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Le Magnificat Comme Discours Sur Dieu

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102 No 3 1980

Le Magnificat comme discours sur Dieu


Jacques DUPONT (o.s.b.)

p. 321 - 343

https://www.nrt.be/fr/articles/le-magnificat-comme-discours-sur-dieu-1004

Tous droits réservés. © Nouvelle revue théologique 2023


Le Magnificat comms discours sur Dieu

Le Magnificat {Le 1.46-55) 1 se présente d'emblée comme un


poème aux résonances multiples :
1. Il nous est donné d'abord comme l'expression des sentiments
de Marie, à la suite du message bouleversant qui lui a été com-
muniqué par l'ange de l'Annonciation ( 1 , 26-38) et en réponse
directe à l'éloge qu'Elisabeth vient de lui adresser (7,42-45). Les
mots très simples par lesquels Marie avait traduit sa foi en acceptant
le message de l'ange : « Voici la servante du Seigneur, qu'il me
soit fait selon ta parole» (v.38), reçoivent ici une amplification
lyrique qui dévoile leurs implications protondes. R.C. Tannehill 2
a heureusement comparé le rôle de ce cantique à celui d'une aria
dans un opéra : le mouvement de l'action est suspendu, et un
développement poétique et musical dépassant les moyens du langage
ordinaire fait apparaître la signification de l'événement qui se
produit. Le message de l'ange concernait essentiellement l'enfant
à naître (vv. 32-33 et 35) ; les louanges d'Elisabeth ont reporté
l'attention sur la mère, et c'est à celle-ci maintenant que la parole
est donnée : elle est mieux placée que quiconque pour interpréter
ce qui lui arrive.
2. On s'aperçoit tout de suite que, d'un bout à l'autre, le cantique
est tissé de fils empruntés à la tradition biblique : Marie ne peut
s'exprimer qu'en se référant à l'expérience spirituelle d'Israël. Les
sentiments qu'elle exprime sont ceux qui caractérisent la piété juive
la plus pure, et elle parle ici en parfaite représentante de son peuple,

1. Nous avons publié une No(e complémentaire sur le Magnificat dans notre
ouvrage sur Les Béatitudes (Etudes Bibliques), III, Paris, 1973, pp. 186-193. Nous
avons connaissance d'une vingtaine d'études parues depuis lors. Trois d'entre
elles nous paraissent vraiment importantes : R.C. TANNEHILL, Thé Magnificat
as Poem. dans Journ. Bibl. Lit. 93 (1974) 263-275 ; L. MONLOUBOU, Une prière
îucanienne type : le Magnificat, dans ID., La prière selon saint Luc. Recherche
d'une structure (Lectio divina, 89), Paris, 1976, p. 219-239 ; R.E. BROWN, Thé
Magnificat ( 1 : 46-55). dans ID., Thé Birfh of thé Messiah. A Commentary on
thé Infancy Narratives in Mattheiv and Luke, New York, 1977, p. 355-366.
2. Art. cit.. p. 265.
322 J. DUPONT, O.S.B.

en témoin de l'amour et de la fidélité de Dieu à la descendance


d'Abraham, son ami.
3. Mais il n'est évidemment pas possible d'oublier que l'évangé-
liste Luc a placé ce cantique au point de départ d'une histoire qu'il
terminera par la citation de l'oracle d'/s 6, 9-10, condamnant la
surdité et l'aveuglement de « ce peuple » qui a refusé le « salut
de Dieu» (Ac 25,26-28). L'insertion du Magnificat dans un livre
qui est destiné à l'Eglise chrétienne lui confère des harmoniques
spécifiques. Le salut que chante Marie est celui-là précisément que
les chrétiens croient avoir reçu de ce Jésus dont le Magnificat célèbre
la venue en ce monde, dans le sein de Marie. Il est d'ailleurs
frappant que le cantique ne dit rien qui soit particulier à la situation
de la mère : de l'expérience de Marie il ne retient que ce en
quoi la communauté chrétienne peut reconnaître sa propre ex-
périence du salut. Le Magnificat devient ainsi appel aux croyants
à prendre conscience de la grâce qui leur a été accordée et à
en témoigner en bénissant la miséricorde du Seigneur.
Le Magnificat ne s'adresse pas à Dieu, en lui parlant à la
deuxième personne (comme le fait, par exemple, le cantique de
Syméon : Le 2, 29-32) ; il parle de Dieu, à la troisième personne. Il
ne s'adresse pas non plus à d'autres, comme si souvent les psaumes
de louange : « Louez, Chantez, Jubilez ... » 3. Il se contente de
décrire Dieu tel qu'il se manifeste dans son action. Il dessine ainsi
une image de Dieu, celle que le Nouveau Testament reçoit de
l'Ancien. Une image dont il n'est pas difficile de sentir la res-
semblance avec celle qui se dégage des Béatitudes {Le 6. 20-26 ;
Mt 5,3-12) ou de l'Hymne de jubilation (Le 10. 21 ; Mt 11, 25-26)
et de plusieurs paraboles de Jésus. Avant d'essayer de préciser les
traits qui caractérisent cette image de Dieu dans le Magnificat,
quelques observations d'ordre littéraire paraissent indispensables :
nous avons affaire à un poème, dont le langage n'est évidemment
pas celui d'un traité de théologie.

I. — OBSERVATIONS LITTÉRAIRES

1. Rapport avec te contexte immédiat

Ce rapport doit être envisagé à deux points de vue différents


en partant du contexte et en partant de l'hymne de Marie.

3. Voir H. GUNKEL. Die Lieder in des Kindheitsgeschichte Jesu bel Lukas,


dans Pestgabe fur A. von Harnack, Tûbingen, 1971, p. 43-60 (47). Une étude qui
reste fondamentale.
LE MAGNIFICAT COMME DISCOURS SUR DIEU 323

( a ) Du point de vue du contexte, le Magnificat fait figure de


supplément. Le parallélisme des deux scènes d'annonce, à Zacharie
{1. 5-20) et à Marie {1, 26-38), est suffisamment clair pour ne pas
réclamer beaucoup de commentaires 4. Après avoir reçu l'annonce
de l'ange, Zacharie sort du sanctuaire, puis retourne chez lui
(w. 21-23) ; à ce moment, le récit s'intéresse à Elisabeth pour
parler de sa grossesse (v.24) et rapporter les paroles où elle
exprime ses sentiments : « Voilà donc ce qu'a fait pour moi le
Seigneur, au temps où il lui a plu d'enlever mon opprobre parmi
les hommes!» (v.25). Après avoir reçu l'annonce de l'ange,
Marie s'en va trouver Elisabeth (w. 39-40) dont le récit rapporte
les paroles de louange à l'adresse de sa visiteuse (w. 42-45). Ces
paroles se terminent par une béatitude (v.45) en évident contraste
avec le reproche qui terminait l'annonce à Zacharie (v. 20). Le
parallélisme entre 1, 5-25 et 26-45 ne fait pas prévoir le surplus
que constitue le Magnificat 5 .
Indépendamment du parallélisme entre les deux annonces, la
visite que Marie fait à sa parente est tout aussi liée aux paroles
de l'ange que la visite des bergers à la crèche (2,15-20) est liée
à l'annonce de la naissance du Sauveur (2,8-14). En s'adressant
à Marie, l'ange avait commencé par ce qu'on peut appeler des
paroles de félicitations, la déclarant d'abord « favorisée du Sei-
gneur » (7,28), affirmant ensuite: «Tu as trouvé faveur auprès
de Dieu» (v.30). C'est alors qu'il lui annonce qu'elle va conce-
voir (v. 31), avant d'arriver à ce qui fait l'essentiel de son message :
la proclamation de la dignité de celui qui naîtra pour être le
Messie et fils de Dieu (w. 32-33 et 35). Un signe est alors
donné, qui porte sur la conception de l'entant, déjà mentionnée au
v. 31 et sur laquelle était revenue la question de Marie au v. 34 :
la possibilité de cette conception est confirmée par l'annonce de
la grossesse d'Elisabeth (w. 36-37). Il manque encore quelque
chose pour qu'apparaisse clairement le caractère central du message
christologique des w. 32-35, quelque chose qui corresponde aux
deux paroles de félicitations que l'ange a commencé par adresser
à Marie : c'est précisément ce qu'on va trouver dans les paroles
d'Elisabeth, déclarant d'abord que Marie est « bénie entre toutes
les femmes» (v.42), et terminant par une béatitude, «Heureuse
es-tu, toi qui as c r u . . . » (v. 45). Par rapport à cette composition
bien équilibrée, le Magnificat fait de nouveau figure de surplus.

. 4. La question a été réexaminée tout dernièrement avec un très grand soin


dans une dissertation présentée à Paris par L. LEGRAND, L'Annonce à Marie
(Le, 1.26-38). L'Apocalypse aux origines de l'Evangile, juin 1979; voir les
chapitres II (Symétries) et III (Dissymétries), p. 43-75,
5. Voir R.E. BROWN, op. cit.. p. 339.
324 J. DUPONT, O.S.B.

Considérons maintenant l'épisode de la Visitation en lui-même.


Entre le début et la fin du récit, la correspondance est parfaite.
Au début : « En ces jours-là, se levant. Marie se rendit en hâte
vers la région montagneuse, dans une ville de Juda, et elle entra
dans la maison de Zacharie...» (w. 39-40). En finale : « Marie
demeura avec elle environ trois mois, puis elle retourna à sa maison »
(v.56). A l'arrivée de Marie chez Elisabeth, c'est celle-ci qui
prend la parole pour chanter la louange de la « mère de son
Seigneur» (w. 42-45). Le verset final (56) se rattacherait par-
faitement à cette scène par la manière dont il revient à Marie en
la désignant par son nom, et en employant la particule adversative
dé, tandis qu'il se contente du pronom « elle » pour désigner
Elisabeth. Mais la formulation de ce verset ne s'accorde manifeste-
ment pas avec le fait que, dans l'intervalle. Marie a pris la parole
pour chanter son Magnificat. Après les w. 46-55 qui citent les
paroles de Marie, il ne paraît plus très normal que le v. 56 dise
« elle » à propos d'Elisabeth et donne l'impression de revenir à
Marie en l'appelant par son nom. Par ce biais encore, le Magnificat
fait figure de pièce rapportée, constituant un ajout dans une
composition qui ne l'avait pas prévu.
( b ) Du point de vue du cantique, en revanche, les liens avec
le contexte ne manquent pas. On y relève, en effet, une série
de rappels qui, malgré leur discrétion, impressionnent par leur
accumulation. Au v. 47, le verbe «mon esprit a exulté (ègalliasen}
en Dieu mon Sauveur » semble faire écho au v. 44 : « l'enfant a bondi
d'exultation (en agalliasei) dans mon sein ». La manière dont
Marie se désigne elle-même au v. 48a : « il a jeté les yeux sur
l'humble condition de sa servante {doutés) », rappelle évidemment
sa parole du v. 38 : « Voici la servante (doulè) du Seigneur »,
contrastant en même temps avec ce qu'Elisabeth vient de dire de
«la mère de mon Seigneur» (v.43). Au v.48b: «toutes les
générations me diront bienheureuse (makariousin) » répète la béati-
tude formulée par Elisabeth : « Bienheureuse (ma/caria) celle qui
a c r u . . . » (v.45). On peut ajouter le v. 49a : «le Puissant [ho
dynatos) a fait pour moi de grandes choses », qui se rapproche
de l'affirmation de l'ange : « rien n'est impossible {ouk adynatèsei)
de la part de Dieu » (v. 37) e.

6. H. SCHUERMANN a raison de souligner que seule la première partie du


Magnificat présente des traits qui rattachent le cantique à son contexte narratif :
Das Lukasevangelium. 1 (Herders Theol. Komm. zum N.T., III/1), Freiburg,
1969, p. 78. Mais l'hypothèse d'après laquelle seule cette première partie appar-
tiendrait à l'hymne primitif, la suite constituant une amplification secondaire,
ne rend pas compte de la forte unité du poème, telle que nous espérons la mettre
en lumière.
LE MAGNIFICAT COMME DISCOURS SUR DIEU 325

On peut se rendre compte ainsi que si, par rapport au récit où


il est inséré, le Magnificat représente un surplus, une sorte de
parenthèse, il n'en est pas moins vrai qu'il suppose lui-même ce
récit, auquel il reprend certains de ses traits pour les souligner et
les amplifier. C'est bien ce qu'on attend d'une aria, ou d'une
intervention du choeur dans la tragédie classique : marquer un
temps d'arrêt dans le déroulement de l'action, pour mettre en
valeur la signification de ce qui se passe. Du point de vue purement
narratif, nous avons affaire à une interruption ; il faut même dire
que l'enchaînement serait meilleur si l'on passait directement du
v. 45 au v. 56, en laissant le cantique de côté. Inutile au point
de vue de la marche du récit, sa fonction est différente : manifester
le sens de l'événement qu'on vient de raconter. Il le fait très
précisément en considérant cet événement, la conception de Jésus,
en tant qu'intervention de Dieu dans l'histoire.

2. Composition
La numérotation des dix versets du Magnificat ne tient pas
compte du rythme évident du texte. Les éditions modernes —
éditions critiques du texte grec ou traductions courantes comme
celle du Psautier liturgique — ont rétabli l'ordre naturel en ré-
partissant le texte en neuf distiques (les w. 46-47 n'en forment
qu'un seul, tandis que les w. 50 et 55 sont divisés chacun en deux).
Il faut ajouter cependant que cette répartition néglige le fait que
le second stique du v. 50 et du v. 55 ne constitue pas une unité
de sens, contrairement à ce qui se passe pour les seize autres
stiques. Si l'on porte donc son attention sur les unités de sens,
comme le fait R.C. Tannehill T , on arrive à un total de seize,
quitte à constater que deux d'entre elles comportent un allongement
final : celui du v. 50 et surtout celui du dernier verset, le v. 55.
C'est à partir de ces seize petites unités que nous nous posons la
question de savoir comment elles se regroupent en unités plus
larges.
Les deux membres parallèles du distique initial (w. 46-47) com-
mandent toute la suite du poème, qui développe les motifs pour
lesquels Marie a commencé par se dire pleine de reconnaissance

7. Art. cit., p. 271, qui parle de « complète clauses», bien qu'en fait le contexte
s'intéresse davantage au rythme : à ne tenir compte que de ce point de vue, on
comprend que R.E. Brown en reste à la division en 18 lignes. A ce propos,
signalons pour mémoire l'article de J. IRGOIN, « La composition rythmique du
Magnificat (Luc 1,46-55) », dans Zetesis. Album amicorum... E. de Strycker.
Antwerpen-Utrecht, 1973, p. 618-628. S'intéressant au nombre des syllabes et
des accents, l'auteur arrive à une division du cantique en deux grandes parties
(w. 46-50 et 51-55), chacune d'elles se composant de trois éléments strophiques
accentuels : w. 46b-48a, 48b-49a, 49b-50 et 51-52, 53 et 54-55.
326 J. DUPONT, O.S.B.

envers Dieu; ils tranchent en même temps sur la suite en ce que


Marie parle ici d'elle-même (plus exactement, de son âme et de
son esprit), tandis que, mis à part le v. 48b, tous les autres verbes
finis du poème ont toujours Dieu pour sujet 8 . La comparaison
avec les psaumes montre que nous avons affaire à une introduction
de type parfaitement classiqueB : avant de commencer la louange
proprement dite, l'auteur d'un hymne exprime les sentiments qui
l'inspirent, à'moins qu'il n'invite d'autres à s'associer à son chant.
L'exorde du Magnificat rappelle en particulier celui du cantique
d'Anne : « Mon cœur s'est réjoui dans le Seigneur, ma corne
S'est élevée en mon Dieu, ma bouche s'est ouverte au sujet de
mes ennemis » ( / 5 2, 1 ).
Très classiquement encore, le corps de l'hymne enchaîne au moyen
de la conjonction causale « parce que » 10 : l'hymne se propose de
détailler les motifs pour lesquels le psalmiste veut célébrer son Dieu.
Au lieu d'une seule conjonction causale, le Magnificat en a deux :
la première au début du v. 48, la seconde au début du v. 49. Ce
redoublement est manifestement dû au fait que le v. 48b introduit
une considération d'un ordre tout différent : « Voici en effet que
désormais toutes les générations me diront bienheureuse. » Cette
proposition explicative trouble l'ordre normal de l'hymne ; elle
rend nécessaire la répétition de la conjonction causale au début
du v, 49, et elle sépare l'une de l'autre deux propositions qui
constitueraient naturellement un distique : « II a jeté les yeux sur
l'humble condition de sa servante» (48a), «Le Puissant a fait
pour moi de grandes choses» (49a). Le v. 48b apparaît ainsi
comme une glose ou une parenthèse, étrangère au rythme du
poème. On y trouve en même temps le seul verbe qui n'a pas
Dieu comme sujet, le seul verbe aussi qui s'exprime au futur ".
La proposition causale de 49a est suivie par deux propositions in-
troduites par la conjonction « Et » et caractérisées par le fait qu'elles

8. Dieu est également sujet de la proposition Infinitive du v. 54b, et les deux


propositions nominales, 49b-50, ont pour sujet « Son nom » et « Sa miséricorde».
9. Voir H. GUNKEL, art. cit.. p. 46s.
10. Même procédé dans le cantique de Zacharlé, Le 1, 68b, et dans le cantique
de Syméon, 2,30 ; il est fréquent dans les psaumes : voir H. GUNKEL, art. cit.,
p. 47 ; C. WESTERMANN, Das Loben Gottes in den Psalmen. 4e éd., Gôttingen,
1968, p. 86.
11. Il ne faudrait cependant pas négliger le fait que 48a et 48b font écho l'un
et l'autre au même substrat vétérotestamentaire : les paroles de Léa dans Gn
29,32 et 30,13, à l'occasion de la naissance d'un enfant Nous nous trouvons
d'accord avec R.E. BROWN (p. 356 s.) pour dénoncer le caractère artificiel et
superficiel de l'hypothèse qui voit dans le v. 48b une addition rédactionnelle
de Luc à un poème préexistant à sa rédaction, comme le voulait encore L.
RAMAROSON, Ad sttuctwam «Magnificat*, dans Verbum Domini 46 (1968) 30-46
(3l). R.C. TÀNNEHILL (p..270s.) se montre plus prudent en parlant d'une paren-
thpsp- • , , • , ; ... :
LE MAGNIFICAT COMME DISCOURS SUR DIEU 327

n'ont pas de verbe ; on supplée facilement le verbe « est » : « Et


son nom est saint, et sa miséricorde est, de générations en géné-
rations, sur ceux qui le craignent» (49b-50). L'identité de con-
struction invite à considérer ces deux propositions comme parallèles ;
mais elles ne le sont évidemment pas par leur longueur : la première
est anormalement courte, alors que la longueur de la seconde
pousse les éditeurs à la disposer sur deux lignes. Une disproportion
de ce genre constitue un signal pour l'auditeur : la longueur de la
dernière proposition provoque une pause et s'entend comme un
allongement final ; la brièveté de la proposition précédente a pour
effet de souligner l'allongement qu'elle prépare. Le v. 50 appelle
un arrêt et marque ainsi une division dans le poème12.
Dans les versets suivants, notre attention se porte d'abord sur
les quatre stiques antithétiques des w. 52-53, dont l'unité est parti-
culièrement forte 13 : « II a renversé les potentats de leurs trônes
et il a élevé les humbles ; il a comblé de biens ceux qui avaient
faim et il a renvoyé vides ceux qui étaient riches. » Chacun des
deux distiques met en valeur un contraste : action de Dieu à
l'égard des potentats et des humbles, à l'égard de ceux qui avaient
faim et de ceux qui étaient riches. On constate en même temps
que, par leur disposition, les distiques contrastent l'un avec l'autre :
le v. 52 mentionne d'abord le sort des grands puis celui des
petits ; le v. 53 intervertit l'ordre. Il faudrait ajouter, dans le
grec, l'extrême économie des mots : absence d'articles, de pronoms ;
l'emploi de la rime (on, nous, on, nous), un jeu subtil d'assonances
et d'allitérations (par exemple, à la jointure de 52 et 53, la succes-
sion tapeinous peinôntas, variant l'ordre des syllabes ta et pein) 14.
Le distique du v. 51 est d'un autre type: « II a fait force par
son bras, il a dispersé les superbes dans la pensée de leur cœur. »
II peut y avoir une certaine opposition entre la force du bras
de Dieu et la pensée du cœur des orgueilleux ; mais ce n'est pas
directement sur cela que portent les affirmations. Le contraste
de ce verset avec le verset précédent semble plus éclairant. Le
v. 50 déclarait : « Et sa miséricorde est, de générations en géné-
rations, sur ceux qui le craignent. » II y a opposition entre l'attitude
de ceux qui craignent Dieu et celle des orgueilleux, entre la
miséricorde que Dieu montre aux premiers et la force dont il use
à l'égard des seconds. Mais il faut peut-être aller plus loin : le
contraste par lequel le v. 51 s'oppose au v. 50 le met aussi en
opposition, par-delà les w. 52-53, avec le v. 54 : « II est venu

12. Voir R.C. TANNEHILL, p. 270 s.


13. Outre TANNEHILL, p. 272-274, voir G.W.E. NICKELSBURG, Riches, thé Rich.
and God's Judgment in 1 Enoch 92-105 and thé Gospel according to Luke, dans
N.T.S1. 25 (1978-79) 324-344 (333).
14. Voir TANNEHILL, p. 273.
328 J. DUPONT, O.S.B.

en aide à Israël son serviteur, pour se souvenir de sa miséricorde. »


Qualifié «serviteur» (pafs), Israël est rapproché de ceux qui
craignent Dieu (v. 50) et opposé aux « superbes » du v. 51 ; alors
que ceux-ci sont dispersés, Israël bénéficie de l'aide de Dieu, et
si la dispersion des orgueilleux est l'œuvre de la force de Dieu,
l'aide qu'il accorde à Israël manifeste sa miséricorde. Ces obser-
vations tendent à faire penser que les violentes antithèses des
vv. 52-53 ne sont pas sans rapport avec le contraste qui oppose
le v. 51 d'une part au v. 50, d'autre part au v. 54.
R.C. Tannehill " a bien vu que les trois unités élémentaires qui
composent les vv. 54-55 sont unifiées suivant un procédé analogue
à celui qui a déjà été employé dans les w. 49-50. La première
proposition: « I I est venu en aide à Israël son serviteur» (54a),
s'aligne sur les six propositions précédentes : il s'agit toujours de
décrire l'intervention de Dieu dans l'histoire. La construction change
brusquement avec la proposition infinitive du v. 54b : « pour se
souvenir de sa miséricorde ». Le plus frappant est la brièveté :
en grec, deux mots seulement. Il faut évidemment la mettre en
rapport avec la longueur démesurée de la proposition qu'énonce
le v. 55, enchaînant d'ailleurs sur l'idée évoquée par le verbe
« se souvenir », qui caractérise la fidélité de Dieu à ses promesses :
« Comme il l'avait dit à nos pères, en faveur d'Abraham et de
sa descendance à jamais ». Il est clair ici que l'allongement de la
phrase appelle une pause et signale une finale : on ne doit pas
attendre la notice du v. 56 pour savoir que le cantique est terminé.
Il se termine sur la mention d'une durée indéfinie, ei's ton aîôna.
équivalent de l'expression du v. 50 ; « de générations en généra-
tions ». Des deux côtés, il s'agit de caractériser la permanence
illimitée de la miséricorde divine, par contraste sans doute avec
une force qui ne trouve à se déployer qu'en un moment décisif.
*
* *

Un coup d'œil en arrière montre que nous avons été conduit


à grouper en une seule unité les deux stiques des vv. 46-47, puis
les cinq stiques des w. 48-50, quitte à reconnaître ici que le v. 48b
constitue un cas à part. Le noyau dur que constituent les quatre
stiques des w. 52-53 n'a pas pu être analysé indépendamment de
l'ensemble que représentent les w. 50-54, le v. 50 formant anti-
thèse avec le v. 51 et parallèle avec le v. 54. Mais ce v. 54 lui-
même n'est pas séparable du v. 55. Nous avons ainsi regroupé

15. Art. cit.. p. 274.


LB MAGNIFICAT COMME DISCOURS SUR DIEU 329

quatre blocs, mais qui chevauchent : les vv. 50 et 54 sont liés tout
ensemble à ce qui les précède et à ce qui les suit. Et il ne serait
pas difficile de montrer que, dans les w. 48-50, le v. 49a se
rattache aux versets précédents par la manière dont il s'exprime
à la première personne du singulier, « moi », tandis que 49b parle
en général, comme la suite de l'hymne.

Nous n'avons pas encore souligné le procédé des répétitions,


qui contribue à l'unité du Magnificat mais peut aussi signaler le
passage d'une section à l'autre. L'exemple le plus significatif est
sans doute celui qui concerne les deux emplois du verbe époièsen,
« il a fait », aux w. 49a et 5 la : « Parce qu'il a fait pour moi de
grandes choses, le Puissant», « II a fait (œuvre de) force par son
bras ». Le déploiement de « force» dont parle le v. 5 la s'accorde
avec la manière dont le v. 49a désigne Dieu comme « le Puissant ».
Le v.51a donne ainsi l'impression de reprendre la pensée amorcée
en 49a. De l'idée de puissance manifestée par Dieu dans son
action (49a), le v. 50 était passé à l'idée de «miséricorde»; le
même mot éléos revient au v. 54b : « II est venu en aide à Israël
son serviteur, pour se souvenir de sa miséricorde. » Le mot que
ce v. 54 emploie pour désigner Israël comme « serviteur » (pais)
de Dieu n'est pas le même que celui par lequel le v. 48a désigne
Marie comme « servante » : « II a jeté les yeux sur l'humble
condition de sa servante (doulè) » ; la correspondance n'en est
pas moins patente. A noter encore : « toutes les générations »
(v. 48b) et «de générations en générations» (v.50).
On ne peut pas négliger l'emploi de mots dérivés de la même
racine. A ce que le v. 48a dit de la tapeinôsis, « l'humble condition »
de Marie, correspond l'affirmation du v. 52b : « et il a élevé les
humbles {tapeinous) ». De même, la manière dont le v. 49a désigne
Dieu comme «le Puissant» (ho dynatos) n'est pas sans rapport
avec le v. 52a : « II a renversé les potentats (dynastas) de leurs
trônes. » Notons encore la correspondance entre le verbe initial
du Magnificat : mon âme « magnifie », ou « proclame la grandeur »
(megalynei), et l'affirmation du v. 49a : il a fait pour moi de
« grandes choses », ou des « choses magnifiques » (megala}. Toutes
ces reprises contribuent à la cohésion du texte.

Toutes les observations que nous venons de proposer tendent


naturellement à relativiser la portée des divisions qu'on peut intro-
duire dans le Magnificat et qui risqueraient de voiler son unité et
le caractère dynamique de sa progression. Ceci dit, nous croyons
qu'il faut laisser son rôle spécifique à l'exorde, w. 46-47. La
position-clé du v. 50 s'accorderait bien avec une division qui en
vrïîi' ï's /'/tn <^Mtc''î/^'»1 fA •un/» «^«i^mi^—A n/^/-'4-î^-n l -vrvr 4Q Crt \ 1 w 4--wf^. J i s î 4-M.
330 J. DUPONT, O.S.B.

par le v. 51, qui répète 49a et forme antithèse avec 50, la deuxième
strophe comprendrait les w. 51-53, sa finale étant signalée par
le changement de construction du v. 53 par rapport aux versets
précédents (les verbes n'y sont plus en tête, mais placés après les
compléments directs). Repartant à leur tour de l'affirmation du
v. 50, les w. 54-55 font naturellement figure de conclusion, éclairant
ainsi l'ensemble du cantique.
Cette division n'est pas nouvelle. Elle a peut-être l'avantage de
ne pas supposer résolus des problèmes d'interprétation sur les-
quels un accord n'a pas encore été réalisé. Faut-il vraiment dire,
comme le fait L. Monlouboula, que les w. 48-50 constituent une
partie narrative, et les w. 51-53 une partie descriptive ? Ou, comme
le veut R.E. Brown, que les w. (48) 49-50 parlent des attributs
de Dieu, tandis que les w. 51-53 célèbrent ses interventions"?
Il nous semble pourtant que le v. 49a : « le Puissant a fait pour
moi de grandes choses », s'intéresse à une intervention de Dieu
plus qu'à son attribut, et que les w. 49b-50 sont plus descriptifs
que narratifs : « Et son nom est saint, et sa miséricorde (s'étend)
de générations en générations sur ceux qui le craignent » ls . C'est
aux questions d'interprétation qu'il nous faut maintenant arriver :
le Magnificat parle de Dieu, mais qu'est-ce qu'il en dit ?

16. Op. cit.. p. 222.


17. Op. cit., p. 355-357.
18. D'après R.C. TANNEHILL (p. 268). La première strophe (48-50) parle de la
signification de l'intervention divine en se plaçant au point de vue de la mère
de l'enfant, la seconde (51-53) du point de vue d'Israël dans son ensemble. —
Nous n'avons pas de chance avec les analyses qui s'attachent à mettre en valeur
le fait que les textes lucaniens sont composés suivant le principe de la symétrie
concentrique. Dans un article récent sur le discours à l'Aréopage, nous n'avions
pu signaler qu'après coup une étude conduite en ce sens par P. Auffret (voir
Biblica 60 (1979) 540), et c'est plusieurs mois après l'achèvement du présent
article qu'a paru l'analyse que R. MEYNET fait de la composition du Magnificat
dans son ouvrage Quelle est donc cette parole 7 Lecture « rhétorique » de l'évan-
gile de Luc (1-9. 22-24) (Lectio divina, 99A et 99B), Paris, 1979, p. 173-175
(cf. 47s., 64, 153 ss). Il y a là beaucoup d'observations exactes et intéressantes,
comme par exemple celle qui souligne la correspondance entre le verset qui
précède Immédiatement le Magnificat [Le 7,45) et la finale du cantique (v.55).
Les conséquences qu'on tire de ces observations sont parfois moins convaincantes.
Comme celle de P. Auffret, l'analyse de R. Meynet croit pouvoir faire abstraction
de la construction syntaxique du discours, à laquelle nous attachons une im-
portance primordiale. On comprendra la difficulté que nous éprouvons devant
une division du poème en deux parties, la première allant jusqu'au v. 49a, la
seconde commençant avec 49b. Nous ne pouvons que trouver artificielle la
disposition qui fait de ce v. 49b le centre d'un chiasme encadré par une triple
Inclusion : trop d'indications du texte sont négligées pour arriver à ce résultat.
Il faut enfin dénoncer le procédé par lequel on passe indûment de la structure
au sens en décrétant a priori que le centre d'une construction coïncide avec
ce qui importe le plus au point de vue de la pensée. Le message d'un texte ne
résulte pas seulement de son organisation statique, mais bien davantage du
dynamisme qui lui assure son mouvement. L'importance des parties du corps
ne se mesure pas à leur situation par rapport au nombril.
LE MAGNIFICAT COMME DISCOURS SUR DIEU 331

II. — « DIEU, MON SAUVEUR »

Inutile de se le cacher, si le Magnificat soulève un problème


d'interprétation, c'est avant tout en raison des affirmations « ré-
volutionnaires » des w. 52-53 : « II a renversé les potentats de leur
trône et exalté les humbles, il a comblé de biens les affamés el
renvoyé les riches (les mains) vides » 19. Il n'est pas étonnant que
ces propos réjouissent certains et en chagrinent d'autres : en fonction
naturellement des résonances socio-politiques qu'ils reçoivent de
la situation actuelle des uns et des autres. La question se pose
à nous dans une perspective différente : il s'agit de préciser autant
que possible la portée de ces déclarations dans le contexte où
elles se présentent à nous. Elles font partie intégrante d'un poème
dont nous espérons avoir suffisamment montré la cohésion, et ce
poème lui-même se présente comme le commentaire lyrique d'un
événement précis : la conception de l'enfant que Marie porte en
son sein. C'est dans leur rapport à cet ensemble que nous entendons
les examiner, indépendamment de la question de savoir ce qu'elles
pourraient signifier dans n'importe quel autre contexte20.
Nous commencerons par nous occuper des indications qui situent
l'intervention divine dans le temps 21. Nous nous intéresserons ensuite
à la manière dont sont désignés ceux qui font l'objet de cette
intervention. Nous pourrons alors en venir à l'image de Dieu qui
se dégage de ce qu'on dit de son intervention.

1. Les références temporelles


Des seize unités de sens que nous avons comptées dans le
Magnificat, onze sont écrites à l'indicatif aoriste, qui exprime nor-

19. Le problème est étendu au v. 51b dans l'article d'E. HAMEL. Le Magnificat
et le Renversement des Situations. Réflexions fhéologico-bibliques. dans Greoo-
rianum 60 (1979) 55-84.
20. Nous pensons particulièrement à l'hypothèse, déjà ancienne mais qui vient
de recevoir une nouvelle jeunesse dans W. RESENHÔFT, Die Apostelgeschichfe
im Wortiaut ihrer beiden Urcfuellen. Rekonstruktion des Bûchleins von der Gebuct
Johames des Tâufers (Europ. Hochschuischriften, 39), Bem-Frankfurt, 1974,
p. 62-67 et 85-87 : la source utilisée par Luc rapportait une double annonce de
la naissance de Jean, l'une adressée à Zacharie, l'autre à Elisabeth ; les deux
intéressés exprimaient leurs sentiments dans un cantique d'action de grâces,
Elisabeth dans le Magnificat, Zacharie dans le Benedictus. C'est Luc qui aurait
introduit le personnage de Marie, reportant sur elle une partie de ce que sa
source disait d'Elisabeth, ce qui n'était évidemment possible que moyennant des
remaniements plus ou moins profonds. La même hypothèse se retrouve plus
récemment encore, mais indépendamment de Resenhôft, chez M. DOEMER, Dos
Heil Goftes. Studien zur Théologie des lukanischen Doppeliverkes (Bonner Bibl.
Beitr., 51), Kôln-Bonn, 1978, p. 18-22. — Situant notre étude au niveau de la
rédaction de Luc, nous n'avons pas à nous occuper des conjectures aventureuses
de ce genre.
21. Nous le faisons en nous inspirant de L. MONLOUBOU (p. 228-232) et aussi
en nous distançant par rapport à lui.
332 J. DUPONT, O.S.B.

malement une action passée ; c'est à leur propos qu'un problème


se pose. On arrive à douze avec l'infinitif aoriste de 54b, évidemment
solidaire des deux indicatifs aoristes entre lesquels il est placé.
Seul, le premier verbe est au présent : « Mon âme magnifie le
Seigneur » (46) ; le v. 47 passe déjà à l'aoriste. Le v. 48b est à
l'indicatif futur. Il reste les deux propositions 49b et 50 qui, n'ayant
pas de verbe, sous-entendent la copule « est », à l'indicatif présent.

La double référence temporelle du v. 48b est particulièrement


remarquable : « Car voici qu'à partir de maintenant toutes les géné-
rations me diront bienheureuse. » C'est à partir du moment présent
(de l'intervention divine qui vient d'avoir lieu : w. 48a et 49a)
que le futur est envisagé dans une perspective indéfinie ( « toutes
les générations » ). Notons que le même avenir illimité est évoqué
par les expressions du v. 50 : « de générations en générations »,
et du v. 55 : « à jamais ». Alors qu'au v. 50 l'affirmation est
générale, le v. 55 ouvre une perspective d'avenir à partir de
l'événement nouveau (v. 54a) dans lequel se réalise la promesse
ancienne (v.55a), mais dont on parle déjà au passé. Le «main-
tenant » du v. 48b est tellement qualifié par un fait passé, point de
départ d'une situation nouvelle, qu'on peut l'omettre sans dommage.
C'est ainsi d'ailleurs que le présent par lequel commence le Magni-
ficat cède immédiatement la place à un aoriste (v. 47) : le moment
présent est comme absorbé dans son passé immédiat, vrai point
de départ d'un avenir nouveau.
Le présent dans lequel se situent les deux propositions nominales
des w. 49b-50 est tout différent : la sainteté de Dieu et sa miséri-
corde relèvent d'un présent qui est toujours vrai, embrassant tous
les temps. Mais il n'est peut-être pas fortuit que ce temps présent
ne soit pas explicité, en sorte que les deux propositions de 49b-50 ne
font qu'élargir la proposition de 49a, qui, elle, parle au passé :
« Le Puissant a fait pour moi de grandes choses. » L'acte que
Dieu a posé en faveur de Marie, et dont on parle au passé, manifeste
une manière d'être qui est constante, pour laquelle le moment
présent ne retient pas l'attention, subordonné qu'il est à l'acte
passé ; c'est plutôt vers l'avenir qu'on se tourne : « pour les géné-
rations et les générations» (v.50),

Nous arrivons aux aoristes. Ils ne sont peut-être pas à mettre


tous sur le même pied. Nous avons déjà supposé une référence au
passé dans les deux aoristes des w. 48a et 49a : « Parce qu'il a
jeté les yeux sur l'humble condition de sa servante... Parce que le
Puissant a fait pour moi de grandes choses. » Dans le contexte
où nous lisons le Magnificat, il semble clair que ces deux verbes
ne peuvent se rapporter qu'à l'événement de l'Annonciation, cet
LE MAGNIFICAT COMME DISCOURS SUR DIEU 333

événement en vertu duquel Elisabeth vient d'appeler Marie « la mère


de mon Seigneur» (v.43).
Il n'y a pas de problème non plus pour le dernier aoriste, qui
équivaut à un plus-que-parfait : l'intervention divine célébrée par
Marie accomplit ce que Dieu « avait annoncé à nos pères » (v. 55).
Il s'agit du lointain passé de la promesse, considéré par rapport
au temps de l'accomplissement.
Cette indication terminale du v. 55 nous paraît importante, car
c'est naturellement à sa lumière que doivent être entendus les
aoristes qui précèdent : ils visent l'action par laquelle Dieu ac-
complit sa promesse. Si cette observation est exacte, nous nous
trouvons dans l'obligation de remettre en cause l'interprétation
que nous avions naguère adoptée 22 : celle où les aoristes dé-
signeraient la manière dont Dieu agit habituellement et constam-
ment 23 . Cette interprétation s'appuie principalement sur le carac-
tère intemporel des deux propositions des w. 49b et 50. Nous
nous rendons compte maintenant de la fragilité de cet appui : ces
deux propositions n'ont justement pas de verbe (et le verbe
qu'elles sous-entendent serait au présent, non à l'aoriste), restant
ainsi gouvernées par l'aoriste de 49a : « Le Puissant a fait pour
moi de grandes choses. » N'est-ce pas précisément en ce qu'il
vient de faire en faveur de Marie que Dieu a accompli la promesse
qu'il avait faite autrefois aux pères24 ?
Ajoutons que si, au v. 49a, le verbe époièsen, « il a fait »,
s'applique naturellement à l'intervention divine qui fait de Marie
« la mère du Seigneur », la répétition du même verbe époièsen
en tête du v. 51 n'invite pas à lui attribuer une valeur toute
différente. Nous avons noté d'ailleurs que les deux propositions

22. Les Béatitudes. III, p. 189-193.


23. Voir dans le même sens P.-E. JACQUEMIN, « Le Magnificat (Le 1,46-55) »,
dans Fêtes de l'Assomption et de la Toussaint (Ass. Seign., 66), Paris, 1973,
p. 28-40 (33-36) ; R. FABRIS, « II vangelo di Luca », dans G. BARBAGLIO, R. FABRIS,
B. MAGGIONI, / vangeli. Assisi, 1975, p. 917-1300 (955) ; W. VOGELS, Le Magni-
ficat Marie et Israël, dans Eglise et Théologie 6 (1975) 279-296 ; L. MONLOUBOU,
op. cit., p. 238 s. ; J. ERNST, Das Evangelium nach Lukas (Regensb. N.T.),
Regensburg, 1977. p. 27.
24. Les deux autres considérations auxquelles nous faisions appel en faveur
de l'interprétation « habituelle » nous paraissent encore plus fragiles. D'abord
l'idée que, ne pouvant viser le même passé proche que les aoristes des w. 48-49
et 54-55, les aoristes des vv. 51-53 indiquent un élargissement de la pensée, qui
se comprend facilement si on passe d'une action précise à une conduite constante.
Le mouvement de la pensée se comprend tout aussi bien si l'intervention qui
vient de se produire est envisagée dans les conséquences qui en découlent. Nous
avions ensuite fait appel au genre littéraire doxologique, où l'on célèbre volon-
tiers la souveraineté que Dieu exerce sur la destinée des hommes. Ce n'est pas
concluant, car la louange, qui peut se placer dans une perspective sapientielle
(en fonction de ce qu'on a toujours vu), peut fort bien aussi adopter une perspec-
tive eschatologique (en fonction de ce qu'on attend). Le fait que Gunkel se
soit orienté dans ce sens est significatif.
334 J. DUPONT, O.S.B.

renvoient au même thème de la puissance : « Le Puissant a fait


pour moi de grandes choses ... Il a fait (preuve de) force par
son bras. » II ne serait pas normal de supposer que ces deux
affirmations si semblables parlent de deux choses différentes.
Rappelons encore la parenté que nous avons constatée entre
la proposition qui commence le corps de l'hymne : « Parce qu'il a
jeté les yeux sur l'humble condition de sa servante» (v.48a), et
celle par laquelle débute la conclusion : « II est venu en aide à
Israël son serviteur » (v. 54a). Ici de nouveau, les deux affirmations
renvoient naturellement à une seule et même intervention divine.
Si l'on admet que les aoristes du v. 51 a et du v. 54a se réfèrent
à ce qui est arrivé à Marie au moment de l'Annonciation (w. 48a
et 49a) et à ce qui est considéré comme l'accomplissement de la
promesse faite aux pères (v.55), il devient évidemment impossible
d'entendre autrement les aoristes des w. 51b-53. Toutes ces af-
firmations ne font que commenter et dégager la signification de
l'intervention divine par laquelle Marie est devenue « la mère du
Seigneur » 2".
Mais, nous objectera-t-on, comment l'évangéliste peut-il faire
dire à Marie que les orgueilleux ont été dispersés, les potentats
renversés de leur trône, les humbles exaltés, les affamés comblés
de biens, les riches renvoyés les mains vides? La difficulté de la
réponse à cette question vient de l'embarras du choix entre les
possibilités que nous offre l'emploi de l'aoriste grec2®. On peut
penser à l'aoriste indicatif ou ingressif, qui marque le commence-
ment d'une action : le choix que Dieu vient de faire de son humble
servante est envisagé comme le point de départ d'une action dont
on envisage déjà toutes les conséquences. L'emploi de l'aoriste
pour une action future, mais considérée comme virtuellement ac-
complie, n'aurait rien d'exceptionnel ; il s'accorderait particulière-
ment bien avec des affirmations qui expriment l'attente eschato-
logique d'Israël.

25. Nous rejoignons ainsi l'interprétation de R.C. TANNEHILL, art. cit.. p. 272-
275 ; G. LOHFINK, Die Sammiung Israels. Bine Untersuchung zw lukanischen
Ekkiesiologie (St. A. und N.T., 39), Mûnchen, 1975, p. 26 s.; R.E. BROWN, op.
cit., p. 363 ; C. GHIDELLI, Lues (Nuovissima versione délia Bibbia, 35), Roma,
1977, p. 67 ; J. McHuGH, La Mère de Jésus dans le Nouveau Testament (Lectio
divina, 90), Paris, 1977, p. 118-124 ; G. SCHNEIDER, Das Evangelium nach Lukas,
1 (Oekum. Taschenbuchkomm. zum N.T., 3/1), GûtersIoh-Wurzburg, 1977, p. 56-
58; A. GEORGE, Etudes sur {'œuvre de Luc (Sources bibliques), Paris, 1978,
p. 443-445 ; L. SCHOTTROFF, Das Magnificat und die atteste Tradition ûber Jésus
von Nazareth, dans Ev. Theol. 38 (1978) 298-313 (307s.) ; E. HAMEL, art. cit..
p.70-77.
26. Nous nous inspirons ici de l'excellent précis de B. BOTTE, Grammaire
grecque du Nouveau Testament. Paris, 1933, p. 52 : on trouve là l'essentiel de ce
m'il oat. f^r.tïo A îïïf^ctiftof ar\ ,.ofrtllfaTlt a /\^vs nT.ntTiTnalï.^c y>ï,io /.f\lnt\r\\a^aa
LE MAGNIFICAT COMME DISCOURS SUR DIEU 335

Une référence temporelle fondamentale commande tout le Magni-


ficat, pour en faire une méditation lyrique sur la signification de
l'événement de l'Annonciation. L'importance de cet événement est
telle que tout l'avenir y est inclus et en quelque sorte réalisé, en
même temps que la promesse faite aux pères y a trouvé son
accomplissement.

2. Les sauués et les autres

Les désignations qui s'appliquent à ceux qui font l'objet de l'inter-


vention divine relèvent de trois champs sémantiques différents27.
Il nous paraît important de se rendre compte de la présence de
ces trois registres, qui doivent s'éclairer mutuellement et qui con-
damnent toutes les réductions arbitraires à un seul niveau, qu'il
soit spirituel ou politique28. Pour la commodité, nous appellerons
ces champs sémantiques : le religieux, le socio-politique, l'ethnique.

27. La recherche que nous entreprenons ici se situe d'abord dans le prolonge-
ment de celle de L. MONLOUBOU dans les pages suggestives qu'il écrit sur < Le
jeu symbolique du vocabulaire > du Magnificat (La prière selon saint Luc, p. 232-
236), ou sur « les deux champs sémantiques » du poème (Le Magnificat : un effort
pour voir Dieu, pour dire Dieu. dans Cahiers Mariais, 23/113 (1978) 145-155:
153-155). Il explique que les termes du cantique sont empruntés à deux registres,
celui de la réalité socio-politique et celui du parler liturgique. « La ' fonction
symbolique ' qui s'accomplit dans le Magnificat n'est produite ni par la seule
présence de chacun des deux thèmes : le thème historique et le thème cultuel, ni
par leur simple juxtaposition. Elle est produite par la ' tension ' qui oppose ces
thèmes ; c'est par elle qu'en dernier lieu le texte parvient à suggérer plus que
ne peuvent dire les mots employés» (La prière, p. 235). Ou encore : «Les deux
langages ne sont pas ajoutés l'un à l'autre ; ils sont en relation... dialectique.
Le thème historique et le thème liturgique sont établis dans une ' tension ' d'où
jaillit, nouveau à chaque lecture (tout comme l'étincelle jaillit, nouvelle, de deux
pierres sans éclat), le sens ' plénier ' du Magnificat» (Le Magnificat, p. 154).
Nous voulons simplement pousser un peu plus loin et observer la présence dans
le Magnificat non pas seulement de deux, mais de trois champs sémantiques :
en sorte que sa signification résultera d'un rapport non pas seulement dialectique,
mais triangulaire. Nous rejoignons ainsi la manière dont s'exprime R. TANNEHILL
{art. cit.. p. 267; voir aussi G.W.E. NICKELSBURG, art. cit., p. 333), mais en nous
situant à un autre niveau. Tannehill insistait sur l'idée que le Magnificat n'op-
pose pas simplement deux groupes d'hommes, ceux qui sont en haut et ceux
qui sont en bas de l'échelle sociale, les forts et les faibles, mais que chacun des
deux est considéré dans son rapport à Dieu : le poème est construit sur la base
d'une tension triangulaire. Nous pensons que cette tension triangulaire se vérifie
déjà au seul niveau des trois couples antithétiques auxquels le Magnificat se
réfère : ceux qui craignent Dieu et les orgueilleux, les humbles et les puissants,
Israël (et les non-Juifs).
28. La publication du commentaire de J. ERNST en 1977 (cf. note 23) a provoqué
des remous en Allemagne. Les explications que l'auteur donne à propos de
Le 1, 52 caractérisent assez bien son point de vue : on a tort de parler ici d'un
« retournement des situations de puissance » (contre W. Grundmann) ; avec la
venue du Christ, « die alten Kategorien des Machtdenkens haben keine Bedeutung
mehr» (p. 87). Devant le reproche qui lui a été fait d'éliminer les composantes
sociales de l'évangile de Luc, l'auteur a réagi dans un article Das Evangelium
nach Lukas — kein soziales Evangelium, dans Theol. und Glaube 67 (1977)
415-421. où il entend mettre en cause la « conciliahilité » des nr>tinn!î <r <!r>r-ial •s>
336 J. DUPONT, O.S.B.

( a ) Le champ sémantique religieux est principalement représenté


par l'antithèse qui oppose «ceux qui le craignent» (v. 50) aux
«superbes dans la pensée de leur cœur» (v.51b). Dans le voca-
bulaire biblique, les deux attitudes sont pratiquement contradic-
toires : l'homme ne peut s'élever à ses propres yeux qu'en s'af-
franchissant de la crainte de Dieu. L'homme religieux ne saurait
être orgueilleux et inversement29.
C'est aussi un vocabulaire religieux qu'on reconnaît dans la
manière dont Marie parle d'elle-même comme de « la servante »
du Seigneur (v.49a) et d'Israël comme du «serviteur» de Dieu
(v.54a). Aucun terme antithétique ne s'oppose à ces deux dé-
signations. Dans le second cas au moins, on peut penser que,
comme serviteur de Dieu, Israël est opposé aux nations qui servent
d'autres dieux, les idolâtres 3Q.
Voici donc, du point de vue de ceux qui en font l'objet, un
premier aspect de l'intervention divine : elle s'est faite au profit
de ceux qui craignent Dieu et le servent, et contre ceux qui, par
orgueil ou autrement, montrent qu'ils ne le craignent pas.

et « évangile » : le point de vue de l'Evangile est celui de YEntweItlichmg. Il


faut y chercher, par exemple dans les antithèses du Sermon sur la montagne,
les conditions d'entrée dans le Royaume de Dieu, non pas simplement « le née
plus ultra d'une éthique humaine, d'un comportement social entre les hommes
dans ce monde» (p. 416). Dans son article de Gregorianum 1979, E. HAMEL
emboîte le pas : « Désormais le Christ est le seul Seigneur qui règne sur tout et
sur tous. Du coup, les relations sociales sont profondément ébranlées, relativisées
et modifiées. Devant le Christ en gloire, aucune différence sociale ne vaut, de
celles qui divisent les hommes : tous sont égaux. Les puissances humaines ont
perdu leur caractère absolu. En ce sens, le Magnificat dénonce le mensonge et
l'illusion de ceux qui se croient les maîtres de l'histoire. Le monde et ses richesses
ont été exorcisés par la puissance du Christ ressuscité» (p. 72). Faut-il en
conclure que l'oppression exercée par les uns et dont les autres sont les victimes
n'est plus qu'une illusion, que la faim des uns en face de l'abondance des autres
n'a plus qu'un caractère relatif ? Le P. Hamel ne va pas jusque-là : « Maître
souverain et Seigneur, le Christ proclame et protège les droits des parties faibles
et limite ceux des parties socialement fortes. En ce sens, les puissants sont déjà
renversés de leur trône, les orgueilleux dépouillés de leur orgueil, tandis que
les riches, obligés au partage, s'en vont les mains vides. La dynamique du
Magnificat va dans le sens des pauvres et des socialement faibles...» (p. 72 s.).
Il n'est donc pas si facile d'évacuer la dimension sociale (qui est aussi politique),
au nom d'un « processus général d'intériorisation, caractéristique de l'ère nou-
velle » (p. 73).
Les deux aspects devant être maintenus, nous nous demandons si leur tension
ne peut pas être éclairée par la présence d'un troisième aspect, trop souvent
oublié aujourd'hui mais qui est capital aux yeux de Luc. Ces remarques nous
semblent également valables pour certaines formulations discutables de R.E.
BROWN, là par exemple où il dit que le Magnificat prêche « that weaith and
power are not real values at ail since they hâve no standing in God's sight »
(op. cit.. p. 364). Il est clair que les vv. 52-53 ne se contentent pas de relativiser
la richesse et le pouvoir 1
29. Voir R.E. BROWN, Birth. p. 362.
30. L'expression du v. 54 s'inspire d7s 41, 8-9, où l'on voit Dieu venir en aide
n ar»n « cprvifour '& fnntr*» KPS Rfïvf*rK?nrf>s fv, 1 1 ^ -
LE MAGNIFICAT COMME DISCOURS SUR DIEU 337

( b ) Le champ sémantique socio-politique est celui dont relèvent


évidemment les w. 52 et 53, qui opposent les potentats que Dieu
renverse de leur trône et les humbles (de condition) 31 qu'il élève,
les affamés qu'il comble de biens et les enrichis qu'il renvoie les
mains vides. On notera la manière d'emblée défavorable de dé-
signer non pas les « puissants » (dynatoi) mais les dynastai, les
« potentats », non pas les « riches » (plousioi} mais les « enrichis »
{ploutoûntes}. On remarque aussi que ces personnages antipathiques
encadrent ceux qui sont nommés au centre du quatrain : les hum-
bles, gens qui comptent pour rien dans la société, et ceux qui
ont faim. C'est vers les bénéficiaires de l'intervention divine que
se porte l'attention, beaucoup plus que sur ceux qui en font les
frais.
L'intérêt prépondérant porté aux petits et aux démunis se con-
firme si on se rend compte que la mention des « humbles » au
v. 52a fait écho à ce que Marie a dit, au v. 48a, de sa propre
tapeinôsis, c'est-à-dire de « son humble condition », rien ne per-
mettant de parler « d'humiliation » à son propos 32. Ce terme encore
se rattache au modèle socio-politique.
( c ) Le champ sémantique « ethnique » n'apparaît que dans la
conclusion, qui mentionne « Israël », l'identifiant à la « semence
d'Abraham », et qui se réclame de « nos pères », détenteurs de
la promesse (w. 54-55). Cette insistance sur la race n'est pas
accompagnée de termes antithétiques. Le même point de vue re-
paraît dans le cantique de Zacharie, où « Israël » est opposé à ses
« ennemis » [ 1 , 71 et 74) ; c'est dans le cantique de Syméon qu'on
trouve l'antithèse attendue, celle qui oppose « Israël » aux « Na-
tions » (2,32), c'est-à-dire les « Gentils », tous les non-Juifs.
Contrairement aux deux précédents, ce troisième complexe n'avait
pas été préparé par ce que Marie dit d'elle-même dans la première
partie du cantique. Pour lui trouver un antécédent, il faut re-
monter jusqu'à la première partie du message de l'ange de l'An-
nonciation, là où Gabriel dit à Marie au sujet de son enfant : « Le
Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père, et il régnera
sur la maison de Jacob pour les siècles» (7,32-33). Cet antécé-
dent 33 montre du moins qu'on aurait tort de négliger l'apparition
d'un champ sémantique ethnique dans la finale du Magnificat :

31. Il ne s'agit pas ici de dispositions spirituelles, mais d'un état sociologique.
32. La situation de Marie n'a rien à voir avec la situation humiliée d'Agar,
la servante maltraitée (Gn 76,11), celle de Léa, l'épouse mal-aimée (29,32),
celle d'Anne, la femme stérile ( 1 S l.li).
33. La relation est facilitée par le fait que la seconde moitié du v. 55, finale
du Magnificat, correspond à la finale du cantique de David en 2 S 22,51c,
ce cantique disant « David » là où le Magnificat mentionne « Abraham ».
338 J. DUPONT, O.S.B.

il a son importance pour déterminer le « lieu » de l'intervention


divine.
Pour déterminer ce « lieu », le Magnificat nous fournit donc
trois coordonnées, et non pas deux seulement ; celle qui parle
d'attitudes religieuses et celle qui fait état de situations socio-
politiques. L'entrée en jeu d'une troisième coordonnée empêche de
se laisser hypnotiser par la tension bipolaire qui résulte de l'op-
position des deux premières. C'est à partir de trois réalités humaines
différentes que le Magnificat cherche à dégager la portée et la
signification de l'événement de l'Annonciation. Aucune de ces
réalités, religieuse, socio-politique et ethnique, ne suffirait à elle
seule à interpréter l'événement. La conjonction de trois langages
distincts tend précisément à avancer dans le mystère plus loin
qu'on ne le pourrait à l'aide d'un seul ou de deux. Chacune des
trois approches a ses avantages et ses limites. L'enfant que porte
Marie est la réponse de Dieu aux aspirations religieuses de ceux
qui le craignent, aux aspirations socio-politiques des faibles et des
démunis, aux aspirations nationales du peuple juif. Mais en ré-
pondant à toutes ces aspirations, il les dépasse toutes.
— Il est hautement significatif aux yeux de l'évangéliste Luc
que la mère du Sauveur ait été choisie parmi les filles d'Israël,
qu'elle ait appartenu à la race d'Abraham et des patriarches,
même s'il est vrai que le salut auquel croient les chrétiens n'est
plus affaire de chair et de sang. Il n'en fallait pas moins que
le salut universel vienne d'Israël, pour que soit manifestée la
fidélité de Dieu à ses promesses et la continuité qui fait de l'Eglise
l'héritière d'Israël, de préférence aux membres de « ce peuple-là »
qui ont refusé le message du salut (cf. Ac 25,26-28).
— Il est significatif également que la mère du Sauveur ait été
choisie dans le groupe pieux de ceux qui craignent Dieu et veulent
être entièrement à son service, même s'il est vrai que le salut annoncé
par l'Evangile n'est pas réservé aux gens qui se distinguent par
leur piété : mieux que tout autre, l'évangéliste Luc insistera sur
l'amour que Dieu porte aux pécheurs, tous appelés à la con-
version.
— Il n'est pas moins significatif que la mère du Sauveur ait été
choisie dans la classe sociale la plus humble, celle des petits, des
faibles, des pauvres, devenant ainsi le premier témoin d'un salut
dont la bonne nouvelle est directement destinée aux pauvres
(Le 4,18; 6,20; 7,22). Ce fait illustre, non pas l'idée que
le salut apporté au monde par le Christ serait réservé à une
classe sociale, mais l'attitude d'un Dieu qui n'accepte pas l'injustice
sur laquelle se fondent les sociétés humaines, où la loi du plus
Fr»i^- oct t/MlirMirc la trioillonrc» loc rir^F^ronroc rISi-n Oion mil r»ritn'1^rîio
LE MAGNIFICAT COMME DISCOURS SUR DIEU 339

précisément ceux-là que la société des hommes méprise et rejette :


Un Dieu dans le Règne de qui les premiers de ce monde deviennent
les derniers, et les derniers premiers.

3. Le Dieu miséricordieux et fort

Le Magnificat parle de Dieu. Il en parle plus précisément en


fonction de l'intervention par laquelle il vient de manifester ses
attributs. On constate tout de suite que les affirmations qui
concernent ces attributs divins relèvent de deux champs séman-
tiques différents : ceux que peuvent caractériser les termes de
« miséricorde » et de « force ». Quelques traits cependant ne peuvent
être rangés sans arbitraire dans l'une plutôt que dans l'autre de
ces deux catégories : nous en ferons donc une troisième, plus
générale, à laquelle on peut donner le nom de champ sémantique
« transcendant ». Nous commençons par là.
(a) Le champ sémantique de la transcendance est d'abord re-
présenté par les deux désignations de l'exorde : ho Kyrios, « le
Seigneur» (v.46) et ho Theos. «Dieu» (v.47). Ces deux termes
sont pris ici simplement comme des noms de personne. On le voit
bien par le fait que, dans le second cas, le nom de « Dieu » est
aussitôt qualifié par l'épithète « mon Sauveur », un nomen agentis,
qui précise le point de vue auquel on se place en parlant de
Dieu M.
A ces deux noms, il semble prudent de joindre l'affirmation du
v. 49b : « Son nom (est) saint ». La sainteté du nom divin se
manifeste dans une intervention où l'on doit reconnaître que Dieu
lui-même est à l'oeuvre. Cette évidence résulte naturellement de
la puissance surhumaine supposée par l'événement ; mais rien n'em-
pêche qu'elle s'attache plutôt à la tendresse miséricordieuse au
service de laquelle Dieu use de sa puissance. L'attribut de « sainteté »
reste donc ambivalent.
( b ) Le champ sémantique de la miséricorde apparaît dès l'exorde
du Magnificat, dans la manière dont Dieu est désigné « mon
Sauveur» (ho sôter mou). En intervenant pour sauver ceux qui
seraient perdus sans son aide. Dieu fait preuve de miséricorde.
Cette « miséricorde » est explicitement mentionnée deux fois : d'après
le v. 50, Dieu l'accorde à ceux qui le craignent ; d'après le v. 54b,
il l'a exercée en venant en aide à Israël son serviteur. La forme
concrète que prend cette miséricorde divine est décrite au moyen

34. L'appellation « le Seigneur », au v. 46, trouve son correspondant antithéti-


que dans la manière dont Marie se désigne elle-même comme « sa servante »
fv.48a^
340 J. DUPONT, O.S.B.

de deux verbes : « II a jeté les yeux {epéblepsen} sur l'humble con-


dition de sa servante » (v. 48a), « II est venu en aide (antelabeto)
a Israël son serviteur» (v.54a).
Le verbe du v. 54b doit aussi être mentionné dans ce contexte :
«pour se souvenir {mnèsthênaî) de sa miséricorde», ou mieux
(il ne s'agit pas d'un infinitif de but) : « en se souvenant de sa
miséricorde » 35 . Le contraire du souvenir, c'est l'oubli : Dieu
« oublie » ce dont il ne veut pas tenir compte 36. Mais sa fidélité ne
lui permet pas d'oublier les engagements qu'il a pris par la promesse
faite aux pères (v.55), par l'alliance qu'il a conclue avec eux
(/, 72). D'après le v. 54b (comme d'après le v. 72), ce « souvenir »
fidèle est la forme concrète de la miséricorde divine, en même
temps que la cause de l'intervention par laquelle Dieu manifeste
cette miséricorde.
( c ) Le champ sémantique de la force ÎT est caractérisé d'abord
par la manière dont, au v. 49a, Dieu est désigné comme « le Puis-
sant », ho dynatos. Comme appellation de Dieu, ce terme est
exceptionnel. On ne le rencontre qu'une seule fois dans la Septante,
en 5o 3, 17 : « Courage, Sion, que tes mains ne défaillent pas.
Le Seigneur ton Dieu est en toi, le Puissant te sauvera, il amènera
sur toi le bonheur, il te renouvellera dans son amour ... ». On voit
tout de suite qu'il ne faut pas opposer cette désignation à celle
de « Sauveur » : c'est en sauvant que Dieu manifeste sa puis-
sance.
En parlant du Puissant, Marie déclare qu'il a fait pour elle
de «grandes choses», megala (v.49a), Encore une expression qui
n'est pas fréquente. Elle évoque peut-être plus particulièrement
les exploits accomplis par Dieu pour libérer son peuple de l'escla-
vage des Egyptiens : « C'est lui ta fierté, c'est lui ton Dieu, qui a
fait pour toi ces grandes choses et ces choses glorieuses que tes
yeux ont vues» (Dt 10,21). Le rapprochement entre l'événement
de l'Annonciation et celui de l'Exode peut paraître paradoxal ; mais
il ne serait sûrement pas dépourvu de signification : la venue du
Messie n'a pas moins d'importance que la sortie d'Egypte.
L'affirmation du v. 49a : « Le Puissant a fait pour moi de grandes

35. Même construction en Le 1.72; Ac 5, 3 ; 15, 10. Voir à ce sujet P. BLASS,


A. DEBRUNNER, F. REHKOPF, Grammatik des neutestamentlichen Griechisch,
14e éd., Gôttingen, 1976, § 391, n. 8.
36. Cf. Le 12, 6 ; He 6, 10.
37. Le substantif kratos, qui désigne ici la « force », est employé 12 fois dans le
N.T. : 11 fois en parlant de la « force » divine de Dieu ou de Jésus-Christ, et
une fois en parlant de Satan, détenteur de «la force de la mort» (He 2,14).
L'adjectif correspondant, krataios, qualifie la «forte» main de Dieu (1 P 5,6).
A quoi il faut ajouter les dix emplois de Pantocrafor. Il s'agit toujours d'une
« force » surhumaine.
LE MAGNIFICAT COMME DISCOURS SUR DIEU 341

choses », est reprise en d'autres termes au v. 5 la : « II a fait


(œuvre de) force par son bras. » De nouveau, la formule rappelle
ce que la Bible dit de l'intervention par laquelle Dieu a fait sortir
Israël d'Egypte « à main forte et à bras étendu » (D( 4,34 ;
5. 15 ; 6. 21 ; 7. 8 ; 26, 8 : PS 135. 2 LXX, etc.). Un parallélisme
se dessine entre la première libération du peuple élu et celle
qu'inaugure le mystère de l'Annonciation.
L'image qu'évoque le verbe « disperser » au v. 51b est celle d'une
victoire militaire, avec débandade de l'armée adverse : « Tu as
dispersé les superbes dans la pensée de leur cœur. » L'affirmation
donne l'impression de télescoper les deux parties du v. 11 dans
le PS 88 LXX : « Tu as rabaissé comme un blessé le superbe, et
par le bras de ta puissance tu as dispersé tes ennemis. » N'est-ce
pas par des images guerrières du même genre que s'ouvrait le
cantique d'Anne, bénissant Dieu pour la naissance de son fils
Samuel (7 5 2, 1-4) ?
C'est précisément au cantique d'Anne que font écho les quatre
affirmations des w. 52-53 ; « II a renversé les potentats de leur
trône (cf. / S 2,8cd), et il a élevé les humbles (cf. 2, 7b) ; ceux
qui avaient faim il les a comblés de biens (cf. 2, 5ab) 38 et ceux qui
étaient riches il les a renvoyés (les mains) vides (cf. 2,7a).» Le
modèle est cependant traité avec beaucoup de liberté, et surtout
les manifestations de la force du Seigneur ne sont plus citées
pêle-mêle : les effets néfastes de l'intervention divine pour les
puissants et les riches encadrent les effets bienfaisants qu'elle a
pour les petits et les démunis. La déconfiture des premiers veut
mettre en valeur le salut des derniers, ce salut dont le gage se
trouve précisément dans le choix dont a fait l'objet l'humble vierge
de Nazareth.
Nous aurions peut-être tendance à imaginer que, la miséricorde
de Dieu s'exerçant en faveur des uns, sa force se déploie contre
les autres. Il n'est donc pas sans intérêt d'observer que le Magnificat
ne prête pas à ce contraste trop simple. La force joue dans le
même sens que la miséricorde : elle est d'abord force « en faveur
de », et son aspect « contre » reste subordonné. Le v. 49a donne
le ton : « Le Puissant a fait pour moi de grandes choses. » II est
symptomatique aussi que la conclusion, en parlant de l'aide apportée
par Dieu à Israël, ne prenne pas la peine de mentionner les ennemis
contre lesquels cette aide a été accordée.
Certes, il ne s'agit pas de minimiser la violence des affirmations
concernant le sort fait aux superbes (v. 51b), aux puissants (v. 52a)
et aux riches (v.53b). Il faut simplement situer cette violence à

38. La formulation du v. 53a fait plus directement écho au Pa 106.9 LXX.


342 J. DUPONT, O.S.B.

sa vraie place : elle est la violence de celui qui veut sauver les
écrasés, et qui ne peut pas ne pas s'en prendre à ceux qui les
écrasent. Pour reprendre les images d7s H, il n'est pas possible
de faire cohabiter le loup avec l'agneau sans contraindre le loup
à changer de mœurs, et il n'est pas possible de mettre le lion au
régime du fourrage comme le bœuf sans se dire que le lion aura
moins de raisons que le bœuf d'être satisfait de cette situation.
En ce sens. Dieu ne peut pas mettre sa force au service de sa
miséricorde envers les humbles et les faibles sans que cette force
entre en conflit avec celle des grands de ce monde.

*
* *

— Le Dieu dont le Magnificat célèbre la sainteté, la misé-


ricorde et la force souveraine est bien celui que servent ceux qui
le craignent ; mais la suite de l'évangile ne va pas tarder à nous
apprendre que sa sollicitude s'étend d'une manière toute particulière
sur ceux qui se sont éloignés de lui et auxquels il ne demande que
de revenir à lui pour leur pardonner tout.
— Le Dieu que célèbre le Magnificat est et reste le Dieu
d'Israël, celui qui a appelé Abraham et lui a fait, pour sa postérité,
des promesses auxquelles il ne saurait faillir ; mais du salut
accordé à son peuple il a voulu que tous les hommes puissent
bénéficier, quelle que soit leur origine ethnique.
— Le salut que Dieu veut assurer à tous les hommes ne fait pas
abstraction des situations concrètes de leur existence : il lui est
essentiel d'impliquer un retournement des situations injustes que
la société fait aux faibles et aux démunis. Le Dieu du Magnificat
ne plane pas très haut au-dessus de la réalité socio-politique : il
se range résolument du côté des pauvres et des sans-pouvoir.
C'est l'honneur de nom très saint qui est en jeu : c'est sa miséricorde
que doit manifester la force dont il usera contre les puissants et
les nantis.
Le Magnificat ne définit pas Dieu. Il ne parle de lui qu'en
fonction des différents aspects de l'intervention salvifique qui a
commencé avec l'Annonciation et dont Luc nous présente Marie
comme le tout premier témoin. Le Magnificat « situe » le mystère
du Dieu Sauveur, il en fournit les coordonnées. Après avoir fait
cette constatation, l'exégète doit pouvoir s'arrêter et passer la main :
nous serions heureux si cette étude du Magnificat comme discours
sur Dieu inspirait à un collègue dogmaticien un discours sur Dieu
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