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L'Église Jugée Par Ses Oeuvres

L'Église Jugée Par Ses Oeuvres (2)

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BIB . COLL
PICTAV, S.J.

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2009
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1
L'EGLISE
JUGÉE PAR SES OEUVRES
Paris . — Typographie HENNUYER, rue du Boulevard , 7.
L'ÉGLISE
JUGÉE PAR SES CEUVRES
OU

LA FRANCE ÉCLAIRÉE ET CIVILISÉE


PAR LE CLERGÉ

DEPUIS L'INTRODUCTION DU CHRISTIANISME DANS LES GAULES


JUSQU'A LA FIN DU MOYEN AGE

PAR M. L'ABBÉ N. HOFFMANN


ТЕ
Р
3

S.
PARIS
BUREAU DE L'ANGE GARDIEN, RUE DE L'OUEST, 44.

1862
A SA GRANDEUR

MONSEIGNEUR

PAUL -GEORGES -MARIE DUPONT -DES -LOGES,

ÉVÈQUE DE METZ.

MONSEIGNEUR,

Connaissant votre profond et filial amour pour


l'Eglise ; vous sachant saintement jaloux de main
tenir et d'étendre ses progrès, sa réputation et sa
gloire, pouvais-je hésiter un instant à venir déposer
aux pieds de Votre Grandeur ces quelques pages
écrites pour glorifier l'Eglise de France dans ses
membres les plus éminents et les plus actifs ?
VI

Retiré au fond de son presbytère, le prêtre ne


reste pas tellement étranger au triste jeu des passions
humaines, que le bruit n'en parvienne à ses oreilles :
il entend calomnier indignement l'Eglise, sa mère ;
il voit rugir la haine, mentir la révolution , et l'igno
rance soulever contre elle les plus odieuses, les plus
ingrates accusations, et, enfant dévoué, souffrant en
secret des injures faites à sa mère , il voudrait parfois
s'en aller par le monde , comme Pierre l'Ermite ,
pousser , jusque sur les toits, le cri de sa trop légi
time indignation .
J'ai vu ce spectacle des contradictions humaines ;
j'ai lu les mensonges de l'histoire ; j'ai entrevu les
perfidies des ennemis actuels de l'Eglise, et, sachant
d'où venait tout ce bruit, je me suis dit : « Beaucoup
de ces ingrats ne savent pas qu'ils le sont, et , sem
blables au peuple déicide qui n'eût pas crucifié le
Seigneur s'il l'eût mieux connu , ils rendront peut
être justice à leur mère, quand ils sauront le bien
qu'elle a fait à la société et à eux -mêmes, » Dans
l'espoir de ramener à la vérité quelques hommes de
bonne foi, j'ai consacré avec bonheur les loisirs du
presbytère à étudier l'histoire de l'Eglise dans sa vie
intime et publique . J'ai tâché de me rapprocher le
plus près possible de son coeur pour en entendre les
battements les plus profonds; placé ainsi entre Elle
et le monde, j'ai gémi, j'ai pleuré, je me suis réjoui,
j'ai espéré, j'ai prié, j'ai tremblé avec Elle dans les
diverses phases de son existence, qui souvent ne sont
que l'écho de l'enfance tourmentée , de la vie souf
frante, de la passion méritoire , de l'injuste mort,
VII

mais aussi de la glorieuse résurrection de son divin


fondateur.
C'est le fruit de ces solitaires études que j'ose,
Monseigneur, livrer aujourd'hui à mes frères ; mais
effrayé de ma propre témérité, j'ai résolu de me ré
fugier dans le sein paternel de mon Evêque, et cette
pensée m'a pleinement rassuré. Plusieurs raisons,
d'ailleurs , me font une obligation d'en agir ainsi .
Protestant d'avance de la filiale soumission avec la
quelle je veux condamner tout ce qui pourrait le
moins du monde blesser l'esprit, le cour, la volonté
de cette Eglise, pour laquelle j'eusse voulu donner
plus que mes sueurs et mes veilles, je regarderai le
jugement de mon Evêque comme celui de l'Eglise
elle-même; au moindre signe de sa volonté, je bri
serai à jamais une plume conduite par une main in
habile et je me réduirai au silence de la plus respec
tueuse obéissance. Mais s'il en était autrement, si, ainsi
que je l'espère , un seul mot d'encouragement arri
vait du père au fils, je me dirais : « Que sa bénédiction
épiscopale porte ces pages d'essai partout où elles
pourront faire quelque bien : au château du riche,
dans la chaumière du pauvre , aux bibliothèques pa
roissiales, dans l'atelier de l'ouvrier , sous la tente du
soldat... Et je bénirai l'indulgente générosité du
chef qui, par là , aura dit à un faible mais dévoué
combattant : « Va, lutte encore et meurs ! » Et armé
d'un nouveau courage, je combattrai plus que jamais
jusqu'à ce que je tombe sur le champ de bataille, en
m’écriant : « Vive l'Eglise ! vivent ses chefs sur la
terre ! »
VIJI

Dans ces sentiments, j'ose prier Monseigneur de


bien vouloir agréer l'expression du profond respect
avec lequel j'ai l'honneur d’être,
De Sa Grandeur,
Le très-humble et très- obéissant serviteur,
N. HOFFMANN .
INTRODUCTION .

Un jour, une affreuse tempête jette sur le rivage de la


mer tout un peuple de passagers. Parmi la foule des spec
tateurs témoins de leur détresse se tenait une noble et
sainte femme, plus compatissante et plus affligée que les
autres , à la vue des pauvres naufragés. Forte de son
amour et pleine de confiance dans la protection du Ciel
qui l'inspire, elle veut leur servir de mère : elle les recueille
dans sa demeure et se charge de leur éducation et de leur
avenir.
Elle les voit ignorants, grossiers et méchants : raison
de plus pour les aimer sans réserve ; elle se fait leur in
stitutrice, et leur donne chaque jour l'instruction reli
gieuse, intellectuelle et morale. Elle les a trouvés pauvres ,
déguenillés, sans pain et sans asile : elle travaillera à la
sueur de son front pour leur procurer le vêtement, la
nourriture, le bien - être matériel ; elle leur apprendra
même , par son exemple , à travailler et à aimer le travail ,
et un jour viendra où ils pourront se suffire à eux-mêmes.
A force de bonté , de patience et d'amour, cette mère,
1
- 2
suscitée par la Providence , voit ses efforts couronnés de
succès : ces orphelins ont foi en leur mère adoptive ; l'in
telligence leur vient , le cæur en eux se développe , leur
primitive grossièreté s'efface et disparaît chaque jour ; leur
sauvage nature se polit, se civilise ; bientôt ils sont hom
mes , instruits , vertueux , riches des dons du ciel et de la
terre : c'est une miraculeuse et complète transformation .
Mais à mesure qu'ils arrivent à leur âge adulte , en pro
portion même de leur prospérité toujours croissante , à
l'heure où ils se sont dit qu'ils peuvent se passer de leur
mère , l'orgueil , comme un astucieux serpent, se glisse
insensiblement dans leur esprit, et l'orgueil rend ingrat .
Ils oublient bientôt ce qu'un intelligent et sublime amour
avait fait pour eux ; ils descendent successivement à un
tel degré d'aveuglement , qu'ils nient les incalculables
bienfaits dont ils ont été l'objet ; ils s'écrient dans leur
orgueilleuse ingratitude : « Qu'a-t-elle fait pour nous ?
Notre instruction ? mais nous la devons à notre raison , à
notre génie naturel. -
Notre bonheur matériel ? mais
c'est le fruit immédiat de nos propres labeurs . » Et leur
bouche ingrate n'a plus que de sanglantes injures pour la
généreuse et héroïque tutrice que le ciel leur avait envoyée,
et dont la courageuse sollicitude les a faits ce qu'ils sont.
Honnie , méprisée , calomniée même , elle est reléguée
honteusement dans un coin de sa propre demeure . Elle
voit l'insolent et injuste orgueil de ses enfants adoptifs,
et elle n'a plus , pour se consoler de leur ingratitude , que
ses larmes , ses prières, sa confiance en Dieu qui a jugé ses
@uvres, et aussi parfois ses tendrés reproches qui touchent,
éclairent et ramènent les moins insensibles d'entre eux .
各3
N'est-ce pas là notre propre histoire ; l'histoire des
bienfaits de l'Eglise, notre mère, qui nous a recueillis ,
élevés, convertis, sanctifiés, nous qui , dans notre orgueil
leuse suffisance , l'avons reniée , méprisée et reléguée
loin de la famille et de la société ?

Jetés sur le continent , après la grande invasion des


barbares qui se ruèrent sur l'Europe occidentale , n'avons
nous pas été adoptés par l'Eglise ; ne nous a -t-elle pas
aimés , convertis , éclairés , civilisés et nourris , comme une
mère, sans autre mesure de son dévouement que l'immen
sité de sa courageuse charité ? Oui , elle a été pour nous
la vraie et unique source de notre prospérité morale et
matérielle : biens du ciel et bonheurs de la terre , elle nous
a tout donné dans un temps où personne autre ne pouvait
ni ne voulait rien faire pour nous .
Mais, enfants ingrats, nous avons méconnu notre divine
mère et bienfaitrice. Aveuglés par l'orgueil , em portés par
le torrent des passions humaines , égarés par la philoso
phie mensongère du siècle précédent, nous avons nié les
bienfaits de toute sorte que la France doit à l'Eglise ; il
s'en est trouvé, parmi nous, qui l'ont méprisée , calom
niée, outragée, qui ont frappé et déchiré le sein qui les
a réchauffés et nourris ; qui ont enchainé les mains qui
jadis avaient tant travaillé pour eux ! Ce sont des ingrats
qui ont rougi de leur mère , quand ils ont pensé pouvoir
se passer d'elle.
Or, rougir de sa mère, c'est toujours un méprisable
orgueil ; mais la renier, l'oublier , l'outrager , la calomnier,
après qu'elle nous a faits ce que nous sommes , c'est une
tache, c'est une indélébile flétrissure sur le front de l'enfant
4

qui s'abaisse 'à ce point. Que dirons-nous, quand il s'agit


des intérêts les plus élevés , qui devraient nous être les plus
chers ; quand il s'agit des biens de l'autre vie et de ceux de
ce monde à la fois ; quand il s'agit de l'ame , du salut de
tant de millions d'ames ; quand il s'agit des bienfaits de
l’Eglise s'étendant et se prolongeant pendant des siècles ;
n'est -ce pas un crime que de les méconnaître , un crime
qui devrait peser sur la conscience d'un peuplè, comme
un hideux cauchemar sur la poitrine d'un malade ?
Mais, il faut le reconnaître, beaucoup d'entre nous sont
ingrats envers l'Eglise, parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils
font : enfants et héritiers d'un siècle qui a voulu expulser
de la terre une religion qu'on leur a dépeinte comme infáme,
ils ont sucé, avec le lait, le poison des préjugés, et aujour
d'hui ils ignorent encore la longue série de bienfaits dont
ils ont été l'objet dans la personne de leurs aïeux , et quand
ils le sauront , une nouvelle lumière éclairera leur intelli
gence fourvoyée ; le cœur leur reviendra, et la reconnais
sance et l'amour aussi .
C'est pourquoi nous venons , à la suite de nombreux
panegyristes de l'Eglise , rappeler au monde, et en parti
culier à la France catholique , l'histoire abrégée des bien
faits sans nombre dont le clergé, la papauté, l'épiscopat,
le sacerdoce et le monachisme ont été les instruments
intelligents et dociles . Nous venons humblement, mais
courageusement, rappeler à une génération légère, ou
blieuse et indifférente, que ce même clergé, traité dans
quelques écrits avec tant de dédain et de mauvaise foi, a
régénéré la société française, aux époques critiques dont
l'histoire a fidèlement gardé le souvenir. Prenant la
- 5

France au premier instant de sa naissance et la sui


vant à travers quinze siècles de son histoire religieuse ,
civile , politique et littéraire , nous voulons étaler ,
comme dans une exposition universelle, les richesses in
tellectuelles, morales et matérielles dont le clergé a été
pour nous la source. Ce sera placer en face de leur ber
ceau et de leur enfance les adultes orgueilleux qui ont
honte de l'Eglise, et leur dire , pièces justificatives en
main : « Voilà votre mère ; voilà le génie qui vous a in
spirés dès l'origine ; voilà le cæur qui vous a aimés ; voilà
les mains qui vous ont guidés , la société qui vous a donné
la foi, l'instruction , la santé et tout le bonheur dont vous
jouissez! » L'Eglise, il est vrai, comme la religion qu'elle
porte à travers les siècles, n'a pour but que les biens de
l'autre vie ; mais, ainsi que le remarque Montesquieu , par
une conséquence logique et naturelle , elle fait encore le
bonheur de la vie d'ici-bas . Ce qu'a dit de la piété le grand
apôtre, nous pouvons le dire de l'Eglise : « Elle est utile
à tout : elle a les promesses de la vie présente et de la
vie future. » Ainsi , en prouvant ce que le clergé , sous
l'inspiration de sa foi, a fait pour le bonheur de la société
civile, pour la paix de la famille et pour la prospérité
des individus en France, nous exposerons d'une manière
patente aux yeux de tous le rapport humain , les effets
humains de sa doctrine et de ses lois, et c'est répondre
par des faits à une des grandes objections des temps mo
dernes .

Telle est la pensée qui nous a inspiré ce travail d'ex


position et de justification. Ce sera une réponse péremp
toire aussi aux injustes calomnies des ennemis de l'Eglise,
qui , dans leur ignorante impiété , ont osé lui reprocher
d'être ennemie des lumières et de la civilisation . Les
faits, dans leur écrasante logique , intimideront au moins
leur présomptueuse mauvaise foi, et, s'ils ne sont que
trompés, ces pages, d'une scrupuleuse impartialité, se
ront pour eux une illumination soudaine et salutaire, un
doux et profond reproche qui les réveillera de leur in
différence, de cette ingratitude calme et pratique qui vaut
presque le mépris.
Nous prévenons nos lecteurs qu'en publiant ce travail
notre intention n'est pas de faire un cours de religion ,
ni une cuvre de controverse : la sainteté de la doctrine
catholique, la divinité de son fondateur, ses miracles, la
conservation de son Eglise à travers et malgré toutes les
persécutions de la terre et de l'enfer, ses prodigieuses
conquêtes dans les siècles et sa constante propagation dans
le monde ont été maintes fois et surabondamment prou
vés et établis sur des bases inébranlables. Ce que nous
essayons de faire, c'est une simple exposition des faits
qui constatent que le clergé a , dès sa libre entrée dans
les Gaules, converti, puis éclairé, civilisé la nation par l'a
postolat , par ses règlements disciplinaires , par l'applica
tionimmédiate de la loi chrétienne, par son influence
civilisatrice sur les princes et sur les peuples , sur la so
ciété , la famille et les individus, et que cette action pro
videntielle du clergé a été persévérante et efficace depuis
le berceau de la société française jusqu'à la fin du moyen
age, c'est- à-dire depuis l'apparition des premiers mission
naires dans les Gaules, un siècle après la conquête du
pays par les armes romaines, jusqu'à Clovis qui établit les
-7
Francs dans les Gaules ( en 496 ) ; et, de là, jusqu'à la
renaissance des lettres, au quinzième siècle, ce qui réduit
nos recherches à une période renfermant à peu près cinq
siècles avant le moyen âge , puis les dix siècles qu'il a
duré lui-même ( de 406 à 1453 , ou, selon d'autres his
toriens, de 496 jusqu'à 1494) : tableau vivant , qui nous
montrera le génie de l'Eglise élevant et formant la nation
française ; spectacle intéressant et instructif pour tous les
hommes d'intelligence et de coeur qui seront forcés, nous
l'espérons , de s'écrier dans l'effusion de leur reconnais
sance : « Oui , le doigt de Dieu fut là ! oui , l'Eglise a été
notre mère, notre protectrice, la meilleure sauvegarde de
nos droits, de nos libertés et de notre gloire ! »
Puisse notre travail répondre aux justes exigences de
nos lecteurs et à la pureté de nos intentions ! Qu'il dé
truise seulement quelques préjugés qui empêchent tant
d'ames d'aller à Dieu par son Église : c'est toute la
récompense que nous ambitionnons pour nos veilles la
borieuses . C'est cet espoir qui a soutenu notre amour pour
la vérité, pour l'Eglise et pour la France ; mais, si cette
récompense venait à nous manquer , il en est une autre
plus sérieuse et plus durable encore qui nous consolerait
amplement de cette perte : c'est le salaire que Dieu a pro
mis aux hommes de bonne volonté . Nous dirions alors ;
Nous avons du moins creusé un sillon dans un vaste champ
qui nous semblait renfermer des trésors , et ce sillon invi
tera peut-être des ouvriers plus habiles à travailler plus
efficacement au triomphe d'une cause à laquelle nous
avons consacré notre vie tout entière .
L'ÉGLISE
JUGÉE PAR SES OEUVRES
OU

LA FRANCE ÉCLAIRÉE ET CIVILISÉE PAR LE CLERGÉ,


DEPUIS L'INTRODUCTION DU CHRISTIANISME DANS LES GAULES
JUSQU'A LA FIN DU MOYEN AGE.

CHAPITRE I.
Esquisse historique. 1. Origine et situation politique . -
II . Religion .
iu . Caractère, meurs, usages et formes de gouvernement des Gaulois et
des Francs jusqu'à la conquête du pays par Clovis ( 1600 avant J.-C. — 481
après J.-C. )
SI .

Avant d'entrer dans l'histoire de la Gaule chrétienne ,


il faut se placer au début de sa vie sociale , étudier de
près la situation politique, religieuse et morale de ce
grand peuple , à mesure qu'il se forme et s'installe en
Europe, enfin assister, en spectateur sévère et impartial ,
aux événements dont le pays fut le théâtre jusqu'au mo
ment où il fut visité et conquis à l'Eglise par les apôtres
de la foi.
Cette première esquisse, qui reproduira fidèlement les
grands traits de notre histoire, sera comme le fond du ta
bleau : nous y verrons d'abord dans quel abime de su
perstitions et de vices le paganisme plongea nos pères ,
sombres et tristes révélations qui nous forceront à dire :
« Voilà l'ouvre de l'homme ; voilà le fruit amer des er
reurs et des passions humaines abandonnées à leur propre
fureur. » Quel contraste ensuite, quand apparaîtra, pour
dissiper ces ténèbres , l'éclatante et douce lumière de l'E
vangile ; quand le clergé, fort de sa charité et de sa science ,
engagera une lutte à mort avec le colosse de l'idolâtrie ,
attaquera une à une ces erreurs et ces passions, pour ne
se reposer que quand la victoire , mais une victoire com
10

plète, publique , avouée de tous les vaincus, aura couronné


ses travaux et ses efforts ! En voyant la conduite, les actes,
la sainte opiniâtreté du clergé , depuis les premiers temps
de l'église des Gaules ; en mesurant, dans toute leur
étendue , les luttes qu'il a soutenues , les maximes qu'il
a propagées, les obstacles dont il a triomphé, le pouvoir
dont il a joui , l'influence providentielle et çivilisatrice
qu'il a exercée dans les affaires humaines denotre patrie ,
nous dirons volontiers et avec ane profonde gratitude :
Honneur et gloire au clergé de France !
Car nous étions idolâtres, et il nous a conquis à l'éter
nelle vérité ;
Nous étions grossiers et sauvages, et il nous a civilisés
et adoucis ;
Nous étions plongés dans l'ignorance, et il nous a in
struits ;
Nous étions malheureux , et il nous a rendu le bonheur !
En effet, ce paganisme invétéré , ces meurs barbares,
cette profonde ignorance et des malheurs de toute sorte ,
forment, pendant de fongs siècles, un frappant et singu
lier contraste avec le travail incessant du clergé pour les
déraciner et les remplacer par leurs contraires : on sent
là une force secrète et invincible dont Dieu seul a pu être
l'inspirateur et l'appui .
Mais pour étudier, d'une manière rationnelle, l'histoire
d'un peuple , il est indispensable de connaître, avant tout,
les éléments divers, souvent hétérogènes, qui ont concouru
à en former, à une époque précise , une nation distincte
et homogène. Il faut, pour cela, remonter les siècles, dé
composer cette nation , analyser et peser à part la valeur
de chacune des grandes races dont la fusion a fini par n'eti
faire plus qu'une seule . Il faut en rechercher le berceau ,
en suivre les développements successifs, en mesurer les
forces et les faiblesses natives , et alors on juge plus sûre
ment les influences nouvelles et extérieures qui en ont
plus tard changé les lois, la religion , les meurs et les
atlures. Essayons d'appliquer ce procédé logique à la na
tion gallo-franque dont nous sommes les descendants.
1 ° L'origine des Gaulois, comme celle de la plupart
-
- 11
des grandes nations, se perd dans la nuit des temps. D'où
venaient -ils ? A quelle époque et de quelle manière se
firent- ils une place importante parmi les peuples anciens ?
L'histoire est muette sur ces premiers moments de leur
existence. Plus tard seulement, elle nous apprend que les
peuples primitifs de la Gaule, étaient appelés Celtes, connus
anciennement sous le nom général de Scythes que les
Grecs donnaient à tous les peuples fixés le long du Danube
et au delà de ce fleuve jusque dans le fond du Nord ' .
Ces Celtes, selon le rapport de Strabon et de Diodore de
Sicile, occupaient, de leur temps déjà, la Gaule appelée
depuis Narbonnaise. Les Romains donnèrent les premiers
aux Celtes le nom de Gaulois , sans qu'on en connaisse au
jourd'hui l'étymologie . Le sens de cette dénomination était
plus restreint que celle de Celtes , qui s'appliquait éga
lement aux habitants des îles Britanniques, de la Germa
nie, de l'Illyrie et de l'Espagne, où cette race s'était ré,
pandue.
Les Celtes ou Gaulois ne commencent à figurer dans
l'histoire qu'au sixième siècle avant J.-C. Vers l'an 587
nous voyons des bandes gauloises s'établir en Germanie sous
* Sigovėse , en Italie sous Bellovèse , et ces émigrations vers
l'Italie septentrionale continuèrent pendant soixante
sept ans. Elles y mirenit fin à la domination des Etrusques ,
et ce pays s'appela dès lors Gaule cisalpine (aujourd'hui
Etats sardes et royaume lombard -vénitien ). D'autres
invasions eurent lieu vers l'Italie centrale (390-348), où
cés hordes belliqueuses, sous la conduite de Brennus,
furent un instant maîtresses de Rome (389) ; en Grèce , où
elles ne cédèrent qu'à la fureur des éléments conjurés
contre elles ; en Asie, où elles allèrent occuper cette pare
tie de la Phrygie qui fut appelée Galatie ou Gallo-Grèce.
Là , elles conservèrent longtemps leur indépendance ;
vaincues par Manlius ( 189 ) , elles restent néanmoins libres
et alliées de Rome , et ne deviennent ses tributaires que
26 ans avant J.-C. , au moment où leur pays est réduit
en province romaine par Auguste . Que de fois la valeur
gauloise fit trembler la fière république ! Ce n'est qu'au
Voir Strabon , lib. I, p. 33 ; lib . XI , p. 570.
-
12

prix d'énormes sacrifices qu'elle put soumettre la Gaule


cisalpine (310-163) ; mais quand la puissance romaine se
fut successivement habituée à combattre pour envahir, elle
convoita bientôt la conquête de la grande Gaule, qui porta
aussi le nom de Gaule transalpine ( France actuelle à peu
près, plus la Belgique) . En voici déjà le premier essai.
Vers l'an 158 ou 154 de Rome (600 avant J.-C.) , des
habitants de Phocée, ville d'Ionie, ayant quitté leur pays
natal , vinrent se fixer sur les côtes de la Gaule, dans le
territoire des Saliens, et fondèrent la ville de Marseille.
Plus tard , les Marseillais , inquiétés par les colonies gau
loises , implorèrent le secours de la république romaine .
Le temps était venu où celle-ci ne cherchait plus qu'à
étendre au loin ses possessions : Rome lance plusieurs ar
mées dans la grande Gaule , et s'empare de toute cette par
tie du pays qui fut appelée Gallia provincia , ou simple
ment Provincia , et qui se composait de presque tout le
Dauphiné, de la Provence (qui a conservé cet ancien nom ),
d'une grande partie du Languedoc , du comté de Foix , du
Vivarais et du Roussillon (121 avant J.-C.) .
A cette époque on distinguait dans la Gaule deux par
ties : cette Province romaine, dite aussi Gallia braccata ,
à cause des braies ou hauts-de- chausses que portaient les
habitants ; la Gaule libre ou chevelue , nommée Gallia co
mata , à cause de la longue chevelure qui distinguait les
Gaulois. Or , cette Gaule chevelue était subdivisée elle
même en trois nations :
1° La Celtique, qui occupait tout le territoire borné au
nord par la Seine et la Marne, au levant par la partie su
périeure du Rhin et des Alpes, au midi par la Garonne
et la Méditerranée, au couchant par l'Océan Atlantique ;
2° L'Aquitaine, qui se composait du pays compris entre
la Garonne et les Pyrénées ;
3º La Belgique, qui , de l'autre côté de la Seine et de la
Marne , bordait la partie inférieure du Rhin .
Ainsi la Gaule des anciens comprenait toutes les pro
vinces renfermées aujourd'hui dans les limites de la France
continentale, plus les pays situés sur la rive gauche du
Rhin et une partie de la Suisse . Ses frontières étaient
13

donc à peu près les mêmes que celles de la France dans les
dernières années du dix-huitième siècle . .
Les Romains avaient donc posé le pied sur le sol gaulois,
en feignant de ne vouloir que protéger Marseille , avec son
commerce et sa liberté ; mais ils ne devaient pas se con
tenter de si peu .
Un siècle avant l'ère chrétienne, était né à Rome un
homme d'une grande éloquence , d'un génie entreprenant ,
d'une volonté de fer pour l'exécution , une de ces âmes de
feu que la Providence jette parfois ici-bas pour souffler
sur les nations vieillies et les régénérer par leur irrésis
tible ascendant . Cet homme , ce puissant génie était Jules
César, le neveu de Marius , ce terrible vainqueur des
Cimbres et des Teutons . Nommé préteur (61 ) , puis con
sul (59), associé à Crassus et à Pompée pour former ce
fameux triumvirat , dont le pouvoir fut un instant absolu ,
César parvint à se faire nommer gouverneur de la Gaule
(an de Rome 695 , 158 avant J.-C.) , etdès ce moment la
conquête définitive de cette riche et puissante contrée est
1
résolue . Le fier et intraitable guerrier voit des chances de
succès plutôt dans les divisions intestines des populations
et dans les rivalités des chefs que dans la force de ses lé
gions il se donne dix ans pour accomplir son œuvre .
C'en est fait de la liberté et de la nationalité gauloises ;
elles luttent bien avec l'énergie du désespoir ; mais enfin
le plus fort l'emporte, et la Gaule passe sous le sceptre
d'Auguste , qui prend le titre d'empereur. Ce vaste pays
des Gaulois, jadis crus invincibles, qui comptait alors,
d'après Appien , quatre cents peuples et huit cents villes,
ne forma bientôt plus qu'une province romaine (48 avant
J.-C.) . Quelle chute après quinze siècles de gloire militaire !
Cependant un autre événement , qui n'était pas le fait
d'un homme , s'était opéré dans le monde un demi-siècle
plus tard . Pour la régénération du genre humain , ce grand
malade , il fallait plus que le génie, plus que les armes,
plus que la science ; il fallait Dieu lui-même. Or , en l'an
de Rome 753, an 4004 du monde , JÉSUS-Christ , le Fils
de Dieu , le Rédempteur, était né à Bethléem , petite ville
de la tribu de Juda, en Palestine . Voilà la clef de voûte de
14
l'univers : à cette date finit le monde ancien , l'ère chré
tienne commence .
Mais suivons les destinées de nos Gaulois vaincus par les
armes romaines . Ils s'assouplissent peu à peu au frein im
posé par les vainqueurs, ils adoptent, tout en frémissant
de leur humiliation , le gouvernement, la religion , la
langue, les meurs , les vices et jusqu'au costumedes Ro
mains . Joignez-y les alliances multipliées entre les fa
milles , et voilà la fusion de deux races qui est un fait
accompli . L'élément gaulois, il est vrai , l'emportera
longtemps sur l'élément romain ; l'esprit belliqueux des
opprimés se réveillera souvent encore avec fureur pour
secouer lejoug de l'empire: ainsi sous Vespasien (68 après
J.-C. ) ils se révoltent sous la conduite de Vindex, et
Néron succombe sous le poids de cette masse de peuples
en révolution (69) ; au temps de Vitellius, un autre chef,
Civilis , essaye encore de renverser le tyran ; mais, vains
efforts ! ce n'étaient plus que les dernières pulsations de
la liberté expirante. On se plie de nouveau, on continue
à accepter la civilisation romaine .
Mais dans le sein même du colosse impérial était caché
un secret et mortel poison qui devait le faire mourir d'une
manière qui pût servir de leçon aux siècles à venir . La
cruauté , les vices et la faiblesse des empereurs , l'infamie
publiquement connue de leur vie , les criantes injustices de
leur administration, avilirent bientôt aux yeux des peuples
la couronne qu'ils portaient si indignement. Dieu les at
tendait là pour les punir. Voici déjà les hordes barbares
qui s'élèvent contre eux , fondant à l'improviste et presque
à la même heure sur les diverses parties de l'empire qui
semble livré au pillage . Là Gaule elle-même est envahie
par les Francs , les Lygiens , les Bourguignons et les Van
dales ; rejetés au delà du Rhin par Probus (277) , ils sont
remplacés par les Germains , qui succombent à leur tour à
Strasbourg, sous les efforts de Julien l'Apostat , en lutte à
la fois avec sept rois barbares. Il défit encore les Francs
(358) ; mais après sa mort (364 ) les ennemis de l'empire
reparurent. Cette fois c'est la puissance romaine tout en
tière qui est en jeu : les Goths en Italie (400) , les Vandales
15

et les Alains en Germanie et dans la Gaule Belgique , les


Francs, les Suèves, les Allemands, les Hérules , les Saxons ,
les Bourguignons , les Visigoths , fondent comme un torrent
sur les diverses possessions romaines ; mais la mort de
Théodose ( 395) et le partage de l'empire entre ses deux
fils, Arcadius et Honorius, avaient fait une brèche bien
autrement fatale à ce vieil édifice. Toutes les frontières
étaient franchies. Rome sans défense ouvre ses portes à
Alaric ; cette même année l'empire d'Occident est démem
bré par les vainqueurs, et de nouveaux royaumes s'élèvent
dans les provinces. La Gaule tombe en partage à plusieurs
peuples (404) : les Bourguignons se fixèrent à l'ouest du
Jura , depuis le lac de Genève jusqu'au confluent de la Mo
selle et du Rhin (412) ; Ataulf, frère d'Alaric , pour avoir
lancé ses Visigoths contre Jovin et Sébastien , ennemis
d'Honorius, reçut en récompense de ce service les pro
vinces méridionales, avec les villes de Narbonne , Toulouse
et Bordeaux ; les Francs s'établirent entre la Meuse et
l'Escaut ; au centre, Stilicon, général de l'empereur , avait
placé des Alains sur le territoire d'Orléans ; enfin , l'an
cienne confédération des cités armoricaines s'était ar
rachée aux étreintes du pouvoir impérial et se mainte
nait indépendante dans cette contrée (418) .
Cependant Honorius songeait encore à rendre l'unité
politique à celte riche portion de son empire ; dans ce
but il convoqua une assemblée annuelle de sept provinces
des Gaules dans la ville d'Arles ; mais il était trop tard !
Personne ne se souciait plus ni de l'empereur , ni de l'em
pire , et son édit resta sans effet (418-450) . Aétius, un
illustre général, fils d’un Scythe mort au service de l'em
pire, tente alors un dernier et sublime effort; il veut faire
respecter par les armes l'autorité impériale dans les
Gaules. Il s'y jette avec l'impétuosité de la foudre, bat les
Francs (428) , les Bourguignons (434 et 436 ); force les
Visigoths devant Narbonne (436 ); et, quelquesannées plus
tard, il réduit encore les paysans révoltés, connus sous le
nom de Bagaudes (451 ) . Tout paraissait devoir céder à ce
nouveau César.
Mais que peut le génie contre la force brutale du
-
16

nombre ? Voici un nouvel orage à l'horizon ; voici les bar


bares de l'Asie qui viennent à leur tour demander leur
part du butin . Attila , roi des Huns, passe le Rhin : Stras
bourg, Tongres, Mayence, Metz , disparaissent presque sous
le fer et le feu de ce terrible antagoniste. Aétius, Francs,
Alains, Burgondes, Saxons, Visigoths , tous ne forment
plus, dans ce moment critique , qu'une seule armée , prête
à repousser le Fléau de Dieu . La rencontre eut lieu dans
les plaines de Châlons ; elle fut effroyable : cinquante mille
barbares restèrent sur le champ de bataille (451). Attila,
vaincu mais non découragé, fond sur l'Italie, qui n'avait
pas de barbares pour la défendre : aussi l'empire d'Occi
dent tombe sous Augustule en 476 .
Pendant un intervalle de trente ans (451-481 ) , les di
verses populations de la Gaule flottèrent, incertaines et
disputées, entreles puissances rivales qui y dominaient.
La cour des rois visigoths donnait bien encore asile à
Toulouse aux poëtes et aux savants , derniers débris de la
civilisation romaine ; mais cette compassion , presque in
jurieuse, ne les empêchait pas d'étendre leur nouveau
royaume des bords de la Garonne à ceux de la Loire ; les
Bourguignons se rendaient maîtres de la Séquanaise , de
la première Lyonnaise , et de plusieurs cantons de la Vien
noise et de la première Aquitaine; les Armoricains gar
daient soigneusement leur indépendance ; enfin, sous la
conduite de Pharamond (420 ), les Francs, destinés à les
dominer tous, élargissaient leurs possessions à l'ouest de
la Meuse . Sous Clodion (427) , un de leurs chefs, une de
leurs tribus s'avança jusqu'à la Somme , et s'installa har
diment dans la ville de Cambrai. Ce chef mort (448) , Mé
rovée , son successeur , étendit la domination des Francs
Saliens jusque dans la Gaule septentrionale. Chilperic , son
bls (456-481 ) , banni d'abord par ses sujets, à cause de
ses désordres, rappelé ensuite , ne fait que
laisser le pou
voir à son fils Clovis (481 ) , âgé de quinze ans seulement,
mais dont le règne devait changer entièrement la face des
affaires politiques et religieuses du pays.
Ici nous sommes déjà entrés dans les premières années
du moyen âge (406 ou 476 à 1453) ; mais avant d'expo
- 17 -

ser les événements qui ont fondé l'unité de pouvoir et de


religion chez les Francs, disons un mot de ce peuple qui
entrera, pour sa part , avec les Gallo-Romains et les peu
plades barbares de la Gaule , dans la formation de la nation
française.
Quelle est l'origine des Francs ? D'où venaient - ils ,
qu'étaient-ils avant leur installation définitive dans la
Gaule ?
Question obscure et difficile à résoudre, puisque les
Romains ne nous ont laissé, à ce sujet, aucun monument
écrit, et que les nations celtiques n'écrivaient rien . Ce qui
n'a pas empêché les savants de discuter le mystère ; ainsi
les uns prétendent que les Francs descendent des Troyens,
les autres des Scythes, d'autres des Cimbres , des Gaulois ,
des Germains. Même obscurité sur le lieu de leur origine :
on les fait venir de l'Asie , des Palus-Méotides , de la mer
Baltique, de la Pannonie, des Gaules , de la Germanie .
Pures conjectures ! Il n'y a qu'un seul point sur lequel on
tombe d'accord : c'est que les Francs étaient Germains .
Entre ces deux races, ce sont mêmes lois, mêmes meurs,
mêmes armes , même langage , mêmes habitudes guer
rières, même physionomie , même caractère , même au- ,
torité sur les femmes, même traitement pour les prison
niers et pour les esclaves . Il est un autre fait également
certain , c'est que les Francs habitaient primitivement
entre le Rhin et le Weser avant d'envahir la Gaule sep
tentrionale , On a donc raison de leur donner une origine
germanique .
Dans la carte de l'empire romain dressée sous Théo
dose ou sous Honorius , on trouve , entre le Rhin, le Mein
et le Weser, un pays qui porte le nom de Francia . Sous
cette dénomination générique de Francia, on lit : « Chauci,
Amsibarii, Cherusci, Thamavi, qui et Franci. » Les Francs
étaient donc une de ces confédérations qui se formaient à
l'occasion des guerres que les peuples barbares soutenaient
contre les Romains. On ne connaît guère la date précise
de la formation de cette ligue ; les uns la placent à la
suite des entreprises de Civilis, les autres après les expé
ditions de Maximien (235-238 ) . Mais ce qui est certain,
2
: - 18
c'est que le nom de Francs ne paraît dans les historiens
latins que vers l'année 240 , époque où ils furent battus
par Aurélien. Plus tard ils font de nouvelles invasions dans
la Gaule (256 , 277, 292 , 335 , 361 ). Tribus indépen .
dantes chez elles , elles étaient unies par une haine égale
contre les Romains et un égal amour de leur indépen
dance . C'est pourquoi les Saliens, les Sicambres , les Cel
tes , les Bructères et d'autres encore prenaient le nom de
Francs .
Quant à l'origine même de ce nom , les opinions sont
diverses : est-ce le nom d'un de leurs anciens chefs ? est-ce
la hache dont les Francs se servaient si adroitement (fran
cisque) ? est-ce un mot tudesque ou grec ? Telles sont les
opinions qui ont été mille fois discutées.L'opinion la plus
vraisemblable est que les Francs ont tiré leur nom de
Franck , mot allemand qui signifie libre ; car c'est préci
sément à l'époque de leurs plus hardies entreprises et de
leurs luttes pour sauvegarder leur indépendance contre
les Romains, qu'ils se sont donné ce nom dans lequel ils
mettaient leur gloire .
Outre cette dénomination générale, on les appelait en
core Francs Ripuaires et Francs Saliens. Voici l'origine de
ces distinctions : au moment même où commencèrent leurs
irruptions dans les Gaules , ils occupèrent, entre les Saxons ,
les Thuringiens et les Allemands, les pays bornés par le
Mein , le Rhin , l'Océan et le Weser . Mais, quand ils eu
rent passé le Rhin, les uns restèrent aux bords de ce fleuve,
aux bords de l'Escaut et de la Meuse, et prirent le nom
de Francs Ripuaires ; ceux qui poussèrent plus loin et
ceux qui étaient demeurés au delà du fleuve conserve
rent le nom de Francs Saliens, qu'on croit dériver de
Yssel (Isala ou Sala ), rivière de Hollande , ou de Saale;
nom commun à plusieurs rivières d'Allemagne .
Après ces notions préliminaires sur les premiers habi
tants de la Gaule, notions qui nous font connaître les
peuples qui y ont successivement dominé , nous savons
quelle est la souche , quels sont les éléments de la nation
française : Gaulois d'abord , puis mélange des Romains
vainqueurs avec les Gaulois vaincus ; puis les Francs qui
19 ,
envahirent peu à peu tout le territoire, au détriment des
autres barbares dont la Gaule était devenue la proie .
Il est donc facile de voir que ce ne sont pas les Francs
seuls qui ont été nos premiers ancêtres , mais bien à la fois
les Gallo-Romains , les Francs et les autres barbares en
vahisseurs du pays . C'est une erreur très-grave pár con
séquent que de vouloir faire rouler toute notre histoire
sur celle du peuple franc, car la masse de ce peuple ne
se fixa d'abord que dans la partie septentrionale des Gaules,
où l'ancienne population gallo-romaine était même plus
nombreuse que celle des Francs ; dalis les provinces du
midi , ce ne furent pas les Francs qui y arrivèrent les pre
miers , mais les autres barbares qui étaient également en
minorité au milieu de l'ancienne population . Les Francs,
il est vrai , finirent pár envahir toute la Gaule , mais ils ne
se substituèrent pas aux peuples qui déjà l'habitaient. Ce
ne fut que le mélange de divers éléments , mais dont les
Gaulois et les Francs, en tout cas , forment la partie la plus
illustre et la plus puissante.
C'est pourquoi il nous faut aborder sans délai la ques
tion plus intéressante encore de la religion primitive de
cès deux peuples . Nous connaitrons plus exactement quels
étaient ces hommes que le clergé devait éclairer et civi
liser .

SIL .

Religion des Gaulois : 1 ° polythéisme; 20 druidisme.

1. Si avant que l'on pénètre dans la nuit des temps ,


on ne rencontre aucun peuple entièrement privé de
croyances religieuses . Les nations comme les individus
en sentent profondément l'irrésistible besoin : c'est le
doigt de Dieu qui l'a gravé dans le cour humain , et ce
sentiment intime , cet instinct tantôt terrible, tantôt con
solant, résiste à toutes les oppressions, à toutes les pas
sions, à toutes les puissances d'ici-bas . Aussi n'a-t- il
jamais existé un peuple, peut-être pas d'individu sincè
rement athée ; partout et dans tous les temps où vécut
20

une société d'hommes , là aussi s'éleva un autel , là on of


frit des sacrifices , là on reconnut une divinité et un culte
quelconque . Ce culte peut être faux, absurde, ridicule ,
dépravé même, parce qu'il est une imparfaite dérivation ,
une obscure reminiscence, une ignorante imitation des
fraditions antiques révélées au peuple de Dieu ; les adora
:ions de l'homme peuvent faillir quant à leur objet etdans
leur nature ; mais toujours est-il qu'au plus intime de
l'ame humaine une voix inexorable etsolennelle lui crie :
« Il y a au-dessus de toi un étre plus sage, plus puissant
et meilleur que toi ; faible roseau , courbe la tête et
adore ! »
Or , le peuple gaulois n'échappa pas plus que les autres
peuples à cette loi de la nature ; lui aussi avait sa religion ,
ses croyances , son culte public. Mais quelle était, dès l'o
rigine, la religion des Gaulois ?
L'idolâtrie, cette fille de l'ignorance et des passions ,
répandue avec les enfants de Noé dans presque toutes les
contrées qu'ils allèrent habiter, fut aussi la première re
ligion des races celtiques. L'homme abruti se fait volon
tiers des dieux à son image et à sa ressemblance . Aussi
trouve-t- on d'abord chez les anciens Gaulois pour reli
gion l'adoration immédiate de la matière brute, des phé
nomènes et des agents de la nature , tels que les arbres,
les pierres , les vents et, en particulier , le terrible Kirck
ou Circius (Senec . , Quæst. nal. , l . V , c. XVII ) , les lacs,
les rivières, le tonnerre, le soleil ; fétichisme sensuel et
grossier, bien fait pour nourrir les tendances supersti
tieuses de la multitude .
Plus tard, il est vrai , ce culte de la matière fit place à
des notions plus abstraites ; on admit l'existence d'esprits
ou divinitésprésidant à ces phénomènes et imprimant la
vie et la volonté à ces agents naturels. Ce fut alors la déi
fication des êtres inanimés . Ainsi, on adora le dieu Ta
rann “, esprit du tonnerre ; le dieu Vosége ? , des Vosges ;

· Taranis (Lucain, Pharsale, 1. 1, v. 446) ; Torann (Gaël) ; Tarann (Cym .


Corn . et Arm . ), Tonnerre .
9 Inscript. Grut., p. 94, n° 10.
21

le dieu Pennin ' , des Alpes ; la déesse Arduinne , de la


forêt des Ardennes ; de là encore le génie des Arvernes ;
la déesse Bibracte, de la capitale des Edues ; le dieu Né
mausus chez les Arécomikes ; la déesse Aventia chez les
Helvètes , et une foule d'autres divinités subalternes .
On déifia ensuite les forces générales de la nature, celles
de l'âme et de la société : ainsi , Tarann passait chez les
Gaulois pour le dieu du ciel, le moteur de l'univers, le
juge suprême qui lançait la foudre sur les mortels ; Roth
ou Rothon était la Vénus des Véliocasses, qui donnèrent
à leur capitale le nom de Rothmag, en latin Rothomagus,
aujourd'hui Rouen . Le soleil , appelé Bel ou Belen ,' était
à leurs yeux une divinité bienfaisante qui présidait à la
médecine et faisait croître les plantes salutaires. Heu ,
Heus , Hésus ou Esus , qui dans les traditions kymriques ,
joue quelquefois le rôle de l'Etre suprême, était le dieu
de la guerre et des conquêtes. Un bas - relief, trouvé dans
l'église de Notre-Dame de Paris , représente ce prêtre lé
gislateur couronné de feuillages, à demi nu , une cognée
à la main et le genou gauche appuyé sur un arbre qu'il
coupe , donnant ainsi à ses sujets l'exemple des travaux
rustiques. Teut, Teutat, en latin Teulates, dont le nom
rappelle le dieu Thaut des Phéniciens , qui l'introduisi
rent en Espagne, était honoré par les Gaulois comme l'in
venteur des arts, présidant au commerce , à l'argent, à
l'intelligence , souvent même aux batailles ; il était en
même temps le protecteur des routes . Il réunissait les at
tributions de Mercure, de Mars et d'Hercule 3. Les arts li
béraux , l'éloquence et la poésie avaient pour dieu 0g
mius , symbolisé sous la figure d’nn vieillard armé ,
comme l'Hercule des Grecs, de l'arc et de la massue . Des
captiſs le suivaient gaiement, attachés par l'oreille à des
chaînes d'or et d'ambre qui sortaient de sa bouche . Il est
facile de voir que , sous d'autres noms, c'était presque
tout l'Olympe des Grecs et des Romains.
1 · Tite-Live , lib. XXI , C. XXXVIII .
2 Ardoinne; Inscript. Diona Arduinna (D. Martin, Dict. topogr ., vo AR
DUENNA) .
3 On lui offrait des victimes humaines.
22

Aussi quel ne fut pas l'étonnement de ces derniers ,


quand , arrivés dans la Gaule à la suite de César , ils y re
trouvèrent leurs propres dieux ; ils se crurent un instant
chez eux . César, dans ses Commentaires (Bell. gall.,
1. VI, c . xvi ), nous rapporte ce fait. « Les Gaulois , dit -il,
reconnaissent Mercure, Apollon , Jupiter , Mars et Mi
nerve ; mais ils ont pour Mercure une vénération par
ticulière . Leur croyance à l'égard de ces divinités est
presque la même que la croyance des autres peuples :
ils regardent Mercure comme l'inventeur de tous les
arts ; ils pensent qu'il préside aux chemins et qu'il a
une grande influence sur le commerce et les richesses ;
qu'Apollon éloigne les maladies ; qu'on doit à Minerye
les éléments de l'industrie et des arts mécaniques ; que
Jupiter régit souverainement le ciel ; que Mars est le
dieu de la guerre , »
César avait raison ; il n'y avait entre les divinités gau.
loises et celles de Rome d'autre différence que celle des
noms et de quelques détails de leurs légendes. Mais cette
différence même s'effaça peu à peu , à la suite de l'in
fluence romaine dans la Gaule : le polythéisme gaulois,
favorisé alors par les empereurs , se fondit dans celui
des vainqueurs. Ainsi , jusqu'à l'introduction du christia
nisme en Gaule, le fond de la religion , surtout dans les
classes ignorantes du peuple, était l'idolâtrie la plus fran
che et la plus enracinée . Plus tard , nous retrouveronsces
idées et ces usages païens en lutte avec l'Evangile; nous
les verrons traverser les siècles avec une persistance in
croyable, malgré les efforts multipliés des prêtres chré
tiens pour les extirper des masses. Nous verrons, jusqu'à
la fin du quinzième siècle , les conciles provinciaux de
France remplis de décrets qui condamnent les bizarres
superstitions qui avaient pris leur origine dans les an
ciennes pratiques du culte gaulois . Ces restes de l'idola -
trie , ces idées superstitieuses ne purent qu'avec peine
être complétement déracinées dans certaines provinces, et
surtout en Bretagne .
II . Mais, dit M.Amédée Thierry ' , « lorsqu'on examine
1 Histoire des Gaulois, t . II, p. 73.
- 23
attentivement le caractère des faits relatifs aux croyances
religieuses de la Gaule, on est amené à y reconnaître
deux systèmes d'idées, deux corps de symboles et de su
perstitions tout à fait distincts, en un mot, deux religions :
l’une, toute sensible, dérivant de l'adoration des phéno
mènes naturels, et, par ses formes ainsi que par la marche
libre de son développement , rappelant le polythéisme de
la Grèce ; l'autre , fondée sur un panthéisme matériel ;
métaphysique mystérieuse, sacerdotale , présentant avec
les religions secrètes de l'Orient la plus étonnante confor
mité . Cette dernière a reçu le nom de druidisme, à cause
des druides qui en étaient les fondateurs et les prêtres ;
nous donnerons à la première le nom de polythéisme gau
lois. »
Or, quelle était l'origine et la hiérarchie de cette mys
térieuse et singulière institution des druides ? Quel était
le fond , quelles étaient les doctrines du druidisme comme
système religieux et politique ? Deux questions intéres
santes, que nous allons étudier en suivant les historiens
qui ont le plus pénétré dans le mystère . Un mot d'abord
sur l'origine de cette étrange religion et sur son intro
duction dans la Gaule .
1. D'après les antiques et précieuses traditions des
Kymris, ce serait ce peuple même qui aurait importé le
druidisme dans la Gaule et dans la Grande-Bretagne, Ces
Kymris , d'origine scythique, étaient sortis des régions si
tuées au nord du Pont-Euxin , et vinrent, à une époque
fort reculée , s'établir dans la Gaule septentrionale . La
masse des Kymris s'installa entre le Rhin et la Seine, d'où
ils chassèrent les Galls ou Celtes ; le reste se répandit en
tre la Seine et la Loire, et se méla à la population indi
gène. Cette première invasion kymrique eut lieu vers le
treizième siècle avant Jésus-Christ. Bien plus tard ( de
614 à 578 av. J.-C.) , une nouvelle invasion de Kymris,
sous la conduite d'un puissant roi , nommé Hésus ou
OEsus, vint chercher fortune dans la Gaule et détermina
les émigrations de Sigovèse et de Bellovèse . Les Kymris
sont les mêmes que les Cimbres, établis d'abord dans la
Chersonèse Taurique, sous le nom de Cimmériens, puis
24

dans le Jutland , ou Chersonèse Cimbrique , et qui , plus


tard ( 101 av . J.-C. ) , furent battus par les légions de Ma
rius .
Le chef de cette invasion dans la Gaule, ce fameux
Heu , Heus, OEsus ou Hésus, surnommé le Puissant, était
à la fois guerrier , prêtre et législateur. C'est lui qui passa
pour le véritable introducteur du druidisme dans la con
trée envahie par sa horde ; aussi obtint-il pour récompense
après sa mort les honneurs de la divinité . Mais où les Kymris
avaient- ils pris eux- mêmes leur système religieux ? En
l'examinant de près , on y remarque de frappantes similitu
des avec les religions pleines de mystères de l'Orient, sur
tout avec les rites et les cérémonies pratiquées à Samo
thrace , en Asie , dans l'Inde ; on suppose donc que les
Kymris , pendant leur long séjour en Asie et sur les
frontières de l'Asie et de l'Europe, furent initiés aux
doctrines qui forment le fond de la religion druidique.
Arrivant ainsi dans la Gaule à la suite d'une conquête,
le druidisme s'y implanta plus fortement que partout ail
leurs . Toute la population gallique fut convertie à sa
croyance ; mais son centre principal , ses colléges de pre
tres, ses mystères les plus secrets , restèrent au milieu des
Kymris, dans l’Armorique et dans l'île de Bretagne . Il fut
adopté facilement par les hautes classes , tandis que l'an
cien culte , le polythéisme, subsista longtemps encore
chez les hommes de condition inférieure; mais plus tard
les druides de la Gaule se constituèrent , du moins dans
les contrées du midi et de l'est, les prêtres du culte na
tional, élevèrent successivement le niveau des idées re
ligieuses chez le peuple , et il vint une époque où le drui
disme était réellement la religion dominante du pays.
César pouvait dire déjà : « Il n'y a que deux ordres en
Gaule, les druides et les chevaliers . » Ce fut un druide des
Edues qui appela les Romains . Affaiblis par les divisions
relatives à l'élection de leur chef tout-puissant, devenus
impopulaires par leur vie solitaire, les druides parurent
encore avec quelque influence dans les insurrections contre
les Romains, et quand la Gaule conquise fut enfin paci
fiée, ils laissèrent les ambitieux des hautes classes adopter
- 25 -

le paganisme des vainqueurs, tandis que la masse s'at


tacha de préférence aux pratiques de la religion drui
dique . La nationalité gauloise trouvait en elle son appui
et le foyer de ses espérances patriotiques . De là les per
sécutions des empereurs contre le druidisme . Auguste
essaya vainement de modifier les pratiques sanguinaires
de ce culte ; Tibère , après la révolte des Gaules sous Ju
lius Sacrovir (druide), fit périr du supplice de la croix
presque toute la secte des droides ; le général romain Sué
tonius Paulinus, sous le règne de Claude et de Néron ,
poursuivit ceux quirestaient dans l'ile de Mona (Anglosy) ;
en Bretagne , les soldats romains égorgèrent ou brû
lèrent les druides, les prêtresses, les soldats (61 après
J.-C.) ; mais , malgré la persécution , le druidisme vivait
dans les esprits , surtout dans les campagnes . Telle était
son influence, que des femmes druides prédisaient encore
l'avenir à Aurélius , à Dioclétien et à Alexandre-Sévère .
La religion et la langue nationales n'avaient point péri :
elles dormaient silencieuses à l'ombre de la civilisation
romaine , en attendant le christianisme . Aujourd'hui , il
ne nous reste des druides que des souvenirs, quelques
monuments grossiers, comme les pierres sacrées qui , avec
le chêne , étaient leur emblème essentiel, et les noms de
quelques villes ? ou collines 2 où ils tenaient leurs assem
blées annuelles .
Connaissant maintenant l'origine historique et les
phases diverses du druidisme , cherchons à connaître l'or
ganisation du sacerdoce , ses attributions , ses moyens d'in
fluence sur les peuples.
II . On n'est pas d'accord sur l'étymologie du nom de
druides . Les uns le font dériver du mot grec drus (chêne) ;
les autres des mots celtiques dé ou di (Dieu ou bonté) , et
rhouydd (s'entretenir) : parlant de Dieu (irlandais). Les an
ciens auteurs gallois et les bardes des cinquième et sixième
siècles les nomment derwyddin ou derwidden , nom
formé du celtique der , dero, deru , derven ( chêne ; comp .
Spūs, dúou , en sanscrit drus et daru ), du gallois wydd
1 Dreux et quelques autres villes ,
2 Mont -Dru , près de Bibracte,
26

(gui ou visgue de chêne), et de dyn, den (homme, en gal


lois et en breton) , d'où nous avons fait druides (hommes
du guị de chêne). On les appelait ainsi , parce qu'ils vi:
vaient solitaires et retirés au fond de vieilles forêts de
chêne consacrées au culte de leur religion .
Les écrivains les plus modernes comptent , dans la hié
rarchie druidique , trois classes ou ordres : les druides,
les ovates ou vales, et les bardes. - Les druides formaient
la classe supérieure et savante de l'institution. Livrés ex
clusivemeni à l'étude des sciences religieuses et civiles ,
de la théologie et de la législation , ils avaient le mono
pole de l'éducation et de l'instruction publique ; ils de
vaient tout sayoir. Aussi le noviciat, passé dans la solitude
des bois ou des cavernes, se prolongeait quelquefois pen
dant vingt ans . Leur enseignement , purement verbal,
était rédigé en vers , et ils ne permettaient pas d'en rien
écrire . L'ordre était électif. Un druide supreme ou grand
pontife, investi pour toute sa vie d'une autorité absolue,
veillait au maintien de l'institution . Juges de tous les
différends, ils se formaient, à certaines époques de l'an
née , en cours de justice. Là , les questions de meurtre et
de vol, les contestations sur les héritages, sur les pro
priétés , les crimes, les délits, en un mot , toutes les af
faires d'intérêt général ou privé étaient soumises à leur
arbitrage souverain. Ils fixaient des peines et octroyaient
des récompenses .
« Qu'on s'imagine maintenant quel despotisme devait
exercer sur une nation superstitieuse cette caste d'hommes,
dépositaires de tout savoir, auteurs et interprètes de toute
loidivine et humaine, rémunérateurs , juges et bourreaux ,
en partie répandus dans la vie civile , dont ils épiaient et
obsédaient toutes les actions , en partie cachés aux re
gards dans de sombres retraites, d'où partaient leurs ar
rêts sans appel . Malheur à qui méconnaissait ces arrêts
redoutables ! son exclusion des choses saintes était pro
noncée ; il était signalé à l'horreur publique comme un
sacrilége et un infâme ; ses proches l'abandonnaient ; sa
seule présence eût communiqué le mal contagieux qu'il
traînait à sa suite ; on pouvait impunément le dépouiller,
27
le frapper, le tuer, car il n'existait plus pour lui ni pitié
ni justice ', Aucune considération , aucun rang ne garan
tissait contre les atteintes de l'interdiction . Tant que cette
arme subsista toute - puissante dans la main des druides ,
leur empire n'eut pas de bornes , et les écrivains étran
gers purent dire ? : que les rois de la Gaule , sur leurs
siéges dorés, au milieu de toutes les pompes de leur ma
gnificence, n'étaient que les ministres et les serviteurs de
leurs prêtres . » (M. le baron Henrion . ) — Les ovates ou
vates étaient chargés de la partie extérieure et matérielle
du culte et des sacrifices, et , comme tels , ils se posaient
comme les interprètes des druides auprès du peuple . Ils
s'appliquaient spécialement à l'étude des sciences natu
relles dans leurs rapports avec la religion , étudiaient
l'astronomie , la divination par les oiseaux et par les en
trailles des victimes, la médecine , la physiologie . Vivant
dans la société , ils en dominaient les mouvements ; à la
ville , à la cour des chefs, à la suite des armées, partout
ils imposaient la volonté du corps puissant des druides .
Rien ne devait se faire sans leur concours et leur mi
nistère.
Le troisième et dernier degré du sacerdoce comprenait
les bardes ou eubages . Occupés de la composition de
poëmes guerriers, ils chantaient les exploits des héros ;
dans les assemblées du peuple , ils racontaient les traditions
nationales ; au sein de la famille , celles de la famille ; sur
le champ de bataille , ils excitaient de la voix et du geste
l'ardeur des combattants, levaient les mains au ciel et
priaient les dieux de favoriser leur patrie, ou bien ils dés
armaient, par leur intervention , les troupes déjà prêtes à
combattre . Après l'action, c'était à eux à distribuer , avec
une liberté sans contrôle , le blâme et l'éloge . Ils étaient
revêtus d'un caractère inviolable . Aussi l'effet de leurs
vers était -il tout- puissant sur les âmes. « A l'harmonie
touchante de leur lyre , disait un écrivain de l'antiquité,
les passions les plus sauvages s'apaisaient , comme les
1 Cæs. , De Bello Gall ., lib . VI , c. XIII .
2 Dio . Chrysost. , Orat. , 49 .
28 -
bêtes féroces au charme du magicien ' . » (Diodore de Sicile.)
Mais, chose singulière ! le système religieux des druides
semblait être encore trop faible pour fasciner les esprits ;
il chercha à se compléter en s'adjoignant une force auxi
liaire : c'étaient des femmes . Des magiciennes et des pro
phétesses étaient donc agrégées au sacerdoce des druides.
Sous leurs ordres , elles devaient consulter les astres et les
entrailles des victimes, rendre des oracles , présider à cer
tains sacrifices, et accomplir, loin du regard de hommes,
des rites mystérieux . L'institut leur imposait la violation
des lois de la pudeur et de la nature . Leurs ſètes étaient
souvent souillées par le sang ; elles y étaient forcément
ou meurtrières ou victimes . Parfois aussi elles assistaient
à des sacrifices nocturnes , toutes nues , une torche à la
main , le corps teint de noir, les cheveux en désordre, s'a
gitant dans des transports frénétiques, « comme des fu
ries, » dit Tacite (Annal. , 1. XIV) . Une fois chaque année,
les druidesses célébraient une solennité aussi ridicule que
barbare. Au jour marqué , couronnées de lierre et de feuil
lages , elles devaient démolir et reconstruire, dans l'inter
valle d'une nuit à l'autre, leur temple . Abattre l'ancien
toit, briser la charpente , disperser le chaume qui le cou
vrait, tout cela était l'affaire de quelques heures . Puis il
fallait rebatir . Or , si l'une d'elles venait , pendant ce tra
vail , à laisser tomber à terre la moindre parcelle des ma
tériaux sacrés , un cri horrible poussé par la bande fu
rieuse lui annonçait son arrêt de mort. Transportées
d'une rage soudaine, elles se jetaient sur leur malheureuse
compagne , la frappaient avec fureur, la mettaient en
pièces et semaient çà et là ses chairs sanglantes. (Strab. ,
1. IV , p . 198. ) Abominable imitation du culte sanglant
rendu au Bacchus des Grecs !
Les druidesses plaçaient leur résidence sur des écueils
sauvages, dans quelques îles au milieu de la mer et des
tempêtes, d'où elles faisaient trembler le navigateur assez
hardi pour s'en approcher.
· Pour s'accompagner en chantant, ils se servaient d'un instrumentap
pelé rotte ou rote. Au moyen âge on appelait ainsi une espèce de vielle
dont jouaient les ménestrels.
29

Les plus célèbres de ces colléges de magiciennes étaient


ceux de l'île de Séna (aujourd'hui l'île de Sain ou Seyn , à
la pointe de l'Armorique , non loin de Sainte-Croix), et
celui qui habitait un des îlots situés à l'embouchure de
la Loire. Le premier était composé de neuf vierges ; le
second , de femmes mariées qui, à époques prescrites, al
laient, toujours la nuit, visiter leurs maris. Dans ces soli
tudes inabordables, elles rendaient des oracles . Leur in
fluence sur l'esprit du peuple gaulois était immense . On
leur attribuait un pouvoir illimité sur la nature , elles li
saient dans l'avenir, guérissaient les maladies incurables ;
les vents, les flots de la mer obéissaient à leurs paroles ;
elles pouvaient à volonté changer leurs formes et prendre
celles d'animaux .
Telle était leur résistance à toutes les persécutions,
qu'elles survécurent même aux droides. Sous les rois de
la seconde race , on les retrouve encore sous le nom de
fanæ , fadæ, fatucæ , gallicæ, recevant les hommages et
les présents des Gaulois et des Francs, leurs vainqueurs.
Du fond de leurs cavernes, des bords des torrents ou des
puits desséchés où elles résidaient , elles exerçaient encore.
alors leur empire sur nos crédules ancêtres . Ce sont elles
qui , sous le nom de fées, de sorcières, figurent dans nos
traditions populaires et dans les contes merveilleux dont
on amuse nos enfants .
III. Maintenant que nous connaissons le personnel de la
hiérarchie druidique , examinons les doctrines qu'il était
chargé de soutenir et de propager parmi les Gaulois.
L'objet principal de leur culte était la nature . La reli
gion des druides admettait comme dogmes fondamentaux :
l'éternité de la matière, l'immortalité de l'âme et la mé
tempsycose . Ainsi , selon eux , l'univers était inaltérable et
indestructible dans sa substance ; les âmes , au sortir des
corps , passaient à d'autres étres, pour leur donner le mou
vement et la vie (Cæs., lib. VI , C. XIV) . Ils admettaient
un autre monde semblable à celui-ci , où le bonheur d'une
ame, restée identique à elle -même, consistait à jouir plus
complétement de ses passions et de ses habitudes; cette
croyance rendait à chacun selon ses désirs : au guerrier,
30 -
son cheval, ses armes et ses combats ; au chasseur , ses
chiens, ses chasses , son gibier favori et des forêts éter
nelles; au prêtre , ses ouailles; au client, son patron . Entré
la vie terrestre et le monde des âmes existaient encore des
relations : ainsi ils prêtaient de l'argent pour leur étre
rendu dans l'autre vie , et quand, aux funérailles, on brů -
lait un cadavre , ils profitaient de l'occasion pour écrire à
leurs parents décédés ; ils jetaient dans le feu des lettres
que le mort devait lire ou remettre à d'autres morts .
Cette croyance superstitieuse donnait souvent lieu à des
sacrifices atroces : on jetait sur le bûcher tout ce que le
défunt avait le plus aimé sur la terre : animaux , esclaves,
clients. On voyait s'y précipiter des fils, des femmes , des
clients , pour n'être point séparés du père , du mari , du
patron qu'ils pleuraient. Bientôt la tyrannie des ministres
de cette religion s'empara de ces marques d'affection naïve
et cruelle , pour les transformer en un affreux devoir. Un
personnage distingué avait- il fermé les yeux , sa famille,
poussée par un orgueil sauvage , devait égorger et brûler
un certain nombre d'esclaves et de clients , afin de conser
ver au maître , dans l'autre vie, le même rang qu'il avait
occupé en celle-ci : ces victimes , son cheval de bataille ,
ses armes et ses plus belles parures étaient enterrés à ses
côtés, pour lui servir de cortege en arrivant dans le monde
des âmes .
Ainsi un grossier et sensuel panthéisme , quelques dieux
subalternes, tels que Hésus, Teutatès, etc. , l'immortalité
de l'âme, la métempsycose et la vie future, voilà le code
religieux et dogmatique de l'institution druidique. Mais là
n'était pas toute la science des druides , Nature des choses,
essence et puissance des dieux , grandeur de l'univers et
de la terre, formes et mouvements des astres , vertu des
plantes, forces occultes qui modifient l'ordre naturel et
dévoilent l'avenir, tels étaient les objets privilégiés de
leurs études et de leur orgueil . Ils prétendaient être à la
fois métaphysiciens, physiciens, astronomes, médecins,
sorciers et devins. (Cæs., Bell. gall . , lib . VI , c. xm .)
Leur médecine, sans dédaigner l'emploi de certaines
herbes médicinales, comme la sélage et la jusquiame , n'é
-
= 31
tait fondée que sur la magie. Un cérémonial bizarre et des
formules mystérieuses devaientdonner à ces plantes toute
leur efficacité. Ainsi le samolus (mouron d'eau , selon
Pline, liv . XXIV , ch. 11) , cueilli en juin , de la main gau
che , et sans le regarder , et jeté dans un abreuvoir de bes
tiauš, était un préservatif contre leurs maladies . La sé
lage , cette mousse purgative qui se cache à l'ombre des
rochers et des montagnes, ne produisait d'effet que quand
elle était récoltée à la suite de certaines ablutions et une
offrande de pain et de vin . Il fallait l'aborder nu- pieds ,
habillé de blanc, se baisser comme par hasard , et , glissant
furtivement sa main droite sous le bras gauche; l'arracher
ainsí , saps employer le fer, puis l'emporter dans un linge
qui ne pouvait servir qu'une fois. La verveine , remède
estimé souverain contreles maux de tête , devait être éga
lement cueillie avec des cérémonies particulières.
Mais le spécifique le plus sacré des druides était le guide
chène . C'était la reine des plantes : elle résumait en elle
seule les vertus de toutes les autres;aussi l'appelait -on d'un
nom qui signifiait guérit loul. (Pline, liv . XVI , ch . txiv.)
Remède universel , il passait pour être antidote puissant à
tous les poisons ; pris par infusion , il guérissait la stéri
lité . Les druides en faisaient un commerce très lucratif.
Cette superstitieuse vénération pour le gui s'explique :
les druides, habitant les forêts, croyaient qu'une main
divine avait semé le chêne qui ombrageait leurs mystères
et servait aux sacrifices : c'était leur temple ; le gui
devait donc être sacré à leurs yeux . L'avait-on trouvé,
aussitôt la foule accourait, de grands apprêts se faisaient,
c'était grande fête. Un druide, en robe blanche, sa serpe
d'or en main , montait sur l'arbre devant le peuple re
cueilli , coupait la plante à la racine , pendant que d'autres
druides se préparaient à la recevoir dans une saie blan
che ; car elle ne devait pas toucher la terre . Alors on im
molait deux taureaux blancs , et on passait le reste de la
journée en festins et en réjouissances.
La magie , cultivée avec tant de soin par les druides , leur
acquit une grande popularité et un respect plus grand en
core . On leur croyait le talent de découvrir les secrets les
32

plus impénétrables de l'avenir, soit par conjecture , soit


par l'inspection du vol des oiseaux et des entrailles des
victimes . Ils fabriquaient des talismans dont la vertu de
vait préserver de tous les accidents : ainsi les guerriers
portaient des colliers d'ambre pour se garantir contre la
mort ; ce qui ne les empêchait pas de mourir ; les tom
beaux dans lesquels on trouve ces préservatifs enfouis à
côté du défunt nous le disent bien assez haut .
Le talisman le plus estimé parmi les Gaulois était l'oeuf
symbolique, connu sous le nom d'æuf de serpent ( Pline ,
liv. XXIX, ch . vii). Ce n'était autre chose qu'une échi
nite ou pétrification d'oursin de mer (Fréret, OEuvres com
plètes, t. XVIII , p . 211 ) , présentant la forme d'une pomme
de grosseur ordinaire. Elle renfermait une substance dure
et blanchâtre recouverte de fibres et d'excroissances sem
blables aux tentacules du polype. Ces singulières idées
d'euf et de serpent rappellent l'oeuf cosmogonique des
mythologies orientales, qui nous montrent le serpent
comme l'emblème de l'éternelle rénovation et de la mé
tempsycose,
Que d'absurdités répandues à propos de la formation et
de la conquête de ce préservatif ! Pline nous raconte que
« pendant l'été des troupes innombrables de serpents se
réunissaient dans certaines cavernes de la Gaule , et, à
force de s'entrelacer, produisaient cet euf à l'aide de leur
salive et de l'écume qui suintait de leur peau » (liv . XXIX,
ch . 11 ). Etait-il parvenu à sa perfection, ces reptiles le
soulevaient de terre et le soutenaient en l'air par leurs sif
flements. Un homme , aposté pour le recueillir, s'élance ,
le reçoit dans un linge, saute sur un cheval , et s'enfuit
avec la rapidité de l'air ; car les serpents le poursuivent
jusqu'à ce qu'il ait mis une rivière entre eux et lui . Heu
reux l'homme possesseur d'un pareil trésor ! ... Le druide
le suspendait à son cou et le portait comme un de ses plus
précieux insignes. Mais arrivait-il qu'un riche Gaulois vou
lût s'en orner pour gagner quelque procès ou faire sa cour
aux puissances, il cessait d'être l'ornement exclusif du
druide, qui n'hésitait pas à le céder moyennant une forte
somme d'argent.
33

Mais tout cela était plus ridicule encore que coupable ;


un abus bien autrement criant vint souiller la mémoire des
druides , ce furent les sacrifices humains. Selon leur doc
trine, l'immolation d'un homme pouvait racheter la vie
d'un autre homme . Ce principe admis , le Gaulois, en cou
ragé encore par l'esprit de vengeance, se croyait en droit
de massacrer les prisonniers de guerre, persuadé qu'il
pouvait lire dans les entrailles d'un ennemi torturé le suc
cès d'une bataille et les destinées de la patrie commune .
Que ne vit-on pas alors ? Chez les Kymris, de vieilles fem
mes, vraies mégères, suivaient partout les armées. Pendant
qne le soldat combattait, ces hideuses créatures, aux pieds
nus , et les cheveux retenus par une ceinture d'airain,
dressaient au milieu du champ de bataille leur appareil de
sorcellerie . Une chaudière de cuivre, de longs couteaux et
un escabeau, tels étaient les instruments indispensables à
ces affreuses prêtresses de la superstition. Saisir le captif,
le garrotter, le suspendre au-dessus de la chaudière , était
le premier acte de ce drame horrible. Après quoi , l'une
d'elles , montant sur l'escabeau , frappait la victime à la
gorge , en recueillait le sang dans une coupe , puis se met
tait à interpréter la couleur, la rapidité et la direction du
sang : quant aux membres et aux entrailles du malheu
reux, ils devenaient le partage de ses compagnes.
En Gaule , ces barbares exécutions étaient présidées par
des hommes. Le cérémonial était le même . Quelquefois aussi
on sacrifiait les captifs dans l'intérieur même des temples ,
où une pluie de flèches les achevait . Mais voulait-on met
tre plus de solennité dans ces sacrifices sanguinaires, on
construisait un immense colosse en osier ou en paille , à
figure humaine, on y enfermait une foule de malheureux ;
un druide y mettait le feu , et, pendant que les flammes du
bûcher s'élevaient vers le ciel , on entendait retentir les
chants des ministres, la musique des bardes et les sauva
ges acclamations du peuple. Après ce bel exploit, le super
stitieux Gaulois se félicitait naïvement d'avoir prolongé ses
jours, ceux de sa famille, et d'avoir offert au ciel un en
cens de prédilection , dont la patrie surtout devait recueil
lir les heureux fruits .
3
34
Plus tard , il est vrai , cet affreus supplice était réservé
de préférence aux meurtriers, aux voleurs , aux malfai
teurs; mais, à défaut de criminels , le bûcher recevait quel
quefois des victimes volontaires . Poussées par leur fana
tisme, elles voulaient mourir pour suivre dans le monde
des âmes un père, un ami, un patron , Ce n'est qu'à l’é
poque de la conquête des Gaules par les Romains, que ces
sacrifices.commencèrent à devenir plus rares. Des dons
votifs, des lingots d'or et d'argent, les richesses conquises
sur l'ennemi remplaçaient ces immolations , et les druides
savaient exploiter à leur profit cette concession accordée à
leurs administrés .
Voilà donc dans toute sa laideur la religion de nos
ancêtres gaulois . Le caur se soulève à la vue de ces hor
reurs, et une profonde pitié nous fait saluer d'avance le
beau jour où la douce et paisible loi de la charité évangé
lique viendra régénérer ces rudes natures pour en faire
des hommes et des saints.

Gaulois : Caractère, mours, formes de gouvernement.

I. La bravoure , l'amour de la gloire , et quelque


peu la vanité , voilàles traits principaux qui distinguèrent
toujours les Gaulois des autres peuples .
La bravoure ! Ils en avaient laissé de terribles et san
glantes traces dans la Germanie , dans l'Italie, et jusque
dans la Grèce . Rome trembla devant eux , et il fallut un
César pour les dompter.
L'amour de la gloire ! Ils ne sortaient guère de leurs
forêts, ils ne combattaient , le plus souvent, que pour la
gloire et le plaisir de vaincre : la victoire obtenue , le
barde devait chanter leurs exploits, et les têtes ennemies ,
suspendues au cou de leurs chevaux , devenaient des tro
phées aux portes des villes conquises . Le Gaulois était
satisfait.
La vanité ! Elle trouvait chez lui, pour aliment, sa haute
taille , son teint d'une blancheur éclatante , sa longue che
velure, sa barbe blonde , et tout cela rehaussé par la
1 Amm , Marcell ., I. XV, c. XXI .
35
richesse de ses vêtements : magistrat, il portait des robes
de couleur garnies d'or ; chef, il brillait par ses colliers et
ses bracelets d'or . Pline cite même un roi de Soissons qui
combattait sur un char d'argent . Cette vanité devenait
plus grande au moment où la mort le dépouillait de tout .
Etait-ce pour faire parade de puissance avant de dispa
raître ? Etait-ce pourfaire preuve de l'estime que méritait
le défunt ? Les funérailles, n'importe le motif, devaient
être faites avec pompe . Saint Martin, voyant un jour de
loin le convoi d'un Gaulois païen, les étendards flotter
autour du cercueil , et la magnificence qui y était dé
ployée , crut voir une de ces solennelles processions qu'on
faisait en promenant les idoles dans les campagnes '.
II . Quant aux mœurs et aux coutumes des Gaulois , on
ne les connaît qu'imparfaitement. Leur table était, en gé
néral , d’une frugalité exemplaire. Cependant quelques
historiens leur ont reproché le vice honteux de l'ivrogne
rie . Ils ne pouvaient, certes, pas faire d'excès de vins , car
c'était chose rare en ce temps ; mais ils usaient d'autres
boissons : ils avaient inventé la bière , si nous en croyons
Pline ; ils buvaient l'hydromel . Au moins la tempérance
était -elle ordonnée par la loi pénale : ainsi , les Belges
avaient établi une mesure légale pour le degré d'embon
point permis aux jeunes gens. On mesurait la grosseur de
leur corps , et quiconque passait cette mesure était puni
d'une amende !!!
Certains auteurs, comme Dulaure et Sismondi , affectent
de dépeindre les Gaulois comme des sauvages et des bar
bares , sans lois ni foyer, sans aucune teinte de civilisa
tion : il y a au moins de l'exagération dans un pareil
jugement.
D'après un passage de César, le simple vol était puni de
mort, Quant au droit civil, il variait d'Etat à Etat ; mais
il existait cependant des coutumes à peu près admises sur
tout le territoire gaulois. Ainsi , les personnes étaient di
visées en hommes libres et en esclaves ; les premiers avaient
sur les seconds la puissance la plus illimitée. Le contrat
" Sulp . Sev.
2 Amm . Marcell.
36

de mariage voulait que le mari prît de ses biens autant que


sa femme en apportait ; le tout tombait en communauté,
et restait au survivant , capital et intérêts . La condition de
la mère de famille était déplorable sous d'autres rapports.
Le père avait sur les enfants et sur sa femme droit de vie
et de mort. Autocrate dans son intérieur, il n'admettait
les enfants en sa présence que quand ils étaient en age de
porter les armes ; encore ne devaient-ils point s'asseoir, lui
présent .
D'autre part , on trouve chez les Gaulois un respect ex
traordinaire pour les femmes. Elles s'étaient acquis une
telle réputation de prudence et d'équité , qu'à une certaine
époque elles furent chargées de rendre la justice et de juger
les procès. Plus tard , les druides leur arrachèrent ce glo
rieux privilége, pour en jouir eux -mêmes.
Mais ce qui sera toujours pour ce peuple une véritable
flétrissure, c'est qu'il croyait que les victimes humaines ,
surtout les condamnées , étaient agréables aux dieux . Le
suicide était très-fréquent parmi les Gaulois . L'autorité,
sous prétexte de diminuer le nombre de ces crimes , les
rendait plus faciles : ainsi on gardait, au nom de l'Etat,
du poison à la disposition de ceux qui voulaient se suicider ;
seulement, quand un homme était fatigué de la vie et
voulait s'en délivrer, il devait décliner devant le magis
trat ses motifs, et celui-ci donnait ou refusait le fatal re
mède . Quelle morale ! N'était-ce pas une approbation
indirecte du suicide ? N'était - ce pas admettre qu'il est des
cas où il devient licite ?
Quant aux sciences et aux arts cultivés chez les Gaulois,
César fait l'éloge des connaissances des druides en astro
nomie, en géographie et en histoire naturelle. La navi
gation des Vénètes et le voyage de Pythagore font suppo
ser que quelques notions de mathématiques pénétrèrent
aussi dans la Gaule . Plus tard , le commerce des Romains
donna aux Gaulois le goût des belles-lettres : Marseille de
vint une Académie célèbre, où les uns et les autres venaient
étudier , comme dans une nouvelle Athènes . Les empe
reurs employèrent tous les moyens pour anéantir , avec la
nationalité gauloise , la langue celtique que parlaient
37

ces populations ; aussi établirent-ils dans les principales


villes des écoles, où d'habiles maîtres firent fleurir les
beaux-arts et surtout l'éloquence latine. Caligula fonda à
Lyon des prix d'éloquence ; mais une règle bizarre , à
laquelle il assujettit les prétendants, paralysa peut- être
l'élan des études : il avait ordonné que les orateurs vain
cus fussent obligés d'effacer avec la langue leurs propres
écrits, s'ils ne préféraient être frappés de la férule ou jetés
dans le Rhône. Enfin , les métiers, l'agriculture, l'industrie
n'étaient point inconnus dans la Gaule: les étoffes, et surtout
les robes artésiennes, parsemées parfois de paillettes d'or,
avaient une grande réputation ; le verre était plus beau
qu'à Rome ; le savon, les matelas , la bière inventés par les
Gaulois (selon Pline) , les toiles, les étoffes moirées et pom
melées étaient chez eux l'objet d'un commerce très- étendu.
III . Maintenant , quelle était la forme de gouvernement
de ces masses qui couvraient le territoire gaulois ?
La plupart des gouvernements étaient aristocratiques .
Dans certaines provinces , c'était l'Etat monarchique ; dans
d'autres , l'Etat républicain ; mais la royauté , comme insti
tution permanente et héréditaire, n'apparaît presque nulle
part, quoique le titre de roi ou de chef seul occupe une
large place dans l'histoire de la Gaule . Mais , à vrai dire ,
presque chaque peuple , quelquefois chaque cité , formait
autant de petits Etats gouvernés par des rois ou par des
magistrats . Chez quelques peuples gaulois, le magistrat
suprême, aristocratique, le dictateur élu pour un an ,
était le VERGOBERE OU VERGOBRET : il en était ainsi des
Eduens . Au-dessous du pouvoir royal ou aristocratique
étaient les sénats , dont les membres , parfois très-nom
breux, composaient une sorte de représentation. Dulaure a
prouvé que dans les sixième, septième et huitième siècles,
beaucoup d'individus , qualifiés de sénateurs, devaient ce
titre à cette antique transmission . Cette organisation des
cités avait survécu à la conquête . « Parmi les rois , ceux
a de Soissons et d'Auvergne passèrent pour les plus puis
« sants ; et, parmi les républiques, celle des Edues ou Au
« tunois , et celle des Marseillais, furent les plus célèbres.
« Cicéron fait l'éloge du gouvernement aristocratique de
38 -

« Marseille 1. Si nous en croyons Valère Maxime ?, la


« discipline y était sévère, et l'on n'y permettait pas aux
« comédiens de jouer des pièces qui pussent corrompre les
3
(( mours » . Quel exemple ! mais aussi quelle honte pour
notre siècle , où ces corrupteurs de la société sont , non
seulement tolérés, mais flattés, estimés et richement ré
tribués , engraissés par leurs victimes !
Telle était donc la situation religieuse , morale et poli
tique des Gaulois jusqu'au moment où la lumière de l'E
vangile vint les éclairer . Quels obstacles à vaincre ! Les
folles superstitions du paganisme , l'orgueilleuse caste des
druides, la division et les rivalités entre les diverses races
disséminées sur le territoire, la profonde antipathie des
Gaulois vaincus contre les Romains vainqueurs , le despo
tisme de l'autorité paternelle, enfin tous les vices des Ro
mains joints à ceux de la Gaule , se dressent comme autant
d'ennemis contre la prédication évangélique ! Aussi , à
quelles luttes grandioses n'assisterons-nous pas?Quels flots
de sang ne verrons-nous pas couler pour régénérer ce
peuple ! Mais tout cet orgueil viendra un jour s'humilier
devant la croix qui a sauvé le monde ! Toutes ces âmes
vivront de la véritable foi par la mort des premiers mis
sionnaires martyrs !
La Providence , voulant obtenir ce triomphe de la vérité
sur le mensonge, l'avait et prévu et préparé de longue
main . Tout n'était pas obstacle chez le Gaulois ; il avait des
qualités , et , s'il est permis de le dire, quelques vertus
païennes qui devaient favoriser l'introduction et les pro
grès du christianisme dans le pays.
Ainsi, religieux observateur des lois de l'hospitalité, il
avait un certain respect pour l'étranger . Ce titre seul faisait
tomber sa hache et son ardeur guerrière devant l'homme
qui avait franchi le seuilde sa porte sans trembler devant
lui . Le missionnaire viendra aussi comme étranger, et il
ne le repoussera pas de prime abord : il l'écoutera .
Le Gaulois était d'ailleurs curieux à l'excès : la foule
i Cicer . , Pro Flacco .
2 Valer. Maxim . , l . I , p. 16 .
3 M. le baron Henrion , Hist, de France.
39
s'amassera autour de ces orateurs d'un genre tout nou
veau . Intelligent et vif, il sera capable de comprendre le
contraste frappant entre la théologiepaïenne et les grands
et nobles enseignements de l'Eglise de Jésus-Christ. Enfin ,
doué d'un courage à toute épreuve , ami de l'indépendance,
qu'il s'agisse de la patrie ou de ses opinions personnelles ,
il ne pliera pas sous le honteux esclavage du respect hu
main ; et, devenu chrétien , et avant même de l’être, il ne
s'effrayera pas des sacrifices qu'exigera peut-être sa con
version .
Ainsi , Dieu devait faire servir au triomphe de la vérité
et de sa gloire ces faibles vestiges de bien que sa grâce
avait encore conservés dans le cæur de nos aïeux ; comme
un père de famille conserve sous la cendre la précieuse
étincelle qui devra , quelques heures plus tard , allumer le
feu autour duquel viendront s'asseoir ses enfants pour se
réchauffer et se nourrir ! Ainsi il viendra un temps où cette
nation , maintenant si éloignée des perfections de la vie
chrétienne , si froide, si glacée , si affamée, viendra se ré
chauffer et se nourrir dans le sein maternel de l'Eglise ,
et celle-ci , heureuse de cette riche conquête , dira un jour
à la France de la seconde race de nos rois : Tu es une na
tion sainte, un sacerdoce royal , un peuple de bénédiction
et la plus illustre de toutes les nations.
Nous avons vu sous ses diverses faces le peuple gaulois ,
ce premier élément qui entrera dans la composition de
la nation française ; il nous reste à examiner , sous les
mêmes rapports , la race franque, puis s'ouvrira la grande
scène qui finira enfin par la conversion de toute la nation.
S III .

Francs : Religion, caractère, meurs, formes de gouvernement.

Nous avons étudié l'origine des Gaulois et des Francs ;


nous avons pesé au poids du sanctuaire et de la justice his
torique ce qui , dans la double religion (druidisme et po
lythéisme) , dans le caractère , les meurs et les formes po
litiques des Gaulois , devrait faire obstacle à l'établissement
du christianisme, prémisses importantes qu'il fallait consta
40

ter tout d'abord . Maintenant il s'agit d'entrer, en quelque


sorte , dans l'histoire intime des Francs , pour préciser ce
զն՛' étaient leur religion , leur caractère , leurs moeurs et la
forme de leur gouvernement . Cette nouvelle étude nous
fera mieux connaître la nature et les difficultés du terrain
moral sur lequel l'Eglise viendra bientôt combattre au nom
de la vérité, de la justice et de la civilisation .
1 ° Religion . — L'origine même des Francs nous met sur
les traces de leur religion . Ils étaient Germains, comme le
témoignent Procope, Agathias et saint Jérôme. Comme tels,
ils avaient emporté du pays natal et conservé , à toutes les
époques de leur histoire primitive, les traditions religieuses
des Germains. Ainsi, la tribu qui franchit le Rhin sous
Gallien (256 après Jésus- Christ) , ravageant les Gaules et
pénétrant jusqu'en Espagne (270 ); ceux qui parurent sous
Probus, Constance et Constantin ; la colonie que Constance
transporta dans le territoire d'Amiens , de Beauvais, de
Langres et de Troyes, en faisant un traité avec le reste de
la nation ; les corps de troupes qui , à la solde de l'empire ,
défendirent le Rhin, lors de la fameuse invasion des bar
bares (406); ceux qui passèrent ce fleuve sous la conduite de
Pharamond (420-427) , qui se cantonnèrent dans la seconde
Germanique, pays compris entre le Rhin , la Meuse et la Mo
selle , d'où ils furent chassés par Aëtius (428) à l'époque où
ils avaientà leur tête un chef nommé Khlodion (Clodion ),
qui combattirent encore , furent vaincus et obtinrent la paix
(448) ; enfin les Francs de Mérovée (448-456), de Chil
déric (456-481), de Clovis (481 ) jusqu'au baptême de ce
dernier (496) , tous n'avaient qu'une religion : c'était la
plus franche idolâtrie. Adonnés à toutes les superstitions
que les anciens historiens ont attribuées aux peuples ger
mains , ils adoraient Mars , Hercule et Mercure . Hommes de
guerre et de forêts, ils s'étaient attachés à un culte en rap
port avec leur genre de vie . Ainsi , tout en croyant à une
puissance infinie et éternelle, ils regardaient comme in
digne de la divinité de lui bâtir des temples et de la repré
senter sous des formes humaines ; aussi furent -ils long
temps sans avoir ni édifices religieux ni statues de leurs
dieux : ils se contentaient de leur consacrer des bosquets,
-
- 41

des forêts, des cavernes et des fontaines . Plus tard , cepen


dant, ils eurent des idoles. « Ils se firent, dit saint Grégoire
« de Tours , des représentations de bêtes, d'oiseaux et des
« éléments , qu'ils adorèrent aussi bien que les bois et les
< fontaines. » L'idole particulière des Francs était , à ce
qu'il paraît , la tête d'un bæuf. Il est de fait qu'en décou
vrant en 1653 , à Tournay , le tombeau de Childéric , on y
trouva une idole ayant cette forme. N'est-ce point aussi
une allusion à ce culte superstitieux que la défense faite
par un concile d'Orléans de jurer sur la tête des bestiaux ?
Les Francs adoraient aussi , comme les Perses, le soleil
et le feu; mais ils regardaientcomme le plus grand de leurs
dieux Wodan , qu'ils appelaient encore du beau nom d'All
vater ( père de toutes choses) . Hertha était la mère de la
terre. Ils croyaient formellement à l'immortalité de l'âme,
tenaient pour sacrés les mariages , la famille, l'honneur de
la patrie et des aïeux . Quant à leur culte, ils offraient par
fois des victimes humaines à Mercure et à ceux de leurs
dieux qu'ils considéraient comme malfaisants. Pour glori
fier le soleil , ils élevaient des chevaux blancs en son hon
neur et croyaient voir dans leurs hennissements des pré
sages de l'avenir et une expression de la volonté des dieux .
Nous lisons dans la vie de saint Vaast ( Vedastus) , sacré
évêque d'Arras par saint Rémi , une particularité curieuse
relativement aux pratiques superstitieuses des Francs : ils
offraient à leurs dieux de grands vases à bière , sans doute
pour leur servir dans leurs repas olympiques . En général ,
le peuple franc professait une grande confiance aux pro
nostics, aux divinations , et autres superstitions. Les pré
tres n'étaient que des magiciens qui , n'ayant nidogmes, ni
corps de doctrines, faisaient accroire à leurs fidèles ce que
bon leur semblait ; il en résulta un bien , c'est que les Francs
n'étaient point opiniâtrément attachés à leur culte natio
nal ; mais d'autre part, le polythéisme franc, comme le
druidisme gaulois, laissa après lui une longue trace de su
perstitions que le clergé eut bien de la peine à déraciner
entièrement.
Telle était la situation religieuse de nos aïeux francs; ce
n'était plus la constitution régulière , la fière et tyrannique
42

théocratie des druides , mais un paganisme vague et mêlé


d'une foule de pratiques absurdes , que l'ignorance invente
et que les passions conservent et perpétuent au sein du
peuple .
2° Caractère et mæurs. -Salvien reprochait aux Francs
d’être menteurs et perfides : perfidi Franci , mendaces
Franci, sans doute parce que , préférantmourir plutôt que
de subir le joug ou l'esclavage , ils se faisaient un jeu de
manquer à leur parole, dès que leur liberté était menacée .
Hormis ces circonstances critiques, ils agissaient avec une
droiture telle que le nom même de franchise est resté
dans la langue, comme un éloge permanent de leur sin
cérité.
Un panegyriste de Constantin , Nazarius, les regardait
comme les plus terribles des barbares, à cause de leur au
dacieuse bravoure . Les Grecs mêmes les redoutaient si fort
qu'il était passé en proverbe chez eux de dire : Ayez le
Franc pour ami, ne l'ayez pas pour voisin . Leurs conquêtes
justifient amplement ce mot accusateur et élogieux à la
fois ; ils domptèrent, en effet, tous leurs voisins,Romains,
Gaulois, Bretons , Visigoths , Bourguignons , Lombards et
Saxons .
L'honneur militaire était comme inné chez eux ; Tacite
dit : « Chez eux , c'est la souveraine honte d'abandonner son
« bouclier , et ceux qui se sont ainsi déshonorés perdent
« le droit d'assister aux sacrifices et aux assemblées . Plu
« sieurs d'entre eux , après avoir déserté le champ de ba
« taille , se sont étranglés pour mettre fin à leur vie in
« fåme. »
Chose étonnante ! à travers la barbarie des Francs, on
distingue encore des traits de bonté, de pudeur, de magna
nimité et de bravoure qui forment comme le germe du ca. 4
ractère noble et des sublimes vertus qui devaient caracté
riser cette nation, quand la religion et la politesse en
auraient adouci les mœurs . Ainsi , ils exerçaient l'hospi-
talité la plus cordiale et la plus généreuse envers les étran
gers . Ils respectaient les lois de la pudeur : à la honte de
notre siècle et comme contraste à nos lois athées , nous
pourrions citer un article de la loi salique qui condamnait
- 43
à l'amende tout Franc qui aurait pris la moindre liberté
avec une femme. Leurs statuaires s'étaient même inspirés
de ce principe : d'anciennes statues de sainte Clotilde et
de quelques reines, femmes des fils de Clovis , les repré
sentent habillées avec magnificence, mais aussi avec la plus
scrupuleuse modestie. C'est que les femmes des Francs,
bien différentes en cela de certaines dames françaises des
siècles suivants , ne se croyaient bien parées que par la
noble simplicité de cette vertu angélique .
Non-seulement toutes ces qualités valurent aux Francs
l'amour des Romains mêmes , mais encore elles furent
autant de facilités que la Providence maintint en eux pour
rendre un jour plus rapides les progrès de l'Evangile
parmi ces peuples . Il restait d'ailleurs encore assez d'obsta
cles à vaincre dans les meurs des tribus franques ; mais
avant de les exposer, il est à propos , peut-être , de dire un
mot de la fameuse loi salique, qui fut si longtemps tout leur
ode de morale publique .
On a donné à ces règlements le nom de loi salique, à cause
des Francs Saliens, qui formaient la plus noble des tribus de
cette race illustre . Elle avait été rédigée par quatre nota
ar écrit
bles choisis parmi les plus sages, afin de conserverppar
un ensemble de leurs lois et de leurs usages . La plupart de
ces règlements , il est vrai , ne tendent guère qu'à répri
mer les vols , les meurtres et les autres violences , tandis
que d'autres crimes n'y trouvent qu'une punition inefficace
par sa faiblesse ; ainsi, les peines décernées contre le rapt
et l'assassinat ne sont que des amendes pécuniaires ; encore
distingue- t-on le meurtre d'un Franc de celui d'un Ro
main , c'est-à-dire d'un Gaulois : l'amende était double
dans le premier cas . D'autre part , cette loi imparfaite pou
vait maintenir entre les Francs le respect des personnes.
Ainsi , quelqu'un osait-il appeler un homme renard ou lièvre,
c'était presque un crime ; la fierté du Franc ne supportait
pas une assimilation qui l'eût accusé de dissimulation ou
de couardise : le coupable était frappé d'une amende .
Un autre article de la loi salique porte que la femme
| Article 6 du titre LXII .
44

n'héritera aucune portion de la terre salique (terre acquise


lors de la conquête), mais que tout l'héritage appartiendra
aux mâles. N'était-ce point encore une injustice que d'ex
clure les femmes de la succession au domaine paternel ?
On alla plus loin encore dans l'interprétation de la vieille
loi des Francs , et , cette fois, c'était peut-être justice : on
appliqua plus tard aux princesses cet article fameux, afin de
les exclure de la succession à la couronne . On avait besoin
d'exagérer, de fausser même le sens de ce règlement ; on
l'exagéra, on le faussa.
Les rois firent successivement des additions et des chan
gements à la loi salique ; nous verrons les rois de la se
conde race en publier un grand nombre, qui furent appelés
Capitulaires et rédigés par les assemblées générales com
posées du roi , des évêques , des abbés et des seigneurs
laïques : nous y verrons l'Eglise occupée à y introduire les
principes de la loi chrétienne. Mais la loi salique n'était
pas la seule en vigueur parmi les anciens habitants des
Gaules. Dans le même royaume et sous le même prince
chaque race avait sa loi particulière, selon laquelle elle était
jugée . Ainsi Clotaire l", dans sa constitution , permit aux
Gaulois de suivre la loi romaine ; les Visigoths firent de
même ; Alaric II admit pour l’Aquitaine le Code Théodo
sien ; la Bourgogne conquise , les Francs laissèrent aux
vaincus la loi de Gondebaud , et les Visigoths de Narbonne
ne se rendirent que quand les assiégeants leur eurent pro
mis de ne point exiger d'eux le sacrifice de leurs lois et de
leurs usages. Voilà , entre autres , une des causes de la
grande diversité de lois et de coutumes qui subsista
parmi nous jusqu'à la grande Révolution . C'était aussi une
difficulté pour l'Eglise et pour les rois chrétiens, chaque fois
que la loi évangélique se trouvait en désaccord avec ces
vieilles lois locales, si profondément enracinées dans l'âme
du peuple . Il fallait une catastrophe pour les abolir et les
remplacer par un Code de loi uniforme.
Que de mal existait encore au sein des peuplades fran
ques ! D'abord cette profonde ignorance du soldat orgueil
leux , farouche, indomptable, qui ne respirait que sang et
batailles , qui ne quittait le camp que pour se livrer à la
45

chasse, ne cultivait que de minces portions de terre, travail


dont il chargeait encore ses esclaves , et qui , poussé par son
amour de l'indépendance, y croyait trouver des motifs suf
fisants pour légitimer le vol , le brigandage et le meurtre.
Cette triste plaie de l'ignorance était d'autant plus incu
rable, qu'elle était presque un titre d'honneur. Le Franc ,
dans son ignorance altière, méprisait les lettres, n'estimant
que la profession des armes . Aussi le plus brave à la guerre
était-il le plus estimé, le plus audacieux devenait chef, et le
plas insatiable au pillage le plus riche . Et dire que cette
ignorance dédaigneuse, ce mépris formel des connaissances
humaines dura près de deux siècles après la conquête , mal
gré les efforts de l'Eglise . Une preuve frappante de cette
barbarie volontaire, c'est que jusqu'à cette époque tous les
clercs étaient Romains : les descendants des anciens Francs,
à cause de leur ignorance, étaient incapables d'exercer au
cune fonction ecclésiastique . Nous verrons où la science di
vine et humaine s'était réfugiée alors .
Un autre vice de cette société franque , c'était l'escla
vage passé en coutume. Les esclaves formaient le plus ri
che butin du soldat . Souvent on réduisait à cette misérable
condition des familles entières, qui devenaient pour le
maître une chose dont il disposait à son gré : ses caprices
et ses violences étaient souvent sa seule loi dans ses rap
ports avec ces malheureuses victimes du sort . Encore un
prodige à opérer par le clergé que de former là une société
sans esclaves !
Autre occasion de luttes ! le divorce était permis par la
loi civile . Tant que les Francs furent idolâtres, on ne s'en
étonne point ; mais cet énorme abus résista longtemps en
core à tous les efforts du clergé pour introduire dans la
Gaule convertie la loi de l'unité et de l'indissolubilité du
mariage . On en trouve des traces jusque dans le septième
siècle . C'est que les passions plaidaient avec force en faveur
de cette liberté, qui dégénérait si souvent en licence et en
scandales .
Que si nous examinons la manière d'obtenir justice dans
certains cas , nous trouvons que les particuliers pouvaient .
quelquefois exercer eux - mêmes ce droit. Un homme avait
46

il été tué dans une rixe , toute sa famille pouvait venger sa


mort en tuant le meurtrier. Cet osage s'appelait faida (ini
mitié , vengeance) . Que de crimes , que de longues et ter
ribles haines ne résultèrent pas d'une pareille licence ! Plus
tard , ilfut établi que le coupable pouvait expier son crime
par une amende ou des peines ignominieuses ; mais le seul
frein efficace pour arrêter les grands crimes, c'était celui
de la religion .
3º Formes de gouvernement. Tant que les Francs ha
bitèrent les marécages et les sombres forêts de la Ger
manie, chaque tribu avait un chef dont le vrai titre n'est
pas clairement déterminé par l'histoire et que les chroni
queurs latins appellent duc, sous-roi et enfin roi . Ce roi
ou chef était élu par acclamation ; c'était tantôt le plus ri
che , tantôt le plus brave, tantôt le plus illustre par la gloire
militaire de ses ancêtres : on préférait celui qui réunissait
ces trois avantages ,
Son pouvoir était à vie ; pour le soutenir, il s'attachait
d'autres guerriers qui prenaient le titre de fidèles ou com
pagnons du roi; on les appelait aussi antrustions, leudes et
bénéficiers, parce qu'ils formaient une sorte d'aristocratie
qui devait servir le roi , en reconnaissance d'un présentou
d'un bénéfice qu'il leur avait accordé . Cette distinction de
vint plus tard un titre héréditaire , et ce fut l'origine de la
noblesse .
Les diverses races franques , toujours en guerre , au
dedans et au dehors , sentirent bientôt le besoin de l'unité
nationale ; la force des choses l'amena sans bruit et sans
choc , et , déjà vers le cinquième siècle, les chefs de toutes
les tribus appartenaient de fait à une même famille noble
et illustre , à laquelle la cheftainerie était dévolue : il était
admis dès lors que les seuls membres de cette famille pou
vaient être nommés rois . C'est ainsi que se plaça à la tête
des Francs la race Chevelue, dite des Mérovingiens (Meer
wings , guerriers de la mer), parce que cette royauté bar
bare n'avait pour attribut distinctil que de longs cheveux
flottants sur les épaules . Après cette révolution immense, la
royauté fut héréditaire dans la même famille, mais élec
tive par rapport aux individus de cette famille .
47

Fréle puissance, qui ne faisait du roi que l'humble exé


cuteur des volontés et des décisions du peuple qui délibérait
en armes sur les questions les plus graves comme sur les
moins importantes de la confédération.
Plus tard , et après la conquête , la position des rois de
vint plus régulière , sinon plus indépendante. En se rendant
maîtres du gouvernement des Gaules , ils voulurent bien y
maintenir les formes de l'administration romaine ; mais ils
en partagèrent les emplois entre ces mêmes fidèles, aux
quels ils avaient donné une portion de la terre conquise .
Ils nommèrent des ducs et des préfets pour gouverner les
provinces, et des comtes pour commander les cités ; enfin ,
à part quelques changements de noms, ils accordèrent les
mêmes attributions aux divers officiers civils et militaires .
Mais cette organisation , en apparence si régulière et si
forte , cachait des vices qui amenèrent de terribles dissen
sions. Ainsi , à côté du roi , on voyait des princes, au-dessous
d'eux de grands vassaux liés par serment au souverain qui,
de son côté, avait juré de leur toujours rendre justice . Cha
cun était juge dans sa propre cause ; ces seigneurs souvent
étaient presque les égaux du roi en crédit et en richesses ;
ils avaient de plus sous la main les petits vassaux qu'ils
s'étaient attachés par des dons , comme ils l'étaient eux
mêmes au roi . Que de luttes sanglantes ! que de guerres
nous verrons sortir de cette situation anormale ! Bien plus,
le vassal ne devait obéissance et secours qu'à la personne du
roi , ses obligations cessaient aussitôt que celui-ciétait mort ;
souvent le seigneur voudra en profiter pour affranchir sa
terre, agir comme d'autres qui n'en ont pas reçu et qui
sont libres de se donner à un prince ou de rester affran
chis de tout engagement. Quelle source de discordes encore !
Enfin, après la mort du roi , s'agissait-il de nommer son
successeur ; comme tous les princes de la famille royale
étaient éligibles , les grands vassaux et les seigneurs libres
se partageaient entre les prétendants, selon leurs passions
ou selon les conditions que ceux-ci leur faisaient; ils réunis
saient, pour appuyer leur choix , leurs petits vassaux, leurs
colons , leurs esclaves. C'était à qui ferait réussir le prince
auquel il s'était recommandé, et cette recommandation des
-
48

grands vassaux paraissait tellement décisive et nécessaire ,


qu'aucun roi n'était assuréde régner, si elle lui faisait défaut.
Ces grandes questions étaient agitées dans les assemblées
ou plaids généraux, qu'on a appelés aussi Champs de Mars,
et auxquels , sous la seconde race, on donna le nom de
Champs de Mai.
Ces dénominations étaient dictées d'une part par le nom
du mois où se tenaient les grandes assemblées des Francs,
et de l'autre par l'usage où ils étaient de s'y réunir en
armes et de partir immédiatement après pour quelque ex
pédition nouvelle.
De ces institutions précaire et de la faiblesse des rois
surgirent d'immenses difficultés, des guerres sanglantes,
des dissensions sans fin . Mais l'Eglise veillerait sur les
barbares et sur leur gouvernement ; le clergé trouvera en
core là à exercer maintes fois son ministère de paix et de
charité .
Maintenant que nous avons dessiné à grands traits le
vaste champ de bataille où viendra combattre l'Eglise pour
convertir, éclairer et civiliser la nation gallo -franque, nous
entrerons d'un pas assuré dans le détail des faits et nous
comprendrons mieux combien était difficile le labeur de
l'Eglise et combien aussi , par son action civilisatrice et
ses glorieuses conquêtes , elle mérita, là encore, les respects
et l'amour de tous les siècles .

S IV.
L'Évangile : sens et étendue de la civilisation chrétienne.
Nous avons donc devant nous le sol gaulois : sur ce sol
nous trouvons à des époques diverses les Gaulois , les Ro
mains et les Francs , d'abord de pure race , puis mélan
gés entre eux et avec d'autres barbares qui finissent tous
par tomber sous le joug prédominant des Francs . Voilà
les divers éléments qui formeront enfin un peuple homo
gène et chrétien . Mais au moment où la divine influence
de l'Evangile vient s'emparer de ces diverses peuplades
pour les transformer tour à tour , il les trouve à peu près
toutes marquées au stigmate du plus pur paganisme .
49

Evangile et paganisme, tels sont les deux antagonistes qui


vont se combattre; ici l'esprit de Dieu, et là les passions
de l'homme dégradé et sensuel ; ici les lumières, et là les
ténèbres ; ici la vertu , là le vice : c'est une guerre à mort ;
mais c'est une guerre comme Dieu la fait à l'homme, une
guerre pleine de miséricorde et de bénédictions pour le
vaincu.
Voyons ce qu'aura à faire l'Evangile parmi ces nations
païennes ; étudions le sens et l'étendue de cette civilisa
tion chrétienne que le clergé avait mission de transporter
dans l'âme de la société et des individus qui couvraient
le territoire gaulois.
Le paganisme, qui régnait depuis plus de trente siècles
dans le monde , avait étendu ses épaisses ténèbres parmi
les Gaulois ; chez eux , comme chez tous les autres païens ,
il n'avait laissé subsister que quelques faibles lambeaux
des vérités primitivement révélées, quelques données va
gues, incertaines, sur la divinité et sur ses rapports avec
l'homme , quelques traces obscures de sa dignité native
et de sa déchéance originelle , quelques fragments épars
des vérités morales et des devoirs sociaux, enfin quelques
éléments de droit naturel, civil et politique. Voilà tout ce
qui resta à nos ancêtres après l'épouvantable naufrage
qui avait emporté les vérités traditionnelles. Mélange
obscur de vérités et d'erreurs , de lumière et de ténèbres,
de vertus humaines et de vices abominables : quelles
ruines morales et quel chaos !
Pour dissiper ces profondes ténèbres de l'ignorance
religieuse, pour transformer ces natures sauvages, pour
régénérer ces sociétés abåtardies par le matérialisme
païen , il ne fallait rien moins qu'une religion toute di
vine . Pour souffler la vie intellectuelle et morale dans
cet immense corps sans âme, pour arracher aux langes
de la barbarie ces nations qui réunissaient les infirmités
de l'enfance à la décrépitude de la vieillesse , il fallait le
souffle de Dieu , la parole vivifante de l'Evangile, le tra
vail infatigable des apôtres , la grâce incarnée dans les
pontifes leurs successeurs , l'intelligence de l'épiscopat,
le labeur incessant du clergé régulier et séculier, enfin
4
50

le sang des martyrs et l'exemple des rois et des princes .


Voilà le vénérable cortege dont Jésus-Christ s'entoure au
moment de conquérir à la vérité éternelle les païens des
Gaules ; voilà les propagateurs de son cuvre civilisatrice.
Il leur appparaît comme la voie , la vérité et la vie . Le
dogme chrétien éclaire leur intelligence ; la morale chré
tienne leur enseigne les préceptes de la vie vertueuse ;
les sacrements donnent à la société l'ordre et la paix ex
térieure, et aux individus la force morale pour accom
plir les préceptes divins . Telles sont les ressources puis
santes que Dieu donne à son clergé pour rendre la vie à
ce grand cadavre couché au tombeau de l'ignorance et du
vice . Voilà le principe , le germe fécond qui donnera nais
sance à toutes les réformes que nous admirerons dans la
société païen'ne pendant le cours de cette histoire .
Regardons deloin cet immense travail de régénération .
Ainsi, voyez le droit païen . Qu'était- ce autre chose
que la force matérielle, le droit du plus fort, la brutalité
du glaive, la seule volonté du maître qui écrasait sous ses
pieds de prétendus ennemis dont le seul crime était leur
faiblesse et l'inconstance de la fortune ? Avant la sainte
invasion du christianisme dans les Gaules, on voit une
société fondée sur ce droit de la force : après Jésus-Christ,
la société change de face. L'Evangile vient dire à tous ces
hommes abrutis qu'ils ne forment qu'une seule famille
dont Dieu est le père , et dont tous les membres sont
frères , et par cela même égaux et solidaires . La grande
loi de la charité, qui ne connaît plus ni Juifs, ni Gentils,
ni Grecs, ni Barbares, ni libres, ni esclaves, ni hommes ,
ni femmes, établit l'égalité de tous les hommes devant
Dieu , unit fortement les individus aux familles , les fa
milles à l'Etat ; affaiblit l’égoïsme, arrête ces injustices,
ces violences, ces guerres , ces cruautés dont le récit en
sanglante toutes les pages de l'histoire ancienne . De
cette même loi de charité et d'égalité politique résulte
l'affranchissement des esclaves , cette honteuse injustice
des temps anciens . De là encore l'égalité sociale établie
par une législation inspirée par les idées chrétiennes,
et qui rend à chacun ce qui lui est dû . Admis dans la
51
constitution du pouvoir souverain , le principe de la
charité n'exclut pas la subordination et les droits de
supériorité sur lesquels reposent les sociétés. La religion ,
sans dicter la forme du pouvoir civil , lui donne un carac
tère sacré, l'entoure de respect , lui concède des droits ,
mais aussi lui impose des devoirs sacrés et inviolables,
fondés sur les principes éternels de la justice et du bien
des peuples ; puis , après avoir revêtu ainsi le souverain
d'une double agréole de respect et de vertu , elle le pré
sente à la nation . Elle dit au maître : Sois obéissant à
Dieu , le maître de tous ; sois juste envers tes sujets.
A ceux-ci, elle dit : Obéissez au chef, au représentant
de Dieu parmi vous . Et voilà une société solidement
constituée, tant que la réciprocité des droits et des de
voirs sera fidèlement observée. Et ce fut l'oeuvre de
l'Evangile.
Quant à la constitution de la famille, la loi chrétienne
en dicte également les droits et les devoirs. Elle con
dampe ce pouvoir absolu que le paganisme avait accordé
au père sur ses enfants, au mari sur sa femme, au mé
pris des droits les plus sacrés de la nature. Le père sera
désormais la douce et bienfaisante providence de la fa
mille ; respecté , s'il respecte lui-même les droits, la
vie et l'âme des membres qui la composent. La femme
devient sa seur et sa compagne , non plus son esclave ;
elle devra lui être soumise avec l'amour et le respect
qui dictent à l'Eglise son obéissance à Jésus- Christ,
son chef. La lyrannie domestique doit expirer devant la
douceur évangélique. La paix , l'unité et l'indissolubilité
du mariage sont garanties, et le divorce condamné. De
leur côté , les enfants doivent respect, amour et obéis
sance à leurs parents, parce que cela est agréable à Dieu ,
et les parents élèveront leurs enfants dans la crainte du
Seigneur, les nourrissant, les instruisant, les corrigeant
sans les irriter, de peur qu'ils ne tombent dans le décon
ragement. Enfin , la loi chrétienne ordonne aux serviteurs
d'obéir avec crainte et respect à leurs maîtres comme à
Jésus- Christ lui-même. Aux maîtres, elle dit : Ayez de
même de l'affection pour vos serviteurs ; ne les traitez
52

point avec rigueur et avec menaces, vous rappelant que


vous avez les uns et les autres un maître commun dans
le ciel , qui n'aura point égard, dans ses jugements , à la
condition des personnes ' .
Voilà la transformation de la famille par la paix , la
douceur et les vertus que l'Evangile saura y introduire.
Puis viennent les déshérités de la famille : les orphe
lins, les pauvres , lesmalades ; la charité de l'Eglise saura
leur trouver des hôpitaux, leur donner des pères et des
mères, comme elle ouvrira aux coupables l'asile invio
lable de ses sanctuaires contre les vengeances person
nelles , comme elle s'efforcera de suspendre les hostilités
ar l'établissement de la paix et de la trêve de Dieu .
Le clergé est chargé non - seulement d'instruire les
peuples, de faire entrer dans les meurs générales les
maximes pleines de douceur et de mansuétude de l'Evan
gile, de reconstituer sur cette base inébranlable la société
et la famille, il proclamera encore en face de chaque indi
vidu les vérités et les maximes fécondes qui tendent à ré
former les meurs individuelles et la conduite privée des
chrétiens : la force, la santé et le bien-être du corps so
cial doivent être la résultante des mêmes avantages pro
duits dans chacun de ses membres. Chaque chrétien , en
embrassant la foi de Jésus-Christ, doit dépouiller le vieil
homme, l'homme de la force matérielle, l'homme des
passions brutales, l'homme du mensonge, de l'injustice,
du vol , de la haine, des vengeances et de la méchanceté ;
il doit revêtir l'homme nouveau, enté sur le païen , et
frappé à l'image et à la ressemblance du type divin de
toute perfection,qui est Jésus-Christ. Quelle société ! quels
individus alors !
Tel est le programme de la tâche immense qui sera
confiée au clergé des Gaules. Nous connaissons le champ
dévasté, couvert de ronces et d'épines, sur lequel il va
bientôt s'étendre et travailler. Nous avons sondé d'une
main amie les plaies hideuses dont le vaste corps de ce
peuple est affligé ; mais aussi nous avons mesuré l'im

• Epbés. , C. V. - I Corinth . , C. VII. - Ephés. , C. VI .


53

mense efficacité du remède à tant de maux , et , pour


terminer cette rapide esquisse du travail évangélique dans
le pays de nos ancêtres, je laisse la parole à deux hommes
de génie , qui en ont retracé à grands traits le consolant
tableau .
« Le christianisme , dit Chateaubriand · , est surtout
admirable pour avoir converti l'homme physique en
l'homme moral . Tous les grands principes de liberté et
d'égalité se rencontrent dans notre religion , mais appli
qués à l'âme et au génie , et considérés sous des rapports
sublimes. Les conseils de l'Evangile forment le véritable
philosophe, et ses préceptes le véritable citoyen . Il n'y a
pas un petit peuple chrétien chez lequel il ne soit pas plus
doux de vivre que chez le peuple antique le plus fameux.
Il y a une paix intérieure dans les nations modernes, un
exercice continuel des plus tranquilles vertus , qu'on ne
vit point régner au bord de l'Ilissus et du Tibre. Si la ré
publique de Brutus ou la monarchie d'Auguste sortait
tout à coup de la poudre, nous aurions horreur de la vie
romaine. Le dernier des chrétiens, honnête homme , est
plus moral que le premier des philosophes de l'antiquité . »
Ecoutons encore :
« L'individu , enrichi d'un vif sentiment de sa dignité ,
d'un fonds abondant d'activité , de persévérance, d'éner
gie, et d'un développement simultané de toutes ses fa
cultés ; - la femme élevée au rang de compagne de
l'homme , et pour ainsi dire récompensée du devoir de la
soumission par les égards respectueux qu'on lui prodi
gue ; - la douceur et la fermeté des liens de famille,
protégée par de puissantes garanties de bon ordre et de
justice; — une conscience publique admirable , riche de
sublimes maximes morales, de règles de justice et d'é
quité , de sentiments d'honneur et de dignité, conscience
qui survit au naufrage de la morale privée et ne permet
pas que l'effronterie de la corruption monte à l'excès où
on l'a vue dans l'antiquité ;; - une certaine douceur de
meurs qui , dans la guerre, évite de grandes catastro
1 Génie du Christianisme.
54

phes , et, dans la paix , rend la vie plus aimable et plus


paisible ; - un respect plus profond pour l'homme et
.

pour ce qui lui appartient, ce qui rend très-rares les vio


lences des particuliers , et sert, sous toute espèce de ré
gime politique , comme d'un frein salutaire pour contenir
les gouvernements ; -- un désir ardent de perfection dans
toutes les branches ; - une tendance irrésistible, parfois
mal dirigée , mais toujours vive , à améliorer l'état des
classes nombreuses ; — une impulsion secrète qui com
mande de protéger la faiblessé, de secourir l'infortune,
impulsion qui suit quelquefois son cours avec une ardeur
généreuse , et qui , toutes les fois qu'elle ne trouve point
à se développer, reste dans le cœur de la société, et y pro
duit le malaise et l'inquiétude d'un remords ; - un es
un
prit cosmopolite d'universalité, de propagande ;
fonds inépuisable de ressources pour se rajeunir sans pé
rir, et pour se sauver dans les plus grandes crises ; - une
impatience généreuse qui veut devancer l'avenir, et d'où
résultent une agitation et un mouvement incessants, quel
quefois dangereux, mais qui sont constamment le germe
de grands biens et le symptôme d'un puissant principe
de vie : - tels sont les grands caractères qui distinguent
la civilisation européenne; tels sont les traits qui la pla
cent dans un rang éminemment supérieur à celui de toutes
les autres civilisations anciennes et modernes . »
Maintenant, voyons le clergé à l'ouvre, et jugeons s'il
à réalisé ce vaste plan .
1 Balmès.
55 --

CHAPITRE II .
Travaux du ciergé dans les Gaules depuis les premières missions
jusqu'à la conversion de Clovis .

SI .
Premières missions et premiers conciles dans les Gauleś.

C'est un grand et noble spectacle et un événement rem


pli de profondes leçons que la conversion des Gaules à la
religion de l'Evangile. Que d'obstacles à vaincre ! L'ido
låtrie la plus grossière , l'incroyable ignorance de ces peu
ples , toutes les passions de la nature , les désordres de
l'esprit et du cæur, plus tard l'hérésie avec ses mille dé
tours , puis les persécutions les plus atroces , tels sont les
ennemis qui se présentèrent presque à la fois devant les
ouvriers de l'Evangile . L'Eglise a suffi pour les vaincre
tous. A l'ignorante idolatrie elle oppose les apôtres qui
vont, la pureté dans le cœur, la prière sur les lèvres, an
noncer aux dieux des Gaulois que leur temps est fini : et
les dieux tombent et disparaissent ; à l'hérésie qui cherche
à égarer les âmes , elle porte le coup de mort par les déci
sions de ses conciles ; aux passions qui semblaient avoir
corrompu sans retour la société , la famille et les indivi
dus , elle montre les sublimes exemples de ses saints ;
enfin, aux persécutions qui tendent à détruire la chré
tienté gauloise, elle livre le sang de ses martyrs ; et l'ceu
vre de Dieu sort triomphante de cette lutte où , pendant
plus de trois siècles, les deux antagonistes se tiennent
serrés dans une étreinte terrible jusqu'à ce que l'un soit
étouflé dans les bras de l'autre .
I. Missions. -Nous allons assister à la grande scène de
la conversion des Gaulois , et suivre pas à pas les premiers
missionnaires qui allèrent attaquer parmi eux le colosse
de l'idolàtrie .
Le divin fondateur de l'Eglise avait dit à ses Apôtres :
« Allez par tout le monde, prêchez l'Evangile à toutes
les nations . Celui qui croira et qui sera baptisé sera
.
- 56
sauvé ; mais celui qui ne croira point sera condamné . »
(Marc, xvi, 16. ) A saint Pierre il avait conféré le souve
rain pontificat, en lui disant : « Tu es pierre, et sur cette
pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne
prévaudront point contre elle . » (Matthieu, xvi , 18.)
Saint Pierre, le prince des Apôtres, après avoir siégé à
Antioche , fixe le centre de la chrétienté à Rome , l'an 42
après Jésus-Christ , deuxième année du règne de l'em
pereur Claude ;
Saint André, son frère, évangélise les Scythes, d'où il
passe en Grèce et en Epire;
Saint Jean , l'évangéliste, va prêcher la foi dans l'Asie
Mineure et jusque chez les Parthes, et meurt premier
évêque d'Ephèse ;
Saint Philippe va dans la haute Asie et dans la Phrygie ;
Saint Jacques le Majeur, frère de Jean l'évangéliste ,
prêche à Jérusalem et y meurt ;
Saint Barthélemy , dans la grande Arménie , dans les
Indes, l'Ethiopie et la Lycaonie ;
Saint Thomas, chez les Parthes et aux Indes ;
Saint Matthieu , dans l'Ethiopie et la Perse ;
Saint Simon , le Chananéen , en Mésopotamie et en Perse ;
Saint Jude ou Thadée , frère de Jacques le Mineur, dans
l'Idumée, l'Arabie , la Syrie et la Mésopotamie ;
Saint Jacques le Mineur, frère du précédent et de Si
mon , surnommé le Juste , à Jérusalem ;
Saint Matthias , élu en remplacement de Judas Iscariote,
dans la Cappadoce, le Pont-Euxin et la Colchide ;
Saint Paul, miraculeusement appelé à l'apostolat, mé
rita le nom glorieux d'Apôtre des Gentils : il prêcha l'E
vangile dans l'Asie Mineure et la péninsule grecque (no
tamment dans l'île de Chypre , en Galatie, à Ephèse , à
Philippes , à Thessalonique , à Athènes, à Corinthe), à
Jérusalem , à Rome .
Il est même vraisemblable que saint Paul porta dans
les Gaules les premières semences de la foi. Qu'on admette ,
comme nous l'assurent plusieurs Pères de l'Eglise , qu'il
se rendit en Espagne : il dut y aller par le grand chemin
d'Italie en Espagne, lequel passait par la Gaule. Une an
57

cienne inscription trouvée en Espagne porte : « Néron ,


César -Auguste, pour avoir purgé la province de brigands
et de ceux qui enseignaient aux hommes une nouvelle
superstition . » Si donc la lumière évangélique fut portée
sitôt en Espagne , comment serait- elle restée inconnue
dans les Gaules, plus voisines de l'Italie ? Suivant quelques
historiens, saint Paul y aurait laissé quelques-uns de ses
disciples : ainsi, Crescent àVienne, Trophime à Arles, Paul
à Narbonne. Saint Epiphane, qui était plus près des
sources de la tradition (310-403), affirme que saint Luc
et quelques autres disciples du grand Apôtre ont prêché
la foi dans la Gaule . « Le ministère de la parole , dit-il ,
ayant été confié à saint Luc , il l'exerça en passant dans la
Dalmatie, dans la Gaule , dans l'Italie, dans la Macédoine ;
mais particulièrement dans la Gaule, ainsi que saint Paul
l'assure dans ses épîtres de quelques-uns de ses disciples :
« Crescent, dit- il, est en Gaule . » Car, ajoute saint Epi
phane, il ne faut pas lire en Galatie, comme quelques- uns
l'ont cru faussement, mais en Gaule. »
D'autre part, Théodoret (387-458), qui lit : dans la
Galatie, entend par ce mot la Gaule, parce que les Grecs
l'appelaient Galatie, et les Galates n'étaient ainsi nommés
qu'à cause de leur origine gauloise. Enfin, de temps im
mémorial , l'Eglise de Vienne a cru, par tradition , que
saint Crescent , son premier évêque, avait été disciple de
saint Paul, titre que lui donnent presque tous les marty
rologes.
« Il est difficile de se persuader, dit le P. Longueval ' ,
que saint Pierre et saint Paul étant à Rome, uniquement
occupés de la propagation de l'Evangile , aient négligé
de le faire annoncer à une nation aussi illustre et aussi
voisine de l'Italie que l'étaient les Gaulois. »
En effet, il paraît certain que saint Pierre envoya dans
les Gaules saint Trophime, qui y fonda l'Eglise d'Arles,
la première établie dans les Gaules , et que de cette ville le
précieux don de la foi s'étendit dans les autres provinces .
Une importante tradition de l'Eglise primitive nous ap
1 Histoire de l'Eglise gallicane, disc. prél.
58

prend que Lázare et ses soeurs, Marthe et Marie, persécutés


par les Juifs après l'ascension de Jésus-Christ; et jetés sur
un navire sans voiles ni gouvernail , abordèrent miracu
leusement à Marseille .
La Provence accueillit la voix de la petite colonie , et
plusieurs villes se convertirent au christianisme .
D'après cette opinion , Lazare fonda l'Eglise de Marseille,
Marie évangélisa la Provence , et Marthe enseigna la pra
tique de la vie chrétienne à quelques personnes, plus en
core par la sainteté de sa vie que par ses paroles. Elle
aurait laissé les mêmes traces de son passage à Avignon ,
et serait morte à Tarascon .
Quoi qu'il en soit de ces antiques traditions, il n'en est
pas moins vrai que les Gaules, cette terre ouverte aux
apôtres par les armes de César ; fut de bonne heure visitée
par les propagateurs de l'Evangile. Les souvenirs tradi
tionnels des peuples et les témoignages formels de saint
Irénée (120 ou 140–202) et de Tertullieri ( 160-245 ) ,
qui parlent des Eglises de Gaule comme existant de leur
temps (au deuxième siècle), ne permettent pas de reculer
jusqu'au troisième siècle la naissance du christianisme
parmi nos ancêtres. Aussi les historiens, trompés ou mal
veillants, des dix-septième et dix-huitième siècles, qui ont
prétendu reculer cette date, ont-ils été victorieusement
réfutés par Baronius; Mabillon, Pagi, Noël Alexandre,
Mamachi et les plus savants critiques .
Saint Irénée, qui parut dans les Gaules vers 177, et qui
y écrivait , nous apprend que, de son temps, il existait
plusieurs Eglises établies dans les deux provinces de la
Gaule germanique. « Ces peuples , dit-il, qui parlent
tant de langues différentes, tiennent sur la foi le même
langage . » Tertullien , qui écrivait peu de temps après,
ne craint pas d'affirmer que toutes les Espagnes, les di
verses nations des Gaules et divers endroits des Iles Bri
tanniques, inaccessibles aux Romains , étaient soumis à
Jésus-Christ.
Ainsi donc, on peut tenir pour certain que l'Evangile a
été prêché dans les Gaules par les Apôtres ou par leurs
disciples .
59

Saint Pothin , disciple de saint Polycarpe, disciple lui


même de l'Apôtre des nations, était venu à Lyon vers le
milieu du deuxième siècle , et vécut sous Antonin et Marc
Aurèle ; il fut le premier évêque de cette illustre Eglise .
Saint Irénée ( 120 ou 140-202), également disciple de
saint Polycarpe , continua l'œuvre de son prédécesseur.
Non content de gouverner , d'éclairer la chrétienté nais
sante de Lyon , il la défendit par ses savants écrits contre
les hérétiques de son temps . Sa vigilance épiscopale s'é
tendit encore sur les villes voisines : ainsi il envoya le
prêtre Ferréol , avec le diacre Ferrution , à Besançon ; le
prêtre Félix , avec les diacres Fortunat et Achillée , à Va
lence .
Vers la fin du règne de l'empereur Philippe (244-248),
nous trouvons une des plus célèbres missions dont l'his
toire ecclésiastique fasse mention . Pour fixer la date de ce
grand événement, rappelons les noms des papés depuis
saint Pierre jusqu'à celui qui fut l'instigateur de cette
mission . Dans le premier siècle de l'Eglise, nous trouvons
sur le siège de Rome : saint Pierre (4.3-66), saint Lin
(66-78 ), saint Clet ou Anaclet (78-91 ) , saint Clément
(91-100) , et saintEvariste ( 100-109 ) ; dans le deuxième
siècle : saint Alexandre ( 109-119) , saint Sixte I ( 119–
127) , saint Télesphore ( 127-139) , saint Hygin (139-142),
saint Pie 1er (142-157),saintAnicet (157-168), saint Soter
(168–177), saint Eleuthère ( 177-193) , saint Victor [er
(193-202);dans le troisième siècle : saint Zephyrin (202
219) , saint Calixte fer (219-223), saint Urbain Jer (223
230) , saint Pontien (230-235), saint Anthère (235-236) ,
saint Fabien (236-251 ) .
Or, le pape saint Fabien avait les yeux fixés sur la
Gaule. Ayant ordonné sept évêques, il les envoya daps
cette contrée pour y cultiver les anciennes chrétientés et
en fonder de nouvelles . Ces nouveaux apôtres étaient :
Saint Paul, qui séjournà quelque temps à Béziers , or
donna Aphrodise évêque de cette ville , se rendit à Nar
bonne, en devint le premier évêque, fonda l'Eglise d'Avi
gnon , lui donna pour premier évêque saint Rufe, et mou
rut en paix dans sa ville épiscopale ;
60

Saint Austremoine , qui prêcha à Clermont , en Auver


gne, et y obtint de nombreuses conversions avec le concours
actif de saint Sizenat, de Marius , de saint Mancet ou Mom
met , de saint Nectaire et de saint Antonin ;
Saint Martial , qui, secondé par saint Albinien et saint Aus
triclinien , abolit le paganisme et fit fleurir la foi à Limoges ;
Saint Gatien , qui fonda l'Eglise de Tours, où il eut à tra
vailler pendant un demi-siècle pour vaincre l'opiniâtreté
des habitants, très-attachés à l'idolâtrie ;
Saint Denis, qui alla former une population chrétienne à
Paris ; de ce centre d'action , il envoyait des ouvriers évan
géliques dans les villes voisines etjusque dans la Belgique ;
ses zélés coopérateurs furent : saint Taurin , d'Evreux ;
saint Rieule , de Senlis; saint Sanctin, de Meaux et de Ver
dun ; saint Lucien , de Beauvais ; saint Quentin , apôtre
d'Amiens et du Vermandois ; les saints Fuscien et Victoric,
apôtres de Térouanne ; les saints Chryseuil et Piaton,
apôtres de Tournay ; les saints Crépin et Crépinien, apôtres
de Soissons , et quelques autres ;
Saint Saturnin , qui fut le premier apôtre de Toulouse ,
ville célèbre par son temple païen, devenu comme le
siége de la superstition. Le saint évêque le remplaça par
une église , où il assemblait son petit troupeau .
Un disciple de ces évêques , qu'on croit être saint Ursin ,
alla porter la bonne nouvelle à Bourges, dout il fut le
premier évêque . C'est vers la même époque (250) qu'il
faut placer les missions de saint Malerne, à Strasbourg, et
de saint Clément, à Metz . A dater de cette phase importante
de notre histoire , on peut regarder comme établie pour
toujours cette illustre Eglise gallicane, qui devait s'élever
si haut par le zèle et la science de ses pasteurs. Dès lors,
les conquêtes de l'Evangile , jusque-là obscures et lan
guissantes, s'étendirent dans toute l'étendue du pays ;
partout on voyait surgir des hommes de Dieu , pleins de
zèle et d'énergie pour fonder de nouvelles Eglises : saint
Eutrope, à Saintes ; saint Savinien , à Sens , où il fut en
voyé de Rome avec saint Potentien et saint Altin ; saint
Aventin , à Chartres, siége de la religion des anciens Gau
lois ; saint Julien et saint Turibe, au Mans; saint Auspice ,
- 61

à Apt ; saint Front, à Périgueux ; saint George , en Velay ;


saint Flour , à Lodève ” ; saint Clair ou Clars , à Alby ; saint
Severien ou Severin , en Gévaudan ; saint Nicaise, à Rouen ,
qui avait eu pour premier évêque saint Mellon , envoyé
dans les Gaules par le pape saint Etienne I" (253-257 ),
troisième successeur de saint Fabien , après lequel avaient
régné saint Corneille (251-252 ) et saint Luce l' (252-253).
Le successeur d'Etienne le fut saint Sixte II (257-259) ,
A peine monté sur le trône pontifical , il s'empressa d'en
voyer de nouveaux apôtres dans les Gaules : saint Péré
grin , qui se fixa à Auxerre, en fut le premier évêque ,
ayant pour l'aider dans sa mission saint Corcodème et
saint Marse, ses disciples, et deux autres confesseurs,
Alexandre et Jovinien ; saint Genulfe ou Genou , à Cahors ;
saint Memmie ou saint Menge, à Chalons-sur-Marne ;
saint Sixte , à Reims, avec saint Timothée . Soissons eut
pour premier apôtre saint Sirice , qui y fut envoyé par
saint Sixte .
Mais voici que l'Eglise de Dieu respire enfin ; jusque-là
elle avait recueilli et conquis les âmes à travers le sang
de ses martyrs ; mais le dernier de ses persécuteurs , Dio
clétien, est couché au tombeau (305) ; Constantin le
Grand donne la paix à l'Eglise (311 ), et le polythéisme
reçoit le coup mortel, par suite de la protection ouverte
que lui accorde ce monarque, qui meurt ( 337) après avoir
reçu le baptême, dont il disait : « Je reconnais en ce
moment le bonheur d'avoir reçu la lumière de la foi et le
droit à la vie éternelle . »
Un peu plus tard s'élèvent dans les Gaules deux bril
lantes étoiles qui éclairent toute l'Eglise : ce sont saint
Hilaire , à Poitiers , et saint Martin , à Tours . Le premier ,
au commencement du quatrième siècle , devint évêque de
Poitiers , sa ville natale, et mourut vers 367. Il envoya
saintJuste prêcher en Périgord , et eut pour disciples : saint
Léonide, saint Lupien, saint Briaire et saint Florence. Doc
teur profondément versé dans la science théologique , il
· Saint Flour, prêchant en Auvergne, mourut dans un lieu appelé In
diciat. Saint Odilon y fit bâtir un monastère; et le tombeau de saint Flour
y devint tellement célèbre, qu'il s'y forma une ville qui a pris son nom.
62

se montra un des plus éloquents défenseurs des principes


du christianisme . Le second, né à Sabarie (Pannonie ),
vers 316 , fut nommé évêque de Tours en 374, et mourut
vers 397 ou 400. Il bâtit, près de cette ville, le monastère
connu depuis sous le nom de Marmoutiers. Ce grand saint
brilla surtout par sa charité et ses miracles .
Vers l'an 370 , de zélés propagateurs de l'Evangile pa
rurent encore dans les lieux où le paganisme n'était pas
détruit ; ainsi saint Marcellin , parti d'Afrique avec Vin
cent et Domnin , se fixa à Embrun , en convertit les habi
tants et en devint évêque . Ses deux compagnons se ren
dirent à Digne, et gouvernèrent l'un après l'autre cette
Eglise , dont ils furent les premiers évêques .
Vers le même temps, de nouvelles chrétientés surgirent
dans le nord des Gaules : à Bayeux , on voit saint Exupere
( vulgairement saint Spire) ; à Angers, Défenseur ; à Séez,
Sigibolde ; à Coutances, saint Ereptiole ; à Avranches, saint
Léonce. Il faut rapporter à la même époque la fonda
tion des Eglises de Nantes , Rennes et Lisieux.
Dieu suscita en Orient un empereur chrétien , Théodose
le Grand ( 372-395 ), qui acheva d'anéantir le paganisme,
en fermant les derniers temples qui y restaient encore.
Le contre - coup de ses édits se fit sentir en Occident et
jusque dans les Gaules . Mais ce qui convertissait les âmes,
c'est la pacifique influence des saints et des savants évêques
que comptait alors l'Eglise gallicane : c'étaient Procule,
de Marseille ; Victrice, de Rouen ; Exupère, de Toulouse ;
Simplice , de Vienne ; Amand , de Bordeaux ; Diogénien ,
d'Alby; Dynamius, d'Angoulême ; Vénérand,d'Auvergne;
Alithius, de Cahors ; Pégasius , de Périgueux ; Aignan ,
d'Orléans ; Marcel, de Paris ; Aper (vulgairement saint
Evre), de Toul , etc.
Bientôt l'empire d'Occident va tomber sous les coups des
barbares : Goths, Vandales , Alains , Hérules , Gépides ,
Saxons, Allemands, Querdes, Sarmates et Bourguignons
accourent pour prendre parti au pillage (406). Ces
derniers se fixèrent dans les Gaules (413) , et, d'un con
sentement unanime, se convertirent à la foi.
En 418 , saint Amateur, évêque d'Auxerre, sentant ap
63

procher sa fin , disait à son peuple : « Mes chers enfants,


le Seigneur ne tardera pas à m'appeler à lui ; je vous con
jure de vous accorder pour élire Germain. » Il lui succéda ,
en effet, et devint une des grandes lumières de l'Eglise
des Gaules.
Quelques années plus tard , saint Honorat fonde dans l'île
de Lérins (dans la Méditerranée , département du Var) un
monastère où les personnes brûlées par les ardeurs du siè
cle trouvaient un doux et agréable couvert, comme s'ex
prime saint Eucher. Honorat, devenu archevêque d'Arles ,
s'attira tellement le respect des peuples que saint Hilaire
disait de lui : « Si la Charité eût voulu se peindre, elle
eût dû emprunter les traits et le visage d'Honorat. » Aussi
vit-on sortir de son monastère de nouveaux apôtres : un
saint Hilaire , archevêque d'Arles après son illustre maître ;
saint Eucher, élu évêque de Lyon vers l'an 434 ; saint
Loup , évêque de Troyes (427) ; saintRustique, évêque de
Narbonne (427); saint Maxime, évêque de Riez (433) ;
saint Salone , évêque de Genève ; saint Véran, évêque de
Vence ; saint Vincent , prêtre et moine à Lérins . Tous ces
hommes faisaient la gloire de l'Eglise par leurs vertus et
leur science. Mentionnons encore Salvien , prêtre de Mar.
seille, né à Cologne vers 390 , moine à Lérins en 420 ,
mort en 484. Il mérita d’être appelé le Maitre des évê
qnes par ses écrits , et le nouveau Jérémie , à cause de l'é
nergique éloquence avec laquelle il dépeint les vices et
les malheurs de son temps .
Mais voici une nouvelle conquête pour l'Eglise des Gaules.
Vers 412, un grand nombre d'habitants de la Grande
Bretagne, abandonnés par le trop faible empereur Hono
rius, qui ne pouvait les défendre contre les barbares, se
réfugièrent dans la Gaule Armorique, s'y établirent dans
la province qui prit plus tard le nom de Bretagne , et vin
rent grossir ainsi le nombre des fidèles enfants de l'E
glise .
La vie chrétienne s'étend et se perfectionne de jour en
jour : plusieurs monastères s'élèvent; celui de Condat
(aujourd'hui Saint-Claude) , en Franche-Comté ; celui de
Grigny ; un autre en Auvergne, près de Clermont . Ce sont
.
64

autant de foyers d’où sortent les saints et les propagateurs


de l'Evangile .
Mérovée fonde le royaume des Francs (448) .
Saint Remy est appelé au siége de Reims (459) ; saint
Eutrope , à celui d'Orange ; saint Mamers, à celui de
Vienne ; Sidoine Apollinaire, à celui de Clermont, en Au
vergne (461 ) .
Nous touchons à Clovis (481 ) .
S II .

Conciles.

Une fois la divine semence de l'Evangile jetée au sein


des populations par la prédication individuelle, il fallait
sauvegarder la pureté des doctrines et l'observation des
préceptes ; il fallait défendre la vérité contre l'erreur, la
vertu contre les passions humaines , l'Eglise contre l'hé
résie, le corps même du clergé contre la corruption du
siècle. Mais , pour accomplir cette tâche sublime, la voix
d'un homme , fût-il un génie ou un saint, ne suffisait
plus ; il fallait la grande voix des premiers pasteurs, ap
puyée sur l'autorité de Dieu même. Or, l'Eglise ne man
qua pas à ce grand devoir ; le clergé des Gaules se montra
comme une sentinelle vigilante au milieu de ces peuples
nouvellement conquis à la vérité, et, pour donner et plus
de force et plus de clarté à ses décisions , il eut recours au
moyen que les apôtres mêmes avaient indiqué avant d'en
treprendre la conversion du monde ; il se réunit en con
ciles ou assemblées, où , après mûre délibération , il
rendait ses oracles. Tel était le rempart contre lequel
devaient se briser toutes les entreprises des hérésiarques
et des ennemis de l'Eglise.
Les premiers conciles tenus dans les Gaules furent ceux
qui eurent lieu à Lyon au temps de saint Irénée, disciple
de saint Papias et de saint Polycarpe. Né en Grèce vers 120
ou 140, il vint dans la Gaule vers 177, pour y répandre
la foi, et fut élu successeur de saint Pothin , à Lyon , où
il subit le martyre sous Septime Sévère , vers 202. Sa
science et sa profonde connaissance de la religion et des
65
saintes Ecritures en firent bientôt un des ornements du
clergé lyonnais. Son ouvrage contre l'hérésie est un mo
dèle de discussion et de controverse .
Un premier concile tenu à Lyon, en 177 , par les con
fesseurs de la foi ( synodus martyrum lugdunensium ),
condamna l'hérésie deMontan et de ses deux prophétesses ,
Priscille et Maximille, qui avaient quitté leurs maris pour
suivre l'ambitieux sectaire , et prétendaient avec lui avoir
reçu la plénitude du Saint-Esprit. Ils s'élevaient ainsi au
dessus des apôtres qui, d'après leur orgueilleuse doctrine,
ne l'avaient reçu qu'imparfaitement.
Dans un autre concile tenu dans le même temps (syno
dus viennensis ac lugdunensis ecclesiarum ), on rédigea
plusieurs lettres sur les martyrs et contre l'hérésie de
Montan , avec le jugement rendu contre lui , et on les
adressa aux Eglises d'Asie.
Bientôt les hérésies de Valentin , de Marcion , de Corbon
et des autres gnostiques se propagèrent de l'Asie jusque
dans la Gaule , et même dans les provinces voisines de
Lyon . Mais le syncrétisme mystique des valentiniens,
mélange confus de principes du christianisme et de dog
mes du platonisme, et le gnosticisme des marcionites ;
trouvèrent un rude adversaire dans saint Irénée .
Il tint cinq conciles à Lyon pendant son épiscopat. Dans
l’un (en 197), le saint évêque écrivit au pape saint Victor
une lettre pour l'exhorter fortement à ne pas rompre la
communion avec les Asiatiques quarto -decimans , ainsi
nommés parce qu'ils célébraient la Pâque le 14 du mois ,
que ce jour fût ou ne fût pas un dimanche; affaire qui fut
décidée dans le premier concile ecuménique. Trois de ces
conciles de Lyon furent tenus sur la Pâque et sur le
jeûne, et le cinquième contre l'hérésie obscure et tor
tueuse des valentiniens .
Dieu avait suscité dans ce siècle de nobles et courageux
défenseurs de son Eglise. Leur parole et leurs savants écrits,
tout en soutenant la foi orthodoxe dans leur propre pays ,
étaient un puissant encouragement pour l'épiscopat gaulois.
Saint Justin , dit le Philosophe ( 103-167), écrivit ses deux
Apologies de la religion chrétienne et sa Monarchie de Dieu.
4
66

* L'Afrique possédait le prêtre Tertullien , né à Carthage


(160) , qui mérita d'être nommé plus tard le Bossuet de
l'Afrique, tellement son style est plein d'éclat, de feu et
d'énergie . Ses duvrages, l'Apologétique, les Traités contre
les spectacles, contre les juifs, de l'Ame , les cinq Livres
contre Marcion et les Prescriptions, resteront toujours
comme des arsenaux où les savants iront chercher des
armes invincibles contre les adversaires de la foi. Heureux
si , après avoir servi l'Eglise, ce puissant génie ne s'était
pas égaré lui-même, par orgueil , avant de mourir (245) . .
Origène, né à Alexandrie en 185 , mort à Tyr en 253,
l'un des plus savants écrivains qui aient honoré l'Eglise ,
remplaça saint Clément, son maître, dans la direction de
la fameuse école chrétienne d'Alexandrie , et lutta , avec
une logique inexorable, contre les idolatres et les héréti
ques . Malgré les erreurs qu'on lui a reprochées, ses Com
mentaires sur toute l'Ecriture sainte, ses Hexaples, et sur
tout son Apologie du christianisme contre Celse, seront
toujours des ouvrages admirables autant par le vaste sa
voir que par l'étonnante facilité de style qu'on y trouve à
chaque page .
Saint Cyprien, élu évêque de Carthage en 248, mort
martyr en 258 , réunissait en sa personne la vertu , la
naissance, les richesses, l'élévation de l'esprit et la science
la plus étendue . Ses ouvrages , des Tombés, l'Unité de l'E
glise, de l'Oraison dominicale, énergiques , profonds,
comme ceux de Tertullien, mais d'un style plus élégant
et plus doux , lui méritèrent le nom de premier père élo
quent de l'Eglise latine.
A ces intrépides défenseurs de la religion , il faut
ajouter Minutius Félix , avocat célèbre, né en Afrique sur
la fin du deuxième siècle , et qui vivait à Rome . Lactance
et saint Jérôme le placent au rang des premiers brateurs
de son temps. On estime encore son dialogue intitulé
Octavius, dans lequel un chrétien de ce nom et un païen
disputent ensemble .
Le clergé des Gaules suivait ces illustres exemples de
zèle pour la défense de la foi et de l'unité de l'Eglise.
Novatien , prêtre de Rome, jaloux de l'élection du pape
- 67

saint Corneille (251 ), avait surpris la bonne foi de trois


évêques, et, commesi le siége eût été vacant, les avait
forcés à le proclamer évêque de Rome. C'est le premier
antipape et le chef du premier schisme dans l'Eglise oc .
cidentale. Il enseignait, en outre, que l'Eglise n'avait pas
le pouvoir d'absoudre et devait laisser mourir sans sacre
ments ceux qui avaient sacrifié aux idoles , même quand
ils demandaient à rentrer dans son sein . Le mal est con
tagieux, surtout quand il se cache sous les apparences
d'un zèle hypocrite ; aussi vit-on un évêque d'Arles, Mar
cien , embrasser les erreurs de Novatien . Mais tout aussitôt
sa révolte contre les saines doctrines réveilla le zèle de ses
collègues . Faustin , évêque de Lyon, en écrivit au pape
saint Etienne et à saint Cyprien qui , de son côté, fit éga
lement un rapport au pape sur cette affaire. On n'en con
naît pas les suites. Toujours est- il que les progrès du no
vatianisme furent arrêtés dans les Gaules, grâce au zèle
des pieux évêques .
C'est vers cette époque que parut l'hérésiarque Manès.
Né en Perse en 240, il mourut en 274. Il propagea ses
doctrines jusque dans l'Inde et la Chine, et plus tard nous
retrouverons les manichéens répandus dans le Languedoc et
en Provence . Dès leur première apparition , saint Augus
tin les combattit victorieusement dans ses écrits.
Les donatistes d'Afrique furent condamnés dans un
concile tenu à Rome (313), auquel assistèrent saint Ma
terne , évêque de Cologne, saint Marin , évêque d'Arles , et
saint Rhétice , évêque d'Autun . Ils allaient apprendre là à
veiller sur leur propre troupeau, quand viendrait l'heure
du danger .
L'an 300 , fut tenu un concile à Elne, en Roussillon
(Eliberitanum ). On lui attribue quatre - vingt-un canons
pénitentiaux , tous dignes de l'antiquité chrétienne ,
Quelques années après (314) , les donatistes furent con
damnés de nouveau dans un concile d'Arles, où se ren
contrèrent six cents évêques, accourus de tout l'Occident .
On y dressa vingt-deux règlements ou canons, pour remé
dier à divers abus qui s'étaient glissés dans la discipline .
Ce sont les premiers que nous ayons de l'Eglise gallicane.
- 68

Un orage plus terrible grondait en Orient. L'hérésie


d'Arius (320 ), qui devait occasionner tant de luttes dans
l'Eglise, avait soulevé en Egypte des désordres tels que
l'empereur Constantin crut devoir solliciter un remède
extraordinaire. On assembla le premier concile ecumé
nique à Nicée, en 325 , où trois cent dix-huit évêques
condamnèrent les écrits d'Arius, rédigèrent le symbole de
la foi catholique (le Credo) et dressèrent vingt canons
qu'admet l'Eglise universelle. Nicaise, évêque de Dijon
ou de Die, assista à cette assemblée célèbre .
Pendant que les ariens ne cessaient de s'assembler pour
propager leurs erreurs et faire adopter leurs captieuses
formules, les évêques des Gaules tenaient un nouveau con
cile en 359 (gallicanum ), à Poitiers ou à Toulouse, pour
défendre la foi orthodoxe . Saint Phoebade, évêque d’Agen ,
disait dans un écrit célèbre : « Voilà ce que nous tenons,
parce que nous l'avons reçu des prophètes, que les Evan
giles nous l'ont enseigné , que les apôtres nous l'ont prê
ché , que les martyrs l'ont scellé de leur sang . » Saint
Hilaire de Poitiers , appelé l’Athanase de l'Occident, exilé
en Phrygie par le concile arien de Béziers (356) , s'éleva
avec une éloquence impétueuse contre Saturnin, évêque
d'Arles , tombé dans les piéges de l'ennemi ; porta ses
plaintes jusqu'au trône, excommunia Saturnin , revint à
Poitiers et y ramena la paix au milieu de ses ouailles.
Saint Martin, son disciple, établit à denx lieues de Poi
tiers, à Ligugé , le premier monastère des Gaules , qui
devint bientôt célèbre par les miracles de son illustre
fondateur.
Vers l'an 360 , 361 ou 362 , fut tenu le premier con
cile de Paris , qui réprouva la formule arienne admise
par l'assemblée tenue par les hérétiques à Rimini (359 ),
rappela la foi de Nicée , déclara Saturnin d'Arles déchu de
sa dignité, traita d'excommuniés le Hongrois Ursace, Valens
et les autres chefs et fauteurs d'hérésie, et reçut à résipis
cence ceux qui revenaient sincèrement de leurs erreurs .
Enfin, l'arianisme ne put prendre racine dans les Gaules,
grâce au zèle des évêques, surtout de saint Hilaire, qui
tint plusieurs conciles (362) contre cette hérésie.
69

Une nouvelle tempête s'élève contre l'Eglise . Julien , dit


l'Apostat, est envoyé dans les Gaules en qualité de César
(355) , et proclamé Auguste (360) pendant qu'il était à
Lutèce (Paris) , où il demeura cinq ans au palais des Ther
mes (rue de la Harpe) , bati par son aïeul Constance
Chlore . Voulant ressusciter le paganisme , il employa con
tre l'Eglise toutes les ressources dont peut disposer un es
prit inspiré par la ruse et la haine la plus violente. La
foi soutint ce nouveau choc ; elle resta pure pendant que
le fanatique insensé mourait dans la disgrâce de Dieu et
des hommes (363) .
Jovien , prince chrétien (363) , rétablit la prédominance
du christianisme , mais ne régna que sept mois . Il eut un
digne successeur en Valentinien ier, qui donna l'Orient à
Valens , son frère, et fit élever son fils Gratien par le
poëte Ausone . La paix était désormais rendue à l'Eglise
du côté des empereurs romains .
L'épiscopat ne songea plus qu'à instruire les fidèles
étendre le règne de l'Evangile et réformer les abus que
les passions humaines pouvaient introduire dans la société
chrétienne .
C'est pourquoi les évêques s'assemblèrent en concile à
Valence ( 374 ), en Dauphiné , où ils firent quatre canons
destinés à maintenir la sainteté du sacerdoce et à corriger
quelques abus qui s'étaient glissés dans la discipline .
Cependant des gnostiques, chassés d’Egypte , s'étant
réfugiés en Espagne , cherchaient à propager leur secte
sous le nom de priscillianistes, du nom de leur chef, Pris
cillien . Condamnés une première fois par le concile de Sar
ragosse, auquel assistèrent saint Phæbade, évêque d’Agen,
et saint Delphin, évêque de Bordeaux, et frappés par un dé
cret de l'empereur Gratien , ils furent encore jugés dans un
concile indiqué à Bordeaux par l'empereur Maxime en 384.
Priscillien en appela au prince séculier qui , malgré les
instances de saint Martin de Tours, fit punir du dernier
supplice l'opiniâtre bérésiarque .
L'empire romain reposait à l'ombre du sceptre de Va
lentinien , en Occident , et de Théodose le Grand , en
Orient. L'Eglise profita de cette paix pour étendre ses no
70
bles conquêtes. Saint Ambroise , fils du préfet des Gaules,
né vers l'an 340 , élu évêque de Milan (374) , luttait con
tre les ennemis du christianisme autant par ses savants
écrits , ses éloquentes prédications, que par la sainteté de
sa vie . Il mourut en 397 .
De grandes et puissantes intelligences brillaient à cette
époque dans l'Eglise de Dieu : saint Epiphane , évêque de
Salamine (310-403 ) , saint Cyrille , évêque de Jérusalem
(315-386) , saint Grégoire de Nazianze (328-389) , saint
Basile , surnommé le Grand , évêque de Césarée(329-389),
saint Grégoire de Nysse, son frère (330-400), saint Jé
rôme en Palestine (331-420 ) , saint Chrysostome à
Constantinople (344-407), saint Augustin à Hippone
(354-430), et saint Cyrille, patriarche d'Alexandrie, né
vers le milieu du quatrième siècle , et mort en 444.
Telles étaient les éclatantes lumières que Dieu avait
suscitées dans son Eglise , et dont le puissant reflet se fit
sentir jusque dans les Gaules. Là aussi on comptait un
grand nombre d'évêques , distingués par leur sainteté et
par leur science..
a Si vous voyiez ces évêques si dignes du Seigneur, dit
saint Paulin dans une de ses lettres , vous reconnaîtriez en
eux des hommes d'une sainteté soutenue, et des défenseurs
zélés de la foi et de la religion . »
Dans ce même siècle fut tenu le deuxième concile gé
néral à Constantinople (381) .
Quelques années plus tard, les pélagiens , déjà condam
nés à Rome , à Milève et à Carthage (412-416) , se ré
pandirent jusque dans la Grande-Bretagne. Le concile
de Troyes (429) chargea saint Loup, évêque de cette
ville, et saint Germain, évêque d'Auxerre, d'aller con
fondre l'hérésie dans cette chrétienté naissante . C'est dans
ce voyage que saint Germain distingua dans la foule, près
de Nanterre , une jeune fille qu'il exhorta à se consacrer
à Dieu . C'était sainte Geneviève , qu'il rencontra encore à
Paris en 447 .
Ici se place le troisième concile æcuménique (431).
Cette grande manifestation de la foi catholique stimula
de plus en plus le zèle de ses défenseurs dans les Gaules.
71 -

Saint Vincent de Lérins publia son excellent travail :


Mémoire contre les nouveautés profanes de tous les héré
tiques, où il pose une règle infaillible pour distinguer la
vérité de l'erreur , savoir : l'autorité des saintes Ecritures
expliquées suivant la tradition de l'Eglise catholique,
Saint Prosper , simple laïque, d'une profonde érudition,
d'un esprit vif et pénétrant, fit paraître son poëme contre 1

les ingrats (434), pour défendre les doctrines de saint


Augustin, travesties par les sémi -pélagiens .
Bientôt ce n'est plus qu'une suite de conciles : en 439 ,
celui de Riez , en Provence ; en 441 , celui d'Orange , sous
la présidence de saintHilaire d'Arles (mort en 449) ; en
442, celui de Vaison , petite ville du département de Vau
cluse ruinée aujourd'hui; en 443 , le deuxième concile
d'Arles ; en 444 et en 451 , deux autres conciles dans
d'autres villes des Gaules. Attila , fléau de Dieu , passe (451 )
comme un torrent à travers le pays consterné, s'empare
de Metz , y met le feu , en fait périr les habitants et les
prêtres, et emmène captif saint Anteur, évêque de cette
ville. Paris est sauvé par les prières de sainte Geneviève ,
Troyes l'est par saint Loup, et Orléans par saint Anian ,
La même année (451), se tint le quatrième concile
général à Chalcédoine.
L'Eglise gallicane ne cessa de suivre cet exemple.
Ainsi nous trouvons, en 452, le troisième concile d'Ar
les; en 453, celui d'Angers ; en 455, le quatrième
d'Arles ; en 461 , celui de Tours ; en 463 , le cinquième
d'Arles ; en 465 , celui de Vannes , en Bretagne ; en 470 ,
celui de Châlons- sur - Saône ; en 473 , celui de Bourges ;
en 475 , celui d'Arles et de Lyon. En dehors de ces tra
vaux des conciles qui veillaientau maintien de la foi, des
meurs et de la discipline , nous aimons à citer encore un
poëte chrétien qui mérita d’être élevé sur le siège de Cler
mont ; c'est saint sidoine Apollinaire (430-488 ), qui pu
blia des ouvrages importants pour l'histoire du temps,
ainsi que pour la défense de la foi orthodoxe. On a de lui
vingt- quatre poëmes ( panegyriques, épithalames , etc.) et
neuf livres de lettres,
C'est ainsi que le clergé des Gaules, après avoir préché
72

l'Evangile, en maintenait les immuables principes par ses


conciles; mais l'idolâtrie et l'hérésie n'étaient pas les
seuls obstacles qu'il eût à vaincre ; au fond du cœur hu
main , et surtout au sein de cette société encore à demi
païenne, se dressait un autre ennemi plus redoutable :
c'étaient les passions . Le clergé saura aussi entreprendre
de dompter avec les armes pacifiques de la foi cette nou
velle puissance ; il lui opposera l'exemple de ses saints.
S III .

Les saints et les martyrs dans les Gaules.

Dans cette lutte imposante de l'Eglise contre l'idolâtrie


gauloise , nous avons admiré les infatigables apôtres de
l'Evangile instruisant les ignorants ; nous avons suivi les
conciles faisant une énergique opposition aux hérésies
naissantes ; maintenant nous allons assister à une scène
bien autrement touchante. Le christianisme n'est pas seu
lement un corps de doctrines propres à éclairer les es
prits ; ce qu'il y a de plus frappant dans sa divine mission ,
ce sont les merveilleux effets qu'elle produit sur le cœur

humain et sur la marche de la société civile . Il les élève,
les purifie, les transforme avec une puissance qui décon
certe et met au désespoir la philosophie humaine.
L'Eglise , en un mot, est appelée avant tout à former
des saints, en changeant les idées, les sentiments et la vie
de ceux qui croient en elle, et , quand elle les a formés par
le travail intime de sa grâce , elle les présente aux autres
hommes , elle les jette au milieu des sociétés gangrenées
par les passions et les vices de la nature, et ces ames
qu'elle a sanctifiées deviennent pour elle un nouveau se
cours. L'exemple entraîne, et la vie et la mort des saints
deviennent, comme le sang des martyrs, une nouvelle se
mence qui multiplie les enfants de l'Eglise. C'est ce qu'on
a vu dans les Gaules . On comprendrait tout le prix des
conquêtes pacifiques du clergé sur la barbarie , si l'on
pouvait sonder l'abîme de vices, de passions et de crimes
où était plongée la société. Quel contraste ! Pendant que,
73

d'une part , c'est le hideux spectacle d'une corruption


profonde, générale et humainement incurable ; de l'autre,
vous voyez nombre d'évêques, de prêtres , de fidèles, ri
ches, pauvres, savants , ignorants , dont la vie se présente
à vous sans tache et sans reproche ! C'est la cité de Dieu
dans la cité du monde . C'est la lutte des saints contre les
pécheurs ; mais une lutte d'amour et de compassion de la
part des premiers pour les seconds. Nous voulons regar
der de près ce vaste champ de bataille , nous compterons
les heureux vainqueurs et les vaincus plus heureux en
core ; nous passerons, avec un profond sentimentde véné
ration, dans le champ de cette vieille Eglise des Gaules ,
pour glaner, à la suite des moissonneurs, quelques épis et
quelques fruits que les saints y ont laissés pour leur pos
térité chrétienne. En contemplant la vie des serviteurs de
Dieu , l'influence irrésistible qu'elle eut sur celle de nos
ancêtres , la transformation profonde qui en résulta dans
la société et dans les individus , nous sentirons mieux que
c'était là le premier anneau de cette longue série de bien
faits dont nous jouissons encore, peut-être sans en avoir
connu les auteurs. S'il n'est pas permis d'ignorer l'histoire
profane de son pays , le serait- il davantage d'ignorer la
vie des héros chrétiens qui ont fondé notre Eglise natio
nale ? Au moins faut- il recueillir, dans cette glorieuse liste
de noms vénérables, quelques noms qui ne doivent pas
périr ; au moins faut-il, parmi tant de paroles et d'actions
vertueuses , en citer rapidement quelques-unes qui puis
sent être pour nous un précieux souvenir.
Mais, parmi les saints de l'antique Gaule, il en est qui
ont doublement servi l'Eglise, par leur sainte vie et par
leur mort héroïque. Il en est qui ont donné à Dieu , non
seulement leur ceur, leur intelligence , leur santé et leur
vie, mais encore leur mort , en versant leur sang pour le
triomphe de l'Evangile : ce sont les martyrs . Ce n'était
pas assez d'avoir à combattre la barbarie des idolâtres, la
haine quelquefois savante des hérétiques et tout l'affreux
cortège des passions humaines ; non , cette lutte toute pa
cifique et morale ne suffisait pas , ce semble ; l'Eglise avait
à soutenir, dans la Gaule comme partout ailleurs, une
74
lutte extérieure et matérielle : le choc terrible de la force
brutale contre l'esprit. Le paganisme romain , ne pouvant
vaincre les âmes, s'en prit aux corps et à la vie des enfants
de Dieu . Il prétendait étouffer la vérité dans le sang de
ceux qui l'avaient accueillie , et effacer ainsi de la terre
l'æuvre de l'Eglise , en faisant mourir ses plus forts ap
puis . Aussi verrons-nous des flots de sang couler à diverses
reprises , dans les siècles qui ont précédé la conversion
définitive du pays . Les empereurs romains saisiront le
glaive bien des fois pour frapper les chrétiens des Gaules ,
et ces injustes et imprudentes persécutions ne cesseront
guère tant que durera leur orgueilleuse domination .
Quelle glorieuse époque pour l'Eglise ! Comme la main
de la Providence se montre visiblement dans ces temps de
guerres et de crimes d'une part , et de paix et de vertus de
l'autre ! Pendant que l'empire romain avait peine à con
server ses conquêtes et que d'indignes empereurs déshono
raient la pourpre , une autre puissance s'élevait à l'ombre
du colosse païen, pour eo ramasser les débris quand il se
rait tombé; le pouvoir civil s'anéantissait lui -même par
ses excès ; mais un autre pouvoir, basé sur les lois éter
nelles de la justice et de la vérité, s'élevait sur les ruines
de l'empire ; l'un baissait , l'autre montait en proportion ;
l'un mourait, l'autre grandissait ; et un jour, quand on
croira que l'ancien monde va finir, il se montrera à sa
place un autre monde, formé selon d'autres principes, et
l'euvre de Dieu sera manifeste. Pour remplacer dans l'u
nivers ces Romains qui n'ont su se rendre dignes de leur
gloire, qui n'ont fait qu'abuser honteusement de la pro
spérité temporelle qui fut la récompense de leurs vertus
d'autrefois, Dieu appellera d'autres peuples, jeunes, vi
goureux , dociles à la voix de l'Evangile , et ce sera un
monde nouveau .
Ainsi , même dans les Gaules , l'élément romain sera
bientôt étouffé par les nouvelles populations qui en cou,
vriront le sol et qui trouveront leur force et leur bonheur
dans leur soumission à l'Eglise . Quels hommes alors dans
ce clergé des Gaules ! Des évêques sur le front desquels
brille la double couronne de la vertu et de la science !
75

Aimés du simple peuple pour leurs vertus si profondé


ment sincères , ils se font craindre et respecter des grands
par les étonnantes ressources de leur génie. Leur voix a
plus d'autorité que celle des empereurs, et quand ceux-ci
ne pourront plus rien pour la paix publique , quand leur
puissance , dégradée aux yeux des peuples, ne sera plus
qu'un embarras dans le monde , nos pontifes gaulois se
ront la grande ressource des peuples. Puis, quand vient la
persécution, ces mêmes évêques savent mourir comme ils
ont vécu , avec la simplicité héroïque de la foi, avec ce
courageux abandon à Dieu qui est le cachet des grandes
âmes .
Nous verrons les prêtres , sous la direction des évêques,
se livrer avec une ardeur extraordinaire à la régénération
de la société gauloise ; vivre et mourir à l'exemple de
leurs premiers pasteurs , en laissant derrière eux la bonne
odeur de leurs vertus . Bientôt se forment de solitaires
asiles où les ames appelées à une plus haute perfection
vont donner au monde l'exemple d'une vie jusqu'alors
inconnue ; des monastères s'élèvent , et ce qui n'était peut
étre , dans le principe, qu'une vocation, ou une consola
tion individuelle , devient un bienfait pour l'Eglise uni
verselle. Là se forment les hommes qui doivent un jour
occuper les postes élevés dans la hiérarchie ecclésiastique.
A leur exemple , d'autres âmes fatiguées du monde se
retirent dans la solitude , y donnent l'exemple du dé
tachement de toutes choses et pratiquent à un degré hé
roïque toutes les vertus. Vous trouverez là , comme dans
le tourbillon du monde , des vierges dont la vie angélique
repose l’ame au milieu des désordres qui les environnent.
Depuis les marches du trône jusqu'aux conditions les plus
humbles , l'Evangile s'est pratiqué, mis en action , et l'en
semble de cette multiple influence devient comme l'ame
de la société , pour la transformer et la sanctifier. Calculez
ensuite l'effet de cette admirable constance des martyrs
qui quittent et sacrifient, de gaieté de cœur , honneurs,
richesses , familles , et meurent pour leur foi. On ne ré
siste pas à l'autorité des témoins qui donnent leur sang
pour confirmer leur témoignage . Or, c'est là un spectacle
- 76 -
qui se reproduit encore souvent pendant les premiers siè
cles de l'Eglise gallicane . Et ces prodigieux exemples ont
été pour elle comme le levain dont parle l'Evangile et qui
a pénétré successivement les masses. Nous allons esquis
ser à grands traits ces scènes magnifiques.
Nous avons sondé hardiment les profondes plaies de la
société païenne. Gaulois, Romains , Francs, dans tous ces
éléments divers, nous avons rencontré partout la même
barbarie de croyances , de meurs et de vie . Une âme d'au
jourd’hưi , éclairée des vives lumières du christianisme,
se prend d'une sincère compassion à la vue , au souvenir
vivant d'une pareille société. Le moment est venu de lui
opposer le touchant contraste que forma avec elle , et dans
son sein même , la société si forte, si noble , si pure des
saints engendrés par l'Eglise. Nous verrons là , dans son
expression vivante et pratique, l'ame de l'Evangile , la
partie la plus haute de l'épouse de Jésus-Christ, même
alors que les victimes tombent, douces et résignées , sous
la hache des bourreaux , scellant de leur sang innocent
leur foi et leur amour persécutés .
A la suite de Jésus-Christ et de ses apôtres , on vit
fleurir de nombreux saints dans tout l'univers . Les Gaules
durent aussi contempler ces grandes scènes où la faiblesse
triomphe de la force, l'esprit de la matière , la vérité de
l'erreur, Dieu de l'homme ; car ici ce sont les vaincus
en apparence qui triomphent.
La société chrétienne des Gaules resta obscure pendant
le premier siècle de notre ère. Les premiers missionnaires,
comme les premiers saints qui y parurent, n'ont presque
pas de date ni d'action commune et publique . L'histoire
même de ces temps reculés n'offre que des détails clair
semés ; néanmoins , à l'aide des antiques traditions des
Eglises particulières, on les aperçoit comme le grain de
sénevé, faible et presque imperceptible , qui vit assez pour
croître un jour, devenir un grand arbre, et abriter à son
ombre tutélaire des générations entières. Telle fut l'Eglise
gallicane dans ses débuts.
- 77 -

Premier siècle .

Il se présente d'abord une question qui a été souvent


agitée , à savoir : si réellement saint Lazare, sainte Marthe
et sainte Madeleine sont venus à Marseille, et si saint Lazare
a été le premier évêque de cette ville . De graves et savants
controversistes l'affirment, entre autres Noël Alexandre
(I. S. , Dissert. XVII) . L'ouvrage si érudit et si complet :
Monuments inédits de l'apostolat de sainte Marie-Made
leine en Provence (2 vol. Paris, Migne) , par M. l'abbé
Faillon , se prononce dans le même sens .
Enfin , le Martyrologe , 17 décembre, et le Bréviaire
romain , 29 juillet, fète de sainte Marthe, confirment la
même tradition .
D'après cette opinion , Lazare , pour avoir changé en
une église le temple de Diane, déesse honorée à Marseille,
y aurait obtenu la palme du martyre . ' Madeleine aurait
pleuré dans la grotte sur laquelle s'éleva plus tard la cé
lèbre abbaye de Saint-Victor, et, pour trouver encore
plus de repentir et de solitude, elle se serait cachée pour
mourir dans le désert de la Baume . Marthe, la pieuse
hôtesse de Béthanie, aurait passé snr le Rhône pour aller
porter les exemples de sa charité jusqu'à Tarascon où, à
l'aide de son écharpe, elle aurait enchaîné et conduit sur
le bûcher un monstre horrible qui désolait le pays.
Quant aux autres saints qui parurent dans les Gaules
dès le premier siècle , nous suivrons les anciennes tradi
tions de Rome et de l'Eglise de France, bien qu'elles
soient en opposition avec le récit de Grégoire de Tours,
dont la sincérité est toujours hors de tout soupçon quand
il raconte les événements contemporains, mais dont l'au
torité est moins sûre quand il s'agit de faits antérieurs à
son siècle .
Or , nous lisons dans le Martyrologe romain :
« A Reims, dans la Gaule , saint Xiste , disciple du
bienheureux apôtre Pierre , et consacré par lui premier
évêque de cette ville , reçut, sous Néron , la couronne du
martyre (1er septembre).
« A Arles, saint Trophime , dont saint Paul a fait men
78

tion en écrivant à Timothée , lequel , ordonné évêque par


le même apôtre, fut envoyé le premier dans cette ville
pour y prêcher l'Evangile du Christ; cette prédication a
été , comme l'écrit le pape saint Zozime, une source d'où
sont sortis des ruisseaux de foi pour la Gaule entière
(20 décembre).
« A Limoges , saint Martial, évêque, avec deux prêtres,
Alpinianus et Austrielianus, dont la vie été signalée par
des miracles (30 juin) .
« A Périgueux , dans la Gaule aquitanique, saint Front ,
qui , ayant été ordonné par l'apôtre saintPierre,convertit
à Jésus-Christ , avec l'aide d'un prêtre , nommé Georges,
la plus grande partie de ce pays, et , après avoir opéré
divers miracles , se reposa en paix (25 octobre) . »
Ainsi , Xiste arrose de son sang la terre voisine de la
Germanie, où doivent passer un jour Clovis et ses Francs ;
Trophime annonce l'Evangile aux populations gauloises,
déjà façonnées aux meurs grecques et romaines ; Tro
phime qui, né à Ephèse, avait entendu le récit évangéli
que de la bouche du bien-aimé disciple du Sauveur et ne
l'a voulu quitter que quand il fut envoyé par lui dans les
Gaules avec Crescentius et saint Luc . Saint Front, enfant
de la tribu de Juda , venu à Rome avec saint Pierre, la
boure les terres du centre de la Gaule « avec le soc de la
parole de Dieu , » comme disent les anciens actes , et pré
cipite dans la Dordogne, à l'aide de la croix , un dragon
affreux, symbole frappant de la défaite du paganisme
vaincu par les dogmes chrétiens, représentés tantôt par
l'étole d'un évêque, tantôt par l'écharpe d'une vierge.
Enfin , Martial , envoyé aux Lémovices , en convertit le
chef et y abolit le culte des idoles . Saint Martial, dit-on,
était ce même enfant que l'apôtre saint André montra au
Sauveur , en disant : « Il y a ici un enfant qui a cing
pains d'orge et deux poissons . »
Ainsi , en même temps paraissent ces figures de saints
au nord , au midi et au centre de la Gaule .
La tradition de quelques Eglises de France nous ap
prend encore que saint Paxent , disciple de saint Denis de
Paris, versa son sang pour la foi, sans que l'on puisse
79

préciser la date de son martyre. Du moins, son souvenir


est resté : la dévotion des Parisiens portait maintes fois
ses reliqués à côté de celles de leur gracieuse patronne,
sainte Geneviève, quand quelque malheur publie menaçait
la cité ou le royaume.
On voit donc que déjà, au premier siècle du christia
nisme, le sol , encore couvert des ronces du paganisme ,
produisait quelques saints , qui sont bien les plus nobles
fleurs de l'humanité .
Deuxième siècle .

Jusqu'ici , l'historien timide marche à tâtons, n'ayant


pour guides que quelques légendes incomplètes, quelque
fois incertaines ; mais , à partir du deuxième siècle, il s'a
vance d'un pas assuré. L'Eglise gallicane , jusque-là au
berceau, cachée dans quelques âmes inconnues au monde ,
entre dans sa vie publique, et, au grand étonnement de
ses adversaires, elle apparaît comme un géant qui a con
science de sa force. Elle rencontra un champion digne
d'elle : la hache du bourreau , commandée par les empe
reurs romains; se leva sur la tête de ses meilleurs en
fants. Marc-Aurèle , sur le point de périr avec son armée
( 174) par la soif ou par le fer de l'ennemi , avait vu tom
ber du ciel une pluie miraculeuse pour les siens et la fou
dre sur les barbares, double prodige obtenu par les priè
res de la légion fulminante. Touché de ce service ,
l'empereur défendit de persécuter désormais une religion
qui semblait commander aux éléments . Mais , soit oubli ,
soit entraînement, il laissa agir, trois ans plus tard , la
fureur aveugle des peuples et la haine des magistrats. Le
sang chrétien coula de nouveau sur plusieurs points de
l'empire, et cette fois la persécution ſut plus violente
dans les Gaules que partout ailleurs. Vienne et Lyon de
vinrent les premiers théâtres où le paganisme lutta avec
les disciples de la croix (177) . Ce fut la quatrième persé
cution contre l'Eglise et la première en Gaule.
Pour comprendre, d'une part, la barbarie des persécu
teurs, de l'autre, la courageuse et pacifique résistance des
victimes, il faut lire la touchante relation que les Eglises
- 80
de ces deux villes envoyèrent aux Eglises d'Asie, sur les
combats glorieux de leurs martyrs . Cette lettre, qu'Eu
sèbe nous a conservée et qui est attribuée à saint Irénée,
est un des plus avérés et des plus beaux monuments de
l'histoire ecclésiastique. Nous ne résistons pas au désir de
la reproduire ici .
« Les serviteurs de Jésus-Christ qui sont venus à
Vienne et à Lyon , dans la Gaule, à nos frères d'Asie et de
Phrygie, qui ont la même foi et la même espérance, la
paix, la grâce et la gloire , de la part de Dieu le Père et
de Jésus-Christ Notre-Seigneur... Nous ne trouvons pas
de termes pour vous exprimer la violence de la persécu
tion que la haine des gentils a excitée contre les saints,
et la cruauté des supplices que les martyrs ont soufferts
avec une patience héroïque; car l'ennemia déployé toutes
ses forces contre nous ... L'animosité contre nous était
telle, que l'on nous chassait des maisons particulières,
des bains et des places publiques. Notre présence , en quel
que lieu que ce fût, suffisait pour nous attirer les outrages
de la multitude. Les saints confesseurs supportèrent , avec
la plus généreuse constance , tout ce qu'on peut endurer de
la part d'une populace insolente : les vociférations in
jurieuses, le pillage de leurs biens , les insultes , les coups
de pierre et les autres excès auxquels se porte un peuple
furieux contre ceux qu'il regardecommeses ennemis .
« Traînés au forum et interrogés par lesmagistrats, ils
confessèrent hautement leur foi et furent jetés en prison
jusqu'à l'arrivée du gouverneur. Dès que celui-ci se fut
saisi de cette affaire, il fit arrêter les chrétiens les plus
distingués et les plus fermes soutiens des deux Eglises de
Vienne et de Lyon . La fureur du gouverneur , de la multi
tude et des soldats, s'acharna particulièrement contre
Sanctus , diacre de Vienne ; Maturus , néophyte plein de
courage et de zèle ; Attale , originaire de Pergame, un
des plus intrépides défenseurs de la foi, et contre Blan
dine, jeune esclave, délicate et faible, qui trouva, dans sa
constance , assez de force pour lasser les bourreaux char
gés de la torturer, à tour de rôle , depuis le matin jus
qu'au soir. Après lui avoir fait souffrir tous les genres de
81

supplices, ils s'avouèrent vaincus, ne comprenant pas


qu'elle respirat encore après mille espèces de tortures,
dont une seule était capable de lui arracher l'âme..as ja
« Le diacre Sanctus ne se montra pas moins inébran
lable dans sa foi. A toutes les interrogations du gouver
neur sur son nom , son origine , sa patrie , il ne voulut
répondre que par ces paroles : Je suis chrétien . On fit
rougir au feu des lames de cuiyre , qu'on appliqua aux en
droits les plus sensibles de son corps . Le saint martyr vit
ainsi rôtir sa chair, sans changer de posture, parce que
Jésus-Christ, source de vie, répandait sur lui une rosée
céleste, qui le rafraîchissait et le fortifiait. Quelques jours
après, les bourreaux le soumirent à de nouveaux tours
ments, quand l'inflammation de ses premières plaies les
rendait si douloureuses qu'il ne pouvait souffrir le plus
léger attouchement. Son corps tout rompu par la douleur,
loin de succomber à cette nouvelle épreuve, reprit sa sou
plesse accoutumée, de sorte que les dernières plaies de
vinrent, par la grâce de Jésus-Christ, un remède aux pre
mières.
« Enfin on condamna les héroïques confesseurs aux bêtes.
Maturus et Sanctus, exposés les premiers dans l'amphi
théâtre , furent d'abord frappés de verges ; on les fit en
suite asseoir sur une chaise de fer, rougie au feu ; leur
chair brûlée répandait une odeur insupportable ; mais les
spectateurs n'en étaient que plus ardents à demander de
nouveaux supplices, pour dompter cette patience inépui
sable . On les abandonna aux morsures des bêtes, et ils
fournirent ainsi , pendant un jour entier, le cruel diver
tissement que plusieurs couples de gladiateurs donnaient
ordinairement au peuple. Comme, après tant de tour
ments , ils respiraient encore , les bourreaux furent obligés
de les égorger sous l'amphithéâtre.
« Attale était connu du peuple , comme un athlète in
trépide de la foi. Les spectateurs demandèrent donc , à
grands cris, qu'on l'introduisît dans l'arène . Pour satis
faire leur rage aveugle , le saint martyr (ut amené . On
lui fit faire le tour de l'amphithéâtre , avec un écriteau
portant en latin ces mots : C'est Altale le chrétien . Avant
6
82

d’être exposé aux bètes, ilfut appliqué sur la chaise de


fer enflammée. Pendant qu'on l'y grillait et que l'odeur
de cet holocauste humain se répandait au loin , il disait au
peuple, en répondant aux accusations d'homicide portées
contre les chrétiens : « C'est vous- mêmes qui faites rôtir
« de la chair humaine , comme pour en manger. Mais
« nous, nous n'en mangeons pas , et notre religion nous
« défend tous les crimes. >>
a Blandine, demeurée la dernière de cette héroïque so
ciété de martyrs, entra dans la carrière avec autant de
joie que si elle fût allée à un festin nuptial. Après qu'elle
eut souffert les fouets, les morsures des bêtes, la chaise de
fer, on l'enferma dans un filet, et on la présenta à un tau
reau , qui la lançà plusieurs fois en l'air. Mais la sainte,
occupée de l'espérance que luidonnait sa foi, s'entretenait
avec Jésus-Christ et n'était plus sensible aux tourments.
Enfin l'on égorgea cette innocente victime; et les païens
eux-mêmes avouèrent qu'ils n'avaientjamais vu une femme
souffrir de si horribles tortures avec un semblable cou
rage .
« Le disciple de saint Polycarpe, le vieillard saint Po
thin , premier évêque de Lyon , rendit, par sa mort, témoi
gnage à la foi qu'il avait apportée en cette ville . Agé
de plus de quatre- vingt-dix ans, il était alors malade :
on fut obligé de le porter au tribunal. Il semblait que
son âme ne demeurât attachée à son corps que pour ser
vir au triomphe de Jésus-Christ . Pendant que les sol
dats le portaient, il était suivi par une foule de peuple qui
vociférait mille injures contre lui . Mais ces outrages ne
purent ébranler le saint vieillard , ni l'empêcher de confes
ser hautement sa foi.- Quel est le Dieu des chrétiens ?
« lui demanda le gouverneur. Vous le saurez , si vous en
« êtes digne , » répondit l'intrépide évêque. Aussitôt, sans
respect pour son âge, il est indignement traité par la po
pulace en furie . Ceux qui pouvaient approcher de lui le
frappaient à coups de poing et de pied ; les plus éloignés
lui lançaient tous les projectiles qui se rencontraient sous
· Ces martyrs, dont les noms sont parvenus jusqu'à nous, furent au
nombre de quarante -buit.
83

leurs mains. Ils se seraient reproché, comme un crime, de


he pas insulter le vieillard , pour venger sur sa personne
l'honneur de leurs dieux . Après avoir supporté, sans faire
sentendre une plainte, cet horrible traitement, saint Pothin
fut jeté dans une prison, où il mourut, deux jours après,
de ses blessures. >>
- Pendant cette persécution de Lyon, et pendant que les
bourreauxétalaient aux yeux de la foule furieuse, frémis
sante , les instruments ordinaires de la torture , des cheva
Jets, des fouets garnis de plomb, des tenailles, des grils
en forme de chaise et des brasiers ardents, on vit des exem
ples de courage inouï . Ainsi, un jour, pendant que le crieur
public indiquait la cause, un des spectateurs perce la foule,
et s'avance vers le tribunal en faisant signe qu'il voulait
parler au gouverneur. « Je demande , lui dit- il d'une voix
ferme, l'autorisation de défendre ces hommes , et je m'en
gage à prouver qu'ils n'ont commis aucun des actes qu'on
leur impüte. » C'était un Gaulois qui parlait ainsi , Vettius
Epagathus, né à Lyon même d'une famille illustre . Le
juge lui répondit : « Tu es donc chrétien toi-même , pour
te faire leur avocat ? - Je le suis, » reprit Epagathus . Et,
de défenseur devenu accusé, il alla tranquillement sé ran
ger parmi ses frères.
Mais l'Eglise de Lyon semblait mettre son orgueil ma
ternel et ses plus chères délices dans Epipodius et Alexan
dre, beaux jeunes gens, riches, instruits, pleins de cette
chaleur de cæur qui rend capables des actions les plus héroï
ques. Le premier était Gaulois ; le second était né à Lyon ,
d'une famille grecque chrétienne. Elevés ensemble, dès le
berceau ils avaient partagé les mêmes jeux , les mêmes
études, les mêmes goûts sévères, les mêmes habitudes de
bien . Ils étaient inséparables en tout ; ils furent insépara
bles daos la mort. Leur commun martyr est un drame
plein de poésie et d'émotion .
Trahis par un de leurs domestiques , les deux amis
trouvèrent un asile au bourg de Pierre-Encise , près de
Lyon , sous le chaume de la pauvre veuve Lucia . Mais ils
ne purent échapper longtemps aux minutieuses perqui
sitions des satellites du gouverneur . Jetés en prison , ils se
-
84

voient conduits , trois jours après, au tribunal , les mains


liées derrière le dos , comme de vils criminels . Mais ils
n'oublièrent pas que , sous les chaînes, ils étaient en ce
moment les disciples et les imitateurs du divin martyr du
Calvaire. Sur la demande du magistrat : « Nous sommes
chrétiens ! » répondirent- ils avec une
res
égale fermeté . « A
s
servi toute les tortu que nous avons m
e
ployées , si l'on ose encore parler du Christ ? » s'écria le
juge nirtrité , Puoiusraigl esrépara llesledmeeunxt saints , pour qu'ils ne
pusse s'enc e mutue i t , même par signes . Il
i t
pr à pa E r t p i p o d '
,qu sui l p p o s a le plus faacile à séduire,
p a r c e q u ' i l t a i
é l p jt e l u s e u n e . Il s tromp . Il affecta de
e
eux rt
prendre en pitié son malheur so et mits en œuvrees ,
u r
po va i n c r e ce bel am , les plus flatteuse promess ,
t t e l e e
t
et surtou l'appât du plaisir. « Le crucifié que vous ado
rez , mluei dit -il , interdit la joie et les palaiirseirs , quivefnotnt le
char gedse la vie ; nos dieux , au contr , reçoi nos
homma joyeux , au miléieu des fteastbilnes et des fleurs .
Quittez donc ane austérit insuppor pour les jeux
s
agréable de la jeuraniesse . -s Sacheeznd,rreépondit Epipodee,
que je nieonme laisse jamai surpr par votre cruell
compass . Vosmmpelnaitsirs n'ont rieen qui me touche. Vous
z
ignore easppar e m é
que l'hom est compos de deux
c
substan , d'un codreps et d'une ame . Chez les chré
tiens , l'âme cs omman : le corps obéit . Les rplaisirs hon
teux usauxquelx vousenvtous livrbelzemeenntl'honneu de vos pré
tend dieu flatt agréa le corps ; mais ils
e n t s
do n n t m
la mor à l'â .reNou faie
t
s s o n donc la guerre au
r p s n
co , afi de le so u m e t m e
à l'â ... Pour vous , après
s é s à on
s
vou être rabaz
i s jusq u ' la conditi bledes brutes , vous
a
trouvere à la fin une meort épouvant ons . Il n'en est pas
ainsi de nous : lorsqu nnous périss par vos ordres ,
o
s o n
nou entr en possse s e s s i d'e un vie éternelrle . » Le juge,
e
ir r i t é t
de ce rét e p o n har i , lui fit donnentéedes coups de
d
poi sur le vis . La bouche ensangla , le martyr
n g a g e
disait encore : « Je confesse que Jésus -Christ est mon Dieu ,
un seul Dieu avec le Père et le Saint -Esprit . Il est juste
que je lui remette une âme qu'il a créée et rachetée . Je
ne perdrai point la vie, je ne lerai que la changer contre
- 85
une existence plus heureuse. » On l'étendit alors sur le
chevalet, et deux bourreaux se mirent à lui déchirer les
flancs avec des ongles de fer. Mais le peuple , impatient
dans sa fureur, réclame à grands cris la victime , pour
l'immoler lui-même : la cruauté des exécuteurs semblait
trop lente aux yeux de cette populace homicide . Le ma
gistrat, pour en finir, ordonne qu'on lui tranche la tête.
Et le jeune et intéressant martyr alla recevoir au ciel le
prix de sa victoire.
Restait Alexandre. Appelé dès le lendemain au tribu
nal , le juge lui dit : « Sacrifie aux dieux , profite de l'exem
ple des autres, car nous avons tellement pourchassé les
chrétiens qu'il ne reste plus que toi de cette race impie.
Vous vous trompez fort, reprit Alexandre, le nom chré
tien de peut périr. La vie des hommes le perpétue, et il se
propage même après leur mort . » On étendit alors le noble
martyr, les jambes écartées, et , dans cet état, trois hour
reaux se relayaient pour le frapper . Ce supplice lent et
cruel ne lui arracha pas le moindre soupir ; et comme on
lui demandait s'il persistait dans sa première confession ,
il répondit : « Et comment n'y persisterais - je pas ? Les
idoles des païens ne sont que des démons ; mais le Dieu
que j'adore, et qui est le seul tout-puissant et éternel , me
donnera la force de te confesser jusqu'à la fin ; il sera le
gardien de ma foi et de mes saintes résolutions . » Déses
pérant de le vaincre, le juge le fit crucifier. On le vit alors,
le corps si horriblement mutilé que ses entrailles étaient
à découvert . Il expira , calme et résigné , comme son divin
Maître, dont il ne cessa d’invoquer le saint nom jusqu'à
son dernier soupir. Les chrétiens furent assez heureux
pour soustraire à toute profanation les corps des deux mar
tyrs, et la même tombe, creusée sur une colline située
près de la ville, réunit les restes des héroïques amis. Un
jour vint où la poussière même de ce tombeau suffisait
pour guérir des maladies de l'âme et du corps .
Aux noms de ces généreux confesseurs de la foi, il faut
joindre ceux de saint Marcel , martyrisé à Châlons-sur
Saône ; saint Valérien , à Tournus ; saint Bénigne, à Dijon;
et saint Symphorien , à Autun . Ce dernier, issu d'une des
86
premières familles de cette ville , rencontra un jour une
procession que les païens faisaient en l'honneur de Cybèle,
la mère des dieux . Il se moqua hautement de ce culte su
perstitieux . Traîné au tribunal du proconsul Héraclius , il
lui dit : « J'adore le vrai Dieu . Pour l'idole de vos démons,
si vous le permettez , je la briserai à coups de marteau ,
sous vos yeux . — Il ne te suffit pas d'être sacrilége , cria
Heraclius, tu veux encore te faire châtier comme rebelle. »
Et il le fit battre de verges et conduire en prison . Quel
ques jours après, il essaya contre le jeune confesseur tous
les moyens de séduction : honneurs militaires, faveur du
prince , richesses , plaisirs ; tout fut inutile . Le saint fut
donc condamné à avoir la tête tranchée. Pendant qu'on le
conduisait au supplice , hors des murs de la ville, sa vieille
mère , comme celle de Jésus, accourut, non pas pour l'at
tendrir et le pousser à l'apostasie par ses larmes , mais
pour l'encourager à mourir. Du haut des remparts, cette
mère sublime lui criait : « Symphorien, mon fils, mon
cher fils, souvenez- vous du Dieu vivant ; montrez votre
courage et votre foi. On ne doit pas craindre une mort
qui conduit sûrement à la vie. Pour ne pas regretter la
terre, levez vos regards vers le ciel, et méprisez des tour
ments qui durent si peu ; si vous avez de la constance, ils
vont être changés en une félicité éternelle. » Symphorien
soutenu à la fois par la force de la grâce et par la voix de
sa pieuse mère, consomma généreusement son sacrifice.
C'était vers l'an 178. naslimtos ou
C'est ainsi qu'on savait déjà mourir pour la foi, au
deuxième siècle du christianisme. Les siècles suivants sont
plus féconds encore en saints et en martyrs. Passons au
troisième siècle de notre histoire ecclésiastique. seealone
Troisième siècle .

Nous touchons à l'époque la plus orageuse de l'histoire


ecclésiastique : que de victimes nous allons compter dans
ce siècle où l'idolâtrie avait juré d'en finir enfin avec l'E
glise de Dieu ! Septime-Sévère était monté sur le trône,
trouvaut l'empire déchiré par les factions et les frontières
87 -
entamées de toutes parts par des nations inquiètes. Les
talents militaires , l'activité et l'intelligente politique du
nouvel empereur, rendirent un reste de vie au colosse
romain . Dès le début de son règne, il se montra fovorable
aux chrétiens, confia mêmeà l'un d'eux , nommé Proculus,
l'éducation de son fils ; mais bientôt la violence de son
caractère l'emporta sur ces heureuses dispositions, et, l'an
202, il défendit, sous peine de mort, d'embrasser ou de
professer la religion de Jésus -Christ. Ce fut la cinquième
persécution générale. Elle causa d'affreux ravages dans
toute l'Eglise, depuis l'Egypte jusque dans la Gaule.
Saint Irénée, appelé la lumière des Gaules occidentales,
occupait alors le siége épiscopal de Lyon. Suivant les traces
de saint Pothin, son illustre prédécesseur, il se livrait
avec zèle à la conversion des païens. Le nombre des fidè
les se multipliait chaque jour, grâce surtout aux savants
écrits de ce courageux défenseur de la foi. Septime- Sévère
résolut de mettre à néant tous ces nobles travaux. Chose
incroyable ! un empereur qui avait forcé les sénateurs à
mettre un Commode au rang des dieux, en disant: « Il
leur convient bien d'être difficiles ! valent-ils mieux que
ce tyran ? » nn pareil homme va s'attaquer à la foi simple
et raisonnée de toute la chrétienté qui adore le vrai Dieu !
Il envoya des soldats avec ordre d'entourer la ville et
de faire main basse sur tous ceux qui se déclareraient
chrétiens. Sierad meestop Sobrang
Saint Irénée tomba le premier sous le glaive du tyran ,
chef de cette bande homicide, et, après lui , on massa
cra dix- neuf mille hommes, sans compter les femmes et
les enfants. Ce chiffre énorme est constaté par Addon et
par une épitaphe en vers léonins qui se trouve sur un pavé
de mosaïque à Lyon , dans l'église du prélat martyr (202).
Après cet horrible massacre , le préfet Cornélius,
étonné d'apprendre qu'il existait encore de courageux
confesseurs de la foi et que Félix , Fortunat et Achillée
osaient encore continuer à Valence leur saint apostolat, se
rendit dans cette ville et les fit mourir dans les suppli
ces ( 204). allo salos 1990siyosaini geyinib Sey
Parmi les martyrs des Gaules à cette époque, on compte
88

encore saint Andéol, sous- diacre, que saint Polycarpe


avait envoyé prêcher l'Evangile à Carpentras. L'empereur
Sévère le rencontra un jour au bourg de Bergoiate, près du
Rhône, dans le Vivarais , et lui fit fendre la tête avec une
épée de bois . La piété des fidèles recueillit ses précieuses
reliques, qui sont encore dans la ville de Saint -Andéol, au
diocèse de Viviers. Plus tard, nous verrons saint Germain
engageant le roi Childebert à fonder, sous l'invocation du
saint martyr, une chapelle qui fut soumise à l'abbaye de
Saint - Vincent, aujourd'hui Saint -Germain -des - Prés.
Dans la suite, cette chapelle devint une église paroissiale :
c'est celle de Saint-André- des-Arts qui reconnaît encore
saint Andéol pour son premier patron . Ainsi Dieu prend
soin de perpétuer à travers les siècles la mémoire de ses
plus humbles serviteurs (208). b ges
Quelques années plus tard ( 212), saint Ferréol et saint
Ferrutien , plus connus sous les noms de saint Fargeau et
de saint Fargeon, reçurent à Besançon la palme du martyre.
Après cette tempête, l'Eglise jouit d'une assez longue
paix, sous les règnes de Caracalla (212-217) , de Macrin
(217), de l'infame Héliogabale (218), du sage Alexandre
Sévère (222) qui , instruit par Origène, admirait la morale
si pure de la doctrine évangélique et proposa même un
jour au sénat d'admettre Jésus -Christ au rang des dieux
de l'empire. Néanmoins, on vit quelques exécutions à
Rome, pendant que l'empereur faisait la guerre contre les
Parthes. Un préfet, Almachius, ennemi du nom chrétien ,
faisait périr le pape saint Urbain , sainte Cécile, saint Va
lérien , son époux , et saint Tiburce, son beau - frère. On
vit même un nommé Maxime , greffier du persécuteur,
partager avec joie le sort des victimes. ederrakonang
Cependant, Maximin, compétiteur d'Alexandre-Sévère ,
le fit égorger à Mayence avec sa mère ( 235 ), et le trône
devint de nouveau la récompense du crime . Rome se voit
donc gouvernée par cet ancien pâtre de la Thrace dont
l'ignorante brutalité publia bientôt des édits de mort
contre les chrétiens . Ce fut la sixième persécution géné
rale, dirigée principalement contre les chefs de l'Eglise.
Mais Dieu ne laissa au persécuteur qu'une année de règne
89
(235) : les papes saint Pontien et saint Anthère , avec sainte
Ursule et ses compagnes, sont les seules victimes connues
de cette persécution. Après Maximin , régnèrent les deux
Gordien , Puppin , Balbin , Gordien III (238), qui eut
pour successeur Philippe (244 ), que Baronius croit avoir
été converti et baptisé avec son fils par le pape saint Fa
bien . Bientôt un nouvel ennemi se lève ; Déce revêt la
pourpre (248). Animé d'une haine sauvage contre les
chrétiens, il publia contre eux un sanglant édit qui fut le
signal de la septième persécution (250) . « Cette fois, dit
a saint Augustin, les persécuteurs avaient reconnu que
« plus ils mettaient de chrétiens à mort, plus il en renais
« sait de leur sang. Ils craignaient de dépeupler l'em
e pire, s'il eût fallu faire mourir tant de milliers de fidè
« les. Leurs éditsne portent donc plus l'ancienne formule :
« Quiconque se confessera chrétien, sera mis à mort ; mais
« seulement : sera tourmenté jusqu'à ce qu'il renonce à
< sa foi.Sous cettedouceur apparente, le démon du midi
« cachait un feu beaucoup plus dangereux . » om.no
On se mit donc à l'ouvre , comme pour effacer de la
terre le nom chrétien : princes, gouverneurs, sénat et peu
ple, tous rivalisaient de zèle pour inventer de nouveaux
instrumentsde supplice. -atasi obytitlesvotante sorglai
- « Les magistratssuspendaient toutes les causes particu
« lièresou publiques, pour vaquer à la grande , à l'impor
« tante affaire, l'arrestation et le supplice des fidèles. Les
a chaînes de fer ardentes, les ongles d'acier, les bûchers,
« le glaive, les bêtes, tous les instruments inventés par la
« cruauté des hommes, déchiraient, nuit et jour , le corps
a des martyrs ; et chaque bourreau semblait craindre uni
« quement de n'être pas si barbare que les autres. Les
« voisins, les parents, les amis , se trahissaient lâchement,
a et se dénonçaient aux magistrats. Les provinces étaient
« dans la consternation , les familles étaient décimées, les
« villes demeuraient désertes et les déserts se peuplaient.
« Bientôt, les prisons ne suffirent plus à la multitude de
a ceux qu'on arrêtait pour la foi ; et il fallut changer en
a prisons la plupart des édifices publics . »
· Saint Grégoire de Nysse , p . 568 .
90

Ce fut à Romeet en Asie que la persécution éclata avec


le plus de fureur ; quant à la Gaule, nous n'en citerons
qu'un martyr à Toulouse, saint Saturnin 1 , évêque de cette
ville. On lui posa l'alternative desacrifier aux Dieux ou de
mourir. « Que me proposez -vous ! dit-il, j'adore un seul
Dieu , et je suis prêt à lui offrir un sacrifice de louange. Vos
dieux ne sont que des démons : ils sont bien plus jalouxdu sa
crifice de vos âmes que de celui de vos victimes. Pourrais
je les craindre, eux qui tremblent devant un chrétien ? »
Les bourreaux l'attachèrent par les pieds à un taureau
mis en fureur, qui traîna le saint avec tant de violence à
travers les rues , que son corps fut déchiré en lambeaux et
ses entrailles dispersées sur le pavé. On peut s'imaginer
quelles scènes affreuses durent ensanglanter le reste de
l'empire pendant cette persécution , qui dura une année
entière. sida
Dèce meurt en 251. Gallus, Volusien et Hostilien lui
succèdent ensemble et ne font que passer sur le trône. Ce
fut un moment de trève pour l'Eglise.
Mais déjà en 253 Valérien règne avec son fils Gallien .
Malgré tant de sang inutilement répandu , il forma en
core l'affreux projet d'étouffer par de nouveaux meurtres
la religion immortelle de Jésus- Christ. En 257 il signa
l’édit de la huitième persécution . L'année suivante , crai
gaant de n'être pas assez promptement obéi, il écrivit du
fond de l'Orient une lettre impérieuse au sénat, én ordon
nant qu'on fit mourir sans délai tous les évêques, les pré
tres et les diacres. Il pensa qu'en frappant les pasteurs le
troupeau serait dispersé, affaibli, vaincu. Il se trompa .
Nous allons voir mourir les pasteurs, et de leur sang sor
tira une vertu divine qui multipliera par milliers le nom
bre des enfants de l'Eglise.
Dans les Gaules, nous trouvons :
A Reims, Timothée, qui illustra cette église naissante
par son glorieux martyre et qui avait vu , la veille de sa
mort, tomber sous le fer cinquante personnes converties
par son zèle, parmi lesquelles fut le prêtre Maur, et Apol
1 Vulgairement appelé saint Sernin .
-- 91 -

linaire, qui, de bourreau devint martyr, à la vue de


l'héroïque courage des confesseurs. A Troyes succomba
saint Patrocle, vulgairement appelé saint Parre. A Paris,
au lieu qui s'appelle Montmartre ou Mont des Martyrs,
saint Denis, évêque de la ville et ses deux compagnons, le
prêtre Rustique etle diacre Eleuthère, eurent la tête tran
chée. On avait saisi dans la chaire de la vérité l'apôtre de
Paris ; amené devant le préfet, il ne donna à toutes les
questions que cette réponse : « Je suis le serviteur de
Dieu. » Flagellé, meurtri et ensanglanté, le saint vieillard
(il avait cent dix ans) continue, au milieu des verges et des
haches homicides,son simple et sublime plaidoyer : « Que
tous les tourments m'accablent à la fois, disait - il, pouryu
qu'il me soit donné de jouir de Jésus-Christ.» Conduit en
prison , il eut la consolation de célébrer plusieurs fois
encore le saint sacrifice : inondé alors d'une joietoute cé
leste , il voyait venir à lui des anges du ciel qui ver
saient sur ses plaies un baume divin. Enfin, il parut une
dernière fois avec ses compagnons devant le proconsul
Fescennius quileur cria avecfureur : « Sacrifiez à mes dieux
immortels ! Nous adorons Jésus -Christ et ne pouvons
sacrifier à vos idoles, » répondent les martyrs. « La mort
vous attend si vous n'obéissez aux ordres de César. -
Nous désobéissons à César pour obéir à Dieu. Vous
allez mourir . — Nous allons au ciel . » Et ils meurent
avec joie.be any att ឲ្យbedsb 20133 tested
Buaine
Quels exemples ! Dieu avait donné aux apôtres des diver
ses églises la sanction des miracles; puis quand ils eurent,
comme saint Denis , ramené à lui des milliers d'âmes , il
leur donna la force de lui rendre témoignagepar leur sang ,
sans doute pour que chaque peuple eût dans ses traditions
primitives les preuves sensibles de la vérité de sa foi. pain
Valérien mort (259 ), Gallien rendit la paix à l'Eglise.
Mais un nouvel orage s'élève dans la Gaule : Chrocus, roi
des Allemands, passe le Rhin à Mayence , et, saccageant tout
sur son passage, il arrive à Langres, fait couper la tête à
saint Didier , évêque de cette ville, et inonde l'Auvergne
du sang des chrétiens (266) ; saint Liminius ou Linguin,
saint Antolien ou Anatolien, saint Cassius ou Cassi, saint
92

Victorin et saint Maxime sont immolés près de Clermont ;


puis, assiégeant les habitants du pays dans la forteresse
de Grèzes (dans le Gévaudan), ses soldats accablent de coups
saint Privat, leur évêque, qui refuse d'engager les assiégés
à se rendre .
Pendant cette invasion de Chrocus , eurent lieu le mar
tyre de saint Ausone à Angoulême, et celui de saint An
tidius à Besançon .
Gallien périt assassiné en 268. Claude II, dit le Gothi
que , ne règne que deux mois : la main de Dieu ne cesse
de s'appesantir sur les fauteurs de la persécution .
Arrive Aurélien (270). Après avoir abattu les ennemis
du dehors et réduit au silence ceux du dedans, il eût pu
se reposer à l'ombre de ses lauriers; mais il tourna son
humeur sanguinaire contre les chrétiens, qu'il prétendait
anéantir tous. Il va ordonner la neuvième persécution
générale. Une première fois, au moment de signer l'édit
de próscription, la foudre tombe à ses côtés et lui arrache
la plume des mains ; inutile avertissement du ciel ! Revenu
de sa première frayeur, il donne suite à son fatal projet, et
l'édit signé dansles Gaules (274) en fit le principal théâtre
des exécutions.
Saint Prisque# souffrit le martyre à Toussy-sur - Yonne
avec plusieurs fidèles ; saint Nicaise, prêtre ou évêque de
Rouen, avec Quirin ou "Cerin, prêtre, Scubicule ou Ego
bille , diacre, saint Clair, d'abord prêtre des idoles, saint
Agoard et saint Aglibert et une foule d'autres à Créteil ;
saint Yon , à Chartres ; saint Paxent et saint Lucain , à
Paris ; les saints Savinien, évêque , Potentien ," Sérotin,
Altrin et Eodald , ses disciples, à Sens ; les saints Véné
rand , Juste ou Justin , Claude, Jucundin , Julie, vierge , et
cinq autres , à Troyes en Champagne ; saint Révérien , saint
Paul, prêtre, et dix compagnons, à Autun ; enfin à Sens
eneore sainte Colombe, une vierge belle et pure, comme son
nom l'indique, couronne cette liste glorieuse (275) . Elle
est aujourd'hui encore la patronne de cette ville ; Sens a
retronvé en 1853 ses reliques , qui parlent encore de son
martyre quand elle-même ne le peut plus.
1 Vulgairement saint Prix ou Bry .
93

La neuvième persécution finit avec la vie d'Aurélien


(275) ; bientôt, les barbares , qui grondent déjà au loin ,
viendront déchirer en lambeaux la pourpre romaine si
indignement portée. Déjà elle paraît trop lourde à porter :
Tacite (276) et Probus , Carus (282) , Carin et Numérien,
ses fils, ne font que passer sur le trône pour être assassinés
par d'autres ambitieux . L'Eglise avait respiré un moment.
Mais voici Dioclétien (284) qui s'associe Maximilien -Her
cule ; c'est la dixième persécution générale . Ce dernier ,
ennemi acharné des chrétiens, se trouvant à Octodure ,
aujourd'hui Martigny -en - Valais (Suisse), pour réduire la
révolte des Bagaudes , paysans de la Gaule Belgique, se
réunit à la légion thébaine, ainsi appelée parce qu'elle
venait de la Thébaïde (haute Egypte), d'où il l'avait appe
lée à son secours . Cette petite armée, composée de plus de
six mille braves et fidèles chrétiens , était cantonnée à
Agaune, au pied du grand Saint-Bernard . L'empereur
voulut les forcer à sacrifier aux dieux et à tremper leurs
maios dans le sang de leurs frères. Ils résistèrent à cette
double injonction . On les menaça de mort. Alors, saint
Maurice, leur chel, après que la légion eut subi une pre
mière et une seconde décimation , adressa à l'empereur
la protestation suivante :
84: « Nous sommes vos soldats, seigneur, mais nous som
« mes aussi les serviteurs de Dieu ;'nous vous devons le ser
« vice de la guerre, mais nous devons à Dieu l'innocence
« des meurs ; nous recevons de vous la paix ; il nous a
« donné et nous conserve la vie ; nous ne pouvons vous
« obéir en renonçant à Dieu , notre créateur , notre maitre
« et le vôtre . Nous sommes disposés à exécuter vos ordres
« en tout ce qui n'offense pas Dieu ; mais s'il faut choisir
« entre désobéir à Dieu ou à un homme , nous préférous
« obéir à Dieu ; menez - nous à l'ennemi, nos mains sont
« prêtes à combattre les rebelles et les impies , mais elles
a ne savent pas répandre le sang des citoyens et des
* innocents . Nous avons fait serment à Dieu avant de vous
« le faire . Eh ! comment pourriez- vous compter sur notre
« fidélité, si nous manquions à celle que nous avons
« jurée à Dieu ? Si vous cherchez à faire mourir des chré
94
« tiens, nous voici ;nous confessons Dieu, créateur de tou
« tes choses et Jésus -Christ, son fils ; nous sommes dispo
de sés à nous laisser égorger comme nos compagnons dont
« nous envions le sort. Ne craignez pas de révolte ; les
« chrétiens savent mourir et non se révolter ; nous avons
« des armes , mais nous ne nous en servirons pas ; nous
« aimons beaucoup mieux mourir innocents que de vivre
« coupables. •
L'empereur, au lieu d'admirer cette noble constance de
la foi, fit cerner la légion , et on vit tous ces braves chré
tiens poser les armes et mourir sans laisser échapper ni
plaintes ni murmures . On ne se contenta pas de cette lâche
boucherie : un détachementde la légion qui s'était avancé
vers Cologne, rencontrant le préfet Rictius Varus ', fut
également passé au fil de l'épée avec saint Thyrse, qui en
était le commandant. Un vétéran , nommé Victor, ayant
témoigné son indignation lors du massacre de la légion
thébaine, fut égorgé , ainsi que deux autres soldats de la
même légion , Ursus et un autre Victor, qui subirent le
martyre à Soleure (286) .
Peu après le sang chrétien fut répandu à grands flots
dans les diverses provinces de la Gaule . A Marseille , un
officier nommé Victor, après mille tortures, est décapité
par ordre de Maximien lui-même ; à Nantes , périrent
par le glaive les deux frères, saint Donatien et saint Roga
tien ; à Amiens , l'évêque saint Firmin , Victoric, Fuscien
et Gentien ; dans le Vermandois , saint Quentin, citoyen
romain et fils d'un sénateur ; à Soissons, les frères saint
Crespin et saint Crespinien ; à Fisme , près de Reims, la
vierge sainte Macre , dans les environs de cette ville ,
saint Ruffin et saint Valère ; à Beauvais, saint Lucien
avec saint Maxien et saint Julien ; à Autun , saint Procule;
près de cette ville, sainte Reine ; à Chartres , saint Ché
ron ; à Louvres près Paris, saint Juste ou Justin ; en
Aquitaine, saint Caprais d'Agen , excité par l'exemple de
la vierge sainte Foy ; près de cette ville , un saint Vincent ;
près d'Agde , Tibérie, Modeste et Florentia ; à Vienne,
1 Rictiovare, préfet de Trèves, qui y fit tant de victimes.
95 -

Ferréol, tribuni militaire ;à Brioude, Julien , un deses


soldats ; à Arles, Genès, greffier du tribunal proconsu
laire ; à Embrun , saints Vincent, Oronce et Victor ; à
Marseille, saints Alexandre, Longin et Félicien ; à Nîmes,
saint Baudèle ; à Lyon saint Minerve et saint Eléazar,
avec huit de ses enfants, etc. (286-293). Juson JU

Mais cette persécution, excitée par Maximien dans les


Gaules, n'était que le prélude de celle qui devait, quel
ques années plus tard, couvrir de sang presque toute
l'étendue de l'empire.
Obsédé de toutes parts par les agressions des barbares,
Dioclétien avait créé deux nouveaux Césars, Constance
Chlore etGalère (292). Les quatre empereurs allèrent se
fixer : Dioclétien à Nicomédie, Maximien à Rome, Con
stance- Chlore dansla Grande- Bretagne, et Galère à Trè
ves. La persécution s'étendit alors des bords du Tibre
aux extrémités de l'empire , les Gaules exceptées ; car
- Constance - Chlore estimait les chrétiens, dont un grand
nombre occupaientd'importantes charges dans son palais.
Noustouchons au quatrième siècle de notre histoire. sh
Quatrième siècle.
mentss ,, mais d'événements
Ce siècle est plein d'événement
aussi tristes pour l'empire romain que glorieux pour l’E
glise. L'un se baigne dans le sang des innocents et périt
sous le poids de ses crimes, l'autre grandit et s'élève cha
que jour par de nouvelles conquêtes. Traçons d'abord la
physionomie générale de l'empire à cette époque, puis
nous nous arrêterons avec amour devant les saints et sa
vants enfants de l'Eglise qui ont rendu ce siècle à jamais
illustre .
I.
Les chrétiens étaient donc de nouveau mis au ban de
l'univers. La dixième persécution (303 ) n'était qu'un
tong martyrologe, où nous voyons des milliers de victimes
tomber sous le fer des persécuteurs. Galère, César de Dio
elétien , pourchassait les fidèles avec une fureur conforme
à ses sanguinaires instincts : tout l'Orient est à feu et à
96 -

sang. Maximien, associé à l'empire par le même Diocle


tien , sévissait contre l'église d'Occident : en Espagne
gouvernait un monstre de cruauté, le proconsul Dacien ,
qui , pour plaire à son maître, se livre à des cruautés épou
vantables ; à Saragosse, dix-huit victimes tombent avec
saint Vincent, diacre ; à Mérida , on voit une enfant de
douze ans, Eulalie, se présenter elle -même au supplice ;
sublime et innocente vierge qui , en comptant ses nom
breuses blessures, dit avec un ton plein de joie : « C'est
« là une écriture qui grave sur mon corps la victoire de
« Jésus- Christ. » En Italie, en Sicile surtout, il y eut des
martyrs par milliers. Mais le plus cruel de tous les tyrans
était Dioclétien lui-même. Que de scènes de carnage pen
dant cette longue épreuve (303-311 ) ! Le Pont, la Cap
padoce, l'Arménie, la Mauritanie, la Thrace, Antioche,
Tyr, Césarée, Nicomédie, la Palestine, l’Egypte, toute cette
église d'Orient fut tellement bouleversée qu'on devait la
croire noyée dans son sang. Le paganisme un moment
se crat vainqueur, puisque nous lisons encore sur les mé
dailles frappées à cette époque : « Dioclétien, empereur vic
torieux de l'impiété chrétienne . » Vains calculs de la sagesse
humaine ! la vérité retrempée dans un sang innocent n'en
pousse que de plus profondes racines dans les cours .
L'Eglise des Gaules échappa cette fois à la persécution :
Constance Chlore , César de Maximien , loin de suivre la
politique sauvage de ses collègues , était l'ami secret et le
protecteur des chrétiens. Un jour même , ayant assemblé
ceux qui étaient parmi les officiers , il leur tendit un piége
pour savoir lesquels méritaient le plus son estime . Il leur
déclara donc qu'il fallait sacrifier aux dieux ou se voir
chassés de son palais. Il s'en trouva quelques-uns qui,
suivant la règle des courtisans , qui n'adorent que la for
tune et le dieu du prince, préférèrent leur intérêt tempo
rel ; mais les autres protestèrenthautement qu'ils aimaient
mieux perdre la vie que leur foi. Alors Constance loua la
généreuse fermeté des uns et blåma énergiquement la
lâche complaisance des autres : « Comment, dit- il à ces
« derniers, pourriez-vous garder à l'empereur une fidélité
« inviolable, puisque vous vous montrez traitres et per
97

a fides à l'égard de Dieu? » Et il les renvoyade son palais,


les jugeant indignes de le servir, tandis qu'il conserva les
autres au rang de ses meilleurs amis. Cependant, pour ne
pas trop irriter les autres empereurs, en désobéissant ou
vertement à leurs ordres, il laissa abattre quelques églises
matérielles, considérant, dit Lactance, qu'après l'orage
elles pourraient être rebâties .
Bientôt les deux empereurs , Dioclétien et Maximien,
résignent le pouvoir, le premier en faveur de Galère , le
second en faveur de Constance Chlore, et ceux -ci prennent
le titre d'Augustes (305) , tandis qu'ils ont pour Césars ou
sous-empereurs Sévère et Maximin.
Constance Chlore avait un fils qui, sous les ordres de
Dioclétien , s'était acquis une brillante réputation en
Orient ; ses manières gracieuses, son affabilité, son cou
rage , l'avaient rendu cher aux soldats et odieux à Galère .
C'était Constantin , qui , sous le nom de Grand , devait un
jour honorer l'empire, défendre l'Eglise et en suivre les
lois civilisatrices. Comprenant le péril où il se trouvait, à
côté du successeur de Dioclétien , il quitta précipitamment
Nicomédie , et arriva à Boulogne , au moment où son père
allait s'embarquer pour faire la guerre aux Calédoniens
(Ecossais) . Constance Chlore mourut peu après à York
(306) . Constantin, proclamé empereur en Gaule par les
soldats, fixe sa résidence à Trèves.
Cependant Rome , mécontente de l'espèce d'abandon
dans lequel on l'avait laissée pour donner la préférence à
Milan et à Nicomédie , veut se donner aussi un empe
reur ; elle offre la pourpre à Maxence, gendre de Galère
et fils de Maximien , qui est de nouveau associé à l'empire.
Le vieil ambitieux , pour se créer un nouvel appui , donne
sa fille Fausta en mariage au jeune Constantin . Dès lors
une grande confusion règne dans tout l'empire. Sévère,
l'un des Césars , s'élève contre la promotion de Maxence
et de Maximien , et se jette sur l'Italie ; mais , obligé de se
réfugier à Ravenne , il ne voit d'autre moyen d'en finir
que de s'ouvrir les veines à l'exemple des anciens (307).
Galère, furieux de cette défaite, veut venger sa mort et
chatier les Romains ; vaincu à son tour, il se contente de
7
98

remplacer Sévère par Licinius , auquel il confère la dignité


d'Auguste avec le gouvernement des provinces d'Illyrie.
Maximio obtient le même titre.
Voilà donc six empereurs à la fois : Galère , Maximien,
Constantin , Maxence, Licinius et Maximin . Nous allons
voir comme ils vont disparaître promptement de la scène ,
que plusieurs d'entre eux avaientinondée du sang des chré
tiens. Il n'en restera bientôt qu'un seul , Constantin, que
le ciel réservait à de grandes destinées. Maxence , irrité
de l'ambition de son père , le turbulent Maximien , lui de
clare la guerre . Le vieil empereur se réfugie en Illyrie ;
mais Galère le chasse de ses domaines , et le malheureux
fugitif se retire à la cour de Constantin ( 309) . Là , son
ambition le pousse à de nouveaux attentats ; au moment
où il essaye de tuer son propre gendre et bienfaiteur, il
est égorgé avec ses enfants (310) . Un autre persécuteur,
Diocletien , s'était retiré à Salone (aujourd'hui Spalatro,
en Dalmatie) , sa patrie , pour y finir paisiblement ; mais
il n'est pointdepaix pour les impies. Bourrelé de regrets,
plein d'ambition et peut-être troublé par ses remords ,
il se laissa mourir de faim , et, avant d'expirer, il vomit
sa langue déjà toute rongée de vers . Prisca , sa femme, et
Valérie, sa fille, qui avaient apostasié la foi, furentjetées à
la mer (305) . La mêmeannée qui vit la chute de Maximien
(310) , Dieu frappa le dernier des persécuteurs de son
Eglise : Galère , qui avait été le principal instigateur de la
proscription, fut pris subitement d'une maladie terrible;
toutes les parties inférieures de son corps tombaient en
pourriture et exhalaient une odeur si fétide que le palais en
était infecté . Vaincu par ces atroces douleurs , il sembla ,
nouvel Antiochus, reconnaître la main qui le frappait, et ,
pour fléchir la justice divine, il fit dresser à Sardique un
édit qui devait faire cesser toute persécution . La paix est
ainsi rendue aux chrétientés de l’Asie , qui avaient si
cruellement souffert depuis huit ans. Galère meurt après
une année de cette affreuse maladie ( 311 ) . Maximin Daïa,
ennemi implacable du nom chrétien , avait fait cesser
quelque temps la persécution , à la suite de l'édit publié
par les empereurs Galère, Licinius et Constantin ; mais
99

après la mort du premier , il la fit recommencer en Orient;


elle ne dura guère : Licinius éteignit dans le sang le nom
et la race de Maximin , qui mourut à Tarse, après avoir
subi la honte d'une éclatante défaite.
Restait le tyran Maxence , un monstre de cruauté et de
débauche : son ambition va le perdre . Non content de l'I
talie et de l'Afrique, dont il avait le gouvernement, il ré
solut d'envahir la Gaule qui vivait heureuse sous le sceptre
bienveillant de Constantin . L'audacieux compétiteur lève
une armée de 200,000 hommes . Mais le jeune et courageux
Constantin court porter en Italie le théâtre de la guerre .
Il n'avait que 40,000 soldats pour lutter contre une armée
vieillie dans les combats. Un moment sa grande âme se
trouble ... ; une soudaine inspiration lui rappelle le Dieu des
chrétiens ...; il prie , et sa prière est exaucée. Tout à coup
se dessine dans le ciel unecroix éclatante de lumière et sur
cette croix on lit en lettres de feu ces mots : In hoc signo
vinces, « tu vaincras par ce signeʻ .. La nuit suivante, Jé
sus-Christ s'étant révélé à l'empereur lui-même , en lui ap
paraissant avec le même signe, il fit faire aussitôt le fa
meux labarum " ou étendard, qui servit dès lors d'en
seigne à ses troupes . Ces marques de la protection du ciel
frappèrent de stupéfaction l'armée qui en fut témoin , et
aussitôt Constantin , sa mère Hélène, sa seur Constantia
1 L'impiété du dix- huitième siècle a tout fait pour effacer de l'histoire
ce fait prodigienx. Mais rien de plus certain que ce miracle . Eusébe, évêque
de Césarée , qui venait le fait de la bouche même de l'empererir Constantin ,
et qui écrivait en ce temps, dit : « Si quelque autre nous l'eût raconté , il
a aurait eu de la peine à nous le persuader. Mais l'empereur nous ayant
« lui-même fait le récit dle ce prodige longtemps après, lorsqu'il nous ho
« norait de sa familiarité, et nous l'ayant confirmé avec serment, à nous
« qui écrivons cette histoire, quelqu'un oserait - il en douler, surtout après
« l'événement qui a justifié la promesse ? »
Faut - il accuser cet écrivain d'imposture ? alors accusez-le encore de
folie ; car il y aurait folie à vouloir imposer la croyance d'un fait public , le.
quel a dû avoir desmilliers de témoins qui vivaient encore et qui pouvaient
le démentir, s'il eût été faux. Les imposteurs n'agissent pas ainsi : ils at
tendent que la mort et le temps aient emporté les hommes et les souvenirs
qui pourraient les démasquer.
? C'était une espèce de pique de bois doré , ayant en haut une traverse
pour former la croix, d'où pendait un drapeau tissu d'or et de pierreries.
Au hant de cet étendard était une couronne d'or et de pierres précieuses ,
au milieu de laquelle était le monogramme du Christ , formé des deux ini
liales grecques de ce nom ; au -dessous on voyait l'image de l'empereur el
de ses enfants . Ce monogramme et celte image furent aussi placés sur le
casque des soldats .
100

et son fils Crispus résolurent de se faire instruire dans la


religion chrétienne .
Bientôt la conversion des Césars allait changer la face du
monde.
« Quand , après trois siècles de tortures , du haut du
« Monte Mario , Constantin vit dans l'air le labarum , c'é
« tait le sang des chrétiens qui avait germé dans l'ombre,
« qui était monté comme une rosée jusqu'au ciel , et qui
a s'y déployait sous la forme de la croix triomphante .
a Notre liberté publique était le fruit d'une liberté mo
« rale sans exemple. Notre entrée au Forum des prin
« ces était le fruit d'un empire que nous avions exercé
a sur nous-mêmes jusqu'à la mort. On pouvait régner
« après un pareil apprentissage du commandement. On
<<
pouvait couvrir la doctrine de pourpre , après tout le
« sang qu'elle avait porté. » (R. P. Lacordaire . )
Constantin , plein de confiance en Dieu, passe les Alpes
(312), s'empare de Suse, bat son rival dans les plaines de
Turin , entre dans Milan , gagne une seconde bataille près
de Vérone et arrive aux portes de Rome . Mais voici l'affaire
décisive . Constantin était campé vis- à-vis du pont Milvius
(aujourd'hui Ponte Mole) . Maxence parut , mais sa défaite
fut des plus honteuses, une partie de son armée fut mas
sacrée ; l'autre , éperdue , aveuglée , se jeta dans le Tibre.
Maxence lui-même , voulant fuir, se noya dans le fleuve,
en passant sur le pont qu'il y avait jeté, dans l'espoir de
préparer la perte de son rival.
Cette victoire fut une révolution entre les deux mondes :
le Dieu des chrétiens avait tenu parole à Constantin , et le
labarum était victorieux . C'était la bataille d'Actium du
christianisme , c'était la ruine définitive de la vieille ido
lâtrie .
Constantin entre triomphant à Rome , qui l'accueille
comme le libérateur du genre humain ; jamais la grande
ville ne célébra pareille fête. C'est que chacun voyait, dans
la mort du tyran , l'impiété domptée, la perfidie, la cruauté,
la débauche et l'orgueil vaincus et enchaînés . L'empire
allait donc respirer enfin en liberté , sous le gouvernement
de Constantin et de Licinius . Mais non , Licinius , ambi
101 -

tieux et cruel , après avoir, de concert avec son collègue ,


publié un édit favorable à la religion , devint perfide et
traître envers Constantin : il ourdit contre lui de noirs
complots, et la guerre recommença. Vaincu , Licinius tomba
aux genoux de son vainqueur, qui usa de générosité à son
égard. Mais bientôt ce lache ambitieux reprit la lutte
avec une nouvelle audace . Constantin le fit exiler à Thes
salonique, où il n'eut que le choix de son genre de mort :
il s'empoisonna (324 ). Avec lui disparaît le dernier per
sécuteur de l'Eglise .
Dieu voulut ainsi mettre fin à cette longue guerre entre
l'Eglise et Rome idolatre ; pendant trois siècles, l'Eglise
persécutée souffrit et mourut dans ses martyrs ; douze
millions de chrétiens ont donné leur sang pour la cause
de Jésus-Christ, et, chose admirable, après ces trois siècles
de triomphes apparents des empereurs sur leurs sujets
chrétiens, ce sont les empereurs et leurs idoles qui sont
les vaincus, et c'est la croix qui triomphe; la croix tant
insultée, si souvent foulée aux pieds, est devenue le glo
rieux étendard du monde régénéré .
L'empire n'a plus qu'un seul maître, et cet homme sur
qui reposent les espérances du monde et de l'Eglise , c'est
Constantin . Une immense révolution s'opère alors dans les
institutions et les meurs publiques. Le christianisme n'est
plus méprisé comme une secte impopulaire ; il passe à
l'ordre du jour , et , depuis les marches du trône jusqu'aux
plas humbles conditions, Dieu compte de nombreux élus.
Les persécuteurs couronnés avaient jadis tué les papes :
Constantin n’use de sa victoire que pour reconnaître en
eux les représentants d'une royauté spirituelle, dont la
pourpre jusque-là avait été couverte de sang et de larmes.
Constantin , et c'est son éternelle gloire , pour fonder à ja
mais l'indépendance du saint-siége, donna au pape saint Mel
chiade le palais de Latran et une rente annuelle qui devait
maintenir la dignité du chef de l'Eglise. Cette noble pensée
de Constantin sera complétée plus tard par Charlemagne ,
et c'est ainsi que sera fondé ce patrimoine de saint Pierre,
contre lequel tant de passions injustes et sacriléges vien
dront se heurter et se briser dans la suite des siècles (314) .
102

L'expansion de la religion chrétienne augmenta encore


par le fait même des persécutions : captifs et proserits ,
les évêques, les prêtres et les laïques servaient encore à
réaliser le plan de Dieu ; ils emportaient dans l'exil leur
foi, leurs exemples et leurs miracles , et convertissaient les
peuples . Grâce aux guerres que les Romains eurent avec
les étrangers sous Gallien et ses successeurs , des soldats
convertis par les prêtres captifs passèrent de Thrace en
Asie . De l’Arménie la foi passa en Perse ; Frumentius la
propagea en Ethiopie ; une femme esclave convertit les
Ibériens , peuple voisin du Pont et colonie des Ibériens
d'Espagne. Les Celtes, les Goths et les autres nations voi
sines du Danube durent ainsi leur conversion à la persécu -
tion même .
Mais voici que la capitale du monde romain va changer ;
désormais Rome perd ce titre. Une autre capitale s'élève
sur les ruines de Byzance : c'est Constantinople qui vient
effacer sa sour aînée en devenant le siége de l'empire d'O
rient. C'est là encore un fait providentiel . Le premier édit
de Constantin avait établi la liberté de conscience et rendu
aux chrétiens les biens et les églises que la persécution
leur avait enlevés. Un second edit appelle à la foi les peu
ples d'Orient, interdit les fêtes païennes , l'adoration des
idoles et le recours aux devins. L'empereur lui-même
donne l'exemple du zèle, en faisant construire de nom
breuses églises, tandis que sa vénérable mère, sainte Hé
lène, agée de plus de quatre-vingts ans, visite les lieux
saints et découvre , à Jérusalem , la vraie croix .
Enfin, après un règne glorieux de trente et un ans, Con
stantin, sentant sa fin approcher, songea à se faire bapti
ser. Un louable sentiment de piété lui avait dicté la pensée
de différer la réception du sacrement régénérateur jusqu'à
ce qu'il pût le recevoir, à l'exemple de Jésus-Christ, dans
les eaux du Jourdain . Les évêques ayant donc procédé à
cette cérémonie, le noble empereur, rendant grâces à Dieu,
dit à haute voix « qu'il reconnaissait en ce moment le
bonheur d'avoir reçu la lumière de la foi, et le droit à la
vie éternelle. » Peu après il expira à Nicomédie , le 22 mai
337, dans la soixante- cinquième année de son âge .
103

Avant de mourir, il avait partagé l'empire entre sestrois


fils et ses deux neveux , Dalmace et Annibalien : ceux ci sont
tués par les soldats . Alors règnent ensemble Constantin II ,
Constance II et Constant (337) . La guerre éclate bientôt en
tre Constantin II etConstant: le premier est massacré par
les troupes du second ; Constant, à son tour, est égorgé par
l'usurpateur Magnence , monstre d'iniquité, qui , vaincu par
Constance, se tua de désespoir ( 351) entre Die et Gap, après
avoir poignardé sa mère, son frère et plusieurs de ses amis .
Constance , seul maître de l'empire, se déclare en faveur
des ariens , dépose et exile en Phrygie saint Paulin, évêque
de Trèves (358) , lutte quelque temps contre les déſenseurs
de l'orthodoxie , tourmente quelques évêques des Gaules,
sans en rien obtenir, et finit par nommer César son cousin
Julien , qu'il envoya dans les Gaules . Julien se fit bientôt
proclamer Auguste à Lutèce (Paris , 360),où il habita pen
dantcinq ans le palais des Thermes (rue de la Harpe) , bâti
par Constance Chlore, son aïeul , qui avait passé quatorze
ans dans les Gaules (292-306 ). Bientôt Julien se déclare
hautement pour le culte des faux dieux : de là son nom d'A
postat, qu'il rendit tristement célèbre par des crimes de tout
genre . Constance vient pour le combattre ; mais il meurt
en chemin , après s'être fait baptiser ( 361 ) . Julien l’Apo
stat, seul maître alors, abusa de sa puissance pour transpor
ter sur le trône les rêves , les passions et même quelque
peu les instincts persécuteurs des païens . Ce fanatique in
sensé eut bien vite comblé la mesure de ses crimes , et il
mourut en 363 , dans la disgrâce de Dieu et des hommes.
Jovien, parvenu à l'empire, déclara qu'étant chrétien il ne
voulait pas commander à des idolatres, et répara promp
tement les maux occasionnés par son indigne prédéces
seur ; mais il mourut après cinq mois de règne (364) .
Valentinien ſer partage de nouveau l'empire en donnant
l'Orient à Valens son frère. Le premier resta fidèle à la
foi de Nicée ; le second se laissa entraîner dans l'arianisme,
et fut massacré par les Goths (378) . Valentinien fait
proclamer Auguste son fils Gratien (367) , âgé de huit
ans, et meurt d'un accès de colère en 375. Valentinien II ,
son autre fils , règne avec Gratien , dont le souvenir est
104 -

surtout resté cher aux Gaulois. Mais ils périssent l'un après
l'autre (387-392) sous le poignard des généraux rebelles
Maxime et Arbogaste, après avoir eu la précaution de faire
proclamer pour l'Orient Théodose, fils d'un général es
pagnol au service de Valentinien (379).
Théodose le Grand règne seul (393) , maintient la paix
au dedans par sa fermeté, et la fait respecter au dehors
par sa bravoure. Ilachève d'anéantir le paganisme par ses
encore
édits, ferme les derniers temples qui lui restent , et
meurt pieusement à Milan (395), laissant le fardeau de
l'empire à ses deux fils, Honorius et Arcadius : le pre
mier en Occident , le second en Orient. C'est la scission
définitive de l'empire . Les barbares sont aux portes :
nous entrons dans le moyen âge.
Nous avons parcouru, l'histoire en main , les diverses
phases de la fortune impériale jusqu'à la fin du quatrième
siècle : partout ce ne sont que des crimes ou des folies
qui, chaque jour, affaiblissent parmiles peuples le respect
de l'autorité. A mesure que l'orgueilleux empire vieillit ,
ses empereurs se perdent et se déshonorent par les plus
viles passions , et bientôt, quand le grand Constantin , qui
paraît comme un météore dans ce ciel obscurci , est des
cendu dans la tombe, aucun de ses successeurs ne peut plus
porter le fardeau de cette couronne. Dieu voulait la briser et
en partager les débris entre divers peuples plus dociles
à sa vérité . Pendant que les hommes se disputent les terres
de l'Empire, l'Eglise accomplit en silence sa mission ci
vilisatrice : l'Evangile , enseigné déjà jusqu'aux dernières
limites du monde romain , faisait chaque jour de nouvelles
conquêtes , et les vertus du clergé et du peuple chrétien
s'emparaient des âmes, malgré les violences et les passions
des hommes . Ce travail de régénération par la foi est re
marquable surtout dans les Gaules : il faut contempler de
près le spectacle de cette profonde et invincible influence
de l'Eglise sur la société civile par la vie et par la mort
de ses saints et de ses martyrs du quatrième siècle .
105

I. Martyrs gaulois.

Les saints sont les fleurs les plus pures de l'humanité :


ces fleurs éclosent non sous la fausse lumière de la civilisa
tion humaine , mais bien sous les rayons régénérateurs de
la vérité évangélique. Ici le monde n'a rien à voir, ni à re
vendiquer . Les saints sont les enfants de l'Eglise : nés ,
élevés, formés et perfectionnés par elle seule, ils n'appar
tiennent, eux et leurs vertus, qu'à leur mère et à Dieu
leur père . L'Eglise des Gaules a donc raison d'être fière
de ses nobles enfants qui , en ce siècle de barbarie , ont su
vivre pour Dieu et mourir pour la vérité.
Dans l'Occident , Constance-Chlore, ainsi que nous l'a
vons dit, avait publié les édits de la dernière persécution,
pour ne pas se mettre en opposition trop ouverte avec ses
collègues, qui opprimaient la chrétienté entière , et, tels que
des bêtes farouches, s'enivraient , comme dit Lactance, de
sang et de carnage . Constance-Chlore ne persécuta donc
pas lui-même les chrétiens des Gaules ; mais , occupé sans
cesse dans des guerres contre les barbares, il ne pouvait
empêcher que des émotions populaires, l'instinct persé
cuteur ou l'esprit d'adulation de quelques gouverneurs ne
fissent, de temps à autre, des victimes. C'est ce qui arriva
à Vienne , où Crispinus, l'un des gouverneurs de cette
partie des Gaules, faisait sa résidence.
Ayant appris par ses émissaires qu’un tribun de l'ar
mée, nommé Ferréol, faisait hautement profession de
christianisme , il résolut de le faire mourir, s'il refusait
de sacrifier aux dieux . Ferréol n'était pas seul à professer
la vraie foi. Il avait un ami , un compagnon d'armes, nommé
Julien, qui servait sous ses ordres, et qui , lui aussi , avait
le bonheur de connaître et de pratiquer les mêmes vertus .
Telle était la sainte fraternité qui les unissait dans l'amour
du Christ, qu'ils habitaient la même demeure , afin de se
fortifier mutuellement dans la même foi et dans les mêmes
cuvres . Le gouverneur de la Viennoise s'étant déclaré
persécuteur, Julien se retira dans l'Auvergne, à Brioude,
dans la cabane d'une pauvre femme, se préparant là par
la prière au suprême combat. Apprenant que les satellites
· 106

de Crispinus le cherchaient , le courageux soldat du Christ


alla au-devant d'eux et leur dit : « C'est bien moi qui suis
« Julien , ce chrétien que vous cherchez . Je sais les ordres
« que vous avez reçus ; voici ma tête, frappez! » Les bour
reaux , stupéfaits, hésitent ; l'intrépide confesseur leur
dit : « Ne voyez - vous pas qu'il me tarde de sortir de ce monde
« et que j'ai soif de la présence de Jésus-Christ ? N'est-ce
« pas ma tête que vous demandez ? Or, voici que je vous
« l'apporté, et vous hésitez ! Ah ! frappez, et du même
« coup vous accomplirez votre mission et vous comblerez
« tous mes veux ! » Le noble enfant de Vienne se met à
genoux , et sa tête tombe sous le fer des soldats (304) . Son
sang devint un germe de conversion pour cette terre
d'Auvergne , autrefois évangélisée par saint Austremoine
et ses compagnons , mais où le culte des idoles comptait
encore un grand nombre de partisans. Plus tard (431 ) ,
Dieu révélera à saint Germain d'Auxerre le lieu de sa
sépulture; il sera le patron de l'Auvergne ; de loin les'
pèlerins viendront prier sur sa tombe , de nombreuses
conversions seront la récompense de ces prières, et pen
dant de longs siècles on ira visiter encore en chrétien ou
en touriste la fontaine où ses bourreaux lavèrent la têté
du martyr pour la rapporter à leur maître '.
Ferréol, jusque-là moins impétueux que son ami , ra
cheta au prix de l'or cette tête si chère . C'était se dénon
cer. Crispinus le cita à son tribunal et lui dit : « Vous
« êtes officier des empereurs, et vous recevez d'eux volré
« salaire : à ce double titre, vous devez aux autres l'exem
ple de l'obéissance et du respect. » Ferréol répondit : « Je
« sais ce que je dois de respect et d'obéissance à la ma
jesté des empereurs : aussi n'ai-je jamais désobéi à ce
qui m'a été légitimement ordonné, au nom de l'autorité
« impériale. Mais je ne saurais mettre cette autorité au
« dessus de celle de Dieu , et mon obéissance ne peut pas
« aller jusqu'à violer les lois de ma religion . Est-ce
« l'honneur ou le profit de ma charge que vous me re
« prochez ? Je vous les abandonne volontiers ; je ne vous
Ce saint Julien n'est pas le même que saint Julien,premier évêque du
Mans et l'apôtre du Maine, qui mourut sur la fin du troisième siècle.
107
« demande que la vie et la liberté, afin de pouvoir hono
« rer Dieu selon ma conscience et selon mon coeur. Que
a si c'est encore trop vous demander , eh bien ! Ôtez- moi la
« vie et la liberté ; mais vous ne m’dterez pas ma foi, car
« je suis disposé à tout souffrir plutôt que d'y renoncer . »
Une réponse si noble et si calme ne fit qu'irriter la fu
réur du proconsul . Ferréol fut chargé de chaînes, outra
geusement frappé de verges et jetédans un obscur ca
chot . Mais Dieu renouvela en faveur de son serviteur le
miracle qui délivra saint Pierre : la légende assuré que
ses chaînes tombèrent d'elles-mêmes ; se sentant libre , il
s'approcha de la porte, la trouva ouverte , et , selon le con
seil de l'Evangile, « de fuir la persécution , » il sortit de
la prison, et traversa le Rhône à la nage . Mais , atteint par
les satellites du proconsul , il est ramené à Vienne, les
mains liées derrière le dos , et bientôt sa tête tombe sous
le glaive , à l'endroit même où l'on voit aujourd'hui son
tombeau . Le peuple de Vienne le considère encore comme
le protecteur de la ville ' .
Il y eut encore quelques autres victimes . Nous avons
raconté le massacre dela légion Thébaine. Ce crime abo
minable ne suffisait point aux instincts homicides de Maxi
mien : il eut la lacheté, aussitôt après cette boucherie
sacrilége, d'ordonner à ses soldats de compter les cada
vres gisants sur le sol , afin de s'assurer si les dix mille s'y
trouvaient . On ne retrouva pas les corps de deux des prin
cipaux officiers, nommés Ours et Victor, ni ceux d'une
centaine de soldats qui s'étaient dérobés au massacre par
la fuite. On fit d'actives recherches ; on arrêta bientôt
soixante soldats avec Ours et Victor . Promesses et me
naces , tout fut inutile contre leur courageuse fidélité, et,
comme leurs frères d'armes à Agaune , ils ne voulurent
ni apostasier, ni se servir de leurs armes , mais mourir,
comme des agneaux , pour leur foi. Chargés de chaînes et
conduits à Soleure, ils furent tous décapités sur le pont de
l'Aar et leurs corps furentjetés dans la rivière . Par ce moyen
1 Il ne faut pas le confondre avec saint Ferréol, premier évêque de Be
sançon , martyrisé dans cette ville avec saint Férieux , son frère , diacre ,
le 16 juin 211.
.
108

on croyait enlever aux chrétiens ces saintes reliques, mais


les eaux les rapportèrent sur les bords, on leur donna la
sépulture, et , six ans après, Berthe , veuve de Rodolphe II,
roi de Bourgogne, les fit déposer dans une église qu'elle
fit construire pour leur servir d'asile . En 1474 , un nou
veau sanctuaire fut élevé à Soleure , sous l'invocation de
saint Ours et de saint Victor , et leurs précieux restes,
ainsi que ceux de leurs compagnons, y furent transportés
avec une grande solennité .
Les martyrologes et quelques traditions citent encore
saint Mère, qui souffrit à Aix vers ce même temps ; saint
Pérégrin, premier évêque d'Auxerre, que le pape Sixte II
avait envoyé prêcher l'Evangile dans les Gaules et qui ne
reçut la couronne du martyre qu'en 304 ; à Trèves, les
saints Théodore, Océan , Ammien et Julien ; à Bonn , Cas
sius , Florent et sept autres ; à Cologne , Mallose, Victor et
trois cents de leurs compagnons. Ceux -ci furent nommés
les saints dorés '.

II. Autres martyrs .

Nous avons cité un certain nombre de confesseurs de la


foi dont la vie est plus ou moins connue et sur lesquels
l'histoire rapporte des détails certains ; il en est d'autres
dont les traditions et les actes ne sont pas parvenus jus
qu'à nous. Et certes , ces nobles athlètes qui ont combattu
le combat du Seigneur sont en plus grand nombre que
ceux qui nous sont connus . Au moins faut- il les dommer
ici , atin de mieux comprendre par quels moyens l'Eglise
s'est emparée de la société païenne pour en former cette
grande et illustre chrétienté des Gaules . Pour faire cette
rapide énumération des martyrs gaulois moins connus,
nous suivrons le martyrologe romain, de tous le plus ri
che et le plus authentique. Nous complèterons ainsi le ta
bleau que nous venons d'offrir des dix persécutions. Nous
indiquerons aussi dans quel pays et à quels jours ces mar
tyrs sont particulièrement honorés.
Parce que l'église qu'on avait élevée en leur nom était toute resplen
dissante d'or.
-
109

Sous Domitien , souffrit à Chartres saint Chéron ,


28 mai .
Sous Marc-Aurèle , les trois jumeaux Pseusippe, Eleu
sippe , Méleusippe et leur aïeule sainte Léonille ; fête,
17 janvier.
Sous Antonin , à Chalons , saint Marcel, saint Thamel et
ses compagnons, le 4 septembre ; sainte Vénérande , le 15
novembre .
Sous Décius , à Toulouse, saint Paramon et ses trois cent
soixante- quinze compagnons, 29 novembre .
Sous Valérien et Gallien , saint Pons, 14 mai ; dans le
Gévaudan , saint Privat, évêque, 21 août.
Sous Aurélien , à Troyes, saint Sabinien , 29 janvier ; à
Autun , les saints Révérien , évêque ; Paul , prêtre, et dix
autres , 1er juin . Dans la même ville de Troyes , les saints
Claudien , Juste, Jucondin et cinq autres , 21 juillet , et
saint Vénérand , 15 novembre .
Sous Dioclétien , en Auvergne , saint Julien , 29 août ;
saint Ferréol, à Vienne , 18 septembre ; à Agaune , saint
Ours, saint Victor et leurs compagnons , 30 septembre ;
sous le même , à Agde, les saints Tibéry et Modeste, sainte
Florence, 10 novembre ; à Embrun, les saints Vincent ,
Oronte et Victor, 22 janvier .
Sous Maximien , à Trèves , les saints Maxence , Crescence
et leurs compagnons , 12 décembre ; en Provence, saint
Défendant, 2 janvier ; dans les Gaules , sainte Lucie et les
saints Antonin, Séverin , Diodore , Dion et dix-sept autres,
6 juillet .
Outre ces martyrs, que l'on peut classer ainsi en sui
vant l'ordre des dix persécutions, le martyrologe romain ,
fondé sur divers documents écrits et sur les traditions ora
les , en cite un grand nombre sans assigner l'époque de
leur martyre . Comme il s'agit ici d'une des gloires de notre
Eglise gallicane, nous aimons å extraire de ce catalogue
des saints les noms des martyrs gaulois :

En Périgord , saint Sylvan , 2 janvier .


A Fézensac , la vierge sainte Fauste , 4 janvier .
A Sens , sainte Licière , 6 janvier .
- 110
Près de Troyes , saint On , 22 janvier ; saint Savien ,
24 janvier.
A Clermont, les saints Prix , évêque , Amarin , Donat ,
Sabin et Agape , 25 janvier .
A Lyon , saint Julien , 13 février.
A Agen , sainte Livrade, 23 février; en Bresse, sainte
Clive , 5 mars ; à Clermont, saiot Linguin , 29 mars ; à
Ascalon , saint Platonide et deux autres martyrs, 6 avril .
En Touraine , saints Florié et Arbon , 3 mai.
A Dourdan , sainte Même , les saints Gallique , Justi
nien , Alexis , Péculière , Odemer et plusieurs autres ,
7 mai .
A Apt, en Provence , les saintes Ange et Félicie, Cé
cile et leurs compagnes , 14 mai .
A Auxerre, saint Pérégrin , évêque, 16 mai .
A Senlis, sainte Protaire, vierge , 20 mai.
Près d'Evreux , les saints Men et Vénérand , 25 mai .
En Artois , saint Renou , 27 mai ; en Quercy , sainte
Modeste , 31 mai .
A Arras , la vierge sainte Saturnine, 4 juin.
A Noyon, les saints Amand , Alexandre et leurs compa
gnons , 6 juin .
A Valenciennes, les saints Sauve et Supéry, 26 juin .
A Argenton, les saints Marcel et Anastase, 29 juin .
A Troyes, sainte Julie , vierge , 21 juillet ; à Bourges ,
saint Lauzien, évêque, 4 juillet.
A Duras, saint Asta , 6 juillet; à Lizieux , saint Berte
vin ; à Bresse, les saints Savin et Cyprien ; à Sens , saint
Sidroin , 11 juillet; en Auvergne , saint Ypise, 16 juillet.
Dans le Maine, les saints Macoret , Pérégrin et Viven
tien ; à Chartres, saint Yon , 4 août .
A Apt , en Provence, saint Auspice, évêque, 2 août .
Près de Melun , les saints Félix et Félicissime, 12 août.
A Montelon , près d'Autun , saint Eptade , 22 août.
A Lyon, les saints Minerf, Eleazar et leurs huit fils ;
saint Luppe, esclave , 23 août.
A Loudun , saint Clair , 28 août .
A Sisteron , la vierge sainte Florentine, 31 août.
A Pamiers, saint Antonin et les saints Diomede, Julien ,
111

Philippe, Eutychien , Zésique, Léonide , Philadelphe, Mé


nalippe et Pantagape , 2 septembre.
En Bourgogne, la vierge sainte Aussille , 4 septembre.
A Langres, la vierge sainte Belline, 8 septembre.
A Châlons, saint Valérien , 15 septembre .
A Abbeville , saint Montant, 20 septembre.
A Sens , saint Serotin , diacre, saint Drozèle et cinq au
tres , 22 septembre.
A Coutances , saint Paterne et saint Paxent , 23 sep
tembre .
Dans la Gaule lyonnaise, les saints Florentin et Hilaire ,
27 septembre .
A Beauvais, sainte Romaine, 3 octobre.
A Auxerre , saint Romain , évêque ; en Poitou , saint
Prouënts, 6 octobre.
A Lyon , sainte Benoîte ; à Sens, sainte Procaire, 8 OG
tobre .
En Vexin, les saints Nicaise, évêque, Gérin , prêtre ,
Egobille, diacre , et la vierge sainte Pience ; à Besançon,
saint Germain, évêque, 11 octobre ; en Quercy , la vierge
sainte Spère, 12 octobre.
En Rouergue, les saints Gratus et Ansut, 16 octobre.
A Paris , les saints George , diacre , et Aurèle, 20 octobre.
A Saint-Pons, saint Albin de Tourières , 23 octobre .
En Touraine, saint Epain , 25 octobre .
En Agénois , saint Marin, 26 octobre .
A Trichâteau, saint Florent ; à Toul , saint Encaire, 27
octobre.
En Auvergne , saint Genès , 28 octobre ; à Paris, saint
Lucain , 30 octobre .
En Gascogne , saint Sébé, saint Eustache , sa femme et
ses fils, 1er novembre .
En Languedoc, saint Papoul , 3 novembre.
A Autun , saint Preuil , 5 novembre ; à Tréguier, saint
Millau , 5 novembre.
A Télu, en Artois , saint Renou , 9 novembre ; à Sens,
saint Paterne.
A Yvray , saint Principin ; en Flandre, saint Craphailde,
12 novembre.
112

En Poitou, saint Fercinthe ; près Cambrai, la vierge


sainte Maxellende, 13 novembre .
A Dinan , saint Carné, 15 novembre .
A Beauvais, la vierge sainte Maixence , 20 novembre.
A Lons-le-Saulnier , saint Laman , 23 novembre.
A Marsal, saint Livier ; à Autun , saint Amator, évêque ,
26 novembre.
A Limoges , la vierge sainte Valère, 9 décembre .
A Ascalon , les saints Arès, Prosne et Elie ; en basse
Bretagne, saint Eguigner et sainte Piale , sa seur, 14
décembre .
A Geldube , saint Jules, 20 décembre .
En Roussillon, saint Flamidius , 25 décembre .
D'après ce tableau bien incomplet des courageux con
fesseurs de la foi, on peut voir qu'il n'est pas un coin des
Gaules qui n'ait été arrosé du sang des martyrs. Dans ce
long sillon qu'il traça au milieu de la société encore à moi
tié païenne, s'élèveront de grandes vertus. Et plus tard,
quand les hordes barbares viendront se partager les di
verses portions de l'empire romain , elles tomberont, non
sur des ruines , mais bien dans une société régénérée par
le christianisme ; l'Eglise , pleine de jeunesse et de vie , re
cevra avec amour et sans trembler ces enfants de la bar
barie, pour les éclairer, les adoucir , les sanctifier. Admi
rable mission que celle des évêques, des prêtres et des
saints ! Il n'y a que l'ignorance, la dépravation du cæur
et les plus viles passions qui puissent leur susciter des
ennemis !!...
Maintenant que nous avons vu les saints qui servaient
l'Eglise et la société en mourant pour elles , nous exami
nerons la providentielle influencedes saints qui concourent
au même résultat pendant le quatrième siècle , par leur vie
exemplaire et par leurs savants écrits ou leurs éloquentes
prédications .
L'Eglise prenait racine dans les Gaules, non pas seule
ment par le sang des martyrs : il y a un travail secret qui
prendune influence non moins puissante surles peuples,,
c'est la vie des saints : c'est l'Evangile en action, c'est la
pratique mise en regard de l'enseignement . Souvent même
-
113 .

on trouve dans le même saint la triple puissance de la doc


trine prêchée ou écrite avec éloquence , la vie sans tache
et la mort héroïque du martyr : science du docteur , vie du
saint , mort du confesseur, voilà le secret divin qui instruit
l'ignorant , convertit le pécheur et encourage le faible. Or,
dans le siècle que nous étudions, le clergé fut toujours à
la tête du mouvement civilisateur qui relevait la nation
gauloise dans la même mesure que baissait l'empire romain.
L'Eglise gallicane comptait au quatrième siècle une foule
de saints : outre ceux que nous avons déjà cités , nous allons
encore relater les faits principaux de la vie de quelques au
tres non moins puissants par leurs euvres et leur science.
C'est d'abord saint Hospice , vulgairement appelé saint
Sospis , reclus en Provence. Il fut un modèle de la vie soli
taire et mortifiée. Pour ne servir que Dieu seul, il s'était
renfermé dans la masure d'une tour abandonnée, près de
Villefranche, à une lieue de Nice , en Provence. Ne vivant
que de pain et de dattes , portant sous le cilice de grosses
chaînes de fer, redoublant ses austérités en carême, où il
ne se nourrissait que de certaines racines que lui appor
taient des marchands qui allaient en Egypte , il retraçait
fidèlement en lui la vie des anachorètes de ce pays . Dieu
récompensa cette vie pénible par les dons de prophétie et
des miracles . Bientôt il prédit les ravages des Lombards
dans les Gaules . Ils vinrent en effet et jusqu'à sa tour. Les
barbares , voyant ses chaînes, le prirent pour un malfai
teur : le saint , dans son humilité, s'avoua fort criminel et
indigne de vivre . Alors un soldat lève sur sa tête son sabre,
il va le frapper ; mais à l'instant Dieu frappe le barbare :
son bras est paralysé . Le saint prie pour le coupable et le
guérit par le signe de la croix . Le soldat, ému jusqu'aux
larmes, à la vue de ce double prodige, renonce au monde
et demande en grâce à son bienfaiteur de lui permettre
de passer avec lui le reste de ses jours, pour ne plus servir
que le même maître . C'est ce qui fut fait. Saint Hospice
mourut comme il avait vécu : pauvre selon le monde,
mais riche aux yeux de Dieu par ses vertus . Il avait dure
ment vécu , il mourut durement étendu sur un banc de
bois . On célèbre sa fête le 21 mai .
8
- 114 –
Saint Phébade, que les habitantsdupays nomment Fiari,
saint Fitade ou Fitadins, évêque d’Agen et ami de saint
Hilaire de Poitiers, se fit un nom en réfutant la confession
de foi que les Ariens avaient publiée à Sirmich (358)
par un traité qui est cité par saint Jérôme . Elevé à la di
gnité épiscopale (341 ) , il prit la plume pour démontrer
tout le fiel que renfermait cette hérésie arienne qui cher
chait à corrompre la vraie doctrine. Grâce aux travaux du
sainţévêque, elle ne put pénétrer en Aquitaine . Nous avons
encore son ouvrage , qui est remarquable par la justesse et
la solidité des raisonnements qui mettent à nu les subti
lités et les équivoques des Ariens, ces protestants du qua
trième siècle . On y admire également la force et la clarté
avec lesquelles la doctrine catholique y est exposée.
Quelle activité, quel zèle pour la conservation du dépôt
de la vie ! Il assistą au concile de Rimini en 359 , il y sou
tint avec fermeté la partie orthodoxe avec saint Servais ,
de Tongres ; mais , surpris un instant par les Ariens eten
traîné par l'amour de la paix , il signa une profession de
foi qui n'était catholique qu'en apparence . Mais aussitôt
qu'il reconnut sa faute, il la répara, comme plus tard
Fénelon , par une rétractation publique et par un redouble
ment d'ardeur daris les conciles suivants. Ainsi on le ren
contre dans celui de Paris (360), celui de Valence ( 374),
et celui de Saragosse ( 280) , déployant partout un zèle
infatigable pour le ' maintien des saines doctrines. C'est
ainsi qu'il lutta contre l'hérésie pendant plus de quarante
ans d'épiscopat . On ignore l'époque précise de sa mort ; on
sait seulement qu'il vivait encore en 292, lorsque saint Jé.
rôme écrivait son catalogue des hommes illustres, mais
qu'il était fort agé. Il était mort en 400. D. Rivet lui attri
bue un savant traité contre le concile de Rimini . L'Eglise
d'Agen l'honore le 25 avril .
5 Saint Materne fut envoyé dans les Gaules par le
saint -siége avec saint Eucher et saint Valère; sur la fin
du troisième siècle , il devint d'abord évêque de Trèves,
y succéda à saint Eucher et à saint Valère , puis quitta ce
siége pour fonder celui de Cologne, où il mourut en 346 .
Comme évêque de Cologne , il assista à deux conciles tenus
115

contre les donatistes , l'un à Rome ( 313) , l'autre à Arles


(314) , C'est l'apôtre de l'Alsace. Il y détruisit l'idolatrie ,
y fit bâtir plusieurs églises sous l'invocation de saint Pierre.
On lui attribue, entre autres, celle de Saint-Pierre le
Vieux, à Strasbourg , et celle de Dampieter, près de Mol
sheim ; son corps fut transporté de Cologne à Trèves , dans
l'église de Saint -Mathias, où il fut enterré auprès de ses
deux prédécesseurs ; mais en 1037 , Pappo, archevêque de
Trèves , le transféra de là dans l'église métropolitaine , On
célèbre sa fête le 14 septembre .
Saint Maximin , né à Poitiers d'une famille distin
guée, fut mis jeune encore sous la conduite de saint
Agria , évêque de Trèves, qui l'attacha à son église et lui
conféra les ordres. Elu évêque de Trèves en 332, il y reçut
saint Athanase exilé, qui loua la vigilance infatigable, la
fermeté héroïque et la vie exemplaire de son hôte, qui
alors déjà était favorisé du don des miracles . Ils vécurent
ainsi ensemble pendant deux ans . Saint Maximin abrita et
défendit de même saint Paul , évêque de Constantinople,
banni par l'empereur Constance, déclara une guerre ir
réconciliable à l'erreur, empêcha l'empereur Constant de
se laisser séduire par les Ariens , et montra au concile de
Sardique (347 ) une fermeté qui ne savait point mollir,
Pour tout dire , en un mot, il eut l'honneur d'être ex
commupié par les hérétiques . Un jour , allant à Poitiers
visiter sa famille, il y mourut en 349. Son corps fut en
terré près de Poitiers, où il fut découvert en 888 et trans
féré à Trèves. Cette translation solennelle fut accompagnée
de plusieurs miracles. On l'honore le 29 mai .
Nous mentionnerons encore saint Augule, évêque et
martyr, qui est peut-être le même que celui que l'on nomme
saint Quil, dans un canton de la Normandie . Quelques
martyrologistes le nomment Auguste ou Augure . On
trouve son nom dans tous les manuscrits du martyrologe
attribué à saint Jérôme . Il souffrit à Londres, peu après
saint Alban , au commencement du quatrième siècle . On
célèbre sa fête le 7 février.
Saint Marcellin, premier évêque d'Embrun (Haute s
Alpes) , né en Afrique de parents nobles, passa dans les
116

Gaules avec Vincent et Dompin , prêcha dans les pays voi


sins des Alpes et se fixa à Embrun . Désirant s'arracher par
intervalles au bruit du monde, il s'était construit près de
la ville un petit oratoire qui fut consacré par saint Eusebe
de Verceil. C'est là que , passant la nuit en prière, il pui
sait la force de l'apôtre. Aussi rien ne résista à l'influence
de ses exemples et de ses discours : toute la ville d'Embrun
se convertit. Marcellin en fut élu évêque ; il envoya ses
deux compagnons prêcher l'Evangile à Digne et dansdivers
autres lieux. Ces missions furent confirmées par des mira
cles qui éclatèrent au baptistère et plus tard au tombeau
du saint évêque . On en fait la fête le 20 avril . Il est mort
vers 374 .
Saint Simplice, issu d'une famille noble et riche,
songea dès son enfance à se consacrer à Dieu ; mais ses pa
rents, malgré ses larmes et ses prières, le contraignirent
à se marier. La fille qu'il épousa était une sainte , quine
contraria point le saint dans sa vocation . Elle ne fut pour
lui qu'une saur . Aussi , le siége d'Autun devenu vacant,
Simplice fut appelé à le remplir . Sa femme, sûre de sa
propre vertu et de celle du saint évêque , resta sous le
même toit que lui , malgré l'usage contraire ; le monde ,
qui ne put croire à tant d'innocence , s'en scandalisa ; mais
Dieu , qui connaît le secret des caurs , fit deux miracles
pour constater aux yeux de tous la sainteté de leur vie :
les païens se convertirent et quittèrent à jamais le culte de
Cybèle. Simplice fut de longues années évêque d'Autun , et
y mourut béni de tous les fidèles pour sa justice , ses ver
tus et son ardente charité . Sa fête est célébrée le 24 juin .
Saint Cassien , également évêque d'Autun , est regardé
comme Egyptien de naissance. Il passa en Occident sous
Constantin , par suite d'une vision qui l'appelait à y porter
les fruits de son zèle . Il succéda à saint Rhétie , peu avant le
concile de Nicée. Son nom est cité dans plusieurs marty
rologes; mais on a peu de détails sur sa vie. Sa fête tombe
le 5 août .
Saint Servais, dernier évêque de Tongres et premier évê
que de Maëstricht , montra dès sa jeunesse la haute piété qui
le distingua toute sa vie . Il se livra d'abord avec beaucoup
117

d'ardeur à la prédication . Elevé au siége épiscopal de


Tongres, il le transféra à Maëstricht, qui était de son dio
cèse . Dès lors il gouverna son peuple avec une vigilance
et une charité dignes des plus saints évêques. Il assista au
concile de Cologne en 346, recueillit quelque temps
saint Athanase , soutint la foi catholique à Sardique (347) ,
en Illyrie , à Rimini (359) , prédit l'invasion des Huns, dit
saint Grégoire de Tours , chercha à fléchir la colère de Dieu
par toutes sortes d'austérités, fit même un pèlerinage à
Romeen 383, pour invoquer saint Pierre et saint Paul. Là ,
Dieu lui révéla qu'il avait résolu de punir les péchés des
Gaulois par le fléau de la guerre. Servais mourut après
trente-sept ans d'épiscopat. C'était le 13 mai 384. On
célèbre sa fête en ce même jour.
Saint Saintin , premier évêque de Meaux , a occupé
aussi le siége de Verdun . Son histoire est peu connue :
les anciens martyrologes le nomment sous le 22 septembre ,
quoiqu'on célèbre aujourd'hui sa fête le 11 octobre . Il
est spécialement honoré à Meaux, à Verdun , à Tours et à
Chartres .
Saint Lidoire , né à Tours , en devint évêque en 337
et y mourut en 371. Fondée par saint Gatien en 230 , l'é
glise de cette ville était restée sans pasteur jusqu'en 337 .
C'est alors que saint Lidoire y déploya son extraordinaire
piété et son âme tout apostolique. Il båtit la première
église à Tours , et l'administra pendant trente-trois ans.
Le martyrologe lui assigne pour fête le 13 septembre. On
l'appelle aussi saint Lictor. Il eut pour successeur saint
Martin .
Il nous reste , pour clore glorieusement cette longue
liste des saints gaulois du quatrième siècle, à analyser
la féconde et remarquable existence de deux saints dont
les noms sont devenus populaires parmi les chrétiens et
qui ont agi puissamment sur leur époque ; ce sont saint
Hilaire de Poitiers et saint Martin . Analysons leur vie
et leurs écrits.
Saint Hilaire , né à Poitiers d'une des plus illustres
familles du pays, avait été élevé dans le paganisme . En
voyé aux florissantes écoles des Gaules et d'Italie, il se
- 118
livra avec passion aux études littéraires, aux sciences , et
particulièrement à l'éloquence . Les plus riches dons avaient
été prodigués à cette intelligence d'élite. Bientôt cette
áme ardenté, cet esprit aux vastes et profondes concep
tions comprit tout le vide du culte païen , toute la vanité
de la science et toute la fragilité des félicités qui n'ont
pas Dieu pour principe et pour fin : la réflexion le con
duisit aux abords de la foi, la lecture des livres saints
illumina son génie naturel , la grâce le convertit.
Ecoutez ce jeune homme lettré , distingué, parlant de sa
conversion : « Je cherchais à voir l'image de Dieu dans
« les créatures ;je sentais que la foi devait suppléer , pour
« l'atteindre, aux défaillances de la raison , et la convic
« tion de l'immortalité de l'ame naquit de ces justes no
« tions du Créateur , car il ne servirait de rien de l'avoir
« connu ici-bas, si la mort devait pour jamais nous en
« séparer ... J'en étais là , toujours accablé du poids de
« mes pensées et de mes sens, quand j'ouvris l'Evangile à
« ces paroles : Au commencement était le Verbe, etc. Oh !
« alors , tremblante et inquiète jusque- là , mon âme se
« plongea avec délices dans la foi, l'amour et l'espé
« rance... » Dès ce moment sa conversion fut complète.
Hilaire s'était marié, et de son mariage était née une
fille, sainte Aspra ; il gagna sa femme et sa fille à la foi ;
bientôt elles le laissent libre de se donner à Dieu et à
són Eglise .
Le nouveau converti devint le modèle des fidèles de
Poitiers , et à la mort de leur évêque Maxence, frère de
saint Maximin de Trèves, Hilaire fut élu pour lui succé
der (350) . Il se montra bientôt un des plus éloquents dé
fenseurs de la foi orthodoxe , lutta toute sa vie contre les
Ariens : il se fait remarquer au concile de Milan (355) , à
celui de Béziers (356) ; cette année même il adressa
l'empereur Constance une requête hardie , au nom de tous
les évêques des Gaules , contre la violence des hérétiques :
sa fermeté le fit exiler en Phrygie (356) ; mais son peuple
lui resta fidèle, et du fond de l'Asie il gouvernait encore
son Eglise . Il devint même la terreur des Ariens de l'O
rient par ses écrits, au point qu'ils engagèrent Constance
119 -

à les en débarrasser , en le renvoyant dans les Gaules .


Rendu ainsi à son troupeau (360) , il devint comme le
centre des évêques gaulois qui , à l'exemple de saint Phi
bade , s'attachaient à lui comme à la règle vivante de la
foi.
Saint Hilaire , tout en défendant les intérêts généraux
de la vérité, ne cessa de se vouer au salut de son troupeau
avec cette invincible fermeté d'ame et cette mansuétude
de cæur qui font les grands évêques . Dans les détails acca
blants de l'épicospat, il montra constamment un caractère
à la fois aimable et fort, et on admirait en lui deux hom
mes, le généreux athlète du christianisme et le pasteur
tendre et dévoué aux moindres de ses ouailles . Ce grand
docteur de l'Eglise mourut en 368 , aimé de Dieu et des
hommes . De nombreux miracles éclatèrent sur son tom
beau : le Seigneur attestait ainsi aux yeux de l'univers la
sainteté de son serviteur . Sa fête est célébrée le 14 janvier.
Il ne faut pas le confondre avec deux autres saints de
ce nom : saint Hilaire , évêque d'Arles, dont il sera parlé
plus loin, et saint Hilaire , pape (461-467) .
Nous avons vu la vie , les combats et la mort du saint,
examinons maintenant le génie et les cuvres du docteur .
On ne pouvait espérer dans l'Occident cette succession
de grands génies dont s'honore l'Eglise orientale . La dé
cadence de Rome et de l'Italie , la civilisation récente et
toute latine de la Gaule et de l'Espagne n'offraient pas à
l'imagination autant de secours que les lettres grecques
mêlées à l'Evangile. Constantin victorieux , en portant
vers l'Orient son trône et l'étendard de sa foi, semblait
décourager l'essor du génie dans l'Occident ; mais le culte
chrétien avait pénétré trop avant dans les âmes pour ne
pas se fortifier de lui -même . Dans le nombre de ses secta
teurs multipliés chaque jour, il rencontra des génies qui
s'éveillèrent à sa voix , et les Eglises de Gaule , d'Espa
gne et de Mauritanie se vantèrent de leurs orateurs ,
comme celles de la Grèce et de l'Asie . (M. Villemain ,
Tableau de l'éloquence chrétienne au quatrième siècle .)
D'autre part, dans ce siècle où cessa la persécution
brutale des empereurs , on vit l'hérésie , cette sourde et
120

perfide persécution qui s'exerce contre les âmes , répandre


ses ravages jusque dans l'Eglise latine . Elle s'y livrait aux
mêmes excès, aux mêmes violences qu'en Orient; il fallait
peut-être ce nouveau genre de combat pour prouver au
monde que l'Eglise ne craint pas plus les attaques du gé
nie humain que celles du glaive . L'Eglise amassa sur ce
nouveau théâtre de nouveaux lauriers . L'hérésie trouva
des adversaires redoutables, de saints docteurs qui la
poursuivaient sans relâche et dont le talent se montrait
avec plus d'éclat dans la persécution même.
Saint Hilaire , le second par la date de ses écrits , fut,
par le génie , l'un des premiers Pères de l'Eglise des Gau
les. Il conquit sa foi à la sueur de son front et il la défen
dit , non-seulement avec une profonde conviction , mais
avec connaissance de cause . Lorsqu'il eut achevé ses étu
des, qui furent brillantes, il voulut connaître tous les
écrivains juifs, païens et chrétiens : il acquit une si
grande érudition , qu'il passa pour l'un des plus savants
hommes de son temps . Plus tard , quand la vérité se fut
révélée à son génie , il se mit au service de la vérité. Il
lutta toute sa vie contre l'erreur qui pervertissait les âmes .
Cet amour intelligent et profond de la vérité ne craint
plus aucun obstacle, ne calcule plus aucun intérêt tempo
rel : Hilaire, zélé défenseur de la foi de Nicée, encourt la
disgrâce de l'empereur Constance, trompé par les Ariens ;
il est envoyé en exil : sa grande ame grandit encore dans
l'exil , et lorsque, après plusieurs années, il revint à Poi
tiers , les Gaules le reçurent, dit saint Jérôme, comme un
héros sortant de l'arène , illustré par ses combats contre
les hérétiques .
Les belles provinces destinées à devenir la France, lui
doivent d'avoir échappé à l'arianisme qui les eût perdues
peut-être sans retour. Son courage les sauva et son génie
les vivifia des flots de cette parole que saint Jérôme, par
une image aussi hardie que vraie , compare à un fleuve,
au Rhône, le plus impétueux de nos fleuves : Hilarius, elo
quentiæ latinæ Rhodanus '. En effet, la dialectique vigou
L'arianisme s'était impatronisé à la cour par les femmes : l'empereur
Constance , dont Ammien -Marcellin , auteur païen , dit ; « Mettant sur la
121

reuse, abondante dans ses raisonnements, nourrie de la


doctrine qui vient d'en haut , vive , pressante, impétueuse
dans sa marche, soutenue par le nombre et la pompe des
périodes , par l'harmonie éclatante de l'expression , se pré
cipite et roule avec majesté, renversant, entraînant tous
les obstacles .
Ces beautés conduisent quelquefois saint Hilaire à des
défauts : il tombe dans la recherche, sa phrase est embar
rassée par sa longueur même , et son style devient ainsi
parfois obscur et enflé.
Les œuvres de ce saint docteur se composent de douze
livres sur la Trinité, d'un traité des Synodes, d'un Com
mentaire sur saint Matthieu et sur les psaumes , et de trois
livres ou requêtes adressées à l'empereur Constance ; elles
ont eu plusieurs éditions ; la meilleure est celle de dom
Constant, Paris , 1693 , in - folio. Véhément, impétueux et
terrible quand il lutte contre l'hérésie, ou quand il écrit
pour la troisième fois à l'empereur arien , saint Hilaire
est d'une grâce extraordinaire quand il écrit à sa fille :
le docteur disparaît alors, on ne sent plus que la tendresse
même ligne le bien et le mal , le juste et l'injuste, Constance surpassa cer
tainement en cruauté Caligula , Commode et Domitien ; sa férocité égalait
celle de Gallien. » Les magistrats disaient aux évêques : « Souscrivez les
formules ariennes ou quiitez vos églises ; la volonié de l'empereur doit
tenir lieu de canons. » Constance, abusant de son pouvoir, avait fait con
damner, dans les conciles d'Arles, de Milan (355) et de Béziers ( 356) , le
grand Athanase. Le torrent menaçait l'Occident : Hilaire alors se jeta au
devant de l'erreur , entraina les évêques des Gaules et se sépara publique
ment des ariens d'Orient; il écrit une première leure de conciliation à
l'empereur, tremblant devant les barbares. Elle ne fit que redoubler la
rage des hérétiques. Exilé, le grand évêque s'affermit dans la lutte : « Là ,
dit Chateaubriand , ce génie enthousiasie, s'enfonçant dans la solitude,
comme un glaive ardent dans le fourreau , » écrivii au milieu des sables
le livre de la Trinité, dans lequel , monté sur le cothurne gaulois, comme
dit saint Jérôme , il expose le dogmecatholique et poursuit de sa brûlante
argumentation les erreurs ariennes. « Tout exilé que nous sommes , dit-il ,
nous parlerons par ces livres, et la parole de Dieu, qu'on ne peut retenir
captive, fera partout de saintes excursions. » A ce livre du saint docteur
les évêques orthodoxes des Gaules répondirent par une profession de foi
qu'ils en voyèrent au noble proscril pour le consoler, et Hilaire leur adressa
un nouvel écrit intitulé Des Synodes. Comme Athanase près des sépulcres
des Pharaons , Jérôme à Belbléem , Augustin sur les ruines de Carthage,
ainsi Hilaire,du fond de sa grolle, remuait encore le monde par ses écrits,
que des messagers portaieni d'un rivage à l'autre;ils circulaientpar lout
l'univers, ils étaient dévorés par le peuple , par les femmes, aussi bien que
par les chefs de la chrétienté. Progrès immense qui signalait, déjà alors,
le triomphe de la vérité sur les passions sensuelles, politiques ou guer
rières .
122

du père épurée par la foi de l'évêque . Son langage mys


tique et figuré rappelle alors les suaves allégories du Can
tique des cantiques et les touchantes paraboles de l'Evan
gile . Ses instructions paternelles aux fidèles assemblés
prouvent combien dans cette grande ame la douceur s'al
liait à la fermeté et la tendresse à l'énergie .
Celui de ses ouvrages qu'il faut placer au premier rang
non -seulement parmi ses écrits, mais parmi ceux que
noiis a laissés l'antiquité, c'est son Traité de la Trinité.
Après en avoir développé les mystères et rappelé l'in
cohérence et l'incertitude de la philosophie humaine, il lui
oppose la certitude et le concert de l'enseignement chrétien ,
dans les deux Testaments. Le but principal de l'ouvrage est
de prouver ainsi la Trinité, la consubstantialité des person
nes divines , et en particulier la divinité de Jésus -Christ,
et de réfuter les objections de Sabelliüs et d'Arius. Quelle
plénitude infinie de foi et de vigueur dans ces pages élo
quentes qui semblent émanées de cette fontaine d'eaux
vives qui rejaillissent jusqu'à la vie éternelle !
Saint Hilaire, reproduisant la doctrine des premiers
Pères, saint Justin , saint Irénée, Origène , Théophile d’An
tioche, Clément d'Alexandrie, Tertullien, saint Cyprien,
pose comme une vérité incontestable que , chaque fois
que Dieuapparaît dans l'Ancien Testament , sous une figure
humaine, c'est le Verbe qui se manifestait ainsi , voulant,
en quelque sorte, nous habituer d'avance à l'incarnation
réelle . Tradition admise même par les Ariens et continuée
depuis par saint Ambroise, saint Augustin , saint Léon le
Grand , et chez les modernes, par Bossuet . C'est là une des
vues les plus profondes et les plus lumineuses , pour bien
saisir l'ensemble et la merveilleuse beauté des deux al
liances .
L'histoire aurait à recueillir de grands traits d'éloquence
dans les trois livres ou requêtes de saint Hilaire. Nous re
grettons de ne pouvoir les citer ici : nous ne pouvons
qu'exhorter nos lecteurs à les lire dans les euvres mêmes
de l'illustre docteur, qui a été une des plus pures gloires
de l'Eglise , car sur son front d'évêque brillent à la fois la
splendeur du génie et l'auréole de la vertu.
123 -

11composa en outre un cantique du matin et du soir


qu'il envoya à sa fille et un grand nombre d'hymnes que
l'on chantait dans les assemblées des fidèles, selon l'usage
oriental importé par lui dans l'Eglise d’Occident . Il s'oc
cupait aussi à peindre et à transcrire les livres sacrés .
Saint Hilaire se vit revivre dans un de ses disciples
qui lui vint, un jour, d'une compagnie de vétérans impé
riaux , sortie du fond de la Pannonie (la Hongrie actuelle),
c'est saint Martin . Né à Sabarie , ville de cette contrée,
sous le règne du grand Constantin (316), de parents ido
lâtres, il fut chrétien malgré eux . Pendant que son père,
tribun dans les armées romaines , cherchait à l'attacher à
ses idoles et à ses drapeaux , Dieu l'attirait à lui en lui in
spirant un profond dégoût pour les idoles de la famille . A
l'âge de douze ans , il assistait secrètement aux assemblées
des fidèles et se faisait inscrire au nombre des catéchumè
nes. Bientôt sa jeune et pieuse imagination s'enflamma
au récit des félicités de la vie monastique de l'Orient et son
ceur s'éprit de la solitude . Mais ce projet avorta. Un ordre
de l'empereur l'appela à dix-sept ans dans les légions qui de
vaient défendre les Gaules . Quoiqu'il n'eût point encore
reçu le baptême, il conserva soti caur pur au milieu des
camps . Sa charité était sans bornes . Soigner les malades ,
soulager les membres souffrants de Jésus - Christ, était
son bonheur. Un jour , c'était l'hiver , n'ayant plus rien
à donner, il rencontra près de la porte d'Amiens un pau
vre sans vêtements , il coupa son manteau en deux pour
lui en donner la moitié . Ses compagnons se moquèrent
de cette action héroïque ; mais , la nuit suivante, Jésus
Christ lui apparut revêtu de son aumône , et luidit : « Mar
tin est encore catéchumène et il m'a donné ce manteau . »
C'était prouver une fois de plus la vérité de cette autre pa
role : « Ce que vous ferez au moindre de vos frères, c'est
à moi que vous le faites. »
La grâce du baptême suivit de près cette vision .
Devenu chrétien , Martin resta encore deux ans sous les
drapeaux ; mais, impatient de se consacrer entièrement
au service de Dieu , il alla demander son congé . C'était
la veille d'une bataille . Bien plus, Julien l'Apostat com
124

mandait l'armée; pour qu'on ne pûtpas l'accuser delacheté,


Martin lui dit : « Jusqu'à présent, j'ai combattu pour
« vous, souffrez que je combatte maintenant pour Dieu ;
« ses combats sont plus grands et ses récompenses plus
« riches que les vôtres ; ce n'est plus une couronne éphé
« mère, c'est une gloire immortelle qu'obtiennent les
a vainqueurs . Si c'est à la peur , non pas à ma foi, que
« vous attribuez ma demande, placez-moi demain à la
a tête de l'armée et vous me verrez , avec le seul nom de
« Jésus-Christ et le signe de sa croix, sans casque et sans
« bouclier, pénétrer dans les bataillons ennemis . » Julien
accepta le défi; mais Dieu lui reſusa le miracle en chan
geant les dispositions des barbares qui se soumirent, et
tout fut dit. Martin quitta la vie militaire , se mit quel
que temps sous la direction de saint Hilaire , son père dans
la foi, puis il alla faire dans sa famille le premier essai de
son apostolat : il convertit sa mère; mais son père , en
qui vivait le vieux soldat avec ses passions et ses préjugés,
resta fidèle à ses dieux . Il fit encore quelques conquêtes
dans sa famille, mais voulant ramener à Dieu ses compa
triotes , il se vit persécuté et chassé par eux de son pays
natal . Où aller ? à Poitiers ? Saint Hilaire lui-même en
était banni . Il se rend à Milan , où il établit un monastère :
mais les Ariens le forcent de quitter le pays ; il se retire
près de Gênes, où il vécut quatre ans dans la société d'un
saint prêtre dont le nom est resté le secret de Dieu .
Mais voici saint Hilaire de retour à Poitiers ( 360) ,
Martin alla l'y rejoindre, et, revêtu du sacerdoce, il båtit
à Ligugé , en Poitou , un monastère où il eût désiré vivre
et mourir. Dieu l'appelait à l'épiscopat. Saint Lidoire étant
mort, le peuple enleva par ruse Martin pour le mettre sur le
siége de Tours (724) . Il avait alors cinquante ans. Humble
et mortifié sous la mitre , saint Martin fut favorisé du don des
miracles . Alors quels travaux pour extirper l'idolâtrie qui ,
chassée des villes, s'était réfugiée dans les campagnes.
Mais le serviteur de Dieu commandait aux éléments , à la
maladie, à la mort ; les temples croulent à son approche,
à sa prière, une fameuse idole qui dominait la ville d'Am
boise est renversée par la foudre.
125

Le jour , il le donnait à son diocèse , la nuit à ses disci


ples , qui l'attendaient chaque soir dans leurs rochers de
Marmoutiers. Son plus bel éloge est dans le nom de ceux
qu'il forma dans cette pieuse solitude : saint Paulin de
Nole ; saint Clair , saint Maximin deChinon ; saint Patrice ,
l'apôtre de l'Irlande ; saint Saudence, évêque de Novare ;
saint Florent, et saint Florien , son frère, et saint Héros , ar
chevêque d'Arles .
Il défendit la foi contre les Priscillianistes d'Espagne ,
soutint la religion devant l'empereur Maxime, plaida
même pour que, loin d'exterminer les hérétiques, on les
convertît avec douceur. Martin était le génie de la charité.
Quand vint la vieillesse , Dieu lui fit annoncer par un ange
que sa fin approchait ; mais il voulut terminer sa vie par
une euvre de charité : il alla à Landes réconcilier des
frères ennemis , puis voyant que sa carrière allait finir, il
dit à Dieu , au milieu de ses disciples plongés dans la dou
leur : « Mon Dieu , si je suis encore nécessaire à votre peu
ple , je ne refuse pas le travail, que votre volonté soit
ſaite ! » La volonté de Dieu était de couronner sans délai
tous ses travaux ; il se mourait ; ses disciples voulant éten
dre un peu de paille sous ses membres affaiblis, il dit :
« Mes enfants, ne faut -il pas qu'un chrétien meure sous
le cilice et sur la cendre ? C'est un exemple que je vous
dois . » On chercha à donner seulement à son corps une po
sition plus commode . « Non , mes enfants, dit- il , laissez
moi regarder ainsi le ciel, afin que je montre à mon âme
le chemin qui va la conduire à Dieu . » C'est ainsi qu'il
expira le 9 novembre 396 , âgé de quatre- vingt-sept ans .
On comprend que de tels hommes ont dû avoir sur leur
siècle une puissante influence : Hilaire et Martin couron
nent dignement cette glorieuse liste de saints et de mar
tyrs qui ont illustré notre beau pays à cette époque .
Cinquième siècle.

Déjà nous entrons dans la première époque du moyen


åge qui comprend une durée ou période de 394 ans , de
puis l'invasion des barbares en 406 jusqu'au renouvelle
ment de l'empire d'Occident par Charlemagne en 800 .
126

Le cinquième siècle est celui de la décadence etdela chute


de l'empire romain d'Occident . Nous avons assisté à la lutte
sanglante du paganisme contre l'Eglise de Dieu , et nous
avons vu le sang des martyrs triompher du glaive des em
pereurs . La lutte finie, l'Eglise reste debout et le trône
impérial chancelle. La corruption des mours païennes,
l'abaissement des caractères et des courages produit par
des siècles de luxe et de jouissances matérielles , avaient
rendu inévitable la ruine du vieux monde. D'autre part,
la jeunesse , l'incapacité et la faiblesse des fils de Théodose
le Grand , devinrent une nouvelle cause de troubles et de
sanglantes révolutions . Honorius , en Occident , avait re
mis toute son autorité entre les mains d'un Vandale, son
favori, nommé Stilicon , brave et prudent capitaine dont
les services ne purent sauver l'Etat ; Arcadius , en Orient,
gouverné successivement par Ruffin , par l’eunuque Eu
trope et par Eudoxie, sa femme, ne pouvait être d'aucun
secours à son frère. Il devait en être ainsi . Dieu , comme
jadis à l'égard des Juifs de la Palestine , avait montré la
lumière et la vraie civilisation aux Romains ; maîtres du
monde , ils devaient servir le plan de Dieu dans l'univers ;
mais ils ont rejeté la lumière , ils ont voulu étouffer la ci
vilisation évangélique , et alors Dieu les brisa comme un
instrument indocile que la main de l'ouvrier met en pièces
dès qu'il ne peut servir à son œuvre .
Voilà pourquoi la Providence laissa tomber l'empire
romain dès que les crimes de ses maîtres et l'indocilité
des peuples les rendent indignes de leur mission . D'au
tres peuples viendront les remplacer . Les barbares sont
appelés à se partager les ruines du monde romain , A eux
sera confiée la mission de conserver intact le dépôt de la
vérité et de la civilisation . Ce sont des races jeunes et vi
goureuses qui auront la vivacité de l'esprit, la droiture de
la raison , la générosité du cour , un sentiment profond
de la justice, une bouillante ardeur dans les combats , et
un jour viendra où elles mettront au service de la foi leurs
talents et leur épée qui vont renverser le colosse vermoulu
du paganisme romain. Voyez ces essaims de guerriers, ces
barbares de la Germanie poussés par ceux de la Scythie
.
127 .

ils croient marcher à la destruetion seule de l'empire , et


ils vont à celle de l'erreur et du mensonge : Goths , Van
dales , Suèves , Alains, Allemands , Bourguignons , Huns,
tous sont poussés , entraînés par une voix mystérieuse
vers le Midi pour en chasser la race abåtardie des Ro
mains . Le secret de ces invasions n'échappe pas même à
la sagacité des païens ; ils attribuent leurs revers à la co
lère des dieux et rendent le christianisme responsable
de l'humiliation du Capitole ; mais les orateurs chrétiens,
Jérôme , Paul Orose , prêtre espagnol , et saint Augustin ,
répondent à ces plaintes amères en démontrant les véri
tables causes de ces revers trop mérités . Les chefs des
barbares savent bien aussi ce qu'ils viennent faire en
Occident : Alaric , roi des Visigoths, ne dit- il pas à un er
mite qui le menace de la colère de Dieu : « Une voix inté
rieure me crie sans cesse : Marche et va saccager Rome ? »
Attila ne se faisait - il pas donner le titre officiel de Fléau
de Dieu , disant de lui-même , en parlant de Rome :
« L'étoile tombe, la terre tremble , je suis le marfeau de
l'univers . L'herbe ne croît plus partout où le chevald’At
tila a passé . » Ces paroles d'une sauvage énergie indiquent
bien qu'il savait qu'en frappant sur les terres de l'empire
des coups si redoutables , il répondait à un appel d'en
haut .
Le vieux monde va donc s'ébranler ; la ville éternelle
bientôt n'aura plus rien à dire dans les affaires de tant de
peuples soumis à son joug pendant de longs siècles ; mais
sur ses ruines va s'élever un monde nouveau ; à sa toute
puissance matérielle succédera une puissance morale qui
guidera les peuples dans les voies d'un progrès autrement
durable ; à la place des empereurs on verra le pontife ro
main parlant à l'univers chrétien ; à la place des préſets
païens on admirera la sainte influence de l'épiscopat ; dans
le dernier hameau de ce colossal empire Dieu trouvera un
ministre pour redire à tous les éternelles vérités et les
ineffables consolations prêchées par le chef de l'Eglise ,
vicaire lui-même de Jésus-Christ , son fondateur.
Cette nouvelle puissance s'était formée à l'ombre du
colosse romain qui tombait en ruines ; de longue date ,
C
128

Dieu avait préparé son Eglise pour recueillir les plus beaux
lauriers sur ce nouveau champ de bataille . Au moment où
les barbares viennent frapper de toutes parts aux portes
de l'empire , ils rencontrent déjà partout la religion de
Jésus-Christ comme une force morale plus haute , plus
imposante, plus souveraine que celle des armes ; et quand
tombe le dernier César , l'autorité du pontife romain est
tout établie ; vainqueurs et vaincus tombent à genoux de.
vant la croix triomphante et se laissent conduire par la
main providentielle du vicaire de Dieu sur la terre . Les
vainqueurs ont besoin d'une répression douce et per
suasive pour ne point abuser de la victoire en écrasant
les vaincus , et ceux-ci , dans maintes situations , ont be
soin de protecteurs et de consolateurs : les uns et les
autres trouveront des amis , des conseillers , des pères
et des consolateurs dans leurs évêques . La force vi
tale de cette société , mêlée de barbares , moitié ido
latres , moitié ariens, se concentrera ainsi tout entière
dans l'Eglise catholique qui , seule alors , présentait
un admirable spectacle d'unité intellectuelle et morale.
Enfin les Etats modernes seront formés et se développe
ront au moyen age sous l'influence de la religion et des
mæurs chrétiennes représentées par les papes, les évêques
et les prêtres . Tel est pour nous le grand enseignement de
l'histoire à cette époque si peu comprise , si indignement
calomniée !
L'Eglise , à cette époque de régénération , gagnait en
force, en union , en concorde ce que l'empire perdait en
grandeur. Dieu mit à la tête du mouvement religieux un
pape d'une prudence consommée jointe aux lumières d'un
esprit d'une justesse et d'une profondeur remarquables,
Innocent 1" (402-417); et il envoya à son Eglise des
hommes de génie capables de dominer leur siècle et de lut
ter avec avantage contre toutes les tempêtes qui pouvaient
assaillir la barque de Pierre .
En Orient, c'était saint Jean Chrysostome , le plus éloquent
des Pères de l'Eglise grecque , et qui , né à Antioche (344) ,
fut avocat , anachorète, prêtre , puis élevé sur le siège de
Constantinople, et combattit l'hérésie arienne jusqu'à sa
129
mort (407) , dans des ouvrages où l'on trouve l'énergie
de Démosthène jointe à l'abondante facilité de Cicéron.
Dans l'Eglise latine,c'était saint Jérôme, né à Stridon
en Pannonie (331 ), qui , élevé à Rome, voyagea dans la
Gaule, dans l'Asie, visita les saints lieux , en revint pour
devenir secrétaire du pape Damase, expliquant les saintes
Ecritures au peuple , traduisant la Vulgate, publiant un
grand nombre d'ouvrages d'un style pur, éloquent et plein
de chaleur, enfin mourant en Palestine , en 420 , avec la
réputation du plus savant docteur de l'Eglise latine .
En Afrique , c'était saint Augustin , né en 354 , à Ta
gaste en Numidie, d'un père païen et d'une mère chrétienne ,
sainte Monique . Converti à l'âge de trente-deux ans par
saint Ambroise, et devenu prêtre et évêque d'Hippone, il
consacra sa haute intelligence à la défense de la vérité
contre les attaques des donatistes , des manichéens et des
pélagiens, et laissa des ouvrages immortels. Il mourut à
Hippone (430) au momentmêmeoù l'incendie allumé par
les Vandales dévorait sa ville épiscopale. Avec lui mourait
l'Afrique chrétienne et civilisée.
En Asie , c'était saint Cyrille , patriarche d'Alexandrie
en 415. Il déploya un grand zèle contre les novatiens ,
chassa les juifs d'Alexandrie , combattit Nestorius , qu'il fit
condamner par le concile d'Ephèse (431 ), écrivit contre
Manès, Photin, Apollinaire et Julien l'Apostat, et mourut
(444) méritant le titre de Défenseur de l'Eglise que lui
décerna le pape Célestin 1 .
Ce sont là les quatre grandes lumières de ce siècle où
leurs écrits , leur parole et leur sainte vie eurent une pro
fonde et irrésistible influence dans toute l'Eglise .
Mais, après cette vue générale sur les grandes phases de
l'histoire du cinquième siècle, rentrons dans notre sujet,
et voyons où en était l'Eglise des Gaules au moment de
l'invasion des barbares .
Les Gaules comptaient en ce siècle un grand nombre
de ' saints et savants évêques dont toute la vie était consa
crée à la propagation de la foi et au bonheur des peuples :
à Bordeaux, saint Delphin (403) ; à Rouen , saint Victrice
(415) ; à Toulouse, saint Exupere (409) ; à Marseille, saint
9
-
130 -

Procule; à Apt, saint Castor ; en Auvergne, saint Rus


tique (423) ; à Arles, saint Honorat (429), fondateur du
monastère de Lérins ; à Langres , saint Grégoire ; à
Auxerre , saint Germain et son ami saint Germain ,
évêque régionnaire ; à Orléans, saint Prosper ' ; à Tours ,
saint Perpétue ou Perpète ; à Arles , saint Hilaire ; à
Vienne , en Dauphiné , saint Mamert ' ; à Orange, saint Eu
trope ; à Vienne, saint Simplice ; à Bordeaux , saint Amand ;
à Paris, saint Marcel ; à Toul , saint Aper , vulgairement
saint Evre ; à Riom , saint Amable ; à Tours, saint Brice ;
à Fréjus, saint Léonce, frère de saint Castor ; à Reims,
saint Nicaise ; en Auvergne , saint Vénérand, successeur
de saint Artème et prédécesseur de saint Rustique ; à Ver
dun , saint Polychrone ; à Trèves , saint Sévère ; à Châlons
sur -Marne, saint Alpin ; saint Paulin , né à Bordeaux,
évêque à Nole en 358 ; à Narbonne, saint Rustique ; à
Riez, saint Maxime; à Genève , saint Salone ; à Vence, saint
Véran ; à Lyon, saint Eucher ; à Clermont, saint Eparque et
saint Sidoine Apollinaire , son successeur ; à Troyes, saint
Loup ; à Auch, saint Orient ; à Auxerre, saint Amateur ;
à Orléans, saint Aignan ; à Lyon , saint Patient ; à Metz ,
saint Auteur ; à Alby, Diogénien ; à Angoulême, Dyna
mius ; à Cahors, Alithius ; à Périgueux , Pégasius ; men
tionnons encore Victorius du Mans , Léon de Bourges ,
Eusébe de Nantes, Amandin de Châlons -sur -Marne, Ger
main de Rouen , Anthénius de Rennes ; à Autun , saint Eu
phrone; à Toulon , saint Gratien ; à Reims , saint Remi .
Parmi les prêtres, nous trouvons saint Romain et saint
Lupien , fondateurs du monastère du mont Jura ; saint Ma
mertin, saint Florent, saint Gonnade, saint Allode ou Al
logius, saint Abraham , abbé en Auvergne ; saint Vincent
de Lérins; enfin saint Oyend , abbé de Condat.
Parmi les laïques, on cite la veuve sainte Eutrope , et
une autre sainte Eutrope qui souffrit le martyre (404)
91Né en Aquitaine en 403 ,mort vers 463, cultiva les lettres avec succès,
écrivit contre les semi-pélagiensun poëme latin intitulé les Ingrats. On a
aussi de lui une Chronique estimée .
Mort en 477. C'est ce pieux archevêque qui institua à Vienne, en 474,
les jeunes et les processions des Rogations, dont la pratique se répandit
bientôt dans les Gaulesetfut reçuedans lasuite par toute l'Église. Ce fut
le pape Léon III qui les établit dans l'Église romaine ( 795-816 ).
131
avec saint Tygrius ; puis sainte Ménéchide, vulgairement
sainte Menehould , qui a donné son nom à la ville du dé
partement de la Marne où elle fut enterrée ; sainte Fra
neule, sainte Libère ou Libérie, sainte Aimée , sainte Pu
siane, sainte Hou ou Hoïlde , Othilde ou Hilde ; enfin sainte
Lutrude ou Lintrude , vulgairement appelée sainte Lindru,
vierge. Ces quatre dernières étaient swurs selon la foi
comme selon la nature .
Quelle armée de saints sans compter ceux dont l'his
toire ne fait point mention ! Quelle sainte et puissante in,
fluence de pareils exemples n'ont- ils pas dû exercer sur un
siècle où des races barbares venaient se mêler aux peuples
en possession du territoire gaulois ! Dieu multipliait ainsi
ses saints pour les opposer aux hordes barbares, afin de
les adoucir et de les ramener au sein de l'Eglise.
Suivez les invasions, et vous comprendrez les immenses
services que le clergé a rendus aux peuples à cette époque
importante de notre histoire.
Ainsi , quand , au dernier jourde l'an 406 , les Vandales
et les Alains, après avoir dévasté la première Germanie,
pris et ruiné Mayence, Worms, Spire, Strasbourg , etc., des
cendirent en Aquitaine et dans les provinces lyonnaise et
narbonnaise, ils rencontrèrent un puissant obstacle à Tou
louse dans la vertu de saint Exupère . Ce digne pasteur
vendit jusqu'aux vases sacrés pour vêtir et nourrir le peu
ple , et, dit saint Jérôme, la sainteté de l'évêque servit
comme de rempart à la ville .
Quand plus tard (414) les Bourguignons s'établirent
dans la Gaule, d'abord sur les bords du Rhin, puis dans le
bassin du Rhône, ils se convertirent tous à la foi et trou
vèrent les évêques pour les instruire et les former aux
meurs chrétiennes .
Quand Attila, à la tête de cinq cent mille hommes ,
s'empare de Metz (451 ) , y met le feu , massacre les habi
tants avec les prêtres, chasse en exil saint Auteur , leur
évêque ; saccage Trèves, Tongres, Arras, Cambrai et Reims
et se prépare à de nouveaux exploits du même genre, c'est
un évêque qui fléchit le barbare : saint Loup, évêque de
Troyes, ne cesse d'implorer la miséricorde de Dieu par ses
132

prières, ses larmes, ses jeûnes et ses bonnes cuvres, puis,


rempli d'une confiance surnaturelle, il revêt ses habits
pontificaux, marche à la rencontre d'Attila , et lui de
mande : « Qui êtes- vous, pour vaincre tant de rois et de
peuples, ruiner tant de cités et subjuguer l'univers ? » At
tila répondit fièrement : « Je suis le roi des Huns, le Fléau
de Dieu. - Si vous êtes le fléau de mon Dieu , répliqua
l'évêque, souvenez-vous de ne faire que ce que vous per
met la main qui vous meut et vous gouverne . » Attila,
étonné de la fierté toute gauloise de cette réponse et de
la majesté du saint pontife, promit d'épargner la ville , et
la traversa sans lui faire le moindre mal .
A Paris , l'alarme fut si grande, que les habitants épou
vantés voulaient s'enfuir dans des places mieux fortifiées.
Sainte Geneviève , l'humble vierge de Nanterre , que saint
Germain et saint Loup avaient consacrée à Dieu , se fit la
patronne et la mère de la cité , releva le courage du peu
ple, pourvut à ses besoins , lui assura des subsistances et
promit, au nom du ciel, que le Fléau de Dieu n'approche
rait point des murs de Paris . Il changea , en effet, de di
rection et vint jeter ses hordes sauvages sur Orléans. Cette
ville avait pour évêque saint Aignan, homme d'une émi
nente sagesse et d'une grande sainteté. Il se mit en prière
avec son peuple , et dit à ses ouailles consternées : « Regar
dez du haut du rempart de la ville si la miséricorde de Dieu
vient à notre secours. » Il espérait voir arriver Aétius,
général des Romains , qu'il avait été trouver à Arles , dans
la prévision de l'avenir. Mais comme personne ne se mon
trait, et que déjà les habitants pressés par la famine al
laient ouvrir les portes aux assiégeants, le saint évêque
leur dit une seconde fois . « Priez avec ferveur, car le
Seigneur vous délivrera aujourd'hui même. » Ils se mirent
à prier et à regarder de nouveau sans voir arriver aucun
secours ; alors l'évêque , comme inspiré d'en haut, leur
dit : « Si vous suppliez Dieu sincèrement, il va vous se
courir promptement. » Cette troisième prière finie, le
saint vieillard leur ordonna de regarder , et ils virent au
loin comme un nuage qui s'élevait de la terre : « C'est
le secours de Dieu ! » dirent- ils, il était temps : déjà
133 -

les remparts allaient s'écrouler sous les coups du bélier,


lorsqu'Aétius et Théodoric, roi des Goths, renversent les
rangs ennemis et délivrent la ville . Attila , frémissant de
rage, se retire dans les plaines de Châlons pour prendre sa
revanche. Aétius, Théodoric et un prince des Francs , Mé
rovée , qui commandait un corps de sa nation , lui offrent
la bataille. Un million d'hommes se trouvent en présence ;
trois cent mille restent sur place. Attila , complétement
battu, s'enfuit de son camp et repassele Rhin (451 ) . Mais il
reparaît ensuite, plus terrible que jamais , en Italie, assiége
et ruine Aquilée, Padoue, Vicence , Vérone, Brescia et Ber
game , pille Milan et Pavie et arrive près de Mantoue , sur
les bords du Mincio. On pensait que la dernière heure de
l'empire romain était venue : saint Léon le sauva encore
cette fois. Il se présenta comme l'envoyé du ciel devant le
farouche vainqueur. Le pape, représentant de la majesté
de l'Evangile , fait à la majesté de la force brutale ses pro
positions de paix , et l'épéed'Attila s'incline devant la tiare.
Le terrible guerrier va mourir subitement au delà du Da
nube, au milieu de ses rêves de destruction (453) . Deux
ans plus tard (455) , le même pape obtint de Genséric la
promesse d'épargner la vie et l'honneur des malheureux
Romains et de respecter les monuments publics . Et le bar
bare tint parole .
Cependant les Visigoths s'avancent de plus en plus dans
la Gaule. L'Auvergne et le Berri seuls avaient repoussé
leur domination . Tout à coup ils paraissent devant Cler
mont. Cette ville avait pour évêque saint Sidoine Apolli
naire ; né à Lyon (430 ), neveu de l'empereurAvitus, poëte,
historien , littérateur, il avait montré dans la carrière po
litique toutes les qualités d'un grand homme. Esprit,
érudition, bonté, prudence , éloquence vive et insinuante,
il mit tout au service de la vérité , succéda à Eparque ,
évêque de Clermont , et se dévoua entièrement au salut de
son peuple . Il anima le courage des habitants de Clermont
au point qu'ils se défendirent avec désespoir , souffrirent
la peste et la famine et forcèrent les Visigoths à lever le
siége.
Ces malheurs continuels portèrent une partie des Gau
134

lois à blasphémer la Providence. Pour apaiser ces injustes


clameurs, un homme s'éleva pour venger la vérité outra
gée . C'était Salvien , prêtre de Marseille ,une des lumières
de son siècle. Nouveau Jérémie , il reproche aux murmu
rateurs leurs coupables accusations : « Ayons honte de
notre conduite, dit-il; nous sommes surpris qu'étant si vi
cieux , nous soyons si misérables ! Nous trouvons étrange
que ceux qui ont nos crimes en horreur possèdent nos
biens ! Ne cherchons pas d'autres causes de nos malheurs ;
ce n'est ni notre faiblesse, ni la force de nos ennemis qui
leur a assuré la victoire , ce sont nos vices, et nos vices
seuls qui nous ont vaincus. »
Ainsi le clergé est partout où les besoins des peuples ré
clament sa parole, ses instructions, son secours, même le
secours matériel : ainsi , au milieu de la détresse générale
produite par des guerres incessantes , nous voyons saint
Patient, évêque de Lyon et successeur de saint Véran , en
voyant à Arles , à Kiez, à Avignon , à Orange, à Viviers , à
Valence et en Auvergne le blé nécessaire à la subsistance
des pauvres .
Cependant une nouvelle puissance s'élève dans le nord
de la Gaule : c'est celle des Francs, qui s'y fixent définitive
ment sous la conduite de Mérovée (448) ; à sa mort , son
fils Childéric est proclamé roi (456) , et bientôt nous ver
rons s'ouvrir sous les auspices de Clovis cette longue suite
de rois qui ont élevé si haut la gloire de la France .
Les plaies de toutes ces invasions seront adoucies par le
clergé, la paix extérieure sera accordée aux prières d'une
sainte reine, et alors l'Eglise continuera avec moins d'en
traves son cuvre civilisatrice. Dès ce moment nous entrons
plus spécialement encore dans l'étude de l'histoire de no
tre pays .
135 -

} CHAPITRE III .

Action du clergé dans les Gaules depuis la conversion de Clovis (496)


jusqu'au renouvellement de l'empire d'Occident (800).
SI .
Clovis et saint Remi .

Nous entrons dans la première époque du moyen age,


qui embrasse une durée ou période de 394 ans et s'étend
depuis l'invasion générale des barbares, en 406 , jusqu'au
renouvellement de l'empire d'Occident par Charlemagne,
en 800. Tout ce que nous avons dit, jusqu'à ce moment,
n'est qu'une étude préliminaire à tout ce qui va suivre.
Nous avons dessiné le terrain , étudié les meurs, la reli
gion , le caractère des diverses nations qui étaient mêlées
plus ou moins à la nation gauloise ; nous avons examiné
particulièrement celle-ci dans son origine, son caractère,
sa religion, ses meurs. Jusqu'au moment de l'invasion des
barbares, l'empire romain étendait son bras de ſer sur
toute l'Europe ; mais voici venir un moment de crise uni .
verselle : c'est une lutte à mort entre les Romains et les
barbares ; c'est le plus grand mouvement de dissolution
et de formation dont l'histoire fasse mention . Bientôt , sur
les ruines de la puissance romaine , s'élèveront des natio
nalités nouvelles, qui auront chacune leur histoire et leur
destinée. Aussi nos observations n'auront-elles plus , dès
ce moment , un caractère de généralité ; nous entronsfran
chement dans l'histoire spéciale de la nation franque, dès
qu'elle sera formée , assise sur un point fixe, et alors nous
verrons le clergé marcher à côté du trône et répandre , à
tous les degrés de l'échelle sociale, les immenses bienfaits
de la religion et de la civilisation .
Comme nous l'avons vu , les Francs (hommes libres)
étaient des tribus germaines qui , sous ce nom de Francs ,
avaient formé une confédération dans un intérêt commun
de défense contre les Romains . Ce nom , destiné à résu
mer tant de gloire, parut, pour la première fois, dans
l'histoire , vers l'an 240, sous le troisième Gordien . De
136 -

puis cette époque, les invasions des tribus franques dans


la Belgique et dans la Gaule orientale furent continuelles .
De Probus à Théodose le Grand , il est peu d'empereurs
qui n'aient eu affaire à quelques bandes ſranques. Mais,
dans la première moitié du cinquième siècle , lorsque la
grande irruption des Goths, des Bourguignons, des Van
dales et des Huns vint décidément mettre en pièces l'em
pire romain , le rôle des Francs diminue et semble dispa
raître, un moment, de l'histoire. Ils n'avaient pris , à cette
grande révolution , qu'une part assez insignifiante , ne
faisant que des incursions partielles et successives, soit
pour, soit contre les généraux de l'empire ou les nouveaux
venus. Après la tourmente, ils se trouvèrent à peu près
dans leur ancienne situation , c'est -à -dire dans la Bel
gique et sur les bords du Rhin . Mais alors ce n'étaient
plus les Romains qu'ils avaient à attaquer : c'étaient d'au
tres bandes barbares, des districts délaissés, ou des gou
verneurs romains ou gaulois qui avaient oublié l'empe
reur et l'empire. C'était bien la situation des Francs au
moment où parut Clovis, comme chef de cette tribu indé
pendante (481 ) .
L'empire d’Occident était tombé , depuis cinq ans , sous
les coups des barbares. La souveraineté d'Odoacre , nou
veau maître de Rome, ne s'étendait pas au delà de l'Ita
lie : la Gaule était affranchie de la domination romaine
et appartenait à divers conquérants. Il n'y restait plus
qu’une ombre de l'empire romain dans la personne de
Siagrius, Gils d’Ægidius, qni tenait encore sous son
obéissance quelques provinces situées entre la Loire et la
Somme . Possession précaire, isolée et sans force, qui de
vait bientôt devenir la proie des barbares campés sur tou
tes ses frontières .
Une ère nouvelle va donc commencer dans les Gaules .
Clovis (Chlodovich , fameux guerrier), fils de Childéric,
est proclamé roi des Francs Saliens(481). Il ne com
mandait encore qu'à la petite tribu des Francs de Tournai ,
mais bientôt il aura dominé tout autour de lui . C'était un
barbare, mais un barbare doué de facultés supérieures et
de cette insatiable activité qui les accompagne ; un de ces
137

hommes que rien pe satisfait ni ne lasse, qui ne trouvent


dans le repos que l'impatience et la fatigue, nés pour le
mouvement parce qu'ils portent en eux-mêmes la force
qui remue toutes choses , et incapables de s'arrêter devant
un crime , un obstacle ou un danger ; tel fut Clovis ido
lâtre . Politique habile autant qu'intrépide guerrier , il
comprenait qu'avant tout il fallait agir, avec autant de
promptitude que d'énergie , contre le dernier représen
tant de la puissance romaine dans les Gaules, et il s'avança
vers Soissons, résidence ordinaire de Siagrius, qui fut
battu (486) et bientôt décapité en secret. Ainsi s'éteignit
la domination des Romains dans les Gaules , 537 ans
après lear conquête par Jules César.
Bientôt Clovis, vainqueur à Soissons, reçoit la soumis
sion de Reims, de Troyes, de Sens, d'Auxerre et de plu
sieurs autres villes. Le vaste diocèse de Tongres, c'est -à
dire tout le pays qui devint plus tard la principauté de
Liége, tombe sous sa domination et le bruit de ses exploits
se répand dans tout l'Occident.
Chef de barbares, Clovis ne pouvait empêcher le ravage
des campagnes ; mais, soit respect pour les vertus du
clergé , soit politique bien entendue, il évitait de passer
dans les grandes villes, afin de sauver du pillage les cou
vents et les basiliques, où la piété des fidèles avait amassé
d'immenses richesses ; c'est une vertu dont il faut tenir
compte à un prince encore païen . Cependant une bande
de maraudeurs francs tomba sur une église de Reims,
dont saint Remi était alors évêque . Dans leur butin , se
trouvait un vase sacré d'une beauté et d'une grandeur
extraordinaires. L'évêque , instruit de ce fait, députa vers
Clovis, pour réclamer le vase . Charmé d'être agréable
au saint prélat , le roi dit aux envoyés : « Venez avec moi
à Soissons, et si , parmi le butin , je trouve l'objet ravi , je
vous le rendrai . » On le découvrit, en effet, parmi les
dépouilles . « Mes braves compagnons, dit alors Clovis à
ses Francs, il ne vous sera pas désagréable qne je prenne
ce vase, pour le rendre aux gens qui le réclament. » Offi
ciers et soldats s'écrièrent alors : « Comment ! ne pouvez
vous pas le prendre sans le demander ? N'êtes-vous pas le
138

maître, et ce que nous avons ne vous appartient-il pas ?


Non certes, dit un guerrier brutal et jaloux , vous ne
prendrez ce vase que si le sort vous le donne ; » et, d'un
coup de francisque, il le brisa . En présence de l'indigna
tion générale, Clovis seul ne parut pas ému ; il prit, sans
dire mot, le vase mutilé et le rendit aux envoyés de saint
Remi . Un an après , passant la revue de ses troupes , et
trouvant les armes de ce soldat en mauvais état, il les
jeta à terre ; le soldat se baissa pour les ramasser, mais
Clovis leva soudain sa hache et lui fendit la tête : « Voilà ,
s'écria - t-il, comme tu as frappé le vase de Soissons ! »
Une pareille exécution , faite de la main d'un roi , répu
gnerait à nos meurs actuelles ; mais, à cette époque ,
elle ne parut que sévère . Il fallait l'influence chrétienne
pour adoucir ces rudes natures , en leur apprenant à ne
pas faire de la force la seule règle de leur conduite. Ce
trait, d'autre part, nous indique combien alors déjà le
clergé gaulois avait inspiré de respect et de considération
aux barbares. Moins éloignés des traditions primitives
que le vieux peuple qu'ils remplaçaient , ces peuples en
fants avaient desmeurs pures et un caractère hospitalier.
Les voici entourés d'une société où le clergé leur donne
chaque jour l'exemple de la pureté des meurs et de la
charité les plus parfaites : ce spectacle des vertus du clergé
les remplit d'une profonde vénération pour des hommes
qui , non -seulement prêchaient de toutes parts la justice ,
l'obéissance, la résignation et toutes les vertus chrétiennes,
mais encore s'associaient à toutes les souffrances des peu
ples , s'imposaient mille sacrifices pour les soulager , et
soulevaient ainsi vers le ciel les cours qui s'abandonnaient
à leur sage direction. C'est ainsi que les vainqueurs appre
naient à estimer les prêtres chrétiens et que les vaincus
s'habituaient à voir en eux des amis et des consolateurs.
Clovis lui-même n'avait pu échapper à cette puissante in
fluence de la vertu : il attachait le plus grand prix à ga
gner à sa cause le clergé catholique , dont il respectait la
sainte et salutaire mission. Saint Remi , le plus considéré
des prélats gaulois , lui avait inspiré la plus entière con
fiance . Ce fut aussi saint Remi qui lui rendit le service le
139

plus signalé . L'évêque de Reims nourrissait, en secret,


l'espoir de convertir à sa foi un prince dont la puissance
et la renommée croissaient chaque jour et qui allait bien
tôt soumettre toutes les Gaules à sa domination .Le moyen
le plus sûr était de lui faire épouser une femme chré
tienne . Il ménagea donc son alliance avec une princesse
aussi distinguée par ses vertus que par sa naissance, dont le
nom , admis par l'Église au rang des saintes , sera toujours
cher à tous les cours français.
C'était Clotilde, nièce de Gondebaud, roi des Bourgui
gnons . Élevée dans une cour arienne , sous les yeux d'un
oncle qui avait assassiné son père, sa mère et ses deux
frères, pour s'emparer de leurs biens, elle n'avait plus
que sa seur aînée , échappée comme elle au massacre .
Sa seur fut renfermée dans un monastère, où depuis elle
se fit religieuse . Elle -même resta entre les mains du
meurtrier de sa famille, donnant à toute cette cour cor
rompue l'exemple des plus sublimes vertus.
Certes , il était entré dans le plan de Dieu qu'une jeune
fille élevée par sou Eglise et destinée à devenir une de ses
gloires les plus pures épousát le chef des conquérants
idolatres de la Gaule romaine .
Clovis envoya auprès de la jeune princesse le patrice
Aurélien , Gaulois de nation . Il la trouva aux portes de
Genève , lavant les pieds des pèlerins ; il se fit connaître
et dit : « Le roi des Francs , mon seigneur , a entendu
parler de ton éclatante beauté ; il veut te prendre pour
épouse : voici , de sa part , l'anneau et les dons nuptiaux . »
Clotilde, troublée à ces paroles, réfléchit longtemps , et
répondit enfin : « Salue le roi Chlodovig (Clovis). Bien
qu'une chrétienne ne doive pas épouser un idolâtre, ce
pendant, si telle est la volonté du Dieu que je sers , que
je confesse et que j'adore , je rends grâces à sa majesté
divine, et je consentirai au mariage qu'il m'ordonne de
contracter . »
La réponse de Clotilde ayant été rapportée au roi , il la
fit demander ouvertement en mariage au roi des Bour
guignons. Gondebaud n'osa la refuser ; le mariage eut lieu
à Soissons (493) . Ce grand événement fit concevoir les
140

plus grandes espérances aux Gaulois soumis à Clovis, car


ils étaient presque tous catholiques, et voyaienten elle la
protectrice de leur foi. Elle-même avait compris toute la
grandeur de sa mission ; elle s'attacha à convertir son
époux, autant pour lui-même que pour le bien de l'Eglise .
Voyant au-dessus des fragiles et fugitives couronnes de la
terre une autre couronne infiniment plus précieuse , elle
lui montrait , dans des entretiens particuliers , la vanité
des idoles et le ridicule de la théologie païenne ; elle faisait
son devoir d'épouse chrétienne, attendant en patience que
l'heure marquée par la Providence mît le sceau à cette
cuvre de charité ,
La reine eut un fils; elle obtint, à force de prières, que
l'enfant serait baptisé . Clovis y consentit. Le baptême eut
lieu avec le plus grand appareil ; le nouveau -né reçut le
nom d'Ingomer ; mais Dieu , voulant éprouver la pieuse
reine , permit qu'il mourüt quelques jours après son bap
tême . Clovis en fut vivement irrité contre Clotilde; attri
buant ce malheur à la vengeance des dieux du Nord, jaloux
du triomphe de Jésus -Christ, il dit , dans l'égarement de
sa douleur : « Si l'enfant avait été consacré à mes dieux ,
il vivrait encore. » Il s'apaisa néanmoins , et , pendant que
Clotilde, soutenue par sa foi, remerciait le Seigneur de
l'avoir rendue mère d'un fils qu'il avait appelé à son
royaume, elle eut un second fils, nommé Clodomir ; son
père consentit encore, mais à regret, qu'il fût baptisé.
Bientôt l'enfant tomba gravement malade ; Clovis renou
velait ses reproches, Clotilde priait pour la guérison de
l'enfant. Il ne mourut point, mais son père conserva de
la défiance ; il fallait autre chose pour convertir cette ame
ignorante et barbare ; pour révéler la puissance du vrai
Dieu , et démontrer au roi et à ses peuples la sainteté de
la foi catholique, il fallait un grand miracle. Dieu le don
nera , pour gagner à la religion cette nation des Francs,
qu'on devait appeler plus tard la Fille aînée de l'Eglise .
En 496 , plusieurs bandes de Suèves, désignées sous le
nom d'Allemands, franchirent le Rhin et ravagèrent d'a
bord le territoire de Sigebert, roi des Francs Ripuaires, à
Cologne. Sigebert appela à son secours la confédération
-
141
des Francs, dont Clovis était le chef. Il vole , avec ses
guerriers, au secours de son allié, et rencontre l'ennemi
dans les plaines de Tolbiac !. Le choc fut terrible, entre
ces deux armées également braves et jalouses de leur
gloire et de leur liberté. Tout à coup , Sigebert est blessé,
le désordre se met parmi ses soldats , la terreur se propage
dans tous les rangs , et Clovis , voyant la bataille presque
perdue, écoute un dernier avis : le patrice Aurélien lui
conseille d'invoquer le Dieu des chrétiens. En ce moment,
un éclair d'en haut illumine l'ame du chef des Francs ; il
élève les mains vers le ciel, et s'écrie : « Jésus-Christ,
a que Clotilde affirme être Fils du Dieu vivant, toi qui,
« dit-on, donnes du secours à ceux qui sont en danger,
« et accordes la victoire à ceux qui espèrent en ton nom ,
« je te demande avec dévotion ton glorieux secours. Si tu
« me donnes de vaincre ces ennemis , et si j'éprouve l'effet
« de cette puissance que le peuple dévoué à ton culte pu
« blie avoir éprouvée, je croirai en toi , et je me ferai
« baptiser, car j'ai invoqué mes dieux ; mais, comme j'en
a ai la preuve , ils m'ont refusé leur appui ... » Il parlait
encore que déjà les Allemands , frappés d'une panique
générale, prenaient la fuite, laissant sur le champ de ba
taille leur roi et la plus grande partie de leur armée (496) .
Clovis, comme Constantin , avait triomphé par la croix.
De retour dans ses Etats , Clovis n'oublia ni son veu ,
ni la victoire qui l'avait suivi : il se fit instruire par saint
Remi et saint Vaast, moine des environs de Toul, qu'il
avait pris avec lui en passant par cette ville. Un jour que
le saint évêque lui lisait la passion de Jésus-Christ , Clovis,
en guerrier qui ne connaît que ses armes, s'écria , dans
son indignation contre les Juifs : « Que n'étais - je là avec
mes Francs ! » Une autre fois, il disait : « Je vous écouterais
volontiers, mais il reste un obstacle , c'est que le peuple
qui m'obéit ne veut pas renoncer à sa croyance ; j'irai vers
lui , et je lui parlerai d'après vos paroles . » Il convoque
l'assemblée générale des chefs ; mais à peine eut-il dit
quelques mots pour leur rappeler Tolbiac et la vanité des
1
Aujourd'hui Zülpich, petite ville à sept lieues de Cologne.
142
idoles, que tous les Saliens présents s'écrièrent : « Nous
y renonçons, nous ne voulons plus adorer que le Dieu de
Remi . » Tout fut disposé pour la grande cérémonie qui
eut lieu dans l'église de Reims, aux fonts baptismaux de
Saint-Martin , la nuit de Noël (496) . Ce fut une importante
solennité ; plus de trois mille officiers et seigneurs de la
cour se firent baptiser avec Clovis . Des deux seurs du roi ,
l'une , Alboflède, reçut le baptême ; l'autre, Lanthilde,
déjà chrétienne , mais devenue arienne, fut réconciliée.
Clovis , impressionné par la pompe déployée dans cette
nuit mémorable, ne put s'empêcher de dire à saintRemi:
« Mon père , est-ce là le royaume de Jésus-Christ où vous
avez promis de m'introduire ? - Non , répondit l'évêque,
ce n'est que l'entrée du chemin qui y conduit. » Arrivé
au baptistère, le roi demanda la grâce du baptême . L'é
vêque lui dit : « Courbez la tête , fier Sicambre, brûlez ce
que vous avez adoré, et adorez ce que vous avez brûlé . »
Ensuite il le baptisa avec les trois mille guerriers qui l'ac
compagnaient, sans compter les femmeset les enfants.
Pour que cette heureuse nuit nefût point troublée par
les larmes des malheureux , Clovis, inspiré par sa nouvelle
foi, fit mettre en liberté tous les captifs et fit de grandes
libéralités aux églises. Faut-il s'étonner que cette sainte
nuit ait toujours été aimée de la France comme une fête
de famille, et que Noël ait été le cri de joie et le cri de
guerre de nos aïeux ?
Cet événement fut accueilli avec des transports de joie
par l'univers catholique ; c'est qu'il fut, en effet, le fait le
plus important de cette époque. Nous en verrons les im
menses conséquences. Que serait devenue l'Europe sans
la conversion de Clovis ? L'empereur Anastase, en Orient ,
était livré aux eutychiens ; Théodoric, en Italie ; Alaric II,
roi des Visigoths, dans l'Espagne et l'Aquitaine ; Gonde
baud , roi des Bourguignons,dansles Gaules; Thrasamond,
roi des Vandales, en Afrique, faisaient tous profession de
l'arianisme . Qui n'aurait cru qu'une hérésie si puissante
et si . perfide allait renverser l'Eglise ? Dieu appela Clovis
pour arracher la nation franque des étreintes de l'aria
nisme . Il se montra à la hauteur de sa mission en méritant
143

d'être le premier roi catholique et le fils aîné de l'Eglise ,


titre qui resta à ses successeurs.
Aussi le pape Anastase II le félicita -t - il de sa conver
sion ; saint Avit , évêque de Vienne , lui écrivit égale
ment une lettre où respirait la part qu'ilprenait à cet acte
si glorieux pour l'Eglise et pour le prince.
Peu après son baptême , Clovis publia un édit pour invi
ter tous les idolâtres de sa nation à embrasser la vraie foi;
c'est pourquoi saint Remi le nomma le défenseur et le
prédicateur de la foi. En peu de temps, presque tout le
peuple franc entra dans le sein de l'Eglise, entraîné par
les exemples et les leçons de son roi et du clergé . On ne
vit résister à leur salutaire influence qu'un roi de Cam
brai , Ragnachar, qui se retira avec les Francs qui repous
saient encore les bienfaits de la civilisation chrétienne. La
république armoricaine , ce vieux repaire du druidisme
et le dernier rempart de la nationalité gauloise , se soumit
bientôt à la domination de Clovis. Paris enfin , alors l'une
des plus importantes cités de la Gaule romaine, ouvrit ses
portes au roi des Francs, qui en fit quelques années plus
tard sa capitale.
Clovis s'occupa bientôt de ses terribles voisins . Il tourna
d'abord ses armes contre les Bourguignons , qu'il mit en
fuite sur les bords de l'Ouche , non loin de Dijon (500) .
Restaient les Visigoths, dont la domination dans les
Gaules balançait encore celle des Francs. Un jour, Clovis ,
ayant réuni ses Francs , leur dit : « Je ne puis souffrir que
les ariens possèdent si longtemps la plus grande partie
des Gaules. Marchons contre eux , et , avec l'aide de Dieu ,
soumettons à notre puissance le pays qu'ils occupent . » Ce
discours fut applaudi et on se prépara à la guerre. Expé
dition d'une haute portée pour laquelle saint Remi donna
à Clovis de paternels avis en lui faisant espérer un heureux
succès, s'il intéressait le ciel à son entreprise . Clovis vou
lut recevoir la bénédiction du saint évêque, songea à se
rendre propices saint Martin et saint Hilaire , enfin il fit
veu que , s'il revenait victorieux , il ferait construire à Paris
une église en l'honneur des apôtres saint Pierre et saint
Paul . Il y avait assez longtemps que le clergé et les catho
-
144 -

liques souffraient les persécutions des ariens; récemment


encore, Alaric II , roi des Visigoths , avait fait enlever de
l'église de Tours le saint évêque Volusion qui mourut à
Toulouse (498) , et bientôt après Vère, son successeur, fut
traité de la même manière. Clovis allait porter un dernier
coup à l'hérésie pour donner la paix au monde .
Les deux armées se rencontrèrent dans les champs de
Vouillé, près de Poitiers . La lutte fut acharnée, sanglante ;
Clovis, à travers la mêlée, parvient jusqu'au roi Alaric II,
il l'étend mort à ses pieds. La victoire resta tout entière
aux Francs (507) . Leurs possessions en furent augmentées
des deux Aquitaines, de la Novempopulanie ' et d'une partie
de la première Narbonnaise . Enfin deux ans plus tard un
traité de paix conclu entre Clovis et ses ennemis lui donna
toute la partie des Gaules située entre la Loire, l'Océau ,
la Garonne et le Rhône . Les Visigoths gardèrent la Septi
manie (Languedoc) et l'Espagne. Le siége de leur gou
vernement fut établi à Narbonne . La Provence , Arles et
Marseille restèrent à Théodoric, roi des Ostrogothset maître
de l'Italie .
Malheureusement tant de gloire fut ternie par des exé
cutions sanglantes qui signalèrent la fin du règne de Clo
vis . « De ce degré d'ambition qui fait les conquérants , il
y a peu de distance à celui qui fait les injustes usurpa
teurs. » ( Daniel.) Clovis , pour augmenter ses Etats , de
vint le meurtrier de plusieurs membres de sa famille :
Sigebert , roi de Cologne, Cloderic , son fils , Cararic ,
prêtre et roi des Francs de Thérouanne et de Saint-Omer ,
et son fils, diacre ; Ragnacaire, autre chef des Francs à
Cambrai , et son frère Righomer, et tous les autres mem
bres de la race chevelue, ses parents et rois des Francs ,
comme lui , périrent de sa main ou par ses ordres. Ce fut
une immense tache dans sa vie . Comment concilier ces
crimes avec sa piété et son respect inaltérable pour le
clergé ? Quelques historiens croient que les princes qu'il
fit mourir avaient conspiré en secret contre son pou
voir et ainsi donné occasion à sa vengeance ; et cette ex

1 Tout le pays entre Bordeaux et les Pyrénées .


-
145 .

plication serait fondée sur un passage des œuvres de


saint Grégoire de Tours 1. Disons plutôt qu'à une époque
où les droits et les devoirs civils de la royauté n'étaient
point clairement déterminés par des lois ou des constitu
tions, c'était une querelle de barbare à barbare . Clovis,
chrétien dans ses rapports avec les Gallo-Romains et avec le
clergé , redevenait l'homme du sang germain , le chef de
tribu, dans ses rapports avec les Francs, et alors il retrou
vait cette férocité première que le christianisme avait
adoucie , mais non détruite . Ce sont des crimes qui doi
vent être imputés à l'homme et non à la doctrine chré
tienne , qui les condamne et les condamnera toujours et
partout .
Cette race belliqueuse , qui établit son empire dans les
Gaules, fut longtemps sans doute rude et grossière dans
ses meurs , « Cependant, dit M. de Saint-Victor 2 , dès les
a premiers temps de la conquête , elle se montre pleine
« de respect et d'admiration pour la doctrine et la vertu
« des prêtres chrétiens ; elle écoute avec docilité leurs
« avertissements les plus sévères , elle s'effraye de leurs
a saintes menaces . Si , malgré cette admiration et ce res
« pect, ces barbares demeurèrent encore longtemps légers,
« changeants , livrés à mille passions impétueuses , à quel
« excès ne se fussent point livrés des caractères aussi in
« domptables , sans ce frein que la religion sut leur impo
« ser : frein salutaire qu'ils n'osèrent jamais briser , quoi
« qu'il ne suffit pas toujours pour les diriger et les retenir ?
« Car ce temps où il se commit de grands crimes, fut
« aussi celui des grandes expiations. Dans nos temps plus
« policés, nous avons surpassé les crimes et rarement imité
« le repentir. C'est qu'alors, comme l'a dit le vicomte de
« Bonald !, l'homme était emporté et qu'aujourd'hui il
a est corrompu . )
Clovis , en effet , expia ses cruautés avant de mourir .
C'est sans doute pour satisfaire à la justice de Dieu qu'il
consacra ses soins et ses trésors à une foule d'oeuvres ho

. L. II , C. LX : « Prosternebat enim Deus hostes ejus... D


2 Tableau de Paris, t. I, p . 1 , p. 217.
3 OEuvres complètes, t. III , p . 412 .
10
= 146 =
norables ou utiles à la religion, bâtissant des églises, fon
dant ou dotant des monastères , assemblant un concile à
Orléans (511 ) pour fixer plusieurs points importants en
matière de meurs et de discipline , reconnaissant le droit
d'asile , étendu même aux captifs et aux esclaves réfugiés
dans les églises, enfin secondant une foule d'autres æu
vres qui devaient empêcher beaucoup de mal et faire beau
coup de bien . Enfin on peut dire , non pas pour excuser ,
mais pour atténuer les inconséquences sanglantes de Clovis,
que si le barbare réparut en lui , le chrétien l'effaça bientôt .
Son respect et son affection pour les illustres et saints
évêques de son royaume ne se démentirent jamais. Nous
citerons à ce sujet ses propres paroles si souvent mises en
oubli de nos jours . «« Quand nous recherchons , dit-il dans
a une charte donnée après son baptême , l'amitié des ser
« viteurs de Dieu, dont les vertus font l'honneur de notre
« règne et dont les prières attirent sur nous les bénédic
« tions du ciel , soit en leur témoignant notre vénération ,
« soit en relevant l'éclat de leurs dignités, nous sommes
« persuadé que nous travaillons à la fois à notre salut et à
a notre prospérité temporelle. »
Que de trônes minés et tombés par suite du mépris que
les princes font de ce principe d'une politique aussi sage
que chrétienne!
Une des gloires de Clovis fut la pureté de ses meurs
depuis sa conversion , vertu rare dans ces hautes régions
du pouvoir où le vice contraire est si facile et si attrayant !
Clovis avait fixé sa résidence à Paris ; il y mourut le
27 novembre 511 , à l'âge de quarante-cinq ans , après un
règne de trente ans. On l'enterrà dans la basilique des
Saints-Apôtres, depuis Sainte -Geneviève, qu'il avait com
mencé à faire bâtir et que Clotilde achevà avec une ma
gnificence toute royale .
Saint Remi .

Au début du moyen âge , apparaissent dans les Gaules


trois grandes figures : Clovis, saint Remi et sainte Clo
tilde. Nous avons vu ce que Clovis , devenu chrétien par
147
l'influence de l'Eglise, a fait pour la civilisation et la foi
des Gaules ; voyons quelle fut, sur cette même société,
l'influence d'un évêque tel que saint Remi .
Vers l'extrémité la plus orientale de la seconde Belgi
que, dans un canton de la cité rémoise, que protégeait le
fort de Laon , vivait une noble et sainte famille; son chef
s'appelait Emile ; Dieu avait béni son mariage avec Cyli
nie, qui lui avait donné deux enfants, dont l'aîné, Princi
pius, était allé chercher dans les solitudes de la Provence
le silence et les vertus des cenobites de Lérins.
Non loin d'Emile vivait un pieux ermite , nommé Mon
tain ; vivement préoccupé des périls de l'Eglise , il ne
cessait de prier pour les Gaules. Or, une nuit , au milieu
de sa fervente prière, Dieu lui révéla que bientôt naîtrait
un homme destiné à mettre fin à tous ces maux , et il le
chargea d'annoncer à Emile et à Cylinie cette bonne nou
velle. L'événement justifia sa promesse ; il leur naquit ,
dans leur vieillesse, un troisième fils, qui reçut le nom de
Remi (436 )
Elevé d'abord sous les yeux de ses pieux parents , il fut
envoyé plus tard à Reims pour y étudier les lettres . Ses
progrès lui acquirent bientôt une brillante réputation ;
mais sa grande âme n'était point faite pour se rassasier des
vaines fumées de la gloire humaine. Dégoûté des choses
de ce monde, il résolut de ne plus s'occuper que de Dieu
et des âmes , et, pour se préparer à cette double mission ,
il voulut se sanctifier d'abord lui- même. Il se retira donc
dans une cellule, au sommet de la montagne de Laon ,
pour s'y livrer à la mortification et aux exercices de la
plus haute piété. Ainsi vécut-il plusieurs années , loin des
regards du monde, et se croyant ignoré de tous. Mais , à
son insu, sa sainteté jetait au loin son éclat sur la cité ré
moise ; déjà tous les regards étaient fixés sur l’humble
serviteur de Dieu , et quand , en 458 , mourut Bennade ,
archevêque de Reims, clergé et peuple n'eurent qu'une
voix pour proclamer le jeune Remi pour être son succes
seur. Sa modestie résista en vain à cet honneur ; Dieu
même se déclara pour lui : un rayon céleste brilla sur son
front pour lui indiquer que pour ne pas résister à Dieu il
148

fallait céder aux hommes . Il fut donc élu archevêque de


Reims et métropolitain de la seconde Belgique, qui était
composée de divers pays qui forment aujourd'hui la
Flandre orientale et occidentale, le Hainaut et les dépar
tements français du Nord , du Pas-de-Calais, de la Somme,
de l'Oise, de l'Aisne, de la Marne et de l'Aube.
Dès lors commence la carrière publique de saint Remi,
qui n'est qu'une longue chaîne de vertus et de bienfaits
répandus sur la chrétienté gauloise . Dieu même semblait
vouloir indiquer par des miracles symboliques quelles
seraient les destinées de son serviteur. Ainsi , un jour,
un feu dévorant envahit la ville de Reims : Remi se pré
sente, chasse la flamme devant lui , et la fait sortir par la
seule porte ouverte ; la ville fut préservée de ce fléau, elle
devait l'être un jour des hordes barbares. Une jeune fille
gémissait, au sud de la Loire, sous la double tyrannie du
démon et des Visigoths; le démon, au milieu des tourments
dont il accable sa victime , déclare que Remi seul a le
pouvoir de le chasser, Remi chassa le démon , en attendant
que Clovis chassât les Visigoths .
Ce spectacle de tant de vertus n'avait pas peu contribué
à inspirer à Clovis un profond respect pour la personne de
Remi et à lui révéler la puissance mystérieuse du catho
licisme et de ses chefs. Aussi , quand le jeune Salien se
décide à provoquer Syagrius jusque dans Soissons, il a
soin d'éloigner ses troupes de la ville de Reims par défé
rence pour son évêque , et lorsque , malgré cette précaution,
un de ses soldats eut enlevé un reliquaire précieux , Remi
d'eut qu'à dire une parole, et Clovis le lui fit restituer.
Après la victoire, le roi se fixa à Soissons , près de Princi
pius, frère aîné de Remi et évêque de cette ville . Clovis
recherchait les entretiens de ce sage conseiller, ainsi que
ceux de Remi , qu'un accueil empressé attendait toujours
à la cour du chef barbare . Bien plus, pour l'attirer plus
souvent dans le pays, il donna à l'Eglise de Reims de ri
ches possessions dans le Soissonnais ; ce qui prouve assez
quelle estime il accordait au saint évêque .
Depuis longtemps, Remi méditait la conversion des
Sicambres. Maintes fois, ce sujet revenait dans ses conver
149

sations avec le roi , qui trouvait encore trop de scrupules


ou d'obstacles à se rendre aux instances du futur apôtre
de sa nation . Le meilleur moyen parut à Remi d'allier le
puissant chef idolâtre avec une princesse chrétienne : le
mariage de Clovis avec Clotilde fut en partie l'ouvre des
conseils de saint Remi . Mais Dieu ne voulut point que la
conversion d'une grande nation et de son chef pût être
regardée comme le résultat d'un calcul humain , et nous
avons vu avec quelle sage lenteur et en faveur de quel
prodige Dieu amena ce grand événement. Clotilde et Remi
ne faisaient que seconder l'æuvre du ciel , et, grâce à leur
zèle, la conversion des Sicambres, au lieu d'être ajour
née d'une génération entière, fut achevée de leur vivant
même.
Aussi trouvons- nous presque partout le saint évêque à
côté du roi barbare , pour l'entourer de ses conseils quand
il veut bien les accepter. Voici qu'il part pour conquérir
la Bourgogne : saint Remidépose entre ses mains un flacon
de vin bénit qui devait le fortifier tout le temps que dure
rait l'expédition . La tradition qui rapporte ce fait a voulu
sans doute désigner la grâce sous la forme de ce vin mys
térieux . Un autre jour, Clovis court venger à Tours les
évêques Nolusien et Verus, et à Rodez Quintien , évêque
de cette ville , qui avaient été dépouillés de leurs siéges
sous le prétexte d'avoir favorisé les conquêtes des Francs.
Avant cette expédition , le chef barbare va demander à
Remi sa bénédiction , et en reçoit de nouveau le flacon
symbolique qui devait le désaltérer lui et les siens pendant
le combat .
La mort vient-elle affliger l'âme du guerrier, le pontiſe
se trouve à ses côtés pour lui donner les plus solides con
solations . L'histoire a conservé une lettre adressée par
saint Remi à Clovis pour le consoler de la perte de sa sœur
Alboflède. Citons un passage qui pourra rappeler peut
être à quelque âme affligée où est le baume qui calmera
ses douleurs :
« Je suis affligé, écrit le pieux évêque, et très-affligé du
sujet qui cause votre tristesse ; mais ce qui peut nous
consoler , c'est que votre sæur , de glorieuse mémoire ,
150

est sortie de ce monde plutôt digne d'envie que de


larmes . Sa vie était telle , qu'on peut croire que Dieu a
voulu rappeler près de lui , au ciel , celle qui lui était
consacrée ici-bas. Mon seigneur , chassez la tristesse
de votre esprit, prenez une résolution plus digne de
vous, afin que la sérénité, rendue à votre ame, vous
permette de vous adonner tout entier au soin de votre
royaume. La joie rend la vigueur , redevenez joyeux ;
en secouant le chagrin et la torpeur, vous veillerez
mieux au salut commun . Vous avez un Etat à adminis
trer, et , si Dieu le permet, à conserver . Pardonnez-moi
d’être assez osé pour vous adresser une exhortation, moi
qui devrais plutôt vous aller trouver. Cependant, si
vous m'ordonniez de me rendre près de vous, bravant
la rigueur de l'hiver, les intempéries de l'air, la fatigue
du chemin , je m'efforcerais , avec l'aide de Dieu, de
parvenir en votre présence . »
On regrettera toujours, pour la gloire de Clovis, qu'il
pas toujours consulté un aussi sûr conseiller ; ainsi,
n'ait
quand il ſut revenu vainqueur d’Alaric et des Visigoths,
et qu'il eut formé le projet de se rallier encore les Francs
du Rhin et de l'Escaut par l'assassinat, il délaissa Soissons
pour se fixer à Paris . Etait- ce pour échapper aux remon
trances de saint Remi , dont le voisinage était un obsta
cle ? Toujours est-il qu'il se hâta teliement de se défaire
des princes, ses parents, que le pontife ne put les sauver
du massacre .
L'archevêque de Reims comprit mieux que jamais , par
ces exécutions barbares , qu'il fallait promptement sub
stituer aux mœurs païennes les douces et charitables
doctrines de l'Evangile . Il était donc urgent d'établir de
nouveaux siéges épiscopaux et de relever les anciens . Il y
employa l’or des barbares . Waast , ce solitaire aquitain
qui avait instruit Clovis et pour qui Remi avait rétabli le
siége d'Arras , fut placé sur celui de Cambrai , d'où il
seconda Remi dans l'oeuvre de la conversion des Francs
qui s'étaient enfuis paguère de Reims pour éviter le
baptême. Thérouanne etCologneretrouvèrent des évêques ;
saint Eleuthère évangélisa Tournay , l'ancienne capitale
151

des Saliens ; saint Médard est élevé sur le siège de Saint


Quentin , puis sur celui deNoyon ; enfin Remi détacha Laon
de la cité rémoise , pour en faire un diocèse qui ent pour
évêque Génebaud , le mari de sa nièce. Ce premier évêque
de Laon mena pendant quelque temps une sainte vie ;
mais un moment de présomption le fit retourner à des
liens auxquels il avait renoncé pour s'attacher à Dieu
seul . Remi , profondément affligé de la chute de celui
qu'il avait placé sur le chandelier pour éclairer et con
firmer ses frères, lui imposa une pénitence de sept an
nées. Le coupable accepta avec résignation pour séjour
une cellule qui ne renfermait qu'un sépulcre pour servir
de lit au pénitent et un oratoire où il devait pleurer sa
faute. Remi se partagea pendant sept années entre son
diocèse et celui du coupable; il pensa ainsi mieux servir
l'Eglise qu'en brisant un instrument qui, purifié par les
larmes , pouvait encore devenir utile. Cette conduite
pleine de miséricorde fut récompensée : vers la fin de la
septième année de la pénitence de Génebaud, un ange
vint avertir Remi qu'il était temps de délivrer son captif.
Il le fit, et Génebaud mena jusqu'à sa mort la vie la plus
exemplaire .
La bonté indulgente de saint Remi se fit encore re
marquer dans une occasion à peu près semblable . Un
prêtre qu'il avait ordonné, nommé Claydigs , avait com
mis une faute grave. Sorti dų diocèse de Reims , il était
devenu justiciable des évêques de la province sénonaise.
Il avait demandé , comme Génebaud , qu'on le purifiât par
la pénitence. La charité de saint Remi intervint pour lui
près de Léon , métropolitain de Sens, et de ses suffragants,
Héraclius de Paris , et Théodose d'Auxerre , et les pria
d'admettre le coupable à la pénitence . Ceux-ci , prenant la
commisération du saintvieillard pour de la ſaiblesse, comme
si les cinquante années de son pontificat eussent affaibli
sa raison , rejetérent sa demande et lui écrivirent même
une lettre peu respectueuse . Mais le saint apôtre sut re
trouver dans cette circonstance toute la fermeté de la
jeunesse jointe à la maturité indulgente de la vieillesse ; il
rappela aux jeunes évêques la douceur évangélique qu'ils
152

avaient un instant oubliée , et il leur écrivit la lettre sui


vante que l'on ne saurait trop méditer :
« L'apôtre Paul dit dans son épître : « La charité ne
« sommeille jamais. » La vôtre a sommeillé lorsque vous
m'avez écrit. Je vous avais adressé une simple prière en
faveur de Claudius , et vous m'écrivez qu'il n'est plus
prêtre ... Je ne nie point qu'il n'ait fait une faute grave ,
mais il convenait que vous montrassiez de la déférence
pour mon âge, sinon pour mes mérites. Je lui ai conféré
la prêtrise, non que je me fusse laissé corrompre , mais sur
le témoignage de l'excellent roi (Clovis), qui était non
seulement l'apôtre , mais le défenseur de la foi catholique,
Vous m'écrivez que ce qu'il ordonnait n'était pas cano
nique . Qui donc vous a investi du souverain sacerdoce ?
Celui qui ordonnait n'était-il pas le protecteur de ces
contrées, le défenseur de la patrie , le vainqueur des bar
bares ? Vous vous êtes déchaînés contre moi avec tant de
fiel que vous en avez oublié l'auteur de votre épiscopat.
« J'ai demandéqueClaudius coupable fût admis à la pé
nitence, car nous lisons que les Ninivites ont échappé par
la pénitence au supplice dont le Seigneur les menaçait...
Mais, je le comprends par la lettre peu mesurée que m'a
dressent Vos Saintetés, vous ne voulez point prendre en
pitié celui qui est tombé ... , et cependant le Seigneur a
dit : « Je ne veux pas la mort du moribond , mais qu'il
« vive . » Ce sont là les principes qu'il faut suivre; ce
sont là les prescriptions divines qu'il ne nous est point
permis d'enfreindre, car le Seigneur nous a chargés, non
d'une mission de colère , mais de sollicitude . Il nous re
commande la charité bien plus que les rigueurs ... Vous
m'écrivez que le nombre de mes années fait de moi un
jubilé vivant, ce que vous dites par raillerie plutôt qu'avec
une satisfaction amicale . Ainsi, rompant jusqu'aux der
niers liens de la charité, non - seulement vous ne par
donnez pas , mais vous outragez , »
Cette lettre , écrite par un vieillard de soixante-seize
ans, l'apôtre et l'oracle des Gaules , dut faire une pro
fonde impression sur de jeunes prélats qu’un zèle amer,
ou plutôt un excès de zèle, avait seul emporté. Elle con
153

sacre un principe qui est l'âme de l'administration de


l'Eglise : « Le Seigneur nous a établis non pour châtier
les hommes, mais pour en prendre soin ; il a voulu que
nous fussions des instruments de miséricorde et non de
colère . »

On voit aussi par cette lettre que les années n'avaient


en rien diminué l'énergie du saint vieillard , qui , tout en
veillant sur l'intégrité des mœurs du corps ecclésiastique ,
savait et voulait ramener par la mansuétude de la charité
ceux qui s'étaient un instant égarés du sentier de la
vertu .
Cependant le vide commençait à se faire autour du saint
évêque. Dieu allait l'éprouver en retirant à lui tous ceux
qui lui étaient chers : sainte Geneviève , la vierge de
Nanterre , dont les angéliques entretiens avaient pour
lui une douce consolation , était allée recevoir dans le ciel
la récompense de ses vertus ; Clovis , ce roi qu'il avait en
gendré à Jésus-Christ, avait aussi disparu de la scène du
monde ; Clotilde, la pieuse reine qui tant de fois l'avait
secondé dans l'oeuvre de la conversion des Francs, s'était
retirée au monastère de Saint -Martin de Tours ; la famille
royale qu'il avait tant aimée, que tant de fois il avait bé
nie , était divisée ; les enfants de Clodomir , dépouillés de
l'héritage paternel , étaient tombés sous le poignard de
leurs oncles ; Clodoald, le dernier, l'ami , le disciple de
saint Remi, n'avait échappé aux coups des assassins qu'en
se réfugiant dans un cloître . Enfin, pour mettre le comble
à tant d'épreuves , Dieu permit encore que le pieux arche
vêque perdît la vue.
Au milieu de toutes ces tribulations , il trouvait toute
sa force dans la foi. « Pourquoi te troubler, ô mon âme ,
disait-il avec le Psalmiste , et pourquoi gémir en moi ?
Attends le Seigneur ; je veux le louer encore ; le salut
vient de son regard ... » Ne pouvant plus mettre en œuvre
le zèle qui était renfermé dans son âme , il le communi
quait à ses prêtres qu'il réunissait plus souvent pour leur
donner ses derniers avis. Quelques jours avant sa mort,
Dieu lui rendit la vue , afin qu'il pût célébrer encore une
fois le saint sacrifice de la messe et donner la communion
154
aux fidèles. Mais sa mission sur la terre était finie : il avait
chassé la hideuse idolâtrie et la plus perfide des hérésies
du royaume de Clovis ; il avait établi sur des fondements
solides le règne de Jésus-Christ ; il avait formé un clergé
nombreux et digne de sa grande mission ; il avait élevé
et doté une foule d'églises ; il avait entouré sa ville de
Reims de monastères qui étaient autant d'écoles où l'on
apprenait la vertu et la science à la fois. Enfin, après avoir
donné par son testament la principale partie de ses ri
chesses à l'église de Reims , Dieu l'appela à lui après une
vie de quatre- vingt-seize ans , toute pleine de vertus et de
bonnes æuvres . C'était aux ides de janvier, l'an 532 .
Les reliques du saint furent déposées dans une petite
chapelle dédiée à saint Christophe , Bientôt, pour glorifier
son serviteur, Dieu y opéra un grand nombre de miracles.
De toutes parts les fidèles accoururent à son tombeau ,
et déjà au temps de saint Grégoire de Tours on célé
brait la fête de saint Remi le 1er octobre, jour de la pre
mière translation de ses cendres. Bientôt la petite chapelle
qui les avait abritéesjusque-là fut changée en basilique,
desservie d'abord par des chanoines , puis par des béné
dictins. Elle fut reconstruite par Hincmar qui fit élever
le tombeau de saint Remi en 852 , L'édifice actuel est dû
à l'abbé Thierry , qui le commença , et à Hérimar, qui l'a
cheva avec le généreux concours des habitants de Reims .
Telle était alors la réputation du saint, que le pape Léon IX
vint de Rome en 1049 pour consacrer la basilique et vi
siter son tombeau , construit par les frères Jacques aux
frais du cardinal de Lenoncourt. Mais le vandalisme de
1792 mit la main sur le mausolée ; la chåsse d'argent
qui renfermait les ossements du saint fut enlevée et fon :
due ; eux -mêmes furent enterrés avec le corps d'un soldat
mort à l'hospice . Mais quelques années plus tard on ex :
huma les restes précieux de saint Remi, qui furent ainsi
rendus à la vénération des fidèles après une vérification
authentique .
Quelle vie pleine d'æuvres que celle de ce saint pontiſe !
La Providence lui avait confié le rôle immense de veiller à
la consolidation de la conquête des Gaules à la foi, et elle
155

le laisse vivre presque un siècle pour édifier son diocèse, sa


province et les Francs par une étonnante activité à tra
vailler à la conversion des autres , au salut de tous . Ce
sont là de grandes et nobles existences ; ce sont là des
instruments d'élite que Dieu envoie dans le champ de
son Eglise aux grandes époques du monde, et dont la
puissante action retentit longtemps encore dans l'histoire
des nations.

Influence de la femme chrétienne. Sainte Clotilde .

Le rôle que jouent les femmes a toujours été et sera


toujours grand dans l'histoire des peuples ainsi que dans
celle des individus. On a dit immensément de bien et de
mal de la femme; ce qui est bien certain , c'est que son
influence est souvent toute-puissante sur la destinée d'un
homme, d'une famille, d'une nation . La femme fait main
tes fois le bonheur ou le malheur de ceux sur lesquels elle
a de l'action : le bonheur, si elle est chrétienne; le mal
heur , si elle ne l'est pas . Nous n'avons pas à nous occuper
ici des femmes qui causent le malheur de ceux sur les
quels elles pèsent comme une malédiction, mais bien de
celles dont l'action toujours salutaire et féconde a fait la
gloire des nations et des souverains sur lesquels elles ont
exercé leur bienfaisant empire .
Parcourez les annales de l'histoire de l'Europe, depuis
l'avénement du christianisme , vous serez étonnés de voir
que, parmi les monarchies qui surgirent au cinquième
au sixième siècle , à la suite de l'invasion des Barbares, il
en est fort peu dont la grandeur n'ait pas été préparée
ou assurée par une de ces saintes femmes, symboles tou
chants de l'action tutélaire de la Providence sur les desti
nées d'un pays . Sans compter sainte Hélène et Pulchérie,
dont la vie sert merveilleusement à expliquer celles de
Constantin et de Théodose, nous trouvons, dans l'empire
d'Allemagne, sainte Cunégonde, la chaste épouse de saint
Henri ; en Hongrie , sainte Elisabeth ; en Pologne , sainte
Edwige ; en Ecosse, sainte Marguerite ; en Portugal , sainte
156

Isabelle ; enfin, partout où le torrent des invasions dépose


le germe d'un empire, Dieu fait surgir une femme, à la
fois reine et sainte, qui veille sur les destinées du nouveau
peuple comme un ange sur le berceau d'un enfant .
Mais c'est surtout à l'origine de la monarchie franque
que nous remarquons cette action puissante de la femme
chrétienne. La mission de sainte Clotilde , qui réconcilie
nos barbares ancêtres avec le christianisme, se révèle d'une
manière aussi touchante que glorieuse . Pour en compren
dre la portée , il faut se placer à l'époque où elle vivait,
se rappeler où en était alors la religion catholique dans
les Gaules . L'hérésie arienne triomphait et persécutait
dans une partie de l'Italie , dans le midi des Gaules et
dans toute l'Espagne. D'autre part, les restes du paga
nisme romain disputaient partout, et dans les Gaules
même, l'empire des âmes à l'Eglise qui se présentait pour
les éclairer et les sauver . Dieu se servit de Clotilde pour
convertir Clovis , puis de Clovis et de Clotilde pour conver
tir les Francs et les rendre dociles à la voix d'un clergé
aussi vertueux qu'éclairé . Tel fut le plan de Dieu . Mais
entrons dans les détails intimes de la vie de cette glo
rieuse reine ; nous jugerons mieux par les faits ce que
valut cette femme, placée à l'origine de notre existence
monarchique et de nos gloires nationales . Gondeuc ou Gan
dioc , second roi de Bourgogne, avait laissé quatre fils :
Gondebaud, Godeghisèle , Godemar et Chilpéric (470) ,
qui régnèrent d'abord ensemble . Mais bientôt les deux
derniers prennent les armes contre Gondebaud . Celui-ci
les ayant vaincus se vengea à la façon des barbares. Go
demar fut brûlé vif dans la tour de Vienne où il avait
cherché un asile ; Chilperic eut la tête tranchée : il laissait
quatre enfants, dont deux fils qui furent jetés dans le
Rhône avec leur mère, et deux filles qui furent épargnées.
L’une , Chrona , appelée aussi Sedelinde , entra dans la vie
religieuse ; l'autre, Clotilde , grâce à sa jeunesse, à sa
beauté et à sa douceur, toucha le cæur du meurtrier , qui
la fit élever dans son palais .
Le père de Clotilde , le malheureux Chilperic, avait em
brassé l'arianisme , mais sa mère était catholique; de plus,
-
157

elle avait une profonde piété qu'elle avait inculquée à ses


enfants. C'est ce qui préserva la jeune Clotilde au milieu
de la corruption qui régnait à la cour de son oncle ; c'est
çe qui la rendit forte et invincible contre les perfides en
treprises des ariens , qui y étaient tout-puissants. Toutes
leurs sollicitations , même celles du terrible Gondebaud ,
échouèrent contre la foiénergique de la jeune princesse.
Pure au milieu de cette cour sans mours , pieuse et fer
vente au milieu de toutes les séductions de l'erreur , elle
attendait avec patience le jour de sa délivrance . En atten
dant , elle servait Dieu le mieux qu'elle pouvait : retirée
au fond du palais , elle ne s'occupait guère que de pieux
exercices et d'œuvres de charité . Le souvenir des ensei
gnements qu'elle avait reçus sur les genoux de sa mère,
la prière et la méditation des vérités éternelles la forti
fiaient sans cesse contre les luttes que son coeur et sa foi
avaient à soutenir. C'est ainsi que Dieu formait, dans le
secret d'une pieuse solitude , cette femme forte dont nous
admirerons bientôt la puissante influence . Tant de vertus
ne devaient pas rester à l'ombre à une époque de lutte et
de transition où chaque chrétien devait être soldat de
l'Eglise et prendre dans les combats de la foi une part
plus ou moins active .
Nous avons raconté comment la Providence amena le
mariage de Clotilde avec le chef des Francs (493). Devenue
la femme de Clovis, la jeune reine comprit toute l'étendue
de sa mission, et elle n'eut plus dès lors qu'un désir :
convertir son époux et par lui amener la conversion des
Francs. Tache difficile s'il en fut, car le jeune Franc, initié
dès son entrée dans la vie aux criminelles passions que la
religion condamne, était à la fois trop ignorant et trop
barbare pour comprendre si vite les sublimes et charita
bles leçons de l'Evangile. Clotilde priait , parlait et profi
tait de l'ascendant que sa merveilleuse beauté lui donnait
sur le coeur de son époux pour le ramener insensiblement
à Dieu. Mais l'œuvre de sa conversion , elle l'attendait,
avant tout, de la Providence et des circonstances qu'elle
ferait naître pour la rendre aussi prompte qu'éclatante.
Elle ne se trompait pas.
158
En attendant ce grand événement , elle profita de la
naissance de son premier enfant pour parler au père de la
religion et du baptême de son fils : « Que sont les dieux
que tu honores ? lui disait-elle ; ils ne peuvent rien, car
ils sont faits de pierre , de bois ou de métal ..... Quel pou
voir ont jamais eu Mars et Mercure, qui possèdent plutôt
l'art de la magie que la puissance divine? Le Dieu que
l'on doit honorer est celui qui, par sa parole, a créé de
rien le ciel, la terre et la mer; qui a fait briller le soleil et
a orné le ciel d'étoiles ; qui a rempli les eaux de poissons ,
la terre d'animaux et les airs d'oiseaux ; à l'ordre duquel
la terre se couvre de plantes, les arbres de fruits et les
vignes de raisins; dont la main a produit le genre hu
main ; qui a donné enfin à l'homme formé par lui tous
les êtres de la création pour lui rendre hommage et le
servir . »
Le barbare ne comprenait guère ces raisonnements ,
pourtant si simples et si vrais ; à toutes les instances de la
pieuse reine il n'avait qu'une réponse fort singulière :
« Celui que vous adorez ne peut être le Tout-Puissant,
puisqu'il n'est pas au nombre de nos dieux . 5 Quelle
étrange logique ! mais le cæur soumis aux passions et
l'esprit aveuglé par l'ignorance se contentent de pareils
sophismes, quelque nuls qu'ils soient. Cependant Clovis
permit que son premier enfant, Ingomer, fût baptisé . Mais
il meurt peu après ; Clovis, exaspéré, s'exhale en amers
reproches contre la reine : « Les dieux me punissent de
ma faiblesse, dit-il, et c'est parce que vous avez baptisé
notre enfant au nom de votre Dieu que nous l'avons
perdu . » Clotilde , comprenant que ce n'était qu'une
épreuve , se contente de répondre : « Que le nom du Sei
gneur soit béni ! car il n'a pas jugé indigne de compter
parmi ses élus un enfant à qui son humble servante a
donné le jour. » Clovis, sans pénétrer tout le mystère de
ces admirables paroles, ne pouvait qu'estimer une reli
gion sous l'inspiration de laquelle les pleurs d'une mère
se changeaient ainsi en actions de grâces et en paroles
d'amour.
Un second enfant naît, c'est Clodomir ; après son bap
159
tême, il tombe également malade ; Clotilde effrayée se
met en prière, et l'enfant guérit .
La pieuse reine était soutenue dans toutes ces épreuves
par les conseils et les prières de saint Remi, qui souvent
se joignait à elle pour instruire et toucher le roi . Celui -ci
était attentif à ces instructions exposées avec cette élo
quence simple et pénétrante dont les humbles de cour
seuls ont le secret. Sans s'en rendre compte , il se sentait
mystérieusement attiré vers une religion dont la sublime
et majestueuse douceur lui apparaissait sous les traits ai
més et respectés de Remi et de Clotilde. Mais à un esprit
inculte et superbe à la fois il fallait des signes plus frap
pants, plus matériels. Clotilde et Remi priaient sans cessè
pour håter l'heureux jour où Dieu se chargerait lui-même
de convertir le chef barbare .
Le voici lancé dans les hasards et les périls d’une guerre
contre les Allemands . A Tolbiac il se souvient du Dieu de
Clotilde et il fait avec lui une sorte de convention . Il
triomphe , rentre dans ses Etats et raconte à la reine ce
grand événement. Remi, l'homme de Dieu , est appelé ; il
instruit et prépare au baptême son royal néophyte . Le
vainqueur des Allemands est baptisé à Reims (496 ) .
Quel jour de joie pour Clotilde ! Quel triomphe pour
l'Eglise qui avait formé le saint évêque et la femme
chrétienne que Dieu employa pour préparer ce glorieux
événement .
A dater de ce jour à jamais mémorable, les historiens,
tout absorbés par les faits personnels au prince belli
queux, semblent oublier entièrement son illustre com
pagne. Pendant que , poussé par son ambition autant que
par des motifs de conscience, le roi des Francs courait à
la conquête de la Bourgogne , Clotilde remplissait paisi
blement les devoirs d'une mère chrétienne dans l'éduca
tion de ses enfants, Clodomir, Childebert et Clotaire. Elle
avait , outré ces trois fils, une fille, nommée Clotilde comme
elle , qu'elle élevait pour le ciel dans la pratique des plus
solides vertus. Le temps qu'elle ne consacrait pas à ses
exercices de piété et à l'éducation de ses enfants, elle le
donnait aux soins de la sainte et tendre amitié qu'elle en
160

tretenait avec l'humble vierge de Nanterre, dont les angé.


liques entretiens lui étaient particulièrement chers.
Qu'il était beau de voir une reine et une paysanne liées
par la plus intime amitié et se traitant l'une l'autre comme
si elles eussent été seurs ! Pareille liaison répugnerait
sans doute à l'orgueilleuse étiquette de nos jours; mais
les saints ne raisonnent pas à la façon de nos modernes
philosophes ; les saints reconnaissent, à côté et au-dessus
de la royauté matérielle, la royauté spirituelle de la vertu ,
et, dans ces temps de simplicité et de foi, les âmes pures ,
animées d'un égal amour pour Dieu , se recherchaient
mutuellement : les différences de conditions n'existaient
plus en face de cette sublime égalité du mérite et de la
sainteté .
Heureux temps où les populations avaient assez de res
pect pour leurs souverains et assez d'estime pour la vertu
pour que la fille des rois et la fille du pauvre pussent ainsi
s'unir par les liens de la plus tendre amitié! C'est que riche
et pauvre, petit et grand devenaient égaux aux yeux du
peuple comme ils l'étaient aux yeux de Dieu, quand ils
paraissaient égaux en sainteté . Du reste, qui gagna le plus
à cette intimité ? fut- ce Geneviève ou Clotilde ? On peut le
dire, ce fut plutôt Clotilde. A l'école de l'humble et an
gélique bergère, la fille des rois barbares apprenait à ré
primer les inspirations altières et vindicatives qui parfois
trahissaient chez elle le sang des Burgondes ; Geneviève,
patiente et résignée devant les outrages et la calomnie,
était pour Clotilde un modèle vivant de la douceur chré
tienne et de la pauvreté volontaire. Cependant Clovis
meurt en 511 .
Clotilde pleura sincèrement sa mort, et, quand sa dou
leur d'épouse fut un peu calmée , elle eut une pensée, une
réminiscence fatale ..., elle se souvint qu'elle était la fille
de Chilperic , et elle crut qu'elle avait à venger la mort
de son père et de tous les membres de sa famille . Alors se
réveillèrent dans toute leur énergie ces instincts de prin
cesse barbare que nous ne voulons pas passer sous silence,
comme l'ontfait la plupart des historiens. La religion n'a
pas peur de la vérité historique ; elle ne peut que gagner,
-
161

elle et ses héros, à l'exposition franche et hardie des om


bres qui s'élèvent de la terre et se mêlent à la lumière
qui vient du ciel . L'ouvre de l'homme, sa misère , sa fai
blesse , mises en regard de l'élément divin , font mieux
ressortir celui- ci, et le triomphe de la foi grandit en pro
portion des obstacles qu'elle avait à vaincre . C'est pour
quoi nous oserons retracer ici dans toute sa vérité cette
phase de la vie de sainte Clotilde , bien qu'elle fasse ombre
dans le tableau , bien qu'elle semble ternir quelque peu
cette grande figure que nous a dépeinte saint Grégoire de
Tours . Si nous voyons des fautes, nous en verrons aussi
la terrible expiation .
Le vieil auteur de l'Histoire ecclésiastique des Francs
insinue que Clotilde ne fut pas tout à fait étrangère à la
guerre de Bourgogne, que Clovis entreprit contre l'assas
sin de son beau -père Chilperic. Ce qui est certain , c'est
qu'aussitôt après la mort du roi Clotilde réunit ses enfants
et leur inspira la pensée de punir le meurtrier de leur
aïeul . « Mes chers enfants , leur dit-elle , que je n'aie pas à
me repentir de vous avoir élevés avec tendresse ; partagez,
je vous prie, le ressentiment de mon injure, et mettez
tout votre zèle à venger la mort de mon père et de ma
mère. » Elle croyait en cela remplir un devoir sans doute .
Voici les conséquences de son erreur.
Ses trois fils,Clotaire, Childebert et Clodomir, marchent
contre Sigismond et Godemar, fils de Gondebaud , roi de
Bourgogne. Godemar vaincu prit la fuite ; Sigismond
tomba entre les mains des vainqueurs avec sa femme et
ses enfants : Clodomir les envoya d'abord à Orléans , puis
il ordonna de les massacrer et de jeter leurs corps dans un
puits du village de Coulemile ou Saint-Péravy-la-Colombe,
à quatre lieues d'Orléans (524) . Mais il se trouva que
Sigismond était un saint : Dieu , sans doute pour faire
comprendre la grandeur de ce meurtre, rendit ce puits et
les reliques du martyr célèbres par de nombreux mira
cles , et l'Eglise admit Sigismond au nombre des saints.
Bien plus, Dieu punit ces crimes de Clodomir dans sa per
sonne et dans celle de ses enfants. Un pieux solitaire , saint
Avite , abbé de Mici, lui avait prédit l'éclatante vengeance
11
162

du Seigneur. Clodomir , en effet, trouve bientôt la mort


dans la bataille de Vézeronce , et sa tête, attachée au haut
d'une pique , est promenée au milieu des rangs ennemis.
Ses trois fils , Théobald , Gonthaire et Clodoald , se retirè .
rent auprès du tombeau de saint Martin de Tours où vivait
alors Clotilde , qui s'y livrait à toutes les ouvres de la plus
sévère pénitence. Elle se punissait elle-même de ses fau
tes . Mais Dieu va étendre sur elle de plus rudes épreuves
encore. Elle avait vu mourir son royal époux et Clodomir,
l'enfant chéri que ses prières avaient jadis sauvé de la
mori ; il ne lui restait plus que les trois tils de Clodomir
pour consoler sa vieillesse . Celte consolation ne lui sera
pas donnée . Par aflection pour ces orphelins , elle revint
à Paris avec eux , afin de plaider leur cause auprès de
Childebert et de Clotaire , leurs oncles, qui les avaient dé
pouillés de l'héritage paternel ,
Mais voici de nouveaux crimes que l'histoire ne répète
qu'avec horreur...
Ecoutons le récit de saint Grégoire de Tours : « Chil
debert, voyant que sa mère avait porté toute son affection
sur les fils de Clodomir , en conçut de l'envie, et, craignant
que , par l'influence de la princesse, ils ne vinssent à re
couvrer leurs Etats , il envoya secrètement vers son frère,
le roi Clotaire, et lui fit dire : « Nolre mère garde près d'elle
anos neveux et songe à leur restituer le trône. Viens à Paris ,
« pour décider ensemble ce que nous avons à faire.» Clotaire
se rendit avec empressement à cette invitation , Childebert
avait déjà fait répandre dans le public le bruit que les deux
rois étaient d'accord pour rendre à leurs neveux le royaume
paternel . Ils envoyèrent donc, au nom de tous deux, dire à
sainte Clotilde : « Envoyez-nous les enfants, pour que nous
« les élevions au trône . » La reine, remplie dejoie et ne soup.
çonnant pas l'artifice, envoya les jeunes princes , en disant:
« Je croirai n'avoir pas perdu mon fils Clodomir, si je vous
« vois succéder à son royaumne.» Quand Childebert et Clotaire
les eurent en leur possession , ils renvoyèrent à la reine
Arcadius, sénateur arverne, portant des ciseaux et une
épée nue , « Glorieuse reine, lui dit-il , vos fils , nos sei
«gneurs , attendent que vous leur fassiez savoir votre vo
163
« lonté sur la manière dont il faut traiter vos petits- fils :
a ordonnez qu'ils vivent les cheveux rasés » ( la longueche.
velure étail, comme on sait , la marque distinctive de la
royauté), « ou qu'ils soient égorgés . » Consternée à ce mes,
sage , hors d'elle- même à la vue de cette épée et des
ciseaux , Clotilde s'abandonna aux transports de sa douleur
et laissa échapper ce cri imprudent : « J'aime encore mieux
« les voir morts , s'ils ne doivent pas remonter sur le trône
aqui leur appartient.» Arcadius, sans attendre d'autre ré,
ponse , revint près des deux rois et rendit compte de ce
message. Aussitôt Clotaire , saisissant l'aîné des enfants,
Théobaid , agé de dix ans , lui enfonça un poigoard dans
l'aisselle et l'étendit sans vie à ses pieds. A cette vue ,
Gonthaire, qui n'avait que sept ans, sé, jelte aux genoux
de Childebert , son oncle , et , les tenant étroitement
embrassés : « Secourez -moi, mon père, dit- il , que je ne
« sois pas égorgé comme Théobald ! » Les larmes et les
cris de cet enfant émurent Childebert, qui , se tour
nant vers Clotaire , lui demanda grâce pour cette inno
cente victime ; mais le meurtrier s'évria , transporté
d'une fureur sauvage : « C'est toi qui m'y as poussé ,
« et tu recules maintenant ! Laisse-moi l'égorger, ou
« meurs à sa place ! » Et , en disant ces mots, il saisissait
l'enfant et lui plongeait dans le cœur le poignard , déjà
teint du sang de son frère . Pendant cette horrible scène,
quelques officiers du palais avaient réussi à soustraire
Clodoald , le plus jeune des trois , à la ſureur de ses on-,
cles , Devenu grand , il abandonna ses prétentions au
royaume de la terre , et consacra à Dieu une vie que
Dieu lui avait presque miraculeusement sauvée . » Il de
vint prêtre. Dieu avait ses desseins sur ce troisième fils
de Clodomir ; ayant embrassé la vie religieuse , il båtit un.
monastère à Noventium (Nogent-sur -Seine), qui, en mé
moire de lui , prit le nom de Saint- Cloud. En effet Clo
doald , en échange d'une couronne terrestre, obtint une
couronne impérissable , celle de la sainteté. Il mourut
(560) au lieu même où il avait cherché un refuge (532) .
Remarquons bien quel mélange de crimes et de vertus se
manifeste dans la famille royale : voilà deux saints, Sigis
164

mond et Clodoald (Cloud), à côté de leurs persécuteurs ;


bientôt nous en verrons d'autres encore . Pendant que
Clotaire et Childebert consommaient leur crime , Clotilde
passait ses jours dans les larmes et la plus dure pénitence .
Elle fit rendre les honneurs funèbres aux innocentes vic
times , et , désormais , sa vie n'est plus qu'une longue série
d’æuvres expiatoires. Elle but jusqu'à la lie le calice de la
tribulation . Femme , fille, pièce , épouse et mère de rois,
elle se voit presque isolée sur la terre . Restait encore sa
fille Clotilde , mariée en Espagne à Amalaric , roi des Goths .
Ce prince arien , loin d'imiter Clovis , traitait fort mal sa
sainte épouse pour la forcer à embrasser l'hérésie . Il per
mettait que la plus vile populace l'insultat publiquement
lorsqu'elle se rendait à l'église catholique , s'oubliant même
jusqu'à la frapper jusqu'à effusion de sang. Elle résista à
tout pour rester fidèle à Dieu . Enfin , elle envoya à ses frères
un mouchoir teint de sang . Ils comprirent cet appel : Chil
debert , roi de Paris , marcha vers Narbonne, alors capitale
des Visigoths , et pilla les trésors d'Amalaric qui s'enfuit à
Barcelone, où il fut tué par un de ses soldats . La jeune
Clotilde , libre désormais , accourut vers sa mère... Mais
celle-ci n'aura pas la consolation de presser sur son cour
sa fille bien -aimée : au lieu d'un triomphe , elle devait
préparer un cercueil ; la jeune princesse était morte à
quelques lieues de la ville où l'attendait sa mère ! Elle la
fit enterrer dans la basilique des Saints - Apôtres, à côté
de Clovis et des enfants de Clodomir .
Tant et de si terribles épreuves semblaient devoir abat
tre le courage d'une femme et d'une mère qui avait pour
tant élevé ses enfants pour la vertu et pour le ciel et qui
ne trouve plus en eux que des assassins . Plus aucune
consolation humaine, plus rien que des afflictions ! Clotilde
est plus grande et plus forte que toutes ces épreuves. Elle
sait qu'elles viennent de Dieu, elle les accepte humblement
de sa main, elle souffre tout en expiation des sentiments
de vengeance que sa foi n'eut pas toujours la force de ré
prouver, et désormais tout est admirable dans sa vie. Re
tirée à Tours, elle pleura , comme la Samaritaine, jusqu'au
dernier jour de son pèlerinage terrestre, elle pleura sur
165
tout les divisions et les crimes de ses enfants . « On la vit
constamment, dit Grégoire de Tours, répandre des aumô
nes, consacrer ses nuits à la prière , donner l'exemple de
la chasteté et de toutes les vertus . Elle pourvut les églises,
les monastères et tous les lieux saints des terres nécessai
res qu'elle distribua avec tant de générosité et de bienveil
lance , qu'alors on la regardait non comme une reine,
mais comme la propre servante du Seigneur, consacrée
entièrement à son service . Ni la royauté de ses fils, ni
l'ambition , ni les richesses ne purent l'entraîner par or
gueil à sa perte, mais son humilité la conduisit à la grâce . »
Cependant Dieu était satisfait des souffrances et des
bonnes cuvres de sa servante. Les unes furent pour les
souverains une grande et terrible leçon , les autres sont
pour tous un exemple qui encourage et fortifie. Avant de
la délivrer de cette terre d'exil, Dieu lui envoya un ange
du ciel pour lui annoncer cette bonne nouvelle . Avant de
mourir , elle mande ses deux fils, espérant que les derniers
avis d'une mère agonisante pourraient faire quelque im
pression sur leur ceur farouche. « Mes enfants, leur dit
elle , je vous recommande avant tout de conserver toujours
cette foi catholique que le ciel a persuadée à votre père
par des prodiges si éclatants... Respectez les biens et la
liberté de l'Eglise ... Déposez toute inimitié , elle est la
désolation des peuples et la ruine des maisons royales...
Enfin, faites pénitence de vos excès passés , édifiez votre
Etat par votre exemple , et n'oubliez jamais que l'affer
missement des trônes, c'est la piété. »
Elle s'occupa ensuite des pauvres, reçut les derniers
sacrements avec une ferveur extraordinaire, et, quand vint
l'heure du Seigneur , elle prononça ces paroles : Ad te
levavi animam meam, veni et eripe me, ad le confugi, et
rendit son âme à Dieu , le 3 juin 545.
L'histoire rapporte qu'au moment où elle expira, une
vive et éclatante lumière se répandit autour d'elle , que
son visage brilla soudain d'une beauté mystérieuse et
qu’un délicieux parfum , emblème de sa charité et de sa
foi, s'exhala de sa dépouille mortelle . On la transporta
de Tours à Paris où elle fut réunie à celle de sa famille
166

dans l'église de Saint-Pierre et de Saint-Paul , aux pieds de


la chasse de l'humble Geneviève , son amie et son modèle
autrefois . Clotilde , avant de mourir, avait pensé encore à
la douce fille de Nanterre ; elle avait demandé, par un
dernier élan d'amitié , que ses cendres fussent déposées
près des cendres de Geneviève. Quel contraste entre ces
deux tombes ! La fille du pauvre , dont la vie ſut exempte
de tout orage , et la fille des rois , qui expia si durement la
gloire humaine et le rang élevé qui lui échut en partage ,
les voilà réunies après la mort comme elles le sont dans
le ciel
Dieu ne tarda, pas en effet, à se déclarer en faveur de
Clotilde ; de nombreux miracles éclatèrent sur sa tombe
pour dire au monde que la reine des Francs avait trouvé
dans l'éternité la récompense d'une vie pleine de bienfaits
et de mortification. Peu d'années après sa mort elle fut
inscrite au martyrologe des saints par le pape Pélage Lef
(555-559) . Ses reliques , partagées entre diverses églises,
furent depuis conservées avec un religieux respect et ex
posées à la vénération publique . Aujourd'hui encore on
les visite avec amour dans les églises de Soissons , des An
delys , et de Saint - Leu et Saint-Gilles qui n'en possède
plus que les cendres.
Telle fut sainte Glotilde, cette femme forte qui , par ša
puissante et sainte influence, sut effacer de sa patrie les
derniers vestiges du paganisme et jeter les fondements
de notre France monarchique et chrétienne.
Influence de la femme chrétienne. Sainte Geneviève .

Nous avons vu Clovis , instruit par saint Remi et adouci


par la puissante influence de la vertueuse Clotilde , servir
d'instrument entre les mains de Dieu pour la conversion
des Francs. Remi et Clotilde eux-mêmes, formés, élevés ,
sanctifiés par l'Eglise , ont servi à leur tour pour ramener
à la foi orihodoxe le roi barbare ; toute la gloire de la con
version des Francs revient donc, en dernière analyse, à la
sainte influence du clergé .
Maintenant que nous avons admiré la vertu dans ces
167 --

hautes régions du pouvoir, que nous l'avons vue briller


sur la couronne du roi , sous la mitre du pontife ét dans le
ceur de la femme, nous aimons descendre dans la plus
humble condition de la vie pour voir des prodiges plus
grands encore dans l'enfant du peuple . Nous y retrouve
rons les mêmes vertus sous la forme la plus touchante ; ce
sera encore, mais dans sa plus grande simplicité , la ver
tueuse influence de la femme chrétienne. Nous n'avons
pas le courage de séparer Geneviève de Clotilde , elles qui
sé sont tant aimées sur la terre, et qui se partagent depuis
treiże siècles la même gloire sur la terre et dans le ciel .
Geneviève (Genovefa) naquit vers l'an 423 à Nanterre
(Nannelodurum ou Neptodurum ), bourg du département de
la Seine, au pied du mont Valérien, à 11 kilomètres N. -0 .
de Paris. Par son père Sévère ( Severus), et sa mère Géronce
(Gerontia ), elle était d'origine romaine ou gauloise. A sa
voir si ses parents étaient pauvres ou riches, les traditions
se contredisent; mais ce qui est certain, c'est que Genie
viève gardait les troupeaux de son père qui possédait quel
ques biens qu'il régissait lui - même ; d'après une tradition
immémoriale et non interrompue, on montre deux en
droits où elle menait paître son troupeau : le clos de Sainte
Geneviève, au mont Valérien, et le parc de Sainte-Gene
viève , près de Nanterre ; ce qui suſtit bien pour lui laisser
le nom de bergère que , dans son humilité, elle affection
nait plus que celui de reine .
Son nom de baptême, du reste , était assez beau et assez
significatif pour être un encouragement et une incessante
invitation à la vertu pour une âme comme la sienne. Ce
nom si doux de GENEVIÈVỀ est bien le résumé de sa vie en
tière ; car ilsignifie, dans la langue celtique : fille du Ciel.
A voir éclater en elle , dès son berceau , toutes les vertus qui
donnent tant de charmes à l'enfance, au spectacle de la
plus ardente piété jointe aux grâcés de l'innocence et de
la candeur de cet age si tendre, charmes divins qu'elle n'a
jamais perdus au souffle corrupteur du monde , on pouvait
bien dire : Voilà l'enfant du Ciel . Pour une âme aussi
riche des dons célestes , il ne fallait qu'une occasion pour
faire éclater, dans toute sa puissance , une vocation qui
168
était destinée à donner au nom et à la mémoire de Gene
viève un si grand retentissement . Dieu lui ménagea cette
occasion . C'était en 429. Deux illustres évêques, saint
Germain d'Auxerre et saint Loup de Troyes , passaient à
Nanterre pour se rendre dans la Grande-Bretagne, alors
infectée de l'hérésie pélagienne . Leurs prédications , leurs
miracles et la sainteté de leur vie avaient porté au loin
leur réputation , et partout où ils passaient la foule accou
rait et tombait à genoux pour demander leur bénédiction .
A Nanterre même spectacle . Geneviève se trouvait parmi
la foule que le respect avait amenée autour des saints pré
lats . Par une sorte d'intuition particulière aux saints, l’é
vêque d'Auxerre remarqua l'angélique enfant ; se tour
nant vers elle , il lui baisa respectueusement la tête et
demanda à ses parents : « C'est là votre fille ? Oui ,
seigneur. — Que vous êtes heureux d'avoir donné le jour
à cette enfant ! Sa naissance a ravi de joie les anges du
ciel . Son mérite sera grand devant Dieu , et, touchés de ses
vertus, les pécheurs quitteront en foule leurs désordres
pour revenir à Jésus-Christ . » Puis , s'adressant à l'inno
cente enfant, il lui demanda si elle voulait vivre fidèle à
Jésus-Christ comme les vierges qui lui sont consacrées .
Geneviève, éclairée d'en haut , fit cette réponse : « Père
saint, c'est ce que je désire , et je supplie Dieu d'exaucer
mes souhaits . » On se rendit immédiatement à l'église et
là , au milieu du chant des psaumes et de la prière, le saint
vieillard consacra à Dieu la jeune fille , à peine agée de sept
ans , lui imposa les mains , pria sur elle et la bénit; il bé.
nit aussi le peuple témoin de la cérémonie , le congédia et
recommanda au père de Geneviève de la lui présenter de
nouveau le lendemain . ** 19
Elle revint , en effet, avec Sévère ; interrogée par l'évê
que qui admirait la précoce sagesse de cette ame prédes
tinée , elle ratifia les promesses de la veille et reçut une
médaille en cuivre représentant le Christ, qu'elle porta
toujours en souvenir de sa consécration à Dieu .
Geneviève prouva bientôt qu'elle avait compris toute
l'étendue de ses nouvelles obligations : elle marchait à pas
de géant dans la voie de la perfection chrétienne , joi
169

gnant à ses occupations journalières une ardente piété .


Son plus grand bonheur était d'assister aux offices divins ;
l'en priver était lui imposer le plus dur sacrifice.
Un jour de fête, peu de temps après le passage de saint
Germain , sa mère Gérontia se rendait à l'église sans em
mener sa fille . Profondément affligée de ce refus, Gene
viève s'écria tout en larmes : « Je veux garder avec l'aide
de Dieu la parole que j'ai donnée au saint évêque Germain;
j'irai à l'église pour mériter l'honneur qu'il m'a promis. »
La mère , impatientée, loin de céder aux instances de l'en
fant, se mit à la frapper. En cela , elle eut tort ; c'était ré
sister à un désir légitime , c'était résister à la volonté de
Dieu, et Dieu l'en punit à l'instant même : Gérontia devint
aveugle. Il y avait vingt et un mois que durait le châti
ment, lorsqu'un jour la pauvre mère, se souvenant des
glorieuses prédictions de saint Germain sur Geneviève,
lui dit : « Mon enfant, prends le seau et cours au puits me
chercher de l'eau. » L'enfant s'empresse d'obéir. Arrivée
au puits , une subite douleur la saisit : elle pleure amère
ment en se reprochant d'avoir occasionné le malheur de sa
mère . Ayant puisé de l'eau , elle revint à la maison . Gé
rontia , élevant alors les mains vers le ciel , pria l'enfant de
bénir l'eau par le signe de la croix, puis elle s'en lava les
yeux . Aussitôt elle recouyra la vue , rendant grâce au Dieu
qui écoute la prière de l'innocence en faveur des coupa
bles. Ce puits où pleura Geneviève existe encore et ses
eaux sanctifiées par la prière et par la piété filiale ont
maintes fois depuis reproduit le même prodige en faveur
des fidèles qui y allaient boire avec foi et dévotion. Tout le
moyen âge alla visiter le puits et l'emplacement de la
maison qui vit naître la sainte ; jusqu'à ces derniers temps
ils étaient marqués par une chapelle dont il ne reste que
des ruines ; mais la vénération du peuple chrétien demeure
toujours la même .
Cependant Geneviève n'était pas encore consacrée à
Dieu d'une manière régulière et irrévocable. Tout ce qu'a
vait fait pour elle l'évêque d'Auxerre n'était qu'une pré
paration à cet acte solennel de sa vie. D'ailleurs la consé
cration solennelle des vierges chrétiennes appartenait de
170
droit à l'évêque de Paris. Aussi , dès que Geneviève eut at
teint l'âge de seize ans , elle se présenta au pontife, reçut
publiquement de ses mains le voile , symbole du rénonce
ment aux vanités du monde , et le prélat ne craignit pas
de publier hautement devant l'assemblée du peuple le mé
rite et les héroïques vertus de la jeune fille. Dès lors tout
fut dit entre elle et Dieu .
Non contente de servir Dieu avec un amour sans bornes ,
elle commença à exercer autour d'elle un humble mais fé
cond apostolat. Plusieurs jeunes filles, entre autres sainte
Alde et sainte Céline , se réunirent à elle pour ne plus
servir que Dieu seul . Le nombre de ces âmes privilégiées
s'augmentà au point qu'il fallut construire une maison
qui fut le premier monastère de Paris , et Geneviève en fut
la première supérieure. Réparée , bien plus tard , par un
des officiers de saint Louis, nommé Etienne Haudry, elle
fut appelée les Haudriettes et donna, dit-on , ce nom à la
rue qui le porte encore.
Malgré son humilité , les vertus de Geneviève jetaient au
loin leur éclat, si loin , qué , du fond de la Syrie , saint
Siméon Stylite, ce prodige de sainteté , se fit recommander
à ses prières par des voyageurs gaulois qui avaient des re
lationis commerciales avec l'Orient.
Mais bientôt elle va recevoir, comme tous les saints, son
lot de souffrances et d'épreuves ; afin d'empêcher l'orgueil
de ternir l'éclat de si belles vertus et pour détacher son
âme de plus en plus des choses de la terre , Dieu va ou
vrir pour elle le creuset des tribulations. Il appelle d’a
bord à lui són père et sa mère . Devënue orpheline, elle se
réſugie à Paris chez une pauvre femme , sa marraine, qui,
heureusement, lui permit de continuer sa vie toute de
piété et d'abnégation. Elle souffrait encore dans ses plus
chères affections, que déjà son corps était livré à une af
freuse torture : une fièvre aiguë s'abattit sur elle et lui
dla pendant plusieurs jours l'usage de ses inėmbres. Mais
dans le silence léthargique des seris , Dieu se fait mieux
comprendre de l'âme : Geneviève , physiquement anéati
tie, eut un ravissement qui matiiſesta à son esprit et à son
cậur, avec one clarté extraordinaire , le spectacle des
-
171

beautés ineffables du ciel , et , tant qu'elle vécut , elle con


serva , non -seulement le gracieux souvenir, mais le pro
fond sentiment de cette faveur céleste. Que de fois depuis
on la surprenait répandant de douces larmes, au seul sou
venir de cette délicieuse vision . C'est ainsi que souvent
Dieu encourage la vertu qui souffre.
Autre épreuve. Le monde, pour se donner un spécieux
prétexte de mépriser la vertu, a un secret terrible , dia
bolique : il verse sur elle la flétrissure de la calomnie . Le
peuple de Paris se rendit coupable de cette honteuse as
tuce. Depuis quelque temps, il circulait contre l'ange de
Nanterre des bruits sourds , mensongers et humiliants .
Geneviève s'humiliait et souffrait en silence . Mais voici
de nouveau saint Germain qui passe à Paris , allant pour
la seconde fois dans la Grande- Bretagne (446 ) . Toute la
ville se porta à sa rencontre. Quelle ne fut pas sa douleur
d'entendre le peuple se déchaîner avec fureur contre Ge
neviève , l'accusant d'hypocrisie et de superstition ! L'évê
que, plus clairvoyant et plus juste que cette populace d'ac
cusateurs , prit hautement la défense de sa protégée , et
son éloquente et grave parole eut bientôt détrompé ce
mobile et tuinultueux peuple de Paris, toujours aussi fa
cile à égarer que prompt à revenir au bien .
Cet épisode à peine oublié, un orage bien autrement
formidable gronda dans le lointain . Geneviève devait có
recueillir sa part de souffrance et de gloire . Attila, roi
des Huns , traînant à sa suite une meute de princes tribu
taires, et cinq cent mille barbares, avait franchi le Rhin
et pénétré dans les Gaules , laissant partout derrière lui
une longue trace de feu et de sang . Les villes semblaient
s'effacer sous les pas du Fléau de Dieu . Déjà il était à
Troyes , où il fut apaisé par l'évêque saint Loup; on le
croyait déjà aux portes de Paris. L'alarme y fut si grande
que les habitants s'apprêtaient à fuir, avec leurs femmes
et leurs enfants, dans des places mieux fortifiées. Ce n'était
pas l'avis de Geneviève. Se faisant tout à coup la mère et
la patronne de la cité , elle rassemble autour d'elle les
femmes de Paris, elle les électrise par sa parole toute
brûlante de foi et les exhorte à prier avec elle . Les femmes
172

obéissent à sa voix ; mais il n'en est pas ainsi des hommes .


Plus lents à croire , ils s'irritent d'abord contre le con
seil timide et audacieux à la fois de la jeune paysanne ; ils
l'injurient, ils la menacent; des malédictions et des cris
de mort sont prononcés contre elle . Geneviève ne cède pas
à ces violences : elle raffermit tous les courages , pourvoit
à tous les besoins, assure des subsistances à la multitude
épouvantée, et promet, au nom du ciel , qu'Attila n'appro
chera point des murs de Paris . Humainement il était
difficile de le croire, mais l'événement justifia la prédic
tion . Attila, changeant tout à coup de direction , prit une
marche rétrograde et alla s’abattre avec ses hordes sur la
ville d'Orléans qui , à son tour , dut son salut à l'interven
tion de son évêque, saint Aignan (451) .
Cependant Clovis , voulant donner un centre à l'empire
des Francs , vint mettre le siége devant Paris. Ce fut pour
Geneviève une nouvelle occasion de montrer sa charité .
Pendant les horreurs de la disette et les souffrances qui
résultent toujours d'un long siége , la courageuse fille re
montait avec des bateaux la Seine restée libre , et allait
chercher des subsistances jusqu'à Troyes et jusqu'à Arcis
sur-Aube. Elle devenait ainsi l'ange tutélaire, la seconde
providence de tout un peuple.
Dès lors, elle tint le plus haut rang dans l'opinion pu
blique , et rien désormais ne lui ôtera plus les respects et
l'estime de la capitale et du monde. Respectée de Clovis,
tendrement aimée de Clotilde , elle contribua sans doute
beaucoup à la conversion du roi et à l'adoucissement des
meurs barbares de ces temps . Pauyre et débile selon le
monde, elle était grande aux yeux de la foi; éclairée et
soutenue par elle , elle lutta , pour sa part , contre l'élé
ment grossier qui l'entourait : que de fois elle usait de
son influence pour obtenir du souverain des actes de jus
tice et d'humanité, à une époque où la justice résidait dans
la force et où le nom même de la charité était inconnu .
Que de victimes arrachées à la prison ou à la mort par les
prières de Geneviève ! N'est-ce pas encore d'après ses con
seils que Clovis fit bâtir, sur une chapelle souterraine
consacrée jadis par saint Denis, au sommet du mont Luco
173

titius ( montagne Sainte-Geneviève ), cette église qui porta


d'abord le vocable de Saint-Pierre et Saint-Paul et qui
plus tard prit celui de la sainte elle-même ?
Les secrètes austérités de Geneviève , ses sublimes
vertus , dont la plupart des actes ne sont connus que de
Dieu seul , lui méritèrent le don des miracles . Ici , c'est un
enfant qu'elle ressuscite ; là , ce sont des possédés qu'elle
délivre ; là , des malades qu'elle guérit ; partout des affli
gés qu'elle console. Un jour, à Orléans, elle sollicite la
grâce d'un esclave coupable . Son maître , riche et puis
sant seigneur, la lui refuse. Elle s'éloigne en pleurant ;
mais ces larmes saintes tombent sur lui comme une ma
lédiction : à l'instant même il est frappé d'une maladie
terrible . Revenu à des sentiments plus doux , il rappelle
Geneviève, implore le secours de ses prières et promet
d'accorder sa demande : elle prie , il est guéri .
Nous passons sous silence une foule d'autres miracles
d'une authenticité et d'une certitude historique incontes
tables , mais que les bornes de ce recueil ne nous permet
tent pas de citer. Ils appartiennent la plupart à l'histoire
et prouvent plus que suffisamment combien la plus belle
capitale du monde a eu raison de choisir pour sa patronne
l'humble vierge de Nanterre.
Geneviève , aimée du ciel et du monde, passait ainsi sa
vie dans les plus rudes austérités, ne mangeant que deux
fois la semaine , et encore sa chétive nourriture consistait
elle en pain d'orge mêlé avec des légumes grossiers. C'est
bien d'elle que l'on pouvait dire que pendant que son
corps vivait à peine sur la terre, sa conversation , son
ceur, sa vie étaient au ciel . C'est là que vivait cette ame
angélique que n'avait jamais flétrie le souffle impur du
vice dans un temps où le vice était chose si commune et si
facile. N'est-ce point un miracle de la grâce que l'exis
tence même d'un pareil caractère , d'une élévation de
pensées si extraordinaire, d'une vie si pure, d'une per
fection aussi éclairée, aussi complète , au milieu de tant
d'éléments qui devaient y mettre obstacle. C'est ici que
l'action de Dieu, agissant par son Eglise et par le clergé,
tombe sous les regards , comme un fait palpable qu'aucun
174

homme de bonne foi ne saurait récuser. Geneviève fut l'en.


fant de l'Eglise, la réalisation vivante et incarnée de ce
qu'elle veut et sait faire en tout temps dans une ame do
cile à ses enseignements. Au spectacle de tant de vertus,
de courage, de force d'âme , qui peut s'empêcher de dire :
« Ce n'est pas ainsi que l'homme invente ! ? » Rendons
donc gloire à qui elle est due .
Geneviève parvint à une haute vieillesse ; elle était
presque centenaire quand la mort vint briser les liens qui
l'attachaient encore à la terre . La mort n'eut pas grand
effort à faire pour mettre fin à cette frèle existence , qui
n'était plus qu'un faible et dernier souffle que le moindre
choc devait éteindre. Elle s'endormit en priant, le 3 jan
vier 512.
Les précieux restes de l'humble vierge furent déposés,
à côté de ceux de Clovis, dans l'église de Saint- Pierre et
Saint- Paul qui retint pendant deux ou trois siècles le vo
cable des saints apôtres ; on y ajouta alors celui de Sainte
Geneviève , qui finit par être le seul employé. Un mot encore
sur l'histoire de cette église et des reliques de la sainte .
Clotilde avait donné une garde aux restes de son époux
et de son amie, en faisant élever à côté de la basilique un
monastère , destiné aux clercs qui devaient y célébrer l'of
fice divin . L'église fut brûlée lors de la seconde invasion
des Normands ( 857) . Faiblement réparée à diverses épo
ques, elle fut complétement restaurée, en 1175 , par
Etienne, abbé de Sainte-Geneviève et depuis évêque de
Tournay . Endommagée par la foudre qui, en 1483 , dé
vasta le clocher, l'église et l'abbaye, elle se conserva assez
bien jusqu'au dix - huitième siècle. Mais , en 1744 , tout le
monument menaçait ruine ; c'est alors que Soufflot, in
tendant général des bâtiments de la couronne , conçut et
exécuta en partie le plan de la fière coupole qui a rem
placé l'ancienne basilique fondée par Clovis et restaurée
par Etienne de Tournay . Il ne reste de celle-ci que la
tour noire qui s'élève sur une des cours du lycée Napo
léon et qui se nomme tour de Clovis.

Jean - Jacques Rousseau .


175

Quant aux reliques de sainte Geneviève, elles repose


rent dans l'ancienne basilique , défendues par une simple
grille en bois jusqu'en 620. Elles furent alors renfermées
dans une châsse richement façonnée par saint Eloi ; mais
en 845 , lors de la première invasion normande , les reli
gieux , pour les soustraire à toute profanation, les empor
tèrent et les laissèrent dans un coffre de bois jusqu'en
1242 où Robert de La Ferté -Milon , abbé de Sainte - Gene .
viève, les plaça dans une châsse magnifique qu'ornèrent
depuis des pierres précieuses et des diamants donnés
par la reine Marie de Médicis ( 1614) et quelques prin
cesses de la cour . C'était autrefois un honneur insigne
que de porter la châsse en procession ; ce privilége , ré
servé aux seuls religieux , ne fut accordé que vers 1525
à quelques notables de Paris . C'était grande fête alors ;
toute la capitale y prenait part . Geneviève, patronne de la
cité, était tendrement aimée ; depuis les marches du trône
jusque dans la plus pauvre chaumière, elle était invoquée
comme une amie et une protectrice du royaume et de
chaque foyer domestique.
Mais quand viot l'ignoble et sanglante révolution de
1793, elle s'empara de l'église et des reliques de la sainte ;
elle chassa Dieu de son temple , et, à la place des vénéra
bles restes de Geneviève, du parfait modèle de la modestie
chrétienne, elle osa installer et glorifier la fange par un
culte féroce et des hymnes de sang. Alors le majestueux
édifice, bâti pour Dieu et pour la vierge de Nanterre,
changeant de nom pour s'appeler Panthéon , eut la honte
d'abriter les tombes de quelques monstres historiques tels
que Voltaire , Rousseau , Marat et autres ennemis de Dieu
et des hommes. Le gouvernement homicide d'alors fut
assez osé pour inscrire au fronton du temple profané cette
mensongère inscription : « Aux grands hommes la patrie
reconnaissante ! >>
Cependant Dieu ne permit pas que les reliques de Ge
neviève restassent en si mauvaise compagnie : elles furent
brûlées en place de Grève , moins les portions qu'on en
avait précédemment distraites. C'était un autre genre
d'outrage que de brûler sur la place des grands criminels
176

les ossements d'une des plus pures gloires de la patrie. La


châsse fut portée à la Monnaie ; mais durant le trajet on
la traita de manière que sa valeur fut réduite à 23,800 fr.
L'impiété et la cupidité sont seurs . C'est ainsi qu'un
peuple égaré outrageait dans la personne d'une vierge
chrétienne cette Eglise , cette doctrine et ces vertus aux
quelles il doit tout : cette liberté dont il abuse , le pain
qu'il mange et le sol qui le porte. Certes , otez tout ce
que l'Eglise a fait pour nous, et nous n'aurions pas cessé
d'être un vil troupeau d'esclaves à la merci du soldat , du
tyran ou de la fortune .
Heureusement, après ces infames saturnales, le temps de
la réhabilitation est venu . En 1816 , sous la Restauration ,
il fut décrété que le Panthéon serait rendu au culte , et il le
fut; mais plus tard , grâce aux intrigues d'un gouvernement
secrètement persécuteur qui , depuis 1830 ,laissa le temple
sans Dieu et sans prêtres . Ce ne fut qu'en 1852 qu'il fut
rendu à son auguste destination . Aujourd'hui donc la voix
de la prière et de la vérité se fait entendre de nouveau à
Sainte-Geneviève ; ses faibles restes y sont honorés , et le
peuple chrétien y porte ses hommages et ses larmes,
comme il va à Saint-Etienne-du -Mont prier près de la
pierre du sépulcre de Geneviève. Chaque année encore, le
3 janvier, Paris et la campagne, vieillards et enfants ,
mères abattues par le chagrin , jeunes filles soucieuses de
leur avenir , hommes de toutes les classes, se pressent
avec un respectueux amour autour du tombeau et des re
liques de l'humble vierge . Tous y répandent les secrets
accablants du ceur, et personne ne sort du sanctuaire béni
sans en avoir l'âme très -forte et le cæur plus léger.
Juste tribut qui est loin de payer une dette de recon
naissance qui n'a cessé de s'accroître depuis treize cents
ans ; car, interrogez les siècles, et chacun pourra vous re
dire ce que Geneviève a fait depuis ce temps pour Paris ,
sa seconde patrie , Nous ne voulons mentionner ici qu'un
seul de ses nombreux bienfaits ; c'est le miracle des ardents.
Une peste affreuse qu'on appelait le mal ardent s’abattit
en 1129 et 1130 sur la France et sur Paris . C'était sous
le règne de Louis le Gros. Un feu qui dévorait en quelques
177

instants ses victimes faisait des ravages terribles . On comp


tait les morts par milliers , et la science restait muette et
impuissante devant le fléau . Etienne, évêque de Paris , un
vrai ami du peuple, l'exhorta à invoquer sainte Geneviève .
On porta sa châsse dans les rues de la capitale ; à mesure
qu'elle passait à travers la foule consternée, les malades
et ceux qui ne l’étaientpasse jetaient à genoux en criant:
Madame sainte Geneviève, miséricorde ! Aussitôt les gué
risons se multiplièrent, et quelques jours après tous les
ravages du mal avaient cessé . C'est là un fait qui a ac
quis la plus haute certitude historique , et nos annales en
offrent bien d'autres .

Influence de la femme chrétienne. -


Sainte Radegonde.

Voici encore une des gloires les plus pures de la Gaule


chrétienne, une des plus belles fleurs de sainteté écloses
dans le champ de l'Eglise du sixième siècle . Mais d'où
vient qu'elle est si peu connue ? Ce n'est, certes, pas que
l'histoire soit muette sur cette seconde Clotilde ; on dirait
que la glorieuse femme de Clovis et l'humble vierge de
Nanterre ont attiré à elles toute l'admiration et absorbé
tout l'intérêt de la postérité . Cependant on n'aurait ja
mais dû séparer ces trois grandes figures du sixième siècle :
Clotilde, Geneviève, Radegonde , trois anges de prière , de
pureté et de charité, que Dieu semble avoir placés là pour
faire contraste avec les crimes et les démêlés des fils de
Clovis et de deux femmes maudites dans l'histoire, Frédé
gonde et Brunehaut, ces deux monstres de cruauté et de
corruption . La vie de nos saintes femmes de ce siècle con
sole la postérité épouvantée par tant de souvenirs détes
tables et prouve d'autant plus fortement la puissante in
fluence de la foi sur les âmes honnêtes et dociles.
Radegonde appartient à double droit à la race franque.
Son berceau fut au centre de la Germanie , d'où étaient
sortis les Francs : elle naquit dans le royaume de Thu
ringe , entre l'Elbe et le Wéser, pays qui aujourd'hui fait
partie du duché de Saxe . C'était vers l'an 519. Son père ,
Berthaire , était roi d'une portion de cette contrée dont le
12
178
reste était gouverné par ses deux frères Hermanfried et
Barderic. Radegonde nous appartient encore parce qu'elle
fut convertie , baptisée, couronnée reine et sanctifiée par
l’Eglise de France . Mais par suite de quels événements
nous fut -elle donnée ? Dieu se sert parfois des crimes de
certains scélérats heureux d'un pays pour en enrichir un
autre , comme il se sert du poignard des bourreaux pour
faire ses martyrs. Ici nous avons quelque chose de sem
blable .
La femme d'Hermanfried , hautaine et ambitieuse, dé
sirant voir son mari régner seul sur la Thuringe, le poussa à
se débarrasser de ses frères. Berthaire , surpris par une
attaque soudaine , fut vaincu et massacré avec sa famille.
Radegonde et un de ses frères furent épargnés , à cause de
leur extrême jeunesse , mais conduits , orphelios et captifs,
dans la demeure de l'assassin .
Le premier rival écarté, Hermanfried pensa traiter de
même son autre frère Barderic , et pour être plus sûr de
la victoire, il appela à son secours Thierry , roi de Metz ,
lui promettant une part du butin . On combattit. Barderic
et les siens subirent le même sort que Berthaire ; mais
voici le châtiment du perfide Hermanfried : il refusa de
partager la conquête avec Thierry. Celui -ci, pour venger
cette insolence, s'associa avec Clotaire jer, roi de Soissons .
La ville de Thuringe (aujourd'hui Erfurth) fut prise , pil
lée et incendiée. Hermanfried fut précipité du haut des
remparts de Tolbiac ; sa femme, cause de tous ces dé
sastres , s'enfuit avec son fils à Constantinople , et Rade
gonde resta une seconde fois avec son frère à la merci des
vainqueurs .
Que vont devenir entre de telles mains les pauvres or
phelins ? Dieu avait ses vues sur Radegonde et il permit
qu'elle fût une seconde fois épargnée par les ennemis de
sa patrie et de sa famille. Les deux frères , victorieux , re
vinrent dans leur pays , chargés de butin et traînant à leur
suite un grand nombre de prisonniers parmi lesquels était
Radegonde . Elle échut en partage au terrible Clotaire.
Elle se jeta aux genoux du roi et demanda grâce pour elle
et son frère. Clotaire, bien qu'enivré par l'orgueil de son
179

triomphe, fut touché des larmes et de la naissante beauté


de sa captive et il lui laissa la vie . Elle avait alors onze ans.
Elle fut donc amenée en 530 dans les Gaules avec son
frère et placée dans la maison royale d'Athies , près de
Péronne . Clotaire, qui avait formé le dessein secret de l’é
pouser un jour , lui fit donner une brillante éducation .
Bien plus , comme elle était encore païenne , il chargea
saint Médard , nouvel évêque de Noyon , de l'instruire dans
la religion catholique. Chose frappante dans l'histoire de
cette époque : chaque fois qu'une bonne æuvre de quel
que importance se prépare , on trouve pour principal ac
teur un évêque ! Saint Médard , ayant préparé sa jeune
néophyte au sacrement de la régénération, la baptisa lui
même . Aussitôt elle se mit à étudier à fond la religion ,
lisant dans les langues grecque et latine l'Ecriture et les
saints Pères, tels que saint Basile , saint Grégoire de Na
zianze, saint Jérôme, saint Augustin et saint Hilaire de
Poitiers. Elle puisa dans ces études sanctifiées par la
prière un attrait irrésistible pour les pratiques de la plus
sublime dévotion . De là lui vint aussi le secret et profond
désir de la vie monastique à laquelle Dieu semblait l'avoir
appelée . De là encore, à un âge si tendre , ce zèle ardent
qui la portait souvent à rassembler autour d'elle les en
fants pauvres d'Athies pour les instruire dans la religion
et leur apprendre les cérémonies de l'Eglise et les exercices
de la piété la plus tendre . Puis ,quand elle les renvoyait,
elle n'oubliait jamais de leur distribuer de riches aumônes ;
ainsi elle savait déjà verser dans le sein des pauvres les lie
béralités du roi , qu'elle méprisait au fond du cœur .
Pendant que la jeune fille vivait heureuse dans sa re
traite , le vautour guettait sa proie . Radegonde vit avec
effroi approcher le jour où elle appartiendrait au roi de
Neustrie , non plus en qualité de captive , mais en qualité
d'épouse . Après avoir passé huit années au château d'A
thies , elle trembla d'en sortir pour épouser le dévastateur
de sa patrie , pour mettre sa main innocente dans la main
impure et ensanglantée de l'assassin de Gauthier et de
Théodebald, enfin pour vivre avec un chef barbare poly
game, incestueux et adultère à la fois .
180 -
Mais comment lui échapper ? Elle prit le parti de s'en
fuir ; mais, ramenée par les gens du roi, elle fut contrainte
de l'épouser solennellement à Soissons (538) . Elle avait
alors dix-neuf ans.
Mais Dieu était avec elle. Priant le jour et la nuit, selon
l'usage des chrétiens primitifs, elle sut se conserver pure
au milieu du luxe et de la corruption de la cour. Quelque
fois même le roi , témoin obligé de tant de piété , disait
qu'il avait épousé non pas une reine, mais une religieuse .
Mais par ses grandes qualités et ses vertus héroïques elle
obtint du roi pleine liberté de servir Dieu comme elle
l'entendait.
Pour faire diversion auxennuis qu'elle éprouvait à la
cour, elle fit. convertir le château d'Athies en maison de
charité pour les femmes indigentes et pour les malades .
C'est là qu'elle allait goûter les délices de la piété, exercer
la charité, panser les blessés, soigner les infirmes, consoler
les affligés, assister aux offices divins, se nourrir de la pa
role de Dieu et prier pour son malheureux et coupable
époux . Souvent aussi elle se rendait à Péronne visiter,
consoler et quelquefois délivrer les prisonniers.
Cette sublime piété était toujours active et ne l'empe
chait pas de déployer parfois une énergie extraordinaire
quand sa conscience ou la gloire de Dieu l'exigeait.
Un jour, allant rendre visite à une dame, elle vit sur
son chemin un temple consacré aux idoles gauloises. Son
zèle s'enflamme, elle arrête son cheval et ordonne à ses
gens de mettre le feu à ce temple , disant qu'elle ne conti
nuera sa route que quand elle le verra réduit en cendres .
Tout à coup les païens accourent et veulent fondre sur la
suite de la reine; mais celle-ci tint tête à l'orage : elle
leur parla avec une telle conviction , avec une énergie si
imposante qu'ils furent confondus et se convertirent.
Cependant, Radegonde sentait plus que jamais qu'elle
n'était pas faite pour vivre dans l'élément corrompu qui
l'entourait : elle eût voulu se consacrer à Dieu dans un
cloître ; mais connaissant et la dureté de Clotaire et son at
tachement pour elle, elle n'osait lui demander sa liberté .
Elle attendait l'heure de Dieu , en redoublant de prières
181

et d'austérités. Voici qu'elle apprend que le cruel Clotaire


a fait périr son frère, cet enfant dont elle s'était consti
tuée jadis la protectrice. Ce nouveau crime réveilla dans
l'âme de Radegonde l'amer souvenir du meurtre de son
père , de sa mère, de son oncle et de ses frères. La douleur
lui donna le courage de demander sa délivrance . Elle avait
la conviction que ni ses paroles ni l'exemple de ses vertus
ne pouvaient émouvoir ni effrayer l'âme farouche du
meurtrier . Lui-même , las peut-être du commerce d'une
femme innocente, recueillie, modeste , dont chaque parole
était la condamnation de ses vices, fatigué sans doute de
ses larmes et de ses vertus , troublé enfin par ses remords,
consentit , après un mariage de six ans, à son éloigne
ment'. Il sembla même s'y prêter de bonne grâce en lui
donnant pour retraite la terre de Saix , dans le Poitou.
Elle quitta donc la cour de Neustrie, et, avant de se
rendre à Saix, elle voulut rendre visite à saint Médard à
Noyon. Elle le trouva à l'église , célébrant l'office divin .
Elle lui dit : « J'ai renoncé au trône pour embrasser la
vie religieuse , et je viens vous supplier de me consacrer à
Dieu . » Le saint, stupéfait à cette nouvelle inattendue ,
hésite un moment. Les gens de la reine , croyant plaire au
roi, profitent de l'hésitation du prélat pour l'intimider,
font un tumulte affreux dans l'église et sont sur le point
d'entraîner l'évêque hors du sanctuaire . Radegonde, plus
résolue que jamais, court à la sacristie , et , jetant un habit
de religieuse sur son manteau royal , elle se présente à saint
Médard en lui disant, avec une dignité qui semblait d'in
spiration : « Si vous tardez à me consacrer, si vous crai
gnez les hommes plus que Dieu , vous aurez à rendre
compte au pasteur des âmes de votre refus d'admettre
sa brebis dans le bercail . » Ces énergiques paroles paru
rent un ordre du ciel au saint vieillard ; il imposa les
mains à la femme de Clotaire , et, quoiqu'elle n'eût encore
que vingt-cinq ans, il lui conféra le titre de diaconesse , que
l'on n'accordait qu'aux femmes âgées de soixante ans.
Devenue religieuse, Radegonde se dépouilla à l'instant
i D'autres historiens disent qu'il la répudia pour se livrer plus facile
ment à ses débauches. Radegonde n'eut point d'enfants.
182

même des vaibs ornements que lui avait imposés la


royauté : joyaux , bracelets, agrafes de pierreries , franges
de robe tissues de fils d'or et de pourpre , ceinture d'or
massif, elle déposa tout sur l'autel en disant : « Pour les
pauvres ! » Délivrée désormais du fardeau de la couronne ,
elle part pour Saix , visitant sur son chemin le tombeau
de saint Martin de Tours et le lieu où, l'année précédente,
(543) était morte une autre reine, Clotilde, qui, elle aussi ,
avait fui le terrible Clotaire pour trouver le repos à l'om
bre de Saint-Martin , comme Radegonde allait le chercher
à l'ombre de Saint - Hilaire .
Arrivée à Saix , elle y mena une vie très-austère : ci
lice , chaîne de fer, lit de cendre, tels furent les instru
ments de son martyre volontaire de chaque jour. Mais
bientôt elle fut troublée dans sa retraite par la nouvelle
que Clotaire approchait pour la forcer à revenir à la cour .
En effet, il avait feint un pèlerinage à Saint-Martin de
Tours, d'où il pensait exécuter son projet par un rapide
coup de main . Radegonde, effrayée, écrivit à saint Ger
main de Paris pour le conjurer de mettre tout en cuvre
afin d'arrêter le roi dans son projet. Le vénérable pontife
se jeta aux pieds du roi en le suppliant de ne pas revenir
sur un consentement donné à la reine qui déjà était liée
par ses vœux et protégée par les canons de l'Eglise . Clo
taire se prosterna à son tour devant l'évêque, lui promet
tant de renoncer à son projet et le chargeant d'engager
Radegonde à demander à Dieu son pardon et la grâce de
résister aux méchants dont il suivait avec une si dange
reuse facilité les perfides conseils.
Radegonde, quoique rassurée de ce côté , se retira à
Poitiers, y fit construire un monastère qui subsiste encore,,
et Clotaire, par un sentiment irrésistible de respect pour
tant de vertus, contribua par ses libéralités aux dépenses
de cette construction . Aussitôt qu'elle ſut achevée (550) ,
la pieuse reine en prit possession , et tel fut l'entraînement
de son exemple que deux cents jeunes filles la suivirent
dans sa nouvelle retraite .
Radegonde en fut d'abord abbesse ; mais bientôt , par
un sentiment de profonde humilité, elle en abandonna la
183
direction à une sainte fille, nommée Agnès, pour devenir
elle- même simple religieuse.
Cependant de fait elle resta reine dans le couvent, par
son titre de fondatrice, par le prestige de sa naissance et
par l'ascendant de ses vertus et de son savoir. Elle faisait
un bien immense aux ames dans ce royaume d'un nou
veau genre : là elle put verser dans le cæur de ses reli
gieuses les nobles inspirations qu'elle avait recueillies
jadis dans ses études sur les Ecritures . Chaque jour , elle
était chargée de les commenter devant la communauté et
souvent elle y mêlait des exhortations pleines d'une sua
vité et d'une grâce charmantes, comme celle - ci : « Vous
que j'ai choisies, mes filles, vous qui êtes ma lumière, ma
vie, mon repos et toute ma joie ; vous qui êtes de jeunes
plantes, travaillez de concert avec moi , sur la terre , à mé
riter la vie éternelle ; servons Dieu avec un amour sans
partage, une foi vive , une sainte frayeur; cherchons- le
dans la pureté du cœur, afin que nous puissions lui dire
avec espérance : Seigneur , donnez- nous ce que vous avez
promis, car nous avons fait ce que vous avez ordonné ! »
Pendant que Radegonde servait ainsi Dieu dans le si
lence du cloître, le malheureux Clotaire expiait cruelle
ment dans le monde ses nombreux forfaits. Parvenu enfin
au comble de cette puissance qu'il avait achetée au prix
de sa conscience , devenu seul maître de la monarchie
franque (558) , il vit de sombres nuages se répandre sur
ses vieux jours . Son fils Chramne , nouvel Absalon , se ré
volta plusieurs fois contre lui . Pris enfin avec sa femme et
ses filles, il fut enfermé dans une cabane de pêcheur à la
quelle son père fit mettre le feu . Ce fut son dernier crime .
Il pouvait dire alors, comme Clovis : « Malheureux que je
suis ! me voilà donc seul parmi des étrangers ; je n'ai plus
personne de ma famille qui puisse me secourir aux jours
de l'adversité ! >>
Alors lui revint le souvenir de la pieuse reine dont il
avait été le trop indigne époux , et , après quinze ans d’ab
sence, il eut la pensée de la faire revenir. L'exemple de
Radegonde semblait néanmoins exciter dans son ame
quelques retours de pénitence : il visita le tombeau de
184

saint Martin , y offrit de riches présents et y fit entendre ,


au peuple assemblé , le long et effrayant récit de ses crimes,
en implorant la miséricorde divine. Enfin , il fonda le mo
nastère de Saint-Médard à Soissons , et se disposa à bien
mourir après avoir si mal vécu. Sa carrière était, en effet,
terminée : il mourut à Compiègne (561 ) en faisant cette
instructive réflexion : « Hélas ! quelle puissance que celle
du Roi du ciel , qui fait ainsi mourir les plus grands rois
de la terre ! >>
Les prières de la sainte reine avaient sans doute obtenu
pour l'infortuné monarque la grâce de reconnaître ainsi
la main de Dieu . Heureux si son tardif repentir fut sincère
et efficace !
Rendue ainsi pour toujours à sa chère solitude , Rade
gonde ne songea plus qu'à fortifier et à perpétuer son
cuvre. Elle demanda aux évêques réunis en concile à
Tours (566) de consacrer pardes censures la clôture ab
solue de son monastère . Elle députa vers l'empereur Jus
tin II, à Constantinople, quelques prêtres pour en obtenir
une parcelle de la sainte Croix (568) . Cette démarche
réussit, et c'est lors de la réception de cette précieuse re
lique, le 19novembre, que l'on chanta pour la première
fois le Vexilla Regis, composé pour cette solennité par
Fortunat " , un des meilleurs poëtes de son temps . Dès
lors le monastère porta le nom de Sainte-Croix .
Cependant Radegonde , avant de terminer sa longue et
sainte carrière , inventa de nouvelles tortures pour chatier
son corps au profit de son âme : elle porta sur la peau nue
une croix de métal garnie de pointes aiguës . C'était s'im
poser un mariyre quotidien . Elle le soutint jusqu'à la fin
de ses jours.
Aussi , quand vint pour elle le moment de rendre à Dieu
sa belle ame , elle obtint une faveur rare même parmi les
saints . Dix jours avant sa mort , le 3 août 587, Notre-Sei
gneur lui apparut pour lui annoncer sa fin prochaine et la
gloire qu'il lui réservait dans le ciel : « Vous êtes , lui dit
il, une perle précieuse de ma couronne ! » Et comme
preuve matérielle de son apparition , il laissa imprimée
1 Évêque de Poitiers.
185 -

. la forme de son pied droit sur la pierre sur laquelle il s'é


tait appuyé .
Sainte Radegonde , en effet , s'endormit paisiblement
dans le Seigneur le 13 août 587 , au milieu des larmes
de ses pieuses compagnes . Elle avait vécu près de soixante
huit ans .
Treize siècles ont passé sur sa tombe ; mais le temps ,
qui use tout, n'a point affaibli le souvenir de sa vie si aus
tère. Chaque année encore , le jour de sa bienheureuse
mort est fêté dans le Poitou , jadis témoin de ses héroïques
vertus. Quel miracle qu'une vie paisible dans un siècle si
fécond en crimes de toute sorte ! Quel mélange de saints et
de barbares dans ce sixième siècle ! Clotilde, Geneviève,
Radegonde naissent, se forment, vivent et meurent en
saintes au milieu d'un siècle et d'une société encore à
demi barbares . Tout cela s'explique facilement quand on
pense que l'Eglise était debout, travaillant sans relâche à
instruire , à civiliser, à sanctifier les âmes fidèles à ses no
bles et saintes inspirations .
Nous en verrons bien d'autres dans ce même siècle qui ,
sous ce rapport, ne fut pas si barbare que le philosophisme
a bien voulu le dire .

Rois, reines , évêques et saints du sixième siècle.

L'influence civilisatrice de l'Eglise ne s'étendait pas


seulement sur les âmes en particulier, pour les sanctifier,
et montrer au monde le spectacle de ces admirables exis
tences, comme celle de saint Remi , de sainte Clotilde , de
sainte Geneviève, de sainte Radegonde . La papauté était
déjà un pouvoir moral et protecteur pour les faibles , et
une institution de bon conseil pour les souverains ; de
même l'épiscopat était devenu pour les Gaules un rem
part derrière lequel s’abritaient les populations, et contre
lequel venait parfois se heurter l'audace des rois et des
reines du sixième siècle .
Sous Clovis , le pouvoir royal était grand et fort, l'il
lustre conquérant attribuait à son respect pour l'Eglise la
prospérité de ses armes, et ce respect ne se démentit ja
186

mais au milieu même de ses égarements. Après sa mort


(511 ), la royauté commença à s'avilir par les crimes, de
venus héréditaires dans sa famille. Il laisse ses vastes
Etats à ses quatre fils : Thierry , Clodomir, Childebert et
Clotaire , qui passent leur vie dans d'incessantes et scan
daleuses querelles . En 558 Clotaire le est seul maître du
vaste territoire de la monarchie franque ; après un règne
souillé de crimés , il disparaît de la scène, laissant le
royaume à ses quatre 6ls : Caribert, roi de Paris, Gon
tran , roi d'Orléans, Chilperic, roi de Soissons , et Sige
bert, roi d'Austrasie .
Caribert fut un monstre de débauches et mourut sans
enfants (567) : il avait méprisé les avertissements des
évêques , et encourut l'excommunication fulminée contre
lui par saint Grégoire , évêque de Paris . Gontran , fidèle
aux enseignements de l'Eglise , n'usa de son pouvoir que
pour la défendre, que pour apaiser les rivalités ambi
tieuses de ses frères, et réparer, par d'éclatantes vertus,
les injustices criantes de Chilpéric, et les grossiers scari
dales de Caribert . Il mourut en 593 , après une vie pleine
de bonnes auvres, et mérita d’être mis par l'Eglise au
nombre des saints . On célèbre sa fête le 28 mars , Si Gon
tran , prince pieux et sage, ne fut pas entièrement exempt
des vices de son siècle et des faiblesses inséparables de
l'humanité, au moins sut-il noblement réparer ses fautes
devant Dieu et devant les hommes . C'est ce que në surent
pas faire ses frères : Chilperic n'a d'autres lois que ses
passions, et sa vie est remplie de crimes sans aucune expia
tion . Après avoir quitté sa première femme et tué la se
conde , Galsuinte, seur de Brunehaut, qui avait épousé
Sigebert , il prend pour femme la trop fameuse Frédé
gonde , une des suivantes de la reine . Or, Brunehaut jure
de venger le meurtre de sa seur , et la haine de ces deux
femmes fait couler dans la Gaule des flots de sang. Elles
remplissent un demi - siècle du bruit de leur génie , do
leurs intrigues et de leurs crimes . Elles dominent , l'une
et l'autre , de toute leur hauteur, leurs faibles maris qu'elles
excitent l'un contre l'autre , tant qu'ils vivent , et après
la mort desquels elles deviennent toutes deux régentes de
187

prioces enfants, qu'elles jettent daus une précoce corrup


tion pour les rendre incapables de régner : c'est une des
plus tristes époques de l'histoire de la royauté franque.
Que fera l'Eglise au milieu de ces désordres ? Où sera
le contre -poids de tous ces maux , où le refuge des faibles ?
L'Eglise , n'étant pas assez écoutée pour corriger les
coupables, saura au moins prendre le rôle de conseillère,
de juge et de témoin : elle parlera, et sa parole, plus
hardie que celle d'aucun homme , dira aux siècles à venir
qu'elle est innocente du mal qui advint, et ses généreux
avertissements feront impression même sur les coupables,
et les empêcheront au moins d'être plus hardis encore
dans le crime . Temps malheureux, où la puissance épisco
pale était la seule magistrature morale qui restât debout,
au milieu des bouleversements d'une société encore bar
bare . Mais du moins le clergé ne faillit point à sa mission :
il sut dire la vérité aux grands de la terre, lors même
qu'on pouvait la payer de sa tête . Au milieu de ces luttes
cruelles, il ne craignit point de rappeler les barbares aux
sentiments de la miséricorde chrétienne. Il faut entendre ,
comme un document digne d'intérêt, la lettre courageuse
que saint Germain , évêque de Paris, adressa à Brunehaut,
pour la supplier de pardonner à Chilpéric :
« A la reine Brunehilde, blle en Jésus - Christ de la
sainte Eglise , dame très-clémente et très -pieuse, etc. ,
Germain , pécheur.
« Votre bienveillance se réjouit de la vérité ; elle la
tolère, elle ne s'en lasse jamais : voilà pourquoi nous
osons vous exprimer, nous qui vous aimons jusqu'au fond
de l'âme, les douleurs de notre cæur , plein de tristesse .
Autrefois, quand le peuple chrétien , encore peu nom
breux , obtenait , par la grâce de Dieu , un peu de calme,
les apôtres disaient : « Voici maintenant le temps favo
« rable, voici le jour du salut I » Aujourd'hui, au contraire,
en face de jours funestes et dignes de pitié , nous nous
écrions en pleurant : Voilà que les heures de notre misère
et de notre perte arrivent ! Malheur à nous, car nous
avons péché !
« Si tant de tribulations et d'amertumes ne nous
188 :

avaient pas abattu, si elles n'avaient montré la faiblesse


de notre corps, nous nous serions fait nous- même un
devoir d'aller solliciter votre pitié ... Nous déposons dans
votre sein les bruits populaires qui se répandent , et qui
nous comblent d'épouvante . On dit que c'est par vos
conseils que le roi Sigebert se propose de ravager notre
malheureux pays. Si nous répétons ces rumeurs , ce n'est
pas que nous y ajoutions foi : cependant, nous vous sup
plions de ne donner, en aucune manière , un prétexte de
vous charger d'une si odieuse accusation . Il est vrai que
ce pays est depuis longtemps à plaindre , et qu'il touche
à sa perte ; mais nous ne désespérons pas de la miséri
corde divine .
« Il serait temps encore d'arrêter la vengeance de Dieu ,
si chacun pouvait abjurer la haine, qui médite le meur
tre ; l'avarice , qui est la source de nos douleurs ; la co
lère , qui écarte toute pensée de prudence. Notre Sauveur
a dit, à l'heure de sa passion : « Malheur à celui par qui le
« scandale arrive ! » Nous ne pouvons croire que tant d'ac
tions détestables puissent demeurer impunies , et nous
conjurons chacun de ceux qui nous écoutent de songer,
dans leur conscience, à leurs pensées et à leurs actes , afin
de n'être pas atteints par ce terrible jugement prononcé
contre le traitre Judas ... Aucun n'a voulu nous entendre :
voilà pourquoi nous vous adressons nos prières . Si vous
renversez le royaume de vos ennemis, ce ne sera ni pour
vous, ni pour vos enfants un grand sujet de triomphe.
Pour que cette contrée se réjouisse d’être tombée en votre
pouvoir, il faut qu'elle reçoive de vous sa délivrance , et
non sa mort . Je vous écris ceci les larmes aux yeux , parce
que je vois comment les rois et les peuples courentà leur
perte en courant dans les voies de l'iniquité . Il est écrit :
« Quiconque mettra sa confiance en son bras verra sa
« confusion , et non sa victoire . » Quiconque, je vous le
dis moi-même , croira pouvoir suffire seul au salut d'un
peuple verra plutôt approcher sa mort que son triomphe .
Quiconque sera enflé d'orgueil à la vue de ses richesses
subira l'opprobre de la pauvreté avant de rassasier son
avarice. Le Juge éternel nous juge ; le pouvoir de nous
189

juger lui appartient toujours ; il ne se laisse point cor


rompre par argent; il ne se laisse point toucher par les
veux des impies : il voit les cœurs , et rend à chacun se
lon ses cuvres .
« Vaincre son frère est une honteuse victoire ! Humilier
sa famille, renverser et détruire les possessions de ses pa
rents , ce sont de honteux triomphes ! En faisant la guerre
aux siens, on combat contre son propre bonheur ; ennemi
de soi-même, on avance sa propre ruine .
« Au commencement du monde il y avait deux frères
sur la terre : Caïn , l'un d'eux , accomplit un fratricide, et
sa punition fut sept fois plus forte que son crime . Joseph
fut vendu par la jalousie de ses frères, et ces méchants ne
tardèrent pas à devenir ses propres serviteurs . Saül avait
juré de perdre le juste David , il eut bientôt besoin d'être
épargné par la miséricorde de son ennemi . Absalon tua
son frère et voulut détrôner son père : est- il besoin de vous
redire ses revers et sa mort ? Ecoutez le prophète David :
« Les méchants seront exterminés , les justes auront la terre
« en héritage. » Ecoutez l'Apôtre : « Celui qui hait son frère
« est homicide ; il marche dans les ténèbres, il ne sait où il
« ya . » Ecoutez le Sauveur : « Heureux les pacifiques, ils se
« ront appelés les enfants de Dieu . Je vous donne ma paix ,
« je vous laisse ma paix .) Là où est la paix et l'amour, là
est la religion . Méditons l'histoire d'Esther , de cette reine
qui sauva sa nation . Employez votre prudence, votre foi
et vos vertus à détourner le seigneur roi d'offenser Dieu ;
engagez-le à donner le repos à ce peuple, et à laisser au
Juge éternel le soin de la justice . Celui qui hait son frère,
méprise ses amis , et ferme les yeux à la vérité . Les pro
phètes parlent contre lui , les apôtres le détestent, et le
Tout-Puissant jugera ses oeuvres.
« Nous vous supplions de recevoir nos humbles saluta
tions, que vous offrira de notre part Gondeulfe, porteur
des présentes, etc. »

Voilà une sainte et touchante éloquence, qui eût louché


une âme autre que celle de Brunehaut ; mais elle resta in
flexible devant les prières et les menaces du saint évêque .
Sigebert poursuit sa vengeance . Germain essaye encore
.
190

de l'arrêter : « Prince , lui dit-il , si vous allez à cette expé


dition sans avoir le dessein d'attenter aux jours de votre
frère, vous en reviendrez victorieux ; mais si vous vou
lez le faire mourir , vous mourrez vous -même ; car le Sei
gneur l'a dit par Salomon : « Vous tomberez dans le préci
pice que vous aurez creusé pour votre frère. »
Sigebert reste sourd à ce dernier avertissement du saint,
s'avance jusqu'à Vitry , s'y fait proclamer roi de Neustrie ,
et tombe sous le poignard de deux assassins gagnés par
Frédégonde (575) .
Chilpéric et Frédégonde semblaient triompher ; mais
leur joie ne dura guère. Un jour saint Grégoire de Tours ,
conversant avec saint Salvi ( ou Sauve ) , évêque d'Albi ,
dans la cour même du palais, celui-ci lui dit : « Lève
les yeux ; que vois-tu sur le palais du roi ? — J'y vois ,
dit Grégoire , les nouveaux ornements qu'on vient d'y
placer depuis peu. — N'y vois -tu rien de plus ? — Non,
ajouta Grégoire ; mais toi , qu'y peux-tu découvrir ? Et
Salvi, en poussant un profond soupir : — Je vois le glaive
de la vengeance divine levé sur la maison de Chilpérie. »
En effet, les horreurs de la guerre , de la famine et de
la peste désolèrent le pays des Francs ; la maladie conta
gieuse , appelée le feu de Saint-Antoine, emporta , vingt
jours après cette prédiction, deux enfants que Chilperic
avait eus de Frédégonde. Il restait au malheureux roi un
fils de la reine Andovère, nommé Clovis , et une fille ap
pelée Basine ; Frédégonde fait assassiner le fils et la mère ,
et enfermer la Glle dans le monastère de Poitiers . C'était
une grande et terrible leçon , c'était la vérification litté
rale des paroles de saint Salvi .
Comme lui , saint Prétextat , évêque de Rouen , avait
osé parler au nom de Dieu, et reprocher à Frédégonde
ses injustices et ses débauches ; la coupable reine, pour
s'en venger , fit poignarder le saint le jour de Pâques, au
moment où , revêtu de ses habits pontificaux , il célé
brait les saints mystères . Ce fut une victime de plus ;
mais, quelque grands que soient les crimes , ils n'é
touſſent pas facilement le cri de la conscience. Tôt ou tard
la vérité entendue, mais repoussée, revient à la mémoire
191

du coupable pour le punir , si ce n'est pour le corriger .


Chilpéric et Frédégonde n'ont pas échappé à cette
grande loi ; ils crurent eux-mêmes un instant que les ma
lédictions du pauvre avaient attiré sur eux la colère de
Dieu , et un jour cette femme exécrable dit au roi : « Il
y a longtemps que nous faisons le mal , et que la bonté
de Dieu nous supporte ; souvent elle nous a châtiés par
des fièvres et d'autres maux , et nous ne nous sommes pas
amendés . Voilà que nous perdons nos fils ; les larmes du
pauvre, les gémissements des veuves , les soupirs des or
phelins les tuent , et nous n'avons plus l'espérance d'a
masser pour quelqu'un . Nous thésaurisons sans savoir
pour qui, et nos trésors restent sans héritier, parce qu'ils
sont pleins de rapines et de malédictions... Est-ce que
nos celliers ne regorgeaient pas de vin ? Est-ce que nos
greniers n'étaient pas comblés de froment ? Est-ce que
nos coffres n'étaient pas remplis d'or, d'argent, de pierres
précieuses , de colliers et d'autres ornements impériaux ?
Ce que nous avions de plus beau , voilà que nous le per
dons. Eh bien , si tu m'en crois , viens et jetons au feu
tous ces rôles d'impôts iniques ; contentons -nous, pour
notre fisc, de ce qui a suffi à ton père , le roi Clotaire. »
En disant ces mots , elle prit les registres de recense
ment des villes qui lui appartenaient , et les jeta dans le
large foyer. Le roi Chilpéric la regardait avec étonne
ment : « Est-ce que tu hésites ? lui dit -elle d'un ton im
périeux ; fais ce que tu me vois faire, afin que, si nous
perdons nos fils, nous échappions du moins aux peines
éternelles. >>
Les registres furent brûlés ; Chilperic, touché de re
pentir , semblait vouloir réparer ses abus de pouvoir, en
s'occupant avec zèle de la conversion des Juifs qui se trou
vaient dans ses Etats , et dont un grand nombre se firent
baptiser : le roi en fut le parrain. Mais ses fils moururent,
et lui-même périt assassiné , selon les uns, par un amant de
Frédégonde, selon d'autres, par les émissaires de Brune
haut (584 ). Tyran avide, débauché et cruel , aussi ennemi
des intérêts du peuple que de ceux du clergé dont il con
voitait les biens , haï de tous pendant sa vie, délaissé de
192
tous, excepté de l'Eglise, à l'heure de sa mort, il mérita
d'être flétri par la postérité du titre de Néron de son
siècle . Saint Maltulfe, évêque de Senlis , en eut pitié , lui
rendit les derniers devoirs, revêtit le corps d'habits pré
cieux , le fit porter à Paris et l'inhuma dans l'église de
Saint -Vincent .
Gontran avait.pris sous sa protection ses deux neveux ,
Childebert II , fils de Sigebert , et Clotaire II , fils de
Chilperic , mais il ne recueillit pour récompense de sa
générosité que la haine de Frédégonde et de Brunehaut.
D'autre part , les seigneurs, honteux d'être soumis en
quelque sorte à deux enfants et à deux femmes, leur sus
citèrent des guerres intestines qui ne leur laissèrent aucun .
repos .
Frédégonde , un instant repentante de ses crimes, ne
cessa d'en augmenter le nombre . Aussi ne fut - elle pas
heureuse . Elle se vit punie par ses propres enfants, mé
prisée dans sa famille commede son peuple . Quelle frap
pante différence entre ces nobles sentiments d'une reine
pieuse et chrétienne comme Clotilde , et ces hideuses fem
mes qui ont résisté aux enseignements et aux grâces du
ciel , comme cette Frédégonde et cette Brunehaut ! Il faut
les voir de près, dans les détails intimes de la vie domes
tique , pour juger de ce contraste.
Retirée à Vaudreuil, près de Rouen , la cruelle Frédé
gonde occupait ses loisirs par le meurtre et le sacrilége .
Elle avait avec elle une fille qu'elle avait eue de Chilperic,
et qui portait le nom de Rigunthe ; elle donna , dit Mézeray
(Abrégé chronologique ) , bien de la peine à sa mère ,
parce qu'elle lui ressemblait. Leurs querelles sont célèbres .
Digne de sa mère , la fille de Chilpéric se prétendait la
maîtresse, et déclarait hautement que c'était à Frédé
gonde à la servir. Ces deux méchantes femmes étaient
sans cesse à se battre ; enfin la mère dit à la fille : « Pour
quoi me persécutes-tu ainsi ? Voici les biens de ton père
qui sont en mon pouvoir ; prends-les à ta volonté . » Elles
entrèrent alors dans la chambre du trésor ; Frédégonde
ouvrit un coffre plein d'or et de richesses, en retira une
partie, et, quand elle fut lasse, elle dit à Rigunthe : « Je
193

suis fatiguée; mets tes mains dans cette arche et enlève


ce qui reste. » A peine l'autre se fut-elle courbée dans le
coffre, que sa mère prit le couvercle et essaya de le re
fermer sur elle ; elle lui serra la gorge avec une telle vio
lence, que ses yeux commençaient à sortir de sa tête . Les
cris de la patiente attirèrent les serviteurs qui la déli
vrèrent de ce supplice .
Quelles mœurs ignobles pour une reine ! Cette rude
nature avait résisté à l'action vertueuse et civilisatrice de
l'Eglise, qui avait formé et sanctifié d'autres princesses
fidèles à ses leçons salutaires .
Cependant l'Eglise était gouvernée par un pape dont le
nom restera à jamais béni dans l'histoire . Grégoire le
Grand' (590-604) s'occupait avec amour de la prospérité
de la nation franque et lui aussi crut devoir s'adresser à
plusieurs évêques et au roi Childebert II afin de les engager
à veiller et à agir pour la gloire de l'État et de l'Église.
Dans sa lettre au roi , le pontife ajoute ces paroles extrê
mement remarquables par leur grandeur et leur hardiesse ;
nous les citerons volontiers, parce qu'elles trouvent de nos
jours une frappante application :
« Autant que la dignité royale vous met au - dessus des
autres conditions , autant votre royaume est au-dessus des
royaumes . Mais ce qui est en vous digne d'admiration , ce
n'est pas que vous soyez roi , d'autres le sont aussi , c'est
que vous soyez roi catholique, ce que les autres n'ont pas
mérité d'etre ; car votre foi brille au milieu des nations
infidèles, comme la lumière d'un grand flambeau dans les
ténèbres d'une nuit obscure . Vous avez tout ce que les
princes peuvent se glorifier d'avoir, et ils n'ont pas le bien
excellent que vous possédez . Mais afin de les surpasser par
vos œuvres , comme vous les surpassez par votre foi, ap
pliquez-vous à témoigner de la bonté à vos sujets. Ne jugez
pas avec précipitation des offenses qui paraissent avoir été
commises contre vous . Le moyen de plaire au Roi des rois,
c'est-à -dire au Seigneur , c'est de mettre des bornes à votre
puissance et de bien vous persuader que tout ce que vous
pouvez ne nous est pas permis . »
Childebert fut docile à la voix du souverain pontife.
13
194

Plein de zèle pour le maintien des lois de l'Eglise, il publia


à Cologne une constitution contre les mariages incestueux
et contre le travail du dimanche .
Il sanctionna ces deux règlements par la peine du ban
nissement et de la confiscation. Il défendit également le
rapt et l'homicide , sous peine de mort . Mais ce prince, qui
donnait de si grandes espérances , mourut, empoisonné
avec ou par sa femme , la vingt-sixième année de son age ,
laissant deux fils sous la tutelle de Brunehaut (596) . Trois
enfants se trouvaient alors dominer la Gaule entière : Clo
taire Il en Neustrie , qui avait douze ans et pour régente
Frédégonde ; Théodebert II en Austrasie (il avait dix ans) ,
et Thierry II en Bourgogne ( huit ans), sous la tutelle des
maires du palais et sous la régence de Brunehaut.
Alors plus que jamais , les deux régentes rivalisèrent
de crimes et d'audace : Frédégonde , souillée de toutes
sortes d'attentats et perdue de mæurs, mourut à Paris (597)
aussi peu regrettée que son digne époux , Chilperic . Clo
taire II , son fils, régna après elle et se montra plein de sa
gesse et de modération. Brunehaut vivait encore, mais
n'employait son génie que pour perdre Clotaire par la
guerre civile qu'elle fomentait sans cesse . Chassée d'abord
par les seigneurs austrasiens, seule et vêtue de haillons ,
elle cherche un refuge auprès du roi Thierry II , à Châlons
sur-Saône . Elle règne dans les conseils de ses deux petits
fils. Elle les eut bientôt divisés. Théodebert, roi d'Austra
sie, en guerre avec son frère Thierry , est fait prisonnier et
massacré par ordre de Brunehaut . Thierry meurt subite
ment ; Clotaire reste seul, avec sa farouche ennemie , de
toute cette famille royale. Le supplice de Brunehaut ressem
bla à celui de Jézabel, cette autre reine qui fut aussi un
monstre d'iniquités .
Vaincue dans un dernier combat, elle prit la fuite, fut
abandonnée de tous et livrée à Clotaire . La fureur des sei
gneurs de Neustrie et d'Austrasie , d'accord avec les longs
ressentiments du fils de Frédégonde , réclamait pour elle
un châtiment exemplaire .
Il fut horrible. Clotaire fit comparaître la veuve, la mère
et l'aïeule de tant de rois, lui reprocha ses crimes et ceux de
-195
sa race, puis il l'abandonna aux bourreaux , selon la décision
de la cour des leudes francs. Brunehaut fut livrée aux tortu
res pendant trois jours . On la promena d'abord sur un
chameau , à travers toute l'armée , puis on l'attacha par les
cheveux , par une jambe et par un bras, à la queue d'un
cheval indompté qui lui brisa les membres dans sa course
(613) . Ainsi finit cette femme septuagénaire dont on ne
peut que plaindre le sort , dont on aimerait à louer le
génie , si elle eût commis moins de crimes . Cependant,
pour être juste , il faut dire qu'elle les racheta quelquefois
par des vertus et des entreprises utiles . Ainsi elle donna
ou inspira de sages édits, elle entretint avec le pape Gré
goire le Grand une correspondance qui lui fait honneur,
elle laissa sur le sol de nombreux monuments, tels que les
monastères de Saint -Pierre et d’Aisnay de Lyon , de Saint
Martin d'Autun , avec un hospice, de Saint -Vincent de Laon ,
et un nombre prodigieux d'églises et de couvents remar
quables par leur architecture . On voit encore , sur les li
mites de l'ancienne province de Quercy , un vieux château
désigné sous le nom de Château de Brunehaut. Dans la
Bourgogne , dans la Lorraine, on trouve les restes de plu
sieurs chaussées romaines d'un pavage très -haut, qu'elle
fit réparer et que les habitants appellent encore levées de
Brunehaut, chemins de la reine , etc. Ses monuments, ses
actes et ses malheurs ont laissé dans l'esprit des hommes
une impression plus profonde encore que celle de ses cri
mes , et son nom n'est point encore exécré comme celui
de Frédégonde, qui , avec un génie égal , n'avait pas l'in
stinct de la grandeur et de la puissance comme Brunehaut.
Ces deux femmes avaient maintenu à une grande hauteur
le nom des Francs, elles avaient lutté avec une effrayante
'énergie contre les prétentions des seigneurs ; désormais
nous verronsdéchoir la royauté sous leurs descendants,do
minés par les maires du palais, au point que les derniers
Mérovingiens ont mérité dans l'histoire la flétrissante
qualification de rois fainéants.
Pour la troisième fois l'empire des Francs se trouve
réuni sous une seule couronne. Clotaire II ( 614) ouvre le
septième siècle. Après ce rapide coup d'æil jeté sur l'his
196

toire des Gaules pendant le sixième siècle ; après avoir


dessiné les quelques figures de grands saints et de grands
coupables , nous allons rappeler cette foule immense des
serviteurs de Dieu qui ont fait de cette époque l'une des
plus glorieuses de l'Eglise. On verra d'autant mieux les
bienfaits du clergé et son rôle civilisateur, que la séve de
la royauté semblait plus affadée et que l'arbre des Méro
vingiens penchait plus de jour en jour vers le sol .
Rois, reines, évêques, prêtres et autres saints du sixième siècle. (Suite. )
Pour apprécier à sa juste valeur le rôle civilisateur du
clergé au sixième siècle, il faut se rappeler les guerres, les
malheurs publics, les dissensions des princes, les vices et les
passions de cette époque de transition . La puissance épi
scopale était alors la seule magistrature morale qui restat
debout au milieu du bouleversement de la société. Tandis
qu'une force avide et brutale errait sans cesse sur le ter
ritoire , réduisant les pauvres à la servitude, les riches à
la pauvreté , détruisant aujourd'hui les grandeurs qu'elle
avait créées hier, livrant hommes et choses aux hasards
d'une lutte toujours imminente et imprévue , c'était à
l'ombre du sanctuaire, près du tombeau de leurs saints,
c'était sous la protection de leurs évêques et de leurs pré
tres que se réfugiaient les populations qui ne trouvaient
plus nulle part ni sûreté ni protection . Pour défendre ces
malheureux de toute condition , de toute origine , les évè
es avaient
qu n' que l'autorité de leur mission , de leur
langage , de leurs censures , de leur science , de leurs ver
tus. Quels travaux et quels périls étaient attachés à ce
noble et saint ministère ! L'énergie du caractère , la force
des convictions religieuses, la supériorité incontestable du
talent, le spectacle touchant des plus rares vertus , voilà
les armes du clergé quand il s'agit d'adoucir la férocité
du vainqueur ou d'étouffer sur leslèvres des vaincus le cri
de la vengeance et des malédictions.
Nous avons vu ces triomphes de la foi dans la vie de
saint Remi , de sainte Clotilde et de sainte Radegonde ;
chaque saint, pontife, prêtre , religieux , simple laïque ,
tous les vrais enfants de l'Église, ont fourni leur part d'ac
- 197
• tion dans cet immense travail d'où devait sortir la France
catholique.
Notre but n'est pas d'exposer en détail la vie des saints
de ce siècle si remarquable sous ce rapport ; nous ne pou
vons que les rappeler, afin de faire comprendre par quelle
action commune la société franque'a été élevée et soutenue
dans ces temps de barbarie . Les nobles caractères , les plus
sublimes vertus , les saints , en un mot, pullulent au sixième
siècle . Chaque pays, chaque ville, chaque monastère comp
tait les siens . Nous allons en citer le plus grand nombre .
1. Évêques. Ici c'est saint Brieuc, évêque région
naire qui , avant de quitter la Grande -Bretagne, sa pa
trie, se fait sacrer pour venir dans l'Armorique , à la
suite de saint Germain d'Auxerre , et y fonde un monas
tère; à peine érigé , il donne naissance à une ville qui de
vient évêché plus tard (844) et prend le nom de Saint
Brieuc. Aussi la Bretagne célèbre- t -elle encore le 1er mai
la fête de son apôtre, mort en 502 .
Ailleurs c'est saint Souleine , élu évêque de Chartres,
malgré les frayeurs de sa conscience, malgré les résistances
de sa profonde humilité . Il avait pris la fuite et avait été
remplacé par saint Aventin . Croyant avoir échappé aux
honneurs de l'épiscopat , il revint dans la ville . Aventin se
retira pour devenir vicaire général de Dunois , et on força
saint Souleine à rester. Il mourut en 509 : il est honoré
le 24 septembre. On l'appelle quelquefois Solan ou Solun .
A Soissons, c'est saint Principe , frère de saint Remi de
Reims ; après une vie pleine de mérites et de travaux , il
meurt vers la fin du sixième siècle , sous Clovis . Sa fête se
célèbre le 25 septembre .
Saint Quintien , Africain de naissance, vint en France à
la fin du cinquième siècle , fut élu évêque de Rodez après
saint Amant ; mais en 515 il succéda à saint Eufraise
comme évêque d'Auvergne . Par son intervention il sauve
cette ville, que le roi Thierry voulait démolir. En 527 il
meurt, et l'Église l’honore le 14 juin .
Saint Vaast, né dans une province occidentale de la
France , se retire, par amour de la solitude , dans le diocèse
de Toul . Clovis , victorieux à Tolbiac , le choisit pour l'in
198

struire dans la religion ; bientôt ses vertus et ses talents le


désignent au choix du clergé et du peuple , et saint Remi
le sacre évêque d'Arras (499) . Il montre une activité ex
traordinaire pour arracher son peuple aux ténèbres de
l'idolâtrie , et , malgré tout ce travail , saint Remi lui confie
encore l'administration du vaste diocèse de Cambrai . Enfin
il 'meurt, victime de son zèle, en 539 , et est honoré le
6 février. C'est le même saint connu en Angleterre sous
le nom de saint Foster .
Saint Césaire ; né près de Châlons- sur- Saône (470) , se
forme à la vertu et aux sciences ecclésiastiques au mo
nastère de Lérins ; mais bientôt on vint l'y chercher, et,
malgré ses résistances, il est élu évêque d'Arles (501) ,
ayant à peine trente ans. Il y fonde un monastère de
vierges qu'il soutenait de ses conseils et de ses exemples,
préside le concile d'Agde (506) et le deuxième concile
d'Orange (529) . Cet évêque , l'une des plus brillantes lu
mières qu'il y eût alors dans l'Église, fut un jour accusé
de trahison auprès de Théodoric, roi d'Italie. Conduit à
Ravenne pour répondre à cette accusation , il fit une im
pression profonde sur ce prince , qui , après le départ de
l'évêque , dit à ses courtisans : « Puisse le ciel punir ceux
qui ont obligé , sans sujet , un si saint homme à faire un
voyage aussi long ! J'ai tremblé de tout mon corps en le
voyant entrer : il avait l'extérieur d'un ange descendu du
ciel ; je ne puis penser à l'inquiéter. » Pour subvenir aux
nécessités des pauvres et des malades, non-seulement il
sacrifia son patrimoine, mais encore il vendit les vases
sacrés et les ornements de son église. Il mourut en 542,
après quarante ans d'épiscopat . On l'honore le 27 août .
Saint Avite , évêque de Vienne, issu d'une illustre fa
mille d'Auvergne, fils et petit-fils de sénateurs romains ,
fut appelé à l'épiscopat en 490 et y apporta toutes les
qualités de l'esprit et du ceur qui ornent et relèvent cette
dignité. Plein de foi et de zèle pour les intérêts de la reli
gion, très -versé dans les sciences divides et humaines,
pieux , humble, charitable, pacifique, il n'était occupé qu'à
gagner des âmes à Dieu. Lors de la conférence de Lyon,
il avait fortement ébranlé le roi Gondebaud , et , s'il ne put
199

déterminer le père à faire publiquement profession de la


foi catholique, il gagna Sigismond , son fils. On le voit
encore, en 494, payer de ses propres deniers la rançon
des prisonniers italiens que saint Épiphảne, évêque de
Pavie , était venu réclamer à la cour du roi de Bourgogne.
Saint Médard , né à Salency , en Picardie (457), montra
dès son enfance les vertus qui devaient illustrer sa vie :
encore tout jeune, il donna, comme Martin de Tours, son
habit à un pauvre aveugle ; prêtre à l'âge de trente-trois
ans , il est bientôt sacré évêque de Vermandon par saint
Remi . Père de son peuple , il sauva son diocèse des ravages
des Huns et des Vandales, et , pour se livrer avec plus de
calme à son ministère de paix , il se retira à Noyon, gou
verna encore l'Église de Tournay , un des plus vastes dio
cèses deş Gaules , convertit la Flandre , fut l'ami et le con
seiller de Clotaire ler et de sainte Radegonde . Mort en 545,
il est honoré le 8 juin .
Saint Gildard ou Godard illustrait le siége de Rouen ,
assista au premier concile d'Orléans (511 ) , sacra saint Lô , 1

évêque de Coutances, se livra pendant quinze ans à tous


les travaux de l'épiscopat et mourut en 538. Ses restes ont
été déposés dans une église de Rouen dédiée à la sainte
Vierge . On célèbre sa mémoire également le 8 juin.
Saint Lô ou Laudus, né au diocèse de Coutances, fut in
struit par saint Godard ; devenu prêtre , il fut associé aux
soins du diocèse de Rouen , montra une vaste érudition et
fut élu évêque de Coutances en 527. Ayant hérité de ses
parents la terre de Briouère , il la donna à son Église; il
s'y éleva une ville qui s'appela Saint- Lô. Telle était la
charité de cet illustre prélat , qu'ilconsacra tous ses biens
au soulagement des pauvres, des malades , à la décoration
des églises , à la subsistance des hôpitaux : il payait même
les dettes de ceux qui étaient poursuivis par leurs créan
ciers. Quel spectacle au milieu de cette société encore à
demi barbare ! Il mourut en 568. Sa fête est célébrée à Cou
tances le 21 septembre .
Saint Lubin, évêque de Chartres, né à Poitiers, se mon
tra à la hauteur de sa dignité ; il mourut riche en oeuvres de
sainteté (557) et est honoré le 14 mars et le 15 septembre.
200

Saint Aubin , évêque d'Angers , né en Bretagne d'une


noble famille originaire d'Angleterre , fut d'abord reli
gieux à Cincillac, nommé plus tard Tintillant, aux envi
rons d'Angers , " puis abbé en 504. Son mérite le fit élever
à l'épiscopat à l'âge de trente-cinq ans ; il gouverna le
diocèse d'Angers pendant vingt- cinq ans , et il y mourut
en 549. Il donna son nom à un grand nombre de mo
nastères, d'églises et de villages . Sa fête est le 1 mars.
SaintGaller, évêque de Clermont, en Auvergne , né en
489 d'une puissante famille, fut l'oncle de saint Grégoire
de Tours . Il ne fut pas plutôt ordonné diacre par saint
Quintien , que Thierry, roi d'Austrasie , se l’attacha jus
qu'en 527.Aussitôt évêque, il ne vécut plus que pour son
peuple . Dieu faisait par lui de grandes choses : l'épidémie
cédait devant ses prières, et un incendie, qui allait dévorer
la ville entière, s'éteignit subitement au souffle du thau
maturge . On célèbre sa fête le 1er juillet , jour de sa mort
(553). Il ne faut pas le confondre avec un autre saint Gal ,
appelé le second, qui fut également évêque de Clermont,
mais un siècle plus tard (650), et dont on fait la fête dans
cette ville le 1er novembre.Il exista un autre saint Gall , abbé
en Suisse , mort en 646 et qui est honoré le 16 octobre .
Saint Tugdual , né dans la Grande-Bretagne , quitta
sa patrie et vint dans l'Armorique , où il fonda le monas
tère de Lan-Pabu , ainsi que celui de Trécor , qui devint
évêché (Tréguier) , dont il fut évêque en 532. C'est pour
quoi on l'appelle encore en Bretagne saint Pabut. On
célèbre sa fête le 30 novembre .
Saint Viventiol , évêque de Lyon, fut élevé dans un mo
nastère du inont Jura , acquit une grande réputation de
savant , et ses écrits prouvent que ce ne fut pas à tort. Il
fut l'ami de saint Avite , évêque de Vienne, et de son frère
saint Apollinaire, évêque de Valence . Sa fête est célébrée
le 12 juillet . On ignore la date précise de sa naissance et
celle de sa mort .
Saint Firmin , évêque d'Uzès , né à Narbonne ou du
moins dans la Gaule narbonnaise , fut élevé par son oncle
Norice , évêque d'Uzès ; à peine ordonné prêtre , âgé de
vingt-deux ans, il fut élevé à l'épiscopat, montra une sa
– 201
20
gesseextraordinaire, assista aux quatrième et cinquième
conciles d'Orléans, en 541 et 549, et mourut à l'âge de
trente-sept ans . On honore sa mémoire le 11 octobre.
Saint Paterne ou Padern , évêque de Vannes, né dans
l'Armorique (490) ; voyant son père se retirer en Irlande
pour y vivre en solitaire , suivit son exemple , devint supé
rieur des religieux du pays de Galles, bâtit un grand
nombre de monastères et d'églises , remit la paix entre
deux rois en Irlande, accompagna saint David à Jérusalem,
et У fut sacré évêque par Jean III , patriarche de cette
ville . De retour en Bretagne , il gouverna saintement l'É
glise de Vannes , où il mourut en 555. On l'honore le
15 avril .
Il y a un autre saiot Paterne , né à Poitiers , qui fut
pendant treize ans évêque d'Avranches et qui mourut en
565. On l'appelle aussi saint Pair ; c'est lui qui donna son
dom à la paroisse Saint-Pair- sur -Mer, lieu de sa sépul
ture. Il eut pour successeur saint Sénateur ou Sénier.
L'Église célèbre la fête de saint Paterne d'Avranches le
16 avril .
Saint Fortunat, né en Italie , près de Trévise, avait été
élevé à Ravenne ; il quitta son pays pour venir en France
(562 ou 565) . Après avoir passé quelque temps à la cour
d'Austrasie, il se retira à Poitiers , devint chapelain de
sainte Radegonde , qui y avait fondé un monastère de
filles, et ſut plus tard nommé évêque de cette ville , qu'i
édifia par ses vertus. Il était l'un des meilleurs poëtes de
son temps . Il nous reste de lui plusieurs écrits, tant en
prose qu'en vers. Au nombre de ses poëmes les plus cé
lèbres sont les hymnes de la Sainte-Croix , dont plusieurs
ont été admis dans les offices de l'Eglise , et notamment
le Vexilla Regis prodeunt . Il mourut vers 609 .
Sur le siége épiscopal du Mans nous voyons briller plu
sieurs saints : c'est d'abord saint Innocent , après lequel
vient saint Dompole , ami de saint Germain de Paris ; il
assista au concile de Tours (566) et fut évêque pendant
trente-six ans. C'est lui qu'on honore à Chaume en Brie
sous le nom de saint Dôme, le 16 mai et le 11 décembre.
Il mourut en 581 .
202

Saint Maltulfe, évêque de Senlis, est célèbre pour avoir


enterré le roi Chilperic, abandonné de tous les siens . Ce
charitable évêque accompagna le triste convoi jusqu'à l'é
glise Saint- Vincent (plus tard Saint-Germain-des-Prés) et
mourut lui-même peu après (584) . Sa fête est célébrée le
4 mai .
Saint Magloire , évêque régionnaire , était né dans la
Grande-Bretagne , sur la fin du sixième siècle. Instruit
par l'abbé Iltut , disciple de saint Germain d'Auxerre, il
exerça le ministère dans l'Armorique avec saint Samson ,
son cousin germain , sauva une foule de pauvres pendant
une famine qui désola ce pays, et, après des austérités ex
traordinaires et de nombreux miracles, il mourut en 575 ;
il est honoré le 24 octobre .
Saint Germain de Paris , né à Autun (496) , à juste titre
appelé le miroir de l'Eglise, la force de la patrie, le père
et le médecin de son troupeau , était l'un des hommes les
plus purs et les plus charitables de l'épiscopat. Vénéré de
Childebert et de Clotaire, dispensateur de leurs aumônes,
et croyant, dit l'auteur de sa vie , a ne posséder que ce qu'il
avait donné , » il n'usait de son influence à la cour que
pour y exciter le zèle et la charité . Les merveilles opérées
à son tombeau, au monastère de Saint-Vincent, le rendi
rent si célèbre , que dans la suite il ne fut plus connu que
sous le nom de Saint-Germain-des-Prés , et c'est le nom
que porte encore aujourd'hui cette église , où il fut in
humé. Il était mort en 576. L'Eglise l'honore le 28 mai .
Saint Arey ou Arége , évêque de Nevers , successeur de
Rustique, se montra plein de zèle aux conciles d'Orléans
(549) et de Paris (551), et lutta avec énergie contre les té
nèbres de l'idolâtrie . On le fête le 16 août .
Saint Andoin , évêque d'Angers, fut le prédécesseur de
saint Lézin . Ce dernier, né en 540 , vint à la cour de
Clotaire 1er , son proche parent ; il devint son grand écuyer
et pratiquait dans cette condition élevée les plus rudes
austérités; enfin, dégoûté des vanités du monde, il se fit
ermite, entra dans la cléricature (580) et fut promu à l'é
piscopat malgré lui . Il mourut en 605. On l'honore le
13 février .
- 203

Saint Aunaire ou Aunachaire, évêque d'Auxerre , né


dans l'Orléanais , était le frère de sainte Austrégilde , mère
de saint Leu , de Sens . Il vint à la cour de Gontran, roi de
Bourgogne , et fut élu évêque en 570. Sa mort arriva en
605 , et il est honoré le 25 septembre .
Saint Quinide , évêque de Vaison , sa patrie , succéda à
saint Théodose ; il guérit subitement, par ses prières, son
persécuteur Mommol, comte d'Auxerre,généralde l'armée
franque. Mort en 578, il est honoré le 15 février comme
deuxième patron de Vaison .
Mais une des grandes figures de ce siècle , c'est saint
Grégoire de Tours . Il naquit en Auvergne en 539 , et eut
pour précepteurs trois saints : saint Gal , saint Avite , son
successeur , et saint Nicet. Il était lui -même d'une famille
de saints : ainsi , Léocadie , son aïeule , descendait de Vet
tius Epagatus, l'un des premiers martyrs des Gaules , à
Lyon ; Florentius, son père, était frère de saint Gal , évêque
de Clermont , et sa mère, petite- fille de saint Grégoire de
Langres , avait pour grand -oncle saint Nizier de Lyon.
Aussi le clergé et le peuple de Tours furent-ils unanimes
à le réclamer pour leur évêque, et Sigebert ainsi que Bru
nehaut le pressèrent d'accepter cette dignité (573) , qu'il
honora par sa science non moins que par sa tendre piété .
Rois , princes , puissants du siècle recherchaient son amitié
et ses conseils ; il lutta contre les scandales de Chilperic et
de Frédégonde , et ne contribua pas peu à la sanctification
de sainte Radegonde.
Sa vie , en un mot , offre le plus bel exemple de cette
influence salutaire exercée par les évêques dans ces temps
de transformation sociale et religieuse, où aucun ordre
politique et moral n'aurait pu subsister sans le crédit et
le pouvoir de l'épiscopat . Il rendit des services immenses
à l'Eglise de Tours, aux rois , à la France et à l'établisse
ment complet du christianisme dans le pays. Grégoire de
Tours nous a laissé plusieurs ouvrages , ce sont : la Gloire
des Martyrs, les Miracles de saint Julien, la Gloire des
Confesseurs, quatre livres des Miracles de saint Martin,
un livre de la Vie des Pères ; mais le plus célèbre est son
Histoire ecclésiastique des Francs, qui est un travail fort
204

intéressant. Elle comprend 174 ans (517-591 ) . Saint


Grégoire de Tours mourut en 595 et est honoré le 17 no
vembre .
Ce sixième siècle compte aussi un évêque martyr, c'est
saint Prétextat de Rouen . Il avait marié Mérovée, fils de
Chilpéric 1° , à Brunehaut, tante du jeune prince (570) ,
et fut pour ce fait exilé dans une île de la Manche. Saint
Grégoire prit la défense de l'accusé, il revint dans son dio
cèse ; mais Frédégonde le fit assassiner en 588. Sa fête est
célébrée le 24 février .
Saint Virgile d'Arles, né en Aquitaine et élevé au mo
nastère de Lérins , fut élu évêque en 588 , et tel fut son
mérite que le pape Grégoire le Grand lui envoya le pallium
avec le titre de vicaire du saint-siége. C'est lui qui sacra
saint Augustin , apôtre de l'Angleterre . Il mourut en 610
et est honoré à Lérins le 5 mars, et dans le diocèse d'Arles
le 10 octobre .
Saint Pallade, évêque de Saintes , d'une famille illustre ,
fut promu au siége de cette ville en 573 ; il assista aux
conciles qui se tinrent l'un à Paris (573 ) , l'autre à Mâcon
(585) et mourut à la fin du siècle . Il est fêté le 7 octobre .
Chose remarquable, dans ce sixième siècle presque cha
que siége épiscopal était occupé par un saint ; outre ceux
que nous avons cités , nous aimons encore à mentionner :
saint Remi ou Remedius, évêque de Bourges, saint Pris
que , de Lyon ; saint Evance , de Vienne ; saint Artème, de
Sens ; saintSiagrius, d'Autun ; saint Flavius , de Châlons
sur -Saône; saint Hilaire , de Gabales (Mende) ; saint Dal
mace , de Rodez , successeur de saint Qnintien ; saint Ve
nant, de Viviers; saint Hespérius, de Metz ; saint Grégoire,
de Langres ; saint Loup, de Lyon ; saint Pantagathe, de
Vienne , distingué par ses talents ; saint Agricole, de Chå
lons , d'une famille de sénateurs et célèbre par ses austé
rités , son éloquence et son génie ; saint Léonce, de Bor
deaux ; saint Salvi , d’Albi ; saint Chalétric , de Chartres ;
saint Euphrone, de Tours; saint Félix , de Nantes ; saint
Elaphe, de Châlons ; et une foule d'autres encore que l'E
glise a élevés sur ses autels.
Comptez ensuite les autres prélats qui n'ont pas eu cette
205

gloire et dont les vertus sont restées le secret de Dieu, et


vous comprendrez combien .cette action commune a dû
avoir de puissance sur la société franque, sur les familles,
sur les individus.
II. Prêtres. -- Le clergé inférieur a pris également une
part active à cette grande lutte de l'Evangile contre les
passions d'un peuple à peine sorti de la barbarie.
Nous ne pouvons que nommer les plus célèbres d'entre
ces humbles et courageux défenseurs de la foi : ainsi
saint Mesmin ou Maximin ; saint Séverin ; saint Marculfe
ou Marcou ; saint Thierry ; saint Cloud ; saint Seine ; saint
Calais ; saint Léonard ; saint Constantin , saint Aroaste ;
saint Avit ou Avy ; et une foule d'autres encore .
III. Religieux . — Que de monastères furent fondés dans
ce siècle dans les diocèses de Coutances, de Bayeux , du
Mans, d'Avranches, de Rennes et de Lisieux , par les soins
de saint Marcou , de saint Paterne, de saint Evroul et de
saint Calais ! Les Gaules se couvraient de ces établisse
ments qui étaient les grandes écoles de la science et de la
vertu . Qui pourrait en compter les saints fondateurs ?
Rappelons du moins : saint Fridolin , qui en fonda sur les
bords du Rhin ; saint Dié (saint Déodat) dans un lieu près
de Blois ; saint Pourçain , saint Brachion, dans l'Auvergne ;
saint Ours, dans le Berri , dans la Touraine ; saint Léo
pard , dans le Limousin ; saint Seine; à quelques lieues
de Dijon , etc.
D'autre part, on voyait de pieux solitaires répandre
dans les Gaules le parfum de leurs vertus ; au milieu de
toutes les passions, de toutes les violences de la cour , de
toutes les misères des populations, de tous les désordres
qu'enfantait l'oppression , on voyait le frappant contraste
de la paix et de la joie du cæur que goûtaient ces hommes
de Dieu dans leurs humbles retraites . Ainsi , saint Léobard
(vulgairement saint Liberd ), dans la Touraine; saint Friard,
saint Secondel et saint Martin de Vertou dans l'Armorique
bretonne; saint Fraimbauld , saint Ernée , saint Almé, saint
Gault et saint Front, dans le Maine ; saint Jumin , dans le
Poitou ; saint Patrocle, dans le Berri ; saint Lomer, dans
le pays Chartrain ; saint Cibar ( ou saint Ephrasius), dans
206

l'Angoumois ; saint Valleri ; saint Iriez et sa mère, sainte


Pélagie , dans le Limousin ; saint Hospice, dans la Pro
vence ; saint Thiou et saint Basle , dans la Champa
gne , etc.
Faut-il maintenant discuter l'influence civilisatrice que
ces nombreux monastères ont exercée autour d'eux sur
toute la surface des Gaules ? Ces paisibles retraites étaient
l'asile où s'étaient réfugiées les lettres , la piété, les plus
sublimes vertus .
On a bien voulu comprendre le clergé dans l'accusation
d'ignorance et de barbarie qu'on a tant fait valoir contre
le moyen âge ; or, c'est une calomnie qui ne peut s'expli
quer que par l'ignorance de ceux qui l'avancent. Pour
quiconque a étudié l'histoire de ces temps , il est démontré
que les clercs et les moines seuls ont continué à cultiver les
lettres, et que sans eux elles auraient fait un entier nau
frage. Ainsi il y avait des écoles épiscopales dans chaque
église cathédrale, il y en avait dans chaque monastère
pour l'instruction de la jeunesse qui se destinait à la vie
monastique ou pour ceux qui se préparaient au sacerdoce :
c'est là que les jeunes gens acquéraient la science nécess
saire à la vie qu'ils embrassaient, et l'Eglise avait une telle
horreur de l'ignorance que souvent , et notamment dans
le second concile d'Orléans, les évêques avaient défendu,
par un de leurs canons, d'ordonner prêtre ou même diacre
celui qui n'aurait aucune connaissance des lettres. Main
tenantattaquera - t-on le mérite de ces écoles ? nous avons
une réponse péremptoire : qu'on consulte le grand nom
bre d'écrivains et de savants évêques qui en sortirent ; les
élèves prouvent la science des maîtres.
Autre chose . Que faisaient dans ces couvents ceux que
leurs dispositions naturelles ou leur goût ne portaient pas
vers la science ? Leur vie ne fut point oisive. Ceux -là,
comme les autres qui se livraient à l'étude, cultivaient les
lieux sauvages et déserts, ils les convertissaient en riantes
et fertiles plaines, et les populations voisines, soutenues
par le produit de ces terres , autant qu'édifiées par les
verlus des cultivateurs religieux , venaient se fixer à leur
porte, apprenaient d'eux à travailler et à vivre chrétien
207

nement. De cette manière chaque monastère devenait une


école de civilisation .
C'est ainsi que se formèrent un grand nombre de villes
et de bourgs qui portent encore le nom des fondateurs
de ces anciens monastères . Ce souvenir est une réfutation
de fait , une vivante condamnation des ineptes calomnies
débitées par l'impiété contre le clergé de cette époque .
IV. Le monde d'alors savait mieux que nous d’où lui
venaient ses saints, leur instruction et leurs vertus. Nous
avons donné la vie de sainte Geneviève , de sainte Clotilde ,
de sainte Radegonde ; nous avons légèrement esquissé
celle de saint Sigismond et celle de saint Gontran, rois
de Bourgogne ; mentionnons encore saint Mary'ou
saint May, du diocèse d'Orléans ; saint Jean de Riomay,
du diocèse de Langres ; saint Antoine, moine ; Saint Gui
gnolé , né dans l'Armorique ; saint Maxence , sainte Moné
gonde, recluse de Chartres, et une foule d'autres. Où
avaient-ils puisé ces mæurs douces et nobles , ces coura
geuses vertus qui en faisaient l'honneur de l'Eglise et de la
société ? Evidemment entre les mains du clergé, dans ses
écoles, dans ses couvents , dans ses continuelles instruc
tions .
V. Enfin les conciles, si nombreux dans ce siècle , ne
cessent de rappeler aux peuples comme au clergé les de
voirs de la vie chrétienne et sacerdotale, réprimant les
excès, les vices, les passions de la foule comme ceux des
grands. Nous les avons cités en leur lieu .
Telle est la vérité sur ce sixième siècle, tant calomnié
à l'endroit du clergé . Il y a dans cette systématique accu
sation plus d'ingratitude qu'on ne pense.
Nous entrons dans le septième siècle de notre histoire.
Septième siècle.
Rois, évêques, saints et monastères.

Clotaire II règne seul sur le trône des Francs (614).


L'Etat épuisé par les guerres , le peuple écrasé d'impôts ,
l'armée affaiblie par ses pertes , lui imposaient le devoir
208

de tout réparer. Il eut le bonheur de comprendre sa noble


mission . Pour la remplir , il écouta les conseils du clergé :
un concile de soixante-dix-neuf évêques assemblés à Paris
(615) y dressa , pour la correction des abus introduits
dans le royaume, des canons dont le roi recommanda
l'exécution par un édit: « Plusieurs articles d'une re
marquable libéralité, dit M. Michelet , indiquent la main
ecclésiastique .» Avec le concours du clergé dontil appuya
les décrets, Clotaire II combattit les abus dans l'ordre re
ligieux et moral. Ainsi, pour réprimer les prétentions
du prince dans les élections épiscopales, le premier canon
établit pour règle disciplinaire que les évêques seront
gratuitement élus par le métropolitain, les comprovin
ciaux , le clergé et le peuple, sinon que l'élection sera
nulle. Défense est faite aux évêques de se choisir des suc
cesseurs et aux juges laïques de condamner un clerc sans
la participation de l'évêque. Il est déclaré qu'on ne doit
ni soutenir ni recevoir les clercs qui ont recours à la pro
tection du prince et des seigneurs contre leur évêque .
L'excommunication est prononcée contre quiconque s'em
pare des biens légués pour l'entretien des églises, ou qui,
même en vertu d'une ordonnance de juge, se mettrait
en possession de ceux d'un ecclésiastique défunt, avant
de connaître son testament , ou qui casserait les testa
ments faits en faveur des églises. Clotaire, de concert avec
les Pères du Concile et les seigneurs présents , prescrit
l'exécution de ces canons. « Il est hors de doute, dit-il
dans son édit, que le moyen d'augmenter la prospérité
de notre règne est d'apporter tous nos soins à faire ob
server ce qui a été bien défini et sagement ordonné , et à
corriger, avec l'aide de Jésus-Christ, par cette présente
constitution , les abus qui peuvent s'être introduits dans
nos Etats ; c'est pourquoi nous ordonnons que les canons
et ceux-là même qui ont été négligés depuis longtemps
soient désormais exactement observés. » Bientôt la légis
lation prit un caractère d'humanité jusque-là inconnu .
C'était là rendre à la fois un témoignage public à la sa
gesse de l'épiscopat et mettre en lumière un principe de
sage politique.
209 -

Cependant l'Austrasie exigea un roi particulier, et


Clotaire lui livra son fils aîné , Dagobert , au nom duquel
saint Arnould, évêque de Metz , et le B. Pépin de Landen ,
aïeul maternel de Pépin d'Héristal , devaient gouverner
les Francs orientaux (622) .
Le clergé profita du calme qui avait reparu dans l'em
pire franc pour veiller à l'euvre de la religion et de la
civilisation , prêchant la saine doctrine , édifiant les peu
ples, adoucissant les moeurs et travaillant sans relâche à
compléter la fusion des différentes races dans l’union
d'une même foi et d'une même charité . C'était là un im
mense service rendu à la société .
Clotaire IImeurt en 628. L'histoire lui reproche, ilest
vrai, l'atroce supplice de Brunehaut ; mais il faut dire
aussi que si c'est là une tache à sa mémoire, il s'efforça
toute sa vie de l'effacer par sa piété , par sa charité envers
les pauvres , par sa libéralité envers les églises , par son
respect pour les évêques, par son zèle pour l'observation
des canons , par sa constance dans le bien et dans la vertu
pendant qu'il régna seul . « Il était adoré de ses peuples
dont il savait admirablement manier les esprits , » dit le
P. Daniel . Il était également très -instruit dans les belles
lettres . C'était encore l'ouvre des évêques , ses instituteurs
et ses conseillers.
Clotaire laissait trois fils : Dagobert, Caribert (ou
Aribert) et Chilperic. Ce dernier, très-jeune, ne lui sur
vécut que quelques jours . Dagobert s'empare , sans coup
férir, de tout l'empire, à l'exception d'une partie de
l'Aquitaine qu'il laisse à Caribert, qui bientôt meurt à
Toulouse . Dagobert'règne alors seul . Docile à la voix
bienfaisante de la religion et aux leçons de saint Arnould
et de Pépin de Landen , ses ministres et ses précepteurs,
il régna d'abord avec éclat, montrant une grande piété,
montrant pour la justice un amour qui le fit craindre des
grands et aimer des petits, appuyant les faibles, secon
dant le zèle des prélats, enrichissant les églises , embel
lissant ses palais ; mais bientôt il ternit ses belles qualités
par le scandale de ses débauches , pour la satisfaction
desquelles il écrasa le peuple d'impôts et dépouilla plu
14
210

sieurs de ses sujets. Saint Amand, l'apôtre de la Belgique,


osa un jour reprocher au roi son indigne conduite : il fut
envoyé en exil et bientôt rappelé (630) . Ce n'était certes
pas le bon exemple qui lui manqua, car ayant conserve
les heureuses impressions de son éducation chrétienne,
il témoignait un grand respect à la religion et à ses mi
nistres, et au risque même de voir sa conduite condamnée
chaque jour par la vie des hommes sages, pieux et irré
prochables qui vivaient à sa cour , il ne les en bannit
point , il les y appela et les éleva aux plus hautes charges
de l'Etat . Ainsi saint Dadon , plus connu sous le nom de
saint Ouen , était grand référendaire du palais ; son frère,
saint Adon , donnait à la cour l'exemple des plus sublimes
vertus ; saint Eloi gouvernait le royaume , en qualité de
ministre du roi ; enfin saint Cunibert, évêque de Cologne,
fut un de ses conseillers les plus sincères et les plus cou
rageux . Heureux s'il eût toujours imité les exemples et
suivi les conseils de tels hommes ! Par malheur, il n'en
tint pas toujours compte ; mais tant qu'il les écouta , il dé
ploya toutes les vertus d’un pieux et grand roi ; et plus
tard , quand les passions l’eurent rendu sourd à leurs re
proches et à leurs conseils , il en conserva du moins d'inef
façables impressions . S'il refusa de s'amender, néanmoins
il en sentait la nécessité, et il s'efforça de réparer ses
fautes par son zèle pour la propagation de la foi et par
ses libéralités envers les églises. Il se rendait parfois jus
tice à lui-même sur la question de ses mæurs réprouvées
par les saints qui l'entouraient. Ainsi ayant envoyé saint
Eloi vers saint Judicaël, roi ou comte de Bretagne , pour
apaiser un différend, et ce dernier, venu à la cour, ayant
été invité à la table du roi , il en subit un refas formel.
Le saint, pour donner une leçon au roi , alla prendre son
repas chez le grand référendaire saint Ouen, montrant
ainsi qu'il préférait la société d'un saint à celle d'un
grand roi . Dagobert subit en silence cette leçon , et , loin
d'en être choqué , il renvoya Judicaël comblé de présents .
Les grands d'Austrasie profitèrent de quelques diffi
cultés qu'eut Dagobert avec divers peuples auxquels il
avait déclaré la guerre , pour exiger de nouveau un roi
211

particulier(633). Dagobert leur donna son fils Sigebert II ,


élève du bienheureux Pépin de Landen . Ce prince mérita
par ses vertus d'être mis au nombre des saints que l'Eglise
révère .
Enfin Dagobert mourut ( 638 ) dans l'abbaye de Saint
Denis , où il s'était fait transporter pour obtenir sa guéri
son ; il ne l'obtint point ; mais, en revanche, Dieu lui ac
corda le temps de se préparer et la grâce de se résigner
à la mort. Son amour pour la religion, son estime pour la
vertu et pour ceux qui la pratiquaient, son zèle pour la
bonne administration de la justice , avaient effacé aux
yeux des hommes les désordres de sa jeunesse . Ses senti
ments pleins de foi et de repentir, lors de sa dernière ma
ladie , lui auront obtenu miséricorde devant Dieu . Il fut
enterré dans l'église de Saint-Denis, qui fut depuis con
sacrée à la sépulture de la plupart des rois ses succes
seurs .
Dagobert fer et son prédécesseur Clotaire II avaient élevé
l'empire des Francs à un point de grandeur et de puis
sance qu'il n'avait jamais atteint.
Mais cet éclat va s'obscureir, bientôt vont renaître les
guerres civiles et les révoltes des frontières ; des provinces
se détacheront de l'ensemble, et avec le temps s'accom
plira la ruine des enfants de Clovis lør .
Dagobert avait laissé, en mourant, le royaume à sa
femme Nanthilde et à ses deux enfants, Sigebert III et
Clovis II . Le premier devint roid'Austrasie , sous la con
duite de Pépin de Landen , de saint Cunibert et du duc
Aldagisèle. Le second obtint la Bourgogne et la Neustrie,
sous la régence de sa mère et d'Ega, maire du palais.
Pépin meurt . Son fils Grimoald lui succède dans la
charge de maire du palais ( 640 ) . Il eut les talents , moins
les vertus de son père . Sigebert meurt en 656 , et Clovis III
le suit au tombeau la même année .
Nous sommes à l'époque où la puissance des maires du
palais va absorber celle de la royauté , qui s'effacera au
point que les rois de cette période ont reçu la flétrissante
dénomination de fainéants. Le roi Clovis II laissa trois fils
en bas âge : Clotaire , Childéric et Thierry , sous la régence
212

de sainte Bathilde, leur mère . Clotaire III fut d'abord seul


roi des trois royaumes ; mais après la mort du maire Er
chinoald , l'Austrasie refusa de recevoir le joug du nouveau
maire Ebroïn et réclama un roi indépendant. La reine fit
proclamer son second fils Childéric II, agé de sept ans, roi
des Francs austrasiens . Thierry , encore au berceau ,
n'obtint aucune portion du royaume de son père (656) .
La reine sainte Bathilde se retire dans le monastère de
Chelles (670) ; le terrible Ebroïn se rend maître absolu
en Bourgogne et en Neustrie ; la même année (670),
Clotaire III meurt, après quatorze années de règne . Alors
seulement son frère Thierry III est proclamé roi par
Ebroïn ; mais les grands de Bourgogne et d'Austrasie re
léguèrent Thierry à Saint-Denis et Ebroïn à Luxeuil , et
reconnurent pour seul roi Childéric II , qui prit pour pre
mier ministre l'évêque saint Léger. Cet homme sage et
pieux encourut la disgrâce de son maître , et fut relégué
également dans le monastère de Luxeuil , où il retrouva
le malheureux Ebroïn .
Childéric II, privé de la tutelle de ces deux grands
hommes, se laissa aller aux excès de la débauche et de la
tyrannie . La punition de ses désordres devait être prompte
et terrible . Ayant fait battre de verges un noble Franc
nommé Bodillon , il devint un objet d'exécration aux yeux
des grands, qui massacrèrent le roi, sa femme Bilichilde ,
alors enceinte , et l'un de ses fils en bas âge (673) . Un
autre de ses enfants fut caché dans un couvent, où il vécut
quarante-trois ans sous le nom de Daniel . Les conjurés
proclamèrent roi Thierry III , que Childéric avait, trois
ans auparavant, relégué dans un monastère . Ebroïn re
paraît aussi sur la scène ; mais c'est pour proclamer un
fantôme de roi dans la personne d'un enfant nommé
Clovis, qu'il supposait , dit-on, fils de l'avant- dernier roi ,
Clotaire III. Un autre prince, Dagobert II, fils de Sige
bert II , que Grimoald avait jadis banni en Irlande , revint
également et fut proclamé roi d'Austrasie ; mais il est bien
tot assassiné. Il était détesté pour ses débauches et ses
injustices.
Cependant le duc Martin et Pépin d'Héristal gouver
213
naient la nation austrasienne (681 ) , pendant que le ty
rannique Ebroïn opprimait la Bourgogne et la Neustrie.
Enfin , ayant fait trancher la tête à saint Léger , il périt
d'un coup de hache (683) , après avoir exercé pendant plus
de vingt ans le suprême commandement. Son nom est
resté comme le symbole de l'ambition , de la cruauté et
de la ruse .
Thierry III , roi de Bourgogne et de Neustrie , mourut
sans gloire , après un règne de dix-sept ans , où il fut
plus sujet que roi (691). Il laissa deux fils : Clovis III,
que Pépin fịt reconnaître par les royaumes de Neustrie
et de Bourgogne, et Childebert III, qui succéda à son frère
mort après trois ou quatre ans de règne. Childebert vé
cut encore sous la tutelle toute -puissante de Pépin jus
qu'en 711 : il fut surnommé le Juste, sans qu'on puisse
expliquer quelle action lui mérita ce beau titre . Telle était
alors la situation politique de l'empire franc.
II
Le septième siècle compte un grand nombre d'illustres
et saints évêques, dont la bienfaisante influence contribua
au bonheur des peuples et aux progrès de la foi.
Ainsi saint Arnould ou Arnoux, évêque de Metz , fut le
ministre de Dagobert, roi d'Austrasie . Arnould , issu
d'une grande famille franque, avait passé sa jeunesse à
la cour du roi Théodebert ; il se distingua par sa bravoure
dans la guerre , par sa sagesse dans le gouvernement des
provinces, par ses talents et son intégrité dans les pre
mières charges du palais. Il fut d'abord marié et eot deux
enfants, savoir : Ansigise , qui épousa la fille de Pépin
de Landen , de laquelle il eut Pépin d'Héristal ; et saint
Cloud , qui fut également évêque de Metz , Saint Arnoud
fut élevé à l'épiscopat ; mais quelque temps après il quitta
son église et la cour pour aller vivre dans la solitude, où
il mourut en 540 .
Le roi Clotaire réunissait à la cour encore d'autres saints
qui devenaient ses conseillers : saint Romain , qui fut
évêque de Rouen en 626 , et qui était issu des rois de
France . Il est mort l'année 639 ; saint Didier , évêque de
- 214
Cahors , mort en 655 ; saint Fazon et saint Goéric. A la
cour du roi Dagobert , on trouve saint Dadon (saint Ouen ),
saint Adon , son frère, et le célèbre saint Eloi. Celui -ci , né
aux environs de Limoges, était très- habile dans l'art de
l'orfévrerie. Il devint d'abord directeur de la monnaie ,
et plus tard évêque de Noyon . Il travaillait encore, étant
évêque, à des ouvrages de son ancienne profession . Plu
sieurs châsses de sa main existaient encore avant la révo
lution .
Saint Amand , né près de Nantes , exilé par Dagobert
pour le courage qu'il eut de lui reprocher ses désordres
( 630) , fut contraint par les évêques d'accepter l'épi
scopat . Il mourut évêque de Maëstricht (en 675) , siége
qu'il fonda après avoir été évêque de Strasbourg. Saint
Omer , son contemporain, évangélisa les païens établis le
long de la mer, depuis Boulogne jusqu'à l'embouchure
de l'Escaut, Saint Germer , saint Vandrille et saint Phili
bert , par les conseils de saint Ouen , contribuent au salut
d'une multitude de chrétiens , par leurs prédications et
leur exemple. Saint Vulfolède, évêque de Bourges , saint
Landry , évêque de Paris , qui fonda l'Hôtel- Dieu , saint
Léger, évêque d'Autun et martyr, saint Priest (ou Préject),
d'Auvergne, saint Lambert, de Maëstricht, saint Ferréol ,
évêque d'Autun , saint Ansbert, évêque de Rouen , saint
Bonet, d'Auvergne, saint Moran , de Rennes, saint Bazin
et saint Lutwin , de Trèves , saint Gaudin , de Soissons,
saint Aubert, d'Avranches , saint Vindicien , d'Arras , saint
Bain, de Thérouanne, saint Gombert, archevêque de
Sens, saint Déodat, de Nevers, saint Hidulfe, de Trèves,
saint Aigulfe , abbé de Lérins, saint Bercaire, fondateur
de l'abbaye de Montier-en-Der , étaient tous, avec une
foule d'autres saints, autant de centres de lumières et de
vertus ; ils luttaient énergiquement contre l'élément bar
bare qui , parfois, avait des réactions terribles .
III

Que dire encore de ces innombrables monastères qui , en


ce siècle, s'élevaient de toutes parts , comme autant d'éco
les de vertus ? Saint Pollade, d’Auxerre, fonde celui de
215

Saint-Julien ; saint Riquier , celui de Centuple et celui de


Forest -Montier; saint Fiacre , celui de Breuil ; sainte Fare,
celui d'Eboriac ; saint Faron , évêque de Meaux , celui de
Sainte- Croix ; saint Omer , celui de Thérouanne et de
Boulogne (ou Saint-Bertin ); saint Adon et saint Radon ,
frères de saint Ouen , celui de Jouarre et celui de Rueil ;
saint Dransin , évêque de Soissons, celui de Notre-Dame ,
de cette ville . Celui de Lobbes , sur la Sambre, celui
d'Haumont, ceux de Mons , d'Hautvillers , furent fondés
vers le même temps . L'abbaye de Maubeuge fut bâtie par
les soins de sainte Aldegonde .
Enfin sainte Bathilde , femme de Clovis II , après avoir
été élevée au rang de reine , devint également un modèle
de la vie religieuse ; elle fonda les monastères de Chelles
et de Corbie , et mourut dans les austérités du cloître .
Les lettres se raniment par les écoles des monastères et
des églises épiscopales ; à Arras, à Cambrai, à Saint-Denis,
à Jumiéges, à Maëstricht, à Lourey , à Issoire, à Clermont,
partout une foule de disciples devaient étudier le droit ro
main , les humanités et en même temps recueillir les prin
cipes d'une éducation chrétienne .
En un mot , tout ce qu'il y avait de vertus et de science
dans ce siècle , comme dans les précédents, découlait
comme de sa source du clergé , qui se faisait un devoir
de civiliser ainsi les peuples au nom de l'Evangile et de
ses principes conservateurs. Il n'y a que l'ignorance ou
la plus insigne inauvaise foi qui aient pu méconnaître
l'oeuvre de l'Eglise en ces temps encore barbares .
Huitième siècle .

1.

Dessinons à grands traits la situation politique de ce


siècle . Pépin d'Héristal et les Francs avaient reconnu
pour roi un enfant de douze ans , Dagobert III , fils de
Childebert III (711 ) . L'illustre maire du palais , que les
historiens appellent le prince des Francs, gouvernait le
royaume, de concert avec ses deux fils, Drogon et Gri
216

moald . Il réduisait les peuples révoltés, domptait le duc


des Frisons , soumettait les Allemands, faisant les derniers
efforts pour maintenir l'unité de l'empire attaqué de
toutes parts. Mais bientôt Pépin tomba dangereusement
malade (714) dans le palais de Jopil , sur la Meuse. Son
fils Grimoald , homme pieux et sage, alla à Liége prier
au tombeau de saint Lambert pour sa guérison ; mais il
y fut cruellement assassiné . Pépin punit les auteurs de ce
meurtre attribué aux intrigues d’Alpaïde, l'une des fem
mes de son père , et mère de Charles-Martel . Ce dernier
fut emprisonné par ordre de Pépin , lequel, se voyant près
de mourir, désigna , pour lui succéder comme maire du
palais de Dagobert III , son propre petit -fils Théobald ,
fils de Grimoald , à peine àgé de six ans . Plectrude, sa
femme, fut nommée tutrice du jeune maire et du jeune
roi . Après ces arrangements , Pépin mourut le 16 dé
cembre 714 , après avoir vu mourir ses fils, l'un assassiné ;
l'autre , Drogon , le précédant dans la tombe plusieurs an
nées auparavant (708) .
La mort de cet homme extraordinaire fut une perte
immense pour l'État et pour l'Église . Non -seulement son
nom jeta un vif éclat sur ses ancêtres; mais, ce qui n'est
pas moins remarquable, il illustra sa race, parce qu'il
n'eut pour descendants que des héros . Sa valeur et sa sa
gesse avaient éclaté partout dans l'administration du
royaume, qu'il gouverna, depuis la bataille de Testry , pen
dant vingt-sept ans et six mois . Partout aussi on admirait
les marques de sa piété et de sa magnificence. Il avait
fondé plusieurs monastères, et , sur la fin de sa vie, il re
doubla ses aumônes pour se rendre le Seigneur propice ,
avant de lui rendre compte de sa vie si pleine d'agitations .
Sa mort laissait la nation soumise à deux enfants, dont
l’un roi , et l'autre maire , sous la tutelle d'une vieille
femme, Plectrude, qui se trouva ainsi maîtresse du pou
voir . C'était , dit Montesquieu , un fantôme sur un fantôme.
Aussi les Francs se sentirent humiliés d'un pareil joug.
Les seigneurs de Neustrie , puis ceux d'Austrasie se révol
tèrent et entrèrent en campagne contre les troupes de
Plectrude . Les premiers triomphent et se choisissent pour
217
maire un homme de leur nation , nommé Rainfroi, et
offrent le trône à Chilperic III , appelé Daniel , qui fut tiré
du monastère où il avait été relégué, après la mort de
son père Childéric II. Les seconds, également en révolte,
délivrent de sa prison Charles, fils naturel , selon la plu
part des historiens, de Pépin d'Héristal , et auquel on
donna le titre de Martel (marteau) . Il fut reconnu duc
d'Austrasie et prince des Francs. Sur ces entreſaites mou
rurent le jeunemaireThéobald et le roi Dagobert III (716) .
Cependant de grandes luttes allaient éclater. Le moine
couronné sous le nom de Chilperic II ( Daniel ) , en 715 ,
se montra digne du sang de Clovis , déploya des talents et
une énergie rares à cette époque de décadence pour sa
race . De concert avec le maire Rainfroi, il attaqua l’Aus
trasie et livra à Charles-Martel deux grandes batailles.
Mais ils ne purent prévaloir contre un pareil adversaire.
Ils appelèrent à leur secours le célèbre Eudes (Odo) , duc
d'Aquitaine , et qui , fils de Boggis et arrière petit-fils de
Clotaire II , gouvernait cette contrée détachée de l'empire
des Francs. Ils furent vaincus tous les trois , et le malheu
reux Chilperic -Daniel se vit forcé de s'enfuir à la cour du
duc d'Aquitaine, abandonnant la Neustrie et la Bourgogne
aux envahissements de son redoutable vainqueur.
Charles -Martel exigea qu'on lui livrat Chilperic. Le duc
d'Aquitaine, pour éviter à ses états les horreurs d'une in
vasion , se bata d'obéir. Mais le vainqueur n'abusa point
de sa victoire ; soit pitié, soit respect, il traita Chilpéric II
comme son père avait traité Thierry III ; il lui laissa la
couronne et les inutiles honneurs de la royauté dont il se
réservait à lui -même la puissance, en se faisant donner le
titre de maire et en exerçant ainsi le pouvoir absolu, sans
se mettre en peine d'ajouter à ses prérogatives le titre illu
soire de roi. Il usa de même de modération envers Rain
froi, maire des palais de Neustrie et de Bourgogne : il lui
céda le comté d'Anjou , dont il dut se contenter désormais
pour ne pas éprouver un sort plus malheureux . Charles
Mårtel le reconnut comme duc d'Anjou , et devint ainsi,
à l'instar de Pépin d'Héristal, l'arbitre absolu de la nation.
Mais, la guerre finie, tout n'était pas dit. Le vainqueur
-
218
avait contracté une dette envers ceux qui l'avaient servi ,
et qui demandaient à grands cris leur récompense . Charles
Martel , n'ayant pas de quoi les satisfaire, s'en prit aux
biens de l'Eglise et lui fit une plaie qui saigna longtemps .
Pour reconnaître les services rendus , il distribua libérale
ment des abbayes et des évêchés à des laïques, particuliè
rement aux chefs de son armée , ce qui causa une déplo
rable brèche à la discipline ecclésiastique . On vit des
guerriers devenir évêques, on vit aussi des évêques deve
nir guerriers par nécessité. Des abbés trouvèrent le casque
moins lourd que le froc, et quittèrent la retraite et la pau
vreté de leurs abbayes, pour paraître avec éclat à la cour
et échapper ainsi à l'indigence . C'était un mal immense ;
c'était introduire le relâchement dans les monastères ; et
la cause de ces désordres , c'était l'usurpation de Charles
Martel , qui imposait à l'Eglise cet amer sacrifice.
Mais il faut tout dire . Pendant que la discipline ecclé
siastique tombait ainsi par sa faute dans les Gaules , il
favorisait les zélés missionnaires francs et anglais, qui
travaillaient à la conversion des Frisons . Il encourageait ,
dans cette partie de la Germanie , les travaux apostoliques
de saint Villebrod et de ses compagnons. Sur la recom
mandation du pape Grégoire II, il écrivit une lettre circu
laire aux évêques , aux ducs , aux comtes et aux officiers
de sa dépendance, leur disant qu'il avait pris sous sa pro
tection spéciale l’Anglais Vinfried, plus connu sous le nom
de saint Boniface, qui , après avoir parcouru la Frise, était
allé prêcher l'Evangile dans la Hesse et dans la Thuringe .
D'autre part, il se formait une fervente église parmi
d'autres nations germaniques . Saint Rupert , ayant quitté
la Gaule , avait porté la foi dans la Bavière , dans la Nori
que , dans la basse Pannonie , et avait établi son siége épi
scopal à Juvavie (aujourd'hui Saltzbourg) . Voyant s'accroître
chaque jour la moisson, il revint dans sa patrie chercher
de nouveaux secours . Il trouva de zélés et courageux ou
vriers ; il emmena même sa sœur nommée Erndrude, pour
laquelle il fit bâtir près de cette ville un monastère qui ,
dans la suite , fut appelé Nunnberg , c'est-à-dire Mont des
Nonnés . Saint Corbinien , marchant sur les traces de saint
219

Rupert , s'était mis à porter la vérité évangélique dans les


contrées voisines, et avait fixé son siége à Frisingue.
Cependant les seigneurs ne se contentèrent pas des dé
pouilles des évêques et des abbés de la Neustrie et de la
Bourgogne; craignant que l'absolutisme de Charles-Martel
ne vint à les écraser, ils exigèrent un roi . Charles -Martel
choisit Clotaire , issu du sang royal par Thierry III ; mais
ce Clotaire mourut bientôt et Chilpéric II expira peu après
à Noyon , en 720 .
Charles mit à la place (721) un autre prince du sang
royal , nommé Thierry IV , dit de Chelles , parce qu'il avait
été élevé en ce lieu . On le dit fils de Dagobert II . Mais
voici que commence l'une des époques les plus glorieuses
et en même temps l'une des plus inconnues de nos annales.
La nation franque va remplir une grande mission , en lut
tant avec une sainte opiniâtreté contre les barbares du
nord et du midi, dont la double invasion menaçait, non
seulement la nationalité franque , mais encore, mais sur
tout le monde chrétien .
Les nations germaniques : Saxons , Frisons , Allemands ,
Suèves et Bavarois , autrefois tributaires des Francs, ayant
secoué le joug, inondaient les frontières et débordaient de
toutes parts, comme trois siècles auparavant les Vandales ,
les Goths, les Bourguignons, les Huns, et les Francs eux
mêmes . Maintenant, les choses sont bien changées : les
Francs , devenus puissants et chrétiens , sont destinés à
sauver l'Occident d'une ruine totale, en luttant à la fois
contre le paganisme et contre la barbarie . Les Francs sont
à cette époque les défenseurs intrépides de la foi et de
l'Eglise, et saint Grégoire III semblait l'avoir deviné ,
quand, écrivant à Charles-Martel pour invoquer son appui ,
il lui donnait le titre de prince très-chrétien, devenu héré
ditaire dans la personne des rois de France . Charles ne
tarda pas à se montrer digne de cette confiance si solen
nellement exprimée par le chef de l'Église.
A la tête de ses vieux Francs, il apparaissait prompt
comme la foudre partout où l'ennemi menaçait . Toujours
armé , cuirassé de fer, la hache au poing , il porta six fois
la guerre dans le pays des Saxons, et la victoire lui de
- 220
meura toujours fidèle. Ce pays était devenu le refuge du
paganisme septentrional et le dernier asile des sectateurs
des faux dieux . Charles-Martel avec ses soldats réussit au
moins à retarder le flot de leurs invasions : un jour viendra
où la sainte influence de la religion , plus forte que l'épée
des braves , plus durable que les effets de la flamme et de
la dévastation, pénétrera dans ces déserts du nord et arra
chera aux ténèbres de la barbarie ces peuples jusque-là
indomptables.
Mais de plus graves événements menaçaient du côté des
Pyrénées la Gaule et le monde catholique. La puissante
monarchie des Visigoths , après une durée de trois siècles ,
venait d'être détruite en Espagne par les Sarrasins , peu
ples mahométans qui dominaient sur les rivages de l'Afri
Roderic (Rodrigue) ,
que.Le dernier roi Visigoth, l'infortuné
avait vu ouvrir les portes de l'Espagne à l'invasion des
barbares du midi par une des factions qui déchiraient son
royaume . Selon une autre version , le comte Julien, l'un
des principaux seigneurs espagnols, irrité d'un outrage
fait à sa fille par Roderic , n'aurait pas craint de sacrifier à
sa vengeance la liberté de sa patrie, en appelant les Sarra
sins (714) . Quoi qu'il en soit de ce détail , les Maures étaient
entrés dans les provinces visigothes et le vieux roi perdit
la couronne et la vie à la bataille de Xérès. Toute l'Espagne
fut soumise aux musulmans, à l'exception d'une poignée
de courageux chrétiens qui , sous la conduite de Pélage ,
allèrent fonder un royaume dans les montagnes de la Ga
lice . Le hideux croissant avait donc remplacé le glorieux
labarum de Jésus-Christ .
En 719, Zama , lieutenant des califes, avait franchir les
Pyrénées, inondé la Septimanie, massacré les habitants de
Narbonne et mis le siége devant Toulouse. Eudes, duc
d'Aquitaine , vole au secours de la place , tue Zama, et en
729 se croit trop heureux d'acheter la paix en donnant sa
fille chrétienne en mariage à Munuza, chef des Sarrasins
qui, plus tard , envoya la malheureuse princesse captive
au sérail du calife de Bagdad . Eudes, comptant sur l'appui
des barbares, consomma ce lâche abandon de la foi catho
lique , en se mettant en guerre ouverte contre les Francs .
221

Ceux -ci n'invoquaient pas l'apostasie à leur secours contre


l'invasion étrangère : ils avaient compris qu'ils devaient
s'affranchir, non en désertant leur Dieu , mais en l'invo
quant et en mourant pour lui .
Une multitude innombrable de Sarrasins passent les
Pyrénées en 732 , sous la conduite d'Abdérame , et entrent
dans les Gaules par la Gascogne ; Bordeaux est livré au
pillage avec une foule d'autres villes . Une autre partie de
l'armée musulmane vint mettre le siége devant la ville de
Sens ; mais l'évêque, saint Abon , après avoir imploré le
secours du ciel , fit, avec les Sénonais , une sortie si vigou
reuse, qu'il dissipa cette horde ennemie et délivra la ville .
Les Sarrasins mettaient ainsi tout en péril , Eglise et so
ciété : une longue trace de sang et de ruines marquait leur
passage . Les monastères de Luxeuil, de Carmery (aujour
d’hui Monastier),de Saint-Seine, de l'île Barbe (près de
Lyon ) , de Grigni , de Lérins et une foule d'autres sont
pillés , ravagés, et la plupart des religieux tombent sous
le glaive et meurent martyrs de la foi : au diocèse du Puy,
en Velay , saint Théofred ou Théoffroi, vulgairement ap
pelé saint Chaffre, abbé du monastère de Carmery ; à Mar
seille , au couvent de Saint-Sauveur , on vit l'abbesse sainte
Eusébie et quarante religieuses se défigurer le visage et se
couper le nez, pour se soustraire aux outrages des musul
mans . Les barbares massacrèrent ces héroïques vierges ,
qui furent enterrées toutes ensemble , dans une même cha
pelle, qu'on appela depuis Chapelle de la Confession. Le
monastère de Lérins, cette glorieuse école de tant de
saints , alors dirigé par saint Porcaire , deuxième du nom ,
comptait à cette époque plus de cinq cents moines : ils
furent massacrés par les Turcs, à l'exception de quatre qui
revinrent plus tard inaugurer de nouveau la vie monas
tique sur les cendres de leurs frères martyrs. Au monastère
de Varecte (Guéret), saint Pardoux (Pardulfus), qui en était
abbé , reçut également la couronne du martyre . Dans ce
péril extrême , Charles -Martel fait appel à la valeur des
Francs . Eudes , bien que l'ennemi du duc , le somma de
venir au secours de la foi chrétienne menacée par l'isla
misme . Voyant le roi d'Aquitaine vaincu, fugitif, sans
222

armée et sans royaume , Charles comprit l'imminence du


danger : il fit taire tous ses ressentiments pour ne plus
songer qu'au salut de la patrie et dela société chrétienne.
Des flots de combattants, Francs, Teutons, Gallo -Romains
et Aquitains , vinrent se sanger sous les ordres de Charles
Martel . Il paraît en vue des Arabes un samedi du mois
d'octobre 732 , jour consacré au culte de la Mère de Dieu .
Abdérame avait réuni non loin des murs de Poitiers toutes
ses forces. Moment solennel , où l'islamisme allait lutter
une dernière fois contre l'Europe chrétienne représentée
par l'armée franque . Cette armée détruite, la terre était à
Mahomet . Quel avenir pour l'humanité , si la foi et la ci
vilisation du moyen âge eussent été étouffées alors ! Le sort
du genre humain se jouait ce jour-là entre les Francs el
les Arabes . Les bandes austrasiennes et l'armée du Coran
semblaient comprendre la grandeur de la lutte . Durant
sept jours ils demeurèrent en présence, en s'examinant
avec haine et fureur. Enfin , à l'aube du jour, Abdérame
s'avance avec ses Maures, qui tombent comme un immense
ouragan sur le front des Européens. L'armée chrétienne
resta immobile sous ce choc épouvantable, comme un mur
de fer, comme un rempart de glace . Les peuples du septen ,
trion restèrent serrés les uns contre les autres, comme des
hommes de marbre, dit le chroniqueur visigoth . La victoire
fut longtemps disputée ; la lutte se prolongea tout le jour ;
les bataillons francs lançaient partout la mort , des flots de
sang coulaient de toutes parts. Les chances restaient égales ;
enfin Eudes , avec un petit nombre de Gaulois et deGas
cons, lourge l'armée arabe et s'empare du camp ennemi .
La victoire était aux Francs : Charles et les Austrasiens
tombent , comme une masse de fer, sur Abdérame et l'élite
de son armée , qui disparaissent sous la hache des vain
queurs . Abdérame lui-même resta sur le champ de bataille,
et ses Arabes prirent la fuite , en laissant aux Francs un
butin immense composé des dépouilles de l'Afrique , de
l'Espagne et de l'Aquitaine. Cette brillante victoire mérita
à Charles le surnom de Martel ( Karl le Marteau ), parce
qu'il avait brisé la puissance des Sarrasins comme avec
une massue .
223

Ainsi la Providence se servit des Francs pour délivrer


l'Europe du joug des musulmans. A la bataille de Poitiers
(732), ce n'était pas seulement Charles-Martel qui avait
triomphé; mais c'étaient l'Eglise , les chrétiens, l'huma
nité , la civilisation du monde. La croix autour de laquelle
Clovis avait rallié les Francs les avait conviés au plus noble
de leurs triomphes ,
Les conséquences de la bataille de Poitiers furent im
menses . Le vainqueur lui-même , plein de reconnaissance,
envoya des nonces à Rome, chargés de présents pour l'é.
glise des Apôtres , avec ordre de signifier à tous les enne
mis du pape saint Grégoire III , que Charles-Martel , son
fils, protecteur de la chrétienté, après avoir éprouvé si vi
siblement la protection de Jésus - Christ , ne souffrirait ja
mais que l'on se permit la moindre insựlte envers son
vicaire sur la terre . L'Orient vit le protectorat du saint
siège passer à l'Occident , et les Lombards se mirent à
compter avec la nouvelle puissance qui s'élevait dans une
si noble attitude.
La gloire de Charles-Martel eût été sans tache , s'il ne
l'eût ternie par les vexations qu'il exerça contre saint Eu.
cher, évêque d'Orléans,qu'il exila à Cologne et qui mourut
au monastère de Saint-Trond (738) , et contre saint Rigo
bert, successeur de saint Réole au siége archiepiscopal de
Reims . Ami de Pépin d'Héristal , il avait tenu Charles sur
les fonts de baptême; mais s'étant tenu (717) , en vrai
pasteur, dans une stricte neutralité, comme saint Eucher,
Charles- Martel le traita en ennemi , le chassa de son siége
et le remplaça par un intrus nommé Milon. Ce saint évêque
mourut au monastère de Gernicourt, le 4 janvier 740 .
Sur ces entrefaites mourut Thierry IV, fantôme royal
dont l'histoire ne sait que le nom (737) . Charles -Martel
ne se hâta pas de le remplacer : l'interrègne dura jusqu'à
la mort du vainqueur de Poitiers , qui arriva le 22 octo
bre 741 .
Charles -Martel, doué de toutes les qualités qui font les
héros selon le monde , n'avait pas montré au même degré
les vertus plus humbles du christianisme. Néanmoins
il fut choisi pour sauver la chrétienté des invasions de
224

l'idolâtrie et de l'islamisme : ce qui prouve que, entre les


mains de Dieu , l'homme n'est qu'un pauvre instrument
et que la gloire de ses euvres revient à Dieu seul , qui le
conduit et le brise à son gré.
Avant de mourir, le duc des Francs , du consentement
des seigneurs, partagea le vaste empire entre ses trois
fils, Carloman , Pépin etGrifon . Le premier eut l'Austrasie
et la Germanie ; le second la Neustrie , la Bourgogne et la
Provence ; le troisième , qu'il avait eu de sa seconde femme,
Sonnichilde, quelques parcelles du territoire; mais cette
dernière disposition ne fut point sanctionnée par les grands,
et Grifon se vit dépouillé de son faible apanage (742) .
Carloman gouverna l’Austrasie et les provinces germa
niques à titre de souverain indépendant; son frère Pépin
n'osa encore agir de même en Neustrie et en Bourgogne :
il se contenta du titre de maire du palais et fit recon
naître comme roi un fils de Chilperic II, qui fut proclamé
sous le nom de Childéric III (743) .
Les deux frères, étroitement unis , montrèrent beau
coup de sagesse dans le gouvernement , et de bravoure
dans les guerres qu'ils soutenaient pour réduire les révoltes
du duc d'Aquitaine, des Saxons et des Allemands (744,
745 , 746) .
Carloman , au milieu de ces triomphes, songea à re
noncer aux grandeurs de la terre , pour ne s'occuper plus
que de son salut. Il prit congé de Pépin , lui recomman
dant son fils Drogon, et se rendit à Rome où le pape Za
charie lui coupa les cheveux et lui donna l'habit clérical
(747 ). Il demeura quelque temps dans un monastère qu'il
fit bâtir sur le mont Soracte (aujourd'hui mont Saint
Sylvestre) , puis se retira secrètement au mont Cassin, pour
échapper à l'importunité de trop fréquentes visites. On
vit à la même époque ( 747) trois rois d'Angleterre, de
l'heptarchie saxonne, Hunald, duc d'Aquitaine, et enfin
Rachis , roi des Lombards, abdiquer les grandeurs ter
restres et se confiner volontairement dans le cloître .
Pépin ne voyait plus que le jeune fils de Carloman et
Grifon son frère, qui pussent lui faire ombrage; il se
débarrassa de Drogon , en lui faisant donner la tonsure ; à
__
225

Grifon il laissa, après deux années de guerre, un riche


apanage, qui cimenta la paix entre eux .
Une autre ambition brûlait au coeur de ce prince ; il
voyait la royauté réduite à l'état de fantôme; il songeait à
remplacer ce fantôme par la réalité et à enlever le trône à
cette race dégénérée, qui avait perdu l'honneur et la sou
veraineté avec le respect des peuples. Il se sentait assez
fort pour réussir ; il savait le malheureux Childéric assez
faible pour subir cette humiliation .
Il gagna les grands et détermina la plupart d'entre eux
à lui offrir la couronne. Un scrupule religieux les retenait
encore : c'était la crainte de dépouiller le jeune roi Chil
déric de son vain titre . Pépin consulta le pape Zacharie
pour savoir « lequel était le plus digne du trône , ou celui
qui exerçaitles fonctions de la royauté sans en avoir le
titre, ou celui qui , possédant le titre , était incapable
d'en remplir les fonctions . » Le pape répondit qu'il va
lait mieux que celui-là fût roi qui exerçait la puissance
royale . « Et alors , dit la chronique, du conseil et avec le
consentement de tous les Francs, et avec l'autorisation
du siége apostolique, l'illustre Pépin , par l'élection de
toute la France, la consécration des évêques et la sou
mission des princes, fut élevé au royaume avec la reine
Bertrade , selon les anciennes coutumes . »
Pépin fut proclamé, comme Clovis , dans l'assemblée
nationale du champ de Mars ; l'infortuné Childéric III se
vit relégué dans le couvent Sithien , nommé depuis Saint
Bertin , à Saint-Omer. Il mourut trois ou quatre années
après sa déposition (752).Il avait un fils en qui s'éteignit
peu après la grande famille des rois chevelus . Elle avait
régné 324 ans depuis l'avénement de Clodion , et 266 ans
si l'on compte depuis la bataille de Soissons , qui soumit
à Clovis la Gaule romaine.
Pépin, voulant rendre sa personne plus auguste et plus
vénérable à toute la nation, voulut se faire sacrer par
saint Boniface. La cérémonie se fit à Soissons le 1er mars
752 .
Ce prince, déjà si célèbre, acquit une nouvelle gloire
par des expéditions et par des succès éclatants contre les
15
226

Sarrasins et les Saxons, qui avaient persécuté des mission


naires et brûlé grand nombre d'églises.
Astolphe, roides Lombards, s'était emparé de Ravenne
et de la Penta pole , et menaçait la ville de Rome . Le pape
Etienne II vint dans les Gaules solliciter l'appui de Pépin .
Le roi des Francs répondit à son appel . Il fut sacré une
seconde fois à Saint- Denis, le 28 juillet de l'an 754 ,
avec ses deux fils Charles et Carloman . Après quoi ,
Pépin envoya sommer Astolphe de rendre au souverain
pontife le territoire envahi . Le roi des Lombards s'y étant
refusé , Pépin passa les Alpes, battit l'armée ennemie
et conquit sur Astolphe les provinces appelées depuis le
patrimoine de saint Pierre. Libre d'user de sa conquête
comme il l'entendait, il en disposa formellement en faveur
de l'Eglise, à laquelle il en fit une donation solennelle.
C'est là l'origine de la puissance temporelle des papes ;
Pépin , en élevant ainsi l'humble héritier de saint Pierre
au rang dessouverains indépendants, ne pensait guère que
ce grand événement soulèverait un jour parmi ses descen
dants tant de ridicules objections. Il n'en est pas moins
vrai qu'il avait en cela rendu un immense service à
l'Eglise et à la France, en rendant au père commun des
fidèles la liberté d'action si utile à sa sublime mission .
Pépin continua toute sa vie sa protection aux papes. II
eut des différends avec Didier, successeur d'Astolphe . De
venu roi des Lombards , ce Didier promit avec serment de
remettre au saint-siége Faenza , Imola , Ferrare , Osmo,
Ancône , Nomana , ainsi que Bologne avec son territoire ;
mais la mauvaise foi de ce prince, qui cherchait à éluder
ses promesses , faillit amener une nouvelle guerre . Pépin
lui députa son frère saint Rémi " , évêque de Rouen ,avec
le duc Antchaire, qui obtinrent du roi lombard l'exécution
de ses engagements .
Aussi le pape Paul Ier écrivait-il à Pépin ces paroles à
la fois si flaiteuses pour le prince et si glorieuses pour la
France : « Dans l'impuissance où je me trouve de vous té
moigner dignement ma reconnaissance pour tant de bien
* Il était fils naturel de Charles -Martel.
227

faits, je me console dans la pensée qu'il y a au ciel un


juste juge qui vous récompensera ; car le nom de votre
nation est élevé au-dessus des autres nations, et le royaume
des Francs brille avec éclat aux yeux de Dieu par la gloire
qu'il a d'avoir des rois libérateurs de l'Eglise catholique
et apostolique... Mes chers fils, vous êtes une nation sainte,
un sacerdoce royal , un peuple conquis que le Dieu d'Israël
a béni ; 'réjouissez-vous ; vos noms et ceux de vos rois sont
écrits dans le ciel , >>
Pépin soutint une dernière guerre contre Waïſer, duc
d'Aquitaine, qui retenait injusternent les biens de plu
sieurs églises. Ce petit tyran, dernier descendant des Mé
rovingiens par Caribert, frère de Dagobert ler , fut battu
par les Francs et périt de la main de ses propres soldats
(768) .
Pépin ne recueillit plus les fruits de ses victoires ; at
teint de la fièvre à Saintes, il se fit transporter au tombeau
de saint Martin , à Tours , puis à celui de saint Denis , près
de Paris , et là , sentant approcher sa fin , il convoqua les
seigneurs et les évêques , partagea ses Etats entre ses deux
fils, Charles et Carloman , et mourut le 24 septembre 768 .
Il fut enterré à Saint - Denis : il avait demandé à être en
seveli comme un pénitent, à la porte de l'église, et la facę
contre terre.
Voilà une glorieuse existence . Pépin le Bref (ainsi ap
pelé parce qu'il était de petite taille) avait régné onze ans
comme maire du palais et seize comme roi . Politique
adroit, guerrier infatigable , homme d'Etat, grand capi
taine, et surtout fils dévoué de l'Eglise, il réhabilita le titre
de roi déshonoré par les derniers Mérovingiens , et il ouvrit
avec gloire la dynastie des Carlovingiens, qui compta tant
de héros. Mais , quelle que soit la grandeur de son règne,
elle doit s'effacer devant celle du règne de son fils Charle
magne, dont nous allons esquisser les faits les plus impor
tants ,
.
228 C

II

Nous avons étudié la situation politique de ce siècle ;


maintenant il faut nous rendre un compte exact des faits
religieux qui ont acquis quelque importance dans les
destinées du peuple franc. On y verra, comme par le
passé , la mission civilisatrice que remplit le clergé et sa
puissante influence sur les mours d'une société barbare,
brutale, sans expérience et sans règle , tandis que le pou
voir civil dépérissait chaque jour et n'était plus capable
de rassembler les éléments d'ordre et d'avenir, ni de
sauver du naufrage l'humanité , la justice et les plus
simples notions du droit. Le clergé, par la pureté de sa
foi et la charité de ses cuvres, fut l'intermédiaire néces
saire d'abord entre la société romaine ou gauloise et la
société franque, et plus tard entre le pouvoir souverain et
les sujets. Quand ensuite il fut devenu l'autorité la plus
respectée des peuples, que les rois francs, par reconnais
sance pour les services rendus, eurent doté les églises, les
évêques, les supérieurs des monastères, d'autres digni
taires de l'Eglise, acquirent le droit de prendre rang
parmi les leudes ou seigneurs ; ils entraient ainsi dans
l'aristocratie et devinrent souvent les meilleurs conseillers
des rois. Cependant Charles-Martel, après la mort de
Thierry (737), fit une plaie profonde à l'Eglise des Gaules
en y faisant une large brèche à la discipline ecclésiastique .
N'osant prendre le trône pour lui-même , il n'y fit monter
personne et se contenta de gouverner l'Etat sous le titre
de duc, avec le secours de ses officiers. Pour récompenser
leur dévouement , il osa mettre la main sur les biens ecclé
siastiques et distribuer àses gens de guerre des abbayes,
des évêchés et d'autres bénéfices, sans respect pour les
règles de la discipline. Ces largesses eurent deux consé
quences désastreuses : on vit des guerriersdevenir évêques
et des évêques devenir soldats , par nécessité de conserver
leurs biens. D'autre part la vie simple et solitaire des
monastères perdit de son austérité par ce mélange des
meurs mondaines et des moeurs militaires. « Ces biens,
dit le P. Daniel , qu'on enlevait aux églises pour les donner
229

aux laïques , furent sans doute la raison pourquoi l'on


vit alors des évêques , des abbés , des moines et d'autres
ecclésiastiques aller à la guerre . Le motif de conserver
les biens des églises et des monastères, coloré du zèle
de la religion , qu'on défendait contre les Sarrasins et les
autres infidèles, autorisa cet usage bizarre et le liber
tinage de ceux qui le suivaient . »
Ce fut là une usurpation très-coupable de la part de
Charles-Martel, et s'il en résulta de graves désordres,
ce n'est pas à l'Eglise qu'on doit exclusivement l'imputer,
mais encore au prince qui en fut la source véritable .
Cependant, après la mort de Charles-Martel (741 ) , son
fils Carloman chercha à relever l'Eglise gallicane de cet
état de décadence , en cédant aux conseils des évêques qui
demandaient , comme le meilleur remède au mal , la convo
cation d'un concile . Voici ce qu'on lit dans le préambule du
premier concile de Germanie : « Au nom de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, moi Carloman , duc et prince des Francs,
l'an de l'Incarnation du Seigneur ' 742 , le 21 avril ,
j'ai fait assembler un concile par le conseil des serviteurs
de Dieu et des seigneurs de ma cour ; les évêques de mon
royaume avec leurs prêtres, c'est-à -dire Boniface, arche
vêque, Burchard , Regenfroy, Vintan, Witband , Dadan et
Eddon , et les autres évêques avec leurs prêtres, afin qu'ils
me donnent les conseils nécessaires pour rétablir la loi
de Dieu et la discipline de l'Eglise dont on a violé toutes
les règles sous les règnes précédents, et afin d'empêcher
que le peuple chrétien , conduit par de faux pasteurs , ne
s'égare et ne périsse. »

Dans le premier canon de ce concile , il fut ordonné


qu'on tînt un concile tous les ans , que l'argent enlevé aux
églises leur fût restitué, que les biens ecclésiastiques
fussent repris aux ministres indignes qui furent dégradés
et contraints à faire pénitence.
Le second canon porte : « Nous avons absolument dé
fendu aux serviteurs de Dieu (c'est-à-dire aux clercs et aux
1 C'est la première fois que , dans un acte public, on trouve les années
comptées depuis l'Incarnation ; dans les conciles précédents , la date est
indiquée par l'année du roi régnant .
- 230
moines) de porter les armes, de combattre et d'aller à
la guerre , excepté ceux qui suivent l'armée pour y faire
l'office divin , pour célébrer la messe et porter les
reliques des saints. Ainsi , que le prince ait à l'armée un
ou deux évêques avec des prêtres et des chapelains ?.
Que chaque préfet : ait un prêtre qui puisse juger des
péchés de ceux qui se confessent et leur imposer la péni
tence . Nous avons aussi défendu à tous les serviteurs de
Dieu de chasser dans les bois avec des chiens et d'avoir
des éperviers ou des faucons. »
Le troisième canon règle les rapports entre le prêtre
et l'évêque, l'administration du baptême , les prières,
l'office divin , la réception des évêques lors de la confir
mation, enfin le devoir de ces derniers de veiller sur la
doctrine et la conduite du clergé inférieur,
Le quatrième canon défend d'admettre au ministère
sacré les évêques et les prêtres inconnus, avant qu'ils ne
soient approuvés par le concile,
Le cinquième canon ſait des défenses au peuple rela
tivement aux superstitions païennes , telles que les sacrifices
des morts , les sortiléges, les enchantements, les bande
lettes et les victimes qu'on immolait auprès des églises et
ces feux sacriléges qu'on appelait ned fratres ou nodfir,
qu'on regardait comme miraculeux, parce qu'on les obte
nait comme ſont les sauvages, en frottant deux morceaux
de bois l'un contre l'autre.
Le sixième canon décrète la prison et une pénitence au
pain et à l'eau pour ceux qui seraient tombés dans le
péché de fornication, s'ils étaient des serviteurs ou des
servantes de Dieu .
Le septième et dernier canon concerne l'habillement
des prêtres et des diacres, qui ne doivent plus porter des
saies comme des laïques, mais des chasubles; enfin il
1 On voit par là l'établissement officiel des aumôniers de régiments.
? C'est la première fois qu'on rencontre dans l'histoire le nom de cha
pelain . En voici l'origine . On avait donné le nom de chapelle à l'oratoire où
I'on conservait la chape de saint Martin , estimée la plus précieuse des
Gaules . De la, lous les prêtres qui desservaient cel oratoire furent appelés
chapelains. Plus tard , ces noms devinrent communs à tous les oraloires
et à leurs desservants .
8 C'est le nom qu'on donnait alors au chef d'un corps de troupes.
-
231

ordonne aux moines et aux religieuses d'observer la règle


de saint Benoît .
Ainsi , on le voit, le clergé invoque le secours du
prince pour l'aider à se maintenir lui-même dans la pu
reté de la foi et des meurs, en corrigeant les abus qui ont
pu se glisser dans ses propres membres.
L'année suivante (743 ), Carloman , poursuivant cette
ceuvre de régénération , fit assembler un nouveau concile
dans sa maison royale de Lestines, au diocèse de Cambrai .
Il fut tenu sous la présidence de saint Boniface, vicaire
du saint-siége, et confirma les prescriptions du concile
précédent. Il renouvela la défense touchant les adultères et
les mariages incestueux ; défendit de livrer aux païens les
esclaves chrétiens , et porta une amende contre ceux qui
s'adonneraient à quelque superstition païenne , comme
Charles -Martel l'avait déjà fait dans une de ses ordon
nances .
En 744 , un autre concile s'assemble à Soissons pen
dant que Carloman et Pépin font la guerre aux Allemands
et aux Saxons . Ce concile eut pour but la conservation de
la foi et le maintien de la discipline . Saint Boniface, pour
multiplier les bons exemples , jette les fondements du
célèbre monastère de Fulde , en donne la direction à son
disciple, saint Storme , tient d'autres conciles en Germanie
et monte sur le siége archiepiscopal de Mayence. Ce grand
saint gémissait amèrement quand il voyait quelque faute
commise par des clercs . Un jour on lui demandait s'il
était permis de se servir de calices de bois pour la célébra
tion des saints mystères, il répondit en soupirant : « Au
trefois l'Eglise avait des calices de bois et des prêtres d'or ;
aujourd'hui elle a des calices d'or et des prêtres de bois . »
Cependant ce même clergé avait formé un prince qui
devait donner au monde un grand exemple d'abnégation
et d'humilité. Un jour , c'était en 847 , un étranger vint
frapper à la porte du monastère du Mont-Cassin, et se
prosternant aux pieds de l'abbé, saint Pétronax , il lui
dit : « Je suis un misérable chargé de crimes . J'ai quitté
volontairement mon pays , pour me rendre digne de la
patrie céleste . » Il était suivid'un serviteur : ils deman
232
dèrent d'être admis au nombre des novices . Après une
année d'épreuves, ils firent profession entre les mains
de l'abbé Optat, successeur de saint Pétronax . Nul ne
connaissait ces nouveaux venus . On chargea l'un de servir
à la cuisine ; il accepta , mais on remarquait qu'il s'en
acquittait fort mal : c'était chose nouvelle pour lui . Le
cuisinier, l'ayant vu un jour gåter les mets, s'emporta
contre lui au point de lui donner un soufflet. « Que Dieu
et Carloman vous le pardonnent ! » se contenta de dire
l'humble religieux. Mais son compagnon, à la vue d'une
pareille brutalité, ne put se contenir et déchargea un
coup de pilon sur le cuisinier, en disant : « Que ni le
Seigneur ni Carloman ne te le pardonnent ! » L'abbé
reprocha ce fait au moine étranger, et lui demanda , en
présence de tous les frères, pourquoi il avait osé frapper
ainsi un officier du monastère. « C'est que , répondit-il ,
je n'ai pu voir traiter si indignement tant de noblesse et
de vertu . Ce religieux inconnu, c'est Carloman , fils de
Charles- Martel , naguère souverain de la moitié des Gaules,
que l'amour de Jésus- Christ a fait renoncer à la gloire et
au royaume du monde. »
C'était, en effet, le prince Carloman qui, lassé des
grandeurs humaines , avait abandonné de bonne grâce ses
Etats à Pépin , son frère, pour venir chercher le repos et
l'obscurité dans la solitude du Mont -Cassin . Là on le vit
solliciter, comme une faveur, les plus humbles emplois
du monastère, ne se souvenant de ce qu'il avait été que
pour s'humilier davantage. Un jour, un loup lui ayant
enlevé un des moutons confiés à sa garde, il s'écria :
« Voilà cependant, Seigneur, celui à qui vous aviez confié
un royaume! Comment aurais-je pu gouverner mes
peuples , moi qui suis incapable de protéger de vils ani
maux ! » Exemples admirables qui ne furent pas rares
dans ce siècle. On vit également un autre tête couronnée
renoncer aux vanités du monde pour venir vivre et mourir
sous le froc de l'abbaye du Mont-Cassin : c'était Rachis,
duc de Frioul , qui avait été élu pour succéder à Hilde
brand , roi des Lombards (750) .
Cependant Pépin , après la retraite de Carloman , son
233

frère, ne laissa pas l'Eglise sans protection ; il s'occupa


activement de la réforme des abus, et , de concert avec les
évêques , consulta le saint-siège sur plusieurs points de la
discipline . Le pape Zacharie , dans sa réponse , exhorte les
clercs et les moines à ne combattre contre les ennemis de
la patrie que par leurs prières. Saint Boniface se plaignait
aussi au pape de ce que le prêtre Virgile , missionnaire,
qui travaillait sous ses ordres, enseignait qu'il y avait un
autre monde, d'autres hommes sous la terre , un autre so
leil et une autre lune, Saint Zacharie recommande à saint
Boniface d'assembler un concile, d'y excommunier et d'y
dégrader Virgile, s'il était convaincu d'enseigner cette
doctrine. Le même pape ordonna à Virgile de venir à
Rome afin qu'on examinât si l'accusation qui pesait sur
lui était fondée. Nous citons ce fait à dessein parce qu'il
a servi de thème à d'audacieuses calomnies contre l'Eglise ,
comme si elle était ennemie des lumières . Quelques au
teurs modernes, entre autres d'Alembert, ont bien voulu
en conclure que Zacharie coudamnait le sentiment de
ceux qui admettaient les antipodes. Voici la vérité. Il ne
s'agissait nullement des antipodes dans l'accusation de
saint Boniface, mais d'hommes d'un autre monde qui ne
descendaient point d’Adam et qui n'avaient point été ra
chetés par Jésus-Christ. Telle était la question, et on com
prend qu'elle pouvait prêter des motifs de condamnation .
il paraît du reste que Virgile se justifia complétement à
Rome, puisque, selon l'opinion la plus accréditée, il fut
nommé , peu après, évêque de Saltzbourg. Il planta la foi
dans la Carinthie, où il établit Modeste comme premier
évêque de ce pays ; il mourut saintement en 784 et fut
solennellement canonisé, en 1233, par Grégoire IX. On
voit donc que l'Eglise ne condamne jamais un accusé sans
l'avoir entendu et sans lui donner le temps et les moyens
de se justifier.
Pépin convoqua encore un concile à Duren (à six lieues
d'Aix -la- Chapelle), pour travailler à rétablir les églises
ruinées , reviser la cause des pauvres, des veuves, des
orphelins, et réparer les torts qui avaient été faits (748) .
C'est ce que nous lisons dans un ouvrage composé par un
234
moine de Saint-Arnould de Metz et qui a pour titre :
Annales Francorum Metenses.
Pépin , élu roi (752) et ayant reçu, le premier de tous
les souverains de notre histoire, le sacre par les mains de
saint Boniface, se montra plus docile que jamais à écouter
la voix de l'épiscopat qui ne cessait de demander la ré
forme des abus et la correction des moeurs . Il assembla
donc un concile dans la maison royale de Verberie (dio
cèse de Soissons) , et un autre à Metz. Dans le premier on
fit vingt et un canons, la plupart sur le mariage ; ceux
du second furent dressés autant pour les intérêts de
l'Eglise que pour ceux de l'Etat (752 ou 753).
Cependant des guerres étaient survenues entre Astolphe,
roi des Lombards, et Pépin , au sujet de l'exarchat de Ra
venne que le premier avait enlevé au pape ; Carloman futen
voyé par Astolphe pour négocier avec le roi franc ; mais ce
lui- ci s'était déclaré pour les droits du saint-siége, et,
craignant une vengeance contre Carloman , il le retint. Le
religieux se retira dans un monastère de Vienne , en Dau
phiné, où il mourut peu de temps après (754) . Ses cendres
furent envoyées au Mont-Cassin où elles reposent sous le
maître autel, dans une urno d'onyx , avec une magnifique
inscription qui y fut placée en 1628. Quelques martyro
loges lui donnent le nom de saint et font mémoire de lui
au 17 août , jour de sa mort ; mais on ne lui rend aucun
culte.
Un autre saint allait quitter la terre. Saint Boniface,
brûlant de zèle pour la conversion des païens qui se trou
vaient encore dans la Frise, venait de transmettre son
siége à saint Lul pour aller porter l'Evangile à ces ido
latres. Sur le pointde partir, il dit à son successeur : « Je
ne puis m'empêcher d'entreprendre ce voyage tant désiré;
mais je sais que je n'en reviendrai pas, et que ma fin est
proche . Je vous prie seulement de faire achever les églises
que j'ai commencé à bâtir en Thuringe, ainsi que celle du
monastère de Fulde où vous ferez transférer mon corps .
Pour vous, travaillez sans relâche à l'instruction des peu
ples , et faites préparer, selon votre prudence , ce qui est
nécessaire pour notre voyage ; n'oubliez pas de mettre
S
235
dans le ballot de mes livres un linceul pour ensevelir mon
corps, »
L'apôtre de l'Allemagne s'embarqua sur le Rhin avec
Eoban , évêque d'Utrecht , et un grand nombre de prêtres
et de diacres , arriva heureusement au lieu de sa destina
tion , prêcha l'Evangile avec beaucoup de zèle et convertit
une foule d'infidèles. Il se promettait de nouvelles con
quêtes spirituelles, lorsqu'une troupes d'hommes armés
fondit sur lui : ses serviteurs voulant le défendre, il leur
dit avec la charité des saints : « Mes enfants, cessez de
combattre et ne rendez pas le mal pour le mal , mais plutôt
le bien pour le mal , ainsi que l'Ecriture nous apprend à le
faire. Le jour si désiré est enfin arrivé , Mettez votre force
et votre espérance en Dieu et acceptez avec reconnaissance
ce qu'il permet pour notre salut. » Il se tourna ensuite
vers ses clercs : « Courage, dit- il , mes frères ; ne vous
laissez pas intimider par ceux qui peuvent bien donner la
mort au corps, mais qui ne peuvent la donner à l'âme .
Souffrez avec constance une mort d'un instant pour régner
éternellement avec Jésus-Christ. >>
Après cette exhortation , il fut massacré avec ses com
pagnons, au nombre de cinquante- deux (5 juin 755) . On
transporta son corps à Utrecht et ensuite au monastère de
Fulde. Il nous reste de lui un grand nombre de lettres.
Vers le même temps (758) , vivait à Metz saint Chrode
gand , évêque de cette ville. Il avait soumis à une règle
uniforme les prêtres de son église, qui habitaient et vivaient
en commun . C'est la première communauté de chanoines
réguliers dont l'histoire de France fasse mention . On
appelait chanoines (canonici) des cleres qui formaient une
communauté sous une règle spéciale , à l'exemple du
clergé de Saint-Augustin et deSaint- Eusébe de Verceil . Ce
nom leur était donné parce qu'ils devaient , plus que les
autres, s'appliquer à observer fidèlement les canons de
l'Eglise . Saint Chrodegand donna à ses clercs une règle
qui fut bientôt adoptée, et l'organisation du clergé des
églises épiscopales en chapitres devint générale .
Ici se place un autre fait qui a son importance au point
de vue liturgique, Le pape Paul 1'", en implorant le se
236

cours de Pépin le Bref contre les empiétements de Didier,


roi des Lombards, envoya au roi franc plusieurs livres, et
notamment ceux de l'office divin , pour servir à établir la
liturgie romaine et le chant romain dans les Gaules.
Jusque - là , dit Longueval , l'Eglise gallicane avait eu un of
fice, un missel et un chant fort différents de ceux de Rome.
Pépin , pour plaire au souverain pontife, ordonna qu'on se
conformat à la liturgie de l'Eglise romaine. Ainsi le rite
romain fut reçu dans les Gaules , à quelques usages près
que plusieurs églises conservèrent de l'ancienne liturgie.
L'adoption presque générale du rite romain, que nous
voyons aujourd'hui dans toute la France, n'est donc pas
une innovation, mais un simple retour à l'ancienne li
turgie .
Tels sont les faits historiques , profanes et religieux de
ce siècle .

III .
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.
Mission et influence du clergé gaulois sous la première race de nos rois.
Coup d'ail rétrospectif.

Pour se rendre compte de l'immense influence et de la


sainte mission du clergé dans les Gaules, il faut se placer
au berceau de la nation , à l'origine même de sa formation
et de son histoire , afin d'y juger toute la part que prit le
clergé au développement et au bonheur même temporel
de cette race illustre. Que de mensonges, que de folies,
que de calomnies n'a-t-on pas débités pour ne s'être point
placé à ce véritable point de vue de notre histoire natio
nale !
1. Entre un peuple barbare, brutal , sans expérience et
sans règles , et une société gauloise se décomposant et
tombant en ruines de jour en jour, il fallait une force de
cohésion, un lien puissant et respecté, pour rassembler et
conserver les éléments d'ordre et d'avenir , et sauver d'un
naufrage total l'humanité, la justice et les notions du droit
complétement ignorées ou mises en oubli . Cet élément d'u
nion et de conservation ne se trouvait pas dans la société
237
civile, qui n'avait aucune conviction , aucune doctrine, au
cune législation admise et suivie des grands comme des
sujets. L'Eglise seule pouvait se présenter avec confiance
au berceau de notre nationalité , se faire entendre sur les
ruines de la civilisation païenne de Rome, en ramasser les
débris épars, répudier le mal, implanter le bien , recon
struire un nouvel édifice et un peuple nouveau , et ré
générer ainsi le monde vieilli pour en faire sortir une
civilisation neuve et durable , comme l'est celle du
catholicisme . Tel fut le rôle que la Providence confia au
clergé des Gaules, rôle qu'il a remplid'une manière éner
gique et efficace pendant la première période du moyen
age, et qu'il ne cessera de remplir à travers tous les siècles
de notre histoire, autant que les circonstances et le bon
vouloir de la puissance civile le lui permettront. Mais des
esprits étroits, jaloux et hostiles, ont cherché , sinon à
nier, du moins à obscurcir ce grand fait historique. La
main de Dieu apparaît- elle dans nos annales pour accom
plir une cuvre de réparation et relier l'avenir au passé,
ils s'efforcent de la méconnaître, ils se révoltent, dans
leur misérable orgueil , en face des euvres de la Provi
dence, qui vient ainsi suppléer à l'impuissance de la so
ciété temporelle et de l'action individuelle des hommes .
De cette fatale aberration sont parties en droite ligne tant
de ridicules sorties contre l'action du clergé dans les pre
miers siècles de notre monarchie ; et, pour mieux cacher
l'esprit d'impiété qui les inspire, ces historiens, les mo
dernes surtout, se vengent par les plus insipides calomnies
des bienfaits sans nombre que leurs pères ont reçus de
l'Eglise. C'est ainsi que les ingrats croient échapper au
devoir de la reconnaissance : ils calomnient, ils insultent,
ils noircissent et méprisent la main qui les a bénis et
comblés de faveurs. Mais, vains efforts ! la trace des bien
faits de l'Eglise envers la nation gauloise est trop profon
dément empreinte dans nos monuments nationaux pour
qu'une plume, même éloquente, puisse l'en effacer.
Il reste toujours certain qu'à l'époque de la déca
dence romaine, au milieu de toutes les barbaries politi
ques et religieuses da paganisme, il s'est rencontré une
238

puissance invincible comme son auteur, qui a plaidé la


cause des vainqueurs et des vaincus, des Romains et des
Gaulois ; qui les a adoucis au point de pouvoir habiter
ensemble le même sol , se fusionner et devenir un seul et
même peuple. Il reste toujours certain que, quand, plus
plus tard , les invasions amenèrent sur ce sol habité par
les Gallo-Romains les hordes franques et germaines , ce
fut encore l'Eglise qui retint l'orgueil et la barbarie des
vainqueurs francs à l'égard des vaincus. Elle bénit alors
les armes du soldat et panse les blessures des victimes ;
elle sanctifie par la même foi ce sang composé d'éléments
si divers ; elle en forme un seul peuple qu'elle convertit
d'abord , dont elle s'empare ensuite par amour, comme
une mère se rend maîtresse d'un enfant indocile , afin de
Je rendre meilleur . Oui , le clergé, grâce à la pureté de sa
foi, à la sainteté de ses meurs , à la charité de sesæuvres,
exerçait, à ces diverses époques , dans les Gaules, le seul
pouvoir que la nation voulût reconnaître : rois et peuples
sentaient bien qu'ils périssaient sans sa tutélaire interven
tion , et le besoin qu'ils en avaient fit qu'ils aimèrent la
maternelle et sincère protection de l'Eglise .
Quand tout croulait de toutes parts, quand tout inclinait
vers la ruine et la confusion , le clergé seul gardait entre
ses mains quelque science politique et administrative ;
seul , il pouvait , au nom de Dieu , commander aux viles et
sauvages passions de l'homme ; seul , il se sentait assez de
charité et de forces pour se charger du poids de toutes les
misères et pour répondre aux cris de douleur de la société
et des individus, des grands et des petits, des riches et
des pauvres. Qu'en advint-il ? C'est que le clergé devint
l'intermédiaire indispensable entre les conquérants qui
voulaient jeter les fondements d'un empire , et les vaincus,
dont il fallait déterminer clairement les droits et la con
dition .
Les évêques, les supérieurs de monastères , d'autres
dignitaires de l'Eglise, placés par la confiance royale près
des marches du trône, traitaient alors, auprès des rois
barbares, en faveur de la vieille société romaine. Les con
cessions territoriales faites aux églises à titre de bénéfices
239
donnaient aux princes ecclésiastiques le droit de prendre
rang parmi les leudes ou seigneurs ; ils faisaient partie
de l'aristocratie des Francs ; ils avaient , d'une part, le
droit de faire le bien , et, de l'autre, la volonté et la ſaci
lité de l'exécuter . Ils avaient su ainsi conserver la con
fiance des Gaulois, tout en faisant partie de la société
franque. Amis désintéressés des uns et des autres , ils ne
tendaient qu'à en former une même nation ayant les me
mes intérêts à conserver , la même foi à pratiquer, le
même salut à conquérir par les œuvres d'une vie chré
tienne. Leur puissance fut donc une nécessité sociale pour
les vainqueurs comme pour les vaincus . « Aussi, dit un
autour protestant ' , dont la haute raison a entrevu ce rôle
de l'Eglise , cette puissance fut-elle acceptée dès les pre
miers moments et ne cessa-t-elle de croître. C'était aux
évêques que s'adressaient les provincee, les cités , toute la
population romaine, pour traiter avec les barbares ; ils
passaient leur vie à correspondre, à négocier , à voyager,
seuis actifs et capables de se faire entendre dans les inté
rêts, soit de l'Eglise, soit du pays . C'était à eux aussi que
recouraient les barbares pour rédiger leurs propres lois,
conduire les affaires importantes , donner enlin à leur
domination quelque ombre de régularité. Une bande de
guerriers errants venait-elle assiéger une ville ou dévas
ter une contrée, tantôt l'évêque paraissait seul sur les rem
parts, revêtu des ornements pontificaux , et, après avoir
étonné les barbares par son tranquille courage , il traitait
avec eux de leur retraite ; tantôt il faisait construire dans
son diocèse une espèce de fort où se réfugiaient les habi
tants des campagnes , quand on pouvait craindre que l'asile
des églises mème ne fut pas respecté. Une querelle s'éle
vait-elle entre le roi et les leudes , les évêques servaient
de médiateurs. De jour en jour , leur activité s'ouvrait
quelque carrière nouvelle , et leur pouvoir recevait quel
que sanction . Des progrès si étendus et si rapides ne sont
point l'ouvre de la seule ambition des hommes qui en pró
fitent, ni de la simple volonté de ceux qui les acceptent;
il у faut reconnaître la force de la nécessité. »
* M. Guizot, Essais sur l'histoire de France.
240 -

Cette noble et sainte mission du clergé frappa vivement


l'esprit des conquérants, et il s'en trouva beaucoup d'entre
eux qui se firent un grand honneur d'etre admis dans les
rangs des ministres de l'Eglise, et qui parvinrent aux fonc
tions épiscopales . Dès ce moment, on remarqua deuxmou
vements simultanés dans la double population qui cou
vrait alors le territoire gaulois : d'une part, les Gaulois
s'introduisirent parmi la nation des Francs, en obtenant
de la main du roi des bénéfices, des dignités et le titre de
leudes ou fidèles : de l'autre , les Francs se mélèrent à la
nation gauloise , en recevant les ordres sacrés , en devenant
ainsi les hommes du peuple , les pasteurs de tout le trou
peau ayant la même foi, les mêmes pratiques religieuses .
Ainsi , les mêmes intérêts spirituels unirent les âmes pen
dant que des situations différentes dans les chefs établis
saient entre eux des relations d'amitié réciproque. Ce fut
là un immense bienfait au point de vue politique ; ce fut
une continuelle réaction du vaincu sur le conquérant.
Ainsi, on peut dire que, l'empire d'Occident tombé, l'E
glise se trouva là , à point nommé, pour consoler les vain
cus et civiliser les vainqueurs dans l'unité d'un même
pouvoir spirituel et d'une même foi religieuse. Les uns et
les autres y gagnèrent .
2. Maintenant, abordons un autre point qui a parfois
échappé à certains historiens et que d'autres, par partia
lité irreligieuse, ont bien voulu laisser dans l'ombre, tan
dis qu'ils ont porté tout le venin de leur plume audacieuse
sur quelques fautes de détail qui ont noirci quelques in
dividualités de ce temps. Il est vrai que l'histoire de nos
rois de la première race offre de trop nombreux exemples
de crises , de spoliations et de violences. Nous avons assisté
au spectacle peu édifiant des scandales de la royauté dans
son enfance, alors que les rois, peu sûrs de leur autorité,
en abusaient contre un peuple encore barbare , em
ployaient la force brutale pour conserver un pouvoir mal
assis, pour rendre la justice selon leurs inspirations ou
leurs passions intéressées, faute d'une législation régu
lière ; nous avons suivi avec une invincible indignation les
luttes sanglantes de quelques reines indignes de ce nom, in
241

dignes même du nom de femme et de mère de nos rois ;


enfin nous avons dessiné rapidement le tableau de la lutte
des grands contre le pouvoir royal, et des usurpations
progressives des maires du palais . Tout cela n'est que trop
vrai ; tous ces faits appartiennent à l'histoire; Dieu nous
garde de les obscurcir, de les nier ou de les excuser .
Nous les avons signalés ou flétris comme ils le méri
tent ; ce sont de sanglantes taches dans l'histoire de la
monarchie.
Mais, pour n'être point injuste , l'historien impartial et
éclairé doit se rendre compte de ces faits en les rappro
chant des temps et des circonstances, et se demander quel
fut, au milieu de cette confusion, le véritable rôle du
clergé dans les Gaules , quelle fut la matière sur laquelle
s'exerçait sa puissance purement spirituelle et morale .
C'étaient des peuples païens qu'elle convertit d'abord .
mais qui , trop nouveaux pour cette vie toute nouvelle , ne
se rendent pas tout à coup aux divins enseignements de
l'Eglise . Les conversions même sincères et complètes n'é
taient qu'individuelles , et, dans cette immense foule de
païens convertis ou non convertis , faut- il s'étonner de
rencontrer des abus, des crimes, des scandales ? L'Eglise ,
tant que durera le monde , ne fera jamais oi à la société
ni aux individus tout le bien qu'elle veut leur faire ; son
amour et son zèle dépasseront toujours ses euvres et ses
succès , parce que l'homme reste toujours libre d'accep
ter sa divine intervention, comme aussi il reste libre d'y
résister et de suivre ses propres passions. Mais au moins
faut-il tenir compte au clergé de ce qu'ila réellement fait.
Singulière logique d'un juge hostile que celle des adver
saires de l'Eglise ! Pour mieux jeter sur elle la bave de
leurs calomnies, ils disent : Puisqu'elle n'a pas tout fait,
elle n'a rien fait. Et , d'autre part , ils excitent à la ré
volte les esprits et les peuples pour qu'elle ne puisse rien
faire; et si, malgré eux, elle parvient, à la sueur de son
front, à triompher partiellement des obstacles suscités
par eux , ils répètent encore et à satiété qu'elle a usé de
tyrannie et de violence pour obtenir ces succès !
Il y a deux sortes de conquêtes que le clergé des Gaules
16
242

a faites durant cette première période du moyen âge : le


bien qu'il a fait et le mal qu'il a empêché. Le bien , on
n'en parle pas ou en parle en mal . Cependant il y au .
rait un moyen péremptoire de mettre en lumière cette
puissance efficace de l'Eglise en ces temps , si l'on connais
sait assez à fond les immenses difficultés que rencontre la
conversion de toute une nation barbare ; si l'on savait
mieux ce qu'était cette population romaine , et gauloise ,
et franque, que l'Eglise entreprit d'éclairer et de civiliser ;
puis, d'un autre côté , si l'on faisait la nomenclature exacte
des saints qui , depuis les marches du trône jusqu'à la der
nière chaumière du peuple, ont été formés, instruits et
sanctilies par l'action paternelle des évêques et des prêtres.
Nous en avons rapporté assez d'exemples ; combien d'au
tres que l'ignorance dans les lettres humaines et l'humilité
chrétienne ont laissés dans un éternel oubli ! C'est le se
cret de Dieu .
Oui , l'histoire des vertus écloses au souffle divin de l'E
glise serait plus longue que celle des vices qu'elle n'a pu
corriger . D'autre part, comptez le mal qu'elle a empêché .
On compte bien les attentats commis , on en fait retentir
au loin le bruit et le scandale : soit ; mais qui comptera les
attentats qui eussent été commis , à supposer que l'Eglise
ne se fût point emparée de ces natures rudes et demi-bar
bares ? Qui donc aurait éclairé ces ténèbres ? Qui eût dirigé
ces volontés conseillées par l'egoïsme le plus brutal ? Qui
eût maîtrisé ces caractères violents et inspiré quelque res
pect à ces hordes audacieuses ? Quand tout était livré à
l'arbitraire, royauté et peuples ; quand la confusion et les
ambitions individuelles étaient sans cesse à l'ordre du jour ;
enfin quand toutes les forces étrangères à l'Eglise s'usaient
par leurs propres excès, elle seule réussit à conserver la
société ; elle seule dominait et prévalait avec sa douce et
sainte influence de mère et de maitresse . Au milieu d'une
domination sauvage et à travers mille conflits nés de l'a
narchie, le clergé se présenta, appuyé sur une force intel
igente, proclamant, au nom de Dieu , la sainte loi de
l'Evangile , parlant des faibles aux forts, des pauvres aux
riches ; réclamant seul, dit M. Guizot, le pouvoir ou l'o
243 -
béissance en vertu d'un devoir, d'une idée ; protestant
seul enfin , par sa mission et son langage, contre l'invasion
universelle du droit de la force brutale . Là'est le secret de
tout le bien que le clergé a fait, de tous les désordres qu'il
a empêchés ; là aussi est le secret de sa puissance dans les
temps antiques. Seule puissance acceptée de tous, seul
corps possédant la confiance des populations, seul pouvoir
donnant l'exemple pour confirmer ses enseignements ,
seul détaché des biens et des ambitions de ce monde, le
clergé dut jouir d'une haute suprématie politique. Sans
l'avoir demandé , il fut investi d’une puissance exception
nelle , supérieure même à celle des souverains temporels ;
il assista aux assemblées nationales; il osa parler au palais
des rois, et parfois présider leurs conseils et décider la paix
et la guerre. Le pouvoir temporel du clergé, contre lequel
on a débité tant d'ineptes calomnies, en nos jours surtout,
ne s'explique pas autrementque par cette confiance bien
et péniblementméritée de la part des peuples, et à laquelle
le clergé sut répondre amplement, et plus que personne.
Dans la Gaule, il arriva en particulier pour l'épiscopat ce
que l'on vit se produire sur une plus vaste échelle dans le
monde pour la papauté : la confiance des princes et des
sujets récompensa les efforts et les bienfaits du clergé, en
lui donnant volontairement et librement une part au gou
vernement de leurs affaires temporelles . Rien de plus lé
gitime .
3. Mais un autre ennemi pire que les barbares attira.
surtoụt l'attention du clergé , ce fut l'arianisme. Cette per
de et audacieuse hérésie ne prétendit à rien moins qu'à la
fidomination universelle . Maîtresse en Orient , elle voulut
s'implanter par tous les moyens en Occident et en particu
lier dans la Gaule . Elle n'y parvint pas ; c'est tout au plus
si elle put défigurer et mutiler la religion des provinces
occidentales de l'empire ; mais les Francs et les Anglo
Saxons résistèrent opiniâtrément à toutes ses tentatives.
Qui leur avait appris à connaître le danger de l'hérésie ?
Qui leur avait donné la force et la volonté de rester ca
tholiques ? Le clergé seul, et sans le clergé , sans ses ensei
gnements , ses exemples et son courage , où en serions - nous
244 -

aujourd'hui ? L'influence délétère du schisme et de l'hérésie


qui a ruiné la croyance de l'Orient aurait infailliblement
effacé celle de l'Occident. Bien plus, les croyances domi
nant les faits, la prospérité même temporelle des nations
périt sous l'intluence d'une mauvaise doctrine, et si au
jourd'hui tous les esprits droits et éclairés gémissent sur le
sort de l'Orient abåtardi et barbare au point de vue reli
gieux, on peut dire que nous, devenus ariens , nous eus
sions donnéau monde le même spectacle . Grâces donc soient
rendues à l'Eglise des Gaules dont les évêques, par leur
puissante influence, dont les moines par leurs écoles , dont
les prêtres par leurs enseignements, dont les chrétiens par
leurs vertus, ont opposé une barrière infranchissable aux
attaques de l'hérésie arienne . Ajoutez l'action civilisatrice
des conciles qui réunissaient toutes les lumières et toutes
les forces du clergé pour signaler les dangers , retrancher
les abus, dicter des lois disciplinaires, donner des conseils
aux rois, imposer des règles à tous, et vous comprendrez
combien fut grande en elle -même et importante dans ses
résultats cette providentielle mission du clergé pendant
la première période de ce célèbre moyen âge , qui em
brasse un espace d'environ mille ans (de 406 ou 476 jus
qu'en 1458), mais dont nous n'avons encore parcouru
qu’un espace de quatre siècles (406-800) .
Maintenant nous entreprenons , à l'ombre du glorieux
Charlemagne , l'étude de la seconde époque du moyen
age qui, durant trois siècles (800-1073 ) , nous fournira
les mêmes enseignements et les mêmes conclusions . Alors ,
comme dans les siècles antérieurs, le lecteur impartial ,
en voyant l'Eglise à l'ouvre, sera forcé de s'écrier : Hon
neur au clergé ! honneur à l'Eglise catholique !
245

IV .

DEUXIÈME ÉPOQUE DU MOYEN AGE .

Période de 273 ans, depuis le renouvellement de l'empire d'Occident


par Charlemagne (800) jusqu'au pontificat de Grégoire VII ( 1073).

Charlemagne, roi ( 772-800 ).


Le règne de Charles Jer , fils de Pépin le Bref, connu
dans l'histoire sous le nom de Charlemagne . (Charles le
Grand) , est un des plus glorieux épisodes de nos annales .
Dix siècles se sont écoulés depuis que ce puissant mo
parque a disparu de la scène du monde, et son souvenir
ne fait que grandir d'âge en age . Chaque nation du con
tinent européen remonte à lui comme au point de départ
de sa propre existence . La Gaule où son père avait fondé
l'unité territoriale ; l'Allemagne qu'il couvrit de champs
de bataille pour la constituer sur une base nouvelle ;
l’Espagne dont il fut le pacificateur ; l'Occident et l'em
pire romain qu'il fit renaître de leurs cendres , sont au
tant de contrées où son nom n'a cessé d'exciter une admi
ration pleine de respect . « Réclamé par l'Eglise comme
un saint , par les Français comme leur plus grand roi ,
par les Allemands comme un compatriote (il était né au
château de Saltzbourg, dans la haute Bavière) , par les Ita
liens comme leur empereur, ce prince se trouve, en quel
que sorte , à la tête de toutes les histoires modernes ? .
Quinze jours après la mort de Pépin , ses deux fils ,
Charles et Carloman , furent oints et couronnés rois (768) ,
le premier à Noyon , le second à Soissons. Charlemagne ,
ågé de vingt-quatre ans , obtint , avec la Neustrie, l'Aqui
taine, à peine conquise et déjà presque insurgée; Car
loman , âgé de vingt-deux ans, eut l'Austrasie et la Bour
gogne .
En ce moment Etienne III fut élu pape (7 août 768) ;
il écrivit au roi des Francs pour le prier d'envoyer quel
ques évêques des Gaules au concile qu'il réunissait à Rome,
i Sismonde de Sismondi, Histoire des Français, t. XI, p. 217.
246

pour juger l'antipape Constantin . Pépin étant mort, les


lettres pontificales furent remises à ses deux fils, qui en
voyèrent douze évêques au concile : c'étaient Villicaire
de Sens, Lul de Mayence, Gavien de Tours , Adon de Lyon ,
Herminard de Bourges, Daniel de Narbonne, Tilpin de
Reims, Héralſe de Langres, Hérambert, Babulfe etGisle
bert , dont on ne connaît pas les siéges . L'antipape fut
déposé .
Cependant le vieux duc d'Aquitaine , Hunalde, ayant
appris la mort de son fils Waiſer, quitta son monastère et
revint agiter cette province . Charlemagne accourt pour
comprimer cette velléité de soulèvement des populations
méridionales . Le duc, effrayé à l'approche de Charles, se
réfugie auprès du duc de Gascogne, qui , craignant pour
lui-même , s'empresse de le lui livrer . L'Aquitaine se
trouve ainsi pacifiée ( 769).
Ici se place un épisode qui demande quelques éclair
cissements . Didier , roi des Lombards, suivant toujours le
courant politique qui entraînait les rois lombards à re
prendre au saint -siége les terres de l'exarchat , faisait de
nouveaux efforts pour arriver à ses fins. Il résolut d'em
ployer un moyen infâme pour diviser les deux rois francs
et les détacher de l'alliance du saint-siége. Il leur proposa
le double mariage de sa propre Gille Desiderata avec l'un
des deux rois , et de la princesse Gisèle , leur sæur , avec
Adalgise, son fils et son héritier . La reine Bertrade , veuve
de Pépin et mère des deux rois , passa en Italie (770) , se
laissa gagner par Didier et promit de faire adopter son
projet. Mais Charlemagne et Carloman étaient déjà ma
riés du vivant de leur père ; cette circonstance n'arrêta
point la reine mère ; les Francs n'étaient pas suffisamment
instruits sur l'indissolubilité du mariage , et Bertrade
comptait assez sur son influence pour décider un de ses
fils à faire un divorce qui lui permettrait d'épouser la
fille du roi lombard. Le souverain pontife, Etienne III , ne
pouvait se prêter à cette intrigue . Successeur de saint
Pierre, qui avait répondu aux, princes des prêtres : Non
possumus, il écrivit donc une lettre énergique à Charle
magné et à Carloman pour leur rappeler, avec toute la
247

force de l'autorité apostolique, la loi sacrée de l'indissolu


bilité du mariage catholique.
Malheureusement , les intérêts éphémères d'une 'poli
tique immorale l'emportèrent, dans l'esprit de Bertrade,
sur les raisons, les prières et les menaces du pape . Car
loman néanmoins résista à sa mère ; mais Charlemagne
fut gagné , répudia sa première femme et épousa Deside
rata . La princesse Gisèle ne voulut avoir d'autre époux
que Jésus-Christ, et se fit religieuse au monastère de
Chelles dont elle mourut abbesse . Carloman lui- même .
fut enlevé à la fleur de l'âge (771 ), et cette mort ino
pinée déconcerta tous les calculs de Bertrade. L'union de
Charlemagne avec Desiderata n'avait été ni heureuse ni
durable . Après un an de mariage , il la renvoya à Didier
pour épouser Hildegarde, princesse de Souabe, au mépris
des lois ecclésiastiques , dont sans doute il ne comprenait
pas alors toute la gravité . Du reste , Charlemagne racheta
plus tard cette conduite par une sincère pénitence. De
fait, ce prince avait fort à cæur le maintien de la discipline
ecclésiastique; car, dès les premières années de son règne,
il publia , suivant le désir des prélats , un capitulaire sur
cet objet. Il est composé de dix-huit articles , dont voici les
principaux : « Il est défendu aux évêques , aux abbés et
' aux prêtres d'aller à la guerre ; il n'y a d'exceptés que
ceux qui sont chargés du service divin dans l'armée .
Chaque commandant doit avoir un prêtre pour confesser
les soldats. -- Les prêtres ne verseront le sang ni des
chrétiens, ni des païens. — La chasse est interdite aux
eclésiastiques. -- - Les évêques et les prêtres inconnus qui
viennent dans le pays doivent être examinés dans un con
cile avant d'être admis à exercer les fonctions du saint
ministère. L'évêque fera tous les ans la visite de son
diocèse pour donner la confirmation, instruire son peu
ple et corriger les superstitions païennes qu'il trouvera ,
telles que les augures, les divinations, les sacrifices des
victimes que des hommes insensés immolent près des
églises , en l'honneur des saints martyrs et confesseurs. Le
juge ou le comte, qui est défenseur de l'Eglise , prêtera
main forte à l'évêque . Les prêtres doivent prendre un
248 .

soin spécial de la conversion des incestueux et des autres


impies , afin qu'ils ne périssent point dans leurs péchés .
Ils doivent pareillement veiller à ce que les malades et les
pénitents ne meurent pas sans avoir reçu l'extrême
onction , le sacrement de la réconciliation et le viatique .
- Les prêtres doivent observer les jeûnes des quatre
temps et avertir leurs peuples de les garder. On s'ac
quittera fidèlement des prières qui seront indiquées pour
le roi . — On ne célébrera la messe que dans des lieux
consacrés à Dieu , si ce n'est en voyage, sous une tente et
sur une table de pierre consacrée par l'évêque . -- Les
pretres ignorants qui , étant avertis par l'évêque, négligent
de s'instruire , seront interdits des fonctions de leur mi
nistère et on leur ôtera le soin des églises qu'ils gouver
nent ; car, ignorant la loi de Dieu , ils ne peuvent la pré
cher aux autres . — Défense au juge laïque de condamner
un prêtre ou un clerc sans la participation de l'évêque ,
sous peine d'excommunication . -- Défense de retenir les
biens des évêques , des églises ou des particuliers , sous
prétexte de diversité des royaumes . )
On le voit , Charlemagne prend, de prime abord , sous
sa protection les biens de l'Eglise et l'Eglise elle-même .
Nous avons dit que le frère de Charlemagne était mort
en 771 , laissant deux fils que sa veuve , Girberge, alla
mettre sous la protection de Didier, roi des Lombards.
Mais ces jeunesprinces n'héritèrent pas des Etats pater
nels . Les évêques et les seigneurs, usant du droit électif,
que personne ne leur contestait, se donnèrent à Charle
magne, le reconnurent pour leur roi , à l'exclusion des
enfants de Carloman , qui, étant encore en bas âge , ne
pouvaient remplir le mandat de la royauté franque.
Cette révolution politique mettait dans la main de Char
lemagne la France tout entière . L'avénement des Carlo
vingiens fut donc la conquête d'un pays par un peuple,
bien plutôt que l'usurpation d'un homme sur une famille .
Aussi la royauté devient-elle, sous Charlemagne, non
plus le pouvoir d'un individu , mais une magistrature so
ciale, élevée au -dessus de la sphère individuelle , fondée
1 M. Guizol, Essais sur l'histoire de France, p. 299.
249

sur des principes généraux et moraux, puisant son droit


dans la mission de faire régner la loi divine, la justice ,
sur les forces particulières , et protégeant l'intérêt com
mun contre les intérêts privés. La royauté , placée hors de
l'égoïsme et conçue comme une magistrature publique,
tel est le caractère dominant du gouvernement de Charle
magne .
Et comme l'influence des idées religieuses et du clergé
a puissamment contribué à faire naître dans son esprit
cette haute pensée , c'est surtout avec le clergé et par son
aide qu'il fera les grandes choses qui ont illustré son règne.
Charlemagne fut si grand et si fort parce qu'il ne consi
dérait pas la société comme la proie de la force , mais
comme le but du pouvoir : c'est qu'il s'inspirait du chris
tianisme .
Le plus grand calme régnait alors dans l'Etat . Sans
crainte du côté des Alpes par la terreur qu'il inspirait
aux Lombards, et du côté des Pyrénées par la faiblesse des
Sarrasins d'Espagne, Charlemagne pensa à assurer par
les armes la tranquillité des frontières du nord . De ce
côté les Saxons, si souvent châtiés , mais jamais domptés,
continuaient à s'agiter et à fomenter des troubles dans les
provinces de la Gaule germanique au delà du Rhin . Ces
peuples , qui couvraient alors toute la contrée comprise
entre la Bohème, l'Océan , la mer du Nord , l'Issel et le
Mein, étaient encore plongés dans les ténèbres du paga
nisme et adoraient particulièrement une idole qu'ils ap
pelaient Irminsul, pom sous lequel ils vénéraient le dieu
Mars , Mercure ou Junon , ou , comme pensent d'autres ,
Arminius, ce célèbre défenseur de la liberté germanique
contre les Romains , qui détruisit les légions commandées
par Varus , sous le règne d'Auguste . Ils regardaient ce dieu
comme le protecteur de toute la nation . Ils rendaient aussi
un culte public à une autre idole nommée Chrodo : elle
représentait un vieillard tenant une roue des deux mains,
c'est-à -dire Saturne ou le Temps.
Depuis longtemps on craignait une invasion générale
de la part des Saxons; on redoutait leur sauvage anti
pathie pour toute civilisation ; on comprenait qu'une in
-
250

vasion de tels peuples eût ramené le chaos dans la Gaule ;


il fallait donc la prévenir en éclairant ce grossier paga
nisme , en adoucissant leurs mæurs. Déjà les premiers
Carlovingiens , Charles-Martel et Pépin , avaient envoyé
des missionnaires chez ces barbares ; mais, livrés aux su
perstitions des peuples scandinaves, ils résistèrent à la
voix des apôtres et ne devaient fléchir que devant une
force matérielle , supérieure à la leur . L'emploi de cette
force fut provoqué par leurs incessantes incursions sur les
terres des Francs. « Dieu , leur avait dit saint Lebwin ,
dont ils méprisaient les exhortations , Dieu a suscité de
votre voisinage un roi puissant , courageux et prudent ,
qui s'avance comme un torrent rapide pour ravager votre
province . Il emmènera vos femmes et vos enfants en cap
tivité . Une partie de vous périra par ses armes ou par la
faim , les autres seront obligés de recevoir le joug du vain
queur . »
Charlemagne , en effet, fait décider la guerre contre les
Saxons dans l'assemblée générale de Worms , guerre qui
durera trente-trois ans et qui fut la plus rude et la plus fa
tigante qu'eussent jamais soutenue les Francs . Les Saxons
venaient de brûler l'église de Deventer nouvellement con
struite et de massacrer les chrétiens qui s'y étaient réfu
giés , attentat qui remplit d'horreur tous les Francs . Char
lemagne , suivide ses fidèles compagnons, passe le Rhin ,
entre en Saxe , porte partout le ravage, remporte une
grande victoire près du Weser, assiége et prend le fort
d'Ehresbourg (Bourg d'honneur), ville principale des
Saxons et métropole de leur idolâtrie . C'était là que se
trouvait le vaste monument d'Irminsul ou Irmenscul
(Hermann säule , colonne d'Hermann ou d'Arminius) . Le
temple fut démoli , l'idole brisée et le tout rasé de fond
en comble. Le vainqueur s'avança jusqu'au Weser ; mais
bientôt les Saxons effrayés vinrent implorer sa clémence ;
Charles, qui les avait attaqués moins pour les punir que
pour établir parmi eux la civilisation chrétienne sur les
ruines de l'idolâtrie , leur pardonna et reçut douze ôtages
pour garantie de leur foi (772) .
Il se contenta de cette satisfaction pour le moment,
251

parce que de graves intérêts réclamaient sa présence en


Italie .
L'élévation d'Adrien ſer sur la chaire de saint Pierre
(9 février 772) coïncida avec la première année du règne
de Charlemagne sur la monarchie réunie des Francs. Le
pontife et le roi furent unis par les liens d'une étroite
amitié . Charlemagne , entouré de la double auréole de la
puissance et de la religion , prit le rôle de défenseur de
l'Eglise , légué à sa famille par le vainqueur des Sarrasins,
Charles-Martel , et recueilli par Pépin le Bref. Dans les
mains de Charlemagne , ce rôle de héros chrétien va pren
dre des proportions colossales . C'était pour combattre les
ennemis du saint-siége , protéger la foi catholique et as
surer la liberté et l'indépendance de l'Eglise qu'il allait
briser sous sa main puissante la nationalité lombarde ,
perpétuelle ennemie des pontifes romains .
Didier, roi des Lombards, poursuivait toujours son pro
jet de restauration en faveur des fils de Carloman , neveux
de Charlemagne, et cherchait à entraîner le pape Adrien
dans cette périlleuse entreprise. Le souverain pontife re
fusa son concours à cette cuvre . Didier , ne gardant plus
de mesures , s'était emparé du territoire de l'exarchat et
marchait sur Rome, avec les fils de Carloman . L'honneur
et la sûreté du roi franc n'étaient pas moins menacés que
ceux du saint-siége ; il somme Didier de restituer au sou
verain pontife les domaines de saint Pierre. Le présomp
tueux Lombard méprise cette sommation plusieurs fois ré
pétée et poursuit les hostilités. Charlemagne passe alors
en Italie (773) , assiége Pavie et Vérone. La résistance de
ces deux villes fut longue et opiniâtre ; enfin, elles se ren
dirent au jeune vainqueur . Didier implora la générosité
du roi des Francs, qui lui laissa la vie sauve , se contentant
de le faire conduire, avec sa femme et ses Gilles , dans les
provinces gauloises. Didier, d'abord relégué à Liége, fut
enfermé au couvent de Corbie où il termina ses jours.
Adalgise , son fils, s'échappa et se réfugia à Constantinople ;
et Paul , fils de Warnefrid et secrétaire du roi vaincu ,
resta à la cour de Charlemagne qui estimait fort son éru
dition . Le royaume des Lombards finissait ainsi, après
-
252
deux cents ans d'existence . Charlemagne , alors maître des
deux tiers de l'Italie, posa sur sa tête la fameuse couronne
de fer, prit le titre de roi des Lombards, et établit une
garnison et des juges pour lui garantir sa conquête , lais
sant ainsi à la nation vaincue son existence politique, avec
sa constitution nationale, exemple qu'on n'a guère suivi
dans la suite ( 774) . Pendant ce siége de Pavie , Charle
magne avait désiré visiter les tombeaux des saints apôtres
à la fête de Pâques (774). Le pape Adrien Ier le reçut avec
les plus grands honneurs, et, mettant à profit la présence
du roi à Saint-Pierre, il le pria de confirmer la donation
faite jadis par son père au siége apostolique dans l'assem
blée de Quierci , donation qu'il avait signée lui- même
avec Carloman . Le roi franc y ajouta l’île de Corse , Parme
et Mantoue, le territoire de l'exarchat de Ravenne , les pro
vinces de Vénétie et d'Istrie, avec les duchés de Spolète et
de Bénévent. Charlemagne approuva , ainsi que sa suite,
l'acte de donation de son père, puis, par une générosité
nouvelle , il l'augmenta de ces diverses provinces, signa
l'acte de sa main , le fit souscrire aussi par les évêques ,
les abbés , les ducs et les comtes qui l'accompagnaient et
le plaça sur l'autel, et ensuite sur le tombeau de saint
Pierre , jurant avec ses grands qu'il conserverait au saint
siége les domaines désignés dans cet acte , qui demeura
entre les mains du pape;une copie fut conservée dans les
archives. Telle fut, avec les donations précédentes , l'ori
gine des possessions temporelles des papes contre lesquel
les tant d'orages et d'ambitions devaient s'élever dans la
suite des temps .
Les Saxons s'étaient de nouveau révoltés , et, profitant
de l'absence du roi , s'étaientjetéssur les terres des Francs,
mettant le feu partout en haine de la religion . Ils allaient
brûler l'église construite par saint Boniface à Frislar dans
la Hesse ; mais le saint avait prophétisé qu'elle ne périrait
jamais par le feu, et l'événement vérifia sa prédiction .
Charlemagne, à son retour d'Italie , marcha contre ces
barbares (775 ), après avoir fait recommander à Dieu le
succès de cette expédition . Il joignit à son armée des évé
ques, des abbés et des prêtres qui devaient combattre l'i.
253

dolatrie sous ses étendards. Les Saxons Angariens et une


partie des Westphaliens se soumirent et plusieurs se firent
baptiser.
Telle était déjà la haute idée qu'on avait de la puis
sance du roi franc que des chefs sarrasins vinrent, à
l'assemblée tenue à Paderborn (777) , demander sa pro
tection contre Abdérame , roi d'Espagne, qui les avait dé
pouillés . Charlemagne, prompt comme la foudre, vole en
Espagne, s'emparede Pampelune , passe l'Ebre , va assié
ger Sarragosse, subjugue une partie du pays, reçoit les
hommages de la plupart des chefs et rentre victorieux
dans ses Etats . Mais son arrière-garde, surprise dans la
vallée de Roncevaux par les Gascons, maîtres de ces mon
tagnes, y fut passée au fil de l'épée avec le fameux Roland,
fils de Milon , comte d'Angers , et de Berthe , seur de Char
lemagne, dont les romans de chevalerie ont tant illustré
le nom et les exploits.
Cependant, les Saxons reprennent les armes, à la sollici
tation de Witikind , et arrivent jusqu'au Rhin, ravageant
tout sur leur passage, brûlant les églises, profanant les
vierges consacrées à Dieu , commettant toutes les horreurs
et tous les sacriléges que peuvent suggérer la barbarie et
la haine de la religion. Le vengeur de l'Eglise approche,
bat les rebelles à Fulde, et les refoule en Saxe (778) , pen
dant que les missionnaires fixés à Ehresbourg affermis
sent les néophytes dans la foi. En 779 , nouvelle victoire
à Buckholz ; des milliers de Saxons, de Vinides et de Fri
sons sont régénérés par le baptême (780) , les autres sont
soumis et laissés au zèle des évêques et des abbés, chargés
de donner une organisation religieuse à ces contrées. Char
lemagne va célébrer à Rome la fête de Pâques de l'année
781. Il amenait avec lui les princes ses enfants. Adrien
baptisa sous le nom de Pépin celui qu'on nommait Carlo
man. Après la cérémonie , il lui donna, ainsi qu'à son frère
Louis, l'onction royale ; le premier fut sacré roi d'Italie,
et le second roi d'Aquitaine .
Avant son départ pour Rome , Charles avait convoqué
une assemblée d'évêques, d'abbés et de seigneurs à son pa
lais d'Héristal dans le but de publier un nouveau capitu
254 -

laire, concernant la police ecclésiastique et séculière (779) .


Voici quelques dispositions de ce capitulaire < « Chacun
payera la dime, et on en fera l'usage qui sera ordonné
par l'évêque . Si les homicides et les autres criminels
qui ont mérité la mort se réfugient dans l'église, on ne
doit ni les y protéger, ni leur y donner aucune nourri
ture. — Le parjure aura le poing droit coupé, sans qu'il
puisse se racheter. - Si le crime est douteux, l'accusa
teur et l'accusé se tiendront debout devant la croix (celui
qui tombait le premier perdait sa cause .) Les esclaves ne
seront vendus qu'en présence de l'évêque, ou du comte,
ou de l'archidiacre, devant des témoins connus , et on ne
pourra les vendre hors du royaume (de peur qu'ils ne pag
sassent dans les mains des infidèles ). » Au lieu de laisser
subsister l'usage qui autorisait les particuliers à se faire
justice et à venger la mort de leurs parents , il fut or
donné aux parties de s'arranger moyennant une somme
d'argent, sous peine de l'exil pour celle des parties qui re
fuserait de recevoir la somme ou de la payer . On pro
nonça la perte d'un cil contre les voleurs ; en cas de ré
cidive , la perte du nez , et pour la troisième fois, la peine
de mort . Charlemagne avait ramené de Rome deux habiles
chantres, qu'il établit, l'un à Metz, l'autre à Soissons,
pour y enseigner le chant romain et montrer à toucher
l'orgue, dont déjà on se servait dans l'office divin . Dans
ce même voyage , il rencontra à Parme le célèbre Alcuin ,
abbé de Cantorbéry, que l'archevêque d’York avait en
voyé à Rome ; il lui fit promettre de venir demeurer à sa
cour, aussitôt que sa mission serait remplie. Alcuin s'y ren
dit en effet ; Charles le fit son aumônier, prit de lui des
leçons de rhétorique, de dialectique , d'arithmétique et
d'astronomie , comme ilavait pris des leçons de grammaire
du savant diacre Pierre de Pise . Alcuin retourna en An
gleterre, mais revint bientôt pour se donner entièrement
à la Gaule. Charlemagne, tout occupé à civiliser ses peu
ples , mit le moine à la tête de l'école palatine , qui forma
plus tard , suivant l'opinion commune, cette Université, ap
pelée sous Charles V la fille aînée de nos rois, et qui
compta parmi ses élèves des papes , des princes, des car
.
255

dinaux , de saints et doctes évêques , des magistrats émi


nents. Aussi Estienne Pasquier , disait-il, en 1564 , dans
son Plaidoyer pour l'Université : « Que tout aussi que du
cheval de Troye sortirent innombrables princes et braves
guerriers, aussi nous a-t-elle produit une infinité de
grands personnages dont la postérité bruira tant que le
monde sera monde . »
Alcuin exerce sur ses contemporains une influence re
marquable ; il peut même être considéré comme le reflet
le plus fidèle, le plus vif de ce qu'était la science aux hui
tième et neuvième siècles . Né dans le canton d’York (726) ,
il avait étudié sous la discipline de l'archevêque Albert ,
qui lui -même enseignait les rudiments des sciences aux
jeunes Anglais , aux jeunes nobles élevés dans les monas
tères épiscopaux, et qui lui légua à sa mort sa bibliothèque
et le soin de poursuivre son enseignement. Voici comme
Alcuin décrit lui-même la sollicitude avec laquelle Albert
s'eſforçait de transmettre la science à ses propres dis
ciples : « Le docte Albert abreuvait aux sources d'études
et de sciences diverses les esprits altérés ; aux uns il s'em
pressait de communiquer l'art et les règles de la gram
maire ; pour d'autres il faisait couler les flots de la rhé
torique ; il savait exercer ceux -ci aux combats de la
jurisprudence et ceux- là aux chants d'Aonie; quelques-uns
apprenaient de lui à faire résonner les pipeaux de Casta
lie et à frapper d'un pied lyrique les sommets du Parnasse ;
à d'autres il faisait connaitre l'harmonie du ciel , les tra
vaux du soleil et de la lune, les cinq zones du pôle , les
sept étoiles courantes, les lois du cours des astres, leur ap
parition et leur déclin , les mouvements de la mer , les
tremblements de la terre, la nature des hommes, du bé
tail , des oiseaux et des habitants des bois ; il dévoilait les
diverses qualités et les combinaisons des nombres ; il en
seignait à calculer avec certitude le retour solennel de la
Pâque , et surtout il expliquait les mystères de l'Ecri
iure 1. »
Par le maître on peut juger le disciple. Alcuin devint
l'ami, le confident le plus intime, le conseiller bien -aimé
1 M. Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. II , p . 360 .
256

du grand roi ; on peutdire , avec M. Guizot, qu'il était le


premier ministre intellectuel de Charlemagne.
L'étude des lettres avait éténégligée; la science était rare,
et l'ignorance, selon l'expression d'un historien , avait cessé
de paraître honteuse, même dans le clergé . Le roi , ponr
porter un remède efficace à ce mal , prend la résolution de
fonder des écoles (787) , et écrit, à ce sujet, aux métropo
litains et aux abbés : « Nous vous faisons savoir que nous
avons jugé utile que, dans les évêchés et les monastères
dont nous sommes chargé, on s'appliquat, non-seulement
à maintenir la régularité, mais encore à enseigner les
lettres à ceux qui ont des dispositions pour les sciences...
Car, quoique ce soit une meilleure chose de faire le bien
que de le connaître, il faut le connaître avant que de le
faire... Nous souhaitons que vous soyez , comme doivent
l’être des soldats de l'Eglise , des hommes pieux et savants,
que vous viviez bien et que vous parliez bien . » Cette
lettre circulaire adressée à Bangulfe, abbé de Fulde et suc
cesseur de saint Sturme , donna naissance à l'école de
Fulde, qui produisit dans la suite une foule de savants.
Mais le travail le plus important de cette époque , c'est
la révision des textes de l'Ecriture . Elle était tombée aux
mains de copistes ignorants , qui en rendaient les textes
singulièrement méconnaissables.
Alcuin se met lui-même à l'auvre, il entreprend le tra
vail si délicat de rectifier le texte original de la traduction
de la Vulgate. Charlemagne , de son côté, seconde les
efforts de son ministre , par l'ordonnance suivante, concer
nant la correction des livres et des offices de l'Eglise :
a Charles, par la protection de Dieu, roi des Francs et
des Lombards et patrice des Romains, à tous les lecteurs
des Eglises de nos Etats . -- Quoique nous soyons dans
l'impuissance de rendre à Dieu d'assez dignes actions de
grâces pour toutes les prospérités dont il nous comble , et
à la guerre et dans la paix , sa divine bonté veut bien ce
pendant nous tenir compte de notre bonne volonté. C'est
pour lui donner quelques marques de notre reconnais
sance, en travaillant à rendre de plus en plus florissantes
les églises de notre royaume, que nous avons tâché d'y
257
faire revivre l'amour des lettres , presque éteint par la né
gligence de nos pères , et que nous avons invité tous nos
sujets, par notre exemple, à s'appliquer aux arts libéraux .
Nous avons commencé par faire corriger avec soin les
exemplaires de l'Ancien et du Nouveau Testament, qui
avaient été depuis longtemps altérés par l'ignorance des
copistes . Ensuite, excité par l'exemple du roi Pépin , notre
père, de respectable mémoire, qui, pour donner une nou
velle splendeur aux églises des Gaules , y a établi le chant
romain , nous avons pris à tâche d'enrichir l'office ecclé
siastique de leçons choisies et propres du temps . Il nous a
paru qu'il serait honteux à notre siècle de souffrir qu'on
chantât aux nocturnes des leçons peu convenables, sans
nom d'auteurs , et pleines de solécismes et de barbarismes ,
telles que sont celles qui ont été recueillies ci-devant .
C'est pour y remédier que nous avons chargé le diacre
Paul de parcourir avec soin les ouvrages des saints Pères,
et d'y cueillir les plus belles fleurs, comme dans une
agréable prairie, pour en composer un bouquet. Ila exécuté
ce dessein en deux parties , où il a marqué des leçons pour
le cours de l'année et les principales fêtes. Après les avoir
examinées et approuvées, nous les transmettons à votre
religion pour les faire lire dans les églises . » Alcuin , de
venu vieux , se retira dans son abbaye de Saint-Martin de
Tours, et y ouvrit une école où son nom attira un grand
nombre d'élèves. Il y mourut en 804. Alcuin savait le
latin , le grec et l'hébreu. Les écrits qu'il a laissés ont été
recueillis par A. Duchesne , avec une vie de l'auteur,
Paris, 1617, in - fol., et par l'abbé Froben , Ratisbonne,
1777 , 2 vol . in - fol.
Les membres de cette espèce d'académie avaient pris
chacun le nom de quelque ancien auteur, Alcuin avait pris
celui de Flaccus, surnom d'Horace; Adelard , abbé de Corbie ,
celui d’Augustin ; Rieulfe, évêque de Mayence , celui de
Damætas ; Engilbert , abbé de Centule , celui d'Homère , et
le roi celui de David .
En effet, Charlemagne avait tellement à ceur de donner
à son siècle une puissante impulsion pour les lettres , qu'il
s'y appliqua lui - même avec une étonnante ardeur . A l'âge
17
258

de trente-deux ans il ne savait pas lire, bien qu'il eût rem


porté de grandes victoires . Il se met sous la direction de
Pierre de Pise , apprend de lui à lire, à parler la langue
latine comme son idiome naturel , s'initie à la littéralure
des Romains et même des Grecs. Il y avait à cette époque
un Lombard renommé pour son talent d'historien , c'était
Paul Diacre , que le vainqueur des Lombards attire à sa
cour et comble de bienfaits. Il le pria de composer un
homéliaire ou recueil d'instructions choisies des Pères.
Cet homme, remarquable pour le temps, a écrit une histoire
des Lombards écrite avec noblesse et simplicité, grandeur
et clarté, Il écrivit aussi l'histoire des évêques de Metz ,
qu'on regarde comme assez peu exacte ; enfin il est l'auteur
de l'histoire du pape saint Grégoire .
Charlemagne était aussi l'ami de saint Paulin, évêque
d'Aquilée, qui était une des lumières du siècle , la gloire
de l'Italie et un défenseur zélé de la foi,
Mais voici un homme d'un génie vaste , profond et pé
nétrant, qui exerça sur la restauration des lettres de cette
époque une immense influence, c'est le vénérable Bède,
né dans le comté de Durham et mort en 735. Il avait une
vaste érudition; il n'a fait qu'étudier, que lire , que dicter
toute sa vie ; il eut sur Alcuin une puissante iofluence.
Charlemagne s'entoure de savants pour régénérer son
siècle ; outre les hommes que nous avops cités, il en est
d'autres qui , moins instruits, montrèrent autant de zèle
pour la propagation des sciences; ce sont: Leydrad, ar
chevêque de Lyon; Theodulfe, évêque d'Orléans; l'abbé
Smaragde, qui laissent différents ouvrages à la postérité ;
Eginhard, élevé à la cour du roi et qui fut son plus intime
confident après Alcuin.
Charlemagne était donc bien le restaurateur des lettres.
Mais pendant qu'il s'occupait du rétablissement des
sciences, une nouvelle révolte des Saxons est organisée
par Witikind (785), qui se montrait intraitable. Enfin, le
roi franc chercha à gagner ce persécuteur de l'Eglise
par des moyens de douceur; il l'attira dans une con
férence à Attigny . Le barbare se soumit; bien plus il
embrassa sincèrement la religion catholique , dont il
259

devint un des plus zélés défenseurs. Il resta fidèle chrétien


jusqu'à sa mort.
Bientôt une conspiration s'ourdissait contre le roi par
la perfidie de Tassillon , duc de Bavière, secrètement ligué
avec Irène , impératrice d'Orient et avec le duc de Béné
vent , dans le but de soulever l'Italie et l'Austrasie.
Charles lui fait la guerre et ajoute la Bavière à ses Etats .
Tassillon mourut à l'abbaye de Jumièges , en Neustrie .
N'ayant plus d'ennemis à vaincre pour le moment , il
s'occupe activement à mettre l'ordre dans l'Eglise ainsi
que dans l'Etat ; il publie à Aix - la -Chapelle un long
capitulaire en quatre -vingts articles , puisés pour la plu
part dans les anciens canons, et pour veiller à leur exécu
tion il envoie des commissaires dans les provinces, sous le
nom de missi dominici (789).
L'année 790 se passa sans expéditions. Charles en pro
fita pour établir des greniers d'abondance dans plusieurs
parties de ses Etats , et fit donner le blé aux pauvres à la
moitié du prix fixé par les règlements. Sa charité s'étendit
au delà des mers :il envoya de nombreux secours aux
catholiques de l'Afrique, de l'Egypte et de la Syrie. Bientôt
Charlemagne dut guerroyer de nouveau ; les Huns ou
Avares troublaient ses frontières de Germanie ; il marche
contre eux dans la Pannonie (Autriche et Hongrie) , fait
main basse sur les barbares , entre dans Vienne, s'empare
de plusieurs forts et rentre dans ses Etats , chargé de
butin ( 791 ) .
Vers le même temps une conspiration redoutable me
naça la vie et le gouvernement de Charlemagne . Le chef
du complot était l'aîné de ses fils, appelé Pépin le Bossu
à cause de la difformité de son corps . Les coupables sont
condamnés à mort dans une assemblée tenue à Ratisbonne;
mais le roi , plein de générosité , pardonna à son fils et se
contenta de le reléguer dans un monastère,
Deux graves questions religieuses troublèrent un mo
ment la paix de l'Eglise : l'une fut l'hérésie de Félix ,
évêque d'Urgel , qui attribuait à Jésus- Christ deux per
sonnes distinctes et prétendait que, comme homme, il
n'était que le fils adoptif de Dieu , vieille erreur nesto
260

rienne qui est contraire à l'enseignement catholique.


Charles, en vrai défenseur de la foi , sollicita la réunion
d'un concile qui se tint en effet à Francfort, où trois cents
évêques condamnèrent, de concert avec les légats du pape,
l'hérésie de Félix soutenue également par Elipand, évêque
de Tolède. L'autre question était relative au culte des
images . Le concile de Nicée , condamnant les fureurs des
iconoclastes, avait enseigné que les images doivent être
un objet de vénération et un moyen sensible de rappeler
aux fidèles le souvenir des saints et d'obtenir le secours de
leur intercession . Cette doctrine avait été dénaturée aux
yeux des Pères du concile de Francfort, et, sans la bien
connaître , ils condamnèrent les décisions du concile de
Nicée .
Charles qui , un moment, partagea l'erreur des évê
ques assemblés à Francfort, s'adressa au pape Adrien , qui
n'eut pas de peine à ramener les esprits à l'unité de doc
trine (795) . Après unenouvelle expédition contre la Saxe,
le roi des Francs (796) alla passer l'hiver à Aix-la-Cha
pelle, qui était devenue la véritable capitale de ses Etats
et son séjour de prédilection . La Gaule n'occupait plus à
ses yeuxque le second rang ; Paris et le peuple franc étaient
traités comme un peuple vassal et conquis, et même les
Gaulois ou Romains étaient par le fait exclus des dignités
civiles et des hautes prélatures de l'Eglise . C'est d'Aix
la - Chapelle que Charles portait au loin la civilisation
et la foi ; il y dressa, en 797 , pour la Saxe, un nouveau
capitulaire en onze articles, où ilpourvut à la sûreté des
églises, des veuves et des orphelins. Ce qu'il y a de
grand et d'admirable dans Charlemagne , c'est qu'il ne
faisait la guerre aux barbares que pour les civiliser et de
venir pour les vaincus un instrument de régénération
religieuse et sociale .
Cependant Adrien , ce grand et illustre pontife, était
mort (795), après un glorieux règne de vingt-quatre ans .
Charlemagne pleura cette mort comme celle d'un père et
d'un ami; il composa lui-mêmeson épitaphe en vers élé
giaques, dans lesquels il exprimait sa vive douleur. Léon III
succéda á Adrien . Divers troubles agitèrent en ce moment
261

la ville de Rome ; le pape eut recours au roi des Francs ,


protecteur politique de l'Italie . Charles se rendit à Rome ,
se fit rendre compte des accusation sdes ennemis du saint
siége ; les calomniateurs furent confondus, le pape pleine
ment justifié , et la paix fut rendue au centre de la catho
licité (800 )
Telle est la première phase da règne de Charlemagne
comme roi ; nous touchons à un événement qui jettera
un grand éclat sur le royaume franc, c'est le renouvel
lement de l'empire d'Orient, qu'il nous faut expliquer
en détail .

Charlemagne, empereur (800-814 ).

Le sceptre du héros franc s'étendait de fait sur toutes


les provinces qui avaient autrefois formé l'empire romain
d'Occident, depuis l'Ebre jusqu'à la Baltique, de l'Océan
à la Theiss , de la mer du Nord au Vulturne. Les peuples
les plus lointains enviaient le bonheur de vivre sous la
domination protectrice d'un prince qui se faisait gloire de
régner pour Jésus -Christ. L'empire d'Occident était rétabli
de fait; il n'y manquait plus que le nom . Léon III méditait,
depuis son avénement au pontificat, le projet de consacrer
solennellement ce grand événement, dont les résultats de
vaient étre immenses. Le jour de Noël (800 ), Charlemagne,
revêtu des insignes de patrice romain, s'était rendu dans
la basilique de Saint-Pierre, pour y assister à la messe.
Dès qu'il parut dans l'église , illuminée de mille feux, le
peuple fit éclater sa joie en solennelles acclamations.
Charles imposa silence à la foule, et alla faire sa prière
devant l'autel. Un majestueux silence se fit dans l'immense
assemblée : chacun semblait dans l'attente de quelque
grand événement. Le roi franc seul ne comprenait rien à
ces manifestations inusitées. Tout à coup le pape s'appro
cha de lui , posa sur sa tête une couronne et le salua em
pereur . Aussitôt le peuple s'écria avec transport : « Vive
« Charles Auguste , couronné de la main de Dieu ! Vie et
a victoire au grand et pacifique empereur romain ! »
La grandeur de cette scène était à peine à la hauteur
262

du héros . Le pape fit couler l'huile sainte sur le front de


Charlemagne ; puis , s'inclinant devant le nouvel empe
reur , il lui rendit le premier ses hommages. L'empire
romain d'Occident, renversé depuis trois cents ans, était
rétabli .
Cet événement n'ajouta rien à la puissance du roi des
Francs , mais il donna un éclatant prestige à son autorité.
Alphonse, roi de Galice et des Asturies, lui envoya une
ambassade, en se déclarant son vassal ; les rois d'Ecosse et
d'Irlande l'appelaient leur seigneur ; les principaux chefs
des Sarrasins d'Espagne recherchaient son alliance ; l'im
pératrice Irène cherchait un moyen d'offrir sa main à l'em
pereur d'Occident, pour unir les deux mondes, et quand
une soudaine révolution l'eut jetée du trône dans la plus
affreuse pauvreté, son successeur, le patrice Nicéphore,
couronné empereur d'Orient , s'empressa de reconnaître
Charlemagne comme empereur d'Occident . On régla pa
cifiquement les limites des deux empires. L'Istrie , la Croa
tie ,la Dalmatie passèrent sous le sceptre de Charlemagne;
et c'est ainsi que Constantinople ratifiait sa déchéance en
Occident . Mais aucune ambassade ne fut aussi solennelle
que celle d'Aroun, surnommé Al-Raschid , roi de Perse .
Il fit donation à l'empereur franc de la ville de Jérusalem ,
en lui envoyant les clefs du saint sépulcre. Il lui envoya
aussi un éléphant monstrueux , qui étonna les Francs au
tant que ceux de Pyrrhus avaient effrayé les Romains ; à
ces présents étaient joints une riche tente; une horloge hy
draulique, pourvue d'une aiguille, dont les heures étaient
marquées par de petites boules sur un tambour d'airain et
par de petits cavaliers qui sortaient par les douze portes
pratiquées dans le cadran ; enfin un jeu d'échecs , dont les
restes ont été déposés en 1793 à la Bibliothèque natio
nale, où on les voit encore . Mais ce qui dut flatter surtout
le grand empereur, ce sont les hommages qu'on rendit à
sa gloire . « Votre puissance est grande, o empereur, di
« sait un des envoyés du calife, mais elle est moindre que
« votre renommée. Nous autres , Arabes et Persans , nous
« vous craignons plus que notre maître Aroun ! Que di
« rons-nous des Macédoniens et des Grecs , qui redoutent
-
263 -

« Votre Grandeur plus que les flots de la mer d'fonie ? »


Qu'est devenue aujourd'hui cette heureuse influence des
Francs en Orient?
Une foule de princes étrangers ornaient la cour im
périale de Charlemagne. Le jeune Egbert , roi de Sussex ;
Eardulf, roi de Northumberland , venaient se former au
contact de la politesse des Francs . Lope , duc des Basques,
était aussi élevé à la cour. Les rois catholiques et les émirs
d'Espagne le suivaient jusque dans les forêts de la Bavière ;
les Edrisites de Fez lui envoyèrent une ambassade : Char
lemagne apparaissait aux yeux de tous comme un nouveau
Salomon . Mais, pour comprendre son immense influence
sur son siècle , il ne faut pas seulement le considérer comme
conquérant. Ce ne fut là qu'un côté de son génie . « Char
« lemagne, dit l'Anglais Hallam , ressemble à un phare,
« ou à un rocher placé au milieu de la mer. Son sceptre
« est l'arc d'Ulysse, que personne n'a pu tendre après
« lui. Dans les ténèbres du moyen age , son règne forma
« comme un point de repos , entre deux époques de trou
« bles et de hontes : ce règne ne contraste pas moins avec
« les temps de la dynastie précédente , qu'avec une posté
a rité aussi indigne qu'incapable de maintenir l'empire
« qu'il lui avait formé. »
Charlemagne, après quelques nouvelles excursions con
tre les Saxons, qui furent cette fois définitivement domp
tés , voulut consacrer ses loisirs au bonheur de ses peuples.
L'institution la plus importante qu'il créa fut celle des
délégués impériaux , appelés missi dominici,qui devaient
inspecter les provinces et faire rendre justice aux églises ,
aux veuves , aux orphelins, ainsi qu'à toutes autres per
sonnes. Ces envoyés , choisis parmi les archevêques , les
évêques, les ducs et les comtes, devaient s'acquitter de
leur commission quatre fois par an , tenir chaque fois des
plaids (assemblées) , se faire rendre compte de la manière
dont les lois et la justice étaient observées, révoquer les
mauvais vicaires (vicomtes) et rapporter à leur maître un
détail exact de leur inspection . Par cette sage création ,
Charlemagne centralisait son pouvoir et se faisait repré
senter jusqu'aux extrémités de ses vastes Etats .
264 -

Au retour de ces premiers envoyés , l'empereur tint une


assemblée générale au mois de novembre 802. Elle était
divisée en trois bureaux : le premier était composé des
évêques avec leurs prêtres et leurs diacres ; le second, des
abbés avec leurs moines ; le troisième , de l'empereur avec
les ducs et les comtes . Les évêques promirent d'observer
les canons, les moines adoptèrent des réformes suivant la
règle de Saint-Benoît , les seigneurs durent suivre plus re
ligieusement les lois des divers peuples dont ils étaient les
juges . On réforma des abus qui régnaient parmi les laï
ques , dans le clergé, dans les monastères ; plusieurs dis
positions nouvelles furent ajoutées aux lois salique et ri
puaire ; on fit cesser l'abus du droit d'asile ; l'empereur
consentit à ce que l'élection des évêques fût faite par le
clergé et le peuple seuls ; il défendit d'établir dans la suite
des chorévêques, qui s'étaient arrogé fréquemment toutes
les fonctions épiscopales, bien qu'ils n'eussent en général
que l'ordre de la prêtrise ; il ne fut plus permis aux laï
ques de posséder des biens d'église qu'à titre précaire ;
enfin une puissante impulsion fut donnée à tout l'ensemble
de l'administration .
Nous devons mentionner surtout les sages règlements
dressés par les évêques dans cette même assemblée . Ils
firent un capitulaire en vingt-deux articles pour la con
duite des prêtres chargés du soin des paroisses; en voici
les principales dispositions : Les prêtres prieront pour la
conservation et la prospérité de l'empereur, pour ses fils
et ses filles, ainsi que pour l'évêque diocésain ; — ils au
ront soin d'instruire le peuple les fêtes et dimanches";
ils n'exigeront rien pour
ur l'administration du baptême et
des autres sacrements ; - ils ne demeureront point avec
des femmes, ils ne se feront point caution , ils ne plaide
ront point devant les tribunaux laïques , ils ne porteront
pas les armes , ils n'entreront pas dans les cabarets, ils ne
jureront pas ; - ils imposeront une pénitence convenable
à ceux qui leur confesseront leurs péchés , et auront soin
de ne pas laisser mourir les malades sans leur avoir ad
ministré le viatique et l'extrême-onction ; - on fera trois
parts des dîmes : la première pour l'entretien de l'église ,
265

la seconde pour les pauvres et les pèlerins , et la troisième


pour les prêtres.
Pour réunir tous les genres de gloire , Charlemagne em
pereur continua à se montrer le restaurateur des beaux-arts
dans la Gaule, Ses faveurs n'étaient accordées qu'à ceux qui
s'appliquaient sérieusement à l'étude des lettres, comme
le prouve ce trait, rapporté par un contemporain . « Lors
que après une longue absence le victorieux Charles revint en
Gaule, il se fit amener les enfants qu'ilavait confiés à Clé
ment, et voulut qu'ils lui montrassent leurs lettres et leurs
vers. Ceux de moyenne et de basse condition présentèrent
des oeuvres au-dessus de toute espérance ; les autres , d'in
sipides sottises. Alors le sage roi , imitant la justice du
Juge éternel , fit passer à sa droite ceux qui avaient bien
fait, et leur parla en ces termes : « Mille grâces, mes en
« fants, de ce que vous vous êtes appliqués de tout votre
« pouvoir à travailler selon mes ordres pour votre bien .
« Maintenant , efforcez-vous d'atteindre à la perfection, et
« je vous donnerai de magnifiques évêchés et des abbayes,
« et toujours vous serez honorables à mes yeux . » Ensuite
il tourna vers ceux de gauche un front irrité, et, troublant
leurs consciences d’un regard flamboyant, il leur lança
avec ironie , tondant plutôt qu'il ne parlait, cette terrible
apostrophe : « Vous autres, fils des grands, délicats et jolis,
< fiers de votre naissance et de vos richesses , vous avez
« négligé mes ordres, et votre gloire, et l'étude des let
« tres ; vous vous êtes livrés à la mollesse , au jeu et à la
« paresse, ou à de frivoles exercices. » Après ce préam
bule , levant vers le ciel sa tête auguste et son bras invin
cible , il fulmina son serment ordinaire : « Par le Roi des
« cieux , je ne me soucie guère de votre noblesse et de votre
« beauté , quelque admiration que d'autres aient pour
« vous; et tenez ceci pour dit, que, si vous ne réparez par
« un zèle vigilant votre négligence passée , vous n'obtien
a drez jamais rien de Charles. » Et sur-le-champ il choisit
le plus distingué de ces jeunes gens pauvres et le fit clerc
de sa chapelle impériale. Un jour, apprenant la mort d'un
évêque , le prudent empereur demanda au messager com
bien il avait légué aux pauvres, et, comme on lui répondit
266

qu'il n'avait donné que deux livres d'argent : « Pauvre


a viatique pour un si long voyage! » soupira le jeune clerc.
« Si tu obtenais cet évêché , lui demanda Charlemagne , en
« verrais-tu en avant plus de provisions ? » Le clerc se jeta
aux pieds de l'empereur : « Seigneur, dit-il , je m'en remets
alà-dessus à la volonté de Dieu et à votre pouvoir..Soyez
« donc évêque , dit Charlemagne, mais n'oubliez pas, pour
« le repos de votre âme et de la mienne, les provisions de
« ce long voyage dont on ne revient pas. »
Il y a dans ces traits de la grandeur, de la délicatesse
d'âme et un esprit de justice admirable . On y sent toute
l'ardeur de ce prince pour les bonnes études . Aussi sa
cour fut- elle le rendez -vous des hommes les plus distin
gués de son temps . Partout où il rencontrait un savant, un
littérateur, un poëte , franc, lombard , goth , saxon , an
glais , il se l'attachait et en faisait son ami . Un jour, em
porté par l'ardeur de son zèle pour égaler la science des
anciens Pères, il s'écria : « Ah ! si j'avais douze clercs in
struits et éloquents comme le furent Jérôme et Augustin !
Eh quoi ! lui répondit Alcuin , le Créateur du ciel et de
la terre n'a eu que deux hommes de ce mérite , et vous
voudriez en avoir douze ! >>
A défaut de génies semblables , il faisait des ouvrages
des Pères sa lecture favorite . Il parlait la langue latine
aussi facilement que l'allemand , qu'il parlait presque tou
jours et qui était sa langue maternelle . Il entendait parfai
tement le grec et avait quelque connaissance de l'hébreu
et du syriaque .
Ces détails n'empêchaient pas Charlemagne d'apporter
toute son attention aux soins plus graves du gouverne
ment. Plus de trente assemblées générales , ou diètes ,
furent convoquées sous son règne . Là , il aimait à prendre
conseil des évêques et des seigneurs, montrant toujours un
sincère attachement à l'Église et le plus profond respect
pour le droit canonique, dont toutes les prescriptions
étaient rendues obligatoires. C'est dans ces assemblées que
Charlemagne élaborait la grande æuvre de sa législation ,
dont le recueil porte le nom de Capitulaires, parce que
les décrets y sont rangés par chapitres (capita ). Il scellait
267
les ordonnances avec le pommeau de son épée , en di
sant : « Voilà mes ordres , et voici le fer qui les fera
respecter . »
Voici comment Montesquieu parle des lois et du gou
vernement de Charlemagne : « Ce grand prince fit d'ad
« mirables règlements ; il fit plus , il les fit exécuter . Son
« génie se répandit sur toutes les parties de l'empire . On
« voit dans sa législation un esprit de prévoyance qui
a comprend tout, et une certaine force qui entraîne tout ;
« les prétextes pour éluder les devoirs sont ôtés, les né
« gligences corrigées , les abus réformés ou prévenus; il
« savait punir, il savait encore mieux pardonner. Vaste
a dans ses desseins , simple dans l'exécution , personne
a n’eut, à un plus haut degré , l'art de faire les plus
« grandes choses avec facilité, et les difficiles avec promp
« titude. Il parcourait sans cesse son vaste empire, por
« tant la main partout où il allait tomber . Les affaires
« renaissaient de toutes parts , il les finissait de toutes
« parts. Jamais prince ne sut mieux braver les dangers,
« jamais prince ne sut mieux les éviter . Il se joua de tous
« les périls , et particulièrement de ceux qu'éprouvent
« presque toujours les grands conquérants , je veux dire
a les conspirations. Ce prince prodigieux était extrême -
« ment modéré ; son caractère était doux , ses manières
a simples ; il aimait à vivre avec les gens de sa cour. Il
« mit une règle admirable dans sa dépense : il fit valoir
« ses domaines avec sagesse , avec attention , avec écono
« mie ; un père de famille pourrait apprendre , dans ses
a lois, à gouverner sa maison ; on voit , dans ses Capitu
« laires , la source pure et sacrée d'où il tira ses richesses.
« Je ne dirai plus qu'un mot : il ordonnait qu'on vendit
« les muſs des basses-cours et les herbes inutiles de ses
« jardins ; et il avait distribué à ses peuples toutes les ri
<< chesses des Lombards et les immenses trésors de ces
« Huns qui avaient dépouillé l'univers. » (Montesquieu ,
De l'Esprit des lois, I. XXXIII , C. XXXVIII.)
L'Église l'avait fait empereur, elle avait formé en lui le
prince chrétien ,elle l'avait appuyé et applaudi partout où
il faisait le bien ; aussi cherchait- il à glorifier l'Eglise
268

dans tout son empire. En 803, le pape saint Léon III vint
se concerter avec lui au sujet des troubles que fomentait en
Italie l'ambition des Vénitiens . Le pape et l'empereur pas
sèrent ensemble les fêtes de Noël à Quercy-sur-Oise. Il
mit tous ses soins à rétablir l'ordre canonique dans la hié
rarchie . Ses prédécesseurs avaient presque abrogé l'usage
de l'élection des évêques par le clergé et le peuple réu
nis , pour s'en attribuer exclusivement la nomination . Il
avait d'abord usé lui-même de ce droit ; mais il y renonça
bientôt, voulant que l'ancienne discipline sur ce point fût
exactement observée. Charlemagne consulta aussi saint
Léon III sur la question des chorévêques , pour se confor
mer , dit-il , au veu des saints canons , qui réfèrent les
causes majeures à la décision du siége apostolique . Le
pape répondit qu'il fallait interdire aux chorévêques les
fonctions épiscopales, puisqu'ils n'étaient que simples pre
tres , et tenir pour nulles les ordinations qu'ils avaient pu
faire. On exécuta la sentence pontificale, et cette institu
tion des chorévêques tomba d'elle -même, au siècle suivant.
Un autre abus ne tarda pas à être retranché . Les canons
défendaient aux évêques et aux clercs de porter les armes.
Malgré cette défense , quelques évêques se voyaient presque
contraints de se mettre à la tête de leurs vassaux et de
prendre part à des expéditions militaires . Obligés de con
tribuer à la défense de l'Etat , à raison des grands do
maines ou fiefs ( feh -od, bénéfice) qu'ils possédaient, pous
sés par la nécessité de protéger les biens ecclésiastiques
contre la rapacité des seigneurs , leurs rivaux , entraînés
enfin par les préjugés d'une nation toute martiale, ils se
faisaient illusion sur ce point . Revenant à des idées plus
saines , tous les ordres de l'Etat, dans une diète générale,
supplièrent l'empereur de mettre un terme à ce désordre.
« Afin, disent les seigneurs , que les évêques et les autres
« ecclésiastiques ne nous soupçonnent pas, en les désar
a mant, l'intention sacrilége d'envahir plus à notre aise
« les biens des églises , nous tous , tenant des pailles dans
« nos mains droites, et les jetant à terre , nous protestons
« devant Dieu et ses anges, devant vous , évêques, et de
« vant le peuple assemblé, que nous ne voulons rien faire
269

« de semblable, ni souffrir qu'on le fasse jamais. » Un ca


pitulaire fut publié à ce sujet. Charlemagne donnait le
premier l'exemple du respect pour les lois de l'Eglise . Le
concile de Francfort ayant défendu aux évêques de s'ab
senter de leurs diocèses plus de trois semaines , le reli
gieux prince exposa au concile que le pape Adrien lui
avait permis d'avoir toujours à sa cour Angelram , évêque
de Metz, et il pria les Pères de lui permettre de retenir
également prèsde lui l'évêque Hildebold, de Cologne , pour
lequel il avait obtenu une permission semblable du saint
siége.
Charlemagne , ce géant de l'histoire , avait réuni dans
sa personne les traits les plus magnifiques de grandeur ,
de sagesse et de bravoure . Aussi grand homme que
grand prince, aussi tendre ami et bon père de famille
que bon roi , aussi sage législateur que général intré
pide, il fut en même temps un fidèle, humble et fervent
chrétien . Il n'a pas cru pouvoir, comme tant d'autres
ingrats, répudier l'Eglise, sa mère et son institutrice; il
l'aimait du plus profond de ses entrailles ; il savait que
l'Eglise l'avait instruit , formé à son école ; qu'elle l'avait
entouré de l'auréole de la vertu et du respect aux yeux
des peuples, et n'avait pas peu contribué au bonheur et à
la gloire de son règne. Aussi fut -il toujours redoutable
aux ennemis de la religion ; partout il se montra le fléau
de l'hérésie et du vice ; le protecteur le plus zélé , aussi
bien que l'enfant le plus soumis et le bienfaiteur le plus
libéral de l'Eglise . Aix-la-Chapelle, dont il préférait le
séjour à toutes ses autres maisons royales, garde encore
religieusement le souvenir de sa profonde et sincère piété .
Il y fit construire , pour sa chapelle, une église où il pro
digua ce que la nature et l'art ont de plus précieux, afin
de la rendre digne de la Vierge mère à qui elle était dé
diée. Cette église, appelée Chapelle, parce qu'on nommait
ainsi l'oratoire de nos rois , à cause de la chape de Saint
Martin qu'on y gardait, devint si célèbre , que cette ville,
appelée jusque- là Aix, fut toujours dans la suite surnom
mée la Chapelle (Aix -la -Chapelle).
Charlemagne avait paru jusque-là le prince le plus heu
270
reux de son siècle ; mais Dieu lui réservait , dans sa vieil
lesse , des douleurs que tout le prestige des grandeurs
humaines est impuissant à consoler : la mort lui enleva ,
dans la même année (810) , sa seur Gisèle, cette sage et
pieuse abbesse de Chelles qu'il aimait si tendrement , la
princesse Rotrude , sa fille aînée , son fils aîné , le prince
Charles et enfin son fils Pépin , roi d'Italie , dont les vertus ,
cultivées par saint Adalard, promettaient à ses peuples un
règne heureux . Ainsi , de trois fils en état de régner et
entre lesquels il avait partagé ses vastes domaines , il ne
lui resta que Louis , roi d'Aquitaine. Trop sensible pour
n'être point aflligé de tant d'épreuves , mais trop grand
pour s'en laisser abattre , le religieux empereur regarda
ces coups redoublés de la mort comme des avertissements
du ciel . Il fit donc un testament (811 ) par lequel il donna
aux pauvres et aux églises les trésors de son épargne . U
s'occupa avec une nouvelle ardeur de la réformation géné
rale des mæurs , et , pour y réussir, il convoqua (813) tous
les évêques des Gaules en cinq conciles différents, qui fu
rent tenus presque en même temps à Arles , à Reims , à
Mayence, à Tours et à Chalon -sur -Saône. Enfin , comme il
n'avait point encore disposé de l'empire , il résolut d'en
investir son fils Louis , en donnant à Bernard , fils de Pé
pin , le royaume d'Italie .
Pour donner plus de solennité à la cérémonie , Charle
magne la remit au dimanche suivant . Alors , revêtu de son
costume impérial , il alla à l'église et déposa sur l'autel la
couronne d'or qu'il portait sur sa tête, comme s'il eût
voulu en faire hommage à Dieu de qui il l'avait reçue.
Après une longue prière , s'adressant à Louis , il lui dit :
« Fils, cher à Dieu , à ton père et à ce peuple, toi que Dieu
a m'a laissé pour ma consolation , tu le vois , mon âge se
« hâte ; ma vieillesse* même m'échappe ; le temps de ma
« mort approche. Le pays des Francs m'a vu naitre , le
« Christ m'a accordé cet honneur . Il me permit de possé
« der lesroyaumes paternels ; je les ai gardés non moins
« florissants que je les ai reçus. Le premier d'entre les
« Francs, j'ai obtenu le titre de César, et transporté à la
« race des Francs l'empire de la race de Romulus, Reçois
274
« ma couronne , ô mon fils, le Christ y consentant, et avec
« elle les marques de ma puissance . »
Il l'exhorta ensuite à aimer et à craindre Dieu , à pro
téger l'Eglise , à traiter avec bonté ses sœurs , ses frères
Drogon , Hugues et Thierry , encore enfants, et Bernard,
son neveu, enfin à vivre irréprochable devant Dieu et de
vant les hommes. « Veux -tu, mon fils , accomplir tous ces
devoirs ? » demanda l'auguste vieillard . Louis le promit
avec larmes . « Va donc, lui dit-il alors , va prendre la cou
ronne, mets- la sur ta tête , et n'oublie pas tes engagements. »
Le jeune prince, comblé de présents, fut renvoyé par son
père dans son royaume d'Aquitaine . Ils ne devaient plus
se revoir.
Charlemagne, dès ce moment, redoubla ses prières et
ses aumônes. Sur la fin de janvier, il se sentit mortelle
ment atteint de la fièvre au sortir du bain ; le septième
jour de sa maladie , il reçut les derniers sacrements des
mains de l'évêque Hildebold . Le lendemain , au lever du
jour, il fit un dernier effort pour faire le signe de la croix,
et, ayant récité ce verset : « Seigneur, je remets mon âme
entre vos mains, » il expira plein de jours, de vertus et de
gloire (28 janvier 814 ). Il était âgé de soixante -douze ans,
et en avait régné quarante -sept. On l'enterra dans l'é
glise d'Aix - la -Chapelle qu'il avait fait bâtir, et où son
magnifique tombeau se voit encore .
Ainsi disparut de la scène du monde l'un des plus puis
sants et des plus généreux princes qu'on ait jamais vus.
Avec lui se fût peut-être éteint pour toujours le flambeau
de la civilisation en Occident, si la papauté n'eût été là
pour le relever.
Quelques historiens ont osé révoquer en doute la pureté
de ses mours ; mais leurs attaques suspectes et intéressées
n'ont pu entacher sa renommée. L'histoire impartiale est
là pour constater que ses vertus allaient de pair avec ses
grandes qualités , et la postérité iui rend complète justice.
En 1165, l'empereur Frédéric le', surnommé Barbe
rousse , fit faire la levée de son corps . Ce fut, il est vrai ,
en vertu d'un décret de canonisation donné par l'antipape
Pascal III ; mais les papes légitimes n'ayant pas contredit
272

ce décret , plusieurs ont pris leur silence pour une appro


bation du culte que lui rendent plusieurs églises de France
et d'Allemagne. Benoît XIV dit que cette tolérance suffit
pour l'autoriser et qu'elle équivaut à une béatification .
Louis XI ordonna que sa fête fût célébrée le 28 janvier , et
en 1661 l'Université de Paris le choisit pour son patron.

CHAPITRE V.

DEUXIÈME ÉPOQUE DU MOYEN AGE ( 800-1073 ) .

Les successeurs de Charlemagne (814-987) .


Louis le Débonnaire (814–840 ).

Fils et successeur de Charlemagne, Louis était un prince


juste, éclairé , pieux, animé du désir du bien , mais faible,
facile, indulgent ; il n'avait ni la tête ni le cœur de l'homme
d'Etat. Amour sincère pour l'Eglise, bonté pour les hom
mes , promptitude à se repentir des fautes qui lui échap
paient, telles étaient ses qualités ; mais il n'eut ni la
vigueur de génie, ni le caractère , ni les succès de son
père.
Agé de trente -six ans, il commença heureusement son
règne sous la protection du grand nom de Charlemagne ;
il parut même pendant quelque temps digne de succéder
à ce prince , par des actes de justice et de piété tels qu'on
avait lieu d'en attendre du fils de Charlemagne . Il exécuta
ponctuellement le testament de l'illustre défunt, sans con
tester les legs pieux, quelque considérables qu'ils fussent.
Il établit ensuite l'ordre à la cour , chassa les hommes
dont les moeurs répugnaient à sa piété, se montra sévère
même à l'égard de ses sœurs, dont la conduite était peu
édifiante, leur assignant des monastères pour demeure,
puis donna aux pauvres, à l'Eglise , aux officiers, ce que
Charlemagne leur avait légué.
Après avoir ainsi rempli les devoirs de la piété filiale, il
songea à s'acquitter de ceux de la royauté.
273

Il confirma d'abord tous les priviléges accordés jusque-là


aus églises . Puis il envoya dans toutes les provinces des
commissaires pour s'enquérir des injustices et des vexa
tions commises sous le règne précédent, malgré la vigi
lance et les droites intentions de son père. Un rapport lui
en fut présenté, et il répara les torts en faisant restituei
aux propriétaires les biens que la violence leur avait en
levés. Il s'occupa ensuite de l'administration de ses Etats,
qu'il divisa entre ses deux fils , Lothaire et Pépin : il donna
au premier la Bavière , au second l'Aquitaine, et laissa
l'Italie à Bernard , fils de Pépin et petit- fils de Charlema
gne . Il convoque un nombreux concile à Aix- la -Chapelle
(816) , où il fait rédiger deux règles pour le perſection
nement de l'institut des chanoines et des chanoinesses et
rend à l'Eglise la liberté des élections . « Pour nous con
former, dit ce prince dans son capitulaire, aux dispositions
des saints canons que nous connaissons, nous consentons,
suivant la demande du clergé , que l'Eglise jouisse libre
ment de ses droits , et que les évêques soient choisis du
diocèse, suivant les canons, sur le suffrage du clergé et
du peuple, sans égard ni à la qualité des personnes, ni à
leurs présents, mais seulement au mérite . »
Le zèle de l'empereur se montra encore , l'année sui
vante , dans une nouvelle assemblée où l'on établit des
règles pour la réforme de l'ordre monastique. Il chargea
saint Benoît d’Aniane , ainsi qu'Arnoux, abbé de Noir
moutiers , de visiter tous les monastères de l'empire et d'y
faire observer les nouveaux statuts. Ces règlements, qui
étaient une explication et une espèce de complément de la
règle de saint Benoit , eurent dans la suite une immense
autorité et furent reçus jusqu'en Italie .
Les soins de l'empereur s'étendirent encore à la pro
pagation de la foi dans le Danemark et la Suède ; mais il
songea surtout à l'unité de l'empire , en lui donnant un
représentant nouveau ; il s'associa donc son fils aîné, Lo
thaire, qu'il couronna de sa propre main, sans prévoir les
résultats de cette mesure , qui soulèvera plus tard les pro
testations de ses autres enfants et donnera lieu aux plus
fâcheux résultats . Bernard, roi d'Italie, jaloux de ce par
18
274 -

tage de l'autorité impériale, se souleva bientôt, s'avança


vers les Alpes ; mais , abandonné des siens , il se vit obligé
de demander grâce à son oncle et de déposer les armes
à ses pieds.
Louis lui reproche son odieuse ingratitude et défère son
jugement à l'assemblée générale de la nation , qui le con
damne à mort . Mais l'empereur commue la peine capitale,
en lui faisant crever les yeux , supplice alors en usage chez
les Francs. Bernard mourut trois jours après, des suites
de ce châtiment (818) . Cette fois, la politique l'avait em
porté sur sa bonté naturelle , qui reprit bientôt le dessus ;
car il pleura amèrement la mort de Bernard et ne cessa ,
le reste de sa vie , de se la reprocher. Quant aux évêques
qui avaient trempé dans cette conspiration , ils furent dé.
posés dans un concile, suivant les règles canoniques, et
relégués dans divers monastères ; Théodulſe, d'Orléans,
fut exilé à Angers , où il chercha dans la poésie quelques
charmes à ses ennuis. Parmi les poëmes qu'il composa
pendant sa captivité , se trouve l'hymne qu'on chante à la
procession du dimanche des Rameaux : Gloria , laus
honor tibi sit, rex Christe Redemptor .
Pour prévenir de pareils troubles, Louis fit couper les
cheveux aux princes Drogon , Hugues et Thierry, ses
frères, et les fit entrer dans des monastères, pour y être
instraits des sciences propres à l'état ecclésiastique .
Cependant la révolte de l'Italie engagea plusieurs peu
ples tributaires à secouer le joug des Francs : le duc des
Abrodites , au delà de l’Elbe, le duc de Bretagne , celui des
Gascons et celui de la basse Pannonie , cherchent presque
en même temps à se rendre indépendants ; mais la vigueur
qu’on mit à réprimer ces révoltes sembla rappeler le temps
de Charlemagne .
Après ces expéditions, Louis perdit à Angers l'impéra
trice Hermengarde. Il montra dès lors une telle inclina
tion pour la solitude et la vie monastique, que les seigneurs
craignirent qu'il ne renonçat à la couronne pour se faire
moine .
Pour le détourner de ce dessein , ils le pressèrent d'é
pouser Judith , fille de Welf, duc de Bavière (819) . Mais
275

ce funeste mariage , outre qu'il était odieux aux Francs ,


occasionna dans la suite les plus grands troubles dans
l'Etat. Cette femme savante , orgueilleuse et livrée au luxe,
jeta son époux , déjà favorable aux Aquitains, entre les
bras des hommes élégants et polis du Midi . Nous la verrons
à l'euvre plus tard .
Cependant la guerre , la peste et la famine déso !ant les
Gaules (820) , Louis crut reconnaitre dans les maux de
son peuple la main de Dieu qui le frappait lui -même.
Pour obtenir son pardon , il voulut l'accorder lui-même à
ceux qui l'avaient offensé. Une assemblée se tint à Thion
ville (821 ), l'empereur rappela de l'exil tous les complices
de Bernard , Saint Adalard , son frère Bernaire, ainsi que
Théodulfe d'Orléans, furent compris dans l'amnistie . Tou
tefois ce rappel des exilés ne calma pas les remords de sa
conscience : ilse reprochait toujours le supplice du roi d'l
talie , où cependant il n'avait fait qu'accomplir un devoir
sévère . Il se présenta à l'assemblée générale d'Attigny
sur-Aisne (822 ) , il fit venir ses frères Drogon, Hugues et
Thierry, se réconcilia aveceux et demanda pardon au peuple
des fautes qu'il avait commises . Les jeunes princes étaient
satisfaits, et, renonçant aux espérances du monde, ils pré
férèrent la solitude , par choix et par vertu , aux jouissances
de la cour . Louis fit ensuite une confession publique de
ses fautes, en demanda une pénitence proportionnée et
en fit une éclatante réparation par de grandes aumônes
et par les prières des serviteurs de Dieu . Ce spectacle de
l'humiliation volontaire d'un homme tout - puissant rap
pelait une belle page de la vie de Théodose , soumis à la
pénitence par saint Ambroise ; mais il déplut aux grands
et leur apprit ce qu'on pouvait entreprendre sous un mai
tre aussi humble et aussi docile .
L'autorité du prince manquait en Italie ; Lothaire y fut
envoyé pour en prendre possession et fut couronné par le
pape (823) , au nom de l'empereur . L'année suivante ,
l'impératrice eut un fils, que nous verrons régner plus
tard sous le nom de Charles le Chauve. Il fallut donner
une part de l'empire au nouveau prince ; Louis détacha
la Souabe et la Suisse , dont on fit un Etat appelé royaume
- 276
d'Allemagne. Nouveaux soulèvements des Bretons et des
Gascons; nouvelle irritation des fils aînés de l'empereur con
tre ce partage; Lothaire lui -même, qui avait d'abord juré
de défendre les droits de son jeune frère Charles, se montra
fort mécontent et se servit du hardi Wala , abbé de Corbie ,
pour soulever les peuples dans l'intérêt de son ambition .
Ce moine astucieux trompait indignement le trop faible
empereur et l'engageait à assembler des conciles , dans
lesquels le prince imprudent ne cessait de censurer sa
propre conduite. Judith s'aperçut de cet indigne manége
et , pour y mettre fin , elle donna à son époux le conseil
d'éloigner Lothaire et de prendre pour ministre Bernard,
duc de Septimanie (Languedoc) , gouverneur de Barcelone.
Ce fut un malheur. On interpréta outrageusement la con
fiance de l'impératrice en ce seigneur ; la majesté impé
riale fut avilie aux yeux des peuples. Wala , disgracié
(828 ) , se jeta dans l'opposition; dès lors la révolte est
partout ( 830 ) . L'empereur, abandonné de son armée ,
dut se livrer , avec Judith et son fils Charles , à la discré
tion de ses trois autres fils . L'imperatrice, accusée d'a
dultère, fut reléguée dans un monastère de Laon et forcée
d'y prendre le voile pour sauver sa vie ; le duc Bernard
prit la ſuite ; Louis lui -même fut enfermé dans un cloître .
Là , l'indigne Lothaire crut trouver des complaisants qui
engageraient le prince à embrasser la vie religieuse. Il se
trompa. Un religieox, nommé Gondebauld, lui donna des
conseils plus dignes d'un empereur; il sut faire compren
dre aux rois d'Aquitaine et de Bavière qu'en secondant les
vues de Lothaire, ils trouveraient bientôt en lui un maître
dur et ingrat , au lieu d'un père plein de bonté. Dès ce
moment, la division éclate entre les trois frères. Une as
semblée est tenue à Nimègue (830) , une autre à Aix
la -Chapelle ( 831 ) ; Lothaire fait la paix avec son père et,
par une nouvelle låcheté, lui livre ses complices. Ils sont
condamnés à mort , mais Louis leur pardonne de nouveau .
Judith est rappelée et autorisée à se purger par serment
des crimes qu'on lui imputait. Le comte Bernard en fait
autant .
Mais cette pais conclue entre le père et les enfants ne
277

dura pas longtemps . Excités secrètement par Lothaire et


trompés dans l'espoir qu'ils avaient eu de régner , Pépin
et Louis se révollent . L'astucieux Lothaire arrive d'Italie
à la tele de son armée, emmenant avec lui le pape Gré
goire IV, qui n'avait pour but que de réconcilier le père
avec ses fils . Déjà les armées sont en présence dans une
plaine de l'Alsace , appelée Rothleld, mais qui depuis lut
appelée Lügenfeld (champ du mensonge), à cause de la
perlidie de Lothaire. En effet , pendant que le pape négo
ciait pour empêcher l'effusion du sang ( 24 juin 833 ), sei
gneurs et soldats de l'empereur désertèrent ses drapeaux
et passèrent aux princes révoltés. Après celle scène scan
daleuse , Louis est déposé à Compiègne et conduit d'abord
à Metz, puis à Soissons, où il est confiné dans le monastère
de Saint-Médard . Le jeune roi Charles est dépouillé de ses
Etats et enfermé dans l'abbaye de Prum , au milieu des
Ardennes ; l'impératrice Judith , odieuse aux factieux, est
reléguée dans la forteresse de Torlone, en Italie .
Lothaire est au comble de ses vœux : il se fait proclamer
seul empereur et accable de mauvais traitements son père,
qu'il fait soumettre à une pénitence canonique. Pour y
réussir et lui ôter du même coup l'honneur et la couronne,
il convoque une nouvelle assemblée à Soissons, sous la
présidence d’Ebbon, archevêque de Reims, que l'empereur
avait eu le tort d'élever de la plus basse condition aux plus
hautes dignités de l'Eglise. Une seconde dégradation y lnt
préparée pour le malheureux Louis .
Dépouillé de ses ornements impériaux, il se vit arrian
cher son épée et son baudrier : on le força de se revêtir d'un
sac , de s'agenouiller sur un cilice, de lire devant l'assem
blée une cédule qui portait ses prétendus crimes; et , après
une exhortation humiliante qu'il dut subir, on le conduisit
dans une petite cellule du monastère, pour l'y laisser finir
ses jours dans les pratiques de la pénitence.
Les parricides avaient comblé la mesure, l'empire tout
entier se souleva d'indignation en voyant la honte imposée
au fils de Charlemagne. Dieu permit que la division se mit
entre Lothaire et ses frères; ils sont en armes les uns
contre les autres, aussitôt après leur infame triomphe con
278

tre le meilleur des pères. Lothaire, attaqué à la fois par les


Bavarois et les Aquitains , s'enſuit d'Aix -la -Chapelle pour
aller se fortifier dans Vienne, ville de l'ancien royaume
de Bourgogne. Pour Louis le Débonnaire et son fils Charles,
ils sont provisoirement déposés à Saint-Denis. Les parti
sans du vieil empereur accourent : seigneurs, évêques ,
peuple, tous s'empressent de lui exprimer leurs regrets et
leurs sympathies. Il fut remis en liberté, son épée lui fut
rendue ; il remonta solennellement sur son trône aux ac
clamations des peuples (834) .
Cette révolution de palais amena sa réconciliation avec
ses fils Louis et Pépin. L'impératrice revint à Aix- la -Cha
pelle . Lothaire, après s'être obstiné quelque temps dans
sa révolte, se vit obligé , par les armes de son père , à venir
à Blois implorer son pardon . Il l'obtint encore, après avoir
juré de se retirer en Italie ( 835) .
L'Eglise avait souffert des troubles de l'Etat ; l'empereur
avait tenu une assemblée à Attigny (834) , pour réparer ces
maux et ces désordres, et, l'année suivante, une diète ou
assemblée nationale fut convoquée à Thionville pour an
nuler les actes honteux de la diète de Compiègne et dé
poser ceux qui en avaient été les auteurs .
Parmi les coupables, l'histoire cite quelques prélats
trompés et entrainés par les princes rebelles . Agobard , de
Lyon , et Bernard , de Vienne , furent de ce nombre. Dé
posés en leur absence , ils reconnurent leur faute et en fi
rent une si longue et si rude pénitence qu'ils méritèrent
d'être honorés comme saints . Ebbon , de Reims , consentit
à sa déposition , s'avoua coupable et renonça au pontificat,
dont il se déclara indigne. Ces aveux , quoique tardifs, mé
ritent considération .
A cette occasion , nous dirons avec M. Henrion : « Qu'on
« ne se hâte pas , d'après cet exemple et celui de l'abbé
« Wala, d'adresser au clergé d'injustes reproches ! L'hom
« me , pour être élevé au sacerdoce et même à l'épiscopat,
« ne cesse pas d'être homme ; ses préventions , ses pas
« sions, ses crimes , sont la part de l'humanité , jamais
« celle de la religion, qui condamne le mal dans ses mi
« nistres plus sévèrement encore que chez le simple fi
- 279

« dèle ; le prêtre égaré ou coupable eût peut-être été pire ,


« s'il n'eût pas été prêtre ; et puis, dans le clergé , les
« mauvais forment l'exception , et les bons la règle.
« L'histoire des erreurs ou des désordres de quelques
« uns de ses membres est un chapitre de l'histoire de
« l'humanité ; l'histoire de sa foi si pure , de ses vertus
a et de ses bienfaits , est le fond même de l'histoire du
« christianisme . » ( Histoire de France, t. Jer , p . 206.)
Cependant de nouvelles intrigues s'ourdissent contre
Charles, à qui la diète de Thionville avait fait une large
part ; l'empereur, obsédé par Judith , ajoute encore à ses
domaines la Neustrie , et bientôt l’Aquitaine , après la mort
de Pépin (838 ) . Cette mort même devint une nouvelle
cause de troubles . Lothaire et Louis prirent encore les
armes . Pour les calmer , un nouveau partage fut décrété
à la diète de Worms (839) . On y fit deux parts égales qui
eurent pour limites communes la Meuse, le Jura et le
Rhône . Lothaire choisit l'Orient; l'Occident revint à Char
les ; Louis, dit le Germanique , fut réduit à la Bavière.
Mais on n'avait pas compris dans ce partage les deux
fils de Pépin , l'aîné nommé Pépin comme son père , et
le second nommé Charles . Plus mécontents encore que
le roi de Bavière , ils appellent aux armes l’Aquitaine;
l'empereur reparaît sur le champ de bataille, il dissipe la
révolte ; mais tout à coup il apprend que son fils Louis ap
proche du Rhin et menace d'entrer dans la Gaule (839).
Aussitôt l'empereur , bien que souffrant, marche à la ren
contre de son fils, passe les fêtes de Pâques à Aix -la -Cha
pelle ( 840) , puis met en ſuite le rebelle , qui n'osa tenir la
campagne devant l'armée impériale.
Cependant cette nouvelle ingratitude lui porta le coup
mortel . A peine arrivé près du Rhin , se sentant atteint de
fièvre, il se fit transporter mourant dans une ile de ce
fleuve, au-dessous de Mayence, vis-à-vis d'Ingelheim , au
centre même de l'empire, dont l'unité allait mourir avec
lui . Là , pendant six semaines, il ne prit d'autre nourriture
que le pain de l'Eucharistie ; enfin , sentant ses forces di
minuer , il se fit apporter tous ses joyaux , les livres de sa
bibliothèque, les ornements et les vases de sa chapelle,
280

qu'il partagea en plusieurs lots, destinés aux pauvres , aux


églises , aux rois Charles et Lothaire. A ce dernier il fit re
mettre l'épée, la couronne et le sceptre impérial, pour lui
marquer qu'il lui laissait l'empire . Il pardonna à Louis de
Bavière , en disant : « Je pardonne à Louis , mais qu'il songe
a à lui - même , lui qui , méprisant la loi de Dieu , a conduit
« au tombeau les cheveux blancs de son père . » Il expira ,
avec le sourire sur les lèvres , les yeux levés vers le ciel
et priant avec une piété angélique, le 20 juin 840 , dans
la soixante -quatrième année de son âge et la vingt-sep
tième de son règne . Son frère Drogon, évêque de Metz et
archichapelain du palais , le fit inhumer dans l'église de
Saint-Arnould de Metz, auprès de la reine Hildegarde, sa
mère ; mais , dans la suite, son corps, avec celui de la prin
cesse, fut transféré au monastère de Campten, où le peuple
lui donnait le titre de saint.
La vie de Louis le Débonnaire fut celle d'un martyr et
sa mort celle d'un saint . Il ne manqua ni de talent ni de
courage ; il fut bon , miséricordieux, chaste , et même plus
savant qu'on ne devait l'attendre de son époque , car il par
lait le grec et le latin ; il fût de plus protecteur constant de
l'Eglise , d'une sincère et profonde piété ; mais une faiblesse
invincible de caractère, une trop grande tendresse pour ses
enfants, l'exagération de ses scrupeles, lui firent oublier
ce qu'il devait à son rang et le réduisirent à n'élre que le
jouet des factieux et la risée de ses fils : terrible exemple
que Dieu a laissé pour leçon aux rois et aux peuples !
Pour être juste, il faut attribuer à sa piété ce qu'il y
a de louable dans son règne, et ce qu'il y a de blâmable
est le fait de la faiblesse de son caractère . Ceite faiblesse
s'est manifestée dans les fréquents partages de l'empire,
dans ses rapports avec Judith et ses fils , dans la manière
dont il réprimala corruption des meurs, introduite à la cour
par Bernard , son camerier; dans la nomination aux charges
de l'Etat et de l'Eglise qui imposa à cette dernière des
ministres indignes ; enfin dans sa piété même, que des
hommes rusés exploitèrent à ses dépens. Otez -lui Judith
et Charles, donnez -lui des enfants plus dociles, ou simple
ment plus d'énergie de caractère , et vous retrancherez iine
281

grande partie de ses malheurs . Mais s'il n'eut pas, comme


Charlemagne, les qualités d'un empereur, il eut les vertus
d'un chrétien ; si , pour sa faiblesse de caractère, il fut par
fois humilié , presque avili aux yeux des hommes, il n'en
fut pas moins grand aux yeux de Dieu .
D'autre part , unie observation consolante à faire au mi
lieu de ces tristes événements, c'est que le plan de la Pro
vidence se manifeste encore à nous. On considéra l'inva
sion des Normands comme une suite du manque d'énergie
de Louis et de ses enfants ; mais , bien que désastreuse et
désolante , cette invasion a été heureuse sous un autre
rapport .
Pendant plus d'un siècle les Normands désoleront la
France, ils la sillonneront dans tous les sens , la baigne
ront dans des flots de sang ; ils détruiront les églises,
renverseront les monastères, égorgeront les évêques et
les prêtres; le peuple, devenu l'objet de leurs vexations
de tout genre , s'écriera souvent dans ses prières : Sei
gneur, délivrez-nous des hommes du Nord . Tout cela
est vrai. Néanmoins , c'est au milieu de ces grandes
calamités que Dieu accomplit le chef- d'oeuvre de sa
providence, qui consiste à tirer le bien du mal. Les
Normands ne devaient pas languir toujours dans l'igno
rance et la barbarie; ils sortent des provinces du Nord ,
se répandent sur le sol catholique pour y trouver le Dieu
qu'ils ne cherchent pas, pour y puiser les trésors de la foi
qu'ils persécutaient et se préparer à rendre un jour à
l'Eglise d'immenses services.
D'un autre côté , sous les fils de Louis le Pieux , la scis
sion de la France et de l'Allemagne se prépare . Mais quand ,
à quel moment celte dernière se séparera -t-elle définitive
ment de la France ? Quand elle se sentira assez forte pour se
suffire à elle-même et se passer de la tutelle de la France,
quand elle aura fait l'apprentissage de la société , quand elle
aura reçu son éducation chrétienne, et que, mûre pour les
institutions civiles et religieuses, elle n'aura plus besoin
de sa maitresse. Et cetle Allemagne, nous la verrous vivre
de sa vie propre, de sa vie religieuse ; il y naîtra de grands
princes, de grands saints , qui ſeront pendant de longs
282

siècles le bonheur de la société et la gloire de l'Eglise .


Ainsi Dieu a su tirer le bien de ces deux événements dus
à la faiblesse de Louis et aux fautes de ses successeurs .
Or , c'est ainsi que Dieu se montre dans son Eglise et qu'il
tourne au salut des hommes et des peuples les fautes et
les passions de ceux qui gouvernent.
Charles le Chauve (840-877 ).

De mauvais fils ne pouvaient être que de mauvais,


frères. Aussi l'ambition qui les avait unis contre leur père,
tant qu'il vécut, les arma les uns contre les autres, dès
qu'il n'exista plus. Lothaire tente de dépouiller les rois
Louis et Charles ; il envoie des émissaires en Gaule pour
soulever les peuples, et bientôt après il passe les Alpes.
Louis, qui voulait avoir toute la Germanie pour lui , avait
devancé son frère : ils sont en présence ; mais , désespé
rant l'un et l'autre de vaincre, ils s'accordent un armistice.
Lothaire , ayant gagné le jeune Pépin, voulut se jeter sur
les provinces de Charles ; mais cette fois Louis et Charles
purent joindre leurs forces : ils voulurent cependant es
sayer encore un accommodement; ils députèrent des évè
ques à l'empereur pour lui proposer une paix honorable ;
Lothaire refusa , et la bataille se livra dans les plaines de
Fontenay (841). Ce fut un affreux carnage ; l’armée de
Lothaire et de Pépin fut mise en déroute . Les chroniques
contemporaines s'accordent à dire que jamais il n'y eut ,
parmi les Francs,de combat plus désastreux. Elles portent
à quarante mille hommes la perte de Lothaire, qui s'enfuit
à Aix -la -Chapelle. Le nouvel Absalon dut se rappeler alors
ses honteux triomphes sur l'empereur son père . L'empire
de Charlemagne s'abîma dans le sang , à Fontenay. Son
unité était à jamais détruite . Personne n'a été assez puis
sant pour le reconstituer. Ce fut, il est vrai , le rêve con
stant du plus grand héros des temps modernes ; mais,
élevé dans une tempête, il alla mourir sur un rocher perdu
dans l'Océan ! ...
Ce qu'il y a de plus honorable que la victoire pour Louis
et Charles, ce fut leur manière d'agir après la bataille .
283

Leur conduite mérite d'être remarquée , car elle fut celle


de vrais chrétiens . La bataille terminée, les deux princes
vainqueurs résolurent de ne point poursuivre les ſuyards,
afin de leur inspirer des pensées de regret et de les con
vaincre que leur défaite était un jugement de Dieu. Ils dé
crétèrent, de plus, que les honneursde la sépulture seraient
accordés indistinctement aux morts des deux camps et que
les mêmes secours seraient portés aux blessés des deux
partis . Le lendemain, qui était un dimanche, ils font célé
brer la messe sur le champ de bataille pour ceux qui étaient
morts ; puis ils donnent à juger leur conduite aux évêques ;
ceux-ci , s'étant assemblés , déclarent qu'ils ont combattu
pour une cause juste ; mais que ceux qui,danscette guerre,
ont suivi les mouvements de la haine , de la colère ou de
la vanité , ont offensé Dieu , doivent s'en confesser et en
faire une sincère pénitence; qu'il faut, de plus, prier pour
les âmes des morts et demander à Dieu de continuer sa
protection aux vainqueurs. Un jeûne de trois jours fut or
donné dans cette intention . Admirable générosité de la
part des vainqueurs ! Voilà le christianisme ! voilà les saintes
inspirations de l'Eglise qui se font jour dans les grandes
occasions!
Cependant tout n'était pas terminé . Lothaire, ayant vu
ses projets échouer, fit de nouvelles tentatives pour se
relever. Il tacha de gagner les Saxons, et , pour les flatter,
il les jeta dans l'anarchie, puis dans l'idolâtrie. Mais, vains
efforts! les nobles , plus foncièrement chrétiens, résistè
rent aux intrigues de l'impie Lothaire, et empêchèrent
ainsi une défection totale, tant était solide l'oeuvre de Char
lemagne ! On dit même que Lothaire s'adressa aux nations
païennes et barbares pour les attirer à son parti.
Louis et Charles , ayant appris l'infâme conduite de leur
frère , voulurent se jurer une foi mutuelle et former entre
eux !ine nouvelle et inébranlable alliance . Ils se réunirent
donc, pour cette cause , à Strasbourg , le 13 février 842 .
Charles fit son serment en langue tudesque ou teutonique,
afin d'être compris par les soldats de son frère , et Louis
fit, pour la même raison , le sien en roman , c'est-à-dire
en un latin corrompu ou latin rustique, qui était alors en
284

usage dans la Gaule . Voici cette formule en langue romane


du Midi, telle que la rapporte Nithard , le plus spirituel et
le plus méthodique des historiens de la race carlovin
gienne. Cette pièce est d'ailleurs importante, comme étant
le premier monument de notre langue : Pro Deo amur, et
pro christian poblo, el nostro commun salvament , dist di
en avani, in quant Deus savir el podir me dunal, si salva
reio cist mein fradre Karlo et in adjudha, el in cadhuna
cosa, si cum om per dreil son fradre salvar dist , in o quid
il mi allre si fazel. Et ab Ludher nul plaid nunquam
prendrai qui meon vol cist meon fradre Karlo in damno
sit. Ce qui signifie en français moderne : « Pour l'amour
« de Dieu et pour le peuple chrétien, et pour notre com
« mun salut , dès ce jour en avant , en tant que Dieu me
« donne savoir et pouvoir, je sauverai (défendrai) Charles,
« ce frère à moi, et l'aiderai en toute chose , comme un
« homme doit par justice sauver son frère ; et pourvu
« qu'il ne fasse pas autrement pour moi , je ne prendrai
jamais avec Lothaire aucun arrangement qui , par ma
« volonté , devienne puisible à mon frère Charles ' . »
Quand les princes eurent prononcé ce serment , ils se
rendirent à Worms et de là envoyèrent des députés à
Lothaire, qui refuse de les entendre.Alors Louis et Charles
gagnent Aix -la -Chapelle et convoquent les évêques, pour
qu'ils jugent si la conduite de leur frère ne le prive point de
ses droits sur les pays situés en deçà des Alpes et au delà du
Rhin . L'Eglise , voyant que Lothaire s'avisait d'invoquer
l'appui des Saxons et des Sarrasins, se déclara contre lui .
Les prélats ayant rappelé les crimes de Lothaire , ses ser
ments violés, l'eſfusion du sang causée par son ambition,
concluent que c'est la main de Dieu qui l'a d'abord frappé,
puis chassé du trône. Mais, avant d'aller plus loin , ils de
mandent aux deux princes s'ils entendent régner suivant
la loi divine. Sur leur réponse allirmative, les évêques
1 Dans la Gaule, depuis l'invasion des Francs, il existait deux dialectes :
l'un , leulonique, parle par les conquérants, les rois, les seigneurs et les
aroices ; l'altre , mélange de lalin et de celle, et successivementde grec,
d'arribe el de lumboril , el qui éiani le lungoge du peuple. L'Eglise « t le
gouvernemeni se servaient des deux langues, pour la commodité de tous .
M. Amedee G ABOURD.)
285

leur dirent : « Recevez donc le royaume par l'autorité de


« Dieu , gouvernez - le suivant sa volonté, nous vous en
« avertissons, nous vous y exhortons, nous vous le com
« mandons. » Ces paroles chrétiennes furent applaudies
du peuple, et on lit le partage du territoire en question.
Mais Lothaire, voyant qu'il ne pouvait plus rester dans
un pays où tout lui était contraire, pilla le palais d'Aix
la -Chapelle et se dirigea sur Lyon , d'où il envoya proposer
à ses frères un traité de paix . Les évêques, consultés, se
servirent de toute leur influence pour amener les vain
queurs à y consentir. On se réunit à Verdun (813) . Défi
nitivement la Germanie se sépara de la France . L'empe
reur Lothaire conserva l'Italie et obtint en outre tout le
pays compris entre le Rhône et les Alpes , la Meuse et le
Rbin. Ce territoire fut appelé Lotharingia ( Luther-Reichen,
royaume de Lothaire), et c'est depuis ce moment que la
partie septentrionale de ce pays a pris et conservé le nom
de Lorraine. Louis eut toute la Germanie transrhénane,
avec les trois cités de Worms, de Spire et de Mayence.
Toute la pariie de la Gaule située au couchant de la Meuse,
de la Saône et du Rhône , avec la partie de l'Espagne com
prise entre les Pyrénées et l'Ebre , furent abandonnées à
Charles le Chauve : ce fut là le nouveau royaume de France .
Pendant qu'on terminait ainsi cette guerre civile , si
pernicieuse à l'empire, deux ennemis également redouta
bles faisaient l'effroi de la chrétienté d'Europe . C'étaient,
d'une part, les Normands ou Danois ; de l'autre , les Sarra
sins , qui prolitèrent des divisions des princes pour envahir
le pays. Les Normands prennent Rouen (811 ), s'appro
chent de Paris, ravagent la Bretagne ( 843) , l'Aquitaine,
brûlant, saccageant tout sur leur passage . A Nantes, ils
massacrent le saint évêque Gohard ou Guihard, les prêtres,
les moines , les fidèles réfugiés dans une église. Pendant
que les Bretons révoltés battent les troupes du roi , les bar
bares s'avancent vers Paris, où ils entrent la veille de Pa
ques (845 ) : la ville est mise au pillage ; tout est livré au
fer et au feu, et , ce qui était fait pour enhardir les enne
mis , les seigneurs laissaient faire ; Charles le Chauve eut
la lacheté de payer sept mille livres pesant d'argent pour
286
éloigner l'orage, mais cette concession ne fit que l'em
pirer. En effet , on retrouve ces pirates bientôt après à
Trèves , Cologne , Rouen , Nantes , Saintes , Bordeaux ; en
846 ils ravagent le Limousin , remplissent de meurtres le
pays de Tours , où ils réduisent en cendres l'église de
Saint-Martin. Plus tard (854 ) , ils brûlent pour la seconde
fois la malheureuse ville d'Angers; battus par les Aqui
tains en 855 , ils prennent leur revanche en livrant Or
léans au pillage ; ils remontent de nouveau la Seine ( 857),
mettent le feu à l'église de Sainte-Geneviève et , après avoir
répandu partout la désolation et l'épouvante, ils se reti
rent pour préparer une nouvelle irruption.
En même temps que les sauvages du Nord attaquaient
la France du côté de l'Océan , les Sarrasins y pénétraient
au midi par le Rhône, abordaient à Arles et y faisaient
un immense butin . L'empire était comme livré au pil
lage ; des pirates de Grèce pillent Marseille, les Esclavons
attaquent les terres de Louis ; tout est abandonné à l'in
cendie, à la famine, au ſer des barbares.
C'était le trop juste châtiment réservé aux crimes des
princes, aux lâchetés des seigneurs , à la guerre civile,qui
avaient rendu toute résistance impossible. Les intervalles
de repos que les incursions des barbares laissaient au
royaume furent occupés par des luttes entre les rois et les
seigneurs. Enfin le mécontentement devint général, et un
jour vint où les grands résolurent de déposer Charles le
Chauve , comme seul coupable de tous ces désastres, et de
mettre à sa place Louis de Germanie, son neveu .
L'intervention des évêques parvint à rétablir la paix
entre Charles, ses peuples, ses fils et son frère.
Au milieu de tous les malheurs de ce temps, pendant
que l'Europe n'était qu'un vaste champ de bataille, le rôle
de l'Eglise fut de consoler les victimes de ces guerres du
dehors et du dedans. A cette époque surtout , où les rois
se montraient si faibles, si lâches, si indignes de leur
mission , où les gens de guerre étaient à la fois pillards
envers le peuple et poltrons envers les barbares, tout le
pouvoir législatif et toute la puissance que donne le droit
appartenaient au clergé . Ce fut en ce temps une impé
287

rieuse nécessité , ce fut un bonheur pour la société d'a


lors que cette suprématie du prêtre. La barbarie, l'igno
rance et le despotisme pesaient de tout leur poids sur cette
malheureuse nation, et , sans le contre-poids de l'Eglise ,
un immense désespoir aurait anéanti les derniers débris
de la France ; l'Occident tout entier aurait été enveloppé
des ténèbres du chaos et de la mort , si le clergé , seul dé
positaire de la foi , des lumières et de la charité, n'eût
été là pour tendre une main secourable à toutes ces in
fortunes. Et qui donc osait rappeler aux rois et aux grands
les limites de leur puissance, de leurs droits et de leurs
devoirs ? Qui pouvait leur dire ,, comme le clergé : Nous
vous avertissons , nous vous exhortons , nous vous com
mandons? D'autre part , qui rappelait aux peuples le de
voir de la soumission , la patience dans l'oppression , la
resignation dans le malheur ? Le clergé seul était investi
par les grands et les petits d'assez d'autorité et de con
fiance pour devenir le protecteur des uns et des autres.
Que si l'on doutait encore de l'efficacité de cette mis
sion du clergé, qu'on regarde de près ce que c'était en
définitive que le règne des derniers Carlovingiens, et
l'on trouvera qu'il peut se résumer ainsi : les rois op
primaient , les grands pillaient , les barbares incen
diaient , les peuples souffraient, l'Eglise consolait et pa
cifiait.
Pourquoi donc s'étonner si la conscience de son action
réparatrice , et l'assentiment unanime des rois , des sei
gneurs et des victimes , lui accordaient le droit de disposer
des couronnes , de censurer les monarques et de prendre
en main le soin de l'Etat ? C'est là l'origine du pouvoir
temporel dans l'Eglise ; elle est assez glorieuse pour elle
pour qu'on puisse l'avouer, et ceux qui l'ont attribuée à
l'ambition de ses chefs se trompent étrangement et men
tent à l'histoire. Nous aimons à mettre sous les yeux de
ces maladroits ennemis de l'Eglise les paroles d’un illustre
écrivain protestant de nos jours ; on ne dira pas cette fois
qu'il juge avec partialité : « Depuis quelques siècles, dit
« M. Guizot, on parle à son aise du pouvoir temporel ;
« mais , à l'époque qui nous occupe, le pouvoir tempo
1 288

« rel , c'était la force pure , un brigandage intraitable .


L'Eglise ... était infiniment supérieure à un tel gou
« vernement temporel ; le cri des peuples venait conti
« nuellement la presser de prendre sa place... En général,
« quand la liberté a manqué aux hommes, c'est la reli
gion qui s'est chargée de la remplacer. Au dixième
« siècle , les peuples n'étaient pas en état de se défendre,
« de faire valoir leurs droits contre la violence civile : la
a religion intervenait au nom du ciel . »
La meilleure preuve de celte intervention providentielle
du clergé à cette époque se trouve consignée d'une manière
éclatante dans les canons des nombreux conciles qui se
tinrent alors .
Cependant l'empereur Lothaire, se sentant près de
mourir , partagea ses Etats entre ses Gls Louis , Lothaire
et Charles ; le premier, déjà reconnu empereur, resta
maître de l'Italie ; le second reçut la Lorraine, et le troi
sième la Provence. Ce partage opéré , l'empereur, après
avoir donné tant d'années à l'ambition, à la tyrannie et à
la révolte, ne songea plus qu'à faire son salut. Troublé de
remords , au souvenir de ses crimes , il se dépouilla de
l'empire, se fit transporter au monastère de Pruym , y
prit l'habit monastique , et mourut six jours après (855 ).
Dieu jugea sa vie et sa pénitence .
Un autre danger menace Charles le Chauve : pendant
qu'il marche contre les Normands qui avaient fait une
nouvelle invasion dans le pays (857), son frère , Louis de
Germanie, conspire contre lui et cherche à se rendre seul
maître du royaume. Déjà il se croit sûr du succès et
distribue largement à ses complices les abbayes et les
maisons royales . Mais , ici encore, l'Eglise sauva l'Etat .
Les évêques restent fidèles à leur roi , prononcent l'excom
munication contre ceux qui embrasseraient le parti de
Louis et refusent de lui obéir . Au lieu de se rendre à
Reims , où les convoquait l'usurpateur, ils lui écrivent
l'admirable lettre qui suit : « Vous vous voulez , dites
« vous , traiter avec nous du rétablissement du bon ordre
« dans l'Eglise ; mais vous l'eussiez fait d'une manière plus
« conforme à l'équité et à la raison , si vous eussiez voulu
289

« suivre nos avis ou plutôt ceux de Dieu ; car nous ne


« vous avons donné que ceux que nous avons puisés dans
« les livres saints, ou que la charité, qui est l'esprit de
« Dieu , nous a dictés ... Examinez dans le secret de votre
« cæur les motifs qui vous ont porté à entrer dans ce
« royaume , et pesez-les dans la balance de la justice , en
« présence du Seigneur qui connaît, comme dit le psal
a miste, les pensées les plus secrètes de l'homme ... Inter
« rogez votre conscience et jugez si vous voudriez qu'on
« vous fît ce que vous faites aux autres . Songez , prince ,
a au moment terrible où votre åme , seule , sans secours et
« sans consolation de la part de vos vassaux , de votre
« épouse et de vos enfants, dépouillée de ses richesses et
« de sa puissance , verra tous ses projets s'évanouir devant
« le tribunal du souverain Juge. Ce sera alors que , livré
a au démon exécuteur de la justice divine, vous sentirez
« bien , mais trop tard , tout le poids de vos péchés ... Si
« vous êtes venu corriger les anciens désordres, n'en faites
« pas de nouveaux et de plus grands . Si vous êtes venu
a éteindre la discorde et resserrer les nouds de la charité ,
a montrez -le par les effets de cette charité dont saint Paul
« dit qu'elle n'est point ambitieuse et qu'elle ne cherche
« point ses intérêts ... C'est contre les païens qu'elle doit
a vous armer pour délivrer l'Eglise et le royaume de l'in
ajuste tribut que nous leur payons. Si vous êtes venu,
« comme vous nous l'avez écrit , pour rétablir la religion ,
« laissez aux évêques et aux églises leurs priviléges et
a leurs immunités; ne souffrez pas qu'on pille et qu'on en
« lève des biens qui sont les veux des fidèles, la rançon
« des péchés et la solde des serviteurs et des servantes de
a Dieu... Et, puisque vous voulez, ainsi que vous nous
« l'écrivez, travailler à réformer le peuple chrétien, com
« mencez par vous-même... La main qui doit purifier
« quelque chose doit être pure ... C'est pourquoi, vous qui
a êtes appelé roi'et seigneur, ayez toujours le cœur élevé
« vers celui de qui vous tenez ces titres et qui est le roi
des rois... Vivez et agissez toujours dans le particulier,
« comme si vous étiez en public. Gouvernez votre maison
« avec tant de règle, qu'elle soit pour vos sujets un mo
19
290

adèle de la piété, de la pudeur et de la sobriété qu'ils


« doivent faire régner dans leurs familles... Vous êtes
a soumis à Dieu et vous commandez aux honimes. Rendez à
Dieu età vos sujets ce que vous leur devez : à Dieu une foi
a pure , un culle sincère, une tendre dévotion ; c'est ce que
« vous ſerez en honorant les évêques, les clercs , les religieux.
« en protégeant l'Eglise , en soulageant tous les malheureux
« et en pleurant vos péchés. Vous devez à vos sujets de la
bonté et de l'équité ; alliez la justice avec la clémence ...
« Faites- vous craindre des méchants , mais tâchez de vous
a faire plus aimer que craindre des gens de bien ... Lisez
« les livres des Rois, et vous verrez avec quel respect Saül,
« tout réprouvé qu'il était de Dieu , fut traité par Samuel ,
dont nous, indignes, tenons la place ; vous verrez com
bien David , quoique élu à sa place, craignait de porter
« la main sur l'oint du Seigneur. Il savait cependant que
« Saül était rejeté de Dieu et qu'il n'était pas de la même
a tribu que lui . Nous disons ceci pour vousfaire connaître
« quels respects , outre la fidélité et les services, nous de
a vons au roi votre frère . Nous ne pouvons nous persuader
« que vous veuillez perdre votre âme pour augmenter votre
a royaume..., et nous priver de l'épiscopat que nous mé
ariterions de perdre , si , contre Dieu et la raison , nous
« vous soumettions nos églises ; car ces églises ne sont
a pas des fefs qu'un roi pent donner ou ôter quand il lui
« plait '...
Cette lettre, pleine de noblesse et de raison , jointe à la
fermeté des évêques, réveille les remords de Louis et le
courage de Charles le Chauve . Ce prince, seconde par le
clergé, parvint à former une armée et marcha contre l'u
surpateur qui , n'osant point l'attendre, regagna prompte
ment ses Elats .
Bientôt deux conciles s'assemblent ( 859) , l'un à Metz,
l'autre à Savonnières (Meuse), pour s'occuper des moyens
de rétablir la paix entre les princes francs. L'æuvre de
pacification réussit, grâce encore à une nouvelle invasion
des Normands qui pénètrent jusqu'au cæur du royaume.
La paix est signée à Coblentz (860)entre les rois de Neus
1 Cette lettre est attribuée à Hincmar ,
291

trie , de Germanie, de Lorraine, de Provence et l'empe


reur Louis . Ainsi l'épiscopat venait de rendre un service
immense au roi , au prince et à la nation , tous menacés
des ravages des barbares.
Vers ce temps, un grand scandale aflligeait l'Eglise des
Gaules. En 856, Lothaire II , fils de l'empereur du même
nom , et roi de Lorraine, après une année de mariage avec
Teutberge , fille du duc Boson, s'était follement épris de
Valdrade, sæur de Gonthier, archevêque de Cologne, et,
voulant faire casser son mariage avec Teutberge, il eut
recours à une imposture infâme : il porta contre la reine
une accusation honteuse, susceptible d'entraîner la disso
lution du mariage, suivant les lois de l'Eglise . La reine
employa pour se justifier deux moyens accrédités alors par
la superstition populaire : le jugement de Dieu par l'épée
et par l'eau chaude. Reconnue innocente , elle reprit le
rang d'épouse et de reine. Mais cette réconciliation for
cée ne fut qu'apparente et dura peu . Lothaire chassa de
nouveau Teutberge ( 859) , et vécut publiquement avec
Valdrade. L'exemple du crime est contagieux : la cour du
roi devint un théâtre de scandales. On y vit accourir plu
sieurs seigneurs coupables des mêmes crimes ; Boson ,
comte de Bourgogne, y amena Engelande, avec qui il en
tretenait une liaison incestueuse ; Baudoin , comte de
Flandre, vint chercher l'inponité, pour un attentat du
même genre : il avait outragrila famille rovale, en enle
vant Judith. Alle de Charles le Charve, Cousine germaine
de Lothaire. Tous trouvaient ainsi un asile assuré chez ce
prince trop licencieux lui -même pour sévir contre la dé
bauche.
Lothaire, toujours résolu à faire consacrer par l'Eglise
son union scandaleuse avec Valdrade, avait forcé la reine
à se calomnier elle -même en s'avouant coupable dans une
assemblée de huit érêques, convoquée à Aix -la -Cha
pelle (860). Sur cet aveu , la dissolution du mariage fut
prononcée ; Teutberge fut enfermée dans un monastère et
Lothaire épousa solennellement Valdrade (862) . Cepen
dant Hincmar, archevêque de Reims , qui avait pénétré ce
honteux mystère, écrit en faveur de la reine et condamne
292

hautement ce qu'on a fait contre elle. Saint Adon , arche


vêque de Vienne, consulte sur ce point le pape Nicolas l" :
il obtient pour réponse que le mariage étant indissoluble,
la conduite de la femme, quelle qu'elle ait été , ne peut
autoriser le divorce.
On voit que le temps était passé où les princes francs
nouaient et dénouaient le lien conjugal, au gré de leurs
caprices et de leurs passions. Nous allons assister à une
luite solennelle soutenue par l'Eglise pour maintenir l'in
dissolubilité du mariage, faire respecter la sainteté d'un
sacrement institué par Jésus Christ, assurer le repos des
particuliers, la paix du foyer domestique, la transmission
régulière des héritages, la dignité de la femme, l'union
entre les frères , tous les liens et les devoirs de la famille ;
toutes choses sans lesquelles les peuples s'avilissent , la ci
vilisation se perd et s'anéantit, l'autorité se dégrade,
comme il est arrivé aux peuples mahométans plongés
dans les infamies et la stérile oisiveté d'un sérail . Bien
des écrivains, ennemis de l'Eglise et d'eux-mêmes , n'ont
pas compris l'immense service rendu par la papauté aux
nations modernes. Sans l'énergique persévérance des sou
verains pontiſes , l'élément barbare qui faisait le fond de
la société européenne, pendant les neuvième et dixième
siècles, aurail renversé les principes les plus sacrés de la
morale. Qu'en serait il résulté pour nous tous ? Le monde
se serait abimé dans la fange des vices et des passions,
avant d'avoir atteint ce haut degré de civilisation dont
nous sommes si fiers et si peu reconnaissants. Contemplons
donc cette noble lutte de la popauté et de l'épiscopat, afin
d'apprendre à être moins ingrats envers no: bienfaiteurs.
Lothaire persiste dans son crime ; mais Teutberge no
s'oublie pas au fond de sa retraite : elle trouve moyen de
faire parvenir jusqu'au trône de saint Pierre les plaintes
et les protestations de l'innocence opprimée. Elle préve
nait Nicolas jer de l'affreuse alternative à laquelle elle
était réduite , ou de se diffamer elle- même , ou de s'ex
poser aux plus mauvais traitements. « Si Votre Sainteté,
« disait- elle, vient à apprendre que j'ai consenti à faire
« l'aveu mensonger qu'on exige de moi, qu'elle soit con
293

« vaincue que la violence seule aura pu l'arracher à une


« reine plus maltraitée que la dernière des esclaves. » En
même temps que cette missive secrète parvenait à Rome ,
on y apprenait la nouvelle du mariage solennel de Lothaire
et de Valdrade . Saint Nicolas le Grand était de ces pon
tiſes « qui s'opposent, dit l'Ecriture, comme un murd'ai
rain, aux criminelles tentatives des méchants. » Il n'hé
sita point à protéger la victime abattue et sans force contre
les criminelles passions de l'oppresseur couronné. Un décret
pontifical enjoint aux évêques de Germanie et des Gaules
de se réunir en concile à Metz, d'y citer Lothaire et de
prononcer contre lui un jugement canonique. Rodoald ,
évêque de Porto , qui venait de trahir le pape à Constan
tinople, et Jean , évêque de Ficolo , président le concile ,
qui s'ouvrit au mois de juin 863. Légals et évêques so
laissent tromper ou gagner par le prince , et l'adullère
triomphe une seconde fois : le mariage avec Teutberge est
déclaré nul et l'union de Valdrade reconnue légitime.
Gonthier, archevêquedeCologne, et Teutgaud, archevêque
de Trèves, furent députés par le concile de Metz pour
aller à Rome, avec les légats , porter au pape cette scan
daleuse décision .
Nicolas Jer , inaccessible aux misérables calculs du respect
humain , les attendait de pied ferme . « Iosensés, dii un
a auteur contemporain, qui se persuadaient que leurs
« vaines subtilités pourraient former des nuages au flam
« beau du siége apostolique ! »
Les porteurs des actes du concile de Melz n'étaient pas
encore arrivés à Rome que le pape avait déjà rassemblé
les évêques d'Italie pour les annuler et en condamner les
auteurs. Nicolas ler les reçut au concile avec une imposante
et sévère majesté ; puis il leur dit : « Retirez-vous, le
« concile vous appellera quand il en sera besoin . » Quelques
jours après , ils furent mandés pour entendre leur condam
nation en ces termes : « Par le jugement de l'Esprit saint
« et l'autorité du Prince des apôtres , nous cassons et an
« nulons , aujourd'hui et pour toujours, le concile de Metz,
« tenu par les évêques qui ont prévenu notre jugement,
« et ont osé violer les règlements du saint-siége. Nous
294

privons de toutes fonctions épiscopales Teutgaud , arche


« vêque de Trèves, primat de la Belgique , et Gonthier
« de Cologne , convaincus d'avoir, par leurs écrits et leur
« propre aveu , dirigé cette assemblée irrégulière. Pour
« les autres évêques' leurs complices , nous les frappons
« de la même sentence , s'ils persistent dans leur égare
« ment ; mais s'ils font parvenir au siége apostolique
« des marques sincères de repentir, ils ne perdront point
« leurs dignités ni leur rang . )
Les deux archevêques de Cologne et de Trèves essayèrent
de faire épouser leur querelle à l'empereur Louis, qui les
abandonna bientôt, et à Photius, qui venait de lever en
Orient l'étendard du schisme ; mais, pour l'honneur de
l'épiscopat, il faut dire que tous les autres évêques s'em
pressèrent de réparer noblement leur faute. Adventius
de Metz se montra le plus zélé à demander pardon au
saint-siége et à porter ses confrères à l'imiter .
Une menace d'excommunication était en même temps
fulminée contre Lothaire II , s'il ne quittait immédiate
ment Valdrade. La conduite de ce prince avait soulevé la
plus vive indignation parmi les Francs . Ses oncles,
Charles le Chauve et Louis le Germanique, instruils de
tout par le pape , avaient pris le parti de la malheureuse
reine et se préparaient à la venger les armes à la main .
Lothaire, épouvanté, feignit de se soumettre, céda à l'o
rage et se sépara de Valdrade (865) . Mais, l'année sui
vante, il la reprit. Cette fois, Nicolas 1er lança l’excommu
nication contre l'audacieuse concubine. Il ordonpa ensuite
qu'un concile se réunît à Soissons pour mettre fin au
scandale. Pour empêcher les prélats de céder aux séduc
tions du pouvoir temporel, il adressa une lettre à Adven
tius, évêque de Metz , dans laquelle il disait : « Vous pré
« tendez que vous êtes soumis à votre prince, parce que
« l'apôtre dit : Obéissez au roi comme étant au -dessus de
« tous. Vous avez raison ; mais examinez d'abord si les
« princes ne commandent que des choses justes : autrement
u il faut plutôt les tenir pour des tyrans que pour des rois,
Adientins de Meiz, Haiton de Verdun , Arnould de Toul , Francon de
Tongres, Uogaire d'Ulrecht el Rastrold de Strasbourg.
295

« et résister à leurs ordres, loin de s'y soumettre et de


« s'engager par là dans la complicité de leurs désordres.
« Soyez donc soumis au roi , comme étant au -dessus de
« tous par ses vertus , et non par ses vices. Obéissez lui à
« cause de Dieu, selon le précepte de Dieu , et non pas
« contre Dieu . »
Les évêques comprirent parfaitement ces paroles qui
fixaient les limites dans lesquelles devait s'exercer leur
indépendance en matière spirituelle ; ils condamnèrent
à l'unanimité le scandaleux Lothaire et cassèrent les actes
de faiblesse et de connivence des conciles d'Aix - la - Cha
pelle et de Metz.
Ainsi le concile de Soissons réhabilita l'honneur de l'é
piscopat français (866 ). Le pape saint Nicolas ler mourut
l'année suivante (867 ) , sans avoir pu terminer cette ar
faire .
A cette nouvelle , Lothaire II conçut le coupable espoir
de voir enfin légitimer son adultère. Adrien II , le plus
doux des hommes , ayant succédé à Nicolas I" , lui parut ca
pable de se laisser fléchir. Il se trompait. Pour mieux réus
sir, il envoya la malheureuse reine à Rome pour solliciter
elle-même la déclaration de nullité . Escédée des mauvais
traitements qu'elle essuyait , Teulberge entreprit le voyage,
plaida contre ses propres intérêts, mais ſut renvoyée à la
cour avec une lettre qui exhortait le roi à la traiter comme
sa femme légitime. Valdrade, de son côté , demanda et
obtiot l'absolution de l'excommunication qui pesait sur
elle . Le pape l'accorda, sur l'assurance donnée par l'em
pereur Louis qu'elle s'était corrigée de ses anciens dés
ordres. Ces actes de clémence ne firent qu'encourager
Lothaire à poursuivre son projet de divorce . A force de
sollicitations, il obtint d'aller lui- même à Rome pour
plaider sa cause . Il s'y fit accompagner par l'impératrice
Ingelberge, qui devait garantir la sincérité de ses pro
messes et de son repentir. L'entrevue du pape et du roi eut
lieu au monastère du Mont-Cassin ( 869 ) . Le roi de Lor
raine ne négligea rien pour se rendre le pape favorable,
et déjà il s'applaudissait du succès de ses hypocrites pro
testations. Pour rendre sa réhabilitation plus solennelle et
296
montrer à tous qu'on ne le regardait pas comme excom
munié, il souhaita que le pontife lui dît la messe et le
communiat de sa main . Les instantes prières de l'impéra
trice lui obtinrent cette grâce ; mais ce fut pour son mal
heur ; la main de la justice divine attendait là le prince
adultère pour fournir dans sa personne un des plus ter
ribles exemples de la punition des communions sacriléges .
Le pape Adrien II dit la messe en présence de tous les
seigneurs de la cour , d'un clergé nombreux et d'une foule
de personnes attirées par la majesté du spectacle . Quelle
ne fut pas la stupéfaction du roi et de toute l'assistance,
lorsqu'à la fin de la messe , le pape , prenant en main le
corps de Jésus - Christ, prononça ces paroles : « Prince, si
« vous n'êtes pas coupable du crime que le pape Nicolas
« vous avait défendu de commettre , si vous avez pris l'iné
« branlable résolution de n'avoir plus aucun commerce
« avec Valdrade , approchez avec confiance et recevez le
« sacrement de la vie éternelle ; mais si votre pénitence
« n'est pas sincère, ne soyez pas assez téméraire pour
a recevoir le corps et le sang de votre Seigneur, et
« vous incorporer, en les profanant, votre propre con
« damnation . »
Lothaire frémit sans doute à ces paroles ; mais il n'osa
reculer, et, malgré le cri de sa conscience qui lui repro
chait le crime que sa bouche désavouait, nouveau Judas,
il osa communier... Le pontife, se tournant ensuite vers
les seigneurs qui accompagnaient le roi, leur dit à chacun
en les voyant s'approcher pour communier également :
« Si vous n'avez ni contribué, ni consenti aux adultères de
« votre maître avec Valdrade , et si vous n'avez pas com
« muniqué avec ceux qui étaient excommuniés par le
« saint -siége , que le corps du Seigneur vous soit un gage
« de salut éternel, » Epouvantés par l'horreur du sacri
lége, quelques - uns n'osèrent point communier ; les autres
imitèrent le roi ; mais jamais péché ne fut plus visible
ment puni.
Lothaire précipita son départ pour Rome, uniquement
occupé de l'objet de son aveugle passion qu'il lui tardait
de revoir . Traité avec bonté par le pape, il quitta la ville
297

éternelle , satisfait de sa négociation ; mais arrivé à Luc


ques, une fièvre maligoe, jusque-là inconnue, l'attaqua,
ainsi que ceux de sa suite qui avaient communié avec lui .
Les cheveux, les ongles, la peau même , se détachaient du
corps et tombaient par lambeaux . Tous ceux qui avaient
profané le sacrement avec lui moururent sous ses yeux.
Gonthier de Cologne fut du nombre '. Il n'y eut d'épar
gnés que ceux qui s'étaient retirés de la sainte table . Lo .
thaire effrayé, mais non repentant, se fit porter à Plai
sance , où il mourut lui- même dans d'atroces douleurs,
le 8 août 869. C'est ainsi que Dieu , par un terrible châ
timent , mit fin à une intrigue qui , depuis si longtemps,
scandalisait la Gaule et la Germanie. La reine Teutberge
pleura cet infidèle époux, comme si elle n'eût pas eu à s'en
plaindre ; mais, dégoûtée d'un monde qui l'avait tant fait
souffrir, elle se retira dans un monastère de Metz , où elle
passa le reste de ses jours . Valdrade suivit cet exemple , et
prit le voile dans l'abbaye de Remiremont : heureuse si ,
par les larmes d’une sincère pénitence, elle put effacer ses
désordres, et le remords d'avoir causé peut-être la perte
éternelle d'une âme qu'elle avait séduite et corrompue.
Dès lors, le monde ne parla plus de ces deux femmes ; Dieu
les a jugées selon leurs æuvres ! ...
Lothaire Il'étant mort sans enfants légitimes, Charles
le Chauve se fit reconnaître et sacrer roi de Lorraine dans
l'église de Saint-Etienne, à Metz (869 ) . Louis Le Germa
nique réclama contre cette prise de possession, et obtint
sa part du royaume de Lothaire.
Charles n'avait plus que deux fils , Louis le Bègue, roi
d'Aquitaine, et Carloman, diacre de l'église de Meaux. Il
eut la douleur de voir ce dernier conspirer contre lui , et
de le faire excommunier , déposer du diaconat, et enfermer
dans un monastère, où il mourut (873) .
Bientôt meurt l'empereur Louis II, son neveu . Il ne
laissait point d'enfants måles. Nouveau sujet de discorde
entre les deux oncles .
Charles le Chauve arrive le premier à Rome et s'y fait
· Teutgaud de Trèves s'était soumis en 867 à Adrien II , qui le releva
des censures.
298

couronner empereur par le pape Jean VIII , successeur


d'Adrien II . Louis le Germanique prend les armes, ravage
la Neustrie, repasse le Rhin dès qu'il apprend le prompt
retour de son frère ( 875 ) , et meurt l'année suivante
(876 ), laissant trois fils : Carloman , Louis et Charies, entre
lesquels il avait partagé ses Etats. Malgré cette précau
tion, l'ambitieus roi de France s'arme pour les dépouiller,
éprouve une entière défaite , et rentre dans ses Etats . Mais
rappelé en Italie par le pape pour en chasser les Sarrasins,
il y accourt, revient pour apaiser les révoltes des grands
de son royaume, tombe malade en route , et meurt dans la
chaumière d'un paysan, auprès du mont Cenis. On croit ,
mais sans preuve raisonnable, qu'il fut empoisonné par son
médecin Sédécias, juiſ de nation (877) .
Ainsi mourut Charles le Chauve, après un règne de
trente -huit ans : prince sans courage , sans dignité , sans
vertus, et qui n'eut à un haut degré que l'ambition et la
ruse .

Louis II , dit le Begue ( 877-879 ) .

Prince faible, sans talent et sans puissance , Louis n'é


prouva ancune résistance de la part des grands pour monter
sur le trône de son père. Il fut sacré à Compiègne par
l'archevêque Hincmar. Bientôt le pape Jean VIII , vexé par
Lambert, duc de Spolèle, et par Adalbert, marquis de Tos
cane , passe en France pour réclamer le secours du roi
de France. Louis le promet, et le pontife le couronne
solennellement à Troyes ( 878) . Il ne régna que dix - huit
mois, mais ce temps lui suflit pour priver la royauté de sa
force et de son lustre. Pour se concilier la bienveillance
des seigneurs, il sacrilia tout à leur ambition , aux dépens
du pouvoir royal : il leur donna à titre de liefs la plupart
des domaines dont son père n'avait point disposé, et l'avo
risa ainsi le mouvement qui devait enlin produire le régime
féodal. Il prépara la création et l'indépendance d'un grand
nombre de duchés, de comtés et de seigneuries, qui vont
jouer dans la suite un si grand rôle dans notre histoire.
Louis II le Bègue mourut en 879 , laissant deux Ols ,
Louis et Carloman , d’Ansgade , sa première femme ; la
-
299

seconde, Adélaïde, était enceinte d'un troisième enfant,


que nous verrons régner sous le nom de Charles le Simple.
Louis III et Carloman II (878-884) .

Contrairement à la volonté du roi déſunt, qui avait or


donné que l'héritage royal passat à Louis, son fils aîné,
les grauds vassaux en disposèrent en partie en faveur de
Carloman, qui fut déclaré roi d'Aquitaine, tandis que
Louis fut reconnu roi de Neustrie Néanmoins jamais union
ne fut plus entière ni plus constante que celle des deux
frères : ils avaient, enfin, compris qu'ils devaient réserver
toutes leurs forces contre lesdeux ennemis du pouvoir royal,
à l'extérieur les Normands, à l'intérieur les seigneurs du
royaume. Ils se signalèrent contre les barbares : Louis en
tuà neuf mille à la bataille de Saultcourt, près d'Amiens,
et Carloman les débit près de Reims, deux ans après. Mais,
d'autre part, ils perdirent deux belles couronnes dès leur
avénement : celle de Lorraine, qu'ils furent obligés de
céder à Louis, roi de Saxe, pour éviter la guerre, et celle
de Provence , que Boson vint à bout de créer et de placer
sur sa tête. Louis III mourut, après avoir régné trois
ans ( 882 ) : prince que son courage semblait rendre digne
d'un plus long règne. Carloman , reconnu roi de Neustrie,
régna encore deux ans sur toute la monarchie, et , après
avoir lutté inutilement contre les Normands, il mourut
d'une blessure qu'il reçut à la chasse , par accident, d'un
de ses gardes. Il eut la générosité de publier que c'était un
sanglier qui l'avait blessé, pour sauver l'auteur innocent
de sa mort 1 ( 881) .
La main de Dieu 'semblait s'appesantir sur la famille
dégénérée de Charlemagne : elle finissait d'épuisement,
comme celle des Mérovingiens. En sept ans , sept souve
rains avaient disparu, savoir : Louis le Gerinanique ,
bientôt suivi de Charles le Chuve ; les deux fils du pre
mier , Louis et Carloman ; le fils de Charles le Chauve,
Louis le Bègue ; et les deus fils de ce dernier, Louis III
et Carloman II .
1 Annales de Metz.
300

Charles le Gros, empereur (884-887).

Il ne restait plus de la branche de Charles le Chauve


qu'un enfant de cinq ans , nommé Charles, fils de Louis le
Bègue . Les seigneurs , revenant aux usages des premiers
temps mérovingiens, où la couronne était élective, appe
lèrent à eux l'empereur Charles le Gros, fils de Louis le
Germanique, et lui prêtèrent serment d'obéissance. Ils
crurent ainsi élever un rempart contre les incursions des
Normands , en donnant la monarchie gauloise à un prince
qui était déjà maître de l'Italie et de la Gerinanie ; mais
ils se trompèrent. A la tête de l'empire le plus étendu qui
eût existe depuis Charlemagne, Charles n'avait ni le bras
ni la tête assez forts pour lutter contre le torrent . L'orga
nisation du régime féodal anéantissait l'autorité des rois ,
et les invasions des pirates morcelaient ; minaient et ensan
glantaient tous les territoires du vaste empire d'Occident ,
qui n'était plus qu'un corps à peine animé d'un dernier
souffle. D'autre part, qu'était-ce que ce prince pour accom
plir une si périlleuse mission ? Petit , d'un embonpoint
excessiſ, d'un esprit borné, d'un caractère ombrageux, at
teint d'une maladie qui dégénéra dans la suite en démence ,
il ne pouvait ni commander à la guerre , ni gouverner
pendant la paix. Son règne commença par une perfidie.
Après avoir accordé la Frise à Godefroi , chef normand, il
l'attira à une conférence dans une ile du Rhin et le Git
massacrer avec ceux de sa suite . Sous prétexte de venger
ce meurtre , Sigefried, autre chef barbare , opère sa jonc
tion avec Rollon , remonte la Seine, et vient former le siége
de Paris (886) . Cette ville, qui n'occupait alors que l'île
qu'on appelle la Cité, renfermait dans son sein de coura
geux défenseurs : le comte Eudes ; son frère, le comte
Robert ; le comte Ragenaire ; Gozlin , évêque de Paris, et
l'abbé Ebole, son neveu, qui notamment fit des prodiges
de valeur. On rapporte qu'il perça une fois plusieurs
Normands d'un seul javelot, qui était comme une grande
broche ; ce qui donna occasion de crier aux autres barbares,
qu'ils pouvaient les porter à la cuisine.
Ce siége mémorable durait depuis un an , lorsque Charles
301

le Gros parut tout à coup sur les hauteurs de Montmartre,


venant au secours des assiégés. C'en était fait des Nor
mands, si cet indigne prince les avait voulu combattre ;
mais il manqua de résolution , et , au lieu de charger l'en
nemi, il négocia. Il s'engagea à payer aux Normands sept
cents livres pesant d'argent, et leur permit de ravager la
Bourgogne , qui méconnaissait encore son autorité (887).
Cette honteuse connivence acheva de le perdre dans
l'esprit des Francs . Pendant que les Normands exerçaient
partout leurs ravages, Charles le Gros subit le châtiment
dû à sa lâcheté ; méprisé de tous ses sujets, abandonné par
son armée, déposé à la suite d'une révolte des seigneurs
germains, et n'ayant pas même un domestique pour le
servir dans sa maladie, il ne trouva de sympathie dans ses
malheurs que chez Luthbert, archevêque de Mayence, qui
le recueillit et lui prodigua les soins nécessaires . Le cha
grin , ou , selon quelques-uns, le poison , l'enleva de ce
monde trois mois après cette épouvantable catastro
phe (888 ) . On loue la tendre piété de ce prince, son zèle
et son respect pour les choses de Dieu, sa patience et sa
résignation dans l'adversité. Ses Etats furent partagés en
cinq parties : Arnould , fils naturel de Carloman , ancien
roi de Bavière , fut roi de Germanie ; Louis, fils de Boson ,
roi de Provence ; Adolphe , fils de Conrad le Jeune et
comte d'Auxerre, eut la Bourgogne transjurane ; Gui et
Béranger se disputèrent l'Italie ; et Eudes, comte de Paris ,
fut élu roi de France.

Eudes (888-898 ).

Par la mort de Charles le Gros s'éteignit la branche des


héritiers directs du sceptre carlovingien . Charles le Sim
ple, dernier fils de Louis le Bègue , n'avait que des droits
contestables, le mariage de sa mère Adélaïde ayant été
déclaré nul par l'Eglise . C'est pourquoi les grands crurent
devoir déférer la couronne à Eudes, comte de Paris , le
seigneur de France le mieux fait, d'une taille de géant,
d'une force extraordinaire et d'un courage qui venait de
sauver Paris de l'invasion normande .
302

Telles furent, avec l'envie d'exclure la race germani


que de Charlemagne, les raisons qui déterminèrent les
seigneurs à élire un homme de descendance saxonne et à
obéir à ce fils de Robert le Fort , comte d'Anjou. Eudes
accepta la couronne, mais protesta, toutefois, qu'ayant été
nommé par le roi Louis le Bègue tuteur du jeune Charles, il
ne voulait ceindre le diadème que pour le lui rendre quand
il serait en état de gouverner. Eudes s'attacha à combattre
les Normands, pour prouver à la nation qu'il remplissait
le mandat de la royauté, et il remporta sur les barbares
une éclatante victoire à Montfaucon (888) . Cependant, le
sang de Charlemagne criait trop haut pour ne pas être en
tendu : un parti puissant, ayant à sa tête Foulques, arche
vêque de Reims , se prononça en faveur de Charles, qui fut
sacré roi de France à Reims, et reconnu à Worms par Ar
nould , roi de Germanie, dont il invoqua la protection .
Eudes lulta contre le parti des Carlovingiens, et remporta
quelques avantages; enfin, le roi de Germanie abandonna
la cause du jeune Charles .
Ce prince, au désespoir, eut alors la criminelle pensée
de faire alliance avec les Normands pour réduire son ad
versaire. Mais l'archevêque Foulques lui rendit le service
de l'en détourner ; il lui écrivit : « Vous ne parviendrez
« jamais à la couronne, si vous prenez ces voies . Au con
« traire, le Seigneur, que vous irritez par là , ne tardera
« pas à vous perire. J'avais jusqu'à présent mieux espéré
« de vous . Mais je commence à voir que si vous écoutez de
« inauvais conseillers, vous perdrez en même temps le
« royaume de la terre et celui du ciel. Je vous conjure done,
« au nom de Dieu, d'abandonner un dessein qui serait la
« cause de votre perte éternelle, et de m'épargner, à moi
« et à vos autres fidèles sujets, un chagrin dont nous se
« rions à jamais inconsolables. Il serait plus avantageux
« pour vous de n'avoir jamais vu le jour , que de vouloir
« régner par la protection du démon, en vous alliant avec
« les païens. Si vous le faites, je vous déclare que non
« seulement j'abandonnerai votre parti, mais que moi et
« mes suffragants nous vous excommunierons, vous et
« tous ceux qui vous demeureront fidèles. »
303

Ces énergiques paroles retinrent Charles ; il renonça à


un projet qui eût soulevé contre lui la nation entière.
Bientôt il recueillit le fruit de sa docilité aux conseils de
Foulques. Un accommodement lut signé avec Eudes, qui
consentit à partager le royaume avec lui, et à le rccon
naître même pour son souverain dans la partie qu'il se
réservait (897 ). La paix fut donc rétablie, mais Eudes en
prolita peu, car il mourut l'année suivante ( 898) , laissant
un fils, nommé Arnould , que quelques -uns proclamèrent
roi , mais qui mourut presque aussiiôt. Il ne restait donc
plus pour occuper le trône que Charles le Simple (898-923).
Tels sont les principaux événements de la vie politique
pendant les règnes des successeurs de Charlemagne.
Voyons maintenant ce que faisait l'Eglise pendant ce
neuvième siècle. Son action sur la société civile se produit
sous trois formes diverses : ce sont les conciles, les saints et
les savants. Contemplons-la sous ces trois faces, auxquelles
nous joindrons un mot sur les monastères.
1. Conciles. Tout était divisé , tout semblait livré au
pillage et aux hasards des événements, tout s'allaissait
dans ce siècle avec la royauté avilie par ses propres fautes,
par l'ambition des grands et les incursions des barbares .
Cependant, à côté de cette société bouleversée , l'Eglise
conservail encore dans son sein des éléments d'ordre , de
justice et de vérité, dont il faut bien ini tenir compte. L'E
glis ' parlait encore aux rois et inux peuples dans la forme
imposante de spam conciles, at si cette voit solennelle n'a
pas toujours été écouter, suivie po tout, si rile n'a pas
régénére la societé , est-ce a elle qu'il faut s'en prendre ?
Rappelons-nous bien qu'elle ne disposait que d'une force
morale, contre laquelle les passions et les intérêts du
monde étaient toujours libres de lutter. Ils ont lutté, en
effet, et souvent ils ont iriomphé des efforts de l'Eglise ;
mais sachons au moins lui rendre cette justice , qu'elle a
connu le mal, qu'elle l'a signalé, qu'elle a indiqué les
remèdes , et parlé avec courage et fermeté contre les
coupables.
Ainsi Drogon , évêque de Metz , revenant de Rome avec
la qualité de vicaire apostolique pour toute la Gaule, pré
304 -

sida le concile qui se tint, en octobre 844 , près de Thion


ville , au village d'Yutz . Le but de cette assemblée fut de
réconcilier les princes.
Ainsi encore en 845 , le concile de Beauvais fit en huit
articles une requête à Charles le Chauve, pour le prier
d'ordonner la restitution des biens ecclésiastiques et de
maintenir les droits de l'Eglise . Deux mois après , les évè
ques des trois provinces de Sens , de Reims et de Bourges
tiennent un autre concile à Meaux et dressent plusieurs
canons auxquels on mit la dernière main dans une assem
blée plus nombreuse qui eut lieu à Paris en l'année 846 .
Voici quelques-uns de ces canons : La maison de l'é
vêque doit être si bien réglée , que les pauvres et les hôtes
qu'on y recevra n'y puissent rien remarquer dont ils ne
soient édifiés. Il faut déclarer au roi que , lorsqu'il
passe dans une ville , il doit loger à l'évêché, mais ne
pas y faire loger des femmes avec lui , et ne pas y séjour
ner longtemps. - Il faut que les princes permettent aux
évêques de tenir des conciles dans chaque province, au
moins une fois ou deux fois chaque année. - Hors les cas
de maladie, les prêtres ne baptiseront que dans les églises,
où il y a des fonts baptismaux , et dans les temps marqués.
- on n'enterrera dans les églises que ceux que l'évêque
ou le curé jugera dignes de cet honneur, sans que per
sonne puisse y prétendre droit de sépulture comme par
héritage.
En 847, Raban Maur tint un concile à Mayence . Citons
encore quelques -uns des trente et un canons qui y furent
faits : L'excommunication est prononcée contre les per
sonnes qui formeraient des conjurations contre le roi,
contre les ministres d'Etat et contre les puissances ecclé
siastiques . - On fera quatre parts des dimes : la première
pour l'évêque, la deuxième pour le clergé , la troisième pour
les pauvres, et la quatrièmepour la fabriquc.--- Chaque éve
que doit avoir grand soin que les chanoines et les moines vi
vent régulièrement et qu'ils ne se mêlent point des affaires
séculières ; qu'ils ne se trouvent point aux audiences du
barreau, si ce n'est pour y défendre la veuve et l'orphelin .
Ils doivent avoir des pauvres à leur table et y faire une
305
lecture sainte . - Les évêques , les abbés, les comtes et
leurs officiers ne pourront désormais acheter les biens
des pauvres, si ce n'est dans une assemblée publique et en
présence de témoins, afin que les pauvres ne soient point
opprimés. Les meurtriers feront pénitence dans un
même lieu ; ils ne pourront plus aller à la guerre , ni se
marier . On ne doit point refuser la communion aux
malfaiteurs qui confessent sincèrement leurs péchés , et
leurs corps, après leur exécution, doivent être portés à
l'église, où il faut dire des messes pour eux.
On voit bien , à travers ces prescriptions, comme l'É
glise prenait fait et cause pour les pauvres et usait de
mansuétude envers les coupables repentants .
On n'entendait parler de tous côtés que de subites ir
ruptions : des pirates grecs avaient pillé Marseille ; les
Sarrasinssaccageaient Bénévent; les Esclavons attaquaient
les terres de Louis . Au milieu de ces maux et des désordres
qui en naissaient, on vit.un moine, nommé Gothescalc , fils
' un comte saxon , entreprendre de renouveler l'hérésie
des prédestinations. Jusque - là l'Eglise gallicano avait con
servé sans atteinte le dépôt sacré de la foi; elle s'éleva
avec énergie contre le hardi novateur . Déjà condamné au
concile de Mayence, il fut encore cité et condamné par
celui qui se tint à Quiersy (849). Gothescalc fut dégrad
de la prêtrise , publiquement fouetté et enfermé dans un
monastère où vingt ans de solitude forcée ne purent le
faire revenir de ses erreurs : il mourut dans son opinia
treté et privé de la communion . Un savant protestant , Us
sérius, a essayé , dans un écrit publié en 1631 , de le jus
tifier, comme s'il n'avait fait que suivre la doctrine de
saint Augustin ; mais, comme l'observe le père Daniel ,
tous les documents de l'histoire de cette époque établis
sent clairement que Gothescalc a été justement condamné
comme hérétique. C'était le devoir des évêques de veiller
à la pureté de la foi, et celui du bras séculier d'éloigner
de la société toute cause de divisions, surtout à une époque
où la désunion était partout. Le mal pouvait s'étendre : la
preuve en est qu'un nouveau concile dut être convoqué à
Quiersy, en 853 , contre plusieurs évêques du royaume
20
306 -

de Lothaire , qui favorisaient cette doctrine désespé


rante .
Un autreconciles'assembla à Paris la même année (849) ,
pour mettre fin aux entreprises de Nomenoi, duc de Bre
tagne, qui avait fait déposer quelques évêques de sa pro
vince et érigé , de sa propre autorité, trois nouveaux évê
chés ayant la ville de Dol pour métropole ; il avait même
obtenu du prélat improvisé de Dol , qu'il le sacrerait roi .
C'était empiéter à la fois sur les droits de l'Eglise et sur
ceux du roi . Menacé d'excommunication , il continue les
hostilités et meurt en 851 .
Bien que l'épiscopat , dans ces temps malheureux, fût
bien déchu de sa splendeur , on l'estimait encore assez
pour être étonné de quelques défaillances parmi ses mem
bres et pour les en punir ; les évêques eux-mêmes s'éle
vaient alors pour redresser les fautes de leurs collègues ;
ainsi nous trouvons , en 855 , un concile réuni à Valence
pour examiner une accusation portée contre l'évêque de
cette ville . On ignore quelle fut l'issue de ce procès ; mais
toujours est-il que ce sont là des efforts louables et des
preuves que l'épiscopat veillait encore à conserver l'hon
neur de l'institution. Dans ce même concile , on porta
plusieurs canons dont il est facile de comprendre la haute
portée ; en voici quelques- uns : On ne doit jamais ordon
ner un évêque, sans s'être auparavantassuré, par un exa
men exact , de ses meurs et de sa science, quand même
ce serait un ecclésiastique du palais qui aurait été nommé
par l'empereur . - Celui qui aura tué ou blessé un homme
en duel sera excommunié comme homicide et contraint
de faire pénitence ; et celuiqui aura été tué dans ces com
bats singuliers sera regardé comme homicide de lui
même : on ne priera pas pour lui, et on ne l'enterrera
pas avec les prières et les cérémonies de l'église.
En 859 deux nouveaux conciles , l'un à Metz , l'autre à
Savonnières, pour rétablir la paix entre les princes et cor
riger plusieurs abus introduits à la suite des guerres ci
viles et des invasions étrangères . Dans un autre, très-nom
breux, tenu à Tusey (diocèse de Toul) en 860 , les évêques
composent une lettre synodique adressée à tous les fidèles
307

pour terminer, au gré d’Hincmar, une dispute qui divisait


l'épiscopat au sujet des articles de Quiersy .
Nous avons parlé des conciles tenus à l'occasion du scan
dale donné par Lothaire II , et de ceux d'Attigny ( 870) et
de Senlis ( 873) qui condamnèrent Carloman , fils rebelle
de Charles le Chauve .
L'apnée suivante (874) , il se tint un concile à Douzy ,
qui s'occupa des mariages incestueux et de l'usurpation des
biens ecclésiastiques. La même année parut un capitu
ļaire publié par Hincmar pour l'instruction des prêtres de
son diocèse.Entre autres recommandations, il leur disait :
(
J'apprends que quelques-uns d'entre vous négligent
« leurs églises et achètent des fonds de terre qu'ils laissent
« à leurs parents et non aux églises, nonobstant ce qui est
a prescrit par les canons . Je punirai le crime selon la
a sévérité des saints décrets. »
En 876 , un concile auquel assistent les légats du saint
siége est tenu à Ponthion ( Marne) . En voici les princi
pales dispositions : 1. Que tous honorent et respectent
l'Eglise romaine, qui est le chef de toutes les Eglises ; que
personne n'ait la présomption de faire quelque entreprise
injuste contre ses droits et son autorité ; mais qu'elle puisse
user de la vigueur qu'elle doit avoir , et exercer sa solli
citude pastorale dans l'étendue de l'Eglise universelle. -
2. Qu'on rende l'honneur dû au seigneur Jean , notre père
spirituel, souverain pontife et pape universel ; que tous
reçoivent avec un profond respect les décrets qu'il aura
portés selon son ministère par l'autorité apostolique, et
que tous lui rendent en toutes choses l'obéissance qui lui
est due . - 5. Que tous honorent l'empereur et obéissent
à ses ordres. — 9. Les évêques feront bâtir un cloître près
de leur église, et ils demeureront dans ce cloître avec leur
clergé . - 10. Défense aux prêtres d'aller à la chasse, de
porter des armes, ou d'être habillé d'une manière peu
conforme à leur état , etc.
En 878 , le pape Jean VIII , persécuté par Lambert, duc
de Spolète , et Adalbert, marquis de Toscane, se réfugia
dans les Gaules , et tint un concile à Troyes où il fit con
naître les désordres de ses ennemis, pria les évêques de se
308

joindre à lui pour les faire cesser , frappa d'anathème les


deux coupables ainsi que les usurpateurs des biens ecclé
siastiques, défendit d'avoir aucune relation avec les excom
muniés et confirma les canons déjà portés contre les trans
lations des évêques qui , par ambition , passaient d'une
moindre église à une plus grande.
Dans un concile tenu à Fismes (Marne) en 881 , sous la
présidence de l'illustre Hincmar, archevêque de Reims , on
dresse huit canons dont le premier , tout dogmatique, est
fort remarquable ; il y est dit : « La puissance sacerdotale
« et la puissance royale sont entièrement distinctes, et
« l'une ne doit rien entreprendre sur l'autre . La dignité
a des évêques est d'autant plus grande que ce sont eux qui
« sacrent les rois , et que les rois ne peuvent sacrer les
« évêques . Mais la charge des évêques est aussiplusgrande,
« puisqu'ils rendront compte de la conduite des rois, qui ,
« de leur côté , sont chargés de veiller à la défense de l'E
« glise et à celle des évêques , soit par l'autorité des lois,
« soit par la force des armes . Nous lisons dans l'histoire
« sainte que les prêtres , en donnant l'onction aux rois et
« en leur mettant la couronne sur la tête , devaient, en
« même temps, leur mettre en main la loi du Seigneur
« afin qu'ils y apprissent à se gouverner , eux et leurs su
« jets , et à honorer le sacerdoce. Nous y lisons aussi que
« Ozias , ayant osé porter la main à l'encensoir, ce qui
« est une fonction du ministère sacerdotal et non de la
a dignité royale , fut frappé de la lèpre et chassé aussitôt
« du temple par les prêtres, qui l'enfermèrent dans son
« palais , où il demeura jusqu'à sa mort . »
Dans le canon suivant, les évêques reconnaissent que le
malheur des temps et la crainte des barbares ont ralenti
leur zèle : « Nous voyons , disent- ils, les villes saccagées ,
« les forteresses renversées , les monastères ruinés , les
« campagnes ravagées ; n'est-ce pas nous qui sommes la
« cause de tous ces maux , en négligeant d'instruire nos
« peuples ? » Puis, s'adressant au roi (Louis le Bègue) ,
dans le dernier article, ils terminent ainsi : « Faites en
« sorte que ce pauvre peuple, qu'on a épuisé à force de
« pillages et d'exactions pour les Normands, puisse enfin
309

a respirer ; car , depuis longtemps, ce royaume ne se dé


« fend plus ; on ne songe qu'à se racheter, et les tributs
« ont réduit à l'indigence non - seulement les particuliers,
« mais encore les églises qui étaient autrefois les plus ri
« ches. C'est la cause de l'avilissement où nous voyons
« que la dignité royale est tombée . >>

Ce même concile cassa l'élection de Rodulphe , porté


au siége de Beauvais , et qui fut déclaré indigne. On élut
à sa place Honorat ; mais le roi fit nommer Odacre, prêtre
de son palais . Hincmar lui écrivit : « Prince, j'apprends
a que quelques courtisans vous disent que, quand vous
« permettez de faire une élection , on doit élire celui que
« vous voulez ; ce ne serait pas là une élection selon la loi
« divine, mais une violence de la puissance humaine... »
Mais le roi Louis III maintint sa nomination et chercha , par
promesses et par menaces, à décider Hincmar à donner
l'ordination à Odacre. L'inflexible archevêque lui répondit :
« Vous dites que vous ne ferez jamais là- dessus autre chose
o que ce que vous avez fait. Si vous ne le faites pas , le
« Seigneur fera ce qui lui plaira . L'empereur Louis le
« Débonnaire n'a pas vécu aussi longtemps que Charle
« magne. Votre aïeul , Charles le Chauve, n'a pas vécu
« aussi longtemps que son père, ni votre père autant que
« le sien . Vous êtes maintenant à Compiègne dans la
« même place où votre aïeul et votre père ont été ; son
agez à ce qu'ils sont devenus ; voyez où est enterré
votre père ; demandez où est mort votre aïeul et où il
( a été inhumé, et que votre cœur ne s'enorgueillisse pas
« en présence de Dieu qui est mort pour vous et pour
« nous tous , et qui est ressuscité pour ne plus mourir.
« Vous mourrez sans savoir quand ce sera, tandis que
c l'Eglise de Dieu , gouvernée par ses évêques , sous l'au
a torité de Jésus-Christ, subsistera toujours selon la pro
« messe de ce divin Sauveur ... Si cependant vous dési
u rez si vivement qu'Odacre soil ordonné, fixez-moi un
a temps pour assembler les évêques de la province de
« Reims et ceux que le concile de Fismes vous a députés ;
« je me ferai porter à cette assemblée ; qu'Odacre y vienne
« avec ceux qui l'ont élu ; venez - y vous -même, et voyez
310

« si le portier lui ouvrira la porte de sa bergerie. Au reste ,


« sachez, et qu'il sache lui - même que, s'il ne vient nous
« trouver et s'il persiste dans son usurpation , en quelque
« lieu qu'il soit dans l'étendue de la province de Reims,
« nous irons le chercher, armés du glaive de la parole de
<< Dieu , pour exécuter à son égard les canons contre les
« usurpatears ; et soyez persuadé que ni les menaces ni
« les caresses de qui que ce soit ne me feront m'écarter des
« règles de l'Eglise . »
Ces nobles et indépendantes paroles , jointes à l'excom
munication d'Odacre , terminèrent cette affaire , et , chose
étonnante , Hincmar avait prédit la mort à Louis III ; il
mourut en effet peu après , en 882 .
En 888 , il se tint deux conciles dans les Etats d'Arnould ,
roi de Germanie et de Lorraine, l'un à Mayence , l'autre à
Metz ' . Parmi les canons de ce dernier concile , on en re
marque un qui défend aux seigneurs de s'attribuer au
cune portion des dîmes ; un autre qui veut qu'un prêtre
n'ait qu'une église , à moins qu'elle ne possède depuis
longtemps quelque chapelle ou annexe qu'il ne convienne
pas d'en séparer ; un autre encore qui porte qu'on ne
payera rien pour la sépulture des morts ; enfin un dernier
qui veut que les prêtres n'aient aucune femme qui demeure
chez eux , pas même leur mère ou leur sæur .
Nous trouvons encore dans le même siècle plusieurs
autres conciles dont les sages dispositions tendent au même
but : procurer la paix à l'Eglise et à l'Etat, resserrer les
liens de la charité entre les princés, les membres du clergé
et les fidèles .
Nous dirons donc, avec un jeune écrivain de nos jours : :
« C'est avec cette sollicitude et cette fermeté que les évê
a ques prirent en main la défense de leurs Eglises et de
« leurs fidèles opprimés. Malheureusement ils ne pouvaient
i Ce concile fut rassemblé par Ratbod , archevêque de Trèves, et Ro
bert, évêque de Metz . On y voyait aussi Dadon , évêque de Verdun , Ar
nould , évêque de Toul , le vénérable abbé Etienne, etc.
2 Pour de nouveaux et plus amples détails sur celle action des évêques,
voir les diverses collections des conciles dans Hardouin , t. VI , pari. I :
Conc. Valentinum ( ann . 890) ; Conc. Viennense (ann . 892) ; Conc. Triburense
(ann . 895 ) .
3 M. l'abbé Guépratte, du diocèse de Metz ; opusc.: la Paix de Dieu ,p. 25.
- 311

« point toujours le faire. Attaqués eux-mêmes ou par des


a armées étrangères ou par des seigneurs jaloux de leur
« puissance, ils furent plus d'une fois entraînés à prendre
a les armes et à résister par la force. C'est ainsi qu'on en
« trouvera quelques-uns prenant une part active à ces luttes
« déplorables . On en verra aussi d'autres qui , placés à la
« tête des Eglises par des intrigues purement politiques,
« et n'ayant ni l'esprit ni les vertus d’un état auquel la
« Providence ne les avait point encore appelés, oublieront
« leur ministère de douceur, et aimeront , comme sei
« gneurs temporels, à courir les hasards des combats .
« Mais ce sont là des exceptions, dopt, en aucun cas ,
« l'Eglise ne saurait être responsable ; et il reste vrai de
« dire que, au milieu de cette épreuve si cruelle pour les
« peuples, l'Eglise demeura leur dévouée protectrice, leur
« meilleure sauvegarde. Malgré tant et de si nobles efforts,
« le mal persévéra. La nullité du pouvoir suprême , en pré
a sence du grand nombre et de la puissance des feuda
« taires , annulait l'effet de dispositions que personne ne
« s'inquiétait plus de respecter . De là les plus désastreuses
a conséquences : les populations souffraient; l'instruction
disparaissait, ne trouvant plus guère d'asile que dans les
« monastères qui avaient pu échapper à la dispersion ou
a à la ruine ; la religion elle-même, accablée, n'avait plus
(
qu'à gémir sur la perte de tant d'âmes... »
II. Saints. Dieu veillait sur son Eglise dans ce neuvième
siècle, si rudement menacé de toutes parts : la tête de
l'Eglise reste saine, forte, incorruptible . Vingt et un papes
passent sur le siége de Rome : les plus éclairés, les plus
vertueux , les plus énergiques y vivent le plus longtemps
et arrivent précisément au moment où quelque grave évé
pement surgit soit en Italie , soit en Orient , soit dans
les Gaules ; il suffira de donner les noms de ces papes et les
dates de leur avénement et de leur mort : Léon III (795
816) ; Etienne IV ( 816-817) ; saint Pascal 1er (817-824) ;
Eugène II (824 -827 ) ; Valentin ( 827 ) ; Grégoire IV
(827-844 ) ; Sergius II (844-847); saint Léon IV (847
855) ; Benoît III (855-858) ; saint Nicolas [er, dit le Grand
(858-867) ; Adrien II (867-872); Jean VIII (872-882) ;
312

Marim ou Martin II (882-884) ; Adrien III (884-885) ;


Etienne V (885-891); Formose (891-896) ; Boniface VI
(896) ; Etienne VI (896-897 ); Romain Jer (897-898) ;
Théodore II (898) ; et Jean IX (898-900).
Plusieurs de ces papes avaient particulièrementà cæur
la prospérité de l'Eglise des Gaules : Léon III était l'ami
de Charlemagne ; Grégoire IV vint dans les Gaules pour
remettre la paix entre l'empereur Louis et les princes ;
Nicolas 1er lutta avec une intelligente énergie, en prenant le
parti des bonnes meurs contre les désordres de Lothaire II ,
qui finit si malheureusement sous Adrien II ; enfin, Jean VIII
vécut en assez bonne intelligence avec Louis le Bègue
pour venir lui demander aide et secours contre les oppres
seurs d'Italie. Ainsi , la mère Eglise avait sans cesse les
regards tournés vers sa fille aînée ; relations qui furent
très - utiles à cette dernière . Aussi y voyons-nous briller ,
même dans ce siècle de décadence, plusieurs grands saints
qui eurent une grande influence sur leurs contempo
rains. Nous citerons les plus remarquables d'entre ces
serviteurs de Dieu : l'humilité chrétienne, la solitude des
monastères , et, disons -le sans détour, l'ignorance , suite
funeste des troubles civils, ont mis un voile impénétrable
sur bien d'autres existences également pleines de dévoue
ments et de vertus : Dieu en garde le secret; quant à nous,
il nous restera assez d'édification à recueillir dans la vie
des saints que Dieu a manifestés au monde à cette époque .
Saint Guillaume d'Aquitaine , issu du sang de Charle
magne , était un de ses généraux les plus intrépides ; mélé
à toutes les grandes affaires de son règne, comblé d'hon
neurs, nommé gouverneur d'Aquitaine, ayant acquis une
populaire et légitime vénération , il eût pu recueillir à
pleines mains les joies et les faveurs du monde ; mais un
jour, au plus fortde sa gloire , il alla trouver Charlemagne ,
et , lui rappelant son dévouement , ses services, les dangers
qu'il a courus, les combats dans lesquels il a tant de fois
affronté la mort , il le supplia de le dégager de ses gran
deurs, et de lui permettre de passer dans la milice de Dieu .
L'empereur, ému jusqu'aux larmes, mais comprenant le
mystère de ces abaissements volontaires, souscrit aux veux
313 -

de son ancien ami , l'embrasse avec effusion et se recom


mande à son souvenir. Guillaume quitte aussitôt la cour ,
dépose ses armes, en passant à Brioude, sur l'autel de
Saint-Julien , règle ses affaires de famille, puis va s'ense
velir pour le reste de ses jours dans la solitude de Gal
lon ', qu'il avait fait bâtir et qui, appelé depuis Saint
Guillaume-du-Désert , a donné son nom au village de
Saint- Guillem .
Là on vit le noble duc d'Aquitaine se dévouer à Dieu
avec la même générosité qu'il avait mise à servir le prince
temporel ; mais l'humilité n'a point d'histoire comme
l'orgueil ; on sait seulement que Guillaume , pénitent et
simple moine dans son propre monastère, se livrait aux
plus dures austérités , aux travaux les plus ordinaires de la
maison , à la plus haute contemplation , ne désirant plus
que d'être ignoré du monde et compté pour rien aux yeux
des hommes, ne voulant plus vivre que pour Dieu et pour
le salut de son âme . Néanmoins , tout le moyen age célébra
ses vertus comme les exploits de sa vie militaire; on ad
mirait, on comprenait alors mieux qu'aujourd'hui la gran
deur du sacrifice volontaire d'une ame héroïque élevée au
dessus des passions et des félicités éphémères de la vie
matérielle . Enfin, quand cette carrière si pleine d'auvres
méritoires devait toucher à sa fin , le saint, éclairé d'en
haut , fit annoncer à Charlemagne , à ses amis du monde
et aux monastères l'heure précise de sa mort .
Il expira , en effet, à l'heure prédite : c'était le 28 mai
812 , jour où l'Eglise célèbre sa mémoire.
Mais voici un homme de Dieu dont l'influence sur tout
le moyen âge fut immense sous un autre point de vue :
c'est saint Benoît d'Aniane , réformateur de la discipline
monastique en France . Né en Languedoc, l'an 750, mort
en 821 , il était fils d’Aigulfe, comte de Maguelone, et occu
pait un rang distingué à la cour de Pepin et deCharlemagne.
Détaché dumonde dès l'âge de vingt ans, il mena pendant
trois ans une vie très -austère, au milieu des splendeurs de
la cour ; mais bientôt la grâce le pressa davantage; secondo
par les conseils d'un vertueux solitaire nommé Widmar
1 Diocèse de Lodève.
314

ou Guimer , il se retire à l'abbaye de Saint-Seine, en 774 .


Là il pratiqua les plus effrayantes austérités, couchant à
terre, vivant au pain et à l'eau, ayant surtout cet esprit
de componction, ce don des larmes, cette extraordinaire
intelligence dans les voies de Dieu , qui distinguent les plus
grands saints . Aussi le voulut-on élire abbé du monas
tère ; mais il refusa cet honneur , et, pour y échapper et
tendre à plus haute perfection encore , il se retira (780)sur
les bords solitaires d'un ruisseau nommé Aniane , d'où
lui vint son nom , s'y bâtit une cellule près d'une chapelle
de Saint-Saturnin , et pensa y vivre seul avec Dieu et
ignoré des hommes ; mais bientôt un grand nombre de
disciples vinrent lui demander de partager sa solitude ; en
très-peu de temps il en compta jusqu'à trois cents , et alors
il fit bâtir dans ce coin retiré du Languedoc un monastère,
où il appliqua une nouvelle règle , dans laquelle étaient
combinées celles de saint Benoît d'Italie , de saint Pacôme
et de saint Basile . L'empereur Louis le Débonnaire , ayant
fait publier d'excellents règlements pour l'honneur de l'é
piscopat et du sacerdoce, et pour la réforme de la disci
pline monastique (816-817) , chargea Benoît d’Aniane de
visiter tous les monastères de son empire pour réformer
les abus que le malheur des temps y avait introduits. Il lui
adjoignit les abbés les plus exemplaires de France et d'Ita
lie , tels qu'Arnulphe de Noirmoutiers, Apollinaire du
Mont-Cassin , Alveus de Saint -Hubert, dans les Ardennes,
Apollinaire de Flavigny, Josué de Saint-Vincent-de - Vul
turne, Agilulfe de Soliguac. L'affaiblissement de la disci
pline provenait principalement de la diversité des obser
vances. La plupart des monastères faisaient profession, il
est vrai , de suivre l'ancienne règle de saint Benoît ; mais
beaucoup de changements s'y étaient introduits, à la suite
de circonstances que ce patriarche de la vie cenobitique
n'avait pu prévoir. On établit donc des institutions nou
velles pour expliquer la règle primitive , et ſonder ainsi
une discipline uniforme. Ce fut là un immense service
rendu à l'Eglise et au monde. La persévérance , la pru
dente habileté et la douceur de saint Benoit d'Aniane
triomphèrent de tous les obstacles , et ce grand homme
315

eut la consolation de voir, en mourant, sa réforme adoptée


par la presque totalité des monastères . Benoît mourut au
monastère d'Inde, près d'Aix-la -Chapelle , appelé depuis
Saint - Corneille ( duché de Clèves ) , le 11 février 821 .
Il était âgé de soixante -douze ans . On a de lui : Codex
regularum , Paris , 1663 , et Concordantia , Paris , 1638 .
La fête de ce saint a été fixée au 12 février .
Saint Bernard , archevêque de Vienne en Dauphiné , fut
envoyé jeune à la cour de Charlemagne (799 ) , où on le
vit, dès l'âge de dix- huit ans , pratiquer les plus sévères
vertus. Il s'y maria pår obéissance pour ses parents ; mais
bientôt, sa femme lui ayant rendu la liberté , il se retira
du monde à l'âge de vingt- cinq ans . Il se rendit au mo
nastère d'Ambournay, dans le Bugey . Ses vertus l'y firent
bientôt remarquer, et il fut élu abbé du monastère . Il en
devint plus humble, plus austère pour lui-même , plus
doux envers ses frères. Elu évêque de Vienne , il fut le
seul à se trouver indigne de cet honneur et le refusa ; mais
un ordre exprès du pape saint Pascal ier , qui lui envoya le
pallium , le força à accepter cette charge. il fonda dans
son diocèse le monastère de Romans, où il se retirait sou
vent pour satisfaire sa piété . Un jour , pressentant sa mort
prochaine, il monte dans la chaire de sa cathédrale, fait
solennellement ses derniers adieux à son peuple, puis se
retire dans sa chère solitude . Il y passe trois jours et trois
nuits à prier, à pleurer, prosterné sur son cilice ; vers la
quatrième nuit , il entend une voix qui lui dit : « Venez ,
on vous attend ; » il reçoit les sacrements, et meurt au
point du jour. C'était le 23 janvier 842. Il avait soixante
quatre ans, et en avait passé trente-deux dans l'épisco
pat. Son nom n'a jamais figuré dans le martyrologe ro
main ; néanmoins , on l'honore avec un office solennel
dans les diocèses de Vienne, Grenoble, Viviers, Die, etc.
Saint Aldric , né en 800 , entra à l'âge de quatorze ans
à la cour de Louis le Débonnaire ; mais, en 821 , il quitta
Aix-la-Chapelle pour se rendre à Metz , dans la maison de
l'évêque , où il s'éleva aux plus sublimes vertus. A peine
ordonné prêtre, on le rappela à la cour , mais il fut rendu
à l'Eglise, et nommé évêque du Mans en 832. Toutes les
316

vertus épiscopales éclatèrent alors dans sa personne ;


pieux autant que ferme dans ses fréquentes prédications,
il osa s'élever avec beaucoup d'énergie contre l'esprit de
révolte , qui était la grande plaie de l'époque. Son courage
lui valut un an d'exil . Rendu à son diocèse , il s'occupa à
rendre toujours plus exacte la discipline parmi son clergé.
Fort instruit lui-même , il composa un recueil des canons
tirés des conciles et des décrétales des papes, précieux mo
nument, perdu depuis , et qui avait pour titre : Capilu
laires d'Aldric . Le neuvième siècle n'avait rien produit
d'aussi savant, ni d'aussi judicieux en ce genre. Plein de
zèle pour la gloire de l'Eglise et la prospérité de l'Etat,
il assista aux conciles d'Aix- la-Chapelle ( 836) , de Pa
ris (846) , et de Tours (849) , et mourut le 7 janvier 856 ,
après vingt-quatre ans d'épiscopat.
Saint Agobard , élu archevêque de Lyon en 816 , mort
en 840 ou 841, était l'un des plus savants prélats de son
temps. Mabillon le fait naître en 779 , et venir d'Espagne
dans la Gaule Narbonnaise en 782, mais tous les chroni
queurs contemporains affirment positivement qu'il était
Gaulois . Personne plus qu'Agobard ne fut mêlé aux ques
tions brûlantes de cette époque , où l'æuvre gigantesque
de Charlemagne croulait de toutes parts . Des historiens ,
qui d'ailleurs n'ont rien compris , en général, au grand
mouvement de ce temps , en ont pris occasion de livrer la
mémoire d'Agobard à la réprobation qui pèse sur les fils
de Louis le Débonnaire . Charlemagne, par une tentative
prématurée , avait réuni sous son sceptre des nationalités
distinctes et hostiles . Son génie sut maintenir cette unité
factice d'un immense empire ; mais son fils Louis, gé
de maintenir intacte cette unité impériale et administra
tive, fut vaincu par ces antipathies de race . Le clergé ,
alors tout-puissant, ne pouvait rester neutre dans ces dé
bats solennels ; les évêques, défenseurs nés des intérêts
locaux , étaient plus favorables à la féodalité naissante
qu'à l'essai de despotisme royal tenté par Charlemagne .
Il y avait d'ailleurs, dans ces prétentions à l'héritage des
Césars , un empiétement sur les droits de la papauté ; c'est
pourquoi les évêques se déclarèrent généralement pour les
- 317
fils de Louis le Débonnaire. En 833 , ce prince retira à son
fils Lothaire, qu'il avait associé à l'empire , le titre d'empe
reur ; aussitôt l'orage , qui grondait sourdement depuis la
mort de Charlemagne, éclata. Agobard, nature énergique,
reprocha au faible empereur ses continuelles tergiversa
tions , et entra dans la révolte de Lothaire. Déposé après
la défaite de ce prince (835) , il se réconcilia avec Louis le
Débonnaire , répara noblement une faute sur laquelle il
était facile de se faire illusion , fut rétabli sur son siége et
mourut en odeur de sainteté . L'Eglise honore sa mémoire
le 6 juin .
Saint Agobard rendit de grands services à l'Eglise et à
l'Etat par son zèle et par ses nombreux écrits . Le duel et
les épreuves judiciaires , connues sous le nom de jugements
de Dieu, étaient encore en pleine vigueur à Lyon et dans
les autres villes qui avaient composé l'ancien royaume de
Bourgogne. L'épreuve de la croix se faisait ainsi : l'ac
cusateur et l'accusé se tenaient l'un et l'autre immobiles ,
devant la croix ; celui qui tombait le premier perdait sa
cause. Dans l'épreuve du fer rouge, l'accusé prenait en
main , ou foulait de ses pieds nus, un fer rouge ; s'il n'en
était point brûlé, il était déclaré innocent. L'épreuve de
l'eau bouillante se faisait de la même manière. L'épreuve de
l'eau froide consistait en ceci : le prévenu était plongé dans
l'eau ; s'il surnageait, il était réputé coupable ; s'il coulait
à fond , il était innocent. Mais la plus cruelle et la plus
odieuse de ces pratiques était le duel. L'accusé protestait
d'abord , par serment, de son innocence ; si la partie ad
verse récusait ce moyen de justification , le juge ordonnait
le combat ; les parties ne voulaient - elles pas défendre
elles -mêmes leur cause , il y avait des braves de profession
qui se chargeaient de combattre à leur place. Telle est
l'origine barbare de ce faux point d'honneur qui subsiste
encore, et qui croit laver dans le sang une injure ou un
démenti . Agobard , à la tête du concile d'Attigny , s'éleva
contre toutes ces pratiques superstitieuses , qui disparu
rent insensiblement des mœurs européennes par la vigi
lance des papes et le concours des évêques et des princes.
Cet illustre prélat écrivit à ce sujet à l'empereur ; il le
318

supplia de remplacer ces coutumes barbares et impies par


la loi des Francs, qui admet la preuve par témoins : « Il
a est indigue de la bonté de Dieu , dit-il , qu'il puisse
« avoir besoin de meurtres pour révéler la vérité . Il est
« des peuples qui ont changé leurs armes en instruments
« d'agriculture; mais les Bourguignons seuls transfor
« ment tous les jours leurs faux et le soc de leurs charrues
« en glaives homicides. » Il demandait dans le même mé
moire l'abrogation de la loi de Gondebaud , qui permet
tait le duel , et la réunion de tous les fidèles sous la même
loi : « Il arrive souvent, s'écrie -t- il, que , de cinq individus
qui sont ensemble, il ne s'en trouve pas deux qui aient
« la même loi , quoiqu'ils soient tous chrétiens; et s'il
« arrive qu'un d'eux ait un procès, aucun de ceux qui
« sont avec lui ne pourrait lui servir de témoin, parce
« qu'on ne reçoit point, au sujet d'un Bourguignon , le
témoignage de quelqu'un d'une autre nation ... Or, il
« me paraît chose indigne qu'un chrétien ne puisse té
« moigner pour un chrétien ... S'il plaisait à l'empereur ,
a notre maître , d'établir la loi des Francs parmi les Bour
« guignons, ceux-ci en deviendraient plus illustres, et ce
« pays serait délivré de bien des misères . »
Saint Agobard écrivit non-seulement contre les super
stitions devenues nationales ; mais encore il chercha, dans
un autre écrit, De illusione signorum , à guérir le petit
peuple de ses superstitions touchant les sorciers, auxquels
on attribuait le pouvoir de donner des maladies et d'atti
rer des malheurs . Les habitants de Vienne, étant frappés
d'une maladie épidémique , eurent même recours à la cou
tume païenne d'adresser des sacrifices au mal lui-même.
L'éloquent évêque , dans une lettre adressée à l'évêque
de Vienne, déclare que les maladies sont des avertisse
ments de Dieu , et qu'il faut l'adorer dans ses punitions
comme dans ses bienfaits ,
Mais l'ouvrage d’Agobard qui brille le plus par le sa
voir, l'éloquence et l'éclat, c'est sa réfutation des doctri
nies hérétiques de Félix , évêque d'Urgel , en Aragon , qui
soutenait que , comme Dieu , Jésus -Christ a été engendré
naturellement par le Père , mais que , comme homme et
319
fils de Marie, il n'est fils du Père que par adoption , sans
autre différence avec les autres hommes, qui le sont éga
lement par le baptême .
Il écrivit aussi contre les juifs, pour défendre aux chré
tiens d'avoir avec ce peuple endurci certaines relations
dangereuses à leur salut ou nuisibles à leurs intérêts. Il
achetait les esclaves que les juifs possédaient et les affran
chissait par le baptême. Enfin il écrivit pour démontrer
la nécessité d'une Eglise une et soumise à sa hiérarchie ;
son ouvrage De jure sacerdotis glorifie les priviléges du
sacerdoce ; son Tractatus de correctione Antiphonarii a
pour but, comme sa Divina psalmodia , de purger le
chant de l'Eglise de prières modernes et de chansons pro
fanes qu'on y avait introduites.
Baluze a donné une édition des euvres d'agobard ;
Paris , 1666 , 2 vol . in - 8 .
On s'accorde à dire que saint Agobard fut une des
grandes lumières de son époque . Ecrivain de la trempe
de saint Hilaire, il se trouve toujours partout où une
difficulté surgit . Ses traités sont succincts et tout d'ap
plication ; chacun d'eux dénonce un abus, foudroie on
hérétique , maintient intact un privilége de l'Eglise qui
le regarde comme un des plus beaux noms dont elle
puisse s'honorer.
Saint Adélard ou Adalard , petit-Gis de Charles-Martel
par le comte Bernard, et cousin de Charlemagne, naquit
vers 753 , embrassa la profession monastique à Corbie , en
772 , se retira ensuite au Mont - Cassin , et , rappelé en
France , fut élu abbé de ce mêine monastère de Corbie ,
dont il fut une des plus pures lumières. Ami et conseiller
de Charlemagne, il fut perfidement calomnié auprès de
Louis le Débonnaire et exilé dans l'île d'Héro (aujour
d'hui Noirmoutiers) , où il dut rester sept ans (822) , après
lesquels il reprit la direction de son abbaye . C'est lui qui
fonda la fameuse abbaye de Corwey ou Nouvelle -Corbie ,
en Saxe. Il mourut le 2 janvier 826 ou 827. Il faisait
partie de l'Académie palatine fondée par Charlemagne, et
a laissé cinquante-deux ouvrages . Bien qu'on honore Ada
lard comme saint, et que ses reliques aient été conservées
320

à Corbie , son nom n'est point inscrit dans le martyrologe


romain . Le célèbre Vala ou Wala était le frère de saint
Adalard .
Saint Hildeman , évêque de Beauvais , vers 821 , était
d'abord moine de Corbie. Il assista, dans sa dernière ma
ladie , saint Adélard et fit la cérémonie de ses funérailles.
Il futprésent au concile qui se tint à Paris en 829. Accusé
d'avoir pris le parti de Lothaire contre l'empereur, il se
justifia de cette calompie au concile de Thionville , en

835. Il mourut vers 840 , le 8 décembre, jour auquel il


est nommé dans le martyrologe gallican et dans celui des
Bénédictins .
La même année mourut saint Aigulfe, archevêque de
Bourges, qui avait été promu à l'épiscopat en 811 , assista,
en 835 , au concile de Thionville , et fut toujours honoré
dans le Berry le 22 mai .
Saint Paschase -Radbert, abbé de Corbie , naquit dans
le Soissonnais vers la fin du huitième siècle . Confié d'a
bord aux moines de Saint-Pierre de Soissons , il alla plus
tard faire profession à Corbie , sous saint Adélard . Il mon
tra de grandes dispositions pour l'étude, gagna l'estime
de Louis le Débonnaire , fut nommé prédicateur des di
manches et des fêtes, mis à la tête de l'école de Corbie, et
forma un grand nombre de savants disciples , tels que :
Adélard le jeune , saint Anschaire et saint Hildeman , qui
furent successivement évêques de Beauvais ; Warin , abbé
de la Nouvelle-Corbie . En 844, il fut élu abbé , quoiqu'il
ne fût encore que diacre ; il assista aux conciles de Paris
( 846) et de Quercy (849) , qui condamnèrent Gothescalc .
Sa vie fut constamment pure, austère, pleine de bonnes
euvres. Telle était son humilité, qu'il n'osa conserver son
titre d'abbé ; il donna sa démission (851 ) : il avait cou
tume de se nommer lui - même le rebut de l'état monasti
que . Il mourut en 864 , le 26 avril , jour que l'Eglise a
consacré à sa mémoire . Il nous reste , entre autres ouvra
ges de saint Paschase- Radbert, douze livres de commen
taires sur saint Matthieu , cinq livres sur les Lamentations
de Jérémie, et son fameux Traité sur l'Eucharistie, dont
nous parlerons plus loin .
321

A Utrecht , qui faisait alors partie de l'empire de Louis


le Débonnaire , vivait saint Frédéric , évêque de cette
ville . Il avait eu le courage de reprocher à l'impératrice
Judith ses scandaleux désordres : elle lui en conserva un
mortel ressentiment . Un jour , cette nouvelle Jézabel le
fit assassiner au moment où il faisait son action de graces
après la messe. Il expira en récitant ces paroles du
psaume CXIV : « Je louerai le Seigneur dans la terre des
vivants . » L'Eglise l'honore comme martyr, le 18 juillet,
jour de sa mort, qui arriva en 838 .
Une année avant naquit près de Troyes, en Champagne ,
une jeune fille que Dieu combla de graces dès sa plus
tendre enfance. C'était sainte Maure , qui donna l'exemple
des plus sublimes vertus, convertit par ses prières son
père et son frère, et passa sa vie entière dans les austé
rités de la plus sévère pénitence . Cette ame angélique
quitta ce monde avec une joie extraordinaire, en disant
à son Dieu : « Que votre règne arrive , que votre volonté
soit faite (850) . » Elle n'avait que vingt-trois ans . Ses
reliques furent déposées dans l'église du village de son
nom , à une demi-lieue de Troyes, puis transportées dans
l'abbaye de Saint-Martin de Troyes. Une partie de ses
restes fut aussi déposée dans la chapelle de Sainte-Maure,
près Gournay .
Saint Clair , natif de Rochester , quitta sa patrie et vint
édifier la Gaule par ses vertus . Il s'arrêta dans le diocèse
de Rouen . Prêtre plein de zèle , il ne sortait de sa re
traite que pour aller prêcher l'Evangile dans les alen
tours . Il mourut martyr de la chasteté (894) : une femme,
qui n'avait pu le séduire , le fit massacrer par deux assas
sins. Son culte est célèbre dans les diocèses de Rouen , de
Paris et de Beauvais . Le bourg où il souffrit le martyre ,
et qui porte son nom , est à neuf lieues de Pontoise et à
douze lieues de Rouen . Honoré le 18 juillet à Paris , il
l'est encore le 4 novembre dans un grand nombre d'églises
en Normandie .
Saint Jacques, ermite en Berry, d'abord soldat , puis
prêtre, vint du fond de la Grèce pour trouver dans la
Gaule les moyens de se sanctifier de plus en plus . Après
21
322
avoir passé quelque temps dans la solitude, il se fit reli
gieux dans un monastère près de Bourges, où il mourut
saintement en 865. On célèbre sa fête le 19 novembre.
Pendant que saint Edmond , roi d'Angleterre , y
mourait martyr ( 870) , on admirait encore dans les
Gaules les vertus de saint Hildeman , évêque de Beau
vais , mort en 840 , et honoré le 8 décembre ; celles de
saint Adon , archevêque de Vienne , mort en 875 , et ho
noré le 16 décembre ; celles du bienheureux Christien ,
évêque d’Auxerre , qui mourut en 873 , et est fété le
22 décembre. Saint Corvoyon , mort en 868, est honoré le
28 décembre . Enfin , mentionnons encore saint Agobard ,
archevêque de Lyon ; saint Anschaire, élève de Paschase
Radbert et évêque de Hambourg (865) .
Ainsi , on le voit , l'Eglise était vivace et produisait des
prodiges de sainteté dans un siècle que la partialité des
historiens a tant vilipendé .
III . Savanls . Dieu n'abandonne jamais son Eglise . Ses
ennemis se pressent-ils de toutes parts, il leur suscite d'ar
dents défenseurs. Les ténèbres s'épaississent- elles autour
de la colonne de toute vérité, il fait naître dans son sein
des intelligences d'élite, vives lumières de vérité, qui
éclairent ceux qui veulent être éclairés. Ainsi , au neu
vième siècle, outre la propagande que faisait l'Eglise par
les nobles vertus de ses saints, elle eut la consolation de
se voir défendue par les savants traités de ses pieux écri
vains. Indiquons-en les principaux parordre chronologique.
Après Alcuin et Charlemagne, qui fondèrent plusieurs
écoles célèbres à Paris, à Tours et à Aix-la -Chapelle, le
mouvement intellectuel fut quelque peu arrêté ; néan
moins l'Eglise peut encore montrer avec orgueil de grands
et nobles esprits qui consacrèrent leur vie à la culture et
au progrès des lettres. Ainsi (821 ) , saint Benoît, abbé
d'Ancône, né dans le Languedoc, mit tous ses soins à
étudier les règles monastiques de l'Orient et de l'Occident,
écrivit le Codex regularum , montra dans la Concordia
regularum les rapports de la règle de saint Benoît avec
toutes les autres règles monastiques, et laisse un recueil
d'homélies et un pénitentiel.
323

Vers le même temps , Théodulfe, évêque d'Orléans,


enfermé dans une prison pour avoir été accusé fausse
ment de révolte contre l'empereur, composait diverses
poésies, entre autres l'hymne Gloria, laus el honor, que
l'Eglise chante encore le jour des Rameaux , Louis le
Débonnaire , passant un jour près d'Angers , fut frappé
du chant de cette belle hymne, et apprenant que Théo
dulfe en était l'auteur, il le fit élargir aussitôt (821 ) .
L'abbé Smaragde a laissé un Traité des Devoirs des
princes et des morceaux d'histoire fort intéressants (835) .
Nous avons déjà parlé d'Agobard , archevêque de Lyon.
Il fit abroger la loi Gombette qui autorisait les duels juri
diques, combattit par ses écrits les épreuves de l'eau et du
feu, ainsi que les superstitions relatives aux sorciers . On
estime son Traité des Privilèges et des Droits du sacer
doce. Il prouve, dans son Livre sur les Images , qu'on
doit les révérer, mais non les adorer. Amolon , son succes
seur, composa quelques opuscules sur la grâce et la pré
destination (840) .
Amalaire , diacre de Metz , est connu par son savant
Traité des Offices ecclésiastiques, utile pour justifier l'an
tiquité des prières et des cérémonies de l'Eglise (840) .
Jonas, évêque d'Orléans, conseille la fréquente com
munion dans son traité intitulé : Institution des laïques.
Il en a écrit un autre contre les iconoclastes , puis son
Instruction d'un roi chrétien , et un Traité des miracles
(842) .
Hilduin , abbé de Saint-Denis et chapelain de Louis le
Débonnaire, a écrit les Actes du martyre de saint Denis,
imprimés dans Surius . Il est un des meilleurs chroni
queurs du neuvième siècle (842) .
Eginhard , précepteur de Lothaire Ier, quitta la cour en :
816,, pour se retirer dans un monastère. On a de lui :
Vita et gesta Caroli magni, et les Annales regum Franco
rum . Ces anpales vont depuis 741 jusqu'en 829. Il mou
rut en 844 .
Valafride Strabon , abbé de Richenon , a laissé un
Traité des divins Offices, une Glose sur l'Ecriture sainte,
et des poëmes (849) .
324

Florus, diacre de Lyon , a écrit plusieurs ouvrages re


marquables : une Explication du Canon de la Messe; un
Commentaire sur saint Paul ; un Traité de l'Election des
évêques ; un Discours sur la Prescience , sur la Prédesti
nation, sur la Grâce et le Libre Arbitre, contre l'hérétique
Gothescalc (852) .
Raban Maur , chef de la fameuse école de Fulde, puis
archevêque de Mayence (847), étudiait nuit et jour les
livres saints . Il a laissé un grand nombre d'ouvrages
théologiques formant six volumes in -folio et réunissant
de frappants témoignages de la foi de l'Eglise à la pré
sence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie (856).
Saint Prudence , natif d'Espagne , évêque de Troyes ,
est auteur des Annales de Saint-Bertin (861). Loup de
Ferrière a laissé un recueil de cent trente lettres et un
traité contre les erreurs de Gothescalc (862) .
Saint Paschase Radbert , savant bénédictin , a écrit plu
sieurs ouvrages qu'on lit encore , surtout son célèbre
Traité du corps et du sang de Jésus-Christ, qu'il publia
en faveur de l’Eucharistie ( 865) .
Saint Aldric du Mans a recueilli les Décrets des Pères et
les Canons des conciles , concernant la police ecclésiasti
que (876) . Citons encore le Marlyrologe et la Chronique
universelle de saint Adon de Vienne (880) .
Le célèbre Hincmar de Reims était un prélat d'une
vaste intelligence, d'un coup d'ail juste , d'une concep
tion facile etprompte. Génie des affaires, connaissance des
hommes , logique irrésistible , rare érudition , il avait tout
ce qu'il fallait pour dominer son époque et il la domina .
On ne lui reproche que la trop grande fermeté de son ca
ractère , parfois trop dur et inflexible. Il travailla im
mensément pour le progrès des études . Il avait même
établi pour son clergé des conférences qui se tenaient
le premier jour de chaque mois. Hincmar a laissé trois
énormes volumes in - folio sur les matières les plus diffi
ciles ( 882) .
Voilà , certes, pour un seul siècle , assez d'écrivains et
de maîtres . Qu'on calcule le rayonnement de toutes ces
lumières sur le clergé et sur les peuples , et on compren
325

dra que l'Eglise a été la mère et la protectrice des lettres


au moyen age .
IV , Monastères . L'action des conciles, des saints et
des savants avait son foyer dans ces retraites solitaires où
la prière et le silence formaient des hommes capables de
servir utilement l'Eglise et le monde . La Gaule était cou
verte de monastères dont chacun avait son école ; plusieurs
de ces écoles avaient une réputation européenne : il suffit
de nommer Fulde, Corbie , Jumiéges , Paris . Ces noms ont
conservé, à travers les siècles , le renom que les études
monastiques leur ont mérité . Avant donc de tant s'a
charner contre ces institutions du moyen âge , on devrait
calculer le bien immense qu'elles ont fait à la société d'a
lors. Que serait devenue notre patrie, si l'ignorance des
laïques avait été partagée par le clergé , et siles monastè
res n'avaient pas alimenté et conservé le sacré dépôt des
lettres et des sciences ?

Diccième siècle.

Les rois de France. La féodalité. -- L'épiscopat et les conciles . - Ignorance


dans ce siècle . - Quelques hommes illustres . · Les saints . — Croyance à
la fin du monde .

Le dixième siècle , dans lequel nous entrons, est fécond


en toutes sortes de calamités , et ce n'est pas sans quelque
raison qu'on l'appelle le siècle obscur, le siècle de fer, le
siècle de plomb. Voici l'enchaînement des causes de tout
le mal qui souilla cette époque de notre histoire natio
nale : l'autorité royale usurpée, affaiblie , avilie ; le
royaume en proie aus invasions des barbares , l'ambition
et la tyrannie des seigneurs . Telles furent les grandes
causes du mal ; les effets s'ensuivirent bientôt , ce furent :
les lois de l'Eglise méconnues , violées , méprisées ; ses
biens envahis , ses dignités vendues, la chaire de saint
Pierre un moment profanée, l'ignorance et le désordre
partout. Et cependant la Providence veillait sur son

Eglise : malgré tous les scandales qui l'affligent, on voit


la foi se conserver pure ; aucune variation de doctrine,
aucune loi , aucun décret es touche au dépôt sacré de l'in
326
violable vérité ; aucune hérésie même ne vient troubler la
société chrétienne. Le divin fondateur de l'Eglise semblait
dormir et laisser faire les hommes ; mais il avait l'oeil sur
la barque de Pierre, et à son réveil nous verrons des pro
diges de grâce et de miséricorde s'opérer en faveur de
son euvre .
Esquissons à grands traits les principaux événements
de ce siècle . Charles III , le Simple , qui avait eu en Foul
ques , archevêque de Reims , un ami , un défenseur, un
conseiller sage et éclairé, se vit arracher par un crime le
plus fort appui de son trône : Foulques périt assassiné
par Baudouin II , comte de Flandre (900) . Il fut remplacé
par Haganon , gentilhomme obscur qui asservit son maître.
Cependant les Normandsdésolaienttoujours le royaume:
cette fois ils étaient conduits par le duc Rollon , chef re
douté pour sa bravoure et la hardiesse de ses entreprises.
Le faible roi , ne sachant comment résister au torrent,
eut recours à un moyen qui prouve qu'il était moins sim
ple qu'on voulait bien le dire : il traita avec le chef bar
bare à Saint-Clair-sur -Epte · (911 ) , lui donna en fief la
Neustrie , qui comprenait tout le pays appelé depuis Nor
mandie, et lui accorda de plus la main de sa fille Giselle,
avec la seigneurie de Bretagne, sous la souveraineté de la
couronne . Ce qui valut mieux encore , c'est qu'il mit pour
condition que Rollon se ferait chrétien avec tous ceux de
sa nation , après qu'ils auraient été instruits dans la reli
gion . C'était à la fois une bonne euvre et un trait de po
litique habile que de régénérer par la civilisation chré
tienne des ennemis qui avaient causé tant de ruines dans
tout le royaume. Cette fois encore le clergé ne faillit pas
à sa mission . Sans s'inquiéter des intentions du roi , qui
pouvait n'envisager que le bonheur temporaire de son
peuple, les évêques et les prêtres déployèrent le plus
grand zèle pour instruire les barbares et les préparer à
recevoir le baptême. Le roi avaittrouvé dans Francon, arche
vêque de Rouen , l'homme qui pouvait le servir utilement
dans cette entreprise. C'était déjà ce prélat qu'il avait
chargé de négocier la paix et qui , envoyé au camp du
1 Petit village du département de Seine-et - Oise, à sept lieues de Manles .
327
chef barbare, lui avait parlé avec la liberté d'un apôtre et
l'autorité d'un grand évêque : « Grand capitaine, lui
« avait- il dit , avez -vous résolu de faire toute votre vie la
« guerre aux Français ? Croyez-vous que vous soyez une
« divinité? N'êtes - vous pas un homme pétri de limon ,
« cendre et poussière, comme les autres ? Songez plutôt
qui vous êtes , quel vous serez, qui vous jugera ... Si
« vous continuez comme vous avez commencé , vous n'au
« rez d'autre partage que l'enfer ; et dans cette triste de
« meure vous ne serez plus en état de faire la guerre à
« personne. Mais si vous voulez embrasser la religion
« chrétienne, vous jouirez de la paix en ce monde et en
« l'autre. Le roi Charles vous cède cette terre maritime
« que vous et Hastings avez ravagée , et il vous offre sa
« fille Giselle en mariage , pour être le næud et le gage de
« la paix. Si c'est l'amour de la gloire ou l'intérêt qui
« vous fait agir , pouvez-vous rien espérer ou de plus glo
« rieux pour vous ou de plus avantageux pour votre
« maison ? »
Ainsi parla cet évêque . On peut le juger par ces paro
les. Or ce fut lui qui fut choisi pour instruire Rollon des
mystères de la foi. Le nouveau duc de Normandie, qui ne
manquait ni de pénétration ni de droiture , profita si ra
pidement des leçons du maître, qu'il fut bientôt en état
de recevoir le baptême. Francon lui donna solennellement
le sacrement de la régénération au commencement de
l'année 912. Le comte Robert , frère du roi Eudes , lui
servit de parrain et lui donna son nom avec de riches
présents . Aussitôt que Rollon eut été baptisé , il dit à
l'archevêque : « Apprenez-moi quelles sont les églises les
plus célèbres et les plus respectables de mon duché .
Ce sont , répondit Francon , les églises de Notre - Dame de
Rouen , de Notre-Dame de Bayeux et de Notre - Dame
d'Evreux ; celles du Mont- Saint-Michel, de Saint-Pierre
de Rouen , c'est-à-dire Saint- Ouen , et de Saint -Pierre de
Jumiéges. — Mais dans notre voisinage, ajouta le duc,
quel est le saint le plus puissant auprès de Dieu ? »
Francon lui dit , d'après la tradition alors répandue , que
c'était saint Denis, Grec de nation , converti par saint
328

Paul et envoyé en Gaule par saint Clément. « Eh bien ,


reprit le duc, avant de partager ma terre aux chefs de
mon armée, j'en veux donner une partie à Dieu, à la
sainte Vierge, et aux saints patrons que vous m'avez
nommés, afin de mériter leur protection . » Il tint parole ,
et pendant les sept jours qu'il porta l'habit blanc de nou
veau baptisé, il donna chaque jour une terre à une des
sept églises indiquées par le prélat. Chefs et soldats ayant
été instruits à leur tour, ils furent presque tous baptisés :
la politique et l'exemple du duc les avaient engagés peut
être à se faire instruire, mais la grâce acheva heureusement
de soumettre et de civiliser cette nation belliqueuse et fé
roce . On en vit bientôt les admirables effets. Rollon ,
après sa conversion, devint aussi aimable et aussi reli
gieux qu'il avait été dur et terrible . Aussi habile admi
nistrateur qu'il avait été soldat redoutable, il sut se faire
obéir de ses sujets par de sages ordonnances (913 ) . Il pu
blia des lois sévères, surtout contre le vol . Les Normands ,
jusque-là habitués à ne vivre que de pillage , observèrent
si exactement ces lois , qu'ils n'osaient pas même ramas
ser ce qu'ils trouvaient , de crainte de passer pour voleurs .
Un bracelet, que le duc avait laissé saspendu à un arbre ,
y demeura trois ans , sans que personne osât l'enlever , tant
on redoutait les recherches et la sévère justice du duc .
Son nom inspirait une telle terreur, que, même long
temps après sa mort, prononcé par les opprimés , il était
comme un ordre aux magistrats d'accourir et de faire
bonne et prompte justice. De là vint l'usage normand de
pousser le cri de haro, qui dérive de l'exclamation Ah !
Krolf ! par laquelle on appelait jadis le duc au secours .
Rollon ou Robert n'oublia pas non plus le mal qu'il avait
fait jadis à la religion ; pour l'en dédommager , ilrebatit
plusieurs églises ruinées et fit fleurir le christianisme
dans cette Normandie qui , peu auparavant, avait été si
désolée .
Les Normands convertis devinrent bientôt d'autres
hommes . Fatigués de leur vie nomade, adoucis par la sin
cère pratique d'une religion toute d'amour, ils devinrent
laborieux et industrieux, s'appliquèrent à l'agriculture,
329

et ils firent de la Normandie l'une des provinces les plus


riches et les plus fertiles de la France .
Ainsi , l'influence du clergé mit fin , du moins pour un
temps, aux calamités que souffrait la France depuis tant
d'années de la part des barbares idolatres . Telle fut l'ori
gine de cette célèbre colonie de Normands , dont le sang,
mélé à celui des Francs , donnera des rois à l'Angleterre
et à la Sicile . Voilà l'æuvre du clergé : il civilisa les Nor
mands comme il avait civilisé les Francs ; en un mot , il
fonda la société moderne. « Tant de crimes et de violen
« ces, en dissolvant la société politique et civile, parais
« saient ruiner l'Eglise. Mais l'édifice de l'Eglise est divin .
« Pendant qu'on la déshonorait par des excès, elle faisait
a de nouvelles conquêtes , soumettant à son obéissance
plusieurs des nations qui l'avaient désolée . On va même
« voir la main de la religion cicatriser la plus cruelle
« plaie de la France . Le Dieu de Clovis sera adoré par
« Rollon. Encore une fois, le royaume de France est
« l'ouvre des évêques ! Ce sont eux qui ont soustrait les
« Gaulois à la hache des Francs , puis les Francs à l'épée
« des Danois, en faisant embrasser aux vainqueurs la re
« ligion des vaincus , en leur faisant échanger leur bar
« barie païenne contre la civilisation catholique ' . »
Rollon , fidèle à observer le traité conclu avec Charles III ,
lui fut très-utile en refusant de s'allier avec kobert, son
parrain , qui avait soulevé une partie des seigneurs contre
le roi . Le duc, devenu sincèrement chrétien, ne songeait
qu'à faire jouir ses sujets des bienfaits de la paix . Il mou
rut en 917 , laissant à son fils Guillaume , surnommé
Longue- Epée, un Etat florissant qu'il gouverna avec la
même autorité et avec plus de bonté que son père . Telle
était la piété de Guillaume, qu'après avoir rétabli plusieurs
monastères, entre autres celui de Jumiéges , il fit veu de
renoncer aux grandeurs du monde pour se consacrer à
Dieu dans ce monastère, résolution qui datait de sa plus
tendre jeunesse. Mais l'abbé , auquel il s'en ouvrit, s'op
posa à ce projet; préférant le bien public à celui de sa
communauté , il fit comprendre au duc qu'il serait respon
1 Histoire de France, par M. Henrion , t . I, p. 290.
330

sable des malheurs qui suivraient son abdication, son


fils Richard , encore enfant, étant incapable de gou
verner la province . Guillaume céda à ces raisons ; mais,
comme pour s'en consoler, il prit à l'abbé une cuculle et
une tunique de moine, qu'il garda sous clef, alin de s'en
revêtir en temps et lieu. Ce trait prouve quel heureux
changement le christianisme avait déjà opéré dans les
mours des Normands .
Le calme semblait rétabli , mais ce ne fut qu'un mo
ment de trêve . Robert, frère du roi Eudes , continuait à
troubler le royaume. Ayant assemblé les seigneurs hostiles
à Charles III , il lui fit déclarer qu'il était indigne de ré
gner, se fit proclamer roi , sacrer à Reims ( 922 ) , marcha
contre Charles et mourut sur le champ de bataille ; mais
sa mort ne termina pas le combat. Son fils Hugues , sur
nommé le Grand, se mit à la tête des troupes et tailla en
pièces l'armée royale . C'était la victoire du parti national ,
composé de Français, contre la race germanique de Char
lemagne, représentée par le roi . Le malheureux Charles III
se vit abandonné de tous ses sujets. Un de ses parents , le
traître Herbert, comte de Vermandois , l'attira à Saint
Quentin , s'empara de sa personne et le fit enfermer à
Château -Thierry. Sa femme , la reine Ogive , ille d'E
douard jer , roi d'Angleterre, s'enfuit auprès de son père ,
emmenant avec elle son jeune fils Louis , que nous verrons
reparaître sous le nom de Louis d'Outre-mer .
Débarrassés du roi qu'ils détestaient, les seigneurs of
frirent la couronne à Hugues , qui la refusa en faveur de
son beau - frère Raoul , duc de Bourgogne, qui fut sacré à
Soissons , par l'archevêque de Sens, le 13 juillet 923 .
Mais l'autorité de Raoul ne fut point reconnue en Aqui
taine ni par les Normands , qui restèrent fidèles à Charles
le Simple tant qu'il vécut . Il mourut dans la captivité , au
château de Péronne , l'ap 929. Prince trop faible pour
gouverner des vassaux plus puissants que lui , trop bon
pour des sujets toujours prêts à la révolte , aimé du peu
ple, repoussé par les grands , méprisé par les étrangers,
il mérita le nom de martyr , à cause de ses malheurs et
des violences dont il fut poursuivi du berceau à la tombe .
331

Cependant Raoul , qui avait la bravoure , la prudence, la


fermeté, le génie qui font les grands hommes et les héros ,
eut à lutter contre les seigneurs , les Normands de la Loire
et les Hongrois. Tout son règne de treize ans fut celui des
séditions , des révoltes et des troubles . Il était parvenu , à
force de latter, à être assez fort pour soumettre les sei
gneurs , lorsqu'il mourut l'an 936. L'histoire lui reproche
d'avoir affaibli la royauté en donnant aux grands, pour
se les attacher , beaucoup de domaines qui furent érigés
en fiefs, avec la prérogative de faire la guerre à leurs voi
sios . Nos rois travailleront en vain , pendant plusieurs siè
cles , à abolir ce pernicieux usage.
Le trône était vacant : Hugues le Grand pouvait encore
une fois y monter ; mais il revint à Louis, 6ls de Charles
Je Simple, qu'il fit rappeler d'Angleterre et sacrer à Laon
( 936 ) . Louis IV d'Outre -mer n'avait alors que seize ans :
il essaya de reprendre la Lorraine sur Othon ler , fils de
Henri l'Oiseleur , qui avait été reconnu roi de cette pro
vince ainsi que de la Germanie ; mais le faible Louis fut
forcé de se retirer devant le prince le plus puissant de
cette époque. Othon devint le protecteur et l’allié du roi
de France. Cette alliance blessa au plus vil les grands du
royaume . Louis eut donc des guerres à soutenir contre
eux , et succomba bientôt sous le nombre ; son armée fut
mise en déroute, et lui-même ne leur échappa qu'avec
beaucoup de peine. Ne sachant plus comment sortir de
cette extrémité , n'ayant presque plus aucune ville en
propre, excepté Reims et Laon , il eut recours au pape .
Etienne VIII s'intéressa à la cause du malheureux prince ,
et envoya en France un légat ( 941 ) qui invita, sous peine
d'excommunication , les seigneurs français à reconnaître
Louis pour leur roi et à mettre fin à cette guerre désas
treuse. Le religieux Guillaume Longue-Epée obtempéra le
premier à cette invitation, et sa médiation amena une
trêve pendant laquelle Othon ſer s'interposa entre le roi
de France et les chefs rebelles . La tranquillité revint un
moment, grâce à cette intervention bienveillante et seule
efficace du pontife romain . Louis IV semblait perdu et la
guerre civile menaçait le royaume : le pape sauva l'un et
332

l'autre. Il n'y a donc que l'ignorance qui puisse blamer


cette salutaire intervention des souverains pontifes dans les
affaires politiques du moyen âge : c'était le seul pouvoir
qui restât debout au milieu du chaos de la société d'alors, le
seul qui pût encore se faire écouter et obéir.
Cependant de nouveaux troubles surgirent. Le traître
Herbert, comte de Vermandois, qui avait perdu Charles le
Simple et causé de grandes dissensions en faisant élire ar
chevêque de Reims son fils Hugues, à peine ágé de cinq
ans ( 936 ) , venait de mourir ( 943). Au moment de com
paraître devant le souverain juge , la religion éveilla ses
remords ; sa trahison revenant sans cesse à sa mémoire , il
répétait souvent dans l'amertume de son coeur : « Nous
étions douze qui trabîmes le roi ! » Pour corriger le scan
dale d'une ordination qui était un attentat inouï dans les
annales de l'Eglise , le roi Raoul avait convoqué quelques
évêques qui élurent pour légitime archevêque de Reims
Artaud ( ou Artold ) , auquel le pape Jean XI donna le pal
lium . Voilà ce qui arrive quand les laïques portent une
main téméraire à l'arche sainte et que le pouvoir tempo
rel opprime le pouvoir spirituel . Artaud , après la mort
d'Herbert , ne manqua pas de demander son rétablisse
ment à Louis IV qui avait approuvé son élection , et les
hostilités recommencèrent entre les deux prétendants .
Vers le même temps ( 943 ) , Guillaume Longue -Epée,
en guerre avec Arnould , comte de Flandre, fut traîtreuse
ment assassiné par ce dernier dans une conférence à Pic
quigny , laissant un enfant de six ans, nommé Richard , qui
fut reconnu duc de Normandie . Louis d'Outre - mer , sous
prétexte de venger ce meurtre , fit une invasion en Nor
mandie pour dépouiller le jeune duc ' ; mais ayant man .
qué de parole à Hugues le Grand , avec lequel il avait par
tagé la conquête, le comte la lui fit perdre et fut assez
puissant pour le faire prisonnier : il le fit enfermer dans
une tour de Laon , qui porta jusqu'à nos jours le nom de
Louis d'Outre -mer.
1 Le roi s'était emparé de la personne de Richard et le tenait prison
nier ; mais son gouverneur, s'étant déguisé en palefrenier, cacba le jeune
prince dans une boule de paille et le porta ainsi sur ses épaules jusque
hors de la ville , d'où il se rendit à Rouen ,
333

Une formidable invasion , sous la conduite du roi de Ger


manie et de Conrad, roi de la Gaule cisalpine, vint soutenir
les droits du roi prisonnier . Hugues et le parti national
n'osèrent tenir la campagne , et rendirent la liberté à
Louis IV , moyennant la cession de la ville de Laon . La
querelle des deux archevêques n'était pas terminée, et le
roi se sentait trop faible pour soutenir efficacement son
protégé. De concert avec Artaud, il eut de nouveau recours
au pontife romain , et proposa la convocation d'un con
cile national. Le roi priait en particulier le pape de main
tenir l'autorité royale , si affaiblie en France, que la plu
part des seigneurs y étaient et plus puissants et mieux
obéis que le souverain. Agapet II envoya en France un
légat pour présider le concile, qui fut tenu à Ingelheim
( 948 ); il en assembla un second , l'année suivante, à
Trèves . L'archevêque Hugues , irrégulièrement élu sous lạ
pression du pouvoir civil, fut déposé et l'excommunication
prononcée contre Hugues le Grand , duc de France (949) .
Cette énergique intervention du pape mit fin à la guerre .
Sensible aux coups frappés par les premiers pasteurs , Hu
gues le Grand fit les réparations qu'on lui demandait. Une
trêve fut conclue avec le roi , la paix fut rétablie et Laon
rendue à Louis IV ( 950 ) . Nouveau service rendu à la
France par la papauté .
Le feu des guerres civiles était à peine éteint pour un mo
ment en France que les Hongrois l'envahirent de nouveau
(954) , mettant au pillage un territoire si mal défendu. Le
roi et les seigneurs laissèrent faire : chacun était bien aise
de voir opprimer son voisin , sans penser que la France en
tière devenait la victime de ces ressentiments particuliers .
Louis IV , trop faible pour lutter contre les barbares , dut
voir dévaster les plus belles provinces du royaume . Il ne
jouit pas longtemps de la paix qu'il devait au saint-siége .
il périt d'une manière aussi bizarre qu'inattendue. Il quit
tait Laon pour aller demeurer à Reims, lorsqu'à son ap
proche de cette ville un loup traversa le chemin : le roi
s'élança à sa poursuite et fit une chute de cheval qui causa
sa mort . Il n'avait que trente ans ( 954 ) .
Louis IV avait de grandes qualités , du courage, de la
334

politique : son malheur fut d’être trop aisé à tromper.


Mais à quoi servaient les plus brillantes qualités dans un
temps où la royauté, réduite à quelques lambeaux de terre,
n'était plus qu'un fantôme de pouvoir ? Lothaire III , fils
de Louis d'Outre-mer , lui succéda sous la protection de
Hugues le Grand , toujours le plus puissant seigneur de
France . Cet homme célèbre mourut dès la deuxième an
née de Lothaire ( 955 ) . On dit de lui qu'il régna vingt ans
sans être roi . Il fut surnommé le Grand >, à cause de sa
taille ; le Blanc, à cause de son teint ; le Prince, à cause
de son pouvoir ; l'Abbé , à cause des abbayes de Saint
Germain des Prés et de Saint-Martin de Tours qu'il pos
sédait. Il laissa plusieurs enfants, dont l'aîné fut Hugues
Capet, qu'il recommanda en mourant à Richard , duc de
Normandie, comme un défenseur naturel de sa famille et
du parti national . C'est lui qui commencera la troisième
race de nos rois .
Il n'y eut point de guerres civiles pendant la minorité
de Lothaire III et de Hugues Capet, sous la tutelle de
leurs mères Gerberge et Hedwige, toutes deux sœurs
d'Othon jer , roi de Germanie . Ce puissant monarque,
vainqueur des Hongrois , maître de l'Allemagne, de l'Ita
lie et de la Lorraine, était un sincère protecteur de
l'Eglise . Sa cour , véritable école de toutes les vertus roya
les et chrétiennes, était embellie à la fois par les exemples
de sainte Mathilde, sa mère , de sainte Adélaïde, sa
femme, et de saint Brunon , son frère . Aussi Dieu ne
tarda pas à le récompenser de sa piété . Etant allé à Rome
en 962, il y fut couronné empereur, aux acclamations
des Romains, par le pape Jean XII . L'empereur Othon ler
confirma ensuite toutes les donations faites à l'Eglise ro
maine par Pépin , par Charlemagne et par leurs succes
seurs . On conserve au château Saint-Ange l'original de
cette charte , écrite en lettres d'or (962) . Ces grands prin
ces , en doppant au successeur de Pierre un domaine en
propre d'où il pût régir et gouverner l'Eglise , sans être
le sujét ni le protégé d'aucun pouvoir civil , ne pensaient
guère qu'un jour viendrait où une politique astucieuse el
sacrilége oserait, non -seulement mettre la main sur cette
335

propriété sacrée , mais même discuter , contester, nier la


légitimité de cette donation. Voyant plus loin et plus
haut que la courte vue des diplomates et des princes spo
liateurs, ils avaient compris qu'en garantissant l'indé
pendance du saint-siége contre toute pression extérieure ,
ils ne faisaient qu'une cuvre utile à eux-mêmes et à leurs
peuples . Ici nous dirons avec un grand publiciste moderne
qui , en parlant de Rome, s'exprime ainsi : « C'est de là
« qu'est venue la lumière, c'est de là encore que viendront
« l'ordre et la paix des esprits et des cæurs. Que tous les
« gouvernements travaillent de concert à replacer sur ses
a bases antiques cette colonne qui porte les destins de
a l'Europe, à resserrer ce lien mystérieux de la société
« chrétienne qui unit entre eux tous ses enfants , et même
a ceux qui , en reconnaissant pour Père commun le divin
« fondateur du christianisme, sont nés de mères différen
a tes . Les païens avaient fait du territoire du temple de
« Delphes un lieu d'asile etdepaix ; que les peuples chré
« tiens respectent à jamais dans leurs querelles cette terre
« sacrée , d'où sont sorties de si hautes leçons, de si hé
roïques expéditions pour la civilisation des peuples, et
a où sont venues se consoler de si grandes infortunes !
« Que les étendards chrétiens s'inclinent, que les armes
« passent baissées devant ce dôme majestueux, sanctuaire
« de la vérité, citadelle de l'ordre social, qui a résisté à
« tant d'attaques et triomphé de tant d'ennemis, et que
« la religion chrétienne ait au moins un droit d'asile dans
ala chrétienté !
« La politique se fortifie de tout ce qu'elle accorde à la
a religion ; elle s'appauvrit de tout ce qu'elle lui refuse.
« C'est sur ce grand et noble principe que Charlemagne
« avait constitué la chrétienté ; et malheur à la société si
« jamais , égarés par des opinions fausses et étroites ou de
« perfides intentions, les gouvernements oubliaient que
a chez les nations indépendantes et propriétaires, il n'y a
a de dignité que dans l'indépendance, et d'indépendance
a qu'avec la propriété ; et que la religion, son chef et ses
a ministres, qui plus que jamais ont besoin de dignité et
« de considération, doivent être indépendants des erreurs
336

« des gouvernements, des besoins des administrations et


« des passions des hommes ' . »)
C'est ce qu'on ne semble plus comprendre au dix -neu
vième siècle . L'avenir montrera qui a eu raison : des
hommes de génie qui ont fondé le domaine de saint
Pierre ou des politiques à vues étroites et ambitieuses
qui ont voulu le détruire .
Othon [er , mort en 973 , laissait pour lui succéder un
fils du même nom , qui régna avec moins de gloire que
son père. Bientôt la Lorraine , soumise à tant de change
ments pendant un siècle entier , devint le sujet d'une
guerre entre Lothaire III et l'empereur Othon II. Celui
ci , pour remettre la division dans la famille royale, donna
à Charles , frère de Lothaire , le duché de la basse Lor
raine , à condition de lui en faire hommage et de le tenir
comme mouvant de la couronne de Germanie . Lothaire et
Hugues Capet s'emparèrent de Metz (977) et s'avancèrent
jusqu'à Aix- la-Chapelle (978) , où ils faillirent surpren
dre Othon dans son propre palais. L'empereur, averti à
temps, réunit une nombreuse armée, battit la Champa
gne , l'Ile-de- France, et vint mettre le siége devant Paris,
où il voulait , disait- il , chanter un alleluia : il le chanta
en effet, avec ses soixante mille soldats , sur les hauteurs
de Montmartre , puis se retira dans ses Etats, après avoir
éprouvé un échec au passage de l'Aisne (979) . Une trève
fut conclue , plus tard suivit un traité (980) qui , suivant
l'expression de Vély , donnait tout au vaincu et rien au
vainqueur, que le seul nom de souverain . La Lorraine
demeura au monarque allemand , mais comme fief de la
couronne de France . Ce traité irrita grandement les sei
gneurs français, qui étaient les véritables ennemis de la
race carlovingienne dans laquelle Lothaire voulait cher
cher ses alliés naturels . Hugues Capet recueillit tout le
fruit de ce mécontentement qui soulevait le parti des na
tionaux contre la dynastie franque. Lothaire III , pré
voyant ce résultat , s'était associé son fils Louis, qu'il re
commanda à Hugues Capet lorsqu'il mourut, le 2 mars 986,
1 Cet écrit se trouve au tome deuxième des OEuvres complètes de M. de
Bonald (édition Migne ).
337

986 , à l'âge de quarante -cinq ans , empoisonné, à ce


que l'on croit , par sa femme Emma . Ce fut un prince
d'un grand courage, actif, vigilant, et qui avait de grandes
vues, dignes d'un meilleur temps.
Louis V , dit le Fainéant, monta sur le trône à l'âge
de dix-neuf ans (986 ). Excité par Charles , duc de Lor
raine, son oncle , il laissa calomnier sa mère Emma , qu'on
accusait de relations criminelles avec l'évêque de Laon .
La reine mère ne trouva qu'un ennemi dans son propre
fils, qui chassa mème brutalement l'évêque de son siége .
Mais celui- ci, se sentant innocent, ne s'oublia pas dans
son exil ; il s'adressa à tous les prélats du royaume , pro
testant contre ces injustes traitements . Il leur écrivit :
« Quoique , par l'autorité du roi et par la faction de cer
taines personnes, je sois présentement chassé de mon
siége, je ne suis cependant pas privé de l'épiscopat. Ma
conscience ne me reproche rien , et des accusations ca
lomnieuses ne sont pas un titre de condamnation . Que
j'aie donc la consolation de vous voir compatir à mon
malheur, et que le troupeau sente l'absence du pasteur.
C'est pourquoi, je vous en prie, je vous en conjure , que
personne de vous ne donne le saint chrème dans l'éten
due de mon diocèse , n'y célèbre la messe et n'y donne
la bénédiction épiscopale . » C'était parler avec dignité.
Néanmoins le roi , s'acharnant contre la victime , deman
dait la déposition juridique contre l'exilé . Tout l'épisco
pat lui résista ; Adalberon , archevêque de Reims, encourut
même la colère du roi , pour soutenir l'innocence : Louis
succomba moralement dans cette lutte ; son caractère
personnel en fut dégradé aux yeux des peuples . L'évêque
de Laon fut rappelé . Louis V , après quatorze mois de
règne, mourut en 987 , sans laisser d'enfants mâles.
On disait qu'il avait été empoisonné par sa femme, la
reine Blanche, avec laquelle il était en querelle aussi
bien qu'avec Emma , sa mère .
En Louis V finit la race de Charlemagne, après avoir
duré 235 ans. Elle avait formé trois branches qui occu
pèrent séparément trois trônes : l'un en Italie, l'autre en
Germanie et le troisième en France , qui fournit onze
22
338

rois . Elles finirent par trois princes portant le nom de


Louis . La chute si subite d'un empire qui , dès son au
rore , fut porté au faîte de la gloire , est sans doute un de
ces coups frappants de la Providence qui renverse les
trônes et dispose, selon qu'il lui plaît , des sceptres et des
couronnes . Les causes de cette rapide décadence peuvent
être réduites aux suivantes : les nombreux partages de
la couronne après Louis le Débonnaire , l'incapacité et
la faiblesse des princes depuis Louis le Bègue , qui lais
sèrent les titres de comtes , de ducs , de seigneurs, devenir
héréditaires dans les grandes familles, ce qui créa le ré
gime féodal et réduisit le roi , avant la fin de la race , à
n'avoir plus que quelques villes en propre ; enfin, les ca
lamités publiques causées par les terribles invasions des
Normands. On peut dire que cette race eut toute la fleur
de la jeunesse sous Pépin le Bref, la force de la virilité
sous Charlemagne, la caducité de la vieillesse sous Louis
le Débonnaire : après avoir langui dans la décrépitude,
elle perdit enfin tout son lustre et toute sa gloire sous
Louis V pour faire place à la plus ancienne et à la plus
illustre maison royale que présentent les annales de
l'histoire.
La couronne, par droit de naissance , appartenait à
l'oncle paternel du dernier roi , à Charles , duc de la
basse Lorraine et frère de Lothaire ; mais ce prince s'était
rendu odieux au parti national en devenant vassal de
l'empereur Othon , et l'on n'hésita pas à lui préférer
Hugues Capet ' .
Ce seigneur, héritier de la puissance et aussi de l'am
bition de Hugues le Grand , son père , s'était concilié l'af
fection générale par ses aimables qualités . Estimé du
clergé par sa piété, des grands par ses manières affables,
du peuple par son courage , il fut élu à Noyon par les évê
ques et les seigneurs , et sacré à Reims par l'archevêque
I Ce sobriques de Capet aurait été donné à Hugues , dit le P. Daniel , ou
à cause de sa grosse tèle, ou à cause de son opiniătreté, ce nom venant du
mot latin capito, qui a cilte double signification. Mais , d'après diverses
chroniques, de mot ne serait pas une injure : il serait pris pour chapet ou
cappatus, parce que l'ancien eiendarddes rois de France était la chape de
Saint-Martin , avec laquelle ils chantaient parfois en chậur dans leur ora
loire appelé chapelle, nom qui a la même origine.
339

Adalberon (897) . Comme, avant d'être roi , il était déjà le


chef du parti national français, c'est de son avénement que
date, en quelque sorte , la nation française ; désormais il
ne s'agira plus de Gaulois, de Romains , de Gallo- Romains ,
de Gallo -Francs, mais de Français, formant un peuple à
part , n'ayant plus rien de commun avec celui de Ger
manie : les races , les traditions, les lois , les meurs, les
langues, tout est changé , tout lutte également entre les
deux nations .
Cependant Hugues Capet eut à combattre les partisans
de Charles : plusieurs évêques et un puissant seigneur,
Guillaume, duc d'Aquitaine, croyaient devoir soutenir ses
droits et excitèrent pour le nouveau roi de sérieuses diffi
cultés ; mais la fortune se déclara pour Hugues Capel.
Plusieurs conciles se réunirent pour mettre fin à ces trou
bles , et le roi resta maître du terrain . Il mourut , en
quelque sorte, les armes à la main , le 24 octobre 996 ,
après un règne sans éclat , il est vrai , mais qu'il avait su
rendre paisible par sa politique et par sa prudence. Hugues
Capet avait fixé de nouveau le siége de nos rois dans la
ville de Paris, qu'avait habitée Clovis et qui avait été aban
donnée pendant toute la seconde race et sous les rois de
la première appelés fainéants. On sait que Pépin avait
choisi déjà cette résidence, mais que Charlemagne et son
fils 'habitèrent Aix- la-Chapelle et Thionville ; Charles le
Chauve, Soissons et Compiègne ; Charles le Simple , la ville
de Reims ; enfin Louis d'Outre -mer et ses deux fils, la cité
presque imprenable de Laon .
Ce que cette époque présente de plus remarquable , c'est
la profonde ignorance qui régnait parmi les laïques et l'e
tablissement de la pairie. C'est aussi sous ce règne que
furent introduits en France les chiffres arabes et l’horloge
à balancier . Cet honneur est attribué à Gerbert , arche
vêque de Reims , qui devint plus tard pape, sous le nom de
Sylvestre II .
Robert , surnommé le Pieux , avait vingt-six ans quand
il succéda à son père ( 996) . Prince éclairé, pieux , affable ,
en un mot , élève du savant Gerbert, il se montra digne à
tous égards du trône par les qualités qui font les bons rois.
- 340

Mais, dès son avénement, une grave affaire s'éleva entre


le saint-siége et la cour de France . Robert avait épousé
sans dispense Berthe, sa cousine , fille du duc de Bourgo
gne , avec laquelle , d'ailleurs , il avait contracté une affi
nité spirituelle en tenant un de ses enfants sur les fonts
de baptême . Le pape Grégoire V , pontife ferme, inflexible
et zélé pour le maintien des lois de l'Eglise, exigea la sé
paration des époux . Le roi promet , hésite , diffère. Le pape
tient un concile (998 ) qui porte ce décret : « Que le roi
« Robert ait à se séparer de Berthe, sa parente, qu'il a
épousée contre les lois, et qu'il fasse sept ans de péni
« tence. S'il refuse d'obéir, qu'il soit excommunié, aussi
« bien que Berthe.
« Nous suspendons de la sainte communion Archambault,
archevêque de Tours , qui les a mariés, aussi bien que
« les évêques qui ont consenti à ce mariage, et cela jusqu'à
« ce qu'ils viennent faire satisfaction au saint-siége . »
Robert, frappé par cette sentence , lutte et résiste en
core ; mais bientôt l'impression que fit sur la société chré
tiende d'alors cet acte du souverain pontife vint au secours
de sa faiblesse : amis , parents , courtisans , tout l'aban
donne ; son palais est désert, chacun fuit à l'approche de
l'excommunié ; deux serviteurs seulement restent auprès
de lui pour les premières nécessités de la vie, encore font
ils passer par le feu les vases dans lesquels il buvait ou
mangeait . (Pierre Damien .)
Réfléchissant alors sur les terribles effets de cet ana
thème, et animé d'ailleurs d'un grand fonds de religion et
de piété , le roi rompit enfin avec Berthe, confessa publi
quement sa faute et l'expia par son austérité et par ses
larmes .
A ceux qui trouveront un pareil fait extraordinaire,
abusif peut- être, nous dirons : Le souverain pontife est le
gardien naturel de la foi et des meurs dans l'Eglise uni
verselle . En refrénant les passions des princes , il apprend
aux peuples que personne n'est au -dessus de la loi de Dieu
et de l'Eglise . Or, à cette époque , où il s'agissait de faire
l'éducation morale de l'Europe, le pape n'aurait pu tolérer
une exception à la règle des meurs sans la voir se géné
341

raliser et le précepte divin ou ecclésiastique tomber dans


le mépris aux yeux de la multitude. Au contraire, il est
beau de voir ainsi le successeur de Pierre parler haut et
ferme, frapper même avec la dernière rigueur sur les têtes
couronnées, quand elles prétendent faire de leur élévation
une sauvegarde pour leurs passions . Voilà ce que l'on
comprenait fort bien au moyen age, parce qu'on jugeait
des choses par les vues de la foi; aujourd'hui on ne le
comprend plus , parce qu'on voit tout à travers le prisme
des passions et de l'esprit révolutionnaire qui trouble les
âmes et pervertit les jugements .
Cette affaire, du reste, se termina sans produire aucune
suite facheuse pour le prince : seigneurs, clergé et people
l'en estimèrent davantage pour avoir eu le courage de ré
parer généreusement safaute.
Vers l'an 1000 , une frayeur universelle s'empara des
esprits : la France et l'Allemagne étaient dans l'anxiété,
parce qu'on avait répandu le bruit que la dernière année
du dixième siècle devait aussi être la dernière du monde .
On croyait en trouver la preuve dans l'Apocalypse ; les
savants , entre autres saint Abbon de Fleury, écrivirent
contre l'absurdité de cette interprétation , mais ne purent
réussir à détromper le peuple . La famine , l'épidémie ,
quelques prétendus signes du ciel , enfin les petites guerres
de seigneurs à seigneurs, toutes ces calamités à la fois
ajoutèrent encore à la douloureuse préoccupation des es
prits . Tout se calma quand on vit cette année se passer
comme les autres . Il n'en resta qu'une chose , ce sont les
énormes largesses que les hommes, se croyant à la veille
du jugement, firent aux pauvres et aux églises .
Tels sont les événements politiques de ce siècle .
Un mot sur le régime féodal. La puissance des grands
seigneurs , de cette féodalité qui va jouer dans la suite un
si grand rôle dans notre histoire , ne prit pas naissance
seulement au milieu des troubles de la seconde race . Son
origine remonte au temps des rois mérovingiens et des
maires du palais .
Le principe de la féodalité est dans l'usage que suivirent
primitivement les rois de conférer aux leudes, soit laïques,
342

soit ecclésiastiques, une portion du domaine de la couronne,


à titre de bénéfices ou de fiefs . Ces donations étaient d'a
bord amovibles, concédées à vie ; mais successivement,
sous les maires du palais et à la faveur de l'impuissance des
Méroviugiens, on dérogea à ce principe . Elles furent ren
dues héréditaires par le traité d'Andelot, en 587 , pendant
la régence de Brunehaut, qui fut forcée de céder aux exi
gences des seigneurs ; et Clotaire II, en 615 , confirma cet
état de choses dans une assemblée tenue à Paris cette même
année. Les maires du palais n'eurent garde de s'opposer à
l'accroissement de l'autorité seigneuriale . Sachant qu'ils
ne devaient leur propre pouvoir qu'à l'appui de la noblesse,
ils s'attribuaient, au contraire, le droit de conférer eux
mêmes des bénéfices. On a vu Charles-Martel usant large
ment de cette prérogative ; mais ce ne furent plus de sim
ples dons comme autrefois : il imposa à ceux qu'il investit
de bénéfices la condition de le suivre à la guerre , et de
lui garder foi et hommage . Cette obligation constitua les
premières redevances des vassaux envers le roi, leur süze
rain, de qui ils relevaient tous également . Pépin le Bref,
sans rien diminuer des priviléges établis par ses prédéces
seurs, maintint les grands dans la soumission, et, par
l'ascendant de son caractère et l'éclat de ses vertus guer
rières , il les mit hors d'état de faire valoir leurs préro
gatives.
Il avait ainsi préparé , sous ce rapport , les triomphes du
règne de Charlemagne. Ce puissant monarqae ne chercha
pas à accabler les seigneurs ; mais, s'appuyant sur le peu
ple, il parvint à se passer d'eux, et il sut, comme son père,
les maintenir dans le devoir . Alors donc l'autorité royale
avait repris son vigoureux ascendant et commandait éga
lement à tous le respect et l'obéissance .
Mais , dès le règne de Louis le Débonnaire, la bonne
harmonie entre les divers ordres de l'Etat fut rompue :
les grands , voyant la royauté s'affaiblir, cherchèrent à
reconquérir leurs anciennes prérogatives ; le peuple éleva
des plaintes, et les assemblées nationales devinrent une
arène où les intérêts les plus opposés étaient continuelle
ment aux prises. Louis , pour mettre fin à ces débats,
343
acheta au clergé et aux seigneurs l'abolition de ces assem
blées, ou champs de mai, au prix d'une nouvelle portion
de ses domaines. En aliénant ainsi les biens de la cou
rohne, le roi affaiblit et dégrada sa propre puissance, et
le peuple , déchu du droit même de se plaindre, fut livré
sans défense aux violences des autres ordres et au caprice
d'un souverain trop faible désormais pour se défendre lui
même . La féodalité vit s'accomplir ses dernières conquêtes
sous le règne de Charles le Chauve . Jusque-là , les innom
brables vassaux , enrichis des dépouilles arrachées à la cou
ronne, étaient néanmoins soumis à des comtes et à des
ducs, à des officiers enfin, qui , dans leurs gouvernements
res tifs, commandaient encore au nom du roi.Mais, dans
une assemblée, tenue à Mursen en 847 , ce prince, pour
s'attacher les grands par la reconnaissance, leur fit de dant
gereuses concessions : il déclara que les seigneurs, les
Jeudes , ne seraient tenus de suivre le roi à la guerre qu'en
eas d'invasion étrangère. Faute grave, qui permettait aux
vassaux de refuser tout service à leur suzerain, quand il
s'agissait de guerre du dedans ou de discordes civilesi
Aussi , dès ce moment , chaque seigneur devint, pour les
affaires intérieures, indépendant du souverain , et la France
monarchique fut transformée en un Etat purement fédé
ratif. Charles le Chauve fit plus encore : jusqu'à lui , les
leudes ou fidèles n'avaient d'autres seigneurs que le roi ;
en suivant les comités à la guerre, ils n'obéissaient qu'au
monarque ; mais à Mursen , on décida que tout homme
libre pouvait se recommander , se donner à qui il voudrait,
et choisir pour son seigneur soit le roi , soit un autre noble .
Dès lors, tout ce que perdait le roi en autorité, les grands
le gagnaient , et ceux-ci pouvaient marchander au monar
que leur fidélité douteuse .
Enfin, Charles , ne pouvant plus contenir les nobles par la
force , mit le comble à ces concessions dans l'assemblée de
Quercy -sur -Oise, en 877 : il livra comme propriété hé
réditaire les divers gouvernements ou provinces à ceux
qui en étaient chargés alors ; benéfices territoriaux et
charges publiques passèrent donc pour toujours aux mains
des seigneurs : il étendit même cette faveur au titre de
- -

comte , c'est- à -dire au gouvernement militaire des Etats


secondaires, et ne conserva pour lui-même qu'une faible
portion de territoire. Ainsi , il porta le dernier coup à l'au
torité royale, et la mit en quelque sorte à la merci de la
puissance féodale. Les possesseurs de ces grands fiefs, ou
grandes pairies, pairies du royaume, furent seuls obligés
envers le roi leur suzerain au serment de foi et hommage
et à toutes les redevances de la vassalité ; mais ces grands
feudataires, à leur tour suzerains dans leurs domaines,
conservèrent seuls sur les vassaux inférieurs les droits que
le monarque avait sur eux-mêmes. Cette révolution ter
mina l'ère monarchique commencée sous Clovis , continuée
sous Pépin et Charlemagne , et donna naissance à une
nouvelle forme de gouvernement, qui fut le règne ou la
puissance des fidèles, et qui , de leur nom (féal, féaux ),
prit celui de féodalité ou d'ère féodale. Cette hiérarchie
de suzerains et de vassaux acheva de se former à la faveur
des troubles qui suivirent jusqu'à la déposition de Charles
le Gros . Tous les habitants d'une même contrée se rangè
rent avec empressement à ce système où chacun , à la fois
protecteur et protégé, voyait le lien d'une défense com
inune. La royauté,qui avait provoqué cet état de choses,
en recueillit les plus tristes effets ; on peut en juger quand
on se rappelle qu'à la mort de Charles le Chauve il y avait
près de vingt-cinq grands vassaux qui formaient le deuxième
degré de la hiérarchie féodale, et dont la puissance pou
vait contre - balancer celle du roi. Le troisième degré était
composé des arrière-vassaux ou vassaux des grands feu
dataires auxquels ils devaient fidélité , hommage et service
militaire . Au -dessous de ces derniers, et à divers échelons
de noblesse féodale, se trouvaient encore d'autres seigneurs
moins puissants, sur lesquels ils avaient des droits ana
logues de suzeraineté ; ceux-ci formaient en quelque sorte
la petite noblesse , qui donna naissance à la chevalerie,
dont nous parlerons quand elle sera organisée et aura
pris sa place dans l'histoire .
Tel était le lien social le plus puissant dans cette monar
chie divisée en tant de souverainetés : le seigneur, assisté
de ses vassaux, rendait la justice dans sa terre ; il com
345

mandait ses hommes à la guerre, et tous devaient le suivre


et le défendre. Le vassal manquait- il à ses engagements ,
le seigneur pouvait le priver de son fief (terre d'un fidèle);
le seigneur lui-même refusait -il de protéger son vassal ,
il perdait aussitôt tous ses droits sur lui . On comprend dès
lors combien de divisions, d'abus , de révoltes et de scan
dales ont dû être le résultat d'une pareille organisation.
Mais quelle était à cette époque la situation du peuple ?
C'est une étude fort intéressante que celle qui nous intro
duit dans la vie intime et obscure de la foule qui s'agitait
alors au dernier échelon de la société . Comme nous l'avons
dit, sous Charles le Chauve , un certain nombre de familles
presque souveraines avaient concentré entre leurs mains
la plupart des terres , des villes et des villages. Ces chefs
de provinces avaient sous leurs ordres des nobles d'un
ordre inférieur, des bénéficiers ou des leudes qui formaient
leur clientèle et leur rendaient hommage . En dehors de
ces deux classes de seigneurs, rien ne ressemblait à notre
bourgeoisie moderne : rien que des villes ruinées , à demi
désertes, sans police , sans administration forte , sans re
venus réguliers, et peuplées d'ouvriers et d'artisans réduits
à la misère par le manque de travail et d'industrie. A la
campagne, même situation : les hommes libres , les anciens
propriétaires de petits manoirs , les habitants fixés au sol
de la patrie par le sentiment de la possession , avaient en
tièrement disparu . Exposés sans cesse à voir le fruit de
leurs labeurs devenir la proie du plus fort, dépouillés tantôt
par les barbares du dehors , tantôt par ceux du dedans ,
livrés sans protecteur à toutes les oppressions , ils s'étaient
lassés de propriétés illusoires ; et, pour jouir quelque peu
de la vie, ils s'étaient placés sous la tutelle de quelque
seigneur qui pût les défendre, par amour ou par intérêt,
comme son bien propre. Donc, tout ce qui nn'était pas noble
de franc -alleu , c'est-à -dire possesseur de terre salique , ne
relevant que de Dieu et de son épée , ou qui n'était pas
noble bénéficier, était à peu près esclave , non pas que les
nobles aient eu sur lui droit de vie et de mort , comme en
Grèce et à Rome , mais esclave attaché à la glèbe et faisant
partie de la terre seigneuriale, comme un meuble et un
346

troupeau font partie d'un héritage . Tous ceux qui étaient


dans cette condition humiliante s'appelaient serfs ou ma
nants. Leurs maîtres avaient droit à leur travail et aux
fruits de leur travail ; mais , en échange , ils devaient pro
téger ceux qui les servaient, devoir dont ils s'acquittaient
souvent comme ils l'entendaient, selon leur plus ou moins
de charité envers des inférieurs faibles et impuissants . Les
serfs, cultivateurs , colons , attachés au domaine seigneu
rial , appartenaient , corps et biens , à leur seigneur, et
ne pouvaient ni se marier, ni contracter, ni sortir du fief
sans permission : assimilés au bétail , ils comptaient
par têtes. Les artisans et les gens de métier étaient appelés
villains, parce qu'ils demeuraient généralement dans les
villes ou dans les gros villages : ils étaient également
soumis au seigneur de la province.
Pour les terres, elles étaient divisées en plusieurs clas
ses : fiefs, terres nobles, et terres roturières . Ces dernières
étaient les petits alleux non encore convertis en fiefs par
la recommandation féodale . Quant aux biens territoriaux,
que la munificence des rois ou des seigneurs avait donnés
aux monastères et aux dignitaires de l'Eglise , ils étaient
assimilés aux autres bénéfices et ne relevaient d'abord que
de la suzeraineté du roi ; mais plus tard , de puissants sei
greurs abolirent ce privilége et réduisirent les évêques et
les abbés au rang des simples vassaux ou bénéficiers, ce
qui , soit dit en passant , porta un grave détriment aux
meurs , à la piété et à la discipline. Le pauvre peuple était
ainsi arraché au gouvernement plein de mansuétude du
prêtre pour tomber souvent sous celui d'un maître dur et
impitoyable . D'autre part, le clergé, privé de son indé
pendance vis-à-vis des seigneurs laïques , n'avait plus la
force ni l'autorité nécessaires pour protéger les faibles et
recommander aux forts de traiter leurs inférieurs comme
des membres souffrants de Jésus-Christ . Néanmoins , le
clergé eut à remplir alors et remplit , en effet, une grande
et belle mission ; placé entre les heureux du siècle et les
déshérités de ce monde , il faisait entrevoir aux uns les
châtiments que la souveraine justice réserve à la dureté
des maîtres , et aux autres les récompenses promises à ceux
qui souffrent et pleurent dans leur abaissement. Si l'E
glise n'a pas fait à la société tout le bien qu'elle eût voulu,
à qui la faute ? Ce n'est pas à elle qu'il faut s'en prendre,
mais bien aux obstacles matériels que son zèle rencontre
dans la société même où elle vit . Sous la domination ro
maine , sous les Mérovingiens , et jusqu'à Charles le Gros ,
quand le clergé était maître de l'opinion publique par le
seul fait de sa puissance morale et de son institution di
vine, il savait bien exercer, pour le bonheur des peuples ,
un pouvoir médiateur, une action intelligente et pacifi
catrice . Mais l'organisation féodale, arrivée à son plus
haut développement, était loin d'être favorable à cette
civilisation catholique qui a pour principe l'unité, pour
règle la charité , pour moyens la foi et ses æuvres , pour
terme le ciel. La société , trop divisée et appartenant poli
tiquement à tant de maîtres, qui souvent n'avaient pour
principes queceux de la force, de la violence et de l'égoïsme,
échappait à l'action immédiate de l'Eglise , et c'est ce qui
explique bien des faits de cette époque, quand on sait les
juger selon leur véritable origine et selon les circonstances
qui les ont fait naître.
Cependant, la papauté veillait encore sur l'Eglise , et,
quoi qu'en aient dit les écrivains hostiles au catholicisme ,
cette triste époque offre encore une consolation, c'est de
voir que , pendant que tout baisse et semble vouloir s'a
bimer dans l'ignorance et la corruption, l'Eglise seule
était encore debout, pleurant sur les désordres de ses en
fants. La principale cause des fausses appréciations portées
contre le dixième siècle , c'est que son histoire n'a été long
temps connue que par les écrits d'un seul annaliste , Luit
prand. Né au commencement de ce siècle , Luitprand ,
d'abord sous-diacre de l'Eglise de Tolède , en Espagne,
puis diacre de l'Eglise de Pavie, et , enfin , évêque de Cré
mone, fut constamment attaché à la faction opposée au
parti italien ; dont le principal chef était Adalbert, marquis
de Toscane, secondé par la noblesse romaine. Le pape,
comme premier prince d'Italie et chef de l'Eglise , avait
naturellement une grande part dans le choix des empe
reurs. Les factions cherchaient donc à élever sur le saint
348

siége des hommes qui leur fussent dévoués, mais les vaincus
se vengaient par la calomnie contre les papes. Or, les six
livres de l'Histoire de l'empire d'Occident laissés par Luit
prand ont été écrits sous cette influence et reflètent les
passions politiques de l'auteur. Fleury le juge ainsi : « Son
« style témoigne de plus d'esprit que de jugement. Il
a affecte, d'une manière puérile, de montrer qu'il savait
a le grec. Il est partout extrêmement passionné, distri
« buant aux uns des injures outrées , aux autres des
« louanges excessives. » Les auteurs protestants et leurs
complaisants amis, les libres penseurs modernes,ont avi
dement exploité les accusations ou les insinuations flé
trissantes contre deux ou trois papes du moyen âge, et
les ont admises comme si cette voix d'un seul écrivain
partial valait une nuée de témoins. Mais le savant Mura
tori ( 1672–1750) a découvert la vraie et unique source
de ces incriminations , et nous a montré que tout ce con
cert étourdissant se trouve démenti par un témoignage
contemporain plus grave et plus désintéressé. Ce témoi
gnage est celui de Flodoard, né à Epernay , en 894, et
mort chanoine de Reims, en 966. Un historien de ce temps
dit de lui qu'il était estimé pour sa vie exemplaire ,
et qu'il faisait admirer en lui une sagesse surhumaine.
Comme auteur, Flodoard se distingua autant par son style
que, comme prêtre , par ses vertus . Or, dans ses Vies des
papes, depuis saint Pierre jusqu'à Léon VII (939) , que
Baronius n'a point connues, il rétablit la vérité des faits
altérés par Luitprand . Cet ouvrage sert donc de contre
poids aux calomnies du chroniqueur de Crémone. Enfin ,
à ceux qui seraient étonnés de trouver quelques pontifes
romains qui ont failli à leur mission dans ce malheureux
siècle de décadence universelle, nous dirons : « De ce qu'il
У avait parmi les apôtres un Judas, son crime fait -il tache
dans la vie si sainte et si pure des autres apôtres ? » de
même , si l'on rencontre dans une série de deux cent cin
quante -neuf papes deux ou trois coupables, cela fait - il
tache sur toute l'Eglise ? Qu'on nous montre donc une
pareille liste de rois, de princes, de savants, qui puisse
offrir un pareil spectacle pendant une durée de dix-neuf
349

siècles ! Le docte Mabillon disait à ce sujet : « Les nova


« teurs abusent du mauvais exemple de quelques pontifes,
« pour attaquer l'incorruptible vérité et l'unité de l'Eglise
« romaine. Quels qu'aient été les papes , sur la plupart
« desquels ils déversent leur haine calomnieuse, cela ne
« préjudicie en rien à l'Eglise catholique répandue dans
« tout l'univers . Il faut répéter avec saint Augustin : « En
a aucune manière nous ne sommes couronués pour leur
« innocence ; en aucune manière nous ne sommes punis
« pour leur perversité . »
Bien plus, nous dirons avec Bellarmin : « Comme nous
« n'avons pas exagéré les qualités des pontifes passés , nous
a ne dissimulerons pas , dans les suivants, ce qui sera à
« reprendre, assuré que l'action de la Providence divine
« ne peut que triompher davantage ; car, au milieu de
« ces désordres, elle a soutenu l'ineffable éclat de son
a Eglise . Le pontificat romain n'a pas dû sa conservation
« à la direction ni à la prudence humaine ; il a été con
« servé , parce que cette pierre a été si divinement établie,
a si solidement enracinée, si constamment protégée, que
« les portes de l'enfer , représentées par les persécutions,
« les hérésies, les dérisions des esprits forts, la propaga
« tion des écrits corrupteurs, la scélératesse et la méchan
« ceté des hommes, n'ont jamais prévalu contre elle . »
Ces préliminaires posés , disons un mot des papes du
dixième siècle que la calomnie a tant poursuivis et pour
suit encore de ses accusations , qu'elle voudrait faire peser
sur l'Eglise entière .
Ce siècle commence par le pontificat de Benoît IV (900
903) , qui fut digne des plus beaux siècles de l'Eglise ;
mais une mort prématurée l'enleva à l'amour des Romains.
Léon V (903-904) était à peine monté sur le trône ponti
fical, que l'antipape Christophe le fit jeter dans un cachot,
où il mourut de privations et de chagrin . Sergius III lui
succéda (905-911) . Sur le seul témoignage de Luitprand,
on a calomnié ses mæurs. Des plumes impures ont osé
mêler à ce nom celui de l'infame Marozie , femme d'Adal
bert de Toscane, fameuse intrigante qu'on trouve impli
quée dans tous les scandales de cette époque. Mais le temps
350

de la réhabilitation du pontife est peut-être venu. Voici la


vérité sur le compte de Sergius III : Ce pape, dit Flodoard ,
« précédemment proposé pour le souverain pontificat,
« lors de l'élection de Jean IX , fut rappelé aux acclama
« tions unanimes du peuple , et reçut la consécration qui
« lui était depuis longtemps destinée . Ce pontife étant
« monté sur le trone de saint Pierre , l'univers s'en réjouit
« pendant les sept années de son règne . »
Jean Diacre, qui vivait du même temps, écrit : « Après
« son ordination, le pape Sergius III, affligé de l'état de
« délabrement de la basilique de Saint-Jean de Latran,
« qui s'était écroulée sous Etienne VI, eut recours à la
« bonté divine , dans laquelle il plaça toujours sa confiance.
« Il entreprit de rétablir cette illustre église ; il termina
« glorieusement cette sainte muyre , et décora la nouvelle
basilique des ornements les plus précieux . »
Enfin, l'épitaphe que la reconnaissance plaça sur le
tombeau de Sergius III s'exprime dans le même sens :
« Revenu de son exil , aux instantes prières du peuple, ce
bon pasteur aima également toutes les classes de son trou
peau , et déploya une vigueur apostolique contre les usur
pateurs. » Qu'on oppose ces trois témoignages à celui d'un
annaliste partial etmalinformé et qu'on juge . D'autre part,
nous voyons ce pape considéré de l'univers chrétien comme
un pontife digne de la plus profonde vénération . Il donna
de grandes preuves de zèle pendant les sept années de
son pontificat, accorda le pallium aux nouveaux archevê
ques de Cologne et de Hambourg qui le lui avaient de
mandé ; il facilita la propagation de la foi chez les païens
du Nord , prémunit les évêquesd'Occident contre les erreurs
de Photius , envoya un des légats pour y examiner et ter
miner selon les règles de la discipline une affaire de mariage
entre Léon le Philosophe et Zoé ; enfin , il mourut après
un pontificat que l'on doit croire exempt des fautes dont
l'ont chargé des historiens malveillants ou mal informés,
ou plutôt trompés par' Luitprand.
Après lui vinrent Anastase III (911-913), quilaissa une
réputation incontestée de douceur, de sagesse et de pru
dence ; puis Landon (913-914 ) , qui mourut , sans tache
351
aucune, cinq mois après son élection . Jean X fut élu sur
la chaire de saint Pierre (914-928) . Pontife irréprochable
et béni de l'Eglise , il a eu le malheur de déplaire à Luit
prand, qoi , tout en attaquant la pureté de ses meurs,
avoue qu'il a puisé les faits qu'il cite dans une Vic anec
dotique et populaire de Théodora, mère de Marozie . C'est
donc un misérable pamphlet qui a servi de base à toutes
les accusations formulées contre Jean X. Flodoard , au con
traire, dit de lui : « la mérité , par la sagesse et les vertus
« de sa vie, un trône dans le ciel . » Il a montré d'ailleurs
pendant son pontificat un esprit magnanime, une rare
pénétration politique et un grand caractère ; ilchassa pour
jamais les Sarrasins de Rome et de son territoire par une
victoire que son énergique promptitude lui valut sur le Ga
rigliano . Consulté, en 916, par Hervé, archevêque de
Reims, sur la conduite à tenir à l'égard des Normands
qui retombaient dans leurs premières superstitions,ce pape
lui donna cette sage réponse : « Si c'étaient d'anciens
« fidèles, on les jugerait suivant les rigueurs des saints
« canons , mais comme ils sont à peine soumis au joug de
a la foi, il ne convient pas de trop presser l'exécution des
« règles, de peur qu'un fardeau auquel ils ne sont point
« accoutumés ne leur paraisse, dès l'abord , insuppor
« table. Quant aux pénitences canoniques à infliger, vous
a êtes mieux placé que nous pour juger de leur oppor
« tunité . Agissez donc avec la maturité et la sagesse dont
« vous êtes capable , et , n'ayant d'autre but que le salut
« des âmes, par votre zèle apostolique pour les Normands,
« vous participerez à la couronne immortelle du grand
« saint Remi, apôtre des Francs. » Sont - ce là les paroles
qui sortiraient d'une bouche souillée par le crime ? Les
mours dépravées se rencontrent peu avec les grands carac
tères . Enfin , Jean X ,aprèsavoir régné quatorze ans, mourut
assassiné par les ordres de Marozie et de Guy , son époux
(928) . « Jeté en prison, dit encore Flodoard , par une per
a fide patricienne, l'âme de Jean X s'élance vers les cieux
« et, prend possession du trône qui lui était destiné . »
Ce fut un pontife supérieur à son siècle ; mais il faut le
plaindre d'avoir eu le malheur de vivre dans un temps où
352
l'innocence et le crime se touchent de si près , qu'ils peu
vent être à peine reconnus et distingués .
Après Léon.VI (928-929) , qui ne régna que sept mois ,
vient Etienne VIII (929–931 ) : l'histoire n'a rien à leur
reprocher, même au milieu des factions qui déchiraient
alors l'Italie . Il en estdemême de Jean XI (931-936) , à qui
Luitprand , par une erreur grossière , a assigné une origine
scandaleuse ; mais la critique moderne a fait justice de
cette odieuse calomnie . Léon VII (936-939) fut un pontife
vertueux et d'une conduite irréprochable . Flodoard lui
donne les plus grands éloges. Ce fut lui qui opéra , de
concert avec saiot Odon , de Cluny, la réconciliation d’Al
béric, maître de Rome, avec Hugues, roi de Provence et
d'Italie .
Etienne IX (939-943) vit les troubles qui agitaient
alors la France , après la mort de Raoul et le retour de
Louis d'Outre-mer. Il eut aussi la douleur de voir promu
au siége de Reims Hugues , fils d’Herbert , duc de Ver
mandois, jeune homme de vingt ans ; abus monstrueux
dont il ne pouvait que gémir. Lemalheur des temps était
arrivé à ce point que des envahissements de ce genre ne
pouvaient être réprimés par aucune autorité. Le pape lui
même fut contraint de céder aux circonstances, plutôt
que d'exposer l'Eglise de Reims aux dernières extrémités.
Du reste, Hugues se montra digne de sa précoce élévation ;
et l'histoire ne lui reproche aucun de ces excès si com
muns alors. Etienne IX ne fit guère que travailler à paci
fier l'Eglise de Reims , et il termina son pontificat sans
qu'on ait pu rien lui reprocher.
Marin II (943-946) ne s'occupa que de ses devoirs re
ligieux ; il répara les églises, assista les pauvres, et lutta,
avec une louable énergie, contre le fléau de l'ignorance
qui désolait alors l'Eglise . Efforts impuissants, mais qui ,
au milieu du désordre général , font ressortir le caractère
de Marin II et le rendirent digne des souverains pontifes
des premiers siècles.
Agapet II (946-956) se montra digne , pendant dix
ans, de succéder à Marin II ; one nouvelle impulsion fut
imprimée au gouvernement de l'Eglise pendant son pon
353 -

tificat, qui est un des plus glorieux du dixième siècle. It


assembla plusieurs conciles, et l'affaire de l'archevêché de
Reims fut enfin terminée sous les auspices du souverain
pontife etd'Othon le Grand (950) . Mais ni Agapet ni Marin
n'étaient de force à lutter contre l'époque épouvantable
au milieu de laquelle ils vivaient : ils ne purent que pro
tester par la pureté de leur vie contre la corruption et la
barbarie de leur temps . Agapet mourut en -956, après un
règne glorieux pour l'Eglise.
A la mort de ce pape, l'Italie était livrée aux factions
et voyait le pouvoir séculier changer de maios à chaque
instant . Othon le Grand avait la suzeraineté de la Lom
bardie ; mais à la prière de sainte Adélaïde , son épouse ,
il avait laissé à Adalbert, fils de Bérenger II , l'adminis
tration de ses anciens Etats . D'autre part , Albéric, duc
de Toscane, l'époux de Marozie , venait de laisser pour suc
cesseur son fils Octavien , âgé de dix-huitans, qui, bien que
clerc de l'Eglise romaine , se hata de saisir les rênes du
pouvoir temporel . Enfio Pandolf, duc deCapoue, cherchait
à se rendre indépendant dans la terre de Labour. Il n'y avait
plus de puissance souveraine assez fortement constituée
pour dominer toutes ces ambitions ; de là des déchire
ments , des luttes , des guerres intestines ; de là l'interven
tion du pouvoir civil dans les affaires de l'Eglise, ce qui
va amener le scandale jusque sur le siége de saint Pierre.
En effet, le prince Octavien eut l'ambition de joindre
à son titre de souverain l'autorité spirituelle du chef de la
chrétienté . Il avait à Rome un parti puissant; il lui fut
facile de réaliser son projet. Il fut élu pape le 23 mars
956. Ce fut une honte et une calamité. Il changea son
nom en celui de Jean XII , premier exemple d'une mu
tation qui passa depuis en usage pour tous les souverains
pontifes. Mais en changeant de nom , malheureusement le
jeune débauché ne changea pas de conduite . Il ne vit dans
sa nouvelle dignité qu'un moyen de se livrer avec plus de
sécurité à tous les débordements de ses passions. Othon
le Grand , affligé de ce scandale d'un pape à peine ågé de
dix - huit ans , essaya divers moyens pour y mettre fin ;
mais ne pouvant y réussir, il eut recours à un remède pire
23
356

venait de mourir (972) , et c'est cette nouvelle qui en


couragea les partis qui se disputaient l'élection des souve
rains pontifes. Etrange époque où la papauté, livrée aux
passions de la multitude, semblait, comme au temps des
persécuteurs païens, redevenue un trône de martyrs . Avant
même la fin tragique de Benoît Vi , une faction avait élu
l'antipape Francon, un des meurtriers de Benoît Vi , qui
prit le nom de Boniface VII ; une nouvelle faction le chassa ,
et alors on élut pour pape légitime Donus II (974-975 ),
qui paraît un instant , au milieu de ces luttes sanglantes,
sur la liste pontificale. Il était digne, par ses vertus et sa
piété, de gouverner l'Eglise en des jours meilleurs . 1

Benoît VII (973-984) occupa le saint-siége huit ans et


demi . Les historiens du temps ne nous apprennent rien
des détails de son pontificat. Othon II l'avait précédé dans
la tombe (983), et c'était peut-être un coup de la Provi
dence ; car, à peine âgé de vingt-huit ans , ce jeune prince
avait montré des instincts de cruauté précoce dont n'au
raient peut-être pas triomphé les exemples et les pieuses
sollicitudes de sainte Adélaïde, sa mère. Mais un autre
malheur, c'est qu'il laissait l'empire aux mains d'Othon III,
enfant de trois ans .
L'antipape Boniface VII revint en Italie ; mais on avait
élu Jean , Romain de naissance, qui prit le nom de Jean XIV
(984-985) . Puis vint Jean XV, qui ne put être sacré ,
raison pour laquelle on ne le compte pas toujours parmi
les papes. Les séditieux enfermèrent le premier au cha
teau Saint- Ange, où ils le laissèrent mourir de faim et
de misère (984-985) ; le second mourut dans le mois
même de son élection (985).
Jean XVI ou XV , selon que l'on compte ou qu'on laisse
de côté son prédécesseur, tint le saint-siége pendant dix
ans, sans rien faire de remarquable ( 986-996 ).
Othon III fit élire son neveu Brunon , jeune clere très
instruit dans les lettres humaines : il fut ordonné sous le
nom de Grégoire V. Il était le premier pape allemand,
parlait facilement les trois langues : allemand , latin et
italien, dont l'usage était précieux pour un pape à cette
époque. Quoiqu'il n'eût que vingt-quatre ans au moment
357

de sa promotion, il se montra digne de la tiare ' . Cepen -


dant un violent agitateur , toujours le même Crescentius ,
chassa Grégoire et fit élire pour antipape le Grec Phila
gathe , qui prit le nom de Jean XVI , selon les uns, de
Jean XVII, selon les autres (997) . Les soldats de l'empe
reur lui firent expier, par une mort misérable , le crime
de son ambition . Dès lors , Grégoire V put s'occuper acti
vement de l'administration de l'Eglise. C'est lui qui eut
la gloire de terminer, pour l'honneur de la papauté et de
la France , la grave affaire du mariage de Robert le Pieux
avec Berthe , où chacun fit son devoir : le pape par ses cen
sures, le peuple par sa réprobation de ce mariage inces
tueux, le roi par sa soumission et sa pénitence . Grégoire V
ne régna que trois ans (996-999 ). Avec son pontificat se
fermela lamentable période du dixième siècle. Après lui ,
c'est le Français Gerbert, évêque de Ravenne, qui va oc
cuper le saint-siége sous le nom de Sylvestre II. Avec lui
la papauté reprendra , dans l'histoire , le haut rang qu'elle
devait conserver jusqu'à nos jours .
TABLEAU CRÍTIQUE DU DIXIÈME SIÈCLE .

Ignorance et corruption : leurs causes, leur mesure et remedes .

I. Nous avons assisté au spectacle de l'Europe s'en


allant en lambeaux , et parce que des mains trop débiles
avaient voulu conduire les hommes que des passions hai
neuses poussaient à la révolte , et parce que des peuples
barbares, cupides,dévastateurs,étaient tombés sur d'autres
peuples trop malheureux ou trop timides pour oser ré
sister. Le succès d'une part, la défaite de l'autre s'ex
pliquent facilement : l’union fait la force, et quand une
fois la tête ne sait plus commander, les membres n'obéis
sent plus , ne comprennent plus les ordres émanés d'en
haut. Ainsi, quand ceux qui étaient appelés à gouverner
les peuples ont manqué du génie qui les maîtrise et les
fait plier à la volonté d'un seul ; quand, assez petits eux
mêmes pour se laisser dominer par des intérêts privés et
1 Ses vertus, les qualités de son esprit et de son cæur lui méritèrent le
nom de Grégoire Mineur.
360

tecteur pour la soutenir dans ses travaux , et elle allait


s'enfoncer dans la solitude , dévorer en secret sa peine- et
ses ennuis . Cependant les ténèbres s'épaississent , les an
ciens maîtres descendent les uns après les autres dans la
tombe ; une génération nouvelle renaît, elle croît , grandit
comme grandit une plante , sans séve et sans vie : elle ne
trouve autour de son berceau qu'ignorance, corruption et
toutes les folies qui en sont les suites. Son éducation est
toute matérielle , toute physique, et la société qui la lui
faisait ne vit que trop le fruit de ses malheureuses leçons .
De cette ignorance produite par une autre cause, la désor
ganisation de la société, suite elle-même de la faiblesse
des monarques et de la puissance des barbares, sortent la
simonie et la corruption . - Tous les faits s'enchaînent,
ils sont alternativement effets et causes ; l'histoire du
dixième siècle n'offre ainsi qu'une longue série d'événe
ments , dont les ans sont enfantés par les autres. - C'est
une génération, une filiation non interrompue de mise
rables et dégradantes passions. C'est d'abord la faiblesse
de caractère , le manque de génie des rois qui laissent
pénétrer le fléau des invasions étrangères, source inépui
sable de maux de tout genre. Les invasions, qui ne font
que morceler davantage les territoires et les fortunes, en
divisant les intérêts, balayent de dessus la surface de la
terre les foyers de l'instruction : l'ignorance et la barbarie
en sont les suites ; la fierté païenne du gentilhomme lui
fait voir un titre de noblesse dans l'absence de toute con
naissance ; il lui faut une main étrangère pour écrire qu'en
qualité de gentilhomme , il ne sait pas signer son nom .
Le peuple crut aussi s'élever et se rapprocher des sommités
de la société en approchant de son orgueil insensé, de SOD
dédain pour la science. Le mal pénétrait encore plus
avant : on cessa de la croire une condition d'entrée dans
les charges ecclésiastiques ; l'argent, l'audace, la protec
tion parurent plus efficaces et moins coûteux : les grands
du siècle les donnaient à leurs favoris sans s'enquérir de
leurs vertus ou de leur capacité. On ne vit plus là qu'un
bien naturel : l'ignorance, devenue presque une qualité, se
glissait donc ainsi dans le clergé ; on en vint jusqu'à s'ima
361

giner que c'était beaucoup que d'exiger que les ordinants


sussent réciter leur symbole et les psaumes. Le prêtre
n'était donc plus qu'un homme ordinaire, qu'un grand
avait abrité sous sa protection , qu'un prince avait gratifié
d'une faveur, celle d'un bénéfice, celle des revenus d'une
cure. Ce que le simple prêtre était dans une échelle infé
rieure, l'évêque l'était dans un ordre plus élevé : c'était
un seigneur, un comte, un bénéficier puissant que le roi
avait reçu en grâce , qui lui devait, comme tout vassal
séculier, le service de guerre , l'hommage et autres rede
vances. Une famille se sentait-elle surchargée d'héritiers
ou de membres impotents, elle les poussait à l'épiscopat,
et ils devenaient quelque chose, tandis qu'ils n'auraient
fait que végéter ignominieusement dans l'obscurité de la
vie privée. Ainsi, l'épiscopatn'était plus qu'une position .
Qu'était-ce que la papauté aux yeux de cette société sans
vie et sans idées ? Le poids en paraissait peu redoutable ,
tellement l'ignorance avait éliminé tout ce qui , en d'autres
temps, en faisait redouter la responsabilité . Porter la
tiare était une haute dignité, une souveraineté universelle
sur les consciences, et une domination vaste , quoique
partielle, sur les libertés individuelles ; porter la tiare,
c'était un honneur suprême, pour lequel il ne fallait
d'autres dispositions que l'appel libre ou acheté d'un mo
narque ou du peuple romain . Voilà de quelvil l'ignorance
faisait envisager des dignités devant lesquelles des saints
ont tremblé, devant lesquelles devrait toujours se con
fondre et s'anéantir une conscience ordinaire ; que dire
donc d'une ame coupable ? que dire d'un simoniaque ?...
Triste histoire , que ne peut-on en arracher tant de hon
teuses pages ! Mais non , elles devaient servir le plan de la
Providence ; elles devaient nous instruire de la profondeur
de cette parole : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bå
« tirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront
« point contre elle . » Le dixjème siècle est là pour témoi
gner de tout ce que l'enfer a fait pour prévaloir, et ,
d'autre part, nous avons pour nous de savoir qu'il n'a
point prévalu : c'est que Dieu veille sur son Eglise bien
aimée, et lors même qu'il semble dissimuler son amour,
-
362

c'est alors qu'il l'éprouve, c'est alors qu'il l'aime le plus.


Nous avons vu le profond abaissement de la société au
dixième siècle, sous le rapport des idées, de l'instruction ;
nous avons vu ce premier mal les conduire à un autre
abaissement , à la simonie ; poursuivons :
III . L'ignorance est 'la mère de la corruption , et s'il
est vrai de dire avec un célèbre moraliste , Larochefou
cauld , que : « l'esprit est souvent la dupe du ceur , » il ne
l'est pas moins de dire que les'égarements du cæur seront
d'autant plus grands que cet esprit sera plus aveuglé,
plus privé de la véritable lumière. Puis donc qu'il a été
donné à l'esprit des ténèbres de prendre de l'empire sur
les intelligences pour corrompre plus facilement les côurs,
suivons-le dans ses funestes succès , allons à la suite de
l'Eglise de Dieu, comme des enfants fidèles et aimants qui
regardent, d'un meil triste et rempli de larmes , les désor
dres qui affligent leur mère : sondons'un instant l'abîmé
de douleur où elle est descendue ; mesurons le degré de
dégradation dont beaucoup de ses membres et quelques
uns de ses ministres se sont rendus coupables.
O desolation ! Qu'est devenue cette Eglise que Jésus
Christ avait envoyée au milieu du monde et dont le monde
n'était pas digne ? Où est cette épouse chérie qu'il avait en
gendrée par un miracle d'amour? Vierge pure et sans'tache
à sa naissance et longtemps encore après, elle a vu traîner
dans la fånge đes misèrés de la terre sa robe d'innocence:
pourquoi faut- il voir des temps où la corruption, non
contente d'infecter ses membres, ' monte jusqu'au coeur de
ses prêtres , de ses évêques , de ses papes ! Oui, les flots
des passions humaines sont venus jusqu'au sommet de la
hiérarchie sacrée : l'historien qui se sent une ame pure ,
qui a foi dans la vertu , baisse la tête et gémit en pronon
çant les noms de Jean X et de Jean Xif. Mais soyons justes.
En parcourant les tristes pages de l'histoire d'un siècle
tel que le dixième , les lecteurs prévénus contre l'Eglise ,
ou même d'autres plus innocents , seront peut- être éton
nés , , porteront peut-être des jugements défavorables å
cettei's
Eglise ; un doute , ou plus peut-être, s'élèvera dans
leur & me trop peu iostruite des immenses ressources de la
363

Providence ; ils se diront:Ehquoi,c'est là cette Eglise qu'on


nous a dit si pure, si sainte ? quoi,c'est là cette infailli
bilité si constante ? La vérité peut- elle se trouver dans des
bouches si profanes, dans des cæurs si corrompus?
A cela , il est facile de répondre . Remarquons d'abord,
en passant , que quand lemonde reproche à l'Eglise les
désordres dont se sont déshonorés quelques- uns de ses
ministres , il devrait songer que ceux dont l'Eglise déplore
le plus la conduite scandaleuse sont des enfants du monde,
des hommes que le monde a choisis , qu'il a poussés au
trồne pontifical, sans demander le suffrage de l'Eglise ;
des hommes tirés du milieu des barbares ; et qui ont ap
porté dans le sanctuaire les meurs, l'esprit, les habitudes
du séculier. Si l'Eglise avait été libre dans le choix de ses
chefs, si les puissants du siècle ne s'étaient pas arrogé des
droits qui ne leur appartenaient pas , l'Eglise n'aurait pas
à déplorer de scandales . Que ceux donc qui ont tant de
promptitude pour nous objecter ces hommes indignes du
rang où ils furent élevés , que ceux surtout qui se réjouis
sent de rencontrer ces abus dans le clergé, pour en faire
l'excuse de leurs propres désordres, qu'ils s'en prennent
à ceux qui nous ont imposé ces fléaux que nous avons été
forcés d'accepter, vu la difficulté des temps.
Mais si l'Eglise est descendue si bas à cette époque, il y
aurait de l'injustice à ne considérer que le côté où la plaie
est la plus profonde, sans tenir compte du bien qu'elle
renfermait encore dans son sein . Il faut distinguer dans
l'Eglise l'élément divin et l'élément humain . L'élément
divin , et par conséquent incorruptible, c'est sa doctrine,
son but,'ses moyens de salut , ses sacrements et sa hiérar
chie divine ; mais cette doctrine doit passer par des bou
ches humaines ; ces sacrements , qui produisent la grâce ,
sont administrés par des mains d'hommes ; cette hiérar
chie se compose d'hommes, et voilà l'élément humain . Il
a souffert, cet élément ; l'homme s'est laissé entraîner par
sa pente naturelle au mal , et il n'a été que trop victime
sa présomption ; mais restait l'élément divin, c'est -à
dire le prêtre, l'évêque , le pape ; cette partie de l'Eglise
qui ne sauraiti 'se corrompre, ni périr, parce que c'est
-
364

l'action du verbe qui la dirige, c'est le souffle de l'Esprit


Saint qui l'instruit, c'est la grâce du Sauveur qui l'ali
mente et fait durer sa vie . Il est beau de voir , au milieu
de ces débordements des passions du coeur , les pontifes de
l'Eglise rester fidèles à la foi : jamais il ne parut plus visi
blement que la main de Dieu soutient et protège l'Eglise,
et que la main de l'homme ne peut rien contre elle : dans
ce siècle de fer, on n'entend pas un mot contre le dogme
de l'Evangile, pas une révolte contre la hiérarchie sacrée ;
dansl'enseignement public , pas la moindre atteinte n'est
portée à la morale chrétienne, ni à la croyance catholique :
c'est que Dieu afflige rarement à la fois par tous les fléaux
de sa justice. Cependant , on enfreignait la loi ; mais ,
chose remarquable , on ne la haïssait pas ; on ne cessait de
réclamer contre le vice et les abus , au risque d'être in
conséquent, en tombant soi-même dans des désordres qu'on
blámait dans les autres . Mais il reste toujours vrai que la
doctrine de l'Eglise n'a point changé : l'æil de Dieu
veillait au milieu de la nuit qui se faisait autour de
son Eglise ; c'était lui qui éloignait d'elle le fléau des hé
résies et des schismes, parce qu'alors elle n'aurait pu les
supporter : tel se montra le divin Sauveur envers ses bien
aimés disciples, lorsqu'un jour il leur dit qu'il lui res
tait beaucoup d'autres révélations à leur faire , mais
qu'ils étaient encore trop faibles pour les soutenir . Ainsi ,
Dieu pourvoyait au salut de son Eglise .
La Providence suscita dans le même but des saints il
lustres qui s'opposèrent avec zèle au torrent de l'iniquité :
tels furent saint Odon, archevêque de Cantorbéry, sainte
Mathilde, saint Brunon, saint Eyoard , saint Mayeul dont la
modestie refuse la dignité de pontife romain , saint Odilon ,
saint Nil , saint Romuald , saint Turquetul , saint Dunstan ,
et d'autres encore . Ces hommes de Dieu , secondés de sa
grâce et de la coopération des princes séculiers, relevèrent
ľEglise de son humiliation . Bientôt elle reprit quelque
énergie ; un sang plus généreux commença à remuer dans
ses veines ; ses enfants ouvrirent les yeux , se réveillèrent de
leur profonde léthargie ; la vertu retrouva ses droits, et ses
autels devinrent plus purs . Ceux qui occupaient les pre
365
miers degrés de la société chrétienne visèrent aux moyens
de rappeler le vrai et le bien ; des conseils, sans doute
timides encore , mais efficaces parfois, s'assemblèrent . La
discipline , l'ordre revinrent sous les auspices de fervents
serviteurs de Dieu .
Mais voici un nouveau prodige : l'Europe et l'E
glise semblaient écrasées , vaincues à jamais par les
barbares ; mais l'Eglise a trouvé assez de force et pour
guérir les plaies qu'elle en avait reçues, et même pour
vaincre à son tour ses persécuteurs : consolante victoire ,
qui ne coûta pas une goutte de sang, qui rendit la vie et
le bonheur à tant de cours flétris , à tant d'âmes demi
mortes et perdues . Ainsi , ces nations féroces, qui avaient
fait trembler tant de puissants monarques , qui avaient
renversé et comme pulvérisé le colosse romain , ces na
tions deviennent la conquête de la foi, une des gloires de
l'Eglise, et c'est au dixième siècle que ce prodige s'opère :
il n'est donc pas si stérile, si inſécond dans la balance de
la justice .
De tout ce qui précède, on peut donc conclure : 1 ° que
si l'Eglise avait été laissée à elle-même , libre de l'influence
despotique des princes, libre dans le choix de ses ministres
et dans l'exercice de son pouvoir, nous n'aurions pas à
déplorer les scandales du dixième siècle, ou du moins ils
seraient moins criants ; 2° que l'élément humain seul a
failli, tandis que l'Eglise,comme institution , n’a nullement
souffert, puisque la foi et la doctrine ont traversé ce chaos
sans être atteintes de son souffle empoisonné ; 3º que c'est
le caractère de la vérité de demeurer ainsi constante , iné
branlable , identique à elle-même , au milieu des inces
santes variations du cœur et de l'esprit de l'homme .
Bénissons donc la divine Providence de la protection
visible dont elle entoure son Eglise, et ne soyons pas si
prompts à juger qu'il y ait pour elle un temps de décré
pitude et de vieillesse , comme quelques sophistes de nos
jours ont cherché à le faire acroire .
Trop de mépris pour l'antiquité , trop de dédain pour
les cuvres glorieuses du passé, et une prédilection aveugle
pour un siècle qu'on a bénévolement surnommé le
366

siècle , des lumières , les ont conduits à cet excès, Car


l'Eglise , qui n'a pu faire naufrage au milieu de l'obscure
nuit du siècle de plomb, n'a rien à redouter de l'émanci
pation de l'esprit humain ; jamais on ne l'a vue ennemie
de la lumière , elle l'a toujours conservée , quand d'autres
cherchaient à l'étouffer ; toujours,elle l'a appelée de ses
yeux , parce qu'il a été dit aux enfants de cette Eglise :
Vos estis lux mundi. Omnes vos filii lucis estis , et filii
diei ; non sumus noctis, neque tenebrarum . Et pourquoi
donc inyoquerait-elle les ténèbres ? Aurait-elle , comme
nos faụx frères, comme les religions païennes, des pres
criptions honteuses , des mystères à cacher aux yeux du
sage ! Non ; Jésus-Christ, interrogé sur sa doctrine, répon
dit : « J'ai parlé dans les temples, en public, ,enquerez
vous près de ceux qui m'ont entendu ; » ainsi fait l'Eglise,
elle expose aux yeux de tous sa doctrine et ses préceptes ,
et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle , ni
dans les temps de ténèbres, ni dans les temps de lumières .
Après ces considérations générales sur les maux du.
dixième siècle, il faut, pour le bien connaître, entrer en
quelque sorte dans des détails classiques , afin de suivre
le mouvement des peuples pendant le neuvième, le dixième
et le onzième siècles : c'est d'abord une décadence pro
gressive, puis un profond, abaissement, et, enfin , une
lente et pénible ascension . Mais pour connaître le neu
vième siècle , qui a préparé le dixième , et bien juger le
onzième, qui a commencé la réparation, il faut se poser
sur le dixième siècle ces trois questions : 1 ° quelles furent
les causes de l'ignorance et de la corruption de cette épo
que ; 2° quelle en fut la mesure ; 3º quels furent les moyens
employés par la Providence pour y remédier ?
1° Quant aux causes qui amenèrent cet affaissement
général des âmes, on peut les réduire à quatre princi
pales , qui sont : 1 ° l'affaiblissement du pouvoir temporel ;
2° l'invasion des barbares ; 3° les distractions séculières
des abbés et des évêques ; 4° l'influence des souverains
temporels sur l'élection des papes . Tel est le plan d'après
lequel il faut envisager le dixième siècle,pour en juger
sainement et ne point s'exposer à émettre des apprécia
367

tions légères et injustes, comme l'ont fait tantd'écrivains


qui n'ont pas assez étudié cette époque .
Affaiblissement du pouvoir temporel. Quand le pou
voir protecteur del'Eglise est affaibli, le pouvoir de l'Eglise
n'est pas fort. Elle ne demande , il est vrai , que sa liberté
d'action, son indépendance dans les matières spirituelles,
sa libre extension parmi les peuples, et c'est la mission du
pouvoir civil de lui garantir cette libre action pour in
struire , civiliser et sanctifier les ames . Mais voici , après
Charlemagne, la division de l'empire d'Occident de 814
à 987. A la mort de l'empereur a lieu un premier démem
brement , qui deviendra plus grand après Louis le Débon
naire. Après Lothaire, l'empire est partagé en sept royau
mes . Charles le Chauve meurt en 877 ; Louis II règne
de 877 à 879 ; Louis III , de 879 à 889 ; Carloman avait
régné aussi de 882 à 884 ; puis Charles II le Gros, de 884
à 887 , Eudes en 896 , et une foule d'autres qui ne font
que paraître sur le trône, et qui divisent leurs faibles
royaumes entre leurs enfants, et c'est ce démembrement ,
cet affaiblissement du pouvoir qui causa en partie les mal
heurs du dixième siècle . Plus tard, la France seule voit
vingt-sept deses provinces ou fragments de provincesérigés
en comtés, duchés, seigneuries, et, au lieu de compter
deux Etats , comme à la fin du neuvième siècle , elle en
compte cinquante - cinq à la fin du dixième . Or, puisque
c'est l'affaiblissement du pouvoir temporel qui a en partie
causé l'ignorance et la corruption du dixième siècle, nous
pouvons nous demander quelle a été la cause de cet affai
blissement ? Ce sont les guerres civiles qui désolent la
France, et qui , ayant aussi pour résultat la destruction
des monastères , empêchent l'instruction de s'entretenir
et de se propager. Un autre effet de ces fractionnements
de l'empire et des guerres civiles qui ruinent ensemble le
pouvoir civil et monarchique, c'était de favoriser les inva
sions si multipliées et si continuelles des barbares, Nor
mands d'abord, Hongrois ensuite , et , enfin , Sarrasins . Les
Normands avaient le caractère fougueux et entreprenant ;
avides du sang des prêtres, c'étaient surtout les églises
qu'ils dévastaient avec joie . Ce fut à la faveur des dissensions
368

qui s'élevèrent entre les enfants de Louis le Pieux, que ces


hommes du nord firent leur première apparition en France.
Ils allaient, voguant sur l'océan , entraient par l'embou
chure des fleuves , dévastaient les monastères, pillaient,
incendiaient , séparaient par le fer et par le feu les pro
vinces, les villes et les villages, puis se retiraient chargés
de butin . Le riche s'enfuyait dans son châtean ; le brave,
ne comptant plus sur son arme devenue trop faible contre
ces hordes sauvages, suit le seigneur, båtit sa hutte au
pied du fossé qui le défend ; les campagnes sont désertes ,
les habitants se retirent dans les forêts, ou s'attroupent
autour des forteresses des grands, et ainsi se forment
comme de nouvelles familles, des Etats distincts , dont les
membres sont ou protecteurs ou protégés .
En 841 , les Normands entrèrent par la Seine, prirent
Rouen, Saint-Ouen , qui se trouve à quelque distance, et
dévastèrent toutes les villes qu'ils rencontrèrent sur leur
passage. En 843, ils débouchèrent par la Loire , s'empa
rèrent de Nantes , et, après bien des massacres et bien des
sacriléges , s'en retournèrent traînant avec eux d'immenses
richesses . En 844, ils firent leur entrée par la Garonne ,
se rendirent maîtres de Toulouse ,quelques-unsmême des
cendirent en Espagne , dans la Gallicie. En 845 , ils arri
vèrent de nouveau par la Seine avec cent vingt barques,
sous la conduite du roi des mers , Ragenaire , et remon
tèrent jusqu'à Paris , où Charles le Chauve commit une
grandefaute en leur payant sept mille livres d'argent pour
les éloigner . Enfin , en 848 , ils revinrent encore par la
Garonne, remontèrent le Rhône , se rendirent à Valence et
de là en Italie .
Cette longue suite d'invasions donna lieu à une autre
guerre , et voici à quelle occasion . Reid , roi d'une grande
partie de la Norwège , étendit sa domination sur tout le
pays , et défendit la piraterie . A sa cour se trouvait un
nommé Rodwald , qui lui était cher, et qui avait plusieurs
Gls. L'un d'eux , Rollon , fut condamné au bannissement
pour avoir exercé la piraterie . Il assembla quelques bar
ques et se dirigea vers les Hébrides , où déjà bon nombre
de Norwégiens , braves et courageux , s'étaient réfugiés,
369
Ils formèrent ensemble une petite flotte, dont Rollon de
vint le chef ; elle entra en Gaule par l'Escaut, puis par la
Seine , et s'avança jusqu'à cinq lieues de Rouen . La divi
sion était alors dans le pays : Charles le Simple disputait
la couronne à Eudes , et au milieu de ces dissensions, on
ne pouvait envoyer des troupes contre les barbares . Aussi,
les rivages de la Seine furent-ils pillés et dévastés. L'en
nemi arriva sous les murs de Rouen , qui ne dut son salut
qu'au courage de son archevêque, nommé Francon . Il entra
au camp des Normands, et, dit on chroniqueur, fit si
bien, tant promit et tant donna , qu'il obtint ce qu'il dé
sirait . Charles le Simple, un moment victorieux , voulut
repousser l'invasion . Dans le conseil , qui eut licu à ce
sujet, se trouvait un ancien pirate, Hastings, qui était
d'avis de parlementer avec les barbares avant le combat.
Mais la conférence n'aboutit point , les Français ſurent re
poussés jusqu'à Paris , et les Normands, maîtres d'Evreux
et de Bayeux, étendirent leur domination sur une grande
partie de la Neustrie . Dès lors , ils levèrent des tributs
sur les terres qu'ils avaient conquises ; ils firent une guerre
mieux soutenue , envahirent toute la France, à l'exception
des villes fortes, telles que Paris , Chartres, Dijon . Ces hos
tilités durèrent jusqu'en 912. Voilà pour les Normands.
Disons un mot des Hongrois . Ils venaient du fond de la
Scythie, entrèrent d'abord dans la Pannonic ci dans le
pays des Avares , firent des courses fréquentes en Carin
thie, en Moravie et en Bulgarie . Ils lançaient leurs flèches
avec une merveilleuse adresse , se rasaient la tête , man
geaient de la chair crue et buvaient du sang . Alboin était
leur roi ; il se disait descendant d'Attila . Ces hordes nou
velles se précipitèrent successivement sur l'Europe, l'Al
lemagne , la France et l'Italie . Repoussés d'abord par la
bravoure de l'empereur Louis III , de 889 à 899 , ils vont
en Italie, où ils arrivent jusqu'à Rome .
Enfin , les Sarrasins pénétrèrent en Italie , plusieurs
villes tombèrent en leur pouvoir ; ils engloutirent les tré
sors du mont Cassin, pillèrent les églises de Saint - Pierre
et de Saint-Paul , et s'établirent en Lombardie.
Le monde était donc en feu , l'Europe était livrée
24
370
comme en proie aux envahisseurs ; pendant ce temps ,
que devenait l'instruction ? que devenait la science ? Ce
serait absurde de demander que, dans un pareil état de
choses , le dixième siècle fût un siècle de lumière . Grande
leçon pour les princes et les peuples qui , par leurs querel
les intestines, se réduisent à l'impuissance de résister
aux orages du dehors et en deviennent la victime par
leur propre faute, sans compter les conséquences morales
dont ils se rendent ainsi responsables devant la postérité.
Mais poursuivons. Nous avons dit qu'une autre cause des
calamités de ce siècle c'étaient les distractions séculières
des abbés et des évêques. Charlemagne avait fondé plusieurs
écoles dans différents monastères et auprès de plusieurs
cathédrales. La principale de ces écoles était celle de Saint
Martin de Tours, qui avait pour maîtres Alcuin , Raban
Maur , Ebbon , etc. Après ce monastère venait celui de
Visrol , de Corbie, de Saint-Germain d'Auxerre . Enfin , sous
Louis le Pieux on comptait quatre-vingt-trois monastères ,
dont vingt-trois en Allemagne, vingt-quatre en France,
et trente-six en Aquitaine. Ils devaient aux princes des
prières , ou des présents , ou même le service de guerre .
Ainsi les abbés étaient seigneurs ; ils avaient des vassaux
qu'ils menaient à la guerre; on peut juger dès lors les
distractions qui en résultaient. Outre cela, ces abbés
avaient sous eux d'autres abhés qui pourvoyaient à leurs
voyages . D'autre part, des abbayes furent données à des
laïques qui allaient se loger dans les monastères avec leurs
femmes, leurs enfants , leurs domestiques , leurs chevaux
et leurs chiens. C'est ainsi que les moines , troublés dans
leurs retraites , ne pouvant plus șe livrer à l'étude, l'igno
rance se glissait partout avec les abus. Agobard de Lyon ,
au neuvième siècle , ne cite pour hommes illustres que
Raban-Maur , Paschase Radbert, Florus , Amalaire , Ionas,
Remy , Odon de Vienne , qui ne laissèrent après eux que
des disciples très-médiocres . Voilà quel était l'état des
choses pour les abbayes.
Quant aux évêques , ils avaient des distractions provenant
à la fois de la guerre , des conciles et des diètes, et de la
juridiction temporelle. Ce fut la tendance de la race car
371

lovingienne de réduire en liefs toutes les possessions terri


toriales. Les évêques n'en étaient pas exempts : ils jurèrent
d'abord fidélité au roi , puis ils prêtèrent le serment de la
foi et d'hommage au concile de Quercy -sur-Oise . Puis l'in
vestiture faite à l'évêque par les mains du roi qui lui
remettait la crosse et l'anneau , les préoccupations tem
porelles des prélats comme seigneurs ou vassaux , tout cela
devait avoir de funestes conséquences , et plus tard ce sym
bole équivoque des investitures mettra aux prises l'empire
et le sacerdoce . La guerre ne se faisant pas , comme au
jourd'hui, avec des troupes soudoyées , mais tout homme
libre possédant des terres étant obligé de fournir une
certaine quantité d'hommes et de chevaux , les évêques
allèrent à la guerre , et c'est ce qui arriva surtout pendant
les invasions où ils avaient à défendre leur diocèse. Il en
était de même des abbés . Or, que devenait pendant ce
temps la prédication ? Comment trouver assez de calme et
de loisirs pour se livrer à l'étude et aux æuvres si multi
pliées du ministère pastoral ?
Une autre distraction venait des conciles et des diètes.
Les seigneurs y assistaient bien , mais comme ils n'étaient
pas lettrés , ils avaient besoin de l'assistance des évêques
et des abbés. De plus, ils accompagnaient toujours Char
lemagne dans ses nombreux voyages pour les conciles, où
l'on faisait une foule de décrets qui nes'exécutaient pas .
Dès lors que devenait la résidence si utile au pasteur et au
troupeau ? Enfin une autre distraction , c'était la juridic
tion temporelle. Beaucoup de fidèles, pour échapper à la
dure domination de leurs seigneurs, donnaient leurs per
sonnes et leurs biens aux évêques, dont le gouvernement
tout paternel leur inspirait plus de confiance. D'autres
leur faisaient de riches donations, par esprit de piété ; mais
toujours est-il qu'au milieu des soucis de la fortune, les
prélats ne pouvaient plus se vouer avec le même zèle aux
devoirs de leur charge . De là que d'abus et de relâchement
dans la discipline !
Enfin la quatrième cause des maux de ce siècle , c'est
l'interyention des princes dans le choix des papes. L'Eglise
avait toujours été libre jusqu'à Odoacre , roi des Hé
372

rules (476) ; les rois ostrogoths lui rendirent cette liberté


jusqu'à Félix III (483) . Plus tard nous voyons Léon III
(795) qui est sacré sans le consentement du roi de France .
Adrien III (884) déclare, après son élection , que désormais
on n'aurait plus d'égard pour l'empereur ou pour ses
connaissances . Cependant de fréquents malheurs s'appe
santissent sur le saint-siége privé de l'appui des empe
reurs . Au dixième siècle le saint-siége se trouva dans la
situation la plus critique . Inquiétée au dehors par les incur
sions des barbares (Arabes) , à qui l'empereur de Constan
tinople , Romain le Lécapène (919-945) , venait de céder
le reste de ses possessions dans la basse Italie; déchirée au
dedans par des factions violentes , Rome était encore me
nacée par l'usurpateur Bérenger, que ces conjonctures
semblaient favoriser dans ses projets ambitieux . Jean XII
invoqua donc le secours d'Othon 1er . Ce prince, cédant aux
vænx du pape et à ses propres intérêts, délivra l'Italie de
ses ennemis, mit fin aux discordes pour le moment; Bé
renger fut particulièrement vaincu et dépouillé de son
royaume . Othon s'attribua cette propriété de sa femme,
puis reçut la couronne impériale en 962 , et c'est depuis
cette époque qu'elle est toujours réunie à celle d'Alle
magne .
A peine le pape Jean XII vit-il le danger éloigné , qu'il
se repentit d'avoir mis entre les mains d’Othon une puis.
sance aussiconsidérable . Telle fut néanmoins (964) l'ori
gine du droit de patronage que les empereurs exercèrent
dans la suite sur le saint-siége et qu'ils exercèrent parfois
d'une manière si fâcheuse pour les vrais intérêts de l'Eglise
et de la société civile .
Et c'est dans ces temps d'anarchie qui déchirent l'Italie,
que les princes voulurent se méler de nommer les papes
et imposaient en quelque sorte à l'Eglise des sujets dont
quelques- uns ne furent pas dignes de leur mission. Si la
papauté rencontre de telles entraves, que devient l'Eglise ?
Et si de cette intrusion séculière il résulte des désordres ,
est ce à l'Eglise seule qu'il faut s'en prendre ? Les vrais
coupables sont les princes qui ont porté la main à l'encen
soir et se sont arrogé des droits qu'ils n'avaient pas . Ils
373 -

devaient laisser l'Eglise libre d'élire ses chefs, et alors elle


eût certainement mieux choisi que sous la pression du
pouvoir laïque . Encore, si on s'était borné là ; mais cette
influence était pour la nomination des évêques et des abbés
ce qu'elle était pour les papes . Charlemagne et Louis le
Pieux avaient limité la liberté d'élection , en se réservant,
en 803 et 816 , le droit de confirmation . Quelquefois cepen
dant le pape intervenait . C'est ainsi que Nicolas Ier (858
867) s'opposa toujours à l'intronisation de Hilduin et de
Hugues de Cologne. Sous Charles le Chauve le mal devint
encore pire ; les évêques devenaient les sujets des ducs et
des.comtes qui donnaient la juridiction des églises à leurs
parents . C'est ainsi que Herbert, duc de Vermandois, im
posa en 925 à l'Eglise de Reims son fils Hugues, âgé de
cinq ans . Pour comble de malheur , on vit s'élever une
nouvelle classe de prêtres : ce fut celle des chapelains, qui
vivaient dans les chateaux de leurs seigneurs et se trou
vaient ainsi exposés à oublier les devoirs de leur ministère .
On comprend tous les inconvénients qui durent résulter
de cette intervention dela puissance séculière dans la nomi
nation des chefs de l'Eglise .
Telles sont les quatre causes principales de l'ignorance
et de la corruption qui régnèrent au dixième siècle.
2° Quelle en fut la mesure ?
S'il s'agit de la science profane, nous voyons que les
seigneurs ne savaient plus ni lire ni écrire; il en était
de même de presque tous les laïques . Les conventions , faute
de notaires publics , se faisaient verbalement,et les parties
allaient les faire ratifier par l'évêque . Il fallut, dans la suite,
charger de ces fonctions les ecclésiastiques, et quelquefois
les moines , qui se virent aussi obligés , pour les mêmes
raisons, d'exercer la médecine . Que serait devenue la vie
littéraire et intellectuelle de cette époque, si le clergé et les
monastères n'eussent conservé quelque peu d'instruction ?
Quelques écoles , entre autres celles de Reims et de Lyon ,
se soutinrent avec quelque éclat ; le clergé avait encore des
bibliothèques ; grâce à ses soins la science ne fut pas anéan
tie ; l'antiquité ne fut pas oubliée ; les écrivains d'alors
citent dans leurs ouvrages Homère , Platon, Aristote , Tite
374 -
Live , César, Salluste, Virgile , Horace, Perse, Térence,
Juvénal , Lucain , etc. Mais au milieu des ravages des bar
barés , des fureurs des guerres civiles , de l'incendie des
monastères et des églises, une grande partie des anciens
ouvrages fut perdue, et c'est ce qui explique la rareté des
manuscrits antérieurs à cette époque. Les seuls asiles de
l'instruction furent les monastères qui restèrent debout au
milieu de ces bouleversements. Encore s'en trouvait-il
parmi ce nombre qui étaient tombés sous le pouvoir de
supérieurs laïques dépourvus de toute instruction , et qui ,
pour cette raison , cessèrent de cultiver les lettres : l'igno
rance, l'oisiveté et la paresse y prirent la place de l'amour
de la science , du travail et de la pénitence . Partout où le
laïque avait remplacé le prêtré , les lettres disparaissaient .
En général le commun de la nation avait si peu d'idée des
hautes sciences , que l'on regardait comme des magiciens
ceux qui s'y livraient . C'est ce qui arriva , lorsque , sur la
fin de ce siècle , le docte Gerbert et Abbon de Fleury res
suscitèrent la géométrie et les autres parties des mathé
matiques . Quelques hommes illustres du clergé luttèrent
seuls contre la barbarie de ce temps . Bernon, abbé de
Cluny , Remy , moine de Saint-Germain d'Auxerre 2
saint Odon , son disciple , Hucbald , moine de Saint
Amand , Etienne, évêque de Liége , Rathier, un de ses suc
césseurs , Gerbert, depuis pape sous le nom de Sylvestre II ,
Abbon , moine de Fleury, Folcuin , abbé de Lobes ,
Adalberon, archevêque de Reims , saint Gérard , évêque de
Toul " , empêchèrent la chute entière des lettres en ou
yrant des écoles, en formant de nombreux élèves et en
répandant ainsi la lumière au milieu de cette société gros
sière et abrutie . On vit aussi dans ce siècle le célèbre his
torien Flodoard ou Frodoard partager une vie de soixante
treize ans entre l'étude et les exercices de piété . Né à
1 Il avait gouverné d'abord le monastère de la Baume, en Bourgogne,
où il avait porté cent volumes, bibliothèque alors considérable pour un
particulier.
2 Il gouvernait une florissante école à Paris.
3 Il succéda à ,Bernon, comme abbé de Cluny, rendit son école la plus
célèbre du royaume et en fit une pépinière de saints, de grands prélais el
d'hommes de lettres .
* Il protégea les savants et fonda des écoles (963-994 .
375

Epernay en 894 , mort à Reims en 966 , il fut chanoine


de la cathédrale de cette ville et a laissé une Histoire de
l'Eglise de Reims, en latin, et une Chronique de France
(de 919 à 966), ouvrages fort estimés des érudits.
L'histoire, depuis Frédégaire, était tombée à l'état de
chronique et de légende, puis à celui de table chronolo
gique; la poésie, encouragée et cultivée par Charlemagne,
s'était réfugiée dans les vieux chants germaniques, dont il
avait voulu sauver les débris ; la langue, dite romane,
mélange de latin et de divers dialectes des peuples qui
avaient passé sur le territoire, était devenue la langue du
peuple ; les rois carlovingiens et leurs courtisans n'em
ployaient entre eux que la langue germanique ; de leur
côté , les évêques, les abbés et le clergé conservaient soi
gneusement l'usage du latin , qui resta spécialement con
sacré aux prières de l'Eglise, aux travaux de la science .
Les troubadours " employaient le latin et la langue primi
tive des Gallo-Francs ; leurs ouvrages excitaient la curio
sité par l'irrégularité et l'héroïsmedes aventures. Voilà à
quoi se bornait la littérature du temps .
Quant à la théologie, nous ne trouvons rien de nouveau ;
mais au moins le dixième siècle sut conserver les monu
ments nécessaires à la religion ; c'était un immense service
que le clergé avait rendu à la science aussi bien qu'à l'E
glise. En 910, Frodgil, évêque de Paris, et Falerade, évêque
d'Orléans, voulant stimuler le zèle de la prédication ,
chargèrent Ebbon , moine de Saint-Germain, de composer
des homélies pour le clergé : cet ouvrage est un des meil
leurs que nous ait légués cette époque trop méprisée par
les érudits hostiles à l'Eglise .
L'ignorance du peuple et même des seigneurs laïques
engendra la superstition ; les comètes et les éclipsesfurent
regardées comme des présages sinistres, et l'on eut recours
aux augures et aux enchantements . Un autre effet de cette
ignorance, ce fut une corruption presque générale contre
laquelle les réclamations de l'Eglise et des conciles furent
1 C'est à cette époque que prirent naissance les romans, ces agréables
amusements des gens oisifs et paresseux, qui ne firent qu'altérer par des
fictions les vérités de l'histoire,
376

impuissantes pendant quelque temps ; mais nous allons


voir comment la Providence a sauvé et l'Eglise et la société
qui semblaient perdues à jamais.
3° Tel était donc l'élément humain de l'Eglise à cette
époque . Il faut rechercher maintenant de quels moyens
s'est servie la Providence pour faire contre -poids au mal ,
relever, le moral des peuples et des individus, et réparer
de si sanglantes défaites. Nous retrouverons l'Eglise tou
jours féconde en sainteté, non-seulement en elle- même ,
mais encore dans ses membres . De grands saints surgi
ront, d'illustres réſormateurs paraîtront sur la scène, et un
puissant mouvement de progrès sera imprimé à la sociélé
entière . L'Allemagne sera d'abord florissante, et l'Italie ,
gouvernée par despontiſes d'une haute intelligence, d'une
sainteté incontestable , d'une activité merveilleuse , sera à
la tête du mouvement : la papauté aura sauvé de nou
veau la société . L'Eglise avait réclamé assez souvent con
tre les abus de ce siècle, puisqu'elle assembla de 900 à
999 jasqu'à quatre-vingts conciles particuliers, dont vingt
six en France ; mais ce moyen semblait épuisé et les po
pulations indociles ne cédaient plus à cette grande voix
de l'Eglise . Cependant elle formait encore des saints, dont
les noms sont restés populaires jusqu'à ce jour . En Angle
terre , le monde était édifié par les vertus de saint Odon ,
mort en 961 , et de saint Dunstan , archevêque de Can
torbéry , mort en 988 ; par celles de son élève saint Ethel
wold , évêque de Winchester, mort en 984 , et du suc
cesseur de ce dernier, saint Elphége . La sainte abbesse
Wulhide, morte en 990, faisait éclater les plus héroïques
vertus du cloitre. En Ecosse , on voyait saint Munde ou
Mond , abbé , morte en 962 , et saint Blanc, évêque . En
Bohême , saint Venceslas , duc de ce pays, mort martyr
en 938 ; saint Adalbert, évêque de Prague (956-997),
mort martyr de la main des Prussiens encore infidèles , ce
qui lui a mérité le titre d'apôtre de la Prusse , bien qu'il
n'ait prêché qu'à Dantzick. Nous trouvons encore en Alle
magne saint Ulric, évêque d'Augsbourg, mort en 973 ;
saint Conrad , évêque de Constance , de la maison illustre
des Guelfes d'Allemagne , mort en 976 , après quarante
377

deux ans d'épiscopat ; enfin sainte Adélaïde, impératrice,


qui meurt à la fin de ce siècle ( 999 ) . En Belgique, c'est saint
Guy , surnommé le pauvre d’Anderlecht , près de Bruxelles ,
mort en 1012 ; en Hollande, saint Radbod , Français d'o .
rigine , qui , par sa science et sa piété , illustre le siége épis
copal d'Utrecht et meurt en 918 , laissant une chronique
précieuse qui commence en 900. En Russie, nous voyons
en 1009 mourir pour la foi saint Boniface, appelé aussi
Brunon , d'une des plus illustres familles de la Saxe , pa
rent et chapelain de l'empereur Othon III . En Italie , saint
Romuald (956-1027) , né à Ravenne, fonde l'ordre des
Camaldules (1012), pendant que saint Nil le Jeune, né
en Calabre (910) , se sanctifiait dans la solitude de Sainte
Agathe , où il mourut en 1005. L'Eglise de France , de son
côté, n'était pas déshéritée de cette gloire des saints. La
Providence s'était servie du clergé français pour amener à
bovne fin deux grands événements d'où devait sortir , en
partie, la régénération de notre patrie : l’un, c'est la con
version des Normands (912 ), qui mit fin aux dévastations
qui avaient désolé si longtemps la paix ; l'autre , c'est la
fondation de Cluny.
La conversion de ces barbares, qui était l'ouvrage des
évêques, n'a pas seulement son importance propre , elle a
eu un grand retentissement dans toute l'Europe à cette
époque. Un mouvement de propagande très-active se fait
sentir partout : presque dans chaque contrée Dieu compte
des princes nouvellement convertis ou quelques saints
qui sont les centres de cette action providentielle : il en
est ainsi de l'Allemagne et de l'Angleterre, où le rétablis
sement et l'usage chrétien du pouvoir favorisaient ces
nouvelles conquêtes de l'Eglise, en lui accordant la liberté
d'agir sur les populations. L'Italie n'était pas étrangère
à ce travail de résurrection ; deux hommes extraordinaires
vivaient aux deux extrémités de la Péninsule : c'étaient
saint Nil en Calabre et saint Romuald en Lombardie . La
première jeunesse de l'un et de l'autre avait été fort ora
geuse . Saint Nil voulut ensevelir son esprit et sa beauté.
Comme il était en chemin , il rencontra un Sarrasin qui
lui demanda qui il était et où il allait. Sur la réponse
378
simple et naïve du jeune homme, le barbare lui dit : « Tu
devrais au moins attendre la vieillesse . — Non , répliqua
Nil , Dieu ne veut pas que nous soyons bons par néces
sité . » A quelques années de là il confondait par la sagesse
de ses réponses le métropolitain de Calabre , terrassait par
ses prédictions la cruelle princesse de Capoue et donnait
même des leçons de clémence et de sollicitude pontificale
aux princes de l'Eglise . La Campanie lui fut redevable de
plusieurs monastères, entre lesquels on compte celui de
Rotta-Ferrata , près de Frascati (Tusculum ), qui possède
la plus riche bibliothèque de l'Italie . D'autre part saint
Romuald faisait plus encore pour l'Eglise . Non -seulement,
il lui léguait cet ordre célèbre des Camaldules , mais en
core il en établit un autre bien plus sévère , celui des
reclus ; il rangea sous sa règle nombre de princes de la
cour, entre autres Pierre Orseolo II , doge de Venise. Au
nord de l'Europe , le christianisme obtient bientôt le droit
de cité : les Danois en guerre avec Othon (948 ) reçurent
le bienfait de la foi à la suite de leur roi Herold et de sa
famille, et déjà, vers la fin du dixième siècle, la plupart
étaient chrétiens. En Suède, en Norwége , en Hongrie, en
Bohême , en Pologne , en Russie, en Irlande et jusque dans
les iles Féroë et dans le Groënland, des missionnaires
nombreux et zélés remplaçaient la barbarie du paganisme
par la civilisation chrétienne : ils y fondèrent aussi ,
comme ailleurs, des institutions qui furent le berceau des
sociétés modernes . Si ce travail d'enfantement est un
peu long, c'est que les peuples ne s'improvisent pas . Les
voilà qui s'apprêtent à devenir les défenseurs de l'Eglise.
Ils forment à l'Orient et au Nord une puissante ligne
d'avant - garde , et tandis que les anciennes nations se
préparent à la croisade , les nouvelles , régénérées par le
baptême , entreprendront une croisade non moins péril
leuse et non moins utile .
Un autre fait non moins important, c'est la fondation
de Cluny . Cette création est due à Guillaume d'Aquitaine .
Le vieux duc alla lui -même à Rome pour faire ratifier
sa donation . Bientôt ce monastère devint une école de
science et de sainteté, qui exerça la plus salutaire influence
379 -

sur la France entière . Saint Bernon, premier abbé, con


duisit à Cluny douze moines de l'ordre de Saint-Benoit.
A sa mort (927) , un autre saint lui succède, c'est saint
Odon, né à Tours (879), qui donna une grande réputation
à l'excellente école qui y était ouverte à la jeunesse . Les
fils de rois , dit la Chronique , n'auraient pu être traités
avec plus de soins, de tendresse et de pudeur . Sa pensée
la plus chère était d'étendre la réforme à tout l'ordre
monastique en France : à sa mort ( 942) , il avait en partie
réalisé ce vaste et hardi projet. A la noble naissance d'O
don succéda la vertueuse modestie d’Aimard . Il était fils
de l'innocence et de la simplicité . Son prédécesseur
avait obtenu 188 chartes de donation , qui faisaient dé
pendre autant de monastères de celui de Cluny, lui - même
en recueillit 278. Accablé de travaux et devenu aveugle
longtemps avant de mourir (965) , il nomma pour son
successeur saint Maïeul, né à Avignon (en 906) d'une fa
mille noble et riche. Il continua les traditions et les ré
formes de saint Aimard ; se montra d'une extraordinaire
humilité , refusa le titre d'archevêque ; on lui offrit la
tiare ; il la refusa encore, disant qu'il n'avait pas les quali
tés requises pour une si haute dignité . Cependant.il avait
tout ce qui est nécessaire pour commander aux hommes
et s'en faire obéir ; mais il préféra de travailler plus hum
blement à la régénération du monde d'alors : ses nom
breuses relationsavec les plus grands personnages, avec les
papes et les évêques , exerçaient la plus heureuse influence
autour de lui . Enfin , se sentant vieillir , il choisit pour
coadjuteur saint Odilon , qui devint abbé à la mort de
saint Maïeul (994) .
Odilon marcha sur les traces de ses prédécesseurs. On
lui attribue une foule de miracles . Son enfance même
fut miraculeuse. Comme il était perclus de tous ses mem
bres , sa gouvernante le déposa dans une église où il se
traîna jusqu'au pied de l'autel de la sainte Vierge ; là il se
leva sur ses pieds et il revint guéri . La gravité de ses
meurs était tempérée par la plus onctueuse charité. Il
favorisa les études dans tous les monastères, et sa géné
rosité était excessive aux yeux de bien des personnes. Il
380

fonda un grand nombre de monastères , son zèle s'éten


dit même jusqu'en Pologne . Issu de la famille des sei
gneurs de Merceur, l'une des plus illustres d'Auvergne,
il se voyait recherché des papes, des rois et des évêques,
ce qui explique l'influence immense qu'il exerça sur son
siècle . Ce fut lui qui institua le premier dans toutes ses
maisons la commemoration des fidèles trépassés, qui s'éten
dit bientôt à toute l'Eglise .
Les écrits de saint Odilon ont un caractère à part .
Ses sermons sont remarquables par l'onction qui y règne
et qu'il avait puisée dans une étude approfondie des sain
les Ecritures . Son latin est bien supérieur à celui de saint
Odon . Ce qui rendit sa vie plus féconde encore en bonnes
@uvres , c'est qu'elle dura presque un siècle . Après avoir
gouverné Cluny pendant cinquante-six ans, il mourut agé
de quatre -vingt-sept ans (962-1049).
Pendant que l'abbaye de Cluny prenait ainsi de jour
en jour une nouvelle extension, les monastères d'autres
pays subissaient la même réforme, grâce à l'activité de
quelques saints personnages. Ainsi saint Gérard , né dans
le comté de Namur , entreprit la réforme des monastères
des Pays-Bas, en fondant une maison dans sa terre de
Brogne ( 931 ) . Il avait d'abord embrassé le métier des
armes . Envoyé pour une mission de confiance à la cour
de France par le prince de Namur, il avait visité l'abbaye
de Saint- Denis. On vit le jeune seigneur y venir avec la
résolution d'y demeurer quelques années (918) . Dix ans
plus tard, il était prêtre et s'en alla dans son pays , in
struit dans la science et dans la piété nécessaires à un ré
formateur . Bientôt il fut mis à la tête de toutes les ab
bayes de Flandre ; dix-huit monastères acceptèrent la
réforme sous sa juridiction. Il la ſit partager même à plu
sieurs couvents de la Lorraine, de la Champagne et de la
Picardie . Epuisé de fatigues, de voyages et d'austérités ,
il alla s'enfermer à Rome , où il mourut en 959 .
Vers le même temps Adalbéron , qui depuis 929 occu
pait le siége de Metz, travaillait aussi à relever les mo
nastères. Outre les abbayes de Saint- Clément et de Saint
Arnould , il fit refleurir l'abbaye de Gorze, dont un des
381

moines les plus fameux fut le bienheureux Jean . Voici son


histoire : vivant encore dans le monde , il allait de temps
en temps rendre visite à une de ses connaissances nommée
Frederburge . Or , là vivait sa mère Jeunisa , qui était jeune
encore . Un jour donc que Jean s'entretenait avec Fre
derburge, il aperçut sur les épaules de sa mère quelque
chose de sombre ; il s'approcha et vit que c'était un ci
lice . Il lui demanda ce que signifiait cet habit étranger.
La vertueuse Jeunisa rougit : « Pensez- vous donc, dit
elle, que l'on vive pour le monde? » C'était un coup d'é
clair de la grâce : Jean sentit son cæur se fondre , il
éclata en sanglots : « Et moi , s'écria- t- il , que fais -je
donc ? lâche et malheureux que je suis ! moi , un homme ,
ne pouvoir endurer ce que souffre une jeune femme ! »
C'en était fait : les plus énergiques résolutions furent
prises , et quarante ans de travaux et d'austérités en attes
tèrent la solidité. Il se livra à l'étude avec une ardeur ex
traordinaire ; il dévora tous les livres qu'il put se procu
rer : c'étaient les saintes Ecritures , le Traité des Offices
divips, les Canons , les Actes des Conciles . Muni de ces con
naissances, Jean ne fut plus embarrassé que du choix
d'un état de vie . Il partit pour l'Italie , où il visita les
monastères du mont Gargan et du mont Cassin , puis re
vint dans sa patrie pour embrasser la vie monastique .
Ayant trouvé des compagnons, ils se réunirent au nombre
de sept. Adalbéron leur fit offrir l'abbaye de Gorze, où
ils entrèrent en 933. Ils élurent pour abbé Einolt. Bien
tôt le bruit de ce nouvel établissement se répandit au
loin et une foule de personnes y accoururent pour se
sanctifier dans cette solitude. Jean s'acquit une grande ré
putation de sainteté ; ses jeûnes et ses austérités étaient
effrayants ; mais , aux yeux du monde , son principal titre
de gloire est son ambassade en Espagne, où il sut déployer
autant de talent que de vertus ..
Le mouvement était donné ; on avait enfin compris
qu'il fallait avant tout relever la science et étendre les
vertus qu'engendre une solitude bien gardée , et ensuite
améliorer la société civile par le moyen des savants et des
saints, formés dans les monastères. C'est là que s'était
382
réfugiée la vie qui devait, en se répandant au dehors , ra
nimer tout le corps social qui semblait vouloir mourir .
Mais l'Eglise ne meurt pas ; elle souffre parfois par les
passions des hommes qui voudraient l'étouffer ; mais
l'heure vient toujours où elle se réveille de son sommeil ,
plus puissante et plus jeune que jamais . Elle forme à
l'ombre du sanctuaire les saints qui doivent sauver la so
ciété chrétienne, et ils sont déjà à l'æuvre avant que le
monde ne s'en aperçoive. Vers la seconde moitié du
dixième siècle , ce réveil était commencé !. Nous en
verrons plus tard les magnifiques résultats .
Ainsi donc, pour résumer ce que nous avons dit sur
les ressources de l'Eglise , nous dirons qu'il y a quatre
grands moyens que la Providence a employés pour la re
lever des pertes qu'elle a faites à cette époque du moyen
åge : 1 ° le rétablissement et l'usage chrétien du pouvoir
en Angleterre et surtout en Allemagne ; 2° la conversion
des peuples barbares qui jusque - là avaient fait le plus de
mal à l'Eglise ; 3º la réforme monastique et la création
de nouveaux monastères ; 4° enfin la liberté dans les élec
tions ecclésiastiques .
Impossible de comprendre le moyen age si on ne l'étu
die pas avec ces principes . Finissonsainsi ledixième siècle
et entrons dans le ouzième .

Onzième siècle .

Les rois de France, les évêques, les saints, la paix de Dieu et la trêve de Dieu ,
les croisades.

Hugues Capet était descendu dans la tombe après un


règne de neuf ans (987-996) . Robert II, dit le Pieux , lui
succéda sans opposition. Il fut le premier exemple d'un
roi excommunié; mais, fortement attaché à l'Eglise, il se
soumit à la mesure sévère , mais trop justifiée, de Gré
1 A l'époque où Cluny commençail à jeter un si vif éclat, saint Géraud,
né en 855, fit construire à Aurillac un monastère de l'ordre de Saint-Be
noit. La régularité et l'étude des sciences ecclésiastiques le rendirent
longtemps très- florissant. Le jeune seigneur, tout rempli de l'esprit de
Dieu, cût voulu s'y retirer ; mais saint Gausbert, évêque de Cabors,l'en
détourna en lui montrant combien l'exemple de ses vertus faisait de bien
dans le monde. Il mourul en 909 .
383 -

goire V , répudia Berthe et épousa ensuite Constance


d'Aquitaine , femme frivole, impérieuse et méchante, qui
fut pour lui une source de chagrins. Elle corrompit la
cour, domina son faible époux , et donna le signal d'une
réaction des meurs faciles et brillantes du Midi sur les
mours graves, mais souvent grossières, du Nord . On trouve,
dans la chronique de Raoul Glaber (Raoul le Chauve) ,
annaliste de cette époque, la naïve peinture de ce qui se
passa alors : « Lorsque Robert , dit- il , eut pris pour femme,
« en Aquitaine, la reine Constance , on vit la France et la
« Bourgogne inondées d'une nouvelle espèce de gens les
« plus vains de la terre . Leur façon de vivre, leur habil
« lement , leur armure , les harnais de leurs chevaux ,
« étaient d'une extrême bizarrerie ; vrais histrions , dont
« le menton rasé , les hauts-de-chausses, les bottines ridi
a cules, et tout l'extérieur mal composé , annonçaient le
« dévergondage ; hommes sans foi, sans loi , sans pudeur ,
« dont les contagieux exemples corrompirent la nation
« française, autrefois si décente, et la précipitèrent dans
« toute sorte de débauches et de crimes . »
Cette élégance mondaine , que l'ancienne civilisation
romaine avait laissée dans la Provence , le Languedoc , le
Dauphiné et toute l'Aquitaine , ne pouvait qu'inquiéter le
clergé ; mais bientôt on fut effrayé par la terrible nou
velle de la fin du monde qui n'arriva pas. La sinistre pro
phétie trouva beaucoup de crédit parmi le peuple , à cause
des calamités qui commencèrent le onzième siècle . Une
peste horrible, connue sous le nom de feu sacré, ravagea
l'Aquitaine et les autres provinces . Pour apaiser la colère
de Dieu, on eut recours aux processions, aux pèlerinages,
aux prières publiques,etle fléau cessa. Le clergé se montra
plein de dévouement dans ces malheureuses circonstances.
Le palais d'Adalbéron , évêque de Metz , était littéralement
transformé en hôpital , et c'était le prélat lui-même qui soi
gnait et nourrissait les malades, au nombre de cent chaque
jour, dit la chronique. Alcuin , évêque de Limoges, ordonna
un jeûne de trois jours dans tout son diocèse, et tous les
évêques de l'Aquitaine se rendirent à Limoges avec les re
liques des saints. A la peste succéda la famine, qui exerça
384

de cruels ravages. On peut en juger par un autre fléau,


qui dura trois ans : les loups, attirés par les cadavres
dont la terre était jonchée de toutes parts , venaient ré
pandre partout la terreur et attaquaient même les vivants.
Les biens de l'Eglise furent sacrifiés au soulagement des
pauvres; les riches , épouvantés de ces malheurs, faisaient
des dons à cette mère des affligés et de plus rendaient la
liberté à leurs esclaves . Il y eut , dans ce siècle , quarante
huit ans de famine et d'épidémie. Quant aux causes na
turelles de la disette , elles s'expliquent par un fait qui
remonte plus haut dans l'histoire. On sait que Charles
Martel s'était emparé des biens du clergé pour les distri
buer à ses compagnons d'armes ; on les rendit à leurs
premiers maîtres sous Charlemagne et Louis le Débon
naire ; mais les querelles de leurs descendants et les in
cursions des barbares changèrent la face des choses : les
terres furent de nouveau enlevées aux couvents . Robert
les restitua aux évêchés et aux abbayes et engagea ses
vassaux à suivre son exemple . Le pape joignit ses prières
à celles du roi et les barons accomplirent avec docilité cet
acte de justice. Dès lors aussi l'agriculture redevint flo
rissante et empêcha le retour de pareilles calamités.
Des prélats vertueux profitèrent de ces circonstances
pour prêcher la pénitence aux coupables , en représentant
sous les images les plus effrayantesles châtiments réservés
au crime . Leur zèle ne fut pas inutile . Dans le siècle pré
cédent, les guerres continuelles avaient produit la licence ,
excité toutes les passions et éteint les lettres parmi les sei
gneurs et dans une partie du clergé . Mais ces désordres
n'avaient pas anéanti la foi dans les esprits . On vit alors
le clergé s'emparer de ces précieux restes de lumière pour
réveiller la société de son assoupissement , agir fortement
sur ces hommes sans mæurs, sans idées et incapables de
réflexions. Aussi , quand la passion qui efface pour un
moment les pensées de l'autre vie venait à se calmer,
l'image de l'enfer reparaissait, les remords se faisaient
entendre et l'expiation s'ensuivait. C'est ainsi que , sous le
paisible règne de Robert , une nouvelle ère avait com
mencé. La crainte des anathèmes lancés contre les grands
385

crimes, la sainteté de quelques évêques et de plusieurs


abbés intimidèrent le vice ; bientôt les pillages, les vexa
tions et les rapines devinrent plus rares ; les seigneurs
rançonnèrent moins souvent les voyageurs qui passaient
auprès de leurs castels . Hugues Capet avait déjà fait la
guerre à ces tyrans ou plutôt à ces brigands, Robert la
continua , et bientôt nous verrons des hommes vertueux
et braves lutter contre eux et donner naissance à la che
valerie errante .
D'autre part , les églises et les monastères sont plus
respectés ; la discipline et l'ordre se rétablissent; on cui
tive en paix les lettres et les sciences; les écoles se peu
plent d'un grand nombre d'étudiants , et la lumière,
jusque - là retirée dans les cloîtres , se répand au dehors
et produit une révolution sensible dans les idées, dans les
goûts , dans les mœurs . De nouveaux monastères se fon
dent : celui de Solesmes , dans le Maine ; celui de Bernay ,
dans la Normandie ; celui de Saint-Flour (Auvergne), qui
a donné l'origine à la ville de ce nom ; enfin , celui de
Beaulieu , près de Loches . Les constructions chrétiennes
se multiplient en France et en Italie. Raoul Glaber rap
porte que les chrétiens semblaient rivaliser entre eux de
magnificence pour élever des églises plus riches les unes
que les autres, et qu'on ne se contenta pas de reconstruire
presque toutes les églises épiscopales; mais qu'on embellit
aussi tous les monastères dédiés à différents saints et jus
qu'aux chapelles des villages . C'est ainsi que les églises de
Dijon, de Rennes , de Tours, de Limoges, de Perpignan et
d'autres villes furent rétablies. Celles de Saint- Martin de
Tours, de Cluny et du Mont-Cassin furent rebaties à neuf.
La sculpture et la peinture faisaient quelques essais
Richard , abbé de Vienne , fit représenter à l'entrée de son
monastère l'empereur saint Henri II d'Allemagne (972
1024) , demandant l’habit monastique . Outre diverses
peintures, il y avait dans les églises de riches tapisseries,
et la sculpture fut employée à la représentation des saints
mystères. La véritable architecture gothique ne commen
cera qu'au douzième siècle , mais on en voit déjà poindre
l'aurore dès le onzième.
25
-
386 -

Or, les évêques étaient à la tête de ce mouvement, les


uns par leur piété , les autres par leur science . Nous en
trouvons , sous le règne de Robert, deux illustres exem
ples. L'un , c'est saint Fulchram , évêque de Lodève , qui
mourut le 13 février 1006 , après cinquante -huit ans d'é
piscopat . Ce vénérable vieillard , ayant eu révélation de sa
fin prochaine , fit préparer son tombeau , le bénit, fit sa
confession aux prêtres présents et à l'évêque de Rodez,
reçut l'extrême -onction et le saint viatique ; puis , sentant
ses forces défaillir, il se fit mettre à terre sur un cilice ,
et, pendant qu'on récitait les litanies , il bénit son peuple
et expira dans les sentiments de la plus sublime piété.
Aussi Dieu honora -t-il même les cendres de son serviteur :
son corps s'était conservé intact et sans corruption jus
qu'en 1573 , époque où les calvinistes , maîtres de Lodève ,
violèrent le tombeau du saint , trainèrent ses restes dans
les rues et les dispersèrent.
Vers le même temps (1007 ) , le savant et pieux Falbert
fut élevé sur le siège de Chartres . Il devint comme une
source de lumière pour les évêques, les princes et les par
ticuliers, qui ne cessaient d'invoquer ses sages conseils .
Par ses soins, une école fut ouverte à Chartres; il la rendit
si célèbre , qu'elle mérita, la première , de porter le titre
d'Académie. On y enseignait, comme dans les autres écoles
de ce siècle , la grammaire , la rhétorique et la dialectique,
trois parties qu'on appelait trivium ; on étudiait ensuite
l'arithmétique, la géométrie , l'astronomie et la musique ;
c'était le quadrivium . Ces études formaient les sept arts
libéraux . Quant à la jurisprudence , on l'enseignait à Toul
avec beaucoup de succès .
Fulbert, quoique chargé de l'épiscopat, n'en continua
pas moins ses leçons publiques ; il cessa cependant de se
mêler de médecine et de donner des remèdes . Il mourut
le 10 avril 1029. Le roi Robert , pour empêcher de nou
veaux troubles, associa au trône l'aîné de ses fils , Hugues ,
qu'il fit sacrer et couronner à Compiègne ( 1017) ; mais
ce prince , la flour des jouvenceaux , comme dit la chroni
que , mourut huit ans après. Alors , il s'associa Henri , qui
était déjà duc de Bourgogne , province que Robert avait
-
387

réunie à la couronne (1015) après treize années de guerre


contre Othe-Guillaume, qui en avait été déclaré héritier
aux dépens du roi .
Cependant, une grave affaire de religion vint bientôt
occuper les esprits dans tout le royaume. C'était une hé
résie abominable , qui tenait de celle des manichéens pour
la doctrine et des infamies des gnostiques pour la pratique.
Une femme audacieuse et corrompue était venue d'Italie
à Orléans et y avait secrètement fondé cette secte . Un sei -
gneur normand, nommé Arefaste, ayant feint de s'engager
dans le parti , fut admis dans ses assemblées nocturnes.
Dès qu'il fut instruit de leurs honteux déréglements , il en
donna avis au roi , qui fit arrêter les coupables ; on les
jugea dạns un concile , et on condamna au feu ceux qui
refusèrent d'abjurer. Des partisans de la même secte se
montrèrent plus tard à Toulouse et en Aquitaine ; le roi ,
pour sauvegarder le repos de ses Etats et les mœurs pu
bliques , les réduisit, en leur faisant subir le même sort.
Cette hérésie reparaîtra encore quand elle aura travaillé
à l'ombre, et alors ses dangereux sectaires s'appelleront
Albigeois.
Pendant que Robert s'occupait si activement des inté
rêts de la religion et du bonheur de ses peuples, il entre
tenait les meilleures relations avec l'empereur d'Allema
gne, saint Henri II . Ce prince, ainsi que sainte Cunégonde ,
sa femme, donnait alors un exemple rare parmi les
hommes : de concert avec l'impératrice, il garda la plus
stricte continence , au point qu'au moment de mourir il
put dire aux parents de la sainte : « Je vous la rends
vierge , comme je l'ai reçue . » Il mourut en 1024. Sainte
Cunégonde vécut encore jusqu'en 1040, retirée dans un
monastère .
Alors, les Italiens, pour secouer le joug de l'Allemagne
et ne point rester soumis au successeur de Heori II , offri
rent le titre d'empereur et le royaume d'Italie à Robert ,
qui refusa cette offre dangereuse . Connaissant le caractère
versatile de ce peuple , il préféra conserver la paix dans
ses Etats que d'aller faire la guerre pour les autres: admi
rable modération qui lui valut plus de gloire que ne lui
388

en eussent rapporté les lauriers sanglants d'un champ de


bataille .
L'an 1030 , de nouveaux troubles éclatent dans la fa
mille royale , Robert avait fait couronner Henri, son second
fils, malgré les clameurs et les intrigues de la reine, qui
préférait le plus jeune , appelé Robert. Cette princesse ,
altière et opiniâtre , chercha dès lors à brouiller les deux
frères; ne pouvant y réussir, elle se mit à les haïr tous
deux et les fatigua tellement par ses continuelles tracasse
ries, qu'ils abandonnèrent la cour et s'emparèrent de
plusieurs domaines appartenant à leur père . Celui-ci
marcha contre eux , moins pour les combattre que pour
les ramener ; ils se soumirent en effet. Robert leur par
donna et mourut quelque temps après à Melun (le 20
juillet 1031 ) , pleuré, regretté de tous , et emportant dans
la tombe une mémoire chère aux amis de la religion , de
la justice et de l'humanité . Il avait régné trente-cinq ans .
L'histoire nous le présente comme ayant gouverné ses
sujets en bon père ; il fut, dansde plus étroites propor
tions, le Louis le Débonnaire de la troisième race ; rien ne
lui manque pour ce parallèle, pas même les révoltes de
ses fils. On a dit de lui qu'il était le roi de ses passions
comme de ses peuples . Il leur donna l'exemple de la plus
sincère piété ; ainsi , il ne craignait pas d'assister assidû
ment au lutrin et de chanter parfois sa partie, revêtu
d'une chape et tenant en main le sceptre royal. Il a même
composé des hymnes encore en usage dans l'Eglise . Sa
charité n'avait point de bornes ; non - seulement il nour
rissait chaque jour au moins trois cents pauvres , mais le
jeudi saint il les servait lui-même à genoux , et leur la
vait les pieds, revêtu d'un cilice, en souvenir de l'humi
lité de Jésus-Christ. En l'honneur des douze apôtres , il
avait toujours douze pauvres qui le suivaient partout.
Telle était sa bonté pour les consoler dans leur misère,
qu'il se laissait même volontairement voler par eux . Etant
un jour en prière dans une église, un voleur s'approcha
de lui et coupa la moitié de la frange de son manteau, et
O constantia martyrum et Adsit nobis gratia .
389

comme il allait couper l'autre, le prince, qui s'en aperçut,


se borna à lui dire : « Mon ami , contente - toi de ce que tu
as pris ; le reste sera bon à quelque autre . » 'Plusieurs de
ses courtisans ayant conspiré contre lui, furent condam
nés à mort . Il les laissa se confesser et communier pour
se préparer à bien mourir , mais au lieu de les faire con
duire au supplice, il leur pardonna, ne voulant pas li
vrer au bourreau les convives de Jésus-Christ . Ce der
nier trait est sublime. Robert sut ainsi se faire plus aimer
que craindre ; mais son autorité ne souffrit point de cette
bonté , de cette popularité . Quoique brave, il n'ambitionna
pas la gloire militaire ; il préféra la tranquillité du
royaume au vain bruit de la renommée et mérita d'être
appelé le père de son peuple . « Quelques-uns croient ,
dit le P. Daniel, que c'est le premier des rois de France à
qui Dieu avait accordé de guérir les écrouelles en tou
chant les malades. Il est certain qu'il n'est fait nulle part
mention de cette prérogative de nos rois avant le on
zième siècle . »
Henri le ( 1031-1060). Le règne du fils de Robert
fut ce qu'il pouvait être à une époque où le pouvoir royal
était complétement effacé devant celui des grands vas
saux . Aussi les vit-on bientôt se soulever contre lui ,ayant
>

à leur tête Constance , sa mère , et Robert, son frère, qu'elle


prétendait placer sur le trône. Henri sort de Paris et va
trouver à Fécamp le duc de Normandie , ce fameux Ro
bert, dit le Magnifique, à cause de ses libéralités, et le
Diable, à cause de sa sévérité. Avec le secours de ce puis
sant seigneur , Henri rentre dans ses Etats, bat les rebel
les , les force à demander la paix , cède à Robert , son frère,
le duché de Bourgogne et se trouve enfin maître chez lui .
Eudes , troisième frère du roi , essaya bientôt de lui résis
ter , mais , prince vicieux et faible , il n'était pas homme à
lutter avec avantage : vaincu , mis en prison, rendu à la li
berté au bout de deux ans, il mourut , ainsi que Con
stance , la reine mère. Ici se place, précisément mille ans
après la mort du Sauveur (1033), la plus épouvantable
famine dont l'histoire fasse mention. Le clergé donna
tout, provisions et trésors, dépouilla les autels, vendit les
390 C

vases sacrés, pour secourir le peuple : l'Eglise rendit alors


aux pauvres ce qu'elle avait reçu des riches.
Quand l'abondance fut revenue (1034 ), lesévêques et le
clergé de France tournèrent leurs regards vers un autre
fléau qui ne faisait pas moins gémir le peuple : nous vou
lons parler des maux que l'anarchie féodale faisait endu
rer à la société . Chaque seigneur prétendait avoir le droit
de se faire justice à main armée ; la vengeance privée
que les institutions germaniques avaient accordée comme
le privilége de tout hommelibre, était passée en usage
parmi les seigneurs francs; de là résultaient des malheurs
sans fin ; on ne voyait partout que pillage, combats, incen
dies et dévastations .
Les maisons , les chemins , les villes , les campagnes,
souvent même les églises et les monastères devenaient le
théâtre de quelque scène sanglante, et cela à propos de
tout et souvent à propos de rien . Ce jugement par le glaive
· était admis par la coutume pour tous les genres de con
testations, soit qu'il s'agit d'un champ , d'une vigne, ou
d'une somme d'argent ; à plus forte raison, quand il était
question d'un crime. Pour sonder la profondeur du mal,
nous citerons deux écrivains du dixième et du onzième
siècle, qui en ont été les témoins oculaires : « Les grands
du royaume , poussés pår une ardente cupidité , se dispu
taient le pouvoir, et, par tous les moyens , augmentaient
leurs possessions ... Acquérir des biens au détriment d'au
trui était le but suprême de chacun , et celui-là seul ne sa
vait point régir son patrimoine , qui n'ajoutait pas au sien
celui des autres. De là le changement de la concorde en
discorde universelle ; de là les pillages, les incendies, les
invasions . >>
Ainsi parle Richer , moine de Reims , dans son Histoire
des Français, dont on a découvert récemment à Bamberg
l'unique manuscrit connu . Le moine Richer écrivait vers
l'an 992 ; il dédia son histoire à Gerbert , alors arche
vêque de Reims , et depuis pape sous le nom de Sylves
tre II .
Voici le témoignage de saint Pierre Damien , dont la vie
s'est écoulée entre les années 988 et 1073 : « Les guer
-
391

« res, les armées, les irruptions d'ennemis se multiplient


« à un tel point que l'épée fait périr un plus grand nom
« bre d'hommes que les maladies et les infirmités atta
a chées à la condition humaine. Le monde entier est
« comme une mer agitée par la tempête ; les dissensions
« et les discordes , semblables à des flots irrités , agitent
a tous les cours . L'affreux homicide pénètre partout et
« semble parcourir tous les pays du monde pour les ré
« duire à une affreuse stérilité .
« Les églises, dit le même cardinal , sont en proie à de
« si affreuses calamités qu'elles sont comme cernées par
« les armées de Babylone, et qu'elles ressemblent à Jéru
a salem assiégée avec tous ses habitants. Les séculiers
(
s'emparent des droits de l'Eglise, saisissent ses revenus ,
« envahissent ses possessions, et se parent de la substance
« des pauvres comme des dépouilles de leurs ennemis. Ils
« se pillent en même temps les uns les autres , se jettent
« l'un sur l'autre ; et ,> comme s'ils voulaient demeurer seuls
« maîtresdu monde, font tous leurs efforts pourse supplan
« ter mutuellement . Puis ils vont incendier les chaumières
« des pauvres villageois, et verser sur ces malheureux la
« bile qu'ils n'ont pu décharger sur leurs ennemis.....
« Un brave et honorable guerrier n'attaque pas un homme
« désarmé , il se contente de repousser celui qui l'atta
« que ..... mais ceux-ci prennent les armes contre des
« hommes sans défense, et frappent les innocents des
« coups dont ils ne peuvent accabler leurs adver
« saires 2 . >>

Telle était la plaie sociale de cette époque. Il était temps


de recourir à un remède qui pût offrir quelque espoir de
succès. Les évêques le trouvèrent. Dès le règne de Hugues
Capet , les conciles mixtes de Charroux, en 988 , de Nar
bonne , en 990 , et de Limoges , vers 994 , s'étaient occu
pés des moyens de faire cesser les brigandages qui résul
taient des guerres privées . A la même époque, Gui ou
Widon, évêque du Puy, avait convoqué une grande assem
blée d'évêques et de seigneurs qui fussent en état de faire
1 Epist., lib . IV , epist. Ix ad Oldericam .
? Epist ., lib. I , epist. xv ad Alexandrum II .
392 .

exécuter les résolutions qu'on avait prises dans les con


ciles précédents. On lit dans l'acte de convocation ces re
marquables paroles : « Sachant que personne ne verra
Dieu sans la paix , nous avertissons les fidèles de se mon
trer enfants de la paix ; de ne faire aucune violence aux
églises et de n'enlever, dans toute l'étendue de ces éve
chés et de ces comtés , ni chevaux , ni poulains , ni bæufs,
ni vaches , ni änes, ni même les fardeaux dont ils sont
chargés , ni brebis , etc ... — Que les clercs ne portent
point d'armes ; que personne n'attaque les religieux, ni
ceux qui marchent en leur compagnie et sans armes...
Que personne n'ose sciemment arrêter les marchands et
se saisir des objets de leur commerce ... Quiconque vio
lera ce règlement sera excommunié , anathématisé et
exclu de l'église jusqu'à ce qu'il ait fait satisfaction...
Que s'il meurt avant d'avoir satisfait, aucun prêtre ne lui
donnera la sépulture ... »
Les archevêques Dagobert de Bourges et Thiébaud de
Vienne confirmèrent cet acte. Sous Robert, plusieurs as
semblées eurent lieu à Poitiers ( 1000) pour défendre de
se venger par le pillage ou par l'incendie, avant d'avoir
amiablement discuté ses griefs devant l'Eglise , en pré
sence de l'évêque et du comte.
Mais sous le règne de Henri ler on redoubla de zèle pour
le rétablissement de la paix . Le souvenir des récentes ca
lamités avait rendu les hommes plus dociles ; dominés par
la crainte de s'attirer de nouveau la colère de Dieu , e
par la reconnaissance pour le dévouement de leur évêque ,
les peuples paraissaient disposés à amender leur vie . Les
prélats se hålèrent de mettre à profit ces heureuses dispo
sitions pour arrêter le fléau des guerres particulières et en
empêcher désormais le retour.
Alors, dit Glaber , les évêques commencèrent d'abord
en Aquitaine, puis dans la province d'Arles et dans celle
de Lyon , ensuite dans toute la Bourgogne et dans toutes
les parties de la France, à établir des conciles où assis
taient avec eux les abbés et les autres hommes consacrés
à la religion , ainsi que tout le peuple . On y portait les
reliques des saints les plus vénérés dans chaque province.
393

Comme on avait annoncé que ces conciles avaient pour


but de restaurer la paix dans les Etats, toute la popula
tion s'y porta pleine de joie et prête à obéir aux décrets
des pasteurs de l'Eglise, absolument comme si c'était la
voix du Ciel qui se fît entendre à la terre.
On y rédigea une description détaillée de tout ce qui
était défendu, avec les engagements que les signataires
prenaient devant Dieu et qu'ils promettaient de tenir, au
risque d'encourir les peines portées par les conciles.
Le point important était d'obtenir une paix inviolable ;
en sorte que les hommes de toute condition , à quelques
attaques qu'ils fussent exposés auparavant , purent désor
mais marcher sans armes et sans crainte .
Quiconque se livrerait au pillage ou envahirait le bien
d'autrui , était soumis par ces règlements à la perte de ses
biens ou à des peines corporelles . Les coupables étaient en
sûreté dans les églises et dans leurs dépendances. C'était
le droit d'asile, qui ne souffrait qu'une exception contre
celui qui aurait violé la paix jurée. Ce dernier , on pou
vait l'arrêter, même sur l'autel, pour lui faire subir la
peine qu'il avait encourue .
Dieu parut approuver ces mesures , dit le chroniqueur ,
car il s'opéra pendant la tenue de ces conciles un grand
nombre de guérisons miraculeuses par la vertu des reli
ques qu'on y avait apportées . Les populations , charmées
de voir finir enfin tant de violences , ratifiaient solennelle
ment les canons des conciles et s'écriaient : « La paix !
la paix ! la paix ! » confirmant ainsi le pacte qu'elles ve
naient de contracter entre elles et avec Dieu. Aussi l'ap
pela-t-on la paix de Dieu , paix générale , paix absolue,
sans limitation de temps ni de lieux , sans distinction de
personnes ; paix enfin dont le caractère propre, bien diffé
rent de celui de la trêve de Dieu , a échappé à plusieurs
historiens. La paix de Dieu avait encore pour objet de
faire respecter les églises, les clercs , les religieux, les
femmes, les enfants , les granges des laboureurs, les in
struments aratoires . Dans le Midi , un concile de Narbonne
mit l'olivier sous la garde de l'Eglise ; une femme qui ac
compagnait un homme le mettait à l'abri de toute attaque .
394

Ces divers conciles , qui se tinrent au commencement de


l'an 1033, rendirent plus tolérable l'ordre social de cette
époque , épargnèrent de grands crimes , mais aussi ils
attestent la faiblesse du pouvoir civil et les malheurs du
temps .
Bientôt , pour donner plus de force à ces règlements
généraux , les évêques établirent la trêve de Dieu. C'était
une loi qui défendait de se battre, d'attaquer son ennemi ,
de commettre aucun pillage, de tirer vengeance d'une in
jure , depuis le soleil couchant du mercredi jusqu'au soleil
levant du lundi suivant, par respect pour les jours consa
crés par Jésus -Christ aux derniers mystères de sa vie . La
même défense existait de l'Avent à l'Epiphanie, depuis la
Quinquagésime jusqu'à l’octave de la Pentecôte, les jours
et les veilles de fêtes solennelles . Il y avait des peines fort
graves infligées à ceux qui violaient la trêve. C'étaient
les conciles qui portaient les jugements . Il se forma même
une association dont les membres se nommaient les che
valiers de la paix et qui furent la sauvegarde du pays
jusqu'à Philippe le Bel .
La France, grâce à ces efforts du clergé , sembla dès
lors reprendre une autre vie ; et cette société si désordon
née, si turbulente, si agitée , si malheureuse, si opprimée ,
jouit enfin pendant quelque temps d'un peu de tranquillité .
Les pèlerinages de la terre sainte , déjà très-usités , de
vinrent à cette époque extrêmement fréquents. On voyait
des particuliers , des moines , des prélats, des seigneurs ,
même des femmes de qualité , braver par pénitence ou par
dévotion les fatigues de ce long voyage. Robert II , duc
de Normandie , surnommé le Diable, était allé expier ses
fautes à Jérusalem . Il mourut au retour de ce pèlerinage ;
mais , avant de l'entreprendre , il avait fait reconnaître
pour son successeur un enfant illégitime , qu'il avait eu
d'une simple paysanne de Falaise , le même qui , d'abord
appelé du nom de Guillaume le Bâtard , porta plus tard
celui de Conquérant . Quelques troubles s'élevèrent en
Normandie pendant sa minorité ; mais le roi de France
intervint et pacifia cette province , après une guerre qui
lui fournit l'occasion de montrer son courage . Néanmoins
– 395
ces combats et les révoltes des grands réveillèrent les
mauvais instincts , et l'Etat retomba bientôt dans une hor
rible confusion. Les évêques s'assemblèrent alors ( 1041 )
dans diverses provinces et établirent la trêve de Dieu dont
nous avons parlé , institution bienveillante qui contribua
beaucoup à adoucir les meurs et à soumettre la valeur
aux lois de l'humanité.
Mais, pendant que l'anarchie régnait dans le monde ,
la paix , la piété , les lettres se conservaient dans les cloi
tres , comme dans un port à l'abri des tempêtes . On vit des
chanoines de quelques collégiales réunir les pratiques de
la pauvreté avec la vie canoniale , ce qui leur fit donner
le nom de chanoines réguliers; de nouveaux monastères
étaient fondés ; celui de Cluny était témoin des vertus de
saint Casimir , roi de Pologne, qui y avait pris l'habit avec
l'ordre de diacre ; mais que le pape Benoit ix , à la solli
citation des Polonais , releva de ses veux , en lui conseil
lant de retourner parmi ses sujets , dont il fit le bonheur
et la joie jusqu'en 1068, époque de sa mort.
Cependant une pieuse et touchante solennité venait
d'être fondée par le zèle et la charité de saint Odilon ,
c'était la Commémoration des fidèles trépassés de tous
les temps. Le décret d'insiitution de la fête des morts
est ainsi conçu : « Il a été ordonné par notre bienheureux
père Odilon , du consentement et à la prière de tous les
fidèles de Cluny , que, comme dans toutes les églises on
célèbre la fête de tous les saints , le premier jour de no
vembre , de même , chez nous, on célébrera solennellement
la commémoration de tous les fidèles trépassés qui ont été
depuis le commencement du monde . Ce jour- là , après le
chapitre, le doyen et les celleriers feront l'aumône du
pain et du vin à tous ceux qui se présenteront ; et l'au
mônier recevra (pour les pauvres) tout ce qui restera du
diner des frères . Le même jour , après les vêpres , on son
nera toutes les cloches et on chantera les vepres des morts.
Le lendemain , après matines, on sonnera toutes les cloches
et on fera l'office des orts . La messe sera solennelle .
Deux frères chanteront le trait ; tous offriront en particu
lier, et on nourrira douze pauvres . Nous voulons que ce
396

décret s'observe à perpétuité , tant en ce lieu que dans


tous les lieux qui en dépendent ; et si quelqu'un suit
l'exemple de cette institution, il participera à nos bonnes
intentions .»
Cette pratique fut bientôt suivie par d'autres Eglises et
devint enfin commune à toute la catholicité . Quant au
fond, ce n'était point là une innovation ; l'Eglise , dans
tous les temps, avait prié pour les morts ; mais jusqu'à
cette époque il n'y avait point eu de fête générale; il n'y
avait pas de jour spécialement destiné pour célébrer ce
grand souvenir de toute la famille chrétienne. Cependant
saint Brunon , évêque de Toul , était monté sur le trône de
saint Pierre, et avait pris le nom de Léon IX (1049). Plein
de zèle et de vigueur apostolique, il s'empresse de porter
remède aux maux de l'Eglise , corrige les abus et vient
même en France pour consacrer , à Reims , la nouvelle
église de l'abbaye de Saint-Remi. Il y ouvrit également
un concile où se réunirent vingt évêques , près de cin
quante abbés et plusieurs autres ecclésiastiques . Simonie ,
usurpation par les laïques des charges ecclésiastiques ,
mariages incestueux ou adultérins, apostasies des moines
et des clercs , tels sont les crimes sur lesquels le pape ap
pela l'attention du concile . On y fit douze canons dans
lesquels on renouvela les anciens décrets sur ces impor
tantes questions. Ce voyage de Léon IX en France fut
d'une très-haute utilité pour le clergé et pour les fidèles :
il corrigea des abus , il raffermit la foi.
Une nouvelle hérésie venait de se montrer en France .
Quelques contestations s'étaient élevées dans le neu
vième siècle, touchant l’Eucharistie : il s'agissait de quel
ques expressions dont se servaient les théologiens d'alors
pour exprimer la foi de l'Eglise ; les uns les approuvaient,
les autres les rejetaient . Paschase Radbert , moine et en
suite abbé de Corbie, avait fait un écrit intitulé : Du corps
et du sang de Jésus- Christ; il y enseignait que l'Eucha
ristie contenait le même corps du Sauveur qui était né de
la Vierge , et qui avait souffert sur la croix . En tout cela
le dogme était à couvert, il ne s'agissait que de quelques
expressions par lesquelles on l'exprimait . Un moine irlan
-
397

dais, Jean Scot, surnommé Erigène , aimé du roi Charles


le Chauve , écrivit pour attaquer quelques expressions em
ployées par Paschase; mais il tomba lui-même dans quel
ques graves erreurs, fut chassé de Paris et alla mourir dans
sa patrie, sans bruit et sans disciples (886) . L'enseigne
ment de l'Eglise continua donc tel qu'il avait toujours été ;
on crut comme de tout temps à l'identité du corps de
Jésus-Christ dans l'Eucharistie avec ce même corps né de
Marie, immolé sur la croix et glorifié dans le ciel.
Le fameux Rathier, évêque de Vérone , écrivait, vers le
milieu du siècle suivant : « Croyez que , de même qu'aux
a noces de Cana l’eau qui fut changée en vin fut un vin
« véritable et non figuratif, de même le vin , par la béné
« diction de Dieu , devient du sang véritable et non un
« sang figuratif, et le pain devient de la vraie chair. »
Et , après avoir rapporté le texte de l'Evangile et celui
de saint Paul sur l’Eucharistie , il ajoute : « Ne m'en de
« mandez pas davantage , puisque vous voyez que c'est un
a mystère, et un mystère de la foi. Car , si c'est un mys
a tère , on ne peut le comprendre ; si c'est un mystère
« de la foi, il faut le croire et non l'examiner . »
Cette doctrine subsistait encore dans toute sa pureté ,
lorsqu'elle fut attaquée, au onzième siècle, par Bérenger,
archidiacre d'Angers et modérateur de l'école de Tours ' .
Cet homme , jaloux de se voir surpassé par le docte Lan
franc, plus tard archevêque de Cantorbéry, se jette dans la
nouveauté et finit par tomber dans l'hérésie. Né à Tours ,
vers le commencement du onzième siècle , il fit ses pre
mières études à l'école de saint Martin . Il les continua à
Chartres, sous le pieux et savant Fulbert, qui reconnut dès
lors que son ambition et sa curiosité le conduiraient dans
de grandes fautes. Sa prévision ne tarda pas à se réaliser..
Elu archidiacre d'Angers, il y enseigna , eut pour disciple
Eusébe , autrement Brunon, qui fut évêque d'Angers en
1047 .
D'un autre côté, Lnfranc, moine du Bec, en Normandie,
commence à enseigner avec succès dans ce monastère. Sa

· Magister scholarum , maitre des écoles.


398

réputation lui attire une foule d'élèves. Bérenger, chagrin


de voir diminuer le nombre des siens, se met à publier
des opinions hardies , étranges ; il s'attache surtout à émettre
des idées théologiques capables d'exciter l'admiration et
de lui attirer des disciples. Il combat le mariage légi
time , le baptême des enfants, la doctrine de l'Eglise tou
chant l'Eucharistie ; il relève les erreurs de Scot Erigène
et rejette Paschase Radbert, Lanfrane, après l'avoir con
fondu une première fois dans une discussion publique , le
réfuta de nouveau en le condamnant sans déguisement.
Bérenger , au lieu de reconnaître ses erreurs, les aggrava
en écrivant à son adversaire une lettre éclatante d'orgueil
et d'hérésie . Le pape et les évêques songèrent alors à
prendre d'autres mesures. On assembla un premier concile
à Rome ( 1050) . Le novateur y fut condamné et privé de
la communion de l'Eglise . Les écrits de Jean Scot, où il
avait puisé sa doctrine , furent condamnés au feu . Un autre
concile est tenu à Paris la même année, Bérenger est jugé
de la même manière ; mais il résiste à ces condamnations.
Alors un de ses anciens condisciples , Adelman , depuis
évêque de Bresse , lui écrit une lettre tendre, lumineuse,
aussi polie que forte en raisons ; mais elle eut le sort des
lettres du P. Combalot , écrites huit siècles plus tard à
son maître révolté (La Mennais) : elle ne fit que montrer
d'une part la tendresse chrétienne , le zèle ardent , le pro
fond savoir , et de l'autre , l'ingratitude, l'insensibilité,
l'obstination , le mauvais génie. Bérenger persiste dans
ses erreurs , se crée des partisans , abjure, retombe, abjure
et retombe encore . C'est ce qu'on vit dans le deuxième
concile de Paris (1050) , dans ceux de Florence ( 1055) , de
Tours , de Rouen (1055) , de Rome ( 1059), d'Angers (1062),
de Poitiers (1073) , de Rome (1078 et 1079 ) et de Bor
deaux ( 1080). Condamné dans ces douze conciles, Bé
renger se retira dans l'île de Saint-Cosme , près de Tours,
pour y faire pénitence. Il passa dans cette solitude les
huit années qu'il vécut encore , et mourut en 1088 ,
sincèrement converti et détrompé de ses erreurs. Il fut
enterré dans le cloître de Saint-Martin de Tours . Mais
l'hérésie de Bérenger ne mourut point avec lui : le pape
-
399
Urbain II dut la condamner encore dans un concile tenu
à Plaisance en 1094. Ainsi , cette hérésie, que Luther et
Calvin ne firent que copier au seizième siècle, fut condam
née treize fois par l'Eglise assemblée en concile. Celle-ci
trouva dans son sein d'illustres et savants défenseurs du
dogme attaqué ; ce furent : Hugues , évêque de Langres ;
Théoduin, évêque de Liége ; Eusèbe Brunon , évêque d'An
gers ; le bienheureux Lanfranc ; Adelman , scolastique de
Liége ; Guimond , évêque d'Averse ; le bienheureux Maury,
archevêque de Rouen ; Durand , abbé de Fécamp ; Volſeld ;
Ruthab, moine de Corbie ; Jeoffroy de Vendôme ; saint
Anastase , moine de Saint-Michel ; Jotsalt ; Albéric ; Asce
lin et Goscelin, scolastiques de Liége.
D'après les écrits publiés sur cette hérésie, voici ce qu'on
a pu tirer de la doctrine de Bérenger : il ne croyait pas que
les paroles de la consécration dussent être prises dans leur
sens propre, et s'il convenait qu'il y avait changement dans
le pain et le vin, il entendait que, sans changer leur véritable
nature , ces paroles leur donnaient une qualité supérieure,
à peu près comme dans le baptême l'eau bénite à la pro
priété, lorsqu'elle est accompagnée des paroles sacramen
telles , d'effacer les péchés du baptisé . Cette propriété
sanctifiante du pain et du vin eucharistiques en faisait,
selon lui, la figure du corps et du sang de Jésus-Christ,
parce qu'ils produisaient dans les âmes un eflet salutaire .
Ainsi donc, Bérenger n'admettait pas la transsubstantia
tion , ni l’union du corps et du sang de Jésus-Christ sous
les apparences du pain etdu vin . D'autres écrivains (les
bénédictins) pensent même qu'il ne croyait pas à la pré
sence réelle du Sauveur dans l’Eucharistie . L'Eglise, pour
proclamer hautement son horreur des doctrines de Bé
renger, introduisit l'usage d'élever la sainte hostie et le
calice après la consécration . Aucun auteur n'a parlé de
cette cérémonie avant 1068 , et Mabillon assure qu'elle
cominença vers le milieu du onzième siècle .
Ainsi, l'un des premiers fruits de la philosophie sco
lastique fut de s'attaquer au dogme le plus cher à l'Eglise.
Les écrits d'Aristote, ceux d'Averroès, un de ses inter
prètes , les introductions de Porphyre et les catégories at .
400 -

tribuées à saint Augustin avaient pénétré en Espagne et


de là en France . On s'imagina bientôt de traiter aussi la
théologie par la seule voie du raisonnement et de sou
mettre tout aux règles du syllogisme. Ainsi s'introduisit
la théologie scolastique , méthode dangereuse qui produisit
les effets les plus désastreux , lorsqu'on la sépara de celles
qu'on avait suivies jusque-là : l'une , qui était celle des
saints Pères et qui puisait immédiatement dans l'Ecriture
et la tradition les preuves et les développements de la doc
trine catholique ; l'autre , qui fut celle des écrivains ecclé
siastiques depuis le huitième siècle , et qui consistait à
rassembler les suites des passages recueillis et copiés dans
les ouvrages des Pères , pour en former une chaîne qui
constatait la doctrine enseignée par ces témoins de la tra
dition .
Le mouvement était donné; les populations estimaient
plus que jamais l'instruction dont le clergé avait conservé
avec tant de peine et de sollicitude les trésors. Aussi s'é
leva-t-il bientôt une nouvelle école de science et de vertu
en Auvergne avec l'abbaye de la Chaise-Dieu ( 1052) , et
saint Robert , son fondateur et son premier abbé, y attira
un grand nombre de religieux , dont l'instruction et la
piété devinrent célèbres dans tout le royaume . Saint
Hugues , abbé de Cluny , établit vers la même époque le
prieuré de la Charité-sur -Loire. Un saint moine, nommé
Gérard , en fut le premier prieur ; il était peu versé dans
les lettres ; mais charité vaut mieux que science, et celle
de Gérard suffit pour réunir en peu de temps plus de cent
religieux .
Cependant le roi Henri Ief, voyant sa santé dépérir, fit
sacrer à Reims Philippe , son fils aîné , qui n'avait que
sept ans ( 1059) . Il lui donna pour régent Baudouin V,
comte de Flandre, et mourut le 5 août 1060 , après avoir
régné vingt-neuf ans avec la réputation d'un prince brave,
doux, humain , affable et plein de respect pour la religion .
De grands événements vont s'accomplir sous le long
règne de Philippe lºr , qui n'en fut guère que le témoin:
nous y verrons la conquête de l'Angleterre par Guillaume
de Normandie, la fameuse querelle des investitures, l'Ita
401

lie méridionale conquise par les Normands, l'établisse- •


ment du royaume de Portugal et le commencement des
croisades .
La régence de Beaudoin est paisible et la minorité du
prince est exempte de troubles ; les Gascons seuls essayent
de se révolter, et sont aussitôt réprimés . Le pape Alexan 1
dre II en profita pour envoyer en France l'illustre Pierre
Damien , qui tint un concile à Châlons-sur -Saône pour
corriger quelques abus et détruire la simonie ( 1063) .
Saint Edouard III , roi d'Angleterre , avait longtemps
vécu en Normandie . Le duc Guillaume lui avait offert
l'hospitalité la plus généreuse, et le roi , pour lui en té
moigner sa reconnaissance, lui avait promis de le faire son
héritier, sijamais il parvenait au trône . Tous deux se sou
vinrent de cette promesse. Un puissant seigneur d'Angle
terre , Harold , lut mis dans le secret et promit son con
cours dès que le temps serait venu . Edouard , devenu roi ,
resta l'ami de Guillaume; mais après la mort du prince
Harold devient parjure : il se fait élire roi ; Guillaume l'ap
prend , lui reproche sa trahison ; Harold persiste à garder
pour lui la couronne. C'en est fait ; la rupture est com
plète, outrageante , et Guillaume jure d'obtenir justice à
la pointe de l'épée. Chacun s'empresse à défendre une
cause qui paraissait si juste , et bientôt une immense armée
est réunie et vogue vers l'Angleterre. Le 28 septembre
1066 , la flotte arrive en vue des côtes de Sussex et aborde
à Pévensey . Harold s'avance à la rencontre des Normands.
Des deux côtés on se prépare à une bataille décisive . Les
Anglo -Saxons passent la nuit à chanter et à boire ; les
Normands au contraire se disposaient par la prière, par
la confession, par la communion à se rendre Dieu propice
pour la grande journée du lendemain .
La rencontre eut lieu au nord -ouest d'Hastings. La
bataille fut terrible ; pendant que prêtres et religieux
priaient sur la montagne voisine pour le succès de Guil
laume , lui-même faisait des prodiges de valeur : il eut
trois chevaux tués sous lui ; on le crut tué : « Me voilà,
s'écria -t-il, regardez -moi, je vis encore , et je vaincrai
avec l'aide de Dieu. » En effet, Harold , le dernier roi
26
402

saxon, périt dans la mêlée et dès lors tout fut tué ou se dis
persa : ainsi le sort de l'Angleterre fut décidé dans une
seule journée . Guillaume, à la faveur de cette brillante
victoire, se fit élire roi de ce puissant Etat qu'il partagea
entre les aventuriers normands qui avaient suivi sa for
tune ( 1066) .
Une invasion de ce genre avait eu lieu quelques années
auparavant en Italie. Les Normands avaient soumis la
Pouille, chassé les Grecs du royaume de Naples et conquis
la Sicile. Le roi Philippe n'avait guère qu'assisté à ces
événements . Il n'avait encore que quinze ans quand
mourut le régent (1067) : il commence donc à gouverner
lui-même. Il fit d'abord la guerre à Robert, comte de
Frise , qui voulait envahir la Flandre. Vaincu à Cassel
( 1071 ) , il entra en négociation avec Robert , qui lui donna
en mariage sa belle- fille, Berthe de Hollande . Quelques
années après il suscita des embarras à Guillaume le Con
quérant. Ce dernier, pour satisfaction , demande le Vexin ,
Philippe refuse , entre dans ce pays et met tout à feu et à
sang. Philippe osa néanmoins se moquer de l'excessif em
bon point du roi d'Angleterre, en disant : « Quand donc
ce gros homme accouchera - t- il ? » Guillaume lui fit dire
qu'il irait faire ses relevailles à Paris avec dix mille
lances en guise de cierges . » Peut-être eût - il réalisé sa
menace et détrôné la race de Hugues Capet , mais il mou
rut des fatigues que lui avait causées le siége de Mantes
(1087 ). Il expira dans les plus vifs sentiments de piété
et de pénitence .
A peine eut-il les yeux fermés, que tous les grands de
sa cour montèrent à cheval et s'empressèrent de courir à
la défense de leurs biens. Personne ne prit soin de rendre
les derniers devoirs au royal défunt. Son cadavre resta
presque nu pendant plusieurs heures ; enfin des clercs et
des moines arrivèrent , avec les croix et les encensoirs ;
l'archevêque de Rouen décida que les restes du monarque
seraient transportés à la basilique de Saint-Etienne , fon
dée par Guillaume : un simple chevalier, par bon naturel
et pour l'amour de Dieu , disent les chroniques , se chargea
d'envoyer le cadavre par mer, à ses frais, jusqu'à Caen .
403

On allait le mettre en terre , quand un homme, sortant


de la foule, vint lui disputer ce dernier asile, disant que
ce terrain lui appartenait . Il fallut lui payer son droit , et
il leva son opposition. Tout n'était pas fini encore . Il se
trouvà que la fosse était trop étroite ; on y enfonça par
force le cercueil , il se rompit , et l'énorme ventre de Guil
laume creva . Une odeur infecte s'exhala du cadavre et on
se hâta d'achever la triste cérémonie.
Voilà donc où aboutit la gloiredes conquêtes ! Guil
laume, vainqueur de l'Angleterre , meurt isolé au milieu
de sesdomaines. Il ne se trouve d'abord personne pour
l'ensevelir, puis il est inhumé dans une terre qui ne lui
appartient pas et la puanteur de son cadavre trouble ses
obsèques ! ... O vanités de la gloire humaine ! le tombeau
est bien l'écueil où la puissance et la grandeur vont se
briser à jamais.
Mais revenons au roi de France . Philippe Ie était né
indolent , eſféminé et esclave des plus viles passions. Dans
sa jeunesse il s'était livré à ses plaisirs et son mariage
même ne parut pas le rendre plus réglé dans sa conduite .
Il se montra d'autre part toujours disposé à rançonner les
églises et à piller les monastères. « Il fut, disent les chro
niqueurs, un homme très - vénal dans les choses de Dieu . »
Il prit donc sa part de ce système d'oppression et de tyran
nie corruptrice dirigé par les souverains de son temps
contre l'Eglise et le clergé. Ces écarts allumèrent la ver
tueuse indignation du pape Grégoire VII . Ce pontife célè
bre, appelé auparavant Hildebrand , fils d'un charpentier
de Soana , en Toscane, et né en 1013 , fut d'abord moine
à Cluny . Ses mæurs irréprochables , son génie et son cou
rage héroïque, le firent élever au souverain pontificat en
1073. Dès son avénement il engagea avec les vices de son
temps un duel à mort, entreprit de restaurer les meurs
et la discipline dans l'Eglise et l'ordre dans la société po
litique. A cette époque, les souverains , par un empiéte
ment étrange , se donnaient le droit d'investir les évêques
des fonctions épiscopales. Grégoire VII voulut lutter contre
cette anomalie, et réclama pour la puissance ecclésiastique
le droit d'investiture aussi bien que l'institution canonique .
404

De là cette terrible lutte qu'il soutint contre l'empereur


d'Allemagne , Henri IV ; et qu'on appelle querelle des in
vestilures. Grégoire triompha .
Tel fut l'homme qui se trouvait en face des désordres
de Philippe le" . Aussi les représentations énergiques d'un
pontife si énergique ne lui firent- elles pas défaut. s’a
dressant aux évêques , il écrivait : « Il y a longtemps que
« le royaume de France, autrefois si glorieux et si puis
« sant, a commencé à déchoir de sa splendeur; mais au
« jourd'hui il paraît avoir perdu toute sa gloire et toute
« sa beauté , puisque les lois y sont méprisées , la justice
« foulée aux pieds, et qu'on y commet les plus grands
« crimes avec tant d'impunité que la licence semble être
passée en coutume . » Il termine en menaçant le roi des
peides canoniques , s'il ne se corrige pas (1074) .
Ce prince eut plus tard des remords et fit des actes de
piété et de pénitence : c'était là , en général , la vje féo
dale . Son règne était paisible , il vivait heureux dans un
doux repos, lorsqu'une passion criminelle vint jeter le
trouble dans son existence et le scandale dans l'Eu
rope ( 1092).
Dégoûté de la reine Berthe, il entreprit de la répudier,
sous prétexte de parenté, pour épouser Bertrade, fille du
comte Simon de Montfort et troisième femme de Foulque
Pechin , comte d'Anjou, qui vivait encore . En attendant ,
il avait relégué la reine à Montreuil-sur-Mer . Puis il cher
cha à gagner les prélats afin d'avoir leur adhésion pour
le nouveau mariage .
L'homme le plus érudit de son temps était Yves, élu
évêque de Chartres en 1090. Il résista avec une vigueur
tout apostolique aux volontés du roi : « J'aime mieux
perdre pourtoujours la dignité d'évêque que de scandaliser
par quelque prévarication le troupeau du Seigneur confié
à mes soins. » On le flatte, on le prie, on essaye de le
corrompre , il reste inébranlable et s'adresse à ses suffra
gants et à l'archevêque de Reims pour les conjurer de ne
point trahir la religion dans cette affaire.
Le roi , aveuglé par la passion , jure d'épouser Bertrade
et invite les évêques à assister à la cérémonie . Mais Yves
405

répond ainsi à l'invitation du prince : « Ce que j'ai dit


« de vive voix à Votre Sérénité avant votre serment , je
« prends la liberté de le lui écrire . Je ne veux ni ne
« puis assister à la célébration de votre mariage ... Ma
« conscience , que je dois conserver pure devant Dieu , et
« la réputation d'un évêque de Jésus-Christ, qui doit être
« sans tache, me le défendent. J'aimerais mieux être jeté
a au fond de la mer avec une meule attachée au cou , que
« d'être un sujet de scandale pour les faibles. Prince , ce
« que je dis n'est point contre l'obéissance que je vous
« dois ; c'est , au contraire, pour mieux vous marquer ma
« fidélité que j'ose vous parler ainsi . »
Philippe résiste à toutes les remontrances et fait célé
brer son mariage . A cette nouvelle il s'éleva une immense
rumeur dans les provinces ; quelques seigneurs prirent
les armes : une révolution était près d'éclater. Mais l'as
tucieuse Bertrade gagna les principaux chefs; la paix ne
fut pas troublée ; on se contenta de murmurer en secret .
Grégoire VII était mort (1085) ; mais Urbain II (1086
1099) réclama contre le scandale et ordonna aux évêques
de France d'examiner le mariage du roi et de le casser ,
s'il a eu lieu contre les lois de l'Eglise . La cour s'émeut ;
le prince invite Yves à venir le trouver ; mais l'évêque
de Chartres n'était pas homme à tomber dans un pareil
piége. Il refuse par une lettre pleine de dignité et d'éner
gie . Philippe alors a recours à la violence : il met au pil
lage les biens de l'évêché et fait arrêter l'évêque qui reste
captif dans un fort. Urbain II menace d’excommunier le
vicomte de Chartres, s'il ne met Yves en liberté . Le roi
essaye d'intimider le pape ; Yves écrit à ce dernier pour
l'encourager à ne point trembler de ces menaces , et Ur
bain répond qu'il ne saurait consentir à un tel mariage
avant qu'on eût examiné si son divorce était légitime . De
plus il ordonne à Hugues, son légat et archevêque de Lyon ,
de convoquer un concile à Autun . Trente-deux évêques s'y
rendirent, et Philippe fut excommunié pour avoir épousé
Bertrade du vivant de sa femme ( 1094 ) .
Ce coup frappa vivement le roi et le décida enfin à
quitter Bertrade (1097) ; mais il la reprit trois ans après
406

(1100) , et fut excommunié une seconde fois par le concile


de Poitiers . Il renouvela ses soumissions plus tard , et
comme Berthe était morte depuis longtemps , il obtint
enfin les dispenses si souvent refusées. Cette triste vic
toire , qui fut la seule de sa vie, fut aussi la dernière. Il
mourut le 29 juillet de l'an 1108 , après un règne de
quarante-huit ans, l'un des plus longs et des moins glo
rieux de notre histoire . Cependant ce prince , qu'on ne
connaît guère que par ses faiblesses, son mariage adultère
et son excommunication , fut un habile politique. Il sut
affermir son pouvoir, augmenter ses richesses et étendre
les domaines de la couronne. On cite un trait qui lui fait
honneur : il avait prescrit de porter son corps au monas
tère de Saint-Benoît-sur-Loire , disant qu'il n'avait ni
assez bien vécu ni assez bien servi l'Eglise pour mériter
d'être enterré à Saint-Denis avec ses prédécesseurs .
Mais jetons un regard en arrière pour examiner com
ment l'Eglise travaillait à régénérer cette société pendant
que le scandale était assis sur le trône de France . Les der
niers papes de ce siècle semblèrent s'être transmis l'un
à l'autre le plan bien arrêté de relever la royauté en re
levant l'Eglise . Alexandre II (1061-1073 ), occupé sans
cesse de ce grand projet, envoya comme légat en France
l'illustre Pierre Damien , qui tint un concile à Châlons-sur
Saône pour corriger quelques abus et attaquer la simonie
( 1063) . Quelques années plus tard il y envoie deux autres
légats ( 1068) qui tiennent des conciles à Bordeaux , à
Auch et à Toulouse. Grégoire VII , dont le regard d'aigle
planait sur tout l'univers catholique , envisagea en parti
culier les désordres qui régnaient dans l'Eglise de France,
et il prit la résolution d'y porter remède, malgré toutes
les oppositions . Il écrivit aux évêques de France des pages
brûlantes de zèle et d'énergie contre les scandales du roi
Philippe fer, contre la simonie et les meurs de certains
clercs. Un concile provincial s'assemble à Rouen (1074)
pour remédier à ces maux ; un autre est tenu à Rome
l'année suivante , où le pape confirme les décrets du pré
cédent et agit avec vigueur contre les prétentions des rois
de Germanie , de France et de plusieurs évêques. Hugues
407

de Die , legat de Grégoire VII , passe en France et y fait


exécuter les décrets du Saint-siége, en tenant plusieurs
conciles à Anse , à Clermont , à Dijon, à Autun et à Poi
tiers (1078) . Dans ce dernier, on dressa dix canons contre
les investitures et la simonie . C'était comme une sorte
d'enquête faite au nom du père commun des fidèles sur
la conduite des pasteurs. Pendant ce temps, Grégoire VII
Tuttait avec une infatigable ardeur contre Henri IV d'Al
lemagne , qui vendait honteusement les charges ecclésias
tiques, et parvint, sinon à déracioer, du moins à diminuer
considérablement ce monstrueux abus . Enfin il meurt
exilé à Salerne en prononçant ces paroles qui résument
toute sa vie : « J'ai aimé la justice et haï l'iniquité ; voilà
pourquoi je meurs en exil (1084) . » Victor Ili ne fit que
passer sur le trône pontifical(1085-1086) ;mais Urbain II,
natif de Lagery, près de Châtillon -sur-Marne, chanoine de
Reims, moine de Cluny et, en dernier lieu , évêque d’Os
tie, continua l'ouvre de Grégoire VII , la réforme des
abus ( 1087-1099) . Il rappela bien à Philippe fer les de
voirs sacrés qu'il avait foulés aux pieds et fit assembler
plusieurs conciles à ce sujet . C'est lui aussi qui exécuta le
plan soulevé par Grégoire VII , de faire prêcher une croi
sade contre les infidèles de la terre sainte : il s'en ouvrit
non-seulement au concile de plaisance ( 1095 ) , mais il
vint lui - même en France présider celui de Clermont,
parcourut plusieurs provinces et contribua puissamment
à pousser les peuples catholiques d'Europe vers l'Asie. Il
eut à la fois à combattre un antipape audacieux et puis
sant (Guibert) , un empereur schismatique et impie, un
roi de France qui scandalisait l'Eglise par ses désordres,
un roi d'Angleterre qui la persécutait par ses violences ” ,
et par-dessus toutes ces luttes il ne cessa d'avoir les yeux
sur l'Église et sur la terre sainte . Il mourut en 1099 en
odeur de sainteté .
Plusieurs saints et savants évêques de France secondè
rent de tout leur pouvoir ces vues bienveillantes des papes
pour l'Eglise gallicane. Outre ceux que nous avons déjà
1 Guillaume le Roux .
408

mentionnés, nous devons en rappeler d'autres. A Rouen ,


c'est le bienheureux archevêque Maurille qui réunissait en
lui la naissance, la sainteté , le savoir, l'amour pour l'ob
servation des règles. L'épiscopat ne servit qu'à donner un
nouveau relief à ses jeûnes, à ses prières, à ses aumônes.
Il mourut le 9 août 1067. Son nom a été inséré dans le
martyrologe gallican et bénédictin . Le fameux Lanfranc
refusa, par humilité, de lui succéder . Dieu le réservait
pour le siége de Cantorbéry, que le pape l'obligea à ac
cepter . Cetillustre archevêque , l'homme le plus savant de
son siècle, devint le conseiller du roi Guillaume et comme
le vice-roi d'Angleterre ; il fit des prodiges de zèle pour
extirper le vice et rétablir les meurs dans ce pays. Sa
mortarriva en 1089. Un saint et savant religieux, nommé
Guismond , du monastère de la Croix -Saint-Leufroi, donna
alors un rare exemple d'abnégation . Guillaume lui of
frait un évêché en Angleterre . Cet homme vertueux écri
vit au prince : « Bien des raisons me rendent indigne
« de l'épiscopat, surtout les infirmités spirituelles et cor
« porelles dont je suis accablé. Je ne puis me conduire
« moi-même, comment conduirais- je les autres ?... Pour
« moi , j'aime la pauvreté de Jésus - Christ, qu'Antoine et
« Benoît ont embrassée ; je l'aime bien plus que les ri
« chesses que Crésus et Sardanapale ont recherchées, et
« qu'ils ont été contraints , en mourant misérablement,
a d'abandonner à leurs ennemis . >>
En 1072, l'archevêque de Rouen tint un concile pro
vincial dans lequel on dressa vingt-quatre canons de la
plus haute importance pour la réforme des mœurs . Deux
ans plus tard , un nouveau concile s'assembla dans la
même ville , en présence de Guillaume, roi d'Angleterre .
On y fit quatorze canons de discipline (1074) . Gré
goire VI en convoqua un autre à Rome ( 1075) , dans le
quel il excommunia cinq officiers du roi de Germanie, qui
faisaient vendre les dignités de l'Eglise. C'est alors que cet
illustre pontife prononça ces courageuses paroles : « Voici
« les temps dangereux dont parle l’Ecriture, où il y aura
« des hommes amateurs d'eux-mêmes, avares, superbes
« et désobéissant à leurs parents . Il faut qu'il arrive des
409

« scandales , et le Seigneur a dit qu'il nous envoyait


« comme des brebis au milieu des loups , Nous devons
a donc avoir la douceur de la colombe avec la prudence
« du serpent , et, sans haïr personne , supporter les in
a sensés qui veulent violer la loi de Dieu . Nous avons as
« sez longtemps vécu en paix ; Dieu veut recommencer à
« arroser sa moisson du sang des saints. Préparons-nous
« au martyre, s'il en est besoin , pour la loi du Seigneur ,
a et que rien ne nous sépare de la charité de Jésus
« Christ. »
L'excommunication du roi de Germanie suivit cette so
lennelle protestation. Nonobstant la résistance impie de
Henri IV , Grégoire VII continue à veiller sur toutes les égli
ses, tenant des conciles à Rome ( 1080), agissant en France
par son légat, qui en assemblait plusieursen ce pays , entre
autres à Lillebonne, en Normandie, pour rétablir la dis
cipline et faire observer rigoureusement les décrets du
Saint- Siége. Grégoire mort (1084), Urbain II s'occupa en
core avec le même amour, sinon avec la même vigueur,
des intérêts de l'Église de France : on y tint un grand
nombre de conciles qui empêchèrent de grands maux ,
grâce à l'énergique initiative des papes et au concours
actif des évêques. Des historiens prévenus ont parfois ac
cusé certains pontiſes d'avoir dépassé les bornes de leur
autorité ; ils ont surtout attaqué la courageuse interven
tion de Grégoire VII dans les affaires de l'Eglise gallicane;
mais nous leur répondrons par ces paroles d'un écrivain
protestant, M. Voigt, qui déclare , dans son histoire de ce
pontife, qu'il est difficile de donner à son génie des élo
ges exagérés : « Pour bien juger ses actes , dit-il , il faut
a considérer son but et ses intentions ; il faut examiner ce
« qui était nécessaire de son temps . Sans doute une gé
« néreuse indignation s'empare de l'Allemand, quand il
« voit son empereur (Henri IV) humilié à Canosse , ou du
« Français, quand il entend les sévères leçons données au
« roi (Philippe Jer) . Mais l'historien , qui embrasse les évé
« Dements sous un point de vue général, s'élève au -des
« sus de l'horizon étroit de l'Allemand ou du Français, et
« trouve fort juste ce qui a été fait, quoique d'autres le
410

« blament ..... Qu'on ne jette donc pas la pierre à celui


« qui est innocent ; qu'on respecte et qu'on honore un
« homme qui a travaillé pour son siècle , selon des vues si
« grandes et si généreuses . »
Cependant un autre mouvement commencé au dixième
siècle se continuait au onzième ; c'est celui des monas
tères et des écoles qui devaient préparer les triomphes de
l'Eglise dans le siècle suivant. Outre l'institut des cha
noines réguliers qui commençait à s'étendre à Beauvais' ,
à Troyes , à Nevers et dans le Limousin , de nouveaux mo
nastères s'élevaient . Saint Robert fondait l'abbaye de
Molesme, en Bourgogne; saint Etienne de Thiers , le mo
-nastère de Muret, près de Limoges ; saint Gaucher , celui
d'Aureil , saint Gérard , celui de Sauve-Majeure, à six
lieues de Bordeaux ; Simon , comte de Crépy, jeune sei
gueur riche et puissant , abandonnait sa fortune et sa
position pour vivre dans la solitude et s'humilier devant
Dieu , et Hugues, duc de Bourgogne , entrait moine à
Cluny ; saint Bruno, né à Cologne, mais élevé et instruit
en France , institua la Chartreuse (1084) , qui depuis
donna tant d'édification à l'Église et fit tant d'honneur à
la religion. L'année suivante , Roricon , évêque d'Amiens ,
fonda l'abbaye de Saint-Acheul ; Gui , son prédécesseur ,
avait déjà établi, pour les chanoines de la même ville , le
monastère de Saint-Martin -aux-Jumeaux , à l'endroit même
où ce saint avait donné à un pauvre la moitié de son
manteau .
C'est aussi à cette époque que prit naissance l'ordre
de Saint-Antoine. En l'an 1089, la peste nommée le feu
sacré reparut dans plusieurs provinces , en faisant de
grands ravages . On eut recours aux prières et aux pro
cessions. Des guérisons miraculeuses furent obtenues par
l'intercession de saint Antoine , dont les reliques avaient
été apportées de Constantinople dans une église du dio
cèse de Vienne ' . L'immense concours de malades qui
venaient y chercher la guérison engagea deus seigneurs
1 ( es reliques furent déposées dans un lieu appelé alors la Motte, et
qu'on nommá depuis Saint-Antoine, nom qu'il porie encore . De la , le feu
sacré prit le nom de feu de Saint- Antoine, parce qu'on avait recours à ce
saint jour en obtenir la guérison .
411

du pays, Gaston et Gironde, son fils , à consacrer leurs


biens et leurs personnes au service des pestiférés. Ils pla
cèrent sur leurs habits la figure d'une béquille , pour si
gnifier qu'ils étaient le soutien des infirmes et des impo
tents , s'associèrent quelques compagnons et formèrent
ainsi le berceau de l'ordre de Saint - Antoine.
Voici un autre serviteur de Dieu , qui , désirant de pra
tiquer dans toute sa rigueur la règle de Saint-Benoît , va
s'établir dans une solitude appelée Câteaux , à cinq lieues
de Dijon ; c'est saint Robert , abbé de Molesme . Il fit dé
fricher ce terrain couvert de ronces et de bois , et dirigea
quelque temps cet utile et célèbre établissement, où va
naître bientôt une nouvelle congrégation . Un abbé de la
Roue , nommé Robert d'Arbrissel , prêchait avec éclat à
cette époque. Quelques hommes , voulant se consacrer
exclusivement au service de Dieu, se mirent sous sa di
rection et allèrent mener la vie érémitique dans la forêt
de Craon ; ils n'en sortirent que quand ils se sentirent
assez consolidés dans la vertu pour en donner l'exemple
dans le monde .
Tels furent Vital de Mortain , Raoul de la Fustaie , Al
leaume , Pierre de l'Etoile et Bernard, qui , dans la suite,
fondèrent les monastères de Savigni , de Saint-Sulpice de
Rennes, d'Estival , de Fontgombaud et de Tyron , tandis
que leur compagnon , le bienheureux Renaud, allait s'en
sevelir avec d'autres ermites dans la forêt de Mélinais .
Tel fut un des premiers effets des prédications de
Robert d'Arbrissel. Mais là ne se bornait pas son zèle :
nu - pieds, couvert d'un sac , il parcourait les diocèses ,
prêchant partout la pénitence. Partout ilobtenait un im
mense succès . Ses austérités , jointes à un véritable ta
lent , faisaient sur la foule une telle impression , que ceux
qui l'avaient une fois entendu ne voulaient plus se séparer
de lui . Hommes , femmes mariées , jeunes filles, clercs,
gens de toutes les conditions et de tous les âges , l'escor
taient partout . Or, craignant quelque désordre, il s’ar
reta dans un désert , y fit bâtir de nombreuses cellules,
sépara les deux sexes , plaça dans le centre un oratoire et
se fixa en ce lieu avec ses dociles auditeurs . Les clercs ser
412

virent à l'autel et les laïques se mirent à défricher et cul


tiver les terres pour nourrir la communauté . Les femmes
délicates et faibles récitaient l'office, les autres travail
laient. La plus touchante modestie , l'union la plus par
faite, régnaient dans cette colonie religieuse . Bientôt on
accourait de tous les points du royaume pour être admis
dans cet asile et s'y consacrer à Dieu . Robert, aussi dur
à lui-même qu'indulgent pour les autres, recevait toạt le
monde etnommait sesdisciples les pauvres de Jésus-Christ.
Telle fut l'origine de l'abbaye de Fontevrault , qui , pen
dant sept siècles, fut le refuge de la piété , du repentir et
de la pénitence . La révolution , qui a fait tant de ruines ,
a transformé les vastes bâtiments de Fontevrault en une
maison centrale de détention . Puissent les condamnés de
la justice humaine s'y souvenir des austérités des péni
tents d'autrefois et mériter ainsi leur pardon devant la
justice divine!
Enfin mentionnons encore le bienheureux Heldemare,
qui , dans l'Artois , jeta les fondements de l'abbaye
d'Arovaise , aux environs de Bapaume , tandis que saint
Godefroi, depuis évêque d'Amiens, faisait fleurir le mo
nastère de Nogent-sous-Coucy , dont il était abbé .
Ces asiles de la piété étaient également ceux des let
tres humaines et divines . Le goût des bonnes études s'é
tait ranimé et répandu dans la plupart des provinces.
Chaque monastère était une école où le monde venait
s'instruire. Ainsi , le monastère de Saint-Pons (Langue
doc) était très-renommé pour les sciences. Frotard,
homme de savoir et de piété, le gouverna , en qualité
d'abbé, depuis 1061 jusqu'en 1099. Il y forma plusieurs
grands hommes et réforma un grand nombre de monas
tères en Espagne et en Aquitaine. L'école de Saint-Pons
avait une telle réputation que les rois d'Espagne y fai
saient instruire leurs enfants. De cette école sortirent
Pierre , évêque de Pampelune , qui fit tant d'efforts pour
introduire le chant romain dans l'Eglise d'Espagne ; Bé—
renger, fils d’Aimeric IV, comte de Narbonne, qui devint
abbé de la Grasse ; Ponce, qui fut à Cluny le successeur
du célèbre saint Hugues .
- 413

Ce qu'on faisait à Saint- Pons, on le faisait dans les ab


bayes de Saint-Hilaire, de Carcassonne ; de la Deaurade ,
à Toulouse ; de Moissac, de Saint-Quentin , de Fleury , du
Bec , ainsi que dans les écoles de Tours , d'Angers , de Poi
tiers , de Saumur , de Rouen , de Fécamp, de Jumièges, de
Langres, de Besançon , de Dijon , d'Orléans, qui toutes
étaient illustres par la science des maîtres . Le savant An
selme, plus tard doyen de l'Eglise de Laon , professait
dans cette ville ; Guillaume de Champeaux à Paris, Odon
à Tournai , pendant que saint Anselme, abbé du Bec , et
ensuite archevêque de Cantorbéry après Lanfranc , se joi
gnait à ces dignes émules pour s'opposer aux dange
reuses subtilités de la méthode scolastique. Le fameux
Hildebert , évêque du Mans, puis archevêque de Tours,
donnait l'exemple de l'amour de l'étude et alla jusqu'à
écrire un corps entier et méthodique de presque toutes
les matières de théologie . Enfin , Yves de Chartres vient
clore cette liste d'hommes érudits ; il fut à la fois un évê
que d'une vigueur tout à fait apostolique et la fleur des
savants de son temps.
L'impulsion était donnée : une ardeur presque générale
pour la culture des lettres faisait rechercher les livres
et les savants ; de riches bibliothèques se formaient ; les
monastères pullulaient de copistes et les bons ouvrages
se multipliaient . On vit même des princesses , des dames
de haute condition , se passionner pour l'étude et s'y dis
tinguer. Le goût des lettres affaiblit celui de la bravoure
féroce ; les tournois remplacèrent les duels.Bientôt l'esprit
des Français s'épure , se raffine, se dépouille de l'antique
rusticité ; les meurs deviennent honnêtes, aimables,
polies, et déjà on voit poindre cette urbanité, cette cour
toisie exceptionnelle qui distinguent encore aujourd'hui
le peuple français parmi tous les peuples du monde . Or ,
ce fut le clergé , et le clergé seul , qui forma et éleva alors
cette société française , parce que seul il possédait l'auto
rité, la science et la vertu nécessaires pour se faire écouter,
aimer et obéir des peuples. Qu'on regarde à cette époque
ce qu'était la société civile et féodale, quel étrange
et triste spectacle ne présente- t-elle pas ? Le territoire est
414
couvert de sombres et lourdes forteresses ; des fossés, des
remparts en défendent l'accès ; on ne trouve partout que
guerre et instruments de guerre . Le seigneur vit isolé
dans son château redouté , dés@uvré, étranger aux idées ,
aux meurs nouvelles, aux progrès de la civilisation ; il ne
songe qu'à son épée pour se défendre ou attaquer. Tou
jours sur le qui-vive , il ne sort de son repaire fortifié
que pour courir aux aventures et se livrer au brigandage.
Telle était la société féodale d'alors . Mais au - dessous et
à côté de cette aristocratie toute militaire vivait une
autre société qui se transformait visiblement sous les gé
néreux et constants efforts du clergé et des monastères .
C'est là un spectacle intéressant et varié que d'aveugles
historiens n'ont pas même soupçonné, qu'ils ont même
nié avec une impudence que la haine pour l'Eglise peut
seule inspirer. Une suite de grands papes qui ont gou
verné l'Eglise avec une sagesse digne des plus beaux
siècles ; une foule de saints évêques qui ont rempli les
plus illustres siéges de l'Eglise occidentale; de nombreux
apôtres qui , au péril de leur vie, ont porté l'Evangile
chez les nations barbares ; de sages législateurs qui ont
défriché les forêts, apprivoisé les peuples sauvages qui les
habitaient ; des fondateurs de villes qui ont donné naissance
à des Etats considérables, des ministres habiles et fidèles qui
ont su gouverner avec un génie supérieur de vastes mo
marchies ; les monastères devenus l'asile de la piété , le
séminaire des évêques , l'école des rois ; les sciences
accueillies et cultivées dans ces saintes retraites , tandis
qu'elles étaient méprisées partout ailleurs ; enfin une
foule d'écrivains laborieux qui, attentifs à recueillir les
précieux monuments de l'antiquité , les ont transmis
jusqu'à nous ; voilà , dit le savant bénédictin Rivet ' , ce
que l'on trouve dans l'histoire de ces communautés, de
ces pieuses familles du moyen âge , aussi grandes par
leurs bienfaits qu’admirables par leur science et leurs
vertus .
La solitude qui faisait alors les savants faisait aussi
les saints, qui eurent leur part dans la régénération de la
1 Histoire littéraire de la France, t . IX .
415 -

société . Citons -en un certain nombre que l'Eglise a admis


dans son catalogue . L'Italie avait vu les grands exemples
des papes saint Léon IX ( 1049-1055) et Grégoire VII
( 1073-1086) . Saint Romuald les avait précédés dans la
tombe ( 1027) ; le bienheureux Pierre Damien (988-1062)
avait rendu d'éminents services à la papauté et à la France;
saint Jean Gualbert avait montré toutes les vertus de la
vie religieuse et fondé le fameux monastère de Vallom
breuse . Il mourut en 1073 ; enfin, à la fin du siècle, meurt
la bienheureuse Jeanne, qui se consacra à Dieu dans le
couvent de Sainte-Lucie , au pied des Apennins, et devint
la patronne des sæurs converses ( 1105) . En Russie s'agi
tait l'apôtre de cette nation , saint Boniface, mort en 1009 .
En Suède, c'est saint Eskill , évêque et martyr ; en Nor
wége , la sainteté éclate sur le trône dans la personne du
roi Olaus ou Olof, mort martyr en 1030. En Ecosse , c'est
saint Adrien , évêque de Saint-André , martyrisé en 1040 ;
sainte Lucie , vierge, qui vint en France , vivant dans la
solitude de Sampigny, au diocèse de Verdun , et finit sa
vie angélique en 1090 ; et sainte Marguerite , reine
d'Ecosse, dont la perfection était accomplie déjà à l'âge
de quarante-sept ans ( 1046-1093 ). En Allemagne ,
saint Godard , évêque ( 1038) ; saint Henri II , empereur,
mort en 1024 ; la même année y mourut saint Bernward,
évêque d'Hildesheim ; puis saint Siméon , reclus à Trèves ,
mort en 1035 ; sainte Cunégonde , impératrice, qui la
suivit de près ( 1040) ; sainte Hemme, née en Carinthie,
d'abord mariée, puis religieuse à Gurk, où elle mourut
en 1045. En Bohême , saint Procope , abbé , mort en
1053 ; en Hongrie, le roi saint Etienne ( 1034) ; saint
Gérard , évêque (1046); et Ladislas , roi de ce pays (1095).
En Angleterre, saint Edouard le Confesseur, roi en 1042
et mort en 1066 ; saint Elphége , évêque de Cantorbéry ,
qui vécut jusqu'en 1054 , et sainte Idaberge ou Edburge,
vierge et religieuse avec deux de ses sœurs. Elle mourut
en 1073 .
En France nous voyons les mêmes exemples de vertus
héroïques, ce sont : saint Thierry , évêque d'Orléans, né
à Château-Thierry et mort en 1022 ; saint Robert ,
416
fondateur de l'ordre de Cîteaux , né en Champagne
(1024) , quittant le monde à quinze ans ; fonde Molesme
en 1075 et Citeaux en 1098; il meurt en 1110 ; saint
Thibaut, ermite, né à Provins, en Brie ( 1017-1066) ;
saint Gauthier , abbé de l'institut des chanoines réguliers
de Lesterps, dans le Limousin, qui rendit son monastère
si célèbre par son zèle , son instruction , son habileté dans
la controverse et son rare talent à toucher les cours . Sa
vie finit en 1070 ; un autre saint du même nom , natif
d’Ainville (Picardie), fut le premier abbé du monastère de
Saint-Martin de Pontoise, fondé en 1069 ; Longueval dit
qu'il fut insatiable d'austérités et très-instruit , fit bâtir
un monastère de religieuses à Berteaucourt , en Picardie ,
avec une école célèbre : il mourut en 1094 ; le bienheu
reux Benoît , élevé dans le monastère de Saint-Hilaire , à
Carcassonne, abbé à Cluse, diocèse de Turin, pendant
vingt-cinq ans et mort en 1091 ; saint Aleaume, né à
Loudun, en Poitou , d'abord soldat , puis religieux et
abbé à Burgos (Espagne), où il finit sa vie en 1100; saint
Robert d'Arbrissel , qui fonda l'abbaye de Fontevrault et
mourut en 1117 ; dans la seconde moitié de ce siècle,
vivait aussi la bienheureuse Ide , comtesse de Bourgogne,
mère de Godefroi de Bouillon : elle avait fait bâtir trois
monastères , l'un à Boulogne, en l'honneur de saint Vil
mer , le second à Wast et le troisième , qui fut appelé
Chapelle Notre- Dame, près de Calais . C'est à cette époque
( 1070) que l'on rapporte la mort de sainte Godelièvre,
vulgairement sainte Godelaine , dont le culte devint très
célèbre en Flandre.
Voilà comme l'Eglise sanctifiait ses enfants dès lors
qu'ils se rendaient dociles à sa voix : ames héroïques dont
la destinée était de combattre jusqu'à la mort les passions
du monde pour en condamner les excès par la pureté de
leur vie .
Nous avons vu comment l'Eglise elle-même luttait
contre ces passions par une intervention tantôt directe,
tantôt indirecte, nous allons la voir s'emparer de l'esprit
guerrier de ce siècle pour le diriger au bien : nous vou
lons parler de la chevalerie.
- 417

La chevalerie : origine, but, règlements, décadence et fin.

Quelle fut l'origine de cette singulière institution ?


Cette question n'a jamais été suffisamment éclaircie .
Longtemps la chevalerie n'a été connue que par les romans,
les légendes et les fabliaux du moyen âge, et plus tard ,
quand les historiens en ont enfin parlé , elle avait subi de
profondes altérations . De là cette obscurité qui enveloppe
le berceau et l'essence même de l'institution ; mais, ce qui
est certain , c'est que dès le onzième siècle elle nous appa
raît comme un fait accompli, comme une institution régu
lièrement organisée. Quel en était le but , quels en étaient
les règlements, les travaux ? c'est ce qu'il faut développer
en quelques mots .
Les malheurs du temps avaient fait sentir à tous la
faiblesse de l'homme isolé; les éléments de la société
tendaient donc à se réunir. De là , pour les classes ou
vrières , les corporations qui se formaient par métier,
profession et genre de commerce , dans un but de défense
réciproque ; de là encore l'établissement des communes
pour la bourgeoisie ; de là enfin , pour les hommes d'une
condition plus élevée, une association plus noble, plus
épurée, qu'on appelait la chevalerie .
Le but avoué de cette institution était de servir de
tutelle aux opprimés, aux veuves et aux orphelins, el sur
tout de défense et d'appui aux femmes. Le chevalier devait
être partout comme le redresseur des torts et le cham
pion des faibles . Armé de pied en cap , il provoquait
l'oppresseur à un combat singulier pour venger l'injure
faite à l'opprimé. Ses principaux devoirs étaient la loyauté ,
ie dévouement aux dames , la fidélité à la parole jurée, la
protection accordée aux voyageurs , le courage, la cour
toisie , et même l'accomplissement plus fidèle de certains
préceptes religieux, tels que l'assistance à la messe , suivie
d'offrandes, l'abstinence et le jeûne du vendredi. Chaque
chevalier choisissait une châtelaine , femme noble ou da
moiselle , qu'il appelait dame de ses pensées, qu'il invo
quait au moment de la lutte et à laquelle il rapportait
27
418

toute la gloire de ses faits d'armes ou deses triomphes.


On sait quelles exagérations et même quelles folies inspi
rait parfois aux chevaliers ce sentiment de respect et de
fidélité envers ces souveraines, quelquefois très-imagi
naires, de leur existence . Beaucoup d'entre eux se vouaient
à la chevalerie erranle et cherchaient partout , pour
l'honneur de leur dame, des combats , des aventures et
des luttes guerrières . Les occasions de combat à ou
trance leur manquaient- elles, ils faisaient diversion à leur
humeur belliqueuse par des fêtes appelées tournois , ba
tailles simulées, où l'on ne pouvait se servir que d'armes
émoussées et qui étaient suiviesde banquetsdont le paon ,
le héron , le sanglier, le bouſ, les vins d'Espagne ou
d'Italie , formaient la base essentielle. Enfin , la chevalerie
était une institution résultant d'un ensemble de senti
ments d'une moralité particulière, et d'actions guerrières
ou généreuses; une sorte de sacerdoce militaire, ayant son
noviciat , ses degrés d'initiation , son costume spécial ,
ses devoirs clairement définis, et pour drapeau l'honneur ;
c'était un ordre dans lequel on était admis, après épreuves
dont on pouvait déchoir, et qui était consacré par diverses
cérémonies qui devaient en rehausser la dignité et les
devoirs. Chaque phase de la vie du chevalier était soumise
à des règles déterminées. On se préparait dès l'enfance
à entrer dans l'ordre. Le grade inférieur était celui de
page , on passait ensuite par les fonctions de damoiseau
et de varlet, pour devenir écuyer : celui-ci portait les
armes devant le chevalier et l'aidait à s'en revêtir. Arrivé
au grade de bachelier ou bas chevalier , il accompagnait
le chevalier dans les combats. A chacun de ces grades
correspondaient des cérémonies particulières, qui deve
naient bien plus solennelles lorsqu'il s'agissait d'élever
un , aspirant à la dignité de chevalier. Et ici on remarque
le soin que prit l'Eglise pour sanctifier cette institution,
y faire passer les notions morales les plus élevées et im
primer aux instincts guerriers de cette époque une hono
rable et noble direction. Il faut voir quelles cérémonies
religieuses accompagnent ce grand acte de la vie féodale,
la réception d'un chevalier.
419

Le jeune aspirant était d'abord dépouillé de ses vête


ments et mis au bain, symbole de purification. Au sortir
du bain , on lui mettait une tunique blanche , symbole de
pureté; puis une robe rouge, symbole du sang qu'il devait
répandre pour la foi ; enfin une saie ou justaucorps,
symbole de la mort qui l'attendait, ainsi que tous les
hommes . Le récipiendaire, ainsi purifié et vêtu , obser
vait un jeûne rigoureux pendant vingt-quatre heures. Le
soir venu , il ne se couchait point, mais il entrait dans
l'église ; y passait la nuit en prières, soit 'seul , soit avec
un prêtre et des parrains qui priaient pour lui . C'est ce
qu'on appelait la veille aux armes. Le lendemain, son
premier acte était la confession, puis le prêtre lui donnait
la communion, après quoi il assistait à une messe du
Saint-Esprit, et ordinairement à un sermon sur les obli
gations de la vie nouvelle qu'il embrassait . Le sermon
fini , le récipiendaire s'avançait vers l'autel , l'épée de
chevalier suspendue au cou ; le prêtre la détachait , la
bénissait et la lui remettait au cou . Il allait ensuite s'age
nouiller devant le seigneur ou chevalier qui devait com
pléter l'investiture : « A quel dessein, lui disait le sei
« gneur, désirez-vous entrer dans l'ordre ? Si c'est pour
« être riche, pour vous reposer et étre honoré, sans faire
« honneur à la chevalerie,vous en êtes indigne, et seriez
« à l'ordre de la chevalerie ce que le clerc simoniaque est
« à la prélature . » Le jeune homme promettait d'accom
plir exactement les devoirs d'un bon chevalier . Alors
s'approchaient les parents , les amis de l'aspirant, et que !
quefois des dames et des damoiselles , pour le revêtir de
toutes les pièces de son armure . On lui mettait les
éperons, le haubert ou la cotte de mailles, la cuirasse , les
brassards et les gantelets, et enfin l'épée .
Il était alors adoubé, c'est-à-dire adopté . Le seigneur
allait à lui pour lui donner l'accolade, ou accolée , ou
colée , un léger soufflet qu'on remplaça plus tard par un
coup de plat d'épée sur l'épaule, en disant : « De par Dieu ,
Notre- Dame et Monseigneur saint Denis (ou tout autre
saint, Michel ou George) , je te fais chevalier. » Parfois il
ajoutait : « Sois preux , hardi et loyal . »
1
420 ,
L'écuyer amenait alors le palefroi ou cheval de bataille,
le nouveau chevalier s'élançait en selle , brandissait une
lance, décrivait plusieurs cercles en faisant flamboyer son
épée , sortait enfin de l'église et allait caracoler sur la
place au pied du château , devant le peuple avide de
prendre sa part du spectacle .
Ainsi, le clergé prenait soin d'associer la religion à
toutes les phases d'un événement si solennel dans la vie
des guerriers . Mais , outre le rôle que jouait le clergé dans
cette partie extérieure et matérielle de la réception des
chevaliers , il faut voir l'intluence religieuse pénétrant au
fond de la chevalerie, dans son caractère moral , dans les
idées , les sentiments qui devaient être l'ame de l'institution
et la règle du chevalier. Les serments qu'il devait prêter
étaient imposants et solennels. On les a réduits à vingt-six
articles que juraient d'observer les chevaliers à diverses
époques, et d'une façon plus ou moins complète , du
onzième au quatorzième siècle . Ils juraient « de craindre
et servir Dieu et le prince, de combattre pour la foi, pour
la patrie; de soutenir le bon droit des faibles, des veuves ,
des orphelins et demoiselles ; de n'offenser jamais personne
malicieusement ; de ne s'inspirer jamais des idées d'ava
rice , de récompense, de gain , de profit personnel, mais
seulement de celles de vertu et de gloire; d'être obéis
sants à leurs chefs ; de garder l'honneur de leurs com
pagnons ; de combattre avec loyauté , sans fraude ni
supercherie ; d’être fidèles à leur parole , væu ou promesse
envers tout le monde ; de ne prendre jamais aucun gage
ni pension d'un prince étranger ; de servir, protéger et
sauver de tout danger, de toute offense, toute dame ou
demoiselle à eux confiée ; de ne leur jamais faire violence,
encore qu'ils les eussent gagnées par lesarmes ; de rendre
compte de leurs aventures au roi et au greffier de l'ordre,
lors même qu'elles seraient à leur désavantage, et cela
sous peine de dégradation ; enfin, d’être en toutes choses
fidèles, courtois, humbles , et ne faillir jamais à leur pa
role , pour mal ou perle qui leur en pût advenir ' . »
1 Voir le Vrai théâtre d'honneur et de chevalerie, par Vulson de La Co
lombière, 1. I , p. 22 .
421

Un historien protestant de notre temps, M. Guizot , fait à


ce sujet lesréflexions suivantes : « lly.a, certes , dans cette
« série de serments , dans les obligations imposées aux
« chevaliers , un développement moral bien étranger à la
« société laïque de cette époque . Des notions morales si
« élevées , souvent si délicates , si scrupuleuses , surtout
« si humaines et toujour's empreintes du caractère reli
gieux , émanent évidemment du clergé. Le clergé seul
« alors pensait ainsi des devoirs et des 'relations des
« hommes. Son influence fut constamment employée à
« diriger vers l'accomplissement de ces devoirs , vers
« l'amélioration de ces relations , les idées et les cou
a tumes qui avaient enfanté la chevalerie ' . » Voilà ,
certes , un aveu aussi complet qu'honorable pour le clergé
catholique .
Un dernier mot sur le sort réservé au chevalier traître à
ses serments . Autant les cérémonies de la réception étaient
imposantes et enviées, autant celles de la dégradation d'un
chevalier félon étaient infamantes et redoutées. Le coupable
était conduit sur un échafaud ; là , les bourreaux brisaient
et foulaient aux pieds ses armes ; son écu , noirci , était
attaché à la queue d'une jument et traîné dans la boue.
Puis , comme pour effacer le caractère de l'accolade , on
versait de l'eau chaude sur la tête ; on le traînait par une
corde au bas de l'échafaud, puis on l'emportait sur une
civière, couvert d'un drap mortuaire, comme pour indi
quer qu'il avait cessé de vivre de la vie de l'honneur.
Telle était la chevalerie aux jours de sa puissance . L'E
glise comprit son rôle ; elle chercha d'abord à diriger cette
exaltation chevaleresque vers un but honnête et chrétien .
Mais quand les passions vinrent ternir l'éclat et la pureté
de l'institution ; quand le chevalier osa partager entre
Dieu et la dame de ses pensées un amour dont Dieu seul
doit être l'objet, l'Eglise n'épargna ni les avertissements,
ni les anathèmes, pour empêcher l'ordre d'être un mélange
de vertus , telles que la clémence, le dévouement , la
loyauté, et de sentiments ridicules ou coupables , tels que
1 Cours d'histoire moderne, par M. Guizot, t. IV , p. 292.
422

la soumission servile aux caprices des dames , la recherche


des aventures, la réhabilitation romanesque de l'adultère
et l'adoration de la femme. De ces efforts du clergé na
quirent plus tard de célèbres ordres militaires , tels que
les Hospitaliers, les Templiers, les chevaliers de Rhodes,
qui rendirent d'abord de grands services à la cause catho
lique , aux pèlerins et aux croisés , mais qui disparurent
dans la suite , les uns sans bruit , les autres en laissant des
souvenirs odieux .
Toutefois, la chevalerie , envisagée dans son ensemble ,
a exercé une immense influence sur la civilisation et
l'avenir ; elle a laissé de profondes traces de son passage
dans nos mæurs , dans nos idées, dans notre langage , dans
les rapports de famille et dans le droit des gens . Cette
vérité est d'une trop facile démonstration .
Nous avons prononcé le nom de croisés . Nous touchons,
en effet, à cette grande époque où les nations de l'Europe
occidentale entreprirent ces courageuses et chevaleresques
expéditions que l'on a tant admirées et tant calomniées .
Ces entreprises héroïques commencèrent en 1095. Nous
allons étudier et discuter les diverses phases de cette
grande question.
Les croisades : origine , causes , résultats , justification.

Dès les premiers siècles du christianisme, les lieux qui


furent le berceau de la foi furent visités par de nombreux
pèlerins. Mais , la Syrie une fois conquise par les Arabes
(634-638) , ces pieux voyages devinrent plus rares . Ce
pendant les khalifes avaient laissé aux chrétiens le libre
exercice de leur culte , et le modique tribut qu'ils exi
geaient des pèlerins donnait une garantie à cette tolé
rance . Mais la tyrannie impie et sacrilége du khalife
Hakem désola l'Eglise de Jérusalem , et les Turcs Seldjou
cides , en se rendant maîtres de la Palestine , y portèrent
une défiance et une rapacité telles , que ces voyages d'ou
tre- mer étaient devenus dangereux ou impraticables
( 1078) .
Après avoir échappé à mille chances de mort et
-
423

traversé des contrées ennemies, les pèlerins qui se pré


sentaient aux portes de Jérusalem ne pouvaient y entrer
qu'en payant une pièce d'or. Mais ayant tout perdu en
chemin , n'étant parvenus qu'avec beaucoup de peine à
sauver leur personne et à atteindre le terme si désiré , ils
ne possédaient plus rien pour acquitter l'impôt . Il en ré
sultait que des milliers de pèlerins rassemblés dans les
environs , attendant la pèrmission d'entrer , réduits bien
tôt à une nudité absolue , succombaient de faim et de mi
sère. Vivants et morts étaient également un fardeau
insupportable pour les malheureux habitants de la ville .
A peine pouvaient-ils suffire aux soins nécessaires pour
assurer aux vivants une nourriture quelconque ; il leur
fallait encore faire de nouveaux efforts pour donner la
sépulture aux morts . Ceux qui , ayant acquitté le tribut,
obtenaient la permission d'entrer, étaient pour leurs frè
res un sujet des plus vives alarmes . On craignait de les
voir frappés, conspués , assassinés ou étouffés en secret .
Pleins de zèle pour prévenir ces malheurs , animés d'une
sollicitude toute fraternelle, les citoyens suivaient sans
cesse les traces des pèlerins , pour veiller à leur sûreté et
les défendre de toutes les embûches. Ainsi , les citoyens
n'avaient aucun repos , ni dehors , ni chez eux : la mort
les menaçait chaque jour , et ce qui est pire que la mort,
ils succombaient sous le poids d'une servitude intoléra
ble . Enfin, pour mettre le comble à tous leurs maux , les
infidèles exerçaient de violentes agressions contre les
églises qui avaient été réparées et conservées au prix d’é
normes sacrifices. Tandis qu'on célébrait l'office divin ,
les Turcs répandaient la terreur parmi les chrétiens, à
force de cris et de menaces furieuses, entraient inopiné
ment , venaient s'asseoir jusque sur les autels, renversaient
les calices , foulaient aux pieds les vases sacrés, brisaient
les marbres, accablaient le clergé d'insultes et de coups .
Le patriarche lui-même était traité par eux comme une
personne vile ; ils le saisissaient par la barbe ou par les
cheveux , le précipitaient du haut de son siége et le ren
versaient par terre . Souvent même ils s'emparaient de sa
personne, et , le trainant comme un esclave, ils le jetaient
- 424

sans motifs au fond d'un cachot , afin d'affliger le peuple


par les souffrances de son pasteur. » (Guillaume de Tyr,
Histoire des croisades, liv . I.)
Pendant que les chrétiens de la Palestine gémissaient
sous une oppression si odieuse et si cruelle , un saint prêtre,
du diocèse d'Amiens , nommé Pierre et surnommé l'Er
mite , avait entrepris le pèlerinage de Jérusalem , et s'était
convaincu par lui-même de la vérité de ce récit . Il avait
vu la mosquée élevée par les enfants du Prophète sur
l'emplacement du temple de Salomon ; s'enflammant d'une
généreuse indignation , en voyant les écuries de l'émir
déshonorer le sépulcre du Sauveur; il avait été trouver le
patriarche Siméon pour conférer avec lui sur ce triste
sujet. L'ermite demanda s'il n'y avait donc aucun moyen
de sortir d'un pareil esclavage ; le patriarche répondit
qu'il ne voyait d'espoir que du côté de l'Europe chré
tienne . Pierre lui dit alors : « Apprenez, saint père, que ,
si l'Eglise romaine et les princes d'Occident étaient in
struits par un homme actif et digne de foi de toutes vos
calamités, ils tenteraient bien certainement d'y porter
remède , autant par leurs paroles que par leurs cuvres .
Ecrivez donc au plus tôt au pape et à l'Eglise romaine ,
aux rois et aux princes d'Occident. Quant à moi , je ne
me refuse point à m'imposer une tâche pour le salut de
mon âme . Avec l'aide du Seigneur, je suis prêt à les aller
trouver tous , à les solliciter , à leur représenter avec le
plus grand zèle l'immensité de vos maux , et à les prier
chacun de håter l'époque de votre délivrance . »
Dieu avait donné à Pierre l'Ermite une de ces ames
pour lesquelles la parole est un glaive . Il quitta la ville
sainte , chargé des lettres du patriarche Siméon pour
Urbain II ; et, après lui avoir promis de lui envoyer des
armées de défenseurs, il fit voile directement pour l'Italie.
Le pape avait déjà reçu d'Alexis Compène d'instantes
demandes de secours contre les Turcs , qui cherchaient à
s'emparer de Constantinople .
L'ère des croisades était venue . Pierre l'Ermite tra
verse l'Italie, passe les Alpes, parcourt la France , l'Alle
magne, la plus grande partie de l'Europe, visite succes
425 -

sivement tous les princes, prêchant dans les églises , sur


les places publiques , sur les grands chemins , édifiant le
peuple par ses austérités, l'embrasant par son éloquence,
répandant partout un immense enthousiasme mělé à la plus
vive compassion .
Urbain II tient un grand concile à Plaisance, auquel
assistent les ambassadeurs d'Alexis,qui sollicitait le secours
des Latins . Le pontiſe indique un nouveau concile à Cler
mont, en Auvergne , pour prendre un parti décisif au
sujet de la guerre sainte .Il s'ouvrit le 18 novembre 1095 .
Le monde catholique semblait s'y être donne rendez -vous,
tellement l'assemblée était nombreuse . Le pape devait la
présider sur la grande place , parce qu'aucune église
n'était assez vaste pour contenir cette foule immense . Un
frémissement d'enthousiasme passa sur ces milliers de
fidèles, quand ils virent paraître, à côté du souverain pon
tife, l'expressive et påle figure de Pierre l'Ermite , couvert
d'une robe grossière , et portant encore le bâton de pèlerin .
L'éloquent solitaire prit le premier la parole . Il raconta
les fureurs et les profanations dont il avait été témoin ; les
persécutions dont les pèlerins et les fidèles de Jérusalem
étaient accablés de la part des enfants d’Agar (les Sarra
sins) .
« J'ai vu , disait-il , des chrétiens chargés de ſers, traî
« nés en esclavage , attelés au joug comme des bêtes de
« somme ! J'ai vu les oppresseurs de Jérusalem vendre aux
« enfants du Christ la permission de saluer de loin le
« tombeau de leur Dieu ; leur disputer le pain de leur
« misère, et torturer la pauvreté elle-même pour en ex
« torquer des tributs ! J'ai vu les ministres du Très -Haut
a arrachés du sanctuaire , battus de verges et condamnés
a à une mort ignominieuse ! »
En rappelantainsiles malheurs de Sion, et les outrages
faits au nom chrétien , Pierre l'Ermite avait le visage
abattu et consterné ; sa voix était souvent étouffée par ses
sanglots ; sa vive émotion électrisait toutes ces âmes sus
.
pendues à ses lèvres. Quand il eut cessé de parler, Urbain II
se leva ; la foule reste immobile, se tait, prête l'oreille ;
un silence imposant, solennel , règne de toutes parts .
426

« Guerriers qui m'écoutez, dit-il , vous qui cherchez


« sans cesse de vains prétextes de guerre, réjouissez-vous,
« car voici une guerre légitime. Le moment est venu d'ex
pier tant de violences commises au sein de la paix , tant
« de victoires souillées par l'injustice. Tournez contre
« l'ennemi du nom chrétien les armes que vous employez
« injustement les uns contre les autres. Vous qui fûtes si
« souvent la terreur de vos concitoyens et qui vendiez pour
« Un vil salaire votre bras aux fureurs d'autrui , allez , ar
« més du glaive des Machabées, allez défendre la maison
« d'Israël . Soldats de l'enfer, devenez les soldats de Dieu !
« Il ne s'agit plus de venger les injures des hommes, mais
« celles du Seigneur des armées. Si vous triomphez , les
« bénédictions du Ciel et les royaumes de l'Asie seront
« votre partage ; si vous succombez, vous aurez la gloire
a de mourir aux mêmes lieux que Jésus-Christ : et Dieu
« n'oubliera point qu'il vous aura vus dans les rangs de
« sa milice sainte . Nous prenons sous la protection de
« l'Eglise et des apôtres saint Pierre et saint Paul ceux
« qui s'engageront à cette noble entreprise : nous ordon
« nons qu'en leur absence leurs familles et leurs biens
a soient respectés. Soldats du Dieu vivant ! qu'aucune
« lâche affection , qu'aucun sentiment profane ne vous
« retienne dans vos foyers. N'écoutez plus que les gémis
& ements de Sion ; brisez tous les liens de la terre , souve
« snez - vous de ce qu'a dit le Seigneur : « Quiconque aban
« donnera sa maison , son père, sa mère, son épouse, ses
« enfants, ou son héritage , pour mon nom , sera récom
« pensé au centuple et possédera la vie éternelle . »
Les auditeurs transportés s'écrient alors d'une voix
unanime : « Dieu le veut ! Dieu le veut! » ( Dies el volt ! )
Ce cri s'échappa à trois reprises différentes de ces milliers
de poitrines et retentit au loin dans les montagnes.
Le pape, levant les yeux au ciel , fait un signe, et le
silence renaît. « Que ces paroles : Dieu le veut ! dit-il ,
« soient désormais votre cri de guerre, et qu'elles annon
« cent partout la présence du Dieu des armées. Que la
« croix soit le drapeau de votre pèlerinage : portez-la
« sur vos épaules ou sur votre poitrine ; qu'elle brille sur
427

« vos armes et sur vos étendards : elle deviendra pour


« vous le gage de la victoire ou la palme du martyre; elle
« vous rappellera sans cesse que Jésus - Christ est mort
« pour vous et que vous devez mourir pour lui . »
L'impulsion était donnée, tout fut bientôt en mouve
ment. Princes, peuples, seigneurs,'hommes d'armes, pri
rent la croix ' . Les paysans quittaient leurs campagnes ,
les artisans leurs ateliers , les marchands leurs comptoirs ,
les nobles leurs châteaux, les femmes, les vieillards, les
enfants , tous voulaient partir pour Jérusalem . « Ils avaient
tous beaucoup de crimes à expier, dit Montesquieu ; on leur
proposait de les expier les armes à la main ; il prirent
donc la croix et les armes. » Les voleurs , les brigands
quittaient leurs retraites inconnues, venaient confesser
leurs forfaits, et promettaient, en prenant la croix, d’aller
les expier en Palestine
Quelques bandes indisciplinées , parties avant le temps,
sous la conduite de Pierre l'Ermite, de Gauthier sans-avoir,
et du prêtre allemand Gothescalc, soulèvent contre elles ,
par leurs désordres , les pays qu'elles traversent , et sont
détruites à moitié par les Hongrois et les Bulgares, le reste
périt près de Nicée . Pierre l'Ermite , ne pouvant calmer
ia folle effervescence de ces hommes, s'était retiré sage
ment à Constantinople .
Mais des armées plus régulières , ayant à leur tête des
capitaines expérimentés, arrivaient par diverses voies à
Constantinople, désigné comme point de concentration .
Huit cent mille hommes marchaient ainsi à la conquête
de la Terre - Sainte .
Les principaux chefs de cette première croisade (1096
1100) étaient : Godefroy de Bouillon , duc de la basse
Lorraine, avec ses frères Baudoin et Eustache ; Robert II ,
duc de Normandie ; Robert II , comte de Flandre ; Etienne ,
comte de Blois et de Chartres ; Eudes 1er de Bourgogne ;
Raymond IV de Toulouse ; Gaston de Béarn ; Bohémond,
prince de Tarente , avec son cousin Tancrède de Syracuse ,
· Placèrent une croix d'étoffe sur leur manteau ; d'où le nom de croise's
et de croisades .
? Michaud , Histoire des croisades.
428

et une foule d'autres nobles et seigneurs plus ou moins


puissants, accompagnés de leurs vassaux .
Nous ne pouvons suivre les divers incidents de cette
première expédition ; nous dirons seulementque les croisés
parvinrent à s'emparer de Jérusalem le vendredi saint de
l'an 1099. Godefroy de Bouillon fut proclamé roi de Jéru
salem . Les nobles, accompagnés de la foule des chrétiens,
le conduisirent en triomphe à l'église du Saint -Sépulcre,
où il prêta serment de respecter les lois de l'honneur et
de la justice. On voulut lui remettre les insignes de la
royauté : « Jamais, dit le héros chrétien , je ne porterai
« une couronne d'or dans une ville où le Sauveur du
a monde a été couronné d'épines . » Il ne consentit à ré
gner que sous le nom de baron du saint sépulcre. La con
quête ſut organisée ; la Palestine fut divisée en plusieurs
comtés où fut introduit le régime féodal; la législation
connue sous le nom des Assises de Jérusalem régularisa
le système administratif; le royaume chrétien était fondé
( 1099) . Pendant deux siècles ( 1095-1270) on assista au
merveilleux spectacle de ces expéditions lointaines. La 'se
conde croisade (1147-1149) , entreprise par l'empereur
Conrad III et le roi de France Louis le Jeune , et prêchée
par saint Bernard , n'eut aucun résultat . Les deux armées
furent détruites par les Musulmans et par la famine. L'em
pereur Frédéric Barberousse, le roi de France Philippe
Auguste , Richard Cæur de lion , roi d'Angleterre , partent
de nouveau (1186–1199) et ne réussissent pas à re
prendre Jérusalem aux infidèles. Une quatrième croisade
(1202-1204) aboutit à la prise de Constantinople, qui est
livrée au pillage. Baudoin , comte de Flandre, est revêtu
de la dignité impériale. C'est l'empire français d'Orient
ou empire latin , qui dura jusqu'en 1261 et vit se succéder
sans intervalle six princes français. Une cinquième croi
sade eut lieu ( 1217-1221 ) , une sixième suivit (1228
1229 ) ; saint Louis en entrepritdeux ; la première (1248
1254) qui , à la suite de la captivité du roi, ni'amena
qu'un stérile traité de paix; la seconde (huitième et der
nière , en 1270) qui lui coûta la vie. La domination chré
tienne finit en Syrie par la perte de Saint-Jean -d'Acre, qui
429

tombe (1291 ) au pouvoir du sultan . Les ordres religieux


et militaires, qui s'étaient formés pour la défense des saints
lieux , se retirèrent d'abord dans l'île de Chypre ; c'étaient
1 ° les Hospitaliers ou Johamistes (ordre de Malte) , fondés
par Gérard de Martigues en 1100 , et dont Raymond du
Puy fut le premier grand maitre ; ils finirent par s'établir
à Rhodes ( 1310) ; 2° les Templiers, qui eurent pour fon
dateur le Champenois Hugues de Payens (en 1118) , etqui
furent abolis ( 1312) ; enfin 30 l’Ordre teutonique , établi
plus tard par Henri Walpot ( 1190) , qui se transporta
en 1309 dans la Courlande , où il convertit et civilisa les
habitants des bords de la Baltique .
Telle est l'histoire des croisades . Nous les avons toutes
réunies sous un même coup d'ail , afin d'en mieux con
stater les résultats . Un mot encore sur cette grave question .
On s'est demandé si les croisades ont été des guerres
justes et utiles . L'école philosophique du dix - huitième
siècle l'a nie , en disant : « Les croisades ont été l'élan du
fanatisme et de la superstition . Elles étaient une agression
sans cause , contre des peuples inoffensifs. Elles eurent des
résultats déplorables , ruinèrent les populations d'Occident,
et traînèrent après elles une longue suite de calamités . »
La science historique , en étudiant mieux l'esprit du moyen
age , a réduit à leur juste valeur ces jugements hostiles et
passionnés.
« N'apercevoir dans les croisades , dit M. de Chateau
« briand, que des pèlerins armés qui courent délivrer un
« tombeau en Palestine , c'est montrer une vue très-bornée
« en histoire : il s'agissait non -seulement de la délivrance
« d'un tombeau sacré , mais encore de savoir qui devait
a l'emporter sur la terre , ou d'un culte ennemi de la ci
« vilisation , favorable par système à l'ignorance, au des
potisme, à l'esclavage; ou d'un culte qui a fait revivre
« chez les modernes le génie de la docte antiquité et aboli
« la servitude ' . »
Oui , les croisades furent des guerres justes et utiles .
Il est facile de le prouver . « Elles étaient justes , parce
1 Itinéraire de Paris à Jérusalem .
430

qu'au moyen âge, la société chrétienne était commeutie


« immense famille, dont tous les membres étaient soli
« daires . Or, l'islamisme , de victoire en victoire , était
« arrivé aux portes de Constantinople . L'empereur Alexis
« Comnène , placé comme à l'avant-garde du monde catho
Tique, poussa le cri de détresse à l'Europe menacée. Les
« lettres adressées à Urbain II furent lues au concile de
« Plaisance . Les souvenirs de l'invasion des Maures en
« Espagne, des excursions des Sarrasins en Italie étaient
« encore récents; il n'était pas besoin de remonter jus
« qu'aux temps d'Abdérame pour y trouver l'agression
« des fils du Prophète contre les disciples de Jésus-Christ.
« Les croisades furent la réaction du catholicisme de l'Oc
acident contre les attaques multipliées , incessantes , si
a multanées, de l'islamisme . L'Europe tout entière devint
« l'alliée de l'empire de Constantinople; les croisés furent
« les soldats de la civilisation ; ils en firent triompher la
a cause dans les champs de bataille de l'Asie . Grâce à leurs
« efforts, l'Occident n'eut point à subir la honte du sy
a stème mahométan , l'avilissement de la femme, l'aboli
« tion de la famille, l'inertie , la stagnation , la mollesse
organisés. Ce résultat général suffirait à lui seul pour
« justifier les croisades ' . »
On ne saurait donc contester aux princes chrétiens d'a
voir eu pour eux la justice . Auxiliaires paturels des em
pereurs chrétiens d'Orient , ils entreprirent de rendre aux
Comnènes les provinces que les Musulmans leur avaient
ravies . D'autre part, héritiers des droits de leurs prédé
cesseurs et solidaires de leur gloire , ils avaient le droit
d'aller demander raison àux infidèles des anciennes injures
faites à l'Europe sans provocation aucune. Enfin , cbré
tiens, il était de leur devoir d'arrêter le débordement de
l'islamisme et de délivrer leurs frères d'une odieuse et
injuste oppression, surtout après qu'un long cri de dou
leur les avait appelés au secours des opprimés ?. Si ce n'est
' M. l'abbé Darras; Histoire générale de l'Église.
? Ce système de solidarité entre les nations catholiques était alors ce
qu'est aujourd'hui la combinaison purement politique qu'on appelle l'e
quilibre européen . On ne connaissait pas encore le fameux principe de non
intervention .
431

pas là une guerre juste , laquelle méritera donc ce nom ?


Nous allons plus loin , et nous disons que ces tentatives
belliqueuses , sans grand succès en tant qu'expéditions
militaires, eurent cependant des résultats qui en établis
sent suffisamment l'utilité .
Quelles furent les heureuses conséquences des croisades
pour l'Europe en particulier ? La première fut de la sauver
de l'invasion des Turcs . Quant aux résultats religieux , ils
sont évidents . Les papes accrurent leur puissance spiri
luelle et temporelle, pour l'avantage de la société chré
tienne et civile. Les patriarcats de Jérusalem et d'Antioche
rentrèrent sous la suprématie du chef de l'Eglise , et réta
blirent plus fortement les liens de la hiérarchie. Les papes
trouvèrent dans les croisades le moyen d'éloigner les em
pereurs de leur sphère d'activité et de résistance, et par
là de faire diversion aux entreprises des princes germa
niques contre le pouvoir temporel du saint-siége. « Direc
teurs suprêmes des expéditions d'outre-mer, les souverains
pontifes se trouvèrent placés à la tête de la confédération
chrétienne ; et les guerres religieuses créèrent des prin
cipautés nouvelles dont ils devinrent les suzeraitis ' .
D'autre part, en affaiblissant les seigneurs , les croisades
délivrèrent le clergé, trop longtemps soumis à leur suze
raineté temporelle, d'où naissaient de grands abus, comme
nous l'avons vu plus haut. Enfin, elles refoulèrent les sectes
de l'Asie et de l'Afrique dans leur propre berceau , pré
servèrent l'Europe de la contagion et sauvèrent l'Occident
catholique . Tels ont été les résultats religieux des croi
sades , et certes ils sont assez beaux .
Ils exercèrent aussi une salutaire influence politique :
1° sur les Etats , en agrandissant les domaines et en
fortifiant l'autorité par la décadence de la féodalité . Les
seigneurs vidèrent leurs coffres, vendirent une portion
des fiefs, s'appauvrirent et cessèrent d'être redoutables
aux rois . C'était une garantie de plus pour la libre ac
tion de la royauté . La noblesse cependant gagna en illus
tration ce qu'elle perdait en puissance et en richesse : les
Desmichels, Histoire du moyen dge .
1

432

ordres de chevalerie , les tournois , les cours plénières,


les armoiries , prirent naissance à la suite de la guerre
sainte . 2° Cette influence s'exerça aussi sur le peuple :
les croisades favorisèrent les affranchissements, l'établis
sement des communes , la mobilisation des propriétés , et,
par suite, la formation d'un tiers état . La classe des vil
lains (habitants des villages) acquit une partie des terres,
acheta des seigneurs quelques priviléges, quelques fran
chises , quelques droits municipaux ; elle parvint ainsi à
une aisance, à une liberté , à une indépendance suffisante
au moins pour en former une petite bourgeoisie . C'était
l'aurore d'une révolution qui ébranlait la féodalité jusque
dans sa base . Quelle intelligente politique que de tourner
ces instincts belliqueux contre des ennemis qui étaient
eux-mêmes des usurpateurs, et de faire servir au triomphe
de la civilisation l'ardeur guerrière , reste du sang bar
bare , que rien ne pouvait éteindre au sein des nations
européennes, .contre laquelle la paix de Dieu , la trêve
de Dieu étaient impuissantes ! Ainsi , les croisades , en dé
livrant l'Europe , et en particulier la France , d'une foule
de petits tyrans, affranchirent les rois de la rivalité de
leurs vassaux, toujours en guerre contre eux , et facilitè
rent du même coup le mouvement d'émancipation qui
poussait le peuple à secouer le joug despotique des sei
gneurs . Ce fut là , au point de vue politique, une double
conquête sur le régime féodal.
Faut-il encore mentionner l'influence commerciale et
industrielle des croisades ? L'art nautique y fit des progrès
importants ; des produits de l'art et de la nature, inconnus
en Occident, y furent importés ; des relations commer
ciales plus faciles et plus sûres s'établirent avec l'Orient ;
l'agriculture s'enrichit de quelques cultures nouvelles :
le mûrier, le blé de Turquie, la canne à sucre, etc. , furent
apportés en Europe pour servir à la nourriture du pauvre
et du riche. Voilà , certes, des preuves surabondantes que
les croisades , justes dans leurs causes , ne furent point
inutiles, comme l'ont prétendu et le prétendent encore
des hommes hostiles à l'Eglise et au moyen age , qu'ils
ne connaissent point . Ils devraient du moins juger
-
433

cette question même par ce qui se passe en ce moment


en Orient . L'Europe entière , moins chrétienne qu'au
temps dont nous parlons, a poussé un cri d'horreur en
apprenant les sauvages massacres des chrétiens d'Asie ;
les princes s'en sont émus ; les soldats , les aumônes, les
prières de l'Occident sont dirigés vers l'Asie . Cette éner
gique réprobation d'une part , et ces attaques injustes de
l'autre, représentent en petit ce qui se passa à l'époque
des croisades où les mêmes Turcs avaient persécuté , de
puis cinq cents ans, des hommes que nos aïeux regar
daient, avec raison, comme leurs frères. Les Druses ne
sont que les descendants des Turcs que les croisés ont
voulu réduire à l'impuissance de nuire. La question est
la même .

Douzième siècle.

Louis VI, le Gros (1108-1137 ) ; les communes ; l'abbé Suger ; saint Bernard ;
Louis VII , le Jeune (1137-1180 ) ; Philippe II , Auguste (1180-1200 ); In
nocent III , pape (1198 ).

Louis VI , d'abord appelé l'Eveillé ou le Batailleur, et


plus tard le Gros à cause de sa corpulence, avait été as
socié au trône par son père Philippe 1 " . Il avait trente ans
lorsqu'il commença à régner seul à la mort de ce der
nier ( 1108) . Pendant huit ans , il eut à combattre les sei
gneurs rebelles de la banlieue de Paris ; mais il lutta si
constamment pour fortifier le pouvoir royal sur les ruines
de la féodalité, qu'on peut dire que la souveraineté des
- rois date de son règne .
Ces luttes intérieures n'empêchèrent pas le roi de por
ter la guerre au dehors , contre Henri lºr, roid'Angleterre.
Et c'est sous lui que commence cette longue rivalité desdeux
nations , rivalité qui n'est pas encore entièrement éteinte
de nos jours .
La couronne de Guillaume le Conquérant, déjà usurpée
par Guillaume le Roux , le fut ensuite parHenri 1" (1110),
au préjudice de Robert, leur frère aîné. Ce duc de Nor
mandie, trouvant , au retour de la croisade , ses droits en
core méconnus , résolut de les faire valoir. Mais il suc
28
- 434

comba dans la lutte et mourut en prison . Le duché de


Normandie fut en conséquence réuni au royaume d'An
gleterre . Guillaume Cliton , fils du malheureux duc, se
réfugia à la cour de France et Louis VI ne fit aucune dif
ficulté d'épouser la querelle de son vassal . D'ailleurs ,
Henri jer , dès son avénement au trône , avait soutenu les
seigneurs français révoltés contre leur souverain , et celui-ci
était bien aise de rendre au roi d'Angleterre les soucis qu'il
lui avait causés précédemment . La guerre commença à
propos de la forteresse de Gisors qui avait été déclarée
neutre, et dont les Anglo -Normands s'étaient emparés au
mépris des conventions. Une première bataille fut livrée à
Brenneville (1119) : l'armée de Louis VI est mise en dé
route . Alors il fait appel aux communes et aux évêques et
envahit la Normandie; mais trahi par ses vassaux , il voit
les amis de Cliton obligés de se soumettre au roi d'Angle
terre .
Les hostilités duraient encore et menaçaient de s'enve
nimer de plus en plus , lorsque intervint la médiation du
pontife romain qui seul pouvait arrêter une guerre si ſu
neste. Calixte II , fils du comte de Bourgogne et oncle de
la reine de France, venait de succéder à Gélase II, mort à
Cluny où l'avaient amené les persécutions du schismatique
empereur Henri V, obstiné à s'attribuer les investitures.
Calixte, pour terminer le différend entre les deux rois ,
célébra un concile à Reims (1119 ) , y entendit les griefs
de Louis VF, puis alla à Gisors s'aboucher avec le roi d'An
gleterre , et , grâce à son intervention bienveillante et sûre ,
la paix se conclut. Nous voyons là un double service rendu
au roi de France par l'Eglise . D'une part, les évêques ,
appréciateurs intelligents de leur époque , qui s'élèvent
au- dessus des rivalités de races entre les' seigneurs nor
mands et français, se mettent à la tête des communes
pour soutenir le pouvoir royal et l'aident , au milieu de
l'anarchie féodale, à constituer un gouvernement fort, cen
tral et régulier. Quant à la médiation du pape , elle donne
lieu d'admirer la mission pacifique des vicaires de Jésus
Christ , et c'est une remarque qui se reproduit à chaque
page des annales de l'Eglise . Papes et évêques étaient de
435

venus , par leur caractère sacré et en vertu même du droit


public du moyen age , les plus fermes appuis de la royauté
et les arbitres des querelles qui s'élevaient entre les rois.
Cependant cette paix ne fut pas de longue durée . Quel
ques années après, le roi d'Angleterre , sommé de rendre la
Normandie à son neveu , refusa de le faire, entra en France
et souleva même contre elle son gendre Henri V , empereur
d'Allemagne, qui fit irruption par la Lorraine . Louis VI ,
qui , depuis vingt ans, avait consolidé son pouvoir, con
voqua ses vassaux et ses communes ; le cri de guerre re
tentit d'un bout à l'autre de la France, et bientôt le roi se vit
à la tête d'une armée de plus de deux cent mille hommes.
Alors paraît pour la première fois l'oriflamme de Saint
Denis, qu'il ne faut confondre ni avec la bannière des
Francs ni avec la bannière de France ; car la bannière des
Francs était tout simplement la chape de Saint-Martin , et
la bannière de France était de velours violet ou bleu
céleste , que Louis le Jeune, fils de Louis le Gros, parsema
de fleurs de lis d'or, lorsqu'il l'emporta aux croisades .
Charles V réduisit plus tard ces fleurs de lis à trois , en
l'honneur de la sainte Trinité ; et c'est à dater de ce roi
que les trois fleurs de lis furent adoptées comme armes du
royaume de France . Mais l'oriflamme, ainsi nommée à
cause de sa couleur rouge et de sa forme, était une sorte
de panonceau de soie ou de cendal (taffetas), fendu en
queue d'hirondelle et attaché transversalement à une pi
que dorée. Or, Louis , pour se rendre favorable saint De
nis, patron spécial du royaume , alla prendre sur l'autel
de son abbaye la bannière du comté de Vexin , pour lequel
ce prince relevait, quoique roi , de l'abbaye de Saint-De
nis. La formidable armée se réunit dans les plaines de
Reims et marcha contre l'ennemi , en poussant le cri de
bataille de nos rois : Mont-joie Saint- Denis ! L'attitude de
tant de guerriers épouvanta l'empereur Henri V et il fit
une retraite qui ressemblait ſort à une fuite : la France
ne fut point envahie ( 1124) . Peu après , le roi d'Angle
terre demanda la paix (1125) .
Bientôt de nouvelles difficultés éclatent en Flandre .
Bertholf Vander -Straten, prévôt de Bruges, chancelier de
436

Flandre , mécontent de Charles le Bon , comte de cette pro


vince, l'avait fait assassiner. Ce Charles était fils de saint
Canut , roi de Danemark , et d'Adèle, Glle de Robert le Fri
son , comte de Flandre. Modèle parfait des plus hautes
vertus , il périt , comme son père , de la main des assassins
pendant qu'il faisait sa prière à l'église de Saint-Donatien
à Bruges (1127 ) . Louis VI se fit le vengeur de ce meurtre
et l'appui de Guillaume Cliton qui fut investi du comté
vacant . Il lui revenait d'ailleurs de droit comme parent
des derniers comtes de Flandre du côté de son aïeule Ma
thilde , femme de Guillaume le Conquérant.
Louis, après quelques autres expéditions contre des vas
saux rebelles, pensa devoir s'assurer un successeur au
trồne . Le 14 avril 1129 , il fit sacrer à Reims le prince
Philippe, l'aîné des huit enfants que lui avait donnés la
reine Adélaïde de Savoie . Mais il dut voir échouer cette
mesure à cause de plusieurs entreprises qu'il s'était na
guère permises sur le temporel de l'Eglise deParis . Saint
Bernard , voyant le roi obstiné à ne pas réparer ses torts,
lui dit un jour : « Prince, votre opiniâtreté sera punie par
la mort de Philippe, votre fils aîné. » En effet, l'héritier
de la couronne, agé de seize ans, se promenant un jour à
cheval sur le bord de la Seine, vers l'endroit qu'on nomme
aujourd'hui la Grève, fit une chute dont il mourut le lende
main , 13 octobre'1131 . Ce fut un deuil et une conster
nation pour toute la France . Cependant le pape Innocent II ,
persécuté par les partisans de l'antipape Anaclet, était
venu en France ; les seigneurs conseillèrent au roi de pro .
fiter de la présence du pontife romain pour faire sacrer son
second fils Louis. Ce qui eut lieu dans l'église cathédrale
de Reims où le pape avait assemblé un concile (1131 ).
Louis VI , consolé par cet heureux événement, reprit avec
un nouveau zèle le soin des affaires de son royaume.
Cependant une maladie incurable conduisait Louis VI
lentement à la mort . Pour s'y mieux préparer, il eût voulu
se faire transporter à Saint-Denis, afin de déposer son
sceptre et sa couronne aux pieds des saints martyrs , et de
prendre l'habit de Saint-Benoit dans cette célèbre abbaye ;
mais déjà il était trop faible pour supporter le voyage . Il
457

réunit donc un grand nombre d'évêques, d'abbés et de


prêtres, fit en leur présence une espèce de confession pu
blique et reçut le saint viatique . A cette heure solennelle
il fit éclater bien haut la foi qui avait toujours rempli son
ame : tout malade qu'il était , il se leva pour aller au -devant
du Dieu qui juge les rois comme le pauvre. Puis il abdiqua
la couronne et donna l'investiture de ses Etats à son fils ,
l'exhortant à protéger l'Eglise et les indigents .
Il déclara qu'il laissait aux pauvres toute sa vaisselle
d'or et d'argent , ses meubles, ses habits royaux et jusqu'à
ses chemises , et qu'il léguait sa riche chapelle au monas
tère de Saint-Denis . Ainsi dépouillé de tout , il se mit à
genoux devant le corps de Notre-Seigneur , l'adora profon
dément ,et fit tout haut sa profession de foi. Puis , s'étant
confessé, il communia avec une tendre dévotion (1135 ).
Dès lors il parut se porter mieux . Avant de mourir, il
devait être rassuré sur l'avenir de son fils qui épousa Eléo
nore , fille de Guillaume X, comte de Poitiers et duc d'A
quitaine . Ce riche seigneur, étant parti pour la terre sainte,
avait légué à Louis VI , comme à son roi et suzerain , sa fille
unique , ainsi que tout le pays de Poitou et d'Aquitaine.
Il était mort au terme de son pieux pèlerinage,etle fils de
Louis VI , en épousant la riche orpheline , poursuivait l'@ u
vre de la centralisation politique commencée par son père.
Les jeunes époux, mariés à Bordeaux , ne devaient pas
revoir Louis VI . Les grandes chaleurs de l'an 1137 aggra
vèrent sa position . Il fit venir l'évêque de Paris et l'abbé
de Saint-Victor auquel il se confessait. Renouvelant alors
l'humble aveu de ses fautes, il reçut encore le saint via
tique , et, couché sur la cendre, il mourut le 1er août ,
dans la soixaptième année de son âge et la trentième de
son règne (1137) .
Prince entreprenant, guerrier infatigable, Louis VI sut
comprendre quel devait être le rôle d'un roi au milieu de
la société féodale. Il avait trouvé la royauté avilie et mé
prisée, il la laissa respectée au point que nul vassal ne
pouvait plus se croire l'égal ou le tuteur du roi . Mais ce
qui vaut mieux encore que la puissance matérielle, il eut
les vertus qui font les bons rois : la douceur des meurs , le
438

zèle de la justice, l'amour de ses sujets, la haine de l'op


pression et de la tyrannie. Il était chéri du clergé et du
peuple.
Une des gloires de ce règne heureux, c'est l'affranchis
sement des communes . Louis le Gros , loin de s'opposer au
mouvement qui tendait à arracher le peuple aux étreintes
de la puissance féodale, le favorisa en accordant plusieurs
chartes communales. Cependant, pour être juste , il ne faut
pas lui accorder tout l'honneur de cette sage politique qui
prévalut sous son règne. L'Eglise et l'abbé Suger en furent
les principaux instruments . Le clergé , organe d'une reli
gion qui proclame l'égalité de tous les hommes devant
Dieu , intervenait entre le serf et le seigneur pour les unir
par le lien de la charité . L'Evangile à la main, il disait
au châtelain comme au simple manant : « Vous êtes frères,
enfants de Dieu , appelés à la même destinée immortelle . »
Aussi le serf, se trouvant , à l'église, agenouillé à côté de
son seigneur, se sentait- il renaître à la vie morale ; il re
trouvait , aux pieds de la croix , le sentiment de la dignité
humaine , et le prêtre était là comme l'avocat du faible
contre le fort, il donnait l'essor au désir d'une raisonnable
liberté qui surgissait au sein du peuple , et il épargnait
ainsi aux petits le crime et les désordres de la révolte et
aux grands les' tyranniques abus du pouvoir.
Cette intervention bienfaisante du clergé fut surtout re
marquable dans le midi de la France actuelle , où les
évêques se montrèrent en généralamis des libertés bour
geoises et protecteurs des communes ' . Cette action du
clergé continua pendant trois siècles, depuis l'époque où
nous sommes jusqu'à celle où l'affranchissement des com
munes devint la règle générale de la France .
En ce moment , qui n'est encore que l'aurore de cette
génération , il se trouvait à côté de Louis VI un homme à
qui revient une grande partie de cette gloire : ce fut le fa
meus Suger , abbé de Saint -Denis, qui , de précepteur du
roi , était devenu son ami et son conseiller le plus intime.
Suger , natif, à ce qu'on croit , de Saint - Denis même
Augustin Thierry , Lettres sur l'histoire de France, p . 237.
* D'autres disent de Saint-Omer.
439

(1082 ), avait été offert dès son enfanceà ce monastère. Il y fit


ses premières études, qu'il alla perfectionner dans le Poitou
sous un maître plus habile. Doué de tous les talents qui
font les grands hommes , il fut élu abbé de Saint-Denis,
sans avoir brigué cet honneur (1122). D'abord il eut un
train et un faste plus convenables à un seigneur qu'à un
abbé ; mais il eut le bonheur de rencontrer un jour saint
Bernard , qui lui inspira le mépris de ces vaines grandeurs
avec l'amour de la régularité et de l'humilité religieuse .
Suger se réforma lui-même, et travailla ensuite à réfor
mer ses religieux . A la cour du roi Philippe, où il faisait
l’éducation du jeune prince, il était devenu un austère
cenobite. Dans son humble cellule où il se retira dix ans
avant sa mort , il s'adonnait à la lecture, aux larmes, à la
contemplation . Enfin , sa haute sagesse politique, son éru
dition , ses vertus , n'ont pas eu de plus juste appréciateur
que saint Bernard, son illustre contemporain : « S'il y a
« dans l'Eglise de France, dit ce saint, quelque vase de
« prix qui embellisse le palais du Roi des rois , c'est sans
« doute le vénérable abbé Suger . » Comme ministre de
Louis VI, il améliora la justice , les lois , les relations exté
rieures, l'état social de la France , et favorisa l'affranchis
sement des communes. Nous verrons les services qu'il ren
dra au successeur de ce monarque .
Nous venons de nommer saint Bernard ; esquissons
rapidement la vie de cet homme puissant en æuvres, et
mesurons d'un trait la profonde influence qu'il exerça sur
son siècle .
Jusque-là on n'avait vu , à proprement parler, que deux
sortes de religieux : les uns, qui réunissaient les fonctions
ecclésiastiques avec les exercices de la vie cénobitique et
travaillaient à la fois au salut du prochain et à leur propre
perfection ; les autres , qui , purement cénobites , devaient
s'ensevelir dans la retraite et se vouer exclusivement aux
austérités de la pénitence. Le pape Pascal II venait de con
firmer un nouvel ordre, religieux et militaire , dans lequel
on vit l'alliance de la piété et de la bravoure , de l'humilité
chrétienne et de la fierté martiale , des exercices de charité
et des exploits de la guerre, c'était l'ordre des chevaliers
440

de Saint- Jean de Jérusalem ( 1113). Cet établissement


célèbre, encouragé par Godefroi de Bouillon et Baudouin,
avait à sa tête un Français, le bienheureux Gérard , natif de
la Provence , et devint la terreur des nations musulmanes,
la sauvegarde des pèlerins , la ressource des pauvres, et le
plus ferme appui du trône de Jérusalem .
Mais pendant que la jeune noblesse accourait de tous
les points de l'Europe pour s'engager dans cette sainte
milice, Dieu donnait au monde un grand exemple d'abné
gation dans la personne de saint Bernard . Il naquit (1091 )
au château de Fontaine , près de Dijon , d'une famille riche
et noble -selon le monde, mais plus grande et plus riche
encore en vertus aux yeux de Dieu . Avant la naissance de
cet enfant béni , un homme de Dieu disait à sa mère, qu'un
songe alarmant avait effrayée à ce sujet : « Ne craignez
« rien, ce sera un fidèle gardien de la maison de Dieu, un
« prédicateur véhément contre les ennemis de la foi, et la
« douceur de sa langue guérira les âmes malades. » Confié
au clergé de Châtillon , il fit de rapides progrès dans la
science : simple , aimant à vivre avec lui-même, parlant
peu, méditant beaucoup, bon pour tout le monde, modeste,
pieux , pudique au delà de ce qu'on peut croire , il éton
nait ses maîtres plus encore par l'angélique pureté de sa
vie que par sa haute portée intellectuelle. A l'âge de quinze
ans, ayant perdu sa mère, il parut aux yeux du monde
avec tous les avantages que le monde recherche : grâces
extérieures, noblesse , érudition, éloquence ; mais avant
d'avoir goûté les fausses joies du monde il en avait pénétré
toute la vanité : les grandes âmes jugeot vite et bien ; elles
sont comme l'aigle qui plane dans les hauteurs du ciel et
perce de son puissant regard jusqu'au fond des abîmes . Le
jeune seigneur ne rêve plus que la solitude : le monastère
de Citeaux se présente à sa pensée. Un jour il entre dans
une église, y prie, y pleure : tout est dit ; il est sûr de lui
même; il ne songe plus qu'à gagner d'autres âmes. Son oncle
et l'avant-dernier de ses frères sont promptement décidés à
le suivre . André, plus jeune que Bernard , résiste un mo
ment, mais tout à coup il s'écrie : « Je vois ma mère ! »
et il prend la même résolution. Gui , l'aîné des frères, et
441 -

déjà marié , hésite d'abord , puis promet de faire de même,


si sa femme y consent ; Bernard assure qu'elle y consentira
ou qu'elle mourra . Elle devint malade en refusant son
consentement; mais se voyant mourir, elle l'accorde, gué
rit et se fai treligieuse . Un autre frère, nommé Gérard , lutte
avec opiniâtreté contre l'entraînement de ces exemples.
Alors Bernard , embrasé par la foi, lui dit : « Je sais que
« l'affliction te rendra sage , » et lui mettant la main sur
le côté, il ajoute : « Un jour viendra, et ce jour n'est pas
« loin , qu'une lance perçant ce côté ouvrira le chemin de
« ton cœur qux salutaires avis que maintenant tu mé
>
« prises ; alors tu craindras, mais tu ne mourras point.
Quelques jours après, Gérard cst enveloppé par ses enne
mis et blessé au côté ; se croyant près de mourir, il s'écrie :
« Je suis moine, moine de Citeaux ! » Bientôt guéri , il ac
complit son væu . Plusieurs jeunes seigneurs résolurent de
suivre le serviteur de Dieu . On voyait les mères cacher
leurs fils, les femmes retenir leurs maris , les amis trem
bler pour leurs amis, tellement on craignait la puissante
énergie des exhortations de Bernard . Le jour venu d'aller
à Citeaux, les cinq frères demandèrent la bénédiction de
leur père , puis se mirent en route avec les autres compa
gnons . En passant sur la place de Châtillon , l'aîné des
frères, voyant le plus jeune d'entre eux, nommé Nivard,
qui jouaitavec les enfants de son âge, lui dit : « Mon frère,
a toutes les terres que nous possédons sont maintenant à
« toi . » A quoi l'enfant répliqua : « Oui , le ciel pour vous,
« la terre pour moi ; le partage n'est pas égal . » Peu de
temps après, il suivit ses frères, ne laissant au château
que son vieux pèreet une sæur qui s'engagèrent aussi
plus tard dans la vie monastique .
Bernard arriva à Citeaux suivi de plus de trente com
pagnons ( 1113) . Il y avait quinze ans que l'abbaye était
fondée, et son abbé, Etienne , s'affligeait de voir sa com
munauté ne faire aucun progrès . L'arrivée imprévue de
cette pieuse colonie remplit son âme de joie. Bernard y
était venu dans le dessein d'y mourir, de s'y faire oublier
dans le ceur et dans la mémoire des hommes ; mais Dieu
en disposa autrement; au lieu de l'y laisser vivre obscur et
442

ignoré , comme un vase perdu , il en fera un vase d'élec


tion destiné à affermir, à étendre l'ordre monastique et à
porter son nom devant les rois et les nations. Pendant que
i'humble serviteur de Dieu ne cherchait que sa propre per
fection et se disait chaque jour : « Bernarde, ad quid
venisti ? Bernard , à quel dessein es-tu venu ici ? » le mo
nastère de Citeaux gagnait si rapidement en réputation
et en religieux , qu'il fallut bâtir , dès la même année , une
maison nouvelle ; ce fut celle de la Ferté . L'année suivante,
on fonda celle de Pontigny, puis celles de Clairvaux et de
Morimond ( 1115 ).
La terre de Clairvaux , située sur les bords de l'Aube ,
avait longtemps servi de retraite aux voleurs ; c'est peut
être pour cela qu'on l'appelait la Vallée d'absinthe. Bientôt
elle s'appela Vallée illustre, Clara vallis, à cause des saints
dont elle devint la demeure . Bernard y fut envoyé en
qualité d'abbé pour gouverner le nouveau monastère.
Bernard se rendit à Châlons-sur-Marne pour recevoir la
bénédiction abbatiale de l'évêque de cette ville , qui était
alors le fameux professeur Guillaume de Champeaux, le
plus savant docteur de son temps . Revenu dans sa nouvelle
solitude, Bernard en fit une autre Thébaïde . Chaque jour
lui amenait de nombreux novices, auxquels il avait cou
tume de dire en les admettant : « Si vous voulez entrer ici ,
« laissez à la porte le corps que vous avez apporté du siècle ,
« et qu'il n'y ait que l'esprit qui entre ici . »
Un jour l'heureux abbé reçut aussi dans cette même re
traite son vieux père qui vint s'établir , se sanctifier et
mourir au milieu de ses enfants . Il ne restait dans le
monde que sa seur, Humbeline, qui , riche et mariée, vi
vait dans le luxe du monde. Désirant revoir ses frères , elle
partit pour Clairvaux où elle arriva pompeusement parée .
Bernard , ne pouvant supporter ce faste, refusa de la voir :
confuse et affligée de ce refus, elle lui dit , en le rencon
trant à la porte : « Je ne suis qu'une pécheresse, il est
« vrai , mais c'est pour les pécheurs que Jésus-Christ est
1
« mort ; et c'est parce que je suis pécheresse que je viens
« chercher de bons conseils . Si mon frère méprise mon
« corps, que le serviteur de Dieu ne méprise pas mon âme .
443 -

« Qu'il vienne, qu'il ordonne , je suis prête à lui obéir . »


Bernard vint alors la trouver avec ses frères; il lui fit sentir
si vivement la vanité des parures mondaines, que , reve
nue chez elle , Humbeline mena au milieu du monde une
vie mortifiée, pénitente et austère comme celle d'un er
mite . Enfin son mari consentit à la séparation , et elle alla
vivre et mourir saintement au monastère de Juilly , dans le
diocèse de Langres .
Pendant que saint Bernard jetait un si grand éclat sur
l'ordre de Cîteaux, Robert d'Arbrissel attirait une im
mense population à Fontevrault ; le célèbre évêque de
Chartres , le saint , le savant Yves , la gloire de l'Eglise de
France , le Bossuet de son temps, mourait (1116) en lais
sant une réputation qui s'étendit dans tout l'Occident . Ro
bert le suivit de près dans la tombe (1117) . Au moment
de mourir, il se prosterna devant la croix et dit au prêtre
qui la lui apportait : « Ecoutez mes péchés, que le ciel et
la terre les entendent. » Il fit alors une confession géné
rale de toutes les fautes de sa vie , reçut l'absolution et ex
pira quelques moments après . Ainsi meurent les saints ,
Cependant l'Eglise de France fut un moment agitée par
les doctrines de quelques hommes qui , enorgueillis par
leur science, se jetaient hardiment dans les nouveautés.
Nous voulons parler d'Abélard , de Pierre de Bruys, d'Ar
naud de Brescia , de Gilbert de la Porée et du moine Raoul ,
dont les erreurs furent combattues par saint Bernard .
Pierre Abélard , né à Palais, près de Nantes (1079) ,
était justement célèbre : doué d'un beau génie , d'une
imagination vive , savant dans les lettres , il avait professé
successivement la rhétorique et la philosophie scolastique
à Melun, à Corbeil et enfin à Paris , où il attira plus de trois
mille auditeurs. Ami de la dispute , esprit satirique, va
niteux , il critiquait et attaquait tout avec une hardiesse
qui le jeta plus tard dans de graves erreurs . Au nombre
de ses disciples furent Gui de Castello , qui devint pape
sous le nom de Célestin II ;, l'illustre Anglais Jean de Sa
lisbury, et la trop fameuse Héloïse, qui , au lieu de faire la
gloire de son maitre, fut la cause ou l'occasion de sa chute .
Héloïse , nièce de Fulbert , chanoine de Paris, avait l'es
444

prit pénétrant et viſ, un goût rare pour les langues et les


sciences, une ardeur extraordinaire pour l'étude.Mais aussi
elle avait pour elle le don terrible de la beauté , ce qui fut
cause de son malheur . Il s'établit d'abord entre l'illustre
professeur et la pièce de Fulbert un commerce de lettres.
Abélard ne tarda pas à être admis par le chanoine, comme
professeur d'Héloïse . Il corrompit bientôt ce cæur tendre
et naïf, déshonora son élève , l'enleva et la conduisit en
Bretagne , où elle mit au monde un fils qu'il nomma As
trolabe. Ils revinrent à Paris , où , pour apaiser Fulbert, ils
contractèrent un mariage secret que l'oncle d'Héloïse pu
blia partout. Les disciples d'Abélard chansonnèrent son
histoire ; sa vanité s'en offensa ; il Gt donc entrer sa femme
au monastère d'Argenteuil où elle prit l'habit. Fulbert,
devenu presque iosensé de douleur et de honte , n'écoute
que sa vengeance et fait mutiler Abélard ,qui va s'engager
dans la vie monastique , à l'abbaye de Saint-Denis. Quel
que temps après il sortit de sa retraite , et rouvrit son
école. Mais la présomption avec laquelle il appliquait la
philosophie à la théologie le fit tomber dans des discus
sions peu orthodoxes . C'est de ces innovations que saint
Bernard écrivait : « On forge au peuple un nouvel Evan
« gile ; on propose une nouvelle foi; on dispute dęs vertus
« et des vices en libertin ; des sacrements de l'Eglise en
« infidèle ; de l'adorable Trinité en raisonneur frivole et
« extravagant. » Bientôt , un Traité que composa Abélard
sur la Trinité fut dénoncé comme entaché d'hérésie et
condamné par le concile de Soissons en 1122. Il se retira
à Nogent-sur-Seine , et fit bâtir près de cette ville un ora
toire qu'il appela Paraclet , où il établit plus tard Héloïse
avec les religieuses qui étaient sous sa conduite. Devenu
peu après abbé de Saint-Gildas de Ruys, près de Vannes ,
il fut accusé une seconde fois d'hérésie et condamné par le
concile de Sens en 1140. C'est là qu'il eut pour adversaire
saint Bernard ; il voulut se justifier à Rome ; mais passant
à Cluny , il se lia avec Pierre le Vénérable , abbé de ce mo
nastère , qui l'engagea à prendre l'habit de son ordre et le
réconcilia avec le Saint- Siège et saint Bernard . Abélard
consacra le reste de sa vie à édifier les religieux par, sa
-
445 -
piété, par sa pénitence, et mourut en 1142. Héloïse , de
venue abbesse du Paraclet , revint aussi à de grands sen
timents de piété : elle pleura le reste de ses jours ses fautes
et ses malheurs, et mourut en 1163 .
L'ordre des Prémontrés fut établi vers 1120 par le zèle
de saint Norbert. Né en 1092 à Santen (duché de Clèves),
d'une famille noble, il s'engagea de bonne heure dans l'é
tat ecclésiastique, fut aumônier de Henri V, mais sans
comprendre d'abord toute la grandeur de sa vocation . Ad
mis à la cour de l'empereur, au palais de l'archevêque de
Cologne , flatté, fêté partout , il menait une vie dissipée et
ne pensait qu'au luxe et à la vanité. Cette prospérité pou
vait le perdre; mais un jour la foudre, tombant aux pieds
de son cheval , renversa le fier cavalier qui resta à terre
pendant une heure privé de sentiment. Ayant repris ses
sens , Norbert, comme autrefois Saul , s'écria : « Seigneur,
que faut- il que je fasse ? » Une voix intérieure lui dit :
« Quitte le mal et fais le bien . » Dès ce moment il s'ar
racha pour toujours aux vanités du siècle , se revêtit d'un
cilice , entra dans un monastère , fut ordonné prêtre (1116) ,
vendit ses biens, en distribua le prix aux pauvres et se voua
aux missions dont le chargea le pape Gélase II, qui se trou
vait alors en Languedoc . Norbert, accompagné d'un autre
missionnaire nommé Hugues, parcourait les villes , les
villages, les châteaux, prêchant partout, terminant les dif
férends , réconciliant les ennemis, convertissant les pé
cheurs . Ce fut un succès immense . Enfin Norbert , désirant
aller vivre dans la solitude, s'adressa à Barthélemi , évêque
de Laon, qui consentit à voyager avec lui pour lui trouver
un lieu de repos . Il se fixa dans un vallon nommé Pré
montré, près de Laon : « C'est ici que je demeurerai , dit
le saint, c'est l'asile que Dieu m'accorde ; beaucoup de re
ligieux y feront leur salut. »
Il disait vrai ; car cet institut devint si célèbre que ,
trente ans après sa naissance , il y avait au chapitre général
de Prémontré près de trois cents abbés de l'ordre . Il se
répandit plus tard dans le monde entier, compta jusqu'à
mille abbayes d'hommes, trois cents prévôtés et cinq cents
abbayes de filles, sans parler des prieurés. Saint Norbert
446

donna à ses disciples la règle de Saint-Augustin ( 1120) .


Nommé archevêque de Magdebourg en 1126 , Norbert
rendit à l'Eglise des services signalés et mourut en
1134 .
Vers 1124 moururent Guibert, abbé de Nogent, et
saint Etienne de Muret, qui furent des hommes de talent
et de verta ; Marbode , évêque de Rennes , autre écrivain
qui était une des lumières de l'Eglise , mourut l'année
précédente (1123), qui est celle à laquelle on rapporte la
fondation de la chartreuse de Mont- Dieu, dans le diocèse
de Reims .
Partout l'Eglise travaillait à la réforme des abus ; la
fameuse querelle des investitures était terminée enfin par
les soins du pape Calixte II , qui mourut en 1124 ; l'em
pereur Henri V le suivit de près dans la tombe ; Honorius II
monta sur le trône pontifical, mourut en 1130, et fut
remplacé par Innocent II, qui vint en France où sa pré
sence fut très-utile . De nombreux conciles furent tenus,
dont le plus célèbre fut celui de Reims. On y dressa dix
sept canons qui devinrent comme la règle du clergé et des
laïques relativement aux réformes les plus urgentes. La
présence du pape leur donnait une importance plus haute
encore , et il en résulta un plus grand bien .
Vers la même époque, un gentilhomme nommé Pons ,
seigneur du château de Laraze, au diocèse de Lodève,
donna un mémorable exemple de conversion et de péni
tence . Abusant de ses richesses, de son esprit et de son
courage pour commettre toutes sortes de brigandages et
d'injustices, il était devenu la terreur du pays . Un jour
pourtant, Dieu toucha son cæur , et, rentrant en lui
même , il résolut de consacrer le reste de ses jours à expier
ses crimes. Mortifications , pénitences publiques , humilia
tions volontaires, rien ne fut épargné pour réparer le scan
dale qu'il avait donné ; mais, chose rare dans le monde,
il fit annoncer dans toute la contrée que tous ceux à qui
il avait fait quelque tort eussent à se présenter à tel jour,
en tel lieu, et que restitution serait faite. Pégairolle,
petit village du département de l'Hérault , à trois lieues et
demie de Lodève, fut témoin de ce spectacle. On y vit Pons,
447 -

se jugeant lui-même , se jeter aux pieds de chacun des ré


clamants, lui demander pardon et le payer ensuite . Or, il
y avait parmi la foule un paysan qui ne demandait rien
et qui semblait n'être venu là que par curiosité. « Et toi ,
« mon ami , lui dit Pons, qu'attends- tu ? Pourquoi ne ré
« clames-tu pas de dédommagement pour le tort que je
a t'ai fait ? – Moi , seigneur , répondit le paysan , je n'ai
« pas à me plaindre de vous , car je ne sache pas que vous
« m'ayez fait tort . - Ne te souviens-tu pas, reprit Pons,
« qu'un certain jour on te prit ton troupeau ? - Je m'en
« souviens, dit le paysan , mais je ne connais pas l'auteur
« du vol . — C'est moi , répliqua Pons , je t'en demande
« pardon, et j'en veux faire restitution. — Je vous l'ac
« corde, et je prie Dieu de vous pardonner. - Voici un
« autre troupeau , » dit le pénitent. Et le paysan partit
avec son bétail , comblant de bénédictions l'humble con
verti qu'il appelait son bienfaiteur. C'est ainsi que dans ce
temps on savait réparer avec héroïsme les fautes que l'on
avait commises . Pons convertit par son exemple plusieurs
grands criminels , puis , quittant le siècle, il alla avec eux
prendre l'habit monastique. On les envoya à Salvanès.
C'est ainsi que fut fondée en 1136 cette abbaye, qui acquit
une grande réputation par la sainteté de ses premiers re
ligieux . Pons y mourut saintement.
Tels sont les événements religieux du règne de Louis VI ,
le Gros ; il avait laissé en mourant , outre Louis , son suc
cesseur, cinq fils et une fille, savoir : Henri, qui fut d'a
bord moine de Clairvaux , puis évêque de Beauvais , et enfin
archevêque de Reims ; Robert, chef de la branche royale
de Dreux ; Pierre , sire de Courtenay , dont il existait en
core des descendants vers la fin du règne de Louis XIV ;
Philippe, archidiacre de l'Eglise de Paris , et qui , ayant été
nommé évêque de cette ville , eut pour successeur le fa
meux Pierre Lombard , connu sous le nom de Maître des
sentences ; Hugues , dont l'histoire ne parle guère ; enfin ,
Constance, qui épousa en premières noces Eustache , comte
de Boulogne, et en secondes noces Raymond V , comte de
Toulouse , duc de Narbonne et marquis de Provence . Quant
à la reine Adélaïde, quelque temps après la mort de
448
Louis VI, elle se remaria avec Matthieu de Montmorency ,
con nétable de France ,
Louis VII , surnommé le Jeune, commença son règne
sous d'heureux auspices ( 1137) : il n'avait alors que dix
huit ans ; il était brave, ferme et belliqueux; il était plus
fort que ses vassaux et il sut s'en faire respecter. Le
royaume jouissait d'une profonde paix depuis quatre aus.
Le pape Innocent II en profita pour assembler un con
cile général à Latran (1139 ). A cette assemblée impo
sante , composée de mille évêques, on condamna les er
reurs d'Arnaud de Brescia , ancien disciple d'Abélard et
hérétique séditieux ; ensuite on fit' trente canons, la plu
part reproduits du concile de Reims , on annula les ordina
tions faites par l'antipape Anaclet, et le roi de Sicile,
Roger, fut excommunié .
Vers cette époque (1141 ) , mourut un homme d'une
très-grande autorité en théologie , Hugues , moine de Saint
Victor. Ce modeste et savant religieux , qu'on appelait
alors le second . Augustin , et que plus tard saint Thomas
regarda comme son maître , éleva au plus haut degré l'en
seignement donné dans son abbaye . Variété de connais
sances, subtilité de l'esprit , solidité de jugement , facilité
d'écrire , profondeur de vues, il avait tout pour exercer
une juste et légitime influence sur son siècle; cette in
fluence, il l'exerça, et aujourd'hui encore on lit avec inté
rêt le corps de théologie qu'ila le premier entrepris et qui
fourmille de textes des saints Pères , presque tous bien
choisis. Cependant une guerre éclata entre Louis VII et
Thibaut VII, comte de Blois et de Champagne (1141). En
voici l'occasion . Le roi avait refusé de reconnaître l'élec
tion de Pierre de la Châtre à l'archevêché de Bourges. Le
prélat mit alors en interdit les terres du roi dans toute l'é
tendue de son archevêché et se retira près de Thibaut ,
comte de Champagne. Un autre incident mit le comble à
l'irritation de Louis VII . Raoul , comte de Vermandois et
parent du roi, répudia une nièce de Thibaut pour épouser
la seur cadette de la reine ; le pape fit excommunier Raoul
par son légat, ce qui facha beaucoup le roi , qui accusait
Thibaut d'avoir excité le pontife à prendre ces mesures .
1

449
Il résolut donc de s'en venger en faisant la guerre à son
vassal . Saint Bernard combattit avec une grande énergie
ce projet, conjurant le prince de ne pas replonger dans
les horreurs de la guerre le royaume qui respirait à peine
après tant de désastres. Sa voix ne fut point écoutée et
Louis VII déclara au comte de Champagne une guerre impla
cable. Politique homicide qui va causer bien des malheurs
(1141-1143). Louis le Jeune assiégea Vitry , s'en rendit
maitre et livra aux flammes cette malheureuse ville. Treize
cents habitants s'étaient réfugiés dans l'église ; ils furent
enveloppés par l'incendie, et périrent tous d'une manière
effroyable. Ce spectacle glaça d’épouvante le roi de France.
Bourrelé de remords , il versa d'abondantes larmes et son
gea , dès ce moment , à faire pénitence . Il envoya à Rome
saint Bernard, dont il avait méprisé les conseils , et Pierre
le Vénérable, abbé de Cluny, afin de le réconcilier avec
le souverain pontife.
Innocent II étant mort ( 1143) , Célestin II lui succéda,
mourut peu après ( 1144) , et eut pour successeur Lucius II,
qui périt dans une révolte des Romains (1145) et laissa
la tiare à Eugène III . Ce pape, voyant la paix rétablie en
France, crut devoir exhorter le roi et les seigneurs à s'ar
mer pour la défense des saints lieux . Louis VII avait pensé
expier l'incendie de Vitry en entreprenant une croisade .
Il tint une assemblée à Bourges ( 1145) , puis un parlement
à Vézelai ( 1146) , et la croisade fut résolue. Dans une
autre assemblée tenue à Etampes ( 1147 ), on convint des
dernières mesures à prendre , et l'on indiqua Metz comme
le lieu de rendez-vous. L'administration du royaume fut
confiée à l'abbé Suger , ce Salomon de son siècle , et l'ex .
pédition eut lieu .
Pendant que le roi marchait contre les infidèles, le pape
Eugène III et saint Bernard veillaient sur l'intégrité de
la foi en France. Un nommé Gilbert de la Porée , évêque de
Poitiers , avait répandu plusieurs erreurs touchant la sainte
Trinité . D'autre part, Henri, disciple de Pierre de Bruys ,
préchait une autre hérésie en Languedoc. Son maître avait
toul fait, pendant vingt ans , pour infecter de ses erreurs
les contrées du Midi ; il avait été brûlé à Saint-Gilles en
29
450.

Languedoc , où il avait déclaré la guerre aux images, aux


croix et aux églises . Ses disciples , appelés Pétro -Brusiens ,
continuèrent son æuvre , et Henri était le chef de ces pré
dicants séditieux . Le cardinal Albéric , saint Bernard et
Geoffroi de Chartres, moine de Clairvaux et secrétaire du
saint , se rendirent en Languedoc, à Toulouse et à Albi .
L'hérésie avait fait de grands progrès dans cette dernière
ville , c'est ce qui fit donner plus tard le nom d'Albigeois
aux Pétro - Brusiens ou Manichéens du Languedoc , ces
tristes ancêtres des protestants , qui n'ont pas honte de s'en
glorifier. Saint Bernard, à force d'éloquence et de miracles,
parvint à réduire au silence ces hérétiques, dont aucun
n'osa plus se montrer .
Eugène III tint un concile à Reims ( 1148) auquel as
sistèrent, outre les, prélats et les abbés de France , des
évêques d'Allemagne, d'Espagne et d'Angleterre . On y
dressa dix -huit canons de la plus haute utilité . Gilbert de
la Porée y rétracta librement ses erreurs . On y amena
aussi un gentilhomme breton , nommé Eon de l'Etoile,
homme sans lettres , qui se disait le fils de Dieu et le juge
des vivants et des morts , à cause de la similitude de son
nom avec le mot Eum dans certaines prières de l'Église .
On ne vit en lui qu'un insensé et on l'enferma dans une
prison pour l'empêcher de nuire . Ses partisans , car il en
trouva , furent livrés au bras séculier et brûlés pour avoir
pillé plusieurs églises et monastères .
Cependant la seconde croisade avait été malheureuse
et sans résultat , grâce aux divisions et à la maladresse de
ses chefs. Louis VII , de retour de l'expédition, trouva la
France tranquille (1149) . L'abbé Suger,qui avait été op
posé à cette expédition, en méditait une autre qu'il voulait
conduire lui-même , lorsqu'il mourut ( 1151 ) , à l'âge de
soixante - dix ans, laissant une mémoire chère à l'Eglise ,
au peuple , au roi . Saint Bernard , épuisé par les austérités
et des travaux de tout genre , touchait aussi à sa fin . Déjà
malade, il consentit encore à se rendre à Metz pour récon
cilier le peuple et les seigneurs qui se faisaient une guerre
acharnée. Cette réconciliation fut le dernier acte public de
sa vie. Il rentra à Clairvaux et y mourut le 20 août 1153 .
451

La pureté de sa vie fut telle , les miracles qu'il opéra pen .


dant sa vie furent si nombreux et si certains, qu'on le
canonisa dès 1174 .
En 1156, mourut Pierre le Vénérable , qui depuis trente
quatre ans était abbé et supérieur général de Cluny . L'é.
clat de son savoir, de ses vertus, de ses grandes qualités ,
rehaussait en lui la prélature monastique . En relation
avec les plus illustres personnages de son temps, il était
l’ami et le conseiller des papes Innocent II et Eugène III .
Ses écrits, qui consistent en lettres, en divers traités , en
sermons et en plusieurs pièces de vers, renferment une
solide et savante réfutation de l'Alcoran qu'il avait fait
traduire de l'arabe en latin .
Le vide semblait se faire autour du roi Louis VII . Aussi
ne tarda-t-il pas à commettre une faute énorme en poli
tique : Eléonore, nièce de Raymond de Poitiers, lui avait
apporté, en devenant reine , la Guyenne et le Poitou . Le
roi , irrité de la légèreté de meurs d'Eléonore pendant
qu'elle était avec lui en Palestine, la répudia ( 1152) ,
en alléguant des motifs de parenté. La fière princesse
s'en vengea en reprenant sa dot, tout en laissant au
roi les deux filles qu'elle avait eues de lui . Bien plus , elle
épousa le fils de Geoffroy Plantagenet , qui, deux ans plus
tard , régna en Angleterre sous le nom de Henri II. Ce
fut un malheur ; car ce Henri Plantagenet possédait déjà
la Normandie , et bientôt les rois d'Angleterre seront mai
tres de plusieurs provinces qui faisaient la principale force
de la couronne de France . Cette faute de Louis le Jeune
retarda pour longtemps l'unité monarchique et nationale
qui était le rêve de l'abbé Suger. Une autre conséquence
de ce divorce impolitique , ce furent plusieurs guerres qui
s'élevèrent entre les rois de France et d'Angleterre ; mais
elles n'offrent ni victoires éclatantes, ni défaites considé
rables . Nous rappellerons seulement que dans l'intervalle
de ces querelles Louis VII donna asile à saint Thomas de
Cantorbéry persécuté par Henri II d'Angleterre ; mais ce
concours du roi de France fut plus sincère qu'efficace.
Thomas Becket fut massacré par des sicaires excités au
meurtre par les menaces du roi contre le saint (1170) .
452
Un autre saint édifiait alors l'Auvergne . Un noble che
valier , appelé Gilbert , qui avait suivi Louis VII à la croi
sade, pleurait les désordres qui avaient attiré tant de dis
grâces sur l'armée . Ses amis s'efforçaient de dissiper sa
tristesse par quelques divertissements. « Les maux de la
a chrétienté, leur dit- il , me touchent trop pour me prêter
« à aucun de ces divertissements, renvoyez ces joueurs de
« flûte et ces baladins ; vos repas ont un air de luxe et
« sont accompagnés de plaisirs qui ne conviennent ni à la
« modestie d'un disciple de Jésus-Christ, ni à un temps
« de calamités tel que le nôtre. Oublierons-nous les périls
« que court la religion pour nous repaître de vanités et de
« folies ? Les soupirs de la pénitence, des jeûnes assaison
« nés de nos larmes, les réflexions sérieuses sur l'avenir,
« voilà les concerts et les joies qui doivent uniquement
« nous occuper . » Sainte Pétronille, sa femme, et la bien
heureuse Ponce , leur fille, étaient dans les mêmes senti
ments . Ils vendirent leurs biens , en distribuèrent une
partie aux pauvres , et employèrent l'antre à fonder deux
maisons de l'ordre de Prémontré, l'une à Neuf-Fontaines
pour les hommes, l'autre à Aubeterre pour les filles. Saint
Gilbert mourut en 1152 , dans l'année même qui suivit sa
profession , chargé des mérites d'une vie constamment
pure. Deux ans après, Dieu appelait à lui saint Lambert ,
évêque de Vence, qui, pendant quarante ans , avait été
une seconde providence pour ce diocèse.
Un autre saint prélat , Barthélemy de Vir, évêque de
Laon , mourut aussi dans le Seigneur, vers le commence
ment de l'année 1158. Il avait renoncé à l'épiscopat pour
embrasser l'institut de Citeaux à l'abbaye de Foigni dont
il était le fondateur.
Cette époque offre une foule d'exemples d'une rare mo
destie . Ainsi, après la mort de Thibault, évêque de Paris,
Philippe, frère du roi , élu pour lui succéder , préféra
rester archidiacre pour faire donner ce siége à Pierre
Lombard , qu'il en croyait plus digne . Il avait raison .
Pierre Lombard en effet était le plus fameux docteur de
son temps. Né en Lombardie , d'une famille pauvre et
obscure ( 1110) , il était venu en France avec une lettre de
453

recommandation de l'évêque de Lucques à saint Bernard .


Ce saint abbé le fit étudier à Reims , puis à l'école de Saint
Victor de Paris. Reçu docteur, il professa la théologie avec
éclat dans cette ville et en devint évêque en 1159. Il avait
fondé l'Université de Paris en 1156. Un écrivain du qua
torzième siècle , Ricobald de Ferrare, raconte de lui le trait
suivant . « Pierre Lombard , étant évêque de Paris , quel
ques nobles du lieu de sa naissance se rendirent en cette
ville pour le saluer, amenant avec eux sa mère , et , comme
elle était pauvre, ils la revêtirent d’habits qu'ils crurent
convenables à lamère d'un grand prélat. La bonne femme,
en les laissant faire, leur dit : « Je connais mon fils, cette
« parure ne lui plaira pas. » Etant donc arrivés à Paris, ils
présentent à l'évêque sa mère . Celui-ci , l'ayant envisagée :
« Ce n'est point là ma mère, dit- il , car je suis le fils d'une
« pauvre femme. » Etil détourna ses yeux . « Hélas ! dit
« elle alors à ceux qui l'accompagnaient, je vous avais bien
« dit que je connaissais mon fils etsa manière de penser ;
« qu'on me rende mes habits ordinaires, et il me recon
« naîtra . » Ayant repris ses habits de paysanne, elle revint
trouver son fils, qui dit alors, en la voyant : « Ah ! pour le
« coup , voilà ma mère ! voilà cette pauvre mère qui m'a
« enfanté, qui m'a allaité, entretenu. » Et s'étant levé de
son siége , il l'embrassa tendrement et la fit asseoir près
de lui . » Ce trait peint bien le Maître des sentences. Il ne
jouit pas longtemps de sa nouvelle dignité ; il mourut
l'année suivante ( 1160) . On sait que son livre des Sen
tences a inspiré la Somme de saint Thomas et servi de texte
aux leçons des professeurs de théologie pendant plusieurs
siècles .
· Ileut pour successeur au siége de Paris Maurice de Sully ,
ainsi nommé du lieu de sa naissance , au diocèse d'Orléans .
Il était également né de parents pauvres ; il avait même ,
dans son enfance, demandé l'aumône . Un jour , dit- on, un
plaisant n'ayant voulu la lui donner qu'à condition qu'il
renoncerait à devenir évêque , Maurice préféra ne pas la
recevoir plutôt que de souscrire à cette condition . En effet,
son amour pour l'étude , sa pénétration d'esprit , son in
struction , lui méritèrent d'abord une chaire de théologie
454

et la dignité d'archidiacre dans l'Eglise de Paris , puis l'é


piscopat , après la mort de Pierre Lombard. Le clergé hési
tait entre trois candidats ; on s'en remit à la décision de
l'archidiacre, qui était l'un des trois. « Je ne connais , dit-il ,
ni les consciences , ni les intentions des autres ; mais je
crois me connaître moi-même, et pouvoir me répondre
que, si je prends la direction de ce diocèse , je ne chercherai
et ne travaillerai , avec la grâce du Seigneur, qu'à le
gouverner avec sagesse . Je me donne ma voix ; l'élection
est faite. » On ratifia ce choix , qui , en effet, fut très -heu
reux . Maurice de Sully répara grandement l'irrégularité
ou plutôt l'étrangeté de son élection . Mais ce qui a immor
talisé son nom , c'est qu'il fit bâtir la cathédrale de Paris
telle qu'on la voit aujourd'hui, et dont le pape Alexandre III
posa la première pierre. Un historien du règne suivant
en parle en ces termes : « Il y a longtemps que Maurice,
évêque de Paris , travaille à la construction de son église .
Le cheur est achevé ; il n'y manque que le toit . Lorsque
cet ouvrage sera fini, il n'y aura pas d'édifice, en deçà des
monts , qui puisse lui être comparé. »
L'empereur Frédéric Barberousse et l'antipape Octa
vien obligèrent le pape Alexandre III à se réfugier en
France , qui semble destinée à être dans tous les temps le
refuge des plus nobles infortunes. Alexandre demeura à
Sens depuis le mois d'octobre 1163 jusqu'en l'année
1165 , y expédiant les affaires de toute l'Eglise, comme
s'il eût été à Rome. Il profita de son séjour en France pour
convoquer un concile à Tours, où il fit plusieurs décrets
d'une sagesse consommée .
Louis VII , après son divorce avec Eléonore, avait épousé
Constance , fille d'Alphonse, roi de Castille, qui ne vécut
que deux ans après ce mariage. N'ayant point d'enfants
males , il céda aux instances des seigneurs qui l'enga
geaient à convoler à de nouvelles noces. Il épousa donc
Adélaïde, fille de Thibaut , comte de Champagne, Enfin ,
en 1165 , il lui naquit un fils qui fut nommé Philippe, et
surnommé Dieudonné .
L'Eglise jouissait enfin de la paix : l'empereur Frédéric ,
fatigué de persécuter la papauté , avait fait une paix sin
455

cère avec Alexandre III ( 1174) ; Henri II d'Angleterre avait


donné l'exemple d'une pénitence publique et extraordi
vaire pour expier l'attentat commis contre Thomas Becket .
Mais pendant que le schisme s'éteignait à Rome , l'hérésie
des manichéens se propageait dans le Languedoc. Cette
fois les sectaires se faisaient appeler les bons hommes et
commettaient toutes sortes de désordres et de pillages . Les
évêques de plusieurs provinces citèrent ces prétendus bons
hommes à une conférente qui se tiot à Lombers, petite
ville située près d’Albi . Il était évident que ces bons hom
mes étaient tout simplement des hérétiques opiniâtres et
des pillards audacieux . On convint d'employer les moyens
de douceur pour les ramener à l'orthodoxie ; plusieurs
évêques avec le cardinal Pierre de Saint-Chrysogone, légat
du pape , entreprirent cette mission ; Louis VII et le roi
d'Angleterre y envoyèrent le comte de Toulouse, le vi
comte de Turenne et Raimond de Castelnau , pour prêter
main - forte aux missionnaires . Il y eut des rétractations
importantes , mais aussi des résistances qui furent punies
par le pouvoir séculier. Nous retrouverons encore ces
perturbateurs de l'Eglise et de l'Etat.
L'Eglise de Belley perdit vers ce temps (1178) son
évêque , saint Anthelme . Né en Savoie , il était entré fort
jeune dans l'état ecclésiastique. Une visite qu'il fit aux
Chartreux de Portes lui fit embrasser cet ordre . Il devint
plus tard général de la grande Chartreuse et évêque de
Belley en 1163. Il fallut un ordre du pape pour l'obliger
à acquiescer à son élection . Il montra une fermeté in
flexible dans la réformation de son diocèse , recherchant et
recevant avec bonté les pécheurs touchés de leurs désor
dres , et traitant les pauvres avec une tendresse toute pa
ternelle .
Vers la fin du règne de Louis VII , le pape Alexandre III
convoqua à Rome un concile général qui est le troisième
de Latran ( 1179 ) , pour corriger les abus qui s'étaient in
troduits ou affermis pendant le schisme et les guerres que
se firent les Impériaux , appelés Guelfes, et les Italiens ,
appelés Gibelins.
Louis VII , déjà vieux et sentant ses forces s'affaiblir,
456

songea à faire sacrer son fils, âgé de quatorze ans . Tout à


coup, le jeune prince, chassant dans la forêt de Compiègne,
s'égara, erra toute la nuit et rentra saisi d'une fièvre qui
semblait mortelle . Le roi , plein de confiance en saint Tho
mas de Cantorbéry, part aussitôt pour aller en Angleterre
prier sur sa tombe. De retour de ce pèlerinage , il apprend
la guérison de son fils ; mais frappé lui-mêmed'apoplexie
en approchant de Saint-Denis, il ne vécut plus que jusqu'à
l'année suivante. Il hata le sacre de Philippe, qui eut lieu
à Reims , l'engagea à épouser Isabelle , flle du comte de
Hainaut , et mourut le 18 septembre 1180 , après un règne
de quarante-trois ans . Prince d'un génie médiocre , mais
plein de douceur , de franchise et de piété, il se fit aimer
des grands et du peuple , et l'Eglise trouva toujours en lui
un zélé protecteur .
Nous entronsdans un des règnes les plus glorieux de la
monarchie française. Philippe II , que l'admiration de son
siècle surnomma Auguste, était à peine àgé de quinze ans
lorsqu'il succéda à son père. Il fut placé sous la tutelle du
comte de Flandre et sous la conduite de Clément de Metz,
maréchal de France. Il épousa (1182) Isabelle de Hainaut,
qui lui apporta pour dot la ville d'Amiens et des droits
qui lui assurèrent l'Artois, le Valois et le Vermandois . Ces
acquisitions successives étaient de nature à contre-ba
lancer l'influence anglaise sur le continent.
Philippe-Auguste employa les moments de paix du
commencement de son règne à des occupations dignes d'un
monarque consommé en sagesse. Depuis longtemps, les
juifs, répandus dans les villes, commettaient toutes sortes
d'exactions, ruinant les gentilshommes, les bourgeois, les
gens de la campagne par des usures exorbitantes, et pro
fanant avec affectation les calices , les croix , les ornements
d'église qu'on avait engagés pour les besoins du peuple .
Ils gardaient chez eux des esclaves chrétiens, malgré la
défense de plusieurs conciles qui avaient déclaré que tous
les chrétiens devaient être exempts de la servitude. Enfin ,
on les accusait d'avoir immolé des enfants chrétiens à l'oc
casion de leurs Paques . Plusieurs juifs avaient été con
damnés et brûlés pour ce crime sous le règne précédent ,
-
457

et l'oncitait encore un enfant, appelé Richard, qu'ils avaient


crucifié et dont le corps reposait dans l'église des Saints
Innocents. Tous ces motifs avaient inspiré à Philippe une
si profonde antipathie pour les israélites, qu'il résolut, dès
son avénement , de sévir contre eux . Plusieurs prélats in
tercédèrent en leur faveur; mais tout fut inutile, le roi les
chassa du royaume, confisqua leurs immeubles et leur en
joignit de vendre leurs meubles : ils quittèrent la France
dans le mois de juillet 1182 et ne purent y rentrer qu'en
1198. Le jeune prince tourna ensuite ses armes contre
quelques seigneurs révoltés ou qui opprimaientles églises :
ils furent battus et domptés . Des hordes de brigands con
nus sous les noms de Brabançons, de Routiers et de Cote
reaux , ravageaient les campagnes, pillaient les églises et
les châteaux : Philippe réunit les milices des communes
aux troupes royales et tailla en pièces ces bandes sacriléges
et dévastatrices. On peut s'imaginer à quels excès elles
durent se porter, puisqu'il se forma des associations dans
la ville du Puy, et ailleurs , pour se mettre à couvert de ces
brigandages . Les confrères, appelés Pacifiques, ou Frères
de la paix, ou Frères pontifes, s'engageaient à maintenir
la paix, à combattre les Cotereaux , à vivre dans la piété .
Quand le roi eut rendu ainsi quelque sécurité aux pro
vinces, il songea à embellir la ville de Paris : il fit des rè
glements de police , pourvut à la salubrité publique en
faisant nettoyer et paver les rues , construire des halles ;
puis il entoura de murs le bois de Vincennes , réunit dans
l'enceinte de la ville des bourgs qui l'environnaient, et jeta
les fondements du Louvre .
Enfin, il chassa les comédiens et établit des peines très
sévères contre les blasphèmes et les hérésies, deux fléaux
qui attirent sur les peuples et sur les couronnes la colère
du Ciel .
Philippe -Auguste suivit la politique de son père à l'égard
de Henri II , roi d'Angleterre, et soutint pendant quinze
ans dans leurs révoltes Henri au Court-Mantel , Geoffroy
et Richard , fils de ce malheureux prince , qui mourut de
chagrin en maudissant ses enfants (1189).
Cependant, une affreuse nouvelle retentit tout à coup
-
458

en Europe : Saladin , profitant des divisions des chrétiens ,


s'était emparé des principales villes de la Palestine et no
tamment de Jérusalem (1187). Toute la valeur de Bau
doin IV n'avait pu empêcher ce malheur. Ce fut un deuil
universel dans toute la chrétienté ; le pape Urbain III en
mourut de douleur ; les troubadours , les menestrels , al
laient chantant dans les châteaux , dans les manoirs :
« Barons de France et d'Aquitaine , allons , allons dans la
Palestine pour venger les outrages que font à Dieu les in
fidèles. Le vicaire du Christ l'ordonne ; les pécheurs , en
prenant la croix , se laveront de leurs crimes, sans être
obligés de porter sur leur corps le cilice et la bure. Le
paradis sera pour tous ceux qui partiront , l'enfer pour
vous tous qui restez au milieu des plaisirs et des distrac
tions du monde , » Enfin, tout l'Occident est poussé vers
une nouvelle croisade. Philippe-Auguste lui-même part
avec Richard Cæur de lion , roi d'Angleterre. Frédéric
Barberousse les avait précédés , mais il périt dans la rivière
de Sélel, en voulant se baigner ( 1190) .
Philippe-Auguste et Richard s'emparèrent de Saint-Jean
d'Acre ( Ptolémaïs) ; ce fut tout le résultat de cette croi
sade . Le roi de France revint dans ses Etats, laissant Ri
chard seul combattre les musulmans (1191 ) . L'humeur
hautaine et l'indigne conduite du roi d'Angleterre avaient
déterminé Philippe à ce brusque départ ; bientôt celui -ci
lui rendit la pareille en profitant de la captivité de Richard,
retenu en Autriche , pour aider Jean Sans terre , frère du
roi , à lui enlever la couronne .
La reine Isabelle étant morte, Philippe- Auguste avait
épousé Ingelburge , seur de Canut VI , roi de Dane
mark (1193).La jeune princesse était agée de dix-sept
ans , belle , pieuse, pleine de vertus et de grâces ; mais ,
malgré ces qualités, elle inspira, dès le jour même des
noces, une profonde aversion à son royal époux , qui résolut
de faire prononcer le divorce sous le prétexte de parenté .
Il obtint cette décision de la faiblesse coupable de quelques
évêques, et il éloigna la malheureuse princesse . Retirée
dans une abbaye du diocèse de Tournay, elle y menait la
vie la plus édifiante . L'évêque de cette ville plaidait ainsi
459

sa cause en écrivant à l'archevêque de Reims : « Il y a dans


« notre pays une pierre précieuse que les hommes foulent
« aux pieds, que les anges honorent et qui est digne du
« trésor royal : je parle de la reine renfermée à Cisoin
« comme dans une prison, et qu'on accable de douleur et
« de misère ; nous pleurons sa destinée, et nous laissons à
« Dieu seui le soin de prononcer sur la cause de ses dis
((
grâces et sur la fin qu'elles auront; car qui pourrait
« avoir le cœur assez dur , l'âme assez inhumaine pour
« n'être pas touché en voyant dans une si grande pauvreté
« une jeune et illustre princesse sortie de tant de rois , vé
« nérable dans ses meurs , modeste dans ses paroles, belle
« comme la Vierge , jeune d'années, mais vieille par la
« prudence ... Son occupation journalière est de lire , de
prier ou de travailler de ses mains ... Cette princesse , si
« noble et si sainte , est forcée de vendre , pour subsister ,
« le peu qui lui reste d'habits et de meubles ; elle n'a pas
« de quoi vivre et sollicite l'aumône , elle tend la main
« pour recevoir et prie pour qu'on lui donne. Je l'ai sou
« vent vue pleurer, j'ai pleuré avec elle , et mon cœur
« s'est attendri et s'est påmé en la voyant en cet état. »
L'infortunée princesse eutrecours au successeur de saint
Pierre , qui était alors Célestin III . Deux légats furent en
voyés à Paris , y tinrent un concile , et le pape, s'étant con
vaincu que la parenté n'était qu'un prétexte imaginaire,
cassa et annula la sentence de divorce, et fit défense ex
presse au roi de prendre une autre épouse du vivant d'In
gelburge ( 1196). Peu de mois après, Philippe épousa
Agnès , fille du duc de Bohème et de Méranie , et fit ren
fermer dans un château la triste Ingelburge.
Cependant Innocent III monte sur le saint -siége ( 1198) .
Ce pontife n'était pas homme à transiger sur son devoir
dans une question aussi importante. Voici le portrait qu'en
fait un écrivain protestant, M. Hurter, dans son histoire
de ce pontife : « Tous les historiens, tant anciens que mo
« dernes , qui ont su apprécier la vie d'un homme par la
« profondeur de ses vues, par la difficulté des problèmes
« sociaux qu'il a résolus, par la hauteur à laquelle il s'est
« élevé, en se faisant comme le point central vers lequel il
460 C

« a su faire converger tous les rayons de son siècle ;


« tous ceux-là sont d'accord que pendant plusieurs siècles,
« avant et après Innocent , le siége de saint Pierre n'a eu
« aucun pontife qui ait jeté un plus vif éclat par l'étendue de
« ses connaissances, par la pureté de ses mœurs et par les
« services éminents qu'il a rendus à l'Eglise : de sorte qu'il
« a été appelé non-seulement le plus puissant, mais encore
« le plus sage de tous les papes qui , depuis Grégoire VII,
« avaient illustré le trône pontifical . » Or , Innocent II
pressa le roi de France de renvoyer Agnès pour reprendre
Ingelburge, et le menaça , s'il s'obstinait dans son péché,
de le frapper des foudres de l'Eglise .
Philippe , aveuglé par sa passion, resta sourd aux prières
comme aux menaces . Alors le pape envoya en France le
cardinalde Capoue , qui assembla un concile à Dijon (1199) ;
le roi fit dire qu'ilen appelait à Rome ; le légat suspendit
un moment la sentence, puis, dans un concile de Vienne ,
il jeta l'interdit sur le royaume. Aussitôt le service divin
cessa partout, plus de prières publiques, plus de prédica
tions, plus de sépultures. A l'aspect de ce deuil général , le
peuple demeure consterné . Le roi , courroucé de cette ces
sation absolue des choses saintes, chasse plusieurs prélats,
saisit leur temporel , enlève aux curés tous les moyens de
subsistance, et, pour punir les clameurs des laïques, il
dépouille les chevaliers du tiers de leurs biens et frappe
les bourgeois d'un impôt excessif. Pareilles violences ne
pouvaient durer ; le roi le comprit , se sépara d'Agnès et
reprit Ingelburge, en reconnaissant tous ses torts . Une fois
de plus la papauté avait vengé la loi la plus sacrée du ma
riage . Innocent III , en travaillant ainsi au maintien des
mæurs publiques, rendait un service signalé à la religion
et à la société . Il était de son devoir de se montrer le pas
teur des rois , et par là le sauveur des peuples.
Le même pape intervint encore entre le roi de France
et le roi d'Angleterre, dont il voyait avec peine les inces
santes querelles. Il leur demande de faire la paix ou au
moins une trêve de cinq ans , et la trêve se fait. Nouveau
service rendu aux deux royaumes .
Vers ce temps , de nouveaux ordres religieux s'établirent
461

en France . Jean de Matha, né à Faucon (Provence), de con


cert avec saint Félix de Valois , fonda l'institut des frères
de la Trinité pour la délivrance des chrétiens captifs chez
les infidèles . Pendant que saint Jean de Matha bâtit le mo
nastère de Cerfroy, saint Félix en établit un autre à Paris ,
en un lieu où se trouvait une chapelle dédiée à saint Ma
thurin, ce qui a fait donner à ces religieux le nom de Ma
thurins (1198-1200) . En même temps, Foulques, curé de
Nenilly-sur-Marne , saint et célèbre prédicateur , faisait
construire à Paris l'abbaye de Saint-Antoine, dans le fau
bourg du même nom , pour servir d'asile aux femmes de :
mauvaise vie qui renonçaient à leur infame profession.
Dans le Languedoc, fut fondée l'institution célèbre des
Hospitaliers du Saint-Esprit, qui se consacraient, à Mont
pellier, au service des malades (1198).Trois ans plus tard,
quatre professeurs de Paris fondaient au diocèse de Lan
gres le Val des Ecoliers, congrégation de chanoines ré
guliers, qui vint plus tard s'établir à Paris .
Nous touchons à la fin du douzième siècle ; mais comme
l'histoire d'un pays ne se coupe point par les dates, con
tinuons à esquisser les événements principaux du règne de
Philippe-Auguste .

Treizième siècle.
Rois , évêques et saints .

Une quatrième croisade, prêchée par Foulques, curé de


Neuilly , fut organisée par les seigneurs du nord de la
France et par les Vénitiens (1202) . Avant d'aller en Pa
lestine, ils s'emparent de Constantinople et rendent l'em
pire à Alexis , fils d'Isaac l’Ange, détrôné par son propre
frère. Mais comme Alexis oublia les promesses faites à ses
protecteurs, ceux-ci prirent d'assaut la ville , l'empire grec
fut détruit et remplacé par un empire latin, dont Baudoin ,
comte de Flandre, fut proclamé le chef. L'empire des La
tins subsista près de cinquante-sept ans .
Pendant ces événements, la guerre avait éclaté de nou
veau entre Philippe - Auguste et le lache Jean Sans terre,
462

qui s'était emparé de la couronne au préjudice d'Arthur,


fils de son frère Geoffroy, duc de Bretagne. L'usurpateur
osa même porter la main sur son neveu , lui plongea l'épée
dans le ventre et jeta dans les flots son corps inanimé.
Pour cet horrible forfait, Jean fut cité par Philippe-Au
guste, son suzerain , pour être jugé devant la cour des pairs.
Ayant refusé de comparaître , il fut déclaré coupable et
déchu de tous les fiefs qu'il possédait en France. Philippe
s'empara alors de la Normandie, du Maine , de la Touraine,
de l'Anjou et du Poitou ( 1202-1206) . Une croisade éut
lieu en France . Elle fut dirigée contre les hérétiques appe
lés Vaudois et les Albigeois,qui,soutenus par Raymond VI ,
comte de Toulouse , faisaient des progrès alarmants et
commettaient d'horribles sacriléges dans les contrées du
Midi . Les Vaudois, qui avaient pour chef Pierre Valdo ,
riche bourgeois de Lyon, prétendaient que tous les chré
tiens devaient savoir l'Ecriture , que tous étaient prêtres et
obligés d'instruire le prochain . Condamnés par le pape,
ils se déchaînèrent contre le clergé , se mirent à excom
munier l'Eglise catholique et à condamner la loi du jeûne ,
la nécessité de la confession , les prières pour les morts , le
culte des saints et une foule d'autres points de doctrine .
Ces sectaires s'unirent aux Albigeois dans le but commun
d'anéantir l'Eglise .
Le pape Innocent III , comprenant l'étendue du mal, mit
tout en æuvre pour l'arrêter : légats , conciles , lettres ,
appel au pouvoir séculier, missionnaires. Diégo de Aze
védo , évêque d'Osma , arrive à Montpellier avec saint Do
minique ; ils se joignent aux évêques pour ramener par la
douceur les populations égarées . Tout fut inutile. Les
sectaires prirent les armes, foulèrent aux pieds les lois
divines et humaines, et assassinèrent deux légats du pape .
Alors les princes s'armérent : Philippe-Auguste envoya
quinze mille hommes contre Raymond, qui s'était mis à la
tête des révoltés . L'armée catholique avait pour chef le
célèbre et valeureux Simon de Montfort, qui remporta sur
les hérétiques des victoires importantes, notamment à
Muret , à quatre lieues de Toulouse . Là, Simon n'avait que
quinze cents hommes contre quatre-vingt mille hérétiques.
463

Mais, nouveau Judas Machabée , il comptait sur l'assistance


de Dieu : après s'être préparé au combat par la prière, il
s'avança contre l'ennemi, qui fut mis en déroute et laissa
vingt mille hommes sur le champ de bataille .
Cette longue lutte , moitié politique , moitié religieuse ,
dura jusqu'en 1222, année de la mort de Raymond VI .
Simon de Montfort était tombé devant Toulouse en 1218 ,
et le pape Innocent III avait fini sa brillante carrière
en 1216. Avant de descendre dans la tombe , il avait en
core convoqué le quatrième concile général de Latran
( 1215) , où furent réfutés et excommuniés les manichéens,
les Vaudois et les Albigeois .
Au milieu du fracas de ces guerres , saint Dominique
accablait du spectacle de ses vertus l'hérésie qui pervertis
sait les âmes, et qui cherchait à gagner les filles des nobles
en leur procurant gratuitement l'instruction . Pour arra
cher ces jeunes personnes aux piéges de l'erreur , Domi
nique bâtit pour elles un monastère à Pronille, entre Fan
jeaux et Montréal , à côté d'une église consacrée à la sainte
Vierge ( 1206) . Telle fut l'origine de l'institution des Do
minicaines. Sa profonde piété donna aussi naissance à
l'institution du Rosaire et à l'ordre des Frères prêcheurs,
dont il posa les premiers fondements à Toulouse en 1215 ,
tandis que François d'Assise fondait en Italie celui des
Frères mineurs, à Notre-Dame des Anges.
De graves événements s'étaient passés entre la France
et l'Angleterre. Les rivalités s'envenimaient chaque jour.
Jean Sans terre avait fini par former une coalition contre
Philippe avec l'empereur Othon et les comtes de Boulogne,
de Hollande, de Flandre, etc. On en vint aux mains à
Bouvines ( 1214) . Ce fut une bataille acharnée ; de part et
d'autre on fit des prodiges de valeur ; enfin, Philippe-Au
guste , avec ses cinquante mille hommes , mit en déroute
complète l'armée des confédérés qui en comptait plus de
deux cent mille . Ce brillant exploit fut le dernier de sa vie .
Atteint d'une maladie mortelle au mois de septem
bre 1222 , il dicta son testament en roi vraiment chrétien .
Il ordonna à ses exécuteurs testamentaires de prélever sur
son trésor cinquante mille livres parisis pour réparer les
-
464

dommages qu'il avait pu causer . Puis il légua des sommes


.

considérables aux pauvres orphelins, aux veuves, aux lé


preux , à l'Hôtel-Dieu de Paris, au roi de Jérusalem , aux
Hospitaliers et aux Templiers .
Il mourut au château de Mantes le 14 juillet 1223 , à
l'âge de cinquante- neuf ans , et après un règne glorieux
de quarante-trois ans.
De tous les rois de la troisième race , c'est celui qui a
acquis le plus de terres à la couronne et le plus de puis
sance aux rois ses successeurs. Appelé Auguste à cause
de ses exploits, il fut plus qu'un conquérant : il fut grand
roi , profond politique , magnifique dans les actions d'éclat,
exact à rendre la justice et zélé pour la religion . C'est le
premier roi qui ait eu des troupes soudoyées en temps de
paix .
Louis VIII ou Louis le Lion ( 1223-1226 ) .

Louis , fils d'Isabelle de Hainaut , première femme de


Philippe-Auguste, était depuis longtemps marié à Blanche ,
fille d'Alphonse IX, roi de Castille . Il fut surnommé Lion
à cause du courage qu'il avait déployé déjà du vivant de
son père . A peine monté sur le trône, il se fit sacrer à
Reims , et il voulut que cette cérémonie fût accompagnée
de beaucoup de solennité et de réjouissances publiques.
Henri III, roi d'Angleterre, au lieu d'y assister en sa qualité
de pair de France et comme duc de Guyenne , fit demander
la restitution de la Normandie et des autres places dont
Philippe-Auguste s'était rendu maître . Louis VIII, non
seulement répondit par un reſus, mais il se prépara à
chasser les Anglais de France . Il leur prit en effet Niort,
Saint-Jean-d'Angély , la Rochelle, soumit les comtes de
Limoges et de Périgord , et tout le pays jusqu'à la Garonne.
Il ne restait plus que la Gascogne et Bordeaux ; mais une
trêve fut conclue, et le roi tourna ses armes contre les
Albigeois , qui ne cessaient de troubler le Midi .
La nouvelle croisade ne fut point heureuse. La prise
d'Avignon et la reddition de quelques places fortes du Lan
guedoc en furent les événements les plus importants. Une
465

épidémie meurtrière qui y sévissait obligea le roi à re


prendre avec les débris de son armée la route du Nord .
Atteint lui -même d'un mal grave, il s'arréta à Montpen
sier, en Auvergne. A cette occasion il donna au monde un
exemple admirable de vertu. Comme les médecins assu
raient qu'il ne pouvait guérir qu'à l'aide d'un moyen dont
l'emploi était réprouvé de Dieu, puisqu'il s'agissait de
manquer à la chasteté, le digne père de saint Louis fit
cette belle réponse : « Il vaut mieux mourir que de sauver
sa vie par un péché mortel . »
Il mourut peu de jours après, le 8 novembre 1226. Sa
valeur, sa chasteté et ses vertus ont rendu son nom im
mortel . Quelques historiens ont voulu borner son éloge à
dire qu'il fut fils d'un grand roi et père d'un grand roi.
Cette idée est aussi fausse qu'injurieuse à la mémoire d'un
prince qui , avant comme après la mort de son père , avait
montré ce qu'il eût fait, si la mort n'eût arrêté l'exécution
de ses nobles entreprises .
Louis IX ou saint Louis ( 1226-1270) .

Ce règne mémorable , pour être bien compris , doit être


divisé en trois époques : le temps de la minorité de Louis IX
et celui qui s'écoula jusqu'à son départ pour sa première
croisade ; la régence de la reine Blanche pendant qu'il fai
sait la guerre en Egypte et en Palestine ; enfin le long
séjour qu'il fit dans ses Etats depuis son retour jusqu'à sa
seconde croisade, dans laquelle il mourut.
Louis IX entrait dans sa douzième année lorsqu'il parvint
au trône . Fait chevalier, selon la coutume , il fut sacré et
couronné à Reims le 29 novembre 1226. Mais la cérémonie
fut peu brillante, parce que beaucoup de seigneurs n'y
parurent point. Humiliés, affaiblis par la politique ferme
et habile de Philippe-Auguste, ils croyaient le moment
favorable pour reprendre leur place et ressaisir leur indé
pendance et leur autorité. Blanche de Castille avait été dé
clarée régente par Louis VIII mourant ; les seigneurs , pour
se faire craindre à la cour, se mirent en révolte ouverte,
en prenant pour prétexte de vouloir confier l'adminis
30
466

tration du royaume à Philippe Hurepel , comte de Boulogne


et oncle du jeune roi . C'était pour la féodalité une tenta
tive d'émancipation : elle n'eut aucun succès.
La régente était une de ces femmes fortes dont le cou
rage , l'activité, les vues hautes et profondes, la prudence
et la fermeté sont le salut des Etats , surtout quand à ces
qualités se joignent les vertus chrétiennes . Elle les pos
sédait à un degré éminent; un mot suffirait pour le prou
ver ; elle disait souvent à son fils : « Beau et doux filz,
rien au monde ne m'est plus cher que vous ; mais préfère
vous perdre mort que soyez entaché d'un seul péché
mortel ' . »
Or, à la tête des grands yassaux ligués contre la régente,
se trouvaient Thibaut VI , comte de Champagne ; Pierre
de Dreux , comte de Bretagne , surnommé Mauclerc, à
cause des persécutions qu'il fit subir au clergé ; Hugues de
Lusignan , comte de la Marche ; Jeanne, comtesse de Flan
dre ; Enguerrand de Coucy , et les comtes de Ponthieu et
de Châtillon. Encouragés par Henri III , roi d'Angleterre ,
ils se promirent bien de reprendre la haute influence
qu'ils avaient perdue dans les affaires du royaume. Mais
Blanche de Castille, entourée de ministres habiles , d'a
gents vigilants et sûrs, conseillée par le cardinal Romain ,
légat du pape, sut déjouer tous les projets de ses ennemis .
Pour agir avec vigueur dès le début, elle marcha à la tête
de ses troupes avec le roi son fils, entra en Champagne
contre Thibaut , qui , surpris et saisi de crainte , vint de
mander son pardon , l'obtint et devint dans la suite l'un
des plus fermes appuis de la couronne. Elle soumit bientôt
Ferrand , comte de Flandre, et maîtrisa par des négocia
tions ou par des expéditions militaires les mauvais vou
loirs de Pierre Mauclerc.
Ce n'était là qu'une trêve, et l'habile régente s'en doutait
bien . Dès l'année suivante , une ligue formidable des grands
feudataires ayant à leur tête le nouveau comte de Boulogne,
oncle du roi, tenta d'enlever ce jeune prince, et ce coup
1 Voir l'Histoire de saint Louis, par Joinville.
2 Guérin , évêque de Senlis, vieillard expérimenté, pieux et savant ; et
le connétable Matthieu de Montmorency.
467

hardi faillit réussir; mais Blanche, qui revenait d'Orléans


avec son fils, en fut avertie à temps, s'enferma dans Mont
Théry , et fit avertir les Parisiens du danger qu'elle courait.
Ceux-ci sortirent en foule de la ville, prêts à sacrifier leur
vie pour la défense de leur roi . Les seigneurs n'osèrent
lutter avec cette multitude qui couvrait tout le chemin de
Paris à Montlhéry. L'auguste enfant, déjà les délices de la
nation , et sa mère, que les Parisiens confondaient dans le
même amour , furent donc reconduits comme en triomphe
jusque dans l'enceinte de la capitale : Louis n'oublia jamais
cette touchante preuve d'affection de la part de son peuple.
La paix était à peine rétablie dans le Nord, que la régente
dut porter ses armes dans le Midi contre les Albigeois.
Raymond VII , comte de Toulouse, se vit bientôt contraint
de conclure une trêve à des conditions fort humi
liantes ( 1229) . Sa fille épousa Alphonse , frère de Louis IX ,
ce qui valut plus tard à celui- ci la réunion du comté de
Toulouse à la couronne de France . Les comtés de Blois , de
Chartres, de Sancerre et de Châteaudun , furent cédés au
roi par Thibaut de Champagne , et ces importantes acqui
sitions ajoutèrent encore à la force du royaume . Ces luttes,
qui durèrent longtemps encore, ne purent ébranler l'auto
rité royale , et les vassaux révoltés en recueillirent moins
de succès que de honte . Le calme ne se rétablit que vers
1235. Cependant les grands intérêts politiques de la
France n'empêchèrent pas Blanche de Castille de veiller
avec un soin pieux et maternel à l'éducation du jeune roi ;
les plus habiles maitres lui furent donnés, et la langue
latine lui devint si familière qu'il lisait avec facilité les
Pères et tous les anciens auteurs qu'on possédait alors . Il
étudiait surtout l'histoire, dont sa mère lui développait
elle-même les hautes leçons pour lui faire sentir qu'il n'y
a de vraie politique que celle qui est appuyée sur la justice
et sur la religion. Le cœur de Louis était fait pour de
semblables leçons : habitué dès sa tendre enfance à haïr
le mal , à aimer Dieu d'un amour profond et souverain , à
mortifier ses penchants , à exercer la charité envers les
pauvres, les frères de Jésus -Christ et les nôtres , il croissait
en douceur, en piété et en sagesse, promettant à la France
468

le plus digne et le plus grand de ses rois . Obligée de se


partager entre tous ses enfants, la régente avait rendu la
cour une école de vertus naissantes , et plus tard Louis IX
et Charles , son frère, montrèrent que ces vertus ne sont
nullement incompatibles avec la valeur et la grandeur
d'ame qui font les héros selon le monde. La reine Blanche ,
en effet, ne se contentait pas de former le coeur de son fils
à une dévotion humble et ardente, elle faisait encore son
éducation royale , en lui enseignant les droits que la
royauté tientde Dieu, de qui procède toute puissance, et
qui confie la gloire aux princes pour sa propre gloire. Elle
laissait à Dieu le soin de développer dans cette ame qu'il
s'était plu à former les devoirs des rois envers les peuples ,
et surtout la haine de la violence, de l'avarice et de la
tyrannie .
En l'année 1234 , ce saint roi épousa la belle et pieuse
Marguerite de Provence, fille du comte Raymond Béren
ger IV, si souvent chantée par les troubadours du Midi .
Cette princesse, qui n'avait que quatorze ans, était par
faitement élevée , etjoignait une grande franchise à beau
coup de délicatesse dans l'esprit. Elle était digne de s'as
seoir sur le trône avec le jeune prince auquel sa mère avait
appris à mépriser ces ruses et ces faussetés qu'on décore
du nom d'habileté dans les affaires. Deux ans après (1236) ,
Louis ix , ayant atteint sa vingt et unième année , fut
déclaré majeur; la régence prit fin ; mais il ne cessa pas
de partager avec sa mère l'exercice du pouvoir sou
verain .
Louis , bien longtemps avant sa majorité, avait paru à la
tête de ses armées et donné des preuves éclatantes de son
courage ; il eut bientôt une nouvelle occasion de signaler
sa valeur . Le comte de la Marche s'était révolté , soutenu
par Henri III , roi d'Angleterre. Louis prit aussitôt les ar
mes ; digne de son aïeul Philippe -Auguste, il fondit comme
un aigle sur le Poitou , et enleva de vive force plusieurs
places de cette contrée . La bataille s'engagea sur le pont
de Taillebourg : les Anglais et les rebelles furent défaits
après une lutte sanglante où le jeune roi se couvrit de
gloire. Poursuivant l'ennemi jusqu'à Saintes, il y rem
469

porta une seconde victoire qui acheva de consterner ses


adversaires . Une trêve de cinq ans fut conclue (1242) . 5

Vers ce temps , le bruit courut en Orient que Louis en


treprendrait bientôt une croisade . Cette nouvelle effraya les
infidèles au point que le Vieux de la Montagne' envoya en
France des sicaires pour assassiner le saint roi ; mais , reve
nant tout à coup surce projet, il expédia des messagers pour
le révoquer , et ils se rendirent tous auprès du prince qui les
combla de présents pour eux et pour leur maître . Dieu
avait veillé sur son serviteur. Cependant Baudouin II, em
pereur de Constantinople, était venu à la cour de France
implorer des secours pour soutenir son empire ébranlé .
Louis lui fit le meilleur accueil, lui donna des sommes con
sidérables , et reçut de lui la promesse de lui céder la sainte
couronne d'épines conservée dans sa chapelle depuis un
temps immémorial . Le roi de France envoya aussitôt deux
religieux dominicains, Jacques et André, à Constantinople
pour en rapporter la précieuse relique. Les envoyés, après
avoir couru bien des périls dans ce long voyage , revinrent
portant ce trésor si cher au cæur du roi . Il alla au-devant
d'eux , accompagné de sa mère , de ses frères, de plusieurs
prélats et de toute sa cour, et rencontra la relique à Vil
leneuve-l'Archevêque , à cinq lieues de Sens, le 10 août
1239. Tous se prosternèrent et versèrent d'abondantes
larmes lorsqu'ils virent cette couronne qui avait ceint la
tête du Sauveur. Le lendemain , saint Louis et son frère Ro
bert , l'un et l'autre nu-pieds et en chemise , la portèrent
à l'église métropolitaine de Sens, d'où elle fut transportée
à Paris à l'abbaye de Saint-Antoine . Huit jours après, elle
fut solennellement portée par Louis et le comte d'Artois
jusqu'à l'église Notre-Dame. Bientôt le pieux roi , ayant
reçu (1241) de Constantinople une partie considérable de
la vraie croix et plusieurs autres reliques, voulut élever un
monument digne de ces trésors. Il chargea Pierre de Mon
treuil , le plus habile architecte de l'époque, de la con
struction de la Sainte- Chapelle . Cet édifice, dont nous
admirons encorel'élégante architecture sarrasine, fut com
1 Nom donné au chef des sectaires ismaéliens établis en Perse par
Haçan , d'où ils s'appelaient Haschischins, dont nous vient le mot assassins.
470

mencé en 1242 et achevé en 1248. C'est là qu'un chapitre


fondé par saint Louis garda les précieuses reliques, parmi
lesquelles était la sainte couronne, que l'Eglise de Paris
possède encore de nos jours.
Une violente irruption de Tartares était venue jeter l'é
pouvante en Europe . Une immense multitude de ces bar
bares avait saccagé la Russie, la Pologne , la Hongrie , et
se répandait en Bohême pour pénétrer au coeur de l'Alle
magne . La reine Blanche, apprenantces funestes nouvelles,
courut fort triste auprès du roi son fils : « Que faire, lui
a dit-elle, et quel parti prendre en une telle extrémité ?
« Que va devenir l'Eglise et qu'allons-nous devenir nous
« mêmes ? - Quel parti prendre ? répondit Louis ; il faut
« chercher au ciel notre consolation et notre force. Si
« les Tartares viennent, nous les enverrons en enfer ou ils
( nous enverront au paradis . » Ces nobles paroles , d'un
héroïsme tout chrétien , bientôt répandues dans le public ,
rassurèrent tous les esprits . Les hordes mongoles se reti
rèrent en 1243 pour retourner en Russie .
L'année suivante, les barbares , chassant devant eux les
rois , les peuples, la civilisation , l'humanité tout entière,
étaient arrivés en Judée : Jérusalem était tombé entre
leurs mains ; religieux , femmes, enfants, vieillards , tout
fut massacré ; le tombeau du Sauveur profané et les cendres
de Godefroi de Bouillon furent jetées au vent . Mais au milieu
de leur succès ils rencontrèrent un ennemi digne d'eux
dans Nodge -Meddin, sultan d'Égypte, qui les détruisit
après de grands efforts. Toutefois la terre sainte , soumise
à l’Egypte, ne fit que changer d'oppresseurs ( 1245 ).
Quand la nouvelle de ces désastres vint épouvanter la
France, saint Louis était atteint à Pontoise d'une mala
die si grave, qu'on désespéra de sa vie . La consternation
était générale à la cour et dans les provinces . Toute la
nation se mit en prières . La reine Blanche, plus effrayée
que les autres , pria Eudes Clément, abbé de Saint-Denis,
exposer les corps
d'e des saints martyrs.
L'auguste malade était tombé dans une léthargie pro
fonde ; déjà on le croyait mort, quand tout à coup il revint
à lui et prononça ces paroles : « La lumière de l'Orient
-
471

« s'est répandue sur moi par la grâce du Seigneur , et m'a


a rappelé d'entre les morts . » Il fit venir aussitôt l'évêque
de Paris, et le pria de lui donner la croix de pèlerin pour
le voyage d'outre-mer, déclarant qu'il ne prendraitaucune
nourriture avant de l'avoir reçue . L'évêque , fondant en
larmes, ainsi que les deux reines, lui donna la croix .
L'expédition était fixée à deux ans . La croisade fut prêchée
dans tout le royaume ; la reine Blanche reprit les rênes
du gouvernement et le roi , ses frères, sa femme Marguerite
deProvence , et les femmes de ses frères, s'embarquèrent
à Aigues-Mortes en 1248 , accompagnés d'une armée de
seigneurs , de chevaliers et d'hommes d'armes . D'autres
croisés , parmi lesquels fut Jean , sire de Joinville , partirent
peu après pour rejoindre Louis en Chypre . Nous avons
raconté les premiers succès de cette expédition, la prise
de Damiette et de Mansoura où périt Robert , frère du roi .
Les affreuses débauches d'un grand nombre de croisés, qui
n'écoutèrent point les ordres du saint roi , furent cause des
malheurs de cette expédition : Dieu étendit sur les cou
pables sa colère vengeresse ; une maladie contagieuse en
dévora une partie , et les débris du camp tombèrent entre
les mains des infidèles. Louis lui-même fut fait prisonnier
( 1250) . Le malheur élève les âmes pieuses ; Louis se
montra plus grand dans les fers que sur le trône et il força
les musulmans à respecter le roi de France, quoique
vaincu et enchainé . Louis , rendu à la liberté avec ses com
pagnons d'armes , partit pour la Palestine, où il s'occupa à
fortifier plusieurs villes .
Cependant la reine Blanche avait vu sa régence trou
blée par les désordres et les déprédations des Pastoureaux,
hordes de brigands qui, sous prétexte de former une
armée de croisés d'une nouvelle espèce , répandaient la
consternation dans le royaume . La fermeté de la régente
ne tarda pas à les disperser ( 1251 ) .
Ce bienfait fut suivi d'un autre que l'histoire ne doit
point oublier : la généreuse princesse entreprit d'abolir
la servitude en France. Grâce à ses pressantes sollicitations,
les affranchissements se multiplièrent peu à peu dans le
royaume. Les grandes abbayes en donnèrent l'exemple.
472
Peu de temps après, la reine mère mourut à Melun
( 1252) , après avoir, comme Suger , administré le royaume
avec une rare sagesse .
Le roi était à Jaffa quand on lui annonça cette doulou
reuse nouvelle . Il se mit aussitôt à genoux devant l'autel
de sa chapelle où il se trouvait alors, fondit en larmes et
dit ces admirables paroles : « Mon Dieu , je vous rends
« grâce de m'avoir conservé ma mère jusqu'à ce jour et
« de ce que vous l'avez rappelée dans votre sein pour la
a faire jouir du bonheur éternel . O mon Dieu ! il est bien
« vrai que j'aimais ma mère plus que toutes les autres créa
« tures ; mais que votre volonté soit faite, et que votre nom
« soit béni. » Puis il s'entretint, pleura et pria avec son
confesseur . Fils digne d'une telle mère, il n'oublia jamais
ce qu'il lui devait : pendant le reste de sa vie, il fit dire
tous les jours , excepté les dimanches et fêtes, une messe des
morts pour sa mère, et il ne manqua jamais d'y assister .
Un an après cet événement, Louis quitta la terre sainte,
où il avait voulu organiser encore divers moyens de dé
fense contre les infidèles et travailler à leur conversion ;
deux entreprises qui lui réussirent en partie . Il revint enfin
en France en 1254. Son absence avait duré six ans .
Dès son retour dans ses Etats, Louis IX s'occupa plus
que jamais du bonheur de son peuple. Avant tout il voulut
lui procurer la paix , cette source inépuisable de tous les
biens . Il fit donc avec Henri III , roi d'Angleterre, un traité
qui devait mettre fin à la rivalité naissante des deux pays.
Quelques années plus tard , il eut l'honneur d'être choisi
pour arbitre entre le roi anglais et ses barons rebelles.
C'est ainsi que chaque jour s'étendait au loin l'influence
de la France et de son glorieux souverain . Tranquille au
dehors , le saint roi employa les loisirs de la paix à con
stituer au dedans le règne de l'ordre et de la justice .
Jusque-là il s'était contenté, comme ses prédécesseurs,
d'envoyer dans les provinces des commissaires pour sur
veiller les sénéchaux et les baillis . Il voulut s'assurer par
lui-même que la justice était exactement rendue dans ses
domaines . De là ces voyages continuels pendant lesquels
il redressait les abus, protégeait les faibles, les opprimés,
473 -

secourait les nobles ruinés et les pauvres laboureurs. Il


faisait tenir auprès de lui une cour de justice qu'on appe
lait Plaids de la porte, où il recevait l'appel de ses vas
saux . En été on le voyait rendre ainsi lui-même la justice
soit dans le jardin de son palais , soit sous les arbres du
bois de Vincennes : là il était réellement le père de ses
sujets; pauvres et riches, tous pouvaient l'aborder et étaient
assurés de trouver en lui la plus exacte justice jointe à
une bonté toute patriarcale .
Les Etablissements de saint Louis sont justement célè
bres : jamais prince ne dota la France d'améliorations plus
utiles et plus sages . Il défendit le duel judiciaire ; réforma
la législation de son temps ; sépara les fonctions judiciaires
des emplois financiers ; fit de rigoureuses ordonnances
contre les blasphémateurs publics et les hérétiques et pu
blia des édits sévères contre l'usure des juifs. Enfin il était
l'âme de tout ce qui se faisait dans ses Etats. Ami des
lettres et des sciences, il s'était procuré une importante
bibliothèque pour laquelle il fit transcrire tous lesmanus
crits qui existaient dans les monastères . Il se retirait sou
vent dans cette bibliothèque pour prier , étudier et jouir
de lui-même, loin des bruits du monde et de la cour. Un
jour même, il goûtait si fort le bonheur de cette pieuse
solitude qu'il pensa abdiquer et embrasser l'état monas
tique ; mais , sur les sages représentations de sa mère , il
consentit à rester sur le trône pour devenis le plus beau ,
le plus sublime modèle des rois. Il ne lui manqua aucune
qualité, ni aucune vertu : intelligence supérieure à son
siècle, cæur noble et généreux , grandeur d'âme, sagesse
politique , courage chevaleresque, vertus publiques et pri
vées , il avait tout pour être aimé de Dieu et des hommes .
Il était surtout cher au peuple : souvent il allait visiter les
pauvres dans les villages pour leur porter des secours et
des consolations. Joinville rapporte qu'en répandant ses
abondantes aumônes , il coupait quelquefois lui-même du
pain aux mendiants et leur donnait à boire. Il fonda suc
cessivement les Hôtels -Dieu de Pontoise , de Compiègne,
de Vernon , la maison des Quinze - vingts pour les pauvres
aveugles, et une multitude de maladreries pour recueillir
474

les lépreux , et confirma, en faveur des étudiants pauvres,


les statuts du collége de la Sorbonne créé par son confes
seur, Robert de Sorbon. Il mérita le titre de second père
des communes, par le zèle qu'il montra pour l'émancipa
moyennes
tion des classes .
Les soins d'un vaste royaume n'empêchaient pas Louis
de s'occuper de sa propre sanctification. Il passait des heures
entières en prière au pied des autels, portait un cilice
comme le plus obscur des pénitents , jeûnait avec une
extrême rigueur et observait l'abstinence durant quatre
jours de chaque semaine . Le vainqueur de Taillebourg,
de la Mansoura et de Damiette, l'homme que les empereurs
et les rois prenaient pour arbitre , se montrait humble et
respectueux envers l'homme de Dieu qui dirigeait sa con
science et lui rendait de ces offices de politesse qu'un
prince attend des autres et n'accorde à personne. Un jour
que son confesseur voulait l'en empêcher, le roi lui dit :
a Laissez-moi faire ; vous êtes le père , et moi le fils. »
Pendant que le roi s'employait ainsi à assurer le bon
heur de son peuple, un nouvel orage venait fondre sur les
chrétiens de Palestine. Le féroce Bibars -Bondochar, sul
tan d'Egypte , s'était rendu maître de presque toutes les
places de Syrie,avait massacré dix-sept mille chrétiens,et
vendu cent mille comme esclaves (1268) . L'Europe con
sternée songea à une nouvelle expédition. Louis IX, ses
frères Charles d'Anjou et Alphonse de Poitiers, les princes
de sa famille, le roi de Navarre et les plus puissants vassaux
de la couronne, prirent la croix . Le départ eut lieu en
1270. La flotte des croisés cingla vers Tunis ; ils s'empa
rèrent de l'ancienne Carthage. Ce fut la seule conquête.
Mais sous les murs de Tunis, vainement assiégé , une mala
die contagieuse décima l'armée française. Louis vit mourir
le plus jeune de ses fils, Jean Tristan , ainsi appelé parce
qu'il était né à Damiette vingt et un ans auparavant, lors
de la captivité de son père . Le roi lui-même fut atteint de
la fièvre mortelle. Sentant que tout secours humain était
inutile , il se mit en prière et se prépara à mourir en réce
vant les sacrements avec la piété la plus touchante. Pen
dant que ses deux fils Philippe et Pierre, ainsi que les
475

autres assistants , fondaient en larmes , le saint roi , couché


sur la cendre, vêtu d'un cilice , conservait seul un visage
serein et offrait à Dieu ses souffrances. Le 25 août 1270 ,
vers midi , on l'entendit s'écrier : « Jérusalem ! Jérusalem !
nous irons à Jérusalem . » Vers trois heures, moment où
mourut le Sauveur, il dormit quelque temps, puis ouvrant
les yeux et se dressant sur son séant, il récita ces paroles
du Psalmiste : « Seigneur, j'entrerai dans votre maison , je
vous adorerai dans votre saint temple . » En disant ces
mots, il retomba sur la cendre et rendit l'esprit . Il était
âgé de cinquante-cinq ans et en avait régné quarante
quatre.
Ainsi mourut ce grand roi , dont tant d'écrivains , histo
riens, poëtes, orateurs , philosophes, se sont accordés à
faire l'éloge. Vingt- sept ans après sa mort, une bulle du
pape Boniface VIII éleva Louis au rang des saints.
A la vue d'une pareille vie , on se demande si jamais le
Roi du ciel a eu sur la terre un serviteur plus fidèle que
cet ange couronné pour un temps d'une couronne mortelle
afin de montrer au monde comment l'homme peut se
transfigurer par la foi et l'amour de Dieu . Ce sentiment
si pur du devoir, ce culte scrupuleux de la justice, cette
exquise délicatesse de conscience, cet amour immense du
prochain , cet esprit de sacrifice qui le poussa deux fois sur
la plage barbare, tout cela est l’quvre de la religion qui
lui parla, le forma et le perfectionna par la bouche de ses
ministres, de ses évêques, de ses prêtres et de Blanche de
Castille, élevée elle-même par l'Eglise. Cela est tellement
vrai que l'impiété n'a osé toucher à cette vie si pure.
Voltaire, le plus insolent patriarche de l'incrédulité mo
derne ; Voltaire, qui a déversé la bave de sa plume sur
tant de réputations intègres , a écrit de Louis IX ces
paroles étonnantes : « Louis paraissait un prince destiné
« à réformer l'Europe, si elle avait pu être réformée ; il a
« rendu la France triomphante et policée, et il a été en
« tout le modèle des hommes . Sa piété , qui était celle d'un
« anachorète, ne lui ôta point les vertus royales ; sa libé
« ralité ne déroba rien à une sage économie ; il sut
« accorder une politique profonde avec une justice exacte,
476

« et peut-être est-il le seul souverain qui mérite cette


« louange. Prudent et ferme dans le conseil , intrépide
« dans les combats sans être emporté , compatissant,
« comme s'il n'avait jamais été que malheureux, il n'est
« guère donné à l'homme de pousser la vertu plus loin . »
Cet éloge est complet et emprunte une importance particu
lière à la plume qui l'a tracé . Tel est l'empire de la vertu ,
qu'elle force le vice même à lui rendre témoignage .
Philippe III , dit le Hardi ( 1270-1285 ).

Philippe III, fils et successeur de saint Louis, fut sur


nomméle Hardi , à cause de la fermeté qu'il déploya en
Afrique , où il se trouvait, à la mort de son père . Son règne
commença sous l'impression lugubre des pertes subies par
l'armée chrétienne et la maison royale de France ; le mal
heureux prince ramena avec lui cinq cercueils : ceux de
son père, de son jeune frère, de sa seur Isabelle , de Thi
bạut II, mari de cette princesse et roi de Navarre, et enfin
celui de sa propre femme, la jeune reine Isabelle d’A
ragon . Les ossements et le cœur de saint Louis furent
déposés dans les caveaux de Saint-Denis .
Philippe, avant de quitter l'Afrique, avait conclu avec
les Sarrasins une trêve de dix ans à des conditions assez
avantageuses ; rentré dans ses Etats (21 mai 1271 ) , son
premier soin fut de rendre les derniers devoirs aux restes
de son père et de ses autres parents. Le nouveau roi , àgé
de vingt-cinq ans , fut sacré solennellement à Reims au
mois d'août suivant. Il fut bientôt obligé de porter les
armes dans le Poitou , et de là à Toulouse , d'où il marcha
contre Roger Bernard , comte de Foix, qui, seul, avait
méconnu son autorité et qu'il força de se rendre à discré
tion (1272). En cette même année fut élu le successeur
du pape Clément IV , mort en 1268 ; le choix des cardinaux
tomba sur Thibaud , archidiacre de Liége, alors en terre
sainte ; il prit le nom de Grégoire X. Richard d'Angle
terre, élu roi des Romains , étant mort dans cet intervalle,
les électeurs assemblés à Francfort élurent Rodolphe , comte
de Hapsbourg, à l'avénement duquel commence la quatrième
.
477

époque du moyen âge , époque de cent quatre- vingts ans ,


depuis 1273 jusqu'à Mahomet II , sultan des Turcs ,
en 1453. Du côté de l'Italie, la paix était donc assurée.
Le pape Grégoire X en profita pour indiquer la tenue d'un
concile général à Lyon le 1er mai 1274. C'est le quator
zième concile cecuménique et le deuxième de Lyon . Jamais
assemblée de ce genre ne fut aussi nombreuse : il s'y
trouva quinze cent soixante -dix personnes titrées , dont
cinq évêques, sans compter les cardinaux , deux patriar
ches latins , le roi d'Aragon et les ambassadeurs de plu
sieurs souverains. Le souverain pontife expliqua au concile
les raisons pour lesquelles il l'avait convoqué, savoir : le
secours de la terre sainte, la réunion de l'Eglise grecque
à l'Eglise romaine , et la réforme des meurs. On dressa ,
en six sessions, des règlements de la plus haute importance
pour le bien de l'Eglise et des Etats, et le concile se sépara
le 17 juillet 1274 .
De son côté, le roi de France mettait à profit la paix qui
régnait dans le royaume pour réparer les maux que les
désastres des croisades avaient causés. Quelques différends
survenus hors du royaume exigèrent cependant son inter
vention . Henri le Gras, successeur de Thibaut II , et comme
lui comte de Champagne et roi de Navarre , était mort
sans enfants måles ( 1274), ne laissant qu'une fille agée
de trois ans , appelée Jeanne. Cette jeune reine et sa mère
se virent forcées de quitter le pays et de se réfugier à la
cour de Philippe le Hardi . Celui-ci, indigné des intrigues
des seigneurs de Navarre, épousa vivement la cause des
deux reines exilées ; il y envoya Etienne de Beaumarchais,
qui soumit tout le pays et rétablit Jeanne sur son trône .
Profitant de cette circonstance, le roi de France fiança cette
princesse à celui de ses fils qui plus tard régna sous le
nom de Philippe le Bel. Et c'est ainsi que la Navarre et la
Champagne furent réunies à la couronne des Capétiens.
En Castille s'éleva une autre querelle . Ferdinand , fils du
roi Alphonse , étant mort, ce dernier fit déclarer son second
fils héritier présomptif du trône, quoique Ferdinand eût
laissé deux fils de Blanche, fille de saint Louis, lesquels
devaient succéder à la couronne , aux termes du contrat de
478

mariage, quand même Ferdinand mourrait avant son père


Alphonse . Le roi de France fit demander l'exécution des
conventions , ou au moins la permission de donner un asile
à sa cour à sa sœur et à ses neveux. Alphonse retint les
fils et laissa partir Blanche . Philippe résolut de porter la
guerre en Castille ; mais la mort subite de son fils aîné
retarda les préparatifs de cette expédition . Le bruit courait
que ce prince , agé d'environ douze ans , avait été empoi
sonné. Le premier ministre du roi , Pierre de La Brosse ,
barbier de saint Louis, osa accuser de ce crime la reine
Marie de Brabant , belle-mère du prince. Une prétendue
sorcière appelée la Béguine (religieuse) , de Nivelle,déclara
que Pierre de La Brosse était lui - même l'empoisonneur .
Le favori du roi fut arrêté , condamné et pendu (1276) .
Plusieurs conciles furent tenus à cette époque dans quel
ques provinces du royaume, savoir : à Angers , à Pont
Audemer, à Avignon, à Béziers, à Poitiers, à Tours (1279
1282) .
Un autre événement plus grave troubla le règne de
Philippe le Hardi et diminua au dehors l'influence de la
France. Charles d'Anjou , frère de saint Louis, régnait de
puis quinze ans en Sicile avec beaucoup de gloire ; mais
son ambition et sa conduite hautaine avaient rendu sa
domination odieuse. On lui reprochait en outre la mort du
jeune Conradin, dernier rejeton de la maison de Souabe .
Une vaste conspiration fut ourdie par Jean de Procida, mé .
decin calabrais, et soutenue par Pierre III , roi d'Aragon, et
Michel Paléologue , empereur de Constantinople . Il s'agis
sait de chasser ou de massacrer tous les Français qui étaient
en Sicile . Or, le lundi de Pâques ( 1282) , au moment où
les cloches sonnaient le premier coup de vepres à la ca
thédrale de Palerme , on entendit tout à coup retentir le
cri : « A mort ! à mort les Français ! » Ce fut le signal du
massacre : hommes, femmes, enfants, prêtres , religieux ,
tous les Français de Palerme et de la Sicile furent égorgés .
Un seul homme trouva grâce auprès des assassins. Le
nombre des victimes s'éleva, dit-on, jusqu'à vingt mille ;
d'autres n'en portent le nombre qu’à huit mille.
Le résultat de ce massacre , connu dans l'histoire sous le
479

nom de Vépres siciliennes, fut la perte de la Sicile , qui


passa de la domination de Charles d'Anjou à celle de son
rival , Pierre d'Aragon . Philippe III crut devoir soutenir la
dynastie capétienne établie à Naples ; il passa en Espagne
pour conquérir ce royaume ; mais cette expédition ne fut
point heureuse. Les Français , étant déjà à Gironne , furent
décimés par des fièvres contagieuses et obligés de repasser
les Pyrénées. Philippe, atteint lui-même, revint mourant,
porté sur une litière; arrivé à Perpignan , il fit son testa
ment, reçut les sacrements et mourut le 5 octobre 1285 ,
âgé de quarante ans à peine, après en avoir régné quinze .
Prince d'une grande piété , il mérita les regrets de son
peuple par sa justice et sa bonté . La France , sous son
administration , fut riche, florissante et heureuse . C'est
aussi sous son règne que furent accordées les premières
lettres d'anoblissement en faveur de Raoul, orfévre du
roi ( 1271 ) . Auparavant , il n'y avait de noblesse que celle
qui résultait des exploits militaires et de la possession des
terres .

Philippe IV, dit le Bel ( 1285-1314).

Le nouveau règne fut un des plus importants de notre


histoire, par les choses qu'il vit tomber et par celles qu'il
vit naître : il vit tomber la ferveur religieuse qui avait
inspiré les croisades , attaquer la puissance des papes,
supprimer l'ordre des Templiers et déchoir le gouverne
ment féodal; mais aussi il vit se fixer le parlement, renaître
le tiers état, et la monarchie prendre une autre forme,
un autre caractère : désormais elle tend à envahir tout le
royaume et à tout soumettre à sa juridiction . L'ordre civil
se fonde ; le trône est entouré de légistes qui règlent l'Etat,
changent le droit politique et soumettent au joug des lois
cette société brillante, indocile , hautaine , chevaleresque ,
de seigneurs si jaloux de leurs droits, de leur puissance,
et jusqu'alors maîtres absolus dans leurs domaines . C'est
une époque de transformation sociale, et cependant c'est
une époque triste dans notre histoire, c'est un règne
qu'on ne peut aimer.
480

Philippe IV le Bel , déjà roi de Navarre du chef deJeanne,


son épouse, fut proclamé roi de France à Perpignan, puis
sacré à Reims le 6 janvier 1286. A ce moment, bien des
têtes illustres étaient tombées : Charles d'Anjou, le pape
Martin IV, Pierre d'Aragon , Marguerite de Provence,
femme de saint Louis, avaient précédé ou suivi Philippe III
de près dans la tombe.
Le nouveau roi publie au parlement de la Pente
côte (1287) une ordonnance qui détermine le mode d'ac
quérir le droit de bourgeoisie et les devoirs desbourgeois
des bonnes villes ; une autre, enregistrée au parlement de
la Toussaint de la même année , pose en principe la sépa
ration expresse
exp de l'ordre civil et ecclésiastique en organi
sant l'administration judiciaire par l'exclusion du clergé .
Cette armée de légistes et d'administrateurs laïques , en
nemis de la féodalité et du clergé, entraînait des frais
énormes. Pour y subvenir, le roi écrasa le peuple d'impôts,
et , pour plaire à ses banquiers , il chassa les Juifs du
royaume (1290 ). Cette dernière mesure ne déplut pas aux
populations ; car, tout récemment encore, un sacrilége
inouï , commis par un israélite , avait profondément irrité
l'opinion publique contre la nation déicide . Voici le fait :
Une pauvre femme de Paris avait emprunté trente sous
à un juif, en lui donnant sa meilleure robe en gage . La
fête de Pâques approchant, cette femme vint redemander
sa robe pour ce jour seulement, pour aller communier
avec plus de décence. Le juif lui offrit de la lui rendre
pour toujours, et sans argent, si elle voulait lui apporter
la sainte hostie qu'elle recevrait. La malheureuse femme
y consentit : elle communia à Saint-Méry, sa paroisse,
garda la sainte hostie et la porta au juif. Celui- ci, poussé
par son impiété, la mit sur un coffre et la perça à coups de
canif. Aussitôt il en coula du sang. Stupéfait à cette vue ,
mais sans s'effrayer de son crime, il y enfonça un clou
en frappant avec un marteau : la sainte hostie saigna
encore. Alors il la jeta dans le feu ; mais elle en sortit
entière et voltigea dans sa chambre . Enfin, il l'enfonça
dans une chaudière d'eau bouillante qui fut à l'instant
teinte de sang, et l'hostie sainte, s'élevant au-dessus, parut
481

au juil, à sa femme et à ses enfants, sous la forme d'un


crucifix . Le miracle était évident .
Ce juif demeurait dans la rue des Billettes. Or, un de
ses enfants, voyant la foule sediriger vers l'église de Sainte
Croix de la Bretonnerie , demanda à plusieurs où ils
allaient : « Nous allons à la messe adorer notre Dieu , lui
répondit-on. — Vous perdez votre temps , leur dit-il , mon
père vient de le tuer . » Les passants continuaient leur
chemin sans faire attention aux paroles de l'enfant. Une
femme, cependant , plus curieuse que les autres, entra
dans la maison , sous prétexte de prendre du feu. Que vit
elle ? la sainte hostie voltigeant encore au milieu de la
chambre ; elle la reçut dans le vase qu'elle portait et courut
la remettre au curé de Saint - Jean en Grève , en lui ra
contant l’horrible profanation. L'évêque Simon de Bussy
fit aussitôt arrêter le juif avec toute sa famille . Le malheu
reux avoua tout, mais ne voulut pas se convertir, malgré
les vives exhortations de l'évêque. Alors il fut livré au
prévôt de Paris , qui le mit en jugement et le condamna au
feu . Sa femme et ses enfants , témoins du miracle, renon
cèrent au judaïsme et reçurent le baptême . Ceci se passa
en 1290 .
La paix régnait entre la France et l'Angleterre , lors
qu'une circonstance imprévue amena une rupture que
Philippe le Bel désirait depuis longtemps, dans l'espoir d'y
gagner le duché de Guyenne.
Une rixe entre deux matelots, l'un Normand , l'autre
Anglais, donna lieu à des hostilités privées entre les vais
seaux des deux nations . Les pertes subies par les Nor
mands et le pillage de la Rochelle irritent le roi de
France, qui fait deux fois citer Edouard jer devant la cour
des pairs. Sur son refus de comparaître en personne , la
cour prononce la confiscation de la Guyenne . Dès lors, la
guerre est déclarée entre les deux puissances. Des deux
côtés on fait de grands préparatifs ; on attire des alliés ;
on trame des ligues secrètes. Philippe le Bel eut recours
aux libéralités du clergé de ses Etats , qui , dans un concile
tenu à Aurillac en 1294 , lui accorda un décime sur tous
les bénéfices pendant deux ans. Le peuple de Rouen se
31
482

montra moins généreux, se révolta à l'occasion de 'quel


ques impôts auxquels il donna le nom flétrissant de
maltóte (mala tolta , mauvais impôt) . On pendit les prin
cipaux rebelles , et la sédition s'apaisa .
Les hostilités éclatèrent d'abord dans la province en
litige et les Français obtinrent quelques avantages ( 1295) .
Mais Guy de Dampierre s'étant déclaré allié des Anglais,
Philippe tourne ses forces contre ce vassal , et les Flamands
sont battus à Furnes en 1297. Effrayé de cette victoire ,
Edouard prie le pape Boniface VIII de s'interposer entre
lui et le roi de France : l'intervention du pontife romain
amena une trêve de deux ans entre les parties belligérantes.
La Flandre resta au roi de France.
Cependant les Flamands, humiliés et rançonnés par
leurs vainqueurs, se soulevèrent en masse contre la domi
nation française. Les corporations de métiers , sous la con
duite de Pierre Kønig et Jean Bride, consuls des tisserands
et des bouchers, prirent les armes , s'emparèrent de Bruges,
et massacrèrent la garnison française. Robert , comte d’Ar
tois , paraît avec cinquante mille hommes sous les murs
de Courtray ; mais il y périt avec son armée, tandis que
les braves mais grossières milices des Flamands perdirent
à peine une centaine d'hommes ( 1302) .
Philippe le Bel , ayant fait la paix avec Edouard et donné
sa fille en mariage à l'héritier de la couronne d’Angle
terre ( 1303) , fit une nouvelle expédition contre les Fla
mands ( 1304) et battit à Mons-en -Puelle les trois fils du
comte Guy , pendant que les Génois, au service de la France,
détruisaient une flotte ennemie à Ziriksée . Une trêve de
dix ans suspendit les hostilités sans éteindre les haines ré
ciproques . Jusque- là Philippe avait été plus heureux que
juste dans ses guerres ; mais ses prospérités étaient trou
blées par les graves démêlés qui , depuis quelque temps,
existaient entre lui et le pape Boniface VIII. Ce pontife,
acceptant la pensée de Grégoire VII et d'Innocent III, sou
tenait avec énergie les pouvoirs temporel et spirituel de la
papauté ; mais les temps étaient changés . L'oppression
féodale pesait moins sur les peuples, qui croyaient pouvoir
se passer de la protection des papes ; d'autre part, la
EN
483

royauté, élevée désormais au-dessus de toutes les forces


rivales , aspirait à tracer une ligne de démarcation entre
les attributions des deux puissances . En conséquence , le
roi de France , orgueilleux et avare , voulait soumettre ,
malgré le pape , les ecclésiastiques du royaume à des con
tributions fiscales, droit alors contesté par les papes . De
là une longue et vive querelle : à Rome des conciles, en
France des persécutions, des confiscations suivies des fou
dres de l'Eglise. Pour opposer une nouvelle force au pon
tife romain, Philippe IV assembla les états généraux, où
l'on vit pour la première fois figurer, à côté des seigneurs
et des évêques , les députés envoyés par les communes ou
tiers état. A sa première réunion (1302), cette sorte de
parlement national donna raison au roi . Le pape Boni
face VIII se vit menacé dans son palais : un envoyé du roi ,
Guillaume de Nogaret, et Colonne, seigneur italien, sur
prirent le pontife à Anagni : Boniface ne trembla pas
devant cet orage inattendu ; ceint de la tiare et couvert du
manteau de saint Pierre , les clefs symboliques et la croix
dans les mains , il s'assit sur son trône et attendit ses en
nemis (1303) . Ceux-ci entrèrent en brisant les portes ; on
dit que Colonne eut même la criminelle lâcheté de frapper
le courageux vieillard avec un gantelet de fer, et qu'il l'au
rait tué , si Nogaret ne l’en eût empêché . Cet attentat fut
suivi de l'emprisonnement du pape, qui demeura trois
jours sans nourriture . La mesure était comblée . Un cri
d'horreur s'éleva parmi le peuple romain tout entier et le
pontife fut arraché des mains de ses bourreaux . Cependant
il mourut un mois après par suite de ces mauvais traite
ments ( 1303) . Benoît XI , empoisonné , dit-on , par Noga
ret, ne régna que peu de temps . L'influence française fit
élire Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux (1304) ,
qui prit le nom de Clément V et fixa le premier le siége
des papes à Avignon (1309) , où ils séjournèrent jusqu'en
1377. Ces tristes querelles se terminèrent par les conces
sions de ce pontife ( 1311 ) ; mais la lâche connivence de
Philippe IV dans les entreprises sacriléges d'un Colonne
schismatique et d'un Nogaret impie restera toujours sur
son front comme une tache ineffaçable .
484

D'autres difficultés s'élevèrent bientôt pour l'en punir :


pressé par des besoins d'argent et par son avarice, il altéra
les monnaies, mesure tyrannique qui lui fit donner le nom
de Faux-monnayeur et inspira aux grands et au peuple
une secrète et profonde haine pour sa personne .
La fin de son règne ſut marquée par l'un des événements
les plus graves de notre histoire : l'abolition de l'ordre
religieux etmilitaire des Templiers. Institué en 1118 pour
la défense des pèlerins de la terre sainte contre les mu
sulmans , cet ordre s'était rendu célèbre par ses exploits et
ses services , mais, devenu riche et puissant, il se laissa
corrompre par l'avarice, l'orgueil et la débauche ; de
funestes doctrines religieuses s'étaient même introduites
dans son sein : on les accusait d'idolâtrie , de manichéisme
et de divers crimes . Clément V, poussé parle roi de France
qui convoitait peut - être les richesses de l'ordre, fit faire
une enquête scrupuleuse qui dura plusieurs années , et
enfin l'abolition de l'ordre fut prononcé au concile de
Vienne en 1312 .
Jacques Molay , le grand maître, fut mis à mort avec
plusieurs chevaliers. Des historiens ont taxé d'injustice
cette abolition ; d'autres se sont contentés de n'y voir
qu'une grande énigme historique ; pour nous , tout en
croyant que cette mesure fut suffisamment justifiée, nous
devons signaler le contraste qui exista, en cette mémo
rable circonstance , entre la conduite du pape Clément V
et celle de Philippe IV . Pendant que le pontife, plein de
miséricorde, accessible au pardon, scrupuleux à examiner,
entourait les accusés des formes protectrices des procé
dures ecclésiastiques et semblait craindre de trouver des
coupables, le roi de France, dur et avare, violant sans
pudeur les règles et les entraves salutaires des lois, mul
tipliait les rigueurs et les tortures, comme s'il n'eût eu
qu'un but : håter le supplice des accusés.
Cet événement est le dernier du règne de Philippe IV .
Il mourut à Fontainebleau en 1314 , à l'âge de quarante
six ans ; il en avait régné vingt- neuf. Né avec un cour
haut, un esprit viſ, une ame ſerme, il aurait pu être aimé
et adoré de ses sujets ; mais il s'en fit haïr par ses persé
485

cutions contre le chef de l'Eglise, par des impôts exces


sifs et surtout par l'altération des monnaies, qui jeta le
trouble dans toutes les classes, en paralysant le commerce .
Nous avons déjà dépassé de quelques années le trei
zième siècle. Il est temps de revenir sur nos pas après
l'histoire des rois de cette époque , pour assister à un autre
spectacle qui élève la pensée, touche le cæur et jette l'ame
dans l'admiration : nous voulons parler des ouvres de
l'Eglise pendant le treizième siècle , cet âge d'or des an
nales ecclésiastiques.

Mouvement religieux au treizième siècle. Papes, évêques et saints .

Cette époque est sans contredit la plus importante , la


plus complète et la plus resplendissante dans les annales de
l'histoire ecelésiastique . Jamais l'influence maternelle de
l'Eglise sur le monde et sur la race humaine ne fut plus
vaste, plus féconde, plus incontestée . Jamais la pensée et
le cæur des peuples de l'Occident ne plièrent avec une do
cilité plus respectueuse sous son majestueux empire. Ja
mais i'amour de ses enfants, leur courage, leur nombre
et leur dévouement sans bornes ne donnèrent à cette mère
immortelle plus de force et de consolations.
Pour le comprendre, il faut considérer avant tout la
haute et puissante direction imprimée à l'Europe par les
papes de ce siècle, qui est bien l'age d'or du moyen âge .
Avec les dernières années du douzième siècle ( 1198) ,
on voit monter sur la chaire de saint Pierre un homme
dans la force de l'age , qui, sous le nom d'Innocent III, de
vait donner au monde le modèle , peut-être le plus accom
pli , d'un souverain pontife. Issu de l'illustre famille des
Conti, qui a jeté un si grand éclat pendant près de six siè
cles, il fut le type par excellence d'un vicaire de Jésus
Christ sur la terre. Sa physionomie extérieure était comme
le vivant reflet des trois principaux traits de sa physiono
mie intellectuelle et morale : la clarté , la fermeté , l'ama
bilité. Gracieux et bienveillant dans ses manières , confiant
et tendre dans ses amitiés, généreux à l'excès dans ses
486

aumônes, orateur éloquent et fécond , écrivain ascétique


et savant, poëte habile' , protecteur zélé des sciences et des
études religieuses, vigilant et sévère pour le maintien des
lois, il avait toutes les qualités qui peuvent illustrer un
homme. Le développement de ce beau caractère tient à la
brillante éducation qu'il reçut de ses maîtres et aux événe
ments dont il fut témoin . Aussi plane -t-il sur l'Eglise et
sur le monde chrétien avec le calme imperturbable de
l’aigle . Sa sollicitude paternelle porte partout son action
protectrice et bienfaisante. Mais, s'il est père de la grande
famille catholique, il en est aussi le juge. De l’Islande à la
Sicile , du Portugal en Arménie , pas une loi de l'Eglise
n'est transgressée qu'il ne la relève, pas une injure faite
à l'affligé et au faible qu'iln'en demande réparation . Pour
lui , la chrétienté entière n'était qu'une majestueuse unité ,
un royaume sans frontières , sans distinction de races ,
dont il était l'intrépide défenseur au dehors et le juge in
corruptible au dedans . Nous l'avons vu , à l'occasion du
scandaleux divorce de Philippe-Auguste , quittant la pieuse
Ingeiburge pour s'unir à Agnès de Méranie . La répression
de la part du pontife fut aussi énergique que le crime était
flagrant. Qu'en résulta-t-il ? Le scandale cessa et le roi ne
songea plus qu'à faire oublier ces jours d'orage par la sa
gesse de sa conduite et de son administration : sa dernière
disposition testamentaire fut en faveur de la reine Ingel
burge, qu'il appelait sa chère épouse.
A ce sujet , un historien protestant , Hurter , s'exprime
ainsi : « Si le christianisme n'a pas été refoulé, comme
« une secte sans valeur, dans quelque coin isolé du globe ;
s'il n'a pas été réduit à une simple formule comme les re
« ligions de l'Inde ; s'il n'a point perdu son énergie euro
« péenne , au sein des voluptés de l'Orient, on le doit à la
« vigilance , à la sévérité des pontifes romains , à leurs
« soins constants de maintenir le principe d'autorité dans
« l'Eglise . » Puis il ajoute : « Que de malheurs eussent
« éte épargnés à la France et à l'Europe, si Louis XV eût
« rencontré , sur la chaire apostolique, la sévère gravité,
1 Ce fut lui qui composa la belle prose Veni, Sancte Spiritus, et la su
blime élégie Stabat Mater.
487

« l'énergie invincible d'Innocent III . Le devoir d'un pape ,


« c'est d'être le pasteur des rois, et par là , le sauveur des
« peuples. »
Innocent eut de dignes successeurs : ce fut d'abord
Honorius III (1216-1227 ) , qui vit s'élever sous son règne
trois ordres devenus célèbres : celui des Franciscains
( 1223) , celui des Carmes (1226) et celui des Domini
cains (1226) .Protecteuruniversel des faibles et des oppri
més, il élevait la voix aussi bien en faveur des pauvres
serfs des contrées les plus éloignées qu'en faveur de
Henri II d'Angleterre, roi enfant qui, le jour de son sacre,
n'avait eu pour appui que deux évêques et trois barons.
Le pape plaida la cause du royal orphelin en écrivant aux
seigneurs : « La loi de Jésus-Christ ne permet pas que le
« fils porte la peine des fautes de son père. Toute révolte
« contre l'orphelin serait une trahison infâme. La religion ,
« la conscience et l'honneur vous font un devoir de vous ré
a concilier avec votre jeune roi ; son âge est la meilleure
a preuve de son innocence . » En même temps il envoya
des ambassadeurs à Louis de France : « Ordonnez -lui, leur
« dit-il , par l'autorité du siége apostolique , de cesser une
« guerre qui n'a plus d'objet. L'orphelin Henri II est
« désormais le pupille du saint- siége . Si Louis de France
« continuait à l'attaquer, nous invoquerions contre lui le
« ciel et la terre . Le Dieu qui est au-dessus des royaumes
a et qui les donne à qui il lui plaît, combattrait pour
( nous. » Quel fut encore l'effet de cette charitable inter
vention du pontife ? Philippe-Auguste , qui avait appris à
ne pas lutter contre un pape , rappela son fils Louis , et la
paix fut conclue entre les deux royaumes ( 1218) . Hono-
rius III engagea le jeune Louis à exercer sa valeur à étein
dre les derniers restes des Albigeois en Languedoc . Il eut
en effet cette gloire ; mais le pape ne vit pàs l'heureuse
issue de cette guerre . Il était mort , l'année précédente
(1227). Son pontificat fut le complément de celui d'In
nocent III . Vint ensuite Grégoire IX, qui , plus qu’octogé
naire en ceignant la tiare , la porta pendant quinze ans
( 1227-1241 ), montrant dans l'accomplissement de ses
devoirs la plus indomptable énergie. On eûtdit qu'il avait
488

rajeuni en devenant dépositaire de cette puissance délé


guée par l'Eternel , Amide la liberté chrétienne, il écrit
aux seigneurs polonais pour leur reprocher d’user la vie
de leurs vassaux , rachetés et anoblis par le sang de Jésus
Christ, à veiller sur des faucons et des oiseaux de proie .
Le grand persécuteur de l'Eglise à cette époque, Frédé
ric II, avait feint de se réconcilier avec elle , mais cette
soumission n'avait été qu'une nouvelle perfidie. L'ingrat
sur lequel Rome avait si bien veillé pendant sa minorité,
voulut absorber l'Eglise dans l'empire et l'asservir par la
force des armes. Le vieillard presque centenaire s'engage
noblement dans la lutte, excommunie le.spoliateur de
l'Eglise ; mais vaincu et assiégé dans Rome , il ne tremble
point devant le vainqueur. Dans cette cruelle épreuve, il
écrit à tous les fidèles de la chrétienté : « Ne vous laissez
« pas étourdir par les vicissitudesdu présent; ne soyez ni
« pusillanimes dans les revers , ni orgueilleux dans la
« prospérité . Mettez votre confiance en Dieu, et sachez
« attendre . La barque de Pierre est souvent entraînée par
« les tempêtes et poussée sur les écueils ; mais bientôt
« elle se relève au-dessus des flots écumants, et reprend
« sa course triomphale. »
Une telle foi n'est jamais trompée. Les excès que com
mit Frédéric II préparèrent sa chute et tous ses malheurs .
Pour conserver l'unité dans l'Eglise , le pape avait convo
qué un concile à Rome ; l'empereur, furieux, chassa d'a
bord les Franciscains et les Dominicains , trop dévoués, se
lon lui , aux intérêts du saint-siége ; il osa même arrêter
et emprisonner les évêques français qui se rendaient au
concile. Alors un cri général s'éleva de toute l'Europe .
Saint Louis écrivit au tyran : « Nous exigeons la liberté
« immédiate de tous les évêques captifs. Songez sérieuse
« ment au parti que vous allez prendre ; le royaume de
« France n'est pas tellement affaibli qu'il puisse souffrir
« davantage vos coups d'éperons . » Mais Grégoire IX mou
rut de douleur en apprenant la conduite inſame du par
jure (1241). Célestin IV n'eut pas le temps d'être sacré ;
il mourut seize jours après son élection .
Après lui , Innocent IV fut élevé sur le saint-siége, après
489

une vacance de deux ans (1243-1254) . Sa marche était


toute tracée : il entra dans les vues de l'héroïque Gré
goire IX ; il lutta contre le chef des Gibelins . Enfermé en
tre les serres impériales, il dut s'enfuir à Lyon (1244) ,
où il convoqua le treizième concile æcuménique , premier
de Lyon (1245) . Il y cite le schismatique empereur, qui
se contente d'y envoyer, pour le défendre , Thadée de
Suesse , conseiller impérial, dont la duplicité était à la
hauteur du triste rôle qu'il devait jouer. Cet homme , qui
a eu depuis de fameux imitateurs , osa dire en plein con
cile : « Frédéric II ne comprend pas pourquoi le pape a
« quitté l'Italie en fugitif. Quel danger pouvait-il courir,
« au milieu du camp de l'empereur, parmi les troupes
« fidèles qui l'eussent défendu jusqu'à la mort ? Mon maître
« n'attend qu'une parole pour venir aux pieds du pontife
« lui offrir son épée et son bras . Il ne songe plus qu'à
« assurer une paix solide, pour tourner enfin ses armes
« contre les Grecs schismatiques d'Orient, pour montrer
« enfin au monde que le sacerdoce et l'empire, étroite
« ment unis, sont invincibles. »
En entendant ce magnifique langage, Innocent IV inter
rompit l'orateur : « Ce sont là de belles promesses, dit
« il, mais on me les a faites il y a un an , et on les a déjà
« violées. » Le pape avait pénétré tout ce système d'as
tuce et d'hypocrisie; il savait que l'avocat du persécuteur
de l'Eglise avait ordre de n'accepter aucune des bases de
réconciliation discutées, l'année précédente, dans les con
férences d'Italie . Le temps de la justice était venu . L'en
vahisseur des Etats du pape fut mis solennellement au
ban de l'Eglise, et déclaré indigne de régner , étant oppres
seur , spoliateur, hérétique et tyran . Frédéric II appela
une seconde fois à son secours les Sarrasins et mit l'Italie
à feu et à sang . Mais le doigt de Dieu s'était retiré de lui ,
l'Europe chrétienne le regardait comme un fléau . La ligue
lombarde , le parti des Guelfes, lui apprennent qu'il n'est
pas bon à l'homme mortel de combattre contre Dieu . A
quoi aboutit enfin tout l'orgueil de l'ambitieux empereur ?
Chassé et mis en déroute sous les murs de Parme, il voit
périr misérablement ses amis, ses confidents , ses com
490 -

plices : la faim tue les uns , les tortures achèvent les au


tres. L'usurpateur lui-même mourut étouffé par un de
ses fils naturels, Manfred ou Mainfroi ( 1250) , qui empoi
sonna bientôt Conrad , fils légitime de l'empereur . Le
meurtrier périt à son tour dans une bataille . Enfin , Con
radin, dernier rejeton légitime de la maison de Hohens
taufen , expirera sur l'échafaud, à l'âge de dix -sept ans . Un
empereur plus humain lui succédera dans la personne de
Rodolphe de Habsbourg .
C'est ainsi que la main de Dieu s'est étendue sur la
race du persécuteur de son Eglise ; c'est ainsi qu'il a voulu
donner aux siècles à venir une grande et terrible leçon
dont les usurpateurs du temporel de l'Eglise devraient
bien profiter encore de nos jours. En effet, ne voyons
nous pas aujourd'hui, d'une part, les mêmes passions , la
même ambition , les mêmes injustices, les mêmes massa
cres, les mêmes spoliations commises avec la même as
tuce ; et de l'autre , le même calme, la même fermeté, la
même dignité dans le pontife qui maintient dans leur
intégrité les droits du saint-siége ! Dieu saura aussi don
ner à ce grand débat la même solution. Grégoire IX eut
pour successeur Alexandre IV (1254-1261) , qui lutta avec
Mainfroi, roi de Sicile. Vint ensuite Urbain IV (1261
1264) qui , malgré ces troubles, institua la solennité de
la Fête -Dieu, dont saint Thomas composa l'admirable
office. Clément IV ( 1265-1268) voit la triste fin de Con
radin . C'est aussi sous son pontificat que parut la prag
matique sanction de saint Louis, dont nos légistes ont
prétendu faire le fondement de nos libertés gallicanes.
Suivent trois années de vacance du saint- siége ; mais
Dieu veilla sur son Eglise . A ce moment , se place la fin de
la dernière croisade . Pour ne point revenir sur cette
question déjà discutée , nous nous contenterons de rappe
ler ici ces admirables paroles de M. de Maistre qui la
résument parfaitement : « Lorsque , dans le moyen âge ,
« nous allâmes en Asie, l'épée à la main , pour essayer de
« briser sur son propre terrain ce redoutable croissant
« qui menaçait toutes les libertés de l'Europe , les Fran
« çais furent à la tête de cette mémorable entreprise . Un
491

« simple particulier, qui n'a légué à la postérité que son


a nom de baptême , orné du modeste surnom de l'Ermite ,
( aidé seulement de sa foi et de son invincible volonté ,
« souleva l'Europe, épouvanta l'Asie, brisa la féodalité,
« anoblit les serfs, transporta le flambeau des sciences
« et changea l’Europe. »
Grégoire X ceignit la tiare ( 1271-1276) . Il eut la con
solation de voir la paix rétablie , en Allemagne et en
Italie par l'avénement à l'empire d'un prince dont les
descendants règnent encore . C'était Rodolphe , comte de
Habsbourg , landgrave de la haute Alsace. Sa maison des
cendait, en ligne maternelle, de Charlemagne. Le nouvel em
pereur était digne de son illustre ancêtre. On cite de lui ce
trait de piété. Il rencontra , un jour, au milieu des mon
tagnes de la Suisse , un prêtre qui portait le saint viatique
à un malade. Rodolphe descendit aussitôt de cheval, y fit
monter le prêtre, et accompagna , à pied, le Roi du ciel
dans la pauvre demeure qu'il allait visiter. Le prêtre vou
lut ensuite rendre au noble chevalier sa monture : « A
« Dieu ne plaise, répondit le prince , que je m'assoie ja
« mais sur un cheval qui a servi au Roi des rois ! » et il
le laissa au prêtre. A l'avénement de ce nouvel empereur
d'Allemagne ( 1273) commence la quatrième époque du
moyen âge , qui comprend une période de cent quatre
vingts ans et fiuit à Mahomet II , sultan des Turcs,
en 1453 .
Les papes , après Grégoire X , se succèdent rapidement.
Ce sont : Innocent V (1276-1276) , qui ne règne que
cinq mois ; Adrien V, qui mourut la même année, après
avoir dit aux membres de sa famille, qui le félicitaient de
sa promotion : « J'aimerais mieux que vous fussiez venus
voir un cardinal bien portant qu'un pape moribond . »
Puis vinrent : Jean XXI ( 1276-1277) ; Nicolas III (1277
1280) ; Martin IV (1281-1285) ; Honorius IV (1285
1287) ; Nicolas IV ( 1288-1292) ; saint Célestin V (1294
1294) , et Boniface VIII (1294–1303 ).
Ainsi , grâce à la fermeté des pontifes romains, l'Eglise
pouvait manifester plus librement sa force d'action pen
dant cette brillante période du moyen âge . La papauté ,
492
relevée des abaissements du dixième siècle par Syl
vestre II , devint, sous les pontificats de Grégoire VII et
d'Innocent III , la reine du monde. Nous avons vu à quel
prix ce triomphe fut acheté, et quelles luttes la précé
dèrent .
L'épiscopat, uni à la papauté par les liens les plus
étroits , de formait, dans tout l'univers , qu’un corps
compacte, qui prolongeait jusqu'aux extrémités du monde
l'action sanctifiante des souverains pontifes. Sous l'active
et énergique impulsion donnée par les papes au gouver
nement de l'Eglise, les moeurs des clercs ne tardèrent pas
à reprendre la sainte régularité qu'elles avaient perdue,
dans le cours du dixième siècle . Sauf quelques excep
tions, la majorité des ecclésiastiques étaient ce qu'ils de
vaient étre , le sel de la terre , la lumière du monde ; des
hommes craignant Dieu , fidèles, laborieux , exacts à rem
plir leurs devoirs , doux et miséricordieux envers les
pauvres, bienveillants et pleins de charité entre eux . Tel
lement il est vrai que l'Eglise porte en elle -même les re
mèdes qui doivent guérir les plaies de ses enfants et que
le monde ne peut que les envenimer en y portant une
main profane. Aussi nous verrons éclore à l'ombre de
l'Eglise les plus belles fleurs de sainteté . Nous regrettons
de ne pouvoir que citer certains noms, sans les accompa
gner d'aucun détail.
Nous avons étudié les diverses phases de la vie politique
et sociale de ce siècle . Passons maintenant à une seconde
considération , à la vie de l'âme et des croyances, à la vie
intérieure. C'est un spectacle autrement grand et plus
merveilleux qui nous prouvera qu'au moyen âge, et sur
tout au treizième siècle, la société était foncièrement
chrétienne .
A côté des guerriers illustres qui avaient fait respecter
le nom chrétien sur les champs de bataille ; à côté des
cours où brillait la valeur militaire unie aux plus hautes
vertus , nous voyons surgir des conquérants d'un autre
genre , des armées de saints recrutés dans tous les rangs
de la société . L'Eglise, pour éteindre les dernières héré
sies et donner une secousse violente aux membres engour
493
dis de ses enfants, avait besoin de nouveaux bras . Dieu
pourvut à tout . Une vision symbolique montre à Inno
cent III et à Honorius III la basilique de Latran menaçant
de s'écrouler, mais soutenue par un mendiant italien et
par un pauvre prêtre d'Espagne. Ce prêtre descend des
Pyrénées dans le midi de la France envahi par les héré
tiques , allant nu-pieds , à travers les ronces et les épines ,
pour leur porter la vérité et la paix ; c'est le grand saint
Dominique de Gusman . A son baptême , déjà, le ciel avait
fait briller une étoile resplendissante sur le front de cet
enfant de prédilection . Il avait grandi dans la pureté et
dans la piété, n'ayant d'autre amour que pour cette Vierge
divine dont le manteau lui semblait envelopper toute la
terre : ses mains exhalent un parfum qui inspire la chas
teté à tousceux qui en approchent ; doux , aimable, hum
ble , charitable envers tous , il veut se vendre lui-même
pour racheter une ame captive des hérétiques. Mais, pour
sauver toutes les âmes qui périclitent, il conçoit l'idée
d'un ordre d'hommes savants , dévoués et pauvres , desti
nés à errer de par le monde pour rechercher partout
l'impiété et devenir précheurs de la vraie foi. Il va à Rome
pour solliciter la confirmation de son projet, entre dans
une église , y voit un homme en haillons, se précipite
dans ses bras et s'écrie : « Tu es mon frère, tu cours dans
la même lice que moi . » Ce mendiant est François d'As
sise, le glorieux pauvre du Christ. Lui aussi a conçu le
projet de reconquérir le monde par l'humilité, et c'est
pourquoi il a pris le nom de Mineur, le moindre de
tous .
Il quitte tout , et loin de révolter le monde par la sainte
folie de la croix, il le subjugue ; plus le sublime insensé
semble s'avilir, plus sa grandeur rayonne. Ainsi il court
chercher le martyre en Egypte , l'Orient le renvoie et il
revient vivre dans cette chétive chapelle de la Portioncule
où le Sauveur lui-même et sa mère lui ouvrent tous les
trésors de l'Eglise . Le pape confirme ces faveurs à la vue
des roses blanches et rouges qu'il lui présente au milieu
des neiges de l'hiver. Alors le serviteur de Dieu monte sur
les rochers de l’Alverne pour y recevoir ces stigmates
494
triomphants qui devaient le rendre le véritable porte -croix
du Christ.
A la vue de ces deux hommes, le siècle comprit qu'il
était sauvé et qu'un sang nouveau allait couler dans ses
veines. De nombreux disciples allèrent se ranger sous ces
entraînantes bannières . Partout s'élève un long cri d'en
thousiasme et de sympathie, cri qui retentit dans les con
stitutions des souverains pontifes, dans les chants des
poëtes et s'est prolongé à travers les siècles. L'esprit avait
acquis enfin une suprématie définitive sur la matière . Ces
deux ordres étaient comme deux fleuves majestueux rou
lant l'esprit et la vie . A peine nés, ils se propagent d'une
manière étonnante . Un demi -siècle après la mort de saint
Dominique , il y avait en Europe quatre cent dix-sept mai
sons de son ordre ; celui de saint François en comptait
huit cents . Quelle influence ne durent pas exercer sur l'Eu
rope des hommes formés à pareille école ? Aussi la prédi
cation des nations païennes est-elle reconnue : des fran
ciscains sont envoyés par Innocent IV et saint Louis dans
le Maroc, à Dạmas, au Mongol . Ils parcourent l'Italie dé
chirée par les factions, réconciliant les individus et les ci
tés hostiles, reprochant aux villes , aux princes leurs
fautes. Tous s'ioclinent devant cette médiation sublime.
La noblesse et le peuple de Plaisance sont aussi réconciliés
à la voix d'un franciscain ; Pise et Visconti se rendent à
celle d'un dominicain , et dans la plaine de Vérone deux
cent mille âmes se pressent autour du bienheureux Jean
de Vicence, frère prêcheur chargé par le pape d'apaiser
tous les troubles de la Toscane, de la Romagne et des pays
environnants : « Je vous donne ma paix ; je vous laisse ma
paix ! » s'écriait -il au nom du Dieu de la paix, et souvent
des explosions de sanglots et de larmes répondaient au eri
de la charité . Sans doute ces heureux résultats ne duraient
pas toujours ; mais le mal fut du moins combattu, la séve
du Christ était ravivée dans les âmes, et il est certain que
les effets de cette lutte, livrée tous les jours, étaient incal
culables , surtout quand on pense que les pacifiques com
battants s'adressaient à tous , aux pauvres, aux riches,
aux petits , aux grands, au peuple et aux rois .
495

La mission spéciale de chacun de ces deux ordres était


d'ailleurs parfaitement tracée et connue . La tradition ra
conte que les deux fondateurs eurent un moment la pen
sée de les réunir en un seul ; mais une révélation les dé
tourna de ce projet : l'Eglise , pour s'emparer des âmes et
les sauver , avait besoin de deux sortes d'auxiliaires, parce
qu'il y avait un double travail à entreprendre : ramasser
au sein des fidèles l'amour et la science . L'amour dévore
et absorbe l'âme de saint François, appelé le Séraphin ,
d'Assise, tandis que saint Dominique possède la force et la
lumière des chérubins. Leurs enfants durent agir sur le
monde en restant fidèles à cette double vocation . L'ordre
séraphique répandit à grands flots les trésors de l'amour
et les joies mystiques du sacrifice, et l'ordre des prêcheurs
de saint Dominique propage partout la science et la vérité.
Ainsi le ceur et l'intelligence étaient également satisfaits.
Les uns et les autres restèrent fidèles à leur mission . Une
légion de saints suit le chef de chacun de ces ordres.
Sur les pas de saint Dominique, ce sont :
Le bienheureux Jourdain , son digne successeur comme
général de l'ordre ; saint Pierre de Vérone, martyr de son
zèle, assassiné par les hérétiques et écrivant avec son sang
les premiers mots du Symbole ; saint Hyacinthe et saint
Ceslas, deux frères, Polonais, rencontrés par saint Domi
nique à Rome et renonçant à toutes les grandeurs pour
porter l'habit religieux ; Raimond de Pennafort, prêtre es
pagnol choisi par Grégoire IX pour coordonner la législa
ture de l'Eglise ; le bienheureux Théobald Visconti, qui
devait présider aux destinées de l'Eglise sous le nom de
Grégoire X.
Outre ces saints , l'ordre de saint Dominique comptait
des savants illustres, parmi lesquels : Albert le Grand , CO
losse de savoir et maître de saint Thomas ; Vincent de
Beauvais ', auteur de la grande Encyclopédie du moyen âge;
le cardinal Hugues de Saint-Cher, qui composa la première
concordance des saintes Ecritures ; Henri de Suze , auteur
de la Somme dorée ; mais par-dessus tous brille en sain

1 Surnommé le Dévoreur de livres (librorum helluo).


496

{ eté et en science ce grand saint Thomas d'Aquin ', le Doc


teur angélique , le penseur gigantesque , en qui semble se
résumer toute la science des siècles de foi, et dont un hé
résiarque du seizième siècle dit , en blasphémant : « Otez
moi Thomas , et je détruirai l'Eglise ! » Dominique de
Caserte, son disciple, le vit , un jour, agenouillé au pied du
crucifix, dans un ravissement extraordinaire. Il entendit
une voix miraculeuse qui disait : « Vous avez bien écrit
de moi , Thomas ; quelle récompense demandez - vous ? » Le
saint répondit : « Aucune autre que vous , Seigneur ! »
Toute sa vie est dans cette réponse sublime. Il mourut
en 1274 .
L'ordre de Saint-François présente toute une armée de
saints , sous des chefs non moins glorieux ; de son vivant
même le séraphique fondateur vit douze de ses enfants
martyrisés pour la foi, cinq dans le Maroc et sept à
Ceuta .
Nommons encore les bienheureux Bernard , Egidius et
Gui de Cortone , compagnons du saint fondateur, qui lui
survivent et conservent inviolablement ce dépôt de foi,
d'amour et d'humilité dont il leur avait appris le secret .
A peine est-il monté au ciel , que celui que les peuples,
dans leur enthousiasme , appellent son premier-né , saint
Antoine de Padoue , prend sa place. Il est célèbre, dans
les annales de l'Eglise, par l'empire extraordinaire qu'il
exerça sur la nature et qui lui valut le nom de Thauma
turge. Enrichi du don des langues, il édifie la France et
la Sicile. Dans ses dernières années, en prêchant la paix
aux villes lombardes, il ose seul reprocher au farouche
Ezzelin , podestat de Frédéric II, sa tyrannie, et le cou
pable avoua que le saint le faisait trembler. Né à Lisbonne
en 1195 , il mourut à Padoue en 1231. Ainsi , à l'âge de
trente-six ans , il était déjà un prodige de sainteté . Roger
Bacon, célèbre moine anglais , surnommé le Docteur ad
mirable, réhabilite l'étude de la nature, vivifie toutes les
sciences et prévoit, s'il n'a pas accompli, les plus grandes
1 Surnommé aussi le Docteur universel, l'Ange de l'école. La Somme de
saint Thomas est l'ouvre la plus élonnanie du génie humain .
2 Ce sont les cinq frères mineurs : Bérard , Pierre, Accurse, Ajut et
Othon,

.
-
497

découvertes modernes . Du moins lui attribue - t -on l'inven


tion de la poudre à canon , celle des verres grossissants,
du télescope , de la pompe à air et d'une substance com
bustible analogue au phosphore . Il proposa dès 1267 la
réforme du calendrier. Né en 1214 , il vécutjusqu'en 1294 .
Jean Duns Scot, surnommé le Docteur subtil , célèbre
philosophe scolastique ( 1275-1308) , fut un des plus ha
biles disputeurs de son temps et fut l'adversaire de saint
Thomas , d'où les thomistes et les scotistes .
Saint Bonaventure, le Docteur séraphique, fut l'ami et
le rival de saint Thomas (1221-1274). Un jour celui-ci
lui demande de quelle bibliothèque il a tiré son éton
nante science, le docte franciscain lui montre son cruci
fix. L'humble religieux lavait la vaisselle de son couvent
lorsqu'on lui apporta le chapeau de cardinal .
Outre ces saints et ces savants des deux ordres , nous

trouvons encore dans ce beau siècle : sainte Claire , qui


reçoit des mains de saint François la corde qui doit être
à jamais le symbole de son union avec Dieu . Innocent IV
lui accorde le privilége de la pauvreté perpétuelle; enfin
elle est proposée par le souverain pontife, qui l'avait assis
tée à sa mort , à la vénération des fidèles comme la prin
cesse des pauvres et la duchesse des humbles .
La bienheureuse Hélène Eurimilli , une des filles de
sainte Claire ( 1297) ; sainte Elisabeth de Hongrie , qui re
çoit le manteau des mains du pauvre François, et dont un
auteur de nos jours, M. de Montalembert, a écrit l'admi
rable vie ; sainte Agnès de Bohème, cousine germaine de
la précédente, qui repousse la main de Frédéric II et du
roi d'Angleterre, consulte sainte Claire et en reçoit avec
une réponse une corde, une écuelle de bois et un crucifix .
Ce qui fit dire au farouche empereur d'Allemagne : « Si
elle m'avait préféré un homme quelconque , je me serais
vengé ; mais, puisqu'elle ne me préfère que Dieu , je n'ai
rien à dire . » - Isabelle de France , sæeur de saint Louis ,
refuse également de devenir l'épouse de Conrad V pour
se faire clarisse et mourir sainte comme son frère.
Marguerite, reine de France , devenue veuve de Louis IX ,
se montra par ses vertus digne de son époux et entra dans
32
498
un couvent (1219-1295) . Elle avait suivi, comme reine ,
les traces de la bienheureuse Blanche de Castille , mère du
grand roi . Les deux filles de saint Ferdinand de Castille
et Hélène, soeur du roi de Portugal ; sainte Salomé, reine
de Gallicie , nièce de sainte Elisabeth ; sainte Cunégonde,
duchesse de Pologne ; la bienheureuse Marguerite de Hon
grie ; sainte Elisabeth , reine de Portugal , pratiquent les
plus sublimes vertus .
Outre ces saintes de race royale citons encore : sainte
Marguerite de Cortone , sainte Rose de Viterbe , poétique
héroïne de la foi . A peine agée de dix ans, elle entreprend
de prêcher, sur la place publique , les droits du saint
siége au moment même où le pape fuyait. Exilée elle
même , à l'âge de quinze ans , elle revient triomphante avec
l'Eglise , pour mourir à dix -sept ans , admirée de tous et
conservant encore aujourd'hui une grande popularité en
Italie.
A côté de ces saints et saintes, tous du treizième siècle ,
qui illustrent les deuxordres, nous voyons sept marchands
de Florence fondant ensemble un ordre dont le seul nom
exprime l'orgueil qu'on éprouvait,dans ces temps de che
valeresque dévouement, à se courber sous le joug de la
reine du ciel . C'est l'ordre des Servites ou Esclaves de Ma
rie , qui donne aussitôt à l'Eglise saint Philippe Beuzzi ,
fondateur de la touchante dévotion des Sept Douleurs de la
Vierge . L'ordre de Notre-Dame de la Merci , destiné à ra
cheter les esclaves, donne säint Pierre Nolasque et Ray
mond Nonnat , qui se vendit lui-même pour délivrer un
chrétien . Les infidèles lui mirent un cadenas aux lèvres,
tant sa parole invincible ne cessait de leur reprocher leurs
crimes . L'ordre des Trinitaires ou de la Rédemption des
captifs fournit saint Jean de Matha et saint Félix de Valois ,
qui ſondèrent cet ordre, dont la périlleuse croisade ſut con
tinuée pendant six siècles . L'ordre des Célestins produit
Pierre Morone, son fondateur, qui devint pāpé plus tard et
fut canonisé sous le nom de Célestin V. Enfin, saint Eugène
de Strigonie établit les ermites de Saint-Paul en Hongrie.
Ainsi s'introduit partout la vie de prières et de sacrifices.
Mais, outre cette immense richesse de sainteté qui éclaté
-
499

dans les ordres nouveaux, voici d'autres noms également


illustres : saint Edmond , archevêque deCantorbéry (1242) ;
saint Guillaume et le B. Phil . Berryiér, archevêques de
Bourges ; le bienheureux Etienne de Châtilloni , évêque de
Die ; le bienheureux Albert, patriarche de Jérusalem ;
saint Guillaume, abbé du Paraclet, en Danemark ; saint
Sylvestre d’Osimo ; saint Thibault de Montmorency; le
bienheureux Hermann Joseph , si célèbre par son amour
pour la Mère de Dieu ét par les faveurs qu'il en reçut ;
saint Nicolas de Tolentino, qui ne savait comment vaincre
les impatiences de mourir ; saint Adolphe , évêque d'Os
nabruck ; saint Gilbert , évêque de Cathness ; saint Richard ,
évêque de Chichester ; saint Louis, évêque de Toulouse ;
saint Engelbert , archevêque de Cologne ; saint Guillaume ,
évêque de Saint- Brieuc ; saint Ferdinand, roi de Castille,
et le fameux Rodrigue de Ximenes, son chancelier ; les
bienheureux Pierre de Catané et Péregrin, franciscains ;
saint Pierre Gonzalez ; le bienheureux Jacques de Vora
gine ; saint Beuvon , gentilhomme provençal ; säint Sadoc,
martyr; le bienheureux Jean Prandhota et une foule
d'autres cités dans les annales des diverses églises du
monde catholique.
Outre les femmes illustres que nous avons citées , on
trouve encore dans ce siècle une pléiade de vierges qui
portent la vertu de pureté jusqu'au plus sublimehéroïsme,
ce sont : sainte Julienne ; la bienheureuse Mafaldu, fille du
roi de Portugal; la bienheureuse Marie d'Oignies ; sainte
Humilité, abbesse de Vallombreuse, dont le nom seul peint
toute la vie ; sainte Verdiane, l'austère recluse de Flo
rence ; sainte Zita , humble servante à Lucques, prise pour
patronne par les fières républiques ; la bienheureuse Mar
guerite de Louvain, simple servante, comme les deux pré
cédentes ; sainte Hedwige , duchesse de Pologne ; sainte
Isabelle ; la bienheureuse Havoie et une multitude d'au
tres qui formaient alors, dans l'Eglise, comme une im
mense auréole de sainteté et de vertus.
Mais n'oublions pas , parmi les merveilles de ce temps,
cet ouvrage, depuis reconnu sans rival , l'Imitation de Jé
sus-Christ, dont le glorieux anonyme n'a point été com
500 -

plétement levé . De graves critiques l'ont attribué, les uns


à Jean Gersen , moine bénédictin de Cavaglia, en Piémont,
qui l'aurait écrite de 1220 à 1240 ; d'autres à Jean Char
lier de Gerson , surnommé le Docteur très-chrétien , qui
vécut plus tard (1363–1429) et fut chancelier de l'Uni
versité de France ; d'autres enfin à Thomas AʼKempis , re
ligieux , pé en 1380 au bourg de Kempen (diocèse de Co
logne), et mort en 1471. Quoi qu'il en soit de l'auteur
de ce livre et même de l'époque où il fut composé, on peut
dire qu'il est la formule la plus complète et la plus su
blimede l'ardente piété envers Jésus-Christ d'une période
qui avait déjà enfanté le rosaire et le scapulaire en l'hon
neur de la Vierge-Mère , et qui se clôt magnifiquement par
l'institution de la fête du Saint-Sacrement. Ce qui est sur
tout frappant, c'est que cette touchante solennité eut pour
premier auteur une pauvre seur de charité , sainte Ju
lienne de Liége , et pour chantre le grand saint Thomas
d'Aquin . Un tableau de Bologne le représente écrivant le
Lauda Sion sous la dictée des anges ; cette inspiration du
peintre est digne du saint et de son ouvre .
Nous n'avons pu qu'esquisser légèrement la magnifique
histoire des saints de ce siècle, si fécond en eeuvres de sain
teté ; mais de cette longue liste de héros de chrétiens qui
éclosent , comme des fleurs, au sein de l'Eglise, on peut
conclure combien d'autres ames elle a éclairées, élevées,
sanctifiées, et qui ont caché leurs vertus à l'ombre de leurs
demeures solitaires pour en être récompensées plus riche
ment .
La liberté laissée à l'Eglise ne favorisa pas seulement
cet immense développement de vie morale , mais produi
sit encore un mouvement intellectuel dont l'essor se tra
duisit par la création des universités et la naissance d'un
nouvel art chrétien qui couvrit le sol de ses merveilles .
SaintGrégoire VII avait puissamment contribué à ce ré
veil de l'esprit humain . Les papes ses successeurs , l'épis
copat tout entier poursuivirent énergiquement son plan ,
et au treizième siècle , grâce à l'activité du clergé et sur
tout des moines , les plus célèbres auteurs de l'antiquité
reparaissaient au jour , se répandaient partout et facili
501
taient les études littéraires. Dans les écoles claustrales et
épiscopales, d'excellents maîtres donnaient gratuitement
l'instruction . On voyait en outre des écoles inférieures se
transformer en universités qui , n'osant embrasser l'en
semble de la science , cultivaient quelques-unes de ses
branches , telles que la médecine à Salerne, le droit à Bo
logne ( 1200) , la dialectique et la théologie à Paris (1206) .
Ce mouvement , commencé au onzième siècle , fit de rapides
progrès au douzième sous la puissante impulsion des trois
grands maîtres de l'époque : Pierre Lombard , le célèbre
théologien ; Gratien, le savant professeur de droit canon ,
et Pierre Comestor, le fameux auteur de l'Histoire scolas
tique ; mais, au treizième siècle , l'Eglise , se voyant dou
blement servie par la piété et par la science de ses enfants ,
poussa ce mouvement jusqu'à son apogée ' . Dans son in
tarissable fécondité, elle sut répondre à tous les besoins
de l'homme , aux exigences les plus variées de son intelli
gence, de son imagination , de son cœur et de ses sens .
C'est ainsi que l'art chrétien , sousdes symboles à la fois
gracieux et magnifiques, dévoila aux yeux les vérités dog
matiques , les formes vivantes qu'il empruntait à la na
ture et à l'histoire , pour rendre, en quelque sorte , pal
pables les idées religieuses. Cette merveilleuse puissance
se manifesta surtout à cette époque , où l'architecture go
thique succéda , dans la construction des églises, au style
byzantin , en usage jusqu'alors. L'art gothique se répandit
en Allemagne, en France , en Angleterre, en Espagne et
· A cette époque remontent les institutions et les découvertessuivantes :
En 1200, usage des cheminées introduit. - En 1215 , grande charle oc
troyée à l'Angleterre par Jean sans Terre ; elle sert encore de base à la
constitution de ce pays. Femmes des chevaliers ayant seules le titre de
dames. En 1253, tablesastronomiques , dites alphonsines, dressées par
ordre d'Alphonse x, roi d'Espagne. Invention de la poudre à canon , du
miroir à grossir et de la lanterne magique , par l'Anglais Roger Bacon ,
religieux franciscain. Preuves par témoins substituées au duel, par ordre
de saint Louis, roi de France . Droit d'appel des décisions des juges sei
gneuriaux à celles des juges royaux, institué par le même monarque.
En 1270, premières lettres d'anoblissement en faveur des roturiers.
Art de vernisser les vases de terre, trouvé à Schelestadt, en Alsace. En
1280, premier usage du charbon de terre en Angleterre. Droit de pétition
accordé aux communes en Angleterre. — En 1285, étalons fixes de poids
et mesures. Usage introduit de signer les actes par - devant notaire . En
1290, les chandelles de suif remplacent chez les riches les esquilles de bois
enflammées.
502
en Sicile . D'un bout à l'autre de l'Europe on rivalisa
d'ardeur , au treizième siècle, pour construire des temples
nouveaux , des cathédrales , des dômes , des flèches, des
monuments , en un mot, qui transportent d'admiration la
tiède génération actuelle,
Au douzième siècle , la plupart des églises n'étaient en
core qu'en bois, excepté en Italie ; mais ce fut une joie
générale quand on vịt s'élever en pierre les belles églises
de Cluny, en France ; de Hildesheim , en Allemagne ; la
cathédrale de Drontheim , en Norwége, dont les statues et
les sculptures rivalisent avec celles de Saint-Pierre de
Rome . Ce monument , le plus solide, le plus riche et le
plus complet de la presqu'île scandinave, est dû au zèle de
l'archevêque Eystein, qui le fit élever en l'honneur de saint
Olaüs. En Allemagne , la cathédrale qui passait pour le
chef- d'euvre de l'art gothique était , après celles de Mar
bourg etdeTrèves(1230),la cathédrale de Cologne (1246),
église modèle qui a semblé porter un audacieux défi aux
impuissants efforts des modernes. Cologne, Strasbourg et
Fribourg formèrent la majestueuse trilogie des bords du
Rhin . Alors s'élevèrent aussi , en France, les cathédrales
de Chartres (1260) , de Reims (1232), métropole de la mo
narchie ; d'Amiens (1228) , de Beauvais ( 1250) ; la Sainte
Chapelle, l'église de Saint-Denis, Notre-Dame de Pa
ris ( 1223) ; en Belgique, l'église de Sainte-Gudule , à
Bruxelles (1226 ); celle des Dunes , que quatre cents
moines construisirent en cinquante ans ( 1214-1262) ; en
Angleterre, celle de Salisbury, la plus belle des cathédrales
de ce royaume ( 1220 ); la moitié de celle d’York (1227
1268); le cheur d'Ely (1235); la nefde Durham ( 1212) ;
l'abbaye nationale de Westminster ( 1247) ; en Espagne,
les églises de Burgos et de Tolède, fondées par saint Ferdi
nand (1228).C'est ainsi que l'artchrétien , poussé par une
foi vigoureuse , semait ses merveilles, au milieu d'une so
ciété pour laquelle l'élément religieux est le principe et la
fin de toutes choses, et qui subordonnait tous les intérêts
de la terre à ceux du ciel .
503

Quatorzième siècle.

Rois : Philippe IV , dit le Bel ( 1285-1314) ;; Louis X , dit le Hutin ou Mutin


(1314-1316) ; Philippe V, le Long (1316-1522) ; Charles IV, le Bel ( 1322
1328 ); Capétiens ; branche collatérale des Valois : Philippe VI, dit de Valois
(1328-1350) ; Jean le Bon ( 1350-1364); Charles V, le Sage (1364-1380) ;
Charles VI , dit le Bien-Aimé (1380-1422 ).

Nous avons suivi les divers événements du règne de


Philippe IV le Bel et ses fâcheux démêlés avec Boni
face VIII . Les trois fils de Philippe le Bel régnèrent suc
cessivement : ce furent Louis, Philippe et Charles . Le
nouveau règne commença en 1314 .
Louis X mérita le surnom de Hutin ou Mutin , qui
signifie étourdi et querelleur. Il avait épousé la trop célè
bre Marguerite de Bourgogne, qui fut convaincue d'adul
tère et enfermée dans une tour du château Gaillard .
Comme elle tardait à mourir, et que le roi voulait con
tracter un nouveau mariage , cette misérable princesse
fut , dit-on , étranglée avec une serviette . Louis X , ainsi
devenu veuf, épousa Clémence de Hongrie. Ilpossédait déjà
le trône de Nayarre par Jeanne, sa mère, lorsqu'il monta
sur celui de son père. Deux événements rendent ce règne
remarquable : le procès de Marigny , et l'affranchissement
des serfs. Enguerrand de Marigny, surintendant des finances
de Philippe le Bel , s'était attiré la haine du comte Charles
de Valois, oncle du roi , par un reproche sévère moins
juste . C'en ſuf assez pour le perdre : le prince vindicatif se
hâta de profiter du nouveau règne pour faire soutenir le
procès contre le fidèle ministre. Il fut livré à la justice ,
acquitté du crime de dilapidations dont l'accusait le peuple ,
mais condamné à mort comme sorcier et magicien . Le
malheureux Marigny fut pendu aux fourches de Montfau
con ; mais la main de Dieu s'étendit bientôt sur les auteurs
de cet attentat judiciaire : Charles de Valois se vit frappé
d'une affreuse maladie , et reconnut la main qui vengeait
sa victime . Accablé de souffrances et de remords , il fit
distribuer d'abondantes aumônes , avec ordre de dire aux
pauvres : « Priez Dieu pour monseigneur Enguerrand de
504

Marigny et pour monseigneur Charles ;) Repentir tardif


qui ne sauva pas les jours du prince , tandis que la mé
moire de Marigny fut réhabilitée plus tard .
Déjà Louis le Gros avait établi les communes et affranchi
les serfs de ses domaines ; mais ailleurs tous les habitants
de la campagne étaient, d'après le langage du pays, gens
de corps, gens de morie -main · . Louis X rendit un édit
( 1315 ) qui porte : « Selon le droit de la nature , chacun
doit naître franc, et dans le royaume des Francs , la chose
doit en vérité s'accorder avec le nom . » Il est vrai qu'il
fallut acheter ce droit, et qu'il y eut des gens qui furent
forcés d’être libres pour de l'argent, mais toujours est-il
que l'édit ne fut pas moins utile à la nation . Dans cette
pensée libératrice, quoique fiscale, le roi ordonna aux
autres seigneurs d'imiter son exemple , et de rendre la
liberté à leurs serfs. Il se montra de même très-avare
envers les Juifs et les marchands italiens , en leur vendant
très- chèrement , aux uns le droit de subsister dans le
royaume, aux autres celui de commercer avec les villes du
Midi ( 1316 ) .
Ayant ainsi rempli ses coffres, il entreprit une guerre
contre les Flamands ; mais cette expédition ne fut point
heureuse . Louis X mourut par suite d'une imprudence ,
ayant bu de l'eau glacée un moment après s'être échauffé
à la paume (1316) . Il fut roi généreux, plein de tendresse
pour ses peuples ; mais il manquait de fermeté dans sa
conduite : « Il étoit volentif, mais il n'étoit pas ententif
en ce qu'en royaume falloit, » disent les chroniqueurs.
Philippe, frère du roi , fut déclaré régent pour le compte
d'un enfant qui naquit après la mort de son père et qui
fut nommé Jean jer. Mais il ne vécut que huit jours, et le
trône demeura à Philippe , à l'exclusion de Jeanne, fille de
Louis le Hutin .
Philippe V le Long , ainsi surnommé à cause de sa
taille , avait donné les plus belles espérances. Il s'était
rendu recommandable par un grand nombre de sages or
donnances sur les cours de justice et sur la manière de
1 Ils ne pouvaient ni sortir du domaine de leyir seigneur, ni s'établir,
ni se marier ailleurs, sans sa permission .
- 505

la rendre ; mais une mortalité effrayante ayant ravagé


tout à coup la France et particulièrement l'Aquitaine, il fit
cause commune avec le peuple, qui accusait de ce fléau les
Juifs et les lépreux . De là des massacres, des condamna
tions judiciaires contre ces malheureux , qu'on prétendait
convaincre d'avoir empoisonné les sources et les fontaines
afin de faire périr le roi et l'armée . Ce sont là des égare
ments auxquels les désastres publics poussent parfois même
les peuples civilisés ; on peut donc croire aussi à l'inno
cence des misérables qu'on sacrifia alors aux vengeances
de la multitude .
Tels furent les principaux événements du règne de
Philippe le Long. Atteint d'une dyssenterie qui le retint
cinq mois sur son lit de douleurs, il mourut le 3 janvier
1322 , sans laisser d'enfants mâles, ce qui fit passer une
seconde fois la couronne à la ligne collatérale. Quelques
uns attribuèrent sa maladie et sa mort aux malédictions du
peuple , à cause des exactions et des extorsions dont il l'ac
cablait. Toujours est-il qu'il mourut chargé de remords.
C'était , dit le P. Daniel , un prince modéré, sage, pieux,
courageux . Il aima les savants et était lui-même aimé
autant qu'un roi doit l'être . Il avait formé le projet, très
étonnant pour cette époque, d'établir dans tout le royaume
l'uniformité des poids , des mesures et des monnaies .
Charles IV le Bel succéda (1322) sans opposition à son
frère. Le premier usage que le nouveau roi fit de sa puis
sance fut de sévir contre les financiers, presque tous venus
d'Italie pour piller la France et l’Angleterre . La guerre
ayant ensuite éclaté entre les deux pays , le roi envoya en
Guienne Charles , comte de Valois , son oncle , qui y fit de
rapides progrès ; mais la médiation d'Isabelle, épouse du
roi d'Angleterre et sæur de Charles le Bel , arrêta les vic
toires du comte et ramena le calme . Cette princesse est
fameuse dans les troubles qui agitèrent alors l'Angleterre .
Edouard Il fut assiégé par sa femme dans Bristol , déposé
par le Parlement et assassiné dans sa prison (1327); mais
l'infâme Isabelle ne recueillit pas le fruit de ses crimes .
Edouard III fit enfermer sa mère dans un cachot , où elle
languit jusqu'à sa mort , pendant plus de vingt-sept ans.
506 -
La première femme de Charles le Bel , Blanche de Bour
gogne, avait été reléguée à Château-Gaillard pour cause
d'adultère ; la seconde, Marie de Luxembourg , mourut
après avoir donné le jour à deux fils qui ne vécurent pas ;
la troisième, Jeanne d'Evreux , était enceinte lorsque
Charles le Bel mourut lui-même , après six ans de règne
( 1328) . Deux mois après , la reine accoucha d’une fille ;
ainsi la couronne appartenait à Philippe de Valois, fils de
Charles , comte de ce nom , qui était lui-même frère de
Philippe le Bel . Charles IV fut un prince doux, modéré,
sans ambition, aimant la vertu , punissant le crime et ri
gide observateur de l'ordre . Il fut le quatorzième et der
nier roi de la branche directe des Capétiens, qui donna
sept rois et dura cent soixante et dix ans ( 1328-1488) .
L'histoire du règne de Philippe VI de Valois est fé
conde en événements ; c'est une des époques les plus pé
rilleuses de la monarchie . Une lutte violente, acharnée , va
s'engager entre la France et l'Angleterre, et engendrer
ces haines nationales qui se transmettent de génération
en génération , survivent à tout et ne s'éteignent point
dans les traités de paix. C'est la rivalité qui exista jadis
entre Rome et Carthage. Essayons , toutefois, de rester
impartial en parlant d'un peuple qui a fait et fera encore
tant de mal à la France .
Edouard III disputa d'abord la régence et ensuite le
trône à Philippe de Valois . Le premier était neveu de
Charles le Bel par sa mère Isabelle, tandis que le second
n'était que cousin-germain du feu roi, mais du côté pa
terpel . En vertu de la loi salique , Edouard fut exclu , et
Philippe appelé au trône , du consentemeut unanime de la
nation. Le nouveau roi, dès la première année de son
règne , entreprit contre les Flamands, qui s'étaient ré
voltés contre Louis, leur comte , une expédition qui lui
acquit beaucoup de gloire . Ils furent taillés en pièces près
de Cassel ; la ville elle-même tomba au pouvoir des Fran
çais , malgré la bravade qu'ils avaient faite en plaçant sur
leurs retranchements la figure d'un coq avec ces mots :
Quand ce coq chanté aura ,
Le roi Cassel conquêtera.
507
Les Flamands, vaincus, furent réduits à subir de nouveau
le joug et les exactions de leur comte ; mais Philippe , en
lui remettant ses Etats , lui adressa ces paroles remarqua
bles : « Beau cousin , je suis venu ici sur la prière que yous
a m'en avez faite. Peut-être avez-vous donne occasion à
« la révolte par votre négligence à rendre la justice que
a vous devez à vos peuples : c'est ce que je ne veux pas
« examiger pour le présent . Il m'a fallu faire de grandes
« dépenses pour une telle expédition . J'aurais droit de
« prétendre à quelque dédommagement, mais je vous
« tiens quitte de tout et je vous rends vos Etats soumis et
« pacifiés. Gardez-vous de nous faire revenir une seconde
a fois, car j'aurais alors plus d'égards pour mes intérêts
Į que pour les vôtres . »
On voit que déjà alors la France était assez riche pour
payer sa gloire.
Les autres événements de ce règne peuvent se réduire
à trois guerres . Voici à quelle occasion eut lieu la pre
mière. Un simple brasseur de Gand , nommé Jacques d’Ar
tebelle , gouvernait despotiquement en Flandre pendant la
minorité dn duc . On dit qu'il persuada à Edouard III de
prendre le titre de roi de France pour lever le scrupule des
Flamands, qui s'étaient engagés à payer au roi de France
une somme considérable et à ne pas lui faire la guerre .
Edouard passa en Flandre et libéra solennellement les
Flamands de leur dette . Ce fut le signal de la guerre .
Le terrible combat de l'Ecluse est l'événement le plus
remarquable de cette guerre : la flotte française, qui se
composait de cent vingt gros vaisseaux montés par qua
rante mille hommes fut détruite par celle de l'Angle
terre ( 1340) ,
Après une courte trêve, une nouvelle lutte s'engagea
entre les deux rois. Edouard était déjà embarqué pour la
Guienne, lorsqu’un Normand , réfugié en Angleterre ,
l'engagea à porter ses armes en Normandie. Il suit ce con
seil, débarque sans résistance et s'avance jusqu'aux portes
de Paris . L'armée française le chasse bientôt vers la Somme .
La bataille s'engage près du village de Crécy, non loin
d'Abbeville, Jamais lutte ne fut plus terrible ; mais elle se
508 -

termina à la gloire de l'Angleterre. L'imprudente ardeur


et l'esprit chevaleresque de nos pères échoua contre le
phlegme proverbial des Anglais. Cettedésastreuse journée
coûta à la France environ 30,000 hommes , et 1,200
princes, seigneurs ou chevaliers (1346). On assure que
c'est à la sanglante bataille de Crécy que les Anglais firent
pour la première fois usage de pièces de canon .
Malgré cette défaite , Philippe ne désespéra point ;
comme ce consul romain dont l'inexpérience amena le
désastre de Cannes , il compta encore sur sa patrie : la
nuit même de la bataille, alors que chacun prenait la
fuite, il frappa à la porte d'un château , et comme le chå
telain demandait qui il était, le roi vaincu lui répondit
fièrement : « Ouvrez ! c'est la fortune de la France , » Ce
mot résume bien toute l'ancienne constitution monar
chique .
Cependant Edouard, pour profiter de sa victoire , court
mettre le siége devant Calais. Cette ville , héroïque dans sa
fidélité , résiste pendant onze mois , souffrant toutes les
horreurs de la guerre et de la famine. A la fin , il fallut se
rendre , Le cruel vainqueur ne consentit à épargner la
ville que lorsque six des principaux habitants viendraient
se présenter à lui, la corde au cou , pour être mis à mort.
C'était un piége : il ne pensait pas trouver ces héros ; il
les trouva . Eustache de Saint-Pierre et cinq autres ci
toyens s'offrirent pour victimes . Pareil dévouement fit
couler les larmes des seigneurs anglais ; mais leur roi У
parut insensible et ordonna de les conduire au supplice.
ils allaient mourir, victimes volontaires de leur charité,
quand tout à coup , Philippine de Hainaut, reine d’An
gleterre , vint se jeter en pleurant aux pieds de son époux .
Elle réussit , comme autrefois la mère de Coriolan , à
apaiser la colère d'un fier vainqueur : les bourgeois de
Calais furent sauvés ( 1347) .
Une troisième guerre eut pour cause des troubles qui
s'élevèrent en Bretagne; elle se prolongea encore dix-huit
ans et se termina enfin par la paix de Guérande, qui
assura la principauté de ce pays à la maison de Montfort .
Dans l'intervalle la médiation du pape fut acceptée par
C
509 -

Philippe et Edouard ; et ils conclurent entre eux une


trêve qui dura six ans.
Cependant un fléau bien autrement terrible que la
guerre désolait alors l'Europe : la peste noire , appelée
aussi la peste de Florence, emporta, dit-on , le tiers du
genre humain. On comptait chaque jour à l'Hôtel-Dieu
de Paris jusqu'à cinq cents morts ( 1348) .
La fin de ce règne présente l'acquisition du Dauphiné,
que Humbert II, dauphin du Viennois (Dauphiné) , céda á
Philippe de Valois, pour le prix de deux mille florins. On
stipula dans la suite que les fils aînés des rois porteraient
le titre de dauphins (1349). Outre cette belle province , le
roi acheta encore la ville de Montpellier et la seigneurie
de Lattes . Il survécut peu à ces traités : il mourut en 1350,
laissant la France agrandie, mais humiliée par l'Angleterre ,
décimée par la peste , et ruinée à la fois par le fisc , par
l'usare et par la guerre . Plus militaire que légiste, il dut,
pour réparer la pénurie du trésor, altérer les monnaies ,
établir de nouveaux impôts et notamment celui du sel, ce
qui donna à Edouard III l'occasion de l'appeler l'auteur de
la loi salique . Toutes ces causes firent peu regretter son
règne .

Philippe de Valois, près de mourir, avait recommandé


à ses deux fils, Jean et Philippe, la crainte de Dieu , l'amour
du bien public, l'union fraternelle . Le nouveau roi était
encore moins capable que son père de rendre à la France
la paix et la prospérité. On ne sait pourquoi l'histoire a
donné à Jean II le surnom de Bon ; en regardant de près
les actes de son gouvernement , on ne reconnaît en lui
qu'un homme intrépide à la guerre , mais d'un esprit mé
diocre, soupçonneux et opiniâtre. Sa vie entière n'est
qu’un tissu de faits contradictoires, les uns marqués au
coin de l'injustice, de la cruauté, et d'une tyrannie
étroite et mesquine ; les autres, au contraire ,inspirés par
la loyauté et la grandeur d'ame. C'est lui qui a dit cette
belle parole : « Si la justice et la bonne foi" était bannies
du reste de la terre , elles devraient encore trouver un
asile dans le cour des rois . ») . Nous le verrons décidé à
510 –
mourir dans les fers par respect pour sa parole , et d'autres
fois se déshonorer par des vengeancés sanglantes ou bru
tales . En résumé , roi sans intelligence, sans talents, et
dont l'incapacité fut trop souvent la cause de grands dé
sastres publics .
A peine monté sur le trône (1350) , Jean fit trancher
la tête, sans forme de procès, au connétable Raoul de
Nesle , comte d'Eu et de Guines, sous prétexte que la vic
time avait des intelligences avec l'Angleterre. Sa charge
fut donnée à Charles d'Espagne ; mais le favori ne jouit
pas longtemps de ce sanglant héritage ; il fut assassiné à
son tour, par les ordres de Charles, roi de Navarre , petit
fils de Louis le Hutin , par Jeanne så mère , et que ses
actions détestables avaient fait surnommer le Mauvais .
Cet homme réunissait tous les avantages naturels dont
une ame méchante peut abuser. Négociations frauduleuses,
trahisons secrèles, révoltes déclarées , assassinats, par
jures , empoisonnémetits, tels étaient les jeux de ce
monstre pour devenir le fléau de notre pays. Le pape
Clément VII n'avait cessé d'intervenir entre les rois de
France et d'Angleterre ; un successeur, Innocent VI ( 1352) ,
reprit les négociations entamées par Clément ; il chercha
même à amener une réconciliation entre Charles le Mau
vais et son beau - père Jean II .
Le pápe conjurait le roi d'oublier les écarts de son
gendre , en lui disant : « Souvenez - vous que le Seigneur,
qui vous a établi sur son peuple, est le père des misé
a ricordes , et qu'il pardonne toutes les injures dès qu'on
á s'humilie devant lui. Mais , d'ailleurs , quel avantage
« pourriez -vous retirer d'une vengeance qui vous coûterait
« si cher ? En frappant un roi à qui vous avez donné la
<< princesse votre fille, c'est sur vous-même en quelque
« sorte que retomberaient les coups . »
Mais les fourberies de Charles le Mauvais lassèrent en
fin la cour de France; au moment où il préparait une li
gue avec l'Angleterre, il fut surpris , arrêté par les ordres
du roi Jean et enfermé dans une étroite prison. Cette dé
tention souleva d'indignation Philippe , fils du monarque
anglais , connu sous le nom de Prince Noir, qui s'unit à
511
Edouard, et s'avance jusqu'à Poitiers . Jean le Bon accourt,
à la tête de soixante mille hommes, l'atteint à deux lieues
de cette ville, et livre bataille le 19 septembre 1356. Il fut
entièrement défait, et, malgré des prodiges de valeur,
blessé deux fois au visage , il tomba entre les mains du
Prince Noir, qui , loin d'abuser de sa victoire, ne voulut
point , le soir même de la bataille, s'asseoir à table, à côté
de son prisonnier , par respect pour la majesté royale .
L'infortuné monarque fut conduit en Angleterre, avec son
jeune fils Philippe et la plupart des seigneurs .
La France , malheureuse par sa lutte avec l'Angleterre
et appauvrie par les exactions de Philippe de Valois et de
Jean II, se trouvait alors dans ce malaise moral et maté
riel qui rend les révolutions possibles. Aussi la prise du
roi fut-elle le signal de la guerre civile . Les Parisiens ,
ayant à leur tête Etienne Marcel , prévôt des marchands ,
se révoltent contre le dauphin Charles , fils aîné de Jean .
Bientôt l'anarchie règne dans la capitale ; les habitants
courent aux armes ; des chaînes sont tendues dans les rues ,
et les factieux, maîtres du terrain , forcent le dauphin de
renvoyer ses plus fidèles ministres, et , pour comble de
malheur, rendent la liberté au prince de Galles . Ce mons
tre une fois déchaîné , les désordres s'accroissent : Fran
çais , étrangers , princes , nobles , bourgeois , soldats ,
paysans , tous semblent conspirer la ruine de la patrie .
Ici, des troupes indisciplinées, connues sous le nom de
grandes compagnies ou de bandes noires ; là , des paysans
révoltés dont l'espèce de milice prit le nom de Jacquerie,
accusant les nobles de leurs malheurs , pillent les châteaux
et égorgent les familles qu'ils peuvent surprendre. A Paris
même , Etienne Marcel, à la tête de ses satellites , péné
trant chez le prince régent, fait mettre en pièces sous ses
yeux deux maréchaux de France . Enfin , ces horreurs ne
prennent fin qu'à la mort du prévot, tué à coups de ha
che par le courageux Jean de Charny, au moment où le
traître allait ouvrir Paris aux Anglais.
Cependant le roi Jean, fatigué de sa captivité , avait
souscrit à un honteux traité, par lequel il cédait la moitié
de la France à l'Angleterre ; mais les états généraux
512

rejetèrent cette convention indigne d'un monarque.


Edouard III descendit de nouveau à Calais, et il s'ouvrit
de nouvelles négociations qui finirent par le traité de
Brétigny, petit village à deux lieues de Chartres ( 1360 ).
On s'obligea à payer au roi d'Angleterre trois millions
d’écus d'or et à lui céder plusieurs provinces ; mais le
royal prisonnier ne put réaliser cette somme exorbitante.
L'un de ses fils, otage des Anglais , s'étant échappé , le roi
qui était revenu en France , retourna à Londres en 1364 ,
en prononçant la belle parole que nous avons citée . Il
mourut deux mois après dans cette ville . Jean fut sans
doute un preux et loyal chevalier, mais dépourvu de pru
dence et de discernement. Il fit le malheur d'un peuple
pour le bonheur duquel il eût volontiers sacrifié sa cou
ronne et sa vie ; mais aussi il faut dire que ce fut un mal
heur pour lui-même d'avoir en tête un ennemi tel qu'E
douard II.

Charles V , dit le Sage , instruit de la mort de son père,


prit sans obstacle le titre de roi . Formé à la dure école de
l'adversité , il en mit à profit les leçons. Prince prudent,
habile , ami de la paix , et sachant diriger la guerre du
fond de son cabinet , il prit à ceur de réparer par une
sage administration les grandes calamités que la France
avait endurée ; tâche longue, euvre difficile ; mais il ne
se laissa rebuter par aucun obstacle . Chargé depuis plu
sieurs années des rênes du gouvernement, il avait appris
au milieu des plus périlleuses situations à ne s'étonner de
rien et à trouver des ressources contre les accidents les
plus imprévus . On peut dire de lui que, par sa prudence,
il sauva le royaume, releva la France de l'opprobre où
l'avaient jetée ses défaites, humilia les rois de Navarre et
d'Angleterre , leur enleva toutes leurs conquêtes , rétablit
l'ordre et la tranquillité à l'intérieur, et fitjouir le peuple
d'un bonheur que depuis longtemps il ne connaissait plus.
A la tête des guerriers qui secondaient le plus Charles, il
faut placer le fameux chevalier Bertrand du Guesclin ,
l'honneur de son siècle et de sa patrie . Trois jours avant
le couronnement du roi à Reims, il remporta sur les An
513

glais et les Navarrais la victoire de Cocherel, en stimulant


le courage de ses soldats par ces paroles : « Pour l'amour
de Dieu, amis, souvenez-vous que nous avons un nouveau
roi de France. Que sa couronne soit aujourd'hui par vous
étrennée ! »
Toujours aussi brave , mais moins heureux , le héros
breton fut fait prisonnier à la sanglante bataille d'Auray ,
où périt Charles de Blois , autre héros chrétien qui por
tait un cilice sous sa cuirasse et n'en était que plus intré
pide . La Bretagne pacifiée et assurée à Jean de Montfort,
et du Guesclin mis en liberté moyendant une rançon de
cent mille francs payée par le roi lui-même , tels furent
les derniers événements de cette lutte, qui avait ensan
glanté cette province pendant vingt-trois ans (1368) .
Bertrand du Guesclin , à peine sorti de prison , rendit
à sa patrie le plus signalé des services : il se présenta un
jour devant les chefs des grandes compagnies et leur dit :
« Nous avons assez fait pour damner nos âmes ; vous pou
vez même vous vanter d'avoir fait plus que moi ; main
tenant faisons honneur à Dieu , et le diable laissons . » Il
vint à bout d'entraîner ces hordes de brigands qui déso
laient le pays , et elles le suivirent en Espagne , où il déli
vra la Castille de la tyrannie de Pierre le Cruel, et éleva
sur le trône Henri de Transtamare . La France , délivrée de
ces pillards, commença à respirer . Pendant l'absence du
héros breton , le roi, par sa sage et prévoyante sollicitude ,
avait tout disposé pour reconquérir les provinces enlevées
à la France et à réparer la honte du traité de Brétigny et
des désastres militaires des derniers règnes . Du Guesclin ,
rappelé , reçoit l'épée de connétable et, en moins de deux
campagnes , l'illustre et vaillant capitaine avait arraché
à l'Anglais toutes les provinces du Midi ; il ne restait
plus en France à Edouard que Bayonne , Bordeaux, Cher
bourg et Calais (1367-1371 ) . C'est que la politique de
Charles V consistait à préparer la victoire que d'autres
remportaient d'après ses ordres; il était le cour et la tête
de la France , du Guesclin en était le bras droit .
Cependant Edouard , humilié par tant de pertes, semble
se réveiller un moment . Une armée puissante débarque à
33
514

Calais, traverse la France pour se rendre en Guienne , et


provoque les Français au combat ; mais ceux -ci , fidèles
aux conseils de leur roi , laissaient les Anglais faire leur
chemin . Ce système réussit : l'armée anglaise , harcelée
de toutes parts , périt presque tout entière par la famine ou
les maladies. Le bonheur avait quitté l'Angleterre pour
la France . Le duc de Lancastre , commandant des enne
mis , dut repasser la mer avec les débris de son armée ; le
captal " de Buch était prisonnier au Temple, à Paris ; le
prince de Galles , mourant dans le palais de Westminster,
ouvrait la tombe où son père , le grand Edouard , devait le
suivre en moins d'une année, et la France avait encore
du Guesclin , Olivier Clisson, Jean de Vienne et tant de
braves qui avaient secondé de leurs vœux et de leurs con
seils le sage monarque .
Peu avant la mort d'Edouard , le pape Grégoire XI
avait amené les deux rois à conclure une trève, qui fut si
gnée à Bruges en 1375. C'était une glorieuse revanche
des humiliations de Crécy , de Poitiers et de Brétigny. Un
faible enfant, Richard II, avait succédé à Edouard sur le
trône d'Angleterre (1377) .
Charles V en profita pour commencer en Bretagne une
guerre qu'il ne devait pas terminer . Le connétable, un
moment disgracié par la malignité de quelques courtisans,
fut rétabli d'une manière aussi honorable pour le souve
rain que pour lui-même . Le grand capitaine entreprit
alors sa dernière expédition contré quelques bandes an
glaises qui ravageaient le Midi . Il assiéga Chateau-Ran
don , tomba malade d'une fièvre violente et mourut en
chrétien le 13 juillet 1380. Le gouverneur de la place
avait promis de se rendre , s'il n'était secouru à un jour
fixé; sommé de tenir sa parole, il déclara qu'il ne se ren
drait qu'au coñnétable. On lui apprit que du Guesclin
était mort la veille ; et cet homme, fidèle à sa promesse ,
vint déposer les clefs de la ville sur le cercueil du héros
breton . C'est ainsi que sa bravoure triompha , même après
sa mort . Capitale et provinces , amis et ennemis pleurè
1 Châtelain , commandant des troupes du roi de Navarre .
515 -

rent amèrement le bon connétable (c'est ainsi qu'on l'ap


pelait) , et son corps , par ordre du roi , fut déposé dans les
tombes royales de Saint- Denis.
Charles le Sage survécut peu à du Guesclin . La France fit
cette perte douloureuse le 16 septembre de la même année
(1380) . Il n'avait que quarante-quatre ans d'âge et seize
de règne . Jamais prince ne porta plus dignement le sur
nom de Sage. Protecteur zélé de tous les talents, il aimait
les clercs (les lettrés) , et professait une grande estime
pour la sapience (science). Ami des livres , il parvint, à
force de soins et de sacrifices , à se former une bibliothè
que de neuf cents volumes, n'en ayant trouvé que vingt å
la mort de son père. Ce qui relève surtout ses éminentes
qualités , c'est la grande piété qui présida à toutes les ac
tions de sa vie ' . Ses meurs étaient pures, sa charité ar
dente. Scrupuleux observateur des jeûnes ordonnés par
l'Eglise , il jeûnait, en outre , volontairement une fois par
semaine . Il suivait pieds nus les processions , demandant
au Seigneur de veiller sur son royaume. Donnait-il l'au
mône, il baisait la main des pauvres : « Savez-vous , di
sait-il un jour à un de ses amis , pourquoi je suis heureux ?
C'est parce que j'ai le pouvoir de faire du bien. » Un sei
gneur fut chassé de sa cour pour avoir prononcé devant
le jeune dauphin une parole trop libre . Tant de vertus ap
pelèrent sur son règne la protection de ce Dieu , qui déjà
avait béni saint Louis et Charlemagne . Grande leçon
pour les monarques ! ...
Charles V laissa deux fils, Charles VI qui lui succéda
et Louis, duc d'Orléans . Ses trois frères, les ducs d'Anjou ,
de Berri et de Bourgogne , lui survécurent pour le mal
heur du royaume .

Charles VI n'avait que douze ans à la mort de son père.


1 Avant de monrir, il lit une confession générale ; puis, faisant placer
la sainte couronne d'épines devant lui, tandis qu'il avait à ses pieds la
couronne royale, il dit . « O couronne de France, que tu es à la fois pré
cieuse et vile ! Précieuse comme le symbole de la justice, mais vile et la
plus vile des choses , si l'on considère le labeur, les angoisses, le péril de
i'ame, les peines du cor, de conscience , de corps, où tu jeltes ceux qui te
porient. Qui reconnaîtrait bien toutes ces choses te laisserait plutôi gésir
dans la boue. »
-
516

Aussi son règne fut-il la plus funeste période de notre


histoire ; jamais la France ne se vit réduite à de plus af
freuses misères . L'avarice , la trahison et la débauche des
grands allaient rejaillir sur le peuple : la main de Dieu
s'étendit sur nos pères , en attendant le jour de sa miséri
corde . Mystérieuses leçons , enseignements providentiels
dont peuples et rois devraient ne jamais perdre le sou
venir!
Les trois oncles du jeune prince, tuteurs naturels du
royaume , en devinrent les tyrans . Louis d'Anjou, l'aîné ,
s'empare de la régence , après s'être emparé des trésors
de son pupille ; puis son avare cupidité accabla le peuple
d'impôts . La France se souleva ; les Parisiens s'armèrent
de maillets de fer pour massacrer les agents du pouvoir.
On les appela maillotins. Les plus mutins furent livrés au
supplice et jetés à la Seine dans des sacs cousus .
Cependant la Flandre était ensanglantée par des dis
sensions intestines . C'étaient toujours les corporations de
métiers révoltées contre le pouvoir aristocratique . Phi
lippe Artewelt ou Artebelle, fils du brasseur tué à Gand en
1345 , était le chef des rebelles en 1382. Comme les
mouvements des républicains de Flandre se rattachaient
aux révoltés de Paris , le jeune roi , deux de ses oncles et
le connetable Olivier de Clisson , marchérent contre les
Gantois et les exterminèrent à la bataille de Rosebecque ' .
Cette éclatante défaite éteignit dans le sang les espérances
du parti démocratique, et le principe monarchique et féo
dal prévalut de nouveau.
Quelque temps après, le roi fit des préparatifs pour une
expédition contre l'Angleterre et entreprit une campagne
contre le duc de Gueldre ; mais ces armements , n'ayant eu
d'autre résultat que d'épuiser le trésor , soulevèrent les
esprits . Le roi donna satisfaction aux mécontents en éloi
gnant ses oncles des affaires publiques (1388) . Cette sage
mesure , suivie de quelques changements utiles , mérita à
Charles VI le surnom de Bien - Aimé; malgré l'opposition
systématique de ses oncles, l'autorité du jeune prince
1 Près de Courtrai : il y péril 25,000 rebelles .
-
517

s'affermissait, et il eût pu régner avec gloire , si un fatal


événement ne fût venu replonger tout d'un coup la France
dans un abîme de maux. Pierre de Craon , courtisan dis
gracié , avait tenté d'assassiner le connétable Olivier de
Clisson . Le roi , tendrement attaché à cet élève de du
Guesclin , marche contre le duc de Bretagne, qui avait
donné retraite à l'assassin . Le 5 du mois d'août 1392 ,
Charles VI traverse la forêt du Mans par un soleil très
ardent . Tout à coup un inconnu , vêtu de blanc et de mau
vaise mine , saisit la bride de son cheval et lui crie d'une
voix terrible : « Arrête , noble roi , ne passe pas outre, tu
es trahi ! » Glacé d'horreur, le roi continue son chemin ,
plongé dans une profonde rêverie ; au moment de sortir
de la forêt, un page qui portait la lance du roi la laissa ,
par hasard , tomber sur le casque d'un de ses compa
gnons; au bruit aigu que produit le choc, Charles tres
saille, se croit trahi, met la main à l'épée , fond sur les
gens de sa suite et en tue quatre : il était devenu fou . Re
conduit au Mans , il ne revint à la raison que le troisième
jour , et frissonna en apprenant ce qui s'était passé.
Ainsi commença la longue et déplorable démence de
Charles VI . Depuis ce moment l'infortuné monarque, tra
vaillé par de fréquents accès, traîna la plus triste exis
tence . Tantôt livré à une noire mélancolie, tantôt fu
rieux , il ne jouissait, de temps à autre , d'intervalles
lucides que pour mieux voir les profondes misères de ses
peuples . Il pleurait alors son malheur , et , comme il sen
tait d'ordinaire les symptômes avant-coureurs de ses
transports, il se jetait à genoux, implorait la divine clé
mence et recommandait qu'on lui Otât tous les instru
ments avec lesquels il aurait pu nuire, disant : « J'aime
mieux mourir que de faire du mal à quelqu'un . » Pour
amuser le malheureux prince, on inventa le jeu de cartes ,
qui depuis est devenu l'instrument de tant de désordres
et de querelles .
Alors commença pour notre patrie une époque féconde
en calamités . Les oncles du roi, ayant chassé ses minis
tres , se disputent le pouvoir. D'abord c'est le duc de
Bourgogne qui l'emporte. Son administration est signalée
518 -

par mille vexations . Bientôt de nouvelles intrigues pla


cent le duc d'Orléans à la tête des affaires. A ce moment
plusieurs fléaux fondent sur la France : les invasions , la
peste et la famine présagent les plus affligeants revers .
Pour comble de malheur , le duc de Bourgogne étant
mort , son fils, Jean Sans Peur , fait assassiner le duc
d'Orléans, à Paris même, dans la nuit du 23 au 24 no
vembre 1407 .
Aussitôt , des Pyrénées aux frontières de la Flandre , les
Français sont divisés en deux partis , celui des Bourgui
gnons et celui des Armagnacs, du nom du connetable
d'Armagnac, beau -père du nouveau duc d'Orléans , fils
du mort . De part et d'autre ce furent des proscriptions ,
des massacres sans fin : la France fut couverte de sang.
Ces funestes divisions livrèrent le pays à l'ambition de
l'Angleterre. Henri V. deuxième successeur de Richard II ,
débarqua à Honfleur ( 1415) . Les factions rivales trouvè
rept un reste d'honneur et d'énergie pour s'opposer à
l'envahisseur . La bataille s'engagea près d'Azincourt en
Picardie ; elle fut désastreuse pour les Français; sept
princes y périrent, et le duc d'Orléans fut fait prisonnier.
Le vainqueur dicta un traité ignominieux pour la nation ;
il fut déclaré régent du royaume et héritier présomptif
de la couronne, à l'exclusion même du dauphin de France.
La reine Isabeau de Bavière , cette marâtre , foula aux
pieds les droits de son fils et l'honneur de la France : elle
consentit à reconnaître Henri V pour héritier de Charles VI.
à la seule condition d'épouser Catherine, l'une de ses filles.
Cette lâcheté était digne d'une femme habituée à préluder
à la trahison par l'adultère et l'inceste ( 1319 , 1320) .
Heureusement pour la France que la mort du monar
que anglais mit fin à ses projets ambitieux ( 1322) .
Charles VI , abandonné de tous , trahi par sa femme, sé
paré de ses enfants, mourut deux mois après son gendre ,
après trente ans de souffrances et quarante-deux de règne.
Le plus infortuné des monarques disparut de la scène ,
après avoir assisté, sans les comprendre, aux calamités et
à la ruine de son royaume, n'ayant auprès de lui , à son
dernier moment, que son premier gentilhomme , son con
- 519 -

fesseur et son aumônier. La reine , quoique habitant le


même palais , ne se présenta point ; aucun prince du sang
n'assista à ses funérailles; mais le peuple , sachant que le
monarque avait été aussià plaindre que ses malheureux
sujets , ne lui imputa pas les disgraces publiques. Il fut ,
après sa mort comme pendant sa vie , Charles le Bien
Aimé ; ce titre chéri lui survécut.

Tels sont les principaux événements de l'histoire de nos


rois pendant le quatorzième siècle . Revenons maintenant
sur les faits qui constatent la vie publique de l'Eglise de
France pendant cette même période .
Les persécutions de Philippe le Bel contre le pape Bo
niface VIII touchaient à leur fin . L'émotion , le chagrin,
les privations qu'avait éprouvés le pontife pendant ses trois
jours de captivité avaient porté le coup mortel . Revenu à
Rome , il y mourut le 11 octobre 1303. Son successeur,
Benoît XI , ne régna que peu de temps ( 1303-1304) . Son
pontificat fut l'époque où les luttes des Guelfes et des Gi
belins , à Florence , éclatèrent avec le plus de fureur. Les
vertus de Benoît XI, confirmées par de nombreux miracles ,
le firent inscrire au nombre des saints que l'Eglise ho
nore d'un culte public . Après lui vint Bertrand de Got,
archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V
(1305-1314 ). Pour mettre fin aux difficultés du temps et
terminer le procès des Templiers , il convoqua à Vienne
le quinzième concile général ( 1311 ). On y condamna aussi
les faux mystiques, qui étaient les disciples des sectes ma
nichéennes des Albigeois, et qui , sous les noms de Fratri
celles, Béguards, Béguines, Bizoques, Dulcinistes, etc. ,
avaient abouti à un quiétisme aussi ridicule que dange
gereux. La mort de Clément V et celle de Philippe le Bel ,
arrivées la même année ( 1314) , mirent fin à certains
débats ; mais la papauté eut à souffrir pendant tout ce
siècle par suite des guerres , des divisions et du schisme
qui bouleversaient l'Europe .
Mais tous ces troubles ne formaient qu'un côté du ta
bleau de cette époque malheureuse . Sous ces bouleverse
ments extérieurs, il faut voir la vie intérieure et les mer
520

veilles de la grâce qui se renouvellent perpétuellement


dans le sein de l'Eglise . Au désert , à l'ombre des cloîtres,
dans l'obscurité d'une condition privée , aussi bienque dans
les splendeurs du trône , elle continue à former ses saints ;
ils sont comme l'âme et le ceur de l'Eglise , la gloire de
la terre , le miracle du monde, l'espoir de l'avenir et le
modèle de la postérité ; ils perpétuent la vie chrétienne
dans ce qu'elle a de grand et de vraiment élevé . C'est le
sel de la terre, la lumière cachée un instant sous le bois
seau , mais qui se révélera un jour par un merveilleux
rayonnement. Le règne de Clément V compta en grand
nombre ces exemples illustres de piété et de vertu . En
Italie , les bienheureux Joachim Pelacani , Antoine Patrizzi,
André Dotti , Bonaventure Bonacorsi, faisaient la gloire de
l'ordre des Servites de Marie . Sainte Agnès de Monte
Pulciano (Toscane), sainte Julienne Falconieri , les bien
heureuses Benvenuta Bojano , Emilie Bicchieri , et Margue
rite de Météla , illustraient par leurs vertus le tiers ordre
de saint Dominique, pendant que sainte Claire de Monte
Falco pratiquait la plus haute perfection chrétienne dans
l'ordre de Saint-Augustin . Sainte Catherine de Sienne,
également dominicaine , les suivra (1347–1380) avec la
bienheureuse Villana Botti , qui , née au début du siècle ,
en disparaîtra en 1360. - Les Franciscains avaient alors
le bienheureux Conrad d’Offida , François Venimbéni ,
Oderic de Frioul , Henri de Trévise, et les bienheureuses
Angèle de Foligno et Clara de Rimini.- L'Espagne voyait
saint Pierre Pascal et saint Armangol , de l'ordre de la
Merci , verser leur sang pour la foi, sous le fer des maho
métans ; les saints Antoine , Jean et Eustache mourront de
même en 1342 , à Wilna (Russie) , pour avoir refusé de
manger de la viande un jour de jeûne . En Asie, c'est
saint Baradat ou Varadat , solitaire du diocèse de Cyr, qui
pratique les plus effrayantes austérités dans une espèce de
cage ouverte à toutes les intempéries de l'atmosphère.
L'Allemagne écoutait, avec une respectueuse admiration ,
les révélations de sainte Gertrude , abbesse de l'ordre de
saint Benoît, née à Eisleben (Haute- Saxe), patrie de Lu
ther, et morte (1334) dans la plus sublime perfection des
521
vertus chrétiennes; sainte Mechtilde , sa scur, et, comme
elle , proche parente de l'empereur Frédéric II l'avait déjà
précédée dans la tombe ( 1300) . Vers cette époque vivait
aussi sainte Brigite ( 1302-1373), princesse du sang royal
de Suède ; mariée à l'âge de seize ans, elle donna à l'Eglise
huit enfants très- vertueux, dont la plus jeune, Catherine ,
est honorée comme sainte ; puis , devenue veuve, elle fonde
à Wastein un monastère, dont les religieux , appelés de
puis Brigitins ou de l'ordre du Sauveur, devaient particu
lièrement honorer la passion de l'Homme-Dieu . Aux
deux extrémités de l'Europe , sainte Cunégonde, princesse
de Pologne, et sainte Elisabeth , reine de Portugal et nièce
de sainte Elisabeth de Hongrie, faisaient briller sur le
trône les vertus héroïques du cloitre.— Enfin , en Bohême,
saint Jean Népomucène (1330-1383), aumônier de la
cour du féroce empereur Wenceslas, mourut martyr du
secret de la confession . Vraiment l'Eglise de Dieu res
semble à l'océan, dont les tempêtes purifient les vagues.
Quant à la France , les troubles politiques n'avaient en
rien ralenti le zèle de ses évêques pour le maintien de la
discipline. Plusieurs conciles eurent lieu à cette époque .
Celui de Nogaro, tenu par l'archevêque d’Auch avec ses
suffragants, prouve suffisamment la vigilante sollicitude des
pasteurs pour la réforme des abus . Le monastère de Poissy,
commencé dès l'an 1297 , et dans lequel tant de per
sonnes illustres, des filles même de nos rois , vinrent
échanger les parures du siècle pour le voile des domini
caines; la fondation du collége de Navarre ( 1304) , due aux
libéralités de la reine Jeanne de Navarre ; la canonisation
de saint Thomas d'Aquin et de saint Louis d'Anjou, évêque
de Toulouse , par le pape Jean XXII , successeur de Clé
ment V (1316-1334) ; l'établissement de nouveaux évé
chés , tels que ceux de Montauban , de Saint-Papoul , de
Lombez , de Rieux , de Lavaur, de Mirepoix ( 1317) , de
Condom , de Sarlat, de Luçon , de Maillezais , de Saint
Flour, de Vabres, de Tulles , de Castres, d'Alet et de Saint
Pons (1318) ; les encouragements donnés par ce même
pontife aux universités de Paris, de Toulouse, d'Orléans ;
l'envoi de plusieurs nonces pour entretenir la paix entre
522

les princes chrétiens ; la publication des Clémentines, ou


constitution de Clément V ; les conciles tenusà Sens ( 1320) ,
à Paris ( 1324) , à Senlis, à Avignon, à Marciac (diocèse
d'Auch) en 1326 ; les célèbres conférences tenues sous le
roi Philippe VI de Valois , en 1329 , sur les droits des
deux puissances ; le zèle vigoureux et intelligent du pape
français Benoît XII ( 1334-1342) ; les sages règlements
publiés par les conciles de Rouen ( 1335), de Bourges
( 1336 ) , de Château- Gonthier , et d'Avignon (1337) ; les
entreprises du démocrate Nicolas de Rienzi Gabrini , sous
le pape Clément VI ( 1342-1352 ) ; les immenses services
rendus par les religieuses de l'Hôtel-Dieu de Paris pendant
l'invasion de la peste noire ( 1348) ; la réduction à cin
quante ans du jubilé centenaire ( 1349) ; tels sont les faits
religieux qui remplissent la première moitié du quator
zième siècle , et qui prouvent la haute influence de l'Eglise
sur les destinées du monde au moyen âge . Bientôt, sous
Jean JI le Bon, l'archevêque de Narbonne, Pierre de la
Jugie , tient un concile à Béziers ( 1351 ) ; le pape Inno
cent VI ( 1352-1362) , envoie le cardinal Talleyrand de Pé
rigord , son légat, pour remettre à Edouard III et au roi
de France des lettres qui leur disaient : « La paix , cette
« mère universelle des beaux-arts, cette source féconde
« des vertus, doit plaire à tous les hommes , mais surtout
« aux princes et aux rois, puisque le repos ou le trouble
« de ceux qui gouvernent emporte nécessairement la tran
a quillité ou l'agitation des peuples ... Nous cherchons
a tous les moyens de rappeler une paix si désirable , si
« longtemps attendue et si souventtraversée. Nous espé
a rons que le Dieu de la paix , celui qui est la pierre an
« gulaire, qui réunit tout, n'abandonnera pas son peuple ,
« et que, touché de nos prières et des væux de tous les
« fidèles, il nous rétablira dans le calme, qui est le terme
« de tous nos désirs... » Médiation stérile ! les troubles
et les massacres continuent en France ( 1352 -1364 ).
Le pape Urbain V ( 1362-1370) , sollicitè par Pétrarqué ,
ramena la papauté à Rome ( 1367) , fondait , à Montpellier,
le collège de Saint-Mathieu pour douze étudiants en mé
decine du diocèse de Mende, en entretenait un grand
523

nombre d'autres en diverses sciences , fournissait des livres


aux écoliers pauvres des universités. Pour remédier à la
décadence des moeurs et de la discipline, il rappela l'usage
des conciles provinciaux : on en tint un à Angers (1365 ),
un autre à Apt , la même année , et un troisième à La
vaur ( 1368) . Le pape Urbain V fait une nouvelle tentative
pour rétablir la paix entre Edouard III et Charles V le Sage :
une trève fut conclue et dura jusqu'en 1377. Après ce
service rendu aux deux royaumes, il voulut retourner à
Avignon ; il exécuta , en effet , son projet; mais sainte Bri
gite lui annonça qu'une mort prochaine l'attendait. Il mou
rut peu de temps après son arrivée en France. Grégoire XI
(1370-1378) remplaça dignement ce grand pontife : il
excita le zèle des évêques et des rois de France contre les
sectes des Vaudois et des Béguards ou Turlupins, qui
avaient reparu dans le Midi (1373) , fit tenir un concile à
Narbonne ( 1374) , enjoignit, par une bulle , aux évêques
qui étaient à la cour de retourner à leurs églises, en leur
disant : « Votre absence est cause que les vices pollulent,
« que le culte divin est diminué; que les choses saintes
« sont méprisées ; que l'esprit de piété s'affaiblit ; que les
« erreurs se répandent ; que la foi s'éteint ; que la
« liberté ecclésiastique est violée ; que les édifices et les
a autres biens de l'Eglise se dégradent. Pendant ce temps
« là on entend les cris des enfants privés de la subsistance
« et des soins spirituels qu'ils avaient droit d'attendre de
« leurs pères ; les scandales se multiplient, et les âmes
« sont en danger évident de se perdre . » Sur les pressantes
instances de sainte Catherine de Sienne, envoyée par les
Florentins , il quitta Avignon pour Rome ( 1376) et y
mourut. Alors (1378) commence pour l'Eglise le grand
sehisme d'Occident, qui dura trente-neufans (1378-1417),
et pendant lequel deux antipapes (Clément VII et Be
noît XIII) siégaient à Avignon, tandis que les papes légi
times restaient à Rome . Urbain VI succéda à Grégoire XI
(1378-1389) . Lamentable époque, où la papauté parut au
monde comme lacérée et presque détruile, mais jamais
elle ne fut plus réellement grande ; jamais elle n'a été
plus admirable que pendant cette formidable tempête ;
524

alors parut , d'une manière plus éclatante , le bras divin


qui la soutient et la dirige. Par la force de son institution ,
elle surmonte les désordres qu'enfantait le déchirement
de son autorité ; réclamant contre les abus ; maintenant la
foi des peuples ; faisant briller partout, comme un contre
poids au scandale , les plus sublimes vertus . Aussi , plus
tard , quand les peuples seront fatigués de luttes , ce sera
encore aux pieds de la papauté , restée souveraine et im
muable, malgré les révolutions, qu'ils viendront abjurer
leurs haines et retrouver les étreintes de la charité chré
tienne . Boniface IX succède à Urbain VI (1389-1404) .
La France ressentit peut -être moins que les autres contrées
le contre -coup des révolutions de l'Italie, parce qu'elle
était elle-même troublée à l'intérieur par l'ambition et les
intrigues des oncles de Charles VI . Cependant, la foi était
encore vive au cour des Français . On le vit dans une cir
constance mémorable, Bajazet les, empereur desTurcs , s'était
précipité, comme la foudre, sur les frontières de la Hon
grie (1396 ). Sigismond , roi de ce pays , demanda des se
cours aux princes européens. Le sultan en voulait parti
culièrement au christianisme ; il avait osé dire : « Mon
cheval ira manger l'avoine sur l'autel de Saint - Pierre . »
En apprenant cette bravade sacrilége, la France catholique
sentit se réveiller en elle l'ardeur belliqueuse des croi
sades . Les jeunes seigneurs volèrent sur les bords du Da
nube . A leur tête était le comte de Nevers , fils aîné du
duc de Bourgogne . Le maréchal de Boucicaut , le plus grand
capitaine de son temps , eut le commandement en chef de
cette brillante milice. Le 25 septembre 1396 , la bataille
s'engagea sous les murs de Nicopolis. Elle fut terrible ; les
Français tuèrent à l'ennemi jusqu'à dix mille hommes ;
mais Sigismond ayant pris la fuite, le sultan tailla en
pièces l’armée chrétienne, seul espoir de l'Europe. Que
serait devenue l'Eglise si la Providence n'était venue à son
secours ? Elle suscita un autre ravageur de nations, le cé
lèbre conquérant mogol Tamerlan . Il fondit , avec ses
troupes indisciplinées, sur les bataillons de Bajazet . Le
sultan fut vaincu et fait prisonnier ( 1402) . Le terrible
vainqueur se servait de son corps comme de marche- pied
-
525 .

pour monter à cheval ; le forçait à se tenir sous sa table


pendant les repas, et à ne se nourrir que des morceaux
qui tombaient à terre ; enfin , il l'enferma dans une cage
de fer, où le fier sultan se tua , en se brisant la tête contre
les barreaux. Ainsi tomba cet orgueilleux oppresseur de
l'Eglise.
Mais ce qu'il ne faut jamais oublier, au milieu des
souffrances du peuple, dues, pour la plupart, à la tyrannie
des grands et à leurs incessantes querelles, la religion se
montrait la consolatrice des affligés. Cette multitude de
manants, serfs, corvéables , taillables et attachés à la
glèbe , souffrait, surtout en France, et se débattait avec
l'énergie du malheur contre un ordre de choses souvent
intolérable. « Heureux , d'ailleurs, les dominateurs et les
« chefs des hommes pendant le moyen âge, parce qu'alors ,
a dans les abîmes de la misère, le peuple trouvait des con
« solations et des joies puissantes dans la religion de Jésus
« Christ ! Sous son triste chaume, dans ses obscures et
« fétides cabanes , au milieu de ses humiliations et de ses
« angoisses apparaissait le prêtre , qui lui montrait la
« croix et lui promettait le royaume éternel pour prix de
« sa patience . Ce peuple croyait fermement à la béati
« tude de la pauvreté et des larmes, et il se soumettait , en
a pensant que son Sauveur avait voulu naître dans une
« étable , vivre obscur, travailler péniblement à de gros
« siers ouvrages , souffrir dans sa nourriture, et n'avoir
« pas même une pierre pour reposer sa tête . Tout compte
« fait, la part de consolation passait beaucoup celle de la
« peine ; et s'il y avait en France soixante et dix mille fiefs,
a et nécessairement une quantité égale de seigneurs, le
« nombre des clochers s'élevait à plus de dix -sept cent
« mille ? . »
On peut penser ce qui serait arrivé si le clergé n'avait
pas ainsi adouci , pour des millions d'hommes, l'amertume
du malheur ; si , par la sainte influence de la foi, il n'avait
arrêté au coeur des multitudes la haine contre les oppres
seurs, haine qui éclate parfois comme un volcan et se tra
1 Histoire de France, par A. Gabourd .
526

duit en actes de sang , de violence et de pillage . Sous ce


rapport encore , l'Eglise est toujours une mère ! elle a
horreur du sang ; elle comprime au coeur de ses enfants
l'explosion de la haine , et y dépose les pacifiques inspira
tions de la charité qui oublie et pardonne; mêmeà ses en
nemis , elle rend cet immense service de les protéger ainsi
contre les brutalités de ceux qu'ils oppriment.
Grâce au travail incessant de l'épiscopat, du sacerdoce
et des moines , les vertus les plus héroïques pouvaient tou
jours éclore en liberté , malgré les troubles et les malheurs
publics . Ainsi , nous trouvons, au quatorzième siècle, plu
sieurs grands saints, en France comme ailleurs, ames
d'élite, dont la paisible et profonde influence sur la société
est incontestable. Citons - en quelques-uns .
Peu de temps avant la mort de Boniface VIII , le
19 mai 1303 , la France perdit saint Yves , renommé dans
toute la Bretagne par sa science, par ses vertus , par ses
austérités . Né en 1253 , au diocèse de Tréguier , de pa
rents nobles et chrétiens, il alla , à quatorze ans, faire à
Paris ses études de philosophie et de théologie ; dix ans
après , il se rendit à Orléans , où il eut pour professeur de
droit canonique et de droit civil Guillaume de Blaye , de
puis évêque d'Angoulême, et Pierre de la Chapelle, qui
devint évêque de Toulouse et cardinal . Nommé d'abord offi
cial par l'archidiacre de Rennes , il fut rappelé dans sa pa -
trie par Alain de Bruc, évêque de Tréguier, qui lui donna
aussi son officialité . Pendant qu'il exerçait cette charge
importante, il se montrait plein de zèle et de charité, con
ciliant les parties , démêlant avec une pénétration rare les
prétentions injustes et décidant toujours en faveur du bon
droit , sans avoir égard ni au rang ni à la qualité des per
sonnes . Il mérita ainsi le glorieus surnom d'Avocat des
pauvres. On crut devoir employer ses talents au soin des
âmes dans deux paroisses , à Tresdretz et à Lohanec ,
où il mourut . Prêchant très-souvent, dormant à terre
tout habillé , n'ayant pour chevet qu'un livre ou une
pierre , il avait pour les indigents une telle charité, que
non - seulement il les admettait à sa table , mais avait même
bâti une maison pour les loger, et leur distribuait le revenu
-
527

de son bénéfice et de son patrimoine. Il exerça ainsi pen


dant toute sa vie les emplois d'official, d'avocat, de curé ,
d'hospitalier, réalisant cette parole, qui est le plus ma
gnifique éloge que puisse obtenir l'homme sur la terre :
all a passé en faisant le bien . » Vers la fin du quator
zième siècle , était né un homme qui , dans une position
bien différente, s'éleva à une haute sainteté . Nous voulons
parler d'un saint Honoré , martyr en Poitou . Né à Buzan
çais (diocèse de Bourges) , il était, comme son père, mar
chand de bestiaux . Tout son superflu était pour les pau
vres . Observateur sévère des lois de l'équité , il reprocha
un jour à ses domestiques un vol qu'ilvenaient de com
mettre. Cette réprimande lui coûta la vie : ses serviteurs
le massacrèrent . Il fut canonisé en 1444 .
En Provence , on admirait une merveille de virginité
dans le mariage , en la personne de saint Elzéar , comte
de Sabran, et de sa jeune épouse, sainte Delphine . Il na
quit à Robians en 1285 , se montra un gentilhomme
plein de bravoure à la guerre, et devint même gouverneur
du prince Charles , fils du roi Robert, frère de saint Louis .
Il mourut en 1324. C'est le saint que l'on appelle vulgaire
ment saint Augias. Sa pieuse compagne lui survécut et ne
termina sa glorieuse carrière qu'en 1369. A la même
époque , sainte Rosalinde de Villeneuve, leur parente, se
livrait à toutes les rigueurs de la pénitence , dans l'ordre
des Chartreux .
Saint Roch, la gloire de Montpellier, fils d'un grand
seigneur , naquit en 1280 ou 1295 , et mourut en 1327.
S'étant fait pèlerin , il arrive en Italie , à Plaisance , se dé
voue au service des pestiférés, puis va cacher sa vie dans
une forêt solitaire, heureux de souffrir, loin de toute con
solation humaine , les cruelles infirmités que son dévoue
ment lui avait fait contracter . C'est là que le chien d'un
seigneur du voisinage venait chaque jour apporter au saint
le pain qu'il dérobait à son maître . Enfin , le serviteur de
Dieu vint mourir à Montpellier , sa patrie , au fond d'un
cachot . Le gouverneur de la ville , son oncle , l'ayant vu
sous les habits d'un mendiaut, ne l'avait plus reconnu et
le traita comme un étranger et un espion .
-
528

Vers la fin du quatorzième siècle , nous trouvons sur le


siége épiscopal de Metz, saint Pierre de Luxembourg . Né
en 1369 , dans la petite ville de Ligny (Meuse) , il était
proche parent de l'empereur Wenceslas , de Sigismond , 1

roi de Hongrie , et de Charles VI , roi de France. Cette


puissante maison de Luxembourg ne donna pas seulement
cinq empereurs à l'Allemagne , plusieurs rois à la Hon
grie, à la Bohème et une reine à la France , elle fournit un
saint évêque à Cambrai , André , frère de celui de Metz, et
Jeanne, sa seur, également connue par son éminente
piété . Ce fut Clément VII,antipape choisi par les Français,
qui nomma à l'évêché de Metz saint Pierre de Luxembourg
(1384 ), et le créa cardinal. Au moment de sa promotion
à ce siége , il n'avait que quinze ans ; il ne fut jamais or
donné prêtre ; on croit néanmoins qu'il fut diacre . Il
mourut à dix-huit ans (1387) , fut canonisé en 1527, et
devint patron de la ville d'Avignon , au sein de laquelle il
avait passé les derniers instants de sa vie . Les vertus et la
sainteté précoce de Pierre de Luxembourg avaient devancé
en lui les années ; mais , il faut bien le dire, quel que fût
son mérite, sa promotion à un évêché et au cardinalat
peut, à juste raison , paraître prématurée , et Clément VII,
en la faisant, avait plutôt cherché la protection d'une
puissante famille qu'il n'avait consulté les règles canoni
ques . Le jeune saint, tout occupé de son salut, n'entrait
sans doute pas dans ces calculs de la politique humaine .
Elevé parun pape illégitime à un poste qu'il n'avait point
convoité, il croyait , de bonne foi, obéir au vrai chef de
l'Eglise , bien qu'il fût à Rome au lieu d'être à Avignon.
A ce sujet, il est peut-être utile de citer ces paroles de
saint Antonin , archevêque de Florence : « Pendant toute
la durée du schisme , chaque obédience comptait dans son
sein des docteurs habiles, des personnages illustres par
leur sainteté, et même par le don des miracles . Mais dans
le cas d'une double élection pontificale, il ne nous paraît
pas qu'il soit nécessaire au salut de croire que tel ou tel
pape en particulier soit le pape légitime. Les peuples ne
sont pas obligés de savoir le droit canonique ; ils ne peu
vent donc être obligés de savoir celui qui est élu canoni
529

quement ; il leur suffit, en général , d'être disposés à obéir


au pape légitime , quel qu'il soit, et ils peuvent, sur ce
point, s'en rapporter au jugement de leurs évêques . »
Tels sont les saints les plus illustres de ce siècle .
Sous le règne de Charles VI , roi de France, arriva un
événement heureux qui prouve , une fois de plus, l'inta
rissable fécondité de l'Eglise. Elle avait détruit l'idolâtrie
en Prusse , au treizième siècle , en se servant de l'influence
des chevaliers de l'ordre Teutonique ; vers la fin du siècle
suivant , elle convertit les Lithuaniens . Ladislas Jagellon ,
leur duc, avait embrassé la vraie foi à l'occasion de son
mariage avec Hedvige , héritière du royaume de Pologne ;
il convoque, l'année suivante (1387),une grande assemblée
à Vilna , où il se rend accompagné de son épouse, de sei
gneurs polonais et de prélats , et presse les Lithuaniens de
renoncer à leurs superstitions pour reconnaître le vrai
Dieu. Les prêtres polonais les instruisent pendant quel
que temps ; Jagellon lui- même se fait l'apôtre de son peu
ple, élève à Vilna une église cathédrale en l'honneur de la
Sainte-Trinité, sous le titre de Saint-Stanislas, évêque et
martyr, et fait une loi pour défendre aux catholiques de
contracter mariage avec les Russes, si l'homme ou la
femme ne renonce au schisme des Grecs . Les Lithuaniens,
convaincus de l'impuissancede leurs idoles, reçoivent avec
amour et reconnaissance la lumière de l'Evangile , Pauvre
peuplel qui eût dit qu'un jourcette même foi que tu reçus
d'un de tes rois serait si perfidement poursuivie par les
agents d'une politique hérétique, brutale et tyrannique !
Un mot encore sur le mouvement intellectuel et moral
du quatorzième siècle.
Dès l'avénement de la dynastie capétienne , on avait pu
remarquer les symptômes d'une nouvelle régénération in
tellectuelle . L'étude des lettres et de la philosophie se ré
veilla dans le silence des cloîtres ; l'ordre de Saint - Benoît
commença dès lors ces longs et durables services qui lui
assurent la reconnaissance des siècles. Plusieurs princes
ou grands feudataires de cette époque se piquaient déjà
de cultiver leur intelligence : on peut citer Hugues , comte
d'Arles et roid'Italie , qui se déclarait protecteur des lettres,
34
530 -
et ce comte d'Anjou qui écrivait au roi : « Sachez qu'un
roi non lettré est un ane couronné . » Le fameux Gerbert
donna ensuite le branle aux études philosophiques du
moyen âge , en rapportant des écoles arabes la collection
descuvresd'Aristote . Le onzième siècle avait produit saint
Bernard et Abeilard : l'un sublime , grand , vrai et pro
fond ; l'autre habile, adroit et fascinateur. A leur suite
vinrent : Suger , Pierre Lombard , Héloïse, Othon de Frei
sengen et quelques autres . Le douzième siècle ne resta pas
en arrière : ouvert par Villehardouin, Guillaume le Breton,
Guillaume de Tyr et Rigord , il vit briller saint Dominique
dans la chaire ; saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure
dans la science chrétienne ; Albert le Grand , Roger Bacon
et Scott dans la science profane ; Pierre Fontaine dans
l'art du jurisconsulte ; enfin, il fut dignement fermé par
Guillaume de Nangis , bénédictio de Saint-Denis. Au trei
zième siècle , la philosophie scolastique atteignit son plus
remarquable développement.
Le quatorzième siècle se levait à peine, que Pétrarque
(1304-1374) naquit à Arezzo ; que Dante , né à Florence
(1265) , composa , pendant son exil (1302-1321) , le cé
lèbre poëme connu sous le titre de Divine Comédie, qui est
le premier monument écrit en langue italienne; jusque
là on n'écrivait qu'en latin . Mais que sont les chants de ce
poëte, si on les compare au livre de l'Imitation de Jésus
Christ, qui parut vers le même temps , et dont la science
moderne cherche en vain l'auteur. Il existait alors une foule
de poëtes populaires cultivant la gaie science. Les trouba
dours , les ménestrels ou jongleurs , les trouvères, for
maient une sorte de chevalerie errante littéraire, parcou
rant les châteaux et les provinces et récitant leurs naïves
ballades et leurs piquantes satires . D'autres travaux jouis
saient aussi d'une grande faveur, c'étaient les romans de
chevalerie. C'est ainsi que déjà, sous le règne de saint
Louis, Guillaume de Lorris avait surtout accrédité ce genre
de littératuré en publiant le célèbre romani de la Rose.
Vers ce temps (1375), l'Italien Boccace écrivait son scan
daleux Décameron. L'histoire elle -même n'était point
négligée au quatorzième siècle . Et pour preuve, nous
531
allons citer, avec leurs ouvrages, les historiens et biogra
phes principaux dont les écrits servent de fondement à
l'histoire de cette époque . Hors de France, ce sont : 1304 ;
Wikes ou Wiccius, chanoine d'Exeter : Chronique com
mençant à la conquête de Guillaume le Conquérant et se
terminant à l'an 1304. - Puis 1307 , Siffrid, de Misnie
(Saxe) , dominicain : Chronique universelle jusqu'en 1307.
— En 1310 , George Pachymère, ecclésiastique grec :
Histoire de l'empire grec sous Michel Paléologue et pen
dant vingt- six années du règne d’Andronic. — 1310, Hay
ton , prince de Gorigos , en Cilicie, puis religieux de Pré
montré en Chypre : Histoire des Tartares, en arménien ,
très- curieuse. – 1332 , Ismaël Aboul-Féda , prince de
Hamah, en Syrie : Histoire abrégée du genre humain ;
elle va jusqu'en 1328 ; ouvrage très- précieux . · 1335 ,
Pierre de Duisbourg , prêtre allemand : Chronique de
Prusse , de 1226 à 1335 , continuée par un anonyme.
1341 , Nicéphore Grégoras : Histoire byzantine, de 1204
à 1359. – En 1348 , Villani, Florentin : Histoires floren
tines jusqu'en 1348 ; ouvrage estimé. — 1357, Jean Cao
tacuzène, empereur grec : Histoire byzantine, de 1320 à
1357.-Enfin , en 1364 , André Dandolo , doge de Venise :
Chronique latine de Venise jusqu'à 1339 .
En France, nous comptons : Guillaume de Nangis
(1306 ), bénédictin : Chronique des rois de France et Vie
de saint Louis et de ses fils. - Amalric ( 1316) : Chronique
pontificale jusqu'au pape Jean XXII . -- 1318 , Le sire de
Joinville : Vie de saint Louis ; détails précieux pour la
croisade de ce prince en Egypte , à laquelle assistait l'au
teur. — 1400 , Jean Froissart : Chroniques de France,
d'Angleterre, d'Ecosse, d'Espagne et de Bretagne , de
1326 à 1400 ; très - intéressantes pour le détail des faits
et la naïveté du style .
A l'Université de Paris , deux grandes figures se dessi
naient au milieu d'une foule de nullités, qui cherchaient
pour leur ambition un piédestal dans le schisme qui de
solait l'Eglise . Pierre d'Ailly , célèbre docteur , surnommé
l’Aigle de la France et le Marteau des hérétiques, était
né à Compiègne, en 1330 , d'une famille obscure, devint
532

successivement grand maître du collège de Navarre (1384),


chancelier de l'université de Paris, aumônier et confes
seur du roi Charles VI , évêque de Cambrai ( 1395) , car
dinal ( 1411) et légat du pape. Il mourut en 1420. Atta
ché à l'obedience de Clément VII et de Benoît XIII , il sut
néanmoins montrer une véritable indépendance de carac
tère en travaillant , de bonne foi, au rétablissement de
l'unité . Il se distingua aux conciles de Pise et de con
stance , où son autorité et son éloquence furent toujours
au service de la justice et de la vérité.
En quittant l'Université pour passer au siège de Cam
brai , Pierre d'Ailly fut dignement remplacé par un de
ses élèves du collège de Navarre. Nommer Gerson (Jean
Charlier de) , surnommé le Docteur très-chrétien , c'est
désigner le fléau de l'hérésie et du schisme , la lumière
des conciles , et le savant peut-être qui a le plus rehaussé
le talent par la modestie du caractère.
Né en Champagne ( 1363) , au village de Gerson " , de
parents obscurs, mais honnêtes, il fut envoyé de bonne
heure à Paris pour cultiver les heureuses dispositions que
la Providence lui avait données. Ses progrès furent ra
pides , ses succès éclatants . C'est déjà une gloire que
d'avoir passé pour l'auteur de l'Imitation . Après avoir di
rigé , près de trente années, la première Université du
monde , Gerson se retira en Bavière , puis vint ensevelir sa
science et sa gloire à Lyon , au couvent des Célestins. Il y
passa les dernières années de sa noble vie, occupé à prier
Dieu , à composer des livres ascétiques, entre autres ses
Consolations de la théologie, enfin à enseigner le caté
chisme aux enfants . Il mourut en 1429. Pendant le
schisme, il travailla à la pacification de l'Eglise avec une
sage modération , mais aussi avec cette invincible con
stance qui triomphe tôt ou tard des plus grands ob
stacles .
Tout se préparait donc, en littérature , pour le siècle de
Léon X, et pour la belle latinité d'Erasme , de Budée , de
Bembo et de Sadolet ; de même que , dans le domaine de
1 Bourg , maintenant ruiné, près de la ville de Rélhel.
533

l'art , les peintures fameuses de Cimabué (1240-1300) ,


du Giotto ( 1270-1336 ), préludaient magnifiquement au
génie sans rival de Raphaël . Ce qui fait le principal et
incontestable mérite de leurs æuvres, c'est que tout res
pire en elles la ferveur des premiers siècles, inappréciable
avantage qui constituait cet art chrétien dont les peintres
de nos jours s'épuisent en vain à chercher la trace : elle
s'est effacée chez eux avec la foi. Laurent de Médicis, sur
nommé le Magnifique, ce protecteur si éclairé et si géné
reux, disait : « Celui-là est mort dès cette vie, qui ne
croit pas à l'autre . Il faut croire pour exister et surtout
pour produire . » Etonnons-nous, dès lors , de l'indigence
de la peinture actuelle !
Terminons l'étude de ce siècle , en citant les établisse
ments principaux et les découvertes importantes qui prou
vent l'activité des esprits à cette époque du moyen âge
tant calomniée .
En 1302 , invention de la boussole par un navigateur
d'Amalfi. - Etats généraux de France, où les bourgeois
obtiennent le droit de représentation . — Mystères de la
religion joués sur des théâtres : origine de la comédie
moderne .
En 1315 , édit de Louis X , roi de France , pour l'affran
chissement des serfs, commençant par ces paroles : Tout
homme doit paitre libre .
En 1325 , premières glaces soufflées à Venise .
En 1340 , Schwartz (Berthold) , moine allemand , dé
couvre , à Cologne , la poudre à canon . D'autres attribuent
cette découverte à Roger Bacon , mort en 1292.
En 1346 , premiers canons employés par les Anglais à
la journée de Créci .
En 1349 , institution de l'ordre de la Jarretière par
Edouard III , roi d'Angleterre.
En 1352 , manufactures de toiles et de draps florissantes
en Flandre .
En 1360 , cavalerie , principale force des armées .
Pétrarque et Boccace achèvent de fixer la langue italienne
après le Dante.
En 1364 , découverte de la Guinée par les Dieppois .
534
En 1370 , horloge sonnante, cuvre de l'Allemand Henri
de Vicq , au Palais de Justice de Paris .
En 1389 , premiers carosses suspendus.
Maintenant arrivons au quinzième siècle,
Quinzième siècle .
I.

Résumé de l'histoire des rois de cette époque : Charles VII, dit le Victorieux
( 1422-1461); Louis XI (1461-1483 ) ; Charles VIII (1483-1498) ; Louis XII ,
dit le Père du peuple ( 1498-1515 ).

Après le long et malheureux règne de Charles VI(1380


1422 ) , son fils, appelé Charles VII le Victorieux , monta
sur le trône de France . Les affaires du royaume étaient
alors dans un état presque désespéré : les Anglais occu
paient Paris , la Picardie, la Normandie , la Champagne ,
la Guienne, la plupart des ports de mer ; les actes publics
et la justice étaient rendus au nom de Henri VI , encore
au berceau ; un parlement vendu à l'étranger sanctionnait
toutes ces hontes , et le roi légitime , déclaré traîlre et
rebelle, errait dans les provinces du Midi , mendiant quel
que appui pour ses droits méconnus et sa couronne pro
scrite . D'autre part, trente années de guerres civiles ou
d'invasions étrangères avaient couvert la France de ruines
et de calamités : les villages incendiés, les fermes dévas
tées , les maisons détruites, mille horreurs commises par
des bandes de brigands répandues dans les campagnes ,
des populations entières chassées au hasard et ne deman
dant des ressources qu'à la mendicité , à la débauche et
au crime, enfin la guerre continuant toujours avec un
acharnement sans égal , telle était la situation du royaume
quand le jeune Charles VII fut reconnu roi par les şei
gneurs de sa suite et couronné dans une petite église , au
cri de Vive le roi! Guérir tant de plaies était une tâche
trop lourde pour les faibles épaules d'un jeune prince agé
de dix-neuf ans, livré aux plaisirs , dépourvu d'expérience
et incapable de triompher par lui-même de tant d'obstacles.
Cependant le nouveau monarque vint établir à Poitiers
son parlement et sa cour . La France du midi de la Loire
535

se leva pour le défendre. Les Anglais, ayant à leur tête le


régent Bedfort, capitaine expérimenté et habile politique,
poursuivaient leurs conquêtes dans le Nord et étouffaient
toutes les résistances . Les troupes de Charles VII , com
posées d'Ecossais et de Gascons , étaient peu nombreuses ,
Aussi furent -elles battues d'abord à Cravant , en Bourgo
gne (1423), et ensuite à Verneuil (1424) . Cette dernière
défaite (ut désastreuse et valut aux Anglais la conquête du
Mans , de Mayenne et de plusieurs autres places qui avaient
résisté jusque-là à l'invasion étrangère. Charles VII se re
tira alors à Bourges :

Les Anglais, avec leurs croix rouges,


Voyant lors sa confusion ,
L'appelèrent le roide Bourges,
Par forme de dérision .
(MARTIAL D'AUVERGNE, Vigiles de Charles VI .)

Cependant tout n'était pas perdu encore; les Anglais


se brouillèrent avec Philippe le Bon, duc de Bourgogne ;
Charles respira, s'attacha la Bretagne et nomma conné
table de l'armée royale Arthur de Richemont, frère du
duc de cette contrée. Il comptait encore d'autres illustres
capitaines : La Hire , Xaintrailles , la Trémouille et le cér
lèbre båtard d'Orléans , Dupois , fils dų malheureux prince
que Jean sans Peur ayait fait assassiner dans les rues de
Paris . Mais le roi , plongé dans la mollesse , ne savait pas
user de la science et du courage de ces grands hommes.
Reculant chaque jour devant l'armée anglaise, il ne son
geait qu'à inventer de nouvelles fêtes. Aussi La Hire lyi
dit-il à ce sujet : « Je ne pense pas qu'on puisse perdre
plus gaiement son royaume . » Bedfort comprit qu'il n'y
avait plus qu'à frapper un grand coup , et il envahit la Bre
tagne. Déjà le faible roi de France pensait se replier der
rière l'Auvergne et chercha un refuge au delà du Rhône
et de l'Isère ; mais la reine, Marie d'Anjou , et la célèbre
Agnès Sorel, favorite du roi , trouvèrent dans leur orgueil
assez d'énergie pour l'engager à résister à l'ennemi.
Dieu seul pouyait sauver ļa France , et il la sauva par
des mains plus pures que celles du roi et de ses courti
536

sans. Il ne voulut pas que notre belle patrie descendît au


tombeau où dorment déjà tant d'empires : elle devait
encore servir d'instrument à ses volontés et porter les
plus lourdes croix comme aussi les plus éclatantes cou
ronnes . La France était assez humiliée , assez couchée à
terre , pour qu'on pût dire qu'elle ne pouvait être re
levée que par un miracle : le miracle fut accompli . Le
monde a été sauvé par le concours de la Vierge mère ; le
peuple hébreu vit s'élever , au jour de ses misères, Débora
et Judith ; la Gaule , sainte Geneviève ; et la France catho
lique du moyen âge , Jeanne d'Arc .
Cette jeune paysanne, née au hameau de Domremy
(1410) , situé dans un vallon arrosé par la Meuse, entre
Vaucouleurs et Neufchâteau , fut l'instrument choisi de
Dieu pour confondre les vains projets de Bedfort et sauver
le royaume de France. Les parents de Jeanne d'Arc étaient
de bons cultivateurs , vivant d'un peu de labourage , du
produit de quelque bétail , pieux , hospitaliers , d'une pro
bité sévère, jouissant d'une réputation sans tache , mais
dans une situation voisine de la pauvreté. Jeanne, jusqu'à
l'âge de dix -huit ans, avait été employée à la garde des
troupeaux de son père ; jamais elle ne sut ni lire ni écrire ;
coudre, filer, soigner les bestiaux , aider aux travaux des
champs et à ceux du ménage , telles furent les occupations
de sa jeunesse. Elle était grande , bien faite, d'un visage ré
gulier et agréable; mais rien ne la distinguait des autres
filles de sa condition, sinon sa piété profonde, sa charité
et son humilité. Mais sans affectation et sans tristesse , elle
avait le cour gai , la parole franche, l'âme pure. Souvent
elle déplorait en secret les maux du peuple et priait Dieu
pour la délivrance de sa patrie.
Dès l'âge de treize ans , des révélations surnaturelles
l'avaient préparée à sa mission . Un jour , vers l'heure de
midi , dans le jardin de son père , elle vit une grande lu
mière, une voix inconnue retentit à son oreille . Cette voix
lui parla plusieurs fois, lui recommandant d'être pieuse
et charitable . Elle apprit bientôt que c'était celle de l'ar
change saint Michel, qui était suivi d'un grand nombre
d'anges; elle vit aussi l'ange Gabriel , puis enfin , et beau
537

coup plus fréquemment, sainte Marguerite et sainte Ca


therine. Une autre fois, elle fut illuminée de la même
clarté et deux êtres mystérieux lui apparurent : l'un d'eux
avait des ailes ; il lui ordonna d'aller secourir le roi , lui
promettant qu'elle sauverait le royaume . Elle répondit ,
effrayée, qu'elle était une pauvre femme qui ne saurait ni
chevaucher , ni faire ni démener la guerre. Mais l'ange lui
ordoppa d'aller trouver messire de Baudricourt , com
mandant des troupes royales, et de lui faire part de
l'ouvre à laquelle le ciel l'appelait.
Elle hésitait encore ; mais l'ange (saint Michel) lui ap
parut de nouveau et lui ordonna d'obéir. Elle alla donc
trouver le sire de Baudricourt à Vaucouleurs, et lui dit :
« Capitaine messire, sachez que Dieu, despuis aucun temps
a en çà (quelque temps), m'a plusieurs fois fait à sçavoir
« et commandé que j'allasse vers le gentil dauphin , qui
« doibt estre et est vrai roy de France , et qu'il me baillast
« (donnat) des gens d'armes , et que je leverois le siege
d'Orleans, et le menerois sacrer à Reims 4. »
Le rude soldat la renvoya en la traitant de folle, de vi
sionnaire. Mais , quelques jours après, elle revint à la
charge, disant qu'il était temps de la faire partir, parce
que Charles VII venait d'être battu sous les murs . d'Or
léans . On n'ajouta aucune foi à ses paroles ; mais bientôt
on apprit la réalité de cette défaite : c'est la journée
connue sous le nom de bataille des Harengs, parce qu'un
convoi , vainement attaqué par les Français et destiné aux
Anglais , se composait en grande partie de harengs .
Baudricourt , enfin convaincu de la mission toute céleste
de la jeune fille, consentit à lui donner une escorte de deux
gentilshommes; elle se revêtit d'une armure d'homme de
guerre , pour se mettre à l'abri des railleries ou des ou
trages, et se rendit auprès du roi , qui était alors à Chi
non , au delà de la Loire. Charles VII savait déjà que ,
depuis plusieurs années , il circulait une prophétie annon
çant que la France , perdue par une femme ( la reine
Isabeau), devait être sauvée par une autre femme. Il ac
corda donc facilement une audience à la bergère de
1 Chronique de la Pucelle.
538

Domremy. Pour l'éprouver, il ordonna à un de ses gens


tilshommes, richement vêtu , de se faire passer pour lui ;
mais Jeanne alla droit au roi et lui déclara que Dieu
l'envoyait pour délivrer Orléans et le faire sacrer à Reims.
On ne se contenta pas de cette simple déclaration ; des
prélats, plusieurs théologiens , la reine de Sicile, belle
mère du roi, quelques seigneurs , enfin le parlement de
Poitiers, résolurent de l'examiner de près pour s'assurer
de la vérité de ses paroles : ses réponses admirables con
vainquirent les plus incrédules . Dans un nouvel et secret
entretien avec le roi, elle lui rappela une prière solennelle
qu'il avait faite autrefois, et dont Dieu et ce prince avaient
seuls connaissance : étrange révélation qui étonna beau
coup Charles VIỊ. Jeanne ajopta : « Gentil dauphin , pour
quoi pe me croyez-vous pas ? Je vous dis que Dieu a pitié
de vous, de votre royaume et de votre peuple ; car saint
Louis et Charlemagne sont à genoux devant lui en faisant
des prières . »
On la crut enfin. La jeune inspirée s'arma d'un glajve,
trouvé dans la chapelle de Sainte-Catherine de Fierbois,
et dont ses voix lui avaient révélé l'existence. Elle por
tait à la main un étendard de couleur blanche , semé de
fleurs de lis d'or, avec l'image du Sauveur dans sa gloire
et portantl'inscription : Jésus, Marie. Le 1er avril 1429 ,
à la tête d'un convoi destiné à ravitailler Orléans, elle
traversa en plein jour les quartiers anglais , qui, frappés
d'une mystérieuse épouvante, n'osèrent s'opposer à son
projet. Elle fit son entrée triomphale dans Orléans, au
milieu des acclamations du peuple. L'ennemi, revenu de
son effroi, essaya en vain de prendre sa revanche en don
nant un furieux assaut . Jeanne combattit durant tout le
jour sur la brèche, emporta , les jours suivants, toutes les
redoutesl'ennemi,
défenduesvaincu
par l'armée anglaise ; enfin,s'enfuyait,
le 8 mai
1429 , par une jeune
fille,
abandonnant son camp et tout son matériel de guerre,
Dans cette glorieuse journée, Jeanne d'Arc reçut le nom
de Pucelle d'Orléans.
Désormais, elle avait droit d'être crue sur parole . Ben
dant qu'on chassait les Anglais de différentes villes, elle
539
revint à Chinon , où elle dit au roi ; « La volonté de Dieu
est que vous veniez vous faire sacrer à Reims . Je ne dure
rai qu'un an ou guère plus ; il me faut donc le bien em
ployer. » Entreprise qui paraissait absurde et chimé
rique à tous les généraux. On était à plus de quatre-vingts
lieues de Reims; il fallait, sans vivres et sans artillerie,
traverser un pays entièrement au pouvoir de l'ennemi .
N'importe, Jeanne persista : on partit de Gien aŭ mois
de juin 1429 .
Tout réussit à merveille : Auxerre, Troyes , Châlons,
ouvrirent successivement leurs portes à l'envoyée du Ciel ,
Reims chassa sa garnison anglaise et accueillit Charles VII,
qui y fit son entrée solennelle le 17 juillet 1429 : il se fit
sacrer dans la vieille basilique de cette ville . Pendant la
cérémonie, Jeanne d'Arc versa des larmes de joie , se te
nant aux côtés du roi et portant sa bannière blanche .
« Elle prit part au combat, disait-il ; elle doit assister
à la récompense . »
Le sacre terminé, l'héroïne se jeta à genoux devant le
roi , et lui baisa les pieds en pleurant : « Gentil roi, lui
dit-elle , maintenant est exécuté le plaisir de Dien , qui
voulait faire lever le siège d'Orléans et vous conduire à
Reims . Ma mission est finie, je voudrais retourner près
de mes parents, pour reprendre ma vie de bergère, » Ces
simples et naïves paroles arrachèrent des larmes à tous
les yeux ; mais , dès lors, Jeanne était devenue l'armée ,
l'espérance, le trésor de la France, Le roi reſusa de lui
rendre sa liberté, Jeanne resta donc à la tête de l'armée ;
mais cette complaisance dut lui être funeste. La guerre
continuait ; un grand nombre de villes se soumirent au
roi . Les Anglais, conduits par le duc de Bedford, essayè
rent encore de lutter ; mais leurs armes avaient perdu
toute puissance : ils firent un effort inouï pour s'emparer de
Compiègne . La France conserva cette place; cependant
cette journée lui fut fatale ; le 24 mai 1430 , dans une
sortie, Jeanne d'Arc fut prise par les Anglais : tout le
camp retentit de cris d'allégresse. Conduite à Rouen , elle
fut jugée par un tribunal de sang , qui la condamna à être
brûlée comme sorcière . La noble et innocente victime ne
540
renia ni sa gloire , ni sa mission ; après avoir confondu
ses bourreaux par la justesse de ses réponses, elle monta
sur le bûcher où elle périt, une croix dans les mains , et
en prononçant jusqu'au dernier soupir les noms de Jésus
et de Marie. Cette révoltante iniquité fut accomplie le 30
mai 1431 .
On dit que la Pucelle , récusant des juges vendus à ses
ennemis , en appela au saint-siége, défenseur de tous les
opprimés . L'heure de sa réhabilitation ne devait venir
que vingt-cinq ans après son martyre : Calixte III dé
clara, par un jugement solennel , que Jeanne d'Arc « avait
souffert le martyre pour la défense de sa religion , de son
roi et de son pays . » Ces hommages rendus à sa mémoire
continuent encore de nos jours : la ville d'Orléans à élevé
un monument à la pauvre bergère lorraine , et ordonné
une procession annuelle en souvenir de sa délivrance mi
raculeuse . C'est la réponse à l'infame tentative par laquelle
un insolent impie, tel que Voltaire , a essayé de ternir
l'honneur de cette jeune vierge ; la bave de l'impiété a
été effacée par le mépris du monde, et aujourd'hui tout
ce qui porte un cour amide la religion, de la patrie, de
l'honneur , de l'héroïsme , vénère la mémoire de la glo
rieuse libératrice de la France .
Cependant le jeune Henri VI , roi d'Angleterre, fit son
entrée à Paris quelques mois après le meurtre de Jeanne
d'Arc ; mais ce crime devait lui porter malheur. Il ne put
demeurer dans la capitale où sa vie était en danger; il
rétrograda sur Rouen . L'honneur de la France était re
levé ; Charles VII se réconcilia avec Philippe le Bon , duc
de Bourgogne , et le 12 novembre 1437 Paris ouvrit ses
portes à son roi légitime . Vers le même temps s'éteigni
rent Isabeau de Bavière et le duc de Bedford, qui avaient
tant haï la France. La guerre dura encore de longues
années ; mais elle se fit toujours à l'avantage du roi .
Quelques troubles éclatèrent sous le nom de Praguerie
( 1440); mais , grâce à l'énergie du connétable de Riche
mont, l'autorité du roi fut maintenue , et la clémence dont
il usa envers les coupables mit fin à l'incendie naissant.
Dans les années suivantes, le sage vainqueur profita d'une
541 -

trêve conclue avec l'Angleterre pour remédier aux maux


du royaume ; un des plus criants était les pillages que
commettaient les gens de guerre : une milice régulière
fut créée et soumise à une discipline sévère ; une taille
perpétuelle fut établie pour l'entretien de ces troupes .
Cette seule institution aurait suffi pour illustrer le règne
de Charles VII ; car ce fut pour nos rois un double et puis
sant instrument, qui les affranchit plus que jamais des
agressions et des rivalités féodales.
En 1449 , la guerre recommença avec l'Angleterre , qui
possédait encore en France deux grandes provinces, la
Guyenne et la Normandie : la gloire de les chasser entiè
rement de France était réservée à Charles VII . En moins
d'une année, l'ennemi ne posséda plus que Calais , dans
ce royaume qu'il prétendait conquérir. C'est que deux
puissantes factions, sous les noms de Rose rouge et Rose
blanche, empêchaient alors l’Angleterre de tourner contre
nous des forces qu'elle employait à déchirer son propre
sein (1451)
Le roi, victorieux , jouissait de ses triomphes ; une paix
profonde, une législation sage , un gouvernement pater
nel , entretenaient le commerce et l'abondance dans toutes
les parties de l'Etat ; mais ce repos du roi fut troublé par
des chagrins de famille. Le dauphin ( plus tard -Louis XI),
mécontent de l'empire qu'Agnès Sorel exerçait sur son
père , s'était retiré de la cour depuis 1446 , puis se réfu
gia auprès du duc de Bourgogne. Charles VII ne put s'em
pêcher de dire, en faisant allusion au caractère de son fils :
« Le duc de Bourgogne nourrit un renard qui mangera
ses poules . » Ce met trivial se trouva vrai dans la suite .
Charles VII redoutait tout de son fils, même un parricide .
Persuadé que le dauphin cherchait à le faire empoisonner,
il refusa toute nourriture pendant huit jours ; et quand ,
sur les instances de ses médecins, il se détermina à man
ger, il était trop tard ; ce jeûne forcé l'avait réduit à toute
extrémité , et il mourut profondément regretté de ses
peuples (1461). Charles VII ne manqua ni de talents , ni
de prudence, ni de politique ; la France, qu'il avait trou
vée écrasée et humiliée, illa laissa forte etriche : le doigt
542
de Dieu s'était visiblement montré dans ces événements
extraordinaires ; les fautes et les faiblesses du prince n'á
vaient que mieux fait ressortir l'action de la Providence.
Mais l'amour des plaisirs , la licence des meurs et l'ingra
titude du roi envers Jeanne d'Arc, sont pour sa mémoire
des taches ineffaçables. Les trois grands événements qui
se passèrent sous le règne de Charles VII , sont : l'abaisse
ment des grands vassaux, l'invention de l'imprimerie pár
Guttemberg , aidé de Jean Faust et de Pierre Scheller
(1450) , et la prise de Constantinople par Mahomet II,
empéreur des Turcs, ce qui mit fin à l'empire d'Orient et
au moyen age.
Louis XI ( 1461-1483 ).

Louis XI, encore dauphin , avait été mauvais fils ; il ne


se montra pas meilleur sur le trône . Naturellement dur,
ombrageux, dissimulé , il prit un plañ de conduite tout
différent de celui de son père. Dunois l'avait pressenti ,
et il l'annonça en ces termes à la noblesse assemblée : « Le
roi , notre maître , est mort : que chacun songe å se pour
voir. » Le nouveau monarque s'était donné pour mission
d'affranchir la royauté de toute gêne féodale, d'humilier
les grands, et de mettre sa couronne si haut, qu'il n'y eût
bras de vassal assez grand pour y atteindre . Pour y réus
sir , il mit de côté les anciens serviteurs de son père , et
revêtit des charges de l'Etat des hommes de néant dont il
croyait n'avoir rien à redouter : son médecin devint chàná
celier, són tailleur héraut d'armes , son bărbier ambas
sadeur. La France elle- même fut traitée en pays de coii
quête et chargée d'impôts . Les seigneurs, révoltés de ces
hardies innovations, coururent aux armes, et, pour colorer
leur résistance, ils lui donnèrent le nom de ligue du
Bien public . Louis XI marcha en personne contre les re
belles, qué commandait le duc de Charolais : une san
glante bataille fut livrée à Montlhéry; mais l'issue en fut
douteuse . Le roi eut recours à des armes plus süres : il
fit avec les seigneurs un traité honteux qu'ilse promettait
bien de rompre à la première occasion . En effet, it enleva
- 543
bientôt la Normandie au duc de Berri , et une partie de la
Bretagne au duc de ce nom .
Cependant Philippe le Bon, duc de Bourgogne, mou
rüt , laissant ses vastes Etats à son fils unique , le duc de
Charolais , si conou dans l'histoire sous le nom de Charles
le Téméraire . Le roi convoitait ce riche héritage : pour
susciter des embarras au jeune duc , il engagea clandesti
tement les Liégeois à se révolter contre lui , pendant
que lui- même allait à Péronne protester de son amitié
pour le duc. Mais l'astucieux prince fut cette fois pris dans
ses propres Gilets : Charles le fit emprisonner, et il l'au
rait mis à mort s'il n'avait redouté les suites de ce crime
( 1470).
Dès lors, ce ne fut plus entre les deux princes qu'une
suite de guerres et de traités, où l'on be cherchait de part
et d'autre qu'à se nuire ou à se tromper . Le fait le plus
mémorable de cette querelle est le siège de Beauvais .
Charles le Téméraire était sur le point de s'en rendre
maître , lorsque les femmes, ayant à leur tête Jeanne Ha
chette, arrivent au secours des citoyens . Cette nouvelle
héroïne monte sur la brèche, l'épée à la main , arrache
l’étendard ennemi que l'on allait y arborér, et oblige le
duc de Bourgogne à lever le siége . En mémoire de cet
acte héroïque, Louis XI ordonna qu'une procession an
nuelle serait faite à Beauvais , et que les femmes y pren
draient le pas sur les hommes .
Charles se jette sur le Rhin , sans rien y faire d'impor
tant , puis soumet la Lorraine; ilsonge déjà à s'étendre en
Italie par la Suisse , mais les pieux habitants de ces mon
tagnes vinrent lui présenter la bataille : toute sa noblesse
ſut taillée en pièces à Grañson et à Morat ( 1476 ). Enfin ,
le fier adversaire de Louis XI meurt sous les murs de
Nancy , en 1477 .
Louis lui - même lutta encore contre Maximilien , archi
duc d'Autriche, et contre les Anglais : il fut constamment
heureux dans ces expéditions. Enfin, vieux et usé par les
infirmités, il termina sa vie plus tranquillement qu'on
n'aurait dû s'y attendre : il mourut dans les bras de saint
François de Paule, le samedi 30 août 1483, âgé de soixante
544 -
ans , laissant à la postérité l'idée d'un homme extraordi
naire qu'il est difficile de bien connaitre et de bien dé
finir .
Prodige de dissimulation , il avait le visage calme et
serein, l'âme agitée et sombre, le langage folâtre et ba
din , le cœur farouche et sanguinaire. Ami du peuple qu'il
opprimait, ennemi des grands qu'il trompait , timide et
inquiet au sein de la paix , tranquille et brave au milieu
des hasards de la guerre, jaloux à l'excès de son autorité,
son caractère présente un assemblage bizarre de rares ta
lents pour le gouvernement, de faiblesses, de ridicules
dans la vie privée , de vertus éclatantes et de vices odieux :
profonde énigme historique offerte en méditation aux siè
cles modernes .
C'est dans la personne de Louis XI que le titre de ma
jesté, jusque-là réservé aux empereurs , commença à se
donner aux rois de France : il est aussi le premier de nos
rois à qui ait été affecté le titre de très-chrétien. Il le mé
rita par sa foi, bien que , dans la pratique , il ait souvent
négligé l'essentiel de la religion . Chose étonnante ! cet
homme , si défiant et si clairvoyant en tant d'affaires dif
ficiles, était d'une crédulité d'enfant sur certains points .
Vingt ans avant sa mort , il avait eu recours à la science
des astrologues. Un jour qu'il voulut faire pendre un de
ces charlatans, il lui demanda quand il mourrait ; celui
ci répondit : « Trois jours avant Votre Majesté . » Cette
parole adroite sauva l'astrologue , et le roi le traita fort
bien , de peur que la prédiction ne se vérifiat. Jean Coc
tier, homme insolent et avide, obtint comme médecin du
roi des richesses inouïes en récompense de ses hauteurs
et de ses brutalités . Le prince s’avisait- il de refuser, l’in
satiable médecin lui disait : « Je sais qu'un beau jour vous
me renverrez comme les autres ; mais je jure que vous ne
vivrez point huit jours après . » Ridicule menace qui fit sa
fortune .
545

Charles VIII (1483-1498 ).

Charles VIII , fils de Louis XI , n'avait que treize ans


lorsqu'il monta sur le trône . Son père l'avait fait élever
dans l'obscurité , craignant qu'avec plus d'instruction il
ne cabalât contre lui , commelui-même avait cabalé contre
son père. Pour toute science gouvernementale , il ne lui
avait appris que cette maxime : « Qui ne sait pas dissi
muler, ne sait pas régner. » Charles eut le bonheur d'ou
blier une leçon si peu propre à former un bon prince , et
toute sa conduite prouve qu'il ne ressemblait en rien à
celui qui la lui avait donnée.
La minorité de Charles VIII fut marquée par quelques
troubles. Louis XI l'avait prévu : aussi avait- il confié le
gouvernement à sa fille aînée, Anne de France , femme du
comte de Bourbon , sire de Beaujeu. Cette princesse, douée
d'une haute intelligence administrative, montra, par l'é
nergie de son caractère et la sagesse de sa politique, qu'elle
était digne de continuer l'euvre de son père. Louis , duc
d'Orléans , depuis Louis XII, excita uneguerre civile pour
obtenir la régence pour lui-même ; mais défait dans les
plaines de Saint-Aubin, près de Rennes (1488) , il fit ou
blier sa révolte par son dévouement. La paix fut cimentée
par le mariage de Charles VIII avec Anne de Bretagne ,
qui lui apporta en dot cette riche province ( 1491).
Entraîné par la manie des conquêtes, Charles passa
en Italie pour y faire valoir ses droits sur le royaume
de Naples , usurpé sur la maison d'Anjou . A la tête d'une
vaillante armée, il jeta la terreur dans toute l'Italie,
entra dans Rome ( 1494) , puis à Naples, et conquit en
quelques mois toute la Péninsule. Mais bientôt Ludovic
Sforza, dit le More , régent du Milanais , le pape Alexan
dre VI , la république de Venise , l'empereur Maximilien
et Ferdinand, roi d'Espagne, firent une ligue formidable
pour arracher cette conquête au roi de France . Le con
quérant résolut de repasser en France avec neuf mille
hommes : il rencontra les confédérés à Fornoue . On com
battit, et sa petite armée remporta une brillante victoire
35
546
sur les Italiens , qui étaient au nombre de quarante mille .
La retraite de Charles était assurée ; mais iln'en perdit pas
moins le royaume de Naples . Gonzalve de Cordoue , géné
ral espagnol , surnommé le Grand Capitaine , s'en empara ,
chassa les Français de l'Italie, et replaça sur le trône de
Naples la maison d’Aragon ( 1498) .
Charles , de retour dans son royaume, rêvait de nou
velles conquêtes, lorsqu'il mourut subitement au château
d'Amboise : il n'était agé que de vingt-huit ans. Avec
Charles VIII s'éteignit la première branche des Valois.
Ce prince , presque difforme de corps , esprit faible, roi
sans portée, était cependant loyal, affable, bienveillant ;
et, dit Comines , il était si bon, qu'il n'était point pos
sible de voir meilleure créature : deux ofticiers du palais
ne purent survivre à la perte d'un si bon maître et mou
rurent de douleur le jour de ses obsèques .
Deux grands événements arrivèrent sous ce règne :
Christophe Colomb, en découvrant l'Amérique , dota la
Castille de tout un continent (1492 ); la même année fut
signalée par l'expulsion finale des Maures d'Espagne . Le
quinzième siècle ne pouvait s'éteindre sous de plus grands
auspices.
Louis , duc d'Orléans, plaça sans contestation la cou
ronne sur sa tête (1498), parce qu'aucun des quatre
fils que Charles VIII avait eus avec Anne de Bretagne ne
lui avait survécu. Louis XII , surnommé le Père du peuple ,
forme à lui seul la troisième branche , dite d'Orléans . Il
finit le quinzième siècle et commence le seizième (1498
1515) . Ici doivent donc aussi s'arrêter nos recherches
sur l'histoire des rois du quinzième siècle : un dernier
coup d'oeil sur les événements religieux de cette époque,
puis nous tirerons nos dernières conclusions relativement
à l'histoire du moyen âge.

II .

Que faisaient au quinzième siècle l'Église, le clergé de


France, les moines, les écoles ? Questions importantes,
auxquelles nous allons répondre brièvement.
547

Les papes du quinzième siècle sont : Innocent vir


(1404-1406); Grégoire XII (1406-1409) ; Alexandre V
( 1409-1410 ) ;Jean XXIII ( 1410-1415) ; Martin V (1415
1431 ); Eugène IV (1431-1447); Nicolas V (1447-1455);
Calixte III (1455–1458); Pie II (1458-1464) ; Paul II
(1464-1471) ; Sixte IV ( 1471-1484) ; Innocent VIII
(148'1-1492 ); Alexandre VI(1492-1503) .
Le schisme d’Occident avait fait à l'Eglise une plaie
désastreuse : la discipline affaiblie par les luttes , le mé
pris des censures ecclésiastiques, l'oubli des règles et des
devoirs , le déréglement des meurs, l'esprit de licence,
de désordre et d'anarchie, tels étaient les funestes résul
tats du schisme . A un mal inouï, il fallait un remède
exceptionnel . L'initiative partit de la France : Charles VI ,
ou plutôt le conseil de régence , résolut d'observer une
stricte neutralité vis-à-vis des deux pontiſes. La plupart
des princes chrétiens suivirent cet exemple . L'Eglise s'oc
cupa donc seule des moyens de rétablir l'unité. Un concile
fut assemblé à Pise en 1409 : Grégoire XII et Benoît XIII
devaient y comparaître pour renoncer tous deux au sou
verain pontificat; mais ils ne s'y rendirent point et furent
déposés l'un et l'autre. Un conclave élit un autre pape qui
prit le nom d'Alexandre V ( 1409) . La situation fut pire
encore ; car la chrétienté fut dès lors divisée en trois
obédiences. Alexandre meurt l'année qui suivit son élec
tion ( 1410) et Jean XXIII est élu à sa place. Au concile
de Constance ( 1414) on discuta de nouveau la grande
question de l'union et de la paix , et le moyen adopté fut
la renonciation à la tiare . Jean XXIII est déposé et se sou
met avec une dignité calme et résignée ; Grégoire XII
l'imita ; il avait dit cette belle parole : « Si cette mère ,
dont parle l'Ecriture , eut bien le courage de consentir à
la perte de son fils, plutôt que de le voir couper en deux ,
combien plus convient -il à la place que j'occupe d'aban
donner mes prétentions les plus légitimes, si je ne puis
parvenir à l’union par les voies de la justice ! » Mais Be
noît XIII n'était pas si bien inspiré : il résista et fut dé
claré déchu . En 1417 , Martin V est élu ; quelques années
plus tard , l'antipape Benoît meurt (1424), après avoir
- 548

fait élire pour son successeur Clément VIII ; mais ce fan


tôme de pontiſe se soumit au vrai pape en 1429. Le
schisme d'Occident était fini.
« Ainsi se termina cette fatale scission , dit l'abbé Dar
ras , plus funeste pour l'Eglise que les persécutions et les
hérésies de tous les siècles précédents. La réformation
luthérienne en est sortie , et peut se dire sa fille : la pa
pauté y perdit une partie de son prestige , et faillit s'y
abimer elle-même. Toutefois , cet immense désastre a
produit un enseignement précieux , fait pour éclairer les
regards des moins clairvoyants : c'est que la papauté est
réellement le centre de cette merveilleuse unité, qui rend
l'Eglise chrétienne inexpugnable . Fondement de l'édifice,
elle ne peut être ébranlée sans que le contre-coup se fasse
sentir aux extrémités du monde . »

Déjà en 1421 , Martin V, élu en 1417 , était revenu à


Rome. La multitude accourue sur son passage le saluait
comme l'ange de la paix , l'unique père de la patrie ;
mais, si sensible qu'il fût à ces démonstrations , il ne put
s'empêcher de l’être plus encore à la déplorable situation
de la ville éternelle . Les révolutions y avaient marqué
leur passage par d'immenses ruines. « On n'y rencontrait,
dit un historien contemporain , que des maisons écroulées,
des temples renversés , des rues désertes, des voies impra
ticables , une cité dévorée par la famine. »
Terrible leçon que le passé donne, à chaque page de
l'histoire, au peuple romain et au monde ! Chaque fois
que Rome a repoussé les papes, elle a creusé sousses pas
un abîme ; sans les souverains pontifes, le touriste cher
cherait maintenant la place où fut la ville des Césars . La
présence de Martin V rendit bientôt la vie et le mouve
ment à cette capitale : l'argent circula en abondance ;
l'agriculture prodigua ses trésors ; les étrangers y af
fluèrent de toutes parts , et le nom de Père de la patrie,
que l'enthousiasme avait d'abord décerné à Martin V , resta
gravé sur des monuments publics pour redire aux siècles
à venir : Prenez garde de ne pas faire la même expérience .
Martin V mourut en 1431 et fut remplacé par Eu
gène IV, qui lutta courageusement contre les prétentions
549

révolutionnaires du conciliabule de Båle. Après l'avoir


dissous, il en convoqua un autre à Ferrare ( 1438) ; mais
la peste chassa les Pères du concile dans la ville de Flo
rence (1439) dont il a pris le nom . Dans ce contile æcu
ménique fut décrétée la réunion des Eglises grecque et
latine ( 1442) ; mais ces efforts restèrent infructueux,
grâce à la politique tortueuse des empereurs de Constan
tinople et du mauvais vouloir des schismatiques popula
tions de l'Orient Sous le règne d'Eugène IV, le concilia
bule de Bale avait essayé de créer une nouvelle scission
dans l'Eglise : Amédée VIII, duc de Savoie , retiré à Ri
paille, charmante solitude située sur les bords du lac de
Genève , s'était laissé aller à l'ambition d'être pape ( 1439) ;
il fut même sacré par le cardinal français Lallemand ,
archevêque d'Arles, et prit le nom de Félix V ; le faux
concile dura encore jusqu'en 1443 ; mais alors la guerre
vint mettre fin à cette ridicule révolte contre la papauté.
Félix fut assez heureux pour déplorer amèrement sa faute
et il mourut saintement à Ripaille ( 1451) . Eugène IV
l'avait précédé dans la tombe (1447) et eut pour succes
seur Nicolas V (1447-1455). Pendant le règne de ce pon
tife, le Bas-Empire de Constantinople va tombant sous les
coups d'Amurat II, sultan des Turcs . Mahomet II, son
successeur, s'empare de Constantinople ( 1453) , et l’hé
roïque Constantin Paléologue met fin à cet empire grec
qui , depuis le grand Constantin, avait duré onze cent
vingt-trois ans . Chatiment mérité par la lâcheté , la per
fidie et la cruauté de tant de princes indignes qui l'avaient
précédé. Mais la chute du Bas-Empire eut un avantage
pour l'Occident : quelques savants emportèrent en Italie
de précieux manuscrits des auteurs de la Grèce antique et
des Pères de l'Eglise , ce qui, joint à l'imprimerie décou
verte par Guttemberg (1440), yfut cause de la renaissance
des lettres. Le moyen âge finit à la prise de Constanti
nople (1453) . C'est la quatrième et dernière époque , qui
depuis Rodolphe de Habsbourg (1273) jusqu'à Mahomet II,
avait duré cent quatre- vingts ans . Toutefois, mentionnons
encore les papes qui régnèrent jusqu'à la fin du quinzième
siècle .
550

Calixte III succède à Nicolas V (1455) ; il rendit à


l'Europe un service immense en soulevant les princes
contre Mahomet, qui rêvait la conquête de l'Occident :
ayant invité le monde catholique à prier au son de la
cloche de midi , il eut la consolation de voir le Turc battu
à Belgrade ( 1456) . Il réhabilita aussi la mémoire de
Jeanne d'Arc et mourut en 1458. Æneas Sylvius , poëte ,
historien , orateur, est élu sous le nom de Pie II et con
tinue à arrêter l'invasion des Turcs , malgré l'indifférence
de Charles VII , roi de France , et de quelques autres
princes qui restèrent sourds à sa voix . Il laisse la tiare à
Paul II (1464) , qui oppose aux Turcs le fameux Scander
berg, surnommé le nouvel Alexandre et le Gédéon chré
tien . Il méritait ces éloges , car il avait été la terreur des
mahométans pendant vingt-trois ans, et quand il mourut
( 1467) , il les avait vaincus dans vingt-deux batailles
rangées . Calixte III , vigilant et ferme, avait compris le
péril qui menaçait l'Europe, et c'est à lui que nous devons
de n'être pas régis par le cimeterre des sultans . C'est lui
aussi qui introduisit à Rome l'imprimerie, découverte
vingt-cinq ans auparavant . Les papes n'étaient donc pas
ennemis du progrès et des lumières, même les papes du
moyen âge ! ...
Sixte IV monte sur le trône pontifical après Calixte III
( 1471 ) ; il suivit la politique de son prédécesseur, forma
une ligue contre les Turcs et les fit battre par les Vénitiens
et les Napolitains. D'autre part , Pierre d'Aubusson,
grand maître des chevaliers de Saint- Jean de Jérusalem ,
lutte contre les mêmes ennemis et sauve l'ile de Rhodes
( 1480) . Le pape lui donne en récompense le chapeau de
cardinal , et Mahomet meurt en vaincu (1481 ) .
Pendant qu'lonocent VIII et l'indigne Alexandre VI
passent sur le trône, de grands événements se préparent:
Gonzalve de Cordoue , en Espagne, Christophe Colomb,
Fernand Cortez , Vasco de Gama, Ignace de Loyola , le
cardinal Ximenès, Pic de la Mirandole , tels sont les noms
illustres sous les auspices desquels le quinzième siècle
devait finir .
Cependant l'Eglise avait couru un autre danger que

:
-
551

celui de la discorde relativement au pouvoir suprême ;


l'hérésie avait soufflé l'esprit de révolte au milieu du
troupeau . Jean Wiclef, né dans la province d’York , en

Angleterre, vers l'an 1329, enseignait que le pape et les


évêques n'avaient qu'une puissance imaginaire ;que Jésus
Christ n'est point véritablement dans l’Eucharistie ; que
la contrition suffit et que la confession est superflue, etc.
On voit poindre déjà là le lutheranisme. Aussi l'Eglise
fut-elle prompte à condamner ces erreurs . Wiclef, après
une première condamnation dans un concile tenu à Londres
en 1382 , fut cité à Rome ; mais il fut frappé d'une para
lysie dont il mourut en 1384 .
Jean Huss, recteur de l'Université de Prague en 1409 ,
embrassa les mêmes erreurs, prêcha avec violence contre
l'Eglise romaine et soulevait les populations contre les
pouvoirs établis . Dénoncé au concile de Constance , il y
fut condamné et dégradé des saints ordres . Le bras sécu
lier s'empara alors du séditieux docteur et le condamna
au feu (1415) . Ce supplice souleva toute sa secte, qui
prit les armes et remplit l'Allemagne de sang et de ruines .
Jérôme de Prague, l'un de ses plus fougueux disciples,
avait osé venir à Constance pour défendre son maître ;
mais le voyant dans les ſers, il reprit furtivement le che
min de la Bohême. Il fut arrêté , amené devant le concile
et convaincu d'avoir adhéré à la doctrine de Wiclef et de
Jean Huss. Tremblant devant le supplice , il se rétracta et
abjura ses erreurs ; mais dès qu'il fut libre, il se mit à
préconiser Jean Hus et sa doctrine, ce qui le conduisit au
bûcher où il périt en 1416. La vigilance du concile de
Constance et la fermeté de l'empereur Sigismond, qui
punit ces coupables, firent rétrograder le protestantisme
d'un siècle et sauvèrent l'Eglise. On s'est beaucoup récrié
contre les chatiments infligés à ces trois sectaires ; nous
ne dirons qu'un mot de justification à ce sujet. L'Eglise
est une société ; elle a le droit et le devoir de surveiller
ses ennemis , de les dénoncer comme tels , de condamner
leurs doctrines , et de leur dire tout haut : Vous n'êtes
9

plus des nôtres ! D'autre part, l'Etat, au moyen âge, était


constitué chrétiennement, ses lois étaient expresses contre
552

les hérétiques qui troublaient la société civile , en atta


quant l'Eglise ; cette propagation publique et audacieuse,
accompagnée de mille violences , était aux yeux du pou
voir civil un attentat contre le repos de l'Etat aussi bien
que de l'Eglise : l'Etat avait donc le droit de retrancher de
son sein les membres gangrenés qui jetaient le trouble et
la guerre dans tout le corps social .
Mais hátons-nous de jeter nos regards sur les membres
les plus purs et les plus vigoureux de l'Eglise ; voyons les
saints qu'elle forma à cette époque , si désastreuse qu'elle
fût sous bien des rapports . Saint Vincent Ferrier édifiait
l'Espagne et l'Europe. En Pologne , c'est saint Casimir,
frère d'Uladislas, roi de Bohême , qui meurt à l'âge de
vingt -quatre ans (1458-1483), orné de toutes les vertus.
Méprisant les grandeurs et les plaisirs de la cour , le jeune
prince couchait sur la dure et conserva une pureté angé
lique qui lui mérita d’être le patron de la Pologne et de
la jeunesse .
En Italie , c'est le bienheureux Amédée, duc de Savoie,
qui avait épousé Iolande de France, fille de Charles VII
et sæur de Louis XI , Né à Thonon (1435) , il mourut à
Verceil ( 1472) . En Suisse , c'est le bienheureux Nicolas
deFlue ( 1487) , enfant de pauvres gens, mais soldat cou
rageux et doux envers les vaincus ; marié d'abord et père
de cinq enfants dont l'un était curé à Sachseln, il devint
juge à Obwalden ; mais Dieu l'appelait à la vie solitaire .
Il fait ses adieux à sa famille et au monde, et , armé d'un
bâton de pèlerin , d'un chapelet et couvert d'une robe de
bure, il va s'ensevelir vivant dans une grotte. Là , après
des prodiges d'austérité, il reçut de Dieu la faveur de
vivre pendant vingt ans sans prendre aucune nourriture
que la communion . « Miracle , dit l'historien protestant
Jean de Müller, qu'on soumit à un examen sévère pendant
l'existence du bienheureux, et qu'on a regardé comme
incontestable même après l'introduction de la réforme
en Suisse , » Tout en ne vivant que pour Dieu dans sa re
traite sauvage, il rendit d'éminents services à la Suisse ,
qu'il pacifia par la sagesse de ses conseils. Nicolas de Flue
est encore aujourd'hui très- populaire dans sa patrie.
553

Ce siècle compte même des martyrs : saint Simon , en


core enfant, fut massacré à Trente (1472) par les Juifs,
qui , en le tuant , prononçaient ces affreuses paroles : « Voilà
comme nous avons traité Jésus , le Dieu des chrétiens
puissent tous nos ennemis étre ainsi confondus à ja
mais ! » — Saint Pierre Regalati meurt lapidé pour la foi
(1460) .
En Calabre, nous trouvons saint François de Paule ,
homme simple et sans lettres ; mais une des grandes
illustrations du temps . Jeune encore , il fonde les Minimes,
ordre puissant qui rendit à l'Europedes services immenses.
Quand Louis XI tremble en face de la mort , il fait venir
le solitaire de la Calabre , et il ne meurt tranquille que
dans les bras de cet ami de Dieu . Devenu supérieur gé
néral de l'ordre sans être prêtre, il fut le conseiller des
rois, tandis que , dans son humilité, il se regardait comme
le plus petit des Minimes . Il mourut à Plessis -les - Tours à
l'âge de quatre-vingt-onze ans (1416–1507) .
La famille de saint François d'Assise comptait plusieurs
saints : saint Jacques d'Esclavonie, né en Dalmatie , se
sanctifie dans les humbles fonctions de frère convers à
Bitello (Italie) et meurt grand aux yeux de Dieu et du
monde (1485) ; saint Bernardin de Sienne, savant et pré
dicateur, célèbre par son angélique pureté , reſuse plu
sieurs évêchés et meurt pauvre (1444) .
A ce siècle appartiennent encore : le bienheureux
Pierre de Pise , fils du chef de cette république. A peine
âgé de quinze ans, il quitte le monde pour aller à Monte
bello fonder une congregation ayant saint Jérôme pour
patron ( 1355–1435) ; puis saint Jean , né à Sahagun
(Espagne) , qui étudia chez les Bénédictins de ce lieu, de
vint prêtre, curé, prédicateur pendant neuf ans, et enfin
religieux ermite de Saint- Augustin à Salamanque (1463) ,
où il mourut prieur (1479) ; puis le bienheureux Ber
nard , margrave de Bade, né avant 1438 , mort en 1458 .
Il était fils de Jacques, appelé le Salomon de l'Allemagne ,
et de Catherine , fille de Charles ler, duc de Lorraine. Il
allait à Rome solliciter une nouvelle croisade, quand la
mort le surprit ; le bienheureux Primaldi et ses huit
554

cents compagnons moururent à Otrante , en 1480, pour


la foi, lors de la prise de cette ville par les Turcs ; saint
Laurent Justinien , patriarche de Venise , né en 1380,
mort en 1455. Caractère angélique , àmeélevée au -dessus
de toutes les passions , prêtre, chanoine de Saint-Georges ,
général de l'ordre, évêque de Venise ( 14.33 ), patriarche
( 1451 ) , il rendit de grands services à l'Etat en pacifiant
les dissensions intestines qui bouleversaient la société, les
familles et les âmes ; le bienheureux Jacques d'Ulm , frère
lai de l'ordre de Saint-Dominique, à Bologne , fut d'abord
soldat du roi de Naples, se distingua ensuite dans la
peinture sur verre et mourutà l'ombre du cloître (1407
1491 ) ; le bienheureux Antoine Nayrot ; né à Tivoli , dio
cèse de Turin , entré , jeune encore, dans l'ordre des Do
minicains , ilfut pris par les corsaires de Tunis, apostasia ;
mais après quatre mois passés dans cette situation dé
plorable , la grâce le toucha ; repentant de sa faute, il la
confessa publiquement et chereha le martyre pour l'ex
pier. Il mourut en effet sous une grele de pierres lancées
par les Turcs contre le courageux confesseur (1460) ;
saint Jean de Capistran , né dans la ville de ce nom , en
1385 , fils d'un gentilhomme d'Anjou qui était allé servir
dans le royaume de Naples. Il avait tout pour lui : talents ,
richesses, considération . Marié, puis devenu veuf, il se fit
franciscain (1415 ), prêcha avec éclat dans les principales
villes d'Italie , d'Allemagne , de Pologne et de Hongrie ;
combattit avec succès les hussites , et leur enleva plus de
quatre mille sectaires ; entraîna dans son ordre centjeunes
gens, qui partagèrent ses travaux ; fut employé successi
vement par les papes Martin V , Eugène IV et Nicolas V ,
dans les affaires les plus importantes de l'Eglise ; fut
nommé patriarche de Constantinople ; enfin, en 1456 , il
s'enferma avec Huniade dans Belgrade, assiégée par les
Turcs, et contribua puissamment par ses exhortations à
la délivrance de la ville . Il mourut trois mois après . Il
laissait un autre saint , son ami et son disciple, c'était
saint Jacques de la Marche , prêtre savant et zélé, qui
convertit trente - six femmes débauchées ; puis, quand on
voulut le récompenser en le nommant archevêque de Milan ,
555

il prit la fuite et resta missionnaire jusqu'à sa mort, qui


arriva en 1479 .
Outre ces saints, l'Eglise comptait encore , parmi le
sexe faible, des ames d'élite qui attestaient, par les mer
veilles de leur vie, l'admirable fécondité de la foi, Sainte
Véronique de Milan (1445-1497) , humble paysanne, ne
savait ni lire ni écrire ; mais la grâce lui révéla les secrets
du Ciel , qui sont cachés aux savants et aux sages. Entrée
de bonne heure chez les Augustines de Sainte-Marthe de
Milan ( 1445–1497) , elle s'apprend elle-même à lire, en
passant les nuits à cet exercice , Un jour elle se plaignit à
la sainte Vierge de la lenteur de ses progrès; elle eut une
vision dans laquelle la Reine du Ciel lui dit : « Bannissez
cette inquiétude , il suffit que vous connaissiez trois lettres :
la première est la pureté du cæur, qui consiste à aimer
Dieu par-dessus tout , et à n'aimer les créatures qu'en lui
et pour lui ; la seconde est de ne murmurer jamais , et de
supporter avec patience les défauts du prochain ; la troi
sième est d'avoir , chaque jour, un temps marqué pour
méditer sur la passion de Jésus -Christ,» Sa vie entière
ne fut que la parfaite exécution des leçons de sa divine
patronne . — Sainte Françoise (1384-1440), dame ro
maine , avait épousé un riche seigneur, se montra pen
dant quarante ans le modèle des épouses chrétiennes,
portait le cilice, puis , quittant le monde, elle institua
l'ordre des Oblates ou Collatines ; elle mourut à Rome
dans son monastère . --Sainte Catherine de Gênes (1448
1510) , blle de Jacques de Fiesque , vice-roi de Sicile , il
lustra , par l'héroïque sainteté de sa vie , la noblesse de son
origine. Mariée d'abord à un seigneur italien , Julien
Adorno , elle le convertit par ses prières et son exemple,
et le fit entrer dans le tiers ordre de Saint -François , où
il mourut saintement . Libre alors , Catherine se fait la
servante des malades et des pauvres, et l'on vit la femme
du monde leur prodiguer la même délicatesse affectueuse
et tendre, l'amabilité insinuante et douce , qui l'avaient
fait chérir dans ses relations sociales . Sa charité éclata
surtout pendant la peste qui fit à Gênes de terribles ra
vages dans les années 1497 et 1501. Aussi obtint-elle du
556

Ciel les faveurs les plus extraordinaires ; souvent , dans


la ferveur de ses extases , elle s'élevait vers le ciel ; elle
passa vingt-trois carèmes et autant d'avents sans prendre
d'autre nourriture que la communion de chaque jour , et
un verre d'eau dans lequel elle mêlait un peu de sel et de
vinaigre. Elle a écrit elle-même l'histoire de cette trans
formation merveilleuse dans ses livres, intitulés : Dia
logue et du Purgatoire, qui sont l'oeuvre de la plus haute
mysticité et de la plus sublime perfection.- La bienheu
reuse Lidwine ( 1380–1433 ) , née en Hollande , était
grande aux yeux de Dieu par sa virginale pureté et sa
patience incroyable : il suffit de dire qu'elle passa trente
ans malade au lit, sans pousser un cri ni exhaler une
plainte; paralysée pendant sept ans, elle ne faisait que
méditer sur la passion du Sauveur ; ce qui la conduisit à
une si baute perfection . — Sainte Colette , née à Corbie ,
en France (1381 ) , morte à Gand ( 1447) , rêvait déjà le
désert à l'age de sept ans. En 1402 , elle se cache dans
une cellule voisine de l'église , s'y fait pauvre recluse ,
garde un silence de trois ans et se perfectionne sous la
direction du bienheureux Henri de la Balme, son confes
seur. Bientôt elle apprend dans une vision qu'elle doit
restaurer les pauvres Dames et les Frères mineurs, se fait
clarisse, devient abbesse, puis supérieure générale, intro
duit d'importantes réformes, convertit Isabeau de Bour
bon , qui devient clarisse à son tour, et fonde le monastère
du Puy , un autre à Vevey et plusieurs en Flandre.
Sainte Marguerite de Savoie , issue de la royale famille
de Savoie , avait consenti à épouser Théodore , marquis de
Montferrat, mais devenue veuve peu de temps après, elle
eut quelques entretiens avec saint Vincent Ferrier , homme
apostolique qui fut, à cette époque (1357–1419) , un des
plus zélés soutiens de l'Église; elle refusa la main du duc
de Milan et préféra entrer dans l'ordre de Saint-Domi
nique. Elle mourut à Albe dans un monastère qu'elle у
avait fondé et dans lequel elle donna pendant quatre ans
l'exemple des plus héroïques vertus ( 1467) . -
La bien
heureuse Angelina de Corbaro ( 1377-1435) était origi
naire du royaume de Naples et fille d'un comte qui était
557
un homme entièrement livré aux distractions du siècle.
Mais Angelina , encore enfant, avait déjà fait veu de chas
teté ; cependant, mariée malgré elle au comte de Civitella
(Abruzze), elle avoua le jour même du mariage le veu
qu'elle avait fait ; le comte l’imita, et ils vécurent comme
deux anges pendant un an , après quoi le comte mourut.
Elle entra dans le tiers ordre de Saint-François et fonda
le couvent de Sainte-Anne à Foligny qui fut l'origine du
tiers-ordre régulier . — Enfin, Catherine de Bologne va
clore cette liste des servantes de Dieu . Née dans cette ville
d'Italie (1413) , et élevée par une mère chrétienne, elle
fut placée, à l'âge de douze ans, auprès de la princesse
Marguerite , fille de Nicolas d'Este, marquis de Ferrare ,
pour être à sa suite et la servir. Mais, dégoûtée du monde
avant d'avoir eu le temps de le connaître , elle se retira
dans un couvent de religieuses de Sainte -Claire et devint
supérieure d'une de leurs maisons à Bologne . Elle mérita
par sa vie angélique et austère les dons de miracles et
de prophétie . Elle mourut en 1463. Comme sainte Ca
therine de Sienne et sainte Catherine de Gênes , elle a
laissé quelques écrits tant en italien qu'en latin . On aim
primé le livre des Sept armes spirituelles et celui des
Révélations.
On le voit, la vie surnaturelle existait encore sur une vaste
échelle dans la société du quinzième siècle. Mais, il faut
bien l'avouer , l'état de troubles et d'agitations de l'Église,
les immenses richesses du clergé, les sarcasmes des sectes
de plus en plus envahissantes, agirent d'une manière
désastreuse sur les meurs publiques , sur le clergé, sur
les couvents et sur le peuple. Le quinzième siècle marque
en effet une époque de décadence dans l'histoire de
l'Église , et c'est ce qui explique les faciles succès du pro
testantisme .
Cependant la prédication , la vie religieuse et la science
du clergé protestaient encore vivement contre l'esprit
général de relâchement et de désordre. L'ordre de Saint
Dominique se proposa particulièrement l'éloquence de la
chaire pour objet spécial de ses efforts . Jean de Vicence se
fit, en Italie, un nom immortel. Dans les environs de Ra
- 558
tisbonne, le franciscain Bertholdt touchait les cours les
plus rebelles ;à Cologne et à Strasbourg, le mystique
Jean Tauler faisait des prodiges d'éloquence populaire ;
saint Vincent Ferrier obtenait les mêmes succès en Italie ,
en France et en Espagne, qu'il parcourut en missionnaire ;
Jean Capistran exerçait une influence semblable dans la
Bohème , le fameux Savonarole, dominicain , ébranlait les
cours par une éloquence pleine d'images et d'expressions
bibliques, et serait resté le modèle des orateurs chrétiens,
s'il n'eût parfois porté dans la chaire sacrée les idées d'une
politique tout humaine .
A côté des ordres religieux qui subirent le relâchement
général , on en vit s'élever de nouveaux , à mesure que
des besoins nouveaux se faisaient sentir . Un professeur,
Jean Tolomeſ , de Sienne , avait fondé en 1313 l'ordre des
Olivétains , soumis à la règle de Saint-Benoît, et Jean XII
avait approuvé le nouvel institut. A Sienne même, Jean
Colombino fonda les jésuites, sous la forme d'une congré
gation de frères lais soumis à la règle de Saint -Augustin .
En Espagne et en Italie , on vit des ermites se réunir
en congrégation sous le nom d'Hiéronymites ; François
de Paule instituait l'ordre des Minimes approuvé par
Sixte IV ( 1474) ; Gérard Goot de Deventer (1384) établit
en Hollande une congrégation de clercs libres ; enfin , le
monastère des chanoines réguliers ,créé , en 1386 , à Win
desheim , devint le centre de ces associations dont sortirent
le célèbre Thomas à Kempis , et Gabriel Biel , le dernier
des sententiaires ou docteurs qui, après Pierre Lombard ,
intitulaient leurs ouvrages : Libri sententiarum.
A côté de ces nouveaux ordres religieux qui consolaient
l'Église de ses amères douleurs , les ordres mendiants
continuaient, au milieu de la décadence universelle , leur
vie de sacrifice et d'activité , se livrant avec ardeur à l'é
tude de la théologie scolastique. Par leur austérité et
leurs vertus ils méritèrent l'estime générale ; pendant le
schisme d'Avignon ils défendirent les papes, leurs bien
faiteurs, contre les attaques dirigées contre leur pou
voir, et ne craignirent pas de s'engager dans une lutte
fort animée contre la Sorbonne .
559

La science catholique n'était pas alors, comme on se


plaît à le redire , exclusivement emprisonnée dans le sys
tème , peut-être trop absolu , de la scolastique . Les mysti
ques Jean Tauler, Henri Suzo (Amandus) , Jean Ruysbrock
faisaient une école à part , tombèrent dans quelques exa
gérations qui produisirent les erreurs des faux mystiques,
développées par Mme Guyon ; mais ils trouvèrent un adver
saire redoutable dans Gerson , qui s'appliqua à ramener la
mystique à la conscience de la personnalité humaine :
« L'essence du mysticisme, dit-il , c'est de connaître Dieu
« par l'expérience du ceur. Au moyen de l'amour, qui
<< élève l'esprit jusqu'à Dieu , on arrive à l'union immé
« diate avec la Divinité. Tandis que l'objet de la théologie
a spéculative est le vrai, celui de la théologie mystique
« est le bien et la sainteté même. La scholastique et la
« mystique correspondent aux facultés par lesquelles
a l'ame connaît et désire, comprend et aime, et qui , les
« unes et les autres, peuvent conduire à Dieu . La sco
« lastique doit régler et maintenir la mystique dans les
« règles de la vérité . Mais il ne suffit pas de connaître
« Dieu en idée , il faut que l'idée de Dieu pénètre et anime
« toute la vie de l'homme, et qu'ainsi la mystique réalise
« ce que la scolastique perçoit et comprend. » Belles et
nobles pensées, bien dignes de l'auteur à qui on attri
bue le livre divin de l'Imitation .
En dehors de la théologie , les couvents et le clergé s'oc
cupaient toujours de l'étude des diverses sciences humai
nes. L'Italie donna l'exemple et l'impulsion à l'Europe
quand il s'agit , au quinzième siècle , de cette révolution
littéraire qu'on a appelée depuis la Renaissance des lettres.
M. de Weissemberg, quoique protestant, fait cet aveu
relativement à l'imprimerie : « En Italie, Rome fut la
première à accueillir la nouvelle invention de l'Allemagne,
et les papes contribuerent puissamment à étendre la
science et la civilisation par la faveur qu'ils accordèrent à
cette merveilleuse découverte des temps modernes. » Evi
demment le monde entrait dans une phase nouvelle. Les
institutions modestes que le clergé avait fondées au
douzième siècle sont devenues, par le dévouement reli
560 -

gieux de leurs fondateurs et de leurs héritiers, ces grandes


et populeuses écoles , pépinières des savants , des érudits,
des littérateurs qui vont répandre sur toute l'Europe des
trésors de sagesse et de lumière. Soixante-treize univer
sités , nées de l'esprit chrétien , versent des flots de science
sur le monde, au point qu'en 1430 on vit 30,000 étu
diants à l'université d'Oxford , en Angleterre, et 25,000
à l'université de Paris. C'est à ce point que , grâce aux ef
forts du clergé, l'amour de la science était enraciné dans
les âmes . Puis, quand le goût de la littérature classique
se réveille , c'est encore l'Église qui préside à ce nouveau
mouvement du quinzièmesiècle ; ce sont ses pontifes, ses
prêtres et ses moines qui initient l'Europe aux beautés
de la langue d'Homère et de Virgile, qui commença à se
populariser. Une chose qu'il ne faut pas oublier , c'est
que, sous le règne des Valois, la connaissance des lan
gues étrangères , du latin même, étaient étrangères aux
laïques, à l'exception de quelques érudits ; le clergé et les
monastères seuls s'en occupaient; les seigneurs et les
chevaliers se piquaient d'une profonde ignorance, comme
d'un privilége attaché à leur naissance ; le célèbre du
Guesclin ne savait pas lire , et rien de plus commun que
cette formule mise au bas des actes publics : Lequel a dé
claré ne savoir signer, attendu sa qualité de gentilhomme.
Voyez les savants du quatorzième siècle : Dante, Pé
trarque, J. Boccace, Aboul-Féda , Froissart, Wiclef, Jean
Huss , Jérôme de Prague, Bartole, Christine de Pisan ,
Ptolémée de Lucques , Chaucer, Raimond Lulle , et Clé
mence Isaure ; et ceux du quinzième siècle : Alain Char
tier, Guttemberg, Faust, Schäffer, Léonard Arétin , Nico
las Flamel , Ænéas Sylvius , Thomas à Kempis , Juvénal
des Ursins , Monstrelet, Annius de Viterbe et Ange
Politien ; puis voyez où ils ont appris ce qu'ils savaient ;
vous trouverez pour chacun un évêque, un prêtre ou un
moine qui lui a servi de maître . Sur toutes les routes de
l'humanité , et dans tous les siècles , l'Eglise a place des
savants , comme elle a montré des héros et des saints. Il
serait trop long d'entrer dans ces détails , mais tout
homme qui a étudié l'histoire sera convaincu, de science
-
561 -

certaine, que c'est au clergé que nous devons ce que nous


sommes aujourd'hui sous le rapport de la science et de la
civilisation, aussi bien que sous le rapport de la religion .
Cette vérité ressort à chaque page de notre modeste tra
vail ; nous le terminerons par quelques considérations
générales.

36
CONCLUSION .

En jetant un regard en arrière, en se plaçant au ber


ceau même de la nation française, que voit-on ? Des hor
des sauvages qui luttaient entre elles, des déserts , des
marais, des bois , des ténèbres profondes qui couvraient
le nord de l'Europe ; mais surtout l'ignorance païenne,
ses meurs barbares , son incroyable corruption. Mais voyez
ce que n'a cessé de faire l'Eglise pour cette France bien
aimée ? Elle commença par répandre son sang pour la
convertir : les martyrs de Lyon sont ses plus illustres pré
dicateurs. Plus tard , c'est le clergé qui convertit Clovis et
l'aide à établir la monarchie sur des bases plus solides,
plus régulières et plus chrétiennes. Une fois installés sur
le sol gaulois, les évêques, les prêtres et les moines ne
cessent de parler et d'agir pour la grandeur morale et
politique de l'Etat aussi bien que pour le bonheur des
peuples. Grâce à son influence civilisatrice, il n'y a bien
tôt plus ni Romains, ni Germains, ni Gaulois, ce sont des
Français, et c'est l'élément chrétien qui a fusionné ainsi
ces divers peuples en un seul . Charlemagne , élevé et
inspiré par l'Eglise, fait des prodiges pour civiliser son
peuple ; protecteur des sciences, des arts et des lettres, il
appelle le moine Alcuin pour le mettre à la tête de l'aca
démie établie dans son propre palais . La papauté, gran
dissant toujours, acquit une sorte de toute-puissance sur
les rois et les peuples au moyen âge . Elle usa de cette
influence pour tout transformer : nous trouvons dès lors
toutes les nations septentrionales soumises à l'Evangile ;
nous rencontrons partout des pays bien cultivés , des Etats
bien ordonnés , des relations solides, des rapports inces
-
563

sants entre les peuples . Enfin, quand le moyen age est


près de finir, l'Eglise est partout mêlée aux plus grands
événements qui commencent l'âge moderne : la renais
sance des lettres après la prise de Constantinople ! Mais
qui a donné le branle à tout ce mouvement? C'est un car
dinal , Nicolas de Cusa, qui rapporte de sa mission à Con.
stantinople un précieux trésor de manuscrits grecs, en
faveur desquels il réveille une immense sympathie, pen
dant que lui - même s'illustre dans le domaine des mathé
matiques et de l'astronomie , car il soutint le premier que
la terre se ment autour du soleil . C'est la présence des
Orientaux au concile de Florence ( 1439) qui ranime l'an
mour de l'antiquité grecque ; ce sont ces moines et ces
ecclésiastiques, parmilesquels brille le fameux Bessarion,
plus tard cardinal, qui jettent en Italie le goût d'une lit
térature nouvelle ; et Rome les accueille avec enthou
siasme ; les papes, les évêques, les prêtres, sont les plus
ardents à propager la lumière et la science ; l'imprimerie
( 1440) fonctionne principalement pour eux, et c'est là ,
en Italie , que, lors des guerres de François Ier, on ira pui
ser le goût des lettres. Léon X comptera toujours pour le
soutien le plus enthousiaste des lettres et des arts à cette
époque. Et c'est ainsi que le clergé , à toutes les époques
de l'histoire de France , se montra l'ami et le bienfaiteur
des rois, des nobles, des bourgeois et des pauvres, pour
les guider , les éclairer, les contenir ou les consoler, selon
les circonstances. Que deviennent donc , en face de tous ces
faits, les ineptes accusations que les ennemis du clergé ne
cessent de soulever contre leurs plus dévoués bienfaiteurs ?
Qu'ils lisent donc leur propre histoire, et bientôt, au lieu
de ces calomnies ingrates, leur bouche ne saura plus que
louer et bénir celle qui leur a servi de mère , de tutrice
et de bienfaitrice, l'Eglise, qui a fait la France monar
chique , qui l'a aimée à son berceau , l'a nourrie dans son
enfance du lait de sa doctrine, et l'a soutenue de toutes
ses forces pendant cette belle et forte jeunesse qu'on
appelle le moyen âge , et qui traversera avec elle les siè
cles à venir . « Epoque belle et mémorable, dit un auteur
contemporain, que ce moyen âge , où l'Europe était un
564

pays chrétien, dont toutes les provinces étaient unies par


un intérêt commun, et que gouvernait un chef unique,
dispensateur suprême des royaumes, sans avoir par lui
même une grande puissance territoriale. Rien ne montre
mieux combien ce gouvernement spirituel était bienfai
sant, et adapté aux besoins des temps , que le vigoureux
essor pris, sous son inspiration, par toutes les puissances
humaines, le développement fécond de toutes les entre
prises, l'immense grandeur acquise, par de simples indi
vidus , dans la science , dans l'art , dans la politique et
dans les florissantes relations spirituelles et commerciales
qui unissaient tous les membres de la grande famille
chrétienne, jusqu'aux extrémités de la terre. » (Novalis ,
le Christianisme en Europe .)

FIN .
-
TABLE. I

INTRODUCTION .. . . 1

CHAPITRE I. Esquisse historique : origine et situation politique.


- Religion, caractère, mours, usages et formes
du gouvernement des Gaulois et des Francs jus
qu'à la conquête du pays par Clovis . 10

CHAPITRE II. Travaux du clergé dans les Gaules depuis les pre
mières missions jusqu'à la conversion de Clovis . 55

Saints et martyrs dans les Gaules et ailleurs, pen


dant les cinq premiers siècles . 72

CHAPITRE III. Action du clergé depuis la conversion de Clovis


(496) jusqu'au renouvellement de l'empire d'Oc
cident (800) : première époque du moyen âge . . 135

Saint Remi . 146


AS
566
Influence de la femme chrétienne : sainte Clotilde. 155

Sainte Geneviève . 3 166

177
Sainte Radegonde . . .
Rois, reines, évêques et saints du sixième siècle .: 185
Septième siècle : rois, évêques , saints et monastères. 207
Huitièmesiècle :situation politique, faits religieux . 215
Considérations générales : mission et influence du
clergé gaulois sous la première race de nos rois.
Coup d'oeil rétrospectil .. 236

CHAPITRE IV. Charlemagne roi (772 ), empereur (800) : deuxième


époque du moyen âge ; neuvième siècle . , . 245

CHAPITRE V. Les successeurs de Charlemagne (814-987) .. 272

Intervention du clergé : conciles, saints.. 286

Considérations sur le dixième siècle : rois, féoda


lité , épiscopat, conciles , ignorance du siècle ,
hommes illustres, croyance à la fin du monde . . 325

Tableau critique du dixième siècle . . . 357

Onzième siècle.- Rois de France, évêques, saints,


paix et trêve de Dieu . Grégoire VII, pape ( 1073) :
troisième époque du moyen âge (1073-1273). . . 382
Chevalerie : origine , but , règlements , déca

dence , fin . 417

Croisades : causes, résultats , justification . 422

Douzième siècle.- Rois de France (1108-1198) ; les


communes ; l'abbé Suger ; saint Bernard ; Pierre,
Abeilard et Héloïse ; saint Norbert .. . 433

Treizième siècle. Rois ; mouvement religieux :


-

papes, évêques et saints ; Louis IX et ses Établis


sements ; quatrième époque du moyen âge (1273
1453) . 461
567

Quatorzième siècle. - Rois ; événements religieux;


travail de l'Eglise ; saints.. . 503

Savants, arts, industrie, inventions . 529

Quinzième siècle. — Rois ( 1422-1515 ) ; guerres ;


Jeanne d'Arc ; saints ; savants ; découvertes. . 534

CONCLUSION .. 561

Paris. — Typographie HENNUYER , rue du Boulevard, 7.


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