Les Défis Éthiques de La Modernisation de L'administration Publique
Les Défis Éthiques de La Modernisation de L'administration Publique
Éthique publique
Revue internationale d’éthique sociétale et gouvernementale
vol. 4, n° 1 | 2002
Éthique de l'administration et du service public
Nature et logique du service public
Résumés
Français English
Jusqu’à récemment, les organisations publiques se sentaient obligées d’instaurer des
mesures administratives pour garantir l’assujettissement du comportement et des intérêts
de leurs employés aux priorités et aux intérêts de l’organisation. Bien souvent, tout ce qui
avait trait à l’éthique dans ces organisations relevait en premier lieu de cette fonction de
contrôle. Le mouvement mondial de modernisation de l’administration publique selon les
lignes directrices de la nouvelle gestion publique semble davantage ouvert à l’autonomie
du jugement éthique des fonctionnaires. Mais la combinaison de l’exigence de
performance avec la gestion par résultats soulève un défi d’ordre éthique inédit, que cet
article tente de cerner.
Texte intégral
Cet article est issu de deux projets de recherche, l’un financé par le CRSH, l’autre
par l’INRS-UCS. Je remercie Yves Boisvert, Robin Couture ainsi que mes assistants
de recherche pour leurs conseils et leur aide.
1 Dans toute organisation, publique ou privée, se pose un défi fondamental, du
point de vue de ses responsables et dirigeants : comment contrôler le
comportement de ses membres de manière qu’ils contribuent au bien-être et à la
durée de l’organisation ? Autrement dit, comment s’assurer que le personnel
d’une organisation contribue à l’« intégrité » institutionnelle de celle-ci, c’est-à-
dire à la pérennité de sa mission, de ses pratiques et de sa spécificité, sans que
ces aspects ne se dégradent (ne se « corrompent ») au fil du temps ? Cette
question révèle déjà une conception particulière de la nature humaine selon
laquelle chaque individu a spontanément tendance à donner à son intérêt
personnel priorité sur celui des différentes collectivités auxquelles il appartient :
société, communauté, organisation, etc. Selon cette conception « pessimiste », des
règles et de la surveillance sont nécessaires pour contenir l’égoïsme inné de l’être
humain. L’expérience montre toutefois que l’altruisme, le dévouement et
l’engagement envers la communauté sont aussi des traits de l’expérience
humaine. De ce point de vue plus « optimiste », même sans obligation de se
conformer à des règles de vie commune, chaque individu peut se montrer
spontanément coopératif, soucieux d’autrui et capable d’oublier ses intérêts
personnels au profit de ceux des autres, les plus vulnérables notamment.
2 L’abondance de contrôles externes (codes de conduite, lois, règlements, normes
disciplinaires, directives, consignes, sanctions, etc.) suggère que la conception
« pessimiste » prédomine dans le monde des organisations publiques, comme si
elles se sentaient constamment obligées d’instaurer des mesures administratives
pour garantir l’assujettissement du comportement et des intérêts de leurs
employés aux priorités et aux intérêts de l’organisation. Nous partirons ici du
constat que, bien souvent, tout ce qui a trait à l’éthique dans ces organisations
relève en premier lieu de cette fonction de contrôle. C’est en tout cas un aspect
typique de l’éthique organisationnelle associée à la « bureaucratie rationnelle »
qui a longtemps dominé le mode de gestion de l’administration publique.
3 La modernisation de l’administration publique qui a cours de nos jours dans la
plupart des pays de l’OCDE semble vouloir remettre en question la nécessité,
jamais interrogée auparavant, de ces contrôles externes. Ils sont en effet accusés
d’« alourdir » sans cesse la gestion publique, de faire de la fonction publique un
monstre technobureaucratique autonome et tourné vers lui-même alors que,
nouvel espoir issu des théories du nouveau management public, la gestion
publique pourrait être efficace, efficiente, tournée vers les citoyens et beaucoup
plus flexible. Pourtant, ce virage vers la nouvelle gestion publique (NGP)
entraîne, parfois à l’insu de ses promoteurs, des problèmes inédits d’ordre
éthique que cet article tente de cerner.
La réflexion éthique
4 L’éthique est un domaine de réflexion qui porte sur les valeurs et les fins (les
buts) de l’action humaine. Elle conduit à nous interroger de la manière suivante :
Pourquoi, c’est-à-dire pour quelle raison, ai-je choisi telle ligne de conduite plutôt
que telle autre ? Était-ce pour obéir à des règles générales de comportement ou
parce que les conséquences de mon choix me paraissaient les meilleures ? Dans
quel but ai-je fait ce choix ? Quelles valeurs mon choix traduit-il ? L’éthique offre
ainsi des moyens de réfléchir aux normes qui guident nos faits et gestes, aux
règles pratiques qui nous font opter pour ceci plutôt que pour cela et aux
principes moraux que nous nous efforçons de respecter dans nos rapports avec
les autres. Car « la volonté d’agir ne peut suffire si elle n’est pas informée,
orientée par la réflexion normative », c’est-à-dire par la réflexion sur les normes
et le sens de nos actions : « C’est à la réflexion [éthique] qu’il incombe d’évaluer
les buts visés par l’action, d’examiner d’autres options possibles, de considérer le
contexte où l’action va s’enchâsser, d’envisager les situations où elle serait mise
en échec, les effets néfastes qu’elle entraînerait et les situations irréversibles
qu’elle pourrait créer. Cette réflexion oblige également à un travail de
légitimation puisqu’il faut expliciter les raisons qui justifient l’action1.»
5 Ce qui est en jeu dans la réflexion éthique, ce n’est donc pas seulement le
« comportement », ce que tout observateur pourrait constater de manière
factuelle, mais les motivations, les intentions, les raisons qui poussent vers ceci
ou vers cela. Pourquoi a-t-on menti ? Au nom de quelle valeur a-t-on refusé de
payer ses impôts ? Pour quelle raison a-t-on refusé d’être loyal envers son
supérieur ? Comment justifie-t-on ces choix ? Si les buts et les raisons de l’action
sont au cœur de la réflexion éthique, les moyens envisagés et utilisés pour
réaliser ces actions le sont également. Pourquoi, c’est-à-dire pour quelle raison,
ai-je choisi tel moyen d’action plutôt que tel autre ? Des moyens inappropriés
peuvent-ils ôter toute valeur éthique à un geste qui, pourtant, incarne une valeur
fondamentale ? Par exemple, contourner une loi pour amener devant la justice
un criminel notoire, dans un désir de justice compréhensible ? Inversement, est-
ce que des moyens éthiquement justifiables peuvent contrebalancer un but plus
ou moins acceptable ?
6 L’éthique propose ainsi une réflexion sur les raisons qui sont au fondement de
nos comportements, qu’il est alors préférable d’appeler nos « actions ». Ce
domaine de réflexion est riche et vivant car chacune de nos actions met en
œuvre plusieurs types de normes et de valeurs qui, parfois, s’opposent ou se
contredisent. Par exemple, le sentiment de loyauté envers deux personnes qui
exigent de nous des gestes opposés peut être déchirant. La réflexion éthique
propose des moyens d’analyser ces dilemmes afin d’y trouver la solution la plus
satisfaisante ; « une telle critique évaluative est le but même de la réflexion en
morale2 ». Réflexion éthique et pensée critique sont donc indissociables, ce qui
montre bien à quel point, pour la réflexion éthique, est centrale ce qu’on appelle
la capacité de jugement ou de « délibération » éthique de toute personne
humaine : il s’agit de l’utilisation de certains modes de pensée ou types de
raisonnement s’appuyant sur un « savoir éthique » pouvant nous aider à prendre
nos décisions, à harmoniser nos choix, à nous construire, en somme, comme
sujet éthique tout au long de notre vie. Michel Foucault définit d’ailleurs l’éthique
comme la pratique réfléchie de la liberté : que faisons-nous de notre liberté de
décider, vers quelles fins l’orientons-nous3 ?
7 Cette liberté n’est pas seulement celle de l’individu, libre et responsable de ses
choix personnels. Elle nous engage aussi en tant que membres de plusieurs
collectivités (société, communauté, pays, région, quartier, etc.) au sujet desquelles
nous avons des projets, des aspirations, des préférences qui « débordent » le
cadre strictement individuel de notre vie et qui impliquent nos « con-citoyens ».
Éthique et politique sont ici étroitement liées : tout projet politique de
transformation de nos conditions de vie collective (davantage de démocratie
participative ou davantage de sécurité, davantage de protection étatique ou
davantage de droits individuels, etc.) suppose une position ou une discussion
éthique collective visant à formuler ce que devrait être le « bien commun » d’une
collectivité, auquel sont liées les « valeurs morales communes ». Notre capacité à
respecter – terme qui dissimule une grande variété d’attitudes et de possibilités,
comme on le verra – les valeurs communes de notre collectivité dans toutes nos
décisions, même les plus individuelles, malgré notre désaccord personnel4 et tout
en sachant que la hiérarchie de ces valeurs communes peut être bouleversée
n’importe quand, est une caractéristique de notre statut de citoyen à part entière
de cette société.
Lacunes et risques de l’éthique
administrative classique
8 Si on attend de chaque citoyen qu’il respecte les valeurs morales communes de
la communauté politique à laquelle il appartient, même dans ses choix
personnels, c’est d’autant plus le cas, semble-t-il, pour les fonctionnaires des
sociétés démocratiques, des États de droit. Selon un consensus moral5
fondamental dans ces pays, les fonctionnaires, en tant qu’agents de l’État, doivent
œuvrer au bien-être de leur pays et non à leur bien-être particulier : ils doivent
donc s’efforcer de servir de leur mieux les valeurs morales communes de leur
société telles qu’incarnées par les décisions des élus du moment, même si cela les
désavantage ou les désole. Leurs intérêts privés doivent passer non seulement
derrière ceux de leur organisation (ministère ou autre organisme), mais aussi
derrière l’intérêt général de la population qu’ils servent et du gouvernement qui
la représente. En cas de désaccord entre les valeurs morales mises en œuvre par
l’État et leurs valeurs morales « personnelles », les premières doivent
systématiquement l’emporter ; cela vaut également en cas de conflit entre les
valeurs morales personnelles et les décisions des supérieurs hiérarchiques.
9 Un exemple très simple montre bien à quel point ce principe du « respect » des
valeurs morales communes par les fonctionnaires est, dans la pratique,
extrêmement complexe. Lors d’un concours d’entrée dans la fonction publique
pouvant attirer des milliers de candidats, ceux qui traitent les demandes sont
censés concilier l’exigence (morale commune) d’équité sociale, qui vise à assurer
à chaque citoyen les mêmes chances d’embauche, avec les exigences (morales
organisationnelles) d’efficacité et surtout d’efficience de gestion de l’appareil
public (que tout ce processus ne coûte pas trop cher aux contribuables), et ce
alors que, fonctionnaires eux-mêmes, ils connaissent bien les avantages et les
inconvénients liés à ce type d’emploi. Comment se sortent-ils de ce « nœud » ? En
particulier, comment font-ils face à la tentation de contourner les règlements sur
l’embauche afin d’accélérer ou d’alléger le processus, que ce soit pour obéir aux
critères d’efficience de leur organisation, pour satisfaire leur impatience et leur
frustration individuelles face à l’ampleur du processus ou, du point de vue de la
morale commune, pour aider les citoyens à leurs yeux les plus méritants qui ont
posé leur candidature ?
10 Dans l’histoire de l’administration publique des pays démocratiques, plusieurs
façons d’assurer cet équilibre entre les différents niveaux de valeurs et
d’allégeance des fonctionnaires (conscience personnelle, organisation concrète,
bien commun, décisions du pouvoir politique et morale commune) ont été
imaginées, parfois à l’opposé les unes des autres. L’équilibre le plus classique,
c’est celui de la « bureaucratie rationnelle » : les fonctionnaires doivent appliquer
de manière stricte les lois et règlements votés par les représentants élus de la
population, qui sont censés incarner automatiquement les valeurs morales
communes et le bien commun. Leurs valeurs personnelles doivent être
complètement mises de côté (devoir de réserve). Quant à l’organisation, on
suppose qu’elle n’est qu’un instrument d’exécution des décisions du pouvoir
exécutif et législatif, si bien qu’elle met nécessairement en œuvre les mêmes
valeurs que l’État et la population en général. En somme, selon cette idéologie
officielle, toutes les organisations publiques sont parfaitement en harmonie entre
elles et avec la volonté politique générale.
11 Tout citoyen sait pourtant très bien que l’intérêt d’une organisation publique
peut parfois s’opposer à celui de la fonction publique en général ou, à tout le
moins, à celui d’autres organismes. Pensons par exemple aux rapports difficiles
entre le ministère de l’Environnement et celui des Ressources naturelles. Pensons
aussi à la rivalité pour l’accès aux ressources financières et humaines entre les
différentes organisations publiques. Mais surtout, on peut noter d’emblée que
cette conception minimise la complexité de la position des fonctionnaires : bien
que censés être au service des élus et de la population, c’est à leur supérieur ou à
leurs collègues de l’organisation qu’ils doivent rendre compte quotidiennement
de leur travail ; d’où leur allégeance principale à leur organisation, c’est-à-dire à
leur milieu de travail. Un administrateur public n’est pas simplement un
« serviteur » de la population ; c’est un « serviteur public » (public servant) inséré
dans une organisation particulière : « Ce rôle d’employé d’une organisation
spécifique […] est bien plus puissant et concret dans ses sanctions et mesures
incitatives [que l’appartenance générale à la fonction publique]. Le rôle du
fonctionnaire devient vite limité à l’organisation particulière qui le définit6.»
Selon cette conception de l’administration publique, les valeurs clés sont la
neutralité, l’impartialité, l’obéissance et le professionnalisme des fonctionnaires.
Par exemple, le code d’éthique de la fonction publique québécoise énonce les
valeurs suivantes (en quatre temps), sans jamais évoquer la possibilité qu’elles se
contredisent : assiduité et compétence ; obéissance hiérarchique, loyauté et
allégeance à l’autorité constituée ; courtoisie, non-discrimination et diligence
dans le service au public, discrétion, neutralité politique, réserve, honnêteté et
impartialité, absence de conflits d’intérêts, exclusivité du service7. Pourtant,
l’expérience montre bien, par exemple, la difficulté de combiner l’obéissance
hiérarchique et la diligence dans le service au public…
12 Cet ensemble de valeurs renvoie à l’idée que le fonctionnaire n’est qu’un
« outil » qui exécute des tâches administratives, avec professionnalisme, c’est-à-
dire compétence et savoir-faire, en conformité avec ce que ses supérieurs
(organisationnels) attendent de lui, que ce soit sur le plan des moyens, des
procédures ou des résultats. La pierre angulaire de cette conception est donc le
principe de l’obéissance hiérarchique, aussi nommée « loyauté ».
13 Le contrôle des fonctionnaires se fait alors de manière « externe » : leur
conduite doit respecter un ensemble de règles (codes d’éthique, déontologie,
normes d’encadrement, directives) ; s’ils ne s’y conforment pas, ils peuvent faire
l’objet de diverses sanctions. Obéissance aux supérieurs, obéissance aux règles et
règlements, qu’il s’agisse des moyens ou des fins de l’action administrative : on
pourrait appeler cela l’« éthique de l’obéissance », si ce n’était pas là commettre
une erreur conceptuelle grave : le jugement éthique suppose, comme on l’a vu
plus haut, la liberté de choix…
14 Dans ce cadre, on peut affirmer que l’intégrité des fonctionnaires coïncide avec
leur probité ainsi qu’avec cette loyauté ou cette obéissance : elle désigne leur
engagement inconditionnel à suivre le cap imposé par l’organisation et la
fonction publique en général, au détriment de leurs préférences personnelles ou
de tout désir d’agir différemment de ce qui leur est demandé. Selon cette
conception, « les fonctionnaires peuvent très bien se sentir à l’étroit et limités
dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire par la chaîne de commandement,
mais c’est là une des fonctions prévues de la structure organisationnelle. Les
préférences personnelles des individus employés par la fonction publique
doivent toujours être assujetties à la volonté populaire, qu’on présume être
communiquée par la chaîne organisationnelle de commandement8. » Du point de
vue de la morale commune, il est évident que la collectivité, dans le cas présent
l’organisation publique, a priorité absolue sur l’individu, ici le fonctionnaire :
« Dans la sphère publique, l’éthique sert à protéger l’intégrité de l’organisation
en aidant les individus à se conformer aux normes professionnelles, à éviter les
erreurs et les méfaits qui violent la confiance du public (corruption, népotisme)
et à assurer que les fonctionnaires d’une démocratie soient imputables devant les
représentants élus de la population9.» En fait, ce système fait en sorte que « la
conscience personnelle est toujours subordonnée aux structures de l’autorité10 ».
En ce sens, « on ne peut être un agent de l’État et être en désaccord public avec
les ordres reçus des autorités politiques légales11 », même si notre conscience
morale nous suggère que ces ordres vont à l’encontre des valeurs morales
communes.
15 En prenant cette orientation, l’éthique organisationnelle devient un instrument
du pouvoir et du commandement, au lieu d’être une ressource pour nourrir le
jugement moral des employés ; d’où la méfiance, justifiée, qu’elle inspire aux
fonctionnaires qui y voient, probablement de manière légitime, un instrument
supplémentaire de contrôle de leurs actes et même de leurs pensées – contrôle
très efficace puisqu’il emprunte le vocabulaire de l’éthique et des valeurs, aux
résonances symboliques puissantes. En fait, il est clair que cette approche qui ne
s’intéresse qu’aux « comportements » non seulement ignore, mais refuse
d’envisager que les fonctionnaires aient analysé ou soient capables de formuler
les raisons morales qui sous-tendent leur action. De ce point de vue, cette
approche qui mise sur l’obéissance et le respect des consignes plutôt que sur la
capacité de délibération éthique des employés, est « anti-éthique ».
16 On peut le constater entre autres dans le fait que l’aspiration « éthique » la plus
haute qui leur est offerte par ce modèle est l’exécution la plus réussie des ordres
reçus dans le respect pointilleux des règlements – ce qui, pragmatiquement, n’est
pas la motivation la plus inspirante, quelle que soit notre conception de
référence de la nature humaine. Au contraire, cette aspiration valorise la dé-
responsabilisation, c’est-à-dire la coupure entre le sujet d’une action et les
conséquences de son action : elle vise à soulager les travailleurs de l’État de la
nécessaire étape de la « délibération éthique ». Hannah Arendt n’a-t-elle pas
conclu du procès d’Eichmann que ce dernier était fondamentalement déficient
dans l’exercice de la pensée qui permet de discerner le bien du mal ? La position
de l’exécutant semble le dispenser de toute réflexion, même sur le caractère
moral (quel qu’en soit le niveau) de ce qui lui est demandé, dispensation qui est
de plus bien souvent présentée comme une nécessité d’ordre éthique… Comme si
la capacité de jugement et de délibération éthique des fonctionnaires ne pouvait
qu’être erronée, néfaste, confuse et corrompue, car ils seraient incapables de
dépasser l’étape de l’opinion « subjective » et « arbitraire ». Cette crainte sous-
jacente à l’éthique administrative classique repose sur la conception pessimiste
de la nature humaine, mais aussi sur la mémoire collective des systèmes
administratifs corrompus de certaines démocraties.
17 Les codes d’éthique qui accompagnent cette approche sont en fait des codes de
conduite qui visent à normaliser les comportements des employés, c’est-à-dire à
les rendre conformes à des normes prédéfinies par les responsables
organisationnels ou politiques. Ils ne visent pas à aider les employés à
développer leur capacité de délibération éthique. D’ailleurs, les codes d’éthique,
surtout ceux qui ne sont pas en même temps des codes de déontologie
accompagnés de sanctions, sont rarement connus ou pris au sérieux par les
employés qui comprennent facilement l’enjeu de contrôle qui se cache derrière.
Ces codes ne font souvent que réitérer des évidences (« il faut être honnête et
compétent ») sans les ancrer dans l’expérience commune réelle des employés de
l’organisation en question. Les codes d’éthique qui prescrivent et proscrivent des
comportements sans donner d’indication sur le contexte dans lequel doivent
s’appliquer prescriptions et proscriptions ne sont ni utilisés ni appréciés par les
employés qui doivent s’y soumettre.
18 Cette hégémonie des structures d’autorité est à l’origine du recours de certains
fonctionnaires aux procédures de whistle-blowing (devoir de divulgation12) pour
dénoncer des situations jugées incompatibles avec les valeurs morales
communes ou même avec les valeurs officielles d’une organisation. Ces
procédures sont souvent douloureuses et délicates, mais, dans cette conception
de la bureaucratie par contrôle et commandement, il ne semble parfois exister
aucune autre manière de protester contre une situation déplorable instaurée ou
acceptée par les autorités hiérarchiques.
19 Le professionnalisme joue un rôle clé dans cette conception de la bureaucratie
« rationnelle » : c’est en son nom que les fonctionnaires acceptent de renoncer à
leurs prérogatives de citoyens, qui pourraient les mener à être parfois en
désaccord avec les politiques publiques qu’ils doivent mettre en place ou avec la
manière de les interpréter et de les implanter ; ils acceptent de mettre leurs
compétences au service exclusif de leur organisation et donc de leurs supérieurs
hiérarchiques. Autrement dit, le professionnalisme technique (compétence,
savoir-faire, évaluation par les pairs) devient la « raison » principale qui décide
de l’action des administrateurs, à qui est refusé le droit de se prononcer sur les
fins de leur action publique (programme, politique publique, procédures, etc.),
ainsi que sur ses conséquences. Ce professionnalisme technique-expert, bien
qu’essentiel du point de vue de l’efficacité d’une organisation, est incomplet sur
le plan éthique puisqu’il n’impose aux employés aucune réflexion sur les
conséquences morales et sociales des gestes administratifs qu’ils exécutent avec
professionnalisme. Le jugement professionnel de l’expert est, dans cette optique,
moralement insuffisant.
20 La conception de la bureaucratie rationnelle ignore aussi plusieurs thèmes
éthiques fondamentaux : par exemple, l’inévitable pouvoir discrétionnaire des
fonctionnaires, dû au tout aussi inévitable décalage entre le texte des lois et les
conditions de leur applicabilité dans des contextes précis. Dans ce cas, ce qui doit
faire l’objet de l’intégrité ou de la loyauté des fonctionnaires devient plus flou :
est-ce le projet de loi ou les interprétations successives qui en sont données à
divers échelons de l’organisation ? Par exemple, l’universalité des soins de santé
(valeur morale commune, loi sur la santé) est parfois en conflit avec la nécessité
organisationnelle et légale d’équilibrer les budgets des hôpitaux. Certains
fonctionnaires peuvent avoir à prendre des décisions lourdes de conséquences,
selon qu’ils privilégient leur probité à l’endroit de la valeur morale commune ou
leur intégrité à l’endroit de la mission de leur organisation, notamment gérer les
fonds qui leur sont confiés de manière satisfaisante pour leurs supérieurs ou leur
ministre.
21 Les insuffisances et les partis pris de l’éthique administrative classique n’ont
jamais été le moteur des réformes de l’administration publique implantées
successivement dans les pays démocratiques. C’est plutôt la nécessité de rendre
la fonction publique plus efficace à un moindre coût, c’est-à-dire de la dé-
bureaucratiser, qui est à l’origine de nombre de ces réformes, fréquemment
inspirées de théories de gestion issues du secteur privé (gestion par objectifs,
qualité totale, déficit zéro, etc.). C’est le cas du grand mouvement actuel de
modernisation des organisations publiques des pays de l’OCDE qui s’inspire
directement des théories du nouveau management. Ce qu’on appelle désormais
la nouvelle gestion publique a en effet pour but de moderniser l’administration
publique, c’est-à-dire de la rendre plus efficace, plus efficiente, plus économique,
plus transparente et plus orientée vers le service au « citoyen-client ». Quels sont
ses défis sur le plan de l’éthique ?
Notes
1 M. Canto-Sperber, L’inquiétude morale et la vie humaine, Paris, PUF, 2001, p. 86.
2 Ibid.
3 M. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », 1984, Dits et
écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994.
4 Toutefois, dans certains cas extrêmes, notre conscience morale personnelle nous amène
à juger nécessaire de ne pas respecter les valeurs communes de notre société, parfois
édictées de manière précise (charte, déclaration des droits, constitution, etc.) ou parfois
portées implicitement par la culture. Cette décision très grave demande une réflexion
éthique personnelle approfondie et des arguments solides pour ne pas apparaître comme
un simple geste de provocation. Pour un fonctionnaire, le refus d’appliquer des lois
racistes est un geste éthique et politique qui correspondrait à ce type de décision : dans ce
cas, le respect de la dignité et de la liberté de tout être humain, quelle que soit sa religion
ou sa culture, l’emporte sur le devoir d’obéissance hiérarchique. Existe-t-il des valeurs
fondamentales qui transcendent les débats d’éthique publique sur les valeurs morales
communes d’une société ? Cela est un autre débat…
5 Suivant la proposition de Canto-Sperber (op. cit.) et pour les fins de cet article, j’utilise
indifféremment les termes « morale » et « éthique ».
6 T. L. Cooper, The Responsible Administrator, San Francisco, Jossey-Bass, 1998, p. 186.
7 L’éthique dans la fonction publique québécoise, Les publications du Québec, 1998.
8 T. Cooper, op. cit., p. 70.
9 G. B. Adams et D. L. Balfour, Unmasking Administrative Evil, Thousand Oaks, Sage, 1998,
p. 163.
10 Ibid., p. 166.
11 Ibid., p. 168.
12 J. Bec, « Le devoir de divulgation », Téléscope, vol. 7, no 2, Québec, Observatoire de
l’ENAP, 1999.
13 K. Kernaghan, « L’organisation post-bureaucratique et les valeurs du service public »,
Revue internationale des sciences administratives, vol. 66, no 1, 2000, p. 108-110.
14 OCDE, Renforcer l’éthique dans les services public. Les mesures de l’OCDE, Paris, OCDE,
juin 2000, p. 31.
15 Ibid., p. 12.
16 M. Rokeach, cité par K. Kernaghan, art. cité, p. 112.
17 R. Heintzman, « De solides assises : valeurs et éthique dans la fonction publique de
demain », Isuma, vol. 2, no 1, 2001, p. 124 et 125.
18 R. Ogien, « Normes et valeurs », dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et
de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 1062.
19 OCDE, op. cit., p. 28.
20 K. Kernaghan, art. cité, p. 120.
21 G. Breton, Rapport annuel du vérificateur général, Québec, 2000, art. 3.20.
22 Voir le site web du Conseil du trésor, www.tbs-sct.gc.ca/.
23 Toutes les valeurs de la fonction publique ne sont pas d’ordre éthique, c’est-à-dire ne se
rattachent pas à la question du bien et du mal. Ainsi, le célèbre rapport Tait (De solides
assises, Ottawa, Centre canadien de gestion, 1996) sur les valeurs de la fonction publique
canadienne, distingue et définit quatre familles de valeurs : les valeurs démocratiques
(aider les ministres, reddition de comptes, primauté de la loi), professionnelles
(traditionnelles : compétence, impartialité, et nouvelles : esprit d’innovation), liées à
l’éthique (intégrité, probité, conserver la confiance du public, donner préséance à l’intérêt
public) et liées à la personne (respect, courtoisie, civilité, impartialité).
24 Faute de place, nous n’aborderons pas le thème de la responsabilité dans ce contexte. À
ce sujet, voir M. M. Harmon, Responsibility as a Paradox. A Critique of Rational Discourse
on Government, Londres, Sage, 1995.
25 Par exemple, B. Caroll et D. Siegel (Service in the Field : The World of Front-line Public
Servants, Montréal, McGill’s-Queen’s University Press, 1999, p. 156) rapportent le propos
suivant d’un fonctionnaire : « Quand ils disent réformes, j’entends congédiements. »
26 F. Piron, « La production politique de l’indifférence dans les pratiques et les discours du
nouveau management public », à paraître.
27 T. Cooper, op. cit., p. 150-160.
28 Voir le site web du ministère de la Défense canadienne.
29 Il y a bien d’autres explications possibles à ces difficultés, notamment le caractère
« importé » de la NGP, clone approximatif du nouveau management privé, mais aussi la
« jeunesse » de cette réforme et le manque d’expérience, la non-consultation des
fonctionnaires dans le processus (bien noté par R. Arpin, « Rôle de l’État. L’éthique doit
primer dans la prise de décision », lettre d’opinion, Le Soleil, 21 novembre 1999), les
résistances à l’intérieur même du groupe des leaders et décideurs politiques, le manque
de temps pour bien réfléchir à tous ces enjeux, les contraintes de la réalité quotidienne
des organisations et l’indifférence même des citoyens.
30 OCDE, op. cit.
31 G. Leduc, « Réforme de l’administration publique. Les députés croulent sous les
rapports », Le Soleil, 8 mai 2001.
32 OCDE, op. cit.
33 G. Breton, op. cit., art. 3.98.
34 T. Cooper, An Ethic of Citizenship for Public Administration, Englewood Cliffs, Prentice
Hall, 1991.
35 J. Tait et al., op. cit. ; R. Heintzman, art. cité.
36 T. Cooper, op. cit.
37 On retrouve ici en filigrane les difficultés des « représentants du public » dans les
comités d’éthique ; à ce sujet, voir, par exemple, D. Laudy, « Le rôle du représentant du
public dans les comités d’éthique de la recherche », Éthique publique, vol. 2, no 2, 2000,
p. 65-72.
38 W. M. Sullivan, Work and Integrity. The Crisis and Promise of Professionalism in
America, New York, Harper Business, 1995.
39 Voir F. Piron, « Le nouveau management public et le dialogue démocratique au Québec
et au Canada », à paraître.
Auteur
Florence Piron
Florence Piron est professeure associée au département de communication de l’université Laval
et associée de recherche au Laboratoire d’éthique publique, INRS-UCS.
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