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Fars Chalabi - La Logique de L'argumentation ontologique-L'Harmattan Edition Diffusion (2024)

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Narcisse Bourdjioce
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La logique de l’argumentation ontologique

La Philosophie en commun
Collection dirigée par Stéphane Douailler,
Jacques Poulain, Patrice Vermeren

Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de


la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené,
renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation
de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique
théorique.
Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage.
S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du
jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait
royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement,
les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir
les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise
des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques,
la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont
fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs
sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité
jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le
débat critique se reconnaissait être une forme de vie.
Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les
philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des
institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de
Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de
cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en
commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui,
dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation
et du refoulement de ce partage du jugement.

Dernières parutions

Danilo BILATE, Essai historique et philosophique sur le charlatanisme, 2024.


Ricardo ESPINOZA LOLAS, Nous(Autres) monstres, Libérons Sade, 2023.
Jean-Pierre COUTARD, Tragique et temporalité, (d’Héraclite à Clément
Rosset), 2023.
Danilo Saretta VERISSIMO, Ecrits sur la phénoménologie de la perception.
Spatialité, corps, intersubjectivité et culture comtemporaine, 2023.
Gisele AMAYA DAL BÓ, Martín MACÍAS SORONDO, Sabrina
MORÁN, Natalia PRUNES et Agostina WELER, Les langues de
l’émancipation : quelles traductions pour la démocratie ?, 2023.
Farès Chalabi

La logique de l’argumentation
ontologique
Logique de l’implicite
© L’Harmattan, 2024
5-7, rue l’École Polytechnique, 75005 Paris
http://www.editions-harmattan.fr
ISBN : 978-2-336-46109-0
EAN : 9782336461090
Introduction : la logique de l’implicite

La logique de l’argumentation ontologique

Cet écrit se propose d’étudier un nombre de grands systèmes métaphysiques


du point de vue de la construction de leurs arguments ontologiques. Par logique
ontologique, nous entendons la manière de raisonner à l’œuvre dans
l’argumentation visant à établir la nature de l’Être ou de la réalité ultime. La
logique de l’argumentation ontologique que nous présentons cherchera à analyser
les formes et les lois de l’argumentation ontologique en suivant une approche
expérientielle et descriptive. Il reste que l’expérience que nous allons décrire sera
celle de l’expérience que nous faisons, en tant que lecteur, lors de la lecture de la
démonstration écrite par le philosophe. L’expérience ainsi dépeinte ne sera pas
celle de la pensée en général ni de la pensée en tant qu’elle consiste dans des
mécanismes psychologiques, mais se limitera à souligner le jeu des facultés à
l’œuvre dans l’argumentation ontologique. Cette description tendra à dégager
non pas les lois de la pensée, comme le ferait une approche rationaliste de la
logique, mais les effets observables et reproductibles que l’argumentation
ontologique provoque dans la pensée du lecteur pour pouvoir administrer ses
preuves. La logique que nous proposons n’est pas non plus une « logique réelle »,
comme celle d’un Baldwin, logique qui viserait à expliquer l’idée de réalité, sa
genèse, ou sa connaissance, mais bien une logique qui porte sur l’argumentation
qui nous permet de produire une conception de l’Être1. Comme nous allons le
voir, dans la logique que nous présentons, l’Être n’est pas une notion
prédéterminée à clarifier, mais bien un concept qui se crée à partir de l’entrelacs
des facultés humaines. Nous entendons par argumentation ontologique la
manière de nouer ensemble les facultés humaines en vue précisément de créer
une conception de ce qu’est l’Être, la logique d’une telle argumentation consistant
dans la description d’un tel nouage. Dans la mesure où les effets produits par
l’argumentation ontologique sont nécessaires, cette argumentation s’apparentera
au raisonnement scientifique, mais dans la mesure où cette argumentation est
créatrice, enveloppe une part de liberté, elle se rapprochera de l’argumentation
rhétorique. En cela, l’argumentation ontologique ne relèverait ni du
raisonnement qui procède more geometrico par déductions successives à partir
d’axiomes ou de définitions données, ayant ainsi pour domaine la vérité
nécessaire, ni ne relèverait de l’argumentation rhétorique qui, elle, n’a pour

1A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 16em éd., Paris, Presses universitaires
de France, 1988; voir l’entrée « Logique ».

5
domaine que le vraisemblable1. L’argumentation ontologique ne vise dès lors ni
la conviction, ni la persuasion, mais un entre deux, sorte de conviction qui ne
s’obtient que par le jeu, la dispute, ou le dialogue des facultés au sein de la pensée
elle-même. Ce jeu suppose donc une disjonction des facultés, une dualité de
principe – sous condition de prendre ici principe comme signifiant le point de
départ de la recherche et non pas son aboutissement ou son origine ultime. En
fait, tous les systèmes que nous allons aborder partiront d’une telle disjonction
pour essayer de la dépasser, cette disjonction est donc un point de départ
inévitable, mais non pas une position ontologique absolue en tant que telle. La
logique de l’argumentation ontologique consistant ainsi dans la description de
l’activité de la pensée à l’œuvre lors de la compréhension des arguments
ontologiques, et cette activité de pensée reposant elle-même sur l’activité des
facultés qui caractérisent la pensée humaine, nous nous pencherons donc, de
prime abord, sur la délimitation des facultés qui sont ainsi mises en jeu dans une
telle argumentation.

Imagination, entendement, intuition

Immédiatement, tout lecteur se présente comme doté de deux capacités,


capacités requises pour qu’il puisse comprendre ou lire quoi que ce soit. La
première est l’imagination consistant dans sa capacité de voir, d’entendre,
d’imaginer, de se souvenir, etc. La seconde est l’entendement consistant dans sa
capacité à définir des termes, à établir des relations causales, à induire, déduire,
faire des liaisons conceptuelles, etc. En fait, nul besoin ici de pousser plus avant
la définition de ces facultés puisque toute tentative de définition ou de
clarification, à ce niveau, ferait elle-même appel, d’une part, à l’entendement pour
pouvoir définir et, d’autre part, à l’imagination pour pouvoir lire le texte ou
imaginer les choses qui viendraient illustrer les définitions proposées. Fonder,
justifier, élaborer les divers rapports entre ces facultés qui semblent données,
montrer qu’il pourrait y en avoir d’autres, montrer qu’elles ne sont que les deux
faces d’une même puissance de pensée, etc., sera le travail de la métaphysique en
tant que telle. Il reste que toute élaboration métaphysique doit bien commencer
en présupposant que nous arrivons à penser et à imaginer des choses, même si
nous ne savons pas ce que sont véritablement les actes de penser ou d’imaginer.
Cela ne veut pas dire que nous prétendons savoir ce que sont le penser et
l’imaginer, ni que nous savons penser ou imaginer, nous avançons simplement
que lorsque nous accomplissons un acte de l’imagination, ou de l’entendement,
nous pouvons tout bonnement constater que nous l’avons fait. Nous ne sommes
pas, en cela, en train de fournir des présupposés subjectifs2 qui seraient l’assise

1 C. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique, 6e éd.,


Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2008, p. 2-3.
2 « Non pas un particulier doué de bonne volonté et de pensée naturelle, mais un singulier plein de
mauvaise volonté, qui n’arrive pas à penser, ni dans la nature ni dans le concept. Lui seul est sans

6
de notre logique, nous sommes rigoureusement en train de ne rien présupposer
puisque nous ne posons rien sous ce qui se donne à nous de la manière la plus
manifeste lorsque nous exerçons ces facultés. C’est cet exercice manifeste de nos
facultés, exercice non expliqué, que nous avançons d’ailleurs comme l’instance
explicative, et non pas comme ce qu’il y aurait à expliquer. Toute explication
devant, comme nous l’avons dit, mobiliser cet exercice à minima de nos facultés
mises à nues, nues, car non expliquées. Notre étude des arguments ontologiques
va ainsi d’abord consister à souligner les facultés qui sont mises en jeu lors de
l’administration de la preuve ontologique. Pour cela, nous allons analyser les
arguments en montrant quels arguments mobilisent l’imagination, et quels
arguments mobilisent l’entendement. Nous verrons, au cours de cet écrit, qu’une
troisième faculté est requise dans ce genre d’argumentation, l’intuition.
L’intuition, contrairement à l’imagination et à l’entendement, ne sera pas une
faculté que nous pouvons exercer dans l’immédiat, mais une faculté qui ne
s’active que lors de l’entrelacs de l’imagination et de l’entendement, et donc ne
s’active qu’une fois qu’un paradoxe dans la pensée a lieu. Comme nous allons le
voir, toute argumentation métaphysique met en jeu des arguments nouant
l’imagination et l’entendement en vue de créer un choc, un tourbillon, un
moment d’indiscernabilité, etc., autant d’événements dans la pensée qui ouvrent
sur l’intuition de ce qu’est l’Être ou le réel. L’intuition sera donc limitée, dans cet
écrit, au moment où la pensée arrive à appréhender l’être en tant qu’être.
L’argumentation ontologique consistera par suite à faire faire au lecteur
l’expérience de ce qu’est l’Être, et ce à même le texte philosophique. Cette
expérience est donc interne à la pensée et réside dans l’appréhension d’un
événement qui a lieu au sein de la pensée elle-même. En cela, nous pouvons dire
que toute ontologie consiste à faire exister l’existence, l’Être n’étant, comme nous
allons le voir, que le nom de ce moment où l’existence elle-même se donne à
nous. La méthode que nous allons suivre se réduira alors à retracer cette
expérience en soulignant le rôle de chacune des facultés. L’administration de la
preuve de ce que nous avançons sera simplement l’expérience en pensée du
lecteur de notre texte, une fois qu’il devient conscient du jeu des facultés
soutenant l’argumentation ontologique. Grâce à cette analyse, nous espérons que
notre lecteur pourra pleinement vivre les diverses expériences métaphysiques que
proposent les philosophes, mais aussi d’en apprécier toute la beauté.

Extension / compréhension

Si l’armature de notre méthode consiste à souligner l’activité de l’imagination,


de l’entendement et enfin de l’intuition, à l’œuvre dans l’argumentation
ontologique, cette armature vient se compléter par une polarité :

présupposés. Lui seul commence effectivement et répète effectivement. Et pour lui les présupposés
subjectifs ne sont pas moins des préjugés que les présupposés objectifs. » G. DELEUZE, Différence
et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, 11, 2003, p. 171.

7
l’extension/compréhension. Cette polarité est une polarité dans le sens où tout
être peut se saisir du point de vue de l’extension ou du point de vue de la
compréhension – comme lorsque nous considérons que la table que nous voyons
est soit une table se tenant là-bas, donc saisie en extension, soit comme étant
notre perception de la table, donc saisie en compréhension. La polarité
extension/compréhension consiste donc en un acte de l’esprit, un saisir comme,
un point de vue, et en cela fait pleinement partie de la logique que nous essayons
de développer. Nous noterons d’abord que cette polarité ne coïncide pas
exactement avec la distinction entre les deux attributs de l’Être que sont la pensée
et l’étendue. En effet, comme dans notre exemple, une étendue peut être saisie
en compréhension ou en extension. Inversement, une pensée, ou un être non
étendu, peuvent être saisis en extension, comme lorsque Descartes imagine que
son âme est un feu doux, ou en compréhension, comme lorsque Descartes définit
l’essence de l’âme par l’activité de penser. De plus, nous devons souligner que la
polarité extension / compréhension ne coïncide pas non plus avec les deux
facultés que sont l’imagination et l’entendement. En fait, lorsque nous voyons la
table soit comme étant là-bas, soit comme étant notre perception, dans les deux
cas nous sommes face à une activité de l’imagination, c’est l’image que nous
considérons comme nous étant interne ou externe. Inversement, on peut
considérer, comme dans les considérations sur la force et le phénomène chez
Hegel, que les lois de la nature sont des êtres de pensée, donc n’existent qu’en
compréhension, ou qu’elles existent dans la nature, donc en extension. Enfin,
nous pouvons avoir un argument en extension ou en compréhension qui
mobilise et l’imagination et l’entendement, ce qui nous donne une raison
supplémentaire de distinguer les facultés de cette polarité, comme nous le
verrons, par exemple, dans les arguments apagogiques de Parménide.
Cette polarité se rapprocherait ainsi le plus de la polarité sujet/objet1, mais
nous avons préféré l’usage de la polarité extension/compréhension dans la
mesure où certains systèmes se développent avant la position d’un sujet ou d’un
objet quelconque, et que par suite cette polarité a une acception bien plus large
que le côté subjectif et le côté objectif de tout être. En effet, cette polarité
permettra de souligner que certains arguments se donnent du côté extensif et
d’autres du côté compréhensif, comme lorsque Aristote donne des arguments
sur le sens de l’être-un puis des arguments sur l’existence d’un univers qui serait
absolument un. De plus, cette polarité peut montrer qu’un être peut avoir une
structure, ou un rapport sujet-prédicat en compréhension qui n’est pas le même
qu’en extension, comme lorsque Leibniz montre que la notion de chose exclut
ses caractères au niveau du concept, donc les exclut en compréhension, mais
qu’en tant que chose étendue la chose inclut ses caractères, donc les inclut en
extension. On pourrait croire qu’en cela on confond la polarité extension /
compréhension avec les attributs pensée et étendue. Or, il n’en est rien puisqu’en
effet certains arguments portent sur des êtres qui ne se confondent pas avec

1Husserl parle de la polarité subjective et objective qui traverse toute la logique. E. HUSSERL, Formal
and Transcendental Logic, The Hague, Martinus Nijhoff, 1969, trad. D. Cairns, p. 35,108,114,115.

8
l’étendue ou la pensée, mais qui néanmoins peuvent être saisis en compréhension
ou en extension, par exemple le Dieu de Spinoza qui peut être saisi comme
concept, donc en compréhension, en tant qu’absolument infini, mais aussi
comme puissance infinie d’exister, donc en extension. Le pôle extension ne se
confond pas non plus avec l’extension spatiale. En effet, lorsque Kant, par
exemple, déploie ses démonstrations sur la nature de l’espace, il montre que
l’espace ne peut être un concept, donc il procède à une première démonstration
en compréhension, puis il montre que l’espace ne peut avoir pour origine
l’intuition sensible, donc il donne une démonstration en extension. La polarité
extension/compréhension va donc nous permettre de montrer que l’Être vient
à l’existence grâce à une argumentation toujours en deux fois, une fois en
extension et une autre fois en compréhension, mobilisant l’imagination et
l’entendement, et cela pour atteindre à l’intuition de l’être en tant qu’être. Mais
aussi cette polarité va nous permettre de dégager la structure de tout être comme
un rapport entre une structure saisie en compréhension et une autre structure
saisie en extension, sachant que ces deux structures ne sont pas toujours les
mêmes.
Par suite, la polarité extension/compréhension ne doit en aucun cas être
confondue avec l’usage usuel que l’on en fait dans la logique classique. En effet,
dans la logique classique, la compréhension du concept consiste dans l’ensemble
des caractères qui appartiennent à ce concept, par exemple ‘rationnel’ et ‘animal’
comme appartenant au concept d’homme ; alors que l’extension du concept
consiste dans l’ensemble des objets auxquels s’applique un concept, comme par
exemple Socrate et Paul, etc., pour le concept d’homme1. On remarquera que la
polarité extension /compréhension ne peut être réduite à cette acception usuelle
de la compréhension et de l’extension dans la mesure où elle nomme une
perspective de l’esprit sur les êtres et non pas un acte de penser particulier, la
définition, ou un être particulier qui correspondrait à cette définition, son
extension. Par exemple, dans la logique classique on dira que Dieu a pour
compréhension le concept de l’être parfait et par suite il aura une extension égale
à un. Dans ce sens, l’extension ne se dit que du nombre de cas, d’individus, ou
d’êtres qui correspondent à la définition d’un concept. Or, l’usage que nous
faisons de la polarité extension/ compréhension ne se limite pas à un tel rapport
de correspondance entre une définition et un objet, mais bien plutôt concerne la
manière dont notre esprit peut approcher tout objet, que ce soit un être, un
individu, une loi, un argument, ou même une définition. Il s’ensuit que la polarité
extension /compréhension dépasse ce simple rapport de correspondance – par
exemple chez Leibniz, la saisie de la chose en compréhension fait que la notion
exclut les caractères, alors que la saisie de la même chose en extension fait que la
notion inclut les caractères, même si le concept « or » peut s’appliquer à un
nombre d’individus dans le monde. On voit dans cet exemple que, même si le
concept de l’or correspond à des pièces en or, cela ne nous informe en aucun cas

1 A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit.; entrées « Compréhension » et


« Extension ».

9
sur la manière dont la chose se manifeste à nous, une fois saisie en
compréhension, et cette autre manifestation qu’elle a pour notre esprit lorsque
nous la saisissons en extension. De même, en logique formelle, si l’extension
d’une proposition est le nombre d’individus, ou d’arguments, qui vérifient cette
proposition, donc le nombre d’individus qui portent en vérité un certain prédicat,
cette logique se limite encore au rapport de correspondance entre l’état de choses
et la proposition et non pas sur la manière dont on approche cet état de choses
ou cette proposition1.
La polarité extension/compréhension touche donc à la manière dont l’esprit
approche un être. Ce qui pourrait prêter à confusion c’est que cette approche
peut porter sur tout être – aussi bien sur Dieu, que sur la pensée, l’étendue,
l’espace géométrique, une œuvre d’art, un individu, un nombre, une couleur, un
argument, etc. – et donc pourrait faire croire que nous prenons ces divers êtres
en tant que tels pour des êtres de compréhension ou d’extension, voire que l’un
des pôles se confondrait lui-même avec l’un de ces êtres. Par exemple, si nous
approchons l’argument sur l’espace kantien, depuis la polarité extension, cela ne
veut pas dire pour autant que nous confondons la polarité extension avec l’espace
kantien, ou encore lorsque nous disons qu’en extension Dieu est puissance infinie
d’exister, comme chez Spinoza, cela ne veut pas dire que pour nous l’extension,
au sens classique, du concept de Dieu est la puissance infinie d’exister. Dans cet
écrit nous allons donc utiliser la polarité extension/compréhension dans le sens
que nous venons de préciser, et non dans le sens de la logique usuelle, sens qui
ne sera traité que comme un cas très limité et particulier du jeu de cette polarité
et cela uniquement dans quelques parties du chapitre sur Leibniz et une partie
portant sur la critique de la logique classique et formelle dans le chapitre sur
Nietzsche. Il reste que la polarité extension/compréhension sera appliquée dans
tout l’écrit, même sur la partie traitant de Leibniz, et donc pour distinguer cet
usage de l’usage logique usuel nous utiliserons l’expression en extension et en
compréhension, ou nous dirons tout simplement la polarité extension/compréhension, ou
encore nous utiliserons les adjectifs compréhensif et extensif, pour marquer la
différence par rapport à l’usage logique de ces termes, usage que nous préciserons
en disant l’extension du concept et la compréhension du concept.

Implication ontologique, logique et causale

La méthode que nous allons donc suivre, tout au long de cet écrit, consiste à
indiquer si les arguments soutenant l’édifice métaphysique se font en extension
ou en compréhension pour ensuite souligner le jeu des facultés dans ces
arguments. Le premier temps de l’argumentation consistera dans le nouage de
l’entendement et de l’imagination pour provoquer l’intuition de l’être en tant
qu’être. D’après une image platonicienne, ce premier moment sera le moment de

1 L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 2002, trad. G.-G. Granger ;


Propositions 1-1.21.

10
la remontée vers l’Être. Le deuxième moment consistera dans la redescente
depuis l’Être, descente qui va réorganiser et stabiliser le rapport des facultés. La
stabilisation du rapport entre les facultés permettra à son tour de consolider le
rapport entre les opposés, c’est-à-dire entre ce que nous pouvons saisir par notre
imagination et par notre entendement. Une ontologie se caractérisera donc par
le type de relation qu’elle établit entre l’imagination et l’entendement, l’image et
le concept, l’âme et le corps, la pensée et l’étendue, le divisible et le continu,
l’intelligible et le sensible, etc.
Par suite, l’argumentation ontologique va mobiliser deux sens de
l’implication. Un premier sens usuel consistera à prendre l’implication comme
une relation nécessaire soit entre deux idées, donc en compréhension, soit entre
deux faits, donc en extension – parfois, et suivant les systèmes, on nomme la
relation nécessaire entre les faits une implication causale. Tel est le sens
intradomanial de l’implication dans la mesure où l’implication opère ici dans un
même domaine, que ce domaine soit un attribut, ou un domaine plus spécifique
comme l’espace géométrique, ou celui des relations logiques. L’autre forme de
l’implication, que nous allons essayer de développer dans cet écrit, est
l’implication interdomaniale. Cette implication n’opère pas entre termes
homogènes, mais uniquement entre termes hétérogènes, par exemple entre un
argument donné en extension et un autre en compréhension, ou entre l’attribut
pensée et l’attribut étendue, ou entre l’âme et le corps, etc. Cette deuxième sorte
d’implication découle elle-même de la preuve ontologique et se configure par
cette preuve. Même si l’argumentation ontologique mobilise les deux espèces du
premier genre d’implication, il reste néanmoins que le but de cet usage est
justement d’atteindre l’intuition de l’Être et par suite de poser ce deuxième genre
d’implication, genre qui permet l’articulation des opposés. Nous avons ainsi trois
types d’implications : l’implication logique, ou idéelle qui opère parmi les idées,
les propositions, les concepts, etc., et dont traite d’habitude la logique dans ses
diverses branches ; nous avons ensuite l’implication causale, ou « réelle », qui
opère entre les faits, les corps, se donne par observation, expérience, etc., et que
traite d’habitude les sciences ; et enfin l’implication ontologique qui articule
l’idéel et le réel, la forme et le contenu, l’intelligible et le sensible, etc., et dont
traite, comme nous allons essayer de le montrer, la métaphysique.
L’implication ontologique, telle que nous venons de la définir, est ce sur quoi
porte cet écrit. Cette implication, qui s’établit donc entre le disparate, doit, en un
premier temps, se distinguer de l’implication matérielle. En effet, lorsque par
exemple Spinoza pose que l’absolument infini implique une puissance infinie
d’exister, il ne s’agit pas là de termes qui n’auraient rien avoir l’un avec l’autre, au
sens où « 2+2 = 4 » impliquerait que « Paris est la capitale de la France », ou
encore que « 2+2=5 » impliquerait que « Paris est la capitale de la France »1.
Ainsi, si nous disons que l’implication ontologique se pose entre disparates, entre
le tout autre, cela ne veut pas dire qu’elle se pose entre deux êtres différents.
L’implication ontologique montre que le même être, et non deux êtres différents,

1 G. CHAZAL, Éléments de logique formelle, Paris, Hermès, 1996, p. 56.

11
a une face qui se donne en compréhension et une autre en extension, et par suite
l’implication opère entre les deux faces du même être. Dans l’implication
ontologique, il ne s’agit donc pas de relier A et B, mais bien notre manière de
comprendre A à la manière dont nous imaginons, ou « voyons », A. L’implication
ontologique, de plus, ne porte pas sur la relation entre les propositions vraies et
fausses, mais bien sur la structure des êtres avant qu’ils ne soient exprimés dans
une proposition. C’est dans ce sens qu’il n’y aura nul besoin de poser, concernant
l’implication ontologique, les limites requises par l’implication formelle pour
éviter les paradoxes de cette dernière1. En effet, l’implication formelle revient à
poser que la relation entre les deux propositions, A et B, doit contenir les mêmes
variables pour éviter les absurdités de l’implication matérielle : par exemple, en
limitant l’implication au domaine des nombres, on ne pourra plus dire que si
« 2+2=5 » alors « 2+2=4 », et cela même si la condition est fausse et le
conséquent est vrai. L’implication ontologique n’est en aucun cas une implication
formelle, puisque, même si elle se pose entre les deux faces du même être, à
entendre ici donc sur la même variable, cette implication n’opère pas sur les
propositions que nous pouvons émettre sur cet être, mais bien sur la structure
ontologique de cet être lui-même.
En un deuxième temps, il ne faut pas confondre l’implication ontologique
avec l’implication modale, et donc il ne faut pas confondre la polarité
extension/compréhension avec l’opposition entre le nécessaire et le possible. Il
se trouve que, parmi les systèmes étudiés, seul le poème de Parménide utilise les
termes de nécessité et de possibilité, termes qui indiquent l’approche en extension
et en compréhension, et non pas la possibilité logique ou la nécessité logique. Par
exemple, Parménide donne un argument sur le mouvement en le définissant
comme un déplacement d’un point à un autre, puis un autre argument où il définit
le mouvement comme ce qui se conçoit comme ayant un début, un milieu et une
fin. Ces deux arguments correspondent donc, pour nous, à un argument en
extension et à un argument en compréhension. Il reste néanmoins que cela ne
veut pas dire que le premier argument traite du mouvement possible, donc qui,
au sens de la logique modale, pourrait exister dans certains mondes et non dans
d’autres mondes, alors que la deuxième définition traiterait du mouvement
nécessaire, donc celui qui doit exister dans tous les mondes possibles2. Dans la
logique de l’argumentation ontologique que nous proposons, ces deux
définitions traitent du même être, du « mouvement », pris d’un point de vue, puis
d’un autre point de vue. Enfin, si dans la logique modale il y a priorité de la
nécessité sur la possibilité, la nécessité impliquant la possibilité mais non
l’inverse3, le rapport entre le compréhensif et l’extensif est variable, mais non
hiérarchique pour l’implication ontologique – selon les systèmes, la polarité
compréhensive implique l’extensif et en retour l’extensif s’explique par le
compréhensif, ou bien la structure ontologique saisie en compréhension est

1 Ibid., p. 115.
2 B.F. CHELLAS, Modal Logic, an Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 3.
3 Ibid., p. 6.

12
équivalente de celle saisie en extension, ou encore l’une ne peut être conçue sans
l’autre, etc. Si l’on objecte que, dans la logique modale, il y a une implication entre
par exemple le fait et la possibilité, le fait impliquant la possibilité du fait, nous
répondons qu’il s’agit ici de l’existence d’un fait et de la possibilité de son concept,
et non pas de la structure ontologique de ce fait et de la manière dont on le saisit
en compréhension et en extension. En effet, un terme p est un fait s’il est là,
disons qu’il y a de l’or dans l’étendue, et cela implique, bien sûr, que nous devons
pouvoir penser ce qu’est l’or pour constater qu’il y a de l’or. La logique propre à
l’ontologie ne traite pas des propositions vraies, ni des faits, ni du rapport sujet-
prédicat, mais bien de l’être de l’or, c’est-à-dire du rapport entre sa notion et ses
caractères, pour rester dans cet exemple leibnizien, et du rapport entre cette
structure telle qu’elle est saisie en compréhension et en extension.
En un troisième temps, il faut distinguer l’implication ontologique de
l’implication logique au sens classique. En effet, un concept inclut un autre
concept lorsqu’il est requis pour que l’on puisse comprendre ce dernier, par
exemple « animal » inclut « homme » dans la mesure où le concept de l’humain
requiert le concept de l’animalité dans sa définition. « Humain » est dans ce cas
une classe logique, l’espèce, incluse dans la classe de « l’animalité » qui est son
genre1. L’implication conceptuelle dépend ainsi de l’inclusion logique :
l’humanité implique l’animalité. La relation d’appartenance se dit par contre de la
relation entre l’individu et la classe à laquelle il appartient, comme lorsqu’on dit
que Socrate appartient à la classe des humains, donc qu’il est un individu humain
parmi d’autres. Concernant la logique propositionnelle, on dira qu’une
proposition en implique une autre lorsque cette proposition dépend de la
première comme de sa condition. L’implication prend ici le sens de la
conséquence, si A alors B, par exemple « pour un triangle, l’égalité des côtés
implique l’égalité des angles ». L’implication ontologique ne repose ni sur
l’inclusion conceptuelle, ni sur l’appartenance extensionnelle, et ne consiste pas
non plus en une implication propositionnelle. Lorsqu’on dit, par exemple, que
l’absolument infini, chez Spinoza, implique une puissance infinie d’exister, cela
ne veut pas dire que la puissance infinie d’exister est incluse, ou appartient, à
l’absolument infini comme concept, ni qu’un jugement posant l’absolument
infini aurait pour conséquence la position de la puissance infinie d’exister.
L’implication ontologique se pose à travers la disjonction des points de vue, à
travers le disparate, le tout autre. Chez Platon, par exemple, le continu implique
le discontinu et le discontinu implique le continu, sachant que le discontinu et le
continu sont les deux faces du même, deux faces et deux concepts qui eux ne
s’incluent aucunement l’un l’autre, mais bien au contraire s’opposent l’un à
l’autre. Dans cet écrit, l’inclusion va se définir suivant les divers niveaux
ontologiques et nous allons préciser à chaque fois le genre d’inclusion dont il
s’agit. Dire que Dieu inclut les simples n’a pas le même sens que dire qu’une
extensité inclut les primitives, ni qu’une intensité inclut ses caractères, etc.,
comme c’est le cas dans l’ontologie leibnizienne par exemple. Ultimement,

1 A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 482.

13
comme nous allons le voir dans les divers systèmes, l’implication ontologique,
même si elle repose parfois sur des cas limites « d’inclusion », sera ce qui fonde
l’inclusion, l’appartenance, et la conséquence propositionnelle dans la mesure où
l’implication ontologique sera ce qui fonde la possibilité et la structure des êtres
dans l’étendue et dans la pensée, mais aussi la manière dont se rapporte la pensée
à l’étendue, et par suite, la possibilité de la vérité propositionnelle elle-même.

Logique ontologique, idéelle, et psychologique

Husserl, dans Les recherches logiques, distingue trois genres de logique, la logique
formelle, la logique psychologique et la logique métaphysique1. Husserl montre
que toute logique délimite un domaine2 : la logique formelle, portant sur la forme
du raisonnement, en dégagerait les lois sans pour autant viser à atteindre la vérité3
– comme la logique apophantique4 ou propositionnelle5; la psychologie, portant
sur les opérations mentales réelles, viserait à en extraire les lois empiriques6 –
comme la logique de Mill; la logique métaphysique, ou philosophique, portant
sur les idéalités objectives, rechercherait les conditions de la science et par suite
les conditions de la vérité en général7 – comme la phénoménologie
transcendantale que propose Husserl. Les lois psychologiques ne sont que des
lois empiriques et en cela elles ne sont qu’approximatives, des généralités qui
décrivent des faits, faits qui peuvent être ainsi ou autrement. Les lois logiques,
par contre, ne portent pas sur un réel, mais sur le domaine des idéalités, et par
suite elles sont les lois exactes des processus mentaux et en cela elles sont
éternellement valables8. Toute tentative de réduction des lois logiques aux lois
psychologiques sera ainsi vaine, voire erronée. En effet, la logique, avance
Husserl, n’a pas de contenu, elle ne se rapporte à aucun réel, le logicien ne traitant
pas le réel de la pensée, mais bien les relations idéales de la pensée9. En cela, la
logique est concernée par les singularités idéales de la pensée alors que la
psychologie porte sur les singularités individuelles du sujet qui pense10. C’est dans
ce sens-là que la logique métaphysique que propose Husserl va rejeter la
dimension psychologique de la pensée pour se focaliser sur une clarification des
singularités idéales, singularités qui sont à l’œuvre dans toute construction

1 E. HUSSERL, Logical Investigations, 2 vol., London & New-York, Routledge, 2001, trad. J.N. Findlay,
p. 11.
2 Ibid., p. 21.
3 Ibid., pp. 40-41.
4 Ibid., pp. 48, 76.
5 Ibid., p. 54.
6 Ibid., p. 116.
7 Ibid., pp. 154-159.
8 Ibid., p. 97.
9 Ibid., p. 43.
10 Ibid., p. 113.

14
logique1. La logique métaphysique husserlienne prend ainsi pour objet les actes
logiques de la pensée2 pour amener ces actes à l’intuition, intuition qui nous
permettrait alors de saisir l’activité constituante et sous-jacente aux catégories qui
président à la pensée de tout objet3. L’activité constituante des idéalités objectives
est par suite ce qui est implicite dans la pensée4, l’explicite n’étant que les idéalités
produites par cette activité5. La description de ces actes constituants, en tant que
diverses variantes de la productivité de l’intentionnalité, sera l’objet du travail de
la phénoménologie transcendantale6. La phénoménologie transcendantale est la
logique ontologique, ou métaphysique, de Husserl dans la mesure où la
clarification des actes intentionnels rend compte de la signification des catégories
logiques7 – en quoi par exemple consistent les actes intentionnels qui se
rapportent aux catégories d’évidence, de concept, de proposition, de vérité,
d’objet, etc. – signification qui permet ainsi de saisir la constitution de l’objet
quelconque8. La phénoménologie transcendantale étant le développement de la
productivité intentionnelle sera systématique et déductive9, inclura la logique du
jugement, mais aussi la logique mathématique10 puisque toutes deux reposent sur
les catégories logiques, et enfin cette logique se présentera comme une ontologie
formelle11 dans la mesure où elle arrive à montrer que l’activité transcendantale
et constituante préside à toutes les catégories, catégories qui à leur tour vont
configurer la forme de tout objet possible. La phénoménologie transcendantale,
en tant que théorie de toute théorie possible, sera d’une part une logique
générale12, dans la mesure où elle clarifie la signification des catégories requises
par toute science, et d’autre part présentera l’ego transcendantal comme une
multiplicité13 ouverte incluant les processus subjectifs qui président aux
catégories et axiomes de toute science14.
Nous avons repris quelques points clés de la logique ontologique de Husserl
pour mieux nous démarquer de sa démarche, sachant que le projet que nous
proposons peut s’y rapprocher, voir s’y confondre. La logique de l’implicite n’est
pas une logique ontologique à proprement parler, mais une logique de
l’argumentation ontologique. En cela, elle n’est en aucun cas une
phénoménologie transcendantale, ni même une phénoménologie de

1 Ibid., p. 166.
2 Ibid., pp. 168-170.
3 E. HUSSERL, Formal and Transcendental Logic, op. cit., p. 125.
4 E. HUSSERL, Cartesian Meditations, The Hague, Martinus Nijhoff, 1982, trad. D. Cairns, p. 45.
5 E. HUSSERL, Formal and Transcendental Logic, op. cit., pp. 137 et 165.
6 Ibid., p. 34.
7 Ibid., p. 89.
8 Ibid., p. 114.
9 Ibid., p. 102.
10 Ibid., p. 89.
11 Ibid., p. 86.
12 Ibid., p. 22.
13 E. HUSSERL, Cartesian Meditations, op. cit., p. 37.
14 E. HUSSERL, Formal and Transcendental Logic, op. cit., pp. 97-98.

15
l’argumentation ontologique, ni même encore une phénoménologie de
l’ontologie. En effet, la logique de l’implicite ne consiste ni en une réduction de
la logique à la psychologie ni en une réflexion sur les idéalités objectives ou
formelles, mais elle explore une voie médiane, celle du rapport entre les
mouvements de la psyché, d’une part, et les déterminations formelles de la raison,
d’autre part. En tant qu’une logique de l’argumentation ontologique, la logique
de l’implicite va montrer, au cas par cas, qu’une telle argumentation se déploie
toujours en nouant la mouvance de l’imagination avec les déterminations de
l’entendement. Dans notre terminologie, la dimension psychologique est donc
du côté de l’imagination – ses associations, souvenirs, anticipations, projections,
perceptions, etc. – alors que la dimension formelle et rationnelle, se situe du côté
de l’entendement – ses définitions, ses principes, ses distinctions tranchées, etc.
La logique de l’implicite ne visera pas néanmoins à expliciter la dimension
psychologique, ce qui relève de la psychologie, ni à expliciter la dimension
formelle, ce qui relève de la logique à proprement parler, mais à montrer
comment le côté imaginatif de la pensée se noue au côté purement rationnel en
vue de créer l’intuition ontologique. En cela, la logique de l’implicite ne traite ni
des singularités idéelles, ni des singularités réelles, mais des singularités
événementielles, ou, plus précisément, des événements qui ont lieu dans la
pensée. En effet, comme nous allons le montrer, l’intuition ontologique portera
sur un événement au sein de la pensée – un point de choc, un tourbillon, un point
de disparition, un vortex, etc. Il s’ensuit que la logique de l’implicite ne peut pas
chercher les lois de la pensée ontologique puisque l’argument ontologique est
toujours une création singulière. L’argumentation ontologique n’est ainsi ni
déductive, comme dans le cas de la phénoménologie et de la logique formelle, ni
inductive, comme dans le cas d’une certaine psychologie, ni même hypothético-
déductive comme c’est le cas pour certaines sciences. L’argumentation
ontologique utilise néanmoins des séquences déductives, d’autres fois inductives,
voire même hypothético-déductives, mais elle ne fait cela qu’en un premier temps
et en vue de créer l’événement dans la pensée. Par exemple, la preuve par
l’absurde de Parménide n’est pas uniquement une preuve par l’absurde, mais une
preuve qui de plus doit créer l’événement qui fait exister l’Être, un choc au sein
même de la pensée.
Si la logique de l’implicite semble se rapprocher de la phénoménologie dans
sa tentative qui vise à clarifier ce qui est implicite dans l’argumentation
ontologique, il reste que cette clarification ne consiste pas à montrer comment
cette argumentation repose sur certains actes intentionnels. Les mouvements de
pensée1 que décrit la logique de l’implicite se limitent à la mouvance de

1Husserl fait la critique de l’expression « mouvement de pensée » utilisée par les tenants de la
logique psychologique pour remplacer ce terme par les actes noétiques, ou actes de pensée propre
à la logique idéelle. Notre usage diffère en cela et des actes noétiques et des mouvements
psychologiques, il désigne et les mouvements manifestes de l’imagination et les déterminations,
tout aussi manifestes, de l’entendement, mouvements que fait le lecteur lors de sa lecture. E.
HUSSERL, Logical Investigations, op. cit., pp. 71, 86.

16
l’imagination et aux déterminations de l’entendement, en tant qu’expérimentées
par le lecteur, et ce de la manière la plus immédiate. Par exemple, la logique de
l’implicite ne visera pas à clarifier le sens de ce qu’est une anticipation de
l’imagination, ni à en exhiber la structure intentionnelle, mais tout simplement à
constater qu’un tel argument mobilise, à tel niveau, une anticipation de
l’imagination, anticipation qui peut être simplement constatée et expérimentée
par le lecteur. La réflexion que nous proposons est par suite minimale, elle ne fait
que pointer et nommer ce que le lecteur est en train de faire lors de sa lecture.
Bien sûr, on peut se demander à quoi servirait un tel saut sur place, une telle mise
en évidence de ce que le lecteur fait déjà et, par suite, lui est évident. L’intérêt
d’une telle approche n’apparaîtra que si l’étude de l’ontologie devient une étude
en ontologie comparative, c’est-à-dire que si l’on commence à relever les
différences dans le jeu manifeste des facultés que mobilisent les différents
systèmes. De plus, la logique de l’implicite ne vise pas à clarifier le sens des
idéalités objectives, et encore moins à clarifier le sens des concepts et des
principes à l’œuvre dans la preuve ontologique, mais se réclame plutôt du non-
sens, du paradoxe, de ces moments où la pensée est déroutée, mise en échec, etc.,
puisque c’est en ces moments qu’a lieu l’événement dans la pensée, et donc la
saisie de l’être en tant qu’être. Ces événements dans la pensée n’ont aucun sens
et il n’y a aucun sens à en clarifier le sens : le tourbillon que provoque la pensée
de l’Être Suprême aristotélicien n’est pas un concept, de même pour
l’impossibilité de douter du doute cartésien, ou le choc des anticipations bloquées
chez Parménide, etc. Ces événements ne sont pas des concepts puisqu’ils ne
subsument aucun contenu ni aucune diversité, n’ont aucune généralité,
n’expliquent rien, ne nomment aucun objet, et par suite ne peuvent être
« compris » que dans une expérience qui se fait à même le texte philosophique.
L’être en tant qu’être sera la contrepartie de ces événements, et nous aurons
autant de conceptions de l’Être que nous avons des manières de provoquer ces
événements dans la pensée. Cette conception de l’argumentation ontologique
aboutit ainsi à des études en ontologie comparative qui permettent de déployer
la diversité créatrice à l’œuvre dans les divers systèmes métaphysiques. Le but de
la logique de l’implicite sera donc de dégager ces actes créateurs.
Dans la mesure où la logique de l’implicite traite d’un mode particulier de
l’implication, l’implication ontologique, cette logique délimitera donc un domaine
qui lui est propre1. Ce domaine sera celui de la création des événements dans la
pensée, et plus précisément les événements qui résultent du nouage de nos
facultés nues. Or, même si la logique de l’implicite est dotée d’une implication
qui lui est propre et porte sur l’activité de la pensée en tant qu’objective,
vérifiable, reproductible, répétable2, etc., cette logique n’est pas pour autant une

1 Pour Husserl, une logique déterminée définit un domaine de la science, et un type déductif définit
une science. Ibid., pp. 21 et 149.
2 Derrida définit l’idéalité et l’objectivité par ce qui peut se répéter. Nous pensons que les
événements de pensée sont en cela objectifs dans la mesure où il se reproduisent dans l’esprit du

17
science formelle ni une science empirique. En effet, l’objectivité dont se soutient
la logique de l’implicite est celle de la possibilité de la répétition de l’expérience,
en pensée, que provoque l’argumentation ontologique. En cela, nous nous
remettons à l’évidence interne qu’expérimente le lecteur, évidence qui diffère de
l’évidence psychologique et de l’évidence logique puisqu’elle repose sur leur mise
en rapport. Certes, Husserl fait grief au psychologisme de projeter l’évidence
psychologique sur l’évidence logique et de vouloir réduire cette dernière à la
première – par exemple, pour Mill, le principe de contradiction ne nommerait
que le fait que le sujet pensant n’a pas la capacité psychologique de croire et de
ne pas croire quelque chose en même temps1. Husserl objecte, et nous pensons
à raison, que l’évidence logique ne peut pas dériver d’une soi-disant observation
interne de nos états mentaux, mais bien au contraire, que c’est l’expérience
interne de l’évidence qui serait la conséquence de l’expérience des objectivités
idéelles et de la vérité2. Husserl considère que la clarification phénoménologique
pourra nous permettre d’atteindre l’intuition des idéalités objectives, c’est-à-dire
l’intuition de la chose même, de l’activité intentionnelle sous-jacente à ces
concepts3. La logique de l’implicite se réclame d’une autre évidence et d’une autre
intuition. En effet, dans notre logique, il ne s’agit nullement de réduire les
principes et les relations logiques à des mouvements psychologiques. Si, par
exemple, il y a un point de choc dans l’argument parménidien, point qui a lieu du
fait que l’imagination anticipe une certaine qualification de l’Être qui est ensuite
contrecarrée par ce que pense l’entendement, nous ne prétendons nullement que
la contradiction logique consistera dans ce genre de choc entre l’imagination et
l’entendement. Bien au contraire, un tel choc ne peut avoir lieu que si la
cohérence logique se distingue absolument de la cohérence psychologique.
L’événement dans la pensée n’a en fait lieu que si les deux facultés fonctionnent
indépendamment l’une de l’autre et cela jusqu’à atteindre l’événement en
question. Dans le point de choc, par exemple, l’imagination arrive toujours à
projeter sa conception de l’Être, l’entendement arrive toujours à élaborer sa
conception logique de l’Être, et par suite le point de choc n’a pas lieu au sein
même de l’une des deux facultés, mais bien dans le constat de l’impossibilité de
leur mise en rapport. L’évidence que nous visons est donc celle qui résulte de
l’expérience d’un conflit qui a lieu entre nos facultés, et non pas au sein d’une
même faculté. L’intuition sera le corrélat de cette évidence événementielle,
l’intuition sera la faculté qui se réveille lorsque l’événement a lieu. Il y aurait ainsi
en nous une sorte de dormeur profond, dormeur qui voit le monde défiler devant
lui comme dans un rêve, écoutant le tic-tac de son imagination et de son
entendement, jusqu’au moment du choc, du paradoxe, de l’événement dans la
pensée qui le réveille à l’existence. C’est dans ce moment où le lecteur est surpris,

lecteur lors de la lecture des diverses preuves ontologiques. J. DERRIDA, La voix et le phénomène,
Paris, Presses Universitaires de France, 2, 1998, p. 58.
1 E. HUSSERL, Logical Investigations, op. cit., p. 56.
2 Ibid., pp. 121-122.
3 Ibid., p. 168.

18
pris à rebours, c’est dans ce moment où il ne comprend plus, mais aussi c’est
dans ce moment que s’ouvre devant lui la dimension de l’être en tant qu’être et
qu’il découvre en lui cette faculté cachée, ce tiers qui n’est ni sa vie psychologique,
ni sa vie rationnelle, mais, nous dirons, est sa vie en tant que telle, son existence.
La logique de l’implicite se propose donc de donner une formalisation de
l’argumentation ontologique à l’œuvre dans les divers systèmes étudiés pour
justement provoquer l’éveil à l’existence du lecteur. Il reste néanmoins que cette
logique qui opère entre le disparate, entre les facultés se rapportant au réel et à
l’idéel que sont l’entendement et l’imagination, ne peut pas être une science. Son
régime d’évidence et les « objets » dont elle traite, c’est-à-dire les événements
dans la pensée, n’ont pas une teneur conceptuelle ou réelle qui pourrait en faire
des objets pour une science possible. Bien au contraire, et comme nous allons le
voir, ces événements président à l’institution des réalités et des concepts et par
suite de toute science. Cette logique est donc créatrice, sachant que tout
événement dans la pensée est créé par la preuve ontologique. Par suite, la logique
de l’implicite est une sorte d’esthétique générale de l’ontologie, esthétique qui
montre le jeu des facultés à l’œuvre dans l’argumentation ontologique. Pour faire
ressortir ces mouvements de pensée, la logique de l’implicite procède par
description et contraction : d’une part, elle décrit le nouage des facultés et, d’autre
part, elle contracte l’argumentation pour que l’on puisse la saisir en un coup d’œil.
La description propre à la logique de l’implicite n’a aucune prétention explicative,
comme c’est le cas pour la description phénoménologique1 qui clarifie les actes
intentionnels comme la condition sous-jacente aux objectivités idéelles. La
description que nous allons présenter est esthétique dans le sens où elle ne fait
que souligner la manière dont l’argument affecte le sujet, sans avoir pour
prétention d’être la condition, ou la raison, de ce qui a été décrit2. La logique de
l’implicite est ainsi descriptive puisqu’elle reste au même niveau que ce qu’elle
décrit. Comme précédemment, l’intérêt d’une telle description, qui semble
dédoubler le texte sur lui-même, ne fait sens que si cette procédure ouvre sur une
ontologie comparative, l’esthétique nous rendant alors sensibles aux diverses
créations ontologiques. Le deuxième temps de cette descriptive esthétisante sera
le moment de la contraction, moment qui sera illustré, dans cet écrit, par divers
tableaux ou schéma qui permettront de saisir en un coup d’œil le jeu des facultés
dans le tout d’un système métaphysique. Le troisième moment consistera dans la
comparaison en tant que telle, moment où le lecteur pourra avoir une vue
synoptique sur les divers systèmes étudiés, comparaison que nous allons
présenter dans un nombre de tableaux conclusifs. Pour reprendre une tripartition

1 Ibid., p. 166.
2 Kant nomme esthétique la manière dont un sujet est affecté. Pour Kant, il ne peut y avoir une
esthétique de la pensée elle-même puisque la pensée est activité. Nous avançons qu’il y a une
esthétique, mais aussi des affections de la pensée, affections qui d’ailleurs font l’objet d’une intuition
particulière, intellectuelle, non pas dans le sens où elle percevrait un objet en dehors de la pensée
et par la pensée, mais dans le sens où elle percevrait l’événement qui a lieu dans la pensée elle-
même. Le paradoxe serait ainsi la passion de la pensée. E. KANT, Critique de la faculté de juger, Paris,
Vrin, 2000; Première introduction, Section VIII.

19
platonicienne, nous dirons que cette logique esthétique mobilise le Beau au
niveau de l’argumentation, phase ascendante qui s’achemine vers le principe
ultime, le Bien, pour ensuite redescendre vers la détermination du Vrai qui
préside à l’organisation du monde, c’est-à-dire vers le rapport des opposés, tel le
rapport de la pensée et de l’étendue, du nombre et du nombré, de l’intelligible et
du sensible, de l’âme et du corps, etc.
Si l’on objecte enfin que, parmi les philosophes abordés, beaucoup d’entre
eux ont déjà proposé des logiques, qu’elles soient formelles1 ou philosophiques,
et que, par suite, on peut se demander pourquoi notre logique viendrait s’y
substituer, nous pouvons répondre comme suit. Dans les cas où la logique en
question est une logique ontologique, comme la logique focale aristotélicienne,
ou la logique transcendantale kantienne, ou encore la dialectique hégélienne, etc.,
la logique de l’implicite viendra donner une unité de domaine à ces diverses
logiques en montrant qu’elles mobilisent toutes, malgré leurs disparités thétiques,
une même manière de faire, donc des procédés constructifs communs. Dans le
cas des logiques formelles que proposeraient les auteurs abordés, par exemple
l’Organon d’Aristote, ou la mathématique universelle de Leibniz, etc., on se
rapportera à ce qui a été dit plus haut. En effet, la logique ontologique ne peut
être une logique formelle dans la mesure où les lois de la pensée, et le rapport de
la pensée à l’étendue dépendent d’abord de la position de l’être en tant qu’être.
D’ailleurs, ce sont ces auteurs eux-mêmes qui mobilisent une autre logique, une
logique ontologique, et non plus formelle, lorsqu’ils abordent la question de l’être
en tant qu’être, comme c’est le cas de la logique focale chez Aristote, ou celle des
simples chez Leibniz, etc. En effet, et cela sera une constante dans tous les
systèmes abordés, l’Être n’est ni un objet réel ni une catégorie idéelle, et par suite
pour pouvoir le penser il faut une création de pensée, un événement dans la
pensée qui ainsi reproduit l’Être comme événement.

Implicite et explicite

La logique de l’implicite ne va présenter qu’une seule thèse sur l’Être : l’Être


est ce qui se donne comme événement dans la pensée. En tant qu’événement
dans la pensée, l’Être, comme on a vu, n’est ni de l’ordre du réel ni de l’ordre de
l’idéel, mais nous dirons qu’il relève de l’existentiel. Nous allons définir
l’existence, dans cet écrit, comme la sphère de ce qui arrive, la dimension où ont
« lieu » les rencontres, les événements, ou plutôt ce qui ne se manifeste qu’en tant
qu’événement. Le plan de l’existence traverse ainsi l’étendue et la pensée, puisque
l’étendue et la pensée ont lieu pour nous, mais aussi puisque l’étendue et la pensée
incluent des événements. Nous soulignerons que l’existence n’est ni la pensée, ni

1 On entend ici « formel » au sens large, et non au sens de la logique formelle qui s’oppose à la
logique classique. Par « logique formelle », on entend donc dans ce passage les différentes logiques
qui traitent uniquement des opérations, et de la forme de la pensée en contraste avec les logiques
philosophiques, c’est-à-dire ontologiques, qui elles portent sur l’être en tant qu’être.

20
l’étendue en tant que telles, mais ce troisième terme qui les réunit et les articule,
l’instance qui fait que ces deux disparates arrivent à se rencontrer, l’exister étant
justement ce qui surgit de cette rencontre. Dans la mesure où l’existence est
le « lieu » des événements, mais aussi ce qui ne se manifeste que lors et dans les
événements, l’Être nommera un genre d’événement spécifique, l’événement dans
la pensée, événement qui ne va pas ainsi conceptualiser l’existence comme
événement, mais qui va tout simplement faire partie, et répéter, la nature
événementielle de l’existence. L’événement ne se « comprend » que dans la
reproduction d’un autre événement. Nous avançons que l’existence est toujours
implicitement présente à nous, présente non pas en retrait, ou d’une manière
sous-jacente, mais plutôt dans une sorte d’avant plan, un trop proche, une
ouverture sur l’étendue et la pensée qui disparaît dans ce sur quoi elle ouvre.
L’existence, pour nous, est ainsi le point d’accès, le « lieu » depuis lequel quoique
ce soit peut devenir manifeste pour nous. Dans un sens, l’existence est ce qu’il y
a de plus trivial, de plus proche, mais en même temps ce qui se dérobe toujours,
sorte d’œil qui voit, mais qui n’arrive à se voir lui-même, fenêtre qui disparaît
dans le paysage sur lequel elle donne. L’ontologie sera ce qui va faire exister
l’existence, rendre manifeste cette ouverture, faire de sorte que cette ouverture
ait lieu. En un premier temps, l’implicite nomme donc le plan de l’existence.
Dans le plan de l’existence, nous ne pouvons que souligner ce qu’il y a de plus
manifeste. Nous pouvons ainsi souligner que nous faisons des anticipations avec
notre imagination, que nous définissons un terme avec notre entendement, que
nous ressentons une peur, ou une faim, que nous avons tel ou tel désir, etc. Pour
développer un langage qui arrive à se tenir et à se maintenir sur ce plan il faut une
certaine ascèse de la raison qui doit se retenir d’expliquer ces diverses
manifestations, et par suite se retenir d’en donner des raisons idéelles ou des
causes réelles. Il faut ainsi, autant que possible, résister à la tentation de s’élever
vers les idéalités, ou de s’enfoncer dans les réalités, et en cela il faut essayer de se
maintenir en surface, d’arpenter la surface1. Ce pour quoi, comme nous l’avons
indiqué plus haut, il faudra se contenter de décrire ce qu’il y a de plus manifeste
et de le faire avec l’appareillage conceptuel minimal. C’est dans ce sens que pour
nous la logique de l’argumentation ontologique ne sera que la description de ce
qui a lieu en nous, nous qui sommes là et qui existons, lors de la lecture de ces
arguments. C’est dans ce sens que cette logique se contentera donc de dire qu’à
tel moment nous avons produit telle image, qu’à tel autre nous nous sommes
retenus à cause de telle définition, etc. Toute construction métaphysique
présuppose ainsi toute cette vie sous-jacente, ou plutôt sus-jacente, à
l’argumentation ontologique, mais aussi s’y adresse comme le destinataire de la
lecture des textes philosophiques. Cette vie, ces mouvements de pensée, qui

1 « Hercule se situe toujours par rapport aux t roi s règnes : l'abîme infernal, la hauteur céleste et la
surface de la terre. Dans la profondeur il n'a trouvé que les affreux mélanges ; dans le ciel il n'a
trouvé que le vide, ou même des monstres célestes qui doublaient les infernaux. Mais i1 est le
pacificateur et l'arpenteur de la terre, il foule même la surface des eaux. » G. DELEUZE, Logique du
sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 157.

21
donnent accès à cette argumentation, sont l’implicite de cette argumentation. En
un deuxième sens donc l’implicite nomme ce jeu des facultés lors de la lecture et
de la création de l’argumentation ontologique, jeu que nous visons à expliciter, à
rendre manifeste, et non pas à expliquer.
L’argumentation ontologique va donc mobiliser ces facultés, l’imagination et
l’entendement, en vue de créer l’événement dans la pensée qu’est l’Être. Dans
cette mesure, l’ontologie ne peut pas se contenter de dire ce qu’est l’Être, de dire
qu’il est tel ou tel, mais doit bien nous faire faire l’expérience de ce qu’il est,
expérience que nous ne pouvons vivre que dans le plan de l’existence, donc en
tant qu’événement vécu en pensée – par exemple, Parménide arrive à faire surgir
l’Être un, immobile, invariable, à nous faire faire l’expérience en pensée que l’Être
est tel, et non pas simplement à dire que l’Être est en effet un, immobile, etc.
Dans la mesure où l’intuition qui saisit l’événement dans la pensée est une faculté
dormante, jamais explicitement présente à nous, la logique qui décrit les
mouvements de pensée par lesquels une telle faculté entre en activité se nommera
une logique de l’implicite. Nous noterons que l’intuition est le corrélat de
l’existence, que l’existence ne devient elle-même manifeste que dans l’intuition.
Lors de l’événement dans la pensée, qu’est l’Être, nous ressentons quelque chose,
nous sommes mis en contact avec quelque chose qui ne relève ni du réel ni de
l’idéel, mais bien de l’existentiel, l’existence nue, l’événement en tant que tel, et
non plus une existence qui fait exister les idéalités et les réalités. L’implicite se
réfère donc, en un troisième sens, à cette faculté qu’est l’intuition et aux modalités
de son activation.
Dans la mesure où l’existence est ce qui articule les facultés, l’existence se
caractérisera par des agencements précis de l’imagination et de l’entendement
propres à chaque époque, voire à chaque lieu. Toute époque agence notre
imagination et notre entendement d’une manière précise, mais qui nous reste
inaccessible, d’une manière dont on ne se rend pas compte et par suite qui nous
reste implicite. L’ontologie va rendre explicite un tel agencement, et ce à même
l’argumentation ontologique. Toute ontologie se caractérisera ainsi d’un rapport
particulier entre l’imagination et l’entendement, mais aussi toute ontologie sera
motivée par des problèmes locaux, et en cela sera une élévation de la dimension
existentielle à la pensée : nous aurons ainsi une ontologie propre à la Grèce
antique, une autre à la modernité européenne, une troisième à l’époque
contemporaine, etc. Bien sûr, au sein d’une même époque, nous aurons des
variantes, des créations excentriques ou individuelles, etc. L’étude du rapport
entre le contexte sociopolitique et les formes du dicible et du visible qui
configurent le rapport des facultés n’est pas l’objet de cet écrit. Ces études
relèveraient d’une épistémologie, plutôt que d’une logique de l’argumentation
ontologique. En ce qui nous concerne, dans le présent écrit, nous pensons que
notre implicite, celui de notre situation existentielle, se caractérise, d’une part, par
une mise à nu de nos facultés et, d’autre part, par l’apparition du plan de
l’existence comme le plan sur lequel se construit toute ontologie. Notre implicite
se résumerait à ce qui caractérise notre époque et que nous pouvons appeler
l’homme sans culture, homme tel qu’il est produit par le processus de

22
décodification généralisée propre au capitalisme avancé1. Ce processus de
décodification fait affleurer les facultés humaines dans leur nudité, l’entendement
et l’imagination, pris comme tels, étant les deux forces décodifiées qui
caractérisent l’homme sans culture2. L’homme sans culture serait ainsi une sorte
de prolétaire de la pensée, un ouvrier de la pensée qui n’aurait plus aucun savoir
constitué, aucun usage précis de son entendement ou de son imagination. La
mise à nue des facultés est d’autant plus ressentie que, dans les régions situées à
la périphérie du capitalisme, la destruction systématique des cultures et des
institutions locales par des invasions coloniales, des guerres civiles, massacres,
génocides, entreprises de nettoyage ethnique, guerres impériales, déportations,
émigration forcée, etc., font que nous nous trouvons dans l’impossibilité de nous
inscrire dans une tradition3. La seule expérience collective que nous avons est
celle de la rupture4. Si le capitalisme, dans une première phase, a libéré une masse
ouvrière ayant perdu tout savoir-faire, nous sentons qu’une forme de capitalisme
avancé libère aujourd’hui une masse qui n’a plus aucune appartenance culturelle,
plus aucune pensée constituée. La force de travail nue se réfléchirait ainsi dans
une force de pensée mise à nue. S’il y a table rase, cette fois-ci, elle a été produite,
en ce qui nous concerne, par le mouvement historique lui-même. Approcher
l’histoire de la métaphysique en n’utilisant que ses facultés mises à nue serait ainsi
une manière d’affirmer la rupture, de porter à la pensée notre situation
existentielle. Avant l’expérience de la destruction de la tradition, avant la rupture,
l’usage de nos facultés était projeté en avant, vers l’objet, s’occupait à prouver,
expliquer, justifier, etc. Il reste que cet usage ne se prenait pas lui-même pour
objet, n’était pas explicite, mais toujours implicite dans les œuvres de la pensée,
et notamment dans les constructions métaphysiques. Nous pensons que cet
usage vient occuper l’avant plan lorsque l’homme se trouve coupé de toute
tradition, lorsqu’il est face au vide, la pensée devenant alors pensée des
événements dans la pensée, pensée de ce qui arrive, fait choc, ou produit une
rupture dans la pensée elle-même. Le plan des événements étant ce qui surgit de
la destruction de la tradition, destruction qui est elle-même un événement. Si ce
qui est implicite dans toute construction métaphysique est la situation
existentielle qui agence les facultés d’une manière précise dans un certain

1 G. DELEUZE et F. GUATTARI, L’anti-Œdipe : capitalisme et schizophrénie, s. l., Éditions de Minuit,


1972, p. 263.
2 Deleuze, dans l’annexe Sur la mort de l’homme et le surhomme, montre comment les constructions de
la pensée, y compris les systèmes métaphysiques, consistent dans le rapport des forces dans
l’homme avec les forces du dehors. G. DELEUZE, Foucault, Éditions de Minuit, 2004, p. 131.
3 Toufic considère que les désastres démesurés qui ont touché le moyen orient provoquent un
retrait de la tradition, retrait qui forclos la possibilité d’une continuité et d’une transmission des
savoirs, des croyances, et des manières d’être traditionnels. J. TOUFIC, The Withdrawal of Tradition
after a Surpassing Disaster, 2009.
4 Glissant montre que la déportation des noirs d’Afrique vers le nouveau monde les réduits à des
« émigrants nus », des émigrants qui ont perdu leur savoir-faire, leur tradition et leurs dieux, mais
qu’en cela s’ouvrent de nouvelles possibilités de mutation culturelle. É. GLISSANT, Caribbean
Discourse: Selected Essays, Charlottesville, University Press of Virginia, 1989, trad. J.M. Dash, pp. 16,
38, 50 et 67.

23
contexte politico-historique, nous pensons que notre situation existentielle, et
donc notre implicite, est celui de la destruction de toute tradition, de la mise à
nue de nos facultés, et du surgissement du plan des événements1. Telle serait la
quatrième acception du sens de l’implicite.
Il est clair que ces quatre sens de l’implicite n’en font qu’un. En effet, ce n’est
que du point de vue de l’homme sans culture, notre implicite existentiel, que nos
facultés sont mises à nues et par suite se présentent comme les seuls moyens que
nous avons pour lire la tradition philosophique. Le jeu de ces facultés se pose
alors comme l’implicite sous-tendant l’argumentation elle-même, argumentation
qui vise à provoquer l’intuition, donc à activer cette faculté dormante en nous.
Enfin, l’intuition en tant que telle permet alors de saisir l’existence en tant
qu’existence, existence qui, sans cette intuition, resterait à jamais implicite,
existence qui se présente comme corrélat de l’événement dans la pensée, comme
ce qui arrive et non plus comme un quelque chose. C’est ainsi que se clôt le cercle
de l’implicite.

La logique de l’implicite en rapport à d’autres approches similaires

La logique de l’implicite n’est donc pas une ontologie, ni à proprement parler


une logique ontologique. La logique de l’implicite se limite à être une logique de
l’argumentation ontologique. Les réflexions que nous avons faites sur l’existence
ne sont pas une thèse sur l’existence, mais uniquement un propos qui vise à
délimiter le lieu depuis lequel nous développons cette logique. Pour que la logique
de l’implicite soit une ontologie, il faudrait qu’elle fournisse une preuve
ontologique, donc qu’elle noue d’une manière spécifique l’entendement et
l’imagination en vue de provoquer une nouvelle intuition de l’Être. La logique
que nous proposons ne fait par contre que décrire les diverses manières dont un
nombre de philosophes a produit un tel nouage. Cette description se déploiera,
comme nous l’avons dit, depuis le plan de l’existence, donc depuis ce qui se
présente à nous comme étant le plus manifeste, le plus immédiat. Or, il est clair
que notre approche, même si elle n’est pas une ontologie, donne la priorité à
l’existence sur l’Être, l’Être n’étant qu’un effet produit, un événement créé, dans
une sphère particulière de l’existence, la sphère de la pensée. Dans notre propos
donc, et non pas dans les divers systèmes abordés, l’ontologie n’est que le
discours qui émerge de l’existence pour, en retour, se rabattre et configurer tout
ce qui vient à se manifester dans l’existence. Par exemple, une fois posée l’Idée
platonicienne, cette conception de l’Être fera que tout être, tout ce qui se

1 Le but de cet écrit n’est pas de donner une justification complète de notre logique de
l’argumentation ontologique. Une telle étude serait du domaine de l’épistémologie, étude qui
montrerait dans le détail la situation existentielle de notre approche. En résumé, notre approche se
justifie en compréhension par le fait que l’usage des facultés nues ne peut avoir d’autre présupposés,
et, en extension, que ces facultés se présentent à nous comme nues et principielles à cause du
mouvement de décodification généralisée et de la destruction de la tradition propre au capitalisme
avancé.

24
manifeste à nous, aura le sens d’une apparence qui se rapprocherait plus ou moins
de la plénitude de l’être en tant qu’être qu’est l’Idée. Il reste que, pour que Platon
arrive à poser l’Idée, il faut qu’il agence l’entendement et l’imagination d’une
certaine manière, et cet agencement ne peut avoir lieu que dans le plan de
l’existence, quitte à ce que par la suite cette création ontologique reconfigure
l’existence et tout ce qui advient dans ce plan.
La logique de l’implicite n’est donc pas une ontologie puisqu’elle ne vise pas
à créer l’Être qui va reconfigurer l’existence. Au fait, la logique de l’implicite
s’efforce de parler le langage minimal propre à l’existence en tant que telle. Ce
langage n’explique rien, ni ne pose ce que serait l’Être de tous les êtres, mais se
présente comme le langage qui viendrait avant et après toute création
ontologique, qui la précède au moment de la création et de l’écriture, et qui la suit
au moment de la réception et de la lecture. Toute ontologie est ainsi cernée par
l’existence. Si une ontologie devait résulter de notre approche, cette ontologie
devrait être l’Être de l’existence elle-même. Une telle ontologie devra alors nous
donner l’existence en tant que telle, et non pas une manière particulière d’exister,
c’est-à-dire une manière particulière d’agencer nos facultés, et de déterminer
l’existence comme étant telle ou telle. Nous pensons qu’une telle ontologie, qui
vise le rapport quelconque entre les facultés, est impossible puisque justement
toute ontologie résulte d’un nouage particulier des facultés. Si une ontologie
générale est impossible, il reste néanmoins qu’une logique générale de
l’argumentation ontologique est possible puisque cette logique se maintiendra
dans le plan de l’existence pour décrire les diverses ontologies sans proposer une
ontologie particulière. En d’autres termes, l’existence en tant qu’existence ne peut
se donner que dans une logique et non dans une ontologie. Si nous disons par
suite que la logique de l’implicite s’applique à tout système ontologique, cette
totalité n’est pas totalisante puisqu’elle ne se soutient pas d’un discours qui porte
sur l’Être de tous les êtres1. La totalité n’est ainsi qu’une totalité distributive, un
tout ouvert, dans la mesure où la logique de l’implicite pourra s’appliquer
indéfiniment aux diverses ontologies existantes.
Cette logique sera donc, d’une part, une logique de l’implicite puisqu’elle se
déploie sur le plan implicite de l’existence et montrera comment l’existence vient
à exister de telle ou telle manière dans les diverses ontologies. D’autre part, cette
logique sera une logique dans la mesure où elle traitera des mouvements de
pensée, c’est-à-dire des mouvances de la psyché ou de l’imagination et des actes
rationnels de l’entendement. Cette logique décrira par la suite comment nous
expérimentons l’argumentation ontologique et donc elle portera sur les
opérations de la pensée qui sont toujours présupposées par une telle
argumentation. Il reste néanmoins qu’il ne faut pas confondre ces opérations, ou
cette vie de la pensée, avec la vie en tant que telle et ses mouvements vitaux.
L’étude des mouvements vitaux, de la vie en tant que vie, fera l’objet d’un autre

1 Heidegger montre, à divers endroits, que la totalité des êtres se constitue une fois qu’on détermine
l’être en tant qu’être de ces êtres. M. HEIDEGGER, Schelling’s Treatise on the Essence of Human Freedom,
Ohio, Ohio University Press, 1985, trad. J. Stambaugh, p. 41.

25
genre d’étude et relèvera de l’imalogie, d’une science de l’image telle qu’elle a été
initiée par Deleuze – l’imalogie porte, par exemple, sur la vie perceptive, affective,
la vie et les mouvements de la mémoire, du rêve, du corps, etc. La logique que
nous proposons se limitera à la vie de la pensée en tant que pensée, c’est-à-dire à
l’activité de l’imagination et de l’entendement uniquement du point de vue de
leur contribution à l’argumentation ontologique. Par mouvements de pensée,
nous entendons donc cet usage spécifique, et non tous les mouvements qui
peuplent notre vie psychique, corporelle, ou rationnelle.
Cette logique ne doit pas non plus se confondre avec les conditions
transcendantales de tout objet puisque cette logique ne porte pas sur les objets,
ni sur les êtres, mais sur les ontologies qui expliquent la nature de ces objets et
de ces êtres. La phénoménologie, dans ses diverses formes, vise donc encore à
expliquer, ce qui n’est pas le cas en ce qui regarde la logique de l’implicite qui ne
fait que décrire le jeu des facultés nues lors de ces explications. De plus, si la
logique de l’implicite se réclame de l’existence, existence qu’elle pose avant l’Être,
il ne faut pas en faire une ontologie phénoménologique sartrienne1. En effet, le
soulignement des apports de l’imagination et de l’entendement dans
l’argumentation ontologique ne vise pas à expliquer la nature de notre existence,
mais simplement comment, par exemple, Sartre arriverait à prouver, si on
l’étudiait, que notre existence est telle ou telle. Si pour nous, comme pour Sartre,
l’existence précède l’essence – dans la mesure où pour nous « l’essence » de
l’existence est l’Être, ou du moins l’Être ne nomme que la répétition de
l’événement de l’existence dans la pensée – il reste néanmoins que nous
n’expliquons pas la priorité de l’existence sur l’Être par une liberté originelle, ni
comment tout être serait constitué par le jeu d’une telle liberté2. En effet, nous
dirions plutôt que la position ontologique sartrienne pourrait elle-même être
exhibée par la logique de l’implicite comme une ontologie particulière.
Mais encore, si cette logique se réclame de l’événement et pose que l’Être est
un événement dans la pensée, il ne faut pas non plus la confondre avec l’ontologie
nietzschéenne. En effet, Nietzsche pose que l’Être est volonté de puissance, ce
qui expliquerait l’émergence sans fin du devenir, des événements et du
changement incessant3. Or, nous ne déterminons pas la nature de l’Être, mais
nous montrons uniquement ce qui est requis pour pouvoir poser l’Être comme
tel ou tel, y inclut comme volonté de puissance. Au fait, pour nous, il y aurait un
paradoxe à dire que l’Être est un événement puisque cela en fixerait la nature, ce
qui aurait pour conséquence que l’Être ne pourra plus surgir comme événement
toujours inattendu, toujours autre, et ne pourra plus donc se présenter comme
non-événement. Contrairement à Nietzsche, notre position ne détermine pas
l’Être de tous les êtres comme événement, mais considère plutôt que l’Être lui-

1 Comme l’indique le sous-titre de L’être et le néant. J.-P. SARTRE, L’être et le néant, Paris, Gallimard,
2010.
2 Ibid., p. 482.
3 M. HEIDEGGER, Nietzsche, Vols. 1 and 2, San Francisco, HarperOne, 1991, trad. D.F. Krell Vol.2,
p.91.

26
même est l’événement, y inclut la conception de l’Être nietzschéenne qui n’est
qu’un événement particulier parmi d’autres qui a lieu dans la pensée. Nous
considérons donc qu’une pensée cohérente de l’Être comme événement doit se
retenir de devenir une ontologie à proprement parler puisque cela bloquerait le
devenir autre de l’être en tant qu’être. Cela ne veut pas dire que notre position
suivra pour autant celle de Badiou qui pose une sphère de l’être en tant qu’être
pleinement mathématisable et un surgissement de l’événement au sein de cette
sphère, surgissement donc qui fait rupture au sein de l’Être et qui lui est ainsi
irréductible1. Contrairement à Badiou, la logique de l’implicite maintient que
l’être en tant qu’être est lui-même l’événement, c’est l’Être qui est l’ultime
création, et non pas l’événement ce qui survient à l’Être. De plus, ce n’est qu’une
fois accomplie la création de l’être en tant qu’être, donc l’événement de l’Être,
que s’organisent les sphères des idéalités mathématisables, des réalités
observables, et de leurs rapports. C’est dans ce sens que nous pensons que
l’ontologie, en tant qu’événement surgissant du nouage de l’idéel et du réel, ne
peut pas se réduire aux mathématiques ni à ce qui fait rupture dans le
mathématisable.
Enfin, les diverses créations ontologiques pourraient s’assimiler à diverses
interprétations de la question de l’Être, comme dans l’approche heideggérienne.
Pour nous, la lecture heideggérienne serait la lecture savante et érudite par
excellence, la lecture qui mobilise la compréhension du langage et du texte dans
leur contexte conceptuel d’origine, la lecture qui permet ainsi de prolonger, ou
souhaiterait du moins, prolonger la tradition, de garder la tradition vivante, la
destruction de la métaphysique étant justement un retour, une manière de
renouer avec cette tradition, et non pas une affirmation de la rupture2.
L’entreprise heideggérienne reste donc explicative et interprétative dans la
mesure où elle nous rend capables de saisir la signification originelle des grandes
thèses ontologiques. En opposition à cette approche explicative et interprétative,
à cette lecture érudite, nous proposons une lecture ignorante3 qui, au lieu de
prendre son point de départ dans le sens originel du texte, se limite à retracer les
mouvements de pensée provoqués à même le texte. Nous ne pensons pas qu’en
cela nous projetons de nouvelles significations sur le texte puisque notre lecture
n’interprète pas le sens du texte. Si parfois nous proposons des interprétations,

1 A. BADIOU, L’Être et l’évènement, Paris, Seuil, 1988, p. 21.


2 « Mais si la question de l’être requiert elle-même que soit reconquise la transparence de sa propre
histoire, alors il est besoin de ranimer la tradition durcie et de débarrasser les alluvions déposées
par elle. Cette tâche nous la comprenons comme la destruction, s’accomplissant au fil conducteur de la
question de l’être, du fonds traditionnel de l’ontologie antique, [qui reconduit celle-ci] aux expériences
originelles où les premières déterminations de l’être, par la suite régissantes, furent conquises. » M.
HEIDEGGER, Être et Temps, Paris, 1985, trad. E. Martineau, p. 39 Paragraphe 6, « La tâche d’une
destruction de l’histoire de l’ontologie ».
3 Le lecteur ignorant ferait en quelque sorte pendant au maître ignorant, lecteur qui ne se remettrait
qu’à la force de son intelligence et à l’acuité de son attention pour pouvoir lire la tradition
métaphysique, lecture qui sera elle-même une forme de réécriture de cette tradition. J. RANCIÈRE,
Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987.

27
ces interprétations ne proviennent que du soulignement du jeu des facultés, elles
visent à montrer une structure d’organisation plutôt que de signification. Il reste
néanmoins que nous partageons avec Heidegger un point essentiel, celui de la
conception de l’ontologie comme une œuvre de pensée qui fait violence aux êtres
et à la pensée pour dégager l’Être de tous les êtres, comme il l’expose dans sa
lecture du Poème de Parménide1. Par suite, nous partageons avec Heidegger la
conception posant que l’ontologie dévoile l’Être dans une violence qui se fait au
sein de la pensée, ce que nous nommons l’événement de pensée, mais, à la
différence de Heidegger, nous étendons cette conception, que Heidegger confine
aux débuts de la philosophie grecque, au tout de la métaphysique. En cela, notre
approche sera descriptive et montrera comment une telle violence est
effectivement produite dans la pensée, au lieu de tenter d’expliquer, comme le
fait Heidegger, ce qui s’y pensait en vérité dans les diverses conceptions de l’Être
aux diverses époques de l’histoire de la philosophie.
Si notre approche se distingue de la destruction heideggérienne, il ne faut pas
la confondre pour autant avec la déconstruction derridienne. Derrida montre que
les concepts phares de la métaphysique sont toujours liés à leurs opposés, qu’une
différence s’immisce toujours dans toute notion identitaire2, différence qui pointe
vers un écart primordial et irréductible, écart que la déconstruction rend sensible
en vue de construire des concepts qui dépassent les oppositions métaphysiques3.
En cela, Derrida se retient de faire le geste métaphysique consistant à dépasser
l’opposition, à pacifier l’opposition en créant une nouvelle identité dont
dériverait les opposés, mais montre l’en deçà de toute identité donnée ou
construite. Dans notre langage, Derrida montre ainsi l’écart primordial4, avant
toute opposition, entre le compréhensif et l’extensif, l’usage de l’entendement et
de l’imagination, écart qui contamine et mine du dedans toute construction
identitaire. Nous partageons avec Derrida cette conscience de l’écart, pour nous
l’écart primordial étant celui entre l’imagination et l’entendement, mais il reste

1 M. HEIDEGGER, Introduction to Metaphysics, New Haven, Yale University Press, New Edition, 2000,
trad. G. Fried et R. Polt, p. 103 et suivantes.
2 « Le signe est originairement travaillé par la fiction. Dès lors, que ce soit à propos de communication

indicative ou d’expression, il n’y a aucun critère sûr pour distinguer entre un langage extérieur et
un langage intérieur, ni dans l’hypothèse concédée d’un langage intérieur, entre un langage effectif
et un langage fictif. » J. DERRIDA, La voix et le phénomène, op. cit., p. 63.
3 « Ces deux pôles, l’inconditionnel et le conditionnel, sont absolument hétérogènes et doivent demeurer
irréductibles l’un à l’autre. Ils sont pourtant indissociables : si l’on veut, et il le faut, que le pardon
devienne effectif, concret, historique, si l’on veut qu’il arrive, qu’il ait lieu en changeant les choses,
il faut que sa pureté s’engage dans une série de conditions de toute sorte […] le pardon pur et
inconditionnel, pour avoir son sens propre, doit n’avoir aucun « sens », aucune finalité, aucune
intelligibilité même. C’est une folie de l’impossible. » J. DERRIDA, Foi et savoir, s. l., Éditions du Seuil,
2000, p. 119.
4 « Khôra, l’« épreuve de Khôra », serait, du moins selon l’interprétation que j’ai cru pouvoir en

tenter, le nom de lieu, un nom de lieu, et fort singulier, pour cet espacement qui, ne se laissant
dominer par aucune instance théologique, ontologique, ou anthropologique, sans âge, sans histoire
et plus « ancien » que toutes les oppositions (par exemple sensible/intelligible), ne s’annonce même
pas comme « au-delà de l’être », selon une voie négative. » J. DERRIDA, Foi et savoir, s. l., Éditions
du Seuil, 2000, p. 34.

28
que nous ne visons ni à montrer que ces facultés se contaminent dans leur
différence, qu’il y aurait un langage imagé qui s’immisce dans la rationalité, ou
une rationalité dans les productions imagées, mais de tenir cette disjonction
jusqu’au bout, de l’activer, et de montrer comment les concepts de la
métaphysique se construisent à partir de cette disjonction. On peut dire que la
déconstruction vise à révéler l’irréductibilité de l’écart en aval des constructions
métaphysiques et des oppositions tranchées, alors que la métaphysique vise à
dépasser et à colmater l’écart en amont de l’opposition, alors que notre approche
consiste à se réclamer de la surface, à montrer comment le jeu des opposés, de
l’opposition des facultés produit les diverses constructions métaphysiques.

Le choix des cas d’étude et des références secondaires

Cet écrit se présente comme une étude de cas, une étude de diverses
constructions ontologiques. Nous avons choisi un nombre de grands systèmes,
les grands systèmes de la philosophie, et cela suivant trois grands massifs :
Parménide-Platon-Aristote pour le monde grec, Descartes-Spinoza-Leibniz pour
la modernité classique, Hume-Kant pour la modernité de la finitude, Hegel-
Nietzsche comme annonciateurs de la postmodernité. Le choix de ces auteurs
relève de notre goût, de ce qui nous a semblé important aujourd’hui pour que
nous puissions comprendre la philosophie, et par suite ne suit aucune contrainte
méthodologique particulière. Au fond, si nous avions le temps, nous aurions
souhaité en aborder bien d’autres, voir tous les systèmes ontologiques que nous
connaissons. Il reste néanmoins qu’une telle entreprise aura été gigantesque, et
pour le moment nous pensons qu’il serait suffisant de tester notre approche sur
ce nombre limité de cas1. De plus, la lecture de ces textes se cantonne aux œuvres
maîtresses, celles qui exhibent avec le plus de clarté l’argumentation ontologique.
Il ne s’agit, dans notre lecture, ni de faire l’exégèse érudite des concepts de ces
textes, ni de montrer les diverses dimensions et la cohérence de ces systèmes
métaphysiques, ni de les réduire à un formalisme logique pour en dénoncer le
non-sens, etc., mais simplement à exhiber la structure de l’argumentation
ontologique qui leur est propre. C’est dans ce sens que notre lecture est une
lecture directe de ces textes et ne fait qu’un usage minimal des références
secondaires, usage qui montre que, parfois, notre lecture est partagée par d’autres
philosophes sur tel ou tel point, ou pour clarifier tel ou tel mot, etc. Les références
secondaires sont donc toujours au service de notre approche, et ne visent
aucunement à modifier notre manière de lire les textes en question.

1 Notre approche de l’ontologie serait ainsi similaire à celle d’un Lévi-Strauss portant sur les mythes.
Il s’agit de dégager une syntaxe en étudiant certains cas, d’autres cas pouvant enrichir ou rectifier
cette syntaxe : « Les critiques qui nous reprocheraient de ne pas avoir procédé à un inventaire
exhaustif des mythes sud-américains avant de les analyser, commettraient un grave contresens sur
la nature et le rôle de ces documents […] Autant voudrait donc reprocher à un linguiste d’écrire la
grammaire d’une langue sans avoir enregistré la totalité des paroles qui ont été prononcées depuis
que cette langue existe. » C. LEVI-STRAUSS, Le cru et le cuit, s. l., Plon, 1964, p. 15-16.

29
Deleuze semble avoir, dans notre écrit, une place prépondérante. Il reste que
nous ne faisons pas référence à Deleuze pour montrer que toute ontologie se
réduit à l’ontologie deleuzienne ni pour utiliser ses concepts phares, et encore
moins pour appliquer sa logique de l’événement sur ce que nous avançons. Notre
référence à Deleuze consiste uniquement dans le fait que nous le considérons
comme un excellent professeur d’histoire de la philosophie, un professeur précis
et clair, qui, par suite, peut aider sur tel ou tel point. Bien sûr, il y a des indications
qui semblent deleuziennes et qui sont fondamentales à notre propos. Par
exemple, le fait que Deleuze montre que les créations ontologiques dépendent
de deux forces dans l’homme1, que sont l’imagination et l’entendement, mais
aussi sa logique de l’événement qui montre que tout événement se construit sur
deux séries2, ou encore que l’événement ne peut se réduire ni à la réalité des corps,
ni aux idéalités de la pensée3, ou qu’il faut un idiot en nous, quelqu’un qui s’entête
à ne pas comprendre pour pouvoir répéter et commencer sans présupposés4, etc.
De plus, on peut penser à sa Logique de la sensation qui montre comment
l’appréciation esthétique consiste en des sensations qui passent de l’œuvre dans
le sujet qui l’appréhende, autant de vitesses et de ralentissements qu’il faut
souligner, décrire, et qui affectent notre puissance vitale5. Notre logique
esthétique, en tant qu’elle décrit les effets des preuves ontologiques sur nos
facultés, pourrait ainsi s’apparenter à l’approche esthétique deleuzienne, mais ce
rapprochement s’arrête là, il ne mobilise ni les concepts de sensation, ni d’image,
ni de diagramme, etc. Ce texte est donc écrit dans une atmosphère deleuzienne,
mais ne mobilise aucunement l’ontologie deleuzienne, telle qu’elle se développe
dans Différence et répétition. En effet, dans notre lecture, nous n’évoquerons jamais
les synthèses passives, l’effondrement de la reconnaissance, le surgissement de
l’Idée, etc. Notre outillage a été limité à ce qui nous a semblé être le plus manifeste
lors de l’appréciation de l’argumentation ontologique et ne vise aucunement à
expliquer la nature de l’événement ni à poser la différence comme l’Être de tous
les êtres – une telle ontologie sera d’ailleurs un cas particulier que la logique de
l’implicite pourrait étudier.

L’apparence, le phénomène, le manifeste

Nous entendons par manifeste ce qui se donne immédiatement à nous et cela


avant toute explication ou interprétation. Concernant la logique de l’implicite,
nous considérons donc que l’activité de l’imagination et de l’entendement nous

1 G. DELEUZE, Foucault, op. cit., p. 131.


2 G. DELEUZE, Logique du sens, op. cit.
3 Ibid., p. 13 et suivantes.
4 G. DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., pp. 171 et 192.
5 On peut se rapporter aux descriptions que fait Deleuze de l’effet des peintures de Bacon sur le

sujet, ces effets étant eux-mêmes ce qu’agence l’œuvre en question. G. DELEUZE, Francis Bacon :
Logique de la sensation, Les Éditions du Seuil, s. l., Seuil, 2002, p. 137.

30
sont manifestes dans la mesure où nous savons que nous faisons tel ou tel acte
même si nous ne connaissons pas la nature de ces actes, et encore moins les
chaînes causales qui les déterminent. Il reste néanmoins que le manifeste ne vient
à la manifestation que lorsque la description de ces actes les rend explicites. Le
manifeste ne se donne donc pas dans une sorte de présence immédiate, il est bien
plutôt ce qui doit être dégagé, ce qui est toujours implicite, ce qui requiert un
langage particulier et une méthode précise pour justement atteindre à la
manifestation1. C’est alors seulement que ces actes non expliqués deviennent les
principes de « l’explication », ou du moins de la lecture que nous faisons des
systèmes ontologiques. Nous pensons que l’existence est la sphère du manifeste,
sphère de la précompréhension et de la préexplication, mais qui est requise pour
toute compréhension et pour toute explication. Pour déployer un système dans
un des domaines du manifeste, comme notre logique de l’implicite qui se déploie
dans ce que la pensée a de manifeste, il faut par suite se retenir d’expliquer ces
facultés, ou d’en faire une genèse, et de ne faire usage de ces facultés qu’une fois
mises à nues et en tant qu’inexpliquées. L’ignorance dont nous nous réclamons
c’est aussi cet entêtement à prendre ce non-savoir comme principe de lecture et
du savoir. Comme nous l’avons dit, c’est l’usage répété de ces facultés, le
soulignement de leur agencement dans divers systèmes ontologiques, qui
présentera alors un intérêt. Bien sûr, une fois que l’ontologie est mise en place, il
y a une détermination en retour qui vient porter sur le manifeste. Par exemple,
l’apparence chez Platon sera le manifeste en tant qu’il se rapporte à des causes
intelligibles, alors que le phénomène chez Kant sera le manifeste en tant qu’il se
rapporte aux conditions d’apparition, de la manifestation, de tel ou tel concept.
Si l’idéologie traite des Idées qui structurent le champ des apparences, alors
que la phénoménologie traite des conditions de possibilité du phénomène, nous
dirons que la manifestologie sera la « science » qui traitera de divers domaines en
en dégageant les éléments manifestes qui permettront de construire des objets
dans ces domaines. Par exemple, la noologie2 traitera du plan manifeste de la
pensée et se divisera en une logique de l’implicite, portant sur l’exercice de
l’entendement et de l’imagination, et qui aboutit à une ontologie comparative ; et
en une épistémologie générale, portant sur le rapport du pouvoir et du savoir, du
visible et du dicible – dans une lignée foucaldienne – permettant des études en
épistémologie comparative3. L’imalogie, par contre, traitera du plan manifeste de

1 Le manifeste en cela doit se distinguer de la présence à soi originaire propre à l’entreprise

phénoménologique. J. DERRIDA, La voix et le phénomène, op. cit., p. 5.


2 « La noologie, qui ne se confond pas avec l'idéologie, est précisément l'étude des images de la
pensée, et de leur historicité. » G. DELEUZE et F. GUATTARI, Mille Plateaux : Capitalisme et
schizophrénie, 2 vol., Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 466.
3 Nous pensons que c’est l’étude des rapports des facultés dans une formation de savoir qui permet

d’articuler savoir et pouvoir comme l’a montré Foucault. Par exemple, l’exclusion et l’enfermement
des insensés répondrait, dans l’ontologie cartésienne, à l’exclusion de l’imagination comme voie
d’accès au réel. L’épistémologie pourra ainsi nous montrer la dimension politique de l’agencement
des facultés qui sous-tendent les systèmes métaphysiques, la politique réelle de la pensée se jouant
dans un tel agencement moléculaire plutôt qu’au niveau thématique, ou thétique, des diverses

31
la vie et du jeu des mouvements vitaux qui permettraient la construction d’une
esthétique comparative, dans une lignée deleuzienne. La pornologie1 enfin
traitera des mouvements du désir, du plaisir et de la douleur, et permettra la
construction d’une érotique et d’une politique comparatives. Nous n’allons pas
dans cet écrit développer cette manifestologie, mais nous allons nous limiter à
l’une de ses parties, la logique de l’implicite. Nous avons voulu simplement
indiquer ici que notre méthode et notre approche ne se limitent pas à
l’argumentation ontologique, mais peuvent s’étendre à toutes les sphères de
l’expérience humaine.

L’organisation des chapitres

Chaque partie sera introduite par un problème, il reste que notre présentation
du problème se limitera à la manière dont le problème voit le jour lorsqu’on passe
d’un auteur à l’autre. Nous essaierons ainsi de dégager une forme, une manière
de faire, propre à la critique que fait un philosophe par rapport au système d’un
autre philosophe. Le corps de l’analyse portera sur l’argumentation ontologique
et visera à souligner l’apport de l’imagination et de l’entendement dans cette
argumentation, et comment ces facultés nues organisent la construction
ontologique. Cette analyse sera suivie par des tableaux, graphes, arbres, etc., qui
synthétiseront les acquis de la lecture et procureront à notre lecteur une vue
d’ensemble de l’agencement des facultés à l’œuvre dans l’argumentation
ontologique. Suite à cela, chaque chapitre présentera une section de formalisation
qui va exhiber le système métaphysique étudié suivant un nombre d’invariants,
invariants qui par la suite permettront de comparer les divers systèmes. Le
premier invariant est la forme de la détermination. Nous entendons par cela le
rapport du connu et de l’inconnu, de l’indéterminé et du déterminé, dans chaque
système. Tout système aura sa teneur de détermination et d’indétermination, mais
aussi une instance déterminante et une autre déterminable. Un deuxième
invariant est celui de l’usage des facultés, donc portera sur la forme du rapport
entre l’entendement, l’imagination et l’intuition. Un troisième invariant sera la
forme de l’implication qui montre les diverses manières de nouer le rapport entre
les opposés une fois posée la nature de l’être en tant qu’être. Le quatrième
invariant portera sur la forme des catégories, catégories que nous définissons par
ce qui préside à la qualification de l’Être et de tous les êtres en tant qu’êtres.
Enfin, nous traiterons de la forme de l’erreur, erreur qui sera définie depuis le
système lui-même, divers systèmes donnant diverses conceptions du faux ou de
l’erroné. La conclusion synthétisera les acquis de nos lectures dans des tableaux

doctrines. L’épistémologie montrera ainsi comment les facultés s’articulent dans l’existence alors
que la logique de l’argumentation ontologique montre comment cette articulation implicite produit
une conception de l’Être, c’est-à-dire produit un concept de l’existence.
1 G. DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 18.

32
comparatifs portant sur ces invariants et en quelques essais en ontologie
comparative en rapport avec ces tableaux.

Notation symbolique

Pour pouvoir présenter nos acquis dans des tableaux synthétiques et donc
pour pouvoir voir et comparer les diverses structures ontologiques, nous allons
avoir recours à une notation symbolique. Cette notation permettra aussi de
différencier, dans la lettre de notre texte, les divers foncteurs logiques qui sont à
l’œuvre dans l’argumentation ontologique. La logique de l’implicite, visant à
montrer comment l’entrelacs de l’imagination et de l’entendement, ou de
l’attribut pensée et de l’attribut étendue, etc., produit l’intuition de l’Être, aura
ainsi trois éléments : A pour ce qui relève de la pensée, B pour ce qui relève de
l’étendue, et enfin X pour l’Être, ou le principe ultime, en tant que tels. En bref,
nous avons les domaines opposés et l’Être : A, B, X. Les termes écrits en
minuscules – a, b, x – désigneront les êtres issus de ces domaines, par exemple,
l’attribut pensée est noté A, mais une pensée sera notée, a, une portion d’étendue
sera notée b, et enfin x dénotera l’inconnue dans l’un de ces domaines, par
exemple, bx, peut dénoter la matière de b.
Les relations logiques se diviseront en deux grands groupes, les relations
intradomaniales, donc se nouant dans un des domaines, ou attributs, et
interdomaniales, donc se nouant à travers les domaines, ou attributs. Pour les
relations intradomaniales, nous avons l’identité, notée = : a = b dans l’attribut
pensée voulant dire que l’idée a est identique à l’idée b. L’implication, ®,
l’explication ¬, et l’implication réciproque «, intradomaniales désignent les
relations suivantes : a®b voulant dire que b est la conséquence de a ; a¬b,
voulant dire que b s’explique par a ; a«b, voulant dire qu’il ne peut y avoir a sans
b, ou qu’ils s’impliquent et s’expliquent réciproquement. La relation d’inclusion,
Ì, sera utilisée pour décrire la structure ontologique des êtres, elle va donc opérer
de manière intradomaniale, aÌb, voulant dire que b est une étendue incluse dans
a, si l’on est dans le domaine de l’extension, ou que b est un concept dont la
compréhension requiert celle de a, si on est dans le domaine de la pensée. Pour
les relations interdomaniales, nous avons l’identité, noté º, qui peut opérer entre
les domaines, les termes, ou même avec le principe ultime : AºB, voulant dire
que l’attribut pensée s’identifie à l’attribut étendu, alors que aºb, veut dire que
l’idée a s’identifie à la portion étendue b, et AºX voulant dire qu’un domaine
s’identifie au principe ultime. Le rapport de disjonction sera noté par / : A/B
voulant dire que ces deux attributs sont disjoints et irréductibles, de même pour
a/b. L’équivalence unifie la disjonction et l’identité interdomaniales et se note » :
a»b, voulant dire que a équivaut à b, tout en en restant disjoint. Le tourbillon
entre des domaines, ou les termes de différents domaines, sera noté ¥ : A¥B,
voulant dire que A lance B qui relance A, dans un mouvement sans fin.

33
L’implication ontologique sera notée ­, A­B voulant dire qu’un domaine, ou un
terme, va impliquer un autre domaine, terme, ou le principe ultime : A­X voulant
dire qu’un domaine implique ici le réel lui-même qui ne lui est pas réductible.
L’explication ontologique, notée ¯, veut dire qu’un domaine, ou terme, en
explique un autre d’un autre domaine, ou même le principe ultime : A¯X, voulant
dire que X explique A. La complication réunit l’implication et l’explication
ontologiques et se note donc par ­¯ : A­¯B, voulant dire que A implique B et
B s’explique par A. La relation d’adjonction, le et, se note par le signe +, opère
d’une manière intradomaniale et interdomaniale puisqu’il ne pose aucune relation
entre les termes : A + B, voulant dire il y a le domaine A et le domaine B, a + b
que nous devons prendre en compte a et b. L’opération de la négation sera notée
¬, et portera sur les termes d’un domaine aussi bien que sur le domaine lui-même,
ou sur le réel en tant que tel : ¬a, voulant dire la négation du terme a, ¬A la
négation du domaine ou de l’attribut pensée, et ¬X la négation du principe ultime
ou de l’Être.
Pour la ponctuation, une inscription entre crochets impose un ordre de
lecture du compréhensif à l’extensif. Par exemple, [a®X + b®X], se lira par : le
terme a implique l’Être en compréhension, et le terme b implique l’Être en
extension. Dans le cas où c’est un terme en extension qui implique un terme en
compréhension, nous soulignerons le terme extensif : par exemple, [A ® B],
voudrait dire que A pris en extension implique B pris en compréhension. Si nous
utilisions un double crochet cela voudrait dire que les termes seront pris en
extension ou en compréhension et inversement : [[A®B]] voulant dire que si
l’on prend A en extension il implique B en compréhension, et inversement, si
l’on prend A en compréhension il implique B en extension. Les parenthèses
écrites dans les formules n’ont pas d’impact sur la polarité extensive et
compréhensive, elles ne visent qu’à faciliter la lecture. Les accolades encerclant
un terme, ou une relation, signifieront que ce terme, ou cette relation, sont fictifs :
{a}{®}b, veut dire que le terme fictif, a, implique de manière fictive b. Pour
illustrer ce système de notation, la formule, [a®X + b®X] ­¯ a«b, voudra dire
par exemple, chez Platon, que le terme a, pris en compréhension, implique l’Idée
X, et que le terme extensif b implique la même Idée, et par suite, se pose dans le
réel le rapport des opposés a et b, l’un ne pouvant se penser ou exister sans
l’autre. Nous noterons qu’à droite des relations ontologiques nous qualifions le
réel lui-même, l’être en tant qu’être, alors qu’à gauche nous avons les rapports en
compréhension et, ou, en extension, c’est-à-dire le rapport entre des êtres ou des
domaines de l’Être.

34
Parménide : le choc comme implication

Le problème de l’accès à l’immémorial

Dans le sens poético-religieux, la vérité était le privilège d’hommes


exceptionnels – prophètes, poètes inspirés, roi de justice, etc. – qui pouvaient
avoir accès à l’immémorial, à l’origine des temps et de l’univers1. Aletheia, dans la
Grèce archaïque, nommait une telle vérité, vérité qui était donc atteinte par la
négation de Léthé, le fleuve de l’oubli, et en cela faisait appel à une mémoire
surhumaine, faculté maîtresse des maîtres de vérité. L’homme d’exception avait
ainsi une vision de l’éternel, vision qu’il transmettait par suite aux mortels. Pour
atteindre la vérité l’homme d’exception devait, grâce aux Muses, s’extirper de la
clôture mondaine dans laquelle il se trouve, transgresser l’oubli, sortir de soi et
de son monde pour voir ce qui est, a été, ou sera2. La vérité ne s’obtenait ainsi
qu’au prix d’une violence faite à l’ordre du monde, à la justice de ce monde –
Diké – et cela en usant d’une certaine technique, mnémotechnique ou autre, qui
permettaient de montrer l’être profond de l’étant3. Par exemple, pour ériger un
temple, il faut couper des arbres, faire une clairière, faire violence à l’ordre des
choses, mais ce n’est qu’une fois le temple érigé que s’installe un monde et
advient la vérité d’une communauté4. On peut dire que l’art en général fait
advenir la vérité de l’apparaître en tant que telle, que la science fait advenir la
vérité de la Phusis, de la force de croissance dans la nature, que la religion fait
advenir l’être de l’esprit animant une communauté donnée, et enfin que la
philosophie ferait advenir l’être de l’Être lui-même5. Dans le poème de

1 On se référa aux analyses de Détienne pour le détail de la conception de la vérité dans la Grèce
archaïque qu’on est en train de rappeler ici. M. DETIENNE, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque.,
Paris, Librairie Générale Française, 2006.
2 « Ce sont elles [les muses] qui à Hésiode un jour apprirent un beau chant, alors qu'il paissait ses
agneaux au pied de l'Hélicon divin. Et voici les premiers mots qu'elles m'adressèrent, les déesses,
Muses de l'Olympe, filles de Zeus qui tient l'égide : « Pâtres gîtés aux champs, tristes opprobres de
la terre, qui n'êtes rien que ventres ! Nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ;
mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités. » HESIODE, Théogonie, Paris,
Les Belles Lettres, 2008, trad. P. Mazon.
3 M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967, trad. G. Kahn, p. 166.
4 M. HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, W. Brokmeier (trad.), Paris, Gallimard, 1962, p. 61
; « L’origine de l’œuvre d’art ».
5 Sur les différentes dimensions de l’être et la manière dont l’œuvre de pensée fait advenir l’être de
l’étant dans ces différentes dimensions on se référera pour le détail à : M. HEIDEGGER, Introduction
à la métaphysique, op. cit.

35
Parménide, nous retrouvons cette conception de la vérité. L’ouverture poétique
présente le poète guidé par les nymphes et rencontrant Diké qui lui ouvre les
portes du jour et de la nuit, desserre l’ordre du monde, pour qu’il puisse recevoir
la vérité1. Telle serait l’image de l’ouverture vers le vrai, alors qu’en fait la création
parménidienne, sa Techné, qui lui permettra d’ouvrir la clôture de la pensée, est le
raisonnement apagogique. Or, ce raisonnement abandonne la mémoire pour s’en
remettre à l’imagination, la pensée des choses en tant qu’elle repose sur
l’observation, et à l’entendement, la définition des choses par concept. Pour
atteindre l’immémorial, le geste paradoxal de Parménide n’est donc plus de s’en
remettre à la mémoire, faculté qui s’oriente vers le passé et l’origine, mais sur les
facultés qui sont prises dans la clôture du présent et les affaires intramondaines.

Reconstruction de l’ontologie parménidienne

La proclamation de l’Être
« Allons, je vais te dire et tu vas entendre
Quelles sont les seules voies ouvertes à l’intelligence »
(F-IV)
….
« [1] II faut penser et dire que ce qui est ; car il y a être :
il n’y a pas de non-être ; voilà ce que je t’ordonne de proclamer. »
(F-VI)

« [1] II n’est plus qu’une voie pour le discours,
c’est que l’être soit ; par-là sont des preuves
nombreuses qu’il est inengendré et impérissable,
universel, unique, immobile et sans fin »2
(F-VIII)

« L’être est », telle est la révélation de la déesse. Cette révélation se complète


par la négative, la position que « le non-être n’est pas ». Une première
conséquence qui découle de cette révélation est que c’est par-là, depuis la
proclamation « l’être est », que des preuves quant aux attributs de l’Être
s’ensuivront. On notera que la proclamation « l’être est » n’est ni une définition
de l’Être ni la position d’une cause de l’Être. Comme énoncé, « l’être est », ne
constitue pas en cela une connaissance, toute connaissance reposant sur des

1 « Voici la porte des chemins du jour et de la nuit, avec son linteau, son seuil de pierre, et fermés
sur l’éther ses larges battants, dont la Justice vengeresse tient les clefs pour ouvrir et fermer. » P.
TANNERY, Pour l’histoire de la science hellène, s. l., Édition Garland, 1887 ; Le poème de Parménide,
Fragment I.
2 Dans ce qui suit nous allons utiliser la traduction de P.TANNERY : Ibid., pp. 244 et suivantes.

36
définitions ou des relations causales, mais bien une évidence, une certitude, qui
appelle alors une proclamation. Le constat et la proclamation seraient ces formes
langagières préexplicatives qui vont permettre l’explication. Il reste que c’est par
le biais de cette certitude que Parménide arrivera à se dégager de la clôture du
monde et atteindre l’éternité, la vérité de l’être en tant qu’être. « Il y a être », et sa
contrepartie discursive, « l’être est », sont ce que présuppose toute investigation
sur l’Être. Le tour de force de Parménide sera d’ériger ce constat, le fait de l’Être,
en un premier énoncé sur l’Être – trait de lumière parménidien qui tourne le fait
brut de l’inconnu en ce qui va permettre sa connaissance. Tourner l’objet à
expliquer en une source pour l’explication est un geste philosophique, une
création philosophique. Une fois constaté et proclamé le « il y a de l’être », la
pensée va s’organiser pour déterminer et procurer des prédicats qui qualifient cet
Être qui, pour le moment, n’a encore aucune détermination. Le raisonnement
par l’absurde sera la forme de l’argumentation parménidienne qui va permettre
la détermination de l’Être. Il reste que cette forme découle elle-même de la
proclamation de l’Être, cette proclamation étant le constat d’une certitude
absolue, le raisonnement aura alors la fonction de sélectionner les prédicats qui
peuvent qualifier l’Être et par suite produire une connaissance de l’Être.
Deuxième création philosophique, celle de trouver une forme d’argumentation,
une manière de penser, qui peut produire une connaissance sur l’Être.

Les attributs de l’Être


Dans ce qui suit, nous allons voir comment le raisonnement par l’absurde
permet de déterminer l’Être, de dire quelque chose sur l’Être et donc de lui
donner des attributs. Chaque argument sera étudié suivant le pôle extensif et
compréhensif. Nous soulignerons de plus, dans chaque argument, le rôle de
l’imagination et de l’entendement.

Être et absolu

« Car quelle origine lui chercheras-tu ?


D’où et dans quel sens aurait-il grandi ? De ce qui n’est pas ? Je ne te permets
ni de dire ni de le penser ; car c’est inexprimable et inintelligible
que ce qui est ne soit pas. Quelle nécessité l’eût obligé
[10] plus tôt ou plus tard à naître en ne commençant de rien ?
Il faut qu’il soit tout à fait ou ne soit pas. »
(F-VIII)

Nous avons souligné « dire » et « nécessité » pour marquer dans le texte les
deux pôles qui vont régir toute la démonstration de Parménide. Le « dire »
renvoie à la démonstration par le possible, donc sous le pôle compréhension, alors

37
que « nécessité » renvoie à la démonstration par le nécessaire, donc sous le pôle
extension : une démonstration de ce qui peut être dit logiquement et une autre
de ce qui peut être représenté en images. La reconstruction des démonstrations
suit la forme d’un raisonnement par l’absurde qui a la spécificité de reposer sur
une hétérogénéité entre deux domaines, celui des définitions d’entendement et
des anticipations de l’imagination1. L’ouverture de la démonstration traite de
l’absoluité de l’Être, donc sur ce qui n’est en aucun rapport avec autre chose2.
On peut restituer l’argument comme suit :

Démonstration en compréhension Démonstration en extension


Supposons que l’origine de l’Être est le non- Supposons que l’origine de l’Être est le non-
être. être.
Un être (l’origine) est donc le non-être. Mais Dans le rien il n’y a aucune cause qui peut
il est inintelligible de dire que l’Être n’est pas. déterminer l’Être à exister plus tôt ou plus
Il est impossible de penser le non-être tard – l’Être peut exister ou ne pas exister.
comme origine de l’Être. Mais l’Être est.
Il est donc absurde de se représenter que le
non-être est l’origine de l’Être.

Nous remarquerons que ces deux arguments reposent sur une double
acception du mot « être » que le lecteur comprend une fois comme « un être
possible » et une autre fois comme « l’Être ». La première manière de
comprendre l’être repose sur l’imagination, on imagine un être possible qui serait
l’origine, ou on imagine un rien d’avant l’existence. La deuxième manière de
comprendre l’être repose, elle, sur l’entendement qui pose d’une manière
catégorique qu’il est « inintelligible de dire que l’Être n’est pas » ou que « l’Être
pourrait exister ou pas ». Le ressort de l’argument revient ainsi à créer un
mouvement d’anticipation et de position par l’imagination du lecteur,
mouvement qui est par la suite bloqué par l’arrêt de l’entendement. C’est cette
expérience de lecture qui donne alors l’intuition que l’Être n’a pas d’origine, et
cela suivant les deux démonstrations, c’est-à-dire que l’on prenne l’origine
comme un non-être conceptuel ou comme un rien se donnant à notre
imagination. Dans la mesure où les deux prédicats, celui tiré de l’argument en
compréhension et celui tiré de l’argument en extension, se disent de l’Être nous
pouvons donc affirmer que pour l’Être, penser sa possibilité c’est poser sa
nécessité : il n’y a pas de concept à comprendre avant de comprendre l’Être, ni
de cause qui pourrait produire l’Être, l’Être est ce qui se comprend et existe en
premier.

1 Contrairement à Badiou, qui ne pense le raisonnement par l’absurde parménidien que comme
incluant l’hétérogénéité comme fiction à falsifier, nous pensons que cette hétérogénéité opère au
sein même de l’argument entre l’usage de l’imagination et celui de l’entendement. A. BADIOU, Le
Séminaire - Parménide : L’être 1 - Figure ontologique, Paris, Fayard, 2014 ; Leçons 7 à 9.
2 « « (Terme) absolu », chez les grammairiens, par opposition aux « termes relatifs », désigne ceux
qui expriment des notions considérées comme indépendantes, en ce sens qu’elles ne sont pas
posées comme impliquant un rapport à un autre terme. » A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique
de la philosophie, op. cit.; Entrée « Absolu ».

38
Être et subsistance

« Et la force de la raison ne te laissera pas non plus, de ce qui est,


faire naître quelque autre chose. Ainsi ni la genèse ni la destruction
ne lui sont permises par la Justice ; elle ne relâchera pas les liens
[15] où elle le tient. »
« Là-dessus, le jugement réside en ceci :
Il est ou n’est pas ; mais il a été décidé qu’il fallait abandonner
l’une des routes, incompréhensible et sans nom, comme sans vérité, prendre
l’autre, que l’être est véritablement. Mais comment
ce qui est pourrait-il être plus tard ? Comment aurait-il pu devenir ?
[20] S’il est devenu, il n’est pas, pas plus que s’il doit être un jour.
Ainsi disparaissent la genèse et la mort inexplicables. »
(F-VIII)

Nous pouvons avancer que le couple engendré / engendrant est la version


nécessaire du devenir, du temps, dans la mesure où le texte l’indique par
l’évocation de la « Justice », mais aussi, conceptuellement dans la mesure où c’est
une succession – génération et destruction – qui a lieu dans l’étendue et non
simplement dans la pensée. Le temps, compris sous la polarité extensive, sera
donc le processus d’engendrement, la succession des générations. La deuxième
étape consistera à considérer l’argument du devenir sur le versant du possible,
donc en compréhension, c'est-à-dire de considérer le devenir comme temps
« passé et futur » tel qu’il se donne au « jugement ».

Démonstration en compréhension Démonstration en extension


L’Être est devenu/va devenir. L’Être engendre/détruit autre chose.
L’Être maintenant est autre que l’être Il y a un être engendré/détruit autre que
d’avant/d’après. l’Être.
L’être d’avant/d’après n’existe pas. L’être engendré/détruit qui n’existe pas.
L’Être est sans passé ni avenir. L’Être ni n’engendre/ni ne détruit

L’être d’avant et l’être à venir n’existe pas. L’Être est engendré/détruit par un autre.
Donc l’Être n’est pas en devenir. Il y a un engendrant/destructeur autre que
Donc l’Être ne connaît ni genèse ni mort. l’Être.
L’Être est éternel. L’engendrant/destructeur n’existe pas.
L’Être est inengendré/indestructible.

Nous ne pouvons donc ni penser le devenir de l’Être ni poser son


engendrement ou sa destruction. Le devenir, comme concept, implique une
différence entre un moment et un autre, or le moment où l’Être n’est pas n’existe
pas. L’engendrement, ou la destruction, supposent une altérité entre l’engendrant
et l’engendré, le destructeur et le détruit, et par suite cet autre que l’Être n’existe
pas. Il s’ensuit que l’Être est l’éternellement présent, inengendré, in-engendrant,
indestructible, et in-destructeur. Par suite, pour l’Être, penser sa présence c’est
poser son éternité : il n’y a pas de devenir de l’Être, l’Être est présent, ni de

39
destruction de l’Être, l’Être est éternel. L’éternité est comprise comme présence
et la présence se manifeste comme éternelle.

Être et cohésion

« II n’est pas non plus divisé, car Il est partout semblable ;


nulle part rien ne fait obstacle à sa continuité, soit plus,
soit moins ; tout est plein de l’être,
[25] tout est donc continu, et ce qui est touche à ce qui est. »
(F-VIII)

Nous pensons que le continu, en compréhension, se comprend comme


semblance et homogénéité, alors qu’en extension il se comprend comme
continuité indivise. Les arguments se présentent alors comme suit :

Démonstration en compréhension Démonstration en extension


L’Être est dissemblable. L’Être est divisé.
Une partie n’est pas comme l’Être. Un autre être est un obstacle pour l’Être.
La partie n’existe pas. L’obstacle n’existe pas.
L’Être est semblable. L’Être est continu.

Nous ne pouvons donc ni penser ni poser la division de l’Être. La division,


comme concept, implique une dissemblance entre une partie et une autre, or ce
qui n’est pas semblable à l’Être n’est pas. De même, la division réelle de l’Être
implique qu’il y aurait un obstacle à l’Être autre que l’Être, c'est-à-dire un obstacle
qui n’existe pas, et donc l’Être est continu. Par suite, pour l’Être, penser sa
semblance c’est poser sa continuité : il n’y a pas de dissemblance dans l’Être parce
qu’il est partout en cohésion avec soi, et, en tant qu’en cohésion, il apparaît
comme partout semblable.

Être et constance

« Mais il est immobile dans les bornes de liens inéluctables,


sans commencement, sans fin, puisque la genèse et la destruction
ont été, bannies au loin. Chassées par la certitude de la vérité.
Il est le même, restant en même état et subsistant par lui-même ;
[30] tel il reste invariablement ; la puissante nécessité
le retient et l’enserre dans les bornes de ses liens. »
(F-VIII)

Nous pensons que le mouvement saisi en compréhension, donc le concept


du mouvement, est la mobilité qui se définit par le fait d’avoir un commencement

40
ou une fin, alors que le mouvement en extension, donc la manière dont on le
pense par images, est saisi comme une variation, un changement d’état ou de lieu.

Démonstration en compréhension Démonstration en extension


L’Être est mobile. L’Être est variable.
Être mobile c’est avoir une fin ou un L’état/place de l’Être est autre que l’Être
commencement. pour que l’Être varie ou passe d’un
Or, il est impossible que l’Être ait une fin ou état/place à l’autre.
un commencement (cf. plus haut). L’état/place qui est autre n’existe pas.
L’Être est immobile. L’Être est invariable et donc ne change ni
d’état ni de place.

Nous ne pouvons donc ni penser ni poser le mouvement de l’Être. La


mobilité et la variation sont respectivement impensable et irréelle puisqu’elles
impliquent une altérité par rapport à l’Être, donc une différence, or cette
différence n’est pas. Par suite, pour l’Être, penser l’immobilité c’est poser
l’invariabilité : il n’y a pas de commencement ou de fin de processus pour l’Être
parce que tout état est l’Être.

Être et complétude

« Il faut donc que ce qui est ne soit pas illimité ;


car rien ne lui manque et alors tout lui manquerait.
Ce qui n’est pas devant tes yeux, contemple-le
pourtant comme sûrement présent à ton esprit.
Ce qui est ne peut être séparé de ce qui est ;
il ne se dispersera pas en tous lieux dans le monde,
il ne se réunira pas . . . »
(F-VIII)

Nous pensons que l’incomplétude de l’Être, saisie en compréhension, est celle


du sans limite, l’être non-un, alors qu’en extension le sans limite consiste en une
dispersion sans fin, menant à des changements comme la contraction ou
l’expansion de l’Être. Les arguments se présentent alors comme suit :

Démonstration en compréhension Démonstration en extension


L’Être est illimité. L’Être est dispersé ou réuni.
Tout être étant un être est autre que l’Être. Un être est séparé de l’Être.
Tous les êtres n’existent pas (tout lui L’être distant de l’Être n’existe pas.
manquerait). L’Être n’est ni dispersé ni réuni, il est tout
L’Être est limité (un). ensemble.

Nous ne pouvons donc ni penser ni poser l’Être sans limite. Le sans limite
comme concept contredit l’unité, or tout être est un être. De même, le sans limite
comme existant est le dispersé ; or ce qui est ne peut être séparé de ce qui est,
donc l’Être ne peut s’étendre ni se contracter, mais tient ensemble. Par suite, pour

41
l’Être, penser l’un revient à poser le tout : il n’y a pas d’être qui n’est pas un être
parce que l’Être ne peut être distant de lui-même, et par suite l’Être est dans le
tout de tout être et il est un tout.

Être et concept

« C’est une même chose, le penser et ce dont est la pensée ;


[35] car, en dehors de l’être, en quoi il est énoncé,
tu ne trouveras pas le penser ; rien n’est ni ne sera
d’autre outre ce qui est ; la destinée l’a enchaîné
pour être universel et immobile ; son nom est Tout,
tout ce que les mortels croient être en vérité et qu’ils font
[40] naître et périr, être et ne pas être,
changer de lieu, muer de couleur. »
(F-VIII)

Nous pensons que le concept se présente, en compréhension, comme pensée


et, en extension, comme mot. Il faut alors voir si la pensée peut penser autre
chose que l’Être et cela suivant la double polarité :

Démonstration en compréhension Démonstration en extension


Le penser pense un autre que l’Être. L’Être est ce qui se dit dans les mots.
Le penser pense au rien puisque penser et ce L’Être alors naît, périt, n’est pas, change de
dont est la pensée sont le même. lieu et de couleur.
Le penser (qui est) est alors autre que ce que L’Être est universel (entier) et immobile (cf.
la pensée pense (le rien). plus haut).
L’Être (ce dont est la pensée) et le penser L’Être ne se dit pas dans les mots des
sont une même chose. mortels.

Nous ne pouvons donc pas penser qu’il y a une différence entre l’Être et la
pensée parce que la pensée n’existerait plus. De même, si l’on veut poser que
l’Être se révèle dans les mots alors l’Être ne serait plus universel ni immobile, ce
qui est absurde. Il y a donc identité de la pensée et de l’Être et différence entre
le mot et l’Être. Inversement, pour l’opinion, il y a différence entre la pensée et
l’Être, mais une identité entre l’Être et le mot. Nous appellerons concept
l’identité de l’identité de la pensée et de l’Être et de la différence entre l’Être et le
mot. Par suite, pour l’Être, penser c’est poser l’Être : il n’y a pas de penser autre
que ce dont est la pensée, et donc c’est le penser qui pense l’Être et non pas les
mots qui contredisent ce qu’est l’Être. Le penser est ainsi identique à l’Être et
identique à la différence entre les mots et l’Être.

42
Être et souveraineté

« Mais, puisqu’il est parfait sous une limite extrême !


Il ressemble à la masse d’une sphère arrondie de tous côtés,
également distante de son centre en tous points. Ni plus
[45] ni moins ne peut être ici ou là ;
car il n’y a point de non-être qui empêche l’être d’arriver
à l’égalité ; il n’y a point non plus d’être qui lui donne,
plus ou moins d’être ici ou là, puisqu’il est tout (inviolable), sans exception.
Ainsi, égal de tous côtés, il est néanmoins dans des limites. »
(F-VIII)

Nous pensons que l’égalité qualitative est prise sous la polarité compréhensive
de l’intégrité de l’Être, alors que l’égalité quantitative, la violation, serait la
manière de saisir cette intégrité, ou souveraineté, sous la polarité extensive. Nous
avons alors l’argument suivant :

Démonstration en compréhension Démonstration en extension


L’Être est inégal (qualitativement). L’Être est inégal (en tant que quantité).
Il y a une différence dans la répartition de Il y aurait un être qui se retrancherait ou
l’Être. s’ajouterait à l’Être.
La différence de distance (plus/moins ; non- Cet être qui s’ajoute ou se retranche est autre
être) n’est pas. que l’Être donc il n’existe pas.
L’Être est égal de tous côtés comme une L’Être est égal, inviolable
sphère

Nous ne pouvons donc ni penser ni poser l’inégalité de l’Être. Le concept


d’inégalité contredit le concept de l’Être, de même la violation de l’Être est
absurde. C’est dans ce sens-là que nous avons choisi « souverain » comme
attribut de l’Être, puisque rien ne peut le violer ni l’empêcher d’atteindre sa pleine
puissance, d’où découle son égalité à soi. Par suite, pour l’Être, penser la qualité
homogène c’est poser la quantité égale : il n’y a pas de variation de répartition
dans l’Être, ce qui fait qu’il est comme une sphère, parce que rien ne peut se
retrancher ou s’ajouter à l’Être.

L’opinion et le non-être
La détermination positive de l’Être se termine avec l’attribut de la
souveraineté. Or, Parménide présente un pan négatif qui porte sur la pensée du
non-être, qui serait une propédeutique à la pensée, avant de clore son
argumentation sur le sens véritable de ce qu’est la pensée en tant que telle.

43
L’opinion

[50] « J’arrête ici le discours certain, ce qui se pense


selon la vérité ; apprends maintenant les opinions humaines ;
écoute le décevant arrangement de mes vers.
On a constitué pour la connaissance deux formes sous deux noms ;
c’est une de trop, et c’est en cela que consiste l’erreur.
[55] On a séparé et opposé les corps, posé les limites
qui les bornent réciproquement ; d’une part, le feu Éthérie,
La flamme bienfaisante, subtile, légère, partout identique à elle-même,
mais différente de la seconde forme ; d’autre part, celle-ci,
opposée à la première, nuit obscure, corps dense et lourd.
[60] Je vais t’en exposer tout l’arrangement selon la vraisemblance,
en sorte que rien ne t’échappe de ce que connaissent les mortels. »
(F-VIII)

Comme l’indique Parménide, il y a deux manières de considérer le réel. La


première est la voie de la pensée, c’est la voie certaine, comme elle a été explorée
dans la section sur les attributs de l’Être. Cette voie pose l’unicité de l’Être et son
identité avec la pensée, pour ensuite déduire les propriétés de l’Être. La seconde
voie est celle de l’opinion, c’est la voie de la déception, comme Parménide en
annonce le développement, et qui repose sur un excès : il y a une forme de trop.
Le principe de cette voie est de croire dans l’existence de deux formes – la flamme
et le corps, par exemple. L’opinion consiste donc dans l’opération usant de deux
principes et qui développe une connaissance qui découlerait de la composition
de ces deux principes. La pensée, au contraire, procède d’un principe unique,
l’Être, et arrive à réunir en une identité ce qui paraît opposé pour l’opinion.
Penser, en partant des opposés, est la voie où :

« Les mortels qui ne savent rien


s’égarent incertains ; l’impuissance de leur pensée
y conduit leur esprit errant ; ils vont
sourds et aveugles, stupides et sans jugement ;
ils croient qu’être et ne pas être est la même chose et n’est pas la même
chose ; et toujours leur chemin les ramène au même point. »
(F-VI)

La pensée philosophique montre ainsi que la vérité ne peut donc pas être
simplement dite puisque tout « dire » est non vrai. Tout « dire » appartient à
l’opinion, dans sa double acception d’image représentée et d’index pointé vers
« l’existant ». Or, dans l’opinion, l’Être réduit à l’être-là, à ce qui est visible, ou à
un être représenté par l’imagination comme l’ensemble des êtres – comme
lorsqu’on imagine le tout de l’univers. L’opération philosophique consistera à
détruire l’opiner dans sa double forme du visible, du tout donné, et des images
que porte le dicible, en les renvoyant dos à dos dans l’intuition de l’Être, c’est-à-

44
dire dans la position du vrai. Le vrai ne se donnera donc pas dans une simple
identification du visible au dicible, mais, comme on l’a vu, il se donne dans une
expérience de pensée qui identifie des termes de lignées différentes au sein même
du langage, et rejette, dans ce mouvement d’identification, les termes négatifs qui
ne sont que des mots creux. Toute entreprise qui pense saisir le réel par un simple
acte d’opiner, c’est-à-dire par l’habitude d’identifier le dicible au visible, sera ainsi
dans le faux. À l’identité d’opinion, qui consiste donc à dire que « l’arbre est
l’arbre là devant nous », ou que « l’existence c’est ça (en ouvrant les bras) »,
Parménide a développé une autre identité, où c’est l’Être lui-même qui permettait
l’identification. Nous voyons en cela que le style inauguré par Parménide récuse
la vérité comme correspondance, cette manie de croire qu’il suffit de faire
correspondre un concept et une chose pour que nous soyons dans le vrai. Au
fait, la correspondance est pour Parménide la fausseté même.

Le non-être

« [1] II faut penser et dire que ce qui est ; car il y a être :


il n’y a pas de non-être ; voilà ce que je t’ordonne de proclamer. »
(F-VI)
« [1] Jamais tu ne feras que ce qui n’est pas soit ;
détourne donc ta pensée de cette voie de recherche ;
que l’habitude n’entraîne pas sur ce chemin battu
ton œil sans but, ton oreille assourdie. »
(F-VII)

Démonstration en compréhension Démonstration en extension


Il y a l’Être. L’Être n’est pas.
Il n’y a pas de non-être. L’habitude t’entraîne à penser le non-être.
Il faut penser et dire l’Être. Détourne-toi de cette habitude.

L’acte de détourner sa pensée est ce qui correspond à la pensée du non-être.


C’est une sorte de couple paradoxal, « pensée – être », puisque le détournement
est ici acte de pensée, acte dans la mesure où il consiste en une lutte contre une
« habitude » nocive. Mais, surtout, le détournement, mouvement qui se fait dans
le réel, est la véritable pensée du non-être, donc sa saisie idéelle. C’est pourquoi
l’interdit de penser, comme pensée, semble être une jonction entre l’idéel et le réel.
En effet, lorsque « ce dont il y a pensée » est le non-être, on a deux conséquences,
la première est l’exigence, la seconde l’impératif. Si la pensée s’exprime en mots
vides, lorsqu’elle prononce « non-être », elle ne devient une véritable pensée
qu’en tant qu’exigence restrictive, « il faut penser l’Être ». En cela, le dire se pose
comme s’opposant à un autre dire, et la phrase « il faut penser l’Être », agit ici
comme une réalité qui est en lutte avec une autre réalité, donc contre la phrase
qui dit « l’être n’est pas ». L’exigence est donc un mixte, un acte de parole, une parole
qui fait quelque chose contre autre chose. L’impératif, par contre, concerne les

45
habitudes qui découlent de la croyance au non-être, comme la recherche de son
sens, ou l’émerveillement devant le rien. Résister à ces croyances est un acte
physique de pensée qui serait la contrepartie véritable d’une pensée du non-être :
celui qui comprend véritablement ce qu’est le non-être se détournera des
tentatives qui visent à comprendre le non-être. L’impératif est donc aussi un
mixte, une pensée en acte, puisqu’ici l’acte volontaire de se détourner vaut pour
la pensée, pour l’idée. Ce sont ces mixtes-là, idéaux-réels, qui forment ce que l’on
peut nommer le corps vivant de la philosophie parménidienne. Si le non-être, en
tant que mot vide et habitude nocive, constitue une des racines de l’erreur,
l’exigence de proclamer « l’Être est, le non-être n’est pas » et l’impératif de
« détourner sa pensée loin du non-être » pose le corps vivant comme ce qui
permet de résister au non-être dans la vocalisation et dans l’acte. Le corps vivant
prend sur lui la propédeutique de la connaissance de l’Être. L’exercice au
détournement et à la proclamation forme le début négatif du concept, le moment
où la pensée incarnée s’arrache à l’habitude et au bruit des mots vides.

Pensée et Être
Nous allons voir dans ce qui suit ce que serait la véritable identité, celle qui
chasse au loin l’identité d’opinion qui ne croit que dans la correspondance, mais
aussi donc ce que serait la vérité parménidienne.

« [34] C’est une même chose, le penser et ce dont est la pensée ;


car, en dehors de l’être, en quoi il est énoncé,
tu ne trouveras pas le penser. »
(F-VIII)

Comme le soulignent les vers ci-dessus, il n’y a qu’une « pensée – penser » de


l’Être. Penser est donc un acte spécial, celui de mettre ensemble, de saisir en
même temps, d’apparentes oppositions, ou différences, comme étant le même.
Mais aussi, penser revient à poser que le concept est autre que ce dont il est le
concept en termes de mots, alors qu’il est le même que ce dont il est en termes
de concept. En effet, le fait que les démonstrations sur les attributs de l’Être
étaient toujours doubles, une fois en extension et une autre fois en
compréhension, et le fait que les attributs obtenus se disaient tous deux de l’Être,
c’est cela même qui nous permettait de penser, c’est-à-dire de saisir l’identité du
disparate : par exemple, comprendre conceptuellement le présent c’est avoir
l’intuition de son éternité, comprendre conceptuellement l’éternité c’est penser
sa présence. L’illusion reviendrait à croire que les concepts sont dans la sphère
de la pensée alors que les êtres sont dans la sphère du sensible, ou de l’étendue,
c’est-à-dire de poser deux principes alors qu’il n’y en a qu’un : l’Être. C’est donc
dans le langage qu’il y a une différence et non entre le langage et ce qui n’est pas
le langage. Le langage n’est pas un milieu homogène, le milieu des sons et des

46
mots, mais un milieu double : il y a des mots qui appartiennent à la dimension
compréhensive de l’Être, et d’autres à la dimension extensive. Penser, ou l’Être,
revient à produire l’identité de ces deux dimensions. Par suite, « être » doit se
comprendre comme un mot qui polarise les autres mots. Ou, plus précisément,
c’est le concept de l’Être, « l’être est », qui permet d’identifier deux termes qui
semblent opposés parce que l’Être lui-même est le concept, c’est-à-dire double :
sujet et verbe, pensée et être. C’est cette doublure fondamentale qui va permettre
de générer sept autres concepts qui sont les noms de l’Être : l’Absolu, le
Subsistant, le Cohérent, le Constant, le Complet, le Concept, le Souverain.
L’opinion oppose les opposés alors que la philosophie identifie les opposés. On
peut récapituler cette tension dans le tableau qui suit :

Problème Pensée Concept Opinion


Couple réel Couple d’opposés
La Cause Possible = ABSOLU L’impossible est autre que le
Nécessaire possible.
Le contingent est autre que le
nécessaire.
Le Temps Présent = Éternel SUBSISTANT Le présent est autre que le devenir
(passé et futur).
L’éternel est autre que le créé ou
le destructible.
La Semblable = COHÉRENT Le semblable est autre que le
Divisibilité Continu dissemblable.
Le continu est autre que le
discontinu.
La Mobilité Immobile = CONSTANT L’immobile est autre que le
Invariable mobile.
Le variable est autre que
l’invariable.
L’illimité Un = Tout COMPLET L’un est autre que l’illimité.
Le dispersé est autre que le
contracté.
Le Mot Identité = CONCEPT La pensée est autre que la réalité.
Différence Le mot est autre que le concept.

L’Inégalité Égal = Inviolable SOUVERAIN L’inégal est autre que l’égal.


L’inviolable est autre que l’intègre.

L’opération parménidienne, qui se fait dans le langage, consiste donc à


déplacer les relations d’identités et d’oppositions. Est-ce qu’il faut opposer
possible et impossible, mouvement et repos, ou le possible et le nécessaire ? Est-
ce qu’il faut identifier possibilité et contingence ou possibilité et nécessité ? La
pensée habituelle oppose les concepts entre eux et les descriptions sur le réel
entre elles : par exemple, pour l’opinion, l’impossible s’oppose au possible, et le
contingent s’oppose au nécessaire. Mais aussi, l’opinion identifie certains

47
concepts à des réalités négatives : par exemple, le possible est similaire au
contingent, le présent passager à la destruction. La pensée parménidienne, par
contre, est pleinement positive dans la mesure où elle sélectionne les prédicats
positifs et les identifie entre eux, en rejetant le négatif dans les deux ordres, l’ordre
de la pensée et l’ordre du réel. Dès que la positivité pleine de l’Être est posée, le
fait d’être, il s’opère alors une sélection, un rejet du négatif, idéel ou réel, et cela
en faisant jouer ce négatif contre lui-même et contre ce fait d’être : par exemple,
le présent est l’éternel. La catégorie parménidienne se présente donc comme un
prédicat qualifiant l’Être, elle est sans composante et strictement descriptive. Mais,
en tant que l’Être se présente suivant une double modalité, les catégories auront
chacune un revers, et cela immédiatement, formant en cela une identité – « le
présent est l’éternel ».
La méthode parménidienne consiste donc à partir de l’axiome « l’Être est » pour
ensuite déduire les prédicats de l’Être, en respectant la différence entre une lignée
de « prédicats – penser » et une autre lignée de « prédicats – imaginer », donc une
lignée idéelle et une autre réelle. Il faut donc souligner trois points, le premier est
que penser et être sont le même pour l’Être, c'est-à-dire que l’identité des
prédicats n’est pensable et existante que pour une chose qui est. Deuxièmement,
penser et être ne sont donc pas le même pour autre chose que ce qui est : si on
veut poser l’identité des prédicats pour un réel, ou pour une pensée, alors il y
aura confusion. Troisièmement, la méthode de penser consiste à partir de l’Être
pour déterminer l’identité entre la pensée de l’Être et de l’existence de l’Être, et
non à partir de la pensée d’autre chose ou de réalités contingentes pour
déterminer l’Être. C’est donc uniquement en suivant cette méthode que l’on peut
éviter l’errance de l’opinion à double tête.

Formalisation de l’approche parménidienne


Tableau de l’ontologie parménidienne
La première colonne est celle de la démonstration en compréhension qui
aboutit à des attributs saisis par l’entendement, la seconde est celle de la
démonstration en extension qui aboutit à des attributs saisis par l’imagination.
L’intuition est la dernière colonne, celle où s’identifient les attributs de
l’entendement et de l’imagination, l’intuition consistant ici à comprendre ce que
l’on voit et à voir ce que l’on comprend, quand il s’agit de l’Être. On soulignera
néanmoins que l’intuition opère aussi au sein même de chaque doublet
démonstratif et se produit par le choc des anticipations de l’imagination et des
arrêts de l’entendement, point choc qui pose l’Être. Telle serait l’intuition
ascendante, alors que l’identification dernière des opposés, par la médiation de
l’Être, forme l’intuition descendante. On voit que dans ce système l’imagination
et l’entendement sont sur pied d’égalité puisque chacune de ces facultés fournit

48
son attribut, deux attributs donc qui seront par la suite identifiés l’un à l’autre
dans la saisie intuitive. Pour la propédeutique, l’intuition fonctionne
différemment puisque l’Être, en tant que tel, et le non-être ne produisent pas
deux attributs. L’intuition consiste alors dans des actes de pensée, l’exigence de
la proclamation de l’Être et l’impératif du détournement du non-être, sortes de
mixtes idéaux-réels, ou d’imagination et d’entendement.

Propédeutique
Être Révélation de Proclamation L’exigence de la proclamation de l’Être
l’Être de l’Être est un acte de pensée.
Non-être Penser le non- Détourner sa L’impératif de se détourner du non-être
être pensée est un acte de pensée.
Les attributs de l’être
Absolu L’Être n’a pas L’Être n’a pas Penser sa possibilité c’est poser sa
d’origine de cause nécessité.
Subsistant L’Être est L’Être est Penser sa présence c’est poser son
présent inengendré éternité.
Cohérent L’Être est L’Être est Penser sa semblance c’est poser sa
semblable continu continuité.
Constant L’Être est L’Être est Penser son immobilité c’est poser son
immobile invariable invariabilité.
Complet L’Être est un L’Être est un Penser son unité c’est poser sa totalité.
tout
Concept L’Être est le L’Être n’est Penser son identité à la pensée c’est
penser pas les mots poser sa différence quant aux mots.
Souverain L’Être est égal L’Être est Penser son égalité c’est poser son
inviolable inviolabilité.

Les invariants du système parménidien


La forme de la détermination

La décision parménidienne consiste donc à commencer par « l’Être est », un


énoncé apodictique, quoiqu’indéterminé. Il y a donc décision d’identifier
l’indéterminé et la détermination minimale, c’est-à-dire de poser en premier la
certitude du « il y a » de l’Être. C’est dans la mesure où l’indéterminé est
apodictique qu’il sera lui-même le déterminant puisqu’il permettra d’opérer une
sélection parmi les déterminations, par le biais du raisonnement par l’absurde,
pour acquérir son être déterminé, et par suite il est lui-même le déterminable :

indéterminé-détermination-déterminant-déterminable + déterminations-indéterminées =
déterminé.

En d’autres termes, l’indéterminé parménidien s’autodétermine dans la


mesure où il rassemble tous les éléments de la détermination, même s’il le fait en

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deux temps : le moment où il se pose comme certitude et celui où il s’acquiert
comme connaissance déterminée. La détermination dans ce système est par suite
une élimination, elle ne fait qu’écarter les fausses prétentions de certaines
déterminations à qualifier l’Être.

Forme de l’argument

Le mouvement de penser consistera à passer de la certitude au déterminé, de


passer de « l’Être est » à, par exemple, « l’Être est semblable ». La forme du
raisonnement par l’absurde revient à :

1. Supposer la thèse à falsifier.


2. Anticiper par imagination cette thèse en prenant l’Être comme un être.
3. Détruire ce qui est ainsi anticipé par la détermination d’entendement de
l’Être comme l’existant.
4. Saisir l’intuition de ce qu’est l’Être.

Usage des facultés

Dans la lecture précédente nous pouvons relever un certain nombre de


distinctions : 1) le possible de l’imagination : l’Être est considéré comme un être
possible que projette l’imagination, par exemple une origine possible de l’Être
pourrait exister, ou un autre lieu que celui où se trouve l’Être pourrait exister. 2)
La nécessité de l’entendement : L’Être est pris au sens strict d’exister, il est
soumis par suite à la loi « l’Être est » et donc l’altérité quant à l’Être, le non-être,
n’est pas. C’est cette nouvelle acception qui bloque la projection de l’imagination
– un autre être n’est pas simplement un autre être, mais rien. 3) L’expérience de
l’Être : l’élimination du sens possible par le sens nécessaire de l’Être nous fait
faire l’expérience de ce qu’est l’Être. En fait, dès que le lecteur pense que « être
différent de l’Être c’est ne pas exister », presque simultanément se produit un
mouvement de pensée réel qui consiste dans l’élimination réelle de la possibilité
projetée par l’imagination. L’expérience de cette élimination est à son tour l’expérience
simultanée de l’apparition de l’Être en tant que tel – nous avons l’intuition que l’Être ne
peut pas bouger, par exemple, ou que l’Être n’a pas d’origine.
Dans l’argument par l’absurde, l’imagination a un rôle d’anticipation, « un
être » est imaginé, ce qui provoque un mouvement d’adhérence à l’image,
mouvement qui est par la suite bloqué et détruit par la détermination
d’entendement qui rappelle le sens de l’Être en tant qu’existence. Dans ce choc
de l’anticipation et de la destruction apparaît la détermination de l’Être, et la
pensée a l’intuition de l’Être déterminé. Tout le problème consiste donc, au
niveau de l’écriture du texte, à produire cette intuition de la thèse. Dire
simplement « l’Être est immobile » ne permet pas l’expérience de cette
immobilité. Cette expérience dépend d’un type de démonstration, véritable

50
invention philosophique, nouant les facultés que sont l’entendement et
l’imagination, en vue de nous faire faire l’expérience du contenu mis en jeu, dans
ce cas l’expérience intellectuelle de la nature de l’Être.

La forme de l’implication

Parménide applique le raisonnement par l’absurde à deux reprises pour


chaque plan ontologique, une fois en extension et une autre en compréhension.
C’est cette double application qui permet d’articuler les opposés autour de
l’indéterminé qu’est l’Être, l’un des opposés étant issu comme prédicat de
l’imagination, et l’autre comme prédicat de l’entendement. Par suite, chaque
opposé implique l’Être comme son sujet, le sujet pouvant apparaître suivant cette
détermination ou l’autre, les opposés se présentant alors comme les deux faces
du même. Les opposés ne s’impliquent donc pas directement, mais, en tant que
chacun est identifié à l’Être, ils sont les deux faces d’une même identité, et par
suite l’un explique l’autre par la médiation de l’Être. Ainsi, comme on l’a vu, nous
avons les couples suivants : le possible est le nécessaire, pour l’Être, penser sa
possibilité c’est poser sa nécessité ; le présent est l’éternel, pour l’Être, penser sa
présence c’est poser son éternité ; le semblable est le continu, pour l’Être, penser
sa semblance c’est poser sa continuité ; l’immobile est l’invariable, pour l’Être,
penser l’immobilité c’est poser l’invariabilité ; l’un est le tout, pour l’Être, penser
l’un revient à poser le tout ; l’identité est la différence, pour l’Être, penser c’est
poser l’Être ; l’égal est l’inviolable, pour l’Être, penser la qualité homogène c’est
poser la quantité égale. On a alors la formule suivante :

[a ®X + b ®X] ­¯ a º b

À lire, un être a implique l’Être, de même qu’un être b implique l’Être, et par
suite nous avons l’implication ontologique qui pose l’identité interdomaniale
entre a et b, comme lorsqu’on dit que le présent est l’éternel pour l’Être.
L’argument philosophique permet ainsi d’identifier les opposés d’une manière
précise, et par suite il ouvre sur une intuition de ce qu’est l’Être. Dans cette
perspective, « penser » prend un sens précis : c’est une opération, dans le langage
qui consiste à démontrer l’identité de certains prédicats, par rapport à un certain
sujet qu’on appelle l’Être. On ajoutera qu’il n'y a pas de preuve ontologique qui
pose l’Être, l’Être se donnant dans une révélation, « l’Être est, le non-être n’est
pas ». De plus, la propédeutique à la pensée de l’Être consiste à soutenir en
pensée que l’Être est, de le proclamer, et de se détourner de la pensée qui poserait
que le non-être est. Les formules ontologique et propédeutique s’écrivent alors
comme suit :

X=X
X ­ [X ¹ ¬X]

51
À lire, pour la première formule, l’Être est, et pour la seconde, que le fait de
l’Être implique qu’il faut proclamer en compréhension l’Être et, en extension, se
détourner, nier, contredire, la négation de l’Être. On voit ici que rien n’explique
la position de l’Être.

Forme des catégories

La catégorie parménidienne se présente comme un prédicat qualifiant l’Être,


elle est sans composante et elle est strictement descriptive. Mais, en tant que
l’Être se présente suivant une double modalité, les catégories auront chacune un
revers, et cela immédiatement. C’est dans la mesure où l’Être est saisi comme
point double que le compréhensif est alors revers de l’extensif : par exemple,
penser le semblable revient à poser le continu, ou penser l’un revient à poser le
tout, etc. Il s’ensuit que les catégories de l’Être sont : l’extension continue, la
qualité homogène, le temps comme présent éternel, l’espace égal, « sphérique »,
l’individu comme corps vivant de la pensée qui résiste au non-être. Penser et voir
l’Être sont le même sous condition de voir et de penser tout être comme un tout,
homogène, continu, un, éternel, sphérique. L’intuition à laquelle nous achemine
Parménide est ainsi de voir/penser que l’Être est univoque et s’intuitionne de la
même manière dans tout être, telle serait la vérité, surface impassible qui résiste
aux divisions de la réalité et aux oppositions de l’idéalité dans lesquelles sombrent
les mortels à double tête.

La forme de l’erreur

La proclamation de l’Être et le détournement du non-être font office d’une


propédeutique à la philosophie parménidienne : il y a ici une pensée en acte,
construction d’habitudes corporelles et intellectuelles qui permettront de résister
aux mauvaises habitudes produites par l’opinion. L’erreur serait une conséquence
de ces mauvaises habitudes de pensée, habitudes qui nous poussent à penser avec
deux principes et de composer les êtres depuis ces deux principes. L’erreur, dans
ce sens, se dit de la vérité-correspondance qui croit qu’il suffit de dire quelque
chose à propos de quelque chose pour saisir l’être de la chose. Mais aussi, en
partant de deux principes, l’erreur revient à croire qu’en composant les êtres
d’éléments qui dériveraient de ces principes on arriverait à saisir leur être dans
toute sa plénitude. Dans le premier cas, l’erreur consiste donc à identifier
hâtivement l’idéel et le réel, sans passer par la médiation et la pensée de l’Être, et,
dans le second cas, de réduire les êtres à des composés, d’accoler les termes
opposés pour former un être au lieu de le saisir dans une intuition pleine qui
identifie les opposés : le temps est pure présence-éternité, et non pas, par
exemple, une somme d’instants, présents, passés, et à venir. L’erreur de méthode,
quant à elle, consiste à partir de la diversité des êtres pour atteindre à la
détermination de l’Être, au lieu de partir de la détermination minimale de l’Être,

52
« l’Être est », pour procéder à la sélection des prédicats adéquats à l’Être. Ainsi,
on croit pouvoir saisir ce qu’est l’Être en partant de l’observation, en énumérant
des êtres, ou en partant de diverses définitions, croyant en cela pouvoir saisir
l’Être à partir d’autre chose que lui-même, de sa pleine évidence, de sa révélation
comme existant avant toute idéalité et toute réalité.

53
Platon : la contradiction implicative

Le problème du non-être
Le problème du faux est ce qui travaille Le Sophiste : être autre que le réel
revient à ne pas être, donc soit le faux n’est pas, soit, s’il est quelque chose, il
faudra qu’il soit et ne soit pas en quelque sorte, ce qui contredit le principe
parménidien posant que « l’Être est ». Il est clair que ces sophismes ne respectent
pas la méthode parménidienne puisqu’ils partent de l’observation immédiate et
du discours immédiat sur les choses, comme lorsqu’ils posent que « le faux est
autre que le réel », et, de ces observations, déduisent la nature de l’Être, ou les
contradictions attenantes à l’Être. On avait vu que Parménide procédait en sens
inverse, qu’il partait d’abord de l’énoncé apodictique sur l’Être, pour ensuite
déduire les prédicats qui conviennent à l’Être, et pour enfin éliminer dans la
foulée tout ce qui ne convenait pas à l’Être vrai. Au lieu de targuer ces sophismes
de simplement faux, Platon va les confronter sur leur propre terrain, en relevant
le défi de l’objection et cela dans son immédiateté même. En cela, Platon
semblerait donc accepter et légitimer cette pensée qui prend les choses d’une
manière immédiate, qui se moque de l’Être parménidien par le simple constat de
l’évidence « qu’il y a du faux ». Platon ne va donc pas simplement réfuter les
sophistes en évoquant le mauvais usage qu’ils font de Parménide, mais il va
reconfigurer les rapports entre l’Être, le visible et le dicible, à partir du problème
du faux. C’est à cet effet que la dialectique des genres supérieurs est introduite
dans le Sophiste, dialectique qui va aboutir à une nouvelle conception du vrai.
Dans un autre texte, répondant à une autre attaque sophistique, l’unicité de l’Être
parménidien va se heurter à l’évidence de la multiplicité des êtres. Le Parménide
s’ouvre sur le problème de l’un et du multiple où Zénon défend la position
parménidienne, celle qui pose qu’il n’y a que l’Un, alors que les sophistes tournent
en ridicule cette position en montrant qu’il y a évidemment du multiple. Encore
une fois, les détracteurs de Parménide ne respectent pas l’ordre de sa pensée, ils
ne prennent cette pensée que comme un résultat, « l’Être est un », pour ensuite
contraster ce résultat avec l’évidence, « il y a plusieurs êtres », au lieu de
commencer par la révélation de la déesse, « l’Être est », pour ensuite sélectionner
les prédicats adéquats à l’Être, dans ce cas l’unicité. Pour répondre à ce problème,
Platon, dans le Parménide, va développer en un premier temps une fausse
dialectique, la dialectique de l’Idée, pour ensuite développer la dialectique
véritable, celle de l’Un, qui va tenir lieu de l’ontologie du monde sensible. Le
problème platonicien serait donc de penser simultanément l’Être parménidien,
dans son unicité et son invariabilité, tel qu’il se donne à la pensée, et la variabilité

55
multiple du monde dans son devenir, telle qu’elle se donne à la sensibilité. Penser
l’unité de l’Être et du devenir tel serait la tâche que se donne Platon.

Reconstruction de l’ontologie platonicienne


La dialectique négative de l’Idée
Le premier problème abordé par le Parménide est celui de l’un et du multiple.
Les démonstrations de Zénon ne sont pas données, mais on retient, de la reprise
de Socrate, qu’il n’y a que de l’Un puisque s’il y avait du plusieurs alors une chose
serait semblable et dissemblable, d’où la contradiction. Pour illustrer cette thèse,
Socrate se donne en exemple en disant qu’il a une face, un arrière, un côté gauche,
un droit, etc., et par suite il est multiple, et donc ne peut pas être un, sinon il serait
à la fois semblable et dissemblable, l’un n’étant pas le plusieurs. L’issue de ce
problème est la position des Idées : Socrate est un et plusieurs dans la mesure où
il participe de l’Un et du Plusieurs ; pour les choses d’ici-bas il n’y a donc rien
d’étonnant qu’elles soient une et plusieurs. Socrate conclut enfin en distinguant
une dialectique du visible et une dialectique de l’essence : « Si donc ce sont de
pareils objets qu’on vient nous déclarer plusieurs et un à la fois, ce sont pierres,
bouts de bois et choses pareilles, dirons-nous qu’on nous démontre plusieurs et
un ; mais non l’Un, multiple, ni le Multiple, un ; on ne nous dit là rien d’étonnant,
ce sont choses, au contraire, dont nous serions tous d’accord. Mais pour ce qui
est des êtres dont je parlais tout à l’heure, que l’on commence par distinguer
spécifiquement les unes des autres dans leur essence absolue les Idées, par
exemple la Similitude et la Dissemblance, la Pluralité et l’Unité, le Repos et le
Mouvement, et tous les êtres de cette sorte ; puis, qu’on nous fasse voir qu’entre
elles-mêmes elles sont capables de se mélanger et de se séparer, je serais, dit
Socrate, pour ma part ravi à merveille, Zénon !»1 Il s’agit donc d’établir la manière
d’être de l’Idée et le type de relation, ou de participation, qui se fait entre l’Idée
et l’objet. Platon va explorer cinq cas de figure, ou possibilités, pour le rapport
entre l’Idée et les objets qui y participent :

La première possibilité, qui débute en (131-c), pose que l’Idée est en soi,
en nous et dans les objets, c’est-à-dire que l’Idée est une sorte de chose
étendue. La relation entre l’Idée et les objets est alors celle de l’inclusion
de l’Idée dans l’objet. Dans ce cas, l’objet prendrait part au tout ou à une
partie de l’Idée. Or, si l’Idée est dans sa totalité dans l’objet alors elle serait
à part d’elle-même puisque les objets, qui participent à une Idée, sont à
part les uns des autres. Inversement, si l’Idée est en partie dans l’objet,

1PLATON, Platon : Œuvres complètes, tome 2, Robin (trad.), s. l., Gallimard, 2007, p. 197 ; Le Parménide
(129-130)

56
alors elle ne serait plus une, mais divisée dans plusieurs objets. Cette
division conduit à des absurdités comme le fait qu’une petite partie de la
Grandeur ferait les choses grandes – c’est-à-dire qu’elles seraient Grandes
par une petite partie du Grand, c’est-à-dire grandes parce que plus petites ;
une partie de l’Égal ferait les choses égales – c’est-à-dire qu’elles seraient
égales par l’inégal ; et une partie du Petit ferait les choses petites,
c’est-à-dire que le Petit serait plus grand que les petites choses. On voit
qu’ici on a trois cas : a) la division de l’Idée rend l’objet non adéquat à
l’Idée (Grand) ; b) la division de l’Idée rend la relation entre les objets
inadéquate (Égal) ; c) la division de l’Idée rend l’Idée inadéquate à l’objet
(Petit). Dans ce cas, c’est l’appellation qui serait impossible puisque du petit on
dira qu’il est grand et de l’inégal qu’il est égal, et vice versa. La deuxième
possibilité, qui débute en 132-a, pose que la modalité de l’Idée est celle de
la perception d’un aspect unique par rapport au perçu multiple, par
exemple, les choses grandes ont le même aspect conduisant au jugement
qu’il y’a une unité du Grand. L’unité de l’Idée se donne donc à la
perception. Mais si l’unité est ce qui résulte du regard, alors une fois en
vue du Grand, obtenu en regardant les grandes choses, on pourra toujours
poser le regard de l’esprit sur le Grand et les grandes choses pour obtenir
une nouvelle saisie du Grand. Si la relation de l’Idée aux objets est celle de
la vue embrassant une multiplicité visible, relation spéculaire, le problème
est que l’unité de l’Idée régresse à l’infini, c’est-à-dire qu’il serait impossible
de percevoir l’Idée, ce qui contredit cette hypothèse. La troisième
possibilité, qui débute en 132-b, pose que la modalité de l’Idée est celle de
la pensée et peut ainsi s’appliquer à beaucoup d’objets tout en restant une
puisqu’elle ne se donne pas à la vue. Mais cette Idée-pensée unique et qui
correspond à plusieurs objets devrait correspondre à son tour à un objet
existant puisqu’il n’y a de pensée que d’objets existants. Inversement,
l’objet devrait correspondre à l’Idée. Par suite, l’objet sera un et
correspondant à plusieurs objets, c’est-à-dire une Idée puisqu’il aurait la
même structure que l’Idée. Et, dans la mesure où les choses prennent part
aux Idées, alors, tout objet sera constitué de pensées et les choses seraient
capables de penser ; ou bien, elles seraient constituées de pensées qui ne
pensent pas. Le problème ici est que l’Idée devient l’objet, et c’est la
séparation entre Idées et objets qui est détruite. La quatrième possibilité,
qui débute en 132-d, revient à poser que la modalité de l’Idée est celle de
la Nature alors que les choses qui sont produites par la Nature sont
produites par ressemblance à ces Idées-paradigmes. Mais si l’objet est
semblable à l’Idée, alors l’Idée à son tour serait semblable à l’objet. L’objet
et l’Idée seraient donc semblables, or ce qui fait les choses semblables c’est
leur commune participation dans une Idée. Par suite, à côté de l’objet et
de l’Idée, il faudra poser une nouvelle Idée qui fonde leur ressemblance et
ainsi de suite à l’infini. Si l’Idée est un paradigme de la Nature alors il
faudrait produire un nouveau paradigme qui fonde la ressemblance de
l’objet avec le premier paradigme, et cela avant que la Nature ne produise

57
l’objet ressemblant au premier paradigme, et ainsi de suite à l’infini, ce qui
fait que rien ne pourrait être produit. La cinquième possibilité, qui débute
en 133-c, est de poser que la modalité de l’Idée est d’être absolument
séparée, c’est-à-dire qu’elle n’est ni en nous – pensée et perception –, ni
hors de nous – objets et Nature. Dans ce cas, il n’y aurait aucune relation
possible entre l’Idée et les objets, mais aussi entre l’Idée et nous. En effet,
si l’Idée est absolument en soi, elle n’est pas en nous, et c’est en rapport
aux autres Idées qu’elle possède son essence et non en rapport aux objets
qui correspondent à cette Idée. Inversement, les objets sont en relation
avec les autres objets et se déterminent par rapport à des objets comme
eux. Par suite, il ne peut y avoir aucun rapport entre les Idées et les objets,
mais aussi aucune science des Idées puisque la Science des Idées se
déterminerait en rapport aux Idées et par suite elle nous serait inaccessible,
contrairement à la science des objets qui seule nous est accessible ;
inversement le monde d’ici-bas serait inconnaissable à Dieu qui n’aurait
que la connaissance des Idées et non des objets d’ici-bas. Ce qui est détruit
dans ce cas c’est la connaissance par les Idées.

Les rapports d’inclusion, de perception, de représentation, de ressemblance,


et de séparation aboutissent tous à des contradictions. L’Idée ne serait donc ni
une forme présente dans les objets, ni un aspect commun relatif à un œil, ni une
pensée s’opposant une série d’objets, ni un paradigme naturel produisant des
copies, ni une essence séparée du monde. Telles seraient donc les apories de
l’Idée. Mais, d’un point de vue d’une logique de l’implicite, il faudrait scruter les
mouvements de pensée qui arrivent à poser ces résultats. Si un objet est Un et
multiple, et si son unité provient d’autre chose que de ce qui pose sa multiplicité
alors cette autre chose « c’est quoi ? ». Autrement, si deux objets différents sont
pourtant dits semblables, qu’est-ce qui fonde cette ressemblance ? Le problème
est donc celui de la ressemblance dans la diversité ou de l’unité dans la
multiplicité. Si l’on pose que l’Idée une est ce qui permet cette unité parmi la
multiplicité sensible, alors on oublie à chaque fois que ce qui s’applique à la relation
des objets doit aussi s’appliquer à la relation de l’Idée aux objets. Si l’on explique
que deux choses sont identiques parce qu’elles contiennent la même Idée, on
oublie alors que cette Idée se trouve, du coup, séparée d’elle-même, ou qu’elle
devient plusieurs. On a alors une tautologie, on expliquerait que deux choses sont
semblables parce qu’elles se ressemblent. Si l’on dit qu’elles se ressemblent parce
qu’elles prennent part à une partie de l’Idée, on oublie alors que ce qui fonde la
ressemblance est le dissemblable puisque la partie n’est pas le tout de l’Idée. De
même pour l’Idée-aspect, si l’on explique que deux objets se ressemblent parce
que chacun ressemble à l’Idée, on oublie qu’on ne peut savoir que deux choses
se ressemblent à moins de poser leur ressemblance à une Idée, et par suite on est
forcé de poser une nouvelle Idée. Tels seraient les deux exemples où l’on pose
une explication de la ressemblance par l’imagination, donc en extension. Mais
cette erreur s’étend aussi à l’explication par l’entendement, donc en
compréhension. En fait, si l’on explique que deux objets sont semblables parce

58
qu’ils correspondent à une même Idée-définition, on oublie que la définition de
l’Idée doit aussi correspondre à l’objet, et par suite l’objet serait une Idée ou l’Idée
serait un objet. Enfin, si l’on pose que deux copies se ressemblent parce qu’elles
ont été produites d’après la même Idée-modèle, on oublie qu’il faut un nouveau
modèle pour fonder la ressemblance entre la copie et le modèle et ainsi de suite
à l’infini.
On peut voir, de ces différents arguments, que l’erreur se noue en trois temps.
Dans un premier temps, moment de l’explication, lorsqu’on est confronté à deux
choses semblables, on pose une unité supérieure qui explique la ressemblance.
Cette explication est au fond tautologique, on explique la ressemblance par une
autre ressemblance. Dans ce premier sens, on part de la diversité qu’on rapporte à
une unité, et dans ce sens l’unité semble indépendante et non affectée par la
diversité qu’elle recouvre – par exemple, on pense à la définition de « homme »
comme solution au problème de la ressemblance et de la diversité des hommes.
Dans un deuxième temps, moment de l’oubli corrélatif au premier, on oublie
qu’en expliquant la ressemblance entre les objets par une ressemblance entre
l’objet et l’Idée que la relation de ressemblance doit aussi s’appliquer sur le
rapport entre l’Idée et ce qu’elle explique – par exemple, on oublie que la
correspondance entre la définition et l’objet se fait dans les deux sens. Dans un
troisième temps, moment du choc, on applique l’explication à ce qui expliquait,
ce qui conduit aux différentes apories – la régression découle du fait qu’il faut à
nouveau expliquer le rapport de ressemblance par une nouvelle Idée, la confusion
découle du fait qu’il faut appliquer à l’Idée ce qu’on ne faisait qu’appliquer aux
objets. Par exemple, on remarque que si la définition correspond à l’objet, et non
plus l’objet à la définition, dans ce deuxième sens l’Idée et l’objet sont saisis au
même niveau, et alors il y a contamination de l’un par l’autre.
Platon met en œuvre une écriture proche de Parménide dans la mesure où il
se joue des habitudes et de l’inattention du lecteur pour produire le choc. Il reste
que, dans cette dialectique de l’Idée, le choc est stérile, et sert à rejeter la thèse de
l’Idée comme unité autre et séparée de l’objet. Mais, ce qui se révèle dans ce choc
c’est la bipolarité de la pensée explicative, cette pensée qui inverse son sens
suivant l’ordre de l’argument – de la diversité à l’unité ou de l’unité à la diversité.
Le nouage de l’argument révèle, dans l’effet de choc, l’implicite psychologique, le fait
que lorsqu’on explique du multiple par de l’Un, on oublie que cet Un doit alors
rester implicite dans ce divers, alors que si on l’explicite on aboutit à la régression
et à la confusion. La régression serait la conséquence de l’identification de l’Idée
à la pensée, comme dans le cas de la définition et du paradigme – moment de
l’argument en compréhension –, alors que la confusion résulte de l’inclusion de
l’Idée dans le multiple – moment de l’argument en extension. L’erreur dans le
système platonicien reviendrait alors à confondre l’indéterminé-problématique
avec le déterminant-pensée, et par suite de déterminer directement le
déterminable par l’Idée-pensée, en lui donnant la détermination de l’un. Si l’on
pose que l’Idée est l’unité, alors l’unité informe directement le multiple-
déterminable, la pensée ne fait alors que rapporter l’unité au multiple, et dans sa
satisfaction explicative elle oublie que maintenant l’Un est soumis à la loi du multiple,

59
ou que l’unité peut se saisir à nouveau par la pensée. C’est dans ce sens, comme
on le verra dans la dialectique de l’Un, que la pensée et l’Idée doivent rester
séparées, et cela pour que la pensée puisse penser l’Idée et générer l’objet, au lieu
de prendre une Idée toute faite et l’appliquer sur les objets. Cette dialectique
aboutit donc à la Dyade1 indéfinie, faisant de l’Un un Deux, un pensée-objet, un
petit-grand, un égal-inégal, un paradigme-copie, un aspect-perception, une Idée-
chose, et un inconnu-connu. Cet Un, qui devient Deux, serait la matière de la
pensée, matière qui se caractérise par une polarité qui d’un côté sépare l’Un des
choses multiples, pour ensuite confondre l’Un avec ces choses multiples, tout en
médiatisant le moment de la distinction et de la confusion par l’oubli. C’est dans
ce sens que l’accès au vrai, au distinct et au réel se nommera réminiscence, c’est-à-
dire une mémoire propre à la pensée elle-même, la pensée posant l’Idée comme
lui préexistant et comme étant autre que la pensée.

Les dialectiques positives de l’Un


Platon développe plusieurs dialectiques qui sont attenantes au problème qu’il
souhaite résoudre. Nous allons analyser, dans ce qui suit, deux dialectiques
positives, la dialectique distinctive des genres ultimes, qu’il développe dans le
Sophiste, et la dialectique de l’Un, qu’il développe dans le Parménide, l’une
s’adressant au problème du faux et l’autre au problème de l’un et du multiple.

L’Idée-Problématique : la genèse du lieu des Idées

Dans le Parménide, pour faire face aux apories soulevées par la dialectique de
l’Idée, telle qu’exposée par Socrate, le personnage Parménide va proposer un
entraînement dialectique pour résoudre le problème de l’un et du multiple. La
question qui se pose est de savoir si l’Un est ou s’il n’est pas. L’exercice
dialectique consistera à envisager ces deux hypothèses et en cela l’exercice révèle,
par son artificialité, par le fait qu’il est un simple exercice pour voir ce qu’il en
est, sa véritable dimension dialectique, à savoir qu’on ne s’exerce que sur une
supposition. L’exercice introduit ainsi d’emblée un degré du problématique, le
degré minimal qui consiste à poser une question : est-ce que l’Un est ? Est-ce que
l’un n’est pas ? C’est à partir de cette première question que Platon va poser un

1 Comme le rappelle Cornford : « This other element is what Plato calls the indefinite dyad, or the
great-and-small, or the Different or Other…In the case of number it is the more-and-fewer, an
indefinite maniness…In magnitude the analogous element is the large-and-small, for any
magnitude has the possibility of larger magnitudes on one side and smaller on the other, and is
infinitely divisible internally. In sensible qualities, again, there are indefinite continua, like hotter-
and-colder, always admitting of the more-and-less. Aristotle tells us that, in Plato's later doctrine,
this unlimited factor or Dyad was the 'material' element, not only in sensible but in intelligible
things. » F.M. CORNFORD, Plato and Parmenides, Routledge, 1, 1939, pp. 208-209.

60
point problématique absolu. Nous allons reprendre ici l’argument pour souligner
ses différentes articulations en vue d’en exhiber la modalité constructive.

A. L’Un est

« L’Un est » s’entend doublement soit comme « L’Un existe » soit comme
« L’Un est l’Un ». On verra comment cette doublure de l’argumentation, en
extension et en compréhension, travaille tout l’argument du Parménide, et cela à
tous les niveaux.

L’Un est l’Un :


La première conséquence de la position de l’Un est celle qu’il est l’Un : « L’Un
est l’Un ». Cette proposition ouvre la réflexion sur l’Un en tant qu’Un et rien
d’autre. Nous classerons les arguments sur « l’Un est l’Un » suivant deux
orientations, l’une qui pose que le sens de « Un » ne peut pas avoir plusieurs sens,
et l’autre qui pose que « Un » consiste à ne pas être plusieurs, donc l’argument se
divise en compréhension et en extension.

L’argument en extension porte sur la constitution de l’Un : l’Un en tant


qu’Un ne peut pas avoir de parties parce que sinon il serait plusieurs ; ni
l’Un ne peut être un Tout parce que sinon il aurait des parties et par suite
serait plusieurs. (137c) Les conséquences pour l’un seront alors les
suivantes : concernant sa limite, l’Un ne peut avoir ni de commencement,
ni de milieu, ni de fin puisque ce sont là des parties. (137d) Concernant sa
figure, l’Un ne peut être circulaire puisque le cercle consiste en un centre et
une périphérie – donc des parties –, ni droit puisque le droit consiste en
extrémités et milieu – donc des parties. (137d-138a) Concernant son lieu,
l’Un ne peut être en autre chose puisque l’enveloppé est en contact en
plusieurs parties avec l’enveloppant ; ni en lui-même puisqu’il serait
enveloppant et enveloppé, c’est-à-dire fait de deux parties. (138a-b)
Concernant son mouvement, l’Un ne peut être en rotation puisque la rotation
implique un centre fixe et des parties tournant autour du centre. L’Un ne
peut pas être en déplacement puisque le déplacement implique que l’objet
en mouvement arrive par parties successives dans le lieu où il arrive, or
l’Un ne peut être en autre chose ni avoir des parties. L’Un ne peut être au
repos puisque le repos implique de rester en un même lieu, or l’Un ne peut
ni arriver en un lieu, ni être en quelque chose d’autre, ni être en lui-même.
L’argument sur « l’altération » peut être reformulé en termes de tout et de
parties dans la mesure où ce qui s’altère tout en restant le même altère
certaines parties en en préservant d’autres ou en préservant une forme
distincte des parties. N’ayant aucune partie, l’altération ferait que l’Un
serait tout autre, donc ne serait plus Un. (138b-139b)

61
L’argument en compréhension porte sur la thèse selon laquelle l’Un en
tant qu’Un ne peut pas avoir de relations. Dans la section qui suit, il s’agit
bien sûr des concepts relationnels que l’Un peut entretenir, mais
l’argument procède par une réflexion sur le fait que l’Un ne peut avoir
d’autres sens que celui d’être Un. En effet, si l’Un est différent de soi, il ne
serait plus l’Un ; s’il est identique à autre chose, il serait cette chose et donc
ne serait plus l’Un. S’il est le Différent, il serait en « deux » choses puisque
le Différent se dit de la chose et de ce dont elle est différente. S’il est
l’Identique alors lorsque le plusieurs se dit identique à soi il devrait être Un
et par suite l’Un plusieurs. Donc l’Un n’est pas l’Identique, et par suite il
ne peut être identique à soi puisqu’en tant qu’ « Un qui est juste l’Un » il
serait Un et autre, vu qu’il n’est pas l’Identique. Donc l’Un ne peut être ni
l’Identique, ni le Différent, ni identique à quoi que ce soit, ni différent de
quoi que ce soit. (139b-e) Les conséquences pour l’Un seront les
suivantes : concernant sa qualité, l’Un ne peut pas être semblable à soi, ou
à autre chose, puisque le semblable est l’affect de l’Identique et que
l’Identique est autre que l’Un et donc l’Un aurait en lui l’affect d’un autre,
donc il serait deux. De même, il ne peut être dissemblable ni à soi ni à un
autre puisque le dissemblable est l’affect du Différent, qui est autre que
l’Un, et donc produirait en lui un affect autre et ferait de lui un deux. (139e-
140b) Concernant sa quantité, l’Un n’est pas égal à quoi que ce soit
puisqu’être égal consiste à avoir une mesure identique, or l’Un ne prend
pas part à l’Identique, ni à l’Inégal puisque l’Inégal consiste à avoir part à
une quantité d’unités plus grandes, ou plus petites, que ce à quoi on le
compare, or l’Un n’a ni parties ni ne prend part au Différent. L’Un non
plus ne peut pas être constitué d’une seule unité puisqu’il deviendrait égal
à cette unité alors qu’il n’a pas part à l’Égalité. (140b-d) Concernant le
temps, l’Un ne peut avoir de relations temporelles, c’est-à-dire qu’il ne peut
pas être de même âge que soi-même puisqu’il prendrait part à l’Égalité ou
au semblable, ni d’âge différent puisqu’il prendrait part à l’Inégal ou au
Dissemblable. Il ne saurait non plus être dans le temps (en devenir)
puisque vieillir implique un devenir plus vieux qu’on est, mais en même
temps plus jeune qu’on ne le devient tout en restant le même, donc ça
implique d’être différent de soi et identique à soi, or l’Un ne prend part ni
au Différent ni à l’Identique. (140e-141d) Concernant sa connaissance, l’Un
n’est ni au présent, ni n’était au passé, ni ne sera au futur puisqu’il n’a pas
part au temps, et par suite il n’a pas part à l’Être, donc en tant que non-
être il ne peut ni avoir quelque chose à soi comme un nom ou une
désignation, ni de soi comme une sensation, une science ou une opinion ;
par suite, il est inconnaissable. (141d-142a)

La différence fondamentale avec Le poème de Parménide, est que Parménide part


d’un point absolument existant et connaissable pour ensuite déduire les attributs
adéquats à cet Être absolu, alors que Platon commence par un point
problématique pour en suivre les conséquences. Platon opère, tout au long de la

62
démonstration, avec l’Un posé comme une inconnue : si l’Un est ceci et cela alors
il devrait s’ensuivre ceci et cela ; Parménide ne pose l’hypothétique dans un
second temps, au niveau de l’attribut – sachant que « l’Être est », est-ce qu’il peut
être ceci ou cela ? Le problématique fonde la dialectique, ou encore la dialectique,
serait une démonstration visant à établir les conséquences à partir d’une
inconnue ; la position assertorique fonde le raisonnement par l’absurde, ou
encore le raisonnement par l’absurde est une démonstration visant à établir les
déterminations d’une certitude. Par suite, Platon problématise la tautologie
« l’Être est » pour en faire un « l’Être est ? » et profane la révélation inaugurale de
la déesse en portant le raisonnement dans l’Être lui-même. Questionner la
tautologie « l’Un est l’Un », poser une telle proposition comme l’hypothèse d’un
exercice est déjà, en tant que geste, un renversement et une perversion de l’ordre
inaugural parménidien. Mais la montée en puissance de cette question qui ose
questionner la certitude absolue transfigure le raisonnement par l’absurde pour
en faire la dialectique : introduire la pensée dans l’éternel, scruter l’intelligible lui-
même, acte de profanation dans l’élévation même. Si le raisonnement par
l’absurde avait besoin de l’Être comme position absolue et principe de sélection
par rapport aux attributs, la dialectique pose un au-delà de l’Être qui n’est autre
que « l’Être ? ». Il reste à savoir s’il n’y a là qu’un jeu de mots vide, un
questionnement à la légère, comme lorsqu’on accole un point d’interrogation à
n’importe quel mot – « Dieu ? » –, ou si par contre il y aurait un statut
véritablement ontologique à cet « Être ? » ?
Le coup de force platonicien va consister justement à générer le
problématique et à lui donner une teneur ontologique et objective, au lieu de
limiter l’inconnu à une simple ignorance ou déficience subjective. Pour générer
le problématique, l’argument pose que si l’Un absolu est, alors il est sans parties,
et par suite il n’a aucune extension ; si l’Un absolu est, alors il n’est que l’Un, n’a
ni différence ni identité, et par suite il est inconnaissable. En bref, si l’Un est l’Un,
alors l’Un est néant. Dans ce raisonnement, il n’y a pas eu de sélection d’attributs,
il n’y a pas eu de production de savoir par l’élimination de l’un des attributs
alternatifs de l’Être, mais bien l’élimination de l’hypothèse elle-même. La
démonstration platonicienne montre que la position absolue et tautologique,
« l’Un est l’Un », une fois questionnée, tourne en un néant absolu – de l’Un on
ne peut avoir aucune extension et l’on ne peut avoir aucune connaissance, même
pas celle de son nom. Il reste que la démonstration a eu lieu, et que le nom de
« Un » a bien été prononcé dans cette démonstration, et par suite ce nom-là, celui
qui figure dans la démonstration elle-même, n’est pas le nom de l’Un, que la
démonstration prouve comme imprononçable. Si la démonstration nous montre
que la position absolue passe dans le néant absolu, le fait qu’il y ait démonstration
prouve aussi qu’il doit y avoir autre chose que de l’Être ou du non-être. En bref,
la destruction de la position absolue révèle l’existence d’une instance sous-jacente
qui permet de poser comme hypothétique cela même qui n’a aucune existence.
C’est cette dimension problématique qui insiste entre l’Être et le non-être, qui
permet la monstration du passage de l’un dans l’autre, et qui résonne après le
silence final : on ne peut rien dire de l’Un ni nommer l’Un… et pourtant on vient

63
de le nommer et de le dire. Ce nom de l’Un est par suite sans référent, un pur X,
qui ne pointe ni vers l’Être ni vers le néant, n’étant ni un rien ni un quelque chose.
Seule la position d’un tel X permet le dépassement de l’injonction
parménidienne : « pense l’Être, détourne-toi du non-être ». Ce point
problématique relève aussi d’une exigence, mais cette fois l’exigence est celle d’un
il doit plutôt que d’un tu dois, exigence qui pose qu’il doit y avoir quelque chose
d’autre que l’Être et le néant, un X qui peut se remplir de tous les noms, même
de ceux qu’on prouve comme n’ayant aucune existence. Nous pensons que toute
la difficulté platonicienne c’est justement de rendre manifeste, palpable, cela
même qui est toujours recouvert, toujours en retrait, ou en deçà de toute thèse,
l’hypo-thèse. Si Platon ouvre sa réflexion ontologique par l’hypothétique c’est
justement parce que sa première hypothèse, « l’Un est l’Un ? » vise à dégager le
sol hypothétique, le sol sous-jacent à toute thèse. La démonstration sur l’Un
produit une expérience logique du problématique dans la destruction de la
tautologie. C’est dans ce sens aussi que Platon peut encore se réclamer de
Parménide : une démonstration doit porter à l’intuition cela même qui la fonde
en détruisant ce qui s’y oppose ; l’intuition de l’Être chez Parménide surgit par
l’élimination de l’opinion (image – parole), et l’intuition de « ? - être »1 chez
Platon, par l’élimination de l’absolu (tautologie – néant).
Si avec Platon l’ontologie prend alors le nom de philosophie, ce n’est pas
comme amour d’un savoir qui ne serait atteignable qu’à l’infini, mais bien comme
l’expérience actuelle et pleinement positive d’un X2. La philosophie en tant que
telle sera la pratique qui arrive à nous faire faire l’expérience des différents visages
de cet X, des différentes Idées. Il reste que ces différentes Idées relèvent toutes
de ce fond problématique, l’Idée-Problématique, la place du problématique, se
posant comme le lieu, ou la source de toutes les Idées. Se dégageant de la
destruction de toute détermination, cet X, n’est alors que ce qu’il est, il n’est
même pas une identité à soi, comme « l’Un est l’Un », mais un pur nom, « l’Un »
qui pourtant ne nomme ni le rien ni l’Être. Cette entité qui ne peut se dire que
dans un nom sans référent est ineffable et se manifeste dans le visible par un
mouvement amoureux, et dans le dicible par une question : « qu’est-ce que cet X
qui n’est ni être ni néant ? », ou « que nomme cet Un qui n’est pourtant pas le
nom de l’Un ? ». Si le corps parménidien est un corps qui se détourne et une

1 « Plus profondément encore, c'est l'Être (Platon disait l'Idée) qui « correspond » à l'essence du
problème ou de la question comme telle. Il y a comme une « ouverture », une « béance », un « pli »
ontologique qui rapporte l'être et la question l'un à l'autre. Dans ce rapport l'être est la Différence
elle-même. L'être est aussi bien non-être, mais le non-être n'est pas l'être du négatif, c'est l'être du
problématique, l'être du problème et de la question. La Différence n'est pas le négatif, c'est au
contraire le non-être qui est la Différence : ετερον, non pas εναντιον. C'est pourquoi le non-être
devrait plutôt s'écrire (non)-être, ou mieux encore ?-être.» G. DELEUZE, Différence et répétition, op. cit.,
p. 89.
2 Dans le Phèdre, l’amant ne peut exprimer la vision du bien-aimé que sous forme de question,
montrant en cela la relation entre le problématique, comme expérience actuelle, et l’amour : « Ainsi
donc il est amoureux ; mais de quoi ? Il est embarrassé de le dire : ce qu’il ressent il ne le sait même
pas, il n’est pas capable non-plus de l’exprimer. » PLATON, Platon, op. cit., p. 45; Le Phèdre (255d) .

64
parole qui proclame, on peut dire que le corps platonicien est un corps qui aspire
et une parole qui questionne. Comme nous allons le voir dans ce qui suit,
l’entreprise platonicienne ne consistera pas à déterminer cet Inconnu, cet
Étranger, mais bien à montrer que c’est en préservant l’étrangeté de cet X, en la
maintenant comme point absolument inconnaissable, que toute connaissance
devient possible. L’ignorance socratique est ainsi portée à une plus haute
intensité, elle n’est plus simple ignorance d’un savoir donné, mais bien une
ignorance indépassable par le biais de laquelle se poserait toute connaissance –
toute connaissance ne pourra ainsi se soutenir qu’en incluant un point obscur,
soleil aveuglant, qui pourtant la structure du dedans, toute connaissance doit faire
l’apprentissage amoureux qui consiste à se mouvoir avec l’Inconnu.

L’Idée-Ordre : la genèse du monde

L’Un est :
Une fois posé X, cet X pourra recevoir les déterminations que sont l’unité et
l’être. « L’Un existe » ne voudra donc pas simplement dire que l’Un a de
l’existence, mais que pour qu’il y ait un existant il faut que X porte en même
temps l’unité et l’être. Étant donné que X va porter deux déterminations, un et
être, il s’ensuit que l’on pourra aborder cet X comme l’un qui est, ou comme
l’être qui est un. Cette lecture est confirmée dans la texture de l’argument que
l’on va analyser dans ce qui suit, mais aussi dans diverses traductions qui mettent
l’accent parfois sur « l’un en tant qu’être »1 et d’autres fois sur « l’être en tant
qu’un »2. L’argument se déploie encore une fois suivant deux lignées, l’une en
extension traitant de la constitution de « l’Un qui est », et l’autre en
compréhension portant sur la signification de « l’Un qui est ».

Catégories mathématiques

Nous allons commencer le commentaire en traitant de la constitution


mathématique de « l’Un qui est », argument que l’on peut résumer comme suit :

La première démonstration se fait en extension et porte sur la division à


l’infini : dans « l’Un qui est », nous comprenons le premier sens « l’être est
un », ou qu’il y a une entité qui est une et qui a l’être, ou nous pensons
d’abord à l’être pour ensuite considérer l’unité de cet être. Cet « être de

1 « Ce n’est donc pas seulement à l’Un qui est, qu’il appartient d’être plusieurs, mais c’est encore
l’Un en soi qui, soumis par le « qui est » à la distribution, est plusieurs nécessairement. » Ibid.,
p. 220 ; Le Parménide (144e).
2 « Par conséquent, ce n’est pas seulement l’être en tant qu’il est un qui est multiple, mais aussi l’un

lui-même, débité en parties par l’être, qui nécessairement doit être multiple. » PLATON, Platon :
Œuvres complètes, L. Brisson (trad.), Paris, Flammarion, 2008, p. 1133 ; Le Parménide (144e).

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l’entité » doit être différent de l’unité, sinon l’entité serait juste l’entité et
non une entité qui est. L’entité est donc une totalité qui renferme l’unité
et l’être comme des parties1. Or, dans cette totalité, la partie « unité » est
existante et une, et la partie « être » est existante et « une » partie. L’entité
contient donc deux parties et ces deux parties, en tant qu’une et qui sont,
deux autres parties et ainsi de suite à l’infini. « L’Un qui est », compris
comme une entité, est fait d’une infinie pluralité obtenue par une division
à l’infini. (142b-143) La deuxième démonstration se fait en compréhension
et porte sur la multiplication et le nombre : dans le sens inverse, « l’Un qui est »
se comprend comme « l’Un a l’être », et, dans ce cas, nous saisissons
d’abord l’Un seul par la pensée puis nous considérons qu’il a l’être. Cet Un,
saisi par la pensée, est donc différent de l’Être, et cette différence ne peut
pas provenir de lui ou de l’Être – puisqu’ils ne sont que ce qu’ils sont –,
donc l’Un et l’Être doivent prendre part à l’Autre, pour être différents l’un
de l’autre. On a donc l’Un, l’Être, et l’Autre, et par suite trois paires : « l’Un
et l’Être », « l’Un et l’Autre », « l’Être et l’Autre »2. Or, chacune de ces
paires est faite de deux unités, et si l’on ajoute une unité à la paire elle
devient trois. Ainsi, on a deux points de vue sur l’Un qui prend part à
l’Être : soit on saisit par la pensée l’Un seul comme autre que l’Être et alors
l’Un est un couple, (Un, Autre), soit on saisit cet Un comme existant, et
alors il est ((Un, Autre) + Être). L’Un est ainsi un couple, ou un triplet, et
par suite il est 2 et 3, mais aussi, 2x1 et 2x2 – puisque l’Un est couple –,
mais encore 3x1 et 3x3 – puisque l’Un prenant part à l’Être est trois –, et
encore 3x2 et 2x3 – puisque c’est le même Un qui est deux et trois, et par
suite toutes ces multiplications ont lieu en même temps. On aboutit ainsi,
dans l’Un isolé par la pensée, à tous les nombres pairs et impairs. (143a-
143e)

Ces deux premiers développements sur la constitution de « l’Un qui est »


déduisent le concept du continu divisible à l’infini et le discret multipliable à
l’infini3. Du point de vue de la description du mouvement démonstratif, nous

1 Cornford souligne qu’il faut comprendre ici « partie » dans un sens large incluant attribut,
caractéristique, etc. et non comme partie extensive ; l’extension sera traitée plus tard. La divisibilité
qui en découle est une divisibilité mentale, une possibilité qu’a la pensée de considérer la partie
comme une et existante, et non une divisibilité physique. C’est dans ce sens large aussi qu’il faut
comprendre « être » ; l’existence dans le temps sera traitée plus tard. F.M. CORNFORD, Plato and
Parmenides, op. cit., p. 139.
2 Allen souligne que l’argument est plus clair en grec puisque la langue grecque possède un duel ;

« deux choses » se dit avec le génitif duel en un seul mot. Il ne s’agit donc pas de l’Idée du double,
du triple, etc. plutôt que de la pluralité d’unités existantes. R.E. ALLEN, Plato’s Parmenides, University
of Minnesota Press, 1983, p. 225.
3 Cette distinction est mentionnée par Allen, Ibid., p. 222‑230. Dans le débat contre Cornford, sur
le fait qu’il s’agit là d’infini actuellement existant, ou simplement du concept d’infini, nous nous
alignons avec Cornford : Platon exposerait d’abord le concept de l’Un puis y adjoindrait des
propriétés par accumulations successives. Cette lecture est aussi plus en ligne avec la logique de

66
noterons que le continu et le nombre sont l’inverse l’un de l’autre : si on va de
l’Être à l’Un on obtient le continu (être plusieurs), et de l’Un à l’Être on a le
nombre (plusieurs êtres). L’ordre des mots est crucial. Cet ordre n’est pas un mot,
mais détermine le sens des mots, et la progression démonstrative. Il n’y aurait
donc pas seulement les prédicats un et être qualifiant X, mais aussi l’ordre par
lequel on accède à ces prédicats.
Dans la première hypothèse, il n’y a pas d’ordre mais passage de la tautologie
absolue dans le néant absolu révélant l’Idée-Problématique qui n’est ni être ni
non-être. Dans la dialectique de l’Idée, le retrait infini de l’Idée-paradigme et la
fuite infinie de l’Idée-aspect sont stériles, ils ne produisent aucun être. Cette
stérilité est due au fait que l’Idée est donnée comme ce qui s’oppose à l’objet, ou
qui est autre que l’objet conduisant aux deux régressions que nous avions vues.
Pour échapper à cette double régression, il faut que l’Idée soit produite par la
pensée, mais aussi qu’elle produise la multiplicité dont elle est l’Idée une fois
pensée. En d’autres termes, il ne suffit pas que l’Idée soit l’objet de la
connaissance, ou de la contemplation, Idée opposée à une multiplicité, il faut
aussi qu’elle soit la cause1 de cette multiplicité dont elle est l’Idée. Or, cette double
production se fait dans le même mouvement démonstratif : la réflexion sur « être
un » produit l’Un du continu infini, et la réflexion sur « un être » produit l’Un de
l’infini du nombre2. La dialectique, à ce niveau, est la production de l’Idée et de
ce dont elle est l’Idée, sa multiplicité. Si l’Idée est une, il reste que dès qu’on veut
dire quelque chose sur cette Idée, on le dira dans un ordre ou dans l’autre – « être
un », « un être ». Dans la mesure où les places sont déjà-là, en premier et en
second, et que cet ordre, suivant qu’il est rempli, produit deux conceptions de
l’unité du multiple, cet ordre est l’Idée en tant que telle. Mais, comme
précédemment, cette Idée n’est saisissable que dans ses effets, elle n’est conçue
que dans un avant qu’exige la pensée3 : si l’inversion de « un » et « être » produit
des effets et des êtres différents, il faut que l’Idée correspondante soit polarisée,

l’implicite qui consiste à montrer que la démonstration produit l’Idée et que donc elle ne peut être
une réflexion sur une étendue actuelle.
1 «Again, observe in art the forms of man-made objects. The seed-causes in nature, however, have
the power to act, but not the power to cognise, while the very forms in art are actually the causes
of cognising and judging, although they do nothing of themselves unless the motive power is also
present, being instruments that may be equally engaged or disengaged. But since that divine intellect
wonderfully unites within itself these gifts which are disunited in our world, the Ideas governed by
that intellect are the principles both of contemplation and of action. » M. FICINO, Evermore Shall Be
So, London, Shepheard-Walwyn, 2008, trad. A. Farndell, p. 11.
2 On remarquera que l’infini, comme multiplicité infinie et nombre infini, est une conséquence de
la pensée de l’Idée, cet X qui est un et être, et non le point de départ, comme chez Badiou.
3 « Mais l'Un ne précède-t-il pas tout concept ? C'est là que Platon enseigne le contraire de ce qu'il
fait : il crée les concepts, mais a besoin de les poser comme représentant l'incréé qui les précède. Il
met le temps dans le concept, mais ce temps doit être antérieur. Il construit le concept, mais comme
témoignant de la préexistence d'une objectité, sous forme d'une différence de temps capable de
mesurer l'éloignement ou la proximité du constructeur éventuel. C'est que, sur le plan platonicien,
la vérité se pose comme présupposée, comme déjà-là. Telle est l'Idée. » G. DELEUZE et F.
GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 2005, p. 33.

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différenciée en elle-même et non simplement par ce qui la remplit. Dans ce sens,
le continu et le nombre ne seraient pas vraiment des Idées1, mais les effets d’une
pensée qui pense l’Idée d’Ordre. Encore une fois, la création philosophique
platonicienne consiste à rendre sensible cet au-delà de ce qui se donne à
l’imagination et à l’entendement, faisant une conversion du regard, un retour en
amont, dans un il doit y avoir un X qui porte des déterminations en ordre inverse
pour que soit pensable le continu divisible et le nombre multipliable. Cet Idée-
Ordre apparaît justement dans le contraste entre le fait que nous connaissons
qu’elle est une et que, pourtant, on ne peut la dire, ou la pensée, que comme
double, dans un sens ou dans l’autre. Ce double sens va poser le rapport
dialectique du monde mathématique, c’est-à-dire qu’il n’y a de la divisibilité
multiple que s’il y a des unités nombrées. On voit ainsi que si une chose peut être
divisible en plusieurs parties tout en étant une chose, que si elle est multiple dans
l’extension, mais une dans la pensée qui la saisie comme un nombre donné, c’est
bien parce que l’unité-nombre n’est que le double et le complément dialectique
de la division : il n’y a de divisions et du multiple que s’il y a des unités qui s’y
appliquent, et inversement, puisque ces deux aspects ne sont que les deux visages
de l’Idée-Ordre dans son acception mathématique.

Catégories physiques

De cet Idée-Ordre et des catégories mathématiques que sont le nombre et le


continu suivront alors toutes les déterminations physiques qui sont des
conséquences donc de ces catégories mathématiques.

Le premier argument porte sur la limitation. L’argument procède comme


suit : au lieu d’avoir « l’Un qui est », on a le « Nombre qui est ». Si c’est
tout le Nombre qui est alors les parties du Nombre sont et il y a plusieurs
êtres et non Un, et l’Être se distribue sur tous ces êtres en s’éparpillant en
fragments puisqu’ils sont. De même pour l’Un qui s’éparpille puisque
chaque fragment est « un » fragment et que le tout de l’Un ne peut être en
plusieurs endroits à la fois. Inversement, ces parties sont parties d’un tout,
l’Un qui les contient, et par suite l’Un est illimité en tant que distribué dans
les parties, et limité en tant que le tout de ses parties. Vu que les parties de
l’Un sont ses parties, l’Un comme tout est limité, mais en tant qu’il est dans
chaque partie qui est une partie, l’Un est illimité. L’Un est ainsi plusieurs,
tout et parties, limité mais aussi d’un nombre illimité. (144a-145a) Le

1 « De plus, outre les choses sensibles et les Idées, Platon admet qu’il existe les choses

mathématiques, qui sont les intermédiaires, différentes d’une part, des objets sensibles, en ce
qu’elles sont éternelles et immobiles, et, d’autre part, des Idées, en ce qu’elles sont une pluralité
d’exemplaires semblables, tandis que l’Idée est en elle-même une réalité une, individuelle et
singulière. » ARISTOTE, Métaphysique, Paris, Librairie Philosophique Vrin, 1, 1991, trad. J. Tricot,
p. 31 ; (987b14-18).

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second argument porte sur la figure : « L’Un qui est », dans quelque sens
qu’on le prenne, a donc des parties et il est le Tout des parties. Il s’ensuit
que « l’Un qui est » est une limite en tant qu’enveloppe de ses parties, et a
une figure ronde, ou droite, ou le mélange des deux puisqu’il est au milieu
de ses parties. (145a-b) Le troisième porte sur le lieu : « l’Un qui est » est
en lui-même puisque l’Un est éparpillé dans les parties, mais aussi parce
que le Tout est « un » ; et en autre chose puisque le Tout ne peut être dans
aucune des parties spécifiquement puisque le plus grand serait dans le plus
petit, et par suite le Tout ne peut être dans la totalité des parties puisqu’il
est dans aucune, et par suite il est en autre chose puisqu’il ne peut pas être
nulle part. (145b -e) Enfin, le quatrième porte sur le mouvement : « l’Un qui
est » est en repos puisque l’Un est en lui-même, mais en mouvement
puisque l’Un est toujours en autre chose. (145e-146a)

Les conséquences de l’Idée-Ordre héritent de la structure bipolaire de cette


Idée. Si l’on considère un être, on pourra l’approcher soit comme « un être » soit
comme « être un », ce qui va permettre de justifier conceptuellement le monde
sensible, ou rendre la pluralité des êtres, la pluralité des figures, la pluralité des
lieux, et la pluralité des mouvements pensables. Dans quelque sens que l’on
prenne l’Un qui est, c’est-à-dire soit comme (Un, Être) soit comme (Être, Un),
l’Un qui est se présente comme Tout et Parties. Le (Tout, Partie) sera le couple
physique dérivé du couple mathématique (Être, Un). Suivant l’ordre des termes
de ce nouveau couple, on génère les différents couples d’opposés du monde
sensible. Ainsi, l’énoncé « les parties dans le Tout » pose que l’Un est limité, mais
« le Tout dans les parties » pose que l’Un est d’un nombre infini. Par suite, il ne
peut y avoir d’univers, (Parties dans Tout), sans qu’il y ait des êtres particuliers,
(Tout dans les Parties). « Le Tout enveloppe ses parties » ou « le Tout est milieu
de ses parties », posent que l’Un est limite de la figure, ou la figure elle-même.
Par suite, il ne peut y avoir de figures, (Tout enveloppé dans les Parties), sans
qu’il y ait de limite à chacune de ces figures, (Parties enveloppées dans le Tout).
« Le Tout est dans le lieu de ses parties » et « le Tout excède le lieu des parties »
posent que l’Un est en soi et dans un autre. Par suite, il ne peut y avoir d’êtres
physiques qui ne soient en soi, (Tout en chaque Partie), sans qu’ils
n’appartiennent à un monde, (Tout hors de chaque Partie). Enfin, « le Tout en
soi » ou le « Tout hors de soi », posent l’Un comme au repos et en
mouvement1. Par suite, tout être physique sera considéré en lui-même comme au
repos, (Tout en chaque Partie), et par rapport aux autres êtres comme en
mouvement, (Tout en dehors de chaque Partie). Un univers physique consistera
donc en une multiplicité d’êtres, dont chacun est un et enveloppant une

1 Cornford pense que Platon aurait dû se contenter de dire que l’entité a la possibilité de bouger
quand elle est dans un autre, et non est en mouvement perpétuel. Sur ce point nous serions d’avis
à penser qu’il s’agit d’une déduction conceptuelle du mouvement, et que par suite il y a
nécessairement un rapport dialectique entre le repos en soi et le mouvement dans un autre. F.M.
CORNFORD, Plato and Parmenides, op. cit., p. 151.

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multiplicité, tous ces êtres formeront un univers qui les contient, ils auront figure
et limite, seront en soi et dans l’univers environnant, au repos par rapport à soi
et en mouvement par rapport aux autres êtres. On voit comment alors se résout
le problème de l’un et du multiple, du moins dans l’une de ses versions : dès
qu’on pose « l’Un est », c’est le Nombre qui est, et par suite le couple (Tout,
Parties) qui est, et le double sens attenant à ce dernier couple génèrent, pour la
pensée qui s’applique suivant un ordre puis l’autre, et l’unité et la multiplicité. Ce
sont ces catégories physiques qui se diront, en vérité et universellement, de tout
être physique appartenant au monde sensible, et par suite chez Platon, il y a une
Idée du monde en devenir. Bien sûr, ces catégories ne déterminent pas la nature
des mouvements empiriques ni les enchaînements causaux, mais posent la
structure de tout monde physique, c’est-à-dire ce que présuppose toute
investigation physique. En cela, on peut voir une anticipation et une analogie
possible avec le kantisme.

Catégories logiques

Nous passons maintenant à la deuxième grande subdivision de la deuxième


hypothèse, celle qui traite des relations qu’aurait l’Un s’il est. Comme le rappel
Platon1, il s’agit de traiter de « l’Un qui est » qui a les caractéristiques qu’on vient
d’établir, c’est-à-dire de l’Un portant les propriétés inverses. Cette dialectique des
relations déploiera les catégories logiques attenantes à l’Un qui est.

La première série d’arguments portera sur la relation et procèdera par une


dialectique de l’Identique et de l’Autre. L’argument commence par
rappeler qu’une chose peut avoir les relations suivantes avec une
autre chose : soit elle lui est identique, soit différente, soit elle est partie de
cette autre, soit elle est Tout pour cette autre. Par suite, A) « l’Un qui est »
n’est pas une partie de lui-même, et donc ni Tout par rapport à lui-même
comme une partie (et non éparpillé dans toutes les parties comme dans l’argument
précédent), de plus il n’est pas différent de soi-même, donc il est identique
à soi. L’Un ayant identité, l’Un sera identique à lui-même lorsqu’il est
considéré en lui-même, mais il serait différent de lui-même lorsqu’il est
dans un autre ; donc il est différent de soi-même et identique à lui-
même. B) « L’Un qui est », par rapport aux autres choses qui sont, est
différent puisqu’il est Un, alors que les autres choses sont plusieurs donc
pas une. Mais les autres choses sont, et par suite elles sont identiques à
elles-mêmes et ne peuvent avoir le Différent en elles ; de même pour
« l’Un qui est » qui est identique à lui-même puisqu’il est ; donc le Différent
ne peut être ni dans l’Un ni dans les autres choses puisque le Différent ne
peut pas être dans l’Identique ; l’Un et les autres choses ne sont donc pas
différents. De plus, les choses qui ne sont pas « Un » ne seraient pas

1 PLATON, Platon, op. cit., p. 222; Le Parménide (146b).

70
nombre puisqu’elles auraient en elles des unités, c’est-à-dire de l’Un ;
inversement les choses qui ne sont pas « Un » ne peuvent être des parties
de l’Un puisqu’elles participeraient à l’Un. Vu que les non-un et l’Un ne
sont ni tout, ni parties, ni différents alors ils doivent être identiques.
Conclusion : « L’Un qui est » est donc identique et différent par rapport à
soi, identique et différent par rapport aux autres choses. (146a-147b)

Dans (A), la question qui se pose est celle de savoir pourquoi, à ce niveau, on
a besoin d’établir l’identité par un processus d’élimination ? En effet, l’ouverture
de l’argument pose l’identité de « l’Un qui est » moyennant l’élimination des deux
autres alternatives : « l’Un qui est » ne pouvant pas être partie de lui-même ni être
différent de lui-même, il devrait alors être identique à soi. Le problème de l’identité
de « l’Un qui est » se pose puisque « l’Un qui est », a toujours deux parties (Être,
Un), mais aussi un double sens (Un, Être) ou (Être, Un). Il faut alors dégager une
identité à soi et cela malgré cette double duplicité. Cette Identité n’est donc pas
l’identité simple, mais bien une identité malgré la duplicité, une identité qui se
pose en amont comme devant être-là, au niveau ontologique. Ce n’est que dans la
suite de l’argument qu’on passe à l’identité et la différence ontique : « l’Un qui
est », qui doit toujours être identique à soi, sera identique à soi lorsqu’on le
considère comme en lui-même, mais différent de soi lorsqu’on le considère
comme dans un autre. « L’être dans un autre » peut se comprendre comme les
divers points de vue, les diverses perceptions, et conceptions que nous avons
d’une chose ; alors que l’en soi sera la chose même en tant qu’elle est
indépendante du regard – la table et les différentes perceptions de la table. Si
Platon a besoin de poser l’Identité idéelle c’est pour pouvoir unifier l’unité de
l’en soi et la multiplicité du dans un autre. Au fond, la question se pose de savoir
pourquoi on n’aurait pas un objet différent pour chaque point de vue, et
pourquoi ces divers points de vue, qui sont différents de la chose, sont pourtant
la chose. Toute la force de l’argument platonicien revient à montrer que, pour
que nous puissions rapporter la multiplicité des points de vue à l’unité de l’en soi,
il faut bien relier cette multiplicité à cette unité, et par suite poser une Identité
supérieure qui fonde ce rapport. Au fond, l’en soi et le pour un autre est un
couple de déterminations dialectiques qui dérive du couplage de l’Identité idéelle
de « l’Un qui est » et du double sens qui pose que « l’Un qui est » est toujours en
soi et dans un autre, démontré plus haut dans la partie des catégories physiques.
Ainsi, il ne peut y avoir de points de vue si l’on ne les identifie pas à l’en soi, et il
ne peut y avoir d’en soi si l’on ne l’identifie aux points de vue. Si par contre l’on
pose l’en soi comme le concept, alors il ne peut y avoir d’unité conceptuelle sans
diversité de choses, et inversement la diversité des choses ne se soutient que de
l’unité conceptuelle. Le couple mis en jeu est alors le suivant : (Identité
d’existence, Diversité de sens) ou (Unité de sens, Diversité d’existence).
Dans (B), l’argument touche aux rapports qu’entretient « l’Un qui est » à ce
qui n’est pas Un. Le problème ici est de penser l’Altérité, l’autre que l’Un. Au
premier abord, l’autre que l’un est autre puisqu’il est plusieurs alors que l’Un est
un. On notera que ce plusieurs est absolument sans un, multiplicité pure, et non

71
pas le Nombre qui est, comme c’était le cas dans la démonstration physique.
Mais, vu que ce plusieurs-sans-un existe, il faut donc aussi qu’il soit, de quelque
manière, un. Platon va poser médiatement cette identité en montrant, par
élimination, que le Différent ne pouvant résider ni dans l’Un ni dans le plusieurs,
puisqu’ils existent, l’Un et le plusieurs seraient par suite non-différent. Dans ce
cas, si conceptuellement le plusieurs n’est pas l’Un, il reste qu’existentiellement
le plusieurs doit être Un, tout en se distinguant en vis-à-vis des unités. Le couple
mis en jeu est donc (Unité, Multiplicité), et son inverse (Multiplicité, Unité).
Dialectiquement, par suite, toute unité existante suppose comme fond une
multiplicité pure, et toute multiplicité pure n’est pensable que sur fond d’unité.
L’argument se poursuit en portant maintenant sur un autre sens de non-Un, non
plus le non-Un comme plusieurs-non-un, mais le non-Un comme ce qui n’est
absolument pas Un. Cet absolument autre ne pouvant ni être partie de l’Un, ni
nombre, ni différent, alors il est identique à l’Un. Une chose qui est sera donc
identique à ce qui n’est pas Un en elle, disons à sa matière, ou dialectiquement, il
ne peut y avoir de chose une si l’on ne la pense comme identique à de l’indéfini,
et il ne peut y avoir d’indéfini s’il ne constitue pas de l’Un. Le couple mis en jeu
étant ici (Unité, Indéfini) ou (Indéfini, Unité). On voit dans ces arguments
l’importance de l’unité Idéelle qui se pose trois fois, une fois en amont de l’en soi
et du pour un autre, une deuxième fois en amont de la multiplicité pure et de
l’unité, et enfin, une troisième fois en amont de l’indéfini et de l’unité. Il y a par
suite une Identité pure de « l’Un qui est » et cette Identité va se manifester une
fois comme identité et une autre fois comme diversité, cette identité et cette
diversité n’étant que les deux faces de cette Identité pure. En cela, nous avons
une nouvelle résolution du problème de l’un et du multiple, mais portée ici dans
la sphère des relations.

Nous allons maintenant considérer les conséquences de cette logique


touchant aux autres catégories, comme celle de qualité, de quantité, d’espace, de
temps, et de substance. On résumera comme suit l’argument sur la qualité,
mobilisant l’opposition entre le semblable et le dissemblable :

« L’Un qui est » et les autres choses sont dits « différents »


réciproquement, et par suite semblables en tant que possédant l’affection
similaire d’être différents ; mais en tant que « l’Un qui est » est dit identique
aux autres choses alors il s’affecte par le dissemblable par rapport aux
autres choses puisque le Différent l’affecte par le semblable et que
l’Identique s’oppose au Différent par ses effets. Mais, en tant qu’affecté
par le caractère de l’Identique, il est semblable aux autres choses ; et,
inversement, il est dissemblable parce qu’affecté par le caractère du
Différent. De même, vu que « l’Un qui est » est identique et différent de
soi, il sera semblable et dissemblable de soi et cela en tant qu’identique et
en tant que différent. « L’Un qui est » est donc semblable et dissemblable
de soi et des autres choses, et cela sous les rapports de l’Identique et du
Différent. (147c-148d)

72
Le semblable/dissemblable est établi ou bien nominalement lorsqu’on peut
dire/ne pas dire la même chose de deux objets1, ou bien par l’action d’une Idée
sur la chose, par la manière dont elle affecte la chose. L’Idée-Ordre qui structure
cet argument se fait entre le nominal et l’affectif, (Nom, Affection) ou (Affection,
Nom). Ce couple, dans son double sens, va permettre d’établir les propriétés des
choses physiques, et cela, soit par une réflexion sur leurs noms, soit par
observation de leurs affections. Il reste que, si l’on commence par le nom ou par
l’affection, le rapport entre les choses sera différent. Par exemple, les choses ont
la propriété d’être semblables quand on dit qu’elles sont toutes différentes les
unes des autres, par contre si on dit que deux choses sont identiques alors elles
doivent être différentes dans l’existence, c’est-à-dire en extension. Inversement,
si nous posons un caractère identique, disons la dureté, dans deux choses alors
elles doivent se dire de la même manière, et si nous posons un caractère différent
dans deux choses, disons que l’une soit dure et l’autre molle, alors ces deux
choses se diront d’une manière différente. Par suite, si nous commençons par le
dire il faut poser le caractère inverse, si nous commençons par le caractère il faut
dire le même, et la Choséité idéelle sera ce qui reste impassible et le même malgré
ce quadruple point de vue. Poursuivons le texte qui porte maintenant sur
l’espace mobilisant la différence entre la contiguïté et la non-contiguïté :

« L’Un qui est » est en lui-même, donc en contact avec lui-même, et dans
les autres choses, donc en contact avec les autres choses. Mais une chose
est dite en contact avec une autre lorsqu’elle occupe la place qui suit celle
de l’autre, et l’Un en lui-même sera alors suivant de lui-même, donc deux,
ce qui est impossible ; inversement, les autres choses ne sont pas « un »
puisqu’autres que l’Un, donc il n’y a pas de dualité entre « l’Un qui est » et
les autres choses, et par suite pas de contact puisque le contact n’a lieu
qu’entre deux unités au moins. « L’Un qui est » est donc en contact et non
en contact avec lui-même et avec les autres choses. (148d-149d)

Le couple mis en jeu dans cet argument est celui attenant à la notion de
« contact » qui se comprend soit comme nombre de contacts, n-1, soit comme
lieu où se fait le contact, être en soi ou dans autre chose. Le couple par suite est
(Contact, Lieu). Si l’on commence par le lieu, l’Un est en contact avec soi ou avec
l’autre. Si l’on commence par le nombre de contacts, l’Un ne peut pas être en
contact avec soi ni avec les autres. D’après cette lecture, on peut illustrer la
situation par l’exemple de la ligne, exemple mentionné par Cornford2, où la ligne
serait faite de points qui sont en contact les uns avec les autres, et d’unités qui ne
sont pas en contact. Les paradoxes de Zénon peuvent se comprendre comme un
rabattement de la compréhension de la notion de contact sur l’extension de cette

1 « Two things are 'alike' if the same statement can be truly made about both. This holds good even
in the paradoxical instance of the statement that either is different from the other. » F.M.
CORNFORD, Plato and Parmenides, op. cit., p. 165.
2 Ibid., p. 167.

73
notion: dire qu’il y a toujours une ligne entre deux points, revient à utiliser
« point » dans le sens extensif – la ligne est faite de points en contact –, pour
ensuite utiliser « point » dans le sens compréhensif d’unité, où deux
points/unités, si rapprochés qu’ils soient, ne peuvent être en contact et que par
suite on pourra insérer une nouvelle ligne, cette fois faite de points en contact
pour les joindre, et ainsi de suite. En confondant les deux sens de « contact », on
arrive ainsi à avoir un segment spatial fini, fait de points en contact, et infini, fait
d’unités sans contact, d’où s’ensuit un nombre de paradoxes sur le mouvement,
comme l’impossibilité qu’aurait une flèche à parcourir en un temps fini un
segment infini. La force de l’argument platonicien revient à montrer que tout
espace ne peut se penser que comme étant continu et discontinu, fait de points
et d’unités, le point et l’unité étant les deux faces d’une même entité, disons un
Espace idéel qui apparaît comme discontinu, suivant l’ordre (Contact, Lieu), et
continu, suivant l’ordre (Lieu, Contact). Cet Espace idéel est indifférent à être
continu ou discontinu, fait de points ou d’unités, mais permet de lier
dialectiquement ces deux déterminations : il n’y aura d’espace continu que s’il y a
des divisions discontinues, et inversement. C’est grâce à la position de l’Idée-
Espace, au-delà des deux points de vue et comme source de ces points de vue,
que l’image et la pensée d’un certain objet, ici l’espace, peuvent se correspondre
sans pour autant finir par s’identifier ou se confondre. C’est donc l’Idée-Espace
qui permet de résoudre les paradoxes de Zénon, en montrant, par exemple, qu’un
mouvement peut parcourir un espace fini même si l’on mesure cet espace par des
subdivisions infinies. L’Idée-Espace fonde ainsi une science du sensible, la
pensée de l’espace et sa perception n’étant que les deux aspects de cette Idée.
Nous poursuivons le texte sur la catégorie de quantité mobilisant la différence
entre l’égal et l’inégal :

(A) Il faut d’abord poser que le Grand et le Petit sont des Idées puisque
l’Un, ou les autres choses, ne peuvent être plus grands, ou plus petits, l’un
que l’autre par leur propre essence qui consiste à être Un ou être autre que
Un. Il y a l’Idée du Grand et l’Idée du Petit puisque ces deux Idées
s’opposent et se produisent dans les êtres. Or, si le Petit se produit dans
une chose, soit il serait « égal » au tout de cette chose, soit enveloppant ce
tout, donc plus « grand » que ce tout ; de même, si le Petit est dans une
partie, il devrait être soit dans l’intégralité de la partie et sera par suite
« égal », soit enveloppant cette intégralité et sera par suite plus « grand »
que la partie ; par suite, le Petit ne pouvant être plus grand ou égal ne peut
être dans les choses. De plus, si la Grandeur est dans un être, cet être serait
grand, mais relativement à aucun autre être plus petit puisque le Petit ne
peut pas exister. « L’Un qui est » et les autres choses ne peuvent donc pas
contenir le pouvoir de surpasser, ou d’être surpassés, et sont par suite
égaux par rapport à soi et par rapport à autre chose. (B) Mais en tant que
« l’Un qui est » est en lui-même, il est plus grand et plus petit que lui-
même ; de plus, en tant que « l’Un qui est » et les autres choses sont, ils
doivent être en quelque chose, et, vu qu’il n’y a que l’Un et les autres

74
choses, ils seront l’un dans l’autre, les autres choses dans l’Un et l’Un dans
les autres choses, et par suite plus grands et plus petits respectivement et
inversement. Il s’ensuit que « l’Un qui est » et les autres choses ont plus,
moins et autant d’unités de mesure par rapport à eux-mêmes et par rapport
l’un à l’autre. (149d-151b)

Cet argument aussi procède suivant un certain ordre : si l’on part de l’Idée du
Petit ou du Grand il est impossible que ces Idées soient dans la chose, donc que
la chose soit grande ou petite, elle est donc égale. Par contre, si l’on part du lieu
de la chose, elle sera en elle-même donc plus grande et plus petite qu’elle-même,
et dans les autres choses, ou les autres choses dans elle, donc plus grande et plus
petite qu’elles. Le couple mobilisé ici est celui de (Grandeur, Inclusion) : si l’on
commence par l’Idée du Grand ou du Petit, ils ne peuvent pas être dans les choses,
par contre si l’on commence par le lieu des choses, les choses étant les unes dans
les autres, on peut alors leur attribuer des grandeurs. Soit donc on commence par
la Grandeur et par suite on ne peut pas établir l’inclusion de la Grandeur dans les
choses, soit on commence par l’Inclusion des choses et par suite on ne peut pas
établir la grandeur dans les choses. La section (A) de l’argument va poser l’Égalité
à soi de toute chose par l’élimination de la possibilité que le Grand ou le Petit
soient dans une chose. Cette Égalité à soi ne veut pas dire que l’Égal est dans la
chose, ce qui nous reconduirait aux mêmes apories concernant le Petit ou le
Grand qui seraient dans la chose, mais bien une Égalité idéelle de la chose à soi,
Égalité qui se pose malgré les différentes grandeurs qui pourront qualifier une
chose lorsqu’on la considère extensivement, comme dans l’argument (B). Pour
l’ordre (Grandeur, Inclusion) la quantité de la chose apparaîtra par la suite
comme Égal à soi, par contre pour l’ordre (Inclusion, Grandeur) la quantité de
la chose apparaîtra comme plus petite ou plus grande, de soi et des autres. L’Idée-
Quantité est ainsi indifférente à être égale ou inégale, mais aussi elle articule
l’égalité et l’inégalité comme ses deux faces dialectiques : il n’y aura de mesures
variables que pour une chose que l’on considère être égale en elle-même, et si
l’on considère que toute chose est égale en elle-même elle présentera des mesures
inégales. Par exemple, dans les mesures fractales, la même côte maritime aura des
grandeurs variables suivant l’unité de mesure employée, cette côte pourra alors
faire 200 km ou 2000 km, tout en ayant une Égalité à soi idéelle. L’Idée-Quantité
est ce qui par suite permet d’articuler, sans les confondre, l’Égalité pensée et la
quantité mesurée. Seule une telle conception peut nous sortir des apories de la
mesure. Poursuivons maintenant avec les arguments portant sur le temps :

(A) « L’Un qui est » a part à l’Être et donc il participe au « est », « était »
et « sera », donc au temps qui passe, et par suite il devient plus vieux qu’il
n’est et plus jeune qu’il ne sera, il est en devenir. (B) Mais, s’il est en
devenir, il doit passer par le maintenant et, en tant que « l’Un est », il se
trouve alors dans le maintenant, et ne devient plus, mais « est » plus vieux
ou plus jeune ; « l’Un qui est » est indissociable du maintenant et par suite
a le même âge que le maintenant, et donc n’est ni plus jeune ni plus vieux

75
que soi ; il n’est pas en devenir, mais dans le maintenant. (C) D’un autre
côté, les autres choses (plusieurs) sont plus que l’Un et, par suite, plus
jeunes que l’Un étant donné que le petit nombre est antécédent au grand
nombre dans l’ordre d’apparition dans le temps. Mais aussi « l’Un qui est »
a des parties et par suite le commencement arrive en premier, suivi du
milieu puis de la fin, et par suite l’Un, comme Tout, n’arrive qu’en dernier
lieu, l’Un est donc plus jeune et les parties plus vieilles ; et encore, l’Un est
égal à toute chose en âge puisqu’il vient avec chaque partie étant donné
que chaque partie est « une » partie. « L’Un qui est » soit est plus jeune,
soit plus vieux que les autres choses, puisqu’en ajoutant la même quantité
de temps à l’un ou l’autre ils restent dans le même rapport de jeunesse et
de vieillesse et ne deviennent ni plus jeunes ni plus vieux l’un par rapport
à l’autre. Mais, relativement aux autres choses, si l’on ajoute le même
temps à l’Un et aux autres choses l’Un vieillirait moins que les autres
choses s’il était déjà plus vieux, et donc deviendrait relativement plus jeune
par rapport aux autres choses, et les autres choses plus vieilles ; et
inversement. « L’Un qui est » est donc plus jeune, plus vieux, d’âge égal,
par rapport à soi et par rapport aux autres choses ; mais aussi il est en
devenir et dans le maintenant. (151e-155c)

Le couple en question est (Être, Est). Si l’on commence par considérer que
l’Un fait partie de l’Être, on aboutit à l’Un en devenir (A) ; si l’on commence par
« l’Un est », il est dans le maintenant (B). Le maintenant et le devenir sont
l’inverse l’un de l’autre dans la mesure où ils résultent de l’inversion (Être, Est).
Nous noterons qu’il y a une différence entre le « est » du présent de l’Être et le
« est » du maintenant. Il y aurait donc un temps qui ne serait ni celui du devenir
ni celui du maintenant et qui permettrait de parler en ces termes opposés : c’est
l’Idée-Temps. La polyvocité de « l’Un qui est », se comprenant comme l’Un
prenant part à l’Être ou comme « l’Un est », repose sur le sens dans lequel on
saisit l’Idée-Temps, Idée qui se trouve avant le maintenant et le devenir, dans une
temporalité d’avant le temps, mais qui ouvre toutes les relations possibles du
temps. Par suite, le maintenant, qui semble fixe, et le devenir sont un couple
dialectique où l’on ne peut pas concevoir un maintenant sans expérimenter le
devenir, et inversement, tout devenir pose un maintenant en dehors du devenir.
L’Idée-Temps se manifeste ainsi suivant cette double temporalité. La deuxième
série d’arguments, qui commence en (C), puise dans cette double acception du
Temps, et montre que, du point de vue de sa constitution double, l’Un dans le
maintenant est plus vieux et plus jeune, de même les autres choses ; et l’Un en
devenir restant plus vieux/jeune ou devenant plus vieux/jeune que les autres
choses. Enfin, le dernier argument concluant l’argumentation sur le temps porte
sur l’existence :

« L’Un qui est » participe à l’Être et au temps, il « est », « était » et « sera »


donc il « a », « avait » et « aura » quelque chose à lui et qui vient de lui, donc
on peut en avoir une science, opinion et sensation et il peut avoir un nom

76
et une désignation – « l’Un qui est » est donc connaissable de même pour
les autres choses. (155c-e)

Le couple mis en jeu ici est (À lui, De lui). Si l’on commence par le nom qui
est à la chose, alors les diverses sensations que nous observons seront de la chose
qui porte ce nom ; inversement, si l’on commence par les sensations comme étant
à lui, alors la synthèse de ces sensations en une science sera dite de cette chose.
La science consistera dans la production d’une pensée de la chose en question,
alors que l’opinion se contentera de désignations au moyen de noms. L’Idée-
Existence, fonde ainsi la connaissance, tout être se présentant sous deux faces
indissociables, des sensations qui proviennent de lui / à lui, et des noms,
scientifiques ou indexicaux, qui sont à lui / de lui. L’Idée-Existence est
impassible, et se parcourt dans les deux sens, des sensations au nom et
inversement, et relie les opposés de la connaissance où il ne peut y avoir de
sensation sans science et, inversement, de science sans sensation, en ce qui
concerne les êtres sensibles. L’Existence est par suite une conséquence du
Temps, tout être sensible se trouvant dans le temps sera par suite aussi existant,
c’est-à-dire ayant à lui et de lui des sensations et des noms. La dernière catégorie
logique est celle de la substance :

(A) Si l’Un prend part à l’Être puis se défait de l’Être, il naît et périt. Mais
en tant qu’un et plusieurs, lorsqu’il naît comme un il périt comme
plusieurs, et lorsqu’il naît comme plusieurs, il périt comme un. Ce
processus de mort-naissance fait qu’en devenant un il se réunit alors qu’en
devenant plusieurs il se sépare ; de même, il est en devenir d’assimilation
et de désintégration ; de croissance, de diminution et d’égalisation. (155e-
156b) (B) Mais, si l’Un en devenir devait passer du mouvement au repos,
il doit changer. Or, dans un laps de temps, une chose ne peut être au repos
et en mouvement en même temps, donc l’Un ne change pas dans le temps
mais dans l’instant, entre le mouvement et le repos, puisque l’Un est en
même temps au repos et en mouvement. Dans l’instant, l’Un n’est donc
ni au repos, ni en mouvement, ni naissant, ni périssant, ni se rassemblant,
ni se dispersant, ni s’assimilant, ni se désintégrant, ni grandissant, ni
s’égalisant, ni diminuant. (156c-157b)

Comme le note Cornford,1 il s’agit là des différents genres d’altération :


combinaison et séparation, assimilation et dissimilation (altération qualitative),
augmentation et diminution (altération quantitative). Ces différents concepts
d’altération se fondent dans le double sens de « l’Un qui est », l’Un ayant une
constitution et ayant part au temps. Ce n’est que lorsqu’on pense ensemble la
Constitution-Temps qu’on peut penser les concepts de l’altération. Il n’y a pas là
une synthèse, mais plutôt une répétition à un autre niveau de la même Idée-
Ordre. Cette fois, si l’on commence par le couple ((Un, Plusieurs) ; Temps) ou

1 Ibid., p. 197.

77
(Temps ; (Un, Plusieurs)) on aboutit aux conséquences inverses qui sont
l’altération dans le temps et la fixité dans l’instant. En effet, soit on commence
par l’Un double qui a deux états et l’on montre comment il passe, dans le temps,
d’un état à l’autre (A) ; soit on commence par le passage d’un état à l’autre et l’on
montre alors comment il est Un et fixe dans le temps (B). Le passage du
mouvement au repos – ou de l’état01 à l’état02 – se fait instantanément dans
l’Un. On voit ici la structure du double portée à la vitesse infinie : c’est dans
l’instant, entité non temporelle, mais idéelle – le temps de la pensée –, que se fait
le passage d’un point de vue à l’autre : du mouvement au repos, de l’un au
multiple, du tout à la partie, etc. Le laps de temps, ou le « maintenant » qu’on a
rencontré plus haut, est une conséquence du devenir et du temps, alors que
l’instant apparaît par élimination des opposés qui occupent un laps de temps : s’il
y a transition entre deux états, et si on est simultanément dans l’état et dans l’autre,
alors le moment de la transition doit se faire en dehors du temps, il doit y avoir
cette chose étrange qu’on appelle instant. Le temps n’est donc pas une série
d’instants, mais au contraire, il est une étendue, un laps, un maintenant, dont
l’instant n’est que l’inverse ; de même que l’espace se présentait comme un
continuum qui avait pour inverse l’unité discrète. Si l’altération est le passage de
la Constitution de l’Un dans le Temps, l’instant serait le passage du Temps dans
la Constitution double de l’Un. L’altération et la fixité de l’Un n’étant qu’un
couple d’opposés dialectiquement reliés : on ne peut penser ou observer
l’altération d’un être sensible qu’en posant sa fixité dans l’instant, et inversement,
il n’y a de fixité pour un être sensible que sur fond d’altération. L’Idée-Substance
s’avère être donc indifférente à être en altération ou dans la fixité, fixité et
altération étant ses deux manifestations ; autrement, on ne peut penser le
changement que sur fond de fixité et la fixité ne se dit que de ce qui change.

La Pluralité qui est :


C’est en rendant compte du changement que se clôt la dialectique de « l’Un
qui est ». Il s’agira par la suite de considérer, comme l’exercice dialectique l’exige,
la thèse complémentaire, « la Pluralité est » au lieu de « l’Un est » :

(A) Il s’agit ici de considérer comment les autres choses sont affectées par
le fait que l’Un est. Il faut comprendre ici autre comme ce qui a des parties,
puisque si cet autre n’a pas de parties il ne sera pas autre, mais Un. Or, la
partie ne peut pas simplement faire partie de la pluralité puisqu’alors elle
devrait être partie d’elle-même et de toutes les autres parties puisque la
pluralité est constituée de cette partie et des autres parties. Inversement, si
la partie n’était pas incluse dans l’une des autres parties (elle-même ou une
autre) alors elle ne ferait pas partie de chacune des parties et donc elle ne
pourrait pas faire partie de la pluralité. Si « la Pluralité est » (au lieu de
« l’Un qui est », ou des non-un qui sont) alors les parties de cette pluralité
ne peuvent pas en faire partie, et l’on est forcé de poser « une réalité idéale et
une, d’un objet un, que nous appelons « tout » ; c’est à partir de la totalité multiple

78
entière que son unité parfaite est réalisée »1. Le Tout de la pluralité et les parties
de la pluralité participent donc à l’Un idéal, ou qu’on nomme aussi l’Un
particulier. (B) Inversement, les parties qui ont part à l’Un ne sont pas l’Un
et par suite sont soit plusieurs soit rien ; toute partie donc, tant qu’elle est
encore en train de recevoir l’Un, est infinie pluralité, elle est illimitée ; mais,
dès qu’elle prend part à l’Un, l’illimitation devient limitation réciproque
entre parties et entre la partie et le Tout. Les autres choses sont donc
limitées dans leur rapport à l’Un et illimitées en elles-mêmes. Or, en tant
qu’illimitées les parties sont semblables, de même en tant que limitées,
mais elles sont dissemblables lorsqu’on considère qu’elles possèdent les
deux affections prises ensembles – de même pour les autres oppositions
comme l’identique et le différent, le mouvement et le repos. (157b-158b)

L’Un particulier, ou idéal, apparaît dans l’élimination de la possibilité qu’aurait


une partie d’appartenir à la pluralité ou à d’autres parties. Par suite, l’Un
particulier est le complément de la pluralité illimité, cette pluralité n’étant
pensable que sur fond d’une unité qui n’est pas une en fait. Cette unité purement
pensée, et son autre dialectique, la pluralité pure, sont la première manifestation
de l’Idée-Multiplicité. Cette Idée-Multiplicité s’oppose à l’Idée-Consistance dans
la mesure où le couple (Pluralité-Un particulier) est l’inverse du couple (Un,
plusieurs). Il reste qu’il faut souligner ici, que la pluralité-un-particulier ne forme
pas un couple dialectique à proprement dit, puisqu’ils sont unis, l’un étant l’autre,
l’un accompagnant toujours l’autre sans pour autant être opposé à l’autre. Cette
pluralité pure pourra recevoir l’Un et passer de son état d’illimitation à la
limitation, devenir de pluralité un plusieurs, mais son véritable opposé dialectique
est l’Indéfini, comme le montre la suite du texte :

Si l’Un est absolument, c’est-à-dire l’Un est à part des autres choses, il n’y
aurait aucun rapport entre l’Un et les autres choses puisqu’il n’existe que
l’Un et les autres choses et, en cela, aucun terme tiers ne pourrait établir le
rapport. Par suite, les autres choses ne pourraient être ni Tout, ni parties,
ni plusieurs, puisque dans tous ces cas il faut participer à l’Un. De même,
les autres choses ne pourraient être ni semblables ni dissemblables à l’Un,
ou entre elles, puisqu’elles auraient part à une détermination, sachant que
la détermination est « une » détermination. Par conséquent, les autres
choses ne peuvent avoir part à aucune détermination, donc elles ne sont
ni en mouvement, ni au repos, ni grandes, ni petites, ni égales, etc. (158b-c)

L’autre que l’Un se prend en deux sens : soit comme pluralité pure, ce qui
conduit à la Multiplicité, soit comme l’absolument autre que l’Un. Comme on a
vu, la première acception de « autre » donne la complémentaire (Pluralité-Un

1 PLATON, Platon, op. cit., p. 241; Le Parménide (157d). Nous noterons que la traduction de Brisson
(op. cit) et la traduction anglaise de Ryan & Gill (Plato, 1997) ne mentionnent pas « idéale » mais
« espèce particulière ».

79
particulier), alors que la seconde acception donne l’autre complémentaire (Un
absolu-Indéfini). Le couplage dialectique se fera alors entre ces deux notions,
(Pluralité-Un particulier, Un absolu-Indéfini), développant en cela les deux faces
de l’Idée-Multiplicité : on ne peut penser une multiplicité pure que comme
idéalement une et donc cette pensée est indéfinie, inversement, il n’y a d’indéfini
que d’une multiplicité sans Un, et ayant par suite une sorte de définition idéale.

L’Idée-Négatif : la genèse de l’apparence

L’exercice dialectique revient maintenant à poser l’hypothèse contraire, à


savoir « l’Un n’est pas », et cela pour l’un et pour le plusieurs.

B. L’Un n’est pas

L’un n’est pas :


L’argument se divise, à nouveau, entre deux acceptions concernant « l’Un
n’est pas », qu’il faut prendre soit par la pensée soit du point de vue de son
existence, donc en compréhension et en extension. Lorsqu’on saisit « l’Un n’est
pas » par la pensée, cette expression doit pouvoir néanmoins signifier quelque
chose sinon on ne pourrait même pas en parler. Par suite, on peut avoir une
science de cet « Un n’est pas », et cette science se décline comme suit :

(A) L’Un a part à l’altérité puisqu’il est autre que les choses qui sont. L’Un
a part à « ceci » puisqu’on parle de « cet Un qui n’est pas », et de « celui-
là », « relatif à ceci », « quelque chose », et « ceux-ci », etc. L’Un n’a pas part
à l’Être, mais il a part à tout genre de relations. En tant que l’Un est
différent des choses alors les choses sont dissemblables de l’Un et l’Un des
choses, mais en tant que l’Un est dissemblable des choses alors il ne peut
être dissemblable de soi sinon il ne serait plus l’Un, et les choses ne seraient
plus dissemblables de lui, mais d’autres choses. L’Un ne pourrait être égal
aux choses existantes sinon il existerait, ou leur serait semblable, il est donc
inégal aux autres choses, et, en tant qu’inégal, il prend part au Grand et au
Petit ; or étant donné que le Grand et le Petit doivent être distants l’un de
l’autre, il faut que l’Un prenne part aussi à l’Égal s’il veut garder le Grand
et le Petit distants en lui. (B) S’il est vrai que « l’Un n’est pas » alors il faut
aussi que cet Un prenne part à l’Être puisque le vrai se dit de ce qui est.
En effet, si l’Un n’était pas « l’Un qui n’est pas » il lâcherait la
détermination de « n’être pas » et serait « l’Un qui est » ; inversement, les
choses qui sont devraient prendre part au Non-Être puisqu’elles ne sont
pas « l’Un qui n’est pas ». Vu que « l’Un qui n’est pas » prend part à l’Être
et au Non-Être, il passe d’une condition à une autre, c’est-à-dire qu’il
change, il est en mouvement, mais un mouvement qui se fait hors lieu,
puisque l’Un n’a pas de place parmi les choses, donc un mouvement qui

80
n’est ni un mouvement de rotation, ni de déplacement ; mais aussi un
mouvement qui n’est pas un mouvement d’altération, puisque l’Un
cesserait d’être l’Un, et par suite l’Un n’est pas en mouvement, et donc est
immobile. Dans la mesure où l’Un rentre en mouvement et sort du
mouvement il s’altère, et dans la mesure où il reste immobile il ne s’altère
pas, or lorsqu’il s’altère il naît et périt, et lorsqu’il ne s’altère pas ni il naît
ni il périt. (160b-163b)

Les deux faces de l’argument résultent de la possibilité de considérer l’Un à


part du non-être tout en étant en relation au non-être, dans ce cas on saisit l’Un
par la pensée et on lui attribue le non-être (A); ou de la possibilité de saisir toute
la phrase « l’Un n’est pas » comme une seule entité signifiante (B). Dans le
premier cas on saisit l’Un par la pensée comme autre que l’Être, et par suite on
peut le comparer aux choses qui sont, ce qui permet d’établir tout genre de
relations entre cet Un et les choses qui sont. On voit ici que cet Un tient son être
minimal du fait qu’il est saisi comme pur objet de pensée. Par contre, si l’on prend
la proposition « l’Un n’est-pas » comme tout, alors il faut traduire cette
proposition par « l’Un est autre que l’Être ». L’être est ici implicite, il est ce qui
permet de lier ensemble l’Un et son attribut, le « n’est pas ». Lorsqu’on dit qu’une
« chose n’est pas », la pensée peut ainsi considérer cette chose comme s’opposant
aux autres qui sont, c’est-à-dire comme étant autre que ce qui est. Suivant que l’on
mette l’accent sur « être », comme étant un quelque chose, l’entité, ou « être »,
comme copule opérant dans une proposition, on aura les deux faces du Négatif,
suivant le couple (Être-étant ; Être-copule). La relation dialectique des opposés
peut alors s’exprimer par : il ne peut y avoir de non-être que si l’on pose des
êtres ; il n’y a pas d’êtres que si l’on pose leur différence avec le non-être ; et
inversement. L’autre sens de « l’Un n’est pas » est que cet Un est absolument
inexistant. L’argument se présente alors comme suit :

L’Un donc ni ne naît ni ne périt, puisque naître c’est prendre part à l’Être
alors que périr c’est quitter l’Être. L’Un ne s’altère pas puisque s’il s’altérait
il connaîtrait naissance ou mort ; ne s’altérant pas il n’est pas en
mouvement, et n’étant en aucun lieu il n’est pas au repos. L’Un n’a
aucunement part à quoi que ce soit sinon il aurait part à l’Être, donc il n’a
part ni au Grand, ni au Petit, ni à l’Égal, ni au semblable, ni au dissemblable
à l’égard de soi ou des autres choses. Rien ne peut appartenir à l’Un ni
venir de lui, donc il ne peut ni être « ceci », « telle chose », « de ceci »,
« d’autre chose », « à autre chose », « jadis », « après », ou « maintenant ».
On ne peut avoir de lui par suite aucune science, opinion, sensation et il
ne peut avoir aucune désignation ou nom, ni aucune autre détermination.
(163b-164b)

« L’Un n’est pas », pris comme non-être absolu, rejoint « l’Un est l’Un » du
point de vue de ses déterminations : il est sans aucune détermination et
absolument inconnaissable. Mais, il y a une différence dans le mouvement

81
dialectique qui fait que ces deux Un ne sont pas exactement le même. On avait
vu que la première dialectique pose l’être du Problématique en montrant
comment la tautologie passe dans le néant, c’est-à-dire comment on va de « l’Un
est l’Un » à « cet Un est absolument sans extension et inconnaissable ». Par
contre, le mouvement dialectique que nous sommes en train de considéré
commence par la séparation absolue entre l’Un et l’Être, et montre qu’un être qui
serait affecté d’une telle séparation ne pourrait absolument ni exister ni être
connu : on conclut donc que l’Un qui est à part de l’Être n’est pas, on conclut
par la tautologie négative. De la tautologie au néant apparaît l’Idée positive, l’être
du Problématique ; du néant à la tautologie négative disparaît l’Idée
problématique dans une sorte de Rien absolu qui impose alors le silence. Le
silence est l’inverse de l’Idée en tant que telle. On a par suite le couple (Être
Absolu ; Néant Absolu), mais ce couple n’opère pas sous l’Idée-Ordre puisque
ces deux faces ne sont pas celle de la même Idée, mais bien deux dimensions
opposées et non unifiées. Par suite, même si le chemin qui mène vers la plaine
des vérités, le Problématique, se compose des mêmes éléments que celui qui
mène au Tartare, le Néant absolu, il reste que ce chemin, parcouru dans un sens
ou dans l’autre, n’unifie pas ces deux directions : si l’on commence par le Néant,
on reste dans le Néant et donc aucun mouvement n’a lieu, par contre, si l’on
commence par la Tautologie, on passe dans le Néant et par ce mouvement on
s’ouvre sur le Problématique. Comme on avait vu, l’Absolu ne serait pas ainsi le
passage de l’Être dans le Néant, mais bien ce qui se révèle dans ce passage, le
Problématique1.

Les non-un ne sont pas :


Il faut maintenant étudier la position complémentaire, ce qui se passe avec ce
qui est autre que l’Un si l’Un n’est pas. L’argument se décline encore suivant un
argument pour la pensée, donc en compréhension, et un autre pour l’existence,
donc en extension : soit on saisit « l’Un n’est pas » par la pensée et l’on considère
ce qu’il en est pour les non-un, soit on considère que l’Un n’existe absolument
pas et l’on voit les conséquences touchant les non-un. Le premier argument se
résume comme suit :

(A) Si l'on pose que « l’Un n’est pas » en pensée, alors les non-un, ou les
autres que l’Un, pour pouvoir être autres, devront différer de l’Un. Or, si
« l’Un n’est pas », alors ils ne pourront pas être différents de cet Un et, par
suite, ils devraient différer en eux-mêmes et les uns par rapport aux autres.
La conséquence de cette position est le déploiement d’un monde
d’apparences. (B) Apparence d’unité : c’est donc par groupe de plusieurs que

1 Pour Hegel, l’Absolu consiste dans le passage de l’Être dans le Néant, alors que pour Platon ce
passage n’est que ce qui ouvre vers l’Absolu véritable, le Problématique. Au fond, dans l’ouverture
de la Logique, Hegel semble omettre le « nom de l’Être » qui lui permet de développer sa
démonstration.

82
les autres choses apparaîtraient, et la masse qu’ils formeraient ne serait
qu’une illusion puisqu’il n’y a pas d’Un ; de même pour les parties qui
s’émietteraient en parties plus petites, comme dans un rêve. Apparence de
pluralité : leur nombre, pair ou impair, serait aussi une apparence puisqu’il
n’y a pas d’Un et donc pas d’unité pour constituer un nombre. Apparence
de quantité : de plus, la partie semble une puis s’avère plusieurs, donc passe
du petit au grand et dans ce passage elle doit passer par un fantôme
d’égalité puisqu’on ne va du petit au grand qu’en passant par l’égal.
Apparence de limitation : mais aussi, cette masse semblerait avoir une limite
et ne pas en avoir, puisque dès qu’on s’approcherait de la limite elle se
dédoublerait en une autre limite, de même pour le milieu, et de chaque
point à l’infini. Apparence de qualité : les autres choses seraient aussi
semblables et dissemblables à l’égard d’elles-mêmes et des autres puisque,
de loin, elles sembleraient prendre part à l’unité, mais, de près, cette unité
se dissout comme dans les peintures en trompe-l’œil. Apparence d’affections :
de même, naître et périr, se mouvoir et rester au repos, être identiques et
différentes, contigües et à part, et de toutes sortes d’affections les masses
auraient l’apparence, s’il n’y a pas d’Un mais du Plusieurs. (164b-165e)

Cette section traite de l’Idée-Apparence. Cette Idée est fondée dans « l’Un qui
n’est pas » en tant que saisi en par la pensée. Cela veut dire qu’en commençant
par la pluralité on a l’illusion de l’Un. L’illusion elle-même est un type d’unité qui
se fait dans l’oubli. En effet, pour pouvoir avoir une illusion, il faut que les choses
soient différentes les unes des autres. C’est la réciprocité de la différence qui pose
l’illusion. Le paradoxe de l’illusion est qu’elle est quelque chose, donc une, mais
juste le temps de remarquer qu’elle est autre. Si l’on commence par poser la
pluralité sans Un, on s’imagine, on anticipe une masse, mais dès qu’on
s’approche, on se souvient qu’il n’y a pas d’Un, donc pas de limite, de stabilité,
de détermination fixe, etc. Toutes les déterminations de l’Un sont récupérées le
temps d’une disparition. On notera ici que l’Idée-Apparence n’est pas l’Idée-
Multiplicité. En effet, l’Idée-Multiplicité se pose lorsqu’on considère l’hypothèse
des autres que « l’Un qui est », alors que l’Apparence se pose lorsqu’on considère
l’hypothèse des autres que « l’Un qui n’est pas ». La Multiplicité fait encore partie
de l’ontologie de l’Être, elle se présente même comme matière du plusieurs dans
la mesure où en recevant l’Un elle devient plusieurs, alors que l’Illusion fait partie
d’une ontologie du non-être, domaine des chimères qui diffèrent avec soi et qui
ne peuvent en cela recevoir de définition. Quant à l’argument qui oppose les non-
un à l’Un comme absolument inexistant, il se résume comme suit :

S’il n’y a absolument pas d’Un, alors les autres choses ne pourraient pas
être une ni plusieurs puisqu’il n’y aurait aucune unité pour former un
plusieurs. S’il n’y a absolument pas d’Un il n’y aura aucune réalité, opinion,
apparence ni aucun fantôme que les autres choses soient une ou plusieurs,
et par suite, aucune des affections, comme l’identique, le différent, le
contigu, le semblable, le dissemblable, le grand, le petit, l’égal, etc., ne peut

83
être dans les autres choses ni en apparence ni en réalité. En bref, si l’Un
n’est pas absolument, alors rien n’est. (165e-166c)

Si l’Un n’existe pas absolument, et non pas l’Un a une existence minimale
pensée comme dans l’argument précédent, alors les non-un ne pourraient pas
exister. On notera ici la différence entre ce néant des autres que l’Un et le néant
de l’Un qui absolument n’est pas. Dans l’argument précédent, c’est le néant
tautologique qui apparaît, alors qu’ici apparaît la nécessité de l’Un, l’impossibilité
de penser ou d’exister sans l’Un, même pour les choses autres que l’Un. Le Rien
n’est donc pas le Néant, ni le Problématique : le Rien se dit des autres choses
lorsque l’Un n’est absolument pas, le Néant se dit de l’Un lui-même qui n’existe
pas absolument, et le Problématique est ce qui se manifeste dans le passage de
l’Être dans le Néant. L’Idée-Apparence est donc indifférente à être une illusion
en compréhension et un rien en extension. Il reste que ce couple n’est pas un
couple dialectique, l’Apparence n’unifiant pas ces deux faces, mais posant un
passage abrupt de l’un dans l’autre : lorsqu’on réalise qu’on a affaire à une illusion
on considère alors la chose comme un rien se tenant là, et l’on peut avoir
l’illusion qu’un rien est quelque chose, mais il reste que l’illusion n’est pas la
compréhension véritable du rien, ou le rien l’extension de l’illusion, comme c’était
le cas pour les autres couples dialectiques de l’Idée-Ordre. Sur ce se clôt
l’ontologie du Parménide.

L’Élément-Distinction : la genèse du vrai

Dans le Sophiste, l’argument sur le faux est dédoublé et porte sur l’image et le
faux discours. On retrouve donc ici, à un autre niveau, la bipartition parménidienne
entre le dicible et le visible, l’argument étant pris donc en compréhension et en
extension :

« Théétète : Que pourrions-nous dire, en vérité qu’est un simulacre, sinon,


Étranger, une chose distincte de la chose véritable, pareille à celle-ci, ayant
été faite à sa semblance ? […] L’Étranger : Ainsi, ce que nous disons être
réellement une image, un semblant, c’est ce qui sans être réellement non
existant, n’existe pas cependant ? Théétète : Il se peut fort bien qu’un tel
entrelacement soit celui dont le Non-être s’entrelace à l’Être, et cela d’une
façon tout à fait déroutante ! […] L’Étranger : Mais, d’autre part, un faux
jugement, sera-t-il celui qui juge contrairement à la réalité ? Ou comment
nous exprimerons-nous ? Théétète : Contrairement à la réalité ! L’Étranger :
Alors tu dis que le jugement faux consiste à être un jugement qui porte sur
les choses qui n’existent pas ? Théétète : Forcement ! »1

1 PLATON, Platon, op. cit., pp. 292-293; Le Sophiste (240a-e).

84
sans Limite

sans Figure
Tout-Partie sans Lieu

sans
Mouvement
Un
sans Qualité

Identité- sans Quantité


Différence sans Temps

sans
Connaissance

Limité /
Partie / Tout Illimité
Pour l’Un
Externe / Contour /
Continu- Milieu Figure
Nombre En soi /
Partie / Tout En un autre

En soi / Repos /
En un autre Mouvement

Nom / Semblable /
Être-Un Affection Dissemblable

Lieu / Continu /
Nombre Discret

Est Egalité
Idée / négative /
Identité- Inclusion Petit-Grand
Différence
Devenir /
Être / Est Maintenant

Désignation /
A lui / De lui Science

Constant / Altération /
Devenir Instant
L’Un
Altérité /
Autre Un Absolu Indéterminé

Pour l’Autre 10 x
Pluriel / Option01 /
Être / Autre Particulier Option 02

non-Un Néant de l’Un Silence

Pour l’Un 10 x
Être / non- Option01 /
Un Mot/Phrase Option02
N’est pas
Néant des
non-Autre Autres Rien
Pour l’Autre non-Un / Existence/ 10 x
Autre Pensée Apparences

Tableau récapitulatif de la dialectique de l’Un dans le Parménide

85
Si l’on montre une image au sophiste, et qu’on lui dit qu’elle est autre que
l’original, le sophiste ferait semblant de ne rien voir et de ne rien entendre puisque
« autre que le réel » veut dire « n’existe pas », d’après l’enseignement de
Parménide. Pour résoudre ce problème, Platon va développer la dialectique des
genres ultimes. Cette dialectique s’ouvre sur la considération des deux opposés,
mouvement et repos, qui devraient saturer le réel. En d’autres termes, si l’on se
demande ce qu’est l’Être, on peut répondre qu’un être est, soit en mouvement,
soit en repos. Nous pensons que n’importe quel couple d’opposés peut
remplacer le couple mouvement – repos. On peut dire par exemple que le réel
est fait de matière et d’esprit, du corps et de l’âme, du dicible et du visible, etc. Si
l’on maintient que l’Être se limite aux opposés, on a la contradiction suivante : si
lorsque nous disons que « le mouvement est » nous entendons qu’il est identique
à l’Être, alors en disant que « le repos est » il devrait aussi être identique à l’Être,
et par suite, le repos et le mouvement serait identiques puisque tous deux sont
identiques à l’Être, d’où la contradiction. Il faut donc poser l’Être comme ce qui
est différent du repos et du mouvement, tout en se disant du mouvement et du
repos. Or, le problème n’est pas pour autant résolu si l’on pose l’Être comme un
troisième genre. En effet, une chose est soit en mouvement soit en repos, puisque
si une chose n’est pas en mouvement, elle est en repos et vice versa :

« L’Étranger : Car si telle chose n’est pas en mouvement, comment n’est-


elle pas au repos ? Ou bien comment ce qui n’est aucunement au repos,
n’est-il pas, au rebours en mouvement ? Or, voici que l’être vient de se
manifester à nous comme étant en dehors de l’un et de l’autre. Mais cela
est-il donc possible ? Théétète : Non, c’est tout ce qu’il y a de plus
impossible !»1

Pour résoudre le problème de la confusion qu’introduit ce troisième genre,


qui ne devrait pas exister puisqu’il n’apparaît dans aucune des alternatives qui
semblent pourtant saturer tout l’apparaître, Platon va introduire la métaphore de
la grammaire : il y a des lettres qui s’associent à d’autres, les voyelles, et des lettres
qui ne s’associent pas à d’autres, les consonnes. De même, il faut montrer
qu’entre les genres il y a des genres qui s’associent à d’autres et d’autres qui ne
s’associent pas. La dialectique serait cette grammaire des genres :

« L’Étranger : Mais quoi ? Puisque nous sommes tombés d’accord que les
genres, eux aussi, comportent de la même façon un mutuel mélange, n’est-
il pas forcé que celui qui voudra voir correctement lesquels, parmi les
genres, sont concertants et avec lesquels, lesquels ne s’acceptent pas l’un
l’autre ; n’est-il pas forcé que celui-là s’accompagne d’une certaine
connaissance dans la route qui suit à travers ses propos ? Et, comme de
juste, en supposant qu’il y a certains genres qui, circulant à travers la totalité
des autres, servent de trait d’union pour donner à ceci une possibilité de

1 Ibid., p. 209 ; Le Sophiste (250d).

86
se mêler, et en supposant inversement, dans le cas où les genres se
séparent, qu’ils sont par ailleurs, à travers des ensembles entiers, des causes
de cette séparation […] Diviser selon les genres et ne point juger la même
une nature qui est autre, ni une autre celle qui est la même, n’affirmerons-
nous pas que cela est du ressort de la connaissance dialectique ? »1

Du point de vue dialectique, l’Être peut se mêler au mouvement et au repos


puisque mouvement et repos existent, mais le mouvement et le repos ne peuvent
pas se mêler l’un à l’autre. Il faut maintenant voir quels sont les genres qui se
mêlent à quelques-uns des genres et lesquels sont les causes de la division entre
les genres. La réflexion doit alors porter sur le Même et l’Autre. L’argument sur
le Même et l’Autre, en rapport aux trois autres genres, peut se résumer comme
suit :

Le Même et l’Autre ne peuvent pas être identique au Mouvement ou au


Repos parce qu’ils se disent du mouvement et du repos. Donc, si le
Mouvement et le Repos étaient identiques au Même ou à l’Autre, ils
seraient identiques entre eux, ce qui est une contradiction. En effet, on dit
que « le mouvement est le même que lui-même est autre que l’être et le
repos ». Si le mouvement était « le Même » alors il serait le repos.
Le Même et l’Être ne peuvent pas être identiques puisque si l’Être et le
Même n’ont pas un sens différent, en disant que le mouvement et le repos
sont tous les deux, nous dirions par-là qu’ils sont le même.
L’Autre ne peut pas être identique à l’Être puisque, lorsqu’on dira qu’un
être est, il sera autre, et cela en lui-même et non relativement à quelque
chose d’autre, ce qui contredit le concept d’être autre2.

C’est ainsi qu’on obtient les trois genres supérieurs et les deux opposés. L’Être
s’entrelace à tous les genres et s’en distingue, pareillement pour le Même et
l’Autre, mais aussi les trois genres supérieurs se disent de tous les opposés, mais
aussi s’en distinguent. La phrase fausse, conclut Platon, n’est pas inexistante, mais
autre que l’Être, de même pour les images dans le miroir qui sont autres que
l’Être tout en étant en quelque sorte. La dialectique est arrivée à isoler l’Idée
comme ce qui doit être, une exigence de la pensée, pour pouvoir échapper à la
contradiction. S’il n’y a pas une Idée-Être alors la parole ne sera plus possible
puisqu’en disant « le mouvement est » on signifierait « le repos est » et vice versa.
C’est cette confusion en aval qui pose la distinction en amont. Il faut qu’il y ait des
Idées sinon le monde s’effondre. Et ce n’est qu’une fois qu’on pose l’Idée, en
creux, que le problème du faux est résolu. En quelque sorte, c’est la figure de
marbre qui sauve la vie organique3. Dans le cours du 20/12/83-1, Deleuze

1 Ibid., pp. 313-314 ; Le Sophiste (253b-d).


2 Ibid., pp. 310-322 ; Le Sophiste (251a-258b).
3 « A commencer par l’image du père, le père de pierre qui est saisi dans le marbre. Le père de
Platon, c’était Parménide, lui aussi était saisi dans le marbre car il avait dit : « l’être est, le non-être

87
expose les paramètres de l’Idée platonicienne en distinguant l’Idée de la copie.
L’Idée est ce qui n’est que ce qu’il est. Par exemple, « Pierre est petit », mais il est
grand par rapport à la fourmille. Pierre est toujours autre chose que ce qu’il est.
Par contre, l’Idée de « Petit » est un petit qui est petit à tout égard, et dans tous
les cas, et non relativement à autre chose. Il y aura donc autant d’Idées que de
choses qui ne peuvent être que ce qu’elles sont. L’Idée de Cube par exemple est
le cube à six faces qu’on perçoit avec l’intellect et qui n’est que « cube ». Par
contre, la copie, ou l’icône, présentent l’Idée en tant qu’elle apparaît dans notre
monde, pour notre sensibilité – le cube n’est pas uniquement ce qu’il est, mais il
est « cube en bois », c’est-à-dire qu’il est ceci et cela. Deleuze dit que le « cube en
bois » présente des perspectives. Le fait que le cube soit en bois est une
perspective, mais aussi le fait qu’on ne le voit que par profils et qu’on ne voit
jamais les six faces en même temps. Ce qu’il faut donc distinguer c’est l’Idée et
l’image, ce qui n’est que soi-même de ce qui est toujours relatif à un autre1, et
cette distinction doit se faire en vue du vrai :

« Une forme est une forme en tant qu’elle est affectée, non pas en tant
qu’elle se confond avec les autres ou en tant qu’elle est présente partout et
toujours, mais en tant qu’elle est affectée d’une universalité et d’une
nécessité de droit, c’est-à-dire que les jugements que je porte sur elle sont
eux, universels et nécessaires. Donc Universel et nécessaire comme
qualificatifs de la forme ou du vrai concernent l’opération du jugement qui
affirme quelque chose de la forme […] Le faux n’a pas de forme, par
définition il n’a pas de forme, si vous avez compris ce que veut dire forme,
le faux n’a pas de forme, c’est évident, et précisément parce qu’il n’a pas
de forme, les jugements que je porte sur lui sont privés de toute
universalité et nécessité de droit. »2

Comme le souligne Deleuze, l’Idée est ce qui peut faire l’objet d’un jugement
universel et nécessaire alors que le faux ne peut pas faire l’objet d’un jugement
universel et nécessaire. En d’autres termes, le cube idéel peut être l’objet de

n’est pas » ». Ces Idées, pourquoi c’est des formes supra organiques ? Ce n’est pas difficile vous
savez ce que Platon appelle une Idée, c’est passionnant, pas difficile, le monde vrai c’est quelque
chose, quoique ce soit, qui n’est que ce qu’il est - une chose qui n’est que ce qu’elle est, c’est ça une
idée, c’est ça l’Idée. » G. DELEUZE, « La voix de Gilles Deleuze : 20/12/1983-1 », 20 décembre
1983, http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=274, consulté le 13 juin 2013.
1 Hegel fait les remarques suivantes sur le concept chez Platon : « L’effort de Platon fut alors de
donner une détermination à cet universel. Le premier point est de voir que le sensible, l’étant
immédiat, les choses qui nous apparaissent ne sont rien de vrai, parce qu’elles changent, qu’elles
sont déterminées par un autre, non par elles-mêmes. C’est là un aspect principal dont part souvent
Platon. Le sensible, le limité, le fini est ce qui n’est qu’en rapport à un autre, qui est seulement
relatif ; ce n’est rien de vrai au sens objectif, quoique nous en ayons des représentations tout à fait
vraies. Il n’est pas vrai en lui-même, il est seulement relatif, il est aussi bien lui-même que l’autre. »
G.W.F. HEGEL, Leçons sur Platon : 1825-1826, Paris, Aubier, 1976, trad. J.-L. Vieillard-Baron, p. 91.
2 G. DELEUZE, « La voix de Gilles Deleuze : 08/11/1983-1 », 11 août 1983, , http://www2.univ-
paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=260, consulté le 13 juin 2013.

88
jugements universels et nécessaires (le cube est une figure qui a six faces, etc.)
alors que le cube en bois n’est l’objet que de jugements relativement vrais : le
cube peut être détruit demain, ou couper en deux parallélépipèdes.
Dans ce même cours du 08/11/83, Deleuze enseigne que le vrai consiste dans
la distinction de l’Idée et de l’image alors que le faux est la confusion de l’Idée et
de l’image. L’essence, ou l’Idée, n’est donc pas elle-même le vrai, ni l’image n’est
le faux, mais le vrai consiste à distinguer le réel et l’imaginaire alors que le faux
revient à confondre l’imaginaire avec le réel. L’image se trouve à la croisée du réel
et de l’imaginaire : réelle, en tant qu’elle représente une Idée, imaginaire, en tant
qu’elle est une modification de mon corps ou de mon âme, explique Deleuze.
Notre monde est fait d’apparences, c’est-à-dire non pas de ce qui n’est pas réel,
mais de ce qui n’est pas vrai, c’est-à-dire qu’il est fait du mélange du réel et de
l’imaginaire. D’après cette lecture, on voit donc que le vrai consiste dans la
distinction entre l’imaginaire et le réel, c’est-à-dire entre ce qui dans l’image
représente quelque chose et ce qui dans l’image ne relève que de la modification
de mon corps et de mon âme. Par contre, le faux consiste dans la confusion de
l’imaginaire et du réel, c’est-à-dire qu’il revient à prendre la modification du corps,
ou de l’âme, comme représentant une Idée.
La résolution du problème du faux revient par suite à poser que le réel est
l’Idée et que le faux revient à « dire quelque chose d’autre que le réel », et donc
quelque chose qui ne se rapporte pas à l’Idée, mais à la copie de l’Idée. En d’autres
termes, le « dire faux » existe parce qu’il est autre qu’une image et non autre du
réel, mais aussi parce qu’il dit le mélange au lieu de la pureté de l’Idée. Si je dis
« le cube est rouge » alors que le cube est bleu, l’image-proposition « le cube est
rouge » est autre que l’image visuelle sensible « le cube est bleu », mais elle n’est
pas inexistante parce qu’elle entrelace l’Idée du cube et l’Idée du rouge. Nous
remarquerons que, d’après cette lecture, toutes les phrases se rapportant aux états
de choses sont fausses, ou ne sont que des représentations vraies, mais non objectivement
vraies, puisque tout état de choses est dans le domaine de l’Autre. En disant « le
cube est rouge », on peut viser le « cube en bois », mais aussi demain on pourrait
peindre le cube en bleu, etc. Le genre de l’Autre opère donc entre images, mais
aussi entre genres. Comme on a vu, l’Être est autre que le Même et l’Autre, mais
aussi la phrase « le cube est rouge » est autre qu’un état de choses, sachant que la
phrase et l’état de choses ont de la réalité sans pour autant être la vérité. Le réel
est par suite un domaine qui est plus large que le domaine du vrai puisque le réel
inclut les Idées et les apparences alors que le vrai se limite aux Idées.
C’est dans ce sens qu’une chose peut être sans être en repos ni en mouvement,
puisque le mouvement et le repos sont du domaine de l’Autre. Comme on l’a vu
dans Le Parménide, le mouvement consiste à être dans autre chose, et le repos à
être en soi, c’est-à-dire à être affecté par l’Autre. C’est dans ce sens qu’Être n’est
pas l’ensemble du mouvement et du repos, leur Tout, mais l’Idée qui est
indifférente à être ceci ou cela, c’est-à-dire être en soi, ou être en autre chose. Si
Le Parménide peut se comprendre comme une genèse du monde sensible-
imaginaire, de l’opinion, et la position du rapport entre l’Idée et son apparaître,
Le Sophiste propose, dans les sections que nous avons relevées, une théorie de la

89
vérité. Cette théorie du vrai sauve le discours universel et nécessaire en lui
donnant l’Idée comme objet. Le discours vrai sera celui qui dit l’Idée et non
l’image, l’Idée comme distincte de l’image. Or, comme on a vu, cette distinction
elle-même ne peut se poser que si l’on pose les Idées en amont, et ce depuis les
contradictions qui ont lieu en aval, ces Idées étant ce que doit présupposer un
monde non contradictoire. Ces Idées étant extraites depuis les contradictions
sont en cela impassibles, uniquement ce qu’elles sont, points d’arrêt pour la
pensée, entités indéfinissables puisque ne se composant ni de genre ni de
différences spécifiques, quoique distinctes des autres entités similaires et des
apparences. En disant que l’Être est une réalité, tout en étant autre que le tout de
l’apparaître, et autre que d’autres Idées – comme le Même et l’Autre –, on tient
par la pensée quelque chose de distinct même si de cette chose on ne peut rien
dire d’autre. Or, ces Idées distinctes ne sont atteintes que depuis la confusion –
c’est en confondant le mouvement avec l’Être que se pose la contradiction « le
mouvement est le repos ». Ainsi, les confusions en aval servent à poser la
distinction en amont, et en cela il ne peut y avoir de vrai que s’il y a du faux. Au
fait, le sophiste rend service au philosophe en faisant un usage confus des mots
et des choses, en faisant des distinctions et des identifications trop tranchées,
puisque c’est depuis ce procédé que se dégage l’Idée, la véritable distinction, et le
vrai. L’usage tranché du sens, l’usage où un mot ne veut dire que ce qu’il veut
dire et rien d’autre, c’est-à-dire l’usage radicalement distinct du sens est ce qui
permet et les confusions et les distinctions. Par suite, l’accès au sens radicalement
distinct qui préside au faux et au vrai, doit se faire dans un élément, l’Élément-
Distinction, sorte de lumière idéelle dans laquelle baignent les Idées et qui permet
le vrai et le faux. Nous appelons ce domaine un élément, et non une Idée, puisque
l’on ne peut pas avoir une Idée de la Distinction, toute tentative de poser une
telle Idée présupposant la saisie distincte de l’Idée même, ou la radicalisation de
son sens. Nous noterons ici que cet élément du Distinct n’est pas la vérité elle-
même, mais ce que la vérité et la fausseté présupposent1. Au fait, c’est depuis cet
élément que se font les distinctions et les confusions ontiques pour poser les
distinctions et les confusions ontologiques. On peut dire que lorsque le sophiste
pose que « être autre que le réel » revient à dire « ne pas exister », il utilise, sans le
savoir, l’acception distincte d’Autre, même s’il se méprend sur le nature du réel.
En cela, les confusions et le faux lui-même requièrent que nous ayons des Idées
distinctes ou un usage distinct des Idées. C’est la présence d’un tel état d’esprit,
le fait que nous soyons toujours et déjà dans le Distinct que révèle le Sophiste. Cet
élément du Distinct est donc la clarté dans laquelle baignent toutes les Idées,
clarté d’où découle la dialectique, c’est-à-dire l’art de distinguer et d’identifier les
Idées. Le Sophiste est ainsi la logique vivante du platonisme, celle qui nous permet

1 En cela nous nous écartons de la lecture de Heidegger qui identifie la vérité à la lumière, la vérité
étant pour Heidegger ce qui relie la capacité de connaître à l’objet connu. Dans notre lecture, la
vérité n’est qu’un type de distinction parmi d’autres, et non la Distinction elle-même. M.
HEIDEGGER, The Essence of Truth, Great Britain, Continuum, 2002, trad. T. Sadler, p. 74.

90
d’accéder à ce lieu du Distinct mais aussi de nous exercer à faire des distinctions
et des mélanges, et à voir que tout mélange requiert la distinction.

Formalisation de l’approche platonicienne


Tableau récapitulatif des catégories platoniciennes
Comme on a vu, l’Idée-Ordre peut générer toutes les dimensions du monde
sensible en posant le lien dialectique entre les opposés, tel que récapitulé dans le
tableau ci-dessus : par exemple, il ne peut y avoir d’univers sans créatures, de
figure sans limite, de mouvement sans repos, etc. La dialectique de l’Idée-
Problématique, de l’Idée-Négatif, et de l’Élément-Distinction, diffère de la
dialectique de l’Idée-Ordre dans la mesure où ce qu’elles posent n’est pas une
entité existante. En effet, dans l’Idée-Problématique, ce qui se pose c’est
l’existence de l’Un au-delà de l’Être et du Néant, et ce n’est que par la suite qu’on
lui accolera les attributs d’être Un et d’Être. Cette dialectique est donc purement
positionnelle. De même, la dialectique de l’Élément-Distinction ouvre un
domaine, celui de la pensée distincte présupposée par le vrai et le faux, sans pour
autant que le vrai et le faux ne constituent les deux faces d’une même entité.
Enfin, la dialectique de l’Idée-Négatif pose une complémentarité entre deux
complémentaires, comme l’apparence et le rien, mais ces deux aspects ne se
totalisent pas dans une unité, l’un des complémentaires éliminant l’autre et
inversement. La dialectique pleine sera donc celle de l’Idée-Ordre et c’est cette
forme de dialectique qui va structurer la plupart des autres textes platoniciens.
Par exemple, si l’on reprend le Parménide, on pourra distinguer quatre niveaux
concernant les rapports entre les opposés : d’abord, on a une position relativiste
où les choses paraissent une et multiple, cette position est suivie par une
opposition tranchée, celle de Zénon – il n’y a que de l’Un et l’Un n’est pas le
multiple –, pour ensuite poser la position formelle, celle de Socrate, où s’opère
un mélange par proportion – l’Idée est une, le Plusieurs un, et leur mélange donne
l’un-multiple –, pour enfin accéder à la position véritablement dialectique, celle
de Parménide, qui pose qu’il n’y a d’un que s’il y a du multiple et inversement.
Ces quatre niveaux, qui reprennent la division en quatre parties de la ligne
représentant les degrés de connaissance dans la République1, qui vont de la
relativité, à l’opposition tranchée, puis à la conciliation formelle, avant d’accéder
à la conciliation dialectique se retrouvent dans la plupart des textes platoniciens.

1 PLATON, Platon, op. cit., p. 1677; La République - Livre VI (509e-511e).

91
Couples d’opposés Argument
Idée – Problématique
Tautologie – Néant « L’Un est l’Un » n’a aucune extension ni aucun sens. Il doit y
Ontologie avoir un X pour que la démonstration puisse avoir lieu.
Idée – Ordre
Être – Un L’Un est divisible à l’infini pour (Être-Un), et multipliable à
Catégories mathématiques l’infini pour (Un-Être).
Tout – Partie L’Univers est les (Parties dans le Tout) ; les êtres sont le (Tout
Catégories physiques dans les Parties).
La limite est (Parties enveloppées dans Tout) ; la Figure est le
(Tout enveloppé dans les Parties).
L’en soi est le (Tout en chaque Partie) ; le dans un autre est le
(Tout hors de chaque Partie).
Le repos est le (Tout en soi), le mouvement est le (Tout en un
autre).
Identité – Différence Réalité : L’Identité d’existence donne une diversité de sens ;
Catégories logiques l’Identité de sens donne une diversité d’existence.
Qualité : du dire à l’affect, on pose l’inverse ; de l’affect au dire,
on pose le même.
Espace : du nombre de contacts au lieu, on a le discontinu ; du
lieu au nombre de contacts, on a le continu.
Quantité : de l’Idée de grandeur à la chose, on a l’égalité ; de la
chose à l’Idée de grandeur, on a l’inégalité.
Temps : de l’Un à l’existence, l’Un est dans le temps ; de l’Un au
sens de l’être, l’Un est dans le maintenant.
Existence : de l’Un à l’existence, l’Un a de lui sensation ; de l’Un
au sens d’Être, l’Un a un nom.
Substance : l’altération est le passage de (Un, plusieurs) dans le
Temps ; l’instant est le passage du Temps dans l’Un.
Pluralité – Un Multiplicité : de la Pluralité à l’Un, on a le particulier ; de l’Un à
Le devenir la pluralité, on a l’illimitation qui devient limitation.
Indéfini : de l’Un absolument autre aux plusieurs se pose
l’indétermination.
Idée – Négatif
Mot – Copule Négation : dans la phrase, l’être est relationnel ; au niveau du tout
Le négatif de la phrase, l’être est positionnel.
Néant : si l’on part de l’Un séparé de l’Être on aboutit au silence.

Pluralité – Non-Unité Apparence : l’apparence est l’unité pensée le temps d’une


L’apparence disparition.
Rien : l’Un est nécessaire même à son autre, le rien est la
compréhension de l’illusion.
Élément – Distinction
Contradiction– Position La confusion pose le distinct, sans le distinct il n’y a pas de
Le vrai et le faux confusion.

Tableau récapitulatif des catégories platonicienne

92
Relativité Croyance (A¹B) Formalisme Forme (A«B)
(A/B) (A=B)
Euthyphron Le père est Imiter les dieux, Le pieux Le pieux ne
coupable ou châtier comme comme aimé dépend pas des
innocent. Zeus. des dieux. dieux.
Apologie Socrate est On nuit parce Le nuisible est On nuit parce
nuisible ou non qu’on veut nuire. l’athée, le qu’on croit
nuisible ? corrupteur. qu’on est bon.
Criton Justice humaine Il faut rendre le Il faut peser, Le verdict
ou divine. mal par le mal. penser aux injuste ouvre
proches. sur la Justice
divine.
Phédon La mort est plus La vie a horreur Mort naturelle La mort libère
ou moins une de la mort. et résignation. l’âme et la
douleur. réjouit.
Cratyle Les noms sont Les noms sont Les noms La vérité
variables, absolument vrais. dérivent des séparée pose la
relatifs. choses. variation.
Théétète Il n’y a pas d’en La science est La science est La science est
soi, mais que le sensation. définition. intuition des
meilleur. formes.
Sophiste Indistinction du Ressemblance Séparation du L’image donne
réel et de entre le réel et réel et de accès au réel.
l’image. l’image. l’image.
Politique La conservation La conservation La conservation La conservation
est relative. est autoritaire. est gestionnaire. est créatrice.
Parménide Une chose est Il n’y a que de L’Idée est une, Il n’y a d’un que
une ou multiple. l’Un, l’Un n’est mais les choses s’il y a du
pas multiple. sont multiples. multiple.
Philèbe Le plaisir est Le plaisir est soit Le plaisir est Le Bien permet
relatif à chacun. le bien soit le mal. l’équilibre. le vrai plaisir.
Banquet L’amour est L’amour est bon Le bon amour Le vrai amour
relatif, vulgaire et n’est pas est l’équilibre sublime la
ou bon. l’intérêt. cops esprit. vulgarité.
Phèdre Passion et raison La passion n’est Il faut un La passion rend
sont des relatifs. pas la raison. équilibre entre possible la
passion et raison, et
raison. inversement.
Alcibiade La justice est Justice et égoïsme Le juste est Le juste est
majeur relative aux s’opposent. mesure entre connaissance de
sujets. soi et les autres. soi.
Alcibiade Œdipe ne savait Soit on sait ce On peut croire La connaissance
mineur pas ce qu’il fait. qu’on fait soit on savoir donc il de soi permet
est fou. faut vérifier. de savoir.
République La justice est La justice est La justice est ce La justice est
apparence utile. violence de qui convient. violence de la
l’ordre. raison.
Timée L’ordre naît du L’ordre s’impose La proportion Il n’y a de
hasard. au devenir. explique l’ordre. devenir que s’il
y a forme.

Tableau indicatif de la quadripartition platonicienne

93
On peut, à titre indicatif, montrer que cette quadripartition reprend la polarité
des arguments, en extension et en compréhension, et cela aux deux niveaux du
visible et de l’intelligible, comme résumée dans le tableau ci-dessus. Par exemple,
dans le Criton, la justice divine ne s’oppose pas à la justice humaine puisqu’un
verdict injuste est l’occasion pour respecter la justice humaine et prouver, en y
obéissant jusqu’à la mort, qu’il y a une autre justice. Dans le Phédon, la mort ne
s’oppose pas à la vie, mais bien au contraire la mort est cela même qui permet
une vie véritable à celui qui est assuré que son âme est immortelle. Dans le
Banquet, l’amour charnel ne s’oppose pas à l’amour intellectuel, mais c’est bien
dans l’acte charnel qu’on a l’intuition du Beau et la transformation intellectuelle
des amants. Dans le Phèdre, la passion ne s’oppose pas à la raison, mais c’est bien
la passion qui nous pousse dans une quête qui aboutit à la vision des Idées, et
c’est donc bien les Idées qui nous passionnent. Dans la République, la violence
n’est pas à opposer à la justice puisque la justice elle-même est la violence que
fait l’ordre de la raison à l’ordre établi une fois que nous avons l’intuition de l’Idée
de Justice. Dans le Timée, le devenir ne s’oppose pas à l’éternité, puisqu’il n’y a de
devenir que s’il y a des formes éternelles. Etc.

Les invariants du système platonicien


Forme de la détermination

L’entreprise de trouver l’unité de l’Être, dans sa fixité tel qu’il se donne à la


pensée, et du flux sensible, dans son devenir tel qu’il se donne à notre sensibilité,
requiert la position d’un X qui transcende l’Être et le devenir tout en les unifiant
d’une certaine manière. Que cet X doive être lui-même produit par la pensée, et
produit en tant que X, fait qu’il se pose comme un absolument indéterminé, un
indéterminé pur, que la pensée est forcée de poser, puis de réfléchir, pour générer
les déterminations. Dans la forme de la détermination platonicienne, c’est la
pensée donc qui est le déterminant, qui s’applique sur cet X problématique pour
générer les déterminations reliées dialectiquement. Enfin, ces déterminations,
issues de l’X problématique, détermineront le déterminable qui est le flux
sensible, en lui octroyant une détermination qui relève de l’Être et une autre qui
relève du devenir. On peut par suite contracter la forme de la détermination
platonicienne par les formules suivantes :

indéterminé + déterminant = déterminations


déterminations + déterminable = déterminé

Confronté au problème de l’articulation du « réel » tel qu’il se donne à la


pensée, ou l’entendement, et tel qu’il se donne à l’imagination, la percée
platonicienne consistera à poser un au-delà du pensable et de l’imaginable. C’est
en cela que cet au-delà est problématique, absolument inconnaissable par les

94
facultés humaines, et pourtant requis pour résoudre tout genre de problèmes
attenants au monde du devenir tel que nous le connaissons. Si le raisonnement
par l’absurde est la création parménidienne qui prend pour point d’ancrage la
certitude absolue, on dira que la dialectique sera la création proprement
platonicienne puisqu’elle donne forme à un argument qui découle de ce qui est
absolument inconnaissable.

Forme de l’argument

La dialectique consiste à poser en amont l’Idée, requise par les contradictions


des déterminations en aval, pour pouvoir résoudre la contradiction. Une fois
l’Idée posée, il s’agit de redescendre vers les déterminations opposées en les
générant par la pensée qui parcourt l’Idée, ce qui permet leur articulation. Tel
serait donc le double mouvement de la dialectique ascendante et descendante. Le
mouvement général se résume comme suit :

1. Pousser les opposés à la contradiction.


2. Poser en amont l’Idée indéterminée pour résoudre la contradiction.
3. Penser l’Idée pour générer les déterminations dialectiques.
4. Déterminer les opposés comme deux sens de l’Idée.

Contrairement à Parménide, il ne s’agit plus de déterminer l’indéterminé,


mais, en tant que l’indéterminé est source des déterminations, il s’agira d’unir les
déterminations dialectiques pour que l’Un se dise du multiple et du divers. Nous
obtenons ainsi les Idées suivantes, telles qu’indiquées dans le tableau récapitulatif
plus haut : l’Idée problématique impassible à l’être et le néant ; l’Idée-Ordre qui
se lit dans un sens ou l’autre, donnant les catégories impassibles à être un opposé
ou l’autre ; l’Idée-Langage où l’Être est impassible à ses usages intra et extra
propositionnels ; l’Idée-Apparence impassible à l’illusion et au rien. Nous
remarquerons que, dans tous les plans ontologiques, il faut poser l’Idée
indifférente, impassible à être l’une des déterminations opposées pour pouvoir
articuler ces deux déterminations l’une à l’autre.

La forme de l’implication

Le Parménide correspond, une fois l’Idée-Problématique posée, à une


dialectique descendante qui vise à déterminer l’être des êtres sensibles. Le Sophiste,
par contre, est la dialectique ascendante dans le sens où cette dialectique vise à
faire des distinctions parmi les genres ultimes. Il reste que la dialectique est
ontologique dans le Parménide puisqu’elle vise la genèse des catégories et des êtres
depuis l’Idée-Problématique, alors qu’elle est logique dans le Sophiste puisqu’elle
consiste dans des distinctions de pensée grâce à l’Idée-Distinction. La relation du
Problématique au Distinct est celle du soleil à la lumière, l’Un-Problématique se

95
posant comme l’absolument unique, absolument distinct, point comme nul autre,
se distinguant de tout et ne pouvant inclure aucune distinction, véritable soleil
noir. Cet Un ne se donne ainsi que dans son nom, lieu de la clarté et de l’obscurité
totale, et ne s’obtient que de la négation de sa compréhension et de son
extension :

[¬X + ¬X] ­¯ X

Par suite, la saisie distincte de l’Idée se fera en répétant cette caractéristique


de l’Un. Ainsi, on peut dire qu’au sommet de l’ontologie platonicienne l’Idée-
Problématique implique l’Idée-Distinction qui, elle, s’explique par cette Idée, et
à son tour implique l’Idée-Ordre, qui implique l’Idée-Négatif. Dans notre lecture,
le Bien serait ainsi l’Un-Problématique, duquel émane la lumière, ou l’Idée-
Distinction, suivie de l’Idée-Ordre qui génère les êtres à deux faces, et enfin
l’Idée-Négatif qui régit le monde des apparences, des reflets et des rêves1:

Idée-Problématique ® Idée-Distinction ® Idée-Ordre ® Idée-Négatif

La différence entre l’Un et les autres Idées est que l’Un est issu de la
contradiction absolue, celle de l’Être et du Néant, ce qui se pose malgré l’Être et
le Néant, alors que les autres Idées se posent à partir de contradictions relatives :
l’Être à partir des opposés mouvement/repos ; l’Espace à partir des opposés
continu/discontinu ; etc. Par suite, l’implication ascendante est celle qui pose à
partir de la contradiction en avale, au niveau ontique, l’Idée en amont, au niveau
ontologique : la non-pensée ontique implique une pensée ontologique. Par
exemple, le mouvement est et n’est pas l’Être, de même pour le repos, ce qui
nous pousse à poser la formule suivante :

(a=X +a¹X) + (b=X + b¹X) ­¯ X

Une fois l’Idée posée, à quelque niveau que ce soit, se met en place
l’implication parmi les opposés, implication exposée dans le tableau récapitulatif
et que l’on peut formuler comme suit :

[a®X + b® X] ­¯ a « b

Si par X on comprend ici n’importe quelle Idée suivant son domaine,


moyennant que ce domaine puisse générer des êtres, alors la pensée de l’Idée
donnera deux points de vue sur cette Idée, résultant en deux genres d’êtres, l’un
saisi en compréhension et l’autre en extension. Ces deux prédicats résultant de la
même entité X ne seront par la suite pas identiques, mais se tiendront dans une
relation d’implication réciproque : il n’y a du continu que s’il y a du discontinu,

1 PLATON, Platon, op. cit., pp. 1209-1210; Lettre VII (341-343).

96
de l’un que s’il y a du multiple, etc. Dans la dialectique ascendante, l’implication
à partir de la contradiction ontique conduit à une position ontologique, alors que,
dans la dialectique descendante, l’implication de l’Idée dans les déterminations
opposées fait que l’implication entre les opposés devient une implication
réciproque, enfin l’implication entre les Idées est générative, l’Un donnant
naissance à la Lumière, puis l’Ordre, puis les Ombres.

Usage des facultés

Dans le raisonnement dialectique, l’intuition de l’Idée s’obtient à la suite des


contradictions de l’entendement et de l’échec de l’imagination. Par exemple, dans
l’argument de l’Idée-Problématique, c’est parce que l’Un n’a aucun sens ni aucune
consistance que se révèlent, à la réflexion, le nom de l’Un et le champ du
problématique. Le moment de la réflexion, de la reprise, de l’étonnement face à
la contradiction totale, en extension et en compréhension, est alors le moment
de l’illumination et de l’intuition qui surgit de l’obscurité la plus noire. Dans
l’argument platonicien, il y a ainsi une suspension du souffle, un instant qui se
vide de toute pensée et qui précède la fulguration de l’intuition. Pour l’Idée-
Distinction, l’imagination commence par émettre des propositions, tel que « le
mouvement est », « le repos est », et une pensée imaginative pourrait ainsi penser
que le mouvement ou le repos sont le réel. Cette supposition est contredite par
l’entendement qui montre le non-sens à dire que le mouvement est l’Être ou que
le repos est l’Être, contradiction qui exige alors la position des distinctions
idéelles – le mouvement ne peut être le repos donc l’Être est un troisième genre.
L’intuition consiste alors dans cette distinction entre les Idées grâce à l’usage de
la contradiction d’entendement qui dépasse l’opinion. Pour l’Idée-Ordre, la
pensée génère un prédicat pour l’entendement, donc en compréhension, un autre
pour l’imagination, donc en extension, et l’intuition consiste alors à voir que le
réel n’est ni l’un ni l’autre de ces prédicats, mais bien la totalité idéelle, l’entité
impassible, d’où ils sont issus – l’Idée-Ligne n’est ni l’ensemble des points pensés,
ni l’extension qu’on voit, mais ce qui articule ces déterminations l’une sur l’autre.
L’intuition est donc ce moment où l’on saisit cette impassibilité et la manière
dont elle articule les opposés. L’Idée-Négatif est celle où se conjugue le travail de
l’entendement et de l’imagination, l’un chassant l’autre, l’intuition consistant à se
ressaisir, à se méprendre des tentations de l’imagination et celles de
l’entendement – l’apparence semble une, puis on remarque qu’elle ne peut l’être
pour être apparence. Dans sa formule la plus générale, l’intuition sera ainsi la
saisie de cet ineffable, de cet impassible, qu’est l’Idée comme dépassement de
l’imagination et de l’entendement, et comme retour, depuis l’Idée, vers
l’articulation des déterminations de l’imagination et de l’entendement.

97
Forme des catégories

Une première série de distinctions portent sur les plans ontologiques, donc
sur les dimensions que sont le Problématique, la Distinction, l’Ordre, et le
Négatif. Le Problématique est a-catégoriel et se pose dans l’intuition d’un au-delà
de l’Être et du Néant, point aveugle et condition de possibilité de la pensée. Dans
le plan des Distinctions se déploient les Idées grâce à la dialectique logique et
distinctive qui détermine l’Être, le Même, l’Autre, et la Dyade – ou les opposés –
, comme genres ultimes. Dans le plan de l’Ordre, se déploie alors le monde des
êtres, chaque être pouvant se distinguer des autres grâce à la dialectique logique
du Sophiste et exhiber sa constitution grâce à la dialectique ontologique du
Parménide. Les déterminations constitutives de chaque être seront dédoublées,
l’une en extension et l’autre en compréhension. Dans ce plan, comme indiqué
dans le tableau récapitulatif, nous avons par suite les catégories mathématiques,
physiques, logiques, et celles du devenir. Ces catégories structurent le monde
objectif des corps en devenir et des propositions qui peuvent s’énoncer à propos
de ces corps. Le plan du Négatif enfin déploie les catégories relatives aux non-
être, à entendre ce qui n’existe pas au même titre que l’Un, les Idées, et les corps.
Ce plan comprend le négatif en tant que négation dans le langage et le néant,
mais aussi l’apparence et le rien. On voit ainsi que les catégories platoniciennes
ne décrivent pas le réel en tant que tel, l’Idée, mais posent les deux faces qui
découlent du réel, le réel lui-même se posant toujours en retrait et se tenant au-
delà de toute définition ou description – par exemple, l’Espace, en tant qu’Idée,
nous apparaît comme continu ou discontinu, mais en lui-même il reste
indéfinissable. De plus, toutes les catégories platoniciennes se déduisent les unes
des autres progressivement et non pas en un rapport direct au réel comme chez
Parménide. Tous les couples d’opposés reliés dialectiquement forment ainsi un
système, le système comme totalité qui inclut et les Idées et les copies, mais aussi
le système qui permet la connaissance et la science du monde sensible et du
monde suprasensible.

Forme de l’erreur

L’erreur dans le système platonicien reviendrait alors à confondre


l’indéterminé-problématique avec le déterminant-pensée, et par suite de
déterminer directement le déterminable par l’Idée-pensée, en lui donnant la
détermination de l’Un – comme on l’a vu dans la dialectique négative où la pensée
est induite en erreur en appliquant directement l’Idée une sur le multiple. Si l’on
pose que l’Idée est l’unité, alors l’unité informe directement le multiple-
déterminable, la pensée ne fait que rapporter l’unité au multiple, et, dans sa
satisfaction explicative, elle oublie que maintenant l’un est soumis à la loi du
multiple, ou que l’unité peut se saisir à nouveau par la pensée – l’erreur se
caractérise ainsi par un trait « psychologique », une amnésie propre à l’usage du
concept qu’il faudra dépasser par une réminiscence qui opère à même

98
l’argumentation. L’erreur est alors de deux sortes : la confusion qui résulte de
l’inclusion de l’un dans le multiple, la régression qui résulte de l’identification de
l’un et de la pensée. L’erreur chez Platon revient, en fin de compte, à ne pas
respecter la distinction des plans ontologiques, prenant l’Un pour le Nombre par
exemple ; ou prenant l’Être pour un des opposés, comme le mouvement ou le
repos ; ou encore prenant l’Idée pour l’une de ses déterminations, la Ligne pour
l’extension linéaire ou pour l’ensemble des points ; ou encore prenant le Négatif,
une apparence, pour le corps, comme dans l’illusion ; ou l’opinion pour la
science, etc. Chez Platon, la logique peut être un Organon, ou une discipline qui
peut guider la pensée, uniquement si elle se moule sur l’ontologie.

99
Aristote : la co-implication matérielle

Le problème de l’Être
Le problème aristotélicien se noue en faisant la critique conjointe de
Parménide et de Platon. Nous résumerons cette critique comme suit, tout en
soulignant les arguments en compréhension et en extension.

Critique de Parménide : l’Être n’est pas Un

La critique d’Aristote, adressée à Parménide, porte sur le résultat de la


démonstration apagogique, le fait que l’Être est un et a un seul sens, et non pas
sur les démonstrations en tant que telles. Aristote expose cette critique en
Physique I1, une première série d’arguments portant sur l’Un et une autre série
d’arguments portant sur l’Être.
Pour les arguments portant sur l’Un, qu’Aristote adresse à Melissus, la
première question soulevée est celle de savoir ce que veut dire que « toutes les choses
sont une » puisque « être » est utilisé de différentes manières. En effet, « être » se
dit de la substance, de la quantité et de la qualité et par suite « toutes choses » ne
seraient pas une, mais bien plusieurs, auraient ainsi plusieurs sens. Si par contre
on suppose que c’est uniquement la quantité qui existe, ou la qualité, cela serait
absurde puisque la quantité, ou la qualité, sont toujours prédiquées de la
substance. Donc toutes choses ne peuvent être une dans le sens où seules
existeraient, en extension, des quantités ou des qualités. Si maintenant l’on
suppose que n’existe que la substance, cette substance soit aura une grandeur soit
n’en aura pas. Or, si elle a une grandeur alors cette chose qui existe aura grandeur
et substantialité, c’est-à-dire se comprendra de deux manières donc ne sera plus
une, et si elle n’a aucune grandeur, tout en existant en extension, cela serait
absurde. Le deuxième argument portant sur l’Un vise à savoir ce que veut dire
« l’univers est Un ». Si par Un nous entendons que « l’univers est continu », alors
l’univers serait plusieurs puisque le continu est divisible. Si par Un on entend par
contre que l’univers est indivisible il sera tout Un, ne se divisera, ou ne se
distinguera pas en substance et qualité, ou en substance et quantité, et par suite il
ne pourra pas être infini, l’infini étant une quantité, ni fini, puisque le fini se divise
en une limite et en un limité. Tel est l’argument en extension. En compréhension,
si l’on entend par « l’univers est Un » que toutes choses dans l’univers ont une

1ARISTOTE, Physique d’Aristote, Paris, Librairie Philosophique de Ladrange, 1862, trad. B. Saint-
Hilaire; Livre I (185a21-187a11).

101
même définition, alors tout serait rien, ou tout serait tout, le cheval un homme,
ou le mal le bien, puisque l’Un se dit de toutes choses et alors toutes choses
auraient le même sens. Par suite, l’Un est plusieurs, en compréhension, puisqu’il
se dit de différentes manières en tant que qualité, quantité et substance, mais aussi
l’Un est plusieurs, en extension, qu’il soit divisible ou indivisible.
La deuxième série d’arguments, qu’Aristote maintenant adresse à Parménide,
porte sur l’Être. Les arguments en compréhensions vont porter sur le sens de
l’être alors que les arguments en extension vont porter sur la possibilité de l’Être
à être « une seule chose ». Pour les arguments en compréhension, le premier
argument pose que même si nous supposons que n’existent que des choses
blanches, et que « blanc » ait un seul sens, il reste que « être » se dira néanmoins
en deux sens différents puisque « ce qui est blanc » et « la blancheur », qui tous
deux « sont », n’ont pas le même sens. Le second argument en compréhension
pose l’hypothèse que « être » n’aurait qu’un seul sens, à savoir « juste ce qui
existe ». Lorsque nous disons « le cheval est » cela voudra dire que le cheval
existe, est là, et rien de plus. Mais dans ce cas, le « cheval » ne pourrait plus être,
ou l’être ne pourra plus se dire de « cheval » puisque le sens de « cheval » n’est
pas « juste être-là ». On voit ainsi que si l’on donne à « être » une signification qui
se limite à l’extension, il ne pourra plus se dire en compréhension, et donc l’être
doit pour se dire en extension et en compréhension – c’est-à-dire de l’être-là,
donc de la présence des choses, et de la signification des choses, donc de leurs
essences – pour qu’il y ait quelque chose. Si quelque chose existe, c’est donc bien
parce que nous arrivons à dire d’une certaine chose qui est là ce qu’elle est, donc
d’appliquer un sens sur une présence. Ainsi, si nous supposons qu’être ne signifie
que « juste ce qui existe », plus aucun sujet ne pourra être dit exister, ni la table,
ni le cheval, ni la chaise, etc., ne pourront être identifiés comme ce qui est là. Si
par contre on pose que « juste être-là » est le sujet, alors on ne pourra plus
qualifier ce sujet unique de quoi que ce soit, puisqu’être ne pourra plus se dire,
par exemple, de « blanc », « être » comme signifiant « être-là » ayant une autre
signification que « blanc », et le blanc devenant dans ce cas un non-être. Par suite,
en disant « tel être est blanc » nous serions en train de dire que « tel être est un
non-être », d’où la contradiction. En cela, « être » ne peut avoir un seul sens.
L’argument en extension porte sur la thèse soutenant que l’Être n’existerait que
comme « une seule chose ». En effet, par cela on entend que seul « l’être est » et
le « non-être n’est pas », et par suite, qu’il n’y a que de l’être puisque rien ne peut
être et ne pas être en même temps. Il reste que cela n’est pas vrai dans la mesure
où ce qui ne signifie pas l’être comme tel, par exemple « table » ou « cheval » qui
ont un autre sens que l’être, peut pourtant être quelque chose, comme « cette
table » ou « ce cheval ». Par suite, Être ne peut pas exister en tant qu’une seule
chose, c’est-à-dire qu’à tout ce qui est on n’applique que la signification « être »
puisque d’autres significations s’appliquent tout aussi bien à ce qui est, donc à ce
qui a un être-là. Par suite, ni l’Un ni l’Être ne peuvent ni être ni signifier une seule
chose. Ainsi Aristote, après Platon, profane à sa manière la révélation de la déesse
pour commettre son parricide.

102
Critique de Platon : l’Être n’est pas un genre

L’Être se dit ainsi de plusieurs manières et est plusieurs êtres. On serait ainsi
tenté de penser que l’Être est le genre ultime des êtres, les êtres n’étant que des
espèces ou des individus issus de ce genre ultime. En effet, un genre, comme
« animal », se dit en plusieurs sens, se dit de « cheval » et de « homme », et il
s’attribue à plusieurs choses, comme à ces chevaux et à ces hommes. L’Être,
compris comme genre, serait donc la solution la plus évidente pour résoudre le
problème de l’unité dans la différence, l’Être se différenciant dans les êtres et
ayant un sens différent pour ces êtres tout en restant un. Ainsi, si nous disons par
exemple que le « cheval est » et « l’homme est », cela voudrait dire que le cheval
prend part au genre de l’Être, de même pour homme, comme lorsque nous
disons que « cheval est animal » et « homme est animal », l’animalité restant la
même tout en étant autre dans le cheval et dans l’homme1. Or, une telle solution,
qui se rapprocherait de la solution d’un certain platonisme qui associe souvent
l’Idée au genre2, n’est pas acceptable. En effet, ni l’Être, ni l’Un, ne peuvent être
des genres ultimes puisque :

« Si, en effet, ce qui est universel est toujours plus principe, il est clair que
les genres les plus élevés seront les principes, car ils sont affirmés de la
totalité des êtres. Il y aura donc autant de principes des choses que de
genres premiers, de sorte que l’Être et l’Un seront principes et substances,
car ce sont ces notions qui sont le plus affirmées de la totalité des êtres.
Mais il n’est pas possible que l’Un ou l’Être soit un genre des êtres. Il faut
nécessairement, en effet, que les différences de chaque genre existent et
que chaque différence soit une ; or il est impossible que les espèces du
genre soient attribuées aux différences propres prises en elles-mêmes, et il
est impossible aussi que le genre, pris à part de ses espèces, soit attribué à
ces différences. Si donc l’Un ou l’Être est un genre, aucune différence ne
sera ni être, ni une. »3

En d’autres termes, l’Un et l’Être ne fonctionnent pas comme des genres


puisqu’ils se disent des différences spécifiques qui sont unes et existantes et par

1 « Le genre est ce qui constitue l’unité et l’identité de deux êtres, et qui est différencié dans ces
êtres d’une façon qui n’est pas simplement accidentelle, soit qu’on le conçoive comme matière, ou
autrement. Non seulement, en effet, il faut communauté entre deux êtres (ainsi, qu’ils soient tous
deux des animaux), mais encore il faut que cela même, l’Animal, soit différent en chacun de ces
deux êtres : ce sera par exemple, pour l’un le Cheval, et, pour l’autre, l’Homme. Par conséquent, ce
genre commun à des êtres qui diffèrent spécifiquement, est divers lui-même dans les diverses
espèces. Dans un cas, on aura ainsi, par soi, telle espèce animale, et, dans un autre cas, telle autre :
par exemple, tantôt un cheval, et tantôt un homme. » ARISTOTE, Métaphysique, Paris, Vrin, 1, 2004,
trad. J. Tricot, p. 102; I8 (1057b38-1058a8).
2 « A l’universel et au genre, les Idées sont jointes, car c’est en vertu d’une même raison qu’elles
semblent être des substances. » Ibid., p. 20; H1 (1042a15).
3 ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, op. cit., p. 86; B3 (998b16-26).

103
suite ces différences ne peuvent pas différencier le genre qu’elles sont supposées
différencier. De plus, l’Être et l’Un ne peuvent avoir de définitions puisque la
définition consiste à lier l’être à définir avec son genre prochain en spécifiant sa
différence spécifique par rapport à ce genre : par exemple, « l’homme est animal
raisonnable ». L’Être et l’Un se prédicant de tout ne peuvent avoir de genre
supérieur, ni se distinguer par une différence spécifique, puisqu’ils se disent et du
genre et de la différence spécifique. Le problème de l’Être se noue donc du fait
que l’Être se dit en plusieurs sens et est plusieurs choses tout en n’étant pas un
genre et ne pouvant faire l’objet d’une définition. La Métaphysique va résoudre ce
problème.

Reconstruction de l’ontologie aristotélicienne

La logique par point focal


Le tournant langagier de l’ontologie chez Aristote prend racine dans le
problème de l’Être dans la mesure où le mot « être » semble fonctionner comme
un genre tout en n’étant pas un genre. Par suite, pour résoudre ce problème, il
faudra étudier les différentes manières dont on utilise ce vocable d’une manière
répétée. Étant donné que la voie du genre comme solution à l’unité de la diversité
et à la diversification de l’unité est bloquée, Aristote est forcé de chercher une
solution du côté des homonymies et des synonymies : seront dits homonymes
les objets dont seul le nom est commun, mais qui diffèrent en définition, alors
que seront dites synonymes les choses qui diffèrent en nom, mais qui ont une
définition commune1.
Si l’on considère la synonymie, il se pourrait que « être » soit un sens commun
aux diverses choses, c’est-à-dire que les diverses choses auraient une nature
commune, nature qui s’énonce dans une même définition, comme c’est le cas de
« homme » et « bœuf » qui sont dits être « animal » puisque telle est leur
définition. Or, pour que les choses aient une nature commune, nature qui fonde
la synonymie, il faut qu’elles partagent un genre commun. Mais, l’Être n’étant pas
un genre, il s’ensuit que l’Être ne se dit pas par synonymie.
Reste donc la solution par homonymie. Il se peut que l’Être soit juste un mot
qu’on attribue à différentes choses qui n’ont aucune nature ni aucun sens en
commun. Plusieurs types d’homonymies étant possibles, Aristote va les étudier
une à une pour voir si l’une d’elles peut s’appliquer au mot « être ». La première
de ces homonymies est celle qui ne présente absolument aucune relation parmi
les choses auxquelles s’applique le mot en question, comme lorsqu’on dit
« homme » d’un dessin représentant un homme et « homme » de l’animal
humain. Or, l’usage du mot « être » ne peut relever de ce genre d’homonymie

1 ARISTOTE, Catégories / Sur l’interprétation, [Paris], Éditions Flammarion, 2007, trad. P. Pellegrin,
p. 103 Catégories I (1a1-12).

104
puisqu’en disant « être » du dessin et de l’animal, ce qu’il y aurait au moins en
commun c’est le fait d’être-là, d’avoir une présence. Reste donc un deuxième
groupe d’homonymies, celles qui posent une certaine relation entre les
homonymes. On peut compter deux types d’homonymie avec relation : l’analogie
et le point focal. L’analogie est soit de similarité, soit de proportionnalité. Par
exemple, lorsqu’on dit que « trois plus deux sont égaux à cinq » ou que « deux
triangles sont égaux », l’usage du mot « égal » est ici similaire dans les deux cas,
mais non identique. Il reste que le mot « être » ne peut pas se dire par similarité
puisque cela impliquerait une différence de domaines qui ferait varier le sens de
l’être, et donc que l’être aurait un sens premier, et serait définissable alors qu’il ne
l’est pas. L’analogie proportionnelle quant à elle consiste à dire que « A est pour
B, ce que C est pour D» ; par exemple, « le bien existe dans chacune des
catégories : dans la substance, c’est l’intellect et le dieu, dans la qualité le juste,
dans la quantité la mesure, dans le temps le moment propice, l’enseignant et
l’enseigné dans le mouvement »1. Or, l’être ne peut pas se dire par analogie de
proportionnalité, puisque tous les êtres sont des êtres, et non uniquement la
proportion entre les êtres, comme c’est le cas pour le bien qui ne se dit que du
rapport de, disons, la mesure pour la quantité, mais non de la mesure en tant que
telle ou de la quantité en tant que telle. La dernière solution est l’homonymie par
point focal, homonymie qui va s’imposer comme modèle pour le raisonnement
portant sur l’Être :

« L'Être se prend en plusieurs acceptions, mais c'est toujours relativement


à un terme unique, à une même nature. Ce n'est pas une simple
homonymie, mais de même que tout ce qui est sain se rapporte à la santé,
telle chose parce qu'elle la conserve, telle autre parce qu'elle la produit, telle
autre parce qu'elle est le signe de la santé, telle autre enfin parce qu’elle est
capable de la recevoir ; de même encore le médical a trait à la médecine, et
se dit, ou de ce qui possède l’art de la médecine, ou de ce qui y est
naturellement propre, ou enfin de ce qui est l’œuvre de la médecine, et
nous pouvons trouver d’autres exemples de choses qui sont dites
relativement à un terme unique ; de même aussi, l’Être se prend en de
multiples acceptions, mais, en chaque acception, toute dénomination se
fait par rapport à un principe unique. »2

Au fond, le modèle de la solution aristotélicienne consiste en une machine


distributive du mot « être » sur les « êtres » à partir « d’un être ». C’est parce que
plusieurs choses produisent, ou ont pour cause finale la production du « corps
sain », que ces différentes choses peuvent recevoir le prédicat « sain ». Il se peut,
par suite, que la dénomination « être » se donne aux êtres non pas à cause de
l’universalité de l’Être, mais bien à cause d’un être qui serait suprêmement étant

1 ARISTOTE, Éthique à Eudème, Paris, Éditions Vrin, 1991, trad. V. Décarie et R. Houde-Sauvé ; I8
(1217b27-29).
2 ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, op. cit., p. 110; G2 (1003a33-1003b6).

105
et qui donnerait le titre d’existence aux autres êtres. La logique focale permettrait
ainsi de déplacer la solution du problème de l’Être du plan de l’universalité sur le
plan de l’individualité. Cette solution va radicaliser le partage entre le dire et le
voir, l’extensif et le compréhensif, en posant que les mots se trouvent d’un côté
du partage et les êtres individuels de l’autre : il faudra ainsi étudier le dire de l’être
avant d’étudier les êtres. De surcroît, « être », comme mot, serait le mot à
signification minimale, un pur son, qui s’octroie aux êtres de la part de l’individu
ayant l’existence et l’individualité maximale.
Nous pensons que le coup de force aristotélicien est d’avoir réduit l’Être à
n’être qu’un son, une pure phonè, un son sans signification. C’est pourtant ce
son sans signification, la dimension purement extensive de la signification, qu’il
faudra suivre dans le labyrinthe de la pensée et dans la foule des êtres pour saisir
la structure du réel en tant que tel et accéder au sens de toute chose. Nous
pouvons dire que la logique focale est la logique ontologique du système
aristotélicien, logique phonique portant sur le réel en tant que tel, et donc une
logique qui se distingue de la logique apophantique et de la théorie du syllogisme
qui elles ne portent que sur les êtres qu’une fois constitués.

Les dires de l’Être


Prédication et définition

Si l’on pose que « être » n’est qu’un son, alors l’Être doit être abordé d’abord
dans les différentes manières dans lesquelles il se dit. Dans le livre Delta de la
Métaphysique1, Aristote recense trois manières pour dire « être » : « être » se dit par
accident et par essence ; « être » se dit du vrai et du faux ; et « être » se dit en acte
ou en puissance. Commençons par le dire vrai et le dire faux. Aristote pose que
« le vrai, c’est l’affirmation de la composition réelle du sujet et de l’attribut, et la
négation de leur séparation réelle ; le faux est la contradiction de cette affirmation
et de cette négation […] Le faux et le vrai, en effet, ne sont pas dans les objets
[…], mais dans la pensée »2. Cette acception purement pensée de « être » est donc
à rejeter puisque justement elle dépend pour pouvoir être dite de l’état objectif
de choses. Or, cet état objectif des choses dépend lui-même de la compréhension
de ce qu’est une chose : par exemple, on ne pourra pas dire qu’ « il est vrai que
Socrate est blanc » si l’on ne comprend pas ce que veut dire « Socrate » ou
« blanc ». Par suite, le dire vrai ou faux dépend de la compréhension de « être »
comme signifiant l’être en soi, donc de la définition des termes.
Si l’on considère maintenant le couple acte/puissance, l’être peut se dire en
puissance, comme lorsqu’on dit que « Ictinos est architecte », alors qu’il n’est pas

1 Ibid., p. 180; D7 (1017a5-1017b10).


2 Ibid., pp. 235-236; E4 (1027b20-1028a3).

106
en train de bâtir1. Le sens de « est » veut dire ici qu’Ictinos a la possibilité de bâtir,
et qu’il peut actualiser cette possibilité sans qu’il y ait de contradiction2. Si par
contre Ictinos est actuellement en train de bâtir, dire que « Ictinos est architecte »
donne à « est » le sens qu’Ictinos est en train de mettre en mouvement ses
capacités de bâtisseur. Il reste que, pour pouvoir dire qu’Ictinos est actuellement
ou potentiellement un architecte, il faut bien d’abord comprendre ce que veut
dire « être architecte » ou « être Ictinos », et par suite la signification de l’être en
puissance et en acte dépend de la signification de l’être en soi.
Considérons maintenant l’accident comme candidat à être le point focal des
dires de l’Être. Le dire par accident, comme dans « Socrate est blanc », consiste à
attribuer un prédicat, qui ne relève pas de l’essence du sujet, au sujet. Par suite,
l’accident nomme ce qui pourrait être le cas, et donc ce qui peut s’énoncer en
vérité, sans pour autant appartenir à l’essence du sujet – « il est vrai que Socrate
est blanc ». Il reste que l’attribution du prédicat accidentel au sujet dépend elle-
même de la signification en soi du sujet et du prédicat en question : il faut bien
que l’on comprenne ce que veut dire « Socrate » en soi et « blanc » en soi pour
que nous puissions établir la relation contingente et passagère qui relie « Socrate »
à « blanc ». Il s’ensuit que c’est le dire en soi, l’usage du verbe être qui établit la
définition de la chose, c’est-à-dire la liaison entre le sujet, son genre et la
différence spécifique, qui prime sur le dire par accident – « Socrate est animal
raisonnable », « blanc est une couleur claire ». Dans cette séquence, le critère
grammatical qui permet de sélectionner le point focal est « ce qui peut être sujet ».
En effet, c’est uniquement lorsqu’un mot est lié par le verbe être à ce qui
constitue son essence qu’il est tout le temps sujet, comme lorsque nous disons
« blanc est une couleur », ou « homme est animal ». Dans la prédication par
accident par contre on ne peut pas dire « blanc est Socrate », mais uniquement
« Socrate est blanc ».
Pour conclure, le point focal des dires de l’Être est donc le dire en soi, c’est-
à-dire l’usage du mot « est » comme copule de la proposition qui répond à la
question de l’essence, « qu’est-ce que ? » : qu’est-ce que Socrate ? Socrate est un
animal raisonnable. Tous les autres dires de l’Être dépendent de l’usage de « être »
dans une définition.

Substance et catégories

Étant donné que le point focal des dires de l’Être est le dire en soi, répondant
à la question « qu’est-ce que ? », il s’ensuit que la question de l’Être se déplace
vers la question de la substance dans la mesure où la réponse ultime à la question

1 ARISTOTE, Métaphysique, op. cit., p. 44; T3.


2 « Une chose est possible si, quand elle passe à l’acte dont elle est dite avoir la puissance, il n’en
résulte aucune impossibilité. Je prends un exemple : si un être a la puissance d’être assis, et s’il lui
arrive d’être assis, être assis actuellement n’entraînera pour cet être aucune impossibilité. » Ibid.,
p. 40; T3 (1047a25).

107
« qu’est-ce que ? » est ce qu’on nomme la substance d’une chose : « Mais, parmi
ces sens si nombreux de l’Être, on voit clairement que l’Être au sens premier est
l’essence, qui indique précisément la substance. En effet, lorsque nous disons de
quelle qualité une chose est, nous disons qu’elle est bonne ou mauvaise, mais non
qu’elle a trois coudées ou qu’elle est un homme : quand, au contraire, nous
voulons exprimer ce qu’elle est, nous ne disons pas qu’elle est blanche ou chaude,
ni qu’elle a trois coudées, mais qu’elle est un homme ou un dieu ».1
Les « êtres par soi » sont donc les dix catégories2. Or, parmi ces catégories,
seule la substance au sens fort – à ne pas confondre ici avec substance en général
qui est la réponse à la question qu’est-ce que –, a une existence qui n’est pas dite
d’un sujet : « toutes ces choses sont appelées substances parce qu’elles ne sont
pas prédicats d’un sujet, mais les autres choses sont prédicats d’elles »3. Ainsi, on
peut dire que « le cheval est blanc », mais non « le blanc est le cheval ». Le point
focal des catégories est donc la substance qui ne se dit pas des autres substances,
mais dont les autres substances se disent. On peut objecter que toutes les
catégories peuvent être sujet, comme lorsqu’on dit « le temps est long », ou « la
qualité est blanche ». Grammaticalement donc toutes les catégories peuvent être
sujet, mais uniquement en tant que substance et non en tant qu’être appartenant
à ces catégories – on ne peut pas dire « blanc est un mur ». La seule catégorie qui
peut être elle-même sujet, mais aussi les êtres qu’elle subsume, est la substance :
on peut dire « la substance est bonne », mais aussi « l’homme est blanc ». Si par
suite tous les êtres ont une substance, et en cela peuvent appartenir à l’une ou à
l’autre des catégories, il reste que seuls les êtres appartenant à la catégorie
substance peuvent eux-mêmes aussi être substance. Le nouveau critère par suite
qui permet de sélectionner le point focal parmi les catégories est « ce qui a une
substance et ce qui est substance », et donc, grammaticalement, « ce qui est tout le temps
sujet », et non pas ce qui est uniquement sujet lorsqu’il est en rapport avec son
essence. Au fait, pour pouvoir dire les autres catégories il faut qu’il y ait un sujet :
on ne pourra prédiquer une qualité, un espace, un temps, etc., à moins qu’il y ait
un sujet substantiel, « Socrate est blanc, il vient à quatre heures, il sera à tel
endroit, fera tel chose, etc. ». La question se pose alors de savoir ce qu’est cette
substance.

Substance première et seconde

À la question, « qu’est-ce qui est substance ? », par exemple « qu’est-ce que


Socrate ? », plusieurs réponses sont possibles :

1 Ibid., pp. 237-238; Z1 (1028a12-1028a19).


2 « Chacun des termes qui sont dits sans aucune combinaison indique soit une substance, soit une
certaine quantité, soit une certaine qualité, soit un rapport à quelque chose, soit quelque part, soit
à un certain moment, soit être dans une position, soit posséder, soit faire, soit subir. » ARISTOTE,
Catégories / Sur l’interprétation, op. cit., p. 112; Catégories IV (1b25).
3 ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, op. cit., p. 182; D8 (1017b14).

108
« La substance est ce qui se dit proprement, premièrement et avant tout ;
ce qui à la fois ne se dit pas d’un certain sujet et n’est pas dans un certain
sujet ; par exemple tel homme ou tel cheval. Mais se disent par ailleurs une
seconde sorte de substance, les espèces auxquelles appartiennent les
substances dites au sens premier – celles-là, et aussi les genres de ces
espèces. Par exemple, tel homme appartient à l’espèce homme, et le genre
de cette espèce, l’animal. Donc ces termes se disent comme une seconde
sorte de substance, à savoir l’homme, et aussi l’animal. »1
« Tous les autres termes, ou bien se disent de sujets qui sont des substances
premières, ou bien sont dans des sujets qui sont ces mêmes substances.
Cela apparaîtra clairement en partant des cas particuliers : par exemple,
« animal » s’applique à « homme », et donc aussi à tel homme. Car s’il ne
s’appliquait à aucun des hommes singuliers, il ne s’appliquerait plus à
l’homme en général. De son côté, la couleur est dans le corps, donc elle
est aussi dans tel corps. Car si elle n’était pas dans l’un quelconque des
corps singuliers, elle ne serait pas non plus dans le corps en général. »2

Aristote fait donc la distinction entre les catégories, les substances secondes
et la substance première. Le critère de distinction est que la substance première
n’est pas dans un sujet et ne se dit pas d’un sujet, la substance seconde n’est pas
dans un sujet, mais se dit de la substance première – Socrate est animal, mais
l’animalité n’est pas dans Socrate –, et les catégories sont dans un sujet et se disent
des substances premières et secondes – Socrate fait soixante-dix kilos, l’homme
est grand. Il y a donc deux critères : l’être dans, et le dire à propos de quelque
chose. Ces deux critères sont l’un de l’ordre de l’extension, être dans le singulier,
et l’autre de l’ordre de la compréhension, s’appliquer au singulier. D’autres
réponses peuvent aussi se présenter, comme lorsqu’on dit que Socrate est « le
musicien » ou « l’assis »3. Ce sont là des substances composées que l’on forme en
joignant un accident à l’individu, donc à la substance première, et par suite ces
substances ne peuvent être le point focal de cette série. Reste une dernière
réponse à la question « qu’est-ce que Socrate », celle de simplement pointer du
doigt :

1 ARISTOTE, Catégories / Sur l’interprétation, op. cit., p. 113; Catégories V (2a11-20).


2 Ibid., p. 115 ; Catégories V (2a34-2b8).
3 « On pourrait se demander si « se promener », « se bien porter », « être assis » sont des êtres ou
ne sont pas des êtres, et même dans n’importe quel autre cas analogue ; car aucun de ces états n’a
par lui-même naturellement une existence propre, ni ne peut être séparé de la substance, mais s’il
y a là quelque être, c’est bien plutôt ce qui se promène qui est un être, ce qui est assis, ce qui se
porte bien. Et ces choses semblent plus des êtres parce qu’il y a, sous chacune d’elles, un sujet réel
et déterminé : ce sujet est la substance et l’individu, qui est ce qui apparaît sous la catégorie en
question, car le bon ou l’assis ne sont jamais dits sans un sujet. Il est donc évident que c’est par
cette catégorie que chacune des autres catégories existe. De sorte que l’Être, au sens fondamental,
non tel mode de l’être, mais l’être absolument parlant, doit être la substance.» ARISTOTE,
Métaphysique, tome 1, op. cit., p. 238; Z1 (1028a20-32).

109
« On estime que toute substance indique un certain ceci. En ce qui
concerne les substances premières, il est incontestablement vrai qu’elles
indiquent un certain ceci ; en effet, ce qu’elles désignent est individuel et
numériquement un. En ce qui concerne les substances secondes, il semble
que de la même façon – du fait de la forme extérieure de l’appellation –,
lorsqu’on dit homme ou animal, cela indique un certain ceci. Pourtant cela
n’est pas vrai, mais cela indique plutôt une certaine sorte d’objet. En effet,
le sujet n’est pas un, comme l’est la substance première ; au contraire,
homme ou animal se disent de nombreux sujets. »1

À la question « qu’est-ce que Socrate ? » les réponses les plus pertinentes sont
donc celle de l’universel, « un homme », de l’individuel « tel homme », et enfin le
pur et simple pointer du doigt, la singularité. Le problème qui consiste à savoir si
l’individuel précède l’universel, ou inversement, est au cœur de la question de la
détermination du point focal de la substance. En effet, on peut penser que pour
pouvoir désigner « tel homme » il faut bien que nous comprenions ce que veut
dire « homme ». Par suite, l’universel précéderait l’individuel dans la mesure où
une absence de langage ne nous permettrait même pas de désigner l’individuel
comme étant ce qu’il est. Mais, inversement, si nous ne rencontrons pas des êtres
individués on ne pourrait pas former la notion universelle – si l’on n’a jamais vu
des hommes, comment alors pourrait-on concevoir « l’homme » ? Il semble par
suite qu’à ce niveau l’universel et l’individuel s’impliquent réciproquement et qu’il
serait donc impossible de trancher. Le pointer du doigt ne peut pas lui-même être
le point focal puisqu’il dépend de l’existence individuelle et de la compréhension
universelle pour pouvoir s’exercer – si nous ne comprenons pas ce qu’est
« homme » et s’il n’y a pas un homme ici présent, nous ne pourrions pas pointer
du doigt « tel homme ». Il reste que, malgré le fait que le pointer du doigt n’est
pas le point focal, c’est lui qui va permettre de faire pencher la balance vers
l’individuel, puisque seul l’individuel peut être pointé du doigt alors qu’on ne peut
pas pointer vers l’universel.
On soulignera ici que l’argument se déploie encore et toujours dans le pur
élément de la compréhension en prenant pour règle les possibilités du dire lui-
même. En effet, seule la substance première, « Socrate comme étant tel homme »,
peut faire l’objet de la désignation, « Socrate est ceci », mais aussi porter la
qualification universelle, « Socrate est homme », mais aussi les autres
déterminations composites, « Socrate est musicien, le promeneur, etc. ». Le point
focal du dire de l’Être est donc la substance première, « tel homme », dont
dépendent toutes les autres dictions, du dire vrai ou faux, en acte en puissance,
en soi et par accident, puis en passant par les catégories et enfin les diverses
réponses à la question de la substance. La bascule dans le monde extensif se situe
justement en ce point-là. Ce n’est que parce que le point focal de la série des dires
de l’Être est la substance première, donc un être individuel, qu’il faut maintenant

1 ARISTOTE, Catégories / Sur l’interprétation, op. cit., pp. 121-123; Catégories V (3b10-3b18).

110
savoir, pour résoudre la question de l’Être, comment un tel être peut subsister
dans le temps ou à être ce qu’il est.

Les êtres sensibles


La substance première est donc un point de bascule puisqu’elle a une
existence en compréhension et en extension. C’est à ce moment que la recherche
va s’orienter vers l’étude des êtres sensibles et par suite les critères de sélection
du point focal vont changer : « Toutefois la substance est absolument première,
à la fois logiquement, dans l’ordre de la connaissance et selon le temps »1. Les
nouveaux critères sont donc la priorité dans le temps, sera premier ce qui existe
d’abord et par suite ne peut pas exister dans un autre qui le précède ou dont il
dépend ; la priorité logique, sera premier ce dont la définition ne dépend pas
d’autre chose ; et enfin la priorité épistémologique, sera premier ce dont la
connaissance ne dépend pas d’autre chose. Dans la mesure où la recherche se
déplace vers le monde physique, on cherchera maintenant à savoir comment un
individu arrive à subsister dans le temps sachant qu’il est le théâtre de
changements multiples. Aristote présente six candidats pour résoudre le
problème de la subsistance dans le temps de la substance première : l’essence, la
quiddité, l’universel, le genre, l’Idée et le substrat2.

L’essence et la quiddité

L’essence est souvent utilisée par Aristote comme l’objet premier, objet qui
serait le siège de la différence spécifique qui caractérise une espèce. Par exemple,
logiquement, ou en compréhension, on dit que l’essence de l’homme est d’être
« animal raisonnable » – le genre étant dans ce cas l’animalité, et la différence
spécifique la raison – alors pour l’homme, pris en extension, le cerveau serait
l’objet premier, objet qui assurerait la rationalité de l’homme3. Dans ce cas,
ontologiquement parlant, le cerveau serait l’essence de l’homme4. La quiddité par

1 ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, op. cit., p. 239; Z1 (1028a32-1028b4).


2 Dans cette série, Aristote n’énumère que quatre candidats, mais il faut ajouter aussi l’essence et
l’Idée qui seront abordées dans d’autres textes comme principes permettant d’expliquer l’existence
de substances premières. On notera aussi qu’Aristote utilise souvent le terme ‘sujet’ pour ‘substrat’ :
« La substance se prend, sinon en un grand nombre de sens, du moins en quatre sens principaux :
on pense, en effet, que la substance de chaque être est soit la quiddité, soit l’universel, soit le genre,
et en quatrième le sujet. » Ibid., p. 242 ; Z3 (1028b32-1029a1).
3 « Il y a même quelque parties du corps qui sont simultanées avec le composé : ce sont celles qui
sont essentielles, et dans lesquelles la notion et l’essence résident immédiatement, comme le cœur
et le cerveau, s’ils jouent réellement ce rôle, car peu importe que ce soit l’un ou l’autre. » Ibid.,
pp. 277-278 ; Z10 (1035b25-28).
4 « En réalité, il n’y a définition que s’il y a notion d’un objet premier ; par objet premier, on entend
tout ce qui n’est pas constitué par l’attribution d’une chose à une autre chose. Il n’y aura donc pas

111
contre sera le modèle de l’essence individuée : « la quiddité d’un être est son
essence individuelle et déterminée »1. La quiddité d’un élément chimique serait
par exemple sa formule, ou son modèle spécifique. En ce sens, la quiddité dépend
bien sûr de l’essence, elle est la manière dont on comprend l’essence, ce qui
pousse Aristote à souvent utiliser quiddité et essence de manière interchangeable.
L’essence donc, ou quiddité, peut-être la raison, ou la cause, qui expliquerait
pourquoi une substance première subsiste dans le temps. En effet, on peut
penser que c’est le cerveau qui permet à l’individu de rester ce qu’il est : par
exemple, si l’on sauvegarde le cerveau et on le transplante dans un autre corps,
on pourrait imaginer que l’individu resterait sauf ; ou, c’est le cerveau qui permet
la régulation et la préservation du corps, etc. Il faut maintenant considérer si le
cerveau répond aux trois critères qui lui permettraient de se poser comme point
focal de la série. Le cerveau pourrait répondre au premier critère, la priorité
temporelle, dans la mesure où sa constitution pourrait être simultanée à la
naissance de l’individu et se former avec la formation de son corps. Il reste que
l’essence, le cerveau dans ce cas, étant dans le substrat, le composé de forme et
de matière, échoue à remplir l’autre acception du premier critère, celui de ne pas
être dans un autre. En effet, même si le cerveau est contemporain au corps vivant,
le cerveau, comme partie vivante, est non seulement inclus dans le corps, mais
de plus dépend pour se former de la vie elle-même. L’essence, n’ayant pas priorité
temporelle, ne peut donc pas être le point focal recherché, elle ne peut être la
substance de l’individu, c’est-à-dire ce qui fait que cet individu spécifique est ce
qu’il est et subsiste tel qu’il est.

L’universel

Dans le chapitre Zeta-13 de la Métaphysique, Aristote développe un nombre


d’arguments contre la position de l’universel comme substance. Ces arguments
peuvent être groupés suivant deux rubriques, une qui met en rapport l’universel
et la quiddité, et une autre qui met en rapport l’universel et la substance. 1) La
première rubrique compare l’universel à la quiddité et développe les absurdités
qui découleraient d’une position où l’universel serait la quiddité, ou s’il se
trouverait dans la quiddité : si l’universel est la quiddité d’un individu, c’est-à-dire
est l’essence qui fait son individualité, et dans la mesure où l’universel subsume
une pluralité d’individus, alors l’essence individuelle de cet individu serait aussi
celle des autres individus et donc plusieurs individus seraient identiques – par
exemple, tous les hommes auront le même cerveau. Si par contre l’universel est
dans la quiddité, ou dans l’essence individuelle, alors l’homme en général, l’animal

de quiddité pour les formes spécifiques qui ne sont pas immanentes à leur genre mais seulement
pour les formes immanentes au genre, parce que, seules, ces dernières semblent bien ne pas être
attribuées à quelque autre chose par participation, à titre de modification ou par accident. » Ibid.,
p. 248 ; Z4 (1030a7-14).
1 Ibid., p. 247 ; Z4 (1030a2).

112
en général et tous ces universaux seront présents dans l’essence qui ne sera alors
plus une, mais composée d’une infinité de substances – par exemple, le cerveau
de Socrate aurait en lui le cerveau humain et le cerveau animal.
La deuxième rubrique compare la substance à l’universel. 2.1) Le premier
argument montre que la substance et l’universel s’excluent au niveau de la
définition et du mode d’existence : la substance ne se dit jamais en tant que
prédicat alors que l’universel est toujours prédicat ; la substance est le propre d’un
individu alors que l’universel appartient à plusieurs individus. 2.2) Étant donné
que l’universel est prédicat commun alors il ne peut pas marquer un être
déterminé, mais juste telle qualité de la chose qui serait commune à d’autres
choses. Or, si l’universel est substance, c’est-à-dire cause première des individus,
ce sont les qualités, et non plus d’autres individus, qui seraient les causes des
individus, ce qui est absurde puisque les qualités alors devraient être séparées –
par exemple, si on dit que « Socrate est homme », c’est l’humanité en général qui
devrait être cause de Socrate et non d’autres humains, disons ses parents, ou la
vie transmise par ses parents. 2.3) Si l’universel est substance dans la substance
Socrate, alors l’Animal sera substance de Socrate et des animaux, donc une
substance sera substance de deux êtres, ce qui est absurde puisqu’une substance
est substance d’un seul individu – par exemple, si une partie de la vie de Socrate
est universelle, alors le principe vital de Socrate produirait Socrate, mais en même
temps d’autres animaux, ce qui est absurde. Autrement, si l’universel est
substance dans l’homme alors on aura deux substances en acte dans un individu
ce qui est impossible puisque, par définition, les substances subsumées dans
l’individu sont en puissance – par exemple, lorsqu’on considère que Socrate est
humain et animal, l’humanité et l’animalité sont en puissance dans Socrate et non
pas en acte. 2.4) Si maintenant on considère que l’universel est substance en tant
qu’être séparé, il faudra alors poser une tierce substance qui unifie l’universel et
l’individu et ainsi de suite. Autrement, étant donné que les déterminations de la
substance sont dans la substance, si l’on pose que l’universel est substance
séparée alors plus aucun être ne pourra exister, mise à part la substance, et tous
les êtres seront dans la substance – par exemple, si le principe vivant de Socrate
est séparé, il s’ensuivra que Socrate sera un accident qui existe dans ce principe
et non plus un être qui est lui-même substantiel. En bref, la définition et le mode
d’existence de l’universel contredisent et la définition et le mode d’existence de
la substance et de la quiddité sous tous les rapports.
La partie qui suit ne se trouve pas dans Zeta-13, mais une troisième et dernière
solution reviendrait à limiter l’universel à sa dimension langagière, et donc à
définir l’universel comme « ce qui se dit de plusieurs choses » : « animal » est un
mot qui s’applique à plusieurs individus ; « Socrate », un nom qui s’applique à un
individu, mais à plusieurs reprises. Étant donné que la substance première est
soumise au changement, il se peut que l’unité dont on parle ne soit qu’une illusion
produite par le langage. En effet, entre le Socrate nourrisson et le Socrate adulte,
on se demande ce qui peut bien encore constituer une continuité ou une identité
à part son nom, « Socrate », réitéré à plusieurs reprises dans le temps. Or, il n’en
est rien puisque pour pouvoir appliquer le nom il faut bien qu’il y ait d’abord

113
quelque chose sur lequel s’applique le nom. Donc, c’est le sujet, ou substrat, qui
est premier et non l’universel : l’universel a besoin de l’être individuel pour
pouvoir être dit du plusieurs, ou du même comme plusieurs dans le temps.

Le genre

Le genre peut se présenter comme une solution possible au problème de la


permanence dans le changement, après tout, si Socrate reste Socrate malgré
l’assimilation et l’élimination d’aliments, c’est bien parce qu’il est vivant, une fois
mort, il se décomposera. Or, le genre a trois caractéristiques principales :
logiquement, c’est « l’identité qui s’affirme de deux choses différentes »1;
ontologiquement, le genre est la matière des contraires, c’est-à-dire des opposés
qui ont une puissance commune, comme les espèces qui s’opposent sous un
même genre2 ; enfin, le genre, tout en restant une identité, devient autre dans les
espèces contraires qui l’actualisent3. Le genre est donc une sorte de matière, et
cela du point de vue logique et ontologique. Le genre est la matière logique
servant d’assise aux déterminations conceptuelles – par exemple, « animal » est
une matière conceptuelle4 pour les différences spécifiques, qui, une fois reçues,
déterminent cette matière en un concept plus déterminé. Le genre est matière
ontologique pour les espèces, et donc a fortiori pour les individus, dans la mesure
où le genre se détermine progressivement – l’animal dans homme devient
d’indéterminé spécifiquement déterminé, et individuellement déterminé dans
Socrate. Par suite, en tant que matière, c’est-à-dire être en puissance d’être autre
chose, le genre ne peut pas être cause efficiente puisque la cause doit être en acte
et non en puissance – c’est la hache qui coupe, le composé de matière et de forme,
et non pas le métal dont la hache est faite. De plus, du point de vue de la
définition, étant donné que le genre se dit de plusieurs sujets et qu’il est leur
prédicat, il ne peut être substance puisque la substance est toujours sujet. Enfin,
si c’est le genre qui est la cause qui fait que tel individu est ce qu’il est, alors
plusieurs individus seraient le même individu, ce qui est absurde – si l’animalité

1 « Cet élément identique, c’est le genre ou l’espèce, car tout ce qui diffère, diffère en genre ou en
espèce : en genre, s’il n’y a pas matière commune ou génération réciproque, comme sont les choses
qui appartiennent à des catégories différentes ; en espèce, s’il y a identité de genre, le genre étant
défini, l’élément identique, essentiellement affirmé de deux choses différentes. » ARISTOTE,
Métaphysique, op. cit., p. 85; I3 (1054b25-31).
2 « De même aussi les choses qui diffèrent le plus dans un même sujet matériel qui les reçoit, sont
des contraires, car la matière est la même pour les contraires ; de même encore sont des contraires
les choses qui diffèrent le plus sous la même puissance ; en effet, il y a une science une pour un
seul genre de choses, et c’est là que la différence parfaite est la différence maxima. » Ibid., p. 88 ; I4
(1055a29-34).
3 « Non seulement, en effet, il faut communauté entre deux êtres (ainsi, qu’ils soient tous deux des
animaux), mais encore il faut que cela même, l’Animal, soit différent en chacun de ces deux êtres :
ce sera par exemple, pour l’un le Cheval, et, pour l’autre, l’Homme. » Ibid., p. 102 ; I8 (1057b39-
1058a7).
4 O. HAMELIN et L. ROBIN, Le Système d’Aristote par O. Hamelin...publié par L. Robin, p. 263.

114
en général fait mon individualité alors je serais identique à tel oiseau puisque
l’animalité ferait aussi son individualité.

L’Idée

La critique du genre comme substance n’est pas traitée en détail par Aristote.
De plus, il suffirait de remarquer que le genre étant en autre chose, il ne peut pas
être la substance. Par contre, si le genre est séparé, c’est-à-dire s’il est une Idée, il
pourrait être substance. Supposons donc qu’il y a des Idées, c’est-à-dire « des
substances, ayant une existence séparée, et qui, en même temps, constituent
l’espèce à l’aide du genre et des différences »1. Les Idées sont donc des sortes de
genres individualisés, ou des individus universels. La présentation de l’Idée
comme solution possible au problème de la permanence dans le changement est
pertinente. En effet, comme le montre Robin2, l’Idée s’impose à la pensée
platonicienne comme solution qui tenterait d’expliquer la double existence du
permanent, d’une part, et le flux du changement sensible, d’autre part. Au fait, le
sensible est en perpétuel changement alors que les jugements de la science sont
universels, éternels, et absolument déterminés : la géométrie n’étudie pas ce
triangle particulier dessiné ici, mais le Triangle en général. Si la science est
possible, il faut bien qu’elle possède un objet sur lequel elle s’applique, cet objet,
que visent les jugements universels, n’est autre que l’Idée. L’Idée doit être séparée
des objets particuliers puisque si elle était identique à l’un de ces objets elle ne
pourrait plus s’appliquer aux autres objets. Par suite, il faut poser des êtres
individuels qui s’appliquent à une multiplicité d’êtres pour que la science soit
possible et qu’une certaine permanence existe au sein du sensible. La substance
première, cet homme, arriverait à subsister dans la mesure où elle participerait à
l’Homme, modèle dont l’homme particulier n’est que la copie. Au fond, si l’on
arrive à considérer que cet homme, dans sa variabilité, est permanent c’est parce
qu’il ressemble plus ou moins à l’Idée d’homme qui, elle, est éternelle et
invariable.
Aristote accepte la nécessité de poser l’existence de l’universel, il faut qu’il y
ait de l’universel parce qu’il y a de la science, par contre il refuse de poser que
l’universel est substance, c’est-à-dire un individu universel. La critique
aristotélicienne des Idées3 comme genres individualisés se développe suivant
deux axes, l’un traitant de la possibilité d’existence de tels êtres, l’autre traitant de
la possibilité de connaître de tels êtres, reprenant ainsi la distribution de
l’argument suivant la polarité de l’extensif et du compréhensif. La critique de
l’Idée existante comme substance se ramène, d’après Robin, aux arguments
suivants : 1) si l’Idée est universelle, elle s’appliquerait à plusieurs sujets, et alors

1 ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, op. cit., pp. 295-296; Z14 (1039a25).


2 L. ROBIN, La théorie platonicienne des idées et des nombres d’après Aristote : étude historique et critique.,
Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1963, pp. 15-26.
3 Ibid., pp. 28-50.

115
on retournerait aux paradoxes de l’universel comme substance mentionnée plus
haut. Par contre, si l’Idée est un individu unique et primordial, elle ne pourra alors
s’appliquer qu’une seule fois, à un seul sujet, et il y aurait une Idée par individu
sensible. 2) Si, maintenant, on pose que l’Idée est une et genre alors soit elle reste
une dans les espèces soit elle devient autre, mais si elle reste une alors elle serait
une et dans des êtres séparés, ce qui est absurde. De plus, cet individu universel
recevrait les contraires, que sont les différences spécifiques, ou serait multiplié
par des différences non spécifiques. Enfin, poser que les différences ne sont pas
inhérentes, mais simplement juxtaposées au genre qu’est l’Idée, ferait de l’Idée
un agrégat ce qui contredit son unicité. Si, par contre, on pose que l’Idée devient
autre dans les espèces, alors il y aurait une infinité d’Idées de même genre puisque
le genre se dit de toutes les espèces : par exemple, il y aurait autant d’Animal qu’il
y a d’espèces animales ; il faudra alors poser un Animal en soi supérieur qui
rassemble cette diversité, mais ceci nous renverrait aux paradoxes de la première
alternative. 3) Si enfin à chaque fois qu’il y a une chose commune entre plusieurs
substances il faut poser une nouvelle substance qui fonde ce qui est commun, il
faudra alors poser encore une substance qui fonde la communauté entre cette
dernière substance et les autres substances – argument du troisième homme.
Au fond, toutes ces contradictions, qui résultent de l’union du genre et de
l’individualité, découlent d’une mécompréhension de la modalité d’être du genre,
celle d’être matière pour une forme et non pas forme en tant que telle. Dans
l’union du genre et de l’individu, c’est l’individu, et non le genre, qui devrait
prendre la place de l’être actuel et effectif. En effet, l’individu inclut le genre
comme sa matière, donne forme à cette matière, et non pas le genre serait un être
qui se tiendrait là comme un individu. Cette mécompréhension découle elle-
même d’une mauvaise interprétation de la portée du langage, ce qui nous amène
aux difficultés logiques que présenterait la position des Idées. On résume dans
ce qui suit les arguments tels que repris par Robin : 1) si l’Idée est un individu
unique alors elle ne serait plus définissable puisque les mots s’appliquent à
plusieurs choses et alors l’Idée devra partager des caractéristiques communes
avec ces choses, et donc elle ne serait plus absolument séparée. 2) Si l’Idée est
individuelle, et les mots communs, mais les caractéristiques que les mots
nomment forment une combinaison unique qui constituerait l’Idée, alors l’Idée
peut être individuelle et connaissable. Mais, ceci est impossible pour deux
raisons : A) on supposera que l’Homme est un sujet individuel séparé formé de
l’ensemble Animal-Bipède. Or, si la combinaison Animal-Bipède pointe vers une
caractéristique unique, l’individu Homme séparé et individuel, alors cette
combinaison pointe vers autre chose que ce vers quoi pointent Animal et Bipède.
Par suite, la combinaison Animal-Bipède est donc séparée de deux autres
individus séparés qui sont Animal et Bipède. De plus, dans l’Homme, Animal-
Bipède s’affirme d’Animal et de Bipède, donc Animal-Bipède s’affirme de deux
sujets distincts et non d’un seul sujet, ce qui est absurde – lorsqu’on dit que
« l’homme est animal », dans la thèse des Idées séparées, cela équivaudrait à dire
« Socrate est Platon », puisqu’Homme forme un sens singulier qui n’a rien à voir
avec un autre sens singulier qu’est Animal. Enfin, l’Idée composée a moins de

116
perfection que les Idées simples puisqu’elle leur est postérieure et donc elle est
moins principe. B) L’Idée ne peut donc pas être un composé d’Idées si l’on veut
poser son individualité. Or, si l’on pose que l’Idée est une Idée élémentaire et
simple, alors aucune autre Idée ne pourrait participer dans cette Idée, ce qui est
impossible puisque toute Idée est participable.
En bref, la position de l’Idée comme substance séparée et individuelle
contredit la définition de la définition qui consiste à relier plusieurs différences
partageables entre plusieurs êtres dans un genre commun pour cerner la
singularité de ce qui est à définir. Comme le note Aristote : « ce qui constitue le
concept d’une chose, c’est l’ensemble des différences ou, la dernière différence
[…] non les différences prises abstraitement, mais bien en tant qu’elles
enveloppent le genre comme leur base »1. Si par contre on conçoit le langage et
la signification d’une manière atomique, où un agrégat de significations
pointeraient vers un sens unique, lui-même corrélat d’un individu universel
unique, alors on tomberait dans les apories mentionnées plus haut. L’erreur des
platoniciens consiste donc à ignorer le statut de la matière conceptuel qu’est le
genre. En effet, le langage reprend le modèle hylémorphique de la production
lorsqu’il forme une définition – dire que « Socrate est animal rationnel », revient
à unir une différence spécifique à une matière pour former l’individu Socrate, et
non pas à accoler un sens à un autre pour former l’agrégat significatif d’Homme.
Cette même erreur se retrouve dans la conception de l’Idée comme cause de
production des individus. Or, produire revient à insérer une forme dans quelque
chose2, il n’y a donc pas de production de la forme en elle-même ni de la matière
en elle-même, parce que forme et matière ne sont pas composées, mais simples
et ne sont pas insérées dans quelque chose d’autre lorsqu’elles sont en elles-
mêmes. La cause de l’insertion de la forme dans la matière n’est pas la forme,
mais une cause efficiente qui est elle-même constituée d’une forme et d’une
matière qui lui sont propres. Même si la forme est substance, cause dans
l’individu, il reste qu’elle n’est que cause formelle et non efficiente, et c’est la
confusion de ces deux causes qui conduit à poser une causalité des Idées. En
effet, l’Idée, en tant que forme, ne peut rien produire, d’autant plus qu’elle est
une forme séparée. La véritable cause productrice d’un individu sensible est un
autre individu sensible, et il faut que l’individu insère la forme dans la matière
pour produire un autre individu, donc c’est l’individu qui a la priorité sur la forme
en tant qu’existant, indépendant et producteur de l’existence de la forme dans la
matière. En d’autres termes, c’est la substance première qui est la substance de la
substance première, mais suivant deux points de vue : c’est une substance
première qui est la cause d’une autre substance première – point de vue
ontologique ou de la cause efficiente –, et c’est la substance première comme
incluant une forme en acte et une matière en puissance, forme et matière qui ne
sont distinguées que logiquement de la substance première – point de vue logique

1 O. HAMELIN et L. ROBIN, Le Système d’Aristote par O. Hamelin...publié par L. Robin, op. cit., p. 123.
2 ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, op. cit., pp. 259-272; Z7-Z9.

117
ou de la cause formelle1. Si la substance première subsiste dans le temps, c’est
parce que les substances premières se produisent les unes les autres, et donc c’est
le composé de matière et de forme, le substrat, qui permet que la forme soit
transmise, de génération en génération, dans de nouvelles matières, formant en
cela de nouveaux individus. L’erreur des platoniciens est donc celle d’abstraire la
forme du composé2, alors que l’erreur des physiciens, ou des matérialistes,
reviendrait à abstraire la matière du composé pour l’instituer comme unique
cause. En effet, si l’on pose que les éléments sont substances, on tombera dans
le paradoxe de substances qui contiendraient d’autres substances, ouvrant sur
une régression infinie3. La solution à cette double impasse, matérialiste et
idéaliste, revient à poser que la substance n’est ni universelle, tout en ayant une
forme définissable, ni partie d’autres choses, tout en ayant une existence
matérielle. Or, cette solution se soutient de la conceptualité de la puissance et de
l’acte, d’une pensée qui pose la matière en puissance et la forme en acte, les deux
formant un composé qui est le substrat.

Le substrat

Le substrat se dit de la matière, c’est-à-dire d’un être indéterminé et en


puissance dans un être déterminé ; de la forme, c’est-à-dire d’un être déterminé
qui ne se distingue que logiquement de la matière à laquelle il est uni, et enfin du
composé, c’est-à-dire de l’union de la matière et de la forme constituant en cela
un être réellement séparable4. Dans le substrat, l’enjeu est donc de savoir quel est
le point focal : la matière, la forme, ou le composé ; qu’est-ce qui permet au
substrat de rester et d’être ce qu’il est malgré le changement ?

1 « La cause de toutes ces erreurs a été de rechercher la raison unificatrice de la puissance et de


l’entéléchie, et quelle est leur différence. En fait, nous l’avons dit, la matière prochaine et la forme
sont une seule et même chose, mais d’un côté, en puissance, de l’autre, en acte. De sorte que
rechercher la cause de l’unité de la puissance et de l’acte, revient à se demander comment ce qui
est un, est un. Chaque chose, en effet, est une unité, et ce qui est en puissance et ce qui est en acte
sont en quelque sorte une seule chose. Aussi, n’y a-t-il pas d’autre cause de l’unité que le moteur,
qui opère le passage de la puissance à l’acte. Quant aux êtres qui n’ont pas de matière, ils sont tous,
absolument et essentiellement, des unités. » ARISTOTE, Métaphysique, op. cit., p. 37; H6
(1045b15-23).
2 Ibid., p. 194 ; L10 (1075b25-38).
3 « Ainsi donc, nous venons de rendre évident qu’aucun des universaux n’est substance, et qu’il n’y
a aucune substance composée de substances. » ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, op. cit., p. 305; Z16
(1041a4-5).
4 « Le substrat est une substance ; en un sens c’est la matière (j’appelle matière ce qui, n’étant pas

un être déterminé en acte, est, en puissance seulement, un être déterminé) ; en un autre sens, c’est
la forme et la configuration, c’est-à-dire ce qui, étant un être déterminé, n’est séparable que par une
distinction logique ; en un troisième sens, le substrat est le composé de matière et de forme, seul
sujet à la génération et à la corruption, et séparable d’une manière absolue. » ARISTOTE,
Métaphysique, op. cit., p. 21; H1 (1042a26-32).

118
La matière
La matière peut se présenter comme un premier candidat puisque le concept
même de matière a été élaboré en rapport avec le problème du changement, la
matière étant le sujet sous-jacent au passage d’un opposé à un autre opposé1.
Comme le signal Hamelin2, on ne peut pas penser le changement comme une
succession pure de deux états, c’est-à-dire une succession de deux états qui ne
sont états de rien, mais il faut opposer à cette succession une permanence, un
quelque chose de sous-jacent qui fait qu’il y a changement et non simple
apparition d’états successifs. Il n’y a donc changement que d’un quelque chose
qui ne change pas. Le premier caractère de la matière est donc la permanence. Le
second caractère est celui de l’indétermination en tant que puissance à être
quelque chose de déterminé, puisque ce qui manque à la matière sera quelque
chose qui lui convient et non pas qui lui est absolument indifférent. Par suite, la
détermination à venir doit, en quelque sorte, être inscrite dans la matière qui
reçoit cette détermination puisqu’elle reçoit certaines déterminations, et non
d’autres – une pierre peut de froide devenir chaude, mais non pas s’envoler ou
devenir chair. Dans la mesure où la matière peut recevoir des déterminations
précises, et en cela passer d’un état à un autre, on peut dire avec Hamelin que « la
matière, dans le changement, est sujet et de plus sujet indéterminé »3. Le troisième
caractère de la matière est qu’elle est simple et non composée, et par suite elle
n’est pas créée, et donc elle a une priorité d’existence. Le quatrième caractère est
que la matière, ou un bout de matière, peuvent avoir une existence séparée, se
tenir là, et recevoir en eux les différentes formes, successivement ou
simultanément. Il semble donc que la matière peut être un bon candidat pour
être le point focal de la série, dans la mesure où elle est sujet séparé, se pose
comme le permanent qui est sous-jacent au changement, et a priorité d’existence.
Il reste que la matière échoue une fois confrontée au critère logique et
épistémologique. En effet, la matière pure dont on a retiré toute forme est
absolument indéfinissable, toute définition nécessitant l’adjonction d’une forme
et d’une matière4. De plus, cette matière pure serait inconnaissable, une sorte de
chose qui est presque insaisissable par la pensée, mais que la pensée doit pourtant
toujours poser comme déjà-là et comme support des formes qu’elle reçoit.
Comme le dit Hamelin : « si bien qu’on peut définir la matière en disant que c’est
ce qui par soi n’est ni qualité, ni quantité, ni aucune autre des déterminations de

1 « Mais il est évident que la matière est aussi une substance, car, dans tous les changements
d’opposé à opposé, il existe quelque chose comme sujet des changements. » Ibid. ; H1 (1042a32-
1042b2).
2 O. HAMELIN et L. ROBIN, Le Système d’Aristote par O. Hamelin...publié par L. Robin, op. cit., p. 260
et suivantes.
3 Ibid., p. 262.
4 « Comme dans la définition des substances, ce qui est affirmé de la matière c’est l’acte même,
dans les autres définitions, c’est aussi ce qui répond le plus complètement à l’acte. Par exemple, s’il
faut définir le seuil, nous dirons que c’est un morceau de bois ou de pierre, ayant telle disposition. »
ARISTOTE, Métaphysique, op. cit., p. 24; H3 (1043a5-8).

119
l’être »1. La matière serait ainsi une sorte de sujet obscur puisque dès qu’on dit ce
qu’est cette matière, du bronze ou du bois, on lui donne une forme et par suite
on la détruit comme matière pure. La matière est donc une substance paradoxale
puisque tout en étant sujet dans l’existence elle ne peut être sujet dans la
connaissance. Étant inconnaissable, la matière ne peut pas être le point focal de
la série.

La forme
La forme est comprise en contraste avec la matière, par contre l’acte se
comprend par contraste avec la puissance. L’acte est « ce qui est affirmé de la
matière »2. La forme est le principe d’unité des parties matérielles, ce qui, par
exemple, unit l’animal et le bipède dans l’homme3. L’acte a ainsi une acception
compréhensive et se met en vis-à-vis de la puissance, par contre la forme a une
acception extensive et se met en vis-à-vis avec la matière. Les caractères de la
forme est qu’elle est simple, et par suite incréée, elle a donc priorité dans le temps,
de plus elle a priorité dans la définition, puisque définir revient à énoncer d’abord
la forme de quelque chose4, et priorité dans la connaissance, dans la mesure où
connaître une chose revient à saisir la forme de cette chose. Il reste que la forme
ne pouvant exister sans être unie à la matière, elle échoue et ne remplit pas le
critère de la séparabilité, la forme n’étant séparable de la matière que par une
distinction logique.

Le composé
Reste le dernier candidat, le composé de forme et de matière. Le composé
présente l’avantage d’être définissable, connaissable, et arrive à se tenir en lui-
même, donc remplit la condition de la séparabilité. Il reste que le composé
souffre de ne pouvoir remplir l’antériorité dans le temps puisque sa matière et sa
forme doivent lui préexister5. On voit ainsi qu’il y a un déséquilibre au sein du
substrat : le substrat ne peut avoir pour substance ni la forme, ni la matière, ni le
composé – ce qui manque à la matière c’est la condition logique, ce qui manque
à la forme c’est l’existence séparée, ce qui manque au composé c’est la priorité
dans le temps. Par suite, il faut chercher la substance du substrat non plus comme

1 O. HAMELIN et L. ROBIN, Le Système d’Aristote par O. Hamelin...publié par L. Robin, op. cit., p. 263.
2 « Comme dans la définition des substances, ce qui est affirmé de la matière c’est l’acte même,
dans les autres définitions, c’est aussi ce qui répond le plus complètement à l’acte. Par exemple, s’il
faut définir le seuil, nous dirons que c’est un morceau de bois ou de pierre, ayant telle disposition. »
ARISTOTE, Métaphysique, op. cit., p. 24; H3 (1043a5-8).
3 « De même l’homme n’est pas l’animal et le bipède, mais il faut qu’en dehors de cela, il y ait
quelque autre chose, si animal et bipède sont pris comme matière, quelque chose qui ne soit ni un
élément ni un composé d’éléments : ce quelque chose, c’est la substance formelle, principe d’unité
que l’on omet quand on se contente de parler de la matière. » Ibid., p. 26 ; H3 (1043b10-14).
4 Ibid., p. 34 ; H6.
5 « Mais la substance composée, c’est-à-dire celle qui provient de l’union de la matière et de la
forme, nous n’avons pas à en parler : elle est postérieure à la matière et à la forme, et sa nature,
d’ailleurs, est bien connue. » ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, op. cit., pp. 243-244; Z4 (1029a27-32).

120
une composante interne, mais plutôt comme une cause externe. En effet, la cause
d’un substrat est un autre substrat, la cause d’un homme étant par exemple un
autre couple d’humains1. La production artificielle, ou l’engendrement naturel,
consistent dans l’insertion d’une forme dans une matière pour produire un
composé, mais il reste que l’insertion elle-même n’est pas entreprise ni par la
forme ni par la matière mais par une cause motrice qui est le principe de
production : produire une sphère d’airain revient à insérer la forme « sphère »
dans la matière airain2, de même produire un être humain revient à insérer la
forme humaine grâce au principe de mouvement mâle dans la matière humaine
provenant de la femelle3. Par suite, un sujet pleinement déterminé produit un
autre sujet pleinement déterminé. On voit ainsi qu’il y a une fondation logico-
ontologique de la production et des êtres produits : un être produit, même s’il est
constitué de deux parties éternelles, la forme et la matière, rentre dans une série
causale linéaire puisqu’il lui est impossible de retenir son fondement, d’avoir en
soi sa substance. En quelque sorte, il faut deux éternités pour faire un être
corruptible, mais, sachant que ces constituants éternels ne sont pas la cause
efficiente, les êtres corruptibles sont frappés en cela d’une instabilité profonde et
ne tiennent leur substance que d’autres êtres corruptibles, ce qui ouvre la chaîne
causale et la recherche de la première cause.

L’Être suprême
Du mouvement éternel au Premier Moteur

Le concept de substance, avec sa quadruple condition – priorité logique,


épistémologique, priorité temporelle, séparabilité existentielle –, ne peut pas être
conforme aux substances sensibles : il manque toujours quelque chose à
l’individu sensible qui le pousse à se reporter vers un autre individu sensible. De
plus, le concept de causalité interdit la régression infinie. Comme le développe
Aristote dans le livre Alpha de la Métaphysique4, la cause première doit exister
puisque l’intermédiaire n’est pas une cause et que par suite il faut un terme qui
n’est pas un intermédiaire pour qu’il y ait cause. Étant donné qu’il n’y a pas de
régression à l’infini et qu’il doit y avoir un premier terme, la cause première est

1 « Enfin, ce par quoi la génération se fait est également nature, mais la nature prise au sens de
forme et spécifiquement identique, quoique résidant dans un autre être, car c’est l’homme qui
engendre l’homme. » Ibid., p. 260 ; Z7 (1032a19-25).
2 « En effet, produire un être déterminé, c’est, à partir d’un sujet pris dans le plein sens du mot,
produire un être déterminé. Je dis, par exemple, que rendre rond l’airain, ce n’est produire ni la
rondeur, ni la sphère, mais c’est produire une autre chose, c’est produire cette forme dans autre
chose…Produire une sphère d’airain veut dire faire de tel objet, qui est l’airain, telle autre chose,
qui est une sphère. » Ibid., p. 265 ; Z8 (1033a24-1033b1).
3 ARISTOTE, Aristote : Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2014 ; De la génération des animaux, I2
(716a4-7).
4 ARISTOTE, Métaphysique, tome 1, op. cit.; Alpha, Chap.2.

121
éternelle. De même, pour le concept de Bien, ou de la cause finale, cette cause
doit être en soi, et non en vue d’autre chose, sinon elle ne serait pas la cause
finale. La cause finale doit donc être elle-même un terme qui met fin à toute
progression infinie. Du point de vue logique, ou en compréhension, le concept
de cause, dans son double aspect de cause première et de cause finale, exige donc
un terme. Le monde sensible est ainsi le monde des intermédiaires, monde qui
est pris entre deux termes absolus et éternels : la cause première et la cause finale.
Du point de vue extensif, Aristote va montrer que, dans la mesure où le
mouvement est éternel1, il faudra penser une cause éternelle de ce mouvement,
la première cause, qui n’est autre que le Premier Moteur, argument qu’il
développe dans le Livre VIII de la Physique2. On peut résumer cet argument en
trois grandes étapes qui reviennent d’abord à poser que le mouvement est éternel,
ensuite que tout mobile est mû par autre chose, et enfin que le moteur est
immobile.
Première étape. La démonstration du mouvement éternel revient à prouver qu’il
y a toujours un mouvement antérieur au mouvement actuel et toujours un
mouvement postérieur au dernier mouvement. En bref, il n’y a pas de premier ni
de dernier mouvement. Pour prouver qu’il y a toujours un mouvement antérieur
au mouvement, Aristote commence par poser que les choses capables de
mouvement doivent exister avant le mouvement et avoir le mouvement en
puissance. Si maintenant on considère que les mobiles et les moteurs sont
engendrés et non éternels, en tant que l’engendrement est un mouvement, il
faudra alors poser quelque chose avant l’engendrement qui pourrait recevoir ce
mouvement. Si par contre, on pose qu’il y a un mobile et un moteur éternels,
mais qu’aucun mouvement ne s’ensuit, ceci serait absurde parce que cela
contredirait la nature de ce moteur et de ce mobile. Si enfin on pose qu’il n’y a
pas de premier moteur, ou de premier mobile, mais un repos premier, le repos
lui-même devrait provenir d’un mouvement, puisque le repos n’est que la
privation de mouvement, et la privation est elle-même un genre de mouvement.
En bref, l’engendrement du mouvement présuppose un mobile et un moteur,
donc du mouvement, et la position d’un repos originaire lui aussi présuppose un
mouvement qui produit ce repos, ce pour quoi il y aura toujours un mouvement
avant le mouvement.
Deuxième étape. Pour prouver qu’il y a toujours un mouvement postérieur au
mouvement, Aristote montre qu’il doit y avoir une différence de temps entre le
moment où une chose cesse d’être mue et le moment où elle cesse d’être mobile,
de même entre le moment où un moteur cesse de mouvoir et d’être capable de
mouvoir. Par exemple, la destruction n’a complétement lieu qu’une fois la chose
détruite, il faut donc que la cause de la destruction survive à ce qu’elle détruit
pour pouvoir le détruire complètement, et donc il faudra une autre cause pour

1 « Il est impossible que le mouvement ait commencé ou qu’il finisse, car il est éternel. » ARISTOTE,
Métaphysique, op. cit., p. 170; L6 (1071b5-13).
2 ARISTOTE, Physique d’Aristote, Paris, Librairie Philosophique de Ladrange, 1862, trad. B. Saint-
Hilaire, p. 453 et suivantes ; Livre VIII.

122
détruire celle-là et ainsi de suite ; ou, si la destruction n’est pas complète, il restera
un destructible en puissance qui devra, tôt ou tard, passer à l’acte. Sous ses deux
aspects, du point de vue du moteur ou du mobile, le mouvement ne peut pas
prendre fin, soit il y aura un mobile en puissance, soit un moteur en puissance
après le dernier mouvement, et donc le mouvement pourra se prolonger
éternellement. Une argumentation proche de celle-là s’applique au temps : le
temps étant fait d’instants, et l’instant étant par définition ce qui naît tout en
prenant fin, aucune fin de l’instant ne sera possible puisque toute fin implique
une nouvelle naissance. Voici donc, en bref, le propos du premier chapitre du
Livre VIII de la Physique1.
Troisième étape. Le mouvement étant éternel, et tout mouvement provenant
d’un autre mouvement, il faudra alors remonter vers un être qui serait le moteur
du premier mouvement. Or, cet être soit se meut par lui-même, soit est immobile,
sinon il n’y aurait pas de Premier Moteur, mais régression infinie de mobile en
moteur, et par suite pas de moteur du tout, ce qui est absurde – une variation sur
cet argument est la nécessité de poser une première cause pour qu’il y ait causalité.
Or, si le Premier Moteur se meut par lui-même, il est absurde qu’il reçoive le
même mouvement qu’il produit, ou un autre mouvement, puisque dans tous les
cas le moteur ne s’affecte pas par son propre mouvement : par exemple, il est
absurde que celui qui enseigne reçoive en même temps ce qu’il enseigne, ou ce
qui chauffe se chauffe soi-même. Il s’ensuit que le Premier Moteur doit avoir une
partie immobile et une partie mobile, une donnant un mouvement et une autre
le recevant, c’est-à-dire qu’il faut distinguer le moteur du mobile. Il doit donc y
avoir un Premier Moteur et un premier mobile. Le Premier Moteur ne peut pas
avoir de parties parce que ce qui a des parties est soumis au changement, donc
doit être mû par un autre, ce qui contredit la nature du Premier Moteur. Le
premier mobile doit être mû d’une manière continue puisque l’éternel est continu
et ne se déploie pas de manière successive, le genre de mouvement propre au
Premier Ciel sera donc le mouvement circulaire2.

La nature du Premier Moteur

De ce qui précède, on a donc un Premier Moteur immobile produisant le


mouvement éternel et circulaire dans le premier mobile qui est le Premier Ciel.
Nous remarquerons que le mouvement est éternel, et que donc il n’y a pas de
repos avant le mouvement, mais un repos, ou plutôt une immobilité éternelle,
qui coexiste avec le mouvement éternel. C’est ainsi que, ultimement, la substance
des substances, c’est le Premier Moteur, cause motrice première qui communique
le mouvement à tous les êtres en mouvement. Pour étudier la nature du Premier
Moteur il faut revenir au Livre Lambda de la Métaphysique. Comme cité plus haut,
c’est l’éternité du temps et du mouvement qui pose la cause éternelle. Or, cette

1 ARISTOTE, Physique d’Aristote, op. cit.


2 Ibid.; Livre VIII, Chap.5 et 7.

123
cause doit être en acte, et non en puissance, puisque ce qui a la puissance d’exister
peut ne pas exister et par suite ne peut pas être éternel. De même, le Premier
Moteur est immatériel puisque la matière est le siège de la puissance ou de la
transformation d’un contraire dans l’autre, or le Premier Moteur est exempt de
puissance. L’acte du Premier Moteur précède toute puissance puisque, s’il se
trouvait lui en puissance, il faudrait qu’un autre le fasse passer à l’acte, et par suite
il ne serait plus la première cause motrice. Ces raisonnements sur l’acte et la
puissance délimitent donc la nature du Premier Moteur et le posent comme
éternel, en acte, immatériel, et dont aucune puissance ne précède l’acte1. Le
Premier Moteur meut ainsi le Premier Ciel d’un mouvement circulaire et éternel.
Or, les astronomes2 posent qu’il y a plusieurs sphères célestes et par suite qu’il
faudrait poser plusieurs moteurs. Mais, dans ce cas, si plusieurs premiers moteurs
existent, ces moteurs seraient spécifiquement un et numériquement plusieurs.
Or, ce qui est de telle sorte a de la matière puisque le genre est puissance et
matière de la différence spécifique. Donc, il ne peut y avoir qu’un seul Premier
Moteur. Le Premier Moteur est unique.
Après avoir établi l’existence du Premier Moteur, il faut maintenant définir ce
qu’est le Premier Moteur. La nature du Premier Moteur est établie en faisant un
retour à la logique focale et cela en développant la série des termes ultimement
simples pour voir lesquels de ces termes pourraient remplir la fonction de
mouvoir sans être mû. Parmi ces termes, Aristote liste l’Un, l’Être, les catégories,
l’Intelligible et le Bien3. Ce sont là en effet des êtres simples, mais uniquement
l’Intelligible et le Bien sont en acte, de plus c’est uniquement le Bien et
l’Intelligible qui sont causes de mouvements, mouvement de l’intellect et
mouvement physique. En tant que le Bien et l’Intelligible sont en acte, et vu qu’il
ne peut y avoir qu’un seul Premier Moteur alors le Premier Moteur est l’identité
du Bien et de l’Intelligible. Or, si l’on pose que le Bien suprême est l’Intelligible
on va réintroduire une dualité dans le Premier Moteur, notamment la dualité
entre le penser et la pensée, entre l’intelligence et l’intelligible. En effet,
l’intelligence doit penser puisque le cas contraire ne serait pas digne du Bien
suprême qui serait plongé dans un état de sommeil éternel. Or, si l’intelligence
pense, son essence dépendra soit d’un autre sujet, par exemple un Dieu, soit de
l’acte de penser lui-même. Or, si l’intelligence a pour essence un autre sujet, elle
serait en puissance dans ce sujet, sujet qui pourrait penser ou ne pas penser, ce
qui contredit l’acte du Premier Moteur qui n’est plus alors l’acte suprême et
éternellement en acte. Il faut donc que l’essence de l’intelligence soit l’acte de
penser, et le penser est toujours en acte dans l’intelligence. Si l’essence de
l’intelligence est l’acte de penser, soit l’objet de cet acte sera le Bien, soit autre

1 « Il faut donc qu’il existe un principe tel que l’acte même de mouvoir en soit l’essence. En outre,
donc, les substances en question doivent être immatérielles, car il faut qu’elles soient éternelles, s’il
est quelque chose éternelle ; donc elles doivent être en acte. » ARISTOTE, Métaphysique, op. cit., p. 171;
L6 (1071b19-22).
2 Ibid., p. 179 et suivantes ; L8.
3 Ibid., pp. 174-175 ; L7 (1072a26-36).

124
chose que le Bien. Mais si l’objet est autre que le Bien, l’acte suprême soit pensera
le pire, soit pourra changer vers le pire s’il passe de la pensée du Bien à une autre
pensée, ce qui est impossible. L’objet de l’intelligence doit donc être le Bien1. Or,
« puisqu’il n’y a pas de différence entre ce qui est pensé et la pensée pour les
objets immatériels, la Pensée divine et son objet seront identiques, et la pensée
sera une avec l’objet de pensée »2. Par suite, pour Dieu, l’intelligence se pense
elle-même dans une saisie contemplative de soi.

La contemplation

Citation 1 - « Dans les sciences poétiques, la science c’est la substance et la


quiddité de l’objet, abstraction faite de la matière ; dans les sciences
théorétiques, c’est la définition et l’acte de la pensée qui est l’objet véritable
de la science. Puisque donc il n’y a pas de différence entre ce qui est pensé
et la pensée pour les objets immatériels, la Pensée divine et son objet
seront identiques, et la pensée sera une avec l’objet de pensée. »3
Citation 2 - « Or, la Pensée, celle qui est par soi, est la pensée de ce qui est
le meilleur par soi, et la Pensée souveraine est celle du Bien souverain.
L’intelligence se pense elle-même en saisissant l’intelligible, car elle devient
elle-même intelligible, en entrant en contact avec son objet et en le
pensant, de sorte qu’il y a identité entre l’intelligence et l’intelligible, car le
réceptacle de l’intelligible et de l’essence, c’est l’intelligence, et l’intelligence
en acte est la possession de l’intelligible. Aussi la possession plutôt que la
faculté est-elle l’élément divin que l’intelligence semble renfermer, et l’acte
de contemplation est la jouissance parfaite et souveraine. Si donc Dieu a
toujours la joie que nous ne possédons qu’à certains moments, cela est
admirable, mais s’il l’a bien plus grande, cela est plus admirable encore. Or,
c’est ainsi qu’il l’a. La vie aussi appartient à Dieu, car l’acte de l’intelligence
est vie, et Dieu est cet acte même ; cet acte subsistant par soi, telle est sa
vie parfaite et éternelle. Ainsi appelons-nous Dieu un Vivant éternel
parfait : la vie et la durée continue et éternelle appartiennent donc à Dieu,
car c’est cela même qui est Dieu. »4

Dieu, Contemplation, Vie sont les derniers mots de l’ontologie


aristotélicienne. Pour le comprendre, il faut revenir un peu en arrière et réfléchir
sur ces pensées qui ne sont pas identiques à leurs objets pensés. Au fond, tout le
problème est de savoir si notre pensée, la pensée discursive, est capable de saisir
cette ultime simplicité de l’Être suprême. Pour le savoir, nous allons procéder à
une analyse du jugement suivant les différents plans ontologiques.

1 Ibid., p. 187 et suivantes ; L9.


2 Ibid., p. 189; L9 (1075a1-5).
3 Ibid., p. 189; L9 (1075a1-5).
4 Ibid., p. 177‑178 ; L7 (1072b18-30).

125
Le jugement consiste à dire quelque chose de quelque chose. Les jugements
qui portent sur les accidents ont leur source dans les sensations et consistent dans
l’union d’un sujet et d’un prédicat qui sont externes l’un à l’autre, comme
lorsqu’on dit que « Socrate est blanc ». En effet, « Socrate » n’incluant pas la
« blancheur » dans sa définition, le prédicat blanc ne découle pas de sa nature et
par suite le jugement est synthétique dans ce cas. Pour les jugements synthétiques,
il est donc normal, voire nécessaire, qu’il y ait séparation entre le sujet et son
prédicat puisqu’en fait le prédicat, ici l’accident, est séparé du sujet. Or, le
jugement peut aussi être le siège d’une définition portant sur les substances
premières, donc d’une proposition qui n’exprime pas ce qui arrive à un sujet mais
bien la nature du sujet, comme lorsque nous disons « Socrate est un homme ».
Dans le cas des définitions, le jugement est analytique puisque le prédicat qu’on
ajoute au sujet est inclus dans l’essence du sujet. Par suite, pour les définitions, la
séparation dans le jugement du prédicat et du sujet n’est pas avenue, elle scinde
ce qui en fait est uni, puisqu’en effet « Socrate » et « homme » forment une seule
unité substantielle. De plus, concernant les substances premières, le jugement
rejoue dans le langage la structure de l’être sensible en attribuant une forme à une
matière, ou ici, une essence à une présence : « ce Socrate est homme ». Or, la
forme ainsi attribuée, la forme exprimée dans le langage, n’arrive jamais à saisir
la forme singulière de la substance première. En effet, le médium du langage étant
l’universel, les mots se disant toujours de plusieurs choses et donc toujours
exprimant une qualité commune, le langage n’arrive pas à atteindre la singularité,
mais uniquement à s’en rapprocher à l’infini en multipliant les différences et les
prédicats – « Socrate est homme, de tel âge, ayant telle force physique, etc. ».
Donc, pour les substances premières, le jugement analytique ne fait pas que
scinder son objet unitaire, mais de plus il n’arrive jamais à exprimer l’essence de
cet objet. Concernant la matière de la substance première, on avait vu qu’elle
échappait à toute définition puisque la définition ne nomme que la forme, et la
matière « par définition » est le sans forme. Dans ce cas, la définition échoue non
à cause de sa généralité, mais bien par principe, la matière n’étant pensable que
dans une sorte de réflexion analogique allant des êtres composés au substrat
ultime qui doit exister, même si l’on ne peut rien en dire. Pour les substances
secondes, comme « homme », le jugement aura le même effet sur cette notion
que celui qu’il avait sur les substances premières, puisque, pour la comprendre, il
va en donner une définition qui la scinde en sujet et prédicat, comme lorsqu’on
dit « l’homme est animal raisonnable ». On voit ici que le jugement rejoue à
nouveau, mais cette fois dans le plan de la compréhension pure, le rapport de la
forme et de la matière, le genre « animal » jouant le rôle de matière conceptuelle
pour la forme « raisonnable » qui s’y adjoint en vue de comprendre la nature de
« l’humain ». Il reste que, pour les substances secondes, la définition peut
atteindre son objet puisque son objet, la notion d’humain, est d’ordre conceptuel
et donc peut être décrit dans le médium de l’universel. Or, il y a des termes
absolument simples qui résistent même à la définition puisque justement ils sont
simples, comme l’Être, l’Un, le Bien, l’Intelligible, et les catégories. En effet, les
catégories sont indéfinissables puisqu’elles constituent la réponse ultime à la

126
question « qu’est-ce que », et donc pour les définir on devrait poser un terme
supérieur qui sera lui-même la catégorie : « blanc est une couleur, une couleur est
une qualité ». L’Être et l’Un ne sont pas non plus définissables, comme on a vu,
parce qu’ils se disent des différences spécifiques et sont les termes les plus
universels, donc ne peuvent se subsumer sous un genre ni être eux-mêmes un
genre. Le Bien enfin est cause finale, et donc ne peut se subsumer à un genre
supérieur, alors que l’Intelligible est cause finale, mais aussi source des définitions
et donc ne peut faire l’objet d’une définition. Il s’ensuit que les simples – que
sont l’Un, l’Être, et les catégories – n’ayant qu’une nature conceptuelle et verbale,
ne peuvent se désigner que par un terme et ne sont pensables que par une sorte
de réflexion sur la nature de la définition, réflexion qui procède par élimination
en vue de montrer leur simplicité. Le Bien-Intelligible par contre est un simple,
mais aussi il jouit d’une existence réelle, et par suite il se désigne par un nom,
Dieu, et fait l’objet d’une intuition intellectuelle qui vient couronner un travail de
méditation. Nous soulignerons de plus que même si l’accident, la substance
première, ou la substance seconde ont des notions composées et une, ces notions
ne font pas l’objet d’une intuition intellectuelle puisqu’elles ne consistent pas en
une forme pure, ayant toujours soit une matière réelle, comme pour les
substances premières, soit qu’elles se trouvent dans une matière, comme pour les
accidents, soit qu’elles ont une matière conceptuelle, comme pour les substances
secondes. Ainsi, l’intuition intellectuelle est réservée au Bien-Intelligible1, seul
être purement formel et existant, la nature des autres notions ne pouvant se
comprendre qu’en procédant à leurs décompositions en sujet et prédicat dans
une définition. Nous résumerons la logique du jugement chez Aristote dans le
tableau qui suit.

Ontologie Faculté Pensée Langage


Être Suprême Intuition intellectuelle Méditation Nom

Les simples Entendement Réflexion Terme

Substance seconde Jugement analytique Définition


Substance première Entendement et Définition et
imagination prédication
Accident Imagination Jugement Prédication
synthétique
Matière Réflexion analogique Silence

1 « En un mot le concept n’atteint pas les substances ; il n’atteint pas même toute l’essence des
substances, si par essence on entend tout ce qui constitue la nature d’un être. La réalité de l’individu
ne se conçoit pas, sauf l’exception de l’individu suprême. » O. HAMELIN et L. ROBIN, Le Système
d’Aristote par O. Hamelin...publié par L. Robin, op. cit., p. 127.

127
On est donc face au problème suivant : l’Être suprême, ou Premier Moteur,
ou le Bien – Intelligible, est un être simple, dépourvu de matière, donc en droit
absolument connaissable, car absolument formel. Mais notre pensée n’arrive à
saisir un être, même identique à soi, qu’en le divisant en sujet et prédicat, ou genre
et différence spécifique. De plus, comme le montre Aristote, l’Être suprême ne
peut pas être étendu, parce que toute étendue est finie, et une chose finie ne peut
pas être une cause infinie1, comme il est requis pour être Premier Moteur, donc
il n’est pas non plus saisissable par l’imagination ou la sensation. Le Bien suprême
n’est donc saisissable ni par les sens, ni par le langage, ni par la pensée, ni par
l’imagination ou la sensation. La seule « faculté » qui pourrait saisir cet objet
suprême est l’intuition intellectuelle. La tâche de cette intuition intellectuelle est
de saisir l’identité de la pensée et de ce qui est pensé ; l’intelligence se pensant
elle-même en saisissant l’intelligible. Le premier argument (cf. citation (1)) est
analogique : de même que dans les sciences théorétiques l’objet de la science est
la définition, c’est-à-dire ce que produit la pensée, et non un autre que la pensée,
dans Dieu, l’acte de la pensée devient son propre objet. C’est le second argument
(cf. citation (2)) qui procède par définition : si l’Intelligible est l’objet, la saisie de
cet objet implique l’intelligence de soi. Il y a ici une doublure, ou un double sens
du mot « intelligible » : en un premier temps on pose l’Intelligible comme un
objet autre que l’intelligence, un objet qu’elle saisirait, mais étant donné que
l’objet saisi n’est autre que l’Intelligible alors celui qui le possède acquiert en cela
l’intelligibilité de son acte de saisir, c’est-à-dire qu’il saisit son acte de saisir
simultanément, au moment où l’acte saisit l’objet. Étant donné que l’Intelligible
n’a pas de parties, seul ayant des parties étant ce qui a une matière ou est en
puissance, la saisie et la saisie de la saisie sont une seule et même chose et ceci
simultanément. Aristote exprime cette réciprocité en disant que « le réceptacle de
l’intelligible et de l’essence, c’est l’intelligence, et l’intelligence en acte est la
possession de l’intelligible ». L’intuition intellectuelle se joue donc dans la
rétroaction de la définition de l’Intelligible comme agissant – posséder
l’Intelligible provoque une action qui est la compréhension –, sur la position de
l’Intelligible comme objet – moment de l’imagination. Le cercle se ferme puisque
la possession de l’Intelligible provoque l’acte de comprendre, c’est-à-dire l’acte
qui saisit l’Intelligible, qui provoque à nouveau l’acte de comprendre dans une
sorte de tourbillon à vitesse infinie, vitesse qui serait elle-même une fixité
éternelle. Bien sûr, l’usage des mots par Aristote n’est qu’une approximation
visant à communiquer la saisie de l’Intelligible. Comme le souligne Aristote, la
véritable saisie est la contemplation de cet être Un, Immobile, Vivant, Immatériel
et Pensant. On notera enfin que cette saisie contemplative n’est pas un savoir qui
s’opposerait à l’ignorance, puisque cette saisie s’identifie à l’Intelligible lui-même
et que ce dernier est exempt de toute opposition. En effet, ce qui admet un
contraire est un être qui a une matière pour recevoir les contraires2, ce qui ne

1 ARISTOTE, Métaphysique, op. cit., p. 179; L8 (1073a5-11).


2 « D’autres philosophes sont forcés de donner un contraire à la sagesse et à la science suprême,
tandis que nous ne le sommes pas, puisque nous admettons qu’il n’y a pas de contraire à l’Être

128
peut être le cas pour l’Intelligible. Dans ce sens, l’Intelligible serait ce qui ne
s’oppose à rien, ce qui ne contredit rien et que rien ne peut contredire, et en cela
il n’est ni sagesse qui s’oppose à l’ignorance, ni ignorance qui s’oppose à la
sagesse, mais un acte pur dont procède et la sagesse et l’ignorance1. Tel serait le
point vers lequel devrait s’élever la contemplation, une saisie de l’Intelligible qui
ne serait pas pourtant une connaissance, ni non plus un état d’ignorance, mais
une sorte de clarté dans laquelle se tiendrait le sujet contemplatif et qui en cela
saisirait la source de son intelligence et de son être.
Pour revenir aux êtres sensibles, en les considérant maintenant du point de
vue divin, ces êtres tiennent leur substance efficiente du divin qui est le Premier
Moteur, et leur substance formelle du Divin qui est la forme pure. Ce n’est pas,
bien sûr, la même forme ou motricité, mais les êtres sont dits exister, êtres
sensibles et êtres simples, à cause de Dieu qui existe pleinement. Les autres êtres
n’existent donc que par analogie, ou par homonymie focale, par rapport à Dieu.
Tout ce qui est dit être, en fin de compte, tient son être de l’individu suprême,
ainsi, les couleurs, les quantités, substances premières et secondes, l’Être et l’Un
eux-mêmes, dépendent du premier Vivant purement formel et inétendu qui
distribue le nom « être » sur tous les êtres. Au fond, l’image que l’on peut se faire
de la cosmo-ontologie aristotélicienne et celle de ce point Divin, point qui
consiste en une contemplation-intellection pure de soi, point qui est l’objet
absolu de tout désir, que ce soit le désir de comprendre ou celui d’exister. De ce
point découle le Premier Ciel, qui par la possibilité de tourner dans l’autre sens
introduit la matière et la puissance dans l’univers. Il reste que le mouvement du
Premier Ciel va structurer cette matière pour lui donner une forme qui se
rapproche le plus possible de celle du Premier Moteur. Les êtres individués vont
ainsi naître de la matière, comme attirés par le Divin, prendre forme et
transmettre cette forme en la passant les uns aux autres. De même, l’intelligence
va désirer l’Intelligible, désirer de saisir les formes pour s’acheminer vers la source
de toutes les formes qui est le Divin lui-même. Le processus universel est alors
celui de la co-naissance, la naissance simultanée du savoir et des corps, processus
qui donne forme aux êtres, mais aussi qui fait que nous comprenons et saisissons
ces formes. Tous les êtres et toutes les pensées se lèvent ainsi vers Dieu et
n’existent que par Dieu.

premier, car tous les contraires ont une matière, et sont identiques en puissance. Or, l’ignorance
qui serait le contraire de la science suprême, impliquerait un objet contraire à l’objet de la science
suprême ; mais le premier des êtres n’a pas de contraire. » Ibid., p. 193 ; L10 (1075b20-25).
1 Agamben pousse son interprétation au point d’inclure le potentiel dans l’Intelligible, ou du moins
de penser l’Intelligible comme actualisation de la potentialité en tant que telle. C’est une
interprétation possible qui, pour nous, a l’avantage de montrer la place centrale de la puissance
dans le système aristotélicien. G. AGAMBEN, Potentialities: Collected Essays in Philosophy, Stanford,
California, Stanford University Press, 1999, trad. D. Heller-Roazen, p. 249.

129
Formalisation de l’approche aristotélicienne

Schéma de l’argument ontologique aristotélicien


Vrai / Faux
Acte /
Puissance
Qualité
Quantité
L’Être
Lieu
Temps
Posséder

Par Faire
accident / Subir
En soi
Position
Relation
Substance
composée
Le Ceci
Substance
seconde
Substance
Essence
Universel
Genre
Substance
première Idée
Matière
Forme
Substrat Premier
Ciel
Être
Individu
Un
Simples Catégories
Bien -
Intelligible

Les trois premières colonnes traitent des manières de dire l’être, donc des
arguments en compréhension ; suivent les colonnes 4 et 5 qui traitent des
substances sensibles et donc procèdent par des arguments en extension ; et enfin,
les colonnes 6 et 7 traitent les substances éternelles ou suprasensibles qui font
appel soit à la réflexion, soit à l’intuition intellectuelle, combinant des arguments
sous les deux polarités extensives et compréhensives.

130
Les invariants du système aristotélicien
Forme de la détermination

Le remaniement qu’opère Aristote consiste à redistribuer les éléments de la


détermination différenciés par Platon : le déterminant est maintenant
l’Intelligible, l’indéterminé s’identifie au déterminable en tant que matière, et les
déterminations s’identifient au déterminé en tant que formes issues de la matière
par attraction vers le déterminant. Comme nous avions vu, les êtres et les
significations existent en sortant de la matière physique et de la matière
conceptuelle, mus par le désir de s’approcher de l’Intelligible immatériel. Par cette
attraction désirante, les êtres, issus de la matière, acquièrent des déterminations,
leur forme et leurs propriétés, et en cela deviennent déterminés. On a alors la
formule suivante :

déterminant-(Indéterminé) + indéterminé-déterminable = déterminations-déterminés

L’indéterminé n’est donc plus ce vers quoi se tourne la pensée déterminante


pour extraire les déterminations dialectiques des êtres, mais c’est l’indéterminé-
déterminable, la matière, qui se tourne vers le déterminant, Dieu, pour générer la
pensée déterminée et les individus déterminés. Rétrospectivement, c’est le
déterminant, donc Dieu, qui génère l’indéterminé-déterminable, la matière, et
provoque le retour de cet indéterminé-déterminable vers le déterminant, retour
qui se déploie dans les déterminations-déterminées, ou les êtres. On notera aussi
que le déterminant est absolument déterminé, purement en acte et purement
intelligible, même si les créatures ont du mal à le saisir comme tel. C’est dans ce
sens-là que son indétermination est mise entre parenthèses.

Forme de l’argument

Chez Platon, l’Idée-Problématique était l’absolument indicible, l’ineffable,


dont on ne peut indiquer que le lieu, lieu qui deviendra lui-même le lieu des Idées.
Cet ineffable est l’implicite en soi, puisqu’il ne peut se définir ni se saisir en tant
que tel, implicite qui résulte de l’élimination de l’entendement et de l’imagination,
n’ayant aucune compréhension ou extension possible. Chez Aristote, l’implicite
se déplace pour prendre le nom de matière. Des hauteurs du Ciel des Idées, ce
qui échapperait à l’imagination et à l’entendement vient s’enfoncer maintenant
dans le cœur des choses. Il reste que la matière est à prendre, chez Aristote, non
pas comme entité extensive ou sensible, mais bien comme une fonction de son
système argumentatif et intellectuel. En effet, la notion de matière, ou de
puissance, joue à divers niveaux et constitue la marque caractéristique de la
pensée aristotélicienne. Au fond, la logique focale consiste à montrer comment
la matière sonore acquiert sa forme signifiante, pour ensuite montrer comment

131
la matière physique acquiert sa forme matérielle. En un premier temps, l’être,
coupé de son sens, est réduit à sa matière sonore, et par suite il s’agira d’énumérer
tous les dires de l’être où apparaît cette matière pour sélectionner le dire qui
permet de distribuer ce son aux autres situations : le dire focal est l’être en soi ou
substance. En un deuxième temps, il s’agit de sélectionner parmi les diverses
substances le point focal, cette fois la matière-signifiante, le « ceci », permet
d’éliminer la substance seconde et par suite de sélectionner la substance première.
En un troisième temps, il s’agit de sélectionner le point focal pour la substance
première. Le genre, comme matière conceptuelle et physique, permet de penser
la différenciation des concepts et des êtres en évitant les contradictions de l’Idée.
En effet, le genre, en tant que matière des individus spécifiés, révèle la structure
ontologique des individus comme consistant dans la différenciation de la matière
par des formes spécifiques. De même, le genre, comme puissance, permet de
penser les propositions comme différenciation de la puissance, véritable matière
logique, par les différences spécifiques. La fonction systémique de cette matière
permet ainsi d’éliminer l’Idée : les êtres ne reçoivent pas leur individualité par une
action directe de l’Idée sur la matière extensive ni le sens ne se constitue par
adjonction de significations. En un quatrième temps, il faut sélectionner le point
focal du substrat ou de l’individu. La matière physique à ce niveau empêche
l’élection de la forme comme point focal, ce qui inscrit un déséquilibre dans le
substrat et ouvre la chaîne causale. En un cinquième temps, le raisonnement par
causalité pose le mouvement éternel dans la mesure où une puissance de se
mouvoir ou de mouvoir, véritable matière du mouvement, passera
nécessairement à l’acte, et par suite cette matière-mouvement élimine le repos.
En un sixième temps, il faut poser le Bien-Intelligible comme sommet de
l’argument ontologique, car il est en acte, et par suite exempt de matière, point
focal de la série des simples, car il est le seul terme existant purement en acte, et
donc pouvant être cause. En un septième temps, ce Premier Moteur exige un
Premier Ciel ayant un mouvement éternel, et par suite circulaire, tournant dans
un sens et se présentant en cela comme raison de toute matière puisque ce
Premier Ciel a la puissance de tourner dans l’autre sens. Enfin, si l’on veut saisir
l’Intelligible en lui-même, dans la mesure où notre langage n’exprime que le
couplage de la forme et de la matière, et dans la mesure où l’Intelligible est
exempte de matière, on ne peut qu’approximativement saisir l’Intelligible dans le
nouage tourbillonnant de l’entendement et de l’imagination, ce qui se fait dans la
contemplation de la saisie de l’Intelligible qui permet de saisir sa propre saisie.
L’argument aura par suite une forme variable suivant la position de la matière
dans le raisonnement. On aura ainsi quatre types d’arguments qui varient suivant
le rôle de la matière dans la construction argumentative. Il faudra ajouter un
cinquième type en rapport à la saisie de l’Immatériel :

a) Matière et problème de l’Être : La matière sonore impose une


énumération des cas et la mise en place de la logique focale.
b) Matière et problème de l’universel et du particulier : La matière
signifiante, le « ceci », comme terme de la série a un rôle d’élimination

132
de la substance seconde et de sélection de la substance première comme
point focal.
c) Matière et problème de la signification et de l’individuation : le genre,
comme matière conceptuelle et extensive, permet de penser les individus
et les définitions comme différenciant une matière, et non plus comme
action d’une Idée sur une matière, ou, pour le sens, comme adjonction
de significations.
d) Matière et causalité : La matière, comme élément des êtres sensible, pose
négativement la chaîne causale dans la mesure où la forme ne peut être
substance de ces êtres ; elle pose aussi le mouvement éternel dans la
mesure où il y a toujours une matière qui implique une puissance de se
mouvoir ; et l’immatérialité de l’Intelligible comme cause purement en
acte, et donc exempte de matière.
e) Matière et immatérialité : L’Immatériel n’est saisissable que dans le
tourbillon des déterminations de l’entendement et des tendances de
l’imagination. Par suite, la contemplation est requise comme mode de
pensée qui essaie de s’affranchir du couple acte-puissance, forme-
matière, pour penser l’acte pur dans une intuition intellectuelle.

La forme générale de ces différents types réunis est la cascade où il s’agit à


chaque niveau d’énumérer exhaustivement les cas, d’éliminer les mauvais
prétendants, de sélectionner le point focal, pour à nouveau soumettre ce point à
l’énumération, etc., jusqu’à atteindre le Premier Moteur. Dans le sens descendant,
le Premier Moteur pose le Premier Ciel, le mouvant, qui à son tour projette en
négatif la matière, matière qui de par le mouvement du Premier Ciel forme tous
les êtres, en extension, et toutes les significations, en compréhension.

Usage des facultés

Dans les divers arguments, il faut souligner que l’imagination et l’entendement


s’articulent autour de la notion de matière. Pour commencer, la matière sonore,
le son « être », ne se donne à l’imagination que par la médiation de l’élimination
des déterminations d’entendement propre à l’Être, comme nous l’avions vu avec
la critique adressée à Parménide et Platon. Par suite, il y a tout un travail
conceptuel, en amont, qui permet de réduire l’Être au son « être » et donne le
coup d’envoi de l’ontologie aristotélicienne. Dans un deuxième temps, le « ceci »
est une véritable puissance de signifier propre au sensible alliant en cela
l’entendement et l’imagination, le sens et le sensible. En un troisième temps, le
genre est matière conceptuelle et physique, matière qui permet d’expliquer les
déterminations propres aux êtres et aux pensées en tant que issues d’un processus
de différenciation. On se rappellera que la notion du genre en puissance s’établit
chez Aristote dans sa lutte avec le modèle d’explication platonicien. Il reste que,
contrairement au son « être » qui se sépare absolument de tout contenu
conceptuel, ou du « ceci » qui mélange le sens et l’image, le genre se pense sur

133
deux plans distincts, celui extensif de la matière physique et celui compréhensif
de la matière conceptuelle. Mais, malgré cette distinction, le genre reste une
notion mixte, dans une certaine mesure, puisque la matière, ou la puissance sont
toujours des notions relatives à autre chose qui est en acte. En un quatrième
temps, la matière se présente comme une substance paradoxale, car elle est
requise par l’entendement, mais se dérobe à toute détermination conceptuelle.
En cela, la matière physique semble être une pure entité qui marque la séparation
extrême entre compréhension et extension, entre l’entendement et l’imagination,
tout en maintenant une sorte de vis-à-vis entre l’un et l’autre. En un cinquième
temps, l’impossibilité de penser le mouvement comme délié d’un quelque chose
en puissance, que ce soit le mobile ou le mû, pose l’éternité du mouvement et par
suite l’éternité de la cause du mouvement. On remarquera ici que le concept
même de mouvement impose que ce concept inclut la notion de puissance,
notion qui, comme on l’a vu, découle de la possibilité du Premier Ciel à se
mouvoir dans un sens ou dans l’autre. Enfin, la position de l’Intelligible lui-même
se pense comme élimination de toute matière, qu’elle soit logique ou physique,
compréhensive ou extensive. L’Intelligible va se définir en creux comme ce qui
est exempt de toute matérialité, il est l’Immatériel par excellence, acte pur qui a
évacué toute possibilité ou puissance d’être. Il reste que l’Immatériel ne peut se
penser qu’en posant en dehors de lui quelque chose qui a puissance, matière et
mouvement.
L’imagination et l’entendement sont donc liés autour du concept de matière :
soit l’accès à la matière se fait par l’élimination raisonnée des déterminations
d’entendement, soit la donnée imaginative a un rôle de signifier ou d’imposer un
type de raisonnement, soit elle permet de redéfinir ce que sont les êtres et les
pensées, soit de poser l’éternité du mouvement, soit enfin, de poser son tout
autre, l’Immatériel. Cet entrelacs se fait sur le fond d’une distinction rigoureuse
entre un pan qui traite de l’argument en rapport au sens de l’Être, donc en
compréhension, un autre qui traite des êtres étendus, physiques, et enfin un
dernier qui traite des êtres métaphysiques. Il reste que l’activité de l’entendement
consistera à saisir la définition d’une chose, et par suite à insérer une forme
spécifique dans une matière conceptuelle, alors que l’activité de l’imagination
consistera à saisir la naissance ou la production des choses, et par suite à insérer
une forme dans une matière physique. En cela, il semblerait que l’entendement
et l’imagination se tiennent à pied d’égalité, l’un faisant appel à l’autre, l’un étant
toujours en lien avec l’autre, même lors de l’extraction de déterminations
d’entendement ou d’imagination pures. L’intuition par contre se nomme
contemplation, elle est le propre d’une pensée qui veut saisir l’Immatériel, et par
suite elle n’est ni d’imagination, car toute image a matière, ni d’entendement, car
toute définition est la détermination d’une matière conceptuelle. La
contemplation se pose ainsi comme supérieure à l’entendement et à l’imagination
et comme le point d’accès véritable au réel ultime qu’est l’Intelligible. La
contemplation noue pourtant l’imagination et l’entendement dans la double
acception de l’Intelligible qui permet de le saisir comme objet de pensée, pour
qu’il provoque une rétroaction sur la pensée en tant qu’Intelligible, ce qui ouvre

134
le tourbillon de la saisie de la saisie. Si l’imagination et l’entendement font avancer
la pensée à force de distinctions et d’entrelacs tout au long de la démonstration,
il reste que la saisie du réel s’effectue dans un vortex final où l’entendement et
l’imagination se relancent l’un l’autre pour ouvrir à une intuition simple et
contemplative de l’origine de tous les êtres.

Forme de l’implication

L’indéterminé-déterminable, en tant que matière des différents plans


ontologiques, nomme par suite la puissance d’un certain plan, puissance réelle,
mais non actuelle, présence qui se dérobe à la signification et à la forme, mais qui
rend possible l’articulation des déterminations opposées en tant qu’issues par
différenciation depuis ces matières. Contrairement à Platon, la pensée ne
parcourt plus l’Idée en deux sens pour générer les déterminations opposées, mais
la pensée s’oriente vers l’Intelligible pour définir dans son langage les formes,
alors que les matières sont tendues vers l’Intelligible pour devenir porteuses de
ces formes. La puissance s’organise ainsi en vue de son objet du désir, et le
langage ne fait que nommer cette organisation, il ne fait que répéter ce processus,
et non pas désigner des entités idéelles, comme le pensaient certains platoniciens.
L’implication est ainsi double : les opposés extensifs impliquent chacun sa
matière, de même pour les opposés compréhensifs, alors que le rapport entre
l’extensif et le compréhensif se fait par l’implication de chaque pan d’un aspect
de l’Intelligible qui est pourtant Un. Le compréhensif permet alors d’expliquer
l’extensif, mais l’explication n’est qu’un double qui échoue à saisir la singularité
matérielle des êtres étendus, puisque le compréhensif opère lui-même dans
matière universelle. Le premier moteur, lui, s’obtient par la nécessité de poser
une première cause et cela en extension et en compréhension. On a par suite les
formules suivantes :

[a1®a2®a3…+ b1®b2®b3…] ­¯ X
[xa® X + xb ® X] ­¯ xa » xb
[a®xa + b® xb] ­¯ a » b

On a ainsi un emboîtement de l’implication : dans la première formule, un


terme extensif implique sa matière, b implique xb, comme lorsque Socrate porte
en lui sa matière, et un terme conceptuel a implique xa, comme lorsque le concept
de Socrate implique la matière conceptuelle qu’est le genre animal. Ces matières
sont elles-mêmes une conséquence du Premier Ciel, c’est-à-dire de la possibilité
d’une rotation dans l’autre sens, une possibilité d’être autre, qui est elle-même la
définition de la matière. Il reste que le désir de l’Intelligible traverse ces matières
et va leur donner forme, et par suite la matière implique l’Intelligible doublement,
en tant que tendance vers l’Intelligible et, dans la constitution même de la matière,
comme possibilité de désirer autrement l’Intelligible. Étant donné que les deux

135
matières impliquent le même Intelligible, nous aurons une équivalence entre les
termes qui seront des doublures les uns des autres, malgré la différence de
matière, comme le montre la deuxième formule. Par suite, la définition de
« Socrate », qui résulte du désir de comprendre, reproduit dans sa facture le
mouvement de production de Socrate, c’est-à-dire l’organisation de la matière
suivant une forme sous l’injonction de l’Intelligible. Entre le concept de
« Socrate » et l’individu existant Socrate, il y aura par suite une équivalence qui
résulte de la co-naissance de l’un et de l’autre. Cette équivalence néanmoins n’est
pas parfaite puisque le Socrate conceptuel n’a pas la même matière que le Socrate
individuel, même si les deux se correspondent et exhibent le même processus de
production, comme le montre la troisième formule.

Forme des catégories

Le réel ultime aristotélicien est l’Intelligible exempt de matière, alors que le


reste des existants se composent de deux moitiés, l’une matérielle et l’autre
formelle. Si par matière on entend un type d’extensité, alors que par la forme un
type d’intensité, dans ce système l’extensif prend différentes acceptions suivant
les plans ontologiques, de même que l’intensif suivant sa spécificité : il y aura des
matières incorruptibles, intelligibles, corruptibles, etc., mais aussi, pour chacune
de ces matières un nombre de formes correspondantes. Les catégories
aristotéliciennes, comme on l’avait vu dans la série des substances, sont les
réponses ultimes à la question « qu’est-ce que ? ». Il reste que même si les
catégories mettent fin au questionnement qui cherche l’essence, elles ne sont pas
le dernier mot de la recherche ontologique. En effet, les catégories reposent sur
la substance première, pour pouvoir se dire et se comprendre, et par suite c’est
l’élucidation de la nature individuelle qui devrait rendre compte des catégories,
même si les catégories arrivent à nommer la nature ultime des choses. L’étude de
l’individu a montré qu’il se compose d’une matière et d’une forme, et que c’est
cette composition qui l’ouvre vers d’autres individus qui en seraient la cause, ou
dont il serait la cause, et par suite c’est la structure interne de l’individu qui
l’enchaîne aux autres individus pour faire un monde. Ce monde s’étend jusqu’à
l’Immatériel, qui est le principe de mouvement et d’intelligibilité de tous les êtres.
Dans ce système, l’extensif est ainsi inséparable de l’intensif, de même que
l’individu est inséparable de la chaîne du monde, et le principe de cette double
inséparabilité est le réel ultime, ou l’Intelligible, intensité pure qui pousse
l’extensif à se dépasser dans l’intensité, et l’individu à se dépasser dans un autre
individu, en vue de l’objet ultime du désir. On voit ainsi que tout être se compose
en définitive d’une matière, d’une forme, et d’une tendance vers l’Intelligible,
sachant que l’Intelligible est forme pure et exempte de toute tendance. Les
catégories usuelles d’Aristote ne qualifient donc pas le réel en tant que tel,
l’Intelligible, mais elles ne font que nommer la nature des réalités, des existants.
Par suite, il ne faut pas confondre les catégories aristotéliciennes avec ce que nous
entendons par la forme des catégories, telle que formalisée dans une logique de

136
l’implicite. En effet, les catégories aristotéliciennes ne sont que nominales alors
que les véritables catégories auxquelles fait recours Aristote, c’est-à-dire les
catégories qui configurent son ontologie et dictent le développement de son
argumentation, sont l’intensité pure qu’est l’Intelligible, l’extension pure qu’est la
matière, et leur mélange qui donne des degrés de matières et de formes relatives.
À ces deux catégories, il faut ajouter, comme mentionné plus haut, la tendance
vers l’Intelligible, dans sa double modalité de tendance vers la prise de forme et
vers la compréhension de ce que sont les formes. Ainsi l’acte pur et la puissance
pure seraient les deux véritables catégories aristotéliciennes, c’est-à-dire les
concepts qui qualifient tous les êtres, tout être étant un mélange d’acte et de
puissance, de forme et de matière, les catégories reconnues d’Aristote n’étant
elles-mêmes qu’un degré de ce mélange. Dynamiquement, tout mélange d’acte et
de puissance résulte lui-même d’une cause motrice, ou tendance vers
l’Intelligible. On retrouve ainsi les quatre causes que sont la cause formelle,
matérielle, finale, et efficiente, causes par lesquelles se pense tout être puisque
tout être, dans sa genèse même et sa constitution ontologique, condense ces
dimensions. La pensée causale ne fait en cela que nommer la structure
ontologique des choses, alors que les catégories de l’acte pur, de la puissance pure
et de la tendance, ou désir, exhibent la raison pour laquelle il y a causalité, mais
aussi le fait que les causes se limitent à quatre causes. Sachant que l’Intelligible
est l’acte pur duquel procède la puissance pure, il s’ensuit qu’il y a primauté de
l’acte sur la puissance et que par suite tout être aura la tendance à atteindre sa
forme, conserver cette forme et à exhiber cette forme pour se rapprocher le plus
possible de l’Intelligible.

Forme de l’erreur

Avec Aristote, c’est la conceptualité attenante à la matière qui permet de


résoudre les difficultés du platonisme. En effet, seule la position du genre comme
matière physique et conceptuelle permet de penser correctement la genèse des
êtres et de la connaissance. Comme nous l’avions vu, les individus naissent par
insertion d’une forme dans une matière, insertion effectuée par un autre individu,
ou sujet déterminé. De même, la connaissance se construit par différenciation
d’une matière conceptuelle, la différence spécifique se joignant au genre pour
définir tel ou tel individu. Par contre, l’erreur d’une pensée opérant par Idées
consiste dans l’évacuation de la matière-puissance, ce qui conduit à expliquer
l’actuel par l’actuel. En effet, les platoniciens posent l’existence d’une Idée qui
concentrerait en elle la forme et qui agirait directement sur une matière
strictement extensive, le mélange de la forme et de cette matière donnant
naissance à l’individu formé. De même, la position de l’Idée séparée et unique
force les platoniciens à penser le sens comme se constituant d’atomes de
significations, la forme Homme, par exemple, résultant de la combinaison
singulière du sens d’Animal et de celui de Bipède. L’erreur platonicienne revient
donc à comprendre la définition d’un être comme décrivant un objet idéel, au

137
lieu de voir qu’elle ne fait que répéter le processus de production, ce qui a poussé
les platoniciens à devoir, dans la même foulée, expliquer comment l’universel se
dit du particulier ou comment le particulier participe à l’universel. Au fait, la
conception de la pensée comme quelque chose qui est exempt de matière est ce
qui a précipité les platoniciens dans l’erreur puisqu’une telle conception impose
la position d’un objet idéel pour une telle pensée immatérielle. Alors que, si nous
voyons que la pensée opère de ma même manière que les choses étendues, qu’elle
ne pense qu’à force de joindre une forme à une matière, dans ce cas elle ne serait
plus orientée vers l’objet idéel, mais se comprendra comme un double du
processus qui produit les êtres. Par suite, pour Aristote, l’erreur consiste en un
mésusage des mots par rapport aux concepts, ou dans un usage des mots qui
ignorerait la nature de la pensée, ce pourquoi il faut patiemment clarifier et
distinguer les usages pour être dans le vrai.

138
Descartes : la compréhension implicite

Problème : la fondation de la nouvelle science


La rupture de la philosophie cartésienne avec l’aristotélisme prend racine dans
l’événement Galilée. En simplifiant, la science aristotélicienne était inductive,
partait de l’observation de la nature pour en dégager les lois générales, lois qui
permettaient par la suite de développer un nombre de syllogismes portant sur
ladite nature. Avec Galilée, et l’introduction des expériences de pensée,
l’observation n’a plus qu’un rôle secondaire. Ce qui prime c’est la conception
claire et distincte d’expériences de pensée que le scientifique visera par la suite à
vérifier. Ainsi, pour démontrer, par exemple, que tous les corps tombent à la
même vitesse, nul besoin d’observer le mouvement de divers corps, comme ceux
de la plume, de la pierre, de l’eau, ou du feu. Galilée se contente de faire
l’expérience suivante en pensée : s’il est vrai qu’un corps moins lourd tombe à
une vitesse plus lente qu’un corps plus pesant, alors, en attachant ces corps et en
les laissant tomber, le corps moins lourd freinerait la chute, puisqu’il tombe à
vitesse plus lente, opérant comme une sorte de parachute pour le corps lourd, et
par suite l’ensemble tomberait moins vite, mais aussi l’ensemble des deux corps,
étant plus lourd, tomberait à une plus grande vitesse, d’où la contradiction1. On
peut ainsi conclure, avant même de vérifier cela par une expérience, que la masse
de l’objet n’affecte pas sa vitesse de chute et que donc tous les corps tombent à
vitesse égale, et cela quelle que soit leur masse. Ainsi, ce n’est plus la nature des
corps et les lieux naturels de l’univers qui détermineront le mouvement, comme
dans la physique aristotélicienne2, mais uniquement un nombre de relations
quantitatives, comme celles de la masse, de l’espace et du temps. En cela, Galilée
a montré que la pensée claire et distincte, pensée qui manie des quantités et non
plus des qualités, pouvait percer les secrets de la nature, nature qui désormais sera
écrite dans une langue mathématique. On voit ainsi que Galilée introduit une
scission radicale entre la pensée scientifique et la matière, la science ne se moulera
plus sur la matière, elle ne sera plus inductive, mais c’est justement pour cela
qu’elle pourra saisir l’essence de nature, voire même à saisir ce qui échappe à
toute observation humaine de la nature. Le problème de Descartes sera celui de
la fondation de cette nouvelle science hypothético-déductive, c’est-à-dire de la
justification de la possibilité d’une telle science. Pour Descartes, la philosophie

1 GALILEE et A. DE ANGELIS, Les « Deux nouvelles sciences » de Galilée. Une lecture moderne, France,
EDP Sciences, s. d., p. 97.
2 ARISTOTE, Aristote : Œuvres complètes, op. cit.; Traité du ciel, Livre IV, Chap.1 et 2.

139
doit, après Galilée, expliquer comment Galilée était possible, c’est-à-dire
pourquoi nos idées claires et distinctes, nos descriptions mathématiques, arrivent
à saisir l’essence de la nature et nous guider dans la recherche de la vérité. Ce que
Descartes devra donc fonder c’est le rapport de la pensée à l’étendue, donc le
rapport entre l’extensif le plus pur au compréhensif le plus pur.

Reconstruction de l’ontologie cartésienne


Dans ce qui suit, nous allons procéder à une reconstruction des Médiations
cartésiennes en soulignant le rapport entre la compréhension et l’extension, et
celui entre l’entendement et l’imagination.

Le doute méthodique
Le point d’entrée dans l’exploration du réel sera la suspension de tout
jugement sur le réel, le doute quant à la réalité elle-même. Contrairement à
Parménide qui tranche le problème de l’Être en commençant par la position
absolue, position qui s’impose par son évidence, « l’Être est », Descartes ouvre
son propos avec la suspension de la véracité de toute connaissance par le sujet
connaissant : « je doute ». Un tel commencement serait légitime dans la mesure
où il ne pose, ni présuppose, quoi que ce soit, mais se propose de scruter toute
position, et même toute évidence. Il reste qu’il faut savoir sur quoi exactement
porte le doute. Remettre en doute ses connaissances reviendrait à suspendre la
relation entre la pensée et l’extension, l’essence et la présence – si nous doutons
de la nature de l’eau, cela veut dire que nous remettons en question la manière
dont nous comprenons cette chose transparente et liquide qui est là.
Similairement, si nous doutons de l’existence même, ou du fait que telle ou telle
chose existe, cela veut dire que telle chose, qui se présente à nous, n’aurait pas
véritablement un être-là, ne serait pas donc en conformité avec la manière dont
nous comprenons d’habitude la réalité – comme dans le cas d’une hallucination.
De ce point de vue, le but des Méditations sera de trouver un fondement qui
permettra d’articuler, en toute certitude, l’extension et la compréhension, la
méthode suivie consistant alors à rejeter toute connaissance qui ne pourra pas
assurer une telle articulation. En effet, c’est justement parce que le doute porte
sur l’articulation de la compréhension et de l’extension, qu’une seule erreur,
provenant d’une source de connaissance, suffirait à invalider toutes les
connaissances provenant de cette source, et par suite qu’« il est de la prudence de
ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés »1. Une erreur
factuelle en surface, par exemple une illusion d’optique, pointe ainsi vers la

1R. DESCARTES, Discours de la méthode ; suivi des Méditations métaphysiques, Paris, Éditions Flammarion,
1908, p. 67.

140
source, vers les fondements, se présente comme un signe de ce qui se passe en
profondeur, donc un signe indiquant la solidité, ou pas, de l’articulation entre un
genre de pensée et un genre d’extension. Si nos sens sont trompeurs, cela veut
dire que la compréhension des choses que nous donnent nos sens, le genre de
pensée qu’ils nous fournissent n’est pas fiable et par suite doit être rejeté. Ce n’est
donc que pour cette raison que le doute doit se radicaliser en doute hyperbolique
puisqu’il considérera qu’une connaissance est douteuse si sa source est douteuse,
et donc prendra alors pour faux non seulement ce qui est effectivement faux,
mais ce qui pourrait l’être. La vérité, quant à elle, ne pourra plus être une simple
vérité d’adéquation, une vérité qui consistera dans une heureuse rencontre entre
ce que l’on dit et ce que l’on voit, mais devra être une vérité apodictique, donc
une vérité qui pourra résister au doute hyperbolique. Le doute, compris comme
suspension du rapport entre le compréhensif et l’extensif, permet ainsi de se
poser comme point de départ de la recherche puisqu’il ne présuppose rien, de se
radicaliser comme doute hyperbolique puisqu’il portera sur les fondements de la
connaissance, et enfin de définir la vérité comme une vérité apodictique, donc
une vérité qui résiste au doute hyperbolique et exprime un lien assuré entre la
pensée et l’étendue.
Cette méthode va d’abord s’appliquer sur les objets empiriques : « mais peut
être qu’encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant des choses fort
peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre néanmoins beaucoup d’autres
desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions
par leur moyen »1. Le texte procède par une progression, du plus douteux au
moins douteux, chaque étape présentant des objets douteux, mais aussi un moyen
de lever le doute. Si, par exemple, on peut douter d’objets fort éloignés et
difficilement perceptibles, telle cette tour là-bas qu’on prend pour être circulaire,
il reste qu’on peut vérifier ces données sensibles en s’approchant de l’objet en
question, comme lorsqu’en s’approchant on découvre que la tour est en fait
carrée. Pour de tels objets, on peut donc corriger le doute, mais aussi le doute est
justifié puisque, de par notre expérience, on a souvent été trompé dans de telles
situations. Concernant les objets proches, la difficulté se resserre. En effet,
l’expérience en tant que telle ne présente pas de raison valable pour pouvoir
douter de tels objets :

« Par exemple, que je suis ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de
chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature.
Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps soient à
moi, si ce n’est peut-être que je me compare à certains insensés, de qui le
cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile,
qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très
pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou
qui s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps en verre. Mais quoi :

1 Ibid.

141
ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur
leurs exemples. »1

On notera ici que l’insensé se rapproche de celui qui pratique le doute


hyperbolique dans la mesure où l’insensé semble aussi ne donner aucune
crédibilité à la manière dont communément on qualifie les choses. En cela,
l’insensé semble partager avec Descartes la position d’une disjonction radicale
entre la présence des choses et leur essence, comme lorsqu’ils « assurent
constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ». Néanmoins, la
différence entre l’insensé et le philosophe est que le premier va assurer que ceci
est cela, et donc il va faire violence à la disjonction entre la pensée et l’étendue,
alors que le philosophe, pratiquant le doute méthodique, gardera cette
disjonction ouverte en vue de trouver et de justifier que ceci est cela. La
différence est donc que le fou commence par une certitude ferme, que le
raisonnement délirant viendra par la suite corroborer, assurer, consolider2, alors
que l’homme raisonnable va suspendre son jugement puis raisonner en vue de
trouver une telle certitude. Même si le sujet du doute et l’insensé partagent donc
une même lumière, lumière qui résulte de la disjonction du lien entre l’extension
et la compréhension, il reste que le fou est ébloui par une telle lumière alors que
l’homme de raison voit cette même lumière comme une clarté3. Si donc Descartes
n’est pas fou, c’est parce qu’il utilise la disjonction entre la compréhension et
l’extension comme une étape préliminaire pour trouver le point assuré de leur
corrélation et non pas pour en profiter pour affirmer tout et n’importe quoi. C’est
à ce moment-là que l’on trouve une des premières inflexions de la pensée
cartésienne, celle qui avance que pour douter véritablement il faut douter du
doute lui-même, c’est-à-dire qu’il faut trouver une raison valable pour douter. Au
fait, douter de ce qui ne nous a pas trompés, de ce qui semble une réalité solide,
c’est-à-dire d’une corrélation établie entre ce qui se présente et la nature de ce qui
se présente, serait en lui-même non plus un doute, mais une assertion similaire à
celle des fous. Par suite, de même que les fous assurent qu’ils sont des rois, il ne
faut pas faire la pareille et assurer que tout est dubitable, à moins, bien sûr, de
montrer qu’un tel doute est justifié. Le véritable doute sera donc celui qui doute
de soi lorsque les choses ne se présentent pas comme dubitables, et c’est en tant

1 Ibid.
2 Les analyses de Foucault montrent que l’insensé de l’âge classique se caractérise par le délire, une
forme de raisonnement qui prend son point de départ dans la confusion du réel et de l’imaginaire
qui elle-même repose sur une suspension de toute corrélation entre les choses et leur sens, ce qui
rend le raisonnement de l’insensé implacable : « Mais plus profondément, on trouve une
organisation rigoureuse qui suit l'armature sans défaut d'un discours. Ce discours dans sa logique
appelle à lui les croyances les plus solides, ii avance par jugements et raisonnements qui s’enchaînent
; il est une sorte de raison en acte. » M. FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard,
1977, p. 253.
3 « Dire que la folie est éblouissement, c'est dire que le fou voit le jour, le même jour que l'homme
de raison (tous deux vivent dans la même clarté ; mais voyant ce jour même, et rien que lui et rien
en lui, il le voit comme vide, comme nuit, comme rien ; les ténèbres sont pour lui la manière de
percevoir le jour. » Ibid., p. 262.

142
que ce doute se soutient d’une raison de douter qu’il ne sera pas folie. La
différence donc entre le doute méthodique et la folie est une différence d’ordre :
Descartes justifie son doute, poursuit ce doute ainsi justifié jusqu’à trouver une
certitude, alors que le fou ne justifie pas son doute quant aux choses usuelles,
commence par une certitude et remet en question toute chose qui irait à
l’encontre de sa certitude. L’ordre est donc inverse, soit on va de la certitude au
doute, comme le fait le fou, soit on va du doute vers la certitude, comme le fait
Descartes1.
Le rêve sera introduit pour justifier le doute dans les objets proches qui
semblaient, à première vue, indubitables. Le rêve permet ainsi de douter de la
modalité sensible en tant que telle. Il ne porte plus sur telle ou telle chose sensible,
mais bien sur le fait que le sensible, en tant que tel, pourrait être une création du
sujet pensant et non plus un simple contact avec le réel. Le rêve présente donc
un cas où l’extension elle-même serait enveloppée dans la compréhension, la
présentation dans la représentation, coupant ainsi le sujet de tout contact avec le
dehors – « il n’y a point d’indices certains par où l’on puisse distinguer nettement
la veille d’avec le sommeil »2. On notera que le rapport du compréhensif et de
l’extensif change dans cet argument : l’imagination serait une extension mentale,
alors que l’entendement s’attachera à analyser l’imagination au lieu de porter
directement sur le réel. La question qui se pose alors n’est plus exactement celle
de savoir ce que serait l’essence véritable de telle ou telle présentation, mais si,
parmi toutes ces représentations, il y en aurait qui seraient plus assurées que
d’autres. En effet, le problème dans une sphère de la représentation pure délestée
du réel est que toute représentation devient permise, la puissance représentative
pouvant créer tout et n’importe quoi, comme c’est le cas du rêve ou celui des
peintres « qui lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter des
sirènes et des satyres par des figures bizarres et extraordinaires, ne peuvent
toutefois leur donner des formes et des natures entièrement nouvelles »3. Le
problème est donc celui de la création de « formes entièrement nouvelles »,
problème donc de la limite de la puissance créatrice de la faculté représentative,
faculté personnifiée ici par les peintres. Or, il semble que cette puissance a des
limites, déjà au niveau des formes qu’on serait capable d’imaginer et ensuite, plus
fondamentalement, au niveau des constituants, ou des conditions matérielles de
ces images, c’est-à-dire les couleurs : « si peut-être leur imagination est assez
extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau que jamais on n’ait rien
vu de semblable, et qu’ainsi leur ouvrage représente une chose purement feinte
et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils se composent

1 Nous pensons donc que le problème n’est pas de savoir si la folie permet de douter « de ce corps
et de ce papier » comme le pense Foucault, ni que le rêve serait un substitut de la folie, une sorte
de folie justifiée et raisonnable, comme le pense Derrida. Dans notre lecture le rêve justifie le doute
et par suite permet de distinguer le doute méthodique de la folie qui, elle, remet tout en doute mis
à part sa certitude. M. FOUCAULT, Dits et Ecrits, tome 2 : 1976 - 1988, Paris, Gallimard, 2001; « Mon
corps, ce papier, ce feu ».
2 R. DESCARTES, Discours de la méthode ; suivi des Méditations métaphysiques, op. cit., p. 67.
3 Ibid.

143
doivent-elles être véritables»1. Mais encore, même les couleurs se ressouderont
en quelques « véritables couleurs », les éléments simples du mélange desquels
« toutes ces images des choses qui résident en notre pensée, soit vraies et réelles,
soit feintes et fantastiques, sont formées »2. Un genre de représentation donné,
disons les représentations visuelles, va s’analyser en formes simples, puis en
couleurs, et enfin en couleurs élémentaires, véritable limite de notre puissance
imaginative puisqu’elle ne pourra qu’agencer, et non pas créer, ces couleurs
élémentaires. Au fait, ce qui sera le plus assuré dans un genre de représentation
donné, sera ce qui est commun à tous les domaines où apparaît ce genre de
représentation : les mêmes couleurs se trouvant dans le rêve et dans la perception
éveillée seront ainsi plus assurées que certaines formes qui elles peuvent se
trouver dans le rêve mais non pas perçues à l’état de veille.
La puissance représentative atteint ainsi sa limite, une sorte de réel au sein
même d’un genre de représentation donnée. La question qui se pose alors est
celle de savoir si cette capacité représentative aurait des limites qui toucheraient
à tout genre de représentations, c’est-à-dire aux représentations en tant que telles,
et non plus à tel genre de représentation. Ces limites, ou conditions, seraient alors
ce qui est le propre de toute représentation, ce sans quoi une représentation ne
peut pas être une représentation. Ces conditions seront donc les conditions
formelles de toute représentation, et, dans l’analyse cartésienne, elles
correspondent au nombre, au temps, et à l’espace : « la nature corporelle en
général et son étendue ; ensemble la figure des choses étendues, leurs quantité ou
grandeur, et leur nombre, comme aussi le lieu où elles sont, le temps qui mesure
leur durée, et autres semblables »3. En effet, toute représentation, quelle qu’elle
soit, devrait avoir une certaine quantité, donc un nombre, une durée pour qu’elle
puisse être perçue pour un moment, et se distinguer du sujet percevant, donc être
dans l’espace. Sans ces conditions, une représentation ne serait pas une
représentation. Ces conditions s’appliquent à toutes les représentations et même
à tout domaine représentatif, et par suite elles sont ce qu’il y a de plus assuré dans
les représentations : « elles contiennent quelque chose de certain et
d’indubitable ; car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble
formeront toujours le nombre cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre
côtés »4. Dans ce sens, on peut imaginer des univers sans couleur, ou avec les
formes et les sonorités les plus extravagantes, ou ne rien imaginer du tout, comme
lorsqu’on imagine un écran noir et vide, etc., il reste que, quoi que l’on imagine,
on sera toujours en présence d’un espace, d’un temps, et d’un nombre. En tant
que nous ne pouvons pas éliminer ces conditions, en tant qu’elles résistent au
doute, elles sont les limites ultimes de notre capacité représentative et indiquent
ainsi ce qui la constitue.

1 Ibid., p. 68.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.

144
La nouvelle question qui se pose alors est celle de la correspondance de nos
conditions formelles à quelque chose d’objectif. En fait, il se peut que l’espace,
le temps et le nombre ne soient que les caractéristiques de notre capacité
représentative et non des choses elles-mêmes, ou, il se pourrait que d’autres
créatures aient d’autres capacités représentatives. La question est donc celle de la
validité de nos conditions formelles, elle revient à se demander si ces conditions
correspondent à quoi que ce soit de réel. En effet, le repli dans la pensée fait
maintenant ressurgir le problème de savoir si nos représentations correspondent
à quoi que ce soit d’effectivement étendu. Si par « réalité » on entend justement
la correspondance du compréhensif et de l’extensif, il s’ensuit que le doute,
portant sur la validité des conditions formelles de la représentation, prouve que
le sujet pratiquant un tel doute n’est pas celui qui détermine ce qu’est le réel. Il
doit par suite y avoir une autre puissance qui gouvernerait le réel. Cette puissance,
à son tour, sera soit une puissance infinie, Dieu1, soit une puissance finie, la
Nature. Par suite, la simple pensée que c’est un Autre qui constitue le fondement
du rapport entre nos conditions formelles et l’étendue justifie le doute portant
sur nos conditions formelles et cela pour deux raisons : la puissance infinie, de
par le fait que sa puissance est infinie, peut nous créer comme dotés d’un appareil
représentatif qui ne correspond à rien dans l’extension ; la puissance finie, par
contre, peut nous créer comme dotés d’un appareil représentatif limité qui nous
induirait en erreur vu que cette puissance créatrice est finie et par suite susceptible
elle-même de commettre des erreurs. Le doute en nos capacités représentatives
est ainsi justifié, et par suite, conclut Descartes, « je suis contraint d’avouer qu’il
n’y a rien de tout ce que je croyais autrefois être véritable dont je ne puisse en
quelque façon douter »2.
En suivant le doute méthodique, Descartes arrive ainsi à un point de ses
médiations où la raison l’interdirait de poser quoi que ce soit comme étant tel ou
tel. Or, même si nous venons de prouver que tout est dubitable, il reste que nous
avons l’habitude de juger que les choses sont telles ou telles, que j’ai un corps par
exemple, ou qu’il y a deux branches de bois dans le poêle. Cette habitude
inhérente à notre propre nature Descartes la personnifie dans la figure du
mauvais génie, mauvais génie qui, par suite, nous trompe puisqu’il nous force à
émettre un jugement alors que l’on devrait nous abstenir de tout jugement : « je
supposerais donc, non pas que Dieu, qui est très bon et qui est la souveraine
source de vérité, mais qu’un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur
que puissant, a employé toute son industrie à me tromper »3. On notera ici que
Descartes distingue la cause de son existence, qui peut être Dieu ou la Nature, de
la cause de la tromperie, qui est une habitude inhérente au sujet pensant lui-
même. Cette distinction permet d’un côté de justifier le doute en une quelconque
existence, y inclut la sienne, alors que, de l’autre côté, elle montre que la tromperie
est inévitable puisque la pensée, s’exerçant par une sorte d’habitude irrépressible,

1 Ibid., p. 69.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 70.

145
n’arrive pas à s’arrêter d’émettre des jugements. Il s’ensuit alors que l’exercice
même de la pensée devient une tromperie, dès que je juge que « telle chose est
telle », je me trompe, y inclut lorsque je juge que « je suis trompé ». Par suite, le
raisonnement arrive à poser que tout jugement, que l’exercice même de la pensée
est une tromperie, que la pensée pose ou nie son existence, ou qu’elle pose ou
nie le fait qu’elle se trompe, ou pas, dans ses jugements. La pensée peut être
assurée qu’elle se trompe justement parce que cette assurance est une tromperie1.
On voit ici que s’ouvre un tourbillon, un vortex, puisque dire qu’en fait « je me
trompe » revient à me tromper, et donc à nier que je me trompe, et par suite à
me tromper à nouveau, etc. Dans ce vortex apparaît une détermination que la
pensée ne peut pas éliminer puisque l’élimination de cette détermination
reviendrait justement à la poser. Ce n’est donc que parce que la source de mon
existence m’est étrangère alors que la source de la tromperie m’est interne que la
première détermination indestructible peut se poser : il faut en même temps
douter de tout, c’est ce qu’exige l’entendement vu qu’on n’est pas le maître du
réel, et juger de tout, c’est ce à quoi me pousse mon imagination vu qu’on a cette
mauvaise habitude, pour que la tromperie soit. Dans la mesure où il est
impossible à la pensée de ne pas se tromper, il s’ensuit que cette impossibilité
même pose la première réalité, c’est-à-dire la première conjonction assurée entre
un prédicat saisi en compréhension et une entité saisie en extension : « il y a de
la tromperie, il y a un être trahi » – moment de l’intuition. Par suite, dès que l’on
peut sécuriser le lien entre ce que saisit la compréhension comme prédicat et ce
qui se présente comme porteur de ce prédicat, dès qu’on sécurise par la suite le
rapport entre le pôle compréhension et extensif, apparaît l’être de cette chose,
mais aussi, et du même coup que cette chose est : l’être de la pensée est de se
tromper, la pensée est l’être qui se trompe. C’est dans ce sens-là que nous
comprenons l’ouverture de la deuxième médiation qui vient conclure le
mouvement de la première méditation2 :

« Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il
n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit, ni aucun corps : ne me suis-
je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Tant s’en faut, j’étais sans
doute si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose :
mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie

1 Nous pensons que seule une lecture qui distingue le pan extensif du pan compréhensif peut
révéler la force de l’argument cartésien. En effet, cet argument n’est pas un paradoxe performatif
comme l’avance Hintikka puisqu’il ne s’agit pas simplement de dire, ou de penser, ce que l’on ne
peut pas dire ou pense, comme dans la proposition « je ne pense pas » qui est évidemment un
pensée, mais de prouver qu’on peut prédiquer avec certitude quelque chose de quelque chose,
notamment la tromperie de la pensée, et donc de poser un premier existant, c’est-à-dire une
première corrélation assurée entre l’étendue et la compréhension, ce premier existant étant la
pensée qui se trompe. J. HINTIKKA, « Cogito ergo sum, comme inférence et comme
performance », Revue de métaphysique et de morale (Paris, France : 1945), vol. 1, n° 1, 2000, pp. 3-12.
2 Que l’existence commence par une trahison, une tromperie évoque l’épisode de la Genèse 3 :3-
7, où Adam trahit Dieu et se trahit en goûtant au fruit défendu.

146
toute son industrie à me tromper toujours : il n’y a donc point de doute
que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne
saurait jamais faire que je ne sois rien tant que je penserais être quelque
chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir soigneusement
examiné toutes choses, enfin il faut conclure et tenir pour constant que
cette proposition, je suis, j’existe, est nécessairement vraie toutes les fois que
je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »1

La première méditation touche donc à la sphère de la coutume et de l’opinion.


Elle s’ouvre sur ces opinions que l’on a reçues enfant, se développe pour
atteindre l’opinion que nous sommes créés par un Dieu tout puissant, pour
ensuite évoquer cette accoutumance que nous avons à tout le temps juger. C’est
le nouage de ces différentes opinions qui néanmoins permet d’atteindre une
première certitude, celle justement que notre pensée est une tromperie de part en
part, opinion et rien qu’opinion. C’est à ce moment que l’opinion se renverse en
savoir, la tromperie en certitude, posant le premier existant et la première
connaissance. On notera de plus que le mouvement de la première médiation
procède depuis les opinions acquises par la sensibilité – l’imagination sensible et
le doute empirique qui s’y attache –, progresse vers l’imagination productive
illustrée par le rêve et l’art, puis aborde sa recherche par le biais de l’entendement,
que représentent les conditions formelles et le rapport à l’objectivité, pour enfin
atteindre à l’intuition de l’existence, intuition qui est issue d’une détermination
persistante, la tromperie que rien ne peut effacer, portant ainsi sur le premier être,
l’être qui se trompe.

La compréhension implicite
La deuxième méditation passe du plan des opinions à celui de l’exploration
de la nature du sujet pensant. La méditation suit la même progression quant à
l’usage des facultés, commençant par la critique de l’imagination sensible, puis
productive, pour poser la prééminence de l’entendement et pour enfin accéder à
l’intuition.
Pour établir la nature du sujet pensant, Descartes va procéder à un
dénombrement de réponses possibles. Il commence par une première réponse,
« je suis homme », pour explorer sa validité : « qu’est-ce qu’un homme ? Dirais-
je que c’est un animal raisonnable ? Non, certes ; car il me faudrait par après
chercher ce que c’est qu’animal, et ce que c’est que raisonnable, et ainsi d’une
question je tomberais insensiblement en une infinité d’autres plus difficiles et
plus embarrassées »2. Pour pouvoir répondre, Descartes ne peut donc pas s’en
remettre à un genre de connaissance qui repose sur des présuppositions

1 R. DESCARTES, Discours de la méthode ; suivi des Méditations métaphysiques, op. cit., p. 73.
2 Ibid., p. 74.

147
explicites, tel que savoir ce qu’est l’animalité ou la raison, et cela parce qu’il n’a
aucun accès assuré à de telles connaissances. Par suite, pour pouvoir établir la
nature du sujet pensant, il va faire appel à un autre genre de connaissance qui ne
repose plus sur des présuppositions explicites, mais sur des présuppositions
implicites1. Dans ce nouveau genre de connaissance, Descartes s’en remettra
donc aux pensées qui « naissaient, ci-devant d’elles-mêmes en mon esprit, et qui
ne m’étaient inspirées que de ma seule nature lorsque je m’appliquais à la
considération de mon être »2. Ces pensées qui naissent d’elles-mêmes dans le
sujet pensant sont celles qui le représentent comme étant doté d’un corps étendu
qui est perçu par les sens, et d’une âme qui serait comme « un air fort délié qui
était diffus et répandu dans mes parties les plus grossières »3. Le premier niveau
de la compréhension implicite consiste donc dans ces représentations issues de
notre imaginaire le plus spontané, le plus irréfléchi, la manière la plus immédiate
dans laquelle nous nous apparaissons à nous-mêmes. Or, même dans cette sphère
de l’immédiate appréhension de soi, nous pouvons amener quelques distinctions,
comme le fait que l’âme est ce qui se meut par soi alors que le corps est ce qui
est mû par un autre. Il reste que cette conception de l’âme et du corps ne donne
pas une saisie assurée de ce qu’est le corps, ou de ce qu’est l’âme, puisqu’elle
repose sur l’imagination, et par suite sur des représentations étendues, et donc
dubitables.
Pour découvrir la nature du corps et de l’âme, Descartes va changer
d’approche et s’en remettre maintenant à l’entendement, ouvrant ainsi un
deuxième niveau de la compréhension implicite. Concernant l’âme, Descartes va
commencer par dénombrer les fonctions vivantes pour voir laquelle de ces
fonctions serait le propre de l’âme. Parmi ces fonctions, nous avons la fonction
végétative, sensitive et intellective. Or, par la pensée, nous pouvons mettre en
doute et séparer de l’âme les deux premières fonctions dans la mesure où elles
dépendent du corps, et donc de l’étendue. Reste donc la fonction intellective.
Cette fonction ne peut être séparée de l’âme puisque pour opérer une telle
séparation il faut le faire dans une expérience de pensée, et par suite en pensant.
La pensée est donc la fonction vitale qui est inséparable de l’âme, et en cela l’âme,
ne pouvant exister sans la pensée, a par suite pour essence la pensée. Le
raisonnement par entendement nous permet ainsi de saisir l’essence de l’âme. La
pensée étant posée comme l’essence de l’âme, reste à définir l’essence de la
pensée elle-même. Ce qui caractérisera la pensée c’est la réduction de l’être au
paraître, c’est-à-dire que l’on pourra considérer n’importe quelle représentation
comme étant une pensée si l’on se retient de poser l’existence de ce dont est cette
représentation : « mais l’on me dira que ces apparences-là sont fausses et que je

1 « Tout le monde sait, avant le concept et sur le mode préphilosophique…tout le monde sait ce
que signifie penser et être…si bien que, lorsque le philosophe dit Je pense donc je suis, il peut
supposer implicitement compris l’universel de ses prémisses, ce qu’être et penser veulent dire. » G.
DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 170.
2 R. DESCARTES, Discours de la méthode ; suivi des Méditations métaphysiques, op. cit., p. 74.
3 Ibid., p. 406 ; Septième objection, Paragraphe IV, « Ce que c’est que l’âme ».

148
dors. Qu’il soit ainsi : toutefois à tout le moins il est très certain qu’il me semble
que je vois de la lumière, que j’entends du bruit et que je sens de la chaleur ; cela
ne peut être faux, et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir ; et cela
précisément n’est rien autre chose que penser »1. Cette conception de la pensée,
qui inclut maintenant le tout de l’imagination, permet ainsi de dépasser le clivage
entre l’imagination passive, qui me présentait le corps comme une étendue qui
est mue par un autre, et l’imagination productive, qui me présentait l’âme comme
un corps subtil qui se meut par lui-même. Le sujet pensant est donc substance
pensante, réduction de l’être à l’apparaître, et en cela il est indifférent à ce qu’il
soit corps étendu ou corps subtil, puisque ces deux corps, en tant qu’apparitions,
sont réductibles à des représentations de la pensée. On notera que ce point
d’indifférence est similaire à celui des conditions formelles qui sont indifférentes
à appartenir à l’imagination sensible ou productive que nous avions abordée dans
la lecture de la première méditation.
Pour découvrir la nature du corps, Descartes va d’abord écarter la notion
générale de corps, pour les mêmes raisons pour lesquelles il avait écarté la
définition de l’homme comme animal raisonnable, et se pencher par la suite sur
la manière dont le corps apparaît au sujet pensant. En effet, dans la mesure où
Descartes vient de prouver que toutes les représentations pouvaient se réduire à
des pensées, sous condition de réduire leur être à l’apparaître, l’étude de la nature
corporelle se fera par la suite par le biais de la manière dont le corps nous
apparaît. Pour cela, Descartes introduit l’expérience de pensée qui a pour support
le morceau de cire :

« Prenons par exemple ce morceau de cire, il vient tout fraîchement d’être


tiré de la ruche, il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait,
il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli :
sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes, il est dur, il est froid, il
est maniable, et si vous frappez dessus, il rendra quelque son… Mais voici
que pendant que je parle on l’approche du feu, ce qui restait de saveur
s’exhale, l’odeur s’évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa
grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on
manier, et quoique l’on frappe dessus il ne rendra plus aucun son. »2

Dans un premier temps, l’analyse du morceau de cire repose sur l’imagination.


Le morceau de cire est appréhendé par nos sens, soumis à une expérience
observable, qui nous fait voir que les qualités secondes disparaissent et qu’il ne
persiste plus que « quelque chose d’étendu et de flexible ». En deçà de la couleur,
de l’odeur, du son ou de la fermeté de la cire repose donc cette matière flexible
qui en serait le substrat. Cette définition devrait être dépassée par une saisie par
l’entendement de la nature corporelle, saisie qui implique une variation eidétique :
« N’est-ce pas que j’imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir

1 Ibid., p. 77.
2 Ibid., pp. 77-78.

149
carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n’est pas
cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables
changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon
imagination, et par conséquent cette conception que j’ai de la cire ne s’accomplit
pas par la faculté d’imaginer »1. L’imagination, incapable de saisir la variation
infinie, n’est donc pas capable d’atteindre à l’essence corporelle. Au-delà de la
donnée sensible immédiate qui présente la cire comme un corps solide, odorant
et sonore, et au-delà de la variation imaginative qui pose un corps dont les
uniques qualités sont l’extension et la flexibilité, c’est bien l’entendement qui
capte la vérité du corps en posant qu’il est ce qui peut rentrer dans une variation
infinie en extension et en flexibilité. En étant capable de percevoir l’infini dans
les différentes manifestations finies et particulières du corps, l’entendement
acquiert une sorte de perception qui lui serait propre, « perception qui n’est point
une vision, ni un attouchement, ni une imagination et ne l’a jamais été, quoiqu’il
le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit, laquelle
peut être imparfaite et confuse comme elle était auparavant, ou bien claire et
distincte comme elle l’est à présent »2.
Tel est donc le deuxième niveau de la compréhension implicite, le niveau de
l’entendement. On notera que, pour le corps et pour l’âme, Descartes procède
de la même manière dans son analyse des représentations : d’abord il écarte la
compréhension explicite qui procède par savoir positif, il analyse ensuite la
représentation en tant que donnée de l’imagination passive – l’âme comme corps
subtil, le corps comme sensible –, pour la dépasser dans l’imagination productive
– l’âme et ses fonctions, le corps comme substrat –, et enfin pour rejeter ces
déterminations imaginatives par une saisie par l’entendement – l’âme ayant pour
essence la pensée, le corps ayant pour essence la variation infinie. Le dernier
niveau, qui va dépasser l’entendement lui-même, sera celui de l’intuition. Au fait,
si l’entendement peut me donner une connaissance assurée de l’essence du corps
et de l’âme, il reste que cette connaissance révèle plus intimement la nature de
l’esprit se connaissant lui-même que la connaissance de l’objet « puisque toutes
les raisons qui servent à connaître et concevoir la nature de la cire, ou de quelque
autre corps que ce soit, prouvent beaucoup mieux la nature de mon esprit »3. En
effet, lorsque l’esprit atteint une connaissance claire et distincte, comme celle qu’il
vient d’atteindre concernant l’âme et le corps, il sait du même coup qu’il a atteint
une telle connaissance. L’esprit par suite connaît ce que veut dire connaître et
arrive à reconnaître de lui-même les connaissances qui sont valables, et cela par
le signe qu’elles ont d’être claires et distinctes, signe qui révèle la nature de notre
esprit. L’esprit sait ainsi quand s’arrêter, quand arrêter sa recherche, cette
connaissance de soi de l’esprit se substituant ainsi aux catégories aristotéliciennes
explicites, se posant ainsi comme une sorte de « catégorie » ou point d’arrivée
implicite de la pensée.

1 Ibid., p. 78.
2 Ibid., p. 79.
3 Ibid., p. 80.

150
Mais encore, plus profondément, l’inspection de l’esprit atteint à ce qui est
encore plus assuré que les idées claires et distinctes, l’esprit s’inspectant lui-même
et se saisissant lui-même comme pensant et par suite comme existant :

« Quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent c’est
une première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme : et lorsque
quelqu’un dit, je pense, donc je suis, ou j’existe : il ne conclut pas son existence
de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une
chose connue de soi, il la voit par une simple inspection de l’esprit ;
comme il paraît de ce que s’il la déduisait d’un syllogisme, il aurait dû
auparavant connaître cette majeure : Tout ce qui pense est, ou existe ; mais au
contraire elle lui est enseignée de ce qu’il sent en lui-même qu’il ne se peut
pas faire qu’il pense, s’il n’existe. Car c’est le propre de notre esprit de
former les propositions générales de la connaissance des particulières. »1

L’esprit ressent et voit que « je pense donc je suis » est une implication vraie
dans la mesure où la nature même de l’esprit est de former « les propositions
générales de la connaissance des particulières ». L’intuition de l’existence du sujet
pensant ne passe plus, dans la seconde méditation, par la position d’un prédicat
persistant, la tromperie, mais par la nature même de l’esprit et son
fonctionnement propre. En effet, la pensée pense et sait qu’elle pense, et par
suite, elle est elle-même le sujet de la pensée. De plus, en tant que se percevant
elle-même comme pensante, elle donne à cette perception la forme de la pensée
et la perçoit comme appartenant à une généralité plus large, l’existence. On notera
par la suite que l’attribution de la pensée au sujet pensant n’est pas médiatisée par
l’existence, c’est la pensée elle-même qui est le sujet de la pensée, mais aussi que
l’attribution de l’existence à la pensée n’est pas médiatisée par une pensée, « tout
ce qui pense existe », mais bien par le fait qu’elle se perçoit penser et donc
s’attribue à elle-même l’existence de par la manière dont elle fonctionne. On a
donc une genèse simultanée du sujet pensant et de son existence par l’inspection de
la pensée par elle-même : en se voyant penser, la pensée devient sujet, mais aussi
elle donne à ce sujet la forme de la pensée donc l’existence, en tant que généralité
qui subsumerait cette particularité qui est l’activité pensante. Si la pensée ne
s’attribuait pas la subjectivité et l’existence, elle ne serait donc plus la pensée. La
compréhension implicite est donc cette saisie immédiate de soi par soi de la
pensée, compréhension qui pose par suite une implication intuitive, celle du « je
pense donc je suis » – s’il y a de la pensée elle sera celle d’un Je, donc elle sera un
« je pense », et ce « je pense » se percevra par la pensée comme pensant et
appartenant à une généralité qui le subsume, et donc il se percevra comme un
« je suis ». La pensée est un « je pense, je suis » et non un « je pense donc je suis ».
L’implication intuitive se distingue bien entendu de l’implication formelle
syllogistique et exprime la nature profonde de l’esprit, c’est-à-dire qu’il est

1 Ibid., pp. 170-171.

151
pensant, sujet, et existant. Cette lecture s’oppose à toute tentative visant à réduire
l’implication intuitive à une implication formelle. En effet, la preuve ne passe pas
par l’observation posant la prémisse « tout être pensant existe » qui présuppose
que tout sujet, pour émettre une telle prémisse, doit déjà pouvoir exister et penser
pour l’émettre. Dans une telle lecture, ce n’est pas la pensée, par l’inspection de
soi, qui poserait sa subjectivité et son existence, mais on poserait un sujet qui
serait externe à la pensée, le « tout être pensant existe », visant en cela un nombre
de personnes qui existeraient et qui penseraient, alors que ce qui est en question
c’est l’existence de la pensée elle-même et non des personnes pensantes. La voie
syllogistique, quelle que soit son interprétation, n’est donc pas praticable1. Une
autre source d’erreur consiste à distinguer le sujet-de-la-pensée, son existence, et
son acte de pensée : la pensée serait une activité, une essence, alors que celui qui
fait cette activité est autre que la pensée, une chose qui pourrait être matérielle
par exemple, comme l’avance Hobbes2. Or, cette objection ne prend pas en
considération que, dans la seconde méditation, Descartes avait déjà prouvé que
rien n’existe à part la pensée et que toute chose se réduisait à son apparaître, donc
à une pensée. Par suite, le sujet de la pensée ne peut pas être externe à la pensée,
du moins à ce stade des méditations. Le sujet de la pensée ne résulte donc pas du
fait que l’on ne peut concevoir aucun acte sans son sujet, comme c’est le cas de
la promenade et du promeneur, puisque pour la pensée le sujet est interne à la
pensée, comme la pensée se connaissant, et dans la mesure où, à ce stade, rien en
dehors de la pensée ne peut encore exister. Le sujet n’est par suite qu’une des
pensées de la pensée, la pensée se réfléchissant elle-même, ou sachant qu’elle
pense, et donc il n’est que la première conséquence de la nature pensante. De
même, l’existence ne peut se déduire d’une autre activité que celle de la pensée
puisque, premièrement, toute autre activité a été réduite à de la pensée, et
deuxièmement, puisque toute autre activité ne perçoit pas le général dans le
particulier, et par suite ne transcende pas la donnée particulière pour poser autre
chose – se promener ne consiste qu’à se promener, voir ne consiste qu’à voir
telle chose, manger se limite à l’activité de manger, etc. En effet, ce n’est qu’en
tant que couplées à la pensée que les activités particulières peuvent devenir signe
d’existence : ce n’est qu’en me pensant marcher, manger, voir, que je me dépasse
et transcende ces activités particulières pour me percevoir comme existant. Or,
étant donné que toute activité a été déjà réduite à de la pensée, et que l’activité
pensée se perçoit elle-même comme pensée, qu’il s’ensuit qu’elle est
nécessairement un Je et un Je qui existe.

1 Hintikka, basant son interprétation du cogito sur le performatif, distingue un je perspectif d’un je
objectif et considère que l’erreur consiste à transmettre l’existence du cogito depuis le je perspectif
vers celui du je publique. En cela il ne voit pas que le je et l’existence sont ceux de la pensée elle-
même, et non pas du sujet empirique pensant. En effet, la seconde méditation avait posé que le
tout des représentations se réduisait à des pensées et que donc l’existence d’un dehors de la pensé,
une dimension publique, était d’entrée de jeu exclue. J. HINTIKKA, « René pense, donc Cartesius
existe », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, Figures du cogito, n° 50, 2013, pp. 107-120.
2 R. DESCARTES, Discours de la méthode ; suivi des Méditations métaphysiques, op. cit., p. 1984 ; Objection
seconde dans les troisièmes objections.

152
On soulignera enfin la différence entre la première version du cogito et la
seconde version. La première version consistait à prouver que quelque chose
existe en démontrant qu’il y a une détermination persistante qui ne peut être
éliminée et que par suite cette détermination qualifie d’une manière nécessaire ce
sur quoi elle porte : le sujet qui doute se trompe. Cela pose le premier existant en
tant qu’une essence, saisie en compréhension, correspond d’une manière assurée
à une extension. On rappelle que le premier argument n’est donc en rien
performatif, mais cherche à poser une première identité d’une manière
apodictique. Le deuxième cogito par contre procède en s’appuyant sur la nature
de cette chose qui se trompe. Il a été alors démontré que cette chose n’est que la
pensée elle-même, puisque son corps et son âme se réduisent à de la pensée, dans
leur être qui se réduit à l’apparaître, et dans leur essence qui ne peut être saisie
que par la pensée. Si la pensée se pose ainsi comme l’existence et l’essence de
toute chose, il s’est avéré enfin que cette pensée, de par sa nature, ne peut que se
penser elle-même et donc se constituer comme un Je, mais aussi comme un Je
subsumé sous une généralité, l’existence. On notera enfin que le fait que la pensée
soit l’essence de l’âme ne constitue pas l’âme pour autant comme une subjectivité
ou comme une existence. Il faut attendre la fin de la méditation pour expliquer
pourquoi, depuis le début des méditations, un sujet est en train de méditer et
savoir pourquoi un tel sujet existe. Le passage de la première à la deuxième
méditation est donc celui de la chose qui existe et qui pense, la res cogitans, à la
position de la pensée comme sujet pensant qui existe.

Le doute métaphysique
Descartes utilise le terme de « doute métaphysique » à la troisième méditation
pour aborder le problème de la vérité de ce qu’il conçoit comme étant clair et
distinct dans sa pensée. En effet, une fois établi que la substance pensante est un
sujet pensant qui existe, et que de surcroît tout ce qui se donne à ce sujet consiste
en des pensées, la question devient celle de savoir si ce sujet, et les pensées claires
et distinctes qu’il a, correspondent à quoi que ce soit dans la réalité, donc si elles
sont vraies. Mais, étant donné que la pensée elle-même ne peut douter de ses
pensées claires et distinctes ni de son existence qu’elle vient de prouver, la
justification de ce doute échoit à la croyance en un Dieu surpuissant : « Or, toutes
les fois que cette opinion ci-devant conçue de la souveraine puissance d’un Dieu
se présente à ma pensée, je suis contraint de penser qu’il lui est facile, s’il le veut,
de faire en sorte que je m’abuse même dans les choses que je crois connaître avec
une évidence très grande»1. Il reste que, dans la mesure où l’opinion qu’il y aurait
un tel Dieu trompeur n’étant qu’une opinion sans fondement, il s’ensuit que « la
raison de douter qui dépend seulement de cette opinion est bien légère, et pour

1 Ibid., pp. 83-84.

153
ainsi dire métaphysique »1. L’image de la toute-puissance de Dieu arrive ainsi à
mettre en doute même les connaissances les plus assurées, donc les principes de
toute connaissance, comme le cogito, alors que l’oubli arrive à mettre en cause le
résultat des sciences lorsqu’on perd de vu le cheminement démonstratif :

« Où j’ai dit que nous ne pouvons rien savoir certainement, si nous ne


connaissons premièrement que Dieu existe : j’ai dit en termes exprès que
je ne parlais que de la science de ces conclusions, dont la mémoire nous
peut revenir en l’esprit lorsque nous ne pensons plus aux raisons d’où nous
les avons tirées. Car la connaissance des premiers principes ou axiomes n’a
pas accoutumé d’être appelée science par les dialecticiens. Mais quand
nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c’est une
première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme. »2

L’oubli et l’image du Dieu trompeur justifient donc le doute métaphysique,


ce sont là les deux formes de l’imagination, passive et productive, que
l’entendement devrait dépasser pour atteindre à nouveau la certitude.
L’entendement aura ainsi pour tâche de prouver l’existence de Dieu et, par ce
biais, sa propre existence et celles des choses étendues, pour pouvoir affronter
cette nouvelle forme de doute et atteindre la vérité.
On notera que l’évocation du Dieu trompeur de la troisième méditation remet
en cause l’existence même du sujet pensant et de la validité de toutes ses
représentations, donc ce Dieu est la cause de l’existence et de la tromperie du
sujet pensant, alors que le Dieu de la première méditation était uniquement la
cause de l’existence du sujet, et non pas la cause de sa tromperie, tromperie qui,
elle, relevait du malin génie. Cette distinction se clarifie si l’on se rappelle que le
doute de la première méditation portait sur la recherche d’une chose ayant une
extension et une détermination assurée en compréhension, chose qui s’est avérée
être la chose pensante. Par contre, la deuxième méditation nous a permis de
poser le premier sujet pensant, qui n’est autre que la pensée elle-même, et, dans
cette troisième méditation, la question est de savoir si les pensées de ce sujet ont
une vérité quelconque, c’est-à-dire si elles correspondent à quoique ce soit en
dehors du sujet pensant. Si l’on analyse les rapports entre l’extensif et le
compréhensif qu’on a parcouru jusqu’à présent, on voit que quand on saisit une
détermination apodictique en compréhension – la tromperie –, cela implique la
position de la chose – il y a un être qui se trompe – ; par contre, lorsque la pensée
se saisit elle-même elle est forcée, de par sa nature, à se poser comme existante
et sujet, donc de se saisir en compréhension et en extension ; enfin, une fois
posés le sujet pensant et la réduction du monde à des pensées, se pose le
problème de savoir comment maintenant ce sujet pourrait sortir de soi, sortir
vers l’extérieur, l’extérieur se posant alors comme l’étendue véritable par
opposition au sujet pensant qui se tient sous la polarité compréhensive.

1 Ibid., p. 85.
2 Ibid., p. 170.

154
Cause formelle et teneur objective de l’idée

La démonstration visant à surmonter le doute métaphysique va commencer


par un dénombrement des idées du sujet pensant. Descartes classe les idées en
idées de choses – ciel, ange, Dieu, etc. –, et en idées d’actions – volontés et
jugements. L’idée en tant que telle ne peut être ni vraie ni fausse puisque son être
se réduit à son apparaître, par contre le problème de l’erreur et de la vérité se
pose lorsqu’on rapporte une idée dans la pensée à quelque chose qui serait en
dehors de la pensée, creusant ainsi un écart entre l’apparaître et l’être de l’idée.
Ainsi, le problème de la vérité se pose au niveau de la provenance de ces idées,
c’est-à-dire de la source qui en serait la cause. Les idées, quant à leur provenance,
se divisent maintenant en trois groupes : il y a les idées qui ont pour source le
sujet pensant – comme l’idée de chose, de vérité, de substance – ; il y a les idées
qui viennent de l’extérieur, ou du non-moi – comme le Soleil, la chaleur, etc. – ;
et enfin il y a les idées composées par le sujet pensant et de ce qu’il reçoit de
l’extérieur – comme l’idée de sirène, de chimère, etc. Parmi ces sources, la source
qui pose problème est celle de l’extériorité, puisque les idées qui ont pour source
le sujet pensant lui-même ne se rapportent pas à un extérieur et par suite ne
soulèvent pas le problème de leur véracité. Si l’on conçoit ces idées comme des
images de choses1, la question qui se pose est donc celle de savoir pourquoi nous
croyons dans l’existence de ces choses externes, choses qui seraient différentes
de ces idées. Descartes donne trois raisons qui relèvent de l’imagination : nous
croyons par tendance ou inclination naturelle ; nous croyons à ces objets parce
que leurs idées ne dépendent pas de notre volonté ; nous croyons qu’il y a des
répliques des idées qui sont les réalités extérieures dans la mesure où, dit
Descartes, « je ne vois rien qui me semble plus raisonnable que de juger que cette
chose étrangère envoie et imprime en moi sa ressemblance plutôt qu’aucune
autre chose »2. Or, ces raisons ne sont pas assez solides et peuvent être soumises
au doute : la première par l’expérience quotidienne montrant que l’inclination,
dans les affaires morales par exemple, ne garantit pas la vérité ; la seconde par le
fait qu’il se peut qu’il y ait en moi une cause inconnue qui serait en train de
produire ces idées, comme dans l’expérience du rêve ; la troisième par la réflexion
montrant qu’il n’y a pas nécessairement correspondance entre l’idée et la chose
puisque, par exemple, j’ai l’idée du soleil immense tel que me le fait connaître
l’astronomie et l’idée du soleil minuscule tel que je le perçois par les sens. Dans
ce premier mouvement, Descartes montre donc comment la réalité extérieure se
donne à l’imagination, sous le couple de l’inclination naturelle et de la production
involontaire, et comment l’imagination pose un lien entre l’idée et la chose qui est
un lien de ressemblance. Par suite, l’imagination ne peut pas garantir l’existence
extérieure ni résoudre le doute métaphysique.

1 Ibid., p. 85.
2 Ibid., p. 86.

155
Pour penser l’idée, la chose et leur relation, il faut donc se remettre à
l’entendement. L’entendement ne saisira pas le rapport entre l’idée et la chose
comme un rapport de ressemblance mais comme un rapport de proportionnalité
quant aux degrés de réalité1. Ces degrés se classent par ordre progressif allant de
la substance indépendante et infinie, à la substance dépendante et finie, aux
qualités réelles, et enfin aux modes2. Pour illustrer le rapport entre la teneur
objective de l’idée et sa cause formelle, Descartes propose l’analogie de la
machine: si une machine a un certain degré de complexité, d’artifice, la cause de
l’idée que nous avons de cette complexité serait due au fait « qu’on aura vue [la
machine] auparavant, à la ressemblance de laquelle cette idée a été formée, ou
une grande connaissance de la mécanique qui est dans l’entendement de celui qui
a cette idée, ou peut-être une grande subtilité d’esprit, par le moyen de laquelle il
a pu l’inventer sans aucune autre connaissance précédente »3. La perfection
objective d’une idée peut être reçue soit d’une chose extérieure que l’on a vue
avec nos sens, soit d’une connaissance acquise, soit de la subtilité et l’inventivité
de l’esprit. On peut objecter que si l’idée nous provient par les sens externes, ou
de la force créatrice, on est à nouveau dans un schème explicatif qui procède par
imagination. Mais, il n’en est rien, puisque le problème ici n’est pas la
ressemblance ou l’aspect de la machine, mais bien sa perfection. C’est
uniquement l’entendement qui peut saisir la « logique » d’une machine, saisir
comment ses pièces s’emboîtent les unes dans les autres en vue de produire un
effet. Il est vrai qu’on peut avoir déjà vu la machine dont on a l’idée, mais pour
la saisir dans sa dimension mécanique il faut l’avoir de plus vue avec l’œil de
l’esprit. De même, pour l’invention ou l’application des connaissances, tous ces
modes productifs nécessitent la saisie par l’entendement. Pour l’entendement
donc, une idée n’est pas un aspect, une image, mais une machine faite d’idées
plus élémentaires qui se connectent entre elles. Par suite, Descartes ajoute : « Et
il faut remarquer que tout l’artifice qui n’est qu’objectivement dans cette idée doit
par nécessité être formellement ou éminemment dans sa cause, quelle que cette
cause puisse être »4. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la proportionnalité
entre la cause de l’idée et l’idée : la cause produisant une certaine idée doit avoir
au moins autant de perfection que l’idée produite5, c’est-à-dire qu’un intellect doit

1 « Celles qui me représentent des substances sont sans doute quelque chose de plus, et contiennent
en soi (pour ainsi parler) plus de réalité objective, c’est-à-dire participent par représentation à plus
de degrés d’être ou de perfection que celles qui me représentent seulement des modes ou
accidents. » Ibid., p. 88.
2 Dans la réponse à la neuvième objection de Hobbes, Descartes ordonne ces degrés de réalité
comme suit : « Et j’ai suffisamment expliqué comment la réalité reçoit le plus et le moins, en disant
que la substance est quelque chose de plus que le mode, et que s’il y a des qualités réelles, ou des
substances incomplètes, elles sont aussi quelque chose de plus que les modes, mais quelque chose
de moins que les substances complètes ; et enfin que s’il y a une substance infinie, indépendante,
cette substance a plus d’être, ou plus de réalité que la substance finie et dépendante. » Ibid., p. 194.
3 « Réponses à Mr. Caterus » Ibid., p. 143.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 88.

156
avoir au moins autant de force que l’idée qu’il comprend, ou qu’il crée. Si, par
exemple, quelqu’un ne s’y connaît pas en mécanique, à la vue d’un moteur, il ne
pourra se faire qu’une idée simplifiée de ce moteur, alors que celui qui a produit
le moteur a une idée objective qui égale en perfection la perfection du moteur
formel. Si l’on objecte qu’on n’a pas besoin d’une cause formelle, puisque les
idées peuvent être causes les unes des autres, Descartes répond que cette
régression à l’infini est impossible puisque « il faut à la fin parvenir à une première
idée, dont la cause soit comme un patron ou original dans lequel toute la réalité
ou perfection soit contenue formellement et en effet, qui se rencontre seulement
objectivement ou par représentation dans ces idées »1.
Dans ce déplacement vers l’idée-machine, Descartes arrive à s’écarter de la
double caractéristique qui définissait l’idée des choses extérieures du point de vue
de l’imagination : le non-volontarisme et l’inclination à croire. À l’aspect non
volontaire de l’apparition des idées dans l’imagination, Descartes oppose l’activité
de l’intellect qui doit saisir l’idée, à l’inclination à croire que l’idée nous est donnée
par la chose extérieure, Descartes oppose l’articulation interne de l’idée, et enfin
le rapport entre l’idée et la chose n’est plus un rapport de ressemblance, mais de
perfection. Si l’imagination considérait les idées du point de vue du récepteur,
nous pouvons dire que Descartes déplace le point de vue vers celui du producteur
de l’idée, c’est-à-dire le point de vue de l’entendement. Du point de vue de
l’entendement, il faut donc considérer les idées suivant leur perfection, montrer
que la cause formelle de l’idée objective a au moins autant de réalité que l’idée
qu’elle produit et enfin poser qu’il doit y avoir une cause formelle, c’est-à-dire
que les idées ne peuvent pas se produire les unes les autres indéfiniment.

L’idée de perfection et l’existence divine

L’approche par la proportionnalité entre la cause formelle de l’idée et la teneur


objective de l’idée sera l’assise qui permettra de démontrer, par la force de
l’entendement, l’existence de Dieu, pièce maîtresse dans la résolution du
problème de la vérité. En effet, en appliquant le principe de la proportion comme
guide dans l’inspection de nos idées, on trouvera que « si la réalité ou perfection
objective de quelqu’une de mes idées est telle que je connaisse clairement que
cette même réalité ou perfection n’est point en moi ni formellement, ni
éminemment, et que par conséquent je ne puis moi-même en être la cause : il suit
de là nécessairement que je ne suis pas seul dans le monde, mais qu’il y a encore
quelque autre chose qui existe, et qui est la cause de cette idée »2. Descartes
procède alors à un deuxième dénombrement des idées pour les scruter du point
de vue de leurs causes formelles. Descartes dénombre les idées de choses
substantielles comme celles des anges, des hommes et des animaux, idées qui
semblent composées de l’idée de corps et de celle de substance, idées auxquelles

1 Ibid.
2 Ibid., p. 90.

157
il faut ajouter l’idée de Dieu comme être substantiel mais incorporel. Pour les
idées des choses uniquement corporelles, Descartes énumère l’extension, le
mouvement, la figure. Pour les idées issues des sens, Descartes énumère les idées
des qualités des sens, ou sensations, soit comme idées fausses – c’est-à-dire des
idées qui ne correspondent à aucune chose existante formellement, mais à une
privation, comme l’idée du froid –, soit comme idées vraies qui donc
correspondent à quelque chose qui existe formellement, comme l’idée de la
chaleur. Pour les idées issues de la pensée uniquement, idées que l’on projette par
la suite sur les choses, Descartes énumère la substance, la durée et le nombre.
Enfin, le dernier genre d’idée est l’idée de Dieu en tant qu’idée d’un être parfait.
Parmi toutes ces idées, c’est uniquement l’idée de Dieu, ou de l’être parfait, qui
ne peut pas être produite par le sujet pensant. Pour tout ce qui est de la
production des idées composées, ou par projection, ceci pourrait être clair. Mais,
on peut objecter que le sujet pensant n’étant pas étendu, il ne peut pas produire
le mouvement, la figure, l’extension et la situation ; à quoi Descartes répond
qu’étant donné que ces idées-là sont des modes et que le sujet pensant est une
substance, il peut sembler qu’elles pourraient être contenues éminemment 1dans le
sujet pensant en tant que la substance est principe des divers modes.
Reste donc l’idée de Dieu : « Par le nom de Dieu j’entends une substance
infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante,
et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu’il y
en ait qui existent) ont été créés et produites »2. Il faut alors voir s’il y a quelque
chose dans l’idée de Dieu qui échapperait à la force productive de la pensée
humaine. En tant que le sujet pensant est une substance, il a la capacité de
produire l’idée de la substance, mais non de la substance infinie, puisque le sujet
pensant est fini. Le problème ne gravite donc pas autour du caractère substantiel
de Dieu, mais de son mode d’être infini. Une investigation sur l’infini s’enclenche
alors : l’infini peut être soit une fausse idée, soit ce qui résulte de la négation du
fini, soit une exagération d’une des perfections de l’être fini, et dans ces trois cas
il ne correspondra à aucune chose qui existe formellement. Or, l’infini, ou la
perfection, ne peut être une fausse idée, comme l’obscurité qui n’existe que par
l’absence de la lumière, puisque « comment serait-il possible que je pusse
connaître que je doute et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque
chose et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune idée d’un être
plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de
ma nature »3. Pour que le doute soit possible, il faut avoir une sorte de
connaissance obscure de l’infini, c’est-à-dire avoir une tendance vers ce qui est
meilleur. Les idées du doute et du désir présupposent l’idée de Dieu et par suite

1 « Chez Descartes, qui suit en cela l’usage des scolastiques, éminent s’oppose à la fois à formel et à
objectif. Une entité peut exister de trois façons : objectivement dans l’idée que nous en avons ;
formellement dans l’être que représente cette idée ; éminemment dans le principe d’où cet être tire sa
réalité. » A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, op. cit., p. 227.
2 R. DESCARTES, Discours de la méthode ; suivi des Méditations métaphysiques, op. cit., p. 92.
3 Ibid.

158
sont des preuves de la positivité de l’idée de l’infini. Pour ceux qui considèrent
que l’idée de Dieu est une idée qui résulte de la négation de la finitude, Descartes
répond que l’idée de perfection ne pourrait provenir des défauts du sujet pensant
parce qu’elle contient plus de réalité objective que ce sujet – de même il serait
absurde de dire que l’idée d’une machine parfaite est conçue par un intellect
défectueux. Si enfin on objecte que l’infini provient de la puissance qu’aurait le
sujet pensant à se perfectionner et que par suite c’est cet être en puissance, la
perfectibilité, qui produit l’idée de perfection, Descartes répond par trois
objections. Premièrement, l’idée de perfection doit être en acte, et non en
puissance, pour qu’elle puisse produire ses effets, effets bien réels que sont le
désir et le doute. Deuxièmement, l’idée de perfection est celle d’une perfection
qui n’a plus besoin d’être augmentée, puisque, sinon, elle ne serait plus une
perfection, alors que la perfectibilité du sujet pensant est conçue comme toujours
augmentable en droit. Troisièmement, l’être objectif d’une idée ne peut pas être
produit par un être qui existe en puissance, mais uniquement par un être qui
existe en acte et qui contient formellement la perfection dont l’idée est l’idée,
donc la perfectibilité ne peut pas produire l’idée de perfection. En répondant à
ces trois objections, Descartes pose ainsi que la cause de l’idée de perfection
existe et par suite il y a Dieu.
Si l’on scrute ces trois objections, celle de l’infini comme idée fausse, celle de
la négation de la finitude, ou celle du progrès indéfini, on voit qu’il s’y joue trois
inversions : au fait, si l’on met en doute l’idée d’infini ce n’est pas parce qu’il se
pourrait qu’elle puisse être fausse, mais c’est bien l’infini qui me pousse à douter
et à rechercher des connaissances assurées même lorsque je doute de la positivité
de l’idée d’infini. De même, si l’on croit que l’infini n’est que la négation de la
finitude, on ne voit pas que si on n’a pas déjà une conception de l’infini on ne
pourrait même pas se penser soi-même comme fini et que par suite c’est le fini
qui résulte de la négation de l’infini et non l’inverse. Enfin, si l’on croit que l’infini
n’est qu’une projection indéfinie du progrès humain, on ne voit pas que la notion
même de progrès n’est pas pensable sans l’existence en acte de l’idée d’infini qui
propulse et oriente le progrès, un progrès qui sera sans fin puisque visant toujours
à atteindre la perfection sans pouvoir jamais l’atteindre – c’est donc le progrès
qui présuppose l’infini et non l’inverse.

Une fois posé Dieu, et sur le chemin de la résolution du doute métaphysique,


il reste à savoir si le sujet pensant est créé, ou pas, par Dieu. Descartes considère
trois réponses possibles quant à la création du sujet pensant : soit il s’est créé lui-
même, soit c’est une cause autre que Dieu qui l’a créé, soit c’est Dieu qui est son
créateur. Première hypothèse donc, si c’est le sujet pensant qui est son propre
créateur, il aurait pu se donner toutes les perfections et il ne connaîtrait plus ni le
doute ni le désir, ce qui n’est pas le cas. De plus, si le sujet pensant est cause de
soi, il reste que la pensée ne lui donne aucune preuve qui garantisse son existence
dans le temps, et par suite, il a besoin d’une cause qui le conserve, c’est-à-dire le
recrée à chaque instant du temps, étant donné que les instants du temps sont
indépendants les uns des autres, l’existence à un instant ne garantissant pas

159
l’existence à l’instant suivant. Deuxième hypothèse, si c’est une autre cause qui a
créé le sujet pensant, alors il faut qu’elle soit pensante et qu’elle possède toutes
les perfections que le sujet attribue à Dieu, or, cette cause tiendrait son origine
soit d’elle-même, et serait alors Dieu, ou d’un autre, et c’est cet autre qui serait
Dieu – la régression à l’infini étant impossible puisque le sujet pensant existe
présentement, et vu que Dieu est requis pour sa conservation continue, il s’ensuit
qu’une autre cause ne peut être la cause du sujet pensant. Une variante sur la
seconde hypothèse pose que le sujet pensant aurait pu recevoir l’idée de la
perfection grâce à plusieurs causes formelles et non une seule, donc que plusieurs
dieux seraient à l’origine de l’idée de perfection. Descartes répond à cette
objection en montrant que parmi ces perfections se trouve l’idée qu’elles sont
toutes inséparables et une. Or, le sujet pensant ne peut recevoir cette idée que
d’une cause qui en contient toute la réalité, et par suite, qui possède en elle toutes
les perfections unies, donc il doit y avoir un seul Dieu qui réunit toutes les
perfections. De plus, si plusieurs dieux donnaient chacun une perfection au sujet
pensant, alors le sujet devrait procéder lui-même à la synthèse de ces diverses
perfections, et en cela il connaîtrait toutes les perfections divines distinctement,
ce qui n’est pas le cas. La troisième variante sur la seconde hypothèse considère
qu’il se pourrait que les parents soient la cause du sujet pensant, or cette variante
est aussi à écarter puisque ce n’est pas l’acte de procréation qui contient la nature
de la chose qui pense, ou qui garantit sa conservation continue. Reste donc à
considérer la dernière hypothèse, celle qui soutient que Dieu est le créateur du
sujet pensant. Pour cela, il a été établi que l’idée de Dieu ni ne provient des sens,
puisqu’elle ne s’est jamais donnée comme telle ou présentée au sujet par surprise ;
ni elle n’est construite par fiction, puisqu’on ne peut ni y ajouter ni en retrancher
quoi que ce soit ; et « par conséquent, il ne reste plus autre chose à dire sinon que
cette idée est née et produite avec moi dès lors que j’ai été créé, ainsi que l’est
l’idée de moi-même »1. Cette idée existe donc comme « la marque de l’ouvrier
empreinte sur son ouvrage »2 puisque c’est dans le même mouvement que le sujet
pensant se connaît et connaît Dieu3, se connaît comme imparfait et par suite
connaît la perfection.

Une fois démontré que Dieu est le créateur du sujet pensant, il s’ensuit que,
ce Dieu étant parfait, il ne peut être trompeur, et par suite il ne peut tromper sa
créature en lui donnant la capacité d’avoir des idées claires et distinctes alors que
ces idées ne correspondent à rien de réel. Il reste que Descartes doit surmonter
une dernière difficulté. En effet, si le Dieu créateur est parfait, sa créature devrait

1 Ibid., p. 97.
2 Ibid., p. 288 ; Cinquièmes objections.
3 « Lorsque je fais réflexion sur moi, non seulement je connais que je suis une chose imparfaite,

incomplète, et dépendante d’autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et
de plus grand que je ne suis, mais je connais aussi en même temps que celui duquel je dépends
possède en soi toutes ces grandes choses auxquelles j’aspire, et dont je trouve en moi les idées non
pas indéfiniment, et seulement en puissance, mais qu’il en jouit en effet, actuellement et infiniment,
et ainsi qu’il est Dieu. » Ibid., p. 97.

160
être parfaite en tant que créature ; or, le sujet pensant est souvent dans l’erreur,
et donc semble ne pas être à la hauteur de la perfection d’une telle créature. La
réponse de Descartes consistera à expliquer l’erreur non par une imperfection,
mais au contraire par deux perfections. Pour être dans l’erreur, il faut combiner
le libre arbitre, qui a une puissance infinie, et la faculté de connaître : le jugement,
vrai ou faux, consistant dans l’affirmation ou la négation que donne la liberté à
ce que lui présentent les facultés cognitives. Étant donné que la liberté est plus
ample que l’entendement, le sujet pensant peut affirmer ou nier des choses qu’il
n’entend pas, ou pas clairement. On peut alors rétorquer que Dieu aurait pu faire
de sorte que la créature, tout en étant finie, ne connaisse pourtant pas l’erreur
puisqu’il l’aurait dotée d’idées claires et distinctes sur toutes les choses sur
lesquelles elle délibère, ou qu’il aurait pu graver dans sa mémoire l’impératif de
ne jamais agir, ou de ne jamais juger, à moins d’avoir atteint une idée claire et
distincte. À quoi répond Descartes, que la diversité dans l’univers, ou certaines
parties sont dans l’erreur et d’autres pas, a plus de perfection qu’une homogénéité
où toutes les créatures pensantes seraient dans le vrai. Par la combinaison triple
de la faculté de connaître, de la liberté et de la diversité, Descartes retourne
l’erreur en une preuve supplémentaire de la perfection divine.

L’affect de la pensée
Dans les méditations cinq et six, Descartes procède à l’étude des choses qui
ne sont pas le sujet pensant. Ces choses se divisent en choses extérieures et son
corps. Pour les choses extérieures, Descartes commence par dénombrer toutes
les idées relatives à ces choses, il en trouve trois : les objets sensibles, les objets
mathématiques, et Dieu. Commençant par les objets sensibles, Descartes montre
que la marque de l’existence de ces objets est le ressouvenir, c’est-à-dire qu’« il ne
me semble pas que j’apprenne rien de nouveau, mais plutôt que je me ressouviens
de ce que je savais déjà auparavant, c’est-à-dire que j’aperçois des choses qui
étaient déjà dans mon esprit, quoique je n’eusse pas encore tourné ma pensée
vers elles »1. La marque des choses mathématiques est, quant à elle, l’application
de la pensée : la somme des angles d’un triangle égale à deux droits ne dépend
pas de la pensée, la pensée doit s’appliquer pour trouver ces propriétés. Enfin, la
marque de l’existence de Dieu est l’impossibilité dans laquelle se trouve la pensée
à penser la perfection sans l’existence ou à penser l’idée de perfection à laquelle
manquerait une perfection, impossibilité qui s’impose à la pensée qui ne peut
penser l’idée de perfection autrement. Les trois marques des choses externes
s’échelonnent par gradation intensive. L’imposition de l’idée de Dieu est la plus
constante et la plus puissante sur la pensée et lui donne la connaissance la plus
complète, suit la connaissance par application du sujet pensant dont la constance
dépend de l’effort du sujet pensant, et enfin le ressouvenir qui donne la

1 Ibid., p. 109.

161
connaissance la moins constante et la moins enrichissante puisque ce qu’il
découvre par l’observation sensible lui semble toujours être déjà connu.
Nous noterons que la preuve ontologique de Descartes est un argument bien
circonscrit dans son dispositif argumentatif puisqu’il se limite à la position du
signe intensif de l’existence extérieure de Dieu. Contrairement à l’argument par
la proportionnalité de réalité qui explore la preuve de l’existence de Dieu depuis la
pensée, par ce que la pensée a de productif et d’actif, la preuve ontologique ne
fait appel à la pensée que du biais de sa passivité, c’est-à-dire de la manière dont
elle est affectée par les choses extérieures et ce que ces affects peuvent lui
apprendre sur ces choses. En bref, la preuve ontologique est un affect de la pensée
qui lui apprend qu’il y a un Autre puisque son idée s’impose à elle d’une manière
constante. On notera que l’extérieur de la substance pensante, tel qu’il se révèle
dans ces trois affects de la pensée, est un concept plus large que la substance
étendue ou sensible en tant que telle, substance qui ne sera explorée que dans la
méditation suivante. Descartes fournit ainsi deux preuves pour l’existence de
Dieu, l’une par l’intériorité et l’activité de la pensée, et l’autre par l’extériorité et
la passivité de la pensée.

La substance étendue
Une fois posée l’existence de Dieu, Descartes entame le dernier cycle de ses
méditations, l’exploration du monde sensible1. Descartes commence par une
distinction entre les facultés : la faculté de connaître qui procède par
démonstration, et la faculté d’imaginer qui s’applique au corps qui lui est
intimement présent. La faculté de connaître se distingue de la faculté d’imaginer
dans la mesure où elle fait connaître la chose clairement, alors que l’imagination
ne me donne qu’une approximation de ce qui est connu, comme dans le cas du
chiliogone où le sujet pensant sait qu’il y a là une figure faite de mille côtés mais
où il n’arrive pas à saisir ces mille côtés en une image. Suit alors le dénombrement
de tout ce que le sujet pensant considère comme relevant du monde sensible,
monde qui se divise entre le corps du sujet pensant et les corps qui entourent le
corps du sujet pensant : les corps avoisinants donnent du plaisir, de la douleur,
de la couleur, du savoir, ou l’informent d’un ciel, d’une terre, etc., alors que le
corps propre a des inclinations comme la soif, la colère, la faim, etc. Cette
classification ouvre sur un double problème, la croyance dans ces corps
extérieurs, mais aussi la croyance que nous avons-nous-mêmes un corps. La
réponse que donne l’imagination au premier problème justifie la croyance dans

1 « Et ainsi je reconnais très clairement que la certitude et la vérité de toute science dépend de la
seule connaissance du vrai Dieu ; en sorte qu’avant que je le connusse je ne pouvais savoir
parfaitement aucune autre chose. Et à présent que je le connais, j’ai le moyen d’acquérir une science
parfaite touchant une infinité de choses, non seulement de celles qui sont en lui, mais aussi de celles
qui appartiennent à la nature corporelle en tant qu’elle peut servir d’objet aux démonstrations des
géomètres, lesquels n’ont point d’égard à son existence. » Ibid., p. 114.

162
les corps externes par le fait que, premièrement, les idées, disons ici les
sensations, qui sont supposées provenir des choses extérieures ne sont pas sous
le contrôle volontaire de la pensée ; deuxièmement, que ces idées sont plus vives
et parfois plus distinctes que ce qui est produit par la mémoire ou par la pensée ;
et enfin, troisièmement, que ces idées se donnent immédiatement à la pensée et
semblent composer les autres idées acquises par d’autres moyens. Les raisons
imaginatives qui nous poussent à croire dans l’existence du corps propre sont
quant à elles le fait que le sujet pensant est inséparable de son corps, qu’il sent le
plaisir et la douleur dans les parties de son corps, et non celles des autres corps,
qu’il associe ses idées aux sensations de son corps – comme lorsqu’il associe le
désir de manger à la sensation qui se trouve dans l’estomac. Au fond, le sujet
pensant, procédant par imagination, croit dans l’existence des objets de toutes
ces sensations, soit par habitude, soit parce qu’il n’arrive à expliquer la nature et
la provenance des sensations qu’en posant des choses semblables à l’extérieur et
qui en seraient les causes. Or, rien ne prouve que les sens externes ou internes
donnent une image fidèle du monde, puisque les sens externes trompent souvent,
comme lorsqu’on voit le soleil petit, de même pour les sens internes, comme
lorsqu’un amputé sent une douleur dans un membre qu’il n’a plus. De plus,
l’argument construit sur l’apparition involontaire des sensations ne prouve
aucunement qu’il doive alors y avoir des choses extérieures, puisque le sujet
pensant pourrait contenir une puissance qu’il ignore et qui produirait toutes ces
sensations. En bref, le monde sensible dans sa diversité ne résiste pas au doute,
et les preuves qu’avance l’imagination ne sont pas assez solides. Nous noterons
que Descartes reprend ici la critique de l’imagination développée dans la
méditation trois. Il reste qu’à ce niveau, l’existence de Dieu, comme garant de
l’adéquation des idées claires et distinctes à une extension possible, a déjà été
prouvée. Donc, dans cette méditation, il ne s’agit pas simplement de prouver
qu’existent des choses externes, mais de trouver l’idée claire et distincte qui
pourrait nous donner une connaissance assurée des choses externes. Or, les idées
que nous fournit l’imagination n’arrivent pas à remplir cette fonction, elles restent
dubitables, sont distinctes, comme lorsqu’on distingue une couleur d’une
douleur, mais pas assez claire pour poser la substance étendue.

L’imagination, qui se présentait pourtant comme la faculté propre à connaître


le sensible, échoue donc à nous en donner une connaissance assurée. Il faut alors
se remettre à l’entendement. En usant de son entendement, le sujet pensant sait
qu’une puissance différente produit les sensations en lui, et que cette puissance
doit être différente non uniquement parce qu’il ne produit pas volontairement
ces sensations, mais parce que ces sensations enveloppent de l’étendue et par
suite ne peuvent être produites par la pensée qui elle est inétendue. Donc il doit
y avoir une autre substance, « et cette substance est ou un corps, c’est-à-dire une
nature corporelle dans laquelle est contenu formellement et en effet tout ce qui
est objectivement et par représentation dans ces idées ; ou bien c’est Dieu même,
ou quelque autre créature plus noble que le corps dans laquelle cela même est

163
contenu éminemment »1. Or, étant donné que Dieu n’est pas trompeur, il est
impossible que les sensations existent éminemment et non formellement dans
leur cause, ni qu’elles soient envoyées par Dieu lui-même, car le sujet pensant
connaît clairement que ce sont les choses corporelles qui sont causes de ces
sensations, et par suite ce sont les choses corporelles et extérieures qui doivent
être les causes des sensations reçues2. De ces choses corporelles, ce qui est
clairement conçu est leur dimension géométrique qui doit donc leur appartenir
sous garantie divine. Les propriétés obscures, tels la couleur, la douleur, le son,
etc., « ne sont autre chose que certaines façons confuses de penser, qui
proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le
corps »3. L’esprit permet de corriger ces données confuses et de ne pas les
confondre avec les choses mêmes en distinguant ce qui relève de l’étendue en
tant que telle, et du mélange de l’âme au corps en rapport à cette étendue. On
remarquera que cet argument ne pose plus l’étendue comme éminemment
présente dans la substance pensante, comme dans la troisième méditation. En
effet, à ce niveau, et après la position de Dieu, l’idée claire de la différence entre
l’étendue et l’inétendue est suffisante pour garantir l’existence de l’étendue, alors
qu’en tant qu’idée l’étendue peut être éminemment contenue dans la substance
pensante et cela même si elle se présente clairement comme autre – comme dans
le cas des hallucinations. Or, maintenant que Dieu est posé, la clarté et la
distinction entre les idées impliquent une existence adéquate, l’idée de Dieu
permettant ainsi d’éliminer les hypothèses plausibles, quoique saugrenues,
comme celle d’un monde qui ne serait qu’une gigantesque simulation.

Concernant les sensations qui résultent du mélange de l’âme et du corps, il ne


faut pas penser qu’elles sont fausses, ou trompeuses, en elles-mêmes, mais que
c’est uniquement lorsqu’on en fait un mauvais usage qu’elles le deviennent. En
d’autres termes, les sensations qui relèvent de l’ordre du mélange entre l’âme et
le corps n’ont pas un but cognitif, mais pratique : elles servent à nous informer
de ce qui est bon pour la préservation du corps vivant. L’erreur proviendrait du
fait qu’on prenne ces informations pour des énoncés portant sur leurs causes
formelles. Comme précédemment, la toute bonté et véracité de Dieu fait que tout
ce qu’il crée doit être bon. Mais dans ce cas, comment expliquer l’erreur sensible ?
Comment expliquer que la chose n’est pas adéquate ou identique au plaisir ou à
la douleur qu’elle me fait sentir ? Il y a deux réponses à cette impasse : l’une faible
et l’autre forte. La réponse faible se base sur la finitude du sujet pensant qui ne
peut connaître qu’un nombre limité de sensations et par suite c’est cette limite,

1 Ibid., p. 122.
2 « Je sais que toutes les choses que je conçois clairement et distinctement peuvent être produites
par Dieu telles que je les conçois, il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une
chose sans une autre pour être certain que l’une est distincte ou différente de l’autre, parce qu’elles
peuvent être mises séparément, au moins par la toute-puissance de Dieu ; et il n’importe pas par
quelle puissance cette séparation se fasse pour être obligé à les juger différentes. » Ibid., p. 121.
3 Ibid., p. 124.

164
et non Dieu, qui serait la cause de l’erreur : si je mange une viande empoisonnée,
mon sens du goût limité ne me présente que le bon goût de la viande et non celui
du poison qui y est caché. Mais, on peut avancer une objection plus grave, celle
de l’hydropique qui ressent la soif sachant que l’eau lui est extrêmement nuisible.
Est-ce que dans ce cas Dieu veut du mal à ce malade ? La réponse que la maladie
est une exception est écartée par Descartes puisque le malade, comme l’homme
sain, est une créature de Dieu. Comme dans le problème de l’erreur dans l’ordre
de la connaissance, Descartes va évoquer une double perfection, une
composition de perfections, pour justifier l’erreur et absoudre Dieu. C’est la
physiologie qui va permettre de répondre : le corps est fait de parties qui
transmettent le mouvement de la périphérie au « sens commun », la partie du
cerveau dont la disposition, dans un sens ou dans un autre, informe l’esprit de ce
qui se passe dans les parties correspondantes du corps : si par exemple je marche
sur un clou, les nerfs se tendent, et déplacent le « sens commun » qui informe
l’esprit d’une douleur dans le pied. Étant donné que Dieu est un bon créateur, il
a fait de sorte que les sensations reçues par l’esprit soient propices à la
conservation du corps humain : la douleur m’informe qu’il y a un danger pour la
partie corporelle, le plaisir qu’il y a un bénéfice. Or, étant donné que le corps est
fait de parties et qu’entre le « sens commun » et la périphérie il y a d’autres parties
reliées par une même corde nerveuse, il se peut que la stimulation d’une partie
donne l’impression qu’une sensation se trouve dans une autre partie : par
exemple, une tension nerveuse au dos peut sembler être localisée dans le pied,
ou la sécheresse du gosier peut sembler résulter d’un manque d’eau, alors qu’il
n’y a qu’assèchement du gosier et non pas un manque d’eau dans tout le corps.
En bref, c’est la combinaison des signaux, visant à la préservation des organes,
et du jugement de l’esprit qui comprend ces signaux comme provenant de ces
organes, et non d’organes plus ou moins éloignés, qui nous induit en erreur, alors
qu’il n’y a pas d’erreur, puisque le « sens commun » indique la bonne information.
Si l’on veut, l’erreur sensible provient du fait que l’organisme ne nous fournit que
des informations localisées destinées non à la compréhension du corps comme
un tout, mais à la préservation des parties. Avec l’intellect et la connaissance, on
peut alors corriger la compréhension que nous avons de ces informations, tout
en ayant des informations locales et précises pour la plupart du temps.
Si l’on analyse les arguments sur la substance étendue, on remarquera que
Descartes distingue l’étendue véritable, qui est saisie par l’entendement, et
l’étendue apparente qui résulte du mélange entre le corps, l’âme, et les choses
externes, et donc relève de l’imagination. De même, pour la physiologie,
l’imagination ne donne qu’une information locale qu’il faut surmonter par une
construction globale qui relève de l’entendement. À ce niveau, nous avons une
collaboration des facultés et non plus un dépassement : l’imagination fournit une
information sur les corps et le corps propre, l’entendement construit et rectifie.
On peut donc dire que, dans ces dernières méditations, nous n’assistons pas à un
dépassement de l’entendement vers l’intuition, mais uniquement une rectitude et
un bon usage imposé aux facultés par l’intuition de l’existence de Dieu. C’est
d’ailleurs l’intuition de la perfection divine qui avait permis de rectifier l’erreur

165
épistémologique et qui maintenant rectifie l’erreur physiologique : c’est
uniquement parce que nous avons l’intuition de cette perfection que nous la
prenons comme guide pour pouvoir interpréter ces erreurs. De même, c’est cette
intuition qui permet maintenant de sélectionner parmi les diverses conceptions
de la substance étendue en tranchant, par exemple, entre une version réaliste de
l’étendue et une version qui croirait que cette étendue n’est qu’une simulation
dans la pensée.

Les méditations se concluent par un retour au point de départ, puisque le réel


sensible est validé comme étant plus réel que le rêve, la différence entre veille et
sommeil étant une différence dans la force du lien qui existe entre les idées : à
l’état de veille, toutes nos idées et tous nos souvenirs sont reliés alors que dans le
sommeil les diverses idées et souvenirs sont déliés. Cette différence, comme idée
distincte, est garantie par Dieu qui donc ne peut pas être trompeur sur ce point.
Ainsi Descartes prouve qu’il ne dort pas et qu’il est bien réveillé :

« Car à présent j’y rencontre une très notable différence, en ce que notre
mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns avec les autres,
et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de joindre les
choses qui nous arrivent étant éveillés : et en effet, si quelqu’un, lorsque je
veille, m’apparaissait tout soudain et disparaissait de même comme font
les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni
d’où il viendrait, ni où il irait, ce serait pas sans raison que je l’estimerais
un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau et semblable à ceux
qui s’y forment quand je dors, plutôt qu’un vrai homme. Mais lorsque
j’aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d’où elles
viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m’apparaissent, et
que sans aucune interruption je puis lier le sentiment que j’en ai avec la
suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en
veillant, et non point dans le sommeil. »1

Formalisation de l’approche cartésienne

Tableau des Méditations


Dans le tableau récapitulatif, les chiffres entre parenthèses, comme (I),
indiquent le nombre de la méditation. Les méditations se divisent en trois grands
pans ontologiques, le premier est celui du sujet et comprend la chose pensante et
le sujet pensant, le deuxième est celui de l’altérité comprenant les choses
extérieures et Dieu, et enfin, le troisième est celui du non-être qui comprend les

1 Ibid., p. 131.

166
différentes formes de l’erreur. Ces plans sont traversés par trois grandes facultés,
l’imagination dans ses usages passif et actif, l’entendement et enfin l’intuition. On
notera aussi que chaque pan ontologique se divise suivant une polarité extensive
et une autre compréhensive, le sujet se distribuant en chose, extensif, et sujet
pensant, compréhensif ; l’altérité en choses externes, extensif, et en Dieu,
compréhensif ; et enfin l’erreur en erreur physiologique, extensif, et l’erreur du
jugement, compréhensif.

Plans Imagination Entendement Intuition


ontologiques Passive Active
La chose pensante Sensible Rêve Conditions J’existe /
(I) mathématiques Tromperie
Le Corps Avec Sans Infinie variation en J’existe /
sujet propriétés propriétés extension / Sentiment de
pensant flexibilité soi
(II) Âme Air délié Fonctions Inséparabilité de la
organiques pensée et
semblance
Les choses Inclination à Production Activité Articul- J’existe /
extérieures croire involontaire de ation Dieu n’est pas
(III) l’intel- de trompeur
lect l’idée
Rapport de ressemblance Rapport de
entre idée et chose proportionnalité
entre la réalité
objective et la
réalité formelle
Dieu Dieu Négation du Infinitisation Le désir et la
infini fini du fini perfection en acte
(III) sont preuves de
l’infini
Dieu Parents Une autre Le désir et
créateur cause l’impossible
(III) régression sont
preuves du Dieu
créateur
Dieu Ressouvenir Application Imposition de J’existe /
parfait l’idée d’un Être Affecte de la
(V) parfait et existant pensée de
Dieu
Non - L’erreur Imperfection Imperfection Perfections de Liberté >
Être (IV) de mes sens de l’entendement et Connaissance
l’imagination de la liberté = Erreur
Le Les corps Mon corps Distinction entre la [Sensation =
sensible chose et la connaissance]
(VI) sensation de la = Erreur
chose garantie par
Dieu

167
La lecture suivant la logique de l’implicite a consisté à montrer comment cette
polarité du compréhensif et de l’extensif structure donc non uniquement les pans
ontologiques, mais aussi la progression argumentative : argument par
l’imagination d’abord, extensif, qui se dépasse dans l’argument par
l’entendement, compréhensif, et enfin l’intuition, unité du compréhensif et de
l’extensif.

Les invariants du système cartésien


Forme de la détermination

Le remaniement qu’opère Descartes consiste à donner une nouvelle


interprétation à la structure de la détermination aristotélicienne. Le déterminant-
indéterminé est la substance parfaite, Dieu, qui imprime dans la substance pensée
une tendance vers la perfection, tendance ressentie et par suite déterminée dans
l’immédiat, donc de manière implicite, et pouvant se déterminer ultérieurement
d’une manière explicite. Cette tendance s’exprime par la production d’énoncés
explicites qui sont autant de déterminations dubitables issues de la pensée, donc
des déterminations indéterminées. Les déterminations indéterminées se
détermineront, par la suite, par le choc rétroactif sur le déterminé déterminable.
Enfin, en joignant la détermination déterminée au déterminé déterminable, ce
déterminable devient alors déterminé explicitement et non plus uniquement de
manière implicite. C’est à ce moment que le déterminable est pleinement
déterminé. La formule serait donc :

déterminant-indéterminé + déterminé-déterminable = déterminations-indéterminées


déterminé-déterminable + déterminations-indéterminées = détermination-déterminée
détermination-déterminée + déterminé-déterminable = déterminé

Contrairement à Aristote, l’indéterminé ne s’identifie plus au déterminable


pour en faire une matière, mais il se lie aux déterminations explicites pour en faire
des énoncés dubitables. De même, le déterminé ne s’identifie plus à la
détermination pour en faire un corps formé, ou une définition explicite, mais il
se lie au déterminable pour en faire une tendance implicite vers la perfection,
tendance ressentie, mais non exprimable explicitement. La détermination
déterminée n’est plus alors l’expression de la forme actuelle, mais la révélation de
la tendance implicite sous-jacente à la production des énoncés explicites,
tendance qui n’est autre que le doute et le désir. Cette tendance enfin se justifie
comme tendance vers le déterminant, mais le déterminant reste indéterminé dans
la mesure où l’on n'y accède que par ses déterminations mais dont il reste la cause
inconnue en tant que telle.

168
Forme de l’argument

La logique par retournement caractériserait le style argumentatif cartésien.


Cette logique consiste, positivement, en deux mouvements : retourner les
déterminations explicites en preuves de l’existence du sujet ; retourner le sujet en
preuve de l’existence de Dieu. Négativement, elle consiste à retourner les erreurs
du sujet en preuves de la perfection du Dieu créateur.
Le retournement des déterminations explicites en preuves d’existence du sujet
se fait en trois temps : d’abord, il faut pousser la pensée imaginative jusqu’à
l’inconsistance, ensuite montrer la supériorité des déterminations de
l’entendement, et enfin retourner l’activité de l’entendement en intuition de
l’existence du sujet. On peut prendre un premier exemple, issu du doute
hyperbolique : l’entendement pose mon existence comme dubitable et
dépendante de Dieu ou de la Nature, alors que l’imagination imprime une
tendance qui pousse pourtant l’entendement à émettre des jugements, le
précipitant ainsi dans l’erreur, et si l’entendement détermine comme vrai ou faux
son jugement, il ne fait en cela qu’approfondir cette erreur. La tromperie s’impose
ainsi comme un état inéliminable, un prédicat persistant, qui pousse alors la
pensée à poser un être qui se trompe, retournement de la tromperie infinie en
position, moment de l’intuition. Un autre exemple, issu du doute
épistémologique, procèderait comme suit : l’imagination présente des êtres
étendus, et par suite dubitables, comme réponses possibles à l’essence du sujet,
l’entendement pose l’inspection par la pensée comme unique accès à l’âme
(inséparabilité de la pensée), mais aussi comme unique accès au corps (variation
infinie), enfin l’intuition retourne cette inspection comme inspection de soi de
l’esprit, la pensée se pensant alors elle-même et se posant simultanément comme
sujet et comme existence, « je pense, je suis ». En bref, ces arguments peuvent se
comparer à la version courte du cogito : le doute dans l’existence pose l’existence
de celui qui doute. Le cogito est lui-même un retournement du doute en position
apodictique, dans la mesure où l’on peut d’abord douter de toutes les données
extensives de l’imagination, mais le doute explicite d’entendement ne peut
s’appliquer sur l’acte de douter implicite qui le produit, et par suite il y a un point
de butée, choc en retour qui pose la première détermination certaine : je doute.
Il reste que cette butée n’est elle-même possible que si l’acte de douter est
substantiel et relié du dedans en tant que tendance vers Dieu, et non plus
déterminée par des déterminations explicites. Cette première série de
retournements n’est ainsi possible que par la position de Dieu. En effet, si l’on
n’arrive pas à douter de notre doute c’est parce que le doute est une liaison à
Dieu, tendance implicite vers Dieu, tendance qui ne dépend pas de nous, en tant
qu’exerçant une activité explicite, et ce n’est que dans le choc que nous
découvrons cet autre en nous qui est nous-même.
La position de Dieu se fait elle-même par retournement, et cela en trois
temps : critiquer les prétentions de l’imagination à saisir l’infini, poser la
perfection de l’infini par l’entendement, retourner la finitude en preuve
d’existence de l’infini. Au niveau du doute métaphysique, pour l’imagination,

169
l’idée se donne par inclination naturelle ou par production involontaire, et le
rapport entre idée et idéat est la ressemblance, mais, il reste que la tendance à
croire ne fait pas preuve. Par contre, l’entendement pose l’idée comme issue de
l’activité de l’intellect, et par suite, pose une proportionnalité entre la teneur
objective de l’idée et la réalité formelle qui produit l’idée, ce qui permet de poser
une cause formelle pour l’idée de Dieu, cause qui est autre que le sujet. Une fois
posée que l’idée de Dieu est positive, le doute et le désir se retournent en preuves
de la positivité de cette idée en tant que tendances vers la perfection. De même,
l’existence du sujet se retourne en point d’arrêt pour la régression infinie des
créateurs – il faut que le créateur existe puisque la créature existe –, alors que
l’ignorance du sujet, quant au détail des perfections divines, se retourne en
l’existence de cette unité dans une cause formelle correspondante. Ce complexe
d’arguments, par entendement, pose ainsi la positivité de l’idée de Dieu et par
suite l’existence de sa cause formelle, donc de Dieu, et l’idée de Dieu implique
ainsi son existence, existence qui valide l’idée de Dieu. Au niveau de l’intuition,
l’argument se pose par l’affect de la pensée : la marque d’existence des choses
sensibles est le ressouvenir, celle des objets mathématiques est l’application de la
pensée sur des propriétés indépendantes, alors que l’idée de Dieu impose l’idée
de perfection, et cela d’une manière continue, sur la pensée. L’affect de pensée,
le fait qu’on ne peut pas ne pas sentir l’effet de l’idée de Dieu, se retourne en
preuve de l’existence de Dieu, et les moindres affects en preuves d’existences de
moindres degrés, comme les êtres d’imagination, ou les êtres mathématiques.
Le dernier type de retournement consiste à retourner l’erreur en preuve de la
perfection du créateur : le faux jugement n’est possible que par la combinaison
de deux perfections, la liberté et la connaissance, et par suite le faux jugement
prouve la perfection divine ; de même, une création exempte d’erreur est moins
diverse, donc moins parfaite, qu’une autre qui inclut les erreurs ; mais aussi,
l’erreur sensible se retourne en la double perfection de la capacité d’information
que possède le corps, et du jugement de l’intellect – il est plus parfait que les sens
communiquent une information locale relative aux organes, sachant que
l’intellect peut corriger ces informations en vue d’une évaluation globale. La
logique par retournement se formule par suite dans les étapes suivantes :

1. Suivre la tendance de l’imagination jusqu’à la contradiction ou


l’incertitude.
2. Retourner les incertitudes de l’imagination en déterminations
d’entendement.
3. Retourner les déterminations d’entendement en intuition apodictique
de l’existence du sujet pensant.
4. Retourner l’intuition, comme sentiment de la pensée ou tendance de la
pensée vers Dieu, en preuve d’existence de Dieu.

170
Usage des facultés

Au niveau des facultés, le nœud est aussi complexe : l’imagination


explicitement est à rejeter dans la mesure où elle ne donne pas un accès sûr à la
connaissance, elle est relayée par les déterminations de l’entendement,
déterminations qui se retournent en intuition. Mais, la tendance de la pensée vers
Dieu relève elle-même de l’ordre de l’affect de la pensée, d’une pensée sentie, et
par suite de l’imagination. Cette tendance donne alors la prévalence au pôle
extensif sur le pôle compréhensif, et c’est la butée sur cette tendance qui permet
la détermination apodictique de l’entendement qui vient qualifier la tendance de
pensée et donner par suite l’intuition. L’intuition s’obtient ainsi en deux temps :
rejeter d’abord l’entendement et l’imagination en tant que fournissant des
déterminations explicites dubitables, unir ensuite la détermination explicite
apodictique et le sentiment de la pensée en l’intuition certaine de ce qu’est ce
sentiment. Pour avoir une intuition, il faut par suite : un sentiment certain
d’imagination, et une détermination certaine d’entendement – je doute et je sais
avec certitude que je doute.

Forme de l’implication

Les opposés se relient alors de l’intérieur de l’un des deux opposés : l’accès
unique se fait au niveau de la compréhension, et c’est de l’intérieur de la
compréhension qu’on peut atteindre la substance étendue, et cela par la
médiation de la substance parfaite. Descartes introduit donc déjà une rupture
entre le compréhensif et l’extensif, mais en même temps une identification du
compréhensif et de l’extensif, mais sous l’égide du compréhensif : il y a un
sentiment de pensée, mais aussi tout ce qui se donne par imagination peut se
comprendre comme identique à son apparaître et par suite comme une pensée.
De l’intérieur de ces déterminations de pensée, coupées de leur pan extensif – et
par suite de l’intérieur de ces représentations –, l’idée de Dieu permet de passer
vers un dehors garantit par cette idée, mais ce dehors n’est jamais accessible, ou
impliqué, en tant que tel, dans la pensée. Le compréhensif n’implique donc pas
l’extensif, mais uniquement l’idée du parfait, et renvoie à l’extensif et au parfait
par-delà la faille. Contrairement à Parménide, Aristote ou Platon, la pensée n’est
pas en contact avec le réel, mais uniquement infère depuis sa trace ce que serait
ce réel, et par suite l’implication est tronquée, et se fait par télécommunication
plutôt que par application. De plus, l’extensif n’implique pas immédiatement le
parfait, mais se fait uniquement par la médiation de la pensée qui elle-même le
pose par la médiation de son idée et de l’idée du parfait. Par conséquent, cet
opposé devient un double de ce dedans, et par suite, seule la représentation
pensée permet d’expliquer l’étendue, et non l’inverse. Il reste que, une fois posé
le Dieu vérace, ce Dieu permettra d’élimer la thèse qui réduit l’étendue à une
simulation dans la pensée, puisque l’idée claire et distincte de l’irréductibilité de

171
l’étendue à l’inétendu doit avoir, sous la juridiction divine, de la réalité. Ainsi,
nous avons les trois formules suivantes :

A®x­X
A®b + X ­¯ B
A ® a + A® b + X ­¯ a º b

La première formule se lira donc comme suit : l’attribut pensée, A, implique


l’idée de perfection, x, ce qui pose Dieu, X. Pour la deuxième formule, la pensée
implique l’idée de l’étendue, b, et, par la médiation de Dieu, pose qu’il y a de
l’étendue, B, étendue qui s’explique en retour par la pensée sous garantie divine.
La troisième formule se lira, elle, comme suit : la pensée, A, implique une idée
claire et distincte, a, et une idée de l’étendue, b, ce qui lui permet de poser
l’identité de l’idée claire et distincte, a, avec l’extension b, sous garantie divine, X.
Or, avant la position de Dieu, Descartes a dû montrer que la pensée elle-
même existe d’une manière certaine, et ce par la position de la détermination
persistante issue du tourbillon de l’imagination et de l’entendement. Comme on
avait vu, l’impossibilité de se défaire de la tromperie impose la position de la
détermination apodictique « il y a de la tromperie » et par suite impose l’existence
de l’être qui se trompe. Dans la version courte, le « je doute » explicite rentre en
choc avec l’acte de douter implicite, acte tendu vers Dieu, ce qui donne la
détermination apodictique explicite « je doute », posant alors l’être qui doute. On
a alors les formules suivantes :

[a ¹ ax ® a] ­ A

À lire, la détermination explicite, a, « je doute », contredit le déterminable


substantiel « ax », la tendance à douter ancrée en Dieu, ce qui pose la
détermination apodictique, a , « je ne peux pas ne pas douter », position qui
implique alors la position du premier être, A , il y a un être qui pense et qui doute,
être unissant la détermination explicite et la tendance implicite.

Forme des catégories

Le réel est le parfait, déterminant absolu qui se place au-delà de toute


détermination. Si par la pensée on comprend le pôle intensif, et par l’étendue le
pôle extensif, avec Descartes il y a une extensité de l’intensif au sein même de
l’intensif, par exemple l’affect de pensée, où l’extension réduite à son apparaître.
De plus, l’extension n’est posée que comme un double de l’intension sous
garantie du parfait. L’intensité, qui inclut par suite l’extensité, est une tension vers
le parfait, tension au sein de laquelle se génèrent les déterminations explicites. De
même, le sujet pensant est l’unique substance certaine, car c’est uniquement dans
cette substance que la tendance vers la perfection peut être ressentie, et c’est par

172
suite du sein de l’individu que se pose un monde, un monde sous garantie divine.
Les éléments de la catégorie sont par suite : la tendance implicite et les
déterminations explicites. Dieu est exempt de tendance, alors que la substance
étendue possède une tendance, mais inaccessible, en tant que telle, au sujet
pensant : l’impulsion de la matière est supposée, mais non ressentie. Enfin,
l’extension et le monde sont des doubles de l’intension et du sujet. L’individu
quant à lui est traversé par une tendance vers Dieu, tendance qui le pousse à
désirer et à douter, sachant qu’il ne peut pas suspendre cette tendance, tendance
qui par suite assure qu’il y aura choc entre cette pensée implicite et les
déterminations explicites, et donc conscience que nous doutons puisque
justement nous n’arrivons pas à suspendre le doute tout en sachant ce qu’est le
doute. Toute conscience est ainsi ancrée en Dieu, ne se révèle que parce que nous
tendons vers Dieu. L’Autre est ainsi inscrit au sein du sujet pensant, sujet qui
prend conscience de lui-même et de cet Autre justement parce qu’il n’arrive pas
à suspendre, à faire l’épochè, de cette aspiration vers l’Autre.

Forme de l’erreur

Il n’y a pas d’erreur dans le système cartésien, puisque, comme on a vu, toute
erreur se retourne en preuve d’existence, ou de perfection. La seule erreur serait
une pensée strictement explicite qui rejetterait l’affect de la pensée, la
compréhension implicite, ou la tendance vers Dieu. Ou, plus exactement, l’erreur
serait un mauvais usage des facultés, comme lorsque certains croient que
l’imagination peut donner un accès direct au réel, ou lorsque les détracteurs de
l’infini prennent le fini comme point de départ pour expliquer l’infini, inversant
en cela l’ordre de la pensée droite. Il y aura ainsi erreur lorsque la pensée explicite
ne se ressent plus penser et s’oublie, oubli qui lui revient alors dans un choc
lorsque ses énoncés explicites viennent se heurter sur la pensée vivante tendue
vers Dieu. Ainsi, le doute sceptique est une erreur parce qu’il ne se remet pas lui-
même en doute, donc, au fond, ne cherche pas la perfection et la vérité, et en cela
ne se guide pas sur la tendance vers Dieu. De même, les détracteurs de l’infini,
les athées ou les progressistes, ne voient pas qu’ils sont mus par le Dieu vivant
alors qu’ils vocifèrent contre la perfection divine. Enfin, les idées claires et
distinctes, qui nous permettent de dépasser les confusions de l’imagination, sont
elles-mêmes l’expression de la perfection dans la pensée, perfection que
reconnaît la pensée puisqu’elle connaît l’idée de perfection.

173
Spinoza : Implique – Explique – Complique

Problème : la critique de l’unité des perfections


Spinoza va déployer sa critique du cartésianisme sur deux fronts. La première
série de critiques porte sur son appareil conceptuel, donc sur les notions de mode,
d’attribut, et de substance ; la deuxième, sur la définition du divin. Concernant la
première série, Spinoza considère que Descartes pose trois substances qui se
distinguent par leurs attributs respectifs lorsqu’on les compare les unes aux autres
– on aura la substance parfaite, la substance étendue, et la substance inétendue.
Or, prises en elles-mêmes, ces substances se distinguent de leurs attributs –
l’extension est un attribut de la substance matérielle, la perfection un attribut de
Dieu, l’inétendue un attribut de la pensée. Spinoza devra clarifier cet usage. De
plus, le critère de l’idée claire et distincte fait que des distinctions modales, tel que
distinguer la table de la chaise, deviennent des distinctions réelles, la table se
pensant comme une réalité autre que la chaise, et cela sous garantie divine. Or,
on peut se demander si tel est vraiment le cas, donc si le simple fait de voir deux
choses distinctes nous permet de poser deux réalités distinctes sous prétexte que
Dieu ne serait pas trompeur. Enfin, pour Descartes, l’attribut définit l’essence du
mode, comme l’extension qui est l’essence du morceau de cire, mais aussi
l’attribut définit l’essence de la substance, ce qui prête à confusion puisque dans
ce cas le mode et la substance auraient une même essence. Concernant la
deuxième série de critiques, un premier pan porte sur la perfection divine. En
effet, Descartes pose qu’il y a trois substances, mais aussi que l’idée de perfection
est le signe exclusif du divin. Or, toute substance étant parfaite en son genre,
l’idée de perfection devient équivoque puisqu’elle pourrait pointer vers l’une des
trois substances et non pas uniquement vers Dieu. Pour sortir de cette impasse,
il faudra alors poser une éminence de la perfection divine et donc poser une
inégalité de perfection parmi les substances, ce qui contredit la nature même de
la substance. De plus, dire que Dieu, comme éminemment parfait, est la cause
des deux autres substances est tout aussi contradictoire puisque la substance est
ce qui existe par soi. Inversement, si l’on pose que les trois substances sont égales
en perfection, alors elles devraient se limiter réciproquement puisqu’elles sont
toutes les trois réelles, à moins de prouver que plusieurs substances, de natures
différentes, peuvent exister sans se limiter, ce que Descartes n’a pas fait. Un
deuxième pan porte sur l’unité des perfections en Dieu. Descartes avance que
dans la mesure où l’idée de l’unité des perfections est une perfection et que nous
sommes incapables de produire une telle unité en synthétisant les diverses
perfections, il s’ensuit que la cause formelle produisant une telle idée doit avoir

175
toutes les perfections. À l’objection que ces perfections seraient soit égales en
perfection à Dieu, ce qui diviserait Dieu, soit inégales, ce qui contredirait leur
nature parfaite, Descartes répond qu’en Dieu certaines choses peuvent avoir lieu,
choses qui dépassent notre entendement humain. Mais, une telle réponse conduit
à une contradiction quant à notre puissance de penser qui prétend poser l’unité
des perfections par le biais de la proportion entre la cause formelle et l’objectivité
de l’idée, tout en proclamant son ignorance face à la validité de l’idée posant
l’unicité des perfections en Dieu. De plus, dire que Dieu réunit toutes les
perfections parce qu’une telle idée s’impose à nous, ou que notre ignorance ne
nous permet pas d’en faire la critique, sont des arguments psychologiques qui ne
prouvent nullement qu’un être puisse en vérité inclure toutes les perfections en
lui sans que ces perfections se limitent les unes les autres ou se contredisent. Ce
pour quoi Spinoza considère que Descartes n’a donné qu’une définition
nominale, et non pas une définition réelle, de Dieu dans la mesure où il n’a pas
démontré que l’unité des perfections était une possibilité réelle1.

Reconstruction de l’ontologie spinoziste


Dans cette reconstruction, nous allons montrer, à chaque étape de
l’argumentation spinoziste, comment se distribuent le pan extensif et
compréhensif, et la nature du nouage entre l’imagination, l’entendement et
l’intuition qu’exige une telle argumentation.

Les essences ontologiques de la substance


L’absolument infini

La démonstration qui pose la définition réelle de Dieu, donc que l’absolument


infini est possible, procède en deux temps. Il faut d’abord prouver qu’il n’y a
qu’une substance par attribut pour ensuite prouver qu’il n’y a qu’une substance
possédant tous les attributs.

Il n’y a qu’une substance par attribut


Spinoza commence par poser un nombre de définitions. Nous retenons, pour
notre propos, la définition de la substance – ce qui est en soi et se conçoit par soi
(I-D03)2 – ; de l’attribut – ce que l’intellect perçoit d’une substance comme

1 Pour la critique détaillée qu’adresse Spinoza au système cartésien on pourra s’en remettre au

premier chapitre de : G. DELEUZE, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Éditions de Minuit,


1968.
2 Pour les références au texte de L’Éthique : (I-D03) signifie, par exemple, la troisième définition
du livre I, (I-P01) signifierait le livre I et la proposition une, (II-S08.2) le deuxième scholie de la
proposition huit dans le livre II ; A tient lieu d’axiome, C de commentaire.

176
constituant son essence (I-D04) ; du mode – ce qui est en autre chose et se
conçoit par cette autre chose (I-D05). Le premier mouvement pose qu’il n’y a
qu’une substance par attribut. Spinoza va donner trois démonstrations pour
établir cela. La première va procéder par l’absurde : si l’on suppose que deux
substances ont même attribut, alors elles ne pourront plus se distinguer que par
le mode, ce qui est absurde puisque la substance ne se connaît vraiment que si
elle est conçue en elle-même, et par l’attribut (I-P04-P05). Les définitions de la
substance, de l’attribut et du mode imposent donc qu’il ne puisse y avoir qu’une
seule substance par attribut. On notera que cette démonstration par l’absurde est
strictement conceptuelle, donc se situe sur le pan compréhensif et se fait
uniquement par la puissance de l’entendement, et non pas, comme chez
Parménide par exemple, en mobilisant le nouage de l’imagination et de
l’entendement. Cette démonstration, strictement conceptuelle, va par la suite
orienter la preuve par l’imagination, sur le pan extensif, en montrant qu’une
substance ne peut être limitée par une autre puisque le limité et le limitant doivent
être de même attribut (I-P08), ni se diviser puisque cela impliquerait que les
parties retiendraient la nature de la substance et donc on aurait plusieurs
substances de même attribut (I-P13). Une variante, inverse de celle de la
divisibilité, concernera la causalité et la productivité de la substance : une
substance ne pourra en produire une autre, ou se multiplier, puisque, l’effet
devant être de même nature que la cause, il s’ensuivrait alors qu’on aurait deux
substances, ou plus, de même attribut (I-P06). La démonstration conceptuelle
permettra aussi de développer, et d’orienter, une troisième démonstration, cette
fois aussi conceptuelle, mais subalterne, celle qui procède par la définition de la
distinction numérique : la définition du nombre implique que plusieurs choses
aient le même attribut, comme lorsqu’on dit « vingt hommes », or diverses
substances ne peuvent avoir un même attribut, et par suite, elles ne peuvent être
nombrées (I-S08.2). Comme chez Parménide, Spinoza procède donc à une
sélection des attributs, mais cette fois en faisant reposer son argument
uniquement sur la force de l’entendement et non sur le point double qu’était
l’Être parménidien : la substance sera cause de soi et non produite, infinie et non
limitée, une et non multiple. Il s’ensuit que toute substance est infiniment
parfaite.

Il n’y a qu’une substance pour tous les attributs


L’attribut étant ce que l’intellect perçoit comme constituant l’essence de la
substance (I-D04), il s’ensuit que l’attribut se conçoit par soi (I-P10), que donc
plusieurs attributs sont réellement distincts1, et enfin qu’une même substance

1 « Deux choses sont réellement distinctes quand on peut concevoir clairement et distinctement
l’une en excluant tout ce qui appartient au concept de l’autre. » G. DELEUZE, Spinoza et le problème
de l’expression, op. cit., p. 24.

177
peut donc avoir plusieurs attributs1. La distinction entre attributs n’est donc pas
numérique puisque pour avoir une distinction numérique il faut que les choses
distinguées aient un attribut commun (I-S08.2). Une substance peut donc
posséder une infinité d’attributs sans que ces attributs se limitent les uns les autres
(I-P08) ou qu’ils divisent la substance (I-P12). Il reste que notre réalité peut soit
être constituée d’une multiplicité de substances ayant chacune un attribut soit par
une substance unique ayant tous les attributs. Or, étant donné qu’une chose a
plus de réalité si elle possède plus d’attributs (I-P09), il s’ensuit que la réalité –
réalité qui existe puisque nous existons (I-A11.2) – consiste en une substance
possédant une infinité d’attributs puisque c’est cette substance qui a le plus de
réalité (I-S10). Cette substance se nommera Dieu (I-P11), et elle existera
nécessairement puisque, possédant tous les attributs, rien ne pourra la limiter du
dehors (I-A11.1). L’absolument infini, donc une substance possédant tous les
attributs, a par suite une puissance infinie d’exister.
On peut remarquer que cet argument se déploie en trois temps. En un
premier temps, Spinoza pose la définition réelle de l’absolument infini en
montrant, par la force de l’entendement, qu’un tel concept n’est pas
contradictoire. À ce niveau, l’entendement ouvre sur l’inimaginable puisque
l’imagination est incapable de saisir l’infinité des attributs comme n’étant ni un
nombre ni divisant la substance, et pourtant c’est ce que l’entendement prouve.
Le deuxième moment procède par l’argument du plus de réalité où l’entendement
pose deux alternatives valables quant au concept adéquat qualifiant notre réalité
– soit ce réel a pour concept l’absolument infini soit son concept est celui d’une
infinité de substances ayant chacune un attribut. L’entendement tranche en
montrant qu’existera ce qui a le plus de réalité, donc l’absolument infini s’impose
sur l’autre alternative. Si l’imagination, à ce niveau, nous présente le fait
d’existence, l’entendement doit développer et trancher parmi ses propres
alternatives pour arraisonner le fait de l’existence à un concept adéquat. Si
l’imagination est incapable de produire une image adéquate de Dieu qui se pose
comme un inimaginable qui est uniquement pensable, il reste que l’imagination
exige de l’entendement de trouver un concept adéquat au fait d’existence qui ne
s’avère être nul autre que l’inimaginable, c’est-à-dire l’absolument infini. Le
troisième moment procède par le plus de puissance. En effet, si l’on conçoit, avec
raison, que le concept de la réalité doit être l’absolument infini, il reste que le
constat du fait de l’existence et la production du concept adéquat à l’existence ne
sont toujours pas suffisants. L’argument extensif par le plus de puissance vient
relayer l’argument logique par le plus de réalité en posant qu’une chose n’existe
que si elle a la puissance d’exister et de se maintenir dans l’existence (I-A11.1).
Or, c’est justement le concept de l’absolument infini qui implique une puissance
infinie d’exister, puissance infinie qui s’explique alors par l’absolument infini.
Spinoza arrive ainsi à poser une identité réversible entre le compréhensif et

1 « Les attributs sont les affirmations de Dieu, les logoi ou les vrais noms divins. Revenons au texte
où Spinoza invoque l'exemple d'Israël, ainsi nommé comme patriarche, mais appelé Jacob par
rapport à son frère. » Ibid., p. 52.

178
l’extensif : comprendre ce qu’est l’absolument infini c’est voir la puissance infinie
d’exister, et il y a une puissance infinie d’exister parce que l’absolument infini est
un concept cohérent. Dans ce troisième moment donc, on n’est plus dans le cas
où la force de l’entendement implique l’inimaginable, ni où le fait d’existence,
saisi par l’imagination, exige une explication de l’entendement, mais on assiste à
un nouage de l’implication et de l’explication, de l’entendement et de
l’imagination, où le concept lui-même se saisit comme déploiement d’une
puissance et la puissance se saisit dans une clarté conceptuelle. Ce dernier
moment est donc celui de la complication, moment où l’implication et l’explication
deviennent réversibles et où le nouage de l’imagination et de l’entendement se
dépasse dans une intuition1.

L’infiniment parfait

La définition de Dieu, l’absolument infini, implique donc une puissance


infinie d’exister (I-P11). En ce sens, l’essence de Dieu, c’est-à-dire sa définition,
enveloppe son existence puisque son existence suivra d’une telle essence (I-P07,
I-P19). L’éternité, comprise comme ce dont l’essence enveloppe l’existence
(I-D08), sera le critère permettant de sélectionner ce qui pourrait constituer
l’essence de Dieu. Il s’agit donc de trouver ce qui, parmi toutes les choses qui
existent, peut tenir lieu de l’essence divine, et nous permettre ainsi de percevoir, et
non plus simplement de concevoir, Dieu. Spinoza présentera la pensée et l’étendue
comme les attributs constituant deux essences divines dans la mesure où rien ne
peut les limiter (II-P01, II-P02). Ces deux « choses » étant infinies, il s’ensuit
qu’elles sont éternelles, et donc constitutives de l’essence de Dieu. C’est dans ce
sens-là qu’il faut entendre le passage de l’expression « l’essence enveloppe
l’existence de la substance » (I-P07), à l’expression « l’essence est l’existence
même de la substance » (I-P19). Entre ces deux propositions, ce qui s’est joué
c’est la possibilité de la présentation même de la substance, donc de sa
perception. Si, en effet, nous pouvons concevoir l’absolument infini, il reste que
cette substance, en tant que telle, n’est ni imaginable ni perceptible2. Du point de
vue de la substance, l’essence donc ne fait qu’envelopper l’existence, mais dès
qu’on arrive à trouver un X qui remplit la condition de l’éternité, alors cet X se
pose comme l’essence constituée de la substance – et non plus l’essence comme

1 Nous reprenons ici les trois moments de l’implication, explication, complication au niveau de
l’argument lui-même. « Toutes choses sont présentes à Dieu qui les complique, Dieu est présent à
toutes choses qui l'expliquent et l'impliquent. » Ibid., p. 159.
2 Comme le signale Lord : « Spinoza does not mean that each person’s intellect perceives a

substance in a different way. Nor does he mean that attributes are subjective illusions or mere
‘mere appearances’. But he does mean that attributes are the different ways in which a substance
can be perceived. The intellect can truly perceive a substance, but not as pure indeterminate being. »
B. LORD, Spinoza’s Ethics: An Edingurgh Philosophical Guide, Edinburgh, Edinburgh University Press,
2010, p. 21.

179
définition réelle de la substance –, et, du point de vue de l’attribut, on peut donc
dire que l’essence est l’existence même de la substance.
Le nouage des facultés ouvre ici sur un genre de perception particulière, la
perception de l’infini. En effet, ce n’est qu’une fois que l’entendement arrive à
comprendre que ce qui constitue l’essence de Dieu est éternel qu’il perçoit la
chose démontrée comme ayant l’éternité comme étant Dieu lui-même. Si l’on
avait des doutes par exemple à savoir si la pensée ou l’étendue sont Dieu lui-
même, la démonstration spinoziste prouve qu’il n’en est rien et qu’en étant en
contact avec la pensée, ou avec l’étendue, nous sommes en contact avec Dieu.
C’est donc la démonstration de l’entendement qui nous fait voir que cela même
que nous percevons, et qui semble fini, cette pensée ou cette étendue, est une
partie et une présentification de l’infini. La constitution de l’essence de Dieu en
tant que X, et la perception de X en tant qu’infini, sont donc deux actes
simultanés, l’entendement ouvrant ainsi l’œil de l’imagination en lui faisant
comprendre ce qu’elle voit, et l’imagination donnant à l’entendement une
présentation de ce qu’il conçoit.
Enfin, comprendre que ce qui constitue l’essence de Dieu est éternel revient
aussi à voir qu’il est impossible à tout intellect de ne pas être présent à la pensée
ou à l’étendue – il est impensable et inimaginable de ne pas percevoir ces essences
divines. Cette compréhension rejette par suite la possibilité de croire que la saisie
par l’intellect de ce qui constitue l’essence de Dieu serait un simple être de raison,
c’est-à-dire une perception qui pourrait être ou ne pas être. La compréhension
de ce qu’est l’essence constituée de Dieu ouvre ainsi sur une perception
nécessaire et omniprésente. La rigueur conceptuelle spinoziste pousse encore une
fois l’imagination à sa limite en la forçant à se départir de sa manière habituelle
de percevoir pour lui montrer qu’une autre perception est requise et exigée, voir
devient expérimentée en tant que telle, grâce à la force qu’a l’entendement de
doter l’imagination d’une perception supérieure, la capacité de percevoir l’infini
et le nécessaire : toute perception de toute éternité implique la perception de
Dieu.
L’implication et l’explication, l’imagination et l’entendement trouvent au
niveau de l’attribut un nouveau nouage : la compréhension de la nature de
l’essence constituée de Dieu par l’entendement implique la perception d’une
présence de l’infini sur le pan extensif, et cette perception de l’infini ne s’explique
que par la compréhension de la nature de l’essence constituée de Dieu. En
d’autres termes, la conception d’une éternité constituée implique la puissance de
percevoir l’infini et cette puissance s’explique par ce concept de l’éternité.

L’infiniment productif

L’absolument infini, donc la substance possédant tous les attributs, pose que
l’essence de Dieu implique son existence puisque rien ne peut empêcher Dieu
d’exister, et par suite Dieu est puissance infinie d’exister et cause de soi (I-P11).
De plus, l’absolument infini ayant des attributs en nombre infini et chaque

180
attribut exprimant une essence infinie d’où doivent découler un nombre infini de
propriétés, il s’ensuit que Dieu est cause efficiente et productive de ces propriétés
(I-C16.1). De l’essence de Dieu découle donc que Dieu est cause de soi et cause
efficiente de toute chose, et par suite Dieu produit toute chose comme il existe,
ou comme s’il se produirait lui-même (I-P34). Dieu étant la substance et la cause
unique, il s’ensuit que tous les modes sont produits (I-P24), conçus (I-P25), et
opérés (I-P26, I-P27) par Dieu et en Dieu suivant un ordre nécessaire implacable
puisque l’existence de Dieu est elle-même nécessaire (I-P29). Il reste à préciser le
rapport causal qui se pose entre Dieu et le mode. Pour cela, Spinoza montre
d’abord que de la nature d’un attribut peut découler des modes infinis (I-P21),
ou des modifications infinies de ces modes infinis (I-P23)1. Or, le mode étant
fini, et donc ayant par définition une existence limitée (I-D02), il ne peut pas
découler ni de la nature absolue de Dieu, ni de celle de l’un de ses attributs, sinon
il serait infini. Par suite, le mode fini ne peut être déterminé que par un autre
mode fini (I-P28). Ainsi Dieu est la cause lointaine de l’existence et de l’opération
du mode en contraste avec les choses qu’il produit immédiatement ou qui
découle immédiatement de ses attributs (I-S28). Dieu produit donc des modes
infinis immédiats et médiats, et des modes finis.
On notera que l’argument de la production infinie de Dieu est l’inverse
simultané de l’argument de l’absolument infini. En effet, si l’on pose l’essence de
Dieu comme substance possédant tous les attributs, cela implique la puissance
infinie d’exister qui s’explique par cette essence ; inversement, si l’on comprend
maintenant l’essence comme ce dont suivent des propriétés, cela implique une
puissance infinie de produire qui s’explique par une telle essence. C’est par suite
la même raison – la possession de tous les attributs – qui fait exister Dieu et qui
le fait produire. La « création » des êtres par Dieu arrive ainsi à être saisie comme
l’autre face de l’existence de Dieu. La complication de l’absolument infini et de
l’infiniment productif, où l’essence s’identifie à une puissance, et ainsi redoublée
par une identification de deux puissances, la puissance infinie d’exister et la
puissance infinie de produire, moment où l’entendement dissout l’opposition
entre Dieu et la créature et montre qu’il ne peut y avoir de Dieu sans créatures ni
de créatures sans Dieu. L’entendement arrive ainsi à plier deux images opposées
l’une sur l’autre, celle de Dieu et de la créature, et force ainsi l’imagination à voir
leur indissociabilité.

1 Spinoza donne les exemples suivants concernant le mode infini médiat et immédiat : « Enfin,
voici les exemples que tu demandes : du premier genre sont, dans la pensée, l'intellect absolument
infini, et, dans l'étendue, le mouvement et le repos. Du second genre, l'aspect de l'Univers entier,
qui reste tou- jours le même, bien qu'il varie en une infinité de modes. » B. de SPINOZA, Spinoza
Correspondance, Paris, Flammarion, 2010, trad. M. Rovere, p. 333; Lettre à Schuller du 29 Juillet 1675.

181
Les trois essences de la substance

Spinoza introduit une sorte de perspectivisme au sein de Dieu. L’essence de


Dieu peut se saisir de trois manières montrant à chaque point de vue un des
aspects de Dieu. La première essence, l’absolument infini, se situe sur le plan de
la substance et pose que l’absolument infini implique une puissance infinie
d’exister, puissance qui s’explique par l’absolument infini. Dans ce premier plan,
l’entendement et l’imagination atteignent une identité réversible, intuition où
l’essence se déploie en puissance et la puissance s’éclaire par l’essence. Il reste
que cette intuition elle-même repose sur l’inimaginable qu’est l’absolument infini
pour l’imagination, imagination qui est ainsi poussée à sa limite par
l’entendement. Au deuxième plan, celui de l’attribut, donc de l’infiniment parfait,
l’essence de Dieu se définit comme « l’essence qui enveloppe l’existence », donc
l’éternité. À ce niveau, l’éternité implique la perception infinie et cette perception
s’explique par l’éternité. Dans ce deuxième plan, l’entendement définit la
condition qui peut sélectionner un être comme une essence divine et montre qu’il
y a des êtres qui peuvent se constituer en conformité avec cette condition. Cela
étant démontré, l’œil de l’imagination s’ouvre sur l’infini dans la mesure où
l’imagination réalise qu’elle est en contact, et ce depuis toujours, avec l’infini.
Nous assistons ici à une élévation en puissance de la perception qui arrive à se
saisir comme percevant l’infini et le nécessaire, moment de l’intuition dans la
mesure où nous réalisons qu’en étant en contact avec la pensée ou avec l’étendue
nous sommes en contact avec Dieu. Dans le troisième plan, l’essence de Dieu se
définit comme « ce dont suit une infinité de propriétés d’une infinité de
manières », essence qui implique une puissance infinie de produire qui a pour
raison suffisante l’absolument infini, ce qui permet d’identifier la puissance
infinie de produire et d’exister, la cause efficiente et la cause de soi. Cette
identification des puissances par la force de l’entendement oblige l’imagination à
plier l’image de Dieu et de la créature l’une sur l’autre et à voir l’indissociabilité
de l’une et de l’autre.
On notera que la forme générale du nouage entre l’entendement et
l’imagination est celle où l’essence implique la puissance et où la puissance
s’explique par l’essence. Les relations de l’implication et de l’explication
s’établissent par suite entre deux polarités hétérogènes, le compréhensif et
l’extensif. Ces polarités ne peuvent se réduire aux attributs que sont la pensée et
l’étendue, dans la mesure où ils interviennent dans la qualification de ce qui relève
de la nature de Dieu lui-même. On pourra dire que l’implication, l’explication et
la complication ne sont que trois moments dans la manière dont nous saisissons
l’essence et la puissance divine, alors qu’en Dieu il y a identité de la puissance, de
l’essence et de l’existence, mais aussi de l’implication, de l’explication et de la
complication. Il reste que, pour nous, c’est uniquement l’entrelacs de l’imagination
et de l’entendement qui peut produire l’intuition de ce que serait l’essence de
Dieu. Enfin, on aura remarqué que l’entendement a la main haute dans ces
démonstrations, il oriente l’imagination, la pousse à se mettre face à
l’inimaginable avec l’absolument infini, lui donne une puissance supérieure de

182
percevoir avec l’infiniment parfait, ou la force à voir le même alors qu’elle ne
voyait que des différences avec l’infiniment productif. À ce niveau de la
construction spinoziste, on peut donc dire que l’intuition se prépare par une
violence faite à l’imagination, violence qui pousse l’imagination à sa limite.
L’intuition, la morsure sur le réel, se fait, elle, comme dans un éclair où l’on
« voit » l’essence-puissance.

Les essences ontologiques du mode


Pour la substance, l’essence, l’existence, et la cause de l’essence et de
l’existence sont le même, alors que pour le mode, l’essence, l’existence, et la cause
de l’essence et de l’existence sont distinctes. En effet, si l’essence du mode
enveloppait son existence, le mode serait cause de soi et serait ainsi lui-même la
substance (I-P24). Par suite, Dieu est la cause de l’existence et de l’essence du
mode (I-P25), existence et essence qui sont ainsi en Dieu (I-P15) et ne peuvent
se concevoir sans Dieu. Il reste que, même si Dieu est la cause de l’existence et
de l’essence du mode, cette causalité est à entendre de deux manières : l’essence
d’un certain mode se conçoit par la nature de l’un des attributs, ou en tant que ce
qu’elle est de toute éternité (II-C08), alors que l’existence d’un mode dans la
durée dépend de la causalité prochaine opérant entre les modes (I-P28), causalité
qui actualise un mode qui correspond à une certaine essence1. Si un mode peut
donc avoir une essence éternelle dépendante de la nature de Dieu2, il reste que la
cause de son existence actuelle est la cause prochaine opérée par Dieu, et en cela,
son existence est autre que son essence puisque son existence peut être annihilée
sans que son essence le soi3. Pour le mode par suite, son essence et son existence
ont des existences différentes, elles ont, de plus, des causes d’existence
différentes, et elles ne sont pas cause d’existence l’une de l’autre. C’est dans ce
sens-là que nous comprenons la séparation de l’essence, de la cause, et de
l’existence pour le mode.

L’actuellement infini

Dans une réponse à Meyer, Spinoza développe la notion de l’infini actuel, et


ce au cours d’une critique des auxiliaires de l’imagination – c’est-à-dire du
nombre, de la mesure et du temps4. Si en effet on confond la durée avec un temps

1 Comme le remarque Deleuze : « Nous savons que l’existence d’une essence de mode n’est pas
l’existence du mode correspondant. Une essence de mode existe, sans que le mode lui-même
existe : l’essence n’est pas la cause de l’existence de mode. » G. DELEUZE, Spinoza et le problème de
l’expression, op. cit., p. 183.
2 Ibid., p. 177.
3 Ibid., p. 174.
4 B. de SPINOZA, Spinoza Correspondance, op. cit., p. 99; Lettre 12.

183
infiniment divisible, on atteint vite au paradoxe d’un temps qui ne peut plus
passer puisqu’il devra traverser l’infini. De même, si l’on confond la grandeur
d’une surface avec la mesure de cette surface, on croira qu’elle est finie, puisque
se mesurant par un nombre fini, alors qu’en fait elle est infinie. Spinoza donne
l’exemple de deux cercles non concentriques qui cernent un espace et dont la
somme des rayons, que l’on peut tirer entre ces deux limites, est infinie même si
elle est circonscrite dans ces limites mêmes. L’infini actuel est par suite un infini
borné par un maximum et un minimum. Telle serait la conception que se fait
Spinoza du mode existant, un mode existe en effet lorsqu’il a une infinité de
parties sous un certain rapport de mouvement et de repos (II-L01). Le rapport
implique par suite l’infini sous une limite, implication qui s’exprime comme une
tendance à maintenir ces parties sous ce rapport. La limite peut ainsi se concevoir
comme un chiffre, mais aussi comme la limite d’une puissance, le jusqu’où peut
aller une puissance – la forme et la grandeur du mode dépendront ainsi de la
puissance, du jusqu’à où elle peut aller. L’actuellement infini, compris comme
l’infini sous un certain rapport, se manifeste donc par la puissance qu’aurait un
certain mode à persévérer dans son être pour maintenir ce rapport.
On peut voir que cette première conception du mode dérive de l’absolument
infini et qu’elle en constitue une modification. En effet, pour l’absolument infini,
l’essence consistait en une substance ayant tous les attributs, et donc les attributs
appartenaient à l’essence de Dieu – à comprendre à sa définition –, alors que
l’essence du mode appartient à l’attribut. Dans la mesure où l’essence et
l’existence du mode appartiennent à des attributs différents, il s’ensuit que
l’essence du mode n’implique qu’une puissance finie de persévérer dans son être,
alors que l’essence de Dieu, qui incluait tous les attributs, impliquait une
puissance infinie d’exister. Le mode se présente ainsi comme l’inverse de la
substance, l’inverse de l’absolument infini étant l’actuellement infini, l’inverse de
la puissance infinie d’exister étant la puissance de persévérer dans son être.
Il reste que, même si le mode se présente comme l’inverse de la substance, le
rapport des facultés dans la construction argumentative reste le même. En effet,
le moment compréhensif consiste à poser l’actuellement infini comme concept
du mode, le moment extensif à montrer que l’actuellement infini implique une
puissance finie de persévérer dans son être, le moment de l’intuition à saisir dans
une complication, donc en même temps, l’actuellement infini et le conatus
comme le même. Le moment de l’intuition ne se situe pourtant pas uniquement
au niveau de cette complication, mais bien dans la capacité à voir que le mode
implique de plus l’infini, donc Dieu, sous un certain rapport. En effet, il faut voir
que la puissance infinie d’exister se modifie, ou s’exprime dans la manière
qu’aurait le mode à persévérer dans son être, et par suite ce désir de se maintenir
dans l’existence n’est autre que la manière dont le mode expérimente le divin.
C’est dans ce sens que nous comprenons que Dieu opère toute chose comme
étant leur cause la plus prochaine, l’ordre causal se déployant dans le monde parce
que tous les êtres agissent en vue de persévérer dans leur être. Nous accédons
ainsi à une vue du dedans de la causalité qui n’est plus un simple rapport externe
et mécanique entre les choses, mais bien l’expression de ce qui touche leur être

184
le plus profond – le lion poursuivant la gazelle. Il y a par suite une double
implication à souligner : l’actuellement infini implique l’infini sous un rapport, ce
qui implique une puissance à persévérer dans l’existence. L’intuition se noue du
rapport entre ces deux implications faisant voir comment la complication de
l’absolument infini se modifie dans la complication de l’actuellement infini,
faisant voir donc comment la puissance infinie d’exister de Dieu s’exprime dans
le mode comme désir de persévérer dans l’être.

Le rapport caractéristique

Nous avons vu que le mode se conçoit comme l’infini sous un certain rapport
de mouvement et de repos (II-L01), et par suite se définit par un rapport
caractéristique qui constitue son essence. Dans la mesure où l’essence du mode
n’implique pas son existence, il s’ensuit que la conception du rapport
caractéristique, et son existence dans l’attribut pensée n’impliquent pas
l’existence extensive du mode correspondant. Le rapport caractéristique sera par
contre « ce dont la présence pose la chose, et dont la suppression supprime la
chose » (II-D02).
On peut voir que cette deuxième conception du mode dérive de l’infiniment
parfait et en constitue une modification. En effet, pour l’infiniment parfait,
l’essence était définie par l’éternité, l’essence était ce qui enveloppe l’existence, et
par suite la conception d’un X comme constituant l’essence divine impliquait
immédiatement la perception de l’infini. Avec le mode, l’essence se définit
maintenant comme n’enveloppant pas l’existence, et par suite la conception de
l’essence d’un mode n’implique pas nécessairement sa perception. Avec le mode,
l’intellect ne conçoit qu’un rapport possible, possible dans la mesure où ce
rapport caractéristique pourrait s’actualiser, ou pas, dans l’étendue, et cette
conception du possible n’implique donc qu’une perception finie. En retour, la
perception finie, elle, s’explique par le concept d’une essence qui n’est que
possible. Enfin, la complication ici revient à saisir en même temps le concept
possible et la perception finie comme le même. L’intuition consistera à ce niveau
à saisir le rapport caractéristique comme étant possible, si on le rapporte à
l’actualisation du mode correspondant dans l’étendue, mais aussi comme étant
éternel et nécessaire, si on le rapporte à son existence dans l’attribut pensée.
Chaque être enveloppe ainsi une part d’éternité même si son existence se
manifeste dans la durée. L’intuition consistera donc à voir que la perception
véritable du mode est une modification de la perception infinie de la substance.

Le pouvoir d’être affecté

L’existence du mode résulte de la causalité d’autres modes (I-P28), et non pas


de l’essence du mode. Il s’ensuit qu’un mode ressentira de la joie s’il arrive à
intégrer des parties extensives sous son rapport caractéristique, et inversement, il

185
ressentira de la tristesse s’il perd ses parties extensives et donc s’éloignera de
l’actualisation de son rapport caractéristique (IV-P08). Un mode ressentira ainsi
plus ou moins de la joie, ou de la tristesse, suivant la composition ou la
décomposition de son corps avec d’autres parties extensives1. La joie devient
ainsi un guide pour le mode pour savoir ce qu’il lui est bon, la tristesse pour
savoir ce qu’il lui est mauvais (IV-P08), et par suite, le pouvoir d’être affecté est
ce qui permettra au mode existant de se produire et de se reproduire.
On peut voir que cette troisième conception du mode dérive de l’infiniment
productif et en constitue une modification. En effet, pour l’infiniment productif
l’essence était définie comme ce dont suit une infinité de conséquences et par
suite l’essence de Dieu implique une production infinie qui s’explique par cette
essence. Avec le mode, l’essence est maintenant définie d’une manière intensive2,
un pouvoir d’être plus ou moins affecté par la joie et la tristesse, qui implique la
production extensive du mode correspondant, production finie qui elle-même
s’explique par la variation intensive. Enfin, la complication consiste ici à saisir la
variation intensive et la production de soi comme le même. L’intuition à ce niveau
consistera à saisir la production de soi, le mode recherchant ce qui le réjouit et
évitant ce qui l’attriste, comme l’expression de la production divine. L’intuition
consistera donc à voir que dans ses joies un être se rapproche du divin.

Les essences gnoséologiques de la substance


Les essences gnoséologiques de la substance vont découler des essences
ontologiques. Ces essences consisteront dans la saisie des essences ontologiques
du point de vue de l’attribut pensée.

La véracité divine

Spinoza prouve que la pensée est un des attributs de Dieu et que par suite
Dieu est une substance pensante puisqu’à l’absolument infini appartiennent tous
les attributs (II-P01). L’attribut pensée étant un attribut unique en son genre, il
s’en suivra que la puissance infinie de Dieu sera conditionnée en une seule
puissance infinie de penser3. De plus, l’unicité de la substance découle elle aussi
de l’absolument infini (I-P14), et par suite c’est la même cause qui pose une
puissance infinie et unique de penser et l’unicité de Dieu. La puissance infinie de

1 Ibid., p. 207; Lettre 32 à Oldenbourg.


2 « La différence des êtres (essences de modes) est à la fois intrinsèque et purement quantitative ;
car la quantité dont il s’agit ici, c’est la quantité intensive. » G. DELEUZE, Spinoza et le problème de
l’expression, op. cit., p. 180.
3 Comme l’explique Deleuze : « Ainsi, l’attribut pensée suffit à conditionner une puissance de
penser égale à la puissance d’exister, laquelle est pourtant conditionnée par tous les attributs (y
compris la pensée). » Ibid., p. 106.

186
penser pensera nécessairement Dieu puisque « l’idée vraie doit convenir avec ce
dont elle est l’idée » (I-Ax06) et que Dieu est la seule chose existante (I-P30). Or,
ce rapport n’est pas un rapport de correspondance entre une idée et son idéat,
mais bien un rapport de production, Dieu agissant et se produisant comme il se
pense (II-S03). La puissance infinie d’exister se réfléchie ainsi dans la puissance
infinie de penser, Dieu existant de la même manière qu’il se pense, sa pensée ne
précédant pas son existence, ni son existence ne précédant sa pensée, leur co-
existence étant cette forme supérieure de co-naissance et de co-respondance.
Par suite, la véracité divine procède d’une manière intrinsèque dans la mesure
où l’absolument infini est la cause qui pose simultanément l’unicité de Dieu et
l’unicité de la pensée divine, et de manière extrinsèque, dans la mesure où la
définition de la vérité impose que la pensée divine doive se rapporter à l’existence
et, par suite, à Dieu lui-même pour être vraie, la correspondance devant être
comprise ici comme la simultanéité de la pensée de soi et de la production de soi.
L’absolument infini implique par la suite et la vérité intrinsèque et la vérité
extrinsèque, deux formes de vérités qui s’expliquent donc par la même cause.
Nous nommerons ces deux vérités des revers l’une de l’autre puisque c’est la
même cause qui apparaît comme l’une ou l’autre suivant qu’on commence par la
puissance pour aller vers la pensée, ou inversement, suivant qu’on commence par
la pensée pour aller vers la puissance. L’intuition consiste ici à saisir ensemble ces
deux revers pour voir que la véracité divine est une véracité d’être, Dieu étant lui-
même, n’ayant jamais une double pensée, se pensant comme il agit et agissant
comme il se pense.

L’idée de Dieu

Pour l’infiniment parfait, l’essence de Dieu se définit comme une essence qui
enveloppe l’existence, donc par l’éternité, et par suite la conception d’un X qui
constituerait cette essence impliquera la perception nécessaire et infinie de cet X.
La pensée répond à ce critère et par suite elle est l’essence constituée de Dieu
(II-P01). Cela implique que Dieu possède alors une puissance infinie et unique
de penser et que donc il doit exercer cette puissance puisque tout ce qui est au
pouvoir de Dieu doit être (I-P35). Par suite, la puissance infinie de penser doit
former l’Idée de Dieu qui étant l’idée de l’essence de Dieu sera la seule idée dont
suivent une infinité d’idées, permettant en cela l’exercice infini de la puissance de
penser de Dieu (II-P03). L’Intellect Divin sera cette puissance infinie de penser
en tant qu’elle pense l’Idée de Dieu et en développe toutes les conséquences.
L’essence de Dieu se constitue par suite en tant que l’attribut pensée, et la
pensée ainsi constituée, ou Intellect Divin, forme l’Idée de Dieu en pensant
l’essence de Dieu. L’essence enveloppant l’existence exige que rien ne reste en
puissance en Dieu et par suite implique la constitution de la pensée en Intellect
Divin et la formation de l’Idée de Dieu pour que cet Intellect ne reste pas en
puissance. Il s’ensuit que l’Intellect Divin et l’Idée de Dieu sont des revers l’un
de l’autre puisqu’ils impliquent la même cause. L’intuition consiste ici à saisir

187
ensemble ces deux revers et de voir par suite que « Dieu, l’Intellect de Dieu et les
choses dont il a l’intellection, sont une seule et même chose »1.

L’ordre divin

Pour l’infiniment productif, l’essence de Dieu se définit comme une essence


dont suivent une infinité de conséquences. En effet, Dieu est infiniment
productif parce qu’il possède une infinité d’attributs. Par suite, toute action de
Dieu, donc toute modification, sera exprimée par tous les attributs, chaque
attribut exprimant cette modification en un mode particulier auquel correspond
une idée particulière puisque Dieu est cause de ce qu’il produit en tant qu’on le
considère sous l’un des attributs (II-P06). En d’autres termes, nous pouvons dire
que toute modification est une production d’un mode particulier dans les divers
attributs et l’attribut pensée pense ces divers modes auxquels correspondent
diverses idées2. Lorsqu’une idée correspond de cette sorte à un mode, nous avons
la formation d’un individu3. Par suite, la production divine est une production
d’individus, une infinité d’individus pouvant être produits pour une même
modification puisqu’à Dieu appartient une infinité d’attributs exprimant la même
modification. Il reste qu’un seul et même ordre gouverne tous les individus dans
la mesure où la formation de tous les individus relève de la même cause (II-P07).
L’infiniment productif est par suite la cause qui explique pourquoi Dieu
produit nécessairement des individus et pourquoi ces divers individus sont
pourtant soumis à un seul et même ordre. En effet, c’est parce que Dieu a tous
les attributs que toute modification de Dieu ne peut se concevoir que par l’un
des attributs et qu’à chacun de ces modes, ainsi formés, doit correspondre une
idée. Nous noterons ici qu’il n’y a pas d’idée directe de la modification puisque
cette modification n’existe qu’en tant qu’elle est conçue par l’un des attributs.
Dans la mesure où la production d’individus distincts et l’ordre commun
impliquent la même cause, il s’ensuit que la pluralité des individus singuliers et
l’ordre unique du monde sont des revers l’un de l’autre. L’intuition consiste ici à
saisir ensemble ces deux revers et à voir que l’individuation ne contredit pas
l’ordre nécessaire de la nature, mais aussi que tout dans la nature est individué,
donc vivant.

1 B. de SPINOZA, Éthique, Paris, Éditions du Seuil, 1999, trad. B. Pautrat, p. 105 ; (I-S07).
2 « Au reste pour répondre à votre objection, je dis que, bien que chaque chose soit exprimée en
une infinité de modes dans l’intellect infini de Dieu, cette infinité d’idées par lesquelles elle
s’exprime ne peut cependant pas constituer l’esprit d’une seule et même chose singulière, mais
d’une infinité, dans la mesure où ces idées infinies n’ont, une à une, aucune connexion entre elles.
» B. de SPINOZA, Spinoza Correspondance, op. cit., p. 335; Lettre 66.
3 G. DELEUZE, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 100.

188
Les essences gnoséologiques du mode
Nous allons voir comment ces essences vont découler par modification des
essences gnoséologique de la substance.

L’infini par la cause

La véracité divine résultait du fait que Dieu, possédant tous les attributs, est
l’existant unique ayant une puissance unique de penser. Or, dans la mesure où
Dieu est la cause unique, il s’ensuit qu’il est aussi bien la cause des modes que de
leurs essences (I-P25), mais aussi de leurs idées, idées qui s’actualisent en même
temps que les modes correspondants et dans le même ordre (II-P07). Le mode
et l’idée ayant la même cause, voir étant la même chose perçue suivant deux
attributs différents (II-S07), il s’ensuit que l’idée correspond toujours au mode.
Tel est le rapport de vérité extrinsèque qui s’établit entre l’idée et le mode, le
rapport de vérité étant par suite un rapport transattributif. Le rapport de vérité
permet alors à toutes les idées, de tous les modes différents existant dans les
divers attributs, à s’inclurent dans l’Idée de Dieu. Cette inclusion serait similaire
à l’inclusion de l’infinité des parties extensives sous un rapport propre à
l’actuellement infini, les idées en nombre infini s’incluant dans l’Idée de Dieu de
la même manière qu’une infinité de rectangles pourraient s’inclure dans un cercle
(II-S08). Il reste que cet exemple n’est pas très bon puisqu’en effet l’Idée de Dieu
est infinie et donc ne pose pas de limite, comme dans le cas du cercle. Par suite,
contrairement à l’actuellement infini qui inclut l’infinité des parties sous un
rapport, et donc fait converger toutes les parties vers l’actualisation de ce rapport,
l’inclusion des idées dans l’Idée de Dieu n’est pas convergente et ne vise à
effectuer aucun rapport déterminé : c’est une inclusion ouverte. Dans la mesure
où cette inclusion se fait grâce à la cause unique opérant au niveau des modes et
des idées, cet infini est nommé infini par la cause1. Si par idée d’un mode on
entend son intellect fini (II-P11), il s’ensuit que l’inclusion ouverte dans l’Idée de
Dieu, donc dans l’Intellect Divin de tous les intellects, est une inclusion ouverte.
Quant à la vérité intrinsèque, elle résultera du fait que toutes appartiennent au
même attribut, et par suite doivent convenir entre elles (I-P17), et, dans la mesure
où elles conviennent avec leurs divers modes, alors il y aura une convenance entre
les divers modes des divers attributs. La vérité intrinsèque permet ainsi de poser
un monde unique pour tous les attributs2.
L’absolument infini étant par suite l’unique cause est la cause qui produit et
les idées et les modes correspondants à ces idées établissant ainsi un rapport de

1 B. de SPINOZA, Spinoza Correspondance, op. cit., p. 101 ; Lettre 12 à Meyer.


2 Schuller formule son objection sur la division du monde comme suit : « Ensuite, suit-il de là que
les créatures consistant en d’autres attributs ne peuvent pas, inversement, concevoir l’étendue ? Si
tel est le cas, il y a, semble-t-il, autant de mondes constitués que d’attributs de Dieu. » Ibid., p. 330;
Lettre 64.

189
vérité extrinsèque et intrinsèque entre les modes et les idées, et parmi les idées.
C’est donc grâce à la cause que nous avons une inclusion ouverte des intellects,
leurs convenances, mais aussi grâce à la cause que le monde est un. L’harmonie
des intellects et l’unicité du monde s’expliquent ainsi par cette cause unique parce
qu’ils impliquent dans leur constitution cette cause. Le moment de la
complication consiste à saisir ensemble ces deux revers et à voir que les divers
intellects n’ont pas à converger vers une pensée identique pour être en harmonie,
que la cause qui fonde leur hétérogénéité et leur singularité (II-P37) est cela même
qui fonde leur harmonie et le monde commun qui les embrasse. Il reste que
l’intuition consistera alors à saisir cette complication en rapport avec l’infini, si
Dieu est l’être véridique qui existe comme il se pense, la vérité de la créature
consistera dans l’affirmation de la singularité de son esprit, de tous les esprits, et
de l’unité du monde.

L’esprit

En Dieu, l’essence enveloppant l’existence, toute idée est adéquate dans la


mesure où elle découle de l’idée de Dieu et correspond toujours à son idéat.
L’esprit se définit comme étant l’idée du corps, à entendre l’idée du rapport
caractéristique du corps qui exprime les variations de ce rapport, c’est-à-dire ses
affections (II-P13, II-P24). Lorsque l’esprit perçoit quelque chose, ses
perceptions, rapportées à elles-mêmes, sont adéquates puisqu’elles sont des idées
qui découlent, comme toute idée, de l’Idée de Dieu. Par contre, lorsque la
perception de l’esprit se rapporte à un autre mode (II-P16) alors elle est partielle
et par suite inadéquate (II-C11). Toute perception de l’esprit a donc deux faces,
une face objective tournée vers sa cause productrice, l’Intellect Divin, et une face
subjective tournée vers l’idée de l’objet qui affecte le corps (II-P25). L’objectif et
le subjectif, l’adéquat et l’inadéquat, sont par suite deux manières de relier les
idées perçues par le même intellect. Lorsqu’une idée est considérée en elle-même,
elle sera dite adéquate, objective, mais si cette idée contribue à la production
d’autres idées elle sera dite commune, le commun indiquant l’extension et
l’efficience d’une idée et non un plus haut degré d’objectivité (II-P37 à II-P47).
En cela, l’Idée de Dieu est la plus commune.
L’Intellect Divin est par suite ce qui permet de percevoir les idées comme
adéquates ou inadéquates, ces deux rapports ayant la même cause sont par suite
des revers l’un de l’autre. La complication à ce niveau consiste à saisir l’adéquat
et l’inadéquat ensemble, à voir qu’il ne peut y avoir d’idée adéquate sans qu’il y
ait nécessairement des idées inadéquates, mais encore, que la même perception
peut se saisir comme adéquate ou inadéquate. S’il y a erreur, l’erreur est en Dieu
et elle est fondée en Dieu. L’intuition saisira cette complication en la rapportant
à l’infini, elle consistera à voir que ce que nous percevons est au fait cela même
que l’Intellect Divin perçoit.

190
L’ordre individualisé

L’ordre divin résultait du fait qu’il y a une cause unique qui produit divers
modes dans les divers attributs tout en faisant correspondre à chaque mode son
idée. Or, l’idée d’un mode singulier doit être impliquée par les idées des affections
de cet objet, puisque l’ordre des idées est le même que l’ordre des choses (II-C09).
Par suite, l’inverse de l’ordre commun universel de la production des individus
est l’ordre individué qui consiste à rattacher un grand nombre de modes à un seul
mode et un grand nombre d’idées correspondantes à une seule idée.
L’ordre divin est par la suite ce qui produit l’individu en tant qu’il consiste en
l’unité d’un corps et d’un esprit (II-C13.1), mais aussi en tant qu’ayant un ordre
individualisé, on dirait une vie propre, où l’enchaînement de ses idées est parallèle
à l’enchaînement des affections de son corps (II-P07). L’individu et la vie
individuelle sont par suite les revers l’un de l’autre puisqu’ils impliquent la même
cause. Le moment de la complication saisit ces deux revers en même temps en
montrant qu’il ne peut y avoir d’individus que s’ils ont une vie singulière et
inversement. L’intuition consistera à rapporter cette complication à l’infini, voir
que la vie individuelle n’est pas contingente mais bien inscrite dans l’ordre divin,
l’ordre individualisé étant une des manières de saisir l’ordre divin.

Les essences affectives du mode


Dieu étant l’existant et la cause unique, il est « exempt de passions, et nul
affect de joie ou de tristesse ne l’affecte » (V-P17). Les essences affectives se
limiteront donc au mode et découleront des essences gnoséologiques et
ontologiques du mode. Pour des raisons qui tiennent à la progression de
l’argument, nous présenterons d’abord la troisième essence, suivie de la première
et enfin la seconde.

La joie

L’essence étant ce qui pose le mode correspondant, elle ne peut être la cause
de la destruction du mode (III-P04, III-P05). Par suite, toute chose va persévérer
dans son être puisque rien dans son essence ne tend à la détruire (III-P06), et
donc l’essence d’une chose est elle-même le conatus en tant que le conatus vise
à préserver le mode en question (III-P07). Dans la mesure où l’essence est
identique à la puissance, il s’ensuit que la production d’une chose n’est rien
d’autre que son autoproduction puisque tout ce à quoi tend une chose dans
l’existence c’est de se maintenir dans l’existence. La production du mode vise
ainsi à maintenir son essence, en tant que rapport caractéristique, dans l’existence,
et par suite la persévérance dans l’être est indéfinie et n’a pas d’autre fin que soi
(III-P08). L’autoproduction du mode aura pour guide la variation du pouvoir

191
d’être affecté qui n’est autre que la modification de la production divine comme
on l’avait vu1. Par suite, la causalité divine s’inverse en production téléologique,
d’un côté, et se modifie en pouvoir d’être affecté, de l’autre côté.
On notera donc que la variation des affects implique l’autoproduction qui
s’explique par la variation des affects, sachant que ce nœud de l’implication-
explication est lui-même précédé par l’identification de l’essence et du conatus.
La complication revient alors à saisir ce double nœud en montrant comment
l’essence productrice divine pose la variation des affects et la téléologie du mode.
L’intuition consistera alors à saisir la téléologie circulaire du mode comme étant
l’inverse complémentaire et indissociable de la causalité linéaire de la nature : les
créatures en s’autoproduisant et en recherchant la joie produisent les desseins de
Dieu. Tel serait le premier genre de connaissance.

L’amour de Dieu

La vertu étant la puissance de l’homme défini par sa seule essence (IV-P20),


il s’ensuit que la première vertu est le conatus de l’homme puisqu’il en constitue
l’essence (IV-22). Or, l’action est ce qui découle de l’affirmation des idées
adéquates à l’homme, donc de ce qui ne dépend que de son essence (IV-23), et
par suite, agir consistera à suivre l’ordre des raisons, qui n’est autre que l’ordre
des idées adéquates (IV-24). L’essence de la raison étant de comprendre, l’effort
de l’esprit en tant qu’il raisonne revient ainsi à persévérer dans la compréhension,
et donc à persévérer dans l’être (IV-26). L’enchaînement des idées adéquates
découle donc de l’essence de l’homme, et par suite, lorsque les hommes suivent
l’ordre des raisons, ils conviennent entre eux puisqu’ils ont la même essence (IV-
P35). En suivant l’ordre des raisons, l’homme ressent de la joie puisqu’il ne fait
que des rencontres qui conviennent avec son essence. Or, étant donné que les
idées adéquates sont en Dieu, la compréhension de soi a ainsi la compréhension
de Dieu pour cause, et en cela Dieu devient cause de la joie pour l’homme, et
donc objet d’amour pour l’homme (V-P15). Il reste que Dieu ne ressent pas de
l’amour pour l’homme puisqu’il est impassible et cela contredirait sa nature
(V-P17). De plus, l’homme raisonnable ne voudra pas sortir Dieu de son
impassibilité puisque cela contredirait l’ordre des raisons, son amour pour Dieu,
et sa joie (V-P19).
On notera que cet argument se place sur la ligne des premières essences.
L’essence gnoséologique de la substance consistait à poser une convenance entre
la puissance unique de penser de Dieu et sa puissance d’exister : Dieu se pensant
comme il existe. Au niveau du mode, cette convenance se traduisait par la
convenance des idées qui s’incluaient par le rapport de vérité dans l’Idée de Dieu.

1Comme le remarque Guéroult : « Le pouvoir diffère de la puissance en ce que sa mise en action


n’est pas donnée comme nécessaire, tandis que la puissance (potentia) consiste pour Dieu à
accomplir nécessairement tout ce qui est en son pouvoir. » M. GUEROULT, Spinoza II : L’âme, Paris,
Éditions Aubier-Montaigne, 1974, p. 44.

192
La convenance maintenant s’établit entre ce qui convient au mode, l’action
raisonnable, et ce qui fait convenir entre eux divers modes, les hommes
raisonnables. Enfin, Dieu se pose comme ce qui convient le plus aux hommes
en tant que sa compréhension devient source de joie et de persévérance dans
l’être pour les hommes.
Concernant l’implication et l’explication, on notera que l’argument identifie
cette fois-ci l’essence de l’homme et le conatus intellectuel, et donc la
persévérance dans l’être et dans la compréhension. Or, le conatus, impliquant la
compréhension de la nature divine, pose Dieu comme cause de la joie et donc
objet d’amour. La quête intellectuelle implique l’amour de Dieu, amour qui
s’explique par la quête intellectuelle. L’intuition consistera alors à voir que la
compréhension de soi est l’inverse complémentaire de la compréhension de
Dieu, de même que l’amour de Dieu est l’inverse de son impassibilité. En bref, il
faut voir que la compréhension de soi et de Dieu, l’amour de Dieu, de soi et des
hommes guidés par la raison, ne sont qu’une seule et même chose. Tel serait le
deuxième genre de connaissance.

La béatitude

L’intuition est la conception des choses par l’essence de Dieu (I-D08), et par
suite, cette conception doit envelopper l’éternité puisque l’essence de Dieu est
éternelle (V-P30). Lorsque l’esprit conçoit l’essence du corps en elle-même, il la
conçoit en tant qu’éternelle, donc en tant qu’existante dans l’attribut et non dans
la durée (V-P29). L’esprit est alors la cause des idées adéquates découlant de
l’essence ainsi conçue (V-P31). L’esprit ressent alors une grande joie puisque tout
ce qui suit de cette connaissance lui est adéquat, une satisfaction de soi puisqu’il
est la cause de cette joie, et un amour intellectuel envers Dieu puisque Dieu est
la cause formelle de l’essence ainsi conçue (V-P32). Par suite, l’amour intellectuel
pour Dieu est une partie de l’amour que ressent Dieu pour lui-même puisque cet
amour est une conséquence de l’essence éternelle (V-P35, V-P36). Il s’ensuit
donc que l’amour de Dieu pour les hommes est identique à l’amour des hommes
pour Dieu, la béatitude n’étant rien d’autre que cela (V-P36).
La béatitude découle donc de la deuxième essence ontologique, l’essence de
Dieu conçue comme enveloppant l’existence, donc en tant qu’éternelle. Le
premier nœud de l’argument consiste à montrer que la connaissance de l’essence
éternelle implique l’amour de soi, la satisfaction que ressent l’esprit de la
déduction des conséquences adéquates. Le second nœud montre que
l’intellection divine implique un amour de Dieu envers soi puisque Dieu se
satisfait aussi de la déduction des conséquences adéquates. Le développement de
l’enchaînement des idées adéquates étant identique pour Dieu et pour l’esprit,
l’amour de soi de l’esprit n’est autre que l’amour de soi de Dieu, cet amour étant
lui-même une idée adéquate. Le second nœud consiste à montrer que l’amour de
soi, le fait d’être nous-mêmes cause de ce qui nous procure de la joie, implique la
connaissance de Dieu et par suite il est amour de Dieu. Le troisième nœud

193
identifie les deux moments précédents et montre que l’amour de Dieu étant
l’amour de soi des hommes, qui n’est autre que l’amour de Dieu pour soi, devient
ainsi l’amour de Dieu pour les hommes. Au fond, l’amour intellectuel est un
même sentiment pris suivant quatre points de vue : si l’on commence par les
déductions de l’esprit, nous avons l’amour de soi ; si l’on commence par Dieu
déduisant les propriétés, nous avons l’amour de Dieu pour soi ; si l’on inclut la
cause de l’amour de soi, nous avons l’amour de Dieu ; si enfin on médiatise
l’amour de Dieu par l’amour de soi, en tant qu’il est identique pour l’esprit et
pour Dieu, nous obtenons l’amour de Dieu pour les hommes. L’intuition consiste
à voir que lorsque « je m’aime je ne fais que ressentir ce que Dieu ressent pour
lui-même et ainsi que Dieu m’aime et que je l’aime ». Ce tourbillon de la béatitude
est rendu possible dans le fait que l’entendement, comme puissance déductive
des idées adéquates, implique l’amour intellectuel, et force l’imagination à voir
que cet amour est le même suivant quatre points de vue. Dans cet amour, le « Je »
ressentant la satisfaction devient impersonnel en tant que sentiment de Dieu, et
inversement, Dieu se personnalise dans le « Je » qui s’aime. La béatitude ne
consiste donc pas dans une dissolution du « moi », mais dans une saisie
simultanée de l’expérience que fait la créature comme expérience divine et du
divin comme se manifestant en tant que tel dans la créature. Point
d’indiscernabilité entre Dieu et la créature qui se réfléchit sur quatre plans
distincts. La béatitude résulte donc de la réfraction de l’amour intellectuel par
l’entendement et de la saisie simultanée posant que ces quatre réfractions sont le
même. Tel serait le troisième genre de connaissance.

Formalisation de l’approche spinoziste


Tableau de L’Éthique

Essences ontologiques de la substance


L’absolument infini L’infiniment parfait L’infiniment productif
Un être possédant tous les L’essence de la substance De l’essence infinie suit
attributs étant possible enveloppe l’existence et par une infinité de propriétés
implique une puissance infinie suite la constitution de impliquant une puissance
d’exister, puissance qui l’essence implique l’existence productrice infinie qui
s’explique par la possibilité de de ce qui la constitue, s’explique par l’essence
posséder tous les attributs. existence qui s’explique par infinie.
cette constitution.
Essence ontologique de mode
L’actuellement infini Le rapport caractéristique Le pouvoir d’être affecté
Un être dont l’essence L’essence n’étant pas la L’essence ne produisant
appartient à un attribut, le fini cause de l’existence de ce pas ce qui découle de
implique l’infini sous un dont elle est l’essence, l’essence, les parties
certain rapport, implication qui l’essence passe à l’existence extensives dépendant d’une
se traduit par une tendance à sous un certain rapport, et la autre cause, la réalisation de

194
persévérer dans son être. conception de ce rapport l’essence est aléatoire et les
L’actuellement infini implique n’implique pas l’existence de réactions des parties les
le conatus qui s’explique par ce dont il est le rapport. unes sur les autres sont
l’actuellement infini. perçues comme remplissant
le pouvoir d’être affecté de
l’essence.
Essence gnoséologique de substance
La véracité divine L’Idée de Dieu L’ordre divin
L’unicité a pour cause la L’Idée de Dieu existe La production d’individus
puissance infinie d’exister, puisque l’essence de Dieu séparés et l’ordre unique
puissance conditionnée est sa puissance. Ayant la ayant la même cause sont
uniquement par l’attribut même cause, l’Idée de Dieu des revers l’un de l’autre.
pensée en tant que puissance et l’Intellect Divin sont des L’ordre divin se compose
de penser. Ayant la même revers l’un de l’autre. d’une puissance de penser
cause, la convenance et de produire, produisant
extrinsèque et intrinsèque, la une infinité d’individus et
puissance de penser et un seul ordre.
l’existence de la substance sont
des revers l’un de l’autre.
Essence gnoséologique de mode
L’infini par la cause L’esprit L’ordre individualisé
L’unité de la cause pour toutes L’essence n’enveloppant pas Le parallélisme pose l’ordre
les essences pose une l’existence, le individualisé dans la mesure
convenance par la cause. développement des où l’idée de l’affection doit
L’attribut pensé est un infini propriétés de l’essence ne s’associer à l’idée de l’objet
actuel ouvert puisque son correspond pas à ce qui de l’affection.
rapport est le rapport de vérité effectue l’essence. L’idée
entre un mode et son idée. prise en soi est adéquate et
Cela pose l’unité du monde. prise en rapport à l’objet est
inadéquate.
Essence affective de mode
L’amour de Dieu La béatitude La joie
La compréhension de soi La conception de l’essence La production divine est en
revient à comprendre les d’une chose singulière la accord avec l’essence de
rapports qui conviennent avec perçoit sous le rapport de mode, et se perçoit comme
l’essence, et par suite le mode l’éternité, c’est-à-dire telle production de soi qui
persévère dans qu’elle est en Dieu, d’où s’explique par une variation
l’autocompréhension. s’ensuit la béatitude où des affects.
Tous les hommes conviennent s’identifient l’amour
entre eux du point de vue de la intellectuel de l’homme et de
raison. Dieu.

Pour les essences ontologiques de la substance, la pensée implique la


puissance qui s’explique en retour par la pensée. Pour les essences ontologiques
du mode, la pensée implique aussi une puissance, mais de plus le mode implique
l’infini sous un certain rapport. Pour les essences gnoséologiques de la substance,
la même cause pose deux revers complémentaires à dominante compréhensive
ou extensive – l’Intellect Divin est un composite de puissance et de pensée par
exemple. Les essences gnoséologiques du mode consistent aussi en deux revers
complémentaires l’un à dominante compréhensive et l’autre à dominante
extensive, revers qui impliquent de plus l’infini – l’individu a un esprit et un corps.

195
Pour les essences affectives, la pensée de l’essence implique des affects qui
s’expliquent par cette pensée, et de plus ces affects se posent comme inverses, et
parfois comme identiques, à l’infini – la téléologie inverse de la causalité ; l’amour
intellectuel est le même pour le fini et l’infini.

Les invariants du système spinoziste


Forme de la détermination

Le remaniement qu’opère Spinoza par rapport à la forme de la détermination


cartésienne revient à déterminer le déterminant, c’est-à-dire à poser une égalité et
une univocité des attributs de l’Être. Le déterminant-déterminé – Dieu et le fait
que nous avons le concept de Dieu – ne contiendra alors l’indétermination que
comme un point de vue momentané montrant la substance comme indéterminée
puisqu’elle peut se déterminer dans divers attributs. L’autre aspect de
l’indétermination est relatif et consiste dans le fait que l’homme ne connaît pas
l’infinité des attributs de Dieu. Ces attributs, constituant l’essence du
déterminant, sont eux-mêmes le déterminable, car ils sont agis par le déterminant
qui en extrait les déterminations qui sont les pensées et les étendues modales. Par
suite, on peut dire que le système spinoziste est celui de la détermination totale
dans la mesure où tous les éléments de la détermination s’identifient dans le
déterminant, suivant différents points de vue : Dieu s’autodétermine à produire
une infinité de modes dans une infinité d’attributs qui ne sont que ses différentes
essences constituées. La formule serait donc :

déterminant = déterminé = (indéterminé) = déterminable = déterminations


déterminant-déterminé-indéterminé-déterminable = déterminations

La première formule est le point de vue de la substance où tout s’identifie


dans la substance unique, l’indéterminé étant mis entre parenthèses vu qu’il n’est
que momentané ou relatif. La seconde formule est le point de vue du mode où
la substance produit les modes qui sont les déterminations.

Forme de l’argument

On peut qualifier la manière d’argumenter spinoziste comme étant une


logique qui procède par modification. Cette logique consiste à partir de la
définition réelle de Dieu et de la modifier pour générer toutes les catégories et
toutes les déterminations. On notera que le premier mouvement de L’Éthique ne
procède pourtant pas par modification, mais consiste à atteindre au plus vite
l’absolument infini, et ce en montrant que la définition de la substance impose
qu’il n’y ait qu’une substance par attribut, et que les définitions de la distinction

196
réelle et numérique imposent qu’il n’y ait qu’une substance pour tous les attributs.
Le premier mouvement va donc des définitions nominales vers la position de la
définition réelle de l’absolu. Cette définition réelle pose que : 1) la pensée d’une
essence totalisant tous les attributs implique une puissance infinie d’exister qui
s’explique par cette essence ; 2) la pensée d’un X, comme constituant l’essence
enveloppant existence, implique la perception infinie de X, perception qui
s’explique par cette essence ; 3) la pensée de l’essence, comme ce dont suivent
une infinité de propriétés, implique une production infinie qui s’explique par
cette essence.
La deuxième modification consistera à inverser l’absolument infini pour
concevoir le mode en tant qu’actuellement infini. 1) Au lieu d’une essence qui
enveloppe tous les attributs, c’est l’attribut qui enveloppe l’essence, et par suite
l’essence inclut l’infini sous un rapport, ce qui implique une puissance de
persévérer visant à maintenir ce rapport, puissance qui s’explique par cette
essence. 2) Au lieu d’une essence qui enveloppe l’existence, c’est l’existence d’un
attribut qui enveloppe l’essence et par suite la conception de l’essence n’implique
pas l’existence, et donc le rapport caractéristique implique une puissance finie de
penser qui s’explique par ce rapport. 3) Au lieu d’une essence dont suivent une
infinité de propriétés, l’essence sera effectuée par une infinité de parties qui ne
suivent pas d’elle-même, et par suite elle sera un pouvoir d’être affecté qui
implique l’existence contingente, existence qui s’explique par cette essence.
La deuxième modification consistera à conditionner l’absolument infini par un
des attributs, celui de la pensée. Ce conditionnement va produire des couples qui
sont des revers l’un de l’autre, car on ira de la substance vers l’attribut ou de
l’attribut vers la substance, chacun des termes correspondant à un sens. 1) C’est
parce que la substance a tous les attributs qu’elle est unique, mais aussi qu’elle
peut uniquement être conditionnée par la pensée pour être pensante (vérité
intrinsèque), et en retour, la pensée ne peut former qu’une seule puissance de
penser qui pensera la substance unique qui existe (vérité extrinsèque). 2)
L’essence de Dieu enveloppant son existence se constitue en puissance infinie de
penser, ou Intellect Divin, qui en retour ne peut former que l’Idée de l’essence
de Dieu comme unique idée pouvant correspondre à cette puissance. 3) C’est
parce que les attributs sont réellement distincts qu’il n’y a qu’une cause unique,
et par suite cette cause produira une infinité d’individus séparés, mais en retour,
la séparation des attributs pose la cause unique et par suite ces individus seront
soumis au même ordre. Les couples de revers sont donc la vérité intrinsèque – la
vérité extrinsèque ; l’Intellect Divin – l’Idée de Dieu ; les individus – l’ordre divin.
La troisième modification consistera à médiatiser par la cause le rapport entre
idée et idéat, ce qui produira une série de couples en revers pour le mode. 1) Au
lieu que la vérité intrinsèque résulte de l’unicité de la cause conditionnée par
l’unique attribut pensée, il y a convenance intrinsèque médiatisée par l’infini par
la cause posant l’unicité du monde, et au lieu que la vérité extrinsèque se pose en
rapportant la puissance unique de penser à l’existant unique, la convenance
extrinsèque entre idée et mode est médiatisée par l’unique cause. 2) Au lieu que
de l’Idée de Dieu découle l’enchaînement des idées adéquates, l’esprit consiste en

197
la perception des idées des affections d’un mode, idées qui, considérées en elles-
mêmes, sont adéquates, mais, en tant que se rapportant à l’objet causant la
modification, ces idées seront considérées comme inadéquates. 3) Au lieu que
l’essence productive pose simultanément la diversité des individus et l’ordre
unique, les idées d’affections incluront une idée de mode comme cause, de même
que les affections de mode incluront un mode comme leur cause, posant l’ordre
individualisé et l’individu unique. Les revers, au niveau du mode, sont donc la
diversité des individus – l’unicité du monde ; l’adéquat – l’inadéquat ; l’individu
– l’ordre individualisé.
La quatrième modification consiste à inverser le point de vue du mode sur lui-même
en lui faisant adopter le point de vue de Dieu sur lui. 1) Au lieu de laisser l’essence
se réaliser au hasard de la causalité linéaire, l’autocompréhension anticipe ce qui
est convenable au mode et par suite ressent de la joie et un amour pour Dieu. 2)
Au lieu de concevoir une chose par son essence extensive, la conception de la
chose par l’essence de Dieu permet de développer toutes les conséquences
adéquates à la chose, et par suite provoque l’amour de Dieu, et la connaissance
de la réciprocité de cet amour provoque la béatitude. 3) Au lieu de considérer le
mode comme produit par une causalité linéaire, en voulant se produire en
conformité à l’essence, le mode devient autoproduction, se guide par la joie et
évite la tristesse. La saisie du mode comme inverse de la substance se fait donc
dans les couples suivants : amour de Dieu – impassibilité divine ; amour
intellectuel de soi – amour intellectuel de Dieu ; téléologie – causalité.
Ce qui est commun à tous ces arguments est une pensée qui consiste à saisir
en même temps les déterminations de l’entendement et de la position de
l’imagination, pour ensuite déduire les conséquences d’une telle position. Le
raisonnement spinoziste vise donc à montrer le même dans les différentes
articulations des opposés :

a) Raisonnement par l’absurde : les définitions nominales imposent qu’il


n’y ait qu’une substance pour tous les attributs.
b) Raisonnement par indiscernabilité : la conception de l’essence implique
l’existence qui s’explique par l’essence.
c) Raisonnement à double sens : la conception simultanée de l’essence
conditionnée dans un sens ou l’autre articule les deux revers qui en
découlent.
d) Raisonnement par médiation causale : le rapport entre modes se saisit
par la médiation de la cause, ce qui articule les revers de mode.
e) Raisonnement par inversion : la saisie de l’essence de mode depuis
l’essence divine montre comment les inverses sont le même.

Usage des facultés

Les déterminations d’entendement en un premier temps reviennent à éliminer


les mauvaises déterminations pour poser l’essence de l’absolument infini. On

198
passe ainsi, grâce à l’argument par l’absurde, des définitions nominales à la
définition réelle. Il reste que, dans ce cas, le raisonnement par l’absurde ne se fait
pas par le choc entre l’entendement et l’imagination, comme chez Parménide,
mais il est pleinement positif dans la mesure où il suit les conséquences de la
définition nominale, ou il élimine une position valable, comme lorsqu’il s’agit de
choisir entre une substance pour tous les attributs ou plusieurs substances
chacune ayant son attribut. Le raisonnement par l’absurde est donc intrinsèque à
l’entendement et aboutit à la position de la définition réelle et donc arrive à
expliquer le sens de ce qui se donne à l’imagination comme existence : ce que
nous voyons est la substance unique.
Une fois la définition réelle atteinte, le rapport entre l’entendement et
l’imagination devient parallèle, et par suite il s’agira de saisir simultanément l’un
et l’autre suivant diverses articulations. C’est dans la mesure où il faut saisir que
l’essence implique une puissance, par exemple, que la possession de tous les
attributs est la puissance infinie d’exister, ou le rapport caractéristique est la
persévérance dans l’être. Le conditionnement de la cause par l’attribut pensée
impose qu’on saisisse simultanément les revers, par exemple, que la vérité
intrinsèque issue par raisonnement, et celle extrinsèque issue par
correspondance, sont le même, ou que l’Intellect Divin comme activité et l’Idée
de Dieu sont le même, etc. D’une manière similaire, les revers de modes se
saisissent simultanément comme les deux faces de la même cause – par exemple,
la diversité des individus et l’unicité du monde – mais dans ce cas il s’agit de
mixtes d’extension-compréhension, entendement-imagination, qui sont articulés
– l’individu étant par exemple un esprit et un corps. D’une façon similaire, c’est
un mixte qui se donne comme inverse de l’autre, lorsque par exemple on arrive
à saisir comme le même l’autoproduction et la causalité linéaire, ou l’amour
intellectuel de soi et l’amour intellectuel divin : l’enchaînement par entendement
impliquant « affect », et avec cet « affect » s’incluant en Dieu. L’entendement et
l’imagination sont donc parallèles, ce qui a lieu en compréhension ayant lieu en
extension. L’intuition s’obtient en saisissant en un coup d’œil le rapport de
l’implication et de l’explication dans la complication, ou à plier diverses
complications pour montrer que le même se rapporte au fini et à l’infini – comme
l’amour intellectuel qui est le même pour le mode et pour Dieu.

Forme de l’implication

Le rapport des opposés est de trois sortes : 1) Il est d’implication- explication-


complication entre la pensée et la puissance, et ce pour le mode et la substance ;
dans ce cas, l’essence implique puissance qui s’explique par l’essence, pensée et
puissance sont ainsi réversibles. 2) Il est de revers lorsque l’absolument infini est
conditionné et parcouru dans un sens puis dans l’autre, donnant les couples de
revers pour la substance et le mode ; dans ce cas, chaque revers implique la cause
et s’articule à l’autre revers par-delà la faille des divers attributs. 3) Il est
d’inversion lorsqu’on adopte le point de vue absolu pour le mode, donnant une

199
série de couples d’inverses ; dans ce cas, chaque inverse implique la cause et
s’articule à l’autre inverse par-delà la faille, mais contrairement aux revers, les
inverses sont de natures différentes, le premier relevant du mode et le deuxième
de la substance, comme la causalité linéaire qui est l’inverse de la téléologie. Les
formules correspondantes seraient les suivantes :

[A/B ­¯ X] º X
[A®X + (B® X] ­¯ a»b / b®b
[(a ¬ X) ® ax) + (a ® ax) ® aa)] ­¯ a » X

À lire, pour la formule de l’implication, si l’on prend l’exemple de


l’absolument infini, première formule, alors la disjonction des attributs A/B dans
l’essence implique une puissance unique d’exister, X, en extension, et la puissance
unique d’exister s’explique par l’essence, l’unique substance, X, étant l’identité de
ce nœud implication-explication. Pour la formule du conditionnement, si l’on
prend l’exemple de l’ordre divin, tous les attributs, A et B, impliquant la même
cause, il s’ensuit que Dieu produit des individus, a»b, et un ordre commun, b®b.
Pour la troisième formule, celle de la médiation par le point de vue divin, si l’on
prend l’exemple de la béatitude, lorsqu’un mode, a, comprend, donc explique
l’ordre divin, X, il s’autoproduit en accord avec cet ordre, ressent de la joie, et
donc éprouve un amour pour Dieu, ax, puisque Dieu est la cause de cet ordre et
de cette joie; mais aussi, en tant qu’il est lui-même cause de cette joie, ax, il a alors
un amour pour soi, aa ; enfin, les deux amours impliquant la même cause, alors
ces deux amours deviennent équivalents, des inverses qui sont le même, le mode
devenant l’équivalent de la substance.

Forme des catégories

Pour formaliser le rapport entre l’extension et la compréhension, on aura les


formules suivantes. Pour les essences ontologiques, nous avons les rapports
suivants : 1) Pour l’absolument infini, la « multiplicité » disjonctive des attributs
en compréhension pose une puissance infinie d’exister en extension, ce qui
caractérise l’unique substance. Pour l’infiniment parfait, c’est la compréhension
que X constitue l’essence éternelle qui fait que X est perçu en extension. Pour
l’infininiment productif, la substance possédant une infinité de prédicats, saisis
en compréhension, impliquera la productivité infinie des attributs en extension,
attributs qui produiront en eux-mêmes une infinité de modes. 2) Au niveau du
mode, l’expérience du conatus, saisie en compréhension, s’explique par
l’actuellement infini, donc par l’inclusion de l’infini sous le rapport
caractéristique, en extension. Pour le rapport caractéristique, la conception de ce
rapport, en compréhension, n’implique pas l’existence du mode correspondant à
ce rapport en extension. Le pouvoir d’être affecté inclut les variations intensives

200
en compréhension, ce qui est identique à l’actuellement infini qui inclut un grand
nombre de parties en extension.
Pour les essences gnoséologiques, nous avons les rapports suivants : 3) La
puissance infinie d’exister et la puissance infinie de penser ont une même cause,
l’absolument infini, saisie en compréhension. De même, l’essence éternelle étant
la cause, saisie en compréhension, et de l’Idée de Dieu, et l’Intellect Divin, les
met en rapport sous la polarité extensive. Enfin, l’essence productive, saisie en
compréhension, est la cause et des individus, et de l’ordre unique, en extension.
4) Pour les revers de mode, on procède de même. L’absolument infini étant la
cause unique, l’inclusion des idées des divers modes se fait dans l’infini par la
cause, infini qui justifie l’existence d’un monde unique malgré la diversité des
attributs. Pour l’esprit, l’essence n’incluant pas l’existence, il s’ensuit qu’une idée
peut être adéquate ou inadéquate, suivant qu’elle est prise en elle-même ou en
rapport à l’objet. Enfin, l’infiniment productif pose et l’individu, en tant
qu’identité de l’idée et de son mode étendue, et l’ordre individualisé, en tant que
nombre d’idées incluant une même idée, et par suite ces deux catégories qui sont
revers l’une de l’autre.
Pour les essences affectives, 5) l’autocompréhension consiste à organiser les
rencontres adéquates qui conviennent avec l’essence bien comprise, ce qui cause
la joie et aboutit à l’amour de Dieu, revers de l’impassibilité divine, du côté de la
polarité extensive. La compréhension de l’essence et de ses conséquences, du
point de vue de l’éternité, cause l’amour de soi qui n’est autre que l’amour de
Dieu pour lui-même et pour nous, en extension. La variation des affects, en
compréhension, guide la production de soi en extension, ce qui montre que la
causalité divine est elle-même la causalité téléologique.

Forme de l’erreur

L’erreur consiste dans une pensée qui n’arrive pas à suivre l’ordre conceptuel
et par suite à se mouler sur la structure ontologique spinoziste. Toutes ces erreurs
consisteront alors soit à appliquer directement la compréhension sur l’extension,
sans la médiation de la substance, soit à établir une causalité entre l’un et l’autre,
soit à poser une séparation radicale entre l’un et l’autre, soit à confondre ce qui
vaut pour le mode avec ce qui vaut pour la substance. La vérité, elle, résidera
dans le rapport d’implication-explication-complication qui garde le compréhensif
séparé de l’extensif tout en les reliant d’une manière précise par ces trois relations.
On peut ainsi dire que la forme de l’erreur est soit l’oubli de Dieu soit la
confusion de Dieu avec la créature.
Concernant les essences ontologiques, 1) au niveau de l’absolument infini,
l’erreur consiste à prendre la définition nominale pour la définition réelle. Par
exemple, l’idée de perfection est prise comme preuve de l’existence de Dieu, et
donc on rabat une idée sur une « extension » avant d’avoir montré comment une
idée implique une puissance infinie d’exister. Pour l’infiniment parfait, certains
croient que Dieu n’est pas un objet de perception, soit parce qu’il pose Dieu

201
comme transcendant, soit parce qu’il pose que toute perception est partielle. De
plus, appliquant les auxiliaires de l’imagination sur la substance, ils croient qu’elle
est divisible, ou finie, confondant ainsi deux êtres d’imagination, l’auxiliaire avec
la substance perçue, au lieu de concevoir l’infinité de la substance même dans la
finitude du mode. Pour l’infiniment productif, certains séparent la création divine
de l’existence de Dieu, n’arrivant pas à concevoir l’existence comme cela même
qui se produit, réifiant une mauvaise conception de Dieu et l’opposant à
l’existence. 2) Pour le mode, l’erreur revient à le concevoir uniquement comme
fini, confondant sa manière d’apparaître avec son être, alors qu’il est actuellement
infini. Une autre erreur revient à opposer contingence et nécessité, alors que la
contingence du mode est nécessairement fondée puisque son essence
n’enveloppe pas son existence. Dans ce cas, l’entendement oppose deux
concepts d’une manière rigide au lieu de voir leur implication : la nécessité pose
la contingence, la pensée infinie pose la pensée possible. Enfin, les passions ne
sont pas des égarements de l’homme, mais bien ce qui le guide, l’homme devant
se guider sur la joie. L’opposition entre passion et raison est l’erreur qui résulte
de la séparation du compréhensif et de l’extensif, alors que la passion bien
comprise comme signe de croissance ou de décroissance est le support de la
raison.
Concernant les essences gnoséologiques, 3) pour la pensée divine, certains
séparent l’existence de Dieu de sa pensée, opposant, encore une fois, le
compréhensif et l’extensif, alors que Dieu existe comme il se pense, dans ce cas
ils imaginent la pensée de Dieu comme la pensée humaine qui pense la chose
avant son existence, confondant ainsi un être d’imagination avec l’être de Dieu.
D’autres considèrent que le monde est mécanique, mort, régi par une causalité
externe, ou un ordre géométrique, en cela ils opposent vie et mort, étendue et
pensée, alors que Dieu ne produit que des individus et que le tout de l’existence
consiste en ces individus vivants. 4) La pensée divine n’est pas une pensée unique,
mais au contraire, ce qui accueille toutes les pensées singulières, s’il y a un ordre
divin cela ne veut pas dire qu’il y aura une pensée identique pour toutes les
créatures, comme le montre l’infini par la cause. L’erreur consiste ici à confondre
la pensée de Dieu avec la pensée humaine. Concernant l’esprit, ceux qui opposent
corps et âme ne comprennent pas que par concept l’esprit n’est rien d’autre que
l’idée du corps et donc qu’il n’y a pas un rapport inverse entre l’âme et le corps,
mais un rapport parallèle. L’erreur consiste ici à confondre l’opposition d’une
volition à une autre dans l’âme, donc deux idées, en croyant qu’une de ces deux
idées relève du corps et l’autre de l’âme, alors qu’elles sont toutes deux des
expressions du corps dans l’âme. Cette erreur est elle-même une conséquence de
la croyance en une causalité entre l’étendue et la pensée alors que leur rapport est
parallèle. Enfin, certains pensent que s’il y a un ordre naturel nécessaire cela
impliquerait la perte de la vie individuelle, opposant ainsi deux concepts, sans
voir l’implication de l’un dans l’autre : il n’y a de vie individualisée que dans
l’ordre nécessaire de la nature.
Concernant les essences affectives, certains opposent causalité linéaire et
téléologie, ne voyant pas que l’ordre causal a pour raison la production de soi, le

202
conatus, de tous les êtres. En cela, ils opposent deux concepts qui semblent
incompatibles, comme la mécanique morte et la vie, et donc une polarité
purement extensive à une autre compréhensive. Dans le domaine pratique,
certains opposent la rectitude morale à la joie, la mortification du corps devenant
ainsi service divin, et en cela ils ne font qu’opposer le corps à l’esprit au lieu de
voir que la joie est elle-même l’amour de Dieu. Enfin, certains opposent le divin
à l’humain, l’humain ne pouvant jamais expérimenter l’éternité et la divinité, alors
qu’en réalité la compréhension de notre propre essence sous l’aspect de l’éternité
ouvre sur l’amour de soi, l’amour de Dieu, et sur l’amour de Dieu pour les
hommes. Dans la béatitude, il faut comprendre que ce sentiment-là, l’amour
intellectuel de Dieu, est en Dieu et donc une expérience de l’éternité, mais aussi
une manière où Dieu, par l’entremise de l’homme, s’aime lui-même, et donc sort
de son impassibilité et ressent l’amour.

203
Leibniz : l’implication virtuelle

Problème : la théodicée
Le problème de Leibniz se noue en faisant la critique de Descartes, d’une part,
et celle de Spinoza, d’autre part. Contre Descartes, Leibniz exige une définition
réelle de Dieu, donc de montrer que l’appartenance de toutes les perfections à
un être n’est pas contradictoire1. De plus, Leibniz reproche à Descartes le critère
du clair et du distinct comme simple critère psychologique qui n’a pas de validité
objective2. Contre Spinoza, Leibniz lui fait le reproche d’avoir réduit Dieu à une
nature qui se déploie en suivant un ordre nécessaire et aveugle au lieu de lui
donner la liberté du choix3. Ainsi, Dieu serait la nature au lieu d’être l’intelligence
suprême, c’est-à-dire l’être libre qui choisit l’ordre le plus parfait pour la nature
et par suite qui exprime sa sagesse dans l’ordre naturel au lieu d’être réduit à un
tel ordre4. De plus, dans la mesure où Spinoza identifie Dieu à la nature, une telle
identification pose la substance unique5, cause unique de toute chose, ce qui ôte
la liberté à l’homme6. Mais, dans la mesure où l’homme n’est plus libre, et que
c’est donc Dieu qui opère ses choix et ses gestes, alors Dieu serait responsable
du mal que l’homme commet, il ne serait plus ainsi parfait ni divin. D’un Dieu
intelligent, libre, créateur, suprêmement sage et bon, nous tombons dans un Dieu
aveugle, soumis à la nécessité de sa propre nature, et propageant le mal parmi ses
créatures, et par suite en lui-même. Inversement, la créature n’a plus de volonté
libre, tel un pantin mû par le divin, elle est une créature qui n’est pas digne d’un
tel créateur. L’entreprise leibnizienne reviendrait ainsi à soutenir en même temps
que Dieu est tout puissant, omniscient, connaissant et créant tout ce qui arrive,
tout en étant innocent du mal causé par les créatures, et tout en créant des
créatures libres. On voit ici, à nouveau, comment Leibniz réifie les thèses
spinozistes pour établir sa critique. Dans le mouvement démonstratif de Spinoza
nous avions vu au contraire que Dieu était toute intelligence, libre parce que
justement la liberté consistait pour un être de suivre sa nature, donc de se

1 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, F. Alcan (Paris), 1907; Paragraphe 23.


2 G.W. LEIBNIZ, Philosophical Papers and Letters, Dordrecht, Reidel, 1969, p. 291; « Meditations on
knowledte, truth, and ideas », 1684.
3 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, Paris,

Flammarion, 1969; Paragraphes 188-190.


4 Ibid.; Paragraphe 345.
5 Ibid., p. 399.
6 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.;
Paragraphe 374.

205
déployer en accord avec sa propre essence, et enfin qu’il était créateur puisqu’il
créait le monde de même qu’il se créait lui-même. De plus, l’homme, même s’il
n’était qu’un être modal soumis à la nécessité divine, pouvait se libérer en
comprenant la nature divine et sa propre nature d’homme, conduisant en cela à
insérer l’amour en Dieu plutôt que le mal. Il reste que Leibniz va retenir le résultat
de la démonstration spinoziste, à savoir que Dieu est la nature.

Reconstruction de l’ontologie leibnizienne


L’ontologie leibnizienne se distribue sur quatre plans, chaque plan mettant en
jeu une forme de l’implication. Nous allons souligner à chaque niveau le rapport
entre le compréhensif et l’extensif et montrer comment ce rapport est ce qui
définit les divers genres d’êtres.

Les simples
Pour établir la définition réelle de Dieu, donc de l’absolument parfait1, Leibniz
va procéder par une réflexion sur la nature du possible et du nécessaire. Sera dit
possible tout concept qui n’implique pas contradiction2, et sera dit nécessaire tout
concept dont le contraire est impossible3, donc dont le contraire envelopperait
une contradiction. Pour savoir donc si un concept est possible, il suffit de
l’analyser en ses composantes et vérifier qu’aucune de ses composantes ne
s’oppose à une autre4. Par exemple, la notion « cercle carré » est impossible
puisque le cercle est une figure n’ayant pas d’angles, alors que le carré est une
figure ayant quatre angles, et donc la notion d’une figure qui a et qui n’a pas
d’angles est contradictoire ; par contre, la notion de « cercle bleu » est possible
puisque les composantes – figure, sans angles, bleu – sont compatibles5. Il
s’ensuit que la notion d’un être simple ne peut envelopper aucune contradiction
puisqu’elle ne contient aucune composante. Ces êtres n’incluent alors rien d’autre
qu’eux-mêmes, ils consistent en des auto-inclusions et sont absolument
identiques à eux-mêmes6. N’incluant aucune composante, les identiques ne sont
donc ni possibles ni impossibles, et par suite leur modalité logique doit être le
nécessaire. En effet, le contraire d’un identique est impossible, puisque pour qu’il

1 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit.; Paragraphe 1.


2 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.;
Paragraphe 173.
3 Ibid.; Paragraphe 37.
4 L. COUTURAT, La logique de Leibniz, F. Alcan (Paris), 1901, p. 194.
5 B. RUSSELL, A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, London & New-York, Routledge, 1992,
p. 24.
6 G. DELEUZE, Le pli : Leibnitz et le baroque, Paris, Éditions de la Minuit, 1988, p. 58.

206
y ait contrariété il faudra que le contraire partage quelque chose avec l’identique,
ce qui est exclu par la définition même de l’identique. On notera que cette
nécessité n’est pas une simple nécessité logique, comme l’impossibilité de penser
un carré qui n’aurait pas ses côtés droits, mais une impossibilité logico-
ontologique dans la mesure où l’opposé de l’identique ne peut pas exister, et non
pas qu’il envelopperait simplement une contradiction entre ses composantes.
C’est dans ce sens que le principe d’identité, avant d’être un simple principe
logique traitant de la possibilité des êtres, est un principe ontologique puisqu’il
signale la présence des identiques1. L’auto-inclusion est par suite le concept de
l’autoposition, c’est-à-dire que toute autoposition ne peut s’expliquer, ou se
concevoir, que comme étant l’un des identiques : « si A alors ‘A est A’ ». Les
identiques se reconnaissent ainsi au fait que rien ne peut les contredire sous la
polarité compréhension ou les limiter sous la polarité extension, donc par ce qui
peut être porté à l’infini2. Un identique est comme une qualité positive absolue3
qui est sans parties4. Nous connaissons deux de ces qualités, la pensée et
l’étendue.
L’argument ontologique se clôt enfin sur l’être absolument parfait qui se
définit par un être capable d’avoir toutes les perfections. Cet être est, en effet,
possible puisque les perfections, étant des identiques absolument simples, ne
peuvent se contredire et donc, cet être étant possible, il doit exister puisque
l’existence est une des perfections5. Il reste que nous devons souligner que
l’existence en tant que telle n’est ni l’étendue, ni la pensée, mais bien
l’identification de l’étendue à la pensée et inversement. De plus, l’acte identifiant
les identiques ne doit pas se faire en Dieu, ou se confondre avec Dieu, puisque
cela ferait de l’existence Dieu lui-même. Cette identification de l’existence à Dieu
mènerait alors au spinozisme ce qui rendrait le Dieu-Nature responsable des
méfaits des créatures et introduirait en lui l’imperfection6. Dieu serait ainsi ce qui
rend possible toute existence par sa capacité à identifier l’absolument différent,
les disparates7 que sont les identiques, sans pour autant s’identifier lui-même à
cet acte ou à ce que cet acte identifie. Que Dieu existe se prouve ainsi, a priori,
par la possibilité de joindre les identiques, et a posteriori, par le fait de l’existence
qui suppose que l’identification des identiques a bien lieu. Nous suivons cette
ligne interprétative puisque la question existentielle se formule ainsi : « pourquoi

1 « Le principe d'identité, ou plutôt de contradiction, est seulement le cri des Identiques, et ne peut
en être abstrait. C'est un signal. » Ibid., p. 59.
2 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit.; Paragraphe 1.
3 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., p. 167; Two notations for discussion with
Spinoza.
4 G. W. LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, H. Lachelier (éd.), 2e éd., Paris, Hachette,
1898, p. 216 ; Extrait 1 - Sur l’essai de l’entendement humain de M. Locke
5 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., p. 167; Two notations for discussion with
Spinoza.
6 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.;
Paragraphes 371-376.
7 L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., p. 195.

207
il y a quelque chose plutôt que rien ? », question qui a pour réponse l’identité de
la chose en extension et de son concept en compréhension. En effet, « s’il n’y
avait pas d’identité, une identité conçue comme identité de la chose et de ce qu’est
la chose, il n’y aurait rien »1 : une étendue sans concept, ou un concept sans
aucune étendue, ne peuvent être dit exister2. On remarquera que cette possibilité
est une possibilité existentielle et non une simple possibilité logique : pour que
quoi que ce soit existe, il ne suffit pas que cet être ait un concept non
contradictoire, il faut, de plus, que son concept puisse réellement s’identifier à
une étendue.
Le principe d’identité a ainsi trois niveaux : il se dit des identiques, de l’acte
divin d’identification des identiques, et de l’identité des choses. Ce principe
exprime la loi de contradiction qui régit le domaine de l’existence et cela suivant
les différents niveaux. Pour le premier niveau, on a vu que les identiques étant
absolument simples, ils ne peuvent envelopper aucune contradiction ni entrer en
contradiction avec quoi que ce soit. Au second niveau, on a vu que Dieu, en tant
que ce qui fonde la possibilité de l’existence, ne peut être contredit par quoi que
ce soit puisque pour que quoi que ce soit existe il doit convenir avec Dieu, c’est-
à-dire avoir une essence qui puisse être identique à son extension. Au troisième
niveau, du point de vue de la compréhension, une chose ne pourra exister si son
concept est contradictoire, et, du point de vue de l’extension, il serait absurde de
dire qu’une chose existe et n’existe pas. En effet, un concept contradictoire
attribut deux essences qui s’excluent à une même étendue, ce qui contredit la
simplicité de l’acte de penser à un moment donné, alors que la position d’une
chose qui existe et n’existe pas, donc qu’une chose a une présence extensive et
ne l’a pas pour une même essence, contredit la simplicité de l’acte de s’étendre.
On soulignera que chaque niveau s’exprime dans un jugement analytique.
Pour le premier niveau, les identiques n’étant qu’eux-mêmes on ne peut dire ce
qu’ils sont qu’en disant qu’ils sont ce qu’ils sont, donc « A est A » s’entend ici
comme « A n’est rien d’autre que A ». Pour les identiques, l’identité exprime la
raison de leur existence nécessaire. Au second niveau, Dieu identifie les
disparates et par suite pose « A est B », ce qui fonde l’existence même. Ce
jugement semble synthétique, mais au fait il est analytique puisque A et B sont
des prédicats, ou composantes, de la nature divine : en Dieu « A est B », ou Dieu
inclut « A, B »3. Au troisième niveau, si une chose existe alors elle a une essence

1 G. DELEUZE, « Deleuze: Leibniz: 06/05/1980 »,


http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=127&groupe=Leibniz&langue=1, consulté le
2 décembre 2013.
2 On pourra se référer à la démonstration d’Aristote qui montre que l’être ne pas peut être une
seule chose ni se dire en un seul sens pour que quelque chose existe. ARISTOTE, Physique d’Aristote,
op. cit.; Physique I (185a21-187a11).
3 Deleuze explique que « le triangle a trois côté » est une proposition identique par inclusion
puisqu’on ne peut pas concevoir le prédicat sans le sujet, donc parce que le prédicat est contenu
dans le concept du sujet. G. DELEUZE, « Deleuze: Leibniz: 15/04/1980 »,
http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=48&groupe=Leibniz&langue=1, consulté le
21 novembre 2013.

208
identique à son extension, et par suite, son existence contingente s’exprime par
« A est A » – le premier A se référant à sa compréhension et le second A à son
extension. Pour l’existence contingente, le jugement analytique n’exprime pas
une autoposition, mais bien que, s’il y a position d’un être contingent, cette
position ne pourra s’énoncer que par « A est A ». C’est dans le sens où tout
jugement analytique correspond à une existence que tout jugement analytique est
vrai.
Dieu aura ainsi la formule suivante, en soulignant la différence des polarités
compréhensives et extensives : [DÌI º DËI], à lire que Dieu inclut les identiques
en compréhension, puisqu’ils constituent ses attributs, mais il s’en distingue en
extension, puisqu’il n’est pas lui-même l’existence, ou l’un de ces identiques. En
d’autres termes, l’infinité disjonctive des attributs de Dieu, sous le pôle
compréhension, est identique à l’unité de Dieu, sous le pôle extension. La
formule de l’existence pose par suite la disjonction des identiques en
compréhension et leur identité en extension : [I¹I º I=I]. Il reste que cette
formule qui semble contradictoire ne l’est pas puisque la contradiction a lieu au
sein des attributs une fois identifiés et non pas entre les attributs. L’intuition de
l’absolument parfait consiste à saisir, en même temps, la disjonction la plus
radicale, sous la polarité compréhensive, disjonction qui est elle-même l’identité
la plus assurée, sous la polarité extensive. C’est cette saisie simultanée qui nous
fera sentir l’existence comme le miracle divin, l’absolument différent étant
l’absolument identique. Lorsque nous prenons chaque identique en lui-même, la
formule pose [IºI], donc que la saisie de sa simplicité sous la polarité
compréhensive est identique à son infinité, et donc à son autoposition, sous la
polarité extensive. L’être contingent par contre aura pour formule [MÌP º
MÌP], à lire, que la compréhension non contradictoire de M, donc M en tant
qu’incluant un nombre de prédicats non contradictoires, sera identique à
l’extension de M.

Les extensités
Chaque identique générait un domaine consistant en une qualité positive,
comme la pensée et l’étendue. Les primitives vont configurer un domaine au lieu
de le générer. Ces primitives vont se nommer des définissants puisqu’elles vont
définir les divers êtres qui résulteront de leurs combinaisons1. Par exemple, les
primitives géométriques vont configurer l’étendue2, les nombres premiers vont
configurer les divers nombres, les couleurs primaires, le domaine des couleurs,

1G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., p. 73; Dissertation on the art of combinations.
2 « Les axiomes indéfinissables en géométrie (par exemple, « point », « espace », « intermédiaire »)
forment un niveau I, d’où dérivent un niveau II par combinaison de deux primitives chaque fois,
puis un niveau III (la ligne est l’espace intermédiaire entre deux points). » G. DELEUZE, Le pli, op. cit.,
p. 61.

209
et ainsi de suite. Les définissants, n’étant constitués d’aucun autre élément, il
s’ensuit qu’ils ne sont pas définissables. Ainsi, les définis seront dits logiquement
possibles puisqu’ils incluent les définissants comme leurs éléments, les
définissants par contre ne peuvent pas être dits logiquement possibles puisqu’ils
n’incluent aucun élément. Les définissants par contre ne seront dits possibles que
d’un point de vue existentiel puisqu’ils dépendent des identiques pour pouvoir
exister : un point jaune est simple, mais il dépend de la portion étendue qu’il
occupe pour pouvoir exister.
Les définissants étant constitutifs des définis, il s’établira un rapport
d’inclusion réciproque entre les définissants et les définis, par exemple, (1, 3)
inclut l’événement arithmétique « 4 »1, ou réciproquement « 4 est 3R1 ». Cette
inclusion réciproque va générer une série extensive, (1, 3) s’étendant et
définissant les nombres tels que (4, 8, 12, etc.), et chacun de ces nombres incluant
les définissants (1, 3). Les définissants sont ainsi la cause des définis ouvrant une
série infinie, une extensité, ou un infini par la cause : la série des couleurs issues
des couleurs primaires, ou la série des nombres issue des nombres premiers, etc.
Toute définition sera par suite un jugement analytique puisque le défini inclut les
définissants. Inversement, de la combinaison des propositions vraies résulteront
d’autres propositions vraies puisqu’il y a réciprocité entre les définis et les
définissants2 : on sait que le mélange d’un bleu avec du vert donnera
nécessairement un bleu-vert puisque cette nouvelle couleur inclura une plus
grande proportion de bleu.
Ces séries se caractérisent par le fait que leurs éléments sont externes les uns
aux autres, partes extra partes, et donc chaque élément pris à part peut être perçu
soit comme un tout pour ses définissants, soit comme constitué par ses
définissants : la couleur verte peut être saisie soit comme ce vert que l’on voit,
soit comme une poussière de points bleus et jaunes. Le tout donc ne serait qu’un
être mental, « un nom auquel on pense et qui prend la place de toutes les parties
dans notre raisonnement, et cela pour raccourcir l’expression »3 : 4 est une
manière de dire « 1 R 3 ». Par suite, l’inclusion réciproque peut se noter par les
formules suivantes : [PrÌD º DÌPr] à lire, les primitives incluent les définis,
sous le pôle compréhension, ce qui équivaut à l’inclusion des primitives par les
définis, sous le pôle extension. Par exemple, si l’on saisit (bleu, jaune) d’abord en
pensée, on sait qu’une série de verts pourra correspondre à ces définissants, (V1,
V2, etc.) ; par contre, si l’on saisit d’abord l’une de ces couleurs vertes comme
actuellement présente, on sait qu’elle doit contenir un certain rapport de points
bleus et jaunes. La version dynamique de l’inclusion réciproque est la définition
de l’extension par la diffusion d’une certaine qualité, ou nature, dans le corps

1 G. DELEUZE, « Deleuze : Leibniz : 20/01/1987 »,


http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=135&groupe=Leibniz&langue=1, consulté le
2 décembre 2013.
2 L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit.; Chap.2 - La combinatoire.
3 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., p. 73; Dissertation on the art of
combinations.

210
étendu, les définissants diffusent dans les définis1, comme les divers points jaunes
et bleus qui diffusent dans la surface verte2. On notera que l’inclusion réciproque,
sous la polarité extensive et compréhensive, a pour équivalent la puissance de
diffuser d’où la formule suivante : [[PrÌD º DÌPr] ­¯ Dif].
La combinatoire des définissants sera la raison de la diversification et
répondra à la question : « pourquoi il y a diverses qualités pour une même
essence ? ». En effet, une chose peut avoir une définition réelle, qui manifeste la
possibilité ou l’existence de la chose en indiquant les causes constitutives de cette
chose, ou une définition nominale, qui n’indique que certains caractères
distinctifs qui permettent de la discerner parmi d’autres3. Ainsi, pour une même
notion définie nominalement, disons « vert », on aura une définition réelle qui
permettra d’en donner toutes les qualités possibles, définition réelle qui inclut la
cause en tant que raison de la diversité des couleurs dites vertes. La définition
nominale d’un tout pose corrélativement le problème de la limite, à savoir quand
est-ce qu’on passe d’une série répondant à une définition nominale dans une
autre, par exemple du vert au bleu-vert puis au bleu. La combinatoire obéit ainsi
au principe de similitude qui pose que deux choses non similaires, comme un
cercle et un carré, ont pourtant les mêmes causes, et par suite, entretiennent entre
elles des rapports de similitude4. Ainsi, en poussant à l’extrême la combinaison
des définissants de l’un des deux termes, on pourra atteindre le terme qui lui
semblait opposé : à la limite, un cercle serait un polygone ayant un nombre infini
de segments. La loi de la continuité opère donc pour les extensités dans un
domaine homogène où l’on passe par différences évanouissantes d’un terme à un
autre5. Il reste que c’est la règle des extrêmes qui régit la combinatoire puisque
plus « le rapprochement est inattendu, plus aussi il est fécond et l’invention
élégante »6. Une combinatoire intéressante sera celle qui trouvera les définissants
qui permettront de passer, de manière continue, entre les termes les plus
contrastés. On notera ce passage à la limite en suivant la polarité extensive et
compréhensive par : [(A=B) « (AÌPr et BÌPr)], à lire, A et B seront identiques
en compréhension s’ils sont considérés contenir les mêmes primitives Pr en
extension.

1 Ibid., p. 621.
2 G. DELEUZE, Le pli, op. cit., p. 43.
3 L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., pp. 189-191.
4 Ibid., pp. 297-300.
5 « La différence n’est plus entre le polygone et le cercle, mais dans la pure variabilité des côtés du
polygone. » G. DELEUZE, Le pli, op. cit., p. 88.
6 L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., p. 298.

211
Les intensités
Une intensité sera produite par la convergence de divers caractères
appartenant à diverses séries extensives : par exemple la texture de l’or ayant
« une couleur, un poids, une malléabilité, une résistance à la coupelle et à l’eau-
forte »1. L’intensité est donc un point de convergence et peut être atteinte soit
par expérimentation empirique, soit en trouvant la raison de la connexion interne
de tous les caractères, et par suite elle peut être atteinte par la voie rationnelle. Le
rapport différentiel caractéristique sera la raison qui connecte les divers caractères
et les unifie dans un même sujet. On voit comment le sujet, dans ce cas, ne se
réciproque plus avec son prédicat puisque le sujet est un point de convergence
de plusieurs séries et non ce qui s’étend en produisant la série : par exemple,
« l’or » ne se réciproque pas avec « malléabilité R pesanteur ». L’intensité sera, par
suite, le point de fusion des différents caractères, point intense en tant que c’est
une intensité qui explique une telle fusion – on sait par exemple qu’il faut toute
l’énergie issue de la collision de deux étoiles à neutron pour produire de l’or. La
loi de convergence énonce alors qu’on doit trouver une raison pour expliquer la
fusion des caractères dans la chose, et cette raison est le rapport caractéristique.
Le rapport caractéristique est ainsi la réponse à un problème2 : par exemple,
qu’est-ce qui fera tenir ensemble une certaine densité, pesanteur, malléabilité et
résistance ? Ce rapport décrit donc une puissance d’unification, de fusion. La
pensée et la nature nous lancent des problèmes3, et par suite la solution à un
problème consistera à trouver le point intense où les divers éléments épars du
problème fusionneront dans une nouvelle solution pour en former les caractères.
Il reste que cette solution ne se réciproque pas avec ses caractères, mais en
constitue une unité indivisible. Nous avons par suite la formule de l’implication
suivante : [[NËC º NÌC] ­¯ Fus], à lire que la notion N exclut et se distingue
des caractères C en compréhension, mais inclut ces mêmes caractères en
extension ; l’inclusion non-réciproque prise en son entier en compréhension
implique et s’explique par la puissance de fusion en extension. Si on prend par
exemple l’or comme sujet, l’or pourra avoir plusieurs notions4 suivant les degrés
des caractères qu’il fusionne : on aura ainsi plusieurs choses possibles pour un
même paquet de propriétés – un or plus ou moins pesant, malléable, etc. On voit
donc que l’inclusion est entre une chose possible et des séries variables, la chose
se présentant comme une transversale par rapport à ces séries, un nœud mobile.
La question à laquelle répondent les intensités est donc celle de savoir
« pourquoi il y a ceci plutôt que cela ? », question de la ratio existendi, et qui a donc
pour réponse le rapport caractéristique ou le point intensif. En effet, c’est bien
ce rapport qui explique pourquoi nous avons de l’or avec ces caractéristiques et

1 G. DELEUZE, Le pli, op. cit., p. 63.


2 Ibid., p. 65.
3 Ibid., p. 64.
4 Ibid., p. 67.

212
non autre chose. Mais aussi, c’est ce rapport caractéristique qui explique tout ce
qui peut arriver à l’or en général, comme le fait qu’on puisse le plier, le fondre,
etc. C’est dans ce sens que le principe de raison s’applique par excellence aux
intensités puisque la raison de tout ce qui arrive aux choses est contenue dans
leur rapport caractéristique. Il s’ensuit que tous les jugements universels vrais
sont analytiques. En effet, si nous pouvons savoir a priori que l’or pourra subir
de tels événements c’est parce que nous connaissons son rapport caractéristique
et ainsi nous pourrions déduire tout ce qui peut arriver à l’or en général. Il ne
s’agit pas ici des événements réels qui peuvent arriver à telle pièce d’or, mais bien
aux événements théoriques et universels, ceux qui concernent toute pièce d’or et
les potentialités événementielles qu’elle inclut, potentialités qui ne sont rien
d’autre que l’expression de ses caractères : on sait que l’or a telle malléabilité donc
qu’il pliera si on le soumet à telle force. Chaque chose aura ainsi un concept, son
rapport caractéristique, qui expliquera le comportement possible de la chose. La
caractéristique, comme science, permettra ainsi de déduire toutes les
conséquences qui suivront d’un rapport caractéristique, ou de construire les
rapports caractéristiques possibles depuis les données de l’expérience1.

Les mondes
Les intensités sont la première classe d’êtres appartenant à l’infini convergent,
les mondes la deuxième classe d’êtres relevant de ce même infini. En effet, les
intensités et les mondes relèvent de la convergence, mais de deux manières
différentes : pour les choses, les séries extensives parallèles se nouent dans divers
points possibles ; pour le monde, les divers mondes, constitués des diverses
choses, vont converger vers un monde unique, le meilleur qui puisse exister. Au
lieu d’avoir alors des nœuds mobiles, nous avons des sommets, le meilleur des
mondes étant un sommet pour les mondes possibles, mais aussi, chaque chose
dans ce monde étant la meilleure pour ce monde-ci sera un sommet particulier
par rapport aux autres choses possibles. Le meilleur est donc la raison de la
convergence des séries, soumis au « principe de la contingence ou de l’existence
des choses, c’est-à-dire sur ce qui est ou qui paraît le meilleur parmi plusieurs
choses également possibles »2. Le meilleur, comme choix parmi les possibles,
permet de résoudre deux problèmes : Dieu est ainsi libre puisqu’il peut délibérer
et choisir, le choix libre portant toujours sur le meilleur3 ; Dieu, en choisissant le
meilleur crée le monde au lieu d’être lui-même le monde unique soumis à une
nécessité aveugle4. En effet, la vision des possibles permet de concevoir que tout

1 L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., p. 272.


2 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit., p. 46; Paragraphe 8.
3 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.,

pp. 254-255; Paragraphe 228.


4 Ibid., p. 237; Paragraphe 200.

213
ce qui arrive dans le monde est certain, et donc prévu par la prescience divine,
sans pour autant que ce qui arrive soit nécessaire, puisque l’opposé de ce qui
arrive reste possible. Le monde est le meilleur parce qu’il y a d’autres mondes
possibles et non parce qu’il est l’unique possibilité.
Le bien et le beau étant ce qu’il y a de meilleur, ils deviennent ainsi des
principes1 qui expliquent « pourquoi ceci existe plutôt qu’autre chose ? », donc
donnent une réponse à la ratio existendi des existants. En effet, tel monde existera
parce qu’il est le meilleur, et telle chose dans le monde parce qu’elle contribue au
meilleur. Ce meilleur consiste, du point de vue des lois, à produire le maximum
d’effets avec les lois les plus simples2, c’est-à-dire le monde le plus harmonique3.
Dans ce monde harmonique, il faut penser le rapport du tout et de la partie
qualitativement et non quantitativement4, c’est-à-dire le penser suivant le bon et
le beau où « le mal des parties fait souvent le bien du tout », et la laideur d’une
partie contribue à la beauté du tout5. De ce point de vue, le meilleur est un monde
où le bien surpasse le mal et où le mal sert à augmenter le bien6. Si le monde
enveloppe la laideur et le mal, c’est donc en vue d’une finalité qui dépasse ces
défauts, et ainsi l’enveloppement entre la chose et sa raison d’existence est
hiérarchique, une chose n’ayant valeur qu’en tant qu’elle contribue à ce qui la
dépasse et la domine.
Pour le monde, la convergence est ainsi hiérarchique, mais aussi exclusive
puisque le meilleur des mondes va éliminer les autres mondes possibles pour être
l’unique monde à exister. La tendance, et la lutte pour l’existence seront le pan
dynamique du concept du meilleur7. La formule de l’inclusion pour le monde est
alors : [[MÌPs º MËPs] ­¯ Td], à lire, que le meilleur inclut les possibles en
compréhension, mais les exclut en extension, le tout de cette inclusion prise en
compréhension équivaut à la tendance vers l’existence en extension.
La loi de continuité prend un rôle décisif sous le principe de contingence
puisqu’elle énoncera que le meilleur des mondes est celui qui aura le plus de
continuité pour le plus de variété. Par suite, la ratio existendi est soumise à la ratio
fiendi qui en constitue la raison suffisante : la raison d’existence est le meilleur
compris comme un monde où les choses les plus diverses peuvent se transformer
les unes dans les autres de la manière la plus continue. La raison de la
transformation des choses, le fait que « la nature ne fait pas de saut », répond à la
question « comment une chose devient-elle une autre chose ? ». La continuité du
monde se construit alors par différences évanouissantes qui nous font passer

1 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit., p. 61; Paragraphe 20.


2 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.;
Paragraphe 204.
3 Ibid.; Paragraphe 208.
4 Ibid.; Paragraphe 212.
5 Ibid.; Paragraphe 213.
6 Ibid.; Paragraphe 216.
7 G.W. LEIBNIZ, The Shorter Leibniz Texts, London & New-York, Continuum, 2006, trad. L.
Strickland, p. 30; On the reason why these things exist rather than other things.

214
d’une chose vers une autre chose. Transformation de la matière et métamorphose
du vivant1 exprimeraient la continuité physico-biologique du monde. Deux
termes seront alors dits compossibles si l’on peut passer d’un terme à l’autre par
différences évanouissantes, alors qu’ils seront incompossibles si un tel passage
introduit un saut dans la série des transformations continues. La vice-diction2
remplace la contradiction, un terme est en vice-diction par rapport au monde
non parce qu’il est contradictoire, mais parce qu’il briserait la continuité du
monde. L’incompossibilité sera ainsi une autre version de la raison d’existence
soumise au principe de continuité3. Le calcul sera la science qui développe la série
des transformations continues qu’est le monde : calcul qui se fait analytiquement
et a priori pour Dieu qui arrive à saisir la raison de la série et calculer les
probabilités de ce qui pourrait arriver dans le monde, alors que les humains
n’arrivent pas à saisir la raison de toute la série et donc à prévoir ce qui arrivera
dans le monde4.

Les individus
La classe d’êtres des individus est celle des accidents et des événements,
dernier niveau qui inclut tous les niveaux précédents : « lorsque Dieu produit la
chose, il la produit comme un individu, et non pas comme un universel »5. Les
accidents qui surviennent à des fragments matériels individualisent ce fragment,
de même que les événements qui affectent les êtres vivants les dotent d’une
individualité singulière. Le processus d’individuation répond par suite à la
question : « pourquoi ceci est-il différent de cela ? ». La ratio cognoscendi
recherchera la raison de l’individuation d’une chose ou d’un vivant, raison qui
n’est autre que l’essence singulière de l’être en question6. Si le rapport
caractéristique posait une essence universelle commune à plusieurs êtres et
justifiait des comportements possibles – l’or pourrait se plier, l’homme pourrait
se blesser, agir, etc. –, l’essence singulière va être la raison pour laquelle cette
pièce d’or a été pliée, ou cet homme-ci s’est blessé. Il faut par suite bien distinguer
la cause de l’accident ou de l’événement, de la raison de cet accident ou de cet
événement. En effet, la cause n’est que l’occasion pour que l’essence s’actualise
dans l’existence : par exemple, la raison pour laquelle Socrate est assis dans sa

1 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., pp. 555-557; Reflections on the doctrine of a
single universal spirit.
2 G. DELEUZE, Le pli, op. cit., p. 80.
3 G.W. LEIBNIZ, The shorter Leibniz texts, op. cit., p. 34; On the ultimate origination of things.
4 L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., p. 255.
5 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.;
Paragraphe 390.
6 « C'est l'âme qui est individuelle, parce qu'elle circonscrit un certain nombre de singularités qui se
distinguent de celles d'une autre, bien qu'elles soient toutes prolongeables. » G. DELEUZE, Le pli,
op. cit., p. 88.

215
prison relève de sa conception du bien et non pas du simple fait que ses genoux
peuvent plier1. La notion des substances individuelles étant la raison suffisante
des accidents et des événements qui affectent l’individu en question, cette notion
est par suite si complète qu’on en peut déduire tous les prédicats qualifiant cette
substance2.
Si pour l’infini convergent, pour les essences générales, on pouvait dire que
« pour chaque chose il y a un concept », avec le transfini on dira alors que « pour
chaque concept il ne peut y avoir qu’une chose et une seule » : il n’y a pas deux
gouttes d’eau semblables3. Le principe des indiscernables est par suite le principe
qui régit les individus4. Ce principe pose que toute vérité est incluse dans la notion
du sujet et que toute différence est par suite conceptuelle. En effet, si l’on accepte
qu’un événement ne dépend pas de la notion de la substance individuelle, il
s’ensuivra que cet événement n’aura plus une raison suffisante pour l’expliquer :
si une goutte d’eau tombe à droite plutôt qu’à gauche cela n’est ni dû au hasard
ni à la causalité aveugle, mais bien à l’essence singulière de cette goutte d’eau qui
explique, par toute une série d’appétitions et d’actions de son âme matérielle5,
comment elle est venue à tomber ici plutôt que là. Il s’ensuit que, de proche en
proche, toute substance individuelle finira par inclure le monde, non seulement
le monde physico-biologique, mais aussi le monde comme série infinie
d’événements6. C’est dans cette mesure que « toute proposition vraie est
analytique », ce qui veut dire que tout jugement portant sur un événement qui
arriverait à une substance individuelle est déjà inclus dans sa notion, même si
cette inclusion n’est que virtuelle7.
Le rapport d’inclusion entre la substance individuelle et la série du monde est
un rapport de torsion dans la mesure où le monde est inclus dans le sujet alors
que le sujet se définit par les événements qu’il actualise depuis ce monde8. Il reste
que, même si le sujet inclut la série du monde, il ne connaît pas la raison de la
série, raison que seul Dieu connaît et qui répond au principe de continuité : le
meilleur des mondes sera celui où les événements les plus inattendus forment
pourtant une continuité9. Dans la mesure où le sujet ne connaît pas la raison de

1 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit., p. 63; Paragraphe 20.


2 « Cela étant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou d’un être complet
est d’avoir une notion si accomplie qu’elle soit suffisante à comprendre et à faire déduire tous les
prédicats du sujet à qui cette notion est attribuée. » Ibid., p. 36 ; Paragraphe 8.
3 G.W. LEIBNIZ et S. CLARKE, G.W. Leibniz and Samuel Clarke : Correspondance, Indianapolis /

Cambridge, Hackett Publishing Company, 2000, p. 22 ; Quatrième lettre à Clarke.


4 G.W. LEIBNIZ, La monadologie, Paris, C. Delagrave, 1892 ; Paragraphe 9.
5 Ibid.; Paragraphe 66.
6 « Ainsi quand on considère bien la connexion des choses, on peut dire qu’il y a de tout temps
dans l’âme d’Alexandre des restes de tout ce qu’il lui est arrivé, et des marques de tout ce qu’il lui
arrivera, et même des traces de tout ce qui se passe dans l’univers, quoi qu’il n’appartienne qu’à
Dieu de les connaître toutes. » G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit., p. 36; Paragraphe 8.
7 G.W. LEIBNIZ, The shorter Leibniz texts, op. cit., p. 41; The principle of human knowledge.
8 G. DELEUZE, Le pli, op. cit., p. 36.
9 L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., p. 222.

216
la série qu’il inclut pourtant, on dira que l’inclusion est illocalisable1. On a par
suite la formule de l’inclusion suivante : [IËEv º IÌEv], à lire que l’individu
n’inclut pas la série des événements en compréhension, puisqu’il n’en connaît pas
la raison, mais l’inclut en extension, le monde étant inclus dans l’individu.
Chaque substance individuelle, ou monade, sera ainsi un miroir de l’univers
et l’exprimera plus ou moins confusément en en multipliant les représentations,
et cela pour la gloire de Dieu2. Toute substance consistera en une vue de Dieu
sur le monde, une perspective sur le monde3, la concertation de ces diverses vues
par l’harmonie divine4 faisant que ce qui arrive à l’une répondra à ce qui arrive à
toutes les autres, même si, en fait, il n’y a aucune interaction entre substances et
que la substance tire tout de son fond 5. Dans la mesure où les substances
expriment les mêmes événements, mais suivant des perspectives différentes6, la
substance qui donnera d’un événement l’expression la plus claire serait dite agir
alors que celle qui en donnera une expression obscure sera dite pâtir7. C’est la
spontanéité de la monade qui va ainsi tirer du fond obscur, constitué par les
petites perceptions, une aperception claire par anamorphose, ou transformer les
aperceptions les unes dans les autres par métamorphose8. L’interaction des
monades entre elles est ainsi régie par une loi des inverses entre le clair et l’obscur
et par une causalité « purement « idéale », et sans action réelle, puisque ce que
chacune des deux monades exprime ne renvoie qu’à sa propre spontanéité »9. En
effet, une substance, par définition, ne peut ni agir ni pâtir par rapport à une autre
substance puisque cela contredirait la définition même d’être substance, donc
celle d’un être existant par soi et se concevant par soi. C’est pour cela aussi que
les substances naissent par création et ne peuvent périr que par un dictat divin10.
La causalité idéale permet ainsi de relier les diverses substances individuelles
dans un continuum. Or, pour éviter la transformation des événements les uns
dans les autres en un continuum indifférencié, il faut compléter cette causalité
par la différence intelligible, différence qui se préserve malgré la disparition de
son sujet : par exemple, il faut pouvoir passer de Adam à Jésus dans une série
événementielle continue, sans pour autant que la différence entre Adam et Jésus
ne se perde. La substance individuelle est par suite le principe du changement,
mais aussi ce qui subsiste malgré le changement, comme le rapport des longueurs

1 G. DELEUZE, Le pli, op. cit., p. 84.


2 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit.; Paragraphe 9.
3 G.W. LEIBNIZ, La monadologie, op. cit.; Paragraphe 57.
4 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.;
Paragraphe 291.
5 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit.; Paragraphe 15.
6 La méthode projective des coniques montre comment le cercle, l’ellipse, le point, la parabole et
l’hyperbole peuvent se transformer les unes dans les autres depuis la perspective qui a pour sommet
le cône. L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., p. 429.
7 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit.; Paragraphe 14.
8 G.W. LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, op. cit., p. 106; Avant-propos.
9 G. DELEUZE, Le pli, op. cit., p. 182.
10 G.W. LEIBNIZ, Système nouveau de la nature, Édition en ligne ; Paragraphe 4.

217
de deux triangles opposés qui subsiste malgré la disparition du triangle en un
point1. La causalité idéale et la différence intelligible sont ainsi le pendant
dynamique de l’inclusion illocalisable dans la mesure où ils montrent comment
les séries événementielles convergent les unes dans les autres dans un continuum
marqué par des individualités remarquables.
Nous avons ainsi quatre niveaux dans le transfini : les événements qui
s’évanouissent les uns dans les autres en suivant le couple de la causalité idéale et
de la différence intelligible mettant en rapport les divers individus ; la série des
événements ainsi constituée qui est incluse dans l’individu d’une manière
illocalisable décrivant le rapport entre l’individu et le monde; les perceptions et
les appétitions de l’individu qui contracte et actualise des aperceptions et des
actions depuis les petites perceptions décrivant le rapport de l’individu à son
propre fond. Chacun de ces niveaux aura une formule pour l’inclusion des
prédicats dans le sujet : [EaÌEb º EaËEb], à lire l’événement A s’inclue en
compréhension dans l’événement B en tant que rapport intelligible, alors que A
et B sont distincts en extension ; la causalité idéale pose par contre que [Ac¹Ps
º A=Ps], à lire, la différence en compréhension de l’actif et du passif est une
indifférence entre l’actif et le passif en extension ; [IËM º IÌM], à lire l’individu
n’inclut pas le monde en compréhension, mais il l’inclut en extension ; [Ap¹P º
Ap=P], à lire, l’aperception se distingue des petites perceptions en
compréhension, mais les inclut en extension.

La méthode leibnizienne
Leibniz va avoir recours à la quadripartition ontologique, les quatre classes
d’êtres et des modalités de l’implication, pour résoudre des problèmes
philosophiques. Nous montrerons uniquement l’approche leibnizienne portant
sur quelques problèmes qui relèvent de la philosophie pratique, de la théorie de
la connaissance, de la physique, et enfin de la logique.

Philosophie pratique : la justice de Dieu

Pour sauver la perfection divine des méfaits commis par les hommes, Leibniz
va distinguer quatre facultés divines2. La première est la science de simple
intelligence, représentée par la Pallas3 dans le conte de Sextus, science qui
consiste dans la prescience divine qui permet à Dieu de connaître tous les mondes

1 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., p. 542; Justification of the infinitesimal calculus
by that of ordinary algebra.
2 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.;
Paragraphe 42.
3 Ibid.; Paragraphe 417.

218
possibles, mondes qui se multiplient par les actions libres des hommes. La
deuxième faculté est la science de vision, représentée par Apollon dans le conte
de Sextus, science qui consiste dans la vision du déroulement des événements
dans le monde qui existe actuellement. La troisième faculté correspond à la
volonté divine, volonté qui choisit toujours la meilleure des possibilités que lui
présente la prescience divine1. Le monde actuel, le meilleur, est donc choisi par
décret de la volonté divine2. Le quatrième niveau est celui de la puissance divine,
« elle précède même l’entendement et la volonté ; mais elle agit comme l’un le
montre et comme l’autre le demande »3.
Grâce à cette quadripartition des facultés divines, Dieu pourra ainsi prévoir
les actions humaines tout en préservant la liberté et la responsabilité humaines.
En effet, toutes les actions humaines étant une conséquence de son essence, il
s’ensuit que l’homme libre est l’unique responsable de ses actions4. L’inscription
de ces événements dans son essence ne le prive pas de surcroît de sa liberté5
puisque l’opposé de ces événements n’étant pas contradictoire, il s’ensuit que ces
événements ne sont pas nécessaires6. Grâce à sa prescience, Dieu pourra ainsi
prévoir toutes les actions relevant de la liberté humaine, et cela avec certitude,
sans que cette prévision rende les actions humaines nécessaires7. En effet, si le
nécessaire est prévisible, cela ne veut pas dire que tout ce qui est prévisible est
pour autant nécessaire. La volonté divine choisira ainsi le meilleur des mondes
où l’homme est libre et responsable, et, par ce choix du meilleur, Dieu agit en
conformité avec sa bonté et sa liberté divines.
Cette quadripartition des facultés divine peut aussi résoudre un nombre
d’objections portant sur la bonté et la liberté divines. Par exemple, Abélard8 pose
que Dieu est impuissant puisque Dieu ne voulant que le convenable, il ne peut
pas faire le non convenable. En cela, Abélard confond l’ordre de la puissance et
de la volonté divine : Dieu en effet par sa puissance produit les possibilités
convenables et non convenables qu’il saisit dans sa prescience, sa volonté ne
choisit que le plus convenable, et sa puissance alors exécute le plus convenable.
Il serait alors absurde d’accuser Dieu d’impuissance puisqu’il choisit et exécute
ce qu’il y a de meilleur.

1 Ibid.; Paragraphe 149.


2 Ibid. Paragraphe 171.
3 Ibid.; Paragraphe 149.
4 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit.; Paragraph 13.
5 Arnault pensait, par exemple, que si tous les événements relèvent de l’essence humaine et y sont
inscrits de tout temps alors dès la création d’Adam tout ce qui arrivera à l’humanité en découlerait
d’une manière nécessaire. G.W. LEIBNIZ, G.W Leibniz Philosophical Texts, Oxford, Oxford
University Press, 1998, p. 98; Letter from Arnaud to von Hessen-Rheinfels, 13 March 1686.
6 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit.; Paragraphe 13.
7 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.,
p. 124; Paragraphe 36.
8 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.;
Paragraphe 171.

219
Les franciscains et les jésuites, par contre, introduisent la science moyenne
qui prétend que Dieu produit les conditions qui feront infléchir l’homme dans
un sens ou dans l’autre sans pour autant nécessiter les hommes directement à
faire ceci ou cela1. Il reste que l’action libre, ainsi comprise, n’innocente pas Dieu,
puisqu’en cela Dieu agirait sur la liberté humaine et la nécessiterait par le biais de
ces conditions. Par suite, il faut maintenir que la liberté humaine n’est pas une
simple liberté d’indifférence qui serait inclinée, dans un sens ou dans l’autre, par
les conditions présentes, comme le soutiendraient les molinistes2, mais qu’elle est
elle-même une des conditions de l’action en tant qu’elle consiste dans le choix du
meilleur parmi les possibilités que lui offrent les conditions présentes. La liberté
humaine, comme choix de ce qui semble être le meilleur, sauve ainsi Dieu
puisque, quelles que soient les conditions, c’est l’homme qui choisit et par suite
est responsable de ses actes.
Enfin, cette quadripartition permet de résoudre le problème des futurs
contingents3. Ce problème se noue en considérant trois propositions dont deux
uniquement peuvent être vraies, une fois considérées ensembles, alors que prises
séparément elles semblent toutes plausibles. Les trois propositions sont les
suivantes :

1. Tout ce qui est passé est nécessairement vrai.


2. Du possible ne procède pas l’impossible.
3. Est possible ce qui n’est pas vrai ni ne le sera.

Leibniz peut soutenir les trois propositions, moyennant une légère


modification de la proposition (1), dans la mesure où les vérités mondaines ne
sont pas nécessaires, mais bien déterminées. Par suite, il est vrai que « tout ce qui
est passé est vrai ». Pour la proposition (3), Leibniz soutient que c’est uniquement
le compossible qui passe à l’existence et non pas les possibilités pures, par suite
il est vrai qu’« est possible ce qui n’est pas vrai ni ne le sera ». Enfin, pour la
proposition (2), lorsqu’un événement s’actualise dans notre monde son opposé
reste possible et ne devient pas pour autant impossible puisqu’il est préservé, en
tant que tel, dans les modes possibles. Par suite, il est vrai que « du possible ne
procède pas l’impossible ». Ce n’est donc qu’en donnant une existence virtuelle
au possible, existence saisie par la prescience divine, que le problème des futurs
contingents se résout.
Si l’on scrute maintenant ces diverses erreurs, on voit qu’elles consistent
toutes dans un contresens consistant à placer l’actuel avant le virtuel. En effet,
Abélard détruit le possible puisqu’il pose que Dieu ne peut faire que ce qu’il veut
faire, posant la volonté avant la puissance, alors que la puissance doit présenter
les possibles à la volonté. Les molinistes détruisent la délibération en postulant

1 Ibid.; Paragraphe 40.


2 Ibid.; Paragraphe 367.
3 Pour une reconstruction de ce problème on peut se référer au livre de Schuhl. P.-M. SCHUHL,
Le dominateur et les possibles, Paris, Presses Universitaires de France, 1960.

220
une liberté d’indifférence qui se détermine par les conditions, alors qu’en fait
l’homme choisit parmi les possibles. Arnault détruit la contingence puisque, pour
lui, la prévision implique la nécessité, alors que l’opposé d’une action prévisible
peut exister virtuellement dans les mondes possibles. Enfin, pour les futurs
contingents, il faut qu’une sphère du possible existe en elle-même pour éviter les
apories que soulève ce problème. Il y a par suite un ordre à suivre dans la
résolution des problèmes : il faut commencer par le possible pour s’acheminer
vers l’actuel, sinon, si l’on commence par l’actuel, la sphère du possible sera
détruite, ce qui conduira aux divers problèmes évoqués. Dans la branche
« puissance », donc sous le pôle extension, c’est la liberté qui préside au choix, les
alternatives au choix du meilleur ; dans la branche « intellect », donc sous le pôle
compréhension, c’est le virtuel qui préside sur l’actuel et les possibles sur le
certain.

Liberté
Volonté
Choix
Puissance
Alternatives
Production
Le meilleur
Dieu
Certain
Vision
Possibles
Intellect
Actuel
Intelligence
Virtuel

Physique : l’architectonique de la nature

Le but ici est de montrer comment les problèmes, et les solutions, dans le
domaine physique, sont analogiques à la quadripartition dans le domaine
pratique1. Ce domaine se divise aussi suivant deux grands étages, ou lignées
souches, le premier relevant de l’extension de la nature et l’autre de la manière
dont on comprend la nature. La nature comme extension, quant à elle, se divise
en matière et force. La matière est considérée par Leibniz comme une pure
extension abstraite, partes extra partes, qui manque de toute cohésion et qui par
suite a besoin de forces unificatrices, des atomes formels2, qui peuvent tenir

1 « Il y a donc une parfaite analogie entre la Mécanique et la Métaphysique ; c’est même plus qu’une
analogie, selon Leibniz, car ce sont les lois du mouvement qui, de son propre aveu, lui ont suggéré
cette théorie, et elles ne sont à ses yeux qu’une application particulière du principe métaphysique
du meilleur. » L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., p. 226.
2 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., p. 454; A new system of nature,
Paragraphe 3.

221
ensemble cet agrégat matériel. Ces forces seront dites diffuser dans la matière
dans la mesure où la répétition de leurs actions est la cause de la subsistance et
de la cohésion de la matière1. Ces forces sont par suite actives, imprimées dans
la matière depuis sa création, et permettent l’explication de la figure et du
mouvement des choses matérielles2. La physique géométrique ignore la force et
la réduit à la vitesse, alors qu’une comparaison des quantités de vitesse et de force
montre comment la force est la cause de la vitesse et lui est irréductible3.
La compréhension de la nature se divise par un mode explicatif matérialiste,
qui ne repose que sur les causes efficientes, et une explication déiste qui, elle, ne
repose que sur les causes finales. Les déistes pensent que la source des choses est
dans les causes finales et formelles et que certains phénomènes naturels sont ainsi
irréductibles à la causalité mécanique, alors que les matérialistes négligent les
causes finales pour se limiter aux causes efficientes qui opèrent sans buts ni fins
prédéterminés4. Pour un déiste, l’œil humain a été créé par Dieu pour que
l’homme puisse voir, alors que pour un mécaniste l’œil humain s’est formé par
pure nécessité aveugle5. Au lieu de réduire les causes finales à des causes morales,
et les causes efficientes à une causalité aveugle, Leibniz va introduire les lois
architectoniques de la nature, lois dont l’opposé n’est pas contradictoire, mais
imparfait6. Dieu, par suite, va choisir parmi toutes les lois possibles les lois qui
sont les meilleures7, donc les lois qui produisent le plus grand nombre d’effets
par la plus grande économie de moyens8.
Il y a par suite une finalité propre à la nature elle-même, finalité qu’il ne faut
pas confondre avec la finalité morale qui est le propre de l’être humain. En effet,
l’être humain est une cause efficiente parmi d’autres, il peut agir par son corps et
devenir cause de certains effets, mais aussi il peut être affecté par d’autres corps.
Il reste que l’être humain n’agit pas par simple causalité mécanique, ou
physiologique, mais en suivant une finalité morale : il serait plus avantageux
d’expliquer une conquête militaire par « la prévoyance du conquérant [qui] lui a
fait choisir le temps et les moyens convenables »9 que par les propriétés
physiques des armes à feu.

1 Ibid., p. 536; Hanover under George Louis, June 30 1704.


2 Ibid., p. 393; Critical thoughts on the general part of the Principles of Descartes - Part II.
3 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit., p. 57; Paragraphe 17.
4 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., p. 655; Letters to Nicolas Remond.
5 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit., p. 60; Paragraphe 19.
6 G.W. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, op. cit.;
346.
7 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., pp. 351-353; Letter of Mr. Leibniz on a
general principle useful in explaining the laws of nature through a consideration of the divine
wisdom.
8 Dans Tentamen Anagogicum, Leibniz montre que le rayon lumineux suivra toujours le chemin le

plus déterminé, donc celui qui n’a pas de « frère jumeau », même si un autre chemin reste possible.
Ibid., pp. 477-484; Tentamen Anagogicum.
9 G.W. LEIBNIZ, Discours de métaphysique, op. cit., p. 60; Paragraphe 19.

222
Or, ces deux registres, les causes efficientes et finales, sont eux-mêmes
harmoniques puisque tout être est mû par son appétit vers le bien, ce qui actualise
ses perceptions et ses actions, alors que tous les changements corporels sont eux-
mêmes gouvernés par les meilleures lois qui orientent la causalité efficiente. Il y
a ainsi une parfaite harmonie entre les perceptions d’un être, même d’un être
matériel, et les mouvements de son corps1, le Dieu architecte de la machine de
l’univers étant lui-même le Dieu monarque de la cité divine des esprits2. Il faut
ainsi comprendre la nature elle-même comme un être intelligent puisque ses
causes efficientes répondent et s’harmonisent avec des causes finales propres à
la nature.

Mouvement
Matière
Force
Extension
Perception
Corps
Appétition
Nature
Cause Nature
efficiente
Vie
Compréhension
Matérielle
Cause finale
Morale

Il faut par suite suivre un certain ordre de pensée pour éviter les erreurs du
déisme, du matérialisme et du mécanisme. Dans le déisme, on confond la finalité
morale et naturelle, dans le matérialisme, on rejette toutes les causes finales, ce
qui conduit à des absurdités pour expliquer les phénomènes humains et naturels.
Le mécanisme par contre rejette la notion de force active et réduit la nature à une
interaction géométrique entre figures et mouvements sans atteindre à la cause de
ces interactions ni à la raison qui gouverne cette cause. Comme dans la
philosophie pratique, la forme générale de l’erreur consiste donc à partir de
l’actuel, ce qui conduit à l’élimination du virtuel, alors que le bon chemin à suivre
consiste à saisir d’abord la virtualité des lois possibles pour ensuite expliquer
l’actuel et l’efficient depuis cette virtualité.

La théorie de la connaissance : les idées innées

La théorie de la connaissance leibnizienne se divisera aussi suivant deux


étages, une psychologie répondant au pôle extension, et une épistémologie
répondant au pôle compréhension. La psychologie leibnizienne sera une sorte

1 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., p. 637; The principles of nature and grace,
based on reason.
2 G.W. LEIBNIZ, La monadologie, op. cit.; Paragraphe 87.

223
d’anatomie de l’intellect humain se divisant à nouveau entre la sensibilité et
l’entendement. L’entendement consistera en des idées innées, véritables
habitudes de l’esprit qui produisent des actions que sont les concepts1. Ce sont
ces habitudes de l’esprit qui sont au fondement des connaissances universelles
puisque les mêmes habitudes caractérisent tous les esprits humains. Il reste que
ces habitudes ont d’abord une existence implicite, virtuelle, même si elles agissent
sans que nous nous en rendions toujours compte, distraits que nous sommes par
les besoins du corps et les objets des sens. Ce n’est donc que lors d’un véritable
effort de réflexion que nous pouvons saisir ces idées et les rendre explicites,
comme lorsque nous polissons un marbre pour en faire ressortir les veines2. C’est
le rejet de cette existence virtuelle des idées innées qui conduit Philalèthe à
commettre diverses erreurs qui consistent toutes dans l’inversion du rapport
entre l’actuel et le virtuel. Ainsi, ce n’est pas parce que certaines idées sont
répandues qu’elles sont dites générales, comme le pense Philalèthe, mais parce
qu’elles sont innées, qu’elles se répandent comme lui répond Théophile3; ce n’est
pas parce qu’une idée est virtuelle qu’elle n’est plus une idée puisqu’elle ne se
présente pas à l’esprit, mais la présentation des pensées dépend elle-même d’une
zone virtuelle d’où ces pensées sont extraites4 ; ce n’est pas parce que des
maximes sont faciles à acquérir qu’elles sont vraies, mais c’est quand on saisit la
vérité d’un principe que les maximes qui en dépendent deviennent faciles5; ce
n’est pas parce qu’une connaissance m’apprend quelque chose de nouveau qu’elle
est empirique, mais c’est parce qu’elle relève de la réflexion qu’elle est nouvelle
et me fait saisir la nature des choses6. En bref, c’est l’inné qui explique ses effets
dans l’extension (diffusion, présence, aisance, nouveauté) et non pas ces effets
qui doivent expliquer l’inné comme leur effet.
La partie sensible de cette anatomie répond à la même division. D’un côté,
nous avons le fond virtuel des petites perceptions, perceptions qui s’actualisent,
grâce à la spontanéité de la monade, en de véritables aperceptions. Les petites
perceptions deviennent des perceptions lorsqu’elles franchissent un seuil
différentiel, véritable forme perceptive, qui opère une inversion du signe et fait
passer ces perceptions dans la conscience7. La position des petites perceptions
permet de résoudre un nombre de problèmes psychologiques, comme celui du
choix qu’on a vu dans la section pratique, mais aussi celui de la transformation
des sensations les unes dans les autres qui se fait par intégration progressive de
petites perceptions d’un certain genre8, ou même le problème de la mort comme

1 G.W. LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, op. cit.; I - Paragraphe 23-27.
2 Ibid.; I - Paragraphe 23.
3 Ibid.; I - Paragraphe 2-4.
4 Ibid.; I - Paragraphe 5-17.
5 Ibid.; I - Paragraphe 18.
6 Ibid.; I - Paragraphe 23.
7 G. DELEUZE, Le pli, op. cit., p. 117.
8 Ibid., p. 115.

224
forme de repli sur soi dans le fond obscur, ou de la naissance comme dépliement
depuis la semence1.
Au deuxième étage, l’épistémologie leibnizienne se divisera aussi en deux
pans. Le premier traitera d’une théorie de la définition, donc des diverses formes
de possibilités, alors que le second traitera de la connaissance proprement dite,
et donc de la saisie de ce qui constitue l’essence de la réalité. Pour ce qui est des
définitions, Leibniz fait grief à Descartes de se tenir aux signes distinctifs de l’idée
vraie, que sont le clair et le distinct, pour conclure à la validité de toute idée qui
exhiberait ces signes. En effet, l’idée d’un être parfait peut être claire et distincte,
mais cela ne prouve pas qu’une telle idée est réellement possible. Ce qui se
présente ainsi à la pensée peut donc être une absurdité2 et il faut par suite
compléter la définition nominale par une définition réelle qui montre la
possibilité et la genèse réelles de la chose définie3. L’erreur de Descartes consiste
ainsi à partir de l’apparence manifeste de l’idée vraie au lieu de creuser cette
apparence pour en révéler la possibilité réelle.
Le super-nominalisme de Hobbes commet la même erreur, mais en se
remettant à l’évidence sensible. Pour Hobbes, toute définition est nominale et
arbitraire puisqu’elle ne repose que sur une énumération des caractères sensibles,
sachant que cette énumération, et les noms qu’on applique à de telles
constructions sont arbitraires4. Par suite, Hobbes pose que les universaux ne sont
que des fictions, le genre ne nommant qu’un agrégat d’individus mais ne
possédant aucune existence véritable. À ce nominalisme, Leibniz oppose son
conceptualisme qui montre que la définition réelle d’un objet en saisit l’essence,
essence qui consiste en une action productrice de l’objet lui-même. L’universel
ne nomme donc pas un agrégat, ce qui conduirait à tout genre d’absurdités5, mais
bien un acte distributif qui produit les divers individus. L’universalisme leibnizien
se fonde ainsi dans la nature des choses et ne s’oppose pas à l’individualisme,
mais au contraire en fournit la raison. Au fait, le conceptualisme6 leibnizien
s’oppose au réalisme des idées, d’un côté, et au nominalisme des empiristes, de
l’autre côté. Le réalisme des idées poserait en effet une même essence pour
plusieurs individus, ce qui contredirait le principe des indiscernables, alors que le
nominalisme est incapable d’expliquer la genèse et la nécessité des phénomènes
naturels : « si la cause est la même ou similaire dans tous les cas, l’effet sera le
même ou similaire dans tous les cas »7. L’induction empirique qui repose sur les

1 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., pp. 555-557; Reflections on the doctrine of a
single universal spirit.
2 Ibid., pp. 291-294; Meditation on knowledge, truth, and ideas.
3 Ibid., p. 229; On universal synthesis and analysis, or the art of discovery and judgement.
4 Ibid., p. 231; On universal synthesis and analysis.
5 Critiquant Nizolius, Leibniz montre que si on accepte que le genre nomme l’agrégat alors il faut

accepter, par exemple, de dire que « tout homme est tous les animaux ». Ibid., pp. 121-130;
Preface to an Edition of Nizolius.
6 L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., p. 471.
7 G.W. LEIBNIZ, Philosophical papers and letters, op. cit., p. 129; Preface to an Edition of Nizolius.

225
ressemblances n’est donc elle-même possible que sur fond de principes
universels opérant au sein même de la matière1.

Aperception
Sensible Petites
perceptions
Psychologie
Action-
Concept
Entendement
Habitude-Idée
Connaissance
Cause Individu
efficiente
Universel
Épistémologie Possibilité
nominale
Cause finale Possibilité
réelle

L’empirisme confond donc lui aussi l’être et l’apparaître, posant que l’être du
sensible est ce que nous observons, alors que son être véritable est ce qui explique
sa production. Lorsqu’on considère le sensible comme donné, alors il s’isole dans
sa singularité qui vient contredire la généralité du concept, voire même, c’est le
concept qui se conçoit alors depuis ce sensible-là comme notion commune. Alors
que si le sensible est lui-même fondé, c’est-à-dire produit, le concept nomme ces
forces productives et non plus l’apparence sensible. La formule de l’erreur dans
la théorie de la connaissance leibnizienne consiste donc à partir de l’explicite, que
ce soit la manière dont une idée vraie nous apparaît, comme chez Descartes, ou
la manière dont les idées se répandent comme le défend Philalèthe, la manière
dont les perceptions semblent changer d’un coup et sans préparation, ou enfin,
la manière dont les êtres sensibles apparaissent comme se ressemblant. En bref,
si l’on commence par le phénomène, on sera tenté d’expliquer les effets
nouménaux, mais cette explication elle-même sera calquée sur les données
phénoménales, ce qui nous empêchera d’atteindre le nécessaire et l’universel. Le
bon sens par contre reviendrait à commencer par le virtuel, l’implicite, pour
atteindre l’actuel, l’explicite, suivant un processus de genèse. Seule une telle
démarche permettra à la pensée de passer dans l’extension, et à l’extension de
pouvoir se saisir par la compréhension : la définition réelle, l’universel, les idées
expliquent comment les choses sont en réalités puisqu’elles nomment ce qui
opère au fond du réel.

1 L. COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., p. 471.

226
Formalisation de l’approche leibnizienne

Tableau de l’ontologie leibnizienne


Absolument Infini par la Infini convergent Transfini
parfait cause
Réalité – Extensités Intensités – Mondes Individus
Existence Choses
Ratio essendi Ratio diversitatis Ratio existendi Ratio fiendi Ratio cognoscendi
Pourquoi il y a Pourquoi il y a Pourquoi il y a Comment une Pourquoi ceci
quelque chose diverses ceci plutôt que chose devient est différent
plutôt que rien ? qualités ? cela ? une autre chose ? de cela ?

Pp. d’identité Pp. de similarité Pp. de raison Pp. de contingence Pp. des
indiscernables
Une chose est La combinaison Tout a une Il doit y avoir Toute vérité
identique à ce de propositions raison. / Les une raison pour est incluse
qu’elle est. / Les vraies est une jugements que ceci existe dans la notion
jugements vraie universels vrais plutôt que cela. du sujet. /
analytiques sont proposition. / sont Toute
vrais. Les définitions. analytiques. différence est
conceptuelle.
Tout a une Tout a une Pour chaque chose il y a un concept. Pour chaque
essence. cause. concept il y a
une chose.
Loi de Règles des Loi de convergence Loi de continuité Loi des inverses
contradiction extrêmes
Rien ne peut On peut On peut trouver La nature ne fait Ce qu’une
contredire Dieu. trouver des une raison pour pas de sauts. / monade
/ Ce qui est similarités entre la disparition Le monde est exprime
contradictoire termes éloignés des caractères continu par clairement une
ne peut pas s’ils contiennent dans le rapport différences autre l’exprime
exister. les mêmes caractéristique. évanescentes. confusément.
primitives.
Contradiction Définitions Problématisation Vice-diction Proposition
Des prédicats Inclusion des Trouver la Opposition entre Le prédicat se
opposés dans définissants notion pour les X et le monde. dit du sujet par
l’essence dans le défini. caractères. accident.
L’essentiel Séries possibles Chose possible Possibilité Différence
dans un ayant certains compossible intelligible
domaine. caractères. avec un monde. (sujet). / Série
d’événements
(monde).
Auto- Implication Implication unilatérale Implication
implication réciproque illocalisable

Simples – Dieu Définissants – Caractères / Mondes Individu /


Défini Rapport possibles / Événements
Pensée / caractéristique Monde existant
Extension (notion)
Intuitionnisme Combinatoire Caractéristique Calcul divin Perspectivisme
Probabilités

227
Analyse infinie Analyse Analyse infinie Analyse infinie Analyse infinie
pour trouver les métaphysique pour trouver le pour trouver le montrant
simples, ce qui pour trouver les rapport monde le plus comment tout
peut s’élever à primitives, ce caractéristique. continu. événement est
l’infini. qui n’est plus inclus dans la
décomposable. notion de
l’individu.
[DËIºDËI] [DfÌDºDÌDf] [NËCºNÌC] [MÌPsºMËPs] [IËEvºIÌEv]
[I¹IºI=I]
Pouvoir d’exister Pouvoir de Pouvoir Pouvoir de choisir Pouvoir de la
diffusion d’unification Convergence par spontanéité
Intuition du réel Diffusion par Convergence différences Agir et
comme unité de répétition des par progression évanescentes. percevoir par
l’absolument primitives. fusionnante. la production
différent. de la monade.

Les invariants du système leibnizien


Forme de la détermination

La forme de la détermination leibnizienne revient à poser deux indéterminés


pour pouvoir cerner le déterminé et cela au niveau du créateur et de la créature :

(indéterminé)-déterminant + déterminations-(indéterminées)
= déterminé-(indéterminé)
(déterminé)-déterminable-indéterminé-déterminant
= déterminations-déterminées

La première formule concerne Dieu et l’entendement divin observant les


mondes possibles. L’indétermination n’est à ce niveau que pour nous et par suite
on l’inscrit entre parenthèses : Dieu crée le monde déterminé à partir des
déterminations possibles. La deuxième formule est celle de la monade, qui n’est
déterminée que pour Dieu qui la connaît, et par suite on inscrit ce fait entre
parenthèses. La monade sera tout à la fois le déterminable, en tant que fond de
petites perceptions, indéterminée, en tant qu’elle nous est inconnue comme
spontanéité et comme fond, et enfin, le déterminant puisqu’elle est ce qui
détermine le fond en perceptions déterminées. En cernant le déterminé à chaque
fois par deux indéterminations, et en redoublant ce processus, le système
leibnizien frôle la limite du système de l’indétermination totale dans la mesure où
deux inconnues, par deux fois, sont requises pour expliquer le connu : pour
expliquer l’existence de ce monde, il faut se rapporter à l’insondable intellect divin
et à l’infinité inconnaissable des mondes possibles ; pour expliquer les
déterminations dans ce monde, il faut se rapporter au fond obscur des petites
perceptions et à la spontanéité mystérieuse de la monade.

228
Forme de l’argument

La logique par évanouissement consiste à passer par gradations


imperceptibles d’un opposé à l’autre, mais aussi d’un plan ontologique à l’autre.
Cette logique de l’évanouissement procèdera par l’acte mental qui consiste à
rendre raison, l’exigence de la raison suffisante permettant d’établir une
continuité dans chaque plan, malgré les différences, et une continuité entre les
divers plans. Dans le premier plan, celui de l’existence, la différence a lieu entre
les identiques qui sont absolument autres, en compréhension, mais qui sont
identifiés, en extension. Tel serait l’évanouissement maximal, sorte de
basculement de la différence dans l’identité qui pose l’éternité et la subsistance
de l’existence. La première transition nous fait passer de l’existence aux
extensités, les définissants jouant un rôle analogue aux identiques dans leurs
domaines propres. Les différences dans une série extensive s’établiront entre les
définis, sachant que l’on pourra passer d’un défini à l’autre en poussant la
combinatoire des définissants à la limite : à la limite, un polygone est un cercle.
L’évanouissement d’un défini dans l’autre se justifie dans la série par le fait que
les définis ont les mêmes raisons, donc les mêmes causes, que sont les
définissants. Sous la polarité extension, l’extensité se pense comme une puissance
de diffusion des définissants dans les définis, la répétition des actes de
contraction des âmes matérielles, ou des idées dans la pensée, produisant le
continuum qu’est l’extensité. Le passage des extensités à l’intensité se fait par
convergence de divers points appartenant à diverses séries extensives en une
seule chose. L’évanouissement des différences, que sont les caractères, dans la
chose a pour raison suffisante le rapport caractéristique, qui n’est autre que
l’intensité qui permet une telle convergence. Sous la polarité extension, c’est la
puissance de fusion qui assure ainsi l’unité des divers caractères et de la chose
comme constituant leur continuum. La transformation des diverses choses les
unes dans les autres définira un monde. L’évanouissement des choses les unes
dans les autres ayant ainsi pour raison suffisante la raison de la série qu’est le
monde, monde qui se tient comme le continuum entre les diverses choses. Les
différences que constituent les mondes possibles convergeront à leur tour dans
le meilleur des mondes, le meilleur étant la raison suffisante qui permet le passage
des virtualités possibles à l’actualité. Sous la polarité extension, la notion du
meilleur a pour équivalent la lutte pour l’existence, la poussée vers l’existence des
divers mondes, lutte qui va se conclure par le passage à l’existence du meilleur
des mondes possibles. Enfin, le passage du monde à la monade se fera par un
acte divin de création et de l’enroulement du meilleur des mondes dans la
monade. La monade va alors développer la série des événements qu’elle extrait
de son propre fond, événements qui se transforment et s’évanouissent les uns
dans les autres tout en préservant leurs différences intelligibles. La raison
suffisante de ces transformations est la notion de la monade qui inclut en elle, de
toute éternité, tous les événements qu’elle va actualiser depuis la série des petites
perceptions qu’est le monde. Les différences des petites perceptions se
contractent ainsi en une aperception par métamorphose alors que les diverses

229
aperceptions se transforment les unes dans les autres par anamorphose,
développant la continuité d’une vie. Sous le pôle extension, l’activité de la
monade se présente comme une suite d’appétitions et de perceptions régies par
la puissance de la spontanéité de la monade dont l’activité ne s’arrêtera que dans
le repli de la monade sur elle-même qu’est la mort. On peut par suite formaliser
cette logique par les étapes suivantes :

1. Poser une distinction entre termes.


2. Pousser cette distinction jusqu’à la limite où l’un des termes disparaît.
3. Montrer que le rapport entre les deux termes se maintient malgré la
disparition.
4. Poser que ce rapport est la raison des termes mis en rapport.

Usage des facultés

Au niveau des facultés, l’entendement établira la raison suffisante qui régit


une certaine classe d’être et l’imagination produira alors l’équivalent dynamique,
en extension, qui correspondra à une telle compréhension. Par exemple, la
définition réelle de Dieu, définition qui pose l’impossibilité de la contradiction
des identiques, a pour équivalent dynamique la puissance de subsistance de
l’existence que rien ne peut limiter. Les définissants, comme raison de l’extensité,
auront pour équivalent dynamique la puissance de diffusion des définissants dans
les définis, alors que le rapport caractéristique, qui donne la raison de la
convergence des caractères, aura pour équivalent dynamique une puissance de
fusion. De même, la raison de la série des transformations du monde ouvre sur
une puissance de transformation, alors que la notion de la monade est la raison
de la série des événements et des perceptions, qui a pour équivalent dynamique
une puissance de la spontanéité. Dans un premier temps, nous avons donc un
travail en concert entre l’entendement et l’imagination. L’intuition a lieu lorsque
l’entendement poussera l’imagination à une plus haute puissance. Au niveau de
l’existence, l’intuition consiste à voir comment la différence absolue est elle-
même l’identité absolue. Au niveau des extensités, l’intuition consistera à voir le
même dans le différent en poussant à la limite la combinatoire des définissants :
à la limite, le polygone est un cercle. Au niveau des intensités, l’intuition
consistera à voir la disjonction des caractères comme une unité, et la disparition
des choses du monde les unes dans les autres comme une disparition qui subsiste
pourtant dans les différences intelligibles : à la limite, le triangle qui disparaît dans
un point se préserve comme rapport dans le triangle qui lui est semblable. Au
niveau du choix entre les mondes possibles, il faut voir que ce monde-là est le
meilleur malgré toutes les atrocités qui s’y déploient : à la limite, il faut voir
comment le mal contribue au bien, le laid au beau. Pour la monade enfin,
l’entendement pousse l’imagination à voir le monde inscrit au sein de l’individu :
à la limite, tous les événements doivent être déjà contenus dans la notion du sujet,
à la limite le sujet veut ainsi tout ce qui lui arrive. Chez Leibniz, par suite,

230
l’intuition consiste dans la vision du virtuel dans l’actuel, vision qui semble
contredire les distinctions usuelles de l’entendement, mais qui est elle-même
rendue possible par un usage supérieur de l’entendement lui-même : trouver une
raison coûte que coûte est un cri, un délire de la raison elle-même qui l’ouvre sur
un vertige et à une intuition de la nature des choses du sein de ce vertige.

Forme de l’implication

Une fois ces quatre plans ontologiques posés, il s’ensuit un ordre et un sens
pour l’explication. L’explication valable sera celle qui respectera l’ordre et la
distinction des plans ontologiques, mais aussi le sens du mouvement ontologique
qui va du virtuel à l’actuel, le virtuel étant ainsi l’instance explicative par rapport
à l’actuel. Dans la philosophie pratique, ce sont les mondes possibles qui
expliquent la possibilité d’une action libre, quoique certaine, les petites
perceptions expliquent la transition entre diverses aperceptions et appétitions.
Dans la philosophie de la nature, ce sont les lois possibles architectoniques qui
expliquent pourquoi les lois de la nature sont les meilleures, alors que dans la
théorie de la connaissance ce sont les idées innées virtuelles qui expliquent la
possibilité de la connaissance universelle. La prise en compte du virtuel dans
l’explication permet de résoudre les oppositions usuelles. Par exemple,
l’opposition de la liberté humaine et de la prescience divine se résout si l’on pose
l’existence virtuelle des mondes possibles dans l’entendement divin. Dans la
philosophie de la nature, l’opposition entre matérialisme et déisme se résout si
l’on prend en compte l’existence virtuelle des lois architectoniques qui
permettent de finaliser les causes efficientes sans pour autant identifier cette
finalité naturelle à la finalité morale. Dans la théorie de la connaissance, les idées
innées permettent de concevoir l’essence sous-jacente aux êtres naturels et ainsi
de résoudre l’opposition entre l’induction et la déduction, mais aussi entre le
rationalisme et l’empirisme : la ressemblance dans la nature n’existant elle-même
que par le fait que des essences agissent dans la nature. La position du virtuel
permet ainsi de rejeter dos à dos les opposés pour ne garder que ce qui est positif
dans chaque opposé : il y aura certitude du cours du monde et liberté humaine,
explication par les causes efficientes et une finalité de ces causes, universalisme
et individualisme, etc.
Le virtuel est l’implicite leibnizien, un implicite qui est requis pour éviter la
contradiction et dicter l’ordre de la pensée. Chaque être sera cerné par sa frange
de virtualité et impliquera cette frange comme constitutive de son être, ce qui
permettra d’en expliquer la nature : les extensités impliquent les définissants et
s’expliquent par la combinatoire virtuelle de ces définissants, les intensités
impliquent des variations possibles de caractères et s’expliquent par le rapport
caractéristique, le monde implique les mondes possibles et justifie son existence
en tant que le meilleur, les perceptions impliquent les petites perceptions et
s’expliquent par l’acte aperceptif qui les fait surgir de ce fond obscur, etc. Seul
Dieu est l’absolument actuel, les identiques étant absolument présents, éternels,

231
et leur identification une identification en acte de toute éternité. Dieu est ainsi
l’un et l’unique puisqu’il ne contient aucune virtualité, ses prédicats ne constituant
pas un multiple d’où il émerge comme unité remarquable, mais, bien au contraire,
les prédicats devenant eux-mêmes identiques par son acte. Les autres classes
d’êtres, par contre, impliquent leur multiple virtuel comme un fond d’où émerge
l’unité remarquable : un défini qui inclut ses définissants comme multiple
inactuel, le vert comme poussière de bleu et de jaune, la chose qui s’impose aux
caractères, le meilleur des mondes qui exclut les mondes possibles, la perception
qui émerge du fond obscur des petites perceptions. Chez Leibniz, l’implication
opère ainsi au niveau de chaque classe d’êtres et, par suite, dans une dimension
homogène, chaque être impliquant une virtualité qui lui est propre, et donc
incluant dans son concept les prédicats attenants à ce multiple virtuel.
Nous avons ainsi les formules suivantes pour l’implication, et cela suivant
qu’une notion implique la virtualité en Dieu ou qu’elle implique la virtualité
comme le fond qu’elle porte en elle-même. La première formule touche ainsi à la
création, alors que la deuxième porte sur les diverses créatures. Enfin, la troisième
formule exprime la position de Dieu depuis la disjonction des simples :

A®X + B®X ® A+B


[a® x + b® x] ® a+b
[A/B+AºB] ­¯ X

Pour la première formule, un des opposés, A, inclut le virtuel objectivé en


Dieu, X, et l’autre opposé, B, inclut la même virtualité divine, ce qui permet de
résoudre la contradiction entre A et B. Par exemple, la prescience divine, A,
implique les divers mondes possibles, X, et la liberté humaine, B, implique aussi
la vision des divers mondes possibles, et par suite la prescience divine peut
coexister avec la liberté humaine. Pour la deuxième formule, on aura un terme,
a, incluant en compréhension la virtualité, x, un terme, b, incluant la même
virtualité, ce qui permet de pacifier l’opposition. Par exemple, la pensée inclut
l’universel comme une de ses virtualités en compréhension, et l’universel est le
principe de formation de l’individu en extension, par suite on peut soutenir les
thèses universaliste et individualiste sans contradiction. Par suite, la créature
contient son autre sous la forme de la virtualité, créature prise en compréhension
ou en extension, et c’est ce mode d’inclusion qui permet de résoudre les
oppositions en tout genre, oppositions qui d’habitude confrontent les êtres
étendus aux êtres de pensée. Pour la troisième formule, la disjonction des
attributs, A et B, en compréhension, rend possible leur identité en extension, et
cela est possible grâce à Dieu, X.

232
Forme des catégories

Le principe d’identité s’énonce dans le jugement « toute proposition


analytique est vraie ». Au sens fort, ce jugement signifie que le principe d’identité
est un cri qui détecte une existence, que ce soit celle des identiques, de Dieu ou
des créatures. Le principe d’identité est par suite la raison suffisante de
l’existence, raison qui consiste dans l’inclusion des identiques dans la
compréhension du concept de Dieu et de la distinction de Dieu de ces mêmes
identiques en extension : [DÌIºDËI]. Il reste que cette formule est
approximative, projetée par nos habitudes de penser les êtres autres que Dieu,
puisqu’on ne peut pas rigoureusement dire que le concept divin « contient » les
identiques, dans la mesure où ces identiques sont plutôt des actions divines :
s’étendre et penser. Ces actions sont absolument distinctes, mais se distinguent
aussi de Dieu. L’existence va résulter de l’identification de ces deux actions, la
formule de l’existence consistant par suite dans la distinction des identiques en
compréhension, mais de leur identification en extension : [I¹IºI=I]. Telle serait
la formule la plus exacte de la catégorie de l’existence, on notera qu’elle ne
contient pas le signe de l’inclusion. Le principe de raison va découler d’une
inversion du principe d’identité. Cette inversion s’énoncera par le jugement
« toute proposition vraie est analytique », jugement qui pose que l’on doit pouvoir
rendre raison de toute vérité en montrant que le prédicat qui se dit en vérité d’un
sujet est inclus dans ce sujet. La première inclusion consistera à poser une
implication réciproque entre les définissants et les définis d’après la formule
[DfÌDºDÌDf] : les définissants incluent les définis en compréhension alors que
les définis incluent les définissants en extension. L’extensité est ainsi une
inversion de l’existence dans la mesure où dans l’extensité les définissants
constituent le défini et s’y incluent alors que pour l’existence l’identification des
identiques est elle-même l’existence. L’intensité sera elle-même une nouvelle
inversion de l’extensité ayant pour formule [NËCºNÌC]. En effet, la notion
exclut ses caractères en compréhension, mais fusionne avec ses caractères en
extension. Le concept du meilleur des mondes inverse à nouveau le rapport de
la chose puisqu’il inclut les possibles en compréhension, mais les exclut de
l’extension, d’où [MÌPsºMËPs]. Enfin, l’individu va exclure la série des
événements en compréhension alors qu’il l’inclura uniquement en extension,
constituant ainsi une inversion du monde : [IdËEvºIdÌEv]. On voit ainsi que
pour saisir un être, ou l’être lui-même, il faut accomplir une double saisie, une
équivalence de ce que l’on saisit en compréhension et sa contrepartie en
extension. Chez Leibniz cette équivalence prend le sens fort d’une identité,
chaque identité du compréhensif et de l’extensif se faisant entre deux inclusions,
le principe d’identité posant une classe d’êtres alors que le principe de raison
montrant le mode d’inclusion dans cette classe d’êtres.

233
Forme de l’erreur

L’erreur consistera soit dans le mélange des plans ontologiques, soit dans
l’inversion du sens de l’explication, en allant de l’actuel au virtuel, soit à couper
le virtuel des êtres actuels. On a vu, par exemple, dans la philosophie pratique
que le déterminisme appliqué aux actions humaines rejette l’existence des
mondes possibles, ce qui conduit à la responsabilité de Dieu quant aux méfaits
humains. Dans la philosophie de la nature, les déistes réduisent toute finalité à
une finalité morale, mélangeant en cela les plans ontologiques, ceux du monde et
de la monade, alors que les matérialistes se limitent à une causalité efficiente
aveugle, rejetant en cela les lois architectoniques virtuelles qui président au choix
du meilleur parmi les lois naturelles. Dans la théorie de la connaissance, les
empiristes vont soutenir l’induction à partir de ressemblances toutes faites
n’arrivant pas à donner raison de la possibilité de la ressemblance dans les divers
cas naturels, alors que les réalistes vont s’en tenir à des universaux existant en soi,
faisant ainsi une entame au principe des indiscernables. Seule la position
d’universaux dans les individus comme constituant la source virtuelle de l’activité
productrice de ces individus peut résoudre ce genre d’aporie. En bref, il faut
partir du virtuel pour pouvoir expliquer l’actuel, sinon, si l’on prend pour point
de départ l’actuel, on se prive de la puissance explicative du virtuel, et nous
tombons alors dans des apories et des contradictions en tout genre.

234
Hume : l’implication non-déterminante

Problème : la philosophie à l’image des sciences empiriques


L’empirisme confronte les concepts de l’ancienne philosophie
immédiatement avec les données sensibles. C’est dans la mesure où les concepts
de substance, d’existence, de mode, d’identité, etc., sont coupés de leur
mouvement démonstratif qu’ils se présentent comme vides : la notion
d’existence n’ajoute rien au donné, la notion de substance n’est ni une impression
ni une passion, le mode ne se différencie pas de la donnée sensible, etc. Le but
de l’empirisme sera de produire une science de la pensée humaine, ou plutôt, de
faire une philosophie à l’image des sciences empiriques, en montrant comment
la pensée humaine peut se réduire à des atomes de pensée soumis à un ensemble
de forces observables. C’est cette sorte de physique de la pensée, sous-jacente
aux différents concepts, qui devra en rendre compte. L’entreprise humienne
consistera donc à d’abord isoler ces atomes, sorte de données irréductibles, ou
atomes perceptifs, de recenser les forces qui régissent la pensée, pour enfin
montrer comment l’action de ces forces sur ces atomes peut générer toutes les
catégories empiriques et métaphysiques que nous connaissons. Nous
soulignerons que la notion de force qu’utilise Hume est différente de la notion
de forces dans l’homme que nous utilisons dans cet écrit. Pour Hume, les forces
consistent dans les principes d’association qui s’appliquent sur les atomes de
pensée, pour nous les deux forces sont l’entendement et l’imagination et cela
dans leur usage manifeste, donc dans la manière dont Hume sollicite les facultés
de son lecteur pour qu’il puisse le convaincre de son propos. Ainsi, même si la
critique humienne se donne pour projet de dégager le fonctionnement implicite
et sous-jacent de la pensée humaine, cette critique elle-même doit passer par
l’activation de l’entendement et de l’imagination pour qu’elle puisse se faire. On
voit ainsi que même une critique de la pensée et son analyse en ses composantes
élémentaires passent par le jeu manifeste des facultés, jeu qui vient doubler tout
raisonnement, argumentation, ou analyse même si ces opérations portent sur le
fonctionnement des facultés, ou de la pensée elle-même. C’est ce jeu-là que nous
allons retracer dans ce qui suit.

Reconstruction de l’ontologie humienne


Nous allons reconstruire le système humien suivant deux lignes. L’atomisme,
d’une part, qui pose l’élément fondamental de l’ontologie empiriste,

235
l’associationnisme, d’autre part, qui permet de reconstruire le monde comme
nature et comme culture, à partir de cet atome, en lui appliquant des forces.

L’atomisme
L’ontologie empiriste

La position ontologique de l’empirisme consiste dans l’affirmation que n’est


réel que ce qui se donne à notre perception1. La perception, elle, se divise suivant
deux degrés intensifs : les perceptions vives, ou impressions, et les perceptions
affaiblies provenant de ces impressions, ou idées2 – je vois la table, impression,
j’en ai le souvenir, idée. Les idées, provenant des impressions, ne sont ainsi que
des résonances affaiblies de ces dernières. En effet, une idée ne serait que l’image
persistante d’une impression, image qui serait due au fait à la difficulté que nous
aurions à recouvrir notre capacité perceptive une fois que nous sommes
impressionnés par une impression, donc due à notre finitude – on peut donner
l’exemple de l’image qui persiste une fois que nous avons regardé pour un temps
le soleil. Par suite, et dans la mesure où toute idée doit provenir d’une
impression3, nous pouvons dire que les impressions ont priorité sur les idées et
se posent comme le socle de toute réalité. La totalité, ou collection des
impressions et des idées, est ce que Hume nomme l’esprit4. L’imagination vient
compléter la sphère des perceptions en introduisant des forces qui agissent sur
ces perceptions5. Les principes d’association se font reconnaître par leurs effets
qui consistent à établir le chemin le plus court entre deux idées, une idée et une
impression, ou deux impressions – quand je vois le père je pense au fils. Ces
principes se limitent à trois : la ressemblance, la contiguïté, et enfin la causalité6.
Ces principes ont un deuxième effet, celui de la construction d’habitudes,
habitudes qui impriment en nous des tendances à nous attendre à certaines

1 D. HUME, Treatise of Human Nature, London, Oxford University Press, 10, 1960, p. 66.
2 « Those perceptions, which enter with most force and violence, we may name impressions […]
By ideas I mean the faint images of these [the impressions] in thinking and reasoning. » Ibid., p. 1.
3 « Tis impossible to reason justly, without understanding perfectly the idea concerning which we
reason; and tis impossible perfectly to understand any idea, without tracing it up to its origin, and
examining that primary impression, from which it arises. The examination of the impression
bestows a clearness on the idea; and the examination of the idea bestows a like clearness on all our
reasoning. » Ibid., p. 75.
4 G. DELEUZE, Empirisme et subjectivité : essai sur la nature humaine selon Hume, Paris, Presses
Universitaires de France, 8ème édition, 2010, p. 3.
5 « Here is a kind of ATTRACTION, which in the mental world will be found to have as
extraordinary effects as in the natural, and to shew itself in as many and as various forms. Its effects
are everywhere conspicuous; but as to its causes, they are mostly unknown, and must be resolved
into original qualities of human nature, which I pretend not to explain. » D. HUME, Treatise of Human
Nature, op. cit., pp. 12-13.
6 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit.; Livre I-Partie I-S04.

236
perceptions lorsque nous voyons d’autres perceptions – je m’attends à ressentir
de la chaleur quand je vois un feu. Ces tendances produisent à leur tour un
nouveau genre de perception, les impressions de réflexion, qui se définissent par
des impressions qui ont pour cause des idées1. Ces impressions se divisent à leur
tour suivant que l’idée consiste en une idée de chose, c’est-à-dire une sensation,
ou une idée relative au plaisir et à la douleur. L’attente d’une sensation sera une
croyance que telle ou telle chose va arriver – je crois que le soleil se lèvera demain
–, alors que l’attente d’un plaisir ou d’une douleur sera une passion pour telle ou
telle chose – le souvenir du bien aimé me fait languir parce que j’aimerais
retrouver le plaisir de sa compagnie. La raison empirique, ou entendement tel
que nous l’utilisons dans cet écrit, consistera dans le rappel que de telles
transgressions sont illégitimes, rappellera qu’il faut se ternir à l’armature
ontologique qui découle de la position du réel sensible – rien ne prouve que le
soleil se lèvera demain ; se languir ne sert à rien. Les perceptions sont ainsi les
éléments qualitatifs du système humien – tel son, telle couleur, telle texture. La
vivacité et la résonance sont les éléments intensifs du système – telle couleur
pouvant être vivace ou résonnante. Les principes d’association seront les forces
qui agissent sur les perceptions en imprimant des tendances qui nous font passer
d’une perception à une autre. L’élément quantitatif sera l’atome comme nous
allons le voir dans ce qui suit.
Dans la mesure où le réel est posé comme ce qui est perçu, et a fortiori, prend
assise sur la perception des impressions, la question qui se pose alors serait celle
de savoir si ces impressions nous sont données en un seul bloc, en une fois, sans
distinctions qualitatives ou quantitatives, ou pas. En effet, nous pourrions penser
que notre expérience sensible ne se décompose pas en diverses données sensibles
– telle que l’ouïe, l’odorat, la perception visuelle ou tactile, etc. – mais que ces
diverses données forment un seul champ, l’expérience en tant que telle. De plus,
nous pouvons nous demander si une perception sensible d’un certain genre,
disons la perception visuelle, se donne à nous entière, une impression du tout du
champ visuel, ou si elle se compose de perceptions élémentaires. Pour traiter
cette dernière question, Hume procède à une expérience, celle de la disparition
d’un point dans notre champ visuel. En effet, si nous traçons un point noir sur
un mur blanc et marchons à reculons, à un moment donné, ce point noir va
disparaître pour ne laisser place qu’à une surface blanche. Nous pouvons alors
interpréter cette expérience de la disparition soit par le fait que la lumière ne nous
parvient plus, dû à notre éloignement du point perçu, soit parce que nous n’avons
plus la capacité de voir une certaine étendue visuelle lorsqu’elle est trop petite.
La première alternative est à rejeter puisque, comme l’indique Hume, l’usage de
jumelles nous permet de voir à nouveau le point noir, ce qui prouve que les
rayons lumineux parvenaient encore jusqu’à notre œil. Par suite, c’est notre œil
qui n’arrivait plus à distinguer le point noir, devenu trop petit, des points blancs
qui l’entourent2. Le point noir, d’avant la disparition, serait ainsi la plus petite

1 Ibid.; Livre I-Partie I-S02.


2 Ibid.; Livre I-Partie II-S01.

237
quantité que nous pouvons percevoir, le minima perceptif, ou l’atome visuel. Le
minima perceptif est par suite la plus petite différence que nous pouvons faire et
réfléchirait ainsi notre finitude perceptive.
Si nous analysons maintenant cette expérience de la disparition en soulignant
le jeu des facultés et le rapport des polarités extensive et compréhensive, nous
pouvons faire les remarques suivantes. L’expérience de la disparition du point
noir n’est en fait possible que dans la mesure où l’impression du point noir est
suivie de la résonance de cette impression, l’idée du point noir, sur une
impression qui se trouve au même endroit, le point blanc. Inversement, si
maintenant nous avons une situation où c’est l’impression du point blanc qui est
suivie de l’impression du point noir, avec la résonance du point blanc qui
accompagne la nouvelle impression du point noir, nous disons alors que nous
faisons l’expérience de l’apparition du point noir. L’apparition et la disparition
sont ainsi deux expériences complémentaires qui sont tributaires de l’impression
sur laquelle nous portons notre attention : lorsque le point noir disparaît, nous
pouvons dire que le point blanc apparaît, ou inversement, lorsque le point blanc
apparaît, nous pouvons dire que c’est le point noir qui disparaît. Il reste
néanmoins que, dans les deux cas, l’expérience de l’apparition-disparition
requiert un agencement précis d’une impression et d’une idée correspondante,
donc requiert le jeu des deux intensités, la vivacité et la résonance. En effet, c’est
uniquement parce que nous prolongeons le souvenir du point noir sur
l’impression du point blanc que nous considérons qu’il y a disparition. Par suite,
quiconque verrait le point blanc se substituer au point noir, aura l’expérience qu’il
y a eu disparition du point noir et non pas uniquement substitution du point noir
par un point blanc. Pour un animal qui n’aurait aucune perception d’idée, par
exemple un animal qui n’aurait pas de mémoire, la succession des impressions
ayant la même localité ne serait pas expérimentée comme une suite
d’apparitions/disparitions, mais uniquement comme de simples irruptions dans
le champ perceptif. L’expérience de la disparition est ainsi complexe et fait
intervenir, d’une part, l’esprit avec ses diverses perceptions et intensités, et d’autre
part, l’imagination qui nous pousse à associer par contiguïté l’idée du point noir
disparu à l’impression du point blanc que nous percevons à présent dans le même
lieu.
Il reste que l’expérience de la disparition du point noir ne prouve pas encore
que ce qui vient de disparaître est l’atome perceptif, donc la plus petite perception
possible. Pour que le point se détermine en tant qu’atome, il faut faire intervenir
l’artifice, les jumelles, qui nous font voir que le point noir est toujours là malgré
le fait que nous ne le voyons pas. Dans cette nouvelle expérience, nous ne faisons
qu’associer, par contiguïté, l’image grossie par les jumelles, impression qui a
rendu visible le point noir disparu, avec l’impression du mur blanc que nous
voyons après avoir écarté les jumelles. C’est uniquement grâce à la superposition
de ces deux impressions que nous disons : « le point noir est là même si nous ne
le voyons pas ». Or, une telle affirmation est hautement paradoxale pour un
empiriste puisque, dans ce cas, le point noir, qui est pourtant invisible, serait
néanmoins existant, présent sous la perception du mur blanc. L’artifice nous met

238
ainsi en présence d’une contradiction, l’image résonnante du point noir vient nier
l’image vivace qui lui est opposée, le point blanc – nous voyons un mur blanc et
pourtant nous sommes convaincus qu’il y a là un point noir. La contradiction est
donc celle d’une impression présente et pourtant imperceptible, mais aussi celle
d’une impression qui est d’une certaine qualité, le blanc, qui pourtant est d’une
autre qualité, le noir. Dans l’expérience de la disparition/apparition, la résonance
du point noir ne contredisait pas la vivacité du point blanc, alors que dans
l’expérience des jumelles nous sommes acculés à une telle contradiction. C’est
donc l’artifice qui pousse l’entendement à constater que le point noir est toujours
présent malgré le fait que le point a en fait disparu.
Pour résoudre cette contradiction, Hume a recours à la notion de finitude, la
finitude se posant comme la cause qui expliquerait pourquoi nous n’arrivons pas
à voir ce qui est pourtant encore présent dans le champ perceptif, mais aussi ce
qui expliquerait pourquoi ce qui a disparu reste pourtant présent d’une certaine
manière. Si le point disparaît et reste pourtant présent, cela est dû au fait que nous
n’avons pas la capacité de voir une quantité plus petite que celle que nous voyons
juste avant la disparition du point. La finitude est donc une notion qui résulte du
prolongement du principe de causalité en vue de résoudre la contradiction en
question. Ce n’est qu’une fois que nous couplons cette notion à l’expérience de
la disparition que cette dernière détermine alors le point en un atome, donc en la
plus petite quantité perceptible. En effet, une disparition ne se constituerait en
atome que dans la mesure où elle s’expliquerait par la finitude. L’activité des
principes d’association, dans ce cas la causalité, vient ici poser une notion, la
finitude, qui se réfléchit dans une quantité perceptive, l’atome. Dans l’atome,
viennent ainsi se rejoindre la productivité de l’imagination et celle de l’esprit,
l’atome étant le point d’intersection entre la polarité extensive et la polarité
compréhensive du système humien. En effet, l’atome serait en même temps
quelque chose de visible, donc qui relève de l’esprit, mais aussi quelque chose qui
réfléchit, de par sa taille, la capacité perceptive propre à l’imagination et à la
sensibilité. Dans l’atome, nous pouvons dire que nous voyons notre propre
finitude. Dans la mesure où, dans cet écrit, nous définissons l’existence comme
le point de rencontre des domaines opposés, nous pouvons dire que l’atome est
l’être en tant qu’être sensible, c’est-à-dire une impression qui conjoint les
opposés. La perception de l’atome est ainsi le moment de l’intuition dans le
système empirique, intuition qui se donne grâce au jeu de l’anticipation de
l’imagination qui pose que le point est sous la surface blanche, anticipation
contrecarrer par le constat d’entendement que le point ne devrait pas exister
puisqu’il n’est pas perçu, ce qui pousse alors l’imagination à postuler la finitude
qui expliquerait comment une perception non perçue peut néanmoins exister et
pourquoi le point en question avait disparu, point qui est alors compris comme
la plus petite quantité que nous pouvons percevoir, c’est-à-dire comme atome
perceptif. Dans l’atome, nous voyons notre propre limite, nous voyons dans sa
disparition que nous ne voyons pas, et c’est dans ce sens que nous rapprochons
ce style démonstratif du cogito cartésien, le cogito consistant dans le

239
retournement de la négation en position, il reste néanmoins que nous avons là
un cogito perceptif et non pas intellectif.
Nous remarquerons que la démonstration précédente s’est faite en extension,
c’est-à-dire du côté de l’esprit et non de l’imagination, et s’est conclue par la
position de l’atome réel. Hume donne une autre démonstration portant sur
l’atome, démonstration qu’il fait cette fois du côté de la polarité compréhensive,
visant à poser l’atome idéel1. Pour ce faire, Hume nous invite à imaginer un grain
de sable. Nous percevons alors l’idée d’un tel grain, disons ce point brunâtre que
nous saisissons vaguement dans notre imagination. Par la suite, Hume nous invite
à imaginer un grain de sable qui serait mille fois plus petit. Force est de constater
que nous imaginons le même grain pour ces deux grandeurs. Hume conclut alors
que l’imagination a donc aussi une capacité limitée, un pouvoir de production qui
doit dépasser une certaine quantité pour pouvoir percevoir quelque chose. Sous
cette limite nous ne percevons tout simplement rien2. L’analyse de cette
expérience nous montre qu’elle consiste, elle aussi, en une contradiction entre
l’imagination et l’entendement. En effet, l’imagination produit la même image
pour le grain de sable alors que l’entendement détermine ce grain avec deux
grandeurs, et par suite exige que nous ayons deux images différentes pour ces
deux grandeurs. La finitude de l’imagination productrice vient ainsi résoudre le
paradoxe qui s’établit entre l’imagination et l’entendement. Dans cette résolution,
nous avons alors l’intuition que le point brunâtre, que nous voyons, réfléchit la
capacité productrice de notre imagination, dans cet atome nous voyons alors
notre propre finitude. Cette démonstration pose ainsi l’atome idéel, relevant de
l’imagination productrice, atome qui vient faire face à l’atome réel qui relève de
l’imagination passive ou réceptrice.
La dernière étape dans l’institution de l’atome s’appuiera sur la comparaison
de l’atome réel et de l’atome idéel. En effet, si l’on compare des minimas
perceptifs réels de diverses couleurs – disons un atome blanc et un bleu – on
remarquera que la quantité qui disparaît en premier est toujours la même. Par
suite, l’expérience de la disparition est indifférente à la qualité de ce qui disparaît.
De même pour l’atome idéel. Si maintenant nous comparons la quantité réelle
avec la quantité idéelle, nous remarquons qu’elles sont les mêmes, et par suite la
quantité est indifférente à l’intensité dans laquelle elle se présente. La quantité se
pose ainsi comme la plus petite différence extensive que nous pouvons percevoir,
notion abstraite qui réfléchit la finitude de la capacité perceptive en tant que telle
et non plus la capacité de la productivité de l’imagination ou de sa réceptivité.
L’atome, comme quantité abstraite, est ainsi ce qui fonde le réel humien dans la
mesure où toute perception, quelle que soit sa qualité, ou son intensité, est
constituée de ces atomes. Il reste que l’atome ne se présente jamais à nous en

1 Ibid.; Livre I-Partie II-S01.


2 « Tis therefore certain, that the imagination reaches a minimum, and may raise up to itself an
idea, of which it cannot conceive any sub-division, and which cannot be diminished without a
total annihilation. » Ibid., p. 27.

240
tant que tel, il se présente toujours comme ayant une qualité et une intensité
déterminée.
Si maintenant nous analysons cette nouvelle séquence argumentative en
suivant la polarité de l’extensif et du compréhensif, mais aussi en soulignant le
jeu de l’entendement et de l’imagination, nous pouvons faire les remarques
suivantes. Premièrement, nous rappellerons que c’est uniquement l’expérience de
la disparition, couplée à l’expérience des jumelles, qui nous fait savoir que le point
en question est un atome. Cela veut dire donc que c’est grâce à la différence
intensive – le fait de superposer l’idée du point noir sur l’impression du point
blanc dans l’expérience de la disparition – que nous savons que le point en
question est un atome, donc la plus petite quantité perceptible en extension. Ainsi
nous pouvons dire que l’activité de l’imagination, dans le jeu des différences
intensives, implique la position de ce qui constitue l’objectivité de l’esprit, la
différence extensive, mais cette objectivité se détermine par l’intensité de l’esprit.
L’implication, dans l’empirisme, est par suite non déterminante. Enfin, dans la
mesure où le réel a préséance sur l’idéel dans le système humien, il s’ensuit que la
juxtaposition des deux démonstrations sur l’atome, celle en extension et celle en
compréhension, n’ouvre pas sur une dimension existentielle qui dépasserait et le
réel et l’idéel, mais permet de réduire l’existentiel au réel : ce qui existe ultimement
dans l’empirisme c’est l’atome réel, point de jonction entre l’imagination et
l’esprit, élément constitutif de tout ce qui va suivre. On voit ainsi que l’Être
penche du côté du réel, qu’il s’identifie à l’être perçu par les sens, mais que dire
que « l’Être est l’être perçu » requérait une démonstration qui pouvait justement
montrer que le sensible peut être le point de jonction entre les opposés, donc
entre le compréhensif et l’extensif, l’esprit et l’imagination, le ‘sujet’ et ‘l’objet’,
etc., ce que l’atome arrive en effet à être.

La logique empiriste
Logique du raisonnement

Nous entendons par la logique empiriste la manière de penser de l’empirisme.


Cette manière va découler directement de la position ontologique de Hume,
c’est-à-dire de l’atome perceptif. Un premier pan de la logique empiriste va
toucher aux conséquences ontologiques de la position de l’atome perceptif. Une
première conséquence est le principe de l’empirisme qui stipule que tous les objets
qui sont distinguables sont séparables, et inversement, tous les objets séparables
sont distinguables1. En effet, l’atome étant un réel visible, il s’ensuit que son être
est égal à son être perçu, et par suite si nous distinguons deux atomes dans notre

1« What ever objects are different are distinguishable, and that what ever objects are distinguishable
are separable by the thought and imagination. And we may here add, that these propositions are
equally true in the inverse, and that whatever objects are separable are also distinguishable, and that
whatever objects are distinguishable are also different. » Ibid., p. 18.

241
champ perceptif il s’ensuit que ces atomes ne sont pas uniquement distincts pour
la perception, mais sont bien deux réalités séparables dans le réel lui-même1. Ce
principe nous pousse ainsi à pulvériser l’expérience sensible en une infinité
d’atomes. En usant de ce principe, on peut alors répondre à la question, soulevée
plus haut, à savoir si l’expérience sensible se divise en plusieurs lignées sensibles,
tels l’ouïe, la vue, le goût, etc., ou si nos différents sens au contraire nous donnent
une expérience unifiée. Pour répondre à cette question, il suffit de voir si l’on
peut séparer les données de nos divers sens. Par exemple, si nous voyons une
porte se fermer et nous entendons un grincement, il suffira de tourner notre
regard pour constater que nous entendons encore ce grincement sans pour autant
voir la porte. Cela prouve que le bruit de la porte est une réalité différente de la
porte que nous voyons2. L’expérience ne se pulvérise donc pas uniquement en
une infinité d’atomes, mais aussi en plusieurs genres d’infini, l’infinité des atomes
visuels, tactiles, sonores, etc. Une série de conséquences va découler du principe
de l’empirisme. Premièrement, le principe de la relation posera qu’il est impossible
de trouver une relation entre deux impressions si elles n’ont aucune qualité
commune, le goût par exemple n’a aucune relation au visible, ni au tangible, et
par suite la relation entre ces diverses données qualitatives relèvera uniquement
de l’habitude3. Deuxièmement, le principe de l’inférence pose que rien dans un objet
ne nous permet d’en tirer des conséquences qui le dépassent4, principe qui a pour
variante le principe de la contingence qui pose que « n’importe quoi peut produire
n’importe quoi »5, puisque justement il n’y a aucune relation parmi les atomes,
n’importe quelle impression pouvant surgir après n’importe quelle autre. Du
principe de l’inférence on peut par suite déduire le principe de l’invalidité de
l’uniformité de l’expérience, principe qui pose qu’il est faux que nos expériences
futures doivent ressembler aux expériences que nous avions eues dans le passé6
– il n’est pas vrai qu’il est certain que le soleil se lèvera demain. Le principe de
l’uniformité de l’expérience a une variante, celui du faux principe de la coutume
stipulant que des objets placés dans les mêmes dispositions devraient produire
les mêmes effets7 – il n’est pas sûr que verser du sucre dans de l’eau donnera de
l’eau sucrée.

1 On voit ici, en quelque sorte, comment Hume arrive à fonder la véracité du clair et du distinct
chez Descartes en montrant que le réel lui-même est le réel perçu, et que donc ce que l’on distingue
dans le champ perceptif doit être le cas en réalité.
2 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit., pp. 196-197; Livre I-Partie IV-S02.
3 “It itrs impossible to found a relation but on some common quality.” Ibid., p. 236.
4 “That there is nothing in any object, considered in itself, which can afford us a reason for drawing
a conclusion beyond it […] That even after the observation of the frequent or constant conjunction
of objects, we have no reason to draw any inference concerning any object beyond those of which
we have had experience.” Ibid., p. 139.
5 “Any thing may produce any thing.” Ibid., p. 173.
6 “Instances, of which we have had no experience, must resemble those, of which we have had
experience, and that the course of nature continues always uniformly the same.” Ibid., p. 89.
7 “Like objects, placed in like circumstances, will always produce like effects.” Ibid., p. 105.

242
Un deuxième pan de la logique empiriste va toucher non pas aux
conséquences ontologiques qui découleraient de la position de l’atome perceptif,
mais des conséquences gnoséologiques caractérisant la pensée empirique. La
première conséquence est le principe d’objectivité qui pose que l’atome est la seule
objectivité de l’esprit dans la mesure où l’idée de l’atome est toujours adéquate à
l’impression de l’atome puisqu’en effet la quantité perceptive est la même pour
l’imagination réceptrice et l’imagination productrice comme nous l’avons vu.
L’idée de l’atome étant toujours vraie, il s’ensuit que les opérations que nous
faisons sur l’idée de l’atome seront aussi toujours vraies. Tel serait le principe de
l’adéquation1. Une variante de ce principe est le principe de la connaissance humaine qui
pose que lorsque les idées sont des représentations adéquates de leurs objets, il
s’ensuit que les relations, contradictions, ou concordances possibles entre ces
idées seront applicables aux objets2 – si par exemple j’adjoins, dans mon
imagination, des atomes perceptifs pour former une ligne, alors dans le réel
l’adjonction de points formera aussi une ligne. Une deuxième conséquence est le
principe des idées possibles qui pose que tout ce que l’imagination peut concevoir avec
clarté peut, du simple fait de cette conception, être le cas, ou, en d’autres termes,
rien de ce que nous imaginons n’est impossible3. En effet, dans la mesure où
n’importe quels deux atomes distinguables sont séparables, il s’ensuit qu’il n’y a
aucune relation dans les choses, c’est-à-dire parmi les atomes, et donc toute
combinaison d’atomes est possible puisque rien ne nous contraint d’avoir telle
combinaison plutôt qu’une autre – par exemple, imaginer une montagne dorée
pose que l’existence d’une telle montagne est possible. Une troisième
conséquence se rattache au principe d’antécédence des impressions sur les idées qui
pose que lorsque nous sommes exposés à une impression cette impression
réapparaît sous la forme d’une idée4. De ce principe découle le principe de la critique,
ou le principe de la compréhension des idées : une idée ne sera proprement
comprise que dans la mesure où l’on pourra remonter à son origine, c’est-à-dire
à une impression donnée5. Cela est dû au fait que les idées ne sont qu’une
résonance, une trace, d’une certaine impression. Sans cette remontée à la source,
nous pourrions avoir des idées confuses, soit de fausses idées. Tel serait le

1 “But, our ideas are adequate representations of the most minute parts of extension; and through
whatever divisions and subdivisions we may suppose these parts to be arrived at, they can never
become inferior to some ideas, which we form. The plain consequence is, that whatever appears
impossible and contradictory upon the comparison of these ideas, must be really impossible and
contradictory, without any farther excuse or evasion.” Ibid., p. 29.
2 “Whatever ideas are adequate representations of objects, the relations, contradictions and
agreements of the ideas are all applicable to the objects; and this we may in general observe to be
the foundation of all human knowledge.” D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit., p. 29.
3“What ever the mind clearly conceives includes the idea of possible existence, or in other words,
that nothing we imagine is absolutely impossible.” Ibid., p. 32.
4“We find by experience, that when any impression has been present to the mind, it again makes
its appearance there as an idea.” Ibid., p. 8.
5“Tis impossible to reason justly, without understanding perfectly the idea concerning which we
reason; and tis impossible perfectly to understand any idea, without tracing it up to its origin, and
examining that primary impression, from which it arises.” Ibid., p. 75.

243
principe critique : une idée étant donnée, trouver l’impression, ou l’entrelacs
d’impressions, depuis lesquels elle dérive – par exemple, la décomposition de
l’idée de nécessité naturelle qui se ramène au sentiment d’anticipation d’une
impression à la perception d’une autre impression.
Un troisième pan de la logique empiriste va scruter l’effet des idées et des
principes d’association sur l’imagination pour déterminer les erreurs de
raisonnement qui peuvent en résulter. Tel serait donc l’aspect technologique1 de
cette logique empiriste. Une première série de conséquences concerne l’effet des
idées sur l’imagination. Le principe de l’erreur pose que lorsque deux idées
présentent des similarités2, ou lorsque deux idées mettent l’imagination dans une
même disposition3, ou encore lorsque l’imagination forme des idées par des
actions semblables4, alors l’imagination aurait tendance à confondre ces deux
idées – par exemple, nous confondons le vide et le plein en appliquant le même
mot « distance » sur ces deux notions, comme lorsqu’on dit un grand vide. Le
principe de comparaison pose que deux idées affecteront la manière dont nous
percevons ces idées à cause de la comparaison que nous faisons entre ces idées
– par exemple, un petit objet à côté d’un objet de taille plus grande le fera
apparaître bien plus grand qu’il n’est en réalité5. Une deuxième série de
conséquences concerne l’effet des intensités de l’esprit, donc la vivacité et la
résonance. Le principe de la transition entre les idées montre qu’il est plus aisé d’aller
de l’idée d’une chose lointaine à une chose proche de nous, de même qu’il est
plus aisé d’aller d’une petite perception vers une grande perception, et non
l’inverse. En cela, nous suivons la pente de ce qui affecte notre imagination avec
le plus de vivacité, le proche étant plus vivace que le lointain, le grand plus vivace
que le petit6. Le principe des échelons montre que l’imagination trouvera plus vivace
un objet lointain facile à atteindre, donc atteignable en un petit nombre d’étapes,
qu’un objet proche difficile à atteindre, donc atteignable après plusieurs étapes7.
Le principe du particulier pose que l’imagination est plus affectée par le particulier
que par le général dû à la vivacité des cas particuliers8 – une histoire personnelle

1 E. HUSSERL, Logical Investigations, op. cit., p. 29.


2“Wherever there is a close relation betwixt two ideas, the mind is very apt to mistake them, and
in all its discourses and reasonings to use the one for the other.” D. HUME, Treatise of Human Nature,
op. cit., p. 60.
3 Ibid., pp. 201-202.
4 “Wherever the actions of the mind in forming any two ideas are the same or resembling, we are
very apt to confound these ideas, and take the one for the other.” Ibid., p. 61.
5“In general we may observe, that in all kinds of comparison an object makes us always receive
from another, to which it is compared, a sensation contrary to what arises from itself in its direct
and immediate survey. A small object makes a great one appear still greater.” Ibid., p. 375.
6“When we turn our thought to a great and a small object, the imagination finds more facility in
passing from the small to the great, than from the great to the small.” Ibid., p. 344.
7“The fewer steps we make to arrive at the object, and the smoother the road is, this diminution
of vivacity is less sensibly felt, but still may be observed more or less in proportion to the degrees
of distance and difficulty.” Ibid., p. 429.
8 “Tis certain, that the imagination is more affected by what is particular than by what is general.”
Ibid., p. 580.

244
est plus poignante que des vues générales sur l’humain. Une troisième série de
conséquences concerne l’effet des principes d’association sur l’imagination et par
suite sur le raisonnement. Le principe de l’habitude pose que nous avons plus de
facilité à concevoir les objets coutumiers, mais aussi une tendance vers ces objets1
– on a tendance à manger la même chose. Le principe de la répétition montre que
l’imagination prend plaisir dans la répétition dans la mesure où la répétition
provoque un rythme ou effet régulier dans l’imagination, ce qui explique la
tendance à répéter de l’imagination2. Le principe de régularité stipule que lorsque
l’imagination observe une certaine uniformité parmi les choses elle aura tendance
à rendre cette uniformité aussi complète que possible3 – comme lorsqu’on donne
une exactitude parfaite dans les mesures. Une variante de ce principe est le principe
de la relation complémentaire qui pose que lorsque nous observons une relation entre
des objets nous avons une tendance à ajouter des relations entre ces objets pour
compléter leur union4. Le principe de l’expansion de la causalité montre, lui, que nous
avons tendance à donner des causes similaires à des effets similaires5.
L’exposition que nous venons de présenter des principes qui président au
raisonnement empirique va nous permettre de définir ce que Hume appelle la
raison par contraste à l’imagination. Pour Hume, la raison se tiendra aux
conséquences logiques de l’ontologie empiriste. En cela, elle se limitera au
premier et au deuxième pan constituant le côté normatif, ou les règles du
raisonnement empirique. En effet, la raison ne sera rien d’autre que le rappel du
réel en tant que ce réel consiste en des atomes distincts, que toute distinction
induit une séparation, que par suite nous ne pouvons déduire des cas passés un
cas futur, etc. La raison humienne correspond à ce que nous nommons dans cet
écrit l’entendement, c’est-à-dire cette faculté à faire des distinctions tranchées
portant sur la vérité et la réalité des choses. Le troisième pan décrit ci-dessus
touchera par contre au jeu de l’imagination, à la manière dont elle est affectée par
les idées et les principes d’association, et par suite à ses égarements loin des
restrictions qu’impose la raison humienne. Comme nous allons le voir, ce sera le
jeu de ces deux facultés, donc l’entendement d’une part et l’imagination d’autre
part, qui permettra la construction des catégories qui configurent le monde, c’est-
à-dire la nature et la culture.

1“Custom has two original effects upon the mind, in bestowing a facility in the performance of any
action or the conception of an object; and afterwards a tendency or inclination towards it.” Ibid.,
p. 422.
2“the repetition produces a facility, which is another very powerful principle of the human mind,
and an infallible source of pleasure, where the facility goes not beyond a certain degree.” Ibid.,
p. 424.
3 “The mind is once in the train of observing an uniformity among objects, it naturally continues,

till it renders the uniformity as complete as possible.” Ibid., p. 198.


4“When objects are united by any relation, we have a strong propensity to add some new relation
to them, in order to complete the union.” Ibid., pp. 237 & 504.
5“In any number of similar effects, if a cause can be discovered for one, we ought to extend that
cause to all the other effects.” Ibid., p. 581.

245
Logique des relations

Les principes d’association vont produire des relations entre les diverses
perceptions, et par suite affecter le flux des perceptions d’une certaine régularité.
La relation est donc ce qui est produit par les principes d’association, en cela « la
relation n’est pas ce qui lie, mais ce qui est lié »1, véritable effet de l’action des
principes sur l’esprit. Du fait que la relation n’appartient pas aux perceptions, elle
peut s’étendre infiniment2, mais aussi s’établir réciproquement entre les
perceptions3, formant un véritable réseau de canalisations faisant communiquer
les idées entre elles4 d’une manière régulière et réversible. De cette définition des
relations, il s’ensuit qu’on aura affaire à deux genres de relations : les relations
naturelles et les relations philosophiques5. Les relations naturelles sont les effets
directs de l’action des principes d’association, et se caractérisent par la transition
la plus facile entre une idée et une autre ; les relations philosophiques sont
produites par l’acte de l’entendement qui établit un rapport entre deux idées
distantes qu’on juge bon d’associer suivant certaines circonstances particulières
– par exemple, le passage de l’image d’un portrait à l’idée de la personne
représentée dans le portrait se fait par association naturelle, alors que l’association
de la ligne, la parabole, le point, l’ellipse, et le cercle comme cas des intersections
des coniques est une relation artificielle, ou d’entendement, puisque ces diverses
figurent n’ont pas de qualité commune qui permettrait de les regrouper6. Cette
distinction entre les relations naturelles et les relations philosophiques rejoint la
distinction que fait Deleuze entre les associations générales et les associations
particulières7 : les associations générales concernent les « habitudes de la pensée,
les notions quotidiennes du bon sens, les idées courantes, des complexes d’idées
qui répondent aux besoins »8, c’est-à-dire ce qui est commun à tous les esprits,
alors que les associations particulières pointent ce qui fait la différence d’un
esprit, sa singularité. Or, ce qui singularise l’esprit c’est l’affectivité et les intérêts,
et par suite l’esprit individuel associe en vue de ses passions, ou ce sont les
passions qui expliquent pourquoi on associe telle idée à telle autre dans telle
circonstance précise. Il ne faut surtout pas alors penser que la relation, même
naturelle, s’établit uniquement grâce aux qualités de l’idée : par exemple, si l’on

1 G. DELEUZE, Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 7.


2 Ibid., p. 21.
3 “In order to produce a perfect relation between two objects, it is requisite, not only that the
imagination be conveyed from one to the other by resemblance, contiguity, or causation, but also
that it return back from the second to the first with the same ease and facility.” D. HUME, Treatise
of Human Nature, op. cit., p. 356.
4 « Dans l’esprit ils forment tout un réseau, comme une canalisation : ce n’est plus par hasard qu’on
passe d’une idée à une autre, une idée en introduit naturellement une autre suivant un principe, elle
s’accompagne d’une autre naturellement. » G. DELEUZE, Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 139.
5 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit.; Livre I-Partie I-S05.
6 G. DELEUZE, L’Image-mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 267
7 Ibid., p. 113‑116.
8 Ibid., p. 114.

246
peut voir qu’un visage ressemble à un autre, la ressemblance comme relation, elle,
ne dépend pas de cette similarité des perceptions, puisque pour pouvoir s’établir,
pour qu’une idée éveille une idée précise et non une autre, il faut une décision
qui nous pousse à faire ce lien précis – en voyant le fils je peux penser à l’ami,
par contiguïté, ou au père, par ressemblance. En d’autres termes, la perception
en tant que telle ne dicte pas quelle relation doit s’établir entre cette impression
ou cette idée, et une autre impression, ou une autre idée. On retrouve ainsi au
niveau de l’associationnisme, c’est-à-dire au niveau de la production des relations,
le même schème de l’implication non-déterminante qu’on trouvait au niveau de
l’atomisme : si les relations impliquent les principes d’association, elles ne
s’expliquent pas pour autant par ces principes, mais par une autre instance
déterminante, par la passion, qui elle-même dépend d’autres principes que les
principes d’associations, nommément des principes de la passion. Par suite, la
raison pour laquelle nous avons des relations, les principes d’association, n’est
pas la raison pour laquelle nous avons telle relation : la détermination de la
relation existante provient ainsi d’une autre instance que de celle qui permet la
production de la relation.

L’associationnisme
Les deux éléments de base du système empirique sont par suite les atomes
sensibles, d’une part, et les principes d’association, d’autre part. Les principes
vont agir comme autant de forces sur les atomes pour les associer, les relier
ensemble et par suite régulariser leur rapport en une nature et une culture. Il reste
que cette genèse du monde, qui se fait à l’intersection de l’imagination et de
l’esprit, est complexe et implique de plus, lors de l’activité associative, des
contradictions entre la raison – ce que nous nommons dans cet écrit
entendement – et l’imagination. Comme nous allons le voir, la nature se
construira en suivant les impressions de réflexion portant sur les impressions en
tant que telles, alors que le monde de la culture se constituera en suivant les
impressions de réflexion qui dérivent des idées de plaisir et de douleur.

L’espace

L’atome est l’objectivité de l’esprit1, il est bien perçu mais n’est pas étendu
dans la mesure où l’extension spatiale consiste dans un agrégat d’atomes visibles
et tangibles2. En effet, l’atome visible ne peut pas se diviser vue que toute quantité
perceptive qui serait plus petite que la quantité atomique disparaîtrait du champ

1 Gilles DELEUZE, Empirisme et subjectivité : essai sur la nature humaine selon Hume, 8ème édition., Paris,
Presses Universitaires de France, 2010, p. 98.
2 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit., p. 39.

247
perceptif et par suite cesserait d’exister. Étant indivisible l’atome est ainsi
inétendu puisque l’étendue se définit par ce qui contient des parties et donc
comme ce qui est divisible1. Telle est la compréhension véridique de ce qu’est
l’espace : l’espace n’est rien d’autre qu’une certaine distribution des points
visibles, ou tangibles, qui nous sont présents2. La genèse de l’espace, tel que nous
le connaissons, suivra un autre chemin. La perception nous donne toujours
diverses impressions étendues qui se succèdent. Les principes d’association
impriment alors en nous une tendance, une affection, qui fait que nous nous
attendons à de nouvelles impressions étendues même si ces impressions ne sont
pas données. Cette affection conduit à la croyance en un continuum spatial où
les diverses extensions se relieraient par contiguïté : je crois qu’en dehors de ma
chambre le couloir existe, puis l’escalier, puis la rue parce que j’ai pris l’habitude
de les voir dans cet ordre. La comparaison des différentes distributions des points
colorés et tangibles conduit, par la suite, l’imagination à construire la notion
d’espace abstrait3.
Cette conception de l’espace vient se compléter par la position du vide. Nous
pouvons résumer cette démonstration, en soulignant le jeu des facultés, comme
suit : la perception nous fournit deux impressions similaires, disons deux points
lumineux dans le noir. Si l’espace qui sépare ces points venait à se remplir par
d’autres points lumineux qui se mettraient alternativement à apparaître et
disparaître, l’imagination aurait alors tendance à anticiper la perception d’une
« extension négative », c’est-à-dire d’un vide, qui viendrait prendre la place de la
ligne lumineuse située entre les extrémités. Enfin, la variation de la perception
étant la même si elle est bordée par un espace plein ou vide, l’imagination
confond alors l’espace plein avec l’espace vide, posant ainsi un vide qui existe en
soi, et non plus uniquement entre des extrémités ou dans une bordure donnée –
par exemple, si je m’achemine vers un bâtiment, que la rue soit bordée d’arbres,
ou pas, n’affecte pas la variation de ma perception du bâtiment, ce qui pousse
l’imagination à confondre le vide avec le plein4.
L’association de l’idée de l’espace abstrait avec la notion fictive du vide
construit alors l’espace comme une étendue infinie et vide qui viendrait se remplir
par des impressions diverses. Nous soulignerons que la croyance en cet espace
continu et vide se construit uniquement par le jeu de l’imagination et des
perceptions. Les exigences de l’entendement, le fait que les atomes perceptifs
sont distinguables et séparables, restent intactes, et donc ne sont pas contredites,
ni intégrées, par la création de l’imagination. Nous aboutissons ainsi à une
appréhension double de l’espace, d’une part comme continuum vide, et d’autre
part comme une étendue divisible5. Notre expérience concrète de l’espace réside

1 Ibid., p. 38.
2 “The idea of space or extension is nothing but the idea of visible or tangible points distributed in
a certain order.” Ibid., p. 53.
3 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit.; Livre I-Partie II-S03.
4 Ibid.; Livre I- Partie II- S05.
5 Ibid.; Livre I-Partie II-S02.

248
ainsi dans l’expérience des impressions visibles-tangibles, conjointe avec la
croyance dans l’espace continu-vide, et avec la conviction que tout espace est
divisible. Nous pouvons parler ici d’intuition, dans la mesure où, pour Hume,
notre expérience concrète n’est ni l’expérience qui se donne uniquement dans les
anticipations de l’imagination, la continuité, ni celle qui se limite aux exigences
de l’entendement, la divisibilité, mais bien leur jointure, une jointure qui laisse
dans ce cas chaque faculté libre de l’autre.

Le temps

Considérons maintenant le temps. Le temps ne consiste que dans la


succession d’impressions et n’est que cette succession. La perception de la
variation minimale, donc la perception de la plus petite répétition d’une
apparition-disparition d’un point clignotant constituerait l’instant. Or, un
clignotement rapide ferait de sorte que nous percevons le point comme étant
toujours présent, comme lorsque nous percevons la rotation d’un charbon ardent
formant un cercle lumineux au lieu d’y voir une succession de positions1.
L’entendement pose pourtant une discontinuité sous cette continuité perceptive.
Pour résoudre cette contradiction, l’imagination pousse l’entendement à produire
la fiction de la finitude en étendant le principe de causalité : si nous n’arrivons
pas à voir toutes les positions du charbon ardent, cela est dû à notre minima
perceptif dans le temps, par suite au fait que nous sommes lents. Nous
remarquerons à ce niveau que l’instant n’est pas le point de réel de l’empirisme,
l’être en tant qu’être, mais uniquement une conséquence de l’atome perceptif et
de l’expérience de l’apparition - disparition de ce point. Le temps ainsi est une
dépendance de la perception en tant que telle. Cela ne veut pas dire pour autant
que le temps dépend de l’espace, mais bien de la perception – celle d’un son,
d’une odeur, d’un goût. En effet, l’espace se limite aux impressions tangibles et
visibles alors que le temps peut s’expérimenter dans la succession d’impressions
spatiales, mais aussi dans celle de nos idées, et de tout autre genre d’impressions.
Le temps, tel que nous l’expérimentions, va se construire par l’activité de
l’imagination. En premier lieu, la perception ne nous fournit qu’une succession
d’instants distincts, le temps ne consistant, rigoureusement parlant, que dans
cette succession. La tendance à nous attendre à de nouvelles successions imprime
une attente continue que de telles successions vont encore se produire. La
projection de cette attente sur la succession perçue conduit l’imagination à
appréhender le temps comme continu, le temps comme durée. Dans la mesure
où le temps peut aussi résulter de la succession de nos idées, nous expérimentons
alors une durée intérieure autant qu’une durée objective extérieure. Or,
l’association de la durée intérieure à une impression invariable que nous
percevons dans l’espace nous conduit à détacher la durée des impressions
perçues, conduisant à la notion fictive d’une durée indépendante. De plus, la

1 Ibid., p. 35.

249
comparaison des diverses durées conduit à la conception de la notion du temps
abstrait. Une fois cette notion en place, la perception d’un changement parmi les
impressions sera considérée comme se faisant dans ce temps abstrait conduisant
à la notion de changement dans le temps. Enfin, l’établissement d’une relation
causale entre le changement et le temps nous conduit à croire dans un temps actif
qui serait la cause du changement1.
La genèse de la notion du temps continu, indépendant et actif se fait ainsi par
le simple jeu des perceptions et de l’imagination. L’entendement et ses
distinctions n’interviennent pas dans cette genèse et par suite ses exigences
restent intactes. C’est pour cela que le temps sera vécu comme un continuum,
mais pensé comme divisible. La continuité du temps, relevant de l’imagination,
et sa divisibilité, relevant de l’entendement, posent le temps comme
simultanément continu et divisible, sans que ces deux aspects du temps rentrent
en contradiction. Pour le temps, comme pour l’espace, les facultés opèrent donc
en restant libres l’une de l’autre. L’expérience concrète que nous avons du temps,
et par suite l’intuition du temps, consistera alors dans l’expérience d’une
succession perçue couplée à la croyance en un temps continu, un temps vécu
comme tel, mais aussi à la conviction que le temps est divisible.
Nous pouvons voir comment l’associationnisme, une fois analysé, se tourne
en un criticisme. En effet, en exhibant le jeu des associations de l’imagination et
des distinctions de l’entendement, l’analyse empirique de l’expérience concrète
nous permet alors de comprendre comment nous arrivons à avoir une telle
expérience. Nombre d’exemples illustrent la puissance du criticisme humien,
comme sa critique de la croyance dans les mesures exactes2, de la croyance en
l’existence de points physiques infiniment divisibles, ou celle en des points
mathématiques n’ayant aucune extension3, la croyance dans les qualités entières4,
ou sa reconstruction des notions d’espace indépendant, du vide, ou de temps
continu et actif. Comme nous allons le voir, la source de ces erreurs commence
toujours, dans le système humien, par la projection de l’affection de l’imagination
sur les choses perçues : c’est l’attente d’espaces contigus qui nous fait vivre
l’espace comme toujours ouvert, de même pour l’attente de nouvelles
successions qui nous donne le vécu d’un temps continu. Une fois que
l’imagination effectue ces projections, se mettent alors en place des croyances en
des entités inexistantes qui néanmoins configurent notre expérience concrète. Le
criticisme va nous permettre de distinguer le moment associatif et projectif de
l’imagination, ses glissements et ses confusions, mais aussi son rapport avec
l’entendement. L’intuition, c’est-à-dire l’expérience concrète, résultera alors du
rapport mesuré entre les créations de l’imagination et les exigences de
l’entendement.

1 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit.; Livre I-Partie II-S03.


2 Ibid., p. 48.
3 Ibid., pp. 42-50.
4 Ibid., pp. 237-238.

250
La substance

La substance n’est ni une sensation qui se donne dans une impression (une
couleur, odeur, etc.), ni une impression de réflexion (une passion, émotion, etc.).
Par suite, la substance est une idée qui n’est rien d’autre que la collection de
qualités particulières. L’idée de substance ne serait donc qu’une collection d’idées
réunies par les principes de contiguïté et de causalité, collection à laquelle on
accole un nom qui sert à l’appeler à l’imagination. Par contraste, le mode nomme
une collection qui n’est pas unie par contiguïté et causalité, une collection qui est
éparpillée sur plusieurs sujets, comme une danse dont la qualité s’attribue à
plusieurs danseurs. Avec le mode, le principe d’union n’est pas considéré comme
la partie prégnante de la collection, de sorte que l’ajout d’une idée à la collection
peut en altérer le sens, comme lorsqu’un ajout rend une chose laide alors qu’elle
était belle1. Par contre, pour la substance, le principe d’union est prégnant et donc
on peut ajouter des idées à l’idée de la substance sans l’altérer, comme lorsqu’on
change la couleur d’une chaise. Telle serait l’explication de ce que sont le mode
et la substance dans le système empirique.
Or, cette notion est elle-même une fiction de l’ancienne philosophie2. Le pan
proprement critique reviendrait à reproduire la genèse de cette fiction à partir de
l’observation de l’entrelacs des anticipations de l’imagination et des distinctions
de l’entendement. La genèse de la notion de substance commence par celle de
l’identité. En effet, l’identité étant la permanence dans le temps, l’observation
d’une impression fixe et stable ne nous donne pas la notion d’identité. Pour cela,
il faut ajouter à la perception de l’impression fixe le flux interne de nos idées, et
ce n’est qu’alors que nous percevons que l’impression en question est restée la
même dans le temps, donc identique à elle-même. En second lieu, l’imagination
a le même ressenti lorsqu’elle observe la transition fluide entre des images qui se
ressemblent – comme, par exemple, la perception d’un crayon que l’on tourne
dans sa main –, et lorsqu’elle observe une impression fixe associée à notre flux
d’idées – comme lorsque nous fixons le crayon et pensons à autre chose.
L’affection de l’imagination par ces deux expériences étant similaire, il s’ensuit
que l’imagination va confondre la notion d’identité avec celle de changement
continu, produisant dans cette confusion la notion paradoxale d’identité dans le
changement. En effet, cette notion est paradoxale puisqu’elle veut dire que
l’impression en question reste la même dans le temps tout en changeant dans le
temps, donc tout en ne restant pas la même. Enfin, la transition douce entre
impressions étant l’affection de l’imagination qui nous fait croire dans la notion
d’identité dans le changement, on se met alors à croire que toute transition douce
entre deux impressions constitue ainsi une identité – par exemple, voir une plante
flétrir en passant du vert au brunâtre nous fait croire qu’il s’agit là de la même
identité, de la même plante. Or, l’entendement distingue, et pose, que ces diverses
qualités, par lesquelles passe cette supposée identité, ne sont pas les mêmes, le

1 Ibid., p. 16.
2 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit.; Livre III-Partie IV-S03.

251
brun n’étant pas le vert. Par suite, l’identité en question ne peut pas être identique
au brun et au vert simultanément puisque le brun et le vert ne sont pas identiques.
Il reste que nous avons la ferme conviction que l’identité en question est elle-
même identique et au vert et au brun, puisque nous avons expérimenté une
transition douce de l’une à l’autre de ces qualités. Pour résoudre ce paradoxe,
l’imagination pose alors la fiction de la substance qui serait un X qui se tiendrait
en dessous de la couleur verte et de la couleur brune, sans être identique à ces
deux couleurs, mais tout en étant identique à ces deux couleurs. Ainsi, nous
pouvons maintenant avoir l’expérience concrète, l’intuition que nous avons
affaire à une plante qui est verte, mais aussi qui devient brunâtre, sans réduire la
plante à aucune de ces deux qualités. Une fois posée la substance comme sous-
jacente à ces qualités, les qualités sont alors réduites au statut de modalités
attenantes à la substance, à de simples accidents ou propriétés de la substance.
Nous voyons comment l’erreur provient encore de la projection de l’affection
de l’imagination, dans ce cas la transition douce, pour en faire une chose qui se
tiendrait en dehors de l’imagination, comme l’identité dans le changement. Il
reste que pour la notion de substance cette projection n’est pas suffisante.
L’entendement intervient pour contredire le jeu de l’imagination et provoque
ainsi une opposition entre la discontinuité des diverses qualités, d’une part, et le
vécu de notre expérience nous montrant que ces diverses qualités appartiennent
pourtant à la même identité, d’autre part. C’est à cause de cette contradiction que
l’imagination doit maintenant créer une fiction. Or, dans la mesure où cette
fiction intègre l’opposition de l’entendement, la notion de substance ne
maintiendra pas ses deux faces libres l’une de l’autre, comme c’était le cas pour
l’espace et le temps, mais va les réunir dans une unité paradoxale : la substance
sera identique et ne sera pas identique à ses propriétés, elle sera une et pourtant
multiple, visible et pourtant invisible, etc. Nous soulignerons que la fiction n’est
pas ainsi une simple croyance, une confusion du vécu de l’imagination avec la
position d’entités inexistantes, mais une notion que produit l’imagination et qui
arrive à surmonter l’obstacle qu’impose l’entendement, et ainsi à envelopper ses
distinctions tranchées. L’expérience concrète, ou intuition, consistera alors à
percevoir les impressions comme relevant maintenant de diverses substances, et
à croire que ces substances l’entourent, elle croira qu’elle les touche et les voit en
ayant des impressions tactiles ou visuelles, même si en fait elle n’a jamais vu, ou
toucher, une substance en tant que telle. L’entendement a beau rappeler qu’il n’y
a là qu’impressions éparses, l’imagination persistera à croire dans ces substances
et l’intuition continuera à voir, dans ces impressions éparses, la manifestation de
ces substances auxquelles croit l’imagination.

L’existence continue et distincte

La distinction, entre une existence objective d’une part et la perception


subjective d’une telle existence d’autre part, repose sur la position de l’existence
continue et distincte. Une telle existence contredit et le principe de l’empirisme,

252
et la position ontologique de l’empirisme, dans la mesure où existerait une chose
qui serait distincte des perceptions qu’on en a et qui de plus continuerait à exister
malgré le fait que nous ne la percevons pas. L’existence continue et distincte est
donc une véritable aberration dans la mesure où ni les sens, qui ne nous donne
que des impressions discontinues, ni la raison qui n’arrive pas à inférer une telle
existence depuis les impressions, ne peuvent établir une telle existence1. Si « les
enfants, les paysans et la plus grande partie de l’humanité »2 croient
instinctivement dans cette existence, c’est que cette croyance serait sécrétée par
la nature humaine en tant que telle, c’est-à-dire par le jeu de l’imagination et de
l’entendement. La critique de la notion d’existence continue et distincte va donc
retracer le rapport des facultés humaines qui conduit à la constitution d’une telle
fiction. De même que pour la notion de substance, la première étape de cette
construction commence par la position de la notion d’identité continue, grâce à
l’association d’une impression fixe et du flux interne de nos idées. Or, lorsque
nous percevons une impression d’une manière interrompue, comme lorsque par
exemple nous regardons une porte puis détournons notre regard à plusieurs
reprises pour la regarder à nouveau, les interruptions sont remplies par les
souvenirs, ou idées, de cette impression. Cette expérience de la perception
interrompue affecte l’imagination d’une manière similaire à celle que nous avons
lorsque nous percevons une impression fixe qu’accompagne le flux interne de
nos idées. L’imagination a alors tendance à confondre ces deux expériences et
produit la notion de l’identité constante, c’est-à-dire d’une identité qui resterait la
même malgré le fait que nous ne la soutenons plus par le regard. Nous croyons
alors qu’une même identité peut se prolonger par-delà les interruptions de notre
perception, mais notre entendement contredit une telle croyance puisque, par le
principe de l’empirisme, deux perceptions distinctes constituent deux réalités
distinctes. Dans la mesure où une identité ne peut pas se composer de diverses
réalités, l’imagination produit alors une nouvelle fiction, celle de l’existence
continue, c’est-à-dire d’une existence qui continuerait à exister et qui serait une
seule réalité malgré le fait que nous la percevons d’une manière intermittente. En
effet, la notion d’identité s’imposant avec plus de force sur l’imagination que le
constat des diverses réalités par l’entendement, c’est cette identité qui prend le
dessus, mais en se posant alors comme une seule réalité. Enfin, et dans la mesure
où une telle existence serait alors en droit productrice de plus d’impressions que
celles que nous pouvons percevoir en fait, nous postulons que l’existence
continue est de surcroît indépendante de la perception, et que donc, pour qu’une
chose existe, elle n’a plus besoin d’être perçue. La perception de la chose devient
alors optionnelle, purement subjective et non pas ce qui pose l’existence même
de la chose. La croyance solide en une telle existence ne provient pas uniquement
de sa position, mais du fait que maintenant les impressions que l’on réunit sous
une telle idée communiquent leur vivacité à cette fiction la rendant extrêmement
concrète. Dans notre terminologie, c’est à ce moment qu’a lieu l’intuition, donc

1 Ibid.; Livre I-Partie IV-S02.


2 David HUME, A treatise of human nature, 2e éd., USA, Oxford University Press, 1978, p. 193.

253
l’expérience des choses comme étant non pas de simples perceptions
évanescentes, mais bien des existences indépendantes, existences qui se
renforcent à chaque perception.
Avec l’existence continue et distincte, c’est par suite le principe ontologique
même de l’empirisme qui est inversé. Cette fiction est donc bien plus virulente
que celle de la substance. En effet, cette fiction ne résout pas simplement la
contradiction entre la distinction qualitative et la continuité imaginée parmi
diverses qualités, mais elle pose en une seule unité le perçu et le non perçu, donc
ce qui existe et ce qui n’existe pas, l’être et le néant. En cela, la croyance dans une
telle existence est une véritable démence, démence dans la mesure où
l’entendement n’arrive pas à corriger une telle croyance – l’existence objective ne
pouvant être incluse dans aucune expérience –, reconnaît qu’une telle croyance
détruit le principe même sur lequel il repose, et pourtant n’arrive pas à ne pas
valider une telle aberration, voire même à la hisser au statut de pierre de touche
de toute vérité dans la mesure où elle se pose comme la réalité elle-même. Ne
pouvant trouver de solution, l’entendement se réfugie alors dans le délire, posant
des distinctions fictives, comme le subjectif et l’objectif, les qualités premières
existantes en soi et les qualités secondes qui relèveraient de la perception de ces
qualités premières, et ainsi de suite1. Nous soulignerons néanmoins que ces
productions délirantes ne relèvent que de l’entendement et par suite n’ont pas la
force intuitive de l’existence continue et distincte qui elle conjoint et les affections
de l’imagination, et les distinctions de l’entendement, mais aussi canalise les
intensités de l’esprit. L’expérience concrète de la réalité, l’intuition, repose alors
sur cette démence. L’intuition ne voit alors dans toute impression que l’existence
distincte elle-même, cette existence invisible et que pourtant elle ne fait que voir
sans arrêt.

La nécessité

Le dernier pilier sur lequel va reposer la nature c’est la croyance dans l’ordre
naturel. Qu’il n’y ait aucune nécessité pour qu’un effet suive d’une cause ceci est
évident par le principe de l’empirisme. En effet, rien ne prouve que le feu, en tant
qu’impression visuelle, produira de la chaleur, en tant qu’impression tactile,
puisque ces deux impressions sont distinguables et par suite séparables. L’idée
du feu n’impliquant nullement l’idée de chaleur, il s’ensuit que nous ne pouvons
avoir aucune certitude que le feu produira de la chaleur. Et pourtant, la relation
causale nécessaire établit une relation assurée entre ces deux idées2. Concernant
la certitude portant sur la relation entre les idées, nous pouvons donc avoir trois
cas : la certitude proprement dite qui consiste à avoir la même relation entre deux
idées tant que ces deux idées sont les mêmes, relation qui dépend de la nature
même de ces deux idées – par exemple comme lorsqu’on compare deux

1 G. DELEUZE, Empirisme et subjectivité, op. cit., pp. 87-89.


2 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit., p. 69.

254
quantités, deux objets ressemblants, ou deux qualités différentes1 ; la
contingence, comme lorsqu’on compare les relations spatiotemporelles qui
existeraient entre deux idées – par exemple, comme lorsqu’on constate que la
relation spatiale entre une chaise et une table varie, l’idée de chaise ou de table ne
pouvant fixer cette relation spatiale ; enfin, la relation de nécessité causale qui
établit un lien certain entre deux idées qui pourtant ne dépend pas de la qualité
de ces deux idées, mais bien de leur rapport dans l’espace et le temps – par
exemple, le fait que le feu précède la chaleur et lui est contigu. Par suite, l’analyse
de la notion de nécessité montre non seulement qu’elle n’a pas lieu d’être, mais
de plus qu’elle est une relation aberrante dans la mesure où elle poserait une sorte
de certitude qui découlerait des relations contingentes que sont les relations
spatiotemporelles.
Le criticisme humien va maintenant retracer la genèse de la notion de
connexion nécessaire. En effet, lorsque nous observons régulièrement deux
impressions successives, le principe de causalité imprime une tendance sur notre
imagination, celle de s’attendre à l’une de ces impressions lorsque nous percevons
l’autre. Par exemple, si nous voyons à une certaine distance un feu lumineux,
cette impression évoque en nous l’idée de chaleur, qui est d’habitude associée à
l’idée de feu, et cette idée de chaleur fait que, maintenant, nous nous attendons à
ressentir de la chaleur si nous nous approchions du feu. Il nous faut ici souligner
que l’expérience passée ne nous permet en aucun cas d’inférer que la nature va
nécessairement suivre un cours uniforme, les mêmes causes devant avoir les
mêmes effets. De plus, l’expérience passée ne peut pas non plus, à elle seule,
expliquer pourquoi nous nous projetons dans le futur pour nous attendre aux
mêmes effets lorsque nous percevons les mêmes causes. En fait, l’expérience
passée peut uniquement nous informer que ce qui a eu lieu a en effet eu lieu, et
rien de plus. La transgression de l’expérience est donc bien due au principe de
causalité, principe qui affecte l’imagination et la pousse au-delà des limites de
l’expérience passée. La nécessité, consistant dans la croyance que des causes
similaires produiront des effets similaires, peut alors se comprendre comme étant
dérivée du ressenti de notre attente que telle cause va produire tel effet2. Il reste
néanmoins que la nécessité ne se limite pas au sentiment d’une telle expectation,
mais elle la dépasse dans la relation causale dite philosophique. En effet,
l’habitude, que construit la relation causale naturelle, reste confinée à ce qui a été
expérimenté et ne dépasse cette expérience qu’en s’attendant à ce qu’elle a déjà
expérimenté dans le passé. Par contre, la causalité comme relation philosophique,
c’est-à-dire l’inférence, s’établit entre idées et fonctionne en dehors du champ de
l’expérience et celui de l’habitude3. Or, l’inférence n’est rien d’autre que le
transfert dans l’entendement de l’habitude acquise par la causalité naturelle à
dépasser le donné. Ce transfert fait contracter à l’entendement une « habitude »
de pensée, consistant alors à dépasser le contenu des idées vers de nouveaux

1 Ibid., p. 79.
2 Ibid., p. 165.
3 Ibid., p. 170; Livre I-PartieI II-S14.

255
contenus, c’est-à-dire à faire des inférences, le principe de causalité devenant ainsi
philosophique et transformant l’entendement en une raison1. La raison tisse alors
tout un réseau de relations nécessaires parmi les choses de la nature, produit une
nature régie par le déterminisme des lois de la nature, et voit sa croyance en de
telles lois se confirmer à chaque fois que ses attentes sont remplies. La croyance
de la raison, couplée aux expériences répétées de certaines séquences
d’impressions, nous donne alors l’intuition d’un monde régi par un ordre naturel.
Si le criticisme arrive à expliquer l’origine de l’idée de nécessité, il reste
néanmoins que cette idée n’accède au plein pouvoir que par un détour par les
relations d’entendement. En effet, le schème du rapport entre l’imagination et
l’entendement diffère dans ce cas des cas précédents. Pour l’espace et le temps,
les facultés restaient libres l’une de l’autre, ce que l’imagination construisait
pouvant ainsi être analysé par l’entendement sans que cela provoque de
contradiction. Pour la substance et l’existence continue et distincte, le rapport
des facultés se resserre. L’imagination dépasse la croyance pure et simple pour
poser des fictions, fictions qui sont elles-mêmes requises pour pouvoir dépasser
la contradiction qu’impose l’entendement. Ces deux fictions se présentent alors
comme des unités contradictoires, joignant l’un et le multiple, l’existant et le non-
existant. Dans ce cas, l’entendement est inapte à produire une analyse, ou science,
de ces fictions, mais ne peut que générer un délire pour tenter d’expliquer le
paradoxe ou alors sombrer dans la démence. Pour la nécessité, le lien entre
l’entendement et l’imagination consiste par contre en une projection des
anticipations de l’imagination, de ses affections, dans l’entendement lui-même et
non plus sur les choses. Cette projection se faisant au sein même des facultés,
nous pouvons la qualifier d’un transfert. Ce n’est qu’une fois que l’entendement
contracte l’habitude de transgresser le donné qu’il devient une raison et étend le
principe de causalité bien au-delà de l’expérience immédiate, voire même au-delà
de toute expérience. La transgression de l’expérience reposant maintenant sur la
raison, la raison produit ainsi de son propre sein des fictions et se met à croire en
ces fictions, par exemple la fiction d’une première cause, ou d’un Être Suprême,
et la croyance en cet Être Suprême. Après le délire et la démence, nous
aboutissons ainsi à la croyance en un Être Suprême. L’intuition pourra alors vivre
dans ce monde et admirer la nature comme si elle était l’œuvre d’un horloger ou
comme si elle découlait d’une première cause.

Idée particulière, générale et abstraite

Une idée générale soit représenterait toutes les dimensions et qualités d’une
certaine idée, soit ne représenterait aucune qualité ou quantité particulière de
l’idée. La première alternative est à rejeter puisque l’esprit humain est fini et ne
peut survoler en un coup d’œil une infinité. La seconde alternative est aussi à

1 G. DELEUZE, Empirisme et subjectivité, op. cit., pp. 62-64.

256
rejeter puisque l’esprit ne peut pas concevoir une idée sans aucun degré qualitatif
ou quantitatif 1 – en effet toute idée provenant d’une impression, et toute
impression étant déterminée, en qualité et quantité, l’idée doit aussi être
déterminée. Une idée particulière peut jouer le rôle d’une idée générale dans la
mesure où l’on applique un même nom à plusieurs idées qui se ressemblent. Le
nom ensuite évoque l’habitude que nous avons à passer en revue ces idées
ressemblantes accompagnées d’une idée individuelle. Une idée générale est donc
une idée particulière associée par un nom à l’habitude de chercher d’autres idées
particulières ressemblantes2. L’imagination ainsi compare, l’entendement
nomme, l’imagination alors anticipe, l’intuition finit par voir le général dans le
particulier, le genre dans l’espèce.
Si l’idée générale avait besoin d’un seul rapport de ressemblance pour être
établie, l’idée abstraite ferait jouer une double ressemblance3. Pour former une
idée abstraite, il suffit de comparer les qualités d’une idée à celle d’une autre idée
– je compare une sphère blanche à une sphère noire, puis à un cube blanc. C’est
parce que nous avons deux ressemblances dans une même impression que nous
distinguons dans cette impression unique deux aspects : la forme et la couleur. Il
y a ainsi plus dans une idée abstraite que dans une idée particulière ou générale,
dans la mesure où l’idée abstraite est issue d’un plus grand nombre d’opérations
de l’imagination. Dans ce cas, l’imagination compare, l’entendement nomme, et
l’intuition finit par croire dans les formes séparées.
Le rapport des facultés connaît donc une nouvelle variation dans la
construction de ces entités. Le moment de la réification ne dérive plus
simplement de la projection de l’affection de l’imagination, mais dépend de l’effet
de la nomination par l’entendement. Le nom va solidifier l’idée générale, ou
abstraite, et en cela la rendre apte à une intuition intellectuelle, c’est-à-dire mener
à la croyance qu’existent des entités supra ou infra sensibles que nous percevons
néanmoins, croyance qui se renforce par l’usage des noms et la communication
de la vivacité des instanciations de ces idées.

Les règles générales : nature et culture

La règle générale consiste dans la tendance à associer une idée particulière à


une autre au-delà de l’expérience donnée4. Cette propension aux règles générales
peut alors étendre l’accidentel pour en faire une règle et pousser le jugement hors

1 “The precise length of a line is not different nor distinguishable form the line itself.” Ibid., p. 19.
2 “A particular idea becomes general by being annexed to a general term; that is, to a term, which
from a customary conjunction has a relation to many other particular ideas, and readily recalls them
in the imagination.” Ibid., p. 22.
3 « Pour les idées abstraites la difficulté n’est pas grande, parce que la seule différence avec les idées

générales est que dans leur cas deux ressemblances interviennent et sont distinctement saisies. » G.
DELEUZE, Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 130.
4 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit., p. 374.

257
des limites de l’expérience, l’habitude prenant le dessus sur ce que nous
constatons : on pense qu’un Irlandais ne peut pas faire preuve d’esprit même si
l’on est en présence d’un Irlandais plein d’esprit1. L’homme raisonnable
corrigerait ces emportements de l’imagination en établissant d’autres règles
générales visant à réguler le jugement, par exemple il posera les conditions qui
permettraient de distinguer les circonstances accidentelles des causes
véritablement efficientes2. La correction est donc corrélative à l’extension, il faut
être en mesure de poser les règles générales valables pour pouvoir rejeter la
généralisation de l’accidentel3 – par exemple, Dieu ne peut être la cause de la
nature puisque cela contredit l’une des règles générales régissant la causalité, celle
de l’observation de deux objets dans une conjonction régulière4. De plus, la
correction par les règles générales est une réflexion, un changement dans
l’orientation de l’imagination qui favoriserait alors le général au particulier, la
règle à la situation présente.
Dans le système humien, la raison ne sera alors que l’adhésion aux règles
générales du régulier, alors que l’imagination ne sera que l’adhésion aux règles
générales de l’accidentel5. Ces deux facultés opposées ont ainsi la même racine
ancrée dans la nature humaine : la tendance à généraliser. Il reste que ces deux
facultés ne sont elles-mêmes que des fictions dans la mesure où elles résolvent le
paradoxe de cette tendance. En réalité, pour Hume, la raison n’est rien d’autre
qu’une imagination vivifiée par la coutume6, l’homme raisonnable étant l’homme
aux habitudes solides, l’homme d’expérience. Or, étant donné que la tendance à
la généralisation peut généraliser l’accidentel ou le régulier, et que ces deux
généralisations s’opposent, l’imagination résout la contradiction en la distribuant
sur deux facultés, la « raison » d’une part et l’« imagination » d’autre part.
L’habitude à user de l’une ou de l’autre de ces deux formes de la généralité nous
pousse alors à croire, et à expérimenter, une dualité au sein de la pensée, moment
de l’intuition. Telle serait donc la deuxième genèse de la raison dans le système
humien, la première étant le transfert des dépassements de l’imagination dans
l’activité de l’entendement. Ainsi, nous obtenons nos trois facultés : l’imagination

1 Ibid., p. 146.
2 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit.; Livre I-Partie III-S15.
3 “The following of general rules is a very unphilosophical species of probability; and yet tis only

by following them that we can correct this, and all other unphilosophical probabilities.” Ibid., p. 150.
4 “It is only when two species of objects are found to be constantly conjoined, that we can infer

the one from the other; and were an effect presented, which was entirely singular, and could not
be comprehended under any known species, I do not see, that we could form any conjecture or
inference at all concerning its cause.” D. HUME, An enquiry concerning human understanding, op. cit.,
p. 107.
5 Ibid., p. 149.
6 “According to my system, all reasonings are nothing but the effects of custom; and custom has
no influence, but by enlivening the imagination, and giving us a strong conception of any object.
It may, therefore, be concluded, that our judgement and imagination can never be contrary, and
that custom cannot operate on the latter faculty after such a manner, as to render it opposite to the
former.” Ibid., p. 149.

258
et ses tendances, l’entendement qui repose sur l’ontologie et le principe de
l’empirisme, la raison qui découle du jeu des deux premières facultés. Nous
remarquerons enfin que l’imagination dérivée, celle des généralisations
accidentelles, viendra recouvrir l’imagination, et ainsi nous obtenons l’image de
l’homme tel que nous le connaissons, moment de l’intuition.
La raison pratique suit la même organisation que la raison théorique. Si
l’imagination nous confine dans le particulier et le partiel, il nous faudra des règles
générales pour nous sortir de cette partialité. Par exemple, la sympathie doit
s’étendre artificiellement dans les règles de la conversation, ou se détruire dans la
contradiction des luttes de clans1. De même, une passion doit se satisfaire
obliquement par le biais des institutions, ou bien se nier dans la violence2 : la
passion sexuelle requiert l’institution du mariage pour se satisfaire régulièrement
et en toute sécurité3. Sera raisonnable l’homme qui peut suivre les règles générales
instituées en vue de la satisfaction de ses désirs et non pas celui qui se laisse
emporter par le désir d’une satisfaction immédiate, c’est-à-dire par la passion. La
superstition, elle, consistera à étendre le principe de causalité pour poser des
dieux qui seraient responsables de la satisfaction de nos désirs au lieu de
construire des institutions pour cette fin4.
Les règles esthétiques enfin permettent de libérer les passions quant à leurs
intérêts dans les choses particulières pour réfléchir ces passions vers des vues
générales sur ces choses. Dans l’appréciation esthétique, l’imagination détache
l’objet de son contexte actuel pour ne plus le considérer que comme une idée,
une image dans toute sa généralité. Et, dans la mesure où l’impression de
réflexion, donc la passion, est elle-même causée par une image, alors
l’imagination est prise de passion pour les images qu’elle produit5. C’est dans
cette mesure qu’on peut trouver belles les fortifications d’une ville ennemie6,
même si l’on souhaite la destruction de cette ville ; ou, on considère qu’un
homme en bonne santé est beau, même s’il est condamné à perpétuité7 ; de
même, les femmes ont tendance à s’imaginer qu’un criminel se dirigeant vers
l’échafaud est d’une beauté hors du commun8. Le plaisir esthétique repose ainsi
non plus sur la qualité même de son objet, mais sur la séparation de la qualité de
son actualité, ce qui nous permet de prendre plaisir aussi dans des qualités qui
seraient en réalité désagréables, comme lorsque nous prenons plaisir aux
tragédies.

1 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit., p. 490; Livre III-Partie II-S02.
2 G. DELEUZE, Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 31.
3 Ibid., pp. 36-37.
4 D. HUME, The natural history of religion, London, Adam Black and William Tait, 1828; S01-S03.
5 “This idea of pleasure or pain, when it returns upon the soul, produces the new impression of
desire and aversion, hope and fear, which may be properly called impression of reflection, because
derived from it.” D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit., p. 7‑8.
6 Ibid., p. 586.
7 Ibid., p. 585.
8 Ibid., p. 388.

259
La forme de l’implication qui régit l’usage des règles générales sera la même
pour la théorie, la pratique et l’esthétique, mais agencera différemment les
diverses facultés. Pour la pratique, ce qui associe une passion à sa satisfaction
c’est l’institution. Par suite, l’institution implique la passion et s’explique par
l’imagination associative : la passion sexuelle est satisfaite dans une forme de
mariage. Dans la mesure où la passion n’est que la recherche d’un remplissement
de l’idée par une impression correspondante, elle ne regarde pas au moyen de ce
remplissement, moyen qui est alors livré aux aléas du jeu de l’imagination
associative, de la fantaisie – le rapport de l’homme à la femme sera celui de la tête
au corps1 ou du corps au vêtement2, conduisant ainsi à diverses conceptions du
mariage. Dans l’esthétique, par contre, on ne va plus de l’idée vers le
remplissement de cette idée par une impression, mais on va d’une impression
vers la contemplation de l’idée correspondante. Pour l’esthétique, l’œuvre
implique donc la passion, mais s’explique par l’imagination dissociative. Dans la
vie pratique, l’intérêt nous pousse donc à remplir l’idée d’une impression
correspondante, alors que, dans la vie esthétique, nous visons à vider l’impression
pour en faire une pure idée, et donc à nous désintéresser de l’objet. Mais, dans
les deux cas, il s’agit d’associer du semblable, soit en suivant des règles de
compositions – c’est-à-dire de dissociation –, soit en suivant des règles
d’association – c’est-à-dire des règles qui mettent en relation des personnes et des
choses. Pour les règles théoriques enfin, et comme on l’a vu plus haut, la raison
ne dépassera le particulier qu’une fois l’habitude à dépasser le donné est
enclenchée par l’observation de certaines conjonctions pour ensuite être
transférée aux relations entre les idées, transformant ainsi l’entendement en
raison3. La croyance dans le cours uniforme de la nature que construit la raison
implique ainsi une relation posée par l’imagination – la relation obtenue par
l’observation de la nature –, mais s’explique par un principe naturel – l’habitude.
Nous pouvons voir que le rythme de l’implication est syncopé dans l’empirisme :
A implique B, mais A s’explique par C. De plus, les termes de l’implication
s’inversent entre nature et culture : pour la culture, l’invention – institutionnelle
ou artistique – implique une passion naturelle, mais s’explique par une relation
de l’imagination – associative ou dissociative. Pour la nature, la croyance implique
une relation de l’imagination – l’observation des conjonctions régulières –, mais
s’explique par un principe de la nature – l’habitude. De plus, cette inversion
touche les règles correctives elles-mêmes : la théorie devra corriger par des règles
générales le surplus de vivacité, l’habitude poussant l’imagination à généraliser

1 « Car le mari est la tête de la femme. » L. SEGOND, La Sainte Bible, Biblio, 2006; Saint-Paul,
Éphésiens (5:23).
2 « Elles sont un vêtement pour vous et vous êtes un vêtement pour elles. » ALLAH et A.D.
PENOT, Le Coran: Traduit et annoté en français, Alif, 2019; Surat al Baqarah (2:187).
3 « S’il est vrai que la nature de la relation, comme relation naturelle, dépend de la nature de
l’inférence, il n’en reste pas moins que l’inférence est selon la relation, c’est-à-dire que la relation
naturelle suppose la relation philosophique en un sens : c’est à la suite de leur constante conjonction
dans l’expérience que les objets s’unissent nécessairement dans l’imagination. » G. DELEUZE,
Empirisme et subjectivité, op. cit., p. Ibid., p. 131.

260
l’accidentel, alors que pour la pratique il faudra corriger le manque de vivacité,
les vues et les idées générales étant moins vivaces que l’intérêt immédiat – cette
correction se fera, par exemple, par le biais des institutions correctives, le
gouvernement rendant le proche lointain – je suis dissuadé de commettre un
crime en ayant présent à l’esprit l’idée de la punition –, et la révolution rendant
le lointain proche – le gouverneur est dissuadé de mal gouverner en pensant aux
émeutes1. Nous noterons enfin que seules les règles théoriques impliquent
l’entendement, au sens fort, puisque ces règles se fondent sur les distinctions que
fait l’entendement en observant ce qu’il y a de régulier et d’accidentel dans les
impressions. Par contre, les règles pratiques reposent sur l’imagination, et par
suite sont contingentes, ce pour quoi nous ressentons qu’elles sont toujours
contraignantes puisque rien ne justifie le choix de telle règle plutôt que d’une
autre pour satisfaire ses passions. De même, les règles esthétiques dérivent de
l’imagination et sont par suite arbitraires, contextuelles ou culturelles, toute
œuvre ou situation pouvant dissocier une qualité en vue de procurer une
expérience esthétique. Pour les règles pratiques et esthétiques, l’entendement n’a
donc qu’un rôle subalterne, celui de fixer un canon de ce qu’exige l’imagination.

Le sujet et le moi

La genèse du moi, donc la transformation de l’imagination passive en un sujet


actif, suivra un cheminement qui passe par plusieurs étapes : la genèse de l’âme,
puis de l’identité personnelle, suivie par celle de l’individualité, puis celle de la
subjectivité et enfin le moi. Hume commence par aborder le problème de l’âme2
en argumentant qu’on n’a pas une impression du soi et par suite qu’on ne peut
pas en avoir une idée. De plus, le soi est simple et devrait accompagner toutes
nos perceptions, et par suite, comme idée, devrait provenir d’une impression qui
serait donc elle-même simple et jointe à toutes nos autres impressions, ce que
l’expérience contredit. Le problème devient alors celui de la croyance dans une
telle âme. La genèse de l’âme se fait en plusieurs étapes : 1. L’imagination fait
l’expérience que sa perception est continue lorsqu’elle contemple une impression
fixe associée à ses idées. 2. L’imagination fait aussi l’expérience que sa perception
est discontinue lorsqu’elle passe d’une perception à une autre. 3. La perception
continue affectant l’imagination de la même manière que la perception
discontinue, l’imagination a tendance à confondre ces deux modalités
perceptives, posant ainsi leur identité. 4. L’entendement s’oppose à une telle

1 « L’État selon Hume n’a pas à représenter l’intérêt général, mais à faire de l’intérêt général un
objet de croyance, en lui donnant, ne serait-ce que par l’appareil de ses sanctions, cette vivacité que
l’intérêt particulier seul a pour nous naturellement. Si les gouvernants au lieu de changer leur
situation, au lieu d’acquérir un intérêt immédiat à l’exécution de la justice, soumettent l’exécution
d’une justice falsifiée à leurs propres passions demeurées immédiates, alors et alors seulement la
résistance est légitime au nom d’une règle générale. » Ibid., p. 42.
2 D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit.; Livre I-Partie IV-S06.

261
identification et maintient que la perception continue diffère de la perception
discontinue. 5. Pour résoudre le paradoxe entre une modalité perceptive qui serait
continuellement présente, malgré les diverses perceptions, et une modalité
perceptive qui serait discontinue, suivant les diverses perceptions, l’imagination
crée la fiction de l’âme, sorte de substance qui serait identique et non identique
aux diverses modalités perceptives. L’âme serait ainsi une sorte de substance issue
des perceptions ramenées à l’esprit percevant plutôt qu’à l’objet perçu. Cette
fiction sera néanmoins bien plus tenace que celle des autres substances, dans la
mesure où c’est la totalité des perceptions qui vont s’y rapporter, toute perception
venant renforcer notre croyance en une telle fiction. C’est dans cette mesure que
nous avons l’intuition que notre âme existe et que nous sommes cette âme elle-
même.
Il reste que l’âme n’est pas encore l’identité personnelle, et ne le deviendra
qu’en suivant un nouveau processus génétique : 1. L’imagination associe un
grand nombre de souvenirs à des impressions ressemblantes, construisant ainsi
une expérience continue malgré la discontinuité perceptive : nous reconnaissons
nos parents, nos amis, notre chambre, etc. 2. Le principe de causalité étend la
mémoire au-delà de nos souvenirs et les connecte à tout genre d’événements
passés possibles – même si nous n’avons pas vécu tel ou tel événement nous
pouvons nous y rapporter en l’associant à un proche. Le principe de causalité
aussi étend nos souvenirs vers le futur pour anticiper la douleur ou la peine –
nous aurons des inquiétudes concernant nos possessions. La construction de
l’identité personnelle consiste à tracer une limite au sein de la totalité des
perceptions pour les limiter aux souvenirs, pour ensuite étendre cet ensemble
limité par le principe de causalité. Si les connexions causales travaillent les
souvenirs, il reste que l’identité personnelle va au-delà des souvenirs et inclut
toute une série d’événements dont nous n’avons même aucun souvenir : dans
cette mesure, « la mémoire ne produit pas l’identité personnelle, mais plutôt la
découvre »1. L’identité personnelle implique donc les souvenirs, mais ne
s’explique que par l’extension du principe de causalité. Or, si telle est l’identité
personnelle, se pose alors le problème de la limitation de l’extension de l’action
de la causalité : comment savoir où arrêter les relations causales ? Comment
cerner cette identité sachant que maintenant, de proche en proche, c’est le monde
entier qui pourrait s’y inclure ? En d’autres termes, comment faire pour éviter
que l’identité personnelle ne se perde dans la totalité des perceptions2 et devienne
en cela une monade leibnizienne ?
Sur le plan théorique des associations entre les idées, on n’arrive pas à limiter
l’identité personnelle, qui de droit peut s’étendre et inclure toutes les idées. La
solution se fera donc sur le plan pratique3 et passera d’abord par la constitution

1 G. DELEUZE, Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 262.


2 “But, as the relations, and the easiness of the transition may diminish by insensible degrees, we
have no just standard, by which we can decide any dispute concerning the time, when they acquire
or lose a title to the name of identity.” D. HUME, Treatise of Human Nature, op. cit., p. 262.
3 G. DELEUZE, Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 59.

262
de l’identité personnelle en un individu. En effet, l’identité personnelle n’est
qu’un sujet passif, c’est-à-dire une imagination qui est affectée par les principes
de l’association. Les principes de la passion vont donner une orientation, une fin,
aux associations de l’imagination : les associations entre idées se font en vue d’un
plaisir ou en vue d’éviter une peine. Le sujet passif acquiert ainsi une finalité
intentionnelle1, il se donne des fins, et en cela devient un sujet actif, un individu
poursuivant tel ou tel plaisir, orientant sa pensée pour atteindre tel ou tel objectif.
Les principes de la passion permettent ainsi de limiter la sphère des idées aux
idées qui nous seraient utiles, aux biens, et par suite de circonscrire l’identité
personnelle. Il reste qu’un tel individu pourrait n’être qu’un automate, ou un
animal, associant automatiquement ses idées en vue du plaisir, et en cela il n’est
pas encore un moi.
Pour qu’il y ait moi, il faut que le sujet résonne et se transforme en une image
non actuelle, moment de la réflexion du sujet dans l’imagination, et que de plus
cette image vienne s’unir à nouveau au sujet individuel. Concernant le premier
mouvement, la réflexion transforme le sujet en image non actuelle, image donc
d’un individu qui se détache de sa situation particulière et prend le point de vue
d’un sujet en général qui adopte des vues qui portent sur l’intérêt général. Comme
on l’a vu, les règles générales pratiques permettent à l’individu de voir dans
l’intérêt général son propre intérêt, et ainsi de s’identifier à l’humain en tant que
tel2. Mais l’humanité n’est pas encore un moi, elle n’est que la généralisation du
sujet, l’extension du sujet au-delà de sa particularité. Le moi se constituera dans
le second mouvement, celui du rabattement de l’humanité sur le sujet individuel,
moment qui va donc identifier le sujet à la subjectivité, le général au singulier,
l’idée à l’impression. Or, une telle opération n’est ni celle de la croyance, qui
transmet la vivacité d’une impression présente à une idée absente, ni celle de
l’invention, qui permet d’atténuer la vivacité d’une impression par le biais d’une
idée. Dans la croyance et dans l’invention, nous arrivons encore à distinguer l’idée
de l’impression, et de la transition de l’une à l’autre. L’identification de l’idée
d’humanité à une impression au sein du sujet individuel consistera alors à
identifier l’idée d’une tendance, réglée suivant un point de vue général, au ressenti
de cette tendance dans le sujet individuel. Le moi consistera donc dans la
perception de la vivacité de la transition entre les idées, transitions qui se font en
vue de la satisfaction d’une passion, satisfaction qui est elle-même réfléchie par
les institutions. Ainsi, le moi n’est ni une raison théorique, donc une transition
réglée entre des idées, ni une raison pratique, donc une transition réglée entre une
passion et sa satisfaction, mais l’idée même de transition réglée et orientée
devenue vivace. Le moi par suite devient un tout bien défini non pas parce qu’il
arrive à clôturer un ensemble déterminé de perceptions, ni parce qu’il observe
une relation dans les perceptions, mais parce qu’il n’est que la relation orientée et

1Ibid., p. 150.
2« Il n’y a d’intérêt général que par l’imagination, l’artifice ou la fantaisie ; il n’en rentre pas moins
dans la constitution naturelle de l’esprit, comme sentiment d’humanité, comme culture. » Ibid.,
p. 148.

263
vive qui s’immisce partout, le moi étant ainsi une fiction vivifiée distributive et
non collective. Toute anticipation d’idées se doublera maintenant de l’idée
d’anticipation, et ainsi toute anticipation vient vivifier et renforcer notre
expérience de cette fiction qu’est le moi, moment de l’intuition où nous
expérimentons que nous sommes un moi qui anticipe suivant des fins, obéissant
à des règles, en vue de satisfaire ses passions, mais aussi qui a une identité
personnelle et une âme : l’idée de lever ma main dans un but donné, fait que
j’anticipe le passage de l’idée à l’acte, or l’idée vive de la transition se couple à
cette anticipation, et si l’acte a lieu alors je l’attribue à cette idée vive de transition,
au moi, et s’il ne s’accomplit pas « je » suis surpris de cela.
Nous noterons que le même schéma de l’implication régit toute la genèse du
moi : le moi implique l’humanité, mais s’explique par la vivification de l’esprit ;
l’humanité implique l’individualité, mais s’explique par la résonance de l’esprit ;
l’individualité implique l’identité personnelle (principes d’association), mais
s’explique par les principes de la passion ; l’identité personnelle implique les
souvenirs d’une certaine âme, mais s’explique par le principe de causalité ; l’âme
enfin implique la contradiction entre l’imagination et l’entendement, le continu
et le discontinu, et s’explique comme fiction crée par l’imagination. Nous
remarquerons enfin que, dans la mesure où dans la constitution du moi les
différentes fictions métaphysiques s’emboîtent les unes dans les autres, nous
aboutissons à une sorte de totalité psychique à diverses facettes où le moi se
considère être simultanément un humain, ayant une individualité, une identité et
une âme et cela malgré les contradictions qui peuvent exister entre les tendances
irréfléchies de la passion qui font son individualité, et l’image réfléchie de son
humanité, ou les volitions de son moi.

Formalisation du système humien


Tableau récapitulatif du système humien
Nous pouvons résumer les notions principales du système empirique et le
rapport des facultés qu’elles impliquent dans le tableau suivant :

Imagination Entendement Intuition Implication


Logique
Impression Les impressions Principe de L’intuition se L’impression
sont données l’empirisme donnant par s’explique par la
comme vivaces. l’entrelacs de vivacité.
Idée Les idées sont Principe de l’entendement et L’idée implique
données comme l’antécédence de l’imagination, une impression,
résonnantes. nous n’avons pas mais s’explique
d’intuition logique. par la résonance.
Impression Les principes Principe de La logique décrit L’impression de
de réflexion impriment une l’erreur l’apport de réflexion

264
tendance où les chacune des implique l’idée et
impressions facultés d’une s’explique par les
correspondent manière distincte principes
aux idées. et ainsi est une d’association.
Relation Affection de l’imagination où le propédeutique à La relation
naturelle passage d’une idée à une autre se fait l’expérience implique les
par le chemin le plus court. concrète, donc à principes
l’intuition. d’association,
Relation Diversité des Acte de mais s’explique
artificielle idées sans l’entendement par les principes
ressemblance ou qui juge bon de la passion.
relation d’associer deux
apparentes. idées distantes.
Ontologique
Apparition Résonance de Le point non Perception et L’apparition/
Disparition l’idée sur une perçu ne devrait expérience de la disparition
impression pas exister. disparition / implique une
semblable. apparition. impression et
s’explique par
une idée.
Atome réel Apparition / Le point perçu Fiction de la Le minima
disparition d’un par l’artifice est finitude sensitive perceptif est une
point, et artifice un autre point. et perception de quantité abstraite
qui montre le cette finitude - qui implique la
point à la même intuition du réel. différence
place. intensive, mais
Atome idéel Imagination d’un Des points de Fiction de la qui s’explique
point et tailles différentes finitude par la finitude.
comparaison de devraient avoir imaginative et
ce point à l’idée des images perception de cette
d’un point plus différentes. finitude.
petit.
Atome Apparition / Le changement Fiction de la Le minima
temporel disparition d’un doit nous finitude temporelle temporel
atome et fusion donner des et perception de implique la
de ces atomes perceptions cette finitude. perception de
lorsque la vitesse discontinues et l’apparition /
augmente. non pas disparition et
continues. s’explique par la
finitude.
Métaphysique
Espace L’affection de Divisibilité de La croyance dans Le temps et
l’imagination l’extension en l’espace continu l’espace continus
pose l’espace atomes coexiste avec la impliquent
continu, abstrait divisibilité de cet l’affection de
et vide. espace. l’imagination et
Temps L’affection de Divisibilité du La croyance dans s’expliquent par
l’imagination temps en le temps continu l’analyse de
pose le temps instants coexiste avec la l’entendement.
continu, discontinus divisibilité du
indépendant et temps en instants
agissant
Substance L’affection de la Contradiction : Solution : fiction et La substance et
transition douce distinctions entre perception de la l’existence

265
confond les les qualités substance comme indépendante
qualités continues et identique et non impliquent la
continues et discontinues. identique aux contradiction
discontinues. qualités. entre
Existence L’affection Contradiction : Solution : fiction l’imagination et
continue et d’imagination une existence de l’existence l’entendement et
distincte pose l’identité non perçue ne indépendante qui s’expliquent par
malgré peut pas exister. existerait malgré le une fiction de
l’interruption fait qu’elle n’est l’imagination.
perceptive. pas perçue.
Nécessité L’affection de Transfert de la Fiction de la raison La nécessité
l’imagination transgression qui étend la implique le
transgresse dans l’inférence transgression de transfert, mais
l’expérience. de la raison. l’imagination par la s’explique par la
chaîne fiction de la
d’inférences. raison.
Genre et L’imagination L’entendement Intuition Le genre et la
forme compare et nomme l’idée intellectuelle alliant forme
dissocie le générale ou le nom aux impliquent la
général et abstraite. associations. comparaison de
l’abstrait du l’imagination et
particulier. s’expliquent par
le nom que
donne
l’entendement.
Épistémologique – Pratique – Esthétique
Règles L’imagination L’entendement Intuition d’un La science
théoriques dépasse le donné distingue le partage entre implique la règle
par des régulier de l’imagination et la théorique, mais
généralisations. l’accidentel en se raison, le vrai et le s’explique par
fondant sur faux. l’habitude.
l’observation.
Règles L’imagination L’entendement Intuition d’un L’institution
pratiques fournit les fixe les règles partage entre implique la
passions et les pratiques satisfaction passion et
associe à la contingentes, car immédiate et s’explique par les
satisfaction. dépendant de réfléchie, le bien et principes
l’imagination. le mal. d’association.
Règles L’imagination L’entendement Intuition d’un L’œuvre
esthétiques fournit la fixe les règles partage entre un implique la
perception des esthétiques plaisir désintéressé passion et
qualités et les contingentes, car et intéressé, le s’explique par les
dissocie des dépendant de beau et le laid. principes de
objets. l’imagination. dissociation.
Psychologique
L’âme L’imagination Contradiction : Solution : fiction L’âme implique
identifie la distinction entre de l’âme comme la contradiction
modalité modalité substance et s’explique
perceptive perceptive soutenant les deux comme fiction
continue et continue et modalités de l’imagination.
discontinue. discontinue. perceptives.
L’identité Association des Problème : Solution : le sujet L’identité
personnelle souvenirs et leur comment poser individuel comme personnelle
une limite à ensemble d’idées implique l’âme,

266
extension par l’extension et de souvenirs mais s’explique
causalité causale orientés par par la causalité.
L’individu La passion Distinction entre l’intentionnalité L’individu
oriente l’utile et l’inutile. vers la satisfaction implique
l’association et réfléchie par les l’identité
dote institutions et le personnelle,
l’imagination point de vue de mais s’explique
d’une l’humanité. par la passion.
intentionnalité.
L’humain Réflexion de Distinction entre L’humain
l’individu qui se l’intérêt implique
détache de immédiat et l’individu, mais
l’intérêt réfléchi. s’explique par la
particulier. résonance.
Le moi Idée vivifiée des Il n’y a ni Fiction du moi en Le moi implique
transitions en relation, ni soi tant qu’idée l’humain et
vue de la parmi les vivifiée de toute s’explique par la
satisfaction impressions. transition vivacité de l’idée
médiate. orientée ; idée qui de transition.
connecte les autres
idées.

Les invariants de l’empirisme


Forme de la détermination

La donnée première est le sensible, le point, donc une détermination, et dans


la mesure où nous n’en avons pas encore une détermination objective, cette
détermination est indéterminée, mais aussi un déterminable dans la mesure où le
point peut se déterminer plus en avant. Les principes d’association sont le
déterminant qui couple le point à la dualité intensive, donc aux déterminations
que sont la vivacité et la résonance. Le point, donc la détermination indéterminée
déterminable, se détermine alors en atome, donc en un déterminé, qui est de plus
une détermination, puisqu’il se donne actuellement, et un déterminable puisqu’il
sera le support des opérations qu’effectueront les principes d’association. Ces
opérations vont alors produire les diverses fictions, donc des déterminations
indéterminées. On a par suite les formules suivantes, la première correspondant
à l’atomisme et la seconde à l’associationnisme :

détermination-indéterminée-déterminable + déterminations + déterminant =


Détermination-déterminable-déterminé
déterminant + détermination-déterminable-déterminé =
déterminations-indéterminés

Le système humien aurait une tendance vers la détermination totale dans la


mesure où l’indéterminé est réduit à ne qualifier que les déterminations en
indéterminations, rejeté à la périphérie du système comme fictions nocives ou

267
bénéfiques. Il reste qu’on peut lire ce système comme celui de l’indétermination
totale dans la mesure où tout le monde de l’expérience concrète devient
l’indéterminé, un mirage de déterminations, alors que le déterminé véritable est
réduit à la plus petite perception, l’atome.

Forme de l’argument

La logique des tendances caractérise l’empirisme dans la mesure où, un atome


étant donné, il s’agit de construire par entrelacs de tendances et de perceptions
une notion, ou, inversement, une notion étant donnée il faut la déconstruire en
tendances et perceptions. Il y a par suite un mouvement constructif et un autre
critique, déconstructif, mais dans les deux cas il s’agit de montrer comment une
physique de la pensée est sous-jacente à ces notions qu’elles soient positives ou
fictives. Cette logique consiste à sentir la mouvance de l’imagination, devenir
sensible à ses glissements, confusions, et projections, mais aussi à sa créativité
lorsque s’y opposent les distinctions strictes de l’entendement. Par exemple, c’est
la transition douce qui nous induit à confondre la perception d’une identité et
d’un changement menant à la notion d’identité dans le changement, notion que
viennent contredire les distinctions de l’entendement entre identité et
changement, contradiction qui pousse alors l’imagination à créer la fiction de la
substance. Si nous scrutons les diverses démonstrations empiriques, nous
pouvons dégager la forme générale de l’argumentation qui procède comme suit :

1. Affection de l’imagination par les principes d’association.


2. Projection de l’affection de l’imagination sur l’objet de la perception,
réification de l’affection en chose.
3. Contradiction de l’entendement qui distingue la réalité empirique de la
réification produite par l’imagination.
4. Création par l’imagination d’une fiction qui résout la contradiction.
5. Vivification de la fiction par l’esprit qui pousse à la croyance en cette
fiction qui se pose alors comme objet d’intuition dans une expérience
concrète.

Cette forme de l’argument est la plus générale, il reste que pour certaines
notions le moment de la contradiction n’a pas lieu, comme pour l’espace et le
temps continus. Dans ce cas, l’imagination crée la fiction par elle-même et alors
seulement viennent s’y accoler les distinctions de l’entendement. D’autres fois,
l’entendement a un rôle de problématisation, comme dans le cas de la limitation
de l’identité personnelle. Il reste que, quelle que soit la nuance de la forme
argumentative, la reconstruction des notions fictives consiste en même temps en
une critique de ces notions, critique qui en montre la genèse à partir de la
perception atomique.
Si le constructivisme repose sur la fonction associative de l’imagination,
l’artificialisme va reposer sur sa fonction dissociative qui permet de réfléchir,

268
d’étendre et de corriger les associations du constructivisme. Par exemple, au
niveau de la raison, les règles théoriques s’obtiendront par extraction des
ressemblances entre diverses associations, ce qui permettra de corriger les
tendances de la généralisation en dissociant les impressions des circonstances
accidentelles pour réfléchir l’association des idées vers la régularité des
impressions. Le chaos devient Nature. Un autre exemple, l’expérience esthétique,
ou la notion de passion désintéressée, consiste à dissocier l’idée de l’impression
correspondante, grâce aux règles de composition qui s’obtiennent par
ressemblance entre l’idée et l’impression, ce qui permet de réfléchir la passion
vers l’idée détachée de la particularité. Les règles institutionnelles permettront
d’associer l’idée à son impression pour réfléchir la passion vers l’intérêt général
et étendre ainsi la satisfaction, les règles de correction viseraient à vivifier les
passions ou à spécifier les règles dans ce cas. Ces différents usages transforment
l’esprit en culture. La forme de l’argument pour l’artificialisme sera par suite la
suivante :

1. Construction d’une règle artificielle à partir de l’observation ou des


associations de l’imagination.
2. Réflexion des tendances de l’imagination vers la généralité instituée par
la règle.
3. Correction de la règle par de nouvelles règles pour vivifier ces règles ou
leur permettre de cerner le particulier.

Usage des facultés

L’imagination est la faculté unique du système empirique qui inclut la faculté


perceptive et associative. Lui fait face l’esprit avec ses deux intensités, la vivacité
et la résonance. L’entendement dérivera de l’imagination, il se limitera à l’aspect
perceptif de l’imagination et sera le gardien de la position ontologique et du
principe de l’empirisme. Quant à l’intuition, elle consistera dans l’expérience
concrète du monde, expérience que construit l’entrelacs de l’imagination et de
l’entendement joint à la transmission de la vivacité de l’esprit. Il reste que le
rapport des intensités de l’esprit aux associations de l’imagination, et aux
distinctions de l’entendement est variable. Nous pouvons ici reprendre
l’agencement des facultés tel qu’il apparaît dans le tableau récapitulatif.
Concernant les fictions ontologiques, l’atome résulte de l’expérience de
l’apparition/disparition que contredit la distinction de l’entendement, mais qui se
résout par la fiction de la finitude qui repose sur une extension de l’usage du
principe de causalité : la cause de la disparition du point est ma finitude. Dans
l’atome se rejoignent ainsi l’esprit et l’imagination, le côté « subjectif » et «
objectif », l’atome devenant ainsi le réel empirique. Il reste néanmoins que
l’atome est une quantité abstraite qui résulte de la comparaison par l’imagination
de l’atome réel et de l’atome idéel. Par suite, l’atome se détermine par les
intensités lorsqu’il apparaît soit comme un atome réel ou un atome idéel.

269
L’intensité détermine ainsi l’atome, mais ne se communique pas à l’atome, elle
permet de reconnaître le genre d’atome, mais ne s’accumule pas sur le même
atome. Par contre, la vivacité se communique par l’agrégat des atomes, rendant
ainsi les impressions complexes plus vivaces et donc plus intensément présentent
que l’atome qui pourtant constitue ces impressions. Ce pour quoi l’intuition
portera plus intensément sur l’impression que sur l’atome.
Concernant les fictions métaphysiques, l’espace et le temps continus sont des
fictions produites uniquement par le jeu de l’imagination et par suite les
distinctions de l’entendement viennent analyser ces continuums, alors que la
vivacité des espaces-temps successifs nous donne l’intuition que nous vivons
dans de tels continuums. Par contre, pour les fictions, comme celle de la
substance, ou de l’existence continue, la fiction elle-même est une création de
l’imagination qui dépasse la contradiction entre l’affection projetée de
l’imagination et les distinctions de l’entendement, et par suite l’entendement ne
peut ni analyser ni corriger ces fictions. Nous en avons alors une intuition solide
qui se renforce par le transfert de la vivacité des impressions qui sont supposées
en être des manifestations. Pour la fiction de la nécessité, l’imagination transfère
son affection à l’entendement qui devient une raison, fait des inférences sur le
modèle de l’imagination et dépasse l’expérience, produisant ainsi les fictions
propres à la raison elle-même. Il reste que la vivacité n’est pas transmise aux
fictions de la raison, ce qui rend ces fictions moins convaincantes que les
précédentes, ces fictions ne faisant alors que l’objet d’une croyance pure –
comme la croyance en un Dieu ou en un déterminisme absolu. Enfin, pour les
fictions du genre et des formes, l’imagination dissocie par comparaison,
l’entendement nomme, puis l’imagination associe à ces noms des tendances à
passer en revue certaines idées. Aucune vivacité n’est alors communiquée à ces
entités qui ne font l’objet que d’une intuition purement intellectuelle et donc qui
a une très faible force de conviction.
Concernant les règles générales et le pan de l’artifice, les règles théoriques
étant le produit de la généralisation de l’imagination, couplées aux distinctions
observables de l’entendement, seront les plus convaincantes établissant un
partage clair entre le vrai et le faux. Par contre, les règles pratiques, dépendant du
jeu aléatoire de l’imagination associative, seront perçues comme arbitraires, voire
contraignantes, surtout lorsqu’elles seront confrontées au désir pressant visant à
satisfaire la passion. Ces règles poseront ainsi un partage assez vacillant entre le
bien et le mal. Enfin, les règles esthétiques, résultant du jeu aléatoire de
l’imagination dissociative, seront perçues comme aléatoires, le partage entre le
beau et le laid étant fluctuant, mais non contraignant. Toutes les règles générales
ne provoqueront donc qu’une intuition bien affaiblie dans la mesure où il n’y a
aucun transfert de vivacité aux fictions produites par ces règles. Ce pour quoi ces
règles devraient s’appuyer sur des règles correctives pour vivifier leurs
prérogatives.
Enfin, concernant la fiction psychologique, cette fiction est la plus tenace
dans la mesure où les diverses fictions qui la constituent s’emboîtent et se
renforcent les unes les autres. L’âme résulte de la contradiction entre

270
l’imagination et l’entendement et se pose comme la substance des modalités
perceptives, en cela l’entendement ne peut ni corriger ni analyser une telle fiction
qui de plus se consolide à chaque perception, ce qui lui donne une grande force
intuitive. L’identité personnelle et l’individualité viennent compléter cette
première fiction, et la renforcer, en dotant l’âme d’une intentionnalité qui tire la
force de sa vivacité de la vivacité des passions, et en cela atteint aussi une grande
force intuitive. Pour l’intentionnalité et l’identité individuelle, l’entendement n’a
qu’un rôle subalterne qui se réduit à la distinction de l’utile et de l’inutile et ainsi
il est au service d’une telle intentionnalité. Enfin, le moi vient clore cette série de
fictions en se posant comme l’idée de l’association entre idées, idée vivifiée par
toutes les associations possibles et donc ayant une force intuitive inégalée.
L’entendement ne peut rien face à une telle fiction dans la mesure où ses
distinctions perceptives ne peuvent pas éliminer le fait que nous ressentons la
transition entre les idées, même si cette transition n’est pas observable.

Forme de l’implication

Dans la position du réel sensible, l’expérience de la disparition/apparition,


saisie par l’imagination, donc sous la polarité compréhensive, est contredite par
l’artifice des jumelles comme constat de l’esprit, donc sous la polarité extensive,
ce qui implique la position du minima comme point d’intersection, ou d’identité,
entre l’esprit et l’imagination. De même, le minima de l’imagination résulte de la
contradiction entre le point imaginé, donc saisi en extension cette fois-ci, et
l’exigence de l’entendement, donc sous la polarité compréhensive, qui lui attribue
une autre dimension, se présentant ainsi comme réfléchissant notre finitude
imaginative. Nous noterons ici que l’atome est présent à la perception et que
donc il s’identifie à la polarité extensive, ce pour quoi nous soulignons X :

[a ¹ a] ® [AºB] ­¯ X

À lire, la détermination a en compréhension, ici la perception du point,


contredit cette même détermination en extension, ce qui implique que
l’imagination, A, et l’esprit, B, s’identifient, menant à la position de l’atome, X.
La fiction, notée (a), va résulter de la contradiction entre le travail de
l’imagination, B, et les exigences de l’entendement, A :

[A ¹ B] ­¯ {a}

Une fois posé, l’atome se donne d’entrée comme déterminé par l’intensité, et
par suite communique cet excès intensif aux notions et aux êtres empiriques. En
tant que réel perçu, l’intensité est constitutive du réel, et la détermination de ce
réel s’obtient lors de la distinction entre ces deux intensités : l’atome abstrait se
détermine soit comme un atome réel vivace soit comme un atome idéel

271
résonnant. Cette forme de la détermination va se communiquer au reste des
réalités empiriques : il y aura un moment positionnel et un moment déterminant.
Le moment de la position inclut soit une relation soit une perception, et le
moment de la détermination se fait soit par les principes soit par les intensités.
Par exemple, l’impression implique une perception de minima et s’explique par
la vivacité alors que l’idée implique l’impression, mais s’explique par la résonance.
Un autre exemple, l’institution implique la passion, mais s’explique par
l’imagination associative. Ou, l’identité personnelle implique l’âme, mais
s’explique par la causalité, etc. C’est pour cette raison que tout être, ou entité,
empiriques pourront cumuler les opposés, chaque opposé provenant d’une
lignée. La formule de l’implication empirique est donc la suivante :

[{a}®A + {a}¬ B] ­¯ {a}{«}b

À lire, la fiction (a) implique une dimension mais s’explique par une autre
dimension, ce qui pose la double implication entre les opposés. Il reste que, seul
le terme fictif, (a), impliquera ainsi une tendance, ou une perception, et
s’expliquera par un principe, ou une identité. Le terme opposé au terme fictif se
posera sans implication aucune et ne sera que la conséquence de la position du
terme fictif. Par exemple, l’espace et le temps continus impliquent l’imagination
et sont produits par le jeu de l’imagination, et s’opposent au constat de
l’entendement qui pose néanmoins la divisibilité. Par contre, la substance
implique l’entrelacs de l’imagination et de l’entendement et alors s’oppose aux
propriétés qui résultent du constat de l’entendement que les diverses qualités
existent néanmoins, l’impression apparaissant maintenant comme propriété sur
le fond de cette fiction. De même, l’existence indépendante et continue implique
l’entrelacs de l’imagination et de l’entendement, pose la fiction de l’objectivité,
qui s’oppose alors à la perception subjective qui n’est rien d’autre que le constat,
par l’entendement, de l’existence d’impressions perçues, qui n’apparaissent alors
comme perceptions subjectives que sur fond de cette fiction. Nous pouvons
aussi penser à la fiction du moi, qui implique les transitions de l’imagination et
les distinctions de l’entendement, mais se pose comme le pôle actif sur le fond
duquel toutes les associations, et les perceptions, apparaissent maintenant
comme passives, etc. L’opposition ne serait donc due qu’au fait que l’esprit insiste
dans la fiction. Il reste que l’esprit n’implique rien ni n’est le produit de
l’implication, dans la mesure où il est une pure donnée que l’entendement peut
uniquement constater. Les deux opposés proviennent ainsi de deux lignées
différentes, l’une implicative-explicative, qui met en jeu les facultés, et l’autre
purement immédiate qui se réfère à la présence de l’esprit. Ainsi, l’opposition est
une illusion, sorte de mirage, qui résulte du croisement de la fiction et de la
matière perceptive dont elle se soutient. Dans l’empirisme, par suite, le rapport
des opposés, une fois compris, est un non-rapport, une pure déliaison ou dé-
implication entre la productivité de l’imagination, d’une part, et celle de l’esprit,
d’autre part. Il reste néanmoins que, comme illusion, il nous semble qu’on ne

272
peut avoir un opposé sans l’autre, d’où l’usage des parenthèses pour montrer le
côté illusoire de la double implication : on ne peut avoir de substance sans
accidents, du subjectif sans l’objectif, etc.

Forme des catégories

Le réel empirique résulte du cogito perceptif dans la mesure où il s’obtient


par une impossibilité à percevoir, ce qui pose l’identité des pôles sujet-objet dans
la quantité objective de l’esprit. Cette quantité sera constitutive de l’extension,
mais elle-même n’est pas étendue. Dans l’extension empiriste, la limite est donc
constitutive de l’étendue. L’intensif se donne suivant la polarité du vivace et du
résonnant, véritables pôles de l’esprit, et par suite sont des données
fondamentales du système. Toutes les autres notions, ou catégories,
s’obtiendront par l’entrelacs des tendances de l’imagination et des distinctions de
l’entendement, résultant ainsi dans un complexe extensif-compréhensif: l’espace-
temps sera continu pour l’imagination, divisible pour l’entendement ; la
substance sera différente de ses propriétés pour l’imagination, mais identique à
ses propriétés pour l’entendement ; la nécessité s’étendra au tout de la nature
pour l’imagination devenue raison, mais sera contredite par des cas particuliers
pour l’entendement ; le partage entre l’imagination et la raison proviendra de la
propension aux règles générales accidentelles et régulières ; l’institution, en tant
que satisfaisante provient du désir qu’anticipe l’imagination, mais sera perçue
comme contraignante à cause des règles contingentes de l’entendement; le moi
sera vivace comme transition de l’imagination et inexistant parmi les idées du
point de vue de l’entendement. On voit ainsi que toutes les catégories ont deux
faces, une, en extension, qui vient de l’imagination et une autre, en
compréhension, venant de l’entendement : [A/B]. Seul l’atome joindra ensemble
l’imagination et l’esprit lui-même, l’imagination occupant cette fois le pôle
compréhensif et l’esprit occupant le pôle extensif : [IºE].

Forme de l’erreur

L’erreur consiste à croire dans l’opposition, sans voir que les opposés dérivent
du heurt des tendances de l’imagination sur les distinctions de l’entendement. Un
des aspects du travail critique revient à montrer que ces oppositions dérivent d’un
même mouvement génétique, et non pas d’une contradiction originelle. La tête
métaphysique ne se contente pas de croire dans les fictions que produit la nature
humaine, elle tourne ces fictions, et les oppositions qui en découlent, en de
véritables principes qui conduisent à un partage du « monde ». Par exemple,
lorsqu’on pose que la nature repose sur un ordre nécessaire, on exclut alors le
désordre et la contingence comme entités étrangères qu’il faudra maîtriser, alors
qu’en réalité l’ordre naturel n’est lui-même qu’une fiction qui dérive de la

273
contingence propre à l’esprit. De même, lorsqu’on pose l’institution et les valeurs
sociales, on leur oppose alors la passion qui doit être maîtrisée ou simplement
exclue, alors qu’en réalité les institutions sociales n’ont pour origine que les
tendances passionnées. De plus, ces erreurs peuvent s’amplifier lorsque
l’imagination étend l’usage de la causalité en posant par exemple un Dieu comme
créateur de l’ordre naturel, ou des dieux comme présidant à la satisfaction de nos
désirs. La croyance religieuse et la superstition venant alors parfaire les erreurs
métaphysiques provoquant le conflit, l’insatisfaction et l’incompréhension de la
nature humaine, de la nature, et de la culture. C’est dans ce sens-là que la critique
empiriste, qui retrace la genèse des fictions métaphysiques et religieuses et les fait
remonter vers leur origine, vers la nature humaine, est une véritable
thérapeutique qui devrait nous protéger de telles perditions.

274
Kant : la co-implication transcendantale

Le problème de la finalité
Le problème de la finalité se noue du fait que du concept d’une chose on ne
peut pas déduire, d’une manière nécessaire et universelle, l’existence d’une autre
chose : du concept « feu » je ne peux déduire l’existence de la chaleur. Cela est
dû au principe de l’empirisme qui pose que si deux idées sont distinguables alors
les impressions correspondantes doivent être séparables. Par suite, les relations
entre les impressions ne sont que le résultat de l’action des principes d’association
sur l’imagination, action qui construit des habitudes qui nous poussent à croire
que certaines impressions sont effectivement reliées, comme le feu et la chaleur,
alors qu’en fait ces relations sont confinées à l’imagination. Les relations
n’expriment ainsi que les attentes du sujet et n’ont rien d’objectif, la nécessité
elle-même n’étant que le sentiment qui accompagne nos attentes. Ainsi rien ne
garantit que les attentes du sujet soient remplies par l’expérience puisque les
relations qui existent dans l’imagination du sujet n’ont aucune assise objective
dans la nature. Et pourtant, toutes les attentes subjectives sont vérifiées par
l’expérience objective comme s’il existait une sorte « d’harmonie préétablie entre
le cours de la nature et la succession de nos idées »1. L’harmonie vient ainsi pallier
au dualisme qui existe « entre les termes et les relations, ou plus exactement entre
les causes des perceptions et les causes des relations, entre les pouvoirs cachés
de la Nature et les principes de la nature humaine »2. Une telle harmonie
s’expliquerait par une origine commune d’où seraient issus l’imagination et
l’esprit, mais qui ne se réduirait ni à l’un ni à l’autre. Ainsi, la finalité « sera pensée,
non pas connue, comme l’accord originel des principes de la nature humaine avec la Nature
elle-même »3. À l’horizon de l’empirisme, on retrouve donc ce réel indifférent qui
se pose comme l’unité des opposés, sorte d’atome inversé en tant qu’entité non
perçue mais pensée et qui ferait converger la nature et la nature humaine, l’esprit
et l’imagination.

1 “Here, then, is a kind of pre-established harmony between the course of nature and the succession
of our ideas; and though the powers and forces, by which the former is governed, be wholly
unknown to us; yet our thoughts and conceptions have still, we find, gone on in the same train
with the other works of nature.” D. HUME, An Enquiry Concerning Human Understanding, Oxford,
Oxford University Press, 2007, pp. 39-40.
2 G. DELEUZE, Empirisme et subjectivité, op. cit., p. 122.
3 Ibid., p. 77.

275
Reconstruction de l’ontologie kantienne
Le projet kantien trouve son point de départ dans le problème de la finalité1.
Le geste kantien, qui va permettre la résolution de ce problème, consistera dans
le fameux renversement copernicien2 : au lieu de se demander comment le sujet
s’accorde avec le donné, la nature humaine avec la nature, il faut se demander
comment le donné s’accorde avec le sujet, donc, comment la nature s’accorde
avec la nature humaine. Nous allons retracer dans ce qui suit la solution
kantienne au problème de la finalité pour pouvoir extraire la forme de
l’implication propre au transcendantalisme.

La position transcendantale
La solution devra sauvegarder les acquis de l’empirisme – donc, l’idée que
c’est le sujet qui construit, à partir d’un donné amorphe, une nature en y
introduisant des relations –, tout en donnant une portée nécessaire et universelle
à ces relations, sans pour autant retomber dans le dogmatisme – qui, lui, pose
que les relations dans la nature sont universelles et nécessaires justement parce
qu’elles existent en soi et que le sujet ne fait que les découvrir. Par suite, Kant
doit montrer que c’est le sujet qui construit les objets dits naturels tout en
soutenant que ces constructions sont nécessaires et universelles. Nous allons
restituer la solution transcendantale au problème de la finalité dans les cinq étapes
suivantes.

Première étape : la destruction de l’isomorphisme perceptif

Dans la Seconde analogie, Kant va remettre en cause l’isomorphisme existant


entre l’ordre des perceptions et l’ordre de la réalité en analysant deux expériences.
La première est celle de la perception d’une maison où l’on perçoit d’abord le toit
puis le sol sur lequel elle repose. Dans ce cas, nous dit Kant, même si la
perception est successive, toit-sol, personne n’accordera que le divers de la
maison, le toit et le sol, est lui-même successif 3. Par suite, l’exemple de la maison
montre que nous pouvons percevoir des représentations successives sans pour
autant poser une succession dans l’objet. La deuxième expérience est celle du

1 « Kant a compris l’essence de l’associationnisme, c’est parce qu’il a compris l’associationnisme à


partir de ce problème, et qu’il l’a critiqué à partir des conditions de ce problème. » Ibid., p. 123.
2 « Il en est ici comme avec les premières idées de Copernic, lequel, comme il ne se sortait pas bien

de l'explication des mouvements célestes en admettant que toute l'armée des astres tournait autour
du spectateur, tenta de voir s'il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en laissant
au contraire les astres immobiles. Or, en métaphysique, on peut faire une tentative du même type. »
I. KANT, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 3, 2006, trad. A. Renaut, p. 76.
3 Ibid., p. 260; Analogie de l’expérience.

276
bateau descendant le cours d’eau, dans ce cas notre perception est successive,
mais de plus, nous considérons qu’il y a bien une succession dans l’objet lui-
même. La succession objective se distingue ainsi de la succession subjective dans
la mesure où l’on ne peut pas parcourir cette séquence de perceptions dans un
sens ou dans l’autre : de la position B du bateau, on ne peut pas remonter à la
position A, alors qu’on peut parcourir la maison dans un sens ou dans l’autre, de
bas en haut, de haut en bas, ou de droite à gauche, et inversement. Ces deux
expériences montrent donc qu’il n’y a pas d’isomorphisme entre l’ordre des
perceptions et l’ordre de la réalité. Nous pouvons ajouter, en suivant Beck1, que
dans le cas d’une éclipse, par exemple, la perception de l’éclipse précède celle
d’une nova, que cette séquence est irréversible comme celle du bateau, même si
nous savons que l’explosion de l’étoile a eu lieu bien avant l’éclipse. De même,
nous percevons le Soleil parcourir le ciel même si nous savons qu’il n’y a là qu’un
ordre de perceptions qui ne correspond en rien à la réalité objective.
De ces diverses expériences, nous pouvons voir que, pour pouvoir ordonner
nos perceptions, il nous faut une règle qui nous oblige à placer ce qui arrive en
premier avant ce qui arrive en second2, du type « bateau », mais aussi, pour
pouvoir relier diverses perceptions, saisies dans un ordre quelconque, comme se
rapportant à un même objet, du type « maison ». Pour les événements, la règle
qui permet d’ordonner les perceptions suivant un ordre nécessaire est la loi a
priori « tout événement a une cause »3, et pour les perceptions d’une chose, de
type « maison », la règle est la loi a priori « la substance est permanente »4.
Or, ces lois ne règlent pas uniquement l’ordre des perceptions, elles sont de
plus constitutives de ce qui est perçu en tant que tel. En effet, si « tout événement
a une cause », cela est dû au fait que sans l’ordonnancement causal ce que nous
percevons ne serait pas considéré comme étant un événement. Le sens du
contraste que fait Kant entre le cas « maison » et le cas « bateau » est que la
perception successive du toit puis du sol, même si cette séquence perceptive peut
être réitérée dans l’expérience, même si de surcroît nous construisons l’habitude
qui fait que nous nous attendons à percevoir la fenêtre, puis le sol d’une maison,
une fois qu’on a vu au loin le toit de cette maison, on ne peut pas dire que le toit
est la cause de la perception de la fenêtre, et que cette dernière est la cause de la
perception du sol. En bref, la Seconde analogie peut se lire comme une critique de
la fondation de l’expérience sur l’habitude, telle que théorisée par Hume. En
effet, l’habitude, à elle seule, ne peut pas constituer une perception donnée en un
événement : le toit n’est pas un événement parce qu’on ne peut lier le toit à la
fenêtre par la règle, « si A alors B ». De même, pour pouvoir avoir divers points
de vue sur une maison, il faut poser d’abord que ladite maison ne varie pas avec
la variation des points de vue. Il faut, de plus, pouvoir arriver à isoler la
perception de la maison de ce qui l’entoure : pourquoi ne pas inclure dans la

1 L.W. BECK, Essays on Kant and Hume, New Haven, Yale University Press, 1, 1978, pp. 148-151.
2 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 264.
3 Ibid., pp. 262-263.
4 Ibid., p. 253.

277
perception de la maison un bout du ciel, ou un bout du sol avoisinant ? C’est
donc uniquement grâce à la loi, « la substance est permanente » que nous arrivons
à poser la règle « A est B », donc à définir ce qu’est A d’une manière stable, et
c’est grâce à cette définition invariable de ce qu’est A que nous arrivons et à isoler
la perception de A des perceptions avoisinantes, et à considérer que les diverses
perceptions se rapportent à un même objet A. La troisième loi a priori, « tout est
en interaction »1, qui exprime la catégorie de la communauté, sera discutée plus
tard et n’est pas requise pour comprendre la solution au problème de la finalité.
Plus profondément, la destruction de l’isomorphisme montre donc que
Hume s’est précipité en considérant que l’impression portait directement sur des
événements et des choses. En effet, lorsque Hume nous dit que c’est la
perception répétée du feu, suivie par celle de la chaleur, qui nous pousse à
construire l’habitude qui conduit à la croyance dans l’enchaînement causal, feu-
chaleur, on peut maintenant lui objecter, avec Kant, que pour pouvoir en premier
lieu percevoir le feu, dans divers contextes, il aurait bien fallu auparavant définir
ce qu’est le feu, sinon nous ne pourrions même pas considérer que la nouvelle
perception est encore celle du feu. Pour Hume donc, la chose serait identifiable
grâce à son simple aspect, une pierre se reconnaissant à sa couleur grise, mais, si
nous nous approchons pour la porter, elle pourrait être légère, tout en restant
une pierre, ce qui est absurde puisque la pierre est « grise et lourde » et non pas
uniquement « la chose visuelle grise qui peut être tantôt lourde tantôt légère ».
Hume aurait ainsi substantialisé un des aspects, et l’on peut surenchérir et dire
que, même si l’on réduisait la pierre à son aspect visuel, en cela nous posons la
permanence de cet aspect comme étant le substantiel ce qui permet la
reconnaissance de la pierre et son insertion dans les expériences répétées que
nous en avons, et que par suite l’identification par l’aspect de la chose aussi
présuppose une définition stable de ce qu’est cette chose. Par suite, pour que la
répétition d’une expérience d’une chose soit possible, il faut qu’elle se fonde sur
la permanence de la substance, et non pas, comme le pensait Hume, que la
substance n’est pas qu’une conséquence de la répétition de perceptions
ressemblantes dans le temps. Concernant les événements, nous avons le même
retournement. En effet, pour que nous puissions expérimenter ce qui se donne
dans une perception comme étant un événement, il faut d’abord relier cette
perception à une autre avec la relation causale, et non pas dériver la relation
causale de l’observation répétée d’événements. On peut ainsi dire que nous
n’expérimentons pas que le bateau descend le cours de la rivière parce que nous le
voyons, mais bien parce que nous le savons, donc parce que nous subsumons cette
séquence perceptive sous la règle « le bateau ne peut atteindre le point B que s’il
passe par le point A ».
Dans la mesure où la possibilité de la perception d’un objet de type
« maison », et la possibilité de percevoir un événement de type « bateau »
dépendent elles-mêmes des deux lois a priori, on peut dire qu’avant la

1 Ibid., p. 272.

278
subsomption des données perceptives sous ces lois nous n’avons affaire ni à des
événements, ni même à la perception de choses. La donnée perceptive brute, ou
plus exactement la prédonation perceptive – comme nous allons le voir avec
l’analyse de l’espace transcendantal la donation elle-même n’est pas donnée –, le
matériau1 avant toute mise en forme par les lois de l’entendement, et les formes
de la sensibilité, serait dans notre lecture ce qui constitue la chose en soi du
monde sensible. Cette chose en soi serait ainsi une radicalisation de l’esprit, tel
que défini dans le système humien, dans la mesure où elle est requise pour la
construction de la nature telle que nous la connaissons, mais, contrairement à
l’esprit dans l’empirisme, elle échappe même à la perception, la perception elle-
même étant une phénoménalisation de la chose en soi. La chose en soi est ainsi
un pur X présent-là qui est exigé par la perspective transcendantale. La
destruction de l’isomorphisme ouvre donc sur une dimension « d’images »
absolument déliées, la chose en soi, images qui se constitueront en une nature
sous l’action des opérations du sujet transcendantal.

Deuxième étape : la synthèse d’appréhension

Une fois posée cette dimension de la chose en soi, on doit se demander


pourquoi le sujet va procéder à la mise en forme de ces images pour construire
l’expérience et le monde tels que nous les connaissons. En effet, si, comme
Hume, nous pensons que l’esprit consiste en atomes perceptifs absolument
déliés, on peut se demander alors pourquoi on se donnerait la peine de relier une
perception à une autre pour que l’habitude puisse prendre sur notre imagination.
Pour Kant, sans l’existence a priori des deux lois, aucune raison ne nous
pousserait à synthétiser le divers en des objets substantiels ou en des séquences
causales : si nous avons la conviction que le monde consiste en variations
hasardeuses, où tout peut surgir de tout, si nous pensons que tout est changeant
dans ce monde, nous ne nous donnerions ni la peine de parcourir un mur pour
voir où il commence et où il se termine, ni nous n’aurions une raison pour étudier
les propriétés qui constituent une chose, ni nous ne ferions des expériences pour
voir si demain un métal va se dilater sous l’action de la chaleur. C’est donc
uniquement parce que nous avons la conviction que la substance est permanente,
et que les événements ont des causes, qu’une fois que nous rencontrons une
propriété, nous essayons de l’inclure dans telle substance, et, qu’une fois que nous
rencontrons un événement, nous nous donnons la peine d’en rechercher la cause.
Telle serait l’appréhension transcendantale2, la saisie consciente de diverses données
qui a en vue la construction d’un objet à partir de ces données. Pour pouvoir se
représenter un objet, que ce soit une substance ou une séquence causale
objective, il faut par suite saisir par sa pensée une donnée sensible pour ensuite
lui ajouter une nouvelle donnée sensible et ainsi de suite, jusqu’à constituer l’unité

1 Ibid., p. 379.
2 Ibid., p. 179.

279
de ces données, donc l’objet en question. Kant nomme cette capacité, celle de
retenir une donnée pour lui en ajouter une autre, la reproduction transcendantale1 et
nous pouvons dire que, sans la finalité visée2 – celle de construire l’unité
objective –, et par suite sans les lois synthétiques a priori, une telle reproduction
n’aurait aucune raison d’être. Les deux opérations qui président à la synthèse du
divers, l’appréhension et la reproduction transcendantales, sont donc
conditionnées par l’existence des deux lois a priori.

Troisième étape : la reproduction de la diversité

Pour Hume, le fait que nos attentes soient toujours vérifiées par l’expérience
tenait à une sorte d’harmonie préétablie entre les associations de l’imagination et
la production de l’esprit. Dans l’empirisme, il se pourrait qu’une pierre, par
exemple, soit tantôt lourde et tantôt légère, mais cela est miraculeusement
invalidé par l’expérience qui montre que la pierre est toujours lourde et n’est
jamais légère. La solution kantienne au problème de la finalité consistera à
montrer que la pierre ne peut qu’être lourde, et cela non pas parce que la pierre
a en soi des propriétés stables, ce qui nous ferait retomber dans la position
dogmatique, mais parce que nous ne pourrions expérimenter une chose comme
étant une pierre si nous ne définissons pas d’abord la pierre comme étant « un
corps pesant et gris » par exemple. Comme le dit Kant : « Si le cinabre était tantôt
rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd […], mon imagination empirique ne
pourrait jamais obtenir l'occasion de recevoir parmi ses pensées, avec la
représentation de la couleur rouge, le lourd cinabre »3. Le problème n’est donc
pas de savoir pourquoi « le cinabre est lourd et rouge », mais pourquoi il ne peut
pas être « tantôt lourd et tantôt léger, tantôt rouge et tantôt noir ». La réponse à
ce problème est que nous ne pouvons expérimenter une chose, comme le
cinabre, que sous condition que cette chose pose une permanence entre ses
propriétés : une chose qui aurait des propriétés changeantes ne serait même pas
une chose d’après la loi synthétique a priori qui pose que « toute substance est
permanente ». Par suite, une fois que le sujet connaissant synthétise un nombre
de propriétés par la synthèse d’appréhension et qu’il nomme cette synthèse
« cinabre » il fixe en cela la définition du « cinabre ». Le sujet peut, bien sûr,
synthétiser les propriétés qu’il souhaite et les nommer comme il le souhaite,
comme lorsqu’un médecin collecte un nombre de symptômes jusque-là séparés
pour nommer une nouvelle maladie, comme lors de la découverte du sida par
exemple4. En cela, Kant ne fait pas retour à la position dogmatique qui pose les

1 Ibid., p. 181.
2 B. LONGUENESSE, Kant and the Capacity to Judge, Princeton, N.J., Princeton University Press,
1998, trad. C. Wolfe, pp. 40-44.
3 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 635.
4 Deleuze explique comment les symptômes étaient distribués sur plusieurs maladies avant la
découverte du sida, c’est-à-dire pour notre propos, leur synthèse en un nouvel objet.

280
relations dans l’objet lui-même. C’est toujours le sujet qui fait la relation parmi
les propriétés, mais une fois qu’il établit ces relations, ces relations sont fixées et
deviennent objectives1.
La définition du « cinabre » en main, nous tenons la solution au problème de
la finalité. En fait, puisque la « substance est permanente », lorsque nous
rencontrons un corps qui a la couleur rouge du cinabre, nous anticipons sa
lourdeur, et si par hasard cette anticipation se trouve invalidée par l’expérience,
nous ne déduisons pas pour autant que le cinabre est devenu léger, mais nous
créons une nouvelle substance, le « cinabre en plastique » par exemple. On voit
en cela que le cinabre, une fois défini, ne peut plus jamais être tantôt léger et
tantôt lourd. La loi synthétique a priori est ainsi une loi constitutive parce qu’elle
a une force de prohibition : la substance ne pouvant qu’être permanente, tout
écart par rapport à cette loi posera une nouvelle substance. La reproduction de
la diversité de l’expérience se trouve ainsi assurée par le double bind conceptuel
que noue la loi a priori : il y aura une diversité de substances parce que la loi fixe
la définition de la substance, et c’est pour cette même raison qu’il y aura
reproduction de l’expérience concernant telle ou telle substance. La loi causale
posera, de même, une objectivité dans une séquence donnée portant sur les
événements, comme « chaleur – dilatation » pour le métal, et tout écart par
rapport à cette loi nous poussera à chercher de nouvelles causes et donc nous
poussera à diversifier l’expérience et à l’enrichir avec de nouvelles relations
causales. La régularité, la stabilité, et la diversité du monde, constitué de
substances et de séquences causales objectives, sont ainsi assurées par les lois
dynamiques a priori2.

Quatrième étape : la reproduction de l’imagination

Sans la construction de liaisons objectives entre les données de notre


sensibilité, sans la position d’un lien stable entre « rouge et lourd » pour le
cinabre, ou « chaleur – dilatation » pour l’événement de la dilatation du métal, la
reproduction de l’imagination resterait une faculté dormante : « si la même chose
était appelée tantôt ainsi, tantôt autrement, sans que prédominât en la matière

G. DELEUZE, « La voix de Gilles Deleuze : 19/11/1985-4 », http://www2.univ-


paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=421, consulté le 1 avril 2014.
1 « En fait, nous devrions songer que les corps ne sont pas des objets en soi qui nous sont présents,

mais une simple phénoménalisation de je ne sais quel objet inconnu […] toute la difficulté que
nous avons nous-mêmes créée se réduit à la question de savoir comment et par quelle cause les
représentations de notre sensibilité sont si liées entre elles que celles que nous nommons des
intuitions extérieures peuvent être représentées, selon des lois empiriques, comme des objets
existant hors de nous. » I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 387.
2 Les lois a priori sont donc amplement suffisantes pour expliquer la reproduction et la stabilité de
l’expérience, contre ce qu’avance Longuenesse, nous ne pensons pas que les lois ne rendent
possible que la synthèse de l’appréhension et qu’elles ne constituent qu’une propédeutique pour
l’explication de la régularité de la nature que Longuenesse relègue à la production synthétique de
l’imagination. B. LONGUENESSE, Kant and the capacity to judge, op. cit., p. 44.

281
une certaine règle à laquelle les phénomènes fussent d'eux-mêmes déjà soumis,
nulle synthèse empirique de la reproduction ne pourrait avoir lieu »1. Si par la
reproduction empirique de l’imagination nous entendons le passage d’une
représentation donnée, disons la couleur rouge du cinabre, vers une autre
représentation qui ne nous est pas encore donnée, sa lourdeur, alors, nous dit
Kant, sans la constitution d’une liaison objective parmi les représentations, donc
un lien objectif « rouge – lourd », en voyant le rouge notre imagination n’irait pas
chercher le souvenir du lourd. En effet, c’est uniquement parce que nous savons
que le cinabre est, et doit être, rouge et lourd, qu’à la vue de ce rouge particulier,
on pense qu’il s’agit bien d’un cinabre et donc on s’attend à ce que cette chose
soit lourde. Sans cette connaissance, nous ne nous attendrions à rien de
particulier. De même, nous nous attendons à ce que le métal se dilate, une fois
chauffé, parce que nous savons, une fois cette liaison objectivement établie, que
le métal doit se dilater. Par suite, non seulement la répétition dans l’expérience
présuppose la loi a priori et la constitution d’objets stables, mais de plus, c’est la
constitution même du donné sensible en objet, et non pas la répétition ou
l’habitude, qui rendent possible la reproduction et les anticipations de
l’imagination et la construction d’habitudes. Dans un monde où nous serions
convaincus que rien n’est stable, comme c’est le cas pour l’empirisme, nous ne
nous attendrions à rien du tout, ou à ce que tout et n’importe quoi puissent surgir
de tout et de n’importe quoi. Les attentes véritables se fondent ainsi sur les lois
causales, ou sur les propriétés substantielles, les autres formes d’attentes n’étant
que dérivées de ces premières et ne consistant que dans la forme qu’imposent ces
lois sur une matière imaginaire : par exemple, on s’imaginera une causalité entre
les esprits en faisant un usage imaginaire de la catégorie de communauté2, ou l’on
s’attendra à ce qu’un Irlandais soit bête parce que nous avons l’habitude de le
croire, dirait Hume, ou parce que nous substantifions cette propriété chez les
Irlandais, dirait Kant.

Cinquième étape : la détermination de la loi

Les lois qui stabilisent et rendent l’expérience possible sont donc données a
priori, mais la détermination de ces lois se donne par l’expérience, donc a
posteriori : « Quand donc la cire, qui auparavant était solide, se met à fondre, je
peux connaître a priori que quelque chose, nécessairement, a dû précéder (par
exemple la chaleur du soleil), par rapport à quoi cela s'est ensuivi selon une loi
constante, quand bien même sans expérience je ne pourrais certes connaître a
priori et, sans l'enseignement de l'expérience, d'une manière déterminée ni la
cause à partir de l'effet ni l'effet à partir de la cause »3. Ce n’est donc pas parce
que la détermination de la loi est contingente que la loi elle-même est contingente,

1 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 180.


2 Ibid., p. 279.
3 Ibid., p. 635.

282
comme le pensait Hume. Si, en effet, on ne peut pas déduire du concept d’une
chose l’existence d’une autre chose, de la cire déduire la cause qui la rendrait
molle, cela ne veut pas dire qu’une fois établie la liaison entre le « devenir mou »
de la cire et la « chaleur » que cette liaison est elle-même contingente. Bien au
contraire, l’événement de l’amollissement ne peut être expérimenté comme tel
qu’à moins d’être nécessairement relié à un autre événement, dans ce cas
l’échauffement. De plus, Hume lui-même en expliquant que la nécessité ne relève
que de l’habitude de l’imagination pose, à son insu, une liaison nécessaire entre
l’habitude et l’illusion de la nécessité et en cela fait, sans le savoir, usage de la
catégorie transcendantale de la causalité pour pouvoir rendre intelligible ce qu’il
avance1.
La détermination de la loi étant contingente, mais le résultat d’une telle
détermination étant nécessaire, on peut maintenant, avec Kant, expliquer la
stabilité du monde phénoménal en contraste avec l’image du monde qu’offre la
science. En effet, les lois a priori permettent de stabiliser notre expérience qui se
constituera toujours de substances, de chaînes causales stables, et d’interactions
entre ces substances. Par contre, la détermination de ces substances, et de ces
chaînes causales, peut être variable2. Ainsi, notre expérience quotidienne peut
reposer sur une détermination conceptuelle plus ou moins simplifiée, donnant
une image non scientifique du monde, alors que, par la vertu des mêmes lois et
des observations plus poussées, nous pouvons obtenir une image scientifique du
même monde3. De plus, les lois de la science, moyennant de nouvelles
observations, peuvent varier sans que cela n’affecte la saisie et l’organisation des
données perceptives telles qu’elles se donnent dans notre perception
quotidienne. Le transcendantalisme kantien permet ainsi non seulement de
rendre compte des révolutions scientifiques4, mais aussi, de superposer plusieurs
grilles synthétiques sur divers matériaux sensibles qui appartiendraient au même
monde, complexifiant ainsi l’expérience que nous avons de ce monde. Le Monde,
en tant que tel, ne sera alors que l’unité idéelle, une des Idées régulatrices, Idée
qui pourra faire converger les différents systèmes causaux que nous élaborons5.
Par suite, il n’y a aucune contradiction à dire que les lois de la nature changent
sans pour autant que change, ou que soit perturbée, l’expérience quotidienne que
nous avons du monde.

1 Ibid., p. 176.
2 Contre Meillassoux nous pensons donc que la solution kantienne peut très bien rendre compte
de la stabilité de notre expérience sans présupposer un ordre stable de la nature, l’ordre étant lui-
même produit synthétiquement, mais aussi que le changement des lois de la nature ne conduit pas
à un chaos de l’expérience. Q. MEILLASSOUX, Après la finitude, Éditions du Seuil, 2006 ; « Le
problème de Hume ».
3 W. SELLARS, Philosophy and the scientific image of man, New York, Humanities Press, 1963.
4 Nous pouvons considérer Kuhn kantien dans la mesure où l’on voir à l’œuvre d’un part la
nécessité de la loi scientifique et son ouverture sur la contingence. T.S. KUHN, La structure des
révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2003, trad. L. Meyer.
5 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 575; « Du but ultime de la dialectique naturelle de la
raison humaine ».

283
La position transcendantale

Le tableau suivant reprend les cinq étapes précédentes pour souligner en quoi
consiste le renversement copernicien, renversement que nous présentons ici
comme une inversion du système humien.

Hume Kant
Le réel est isomorphe à la perception. Le réel n’est pas isomorphe à la perception. Il
Est réel ce qui est perçu. L’atome est le point résulte de la chose en soi mise en forme par
de jonction entre l’imagination et l’esprit. le sujet transcendantal.
Une chose est reconnue à son aspect unique. Une chose est la liaison de divers aspects.
La substance est une illusion. Elle ne peut être reconnue que si elle est déjà
définie comme substance.
Un événement est un changement isolé que Un événement ne peut être perçu comme tel
nous percevons. La nécessité est une illusion. que s’il est nécessairement relié à un autre par
la loi causale.
La répétition et l’habitude permettent de Les unités permettent d’observer des
construire des chaînes causales. Les choses répétitions et de construire des habitudes.
sont perçues immédiatement comme des Les choses sont elles-mêmes des objets
unités. unifiés.
L’attente habituelle est le fondement de la La connaissance est le fondement des
connaissance, la connaissance n’étant qu’une attentes et des habitudes. La connaissance est
sorte de fiction. objective et universelle.
On connaît les relations en observant des cas On ne peut faire l’expérience de cas
particuliers. particuliers que si le particulier est déjà lié.
La contingence de la détermination de la loi La loi nécessaire implique que sa
implique que les lois sont contingentes. détermination doit être contingente.

L’inversion principale que fait Kant consiste à dire que ce n’est pas
l’expérience qui permet de poser des liaisons dans l’imagination, en activant les
principes d’association, mais plutôt que ce sont les principes transcendantaux qui
rendent possible l’expérience. Dire que l’expérience elle-même a des conditions
est un véritable renversement puisque dans la tradition l’expérience est elle-même
principe, ce par quoi commence la connaissance1. Kant introduit ainsi un avant
de l’expérience qui rend l’expérience elle-même possible, montrant en cela que la
perception d’une chaise, ou d’une sensation quelconque, voire aussi celle des
objets mathématiques, l’expérience de soi-même, etc., dépendent d’un travail du
sujet qui se fait en amont de ces diverses expériences. Il y aurait ainsi un avant de
l’immédiateté sensible des objets empiriques, de l’immédiateté de la connaissance
de soi, et même de l’éternité intelligible des objets mathématiques. Dans la
solution au problème de la finalité, nous n’avons abordé que les objets sensibles,
les extensités mathématiques, les intensités, le Moi, et les Idées seront abordés
plus tard. Il reste que la forme du renversement kantien est la même : le
transcendantal précède toute expérience, quelle que soit cette expérience. Le
transcendantal va ainsi se poser avant les présentations sensibles et les
représentations intelligibles, n’étant ni l’un ni l’autre, mais permettant l’existence

1 ARISTOTE, Aristote : Œuvres complètes, op. cit.; Seconds Analytiques, Livre I, Chap. 18

284
et l’articulation et de l’un et de l’autre. Ce qui vient avant l’expérience sensible
n’est donc pas l’intelligible, mais bien un autre terme, ni compréhensif ni extensif,
qu’il nous faudra maintenant analyser.

Analytique : les conditions de l’expérience


La solution du problème de la finalité repose donc sur l’existence des lois a
priori. Si nous sommes en possession de ces lois, nous aurons une motivation
pour construire des objets depuis la diversité sensible, mais aussi, une fois ces
objets construits, cela rendrait possible la distinction de ces objets et leur
répétition dans l’expérience. De plus, dans la mesure où ces objets sont définis
d’une manière nécessaire, la reproduction de l’imagination anticipant les diverses
propriétés relatives à ces objets sera toujours vérifiée. Enfin, dans la mesure où
ces lois dictent la forme de l’expérience possible et non la détermination du
contenu de l’expérience, elles nous permettent d’avoir une expérience stable,
donc de constituer une nature, et, en même temps, elles ouvrent sur la possibilité
d’une compréhension évolutive de cette nature sans que cela n’affecte la stabilité
de notre expérience quotidienne. Une fois les lois transcendantales en main, la
chose en soi, ces « images » à l’état libre, se structurent donc en un monde
cohérent, objectif, et régit par des lois nécessaires, même si c’est encore le sujet,
comme sujet transcendantal et non plus empirique, qui construit cette objectivité.
Par suite, pour Kant, la déduction de ces lois, et la monstration de leur existence
a priori, permettrait de prendre en considération l’apport de l’empirisme, tout en
sauvegardant l’universalité des lois de la nature, et cela sans retomber dans le
dogmatisme. Dans ce qui suit, nous allons reconstruire la genèse des lois a priori
à partir de deux structures transcendantales originaires : l’espace-temps et
l’aperception. Montrer comment l’expérience dérive du rapport de ces deux
structures forme le cœur de l’analytique, l’analytique consistant donc à remonter
aux conditions transcendantales qui rendent toute expérience possible. En cela,
nous aborderons non seulement les objets physiques régis par les catégories
dynamiques, mais aussi les catégories extensives et les objets mathématiques, les
catégories intensives et les sensations, et enfin les catégories modales.

Les structures transcendantales originaires

L’espace et le temps

L’exposition métaphysique vise à montrer que l’espace et le temps sont des formes
de la sensibilité a priori1. Pour cela, Kant va procéder par élimination : il faudra
montrer que l’espace et le temps ne sont ni des concepts ni des données sensibles.

1 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., pp. 119 et 126.

285
On voit ainsi que Kant pose le lieu du transcendantal comme ne relevant ni de
l’entendement, ni de l’imagination, et qu’il fournit pour le montrer une preuve en
compréhension et une autre en extension. L’argument en extension se résume
comme suit : l’espace et le temps ne peuvent dériver de l’intuition empirique,
parce que pour pouvoir percevoir cette intuition, soit comme se situant hors de
nous, soit comme successive, simultanée, ou permanente, cela présuppose que
nous ayons déjà une intuition de l’espace ou du temps – on notera que Kant
n’utilise pas ici le terme « intuition » comme nous l’utilisons dans cet écrit. En
effet, dire que nous connaissons l’espace parce que nous voyons quelque chose
hors de nous présuppose une distinction entre « nous » et un « dehors », et donc
une intuition de l’espace. De même, dire que nous connaissons le temps parce
que nous percevons « ceci et puis cela », présuppose un avant et un après, donc
une intuition du temps. De plus, on peut se représenter un espace, ou un temps,
sans objet, mais non un objet sans espace-temps, c’est-à-dire qu’on ne peut pas
éliminer l’espace-temps de notre intuition, mais on peut éliminer toutes les
intuitions empiriques, et par suite, l’espace-temps se donne donc a priori et non
par expérience. L’argument en compréhension se résume comme suit : l’espace
et le temps ne sont pas des concepts discursifs dans la mesure où c’est la totalité
de l’espace et du temps qui se donne en une fois et en premier, et que tous les
espaces et les temps partiels ne sont que des limitations de cette donation
première, alors que pour les concepts discursifs, le concept global se construit
par généralisation à partir des cas particuliers, et de plus, ces cas particuliers ne
sont pas obtenus par limitation du concept global. D’un autre côté, l’espace et le
temps ne peuvent pas être des concepts puisqu’un concept inclut en lui des
représentations de ce concept, et non d’autres concepts similaires, alors que
l’espace et le temps incluent en eux un nombre infini d’espaces et de temps1 : le
concept de table se connaît comme une généralité extraite de l’observation de
diverses tables, le particulier précédent le tout, alors que nous connaissons la
totalité de l’espace, ou du temps, avant les parties ; mais aussi, les tables réelles
ont des parties qui ne sont pas des tables, alors que l’espace et le temps consistent
en des espaces et des temps partiels.
Cette démonstration montre donc que l’espace et le temps sont les formes de
toute intuition possible. Cela veut dire que, pour que nous puissions avoir une
intuition, il faut qu’elle soit formée par l’espace et le temps. Par suite, nous avons
une donation du donné, c’est-à-dire que pour pouvoir considérer qu’une
sensation se trouve « dehors » il faut avoir déjà soumis cette sensation à la forme
de l’espace. Que la détermination de l’extériorité s’ajoute à toutes nos sensations
veut dire que cette détermination non conceptuelle est le produit de la forme
transcendantale de l’espace, détermination qui exprime la condition de possibilité
de toute perception. En effet, si nous n’arrivons pas à considérer telle sensation,
ou telle perception, comme étant externes au sujet percevant alors nous ne
pourrions pas considérer que cette donnée sensible est perçue. Par suite,
contrairement à ce que pensait Hume, il n’y a pas donation sensible parce que

1 Ibid., pp. 119 & 126.

286
nous percevons l’esprit, ou parce que l’esprit impressionne l’imagination, mais
parce que nous phénoménalisons la chose en soi, la « sensation » à l’état libre,
comme étant autre que nous, « dehors ». Le « dehors » serait ainsi la forme de
présentation que donne l’espace à la « matière » sensible elle-même, et non pas
un concept que nous ajoutons pour former cette matière en une représentation1.
Cette conception de l’espace permet de rendre compte des vues opposées sur
l’espace : l’espace sera continu, puisque toute perception doit s’inclure dans
l’espace, mais aussi divisible, puisque percevoir revient à extérioriser, et donc à
séparer, une sensation d’une autre, la répétition de cette forme non conceptuelle
produisant ainsi et la continuité et la divisibilité de l’espace2 ; mais aussi, l’espace
sera infini puisque la perception de la limite de l’espace s’inclura dans l’espace3,
tout en étant fini puisque toute perception est une séparation par rapport aux
autres perceptions et en cela intuition d’un espace fini.
Si l’espace est la forme de l’extériorité, ou ce qui présente les sensations
comme étant externes à nous, le temps, lui, est la forme de l’intériorité4. Pour
comprendre ce qu’est cette « intériorité », on peut comparer la représentation
d’un triangle, que nous voyons, à la représentation d’un triangle que nous
imaginons. D’habitude, on considère que le triangle imaginé est une
représentation interne, alors que le triangle perçu est une représentation externe.
Or, comme le remarque Sellars5, c’est la même opération qui a lieu dans la
constitution de l’image « triangle » : dans les deux cas, nous devons combiner un
ensemble de lignes, mais dans un cas nous sommes guidés par le monde, et dans
l’autre cas par notre imagination productive et spontanée. Dans un cas, nous
avons donc une autoaffection, alors que, dans l’autre cas, nous sommes
uniquement affectés. Le sens interne semble être donc une « synthèse » de notre
spontanéité et de notre réceptivité, alors que le sens externe ne semble être que
réceptif. Et pourtant, une représentation externe ne peut pas être absolument
externe, puisque si elle n’est pas notre représentation elle ne serait pas une
représentation. Donc, même aux représentations externes, il faudra ajouter la
représentation « je pense », et donc unir la passivité à une activité, ce qui
médiatement confère aux représentations externes une dimension interne. On
peut faire une expérience simple pour sentir cela, celle où nous considérons la

1 « L'espace et le temps sont pour nous les formes de toute apparition possible, les formes pures
de notre intuition ou de notre sensibilité. En tant que telles, ils sont à leur tour des présentations. »
G. DELEUZE, La philosophie critique de Kant, Paris, Presses universitaires de France, 3, 2004, p. 14.
2 « La répétition apparaît donc comme la différence sans concept, qui se dérobe à la différence

conceptuelle indéfiniment constituée. » G. DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 23.


3 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., pp. 477-479.
4 « La condition subjective sous laquelle toutes les intuitions peuvent avoir lieu en nous…la forme
du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition que nous avons de nous-mêmes et de notre état intérieur
[…] Toutes les représentations, qu’elles aient ou non des choses extérieures pour objets,
appartiennent néanmoins en elles-mêmes, comme déterminations de l’esprit, à l’état interne. » Ibid.,
p. 128.
5 W. SELLARS, Kant’s Transcendental Metaphysics: Sellars’ Cassirer Lectures Notes and Other Essays, J.
Sicha (éd.), Atascadero, California, Ridgeview Pub Co, 2002, p. 273.

287
chaise comme une chose externe, nous disons que nous voyons la chaise, dans
ce cas on est uniquement passif et nous percevons la chaise dans l’espace, mais
lorsque nous disons, à propos de la même donnée perceptive, « ceci est ma
perception », alors nous associons notre activité à notre passivité, et cette donnée
perceptive, qui était expérimentée comme externe, est alors ressentie comme
étant intérieure à nous, nous disons alors que telle est « notre perception de la
chaise » comme si ce que nous voyons se passait dans notre tête.
L’intériorité ne serait donc qu’une des manières d’unifier les opposés : nous
avons une expérience de l’intérieur lorsque spontanéité et passivité sont unifiées.
Par suite, une chose sera dite être dans le temps si elle réunit en elle deux
déterminations opposées, seul le temps permettant de faire l’expérience de
déterminations contradictoires dans la chose. Comme le dit Kant : « Le concept
de mouvement (comme changement de lieu), n’est possible que par et dans la
représentation du temps ; que si cette représentation n’était pas une intuition
(interne) a priori, aucun concept, quel qu’il soit, ne pourrait rendre
compréhensible la possibilité du changement, c’est-à-dire d’une liaison de
prédicats contradictoirement opposés (par exemple le fait d’être dans un lieu et
le fait, pour la même chose, de ne pas être dans le même lieu) dans un seul et
même objet. C’est seulement dans le temps que deux déterminations
contradictoirement opposées peuvent se rencontrer dans une chose, à savoir de
façon successive »1. Cela ne veut pas dire que le temps unifie à la chose un prédicat
qui la contredit, puisque ceci irait à l’encontre du principe de contradiction2, mais
que le temps rend possible l’expérience d’une chose qui porte simultanément des
prédicats opposés – comme ici-ailleurs, passif-actif, etc. Le temps se caractérisera
donc, plus profondément, comme « forme vide du temps », forme qui consiste
en une « distribution purement formelle de l’inégal en fonction d’une césure »3.
Le temps serait donc une forme a priori de la sensibilité consistant en une césure
et deux déterminations opposées qui viendraient se placer de part et d’autre de
cette césure. Le temps par suite est une structure qui dédouble toute chose. Par
exemple, c’est parce que notre expérience présente est dédoublée avec son passé
virtuel que le temps peut passer4 : pour que nous puissions considérer que le
second coup de cloche est en effet le second, il faut y ajouter le souvenir du
premier, or, ce souvenir ne peut se constituer ni avant ni après le premier coup
de cloche, donc il a dû se constituer en même temps que l’audition du premier coup,
et ainsi toute perception présente se dédouble avec son passé virtuel. La
perception présente et son passé sont des opposés, et le temps permet l’unité de

1 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 127.


2 « …à nulle chose ne convient un prédicat qui la contredise s’appelle principe de contradiction et
constitue le critère universel, bien que simplement négatif, de toute vérité. » Ibid., p. 232.
3 G. DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 120.
4 « Il faut donc que l’image soit présente et passée, encore présente et déjà passée, à la fois, en
même temps. Si elle n’était pas déjà passée en même temps que présente, jamais le présent ne
passerait. Le passé ne succède pas au présent qu’il n’est plus, il coexiste avec le présent qu’il a été.
Le présent, c’est l’image actuelle, et son passé contemporain, c’est l’image virtuelle, l’image en
miroir. » G. DELEUZE, L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1999, p. 106.

288
ces opposés, unité qui est la condition de notre expérience de la succession –
comme lorsque nous disons que nous entendons un premier, puis un second
coup de cloche. La durée consistera alors dans l’unité d’une représentation
donnée avec une succession temporelle, alors que la simultanéité consistera dans
l’unité de deux représentations dans une même succession temporelle. Le
mouvement, comme on a vu, serait l’union de deux déterminations spatiales
opposées, être ici et non ici, et le changement consistera dans l’union de deux
qualités opposées, comme être rouge et blanc lorsqu’une chose passe du rouge
au blanc, etc.1 Nous noterons qu’il ne s’agit pas là d’unités au sens fort,
conceptuel, mais d’une « mise ensemble », d’une intuition dans le même temps,
l’unité au sens fort étant le produit de l’aperception et non pas du temps.
L’innovation kantienne, par rapport à la tradition platonicienne ou à
l’hylémorphisme aristotélicien, revient ainsi à montrer qu’il y a des formes de la
sensibilité elle-même, formes que nous découvrons grâce à l’exposition
métaphysique. L’intuition, telle que nous utilisons ce terme dans cet écrit, de ces
formes se donne ainsi par l’élimination de la donation par l’imagination et de la
donation par l’entendement. Dans cette intuition, nous voyons que l’espace et le
temps ne relèvent ainsi ni de la polarité compréhensive ni extensive, mais
semblent être un hybride de l’un et de l’autre dans la mesure où ce sont des
formes – ce qui tombe usuellement sous le pôle de la compréhension – de la
sensibilité – ce qui tombe usuellement sous le pôle de l’extension. Ces structures
hybrides vont produire des déterminations qui sont elles-mêmes hybrides, les
déterminations non conceptuelles : le « dehors » et la « doublure ». Ces
déterminations se donnent avec le matériel sensible, le qualifient, et pourtant ne
sont réductibles à aucune qualité sensible en tant que telle : nous voyons les
choses hors de nous et portant des prédicats dédoublés, et pourtant ce n’est ni
telle couleur, son, odeur, ou figure qui peuvent nous montrer ce dehors ou cette
doublure. L’exposition transcendantale opère ainsi une sélection parmi les divers
prédicats de l’expérience pour montrer que certains prédicats, comme « dehors »,
résultent d’un apport provenant des structures transcendantales, et non de
l’expérience elle-même. En cela, la démonstration kantienne permet d’analyser
l’expérience, de distinguer ce qui en provient de ce qui provient d’une autre
source. Grâce à cette distinction, et à la prise de conscience de ce que nous
introduisons nous-mêmes, en tant que sujets transcendantaux, dans l’expérience,
nous accédons à une sorte de perception de ce qui, jusque-là, était imperceptible.
L’intuition, au sens utilisé dans cet écrit, porte alors sur cette distinction, elle ne
se limite donc pas à réaliser que l’espace et le temps relèvent du sujet, mais aussi
elle permet de « voir » leurs « effets » dans les images qui défilent devant nous.
Cette intuition de l’espace et du temps permet enfin de modifier le schéma usuel

1 Sartre développera toutes les conséquences de cette conception du temps en montrant que toutes
les dimensions temporelles ont une structure contradictoire : le présent étant une perception que
je considère comme moi et non moi, le passé comme un autre moi que je ne suis pas tout en l’étant,
le futur comme un être que je ne suis pas mais qui est pourtant mon projet. J.-P. SARTRE, L’être et
le néant, op. cit., p. 142; Chap. II - La temporalité.

289
du monde que nous avons : au lieu de penser que nous sommes dans l’espace et
le temps nous réalisons qu’il n’y a que des images que nous spatialisons et
temporisons, sorte de bande en cellophane que la lumière transcendantale
transforme en images mouvantes portant en elles des paysages, des perspectives,
et des transformations en tout genre.

L'aperception et la conscience

L’espace et le temps présentent donc la chose en soi comme une diversité


divisible et dédoublée à l’infini. L’espace et le temps ne nous présentent ainsi
aucune unité : ce sont des formes, mais des formes présentant la chose en soi
comme externe, divisible, changeante, mouvante, etc. Les continuités
spatiotemporelles ne sont donc pas à proprement parler des unités, ce ne sont
que des étendues, des extensités, qui se constituent par coupures distributives :
l’espace, en insérant la différence entre la sensation et le sujet, présente la
sensation comme extérieure et perçue, et ainsi construit l’espace infini ; le temps,
en insérant la césure entre la sensation et son double virtuel, construit la
continuité temporelle des successions. L’unité, en tant que relation nécessaire
entre diverses représentations dans un objet1, ne peut donc provenir de l’espace
ou du temps, ces formes ne présentant que de la diversité et de la continuité.
L’unité objective ne dépendra donc pas de la présentation spatiotemporelle, mais
d’une nouvelle mise en forme, cette fois conceptuelle, et par suite d’une
représentation. La représentation de la diversité sensible en un objet dépendra
d’une nouvelle structure transcendantale, l’aperception.
Il y a un fait de l’unité, nous connaissons telles substances et tels
enchaînements causaux. Par suite, il doit y avoir une puissance qui unifie la
diversité sensible sinon on ne pourrait pas faire l’expérience de l’existence de ces
unités. Or, si cette puissance unificatrice est la condition de la représentation de
l’unité, il s’ensuit que cette puissance ne peut pas être représentée puisque, pour
qu’elle soit une de nos représentations, il faudra alors user de cette puissance
unificatrice elle-même2. Cette puissance unificatrice, que Kant nomme
l’aperception originaire3, doit aussi se distinguer et du Moi d’entendement, et du
Moi empirique de la sensibilité. En effet, le Moi d’entendement est identique à
soi, mais à travers lui aucune diversité n’est donnée4, le Moi est simplement le
Moi, un pur concept. Or, comme le note Badiou, le concept est lui-même une
unité et non pas la puissance unificatrice, la puissance de liaison étant à distinguer

1 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 162.


2 « Il serait impossible que l’esprit se représente l’identité de soi-même dans la diversité de ses
représentations, et cela a priori, s’il n’avait devant les yeux l’identité de son acte, qui soumet toute
synthèse de l’appréhension (qui est empirique) à une unité transcendantale. » Ibid., p. 76.
3 Ibid., p. 183.
4 « À travers le moi en tant que simple représentation rien de divers n’est donné. » Ibid., p. 200.

290
des unités que sont les concepts et les catégories1, unités qui sont elles-mêmes
produites par cette puissance, et non pas ce qui produit l’unification du divers.
Par contre, le Moi empirique est aussi divers que les représentations qui se
donnent à lui dans l’espace et le temps, un Moi bigarré qui ne présente aucune
unité2.
Enfin, l’aperception originaire est aussi à distinguer de la conscience de soi
qui n’est que le reflet de l’aperception dans le temps. En effet, la conscience
s’expérimente comme quelque chose d’intérieur, et l’intériorité étant toujours la
conjonction dans le temps de la passivité et de l’activité du sujet, il s’ensuit que
la conscience doit avoir une contrepartie active qui ne peut être autre chose que
l’aperception, seule structure dotée de spontanéité dans le sujet transcendantal.
En cela, conscience et aperception ne sont pas des représentations, ni des
présentations sensibles, mais ce qui accompagne toutes nos représentations et
toutes nos expériences, le « Je » comme concept exprimant la conscience, et le
« Je pense » exprimant l’activité de l’aperception. Le sujet transcendantal est ainsi
fêlé, sujet traversé par une fêlure où d’une part nous avons l’activité de
l’aperception et d’autre part la passivité et la réceptivité de la conscience3. Or, en
tant que le reflet de l’aperception, qui constitue la conscience de soi, se fait dans
le temps, on peut dire que la fêlure constitutive du sujet prend naissance dans la
césure du temps4.
Ce qui nous pousse à confirmer cette lecture, donc à penser la conscience
comme la contrepartie de l’aperception originaire, c’est le fait que, dans le
système kantien, la conscience, quoique réceptive, prend la fonction de
l’unification du divers, du compter-pour-un comme le dit Badiou5. En effet, Kant
donne trois définitions de l’aperception. En un premier temps, Kant définit

1 « Pour le dire autrement, il faut bien comprendre que la source de l’ordre dans l’expérience (l’unité
synthétique du divers) ne peut être la même que celle de l’un. La première se trouve dans le système
transcendantal des catégories. La seconde est nécessairement une fonction spéciale, que Kant
assigne certes à l’entendement, mais que le « fonctionnement » catégoriel présuppose. Cette
fonction suprême de l’entendement, garante de l’unité générale de l’expérience, donc de la « loi de
l’un », Kant l’appelle l’ « aperception originaire ». » A. BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Paris,
Seuil, 1998, pp. 154-156.
2 « C’est seulement parce que je peux saisir le divers de ces représentations en une conscience que

je les nomme toutes mes représentations ; car si tel n’était pas le cas, j’aurais un moi aussi bigarré et
divers que j’ai de représentations. » I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 200.
3 « Car lorsque Kant met en cause la théologie rationnelle, il introduit du même coup une sorte de
déséquilibre, de fissure ou de fêlure, une aliénation de droit, insurmontable en droit, dans le Moi
du Je pense : le sujet ne peut plus se représenter sa propre spontanéité que comme celle d’un Autre. »
G. DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 82.
4 « La césure, et l’avant et l’après qu’elle ordonne une fois pour toutes, qui constitue la fêlure du Je
(la césure est exactement le point de naissance de la fêlure). » Ibid., p. 120.
5 « Si on laisse de côté la connotation subjective de l’aperception originaire, conçue par Kant
comme « unité transcendantale de la conscience de soi », et si on se concentre sur sa stricte
opération, on y reconnaîtra sans peine ce que j’appelle le compte-pour-un, appliqué par Kant à
cette situation universelle et abstraite qui est la représentation en général. Ce que nomme
l’aperception originaire, c’est que rien ne puisse parvenir à la présentation sans être a priori soumis
à la détermination de son unité. » A. BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, op. cit., pp. 154-155.

291
l’aperception comme la conscience de l’identité de ce que nous pensons au cours
de la constitution de l’objet, c’est-à-dire lors de l’appréhension et de la
reproduction transcendantales – il faut que nous retenions les parties du mur en
appréhendant de nouvelles parties pour que nous puissions construire l’objet
unitaire « mur », mais aussi il faut savoir que ces diverses parties sont bien celles
du mur1. En un deuxième temps, Kant définit l’aperception comme la conscience
« a priori de notre continuelle identité de nous-mêmes vis-à-vis de toutes les
représentations qui ne peuvent jamais appartenir à notre connaissance, comme
d’une condition nécessaire de la possibilité de toutes les représentations »2. Cela
veut dire que si une représentation n’est pas saisie comme « ma représentation »
alors on ne pourra pas dire que nous sommes en présence d’une telle
représentation. C’est dans ce sens qu’il faut lier, unifier, la conscience de soi et la
conscience empirique, ajouter le « je pense » à toutes les diverses expériences
empiriques pour que cette diversité soit considérée comme mienne, mais aussi
pour qu’elle s’unifie en une expérience globale et ne s’éparpille pas dans ces
diverses expériences. C’est dans ce sens que l’expression « ma représentation »
est synthétique a priori, elle synthétise le Moi d’entendement et la représentation
sensible en tant que telle3. En un troisième temps, Kant définit l’aperception
comme l’objet = X. Pour Kant, l’objectivité est un fait qui consiste dans le lien
nécessaire des représentations à l’objet et du lien nécessaire des représentations
dans l’objet. Par exemple, le cinabre est un objet où le rouge et le lourd se
rapportent au cinabre, tout en étant différents du cinabre, mais aussi où le rouge
et le lourd ne peuvent exister l’un sans l’autre dans le cinabre. Or, dans la mesure
où Kant a révoqué le dogmatisme, et donc dans la mesure où pour Kant les objets
n’existent pas en tant que tels, c’est-à-dire indépendamment du sujet, la seule
manière d’expliquer cette double liaison revient à y voir une instanciation de la
conscience. En effet, seule la conscience, qui accompagne toutes les
représentations, remplit cette double caractéristique dans la mesure où elle unifie
les diverses données sensibles en les appréhendant et en cela pose une relation
nécessaire dans l’objet, tout en étant différente de ces données sensibles, mais aussi
identique à cette donation sensible, ce qui pose la relation nécessaire à l’objet4.
L’objet = X, tout objet en général donc, n’est rien d’autre que cette double liaison,

1 « Sans la conscience que ce que nous pensons est la même chose que ce que nous pensions un
instant auparavant, toute reproduction dans la série des représentations serait vaine. » I. KANT,
Critique de la raison pure, op. cit., p. 181.
2 Ibid., p. 189.
3 Comme le souligne Kant, l’expression « [mes représentations] équivaut à dire que j’ai conscience
d’une synthèse nécessaire a priori de ces représentations, qui est l’unité synthétique originaire de
l’aperception, à laquelle sont soumises toutes les représentations. » Ibid., p. 200.
4 « Un point toutefois est clair : dans la mesure où nous n’avons affaire qu’au divers de nos
représentations, et comme cet X qui leur correspond (l’objet) n’est rien pour nous puisqu’il doit
être quelque chose de différent de toutes nos représentations, l’unité que l’objet constitue
nécessairement ne peut être autre que l’unité formelle de la conscience dans la synthèse du divers
des représentations. Aussi disons-nous que nous connaissons l’objet quand nous avons fait surgir
dans le divers de l’intuition l’unité synthétique. » Ibid., pp. 182-183.

292
il est lui-même ce qui tient lieu de la conscience, l’objet n’étant plus une chose se
tenant là, comme dans le dogmatisme, mais uniquement la relation entre les
diverses données sensibles. C’est dans ce sens que nous comprenons qu’au fond
« la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même selon son projet »1, mais aussi
que toute conscience est conscience d’un objet puisque l’objet n’est rien d’autre
que la conscience elle-même, ou qu’il n’y a conscience que là où nous avons une
production d’objet.
Du point de vue d’une logique de l’implicite, on peut voir que l’intuition de
ce qu’est l’aperception s’obtient, comme pour l’espace et le temps, par
élimination. L’argument qui pose cette intuition procède comme suit : il y a un
fait de l’unité, cette unité présuppose une puissance d’unification qui ne peut être
produite ni par l’entendement ni par l’imagination, et par suite cette puissance
unificatrice est transcendantale. Une fois que nous avons l’intuition de ce qu’est
l’aperception, nous arrivons de plus à faire le tri parmi nos représentations, nous
réalisons que l’unité ne provient pas de l’expérience, mais d’une autre source,
c’est-à-dire qu’elle est un apport du sujet lui-même. Il reste que l’intuition
complète de ce qu’est l’aperception doit se préciser en distinguant l’aperception
de la conscience de soi. Pour ce faire, il faudra produire une intuition de ce qu’est
la conscience de soi et clarifier son rapport à l’aperception. Cette intuition se
donnera par la déduction de la conscience de soi depuis les deux structures
transcendantales originaires que sont l’espace-temps et l’aperception. En cela la
conscience, qui semblait être ce qu’il y a de plus immédiat, se creuse d’une
profondeur, de conditions, qu’elle doit présupposer et qui la rendent possible. La
conscience ne serait ainsi que la manière dont l’aperception nous « apparaît » dans
le temps. Or, la conscience ne peut « apparaître » à l’état pur, mais uniquement là
où l’aperception construit un objet. La conscience ne serait ainsi qu’un genre
d’expérience, l’expérience unifiée, et rien d’autre. L’illusion d’une conscience
indépendante de tout objet ne provient que de la spatialisation de l’objet,
spatialisation qui présente alors l’objet comme étant déjà-là et autre que la
conscience, et en contrepartie, la conscience comme étant une conscience vide
qui ne ferait que trouver l’objet. Cette illusion est renforcée par le fait que
l’entendement produit un concept de la conscience, le Moi, concept qui produira
une illusion supplémentaire, celle du sujet substantiel, personnel, et idéal, tel
qu’on le verra plus loin dans les paralogismes de la raison. L’objet spatialisé et le Moi
substantialisé, auxquels on accède par une sorte de sentiment de soi, donnent
alors l’illusion que la conscience fait face à l’objet. Pour saisir l’intuition de ce
qu’est la conscience, il faut ainsi éliminer et le sentiment de soi, et le concept du
Moi, pour réaliser que la conscience n’est que la réflexion de l’activité aveugle de
l’aperception dans le sensible, et donc un genre de « représentation », la
représentation unifiée, ou plutôt le reflet ou la contrepartie d’une telle
représentation.
L’activité d’unification du sensible est ainsi le sous-bassement du rapport
conscience-objet, activité qui ne peut elle-même devenir consciente, c’est-à-dire

1 Ibid., p. 76.

293
se donner comme un objet ou une représentation. La distinction de la conscience
et de l’aperception permet ainsi d’affiner notre intuition de l’aperception qui se
présente alors comme une sorte d’inconscient cognitif à jamais inaccessible. Cet
inconscient actif ne se manifeste que dans la conscience passive d’un objet qui se
construit dans le temps – c’est dans ce sens que la conscience est le reflet de
l’aperception dans le temps. L’aperception et l’espace-temps sont ainsi les deux
structures fondamentales du sujet transcendantal, structures qui ne sont
réductibles ni à l’entendement ni à l’imagination. Ces structures par contre vont
se manifester comme une conscience faisant face à un objet, la conscience se
divisant à son tour en conscience de la puissance d’unification, donc un
entendement qui nomme les unités produites, et une conscience de la réceptivité
ou sensibilité en général. Les facultés que sont l’entendement et l’imagination
dérivent ainsi du rapport de l’aperception vide et des formes aveugles de la
sensibilité. Le rapport des structures transcendantales a ainsi pour revers le
double rapport conscience-objet et entendement-imagination. L’opposition
entre le sensible et l’intelligible, le sujet et l’objet, etc., n’est ainsi que la manière
dont l’activité de l’aperception dans le temps nous apparaît, elle n’est ainsi qu’un
phénomène. Si par réalité nous entendons le monde tel que nous le connaissons,
donc ce face-à-face du sujet et de l’objet, on peut dire alors que, pour Kant, le
réel résulte du travail qu’opèrent les structures transcendantales sur la chose en
soi. La réalité serait ainsi cernée par deux dimensions inconnaissables, l’une se
présentant comme matériau pur, la chose en soi, et l’autre comme activité pure
et donation de forme tout aussi pure, l’aperception et l’espace-temps. La réalité
ne serait ainsi qu’un îlot de lumière qui résulte du rapport de trois obscurités :
l’activité vide, la sensibilité aveugle, et le matériau amorphe. Tel serait le premier
niveau de l’ontologie kantienne, celui de la position de la réalité en général dans
le face-à-face du sujet et de l’objet. Les niveaux suivants de cette ontologie vont
préciser les diverses formes objectives et, par suite, les diverses zones
ontologiques.

Les schèmes et les catégories dynamiques

L’aperception originaire et les formes de la sensibilité en main, on peut


maintenant procéder à la genèse des catégories transcendantales, c’est-à-dire aux
différentes manières d’unifier le divers. Si tout objet a la structure de l’objet = X,
il reste que l’objet peut se construire de diverses manières, constructions qui
correspondent aux diverses catégories transcendantales. Ces catégories seront
générées par l’aperception de la forme vide du temps, aperception qui va
compter-pour-une la doublure qui caractérise le temps, et par suite distinguer ce
qui se présente comme dédoublé dans l’intuition. Par exemple, si le mouvement
consiste en un mobile qui se trouve et ne se trouve pas dans telle position, la
pensée du mouvement ne peut le penser que comme se trouvant dans deux

294
positions successives1, distinguant un ici et un ailleurs, un instant d’un autre
instant. L’aperception va donc expliciter les formes implicites de la sensibilité,
explicitation conduisant à un effet double et simultané : d’une part la constitution
des catégories dynamiques a priori et d’autre part la constitution des schèmes.
Les catégories seront l’union de l’activité et de la passivité, de l’aperception et du
temps du côté de l’aperception, donc suivant la polarité compréhensive, alors que
les schèmes résulteront de la réflexion de l’activité dans la passivité, de
l’aperception dans le temps, du côté du temps, donc suivant la polarité extensive.
Catégories et schèmes sont donc les inverses complémentaires donnant
naissance, d’une part, à l’entendement et, d’autre part, à l’imagination.
L’entendement consistera dans la conscience de la structuration stable et fixe des
représentations du temps, alors que l’imagination consistera dans la conscience
du temps transformé en dynamismes spatiotemporels. Trois catégories,
correspondant à trois schèmes, découleront du rapport de l’aperception au
temps : la substance correspondant à la permanence de la césure, la causalité
correspondant en un ordre fixe des positions temporelles, et la communauté
correspondant à l’interaction spatiotemporelle2. Le temps consistant en une
césure, qui tient deux opposés de part et d’autre de la césure, on pourra soit fixer
la césure et rapporter les deux opposés à la césure qui est alors substantifiée, soit
fixer les deux doubles dans un ordre stable et alors rapporter la césure à la
doublure obtenant ainsi l’ordre causal, ou enfin saisir la césure et les doubles
depuis la forme d’extériorisation spatiale obtenant ainsi une causalité
« spatialisante » qui met en relation diverses substances distinctes, ce qui
correspond à la catégorie de communauté.
Ce qui nous pousse à suivre cette interprétation d’une genèse simultanée des
catégories et des schèmes, de l’entendement et de l’imagination, depuis
l’aperception originaire et le temps, c’est le fait que les catégories ne sont pas ce
qui synthétise l’expérience, mais uniquement ce qui s’applique à l’expérience3. Les
catégories ne sont donc elles-mêmes que des règles qui nomment la manière
d’unifier le divers alors que le schème décrit le déploiement de l’action unificatrice
dans le temps4. La règle, en tant que telle, ne fait donc que décrire l’activité
unificatrice, mais elle n’est pas elle-même l’acte unificateur, cet acte relevant
toujours de l’aperception et de la conscience. Dans la mesure où l’activité
d’unification, d’une part, se pense comme catégorie, et, d’autre part, s’exerce
comme schème alors la catégorie s’applique au sensible par la médiation du
schème. Sans cette application, les pensées seront en effet sans contenu, et par
suite vides, alors que les intuitions seront sans concept, et l’on ne saurait plus ce
que nous percevons par le biais de ces intuitions qui alors seront aveugles5.

1 Ibid., p. 127.
2 Ibid., p. 228.
3 « Seule cette permanence est la raison pour laquelle nous appliquons au phénomène la catégorie
de substance. » Ibid., p. 225.
4 Ibid., p. 144.
5 « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles. » Ibid.

295
L’application du concept au sensible sera ainsi spéculaire, le sensible va réfléchir
le concept, la même diversité sensible pouvant porter plusieurs concepts. On
peut donc dire que l’Un et la Dyade, ou l’aperception et le temps1, seraient en
cela les éléments génétiques du système critique et que la révolution, à ce niveau,
consiste en ce que la pensée est le principe qui agit d’une manière spontanée alors
que la sensibilité est le principe qui réfléchit. Si l’activité de l’aperception n’est
pas réfléchie par la sensibilité alors cette activité ne pourra pas se réfléchir, ou
apparaître, comme une connaissance, la connaissance ne consistant justement
que dans cette réflexion. Dans le cas où manquerait cette réflexion par le sensible,
l’activité de l’aperception pourra toujours construire ses unités mais en étant
coupée de l’expérience, et elle ne sera alors qu’une pensée et non plus une
connaissance, comme on le verra dans la dialectique transcendantale.
Dans le système kantien, nous avons donc un nouveau rapport entre
l’entendement et l’imagination – l’imagination passive et active –, puisque les
catégories de l’entendement se réfléchissent dans la sensibilité par la médiation
des schèmes, le rapport réglant les opposés devenant ainsi spéculaire, quasi
optique, un voir ceci dans cela. Mais aussi, nous avons une distinction au sein
même de l’entendement entre les concepts qui peuvent se détacher de
l’expérience, et les catégories qui structurent l’expérience et en cela ne peuvent
s’en détacher. Nous allons procéder maintenant à l’explication de la genèse des
trois catégories dynamiques qui structurent l’expérience.

La substance

La substance comme concept se dit comme « ce qui existe par soi et est connu
par soi »2, grammaticalement « ce qui est toujours le sujet de la proposition »3. Il
reste que, dans le système kantien, ce qui existe par soi n’est pas nécessairement
connu par soi. En effet, le concept de Dieu, par exemple, définit un être existant
par soi et supposément devant être connu par soi, il reste que ce concept ne nous
donne pas une connaissance de Dieu puisque la connaissance se limite aux
concepts qui peuvent se réfléchir dans la sensibilité, ce qui n’est pas le cas pour
le concept de Dieu. Par suite, une substance peut être pensable sans pour autant
être connaissable. D’autre part, ce qui est toujours le sujet de la proposition peut
l’être sans être une substance. Par exemple, le « Je » est toujours sujet, mais,
comme le montre Kant dans sa critique de la psychologie rationnelle, le « Je »,
contrairement à ce que pensait Descartes, n’est pas une substance4. Par suite,
pour Kant, la substance est toujours sujet, mais le sujet n’est pas toujours

1 « Nos analogies présentent donc proprement l’unité de la nature dans l’enchaînement de tous les

phénomènes sous certains exposants qui n’expriment rien d’autre que le rapport du temps (en tant
qu’il embrasse en lui toute existence) à l’unité de l’aperception. » Ibid., p. 276.
2 Ibid., p. 293.
3 Ibid., p. 298.
4 Ibid., p. 364 ; Paralogisme de la substantialité.

296
substance. Le concept de substance n’est pas ainsi la catégorie substance. Le
concept ne relève que de l’usage logique de l’entendement, usage qui produit tout
genre d’unités et de définitions strictement analytiques, alors que la catégorie
relève de l’usage transcendantal de l’entendement, usage qui produit des concepts
a priori qui vont s’appliquer sur la diversité sensible et en cela rendre possible
une synthèse. La catégorie de substance, par suite, ne peut être dérivée de
l’entendement dans son usage logique. Cette catégorie ne peut d’ailleurs être
dérivée de notre sensibilité, le divers sensible ne se donnant que comme infinie
division dans l’espace et dédoublement dans le temps. En effet, nos sens ne nous
donnent qu’un chaos de sensations, de changements et de transformations, où
rien de permanent comme une substance ne se présente à nous. Si nous croyons
que l’intuition de la matière serait à l’origine de notre concept de substance, Kant
répliquerait que c’est bien plutôt cette catégorie qui permet de construire le
concept de matière, la matière n’étant que ce qui est permanent sous tous les
changements1.
La catégorie de substance n’est donc ni un concept logique ni une donnée
sensible, mais ce qui rend possible l’expérience. La conscience de la césure du
temps fixe cette césure comme ce qui est permanent. En effet, seul le temps, une
fois soumis à l’aperception, nous apparaît comme ce qui est permanent, non
soumis au changement, alors que tout changement requiert le temps puisqu’il
requiert, comme on l’a vu, le dédoublement et la simultanéité des opposés. La
conception de la substance, comme n’étant rien d’autre que la fixation dans notre
conscience de la césure du temps, nous permet alors de clarifier le sens de la
première loi transcendantale, «la substance est permanente ». En effet, la
substance et la permanence ne sont que les deux faces du rapport de l’aperception
au temps : la substance est la catégorie, l’unité produite par l’entendement
exprimant la conscience de la césure du temps, alors que la permanence est le
schème transcendantal que produit l’imagination2. Par exemple, je peux fixer
dans ma conscience un point X, disons une maladie inconnue, et rapporter un
nombre de symptômes qui se déploient dans le temps à ce point X, jusqu’à établir
que, disons le sida regroupe des symptômes tels une forte fièvre, des maux
musculaires, des vomissements, etc.
On voit ainsi qu’avec Kant, nous pouvons construire autant de substances
que nous le souhaitons, la substance ne consistant que dans l’opération où le sujet
connaissant rapporte un nombre de variables et de changements à un point fixe
permanent. Mais aussi, le système kantien permet de redécouper les propriétés
en de nouvelles substances, par exemple regrouper certains symptômes pour
« découvrir » une nouvelle maladie, comme lors de la découverte du sida par
redistribution des symptômes de la tuberculose et d’autres maladies, ce qui donne
une assise ontologique aux découvertes scientifiques. Le système kantien permet
aussi d’expliquer des lois a priori, par exemple, si « rien n’est engendré, [et] rien

1Ibid., p. 386.
2« Seule cette permanence est la raison pour laquelle nous appliquons au phénomène la catégorie
de substance. » Ibid., p. 255.

297
ne revient au néant »1, cela est dû au fait que la substance n’est que l’autre nom
de la césure du temps, toute création ou destruction de la substance nécessitant
alors la création ou la destruction du temps, ce qui est impossible puisque la
création et la destruction, comme changement, requièrent l’existence du temps.
Mais aussi, cette conception de la substance nous permet de comprendre les
divers concepts de la tradition attenant à la substance : les représentations
successives, liées au point fixe de la césure, seront dites être les changements des
états de la substance ; la simultanéité d’une représentation en rapport avec la
substance sera considérée comme un accident de la substance ; alors que la
permanence d’une représentation en rapport à la substance sera dite une
propriété de cette substance.
Cette conception de la substance permet aussi d’expliquer un nombre
d’illusions qui dérivent de la spatialisation des divers processus transcendantaux.
En premier lieu, la spatialisation de l’aperception de la césure, sa position comme
indépendante du sujet, pose un présent éternel qui serait, en tant qu’indépendant
du sujet, une illusion due justement à la spatialisation. En second lieu, si l’on
soumet maintenant les diverses substances produites par le sujet à la forme
spatiale, ces diverses substances apparaissent alors comme indépendantes du
sujet, comme existant là, « en soi ». Cette spatialisation peut être radicalisée dans
la position d’une substance infinie et étendue, la matière. Enfin, la spatialisation
peut être suivie d’une appréhension subjective qui considère que nous avons
divers points de vue sur une chose existante en soi : on dit alors que nous voyons
la maison de tel ou tel angle. Il reste que dans l’appréhension objective de la
maison, et dans l’appréhension subjective, c’est la même opération que nous
effectuons, celle de rapporter diverses représentations à un point fixe que nous
nommons substance. Dans le premier cas, le sujet construit activement la
substance en question, alors que dans le second, une fois cette construction faite,
il la spatialise pour ensuite croire, à son insu, qu’il n’a maintenant que des points
de vue, et une réception passive, de ce qu’il a lui-même construit. L’existence de
substances indépendantes serait une sorte d’illusion, alors que l’appréhension
subjective qui découle d’une telle illusion suivrait les mêmes règles constructives
que celle de la construction objective des substances. La perception subjective
ferait ainsi deux fois ce que la construction objective ne fait qu’une fois.

La causalité

La causalité, comme concept, est une relation nécessaire et universelle


unissant un fondement et un conséquent2, concept qu’exprime le jugement « si
A alors B ». Il reste que ce concept n’est pas la catégorie causale en tant que telle.
Par exemple, si la raison a le pouvoir de remonter la série des causes pour arriver
à une cause première, comme le premier moteur aristotélicien, cela ne veut pas

1 Ibid., p. 256.
2 Ibid., p. 95.

298
dire pour autant qu’une telle cause est connue, donc qu’une telle cause peut se
donner dans une expérience1. En effet, pour qu’une cause soit connue, il faut
qu’elle se réfléchisse dans le sensible, qu’une donnée sensible soit donc perçue
comme étant un fondement pour une autre donnée sensible qui en serait le
conséquent. L’entendement, ou la raison, peuvent donc faire un usage du
concept de causalité sans que ce concept ne soit la catégorie causale, qui elle doit
rendre possible l’expérience telle que nous la connaissons. Ni l’entendement ni
la raison ne sont ainsi à l’origine de la catégorie causale. La catégorie causale ne
peut pas non plus être dérivée de l’expérience sensible qui ne présente qu’un flux
de changements aléatoires qui ne nous présentent aucune relation nécessaire
entre ces données. De plus, la causalité établit une relation nécessaire entre deux
états observables, feu-chaleur, où le second état n’est pas contenu dans le
premier, alors que l’observation empirique ne peut établir une relation entre un
état et l’état suivant que si l’état suivant est justement contenu dans le premier2.
Enfin, comme nous l’avons vu, même la répétition d’une expérience qui construit
une habitude, ce qui fait que nous nous attendons à B lorsque nous voyons A,
ne peut se constituer en une relation nécessaire entre A et B. Au fait, ce n’est pas
l’habitude qui est à l’origine de la causalité, mais bien au contraire le fait que nous
puissions lier deux termes par une relation nécessaire qui fait que lorsque nous
voyons un terme nous nous attendons au second, mais aussi qu’une telle attente
devient habituelle. La succession, qui n’est qu’une modification de l’état de notre
esprit, même répétée ou habituelle, ne peut donc pas se dépasser pour acquérir
le statut de l’objectivité, de l’unité nécessaire entre deux événements3. Par suite,
pour pouvoir expérimenter une succession d’images comme succession
d’événements, il faut avoir connecté au préalable ces images par la relation
causale4.
La catégorie de la causalité n’est donc ni un concept logique, ni une donnée
sensible, mais ce qui rend possible l’expérience. Cette catégorie sera donc dérivée,
comme pour la substance, du rapport entre l’aperception originaire et le temps.
Pour la causalité, l’aperception doit cette fois fixer non plus la césure pour y
rapporter les doubles, mais les doubles pour y rapporter la césure. En effet, la
relation causale permet d’établir un ordre nécessaire dans le temps, un
ordonnancement du temps qui fait que B ne peut pas précéder A et cela même

1 Ibid., p. 445 ; Troisième antinomie.


2 « Que quelque chose survienne, c’est-à-dire que se produise quelque chose ou un état qui n’était
pas auparavant, cela ne peut être empiriquement perçu là où n’advient pas antérieurement un
phénomène ne contenant pas en lui cet état. » Ibid., p. 260.
3 « Si nous cherchons quelle nouvelle propriété la relation à un objet donne à nos représentations, et
quelle est la dignité qu’elles obtiennent, nous trouvons que la relation à l’objet ne fait rien d’autre
que de conférer une certaine nécessité à la liaison des représentations et la soumettre à une règle ;
et qu’inversement c’est uniquement dans la mesure où un certain ordre dans le rapport
chronologique de nos représentations est nécessaire que leur revient une signification objective. »
Ibid., p. 264.
4 « C’est exclusivement et uniquement sous cette supposition qu’est possible l’expérience même de

quelque chose qui arrive. » Ibid., pp. 262-263.

299
si nous percevons A avant B, comme nous l’avions vu dans le cas de la perception
de l’éclipse qui précède celle de la nova alors que nous savons que la nova a eu
lieu bien avant l’éclipse. De plus, même si l’effet est simultané à la cause, comme
c’est le cas d’un coussin qui s’affaisse lorsqu’on y pose un boulet de fer, il reste
que, dans l’ordre du temps, on doit poser que la cause précède toujours l’effet, et
que donc l’action du boulet précède celle de l’affaissement1. L’ordonnancement
du temps résulte ainsi de l’explicitation de la doublure temporelle en un ordre
implacable posant l’unité d’un avant-après saisie par la conscience, le premier
moment devenant la condition du second moment2. L’ordre du temps est ainsi
le schème qui correspond à la catégorie de la causalité. Dans l’ordre du temps,
l’image saisie comme constituant le premier moment, disons le feu, devient un
événement par rapport à l’image constituant le deuxième moment, disons la
chaleur, deuxième image qui se constitue elle aussi, et dès que s’établit la relation
causale, en un événement. C’est dans ce sens-là qu’il faut comprendre la loi
transcendantale « tout événement a une cause », l’événement et la cause n’étant
que les revers l’un de l’autre3.
De cette conception de la catégorie de la causalité nous pouvons rendre
compte de la conception traditionnelle de la causalité : une succession réglée dans
l’ordre du temps posera que la première est cause de la seconde qui est son effet;
la simultanéité des deux représentations posera la cause comme efficiente par
rapport à son effet, la cause effectuant et réalisant son effet4, comme le feu qui
se dit cause efficiente de la chaleur ; enfin, si le rapport entre les deux
représentations ordonnées est permanent alors la cause sera dite être une action
provenant d’un sujet ou d’une substance5. Le système kantien nous permet aussi
de construire autant de chaînes causales que nous le souhaitons, et cela suivant
divers ordres, ou dans divers domaines – causalité macro et microscopique,
chimique, mécanique et physique, etc. –, sans que ces chaînes ne convergent
nécessairement dans un système causal ultime, une telle convergence n’étant

1 Ibid., p. 267.
2 « D’après la succession du temps qui stipule qu’il faut trouver dans ce qui précède la condition
sous laquelle l’événement suit toujours (c’est-à-dire avec nécessité). » Ibid., p. 266.
3 « Nous avions par exemple, dans l’Analytique transcendantale, tiré ce principe : tout ce qui arrive
a une cause, de l’unique condition de la possibilité objective d’un concept de ce qui arrive en général
– savoir que la détermination d’un événement dans le temps, par conséquent cet événement comme
appartenant à l’expérience, serait impossible sans être soumis à une règle dynamique de ce type. »
Ibid., p. 648.
4 « Il y a par exemple dans la pièce une chaleur que l’on ne trouve pas en plein air. Je me mets à la
recherche de la cause et je trouve un poêle allumé. Or, ce poêle, qui intervient ici comme cause,
existe en même temps que son effet, la chaleur de la pièce ; donc, il n’y a pas ici de succession
chronologique entre la cause et l’effet, mais ils sont simultanés, et ce pendant la loi conserve sa
valeur. La plus grande partie des causes efficientes présentes dans la nature existe en même temps
que leur effet. » Ibid., p. 267.
5 « L’action signifie déjà le rapport du sujet de la causalité à l’effet. Or, tout effet consistant dans ce
qui arrive, par conséquent dans quelque chose qui est susceptible de changer et que le temps
caractérise à travers la succession, le sujet ultime en est le permanent, comme substrat de tout ce
qui change, c’est-à-dire la substance. » Ibid., p. 268.

300
qu’un idéal de la raison, un principe régulateur et non pas une garantit de
scientificité. En effet, la nécessité causale, ne consistant que dans l’appréhension
du temps ordonné, commencera avec le sujet connaissant et s’arrêtera avec l’arrêt
de l’observation. En cela, la pensée causale est limitée à ce qui s’observe dans le
temps et ne peut pas se détacher d’une telle observation, comme lorsqu’on
cherche par exemple une première cause. Enfin, le système kantien permet aussi
d’expliquer les révolutions scientifiques, le changement des lois de la nature ne
consistant que dans un changement de la manière dont nous construisons nos
chaînes causales, et non dans un changement en soi des lois naturelles.
Cette conception permet aussi d’expliquer un nombre d’illusions dues à la
spatialisation des relations causales. En un premier lieu, l’ordre du temps soumis
à l’espace nous donne la notion d’un temps chronologique qui serait indépendant
du sujet connaissant et qui de plus consisterait en des instants qui sont externes
les uns aux autres. En second lieu, la spatialisation des chaînes causales les pose
comme existantes en soi, ce qui pousse à chercher une cause ultime, aussi
existante en soi, et ainsi qui ne dépendrait plus de l’observation. Quant à la
perception subjective de la causalité, elle consistera dans la différence entre
l’ordre de la perception empirique et la connaissance de l’ordre effectif des
perceptions – comme on l’a vu, l’ordre subjectif de la perception d’une nova
place l’éclipse avant la nova, alors que l’ordre objectif pose la nova avant l’éclipse.
On voit alors comment l’ordre est lui-même l’objectivité, alors que ce qui vient
remplir cet ordre doit s’y soumettre : même si nous ne pouvons observer la nova
que s’il y a d’abord une éclipse, il reste que nous savons que la nova a eu lieu bien
avant l’éclipse. Enfin, même l’ordre subjectif, une fois considéré objectivement,
doit se soumettre à la causalité, quitte à ce que cet ordre porte maintenant sur
l’ordre des perceptions en tant que telles, et non plus sur ce qui est perçu : il est
objectivement vrai que nous voyons l’éclipse avant que nous ne voyions la nova,
la relation causale entre les deux actions de percevoir étant à distinguer de la
relation causale qui s’établit entre ce qui est vu.

La communauté

Dans la troisième analogie, Kant traite de la catégorie de la communauté. La


catégorie dynamique de communauté porte sur la possibilité de l’expérience
objective de la totalité des phénomènes, l’expérience donc que tout est en
interaction avec tout, c’est-à-dire que nous avons un réseau de substances en
interaction les unes avec les autres d’une manière simultanée. Les représentations
que nous voyons de manière successive seront considérées comme simultanées
si nous pouvons percevoir une représentation puis l’autre, et réciproquement,
l’autre et puis l’une1, sous condition de poser une interaction causale entre ces

1 « Des choses sont simultanées quand, dans l’intuition empirique, la perception de l’une peut
succéder à la perception de l’autre et réciproquement…Ainsi puis-je appliquer ma perception d’abord
à la Lune et ensuite à la Terre, ou tout aussi bien inversement, d’abord à la Terre, puis à la Lune, et

301
deux représentations. En effet, la perception réciproque, à elle seule, n’est pas
celle d’une simultanéité : en voyant une chose, puis l’autre et inversement, nous
ne voyons pas que ces deux choses interagissent en même temps puisque le temps
lui-même est imperceptible et donc nous ne pouvons voir en lui des choses qui
se trouveraient dans un même temps. Il faut par suite un concept de l’entendement
pour pouvoir rassembler la succession réciproque perçue et lui donner la forme
de la simultanéité objective – nous voyons la Terre, puis la Lune, d’une manière
réciproque, mais nous savons objectivement que l’interaction entre ces deux
corps est simultanée. Une telle simultanéité n’est atteinte que par le biais de la
catégorie de communauté, ou d’interaction réciproque, c’est-à-dire « le rapport
des substances où l’une contient des déterminations dont le fondement se trouve
contenu dans l’autre »1. En effet, si nous posons que deux substances sont
entièrement isolées, la perception de l’une puis de l’autre, ne peut pas nous
donner la perception objective de leur coexistence – par exemple, si nous voyons
dans un film une image, puis une autre, nous ne pouvons pas savoir si cette image
vient simplement après l’autre, ou si elle lui est simultanée, à moins d’ajouter que
l’une agit sur l’autre : si nous voyons l’image d’un cow-boy, puis d’un Indien, puis
à nouveau le cow-boy, il faut que le cow-boy réagisse à l’image de l’Indien, et
réciproquement, pour comprendre que le cow-boy et l’Indien sont dans un même
espace-temps.
La clarification de la catégorie de la communauté nous permet ainsi de voir
que cette catégorie a pour schème l’interaction, c’est-à-dire la position d’une
simultanéité objective d’actions réciproques. La déduction de cette catégorie, et
de son schème, sera plus complexe puisqu’elle implique et la catégorie de
substance et celle de causalité. Il reste qu’il faut bien souligner que cette catégorie
est bien une catégorie souche, et non pas un simple composé des deux catégories
précédentes2. En effet, la communauté ne peut se réduire à la causalité puisqu’elle
consiste dans un effet causal réciproque, coordonné, et non dans une
subordination de l’effet à la cause3. De plus, le concept de communauté, comme
interaction entre les substances, contredit le concept de substance dans la mesure
où la substance, existante par soi, ne peut être affectée par une autre substance –
ce qui contredirait son être par soi –, et que, par suite, la substance ne peut se
penser rigoureusement que comme monade produisant tous ses prédicats par

parce que les perceptions de ces objets peuvent se suivre réciproquement, je dis qu’ils existent
simultanément. » Ibid., p. 272.
1 Ibid.
2 « Qu’on n’aille pas penser cependant que, pour autant, la troisième catégorie soit un concept
simplement dérivé et non pas un concept-souche de l’entendement pur …[puisque] du fait que je
relie ensemble le concept d’une cause et celui d’une substance, je ne parviens pas pour autant à
comprendre aussitôt l’influence, c’est-à-dire comment une substance peut devenir cause de quelque
chose dans une autre substance. » Ibid., p. 166.
3 « Connexion dans une totalité constituée par les choses, de fait, quand l’une n’est pas, comme effet,
subordonnée à l’autre en tant que cause de son existence, mais lorsqu’elle est coordonnée en même temps
et réciproquement. » Ibid., p. 167.

302
elle-même et par sa propre spontanéité1. Enfin, la sensibilité ne fournit que des
perceptions successives, ou réciproques, et donc n’arrive pas à nous donner la
communauté de l’existence et de l’interaction simultanée2. La catégorie de
communauté, et son schème de la simultanéité d’existence, n’étant ni dérivés
d’une composition conceptuelle ni donnés par la sensibilité, doivent donc être
une catégorie et un schème transcendantaux. On voit ici comment Kant procède
encore par élimination en compréhension, la communauté n’est pas un concept,
et en extension, la communauté n’est pas une donnée sensible, pour poser le
transcendantal comme ce qui fonde le réel de l’expérience, réel qui consiste dans
le rapport d’un concept à des données sensibles sans pourtant s’y réduire.
La genèse de la catégorie de communauté se fera en trois étapes depuis le
rapport entre l’aperception et la forme du temps, mais aussi, cette fois, de
l’espace : il faut d’abord saisir par l’aperception la forme vide du temps et
produire la catégorie de substance, ensuite il faut soumettre la substance à la
forme de l’espace, et ainsi la poser en rapport d’extériorité avec d’autres
substances, pour enfin soumettre cette relation spatiale entre substances au mode
d’aperception causale qui pose un ordre simultané entre ces substances. La
communauté serait ainsi une sorte de causalité « spatialisante » puisque « sans
communauté, toute perception (du phénomène dans l’espace) est isolée des
autres, et la chaîne des représentations, c’est-à-dire l’expérience, recommencerait
tout au début quand surgirait un nouvel objet »3. L’espace, à lui seul, ne nous
donne pas la communauté qui est plutôt donnée par l’aperception du rapport
d’extériorité appliqué à l’aperception de la forme du temps, la communauté
résultant ainsi d’une aperception « simultanée » de la forme de l’espace et de la
forme du temps. Nous soulignerons que la saisie « simultanée » de l’espace et du
temps n’est pas une simultanéité au sens temporel, mais un « saisir ensemble »
qui est rendu possible par le fait que le temps s’applique d’une manière intuitive
à tous les phénomènes spatiaux4, et non pas parce que ce « saisir ensemble » serait
un compter-pour-un qui requiert lui-même une nouvelle catégorie. L’aperception
va alors compter-pour-un ce qui se donne dans l’extériorité spatiale en tant que
rapport temporel : l’ordre du temps causal devient un rapport d’actions
réciproques, la permanence de la substance et la variation de ses changements

1 « Les substances en général doivent nécessairement avoir quelque dimension d’intériorité, qui soit
donc indépendante de tous rapports extérieurs, par conséquent aussi de composition…Telle est
aussi la raison pour laquelle son principe de la communauté possible des substances les unes avec les
autres devait correspondre à une harmonie préétablie et ne pouvait être une influence physique. » Ibid.,
p. 318.
2 « Le schème de la communauté (action réciproque), ou de la causalité réciproque des substances
relativement à leurs accidents, est la simultanéité des déterminations de l’une avec celles de l’autre
d’après une règle générale. » Ibid., p. 228.
3 Ibid., p. 274.
4 “Because all representations as states of the faculty of representation fall immediately in time,
what is represented as such in an act of representation also belongs to time…Therefore, since
external phenomena are only mediately intra-temporal, in one sense the determination of time
applies to them, but in another it does not.” M. HEIDEGGER, Kant and the Problem of Metaphysics,
Bloomington, Indiana University Press, 2, 1965, trad. J.S. Churchill, p. 53.

303
deviennent un changement provoqué dans une autre substance, posant en cela
une coexistence des substances. Pour la catégorie de la communauté nous avons
donc un dédoublement, la communauté se pensant temporellement comme
interaction et spatialement comme coexistence, de même, le schème se
dédoublera en réciprocité spatiale et simultanéité temporelle.
La spatialisation de la catégorie de la communauté produira l’illusion d’une
existence totalisant tous les objets et existant en soi indépendamment du sujet.
L’appréhension subjective de cette catégorie consisterait à appliquer cette
catégorie à un matériau imaginaire, ou intérieur, comme lorsque nous unifions
toutes nos représentations en une totalité1, par exemple, dans le cas de la totalité
des souvenirs qui auraient alors des interactions causales les uns avec les autres.
On voit ici encore comment c’est la même règle constructive qui s’applique et à
l’expérience objective de l’interaction, comme, par exemple, l’interaction
universelle d’un Newton, mais aussi à la construction de totalités imaginaires2 et
subjectives, comme celle de la totalité des souvenirs, ou d’une communauté de
pensée, la télépathie, entre les hommes3.

Grandeurs, schèmes et objets extensifs

Les Analogies de l’expérience nous ont montré comment le sujet introduit des
liaisons nécessaires dans le matériau hétérogène, c’est-à-dire entre les diverses
sensations que nous procure notre sensibilité. Or, l’aperception peut encore
s’appliquer sur les formes vides de tout matériau, sur l’espace et le temps en eux-
mêmes, et non en tant que formes médiatrices entre les catégories et le matériel
sensible. L’aperception des intuitions pures et homogènes de l’espace et du temps
produira les catégories et les schèmes mathématiques.
L’espace et le temps nous fournissent en étendues homogènes et divisibles à
l’infini. L’aperception de ces étendues homogènes constituées de divisions
homogènes donne la catégorie de quantité, ou de grandeur4 extensives, où « la
représentation des parties rend possible la représentation du tout (et donc,
nécessairement, la précède) »5. Nous noterons que si l’espace et le temps se

1 « Dans notre esprit, tous les phénomènes doivent, en tant qu’ils sont contenus dans une
expérience possible, se trouver en communauté d’aperception ; et dans la mesure où les objets
doivent être représentés comme liés selon une simultanéité d’existence, il leur faut déterminer
réciproquement leur place dans un temps et former ainsi un tout. Si cette communauté
subjective… » I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 274.
2 “It is Kant’s contention that the conceptual structures we develop in perceptual experience, under
the influence of independent reality, are of a piece with the conceptual structures we freely or
spontaneously develop in imagination.” W. SELLARS, Kant’s Transcendental Metaphysics, op. cit., p. 273.
3 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 280.
4 « Or, la conscience d’une diversité homogène dans l’intuition en général, dans la mesure où c’est
par là seulement que la représentation d’un objet devient possible, est le concept de grandeur (d’un
quantum). » Ibid., p. 239.
5 Ibid., p. 240.

304
donnent en totalité et précèdent leurs parties en tant qu’intuitions, il reste que
l’aperception de l’application répétitive de ces deux formes constitue les
segments spatiotemporels en unités qui s’ajoutent les unes aux autres, et donc en
quantités extensives. L’aperception de l’espace nous donnera alors la catégorie de
quantité extensive spatiale minimale, le point, qui a pour schème le tracer, et
l’aperception du temps nous donnera la catégorie extensive temporelle minimale,
l’instant, qui a pour schème le compter1. La conscience de la réitération des
formes spatiotemporelles sur l’espace et le temps eux-mêmes, donne donc
simultanément la catégorie de quantité, les schèmes, et la constitution des
fragments en unités discrètes. Les parties ne sont ainsi que limitatives et non
constitutives, ce qui veut dire que ni l’espace ni le temps ne sont actuellement
constitués de parties,2 mais uniquement se phénoménalisent comme tels grâce à
l’activité du sujet connaissant. L’infini extensif n’est donc pas séparable de l’acte
qui le produit successivement. Il reste que l’application de l’espace à cette
opération pose les diverses parties comme actuellement présentent dans l’espace,
ou le temps, ce qui conduit à l’illusion de l’existence en soi de l’actuellement infini,
comme chez Leibniz ou Spinoza par exemple.
La conception kantienne des catégories mathématiques permet de plus
d’expliquer pourquoi l’arithmétique et la géométrie sont des sciences a priori. En
effet, pour les objets physiques, les catégories dynamiques étaient vides et ne se
déterminaient que par les données sensibles qui les remplissaient a posteriori. Par
contre, les objets mathématiques résultent directement de la conscience de
l’opération des schèmes sur les catégories, ou quantités minimales, extensives :
par exemple, lorsque nous traçons, donc comptons-pour-un plusieurs points,
nous construisons en même temps l’objet « ligne », la combinaison de plusieurs
lignes donnant l’objet figure, etc. ; de même, en comptant, donc en ajoutant une
unité à l’unité suivante dans le temps, nous construisons un nombre, puis le
nombre suivant, etc. L’exposition transcendantale3 montre comment une science a
priori, la géométrie, devient maintenant possible, c’est-à-dire comment il est
possible de sortir du concept d’une figure pour l’enrichir par de nouvelles
déterminations, sans que ces déterminations ne soient déjà contenues dans le
concept de cette figure: pour savoir que la somme des angles dans un triangle est
égale à deux droits nous pouvons tracer, dans l’intuition que nous avons de
l’espace, deux lignes qui passent par le sommet et la base et montrer une telle
propriété qui ne peut être déduite, en aucun cas, du concept du triangle lui-même.

1 « Si, tandis que je compte, j’oubliais que les unités qui sont maintenant sous mes yeux ont été peu
à peu ajoutées par moi les unes aux autres, je ne connaîtrais pas la production du nombre par cette
addition successive de l’unité à l’unité, ni non plus par conséquent le nombre ; car le concept ne
trouve sa consistance que dans la conscience de cette unité de la synthèse. » Ibid., p. 182.
2 « Points et instants ne sont que des limites, c’est-à-dire de simples places servant à la délimitation
de l’espace et du temps…ni l’espace ni le temps ne peuvent être composés de simples places qui
soient comme des parties constitutives pouvant être données avant même l’espace et avant même
le temps. » Ibid., p. 245.
3 Ibid., p. 122.

305
De même, l’exposition transcendantale du temps1, montre comment
l’arithmétique est possible grâce à notre capacité à sortir du concept du nombre
cinq, par exemple, pour compter sept unités supplémentaires et atteindre le
nombre douze, l’égalité « 5 + 7 = 12 », se révélant être ainsi un jugement
synthétique a priori et non pas un jugement analytique comme le pensait Leibniz2
par exemple.

Grandeurs, schèmes et matériau intensifs

Le deuxième genre de grandeurs homogènes est celui des grandeurs


intensives, grandeurs qu’étudie Kant dans les Anticipations de la perception.
L’intensité se définira comme un matériau qui vient remplir les formes vides de
la sensibilité et cela suivant un certain degré3. L’aperception s’applique alors à la
variation du matériau en rapport à la forme vide, et ainsi l’intensité, comme
catégorie, est la conscience de l’apparition, ou de la disparition, du matériau4. La
saisie de l’intensité se fait dans l’instant où quelque chose nous affecte et ne se
mesure qu’en rapport au degré zéro de notre sensibilité vide. La conscience des
divers degrés de remplissement, par rapport au vide de la sensibilité, constitue les
intensités en un champ continu – comme lorsque nous disons que telle
température est de dix degrés et telle autre de vingt degrés –, même si la saisie
d’une intensité d’un certain degré dans l’instant la pose comme absolument
différente des autres intensités. En effet, si l’intensité n’est qu’un écart perçu dans
l’instant, il reste néanmoins possible de construire un continuum intensif où,
contrairement au continuum extensif, il ne s’agit pas d’inclure les degrés
inférieurs dans les degrés supérieurs, mais de voir qu’il est possible de diminuer,
ou d’augmenter, l’écart progressivement en s’éloignant ou en se rapprochant du
zéro5. C’est donc le zéro qui permet de donner un sens à la progression et même
de rendre possible cette progression : en effet, s’il n’y avait pas de zéro, si l’on
n’avait pas la conscience de l’écart, il n’y aurait qu’apparition d’intensités sans
relation ni gradation, chacune se tenant dans sa singularité.
L’expérience de la sensation, comme toute expérience, a besoin donc de
conditions et résulte de l’aperception de l’intuition, de la forme vide de la

1 Ibid., p. 127.
2 « Sans l’aide de l’intuition nous ne pourrions jamais trouver la somme par la seule décomposition
analytique de nos concepts. » Ibid., p. 105.
3 « Ils [l’espace et le temps] contiennent donc, outre l’intuition, les matériaux nécessaires pour
quelque objet en général (par quoi se trouve représenté quelque chose d’existant dans l’espace ou
dans le temps), c’est-à-dire le réel de la sensation. » Ibid., p. 242.
4 « Donc, est aussi possible une synthèse de la production quantitative d’une sensation, depuis son

commencement, l’intuition pure = 0, jusqu’à une quelconque grandeur caractérisant cette


sensation. » Ibid., p. 243.
5 « Entre la réalité présente dans le phénomène et la négation, un enchaînement continu de
nombreuses sensations intermédiaires possibles, dont ce qui les distingue les unes des autres est
toujours moindre que la différence entre la sensation donnée et le zéro. » Ibid., p. 244.

306
sensibilité et de son remplissement. Cette aperception génère la catégorie de
grandeur intensive, d’une part, et le schème de l’écart par rapport à zéro, donc de
la chute, ou tension vers le zéro1, lorsqu’on saisit le matériau dans l’instant, ou
comme degré d’apparition-disparition, lorsqu’on le saisit comme variation,
d’autre part. Sentir intensément est donc déjà une synthèse a priori qui implique
notre sensibilité, mais aussi notre entendement et notre imagination. La
spatialisation de la sensation produira l’illusion d’une sensation comme donnée
pure et existante en soi qui viendrait affecter un sujet passif.
La sensation étant le produit d’une synthèse a priori ouvre, comme toute
représentation a priori, sur une gamme de jugements synthétiques a priori
regroupés dans les Anticipations de la perception. Les anticipations ne peuvent porter
sur le matériau lui-même, qui doit nous être fourni par l’expérience, mais
uniquement sur l’échafaudage qui soutient les grandeurs intensives. Nous
pouvons ainsi anticiper que tout matériau se donnant dans la perception aura un
degré intensif, qu’il pourra aussi faire l’objet d’une variation intensive, et que le
côté extensif et intensif d’un phénomène ne se correspondent pas – par exemple,
on peut savoir a priori qu’un même espace, rempli par des matières de diverses
intensités, peut avoir donc différent poids, le volume étant ainsi dissocié du
poids2. Enfin, cette conception des grandeurs intensives permet aussi d’expliquer
pourquoi on ne peut pas ajouter les intensités, l’intensité n’étant saisie que dans
l’instant, et en tant qu’écart, écart qui en cela ne peut pas se synthétiser avec un
autre écart, le nouvel écart étant lui-même saisi dans l’instant et ainsi de suite.

Les catégories modales

Le dernier groupe de catégories dont traite Kant ne porte plus sur la


détermination a priori d’un objet, mais sur le rapport qu’entretiendrait un objet
au pouvoir de connaître3, c’est-à-dire sur les catégories modales telles qu’elles
sont exposées dans les Postulats de la pensée empirique en général. Comme le note
Kant, dans Remarque sur les postulats de la pensée empirique, le postulat est à
comprendre comme un principe qui n’élargit pas la connaissance a priori, mais
qui pourtant pose une synthèse entre un concept et la faculté de connaître,
conduisant à la production des catégories modales. Il reste que, dans le système
kantien, les catégories modales « n’ont pas une signification purement logique et
ne doivent pas exprimer analytiquement la forme de la pensée, mais doivent se

1 « Au contraire, la chute est là pour affirmer la différence de niveau comme telle. Toute tension
s’éprouve dans une chute. Kant a dégagé le principe de l’intensité quand il l’a définie comme une
grandeur appréhendée dans l’instant : il en concluait que la pluralité contenue dans cette grandeur
ne pouvait être représentée que par son rapprochement de la négation = 0. » G. DELEUZE, Francis
Bacon, op. cit., p. 78.
2 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 248.
3 Ibid., p. 277.

307
rapporter aux choses »1. Les catégories modales auront ainsi une portée
ontologique et non seulement logique.
Le premier postulat porte sur la catégorie de possibilité. Une chose sera possible
si elle s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience en général, et non
si elle est simplement non contradictoire2. Le concept d’un objet empirique sera
ainsi possible s’il peut se présenter dans l’expérience, le concept d’une première
cause, par exemple, est un concept possible, car ne présentant aucune
contradiction, mais il n’est pas possible transcendentalement parlant
puisqu’aucune représentation empirique ne correspond à un tel concept. Les
concepts d’objets mathématiques sont différents des concepts d’objets physiques
puisqu’étant dépourvus de matière sensible, la simple pensée des objets
mathématiques équivaut à leur possibilité : tracer un triangle en imagination
revient à appréhender ce tracé et donc à former et la figure, et le concept de cet
objet3. Les concepts d’objets mathématiques sont ainsi possibles a priori, alors
que les concepts d’objets empiriques doivent se conformer aux conditions de
l’expérience, tout concept sera en cela, et a priori, soit une substance, soit un
accident, soit une cause, soit un effet, soit une interaction, mais se déterminera,
quant à son contenu, par les données sensibles qui, elles, sont fournies a
posteriori.
Le deuxième postulat porte sur la catégorie de réalité : un concept sera dit réel
s’il se présente dans une matière sensible4. Il reste qu’une chose, qui n’est pas
actuellement présente dans la perception, peut être considérée comme existante
si elle découle, par analogie, de l’expérience – par exemple nous avons
connaissance qu’il y a un champ magnétique vu la manière dont la maille de fer
se distribue, même si nous ne voyons pas le champ magnétique en tant que tel5.
La réalité est ainsi tributaire d’une perception qui se donne par le sens externe.
Or, l’objection idéaliste, comme celle de Descartes par exemple, rétorque que la
réalité externe est moins assurée que l’expérience interne, la certitude qu’on a de
sa propre existence en tant que conscience de soi. Ce à quoi, répond Kant6, que
si par l’expérience de soi on entend une conscience de soi permanente, une telle
permanence ne peut se donner que dans la perception d’une chose externe
existante d’une manière permanente, une substance, et par suite l’expérience
interne de notre propre permanence dépend de l’organisation que nous opérons

1 Ibid., p. 278.
2 « Dans le concept d’une figure comprise entre deux lignes droites, il n’y a pas de contradiction,
car les concepts de deux lignes droites et de leur rencontre ne contiennent la négation d’aucune
figure. » Ibid.
3 « Or, que l’espace soit une condition formelle a priori des expériences externes, que cette même
synthèse productrice d’images grâce à laquelle nous construisons un triangle dans l’imagination soit
parfaitement identique à celle que nous pratiquons dans l’appréhension d’un phénomène pour nous
en faire un concept expérimental, c’est cela uniquement qui relie à ce concept la représentation de
la possibilité d’une telle chose. » Ibid., p. 280.
4 « La perception qui procure au concept sa matière, est le seul caractère de la réalité. » Ibid., p. 281.
5 Ibid.
6 Ibid., pp. 283-285.

308
dans les perceptions externes – comme nous avions vu, il n’y a pas de conscience
sans construction d’un objet dans l’expérience. Pour Kant, la conscience,
l’aperception, le « Je » et le « Je pense », ne sont donc pas des réalités, mais les
conditions du réel. Le réel devient ainsi une sphère limitée de l’Être, une région
de l’Être qui consiste en un matériau sensible ayant la forme de l’expérience
possible. Nous pouvons ajouter que les objets mathématiques ne sont pas réels
puisqu’ils ne se donnent pas dans l’expérience sensible en tant que telle.
Le troisième postulat porte sur la catégorie de la nécessité. Le déplacement
kantien vise, encore une fois, à penser la nécessité ontologique et non pas logique.
Or, dans le système kantien, aucune existence ne peut être dite nécessaire puisque
toute existence, toute réalité, se donne a posteriori et consiste en un matériau
sensible. La seule nécessité que nous pouvons trouver dans les phénomènes sera,
par suite, la nécessité de leurs relations. La nécessité régira donc la relation
causale, mais ne pourra pas se dire des substances1.

Table des catégories du système transcendantal

Nous résumons dans le tableau suivant les catégories qui configurent


l’expérience du sujet connaissant. La première ligne, dans la colonne des
catégories, nomme la catégorie elle-même écrite en gras. La deuxième ligne, de
cette même colonne, présente par contre des catégories dérivées, comme l’action,
l’état, l’accident, etc., ou des catégories souches, mais qui dépendent, dans
l’exposition que nous avons faite, d’un même mode d’explication que la catégorie
principale écrite en gras : par exemple, l’unité se comprend comme la quantité
extensive, la pluralité s’obtient par la répétition de l’unité, etc. La troisième ligne,
de la même colonne, celle des catégories écrites en italiques, porte sur les fausses
catégories qui résultent de la position en soi des objets que produisent les
catégories transcendantales. Ainsi, les substances en soi, que ce soit la matière en
soi ou l’âme, l’existence séparée, l’actuellement infini, ou même la sensation pure,
sont des illusions de l’entendement, qui sont produites par l’application de la
forme de l’espace aux catégories.
On voit qu’à ce niveau l’erreur, comme souvent chez Hume, revient à réifier
une expérience « interne », à projeter dehors ce que le sujet connaissant a lui-
même produit. C’est cette spatialisation qui va conduire à l’opposition de
l’entendement et de l’imagination, l’objet se présentant comme déjà-là, qu’il soit
objet physique ou mathématique, l’entendement se réduisant alors à une faculté
qui produit des concepts pour comprendre un objet indépendant de lui, tandis
que l’imagination se présente comme la faculté qui donne l’objet immédiatement
et en tant que tel. S’oppose alors l’immédiateté du sensible aux médiations de
l’intelligible, alors que l’analytique transcendantale montrera que l’objet est

1 Ibid., pp. 285-286.

309
construit et non pas donné, de plus que l’entendement et l’imagination sont
indissociables dans cette construction.

Forme pure Schème Catégorie


Sensibilité Imagination Entendement
Série du temps Permanence - Changement Substance
Aperception de la césure
Variation des doubles États / Accidents /
Propriété
Substance indépendante

Ordonnancement du Ordre – Événement Causalité


Dynamique

temps
Aperception des doubles Ordre / Efficience /
Variation de la césure Action
Temps en soi
Première cause
Totalité du temps Réciprocité – Simultanéité Communauté
Aperception des relations
spatiales comme Coexistence et interaction
temporelles Existence en soi

Diversité homogène Compter – Tracer Quantité


dans l’espace et dans le
temps Unité / Pluralité / Totalité
Actuellement infini
Extensif / Intensif

Matière sensible en Apparaître – Disparaître Qualité


rapport au degré zéro Chute – Écart
Réalité / Négation /
Limitation
Sensation en soi

Conditions de Pas de schème vu que ces Possible


l’expérience catégories ne sont pas Impossible
Perception donnée conditions d’une Réel
expérience Non réel
Modale

Enchaînement de Nécessaire
perceptions Contingent

Kant va proposer une autre conception de l’entendement et de l’imagination,


et ce du point de vue des différents rapports entre l’aperception et l’espace-temps
qui produisent diverses sortes d’objets. En règle générale, et pour tout objet, nous
aurons des catégories et des schèmes qui se posent comme le revers l’un de l’autre
et cela suivant que l’on saisisse le rapport de l’aperception à l’espace-temps dans
un sens ou dans l’autre : la catégorie est la soumission de l’espace-temps à l’Un,
le schème, la réflexion de l’Un dans l’espace-temps. Pour tout genre d’objets,
Kant montre que les catégories, et les schèmes, ne se donnent ni par

310
l’entendement empirique, ni par l’imagination empirique, par suite qu’ils ne sont
ni des concepts, ni des sensations, mais consistent dans la conscience que nous
avons des opérations de l’aperception. Ces opérations ont des formes
spécifiques, ce qui donne les divers schèmes et catégories a priori. Ces schèmes
et catégories a priori constituent ainsi un entendement et une imagination
transcendantaux qui structurent ce que l’imagination empirique perçoit et ce que
l’entendement empirique pense. Il reste que ces facultés transcendantales
n’existent que dans la constitution de leurs objets, de même que la conscience
n’apparaissait que sous condition de la construction d’un objet en général. Par
suite, les facultés transcendantales sont à proprement parler des conditions de
l’expérience, c’est-à-dire qu’elles ne préexistent pas à l’expérience, mais lui sont
bien immanentes.
Nous obtenons alors trois sortes d’objets qui correspondent à trois
combinaisons possibles des facultés transcendantales. Pour les objets physiques,
l’aperception opère dans le sensible, présenté par l’espace-temps, et cela suivant
trois dynamismes que la conscience exprime dans les trois catégories
dynamiques. Les facultés transcendantales donneront la structure de l’expérience
possible, donc la structure de tout objet physique, alors que les facultés dans leur
usage empirique fourniront les concepts et le matériel sensible propres à tel ou
tel objet. Pour les extensités, l’aperception opère sur les formes vides de l’espace
et du temps, et non plus sur le matériau que présente l’espace-temps. L’objet
mathématique ne sera alors que la conscience du dynamisme de l’opération de
l’imagination, et par suite les facultés n’ont qu’un usage transcendantal puisque
ces objets ne requièrent pas l’apport d’un matériau sensible. Si pour les objets
physiques l’entendement se réfléchissait dans la sensibilité, donc dans
l’imagination passive, on peut dire que pour les objets mathématiques
l’entendement s’identifie à l’imagination active dans la mesure où il n’est que la
conscience de son activité. Pour les intensités, l’aperception opère sur le matériau
en rapport avec la forme vide de l’espace-temps, et non plus sur la forme vide en
tant que telle, comme c’était le cas pour les extensités, ni sur le rapport entre les
matériaux sensibles, comme c’était le cas pour les objets physiques. L’objet
intensif, la sensation, résultera de la conscience de ce rapport, et par suite
l’entendement s’identifiera ici à l’imagination passive dans la mesure où il n’est
que la conscience de l’affection de la sensibilité.
On voit ainsi comment l’analytique transcendantale permet de redéfinir
l’entendement et l’imagination, l’entendement n’étant plus une faculté étrangère
à l’imagination, mais uniquement la conscience de la structure de l’image. D’un
point de vue transcendantal, l’entendement est alors le revers de l’imagination et
la connaissance n’est que la structuration du sensible lui-même. Les catégories,
n’étant que ce qui nomme des dynamismes spatiotemporels, il s’ensuit que
l’entendement est ainsi limité du dedans par la sensibilité lorsqu’on en fait un
usage cognitif. Si le sujet transcendantal se définit par une fêlure irrémédiable
entre l’aperception et la sensibilité pure, il reste que cette disjonction s’inverse en
une conjonction des facultés où l’on ne pourra pas sentir à moins qu’on ne pense
et l’on ne pourra pas penser à moins qu’on ne sente. En effet, pour sentir une

311
sensation il faut produire l’unité du matériau et de la forme vide, pour
expérimenter un objet physique il faut produire l’unité de deux matériaux, et pour
penser un objet mathématique il faut être conscient de la productivité de
l’imagination. Cette analytique permet aussi de redéfinir les catégories modales.
Le possible ne sera pas la simple possibilité d’entendement, mais bien ce qui peut
s’expérimenter dans le réel, et donc résultera de la conjonction de l’entendement
et de l’imagination. De même, le réel ne sera ni ce qui se donne uniquement par
les sens, ni ce qui est purement intelligible, mais ce qui vient remplir l’expérience
possible. Enfin, le nécessaire ne se dira que du rapport entre les divers objets
réels, et non pas ce à quoi on parvient par simple raisonnement. L’usage cognitif
consistera donc dans la coordination des facultés, mais un autre usage, un usage
où chaque faculté opère seule reste possible, ce qui conduira aux transgressions
de la raison et à la constitution des Idées comme un nouveau genre d’objet.

Dialectique : les Idées de la raison


L’usage formel de la raison consiste à faire abstraction de tout contenu de
connaissance et de procéder à des inférences médiatisées par un moyen terme,
comme dans le syllogisme « tout homme est mortel, Socrate est un homme, donc
Socrate est mortel », qui se formalise par « tout A est B, C est A, donc C est B ».
La raison est donc le pouvoir d’atteindre des connaissances en usant de principes,
le principe étant un jugement qui joue le rôle d’une majeure dans un syllogisme,
comme « tout homme est mortel ». Un syllogisme permet ainsi de connaître le
particulier grâce au principe universel : nous savons que Socrate est mortel
puisque tout homme est mortel. L’usage transcendantal de la raison consiste à
partir, non pas de principes issus de l’expérience, mais de principes a priori. Un
principe a priori est une proposition universelle portant sur les conditions de
l’expérience en général, principe qui permet d’orienter la recherche en vue de
déterminer le particulier grâce à l’expérience : par exemple, tout événement a une
cause, l’argile durcit est un événement, il doit y avoir une cause à ce durcissement.
Dans la mesure où le principe a priori exige toujours de chercher des
déterminations de plus en plus poussées, ce principe ouvre une série de
conditions à conditionnés : la chaleur du soleil est cause du durcissement de
l’argile, la fusion nucléaire cause de la chaleur du soleil, etc. La raison va ainsi
chercher le terme inconditionné qui préside à la série qui est régie par un principe
a priori : par exemple, la recherche d’une cause première, donc une cause qui ne
serait pas elle-même un effet. Dans la mesure où toute représentation est soit en
rapport au sujet pensant, soit en rapport à une autre représentation, soit en
rapport à son objet, l’inconditionné sera ainsi soit l’absolue unité du sujet
pensant, dont traite la psychologie rationnelle, soit l’unité absolue de la série des
phénomènes, dont traite la cosmologie transcendantale, soit enfin l’unité absolue

312
de tous les objets en général dont traite la théologie transcendantale1. Or, dans la
mesure où l’expérience est toujours conditionnée, les concepts portant sur les
objets inconditionnés qu’atteint la raison ne peuvent être réfléchis dans
l’expérience. Ces concepts, qui ne peuvent être réfléchis dans l’expérience et qui
pourtant sont exigés par la raison en tant que termes inconditionnés des diverses
séries qui se construisent dans l’expérience, se nomment des Idées2. Nous allons
résumer dans ce qui suit les divers raisonnements dialectiques que fait Kant pour
dégager la structure de l’implication et le rapport des facultés à l’œuvre dans ces
raisonnements. Nous présenterons ces résumés dans des tableaux pour en
faciliter la lecture.

Les paralogismes de la raison

Comme on avait vu, le « Je pense » est la proposition qui exprime l’acte de


l’aperception. La psychologie rationnelle se limitera à la recherche de
l’inconditionné parmi les représentations du sujet pensant, donc du compte-
pour-un de l’aperception3, et par suite portera sur les catégories pures qui
« servent pour les autres à fonder l’unité inscrite dans une perception possible,
soit : subsistance, réalité, unité, et existence »4. La psychologie rationnelle
consistera donc dans la recherche des unités inconditionnées de la relation ou
subsistance, de la qualité ou totalité simple, de la quantité ou identité dans la
pluralité du temps, et de l’existence ou existence absolue du sujet. Cette recherche
ouvre sur quatre paralogismes que nous résumons dans le tableau suivant :

Exposition du paralogisme Critique du paralogisme


Paralogisme de la substantialité
1. Est substance ce qui est la représentation La relation transcendantale d’inhérence des
du sujet absolu de nos jugements et qui représentations variables dans le permanent,
ne peut être utilisé comme détermination relation qui pose l’objectivité de notre
d’autre chose. expérience des substances empiriques, ne
2. En tant qu’être pensant, je suis le sujet peut pas relier le Moi aux flux des
absolu de tous mes jugements possibles, représentations internes, puisque le Moi ne se
et cette représentation de moi-même ne donne dans aucune intuition séparée et
peut pas être utilisée comme prédicat stable. La confusion consiste à transformer
d’une quelconque autre chose. un simple rapport logique en un rapport
3. Donc en tant qu’être pensant, je suis transcendantal, parce que les deux rapports
substance. partagent la même définition – être
uniquement sujet.

1 Ibid., p. 353 ; Système des Idées transcendantales.


2 « J’entends par Idée un concept nécessaire de la raison auquel aucun objet qui lui corresponde ne
peut être donné dans les sens. » Ibid., p. 350.
3 « Je pense : tel est donc le texte unique de la psychologie rationnelle, à partir duquel doit être
développée toute sa science. » Ibid., p. 361.
4 Ibid., p. 396.

313
Paralogisme de la simplicité
1. La chose dont l’action ne peut jamais L’aperception de l’homogène sensible donne
être considérée comme le concours de les limites simples (point et instant) dont la
plusieurs choses agissantes est simple. répétition produit le continu spatiotemporel.
2. La pensée ne contient pas des pensées Le Je n’est donc pas une limite simple, mais
partielles qui la constituent, elle n’est une unité logique simple ne contenant
donc pas un composé, mais un effet aucune diversité, et dont la répétition
simple. accompagnant toutes les représentations
3. L’action du Moi est la pensée, et la donne l’illusion que l’ensemble des pensées
pensée étant simple, le Moi est donc est une totalité. La confusion consiste à
simple. transformer l’unité logique en une simplicité
expérimentée due au fait que, dans les deux
cas, il n’y a pas de diversité donnée dans ces
unités et que ces unités construisent des
continuités.

Paralogisme de la personnalité
1. Ce qui possède une conscience de L’identité d’un objet extérieur résulte de
l’identité numérique de soi-même en l’application de la catégorie transcendantale
différents temps est, comme tel, une de substance sur le donné sensible : on
personne. expérimente alors une permanence par
2. Or, l’âme possède une telle unité. rapport à une variation. La conscience est
3. Donc l’âme est une personne. une condition de toute expérience, et
notamment de l’expérience de la
permanence, mais ne pouvant se donner elle-
même comme sensible, elle ne peut pas être
considérée comme permanente. La confusion
consiste à prendre une condition formelle de
l’unité des pensées pour une identité
numérique, donc de prendre la permanence
de la conscience pour une conscience
permanente.

Paralogisme de l’idéalité
1. Ce dont l’existence ne peut être conclue L’objet extérieur résulte de la relation des
que comme une cause par rapport à des sensations par une catégorie transcendantale,
perceptions a une existence douteuse. et l’application de la forme de l’espace à ce
2. L’existence de tous les phénomènes qui est ainsi relié. Il n’y a donc pas un au-delà
extérieurs n’est pas donnée de la perception, une cause des perceptions,
immédiatement, mais est conclue puisque la causalité elle-même n’est qu’un
comme cause de ces perceptions. rapport entre perceptions. La confusion
3. L’idéalisme pose que les objets des sens revient donc à prendre les relations
ont une existence douteuse, alors que le transcendantales pour des choses en soi, et
dualisme pose une certitude possible par suite si l’espace et ses objets sont en soi,
concernant ces objets extérieurs. Mais nos perceptions ne seraient plus que des
dans les deux cas ce dont je peux être sûr modifications douteuses de nos sens. De
c’est mon existence puisque j’ai un accès même, l’autre confusion consiste à croire que
immédiat à mon existence. le Moi se donne immédiatement alors qu’il
est aussi une synthèse produite par les
relations transcendantales.

314
Kant souligne que la racine de tous ces paralogismes consiste à prendre le
Moi déterminant pour le Moi déterminé, c’est-à-dire à prendre le sujet producteur
de l’unité pensée pour un sujet qui est lui-même une unité produite. Or, le sujet
transcendantal est inconditionné et se trouve en dehors de toute synthèse, et
donc « il ne se connaît pas lui-même à travers les catégories, mais il connaît les
catégories, et par elles tous les objets, dans l’unité absolue de l’aperception, par
conséquent à travers lui-même »1. Dans le paralogisme, le sujet est projeté devant
soi, objectivé, alors qu’il est lui-même ce qui produit l’objet. Par suite, le
paralogisme s’exprimera logiquement par un syllogisme où « la majeure fait de la
catégorie, par rapport à ses conditions, un usage purement transcendantal, alors
que la mineure et la conclusion font de la même catégorie, relativement à l’âme
qui est subsumée sous cette condition, un usage empirique »2. Les deux premiers
paralogismes se feront du côté de la compréhension et consisteront à prendre
des propriétés logiques pour des propriétés de choses, alors que les deux derniers
paralogismes se feront du côté de l’extension et consisteront à prendre
l’expérience du sujet pour une chose, et dans les deux cas, l’inversion consiste à
prendre les conditions de l’expérience pour une expérience des conditions. Nous
pouvons exprimer ces inversions comme suit : pour la substantialité, « la
substance est toujours sujet » s’inverse en « ce qui est toujours sujet est
substance » ; pour la simplicité, « ce qui est limite est simple » s’inverse en « ce
qui est simple est une limite » ; pour la personnalité, « la conscience produit la
permanence » s’inverse en « la conscience est elle-même permanente » ; pour
l’idéalité, « l’objet donne l’expérience » s’inverse en « l’expérience donne l’objet ».
Les paralogismes de la raison vont ainsi substantialiser l’âme et la poser
comme principe explicatif des phénomènes qui seraient propres à une telle âme.
L’unité de la personne s’expliquera alors par l’évidence de l’unité du Moi,
l’immortalité par la supposée idéalité de ce Moi3, etc. En constituant le Moi
comme principe, donc en faisant un usage constitutif de l’Idée psychologique, la
raison devient paresseuse puisqu’elle n’a alors besoin que de déduire les
propriétés d’une telle Idée. Une véritable science psychologique devrait par
contre s’abstenir de substantialiser le Moi et se contenter de faire un usage
problématique de l’Idée psychologique en la posant comme principe directeur,
principe qui stimule l’entendement à chercher une unité systématique des
manières dont l’âme est affectée par les phénomènes4, sans poser qu’une telle
Idée existe en tant que telle. Le rapport de l’Idée psychologique au corrélat

1 Ibid.
2 Ibid.
3 « L’intérêt que nous portons aux choses qui doivent se produire seulement après notre mort, à
partir de la conscience de la nature immatérielle de notre sujet pensant. » Ibid., p. 587.
4 « Mais, ce faisant, elle ne vise rien d’autre que des principes de l’unité systématique dans

l’explication des phénomènes de l’âme, permettant de considérer toutes les déterminations comme
inscrites dans un sujet unique, toutes les facultés, autant que possible, comme dérivées d’une unique
faculté fondamentale, tout changement comme appartenant aux états par lesquels passe un seul et
même être permanent, et de représenter tous les phénomènes se produisant dans l’espace comme
entièrement distincts des opérations de la pensée. » Ibid., p. 583.

315
objectif devient alors analogique à celui qu’entretient le concept à son objet, et
son schème se dira être alors un analogon du schème de l’imagination.
L’analogon est ainsi un schème consistant en une démarche à suivre pour
atteindre l’unité systématique dans un ensemble de connaissances, schème qui
exprime le côté dynamique de l’Idée psychologique qui n’est alors que la
conscience de cette démarche à suivre1.
D’un point de vue d’une logique de l’implicite, on voit que l’implication est
unilatérale entre le transcendantal et l’expérience, l’erreur consistant à appliquer
les opérations transcendantales sur les structures transcendantales elles-mêmes.
Or, la source de cette erreur provient de l’usage disjoint de l’entendement et de
l’imagination. Par exemple, la substance n’est que la conscience qui rapporte un
divers sensible à un X, mais l’erreur consistera à user de ce concept
indépendamment des données sensibles. L’analytique transcendantale, et les
paralogismes de la raison, nous permettent ainsi d’avoir l’intuition du sujet
transcendantal comme n’étant ni une substance, ni une chose simple, ni une
personne, ni un moi idéal, et en cela à réaliser qu’il est pure activité orientée vers
le sensible. C’est donc en détruisant et le sentiment de soi, et les concepts
attenants au Moi que nous réalisons que le sujet n’est rien d’autre que
l’aperception opérant sur les formes sensibles.

Les antinomies de la raison

La cosmologie rationnelle vise à remonter vers la source inconditionnelle de


tous les phénomènes, phénomènes qui eux sont conditionnés. Étant donné qu’il
s’agit alors de remonter du conditionné à sa condition, les antinomies porteront
sur les catégories de l’entendement et sur les formes de la sensibilité qui ouvrent
sur des séries régressives. Ainsi pour le temps on aura une régression vers le
passé, pour l’espace une recherche de la limite absolue de l’espace, pour la
causalité on cherchera une cause première, et enfin pour la substance la
régression ira vers des éléments ultimes. Il faudra aussi ajouter la recherche d’un
inconditionné de l’existence qui s’opposerait à la contingence des phénomènes,
même si un tel inconditionné ne se pose pas comme le premier terme d’une série
régressive. L’antinomie se nouera lorsque, dans la recherche de l’inconditionné,
nous aboutirons à deux thèses opposées qui pourtant résultent de deux
raisonnements parfaitement valables. Cela nous conduit ainsi aux quatre
antinomies suivantes, que nous résumons dans les tableaux suivants.

1 L’analogon est « une règle ou un principe de l’unité systématique de tout usage de l’entendement.
» Ibid., p. 573.

316
Première antinomie – A
Le commencement du temps – L’inconditionné dans le temps
Le monde a un commencement dans le Le monde n’a ni commencement temporel
temps et il est aussi, relativement à ni limites spatiales, mais il est infini aussi
l’espace, contenu dans certaines limites. bien relativement à l’espace que par
Thèse

rapport au temps.

1. Supposons que le monde n’a pas de 1. Supposons que le monde a un


commencement. commencement.
2. Ne pas avoir de commencement 2. Le commencement implique un temps
implique qu’une infinité de temps vide avant de commencer.
doit s’être écoulée avant chaque 3. Or, dans le temps vide, il n’y a aucune
instant présent. condition distinctive de l’existence ou
3. Or, l’infinité ne peut jamais de la non-existence.
s’achever par une synthèse 4. N’ayant aucune condition pour
successive. commencer, le monde n’a aucun
4. La série infinie étant impossible, il commencement et il est infini par
Preuve

faut que le monde ait un rapport au temps passé.


commencement.
Première antinomie – B
La limite du monde – L’inconditionné dans l’espace
1. Supposons que le monde soit une 1. Supposons que le monde soit fini et
totalité infinie sans limite. limité dans l’espace.
2. Le monde sans limite ne pourra se 2. Dans ce cas, le monde sera en rapport
donner que par synthèse successive à l’espace vide qui l’entoure.
des parties. 3. Or, le monde est un tout absolu en
3. Or, le monde étant infini, il faudra dehors duquel il n’y a nul objet de
un temps infini pour faire la l’intuition, et nul corrélat du monde
synthèse. avec lequel il est en relation.
4. La synthèse étant interminable, 4. La relation au vide n’étant rien, le
aucune représentation du monde monde est infini.
comme un Tout illimité ne peut être
Preuve

donnée.

L’infini n’est pas un maximum, mais Si l’espace et le temps sont les formes de
uniquement la relation à une unité que l’intuition, dès qu’on pose un monde limité
l’on adopte arbitrairement pour effectuer il s’ensuit qu’un espace vide et un temps
la mesure, et par suite l’infini comme vide borne le monde dès qu’il est limité, et
Remarque

concept transcendantal est la synthèse par suite il faut que le monde soit infini.
successive illimitée ; ce qui contredit le
concept de Tout puisque dans le Tout la
synthèse est supposée achevée.

317
Deuxième antinomie
Les éléments premiers – L’inconditionné de la matière
Dans le monde, toute substance Dans le monde, aucune chose composée
composée est constituée de parties n’est constituée de parties simples, et il
simples, et il n’existe partout rien que le n’existe nulle part rien qui soit simple dans
Thèse

simple ou ce qui est composé. ce monde.

1. Supposons que les substances 1. Supposons qu’une chose composée en


composées ne sont pas constituées tant que substance soit constituée de
de parties simples. parties simples.
2. Si l’on supprime par la pensée la 2. Toute relation extérieure et donc toute
composition, il ne restera rien et composition se trouvant dans l’espace,
aucune substance ne sera donnée – il y aura autant de parties qu’il y a des
ce qui contredit le concept de parties d’espaces qu’occupent ces
substance. parties du composé.
3. Par suite, soit la pensée ne peut pas 3. La partie simple se trouvant dans un
supprimer la composition, mais dans espace aura une diversité d’éléments se
ce cas le composé devient lui-même trouvant les uns en dehors des autres,
la substance ; soit, il faut que le qui sont donc substantiels pour être
composé soit fait de parties simples. les uns hors des autres, et par suite le
Preuve

4. Donc tout composé est fait de simple est composé.


simples. 4. Donc il ne peut y avoir de simples.
Le tout, composé de parties simples, ne Toute expérience possible en général
peut être que le tout substantiel fait d’un nécessitant l’espace, le simple ne peut
agrégat de parties formant unité. L’espace jamais être donné dans une expérience, et
et le temps ne sont donc pas des par suite, il doit être rejeté non uniquement
composés puisque le tout précède les du composé, mais de la nature entière.
parties qui n’en sont que des Il s’agit ici de traiter du phénomène et non
déterminations. Mais aussi, les affections simplement du concept. Du concept de
de la substance ne sont pas des composé on peut atteindre au simple, mais
Remarque

composés, les accidents ne possédant pas de l’intuition du composé on ne peut pas


leur consistance – le changement ne naît atteindre à l’intuition du simple puisque
pas par ajout de plusieurs changements toute intuition se donne dans l’espace.
simples.

318
Troisième antinomie
La première cause – L’inconditionné de la causalité
La causalité qui s’exerce d’après les lois de Il n’y a pas de liberté, mais tout dans le
la nature n’est pas la seule d’où puissent être monde arrive uniquement d’après les lois
dérivés les phénomènes du monde de la nature.
considérés dans leur totalité. Il est encore
Thèse

nécessaire d’admettre en vue de leur


explication une causalité par liberté.
1. Supposons qu’il n’y a que la causalité de 1. Supposons qu’il y a une liberté au
la nature. sens transcendantal.
2. Alors tout ce qui survient présuppose un 2. Alors une série de conséquences
état antérieur auquel il succède d’après peut commencer absolument, mais
une règle, et il faut que la cause elle- aussi la spontanéité elle-même
même soit arrivée sinon son effet ne commencera absolument.
peut pas naître, et par suite toute cause a 3. Or, dans ce cas, la série ne sera
une cause à son tour. aucunement liée à la spontanéité,
3. Or, si toute cause a une cause, il n’y a pas puisque la cause n’agit pas encore
de commencement absolu et la série est dans la spontanéité qui produit la
infinie et sans complétude, ce qui série.
contredit la loi de la nature qui exige des 4. La liberté transcendantale s’oppose
causes déterminées a priori. donc à la causalité, et ne peut
4. La proposition qui pose que toute produire une série successive et unie,
causalité n’est possible que par les lois de et donc elle ne peut se rencontrer
la nature est contradictoire et il faut dans aucune expérience.
poser une causalité libre et spontanée qui
Preuve

inaugure la série des phénomènes.

L’Idée transcendantale de la liberté Le commencement absolu, la liberté, ne


constitue le concept de la spontanéité de peut être posé qu’en dehors du monde
l’action, et ce concept n’a pas à être puisque si la liberté agit dans le monde
démontré, mais supposé comme la causalité alors la nature s’effondrera, dans la
elle-même qu’on doit supposer pour qu’une mesure où les lois qui garantissent l’unité
existence soit reliée à une autre existence. du monde se trouveront entrecoupées, et
La liberté est à comprendre comme un l’on ne pourra plus distinguer la nature et
commencement absolu par rapport à une du rêve.
série causale, et non par rapport au temps.
Remarque

La liberté est un événement qui ouvre une


nouvelle série et qui peut donc aussi être
dans le monde.

319
Quatrième antinomie
L’être nécessaire – L’inconditionné dans l’existence
Au monde appartient quelque chose qui, Il n’existe nulle part aucun être qui ne
comme sa partie ou comme sa cause, est un soit absolument nécessaire, ni dans le
être absolument nécessaire. monde ni hors du monde, comme en
Thèse

constituant la cause.

1. Le monde contient une série de 1. Supposons que le monde soit un être


changements, puisqu’en l’absence du nécessaire ou qu’en lui il y a un tel
changement même le temps ne serait pas être.
donné. 2. Alors il y aurait un commencement
2. Tout changement est soumis à la absolument nécessaire et dépourvu
condition qui le précède, et tout de cause dans la série des
conditionné suppose la série complète changements.
des conditions, jusqu’à l’absolument 3. Or, s’il y a un commencement sans
inconditionné nécessaire. cause, cela contredit la loi dynamique
3. Or, ce terme nécessaire doit appartenir de détermination de tous les
au monde sensible puisque la série des phénomènes dans le temps ; ou, c’est
changements, dont il est la cause, dérive la série elle-même qui serait sans
de lui, et par suite ce terme doit être dans commencement et inconditionnée
le temps. alors que tous ses termes sont
4. Donc il se trouve dans le monde un conditionnés, ce qui est
terme nécessaire, soit comme partie soit contradictoire.
comme série entière. 4. Donc, ni le monde ni un de ses
termes ne peuvent être nécessaires ;
et une cause, hors du monde, ne
peut exister comme cause puisque
dès qu’elle est cause elle entre dans la
Preuve

série du temps et des phénomènes


du monde.
L’être suprême est déduit par régression du Dans la thèse, l’argument posait l’être
conditionné à la condition suprême, mais si nécessaire à partir de la causalité, parce
le rapport de condition à conditionné relève que l’on considérait la totalité absolue de
de l’entendement, l’être suprême ne met fin la série des conditions dont l’une
à la régression qu’en appartenant aux lois de détermine l’autre, jusqu’au terme
la sensibilité, comme premier terme du inconditionné. Dans l’antithèse, on vise
temps. La confusion mélange la la contingence de tout ce qui est
contingence empirique d’une succession de déterminé dans le temps, et par suite la
changements avec la contingence série est conditionnée et toute nécessité
conceptuelle (l’opposé contradictoire est disparaît. C’est donc le point de vue sur
possible), puisque dans le changement les l’argument qui fait qu’un même argument
deux états ne sont pas possibles en même peut avoir des conclusions opposées : si
Remarque

temps ; et par suite on ne peut pas conclure l’on considère le conditionné en vue de
de cette contingence empirique à la sa condition ou l’inverse.
nécessité conceptuelle.

320
Kant souligne que tous les arguments des diverses antinomies supposent que
lorsque quelque chose de conditionné est donné, comme les objets sensibles,
alors il faut en chercher la condition qui sera elle aussi de fait donnée1. Or, le
conditionnement peut se comprendre soit d’une manière dogmatique – et alors
on pose que les choses sensibles existent en soi et sont conditionnées par une
autre chose qui existe aussi en soi, même si cette dernière n’est pas donnée dans
l’expérience –, soit d’une manière transcendantale – et alors on pose que les
choses sensibles ne sont que des phénomènes, qui ne sont conditionnés que par
la sujet transcendantal, et par suite, on n’a plus à remonter vers un terme ultime
de la série qui serait l’inconditionné. Dans le dogmatisme, l’inconditionné
appartient à la série alors que, dans le transcendantalisme, il est extérieur à la série
en tant que sujet transcendantal. Étant donné un matériau sensible, le sujet
transcendantal peut ouvrir une série et la clôturer comme il le souhaite sans que
cela nécessite de remonter vers un terme ultime, où vers l’inconditionné inscrit
dans la série, puisqu’il est lui-même ce qui construit cette série, ni les termes ni la
série ayant d’existence en soi.
Le syllogisme qui préside à ces diverses antinomies reprend l’erreur qu’on
avait vue dans les paralogismes psychologiques puisque « la majeure du
raisonnement cosmologique prend le conditionné dans le sens transcendantal
d’une catégorie pure, alors que la mineure le prend dans le sens empirique d’un
concept de l’entendement appliqué à de simples phénomènes »2. Pour la première
antinomie, on prend le temps dans la majeure comme condition de tout
changement, le commencement étant un genre de changement, pour ensuite se
demander s’il n’y aurait pas un commencement du temps lui-même. On aboutit
ainsi à une inversion : au lieu de voir que tout commencement se fait dans le
temps, on cherche alors le commencement du temps. De même, il n’y a de limite
que dans l’espace, et non pas il y a une limite de l’espace. Dans la seconde
antinomie, on prend la substance au sens transcendantal, comme condition de la
constitution d’une substance empirique dans l’expérience, pour considérer
ensuite que la substance empirique se constitue de nouvelles substances. Or, c’est
la substance, au sens transcendantal, qui rend possible l’existence de parties
élémentaires et non pas la substance qui se compose de ces parties. Dans la
troisième antinomie, on prend la causalité comme condition qui établit la liaison
entre les phénomènes, pour ensuite considérer un de ces phénomènes comme
étant lui-même la cause, ce qui pose le problème du commencement de la chaîne
causale. On aboutit ainsi encore à une inversion, la cause est produite par la
liaison causale et non pas la liaison causale est produite par la cause. Enfin, dans
la quatrième antinomie, la nécessité ne se dit que de la liaison qu’établit le sujet
transcendantal entre les phénomènes par la relation causale, et non de l’un des
phénomènes, que ce soit un terme, ou la série entière. On aboutit ainsi encore à
une inversion : toute nécessité est produite, et non pas il y aurait un terme

1 « Quand le conditionné est donné, la série entière des conditions est elle aussi donnée ; or les
objets des sens nous sont donnés comme conditionnés. » Ibid., p. 474.
2 Ibid., p. 476.

321
nécessaire qui produirait tout. Nous regroupons les solutions aux diverses
antinomies dans le tableau qui suit1.

Régression indéfinie Régression infinie


Condition Ì Conditionné Conditionné Ì Condition
L’univers ne se donne pas dans une Un morceau de matière se donne comme
intuition et sa grandeur se détermine tout dans une intuition et par suite il faut
Synthèse de l’ homogène

donc par la régression indéfinie des rechercher ses parties par divisions
intuitions. successives sans pour autant poser que
Mathématique

ces parties sont actuellement présentes


avant la synthèse.
Il n’y a pas de limite ni de Il n’y a pas d’éléments simples ou
commencement pour l’univers dans la premiers puisqu’on peut supprimer toute
mesure où l’espace et le temps sont des composition et supprimer la substance et
formes pures de la sensibilité et donc cela sans contradiction puisque la
ne peuvent pas être perçus comme un substance n’est qu’une image permanente
vide limitant le monde. de la sensibilité, et l’espace une forme
pure de la sensibilité.
L’être suprême et nécessaire ne La liberté ne s’oppose pas à la nécessité
s’oppose pas à la contingence du dans la mesure où une condition peut
monde puisque l’être suprême peut être être intelligible et conditionner un
d’une autre nature que la série des phénomène sensible. Dans l’action libre,
phénomènes conditionnés par la la relation entre la condition et le
causalité. L’existence inconditionnée de conditionné est intelligible, et par suite le
Synthèse de l’ hétérogène

la substance inclurait conditionné inclut sa condition, mais se


conceptuellement2 tous les met en rapport avec lui d’une manière
changements en tant que condition non causale – comme lorsque la loi
Dynamique

pensée du changement et non morale détermine la volonté à agir d’une


condition présente physiquement et certaine manière3.
causant le changement.
Ce n’est que parce que les choses ne Ce n’est que parce que les choses
sont pas en soi qu’on peut avoir un être sensibles ne sont pas en soi, mais des
suprême et inconditionné dans la phénomènes, qu’on peut échapper à
mesure où cet être est d’une autre l’opposition entre liberté et nécessité : de
nature que ce qu’il conditionne, de même que les catégories conditionnent le
même que les catégories sensible, mais échappent au temps, on
conditionnaient les phénomènes tout peut penser une condition – comme la
en étant d’une autre nature. loi morale – qui détermine un sensible –
la volonté –, tout en échappant au temps.

Comme pour les paralogismes de la psychologie rationnelle, l’erreur consiste


ainsi dans un usage constitutif de l’Idée cosmologique au lieu de limiter cet usage

1 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit.; L’antinomie de la raison pure - Section 09.
2« Ainsi la série que nous avons devant nous n’est-elle à proprement parler que la série des concepts
et non pas une série d’intuitions, en tant que l’une est la condition de l’autre. » Ibid., pp. 510-511.
3 « Quand il s’agissait de la liberté, la chose elle-même comme cause (substantia phaenomenon)
appartenant pourtant encore à la série des conditions, et que seule sa causalité était pensée comme
intelligible. » Ibid., p. 512.

322
à un usage régulateur1: l’Idée cosmologique ne devrait que pousser l’entendement
à chercher la complétude de la régression de la série des phénomènes, mais ne
doit jamais se donner elle-même comme phénomène. L’usage régulateur des
Idées cosmologiques permettra alors de déterminer la grandeur de l’expérience
possible en montrant lesquelles, parmi ces Idées, relèvent d’une régression finie
ou infinie.
La racine de toutes les antinomies consiste à inclure la condition et le
conditionné dans une même série, ce qui ouvre sur une recherche de
l’inconditionné appartenant lui-même à la série. Dans la mesure où
l’inconditionné peut se saisir conceptuellement par l’entendement, ou se donner
dans une intuition, on aboutit à deux solutions opposées, l’une du côté de la
compréhension et l’autre du côté de l’extension : par exemple, le concept de
substance implique que la substance ne peut être anéantie, d’où la nécessité de
poser les simples, alors que du fait que la substance se donne dans l’intuition on
doit poser que même les simples sont divisibles. La première étape de la solution
revient à poser que la condition et le conditionné n’appartiennent pas à la même
série, que les conditions sont des dimensions du sujet transcendantal alors que le
conditionné est le matériel sensible. La deuxième étape de la solution revient à
différencier les séries homogènes-mathématiques des séries hétérogènes-
dynamiques. Pour les régressions mathématiques, l’inconditionné et le
conditionné appartenant à la même série, seule la thèse est valable. Par contre,
pour les régressions dynamiques, l’inconditionné et le conditionné n’appartenant
pas à la même série, il s’ensuit que la thèse et l’antithèse, peuvent être soutenues,
et cela sans conflit du point de vue transcendantal : par exemple l’espace ne peut
avoir de limite, mais la liberté comme relation intelligible peut coexister avec le
déterminisme causal. Il reste qu’il ne faut pas prendre ces solutions pour la
position en soi de propriétés attenantes à ces objets. En effet, si l’espace et le
temps sont infinis, ils ne le sont que par l’opération répétée du sujet, et non pas
parce qu’ils sont infinis en soi. De même, l’infinie divisibilité de la substance ne
pose pas l’actuellement infini, mais toute substance apparaîtra divisible parce que,
justement, elle apparaît dans l’espace.
Du point de vue d’une logique de l’implicite, on voit que le sujet
transcendantal entretient une implication unilatérale avec le matériel sensible qu’il
conditionne et que le conditionnement qu’il opère ne peut pas s’appliquer sur ses
propres structures. Il reste que l’erreur consiste encore dans un usage disjoint des
facultés, l’entendement et l’imagination, une pensée par concept venant
s’opposer à une pensée qui repose sur la sensibilité. Or, l’analytique
transcendantale – qui nous permet de comprendre correctement ce que sont
l’espace, le temps, la substance, la nécessité, etc. – arrive à dénouer les antinomies.
Par exemple, c’est uniquement parce que nous comprenons que la substance est
la conscience de la césure du temps que nous pouvons faire disparaître tout
matériel sensible sans contradiction, mais aussi, que toute substance se présentera
comme infiniment divisible. On voit ainsi comment la pensée comme opération,

1 I. KANT, Critique de la raison pure, op. cit.; L’antinomie de la raison pure - Section 08.

323
et non plus comme reposant sur les concepts ou les sensations, permet de régler
le rapport du concept à la sensation, et donc de l’entendement à l’imagination.
Lorsque nous comprenons l’opération transcendantale, nous pouvons alors avoir
l’intuition d’un espace infini qui pourtant ne consiste que dans la perception finie
que nous en avons, d’un temps qui ne commence jamais, mais où tout
commence, d’une substance divisible à l’infinie quoique permanente, d’une
liberté qui coexiste avec la nécessité, mais aussi d’un être suprême qui serait la
condition du monde sans pour autant être soumis à sa nécessité ou à sa
contingence.

L’Idéal de la raison pure

L’Idéal1 est une « chose singulière qui n’est déterminable ou tout à fait
déterminée que par l’Idée »2, et par suite l’Idéal rassemble toutes les propriétés
de l’Idée, mais aussi procède à sa détermination intégrale, c’est-à-dire rejette les
propriétés qui ne conviennent pas avec l’Idée – par exemple, l’humanité parfaite
est une Idée qui rassemble toutes les propriétés congruentes à la fin humaine, et
il n’y a qu’un être humain idéal puisque, de tous les prédicats opposés, il n’y en a
qu’un qui convienne avec l’être humain parfait. En d’autres termes, dans la
détermination intégrale « c’est la chose elle-même que l’on compare
transcendentalement à l’ensemble global de tous les prédicats possibles »3, et
donc la chose est conçue comme une sélection à partir de l’ensemble de tous les
prédicats. Or, cet ensemble de tous les prédicats possibles est une exigence de la
raison, et donc une Idée, qui permettrait la détermination logique de toute chose :
une chose aura telles propriétés et non telles autres. L’ensemble originaire, par
contre, consistera exclusivement dans les prédicats qui appartiennent absolument
à l’Être, et dont on peut dériver tous les autres prédicats. L’être singulier qui est
intégralement déterminé par cet ensemble sera l’être originaire qui a les propriétés
de la suprême réalité suivant tous les prédicaments4 – comme la simplicité,
l’éternité, l’autosuffisance, etc. L’être originaire sera le fondement, et non
l’ensemble, des êtres dérivés puisqu’il ne peut pas être divisé par ces êtres. En
tant que fondement, le concept de cet être doit impliquer son existence et
l’existence elle-même, les autres êtres n’étant que des conséquences de cet être
suprême. Une chose sera intégralement déterminée, d’un point de vue
transcendantal, et non plus d’un point de vue logique, si l’on peut la dériver de
l’être suprême et en cela justifier son existence et non pas simplement sa
possibilité logique.

1 Ibid.; L’Idéal de la raison pure, Sections 01-02.


2 Ibid., p. 516.
3 Ibid., p. 519.
4 Ibid., p. 520.

324
L’Idée théologique, dans son usage régulateur, consistera à pousser la
recherche de l’entendement pour montrer que toutes les choses existantes
seraient dérivées d’un même être suprême, Dieu, et par suite formeraient un tout
intelligible1. L’usage constitutif de l’Idée théologique, par contre, poserait l’être
suprême comme existant, et non comme un Idéal, et visera à déduire tous les
êtres de cet être suprême, voyant alors une harmonie en toute chose avant même
de l’avoir construite par le patient travail de l’entendement. Cet être suprême aura
de plus, nous dit Kant, des traits anthropomorphiques, des intentions et une
sagesse bien humaine, que rien ne prouve, être qui pousserait alors la raison
humaine à la paresse et la soumission aveugle. Les preuves théologiques
essaieront ainsi de poser l’être suprême comme principe constitutif. La critique
de ces preuves montrera qu’elles sont infondées et que, par suite, il ne faut faire
qu’un usage régulateur de l’Idéal de la raison, ou de l’être suprême. Nous
résumerons dans ce qui suit les différentes preuves qui portent sur l’existence de
l’être suprême.

Preuve théologique Critique de la preuve théologique


Preuve ontologique
L’être nécessaire est quelque chose de tel Il est absurde d’introduire l’existence comme
que sa non-existence est impossible : un prédicat d’un concept possible :
o L’existence et la possibilité sont
1. L’être parfait possède toutes les contradictoires, donc ce concept est
perfections. contradictoire.
2. L’existence est une perfection. o La suppression d’un tel être laissera
3. L’être parfait existe. derrière lui une contradiction, ce qui est
absurde :
Dans cette preuve, on fait abstraction de • Si l’existence est prédicat interne de la
toute expérience et on conclut a priori et chose, alors l’existence et la pensée de
par simples concepts l’existence d’une la chose sont identiques, et la
cause suprême. suppression de l’existence de la chose
Cette preuve consiste donc à aller du fait qu’il ne s’agit plus de cette chose et
concept de réalité suprême à l’existence donc on n’aboutira pas à une
nécessaire. contradiction.
• Si l’existence est prédicat externe,
alors, en supprimant l’existence, on
n’aura pas de contradiction.
o L’existence n’ajoute rien au concept, mais
lui donne un objet particulier. Si l’on pense
une existence en général, elle sera
indistinguable de la possibilité.
o La nécessité logique n’implique pas
l’existence nécessaire, par contre si une
chose existe elle possédera nécessairement
ce que son concept contient : s’il y a un
triangle, il aura trois angles.

1 « Dériver l’ordre du monde et son unité systématique d’une suprême intelligence, mais tirer de
l’Idée d’une cause suprêmement sage la règle d’après laquelle la raison, dans la liaison des causes et
des effets au sein du monde, se doit utiliser pour obtenir sa plus grande satisfaction. » Ibid., p. 577.

325
Preuve cosmologique
Si quelque chose existe, il faut qu’existe un Cette preuve n’est qu’une reprise de la preuve
être absolument nécessaire : ontologique même si elle commence par
prendre le fait d’existence comme point de
1. Il y a un fait de l’existence – une chose départ. Ce point de départ ne permet que
existe qui tire son existence d’une autre d’exiger un être nécessaire, un être qui à son
chose, etc. tour ne peut exister que si son concept
2. Il faut poser un terme ultime qui ne tire implique existence et par suite on retourne à
pas son existence d’autre chose, mais se la preuve ontologique.
donne sa propre existence.
3. Seul le concept de la réalité suprême La critique transcendantale montre les erreurs
peut donner une détermination intégrale dialectiques de la preuve cosmologique,
a priori et par suite un être suprême même au niveau de la position d’un être
existe nécessairement. nécessaire :
o La causalité transcendantale ne
Le passage de l’être nécessaire à la réalité s’applique qu’à l’expérience et ne peut
suprême se fait comme suit : pousser à sortir au-delà de la donation
sensible, et par suite un terme ultime est
1. L’être nécessaire ne se détermine que impossible même dans l’expérience.
d’une manière unique, donc il ne sera o Il y a confusion entre l’usage
déterminé que par un seul prédicat parmi transcendantal et logique du concept de
tous les prédicats opposés. causalité : la causalité transcendantale est
2. Il faut donc que l’être nécessaire soit le lien entre deux représentations
intégralement déterminé par son données et non un concept logique qui
concept. relie indéfiniment une condition à un
3. Or, seul le concept de la réalité suprême conditionné.
permet la détermination intégrale, donc
l’être nécessaire est la réalité suprême. Par suite, rien ne fonde la nécessité de notre
monde, puisque les synthèses causales sont
Dans cette preuve, on part d’une expérience limitées au donné et ne peuvent poser un
indéterminée et on remonte vers la cause fondement.
ultime.
Cette preuve consiste à aller de l’existence
nécessaire au concept de réalité suprême.

Preuve physico-théologique
S’il y a un ordre dans le monde, il faut bien Dans cette preuve, la raison effectue un
qu’il y ait une intelligence qui l’ordonne : passage de l’ordonnancement du monde à
l’existence d’un être nécessaire qui l’ordonne
1. Le monde montre les signes d’un ordre, puis à la position de la réalité suprême d’un
en contenu et grandeur, qui est tel être. De plus, cet argument ne prouve que
conforme à une intention. la contingence de la forme et non la
2. Cette mise en ordre finalisée requiert contingence de la matière du monde, et par
donc un ou plusieurs principes suite Dieu serait simplement l’architecte du
intelligents pour produire l’ordre. monde et non son créateur.
3. La cause de l’ordre est unique puisque
les parties du monde sont dans une unité
réciproque.

On part ici d’une existence déterminée et l’on


s’élève vers la cause ultime de la
détermination.

326
Du point de vue d’une logique de l’implicite, on voit que le nerf de tous les
arguments théologiques consiste à prendre l’existence pour un prédicat de l’être
suprême, ou de déduire l’existence de l’ensemble des prédicats de l’être suprême.
Or, le réel n’est qu’un concept qui a une présence sensible. L’erreur revient ici,
encore une fois, à faire un usage disjoint des facultés, usage où l’entendement
poussé par la raison procède seul et indépendamment de l’imagination. Dans la
preuve ontologique, qui opère uniquement en compréhension, on voit comment
la nécessité logique ne peut poser aucune nécessité d’existence, et donc comment
le raisonnement pur tourne à vide. Dans la preuve cosmologique, on procède en
extension, en partant des existants pour atteindre l’existant ultime, ou, en
compréhension, en partant du concept de nécessité et de détermination intégrale.
Or, ni le constat par l’imagination de l’existence, ni la détermination par
l’entendement de l’identité de la nécessité et de l’être intégralement déterminé
n’expliquent, ou prouvent, ce qu’est l’existence, ou la nécessité. En effet, seule
l’analytique transcendantale le peut dans la mesure où elle a montré ce qu’est
l’existence et ce qu’est la nécessité. Enfin, la preuve physico-théologique part de
l’ordonnancement du monde pour conclure à un architecte du monde, preuve
opérant par pur raisonnement pour poser l’existence de Dieu. L’existence de
Dieu ne peut donc être prouvée, seul Dieu comme condition du sujet
transcendantal, et donc du monde, est pensable, mais jamais connaissable, en tant
que tel.

Formalisation de l’approche kantienne


Schéma du système cognitif kantien
Le schéma suivant présente les différentes opérations cognitives dans le
système kantien. Nous commentons ce schéma dans un ordre progressif dans ce
qui suit. Les numéros des lignes correspondent aux numéros dans le schéma :

1. La fêlure sépare irrémédiablement la spontanéité de l’aperception de la


réceptivité de l’espace-temps. La première opération sera l’action de
l’aperception sur l’espace-temps et la réflexion de l’aperception dans
l’espace-temps.
2. La conscience résultera du rapport de l’aperception à l’espace-temps, elle
sera la contrepartie de l’aperception réfléchie dans l’espace-temps : le
« Je ».

327
Aperception 1 Espace-Temps

2 2

Conscience

3 4

Imagination
Pensée

5 6 9 8

Imagination productive Sensibilité Raison Entendement

10 11
Intensités
19 19

Schèmes 20 Extensités 20 Catégories

14 21 21 13

Idées

12 12

21

Reproduction 14 Lois transcendantales 13 Appréhension


transcendantale transcendantale

16 17 15

Objet = X unité dans Objets Objet = X unité à


18 18
l’objet empiriques l’objet

18

Sensations

Espace-Temps

Chose en soi

Schéma du système cognitif kantien

328
3. L’imagination résultera de la conscience de l’espace-temps.
4. La pensée résultera de la conscience du compte-pour-un qu’opère
l’aperception : le « Je pense ».
5. L’imagination se constituera en imagination productive résultant de la
conscience des rapports spécifiques à l’espace et au temps.
6. L’imagination se constituera en sensibilité résultant de la conscience des
formes vides de l’espace et du temps, sens interne et externe.
7. La chose en soi est la chose sur laquelle s’appliquent les opérations du
sujet transcendantal. La sensation résultera de l’application de la forme
de l’espace sur la chose en soi et constituera le matériau pour les autres
opérations transcendantales.
8. L’entendement résultera de la conscience du compte-pour-un, il
nommera les unités produites par l’aperception, produisant ainsi des
concepts.
9. La raison résultera de la répétition du compte-pour-un et visera à trouver
l’unité ultime, soit comme terme ultime d’une série, soit comme totalité.
10. Les schèmes sont des dynamismes spatiotemporels que contient
l’imagination productive.
11. Les catégories sont les concepts a priori qui s’appliquent aux objets que
construit l’aperception. Ils résultent de l’explicitation de l’espace-temps
par l’aperception.
12. Les lois transcendantales a priori expriment le rapport entre les
catégories et les schèmes dynamiques en tant que ces derniers sont les
revers l’un de l’autre, comme dans « toute substance est permanente ».
13. Les lois transcendantales rendent possible l’appréhension
transcendantale, la saisie du matériau sensible par la conscience en vue
de la construction d’un objet.
14. Les lois transcendantales rendent possible la reproduction
transcendantale dans la mesure où, sachant qu’on peut construire un
objet, on se donnera la peine de retenir un matériau pour le synthétiser
avec le prochain matériau.
15. La conscience, dans l’appréhension, se pose comme identique quoique
différente de ce qui est appréhendé, donnant la forme générale de l’objet
en tant que relation d’une propriété à l’objet.
16. La conscience de la reproduction pose une liaison nécessaire entre les
sensations appréhendées, donnant la forme générale de l’objet en tant
que relation des propriétés dans l’objet.
17. La loi transcendantale déterminera la forme possible des objets
empiriques, donc de l’expérience en général.
18. L’objet empirique aura pour forme générale la forme dictée par les lois
transcendantales, pour matériau les sensations fournies par la
spatialisation de la chose en soi, et pour forme objective la forme de
l’objet = X, donc la liaison nécessaire qu’effectue la conscience.

329
19. Le rapport de la sensation à la sensibilité vide donne l’intensité.
L’intensité a pour schème l’écart et la progression par degré. L’intensité
a son concept dans celui de degré.
20. L’extensité résulte de la conscience de l’espace-temps vide, les schèmes
extensifs étant le compter et le tracer. La conscience des schèmes
extensifs produit les concepts mathématiques, les nombres et les figures.
21. L’Idée est le concept d’un objet inconditionné qu’exige la raison, mais
qui ne peut se réfléchir dans la sensibilité. L’Idée a son schème,
l’analogon, qui consiste à pousser la recherche vers la plus haute unité,
son concept étant celui de l’unité la plus parfaite dans un domaine
donné. La raison peut utiliser les lois transcendantales comme principes
dans sa recherche de l’unité inconditionnée. Il reste que les Idées ne sont
pas uniquement issues des lois transcendantales dynamiques. L’Idée peut
avoir un usage constitutif lorsqu’elle se pose comme existante en soi, ou
uniquement régulateur, lorsqu’elle se pose comme fin de la raison.

Les invariants du système kantien


Forme de la détermination

L’irréductibilité de la spontanéité de l’aperception à la réceptivité de l’espace-


temps caractérise le sujet fini kantien. Il reste que ces deux structures, depuis
lesquelles se déploie tout le système kantien, ne sont pas elles-mêmes
connaissables puisqu’elles président à toute connaissance et à toute expérience.
Ces structures sont pourtant pensables puisqu’on peut démontrer qu’elles
existent et qu’elles sont requises pour expliquer ce qui se donne dans l’expérience.
Par suite, l’aperception et l’espace-temps sont indéterminés en tant que non
présentables dans une intuition ou représentables dans une connaissance – nous
noterons leur indétermination entre parenthèses pour marquer qu’elles sont
pourtant pensables. La chose en soi par contre est absolument indéterminée et
inconnaissable, elle est requise par la pensée, comme un pur X, qui se poserait
comme le matériel avant que ne s’exercent sur lui les opérations transcendantales.
L’ontologie kantienne est ainsi cernée par trois inconnues ou dimensions
indéterminées. Le réel déterminé, l’expérience telle que nous la connaissons,
résultera d’une série d’opérations, et par suite la détermination dans le système
kantien s’effectue d’une manière progressive. La première formule consiste dans
la spatialisation de la chose en soi par l’espace-temps que nous noterons comme
suit :

(indéterminé)-déterminant-déterminable + l’indéterminé =
détermination-déterminable-déterminante

330
L’espace-temps est en effet un indéterminé, qui pourtant a une fonction
déterminante dans la mesure où il donne forme à la chose en soi, qui elle est
absolument indéterminée, pour produire des déterminations déterminables, les
sensations, avant leur constitution en objet pleinement défini et donc déterminé.
Ces sensations auront aussi une fonction déterminante par rapport aux concepts
vides, et par suite ce sont des déterminations-déterminables-déterminantes. On
notera que l’espace-temps est aussi une structure déterminable puisqu’elle peut
recevoir l’action de l’aperception, donc de l’indéterminé-déterminant. Cette
action donnera alors les schèmes et les concepts d’après la formule suivante :

(indéterminé)-déterminant + (indéterminé)-déterminant-déterminable = [déterminations-


déterminables-déterminantes + déterminations-déterminables-déterminantes]
Ou : [déterminations-déterminantes + déterminations-déterminées]

Les schèmes sont des déterminations-déterminantes puisqu’elles rendent


possible la détermination des catégories dans l’expérience. Le schème dynamique
est aussi déterminable dans la mesure où nous pouvons avoir des schèmes
empiriques, ou des manières d’occuper l’espace-temps propres aux objets
empiriques en tant que tels. Les catégories ne sont que des déterminations-
déterminables puisqu’en attente d’être déterminées plus avant par les sensations.
Il reste que les catégories sont aussi déterminantes si on les prend par rapport à
la sensation avant qu’elles ne se constituent en objet. D’un autre côté, le rapport
de l’aperception à l’espace-temps produit les schèmes mathématiques, le compter
et le tracer, qui eux déterminent le contenu des concepts mathématiques
pleinement définis et donc déterminés. Enfin, la conjonction des schèmes, des
catégories et du matériau sensible donne l’objet déterminé, la chose empirique
qu’on expérimente avec nos sens et que nous connaissons avec nos concepts.
Cela donne la formule suivante :

déterminations-déterminables-déterminantes + déterminations-déterminables-
déterminantes + déterminations-déterminables-déterminantes =
déterminations-déterminées

On voit ainsi que les sensations et les concepts se déterminent


réciproquement, la sensation devenant connaissable comme objet et les concepts
représentables dans l’expérience. L’objet empirique sera une détermination, en
tant que produit par toutes les opérations précédentes, et déterminé en tant que
connu et expérimenté. L’innovation kantienne consiste dans l’introduction d’une
forme du déterminable, l’espace-temps, qui impose, d’une part, une forme sur la
chose en soi, l’indéterminé, et, d’autre part, détermine les concepts qui peuvent
faire partie de l’expérience à n’être que l’expression de l’aperception des
dynamismes spatiotemporels. Par suite, avec Kant, le concept comme
détermination-déterminante ne peut plus s’appliquer directement sur le sensible
comme un matériau à déterminer. Au lieu de cette détermination directe, il faut
passer par une détermination indirecte où le matériel sensible lui-même est

331
soumis à la détermination de la forme du déterminable, donc doit, en quelque
sorte, être préparé pour pouvoir recevoir la détermination conceptuelle, mais
aussi où le concept lui-même doit être moulé sur la forme du déterminable pour
pouvoir s’appliquer sur le matériel sensible une fois préparé. La formule
contractée de la détermination dans le système kantien devient alors la suivante :

(indéterminé)-déterminant + (indéterminé)-déterminant-déterminable + indéterminé =


déterminations-déterminales-déterminantes + déterminations-déterminables-déterminantes +
déterminations-déterminables-déterminantes
= déterminations-déterminés

L’aperception s’applique à l’espace-temps qui lui-même s’applique sur la


chose en soi, ce qui nous donne simultanément des concepts, schèmes et
sensations qui sont déterminables et déterminants, et cette triple détermination
réciproque, d’une part, produit l’expérience telle que nous la connaissons, et,
d’autre part, les objets mathématiques, donc l’objet comme détermination-
déterminée. On voit ainsi que dans le système kantien il nous faut trois inconnues
pour produire le connu.

Forme de l’argument

Le criticisme, visant à poser les conditions de l’expérience, devra, d’une part,


remonter vers ces conditions, et, d’autre part, redescendre vers l’expérience pour
montrer comment ces conditions configurent cette expérience. Au premier
niveau, l’argumentation kantienne procèdera par élimination et visera à poser les
structures transcendantales originelles que sont l’aperception et l’espace-temps.
Cette forme montrera que ces structures ne pouvant être dérivées ni de
l’imagination ni de l’entendement, tout en étant requises par l’expérience,
devraient alors relever d’une troisième entité, le sujet transcendantal. Dans ces
démonstrations ascendantes, Kant part d’un fait – comme le fait de l’unité dans
le divers, le fait spatial, ou temporel – pour remonter vers les conditions qui
rendent possible ce fait. L’argumentation permet aussi de clarifier le sens de ce
fait : la puissance de l’Un, l’espace, le temps sont des structures attenantes au
sujet et non pas des données objectives. Un autre genre d’argument procèdera
par déduction à partir des structures originelles. La conscience, par exemple, sera
dérivée du reflet de l’aperception dans l’espace-temps. Enfin, certaines structures
transcendantales dérivent d’arguments qui combinent l’élimination et la déduction,
comme c’est le cas pour les schèmes et les concepts a priori, mais aussi de la
forme de l’objet = X. Par exemple, on montrera que la catégorie de substance
dérive de l’aperception de la césure qui correspond à la permanence, mais qu’elle
ne peut dériver ni de l’expérience ni ne se limite à un concept simple. On notera
que la déduction, dans le cas des schèmes et des catégories, est suivie par une
élévation au concept des formes de l’espace et du temps, élévation qui requiert que
l’on fixe dans notre pensée ce qui se donne de manière fluide dans l’espace-

332
temps. Cette fixation nécessite un autre genre d’argument qui consiste à montrer,
en contraste, la différence entre l’expérience irréfléchie, comme le fait de
percevoir un objet en mouvement en considérant qu’il peut se trouver et ne pas
se trouver en un même lieu, et l’expérience consciente qui, elle, doit distinguer
un avant-après, ici ou là. L’élévation au concept est aussi un exercice de pensée
où nous devons rejouer le processus dynamique sous-jacent aux catégories,
comme, par exemple, lorsque nous tenons un point X auquel nous rapportons
notre expérience changeante pour construire une substance, ou, comme lorsque
nous fixons deux positions auxquelles on rapporte les événements pour
construire la liaison causale, etc.
Une fois les structures transcendantales en main, le deuxième niveau de
l’argumentation kantienne consistera dans une série de clarifications conceptuelles
qui permettent de comprendre ce qui se passe dans l’expérience, mais aussi, de
résoudre un nombre de difficultés métaphysiques. Dans un premier temps, le
criticisme nous permet de faire le tri parmi les prédicats qui qualifient nos objets.
Dans ce sens, l’unité, la nécessité, la réalité, la possibilité, la causalité, la
substantialité, la communauté, l’espace, le temps, le dehors, la doublure,
l’objectivité, etc., sont des prédicats qui expriment l’apport du sujet
transcendantal, et donc décrivent la structure de l’expérience, et non pas quelque
chose qui se donne par l’expérience elle-même. Ces clarifications nous rendent
ainsi sensibles à l’armature sous-jacente à l’expérience. Dans un deuxième temps,
la clarification va résulter de la déduction des lois, soit les lois a priori, telles que
« toute substance est permanente », soit les lois dérivées, telles que « rien ne se
perd, rien ne se créer tout se transforme », la déduction nous permettant de
comprendre ce qui se joue dans ces lois et d’où elles tiennent leur universalité.
En un troisième temps, le criticisme nous permet de dénouer un nombre de
difficultés métaphysiques. En effet, comme on l’a vu dans la dialectique
transcendantale, la saisie claire de ce qu’est le transcendantal nous permet de
déjouer le piège des oppositions métaphysiques.
Enfin, un dernier niveau de l’argumentation kantienne nous permet d’occuper
la position transcendantale et cela en arrivant à nous défaire de l’emprise de la
pensée dogmatique et empiriste. Pour se maintenir dans cette position, il faut
arriver à inverser notre habitude qui consiste à penser que l’expérience est la source
de notre connaissance. Comme on l’a vu, dans la solution au problème de la
finalité que propose Kant, il faut arriver à saisir que nous avons déjà une pensée
pour que nous fassions telle ou telle expérience, et non pas que nous faisons telle
ou telle expérience pour que nous ayons telle ou telle pensée. Nous pouvons
alors résumer les étapes de l’argumentation kantienne comme suit :

1. Position des structures transcendantales : cette position se fait par


élimination conceptuelle pour les structures originelles et par déduction
et élimination pour les autres structures. Particulièrement, la déduction
des schèmes et concepts a priori requiert une élévation au concept des
formes sensibles, élévation qui clarifie le rapport entre les catégories et
leurs schèmes.

333
2. Clarification de l’expérience : les structures transcendantales en main, on
peut faire le tri parmi les prédicats de l’expérience, déduire les lois, et
dénouer les contradictions métaphysiques grâce à ce tri.
3. Posture critique : cette posture est en lutte contre l’habitude dogmatique
et consiste dans l’inversion du rapport entre l’expérience et la pensée.

Usage des facultés

Nous avons différents nouages des facultés et cela suivant les différents plans
de l’argumentation kantienne. Au premier niveau, nous avons vu que les
structures originelles s’obtiennent par élimination des données de l’imagination
et de l’entendement. L’intuition, au sens usité dans cet écrit, est provoquée par
l’impossibilité de dériver ces structures depuis l’imagination ou l’entendement.
La déduction de structures dérivées depuis les structures originaires nous met
face à un autre genre d’intuition, une intuition qui s’obtient par l’analytique
transcendantale. Ainsi, nous avons l’intuition que la conscience est la contrepartie
de l’aperception, l’élimination opérant ici sur le concept du Moi et le sentiment
de soi ; nous avons l’intuition qu’il y a une donation du donné par la spatialisation,
ce qui élimine la donnée pure et simple, mais aussi l’idéalisation de ces données ;
nous avons l’intuition des catégories comme n’étant ni des concepts
d’entendement, ni tirées par induction depuis l’expérience ; etc. Nous voyons
ainsi comment l’intuition de ce qu’est une structure transcendantale
s’accompagne toujours d’une double élimination, élimination de l’entendement
et de l’imagination empiriques.
Au deuxième niveau, le rapport des facultés, dans la clarification, consistera à
voir comment le transcendantal coordonne en retour l’entendement et
l’imagination dans un fonctionnement complémentaire et indissociable. Par
exemple, la substance est la structure du sensible et ainsi ne peut pas se dire de
l’âme ; ou, la causalité est indissociable de l’expérience et ainsi on ne peut pas
chercher une première cause, etc. Comme nous allons le voir, la source des
erreurs de la raison reviendra justement à dissocier ce que la production
transcendantale a lié. L’intuition, à ce niveau, consiste alors dans une sorte
d’ascèse conceptuelle où pour penser, il faut sentir, et pour sentir, il faut penser,
donc où il faut exercer son entendement conjointement avec l’imagination et
inversement. Cette intuition s’obtient aussi par élimination, ou du moins en
stigmatisant les erreurs de l’entendement, ou de l’imagination, lorsqu’ils
fonctionnent indépendamment l’un de l’autre, comme on l’a vu dans les divers
arguments dialectiques et leurs solutions transcendantales.
Enfin, au troisième niveau, celui de la posture critique, cette posture exige une
inversion dans le rapport des facultés. L’activité transcendantale, qui est une sorte
de pensée et donc relève de la polarité compréhensive, doit ainsi précéder
l’expérience, qui, elle, relève de la polarité extensive : pour pouvoir expérimenter
X, il faut avoir au préalable la pensée X. Nous noterons ici que la dimension
compréhensive dépasse l’entendement puisqu’elle inclut l’aperception, de même

334
que la dimension extensive dépasse l’imagination puisqu’elle couvre la sensibilité
a priori. Il reste que l’activité transcendantale n’étant saisissable qu’en pensée,
nous sommes forcés de placer le tout de l’activité transcendantale sous la polarité
compréhensive, et par suite, dire que l’inversion consiste à voir que c’est la
polarité compréhensive qui implique la polarité extensive en tant qu’expérience.
Cette inversion, en renvoyant empirisme et dogmatisme dos à dos, nous donne
l’intuition de ce que nous faisons d’une manière inconsciente lors de la
structuration de l’expérience. Nous avons ainsi trois rapports entre les facultés :

1. Position du transcendantal : l’élimination de l’imagination et de


l’entendement nous donne l’intuition du transcendantal.
2. Clarification transcendantale : le transcendantal produit l’entendement
et l’imagination comme revers complémentaires. L’intuition revient à
saisir ce fonctionnement conjoint.
3. Posture critique : l’intuition de la nature de notre expérience se donne
en posant que l’extensif provient du compréhensif, et donc qu’un
« entendement » élargi, la pensée, implique l’expérience et non l’inverse.

Forme de l’implication

L’implication ontologique dans le criticisme pose d’abord le transcendantal


par l’élimination des données de l’imagination et des concepts de l’entendement
empiriques. Par suite nous avons :

[¬A + ¬B] ­¯ X

Il reste que dans le criticisme nous avons deux structures transcendantales


irréductibles, l’espace-temps, du côté extensif, et l’aperception originaire, du côté
compréhensif. Le rapport de ces deux structures va générer diverses entités,
comme les concepts et schèmes a priori, qui seront des équivalents l’un de l’autre,
d’où la formule suivante :

[Xa«Xb] ­¯ xa»xb

À lire, le rapport des deux structures originaires Xa et Xb, produit des


déterminations transcendantales complémentaires et équivalentes, xa et xb,
suivant la double polarité extensive et compréhensive.
La forme de l’implication du criticisme reprend la forme générale de
l’implication telle qu’on la trouve dans l’empirisme dans la mesure où une entité,
expérience ou autre impliquent un terme pour exister, mais s’expliquent par un
autre terme. En effet, dans le criticisme, l’expérience implique la chose en soi,
mais s’explique par le sujet transcendantal. On retrouve cette forme de
l’implication à l’œuvre dans les différentes entités qui résultent du rapport de

335
l’aperception, de l’espace-temps, et de la chose en soi. En effet, en partant du
niveau le plus bas, on a la série d’implications-explications suivantes : la donation
sensible implique la chose en soi, mais s’explique par l’espace ; la sensation
implique la donation sensible, mais s’explique par l’aperception de cette donnée
en rapport avec la forme vide de l’espace-temps ; l’appréhension et la
reproduction transcendantales impliquent les sensations, mais s’expliquent par
les lois transcendantales ; les lois transcendantales impliquent la synthèse du
divers, mais s’expliquent par le rapport des schèmes et des catégories a priori ;
les schèmes et les catégories impliquent l’espace-temps, mais s’expliquent par
l’aperception ; la conscience implique l’aperception, mais s’explique par l’espace-
temps ; les objets mathématiques impliquent l’espace-temps vide et s’expliquent
par l’aperception de cet espace-temps vide. La troisième formule sera la formule
générale de l’implication qui préside à la constitution des diverses entités à partir
du transcendantal :

[{a} ® xa + {a} ¬xb] ­¯ {a«b}

Nous mettons des accolades sur l’entité étudiée, {a}, dans la mesure où, dans
le criticisme, l’entité ne se donne ni en extension ni en compréhension, mais n’est
qu’un effet du rapport des structures transcendantales et de la chose en soi. Par
suite, l’entité {a}, dont on traite, sera cernée par deux inconnues
transcendantales, l’une suivant la polarité compréhensive, xa, et l’autre suivant la
polarité compréhensive, xb, ultimement, ces inconnues étant, ou provenant de
l’aperception, de l’espace-temps, et de la chose en soi. La double implication des
opposés est elle-même mise entre accolades puisqu’il n’y a là qu’un phénomène
de réalité et non pas un rapport dans le réel en soi. Il reste que l’on voit ici la
nécessité de l’introduction de la polarité extensive/compréhensive dans la
mesure où, par exemple, l’espace-temps quoique du côté de la compréhension
en tant que structure du sujet, joue pourtant le rôle extensif une fois mis en
rapport avec l’aperception. Cette forme de l’implication va permettre
l’articulation des opposés, et ce aux différents niveaux du système kantien,
puisque toutes les entités incluront en elles le côté extensif et le côté
compréhensif.
Au niveau le plus large, l’expérience en général, donc la réalité telle que nous
l’expérimentons, sera intelligible et sensible dans la mesure où elle implique la
chose en soi et s’explique par le sujet transcendantal. Par suite, il ne peut y avoir
d’expérience pure, ni d’ailleurs une intelligibilité pure. Au niveau de notre
expérience de l’espace et du temps, l’espace et le temps seront continus et
divisibles à l’infini puisque toute perception implique la chose en soi et s’explique
par l’espace-temps. En effet, la continuité relèverait de la pensée de l’espace-
temps, comme condition de toute perception qui conduit à inclure cette
perception dans un continuum, alors que la division vient du fait de la perception
effective d’un matériau sensible.

336
Au niveau de la construction des objets, tout objet aura des déterminations
complémentaires dans la mesure où le schème et les catégories impliquent
l’espace-temps et s’expliquent par l’aperception : la substance sera une essence
intemporelle, mais aussi permanente, de même pour la causalité qui est
nécessaire, mais reliant des événements, ou de la communauté qui ne pose la
coexistence que sous condition d’interaction.
Au niveau de l’expérience de ces objets physiques, leurs deux faces
complémentaires vont se prolonger dans des couples d’opposés. Ainsi une
substance aura des accidents, l’accident ne faisant pas partie de la définition de la
substance, mais s’y ajoute comme donnée sensible lors de notre appréhension ;
la nécessité appellera le hasard, le hasard consistant dans les données sensibles
qui ne rentrent pas dans la construction de la chaîne causale ; la coexistence aura
des points d’exception, l’exception étant ce qui ne rentre pas dans la construction
de l’interaction. Par suite, il ne peut y avoir de substance sans accidents, de
nécessité sans hasard, ni de coexistence sans exceptions, dans la mesure où la
construction objective est toujours localisée et donc sera toujours cernée par une
frange de sensations laissées à l’état libre. D’un autre côté, ces objets physiques
seront expérimentés suivant le couple d’opposés subjectif-objectif une fois que
ces objets sont spatialisés. Dans ce cas, le sujet pensera que ces objets existeraient
comme étant déjà-là et opposera sa perception de l’objet à l’objet qu’il a posé
comme existant en soi – le point de vue subjectif impliquant ainsi l’expérience,
mais s’expliquant par la spatialisation de l’objet. Or, la synthèse des divers points
de vue sur un objet, comme on l’avait vu dans l’appréhension subjective, relève
de la même opération synthétique transcendantale et par suite on dira qu’il ne
peut y avoir objectivité sans subjectivité et inversement.
Enfin, concernant la conscience elle-même, la conscience impliquant
l’aperception et s’expliquant par l’espace-temps se présentera comme faculté
intellective et sentiment de soi. La conscience sera vécue comme la faculté de
l’universel, mais en même temps comme ce qu’il y a de plus intime, ces deux
faces résultant de sa structure implicative. Concernant notre expérience
consciente, comme on a vu, cette expérience implique un rapport à l’objet, mais
s’explique par l’activité transcendantale. C’est dans cette mesure que toute
conscience sera vécue comme conscience de quelque chose, moment de la
spatialisation du rapport entre la conscience et l’objet, alors que, du point de vue
transcendantal, l’objet n’est rien d’autre que la liaison consciente des données.
Par suite, il ne peut y avoir de conscience que si elle est vécue comme intelligible
et sentiment de soi, un soi-même et un dépassement de soi dans un objet tout
autre que soi.
La structure générale de l’implication va aussi permettre de dénouer une série
d’oppositions métaphysiques. Comme on l’avait vu dans la dialectique
transcendantale. Dans les paralogismes de la raison, on voit comment le Moi, qui
implique l’expérience sensible, mais s’explique par l’aperception, sera à la fois
bigarré, comme Moi empirique, et une conscience unique en tant que reflet de
l’aperception. Cette conception du Moi permet de tenir ensemble son unité, sa
diversité et sa spécificité sans pour autant en faire une substance personnelle et

337
idéale. Dans les antinomies de la raison, l’espace et le temps peuvent être
phénoménalement infinis tout en se donnant toujours dans des perceptions
finies, et non pas eux-mêmes limités, puisque la sensation est à la fois un espace-
temps et dans l’espace-temps. La substance pourra être infiniment divisible tout
en étant permanente, et non pas constituée de parties indivisibles, puisque la
substance relève d’une part de la catégorie transcendantale et d’autre part se
présente dans l’espace-temps. La liberté pourra coexister avec la nécessité, et non
pas s’y opposer, puisque la nécessité ne s’applique qu’aux phénomènes alors
qu’une action peut se déterminer en tant que purement intelligible par la loi
morale. Enfin, un être suprême pourra « exister » et « créer » le monde, à l’image
du sujet transcendantal créant son monde, sans pour autant faire partie de ce
monde phénoménal, et par suite, être soumis à la nécessité, au temps et à l’espace.
Enfin, pour l’idéal de la raison, l’être suprême ne sera pas connaissable, mais
uniquement pensable, pouvant ainsi « exister » en quelque sorte, tout en
n’existant pas au sens effectif de ce terme.
On voit ainsi comment l’implication, dans la dimension transcendantale,
conduit à produire une expérience. Ainsi, tout le premier pan de la formule
générale de l’implication sera ce que saisit la pensée, et donc se situe sous le pôle
compréhensif, alors que le résultat de cela donne le second pan, donc l’expérience
d’un A comme ayant deux déterminations opposées, expérience concrète qui
donc se situe sous la polarité extensive. L’implication proprement ontologique se
trouve donc à la charnière de l’activité transcendantale et de l’expérience
concrète : le transcendantal impliquant une telle expérience, mais cette
expérience ne pouvant en retour s’appliquer sur le transcendantal. L’implication
ontologique, dans le criticisme, est donc unilatérale, le nouage transcendantal
ayant pour résultat l’expérience et l’articulation des opposés, cette expérience
s’expliquant en retour par ce nouage. L’erreur, comme on le verra, reviendra par
contre à expliquer l’un des opposés par l’autre, au lieu de voir que les
déterminations d’entendement et d’imagination résultent du même processus.

Formes des catégories

Dans le criticisme, les instances ultimes, dont dérive toute réalité, sont
atteintes par élimination. Comme on a vu, l’impossibilité de dériver l’espace-
temps, l’aperception, ou négativement, la chose en soi, de l’entendement et de
l’imagination les posent en droit. On dira donc que le réel ultime, tel que ce terme
est utilisé dans cet écrit, consiste en ces trois entités originelles qui se posent
encore une fois comme une triade indifférente aux opposés, n’étant ni des termes
subjectifs, ni objectifs, ni des concepts, ni des sensations, etc. De ces structures
on pourra déduire les extensités par la répétition de l’application de l’espace-
temps à la chose en soi, et par suite la limite est constitutive des continuités
spatiotemporelles. Les intensités, par contre, s’obtiennent par l’aperception de
l’écart entre le matériau de la chose en soi et des formes vides de l’espace et du
temps et sont donc elles-mêmes des synthèses. On voit ainsi que l’intensif et

338
l’extensif sont inverses l’un de l’autre, dans la mesure où l’extensif est le rapport
de l’espace-temps au matériau, alors que l’intensif consiste dans le rapport du
matériau à l’espace-temps. Les objets physiques consisteront dans la synthèse,
suivant les lois transcendantales, et la totalité de ces objets donnera le Monde
comme Idée de la raison. L’individu, ou le Moi, ne sera que le reflet de
l’aperception qui accompagne toutes les représentations, sa conscience ne se
constituant que dans la construction d’objets. Il reste que l’âme, comme totalité
de l’expérience interne, ne se donne que comme Idée de la raison. On voit que
le Moi et le Monde sont aussi des inverses, l’objet physique se construit par le
sujet transcendantal et, en cet objet, détermine le sujet empirique comme telle ou
telle conscience. Enfin, Dieu, comme condition possible du sujet transcendantal
lui-même, ne se donnera aussi que comme une Idée pensable, mais à jamais
inconnaissable. Tels sont donc les plans ontologiques.
Dans le système kantien, on pourra alors faire le tri parmi nos prédicats pour
voir ce qui est qualifiable ou pas. Au premier niveau, l’aperception, l’espace-
temps, et la chose en soi, sont inqualifiables et par suite soumis à aucune
catégorisation. Il reste que l’aperception introduira l’unité dans l’expérience, alors
que l’espace et le temps introduiront les déterminations non conceptuelles, le
dehors et la doublure. Au deuxième niveau, les catégories et schèmes
dynamiques, mathématiques et intensifs vont introduire toute une panoplie de
prédicats qui relèvent de l’activité transcendantale, et non de l’expérience elle-
même, comme la substance, la causalité, la nécessité, la sensation, etc. Au
troisième niveau, les concepts empiriques vont nommer les objets formés par
l’activité transcendantale, tels que le feu, le cinabre, la dilatation, etc. Enfin, au
quatrième niveau, nous aurons les concepts qui définissent les Idées, telles que
l’Âme, le Monde et Dieu. On voit ainsi que dans le système kantien les catégories
ne portent pas directement sur le réel ultime qui, lui, reste absolument
inqualifiable, mais source de toute qualification.

Forme de l’erreur

La forme de l’erreur, dans le système kantien, consiste dans l’usage des


facultés d’une manière disjointe. Cet usage disjoint résulte du fait d’ignorer que
le sujet transcendantal est la source commune de l’entendement et de
l’imagination. Par suite, la seule instance explicative est le transcendantal et non
pas l’entendement ou l’imagination. En d’autres termes, l’entendement ne peut
pas expliquer ce qui se donne dans l’imagination, ni l’imagination ce qui se donne
dans l’entendement. Ainsi, on ne peut pas dire, par exemple, que nous avons le
concept de « table » parce que nous voyons une table, ou inversement que nous
arrivons à voir une table parce que nous en avons le concept. En effet, comme
on a vu, seules l’activité transcendantale, et la catégorie de substance permettent
de produire et le concept empirique et l’expérience sensible, et cela dans un même
mouvement. Cette erreur se prolonge dans la dialectique transcendantale dans la
mesure où la confusion du plan transcendantal avec le plan empirique résulte

339
elle-même de l’ignorance du transcendantal, et par suite, d’une pensée qui opère
soit par entendement, soit par imagination. Cet usage disjoint des facultés, et
l’ignorance de l’activité transcendantale, finissent par inverser le rapport du
conditionné et du conditionnant. Dans les paralogismes, par exemple, on pose
que l’âme est une substance parce qu’elle est sujet, passant ainsi d’une propriété
logique à la position de la substance alors que la substance n’est que l’unification
permanente d’un nombre de données sensibles. Dans les antinomies, la
disjonction des facultés conduit à inclure la condition et l’inconditionné dans la
série conditionnée. Par exemple, en procédant uniquement par concepts, il
faudra poser des éléments indivisibles sous-jacents à la substance, alors qu’en
procédant uniquement par imagination, par donation sensible, il faudra poser la
divisibilité infinie de la substance. Seule l’approche transcendantale permet de
résoudre cette antinomie en montrant que la substance, en tant qu’aperception
du temps, est permanente et divisible à l’infini. Enfin, l’idéal de la raison et les
diverses preuves ontologiques consistent à procéder par concepts ou à partir de
l’organisation visible du monde pour poser l’existence de Dieu. Dans les deux
cas, on ne voit pas que l’existence n’est que la structuration du sensible, et par
suite, ne peut être connaissable que ce qui se donne dans une telle structuration :
ni le concept ni les images à elles seules ne peuvent se dépasser dans la position
d’un existant, dans la mesure où n’existe que ce qui se produit simultanément
comme un concept lié à une image. Une dernière erreur, surnuméraire, consiste
dans la spatialisation de ce que l’activité transcendantale a produit. Cette
spatialisation introduit la disjonction entre les facultés dans la mesure où l’on
prend l’objet comme ne relevant alors que de l’imagination et le concept comme
ne relevant que de l’entendement, aboutissant ainsi à l’opposition entre le
subjectif et l’objectif, l’intelligible et le sensible, etc. En effet, lorsqu’on pose, par
exemple, que le cinabre existe en soi, on croit alors le saisir uniquement par nos
sens et que le concept de cinabre ne viendrait que par la suite. Le monde et
l’objectivité semblent alors exister sans le sujet, le sujet ne faisant alors que les
découvrir, ce qui nous mène à tout genre de difficultés, comme la possibilité de
connaître un tel monde, pourquoi ses lois sont universelles alors que les cas
particuliers ne peuvent prétendre à l’universalité, etc. Seule la position
transcendantale nous permet de voir que le sujet ne connaît que ce qu’il a lui-
même mis dans l’expérience, la co-naissance étant une genèse simultanée du
concept et de l’expérience et non pas la pensée d’une expérience trouvée comme
déjà-là.

340
Hegel : le retrait vers l’implicite

Problème : du sujet transcendantal au sujet absolu


Le système kantien est le système qui permet à la connaissance d’atteindre
une conscience de soi, c’est-à-dire de savoir comment la connaissance est
possible. En effet, la perspective transcendantale rend compréhensible la nature
des objets mathématiques, la possibilité de la physique, mais aussi comment notre
expérience sensible, et particulière, peut atteindre l’universalité. L’objectivité est
ainsi rendue transparente grâce aux conditions transcendantales, il reste
néanmoins que ces conditions elles-mêmes ne peuvent être connues comme
objet puisque toute connaissance objective requiert les opérations des différentes
structures transcendantales. Or, si le sujet transcendantal n’est pas connaissable
objectivement, cela ouvre soit sur l’arbitraire – les structures transcendantales ne
s’obtenant que par une narration anthropologique des faits de la raison1 –, soit
sur une répétition tautologique, au niveau transcendantal, de ce qui se donne dans
l’expérience empirique – les structures transcendantales ne consistant alors que
dans la répétition stérile de l’expérience empirique elle-même2. Pour résoudre
cette difficulté, Hegel devra par suite tenir deux positions qui semblent
contradictoires : avec le criticisme, il faut poser que l’unité et la donation de
l’objet sont conditionnées par le sujet, et contre le criticisme que ces conditions
se donnent elles-mêmes comme objets. En effet, l’ambition de connaître
objectivement les conditions de l’expérience se heurte à la difficulté de la
régression infinie puisque, si l’on pose telles conditions comme des objets, alors
il nous faudra chercher les conditions qui les constituent elles-mêmes comme des
objectivités, puis les conditions qui constituent ces dernières en objets, et ainsi
de suite. Le criticisme arrivait à éviter cette difficulté dans la mesure où le sujet
transcendantal était la condition inconditionnée de l’expérience, et de tout objet,
sans être lui-même objectif, ni connaissable comme un objet. La solution à ce
problème donnera la forme générale de l’absolutisme hégélien : d’une part, la
série des conditions devra se boucler en un cercle totalisant toute l’expérience

1 « Mais pour le reste, la manière narrative de Kant […] fournit à coup sûr une occasion de prendre
les matériaux de son histoire de la connaissance (sentiment, temps et espace, imagination,
entendement, et enfin raison) comme situés les uns en face des autres de façon tout à fait
contingente. » G.W.F. HEGEL, Recension des œuvres de F.H. Jacobi, Paris, Vrin, 1976, trad. A. Doz,
p. 29.
2 « Contrairement à ce que croyait Kant, il [le transcendantal] ne peut pas être induit des formes
empiriques ordinaires telles qu’elles apparaissent sous la détermination du sens commun. » G.
DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 186.

341
humaine, de sorte à ce que la dernière condition soit la condition du premier
objet ; d’autre part, il faudra que chaque moment du cercle exhibe des conditions
qui, par rapport à leurs objets, ne sont pas connues objectivement, et donc jouent
le rôle d’un transcendantal, mais qui deviennent connues objectivement au
moment suivant, dépassant ainsi les limitations de la conception du
transcendantal dans le criticisme1. Ce cercle du savoir, où tous les objets possibles
et toutes les conditions sont connus objectivement, est celui du savoir absolu,
donc, la prise de conscience par le sujet qu’il est la condition de toute réalité, mais
aussi qu’il se connaît lui-même comme étant toute réalité, ou sujet absolu.
L’absoluité du sujet hégélien proviendrait de plus du fait que, contrairement au
sujet transcendantal, le sujet absolu n’aura plus besoin de la chose en soi, de cette
matière irréductible aux structures transcendantales. En effet, si le
transcendantalisme a accompli une percée vers l’unité du sujet et de l’objet, en
montrant comment la catégorie résulte d’un travail du sujet transcendantal qui
pose l’objet, il reste que la chose en soi se pose comme une matière irréductible
à laquelle le sujet transcendantal ne fait que donner forme. L’identité du sujet et
de l’objet, de l’idéel et du réel, n’est donc pas parfaite. Le cercle du savoir absolu
devra aussi résoudre ce problème en montrant comment l’être pur est aussi le
corrélat d’une pensée.

Reconstruction de l’ontologie hégélienne

La logique du tiers exclu


Nous résumons dans ce qui suit la logique ontologique de Hegel telle qu’il l’a
exposée dans La différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling2. Dans le
cinquième paragraphe, Hegel montre que le penser pur saisit le principe d’identité
« A est A » comme une unité abstraite et exempte de toute opposition. Mais, si
l’on y réfléchit, le principe d’identité couve en fait une contradiction, le premier
A étant sujet alors que le second A est prédicat. Par suite, pour pouvoir dire que
« A est A », il faut présupposer que « A n’est pas A », l’identité ne pouvant ainsi
se poser que sur fond de contradiction dans la mesure où, pour pouvoir penser
l’identité de A à lui-même, il faut faire abstraction du fait que A diffère de lui-
même dans les deux moments qui posent son identité. Inversement, « A n’est pas
A », revient à poser que « A est non-A », et donc le principe de contradiction
requiert le principe d’identité pour pouvoir lier A à son opposé non-A. « A est
non-A » est l’expression du principe de raison puisque donner la raison de
quelque chose revient à ajouter à l’être de A celui de non-A, donc de B en tant

1 R. PIPPIN, « Hegel Phenomenological Criticism », Man and World, n° 8, 1975, pp. 296-314.
2 G. W. F. HEGEL, Premières publications : Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling / Foi
et Savoir, M. Méry (trad.), 2e éd., Paris, Éditions Ophrys, 1964, p. 97-101 ; « Principe d’une
philosophie sous forme d’une proposition fondamentale absolue ».

342
que raison ou cause de A. Le principe d’identité s’inverse ainsi dans le principe
de raison, de même que le principe de raison passe dans le principe d’identité :
« A est A » exprime explicitement l’identité et implicitement que « A est non-A »,
« A est non-A » exprime explicitement l’opposition et implicitement l’identité des
opposés. Si l’entendement maintient ces deux principes séparés, et ne voit que
de l’identique dans le principe d’identité tout aussi bien que dans celui de la
raison, la raison spéculative, par contre, voit que chacun de ces principes
enveloppe la contradiction et l’identité, et que chaque principe passe dans son
autre.
Le savoir absolu, donc le savoir qui n’exclut rien de lui-même, ne reposera
ainsi ni sur l’identité, ni sur la contradiction, mais sur le passage de l’un dans
l’autre : si, par exemple, on pose que le sujet est identique à l’objet, comme
lorsqu’on pose que le concept est identique à la chose dont il est le concept – on
dit table de la table –, alors on exclut la différence du sujet et de l’objet, ou du
concept et de la chose ; si par contre on se focalise sur la différence du sujet et
de l’objet, du concept et de la chose, on exclut alors leur identité. Pour dépasser
ces deux alternatives unilatérales, il faut donc poser l’identité de l’identité et de la
contradiction, identifier donc « A est A » et « A est non-A », et par suite poser
que « A n’est pas non-A ». Cela veut dire, par exemple, que pour que le sujet soit
identique à soi, moment de l’identité, il faut qu’il pose de lui-même un autre que
soi, moment de la contradiction, pour revenir en lui-même depuis cette
opposition, montrant ainsi que, ce à quoi il s’était opposé, l’objet, n’est qu’un
autre soi-même. Par suite, la proposition fondamentale absolue, qui va contracter
le savoir absolu, consistera dans l’antinomie en tant que contradiction qui se
supprime elle-même, donc, dans le principe du tiers exclu. Cela veut dire que,
pour qu’un être existe, quel que soit cet être, il ne suffit pas qu’il ait un concept,
ou qu’il ait une présence dans le monde, un être-là qui correspond au concept, il
faut de plus qu’il nie activement tous les autres êtres qui partagent le même
concept. C’est le tiers exclu qui permet ainsi le passage de l’identité à l’existence,
de la logique formelle à la logique proprement ontologique1. C’est donc
uniquement en exhibant la structure ontologique de chaque objet, comme
exprimée dans la formule du tiers exclu, que l’objet lui-même montrera sa
structure de sujet et que le sujet pourra se contempler comme soi-même dans cet
objet – moment de l’intuition philosophique où l’idéel et le réel sont unifiés2.

1 G. DELEUZE, « La voix de Gilles Deleuze : 03/05/1983-2 », s. d. (en ligne : http://www2.univ-


paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=243 ; consulté le 30 juin 2014)
2 G.W.F. HEGEL, Premières publications : Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling / Foi
et Savoir, op. cit., p. 102.

343
Conscience
La conscience, dans sa forme la plus générale, consiste dans l’opposition du
sujet et de l’objet. Dans la mesure où, dans cette figure de l’esprit, l’opposition et
la scission sont d’abord posées, le mouvement dialectique visera à rétablir l’unité
perdue, donc à poser l’identité du sujet et de l’objet.

I. La certitude sensible

La certitude sensible est une figure du savoir qui pose l’expérience comme le
réel lui-même, réel qui se donne d’emblée dans toute sa richesse. La seule
énonciation adéquate pour exprimer une telle richesse est l’exclamation « c’est ! ».
En effet, toute élaboration conceptuelle serait trop abstraite et perdrait la
singularité et l’étendue de l’expérience vécue. « Être » serait ainsi la saisie en
compréhension de ce qui se donne à nous en extension comme richesse infinie.
Or, ce concept est le plus pauvre, le moins élaboré et donc à l’extension la plus
variée correspond la compréhension la plus pauvre. L’entendement et
l’imagination ont ainsi un rapport inverse : l’infini qui se donne par l’imagination
correspondant au concept vide qui se donne par l’entendement. Nous verrons,
avec la figure du savoir absolu qui clôt le cercle hégélien, que cette conception de
l’Être résulte, en fait, de la négation de la pensée, une négation qui implique la
position de la richesse sensible.
Pour le moment, la certitude sensible, qui apparaît d’abord comme immédiate
et n’ayant besoin d’aucune médiation, s’avère être, à la réflexion, médiatisée. En
effet, pour qu’il y ait certitude sensible, il faut bien qu’un objet se donne à un
sujet, il faut bien que quelqu’un sente quelque chose1. La seule expression
adéquate que le sujet peut alors fournir concernant son expérience intime sera de
dire « ceci », donc de donner un nom propre à ce qu’il ressent : mon chat Médor2.
Or, dans la mesure où tout ceci ne peut s’expérimenter que dans l’ici-maintenant,
dire « ici-maintenant » de son expérience ne revient, au fond, qu’à dire l’universel
pendant qu’on vise le singulier. En d’autres termes, le nom propre doit se
compléter par un indexe pointé vers l’expérience singulière pour qu’il acquière
sons sens : l’expérience de mon chat Médor diffère d’un autre chat qui s’appelle
Médor. Mais, dans la mesure où tout sujet a son ici-maintenant – mon vécu, et le
temps que j’ai passé avec Médor, diffèrent de l’expérience d’un autre –, on passe
ainsi de la certitude que l’expérience est partageable à la relativité des expériences,
chacun vivant une expérience suivant son lieu, et son passé, voir sa culture. Pour
sortir de l’abstraction, et de la relativité, et se maintenir dans la certitude sensible,
on peut alors se renfermer sur soi, être sûr de l’ici-maintenant où nous sommes,

1G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Aubier, 1991, trad. J.-P. Lefebvre, pp. 92-93.
2H.S. HARRIS, Hegel’s ladder: the pilgrimage of reason, 2 vol., Indianapolis, Hackett Publishing
Company, 1997, p. 209.

344
et de l’expérience que nous avons. Or, même dans cette fermeture, toute tentative
de dire notre expérience s’avère impossible : dès que nous voulons dire
« maintenant » le maintenant est déjà passé, et par suite le maintenant pensé
diffère du maintenant visé. Il reste que ces deux maintenant sont tous deux dans
le maintenant, et donc le maintenant s’avère être un universel concret qui se
différencie en un maintenant pensé, suivant la polarité compréhensive, et en un
maintenant existant, suivant la polarité extensive. La même dialectique s’applique
à l’ici. La connaissance qui résulte d’une telle intuition de l’ici-maintenant, donc
de l’espace-temps, consiste dans un système de coordonnées : on saura où se
trouve un point dans l’espace en montrant qu’il n’est pas un autre point, les
coordonnées de tel point n’étant pas celles d’un autre point – « A n’est pas non-
A ». Pour pouvoir avoir un système objectif de désignations, il faut donc
construire des séries comparatives : séries de couleurs, coordonnées
spatiotemporelles, série d’expériences d’hôtels, de qualités de chats, etc. On voit
ainsi que lorsque le sujet complète son expérience sensible par le nom, donc du
côté de l’entendement, il n’arrive qu’à saisir l’universel abstrait, par contre,
lorsqu’il complète l’expérience sensible par le sentiment intime, donc du côté de
l’imagination, il ne fait que tomber dans la relativité, et par suite, seul un retrait
du sujet depuis l’objet, c’est-à-dire seule la corrélation de l’objet à un autre objet,
et non plus au sujet, permet d’exhiber la structure subjective de l’objet, c’est-à-
dire le mouvement d’autodifférenciation, structure qu’exprime le tiers exclu.
C’est donc l’échec de l’entendement, « A est A », et de l’imagination, « A est B »,
qui ouvre sur l’intuition, « A n’est pas non-A », intuition qui consiste dans
l’identité du sujet et de l’objet, de l’entendement et de l’imagination. On voit ainsi
que c’est la négation de l’identité explicite sujet-objet qui pose l’identité implicite
sujet-objet. En d’autres termes, il ne faut pas que le sujet soit présent
explicitement, en personne, ou par l’un de ses avatars (concept, sentiment), pour
que l’objet se manifeste lui-même, et dans sa manière d’être, comme un sujet.

II. La perception

Le passage à la perception se fera par une réification, un saut dialectique, où


la mouvance ouverte et infinie des séries de singularités s’autodifférenciant va
être posée comme une unité regroupant un nombre de singularités déterminées.
Le sel, par exemple, ne sera plus pris comme appartenant à la série des
condiments, mais comme une chose regroupant le fait d’être amère, cubique et
blanche. Percevoir consistera par suite à saisir l’unité sous la diversité sensible,
contrairement à la désignation qui ne faisait que pointer vers l’expérience
sensible, et le savoir attenant à la perception consistera à définir et non plus
simplement à nommer. Dans la mesure où la chose perçue contient déjà en elle-
même le principe unifiant, donc l’activité de l’entendement posée comme objet,
et contient la diversité sensible, donc la donation de l’imagination, la chose peut
se présenter alors immédiatement à l’intuition comme unité de l’idéel et du réel.
C’est dans cette mesure que la conscience croit qu’il suffirait de voir la chose

345
pour la comprendre, donc pour saisir et son côté sensible, et son côté intelligible,
toute erreur d’appréciation tombant alors dans la conscience et jamais dans la
chose1.
Or, la conscience va vite se heurter à la dialectique de la chose perçue et
réaliser qu’il est en effet impossible de saisir immédiatement les deux côtés de la
chose2. En effet, dans la perception objective, soit on arrive à saisir l’unité en
compréhension, soit la diversité en extension, dans la mesure où, si nous sommes
convaincus qu’il y a du sel sur la table, il reste que, pour nous en assurer – ce sel
pourrait être du sucre –, il faudra le goûter et donc le détruire. On voit ainsi que
soit on accède en compréhension à l’unité, à ce qu’est cette chose sur la table,
mais au prix de la perdre, soit on a la chose bien présente en extension, mais on
n’arrive pas à savoir ce qu’elle est. L’entendement et l’imagination n’arrivent pas
ainsi à travailler de concert, c’est soit l’un soit l’autre qui saisit la chose3. Dans la
perception subjective, on inverse la donne en divisant la chose et cela en
distribuant l’unité intelligible et la diversité sensible sur le sujet et l’objet. On dira
alors que l’unité est réelle et n’apparaît comme diverse que pour le sujet
percevant, mais, dans ce cas, toutes les choses se confondent en une chose unique
puisque, ce qui distingue les choses, ce sont bien leurs propriétés sensibles – le
sel sera sucré pour le requin et le sucre salé pour le chien, et donc le sel peut être
du sucre et inversement4. Si, par contre, on pose que c’est le sujet qui unifie la
diversité sensible, alors la chose devient une construction mentale et se perd en
tant qu’unité réelle de la diversité sensible. Si, enfin, on considère que le sujet
n’est pas le principe qui unifie les sensations, mais plutôt celui qui découpe des
enveloppes dans un continuum sensitif de matières5, dans ce cas l’essence de la
chose s’identifie à son apparence, l’unité se réduit à l’ensemble des propriétés et
ne consiste plus en quelque chose de sous-jacent qui les tiendrait ensemble – par
exemple, un sel artificiel serait l’équivalent du sel naturel si par l’artifice on arrive
à produire les mêmes propriétés qu’exhibe le sel naturel. Mais dans ce cas, on
perd encore une fois l’unité plongée dans la diversité sensible, c’est-à-dire la
substance qui assemble et produit ses propriétés depuis elle-même. Or, si l’on
veut maintenir qu’existent des substances naturelles, et dans la mesure où, en
droit, toute manifestation de la substance en une propriété sensible peut être
artificiellement produite, alors il faut poser une propriété cachée qui
caractériserait la substance authentique – le sel naturel sera toujours meilleur que
le sel artificiel à cause d’un je ne sais quoi6. Or, une telle propriété secrète serait
inessentielle puisqu’à jamais inconnaissable, et par suite la chose n’arrive pas à se
renfermer sur elle-même, à enfoncer dans ses profondeurs une puissance
magique qui en serait la source. L’essence de la chose serait ainsi de se relier à

1 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., p. 44.


2 H.S. HARRIS, Hegel’s ladder: the pilgrimage of reason, op. cit., pp. 244-253.
3 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., pp. 44-45.
4 Ibid., p. 48.
5 Ibid., p. 55.
6 Ibid., p. 57.

346
une autre chose, le diamant n’étant dur que parce qu’il raie la pierre, la propriété
d’une chose n’étant ainsi obtenue que dans une série de rapports avec les autres
choses1.
On voit ainsi que la vérité de la chose perçue n’est ni dans la relation des
propriétés à l’unité, comme dans la perception objective, ni dans la relation de la
chose au sujet percevant, comme dans la perception subjective, mais dans la saisie
posant que l’en soi de la chose est sa relation à une autre chose – « A n’est pas
non-A ». Suivant la logique de l’implicite, nous soulignerons que la perception
objective est sous la polarité extensive, la perception subjective sous la polarité
compréhensive, sachant que ces deux modes incluent un rapport de
l’entendement à l’imagination. L’intuition sera obtenue dans l’identité de l’en-soi
et du pour-un-autre, la négation réelle d’une chose par une autre posant son
essence, et par suite, le rapport qu’observe l’imagination s’institue comme
l’essence que postulait l’entendement. En cela, toute définition d’une chose
implique la définition d’une autre chose, et cela à l’infini, le plan des choses
apparaissant comme un réseau de choses qui se déterminent réciproquement les
uns les autres.

III. La force et le phénomène

Le passage à l’entendement se fait par la réification du rapport entre la chose


et la communauté des choses, le tout est ainsi posé comme un objet, la force,
alors que toutes les choses perçues ne sont plus que des phénomènes qui
manifestent cette force. De la perception et de la définition de la chose, on passe
ainsi à la compréhension et à l’explication du monde en tant que chaque
phénomène du monde manifeste un rapport de forces – le sel ne sera plus ainsi
un condiment, ni la chose ayant des propriétés, mais un équilibre entre les acides
et les bases. L’imagination devient ainsi entendement lorsque la conscience pose
une réalité suprasensible, la force – ou l’universel inconditionné2 –, qui serait la
cause du monde sensible. L’entendement, au sens que Hegel donne à ce terme
dans cette section, serait ainsi ce qui nous permet de saisir l’intériorité du monde,
ce qui se cache derrière le voile des phénomènes.
La conscience explicative va croire qu’il suffit de poser une telle réalité
suprasensible pour pouvoir expliquer le phénomène, mais elle va vite se heurter
à la dialectique de la force et de l’entendement. Dans un premier temps,
l’entendement pose que la force se manifeste directement dans le phénomène –
le bleu est une vibration de la fréquence lumineuse. Or, après réflexion, si le
phénomène n’est qu’apparence, donc une non-réalité, alors le réel, qu’est la force,
se manifesterait dans l’irréalité3. Une tentative, pour surmonter cette
contradiction, consiste alors à poser que la force agit sur une autre force, disons

1 Ibid., p. 59.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 72.

347
la force vitale, pour produire le phénomène – la lumière agit sur les nerfs pour
produire le bleu comme phénomène. Or, dans ce cas, force et phénomène se
séparent et se distribuent suivant la polarité de l’idéalité et de la réalité : si l’on
pose que le phénomène est le réel, alors que la force, ou le monde suprasensible,
n’est qu’une construction mentale de l’entendement, il s’ensuit que ce monde
suprasensible se videra puisqu’il ne contiendrait plus rien de phénoménal ou de
réel; si par contre on pose que la force est réelle, alors que les phénomènes ne
sont que des effets mentaux de la force, il s’ensuit que la réalité deviendra
inaccessible et inconnaissable, une chose en soi, puisque nous n’avons accès et
ne connaissons que les phénomènes1. On voit ainsi, suivant une logique de
l’implicite, comment on alterne entre la polarité compréhensive et la polarité
extensive, l’entendement et l’imagination n’arrivant pas à travailler de concert.
Pour sortir de cette confusion, l’entendement ne relie plus la force au phénomène
ni la force au sujet, mais relie un phénomène à un autre phénomène en
construisant une loi de la nature. L’objectivité des phénomènes ne serait ainsi que
leur rapport, l’entendement ne faisant qu’exprimer ce qu’observe l’imagination,
moment de l’intuition et de la saisie objective de la nature du phénomène2.
Or, la loi, dans son abstraction, se heurte toujours à la particularité des
phénomènes observés, ce qui multiplie et affine les lois d’une part3, et nous
pousse à chercher la loi des lois d’autre part. Ces lois suprêmes seraient les lois
de l’entendement, donc la loi de différence – « les contraires s’attirent, les
identiques se repoussent » –, la loi de l’identité – « une chose a une différence
constante par rapport aux autres » –, et la loi de l’infini – « l’identité se différencie
et abolit les différences »4. Ces lois nous montrent alors que lorsque nous
expliquons un phénomène, comme le magnétisme par exemple, on peut procéder
à une inversion nominale, le pôle sud pouvant tout aussi bien s’appeler le pôle
nord, sans que cela entame notre compréhension du phénomène. Or, cette
inversion devient effective lorsque nous comprenons que, quel que soit le nom
donné à l’un des opposés, l’opposé est en lui-même l’inverse de lui-même. En
effet, le pôle nord de l’aiguille qui pointe vers le Nord terrestre est en effet un
pôle sud, vu qu’il est attiré vers le Nord, et donc, ce qui apparaît comme pôle
nord pour nous est en soi pôle sud. Tout le monde phénoménal s’inverse alors
dans son opposé, le goût sucré sera amer, la lumière sera obscurité, etc., dans la
mesure où pour qu’une chose se manifeste comme A il faut qu’elle soit en soi B.
Or, ce monde inversé des profondeurs n’a pas lieu d’être puisque, si l’en soi du
pôle nord est en fait le pôle sud, alors l’en soi du pôle nord n’est autre que le pôle
sud qui se trouve à l’autre bout de l’aiguille, présent là devant nous. L’en soi d’un
phénomène n’est qu’un autre phénomène, de même que l’en soi du monde n’est
que le monde lui-même5. Le monde apparaît ainsi comme un mouvement infini

1 Ibid., pp. 74-76.


2 Ibid., pp. 77-78.
3 Ibid., pp. 79-84.
4 Ibid., pp. 87-88.
5 Ibid., pp. 89-93.

348
posant son autre comme autre pour s’y identifier et s’y opposer à nouveau : la
matière va produire l’intelligence, s’y opposer, puis se révéler comme identique à
l’intelligence, et inversement, l’intelligence va produire une matière, s’y opposer,
puis s’y retrouver. Le monde, se manifestant à l’entendement comme
mouvement infini, fait ainsi face à l’infini de l’intelligence, et par suite, la
compréhension véritable de la nature du monde s’avère être le rapport de l’infini
à l’infini, donc la contemplation que l’unique réalité est l’infini lui-même, comme
mouvement se différenciant et se récupérant1. Tel est le moment de l’intuition
où il faut retirer l’esprit, et ses avatars (force, entendement), de l’objet pour que
l’objet exhibe sa structure spirituelle.

Tableau récapitulatif de la conscience

Certitude sensible Perception Force et entendement


a) Sensibilité objective a) Perception objective a) Lois de la nature
Nom – Singulier. Unité positive – Propriété Force – Phénomène.
universelle.
Unité négative – Propriété [Force1 – Force2] –
déterminée. Phénomène.
Unité singulière – Propriété Phénomène–Phénomène.
spécifique.
b) Sensibilité subjective b) Perception subjective b) Lois de l’entendement
Conscience – Singulier. Unité réelle – Propriété idéelle. Loi de l’identité.

Unité idéelle – Propriété réelle. Loi de la différence.

Enveloppe – Matières Loi de l’infini.


c) Sensibilité concrète c) Perception objective c) L’infini
Singulier – Singulier. Unité indépendante – Inversion nominale.
Propriété inessentielle.
Unité relationnelle – Propriété Inversion concrète.
essentielle.
Chose – Chose Infini – Infini.

Ce tableau montre les trois moments du mouvement dialectique, le moment


a) consistant dans le moment de l’abstraction de l’entendement, le moment b)
dans celui du relativisme de l’imagination, et le moment c) dans celui de la
connaissance objective du réel par l’intuition. Nous noterons que, dans la figure
du savoir qu’est la conscience, nous avons cinq stases, donc cinq moments où
l’on accède à l’intuition et à la saisie objectives d’un être donné. Ces cinq stases
consistent, comme on a vu, dans le retrait du sujet depuis l’explication. En
d’autres termes, il faut que le sujet soit implicite pour que l’objet exhibe, à même
soi, la mouvance subjective et spirituelle de l’autodifférenciation. Ainsi, c’est

1 Ibid., pp. 93-94.

349
uniquement la corrélation d’une singularité à une autre qui nous donne une
connaissance objective de l’espace-temps ; qu’une mise en rapport des choses qui
permet d’en déterminer les propriétés ; qu’un rapport de phénomènes qui permet
de déterminer d’une manière objective la force ; qu’un rapport de l’identité et de
la différence qui permet de décrire la loi de toute pensée comme on l’a vu avec
le principe du tiers exclu ; et enfin qu’un rapport de l’infini, comme sujet, à
l’infini, comme objet, qui permet d’accéder à une compréhension de la réalité et
de toute réalité en tant que telle. Par contre, si l’on relie la singularité sensible à
un nom, ou les propriétés à une unité sous-jacente, ou un phénomène à la force,
alors dans ces cas on est dans l’abstraction de l’entendement, le sujet se
présentant sous les avatars du nom, de l’unité, ou de la force comme instance
explicative. D’un autre côté, si l’on relie la singularité sensible au sentiment de
soi, ou les propriétés au sujet percevant, on tombe dans le relativisme des
sensations et des perceptions. On voit ainsi que pour qu’un être existe
objectivement en extension il faut qu’en compréhension nous saisissions son
concept dans la formule du tiers exclu. Par suite, la formule la plus générale de
connaissance chez Hegel sera : [O Ë S] ­¯ [O º S]. À lire, lorsque l’objet exclut
le sujet en compréhension, alors l’objet se manifeste comme identique au sujet
en extension. Pour la structure ontologique des objets sensibles, la structure
générale sera la suivante : [A=A et A ¹ A] ­¯ A]. À lire, une identité A, saisie en
compréhension ou en extension, ne peut exister que si son corrélat, extensif ou
compréhensif, A, nie un autre A. La formule contractée peut s’écrire, suivant le
tiers exclu, comme suit : [[A ¹ ¬A]] ­¯ A. À lire, A n’est pas non A, en extension
ou en compréhension, suivant le plan ontologique, pose A, par exemple, il faut
que le tiers exclu se saisisse en compréhension pour qu’existe le point
spatiotemporel en extension, mais il faut nier la chose en extension pour obtenir
son concept, ses propriétés, en compréhension, pour la chose.

Conscience de soi
La conscience de soi se caractérise par la différenciation du non-différenciable
et de l’identification des différences, et par suite, aucun objet subsistant ne peut
lui faire face, tout objet n’étant qu’un phénomène pour la conscience de soi1. La
conscience de soi aura alors un problème inverse que celui de la conscience : au
lieu de partir de la certitude, qui oppose le sujet à l’objet, en vue d’atteindre la
vérité dans leur union, la conscience de soi part de la vérité de l’union du sujet et
de l’objet, et vise à atteindre la certitude de cette union en essayant de trouver un
objet qui puisse y correspondre. Le drame de la conscience de soi sera ainsi
d’arriver à se sentir et se connaître comme conscience de soi.

1 Ibid., p. 99.

350
I. Le Je, la Vie, le Genre

La première figure objective de la conscience de soi est la conscience de soi


individuelle, le Je1, qui se différencie d’elle-même et se retrouve dans l’objet en
tant que cet objet est son phénomène, l’objet n’étant rien en lui-même. Or, si
l’objet est tout à fait négatif, le Je ne se retrouve plus lui-même dans l’autre,
puisque cet autre n’est rien, et par suite redevient un Je pur, une conscience, et
non plus une conscience de soi. Par suite, pour que la conscience de soi puisse
se reconnaître dans l’objet il faut que l’objet soi lui-même une autre conscience
de soi, objet de désir dans lequel la conscience de soi peut se voir elle-même
comme un autre. Telle serait la figure de la conscience de soi en tant que pour
soi. La deuxième figure de la conscience de soi est la Vie2, la Vie étant l’infini en
soi, l’infini qui ne se connaît pas comme étant tel, qui par suite cherche à se
connaître, et donc à se donner un pour soi. Le premier moment de la Vie est
celui de la rotation de la Terre qui pose l’alternance du jour et de la nuit, horloge
et milieu universel, d’où surgissent toutes les formes vivantes comme autant de
différences évanouissantes3. Or, dans ce moment, la Vie est tout à fait simple et
n’arrive pas à se sentir elle-même, et par suite elle se divise dans l’opposition du
végétal et du minéral pour pouvoir se sentir. Mais, dans cette opposition, la vie
végétale ne fait que sentir le tout autre, le mort et non le vivant, se dissout et
revient à la Terre dans la décomposition. Ce deuxième moment se dépasse alors
dans un troisième, celui de la vie animale qui se scinde en deux sexes opposés,
scission qui est abolie dans l’orgasme, donnant aux individus sexués le sentiment
de la vie en tant que telle. La génération sera le mouvement de scission et de
retour en soi, mais un mouvement où le sentiment de soi de la vie n’est pas
subsistant, n’apparaissant que le temps d’un orgasme. Le dépassement de
l’unilatéralité de la conscience de soi individuelle, moment du pour soi, et de celle
de la Vie, moment de l’en soi, sera le Genre4, en tant que mouvement
d’autodifférenciation, conscient de lui-même, et qui arrive à subsister comme
objet. Le Genre a pour premier moment le Je pur de la pensée où toute pensée
est un acte de pensée tout en étant particulière. En tant qu’essence négative, le Je
pensant devient désir puisque, pour le désir, tout objet désiré ne fait que réfléchir
l’activité du désir – la viande n’est nourriture que pour le carnivore –, et par suite,
dans l’abolition de l’objet, le sujet désirant est satisfait en tant qu’il se retrouve
lui-même. Mais un tel cycle ne fait que se relancer, le sujet désirant n’arrivant pas
à atteindre la contemplation objective de soi puisqu’il ne peut se saisir soi-même
que dans la destruction de son objet. Ce qui conduit au troisième moment,
moment où le sujet pensant voit naître en lui le désir de nier l’autre tout en le
conservant. Cette négation subsistante est accomplie dans l’éducation et dans la
transmission du savoir ; dans l’amour, où la fluidité universelle de la vie sexuée

1 Ibid., pp. 102-104.


2 Ibid., pp. 105-109.
3 H.S. HARRIS, Hegel’s ladder: the pilgrimage of reason, op. cit., p. 322.
4 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., pp. 109-113.

351
se constitue en une unité des deux amants, le Genre étant ici l’unité vécue par
deux êtres comme une vie unique ; et enfin, l’esprit, où un Je, de par sa formation
spirituelle se reconnaît dans un autre Je qui est complètement indépendant de lui,
quoiqu’identique à lui.

II. La reconnaissance

Pour que la conscience de soi atteigne la certitude qu’elle est conscience de


soi, il faut que son objet fasse sur lui-même ce qu’elle exige de lui et donc se
comporte comme un autre, mais qui lui serait identique1 – par exemple, le
professeur ne peut éduquer l’élève que dans la mesure où ce dernier veut lui-
même se faire ce que le professeur veut lui faire2. Dans ce mouvement
réciproque, la conscience de soi arrive à la reconnaissance, donc à être pour soi
et en soi pour un autre. Le premier moment de ce rapport réciproque apparaît
dans le combat à mort3, où la conscience de soi, se prenant pour l’infini, se
constitue en entité singulière face à laquelle rien ne peut subsister. L’entité
singulière visera alors à abolir la Vie, étant donné que la Vie est la forme objectale
de l’infini, et cela pour obtenir la certitude qu’elle est pure conscience de soi, en
tant que détachée de tout objet, y inclut de sa propre forme objectale. L’issue du
combat est alors soit la personne qui refuse de se battre, et ainsi ne peut être
reconnue comme conscience de soi, soit le cadavre qui est pure négation, et non
pas négation qui conserve l’action sur soi de l’autre. Le deuxième moment est,
par suite, celui de la maîtrise et de la servitude4, figure de la scission où l’activité
est scindée – travail de l’esclave et jouissance du maître –, et de la reconnaissance
unilatérale, seul l’esclave faisant à l’encontre de soi ce qu’exige le maître, mais non
l’inverse. Le troisième moment, consiste dans l’autonomie et le travail5 où
l’esclave, par crainte du maître, arrive à se former et donner forme aux choses,
accédant ainsi, par son travail et son habileté, au sens propre des choses, et donc
à la manière dont elles fonctionnent, et ce en vue de satisfaire les exigences du
maître. Ainsi, c’est dans le travail, donc dans la négation retenue de l’objet, et ce
à cause de la crainte qu’inspire le maître, que la conscience de soi arrive à se
contempler dans l’objet de son travail.

III. Pensée et liberté

L’esclave saisit ainsi la conscience de soi, en tant qu’incarnée par le maître,


comme un objet, mais aussi, en tant qu’il est lui-même conscience de soi, il la

1 Ibid., pp. 114-116.


2 H.S. HARRIS, Hegel’s ladder: the pilgrimage of reason, op. cit., p. 350.
3 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., pp. 117-120.
4 Ibid., pp. 121-123.
5 Ibid., pp. 124-127.

352
saisit donc comme sujet, sujet qui de plus s’objective dans l’objet qu’il travaille et
qu’il comprend. Advient ainsi une nouvelle figure, celle du penser et de la liberté1,
dans la mesure où la conception et la compréhension d’une chose permet de la
saisir objectivement comme ce qu’elle est, mais aussi, permet au sujet connaissant
de se retrouver lui-même dans cet autre, donc d’être libre. Le premier moment
du penser libre sera le stoïcisme2. Le stoïcisme ne s’intéresse qu’au côté pensé
des choses et par suite il laisse libre la vie effective qui lui est indifférente. Cette
pensée, ne visant que l’élévation de l’âme, et en se coupant du réel, n’est en cela
qu’une pensée abstraite qui provoque l’ennui. Le deuxième moment est celui du
scepticisme3 qui se saisit de la puissance de la pensée pour détruire tout objet
subsistant et jouir ainsi de sa liberté vis-à-vis de toute position stable. Dans la
polémique, le sceptique montre que toute chose n’est qu’une différence
évanescente de pensée, se pose pourtant comme ce qui est stable en tant que
sujet qui produit ce mouvement, pour ensuite se détruire lui-même, se réduire à
la conscience animale, avant de se ressaisir comme conscience de soi universelle,
etc., produisant ainsi la confusion en toute chose. Le troisième moment est celui
de la conscience malheureuse4 qui rassemble en elle-même, et en tant que
conscience contradictoire, le moment de la conscience animale et celui de la
conscience universelle qui alternaient dans le scepticisme. Le premier moment
de la conscience malheureuse est celui où elle pose sa propre essence comme lui
étant étrangère5, l’immuable – moment de la conscience de soi universelle –, cette
essence immuable étant ce à quoi elle souhaite s’élever, alors qu’elle-même
s’identifie à la conscience de soi changeante et animale. Or, ce mouvement
d’élévation étant son propre fait, la conscience malheureuse le considère alors
comme nul, et ainsi, elle n’arrive plus ni à se satisfaire de sa vie ni à atteindre
l’immuable. Ce mouvement répété de douleur et d’élévation lui est conscient en
tant que présentant les deux faces de sa conscience redoublée. Par suite, la
conscience malheureuse réalise que l’immuable ne peut être présent que pour la
conscience singulière et le pose alors comme une autre conscience singulière qui,
elle, unit la singularité et l’immuabilité6. La singularité effective7 se présente
d’abord comme l’immuable incarné, l’événement, qui donc doit disparaître
comme toute singularité. La conscience malheureuse qui se reconnaît, tout en ne
se reconnaissant pas, dans cet autre absolu, est ferveur, puis, après la disparition
de l’immuable incarné, une quête désespérée du tombeau vide – les croisades.
L’échec de retrouver la singularité effective montre à la conscience malheureuse
que cette singularité n’est pas la vraie singularité de l’immuable, que sa vraie

1 Ibid., pp. 129-131.


2 Ibid., pp. 133-134.
3 Ibid., pp. 135-139.
4 Ibid., p. 140.
5 Ibid., pp. 142-143.
6 Ibid., pp. 143-145.
7 Ibid., pp. 148-150.

353
singularité est dans l’universalité1 de toute conscience qui aspire à l’immuable
dans ses pensées et s’applique à l’effectivité par son travail et ses capacités. Mais,
ces capacités ne sont elles-mêmes que des dons de l’immuable, et donc, en se
sentant elle-même, la conscience malheureuse ressent l’immuable, se remplissant
ainsi de fierté qui alterne avec un sentiment d’humilité vue que, sans les dons de
l’immuable, elle sait qu’elle ne serait rien. Dans la mesure où les capacités et le
travail proviennent eux-mêmes de l’immuable, il s’ensuit que c’est l’immuable qui
tend vers soi dans ces activités, étant dans chaque conscience singulière, et
s’applique sur soi, étant lui-même l’univers sanctifié et le travail qui le fait
fructifier. Or, c’est aussi la conscience de soi qui a pensé et qui a travaillé, et c’est
elle en rendant grâce qui se prive de sa propre autonomie2 – comme dans le
bénédicité. Dans le remerciement et le travail, la conscience de soi s’est
expérimentée comme effective et doit maintenant détruire cette effectivité, se
sacrifier3, pour ne pas s’opposer à l’immuable. Le sacrifice consistera d’abord
dans une négation immédiate4, la conscience malheureuse se niant dans la
mortification, l’inactivité, puis dans la négation de ses fonctions animales
conduisant à la reproduction d’une expérience de malheur et de misère. Dans la
mesure où la destruction de soi est médiatisée par sa propre pensée de
l’immuable, la conscience malheureuse doit aussi se déposséder et détruire son
acte de pensée. La négation médiate5 consistera alors à se remettre au médiateur,
le prêtre, qui prendra sur lui l’ordre et la décision, mais aussi la faute, donnera le
décret et délivrera ainsi la conscience de sa volonté, la dépossèdera, dans
l’aumône et le jeûne, de la jouissance, et dans le sermon incompréhensible, la
dépossèdera même de sa compréhension. D’un point de vue négatif, dans la
dépossession de soi, la conscience malheureuse devient la chose du médiateur
dépourvue de pensée et de volonté. Mais, positivement, en abandonnant
librement au médiateur ses pensées et ses actions, la conscience de soi
malheureuse s’abandonne ainsi à une autre conscience de soi, faisant advenir
dans ce rapport la volonté universelle, la conscience malheureuse donnant d’elle-
même l’autorité au médiateur qui lui-même est une conscience malheureuse, l’une
se reconnaissant dans l’autre, mais aussi saisissant l’immuable dans l’un et l’autre.
La négation absolue6 de la conscience de soi s’inverse ainsi en raison, la raison
étant l’universel et l’immuable que partagent les deux consciences de soi7.

1 Ibid., pp. 151-152.


2 Ibid., pp. 153-155.
3 Ibid., p. 155.
4 Ibid., p. 156.
5 Ibid., pp. 157-158.
6 Ibid., p. 160.
7 H.S. HARRIS, Hegel’s ladder: the pilgrimage of reason, op. cit., pp. 435-436.

354
Tableau récapitulatif de la conscience de soi

Conscience de soi Reconnaissance Pensée et liberté


a) Conscience de soi a) Le combat à mort a) Le stoïcisme
individuelle
Le Je abstrait. Conscience de soi et Vie. Abstraction de la pensée.
La destruction. Double combat. Indifférence à la Vie.
Le désir de l’autre. Personne et cadavre. Ennui.
b) La Vie b) Maître et esclave b) Le scepticisme
La Terre. Préservation de la vie. Fluidification des objets.
Le végétal. Conscience de soi scindée. Alternance des consciences.
Confusion.
L’animal. Reconnaissance unilatérale.
c) Le Genre c) Travail et sens propre c) La conscience
malheureuse
La pensée abstraite. Crainte. Essence étrangère.
La consommation. Travail et sens propre. Essence singulière.
L’éducation, l’amour, Autonomie. Sacrifice.
l’esprit.

Du point de vue d’une logique de l’implicite, on peut voir comment, dans un


premier temps, la conscience de soi identifie l’infini à un sujet ou à un objet, ce
qui conduit à la chute au niveau de la conscience et à la perte de l’infini. Ce
moment se place sous le signe de l’entendement, de l’abstraction idéelle, et du
principe d’identité. Le second moment consiste dans la reprise par la conscience
de soi de l’objet déchu qui se présentait à la conscience. Cette reprise polarise
alors l’infini et ouvre sur un jeu d’alternances. Ce moment se place sous le signe
de l’imagination, de la réalité unilatérale, et du principe de raison. Le troisième
moment consiste à mettre fin au cycle des alternances en retirant l’infini, c’est-à-
dire en n’identifiant l’infini ni au sujet ni à l’objet. C’est seulement dans ce retrait
que l’infini advient et existe en réalité. Ce moment se place sous le signe de
l’intuition, de l’effectivité, unissant l’en soi au pour soi.
On peut voir, dans la dialectique de la reconnaissance, que la conscience de
soi, qui s’identifie à l’infini, vise à détruire son côté objectal, la Vie, se livre au
combat à mort, ce qui la fait retomber dans l’abstraction de la personne ou du
cadavre. La conscience de soi va alors reprendre le cadavre pour le préserver en
tant qu’esclave, préservant ainsi la mort dans la vie. Mais, dans l’esclavage, l’infini
est scindé, moment de la polarisation entre le pur et l’impur, le travail et la
jouissance, etc. La sortie de cette scission se fait lorsque l’esclave prend
conscience de la puissance de fluidification, puissance qui est elle-même soumise
à la crainte du maître. Lorsque, dans la conscience de l’esclave, se rencontre son
infinité avec celle du maître, la puissance destructrice de l’esclave s’inverse en
puissance de donation de forme et de compréhension. C’est donc uniquement
dans le rapport vécu de l’infini à soi que l’infini est effectivement conscient de
lui-même et peut se réfléchir, et se reconnaître, dans le fruit de son travail. Ce

355
n’est donc pas en se posant soi-même comme infini qu’on l’est, mais uniquement
en incluant en soi, et dans sa conscience de soi finie, une opposition entre deux
infinis qu’on le devient.
Le mouvement dialectique de la pensée et de la liberté reprend le même
rythme. Dans le stoïcisme, la conscience de soi identifie l’infini au concept, à la
pensée abstraite, toute chose ne valant que du côté de la manière dont nous la
comprenons. Or, cette identification fait tomber la conscience de soi dans
l’abstraction et l’ennui opposant la pensée, d’une part, à la Vie effective, d’autre
part. Le scepticisme va reprendre cette opposition et scinder l’infini en le faisant
alterner entre une conscience universelle et une conscience animale. Ce vortex
sera dépassé par la conscience malheureuse, conscience qui présente elle-même
un moment d’identification de l’infini avec l’immuable, un moment d’alternance
entre l’humilité et la fierté, pour enfin se stabiliser dans le sacrifice. En effet,
l’infini n’est atteint que lorsque la conscience de soi se fait chose pour une autre
conscience de soi qui la fait être cette chose, mais aussi, qui se fait elle-même
comme une chose. L’immuable, ou l’infini, ne se présente ainsi objectivement
que lorsque la conscience de soi ne s’identifie plus elle-même à l’infini, ni ne se
met en rapport avec l’infini comme pensée, mais plutôt se met en rapport avec
une autre conscience de soi finie. C’est uniquement à ce moment que la
conscience de soi devient consciente que c’est elle qui pose le tout autre comme
un autre soi – le prêtre représentant l’immuable étant lui-même une conscience
de soi finie –, et donc soi-même comme étant tout autre, la conscience animale
coïncidant, et se différenciant, de la conscience universelle, moment de l’unité
dans la différence de la Vie et de la pensée, et par suite la mouvance de l’infini
lui-même.
Ce rythme était enfin déjà présent dans les figures de la conscience de soi que
sont la conscience de soi individuelle, la Vie, et le Genre. En effet, lorsque la
conscience de soi individuelle s’identifie à l’infini, plus aucun objet ne subsiste,
elle redevient conscience, et sa reprise par la conscience de soi requiert que son
objet soit objet de désir pour qu’il puisse subsister. De même, dans la Vie, le
moment abstrait est celui de la Terre, qui se scinde dans l’alternance entre la vie
végétale et minérale, avant de se stabiliser dans la vie animale. Enfin, c’est le
Genre comme pensée qui permet d’atteindre l’infini dans la différenciation du
savoir et la transformation de l’autre en un autre soi-même.
Nous soulignerons, sur un autre pan de l’analyse suivant la logique de
l’implicite, que le mode explicatif hégélien consiste à montrer que ce qui est sous-
jacent à une configuration de l’expérience humaine n’est autre que la mouvance
du concept de la conscience de soi. Par suite, le dégagement de la structure de la
conscience dans une figure donnée sera ce qui explique l’expérience. Donc, nous
pouvons dire que le savoir spéculatif en compréhension implique une certaine
expérience en extension, expérience qui inclut en elle et la pensée et l’étendue.
Hegel reprend ainsi le geste kantien et montre que la condition de l’expérience,
cette fois de l’expérience réelle, ne dépend ni de la conscience empirique, ni des
données sensibles, mais que l’une et l’autre, la sensibilité et l’entendement,
s’ordonnent et tiennent leur raison d’être de la pensée spéculative. La formule la

356
plus générale de ce rapport est donc que le spéculatif en compréhension implique
et explique l’expérience en extension : [S ¯­ E]. La formule générale de la
conscience de soi posera que l’infini ne se présente objectivement que lorsqu’une
conscience de soi en nie une autre en extension, sachant qu’aucune des deux ne
doit s’identifier à l’infini en compréhension : [(CsS¹Infini) ¹ (CsS ¹Infini)] ­¯
Infini.

La raison
La raison va être l’unité de la conscience et de la conscience de soi, donc elle
aura un objet subsistant, mais néanmoins un objet qui n’est que pour elle et dans
lequel elle se retrouve elle-même. En effet, dans la figure de la conscience
malheureuse, lorsque le médiateur annonce à la conscience singulière qu’elle a
bien renoncé à soi et que par suite elle est digne de recevoir l’immuable, il a
conscience en cela de l’unité de l’universalité et de la singularité et donc il a la
certitude d’être toute vérité. La conscience de soi récupère alors le tout de
l’effectivité et voit le monde comme un autre soi-même, atteignant en cela
l’idéalisme1. Immédiatement, la raison oublie le cheminement qui l’a menée à
l’idéalisme et pose l’identité Je = Je comme fondement de toute réalité : les
catégories transcendantales kantiennes montreront que l’objectivité est elle-
même une production du sujet2. Cet idéalisme, diffère de l’idéalisme hégélien qui,
lui, arrive à déduire ses diverses catégories, et donc, n’a besoin ni de la chose en
soi pour lui fournir un matériau, ni des schèmes pour médiatiser la relation entre
l’universel de l’aperception et la singularité sensible. La compréhension
spéculative de la raison montrera que la raison pose d’elle-même son autre et se
récupère depuis cet autre.

I. La raison observante

Dans la mesure où la raison oublie le chemin de sa propre genèse, elle


s’identifie au sujet pensant, au Je, et par suite s’oppose à la totalité du réel comme
une chose trouvée là. La raison vise alors à comprendre la réalité, à connaître
l’essence de toute chose, elle est raison observante3. Or, dans cette recherche, elle
ignore qu’en fait, c’est elle-même qu’elle cherche puisque pour la raison c’est la
raison elle-même qui est toute réalité et donc doit se retrouver même dans l’objet
soumis à l’observation. En cela, la raison est instinct de raison puisqu’elle se cherche
elle-même sans le savoir pendant qu’elle s’affaire à révéler l’essence des choses.
On voit ainsi comment l’identification de la raison au sujet en compréhension

1 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., pp. 162-173.


2 H.S. HARRIS, Hegel’s ladder: the pilgrimage of reason, op. cit., p. 462.
3 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., pp. 174-176.

357
implique le mouvement de recherche scientifique en extension puisque l’instinct
de raison pose un objet autre que la raison tout en étant convaincu qu’il doit être
conforme à la raison.

Observation de la Nature
Le premier moment de la raison observante est celui de l’observation de la
Nature1, moment qui postule que le sensible est la seule source de vérité, et par
suite, qu’il suffit d’observer pour saisir le vrai. La raison s’applique ainsi d’abord
à l’observation du monde sensible et croit que le concept n’est autre que la
singularité sensible. En cela, la raison n’aura qu’à décrire cette singularité2 pour
saisir le vrai et se retrouver elle-même dans la nature. Or, les singularités étant
éparses, multiples, et sans mouvement, le sujet observant doit fournir de lui-
même l’unité en usant de sa mémoire, mais s’épuise à le faire devant l’ampleur et
la diversité du sensible. Cet épuisement pousse le sujet à établir des caractères qui
auraient pour fonction d’expliquer une multiplicité donnée – comme la dent du
lion qui doit expliquer les autres caractéristiques du lion –, mais il faut alors
multiplier les caractères pour maîtriser la diversité, ce qui conduit à la confusion
– par exemple, c’est plutôt la griffe qui peut expliquer la forme de la dent. Dans
cette confusion, le sujet observant fait l’expérience du passage des déterminités
les unes dans les autres et pose la loi3 qui met en relation les déterminités comme
l’en soi des choses sensibles – la pierre tombe non parce qu’on l’observe, mais
parce qu’elle a en soi un rapport à la terre qui se manifeste dans la chute. Ne
pouvant vérifier la loi sur tous les cas sensibles, l’évolution des lois ira vers une
abstraction de plus en plus élevée, la loi mettant en relation des termes relatifs
l’un pour l’autre qui n’existent pas en tant que tels dans la réalité – les matières
non sensibles – puisque leur coexistence les neutralise – l’électricité positive et
négative explique le courant électrique, mais leur coexistence neutralise la charge.
On voit ainsi que l’essence du sensible s’avère être les matières non sensibles, et par
suite le monde physique se manifeste comme un monde intelligible soumis à des
lois que lorsque la raison se retire : le sensible n’est pas intelligible en lui-même,
mais devient intelligible lorsque la raison développe le concept d’une sensibilité
intelligible. Par suite, c’est lorsque nous saisissons le concept comme absolument
différent du sensible, en compréhension, que cette saisie implique la position de
l’objet sensible comme identique au concept, en extension : [S ¹ C ­¯ S = C].
La loi de la nature met en relation deux concepts en compréhension, et c’est cela
qui permet d’expliquer l’extension sensible : [C® C ¯ S].
La réification de cette sensibilité intelligible donne le concept libre enfoncé
dans le sensible, l’organique4, qui consiste dans la fluidité, la subsistance et l’unité

1 Ibid., p. 177.
2 Ibid., pp. 178-182.
3 Ibid., pp. 183-189.
4 Ibid., p. 189.

358
de ses différences – c’est la même vie qui produit les organes et tous les aspects
du vivant. Avec la vie, le concept s’autodifférenciant est donc bien présent dans
la nature. Mais, la raison observante n’arrive pas à reconnaître la vie comme étant
le mouvement de la raison dans la forme de l’en soi, et donc va gâcher son objet
en voulant le soumettre aux lois de l’observation. Ainsi, la raison observante va
scinder son objet en des couples d’opposés pour pouvoir l’expliquer d’une
manière causale. Un premier couple d’opposés pose une relation d’influence
entre le milieu et l’individu, mais une telle explication est pauvre et contingente : ni
on ne peut expliquer l’animal par les éléments1 – les mêmes conditions pouvant
produire divers organismes – ; ni par une cause externe, comme un but
particulier2, telle nourriture par exemple, puisque l’animal est l’union de la cause
et de l’effet, ayant soi-même pour but dans les buts qu’il se donne ; ni comme le
produit d’une intelligence divine3, puisque la vie est elle-même la raison dans la
forme de l’en soi. Un deuxième couple d’opposés sera celui de la vie qui s’oppose
à l’organisme comme un intérieur qui s’oppose à un extérieur. Mais, là aussi, il est
impossible d’établir un lien causal entre, disons les nerfs, la structure externe, et
l’âme sensitive, la raison interne de cette structure, cette dernière n’étant pas
observable. De même, la vie posant toutes les propriétés du vivant en un même
mouvement, toute tentative de relier les propriétés organiques4 entre elles échoue
puisque les déterminités vivantes sont co-déterminées – il n’y a pas de sensibilité
sans irritabilité et donc on ne peut pas dire que l’une est cause de l’autre. On voit
ainsi qu’il est impossible d’inclure la vie comme un moment de l’observation, et
par suite la seule étude possible du vivant est celle du cadavre, donc des structures
organiques d’où s’est retirée la vie. C’est donc le rapport des structures sensibles
en compréhension qui permet d’expliquer la vie, donc le concept en extension :
[S®S ¯ C]. Un dernier couple d’opposés essaie d’expliquer la vie par un lien
causal entre la vie universelle et le milieu inorganique5, tentative qui échoue puisque
le vivant est un pour soi qui module les données inorganiques, mais aussi, en tant
que vivant, ne peut se réduire au nombre, à une sorte de code génétique avant la
lettre, puisque les composantes chimiques qui le détermineraient sont
indifférentes au processus vivant et n’en constituent qu’une partie.
La dernière tentative de la raison visant à poser le concept comme objet
d’observation consistera à le chercher dans un processus d’autodifférenciation
sériel. La série chimique6 pose le poids spécifique comme la raison des propriétés
qui caractérisent un certain élément individué, mais, le poids, n’étant qu’une
déterminité, il ne génère pas de lui-même ses propriétés, et par suite la corrélation
entre le poids et les propriétés ne se fait que par le sujet observant et n’a aucune

1 Ibid., pp. 190-192.


2 Ibid., pp. 193-194.
3 Ibid., pp. 194-197.
4 Ibid., pp. 204-217.
5 Ibid., pp. 217-220.
6 Ibid., pp. 221-226.

359
nécessité1. La série du développement de la vie en diverses espèces est un principe
d’autodifférenciation, mais, dans la mesure où elle se développe dans le milieu de
la contingence, l’individu immédiat universel, la Terre, s’oppose au paisible
développement d’une telle série2. Le seul développement sériel de la raison se
retrouvera alors dans la conscience elle-même3, puisque la conscience est en même
temps universalité intérieure, vie, et individualité universelle, raison, et peut par
suite développer toutes les figures de l’esprit universel, tel que ce développement
se présente dans la Phénoménologie de l’esprit. On voit ainsi que l’instinct de raison,
constructeur de séries, scinde l’unité de l’individu et de l’élément dans la série
chimique – la série des nombres étant indifférente aux individualités des corps – ,
et oppose l’élément à l’individualité dans la série biologique – la Terre s’oppose
au développement des espèces. C’est uniquement dans la série d’un individu-
élément, la conscience comme milieu-individu-universel, que peut se développer
la série. La pensée doit ainsi être dans son propre élément pour être la pensée de
toute réalité et non pas être identifiée à l’une des réalités qu’elle pense. Toute
identification fait que la pensée, donc l’unité du milieu et de l’individu se scinde,
et donc, la raison cherchera à rétablir cette unité en passant par les diverses
contradictions que cette scission implique. C’est donc le retrait complet de la
raison en elle-même qui permet de penser le monde et toute réalité et non pas la
position de la raison comme une des réalités du monde. Ainsi, l’inclusion de la
raison en elle-même, ou du concept en lui-même, en compréhension, implique
que le monde sensible est alors compris en extension : [C Ì C ­ S ¬ C]

Lois logiques et lois psychologiques


La raison observante va soumettre la pensée à l’observation et va ainsi
distinguer le penseur, en tant que sujet observant, et la pensée, en tant qu’objet à
observer, visant ainsi à dégager les lois logiques et psychologiques de la pensée4.
Concernant les lois logiques5, la soumission du concept à l’observation fait que
l’aspect libre du concept devient une abstraction, alors que son aspect mouvant
se fige en un ensemble de moments au repos que le sujet observant doit mettre
en relation. Les lois formelles de la pensée seront ainsi issues, par abstraction, des
raisonnements réels, comme dans la logique aristotélicienne, alors que les lois
transcendantales viseront à organiser le chaos sensible, comme dans la logique
kantienne. Dans les deux cas, ces conceptions du concept le privent de son
automouvement, et de sa différenciation interne en forme et contenu. L’erreur
de la raison observante est donc de faire intervenir le penseur dans le
développement de la pensée, alors que la pensée spéculative laisse le concept se
développer lui-même. Il ne faut ainsi ni identifier la pensée à un objet que l’on

1 H.S. HARRIS, Hegel’s ladder: the pilgrimage of reason, op. cit., pp. 528-529.
2 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., pp. 226-230.
3 Ibid., p. 231.
4 Ibid., pp. 234-235.
5 Ibid., pp. 235-237.

360
pense ni à un sujet qui pense, pour que le concept manifeste de lui-même, en se
mettant en rapport à lui-même, la nature de la pensée. Ce n’est donc que lorsque
le penseur arrête de penser qu’il pense, c’est-à-dire qu’il contemple la mouvance
du concept comme celle d’un sujet : [C ® C º Sujet].
Concernant les lois psychologiques1, la raison observante scinde à nouveau le
concept, ne voit pas que l’individu est déjà le concept lui-même, et donc le divise
en capacités éparses et en un milieu culturel dont il subirait l’influence : tel serait
intelligent à cause de son milieu familial, tel autre émotif, etc. Or, l’individu, étant
un pour soi, peut aussi bien nier, qu’accepter, la coutume, unissant l’être donné
et l’être fait dans la mesure où l’individualité est son monde, et le monde, et elle-
même, le résultat de sa propre activité. Face au concept présent, la psychologie
n’arrive ainsi qu’à faire des distinctions de pensée entre milieu, influence,
capacités, etc., alors que le concept est le mouvement qui pose toutes ses
différences comme une seule totalité. C’est donc le rapport des actions entre elles,
en compréhension, qui pose la nature du sujet, donc le concept en extension :
[Sa®Sa º C].

Les sciences occultes : l’effectivité immédiate de la raison


La raison observante pose l’unité de l’être donné et de l’être fait comme objet
qu’elle scinde en un intérieur et un extérieur pour pouvoir entreprendre ses
observations2. Ainsi, le corps sera supposé exprimer l’individualité, les traits d’un
peuple exprimeront son milieu, l’activité exprimera le caractère, etc. La
physiognomonie3 sera une première science occulte qui tentera d’établir un lien entre
l’organe et l’intériorité de l’individu. Or, si l’organe est en mouvement, comme la
bouche qui parle ou la main qui travaille, alors c’est l’intériorité elle-même qui
éclate dans l’extériorité et le rapport d’expression est perdu. L’organe au repos
permettra de rendre visible l’intérieur qui reste intérieur, comme dans la lecture
de la main, mais alors, ce rapport d’expression est contingent puisque le rapport
du signe au référent est indifférent. L’organe réfléchi sera la troisième tentative,
comme dans le décryptage de l’intonation, de l’écriture, ou de l’expression du
visage, comme signes, mais qui peuvent être aussi utilisés comme masques.
L’organe réfléchi culmine dans la physiognomonie qui déduit l’action possible
des traits du visage – le gros nez indiquant l’aptitude à être un assassin. Or, en
cela, il n’y a que présomption, et la seule réplique au jugement du
physiognomoniste est la gifle qui montre que l’homme s’extériorise dans son acte
et non pas dans son visage. L’acte est l’unité du singulier et de l’universel, de
l’intériorité et de l’extériorité. En effet, cette union de l’universel et du singulier
ne peut avoir lieu si l’universel est posé comme l’un des termes de la relation
expressive puisqu’en cela il cesse d’être l’universel, le concept qui se pose dans

1 Ibid., pp. 237-242.


2 Ibid., pp. 243-245.
3 Ibid., pp. 246-260.

361
un mouvement dans le tout autre. C’est donc en posant l’universel comme une
chose, l’intériorité, que son rapport à la singularité est vicié, cette singularité
devenant signe contingent ou signe annonciateur.
Devant cet échec, la phrénologie1 tentera d’établir une relation causale, et non
plus expressive, entre l’intérieur et l’extérieur. L’organe réfléchi efficient – comme le
foie qui explique la prophétie – vise à lier l’esprit au corps, mais il reste que l’esprit
n’étant pas corporel échappe à cette relation causale. La deuxième tentative
consistera à lier le système nerveux, en tant que manifestation au repos du pour soi
de l’esprit, au crâne qui en serait l’en soi. Or, une telle liaison ouvre sur la
réversibilité de la cause et de l’effet – le cerveau pouvant déformer le crâne par
sa croissance, ou inversement, le crâne pouvant, par sa structure rigide, limiter la
croissance du cerveau. De plus, l’esprit, étant irréductible au cerveau – on ne peut
savoir si la force spirituelle se manifeste par contraction ou tension des nerfs –,
il s’ensuit qu’aucune causalité ne peut s’établir entre l’esprit et le crâne. Le dernier
recours de la phrénologie sera alors de poser le crâne comme l’être de
l’individualité, chaque boursouflure étant signe d’une capacité spirituelle. Le
jugement tiré d’une telle lecture du crâne devrait avoir, à nouveau, pour réplique
le défoncement du crâne du phrénologue puisque l’homme se manifeste dans ses
actes et non dans son os. On voit ainsi qu’il faut retirer l’esprit de l’équation
explicative pour qu’il se manifeste en tant qu’union de l’universel et du singulier
dans l’action. Par suite, comme dans la psychologie, c’est le rapport des actions
en compréhension qui équivaut à la nature du sujet, donc au concept, en
extension : [Sa®Sa º C].
Il reste que la phrénologie énonce le jugement infini2, « l’esprit est un os », et
en cela, exprime, sans le savoir, que l’esprit doit être quelque chose d’effectif, et
comprend donc que c’est elle-même qu’elle cherchait dans la nature. L’étude de
la nature aboutissant à l’action, la raison réalise qu’elle pourra se saisir dans le
monde en tant que raison pratique, une individualité qui agit en rapport à une
autre individualité.

II. L’effectivation par elle-même de la conscience de soi raisonnable

Dans le jugement infini la conscience de soi réalise qu’elle doit devenir elle-
même chose, se retrouver dans une autre conscience de soi, et non dans une
chose sensible, et donc elle est esprit et non plus simplement raison. Deux
possibilités s’offrent alors : soit on part de la conscience de soi universelle, la
substance éthique, et l’on suit le développement de l’esprit depuis sa position en
soi jusqu’à sa prise de conscience pour soi dans les différentes figures de
l’histoire ; soit, on part de la conscience de soi individuelle et l’on voit comment
elle tente de s’objectiver dans une autre conscience de soi pour former une

1 Ibid., pp. 262-278.


2 Ibid., pp. 279-284.

362
conscience de soi universelle. Hegel choisit de commencer par la deuxième
option dans la mesure où elle est plus proche de notre époque1.
Immédiatement, la conscience de soi s’identifie à l’esprit et a la certitude
qu’elle n’a besoin que de retrouver une autre conscience de soi pour atteindre le
bonheur2. Dans la rencontre avec l’autre, la conscience de soi expérimente le
plaisir puisque la jouissance et la consommation du côté objectale de l’autre
n’entament pas l’essence de cet autre qui n’est, en son fond, qu’un autre soi-
même. Or, si dans le plaisir ressenti la conscience de soi singulière se retrouve
elle-même dans son unité à l’autre, il reste que lorsque la conscience de soi
singulière pense le plaisir, elle ne se retrouve plus elle-même comme singulière,
mais uniquement comme unie à l’autre. De plus, le plaisir n’étant qu’une
déterminité sensible n’arrive pas à réfléchir la complexité et la différenciation
d’avec soi de la raison. Le plaisir lui apparaît ainsi comme ayant un double sens,
ce en quoi la conscience de soi singulière et se retrouve, et se perd, alternant ainsi,
par saut, entre ce qu’elle ressent, et ce qu’elle pense, ballotée par les puissances
abstraites qui la jettent d’un désir d’être unie avec elle-même, et avec l’autre, mais
aussi différente de l’autre, et d’elle-même. Ce mouvement est vécu par la
conscience de soi comme une nécessité incompréhensible. On voit ainsi
comment la certitude subjective d’être esprit, en compréhension, impose un
mouvement de retrait de l’esprit, l’esprit s’inversant alors en puissances
spirituelles qui, en extension, jettent les consciences de soi dans le désarroi : [S=E
­¯ S¹E].
En tant qu’esprit, donc raison qui se retrouve dans son objet en tant qu’elle-
même, la conscience de soi va intérioriser la nécessité qu’elle expérimente dans
sa quête de l’amour et du bonheur3. Cette nécessité intériorisée se pose comme
loi du cœur, une loi issue de l’expérience singulière de la conscience de soi qui,
maintenant, sait qu’en deçà de l’apparence d’un monde où elle est censée se
retrouver, gisent une nécessité aveugle et le malheur de tout un chacun. Armée
de cette connaissance intime du monde, la conscience de soi devient visionnaire
et veut changer le monde pour y réaliser le bonheur. Mais, sa loi n’étant que
subjective, elle se heurte aux lois des divers cœurs qui lui résistent. Étant pourtant
convaincue que sa loi est et doit être toute réalité, sa réalité se dédouble en
devenant conforme, et non conforme, à sa loi intime. Sa réalité étant double,
cette conscience de soi est folie. Pour résoudre cette contradiction, la conscience
de soi répartit son réel dédoublé entre le réel et l’apparent : soit en accusant
prêtres et despotes de manipuler les consciences et donc de les aveugler quant à
la vraie réalité des choses, soit en posant que la loi extérieure est celle de la lutte
généralisée, alors que la loi intérieure est celle du Bien. On voit ici comment la
croyance que l’esprit est l’un des termes, la loi du cœur saisie en compréhension,
fait que l’esprit doit se retirer, retrait qui le manifeste en extension dans la

1 Ibid., pp. 287-297.


2 Ibid., pp. 298-304.
3 Ibid., pp. 305-316.

363
contradiction de la folie, de la lutte de tous contre tous, et de l’opposition d’un
universel interne et d’un universel externe : [SÌE ­¯ ¬E].
La vertu s’identifiera au Bien intérieur puisque, pour elle, c’est la poursuite du
plaisir et le cours du monde qui invertissent le Bien en mal1. Le vertueux se
retiendra ainsi d’agir, et, s’il combat pour ses valeurs, son combat ne se fera qu’au
sabre blanc puisque son action ne vise qu’à se préserver et préserver son ennemi
de toute action. Le vertueux ne fait alors que produire de beaux discours sur la
futilité du monde et la nécessité de se retirer pour contempler le Bien en soi.
L’homme du monde, par contre, ne reconnaît pour essence que son individualité, il
est l’égoïsme qui énonce que l’universel n’est que le produit de la poursuite du
plaisir et du bonheur individuel, et montre, dans son discours plein de finasserie,
le côté égoïste de toute aspiration et de toute action. En cela, l’homme du monde
réalise l’universel, tout en l’ignorant, puisqu’il n’arrive pas à voir que la poursuite
passionnée de ses propres fins est l’expression de l’universel vivant lui-même. En
effet, c’est l’universel qui pose, de par toute une évolution historique et sociale,
les objets qui passionnent l’homme du monde, mais aussi qui l’anime pour
atteindre ces objets. On voit ainsi que l’esprit se réalise lorsqu’il n’est plus
identifié au Bien dont serait conscient le vertueux. C’est uniquement l’homme du
monde, parce qu’il pense qu’il n’y a pas d’universel mais que des passions
singulières, qui réalise l’esprit dans la compétition de tous contre tous : tout un
chacun devient ainsi comme l’autre, se reconnaît dans l’autre comme une autre
singularité égoïste et non plus comme un autre soi-même. C’est donc la négation
de la conscience de soi spirituelle en compréhension qui pose cet esprit comme
effectif en extension : [¬E ­¯ E].

III. L’individualité qui est à ses yeux réelle en soi et pour soi-même

Le vertueux posait un universel en soi qui est dépourvu de soi-même, alors


que l’homme du monde posait un soi-même dépourvu de toute universalité2.
L’artiste va unifier ces deux moments, son activité et ses œuvres ayant valeur
universelle. En cela, le concept est atteint en pleine conscience et se manifeste
comme le règne animal spirituel 3 dans la mesure où le talent naturel de l’artiste, ses
moyens artistiques, et l’œuvre qui en résulte forment un cercle de moments
évanescents qui expriment son individualité universelle. En effet, la communauté
se voit elle-même dans l’œuvre d’art, de même que l’artiste y trouve sa propre
expression. Dans la mesure où l’expression artistique est le concept même, la
position dans une œuvre singulière de l’universalité en tant que telle, toute
critique n’est que verbiage face au concept présent. Or, une fois l’œuvre posée,
elle devient libre de l’artiste, se pose dans la forme de l’en soi, et s’expose à être

1 Ibid., pp. 317-329.


2 Ibid., pp. 330-332.
3 Ibid., pp. 334-357.

364
sujette, d’une part, à des appropriations diverses par diverses consciences, mais
aussi, d’autre part, à n’être qu’une chose accomplie qui n’exprime plus
l’individualité en devenir de l’artiste lui-même, artiste qui peut ne plus se
reconnaître dans ses œuvres passées. L’artiste ne se reconnaissant plus dans son
œuvre dépasse le point de vue de l’œuvre particulière en posant alors que
l’essence de l’œuvre c’est l’agir, la production, et donc l’affaire qui l’occupe et le
pousse à produire, et non pas le produit fini en tant que tel. Mais en cela, l’activité
artistique devient une affaire collective, chacun donnant son avis et jugeant
l’œuvre. L’artiste et le critique semblent alors ne s’occuper que de la Chose même,
mais en fait, dans leur affairement, exhibent leurs intelligence, talent, et forces
singulières. Le jugement et la production des œuvres alternent ainsi entre
l’honnêteté et la tromperie : l’artiste déclarant qu’il ne veut produire que pour lui-
même, devenant trompeur puisqu’il s’expose, et le critique disant qu’il ne
s’intéresse qu’à ce qu’il y a d’universel dans l’œuvre, devenant tout aussi trompeur
puisqu’il fait œuvre personnelle dans son jugement. Dans cette expérience, la
conscience apprend alors que l’activité singulière est pour tous, et que l’activité
de tous est pour chacun, l’individu étant la communauté et la communauté se
trouvant dans chaque individu. On voit ici comment, lorsque le concept est
présent, toute tentative de scinder le concept en l’identifiant soit à l’œuvre, soit à
l’artiste, soit au critique qui juge, tourne en pur verbiage face au mouvement
créatif lui-même, ou en une alternance entre l’honnêteté et la tromperie, lors des
échanges sur l’œuvre exposée. Le concept est par contre présent dans son retrait :
il faut saisir en compréhension que la création est le concept même et donc la
meilleure manière de comprendre l’œuvre, ou de la produire, est de ne pas
l’expliquer, ni de l’expliquer à soi-même comme artiste, [¬C ­¯ C] ; mais aussi,
il faut comprendre que les échanges intellectuels des sujets autour des œuvres
sont l’esprit même, l’esprit n’étant pas tel ou tel jugement ou telle œuvre
particulière, [S®S º E].
L’affairement, autour de la Chose même, pose ainsi l’unité de toutes les
volontés, esprit substantiel, où chacun se voit lui-même dans l’autre, voit sa
propre volonté incarnée dans la loi éthique, et reconnaît immédiatement ce qui
est juste est bon. Mais, la raison législatrice1 va scinder ce concept vivant en
énonçant des lois explicites, cette explicitation s’inversant en son contraire – par
exemple, la loi inconditionnelle, « il faut dire la vérité », devient contingente
puisqu’elle ne peut pas s’appliquer à tous les cas particuliers ; de même, pour les
lois relationnelles qui dictent le comportement humain, comme le
commandement « aime ton prochain », ce genre de loi serait aussi soumis à des
conditions, comme, dans cet exemple, le fait de savoir si ce prochain est digne
d’amour ou pas. Substantiellement, l’individu a la certitude qu’il faut dire la vérité
et aimer son prochain, mais, dès qu’on énonce ces lois, on se perd dans le
verbiage et la réflexion sur les conditions de ces exigences éthiques. Ces lois alors
ne peuvent qu’être des commandements et non plus des lois. On voit ainsi

1 Ibid., pp. 358-364.

365
comment toute explicitation de la substance éthique la pose comme une
déterminité et brise sa simplicité, menant à la séparation de l’individu de sa
substance parce qu’il voulait connaître cette substance alors qu’il l’était. Il ne faut
donc pas expliciter en compréhension la loi pour qu’elle existe en extension : [¬L
­¯ L].
La substance éthique, étant présente et vivante dans l’activité des individus, la
conscience de soi ne vise plus alors à déterminer et expliciter la substance, mais
uniquement à vérifier si certains cas particuliers peuvent intégrer la loi. En cela,
la raison devient raison vérificatrice des lois1, la loi universelle n’étant plus qu’une
pure forme sans contenu, comme la loi morale kantienne. Or, cette indifférence
au contenu fait que des contenus particuliers opposés peuvent être également
validés par cette forme, qui peut, par exemple, tout aussi bien valider la propriété
privée que la communauté des biens. Si, par contre, on veut justifier les valeurs
éthiques par le raisonnement, on s’empêtre alors dans tout genre de
contradictions et de questions insolubles – est-ce qu’il faut distribuer les biens
selon les besoins ou d’une manière égalitaire ? De plus, ces valeurs deviennent
contingentes puisqu’elles sont validées par une conscience, et non plus ayant
valeur en elles-mêmes. On voit ainsi comment toute tentative de justification des
lois conduit à des ratiocinations tautologiques ou à des contradictions insolubles.
L’erreur de la raison vérificatrice revient à croire qu’une valeur serait une valeur
parce qu’on la trouve raisonnable, au lieu de comprendre, qu’en fait, on la trouve
raisonnable parce qu’elle est une valeur. Les valeurs ainsi ne peuvent avoir leur
efficace que lorsqu’elles se retirent du verbiage qui les explicite, verbiage
inoffensif de surcroît puisque même celui qui l’énonce s’applique à se comporter
selon ses valeurs substantielles quand les choses deviennent sérieuses. Il ne faut
donc pas saisir la loi en compréhension pour qu’elle puisse exister en acte en
extension : [¬L º L]. L’esprit individuel soucieux des bonnes mœurs, ne visant plus ni
à vérifier les lois, ni à les expliciter, est en cela immédiatement objectif, esprit
universel.

Tableau récapitulatif de la raison

On peut regrouper les moments de ce tableau en des formes typiques du


raisonnement dialectique. Un premier groupe sera celui où le concept, ou l’esprit,
ne sont pas présents en tant que tels. Par exemple, dans l’étude du monde
sensible, les singularités sensibles n’exhibent pas la mouvance du concept, de
même pour la série des éléments chimiques ou biologiques. L’erreur serait ici
d’identifier le concept à l’un de ces termes sensibles, cette identification menant
à sa scission, ce qui provoque un mouvement de retrait de la position explicite
vers la position implicite du concept. Seul le retrait de la raison en elle-même
permet alors d’expliquer ce qui n’est pas la raison et ainsi d’exhiber sa forme
raisonnable : les lois de la nature et la série des figures de la pensée.

1 Ibid., pp. 366-375.

366
La raison observante L’effectivation par elle- L’individualité qui est à
même de la conscience de ses yeux réelle en soi et
soi pour soi
a) Observation de la Nature a) Plaisir et nécessité a) Le règne animal
spirituel
a) Inorganique : a) Jouissance et autonomie : a) L’œuvre expressive :
1) Description et épuisement. Plaisir dans l’autre dû à la Position de soi dans
2) Lois et purification. division de l’objet en essence l’objectalité dans un
et objectalité. mouvement fluide qui
résiste à toute critique.

b) Organique : b) Nécessité et b) L’œuvre contradictoire :


1) Animal – milieu : hétéronomie : Perte de soi dans l’œuvre
I- Individu-élément. Pour la pensée le plaisir est qui pousse à s’occuper de
II- Finalitaire – But. unité avec l’autre et aliène la la Chose même qui s’ouvre
III- Activité singulière – conscience de soi par sur les échanges autour de
universelle. rapport à elle-même. l’œuvre.
2) Vie et organisme :
I- Propriétés – systèmes.
II- Processus – propriétés.
III- Un – figures.

c) Unité systématique : c) Double sens : c) La Chose même :


1) Chimie. Saut du désir de la réalisation Alternance entre
2) Genre. de soi dans l’autre à l’échec l’honnêteté et la tromperie,
3) Conscience. pensé de cette réalisation qui avènement de l’esprit
pose la conscience de soi individuel.
comme énigme.
b) Lois logique- b) La loi du cœur b) La raison législatrice
psychologique
a) Logique : a) Loi pour soi : a) Loi inconditionnelle :
Abstraction formelle Contradiction entre la loi du La détermination explicite
Tautologie transcendantale cœur et la loi du monde. de la loi scinde la
Mouvement spéculatif. substance éthique.

b) Psychologique : b) La folie : b) Loi relationnelle :


Relation d’influence entre le La réalité est divisée entre le Les lois relationnelles
pour soi et son contexte. pour soi et l’en soi. seront conditionnées ou
réduites à des
commandements.
c) Effectivité immédiate c) Vertu et cours du c) La raison vérificatrice
monde des lois
a) Physiognomonie : a) Le vertueux : a) Validation de toute loi :
Le rapport d’expression est Se détourne du monde et La forme universelle peut
contingent et tout jugement qui s’identifie au Bien en soi. valider des lois opposées.
le prend pour base doit avoir la
gifle pour réponse.

b) Phrénologie : b) Homme du monde : b) Contradiction de toute


Rapport de causalité non Ne reconnaît que l’égoïsme loi :
justifié entre l’esprit et le crâne, et fait advenir l’universel La justification rationnelle
tout jugement le prenant pour sans le savoir. se perd dans des
base doit avoir le défoncement contradictions.
pour réponse.

367
Un deuxième groupe porte sur le concept présent. Par exemple, la vie, la
pensée, le processus créatif, et la substance éthique, sont des cas où le concept
est déjà-là. Toute tentative qui vise alors à expliquer le concept en le scindant en
termes opposés tourne au verbiage, aux relations contingentes, au formalisme, et
aux distinctions de pensées. Il ne faut donc pas tenter d’expliquer le concept
puisque le concept est l’instance qui explique tout le reste. Ainsi, la seule manière
de comprendre le concept revient à garder sa compréhension implicite, ou alors,
à comprendre uniquement sa manifestation, sans inclure le concept dans
l’équation explicative. Ainsi on comprendra la vie en étudiant l’organisme mort,
la psychologie de l’individu en évaluant ses actions ; par contre, la compréhension
de la substance éthique, ou du processus créatif subjectif, doit rester implicite
pour ne pas entamer la mouvance de ces concepts.
Un troisième groupe porte sur le concept présent, non plus comme objet à
expliquer mais bien comme esprit : il ne s’agit pas ici de produire une explication,
mais bien de suivre la mouvance de l’esprit. Or, lorsque l’esprit est présent,
l’erreur consistera alors soit à s’identifier soi-même à l’esprit, soit à croire que l’on
possède subjectivement la véritable conception de ce qu’est l’esprit ; dans ces cas,
le bonheur tourne en malheur et la raison tourne en folie. Pour que l’esprit se
réalise, il ne faut donc que personne ne s’y identifie, mais s’identifie uniquement
à soi-même, tout en interagissant avec les autres – comme dans le cas des
discussions autour des œuvres d’art, ou dans la quête égoïste de l’homme du
monde. Par suite, c’est uniquement lorsque la compréhension de l’esprit est
implicite qu’il pourra alors se manifester en extension d’une manière explicite,
[¬E ­¯ E].

L’esprit
L’esprit1 subjectif consistait dans l’identification de la raison à la conscience
de soi, conscience de soi qui a alors la certitude d’être toute réalité, et donc, de
n’avoir besoin que d’une autre conscience de soi pour se réaliser. On a vu que le
mouvement de l’esprit subjectif conduisait à la position de l’esprit objectif, le Je
qui est un Nous, et le Nous qui est un Je – comme dans la compétition de tous
contre tous et la conversation autour de la Chose même. En cela, on voit
comment l’activité singulière de l’individu, le soi-même, produit une œuvre
collective, l’universel, tout en sachant que c’est l’universel qui insuffle le désir
dans chaque individualité. L’esprit objectif doit ainsi intégrer le soi-même
individuel et l’universalité de la coutume, des valeurs, et des lois. Les diverses
figures de l’esprit traceront les diverses organisations qui vont tenter d’intégrer le
soi-même singulier dans l’universel. Or, le mouvement qui résulte de la
contradiction entre le soi-même individuel et l’universalité des coutumes sera le

1 Ibid., pp. 376-381.

368
mouvement du réel historique lui-même, mouvement dans lequel le réel, ou
l’universel, acquièrent un soi-même et le soi-même se reconnaît dans l’universel.

A. L’esprit vrai : le souci des bonnes mœurs et de la coutume

Immédiatement, l’esprit1 se présente comme esprit naturel, substance éthique


en soi, et par suite, le mouvement de l’esprit consistera à passer de l’adhésion à
des mœurs que l’on applique d’une manière inconsciente et sans questionnement,
à la prise de conscience de la valeur de ces mœurs et de leur raison d’être. L’esprit
naturel se divise d’abord en deux masses pour la conscience, la loi humaine et la loi
divine2. La loi humaine se présente comme substance effective dans le peuple,
comme conscience effective dans le citoyen, comme l’universel dans la coutume,
et comme individualité dans le gouvernement. La loi divine se présente comme
substance effective dans la généalogie familiale, comme conscience dans le
membre de la famille, comme l’universel dans le devoir envers les morts, et
comme individualité de la famille présente. La naturalité de ces deux lois va
s’incarner dans deux consciences de soi naturellement distinctes, l’homme
devenant le garant de la loi humaine et la femme préservant la loi divine. Il reste
que ces deux masses forment un équilibre éthique, qu’exprime la loi de Zeus. En
effet, en temps de guerre, la Cité ne peut survivre que grâce aux sacrifices des
familles, et en retour les familles découvrent que leur subsistance dépend de la
pérennité de la Cité. En temps de paix, l’homme réalise son pour soi individuel
dans les affaires de la Cité, la famille en tire sa subsistance, alors que la
communauté se consolide par la solidarité des diverses familles. La femme, ne
pouvant réaliser son pour soi singulier dans la sphère de la Cité, le trouve dans le
plaisir du foyer et dans son frère qui lui donne accès à la sphère éthique sans que
cet accès ne soit contaminé par le plaisir.
Or, dans la mesure où la conscience de soi est immédiatement déterminée par
la loi, elle est un caractère, agit en ayant conscience uniquement de son devoir
propre et ainsi se heurte à l’autre loi. Dans son acte, la conscience de soi scinde
ainsi le droit, l’unité des deux lois, et en cela, elle est une faute et un crime. Mais,
dans la mesure où chaque caractère croit agir en conformité à son devoir, tout en
ignorant qu’il heurte la loi opposée, son acte est tragique3 – par exemple, Antigone
en ensevelissant Polynice le fait par devoir envers les morts, mais Créon, qui l’en
interdit, le fait au nom de la loi humaine qui refuse d’enterrer les traîtres4. La
confrontation des caractères, et de la tragédie qui s’ensuit, montrent alors que
l’effectif est la loi supérieure, loi de Zeus, et que par suite les deux parties doivent
s’y plier – après la mort d’Antigone, du fils et de la femme de Créon, la souffrance

1 Ibid., pp. 382-383.


2 Ibid., pp. 384-402.
3 Ibid., pp. 405-417.
4 H. S. HARRIS, Hegel’s Ladder: the odyssey of spirit, Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1997,
vol. II/2, p. 148-151.

369
des caractères montre qu’ils sont dans leur tort, et Tirésias, le devin, déclare une
nouvelle loi qui donne droit d’inhumation à tout être humain. Du côté de l’agir
collectif 1, le gouvernement et le sage trouvent dans la femme leur ennemi dans la
mesure où elle intrigue pour faire accéder les siens au pouvoir, tourne la propriété
publique en ornement de famille, et se raille du vieux sage qui ne lui procure
aucune jouissance. D’autre part, la détermination immédiate de l’esprit le pose
comme diverses individualités, des Cités, qui s’affrontent et se font la guerre.
Dans la guerre, la jeunesse et le guerrier se révèlent être l’essence véritable de la
Cité, et non le sage, puisque c’est par eux qu’elle peut se préserver et vaincre. Le
guerrier, n’ayant pour action que la négation abstraite qui consiste à donner la
mort, par son activité s’exprime comme un soi-même pur, et non plus un
caractère, et en cela la substance éthique éclate en une multitude de personnes
formelles. On voit ainsi comment, dans l’esprit substantiel, le sens de l’action
échappe au soi-même : dans l’action tragique le caractère vise le bien, mais fait le
mal, dans l’action collective on croit que la préservation de la Cité dépend de la
clairvoyance du sage, mais on découvre qu’elle dépendait du guerrier, du soi-
même abstrait. La temporalité de cette figure de l’esprit est celle du trop tard, ce
n’est qu’une fois la faute commise qu’on réalise qu’on était dans le tort, et qu’une
fois la Cité détruite qu’on réalise que l’essence de cette configuration était le soi-
même qui s’en trouvait exclut2.
La personne juridique3, contrairement au caractère, n’a pour essence que son
individualité abstraite, le soi-même singulier, et non pas une puissance supérieure.
Le droit ne consiste plus dans l’unité de la loi humaine et divine, mais se présente
comme un droit formel, vide de contenu, et ne porte que sur le contingent, la
possession reconnue comme propriété d’un tel. En ne faisant que reconnaître
l’activité abstraite des soi-même singuliers, ces derniers, en tant qu’individus,
n’arrivent plus à se reconnaître dans leur loi. D’un autre côté, le maître du monde
se pose comme le soi-même universel qui ne tire son universalité que du fait qu’il
fait face aux autres individualités. N’ayant pas le mouvement de l’universel en lui,
l’empereur n’est que la conscience d’être l’universel et se déchaîne alors dans une
jouissance destructrice monstrueuse. Dans le face-à-face des Romains et de leur
empereur, le soi-même singulier fait face au soi-même universel, et en cela, la
possibilité de saisir le sens de son action peut se faire au présent, mais ces soi-
même étant tous deux abstraits il n’en résulte que le non-sens. La temporalité de
l’esprit abstrait est par suite celle d’un présent anhistorique, un présent déserté
de l’esprit où le sens est reporté dans l’intériorité d’une pensée pure et formelle

1 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., pp. 418-421.


2 « Platon, ému par cette aspiration, a cherché une ressource contre cela, mais comme le secours
n’aurait pu que descendre d’en haut, il ne pouvait le chercher d’abord que dans une forme extérieure
particulière de cette moralité, croyant ainsi se rendre maître de la corruption et ne réussissant qu’à
blesser intimement ce qu’il y avait là de plus profond : la personnalité libre infinie. » G.W.F. HEGEL,
Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 3, 2013, trad. J.-F. Kervégan, p. 41; Préface.
3 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., pp. 422-428.

370
– comme dans le stoïcisme et le scepticisme, ou dans la figure de l’esprit suivante,
celle de la formation culturelle.
On voit ici comment l’esprit substantiel, plein de sens, ne trouve sa vérité que
dans l’esprit abstrait et le non-sens. En effet, c’est uniquement ce dernier qui
donne une place au soi-même singulier, même si ce soi-même est encore conçu,
d’une manière abstraite, comme pure activité de prise de possession ou de
l’épanchement dans la débauche. Les configurations précédentes reliaient le
caractère à une loi universelle, mais une loi dépourvue de soi-même, alors que
dans l’action tragique deux soi-même se confrontaient mais non en tant que soi-
même puisque chacun n'agissait qu’en tant que représentant de son devoir
universel. C’est donc uniquement dans le retrait de l’esprit, comme terme
universel présent uniquement d’une manière idéelle – comme dans la coutume – ,
et la position de l’universel comme soi-même effectif, l’empereur, qui confronte
un autre soi-même effectif, le citoyen romain, qu’advient l’esprit depuis son
retrait. On notera que la formule de cette stase consiste dans le fait que la
personne juridique nie en compréhension son identité à la loi formelle, alors
qu’en extension le maître du monde nie cette personne dans la violence : [S¹U +
U¹S] ­¯ U=S.

B. L’esprit étranger à lui-même : la culture

La personne juridique fait l’expérience que sa substance éthique est sa propre


aliénation et par suite qu’elle n’est unie à l’esprit que dans l’étrangement. La
personne juridique est néanmoins raison et par suite pense, en tant qu’étant toute
réalité, qu’elle doit être unie à son esprit, opposant ainsi au monde de l’opposition
celui de l’union, un monde de l’ici-bas et un autre de l’au-delà. Le mouvement de
la culture sera un mouvement de retour, depuis l’étrangement, vers l’unité
spirituelle retrouvée1.

I. Le monde de l’esprit étranger à lui-même


Le monde de la personne juridique s’est décomposé en un monde effectif
dépourvu d’essence, l’ici-bas, et un monde essentiel dépourvu d’effectivité, l’au-
delà. Le monde de la croyance sera un monde où l’on fuit l’ici-bas pour atteindre
l’au-delà en pensée. La culture2 consistera alors à nier l’effectivité, et la particularité
de la conscience engluée dans l’ici-bas, pour la rendre conforme à l’essence
universelle de l’au-delà. Une première conséquence du dédoublement 3du monde
sera la division de l’esprit à tous les niveaux : les masses sont celles du Bien et du
Mal ; les masses sont effectives dans l’État, œuvre collective et bonne, qui
s’oppose à la richesse et l’intérêt particulier ; la conscience se divise en pure, ne

1 Ibid., pp. 429-433.


2 Ibid., pp. 435-438.
3 Ibid., pp. 440-448.

371
visant que le bien, et impure, sombrant dans le mal et jouissant des richesses ; la
conscience de soi relie la conscience pure et impure, et profère le jugement double,
disant que pour le pour soi la richesse est bonne et l’État mauvais, alors que pour
l’en soi la richesse est mauvaise et l’État bon. L’organisation politique effective
se divise, elle aussi, suivant ces masses en noblesse et royauté 1, la noblesse se divisant
à nouveau en conscience noble et vile, le noble ayant respect pour l’État et
gratitude pour la richesse alors que le vil est dans la désobéissance et l’ingratitude.
La royauté et la noblesse étant deux effectivités où l’une est l’essence et l’autre
l’inessentiel, mais où la première ne tire sa force que par la seconde, et la seconde
n’accède à l’honneur et à l’en soi que par la première, il s’ensuit que leur unité ne
se manifeste que dans le langage, la flatterie du noble pour l’essence et le nom
propre du roi, roi qui reçoit son universalité des nobles lui disant ce qu’il est.
Dans la richesse2 qu’il reçoit pour ses services, le noble se sent avili, mais, en tant
que soi-même, accepte à nouveau cette richesse, pour à nouveau sentir dans
l’argent la marque de son inessentialité. Il fait alterner ainsi son jugement jusqu’à
atteindre le jugement infini où se pose l’identité de l’inessentiel et de l’essentiel, du
noble et du vil, l’en soi devenant pour soi et inversement. Dans le jugement3, le
soi-même fait l’expérience que les opposés s’invertissent dans leur contraire, le
Mal devenant Bien et le Bien devenant Mal, et ravage alors toute essentialité dans
la parlerie. La conscience honnête essaie de sortir de ce ravage en insistant sur
l’existence d’un Bien en soi, et donc qu’il faut soit poursuivre le travail de la
culture, soit revenir à l’innocence animale. Mais, le soi-même qui détruit toute
essence par sa pensée pose la pensée comme l’en soi qui s’oppose à l’effectif, puis
pose la vanité de la pensée elle-même comme chose effective. En cela, la
conscience du soi-même est déchirée entre la puissance négative de la pensée qui
détruit tout contenu, l’intelligence pure4, et la position de la pensée comme quelque
chose au repos riche en contenu et au-delà de toute pensée, la croyance aveugle.
On voit ainsi comment, lorsque l’esprit est scindé, la seule unité spirituelle
devient celle de la parlerie et de la flatterie, le soi-même donnant lui-même sens
à ses actions dans une temporalité d’un présent stagnant, fait de l’alternation entre
les divers renversements et luttes intestines pour la Couronne.

II. Les Lumières


La conscience des différents éclats d’intelligence finit par rassembler cette
diversité dans un savoir collectif, les Lumières, alors que la croyance s’agrippe à
l’essence représentée dans l’au-delà, refuse la pensée et devient superstition5.
L’intelligence purement négative6 des Lumières consiste à détruire tout objet, à
montrer qu’il n’est qu’œuvre du soi-même, et en cela elle attaque les croyants qui

1 Ibid., pp. 450-459.


2 Ibid., pp. 460-466.
3 Ibid., pp. 467-474.
4 Ibid., pp. 477-485.
5 Ibid., pp. 486-488.
6 Ibid., pp. 490-506.

372
posent un objet en soi comme étant leur essence. Il reste que les Lumières
s’égarent puisque le croyant lui-même montre que c’est son soi-même qui produit
le contenu dans l’obéissance et les pratiques religieuses n’étant pas en cela
purement passif, ou manipulé, par des prêtres et des despotes. L’intelligence
négative dissocie ainsi toute déterminité de l’absolu, le monde n’est alors que le
monde sensible qui fait face au soi-même négatif comme son unique objet. Cet
objet qui en soi n’est que pour l’intelligence négative, qui en soi donc n’a aucune
signification, est l’utile1, l’intelligence ne trouvant un sens aux choses, voire à ses
propres capacités, que lorsqu’elle montre leur l’utilité. Mais en cela, les Lumières
sont similaires à la superstition dans la mesure où, pour cette dernière, il y a une
essence pure et négative, Dieu, qui transcende toutes les représentations
religieuses, de même que le soi-même transcende tout le monde sensible, mais
aussi, toute chose a un côté en soi et un autre pour soi, la pierre étant une pierre
sacrée en soi, mais uniquement une pierre pour nous2. Il reste que ce sont les
Lumières qui finissent par prévaloir sur les croyants dans la mesure où elles leur
montrent la contradiction qu’il y a à rejeter la propriété dont ils jouissent, mais
aussi l’inutilité à sacrifier un bien singulier, puisque ce sacrifice n’atteint pas l’en
soi, et même à se battre contre le désir qui est tout le temps présent. La vérité des
Lumières3 consiste à poser que tout est pensée, intelligence qui a l’autre en elle-
même, mais, étant le concept étranger à lui-même, elle se divise en un soi-même
pur, inaccessible, et en une conscience faisant face à la diversité. La matière sera
alors l’unité négative inaccessible, pur être de pensée de la diversité sensible, alors
que l’esprit est le penser lui-même, saisi comme pure négativité, et comme étant
autre que toute pensée ou tout objet de pensée. Le dépassement de la dualité
entre le déisme et le matérialisme se fera dans l’utilitarisme4, le savoir et les objets
utiles réunissant le côté matériel, en soi, et le côté spirituel, pour soi, l’intelligence
se remplissant d’un contenu et le contenu accédant à l’intelligence.
On voit que la temporalité acquiert une forme tripartite, pour le croyant, elle
se différencie en un futur de la salvation, un passé de la révélation, et un présent
de l’obéissance, tripartition à laquelle l’homme des Lumières oppose le futur du
progrès, le passé de la nature, et le présent de l’utilité. Tout objet, ou action,
acquiert alors son sens en se mettant en rapport à son en soi futur, son pour un
autre passé, et son pour soi présent. L’objet en cela exhibe lui-même les moments
de l’esprit, et l’esprit se reconnaît ainsi dans cet objet et en jouit, il devient soi-
même objectif.

III. La liberté absolue et la terreur


En se réfléchissant dans l’objet utile qui exhibe à même soi le mouvement de
l’esprit, le soi-même a la certitude d’être l’essence et que, par suite, sa personnalité
est toute réalité spirituelle, et que sa volonté universelle est toute réalité du

1 Ibid., pp. 507-515.


2 Ibid., pp. 516-522.
3 Ibid., pp. 523-525.
4 Ibid., pp. 526-532.

373
monde1. L’esprit qui se retrouve ainsi lui-même dans son autre, le réel, est ainsi
liberté absolue. Le soi-même ne peut plus, par conséquent, se reconnaître dans
aucune masse ou activité particulière, il n’a que des fins universelles portées par
la volonté générale2, volonté où l’action personnelle est immédiatement universelle.
Or, en cela, la conscience universelle ne peut plus poser aucun objet durable,
aucune division en masses ou lois particulières, ni elle ne peut accepter des rôles
sociaux particuliers, ou d’être représentée, dans l’exercice de l’activité universelle,
par un autre soi-même singulier. Le soi-même, conscient de son universalité, ne
peut ainsi faire aucune œuvre positive et se déchaîne dans la furie de la
destruction des autres soi-même. De même, le gouvernement, ne pouvant
incarner la volonté générale, n’est alors qu’une faction particulière, soupçonnée
d’usurper l’universalité et suspicieuse des autres factions, produisant en cela un
mouvement de terreur et de peur généralisées. Dans la terreur, le soi-même
connaît le sacrifice absolu qui n’a d’autre sens que le déploiement de la furie de
la volonté générale, et en cela il est lui-même bourreau et victime. Dans cette
expérience, la volonté générale descend dans le soi-même, elle n’est plus une
représentation à laquelle aspire le soi-même, et en cela, le soi-même se sait
maintenant comme étant l’essence. Le soi-même accédant au savoir que tout soi-
même est l’essence, le soi-même singulier n’a plus besoin de se poser lui-même
comme l’essence, ouvrant ainsi la possibilité à la volonté générale de se
différencier en masses et lois particulières, donc de former un État3. Dans ce
savoir qui se pose maintenant comme l’essence, chaque citoyen est agent moral
dans la mesure où il se sait être l’universel, mais sait aussi qu’il ne doit pas poser
sa propre singularité en place de l’universel, une telle position conduisant à la
terreur, et ainsi il condamne sa finitude par respect au droit public4.
On voit ainsi que le soi-même ne parvient à se réaliser comme étant
l’universel, la volonté générale, qu’une fois qu’il détruit et qu’il est lui-même
détruit par un autre soi-même qui s’identifie, autant que lui, à l’universel. C’est
par suite la négation d’un soi-même universel par un autre soi-même universel,
en extension, qui permet de poser l’identité du soi et de l’universel en
compréhension : [Su ¹ Su ­¯ S = U]. Une fois que cette identité est posée dans
le savoir, donc en compréhension, elle peut s’effectuer comme organisation
étatique en extension, sous condition donc que le singulier ne soit pas lui-même
l’universel : [S = U ­¯ S ¹ U]. La temporalité ouverte par la liberté absolue est
celle du cycle destructeur-constructeur qui a pour fin l’interpénétration la plus
complète entre le singulier et l’universel. Avec la guillotine, le non-sens absolu se
renverse dans la signification absolue puisque la conscience de soi fait
l’expérience que seule la volonté générale est effective et qu’elle est elle-même
cette volonté, et par suite, qu’il détient le sens de ses actions.

1 Ibid., pp. 533-535.


2 Ibid., pp. 536-541.
3 Ibid., pp. 542-547.
4 H. S. HARRIS, Hegel’s Ladder: the odyssey of spirit, op. cit., p. 403.

374
C. L’esprit certain de lui-même : la moralité

L’unique contenu de la conscience de soi morale est le devoir moral qui


constitue son essence et sa substance. La nature est ainsi laissée libre, un objet
sans essence, indifférent aux lois morales et ayant ses lois propres1. La vision morale
du monde oppose ainsi la morale et la nature, produisant un mouvement pour
rétablir l’unité dans les postulats2 de la raison pratique : le paradis – qui réconcilie
bonheur et moralité –, et l’immortalité de l’âme – qui réconcilie la sensibilité et la
pureté morale. L’action morale pure se posera alors comme preuve pratique de
l’existence de ces postulats, et, dans son action, l’agent devient ainsi certain de sa
moralité, pose sa liberté vis-à-vis de la nature, et cela pour soi et en soi. Or,
l’action morale est aux prises avec la diversité sensible, et par suite, le devoir pur
s’oppose aux devoirs particuliers, la conscience impure prenant sur elle la
poursuite des fins particulières alors que la conscience pure, celle du législateur
sacré, prend sur elle le devoir pur. Cette opposition se résout dans la grâce qui
reconnaît en pensée l’action effective et la rend ainsi conforme à la moralité, mais
uniquement dans la représentation3.
Cette reconnaissance représentée ouvre un jeu de permutations et de
travestissements4 puisque, si l’action morale se réalise dans le monde effectif, nous
atteignons la satisfaction dans ce monde-ci et nous n’avons plus besoin du
postulat de l’autre monde, de plus, si l’on considère cette action comme se
réalisant dans la nature alors ce sont les lois naturelles, et non plus la loi morale,
qui l’expliquent ; si par contre on considère qu’il faut que l’action morale réalise
le paradis sur terre, alors, une fois son but atteint, elle ne devrait plus agir puisque
toute action nierait cet état de perfection. Si d’un autre côté on considère l’effectif
comme dépourvu de moralité, alors rien en ce monde ne serait immoral, et donc
le jugement moral n’exprimerait que l’envie énonçant que le bonheur ne devrait
pas échoir à certains. Si, enfin, on pose que la morale a pour essence le savoir de
la conscience morale, et qu’elle est par suite accessible à tout un chacun dans son
for intérieur, alors le législateur sacré et sa grâce deviennent inessentiels. La
division du réel en une effectivité dépourvue d’essence, le monde sensible, et une
essence dépourvue d’effectivité, fait que la conscience morale devient hypocrite5
puisqu’elle se retire dans ses convictions morales, n’agit que de manière
consciencieuse, et se représente ses actions comme étant morales alors qu’elle
sait que ses actions sont soumises aux lois de l’effectivité.
Or, c’est le soi-même6 qui à chaque action persuade la conscience de la moralité
de son action, donnant ainsi un contenu à la conviction morale abstraite. En
retour, la conscience morale reconnaît les autres soi-même, et par suite, fait du

1 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., pp. 550-551.


2 Ibid., pp. 552-557.
3 Ibid., pp. 558-564.
4 Ibid., pp. 565-577.
5 Ibid., pp. 578-581.
6 Ibid., pp. 582-600.

375
soi-même singulier un soi-même universel. Les soi-même, se reconnaissant
mutuellement, chacun est alors libre, libre des circonstances, puisqu’il ne peut
qu’en avoir un savoir partiel, et donc n’est tenu que d’agir avec une intention pure
dont il est le seul juge, mais aussi libre des lois, puisque c’est au soi-même de les
interpréter en situation et suivant sa conviction. L’individu se sait ainsi comme
étant toujours dans le devoir et il est reconnu comme tel, chaque individualité
étant en cela universelle. Une fois l’action accomplie, elle devient objet
d’interprétation par les autres soi-même et donc l’individu doit se justifier par le
langage en montrant la pureté de sa persuasion intime, le langage devenant ainsi
l’effectivité du soi-même. Il s’ensuit que tout en-soi devient un écho de la voix
intérieure du soi-même, tout ce qu’il dit se réalise par une sorte de création divine,
et alors le soi-même devient une belle âme1 malheureuse qui alterne entre la
certitude d’être toute réalité et de n’en avoir aucune. Mais, dans la mesure où la
valeur d’une action est dans l’existence singulière, le soi-même ne peut changer
par le langage le fait qu’il poursuivait des fins propres, et en cela, s’opposait aux
fins universelles. Pour éviter la contradiction entre la singularité de l’action et les
fins universelles, le soi-même va se préserver de toute action, se poser comme
instance qui juge2, montrant à la conscience agissante que son devoir est parole
vide, poursuite de jouissances individuelles, alors qu’elle-même n’est
qu’hypocrisie puisqu’elle exige qu’on prenne sa parlerie pour des actions
effectives. La conscience agissante, par contre, se reconnaît dans la conscience
qui juge, se confesse pour être reconnue en retour. La confession est soit rejetée
par la belle âme qui ne pouvant plus s’unir à l’autre ni se manifester dans l’effectif
se replie dans la folie, soit est acceptée dans le pardon qui montre la puissance de
l’esprit absolu qui unit la conscience singulière et la conscience universelle.
On voit ainsi que le soi-même ne parvient à se réaliser comme soi-même
moral qu’une fois que deux soi-même se font face. Or, en compréhension, la
conscience de soi pure va rejeter de son concept la singularité effective et
s’identifier uniquement à l’universalité, alors que la conscience de soi impure va
s’identifier à la singularité et ne pas se considérer comme étant elle-même
l’universalité. De même, en extension, la conscience de soi impure va se nier en
posant la conscience de soi pure comme l’essence, alors que la conscience de soi
pure va se nier en proférant le pardon en posant que c’est la conscience impure
qui est l’essence. L’esprit absolu se réalise ainsi dans le redoublement de la double
négation, en compréhension et en extension : [S¹U + U¹S] + [S¹S + U¹U] ­¯
S=U. On notera que l’identité finale, S=U, se fait en extension et en
compréhension, l’esprit absolu consistant à se savoir comme l’universel, mais
aussi à savoir que son universalité est effective et se manifeste dans l’effectivité.
C’est donc le rapport du soi-même à un autre soi-même qui est l’inverse du
premier qui réalise la morale : le premier sortant de soi pour être l’autre qu’il ne
croit pas être, tout en se sachant universel, et le second faisant de même. La

1 Ibid., pp. 601-609.


2 Ibid., pp. 610-621.

376
temporalité ouverte par le rapport des soi-même est celle du présent effectif dans
la mesure où la conscience morale immuable se manifeste dans l’effectivité et
l’effectivité se réfléchit dans cette conscience, toute action singulière et présente
acquérant un sens universel. Par contre, dans la première figure de la moralité, le
soi-même était en rapport avec l’au-delà, ce qui ouvrait une temporalité où le
présent ne tirait sa vérité que de l’éternité, le sens de l’action n’étant jamais atteint,
mais toujours différer dans le futur de la réalisation du royaume divin sur terre.
La deuxième figure de la moralité refoulait, quant à elle, le sens de l’action dans
l’intériorité, la vérité de l’action devenant l’intention qu’on énonce, ce qui ouvrait
sur la temporalité d’un présent où alternaient la sincérité et l’hypocrisie.

Tableau récapitulatif de l’esprit

Les mœurs et la coutume La culture La moralité


a) Loi humaine et loi a) L’esprit étranger à lui- a) La vision morale du
divine même monde
a) Les deux lois : a) La culture : a) Nature et postulats :
Immédiatement, l’esprit est La conscience se divise en La conscience du devoir laisse
scindé en loi humaine et pure et effective tout en libre la nature, par suite la
divine, mais ces deux lois se étant leur relation, ce qui réalisation du devoir est
complètent. manifeste l’esprit dans des contingente ce qui pousse à
formes de langage : postuler la féliciter nécessaire,
l’équivoque, la flatterie, le le progrès infini et Dieu.
déchirement, la parlerie, et
le jugement.

b) Équilibre éthique : b) La croyance et b) Devoir et représentation :


La famille trouve sa l’intelligence : L’action impose de répartir le
subsistance dans la La puissance de pensée est devoir sur une conscience
réalisation éthique de posée comme au-delà au pure et impure, ce qui
l’homme, la raison trouve repos ou négatif qui accomplit la vision morale
satisfaction dans son rapport s’oppose à l’effectif. La dans la grâce et le mérite.
à l’éthique, la justice venge la croyance pose l’unité Mais la conscience non
famille. comme représentation au conceptuelle pose ses
repos, alors que moments comme
l’intelligence la présente représentation.
comme négativité qui
montre le concept dans
toute chose.
b) La faute et le destin b) Les Lumières b) Le travestissement
a) Action individuelle a) Lumières et superstition : a) Action et travestissement :
tragique : La négativité des Lumières La conscience produit son
En agissant, le caractère ne impose à la pensée au repos objet en soi, mais ne se
réalise qu’une des lois et les prédicats de la pensée en reconnaît pas dans cette
offense l’autre, et dans la mouvement, et par là se production et alterne entre un
faute commise découvre sa contredit. Positivement, les en soi et l’autre, ne prenant au
partialité, pour revenir dans lumières posent le sensible, sérieux ni l’un ni l’autre.
l’unité mentale. l’utile et l’identité à la
croyance.

377
b) L’agir collectif de la loi : b) La vérité des Lumières : b) Conviction et hypocrisie :
La guerre opprime la famille L’abstraction pensée de la La conscience est alors pure
et se fait en la femme un sensibilité donne la matière, conviction, mais l’alternance
ennemi qui intrigue pour sa l’unité des différences dans étant sa vérité, elle est
singularité, et de même, la la négativité pure ou l’Esprit hypocrisie.
guerre pose la force de la donne l’Être. L’objet utile
jeunesse comme la raison de lui-même présente les
sa subsistance, des essentialités métaphysiques,
individualités abstraites qui mais encore sous une forme
sont en même temps non conçue.
l’essence.
c) Le statut juridique c) La terreur c) La belle âme et le
pardon
a) Le droit formel : a) La terreur : a) Conviction et soi-même :
Le soi-même singulier est Le soi-même, comme action La persuasion singulière est
reconnu dans le droit abstrait singulière, se trouve comme reconnue comme l’essence de
de la propriété, mais ce universel dans la volonté tous, mais une fois l’action
contenu est la perte du soi- générale, mais cette accomplie, il y a
même. universalité pure s’inverse travestissement qu’il faut
en destruction et mort du compléter par le jugement,
singulier. mais par-là l’en soi se
volatilise.

b) Le maître du monde : b) L’État : b) L’esprit absolu :


Soi-même singulier comme La volonté générale, comme Le jugement alterne entre
universel non négatif, qui se positive, s’organise en hypocrisie et sincérité, jusqu’à
déchaîne dans la débauche. masses, et, comme négative, ce que la conscience agissante
se soumet les singularités confesse, et la conscience
qui se savent maintenant jugeante pardonne. À ce
comme étant cette volonté moment, les deux intérieurs
universelle. deviennent objectifs et l’on
passe au sujet effectif de la
religion.

Le moment (a) de l’esprit est le moment de la pensée de l’esprit, moment de


la description d’un esprit donné. Ce moment présente l’esprit d’abord comme
divisé, que ce soit par exemple entre la loi humaine et la loi divine, entre la
conscience pure et effective, ou entre la morale et la nature. Cette division n’est
dépassée que dans le second temps, mais uniquement en pensée ou en parole,
pour montrer l’équilibre notionnel de l’esprit – moment de la complémentarité
de l’équilibre éthique, complémentarité de la croyance et de l’intelligence, unité
de la nature et de la morale dans les postulats et la représentation. Dans ce
premier moment donc l’esprit se présente comme scindé en extension dans
diverses masses, mais pousse à ce qu’il se représente comme unifié, son unité
n’étant ici que saisie en compréhension.
Le deuxième moment (b), est celui où entre en scène le problème spirituel qui
consiste à savoir comment donner sens à l’action. L’action se divise en action
individuelle et collective. Pour l’action individuelle, le soi-même pense saisir le
sens de son action en compréhension, mais dès qu’il agit en extension le sens est

378
perverti : l’action tragique passe de la piété à l’impiété, les Lumières croient agir
contre la superstition, mais finissent par s’y identifier, ou l’agent moral croit agir
moralement alors qu’il est dans l’hypocrisie une fois son action faite. On voit ici
que c’est la structure conceptuelle de l’esprit qui donne sens aux actions et non
pas l’intention du sujet agissant, le progrès spirituel consistant justement à
s’acheminer vers une coïncidence de plus en plus serrée entre l’intention du soi-
même et le sens universel de son action. Le deuxième temps concerne l’action
collective, temps où se pose la vérité en tant que position objectale de l’alternance
à l’œuvre dans l’action individuelle. Ainsi, la vérité de la Cité grecque s’avère dans
la guerre opposant des soi-même abstraits, celle des Lumières dans l’objet utile
qui incarne le mouvement métaphysique de la pensée, et celle du monde moral
dans la reconnaissance collective de la persuasion intérieure qui retourne
l’hypocrisie en conviction. Ce deuxième temps donne donc une extension au
mouvement en compréhension de l’action subjective.
Le troisième moment, (c), est celui de la réalisation de l’esprit. Le premier
temps est celui de l’abstraction – abstraction du droit formel romain, de la terreur
et de la persuasion. Le deuxième moment est celui de la réalisation de l’esprit
dans le Maître du monde, l’État et l’Esprit absolu. Dans ces figures, le sens de
l’action est enfin déterminé : face au Maître du monde, le soi-même reconnaît
son étrangement ; face à la guillotine, le soi-même reconnaît que la volonté
générale est la seule réalité et donc accepte sa particularité au profit de l’État ; et
dans le pardon, le soi-même reconnaît la supériorité de l’esprit sur toute scission.
Dans ces trois cas, l’esprit se présente comme confrontation active des
individualités, chaque action prenant son sens de l’action de l’autre, sous
condition que l’autre, ou les deux individualités incarnent l’universel. En fait,
dans le moment (a) l’universalité n’est que pensée par le soi-même, dans (b) ce
ne sont que des soi-même singuliers qui se confrontent, alors que dans (c) c’est
le soi-même singulier abstrait qui confronte le soi-même universel abstrait dans
le Maître du monde, ou le soi-même singulier qui s’oppose au soi-même collectif
universel dans l’État, et enfin, dans la morale, ce sont deux soi-même singuliers-
universels qui reconnaissent et dépassent leurs singularités et ainsi réalisent
l’universel. On voit ainsi que c’est uniquement lorsque l’esprit ne se présente plus
comme totalité pensée, ou objectale, mais comme partiel, et partie impliquée dans
le conflit, que s’avère l’esprit véritable et total. Si dans la raison l’erreur, dans sa
forme générale, consistait à poser le concept comme un des termes de
l’explication, pour l’esprit l’erreur serait de poser la totalité comme au-delà des
parties, comme si les individualités ne faisaient que prendre part ou partager
spirituellement leur substance. Par suite, c’est la négation de la totalité en
compréhension et en extension qui la pose comme réalisée en compréhension et
en extension : [¬ T + ¬T] ­¯ [T + T].

379
Religion
La religion sera l’expression du degré de compréhension qu’atteint l’esprit de
lui-même dans la forme représentative, compréhension de soi qui se manifeste
par une organisation humaine en extension. La religion est par suite l’expression
de la totalité de l’esprit qui n’a plus aucune extériorité contre laquelle mesurer la
connaissance, comme pour la raison, ni division interne opposant la conscience
du soi-même à la conscience universelle, comme pour l’esprit, son mouvement
étant le mouvement de la totalité même, un mouvement d’autodifférenciation, et
non plus un mouvement issu de l’interaction des divers soi-même. La perfection
d’une religion se mesurera ainsi à son degré de complétude, la religion la plus
accomplie arrivant à donner l’expression de l’unité la plus parfaite1.

A. La religion naturelle

L’esprit se prend d’abord lui-même pour un objet conduisant à un écart entre


la conscience et la conscience de soi, la conscience de soi du soi-même
contemplant l’absolu comme autre que soi2. La première figure de cet écart est la
position de l’absolu comme lumière, principe qui contient et remplit tout, produit
les figures de lumières et les dévore. Ces figures sont dépourvues de soi-même,
elles ne sont que les noms de l’Un, différences évanescentes dans une substance
unique sans forme. La communauté correspondant à cette conception de l’esprit
est la masse soumise à un maître unique qui est le seul soi-même3. La religion des
plantes présente l’absolu comme unité de la vie organique et de ses parties, unité
où les différences sont en interpénétration plus étroite avec leur principe
unificateur, les parties et le principe unificateur étant interdépendant. Or, cette
conception pose un absolu sans soi-même, et ne l’acquiert que dans la religion
de l’animal qui dévore son autre et l’assimile. La communauté qui correspond à
cette conception est celle de peuplades isolées qui s’entretuent et exténuent le
soi-même qui n’est que pur mouvement de la haine destructrice4. La négativité
du soi-même s’accomplira dans le travail de l’artisan et du maître d’œuvre, travail qui
se préserve dans la pierre. L’absolu est ici conçu comme un soi-même qui s’est
épuisé dans la création, le monde n’étant que le tombeau de Dieu et la religion
un culte des morts. Ce culte est représenté par les pyramides aux formes
abstraites qui reçoivent le corps mort du soi-même, par les temples ornés
d’hiéroglyphes obscurs exprimant une intériorité inconsciente. La communauté
correspondant à cet esprit est celle de bâtisseurs qui s’épuisent dans la
construction de monuments gigantesques qui deviennent des témoins de

1 Ibid., pp. 628-636.


2 Ibid., pp. 637-640.
3 Ibid., pp. 641-642.
4 Ibid., pp. 643-644.

380
l’absorption du soi-même dans son œuvre. Le culte de la pierre noire sera
l’extériorisation de l’intériorité cryptique du culte des morts, culte qui
s’accompagne d’une poésie obscure, mais qui met face à face deux consciences
de soi dans la joute verbale. L’esprit fait alors face à l’esprit et une nouvelle
configuration se met en place, celle de l’intérieur qui se manifeste dans l’extérieur,
et de l’extérieur qui rentre dans l’intérieur, l’esprit devenu artiste1.

B. La religion de l’art

Dans la religion de l’art, le soi-même s’identifie immédiatement à sa


substance, et non à sa singularité, et en cela la substance devient sujet et puissance
active universelle en lui. L’œuvre que produit ce sujet absolu sera celle de l’art
absolu, expression de l’esprit lui-même par lui-même2. Dans l’œuvre d’art abstraite3,
Dieu a forme humaine, mais son essence reste celle d’un élément de la nature –
Zeus, dieu du tonnerre. La statue est produite par l’artiste qui arrive à maîtriser
son inspiration divine, négativité et douleur productrices que représente l’hymne,
hymne qui vient compléter la chose de marbre. L’oracle exprime, quant à lui,
l’esprit absolu étranger à son peuple, mais qui pourtant s’immisce dans ses
affaires particulières. Le culte enfin est l’unité de l’esprit au repos, la statue, et de
l’esprit évanescent, l’hymne, et consiste dans un chemin imaginaire de la culture
où la conscience de soi se purifie en sacrifiant sa particularité. Dans cette
purification, l’essence divine descend dans le soi-même et en cela se sacrifie elle
aussi en retour. Le banquet est le moment positif du culte, moment de la
jouissance des fruits offerts par la divinité et des halles construites par l’homme,
moment où la singularité se contemple comme universelle dans cette œuvre
collective et jouit de ce qu’elle a produit. La communauté correspondant à cette
conception religieuse est le peuple singulier. Dans l’œuvre d’art vivante4, le
mouvement de l’essence, qui sort d’elle-même pour devenir source nourricière
avant de s’enfoncer à nouveau dans le soi-même qui en jouit, s’extériorise dans
la troupe des femmes en délire qui, en mettant le soi-même hors de soi, manifeste
l’extériorisation de l’esprit. Cette extériorisation se complète par la belle
corporéité masculine qui fait disparaître l’intériorité particulière de l’esprit, le
peuple devenant en cela conscient de lui-même comme existence humaine
universelle. Enfin, dans la fête, l’artiste use d’un langage universel qui s’adresse à
tous les hommes, langage où disparaît l’unilatéralité des statues qui ne
contiennent que l’esprit national. Dans l’œuvre d’art spirituelle5, on voit que cette
universalité n’est encore qu’immédiate et n’inclut pas la singularité des soi-même.
Les peuples, dans la guerre de Troie, ne sont réunis que pour une action

1 Ibid., pp. 645-649.


2 Ibid., pp. 650-655.
3 Ibid., pp. 656-669.
4 Ibid., pp. 670-676.
5 Ibid., pp. 677-697.

381
immédiate, la conscience de soi du poète épique fait disparaître son soi-même
singulier dans l’inspiration que lui donnent les muses, alors que l’épopée d’Ulysse
rassemble l’exhaustivité du monde sans pour autant la saisir dans l’universalité de
la pensée. Dans la tragédie, le soi-même et l’essence se rapprochent : le comédien
anime le masque du caractère – individualisation singulière – par son soi-même ;
le cœur représente le peuple – l’individuation universelle ; les spectateurs sont la
conscience de soi effective qui s’identifie partiellement et passivement aux
caractères ; le contenu est celui de la substance éthique qui oppose loi humaine
et loi divine. Dans la comédie, le soi-même se pose lui-même comme essence :
l’acteur peut enlever ou mettre le masque ; le rire détruit toute singularité
prétendant jouer le rôle de l’universel ; le soi-même du comédien coïncide avec
celui du caractère et celui du spectateur qui se reconnaît dans son langage ; le
contenu oppose l’État au peuple.

C. La religion manifeste

Dans la comédie, le soi-même se pose comme l’essence absolue, plus rien ne


fait face à la conscience de soi qui ainsi perd sa conscience, son face-à-face avec
quelque chose d’objectif. La comédie est l’esprit non religieux qui s’exprime dans
le « Dieu est mort ». La religion manifeste consistera à poser que l’essence
absolue est le soi-même, la conscience de soi se sachant alors sujet de la
substance, mais aussi ayant une conscience en tant que conscience de la
substance1. Cet esprit apparaît d’abord comme esprit imaginaire, esprit ayant pour
mère la conscience de soi, ou l’effectivité, et pour père l’en soi, la substance. Or,
dans cette union, l’en soi se maintient dans son être substantiel et ne s’identifie
pas à l’effectivité, et en cela, le tout de l’existence n’est spiritualisé que du point
de vue de la conscience de soi, spiritualisation imaginaire qui donne à la nature,
à l’histoire, au monde, et aux religions précédentes un sens différent de leurs
apparitions phénoménales, sens trouble et sans valeur où se rassemblent les
divinités dans un panthéon2.
Pour que la spiritualisation ne soit pas imaginaire, il faut qu’elle advienne pour
la conscience, l’esprit s’incarnant dans un Je qui fait face à un autre Je. Dans
l’incarnation, l’en soi s’aliène, mais, se sachant l’essence, se reprend depuis son
aliénation et se pose ainsi comme sujet spirituel, ou conscience de soi. La divinité
est alors révélée, ou l’esprit représenté 3, c’est-à-dire qu’elle est connue et se
connaissant comme conscience de soi, et la conscience de soi se connaissant
comme divine. La conscience religieuse, saisissant Dieu comme pure essence et
comme existence sensible, ressent de la joie à se savoir en communion avec
l’essence absolue. Mais, en tant qu’immédiat, l’esprit incarné s’oppose, dans sa
singularité, aux autres consciences de soi qui ne se reconnaissent pas en lui, de

1 Ibid., pp. 698-704.


2 Ibid., pp. 705-706.
3 Ibid., pp. 707-728.

382
plus, en tant que sensible, il doit disparaître, et enfin, dans cette disparition, il
devient esprit puisque la conscience de soi l’a su, formant alors la communauté
des croyants. Ce mouvement du concept où l’essence se singularise est représenté
comme relation du Père au Fils, faisant que la conscience de soi croit recevoir la
révélation de l’extérieur, au lieu d’y voir son propre mouvement de pensée. Ainsi,
le concept posant son autre est représenté comme Dieu créant le monde ; le
concept comme esprit posant un autre soi-même est représenté comme Dieu
créant Adam ; l’esprit s’ignorant tel doit devenir étranger et revenir en soi, ce qui
est représenté par l’innocence et le péché originel ; le soi-même, qui se pose
comme essence, est représenté comme le mal, l’ange déchu, alors que le soi-
même s’identifiant à l’essence est le bien, l’ange ; l’opposition du bien et du mal
doit devenir effective, l’incarnation posant l’en soi dans le pour soi, mais l’en soi
qui s’oppose au pour soi n’est pas le véritable en soi et donc se représente dans
la mort de l’en soi, puis redevient en soi après avoir été autre, résurrection,
devenant ainsi esprit véritable.
Dans l’abolition du soi-même singulier, la crucifixion, la communauté se
constitue en intériorisant le soi-même aboli, et en cela, le soi-même sort de
l’élément de la représentation et rentre dans celui de la conscience de soi. L’esprit
devenu communauté, ou l’esprit universel effectif 1, reprend sur lui les moments du
concept : la communauté, en tant qu’effectivité du monde, se pose d’abord
comme opposée à l’esprit en soi, le divin, se retire de la nature et du monde
comme lieu de l’esprit déchu, puis se réconcilie avec le monde puisque son retrait
équivaut au retrait de l’esprit depuis la nature, retrait qui rendait la nature déchue
en premier lieu. De même, dans le pardon, l’esprit se départi de la simplicité de
l’essence, le bien en soi, et reconnaît l’effectivité, le mal ou le pour soi, et dans ce
mouvement se reconnaît comme sujet qui est lui-même la substance ou
l’essentiel. Il reste que, pour la conscience religieuse, le concept est encore dans
la forme de la représentation, et donc elle le saisit encore comme autre, se
manifestant dans la ferveur, la croyance dans l’incarnation historique, la
réconciliation rejetée dans l’au-delà, ou l’amour divin ressenti et non pas saisi
conceptuellement.

Tableau récapitulatif de la religion

Religion naturelle Religion de l’art Religion manifeste


a) La lumière a) L’œuvre d’art abstraite a) L’esprit imaginaire
L’esprit est substantialité La conscience de soi donnant Immédiatement, la
sans forme alors que les un soi-même à la substance se substance s’unit à la
figures n’ont aucune manifeste dans une série de conscience de soi, et donne
pérexistence en elles-mêmes. divisions complémentaires : naissance au concept, à
Comme conscience de soi, il l’objet est l’universel vide, l’esprit, la substance devenue
est le maître absolu devant l’habitat, et la statue ayant conscience de soi et la

1 Ibid., pp. 729-741.

383
lequel s’efface toute forme du soi-même, il se conscience de soi devenue
conscience de soi. complète par l’hymne, universelle. Mais la
Comme esprit, le peuple est expression du soi-même substance reste une
une masse non articulée face vivant et par l’oracle, et se substance en dehors de
au maître absolu. stabilise dans le culte et le l’union et la spiritualisation
sacrifice, et se reconnaît de toute existence n’a lieu
comme toute réalité dans la que du point de vue de la
jouissance du banquet. conscience de soi qui donne
L’esprit est celui du peuple un nouveau sens à l’histoire
national. et aux religions précédentes.

b) La plante et l’animal b) L’œuvre d’art vivante b) L’esprit représenté


Comme objet, la plante a à Unité du soi-même et de Le soi-même uni à la
même soi le soi-même l’essence dans la certitude de substance se manifeste
abstrait, interpénétration de soi de la jouissance qui se comme une conscience de
l’unifiant et des différences manifeste comme esprit de la soi, un Je, et se sait comme
dans la vie végétale. nature en délire, la troupe de en soi et effectivité, et donc
Comme conscience de soi, le femmes, et la belle corporéité il est esprit. En tant que
soi-même abstrait est de l’homme dans les Jeux. mouvement, ce Je
l’animal qui dévore tout et le L’esprit est un peuple commence par s’opposer à
transforme en soi-même universel réuni pour admirer une autre conscience, passe
jusqu’à l’exhaustion. les Jeux, les joutes du langage par l’abolition, puis est
Comme esprit, ce sont des universel, ou pour une cause intériorisé comme esprit de
peuples qui s’entretuent. particulière. la communauté.
Le contenu de cet esprit est
issu de sa réflexion en lui-
même aboutissant à une
représentation du concept.

c) L’artisan et le maître c) L’œuvre d’art spirituelle c) L’esprit universel


d’œuvre effectif
Le soi-même divin s’est Le soi-même n’est ni celui de La communauté est
épuisé dans la création. Les l’individu ni celui de constituée en intériorisant le
moments qui configurent la l’universel, scission double soi-même singulier spirituel
conscience et la conscience que manifeste l’épopée. Dans qui a été aboli. Sa
de soi de cet esprit sont : les la tragédie, le soi-même et représentation du contenu
formes abstraites et l’esprit l’universel se rapprochent, est celle du mouvement de
mort ; le logement, la mais dans l’extériorité où le l’incarnation et du retour en
singularité inconsciente, le soi-même n’est là que comme soi par la résurrection qui a
soi-même intérieur abstrait ; ce qui anime l’universel. Dans une triple signification : rejet
la ténèbres, l’intériorité la comédie, le soi-même a de la naturalité et retour à la
singularisée ou la pierre prise sur l’universel, toute nature ; péché du singulier et
noire, le soi-même essence autre est dissoute pardon de la communauté ;
extériorisé dans la statue et dans le rire, et ce soi-même mort de l’essence qui
le texte cryptiques ; de la conscience singulière est devient communauté. Ce
Comme esprit, le peuple toute essence. mouvement est un objet
s’organise en castes face au L’esprit est le Démos qui pour la conscience qui
despote. contrôle l’État. devient substance et sujet,
mais, en tant que
représentée, cette
réconciliation est encore
posée comme étrangère et
en soi.

384
La religion étant l’expression du degré de compréhension qu’un esprit a de
lui-même, en tant que totalité, va consister, en son fond, en un problème
gnoséologique. Le problème visera à trouver la forme d’unité la plus élevée entre
le tout et ses parties, sachant que les éléments qui constituent ces totalités sont
les constituants de l’esprit lui-même, c’est-à-dire la conscience, la conscience de
soi, la raison, l’essence-substance, le soi-même, et le singulier-universel. On voit
que ces constituants se divisent en deux groupes, les trois premiers expriment
des degrés de compréhension alors que les trois derniers visent des objets en
extension. Nous soulignerons néanmoins que les six termes forment une
combinatoire en compréhension, même si elle inclut la polarité extensive et
compréhensive en elle-même, combinatoire qui, elle, préside à la manifestation
de l’esprit, dans l’extension effective, en tant que formations artistiques et
politiques. Le mouvement de la compréhension religieuse ira de la situation où
les six constituants sont différenciés et opposés les uns aux autres jusqu’à leur
fusion finale en un seul constituant pouvant être saisi de six manières différentes.
Ce mouvement commence par la compréhension de la totalité comme
rapport d’une substance à ses accidents, totalité représentée par l’image de la
lumière et des figures de lumières. Le Maître sera le représentant du principe
unifiant, unique conscience de soi, face à une masse obéissante dépourvue de
conscience de soi, mais dotée uniquement d’une conscience de l’absoluité du
Maître, et de sa propre nullité en tant que serviteur obéissant. Dans cette
configuration, le soi-même est un élément universel dépourvu de singularité
grâce auquel, et dans lequel, existent les figures de lumières singulières et
évanescentes. Cette compréhension de la totalité se manifeste alors dans une
organisation politique où une masse fait face au Maître absolu. La plante et l’animal
marquent une compréhension plus élevée de la totalité dans la mesure où les
parties et le principe unifiant, les organes et la vie sont dans une relation
d’interdépendance. Le totem, la plante ou l’animal sacré, représenteraient le
principe unifiant, soi-même actif et générateur, mais dépourvu de conscience de
soi. Ce soi-même n’exprime ainsi que la particularité d’une vie irriguant ses
organes vivants, soi-même qui ne peut ainsi se singulariser ni atteindre l’universel.
La conscience pose, comme objet, la vie qui la dépasse, et la conscience de soi
s’identifie à la particularité du groupe auquel elle appartient. Ainsi, en extension,
la manifestation de cette compréhension religieuse se déploie en peuplades qui
se font la guerre, guerre où s’épuise le soi-même. La construction va permettre de
donner subsistance au soi-même, d’absorber l’activité dans une œuvre collective
durable. Le temple sera ainsi l’image d’une totalité conçue comme rapport de
l’activité productrice à ses productions, le créateur et les créatures, mais une
activité où le soi-même s’épuise dans la création elle-même. Le soi-même mort
est par suite l’essence, mais une essence qui ne subsiste que dans sa propre trace.
Ce soi-même est universel, doté d’une semi-conscience, mi-homme mi-animal,
le soi-même singulier ne faisant que répéter par ses gestes instinctifs le processus
créatif. La conscience pose ainsi l’en soi comme le monde des morts, le monde
des vivants n’étant lui-même que le tombeau de l’esprit. En cela, toute conscience
de soi doit s’effacer et se limiter à n’être que ce qui guide l’activité instinctive de

385
la construction, prenant conscience que sa vitalité n’est en son fond que
l’expression de la mort de l’esprit. La manifestation de cette compréhension
religieuse est l’organisation de la société en castes, castes soumises au Pharaon
comme représentant de la divinité.
La religion de l’art débute lorsque le divin est compris comme un soi-même
possédant une conscience de soi. Dans l’œuvre d’art abstraite, la totalité est conçue
sur le modèle du rapport entre l’inspiration et l’inspiré, la conscience singulière
s’animant par le soi-même universel qui l’utilise comme instrument pour pouvoir
se réaliser comme conscience de soi. L’artiste inspiré aura ainsi une conscience
de soi qu’il identifie à la substance divine, et la substance divine pourra accéder à
la forme humaine grâce au mouvement créatif. L’œuvre ainsi crée, qui se pose
comme objet pour la conscience, est scindée, statue et hymne, scission qui
permet de représenter le réel comme substance divine, d’une part, et mouvement
de création vivant, d’autre part. Dans cette forme artistique, le singulier est ainsi
au service de l’universel, l’artiste au service du dieu qui s’en empare. La
manifestation de cette compréhension religieuse est celle d’un esprit qui se divise
en masses éthiques et où les individus sont des caractères qui incarnent
immédiatement la loi qui correspond à leur statut sociopolitique. Dans l’œuvre d’art
vivante, l’interpénétration entre la substance divine et l’humain prend la forme du
délire, ou de la contemplation de la belle corporéité, et, dans les deux cas, le soi-
même singulier doit sacrifier sa part accidentelle pour s’unir au soi-même effectif.
L’union avec le divin est alors effective, la conscience de soi comprenant qu’elle
recèle en elle-même le divin, sous condition de se sacrifier en tant que conscience
de soi singulière, la conscience étant, quant à elle, conscience de l’objectivité et
de l’universalité de ce mouvement. La manifestation de cette compréhension
religieuse est celle d’un esprit qui se pose comme unité des peuples, peuples qui
sont animés par le même soi-même comme force naturelle. L’œuvre d’art spirituelle
sera le moment où le soi-même divin atteint une pleine conscience de soi grâce
au langage articulé de l’épopée, de la tragédie, et enfin de la comédie. Dans la
comédie, la conscience de soi singulière se pose en place de l’essence, son soi-
même singulier se présente comme la seule réalité face à laquelle toute autre
essence est détruite. Le rire sera le modèle de cette unité où une conscience de
soi singulière se reconnaît dans une autre conscience de soi singulière en se
moquant et en détruisant les autres essentialités. Aucun objet ne subsiste alors
face à cette conscience qui détruit tout, c’est le moment de la mort de Dieu. La
manifestation de cette conception religieuse est la démocratie où c’est le peuple
lui-même qui gouverne et pose ses soucis singuliers comme affaire universelle.
La révélation sera le moment où l’essence divine sera comprise comme
conscience de soi. Dans l’esprit imaginaire, la totalité est comprise comme rapport
de la conscience de soi aux divers savoirs qu’elle possède, le contenu de ce savoir
étant les diverses religions que maintenant elle surplombe comme moments de
son savoir. La conscience de soi est consciente de sa supériorité sur toute
conscience religieuse, et pose la diversité des religions dans un panthéon, objet
pour sa conscience savante, mais qui n’a aucune objectivité réelle. Cette
conscience de soi est ainsi une singularité, celle de l’empereur, qui enveloppe et

386
domine les diverses religions, étant lui-même la conscience de soi divine et
vivante. La manifestation de cette compréhension religieuse est celle de l’empire
terrestre qui subjugue sous un pouvoir unique la diversité des peuples. L’esprit
représenté va identifier le divin à une conscience de soi singulière quelconque,
l’humain se sachant alors divin par le simple fait de son humanité. Le modèle de
la totalité est alors celui de la vie qui enveloppe ses événements, vie divinisée,
comme c’est le cas de la vie du Christ. Nous avons alors une fusion des divers
constituants de l’esprit : c’est le Je, soi-même singulier, qui est l’universel incarné,
et en cela ayant un en soi, l’essence, mais aussi une conscience de soi, celle de se
savoir lui-même comme cette essence, mais aussi un savoir effectif et animé par
le soi-même. Le Christ est ainsi lui-même esprit dans la mesure où il unit la
conscience de soi divine et humaine, mais qui, de par sa corporéité singulière,
s’oppose encore aux autres consciences de soi humaines. La communauté
correspondant à cette compréhension religieuse est celle du maître spirituel et de
ses disciples. L’esprit effectif s’accomplira dans le sacrifice de la singularité
corporelle du Christ, chaque croyant, ou témoin, pouvant maintenant se
reconnaître comme étant lui aussi conscience de soi divine. La destruction de la
singularité du Christ fait qu’elle ressuscite en une myriade de singularités, chaque
individu singulier se sachant en union avec le divin, et par suite, se sachant
comme universel et spirituel. Le soi-même de ces esprits individualisés est donc
le soi-même singulier, mais dont le mouvement se sait comme ayant valeur
universelle et objective, histoire collective qui unit tous ses événements en un
tout. La manifestation de cette compréhension religieuse sera l’État rationnel et
universel, qui poussera l’interpénétration du singulier et de l’universel de plus en
plus loin jusqu’à l’achèvement de la totalité la plus parfaite et la plus effective, un
esprit constitué d’esprits1.
On peut dire que l’erreur de la conscience de soi religieuse est de poser le
divin comme autre que la conscience de soi. C’est dans ce sens que la révélation
est la vérité de la religion puisque c’est uniquement dans la religion révélée que la
conscience de soi se sait comme divine et le divin comme conscience de soi. Or,
la révélation exprime elle-même le retrait du divin de toute présentation objectale
pour en faire le mouvement effectif qui anime les soi-même singuliers. En effet,
dans la religion naturelle, le divin est posé comme autre et s’opposant à la
conscience de soi singulière et la menant à son annihilation. Dans les religions de
l’art, le divin se met en contact avec la conscience de soi singulière, mais
uniquement pour l’instrumentaliser, avant le renversement comique où c’est la
conscience de soi singulière qui rejette toute divinité. Seule l’incarnation permet
de comprendre que la conscience de soi singulière est divine, l’histoire
individuelle se posant comme image et partie de l’histoire universelle, histoire
universelle qui, elle, est le déploiement de la divinité consciente d’elle-même. Il
reste que ce mouvement historique ne se fait que par les diverses consciences de
soi singulières qui se reconnaissent comme porteuses du divin. Dans la
communauté des croyants, le divin ne se distingue plus de la vie effective de cette

1 G.W.F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, op. cit.; Paragraphes 358-360.

387
communauté et de son histoire, et par suite, ne se pose plus comme autre, mais
bien comme étant le même que la conscience de soi singulière – saut sur place,
ou révélation, montrant que la conscience de soi singulière était la divinité qu’elle
recherchait – moment de l’intuition. Par suite, c’est le rapport de deux
consciences de soi qui se savent divine, en compréhension, qui rend présent
l’esprit divin comme mouvement historique en extension, [Cs=D ® Cs=D ­¯
D].

Le savoir absolu
Dans la religion, la conscience de soi est l’absolu, mais ne se reconnaît pas
encore comme telle parce que la religion exprime cette vérité dans la forme de la
représentation. Le savoir absolu montrera lui aussi que la conscience de soi est
l’absolu, mais cette fois dans la forme du concept. Pour ce faire, la conscience de
soi doit se présenter elle-même dans la forme de l’objet pour la conscience. On
a déjà rencontré plusieurs moments où cette conciliation entre conscience et
conscience de soi a eu lieu : en tant que chose singulière dans le jugement infini
posant l’esprit est un os, ou, le Je est une chose singulière ; dans la détermination
des choses en tant qu’utiles, et donc comme ayant pour essence, et en soi, leur
rapport à la conscience de soi ; et enfin dans la conscience malheureuse qui se fait
chose, le savoir de la loi morale posée comme objectif, et le pardon qui montre que
c’est l’esprit qui détermine ce qu’est la chose même en tant qu’existence1.
La conciliation, comme totalité de la conscience de soi et de la conscience,
s’est, quant à elle, présentée dans la religion, la science de l’expérience de la
conscience, et enfin dans le savoir absolu qui sera l’unité de la religion et de cette
science. En effet, dans la révélation, Jésus se présente comme l’en soi unissant la
conscience de soi et l’essence, alors que la belle âme est le moment du pour soi
qui s’oppose à toute réalisation extérieure qu’elle pose comme en soi, moment
qui se dépasse dans le pardon qui reconnaît l’effectivité, s’aliène en elle, et
retourne en soi en changeant le sens de cette effectivité2. L’unité de la conscience
et de la conscience de soi, comme totalité, se fera pour soi dans l’élément du
savoir. Dans le savoir, le contenu religieux, qui se posait comme un en soi qui est
autre que le soi-même, est produit par l’activité du soi-même, montrant en cela
que cet en soi a la forme du soi-même, la substance devenant en cela sujet. Le
contenu recevant la forme du soi-même se développe en une série de figures du
savoir constituant la science. Grâce à la science, le Je singulier conçoit le contenu,
et ainsi, se retrouve lui-même dans cet autre qu’il a compris, mais aussi s’abolit
comme Je singulier et se hisse à l’universalité, de même que l’en soi acquiert une
claire conscience de ce qu’il est dans ce savoir3. Enfin, cette unité, en soi et pour

1 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., pp. 742-747.


2 Ibid., pp. 748-750.
3 Ibid., pp. 751-754.

388
soi, se réalise dans la scission du concept, scission qui pose un en soi substantiel
comme être-là, et une conscience de soi immobile, et dépourvue de soi-même,
qui ne fait que saisir cet en soi. La richesse sensible n’est ainsi que le corrélat de
la suspension de l’activité du soi-même, l’existence elle-même n’étant en cela que
le retrait du soi-même. Mais, dans ce savoir, l’esprit se reconnaît lui-même dans
l’aliénation, l’existence opaque n’étant que le produit de sa propre non-activité,
et par suite, l’esprit comprend, en cela, comment la différence du pour soi et de
l’en soi vient au jour1.
La Logique développera le mouvement où sont unies la conscience et la
conscience de soi, développement où chaque concept acquiert sa déterminité par
l’activité du soi-même, et cela dans l’élément du vrai. La Phénoménologie
développera par contre le mouvement de la différence entre le pour soi et l’en
soi en montrant les égarements du sujet connaissant, et par suite, son aliénation
par rapport au savoir substantiel de la Logique. Enfin, l’aliénation supérieure sera
celle où l’objet est posé comme totalement libre, objet d’où l’esprit s’est
complètement retiré, le pour soi devenant temps et l’en soi espace, c’est-à-dire
l’esprit comme Nature. L’Histoire développera le mouvement de l’esprit comme
pure succession temporelle, succession qui devra être reprise dans l’élément du
concept et se développer comme science de l’apparition de l’esprit, donc comme
Phénoménologie de l’Esprit 2.
On peut ainsi voir que le savoir absolu consiste à comprendre que la totalité
est toujours déjà présente, l’esprit et l’absolu sont déjà là, mais que l’apparition
de l’esprit dans telle ou telle figure ne se fait que par un acte de retrait de l’esprit
lui-même. Ainsi, Hegel introduit au niveau ontologique une doublure dans
l’existence : l’existence absolue, ou l’esprit, et l’existence comme être-là sensible.
L’existence, au second sens, sera le produit de l’existence au sens d’absolu, et cela
par un mouvement de pensée qui se suspend lui-même. En cela, Hegel montre
que la non-pensée a un pouvoir d’implication ontologique dans la mesure où
l’existence sensible n’est rien d’autre que le retrait en pensée de la pensée elle-
même. D’autres retraits de l’esprit sont présentés dans le savoir absolu,
notamment le retrait absolu de l’esprit qui pose la Nature, puis son retrait relatif
dans l’Histoire. Nous remarquerons que la Logique hégélienne se pose comme
substance de l’esprit, et donc déploie l’esprit dans l’élément où il est chez lui-
même, et non plus retiré de lui-même. On dira que la logique hégélienne est sous
la polarité de l’entendement, de la compréhension qui se déploie chez soi, alors
que la Phénoménologie est justement une compréhension étrangère à soi et qui donc
fait face à une extension qu’elle essaie de saisir. C’est dans la mesure où la
Phénoménologie montre comment l’Être accède à l’Être, et non simplement
comment, depuis le concept de l’Être nous pouvons déduire tous les autres
concepts, comme c’est le cas dans la Logique, que, pour nous, c’est la Phénoménologie
qui est le livre de l’ontologie hégélienne. La philosophie de la nature et de
l’histoire retraçant le mouvement de l’esprit dans un élément étranger à la pensée

1 Ibid., pp. 755-761.


2 Ibid., pp. 762-765.

389
ne pouvait aussi servir comme guide pour la création ontologique hégélienne.
Cette création, suivant la logique de l’implicite, peut alors se contracter dans la
formule suivante : [¬ P ­¯ $] º E, à lire, le savoir absolu comprend que la
négation de la pensée, P, en compréhension, implique l’existence sensible, $, en
extension, et par suite, l’existence véritable est esprit, E, mouvement de négation
de soi qui pose le tout autre et depuis lequel se fait le retour en soi qui alors se
reconnaît dans cet autre.

Formalisation de l’approche hégélienne


Tableau de la Phénoménologie de l’esprit

Conscience
Le sensible n’acquiert son essence que dans son rapport à un autre sensible, son identité inclut
l’autre comme nié : par exemple les coordonnées d’un point de l’espace, ou l’instant qui demeure
dans l’être autre ce qu’il est. Le sensible ne peut être saisi comme existant par simple
complément de mot (le faux et l’abstrait) ou de conscience (tautologie et relativité).

La chose de la perception n’acquiert sa propriété, son identité, que dans son rapport à une autre
chose : on sait que le diamant est dur parce qu’il raie la pierre. La chose perçue n’apparaît pas
comme existante si elle est saisie comme rapport objectif entre l’unité et la pluralité des
propriétés (perte de la connaissance, perte du sensible, chute dans le singulier) ou comme
rapport subjectif entre la chose et le sujet (indistinction, perte de l’unité, perte de la chose).

Le monde de l’entendement n’acquiert sa vérité qu’en se posant comme infini, présentant le


mouvement d’autodifférenciation pour soi et en soi, en rapport avec l’infini qu’est le
mouvement de l’entendement. Le monde ne peut apparaître comme existant dans la mise en
rapport de la force et des lois sensibles (contradiction, confusion, alternance), ni de la force aux
lois de l’entendement (nominalisme, division, inversion).
Conscience de soi
La Vie ne peut exister, être éprouvée et expérimentée comme Vie, que si elle inclut en soi la
scission perdurante, et par suite, que si elle devient vie d’une conscience de soi. La Vie ne peut
exister dans son rapport simple au minéral (abstraction), ni dans la scission – unification
évanescente animale (évanouissement), ni dans la succession des générations (être simple).
Le Genre ne peut exister que s’il est un rapport entre deux consciences de soi, donc lorsqu’un Je
inclut en lui un autre Je nié : je me comprends moi-même comme autre. Le Genre ne peut
apparaître comme existant dans son unité immédiate au Je universel (tautologie), ou du Je pur
(abstraction).

L’Infini n’apparaît à la conscience de soi que lorsqu’elle saisit, en compréhension, son essence
comme autre, le maître, et son activité comme autre, la peur, ce qui permet de produire la forme
et le sens propre comme différences évanouissantes objectales en extension. La conscience de
soi ne peut donc s’appréhender dans la mort (abstraction) ou dans le rapport double du maître
et de l’esclave (polarité).

La volonté universelle n’apparaît à la conscience, ou n’existe, que lorsque la conscience de soi nie
dans sa compréhension sa propre volonté par le biais du médiateur, et réalise que ce mouvement

390
de dépossession était déjà celui de la volonté universelle unique. La pensée ne peut donc
apparaître comme existante en tant que pensée formelle (abstraction stoïcisme) ou mouvement
confus du sceptique (polarité).
Raison
Le sensible inorganique existe lorsqu’on inclut dans sa compréhension le non sensible, les
matières, dont la composition donne le phénomène sensible. Le sensible observé ne peut
apparaître comme existant par complément de la description (épuisement) ou de la classification
(confusion).
La vie organique n’existe que lorsqu’on inclut dans sa compréhension ce qu’elle n’est pas : c’est
les systèmes morts qui expliquent le vivant, c’est le mouvement de pensée qui est série vivante.
La vie observée ne peut pas apparaître comme existante dans la corrélation de la vie et du milieu
(différence de pensée), ou de la vie et de l’organisme (abstraction).

La pensée n’existe que lorsqu’on inclut dans l’identité ce qu’elle n’est pas, la différence, et dans la
différence ce qu’elle n’est pas, l’identité, donnant le mouvement spéculatif qui montre, à même
chaque concept, la différence qui le fait passer dans un autre concept, et dans le tout autre,
l’existence. La pensée observée ne peut donc apparaître comme existante si elle est formelle
(abstraction – simple identité) ou transcendantale (tautologie – simple différence).
L’individu se différencie en monde et fait retour en soi depuis ce monde, il inclut en soi son
monde, de même qu’il fait ce monde – le concept d’individu inclut le monde nié, et inversement,
pour que monde et individu existent. L’existence psychologique ne peut apparaître dans la
corrélation des capacités et de la psyché (éparpillement) ni dans celle de l’individu et de son
monde (tautologie).
La singularité individuelle n’existe que lorsqu’on inclut dans son concept sa négation – l’acte est
négation de l’intériorité en concept et c’est pour cela que l’intériorité existe dans l’acte, faisant
de l’acte une singularité universelle. La singularité du soi-même ne peut venir à l’existence dans
la corrélation de son intérieur et de son visage (contingence), ni dans la corrélation du cerveau
et du crâne (tautologie).

Le Bien n’existe que s’il est nié en concept pour l’égoïste, qui pense qu’il n’y a que les intérêts
personnels, mais qui dans cette pensée laisse libre cours à ses désirs, et par suite, réalise le Bien.
Le Bien ne peut donc venir à l’existence dans la saisie immédiate du Bien (abstraction du plaisir),
ou dans la conscience de soi se prenant pour le Bien (contradiction du visionnaire, mort du
vertueux).
L’art, ou la singularité universelle, ne peut exister que si l’on nie dans son concept la singularité
et l’universalité alternativement – je dois penser que c’est mon affaire pour l’exposer et qu’elle
devienne affaire de tous, ils doivent penser que c’est leur affaire pour m’adresser les critiques,
et par suite, ils en font mon affaire. L’existence de la singularité universelle ne peut subsister
dans l’œuvre expressive (contingence) ou dans l’affaire personnelle (tromperie).
L’éthique, ou l’essence spirituelle, n’existe que si elle est niée en compréhension ou incluse
implicitement : je n’effectue ma substance éthique que si je ne la réfléchis pas puisque toute
réflexion soit détruit ma certitude dans le devoir (détermination contingente de la loi), soit
rabaisse la valeur sous un critère raisonnable, alors que ce qui est raisonnable ne l’est que parce
qu’il est en position de valeur (contradiction dans la vérification des lois).
Esprit
L’existence de l’esprit substantiel a lieu lorsque la personne juridique nie, dans sa compréhension,
son identité à l’esprit juridique et impérial, et lorsque l’esprit, comme Maître du monde, nie les
personnes juridiques dans en extension. C’est donc en s’aliénant comme partie dans l’existence,
alors qu’il est le Tout, et comme étranger dans la pensée, alors qu’il est l’essence, que l’esprit
substantiel existe. L’esprit substantiel ne peut apparaître comme existant dans l’équilibre
éthique (tautologie pensée), l’action tragique (indétermination subjective) ou la guerre
(abstraction collective).
L’existence de l’esprit de la culture a lieu lorsque la conscience de soi universelle nie dans sa
compréhension toute détermination particulière de l’esprit et tout représentant comme pouvant

391
valoir pour l’esprit, ce qui provoque une guerre de toutes les consciences de soi et une terreur
généralisée, terreur qui nie dans l’existence cela même qui la rend possible, c’est-à-dire les
consciences de soi universelles. C’est dans ce face-à-face où la conscience de soi universelle est
niée par ce qu’elle a elle-même produit qu’existe, pour elle, la volonté générale. La culture ne
peut venir à l’existence dans la négation de soi du noble face à l’État (parlerie), ou dans celle de
l’intelligence face à l’essence (abstraction).

L’existence de l’esprit moral a lieu lorsqu’il y a une double négation en compréhension, la


conscience de soi pure rejetant de son concept la conscience de soi impure et inversement, alors
que dans l’existence il y a aussi double négation, puisque dans la confession la conscience de soi
impure se nie et pose la conscience de soi pure, et dans le pardon c’est la conscience de soi pure
qui pose la conscience de soi impure. Dans cette double négation, l’essence sort de soi et
reconnaît son autre, et l’autre rentre en soi et se reconnaît dans l’essence, l’esprit devient
concept. La morale ne peut apparaître à l’existence dans les postulats de l’au-delà (contingence)
ou la conviction intime (hypocrisie).
Religion
La communauté inconsciente existe en niant de sa compréhension la divinité, la divinité est
l’incompréhensible, et en niant en extension la divinité, la divinité est autre que tout ce qui
existe, tout en se niant comme conscience de soi, c’est-à-dire en se posant comme instrument
de cette divinité incompréhensible et au-delà de l’existence. C’est donc dans cette double
négation séparée que le soi-même substantiel divin peut exister. Dieu n’apparaît pas comme
existant en tant que substance transcendante divine (différences inexistantes) ni en tant que soi-
même immédiat divin (abstraction).

La communauté consciente d’elle-même existe en niant en compréhension l’essence divine, la


raillerie de ce qui n’est pas singulier, ce qui pose dans l’existence le soi-même singulier comme
unique divinité. Le soi-même divin n’apparaît pas comme existant dans le soi-même humain qui
domine la substance divine (abstraction), ni dans le soi-même divin qui domine le soi-même
humain (perte du soi).

La communauté universelle et consciente d’elle-même existe dans la mort du médiateur incarné, ou


dans la mort de la communauté singulière : c’est la négation, en extension et en compréhension,
de la communauté singulière qui la pose en compréhension et en extension dans chaque
conscience de soi, et par suite, qui fait exister une multitude de communautés singulières dans
la communauté universelle se sachant telle. Dieu n’apparaît pas comme existant dans
l’imagination spirituelle (jeu de pensée du soi-même – tautologie) ni dans la représentation
spirituelle (représentation étrangère au soi-même – abstraction).
Savoir absolu
Le savoir existe lorsqu’il est substance et sujet. Pour cela, il faut d’abord que l’esprit se retire
absolument de l’objet pour que l’objet apparaisse comme substance. C’est donc la négation de
la pensée en compréhension qui pose l’existence en extension, le corrélat de l’existence pure
étant la non-pensée. Les stases existentielles n’existeront quant à elles que par le retrait de l’esprit
depuis l’explication de la substance, et cela suivant les divers rapports en compréhension et en
extension que développe la Phénoménologie. La connaissance n’a donc lieu que dans ce double
retrait. L’existence ne peut pas venir à l’existence si elle est posée immédiatement comme
substance depuis laquelle on déduit la pensée (domination de la substance sur la pensée –
abstraction), ou en l’identifiant au sujet pensant (absorption de l’existence dans la pensée –
tautologie).

Ce tableau retrace le travail dialectique qui montre comment une identité


arrive à exister, donc à se présenter comme phénomène pour une conscience.
Comme nous l’avons signalé, ce travail consiste à exhiber la structure du tiers

392
exclu à chaque stase existentielle, donc à montrer qu’une identité n’existe que si
elle inclut en soi la négation de ce qu’elle n’est pas. La logique de l’implicite
souligne, de plus, le rapport entre la polarité compréhensive et extensive opérant
dans chaque stase. Nous pouvons noter qu’il y a trois types de mouvements
dialectiques dans chaque strate ontologique, et un quatrième, un saut dialectique,
qui nous permet de passer d’une strate à l’autre.
Le premier type est celui de l’abstraction, mouvement qui consiste à identifier
la compréhension d’un terme donné à son extension, et cela en posant
explicitement un terme qui représente la compréhension dans la formule
explicative. Des exemples de ce type sont le complément de nom, dans la
certitude sensible, qui aboutit à l’universalité abstraite ; l’identification de l’infini
à la conscience de soi individuelle, dans la dialectique du maître et de l’esclave,
qui conduit à la mort ; l’identification de la conscience de soi à la pensée qui
aboutit au formalisme stoïcien ; le complément descriptif, dans l’observation
sensible, qui aboutit à l’épuisement ; la compréhension quantitative de la vie qui
aboutit au mécanisme ; l’identification de l’absolu à un élément universel qui
aboutit au despotisme oriental ; etc. Ce mouvement se tiendrait sous le signe de
la faculté de l’entendement, pour user de la terminologie de cet écrit, et dans la
terminologie hégélienne du moment dialectique de l’entendement soumis au
principe d’identité, « A est A ».
Le deuxième type de mouvement dialectique sera celui de la tautologie,
mouvement qui consiste dans des tentatives visant à expliquer le concept
objectivement présent en extension, ce qui fait que la compréhension tombe en
de pures distinctions de paroles. Des exemples de ce type sont l’expérience vécue
qui vient rendre compte du sensible conduisant à la contingence ; la pensée
négative qui complète tout objet et conduit à la confusion sceptique ; les
différences de pensée qui tentent d’expliquer le vivant ; la parlerie de la noblesse
qui tente d’assurer son obéissance alors qu’elle est elle-même le soi-même
effectif ; les justifications stériles de la raison qui tentent de vérifier les lois alors
que l’esprit éthique est présent ; etc. Ce mouvement se tiendrait sous le signe de
la faculté de l’imagination, suivant notre terminologie, et dans la terminologie
hégélienne correspondrait au moment dialectique de la raison où il s’agit
d’expliquer un terme par des causes, et par suite de poser que « A est non-A ».
Le troisième type de mouvement dialectique est celui de la connaissance,
mouvement qui consiste à retirer de la formule explicative tout terme qui
représenterait, subjectivement ou objectivement, la polarité compréhensive. Ce
retrait permet alors d’amener à l’existence, et à la connaissance, la chose dans la
mesure où le rapport des termes, dans l’explication, exhibe à même soi la
structure spirituelle, alors que l’esprit occupe la position de l’implicite, de ce qui
structure le rapport sans être un des termes du rapport. Des exemples de ce type
sont l’essence du sensible qu’on atteint par sa mise en relation avec un autre
sensible ; l’identité de la chose qui se construit dans son rapport à une autre
chose ; l’existence de l’esprit dans la confrontation de l’esprit singulier et
universel ; la vérité du vivant comme rapports des systèmes morts ; la vérité des
lois de la nature comme rapports des termes observables ; l’existence de

393
l’existence comprise dans la négation de la pensée ; etc. Ce mouvement se
tiendrait sous le signe de la faculté de l’intuition, dans les termes de cet écrit, et
correspondrait au moment dialectique de la raison spéculative, dans la
terminologie hégélienne, où il est montré qu’un terme n’existe et n’est
véritablement connu que s’il nie un autre terme partageant avec lui la même
identité, ce qui donc correspond au principe du tiers exclut, « A n’est pas non-
A ».
Le quatrième type de mouvement dialectique est celui du saut dialectique, saut
qui se fait en passant d’une stase existentielle, donc de l’intuition, pour tomber à
nouveau dans l’abstraction ou la tautologie, et donc dans la saisie de la stase par
l’entendement ou l’imagination. Nous avons donc ici une régression, mais une
régression qui pose un plan ontologique supérieur. Nous avons divers genres de
sauts suivant les divers passages possibles entre la polarité extensive et
compréhensive. Un premier genre consiste à réifier ce qui est saisi en pensée,
comme le passage qui pose le rapport entre les points sensibles, saisis en
compréhension, comme une chose unifiant diverses propriétés, chose posée en
extension ; le rapport entre les choses qui se posent comme champs de forces
existant en soi ; le rapport entre l’infini en soi et l’infini pour soi qui pose la
conscience de soi. Un deuxième genre nous fait passer d’une situation en
extension à la position d’une sphère en compréhension, comme dans le passage
de l’esclave qui travaille sous contrainte à la pensée stoïcienne ; ou le rapport de
soumission de la conscience malheureuse au médiateur qui pose la raison. Un
troisième genre nous fera passer par contre d’une sphère théorique, saisie en
compréhension, vers une sphère pratique qui se déploie en extension : par
exemple le passage de la phrénologie posant « l’esprit est un os » à l’esprit qui
pose un Je faisant face à un autre Je. Un quatrième genre nous fait passer de la
sphère pratique à une sphère compréhensive et extensive, comme lors du passage
du pardon vers la sphère religieuse qui rend compte de la compréhension de la
totalité et des formations politiques et sociales. Un cinquième, et dernier genre,
est celui qui nous fait passer de la compréhension du savoir absolu à la position,
en extension, de l’existence immédiate, la négation de tout savoir étant position
de l’Être. On remarquera que ces divers sauts procèdent logiquement par une
litéralisation de la formule qui pose la stase ontologique, la litéralisation étant la
saisie par la conscience sous la forme d’un objet réifié de ce que le soi-même et
la conscience de soi unifiaient activement. Dans la litéralisation nous avons ainsi
une explicitation de l’activité implicite de l’esprit, sa position comme l’un des
termes du nouveau plan ontologique : par exemple, la compréhension littérale de
« l’esprit est un os » pose que l’esprit doit être présent là, et donc sous forme
d’une autre personne ; ou la compréhension littérale du rapport entre les points
sensibles qui pose ce rapport comme une chose ; etc.

394
Les invariants du système hégélien
La forme de la détermination

L’implication ontologique hégélienne consiste à passer de la négation de la


pensée à la position de l’existence immédiate. Or, cette négation de la pensée est
elle-même un acte de pensée, et donc, réflexivement, nous savons que la non-
pensée est la pensée de l’Être. La non-pensée, l’indéterminé, est donc une pensée,
un déterminé qui se rapporte à son objet, l’Être. De plus, cet indéterminé est
aussi une détermination puisqu’il est produit par l’acte de pensée, le déterminant,
acte qui s’applique sur lui-même, et donc la pensée est aussi le déterminable. Tel
serait le jeu de l’amour avec lui-même, ou de l’esprit avec lui-même, qui se nie
pour mieux se reprendre. La forme de la détermination, dans le savoir absolu,
serait donc la suivante :

(indéterminé) = déterminable = déterminant = détermination = déterminé

Le savoir absolu réalise en cela un système de la détermination totale puisque


même l’indéterminé est ressaisi comme une forme de détermination, la pensée
en cela s’autodétermine, elle est volonté ou sujet absolu, faisant apparaître dans
son mouvement tous les êtres, mouvement que retrace la Logique hégélienne. Or,
le savoir absolu inclut en lui un pan phénoménologique, pan où le sujet
connaissant n’a pas encore atteint le savoir absolu. Du point de vue
phénoménologique, nous aurons ainsi une autre forme de la détermination qui
résulte de l’opposition du sujet et de l’objet. Dans ce cas, l’objet à étudier se
présente comme un indéterminé-déterminable, le sujet sera le déterminant, sujet
qui produit des déterminations de pensée, et détermine ainsi son objet pour
produire le déterminé. La formule phénoménologique du savoir serait par suite
la suivante :

indéterminé-déterminable + déterminant-détermination = (déterminé)

La détermination phénoménologique serait ainsi celle de l’indétermination


totale puisque, dans ce genre de savoir, nous n’arrivons ni à atteindre une
connaissance véritable ni à poser une existence – nous marquons cela en mettant
le ‘déterminé’ entre parenthèses. Dans ce genre de savoir, un savoir que Hegel
dénonce comme pensée représentationnelle, c’est le sujet qui accole des
déterminations à l’objet au lieu d’observer comment la pensée se meut d’elle-
même pour poser et les déterminations, et l’objet à déterminer.

395
Forme de l’argument

La dialectique phénoménologique va montrer comment on passe du savoir


phénoménologique au savoir absolu, et inversement, comment on fait retour du
savoir absolu au savoir phénoménologique. Ce mouvement se fait par réflexions
successives sur ce qui est implicite dans toute position explicite de connaissance :
la position A=A recèle une différence implicite entre A, comme sujet, et A,
comme prédicat, et par suite nous achemine à poser que A=B, comme raison du
principe d’identité, mais dans cette seconde position, identifiant A à B, se profile
implicitement l’opposition de A à B, et donc A¹B, et ainsi A¹non-A, ce qui veut
dire que A ne se pose qu’en niant un autre A, ce qui nous fait retourner à A=A.
Le rythme de l’argumentation hégélienne nous fait donc passer du principe
d’identité, au principe de raison, et enfin au principe du tiers exclu. Seule la
formule du tiers exclu nous permet de poser l’existence d’un être, un être n’existe
que dans la mesure où il nie un autre être avec lequel il partage la même identité.
L’être, qui passe ainsi dans l’existence, peut alors être saisi, à nouveau, en tant
qu’identité, ce qui relance le mouvement dialectique. Cela nous conduit donc à
quatre types de mouvements dialectiques : l’abstraction qui consiste à expliquer
l’objet en lui attribuant des déterminations que lui donne le sujet ; la tautologie
qui consiste à expliquer un objet en incluant dans l’explication un terme qui serait
lui-même le concept, ce qui réduit une telle explication à des distinctions
verbales ; la connaissance qui consiste à expliquer l’objet en le rapportant à un
autre objet pour que ce rapport exhibe la structure du concept ; le saut dialectique
qui ressaisit le rapport spirituel entre objets comme étant lui-même un objet et
pose en cela une nouvelle identité.

Usage des facultés

L’observation de ces divers mouvements dialectiques nous montre qu’ils


consistent en un retrait de l’esprit depuis une position explicite, posée dans
l’explication, vers une position implicite, en tant que rapport entre les termes à
expliquer. Ce n’est que sous condition de ce retrait que l’objet devient lui-même
sujet, et le sujet devient objet, identité véritable et absolue, parce que l’objet se
comporte alors comme sujet et inversement, tel serait le moment de l’intuition.
Le premier moment par contre, celui soumis au principe d’identité, sera sous le
signe de l’entendement, le sujet complétant son objet par un mot, une définition,
une pensée, etc. Ce moment aboutit à l’abstraction. Le second moment est celui
de l’imagination, moment soumis au principe de raison, le sujet complétant alors
son objet par son expérience personnelle, son vécu, etc., ce qui conduit à la
tautologie, à la relativité ou au verbiage. Le mouvement de la pensée se fera donc
par une position d’entendement, position qui est reprise par réflexion sur ses
présupposés implicites, ce qui conduit à la position par imagination, position qui
est à nouveau reprise par la réflexion qui montre ses présupposés implicites, ce

396
qui conduit enfin à l’intuition qui exhibe la structure spirituelle de tout objet. Par
suite, le véritable concept d’un objet sera la mise en rapport des choses en
extension, alors que la véritable extension d’un objet sera la mise en rapport de
concepts en compréhension, la réalité posant l’entendement comme l’implicite
de l’imagination, et inversement, mais jamais comme un rapport entre une faculté
qui expliquerait ce qui se donne par une autre faculté.

Forme de l’implication

L’implicite est une dimension constituante du mouvement de la dialectique


phénoménologique dans la mesure où ce mouvement avance en révélant les
présupposés implicites qui soutenaient une thèse posée explicitement. Toute
position explicite a ainsi sa part d’implicite, part qui se révèle par réflexion, et qui,
une fois explicitée, crée un choc dans la pensée, car elle vient contredire la
position explicite qu’elle sous-tendait, choc qui nous amène à une nouvelle
position explicite. Au niveau phénoménologique, l’implication consiste donc en
un passage d’une position explicite à une autre en réfléchissant sur l’implicite
qu’enveloppe la première. Nous noterons cette implication phénoménologique
comme suit :
(a/b ¬ a¹b) ® (c/d¬c¹d) ® e/f…

À lire, a implique implicitement b, l’explicitation de cet implicite conduit à la


contradiction a¹b, ce qui implique une nouvelle position c, qui, à nouveau, a pour
implicite un d, etc. L’implication ontologique, par contre, consistera dans le
passage de la polarité compréhensive à la polarité extensive et inversement, et
cela suivant diverses modalités. Pour la position du réel lui-même, donc de
l’esprit, c’est la négation de la pensée, A, qui pose l’étendue, B, comme on a vu
dans le savoir absolu, l’Être immédiat n’apparaît, dans toute sa richesse, que lors
de la suspension de toute pensée. Inversement, c’est la négation de l’étendue qui
pose la pensée. Cette négation, qui pose son tout autre, est elle-même l’esprit, X.
Par suite, on a la formule suivante :

[¬A ­¯ B + ¬B­¯A] º X

Le rapport des opposés se comprendra en rappelant que l’implicite est la place


réservée à l’esprit : c’est l’esprit qui doit être implicite dans toute explication, et
uniquement l’esprit. Toute usurpation de cette place par une autre instance, que
ce soit par l’entendement ou par l’imagination, pousserait la pensée à se retirer
pour reprendre sa place naturelle dans l’implicite. En effet, ce n’est que lorsque
l’un des termes se pose explicitement comme un des représentants de l’esprit que
la contradiction a lieu – comme dans l’opposition des consciences de soi qui se
prennent pour l’infini dans la lutte à mort, etc. La contradiction n’aboutit qu’à
une différenciation abstraite des termes en opposition, ou à une indifférence

397
tautologique. L’opposition résultante n’est donc qu’une illusion
phénoménologique, que l’on notera donc dans une accolade :

[[a=X ® b¹X]] ­¯ {a¹b}

La véritable différenciation n’aura lieu que lorsque l’identité inclura en elle-


même son autre – par exemple, la lutte à mort n’aboutit qu’à la différence externe
du maître et de l’esclave alors que la différenciation véritable se fait dans le travail
où l’activité est saisie comme celle d’un autre. Par suite, la dialectique hégélienne
ne montre pas que des termes opposés sont complémentaires, ni ne pose la
contradiction comme l’essence du réel, mais bien plutôt comme une apparence
à surmonter, le mouvement dialectique étant un mouvement de pacification et
de résolution de la contradiction. C’est en cela que chaque stase existentielle ne
recèle plus de contradiction, mais consiste dans un rapport du même à son autre,
d’une identité à son rapport négatif à une autre identité qui lui est identique,
rapport qui est lui-même le rapport de l’esprit à soi. Ainsi, la formule du tiers
exclu est elle-même la mouvance de l’Esprit, un terme, a, se niant et se reprenant
lui-même pour pouvoir exister :

[[a=a + a¹a] ­¯ a] º X

Forme des catégories

Le réel hégélien est l’esprit, mouvement d’autodifférenciation qui pose son


tout autre et peut revenir en lui-même depuis cette altérité radicale. En cela,
l’esprit est le soi-même, pure négativité qui ne peut être réduite à être ceci ou cela,
mais qui pose et génère tout être. Tout être ne pourra alors exister que s’il exhibe
à même soi cette structure spirituelle de l’autodifférenciation. Le premier
mouvement consiste en une autonégation de l’esprit qui pose l’existence
immédiate d’une part, ou l’extension pure, et la conscience vide, d’autre part, ou
la compréhension pure, le sujet et l’objet, la pensée de l’Être et l’Être-là. On voit
ici que le réel ultime génère l’être pensé et l’existence perçue en niant son propre
mouvement d’autodifférenciation. L’extension pure sera par la suite structurée et
amenée à l’existence, comme le montre la dialectique de la conscience, que
lorsqu’elle exhibera, à même soi, la structure spirituelle. La compréhension pure,
dimension de l’intensif, sera de même structurée dans la dialectique de la
conscience de soi s’achevant dans la conscience de soi malheureuse. Enfin, le réel
lui-même, et donc l’esprit, entrera en scène suivant les figures de la raison, de
l’esprit, et du savoir absolu. Ce n’est donc que depuis l’instance qu’est l’esprit que
nous devrions comprendre des catégories telles que l’espace et le temps, figures
de l’esprit déchu, l’espace n’étant que le côté substantiel extériorisé, et le temps
l’activité du soi-même extériorisé ; de l’individu qui n’est que fonction de l’esprit
qui le détermine comme on l’a vu dans la dialectique de l’esprit ; et du monde qui

398
peut être soit le corrélat d’un individu particulier, soit le mouvement du sujet
absolu enveloppant toutes les figures de l’esprit.

Forme de l’erreur

L’erreur est interne au mouvement de l’esprit et achemine le sujet empirique


vers la prise de conscience de son erreur et donc vers son devenir absolu. L’erreur
a deux acceptions qui découlent de la scission du mouvement
d’autodifférenciation de l’esprit en sujet en objet : la première consiste à
compléter l’objet par des déterminations d’entendement, ce qui aboutit à
l’abstraction, la seconde à compléter l’objet par des déterminations de
l’imagination, ce qui aboutit à la tautologie et au verbiage. L’erreur, d’un point de
vue logique, consistera donc dans la pensée représentative qui explique les êtres
par le principe d’identité, ou par le principe de raison, et n’arrive pas à accéder à
la formulation du tiers exclu. Ontologiquement, l’erreur consiste à poser, dans
l’explicite, l’esprit lui-même, à en faire un terme de l’explication, alors qu’il doit
être le mouvement vivant des termes en interaction dans les divers plans
ontologiques, donc toujours être en position de l’implicite.

399
Nietzsche : l’implication intensive

Problème : la philosophie de la volonté


Heidegger montre que la position de la subjectivité comme Être de tous les
êtres revient à dire que la représentation de tout être dérive de cette subjectivité
même – comme on l’a vu avec Leibniz où la monade tire toute représentation de
son propre sein, ou avec Kant où l’objet est une des catégories du sujet
transcendantal. Hegel montre que le sujet, en tant que producteur et condition
de tout être, ne peut être conditionné par aucun autre être, le sujet se donne donc
sa propre législation, s’autodétermine à poser tout être, et ainsi il est volonté
puisque la volonté est ce qui se donne sa propre détermination. En cela, la raison
se reconnaît elle-même dans ses objets, elle est esprit absolu, c’est-à-dire l’Être
qui se comprend et s’apparaît à soi-même, se retrouve lui-même dans son autre
et donc est esprit libre. Hegel nous acheminerait ainsi vers la condition
préliminaire en vue du renversement final de la métaphysique, condition qui
permettra de mettre enfin l’accent sur l’animal en lieu de la raison comme point
d’accès à l’Être1. Il reste qu’avec Hegel, même si la raison devient volonté, elle ne
le devient qu’en tant que représentation, savoir absolu de toutes les figures de
l’Être. L’inversion nietzschéenne consistera par contre à donner l’ascendant de
la volonté et du corps, de l’animal, sur la raison. Or, si dans le savoir absolu la
raison n’apparaissait à elle-même que moyennant son retrait vers la position de
l’implicite, avec la prééminence du corps ce retrait devient destruction de la raison
et de la conscience en vue d’une libération des forces qui lui sont sous-jacentes.
Le paradoxe du projet nietzschéen serait alors de porter à la conscience et au
langage cela même qui détruit toute conscience et tout langage, voir toute raison,
et ce non pas en vue de comprendre ces forces dans une représentation donnée,
mais pour les libérer en vue d’une intensification vitale2. Nietzsche renverse enfin
la notion de la vie telle qu’elle se présente chez Hegel. Avec Hegel, le mouvement
d’autodifférenciation du concept était lui-même vie, la compréhension
conceptuelle d’un être consistant à exhiber sa structure spirituelle
d’autodifférenciation, l’unité vivante parmi les parties. Avec Nietzsche, la vie
n’occupe plus la polarité compréhensive de la pensée, mais vient se poser sous
son pôle extensif, la vie étant maintenant une intensité vécue, principe

1 M. HEIDEGGER, Nietzsche: Vols. 3 and 4, San Francisco, HarperOne, 1991, trad. D.F. Krell,
pp. 222-223; Vol.3.
2 P. KLOSSOWSKI, Nietzsche and the Vicious Circle, Chicago, University of Chicago Press, 1, 1998, trad.

D.W. Smith, pp. 31-32.

401
d’interprétation qui donne sens au concept, le concept n’étant plus que la
manifestation d’une certaine intensité vitale, et non plus la vie elle-même. Le
projet nietzschéen se divise alors suivant deux pans : d’une part, montrer
comment l’intensité vitale permet d’interpréter les constructions conceptuelles,
d’autre part, créer des concepts qui permettront non pas de comprendre la vie,
mais bien de l’intensifier. L’art de penser en tant qu’art de l’interprétation et de
l’intensification visera alors à remplacer la dialectique. Le renversement du
platonisme1 consistera donc dans un renversement de l’hégélianisme, c’est-à-dire
de la hiérarchie entre vie et concept, cerveau et corps, animalité et rationalité.

Reconstruction de l’ontologie nietzschéenne


Volonté de puissance et éternel retour
La volonté de puissance est l’Être de tous les êtres, « le monde vu du dedans
et désigné par son ‘caractère intelligible’ »2, Être qui consiste en un mouvement
de dépassement de soi, un aller au-delà de soi. Cet aller au-delà a un sens
univoque et se comprend comme accroissement vital, « la plus forte pulsion
affirmatrice de la vie »3, « l’instinct de liberté »4. La volonté de puissance se
compose de deux termes, la volonté d’une part et la puissance d’autre part. La
volonté a elle-même une polarité actuelle et une autre virtuelle, elle est une
résolution à réaliser quelque chose, et en cela nous projette hors de nous-mêmes,
mais aussi elle s’exprime dans un affect actuel, une passion qui nous pousse à
réorganiser le monde5. Dans la terminologie de cet écrit, le projet possible que
vise la volonté serait la saisie en compréhension de la volonté, alors que l’affect
qui nous domine dans l’élaboration de ce projet serait la saisie en extension de la
volonté. La puissance, elle, sera l’actualité de la volonté, la force qui se manifeste
dans ses effets, la force qui peut faire quelque chose, ou la force comme
processus de domination6. Cette actualité peut aussi se comprendre comme le
pouvoir d’être affecté, un corps ayant « d’autant plus de force qu’il pouvait être
affecté d’un plus grand nombre de façons ; c’est ce pouvoir qui mesurait la force
d’un corps ou qu’exprimait sa puissance »7. Dans la terminologie de cet écrit, la
puissance, saisie en compréhension, sera par suite le pouvoir d’être affecté, et, en
extension, la force qui produit un effet.

1 G. DELEUZE, Logique du sens, op. cit., p. 300.


2 F. NIETZSCHE, Œuvres, Paris, Flammarion, 2000, p. 662; BM 36.
3 Ibid., p. 950; GM III-18.
4 Ibid., p. 906; GM II-18.
5 M. HEIDEGGER, Nietzsche, Vols. 1 and 2, op. cit., pp. 44-53.
6 Ibid., p. 63 - Vol.1.
7 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, Presses Universitaires de France - PUF, 6e édition, 2010,
p. 70.

402
La volonté de puissance se compose ainsi de deux termes inverses qui sont
eux-mêmes composés de deux termes en relation inverse : la volonté nomme le
pôle compréhension et répond à la question « qu’est-ce que je veux ? », alors que
la puissance nomme le pôle extension et répond à la question « pourquoi je le
veux ? » ; mais, dans la volonté, le virtuel est l’aller au-delà et l’actuel l’affect, alors
que, dans la puissance, l’actuel est l’aller-au-delà et le virtuel l’affect. Cette
quadripartition de termes inverses nous permet de saisir la volonté de puissance
comme un tourbillon sur soi : pour la volonté, la volonté veut la puissance, veut
se réaliser, et par suite la projection hors de soi s’actualise dans l’action, alors que
l’affect devient virtuel ; une fois l’action réalisée, la puissance veut se dépasser,
veut donc encore vouloir, et c’est alors l’affect qui redevient actuel et la projection
hors de soi virtuelle ; inversement, pour la puissance, quand la force se déploie
dans l’action elle s’oublie dans ce dépassement de soi et le pouvoir d’être affecté
est en cela virtuel, mais une fois l’action réalisée, ce pouvoir devient actuel, la
force est affectée et devient puissance d’agir. Cette sortie de soi provoquée par
l’affect qui veut réaliser un monde qui lui correspond, l’oubli de soi dans l’action
qui réalise, et le retour en soi comme pouvoir d’être à nouveau affecté est le jeu
de l’artiste-enfant, ou l’existence conçue esthétiquement1.

Version esthétique

Nous allons nous référer à la conception bergsonienne, telle que la prolonge


Deleuze, pour étayer la manière dont Nietzsche concevrait l’esthétique en tant
que science qui rendrait compte des perceptions, des actions, et des affections.
Bergson, dans Matière et mémoire, avance que les perceptions sont l’expression des
actions possibles dans le temps : si mon appareil perceptif me présente un objet
lointain comme étant aplati et petit dans mon champ visuel, il le fait pour
symboliser l’éventail restreint d’actions que je peux exercer sur un tel objet. Ainsi,
les perceptions « s’ordonnent selon les puissances croissantes ou décroissantes
de mon corps. Les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible
de mon corps sur eux »2. Deleuze, dans cette lignée bergsonienne, définit le
mouvement de translation, l’action, comme l’expression d’un changement
intensif, et donc comme ce qui vient combler une différence de potentiel : le
mouvement de l’eau, en extension, est régi par la différence de température, donc
par une différence intensive3. Enfin, l’affection, pour Bergson et pour Deleuze,

1 « Le joueur – artiste – enfant, Zeus – enfant : Dionysos, que le mythe nous présente entouré de
ses jouets divins. Le joueur s’abandonne temporairement à la vie, et temporairement fixe son regard
sur elle ; l’artiste se place temporairement dans son œuvre, et temporairement au-dessus de son
œuvre ; l’enfant joue, se retire du jeu et y revient. » Ibid., p. 28.
2 H. BERGSON, Matière et mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 8, 2008, pp. 15-16.
3 « Un animal se meut mais ce n’est pas pour rien, c’est pour manger, pour migrer, etc. On dirait
que le mouvement suppose une différence de potentiel, et se propose de la combler…Ce que
Bergson découvre au-delà de la translation, c’est la vibration, le rayonnement. » G. DELEUZE,
L’Image-mouvement, op. cit., p. 18.

403
consiste dans « une tendance motrice sur un nerf sensible […] une série de
micromouvements sur une plaque nerveuse immobilisée »1, et par suite, il y a
affection lorsque nous n’arrivons pas à agir, donc mouvement intensif lorsque le
mouvement extensif est bloqué. On voit ainsi que lorsque l’intensif s’actualise
l’extensif se virtualise, et inversement, lorsque l’extensif s’actualise c’est l’intensif
qui se virtualise. La volonté de puissance nommerait ce devenir infini de l’affect
qui devient action et de l’action qui se résorbe dans un affect – vouloir pouvoir,
et donc dépasser notre affect actuel, et pouvoir vouloir et donc dépasser notre
action actuelle pour pouvoir sentir à nouveau. Avec la conception de l’Être
comme volonté de puissance, l’Être se dissémine et pullule dans tous les êtres
puisque tout être devient le lieu de la morsure de l’intensif et de l’extensif, tout
être n’étant que le tourbillon de cette double polarité : une chute d’eau, une
tortue, voire même une civilisation, etc., ne seraient que le rythme vivant où se
déploie une intensité dans l’extension avant que l’extension ne se contracte à
nouveau en une intensité.
L’esthétique, comprise maintenant comme théorie de la production artistique,
reprend la polarité de l’extensif et de l’intensif. Deleuze, dans Logique de la
sensation, développe une telle esthétique où le processus de création artistique
commence lorsque l’artiste est sous l’emprise d’une force qui le dépossède de sa
capacité d’agir – Bacon et la force morbide qui l’assaillit après les bombardements
de Londres. L’impact de la force sur le corps s’exprimera dans la sensation
passive, le cri sans voix face à l’horreur, sensation passive que la création
artistique visera à agir en la reproduisant dans l’œuvre d’art. Cette reproduction
de la sensation passive la transmue en une sensation active, transmutation qui
ouvre sur le devenir force de l’artiste et sur le devenir vivant de la force2. L’art
met ainsi en œuvre une forme de compréhension non conceptuelle, une
compréhension intensive, où l’artiste, le sujet, devient la force qui l’avait
subjugué, devient son objet : Bacon et la force morbide3, D. H. Lawrence et la
compréhension de la lenteur des tortues4, Cézanne et la compréhension de la
force de germination dans les pommes ou les forces tectoniques, Van Gogh et la
compréhension de la force d’une graine de tournesol5, etc. Comprendre un être
ne consiste donc plus en une représentation conceptuelle, mais bien en un
devenir commun qui emporte le sujet connaissant et l’objet connu, l’œuvre
n’étant plus ici ce qui subsume son objet, mais bien ce qui porte cet objet à une
plus haute intensité. Nous n’avons plus ainsi un rapport vertical entre le concept
universel et sa représentation particulière, mais bien une pensée singulière qui

1 Ibid., p. 126.
2 « Lorsque la sensation visuelle affronte la force invisible qui la conditionne, alors elle dégage une
force qui peut vaincre celle-ci, ou bien s’en faire une amie. La vie crie à la mort, mais justement la
mort n’est plus ce trop-visible qui nous fait défaillir, elle est cette force invisible que la vie détecte,
débusque et fait voir en criant. » G. DELEUZE, Francis Bacon, op. cit., p. 62.
3 Ibid., p. 60.
4 G. DELEUZE et F. GUATTARI, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 299.
5 G. DELEUZE, Francis Bacon, op. cit., p. 58.

404
intensifie un être singulier, l’intensif et l’extensif se posant ici à pied d’égalité, où
l’un et l’autre ouvrent le vortex de la volonté de puissance – les poèmes de D.H
Lawrence sur les tortues donnent au langage une lenteur « tortuesque », mais
aussi porte les tortues à une puissance poétique, double devenir. On voit ainsi
qu’avec la compréhension de l’Être comme volonté de puissance, tout être peut
maintenant devenir le support de la preuve ontologique dans la mesure où la
morsure sur le réel, le point d’indiscernabilité du sujet et de l’objet, ou de la
compréhension et de l’extension, etc., pullulent, se disséminent, chaque œuvre
d’art formant un tel point de rencontre entre le sujet et l’objet, l’extensif et
l’intensif.

Version éthique

Si l’esthétique porte les sensations et le monde à une nouvelle intensité,


l’éthique visera à intensifier notre existence en tant que telle. Contrairement à la
philosophie pratique d’un Kant, le but de l’éthique ne visera pas à soumettre nos
actions à une loi universelle, mais bien à intensifier notre manière d’agir. En lieu
donc de la loi morale kantienne, qui testerait la validité de nos intentions et de
nos actions, Nietzsche présente une expérience de pensée pour savoir quelle
action entreprendre. Cette expérience de pensée revient à dire que ne devra être
entreprise que l’action que nous souhaiterions faire éternellement, donc dont
nous souhaiterions l’éternel retour1. Il reste que cette pensée est à double
tranchant, suivant qu’on la saisit comme connaissance, ou comme l’un des deux
termes de l’intensification existentielle. Dans le premier cas, nous serons envahis
de dégoût, figure de Zarathoustra vomissant une bête noire hors de sa bouche,
dégoût provoqué par la connaissance que nous devrions faire une même action
encore et encore, éternelle condamnation2. Par contre, si le penseur s’implique
dans cette expérience de pensée, si cette pensée n’est pas posée comme ce qui
représente les actions à venir, mais bien comme se tenant dans un rapport
singulier avec une action actuelle, alors cette pensée portera notre vouloir et notre
décision d’agir à une nouvelle intensité, feu sacré qui purifiera notre volonté de
toute hésitation et nous permettra de vouloir pleinement. L’éthique sera donc
elle-même une création, la création d’une pensée qui rendrait notre existence
intense, tragique3, la polarité pensée, ou compréhensive, venant intensifier la

1 « Si cette pensée s'emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel que tu es, et, peut-être,
t’écraserait ; la question, posée à propos, de tout et de chaque chose, « veux-tu ceci encore une fois
et encore d’innombrables fois ? » ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te
faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d'autre qu'à donner cette
approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ? » F. NIETZSCHE, Œuvres, op. cit., p. 252; GS
Livre IV - 341.
2 Ibid., p. 514; Z - « Le convalescent ».
3 « Why is the thought of return supreme affirmation? Because it affirms the uttermost “no”,
annihilation and suffering, as proper to being. Thus is precisely with this thought that the tragic

405
polarité extensive, l’action, et inversement, la pensée de l’éternel retour éthique
ouvrant ainsi le vortex de la volonté de puissance. Nous noterons enfin que
l’éthique et l’esthétique nietzschéenne se complètent dans la mesure où
l’esthétique consiste en une transmutation des affects négatifs, la pratique
artistique nous permettant de reconquérir notre puissance d’agir, alors que
l’éthique consiste à transformer la vie elle-même en une tragédie, en une œuvre
d’art.

Version cosmologique

Dans L’origine de la tragédie, Nietzsche considérait encore Kant comme un


philosophe tragique, ou du moins un philosophe qui prépare l’avènement de la
philosophie tragique. En effet, pour le premier Nietzsche, Kant – en dévoilant
que l’espace, le temps et la causalité n’étaient que des idées qui « servaient
seulement à élever la pure apparence, l’œuvre de Maïa, au rang de réalité unique
et supérieure »1 – nous montra que la science n’atteignait pas la chose en soi, la
réalité des choses, mais organisait seulement les apparences, et que par suite une
sagesse instinctive était requise pour accéder au réel en tant que tel. Cette sagesse
instinctive serait exprimée par la musique, musique qui émeut et entraîne
l’homme vers une exaltation d’une intensité telle que le voile de Maïa se déchire2.
Kant serait ainsi celui qui met fin à l’optimisme alexandrin d’un Socrate,
optimisme qui consistait à croire qu’avec le fil d’Ariane, donc le fil de la causalité,
nous pourrions atteindre le fond des choses et, en cela, de tout comprendre3. Le
privilège de la musique viendrait ainsi de l’effondrement de l’optimisme logique,
privilège qui tient au fait que la musique n’est pas « une reproduction de
l’apparence, mais bien une image immédiate de la Volonté elle-même, et
représentant ainsi, en face de l’élément physique, l’élément métaphysique du monde, à côté
de toute apparence, la chose en soi »4. La musique serait alors capable de révéler
la signification la plus secrète d’une chose, d’en saisir l’essence, la musique étant
une sorte de généralité précise, et non pas abstraite, et, en cela, apte à exprimer
la volonté qui anime toute chose.
Le revirement nietzschéen consistera dans une modification de la
configuration tenant ensemble la causalité, la chose en soi, et la musique. C’est
une modification de ces trois concepts qui va sonner l’avènement de la volonté
de puissance et la libération de la musique du rôle qui la limitait à n’être qu’une
expression de la volonté. Le second Nietzsche va interpréter l’explication causale

spirit first comes into being, originally and integrally. “incipit Tragoedia”, Nietzsche says. » M.
HEIDEGGER, Nietzsche, Vols. 1 and 2, op. cit., p. 30 - Vol.2.
1 F. NIETZSCHE, Origine de la tragédie, Marnold et Morland (trad.), Édition électronique, Paris, Les
Échos du Maquis, 2011, p. 79
2 Ibid., p. 21.
3 F. NIETZSCHE, Origine de la tragédie, op. cit.; Paragraphe 15.
4 Ibid., p. 70.

406
comme n’étant qu’un moyen pour neutraliser certaines émotions ou faits
étonnants1. Face à une sensation étonnante, la pensée émet une hypothèse que
l’on se représente comme survenant avant la sensation en question, hypothèse
dans laquelle on finit par croire. Dans d’autres aphorismes, la causalité est mise
au compte de « notre incapacité d’interpréter un fait autrement que par des
intentions »2, et par suite, la causalité est l’effet de la croyance dans un sujet, dans
la croyance que tout ce qui arrive suppose un auteur : « psychologiquement tout
ce concept vient de la conviction subjective que c’est nous qui sommes la cause,
par exemple, que le bras meuve… Mais c’est une erreur. »3 Cette erreur résulte de
l’interprétation d’un nombre de sensations – la sensation de la volonté, de la
liberté, la sensation musculaire, le sentiment de responsabilité –, interprétation
qui pose derrière ces diverses sensations un sujet, sujet qui serait responsable de
l’action et qui diffèrerait de son action, en vue d’expliquer pourquoi tel effet ou
telle action sont survenus. Cette interprétation procède donc à une inversion, la
chose n’étant en fait que la somme de ses effets et non pas la cause de ses effets4.
La chose, comme cause de ses effets, résulte elle-même du dédoublement de la
force, dédoublement qui est la conséquence du paralogisme de l’agneau. Ce
paralogisme est une fiction qu’invente l’agneau impuissant face aux agressions de
l’oiseau de proie, paralogisme dont la conclusion est que l’agneau, s’il le voulait,
pourrait se venger, mais qu’il ne le fait pas puisqu’il arrive à se contrôler, à se
retenir d’agir, et cela pour des raisons morales. Cette fiction conduit ainsi à
dédoubler la force en la séparant de ses effets – l’agneau a une force en lui, mais
cette force ne produit pas d’effets –, dédoublement suivi d’une neutralisation de
la force – l’agneau comme sujet peut contrôler la force, agir ou ne pas agir –, et
enfin la neutralisation se conclut dans une responsabilisation – si l’agneau agit,
ou pas, c’est pour des raisons morales. Au lieu donc de voir que la fiction elle-
même est le résultat d’un rapport de forces qui constitue l’agneau – le fait qu’il
est incapable d’attaquer les oiseaux de proie –, ce paralogisme donne une image
inversée de la force puisque maintenant l’inactivité de l’agneau est interprétée
comme l’expression d’une force encore plus grande – l’oiseau de proie est faible
parce qu’il n’arrive pas à se retenir5. L’explication causale serait ainsi, d’abord,
une tentative de ramener l’étonnant au connu, interprétation que soutient la
représentation du dédoublement de la force, représentation qui est elle-même
motivée par l’esprit de ressentiment.

1 « Celui qui par exemple entoure ses pieds de deux bandes peut rêver que deux serpents entourent
ses pieds de leurs replis : c’est d’abord une hypothèse, puis une croyance, accompagnée d’une
représentation et d’une invention de forme : « Ces serpents doivent être la causa de cette impression
que j’ai, moi, le dormant », - ainsi juge l’esprit du dormeur. Le passé prochain ainsi trouvé par
raisonnement lui est rendu présent par l’imagination excitée. » F. NIETZSCHE, Humain trop humain,
Paris, Mercure de France, 1907, trad. H. Albert, p. 33; Paragraphe 13.
2 F. NIETZSCHE, La Volonté de puissance I, 2 vol., Paris, Gallimard, 1995, trad. G. Bianquis, p. 63;
Paragraphe 142.
3 Ibid., p. 67; Paragraphe 154.
4 Ibid., p. 68; Paragraphe 154.
5 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., pp. 140-141.

407
La version cosmologique de l’éternel retour visera à remplacer le système de
la pensée causale consistant en la force dédoublée, l’enchaînement causal, et la
responsabilité, par la pensée de l’éternel retour consistant en la force simple, la
répétition, et l’innocence. Cette nouvelle conception de l’univers matériel posera
d’abord que la force ne peut être pensée qu’en tant que finie, déterminée, et
définie1. La finitude de la force résulte elle-même du fait que toute force doit se
rapporter à une autre force, se combiner, et ainsi se limiter, par cette autre force :
« seule la force a pour être de se rapporter à une autre force »2. Or, si toute force
doit nécessairement se rapporter à une autre force, cela est dû au fait que l’univers
matériel est aussi régi par la volonté de puissance, et donc, toute force matérielle
visera à accroître sa puissance en agissant sur une autre force pour créer quelque
chose de nouveau3, un complexe de forces supérieur : « la force plastique qui
cherche à mettre en réserve une nouvelle « valeur » (encore plus de « force »).
Chef-d’œuvre : l’organisme construit à partir de l’œuf. »4 La force plastique est
mue par un sentiment de distance, une aristocratie à l’intérieur du corps, un
pathos qui fait qu’elle attire d’autres forces : « une chose attire une autre, une chose se
sent attirée. Voilà le fait fondamental. »5 L’univers nietzschéen est ainsi un univers
vivant, chaque rapport de forces étant construit par une volonté, un sentiment,
dotant ainsi le monde inorganique de « perceptions d’une exactitude absolue »6.
Cette vie des forces animée par une volonté est donc ce qui grouille sous « la
représentation mécaniste de la pression et du choc [qui] n’est qu’une hypothèse
fondée sur l’évidence visuelle et le toucher »7.
La nature est donc le lieu de luttes, de rapports de domination, de mise en
réserve de forces, de construction et de dissolution des complexes formés, etc.
Or, si la nature semble se déployer d’une manière régulière, cela ne serait pas dû
aux lois de la mécanique, mais bien parce que la volonté de puissance se manifeste
par l’éternel retour, certaines combinaisons de forces faisant retour dans le flot
du devenir. Si toute chose a pour être une volonté de se dépasser, il s’ensuivra
que la volonté de puissance se manifestera nécessairement comme un devenir
éternel, devenir qui n’a ni but, ni sens, ce qui donne au devenir ce caractère
d’animation incessant qui lui est si particulier. Par suite, l’Être, compris comme
volonté de puissance, donc saisi en compréhension, se manifeste comme éternel

1 « Nous insistons sur ce fait que l’univers, en tant que force, ne peut être imaginé comme illimité
– nous nous interdisons le concept d’une force infinie, comme inconciliable avec le concept de
« force ». » F. NIETZSCHE, La Volonté de puissance I, op. cit., p. 332; Paragraphe 310.
2 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 7.
3 Nietzsche prend l’exemple du protoplasme qui s’assimile l’extérieur jusqu’à l’autodestruction
comme illustration de la limite du principe d’autoconservation : « On ne peut ramener à la volonté
de la conservation l’activité inférieure et primitive du protoplasme, car il absorbe follement
beaucoup plus que sa conservation ne l’exigerait. » F. NIETZSCHE, La Volonté de puissance I, op. cit.,
p. 243; Paragraphe 74.
4 Ibid., p. 233; Paragraphe 45.
5 Ibid., pp. 248-249; Paragraphe 89.
6 Ibid., p. 247; Paragraphe 87.
7 Ibid., pp. 248-249; Paragraphe 89.

408
retour du devenir en extension1. Dans le temps, le devenir comme passage
temporel s’expliquera lui-même par la césure du temps : « jamais l’instant qui
passe ne pourrait passer, s’il n’était déjà passé en même temps que présent, encore
à venir en même temps que présent »2. C’est donc parce que le temps a une
structure différentielle, parce qu’il est puissance de dédoublement du présent en
son passé, que nous assistons à l’éternel retour du passage du temps, le temps qui
ne finit pas de passer3. Dans l’espace, le devenir comme revenir de la diversité
peut se comprendre par le clinamen épicurien, « le clinamen est raison de la
rencontre, ou rapporte l’atome à l’atome […] Le clinamen est la détermination
originelle de la direction du mouvement de l’atome. Il est une sorte de conatus :
une différentielle de la matière. »4 Or, la rencontre, ou le choc, ne peut avoir lieu
que si l’atome a une direction originaire, et pour avoir cette direction il faut que
la déviation se synthétise au mouvement de l’atome dans un temps moindre que
le temps de mouvement continu et unidirectionnel de l’atome, un temps ainsi qui
serait « plus petit que le minimum de temps continu pensable »5. En effet, si
l’atome commence son mouvement de chute en ligne droite alors plus rien dans
l’univers ne pourrait le faire dévier et donc aucune diversité ne pourrait avoir lieu.
Le clinamen, comme différence ou déviation dans la matière, serait ainsi le
principe de reproduction du divers de même que la césure du temps, ou la
différence minimale du temps, est le principe du devenir, et donc de la diversité
temporelle. « Revenir, l’être de ce qui devient »6, veut dire alors que ce qui revient
est le devenir, mais aussi que le devenir ne revient que parce qu’il est soutenu par
une différence primordiale qui est le principe de ce devenir. Nietzsche nous
montre ainsi que les conditions réelles de l’expérience – du devenir, de la diversité
et de leur reproduction – tient dans la pensée de ces différences, qui ne sont que
pensables quoique réelles, et non pas dans la pensée comme condition formelle
et organisatrice de l’expérience comme dans le transcendantalisme de Kant.
On voit ainsi que la cosmologie nietzschéenne se déploie suivant trois
différences7 : la volonté de puissance que l’on saisit en compréhension et qui se
manifeste dans l’éternel retour du devenir ; la césure du temps que l’on pense
comme principe du passage du temps en extension ; le clinamen que l’on pense
comme principe de la diversité dans l’espace ou de la matière. On est loin de la

1 M. HEIDEGGER, Nietzsche: Vols. 3 and 4, op. cit., p. 210 - Vol.3.


2 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 54.
3 « L’éternel retour est donc réponse au problème du passage. En ce sens il ne doit pas être interprété
comme le retour de quelque chose qui est…mais le fait de revenir pour ce qui diffère. » Ibid.,
pp. 54-55.
4 G. DELEUZE, Logique du sens, op. cit., p. 311; Lucrèce et le simulacre.
5 Ibid.
6 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 54.
7 La version de la cosmologie nietzschéenne qui pose que si l’univers est fini et en devenir, comme
le prétend le mécanisme, alors l’univers aurait dû atteindre l’équilibre une combinaison infinie de
forces étant impossible dans un monde fini. Cette preuve n’est qu’une version polémique de l’usage
de l’éternel retour qui vise à battre le mécanisme sur son propre terrain et non pas le cœur de la
cosmologie nietzschéenne. Ibid., p. 31 - Note 5.

409
volonté une schopenhauerienne qui se manifesterait dans les phénomènes1. La
volonté de puissance, dans son actualisation spatiotemporelle, est elle-même une
inclinaison, un déséquilibre, une différence qui ouvre sur un agencement des
forces, le seul principe de la combinaison étant l’augmentation de la puissance.
Mais aussi, on est loin de l’explication causale de la nature, que ce soit par la
causalité verticale supposée plonger dans la profondeur des choses, la causalité
socratique, ou par la causalité horizontale kantienne, supposée donner
consistance aux sensations évanescentes en les constituant en phénomènes. Au
lieu du mécanisme, Nietzsche propose ainsi la méthode de dramatisation, se
poser la question « qui veut quoi » dans le corps et dans tout phénomène, sachant
que ce qui veut c’est toujours la volonté de puissance, ou du moins l’une de ses
expressions2. Cette cosmologie nous montre ainsi que la pensée, en dramatisant,
peut saisir le fond des choses, la pensée de la plus petite différence et du
déséquilibre cosmique montre que tout dans l’univers est emporté par l’ivresse
bachique, le transport hors de soi, et ainsi tout devient musique, d’une part, et la
musique, ou la sagesse intuitive, n'a plus lieu d’être la voie d’accès privilégiée à la
réalité.

Version ontologique

La différence ontologique porte sur la totalité des êtres et s’exprime par le


« tout est indifférent, rien n’est indifférent »3. Lorsqu’on pose que la volonté de
puissance est le principe ultime, que tout être ne vise qu’au dépassement de soi,
et cela sans aucune raison, on est mis face à l’alternative entre le dégoût et
l’affirmation ultime de la vie : à la révélation de la pensée de l’éternel retour suit
la vision « d’un jeune pâtre qui se tordait, râlant et convulsé, le visage décomposé,
car un lourd serpent noir pendait hors de sa bouche »4. En effet, si tout revient
cela anéantirait toutes volonté, décision, ou tout effort pour rendre les choses
meilleures et alors tout deviendrait indifférent, la pensée de l’éternel retour

1 On peut dire qu’à l’Un sous-jacent schopenhauerien, Nietzsche oppose la différence immanente
à tout être : « Elle est complètement indépendante de la pluralité, bien que ses manifestations dans
le temps et dans l’espace soient infinies. Elle est une, non pas à la façon d’un objet, dont l’unité
n’est reconnue que par opposition avec la pluralité possible […] mais elle est une comme quelque
chose qui est en dehors du principe d’individuation, c’est-à-dire de toute possibilité de pluralité. »
A. SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 2e édition, 2004, p. 155;
Livre II, Paragraphe 23.
2 « Une chose, un animal, un dieu ne sont pas moins dramatisables qu’un homme…eux aussi sont
les métamorphoses de Dionysos, les symptômes d’une volonté qui veut quelque chose. » G.
DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 90.
3 “The samellest gap, the rainbow bridge of the phrase it is all alike, conceals two things that are
quite distinct: “everything is indifferent” and “nothing is indifferent”.” M. HEIDEGGER, Nietzsche,
Vols. 1 and 2, op. cit., p. 182 - Vol.2.
4 F. NIETZSCHE, Œuvres, op. cit., p. 461; Z - De la vision de l’énigme, Paragraphe 2.

410
conduisant ainsi à la négation de la vie1. Cette indifférence n’est pas uniquement
éthique, mais touche la cosmologie qui comprend le retour comme un cycle
s’acheminant vers l’identique où l’état final et l’état initial coïncident avant la
reprise d’un nouveau cycle2. Mais encore, cette perte de sens ouvre une époque
historique, le dépassement de soi et l’accroissement de la puissance tournant à
vide, se posant eux-mêmes comme unique valeur, ce qui conduit à une
machination technoscientifique et un gigantisme sans fin3. Cette époque de la
machination totale, de l’industrialisation, provoque à son tour une
indifférenciation esthétique généralisée, une homogénéisation des habitudes de
penser et de sentir, provoquant une anesthésie affective et morale généralisée4.
Paradoxalement, l’indifférence physique, éthique, et esthétique serait une
conséquence de l’éternel retour qui était censé être la pensée du retour du divers
et de l’intensification de la vie. Or, cela n’est pas dû au fait que la formulation de
l’éternel retour serait obscure, et donc serait la source d’une mauvaise
interprétation. Bien au contraire, la formulation de l’éternel retour est exactement
la même qu’elle soit proférée par Zarathoustra ou par le nain : « tout revient ».
Mais, c’est à même cette formule que s’ouvre la plus petite différence de pensée
qui exprime la plus grande différence quant à l’évaluation de la vie5.
L’interprétation de la formule dépend donc de la manière de vivre de celui qui
l’interprète et de la manière dont il saisit cette formule. L’interprétation nihiliste
saisira cette formule comme une proposition établissant une connaissance : « si
nous savons que tout revient alors à quoi bon… ». En fait, vouloir connaître la
volonté de puissance, la vie, nous place déjà dans un rapport de jugement par
rapport à la vie, cette volonté de juger n’étant elle-même que l’expression d’une
vie malade6. Par contre, l’interprétation proprement nietzschéenne consistera à
penser cette formule, sachant que « nous pensons la volonté de puissance sous

1 “The fact that if everything recurs all decision and every effort and will to make things better is a
matter of indifference; that if everything returns in a circle nothing is worth the trouble; so that the
result of the teaching is disgust and ultimately the negation of life.” M. HEIDEGGER, Nietzsche, Vols.
1 and 2, op. cit., p. 55 - Vol.2.
2 « L’idée mécaniste affirme l’éternel retour, mais en supposant que les différences de quantité se
compensent, ou s’annulent entre l’état initial et l’état final d’un système réversible. » G. DELEUZE,
Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 52.
3 “Such positings and empowering of power no longer conform to “standards of measure” and
“ideals” that could be grounded in themselves; they are “in service” of sheer expansion of power
and are valued purely according to their estimated use-value. The age of consummate
meaninglessness is therefore the era in which “world views” are invented and promulgated with a
view to their power.” M. HEIDEGGER, Nietzsche: Vols. 3 and 4, op. cit., p. 175 - Vol.3.
4 “The total effacement of differences in the satisfaction of needs and the homogenization of the habits of feeling and
thinking will have as its effect a moral and affective numbing.” P. KLOSSOWSKI, Nietzsche and the
Vicious Circle, op. cit., p. 165.
5 “Hence the two of them, the dwarf and Zarathustra, say the same thing. Between them lies only
“the samallest gap”: in each case it is an other who speaks the same words…Thus man’s circle is
not another man’s circle.” M. HEIDEGGER, Nietzsche, Vols. 1 and 2, op. cit., p. 53 - Vol.2.
6 « La volonté de puissance est corps, mais que saurions-nous du corps sans la maladie qui nous le
fait connaître ? » G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 198.

411
une forme distincte de celle où nous la connaissons »1. La ratio essendi est ainsi
diamétralement opposée à la ratio cognoscendi. La pensée de l’éternel retour n’est
donc pas une connaissance, mais le lieu d’une décision, une décision qui se fait
dans le moment présent2. La formule de l’éternel retour doit donc mordre sur le
vouloir actuellement présent de celui qui pense cette formule, sinon cette formule
devient une rengaine3. C’est dans cette mesure que la formule « tout revient »
serait la formule « ontologique » nietzschéenne : c’est sur cette formule, à même
cette formule, que se creuse la plus petite différence qui est en même temps la
plus grande différence, différence infime au niveau de la compréhension et
incommensurable au niveau de l’extension, différence du même sens, mais de deux
volontés : si ma volonté affirme la formule, si la formule est prise dans l’élément
de l’affirmation, et par suite si elle est pensée, alors ma volonté se trouve
transmuée ; si par contre la formule est comprise, et par suite prise dans l’élément
de la négation et du jugement, alors ma volonté est celle du néant, voire un néant
de volonté. C’est dans cette mesure que le nihilisme n’est vaincu que dans ce
changement d’élément, dans le passage de la connaissance à la pensée,
renversement du sens et de « toutes les valeurs connues et connaissables jusqu’à
ce jour »4.
Le nietzschéisme peut être compris comme une métaphysique dans la mesure
où son système inclut un point double, un point sur lequel il y a
simultanément morsure sur le réel et identité des opposés. Mais, contrairement
aux autres systèmes qui reposaient sur nos facultés cognitives, la morsure sur le
réel dans le nietzschéisme se fait grâce à l’activation de la formule de l’éternel
retour par la volonté : par l’inclusion de sa propre vie et de sa propre volonté
dans la lecture de la formule, la formule fait un ricochet sur celui qui la prononce
et le métamorphose. Comme le dit Deleuze, « deux estomacs ne sont pas de trop
pour penser […] tout aphorisme doit donc être lu deux fois »5, une fois pour en
connaître le sens, une autre pour le penser, pour s’impliquer dans le sens, et par
suite, pour éliminer la connaissance. Nietzsche, en élaborant des formules qui
mordent sur la volonté semble donc s’inscrire dans la métaphysique dans la
mesure où la métaphysique se définirait par le ricochet de la pensée sur le penseur
puisque toute métaphysique consiste dans la pensée de la totalité des êtres et
donc en une pensée qui inclut le penseur comme un de ces êtres6. Il reste que

1 Ibid., p. 199.
2 “What does all this say about the right way to think the thought of the eternal recurrence? It says
something essential: That which is to come is precisely a matter of decision, since the ring is not
closed in some remote infinity but possesses its unbroken closer in the Moment…what recurs – if
it is to recur – is decided by the moment.” M. HEIDEGGER, Nietzsche, Vols. 1 and 2, op. cit., p. 57 -
Vol.2.
3 F. NIETZSCHE, Œuvres, op. cit., p. 518; Z - Le convalescent, Paragraphe 1.
4 « Tant qu’on reste dans l’élément du négatif, on a beau changer les valeurs ou même les supprimer,
on a beau tuer Dieu : on en garde la place et l’attribut, on conserve le sacré et le divin. » G.
DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 197.
5 Ibid., p. 36.
6 M. HEIDEGGER, Nietzsche, Vols. 1 and 2, op. cit., p. 185 - Vol.2.

412
cette inscription n’est valable qu’à la première lecture, la lecture qui saisit la
pensée nietzschéenne comme un système de connaissance, le penseur se
connaissant, et connaissant alors l’Être de tout être, comme volonté de puissance.
Il reste que, à la deuxième lecture, c’est la vie et la volonté du penseur qui doivent
animer la formule, lecture donc où il ne s’agit plus de comprendre la totalité des
êtres, mais bien de vivre dans sa propre vie singulière l’intensification du vortex
de la volonté de puissance. À la deuxième lecture, Nietzsche sortirait ainsi de la
métaphysique.
L’interprétation de la formule dépendra des deux pôles de la volonté de
puissance, le noble et le vil, l’affirmation ou la négation de la vie. La volonté de
puissance est ainsi origine et principe, mais une origine qui inclut une différence,
une polarité. La décision pour l’un des pôles de la volonté de puissance pose une
des qualités de la volonté de puissance, et fait de la formule de l’éternel retour
soit une rengaine soit un remède. Nous soulignerons que la décision est toujours
le propre d’un être fini, décision de l’homme ou du surhomme, mais une décision
toujours déjà prise et constituant l’être même de cet être fini. Enfin, une fois que
la décision est prise pour l’une des qualités de la volonté de puissance, c’est cette
qualité qui devient le principe déterminant, elle détermine alors la qualité du
rapport des forces et la quantité de ce rapport : par exemple, dans le nihilisme, la
volonté vile va stabiliser le ressentiment par le biais de fictions menant à ce que
les forces réactives gagnent en puissance et que la hiérarchie entre les forces
actives et réactives prenne la qualité de la réaction1.
Telle serait la compréhension de l’argument ontologique nietzschéen. Il reste
que l’ontologie nietzschéenne se saisit aussi en extension, dans une expérience
existentielle. Klossowski décrit l’expérience de l’éternel retour comme une
expérience qui submerge l’âme par une intensité affective inouïe, expérience
qu’aurait vécue Nietzsche à Sils Maria. Cette expérience ne peut que s’exprimer
dans un symbole, un signe, dans la mesure où elle pulvérise par sa puissance
l’organisation rationnelle du monde, organisation que régissent les catégories de
la conservation. Il reste que ce signe ne désignera pas l’intensité affective en la
référant au sujet, au moi identitaire qui serait le possesseur de l’affect, mais bien
au contraire il serait le signe de l’affect lui-même, tout moi identitaire étant détruit
par une telle expérience2. Ce signe serait de l’ordre de la vision, vision symbolique
forgée par la puissance du rêve qui suit l’ivresse dionysiaque, l’ivresse de celui qui
a été possédé par un tel affect3. Ce symbole consiste dans l’image du cercle
vicieux pour Klossowski, ou de la totalité du temps pour Deleuze, cercle du
temps scindé en deux parties inégales, le passé en soi qui précède l’action

1 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., pp. 142-146.


2 P. KLOSSOWSKI, Nietzsche and the Vicious Circle, op. cit., pp. 60-66.
3 « C’est comme tel que nous devons le considérer, quand, exalté par l’ivresse dionysiaque jusqu’au
mystique renoncement de soi-même, il s’affaisse solitaire, à l’écart des chœurs en délire, et qu’alors,
par la puissance du rêve apollinien, son propre état, c’est-à-dire son unité, son identification avec
les forces primordiales les plus essentielles du monde, lui est révélé dans une vision symbolique. » F.
NIETZSCHE, Origine de la tragédie, op. cit., p. 20.

413
grandiose, l’action grandiose en elle-même qui « casse l’histoire en deux »1 et
métamorphose le sujet, et enfin le futur qui pulvérise l’agent de l’action, l’action
grandiose, l’événement ayant une cohérence qui dépasse le moi agissant2. Or,
l’action grandiose n’est justement elle-même possible que grâce à l’affect. En
effet, l’intensité affective dépersonnalise celui dont elle se saisit, elle le fait entrer
dans un devenir autre, devenir par exemple révolutionnaire en se laissant possédé
par l’affect révolutionnaire3, devenir « tous les noms de l’histoire »4 de Nietzsche,
devenir solaire de Van Gogh, etc. Pour pouvoir faire la révolution, de l’art, ou
penser, il faut par suite qu’un affect revienne, la répétition étant « une condition
de l’action avant d’être un concept de l’affection »5. Si « tout revient », c’est donc
soit parce que rien n’a de sens, soit parce que justement le sens ne consiste que
dans ce qui peut revenir : si l’on sait que la révolution reviendra, qu’il faudra faire
la révolution à nouveau, encore et encore, alors rien n’a de sens ; par contre, si
nous vivons l’affect révolutionnaire qui nous transporte alors toute révolte fait
sens, voir est le sens même.
Ce qui revient, ce qui peut revenir, c’est donc l’affect qui réorganise une
portion actuelle du monde. Or, Zarathoustra surmonte son dégoût lorsqu’il
comprend que tous les affects ne reviennent pas, lorsqu’il comprend que le retour
est sélectif et par suite qu’il n’y a pas un retour indifférent de toute chose –
trancher la tête du serpent, moment de la décision. Par exemple, la pensée éthique
de l’éternel retour éliminait certains états affectifs en poussant la volonté au bout
de ses conséquences6, ou tournait le nihilisme en volonté complète qui souhaite
alors sa propre destruction – vouloir pleinement la négation de la vie s’affirmant
dans la destruction de toute vie, y inclut sa vie propre. Cette autodestruction est
le retournement des forces réactives en des forces actives, la négation qui se
transmue en affirmation, ou le nihilisme vaincu par lui-même. Telle est la
sélection ontologique de l’éternel retour, une sélection qui ne permet « de faire
entrer dans l’être que ce qui ne peut y entrer sans changer de nature »7. Sélection

1 « Nous venons d’entrer dans la grande politique, et même la très grande... je prépare un événement
qui, selon toute vraisemblance, va briser l’histoire en deux tronçons, au point qu’il faudra un
nouveau calendrier, dont 1888 sera l’An 1. » Brouillon de lettre à Brandes, Décembre 1888.
2 « Il signifie que l’événement, l’action ont une cohérence secrète excluant celle du moi, se
retournant contre le moi qui leur est devenu égal, le projetant en mille morceaux […] dans l’homme
sans nom, sans famille, sans qualités, sans moi ni je…déjà surhomme. » G. DELEUZE, Différence et
répétition, op. cit., p. 121.
3 Ibid.
4 « Tous les noms de l’histoire au fond c’est moi ». Lettre à Burkhardt du 6 Janvier 1889.
5 G. DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 121.
6 « Une paresse qui voudrait son éternel retour, une bêtise, une bassesse, une lâcheté, une
méchanceté qui voudraient leur éternel retour : ce ne serait plus la même paresse, ce ne serait plus
la même bêtise. » G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 78.
7 « Or, cette sélection est très différente de la première : il ne s’agit plus, pour la simple pensée de
l’éternel retour, d’éliminer du vouloir ce qui tombe hors de cette pensée ; il s’agit, par l’éternel
retour, de faire entrer dans l’être ce qui ne peut pas y entrer sans changer de nature. Il ne s’agit plus
d’une pensée sélective, mais de l’être sélectif ; car l’éternel retour est l’être, et l’être est sélection.
(Sélection = Hiérarchie). » Ibid., p. 80.

414
de pensée donc, et sélection dans l’Être, tel est le double tranchant compréhensif
et extensif de l’éternel retour, mais aussi, par cette double sélection, la volonté de
puissance s’affirme comme univoque – le clinamen, par exemple, comme ayant
une inclinaison qu’on ne peut parcourir que dans un seul sens. En fait, dès qu’on
veut quelque chose, ce vouloir finira par inverser des signes qui vont dans la
direction de l’affirmation, comme le rappelle Deleuze : « intuition volitive ou
transmutation. « À mon goût de la mort, dit Bousquet, qui était faillite de la
volonté, je substituerais une envie de mourir qui soit l’apothéose de la
volonté ». »1 La grande santé consistera donc dans notre capacité à faire sien
l’événement, même l’événement malheureux, à voir dans la maladie une nouvelle
manière de vivre, une manière qui ouvre de nouvelle perspective, intensifie la vie
et ainsi permet de dominer les forces réactives. Il y a donc un sens univoque à
l’Être, une direction, un être faisant sens lorsqu’il peut revenir, donc lorsqu’il va
dans le sens de la vie.
L’ontologie nietzschéenne va de plus permettre une latéralisation de la pensée,
il y aura une pensée droite et une pensée gauche, une pensée qui va dans le sens
de la vie et une autre qui va contre la vie. La pensée gauche consistera à saisir en
compréhension l’exceptionnel, quitte à établir en extension la normalité et la
banalité, pensée de « vieilles dames qui ne se permettent un excès rien qu’une
fois »2. La pensée droite, par contre, est celle qui saisira l’exceptionnel en
extension et montrera, par la pensée, qu’une telle exception est la norme – par
exemple, c’est la pensée que tout revient qui nous somme à nous hisser à la
hauteur de l’événement et donc de rendre notre vie exceptionnelle. L’inversion
entre la pensée droite et la pensée gauche se distribue donc comme suit : du côté
droit, par la pensée, vouloir que la différence se répète et, dans l’existence, vouloir
que la répétition fasse la différence ; du côté gauche, par la pensée, vouloir que
la répétition fasse la différence et, dans l’existence, vouloir que la différence se
répète. En bref, pour la pensée droite, la pensée est le lieu de la répétition –
vouloir répéter l’exception –, et l’existence le lieu de la différence – vouloir sentir
différemment –, alors que pour la pensée gauche, la pensée est le lieu de la
différence – ne vouloir rien qu’une fois –, alors que l’existence est le lieu de la
répétition – le cours réglé de la vie et l’homogénéisation des affects.
Nous aurions ainsi une implication réciproque dans le nietzschéisme,
implication entre la pensée de l’exception qui se répète et l’intensification de la
vie qui fait la différence dans l’existence : [Rp ­¯ Ie]. Il reste que cette implication
réciproque dépend elle-même d’une décision au sein de la volonté de puissance,
décision qui permet de poser une telle implication. En effet, l’implication
réciproque de la pensée et de la vie ne se fait que du côté droit, le côté gauche,
qui décide par contre pour la volonté vile, ne menant que vers une disjonction
de la vie et de la pensée : une différence pensée n’est que l’ombre portée d’une
existence répétitive, mais n’a aucun impact sur cette vie, à part un réconfort fictif.

1 G. DELEUZE, Logique du sens, op. cit., p. 175.


2 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 78.

415
Une fois la décision prise, le réel se présentera alors soit comme intense soit
comme fade.
Le schème de l’implication nietzschéen s’inscrit ainsi dans la lignée empiriste,
de même que la forme de la détermination s’inscrit dans la lignée des philosophies
de la finitude, l’innovation nietzschéenne étant l’introduction d’un empirisme et
d’une finitude de la volonté, et non plus de la sensibilité, comme chez Hume, ou
du concept, comme chez Kant. En effet, chez Nietzsche, un phénomène
quelconque qui subsiste implique un rapport de forces, mais s’explique par la
volonté de puissance qui l’habite : le corps organique, par exemple, implique un
rapport de forces stables et hiérarchisées, mais ne s’explique que par la volonté
de puissance, une volonté créatrice au sein de la nature dans ce cas. Comme nous
allons le voir plus loin, cette forme de l’implication ouvrira sur l’art de la pensée
nietzschéen, donc sur une logique de l’interprétation et de l’évaluation. Quant à
la forme de la détermination, comme dans les autres empirismes, il y a un
indéterminé primordial chez Nietzsche, le Chaos des forces, indéterminé qui ne
se donne, ne se pose dans l’existence, comme un quelque chose que par la plus
petite différence qui agence les forces – clinamen, césure du temps, ou la plus
petite différence de pensée entre la connaissance ou la décision pour l’éternel
retour. Cette donation se déterminera alors par la volonté de puissance qui, de
par sa puissance sélective, soit maintiendra la chose dans l’existence, soit
l’éliminera, ce qui n’est pas en accord avec la volonté noble devant périr. Or, dans
la mesure où la finitude nietzschéenne est une finitude de la volonté, la volonté
habitant tout être va se disséminer dans tous les êtres. C’est donc dans la mesure
où le principe n’est pas indifférent au principié, que la décision pour la volonté
noble ou vile se joue dans chaque être, que la finitude nietzschéenne,
contrairement à celle de Kant et Hume, ouvre sur l’illimité et constitue des séries
où chaque être exprime un degré de la volonté de puissance1.

Tableau récapitulatif de l’ontologie nietzschéenne

Nous formaliserons ces différentes versions de la volonté de puissance


suivant le couple de la différence et de la répétition. La différence est à
comprendre comme une rupture dans un plan ontologique donné, par exemple
la césure pour le temps, le clinamen pour l’espace, la distance pour les forces, la
plus petite différence de pensée pour l’éthique, etc. La répétition consiste dans la
distribution, des deux côtés de la différence, d’un élément qui se répète, par
exemple le présent et son passé virtuel des deux côtés de la césure, le rapport de
deux forces tenues par la distance, les deux atomes et le clinamen, la volonté
noble et vile autour de la décision, etc. Le rapport entre les éléments qui se
répètent se fait suivant une hiérarchie que détermine le rapport
volonté/puissance ou puissance/volonté : soit la volonté est actuelle, explicite,
et domine la puissance qui est alors implicite ou virtuelle, soit c’est l’inverse. Ces

1 G. DELEUZE, Foucault, op. cit., p. 140.

416
différents rapports, et leurs inverses, configurent le monde comme volonté de
puissance dans les différents plans ontologiques.

Volonté Puissance

Écart – Affection / Translation Écart – Translation / Affection


sensorimotrice

L’affection est un mouvement reçu La translation exprime la différence


Organisation

qui vibre sur place remplissant l’écart, intensive. L’action-perception est un


et préparant la translation. mouvement reçu coordonné à un
Esthétique

mouvement donné de par l’écart.

Sensation – Objet / Œuvre Sensation – Œuvre / Objet


L’affection passive est agie dans la L’œuvre intensifie la vie et permet
production de l’œuvre. une nouvelle production.
La sensation est produite dans La sensation est vécue dans le corps.
l’analogie esthétique.
Art

Sujet – Volonté / Puissance Sujet – Puissance / Volonté


La volonté veut se dépasser dans la La puissance veut se dépasser dans
puissance – réalisation. une nouvelle volonté.
Action
Éthique

Épreuve – Projection / Action Épreuve – Action / Projection


La pensée du retour de l’action rend L’action qui va jusqu’au bout se
toute action cruciale – sélection détruit si elle est réactive – sélection
Sélection

pensée. dans l’Être.


L’épreuve articule pensée et type L’épreuve pousse une action à
d’action. acquérir sa détermination.
Distance – Force 01 / Force 02 Distance – Force 02 / Force 01
La distance est le sens du rapport des Le rapport de force n’a pas de sens –
forces – détermination de la force. déséquilibre sans fin, ou inclinaison.
Forces
Cosmologique

Clinamen – Atome01/Atome02 Clinamen – Atome 02 / Atome01


Le clinamen dévie l’atome avant le Les atomes se rencontrent sans but –
Espace - Temps

mouvement – distanciation. dissolution et constitution.

Césure – Présent / Passé Césure – Passé / Présent


Temps

La césure dédouble le présent en Les doubles se suivent sans but –


présent et passé – revenir. devenir.
Tragique – Tonalité / Symbole Tragique – Symbole / Tonalité
La déchirure de la personne lui révèle L’action grandiose projette devant
le symbole de l’action grandiose dans elle le symbole – création du
Existentiel

une haute tonalité de l’âme – vision, nouveau.


Ontologique

affect.

Décision – Noble / Vil Décision – Vil / Noble


La décision qui s’implique est L’origine d’un phénomène est ce qui
intensification, celle qui connaît a été décidé – interprétation.
Logique

provoque l’indifférence.

417
Dans le plan esthétique, au niveau de la configuration sensorimotrice,
l’affection actuelle est un mouvement virtuel, alors que le mouvement actuel est
l’expression d’une différence intensive, d’un affect virtuel ; au niveau de la
production artistique, l’œuvre actualise un affect passif virtuel qui provoque une
nouvelle sensation actuelle – cercle de l’affection et de l’action-perception, et
dissémination intensive. Dans le plan éthique, la pensée actuelle de l’éternel
retour intensifie l’action virtuelle à venir alors que l’action actuelle devient
l’expression de la volonté virtuelle ; la volonté se dépasse dans la puissance et
inversement – cercle du vouloir et du pouvoir et dissémination volitive. Dans le
plan cosmologique, la distance donne sens au rapport de forces, on comprend si
pour un centre il y a augmentation de puissance ou pas, alors que du point de
vue des forces il n’y a que mise en rapport et dissolution des rapports dans un
déséquilibre sans fin, il s’agit de l’inversion entre le centrage et le décentrage –
cercle du centre et du vertige et dissémination dans la nature dramatisée. La
césure mise en avant montre la structure dédoublante du temps, alors que la
doublure mise en avant montre le développement linéaire des dédoublements
successifs – cercle du revenir et du devenir et dissémination temporelle. Dans le
plan ontologique, si nous commençons par la décision il y a position de la valeur
dans le choix entre le noble ou le vil ; si nous commençons par le décidé, ce qui
manifeste déjà une qualité, il faut remonter à la décision originelle qui donne sens
au décidé – cercle de l’évaluation et de l’interprétation et dissémination logique
qui consiste à interpréter, ou à évaluer, au cas par cas. Existentiellement, si la
haute tonalité de l’âme nous frappe, le symbole est l’explicitation de cette
expérience qui, elle, est nécessairement implicite dans la mesure où nous sommes
anéantis ; inversement, si nous sommes dans un devenir tragique, le symbole est
une projection idéale qui incite à l’action actuelle – cercle de la vision et du
tragique et dissémination historique puisqu’alors « tous les noms de l’histoire
c’est moi ». Nous noterons que, dans la version existentielle uniquement, il y a
une inversion de l’ordre entre la différence et la répétition, dans la mesure où le
tragique, l’anéantissement, tenant lieu de la coupure, advient avant la doublure
du symbole, mais étant donné qu’il y a anéantissement de la conscience dans
l’expérience tragique, ce qui apparaît explicitement, et en premier lieu, c’est le
symbole, alors qu’existentiellement c’est le tragique qui précède et ne peut qu’être
implicite ; les rapports s’inversent pour l’action grandiose.

L’art de penser
La logique nietzschéenne consistera, d’une part, à détecter le modus operandi
de la pensée portée par la volonté de puissance négative en contraste avec la
pensée affirmative, et, d’autre part, à développer des outils conceptuels pour
pouvoir intensifier la vie et faire la critique de ce qui rend la vie malade.

418
La latéralisation de la pensée

En nous basant sur le tableau résumant les différents plans ontologiques, on


peut voir que le côté droit et gauche de la pensée va se déterminer suivant l’ordre
de la volonté et de la puissance suivant qu’ils sont saisis d’une manière explicite
ou implicite. Nous pouvons regrouper ces différentes inversions suivant la
polarité de la compréhension et de l’extension dans le tableau suivant :

Pensée gauche Pensée droite


On pense que l’existence est une suite On pense que l’existence est une suite
indifférenciée de phénomènes et par suite le différenciée d’événements et par suite le
nouveau ne peut pas venir de l’existence. Ce nouveau est lui-même l’existence. Ce qui est
qui est pensé de l’existence est donc la pensé de l’existence est donc la répétition de
répétition indifférente. la différence.
C’est la pensée qui doit alors introduire le La pensée doit alors répéter le nouveau qui
nouveau, par exemple le concept de causalité existe, par exemple, la pensée de l’éternel
qui ajoute à la succession pensée comme retour qui dans la pensée crée la répétition de
indifférente la relation hypothétique, comme la différence.
chez Kant.
La succession existante est alors La répétition existante est alors expérimentée
expérimentée comme une succession comme une succession du toujours nouveau
nécessaire dominée par le concept et d’où ne d’où surgit éternellement la nouveauté, et
peut surgir aucune nouveauté puisque la cette expérience est une intensification de la
nouveauté est elle-même la nécessité qu’on a nouveauté existante par la pensée qui répète
ajoutée à l’existence indifférente et non cette nouveauté.
nécessaire.
Indifférence existante + Concept Différence existante + Répétition pensée
différenciant = Existence différenciée suivant l’affect
= Existence différenciée suivant le concept intensif
normatif

Nous noterons que la pensée gauche, visant la conservation de la vie, réprime


le nouveau dans la mesure où elle organise un monde régulier et prévisible. Ce
n’est qu’au sein d’une telle régularisation que le nouveau apparaît comme
l’événement, comme ce qui survient à l’ordre du calculable, comme exception à
la régularité du monde. Ainsi, chez Kant, c’est la relation causale qui introduit
l’événement dans le monde, deux images, qui ne sont pas reliées causalement, ne
pouvant être des événements l’une par rapport à l’autre. Or, c’est pour cette
même raison que le nouveau, l’événement effectif, devient impensable chez Kant
puisque l’événement se soumet et s’inclue alors dans la chaîne causale et
nécessaire. Kant, donc, part d’un monde indifférencié qui ne se différencie que
par l’apport organisateur du sujet connaissant. Le renversement de perspective
nietzschéen montre plutôt que c’est le réel lui-même qui est le nouveau,
l’éternellement nouveau, le monde régulier et calculable n’étant qu’un événement
parmi d’autre issu de cette éternelle nouveauté. La pensée aura alors pour tâche
non pas d’introduire la nouveauté dans le monde mais bien d’activer,

419
d’intensifier, de composer avec et de répéter cette nouveauté qui est l’existence
elle-même.
Un autre exemple de cette opposition entre la pensée droite et gauche peut
être illustré dans la divergence de Nietzsche et de Hegel sur la question de
l’autorité. Dans la dialectique du maître et de l’esclave, Hegel recherche une
origine de l’autorité en partant d’un milieu indifférencié, celui de la rencontre de
consciences de soi identiques dans la nature. C’est la lutte qui va alors être le
facteur différenciant de ces consciences de soi et poser, d’une part, un maître et,
de l’autre, un esclave. Pour Nietzsche, il n’y a pas à chercher une origine de
l’autorité puisque l’autorité et la hiérarchie sont elles-mêmes l’origine1. Ainsi, c’est
une pensée d’esclave que de s’imaginer que l’autorité naît d’une lutte pour la
reconnaissance, seul un esclave a le désir d’être reconnu comme un maître, le
maître lui n’a pas besoin de reconnaissance puisqu’il crée des valeurs, et ce à partir
d’un sentiment de distance et de différence qu’il porte en lui2. Dans la pensée du
négatif, on pose donc d’abord une existence pensée comme indifférente, on
passe ensuite à une négation existante qui se manifeste dans une opposition
réelle, pour enfin obtenir un semblant de différence, car on n’obtient qu’une
différence pensée, et non pas réelle. Par contre, la pensée affirmative pose que la
différence existe, affirme cette différence dans la pensée en en faisant un objet
de répétition, pour enfin obtenir une intensification de la vie de celui qui pense
qui devient alors réellement différent.

L’art de penser

L’ontologie nietzschéenne requiert une logique qui lui est propre qui
permettra d’aller du phénomène, aux forces qui soutiennent ce phénomène, et
enfin à la volonté de puissance qui fait subsister ce rapport de forces. Nous allons
reconstruire cette logique à partir du Nietzsche et la philosophie de Deleuze3. Le
tableau suivant résume cette logique. Cette logique, ou art de penser, se divise en
deux étages, la volonté de puissance et les valeurs au premier étage, les forces et
les phénomènes au second. Chacun de ces étages peut se prendre suivant la
polarité compréhension/extension.

1 « La hiérarchie comme inséparable de la généalogie, voilà ce que Nietzsche appelle ‘notre


problème’. La hiérarchie est le fait originaire, l’identité de la différence et de l’origine. » G.
DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., pp. 8-9.
2 « A partir de ce sentiment de la distance, ils ont fini par s’arroger le droit de créer des valeurs et
de forger des noms de valeurs. » F. NIETZSCHE, Œuvres, op. cit., p. 855; Généalogie de la morale
I-2
3 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit.

420
Volonté de puissance
Origine
Mode d’existence
Origine et valeurs Valeur
Valeur
Valeur de la valeur
Evaluation
Généalogie
Art de penser
Force
Rapport de forces
Hasard

Symptomatologie
Forces et phénomènes
Dramatisation Typologie

Interprétation Pluralisme

Histoire

Au premier niveau, l’origine occupe la polarité extensive, et se divise en volonté


de puissance et en mode d’existence. La volonté de puissance est un élément
différentiel, sentiment de différence, qui a pour pôles le noble et le vil. De
l’origine découlent les valeurs. L’affirmatif et le négatif, l’appréciation et la
dépréciation caractérisent la volonté de puissance. L’affirmatif et le négatif sont
les qualités du devenir puisqu’en affirmant on devient actif, en niant on devient
réactif. La volonté de puissance se manifeste donc par la sensibilité différentielle
(attirer, se sentir attiré), elle est l’affection actuelle, et fait rentrer les forces dans
un devenir. Le mode d’existence résulte d’une évaluation dans l’origine qui pose la
domination du noble ou du vil comme manière d’être. Le mode d’existence
devient alors principe des valeurs. L’évaluation sera le mode de pensée attenant à
l’origine, et donc occupe la polarité compréhensive par rapport à l’origine. Elle
se divise en valeur et en généalogie. L’évaluation vise à établir la valeur d’un
phénomène et la valeur de sa valeur en déterminant la volonté de puissance en
lui. La valeur découle du mode d’existence et permet de juger les phénomènes en
tant que nobles ou vils. Évaluer la valeur d’un phénomène revient à montrer la
hiérarchie des forces dans le phénomène et à établir si ce sont les forces actives
ou réactives qui dominent. C’est la seconde évaluation. La valeur de la valeur
consiste à montrer la qualité de la volonté de puissance (affirmatif ou négatif) qui
s’exprime dans la chose. La généalogie consiste à remonter d’une valeur à son
origine et à l’évaluer en tant que noble ou vile. C’est la première évaluation. La
généalogie est le principe déterminant du rapport de forces : elle est différentielle
et détermine la différence de quantité entre les forces, et elle est génétique, car
elle détermine la production de la qualité de chaque force.
Le second étage traite des rapports de forces. La force est ce qui peut dans un
phénomène, elle consiste dans l’exploitation d’une quantité de réalité, elle est le
moyen de la volonté de puissance. Lorsqu’une force se rapporte à une autre force,
elle est volonté – vouloir qu’une autre volonté veuille quelque chose. Le vouloir
est un rapport différentiel quantitatif, obéir/commander ou dominant/dominé,
et qualitatif, actif/réactif. Les forces réactives sont les forces de conservation et
de régulation qui obtiennent leur finalité depuis les forces actives d’agression et

421
de création. Le rapport de forces produit un corps. Le hasard, ou la distance sont
l’élément différentiel des forces qui est compris dans chaque force et par lequel
chaque force se rapporte à une autre. Le hasard, ou la rencontre, est cet élément
différentiel qui met en rapport les forces. La volonté de puissance ne peut
s’ajouter qu’à des forces mises en rapport par le hasard, mais elle domine ce
rapport en le qualifiant quantitativement et qualitativement, et elle dépend de ces
forces pour se manifester. Force et hasard occupent la polarité extensive de ce
plan, alors que l’interprétation, l’opération mentale attenante à ce plan, occupe la
polarité compréhensive. L’interprétation vise à établir le sens d’un phénomène, le
sens consistant à montrer la force qui exploite un phénomène. Un phénomène a
autant de sens qu’il est approprié par des forces. L’interprétation se divisera alors
en une pensée de dramatisation et en une pensée de l’histoire. La dramatisation est
l’art de penser qui revient à voir dans tout concept, sentiment, ou croyance le
symptôme d’une volonté qui veut quelque chose. La dramatisation ouvre sur le
perspectivisme – il n’y a pas de faits, mais que des interprétations. La dramatisation
se subdivise en une symptomatologie où le sens montre la force dans le
phénomène et où le phénomène est symptôme de la force ; en une typologie où la
signification d’un sens montre la qualité de la force dans le phénomène ; et enfin
en un pluralisme de l’interprétation où l’essence consiste dans l’affinité maximale
entre la force et le phénomène, moment où l’on ne sait plus qui est dominé ou
dominant, pluralisme qui nous oriente vers la question « qui ? », question qui vaut
mieux que le « qu’est-ce que ? » parce qu’elle permet de montrer l’affinité de la
force avec la chose et de la volonté de puissance avec la force. L’autre pan de
l’interprétation est l’histoire. L’histoire d’un phénomène est la monstration de la
succession des forces qui se sont emparées de ce phénomène. Dans l’histoire, il
faut être attentif aux tactiques des forces, masques et rétroactions : la force faible
se fait prendre pour une autre derrière un phénomène, ou apparaît à la fin d’un
processus historique, une fois qu’elle a assez de forces pour dominer.

Histoire du nihilisme
Pour mettre en œuvre l’art de penser nietzschéen, nous allons résumer le
processus qui mène à l’avènement du nihilisme. À chaque étape du nihilisme
nous allons avoir une physiologie qui consiste en un rapport de forces,
l’interprétation d’un tel rapport de force à l’aide de fictions, et enfin l’évaluation
d’une telle interprétation visant une intensification et une montée en puissance
d’un tel rapport.

La volonté affirmative – La coutume et les mœurs

La loi a un contenu qui limite certaines activités en posant des interdits,


comme l’interdiction de tuer, de voler, etc., mais le fait d’obéir à la loi, par le

422
simple fait que c’est la loi, pointe vers une activité générique de conditionnement.
Ce conditionnement consiste à utiliser la loi pour maîtriser les forces réactives en
imposant un régime sévère sur ces forces – un régime de nourriture, de sommeil,
une gestion des plaisirs, etc. Ce conditionnement permet aussi de consolider la
conscience, une conscience trop fluide est proche de l’oubli dans son état naturel.
Enfin, le conditionnement permet de construire une mémoire pour le futur, la
mémoire qui rappelle qu’il faut tenir une promesse une fois faite. La conception
active de la culture voit dans la culture un processus visant donc à la production
de l’homme capable de promesse1. La mnémotechnique permettant de produire une
telle mémoire pose l’équivalence entre l’oubli de sa promesse et la souffrance :
celui qui n’est pas capable d’honorer sa dette, ou sa parole, devra payer par sa
souffrance pour qu’il puisse se rappeler la prochaine fois. La justice n’est rien
d’autre que la culture capable de produire l’homme actif en usant de la punition.
En cela, dans cette préhistoire, la justice n’a rien à voir avec la vengeance, le
ressentiment, ou la mauvaise conscience comme ce sera le cas avec le nihilisme.
La punition serait même un antidote à la mauvaise conscience puisqu’elle rend
l’homme dur, indifférent à la douleur, maître de sa réactivité. La punition rend
ainsi l’homme responsable de ses forces réactives alors que la mauvaise
conscience nous fait sentir coupables de nos forces actives. Dans ces sociétés, la
dette est finie, contrairement à la dette infinie qu’on va aborder avec l’avènement
de l’Église et de l’État, la souffrance est aussi finie, et ne sert qu’à payer une dette,
reste externe et n’est pas intériorisée, comme c’est le cas dans le sentiment de
culpabilité. L’homme fort est donc celui qui tient parole, gère ses forces réactives,
inflige une punition en vue de redresser le faible, n’intériorise pas la souffrance,
mais aussi évalue toute chose à sa propre valeur, l’actif et l’affirmatif valant pour
lui mieux que le réactif et le négatif, contrairement aux sociétés à venir qui vont
égaliser tous les hommes dans l’obéissance au nom de Dieu ou de la Nation. La
pensée est ici encore au service de la vie, pensée qui jauge, calcul, crée, trouve les
moyens pour intensifier la vie et gagner en puissance.
La bête blonde est une autre figure, celle du législateur qui va dominer les
cultures primitives, les cultures où se construisait une mémoire par la souffrance,
en vue de produire des sociétés encore plus puissantes, des empires à partir de
tribus éparses, tel l’empire égyptien ou chinois. Dans cette nouvelle phase de la
préhistoire humaine, le ressentiment commence à affleurer dans la mesure où les
groupes sociaux, sous domination, n’arrivent plus à extérioriser leur agressivité,
le désir de vengeance se mettant progressivement en place et creusant une
mémoire orientée, cette fois, vers le passé, le souvenir de l’agression subie.
Comme nous le verrons, le judaïsme va donner une interprétation qui va
renforcer le ressentiment pour une montée en puissance de l’homme faible sur
l’homme fort.
Les forces en jeu sont donc la conscience, la mémoire, et l’infliction de la
douleur par les forces actives sur les forces réactives. Dans ces sociétés, la
hiérarchie entre le fort et le faible, l’actif et le réactif, se consolide par

1 F. NIETZSCHE, Œuvres, op. cit.; Généalogie de la morale II-1.

423
l’interprétation de la hiérarchie comme processus d’éducation, de culture, et des
valeurs qui divinise la vitalité, la force, la vie productrice et active, les dieux païens
représentants les forces de la nature qui subjuguent l’homme, l’homme devenant
divin lorsqu’il peut s’égaliser à de telles forces.

Le nihilisme négatif – La décadence grecque

Le germe de la décadence chez les Grecques apparaît avec Socrate. La


position des Idées dans un monde supraterrestre exprime une dévaluation de la
vie ici-bas, du devenir, et sa réduction à une simple apparence : le vrai monde
n’est plus notre monde. L’homme véridique est ainsi le crapaud dont le regard
oblique est toujours orienté vers les hauteurs, l’homme qui ne veut pas être
trompé et ne veut pas tromper1. L’homme véridique couve une perversion des
forces et de l’instinct : au lieu de mettre l’intelligence et la réflexion au service de
la vie, c’est cette intelligence qui devient instinct, puissance irrépressible, raison
qui veut tout soumettre. La pensée prend ainsi le dessus sur l’activité, voire elle
se pose elle-même comme suprême activité, force agressive, force éducatrice avec
Socrate. Il reste que cette force de pensée est répétitive, elle ne fait que copier,
copier l’Idée, obéir, se conformer2. Cette hypertrophie de la pensée fait que la
pensée se retourne contre la vie, Socrate buvant la cigüe au nom d’une Idée, mais
aussi se consolide dans la fiction et l’optimisme alexandrin : la chaîne causale va
nous permettre de tout connaître, d’atteindre le fond de toute chose, et celui qui
ne connaît pas ou ne vise pas à connaître, à expliquer son activité – poétique,
politique, artisanale, ou autre – ne sera qu’un ignorant qui s’ignore3. La
valorisation de la connaissance, de la prise de conscience, est ce qui domine chez
ce premier des décadents : le savoir vaut mieux que le non-savoir, même si
l’inconscience peut être bien plus créatrice ou artiste. Cette interprétation
culmine avec Platon dans la création du monde des Idées, monde que chapeaute
l’Idée du Bien, le bien n’étant plus le sentiment de distance qui anime l’homme
fort par rapport à la faiblesse, mais le Bien comme condition d’existence et de
connaissance des choses. De même, la Vérité n’est plus celle de l’homme capable,
l’homme, le vrai, en opposition à l’homme faux, mais ce qui ne se saisit que dans
un jugement universel et donc ce qui est le même pour tout homme. Enfin, la
Beauté elle-même se détache des belles choses, n’est plus un stimulant pour la
vie, mais devient une Idée, la beauté n’étant plus que la manifestation du Vrai
pour l’œil de l’esprit et dans un second temps pour l’œil humain. Les valeurs
platoniciennes consolident ainsi l’interprétation socratique de la supériorité de la

1 G. DELEUZE, L’image-temps, op. cit., p. 183.


2 Dans son cours du 20/12/1983-1 Deleuze assimile Bertleby à l’homme véridique qui est prêt à
copier, collationner, et ce jusqu’à la mort. Cette force de pensée, même si elle a une grande quantité,
n’est donc pas plastique, affirmative mais réactive et répétitive. G. DELEUZE, Critique et clinique,
Paris, Éditions de Minuit, 1993 ; « Bertleby ou la formule ».
3 PLATON, Platon, op. cit.; Apologie de Socrate.

424
connaissance sur toute autre forme d’activité humaine : si connaître est le
meilleur, c’est parce que seule la connaissance peut nous donner accès à la réalité
réelle, seule la connaissance peut nous sortir du monde des apparences et nous
mettre en présence des Idées. C’est ce monde des Idées qui justifiera par la suite
le sacrifice, le retrait contemplatif, le rejet de la domination, la redéfinition de la
justice comme proportion harmonieuse de l’âme, etc., et donc la perversion de
toutes les valeurs grecques, les valeurs portées par les coutumes grecques. Il reste
que ce premier nihilisme a encore quelque chose d’affirmatif. Le monde des Idées
au fond ne fait que régler le monde des apparences, il rejette le faux, le masque,
mais uniquement comme fausse connaissance. Dans le monde de Platon, le
monde est encore Beau, expression seconde de la Vérité des Idées, un cosmos
bien réglé, harmonieux. Ce nihilisme va singulièrement s’alourdir lorsque l’esprit
nihiliste ne va plus prendre assise sur l’hypertrophie de la raison, mais sur les
forces réactives elles-mêmes, sur le ressentiment. Alors, le monde des belles
apparences sera contaminé par la faute morale.

Le nihilisme négatif – Judaïsme

Nietzsche trace le plan des facultés humaines, une physiologie de l’homme,


consistant en divers systèmes1. La conscience est un système réactif qui consiste
en une puissance de recevoir l’excitation ou la trace de l’excitation. Système d’une
grande flexibilité, la conscience ne peut pas conserver l’excitation puisqu’une telle
conservation bloquerait la possibilité de recevoir de nouvelles excitations. La
mémoire vient relayer la conscience et a pour fonction la conservation des traces
de l’excitation. La conservation a lieu par le biais d’une force mnésique qui se
couple à la trace dans une répétition sans fin. L’oubli est un système actif qui
réprime les forces mnésiques, permet à la conscience de ne pas se laisser envahir
par ces traces, et en cela libère la conscience pour qu’elle soit réceptive à de
nouvelles excitations. Tant que l’oubli arrive à agir sur les forces mnésiques,
l’univers nous apparaît dans sa fraîcheur éternelle, dans son éternelle nouveauté.
L’oubli étant pris entre deux systèmes réactifs est susceptible de trouble, un
trouble de l’oubli faisant que la conscience se laisse envahir par les traces
mnésiques, ce qui mène à une confusion de l’excitation et de la trace. La
confusion de l’excitation avec sa trace fait que maintenant la trace est ressentie,
devient consciente, et n’est plus agie par la force de l’oubli. Avec ce trouble, toute
excitation a alors le goût d’un déjà-vu, le monde est terni, ou vieilli, perd sa
fraîcheur, et sa capacité à nous exciter. Le re-sentiement2, voir le monde comme un
déjà senti, résulte donc d’un déplacement topologique des forces : les forces de
la mémoire envahissent la conscience. Ce déplacement topologique produit un
type d’homme, l’homme à la mémoire prodigieuse qui n’oublie jamais, l’homme

1 F. NIETZSCHE, Œuvres, op. cit.; Généalogie de la morale II-1.


2 Ibid.; Ecce Homo I-6.

425
qui n’en finit jamais avec rien1. Pour cet homme, toute excitation est vécue
comme une douleur, douleur qui le pousse à accuser la source des excitations
comme provoquant son mal, qui le pousse donc à désirer la vengeance contre
tout ce qui vient ainsi le troubler. Mais, incapable d’accomplir une telle vengeance
contre l’univers, sa vengeance se spiritualise, devient esprit de vengeance. L’esprit de
vengeance développe alors des traits psychologiques typiques, comme
l’incapacité à admirer, à aimer, à respecter, et une grande capacité pour la
suspicion, l’accusation, la distribution des fautes2. Il prône alors le désir d’être
aimé, l’utilité, tout ce qui peut profiter à un tiers passif, et blâme ceux qui ne
peuvent le satisfaire3.
Le ressentiment n’est qu’un état physiologique qui va se renforcer et se
justifier grâce au prêtre juif. Le prêtre juif, le magicien, va interpréter le rapport
de forces, à l’œuvre dans le ressentiment, par la fiction de la force abstraite. Cette
fiction repose elle-même sur le paralogisme de l’agneau qui procède comme suit :
l’aigle ne peut pas se retenir lorsqu’il nous arrache nos petits agneaux ; nous, les
agneaux, nous arrivons à nous retenir et c’est pour cela que nous n’attaquons pas
les aiglons ; par suite, nous sommes plus forts que l’aigle4. Dans ce syllogisme, la
force est conçue, dans la majeure, comme ne pouvant se retenir de produire ses
effets, et, dans la mineure, comme pouvant se retenir, d’où le paralogisme5. Dans
ce paralogisme, le prêtre juif distingue ainsi la force de son effet, puis il neutralise
la force en la faisant dépendre d’un sujet qui aurait le choix d’agir, ou de ne pas
agir, et enfin moralise l’action dans la mesure où celui qui n’utilise pas ses forces
serait meilleur que celui qui utiliserait ses forces. Ainsi, au lieu d’avoir une
opposition concrète entre forces qualifiées, on finit par avoir une opposition
morale entre des forces qui dépendraient du bon vouloir d’un sujet moral. En
effet, ce n’est pas que l’agneau décide de ne pas agir en retenant sa force, mais,
bien au contraire, le fait qu’il n’agisse pas est lui-même l’expression d’un rapport
de forces réel, le fait que les forces mnésiques envahissent la conscience dans
l’homme du ressentiment le rendant en cela souffrant et incapable d’action. Cette
interprétation est par suite une falsification du réel, falsification qui justifie
l’inactivité de l’homme du ressentiment, mais qui peut aussi mener à une
contamination de l’homme fort si la croyance dans une telle fiction venait à le
dominer. Avec cette interprétation, c’est le monde lui-même qui est présenté
comme dégoûtant, monde de la lassitude, qui justifie l’inactivité de l’homme du
ressentiment.
Le prêtre juif aura besoin d’une nouvelle fiction qui va permettre de valoriser
l’inactivité de l’homme du ressentiment6. Au niveau des forces, le prêtre juif avait
montré que l’homme du ressentiment avait une plus grande force parce qu’il

1 Ibid.; Généalogie de la morale I-10.


2 Ibid.; Au-delà du Bien et du Mal - Paragraphe 260.
3 Ibid.; Le gai savoir - Paragraphe 21.
4 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 140.
5 F. NIETZSCHE, Œuvres, op. cit.; Généalogie de la morale I-13.
6 Ibid.; Antéchrist, Paragraphe 24.

426
arrivait à retenir sa force. Avec la fiction de l’autre monde, le prêtre juif va
maintenant montrer qu’une telle retenue est meilleure parce qu’elle relève du
Bien, alors que l’homme fort, qui lui ne se retient pas en agressant l’homme faible,
est un homme qui prend part au Mal. La fiction de l’autre monde, du jugement
dernier, et de Dieu projette ainsi une image inversée du rapport entre l’action et
la réaction. Alors que l’homme fort ne voit qu’une différence hiérarchique entre
son activité et la réactivité maladive de l’homme faible, l’image inversée par
contre pose une opposition inconciliable entre l’actif et le réactif, le Bien et le
Mal. Avec cette évaluation, l’homme du ressentiment devient un type stable,
l’homme de l’accusation perpétuelle et du jugement.

Le nihilisme négatif – Christianisme

La force active séparée de ce qu’elle peut par la fiction de la force abstraite se


retourne contre elle-même pour se faire souffrir, sortir de l’état léthargique de
l’homme du ressentiment, pour pouvoir sentir quelque chose. Si l’homme du
ressentiment accusait le monde pour tous ses maux, la mauvaise conscience va
retourner l’accusation et s’accuser elle-même1. La force active multiplie ainsi la
souffrance dans la mutilation du corps, le jeûne, l’ascèse, la mortification2. Si,
dans le judaïsme, le moi se constituait dans la négation de l’autre3, avec le
christianisme paulinien, le moi se constitue dans la négation de soi – être bas,
humble, altruiste pour être digne de Dieu4. Cette industrie de la souffrance est
donc due à un déplacement topologique de la force active vers le dedans, vers
l’intériorité. La fiction du péché originel est l’interprétation qui va consolider ce
rapport de forces en un type d’homme, l’homme de la culpabilité5 : « si tu te fais
souffrir, c’est parce que tu as péché et tu n’atteindras la salvation qu’en te faisant
souffrir encore plus, mais si tu souffres ainsi tu devrais encore plus payer puisque
ta souffrance est signe de ta culpabilité ». La souffrance se multiplie ainsi, monte
en puissance, devient la maladie et le remède, vortex morbide de la volonté de
puissance. Telle est l’œuvre du prêtre chrétien, Saint-Paul, œuvre qui s’achève par
une nouvelle évaluation, celle du Dieu de l’Amour, le Dieu des pauvres, des
malades, des faibles, des pécheurs, de ceux qui sont rongés par la culpabilité. La
fiction de la dette infinie vient sceller le christianisme6 : nous sommes coupables
parce que Adam a péché contre Dieu et donc nous devons souffrir pour payer
cette dette infinie. Or, cette dette étant incommensurable, le Dieu de l’Amour,
par compassion pour les hommes, va lui-même payer sa propre dette en se faisant
souffrir, en sacrifiant son propre fils. La résurrection enfin nous montre que le

1 Ibid.; Généalogie de la morale III-20.


2 Ibid.; Généalogie de la morale II-18.
3 Ibid.; Généalogie de la morale I-10.
4 Ibid.; Généalogie de la morale II-22 et III-20.
5 Ibid.; Antéchrist, Paragraphes 22 et 26.
6 Ibid.; Généalogie de la morale II-21.

427
Dieu de l’Amour nous pardonne, la compassion se présentant ainsi comme la
voie vers la rédemption.
Pour Nietzsche, il n’y a là que subterfuge, un jeu de masques, une stratégie,
pour une montée en puissance de l’esprit qui anime le judaïsme, le nihilisme
négatif. En effet, la crucifixion permet de dissocier le nouveau Dieu de l’Amour
de l’ancien Dieu jaloux, le Dieu de la haine, mais cette dissociation n’est elle-
même que le déguisement de l’ancien Dieu dans le nouveau Dieu1. En effet, la
haine de la vie se présente maintenant comme un amour de la vie, mais de la vie
faible, de la vie malade, amour comme compassion universelle2. En dissociant
Dieu du peuple élu, les valeurs nihilistes peuvent maintenant contaminer le
monde entier en prenant une nouvelle forme, celle de la rédemption, du pardon,
de l’amour réactif – la crucifixion un moyen de télécommunication. Même Dieu
serait animé par un tel amour réactif puisqu’il sacrifie son fils par compassion
pour les hommes, un Dieu à l’image de l’homme souffrant. Mais, avec ce
sacrifice, la dette se déplace, Jésus paye pour nos péchés, mais aussi nous sommes
animés par la compassion envers sa souffrance et nous devons ainsi payer par
notre souffrance pour nous absoudre d’une telle dette. La résurrection, n’étant
en fait que le retour de la vie réactive, c’est l’ancien Dieu, Dieu le Père qui
ressuscite dans le fils et inversement, ce retour à la vie n’étant pas animé par un
amour de la vie, mais par la pitié que porte le fils pour l’homme coupable3 : cette
vie n’a de valeur que comme moyen de paiement pour nos péchés en vue de la
vie après la mort. Nous avons ainsi toute une série des morts de Dieu : les Juifs
mettent à mort Jésus, la haine tue l’amour ; sur la croix, Dieu le père, ou Jehova,
meurt en Jésus et Jésus ressuscite en tant que Dieu de l’Amour ; le Dieu de
l’amour tue Jésus, son fils, pour payer notre dette par compassion, et Jésus lui-
même se sacrifie pour nous, toujours par compassion.
Le prêtre ascétique chrétien est donc le comédien qui installe un théâtre de la
souffrance pour rendre cette souffrance contagieuse. Historiquement,4 ce théâtre
monte en puissance avec l’Empire Catholique Romain et la chute de Rome. Les
croyants doivent nier leurs pulsions naturelles, de même qu’ils doivent nier ce
monde, en vue de l’avènement du Royaume de Dieu. La bonne volonté consiste à faire
la volonté de Dieu, volonté qui pose une égalité entre tous les frères dans la
soumission et le service de Dieu. Les différences naturelles entre l’homme fort
et l’homme faible sont ainsi nivelées, mépris des différences de talents, de force,
de naissance, aux yeux d’un Dieu pour qui tous les hommes sont égaux en dignité
et ne se différencient que par la piété. La providence divine dépassant les vues
limitées de l’homme, l’homme doit se soumettre dans l’obéissance, obéissance
qui garantit l’ordre social et la paix sur terre. La main invisible de Dieu gouverne

1 Ibid.; Généalogie de la morale I-8.


2 Ibid.; Généalogie de la morale III-13.
3 Ibid.; Antéchrist, Paragraphe 7.
4 Nous allons faire correspondre chaque forme de nihilisme à une période historique telles qu’elles
ont été recensées par Hegel dans la Phénoménologie. Nous pensons ainsi amener une illustration
concrète de l’entreprise nietzschéenne.

428
ainsi les affaires séculaires de l’homme dans l’ici-bas, sa dimension économique,
alors que la foi s’oriente vers l’au-delà. La loi chrétienne se divise ainsi en deux
masses, une masse qui s’occupe du service public religieux et une autre des
affaires mondaines, le clergé et la bourgeoisie.

Le nihilisme réactif

Le nihilisme négatif est une volonté du néant, une volonté qui nie activement
le monde d’ici-bas en faveur d’une vie réactive soumise à Dieu. Dans le nihilisme
réactif, la volonté de néant va nier les idéaux, même ceux du nihilisme négatif,
nier la volonté divine pour instituer la vie réactive elle-même en place de Dieu :
c’est la religion de la Réforme, Dieu se lisant dans le cœur de tout homme. Dans
le nihilisme réactif, nous avons donc une volonté de néant, une volonté qui veut
le néant.
Historiquement, le premier degré du nihilisme réactif est celui occupé par le
plus hideux des hommes1 : l’État remplace l’Église, la bourgeoisie prend le pouvoir
sur la noblesse, Dieu meurt pour une quatrième fois. L’Ancien Régime consiste
en un gouvernement de ploutocrates, le service public étant rabaissé à l’achat
d’offices. Le monarque absolu se pose comme l’incarnation de l’État, toute
dévotion et tout pouvoir lui sont dus et la cour se consume dans le plaisir et la
bassesse des courtiers. L’idiot, illustré par le Neveu de Rameau, serait ainsi la vérité
du nihilisme réactif, l’idiot affirmant qu’il n’y a plus de valeur à part la richesse et
la poursuite des plaisirs terrestres, mais que même ces plaisirs et ces richesses
sont vains dans un monde où rien ne fait sens.
Le second degré est celui de l’homme-dieu, homme qui ne croit plus dans les
valeurs idéales, mais uniquement dans les valeurs humaines, comme le progrès et
le bien communautaire. La vie réactive prend la place de Dieu en vue de préserver
la vie réactive, la vie de troupeau, mais au nom de valeurs issues de cette vie
même. Ces valeurs vont combiner les valeurs du nihilisme réactif avec celles de
l’activité générique de la culture. L’homme-dieu apparaît ainsi dans une série de
figures, chacun représentant un échelon de cette volonté de puissance. Les deux
rois sont les gardiens de l’activité générique, ils désespèrent de voir la populace
s’approprier la culture. Les deux rois cernent le processus de la culture, l’un se
tenant dans la préhistoire et l’autre dans la posthistoire2. Avec la mort de Dieu, il
amène l’âne, monture du Christ, à l’homme supérieur qui serait le nouveau Dieu.
Historiquement, c’est l’époque des Lumières. Les Lumières négatives, mues par
l’athéisme, semblent s’opposer à la foi tout en partageant avec elle la croyance
dans l’idéal de la raison. La critique de la religion au nom d’une science
désintéressée, comme celle d’un Voltaire ou d’un D’Holbach, reste aveugle au
pouvoir du faux, de la fiction, et donc n’arrive pas à évaluer le phénomène
religieux. Les Lumières positives, et l’agnosticisme d’un Diderot se déploient

1 F. NIETZSCHE, Œuvres, op. cit., p. 557; Z IV, « Le plus hideux des hommes ».
2 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 189 et suivantes.

429
dans L’Encyclopédie, somme de connaissances qui se veut neutre et qui collecte
tout ce qui peut être utile pour l’homme et son progrès. L’esprit des lumières
égalise ainsi les hommes sous l’égide de la Raison, la compétence devenant
maintenant le seul critère de différenciation puisqu’elle émane du savoir. Le
projet des Lumières visera ainsi à réaliser le Royaume de Dieu sur terre grâce à
l’éducation du peuple et l’étude du monde matériel. L’utilité se pose alors comme
la nouvelle valeur, la perfection d’un homme se mesurant à l’utilité qu’il présente
aux autres hommes. L’homme aux sangsues est le degré suivant, produit de la culture
scientifique, il est prêt à sacrifier sa vie pour une parcelle de vérité. Avec l’homme
aux sangsues, c’est la connaissance maintenant qui juge la vie, vise à remplacer la
religion par la science, mais ne voit pas que la science suce la substance vitale et
qu’elle est encore une forme de dépréciation de la vie. L’homme de science se
sacrifie pour une connaissance éternelle, anhistorique, se confine dans sa finitude,
rejette tout au-delà, mais ne voit pas que les concepts avec lesquels il saisit le
monde sont réactifs, tout s’expliquant alors par l’adaptation, le désir de
conservation, la rareté, la lutte pour la survie, etc. Le dernier pape est le produit de
la culture et de la religion, il a perdu un œil à la vue des Dieux actifs, et avec l’œil
restant il suit encore désespérément l’ancien Dieu, le Dieu invisible : il a perdu
son maître, mais veut encore croire, n’arrive pas à s’affranchir de ses habitudes
d’esclave. La foi rationnelle est l’une de ses figures historiques, foi qui repose
uniquement sur le témoignage de l’esprit et rejette toute autorité externe, religion
d’un Luther ou l’Armée Puritaine d’un Cromwell, destructeurs d’idoles parce que
ces idoles ne sont pas la pensée pure. La foi rationnelle permet au penseur de
s’expérimenter comme faisant partie du soi infini, comme chez Descartes ou
Pascal, ou inversement, c’est la rationalité qui s’applique à l’étude de la nature qui
finit par ouvrir sur la bonté et la sagesse de Dieu, comme chez Newton. Le
déisme d’un Helvétius, par contre, pose que même si Dieu est un mensonge, ce
mensonge est bénéfique, utile, la religion de la raison universelle faisant ainsi de
Dieu une idée commode au service de l’utilité. Suit le mendiant volontaire qui
cherche, au-delà de la science et de la religion, à savoir ce que serait le vrai produit
du processus de la culture. Cette figure renonce à la connaissance pour chercher
la vie heureuse qu’on a perdue, recherche la compagnie des vaches, de la nature,
évite tout aussi bien la populace que les hommes puissants, les savants aussi bien
que les ignorants, tel un Rousseau qui cherche dans la société la racine de la
corruption de la bonté naturelle de l’homme. L’ombre errante serait l’activité
générique de la culture, mais cette activité en tant qu’elle a perdu son produit,
son œuvre, et le recherche désespérément, provoque une grande agitation. La
Révolution est une telle ombre, l’homme n’étant que l’instrument de la raison et
de l’avènement de l’État rationnel est encore bon pour le sacrifice au nom du
bien public. Contrairement aux Lumières positives, où la Raison n’était qu’un
idéal, le Gouvernement va incarner cette rationalité et le principe de l’utilité,
l’individualité devant s’effacer devant le bien collectif. Inversement, tout individu
s’identifiant à une telle rationalité refusera toute subordination, se posera comme
absolument autonome, ce qui mène à l’alternance du Gouvernement rationnel et
de la Terreur révolutionnaire. L’égalisation se fait maintenant par une soumission

430
à la volonté générale du Rousseau du Contrat Social, la Nation dissolvant les
privilèges dans une égalité de tous les citoyens face à la loi. L’homme supérieur vient
clore le mouvement des métamorphoses de l’homme-dieu, son animal est l’âne
qui dit ‘Ya !’ à toute chose, l’âne qui porte, assume tout le réel, assume toute
l’histoire, tente dans un effort gargantuesque de rationaliser le réel, de tout
affirmer, cet homme ne sait pas comment dire non aux valeurs réactives et
nihilistes, il ignore le rugissement destructeur et critique du lion. Cet homme est
l’homme du devoir qui pose que la raison est maintenant une fin en soi, et donc
tout homme respectable et digne en soi, homme qui ne vise qu’à avoir une bonne
volonté dans sa soumission à la loi morale qui institue Dieu, l’immortalité de
l’âme et le paradis, comme les postulats de la raison pratique. Si Kant pose que
l’homme est pour la loi, Novalis voit que c’est la loi qui serait plutôt pour
l’homme, que c’est à l’homme de décider ce qui, dans son for intérieur, il prend
pour être son devoir, l’authenticité, la vérité envers soi-même, ouvrant sur une
liberté spirituelle. Le génie sera alors celui qui produit de nouvelles valeurs grâce
à une vision personnelle, la conscience devenant ainsi autocréation de soi par soi,
absolue subjectivité qui crée le paradis dans les œuvres d’art et évite le monde
pour garder indemne sa pureté. L’homme du pardon enfin, après l’homme du
devoir et de la conscience, est le sommet de cette série, homme qui pardonne
parce qu’il comprend, pardonne pour pouvoir comprendre, ne juge pas pour
pouvoir porter toute l’histoire humaine, l’organiser en une suite de figures
complémentaires qui mènent au savoir absolu de l’homme par l’homme et à la
réalisation de l’État rationnel. Le processus de la culture s’achève ainsi avec
Hegel.

Le nihilisme passif

Dans le nihilisme passif, la vie réactive ne se supporte plus elle-même, elle


rejette même la volonté de néant pour devenir un néant de volonté : l’extinction
remplace la négation. Jésus, ou le Bouddha, enseignent à l’homme réactif de
s’éteindre avec une certaine noblesse, sans ressentiment ni souffrance, grâce à la
suppression de tous les péchés, tel serait le joyeux message1. Ce n’est donc pas
Jésus, le plus doux des hommes, mais bien Saint-Paul qui réinvente le péché et
les trois morts de Dieu dans la crucifixion, Saint-Paul, le prêtre ascétique qui
falsifie le Nouveau Testament en en faisant une religion de la dette, de la
vengeance et du péché. Jésus par contre rejette la vengeance, la dette, et le
ressentiment, il accepte même la mort, ne résiste pas sa mise en croix. En cela,
Jésus donne une certaine noblesse au dernier homme, l’homme qui se laisse mourir,
l’homme qui abdique même sa volonté. Jésus était en avance sur son temps, un
prophète de la fin de la civilisation, messager, avant la lettre, de la lassitude, alors
que le Bouddha est apparu dans la phase terminale de sa civilisation. La lassitude
est le principe de la civilisation christique, civilisation qui correspond à la

1 Ibid., p. 178.

431
« bouddhification » de l’Occident dont l’unique valeur serait une paisible
extinction, extinction d’un homme qui est même fatigué de mourir ou de se
donner la mort, extinction absurde, passive, dans une indifférence profonde à la
vie, l’homme devenu étranger à soi et au monde comme chez Camus.

Le nihilisme actif

Le retournement final dans l’histoire du nihilisme est celui de l’homme qui veut
en finir. Dans le nihilisme passif, ce sont les forces réactives qui s’étaient insurgées
contre la volonté négative, avec le nihilisme actif c’est maintenant la volonté
négative qui se retourne contre les forces réactives pour les détruire, la volonté
devenant ainsi une volonté d’anéantissement, une volonté d’autodestruction,
vouloir le néant étant préférable à un néant de volonté1. Telle serait la volonté
qui anime la montée des fascismes en Europe, les forces réactives voyant dans la
volonté d’anéantissement un moyen de contester l’hypocrisie du nihilisme réactif.
Il reste que dans des figures telles que Hitler ou Trump il n’y a que désir de mort,
désir qui même s’il prétend renverser la table des valeurs en place est toujours un
désir contre la vie, désir toujours animé par l’esprit du nihilisme.
C’est donc dans une apocalypse finale, atomique ou écologique, que prendrait
fin la phase historique de la culture, phase qui passe par les différentes formes du
nihilisme et qui ne produit que l’homme domestiqué, l’homme du troupeau, le
faible prévalent sur le fort – « le Grec devenu Allemand ». Nous avons alors des
sociétés réactives de part en part, les forces réactives usant de leur capacité à obéir
pour obéir à d’autres forces réactives et cela pour produire un semblant d’activité
et de subversion. Dans ces sociétés fascisantes, le processus de la culture est dévié
de sa destination première, celle de produire l’homme actif, libre et maître de ses
forces réactives.

La volonté affirmative – Le surhomme

L’histoire universelle est celle de l’homme et du nihilisme. L’homme


supérieur, Hegel, ne faisait que récupérer toutes les valeurs nihilistes en justifiant
la totalité du processus historique, et cela sans discriminer entre l’actif et le passif.
L’homme supérieur menait ainsi à l’homme qui veut en finir, à la destruction
finale. Pour que les forces actives triomphent à nouveau, il faut une autre volonté,
une volonté qui affirme la vie. En effet, la volonté de puissance n’était connue à ce
jour que dans sa forme nihiliste comme volonté de néant et d’anéantissement.
Une pensée de la volonté de puissance rejettera par contre toutes les valeurs connues
jusqu’à ce jour, maniera l’éternel retour comme pensée sélective qui détruira la
réactivité au nom de l’activité, la volonté négatrice de la vie au nom de la vie. La
pensée des valeurs en place, des valeurs connues, consistera à montrer que sous

1 Ibid., p. 226.

432
ces valeurs gît un genre de vie, montrera ainsi que c’est la vie qui est principe, ce
qui évalue et qui échappe à toute évaluation. La manière dans laquelle existe la
volonté de puissance n’est donc pas la manière dont elle est connue, penser
l’éternel retour, s’impliquer dans cette pensée et non pas faire de l’éternel retour
une connaissance qui le transforme en une rengaine. En évaluant tout
phénomène comme expression de la volonté de puissance, l’Être, le Bien, Dieu,
l’État ne nous apparaissent plus que comme des évaluations, l’évaluation
devenant alors critique d’une part, rugissement du lion, mais aussi affirmation de
la différence entre la vie, comme principe, et les phénomènes qu’elle produit, jeu
de l’enfant créateur, joie. Double affirmation donc, affirmation de la pensée et
de la vie, de la pensée qui intensifie la vie et qui est portée par un genre de vie, la
vie qui relance alors la pensée : la joie de la pensée et non la lourdeur de la
connaissance, Dionysos et sa fiancée Ariane, pensée et vie.
Le processus de la culture qui commence dans la préhistoire, se développe
dans l’histoire du nihilisme, s’achève donc par la production de l’homme post-
historique, l’homme libre et maître de ses forces, ou le surhomme1. Le surhomme
n’a plus à obéir, il donne des ordres, commande, parle. Dans l’homme libre, les
forces réactives sont domestiquées et n’ont plus à se soumettre par la force,
l’obéissance, et la responsabilité. L’homme libre est l’homme irresponsable envers la
justice, puisque l’homme libre n’a plus à dompter ses forces réactives pour se
soumettre aux valeurs morales ou autre, mais uniquement en vue de ce que lui
décide être une valeur, un projet ou une œuvre à produire. Ces sociétés post-
historiques seraient assez fortes et ne verraient même dans le crime qu’un simple
désordre, ne le puniraient plus, mais viseraient à le réparer ou le prévenir. La
pensée, d’autre part, ouvre alors sur la finitude illimitée, des systèmes
combinatoires qui permettent d’assumer la totalité de la vie, du langage et du
travail dans la génétique, la littérature, et la cybernétique2. La connaissance
devient alors créatrice et productive, pense le nouveau et recherche de nouvelles
manières de vivre, des manières dont le seul critère pensable est l’intensité vitale.
Dans cette dernière phase, la phase à venir, les forces actives de la pensée, de
l’imagination, de l’action se composent entre elles pour produire une intensité
vitale. Le ressentiment, le désir de vengeance, la mémoire qui rumine et n’en finit
jamais avec rien, etc., sont rejetés, et ne revient que ce qui intensifie la vie.
L’interprétation qui consolide ce rapport des forces actives avec la vie est celle
qui pose que la pensée vaut mieux que la connaissance, l’activité mieux que la
réactivité, pensée donc de l’éternel retour. La valeur suprême qui vient justifier
cette interprétation étant la vie elle-même, la vie au-delà de toute évaluation, la
vie comme principe, l’intensification de la vie étant le sens unique, l’augmentation
de la puissance, de la créativité, de la plasticité relevant de la direction et de
l’orientation du réel lui-même.

1 Ibid., p. 158.
2 G. DELEUZE, Foucault, op. cit., pp. 131-141; Annexe, « Sur la mort de l’homme et le surhomme ».

433
Tableau récapitulatif de l’histoire du nihilisme

Forces Interprétation Évaluation


Tradition – La culture – Volonté affirmative
L’homme capable de promesse La hiérarchie Le polythéisme
Les forces actives dominent Le fort doit dominer le faible Divinisation de la nature et
les forces réactives en vue de en vue de la culture, et de la de la vie. L’homme fort
créer une mémoire pour le civilisation. La dette est finie, s’identifie aux puissances
futur. chacun est jugé à sa valeur. naturelles. Les religions
La bête blonde L’empire vient dominer les supérieures s’incorporent les
Les forces actives dominent tribus dans une religions inférieures de la
d’autres forces actives qui augmentation de la plante et de l’animal.
sont refoulées, début du puissance.
ressentiment.

Nihilisme négatif – Le judéo-christianisme – Volonté du néant


L’homme véridique La connaissance Le monde des Idées
La raison domine les L’ignorance est un mal, la La connaissance est l’accès
instincts vitaux et se retourne connaissance un bien – au réel, aux Idées.
contre la vie. optimisme alexandrin. Dépréciation du monde des
Jugement universel qui apparences.
égalise les hommes.
L’homme du ressentiment La force abstraite Le Dieu invisible
Les forces mnésiques Le sujet responsable et moral Opposition du Bien et du
envahissent la conscience, sait se retenir d’agresser les Mal, le monde est un lieu de
dégoût, dépression, désir de autres. La passivité vaut passage, une épreuve morale.
vengeance. mieux que l’activité. Égalité Dieu est l’idéalité abstraite
Le magicien dans la passivité. qui permet d’accuser le
Ses forces actives dominent paganisme.
et justifient le ressentiment.
La mauvaise conscience La culpabilité Le péché originel
Les forces actives se Se sentir coupable envers ses Le péché d’Adam pose une
retournent contre soi, forces actives. La souffrance dette infinie envers Dieu
introjection de la souffrance. veut dire que tu as péché et puis envers Christ qui
Le prêtre ascétique pour payer ton péché il faut souffre pour nous. C’est ce
Ses forces actives justifient la souffrir. Égalité dans le péché qui explique notre
mauvaise conscience et service divin et la faute. souffrance et la crucifixion.
réinterprètent l’événement
christique.

Nihilisme réactif – Le monde moderne – Volonté de néant


Le plus hideux des hommes La richesse Le plaisir
La vie réactive se débarrasse La vilénie, la bassesse, la Le plaisir est meilleur que la
de toute activité, les forces flatterie, la parlerie se justifie douleur, seul bien qui nous
réactives composent entre par l’accès à la richesse qui soit accessible dans ce
elles. peut garantir les plaisirs. monde où il n’y a plus de
Égalité face à l’argent. valeur.
Les deux rois Les Lumières Matière et utilité
Ils portent le souvenir des Foi dans la raison qui pourra L’unique valeur est celle de la
cultures actives, l’activité nous sortir de la tyrannie des science universelle et
s’identifie alors à la despotes et des religieux. désintéressée ou celle de
connaissance. Égalité face à la raison. l’utilité.

434
L’homme aux sangsues Le positivisme La vérité positive
Atrophie de la pensée qui Une parcelle de vérité vaut Le seul idéal est la vérité
réprime les autres forces mieux que la vie même. coupée de tout devenir
vitales. Égalité face à l’objectivité. historique.

Le dernier pape La foi rationnelle Le Dieu de la raison


Il perd un œil par les forces La science et la raison vont Le Dieu, architecte ou
actives et rationnelles, mais prouver l’existence de Dieu. monarque, s’exprime dans
garde une part de réactivité Il y a une vérité rationnelle les œuvres de la nature.
religieuse. dans les écritures sacrées.
Égalité face à la raison.

Le mendiant volontaire L’innocence humaine Le naturalisme


Les forces actives de la La civilisation est source de La seule valeur est la nature,
raison voient la corruption corruption, il faut se retirer que ce soit la raison naturelle
produite par le nihilisme, du monde, rejoindre les ou la nature humaine.
sentiment d’étrangement. vaches. Égalité dans
l’innocence.

L’ombre errante La révolution La nation


Les forces réactives se La tuerie des révolutions La nation des citoyens égaux
déchaînement aux noms des justifie la haine de la et soumis à une volonté
valeurs réactives. populace et son générale est l’unique valeur
ressentiment. Égalité devant qui peut réaliser l’utilité pour
la mort. tous.

L’homme supérieur Le pardon L’esprit absolu


Les forces réactives Il faut pardonner pour L’esprit est un et se déploie
s’accaparent de la pensée qui pouvoir comprendre le dans l’histoire, mouvement
devient porteuse, ouvrière. déploiement historique et que ne peut saisir que la
porter le fardeau de la connaissance.
connaissance.

Nihilisme passif – Le monde contemporain – Néant de volonté


Le visionnaire La compassion La passion
La vie réactive laissée à elle- Le désir d’extinction exprime Jésus se laisse mourir pour
même est lasse de vivre et ne l’amour et le pardon pour nous, il donne l’exemple
souhaite que s’éteindre sans tous ceux qui sont las de dans un monde où il n’y a
résistance. vivre. Plus d’accusation, tout plus de Dieux ni de valeurs
est acceptable. transcendantes.

Le dernier homme L’indifférence L’absurde


Il ne prêche même plus L’extinction pure et simple Plus rien n’a de valeur ni ne
l’extinction paisible et digne, se justifie par l’indifférence mérite un mouvement
il se laisse simplement de la vie à la vie. volontaire. Telle est l’unique
éteindre. valeur.

Nihilisme actif – Les fascismes – Volonté d’anéantissement


L’homme qui veut en finir La pureté raciale La race supérieure
La volonté négative se La rage de détruire se justifie La valeur est la création
tourne contre la vie réactive. par l’épuration du sang et de d’une race supérieure
Rage et désir la race. Égalité dans la race. d’humains. Tel serait le singe
d’anéantissement. du surhomme.

435
L’avenir – Volonté créatrice
L’annonciateur du surhomme L’éternel retour La volonté de puissance
Les forces actives reprennent La pensée sélective rejette la La vie est le principe de
le dessus par la pensée réaction, l’activité se toute évaluation et ne peut
critique. consolide dans son retour. être évaluée.
Le surhomme La médecine La création de formes de vie
Les forces actives deviennent Le mal n’est que La création de nouvelles
créatrices dans une pensée dysfonctionnement, la valeurs et de nouvelles
orientée vers l’action. société forte peut le intensités vitales est l’unique
comprendre et le guérir. valeur.

L’art d’interpréter se fait ainsi en trois étapes : peser des forces d’après leur
quantité et leur plasticité, relever des affinités entre les forces et leur mode de
composition, dégager le champ qui rend possibles de telles forces. Cet art
d’interpréter est indissociable d’un art d’évaluer. L’art d’évaluer revient à « évaluer
tout être, toute action et passion, toute valeur même, par rapport à la vie qu’ils
impliquent »1. Ce qui est implicite c’est donc une qualité de la volonté, une vie,
qui se manifeste en un mode d’existence, mode qui interprète le monde en vue
de se préserver – une vie faible interprétera le monde en vue de perpétuer sa
faiblesse. Il faut donc remonter de l’interprétation des forces à l’évaluation de la
volonté – tel est le mouvement généalogique qui suit les analyses
symptomatologiques. Une fois l’interprétation et l’évaluation en place, un plan
de réalité peut se déployer, avec ses objectivités, ses valeurs, ses modes de
comportements, son économie, sa science, etc. Les mutations dans la philosophie
ou la science exprimeraient ainsi des mutations dans la volonté de puissance, les
métamorphoses de la volonté de puissance. On retrouve ainsi les trois moments
qui scandent notre logique de l’implicite chez Nietzsche. Au premier niveau, nous
avons le rapport extensif des forces, l’état quasi physique ou physiologique des
choses. Ce moment est saisi par la perception, l’imagination. Suit le moment de
l’interprétation, moment de l’entendement qui va justifier, donner raison, valider
un rapport de forces et cela en vue de consolider un tel rapport. Enfin, l’intuition
est obtenue dans la justification de la justification elle-même qui se fait par la
création de valeurs, moment où un plan de réel se met en place. Chez Nietzsche,
on voit que les facultés s’imbriquent les unes dans les autres, l’intuition du réel
reposant sur l’interprétation de l’entendement, et la perception du rapport de
forces en place.
La pensée critique et généalogique va suivre le mouvement inverse, montrer
le jeu des illusions, des masques, et des fictions sous chaque valeur et sous chaque
interprétation. La transmutation, qui clôt ainsi l’art de penser, inclut, quant à elle,
la symptomatologie et la généalogie comme étapes préliminaires en vue de
l’intensification de la vie. Il reste que la transmutation ne revient pas simplement
à réinterpréter un phénomène donné, mais elle consiste surtout dans la décision
pour la volonté qui permet une telle interprétation, c’est-à-dire qu’elle revient à

1 G. DELEUZE, L’image-temps, op. cit., p. 184.

436
faire de cette interprétation un mode d’existence. C’est dans cette mesure que la
transmutation est une épreuve – l’analyse ne suffit pas. Face à l’événement,
l’homme nietzschéen proposera une interprétation, une évaluation, mais aussi il
devra incarner l’événement et cela en vue de sa transmutation1. L’événement est
ainsi un point problématique dans la mesure où il fait appel à l’art de penser qui
pourra l’interpréter, l’évaluer et le transmuer. L’Être-Événement est donc lui-
même le problématique, l’Être se donnant toujours dans une question qui
l’exprime, une exigence qui fait appel à une volonté2. Il faut ainsi savoir saisir les
êtres comme des réponses à des problèmes, la structure problématique faisant
partie des objets et nous forçant à les saisir comme signes. Ce qui fait problème
est donc l’existence, problème qui nous pousse à poser la question du sens de
l’existence3. Dans La philosophie à l’époque tragique des Grecs, Nietzsche montre
comment la tâche de la philosophie porte sur l’interprétation de l’existence,
interprétation qui ouvre sur deux séries : la série morale qui accuse la vie, la
douleur et le devenir étant les signes d’une existence fautive, alors que la série
esthétique justifie la vie, le devenir et même la douleur.

Renversement du platonisme
Critique de l’ontologie platonicienne

L’inversion du platonisme opérée par Nietzsche serait ainsi un déplacement


du lieu du problématique du ciel des Idées vers la Terre des événements. Ce
renversement commence par le fait que face à l’événement le caractère
nietzschéen affirme l’événement, se constitue comme quasi-cause de
l’événement, se pose comme s’il avait voulu ce qui arrive, amor fati 4. Or, en
voulant l’événement, en voulant la répétition de l’événement, nous arrivons à
extraire une différence de cet événement en en faisant un mode d’existence, un
habitus : première synthèse du temps5. C’est donc la contraction de l’événement,
les protentions et les prétentions sur l’événement, qui constitue sa transmutation,
« toute contraction est une présomption, une prétention, c’est-à-dire émet une

1« « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner ». Arriver à cette volonté que nous fait
l’événement, devenir la quasi-cause de ce qui se produit en nous, l’Opérateur, produire les surfaces
et les doublures où l’événement se réfléchit. » G. DELEUZE, Logique du sens, op. cit., p. 174.
2 « Plus profondément encore, c’est l’Être (Platon disait l’Idée) qui ‘correspond’ à l’essence du

problème, ou de la question comme telle. Il y a comme une ‘ouverture’, une ‘béance’, un ‘pli’
ontologique qui rapporte l’être et la question l’un à l’autre. » G. DELEUZE, Différence et répétition, op.
cit., p. 89.
3 G. DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, op. cit.; I-9 « Le problème de l’existence ».
4 F. NIETZSCHE, Œuvres, op. cit.; Le gai savoir, Paragraphe 276.
5 « Les contemplations sont des questions, et les contractions qui se font en elle, et qui viennent les

remplir, sont autant d’affirmations…A la première synthèse du temps, correspond un premier


complexe question-problème tel qu’il apparaît dans le présent vivant (urgence de la vie). » G.
DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., pp. 106-107.

437
attente ou un droit sur ce qu’elle contracte »1. Cette prétention est l’inverse de la
prétention platonicienne, celle du prétendant en vue de la fiancée, cette
prétention « qui ne sera fondée que par un voisinage, une plus ou moins grande
proximité qu’on « a eue » par rapport à l’Idée »2. Ce qu’il y a à posséder, ce envers
quoi nous pouvons prétendre, ce que nous devrions contracter, ce n’est donc pas
un idéal de sagesse, mais ce qui nous arrive – tel est le lieu du problématique et
de la contemplation. La deuxième synthèse temporelle relève de la doublure, de
la mémoire, mais une mémoire vivante, faites de plans, d’une indiscernabilité
entre le réel et l’imaginaire, mémoire où chaque personnage exprime un degré de
contraction3, les personnages formant une série suivant les puissances du faux,
de l’interprétation et de l’évaluation, la mémoire étant alors la totalité des
métamorphoses de la volonté de puissance, mémoire où deviennent indistincts
le réel et le travail de falsification à l’œuvre comme on l’a vu dans l’histoire du
nihilisme. Cette mémoire s’oppose à la réminiscence platonicienne, la mémoire
de l’immémorial, de l’éternel, celle qui permet de poser la forme du vrai en tant
que distinction entre le réel et l’imaginaire, ce que saisit l’entendement d’une part
et ce que saisit la sensibilité d’autre part. La troisième synthèse du temps est celle
de l’éternel retour, synthèse qui elle-même comprend trois moments : l’ordre du
temps, l’ensemble du temps et la série du temps. L’ordre du temps est la position
d’une césure qui distribue un passé et un avenir inégaux, irréductibles de part et
d’autre de l’événement. Cette césure coupe ainsi le temps cyclique platonicien et
déploie le temps comme forme linéaire, statique et formelle. L’ensemble du
temps, par contre, détermine cette forme vide en une image idéale de l’action
grandiose à accomplir qui nous fera l’égal de l’événement. Dans cette image, une
première partie se présente comme un avant en soi, avant d’être capable ou de se
sentir capable de l’action, une seconde qui est celle de l’action grandiose elle-
même, c’est-à-dire le présent de la métamorphose héroïque. L’action héroïque se
remplit ainsi de l’affect qui revient, l’affect révolutionnaire pour faire la
révolution, et cela en vue de la création du nouveau4. Platon, par contre, « met le
temps dans le concept, mais comme témoignant de la préexistence d’une
objectivité, sous forme d’une différence de temps capable de mesurer
l’éloignement ou la proximité du constructeur éventuel »5. Ainsi pour Platon, la
construction conceptuelle s’oriente vers un objet préexistant et éternel, l’Idée,
cette création conceptuelle devenant ainsi réminiscence, alors que le symbole de
l’ensemble du temps vise à construire le nouveau à nouveau dans le présent
vivant et s’oriente ainsi vers la possibilité de la répétition dans l’histoire. La série
du temps, enfin, écartèle le héros, celui par qui la répétition de l’événement a eu

1 G. DELEUZE, Différence et répétition, op. cit.107.


2 G. DELEUZE et F. GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ? s. l., Les Éditions de Minuit, 2005,
p. 34.
3 G. DELEUZE, L’image-temps, op. cit.; Chap. 5 « Pointes de présent et nappes de passé ».
4 « La synthèse active est la représentation du présent, sous le double aspect de la reproduction de
l’ancien et de la réflexion du nouveau. » G. DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 112.
5 G. DELEUZE et F. GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ? op. cit., p. 33.

438
lieu, moment de la série du temps qui sélectionne ce qui peut revenir de ce qui
doit être rejeté – seul l’événement pur reviendra, ni la condition ni l’agent ne
pourront revenir1. Telle serait la dernière inversion du platonisme, la
métamorphose ne va plus des différences singulières des individus vers leur
homogénéisation en tant que copies de l’Idée,2 mais bien vers un
approfondissement de la singularité et de la différence : l’unique ne revient qu’en
se différenciant. Nous résumerons ces inversions dans le tableau suivant :

Platon Nietzsche
Le problématique
Le problématique est l’Idée en dehors du L’inversion revient à poser le devenir et le
devenir, c’est la qualification conceptuelle de nouveau comme le lieu du problématique,
l’Idée comme pure qui lui donne une l’antériorité revient au nouveau, ce qui est
antériorité de droit sur tout concept, l’Un est déjà-là c’est toujours le devenir, et ainsi
l’antérieur à la vie qui juge la vie, le « tu dois » revenir est l’être du devenir – l’être du
qui nous interpelle du fond du temps. devenir est d’être toujours déjà-là. Le
« problématique – devenir » est alors une
épreuve qui appelle une interprétation et une
volonté.
La répétition
La prétention platonicienne est dictée par le L’habitus en lieu de la rectitude, la
statut de l’antériorité de l’Idée, c’est une contraction en lieu de la participation sont
prétention pour l’Idée, qui fait que le les inverses des prétentions platoniciennes :
prétendant participe plus ou moins à l’Idée, ce qui se répète c’est l’événement lui-même
en construisant une rectitude pour pouvoir et la volonté est une volonté de cette
atteindre l’idéal. répétition – alors que, dans le platonisme,
celui qui répète, et échoue sans cesse, est le
prétendant.
La différence
L’antériorité en soi platonicienne est celle de Le passé en soi n’est pas celui des Idées,
l’éternité de l’Idée, ce qui impose une mais l’ensemble des événements, et par suite
mémoire au présent, la réminiscence, qui la mémoire cristalline consiste à se
consiste à garder en vue l’idéal pour pouvoir remémorer au présent l’événement identique
approximativement le réaliser dans le monde à l’événement que nous confrontons et à le
sensible. reconnaître comme tel. La césure ne
distribue donc pas un antérieur radicalement
autre que son présent, mais un passé
identique au présent, quoique différent – l’un
étant virtuel, l’autre actuel.
Le devenir
La pureté de l’Idée et son unicité posent un La singularité de l’événement pose un
devenir homogène, un devenir des copies qui devenir singulier, un devenir unique dans
se mettent à se ressembler, nivellement des une modulation qui approfondit la
différences dans une modélisation similaire. singularité.

1G. DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 122.


2 « Puis, quand, par le souvenir, ils l’atteignent, ils sont possédés par le dieu et ils lui empruntent
son comportement et son activité, pour autant qu’il est possible à un homme d’avoir part à la
divinité. Ce résultat, bien entendu, c’est au bien aimé qu’il en attribue le mérite, et l’en chérisse
encore plus. S’ils puisent à la source de Zeus, pareil au Bacchantes, ils reversent ce qu’ils y ont puisé
sur l’âme de leur bien-aimé, et le rende ainsi le plus possible semblable au dieu qui est le leur. »
PLATON, Le banquet suivi de Phèdre, Paris, Flammarion, Garnier Flammarion, 2000, p. 128.

439
Nous soulignerons que l’inversion du platonisme consiste dans
l’interprétation de la différence comme opposition. En effet, pour Platon le
concept n’est pas l’Idée, il n’est qu’une bonne copie, et par suite ce que nous
pensons n’est pas la chose même. La césure de la pensée passe ainsi entre deux
termes radicalement hétérogènes, l’Idée d’une part et le concept de l’Idée d’autre
part. Cette césure conceptuelle ouvre une antériorité conceptuelle, le fond du
temps, comme éternité de l’Idée, à laquelle s’oppose le devenir sensible, le flux
des copies. La différence devient ainsi opposition. L’autre interprétation de la
différence fait passer la césure entre deux termes homogènes : le concept et la
vie, le présent et son passé. C’est le même qui se différencie en extension et
compréhension, et non l’extension qui s’oppose à la compréhension. La césure
de la pensée, interprétée comme différence, ouvre par contre sur l’intensification
et la double implication entre la pensée et la vie. En effet, face à l’événement
problématique, nous pouvons décider de le faire sien. C’est cette décision,
comme césure qui répète la césure événementielle, qui est décisive : l’homme
noble est l’homme de la décision, du choix, qui sait qu’il a le choix de choisir,
alors que le vil est l’homme de l’indécision, de celui qui ne veut pas choisir ou
pense qu’il n’a pas le choix. C’est l’affect élevé à sa plus haute potentialité, donc
la volonté de puissance, qui permet de décider et de se choisir à nouveau sans
justification, et cela dans la mesure où l’affect est la part qui ne peut se laisser
actualiser, mais aussi qui s’actualise toujours et à nouveau – « le vrai choix, celui
qui consiste à choisir le choix, est censé tout nous redonner »1. Dans la décision,
de décider la pensée devient volonté et la volonté devient pensée, volonté et
pensée formant un point d’indiscernabilité qui rend tout nouveau. « Je décide de
décider » serait ainsi aux antipodes du cogito cartésien, du « je ne peux pas douter
que je doute », cogito pratique nietzschéen qui remplace le point de choc
cartésien en un tourbillon du décider et de la décision, la décision de décider
faisant retour sur le décider pour le relancer à nouveau. C’est ce point de la
décision sans fond qui se présente comme tourbillon, éternel retour à la vitesse
infinie, et manifeste l’extension de la volonté de puissance noble, la décision qui
tranche entre le noble et le vil étant justement celle qui se choisit comme décision.
Cette manière d’être de celui qui sait qu’il porte en lui la puissance de la décision
se manifeste en lui dans un sentiment de distance, le tourbillon de la décision
impliquant ainsi le sentiment de distance qui, lui, s’explique par un tel sentiment,
et inversement, double tourbillon de la compréhension et de l’extension qui se
tient à la pointe de la volonté de puissance : [D­¯D] ­¯ Distance.

1 G. DELEUZE, L’Image-mouvement, op. cit., p. 164.

440
Critique de la logique de l’inclusion

Dans le platonisme, il s’agit d’élaborer une connaissance des êtres par le biais
de l’élaboration d’une modalité de jugement sur les êtres. Ce qui d’un être peut
être connaissable serait son concept qui exprime, tant bien que mal, sa forme,
c’est-à-dire l’Idée qui totalise, en droit, tous les jugements universels sur cet être.
Sous la polarité extensive, la formation d’un être consistera dans l’action de l’Idée,
entreprise par l’intermédiaire d’un Démiurge, par exemple, sur une matière
indifférenciée, le Chaos. Un être sensible et formé s’opposera ainsi, d’une part, à
son Idée, qu’exprime son concept, et, d’autre part, à sa matière, qui ultimement
échappe à la conceptualisation. Les divers êtres sensibles ne seraient ainsi que des
copies de l’Idée, l’Idée se posant comme l’unité vers laquelle converge la
multiplicité, l’Idée de « cheval » étant l’être réel des divers chevaux qui n’en sont
qu’une approximation à cause de la matière que les individus portent en eux. Du
côté de la matière, un être sensible sera issu de la matière, sa véritable substance,
alors que lui n’est qu’une illusion passagère qui traverse, tel un fantôme, le monde
matériel. Par suite, plusieurs êtres seront subsumés sous l’Idée, qu’exprime le
concept en compréhension, mais seront inclus dans une espèce qui les contient
en extension. Nous soulignerons ici que l’Idée n’est ni le concept à proprement
parler ni la matière, comme nous l’avions vu dans le Parménide et le Sophiste.
Cette ontologie sera la base de la logique classique et du foncteur de
l’inclusion1. En effet, dans cette logique – et non pas tel que nous prenons ce
terme dans cet écrit – on entend par compréhension l’ensemble des caractères
définissant un concept, « A est B » signifiant que le concept A possède le prédicat
B, donc que B fait partie de la compréhension de A. Par exemple, dans « l’homme
est animal » le caractère « animalité » est inclus dans le concept « homme », et par
suite, on ne peut comprendre ce que veut dire « homme » sans avoir une
compréhension de ce que veut dire « animal ». Par extension – à prendre dans la
logique classique et non pas tel que nous l’entendons dans cet écrit –, on désigne
par contre l’ensemble des individus possédant un caractère donné : « A est B »
signifie alors l’ensemble des objets dénommés A faisant partie de la collection
d’objets nommés B. Par exemple, « l’homme est animal » voudra alors dire que
l’espèce humaine est une espèce du genre « animal », et par suite, que les individus
humains sont inclus dans la collection plus vaste de tous les animaux. On voit
ainsi que l’on peut considérer « animal » comme une matière vivante qui se
spécifie en différents individus différenciés grâce à une différence spécifique,
comme c’est le cas chez Aristote, ou grâce à l’action de l’Idée chez Platon. Mais,
on peut aussi considérer le même terme, « animal », en tant que le concept
saisissant un nombre de propriétés définissant en compréhension ce que veut
dire « animal », donc une saisie partielle de l’Idée d’Animal. « Animal » peut ainsi
se comprendre soit comme un concept général qui est inclus, comme attribut,

1 Les définitions de la compréhension et de l’extension d’un concept sont prises du Précis de la logique
classique de Coutura. Cet usage n’est pas celui que nous faisons de ces termes dans cet écrit. L.
COUTURAT, La logique de Leibniz, op. cit., pp. 444 et suivantes.

441
dans un autre concept – la compréhension de « homme » inclut celle de
« animal » –, soit comme origine matérielle indifférenciée qui inclut les individus
issus d’une telle origine – le genre « animal » inclut les espèces « homme » et
« cheval ». Le processus de différenciation du concept suivant les différences
spécifiques répond ainsi au processus de spécification du genre en des espèces.
Par suite, la connaissance d’un être sensible pose qu’un tel être, tel homme
individuel par exemple, ne se comprendra qu’en tant qu’issu d’une origine
indifférenciée par spécification ou d’une Idée par différenciation, l’être sensible
en tant que tel n’étant que l’apparence d’une réalité qui le dépasse du côté de sa
matière et du côté de sa forme. Ce qui est connaissable de tel individu humain
sera donc soit son concept, qui saisit ce qui définit tout homme de toute éternité,
soit le processus de la genèse de l’humain en général à partir d’une matière
indifférenciée, suivant le dire aristotélicien qu’il n’y a de science que de
l’universel1.
C’est par le biais de ce double sens que porte le prédicat « animal » que nous
pouvons comprendre le foncteur de l’inclusion du particulier dans l’universel. Si
« tout homme est animal » implique que « quelque homme est animal », cela n’est
possible que parce que « homme » implique en extension sa matière, donc le
genre « animal », mais s’explique en compréhension par le concept « animal ».
Inversement, le concept « homme » inclut le concept « animal », alors que
l’individu homme existe, sort de la matière « animal », donc c’est « animal » qui
inclut « homme ». Or, le jugement universel, « tout homme est animal » porte sur
la compréhension du concept – pour comprendre ce que veut dire « homme » il
faut d’abord comprendre ce que veut dire « animal » – alors que le jugement
particulier, « quelque homme est animal », porte sur le nombre d’individus issus
d’une certaine matière en extension. Par suite, l’implication du jugement universel
au jugement particulier n’a rien d’évident, ou d’immédiat, et ne se fait que
médiatement grâce au prédicat « animal » qui est à la fois concept et genre, forme
et matière. L’implication logique, au sens classique, qui permet ainsi le passage
du « tout » à la « partie », se révèle être une conséquence de l’ontologie
platonicienne puisqu’un individu n’est connaissable que s’il est cerné en aval par
une matière et en amont par une Idée.
Du point de vue de cette lecture ontologique de la logique classique, nous
pouvons revisiter le carré des oppositions de la logique aristotélicienne. Ainsi la
règle des contradictoires pose que si « Tout S est P » est vraie alors « Quelque S n’est
pas P » est fausse. Cela veut dire que le sujet qui inclut dans son concept un
prédicat existe par spécification depuis le genre correspondant à ce prédicat.
Connaître S comme P, revient à connaître le processus de venue à l’existence de
S à partir de P. Inversement, si « nul S n’est P » est vraie, alors « quelque S est P »
est fausse, et cela pour les mêmes raisons : un existant ne peut être compris
comme étant issu d’un genre si son concept n’inclut pas le prédicat
correspondant à ce genre. La règle des subalternes qui pose que si « Tout S est P »

1 ARISTOTE, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2022, trad. P. Pellegrin; Seconds analystiques,
Paragraphe 9.

442
est vraie alors « quelque S est P » est vraie, veut dire que si le sujet inclut le
concept alors il doit être issu existentiellement du genre correspondant.
Inversement, si « nul S n’est P » alors « quelque S n’est pas P », se justifie par les
mêmes raisons. La règle des contraires pose que si « Tout S est P » est vraie alors
« nul S n’est P » est fausse, c’est-à-dire qu’un concept ne peut inclure et ne pas
inclure un prédicat. Par contre, si « tout S est P » est fausse, donc le concept de
S n’inclut pas en compréhension le prédicat P, donc « nul S n’est P » est
vraie conceptuellement, mais peut être fausse en extension. Par exemple, si « tout
homme est blanc » est faux, puisque « blanc » n’est pas inclus nécessairement
dans le concept de « homme », alors quelques hommes ne seront pas issus du
« blanc », quoique par accident quelques individus-hommes peuvent être blancs
ou noirs – mais cette lecture n’est pas une lecture ontologique du carré des
oppositions qui porte sur l’universel et non sur l’accidentel. La règle des
subcontraires pose que si « Quelque S est P » est vraie alors « quelque S n’est pas
P » est fausse, puisqu’un certain sujet issu par spécification d’un genre implique
que tout sujet sera issu pareillement de ce genre. Inversement, si « quelque S est
P » est fausse, alors « quelque S n’est pas P » est fausse pour les mêmes raisons.
Nous remarquerons que la règle des contraires est strictement logique alors
que les subcontraires sont des règles strictement ontologiques, et par suite, ces
règles décrivent la cohérence d’un domaine – un concept ne peut pas inclure et
ne pas inclure un prédicat, une espèce ne peut pas être issue et non issue d’un
genre. Par contre, les règles contradictoires et subalternes articulent la
compréhension à l’extension – l’inclusion d’un prédicat dans un concept
implique que l’individu sera issu du genre correspondant, et inversement. Nous
voyons comment toutes les oppositions ne sont que des variantes du principe de
contradiction : au fond, les contraires et les subcontraires n’expriment que
l’impossibilité d’avoir A et non-A comme prédicat, et cela en compréhension et
en extension, et par suite, on a là l’expression du principe d’identité ; par contre,
les règles subalternes et contradictoires montrent le passage du concept dans
l’existence, et donc correspondent au principe du tiers exclu, « A n’est pas non-
A ». Pour qu’un concept advienne à l’existence, il faut que le sujet nie le prédicat
de ce concept, l’homme n’existe qu’en niant sa substance indifférenciée,
« l’animal ». Cette négation rapproche ainsi la dialectique classique de la
dialectique moderne dans la mesure où un être sensible n’existe que par la
négation, soit d’un autre être de même nature, comme chez Hegel, soit de sa
matière indifférenciée comme chez Platon et Aristote.
Cette lecture ontologique de la logique classique nous montre donc que le
prédicat conceptuel ne fait jamais partie des individus en tant que tels, mais
uniquement de leur concept, alors que les individus font partie de leur genre, ou
matière. Le paradoxe de Russel1 déploie cette double acception, extensive et
compréhensive, des prédicats, mais dans le contexte d’une logique formelle. Le
paradoxe repose sur la propriété qu’aurait un ensemble de ne pas être un élément
de lui-même : par exemple, l’ensemble des « fourchettes » n’est pas une

1 A. BADIOU, L’Être et l’évènement, op. cit., p. 52.

443
fourchette. Or, dire qu’il existe « une propriété alpha, telle que alpha est un
ensemble qui n’est pas élément de lui-même », c’est, d’entrée de jeu, faire un
amalgame entre les deux usages du prédicat, soit comme concept idéel soit
comme genre matériel. Si alpha est un ensemble, comme « animal » pour
l’ensemble des animaux, on le prend alors pour un genre matériel et dans ce cas
il est clair que « animal » ne fait pas partie de lui-même puisque le genre est nié
dans les diverses espèces animales. Si par contre on entend par alpha une
propriété, alors alpha est un concept, et un concept, comme nous avons vu, n’est
jamais inclus dans les individus, ou éléments, mais uniquement dans la
compréhension d’un autre concept. Dans ce cas, c’est le concept « homme » qui
inclut le concept « animal ». Faire une propriété de l’ensemble qui n’est pas
ensemble de lui-même revient ainsi à faire d’un concept un genre, et inversement.
Alpha serait ainsi concept – la propriété « être un ensemble qui n’est pas
ensemble de lui-même » – et donc comme concept il pourra qualifier un nombre
d’individus, individus qui sont ici eux-mêmes des ensembles, ayant cette
propriété : tous les ensembles n’étant pas élément d’eux-mêmes, par exemple,
l’ensemble des fourchettes, des couteaux, et des cuillères, etc., auraient cette
propriété. La compréhension de la nature de ces ensembles dépendra ainsi de la
compréhension de la propriété Alpha, et dans ce cas le concept de chacun de ces
ensembles inclura en lui le concept Alpha – pour comprendre la nature de
l’ensemble « couteaux » il faut comprendre ce que veut dire Alpha, « ensemble
ne faisant pas partie d’eux-mêmes », par opposition à la propriété Beta, disons
« les ensembles qui font partie d’eux-mêmes ». Ainsi on pourra dire qu’en
compréhension le concept C doit inclure le concept Alpha, de même que le
concept « homme » doit inclure le concept « animal ». Mais aussi Alpha serait un
genre puisque Alpha est un ensemble contenant en extension un nombre
d’individus qui sont dans ce cas d’autres ensembles. Si l’on prend Alpha comme
genre, alors Alpha n’est pas contenu dans les individus qu’il contient, de même
que les individus humains ne contiennent pas toute l’animalité, mais ne sont
qu’une partie de l’ensemble des animaux. Or, si pour les concepts « homme » et
« animal » il n’y a pas de paradoxe, le concept « homme » pouvant inclure le
concept « animal » alors que les hommes appartiennent à l’ensemble des
animaux, le paradoxe de Russel se noue justement parce que le concept « être un
ensemble qui n’est pas élément de lui-même » est le concept d’un genre, d’une
matière, et donc maintenant, la matière qui inclut ses individus, en tant que
concept doit elle-même s’inclure dans les individus, et par suite elle est incluse et
non incluse dans les individus, d’où le paradoxe. Ce paradoxe apparaît comme
une étourderie de réflexion : l’ensemble p, qui est l’ensemble de tous les
ensembles qui ne sont pas éléments d’eux-mêmes, s’il a la propriété Alpha en
compréhension il devra s’inclure en lui-même en extension et par suite il faudra
le comprendre comme faisant et ne faisant pas partie de lui-même, et s’il n’est
pas inclus en lui-même en extension, pour pouvoir être l’ensemble des ensembles
en question, alors il devrait s’inclure en lui-même en extension puisqu’il aura la
propriété de ne pas être partie de lui-même, et donc il fera et ne fera pas partie
de lui-même en extension.

444
Nous pensons que ce paradoxe ne peut se nouer que dans la mesure où la
logique moderne, ou formelle, fait l’économie de l’Idée, ou du terme médiateur
qui permettait l’inclusion du particulier sous l’universel. En effet, pour Russel, un
ensemble se constitue lorsqu’un nombre d’arguments vérifie une fonction de
vérité : la propriété « chauve » peut faire l’objet d’une fonction, f(c), et tous les
individus vérifiant cette propriété constitueraient alors l’ensemble des individus
chauves. Dans cette mesure, on peut inventer tout genre de propriété, par
exemple la propriété « ensemble n’étant pas élément de lui-même ». Pour pouvoir
nouer son paradoxe, Russel doit donc détruire la conceptualité classique de
l’inclusion puisque dans ce paradoxe une propriété conceptuelle, donc en
compréhension, porte sur un genre, donc sur l’extension. Or, comme le
remarque Wittgenstein, un terme ne peut pas désigner à la fois un argument,
donc un individu, et une fonction, comme c’est le cas pour le terme Alpha1. En
cela, Wittgenstein montre qu’il faut bien garder distinctes les dimensions
compréhensive et extensive, la fonction et ce qui vient remplir la fonction, une
fonction ne pouvant pas remplir une autre fonction, ni un argument être fonction
d’un autre argument. Nous pensons que ce partage wittgensteinien reprend le
partage classique entre la forme et la matière, le concept et le genre, et la nécessité
de les garder bien distincts pour qu’une connaissance soit possible. Il reste que
Wittgenstein ne se défait pas, dans sa critique de Russel, de la conception de la
vérité comme correspondance entre une proposition et un état de choses. Or, si
le paradoxe de Russel a pu être pensable, c’est justement à cause d’une telle
conception de la vérité correspondance puisque dans la logique formelle on peut
alors concevoir n’importe quelle propriété Alpha et voir si elle sera remplie par
un argument correspondant pour en établir la vérité. La vérité et la connaissance
ne sont plus ainsi le résultat d’un processus de spécification-différenciation, mais
se construisent dans un rapport direct entre la proposition émise en
compréhension et l’état de choses observé en extension2.
La logique et la connaissance classique, par contre, articulent le compréhensif
et l’extensif par le biais de l’intuitif, la réalité se posant comme médiateur entre le
concept et le genre, la forme et la matière. Nous avions vu dans le Parménide de
Platon qu’un discours sur les êtres sensibles n’était possible que dans la mesure
où les déterminations conceptuelles, mais aussi matérielles, devaient toutes deux
dériver de l’Idée de l’Un, ou, dans le système aristotélicien, qu’il y avait co-
naissance de la pensée qui saisit la forme du composé et la genèse de ce composé
depuis la matière, co-naissance médiatisée par le premier moteur. De même chez
Descartes, le rapport de la pensée à l’étendue se médiatisait par la substance
parfaite, ou chez Hegel par l’esprit, chez Spinoza par la cause unique articulant
idée du mode et mode étendu, etc. En cela, on peut dire que la logique moderne
rompt avec la métaphysique, non uniquement parce qu’aux dires de quelques-
uns de ces logiciens la métaphysique serait un fatras incompréhensible, mais
justement parce que l’articulation entre le compréhensif et l’extensif doit se

1 L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, op. cit.; Proposition 3.333.


2 Ibid.; Proposition 4.1212.

445
penser comme une articulation immédiate, directe, et non médiatisée par des
entités qui seraient justement métaphysiques : pour cette logique il n’y a que des
corps individués et des langages. Or, dès que l’on essaie de mettre en place une
telle articulation – articulation qui pourra faire l’économie de l’Idée, de Dieu, du
premier moteur, de la substance divine, etc. – le logicien moderne se heurte au
paradoxe, ou alors doit limiter son discours au discours scientifique ou du moins
à un discours qui se contenterait de décrire, de retranscrire comme dans une
image l’état de choses observable1. On peut dire que ce qui anime la logique
formelle serait un projet d’explicitation totale, explicitation qui doit éradiquer
tout implicite et réduire l’implication à une relation intradomanial, implication
opérant uniquement entre concepts, ou en tant que casualité reliant des états de
choses, mais jamais entre un état de choses et un concept, le seul rapport de
l’extensif au compréhensif étant celui de la vérité immédiate.
Nous pensons que Nietzsche présenterait une autre sortie de la métaphysique,
une sortie qui se fait par un élargissement de son domaine au lieu de sa forclusion
à la description imagée. En effet, comme on a vu, pour Nietzsche,
l’intensification vitale peut se faire dans n’importe quel domaine, et par suite,
l’argument ontologique peut s’élargir aux arts, à la politique, aux sciences, etc. Il
reste que la logique intensive nietzschéenne maintient la structure métaphysique
qui se caractérise par la médiation entre le compréhensif et l’extensif par un
troisième terme, la volonté de puissance. Nietzsche, donc, ni ne soumet les êtres
sensibles à la double pince de l’Idée et de la matière, ni ne les réduit à des états
de choses observables dont la seule vérité consisterait dans des propositions-
images qui les redoubleraient, mais montre que tout être sensible est le lieu d’une
création à partir d’un événement, création qui consiste à articuler l’extensif et le
compréhensif de sorte à ouvrir le vortex de la volonté de puissance. La logique
de l’argumentation ontologique que nous avons proposée dans cet écrit s’inspire
de la logique intensive nietzschéenne qui maintient la disjonction fondamentale
entre l’extension et la compréhension, l’entendement et l’imagination, pour
reconstruire le moment créatif à l’œuvre dans tout système métaphysique. La
logique du surgissement de l’intuition et de son objet, l’Être, à partir de la
disjonction de l’entendement et de l’imagination, est ce que nous pensons décrit
au plus près la créativité métaphysique, logique que nous avions nommée logique
de l’implicite. Cette logique exigeait que l’implication passe entre le compréhensif
et l’extensif, et donc ne soit pas réduite à un usage intradomanial, comme dans la
logique moderne, sans pour autant se fonder sur l’identité médiate, donc sur
l’Idée ou le Premier Moteur, comme dans la logique classique. L’implication qui
permettrait justement de poser les entités métaphysiques qui articulent la pensée
et l’étendue, l’imagination et l’entendement, le compréhensif et l’extensif, etc.
doit maintenir jusqu’au bout la disjonction pour montrer comment l’Unité, Dieu,
ou l’Être, etc. surgissent d’une telle disjonction, mais aussi pour voire par la suite
comment ce qui se trace dans la pensée se manifeste dans l’étendue, et
inversement, et cela par-delà la faille. Cette logique ne serait ainsi ni celle de la

1 Ibid.; Proposition 3.

446
mort de Dieu, la logique formelle qui chasse le divin, ni celle de l’harmonie divine
qui opère dans sa pleine présence, mais exprimerait la pensée qui précède
l’événement divin pour en retracer la genèse, l’événement-dieu pouvant alors se
multiplier et se disséminer dans les créations métaphysiques, logique donc qui
serait une sorte de logique de la théogonie, ou logique de la création des dieux,
ou plus précisément une ontogonie, qui n’est que la doublure implicite des systèmes
ontologiques.

Formalisation de l’approche nietzschéenne


Schéma du système nietzschéen
Nous pouvons résumer les différents plans ontologiques dans le schéma
suivant. La césure est la différence qui tient de part et d’autre les deux doubles.
Un mouvement tourbillonnaire a lieu lors de l’activation de cette structure,
véritable vortex dont la rotation va dans le sens d’une augmentation de la
puissance. Nous remarquerons que la césure ne passe plus entre ce qui est
radicalement hétérogène, comme dans le platonisme, faisant de la césure le lieu
d’une opposition, mais entre deux doubles qui ont un degré d’homogénéité, la
césure étant ainsi le lieu de la différence. Par exemple, la césure du temps tient le
présent et son double dont le tournoiement développe le temps linéaire ; le
clinamen est la différence originelle qui rapporte l’atome à l’atome dans un
devenir des configurations corporelles ; la volonté de puissance, comme
différence dans l’origine, rapporte volonté et puissance ; la décision, comme
rupture, rapporte la décision au décider dans un tournoiement de la volonté ; la
sensation, comme différence, rapporte l’expérience vécue à l’œuvre d’art ; etc.
Les différents rapports de la différence, de la répétition des doubles, et du
déploiement du plan ontologique sont résumés dans le tableau des plans
ontologiques qu’on a vu.

Double-01 Double-02

Vortex

Césure

447
On notera enfin que l’imagination et l’entendement se renforcent l’un l’autre,
le rapport de forces saisi en extension se justifiant par l’interprétation qui le
comprend, ce qui ouvre un vortex grâce à l’évaluation. Dans le système
nietzschéen l’intuition qui saisit le réel se donne ainsi dans la danse de
l’imagination et de l’entendement, ou des doubles, quels qu’ils soient.

Les invariants du système nietzschéen


Forme de la détermination

Nietzsche reprend de Kant la distinction entre connaissance et pensée, et de


Hume, la forme de la détermination indirecte. Pour la pensée, l’indéterminé se
limite à la césure, à la différence primordiale, à cet écart entre les doubles – la
césure du temps, le clinamen, etc. Les doubles sont les déterminations tournant
l’une après l’autre autour de la césure – le présent et son passé, les deux atomes,
etc. La structure tourbillonnante est le déterminant, déterminant qui peut
tournoyer en ayant une fonction sélective qui élimine ce qui ne peut pas revenir
et en faisant revenir ce qui peut revenir. Le déterminant a ainsi une orientation,
un sens unique, celui de l’augmentation de la puissance. Le déterminant, comme
volonté de puissance qui se manifeste dans l’éternel retour du devenir, est ainsi
la source des événements, de l’éternellement nouveau, sachant que l’événement
est le déterminable, déterminable qui se détermine justement par les qualités de
la volonté de puissance. Les déterminités, issues de la détermination du
déterminable par le déterminant, ne sont que la consolidation du déterminable,
par l’interprétation et son élévation, grâce à l’évaluation, au statut de réalité, donc
de quelque chose qui peut se répéter et revenir en tant que cette chose. Nous
nous approchons ainsi d’un système de la détermination totale avec
Nietzsche puisque l’indétermination est réduite au minimum et se recouvre, dans
le tourbillon qu’elle opère sur soi, d’une détermination maximale :

indéterminé-déterminations = déterminant = déterminable + déterminités

L’indétermination absolue dans le système nietzschéen est la différence, œil


du cyclone qui ne peut qu’être pensé, mais non pas déterminé. L’autre
détermination, relative cette fois, car passible de détermination, est l’événement,
véritable point problématique à déterminer. Chaque être déterminé sera produit
à partir d’un événement et de l’activité tourbillonnante s’appliquant sur
l’événement. Les êtres seront ainsi organisés en une série, la série des
métamorphoses du jeu de la volonté de puissance avec elle-même, pour
reprendre l’expression hégélienne de l’esprit comme jeu de l’amour avec soi.
Dans le sens de la production des êtres, on va ainsi de la volonté de puissance
aux êtres, et, dans le sens inverse, on peut prendre un être que l’on saisit en
compréhension comme un problème dont il faudra soit retracer la genèse, si l’on

448
veut faire œuvre de pensée critique, soit en produire un double pour accéder à
une intensification vitale, si l’on veut faire œuvre de pensée créatrice. Pour le
travail de la pensée, il faut ainsi lire la formule dans le sens inverse, partir d’un
phénomène pour retrouver soit la volonté de puissance qui l’animait, soit en faire
une détermination dans le vortex de l’intensification. La forme indirecte de la
détermination consiste ainsi dans le fait que la volonté de puissance produit tout
événement, mais ce qui détermine l’événement c’est la décision pour l’éternel
retour, et non pas pour sa connaissance, décision qui se fait sur la plus petite
différence de pensée portant sur la formule « tout revient ». Cette décision peut
être explicite pour les œuvres créatrices ou critiques de la pensée, ou implicite et
inconsciente, déjà prise, dans la formation des divers êtres à partir des
événements.

Forme de l’argument

Nous pouvons considérer que la forme générale de l’argumentation


nietzschéenne est celle de la démystification, où il s’agit de déceler les puissances
vitales, et bien terrestres, sous tout phénomène. Dans la mesure où tout être
relève de l’une des qualités de la volonté de puissance, et que tout être est un
rapport de forces, la compréhension d’un être consistera à montrer le rapport de
forces qui le constitue, puis à remonter vers la valeur qui motive la constitution
de ce rapport, pour enfin essayer de renverser cette valeur si nécessaire.
L’argumentation nietzschéenne va ainsi procéder en suivant les différentes strates
de son ontologie, comme on l’a vu dans son art de penser. Pour rappel,
l’interprétation va établir : 1) le sens d’un phénomène-symptôme en montrant la
force qui l’exploite ; 2) la signification du sens en montrant la qualité active ou
réactive de la force qui l’exploite, son degré de plasticité ; 3) l’essence comme
degré d’affinité entre la force et le phénomène, et la composition entre forces ;
4) l’histoire comme la monstration de la succession des forces pour un
phénomène. L’interprétation sera suivie de l’évaluation qui elle établira : 1) la
qualité de la volonté de puissance en tant qu’appréciative ou dépréciative de la
vie ; 2) le mode d’existence qui résulte de l’évaluation de la qualité de la volonté
de puissance, le noble ou le vil comme mode d’être ; 3) les valeurs qui découlent
du mode d’existence et permettent de juger les phénomènes en montrant si ce
sont les forces actives ou réactives qui dominent, de porter les forces à de
nouvelles puissances, et de transformer un mode d’existence en un type; 4) la
généalogie qui consiste à remonter d’une valeur à son origine, en montrant le jeu
des fictions-valeurs qui intensifie les forces, les déplacements topologiques
propres aux forces qui conduisent à de telles valeurs, et la métamorphose d’un
genre d’esprit suivant différents types. Enfin, la transmutation consistera à décider
pour la volonté capable d’une autre interprétation en la portant à un mode
d’existence et cela en s’impliquant dans les différentes dimensions du temps : 1)
Présent des protentions : il faut devenir la quasi-cause de l’événement en produisant
le double de l’événement ; en voulant que l’événement-problème revienne on en

449
fait un habitus et l’on extrait une différence depuis cette répétition portant
l’événement à une nouvelle puissance. 2) Ensemble du passé : l’événement et ses
doubles font alors écho à un autre événement-double, ouvrant la série des
présents et leurs passés, sur une puissance du faux où chaque être devient la
transformation d’un autre, suivant des degrés de contraction différents. 3) Éternel
retour : l’ordre du temps introduit une césure entre l’avant et l’après ce qui rend
possible de risquer le nouveau, cet ordre vide se détermine par l’ensemble du temps
comme image idéale de l’action grandiose qui pose un passé en soi de l’action, le
présent de la métamorphose, et un futur en soi d’après l’action. Enfin, la série du
temps sélectionne ce qui peut revenir de ce qui est à rejeter une fois l’événement
accompli, préserve les différences et rejette les identités, même l’identité de celui
qui a accompli l’événement. Sur son pan agressif, cet art est stratégique, car en
lutte avec la connaissance, et ses stratégies consistent dans : 1) la pensée éthique qui
intensifie le vouloir en mode d’existence ; 2) la pensée critique qui montre la volonté
derrière les phénomènes ; 3) la sélection existentielle qui anéantit le réactif quand il
va au bout de ce qu’il peut ; 4) la grande santé qui développe de nouvelles manières
de sentir même au détriment des forces réactives et de la maladie. La forme de
cet art de penser peut donc se formuler ainsi :

1. Interpréter : lutter avec une autre interprétation pour prendre


possession d’un phénomène, ou rejeter un phénomène en montrant les
forces réactives qui l’exploitent.
2. Évaluer : sentir l’affect qui motive les forces pour comprendre les
œuvres que produisent ces forces, et alors adopter ou rejeter ces
œuvres.
3. Transmuer : décider pour la volonté affirmative en s’incluant dans cette
décision ce qui génère un mode d’existence.
4. Agresser : retourner les forces réactives contre elles-mêmes.

Usage des facultés

La césure au niveau des facultés intellectives se place entre l’entendement et


l’imagination. L’écart primordial entre ces deux facultés, ou l’impensé comme
différence originelle entre l’entendement et l’imagination, les tient comme des
doublures de part et d’autre, l’une étant actuelle alors que l’autre est virtuelle et
inversement. Par exemple, d’un point de vue productif et ontologique, le vortex
de la volonté de puissance se pense comme volonté actuelle qui veut se dépasser
dans la puissance, puis une fois que le dépassement a lieu, comme puissance
actuelle qui veut vouloir et sentir à nouveau. Du point de vue d’une pensée
créative, tout être, une fois saisi en compréhension ou en extension, doit se
compléter par son double extensif ou compréhensif pour ouvrir le vortex de la
volonté de puissance – la tortue de D. H. Lawrence qui s’intensifie dans le texte
poétique. L’intuition consistera justement dans ce tournoiement, dans la montée
en puissance pour la pensée créative, et dans la monstration des valeurs qui

450
consolide un plan ontologique avec ses objectivités pour la pensée critique. Par
exemple, comme on a vu dans la partie critique portant sur le nihilisme, le
moment extensif, saisi par l’imagination, correspond à la description du rapport
des forces, le moment compréhensif, élaboré par l’entendement, correspond à la
justification d’un tel rapport, et enfin le moment de l’intuition correspond à la
création des valeurs qui permettent à une telle configuration de se répéter et donc
de devenir durable, de devenir une réalité. D’un point de vue existentiel, pour
pouvoir penser il faut sentir d’une certaine manière, et inversement, cercle de
l’entendement et de l’imagination, mais aussi il faut décider pour le fait qu’on
peut décider, vortex à vitesse infinie où les polarités compréhensive et extensive
deviennent quasiment indiscernables donnant l’intuition de la décision
existentielle primordiale.

Forme de l’implication

La volonté de puissance ne peut pas faire l’objet d’une démonstration ou


d’une explication puisque toute tentative de le faire n’exprimerait qu’un des
degrés de la volonté de puissance, le désir de réduire la volonté de puissance à la
connaissance. Par suite, la volonté de puissance ne peut faire que l’objet d’une
description, d’une monstration, où elle se manifeste comme éternel retour et où
l’éternel retour s’explique par la volonté de puissance :

[X­¯X]

Tout être impliquera par la suite la volonté de puissance. En retour, cet être
s’expliquera par la volonté de puissance qui l’anime, et cela au niveau de la mise
en rapport des forces en extension, et de l’interprétation-évaluation de ce rapport
en compréhension. La structure générale de tout être consistera donc dans une
césure et de deux doubles, les deux différents qui se tiennent de part et d’autre
de la césure. C’est le tourbillon de la volonté de puissance qui expliquera ainsi le
déploiement, plus ou moins durable, d’un agencement donné, construire un flux,
ou une strate, par la répétition de la césure, donc de la différence : flux du temps,
du devenir des atomes, des civilisations, etc. Nous avons par suite la formule
suivante président à la création des êtres par la volonté de puissance :

[a®X + b®X] ­¯ a¥b

Le lieu de l’implicite est donc occupé chez Nietzsche par la vie, la volonté de
puissance, seule la vie étant hors évaluation, mais aussi hors explication, puisque
toute évaluation et tout agencement dépend de la vie, toute tentative d’évaluer
ou d’expliquer la vie étant une expression d’un genre de vie. On voit ainsi qu’un
terme, a, étant donné, la vie va le mettre en rapport avec un autre terme b, un
terme qui n’est pas différent de lui par nature, la césure passant ainsi entre deux

451
termes homogènes, les doubles, et non plus, comme dans les systèmes de
l’opposition entre deux termes hétérogènes. La différence ne divise plus ainsi
verticalement la pensée entre un ciel et une terre, mais passe horizontalement
entre deux termes qui tous deux appartiennent à la terre quoique sous deux
polarités différentes. Penser à partir de la vie revient ainsi à combiner des
doublures pour intensifier la vie, la combinaison des doublures impliquant une
augmentation de la puissance, augmentation qui conduit à une nouvelle
combinaison, ouvrant ainsi le vortex de la volonté de puissance.
Dans le système nietzschéen, la mise en rapport se fait donc entre deux termes
différents et non pas entre deux termes opposés. L’opposition, comme on a vu,
n’est elle-même que le résultat d’une configuration particulière du rapport entre
les différents, donc l’expression particulière d’un degré de la volonté de puissance
– par exemple l’opposition entre le Bien et le Mal qui résulte de l’évaluation du
prêtre juif de la hiérarchie, ou l’opposition de l’intelligible et du sensible qui
résulte de l’évaluation platonicienne du devenir, etc. Pour qu’il y ait opposition,
il faut par suite que le terme en extension et le terme en compréhension
impliquent tous deux une volonté de puissance négative, dépréciative de la vie.
Par suite, nous avons la formule suivante :

[a®¬X + b®¬X] ­¯ a¹b

On voit ainsi, comme chez Hegel, que l’opposition n’est qu’un moment
particulier, illusoire, ou phénoménal, mais ne constitue pas le réel lui-même. Il
reste que, contrairement à Hegel, Nietzsche n’introduit pas alors la contradiction
dans le terme lui-même pour qu’il puisse exister, mais ne fait de la contradiction
qu’un cas possible du jeu de la différence. Dans la mesure où Nietzsche pose
l’articulation entre des termes différents, et non plus entre des termes opposés,
ni n’introduit l’opposition au sein d’un même terme, il fait un pas en dehors de
la tradition métaphysique : la philosophie n’a plus à comprendre, articuler,
pacifier, l’opposition, mais à montrer comment tout être est le produit d’une
intensité vitale. C’est dans cette mesure que nous pouvons aussi dire que la
philosophie arrive alors à élargir son champ en dehors du domaine de la
connaissance, la « preuve ontologique » pouvant être produite par toute pensée
intensive capable de produire la doublure adéquate qui permettra d’intensifier
notre expérience de tel ou tel être. En cela, tout être, toute action, tout
phénomène, mais aussi toute pratique, qu’elle soit artistique, politique,
scientifique, etc., peuvent devenir le support d’une intensification vitale et donc
révéler l’Être des êtres comme augmentation de puissance.

Forme des catégories

L’Être de tous les êtres, dans l’ontologie nietzschéenne, est la volonté de


puissance qui pose un sens ontologique, l’orientation de tout être vers

452
l’augmentation de puissance. Même le nihilisme vise l’augmentation de sa propre
puissance et, en cela, s’élimine dans un mouvement autodestructeur. La volonté
de puissance se constitue de la césure, l’œil insondable du cyclone, et des deux
doubles qui ne s’opposent pas par nature. Les deux doubles auront une modalité
de présence inverse, l’actuel et le virtuel, la présence actuelle de la volonté par
exemple correspondant à une présence virtuelle de la puissance et inversement.
L’activation du vortex de la volonté de puissance va produire d’une part
l’extensité, donc un flux donné dans un plan ontologique, flux du temps, des
corps, des actions, civilisations, etc. L’intensité signalera l’augmentation ou la
diminution de la vitalité d’un être donné, joie et tristesse, dépression,
ressentiment, mauvaise conscience, souffrance, etc. L’intensité est à distinguer de
l’orientation de la volonté de puissance : l’homme du ressentiment connaît un
appauvrissement vital, mais est réceptif au prêtre qui porte son ressentiment à la
plus haute puissance. La formation des êtres, objets, phénomènes, etc., se
comprendra comme une réponse à un problème et cela d’après un degré de la
volonté de puissance, tout phénomène se constituant comme réponse à une
situation ou événement existentiel – l’œil comme réponse au problème de la
lumière dans l’organisme, les civilisations de la cruauté visant à produire l’homme
capable de promettre, etc. L’individu, enfin, répondra à la même logique
ontologique puisqu’il sera lui-même traversé par des affects correspondant au
degré de la volonté de puissance qui l’anime, et pourra alors soit affirmer
l’événement qui lui arrive pour en faire un monde, soit se replier face à
l’événement dans un devenir réactif. Le monde et l’individu se mettent ainsi en
circuit, le monde fournissant les intensités et les événements, les problèmes, et
l’individu s’élevant à la hauteur de ces événements pour en faire un nouveau
monde, qui alors fournit de nouvelles intensités et de nouveaux événements,
jusqu’à ce que la Terre devienne la Légère.

Forme de l’erreur

La forme de l’erreur relèvera de la latéralisation de la pensée en pensée droite


et gauche, deux manières de penser qui dépendent de deux formes de
l’implication. La forme générale de l’implication intensive consiste à penser la
différence, c’est-à-dire à la faire répéter, et répéter l’existence, c’est-à-dire à faire
la différence. L’implication réciproque intensive se distingue comme suit de
l’implication réciproque de la connaissance : la différence est dans la pensée, ce
qui implique la répétition intense dans l’existence ; alors que, pour la
connaissance, la répétition est d’abord existante, ce qui implique l’introduction
de la différence par la pensée. Par suite, la pensée répète, soit la différence
existante, en allant de l’existence à la pensée, soit elle pense l’existence à son
image, comme répétition, et par suite va de la pensée à l’existence produisant un
gauchissement, mais permettant une répétition sécuritaire à l’identique. Plusieurs
cas peuvent être abordés d’après cette latéralisation. Pour la théorie du temps, la
pensée gauche stabilise la césure temporelle en la soumettant à la catégorie

453
causale. La catégorie causale est posée comme l’implicite en compréhension qui
permet l’ordonnancement du temps en extension. En cela, elle transforme le
temps en une répétition nécessaire et prévisible d’instants, un ordre temporel, où
l’événement devient impensable puisqu’il consiste en une rupture de la chaîne
causale – tel serait le temps kantien par exemple. La pensée droite par contre
considère que ce qui existe est le nouveau, l’événement lui-même et qu’une
pensée du temps consiste dans la répétition de l’éternellement nouveau, le revenir
du devenir. Pour l’existence, la pensée gauche considère que l’existence est à
justifier, à expliquer, et pose par suite l’Idée comme instance explicative et
implicite, en compréhension, au-delà de la vie qui se donne en extension. Par
contre, la pensée droite pose la vie, comme l’implicite en extension, qui fait appel
à une création en pensée visant à intensifier cette vie. Concernant le concept, la
pensée gauche conçoit le concept comme copie de l’Un-Idée implicite, et par
suite oppose le réel à l’imaginaire, le vrai au faux, l’intelligible au sensible, la forme
à la matière. La pensée droite conçoit par contre le concept comme redoublement
de la vie, concept qui intensifie l’affect et qui nous donne à sentir et à voir, en
faisant passer la différence entre différents blocs intelligibles-sensibles.
Concernant le cogito, la pensée gauche dérive le cogito théorique de l’incapacité à
douter du doute, point double qui procède par choc entre compréhension et
extension, la tension vers l’idée implicite de la perfection étant ce qui rend
possible ce choc, ce qui pose un existant – comme dans le cogito cartésien. Par
contre, la pensée droite pose le cogito pratique dans la capacité à choisir le choix,
point double qui procède par tourbillon entre compréhension et extension, la
décision pour le choix me rendant capable de choisir, ce qui pose une répétition
infinie. Concernant la hiérarchie, la pensée gauche pose l’existence indifférenciée
comme étant l’origine, existence qui se différencie par la pensée qui vise la
reconnaissance, ce qui produit les figures de l’autorité par rapport à des
subordonnés, comme dans la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel.
Par contre, la pensée droite pose la différence dans l’origine entre le noble et le
vil, différence qui se traduit par un sentiment de distance qui crée de nouvelles
valeurs au lieu de chercher la reconnaissance. Concernant les êtres, la pensée
gauche pose l’Idée indifférente et la matière indifférenciée comme origine des
différences obtenues par le concept, ce qui produit une approximation entre le
sensible et le réel, ou une opposition entre l’Idée et le Chaos. Pour la pensée
droite, par contre, la volonté de puissance et la sensation sont l’origine
différenciée qui est immanente à tout existant, ce qui produit une vision
transversale des existants et où tous les existants sont animés par une volonté de
puissance plastique qui correspond à chacun de ces existants. En bref, l’erreur
consiste à poser les instances et principes de la connaissance au-delà de la vie, et
par suite, à poser un principe autre que la vie en position de l’implicite, ce qui
finit par soumettre la vie au jugement, signe d’une volonté dépréciative. C’est
dans pour cela que l’explication doit être remplacée par une description du
mouvement créateur de la vie, description qui accompagne ce mouvement au lieu
de le soumettre, comme nous avons essayé de le faire dans cette logique.

454
Conclusion : essais en ontologie comparative

Pour conclure, nous allons comparer les différents systèmes quant à leur
manière de traiter les divers invariants qu’on avait vus.

Comparaison des formes de la détermination

Forme de la détermination
Parménide indéterminé-détermination-déterminant-déterminable + déterminations-
indéterminées = déterminé.
Platon indéterminé + déterminant = déterminations
déterminations + déterminable = déterminé
Aristote déterminant-(indéterminé) + l’indéterminé-déterminable = déterminations-
déterminés
Descartes déterminant-indéterminé + déterminé-déterminable = déterminations-
indéterminées
déterminé-déterminable + déterminations-indéterminées = détermination-
déterminée.
détermination-déterminée + déterminé-déterminable = déterminé
Spinoza déterminant = déterminé = (indéterminé) = déterminable = déterminations
déterminant-déterminé-indéterminé-déterminable = déterminations
Leibniz (indéterminé)-déterminant + déterminations-(indéterminées)
= déterminé-(indéterminé)
(déterminé)-déterminable-indéterminé-déterminant
= déterminations-déterminées
Hume détermination-indéterminée-déterminable + déterminations + déterminant =
détermination-déterminable-déterminé
déterminant + détermination-déterminable-déterminé =
déterminations-indéterminés
Kant (indéterminé)-déterminant + (indéterminé)-déterminant-déterminable +
indéterminé = déterminations-déterminables-déterminantes +
déterminations-déterminables-déterminantes + déterminations-déterminables-
déterminantes
= déterminations-déterminés
Hegel (indéterminé) = déterminable = déterminant = détermination = déterminé
indéterminé-Déterminable + déterminant-détermination = (déterminé)
Nietzsche indéterminé-Déterminations = déterminant = déterminable + déterminités

La forme de la détermination vise à montrer comment un système arrive à


déterminer son objet, à produire une connaissance déterminée. Chaque système
aura néanmoins une teneur d’indétermination, c’est-à-dire un nombre d’entités
qui ne peuvent être connues, soit absolument, soit relativement – noté entre

455
parenthèses. Les systèmes ainsi se placeront sur une échelle allant de la
détermination totale, donc où tout en droit est connaissable, vers
l’indétermination totale, où rien ne peut être connu, ou déterminé. Tel serait
l’aspect quantitatif de la détermination. Qualitativement, nous avons repéré trois
types de détermination, la détermination directe, détermination où ce qui pose la
chose est lui-même ce qui la détermine, la détermination indirecte, où la chose
est posée par une entité et déterminée par une autre entité, et l’autodétermination
où le réel se pose et se détermine lui-même.
Pour Parménide, l’Être se pose comme certitude, il est minimalement
indéterminé, et acquiert, par la suite, en éliminant les faux prédicats, sa
détermination complète. Parménide approche ainsi l’autodétermination totale.
Pour Aristote, l’indéterminé nomme la matière, le déterminant, Dieu, produisant
cette matière et la faisant revenir à lui, mouvement de retour qui produit la pensée
et les corps formés. Dieu donc produit son autre et le détermine – système qui
approche donc la détermination totale. Tout ainsi est connaissable, en droit, chez
Aristote, mais en fait, la pensée prédicative humaine ne peut saisir ni la singularité
des choses ni l’unicité divine. Spinoza pousse la détermination encore plus loin,
puisque Dieu, le déterminant, est connaissable dans la mesure où nous en avons
un concept et que nous pouvons l’expérimenter dans l’amour divin. Avec
Spinoza, Dieu s’autodétermine dans la production infinie et il a connaissance de
cette production, l’homme en droit pouvant se hisser à une telle connaissance.
Hegel aussi développe un système de l’autodétermination totale, l’esprit ne pose
son autre, l’Être, que par suspension de sa propre pensée, acte qui est lui-même
une pensée. Réflexivement, l’esprit sait donc ce que veut dire sa propre négation,
et ressaisit l’indéterminé, l’Être pur, comme une de ses déterminations, pour la
redéterminer par la suite dans toutes les formes de savoir. L’indétermination est
ainsi évanescente chez Hegel. Enfin, Nietzsche aussi produit un système de
l’autodétermination totale dans la mesure où l’indétermination se limite à la
césure, œil insondable du cyclone, pure différence qui produit les événements à
déterminer en suivant le vortex de la volonté de puissance. Il reste que la
détermination chez Nietzsche est indirecte, l’entité qui pose l’événement n’étant
pas celle qui l’interprète et l’évalue, voire se l’approprie. Pour les systèmes de la
détermination totale, nous avons donc soit le geste de poser le réel comme
certitude qui se déterminera par sélection, Parménide, soit celui de poser le
principe qui produit l’autre pour le faire revenir à soi, Aristote, soit poser le
principe qui produit tout de soi-même comme soi-même, Spinoza, ou encore le
principe qui se nie pour se reprendre, Hegel, et enfin le principe qui produit une
altérité, l’événement, avant de le reprendre, Nietzsche.
Les systèmes de l’indétermination s’ouvrent avec Platon où l’Idée se pose
comme un absolument inconnaissable, l’indéterminé, et c’est la pensée qui est le
déterminant, pensée qui produit alors les déterminations qui déterminent le flux
sensible, le déterminable, par deux déterminités reliées dialectiquement. Leibniz
creuse encore plus le système de l’indétermination puisque, dans son système, il
faut deux inconnues pour pouvoir avoir une détermination : Dieu et les mondes
possibles, d’une part, la spontanéité et le fond obscur de la monade, d’autre part.

456
Kant prolonge cette lignée et requiert cette fois-ci trois inconnues pour pouvoir
produire la connaissance : l’aperception, l’espace-temps, et la chose en soi. Nous
soulignerons que la détermination est indirecte chez Kant, puisque ce qui pose la
chose à déterminer n’est pas ce qui la détermine, comme la matière sensible et le
travail transcendantal qui s’y applique. Dans ces systèmes ce qui est connu est
ainsi une lueur qu’entoure une obscurité, le monde du devenir chez Platon que
surplombent l’Idée du Bien comme un soleil noir, le monde des événements
leibnizien qui sortent d’un fond obscur et se valide par l’insondable intellect divin,
l’expérience kantienne qui, elle, est cernée par le transcendantal, d’une part, et la
chose en soi, d’autre part.
Descartes présente un système où l’on passe de l’indétermination totale à la
détermination quasi totale. Le doute cartésien qui rend tout indéterminé s’inverse
en position absolument apodictique de l’existence de la chose qui pense. La
pensée, le doute, et le désir seront ensuite ancrés en Dieu, dont l’idée nous est
connue, mais non pas la nature, Dieu garantissant ainsi la connaissance. Hume
présenterait aussi un système où se rapprochent la détermination et
l’indétermination totales, dans la mesure où le déterminé véritable se limite à
l’atome, le reste des déterminations étant issues, par l’association des atomes,
produisent un monde de mirages, le monde déterminé de part en part portant
ainsi le signe de l’indétermination. Il reste que, dans la mesure où l’illusion est
analysée, l’empirisme arrive à se poser à nouveau comme système de la
détermination totale. Nous soulignerons que la détermination est indirecte dans
l’empirisme, ce qui pose une entité n’étant pas ce qui la détermine, comme la
finitude qui pose l’atome, alors que l’atome se détermine par l’une des intensités.

Comparaison des formes de l’argument

Les formes de l’argument peuvent se comprendre comme les différents styles


de l’argumentation ontologique. Le raisonnement par l’absurde parménidien consiste
à anticiper une thèse par l’imagination, bloquer cette thèse par l’entendement
pour produire l’intuition de ce qu’est l’Être. La dialectique platonicienne, par
contre, revient à pousser la contradiction à bout jusqu’à ce qu’elle nous force à
poser l’Idée comme au-delà et de l’imagination et de l’entendement. La logique
focale d’Aristote va procéder en tenant bien distinctes la dimension de
l’imagination, des corps, et celle de l’entendement, du langage, mais aussi en
introduisant ces distinctions dans le langage et le corps en montrant que chacun
porte une matière et une forme. C’est à partir de cette distinction que cette
logique procèdera par distribution des noms, ou titres, sur les choses, ou êtres,
pour pouvoir les qualifier. Descartes introduit une logique par retournement qui
consiste à pousser les déterminations de l’imagination jusqu’à l’inconsistance,
poser les déterminations d’entendement, pour ensuite les retourner en une
intuition de ce qui existe. Spinoza, lui, opère par une logique des modifications, les
modifications portant sur ce que conçoit l’entendement comme constituant
l’essence de Dieu. Les différentes modifications permettent de poser les opposés,

457
les déterminations d’entendement et d’imagination, dans une relation parallèle.
Leibniz propose une logique par évanouissement où l’on passe par gradations
imperceptibles d’un opposé à l’autre, ou d’un plan ontologique à l’autre, logique
qui permet de cumuler les déterminations opposées sans contradiction. Hume
développe une logique des tendances qui consiste à sentir la mouvance de
l’imagination, à devenir sensible à ses glissements, confusions, projections, etc.,
en contraste avec les déterminations tranchées de l’entendement. Kant procède
en utilisant une logique par inversion visant à montrer qu’il y a des opérations qui se
passent dans notre dos et qui rendent possible notre expérience. Ainsi, par
élimination, Kant montre que le transcendantal n’est ni une donnée de
l’imagination ni un concept de l’entendement, pour ensuite procéder par
déduction à partir du transcendantal une fois posé. La dialectique
phénoménologique de Hegel opère en suivant une logique par réflexion, où toute
position qui se prend pour vraie doit réfléchir sur ce qu’elle avance pour
découvrir qu’elle se contredit. La réflexion porte sur l’implicite sous-jacent à
toute proposition, dont la révélation provoque la contradiction. Hegel résout la
contradiction des opposés en faisant que l’un disparaît comme l’implicite de
l’autre. La logique par démystification, visant à montrer la puissance vitale sous tout
phénomène, caractériserait la manière de penser nietzschéenne. La
démystification sera une interprétation, une évaluation, et une transmutation,
montrant comment se noue les forces et les concepts dans les êtres,
démystification qui nous fait sortir de la croyance spontanée, mais aussi qui
montre comment la pensée affecte la vie, et inversement. L’opposition se résout
alors en un couple différentiel qui provoque soit l’ouverture du vortex de la
volonté de puissance, soit sa fermeture.

Comparaison de l’usage des facultés

Usage des facultés


Parménide I^E­X
Platon ¬I + ¬E ­ X
Aristote I¥E­X
Descartes I ^ E­ X ou I¥E ­ X
Spinoza ¬I + E ­ X
Leibniz ¬I + E ­ X
Hume I^E­X
Kant ¬I + ¬E ­ X
Hegel I½E º X
Nietzsche I¥E º X

L’usage des facultés dans l’argumentation ontologique révèle les différents


événements qui ont lieu dans la pensée. La faculté de l’imagination est notée I,

458
alors que l’entendement est noté, E. Nous avons repéré un nombre de ces
événements, tels que le blocage, noté ^, l’élimination, notée ¬, le tourbillon, noté
¥, ou la disparition, notée ½. Ainsi, on peut voir que Parménide provoque son
événement dans la pensée en bloquant les anticipations de l’imagination par les
déterminations de l’entendement. Descartes procède par blocage dans la version
courte du cogito, comme lorsque le doute n’arrive pas à porter sur lui-même, et,
dans la version longue du cogito, par un point tourbillonnant avec la
détermination insistante de la trahison. Hume aussi opère par blocage,
introduisant un cogito perceptif où l’on voit que nous ne voyons pas, ce qui pose
l’atome comme point d’intersection de l’esprit et de l’imagination. Nous avons
ainsi deux grands types de blocage, soit une faculté vient contredire ce qu’une
autre faculté pose, Parménide et Hume, soit l’exercice d’une des fonctions des
facultés humaines est contredit par lui-même puisqu’il est simultanément saisi
par l’imagination et l’entendement, Descartes. Platon opère par élimination des
deux facultés pour poser l’Idée, de même pour Kant où l’impossibilité de faire
dériver certaines déterminations de l’entendement ou de l’imagination pose le
transcendantal. L’approche par élimination porte ainsi soit sur la destruction
totale des facultés, Platon, soit sur la destruction de certaines déterminations,
Kant. Spinoza et Leibniz procèdent d’abord en éliminant l’imagination, la
fameuse critique du psychologisme cartésien, pour s’en remettre uniquement à
l’entendement, et à ses distinctions conceptuelles, qui sont seuls apts à fournir
une définition réelle de Dieu. Dans cette définition l’entendement montre que
les attributs divins sont déliés et ne peuvent se contredire. Pour les tourbillons,
nous avons le tourbillon de l’imagination et de l’entendement qui se déploie
lorsque nous essayons de penser Dieu, chez Aristote, alors que le tourbillon
ouvert est lui-même la volonté de puissance chez Nietzsche, auxquels il faut
ajouter le tourbillon catésien de la trahison. Dans les tourbillons une faculté va
relancer l’autre provocant un tournoiement autour d’un point aveugle : dans le
type aristotélicien c’est l’objet de pensée qui provoque le tourbillon, la saisie de
l’Intelligible provocant l’intelligence ; dans le type cartésien, l’habitude à juger se
heurte à la démonstration qui impose une suspension de jugement faisant que la
tromperie tournoie sur elle-même, point d’aveuglément total ; dans le type
nietzschéen, la formule, ou le chiffre, qui met en rapport entendement et
imagination ouvre le vortex de la montée en puissance, montée qui vient valider
ce chiffre. Hegel introduit un événement qui lui est propre, le retrait vers
l’implicite, où il faut saisir les rapports de l’imagination, d’une part, ou ceux de
l’entendement, d’autre part, l’un étant l’implicite de l’autre, pour que l’esprit se
manifeste dans les choses, moment de l’intuition. Ainsi, chez Hegel, l’une des
facultés disparaît comme l’implicite de l’autre pour que l’esprit puisse se
manifester. Ces différents événements dans la pensée étaient, comme on a vu, ce
qui nous faisait faire l’expérience intellectuelle de l’Être, donc étaient ce dans quoi
l’existence elle-même venait à exister, moment de l’intuition.

459
Comparaisons des formes de l’implication

Pour la signification des signes, on pourra se reporter à l’introduction. Dans


ce tableau, nous avons retenu trois formules uniquement pour chaque système :
la première ligne porte sur l’Être lui-même, ou le principe ultime, la seconde porte
sur la médiation entre l’Être et les êtres – donc, soit sur les attributs, soit sur
l’aspect illusoire, soit sur la propédeutique philosophique, etc. –, alors que la
troisième traite des êtres, ou modes, et donc du rapport des opposés.

Forme de l’implication
Parménide X=X
X ­ [X ¹ ¬X]
[a ®X + b ®X] ­¯ a º b
Platon [¬X + ¬X] ­¯ X
(a=X +a¹X) + (b=X + b¹X) ­¯ X
[a®X + b® X] ­¯ a « b
Aristote [a1®a2®a3…+ b1®b2®b3…] ­¯ X
[xa® X + xb ® X] ­¯ xa » xb
[a®xa + b® xb] ­¯ a » b
Descartes [a ¹ ax] ® a] ­ A
A ® x ­ X ; A®b + X ­¯ B
A ® a + A® b + X ­¯ a º b
Spinoza [A/B ­¯ X] º X
[A®X + (B® X] ­¯ a»b / b®b
[(a ¬ X) ® ax) + (a ® ax) ® aa)] ­¯ a » X
Leibniz [A/B+AºB] ­¯ X
A®X + B®X ® A+B
[a® x + b® x] ® a+b
Hume [a ¹ a] ­ [AºB] ­¯ X
[A ¹ B] ­¯ {a}
[{a}®A + {a}¬B] ­¯ {a}{«}b
Kant [¬a + ¬b] ­¯ X
[Xa«Xb] ­¯ xa » xb
[{a} ® xa + {a} ¬xb] ­¯ {a«b}
Hegel [¬A ­¯ B + ¬B­¯A] º X
a=X®b¹X ­¯ {a¹b}
[[a=a + a¹a] ­¯ a] º X
Nietzsche [X­¯X]
[a®¬X + b®¬X] ­¯ a¹b
[a®X + b®X] ­¯ a¥b ºX

Pour la position du principe ultime, on peut voir que Parménide et Nietzsche


commencent par le principe, et donc ne procèdent pas à une explication ou
démonstration du principe. Cela est dû au fait de la révélation chez Parménide,
et, chez Nietzsche, à l’impossibilité d’expliquer le principe, toute explication étant

460
une interprétation qui dépend déjà du principe. Platon, par contre, obtient son
principe en réfléchissant sur le principe lui-même, en compréhension et en
extension, et c’est cette double négation, la destruction absolue, qui pose le
problématique comme première Idée. Les autres systèmes procèderont soit à
partir des attributs, soit à partir des modes, et cela pour poser le principe ultime.
Ainsi, c’est la chaîne causale des idées, ou celle des corps, qui mènent vers le
Premier Moteur, chez Aristote, alors que c’est la disjonction des attributs qui
pose Dieu chez Spinoza et Leibniz. Hegel, par contre, procède en montrant que
la négation de la pensée pose l’extension, et la négation de l’extension pose la
pensée, ce double rapport étant l’esprit lui-même. On voit ainsi que Hegel ne
procède pas à une totalisation des attributs, comme chez Spinoza ou Leibniz,
mais bien au mouvement de passage de l’un à l’autre, ce mouvement étant le
principe ultime lui-même. Kant et Hume procèdent au niveau modal, le premier
en montrant que certaines déterminations ne peuvent être produites ni par
l’entendement, ni par l’imagination, ce qui pose le transcendantal ; le second en
partant d’une contradiction modale, le point visible et invisible, qui lui permet de
poser l’identité des domaines, l’imagination et de l’esprit, identité qui à son tour
pose le réel ultime comme atome perceptible. Descartes présente un cas unique
puisqu’il a besoin d’abord de poser un domaine, l’attribut pensée, et cela à partir
de la contradiction modale du doute avec lui-même, ou du tourbillon de la
tromperie, pour ensuite passer à la position de Dieu, comme l’indique la
deuxième formule, et, une fois Dieu posé, à la position de l’extension, donc du
deuxième domaine.
Concernant la deuxième ligne, celle de la médiation entre l’Être et les êtres,
on voit que la position immédiate de l’Être chez Parménide implique la
proclamation de l’Être, en compréhension, et le détournement du non-être, en
extension, cette pensée en acte étant ce qui prépare la résolution du rapport entre
les opposés. Chez Platon, c’est le fait que les opposés, comme le mouvement et
le repos par exemple, sont et ne sont pas l’Idée que nous pouvons poser l’Idée.
Une fois les Idées posées, nous pourrions alors penser les opposés. Avec
Aristote, c’est la matière qui est médiatrice, les matières, intelligible et corporelle,
impliquant Dieu, se posent comme équivalentes, et préparent l’argumentation
sur les êtres. Chez Descartes, c’est Dieu lui-même qui est le médiateur qui
permettra à la pensée de penser l’étendue. Chez Spinoza, nous avons un cas
unique où le mode peut s’égaliser à Dieu, par le biais de la compréhension et de
l’amour intellectuel, et c’est cet amour et cette aspiration qui nous feront
comprendre, avant d’arriver à la béatitude, la constitution des êtres et le rapport
des opposés. Leibniz par contre pose la médiation en incluant Dieu dans les
attributs, ou dans un être donné, ce qui permet de pacifier l’opposition – par
exemple, l’homme et Dieu perçoivent le virtuel en Dieu ce qui concilie la liberté
et la providence. Chez Hume, Hegel, et Nietzsche, la médiation est le moment
de la fiction, fiction positive issue de la contradiction entre imagination et esprit
chez Hume, illusion phénoménologique chez Hegel qui résulte de la position
d’un avatar de l’esprit dans la formule explicative, ou contradiction entre les
opposés qui est la conséquence d’une volonté de puissance dépréciative chez

461
Nietzsche. Enfin, la médiation kantienne consiste dans le travail de la déduction
à partir des structures transcendantales, déduction qui permettra par la suite de
déterminer les opposés.
Pour la troisième ligne, nous pouvons voir que le rapport entre les opposés
dépendra du mode d’implication du principe ultime dans les termes ou dans les
domaines. Ainsi, chez Parménide, les deux termes opposés impliquant
directement l’Être, et l’Être se disant des deux termes, il s’ensuit qu’on a une
identité des opposés malgré leur disjonction domaniale, donc qu’il faut voir ceci
dans cela, la permanence du visage étant, par exemple, la cohésion de la matière.
Chez Platon, les deux opposés aussi impliquent l’Idée, mais de plus, sont issus
de l’Idée, Idée que la pensée parcourt dans un sens ou dans l’autre, ce qui conduit
à poser une implication réciproque entre les opposés : par exemple, il ne peut y
avoir d’étendue continue que si elle est aussi divisible, et inversement. Chez
Aristote, le rapport des opposés sera d’équivalence, ce qui se donne en
compréhension faisant pendant à ce qui existe en extension. Il reste que cette
équivalence n’est pas une identité parfaite, ni une identité tout court, puisque
chaque pan contient sa propre matière, ce qui rend impossible une intelligibilité
parfaite des choses : par exemple, notre concept de l’humain est une
approximation de l’individu existant. Descartes arrive, quant à lui, à poser une
identité parfaite entre les opposés, l’idée claire et distincte décrivant parfaitement
la matière, sous condition de médiatiser cette identité par la bonté et la véracité
divines. Il reste que, chez Descartes, on voit que tout se passe dans la pensée, la
saisie des idées claires et distinctes aussi bien que les idées confuses de l’étendue
et celle de Dieu, avant de faire le saut qui identifie la pensée à l’étendue. Spinoza
pose un parallélisme entre ses opposés, une relation donc d’équivalence, entre
l’âme et le corps par exemple, mais aussi couple ce parallélisme à un opposé,
comme l’ordre unique et immuable qui accompagne la production des individus.
Ainsi il n’y a aucune contradiction à ce qu’il y ait ordre et individualité. Leibniz
par contre arrive à poser un cumul des déterminations positives opposées
puisque chaque terme, en extension ou en compréhension, porte en lui le même
virtuel. Ainsi, on pourra concilier les causes finales et efficientes, en posant la
virtualité des lois architectoniques de la nature, ou la liberté et la nécessité, etc.
Chez Hume, on peut tenir les deux opposés dans la mesure où ce qui pose un
être n’est pas ce qui le détermine. Ainsi, l’institution se pose par la passion, mais
se détermine par l’imagination lui donnant son double aspect, celui d’être
satisfaisante et contraignante ; un autre exemple, la fiction de l’espace hérite des
distinctions de l’entendement ce qui fait que l’espace semble continu et tout en
étant divisible. Avec Kant, en suivant la forme de l’implication empirique, les
entités traitées ne sont que phénoménales, d’où leur inscription entre accolade,
une entité, comme une chose substantielle par exemple, sera posée par une
structure transcendantale mais expliquée par une autre structure transcendantale,
ce qui permet d’articuler les opposés dans la mesure où chacun de ces opposés
qualifie cette entité tout en provenant de deux structures différentes. Par
exemple, la substance implique l’appréhension mais s’expliquant par les données
sensibles de l’espace-temps, et par suite, une chose substantielle ne sera une que

462
si elle est divisible à l’infini, et inversement. Pour Hegel, l’opposition est pacifiée
lorsque l’objet exhibe la négation à même soi dans la formule du tiers exclu. Pour
qu’un objet existe, donc pour avoir une étendue et un concept définis, il faut que
cet objet nie un autre objet de même nature. C’est alors que l’objet devient sujet,
ou exhibe sa structure spirituelle. Chez Nietzsche, c’est le rapport des différents
impliquent la volonté de puissance qui les pose, leur agencement ouvrant le
vortex de la volonté de puissance, vortex qui n’est autre que le déploiement de la
volonté de puissance elle-même.

Comparaisons des formes des catégories

Les catégories portent sur ce qui qualifie l’Être, ou le principe ultime, mais
aussi sur les divers plans ontologiques. Nous nous limiterons ici à rappeler les
catégories les plus saillantes, celles qui se trouvent dans tous les systèmes, donc
de l’Être lui-même – ou parfois le principe ultime –, des extensités – ou parfois
l’espace –, des intensités – ou parfois le temps –, des individus, et des mondes.
Pour Parménide, l’Être est le point double qui se qualifie directement par les
prédicats : il est étendu, indivisible, telle une sphère, un, éternel, toujours présent,
inviolable, subsistant. L’individualité parménidienne nous l’avions interprétée
comme la personne capable de se ternir à la révélation, donc celle qui proclame
l’Être et se détourne de la pensée du non-être. L’espace sera celui de l’égalité
qualitative et quantitative, le temps celui du présent éternel, et enfin le monde
celui de l’égalité de l’Être qui se distribue uniformément sur tous les êtres. Chez
Platon, le principe ultime est l’Idée problématique, Idée dont la pensée dans un
sens ou dans l’autre génère les autres catégories et les déterminent par les
opposés : ainsi, l’espace sera continu et divisible, le temps éternel et en devenir,
le monde un tout et peuplé d’individus. Aristote pose l’Intelligible immatériel
comme principe ultime, les autres êtres sont issus de cet être et se composent de
deux moitiés, l’une formelle, donc intensive, et l’autre matérielle, donc extensive.
Nous soulignerons que l’espace et le temps ne sont que des dépendances du
couple forme-matière, puisqu’ils sont la conséquence des substances premières,
donc des individus. Les individus eux s’enchaînent dans un monde soumis à la
causalité qui les oriente vers la cause première. Descartes pose la substance
parfaite, Dieu, comme principe ultime, principe qui crée d’une part la pensée, ou
l’intensif, et d’autre part l’étendue, ou l’extensif. Il reste que chez Descartes la
pensée a sa propre extensité, sous la forme d’affect de pensée, de la tension vers
la perfection, ou de la réduction de toute représentation, même imagée, à son
apparence. L’espace et le temps ne seront par suite déterminés que du sein de
l’intensif, de la pensée, comme conditions formelles de toute représentation, alors
que l’étendue, l’extension réelle, ne se posera comme autre de la pensée que sous
garantie divine. L’individu, empiriquement présent, devra être déduit du sujet
pensant, donc de la pensée, de même que le monde qui sera issu du même sujet
pensant sous condition de la véracité divine. Spinoza pose l’absolument infini
comme principe ultime, principe possédant tous les attributs, donc la pensée, ou

463
l’intensif, et l’étendue, ou l’extensif. C’est donc le réel lui-même qui est touché
dans l’extension et dans l’intensité. L’espace et le temps ne sont que des
auxiliaires de l’imagination à ne pas confondre avec l’étendue et la pensée
effectives. Enfin, l’individu est nécessairement créé par l’absolument infini, se
pose comme point de passage des événements, et s’enchaîne par un même ordre
aux autres individus pour former un monde unique. Leibniz, quant à lui, pose
Dieu comme au-delà de la pensée et de l’étendue, mais permettant leur
identification. En cela, il se distingue de l’intensif et de l’extensif. Les extensités
seront par la suite générées dans les deux attributs, de même pour les intensités.
La combinaison des intensités et des extensités formera un monde possible, et le
meilleur des mondes sera inclus dans l’individu, le transfini, pour en faire une
monade. Hume pose l’atome comme réel ultime, réel déjà déterminé par l’une
des intensités, et constituant toute extension comme ensemble d’atomes. Les
tendances de l’imagination viendront qualifier ces atomes pour former la fiction
de l’espace-temps continu et divisible, des substances, de la nécessité, de
l’existence indépendante, etc., qui structurent un monde, et enfin la fiction du
moi individuel. Pour Kant, le réel ultime serait le transcendantal et la chose en
soi. L’aperception est un principe d’unité, l’espace et le temps des formes de la
sensibilité, alors que la chose en soi procure la matière à ce système. De ces
structures, on pourra déduire les extensités, par la répétition de l’application de
l’espace-temps sur le matériau, et les intensités, comme rapport du matériau aux
formes vides de l’espace-temps. Le monde ne sera que l’Idée, la totalité de tous
les objets construits par l’aperception, alors que le Moi, ou l’individualité, n’est
que le reflet de l’aperception comme conscience accompagnant les unités
construites. Chez Hegel, le réel ultime est l’esprit, mouvement d’autonégation qui
pose tous les êtres. Ainsi, la négation de l’esprit donnera l’Être pur, d’une part, et
la pensée vide de l’autre. L’espace ne sera que l’extériorisation de la substantialité
de l’esprit, le temps son mouvement sans compréhension. L’individu et le monde
seront, suivant divers degrés, les productions de l’esprit, comme on l’a vu dans
la mouvance de la religion par exemple. Enfin, Nietzsche pose le réel ultime
comme volonté de puissance, réel intensif qui vise l’augmentation de la puissance
et qui s’extériorise en extension dans l’éternel retour du devenir. L’espace sera le
produit d’une telle structure, la plus petite différence et la répétition des doubles,
comme dans le clinamen produisant l’étendue, de même pour le temps qui est
généré comme continuum depuis la césure et la doublure temporelles. L’individu
sera caractérisé par la volonté de puissance qui l’anime, l’individuation
augmentant avec l’intensité de la volonté de puissance, et conduisant à la
construction d’un monde.

Comparaison des formes de l’erreur

L’erreur sera configurée par les exigences du système lui-même. Nous allons
ici uniquement recenser ces erreurs pour montrer leur diversité. L’erreur chez
Parménide consiste à penser avec deux principes, l’Être et le non-être. Chez

464
Platon, elle consiste à prendre l’Idée pour une unité toute faite et à appliquer cette
unité sur le multiple, et donc à confondre l’Idée avec la pensée, au lieu de générer
les déterminations opposées à partir de la pensée qui pense l’Idée dans un sens
et dans l’autre. Chez Aristote, l’erreur consiste à penser sans la matière, à corréler
des actualités, comme lorsque les platoniciens pensent que la signification porte
sur des objets idéaux, ou que l’Idée agit directement sur la matière pour former
un individu. Chez Descartes, l’erreur réside dans l’imagination et les idées qui ne
sont pas claires et distinctes que l’on prendrait pour le réel. Sinon dans ce système
le fait de faire une erreur est retourné comme preuve supplémentaire de la
perfection de Dieu. Avec Spinoza, l’erreur consiste dans l’oubli ou dans
l’incapacité de saisir conceptuellement Dieu, mais aussi dans la confusion de Dieu
avec la créature qui résulte d’un tel oubli. Ainsi, certains opposent Dieu à la
création parce qu’ils sont incapables d’avoir un concept de l’absolument infini et
en cela donne des caractéristiques anthropomorphiques à Dieu ; un autre
exemple, certains opposent l’individuation à l’ordre de la nature et cela parce
qu’ils ne comprennent pas que l’ordre unique et les individus sont produits par
Dieu qui en cela se produit lui-même. Cette forme de l’erreur rapproche Spinoza
de Platon puisque la pensée correcte doit inclure le principe dans ses réflexions.
Chez Leibniz, l’erreur consiste à évacuer le virtuel, et donc à penser depuis
l’actuel uniquement. Ainsi, par exemple, en rejetant les lois architectoniques, ou
les mondes possibles, on est acculé aux contradictions. En cela, sa forme de
l’erreur se rapproche de celle d’Aristote. Chez Hume, la fiction s’obtient par la
spatialisation des tendances de l’imagination, ou elle se construit en vue de
surmonter la contradiction de l’imagination et de l’entendement. Il reste que la
fiction n’est pas l’erreur, l’erreur, elle, consiste à faire de la fiction un principe qui
exclut son opposé, donc à réifier la fiction en un principe, comme lorsque la
croyance dans la nécessité exclut le chaos, ou l’institution exclut la passion. Chez
Kant, l’erreur consiste à ignorer le travail du transcendantal, et donc à tenter
d’expliquer les concepts de l’entendement par les données de l’imagination, ou
inversement. La racine de cette erreur tient au fait que la production
transcendantale est spatialisée, posée comme une chose existante en soi et
indépendante du sujet. La forme de l’erreur chez Kant, la spatialisation, se
rapproche ainsi de celle de Hume. Chez Hegel, l’erreur est interne au mouvement
de l’esprit, elle consiste dans la scission de ce mouvement qui pose
l’entendement, ou l’imagination, comme instances explicatives de l’objet, ce qui
conduit à l’abstraction, à la tautologie ou au verbiage. Ces erreurs résultent donc
de la position d’un des avatars de l’esprit dans la formule explicite de l’explication,
alors que sa position doit être en retrait, et donc implicite. Chez Nietzsche, enfin,
l’erreur consiste en une volonté de puissance vile, ce qui conduit à une pensée
gauche qui vise la conservation de soi au lieu de la création, produisant une
inversion où la différence n’est plus que pensée alors que l’extension est le lieu
de répétitions monotones. En cela la pensée devient connaissance, jugement sur
la vie, au lieu d’être l’un des termes du devenir intensif, terme qui se couple à son
autre, pour ouvrir le vortex de la volonté de puissance.

465
Exemple d’une comparaison entre deux systèmes

Le tableau suivant développe, un peu plus dans le détail, une étude


comparative entre le système spinoziste et leibnizien, et cela en suivant les
différents plans ontologiques. On peut qualifier ces deux systèmes comme étant
un système de la raison, Leibniz, et un système qui procèderait par causalité,
Spinoza.

Leibniz : système de la raison Spinoza : système de la causalité


Implication équivoque Implication univoque
• L’expression est une limitation à ce qui • L’expression est identique à ce qui
s’exprime, donc elle est confuse et ce qui s’exprime. Le concept implique la
s’exprime clair. Le clair implique le puissance, et la puissance s’explique par
confus et le clair s’explique par le confus. le concept.
• Le rapport entre l’expression et ce qui • Le rapport entre l’expression et ce qui
s’exprime est un rapport d’inverses s’exprime est un rapport de revers
équivoques – ce qui est clair pour l’un univoques où le même est saisi comme
est obscur pour l’autre et inversement. concept ou comme puissance.
Harmonie Parallélisme
• L’harmonie est la coordination entre les • Le parallélisme est l’identité ontologique
rapports inverses pour maintenir l’unité qui s’exprime dans une infinité
ontologique. d’attributs.
• [Expressions – harmonie – Un] • [Un – parallélisme – expressions]
Absolument infini – Non contradiction Absolument infini – Non limitation
• Les identiques s’incluent eux-mêmes et • Les attributs sont réellement distincts et
donc ne peuvent se contredire, ils sont ne peuvent se contredire donc posent la
réellement distincts et posent la définition réelle de Dieu et donc son
définition réelle de Dieu et donc son existence.
existence.
• Auto – implication : La séparation des • Implication ontologique : La séparation
identiques en compréhension pose la des attributs pose l’impossibilité de la
possibilité non contradictoire de Dieu et limitation réciproque des attributs et
donc l’existence de Dieu qui identifie des implique une puissance infinie d’exister
identiques. qui s’explique par la séparation des
attributs en compréhension.
Infini par la cause – Idée de Dieu striée Infini par la cause – Idée de Dieu lisse
• Le rapport intra-domanial entre • Le rapport de vérité, trans-attributif,
primitives fait que la combinaison des entre idée et idéat, fait inclure toutes les
primitives s’étend en formant des idées vraies dans L’Idée ouverte de Dieu.
extensités par réflexion divine sur les
identiques.
• L’intellect divin peut tenir ensemble • La convenance de toutes les idées entre
toutes les séries divergentes et produire elles provient de la cause commune qui
la meilleure des combinatoires possibles, produit l’idée et l’idéat, et par suite l’Idée
c’est-à-dire le Monde unique et comme unique de Dieu justifie l’unité de la
le meilleur. Nature.
• Il y a un rapport inverse entre le défini et • Il y a un rapport solidaire entre l’idée et
le définissant : l’apparition de l’un est la l’idéat : l’idée est virtuelle pour l’essence,
disparition de l’autre – entendement / actuelle pour le mode existant.
possibles.

466
• Implication réciproque : une extensité • Implication idéelle : un étant existe
est saisie en compréhension et en simultanément comme idée et idéat qui
extension inversement. sont des revers l’un de l’autre.
Infini convergent – La chose possible Infini convergent – Pouvoir d’être affecté
• Les caractères intensifs convergent en • Les parties extensives d’un mode
une limite, le rapport évanouissant, tendent à maintenir, par
respectant en cela le principe de raison. évanouissement, le rapport de l’essence
– plus ce rapport est réalisé plus
l’essence existe intensément.
• La chose est un nœud intensif possible • L’intensité de l’affect est le revers de
qui n’exclut pas les autres nœuds l’actualisation du mode par causalité ; le
possibles et se justifie par le principe de pouvoir d’être affecté peut être rempli à
raison appliqué au possible. des degrés différents.
• Implication unilatérale compréhensive : • Implication intensive : le multiple
le multiple compréhensif implique l’unité extensif implique une unité intensive
compréhensive ou possible. variable.
Le transfini – Monde, Monade, Causalité Le transfini – Individu, Ordre, Causalité
idéelle réelle
• Les différentes séries possibles • L’existant est l’unique possibilité. Sa
convergent dans le meilleur existant par continuité précède la discontinuité des
le principe de contingence, ou modes qui se détache de cette
dynamiquement par le principe de continuité. Tout procède par causalité
continuité qui garantit la plus petite de cette cause unique.
différence entre événements possibles.
• Le Dieu libre considère les possibilités et • Le Dieu-Nature est lui-même le monde,
crée le meilleur monde par identification, et produit tout par causalité.
tout en se distinguant du monde.
• Le principe de raison, appliqué à • L’individu se construit par association
l’individu, pose qu’il y a une raison pour d’une cause à un grand nombre d’effets :
toute proposition vraie dite de l’individu, son essence est soustraite à
et par suite tous ses prédicats et le l’actualisation des causes et des effets.
monde doivent s’inclure dans l’individu.
• La causalité idéale harmonise les • La cause unique pose que l’ordre des
rapports entre individus dans un ordre idées est le même que l’ordre des choses,
harmonique et inverse entre l’agir et le ce qui conduit à la constitution
pâtir. d’individus et à un ordre commun à ces
individus.
• Implication unilatérale extensive : le • Implication individuelle : l’effet implique
multiple compréhensif implique l’unité sa cause, et par suite la cause s’associe à
extensive qui exclut extensivement ce un grand nombre d’effets – l’ordre
multiple – le meilleur des mondes. commun et individuel.
• Implication illocalisable : la • Implication localisable : l’essence de
compréhension infinie de la notion mode peut être comprise en elle-même,
individuelle pose son existence unique ; compréhension qui permettra la
et la différence intelligible subsistante production des prédicats adéquats à
implique l’évanouissement de la série cette essence.
sensible.

La différence entre le système leibnizien et spinoziste réside au fond dans leur


interprétation de l’implication. Chez Leibniz l’implication relie l’unité
remarquable à la multiplicité, l’un impliquant le multiple, et c’est parce que l’un

467
implique le multiple qu’il s’en différencie : par exemple, le meilleur des mondes
surgit en niant les mondes possibles, la perception remarquable implique et surgit
depuis les petites perceptions, le vert implique une poussière de points jaunes et
bleus, etc. Par suite, l’implication chez Leibniz s’établit entre termes inégaux, l’un
dominant l’autre, comme le remarquable et le non-remarquable, le corps qui agit
impliquant une âme qui pâtit, la passion allant contre la raison, ce qui est clair
pour une substance étant obscur pour une autre substance, etc. Le principe, Dieu,
étant transcendant il opère par pliage, tel un démiurge, identifiant les simples,
puis incluant les définissants dans les définis, fusionnant les séries extensives,
choisissant le meilleur, pliant le monde dans la monade, etc. L’implication est
alors équivoque, pouvant se prendre dans un sens ou dans l’autre, en partant de
l’un ou du multiple, dans la mesure où le principe transcende et l’impliqué, et
l’impliquant. Par contre, dans le système spinoziste, l’implication est univoque
dans la mesure où c’est le principe lui-même qui s’implique dans l’implication.
Ainsi, l’absolument infini implique la puissance infinie d’exister, concept et
puissance étant alors les expressions de Dieu dans l’extensif et le compréhensif,
concept et puissance devenant ainsi les deux faces du même, deux faces d’une
feuille sans pli. De même, le corps et l’âme ne seront pas en rapport inverse, mais
l’activité de l’un s’exprimera dans l’activité de l’autre, le monde ne sera pas plié
comme fond de petites perceptions dans l’individu, mais individu et monde
exprimeront également la productivité divine, etc. En bref, chez Leibniz, un être
n’existera que s’il implique une multiplicité qu’il domine, alors que chez Spinoza
un être aura deux faces, une essence d’une part, et une puissance d’autre part : le
vert comme ensemble de points jaunes et bleus ou comme puissance paisible de
s’étendre. Ainsi, l’idée chez Spinoza est « l’idée expressive, c’est-à-dire l’idée
distincte en tant qu’elle a conjuré ce fond obscur et confus dont elle ne se séparait
pas chez Leibniz »1, choix donc entre une implication où le compréhensif et
l’extensif s’expriment l’un l’autre, et une autre implication où le compréhensif et
l’extensif entretiennent des rapports d’inclusion. Expression ou inclusion seraient
ainsi des interprétations de l’implication, dans le cas que nous étudions. Ainsi,
expliquer ou comprendre quelque chose dépendraient de la détermination de
l’implication, l’implication se présentant ainsi comme une sorte d’acte vide de la
pensée, acte qui peut envelopper tout dans tout, mais qui, dès qu’il enveloppe
ceci dans cela, se détermine et se qualifie lui-même et qualifie en cela la pensée.

La mouvance de l’implicite

Une histoire de la philosophie, telle que la conçoit Hegel par exemple,


s’attache plus aux résultats des démonstrations philosophiques, à la manière dont
on comprend le réel dans une certaine philosophie, plutôt qu’à la manière dont
on construit une telle démonstration. C’est dans ce sens que Hegel considère, par
exemple, que la conception parménidienne de l’Être est la plus abstraite,

1 G. DELEUZE, Spinoza et le problème de l’expression, op. cit., p. 308.

468
conception qui doit être dépassée et enrichie, dans le mouvement de l’histoire de
la philosophie, jusqu’à atteindre le système hégélien qui inclut tous les autres
systèmes comme autant d’étapes vers cet achèvement. De même, nous pensons
que Heidegger dans sa destruction qui vise redécouvrir le sens originel d’une
pensée philosophique, ou Derrida qui, dans ses déconstructions, détecte des
contradictions au sein de ces systèmes, abordent aussi la philosophie du point de
vue de la signification, du contenu, des thèses philosophiques plutôt que depuis
leur mode constructif. Or, l’approche que nous avons tentée d’élaborer, dans cet
écrit, est une approche constructiviste qui vise à montrer comment se noue
l’argumentation portant sur le principe ultime. Cette approche dévoile une autre
mouvance, non plus un mouvement de déterminations progressives à partir des
thèses et du sens de l’Être, qu’il se détermine comme ouverture, présence, ou
abstraction, compte peu si l’on prend le point de vue de la manière dont on arrive
à le déterminer comme tel ou tel.
En fait, du point de vue constructiviste, ce qui se révèle c’est d’abord que tous
les systèmes assignent l’implicite, ce qui échappe aux déterminations
d’entendement et d’imagination, à l’être en tant qu’être, et par suite, nous
pouvons retracer la mouvance de la place de cet implicite dans la construction
des arguments sur l’Être. Ainsi, par exemple, on voit que Parménide pose l’Être
comme certitude d’entrée de jeu, lui donnant une détermination quasi maximale,
mais cette certitude va par la suite se déterminer au fil de l’argumentation. Avec
Platon, l’implicite s’approfondit, l’Idée problématique se retire dans un ciel
inaccessible, et génère les opposés qui nous permettent de penser les êtres.
Aristote enfonce l’implicite dans tous les êtres, lui donne une acception en
compréhension et en extension, matière intelligible et corporelle, mais aussi le
pose comme l’Intelligible ultime que ne peut saisir la pensée humaine. Avec
Descartes l’implicite se subjectivise, se pose au sein même du sujet qui
maintenant recèle dans son for intérieur une tendance qui lui échappe, un désir
de Dieu qui le structure et qui pourtant lui reste insondable. Spinoza va par contre
limiter l’implicite à la substance qui peut se connaître d’une infinité de manières,
substance que nous pouvons connaître, mais pas sous tous ses attributs. Leibniz
réintroduit l’implicite et le multiplie, le posant comme Dieu, mondes virtuels,
petites perceptions, etc., tout une frange de virtualités qui échappe à la donation
et qui pourtant explique le monde. Avec Descartes, Spinoza, et Leibniz, l’Être se
pense depuis l’attribut, et non plus directement à partir des êtres, comme chez
Parménide, Platon, ou Aristote. Avec Hume, on assiste à une quasi-élimination
de l’implicite, l’Être lui-même se donnant dans une « extension », l’atome, mais
cela au prix de l’objectivité, de la substantialité, et de la nécessité du monde. Avec
Hume, l’Être atteint son explicitation maximale, et s’identifie à un être, l’atome
perceptible, mais ce sont les opérations de l’imagination qui alors se font dans
l’implicite et ne se manifestent que dans leurs effets. Kant doit alors tripler les
structures implicites pour soutenir l’empirisme, d’une part, et le monde objectif,
d’autre part. Avec Kant, le transcendantal se déploie comme toute une dimension
implicite qui double l’expérience. Hegel va faire de l’implicite la position
privilégiée de l’esprit, l’esprit devant disparaître, comme élément de l’explication,

469
pour que l’explication puisse avoir lieu. Avec Hegel, l’esprit est déjà-là, porte sur
toute chose, et se manifeste dans le rapport et le mouvement des choses. Hegel
par suite n’a pas besoin d’une dimension transcendantale distincte des êtres, le
principe transcendantal étant présent à même les êtres. Enfin, Nietzsche pose la
volonté de puissance comme l’implicite de tout être, tout être impliquant une
forme de vie, et multiplie ainsi le principe, chaque portion du monde pouvant
devenir le support de la preuve ontologique.
Cette mouvance et le rapport des facultés qu’elle implique pourraient faire
alors l’objet d’une épistémologie de style foucaldien, comme on l’avait indiqué
dans l’introduction. En effet, du point de vue des forces dans l’homme, les
différents agencements de l’imagination et de l’entendement, et la place de
l’implicite pourraient alors se lire en rapport aux configurations épistémologiques
d’une certaine époque. Le lieu de l’implicite pourrait alors indiquer le point
aveugle qui préside à l’organisation d’une épistémè, alors que le rapport des
facultés montrera comment la connaissance se produit dans l’une des strates
historiques. En bref, nous pensons qu’une telle lecture moléculaire pourrait
montrer des liaisons concrètes dans les divers domaines de production du savoir
– comme par exemple, l’exclusion des insensés et de l’imagination à l’âge
classique comme on le voit chez Descartes. D’autre part, cette lecture
constructiviste pourrait ouvrir sur une approche comparative mettant en vis à vis
les différents systèmes, et cela du point de vue des divers styles argumentatifs et
des événements de pensée qu’ils mobilisent, plutôt qu’en rapprochant les
systèmes uniquement du point de vue des thèses qu’ils soutiennent. Enfin, cette
lecture pourrait ouvrir la possibilité, ou du moins réfléchir à l’impossibilité,
qu’auraient d’autres facultés, propres à l’imagination et à l’entendement, à
provoquer les événements de pensée et donc à être mobilisées dans
l’argumentation ontologique : par exemple, on peut se demander si la mémoire
en tant que telle, le rêve, la fantaisie, etc., pourraient aussi rentrer en choc, en
tourbillon, en disparition, etc., avec des pratiques de l’entendement, comme le
calcul, la définition, la déduction, etc. Une étude des facultés de la pensée
humaine ne réduirait pas l’ontologie à un psychologisme, mais pourrait ouvrir,
au contraire, à des pratiques d’ontologie créatives – nous avons vu, par exemple,
que Parménide mobilise la capacité d’anticipation de l’imagination, alors que
Hume appuyait sa preuve sur la capacité perceptive, Nietzsche sur l’affect vital,
Descartes sur un affect de pensée, etc. Cette lecture moléculaire et constructiviste
de l’argumentation ontologique viserait ainsi à se connecter à une histoire
concrète des forces à l’œuvre dans la production du savoir, à se prolonger en une
ontologie comparative qui dégage les singularités constructives et créatrices de
chaque système, et enfin à s’ouvrir sur l’ontologie créative qui expérimenterait
avec les diverses facultés de la pensée en vue de créer des événements dans la
pensée, événements qui sont, comme nous avons essayé de le montrer, l’assise
même de l’Être.

470
Table des matières

INTRODUCTION : LA LOGIQUE DE L’IMPLICITE ........................................ 5


PARMENIDE : LE CHOC COMME IMPLICATION ........................................ 35
LE PROBLEME DE L’ACCES A L’IMMEMORIAL ...................................................................... 35
RECONSTRUCTION DE L’ONTOLOGIE PARMENIDIENNE ................................................. 36
La proclamation de l’Être.............................................................................................................36
Les attributs de l’Être ...................................................................................................................37
L’opinion et le non-être ..................................................................................................................43
Pensée et Être .................................................................................................................................46
FORMALISATION DE L’APPROCHE PARMENIDIENNE ........................................................ 48
Tableau de l’ontologie parménidienne ...........................................................................................48
Les invariants du système parménidien ........................................................................................49
PLATON : LA CONTRADICTION IMPLICATIVE............................................ 55
LE PROBLEME DU NON-ETRE .................................................................................................. 55
RECONSTRUCTION DE L’ONTOLOGIE PLATONICIENNE .................................................. 56
La dialectique négative de l’Idée....................................................................................................56
Les dialectiques positives de l’Un..................................................................................................60
L’Idée-Problématique : la genèse du lieu des Idées................................................................ 60
L’Idée-Ordre : la genèse du monde ............................................................................................ 65
L’Idée-Négatif : la genèse de l’apparence.................................................................................. 80
L’Élément-Distinction : la genèse du vrai................................................................................. 84
FORMALISATION DE L’APPROCHE PLATONICIENNE ......................................................... 91
Tableau récapitulatif des catégories platoniciennes .......................................................................91
Les invariants du système platonicien ...........................................................................................94
ARISTOTE : LA CO-IMPLICATION MATERIELLE ..................................... 101
LE PROBLEME DE L’ÊTRE ...................................................................................................... 101
RECONSTRUCTION DE L’ONTOLOGIE ARISTOTELICIENNE.......................................... 104
La logique par point focal .......................................................................................................... 104
Les dires de l’Être ...................................................................................................................... 106
Les êtres sensibles ........................................................................................................................ 111
L’Être suprême ........................................................................................................................... 121
FORMALISATION DE L’APPROCHE ARISTOTELICIENNE ................................................. 130
Schéma de l’argument ontologique aristotélicien ........................................................................ 130
Les invariants du système aristotélicien ..................................................................................... 131
DESCARTES : LA COMPREHENSION IMPLICITE ..................................... 139
PROBLEME : LA FONDATION DE LA NOUVELLE SCIENCE............................................. 139
RECONSTRUCTION DE L’ONTOLOGIE CARTESIENNE .................................................... 140
Le doute méthodique ................................................................................................................... 140
La compréhension implicite ........................................................................................................ 147

471
Le doute métaphysique ............................................................................................................... 153
L’affect de la pensée .................................................................................................................... 161
La substance étendue .................................................................................................................. 162
FORMALISATION DE L’APPROCHE CARTESIENNE ........................................................... 166
Tableau des Méditations ............................................................................................................ 166
Les invariants du système cartésien............................................................................................ 168
SPINOZA : IMPLIQUE – EXPLIQUE – COMPLIQUE .................................. 175
PROBLEME : LA CRITIQUE DE L’UNITE DES PERFECTIONS ........................................... 175
RECONSTRUCTION DE L’ONTOLOGIE SPINOZISTE ......................................................... 176
Les essences ontologiques de la substance ................................................................................... 176
Les essences ontologiques du mode.............................................................................................. 183
Les essences gnoséologiques de la substance................................................................................ 186
Les essences gnoséologiques du mode .......................................................................................... 189
Les essences affectives du mode ................................................................................................... 191
FORMALISATION DE L’APPROCHE SPINOZISTE ................................................................ 194
Tableau de L’Éthique................................................................................................................ 194
Les invariants du système spinoziste.......................................................................................... 196
LEIBNIZ : L’IMPLICATION VIRTUELLE ....................................................... 205
PROBLEME : LA THEODICEE ................................................................................................. 205
RECONSTRUCTION DE L’ONTOLOGIE LEIBNIZIENNE ................................................... 206
Les simples .................................................................................................................................. 206
Les extensités .............................................................................................................................. 209
Les intensités ............................................................................................................................... 212
Les mondes .................................................................................................................................. 213
Les individus ............................................................................................................................... 215
La méthode leibnizienne ............................................................................................................. 218
FORMALISATION DE L’APPROCHE LEIBNIZIENNE .......................................................... 227
Tableau de l’ontologie leibnizienne............................................................................................. 227
Les invariants du système leibnizien.......................................................................................... 228
HUME : L’IMPLICATION NON-DETERMINANTE .................................... 235
PROBLEME : LA PHILOSOPHIE A L’IMAGE DES SCIENCES EMPIRIQUES ..................... 235
RECONSTRUCTION DE L’ONTOLOGIE HUMIENNE ......................................................... 235
L’atomisme.................................................................................................................................. 236
La logique empiriste.................................................................................................................... 241
L’associationnisme ...................................................................................................................... 247
FORMALISATION DU SYSTEME HUMIEN............................................................................. 264
Tableau récapitulatif du système humien ................................................................................... 264
Les invariants de l’empirisme..................................................................................................... 267
KANT : LA CO-IMPLICATION TRANSCENDANTALE .............................. 275
LE PROBLEME DE LA FINALITE ............................................................................................ 275
RECONSTRUCTION DE L’ONTOLOGIE KANTIENNE ....................................................... 276

472
La position transcendantale ....................................................................................................... 276
Analytique : les conditions de l’expérience................................................................................. 285
Les structures transcendantales originaires ........................................................................... 285
Les schèmes et les catégories dynamiques ............................................................................. 294
Grandeurs, schèmes et objets extensifs.................................................................................. 304
Grandeurs, schèmes et matériau intensifs ............................................................................. 306
Les catégories modales ............................................................................................................... 307
Table des catégories du système transcendantal .................................................................. 309
Dialectique : les Idées de la raison ............................................................................................. 312
Les paralogismes de la raison .................................................................................................... 313
Les antinomies de la raison........................................................................................................ 316
L’Idéal de la raison pure ............................................................................................................. 324
FORMALISATION DE L’APPROCHE KANTIENNE............................................................... 327
Schéma du système cognitif kantien ........................................................................................... 327
Les invariants du système kantien............................................................................................. 330
HEGEL : LE RETRAIT VERS L’IMPLICITE.................................................... 341
PROBLEME : DU SUJET TRANSCENDANTAL AU SUJET ABSOLU ..................................... 341
RECONSTRUCTION DE L’ONTOLOGIE HEGELIENNE ..................................................... 342
La logique du tiers exclu ............................................................................................................ 342
Conscience .................................................................................................................................... 344
Conscience de soi ......................................................................................................................... 350
La raison ..................................................................................................................................... 357
L’esprit ........................................................................................................................................ 368
Religion ........................................................................................................................................ 380
Le savoir absolu .......................................................................................................................... 388
FORMALISATION DE L’APPROCHE HEGELIENNE ............................................................ 390
Tableau de la Phénoménologie de l’esprit .................................................................................. 390
Les invariants du système hégélien ............................................................................................. 395
NIETZSCHE : L’IMPLICATION INTENSIVE ................................................ 401
PROBLEME : LA PHILOSOPHIE DE LA VOLONTE .............................................................. 401
RECONSTRUCTION DE L’ONTOLOGIE NIETZSCHEENNE .............................................. 402
Volonté de puissance et éternel retour ........................................................................................ 402
L’art de penser ............................................................................................................................ 418
Histoire du nihilisme .................................................................................................................. 422
Renversement du platonisme ....................................................................................................... 437
FORMALISATION DE L’APPROCHE NIETZSCHEENNE ..................................................... 447
Schéma du système nietzschéen ................................................................................................... 447
Les invariants du système nietzschéen ....................................................................................... 448
CONCLUSION : ESSAIS EN ONTOLOGIE COMPARATIVE..................... 455

473
Structures éditoriales
du groupe L’Harmattan

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