une seule où chacun se
livrerait sans réserve au dynamisme pascal de Jésus-Christ et s’abimerait littéralement, non dans des
émotions sensibles, mais dans les conséquences logiques, pratiques – vertigineuses – de Ceci est mon
Corps / Vous êtes le Corps du Christ : cette unique explosion nucléaire suffirait à transformer le monde.
L’Eucharistie, en vérité, si on la laisse faire, si on se laisse faire par elle, personnellement,
communautairement, mondialement, c’est de la dynamite : Christ, Puissance (dynamis, en grec) de Dieu et
Sagesse de Dieu (1 Co 1, 24). Puisse-t-il illuminer les yeux de votre cœur pour vous faire voir (…) quelle
extraordinaire grandeur sa puissance revêt pour nous, les croyants, selon la vigueur de sa force qu’il a
déployée en la personne du Christ (Ep. 1, 18-20).

Et c’est ainsi qu’avec la chosification de l’Eucharistie il convient d’évoquer cette espèce d’inflation du rituel
qui porte préjudice au spirituel ou s’autorise de fausses spiritualités. Assujettissement du spirituel au rituel,
comme si, moyennant la régression religieuse dont j’ai parlé plus haut, le rituel était un absolu et décidait de
tout, même de la catholicité de ceux qui participent à la messe ou la célèbrent, avec toutes les
excommunications sournoises que cela entraîne. On idolâtre les cérémonies au lieu d’entrer dans le mystère
d’amour et de communion fraternelle dont elles ne sont que le seuil. Certes, il ne s’agit pas de mépriser le
rituel ni d’en faire superbement l’économie. Le rituel est nécessaire à la célébration de l’Eucharistie, et ce
pour trois raisons. Pour une raison anthropologique, d’abord, car l’homme est naturellement créateur de
ritualité ; pour une raison sociologique, ensuite, car un minimum de ritualité est indispensable à un bien vivre
ensemble ; pour une raison esthétique, enfin, parce que la célébration eucharistique, en l’occurrence, appelle
spontanément tout « l’offertoire » de la beauté dont l’homme est capable (et Dieu sait les trésors de beauté
architecturale, poétique, plastique, musicale dont l’Eucharistie ne cesse d’être le foyer). Reste que nos
dispositifs rituels ne confinent pas la Présence, ne conditionnent pas la Présence, n’obligent pas le Vivant à
se présenter parmi nous. La messe n’est pas une machine rituelle garantie (et dûment vérifiée) pour «
fabriquer » de la Présence réelle ! Nous nous contenterons donc, pour satisfaire à ce que nous sommes, pour
mieux nous donner rendez-vous mutuel, pour mieux honorer l’Ami qui vient à notre domicile, d’une ritualité
sobre, digne, raisonnable, ni bizarre, ni obsessionnelle, ni maniaque, comme il se voit dans ces hybridations
néo-rétro dont maints célébrants prennent couramment l’initiative. Marthe, Marthe, tu t’agites… Une seule
chose est nécessaire (Lc 10, 41-42). Et puis, parce que le Vivant est agile et libre, parce que le Bien-Aimé
saute sur les montagnes et bondit sur les collines (Ct 2, 8), nous serons attentifs à tous les événements «
eucharistiques » non ritualisés, non formalisés, inofficiels, de notre vie, à toutes les saillies imprévisibles de
la Présence. Car il se passe bel et bien de l’eucharistique dans nos vies, et pas forcément à l’heure ni au lieu
de la messe… Il se fait tout à coup de la Vie avec les natures mortes de notre vie… Tout ce minerai
eucharistique, infiniment précieux, est à discerner après coup, à garder en mémoire, à conduire à l’église
quand l’église est ouverte, et à apporter dans l’offertoire secret de nos messes dominicales, afin de ne pas y
arriver le cœur vide. La fraction du pain (le premier et le plus beau nom de l’Eucharistie, Lc 24, 35 ; Ac 2,
42) dit quelque chose de la « fragilité » de Dieu et de la nôtre, en chemin : elle peut fulgurer tout à coup,
entre les mains humaines les plus humbles, les plus rudes, les plus inattendues, tandis qu’elle échappe des
mains de ceux qui pensent en être les propriétaires. Au vrai, il se rencontre partout des éclats du Vivant, et
nous sommes nous-mêmes ces éclats. Nul ne saurait mettre la main sur lui (Jn 7, 30), ni individu, ni
institution. La manne est pure gratuité : elle pourrit dès l’instant qu’on la met en réserve (Ex 16, 19-21).

Nos églises vont ouvrir à nouveau leurs portes à tous ceux dont nous serons si heureux de revoir le visage et
d’entendre la voix au terme de ces longues semaines de séparation. Fais-moi entendre ta voix, car ta voix est
douce et ton visage est beau (Ct 2, 14), dit le Seigneur à son Peuple, dit la Parole de Dieu au Peuple de Dieu.
Nos églises vont ouvrir bientôt leurs portes : il est temps d’y faire encore un peu de ménage. De nous mettre
au clair, surtout, quant à la conception que nous nous faisons de leur finalité, c’est-à-dire de l’Eucharistie que
nous y célébrons. Nos églises vont-elles ouvrir seulement pour un entre-soi confortable, pour des cérémonies
où le rituel distrait du spirituel, pour la répétition de fadaises et de boniments infantiles, pour l’appel racoleur
et tapageur à des émotions fugitives, pour l’entretien exténué et morose de la consommation religieuse ? Ou
bien vont-elles s’ouvrir pour un questionnement et un approfondissement de nos énoncés traditionnels, pour
une interprétation savoureuse de la Parole de Dieu loin de toute réduction moralisante, pour une ouverture
efficace aux détresses sociales, pour une perméabilité réelle aux inquiétudes, aux doutes, aux débats des
hommes et des femmes de ce temps, en un mot pour la révolution eucharistique ? Si le temps de confinement
et de suspension du « culte » public nous a permis de prendre la mesure de la distance qui sépare les deux
extrêmes de cette alternative, autrement dit du pas que le Seigneur de l’histoire attend de nous, alors, pour
parler comme le bon roi Henri, le bénéfice que nous avons retiré valait bien quelques messes… en moins.

fr. François Cassingena-Trévedy

20 mai 2020, solennité de l’Ascension

[1] Il peut s’accompagner, paradoxalement, d’une indifférence complète au corps (nos corps !), à
l’importance de sa présence et du contact physique qu’il appelle, comme l’ont montré certaines pratiques
sacramentelles palliatives discutables durant le temps du confinement.

[2] On peut revendiquer la messe (« Nous voulons Dieu dans la patrie », comme il se chantait autrefois) : on
ne saurait revendiquer l’Eucharistie ; à la pure grâce on ne peut que rendre grâces.

[3] J’ai inventorié les attaches historiques, psychologiques et politiques de tout cela dans mon petit livre Te
igitur. Autour du Missel de saint Pie V, éditons Ad Solem, 2007.
30 MAI

De la mythologie chrétienne à la foi modeste ou l’aveu de la bienheureuse Nuit

FRANÇOIS CASSINGENA-TRÉVEDY·SAMEDI 30 MAI 2020·27 MINUTES


Sur le fragile support d’un réseau social, que d’aucuns pourraient estimer exorbitant au regard de ma
condition, mais dont je suis persuadé au contraire qu’il peut se révéler d’une extraordinaire fécondité
calmement subversive, j’ai tenté, durant ces temps d’exception, une aventure qui éprouve désormais le
besoin d’un sage répit, mais qui ne va pas moins se poursuivre et qui aperçoit déjà l’ampleur de ses
conséquences. À travers l’immense nébuleuse des partages sans lendemain ni substance, et pariant sur
l’efficacité de mon jeu sérieusement enfantin, j’ai permis que se réalisât la coagulation d’une galaxie, et de
ce qui pourrait n’être qu’un exutoire de balivernes, qu’un universel amusement sans lieu capital ni finalité,
j’ai fait et continuerai de faire le vecteur d’un questionnement audacieux et fondamental, le lieu de rendez-
vous d’un peuple de baptisés – et de non baptisés – bien plus théologiens qu’on ne le pense. Le billet que
j’entreprends aujourd’hui – le huitième depuis que s’est déclarée la Peste – parachèvera l’octave et marquera
une espèce de point d’orgue. Il s’y mêlera une note de gravité, plus sensible encore que dans les précédents,
et qui lui vient tout à la fois de la charge confidentielle, voire confessionnelle, qui l’anime et de l’importance
extrême des matières qu’il aborde.

À Rome, la Ville où je suis né, il est une rue qui porte le nom mystérieux de Via delle Botteghe oscure, « la
rue des Boutiques obscures », sans doute à cause des activités artisanales qui s’y déployaient, dans des
échoppes visitées très parcimonieusement par les rayons du soleil. Eh bien, c’est cette rue-là que j’habite
depuis quelques années, au sens figuré, c’est dans cette rue-là que je m’enfonce. Dieu merci, j’ai découvert
que j’y avais beaucoup de voisins et que d’autres boutiques obscures jouxtaient la mienne. J’en découvre
même chaque jour de nouvelles. Alors le cœur m’en a dit de sortir sur le seuil de ma boutique et d’inviter
ceux qui habitent le même quartier. Pour leur partager ma nuit. Pour que nous fassions commerce de notre
nuit commune. Pour que nos nuits – nos nuits spirituelles, nos « nuits de la foi » – se disent bonjour. Serait-
ce succomber à l’impudeur que d’exhiber des ténèbres si intimes qui risquent d’effarer certains ? Je ne le
crois pas, car en se reconnaissant fraternelles, nos nuits qui se côtoient s’allument mystérieusement les unes
aux autres et font une espèce de clarté. Notre grande nuit commune de la foi, toile de fond de ces propos, est
un lieu de retrouvailles, et peut-être le plus pressé, le plus honnête, le plus chaleureux de tous. Car c’est notre
foi, oui, c’est tout bonnement notre foi qui se voit soumise aujourd’hui à une épreuve d’une radicalité sans
seconde. C’est jusqu’aux assises de la foi, avec ses affirmations traditionnelles et son contenu
paresseusement répété, que vient retentir en nous le séisme actuel, séisme dont les « abus », si odieux soient-
ils, ne sont pas, et loin de là, me semble-t-il, le véritable épicentre. Oui, l’état des lieux qu’il nous incombe
de faire n’est pas seulement d’ordre institutionnel, éthique, politique : il est – et j’y tiens, bien que peu aillent
fouiller jusqu’à ces profondeurs – d’ordre métaphysique. Décidément, l’épisode historique de la pandémie
aura ses prophètes et ses martyrs. Ses martyrs, c’est-à-dire ses témoins qui osent une parole, et peut-être, qui
sait, ses victimes, si la parole qu’ils ont osée n’est pas reçue.

Nous autres, qui sommes parvenus à la sixième décade de notre âge – je parlerai ici, qu’on m’en excuse, à
ma génération, mais sans oublier les plus jeunes –, nous autres, dis-je, qui sommes parvenus en quelques
années à l’âge d’homme, comme si le « Phénomène humain » avait accéléré en nous son irrésistible poussée,
nous sommes les enfants d’un double désenchantement. Je ne dirai pas grand-chose de celui du monde.
Comme les années soixante étaient douces encore dans leur ingénuité, dans leur aisance raisonnable, dans
leur enthousiasme presque médiéval ! Depuis ces temps-là, nous avons connu la révolution numérique, il est
vrai, mais surtout la désillusion croissante d’un progrès global et irréversible de l’humanité. Si la menace
atomique s’est quelque peu estompée du champ de nos obsessions, nous avons assisté, en revanche, à
l’explosion du terrorisme international (le sinistre 11 septembre 2001 nous a fait basculer brutalement dans
un siècle nouveau dont la science-fiction semblait inspirer le premier acte) et la catastrophe écologique,
parvenue au stade d’évidence, s’impose désormais à nous comme une eschatologie séculière dont notre
planète usée porte en elle-même l’effrayante promesse. La culture humaniste qui appelait autrefois tout l’élan
de notre ferveur et qui faisait le fond de nos études universitaires a cessé d’être une patrie commune pour
devenir un isoloir, à tel point qu’écrire une phrase complexe (comme celles dont on faisait jadis à l’école
l’analyse logique) passe désormais pour une bizarrerie, sinon pour une insulte. Mais il faut parler aussitôt
d’un autre désenchantement, plus sensible encore, parce qu’il touche au continent bien-aimé dont nous
espérions qu’il nous consolât des horreurs du monde : je veux parler du désenchantement qui nous vient de
l’Église, oui, de l’Église elle-même. Car nous étions nés – quelle heureuse étoile ! – sous le signe d’un
concile sans anathèmes ni prétexte défensif, un concile de pure générosité, animé par un souffle sans
exemple dans l’histoire de l’Église. Ce concile, nous l’avons accueilli, nous avons travaillé sur lui, avec lui,
pour lui, à tel point qu’il a pu décider des orientations majeures de notre vie, avec les coûteuses ruptures
qu’elles exigeaient parfois de nous. Et depuis, qu’avons-nous vu ? Que voyons-nous désormais sur les
vestiges d’un édifice dont un nombre toujours croissant de clercs ignorent l’architecture et qu’ils n’honorent
même pas de leur visite, parce qu’il n’existe plus à leur yeux ? Après un épisode de vandalisme soixante-
huitard qui a saccagé la liturgie, et tandis que se poursuivait, malgré tout, l’inexorable reflux du catholicisme
dans le paysage sociétal, nous avons vu les vieux démons de l’institution reprendre insensiblement leurs
droits. Nous avons vu l’infléchissement passablement conservateur des mouvements charismatiques,
l’assoupissement progressif de l’aventure œcuménique, la substitution de la culture du merveilleux
(apparitions et guérisons à tout-va) à l’approfondissement des Écritures (aliment substantiel de la foi), la
Guerre des Missels et la remontée des vieux sédiments maurassiens, les pulsions récurrentes d’une frange
protestataire sur les questions d’éducation et d’éthique sexuelle, le travestissement du catholicisme le plus
classique sous les trémoussements jeunistes de la pop-louange, la démystification de fondateurs proposés à
une admiration sans discernement, un bipapisme larvé qui se trouve des complaisances jusque dans les plus
hautes sphères de la hiérarchie et, pour finir, non pas l’ostension de reliques resplendissantes, mais
l’ouverture de cloaques masqués par de longues et incompréhensibles compromissions. Avec ceux-là mêmes
qui avancent les droits de la Tradition, le malentendu est complet, car, indifférents à ses sources vives
qu’inventoriaient les grands ténors de la théologie du siècle dernier, ils n’en cultivent que le fantôme et n’en
étreignent que la garde-robe.

Mais toute cette écorce décevante de l’histoire n’est pas grand-chose encore au regard des profondeurs
auxquelles le désenchantement plonge en nous désormais ses racines. Car il s’est produit un événement bien
plus considérable, bien plus tragique, quelque chose de si énorme et de si douloureux que l’on en parle à voix
basse et que bien peu, à vrai dire, se risquent à l’avouer, craignant non seulement de passer pour des
transfuges, mais de s’aliéner les relations, les amitiés que leur mutisme (sinon leur mensonge) leur assure.
Sous l’effet d’une pression impossible à contenir, venue tout à la fois du dedans et du dehors, implacable
comme une réaction chimique, des pans entiers de notre édifice intérieur, de nos représentations familières et
de nos certitudes tranquilles se sont effondrés, et nous les voyons, navrés, s’éloigner de nous comme ces
morceaux de banquise que mine l’irréversible réchauffement des eaux. Le ciel, « si bleu, si calme, par-dessus
le toit », le toit, sur nos têtes, soudain s’effrite comme un stuc. Confronté à la maturation qui s’opère en nous,
à la majesté toujours plus évidente de l’Univers et de l’Histoire, à la pluralité légitime et respectable des
voies que l’humanité a empruntées pour approcher le mystère qui l’enveloppe et la dépasse, le système
solaire, si harmonieux, si ingénu, si rassurant, de nos « célestes vérités » n’apparaît plus que comme la
banlieue momentanée d’une incommensurable galaxie. Et nous voilà nus, démunis, grelottant de froid, sous
un firmament dont nous ne voyons ni arcs-boutants, ni abside, ni clef de voûte, au beau milieu d’une marche
forcée dont le Maximus Poeta (encore lui) a magnifiquement stylisé le paysage et l’allure : Ibant obscuri
sola sub nocte per umbram[1] : nous « avançons, obscurs, sous la nuit solitaire. » Comment n’entendrais-je
pas toujours, à plus de quarante ans de distance, et avec le même saisissement, la clameur léonine de
Nietzche, telle que je l’entendis, adolescent, au Théâtre du Quai d’Orsay, lors d’une représentation de Ainsi
parlait Zarathoustra mis en scène par Jean-Louis Barrault ? « Dieu est mort ! » Et comment ne retiendrais-je
pas, dans le sens de la modestie qu’impose cet indiscutable décès, l’Humilité de Dieu du Père François
Varillon (1975) et l’Effacement de Dieu de Gabriel Ringlet (2013)? Mais alors, je le demande, l’institution à
laquelle j’entends toujours appartenir de tout cœur au titre de ma vocation baptismale et monastique, peut-
elle entendre un tel désarroi, un tel désemparement partagé aujourd’hui par tant de chrétiens, par tant
d’hommes et de femmes de bonne volonté, sans me rejeter de son sein, et peut-être m’écraser, au titre de
cette possession intégrale, immuable et exclusive de la vérité, dont il n’est pas tout à fait sûr qu’elle ait perdu
l’instinct, dont il n’est pas tout à fait sûr que, dans son sein, certains ne caressent pas encore le rêve ?
Aujourd’hui, l’institution est-elle en mesure de comprendre, d’accompagner, davantage, de bénir le désarroi
– non dépourvu d’un gai savoir – de tous ceux qui, en l’espace d’une vie, de quelques années parfois
seulement, se découvrent sans rien où reposer leur tête ? Est-elle capable de se convertir en institution de la
Nuit ? Comme ce titre inédit serait beau, pourtant, sur son portail ! Mais se peut-il qu’il existe jamais une
institution de la Nuit ?...

Beaucoup de chrétiens (en fait, la proportion doit être énorme, terrifiante) se satisfont d’une mythologie
chrétienne, non pas ignorance, mais par peur, par paresse, je n’ose dire par intérêt. Beaucoup de chrétiens en
restent au stade mythologique, touchant aux origines du monde et de l’homme, touchant aux origines de
Jésus, touchant à la résurrection, touchant à ce que l’on appelait jadis les « fins dernières ». Ce disant, je ne
voudrais pas que l’on me soupçonnât du moindre mépris pour les simples ni les tout-petits auxquels
l’Évangile accorde sa préférence (Mt 11, 25) : j’en connais trop, j’en fréquente trop d’admirables dans les
murs et hors les murs, et je me défendrai moi-même toujours farouchement d’être un savant ou un «
intellectuel », au sens mondain que l’on donne à ces termes. Mais cette simplicité, cette petitesse
évangélique, la vraie, avide d’intelligence de la foi, ne s’entretient ni de la peur, ni de la rigidité, ni de je sais
quelle inertie spirituelle. Beaucoup de chrétiens, prenant leurs imaginations pour la chair de Dieu, ont
confondu et confondent encore le Dieu incarné avec un Dieu anthropomorphique, projection géante des
puissants qu’ils ont portés ou désirent porter sur les trônes de ce monde. L’on a fait jadis un Dieu sur le
patron de l’empereur romain qui garantissait au christianisme son statut de religion d’état, plus tard on a fait
un Dieu sur le modèle du monarque absolu qui se nommait, non sans quelque aplomb, le « Très-Chrétien » :
l’on fait aujourd’hui un Dieu qui n’est, somme toute, que le garant suprême d’une vaste sécurité sociale aux
prolongements posthumes. Des voix très autorisées ont fait observer que le monde avait cessé d’être
chrétien : je ne suis pas certain (et je ne suis pas le seul) qu’il ait seulement commencé de l’être.

La foi a ses charbonniers, du moins ceux qui se proclament comme tels, par peur inavouée de cesser de
l’être, ou de ne l’être déjà plus tout à fait. Nous n’entendons pas manquer de respect ni de considération
fraternelle à leur égard, mais nous leur demandons de bien vouloir se représenter qu’on puisse ne pas être, ne
plus être aujourd’hui charbonnier, et de considérer à leur tour fraternellement la légitimité d’une posture
croyante différente de la leur. Abstraction faite de toute catégorisation d’ordre intellectuel ou social (bien
trop mondaines pour entrer en ligne de compte en ces matières si délicates), les « vases » qui reçoivent la
parole de la foi ne sont pas tous, qu’on le veuille ou non, de la même fabrique : chacun la reçoit selon sa
culture humaine et spirituelle, selon sa capacité[2], de sorte que les pots qui s’estiment fièrement de fer ne
sauraient bousculer inconsidérément ceux qui, plus inquiets, plus accessibles à la grande énigme de
l’existence, se sentent plutôt d’argile. Nous demandons simplement, face à nos frères, la permission, la grâce
d’être des hommes qui doutent (il peut se rencontrer tellement d’intolérance chez les installés, les peureux,
les faux simples !). Beaucoup vivent dans la somnolence des certitudes sommaires et confortablement
soustraites à toute mise en question : nous, qui sommes entrés dans une agonie où passent notre noblesse
d’homme et notre secrète joie, nous leur disons, sur le point de nous lever pour aller à notre destin :
Désormais vous pouvez dormir et vous reposer : voici toute proche l’heure… (Mt 26, 45). Nous composons
gentiment, poliment, cordialement, avec l’usage et le paysage officiels : comme Pierre et Jésus nous nous
acquittons du didrachme (Mt 17, 24-27), comme Paul nous satisfaisons aux rituels de purification (Ac 21,
23-26), mais, en notre for interne, nous sommes rendus plus loin, de plus en plus loin, presque à l’étranger.
Nos paroles, notre lucidité, notre énergie dérangent les forces d’inerties (les plus totalitaires qui soient au
monde) : mais quoi ! faut-il nous excuser d’être des vivants ? Car il nous incombe à nous, les vivants, de
préserver aujourd’hui la foi – la foi nocturne et nue – non des hérésies, mais d’une triple réduction : de sa
réduction à un discours mythologique, si rassurant soit-il ; de sa réduction à un discours moralisateur, si
édifiant soit-il ; de sa réduction à un discours humanitaire, si généreux soit-il. Les trois péchés-mignons, en
somme, du discours ecclésiastique. À la phraséologie intempérante de « l’amour », ressassée partout ad
nauseam sur les lèvres ecclésiastiques et servant de cache-misère à une lamentable jachère intellectuelle,
nous préférerons des arêtes plus vives, des inquiétudes plus fécondes et des aridités plus ardentes. Attendu
que la foi véritable met à vif et à vide, le service ecclésial de la parole devrait consister à désigner, à attiser
notre béance existentielle plutôt qu’à la combler avec un décor, voire des bibelots, qui humilient son
inaliénable grandeur.

L’épreuve du désenchantement, donc, nous a ôté un premier ciel où se mêlait trop de notre artifice. Elle a
aussi dérobé le sol sous nos pas, de sorte que, avec ce qui nous reste, il va nous falloir retrouver un nouvel
équilibre. Non pas reconstituer un système de fortune, mais embrasser, enfin, une complète précarité.
Paradoxe : il va nous falloir, hors sol, sans sol sous nos pas, devenir et demeurer solides. Nous n’avons pas
de propriété foncière : comme se l’était entendu dire le premier homme – le premier marcheur – de l’histoire,
la Terre est foncièrement Promesse : Va vers le pays que Je te montrerai (Gn 12, 1). Notre condition
métaphysique se découvre donc comme une fondamentale pauvreté. Et comme le désenchantement nous a
dépaysés d’un ciel et d’une terre trop faciles, il nous a aussi, par définition, soustrait un chant trop étourdi. Et
comme il va nous falloir trouver un autre équilibre dans le vertige, il va nous falloir, non pas retrouver un
chant identique, mais trouver pour de bon le chant nouveau. Car le chant nouveau ne monte peut-être que sur
les ruines laissées par le désenchantement : j’ai toujours été frappé par le fait que, dans l’ordre canonique de
notre Bible, le Cantique des cantiques succédait immédiatement à l’Ecclésiaste, le livre du chant printanier à
la litanie du désenchantement qui devait trouver lui aussi sa place (comme l’Écriture est bien faite !) parmi
les Livres inspirés, parmi les âges inspirés de notre vie. Dépouillés de toute possession, de toute position
mondaine, il ne nous reste plus qu’à vivre, pour parler comme Patrice de La Tour du Pin, « reclus en Poésie
». Il ne nous reste plus qu’à vivre poétiquement au monde, ce qui n’a rien à voir avec la mièvrerie, ni
l’utopie, ni la désertion. Vivre poétiquement au monde, c’est-à-dire consentir à des épousailles avec le réel,
dans l’attention, la gratitude, la frugalité, la véhémence, la liberté, en posant des mots et des actes qui laissent
transpirer l’indicible, en venant constamment dans l’Ouvert, selon le conseil amical de Hölderlin[3]. La
Poésie nous demeure comme la souveraine exactitude (la seule, sans doute, dont nous soyons capables),
l’être poétiquement au monde comme l’être au monde le plus exact, le plus modeste et le plus empreint de
gravité. La célébration poétique du monde et du mystère qui le sature[4] est inaccessible à l’erreur, à
l’outrecuidance et à la caducité : loin d’incarcérer le mystère, comme le fait trop souvent le langage à
prétention explicative, elle l’instaure et l’émancipe.

Mais qu’allons-nous faire, dans ces conditions, du grand Récit chrétien (Ancien et Nouveau Testament) qui a
bercé notre enfance, qui a façonné notre civilisation la plus intime, et que ne cesse de nous raconter en basse
continue, de saison en saison, de jour en jour, cette « sainte liturgie » que nous devrions envisager et
travailler désormais, non comme un supermarché cultuel (avec toutes les vulgarités concomitantes), mais
comme une extraordinaire poétique de la foi, sous diverses formes symphoniques de langage ? Ce grand
Récit, donc, il nous faut le détacher, non de la tradition spirituelle authentique qui lui fait un inestimable
écrin, mais des discours ecclésiastiques qui nous le rendent inaudible, inaccessible, comme ferait un
brouillage, car ce qui se prétend médiation n’est trop souvent qu’obstacle et repoussoir. Oui, il faut laver le
Livre à la potasse, ou plutôt nous laver nous-mêmes de tout ce bavardage impertinent, nous défaire de tous
les plis, de tous les prismes ecclésiastiques qui faussent dès le principe notre lecture, afin de rencontrer, pour
la première fois peut-être, l’inouï de la Parole. Et puis que va-t-il advenir de l’édifice dogmatique dont nous
avons pressenti, non sans effroi, la vétusté, et dont les décombres nous embarrassent ? Si nous ne voulons
pas qu’on les visite, à l’avenir, comme de simples ruines, il va falloir que nous considérions les « dogmes »
(ce nom nous fait trembler encore lorsque nous y touchons) non comme des boîtes contraignantes de la vérité
catholique, mais plutôt, eu égard à l’obsolescence de bien des concepts qu’ils ont mis à contribution, comme
des porches ouvrant sur des puits profonds (Jn 4, 11), des pâturages plantureux (Jn 10, 9), des espaces
théologiques à inventorier sans cesse à nouveaux frais. Les articles du Credo ne sont pas, si j’ose dire, des
morceaux de Dieu intouchables sous peine de mort, mais des propositions[5] spacieuses, désignant vaille que
vaille, à travers des termes humains nécessairement provisoires, des réalités d’ordre eschatologique : non pas
derrière nous comme acquises, définies, possédées, mais devant nous comme motrices, attractives et
infinies[6]. « Je crois en Dieu », en somme, mais le Credo n’est pas Dieu.

De tout cela, nous pouvons tirer les conséquences relatives à la structure, non pas hiérarchique, mais
ministérielle de l’Église, puisque aussi bien, si elle se réclame de l’Évangile (Lc 22, 24-27 ; Jn 13, 4-15),
l’Église ne peut avoir de structure que ministérielle. Cette structure authentiquement ministérielle, dont on
aspire à ce qu’elle se substitue enfin au modèle suscité par la « fabrique du sacré » dont j’ai parlé dans ma
dernière lettre, émanera presque naturellement d’une prise en considération réaliste de la configuration
actuelle du peuple chrétien, d’une écoute « virginale » de la Parole et de la nécessité d’une retraduction
intégrale de ce qui arrive au monde avec Jésus-Christ, de ce qui est donné, proposé au monde, en Jésus-
Christ. Aussi, plutôt que d’un Magistère de l’Église (rendu tellement problématique par la révélation, non de
Dieu, mais des égouts et des mauvais lieux de l’institution), on parlera d’un ministère de l’Église, c’est-à-dire
d’un service de la proposition chrétienne faite au monde. Autant de choses que le pape François a
profondément comprises et qu’il met courageusement en œuvre.

Il leur dit : « Quels sont donc ces propos que vous échangiez en marchant ? » Et ils s’arrêtèrent, le visage
sombre (…) « Nous espérions, nous, que c’était lui qui allait délivrer Israël… » (Lc 24, 17-21). N’est-ce pas
un désenchantement qui s’exprime sur les lèvres des deux pèlerins d’Emmaüs ? Eh bien, ce qui survit – Celui
qui survit au désenchantement, à notre désenchantement, c’est le Ressuscité[7], chef de notre foi, qui la mène
à la perfection (He 12, 2). Non pas le « dogme » de la résurrection dont on revendiquerait la propriété, mais
le Ressuscité, le Vivant lui-même. Car seul le Vivant peut survivre à ce qui est mort. Et non seulement à ce
qui est mort, mais aux vivants eux-mêmes, parce qu’il est le Sur-vivant. Le Vivant vit dans son Église
comme Mystère, il survit à son Église comme institution. Le Ressuscité ne se rencontre pas de manière
abstraite ni idéologique, mais sous le régime de l’amitié, à travers une amitié qu’il instaure lui-même – Je ne
vous appelle plus serviteurs, mais amis (Jn 15, 15) – et qui nous fait mystérieusement rejoindre son humanité
concrète, individuelle, historique, assumée dans la gloire (1 Tm 3, 16) du Père. D’autant plus ombrageuses
qu’elles sont plus persuadées de leur inaltérabilité, pourtant démentie par les intempéries de l’histoire et la
marche de l’esprit humain, les forteresses dogmatiques sont pour les esclaves qui ont peur (Rm 8, 15), peur
d’eux-mêmes comme de ceux du dehors. Le Vivant, lui, imprévisible et insaisissable, ne se manifeste qu’aux
amis. Le « Compagnon blanc », pour revenir à lui, n’est accessible qu’aux amis, le « blanc » pouvant
d’ailleurs être rempli de façon passagère et discrète par tel ou tel compagnon humain qui, sans prendre sa
place, devient, le temps d’une étape partagée, « sacrement » de sa Présence. Car s’il se révèle dans l’amitié,
le Ressuscité se révèle aussi dans la marche : de tout ce qui s’installe il s’absente, et comme le chant
accompagnait la marche, il cesse sitôt que l’on s’arrête de marcher. Avec la marche et l’amitié la
conversation fait bon ménage, et c’est au milieu d’elle, aussi, que le Ressuscité se produit. Une conversation
dont il est lui-même la matière avant que d’en être l’interlocuteur et le protagoniste : Quels sont donc ces
propos que vous échangiez en marchant ?...Revenons un instant sur nos pas : Notre cœur n’était-il pas tout
brûlant au-dedans de nous ?... (Lc 24, 32) N’est-ce pas la présence du Ressuscité dont nous avons fait
l’expérience au milieu de la conversation presque infinie à laquelle ces « Lettres », exactement
contemporaines du Temps pascal, ont donné et vont continuer de donner matière ? Ces « Lettres » dont la
trouvaille poétique, c’est-à-dire active, m’a été tout simplement donnée, sans que je l’eusse prévu le moins
du monde.

Mais, remarquons-le bien – et il faut nous le redire, et il faut nous y faire, contre les tentations de la
mythologie –, le Ressuscité ne supprime pas la Nuit. Le souper d’Emmaüs, dans la pénombre, sera suivi
d’une nuit complète, et de bien d’autres nuits encore. La Nuit a seulement changé de signe : O vere beata
Nox, « Ô Nuit vraiment bienheureuse ! », comme il se chante à l’orée de la Vigile pascale. Non,
heureusement, le Ressuscité n’annule pas la Nuit, pas plus qu’il ne nous en dispense : il l’habite, il la partage
avec nous, alors même qu’elle se charge des plus épaisses ténèbres. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu
abandonné ? (Mt 27, 46). Cette Nuit, notre grande nuit commune, contemporaine, l’Ami l’ajoure de sa
Présence et de son Absence, celle-ci et celle-là demeurant mystérieusement simultanées. Leurs yeux
s’ouvrirent et ils le reconnurent, mais il avait disparu à leurs regards (Lc 24, 31). Il se fait tard et déjà le
jour baisse, avait-il été dit un peu auparavant : le crépuscule a aujourd’hui ses chantres et ses pleureurs
mélancoliques, je le sais, mais pleurer sur le crépuscule ne suffit pas, surtout lorsqu’il se mêle beaucoup
d’idoles et de dieux désuets à ce que l’on regrette : il faut affronter, il faut passer la Nuit. Il faut y travailler
aussi – per totam noctem laborantes (Lc 5, 5) – même sans rien prendre.

Je dédie particulièrement ce texte, quasi testamentaire (dans le sens de la vie), non à des « gnostiques », non
à une élite, mais à tous mes frères et sœurs en Église, en marge de l’Église ou en dehors d’elle ; à tous mes «
coreligionnaires » : ceux qui se sont déjà manifestés, et ceux qui vont se déclarer encore à l’avenir. La
Sagesse aurait-elle été reconnue par ses enfants (Lc 7, 35) ? En lançant ce texte et ceux qui l’ont précédé,
comme de fragiles et audacieux esquifs, sur un océan d’humanité que je devine, je ne quête ni admiration, ni
célébrité, ni cet engouement qui s’attache aux pas des prédicateurs complaisants : les régions du cœur que
j’espère atteindre ont trop de délicatesse, celles de la foi trop de gravité. Seule une nécessité intérieure m’a
poussé à écrire en ces temps décisifs, et je ne désire faire œuvre de rien sinon d’honnêteté, habité que je suis
par la certitude qu’il n’est de possibilité, désormais, que pour une foi modeste. D’aucuns, entendant parler
d’une « compagnie » du « Compagnon blanc », et peu coutumiers, sans doute, des espaces où se meut le
langage poétique, se sont inquiétés de ce j’eusse le dessein de fonder quelque phalanstère ou quelque secte.
Qu’ils se rassurent : pressé de m’effacer, mais non pas indifférent aux suites de mes semailles, je les renvoie
au seul « Compagnon blanc » et à sa seule Compagnie qui est l’Église comme Mystère ; Mystère dans lequel
nous tâchons de rentrer avec notre humanité, notre bonhommie, notre hommerie aussi parfois, en un mot,
comme institution. La liberté de parole dont j’ai usée (parole non magistrale, mais latérale, comme il en est
parfois besoin)[8], ne s’alarme pas des inévitables délations que la peur suscite : je n’ai nulle place à gagner,
et je n’en ai pas davantage à perdre.

En écoutant, les larmes aux yeux comme toujours, le Credo de l’immense Messe en Si mineur de Jean-
Sébastien Bach, je balbutie : Et in Spiritum Sanctum. « Je crois au Saint-Esprit ». Non pas à un troisième «
marmouset » assis sur un trône, comme notre Calvin se plaisait à moquer les représentations rudimentaires
de la Sainte Trinité, non pas à un « Invertébré gazeux », comme parlait le regretté Père André Manaranche,
victime du Covid, mais à la respiration filiale de l’homme Jésus vers le Père, mise à la disposition de nos
propres poitrines (Rm 8, 15-17 ; Ga 4, 6), mais à son dernier souffle à nous laissé (Mt 27, 50 ; Jn 20, 22)
comme semence dans ce monde. Reple cordis intima …[9] Oh, comme j’aimerais pour moi-même, pour nous
tous, une Pentecôte qui ne fût ni d’excitation charismatique (qu’on me pardonne…), ni de triomphalisme
ringard (qu’on me pardonne encore…) ! Une Pentecôte intime, recueillie, modeste, à l’aune d’une foi
modeste. Aussi est-ce dans le recueillement d’un clair-obscur avoué et partagé que, perpétuel novice de la
foi, j’articule cette prière : Emitte lucis tuae radium. « Envoie un rayon » dans ma boutique obscure pour
que, de l’étoffe même de mes nuits, je confectionne de la clarté, pour qu’en prenant sur mes nuits je fasse à
l’usage de mes frères un peu du jour à venir.

frère François Cassingena-Trévedy

Pentecôte 2020

[1] Virgile, Énéide, VI, 268.

[2] C’est ici qu’il y a lieu de se souvenir de l’adage scolastique : Omne quod recipitur ad modum recipientis
recipitur, autrement dit : « Tout ce qui est reçu est reçu selon les capacités de celui qui reçoit. »

[3] Hölderlin, Élégies, La Promenade à la campagne, à Landauer.


[4] Je dis bien le mystère qui sature ce monde-ci. Car, à proprement parler, il n’y a pas d’arrière-monde
(explicatif de ce monde-ci). Ce monde-ci est bien assez grand. Il est bien assez grand pour être un monde, à
lui tout seul. Ce monde-ci suffit à cette espèce de dévotion humble et silencieuse qu’est déjà notre simple
être-au-monde : car n’est-ce pas déjà une « religion », et une religion suffisante, que de recevoir ce monde,
de l’habiter et de le construire ? Qui me voit, voit le Père, dit Jésus (Jn 14, 9). Mais le Père n’est pas un
arrière-monde. Il est le Père, et cela nous suffit (Jn 14, 8). Il est un Autre. Il est temps d’en finir avec le Dieu
des causes, de liquider la compromission du Dieu de Jésus-Christ avec le Dieu des causes. Dieu n’est pas en
cause et, Dieu merci, par conséquent, l’on ne peut l’accuser de rien, surtout pas du mal qui est au monde. Le
Dieu des causes est bel et bien mort : le seul Dieu véritable est le Dieu de la Vie, car la Vie seule, comme
Phénomène, est irréfutable et digne d’ « adoration ».

[5] « propositions » au double sens d’énoncés et d’éléments de sens et de vie mis à la disponibilité de tous,
de tout le monde.

[6] Simone Weil écrivait au Père Couturier, en 1942 (Lettre à un religieux) : « Si on demande à plusieurs
prêtres si telle chose est de foi stricte, on obtient des réponses différentes et souvent dubitatives. Cela fait une
situation impossible, alors que l’édifice est tellement rigide (…) La croyance qu’un homme peut être sauvé
hors de l’Église visible exige que l’on pense à nouveau tous les éléments de la foi, sous peine d’incohérence
complète. Car tout l’édifice est construit autour de l’affirmation contraire, que presque personne aujourd’hui
n’oserait soutenir. On n’a pas encore voulu reconnaître la nécessité de cette révision. On s’en tire par des
artifices misérables. On masque les dislocations avec des ersatz de soudures, des fautes de logique criantes.
Si l’Église ne reconnaît pas bientôt cette nécessité, il est à craindre qu’elle ne puisse pas accomplir sa
mission (…) Les dogmes de la foi ne sont pas des choses à affirmer. Ce sont des choses à regarder à une
certaine distance, avec attention, respect et amour. »

[7] Le Ressuscité, c’est-à-dire non le sujet d’une réanimation corporelle, évidemment inadmissible, mais
Jésus, fait Seigneur et Christ (Ac 2, 36) dans l’Événement pascal ; Jésus, qui, comme grain tombé en terre,
n’est plus seul (Jn 12, 24), mais dont nous sommes les « relevailles » ; Jésus, dont la vitalité de la proposition
chrétienne faite au monde garantit la présence ; Jésus, l’Avoué d’une Tendresse infinie, première, qu’il
appelle le « Père » et notre « Père » (Jn 20, 17).

[8] Il ne s’agit pas d’exiger quoi que ce soit de l’Église, mais plutôt, du dedans même de l’Église, de
travailler à sa beauté, à sa vie, à sa jeunesse : l’on ne transforme bien que ce que l’on aime.
[9] « Remplis l’intime du cœur de tes fidèles… » (Séquence Veni Sancte Spiritus de la messe de la
Pentecôte).

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