GÉRARD DE VILLIERS
S.A.S.-49
Naufrage
aux Seychelles
CHAPITRE PREMIER
— Regardez, là-bas devant, il y a des oiseaux qui
« travaillent ». Ça doit être bon… cria Jan Stuck.
Oswald Barclay fit la moue.
— Ils sont bas, ça doit être des petites bonites. Mais
on peut toujours aller voir.
Oswald Barclay tourna la barre à gauche et le cabin-
cruiser obliqua vers l’ouest. À un mile environ, un vol de
plusieurs dizaines d’oiseaux tournait à basse altitude au-
dessus de l’océan Indien, signalant la présence de
poissons en surface. La mer scintillait sous le soleil
brûlant. L’Aquabelle se trouvait à mi-chemin entre l’île
de Mahé, capitale des Seychelles et, Silhouette, dans le
même archipel, au nord-ouest. Il n’y avait pas un souffle
de vent. Un temps idéal pour la pêche au gros.
Jan Stuck dégringola l’échelle reliant la dunette à la
plage arrière et s’installa dans le gros siège central qui,
surélevé et vissé au pont, ressemblait à un fauteuil de
dentiste. Surveillant les quatre lignes à la traîne derrière
le bateau, parfois, il apercevait la tache de couleur d’un
des appâts rebondissant dans les vagues. Le Hollandais
se retourna vers sa femme et celle du Britannique, en
train de préparer le déjeuner dans la minuscule cuisine
et cria :
— Si c’est un marlin{1} c’est vous qui le tirez…
Elles se récrièrent en riant. Le marlin réclamait une
force et une adresse qu’elles n’avaient pas. Déjà, pour
sortir un thon de trente kilos, il fallait parfois lutter plus
d’une heure. Juliana Stuck et Jeanne Barclay se
ressemblaient vaguement : grandes, blondes, un peu
sèches, sportives et heureuses de vivre. Presque tous les
week-ends les deux couples partaient ainsi à la pêche,
couchant dans le bateau ou dans les bungalows de Bird
Island à 30 miles au nord.
Jan Stuck essayait de vendre des équipements
téléphoniques à la jeune République des Seychelles,
indépendante depuis le 28 juin 1976. En train de virer
discrètement à la Démocratie Populaire, sous la férule du
SPUP, le Seychelles Peuple United Party, à la suite de
l’éviction du président James Mancham qui se
morfondait depuis à Londres. Quant à Oswald Barclay,
de sa résidence de l’Anse aux Pins, il veillait aux intérêts
des derniers ressortissants de Sa Très Gracieuse Majesté
la Reine, surveillant avec une discrétion parfois pataude
les agissements des Français. Les Anglais payaient 40 %
du budget seychellois – y compris une somptueuse Rolls
grise pour l’ambassadeur du minuscule État – et
considéraient les Seychelles comme une chasse gardée de
la Reine. Or, le nouveau président, non seulement
semblait de gauche, mais en plus pro-français. Dieu
merci, il était quand même blanc, comme les deux autres
membres du triumvirat.
Heureusement qu’il y avait la pêche pour se
détendre !
Les oiseaux se rapprochaient. Oswald Barclay
modifia la course du bateau, de façon à zigzaguer dans la
zone patrouillée par eux.
Jan Stuck bâilla voluptueusement. C’était vraiment
une journée superbe. La brise du sud-est diluait la
chaleur lourde et humide qui vous prenait à la gorge dès
qu’on revenait à terre. Le climat était d’une exubérante
tiédeur presque toute l’année, la mousson arrivant sur
l’archipel, épuisée par son passage aux Indes. En
novembre, il n’y avait presque plus de vent et pas encore
de pluie. Une dorade fraîchement pêchée, enfermée dans
une caisse en bois accotée à la cabine donna un furieux
coup de queue, provoquant un bruit sourd. Juliana Stuck
poussa un petit cri effrayé. Maintenant, les oiseaux noirs
– des sternes – étaient au-dessus d’eux.
— À quelle heure voulez-vous déjeuner ? cria la
Hollandaise.
— Pas tout de suite, grommela Jan Stuck.
Depuis le matin, ils n’avaient péché que quelques
bonites à la chair trop ferme, deux thons et une dorade.
— On n’a pas un seul sailfish, remarqua Oswald
Barclay. Il paraît que les Nord-Coréens ont ratissé tout
avec de longues lignes. Trente tonnes. Avec ce qui se
perd, ça fait à peine 8 % de ce qu’ils ont ferré. Pas
étonnant…
Zizzzzz… Le bruissement aigu du moulinet dévidant
son nylon fit sursauter tout le monde.
— Ça y est ! cria Oswald Barclay du haut du flying
deck{2}, réduisant aussitôt les moteurs. Les deux femmes
se précipitèrent sur l’échelle, prudentes, afin d’assister
d’en haut à la lutte. Jan Stuck sauta de son fauteuil et
empoigna la canne extérieure gauche qui continuait à se
dévider. Il mit le frein au moulinet et alla se rasseoir
dans le grand fauteuil blanc, bloquant l’extrémité de la
canne dans l’embout prévu à cet effet, entre ses jambes.
Il accomplit toute la manœuvre à grand-peine, tant la
pression sur le nylon était forte. La canne elle-même
semblait prête à se rompre !
— Ralentis, cria-t-il, c’est un costaud.
Jane Barclay claqua des mains avec excitation.
— C’est peut-être un marlin.
— Ça m’étonnerait, fit son mari. On l’aurait vu
sauter. C’est plutôt un thon ou un wouahou.
Le Hollandais, calé dans son siège, appuya ses pieds
sur le repose-pied et ramena doucement sa canne vers le
haut, moulinant en même temps. Le fil de nylon
plongeait dans la mer à une centaine de mètres du cabin-
cruiser. Les oiseaux continuaient à tourner au-dessus
d’eux avec des cris aigus. Des mouettes, des frégates, des
sternes.
Avec la régularité d’un métronome, le Hollandais
courbant sa canne vers le bas, la remontait, moulinait,
gardant toujours le nylon bien tendu.
Il était déjà en sueur. Il coinça pendant quelques
secondes la canne contre le plat-bord, ce qu’on ne doit
jamais faire, pour laisser sa main gauche se reposer. Son
poisson ne se débattait pas, mais tirait de tout son poids
sur la ligne.
— Ça doit être un gros thon ou un requin, cria
Oswald Barclay.
Comme les requins, les thons se laissaient traîner.
— Juliana, apporte-moi une bière, cria Stuck.
Juliana redescendit l’échelle en hâte. Jane Barclay de
grosses jumelles vissées aux yeux scrutait la mer. Ils
s’étaient rapprochés de Silhouette.
— Je le vois, cria-t-elle soudain. On dirait un requin !
Elle tendit le bras vers une tache sombre au ras des
vagues.
— Dommage que ce ne soit pas un wouahou,
remarqua Oswald Barclay.
À la résistance du nylon, cela ne pouvait être qu’un
gros poisson. Jan Stuck penchait pour un thon. Il allait
plonger à mort en voyant le bateau, avant de tourner
dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, signe
infaillible de l’agonie…
Mais le Hollandais guettait le moment où il allait
plonger comme un dard pour tenter de rompre le nylon.
Les daurades, elles, effectuaient des furieuses cabrioles
hors de l’eau pour décrocher l’hameçon.
Par précaution, Jan Stuck desserra un peu le frein du
moulinet, afin d’éviter que le nylon ne se rompe lorsque
le thon prendrait son démarrage foudroyant… En
attendant il enroulait patiemment le fil, la chemise collée
au dos par la sueur. Il but avidement au goulot la bière
que sa femme venait de lui apporter.
On n’entendait plus que le crissement du moulinet et
le ronflement assourdi des deux moteurs. Seuls,
quelques oiseaux continuaient à suivre le bateau. Les
autres s’étaient dispersés.
Inexorablement, la distance entre le bateau et le
poisson diminuait. Il se laissait toujours traîner, sans
chercher à lutter. Par moment, on apercevait sa masse
sombre tout près de la surface. Oswald Barclay, laissant
les commandes à sa femme, descendit, prépara la gaffe et
le maillet de bois utilisé pour assommer les poissons.
Les dents serrées, Jan Stuck continuait à enrouler
son nylon. Tous les muscles tendus, lentement. Puis,
courbette rapide, en moulinant le plus vite possible. Ses
yeux le piquaient. La sueur.
— Tu le vois ? demanda-t-il à l’Anglais.
— Vaguement, répondit-il, une main en visière
devant les yeux. On dirait un requin-baleine. C’est peut-
être celui qu’on a vu l’autre jour.
Le bateau avait tourné et l’arrière était maintenant
face au soleil qui transformait la mer en un tapis
scintillant et éblouissant.
— Heureusement, que c’est la ligne de 80 livres,
remarqua le Hollandais.
Maintenant le gros poisson n’était plus qu’à une
vingtaine de mètres. Jan Stuck fronça les sourcils et tira
sur la canne, la levant très haut. Aucune réaction. Le
thon aurait dû plonger en zigzag. Oswald avait raison.
C’était un requin. En dépit de leur férocité, ils ne
luttaient presque pas.
— On dirait qu’il ne veut pas se défendre, cria-t-il.
Maintenant, il moulinait aussi vite qu’il le pouvait,
les reins en compote, la sueur dans les yeux. Sa femme
vint tendrement lui essuyer le visage. Sur le bras gauche
de Jan Stuck, on distinguait encore le numéro tatoué à
l’encre indélébile bleue du camp de concentration de
Auschwitz. Deux ans et trois mois qui lui avaient donné
un appétit inassouvi pour les grands espaces, la mer en
particulier. Plus de trente ans après, il n’avait pas oublié.
Subitement, il eut honte de tirer ce poisson innocent hors
de l’eau. Mais l’instinct du chasseur était le plus fort… Il
éprouvait une sensation bizarre dans sa canne. Certes, le
nylon était toujours tendu mais c’était trop facile. Même
les requins ne se laissaient pas tirer de bonne grâce à
l’abattoir.
— Merde ! s’exclama-t-il, il a dû se faire bouffer par
un autre requin !
Il arrivait souvent qu’un requin attiré par le sang
dévore le poisson remorqué, incapable de fuir. Dans ces
cas-là, on ne ramenait parfois qu’une tête et un bout de
corps tranché comme au rasoir.
Il aperçut une forme sombre dans le scintillement de
la houle, à une quinzaine de mètres. On n’allait pas
tarder à être fixé.
— Prends la gaffe, dit-il à Oswald Barclay.
Puis, il se concentra sur le moulinet, un peu déçu,
frustré de la lutte qu’il anticipait. Ces requins, c’était la
plaie. Attirés par les poissons vivants sur les hauts-fonds,
ils pullulaient autour des îles. Oswald Barclay se pencha
par-dessus bord tenant la gaffe terminée par un crochet
aigu en acier.
— Stop ! cria-t-il à sa femme.
Il resta le torse penché à l’extérieur, regardant la
forme sombre se rapprocher, tirée par le nylon. Soudain
il poussa une exclamation d’une voix blanche :
— Oh ! My God !
Au son de sa voix, Jan Stuck réalisa qu’il y avait
quelque chose d’anormal. Sans lâcher sa canne, il se
pencha en avant au maximum, afin d’apercevoir le
poisson qui se trouvait maintenant tout près de l’arrière
du bateau.
Ce qu’il vit lui serra l’estomac. Il se laissa retomber
en arrière dans son siège, la bouche ouverte, sans
pouvoir parler. Essayant d’effacer la vision d’horreur qui
venait de s’imprimer sur sa rétine.
Un crâne blanc, dépecé, avec juste une petite plaque
de cheveux noirs. Un visage privé de chairs, toutes les
parties tendres arrachées par les oiseaux. Des trous à la
place des yeux.
Derrière lui, sa femme poussa un cri strident et
étouffé à la fois.
***
Les moteurs stoppés, on entendait encore mieux le
floc-floc des vagues contre la coque du cabin-cruiser. Les
deux couples penchés au-dessus du tableau arrière de
l’Aquabelle, contemplaient leur prise, horrifiés. Les
vagues imprimaient au cadavre un mouvement saccadé.
Il flottait sur le dos, comme une outre pleine.
La clavicule gauche était à nu. Le corps semblait
enduit d’une pellicule gélatineuse et verdâtre, comme la
bave d’un monstre marin, y compris les lambeaux de
vêtements qui y adhéraient encore.
Une mouette poussa un cri aigu et s’éloigna. Jan
Stuck ne pouvait détacher ses yeux de la vision d’horreur.
Ce qui avait été un homme.
Tout le bas du corps manquait. Les requins et les
barracudas. Ils avaient dévoré les jambes jusqu’au
pubis… Jane Barclay se détourna et vomit, les mains
crispées sur la lisse. Le cadavre fut agité d’une petite
secousse. Un petit barracuda venait sournoisement de lui
arracher un morceau de chair dans ce qui avait été la
hanche… Jan Stuck poussa une exclamation de dégoût.
— Il faut le remonter !
— On ne pourrait pas le remorquer jusqu’à Mahé ?
suggéra Juliana d’une voix mal assurée.
Le Hollandais secoua la tête.
— Les requins auront le temps de le bouffer
entièrement. Il n’y a qu’à le hisser par le mât de charge…
Personne ne répondit. Oswald Barclay contemplait
fixement une boule blanche se détachant des collines
découpées de Mahé. De loin, on aurait dit une
gigantesque balle de golf posée sur la montagne de la
Misère. Ce n’était que le « Satellite Tracking Station » de
l’US Air Force.
Le Hollandais prit la gaffe et d’un geste précis crocha
la pointe d’acier dans la clavicule dénudée du mort. À
côté de l’hameçon. L’appât rouge en plastique
ressemblait à une décoration posée sur l’épaule du
cadavre. Avec précaution, le Hollandais ramena le corps
le long de la coque. Oswald Barclay s’affairait autour du
mât de charge. Un cordage pendait déjà au ras des
vagues. Jan Stuck fit passer le corps dessus, pesant sur la
gaffe.
Une vision rapide passa devant ses yeux. Il se
trouvait ramené trente ans en arrière. Lorsqu’il charriait
les cadavres au Sonderkommando{3}. Le seul moyen de
survivre dans un camp, grâce aux rations doubles…
S’accrochant à la gaffe, il commença à hisser lentement le
mort hors de l’eau, pour que le cordage trouve un point
d’appui.
Aussitôt une odeur pestilentielle balaya le pont
arrière. Les deux femmes battirent en retraite et le
Hollandais sentit que le corps risquait de lui échapper. Il
se tourna vers l’Anglais.
— Va chercher un second cordage. On va le glisser
dessous avec l’autre gaffe. Sinon, on n’y arrivera jamais.
Oswald Barclay avala sa salive difficilement. Son
métier ne l’avait encore jamais mis en présence d’un
mort. Il retenait de toutes ses forces une nausée.
— Crois-tu que ce soit vraiment nécessaire ?
demanda-t-il timidement. Nous ne sommes pas si
éloignés de Mahé.
L’idée de monter à bord de son bateau ce noyé mutilé
lui soulevait le cœur. Une légère houle agita la mer et le
mort eut l’air de faire une petite courbette… Horrible.
Les yeux du Hollandais se glacèrent imperceptiblement.
— Il y a un cordage dans la cabine avant, répéta-t-il.
Dépêche-toi, c’est lourd.
Il se força à regarder la masse verdâtre, le visage
méconnaissable, gonflé comme un ballon de football, les
orbites vides, le rictus des dents découvertes par les
lèvres absentes, dévorées par les oiseaux. Le bas du tronc
n’était qu’un magma informe et gluant. Oswald Barclay
se faufila le long de la lisse. Avec le cordage, il le noua à
l’extrémité de la seconde gaffe, et parvint d’un air
dégoûté à le glisser sous le corps que Jan Stuck fit pivoter
à l’aide de la première gaffe. Le bateau arrêté, la chaleur
était encore plus suffocante. Les deux hommes
s’affairaient en silence. Le nœud coulant serré, ils se
mirent à le hâler sur le mât de charge. Seul, l’hameçon
était encore accroché à la clavicule. Les deux femmes
s’étaient réfugiées sur le flying deck. Tétanisées
d’horreur.
L’odeur abominable commençait à envahir tout le
cabin-cruiser. Tout à coup, le Britannique vomit à longs
jets, il était blanc comme un linge, maudissant
intérieurement son compagnon. D’un ultime effort, ils
firent pivoter le mât de charge, le corps suspendu assez
haut pour passer au-dessus de la lisse. Puis, lentement
Jan Stuck fit redescendre le mort jusqu’à ce qu’il s’affale
sur le pont arrière. La houle lui imprimait de petits
mouvements de balancier, comme si elle le berçait. Les
bras étaient à demi repliés, comme s’il voulait se
défendre contre le traitement qu’on lui faisait subir.
Courageusement, le Hollandais se pencha et
décrocha l’hameçon de la clavicule. Il en ressentit
presque un soulagement physique. Oswald Barclay s’était
rué dans le carré. Il fouilla dans le bar, prit la bouteille de
cognac Gaston de Lagrange en réserve pour célébrer les
grosses prises et en but une large rasade.
Un peu ragaillardi, il regagna le flying deck et le vent
de la vitesse chassa en partie l’odeur. Jan Stuck alla
prendre une bâche dans la cabine et la jeta sur le corps.
Sans un mot, il commença à remonter les trois autres
lignes. Les deux femmes s’étaient installées à l’avant du
flying deck, d’où elles ne voyaient rien. Le déjeuner était
prêt, mais personne ne pensait plus à manger. Le cabin-
cruiser vira de 180° et prit la direction de Mahé.
Jan Stuck se sentait en paix avec lui-même. Même si
les autorités pointilleuses de la nouvelle administration
seychelloise les accablaient de tracasseries. Lourdement,
il monta l’échelle et se laissa aller sur la banquette en
skaï blanc du flying deck, le visage dans le vent.
Il prit une cigarette dans le paquet de Rothmans qui
traînait et l’alluma. Puis il observa le profil du
Britannique à la barre.
— Je sais ce que vous pensez, dit-il. Mais voyez-vous,
dans le camp, j’ai vu trop de cadavres traités comme des
charognes. Je ne sais pas qui est ce mort. Mais on ne
pouvait pas le laisser dans l’eau.
La pomme d’Adam de l’Anglais montait et
descendait. Il n’était pas encore remis.
— Je comprends, dit-il d’une voix qui disait le
contraire.
Il poussa les manettes des diesels pour passer à
1 400 tours. Il avait hâte d’être arrivé.
***
— Mais d’où ce mort peut-il venir ? demanda Jane
Barclay.
L’Aquabelle longeait la côte ouest de Mahé. Il fallait
encore contourner la pointe nord de l’île avant d’arriver
au yacht-club. Une demi-heure de mer environ.
Personne n’avait mangé. Une petite houle s’était levée et
de gros cumulus blancs cachaient le soleil.
— Il y a eu un naufrage, dit Oswald Barclay, la
semaine dernière. Un cargo qui s’était arrêté à Victoria
pour effectuer une réparation. Il est reparti de nuit, sans
pilote et a coulé, au nord de Denis. On dit qu’il s’est
éventré sur un récif de corail non signalé.
— Il y a eu des survivants ? demanda Jan Stuck.
— Je crois, dit le Britannique. Pas beaucoup. D’après
les Seychellois, il a coulé très vite. Au nord de Denis, à
part les hauts-fonds, on arrive tout de suite à des
profondeurs de plusieurs centaines de mètres.
« En plus, c’était un des derniers coups de vent de la
saison. Il y avait beaucoup de houle.
— Pauvres gens ! soupira Juliana. C’est incroyable.
Cela paraît si solide un bateau…
Jan Stuck secoua la tête.
— Les coraux vous déchirent une coque d’acier
comme du papier. Les Seychellois ont capté des SOS
mais ils ne pouvaient rien faire. La vedette de la police
maritime est à peine plus grande que le Zodiac qu’elle a
sur le pont. Et, dès qu’il y a trois vagues, elle ne sort
plus…
Perdues au beau milieu de l’océan Indien à 4° au-
dessous de l’Équateur, les quatre-vingt-douze îles de
l’archipel des Seychelles étaient isolées de tout, à 2 600
kilomètres de l’Inde et 2 000 de l’Afrique, dans une
immensité sillonnée par les pétroliers venant du golfe
Persique. Une centaine d’îles, 79 000 habitants, du soleil
toute l’année.
— Mais il y a des cartes ? remarqua Jane Barclay.
Son mari secoua la tête.
— Les cartes de l’archipel sont plutôt
approximatives. Ils ont dû se planter sur un récif pas
signalé. Souvenez-vous, le mois dernier, on a cherché un
sec qui se trouvait sur la carte à l’est de Bird Island et on
ne l’a jamais trouvé…
Les collines granitiques uniques au monde,
couvertes de végétation luxuriante étaient toutes proches
maintenant. L’Aquabelle longeait la baie de Beauvallon.
Jan Stuck se pencha vers l’arrière, surveillant
machinalement le cadavre. Il fronça les sourcils. La
bâche avait glissé à cause des trépidations du moteur et
le corps était presque entièrement découvert. Si les
femmes voyaient cela, elles risquaient de piquer une
crise de nerfs.
Sans mot dire, il se leva et glissa le long de l’échelle.
Les bras repliés du noyé se dressaient toujours vers le
ciel, en une muette supplication. Soudain Jan Stuck
aperçut quelque chose que la position du corps lui avait
caché jusque-là. Deux chiffres à l’encre bleue, comme les
siens, sur un lambeau de chair adhérant encore au bras
du mort. Un ancien déporté.
Le Hollandais examina le membre avec plus
d’attention et autre chose lui sauta aux yeux. Il
s’accroupit près du cadavre. Avec précaution, il saisit sa
main droite, scrutant les doigts d’où la chair avait été
arrachée par les mouettes. Il ne restait que quelques
plaques verdâtres autour des os blancs. Mais ce qu’il
aperçut était encore plus horrible.
Retenant sa respiration, à cause de l’abominable
odeur, le Hollandais se pencha vers l’autre main. Encore
incrédule. Il ne sentait plus l’odeur immonde, il n’était
plus dégoûté. Pendant plusieurs secondes, il resta penché
sur les mains décharnées et verdâtres, puis se redressa,
le regard vide, comme absent.
D’un geste mécanique, il rabattit la bâche sur le
corps. À cause des bras dressés, cela avait la forme d’une
tente.
Ce mort portait un message muet et il s’en était fallu
de peu qu’il ne soit jamais capté. Si l’hameçon de la ligne
n° 3 était passé quelques centimètres plus loin, il serait
encore en train de dériver entre deux eaux, dévoré peu à
peu par les oiseaux et les poissons.
Et il fallait justement que ce soit Jan Stuck qui l’ait
péché… La providence avait d’étranges caprices. Le
Hollandais s’installa dans le siège de pêche, regardant la
côte qui s’approchait.
Un avion passa au-dessus d’eux. Le vieux « 707 » des
Somali Airlines qui amenait tous les dimanches les
Italiens de Mogadiscio.
Il jeta un coup d’œil presque affectueux à la bâche.
L’odeur de gas-oil avait chassé celle de la mort. De toute
façon ce n’était pas pire que la puanteur d’un requin. Le
bateau en empestait pendant trois jours de suite.
Sa femme se pencha en haut de l’échelle.
— Tu ne remontes pas ?
— Si, si, fit le Hollandais.
Il s’arracha du fauteuil et s’engagea sur l’échelle, ne
pouvant chasser de ses yeux ce qu’il avait vu.
Le mort n’avait plus aucun ongle à aucune des deux
mains.
Ni les requins les plus féroces ni les mouettes les plus
affamées n’arrachaient les ongles des cadavres.
CHAPITRE II
Un projecteur accroché à un cocotier brillait au
milieu de la pelouse du Fisherman’s Cove comme un
gros œil vert. Malko referma doucement la porte-fenêtre
de son bungalow et s’engagea dans l’allée de pierre
menant à la plage, en contrebas.
Presque tous les bungalows disposés sur trois
niveaux étaient sombres. Les clients du Fisherman’s
Cove se couchaient tôt. L’air embaumait et la lune brillait
découpant l’îlot rocheux échoué en face de l’hôtel. Le
grand hall ouvert à tous les vents à sa gauche, était désert
lui aussi. À l’extrémité sud de la plage de Beauvallon, le
Fisherman’s était le plus luxueux et le plus agréable des
hôtels de Mahé.
Malko, en maillot, sauta sur la plage et s’éloigna vers
la droite, là où brillaient les lumières du Coral Sands et
du Beauvallon-Hotel.
Une chauve-souris le frôla et fila s’enfouir dans la
cocoteraie bordant la plage. La marée était haute,
rétrécissant la bande de sable. Il s’avança jusqu’au
ressac, trempant ses pieds dans l’eau tiède. Chose unique
à Mahé, le fond était en pente douce.
Cent mètres plus loin, avant de franchir la petite
rivière qui coupait la plage, il devina un couple allongé
dans l’ombre d’un falao, à même le sable. Depuis les
consignes de moralité du nouveau gouvernement, les
« sex-boys », Seychellois amateurs de fraternisation,
n’avaient plus le droit aux hôtels. Le romantisme y
gagnait, mais pas le confort. Les lumières de l’hôtel
Beauvallon se trouvaient à un kilomètre environ. Malko
s’arrêta et avança dans l’eau peu profonde. Quelques
minutes plus tard, une silhouette se détacha de la
cocoteraie et vint vers lui. Un homme en maillot, lui
aussi, les cheveux en brosse avec des lunettes d’écaille.
La quarantaine massive. Malko se retourna.
— Monsieur Troy ?
L’arrivant lui tendit la main avec un sourire.
— Appelez-moi Willard. Désolé d’être en retard. J’ai
une crise d’amibiase carabinée actuellement et au
dernier moment…
Malko sourit.
— Ce n’est rien. La température est paradisiaque…
Vous êtes passé par le Beauvallon ?
L’Américain hocha la tête affirmativement.
— Oui, il y a tant de gens là-bas qu’on passe
facilement inaperçu…
— Ça vous fait un long chemin de la Misère,
remarqua Malko.
Willard Troy, chef de station de la Central
Intelligence Agency à Mahé, habitait une superbe villa
sur la route de la Misère, de l’autre côté de l’île, à côté de
la « Satellite Tracking Station ». Officiellement Troy
n’était qu’un des 120 contractants civils de l’US Air
Force. Une « couverture » en pur mohair…
Malko ne se réjouissait pas de l’amibiase. Le chef de
station de la CIA risquait de ne pas être d’un grand
secours… Enfin, c’était la vie. Les espions aussi
tombaient malades. Les deux hommes firent quelques
pas dans l’eau, s’éloignant de la plage.
— Ce n’était pas imprudent de vous téléphoner ce
matin ? demanda Malko.
— Non, répondit Willard Troy. Ils ne savent même
pas encore ce qu’est une table d’écoute. Mais ça ne
durera pas. Avec les Tanzaniens…
Malko était arrivé le matin même, par le vol d’Air
France, le « 747 » qui desservait l’île Maurice et la
Réunion. Ne sachant de sa mission que ce que contenait
le bref mémo de la station de Vienne, son point d’attache.
Il avait d’ailleurs été étonné que la CIA lui donnât signe
de vie. L’heure était aux économies et les consignes
demandaient aux chefs de service de faire appel le moins
possible aux agents non-statuaires, comme lui.
— Où en êtes-vous ? demanda-t-il.
— Nulle part, avoua l’Américain. Sourire tordu. Il y a
treize jours exactement dans la nuit du 30 octobre au
1er novembre, un cargo battant pavillon libérien, le
Laconia B a fait escale à Mahé. Venant de Durban, en
Afrique du Sud, allant à Eilath, en Israël. Il est arrivé à
huit heures à Victoria, s’est débrouillé pour entrer sans
pilote, on se demande comment, et n’est resté que six
heures. Le temps d’une réparation urgente.
— Ce soir-là, il y avait pas mal de vent et de mer.
Queue de mousson. Le Laconia B est reparti droit au
nord. Et, au nord de Denis a coulé en quelques minutes.
Les Seychellois ont capté son SOS et, le lendemain, des
recherches ont été entreprises pour retrouver des
survivants. On n’en a trouvé qu’un. Blessé. Ils n’avaient
même pas eu le temps de mettre les radeaux à la mer. Il y
avait des creux de quatre mètres et les requins…
— C’était un gros bateau ?
— 14 000 tonneaux, précisa l’Américain. Un
Freedom Ship.
Ils pataugèrent en silence. Une méduse frôla la
jambe de Malko et il fit un saut de côté. Il pensait aux
hommes qui s’étaient débattus en pleine nuit, dans cette
mer infestée de requins. Ce qui le ramena à sa
« couverture ».
Agent d’assurance de la Maritime Freight Carrier
Insurance. Venu enquêter sur le naufrage.
— Comment se fait-il que la cargaison ait été assurée
pour 3,7 millions de dollars ? demanda-t-il.
Il avait tout le dossier de Laconia B avec lui. Beau
travail de la Technical Division de la CIA. Willard Troy
inspecta la plage déserte d’un regard circulaire avant de
répondre d’une voix posée :
— La « Company » s’intéressait au Laconia B depuis
le départ. Il avait dans ses cales 200 tonnes d’oxyde
d’uranium en provenance d’Afrique du Sud, réparties en
560 fûts plombés. Destinées en grand secret à l’usine
israélienne de Dimona, dans le Neguev. Au cas où vous
l’ignoreriez et pour vous faciliter la compréhension de
cette histoire, avec 200 tonnes d’uranium, on peut
fabriquer environ 30 bombes nucléaires, type
« Hiroshima »… Un modèle qui a fait ses preuves, ajouta
l’Américain avec un rictus amer.
Ce n’étaient pas les Japonais qui le contrediraient.
— L’usine de Dimona, continua Willard Troy, est
camouflée en fabrique de textile, mais, en réalité, elle est
destinée à produire de la matière fissile pour engins
nucléaires. Les Israéliens n’ayant pas signé le traité de
désarmement atomique, personne ne sait vraiment ce
qui s’y passe… La cargaison du Laconia B était le dernier
élément dont les Israéliens avaient besoin pour se munir
d’armes atomiques… Ce transfert d’oxyde d’uranium
d’Afrique du Sud en Israël avait été approuvé par notre
ancienne administration. Secrètement, bien entendu. Le
nouveau président n’est plus d’accord. Le naufrage du
Laconia B nous offre peut-être l’occasion de récupérer
cet oxyde d’uranium.
Malko regarda les lumières de Beauvallon, songeur.
— D’après le rapport de la Maritime Freight Carrier
Insurance, le Laconia B a coulé par plusieurs centaines
de mètres de fond.
— Oui, fit Willard Troy. Ce n’est pas aussi simple. Il y
a quelques petits « loups »…
— Par exemple ? demanda Malko.
— Le survivant d’abord. Porteur d’un passeport au
nom de Dan Glowitz. Officiellement, il a quitté l’hôpital
et Mahé trois jours après le naufrage. Destination : Paris
et ensuite Israël. Un seul ennui, Air France n’a aucune
trace de son passage et les Israéliens ne l’ont jamais
revu… Par contre, il y a quatre jours, un Hollandais,
honorable correspondant du Mossad{4} à Mahé a repêché
un cadavre qui pourrait être celui de Dan Glowitz…
— Pourquoi « pourrait » ?
Willard Troy se pencha et trempa sa main dans l’eau
tiède.
— Parce que les Seychellois l’ont enterré à toute
vitesse. Le mort avait été torturé. Tous les ongles
arrachés. Ce Dan Glowitz était un ancien déporté. Il avait
encore un numéro tatoué sur le bras. Ce qui a attiré
l’attention de l’honorable correspondant du Mossad.
— Pourquoi ne s’en était-il pas inquiété plus tôt ?
remarqua Malko.
— Il était à Nairobi quand le Laconia B a coulé. Il est
rentré, le type était déjà « officiellement » sorti de
l’hôpital…
Soudain, l’eau parut plus froide à Malko. Même ici,
dans ce lieu paradisiaque, ceux du monde parallèle
s’entre-tuaient.
— Vous avez une explication ? demanda-t-il.
Willard Troy fit claquer sa langue.
— Une hypothèse. Celle que j’ai transmise à
Washington. Certains « Services » qui s’intéressaient
aussi au Laconia B, ont voulu en savoir plus sur le
naufrage. Des Irakiens, par exemple. Eux aussi
aimeraient bien avoir quelques tonnes d’oxyde
d’uranium. Pas facile à trouver par les temps qui courent.
Il émit une sorte de petit chuintement. Alors, ils sont
venus vérifier si le Laconia B était vraiment par
700 mètres de fond…
— Je vois, dit Malko.
— À l’appui de cette thèse, continua doucement
l’Américain, il y a la présence à Mahé, au Cor al Sands,
d’un Irakien que nous connaissons bien. Rachid Mounir.
N° 2 des services irakiens. Très proche du Front du
Refus. Facile à reconnaître, c’est le sosie de Omar Sharif.
Plaît beaucoup aux dames…
— Et a fait des études de manucure, compléta Malko
avec une ironie amère.
Willard Troy tordit sa bouche dans un rictus muet.
— Oh, il sait faire d’autres choses aussi. Il n’y a pas
un très bon dossier sur lui.
Il se tut. Pudique. Un ange passa, noir comme une
chauve-souris, avec une tête de loup… C’était une
véritable horde, pas un petit loup que dévoilait Troy.
Malko rangeait dans son cerveau tous les éléments
fournis par l’Américain. Un beau petit pot au feu
d’horreurs.
— Comment les Irakiens se sont-ils branchés sur le
coup ? demanda-t-il.
Willard Troy eut une moue dubitative.
— Je ne sais pas exactement. Hypothèse : les
Seychellois, nouvelle manière, sont très copains avec les
Tanzaniens. Les Tanzaniens vont aussi s’entraîner en
Irak qui fournit des armes tchèques à tout le monde, y
compris la police « parallèle » du nouveau régime.
De mieux en mieux. Pourtant quelque chose faisait
tiquer Malko.
— Si le Laconia B gît par 700 mètres de fond, dit-il,
personne ne peut le récupérer…
Willard Troy le fixa, impénétrable.
— Très juste. Mais est-ce que le Laconia B est par
700 mètres de fond ?
— Comment ?
— Personne ne sait exactement où il a coulé,
expliqua l’Américain. Il a pu basculer dans les grands
fonds ou rester accroché sur un banc de corail. La
première chose est de le retrouver. Avant
« l’opposition », si possible.
— Et ensuite ?
— Ensuite, la Navy a une base à Diego Garcia. Ils
aviseront.
— Pourquoi n’avisent-ils pas maintenant ? demanda
Malko, plein de logique…
— Parce que le Laconia B a coulé dans les eaux
seychelloises et que le State Department tient à ce que
nous gardions un low profil. Si les Seychellois fermaient
notre station d’écoute, ce serait un foutu coup dur…
Malko réalisa qu’il s’enfonçait tout doucement dans
le sable et se déplaça un peu. De loin, lui et Troy,
devaient ressembler à un couple d’amoureux…
— Vous avez des « stringers »{5} ici ?
— Un, fit Willard Troy. Mark. Seychellois. Quand je
l’ai connu, il travaillait dans une école pour « enfants
exceptionnels ». C’était l’enfer. Ici, les enfants
exceptionnels, ce sont des tarés… Je l’ai pistonné.
Maintenant, il travaille à l’hôpital à mi-temps. Le reste
du temps, il est « sex-boy » comme disent les Seychellois.
C’est-à-dire qu’il saute les touristes esseulées contre de
petites compensations financières. Comme on lui met
des bâtons dans les roues, il s’est reconverti dans la vente
des coco-fesses{6} et il n’aime pas beaucoup le nouveau
gouvernement. Avant, s’il avait trois roupies pour se
payer une bière, il pouvait aller draguer dans n’importe
quel hôtel.
— Il va venir me faire la cour ? demanda Malko.
Willard Troy ne se dérida même pas.
— Il vous attend demain. Chez lui. Sur la route de
Beauvallon à Victoria. Vous verrez une pancarte en bois
« Résidence de l’ambassadeur de l’URSS ». Un sentier. Il
y a quelques cases, tout près de la route. Mark habite là.
Avec ses coco-fesses qu’il vend aux touristes. Personne
ne prêtera attention à vous. Allez-y à partir de trois
heures.
— Il a un bateau ?
— Non, précisa Troy. Mais je connais un autre type
qui peut vous donner un coup de main. Un « Blanc
rouillé », comme ils disent ici. Un fauché. Allez au yacht-
club et demandez le Koala. C’est un gros cabin-cruiser de
cinquante-quatre pieds. Le skipper s’appelle Brownie.
Australien fou. Trafiquant. Aventurier. Il nous a sorti un
agent de Madagascar il y a trois mois. Avec pas mal d’or
appartenant à des Hindous. Il est sur tous les coups
foireux. Payez-le bien, il vous aidera. Connaît l’océan
Indien comme sa poche. Et en plus, il est avec une pépé
superbe.
— Le rêve, soupira Malko. À propos, comment vais-je
me déplacer ?
— Prenez un taxi pour Victoria demain matin, dit
Troy. En face du Pirate’s Arms, il y aura une Mini-Moke
rouge. Plaque 6555. Elle ressemble à toutes celles que
louent les touristes, mais c’est une petite bombe avec un
moteur de Cooper S. Les clefs seront sous le siège.
— Merci, dit Malko. Avec Brownie, je viens de votre
part ?
— Avec précaution, accepta Willard Troy. Il ne
posera pas de question. Passez-moi un coup de fil
demain soir. À la maison. Si ça ne répond pas, essayez
l’hôpital…
— Étant donné ce qui s’y passe, dit Malko, je ne vous
le souhaite pas. Si vraiment cet Israélien a été enlevé, il a
fallu des complicités locales, non ? À propos, comment
est l’ambiance, ici ? Vous êtes très surveillé ?
— Pas mal. Il n’y a eu que trois morts à la Révolution,
mais le président René a une frousse noire d’un
contrecoup d’État. Il y a eu le couvre-feu pendant quatre
mois. C’est fini maintenant. Il a fait venir sept officiers de
Tanzanie pour encadrer la police et des copains du parti
communiste mauricien pour créer une police politique.
Heureusement, le chef de la police s’entend pas bien avec
les Tanzaniens. C’est encore assez pagailleux, mais on
visse un peu tous les jours. Deux semaines après le coup
d’État, les Soviétiques installaient une ambassade. À
l’hôtel du Pirate’s Arms… Tellement ils étaient pressés.
Maintenant, on voit pas mal de navires russes à
Victoria… Civils et militaires. Les gens commencent à
s’en rendre compte, mais ils sont tellement nonchalants
qu’ils ne réagissent pas. Ici, on regarde surtout pousser le
coco. Ce ne sont pas des foudres de guerre…
— Et l’opposition ?
— Il n’y en a pas. Le seul qui était menaçant, Ahmed
Abi, a disparu sans laisser de traces, il y a trois mois.
Évidemment, il y a un certain mécontentement dans la
population : le nouveau régime a interdit de boire de la
bière sur la route et en voiture. Avant ils se descendaient
tous leurs trois canettes entre le bureau et la case et
arrivaient fin saouls. Mais, avant qu’ils réagissent…
Malko regarda la plage sombre, inquiet.
— On ne vous a pas suivi ?
L’Américain secoua la tête.
— Je ne pense pas. Ils sont encore trop flemmards.
Je crois que l’histoire du bateau ne les intéresse pas. Ils
surveillent surtout les Anglais qu’ils soupçonnent de
vouloir remettre Jimmy Mancham à la présidence.
— Dites-moi, répéta Malko, il a fallu des complicités
locales pour faire disparaître cet Israélien ?
— C’est bien ce qui m’inquiète, avoua le chef de
station de la CIA.
Malko prit la main tendue.
— À demain au téléphone. À propos et les
Israéliens ?
Troy secoua, la tête.
— Ils sont sûrement là, mais je ne les ai pas encore
localisés.
Malko le regarda s’éloigner vers le Beauvallon et prit
le chemin du Fisherman’s. Il fallait un sérieux effort
d’imagination pour réaliser le danger dans cette
ambiance. Mais il était là. Malgré lui, il se retourna
plusieurs fois. La plage était pourtant déserte. Willard
Troy s’était fondu dans la cocoteraie. À quelques milliers
de kilomètres de là, la neige tombait sur les vieux murs
de son château, à Liezen, en Autriche. Alexandra, sa
fiancée, devait danser à Vienne.
Il se sentit soudain très seul.
***
Malko allait atteindre le Fisherman’s Cove
lorsqu’une silhouette émergea brusquement de l’ombre.
Un Noir très grand dont il distinguait à peine le
visage lui barrait la route. Malko stoppa, le cœur dans la
gorge. Le Noir demanda d’une voix douce :
— Ti parles français ?
— Oui, fit Malko, imprudemment.
Aussitôt l’autre tendit la main et continua d’une voix
geignarde :
— N’a pas roupie, n’a pas manger.
Malko faillit éclater de rire : il avait vu le vieux
mendiant sur la plage, l’air compassé, essayant de vendre
aux touristes quelques vieux fruits contenus dans un
carton en équilibre sur sa tête. On s’en débarrassait pour
quelques roupies.
Malko lui montra son maillot.
— Je n’ai rien.
L’autre hocha la tête.
— Bonsoi’alo’, bougeois{7}. Que Bon Dieu aider moi…
Il se détourna et repartit dans son trou d’ombre.
Malko retraversa silencieusement la pelouse de
l’hôtel jusqu’à la première rangée de bungalows. En
passant devant celui voisin du sien, il aperçut un rai de
lumière filtrant entre les rideaux de la porte-fenêtre.
Automatiquement, il regarda. Dans son métier, la
curiosité n’était pas un vilain défaut, mais une nécessité
vitale. Aussitôt, il eut l’impression qu’on lui injectait un
fluide brûlant dans ses veines.
La silhouette d’une femme agenouillée contre le pied
d’un des lits jumeaux, le visage dans les draps, les bras
étendus devant elle, se devinait dans la pénombre. Un
homme la tenait aux hanches, agenouillé contre sa
croupe, s’éloignant et se rapprochant à gestes lents. Une
scène d’un érotisme intense. Malko détourna son
regard : il n’avait rien d’un voyeur. Néanmoins, troublé,
il regagna sa chambre et s’y enferma. Sa Seiko-Quartz
indiquait minuit et demi. Tout l’hôtel dormait. Sauf sa
voisine.
Il s’allongea, pensant au cargo disparu et à l’homme
kidnappé à l’hôpital et torturé.
Que lui avait-on fait avant de le jeter aux requins ? Il
pensa avec émotion à l’inconnu qui avait lutté tout seul
contre la souffrance, essayant de protéger son camp,
sachant que la mort était au bout du tunnel. Dans le
monde parallèle, il y avait rarement des prisonniers.
Lorsqu’on se découvrait, c’était pour tuer. Le couple qui
faisait l’amour à côté, ne connaissait pas ce genre
d’angoisse.
Malko réalisa soudain qu’il n’avait pas d’armes et
qu’il avait oublié de demander à Willard Troy de lui en
procurer une. C’était pourtant le travail de la Station. La
valise diplomatique n’était pas faite pour les chiens…
Depuis la généralisation des contrôles dans les aéroports,
il laissait de plus en plus son pistolet extraplat à Liezen.
Pour qu’Elko Krisantem puisse faire peur aux voleurs…
Ce dernier devait être en train de lutter contre les
plombiers locaux. Grâce à sa mission à New York, Malko
s’était offert une chaudière de chauffage central flambant
neuve. Mais, avec cette merveille ultramoderne, tous les
tuyaux menaçaient d’exploser sous une pression à
laquelle ils n’étaient plus habitués.
C’était une des raisons pour lesquelles Malko avait
repris son baluchon de commis-voyageur en mort subite.
Direction : les Seychelles. Perle de l’océan Indien.
Sans même s’en rendre compte, il bascula dans le
sommeil.
***
Malko se réveilla en sursaut et se dressa dans
l’obscurité, le cœur battant la chamade. Il lui fallut
plusieurs secondes pour réaliser où il se trouvait et
calmer son angoisse. Quelques années du métier de
barbouze lui avaient donné un sommeil léger et des nerfs
sensibles. Sa vie en avait souvent dépendu. Son
subconscient déclenchait la sonnette d’alarme au
moindre élément inhabituel.
Il calma les battements de son cœur, guettant le bruit
qui l’avait arraché au sommeil.
Des gémissements syncopés, étouffés par la cloison,
s’enflant et diminuant à un rythme remarquablement
régulier. Le cri d’une femelle humaine en train de faire
l’amour. Et apparemment, d’y éprouver un plaisir
certain. Il ferma les yeux, décidé à se rendormir. Le
Fisherman’s Cove était l’endroit idéal pour une lune de
miel.
Les gémissements de l’inconnue continuaient,
syncopés, avec de brusques plages de silence, puis
recommençant dans un crescendo jusqu’à un cri aigu.
D’abord amusé, puis agacé, Malko finit par en être
troublé. Ces cris supposaient un tel déchaînement qu’il
ne pouvait s’empêcher de mettre des images sur les sons.
Des images qu’il n’avait aucun mal à deviner.
Dix minutes plus tard, il se leva. Sa mission aux
Seychelles commençait bien ! Si cela devait être comme
cela toutes les nuits, il allait changer de chambre. Il avait
autre chose à faire qu’à draguer une vacancière esseulée
pour se changer les idées.
Les bruits et les soupirs se prolongeaient, révélant
une riche nature. Il ne pouvait quand même pas taper
sur la cloison.
Doucement, il traversa sa chambre, fit glisser la
porte-fenêtre et se retrouva sur la pelouse dominant la
plage. La température était délicieusement douce.
L’océan Indien scintillait sous la réverbération de la lune.
On entendait vaguement le bruit de la mer.
C’était idyllique. Mais pas en solitaire. Malko
regrettait de ne pas avoir emmené Alexandra, sa fiancée
de toujours, ou quelque autre créature de rêve. Mais ses
missions lui apportaient assez de tension, sans y mêler sa
vie privée. D’où il était, les gémissements de l’inconnue
était encore plus perceptibles. Ce couple était
infatigable !
Malgré lui, il guetta la montée des soupirs qui se
transformèrent en gémissements, puis en grognements
rauques, enfin en cris entrecoupés d’onomatopées. Deux
mots revenaient sans arrêt Zé nehedar ! Zé nehedar. Une
langue inconnue de lui. Pourtant, il en parlait huit
parfaitement. Assis sur une chaise-longue, il suivit avec
un intérêt qu’il essayait de maintenir détaché la montée
vers le plaisir de l’inconnue. Cela s’acheva dans un
grognement rauque, comme un animal qui expire.
Furieux, il imaginait les corps soudés, l’odeur du plaisir,
l’homme abuté dans sa partenaire, les mains crispées sur
les hanches… Toute la magie de l’amour.
Le silence était retombé. Un nuage cacha la lune.
Cette fois, cela paraissait bien fini… Malko prit encore
l’air un moment puis regagna sa chambre. Il était curieux
de voir à quoi ressemblait cette inconnue si gourmande.
Il se coucha, mais ne parvint pas à s’endormir. Pour
chasser son trouble, il se mit à penser à Liezen, entre les
mains fidèles de Elko Krisantem. Grâce aux subsides
arrachés à la CIA, une nuée de plombiers creusaient des
trous dans les murs vénérables du château afin de
donner un exutoire à la nouvelle chaudière de chauffage
central, offerte par l’agence de renseignements.
Au prix d’un petit chasseur bombardier.
Et les tuyaux cédaient les uns après les autres.
***
Un lézard bleu fila dans le soleil qui achevait de faire
fondre le beurre de Malko en train de prendre son petit
déjeuner sur la terrasse de plain-pied avec la pelouse. Il
commença à feuilleter l’épais dossier posé sur ses
genoux.
Tout ce qui concernait le Laconia B le cargo disparu.
Officiellement, Malko : agent de la « Maritime Freight
Carrier Insurance » réassurée auprès de la Llyod
cherchant à établir avec précision les circonstances de la
disparition du cargo, avant de payer la prime. La CIA
avait très bien travaillé, lui forgeant de superbes
accréditifs. En plus, cette couverture lui permettait de
poser pas mal de questions… Il espérait seulement que
les Seychellois ne possédaient pas encore le Who’s Who
des barbouzes.
Il risquait de le savoir très vite.
En attendant, il ouvrit le dossier et se pencha sur une
carte de l’archipel des Seychelles. Une croix rouge avait
été tracée, au nord, avec sa position.
55° 41’ de longitude est.
3° 45’ de latitude sud.
Lieu approximatif du naufrage, d’après l’heure du
SOS et la vitesse – 13,5 nœuds – du Laconia B. Celle-ci
avait été établie sur la base des 2 116 miles marins
parcourus depuis Durban.
Mais le lieu du naufrage n’était qu’une
approximation. Le Laconia B pouvait se trouver dans un
cercle de 30 miles autour du point supposé. Cela faisait
une sacrée surface à ratisser. Où le fond était presque
partout de plusieurs centaines de mètres. Donc,
inatteignable sans recherches coûteuses et longues.
Un grincement fit tourner la tête à Malko. La porte-
fenêtre de la chambre voisine. Il posa son dossier. Il allait
voir l’inconnue qui avait troublé sa nuit.
Les deux mots revinrent en une fraction de seconde
dans sa mémoire : « Zé nehedar ». Ils s’effacèrent devant
la somptueuse silhouette qui émergea dans le soleil,
traînant la chaise-longue sur la pelouse. Une grande fille
brune avec un deux-pièces orange dont l’élastique du slip
s’enfonçait dans la chair un peu molle des hanches. Une
poitrine épanouie, de longs cheveux noirs cascadant sur
ses épaules, juchée sur des mules qui la grandissaient
encore. Malko remarqua les longs ongles rouges, rares
chez les vacancières.
Il la revit pantelante sous les coups de boutoir de son
amant. Il s’attendait à voir ce dernier, mais personne
n’apparut. L’inconnue brune s’installa dans sa chaise
longue, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires.
Tranquillement, elle ôta son soutien-gorge et commença
à enduire d’huile deux seins épanouis aux aréoles très
brunes. En même temps, elle tourna la tête, croisa le
regard de Malko. Elle sourit et dit alors d’une voix douce
en anglais avec un accent indéfinissable :
— Bonjour, il fait un temps splendide, n’est-ce pas ?
— Superbe, approuva Malko.
Un vacancier qui descendait vers la plage faillit sortir
du sentier devant le spectacle. Mahé, ce n’était pas
encore St-Tropez…
Son huilage terminé, l’inconnue s’étira
voluptueusement, se cambrant à décoller ses reins de la
chaise-longue. Encore une à qui le climat tropical
réussissait. Malko réprima de justesse une furieuse envie
de balancer le dossier du Laconia B dans la mer. Mais le
devoir l’appelait. Il se leva. Se retenant de lui demander
ce que signifiait « Zé nehedar ».
Au moment où il allait rentrer dans sa chambre,
l’inconnue demanda :
— Il ne vous resterait pas un peu de thé, par hasard ?
J’ai demandé mon breakfast, mais il paraît que c’est trop
tard…
Du thé, Malko en aurait fait sécher de ses mains,
pour une créature de cette classe. Il se rua vers son
plateau à peine entamé.
— Je crois qu’il m’en reste un peu, annonça-t-il d’une
voix qui parvenait à ne pas trahir ses pensées.
L’inconnue s’extirpa aussitôt de sa chaise-longue,
sans ôter ses lunettes, avec un sourire ravi.
— Oh, comme c’est gentil. Sans thé, je ne suis pas
vraiment réveillée.
Elle vint vers Malko, la main tendue, ses seins se
balançant au rythme de sa marche. Sa poignée de main
était ferme, presque masculine. Une femme sûre d’elle et
de son charme. Elle se laissa tomber dans un fauteuil de
rotin.
— Je m’appelle Irja Inari, dit-elle, je suis Finlandaise.
— Malko Linge, je suis Autrichien…
Elle ôta ses lunettes, révélant deux yeux en amande
soulignés de bistre. Elle avait vraiment beaucoup fait
l’amour. Son visage n’avait aucune ride, comme si elle
avait dix-huit ans, sa poitrine très forte ne tombait pas. Il
voyait les muscles jouer sous la peau satinée de ses
longues cuisses bronzées. Pourtant, elle avait au moins
trente ans. On le sentait à une multitude de petites
choses. La voix bien placée, l’assurance des gestes, du
regard. Il émanait d’elle plus que du magnétisme sexuel.
Une force tranquille, de l’équilibre.
Malko versa le thé.
— Vous voulez une seconde tasse ?
Elle secoua la tête.
— Quelqu’un vous attend ?
— Non, non, je suis seule. Et pas en vacances.
J’effectue un reportage sur les Seychelles pour le Sunday
Times de Londres. Complet : la politique, le folklore, le
tourisme, l’économie… Ici, ce n’est pas facile d’avoir des
rendez-vous, les gens sont si nonchalants. Mais je n’ai
que quelques jours.
— Je vois, dit Malko. Moi aussi je travaille.
Il lui raconta l’histoire du Laconia B.
La Finlandaise poussa une exclamation excitée.
— Mais c’est passionnant ! Vous m’emmènerez
quand vous partirez à sa recherche ? Cela pourrait faire
un bon reportage… Comme ça, je pourrai rester un peu
plus.
Malko réfléchissait. L’inconnu de la nuit était donc
un amant de passage. Pourquoi ne pas agrémenter sa
mission d’une aventure finlandaise ? Aussi tropicale que
le climat…
Irja Inari soupira :
— Quelle tristesse d’aller travailler avec un temps
pareil… Nous ferions mieux d’aller nous baigner… Alors,
peut-être à plus tard.
— Vous ne travaillez pas la nuit, dit aussitôt Malko.
Voulez-vous que nous dînions ensemble ?
La Finlandaise lissa ses longs cheveux, dégageant
son visage.
— C’est une bonne idée, dit-elle, mais je ne sais pas
encore si je serai libre… J’ai tant de gens à voir… Voulez-
vous m’appeler vers six heures ?
— OK, promit Malko. J’espère que vous pourrez vous
libérer.
Elle lui tourna le dos, lui offrant le spectacle d’une
chute de reins à faire basculer en bloc dans le péché tout
le Sacré Collège.
De nouveau, un flot de mauvaises pensées assaillit
Malko. Il entra dans sa chambre pour s’habiller. Avant
tout, récupérer un moyen de transport.
Il hésita entre une chemise bleu marine et une plus
claire, mit un pantalon blanc, des lunettes dissimulant
l’or de ses yeux et sortit.
Dans le parking, il aperçut la Finlandaise démarrant
au volant d’une Mini-Moke. Vêtue d’un jean
superbement coupé et d’une saharienne. Des appareils
en bandoulière.
CHAPITRE III
Malko freina brusquement, mais faillit quand même
dépasser l’embranchement. La Cooper S était vraiment
une petite bombe. Il s’était amusé dans les lacets de la
route sinueuse et défoncée reliant Victoria à Beauvallon.
L’écriture signalant la résidence de l’ambassadeur
soviétique ne payait pas de mine : une pancarte en bois
avec des lettres tracées à la main maladroitement, le tout
au bout d’un piquet enfoncé dans le sol… La Cooper S se
mit à cahoter effroyablement sur un sentier
perpendiculaire à la route, bordé de quelques cases sur
pilotis perdues dans les cocotiers. Festival de tôle
ondulée… Un cochon noir traversa le sentier et Malko
pila presque en face d’un éventaire de fortune.
Une planche sur deux tréteaux, avec des coco-fesses
alignés. Noix de coco jumelles, poussant exclusivement
aux Seychelles et reproduisant à s’y méprendre la croupe
et le bas-ventre d’une femme… D’un beau noir vernis.
Il se gara en face d’une case en tôle ondulée et
descendit. Un petit Seychellois trapu, aux cheveux très
frisés, avec des yeux enfoncés et malins, se précipita
aussitôt sur lui, brandissant un coco-fesses.
— Mark ? demanda Malko à mi-voix.
Le Seychellois inclina la tête affirmativement. Des
poules caquetaient autour d’eux, cela sentait mauvais. Au
bout du hameau, une piste en ciment montait vers la
résidence de l’ambassadeur soviétique. Une femme
observait la scène d’une des cases. Lorsqu’elle croisa le
regard de Malko, elle recula, fermant vivement le volet.
— Oui, c’est moi, dit le Seychellois, vous êtes l’ami de
Monsieur Troy ?
— Right, dit Malko.
L’autre regarda autour de lui, mal à l’aise.
— Je ne veux pas rester ici, dit-il. On peut nous voir.
Partons dans votre voiture. Vous me déposerez à
Victoria.
Sans lâcher son coco-fesses, il s’installa dans la Mini-
Moke.
Malko effectua une manœuvre dans la terre grasse et
remit le cap sur la route de Beauvallon, effrayant les
cochons et les poules.
— Vous habitez là ? demanda Malko, pour dire
quelque chose.
Mark montra une case à l’écart.
— Oui, la bleue, là.
Comme les autres, c’était une construction de tôle
ondulée peinte en bleu pastel, montée sur quatre blocs
de ciment. Des poules jouaient dessous.
— Il y a longtemps que vous êtes à Mahé ? demanda
Mark au moment où Malko se lançait à l’assaut des
courbes menant à Victoria.
— Un jour, dit Malko.
— Vous avez appris beaucoup de choses ?
Malko sourit :
— Pas grand-chose, mais je compte sur vous.
Mark prit l’air choqué et serra plus fort son coco-
fesses contre lui.
— Moi, je ne sais pas beaucoup de choses, dit-il
gravement. Mais je crois que vous devez rencontrer des
gens qui sont au courant.
Malko tourna la tête vers lui, si surpris qu’il faillit
rater son virage.
La route descendait en lacets abrupts au milieu de la
jungle, parsemée de cahutes en tôle ondulée.
— Quels gens ? demanda-t-il. M. Troy ne m’a parlé
que de vous.
Le Seychellois lui jeta un regard en coin. Comme
déçu, puis marmonna.
— Non, non, je ne sais pas…
Ils abordaient les derniers lacets débouchant dans
Royal Street. Malko était déçu par l’aide que la CIA lui
apportait. Pourtant, il avait dramatiquement besoin
d’informations…
— Vous ne savez rien sur le cadavre qu’on a retrouvé
en mer ? demanda-t-il. Il paraît que c’est le marin du
Laconia B soigné à l’hôpital. Il aurait été enlevé. Vous
travaillez à l’hôpital, vous devez être au courant.
Il freina pour éviter des touristes en train de discuter
des carapaces de tortues chez un Hindou les vendant au
poids de l’or. Mark secoua la tête énergiquement.
— Non, je ne connais pas cette histoire. Le malade
est parti de l’hôpital, il a pris l’avion. Ce n’est pas le
même.
Il paraissait si sûr de lui que Malko n’insista pas.
Préférant explorer une autre piste.
— Il paraît que vous avez des amis dans le CID{8}
avança-t-il. Vous n’avez pas entendu parler d’agents
étrangers venus à Mahé en liaison avec l’histoire du
Laconia B ?
Cette fois, Mark prit l’air carrément choqué.
— Des agents étrangers ? fit-il. Il n’y a pas d’agents
étrangers sur le sol national…
Son ton était tellement déclamatoire que Malko
n’insista pas. La CIA lui avait envoyé un étrange allié.
Côté informations, il pouvait aussi bien regarder dans
une boule de cristal.
Il tourna à gauche, Royal Street se terminant en sens
unique. Il fallait contourner le marché pour rejoindre le
centre de Victoria.
Comme s’il voulait se racheter, Mark se tourna vers
lui, tout sourire :
— Je croyais que vous saviez où se trouvait le
Laconia, dit-il et que vous étiez seulement venu chercher
ce qu’il y avait dedans.
Malko leva les yeux au ciel :
— Si je détenais cette information, dit-il, je serais sur
un navire américain en train de remonter ce fichu cargo.
Mais je n’ai qu’une vague idée de l’endroit où il se trouve.
Comme tout le monde…
— Ah bon ! fit le Seychellois.
— À propos dit Malko, où se trouve le yacht-club ?
Il avançait lentement vers la pendule rectangulaire-
mini-réplique de Big Ben – qui se dressait à l’intersection
de Victoria Street et de Statehouse Avenue, marquant le
centre de la petite ville. Mélange de boutiques hindoues,
de magasins modernes et de grands immeubles blancs.
— C’est là-bas, dit Mark. Vous passez devant la poste
et le Pirate’s Arms, puis vous tournez à droite dans
Badamier Avenue.
— Très bien, dit Malko, où est-ce que je vous laisse ?
Mark regarda sa montre avec ostentation.
— En face de la poste.
La poste était un superbe bâtiment moderne, en face
du café-hôtel Pirate’s Arms sur la grande avenue filant
vers le vieux port. La plus moderne.
— Tiens, pourquoi est-ce qu’ils arborent le drapeau
russe ? demanda-t-il.
Mark sourit.
— C’est l’ambassade. Ils n’ont pas encore de local.
Le Seychellois sauta de la voiture comme s’il avait le
feu aux fesses, serrant à peine la main de Malko.
— Si vous voulez me voir, dit-il, il faut demander au
Bubble Club, le soir.
Il traversait déjà. Malko redémarra, songeur. Trois
minutes plus tard, il se garait dans le parking du yacht-
club, un petit bâtiment lépreux et minable au fond d’un
plan d’eau délimité par deux jetées. Latanier Road
menant au nouveau port et Long Pier au vieux port. Il
examina le petit port, où ne se trouvaient que peu de
bateaux modernes.
Une sorte de terrasse couverte avec des tables et des
chaises, dominait un vieux wharf en bois. Une serveuse
noire bayait aux corneilles, près du bar. Les murs étaient
couverts de vieilles cartes marines.
Malko s’approcha de la serveuse.
— Vous connaissez le bateau de Brownie, le Koala ?
La Seychelloise fit un effort considérable de réflexion
puis finit par héler en créole plusieurs Noirs qui
s’affairaient mollement autour d’un bateau sur le quai
d’en face, à côté d’une baraque en bois annonçant :
« Marine charter ». La réponse vint directement, gueulée
par un gros Seychellois tout frisé.
— Il est au vieux port, près de la caserne des
pompiers.
Malko reprit sa bombe, enfila Latanier Road Avenue
en sens inverse et tourna à droite dans Long Pier.
***
Ce qui frappa d’abord ses yeux, ce fut une paire de
fesses incroyablement rondes et cambrées, moulées dans
un short coupé dans un vieux blue-jean qui montait et
descendait devant lui. Leur propriétaire, accroupie sur
une planche suspendue à des cordages, était en train de
lessiver énergiquement le tableau arrière d’un gros
cabin-cruiser.
Koala, Sidney, se détachait en lettres noires sur la
coque. On ne voyait personne sur le pont. Avec la chaleur
ambiante, la lessiveuse devait fondre. Malko se dit que
c’était du gâchis d’utiliser ainsi une croupe aussi
appétissante…
— Miss, cria-t-il. Je cherche Brownie. Est-ce qu’il est
là ?
La fille se releva et se retourna brusquement. La
poitrine débordant d’un maillot rosâtre était aussi
fabuleuse que la croupe. Une masse de cheveux roux et
frisés encadrant un visage anguleux, tout en longueur,
enlaidi par de grosses lunettes de myope. Dommage, sur
ce corps de déesse. Elle examina Malko, indifférente.
— Il fait la sieste, dit-elle, vous voulez lui parler ?
— On m’a dit que vous chartiez ce bateau ? dit
Malko, c’est exact ?
— Oui, fit la rousse. Mais il faut en parler à Brownie.
Montez par la passerelle. Il est à l’intérieur.
Le Koala était amarré le long du quai, tenu à l’avant
et à l’arrière par des cordages. Malko franchit l’étroite
passerelle et se retrouva sur la plage arrière, encombrée
de trois sièges de pêche.
Sans plus s’occuper de lui, la rousse plongea son
éponge dans le seau et se remit à frotter la coque avec
acharnement. Le bateau était propre comme un sou neuf.
Malko aperçut un barbu en slip de bain, étendu sur une
couchette dans le carré, en train de lire un illustré, les
doigts de pied en éventail. Entendant du bruit, il baissa
son magazine. Ses cheveux étaient aussi en broussaille
que sa barbe, d’où émergeait le nez pointu, contrastant
avec les yeux très enfoncés.
— Brownie Cassan ?
— C’est moi, fit le barbu en se redressant.
Il était très large d’épaules, beaucoup plus petit que
Malko. Son aspect négligé contrastait avec la propreté du
Koala.
— Je cherche un bateau comme le vôtre à charter, dit
Malko. On m’a parlé de vous. L’ami d’un ami, M. Troy.
Vous avez effectué une croisière à Madagascar pour son
compte, je crois.
Les yeux enfoncés s’éclairèrent fugitivement.
Brownie Cassan fourragea dans ses cheveux noirs et
bâilla.
— Ouais. Drôle de croisière… Les foutus
bananias{9}ont failli me mettre au trou. C’est un coin
pourri là-bas. J’y retournerais pas pour tout l’or du
monde.
En dépit de son dégoût apparent, Malko sentait un
intérêt certain percer sous les mots désabusés. Il se hâta
de rassurer son interlocuteur.
— Ce que j’attends de vous est beaucoup plus facile,
affirma-t-il.
Brownie Cassan glissa ses pieds dans de vieilles
sandales de toile. La semelle de la gauche bâillait. Il
passa autour une ficelle déjà nouée et la mit en place.
— Venez, on va prendre une bière au yacht-club.
Parce que si je demande à Rhonda…
Il enfila un T-shirt sale. Malko eut envie de lui faire
remarquer qu’on ne pouvait à la fois frotter une coque et
servir à boire, mais réalisa que cela ne le regardait pas.
Ils montèrent sur le quai. En passant, l’Australien jeta à
la rousse :
— Dès que tu as fini, tu vas chez le Shipchandler voir
s’il a reçu le relais pour le sondeur. Et ramène de la glace.
Un demi-pain, au moins.
Avec la Mini-Moke, ils furent au yacht-club en deux
minutes, et s’installèrent sur la terrasse dominant l’eau
sale. Brownie commanda d’autorité deux bières Beck’s,
un paquet de Rothmans et demanda :
— Vous voulez pêcher le gros ?
Malko sourit :
— Presque. Le très gros. Je suis agent d’assurances et
je cherche à éclaircir les circonstances du naufrage d’un
cargo qui a coulé récemment, le Laconia B, avant de
payer les indemnités. Vous en avez entendu parler ?
Brownie Cassan fourragea dans sa barbe, rota, et dit
d’un ton traînant :
— Bien sûr. Il s’est planté au nord de Denis. C’est pas
le premier. Il y a trois mois, c’était un chalutier nord-
coréen, du côté de Mamelles. Il aurait jamais dû naviguer
de nuit sans connaître les parages. Il a dû heurter une
tête de corail pas signalée sur les cartes. Il y en a plein, je
passe mon temps à en rajouter sur les miennes. J’ai
même faussé une hélice il y a six mois en péchant près de
Bird. Mais qu’est-ce que vous voulez faire au juste ? Il a
coulé, c’est fini.
— S’il a heurté un récif, dit Malko, il n’est peut-être
pas en eau profonde. La cargaison est assurée pour une
somme très importante. Si nous pouvions la récupérer,
nous économiserions une prime énorme.
L’Australien secoua la tête.
— Votre Laconia, il doit être par trois ou quatre cents
mètres de fond. Après le sec, ça descend très vite.
Jusqu’à 3 000 mètres…
Malko eut un sourire encourageant.
— Je vois que vous connaissez tout cela
parfaitement. Ça vaut la peine de chercher un peu sur les
secs. Parce que vous pourriez avoir une prime très forte
si vous m’aidiez à retrouver ce cargo. Plusieurs dizaines
de milliers de dollars.
L’œil de l’Australien s’alluma comme le phare
d’Ouessant. Il guigna Malko par en dessous et grommela
comme pour lui-même :
— Moi, je ne suis pas un chercheur de trésor. Je fais
du charter : le fuel, ça coûte cher. Tout ce que vous verrez
en vous baladant, c’est la mer. Le trou qu’il a fait, le
Laconia, il s’est déjà rebouché.
Malko le rassura d’un sourire.
— Je dispose d’un budget important pour les
recherches. Vous chartez à combien la journée ?
— Deux cents livres, laissa tomber l’Australien,
comme s’il n’attendait que cela. Plus la nourriture et le
fuel. On a une autonomie de 900 miles. J’ai des
réservoirs supplémentaires 600 gallons. À 11 nœuds en
croisière, ça fait du temps. On peut filer 18 nœuds, si on
veut. Il y a deux cabines, une douche et c’est Rhonda qui
fait la cuisine…
Au même moment, la jeune femme traversa le quai
d’en face. Elle avait troqué son short contre une vieille
robe de toile à fleurs toute déchirée et marchait pieds
nus… Malko n’en crut pas ses yeux.
— Elle semble extrêmement efficace, remarqua-t-il.
Elle s’occupe aussi des moteurs ?
— Non, fit l’Australien sans sentir l’ironie, mais elle
sait tenir la barre. Elle s’emmerdait comme institutrice
dans un trou près de Melbourne. Maintenant, elle a une
chouette de vie.
— Et elle n’a pas le temps de s’ennuyer, compléta
Malko avec une certaine perfidie.
— Ça non, approuva Brownie, il y a toujours des
trucs à faire sur un bateau.
— Bien, dit Malko, je vous charte le bateau pour une
semaine. Vous me le faites pour 1 200 livres ?
L’autre hésita pour la forme.
— OK, approuva-t-il, mais pas moins, tout coûte les
yeux de la tête ici. Vous me donnez un dépôt ?
— Cent livres, proposa Malko. On part demain
matin. Vous serez prêt ?
L’Australien fit la grimace.
— Je préférerais après-demain. Je dois remonter le
sondeur et le vérifier. On risque d’en avoir besoin pour
votre truc. Vous serez combien ?
— Peut-être deux, dit Malko, pensant à la
Finlandaise. Puis-je visiter le Koala ?
Il tira de sa poche une liasse de billets de vingt livres
et en compta cinq, sous l’œil ravi de Brownie Cassan.
L’Australien les empocha, laissa quand même Malko
payer les Beck’s et les cigarettes, et se leva :
— Sûr. Mais pour votre cargo, ne rêvez pas, vous ne
verrez rien, je sais même pas où il a coulé. Personne le
sait d’ailleurs.
— Ça me fera des vacances, dit Malko.
Direction le vieux port. Cette fois Malko monta sur le
flying deck, inspecta les deux cabines à l’avant, la
kitchenette et le carré. Une carte était posée à plat à côté
d’un émetteur-radio.
Pleine d’annotations au crayon. Malko s’approcha.
— C’est là-dessus que vous situez la vraie position
des secs ?
Aussitôt, l’Australien prit la carte, la roula et l’enfouit
dans un tiroir.
— Oh, il y a juste deux, trois trucs, des repères quoi,
rien d’important. Alors, dit-il d’un ton faussement léger,
je vous attends ici, après-demain ? Vous venez ici ?
— Je viendrai, dit Malko. À propos, vous avez de
l’équipement pour la plongée sous-marine ?
L’Australien hocha la tête.
— Ouais, quatre bouteilles et deux équipements
complets. J’ai même un fusil, mais il est planqué parce
que les « bananias » n’aiment pas ça… Mais, faut faire
gaffe aux requins… Alors, après-demain, huit heures, ici.
— Parfait, dit Malko.
En arrivant près de sa voiture, il aperçut Rhonda
titubant sous le poids d’un énorme pain de glace qui
devait faire ses vingt kilos… Elle lui sourit :
— Alors, vous avez fait affaire ?
— Oui, dit Malko, nous nous retrouvons après-
demain matin. Il fixa ses pieds nus, couverts de
poussière. Vous ne portez jamais de chaussures ?
L’Australienne eut un rire confus.
— Si, mais je n’en ai plus. Ici, cela coûte un prix fou.
Mais au printemps, nous irons à Mombasa, elles valent
moins cher…
Elle s’éloigna, laissant Malko rêveur. Une paire de
chaussures tous les six mois, Brownie la gâtait…
Il se lança dans Badamier Avenue, plutôt ragaillardi.
Si quelqu’un pouvait l’aider à trouver le Laconia B c’était
Brownie Cassan qui semblait connaître l’océan Indien
comme sa poche. Mais cela coûterait une petite fortune
pour le « motiver »…
Il était un peu plus de cinq heures et tout était fermé
dans le centre de Victoria. Presque plus de circulation. Il
lui sembla qu’un taxi s’attachait à lui. Il ne pouvait voir
qui l’occupait à cause du pare-brise teinté. À tout hasard,
dès qu’il eut tourné dans Royal Street, passant devant le
QG de la police, charmant avec ses fenêtres encadrées de
bleu pastel, il accéléra dans la pente rectiligne, lâchant
facilement le taxi. Tellement, qu’il dut freiner
violemment en face de l’incroyable château fort en tôle
ondulée qui se dressait en haut de Royal Street – pension
de famille tenue par un vieux marin – pour aborder les
innombrables virages qui le séparaient de Beauvallon.
Un bus de touristes le croisa dans un hurlement de
klaxon. Il continua, faisant crier ses pneus à chaque
virage. La route escaladait des collines couvertes de
jungle, semées de cabanes en tôle ondulée. Ce matériau
est à l’architecture tropicale ce que le béton est à la ville.
« La Cooper S » était vraiment une petite bombe. Bien
accroché à son volant et secoué comme un prunier, il
aborda le virage le plus en épingle à cheveux du
parcours, dominé par un haut mur, de pierres grises.
Frein. Accélérateur. Rugissement du petit moteur.
Soudain, un choc dans le pare-brise qui s’étoila avec un
bruit sourd.
Malko écrasa le frein si brutalement qu’il dérapa, se
mit en travers de la route et n’évita que de justesse une
autre Mini-Moke qui descendait. Les mains moites, il
stoppa un peu plus loin pour inspecter les dégâts.
Il y avait un trou rond dans le pare-brise, à peu près
au milieu. Comme… Il se retourna, inspecta la capote
arrière et sentit le désagréable fourmillement de la peur
lui picoter le dessus des mains. Un trou similaire
apparaissait dans la tôle. Ce n’était pas une pierre qui
avait heurté son pare-brise, mais une balle. Tirée d’en
haut, d’après l’angle.
Une balle qui l’avait raté d’un cheveu. Sans
l’accélération foudroyante de la Mini, il était mort. On
avait dû tirer du haut du mur. L’endroit était bien choisi,
il était forcé de presque stopper, à cause du virage en
épingle à cheveux… Machinalement, il redémarra,
accéléra, le cœur battant la chamade. Il n’y avait rien de
plus éprouvant pour les nerfs que ce que les Anglais
appelaient un « big gun ».
Une carabine à lunette maniée par un expert. Une
arme puissante qui pouvait vous tuer à 300 mètres.
Il arriva au sommet du col et redescendit sur
Beauvallon, un œil collé au rétroviseur. Forçant son
cerveau à assimiler une donnée nouvelle et angoissante :
il était désormais en danger de mort permanent. Sans
savoir d’où venait la menace.
CHAPITRE IV
Malko passa son index sur le pare-brise étoilé, la
peau agacée par les aspérités du verre brisé. La taille de
l’impact donnait le calibre. Du 378 ou du 460 Weatherby
Magnum, de la munition pour éléphant avec une force
d’impact prodigieuse. Un tel projectile causait des dégâts
irréparables dans un corps humain… En plus de la
chaleur extérieure, il éprouvait une intense sensation de
chaleur intérieure, comme si on lui avait injecté un
dopant. Il quitta le parking et pénétra dans le grand hall
ouvert à tous les vents du Fisherman’s Cove.
Il avait envie d’alcool. Le bar au niveau inférieur était
vide. Il s’installa dans un fauteuil dominant le jardin et la
piscine, commanda une vodka-tonic.
On lui avait tendu une embuscade. Le tireur
connaissait sa voiture et son itinéraire. À quelques
minutes près. Cela signifiait une organisation et des
complices. Vraisemblablement locaux… Il pensa à la
voiture qui l’avait suivi. Son trouble avait été tel après
l’attentat qu’il n’avait pas vérifié si elle était toujours
derrière lui… On lui apporta sa vodka et il trempa
voluptueusement ses lèvres dedans. La première chose à
faire était de prévenir Willard Troy de ce qui s’était
passé.
Il avait largement le temps avant le dîner. En dépit
de ce que lui avait affirmé l’Américain, le téléphone ne lui
inspirait pas confiance. Il n’y avait plus qu’à retraverser
l’île.
***
Malko leva le pied de l’accélérateur pour laisser se
dissiper le nuage bleu du diesel. Depuis le bas de la route
de la Misère, il se traînait derrière un gros camion
surchargé de Seychellois qui grimpait les lacets avec une
sage lenteur. Le paysage était sublime : des
amoncellements de rochers noirs émergeant de la
végétation tropicale, des jacquiers, des hibiscus carmin,
des frangipaniers, des bougainvillées au mauve
éblouissant, semés de pics impressionnants dominant la
baie de Victoria. Avec, hélas, de temps à autre, le chancre
d’une tôle ondulée. Au gré des virages, on apercevait
parfois la « balle de golf » au sommet de sa colline,
comme un objet de science-fiction… Le camion s’engagea
dans une courte ligne droite et Malko en profita pour le
dépasser.
Un kilomètre plus haut, il bifurqua à gauche dans la
route menant à la « Satellite Tracking Station ». L’air
était nettement plus frais, à cause de l’altitude.
Il franchit une première enceinte, marquant la zone
sous contrôle US, puis tourna à gauche avant d’arriver à
la seconde enceinte gardée par des vigiles seychellois et
dominée par d’énormes réservoirs de fuel. Le sentier
menant à la résidence de Willard Troy était plus défoncé
qu’une rue new-yorkaise. Il déboucha sur une esplanade
dominant tout l’est de Mahé avec l’aéroport dans le
lointain. La maison blanche de style colonial était
entourée d’une pelouse superbe. Dès que Malko sortit de
la Cooper, un serviteur impeccable en tenue blanche,
marcha à sa rencontre. Semblant surpris de voir un
visiteur.
« Oui, M. Troy était là. Non, il ne recevait personne,
parce qu’il était très malade. Il fallait le voir au bureau. »
Fermé comme le roc de Gibraltar. Malko prit un
billet de cent roupies et griffonna quelques mots dessus.
— Allez lui porter ceci, dit-il et gardez-le ensuite.
Tandis que le domestique disparaissait, il avança
jusqu’à la véranda vide. Le Noir réapparut, nettement
plus souriant. À 13 roupies pour une livre, c’était un
pourboire royal.
— Le « bougeois » vous attend, annonça-t-il avec un
inimitable accent créole.
Malko se laissa mener jusqu’à une pièce climatisée.
Dans l’ombre d’une lampe verte, il aperçut Willard Troy,
pratiquement de la même couleur que la lampe, allongé
sur un lit bas en désordre.
— Excusez-moi, fit l’Américain en lui tendant la
main, ça ne s’arrange pas… Que se passe-t-il ?
Malko s’assit sur le bord du lit.
— Des choses intéressantes, dit-il. Je crois que ma
couverture est trouée comme un vieux gruyère.
Il relata l’attentat de la route de Beauvallon. Willard
Troy l’écoutait attentivement. Ses yeux semblant
s’enfoncer dans leurs orbites au fur et à mesure. Il essuya
son front couvert de sueur.
— Vous avez une idée ? Est-ce que Mark a pu vous
aider ?
— Je n’ai pas d’idée, avoua Malko et ce petit nabot de
Mark ne m’a rien appris.
Willard Troy eut un geste de surprise.
— Nabot ! Mais il fait plus de 1 m 80…
Les deux hommes croisèrent leur regard, pensant la
même chose.
— Shit ! explosa Troy. Je ne sais même pas où il
habite. Vous comprenez bien qu’il ne tenait pas à ce que
je vienne chez lui. Le seul endroit, c’est l’hôpital où il
travaille tous les jours jusqu’à 15 heures 30.
— J’irai demain, dit Malko. J’espère ne rien
découvrir de déplaisant…
Vœu pieux. La seule présence de l’inconnu à la place
du « stringer » de la CIA signifiait pas mal d’ennuis… La
case en tôle ondulée bleue indiquée par le faux Mark
n’était sûrement pas le domicile du vrai.
— J’espère aussi, dit en écho Willard Troy d’une voix
morne. Je voudrais bien savoir qui a remplacé Mark et
comment on a eu vent de ce rendez-vous…
Ce n’était pas la peine d’aller barboter au clair de
lune, pensa Malko… Il consulta discrètement sa Seiko-
Quartz. Six heures et demie. Il avait juste le temps de
rentrer au Fisherman’s, de se faire beau pour dîner avec
la Finlandaise. Il pensa soudain à un petit détail.
— À propos, demanda-t-il, auriez-vous un lance-
pierre ou un gourdin. Enfin, n’importe quoi…
Willard Troy prit l’air embarrassé.
— J’ai demandé au TD {10} de vous faire parvenir
quelque chose de « propre », dit-il, mais ils n’ont pas
encore répondu. Ici je n’ai qu’un petit truc personnel, un
« 38 » Stainless Smith et Wesson modèle 60.
Malko tendit la main.
— Donnez. Si j’attends la TD, c’est un suaire qu’il me
faudra.
— Mais c’est une arme américaine, protesta Willard
Troy. Avec un numéro…
— Il fallait penser à la TD avant, coupa Malko. Sinon,
je reprends l’avion. J’ai horreur de jouer les pigeons
d’argile. C’est un lance-missile que je devrais vous
demander. Alors ?
— Il est dans le tiroir là-bas, fit l’Américain, vaincu.
Malko ouvrit le secrétaire, écarta deux bouteilles de
J & B, farfouilla quelques secondes et sentit une crosse. À
côté, il y avait une boîte de 50 cartouches « 38 spécial »
qu’il prit également.
— J’espère ne pas avoir à m’en servir, dit-il, mais je
dormirai mieux. Quand la TD vous aura envoyé une
arme « propre », je vous le renverrai. Demain, je vous
retrouve ici, après l’hôpital. OK ?
— OK, approuva Willard Troy. Tenez, si vous voulez
de l’alcool, servez-vous. Je ne peux plus boire pendant
six mois…
Des bouteilles s’alignaient sur une étagère. La
panoplie complète du petit barman : Dom Pérignon,
Moët et Chandon, Don Ruinait rosé, J & B, Martini
Bianco, cognac, etc. Malko, poliment, ne prit que le Dom
Pérignon et une bouteille de cognac Gaston de Lagrange.
Au cas où il aurait à séduire la Finlandaise…
Puis, il traversa la véranda et glissa le revolver et les
cartouches sous le siège, après avoir vérifié que le barillet
était plein.
L’air lui parut aussitôt plus suave en descendant les
lacets de la Misère. Cette fois, personne n’était derrière
lui. Les feux de quelques cargos scintillaient dans la rade
de Victoria. Il se demanda comment la somptueuse
Finlandaise allait s’habiller. Souci superficiel, mais on ne
pouvait pas être barbouze vingt-quatre heures sur vingt-
quatre.
***
Elle était belle à en mourir.
Malko laissa glisser son regard le long de la robe
blanche en jersey moulante comme un gant. Les pointes
des seins ressortaient dessinées par le tissu, comme dans
un dessin hyperréaliste, les cheveux cascadaient sur les
épaules bronzées. Sûrement par inadvertance, le vieux
monsieur de la table voisine se mit à tourner son café
avec sa cigarette. Irja adressa à Malko un sourire
radieux.
— Quel endroit agréable !
Un guitariste jouait en contrebas du restaurant. La
lune brillait. Une vraie carte postale ; complétée par les
grands yeux noirs en amande et le décolleté sublime.
— Vous avez eu une bonne journée ? interrogea la
Finlandaise d’une voix douce.
— Excellente, affirma Malko sans rire. J’ai trouvé un
bateau pour chercher mon épave. Vous êtes la bienvenue
si votre reportage vous en laisse le loisir…
— Ah, soupira la jeune femme, je ne sais pas. Ils sont
si lents…
Le récit de ses péripéties bureaucratiques faillit
arracher des larmes à Malko. Sa détente fut
imperceptiblement gâchée par un regard que jeta Irja sur
la montre vers le dessert.
— Vous êtes pressée ? interrogea aussitôt Malko,
pensant à l’inconnu de la nuit précédente.
Irja répondit par un sourire absolument candide.
— Oh non, mais il faut que je me lève tôt. Alors il faut
que je me couche tôt, non ?
Évident. Elle ne précisait pas avec qui.
Apparemment ce ne serait pas avec Malko ; la crème
caramel lui sembla encore plus avoir un goût de ciment.
Le supplice de tantale n’avait jamais été son style. Il
observa les longs ongles rouges et pointus, impeccables.
— Vous êtes très sportive ?
Irja inclina la tête.
— Oui. Pourquoi ?
— Comment arrivez-vous à garder des ongles de
cette longueur ?
La Finlandaise sourit :
— Oh, je fais attention, mais j’en casse souvent…
« Dans le dos d’un homme… » Une brusque onde de
désir balaya Malko. Déjà, la crème caramel à peine
avalée, Irja se levait, avec un sourire d’excuses. Il dut
suivre contraint et forcé comme attiré par la traînée de
parfum : Cabochard. Le dîner avait passé très vite, à
échanger des propos inconsistants. Pas moyen
d’accrocher un vrai contact. Et maintenant, la
Finlandaise s’esquivait. Devant la porte du bungalow
« Bicune », elle lui tendit la main avec un sourire à
arracher des larmes à un gestapiste.
— Merci, c’était tellement agréable… À demain peut-
être ?
— Votre robe est sublime, dit Malko essayant de
gagner quelques minutes. D’où vient-elle ?
— Oh, c’est un cadeau de madame Grey. J’avais fait
un reportage qu’elle avait aimé. Bonsoir.
Pfuiit ! Elle avait déjà refermé la porte. Partagé entre
la frustration et la rage, Malko mit la clef dans la serrure
de la sienne. Les rideaux tirés, le bungalow était plongé
dans le noir. En une fraction de seconde, il réalisa qu’il
ne les avait pas tirés en partant. La bonne ? Mais il y
avait autre chose. Une perception presque
extrasensorielle d’une présence dans le noir.
Il se figea, un flot d’adrénaline dévalant ses artères.
Hésitant à allumer, strictement immobile. Le cerveau en
ébullition. Si on le guettait pour le tuer, il se découpait
dans l’ouverture de la porte. En entrant, il s’est coupé
toute retraite. Soudain, dans le noir, une voix venant du
centre de la pièce, dit en anglais :
— Avancez, monsieur Linge. Mais n’allumez pas.
C’était la voix d’un homme, assez grave. Avec de
l’accent. Malko, sans discuter, referma la porte derrière
lui et, à tâtons, se dirigea vers les lits jumeaux. Un peu
rassuré. Un tueur l’aurait abattu immédiatement. Le
Stainless se trouvait dans le petit coffre scellé au fond de
la penderie. Inaccessible.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
Il devinait maintenant la silhouette de son visiteur
inconnu, assis dans l’un des deux fauteuils de rotin, le
dos au mur. À trois mètres de lui. Comment était-il entré
et que voulait-il ?
— Vous ne me connaissez peut-être pas, mais je vous
connais, continua la voix tranquille. Avez-vous jamais
entendu parler du Derviche ?
— Le Derviche ?
Les rouages de la prodigieuse mémoire de Malko
s’étaient mis en route, triant les souvenirs, les
informations, les noms, des visages. Le Derviche. Cela
éveillait un très vague écho, mais impossible d’en dire
plus.
— Je travaille pour une compagnie d’assurances
quelquefois rivale de la vôtre, continua l’inconnu avec un
rien d’ironie.
Le Derviche !
Les bribes d’une conversation remontant à plusieurs
mois resurgissent dans la mémoire de Malko. Ce jour-là,
on parlait du Mossad, les services spéciaux israéliens.
Particulièrement d’un de ceux qui se consacraient à la
recherche et à l’extermination des terroristes
palestiniens.
Le Derviche. Personne ne savait exactement
pourquoi on lui avait donné ce surnom. À part quelques
hauts fonctionnaires israéliens, personne ne connaissait
son visage et sa véritable identité. Le regard de Malko
s’immobilisa sur l’ombre assise dans le fauteuil.
Un peu soulagé.
— Bienvenue, dit-il. Je me doutais bien que vous
étiez là.
Une arrière-pensée tempéra immédiatement son
soulagement. Qu’est-ce qui lui prouvait qu’il avait en face
de lui un agent israélien ? Il avait cru aussi se trouver en
face de Mark, le « stringer » de la CIA… La plaisanterie
pouvait continuer… Les Israéliens n’avaient pas le
monopole de l’astuce.
— Je vois que vous avez entendu parler de moi, fit la
voix. J’en suis heureux, cela facilitera nos rapports.
Malko laissa s’écouler quelques secondes avant de
répondre :
— Qui me prouve que vous êtes le Derviche ? Que se
passera-t-il si j’allume la lampe qui se trouve à côté de
moi ?
La réponse arriva, dite d’une voix indifférente et
parfaitement contrôlée.
— Vous serez mort avant d’avoir vu mes traits. Il y a
un pistolet braqué sur vous en ce moment. Ce serait
regrettable. Je ne viens pas vous voir en ennemi. Pas
encore.
— Pourquoi ? demanda Malko, fixant l’endroit d’où
venait la voix.
— Parce que les intérêts de nos compagnies
pourraient diverger sur certains points, continua
l’Israélien. Je suis à Mahé pour retrouver le Laconia B.
Vous aussi. Nous ne sommes pas les seuls. Les autres
sont nos adversaires communs.
Malko enregistrait. Au fond, l’Israélien lui proposait
– si c’était lui – une alliance provisoire.
— Savez-vous où se trouve le Laconia B ?
La question brutale faillit le surprendre. Ce n’était
pas dans les habitudes des barbouzes de parler aussi
directement. Il s’agissait vraiment d’une situation
inhabituelle.
— Non, dit Malko. Et vous ?
— Je l’ignore également, avoua l’Israélien d’une voix
tranquille. Mais il n’est pas impossible que nos
adversaires – il appuya sur le mot « nos » – le sachent.
Silence, rompu par le chuintement du conditionneur.
Les yeux de Malko s’étaient accoutumés à l’obscurité et il
distinguait mieux la silhouette massive dans le fauteuil.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
Le Derviche émit un soupir très léger.
— Il y a quelques jours, dit-il, des pêcheurs ont
recueilli un cadavre en mer. Il avait été sauvagement
torturé. Il se trouvait sur le Laconia B. Il est possible,
mais non certain, qu’il ait fourni des indications sur la
position exacte de son naufrage.
Tout se recoupait. Malko entra dans le jeu, décidé à
en savoir le plus possible.
— Qui l’a torturé ?
— Un certain Rachid Mounir, répondit aussitôt
l’Israélien. Le n° 2 du Directorat « Action » des services
irakiens. Un homme qui nous hait, autant que les SS
nous haïssaient. Il se trouve en ce moment à l’hôtel Coral
Sands. Nous le connaissons depuis longtemps. C’est lui
qui a torturé des prisonniers israéliens pendant la guerre
du Kippour. Onze hommes et femmes, faits prisonniers
au Mont Hermon. Il leur a arraché les yeux alors qu’ils
étaient encore vivants…
Le silence qui s’établit dans la chambre sembla plus
lourd à Malko. Il avait déjà entendu parler de l’histoire
du Mont Hermon.
— Un homme comme ce Rachid ne doit pas se
risquer souvent hors d’Irak, remarqua-t-il. Pourquoi ne
vous vengez-vous pas ?
Le Derviche bougea dans son fauteuil, comme si la
question de Malko l’avait énervé.
— Nous nous vengerons, affirma-t-il. Mais pas tout
de suite. Mais il y a des tâches plus urgentes. Rachid
Mounir dispose ici de nombreuses complicités locales.
— Pourquoi les Irakiens veulent-ils le Laconia B
demanda Malko.
— Vous êtes très naïf, monsieur Linge, fit le Derviche
d’une voix pleine d’amertume. Ceux pour qui travaille
Mounir rêvent d’exterminer Israël. Il y a à bord du
Laconia B de quoi le détruire dix fois…
— Les Arabes ne maîtrisent pas encore ces
techniques, objecta Malko.
— Allons donc, trancha le Derviche, si les Indiens y
sont arrivés, ils y arriveront aussi. Avec de l’argent, on se
fait aider. De toutes les façons, c’est un risque que nous
ne pouvons pas prendre. Surtout pas pendant les
négociations qui se déroulent actuellement…
Ils n’allaient pas se lancer dans un cours de
technologie atomique. Malko commençait à en avoir
assez d’être dans le noir.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il.
— Que vous nous disiez où se trouve le Laconia B au
cas où vous le trouveriez le premier, annonça l’agent
israélien d’une voix égale.
De plus en plus étonnant. La brutalité du Derviche
tranchait sur la prudence traditionnelle des Israéliens.
— Comment savez-vous que je vous dirai la vérité ?
demanda Malko. Je pourrais très bien déjà savoir où se
trouve le Laconia B.
— Non, fit le Derviche. Sinon, on n’aurait pas tenté
de vous tuer aujourd’hui. On vous aurait enlevé pour
vous torturer.
Silence. Décidément les Israéliens étaient bien
renseignés. Malko éprouva quand même une satisfaction
vague de les avoir relativement de son côté.
— Que m’offrez-vous en échange de ce que vous me
demandez ?
— Des informations, répondit l’Israélien aussitôt.
Qui peuvent vous éviter des faux pas. Par exemple, le
« contact » que vous avez rencontré aujourd’hui ne
s’appelle pas Mark, mais Bill. C’est le chef de la section
du SPUP{11} pour Beauvallon. Et surtout le patron
officieux de la police parallèle du nouveau régime. Que ce
dernier ne contrôle pas totalement.
— Comment connaissait-il notre rencontre ?
Malko aurait pu jurer que le Derviche avait souri
dans le noir.
— Parce que Mark, l’agent de votre compagnie,
travaille également comme informateur pour le SPUP. Sa
femme, Claire, est la maîtresse de Rachid, après
beaucoup d’autres, dont l’ancien président Mancham…
Mark est un mou, un faible que tout le monde
manipule…
Malko fixait la silhouette sombre, atterré. Bravo pour
la CIA… Il avait été se jeter droit dans la gueule du loup,
grâce à Willard Troy. L’amibiase ne ramollissait pas le
cerveau quand même. Il était temps que la CIA fasse le
ménage chez elle…
— Ils voulaient savoir si vous connaissiez
l’emplacement du Laconia B avant de vous éliminer,
continua impitoyablement l’Israélien. Quand ils ont été
fixés, ils ont organisé l’attentat contre vous.
Maintenant tout était clair… Malko essayait de
classer ce flot d’informations. Cherchant la faille. Parce
que tout cela pouvait aussi être de l’intox.
— Pourquoi les Seychellois aident-ils les Irakiens à ce
point ?
Le Derviche eut un rire sec et sans joie.
— Ils ont peur d’une contre-révolution. Mancham a
déjà essayé avec l’aide de certains Saoudiens. Alors, les
Irakiens leur livrent des armes tchèques qu’ils cachent
un peu partout au cas où… C’est ce Bill qui organise tout
cela.
« Voilà, monsieur Linge. Je vous repose la question :
Acceptez-vous de m’aider, maintenant que je vous ai
prouvé ma bonne foi ? Pour le pays dont vous défendez
les intérêts ce n’est qu’un incident sans réelle
importance. Pour nous c’est une question de vie ou de
mort. Réfléchissez.
Malko vit la silhouette émerger du fauteuil et
esquissa un geste de se lever. Le Derviche l’arrêta net :
— Restez où vous êtes, monsieur Linge. Tant que je
ne serai pas dehors. Et ne sortez pas derrière moi. Vous
recevriez une balle dans la tête.
Malko se rassit, vit l’Israélien atteindre la porte-
fenêtre, la faire coulisser. Le Derviche se retourna :
— Je sais que vous partez en mer sur le Koala. Je
vous recontacterai au retour.
— Que se passera-t-il si je refuse de collaborer avec
vous ? lança Malko alors que le Derviche avait déjà le
corps à moitié dehors.
L’Israélien arrêta son mouvement.
— Cela serait extrêmement fâcheux, dit-il. Je serais
contraint de chercher une solution à votre cas. Qui
pourrait être une solution finale.
Malko n’eut pas le temps de contester cet humour
noir d’un goût douteux. Le rideau battait dans le vide
sous la brise nocturne. Le Derviche avait disparu. Il
alluma sans chercher à le suivre. Il connaissait trop les
Israéliens pour ne pas appliquer à la lettre leurs
recommandations. Pendant la guerre des Six Jours, leurs
Mirages avaient bombardé un navire-espion US qui
s’approchait trop de leurs côtes en dépit de leurs
observations. Bilan : 104 morts…
Il alla refermer la porte-fenêtre et comprit comment
l’Israélien s’était introduit dans sa chambre. Un loquet
verrouillait le battant coulissant. Mais au-dessus il y
avait un vasistas qui, lui, ne fermait pas. Il suffisait de se
mettre sur la pointe des pieds, de passer le bras et de
manœuvrer le loquet… Il le referma néanmoins.
Déshabillé, il demeura étendu un long moment avant
de s’endormir. Cette fois, aucun bruit ne venait de la
chambre de la volcanique Finlandaise. Il n’aurait plus
manqué que cela. Elle dormait vraiment… Il plaça le
Stainless sous le matelas, à portée de la main.
Songeant avec une certaine amertume que son séjour
à Mahé s’ouvrait sous des auspices particulièrement
favorables. S’il ne trouvait pas le Laconia B, les Irakiens
et leurs amis, feraient tout pour le liquider. Au cas où il
aurait du succès, les Israéliens prendraient la relève.
Situation éminemment confortable. La seule solution
étant de partir sur la pointe des pieds. Exclue, pour cause
de conscience professionnelle. Il ferma les yeux,
cherchant à recréer la silhouette éblouissante de la
Finlandaise. Au moins s’offrir cette compensation. La vie
était courte. Il avait deux choses moins agréables à faire
le lendemain. Aller dire ce qu’il pensait à Willard Troy et
se rendre à l’hôpital.
Puisque tout le monde manipulait Mark, le
« stringer » de la CIA, pourquoi pas lui ?
Même s’il était aussi dangereux à manier qu’une
grenade dégoupillée… Ce ne serait pas la première partie
de roulette russe disputée par Malko.
De toute façon, on ne perdait qu’une fois à ce jeu…
CHAPITRE V
À l’hôpital de Mahé, on entrait avec la grippe et on
devait ressortir avec le choléra et le béribéri humide…
Malko regarda le petit bâtiment au toit de tôle rougeâtre
pas plus gros qu’une gentilhommière, d’un seul étage,
entouré d’une véranda branlante, avec ses murs d’un
jaune lépreux, au sommet d’une petite colline entourée
de jungle. À une centaine de mètres de Mont-Fleury
Road, la route de l’aéroport.
Dans le parking, le moteur d’une ambulance datant
de l’âge de pierre était en train de rendre l’âme dans un
concert de hoquets découragés, crachant l’huile par tous
les clapets et semant des bouts de ferraille à tous vents.
Triste présage. Malko gara la Cooper dans le parking des
médecins et grimpa les marches du perron. Des cinéastes
auraient donné une fortune pour avoir un hôpital comme
ça, pour une reconstitution de l’époque coloniale
héroïque… Étant donné la taille de l’hôpital, il ne fallait
pas que les Seychellois soient malades plus de dix à la
fois. Dieu merci, le cimetière n’était qu’à quelques
centaines de mètres, ce qui permettait un
désengorgement rapide, en cas d’épidémie.
Un Noir sortit du bureau d’accueil. Ce n’était pas
l’heure des visites.
— Je cherche Mark, l’infirmier, demanda Malko. Il
est là ?
L’autre étendit la main vers un couloir dont les murs
servaient d’aire de repos à des nuées de petits lézards
transparents.
— Là-bas, au fond, à droite, à la pharmacie.
Malko remercia d’un sourire. Il allait enfin se trouver
en face du « stringer » félon. Une bonne nuit de sommeil
l’avait reposé. Il avait même eu la joie d’apercevoir la
Finlandaise partant dans sa Mini-Moke. Ils avaient
échangé quelques mots et elle n’avait pas exclu la
possibilité de l’accompagner le lendemain en bateau.
Personne ne l’avait suivi, cette fois. Mais il se
demandait d’où viendrait le prochain coup. Mark
pourrait peut-être le renseigner… Il attendait de l’avoir
vu pour aller rendre compte à Willard Troy de l’étrange
visite de l’Israélien.
La porte jaunâtre marquée « Pharmacie » au pinceau
était entrouverte. Malko la poussa et entra.
Il n’y avait qu’une seule personne à l’intérieur. Un
Seychellois de haute taille, en short et chemisette
blanche avec des épaulettes de tissu rouge, debout
devant une armoire ouverte. Très brun de peau, des
cheveux frisés plats, une tête ronde et une petite
moustache de danseur mondain. Il tourna vers Malko un
regard interrogateur et sans grande expression.
— Sir ?
— Mark ?
Une lueur surprise et inquiète passa dans les yeux
noirs. En s’approchant, Malko réalisa que la peau de
Mark était grumeleuse comme une râpe à fromage. Ses
conquêtes devaient y laisser leur épiderme.
— C’est moi, dit-il en anglais. Pourquoi ?
Malko chercha son regard et annonça d’une voix
douce :
— Nous avions rendez-vous hier, Mark. Mais une
autre personne est venue à votre place. Un certain Bill, je
crois. M. Troy a été très déçu de votre attitude…
Le Seychellois recula si brusquement qu’il renversa
avec son coude un bocal de pilules blanches posé sur la
table derrière lui. Probablement toute la réserve
d’aspirine de la nation seychelloise. Il en écrasa pas mal
en reculant, les yeux fuyant, le menton rentré. Mauvais
et terrifié.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? protesta-t-il d’une
voix blanche. Je n’avais rendez-vous avec personne. Je
ne comprends pas. Vous n’avez pas le droit de rentrer
ici… Sortez.
C’était dit si faiblement que ça en était lisible. Malko
s’approcha, écrasant au moins un mois des réserves
d’aspirine du pays sous ses semelles. Jusqu’à ce qu’il soit
à dix centimètres du Seychellois.
— Mark, dit-il, je ne suis pas venu ici pour écouter
des mensonges. Vous savez très bien qui je suis et je sais
très bien ce que vous faites. Monsieur Troy vous donne
de l’argent pour l’aider, pas pour le trahir…
De la sueur s’était mise à suinter de la peau
grumeleuse du moustachu. Mark ne faisait plus du tout
danseur mondain. Ses épaules semblaient s’être tassées
sous le poids des épaulettes.
— Partez, dit-il d’un ton suppliant. Partez, je vous
verrai plus tard sur la plage.
Un coup léger fut frappé à la porte, refermée par
Malko. Les yeux de Mark semblèrent prêts à jaillir de
leurs orbites. Malko se dit qu’il risquait de profiter de la
présence d’un visiteur pour lui filer entre les doigts. Il y
avait une autre porte dans la pièce, à côté de la
minuscule armoire renfermant tout le stock
pharmaceutique de l’hôpital. Il prit le Seychellois par le
bras, l’ouvrit et l’y poussa. Mark se laissa faire, comme
un lapin paralysé par un cobra.
Ils se retrouvèrent dans un petit couloir. Malko
continua, ouvrit une autre porte.
Le bloc opératoire. Vide. Net, avec un superbe
scialytique au-dessus de la table d’opération, une autre
table couverte d’instruments scintillants et chromés. Il
faisait presque froid à cause de l’air conditionné. Dans un
sursaut de courage, Mark s’arracha à l’étreinte et fila vers
la porte. Malko le rattrapa à la volée et d’une seule main
crochée dans la gorge, l’accula au bloc.
Un reflet métallique lui donna une idée. Allongeant
le bras il saisit un bistouri.
Lorsque Mark vit l’acier brillant s’approcher de sa
gorge, il vira à un très beau brun clair, émit un son
étouffé et ne bougea plus. Malko posa délicatement le
tranchant du bistouri sur les poils follets du menton.
Sans vraiment appuyer. Demandant mentalement
pardon à ses ancêtres d’en être réduit à de tels procédés.
— Mark, dit-il, assez de cette comédie. Pourquoi
avez-vous envoyé à votre place ce Bill ?
La pomme d’Adam du Seychellois ressemblait à un
ludion pris de folie. À croire qu’elle allait se décrocher et
jaillir de sa gorge.
— Il me l’a demandé, finit-il par avouer d’une voix
sans timbre. Réponse candide. Au moins c’était clair, il
n’avait rien à refuser à Bill.
— Très bien, dit Malko. Je ne vous demande pas de
refuser d’obéir à ce Bill. Mais je veux que vous me
renseigniez sur tout ce qui se prépare. On a voulu me
tuer hier. Je ne veux pas que cela recommence. Sinon…
Mark se mit à balancer sa tête ronde comme un
rabbin devant le mur des lamentations.
— Oui, oui, promit-il, je vous dirai tout.
Dans l’état où il était, il aurait facilement avoué avoir
cassé le vase de Soissons. Malko éloigna le bistouri et
aussitôt le Seychellois frotta sa peau, comme pour en
effacer la trace.
— Alors ? demanda Malko. Qu’avez-vous à me dire ?
Mark reprit une expression affolée, lâcha des phrases
hachées d’une voix suppliante.
— Je ne peux pas vous parler maintenant. On
m’attend en haut. J’étais venu prendre un médicament
pour un malade. On va me chercher. Il ne faut pas qu’on
nous trouve ici. Je viendrai vous retrouver sur la plage,
vers quatre heures, je vous jure. Mais partez…
— Où habitez-vous ?
— Là où vous étiez, balbutia le Seychellois. La
dernière case à gauche du sentier qui va chez
l’ambassadeur russe.
Malko le fixa longuement. Il était à point.
— Très bien, dit Malko, je vous attends cet après-
midi. Je vous conseille de ne parler à personne de ma
visite. Dans votre propre intérêt. Si vous ne venez pas, je
reviendrai demain ici. Mais avant, j’ai une dernière
question. C’est Bill qui a enlevé de l’hôpital l’Israélien du
Laconia, celui qu’on a retrouvé dans la mer ?
Mark le fixa sans répondre avec une expression
horrifiée, comme si Malko venait de se métamorphoser
en scorpion. Le relâchement des muscles de sa mâchoire
révélait sa panique. Il balbutia quelques mots
inintelligibles et Malko revint sur lui.
— Je vous ai posé une question. Mark, dit-il d’une
voix calme. Répondez-moi.
Mark déglutit et inclina silencieusement la tête. Une
idée s’imposa soudain à Malko. Pour achever de boucler
la boucle.
— C’est vous qui étiez chargé de le soigner ?
Nouvelle inclinaison de tête. Mark n’était plus
seulement un mouchard et un agent double.
— Il l’a emmené en ambulance ? insista
impitoyablement Malko.
Cette fois Mark secoua la tête dans l’autre sens, et
laissa échapper d’une voix faible.
— Non, dans sa Toyota. C’était le soir. Je lui avais fait
une piqûre.
Écœuré, Malko regarda l’infirmier et demanda
doucement.
— Vous savez ce qu’on lui a fait, après ?
Cette fois, Mark ne répondit pas. Malko recula vers
la porte du couloir, l’ouvrit et se retourna vers le
Seychellois :
À
— À tout à l’heure, Mark.
***
Même sans les amibes, Willard Troy aurait été
décomposé. Il y avait de quoi. Allongé sur une chaise-
longue, au bord de la pelouse, il écoutait le récit de
Malko d’un air atterré.
— Je ne pensais pas qu’il trahissait à ce point,
murmura-t-il. Il m’avait toujours dit qu’il haïssait les
gens du SPUP, que la vie devenait impossible, qu’il
faudrait bientôt lui donner un visa pour les États-Unis.
C’est une catastrophe. Parce que je n’ai personne d’autre.
— Et les gens de l’ambassade ?
La minuscule ambassade américaine était nichée au
quatrième étage de Victoria House, en plein centre.
Willard Troy se rembrunit encore plus.
— Ne m’en parlez pas. Ils ne m’invitent même plus
aux cocktails. Le chargé d’affaires nous considère comme
des pestiférés… Il prétend que nous sapons le travail du
State Department. Alors, leur demander des
informateurs…
Le boy en blanc glissa silencieusement à côté d’eux,
apportant un plateau. Un grand verre de Contrex pour
l’Américain, une bière Beck’s pour Malko. Malko avait
pitié du chef de station de la CIA.
— Écoutez, dit-il, cela pourrait être pire. Mark ne
sera pas le premier agent à être retourné deux fois. Je
crois lui avoir fait assez peur. Pour le reste, je verrai ce
qu’on peut tirer des Israéliens. Et puis, ce Brownie me
semble assez débrouillard et intéressé pour être utile.
Mark n’était pas une exception. Les informateurs
n’étaient d’habitude que des mythomanes, des ivrognes,
des psychopathes et des minables. Malko se leva. L’air
frais de la Misère lui avait fait du bien.
— Je vous tiens au courant, promit-il. J’ai besoin de
savoir d’urgence la position de Washington sur les
Israéliens. Sinon, je risquerais des erreurs fâcheuses.
— Le télex partira dans une heure, affirma le chef de
station de la CIA en tendant à Malko une main moite de
transpiration. Il avait d’énormes valises sous les yeux et
son état ne s’était pas amélioré…
En descendant les lacets de la Misère, Malko se dit
qu’au point où il en était, il pourrait aussi bien vérifier
une autre information du Derviche. Autant connaître
tout le monde dans ce sinistre pot-au-noir. Y compris
son « adversaire » irakien. Le secret n’était plus de mise
et le Coral Sands se trouvait à moins d’un mille du
Beauvallon.
Il avait envie de voir à quoi ressemblait le bourreau
du Mont-Hermon, Rachid Mounir. Le sosie de Omar
Sharif, avait dit l’Américain, lors de leur première
rencontre…
***
Il était là, confortablement installé sur une chaise-
longue de bois, à côté de la baraque qui abritait le stand
du parachute ascensionnel, grande attraction de la plage
de Beauvallon. Le sable, en face du Coral Sands,
regorgeait de touristes, mâles et femelles. Le ressac
venait doucement mourir à leurs pieds, dans un petit
clapotis berceur. Malko s’assit sur un rebord de pierre,
observant l’Irakien.
La description de Willard Troy était parfaitement
exacte. Rachid Mounir était un des hommes les plus
beaux qu’il ait rencontré. Une chevelure noire
abondante, des traits énergiques, une mâchoire carrée et
d’étonnants yeux d’un bleu très clair, tranchant sur la
peau mate. Une jeune femme brune, moulée dans une
robe en tissu éponge rouge, les cheveux cachés sous un
foulard, des lunettes de soleil sur le front, s’approcha de
lui. Il se leva et lui sourit, révélant des dents superbes,
éblouissantes de blancheur. Il aurait pu faire une très
belle carrière à Hollywood.
La fille se frotta littéralement contre lui et ils
échangèrent un baiser sans retenue. Ce devait être Claire,
la femme de Mark. Puis, l’Irakien se rassit et se
replongea dans Newsweek. Malko, examinant les gens
autour de lui, remarqua deux hommes au teint mat – de
type sémite – assis à même le sable derrière lui. En
maillot noir, un chapeau de toile sur la tête, des lunettes
noires. Devant chacun d’eux, un sac de toile. Des gardes
du corps. Rachid Mounir était prudent. La fille brune
avait ôté sa robe rouge, dévoilant un deux-pièces de
même couleur et s’était allongée à côté de lui.
Malko s’éloigna. Bizarre. L’Irakien semblait vraiment
en vacances. Qu’attendait-il ? Pourquoi ce farniente ?
Qui disait la vérité et qui mentait ? Il remonta dans la
Cooper, s’éloignant sur la route longeant la mer. Le Coral
Sands, bâti sur la plage, se trouvait après le Beauvallon.
Dans une demi-heure, il avait rendez-vous avec Mark,
près du Fisherman’s Cove. Il avait déjeuné tout seul, à la
piscine de l’hôtel, d’un poisson grillé arrosé de Pepsi-
Cola.
Il avait hâte d’être au lendemain, pour partir
vraiment à la recherche du Laconia B. En espérant
qu’aucune catastrophe ne modifierait ses plans. Il était
passé au yacht-club et avait vu Brownie et sa compagne
en train de préparer le bateau. De ce côté-là, tout allait
bien.
Cinq minutes plus tard, il garait la Cooper dans le
parking du Fisherman’s. Le soleil tapait d’une façon
démente. Il se sentait nerveux et décida d’emporter le
Stainless dans son sac de plage. Assez de surprises
désagréables.
***
Malko recula sous un cocotier pour avoir un peu
d’ombre et consulta sa montre pour la centième fois.
Cinq heures. Il n’y avait presque plus personne sur la
plage. Les touristes rentraient tôt. Un peu plus loin, de
l’autre côté de la mini-rivière coupant la plage, quelques
Allemandes se trémoussaient sur le sable au son de deux
guitaristes, jouant une vague sega, le quadrille local,
entourées de Seychellois bavant devant cette chair
blonde.
Un vieux couple passa devant lui, tendre comme
deux hippopotames.
Pas de Mark.
Inutile d’attendre plus longtemps. Il fallait le traquer
dans sa tanière. Il se leva et prit la direction de l’hôtel.
Furieux. Le Seychellois était vraiment une anguille. Le
temps de s’habiller, de se doucher, il faisait presque nuit
lorsqu’il ressortit du bungalow. Pour se cogner presque à
Irja Inari, sublime dans une saharienne beige.
— C’est aussi Grey ? demanda Malko.
La Finlandaise sourit.
— Oui.
Décidément.
— Vous m’accompagnez demain ?
— Je ne crois pas, malheureusement. Un autre jour
peut-être. J’aimerais beaucoup…
Ce n’était pas son jour. Il était d’une humeur
massacrante quand il s’engagea sur la route de Victoria.
L’embranchement menant à la résidence de
l’ambassadeur de l’URSS se trouvait à deux milles
environ. Malko y fut en deux minutes. Décidé cette fois à
secouer le « stringer » pour de bon. Il allait si vite qu’il
crut être arraché de la Cooper en entrant dans le sentier.
Les cochons noirs et les poulets étaient toujours là. Il
s’arrêta sous un gros jacquier et se dirigea vers la
dernière case, à gauche de la montée cimentée menant à
la maison du russe. Sur pilotis, comme les autres, avec
un petit escalier de bois menant à la véranda entourant
l’unique étage.
Personne en vue. Un poulet se sauva en caquetant. Il
se retourna. Une vieille femme l’observait. Elle rentra
précipitamment. Il frappa à la porte.
Pas de réponse.
Il poussa la porte qui s’ouvrit sans difficulté et il
entra dans une pièce sombre, pour s’immobiliser
aussitôt. Une odeur familière et fade venait de frapper
ses narines.
Celle du sang frais.
CHAPITRE VI
Les doigts de Malko trouvèrent un interrupteur et il
appuya dessus. Il faillit ressortir aussitôt de la case tant
le spectacle était insoutenable.
La tête de Mark, le « stringer » de la CIA était posée
sur une table en bois inondée de sang, comme un chou-
fleur sur un plat. Les yeux fixes, la bouche entrouverte
sur un cri silencieux, face à Malko, comme pour le
narguer. Le sang coulait encore goutte à goutte du bord
de la table sur le plancher de bois vermoulu. Le corps de
Mark était tassé dans un coin, sur le côté, au milieu d’une
mare de sang encore plus grande. Sous le blue-jean trop
serré de play-boy, le sexe faisait encore une bosse
dérisoire. La machette qui avait servi à la décapitation
gisait encore par terre, la lame souillée. Il avait fallu
plusieurs personnes pour tenir le malheureux
« stringer ». D’après la position du corps, on l’avait forcé
à s’agenouiller et, ensuite, on l’avait décapité par
derrière, emportant au passage un morceau de sa
chemise…
Malko réprima une nausée. En allant à l’hôpital, il
avait condamné Mark à mort. Emporté par sa lâcheté
naturelle, le « stringer » de la CIA avait dû tout avouer à
Bill. Au moment où Malko reculait vers la véranda il
entendit un bruit de moteur. Une voiture venait de
s’arrêter à côté de la case.
Il sortit. Dans la lumière des phares, il reconnut la
fille en robe de tissu éponge rouge aperçue avec Rachid
Mounir. Elle monta les marches d’un pas rapide de la
véranda, aperçut Malko. Ne manifestant, ni crainte, ni
surprise.
— What do you want ?… Mark is there ?{12}
Malko n’eut pas le temps de répondre. Elle était
entrée. Il entendit son cri aigu, revint derrière elle. Figée
devant la table, elle contemplait la tête décapitée. Ses
traits ne s’étaient pas déformés sous l’effet de la terreur
mais plutôt statufiés. Elle se tourna vers Malko, la
bouche ouverte, son regard passa à travers lui, comme
s’il était un fantôme et elle recula lentement vers la porte.
Lorsqu’il lui prit le bras, elle sembla ne rien sentir.
Un moment leurs regards se croisèrent. Il n’y avait
absolument rien dans celui de la Seychelloise qu’une
panique animale. Comme si elle avait été en catalepsie.
Elle ne reprit vie que sur la véranda. Pivotant sur elle-
même, elle dévala les marches et sauta dans sa voiture.
Son démarrage fut si brutal qu’elle faillit emboutir un
gros jacquier.
Sa Toyota frôla une Land Rover qui arrivait. Malko
devina quatre hommes à bord. Elle stoppa à l’endroit où
la Toyota s’était arrêtée. À cause de la pénombre, il ne
pouvait voir de qui il s’agissait, mais n’aimait pas cela du
tout… Le temps que les portières de la Land Rover
s’ouvrent, il avait plongé à l’intérieur de la case. Il
traversa en courant la pièce où se trouvait le cadavre de
Mark, poussa une porte donnant sur le derrière de la
maison et sauta à terre, immédiatement englouti par la
végétation dense. Il parcourut cent mètres parallèlement
à la piste cimentée, puis se rapprocha et la franchit d’un
bond, redescendant de l’autre côté, vers la Cooper.
En une minute, il fut en sueur. La chaleur était
encore lourde et oppressante. Un cochon noir s’enfuit
avec un couinement indigné. Il aperçut la Land Rover
toujours arrêtée au même endroit. Heureusement, sa
Cooper Se trouvait plus loin vers la route de Beauvallon.
Il observa les lieux, dissimulé derrière un tronc, puis
bondit à son volant et mit en marche. Le ronflement du
moteur fit tourner la tête aux hommes descendus de la
Land Rover. Dans la lueur des phares, Malko reconnut la
silhouette trapue de Bill la barbouze. Ce dernier l’avait vu
aussi. Il cria quelque chose et un des Seychellois se
précipita vers la Land Rover. Malko démarrait déjà.
Cahotant dans les ornières du sentier, il aperçut le
véhicule se mettre en marche. Le petit Bill gesticulait à
côté.
Malko atteignit le croisement avec la route de
Beauvallon, loin devant la Land Rover. Mais il dut
attendre une procession de touristes avant de pouvoir
tourner à gauche. La Land Rover était derrière lui. Son
idée était de gagner la résidence de Willard Troy. Il
n’avait pas envie de subir le sort de l’Israélien, et le
Fisherman’s n’offrait aucune protection contre les
barbouzes locales. Il accéléra à fond et prit 200 mètres
d’avance. Pour venir se heurter à un petit convoi de
Mini-Moke flânant le long de la route. Impossible de
doubler, des véhicules arrivaient sans cesse en sens
inverse…
La Land Rover recolla aussitôt, tenta de le doubler
pour le coincer contre le bas-côté, y parvint presque.
Malko en sueur, alternait l’accélérateur et le frein, le
cœur cognant dans la poitrine. Ils allaient finir par le
coincer. La route commençait à grimper vers le col.
Soudain, il y eut un court segment de ligne droite et il
aperçut en face, un embranchement partant vers la
montagne. Cela devait bien mener quelque part.
Donnant un brusque coup de volant, Malko déboîta
et tourna dans la route qui grimpait parallèlement à la
route principale. Surpris, le conducteur de la Land Rover
perdit quelques secondes mais effectua la même
manœuvre à son tour.
Malko appuya à fond, montant le long d’une
cocoteraie, distançant facilement la Land Rover. Il
aperçut un panneau indiquant « Le Niol, 3 kilomètres ».
Sans la puissance de la Cooper, il aurait été rattrapé
depuis longtemps. Maintenant, la nuit était totale. Ses
phares, dans les virages, éclairaient des à-pics
vertigineux de rochers noirs et de végétation luxuriante.
De temps en temps, une case avec un lumignon jaunâtre.
Il montait toujours les lacets, dominant la baie de
Beauvallon. Il dut franchir le Niol sans même s’en
apercevoir.
Maintenant, il était hors de danger. La lourde Land
Rover ne pourrait jamais le rattraper. D’ailleurs, ses feux
de position avaient disparu depuis longtemps.
Il franchit un éperon, aperçut une pancarte
« Ministère de l’Agriculture Section de Niol », puis le
macadam stoppa brusquement, laissant la place à la
poussière d’une piste.
— Himmel !
Malko jura et freina en même temps, pour franchir
un minuscule pont de bois sur un ravin étroit et profond.
De l’autre côté, la piste se transformait en un sentier, à
peine carrossable, avec deux ornières si profondes que la
caisse de la Mini frottait contre le sol. Impossible de
dépasser 30 à l’heure. Et, plus loin c’était pire encore. Un
terrain idéal pour la Land Rover. Rageusement, Malko
appuya sur le levier de vitesse et passa la marche arrière.
Il crut même ne jamais atteindre le pont. Il fit demi-tour,
l’arrière au-dessus du ravin, repartit d’où il venait,
grimpa l’embranchement du Ministère de l’Agriculture.
Celui-ci s’arrêtait cent mètres plus loin à une grille.
Descente en marche arrière. La Land Rover ne devait
plus être loin. Évidemment, il pouvait abandonner la
Cooper et plonger sur les pentes couvertes d’une
végétation touffue. Mais c’était risqué. Ses poursuivants
devaient connaître le pays à fond et le rattraperaient
facilement, pour le tuer ou le torturer. La tête tranchée
de Mark semblait grimacer de l’autre côté du pare-brise.
Bill et ses amis ne faisaient pas de cadeaux.
Soudain, il prit sa décision. Appliquer un vieux truc
qu’on lui avait jadis appris à l’école des Forces Spéciales
de San Antonio au Texas.
Facile à réaliser, à condition d’avoir les nerfs solides
et d’accepter de jouer sa vie à quitte ou double… Il
éteignit les phares et demeura quelques secondes
immobile au volant, accoutumant ses yeux à l’obscurité,
mémorisant la route qu’il venait de parcourir.
Maintenant, le précipice profond de plus de cent mètres
était à sa gauche. Devant lui, il y avait d’abord une ligne
droite puis un virage serré vers la droite, suivi d’un autre
vers la gauche et enfin d’une longue ligne droite, bordée
de son côté par une falaise de roc noir et de l’autre par un
précipice couvert de jungle. D’après ses calculs, la Land
Rover devait se trouver maintenant avant cette ligne
droite. Ne se pressant pas : eux savaient que la route se
terminait en impasse.
D’un geste sec, il passa la première, sans rallumer ses
phares et la Cooper bondit en avant.
Les premiers mètres furent difficiles. Il manqua
accrocher l’aile dans le virage, tant il serrait contre la
falaise. La Mini devait à peine se deviner dans
l’obscurité. Nouveau virage, vers la gauche cette fois, et le
capot de la Cooper émergea dans la ligne droite. Le cœur
de Malko sauta de joie dans sa poitrine. Deux taches
blanches se détachaient en bas de la pente rectiligne. Les
codes de la Land Rover. Le conducteur devait connaître
la route par cœur et n’avait pas jugé bon d’allumer ses
phares ! Un atout de plus pour Malko.
Il serra la Cooper le plus possible, écrasa
l’accélérateur et fonça à la rencontre de l’autre véhicule,
les phares toujours éteints.
Cent mètres environ les séparaient.
Puis, peu à peu, ses yeux s’accoutumèrent à
l’obscurité. Il accéléra encore, secoué comme un prunier
par les nids de poule. Il n’entendait pas le moteur de la
Land Rover, donc eux non plus ne devaient pas
l’entendre.
Il se cala bien dans son siège, la bouche sèche, les
mains accrochées au volant. C’était très important de ne
pas toucher l’autre véhicule. S’il y avait une enquête et
que sa Cooper Soit endommagée, il se retrouverait dans
la prison de Victoria. Au mieux, il serait expulsé. S’il
parvenait à ne pas laisser de trace, il pouvait s’en sortir,
même si ses adversaires soupçonnaient quelque chose.
Les lumières blanches de la Land Rover se
rapprochaient.
Il donna un léger coup de volant à gauche, prenant le
milieu de la route étroite. S’il ratait son coup, ce serait un
choc à 80 plus 40 : 120 à l’heure. Frontal. Ce qui ne lui
laissait pas beaucoup de chances avec un véhicule aussi
léger que la Cooper, et pas de ceinture de sécurité.
Si tout marchait bien, cela ne serait qu’un
malheureux accident de la circulation. Le seul élément
qu’il ne connaissait pas était la personnalité du
chauffeur. S’il était expérimenté, Malko perdait. Si ses
réflexes étaient mauvais, il gagnait. C’était étrange de
jouer sa vie sur un pari aussi hasardeux. Malko avait
toujours eu horreur du hasard, compagnon de route trop
dangereux. Mais il n’avait pas le choix.
La route était noire et on la devinait à peine. La
partie gauche se terminait abruptement au-dessus d’un
vide d’une centaine de mètres, une falaise à pic hérissée
de gros rochers noirs.
La Land Rover n’était plus qu’à trente mètres. Le
conducteur n’avait pas encore aperçu la Cooper, sinon il
aurait déjà allumé ses phares.
La Land Rover roulait assez vite, en code. Ses phares
mal réglés éclairaient le sol à quelques mètres seulement
devant elle. Malko accéléra encore, tous ses muscles
crispés. Son subconscient n’aimait pas du tout ce qu’il
faisait. Si l’autre conducteur avait le bon réflexe, il était
broyé.
Après tout, peut-être que le conducteur ne savait pas
que le sentier était une impasse. Sinon, il n’aurait pas été
si vite. Trois ou quatre secondes. La main droite de
Malko se crispa sur la commande des phares. Il fallait
éviter toute progressivité. Surtout qu’il n’ait pas le temps
de s’habituer. La route n’était pas assez large pour que
deux véhicules se croisent en roulant normalement.
Actuellement la Cooper et la Land Rover étaient
lancées sur une trajectoire qui devait les mener à une
collision certaine. Malko plissa les yeux pour ne pas être
ébloui. Les mains moites. Une ornière envoya la
Cooper Sur la droite et il donna un violent coup de volant
pour la rattraper avant qu’elle ne morde trop sur le bas-
côté. Une grande partie de son cerveau était paralysée.
Enregistrant seulement quelques sensations
sélectionnées. Il vit pendant une fraction de seconde la
silhouette d’une femme somptueuse, dans une longue
robe blanche, avec des yeux qui souriaient, une bouche
qui s’offrait, deux seins bronzés.
La mort. Peut-être.
La gorge sèche, il donna un petit coup de volant vers
la gauche prenant le milieu de la route. La vision s’effaça,
laissant sur sa rétine deux longues jambes gainées de
noir. Terminées par des escarpins très fins. Et un peu de
chair blanche au-dessus du bas. Le rêve.
Qui se terminait. Il ne fallait pas que le conducteur
de la Land Rover ait le temps d’apercevoir la silhouette
de la Cooper. Du même geste, Malko ralluma ses phares
et écrasa le klaxon étonnamment puissant pour une si
petite voiture.
Pas la place de passer à deux. C’était la collision
frontale à 120 à l’heure. La bouillie.
La lueur blanche illumina la masse de la Land Rover
à quelques mètres, fonçant sur lui. La distance qui les
séparait se mesurait en secondes.
CHAPITRE VII
Pendant une fraction de seconde, Malko n’entendit
plus le bruit du moteur, ne sentit plus le bois du volant
sous ses paumes, n’éprouva plus aucune sensation. Le
temps semblait s’être arrêté, comme la masse de la Land
Rover qui fonçait droit sur lui. Il photographia le visage
effaré du Noir qui conduisait, la bouche ouverte sur le cri
qu’il devinait, le geste violent pour tourner le volant, puis
tout disparut.
La route descendait, vide devant ses phares. Il lâcha
l’accélérateur, écrasa le frein, sentit une odeur de brûlé
monter de ses freins, parvint à stopper en une
cinquantaine de mètres. Il sauta à terre, sans même
éteindre ses phares, regarda derrière lui, pour se
convaincre qu’il n’avait pas été le jouet d’une illusion.
Rien. La route vide qui montait, les pentes sombres,
pas une lumière.
La Land Rover avait bien plongé dans le ravin.
Cette fois, il remonta dans la Cooper et repartit en
marche arrière. Il n’avait même pas le courage
d’effectuer un demi-tour. Ses bras semblaient peser du
plomb. Les phares éclairèrent une traînée noirâtre sur le
sol. Trace de freinage. Il remonta encore un peu et
stoppa, éteignant ses phares.
Il marcha jusqu’au bord du précipice, sonda
l’obscurité, prêta l’oreille. Rien que les bruits habituels
de la nuit. La pente était presque verticale à cet endroit,
se terminant par une sorte de vallée envahie de
végétation tropicale. Pas une maison, rien. Soudain, il y
eut un « plouf » amorti et une flamme claire jaillit d’un
point en contrebas presque au fond de la vallée.
En une seconde, il distingua tous les détails. Un gros
rocher noir émergeant de la verdure et la masse de la
Land Rover, roues en l’air, écrasée dessus comme un
insecte maladroit. Les flammes sortaient de l’avant, puis
enveloppèrent brutalement tout le véhicule. Il y eut
plusieurs petites explosions, comme des ratés, mais pas
un bruit humain. Fasciné et horrifié, Malko regardait son
œuvre. À part l’incendie, il n’y avait aucun signe de vie.
Les occupants de la Land Rover avaient dû être tués sur
le coup par le choc de la chute. Ou ils gisaient quelque
part dans la végétation, assommés.
Le conducteur avait commis l’erreur qu’il
escomptait. Instinctivement, surpris par les phares de la
Cooper, il avait donné un coup de volant à droite, se
jetant dans le précipice. Sans même effleurer la petite
voiture. Le crime parfait. Tout à coup, Malko réalisa
qu’une sueur glaciale dégoulinait le long de son dos. Ce
n’était pas la chaleur. Il se recula, la bouche sèche, le
cœur battant, se demandant quelle avait été la dernière
pensée de l’homme qui conduisait. Il n’avait pas eu
beaucoup le temps d’avoir peur. Maintenant, son corps
était en train de se recroqueviller sous la chaleur du
brasier. Malko avait déjà vu beaucoup de morts brûlés.
Ils ne mesuraient plus qu’un mètre à peine. Il revint à la
Cooper et pour chasser de son esprit l’horreur, il craqua
« une allumette, examina rapidement la carrosserie du
côté gauche.
Rien, pas une trace, sur la peinture rouge.
Il se redressa, un goût de bile dans la bouche, un
léger picotement sur le dos des mains, les jambes molles.
L’adrénaline continuait à inonder ses artères, lui
causant une curieuse sensation, un peu semblable à
l’ivresse, mêlée d’une oppression pénible. Lui qui avait
horreur de la violence, venait de tuer.
Même si c’était pour éviter d’être tué lui-même, il en
ressentait un dégoût profond, une sorte de vide intérieur.
Peut-être était-ce aussi le sentiment d’avoir échappé à la
mort et de jouir d’une chance insolente. Plus de quarante
missions et seulement quelques blessures à l’âme et au
corps. Beaucoup d’autres n’avaient jamais dépassé la
seconde ou la troisième.
Mais lui vivait, respirait, entendait le bruissement
des insectes nocturnes et ces craquements sinistres,
beaucoup plus bas. Il se remit au volant pour ne plus voir
la lueur montant du ravin, remit en marche.
L’angoisse disparut d’un coup. Il avait envie de crier,
de se prouver qu’il était vivant. Il ne sentait plus les nids
de poule, ne voyait plus la route. Il ne sut jamais
comment il se retrouva dans le parking du Fisherman’s
Cove. Dans un autre monde. Un groupe de touristes
montaient dans un minibus avec des cris joyeux. Un
couple s’éloignait, la main dans la main. Il y avait des
bruits heureux, de la lumière, des gens normaux. Comme
un robot, Malko coupa le contact, prit sous son siège le
sac contenant le Stainless de Willard Troy et entra dans
le lobby en plein vent. Il devait avoir l’air d’un fantôme
car l’employée de la réception lui jeta un regard étrange.
Il s’en moquait. Ce qui comptait, c’était d’oublier
l’horreur de la dernière heure. De ce sanglant jeu de
colin-maillard. Qui tirait les ficelles ? Qui avait donné
l’ordre de tuer sauvagement le malheureux Mark ? Il
avait hâte d’être au lendemain, en mer, de s’éloigner de
Mahé et de ses complots. Même si le retour risquait
d’être pire. La fraîcheur de sa chambre lui fit du bien. Il
faisait presque trop froid.
Soudain, il réalisa qu’il lui fallait un dérivatif à son
humeur noire. Tout de suite. C’était un besoin urgent qui
montait de ses entrailles, comme un spasme
irrépressible.
Il n’y avait qu’une solution. Il fallait qu’il fasse
l’amour, qu’il se vide dans le corps d’une femme. Peut-
être pour se prouver qu’il était bien vivant.
***
Le cœur de Malko battait presque aussi fort que sur
la route de Niol une heure plus tôt.
Frustration anticipée. Cela faisait la cinquième
sonnerie et la chambre voisine était aussi petite que la
sienne. Il n’avait même pas pris le temps de prendre une
douche et son corps sentait encore la sueur de la peur.
Son bras s’abaissa pour reposer le récepteur. Au moment
où il allait couper la communication, il y eut un bruit
différent.
— Allo ?
La voix essoufflée de la Finlandaise, sa voisine.
Il eut l’impression qu’une énorme bouffée d’oxygène
envahissait ses poumons.
— Irja ?
— Oui. Qui est à l’appareil ?
Déclic. L’ordinateur se remettait en marche. Il
s’essuya le front, retrouva d’instinct la voix souriante,
bien placée, charmeuse, sûre d’elle. Surtout ne pas vexer,
effaroucher. Les femmes sont des êtres pleins d’orgueil.
— Votre voisin.
— Ah. Comment cela va ? Je rentre juste. J’ai couru
en entendant la sonnerie.
Bon signe. De la chaleur dans la voix. Tout de suite
l’estocade.
— Je voulais vous inviter à dîner.
— Ce soir ?
— Ce soir.
Pas trop de tension. Les femmes ont horreur de la
tension. Mais de la volonté. Et du magnétisme. Malko
s’aperçut qu’il serrait l’appareil à le briser. La voix
hésitante qui vous torture.
— Je… j’allais me coucher. Je suis fatiguée. Demain,
il faut que je me lève tôt.
Même rengaine. Cette fois, ne pas se laisser piéger.
— Moi aussi. Je passe vous prendre dans cinq
minutes.
Il avait déjà raccroché. Il y avait une ou deux minutes
difficiles à passer. Il se jeta sur le lit, oppressé,
s’attendant à chaque seconde à sursauter à la sonnerie du
téléphone.
Rien.
Il gagnait la première manche.
Il se jeta sous la douche, sentit avec délices l’eau
chaude couler sur la peau nue. Se savonnant
longuement, s’imprégnant de Bogart, humant la senteur
qu’il aimait, after-shave, déodorant, chemise fraîche. La
soie douce sur la peau. Si bon de vivre.
Il sortit, fit deux mètres vers la gauche et frappa à la
porte du bungalow « Bicune ».
Divine. Une robe de jersey de soie, souple comme un
gant, bleu électrique, les cheveux noirs sur les épaules,
les yeux soulignés de même bleu que la robe. Les effluves
de Cabochard. La sophistication, le luxe. Tout ce qu’il
aimait.
— Je n’ai pas eu le temps de me faire belle.
Malko sourit avec sa bouche, mais ses yeux s’étaient
fixés sur le corps superbe offert devant lui. Sans qu’il lui
en donne l’ordre, sa main droite partit en avant et se
posa sur le jersey bleu, à la hauteur de la hanche.
— Vous êtes belle.
L’autre main se posa sur l’autre hanche, repoussant
Irja à l’intérieur. La surprise dans les yeux. Un zeste de
peur, vite disparu, une défense molle. Ils sont déjà dans
la chambre, en face de la coiffeuse. D’un coup de pied,
Malko a refermé la porte. Il tient Irja contre lui. Sa
bouche se dérobe, mais pas son corps, appuyé contre le
sien.
— Arrêtez.
De la mollesse dans la voix. Et ce ventre si près,
offert. Elle est accoudée à la coiffeuse, le dos à la glace,
les reins coincés contre le bord.
La main gauche de Malko lâche la hanche, effleure la
courbe douce d’un sein, continue vers le ventre.
— Malko !
Elle se souvient de son nom. La tension dans son
ventre est si forte qu’il a envie de crier. Quand même pas
la prendre debout. Il sent qu’elle ne le giflera pas, qu’elle
n’appellera pas. Il l’entraîne, ils tombent en travers des
lits jumeaux, elle sur le dos, lui à côté. De nouveau, il
caresse sa poitrine. Ses doigts glissent jusqu’au creux du
ventre. Elle le repousse par les épaules, ne sursaute pas.
— Non, je ne veux pas.
La voix est calme, sans la moindre trace de panique.
Il enfouit son visage dans la chair tiède de l’épaule,
continue à la caresser. Lentement, moulant la forme des
seins de ses doigts, agaçant les pointes. Irja ne bouge
plus, comme un animal effrayé, mais son souffle est aussi
régulier que si elle dormait. Malko sent son ventre qui lui
fait mal, mais n’ose pas se découvrir, ne pas rompre ce
charme fragile. Pourtant, comme il a envie de la prendre.
Doucement, il fait glisser une bretelle de la robe, dégage
le sein gauche, pose doucement ses lèvres dessus. Il lui a
semblé percevoir un frémissement dans le ventre de la
jeune femme. Il la fait aussitôt basculer sur le côté, se
colle à elle, afin de ne lui laisser aucune illusion sur son
état.
Elle frémit doucement, ne dit rien, ne l’attire pas
contre elle. Son bras droit est coincé sous elle, le gauche
repose mollement sur Malko.
Passive et consentante à la fois. Il n’y a dans la
chambre que le bruit de leur respiration. Malko
s’enhardit, repousse le tissu, la caresse avec une retenue
qui manque le faire hurler. Il voudrait la pénétrer tout de
suite. À la hussarde. S’enfoncer en elle. Sans s’en rendre
compte, il gémit de désir, son sexe incrusté contre le
jersey de soie.
Ils ne se sont pas encore embrassés.
Il remonte un peu, cherche sa bouche. Elle ne bouge
pas, ne vient pas à sa rencontre, mais quand leurs lèvres
se rejoignent, les siennes s’écartent et sa langue s’enroule
docilement autour de la sienne. Il manque jouir,
tellement c’est bon. Il l’embrasse à perdre le souffle.
Comme un collégien. Maintenant, Irja lui rend son
baiser, le bras posé sur lui s’est noué autour de son cou,
mais son corps continue à ne pas réagir… Malko n’en
peut plus. Il revient à la poitrine, fait glisser la seconde
épaulette, découvre l’autre sein.
Puis reprend la bouche qui s’offre de nouveau
docilement. Sans qu’un mot ne soit prononcé. Il
commence à retrouver le contrôle de lui-même. Sentant
que la Finlandaise ne lui résistera pas. Pourtant il a
l’impression qu’il s’en faudrait d’un rien pour qu’elle le
repousse. Il réalise soudain que c’est la même femme qui
hurlait de plaisir avec un autre homme la nuit
précédente. Où est passée sa fougue ?
Il revient à la bouche et laisse errer sa main sur son
ventre. Elle porte un léger slip sous le jersey de soie.
D’abord, il lui masse le Mont de Vénus par-dessus le
tissu. Sans obtenir la moindre réaction. Comme s’il avait
frotté le parquet. Il laisse sa main gauche glisser plus bas.
Atteindre la jambe, remonter, entraînant le tissu. Sa
jambe est soyeuse, fraîchement épilée. Il atteint le genou,
le caresse longuement, puis se hasarde le long de la
cuisse, haletant quand même. Irja ne bouge toujours pas.
Une morte.
Malko arrive au nylon du slip, le caresse, sans
rencontrer ni résistance, ni réaction. Agacé, il se crispe
sur le Mont de Vénus descend plus bas encore, sent la
chaleur du sexe. Doucement, il commence à le masser,
du bout des doigts.
Enfin, la respiration de la jeune femme se modifie.
Légèrement. Le bras se resserre autour de la nuque de
Malko, l’attirant, l’étouffant presque. Il continue, plus
excité que jamais, n’osant pas encore la prendre. C’est
déjà un miracle qu’Irja ait réagi de cette façon à sa
brutale attaque. Maintenant, son « massage » est de plus
en plus appuyé. Ses doigts s’enfoncent dans le nylon. La
jeune femme, toujours sur le dos, se laisse faire, la
longue robe relevée sur ses cuisses bronzées et musclées.
Cela peut durer longtemps. Il l’embrasse de nouveau,
caressant les seins au passage.
Juste au moment où ses doigts se glissent entre le
nylon et la peau. Effleurant la toison rêche et descendant
plus bas. Lorsqu’il sent à quel point elle est ouverte, prête
à l’accueillir, il manque exploser. Sans plus se gêner, il va
et vient le long de son sexe, la violant de ses doigts. Elle
continue à l’embrasser mécaniquement, mais son bassin
ondule, très lentement contre lui, suivant le rythme de
ses doigts.
À bout de désir, il veut faire glisser la bande de
dentelle, mais il sent une résistance. Elle ne veut pas de
déshabillage.
Cessant de la caresser quelques instants, il se libère
rapidement, se colle aussitôt contre elle. Elle ne frémit
même pas en le sentant brûlant contre sa cuisse. Il
recommence à la caresser, mais n’en peut plus. D’un
coup de reins, il bascule sur elle. Du même mouvement,
il écarte l’élastique du slip et s’engouffre en elle d’un seul
coup de reins, d’une seule poussée rectiligne qui lui
arrache un soupir de soulagement. Elle est si prête qu’il
n’a aucun mal à la pénétrer, en dépit de la position
inconfortable. Mais aussi étonnant que cela paraisse, elle
ne réagit toujours pas.
Seuls ses bras se sont noués mollement dans le dos
de Malko. Ce dernier se déchaîne, la prenant à grands
coups de reins, égoïstement, affolé par ce consentement
tacite. Si violemment que très vite, il gicle en elle et reste
foudroyé. Un long moment s’écoule, tandis qu’il reprend
sa respiration. Il s’écarte et aussitôt, d’un geste très
naturel, Irja remonte les épaulettes de sa robe, rabaisse
celle-ci sur son ventre et ses cuisses. Appuyée sur un
coude, elle contempla Malko avec une expression
indéfinissable.
— Nous allons dîner ?
La voix est parfaitement maîtresse d’elle-même.
Malko, désarçonné par cette étrange attitude, ne
peut que répondre « oui ». En silence, ils achèvent de se
rajuster. Irja lisse ses cheveux et sa robe, éteint. Au
moment de sortir, elle toise Malko avec un regard
ironique.
— C’est vrai ? Nous sortons pour de bon ?
***
Le Pouilly Fuissé était presque frais et le thon à la
créole, mangeable. Malko vida son verre et sourit à Irja.
Le restaurant était désert à part eux. Une escouade de
serveuses en tenue marron attendaient visiblement dans
un coin qu’ils s’en aillent.
Le guitariste continuait à jouer. Malko se demanda
soudain comment il pourrait contacter le Derviche afin
de le tenir au courant.
Maintenant que son désir était apaisé, il reprenait
conscience des problèmes qui se posaient à lui. Il était
seul. Contre des gens qui n’hésiteraient pas à tuer et
bénéficieraient de la neutralité active des Seychellois. Il
leva les yeux. La Finlandaise l’observait, avec une
expression indéfinissable. Le guitariste venait de
s’arrêter de jouer.
— Vous vous jetez souvent sur les dames que vous
invitez à dîner, avant le dîner ?
Malko fixa la belle bouche charnelle.
— Vous faites souvent l’amour sans y prendre de
plaisir ?
Irja tordit les coins de sa bouche vers le bas en une
sorte de grimace.
— Nous n’avons pas fait l’amour. Vous m’avez violée.
Je suis amoureuse d’un autre homme, mon cerveau ne
fonctionne pas dans ce cas-là.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas repoussé alors ?
Irja tourna la tête, fixant l’océan où se découpait l’île
Silhouette, à une dizaine de milles.
— Vous avez paralysé mes réflexes. C’était si… brutal.
Si inattendu. Comme une hypnose. Je ne voulais pas,
mais je ne pouvais pas me dégager de vos bras.
Elle le fixa avec des yeux pleins de curiosité.
— Pourquoi aviez-vous si envie de moi ? Des
hommes ont déjà voulu me forcer, mais jamais avec
cette… intensité. On aurait dit que votre vie en
dépendait. Si c’est une technique, cela doit vous réussir.
Au fond, les femmes aiment parfois être prises de force.
Malko secoua la tête.
— Ce n’est pas une technique. J’ai failli me tuer tout
à l’heure. Un accident de voiture. De frôler la mort, m’a
donné une envie irrésistible de faire l’amour. Je ne dois
pas être normal…
La Finlandaise esquissa un sourire amusé.
— J’espère que vous conduirez désormais avec
prudence. Je ne veux pas être violée tous les jours.
— Il n’y a pas que le viol, dit Malko.
La Finlandaise le fixa avec un sourire désarmant.
— Je ne pense pas refaire l’amour avec vous. Il
faudra trouver un autre exutoire à votre fougue. Elle posa
sa main sur la sienne. Il n’y a rien de personnel. Je suis
sûre que lorsque vous êtes moins – disons sous pression
– vous êtes un très bon amant. Mais j’ai horreur de me
partager. J’ai eu un certain nombre d’hommes dans ma
vie, mais jamais deux à la fois.
Elle se leva et ils sortirent du restaurant,
descendirent les quelques marches menant au bar où, à
part les ventilateurs et une barmaid, il n’y avait pas âme
qui vive. Le bar donnait directement sur la pelouse
menant à la plage.
— Voulez-vous faire quelques pas sur la plage ?
proposa Malko.
Irja sourit.
— Décidément, vous êtes un incorrigible
romantique… Oui, si vous me promettez de ne pas me
violer sur le sable. J’ai horreur de faire l’amour sur une
plage. Le sable entre partout…
— Juré, dit Malko en lui baisant la main.
Ils traversèrent la pelouse, descendirent les marches
et se retrouvèrent sur la plage déserte, éclairée par un
superbe clair de lune. Après quelques pas, ils s’assirent
dans l’ombre de la cocoteraie. La mer était un miroir.
Son ventre apaisé, Malko avait un peu honte de s’être
conduit comme une bête. Mais apparemment, Irja ne lui
en tenait pas trop rigueur. Le sable était encore chaud du
soleil de la journée. Ils restèrent là, sans parler. Perdus
chacun dans leurs pensées. Malgré lui, Malko guettait
l’ombre derrière lui. Ceux de la Land Rover n’étaient que
des exécutants. Il n’avait pas éliminé l’opposition. À
chaque instant, la riposte pouvait surgir, brutale et
mortelle.
— Voulez-vous m’accompagner en bateau demain
matin ? proposa-t-il. Compléter votre bronzage…
La Finlandaise soupira.
— Pas demain. J’ai des choses à faire. Des photos. Un
autre jour, si vous y retournez…
— Je pense, que j’y retournerai, dit Malko en se
levant.
La main dans la main, ils regagnèrent l’hôtel. Devant
la porte de son bungalow, Irja s’arrêta et donna un baiser
léger à Malko.
— Bonsoir.
Il l’embrassa sans insister, la tenant serrée contre lui
quelques instants. Elle se dégagea sans brusquerie et
entra dans sa chambre. Malko fit de même dans la
sienne. Avant même d’avoir entendu une voix connue
dire « N’allumez pas, monsieur Linge », il avait senti une
présence.
***
Tranquillement, Malko gagna les lits jumeaux et s’y
assit.
— Bonsoir, dit-il. Je suis heureux de vous voir. Il
s’est passé pas mal de choses depuis hier.
— Je suis au courant. Ils ont liquidé votre
« stringer ». Vous leur avez fait peur.
— Ils ont failli aussi me liquider, précisa Malko. Il
relata à l’Israélien l’épisode de la Land Rover. Le
Derviche écouta silencieusement, puis laissa tomber.
— Ils recommenceront.
— Comment savez-vous tant de choses ?
— J’ai des informateurs.
Silence. Froissement de tissus.
— Ce n’est pas cela qui m’amène, continua
l’Israélien. Vous partez en mer, n’est-ce pas ? Demain
matin.
— Exact, dit Malko.
— Vous allez repérer l’épave du Laconia B. Grâce aux
renseignements que vous a fournis M. Troy ?
Malko croisa les jambes, agacé, et corrigea :
— Je vais essayer de repérer l’épave du Laconia.
Mais je n’en sais pas plus que vous.
Nouveau silence. Puis la voix froide du Derviche
laissa tomber :
— Vous mentez. Nous avons de bonnes raisons de
croire que vous possédez des informations sur
l’emplacement exact de cette épave. Nous pensons que
vos satellites et les navires basés à Diego Garcia ont réuni
des renseignements précis et qu’il y a même un navire du
style « Global Explorer » en route pour les Seychelles.
Que vous n’êtes ici que pour assurer le soutien logistique
local indispensable…
Malko soupira. C’était énorme !
— Écoutez, dit-il, vous nous croyez plus forts que
nous ne le sommes. Ma compagnie ne sait rien de plus
que ce que je vous ai dit. Je recherche le Laconia B ;
mais je n’ai pas de boule de cristal.
— Calmez-vous, fit l’Israélien. Au bruit, Malko
réalisa qu’il s’était levé. Je voulais simplement vous
répéter que mon gouvernement est prêt à tout pour
récupérer la cargaison du Laconia B. Je suis chargé de
cette mission et je l’accomplirai.
« Même si je dois vous éliminer. Je tenais à vous
prévenir une nouvelle fois. Je vous verrai demain soir.
Bonsoir. Ne bougez pas, je vous prie, tant que je ne serai
pas sorti de cette pièce.
Malko demeura immobile, entendit la porte-fenêtre
s’ouvrir, devina la silhouette se glissant dehors, puis il
n’y eut plus que le silence troublé par les bruissements
d’insectes. Il se leva, alluma.
Cela faisait beaucoup d’émotions pour une journée.
Il bloqua sa porte-fenêtre et se déshabilla.
Souhaitant ne pas être réveillé au milieu de la nuit par la
gestapo locale. En fermant les yeux, il revit la Land Rover
renversée sur le rocher. Si l’Israélien avait su la modicité
des moyens dont il disposait !
Son seul espoir reposait sur Brownie, le skipper du
Koala.
CHAPITRE VIII
— Vous voyez, le phare de Mamelles. La nuit on le
laisse à tribord et on monte tout droit sur celui de Denis.
C’est la seule façon de s’en sortir sans casse.
Malko regarda les deux rochers jumeaux de
Mamelles un peu avant la grande île de Praslin. Le Koala
filait à 11 nœuds, cap 015. Brownie Cassan, les yeux
dissimulés derrière des lunettes noires, hirsute comme
toujours, tenait la barre.
Malko se tenait sur la banquette à côté de lui.
Rhonda s’activait dans le carré.
Il respira à pleins poumons l’air tiède, le visage offert
au soleil. Du flying deck on entendait à peine le bruit des
deux diesels. On aurait presque pu se croire sur un
voilier. L’île de Mahé s’estompait dans le lointain avec
son plafond de nuages. Dès qu’on en dépassait la pointe
nord, la mer « bougeait » un peu. Pourtant, en
novembre, c’était la fin des alizés.
— Des dauphins, cria soudain la voix de Rhonda du
pont inférieur.
Les silhouettes aérodynamiques noirâtres et
luisantes jouaient autour de l’étrave. Toute une bande de
dauphins. Brownie Cassan les observait, amusé.
— Vous savez que jamais un dauphin ne mord à un
hameçon ? remarqua-t-il de sa voix traînante. C’est
quand même fantastique…
Les dauphins jouèrent encore un peu et disparurent.
Soudain, Brownie Cassan tira légèrement les leviers
des gaz et le Koala ralentit nettement. Malko se redressa.
— Que se passe-t-il ?
— Oh, on va pêcher un peu par ici. D’habitude c’est
bon, fit l’Australien. Ensuite on montera sur Bird.
— Comment, dit Malko, mais je ne suis pas venu
pour pêcher ! C’est le Laconia que je cherche. Avec votre
expérience, on devrait le trouver du côté de Denis Island,
d’après ce que vous m’avez dit…
L’Australien secoua la tête, but une gorgée d’une
bière Beck’s déjà ouverte, puis s’essuya la bouche d’un
revers de main. Malko remarqua que les branches de ses
lunettes de soleil étaient réunies par un fil de nylon les
retenant autour de son cou. Ainsi, il ne risquait pas de les
perdre.
— On n’a pas une chance, lâcha-t-il d’un ton
désabusé. Quelquefois on peut tourner des jours avant de
retrouver le sec. Le Laconia a dû passer près de Bird,
continuer et faire son trou dans les grands fonds. Vous
verrez rien. Alors, autant faire un peu de pêche non ? On
peut déjeuner à Bird. Ensuite on rentrera pour la nuit.
Mais faudra pas traîner.
Malko n’en croyait pas ses oreilles.
— Je croyais qu’avec les corrections apportées à
votre carte, vous pourriez retrouver le sec où le Laconia a
pu s’échouer, insista-t-il. Vous paraissiez très sûr de vous
avant hier. Nous avons le temps.
— Ouais, fit l’Australien. Mais il y a un truc que
j’avais oublié. On m’avait déjà retenu. Alors, demain, je
ne peux pas partir avec vous.
Malko réussit à ne pas répondre. Que s’était-il passé
pour que l’Australien change ainsi d’attitude ? Lui qui
semblait tellement alléché par la perspective de
récupérer le Laconia B. Décidément les alliés de Willard
Troy n’étaient pas de première qualité… Le Koala
continuait à filer bon train sur la mer d’huile. Malko
décida de ne pas heurter de front l’Australien.
Allongé sur la banquette, il fit semblant de somnoler.
Vingt minutes plus tard, le crissement aigu d’un
moulinet l’arracha à sa torpeur. Il se dressa en sursaut.
Mais le poisson n’avait pas vraiment mordu. Par contre,
il aperçut sur l’avant du Koala, un trimaran qui faisait
route aussi vers le nord. Le cabin-cruiser allait beaucoup
plus vite que lui et ils arrivèrent à sa hauteur. Malko prit
les jumelles et l’examina. Il ne payait pas de mine. Une
coque verdâtre avec un bastingage rouillé, des mâts
oxydés. Un Noir tenait la barre et personne d’autre
n’était en vue.
— Tiens, c’est le Kenyen, remarqua Brownie. Deux
types de Mombasa qui trament dans le coin depuis
quelques jours. Il paraît qu’ils doivent descendre sur le
Mozambique, près de Maputo, chercher quatre tonnes
d’ivoire. Y vont jamais y arriver avec un engin dans cet
état… Il est tout pourri.
Le trimaran s’éloignait sur leur arrière. Malko voulut
profiter de la détente pour reprendre le dialogue.
— J’aimerais bien voir la carte de l’archipel,
demanda-t-il.
— Sûr, dit l’Australien. Il tourna la tête et cria :
Rhonda, viens me remplacer.
Quelques instants plus tard la masse de cheveux
roux et bouclés apparut en haut de l’échelle. Depuis que
le bateau était parti, l’Australienne avait ôté son soutien-
gorge et sa poitrine n’avait rien à envier à celle de Irja.
Des seins ronds et pleins, merveilleusement bronzés qui
faisaient oublier son visage ingrat. Son slip minuscule de
toile rosâtre couvrait à peine ses reins cambrés. Elle dit à
Malko avant de s’installer à la barre :
— Si vous avez faim ou soif, je suis à votre
disposition.
— Ça va, coupa brutalement l’Australien.
Depuis le départ, il la traitait comme un chien.
Malko n’en revenait pas de sa docilité. Il n’avait jamais
pu rencontrer son regard. Brownie descendit l’échelle
devant lui et ils pénétrèrent dans le carré. Une carte était
étalée à côté du Drakkar, l’émetteur radio.
Malko eut un coup au cœur : ce n’était pas celle qu’il
avait vue. Aucune indication manuscrite n’était portée
sur celle qui se trouvait devant lui ! Brownie Cassan se
moquait de lui ! L’Australien posa son doigt sur un point
situé entre Bird Island et Denis Island.
— Tout par là, il y a entre 40 et 60 mètres. Du côté de
Bird, il y a un grand sec, mais on n’arrive jamais à le
trouver. Ensuite, il y en a encore deux au nord de Denis
et un petit au sud-est. Seulement, faut tomber dessus. On
arrive parfois dessus par hasard, mais c’est impossible de
recommencer deux fois de suite, à cause du vent et des
courants…
Le gros index de Brownie Cassan remonta sur la
carte, au nord de Denis.
— Vous voyez, par là, ça descend vite après le sec :
153, 165, 243, 245, 315 et après on arrive à 5-600 mètres.
Puis, il y a la grande fosse de 6 000 mètres.
Malko se pencha sur les pointillés chiffrés qui
délimitaient les secs.
— On ne sait vraiment pas où ils se trouvent ?
L’Australien ricana et son index fila vers le haut de la
carte.
— Lisez ça.
Malko lut l’inscription en français :
« Carte 2948. Attention : dans la partie située à l’est
du méridien 55° 35’ utiliser la carte avec circonspection,
cette région étant imparfaitement reconnue. »
— Vous voyez, triompha l’Australien, c’est pas vieux
ça date de 1976.
Il se redressa. Malko comprit qu’il ne tirerait rien de
plus pour l’instant.
— Qui vous a charté ? dit-il. Ce n’est pas très gentil
de me laisser tomber…
— Oh, ce n’est pas de ma faute, protesta Cassan de sa
voix traînante. Je ne peux pas refuser. C’est un type trop
puissant ici. Le patron du SPUP pour Beauvallon. Un
« banania » tout court, vicieux comme un pou. Il
pourrait m’empêcher de travailler.
Malko sentit son estomac se serrer. Volontairement
ou non, l’Australien venait de lui donner l’explication de
sa réticence. Il n’eut pas le temps d’approfondir.
— Zzzz…
La ligne filait.
— On en a un ! s’écria l’Australien. Allez-y.
Malko émergea sur la plage arrière, arracha de son
alvéole la canne extérieure gauche et se cala dans le siège
central après avoir attaché son harnais. Le moulinet
continuait à se dévider. Il le stoppa, régla le frein et
commença à réenrouler le fil.
— Ça a l’air d’un gros thon, dit Cassan derrière lui. Il
va se défendre.
Malko sentait déjà dans ses bras que l’Australien
avait raison. Il releva la grosse canne à grand-peine et
moulina en redescendant. Rhonda avait réduit la vitesse.
Pour un moment, il allait oublier le Laconia.
C’était le commencement d’une longue lutte.
***
— Ça y est presque !
Les mains sur les hanches, Rhonda observait le thon
en train de tourner en sens inverse des aiguilles d’une
montre, tout près du tableau arrière du Koala. C’était
l’agonie. Après 45 minutes de lutte. Elle s’approcha de
Malko et essuya gentiment son visage couvert de sueur
avec une serviette. Il dégoulinait littéralement avec la
sensation d’avoir tracté un éléphant pendant un mille.
Ses bras lui faisaient mal à hurler, ses reins aussi. La
jeune femme lui avait déjà apporté à boire alors qu’il
luttait contre le poisson.
Le thon cessa soudain de se débattre. Aussitôt
Brownie Cassan penché sur l’arrière, crocha dans le
poisson avec la gaffe et le hissa sur le pont, secoué des
soubresauts de l’agonie.
Il empoigna le maillet de bois servant à achever les
poissons et le frappa plusieurs fois de toutes ses forces.
Puis, il jeta le poisson dans la grande caisse de bois,
remit les lignes en place et remonta à la barre.
— Je vais préparer le déjeuner, annonça Rhonda en
descendant.
Le slip de bain de Malko était plein de taches de
sang. Il pénétra dans le carré afin de gagner la cabine
avant où se trouvaient ses affaires.
Rhonda était accroupie en face du frigidaire. Il y
avait à peine la place de passer dans l’étroit couloir. Elle
se releva. Malko essaya de se glisser entre elle et la
cloison sans la toucher, mais elle ne fit rien pour lui
faciliter le passage. Un léger coup de roulis les appuya
l’un contre l’autre. La croupe cambrée et musclée de la
jeune Australienne s’appuya contre les cuisses de Malko.
Le contact tiède l’électrisa. Rhonda ne chercha pas à
l’éviter. Elle tourna seulement son regard myope vers
Malko et demanda d’une voix égale :
— Vous voulez une bière ?
Ses reins le maintenaient serré entre elle et la
cloison. Le visage absolument impassible. Malko pensa à
l’Australien sur la dunette.
— Avec plaisir dit-il, dès que j’aurai changé de
maillot.
Elle s’écarta aussitôt et il pénétra dans la cabine.
Lorsqu’il en ressortit, un verre était sur la table basse du
carré et Rhonda, à quatre pattes sur le pont arrière
nettoyait le sang du thon…
Malko s’installa sur la banquette, examinant
l’aménagement du carré. À côté du gros poste-radio, il y
avait plusieurs cartes empilées les unes sur les autres.
Il se leva et les examina rapidement. Aucune n’était
celle qu’il avait vue lors de sa première visite.
L’Australien avait dû l’enfermer. Il leva la tête. Rhonda
l’observait. Elle sourit.
— Vous vous intéressez à la navigation ?
— Un peu.
Il s’éloigna des cartes, regagna le pont arrière et
aspira la brise marine, examinant l’horizon.
Une mouette passa eh couinant… couvrant le bruit
des diesels. Rhonda ressortit du carré et vint près de lui.
— Voilà Bird Island, annonça-t-elle, tendant le bras
vers bâbord.
Malko aperçut une étroite bande de terre au ras de
l’océan avec une rangée de cocotiers. La vraie île déserte
de contes de fées.
L’Australienne ressortit le thon de sa caisse et se mit
à le découper en filets. Malko contemplait Bird Island, se
demandant comment il pourrait se procurer la carte
annotée par Brownie.
Si elle était toujours en possession de l’Australien…
Soudain, il aperçut au-dessus de la pointe de l’île une
sorte de masse mouvante qui obscurcissait le soleil.
— Les oiseaux, expliqua Rhonda dans son dos. Ils
sont des millions.
Leurs cris devinrent perceptibles puis
assourdissants. Ils tournaient tous autour de la pointe de
l’île, se posaient par vagues entières, rasaient la mer.
Comment pouvaient-ils se nourrir ? Bird Island était
minuscule.
Même pas un mille de long, quelques cocotiers, une
plage d’un blanc éblouissant.
Le cabin-cruiser avançait doucement vers la plage. Il
n’y avait ni port, ni ponton.
— L’ancre, cria Brownie Cassan du haut de la
dunette.
Aussitôt, Rhonda lâcha le thon, se précipita à l’avant
et commença à libérer la lourde ancre terminée par une
chaîne, la soulevant pour la faire passer par-dessus bord.
Mais l’Australienne glissa et la laissa échapper. Elle
s’écrasa avec un bruit sec sur le pont, entaillant
profondément le bois. Le hurlement de Brownie Cassan,
fit sursauter Malko.
— Stupid broad !{13}
Déjà, il dégringolait l’échelle de la dunette, se glissait
le long du bordage, jusqu’à sur la plage avant. La gifle
claqua avant que Malko ne puisse intervenir. Rhonda
recula jusqu’au bastingage, mais ne protesta pas. Sans un
mot, l’Australien empoigna l’ancre et la jeta par-dessus
bord. Puis il contempla l’entaille dans le bois du pont en
secouant la tête.
— Va falloir que je répare ça moi-même, grommela-
t-il.
La chaîne de l’ancre filait avec un brait épouvantable.
Le Koala n’avançait presque plus, à une cinquantaine de
mètres d’une plage d’un blanc éblouissant, bordée de
cocotiers, où venaient se briser de gros rouleaux
d’écume.
Brownie Cassan remonta sur la dunette, coupa les
moteurs. Aussitôt les cris des milliers d’oiseaux qui
tournaient au-dessus d’eux devinrent assourdissants.
— Faut y aller à la nage, cria l’Australien. Il y a des
rouleaux, je ne peux pas m’approcher plus… Attention
aux requins…
Malko plongeait déjà. Le contact de l’eau tiède sur sa
peau brûlante et pleine de sel lui causa une sensation
délicieuse. Il nagea sur le dos, franchit les rouleaux, mit
pied sur le sable blanc comme du sel et bouillant comme
de la lave en fusion. Il courut jusqu’à l’ombre et se laissa
tomber sous un parasol de feuilles, reprenant son souffle.
Sur le cabin-cruiser, Ronda et Brownie semblaient
discuter violemment, face à face, sur la plage avant. La
gifle ne passait pas. Malko s’engagea dans un sentier
serpentant entre les cocotiers vers l’intérieur de l’île. Il
n’avait pas fait trente mètres qu’il aperçut une masse
brune d’un mètre de haut se déplaçant lentement en
travers d’un sentier. Une tortue de terre géante qui
devait peser 200 kilos !
Un peu plus loin, il distingua à travers les arbres des
bungalows et un local ouvert à tous les vents, avec des
tables et des sièges. Une voix le héla :
— Hé, qui êtes-vous ?
Il se retourna, aperçut un jeune barbu, maigre et très
bronzé qui le contemplait les sourcils froncés.
— Et vous ? répliqua Malko.
— Moi, je suis le propriétaire de cette île, fit le barbu
d’un ton sans réplique.
— Je suis sur le Koala, dit Malko tout aussi
sèchement. Je viens boire un verre.
L’autre se calma aussitôt.
— Ah, vous êtes avec Brownie ! Soyez le bienvenu
alors. Je me demandais d’où vous sortiez.
Les cris des oiseaux, omniprésents, devenaient
abrutissants. L’homme reprit :
— Venez au bar.
Malko détailla le propriétaire de Bird Island. Ce
n’était pas un Européen. Son teint était trop mat, ses
yeux trop globuleux. À la suite de son hôte, il entra dans
le restaurant en plein air, décoré de poissons-lunes
séchés. Des tables de teck, un bar en bambou. Une
serveuse mafflue vint prendre sa commande.
— Un Perrier, avec de la glace, demanda Malko. Il
avait repéré la bouteille. Il y avait même une autre
bouteille de Moët et Chandon… et les bougies étaient
fichées dans des magnums vides de J & B. La civilisation
n’était pas loin…
Le propriétaire de l’île observait son visiteur.
— Vous venez faire de la pêche ?
— Pas tout à fait, avoua Malko. Je suis assureur et je
recherche l’emplacement du naufrage d’un cargo qui a
disparu récemment dans ces parages. Le Laconia B.
— Le Laconia, fit le propriétaire de l’île, c’est le cargo
qui a coulé il y a quinze jours au nord de Denis ? Vous ne
trouverez rien par ici. Vous auriez dû vous laisser guider
par Brownie, il connaît tous les secs du coin par cœur. Il
vient souvent prendre des clients par ici pour les
emmener pêcher à Denis. Il y a juste 40 miles.
— Comment êtes-vous sûr que le Laconia a coulé
près de Denis ? demanda Malko.
L’autre tendit la main vers un vieux poste de radio
posé sur une table non loin du bar.
— Parce que j’ai recueilli son SOS. On reste souvent
branché sur la fréquence de détresse, 2182, parce que
c’est là-dessus qu’on s’appelle toujours. Ensuite, on passe
sur une autre fréquence. Je me souviens très bien que le
radio a signalé qu’il avait laissé à tribord le phare de
Denis avant de heurter un récif non signalé sur la carte et
de couler en quelques minutes. Donc il était au nord de
Denis. C’est la route normale pour tous ceux qui montent
vers Socotra.
— Je vois, dit Malko, en achevant son Perrier. Eh
bien, je vais filer vers Denis.
— Revenez nous voir, dit le barbu. À Denis, il n’y a
encore rien pour se loger.
Malko avait hâte de regagner le Koala. Il courut sur
la plage, s’enfonçant dans le sable qui lui brûlait la plante
des pieds et accueillit la tiédeur de l’eau comme une
délivrance. La chaleur était tout simplement terrifiante.
Malko ne pensait même plus aux requins. Il étira
voluptueusement ses muscles en un puissant crawl
dorsal.
Brownie Cassan buvait un cognac sur le flying deck à
côté de Rhonda, impassible. Malko avait amené à bord la
bouteille de Gaston de Lagrange prise chez Willard Troy.
Pour améliorer l’ordinaire à bord.
Il s’ébroua et les rejoignit.
— Alors, vous aimez Bird Island ? lui jeta l’Australien
d’un ton ironique.
— Ce n’est pas mal, dit Malko, mais je crois que je
préférerai Denis. Il semble bien que le Laconia ait coulé
au nord de Denis. Le propriétaire de l’île a recueilli son
SOS.
— Ah oui… Mais c’est pas à côté Denis, fit sans se
troubler Brownie Cassan. Ça fait plus de 40 miles et
ensuite 50 pour descendre sur Mahé. Sept à huit heures
de mer. On n’a pas le temps aujourd’hui. De toutes les
façons, je dois être ce soir à sept heures au vieux port
pour voir un mécanicien à cause de la pompe du diesel
gauche.
Il avait repris son ton traînant, mais ferme à la fois.
Malko comprit que rien ne le forcerait à se rendre à
Denis Island. Rentrant sa rage, il réussit à prendre un
ton enjoué.
— Très bien. Il n’y a qu’à rentrer en péchant.
— On y va, fit l’Australien. Rhonda, tu remontes
l’ancre ?
Tandis que le couple s’affairait pour l’appareillage,
Malko s’installa dans le siège central de pêche.
Réfléchissant. La réponse à son problème se trouvait sur
le Koala. Mais il ne pourrait pas manœuvrer l’Australien.
Il avait peur. Il fallait donc contourner l’obstacle.
Retrouver la carte où étaient portés les
emplacements véritables des secs, notamment de celui
où le Laconia avait dû s’échouer. Ensuite on verrait.
Les diesels ronflèrent, les lignes se dévidèrent. Peu à
peu, un plan s’échafaudait dans la tête de Malko. Utiliser
les éléments dont il disposait. C’est-à-dire pas grand-
chose… Le ronronnement et la fumée des diesels
poussaient à l’assoupissement. Il se laissa aller,
souhaitant qu’un poisson téméraire ne le tire pas de sa
nonchalance. Mais les poissons mordaient surtout dans
les heures les plus chaudes. Il était déjà un peu tard.
***
Une sensation de fraîcheur réveilla Malko. Le cabin-
cruiser passait au large d’une grande île très découpée où
brillaient plusieurs lumières dans le crépuscule.
Malko reconnut Praslin. Ils n’étaient plus loin de
Mahé. Il se redressa et rejoignit Cassan sur la dunette.
— Vous avez pioncé comme une bête, fit jovialement
l’Australien.
Rhonda était toujours dans le carré, active comme
une fourmi. Elle devait briquer le Koala même la nuit.
Malko regarda les lumières de Mahé se rapprocher.
Cassan se tourna vers lui.
— Vous allez au yacht-club ou au Fisherman’s Cove ?
— J’ai laissé ma voiture au yacht-club, dit Malko.
***
— Eh bien, voilà !
Brownie Cassan se tenait en face de Malko,
l’observant de ses petits yeux marrons. Attendant ses
cent livres. Le Koala se balançait le long du quai, à une
centaine de mètres du yacht-club. Le youyou venait
d’être mis à l’eau. Malko rhabillé, fouilla dans les poches
de son pantalon et poussa une exclamation dépitée, d’un
air totalement innocent.
— Oh, je suis désolé, j’ai oublié mon argent. Cela
vous ennuierait-il de venir prendre un verre à l’hôtel, que
je vous paie…
L’Australien secoua la tête.
— Je peux pas, j’attends le type qui vient pour la
pompe du diesel. Je vais vous donner Rhonda, elle
reviendra en bus.
— Très bien, dit Malko.
La jeune femme était en train de passer un vieux tee-
shirt sans couleur, sur son slip de bain. Elle enfila un
short, puis des sandales en caoutchouc. Brownie se
rapprocha d’elle et lui dit quelque chose si bas que Malko
n’entendit pas. Puis, ils descendirent tous les deux dans
le youyou. Ils traversèrent le port et Rhonda amarra
ensuite au ponton. Toujours sans un mot, elle s’installa
dans la Cooper. Au moment où Malko sortait du yacht-
club pour traverser dans Badamier Avenue, un bruit
insolite lui fit tourner la tête.
Rhonda pleurait à chaudes larmes.
CHAPITRE IX
Malko freina aussitôt et se gara sur le terre-plein en
face du yacht-club. La jeune Australienne, la tête entre
ses mains, pleurait à chaudes larmes, les épaules
secouées par ses sanglots. Se sentant observée, elle
parvint à se reprendre et dit d’une voix enrouée par les
larmes :
— Oh, excusez-moi, je suis désolée… Il y a des
moments où je n’en peux plus… Brownie est si dur. Si
vous saviez ce qu’il m’a dit, avant de partir.
Malko posa la main sur son genou nu.
— J’ai vu comment il vous traitait. Que vous a-t-il
dit ?
Elle baissa la tête.
— Oh, j’ai honte. Il m’a dit de… de vous demander de
l’argent. Que cela paierait la réparation du pont.
Malko lui adressa un sourire encourageant.
— Eh bien, ainsi vous n’êtes pas pressée ! Restez
dîner avec moi à l’hôtel. Cela vous changera les idées.
Rhonda jeta un coup d’œil sur son short effiloché.
— Mais je ne peux pas venir comme cela ! Ce n’est
même pas la peine que je retourne me changer. Je n’ai
plus une seule robe. Il ne m’achète rien.
— C’est un problème facile à régler, dit Malko, en
souriant.
Il redémarra, et, un peu plus loin, tourna dans
Victoria Street pour stopper devant Victoria House où se
trouvait une importante galerie commerciale.
Il dût forcer Rhonda à sortir de la voiture. La
timidité même. Déception, les élégants magasins de la
galerie étaient fermés. La vie s’arrêtait à 5 h 30. Comme
en Grande-Bretagne.
— Il y a un bazar hindou à côté du siège du SPUP, dit
Malko, c’est encore ouvert.
Ils rebroussèrent chemin. À côté de l’Hindou, une
demi-douzaine de militants du SPUP étaient en train de
s’entasser dans un taxi, Kalachnikovs en bandoulière
pour un exercice de nuit, anti « contre-révolutionnaire ».
L’Hindou accueillit Malko et Rhonda les bras
ouverts. Il avait vraiment de tout. Malko força Rhonda à
prendre deux robes, dont l’une noire, décolletée, des
chaussures, des produits de maquillage. Puis ils reprirent
la route de Beauvallon, Rhonda serrait son paquet
comme si ça avait été de l’or. À peine arrivée dans le
bungalow de Malko, elle se précipita dans la salle de
bains et s’y enferma.
***
La porte s’ouvrit sur une Rhonda méconnaissable.
Les seins en poire de la jeune femme semblaient prêts à
jaillir du décolleté de la robe noire. Les hauts talons
allongeaient encore ses jambes. Sa tignasse rousse,
démêlée, lui faisait une auréole de feu.
— Vous êtes superbe, Rhonda, dit Malko avec
sincérité. Vous devriez vraiment revenir à la civilisation.
Seules les mains de la jeune Australienne n’avaient
pas été ravalées. Elle s’approcha de lui timidement. Il la
prit par les épaules et l’entraîna en face de la glace de la
coiffeuse :
— Alors ?
Elle eut un sourire confus et enfantin. Puis un regard
émerveillé.
— Sans mes lunettes, je vois tout flou, avoua-t-elle.
— Ça ne fait rien, dit Malko. Je vous guiderai. Allons
dîner.
Elle se rembrunit.
— Il ne faut pas que je rentre trop tard.
— N’ayez pas peur, la rassura Malko. Je vous
donnerai de l’argent pour lui. Comme ça, il ne vous dira
rien.
Le restaurant du Fisherman’s était presque vide,
comme à l’accoutumé.
— C’est sinistre, dit Malko. Allons ailleurs. Vous
connaissez quelque chose ?
Rhonda hésita.
— Il y a le Pénélope, à Beauvallon. Il paraît que la
viande est bonne.
— Va pour le Pénélope.
Il l’entraîna jusqu’à la Cooper, roula doucement pour
ne pas la décoiffer. Le Pénélope était, en bordure de la
plage, une espèce de véranda décorée de cordages et de
bambous. Une superbe Eurasienne les accueillit et leur
apporta d’office des Martini Bianco, offerts par la
maison.
Rhonda poussa une exclamation de joie, en prenant
le menu.
— Enfin, je vais manger de la viande… Brownie ne
veut pas que je mange autre chose que du poisson. Pour
faire des économies. Je n’en peux plus… Je n’aurais
jamais dû quitter l’Australie. Mais il m’a raconté que
j’allais avoir une vie de rêve. Je m’ennuyais. Il n’y avait
pas d’avenir. J’ai toujours aimé la mer. Maintenant, je ne
sais plus où aller. Je n’ai pas d’argent, je n’ai même plus
de vêtements…
Rhonda semblait ignorer que l’esclavage avait été
aboli une centaine d’années plus tôt… Malko lui versa un
peu d’un soi-disant bordeaux, né de l’union incestueuse
d’un vin algérien et d’eau seychelloise.
— Oubliez vos problèmes pour ce soir, dit-il.
Il n’avait pas refermé la bouche que la porte s’ouvrit
sur trois personnes.
Rachid Mounir, le torse moulé dans une élégante
chemise rose bonbon, escorté d’une très jolie jeune
femme brune, de type arabe, avec une bouche énorme et
un nez retroussé visiblement refait. L’autre personne qui
l’accompagnait était Bill, le responsable du SPUP de
Beauvallon.
Le petit Seychellois fixa longuement Malko et
Rhonda avant de s’asseoir. Son regard glaça Malko, tant
il était plein de méchanceté. Puis il leur tourna le dos.
Rhonda se pencha vers Malko et dit à voix basse.
— Vous le connaissez ? C’est lui qui a charté le
bateau. Il est très puissant ici. Je crois qu’il vient avec
l’Arabe. Ils sont venus sur le Koala ensemble.
Malko s’efforça de sourire. Inutile de l’affoler.
— Ce soir, je ne m’occupe pas d’affaires, affirma-t-il.
L’attitude de Bill prouvait en tout cas une chose. Il
n’agissait pas sur les ordres officiels du gouvernement
seychellois. Sinon, il aurait appréhendé Malko
immédiatement pour l’« accident » de la Land Rover.
C’était une petite activité parallèle. Il se retourna et fixa
de nouveau Rhonda, comme s’il se demandait ce qu’elle
faisait avec Malko. Ce dernier se maudissait de ne pas
être resté au Fisherman’s Cove.
Rhonda avait vite balayé la présence de Bill. À son
troisième verre de faux bordeaux, elle posa un regard
ravi sur le décor plutôt succinct et soupira :
— Il y a si longtemps que je n’ai pas été dans un
restaurant !
L’arrivée de la viande ne ternit pas son
enthousiasme. Du vieux buffle kenyan qui semblait être
venu à la nage, tant il était résistant. Déguisé en filet
mignon.
Si Pénélope méritait une remarque dans un guide,
c’était plutôt deux tibias croisés que deux fourchettes.
Stoïque, Malko engagea le combat avec son buffle.
Plusieurs gouttes de vin étaient tombées sur la table. Il
s’assura qu’elles ne dissolvaient pas la peinture avant de
tremper les lèvres dans son verre.
***
— Vous êtes si gentil, balbutia Rhonda d’une voix
pâteuse… Si gentil !
Sa main s’était posée sur celle de Malko. Elle la prit
d’un geste spontané et la porta à ses lèvres. Il profita de
son enthousiasme pour poser une question.
— Pourquoi Brownie a-t-il peur de ce Bill ?
demanda-t-il.
— Avant, il donnait de l’argent pour avoir un permis
de travail, expliqua-t-elle. Depuis le nouveau
gouvernement, Bill le force à renseigner la police.
Brownie a peur, parce qu’ils pourraient lui saisir son
bateau.
— Mais qu’est-ce qu’ils veulent savoir ? demanda
Malko innocemment.
Rhonda réprima un petit hoquet avant de répondre :
— Oh, pas grand-chose. Ils ont peur d’un contrecoup
d’État. Ils veulent savoir s’il n’y a pas de bateaux qui
amènent des armes, s’il ne connaît pas des gens
mécontents du gouvernement. Ils lui louent son bateau
pour très peu d’argent aussi. Comme pour demain. Il ne
voulait pas, mais ce petit « banania » est venu lui dire
que s’il refusait, il perdait sa licence de charter.
— Je vois, dit Malko.
Toujours les mêmes bons vieux procédés… Cassan
allait mener les Irakiens au banc de corail. Ensuite ceux-
ci n’auraient plus qu’à remonter la cargaison au nez et à
la barbe de la CIA. Beau travail. Plus que jamais, il fallait
essayer de donner le change.
La crème caramel, vraisemblablement fabriquée à
base de pâte à modeler, n’arrivait pas à faire passer le
buffle. Il réclama l’addition, paya et se leva, entraînant
ostensiblement Rhonda par la taille.
— Allons danser, dit-il à haute voix, en passant près
de la table de Rachid Mounir. Vous connaissez un
endroit ?
— Il y a le Bubble Club, avança Rhonda, de l’autre
côté de l’île. Après Victoria. Mais je ne sais pas si cela
vous plaira. Ce n’est pas très bien fréquenté…
Malko embrassa la jeune femme dans le cou, sous
l’œil bovin de trois Seychellois gardant le parking.
— Avec vous, tout me plaira.
L’Australienne représentait sa meilleure chance. Sa
seule chance même. Elle gloussa de joie et se laissa
tomber dans la Cooper.
— La tête me tourne ! dit-elle. J’ai trop bu.
— Mais non, dit Malko, tout va très bien.
Dès qu’il eut fait demi-tour, il posa une main sur le
genou de Rhonda et l’y laissa. Le vent tiède lui fouettait
délicieusement le visage. À cette heure-là, les routes de
Mahé étaient pratiquement désertes.
***
Entre la musique pop assourdissante distillée par un
orchestre local et les projections lumineuses sur le mur
de la piste de danse, on arrivait très vite au bord de
l’hystérie. Le Bubble Club n’était ni meilleur ni pire que
les autres discothèques du monde. Trois serveuses
outrageusement décolletées officiaient dans un bar
légèrement en contrebas, décoré des rubans de différents
navires de guerre, vestiges de bagarres locales.
Malko et Rhonda s’étaient installés dans un des
petits boxes séparés par des cloisons d’énormes
bambous, avec vue sur la brochette de putes locales
installées à côté du bar au cas où un navire relâcherait
inopinément. C’était la période creuse. La serveuse
callipyge au visage d’enfant avait jeté un regard noir à
Rhonda. Concurrence déloyale. Appuyée contre Malko,
l’Australienne commençait à ressentir les effets du
mélange de faux bordeaux et de vrai Martini-Bianco.
— Dansons ! demanda-t-elle brusquement.
L’orchestre s’était évanoui, laissant la place à des
disques langoureux. Quelques couples blancs évoluaient
avec une grâce pachydermique. Rhonda se serra de tout
son corps contre Malko, leva vers lui des yeux noyés de
plaisir et murmura :
— Je suis si bien. Il y avait si longtemps que je
n’avais pas été comme ça. Mais il faut que je rentre, il
doit être très tard.
Le Bubble Club se trouvait en bord de mer, au nord
de Victoria. Hôtel-cabaret avec une étrange piscine en
surélévation dans le jardin, donnant directement sur la
rade. Si loin du centre que Malko avait craint s’être
perdu. Il se pencha à l’oreille de Rhonda.
— Je vous donnerai de l’argent pour que Cassan croie
que…
— Non, je ne veux pas ! Tant pis s’il me bat. J’en ai
assez.
Elle se détacha violemment de lui, les prunelles
assombries par la colère.
— Il y a peut-être une autre solution que de vous
faire battre, avança Malko.
Ce n’était pas le moment qu’elle rompe avec
l’Australien… Elle renicha sa tête contre l’épaule de
Malko.
— Tant pis, je suis bien.
— Je vais quand même vous raccompagner, proposa
ce dernier avec diplomatie. Sinon, nous ne pourrions pas
nous revoir.
Les putes caressèrent au passage Malko d’un regard
plein de regret. Des dollars qui s’en allaient. Le parking
était désert. Enlacés, Malko et Rhonda regagnèrent la
Cooper, garée au bord de l’eau. Une petite plage courait
le long du ciment.
— J’ai envie de me promener, dit Rhonda.
Elle entraîna Malko. Dès qu’elle fut sur le sable, elle
se baissa et ôta ses chaussures.
— Je ne veux pas les abîmer, dit-elle d’une voix de
petite fille.
Ils firent quelques pas, arrivèrent à un muret de
ciment qui bloquait le passage, firent demi-tour et
revinrent à la Cooper. Rhonda s’accota au capot et leva
son visage vers les étoiles. Visiblement, elle n’avait pas
envie de regagner le Koala. Malko l’observait, attendri.
Elle paraissait si sincèrement heureuse. Sans un mot, elle
avança la bouche vers lui et l’embrassa. Avec furie,
comme si elle s’était contenue pendant longtemps. Leurs
dents s’entrechoquèrent, le corps de Rhonda s’écrasa
contre celui de Malko, ses doigts lui broyaient la nuque.
Il ne fut pas en reste. L’épisode avec la Finlandaise lui
avait laissé un goût amer. Enfin, il se retrouvait avec une
femme consentante. Lorsque ses mains effleurèrent la
poitrine de Rhonda, à travers la fine toile de la robe,
l’Australienne se cabra comme un cheval. Ils restèrent
enlacés, de plus en plus excités, oubliant complètement
où ils se trouvaient. Rhonda embrassait Malko comme si
sa vie en avait dépendu, à demi-renversée sur le capot de
la Cooper. Il aurait peut-être repris son sang-froid si ses
doigts n’avaient pas découvert la chair nue sous la robe
neuve. Rhonda avait laissé son slip dans sa salle de bains.
Sans un mot, il la renversa en arrière, la clouant sur
le capot de la petite voiture. D’elle-même, elle ouvrit les
jambes, offerte, un pied bloqué contre un phare.
Il repoussa le tissu de la robe, découvrant ses
jambes, le buisson sombre de son ventre. L’effleura. De
la lave brûlante. L’Australienne attendait, allongée sur le
capot, sans sentir l’arête d’acier qui lui sciait les reins. Un
groupe sortit du Bubble et les aperçut. Aussitôt, une des
filles cria quelque chose en créole et les autres éclatèrent
de rire. Rhonda se redressa, échevelée, rabattit la robe
sur ses genoux. Elle s’assit sur le capot et appuya sa tête
sur l’épaule de Malko.
— Pardon, dit-elle. Mais j’ai honte. Je n’ai pas envie
de rentrer, ajouta-t-elle. Je voudrais rester avec toi.
Dormir dans tes bras. J’ai tellement besoin d’affection, tu
sais.
Elle lui tendait une perche grosse comme le mât du
Titanic.
Malko passa un bras autour de ses épaules. Le ventre
encore brûlant de désir, au bord de l’orgasme,
maudissant les noctambules qui s’éloignaient. Il fallait
replonger dans le travail.
— Rhonda, dit-il, j’ai peut-être une proposition à te
faire. Qui pourrait te rapporter beaucoup d’argent et te
permettre de quitter Cassan.
La jeune femme sursauta, se méprenant sur la
proposition.
— Mais je ne veux pas. Ce n’est pas parce que… Je ne
suis pas à vendre.
— Mais non, dit Malko, il ne s’agit pas de te
prostituer ! Tu sais que je travaille pour une compagnie
d’assurances. Je recherche l’épave du Laconia B. Si je la
trouve j’aurai droit à une très grosse prime ! Ce cargo
s’est échoué sur un sec, au nord de Denis. La position de
ce sec se trouve sur la carte que Cassan m’a montrée
l’autre jour. Depuis, il a changé d’avis, il ne veut plus m’y
mener. Parce que d’autres personnes cherchent aussi le
Laconia B. Des amis de Bill. Pour d’autres raisons. Alors,
si tu pouvais recopier ou m’apporter cette carte, cela
pourrait te faire gagner beaucoup d’argent…
Rhonda l’écoutait, les sourcils froncés.
— Je ne comprends pas bien, dit-elle. Pourquoi Bill
veut-il retrouver cette épave ? Qu’est-ce que cela peut lui
faire ?
— Parce qu’il croit qu’il y a des objets de valeur à
bord.
— Ah !
L’Australienne le regardait d’un drôle d’air. Comme
si elle ne le croyait pas complètement.
— Je pourrais avoir 3 ou 4 000 livres ? demanda-t-
elle timidement.
Malko sourit et l’embrassa à la commissure des
lèvres.
— Beaucoup plus. Je te garantis 50 000 livres, si je
retrouve le Laconia B, grâce à toi.
— 50 000 livres{14} !
Rhonda resta plusieurs secondes à méditer ce chiffre,
énorme à ses yeux. Malko pouvait presque voir les
rouages de son cerveau en marche. Elle s’ébroua tout à
coup et demanda d’une voix plus ferme.
— Tu me protégeras ? Tu resteras avec moi, tant que
je serai à Mahé ?
— Bien sûr, dit Malko. Mais j’aurai besoin d’un
bateau.
— J’en connais un, dit Rhonda. Le trimaran des
Kenyans. Il est vieux et moche, mais il flotte. Ils ne
demanderont pas mieux. Ils ont besoin d’argent.
— Va pour le trimaran, dit Malko. Qu’as-tu
l’intention de faire ?
Rhonda le regarda bien en face, et annonça d’une
voix calme :
— Je vais retourner sur le Koala maintenant. Je suis
sûre que Brownie est saoul. Il a dû boire de la bière au
yacht-club toute la soirée. Je vais prendre cette carte, je
sais où il l’a mise. Je te la ramène et je reste avec toi.
C’était si beau que Malko aurait pu hurler de joie.
Privés de la carte, les Irakiens perdraient du temps,
même avec l’aide de l’Australien.
— Terrifie ! dit-il. Tu es sûre que tout se passera
bien ?
— Certaine, affirma-t-elle. Je connais Brownie.
Même s’il est réveillé, je lui donnerai l’argent et il se
rendormira.
Malko était déjà en train de démarrer. Ils
parcoururent la route côtière en silence, puis il stoppa en
face du yacht-club éteint. Tirant des livres de sa poche, il
en compta 50 de plus que ce qu’il devait à l’Australien.
— Tiens, fit-il.
Elle prit les billets, les gardant serrés dans sa main.
— Comment vas-tu revenir ? demanda Malko. Si tu
mets le moteur du youyou, il va t’entendre.
— Je reviendrai à la rame, dit Rhonda. Et je vais y
aller de la même façon. Attends-moi là.
Elle se pencha sur lui et l’embrassa à faire tomber ses
incisives. Il la regarda courir jusqu’au ponton et sauter
dans le youyou. Puis, il devina plus qu’il ne vit le petit
esquif s’éloigner dans l’obscurité sur l’eau sale du port.
Le Koala se trouvait à cinq cents mètres environ.
Resté seul, il se détendit. Avec quand même une
petite gêne. La candeur de Rhonda le gênait. Il faisait
vraiment un sale métier. Une boule d’angoisse pesant sur
son estomac, il commença à compter les minutes,
surveillant le cadran lumineux de sa Seiko-Quartz.
Rhonda allait-elle réussir ?
CHAPITRE X
Brownie Cassan se dressa en sursaut sur la
couchette. Un bruit clair venait de le réveiller. Il écouta,
agacé que Rhonda l’ait pris au mot. Il l’avait attendue au
yacht-club jusqu’à onze heures. Il hésita, partagé entre la
mauvaise humeur et une excitation malsaine. Lui qui
n’honorait plus Rhonda que rarement, se sentait tout à
coup prêt à lui faire l’amour. Il écouta, pensant qu’elle
allait le rejoindre, mais la porte de la cabine ne s’ouvrit
pas. Elle allait dormir sur la couchette de l’autre cabine.
Il se leva. Pieds nus, uniquement vêtu d’un slip, il se
déplaçait sans aucun bruit.
Il ouvrit la porte donnant sur le carré et appela :
— Rhonda !
Il s’attendait à ce que la jeune femme lui réponde
immédiatement. Au lieu de cela, il distingua, dans la
pénombre, une silhouette qui s’enfuyait.
Un voleur !
Il se rua en avant, raflant, au passage un poignard
qui séchait dans l’évier. Il rattrapa le fuyard à la porte du
carré et parvint à lui saisir les jambes. Ils tombèrent
enlacés sur le pont arrière. À la seconde même où il
reconnaissait Rhonda, tenant à la main un rouleau de
papier !
D’abord la stupéfaction le paralysa. Pourquoi la
jeune femme avait-elle fui ?
— Qu’est-ce qui te prend ? grommela-t-il.
Ils se relevèrent ensemble et il la poussa dans le
carré, puis alluma.
Rhonda lui faisait face, les yeux fous, dans une robe
qu’il ne connaissait pas, une carte roulée à la main.
Il la lui arracha et la déroula. Voyant de quelle carte
il s’agissait, il eut l’impression de recevoir un coup dans
le ventre. Lâchant la carte, il prit la jeune femme à la
gorge et la colla contre la cloison du carré.
Visage contre visage, il demanda d’une voix glaciale :
— Pourquoi tu as pris ça ?
Elle ne répondit pas, figée de terreur.
Brownie Cassan oscillait entre la rage et la peur. Ce
n’était plus une histoire de fesses. C’était sa peau qui
était en jeu, son bien le plus précieux. Et, au mieux, sa
survie matérielle. Bill n’était pas un type à se contenter
de promesses.
Il sentait les carotides de Rhonda battre sous ses
doigts. Cela décupla ses instincts sadiques. Il serra un
peu plus et demanda :
— C’est lui qui t’a filé cette robe. Hein ?
Comme elle ne répondait pas, il saisit le haut de la
robe et tira d’un coup sec, libérant la poitrine, déchirant
le tissu jusqu’à la taille.
— Salope ! Tu t’es fait sauter, hein, cracha-t-il,
oubliant totalement ce qu’il avait conseillé à sa
compagne, rouge brique, à demi-étranglée. Lâchant la
robe, Brownie Cassan reprit son poignard et en posa la
pointe sur l’estomac de Rhonda.
— Dis-moi qui t’a demandé cette carte ou je te crève,
souffla-t-il.
— C’est, c’est lui, avoua Rhonda. Lâche-moi, je t’en
prie.
Brownie Cassan resta silencieux, quelques secondes.
Mesurant la portée de ce qui se passait. S’il avait eu le
sommeil plus lourd, il se retrouvait le lendemain à la
prison de Victoria sous un prétexte futile. Son bateau
confisqué. À cause de cette petite garce. Lâchant sa
gorge, d’un seul revers en plein visage, il l’envoya contre
la cloison. Elle avait tellement peur qu’elle ne cria pas.
Brownie Cassan revint à la charge, frappant au ventre,
aux seins, partout où cela faisait mal, achevant
d’arracher la robe, les lèvres serrées, les yeux fous. Il
termina par un coup de pied dans le bas-ventre qui
arracha un couinement horrible à Rhonda. Celle-ci resta
recroquevillée sur le plancher du carré, entre le divan et
la table basse. L’Australien se pencha sur elle, la prit par
les cheveux et la traîna jusqu’à la cabine avant, où il
l’allongea sur le dos. S’agenouillant sur elle, il appuya le
poignard contre sa gorge. Il lui dit d’une voix vibrante de
haine :
— Je t’interdis de bouger ou d’appeler, sinon, je
t’égorge… Et si tu essaies de t’enfuir, c’est le même truc.
Il se releva et lui envoya encore un coup de pied.
Après avoir claqué la porte, il alla fumer une cigarette sur
le pont arrière pour se calmer. Il faudrait qu’il se
débarrasse de Rhonda. Il la remplacerait par une
Seychelloise. Mais pour l’instant, il avait besoin d’elle
pour manœuvrer le cabin-cruiser. Il regarda dans la
direction du yacht-club. L’autre devait attendre. Il
enferma soigneusement la carte volée dans le secrétaire,
prit la clef et la mit dans la poche de son maillot, fermée
par un zip. Puis, il prit dans le bar la bouteille de cognac
Gaston de Lagrange, s’en servit un plein verre et en vida
le tiers d’un coup. Immédiatement la chaleur du cognac
chassa son angoisse. Il resta là, vidant lentement son
verre réchauffé dans ses doigts. Jusqu’à ce qu’il n’en
reste pas une goutte.
Alors seulement, il s’étendit sur sa couchette, après
avoir fermé à clef la porte de la cabine.
***
Malko consulta sa montre : une heure et demie
depuis que Rhonda était partie sur le Koala. Plus aucune
chance qu’elle revienne. Il n’avait rien entendu et se
maudissait d’avoir ainsi envoyé la jeune femme au
massacre. Machinalement, il mit en marche la Cooper et
s’éloigna du yacht-club.
Bouleversé et fou de rage.
En roulant sur Badamier Avenue, il essaya
d’apercevoir, en vain, le cabin-cruiser. Qu’était-il advenu
à Rhonda ? Avait-elle changé d’avis ou s’était-il passé un
drame ? Maintenant, il ne possédait plus aucun moyen
direct d’accéder à la carte. À part prendre le Koala
d’assaut, ce qui posait certains problèmes techniques… Il
traversa Victoria en trombe et s’engagea dans la montée
menant à la route de Beauvallon. Le lendemain, Rachid
et ses hommes commenceraient leurs recherches. Avec la
carte. Il se gara dans le parking désert du Fisherman’s
Cove et gagna son bungalow.
Cette fois, personne ne l’attendait… Il tourna en
rond, ouvrit la porte-fenêtre donnant sur le jardin, sortit
se détendre. Tout l’hôtel semblait dormir. À sa
déconvenue professionnelle se mêlait la frustration
sexuelle. Encore pire qu’avec la Finlandaise la veille…
Il chercha à chasser dans son esprit ce qui venait de
se passer pour se concentrer sur son problème
immédiat : empêcher les Irakiens de trouver le
Laconia B. Le seul qui pouvait l’aider efficacement était
le Derviche. Mais où aller chercher l’agent israélien ? Il
devait attendre que ce dernier le contacte. Cela pouvait
être trop tard… Découragé, il se préparait à regagner son
bungalow lorsque son regard tomba sur la porte-fenêtre
de sa voisine. Ce qui lui donna une idée.
Pourquoi ne pas lui rendre visite ? Au pire, elle
l’enverrait promener. Au mieux, il calmerait au moins sa
frustration sexuelle… Ce qui ne pourrait qu’activer sa
réflexion.
Se dressant sur la pointe des pieds, il poussa le
vasistas semblable au sien, envoya la main, trouva le
verrou, le dégagea. Il ne restait plus qu’à pousser la
porte-fenêtre. Doucement, il la fit coulisser. N’ouvrant
que de cinquante centimètres, il se glissa à l’intérieur de
profil, écartant doucement le rideau.
Le choc le prit tellement par surprise qu’il tomba.
L’assaut brutal d’un fauve. Un bras musclé comme celui
d’un catcheur s’enroula autour de son cou et serra, tandis
qu’un autre appuyait sur sa nuque. Il sentit ses vertèbres
craquer. En un éclair, il réalisa qu’il se trouvait à une
fraction de seconde de la mort par rupture des vertèbres
cervicales. Sa dernière pensée cohérente fut de
reconnaître un parfum sur le bras qui l’étranglait :
Cabochard. Dans un effort surhumain, il libéra
partiellement ses cordes vocales et cria :
— Irja ! c’est moi, Malko.
Aussitôt, le bras qui l’enserrait relâcha son étreinte.
Il resta quelques secondes à reprendre son souffle, des
lueurs rouges devant les yeux. Une lumière jaillit. Irja,
uniquement vêtue d’un slip de nylon blanc, décoiffée, les
prunelles assombries, le fixait avec un mélange de
curiosité et de colère.
Son regard ne s’éclaira pas lorsque Malko se releva,
essayant de sourire.
— Vous avez cru que je voulais vous violer ?
La Finlandaise lui jeta un regard noir.
— J’ai entendu du bruit. Je suis judoka, c’est tout.
J’ai cru que c’était un voleur…
— Cela aurait fait un voleur mort, remarqua Malko.
— Que faites-vous dans ma chambre à cette heure-
ci ?
Malko tenta d’oublier la douleur cuisante de sa gorge
pour sourire :
— Devinez… Maintenant que vous m’avez à demi-
étranglé, il faudrait vous faire pardonner…
Il s’avança, enlaça Irja. Celle-ci se dégagea
doucement.
— Pas maintenant, dit-elle. Vous m’avez fait trop
peur. Si vous voulez, dormez dans le lit jumeau… Je serai
peut-être de meilleure humeur, demain matin.
Elle se laissa tomber sur le second lit sans ôter son
slip et éteignit. Après avoir refermé la porte-fenêtre.
Malko se glissa sous les draps. La soirée avait
décidément été fertile en émotions… Son cou lui faisait
encore mal. Il s’endormit sans même s’en rendre compte,
espérant se réveiller assez tôt pour rendre hommage à la
Finlandaise avant de reprendre le cours de sa mission.
***
C’est une sensation de tiédeur qui réveilla Malko. Il
mit plusieurs secondes à réaliser qu’un souffle d’air
chaud s’engouffrait par la porte-fenêtre entrouverte…
Il se dressa, la respiration bloquée, tendit l’oreille.
Quelque chose le frappa aussitôt. La respiration de Irja,
sur le lit voisin, était trop régulière pour une personne
endormie. Contrôlée. Elle ne dormait pas non plus… Il y
eut un léger grincement. La personne qui avait ouvert la
porte-fenêtre agrandissait l’ouverture. Les réflexes
professionnels de Malko revinrent instantanément.
Doucement, il glissa au bas du lit et s’en éloigna.
Accroupi dans l’ombre. Il hésitait à prévenir la
Finlandaise. Son appel risquait de déclencher une
catastrophe.
Deux ombres franchirent coup sur coup la raie plus
claire de la porte-fenêtre. Son estomac se serra. Il se
redressa lentement le long du mur, prêt à bondir.
Ensuite tout se passa très vite. Une silhouette passa
devant lui, se dirigeant vers son propre lit. Une autre
s’approcha du second lit, hors de sa portée.
Malko bondit sur le dos du premier intrus au
moment où il frappait le lit, criant :
— Irja ! Attention.
Il sentit l’odeur âcre d’un homme en sueur, étreignit
un torse musclé et entendit le choc sourd de deux corps,
à quelques mètres, un cri étranglé. Pas la voix de Irja.
Ensuite, le bruit d’une lutte confuse. L’homme sur qui il
s’était jeté se débattait furieusement. Malko sentit une
brûlure au bras et lâcha prise, reculant brusquement.
Heureusement, l’interrupteur était à la même place que
dans son bungalow et il le trouva du premier coup.
La lumière inonda la chambre. Il se trouva nez à nez
avec un Noir trapu au nez épaté, une machette à la main.
Le drap déchiré disait avec quelle force, il avait frappé. Il
était nu, à part un short. La lame horizontale, il
s’apprêtait à frapper. Malko saisit une des lourdes
fausses lampes à huile posées sur les tables de nuit et la
jeta à toute volée sur le poignet de son agresseur. Avec
un cri de douleur, celui-ci lâcha sa machette.
Mais aussitôt, le second, abandonnant Irja tombée à
terre, se rua sur Malko, la machette haute. Cette fois il
n’avait rien pour se défendre.
Du coin de l’œil, Malko vit Irja se relever avec la
détente d’un cobra et plonger, les mains en avant, sur
l’agresseur de Malko. Les doigts se refermèrent sur le cou
de taureau. Ses longues mains fines semblaient
dérisoires. D’un seul revers, le tueur allait éventrer la
Finlandaise, avant de frapper Malko. D’ailleurs l’homme
avança encore, sans se soucier des mains nouées autour
de la gorge.
Soudain, Malko vit avec stupéfaction les ongles
rouges s’enfoncer dans la gorge du Noir comme les
griffes d’un fauve. Surpris, le tueur recula, les yeux
exorbités. Un jet de sang jaillit de sa gorge, déchirée par
les ongles de la Finlandaise. Il laissa à son tour tomber sa
machette pour essayer d’arracher les griffes qui
déchiraient sa gorge.
Aussitôt, celui qui venait d’être désarmé par Malko
se rua au secours de son camarade, frappant Irja à la
nuque avec une violence inouïe. La jeune femme tituba,
lâcha prise et s’effondra en travers du lit.
Malko chercha une arme des yeux. Mais les deux
hommes ne pensaient qu’à fuir. Le valide aida celui qui
perdait son sang et ils filèrent vers la porte-fenêtre.
Malko se souciait assez peu de les poursuivre. À quoi
bon, ce n’étaient que des hommes de main…
Le cerveau, c’était Rachid Mounir. Malko se
maudissait d’avoir mêlé la photographe à ce massacre. Il
referma la porte-fenêtre, la verrouilla et revint vers Irja.
La Finlandaise gémit, entrouvrit les yeux, à demi KO.
Soudain, un détail attira le regard de Malko. Le vernis de
ses ongles s’était écaillé sous le choc. Surtout celui de
l’index droit. Sous le rouge, apparaissait une surface
mate, argentée et non le rose d’un ongle.
Il crut d’abord qu’il s’agissait d’une couche de vernis
supplémentaire. Il prit la main, l’examina, gratta un peu,
fit sauter une écaille de vernis. Ce qu’il découvrit le
stupéfia. Une fine lamelle d’acier collée sur l’ongle le
recouvrait en entier dépassant de presque un centimètre.
L’extrémité en était coupante comme un rasoir. Sur ce
faux-ongle, il suffisait de passer une couche de vernis
rouge pour que l’illusion soit parfaite. Malko examina
rapidement les autres. Tous identiques. Les
merveilleuses mains de la Finlandaise n’étaient que des
armes mortelles, capables d’égorger un être humain. Du
travail admirablement fait. Malko ne s’en était même pas
rendu compte en faisant l’amour avec elle. Il est vrai
qu’elle n’y avait pas beaucoup mis de passion…
Irja replia vivement les mains sur sa poitrine. Elle
l’observait, bien qu’elle fit encore semblant d’être
inconsciente…
Soudain, les morceaux du puzzle se recollèrent dans
la tête de Malko. Il se pencha sur la jeune femme.
— Irja, qu’est-ce que cela veut dire en hébreu : « Zé-
nehedar ? »
CHAPITRE XI
Irja acheva d’ouvrir les yeux. Son regard était
absolument indéchiffrable. Elle grimaça de douleur et
gémit, comme si elle n’avait pas entendu la question de
Malko.
— J’ai mal, dit-elle. Où sont-ils ? Que s’est-il passé ?
Son ton mourant contrastait avec la force dont elle
avait fait preuve. Malko s’assit à côté d’elle sur le lit.
— Irja, répéta-t-il. Je sais que vous parlez hébreu. Je
sais qui vous êtes. Je voudrais que vous me conduisiez à
celui qui s’appelle Le Derviche. J’ai besoin de le voir.
Tout de suite…
La Finlandaise se mit sur son séant :
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je ne parle
pas hébreu. Je ne connais pas de derviche. Pourquoi me
posez-vous toutes ces questions ?
C’était le jeu. Malko insista :
— Vous faites l’amour en hébreu, Irja. Je vous ai
entendu crier un soir. Deux mots que j’ai pris pour du
finnois « Zé nehedar ». Dès demain matin, je peux
vérifier qu’il s’agit bien d’hébreu. Ce n’est pas courant
non plus que des photographes possèdent des griffes
d’acier. Vous appartenez au Mossad, Irja, quel que soit
votre nom et votre couverture. Et vous savez
certainement qui je suis… J’ai été en contact avec un de
ceux qui travaillent avec vous. Il faut que je le voie. Vous
avez été chargée de me surveiller. C’est pour cela que
vous avez fait l’amour avec moi.
Maintenant, où puis-je trouver le Derviche ? Il s’agit
d’une question vitale. Pour vous.
La jeune femme ne répondit pas. Ils s’observèrent en
silence, un long moment. Malko devinait qu’en bon agent
Irja évaluait tous les éléments de la situation. Enfin elle
se leva, enfila un chemisier et un jean.
— Attendez-moi dans votre chambre, dit-elle.
Ils sortirent en même temps et il la vit se diriger vers
le parking. Un bruit de moteur : elle était partie.
Il entra dans son bungalow, prit une douche et se mit
à lire pour tromper son attente. Une demi-heure. Une
heure.
Enfin il entendit des pas et on frappa à sa porte.
C’était Irja.
— Je viendrai vous chercher à six heures du matin,
dit-elle. À tout à l’heure.
***
Malko bâilla. Il n’avait pas dormi plus de trois
heures. La tension nerveuse. Le jour était déjà
entièrement levé. À côté de lui, Irja semblait en pleine
forme. Lui, éprouvait encore une raideur dans le cou. Il
ralentit pour laisser passer un groupe d’enfants allant à
l’école. La route côtière était pratiquement déserte. Ils
filaient vers le sud, de l’autre côté de la baie de
Beauvallon.
— C’est encore loin ?
— Non, dit la Finlandaise. La prochaine crique.
Ils roulaient depuis quatre kilomètres environ.
Malko ralentit et aperçut un petit port naturel au milieu
duquel se trouvait un bateau ancré à une centaine de
mètres du bord. Le vieux trimaran vert qu’il avait déjà vu
en mer.
— C’est là, annonça Irja.
Dès qu’il eut stoppé, elle sauta à terre et se dirigea
vers un dinghy de caoutchouc où ils prirent place tous les
deux, Irja tira la ficelle du démarreur. Elle avait des
gestes d’homme. Malko observait le trimaran. Aucun
signe de vie. Le dinghy acheva doucement sa course
contre sa peinture écaillée. Il ne payait vraiment pas de
mine. Malko s’accrocha à la rambarde rouillée, monta à
bord et s’avança vers l’écoutille centrale.
Un homme en sortit au même moment. Grand,
blond, costaud, une moustache abondante, des yeux très
bleus, un nez droit. Il tendit la main à Malko.
— Bienvenue à bord, monsieur Linge.
C’était la voix du Derviche. Malko prit la main
tendue et crut que ses doigts allaient se transformer en
pulpe. L’Israélien l’observait d’un regard froid.
— Asseyez-vous, dit-il. J’espère que vous avez une
raison sérieuse pour agir comme vous l’avez fait.
— J’en ai une, dit Malko.
Succinctement, il raconta l’histoire de la carte et de
Brownie Cassan. Le Derviche écoutait en tiraillant
pensivement les poils de sa moustache. Irja avait disparu
à l’intérieur du trimaran. Il ne faisait pas encore
vraiment chaud et la mer n’avait pas une vague. Lorsque
Malko eut terminé, l’Israélien laissa tomber d’une voix
froide.
— J’étais sûr que vous me cachiez quelque chose.
Pourquoi venez-vous me trouver maintenant ?
Malko décida de ne pas jouer au plus fin.
— Parce que vous êtes le seul à pouvoir m’aider.
Nous pourrons toujours ensuite trouver un terrain
d’entente. Il faut avant tout empêcher Rachid Mounir de
trouver le Laconia B.
Le Derviche hocha la tête affirmativement.
— C’est exact, monsieur Linge. Si je n’avais pas cru
qu’il s’agissait d’une urgence, je ne vous aurai pas laissé
m’approcher. Mais je ne suis pas certain que nos
gouvernements respectifs parviennent à un accord et je
ne peux prendre aucun engagement dans ce sens. Vous
me comprenez ? Je ne suis maître que de mes actions ici.
Je suis d’accord pour une opération ponctuelle
commune, mais c’est tout. Ensuite, chacun agira au gré
de ses intérêts. Même s’ils sont en conflit. Si vous n’êtes
pas d’accord, vous pouvez quitter ce bateau maintenant
et j’accepterai d’oublier que vous connaissez mon visage.
— Je suis d’accord, dit Malko.
Le Derviche le fixa pensivement, hocha la tête.
— Bien.
Il se tourna vers l’écoutille et appela :
— Zamir !
La tête de Irja apparut aussitôt hors de l’écoutille.
Les traits tendus.
— Veux-tu faire du café et demander à Zvi de
monter ?
La tête disparut. Malko demanda :
— C’est son véritable nom, Zamir ?
Le Derviche secoua la tête avec une esquisse de
sourire.
— Non, Zamir signifie « rossignol » en hébreu. C’est
un surnom. Nous avons tous des surnoms.
Une tête chauve apparut hors de l’écoutille. Un petit
bonhomme bedonnant, avec un superbe « œuf
colonial », de curieux yeux gris et une pipe vissée à la
bouche.
— C’est Zvi, présenta le Derviche. Nous l’appelons le
Taciturne.
Méritant son surnom, le Taciturne serra la main de
Malko sans un mot et redescendit dans les entrailles du
trimaran. Malko remarqua alors les fils entrecroisés
entre ses mats. Des antennes radio. Excellente
couverture que ce vieux bateau pourri. Le Derviche
s’étira et bâilla. Malko avait du mal à dissiper la poire
d’angoisse qui lui bloquait l’estomac. Il allait être pris
entre l’enclume et le marteau. Les Israéliens n’étaient
pas des enfants de chœur et ne se laisseraient pas
manœuvrer.
Il risquait d’avoir le choix entre deux solutions s’il ne
voulait pas trahir la CIA : une balle dans la tête ou la
circoncision et la vie à Tel-Aviv.
— Voilà le café, annonça le Derviche.
Irja-Zamir apparut avec un plateau. Malko remarqua
en souriant.
— Si elle sait aussi faire la cuisine, elle est parfaite.
Elle se bat comme un homme.
— Zamir est lieutenant dans Tsahal{15} dit doucement
le Derviche. C’est une femme exceptionnelle.
Le regard de l’Israélien enveloppa la jeune femme
avec une expression extraordinairement tendre.
Confirmant les soupçons de Malko. Son mystérieux
amant, c’était lui. Étrange situation.
— Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il.
Le Derviche but une gorgée de café brûlant avant de
lui répondre de sa voix éternellement calme :
— Appareiller, rattraper le Koala et entrer en
possession de cette carte. Ensuite…
Il eut un geste vague et fataliste.
***
Le Derviche abaissa les énormes jumelles noires et
annonça d’une voix sans émotion :
— Ce sont eux.
À l’avant du trimaran, Malko essaya de distinguer un
vague point à l’horizon, caché souvent par la houle. Le
trimaran avait mis le cap droit sur Denis. Il était un peu
moins rapide que le Koala et le voyage leur avait pris six
heures. Sans croiser un seul bateau. Ils avaient laissé l’île
à leur droite et continué tout droit vers le nord, incurvant
leur course de 10° une dizaine de miles après avoir passé
Denis.
L’île ressemblait à Bird Island, plate comme la main,
couverte de cocotiers, entourée d’une barrière de corail.
Pas plus de deux kilomètres de long.
Le Derviche se retourna et cria quelque chose en
hébreu. Docilement le Noir qui barrait fit tourner sa roue
de quelques degrés. Un Noir parlant hébreu ! Il y en avait
un autre, qui était resté dans le carré avec Zvi pendant
tout le voyage.
Zamir, le Rossignol, bronzait, allongée à l’avant
vêtue d’un seul slip de bain, impassible. Elle avait même
trouvé le temps de refaire son vernis, dissimulant le
piège mortel de ses ongles.
— Ils ont dû nous voir aussi, remarqua Malko.
Le Derviche eut un sourire froid.
— La mer est à tout le monde…
Les Noirs parlant hébreu intriguaient Malko.
— Ce sont des Juifs, ces Noirs ?
— Comment croyez-vous que nous avons réussi
Entebbe, dit l’Israélien. Nous avons des agents partout.
Ceux-là sont partis d’Ouganda à temps, mais sans eux
nous aurions échoué. Ils ne parlent que le swahili et
l’hébreu.
Malko imagina le grand Noir en train de lire la
Thora. Décidément, il n’était pas au bout de ses
surprises, et il aurait donné cher pour pouvoir
communiquer avec Washington. Ce n’était pas une
situation agréable de se trouver au milieu de l’océan
Indien avec des agents d’une puissance concurrente,
même si elle était amie…
Peu à peu, la tache à l’horizon grossissait.
Maintenant on distinguait à l’œil nu le Koala. Il
paraissait stoppé. Zamir s’était levée et avait pris les
jumelles.
Une exclamation de la jeune femme fit sursauter
Malko. Elle jeta une phrase en hébreu et le Derviche lui
arracha aussitôt les jumelles et les braqua sur le Koala.
— Ils ont mis un canot à la mer, annonça-t-il. Avec
des plongeurs…
Le cœur de Malko se serra. C’était ce qu’il craignait.
L’Israélien posa les jumelles et sans un mot disparut à
l’intérieur du trimaran. Quelques minutes plus tard, la
tête chauve de Zvi le Taciturne émergea de l’écoutille.
Tirant toujours sur sa pipe comme s’il avait été en pleine
partie de pêche, avec un short trop long et une chemise
sans couleur, un énorme étui à la main.
L’Israélien s’assit sur le pont, ouvrit l’étui et en sortit
une carabine de gros calibre : une Marlin 444 Sporter.
Malko l’observait, fasciné. On aurait dit un paisible
chasseur en plein safari. Mais un safari avec cible
humaine. Le levier d’armement claqua avec un bruit sec.
Le Taciturne sortit un petit sac en plastique blanc de
l’étui et prit quatre cartouches. De quoi couper un
rhinocéros en deux. Avec les mêmes gestes calmes il les
introduisit dans le magasin. Lentement,
précautionneusement.
Le Derviche réapparut et reprit les jumelles 8 x 56
Bushnell. Un demi-mile environ les séparait maintenant
du Koala et de son youyou.
Avec des gestes amoureux, Zvi le Taciturne déplia
une peau de chamois qui enveloppait une grosse lunette,
une Zeiss variable. Il l’ajusta sur la carabine grâce aux
montages préparés à l’avance. Il n’avait pas regardé
Malko une seule fois. Celui-ci s’approcha de Zamir.
— Qu’a-t-il l’intention de faire ?
L’israélienne posa sur Malko un regard
complètement neutre.
— Ce n’est pas votre problème. Nous agissons sur les
ordres de notre centrale.
Devant l’expression réprobatrice de Malko, elle lui
prit le bras. Les yeux de la jeune femme étaient froids
comme ceux d’un poisson.
— N’ayez pas de réaction idiote, ajouta-t-elle. Nous
sommes en guerre.
Ostensiblement l’Israélienne s’éloigna de lui.
Laissant la marque de ses cinq griffes sur son bras.
Le trimaran avait ralenti. Zvi le Taciturne cala la
carabine sur le bord du cockpit, s’accouda et se pétrifia.
Malko retint sa respiration comme si c’était lui qui était
visé. On n’entendait plus que le clapotis des vagues
contre la coque et le ronron du moteur.
Fasciné, Malko observait le canon de la Marlin qui
oscillait doucement. Zvi était rigoureusement immobile,
soudé à son arme. Comme à l’exercice.
La distance entre les bateaux continuait à diminuer.
Maintenant on distinguait nettement deux hommes dans
le youyou. Par contre, aucune silhouette en vue sur le
Koala même sur le flying deck.
Pourtant l’Australien devait bien être à bord. Pas
trace non plus de Rhonda. Le cœur serré, Malko se
demanda ce qui lui était arrivé.
— Ne craignez rien, fit soudain la voix du Derviche
dans son dos. Nous ne tirerons pas sur eux. Ils n’ont pas
encore plongé, nous les surveillons depuis qu’ils ont mis
le youyou à l’eau. En plus, notre sondeur nous indique
60 mètres. Ce n’est pas le bon endroit. Nous tirerons
seulement devant leur youyou pour les empêcher
d’intervenir.
Les yeux rivés aux Bushnell, le Derviche observait le
cabin-cruiser. Toujours aucun signe de vie.
Parvenu entre le youyou et le Koala – séparés d’un
quart de mile – le trimaran mit le cap sur le cabin-
cruiser. Malko put voir les deux occupants du youyou les
regarder curieusement.
Le youyou ne semblait pas dériver, probablement
amarré à une ancre flottante.
— Quel est votre plan ? demanda Malko à l’Israélien.
— Aller à bord, dit laconiquement le Derviche et
prendre cette carte.
À
À la barre, le Noir ne bronchait pas. Le second,
monté sur le pont, préparait des cordages terminés par
des grappins.
Le Koala n’était plus qu’à cinquante mètres. Ils
arrivaient dessus par l’arrière, moteur coupé. Un des
Noirs fila à l’avant, un grappin à la main. Toujours aucun
signe de vie sur le Koala.
Zvi le Taciturne se retourna, surveillant l’arrière.
Maintenant ils distinguaient le pont arrière du cabin-
cruiser : vide. La porte du carré était fermée.
La course du trimaran avait été bien calculée.
Courant sur son erre il vint doucement effleurer la coque
blanche du Koala, bâbord arrière. Le grappin heurta avec
un bruit métallique le bastingage du cabin-cruiser.
Le Noir banda ses muscles, tira sur le cordage,
immobilisant le trimaran. Le second Noir jeta aussitôt
une « banane » entre les deux coques, et un second
grappin pour que les deux bateaux arrivent bord à bord.
Heureusement, la mer était calme. D’un élan sec, le
Derviche se hissa sur le pont arrière du cabin-cruiser un
peu en surplomb. Sans arme. Mais, en se retournant,
Malko aperçut Zamir, le couvrant, une courte mitraillette
Uzi dans le creux de son coude.
Il sauta à son tour sur le Koala.
La scène était irréelle à cause de son silence. Malko
pensa à la carte. Comment faire pour que les Israéliens
ne la trouvent pas ? Le Derviche se dirigeait déjà vers la
porte du carré. Malko regarda par-dessus son épaule. Le
carré était vide.
L’Israélien poussa la porte et elle s’ouvrit. Malko et
lui pénétrèrent à l’intérieur. Tout était parfaitement
rangé, mais l’armoire aux cartes était grande ouverte…
Le Derviche s’en approcha et fouilla parmi les
rouleaux. Il se retourna vers Malko.
— Vous pouvez identifier cette carte ?
— Oui.
Quelque chose lui disait que la carte ne se trouvait
pas là. C’était trop beau pour être vrai ce bateau
abandonné… L’Israélien le bouscula pour ressortir et
grimpa rapidement l’échelle montant au flying deck.
Malko observait la porte de la cabine avant. Fermée.
Il s’avança et tourna la poignée ronde qui résista,
verrouillée de l’intérieur. Tout à coup une odeur de brûlé
lui sauta aux narines.
— Attention ! cria-t-il, il est en train de mettre le feu.
Il entendit le Derviche dégringoler l’échelle du flying
deck et l’Israélien surgit dans le carré. Il se rua vers la
porte et tenta de l’enfoncer. Elle résista. Malko se souvint
tout à coup de l’écoutille, de la cabine avant. Si Cassan
était là, il n’allait pas se suicider.
Ressortant du carré, il enjamba le bastingage et
commença à progresser le long du bateau, s’accrochant
aux montants du flying deck et aux barres d’acier. Il était
presque arrivé à la plage avant lorsqu’il vit une écoutille
se soulever au milieu du pont, et la tête hirsute de
Brownie Cassan en émerger. Au fond du bateau, il
entendait des coups sourds. Le Derviche essayant
d’enfoncer la porte. L’Australien tourna la tête et aperçut
Malko. Aussitôt, il jaillit comme un polichinelle de son
écoutille. À quatre pattes sur le pont, il hésita quelques
secondes. Puis bondit vers l’avant.
Malko sauta à son tour sur le pont avant mais,
déséquilibré par le tangage, il se retrouva le dos plaqué
contre la paroi de la cabine inclinée à 45°. Luttant pour
se redresser, il vit Brownie Cassan avancer sur lui,
brandissant une gaffe terminée par un crochet d’acier de
vingt centimètres.
Bien calé, sur ses jambes écartées, l’Australien,
parvenu à un mètre de Malko, abattit son arme
improvisée, comme s’il voulait harponner un poisson.
Visant la gorge.
CHAPITRE XII
Le croc d’acier plongea vers la gorge de Malko. Au
moment où un coup de houle fit tanguer le Koala,
déplaçant Malko de quelques centimètres.
La pointe aiguë arracha le col de sa chemise et se
planta dans le plastique, faisant sauter la peinture. Malko
profitant du mouvement du bateau, glissa le long du plan
incliné et se retrouva à quatre pattes sur le pont. Fou de
rage, Brownie Cassan leva de nouveau son arme
improvisée et l’abattit. Cette fois aussi ce fut le roulis qui
sauva Malko. Le crochet d’acier s’enfonça de cinq
centimètres dans le teck du pont, ratant sa tête d’un
cheveu…
Au même moment, la tête blonde du Derviche, qui
avait réussi à enfoncer la porte, surgit de l’écoutille.
Malko entendit l’Israélienne crier quelque chose, qu’il ne
comprit pas. Brownie Cassan grommela une injure,
arracha le croc du pont et l’abattit sur le Derviche.
L’Israélien poussa un hurlement de douleur. La
pointe d’acier venait de s’enfoncer dans son épaule, juste
sous la clavicule, ressortant dans les muscles dorsaux.
Malko en eut la nausée ! Dans un réflexe désespéré, le
Derviche saisit de la main gauche la hampe de la gaffe,
mais déjà Brownie Cassan le tirait hors de son écoutille,
comme un poisson qu’on sort de l’eau. L’Israélien se
laissa hisser, hurlant de douleur. Son sang gicla sur le
pont. Le croc d’acier était passé sous la clavicule. Prenant
appui sur le plan incliné, Malko plongea dans les jambes
de l’Australien.
Déséquilibré, Brownie Cassan tomba en lâchant la
gaffe qui resta accrochée dans l’épaule de Derviche.
Malko et Cassan luttaient, enlacés sur le pont. Au
passage, Malko parvint à saisir un bout de la chaîne
d’ancre et l’abattit de toutes ses forces sur la tête de
l’Australien. Ce dernier, roula en arrière avec un
gémissement sourd, assommé, tandis que le sang
commençait à suinter de son cuir chevelu. Malko se
releva, essoufflé, regarda autour de lui.
Zamir surgit, mitraillette au poing. Elle poussa un cri
en voyant le Derviche, d’une blancheur de craie, bloqué
dans l’écoutille, le sang dégoulinant sur le pont. Elle posa
son Uzi, et s’agenouilla près de lui. Avec d’infinies
précautions, elle parvint à dégager le crochet d’acier. Le
Derviche, les dents serrées, se laissa retomber dans
l’écoutille. Malko glissa dans le trou derrière lui, tandis
que Zamir faisait le tour par l’extérieur du bateau.
La première chose qu’il aperçut fut Rhonda, ligotée
sur une des couchettes. Il aida le Derviche à se remettre
debout, une main comprimant son épaule ensanglantée.
Zamir surgit à son tour, le guida vers le carré et l’allongea
sur le divan.
Le cœur de Malko se serra en voyant le tas de papiers
brûlés sur le sol de la cabine avant. Ce qui restait de la
carte portant les emplacements réels des récifs de
coraux… Il défit les liens qui immobilisaient Rhonda.
Celle-ci essaya de lui sourire. Son visage ressemblait à un
ballon de football, tant il était enflé. Sa robe déchirée ne
cachait rien des bleus qui marbraient son corps. Elle leva
un regard terrifié sur Malko.
— Qu’est-ce qui… Où est-il ?
— Nous l’avons maîtrisé, assura Malko. Tout va bien
se passer maintenant.
Rhonda s’assit sur le bord de la couchette, la tête
dans ses mains et se mit à pleurer.
— My God, gémit-elle, j’ai eu si peur. Brownie
m’avait dit qu’il allait me tuer avant de rentrer, me jeter à
l’eau. Il l’aurait fait. Il était fou de rage.
— Tu lui as dit la vérité ?
— Oui, murmura-t-elle.
— Bon, repose-toi, dit Malko. Je vais voir ce qui se
passe. Il n’avait pas fini sa phrase qu’il entendit un
« plouf » sourd. Traversant le carré, il émergea sur le
pont arrière pour voir un nageur s’éloigner rapidement
du cabin-cruiser : Brownie Cassan. Il nageait sûrement
avec des palmes étant donné la rapidité de son
déplacement.
Il se dirigeait droit vers le youyou qui attendait
toujours à cinq cent mètres.
Malko rentra dans le carré où Zamir était en train de
terminer un pansement sommaire au Derviche.
L’Israélien avait repris un peu de couleurs et paraissait
moins souffrir… Il leva un regard froid vers Malko.
— Que se passe-t-il ?
— Cassan s’est enfui à la nage.
L’Israélien se dressa sur son séant, les traits crispés.
— Il faut le rattraper. Vite.
Il se mit à parler en hébreu à Zamir. Aussitôt, celle-ci
abandonnant ses soins, se précipita sur le pont arrière et
cria des ordres aux deux Noirs. Ceux-ci se ruèrent sur les
amarres qui unissaient les deux bateaux. Malko observait
l’Australien s’éloigner, nageant sur le dos. Le youyou
s’était mis en marche vers lui. Le temps de défaire les
amarres, de mettre en route le trimaran, Cassan avait
rejoint le youyou. Celui-ci fit aussitôt demi-tour, filant
vers Denis qui se découpait dans le lointain.
Malko fronça les sourcils. Il lui semblait apercevoir
un autre bateau. Il alla prendre des jumelles dans le carré
et les braqua sur la mer.
C’était bien un bateau. Une grosse barque de pêche
seychelloise pleine de Noirs venant du nord. Le youyou
se dirigeait droit dessus. Il y arriverait bien avant que le
trimaran ne l’ait rattrapé… Il posa les jumelles et rentra
dans le carré.
— Inutile de les poursuivre, dit-il au Derviche. Ils ont
rencontré un autre bateau.
L’agent Israélien jura en hébreu.
— Ils vont essayer quand même, dit-il.
Du pont arrière, Malko suivit la course. Lorsque le
youyou aborda la barque seychelloise, le trimaran se
trouvait encore à plus de 300 mètres.
Le Derviche avait réussi à se lever. Il se traîna
jusqu’au siège de pêche, au milieu du pont arrière, et s’y
adossa avec une grimace de douleur, observant le
trimaran faire demi-tour. Rien ne transparaissait de ses
sentiments sur ses traits crispés.
— Zamir ! cria-t-il, vérifie s’il y a un équipement de
plongée à bord.
— Il y en a deux, dit Malko, dans la cabine latérale en
face de la cuisine.
De toute façon, les Israéliens l’auraient trouvé.
— Très bien, dit le Derviche. Elle va plonger. Pour
vérifier s’ils n’avaient pas trouvé le lieu du naufrage. Il
peut y avoir une tête de corail isolée que le sondeur
n’indique pas.
Zamir était déjà en train de traîner dehors la
combinaison de caoutchouc noir. Rhonda était toujours
allongée sur une des couchettes de la cabine avant, des
linges humides sur son visage tuméfié. Malko prit les
jumelles et les braqua sur la barque seychelloise. Celle-ci
s’éloignait plein sud, vraisemblablement en direction de
Mahé. Le trimaran revenait vers eux.
Zamir s’équipa avec une célérité qui prouvait un long
entraînement.
Il réalisa soudain une chose. Si les Israéliens
trouvaient le Laconia B dans les parages, son existence
devenait extrêmement fragile. Ainsi que celle de Rhonda.
Pensif, il regarda l’Israélienne achever de s’équiper :
palmes, masque, bouteilles, gants, lampe et poignard.
Elle enjamba le bastingage et se laissa tomber en arrière.
Son « plouf » parut sinistre à Malko.
***
Malko consulta discrètement sa Seiko-Quartz. Dix-
sept minutes que Zamir s’était enfoncée dans l’eau
émeraude. Le soleil tapait d’une façon infernale, et
depuis longtemps la barque qui avait recueilli les
occupants du youyou n’était plus qu’un point à l’horizon.
Le Derviche s’était réétendu dans le carré. Le
trimaran revenu de sa chasse, était en train de s’amarrer
le long du Koala.
Le Derviche suivait des yeux les déplacements de
Malko comme s’il craignait qu’il prenne une arme. La
mer clapotait doucement. Malko avait du mal à se
concentrer : la chaleur lui vidait le cerveau…
Un bouillonnement agita soudain la surface à une
dizaine de mètres des bateaux. Une tâche noire apparut
et se mit à nager : Zamir venait de remonter à la surface.
Les deux Noirs sautèrent sur le cabin-cruiser et l’aidèrent
à remonter. Sa bouteille vide, elle avait rejeté son
masque sur son front et respirait normalement. En dépit
de son épaule blessée, le Derviche se leva et se traîna
jusqu’au pont arrière. Il était appuyé au siège central,
quand la jeune femme franchit le bastingage. Un des
Noirs se précipita pour la débarrasser de la bouteille
vide.
Zamir semblait épuisée et avait du mal à respirer. Le
Derviche l’apostropha aussitôt en hébreu. En dépit de ses
efforts, Malko ne comprenait pas un mot de ce qu’elle
disait. Sa vie en dépendait pourtant. Heureusement,
l’expression du Derviche lui en disait beaucoup plus :
l’Israélien paraissait déçu et furieux. Il posa encore une
question et la jeune femme secoua la tête négativement.
Malko se demanda à quelle profondeur elle était
descendue.
Elle a trouvé quelque chose ? interrogea-t-il.
Le Derviche tourna vers lui ses yeux bleus et froids.
— Non.
— Il y a du fond ?
Cette fois, c’est Zamir qui répondit.
— Pas beaucoup. Entre vingt et trente mètres. Du
corail. Ensuite cela descend plus profond et on n’y voit
plus rien. J’ai été aussi loin que je pouvais, mais il n’y a
aucune trace de naufrage.
Elle se redressa, enleva sa combinaison noire et
apparût vêtue de son seul slip, superbe. Magnifique
animal de proie. Elle fonça dans le carré, ouvrit le
réfrigérateur et but de l’eau minérale au goulot. Le
Derviche se tourna vers Malko :
— Je me demande pourquoi ils ont plongé ici ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua Malko. Il
faudrait avoir la carte qui a brûlé. Même avec elle, les
recherches peuvent prendre des jours ou des semaines. Il
y a plusieurs endroits ou le corail affleure la surface.
— Oui, évidemment, reconnut pensivement
l’Israélien.
Malko se sentait quand même mieux. Zamir n’ayant
rien trouvé, il avait un sursis.
Visiblement indécis, le Derviche se fit aider par les
Noirs pour repasser sur le trimaran et disparut à
l’intérieur du bateau. Il allait demander des instructions
par radio, probablement. Zamir s’était laissée tomber
dans le grand siège de pêche au centre de la plage arrière.
Malko vint s’accouder à côté d’elle et lui tendit un
paquet de Rothmans.
Elle prit une cigarette, l’alluma et souffla
voluptueusement la première bouffée.
— Vous n’êtes pas fatiguée ?
L’Israélienne secoua la tête, lointaine.
— Non, ça va, merci.
Elle avait étendu ses longues jambes sur le plat-bord
et sa poitrine s’aplatissait un peu. Malko admira son
corps musclé. Maintenant qu’il la connaissait sous toutes
ses facettes, elle le fascinait encore plus. Avec son
physique, Zamir aurait pu mener une vie de luxe dans
n’importe quelle capitale du monde.
— Pourquoi faites-vous ce métier ? demanda-t-il.
L’Israélienne eut un sourire triste.
— Parce que mon pays a besoin de moi. Et que je suis
la seule à pouvoir accomplir certaines missions. Les
hommes sont très vulnérables lorsque vous avez soulevé
leur coquille.
— Vous n’aimez pas les hommes, remarqua
doucement Malko. C’est la vraie raison. Cela doit vous
griser de les manœuvrer…
Zamir hésita et puis éclata de rire.
— Non, c’est vrai. Je ne les aime pas ! Mais j’en ai
besoin. Parfois, c’est bien agréable. J’aimerais avoir un
homme à moi, très beau, très gentil, dont je me serve
seulement quand j’en ai envie. Qui soit soumis, docile,
amoureux.
— Vous finirez peut-être d’une façon très
désagréable, remarqua Malko. Vous y pensez
quelquefois ?
L’Israélienne haussa les épaules, et dit en français
avec un accent épouvantable :
— C’est la vie.
— À propos, dit Malko que veut dire Zé nehedar.
Zamir le fixa, les sourcils froncés.
— « C’est bon ». Pourquoi ?
— Pour rien, dit Malko.
Brusquement la jeune Israélienne baissa les yeux.
Elle les releva aussitôt. Comme si de rien n’était.
Impossible d’avoir une relation authentique avec
cette femme.
Le Derviche réapparut. Le visage fermé. De nouveau,
il passa d’un bateau à l’autre, atterrit sur la plage arrière.
Le pansement de son épaule était imprégné de sang et sa
pâleur ressortait sous le soleil aveuglant.
— Allez chercher la jeune femme, dit-il à Malko d’un
ton neutre.
Zamir lui emboîta le pas. Elle était derrière lui
lorsqu’il secoua Rhonda pour la réveiller. La jeune
Australienne se dressa en sursaut.
— Mon Dieu, commença-t-elle…
— Venez, fit Zamir avec sécheresse. Nous voulons
vous parler.
Rhonda descendit docilement de sa couchette et
suivit l’Israélienne. Malko n’aimait pas cela du tout. Le
Derviche attendait, appuyé à la caisse où on mettait les
poissons, fumant une cigarette allumée par un des Noirs.
D’emblée, il attaqua Rhonda :
— Où se trouve le sec où le Laconia s’est échoué ?
Les prunelles de la jeune Australienne s’agrandirent.
Mais elle répondit d’une voix presque calme :
— Je ne sais pas. C’est Brownie qui s’est toujours
occupé de la navigation.
— Ce n’est pas vrai, fit brutalement l’Israélien. Vous
viviez avec lui. Vous devez être au courant. Vous dirigiez
souvent le bateau.
— Pas sur les secs, ni pour entrer dans les ports,
répliqua Rhonda. Il avait trop peur que j’abîme les
hélices. Et puis, je faisais la cuisine. Souvent, je n’étais
pas en haut. Je ne peux pas vous aider.
— Vous avez bien vu les cartes où étaient marquées
les emplacements des secs ?
L’Australienne secoua la tête avec décision.
— Non. Brownie me donnait des caps, en criant d’en
bas. Je ne savais pas où c’était.
L’Israélien se tut, à bout de questions. Visiblement, il
avait espéré désarçonner la jeune femme. Celle-ci
attendait, impassible, transpercée par le regard intense
du Derviche. Ce dernier émit une sorte de soupir agacé,
et dit quelque chose en hébreu à Zamir. La jeune femme
lui répondit d’un seul mot.
— Très bien, dit le Derviche, d’un ton menaçant.
J’espère que vous ne m’avez pas menti. Vous le
regretteriez.
— Je ne vous ai pas menti, affirma Rhonda d’une
voix calme.
— Nous allons nous séparer ici, annonça l’Israélien.
Il vaut mieux que nous ne rentrions pas ensemble à
Mahé.
— Qu’avez vous l’intention de faire ? demanda
Malko.
— Retrouver ce Brownie Cassan, dit le Derviche. Et le
faire parler. Nous vous reverrons là-bas.
Déjà Zamir l’aidait à enjamber le bastingage. Malko
le regarda tituber sur le trimaran jusqu’à la cabine. Les
deux Noirs défirent les amarres et la coque verdâtre
s’éloigna du Koala. Rhonda n’avait pas dit un mot.
Malko lui sourit.
— Je vais ramener le bateau. Va te reposer dans la
cabine.
La jeune femme secoua la tête, et sourit en dépit des
ecchymoses de son visage.
— Je me sens mieux, dit-elle. Je voulais te dire
quelque chose. Cette carte, c’est moi qui ai porté les
annotations dessus. Je la connais par cœur.
Malko la regarda, ébloui et incrédule.
— Pourquoi as-tu menti ?
Elle vint s’appuyer contre lui.
— Je crois que je suis tombée amoureuse…
CHAPITRE XIII
Malko regarda le trimaran verdâtre qui s’éloignait
sur la mer turquoise. Le Koala se balançait doucement
dans la houle qui clapotait contre sa coque. Sur la plage
arrière, le matériel de plongée abandonné par
l’Israélienne s’entrechoquait au gré du roulis. Grâce à la
brise, on ne sentait pas trop la chaleur.
Rhonda lui sourit et s’écarta de lui.
— Il faut remettre les moteurs en route. Sinon, nous
risquons de dériver et de heurter une tête de corail.
— Tu peux vraiment reconstituer cette carte ? Avec
précision ? demanda-t-il encore ahuri de sa chance.
La jeune femme inclina la tête affirmativement.
— Oui. Bien sûr. Je te l’ai dit, c’est moi qui ai reporté
toutes les indications relevées à la sonde par Brownie.
D’ailleurs, même sans carte, je pourrais te mener à tous
les secs.
— Pourquoi se sont-ils arrêtés ici ? interrogea Malko.
Rhonda esquissa une grimace de ses lèvres enflées.
— Je connais Brownie, il est très malin. Il y a bien un
petit sec ici, mais il n’affleure pas. Il n’a pas voulu les
mener tout de suite au véritable endroit. Pour se donner
plus d’importance. Que ça n’ait pas l’air trop facile.
D’ailleurs, ce ne sera pas facile, tu sais. Le sec auquel je
pense, celui où il y a une grosse tête de corail qui
remonte presque à la surface est très grand. Il faut de la
patience pour arriver juste sur l’endroit qui t’intéresse.
— Nous avons assez d’autonomie ?
— Oh oui, fit l’Australienne. Nous pouvons faire
900 miles avec les réservoirs supplémentaires. Brownie
les a fait mettre au cas où les choses tourneraient mal à
Mahé. Afin de pouvoir gagner les Comores. Il n’y a pas de
ravitaillement avant… Seulement, il n’y a plus qu’une
bouteille de plongée pleine. Il faut recharger les trois
autres. Chacune donne une heure. Ce sont des bouteilles
jumelles de « corailleur ». Plus de 4 m3. Nous en aurons
besoin si nous trouvons l’endroit.
— Il faut retourner à Mahé ?
Ce n’était pas la solution idéale. En ce moment, il se
trouvait dans la peau d’un pirate. Même si on ne les
pendait plus haut et court, il risquait quand même d’être
arrêté. Il n’y avait pas assez de bateaux à Victoria pour
que le Koala passe inaperçu… Heureusement, Rhonda
rassura Malko tout de suite.
— Non, dit-elle. À Denis, ils ont un compresseur. Il
faut une heure pour chaque bouteille. Nous pouvons y
être dans une heure. Je préférerais y arriver de jour,
parce que le mouillage est très difficile d’accès. C’est
plein de têtes de coraux. Le propriétaire de l’île dit
toujours qu’il va les faire sauter, mais il oublie.
— Il y a beaucoup de monde là-bas ?
Rhonda secoua la tête.
— Non, non. Juste un Français un peu fou qui
construit des bungalows et des Noirs qui ramassent des
noix de coco pour un sou pièce.
— Alors, va pour Denis, dit Malko.
Il avait hâte d’être à la chasse au Laconia B. Les
Irakiens n’allaient sûrement pas rester sur leur défaite.
Les deux Cummings rugirent en même temps et le Koala
mit le cap sur la bande de terre plate qui émergeait à sept
miles au sud : Denis Island.
***
— Voilà, nous ne bougerons pas.
Rhonda se redressa, le dernier nœud bouclé, et
essuya son front couvert de sueur. L’arrivée en zig-zag à
toute petite vitesse au milieu des têtes de coraux
jaunâtres prêtes à éventrer la coque ou à fausser une
hélice n’avait pas été une sinécure. D’autant qu’une
petite brise sournoise du sud-est avait tendance à les
dévier de leur route. Heureusement, Rhonda
manœuvrait le Koala avec une précision d’horloger… et le
cabin-cruiser n’avait qu’un mètre de tirant d’eau. Malko
regarda la plage qui s’étalait à une centaine de mètres
d’eux, bordée de grands falaos aux branches tombantes,
avec la petite structure métallique du phare, ne s’élevant
pas à plus de dix mètres du sol.
Le plus beau phare des Seychelles…
Derrière, on apercevait quelques bâtiments perdus
dans les cocotiers. Le sable était blanc, la mer turquoise
et le ciel légèrement nuageux. Déjà, une pirogue avec
deux Noirs se dirigeait vers eux, à la pagaie. Malko avait
l’impression d’être revenu un siècle en arrière…
— Nous allons leur donner les bouteilles, dit Rhonda,
pour qu’ils commencent tout de suite à les charger.
Ensuite, nous ferons le plan des recherches, avant d’aller
à terre.
Malko alla les récupérer dans la cabine avant. Trois
minutes plus tard, la pirogue était là avec deux
Seychellois hilares et ravis d’avoir de la visite. Le plus
grand agita la main en direction de Malko.
— Ti va, bougeois{16} ?
— Piti peu, pas trop, répondit Rhonda en créole{17}.
Elle engagea la conversation en créole sur les bouteilles
et un des Noirs monta à bord pour les passer à son
copain.
— Je leur ai promis une caisse de bière, expliqua la
jeune femme. Ils nous les remettront sur le bateau.
Une caisse de bière pour un Seychellois, c’était
comme un lingot d’or pour un banquier… Les Noirs
aidèrent Malko et Rhonda à descendre le youyou du
Koala, qu’ils accrochèrent derrière et repartirent avec
leurs bouteilles d’oxygène vides. Il n’y avait plus de vent
et dans une heure, la nuit tomberait.
— Au travail, dit Malko.
Il prit dans la pile des cartes, celle du nord de
l’archipel et l’étala sur la table basse.
***
— Il faut prendre le cap 040 plein est – en panant
d’ici, expliqua Rhonda. D’après la carte, on devrait
trouver le sec au bout de huit miles. Mais c’est faux. En
réalité, il se trouve à quinze miles, dans la même
direction. Il a un peu la forme d’un trapèze de trois miles
sur deux. Tu vois que c’est grand. Pour arriver au milieu,
après les quinze miles, il faut remonter deux miles plein
nord.
« Entre ici et le sec, le fond est d’environ 40 à
60 mètres. Sur le sec, il y a 20 mètres, 14 et même 3 ou 4.
Au nord, il s’achève sur un à-pic sous-marin presque
vertical. Plusieurs centaines de mètres…
Malko regardait la carte, pensif. 2 miles sur 3, cela
représentait une énorme surface à ratisser. À condition
de tomber pile dessus.
— En plus du cap, dit-il, comment le trouve-t-on ?
— Les oiseaux, fit Rhonda. Il y en a toujours
beaucoup qui travaillent. Les poissons se réfugient sur le
sec pour échapper aux requins.
La jeune Australienne avait passé un tee-shirt et
donnait ses explications, assise à même le sol du carré.
— Il va falloir travailler au sondeur, remarqua Malko.
— Bien sûr, fit l’Australienne, mais j’ai l’habitude. Et
puis, il faut un peu de chance.
Avec un crayon, Rhonda venait de dessiner le récif
corallien à son véritable emplacement. En le reportant
sur une carte à plus grande échelle, Malko vit qu’il se
trouvait exactement sur la route d’un navire quittant les
Seychelles et se dirigeant sur l’île de Socotra, à l’entrée de
la Mer Rouge.
Comme le Laconia B.
— Cela peut prendre plusieurs jours, remarqua
Malko.
Rhonda hocha la tête.
— Oui. On peut même ne pas le trouver. Parfois les
courants vous déportent. Le mieux c’est de quadriller la
mer à partir de l’endroit où on pense qu’il se trouve. Un
quart de mile au nord, virage à droite à 90° et ainsi de
suite, en augmentant chaque fois la distance d’un quart
de mile. Cela peut prendre une semaine mais on a peu de
chances de le rater…
En une semaine, il pouvait se passer beaucoup de
choses. Malko adressa au ciel une prière muette. Pour
l’instant, il n’y avait plus rien à faire. La nuit allait
tomber. Ils commenceraient le lendemain matin.
— Allons à terre, proposa-t-il.
Autant vérifier le chargement des bouteilles. Ils
risquaient d’en avoir besoin.
***
Les graines de falaos s’enfonçaient dans la plante des
pieds comme des milliers d’aiguilles, mais c’était encore
plus difficile de marcher avec des chaussures sur le sable.
Malko contempla Rhonda qui, vêtue de son seul slip,
s’ébattait dans l’eau à quelques mètres du bord. La
température était délicieuse. Le calme absolu, troublé
seulement par le grondement des vagues se brisant sur la
barrière de corail, tout autour de l’île. Le ronronnement
du compresseur le rassurait. Les Noirs les avaient
installés dans un bungalow rustique au toit de chaume,
avec de grands ventilateurs au plafond et un large espace
ouvert entre le toit et les murs. Ce qui permettait à l’air
frais et aux scolopendres de circuler librement. Une
douzaine d’autres bungalows étaient en construction
dans la cocoteraie. Une large véranda en faisait le tour,
avec de vieux sièges de rotin. C’était le retour à l’époque
coloniale héroïque… Seul signe de civilisation : la petite
piste d’atterrissage, à cent mètres coupant l’île en deux,
matérialisée par une large tranchée au milieu de la
cocoteraie et une manche à air qui pendait
languissamment.
Rhonda revint trempée et s’allongea près de Malko
les pointes des seins dressées vers le ciel.
— C’est merveilleux, ici, dit-elle. Pas encore de
touristes. Et nous ne sommes qu’à dix minutes par avion
de Mahé…
Elle se pencha et embrassa Malko. Sa bouche sentait
le sel et son corps rafraîchi par l’eau semblait encore plus
ferme. Elle bascula sur le dos, l’attirant sur elle. C’est
seulement plusieurs minutes plus tard, que Malko perçut
qu’elle avait ôté son maillot. Son corps avait creusé une
petite alvéole dans le sable et il l’enfonçait encore plus.
— Doucement, murmura-t-elle, j’ai encore mal
partout.
Il entra en elle, lentement, allant et venant avec
précautions. Le bassin de la jeune femme se souleva du
sable comme pour faire pénétrer Malko encore plus. La
bouche collée à son oreille, elle murmura :
— I want you to go deeper and deeper{18}.
L’os de son pubis cognait impérieusement. Cette
fougue déclencha rapidement le plaisir chez Malko.
Rhonda cessa de bouger, retomba aussitôt toute
molle et dit d’une petite voix :
— J’ai toujours des problèmes pour jouir. Quand
j’étais plus jeune, ma mère me disait que c’était un
péché.
Elle se releva d’un bond et le tira par la main, lui
laissant tout juste le temps d’enfiler son maillot.
— Viens, allons manger.
Ils s’engagèrent sur un petit sentier serpentant au
milieu de la cocoteraie. C’était une délicieuse récréation.
Rhonda s’appuya sur Malko, le corps plein de sable :
— Oh, je suis si contente de dormir dans un vrai lit.
Une masse noire leur barra soudain la route. Une
gigantesque tortue de terre à la carapace bombée, haute
de près d’un mètre, en train de brouter paisiblement. Elle
ne se dérangea pas, se contentant d’allonger avec
curiosité son long cou ridé.
— Celle-là, on dit qu’elle a plus de 200 ans, remarqua
Rhonda.
Une lampe à acétylène brillait sur la véranda de leur
bungalow. Les Noirs avaient préparé un repas sommaire,
du « job » à la créole, du riz, de la bière et des mangues.
Au pied de l’escalier menant à la véranda, deux grosses
tortues dormaient paisiblement. Dieu merci, il n’y avait
pas de moustiques… et la douche fonctionnait dans un
petit bâtiment derrière. Tandis qu’ils mangeaient, un
Noir vint les prévenir que les bouteilles avaient été
rechargées et qu’ils les ramenaient sur le Koala. Leur
caisse de bière les attendait sur le pont arrière.
— Nous partirons dès qu’il fera jour, conseilla
Rhonda.
Ses yeux se fermaient de fatigue. Il n’était pourtant
guère plus de neuf heures. Malko ne se sentait pas
mieux. À peine allongé sur le lit dur comme une planche,
il s’endormit. Grâce aux ventilateurs et à la circulation
d’air, il faisait agréablement frais. Il souhaita seulement
qu’il n’y ait pas de trop grosses bêtes en visite pendant la
nuit. Demain serait un autre jour.
***
Malko se dressa dans le noir, essayant d’identifier le
bruit qui l’avait arraché au sommeil. Un avion. Le bruit
du moteur était parfaitement clair dans le silence de la
nuit. Un petit avion qui s’approchait à basse altitude.
É
Étrange en pleine nuit. Le cadran lumineux de sa Seiko
indiquait une heure du matin. Qui pouvait vouloir se
poser à Denis à cette heure ? Certainement pas des
touristes… Malko se leva, et, sans réveiller Rhonda, sortit
sur la véranda. Au bruit, il devina que l’appareil tournait
en rond, cherchant probablement le meilleur moyen
d’aborder la piste, sans aucun balisage.
Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine. Cette
arrivée inopinée ne lui disait rien qui vaille. Il rentra
dans le bungalow et secoua doucement Rhonda qui
dormait en chien de fusil, insistant jusqu’à ce qu’elle
ouvre les yeux. Elle se dressa aussitôt, l’air effrayé. Malko
lui sourit :
— Rhonda, fit-il, il se passe quelque chose d’anormal.
Elle cligna des yeux devant la lumière.
— Quoi ?
Malko était déjà en train de s’habiller. Le
ronronnement de l’avion se rapprocha.
— Un avion essaie de se poser, dit-il. C’est anormal à
cette heure. C’est peut être Brownie ou les Arabes qui
viennent récupérer le bateau.
La jeune femme sauta du lit et s’habilla à son tour,
sans un mot.
Ils sortirent en même temps sur la véranda.
Plusieurs Noirs avaient émergé de leurs cases, des
lampes électriques à la main, intrigués aussi par le bruit
de l’avion. Ce dernier continuait à tourner, hésitant
visiblement à se poser. Malko regarda ses feux de
position passer au-dessus de la plage. Que faire pour
l’empêcher d’atterrir ?
Une fois que le pilote aurait bien pris la piste dans
l’œil, il tenterait le coup. L’appareil ne contenait
sûrement pas des amis. Un Noir s’approcha et demanda
en créole à Rhonda s’ils attendaient quelqu’un…
— Viens, dit Malko, je crois que c’est plus prudent de
regagner le bateau.
Le Noir dit quelque chose à Rhonda, la jeune femme
sursauta :
— Ils ont oublié de charger les bouteilles sur le
bateau, hier soir !… Nous ne pouvons pas partir tout de
suite. Ils sont en train de les embarquer sur le youyou.
Nous sommes obligés d’attendre qu’ils reviennent.
La tuile ! Malko leva la tête vers le ciel étoilé. Le
ronronnement de l’avion venait de cesser : il s’était posé.
Maintenant, c’était la course contre la montre.
— Allons déjà sur la plage, dit Malko.
Rhonda semblait de plus en plus préoccupée.
— J’espère que nous ne serons pas obligés de partir
maintenant, dit-elle. La nuit avec les coraux, nous
risquons de nous échouer !
La récréation était bien finie.
***
— Vite, vite, supplia Rhonda.
La dernière bouteille venait d’être chargée sur le
youyou. Impossible de monter avec, tout aurait chaviré.
Malko regarda le youyou s’éloigner dans l’obscurité
avec une désespérante lenteur.
— Remontons le long de la plage, proposa Rhonda
jusqu’après le phare. Nous n’avons pas le temps
d’attendre que le youyou revienne. Si nous nous mettons
à l’eau ici, le courant nous entraînera loin du bateau.
La lampe électrique tenue par un des Noirs éclairait
ses traits marqués par la fatigue et la peur. Le Noir
approuva.
— Attention, courant fort…
— Allons-y, fit Malko.
Ils se mirent a courir, enfonçant dans le sable
jusqu’aux chevilles, se plantant des graines de falaos
dans les pieds, sans avoir le temps de les enlever. Dans
un silence troublé seulement par les halètements, ils
parcoururent ainsi près de trois cents mètres à la lisière
de la plage.
Rhonda s’arrêta. À bout de souffle, elle montra l’eau
sombre à Malko.
— Nage tout droit, dit-elle, en t’éloignant de la plage.
200 mètres environ. Ensuite, tu te laisses glisser jusqu’au
bateau.
La masse claire du Koala se détachait sur l’eau,
beaucoup plus loin.
Malko avança dans les rouleaux et tout de suite,
perdit pied. L’eau était délicieusement tiède. Rhonda fila
à côté de lui, nageant comme un poisson.
— Attention aux requins ! cria-t-elle, nage en surface.
Il se mit sur le dos, pour économiser son souffle et
nagea en silence. Très vite, Rhonda le distança. Se
retournant, elle lui dit :
— Ne te dépêche pas, je vais en avant. Je t’attends au
bateau.
Il continua au même rythme. Lorsqu’il se jugea assez
éloigné de la plage, il s’arrêta et regarda autour de lui.
Cherchant Rhonda. Il l’aperçut à une cinquantaine de
mètres, lorsqu’elle entra dans une zone éclairée par la
lune. Elle nageait un crawl merveilleusement régulier,
aidée par le courant. Sans une éclaboussure.
Il allait se remettre à nager lorsqu’un « craac » sourd
ébranla le silence. La détonation d’une arme à feu.
Simultanément, un geyser jaillit près de la tête de
Rhonda.
On tirait sur elle depuis la plage.
CHAPITRE XIV
Brusquement, l’eau sembla glaciale à Malko. Cessant
de nager, pour ne pas se faire remarquer de la plage, il se
laissa entraîner par le courant, presque debout dans
l’eau, sans se soucier des requins et des coraux.
Craaac !
Une seconde détonation claqua. Dans sa position, il
ne pouvait plus apercevoir Rhonda. Impossible de savoir
si elle avait été touchée ou non.
Donnant un coup de ciseau avec ses jambes, il essaya
de voir la tête de l’Australienne. Elle nageait sous l’eau
ou…
À son tour, il réalisa que le courant venait de
l’entraîner dans la zone éclairée par la lune. Presque
aussitôt une troisième détonation fit vibrer ses tympans.
Cette fois un geyser d’eau de mer jaillit à un mètre de sa
tête !
Instinctivement, il prit sa respiration et s’enfonça
entre deux eaux, attendant de suffoquer pour remonter.
Il replongea aussitôt, après avoir repéré la position
du Koala. Il en était encore à deux cent mètres. Toujours
pas de Rhonda.
Impossible de voir où se tenaient ses adversaires
dissimulés dans l’ombre des falaos.
Quatrième détonation. Geyser. C’était pour lui. Il
avala de l’eau en s’enfonçant trop vite, toussa, coula avec
une pensée affreuse. Ils avaient dû toucher Rhonda,
sinon, ils ne se concentreraient pas sur lui… Il continua à
dériver, nageant, plongeant, crachant, respirant de plus
en plus difficilement. Le Koala ne semblait pas se
rapprocher. Aucun signe de vie de Rhonda. Cinquième
détonation. Juste quand il remontait cette fois… La
bouche ouverte, il aspira une goulée d’eau salée.
Il se maintenait sous l’eau avec l’énergie du
désespoir. Si seulement le Derviche avait été là avec son
« big gun ». Il réalisa soudain que le courant allait le faire
passer à une vingtaine de mètres du Koala !
Heureusement, le cabin-cruiser se trouvait entre la plage
et lui. Tentant le tout pour le tout il se mit à crawler
vigoureusement vers la coque blanche. Si rapidement
qu’il manqua de se cogner dedans ! Il essaya en vain de
s’accrocher au plastique lisse, gagna l’arrière, crocha
dans le garde-hélice et s’immobilisa à l’abri de la coque,
essayant de reprendre son souffle. Ses oreilles
bourdonnaient et son cœur semblait prêt à s’échapper de
sa cage thoracique.
Et Rhonda ? Il s’approcha un peu du côté exposé
sans rien voir. La plage faisait une ligne plus sombre
dans la nuit claire.
Quelque chose le frôla et il bondit presque hors de
l’eau, pensant à un requin. Les battements de son cœur
ne s’étaient pas calmés que, la tête de Rhonda fit surface
à côté de lui.
— Ne te montre pas, souffla-t-elle.
La jeune femme était à peine essoufflée. Malko fut si
heureux de la savoir vivante qu’il ne pensa plus aux
tueurs embusqués sur la plage. Rhonda, accrochée au
gouvernail, se laissa aller contre lui, debout dans l’eau.
— Ils croient peut-être qu’ils nous ont touchés, dit-
elle. Il faut rester là. Si nous nous mettons en route tout
de suite, ils risquent de tirer encore, de provoquer des
avaries graves.
Elle avait raison, Malko consolida sa position et ils
restèrent là, immobiles dans la houle, essayant de ne pas
penser aux requins. Plus de signe de vie sur la plage.
Malko commençait à s’engourdir, en dépit de la tiédeur
de l’eau. Rhonda bougeait doucement les pieds, leurs
deux têtes affleuraient à peine l’eau, dans l’ombre de la
poupe. Un poisson glissa entre les jambes de Malko. La
pensée des requins l’obsédait : il lui semblait déjà sentir
une mâchoire lui arracher une jambe… Les battements
de jambes de Rhonda provoquaient un remous qui le
caressait doucement. Peu à peu, une sensation agréable
commença à dissiper son angoisse. S’il voulait tenir
longtemps sans devenir fou dans sa position
inconfortable, il fallait se changer les idées. Il passa son
bras libre autour de la taille de Rhonda. La jeune femme
incrusta aussitôt ses reins contre son ventre. Ils
demeurèrent ainsi, debout dans l’eau, glissant, épiderme
contre épiderme, au rythme de la houle. En quelques
minutes ce frottement eut raison chez Malko de la peur
des requins et de la hantise des tueurs. La pression des
fesses cambrées se fit plus forte. Glissant la main le long
du slip de bain de la jeune femme, Malko écarta
l’élastique, la jeune femme se cambra. Le reste se fit tout
seul, grâce à un coup de houle, un peu plus fort. C’était
une sensation délicieuse, avec la fraîcheur relative de
l’eau.
Malko commença un mouvement très lent, freiné par
l’eau qui ne facilitait pas un échauffement rapide.
Jusqu’à ce qu’un coup de houle plus fort l’arrache de
Rhonda. Il revint sur elle, à tâtons, chercha l’ouverture
de son ventre, eut l’impression de la trouver, poussa pour
la prendre de nouveau.
Rhonda eut un petit cri :
— Doucement. Tu me fais mal.
La houle revenait, plaquant Malko contre elle. Cette
fois il acheva sa pénétration involontairement brutale.
Rhonda se raidit.
— Attends, ne bouge pas tout de suite, j’ai mal…
Il obéit, puis commença à bouger lentement.
Honteusement ravi que la houle lui ait fait exaucer son
vœu secret.
Assez vite Rhonda ne se plaignit plus, au contraire,
elle se collait à lui, comme pour l’aider à mieux la
pénétrer. Il effleura son épaule de ses lèvres. Aussitôt,
elle murmura :
— Bite me ! Bite me{19} !
Malko enfonça ses dents dans la chair tendre.
Comprenant pourquoi Rhonda était restée si longtemps
avec Brownie Cassan. Elle se cambra violemment quand
il se vida dans ses reins.
Ils ne se détachèrent pas l’un de l’autre, restant
debout dans l’eau.
Ensuite, elle se retourna :
— Ils doivent être partis. Cela fait une heure.
Ils se séparèrent enfin et, la première, elle se hissa
rapidement le long de l’échelle. Aucune réaction. Malko
la rejoignit.
— Nous allons dériver sans moteur le plus loin
possible, dit Rhonda. Sinon ils risquent de nous
entendre. Le courant va nous emmener vers le large et la
marée est haute. Je vais couper le cordage de l’ancre.
Tant pis, il y en a une autre à bord.
Elle se faufila à l’avant, sans un bruit, après avoir
pris un poignard. Malko sentit une petite secousse ; le
cabin-cruiser se libérait. Rhonda revint et ils restèrent
dissimulés sur le pont, immobiles, regardant la plage
défiler avec une lenteur exaspérante. Soudain, la houle
claqua plus fort contre la coque : ils venaient d’atteindre
l’eau profonde. Aussitôt Rhonda s’installa aux
commandes.
Les diesels ronflèrent et le cabin-cruiser bondit dans
les vagues, s’éloignant de l’île.
Ils l’avaient échappé belle.
— Il vaut mieux aller jusqu’à Bird, dit Rhonda. À
1 500 tours, nous en avons pour deux heures et demi.
C’est plus prudent.
Tandis qu’elle maintenait le cap, Malko entreprit de
ranger le matériel de plongée sous-marine qui
encombrait la plage arrière. La nuit serait courte et ils
avaient du pain sur la planche pour le lendemain.
***
Malko se réveilla le premier, à cause du jour qui
filtrait par l’écoutille et de la houle. Ils étaient arrivés à
Bird Island à trois heures du matin. Le temps de trouver
l’ancre de secours, et de s’amarrer en vue de la plage, il
était près de quatre heures…
Rhonda dormait sur le côté, lui tournant le dos, sur
la couche voisine. Il vint s’emboîter contre elle. Elle
bougea dans son sommeil, ondulant légèrement, avec un
soupir. Le reste se fit tout seul. Comme dans l’eau, au
début de la nuit. Il resta immobile, abuté en elle, sentant
le sang battre dans son membre.
Rhonda, apparemment, continuait à dormir. Malko
n’avait pas envie de bouger. Comme par miracle, le
cabin-cruiser se mit soudain à rouler, bord sur bord.
Malko passa un bras autour de la taille de sa partenaire
pour ne pas la perdre et laissa faire la mer. À chaque
coup de roulis, il sortait presqu’entièrement, puis la mer
le précipitait de nouveau dans l’étui chaud et humide.
Il prolongea le plus possible jusqu’à ce qu’une vague
plus forte lui arrache son orgasme. Rhonda, prise de
court poussa un petit cri, se retourna et vint se blottir
dans ses bras.
— Ce n’est pas juste, dit-elle, je ne peux jouir que
quand je me caresse.
— Caresse-toi, dit Malko.
Elle laissa glisser sa main vers son ventre et, très
vite, aux vibrations rapides de son poignet, il s’aperçut
qu’elle avait suivi son conseil.
Cela dura plusieurs minutes, puis la jeune femme se
détendit d’un coup avec un léger gémissement.
Elle laissa sa respiration se calmer puis s’arracha de
la couchette.
— Je vais faire du café, dit-elle.
Malko sortit sur le pont arrière. Suivant des yeux la
silhouette somptueuse de la jeune Australienne. Quel
blocage psychique l’empêchait d’avoir une vie sexuelle
normale ?
Les milliers d’oiseaux commençaient à s’envoler avec
le soleil. Bird Island dormait encore et ils étaient le seul
bateau à l’ancre. Le café fut prêt en trois minutes.
Rhonda chantonnait, ravie. Quand elle monta sur le
flying deck pour mettre en route les diesels, elle lui dit
pensivement :
— Tu sais, je pourrais être très amoureuse de toi,
mais il ne faut pas.
— Pourquoi ? demanda Malko.
— Parce que nous appartenons à deux mondes
différents. Tu partiras et je ne te reverrai jamais. Je
n’aurais plus qu’à revenir avec Brownie.
— Après ce qu’il t’a fait ? demanda Malko étonné de
cette résignation.
— C’est le seul homme qui me fasse jouir, avoua la
jeune femme. Et je n’ai pas envie de retourner en
Australie. Tiens, va relever l’ancre, s’il te plaît.
***
— Nous devons y être, annonça Rhonda.
Malko se pencha par-dessus le bastingage du flying
deck et regarda l’eau turquoise. Rhonda avait maintenu
le cap depuis Denis dont ils avaient frôlé la pointe pour
ne pas risquer de s’égarer. Ils avaient parcouru 15 miles
et en principe se trouvaient au-dessus de la barrière de
corail.
— Je ne vois pas le fond, dit-il.
Rhonda quitta les commandes et vint s’agenouiller
devant le sondeur encastré à tribord, dans la paroi avant
de la dunette. Après avoir ouvert le volet de protection,
elle le mit en route, examinant les oscillations de la
pointe sèche.
Malko vint la rejoindre. Elle lui désigna le stylet qui
grattait le rouleau de papier.
— Tu vois, chaque graduation fait quatre mètres. Il y
en a 5. Nous avons 20 mètres de fond. C’est bien le sec.
Mais il y a des profondeurs différentes selon les endroits.
— En dehors du sondeur, il n’y a aucun signe ?
— La couleur de l’eau.
— Tu as déjà vu la tête du corail qui se trouve en
surface ?
Elle secoua la tête.
— Non. Brownie est tombé dessus un jour. Par
hasard. Il faut quadriller. En respectant les caps…
Malko effectua un rapide calcul mental. Quinze
kilomètres carrés cela faisait quinze cents hectares à
ratisser…
— Eh bien, allons-y, dit-il.
Rhonda remit en marche à petite vitesse. Le temps
était toujours aussi beau et la mer absolument vide.
Malko ferma les yeux, bercé par le mouvement de la
mer ; heureusement que Brownie Cassan avait fait le
plein de mazout en partant de Victoria.
— Il nous reste du fuel pour deux jours, annonça
Rhonda en remontant sur la dunette. Après il faudra
rentrer…
Malko ne répondit pas, découragé, la peau cuite par
le soleil. C’était le quatrième jour de la même routine !
Départ de Bird au lever du soleil, passage par Denis pour
prendre le cap, quadrillage, retour à Bird, épuisé, dès le
crépuscule. Ils n’avaient plus osé aller s’ancrer à Denis.
Ceux qui avaient tiré sur eux ne s’étaient plus manifestés.
À Bird il y avait trop de touristes pour un coup de main…
Écœurés de soleil et de houle, ils ne faisaient même plus
l’amour.
L’équipement de plongée attendait sur la plage
arrière, inutile. Malko sentait le découragement le
gagner. Il cherchait quelque chose sans point de repère
précis. Pire qu’une aiguille dans une meule de foin. La
meule, c’était l’océan Indien. Il commençait même à
avoir le mal de mer… Cent fois Rhonda s’était penchée
sur la carte.
Pourtant, ils étaient bien sur le sec… Mais la tête de
corail recherchée par Malko ne mesurait que quelques
dizaines de mètres. Il pouvait labourer l’océan pendant
des mois avant de la trouver.
Ou ne jamais la trouver.
Quant au Laconia B, il était peut-être à une dizaine
de miles de l’endroit où ils se trouvaient, avec
600 mètres d’eau par-dessus lui… Malko essuya la sueur
qui coulait de son front.
— Allons-y !
Maintenant, il lisait le sondeur comme un ingénieur
maritime. Rhonda s’installa aux commandes. Cap 380.
Vitesse mille tours. Malko commença à lire les
graduations : 16 mètres… 12 mètres… 10 mètres…
8 mètres. L’aiguille descend. Le cœur lui bat. Et puis
20 mètres d’un coup. 28… On descend.
Virage au bout de un quart de mile. Cap 270.
Les chiffres : 16… 20… 16… 16… 16… Un plateau
sous-marin.
Cap 0.
Et on recommence.
À chaque changement de cap, Rhonda augmentait
un peu la distance parcourue pour ne pas balayer tout le
temps la même zone. Malko avait mal au dos, la nuque le
brûlait, ses yeux le piquaient. Il ne voyait plus ni les
poissons volants ni les dauphins, ni les bancs de
sardines.
16… 12… 12…
— Attention ! cria Rhonda, je vois quelque chose
droit devant.
Malko se dressa, abandonnant le sondeur, écarquilla
les yeux. Son cœur se mit à battre. Lui aussi distinguait
une masse sombre à fleur d’eau. Ils allaient droit dessus.
Un récif. Le récif.
Rhonda s’empara des jumelles et aussitôt jura.
— Shit, c’est un requin-baleine !
L’excitation de Malko tomba d’un coup. C’est d’un
œil différent qu’il vit l’énorme cétacé venir tourner
autour du Koala, escorté de ses poissons pilotes, puis
disparaître majestueusement. Un animal de six mètres
de long…
Il n’y avait plus qu’à continuer. Rhonda se laissa
retomber sur le plastique brûlant.
— Ce n’est pas possible, soupira-t-elle, on n’y
arrivera jamais.
— Plus qu’un jour et demi, l’encouragea Malko.
De toute façon, les problèmes du retour à Mahé
seraient tels qu’il y avait peu de chance pour qu’ils
puissent repartir. Il retourna à son sondeur, écœuré
d’avance.
Le cabin-cruiser avançait à toute petite allure.
Brusquement, Rhonda donna un coup de barre à gauche.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Malko
immédiatement en éveil.
La jeune femme étendit le bras, montrant des points
presque invisibles à l’œil nu.
— Des oiseaux qui « travaillent » là-bas… On ne sait
jamais.
Au point où ils en étaient. Cela pouvait être un gros
poisson mort remonté à la surface. Un récif ou un banc
de petites bonites. Malko resta le regard rivé sur les
oiseaux. Enfin, un repère sur cette immensité mouvante.
Des oiseaux qui volaient en rond au ras des vagues. Ils
restèrent silencieux tandis que l’étrave blanche fendait la
mer.
Dix minutes s’écoulèrent. Les oiseaux, peut-être
effrayés par le bruit du moteur, s’étaient dispersés. De
nouveau, il n’y avait plus que les vagues.
Tout à coup, Rhonda se pencha sur le côté gauche.
— Tu vois quelque chose ? demanda Malko.
Sans conviction. Le sondeur indiquait 24 mètres.
— Je crois, dit-elle, mais ça peut être un reflet…
Elle coupa les moteurs et vint regarder le fond à
gauche du bateau, les mains devant les yeux pour se
protéger du soleil. Lorsqu’elle se redressa, une lueur de
triomphe brillait derrière les verres épais de ses lunettes.
— Regarde, fit-elle, à gauche.
Malko voyait seulement les vagues émeraude. En
regardant plus attentivement, il devina une tache marron
clair. Du corail ! À deux ou trois mètres de la surface ! Un
peu plus loin la houle se transformait en écume
blanchâtre : le corail affleurait presque l’eau.
— C’est ça ! cria Malko. Nous y sommes !
Rhonda déjà dégringolait l’échelle pour jeter l’ancre.
Malko resta sur le flying deck, fasciné par cette eau
translucide. Le bruit de l’ancre le tira de sa rêverie. Il
descendit à son tour. Le Koala avait un peu dérivé et ils
se trouvaient maintenant au-dessus du sec. Rhonda
revint vers lui, épanouie.
— Je n’y croyais plus ! s’écria-t-elle.
Malko regarda les taches jaunâtres sous le Koala. Il
imaginait un cargo lourdement chargé, en pleine nuit,
avec un tirant d’eau de huit mètres, se heurtant à cette
barrière. À tous les coups, il s’éventrait… Rhonda
ressortit du carré avec une bouée lumineuse, un rouleau
de cordage et un poids de fonte de dix kilos.
— Nous allons mouiller cette bouée, dit-elle. Comme
ça, nous aurons un point de repère.
La bouée mouillée, Malko releva l’ancre et Rhonda
relança le Koala à petite vitesse, explorant le sec. Très
vite ils en délimitèrent les contours. La partie haute
s’étendait sur 300 mètres environ, dans le sens est-ouest,
tantôt effleurant l’eau, tantôt descendant à quatre ou
cinq mètres. Le Laconia B avait dû s’ouvrir comme une
boîte de conserve sur les coraux coupant comme des
rasoirs.
Malko fit stopper le bateau et tâcha de se repérer par
rapport à Denis. L’emplacement du récif coïncidait très
bien avec la course supposée du Laconia B. Mais, pour
l’instant ils n’avaient encore découvert aucune trace
tangible du naufrage. Ce n’était encore qu’une
construction de l’esprit.
— Continuons encore un peu, conseilla Malko.
Rhonda fit avancer le Koala d’un mile. Le sondeur
recommença à indiquer une certaine profondeur : 24…
28… 24… 32… Finalement elle stoppa de nouveau.
— Je vais plonger un peu, dit-elle. Si je trouve
quelque chose je remonte et tu y vas. J’ai plus l’habitude
que toi de cet équipement.
Malko regarda Rhonda disparaître avec
appréhension. Une grosse lampe jaune à la main.
Il s’allongea, après avoir inspecté l’horizon à la
jumelle. Le soleil lui cuisait la peau, mais il n’avait pas
envie de rentrer dans le carré. Un quart d’heure se passa.
L’angoisse commençait à l’envahir. Si Rhonda s’était fait
attaquer par un requin, il n’en saurait rien.
Enfin, il y eut un clapotis et la silhouette de
caoutchouc noir apparut au ras des vagues. Malko se
précipita pour l’aider à monter. Rhonda arracha son
masque avec un soupir de soulagement, son imposante
poitrine agitée d’une houle furieuse.
— Alors ?
— Rien, annonça la jeune femme.
— Je vais plonger à mon tour, dit Malko. Avance
d’un quart de mile.
Docilement, Rhonda enleva sa peau de caoutchouc et
remonta aux commandes. Malko alla chercher une
bouteille pleine dans la cabine. Quand elle coupa les
moteurs, il était déjà en train d’enfiler sa combinaison.
Elle redescendit et lui tendit un poignard.
— Prends ça, j’ai aperçu un requin.
Il attacha le poignard à sa jambe, arrima sa bouteille,
ajusta le masque et dès la première goulée d’air se laissa
basculer dans l’eau. Il descendit jusqu’à quinze mètres en
une minute, soufflant dans ses narines pour équilibrer la
pression. Tout près du fond. Tenta de s’orienter.
D’abord, il ne vit que la masse brunâtre et torturée des
coraux, à perte de vue. L’eau déformait la vision. Des
poissons multicolores rôdaient autour de lui. Il avait la
sensation d’être un poisson lui aussi.
Il fila vers le nord, cherchant des traces sur les
coraux.
Rien.
La bouteille lui donnait une autonomie d’une heure.
La remontée et le palier prenaient une dizaine de
minutes. Lorsqu’il eut parcouru un demi-mile, il
descendit encore de quelques mètres.
La barrière de corail était creusée comme un paysage
lunaire… Il s’en approcha, la toucha, sentant le corail
rugueux et coupant comme un rasoir contre ses gants.
Il était si absorbé qu’il ne vit même pas surgir une
ombre au-dessus de lui. Il eut à peine le temps d’avoir
peur. Un gros requin, rendu encore plus énorme par la
réfraction de l’eau, venait de se glisser entre lui et la
surface. Malko le vit virer sec et revenir dans sa
direction, intriguée par ce gros poisson inconnu. Malko
cessa de nager, tâta le manche de son poignard. Il fallait
éviter à tout prix que le requin ne se frotte à lui. Sa peau
dure comme un papier de verre l’écorcherait et l’odeur
du sang rendrait fou le prédateur.
Au moment où le requin s’approchait de lui, Malko
agita les bras et lâcha un peu d’air.
Effrayé, le requin fit un brusque écart et fila,
disparaissant dans le corail. Malko n’était plus
tranquille : il aurait pu aussi arriver sur lui et lui arracher
une jambe.
Il continua sans voir autre chose que d’innocents
poissons et une grosse raie marron qui s’enfuit. Il réalisa,
en regardant sa montre, que quarante minutes s’étaient
déjà écoulées. Il n’avait pas le temps de revenir sur ses
pas. Il fallait remonter. Battant des pieds, il se laissa
pousser vers le haut, expirant le plus possible pour éviter
la surpression pulmonaire, faisant attention de ne pas
dépasser ses bulles. Lorsqu’il fut à trois mètres, selon le
profondimètre, il s’arrêta et attendit trois minutes. Enfin
il acheva sa remontée.
Lorsqu’il émergea, il arracha son masque et aspira
une goulée d’air frais, puis se laissa glisser sur le dos,
récupérant. Un peu reposé, il regarda autour de lui et
éprouva aussitôt une affreuse angoisse.
La mer était vide, le cabin-cruiser avait disparu !
CHAPITRE XV
C’était comme s’il avait reçu un coup de poing en
plein dans l’estomac. Il tourna sur lui-même si vite qu’il
avala une grande gorgée d’eau de mer. Rien. La mer vide.
Puis l’angoisse le prit. Il était trop loin de Denis pour
regagner l’île à la nage. Il résista à l’envie furieuse
d’arracher les bouteilles jumelles qui pesaient sur son
dos. Avec l’énergie du désespoir, il donna un coup de
ciseaux pour se sortir de l’eau. Cette fois, il aperçut un
point blanc à près de deux miles !
Malko avait été entraîné vers l’est par un courant.
Les Seychelles étaient redoutées pour la force de leurs
courants. À Mahé, on pouvait être entraîné et se noyer à
trois mètres du bord.
Il se sentait beaucoup trop épuisé pour nager cette
distance. Il fallait donc attirer l’attention de Rhonda pour
qu’elle vienne le chercher. Mais comment ?
Crier était rigoureusement inutile.
Il essaya de sortir de l’eau à mi-corps et d’agiter les
bras. Après s’être livré une dizaine de fois de suite au
même exercice, il était prêt à couler de fatigue. Il se remit
sur le dos, attendit. Il n’avait même plus la force de
nager. En se soulevant, il parvenait à apercevoir le cabin-
cruiser très loin. Rhonda devait, elle aussi, chercher à
l’apercevoir. Mais il n’était qu’un point perdu dans les
vagues.
Quelque chose frôla sa jambe et il la replia
violemment.
Il envoya la main pour vérifier l’intégrité de son
membre et ses doigts touchèrent le manche du poignard,
cela lui donna une idée. L’arrachant de sa gaine, il le
dressa hors de l’eau, faisant miroiter la lame d’acier dans
le soleil. Une chance minuscule que Rhonda l’aperçoive.
Seulement c’était épuisant de garder le bras ainsi hors de
l’eau. Pour ménager ses forces, il défit les courroies des
bouteilles et les laissa couler.
Inlassablement, il continua à remuer doucement
dans le soleil la lame du poignard. Mais la silhouette
blanche du cabin-cruiser ne bougeait pas. Il suffisait que
Rhonda regarde dans la bonne direction. C’était sa seule
chance de survie. En se reposant fréquemment sur le
dos, il pouvait tenir plusieurs heures dans cette eau tiède,
mais il ne pourrait jamais regagner Denis Island à la
nage…
Doucement, il remua le poignet, pour la centième
fois. Un éclair jaillit du poignard, aveuglant. Malko tenta
de le prolonger le plus longtemps possible, puis retomba
dans l’eau, submergé, épuisé par son effort. Il resta deux
ou trois minutes sur le dos et se redressa de nouveau.
Une angoisse atroce lui coupa les jambes. Le Koala
avait bougé ! Avant il lui présentait le flanc, maintenant,
il ne voyait plus que l’arrière ! Rhonda s’en allait, le
croyant noyé !
— Himmel ! murmura-t-il, les yeux rivés sur la coque
blanche.
Il y eut un suspense d’interminables secondes puis
lentement, la silhouette blanche du Koala se modifia. Le
cabin-cruiser virait lentement et revenait vers lui.
Rhonda l’avait vu ! Frénétiquement, il agita son bras
armé du poignard. Il se démena tant et si bien que
lorsque le bateau ne fut plus qu’à quelques mètres de lui,
il pouvait à peine se tenir à la surface. Moteurs coupés, le
cabin-cruiser s’approcha tout près ; il entendit la voix de
Rhonda qui criait :
— Malko, Malko, viens à l’arrière !
Il réussit à s’accrocher à l’échelle posée le long de la
coque. Mais sans l’aide de la jeune femme, il n’aurait pas
pu monter. Enfin, elle l’arracha de l’eau et il se laissa
tomber sur le pont arrière. Ses jambes tremblaient, de
violentes douleurs lui paralysaient les bras, il avait des
éblouissements, sa peau imbibée de sel le brûlait.
Rhonda l’essuya, lui fit boire une bouteille entière de
Perrier, puis l’aida à ôter sa combinaison.
— Mon Dieu, dit-elle, j’ai cru ne jamais te revoir !
Avec les jumelles, je regardais partout.
Le soleil commençait à monter dans le ciel, presque à
la verticale du Koala. Quand on ne bougeait pas, la
chaleur était insupportable. Rhonda se décida à
demander :
— Tu as trouvé quelque chose ?
Il secoua la tête.
— Non. En nous y prenant comme cela, il faudra des
mois. Cette barrière de corail est trop grande. J’ai une
autre idée. Revenons à la bouée. Tu peux ?
— Je vais essayer, dit la jeune femme.
Pendant que Malko se reposait dans le siège de
pêche, elle remonta sur la dunette et remit les diesels en
route. Le Koala fit demi-tour. Malko somnolait,
récupérant. Au bout d’un moment, la voix de Rhonda
l’arracha à sa torpeur.
— Nous y sommes.
Il se leva et aperçut sur l’avant la bouée signalant le
haut du sec.
— Stoppe, dit-il. Il faut que je vérifie quelque chose
sur la carte.
Il entra dans le carré et sortit une carte de l’archipel
des Seychelles et du nord de l’océan Indien. D’abord, il y
nota au crayon l’emplacement du sec qu’ils venaient de
découvrir. Puis, il tira un trait, à partir du phare de Denis
Island, jusqu’à Socotra, tout en haut de la carte.
Obtenant ainsi la route prévue du Laconia B.
Premier résultat. Le trait passait juste au milieu du
sec. Il releva soigneusement le cap et remonta sur la
dunette. Rhonda attendait en fumant une Rothmans.
— Tu vas prendre le cap 020, dit Malko et continuer
tout droit jusqu’à ce que je te le dise. Je surveille le
sondeur. Ne va pas trop vite.
— Pourquoi ?
— Admettons que le Laconia B ait touché ce récif,
expliqua Malko. Il n’a pas coulé sur place, même la coque
déchirée. Les courants n’ont que peu d’effet sur un cargo
de 15 000 tonnes. Donc, il a continué sur sa route
primitive, jusqu’à ce qu’il coule, comme un éléphant
blessé. Il peut même avoir parcouru une distance
importante. Une masse de 15 000 tonnes lancée à
13 nœuds ne s’arrête pas comme ça.
Nous allons refaire sa route, jusqu’à ce que le
sondeur nous indique que nous avons quitté le sec. Après
ce n’est plus la peine de faire des recherches. Ensuite, il
faudra revenir sur nos pas et tenter de le trouver au
sondeur, pour ne pas plonger trop.
Rhonda hocha la tête. Admirative.
— C’est une bonne idée. Espérons qu’il n’a pas été
trop loin.
Malko s’accroupit devant le sondeur et le Koala se
mit en marche, cap 020.
D’abord, l’aiguille n’indiqua pratiquement pas de
fond, tant le corail affleurait. Puis, peu à peu, le fond
augmenta : 4 mètres… 8… 12… 12… 16… 24… 32… 36…
Cela descendait en pente douce. Ils se trouvaient
toujours sur le récif. Au bout d’un mile, le fond se
stabilisa autour de 35 mètres. Malko était hypnotisé par
le stylet inscrivant son trait sur le rouleau de papier.
Tellement qu’il sursauta lorsque le trait plongea
brusquement…
234… Ce fut la dernière indication. Il se trouvait
maintenant au-dessus du grand fond.
— Stop !
Le Koala vibra sous la poussée des diesels en marche
arrière. Le sondeur ne sondait plus, à bout de course. Ils
avaient dépassé les 250 mètres.
— Reviens en arrière, demanda Malko. Cap 200.
Bouillonnements. Manœuvre. De nouveau accroupi
devant le sondeur, les épaules en feu à cause du soleil.
Une minute, deux. Tout à coup, l’aiguille fit un bond vers
le haut.
— Stop ! crie de nouveau Malko.
Ronflement des diesels dans les oreilles. L’aiguille
indiquait 40 mètres.
Malko se releva, ankylosé.
— Jette une ancre flottante, je vais plonger ici. Nous
sommes exactement à la fin du récif de corail. Si je ne
trouve rien, nous repartirons d’où nous venons en
stoppant tous les quarts de mile.
***
Malko ne se sentait pas encore très solide et avait des
éblouissements. Cette fois, il ferait attention aux
courants. L’eau lui parut plus fraîche lorsqu’il se laissa
aller en arrière. La tache blanche du Koala disparut.
Battant des pieds, il fila vers le fond, le plus vite possible
pour économiser le précieux air.
Pas un seul poisson. Par contre, il atterrit au milieu
d’un véritable jardin sous-marin, de coraux arborescents,
avec des couleurs sublimes. Après, c’était de nouveau
l’étendue jaunâtre et tourmentée. Grâce à la boussole
fixée à son poignet, il s’orienta, se dirigeant vers
l’extrémité du récif. Le profondimètre indiquait
32 mètres. Fond plat. Il contourna une énorme méduse
et continua. La visibilité n’était pas très bonne. Une
vingtaine de mètres.
Six minutes, huit minutes, douze minutes.
La fatigue commençait à le gagner. Il lui sembla que
l’eau était beaucoup plus froide tout d’un coup. Il devait
s’approcher de la grande fosse.
Quelque chose apparut devant lui. Une espèce de
serpent de mer dressé latéralement. Le fond remontait
légèrement et l’eau était plus claire. Il s’approcha encore,
sur ses gardes. Ce n’est qu’à quelques mètres qu’il réalisa
avoir devant lui, le mât d’un navire émergeant d’une
fosse comme la flèche d’une cathédrale.
Il venait de retrouver le Laconia B.
CHAPITRE XVI
En dix battements, Malko fut au-dessus du cargo
coulé. C’était une chance inouïe qu’il ait aperçu un de ses
mâts. En effet, le Laconia B se trouvait sur la dernière
marche du récif de corail, plus profonde d’une vingtaine
de mètres. Seuls ses mâts de charge dépassaient au
niveau où Malko se trouvait. Il s’avança au-dessus du
pont. À part quelques panneaux d’écoutille arrachés, un
camion arrimé sur le pont et qui avait basculé sur le côté,
on aurait dit que le cargo était prêt à continuer sa route.
Sous l’eau, ses 143 mètres étaient encore plus
impressionnants.
Malko nagea jusqu’au château arrière et descendit
pour vérifier le tableau. Ses oreilles commençaient à
bourdonner. Mauvais signe. Enfin, il vit les lettres
peintes en blanc sur la coque noire : Laconia B
Monrovia. Le profondimètre indiquait 43 mètres. C’était
la limite.
Doucement, il commença sa remontée. Il s’accrocha
à l’extrémité d’un des mâts de charge pour bien situer le
Laconia. Le cargo avait tourné sur lui-même en coulant
et se trouvait orienté est-ouest, la proue à l’ouest. Sa
paroi gauche était presque collée à la marche de corail, ce
qui interdisait de voir les dégâts. Il s’était posé sur le
fond légèrement incliné. Malko calcula que l’angle du
pont devait faire entre 15° et 20°. La partie la plus haute
se trouvant du côté de la falaise.
Il fit un rapide calcul ; il lui restait encore dix
minutes « utiles ». Le temps de se livrer à une petite
exploration.
Lâchant son mât de charge, il descendit jusqu’au
pont, le traversa et glissa le long de la coque. Jusqu’à ce
qu’il trouve le corail qui s’était écrasé sous le poids des
15 000 tonnes et formait maintenant une gangue grisâtre
autour de la coque. Il promena sa lampe autour de lui,
dérangeant un lion fish qui s’enfuit heureusement. Il lui
semblait que le corail s’arrêtait à quelques mètres du
Laconia B. Comme si ce dernier avait été posé en
équilibre sur la dernière marche d’un escalier. Malko
nagea perpendiculairement au cargo, frôlant le corail. Il
n’alla pas loin. Moins de dix mètres plus loin, le récif
s’interrompait, coupé comme à la hache et plongeait
presque à la verticale. La lampe éclaira une masse
verdâtre et glauque.
Impossible de savoir à quelle profondeur, mais il y
avait au moins cent mètres.
Malko revint en arrière. La coque semblait en parfait
état de ce côté. C’était donc l’autre qui avait été déchiré.
Quelques mètres de plus et le Laconia B n’aurait laissé
aucune trace de son naufrage… Il aurait voulu pénétrer à
l’intérieur du cargo, mais l’air allait lui manquer.
Fou de joie, il commença sa lente remontée vers la
surface.
Lorsqu’il émergea, il lui restait à peine une minute
d’air, en plus des cinq minutes de la réserve. Cette fois, il
se trouvait à moins de 300 mètres du Koala. Il nagea
sans se presser, guetté par Rhonda qui l’avait aperçu
immédiatement.
— Je l’ai trouvé, cria-t-il avant même d’être à bord, il
est juste au-dessous !
— Fantastique ! cria Rhonda.
Il remonta et l’étreignit. Sans elle il serait encore en
train de chercher le Laconia B avec un pendule.
— Il faut baliser l’endroit, dit Malko.
Rhonda était déjà en train de fouiller dans le carré.
Elle ressortit avec une balise semblable à la première.
Malko l’aida et ils mouillèrent le corps mort, presque au-
dessus de l’épave. La première excitation tombée, Malko
se dit que les vrais difficultés commençaient.
Le Laconia B à portée de la main posait infiniment
plus de problèmes qu’au fond de l’océan Indien. Il allait
être obligé de jouer serré. Le vrai travail était la
récupération de la cargaison d’oxyde d’uranium avant
qu’elle ne tombe entre les mains des Israéliens, ou, pire,
des Irakiens. Il regarda la bouée qui flottait sur la houle.
Dieu merci, il n’y avait pas un navire en vue. Denis Island
s’estompait au sud dans un halo de chaleur.
— Nous mettons le cap sur Mahé, dit-il.
Rhonda reprit sa place sur le flying deck et bientôt,
les deux Cummings ronronnèrent. Une fumée bleue
s’échappa de l’arrière. À 1 500 tours-minute, le Koala mit
le cap au sud, laissant une traînée d’écume blanche
derrière lui. Malko vint s’installer sur la banquette à côté
de Rhonda.
Ce n’était pas avec le Koala qu’il arracherait
200 tonnes d’oxyde d’uranium au Laconia B. La CIA
avait intérêt à lui fournir des moyens puissants. Il se
demanda l’accueil qu’il aurait à Mahé. Entre les Irakiens
et les Israéliens, cela risquait d’être mouvementé. Sans
compter Brownie Cassan qui devait avoir envie de
récupérer son bateau…
Tandis que le soleil descendait, il se mit à réfléchir
aux solutions possibles. Un nuage passa et il eut presque
froid.
***
— Regarde, dit Malko, il y a un bateau qui vient sur
nous.
Le Koala se dirigeait sur Beauvallon. La nuit
tombait. Rhonda prit les jumelles et les braqua dans la
direction indiquée par Malko, les rabaissa, une
expression inquiète sur ses traits anguleux.
— C’est la vedette de la police.
— « Ça commence », se dit Malko.
— Tu peux les semer ? demanda-t-il.
La jeune femme eut un rire nerveux.
— Bien sûr, si elle fait 10 nœuds, c’est le bout du
monde.
— Alors, filons sur Victoria, dit Malko. On verra
après.
Rhonda tourna la barre et le Koala prit la direction
de la pointe nord de l’île. La vedette les suivit quelque
temps, puis Malko la vit faire demi-tour.
Malheureusement, il y avait beaucoup de chance pour
qu’elle ait une radio.
— Où peut-on faire le plein ? demanda-t-il.
— Au vieux port, mais il faut demander le camion par
radio. Avec le Drakkar.
— Je prends la barre, dit Malko. Vas-y.
Le prochain point de ravitaillement se trouvait à
800 miles marins. Aux Comores ou à Madagascar…
Rhonda disparut dans le carré et remonta dix minutes
plus tard.
— Nous avons de la chance, dit-elle. Le camion est là
et il a du fuel. Quelquefois, il n’y en a même pas pour les
avions qui font Mahé-Bird Island.
Si les choses tournaient mal, ils risquaient d’avoir
besoin de leurs réservoirs supplémentaires.
— Que veux-tu faire après le ravitaillement ?
— Cela dépend de beaucoup de choses, dit Malko. Si
Brownie ne se manifeste pas tout de suite, le mieux serait
d’aller te mouiller à Beauvallon.
— Impossible, dit Rhonda, c’est interdit la nuit.
Ils étaient en train de pénétrer à petite vitesse dans
le port de Victoria. La dernière heure avait été très
longue, avec le crépuscule qui était tombé brutalement,
comme toujours sous les tropiques. Le vent avait stoppé
et il faisait délicieusement bon. Malko regarda
s’approcher les bâtiments du port. Heureux de retrouver
la terre ferme après quatre jours de mer.
— Dans ce cas, dit-il, va te mouiller dans la crique où
se trouvaient les Israéliens.
Tout était dangereux. Il ne pouvait quand même pas
emporter le Koala dans son bungalow du Fisherman’s.
— Non, dit Rhonda. Je resterai à Beauvallon. Si la
vedette de la police vient, je dirai que le moteur a
chauffé, que je suis en panne.
La première préoccupation de Malko était de trouver
un téléphone. Prévenir Willard Troy. Avant que les
autorités seychelloises ne se manifestent.
Rhonda coupa les moteurs et le Koala continua sur
son erre, venant doucement accoster le quai, juste en
face de la caserne de pompiers. Le gros camion rouge du
fuel attendait. Plusieurs Noirs aidèrent à l’amarrage, on
brancha le tuyau de ravitaillement et Malko put enfin
sauter à terre.
Pas le moindre téléphone en vue ! Il n’y avait que des
entrepôts et les pompiers. L’appareil le plus proche se
trouvait au yacht-club. Un kilomètre à pied. Pas de taxi
en vue non plus. Pendant que Malko était en train de
réfléchir, une Mini Austin bleue avec un phare sur le toit
franchit la grille du port et vint s’arrêter à côté du Koala.
Il en sortit deux policiers en uniforme qui se dirigèrent
droit sur Malko.
— Mr Linge ?
— C’est moi, dit Malko.
— Nous aimerions que vous veniez avec nous à la
Police Station dit un des policiers avec une politesse
exquise. Un inspecteur du CID aurait des questions à
vous poser.
— À quel sujet ?
Le Seychellois secoua la tête.
— Je l’ignore, Sir. Je suis seulement chargé de vous
transporter jusqu’à la police station…
Merveilleuse politesse britannique, comme les
uniformes. Ils devaient s’excuser avant de vous arracher
les ongles. Bien sûr, ils n’étaient pas armés. Mais que
faire ? Fuir. C’était se mettre dans son tort. Discuter
n’aurait servi à rien non plus. Malko se demanda quel
piège « l’opposition » avait mis au point.
— Je viens, dit-il. Laissez-moi prendre mon
passeport dans le bateau.
— Certainement, Sir.
Les policiers remontèrent dans l’Austin et Malko
franchit la passerelle du Koala. Rhonda l’observait avec
inquiétude.
— Que veulent-ils ?
— Je n’en sais rien, dit Malko. Va à Beauvallon.
Ancre-toi en face du Fisherman’s Cove. Si je ne suis pas
revenu dans deux heures, prends un taxi et va chez
Mr Willard Troy. Il habite route de la Misère, près de la
station américaine. Tu lui racontes ce qui est arrivé. Il
t’aidera. À tout à l’heure.
Il sauta à terre et prit place dans l’Austin bleue qui
démarra aussitôt.
Direction Victoria.
***
Malko attendait depuis dix minutes dans un petit
bureau vide lorsqu’un Seychellois moustachu et souriant
fit son entrée, la main tendue, son passeport dans l’autre.
La Police Station de Victoria était un complexe de
bâtiments gris aux fenêtres encadrées de bleu pastel,
situé au début de la route de Beauvallon. Quelques
véhicules de police stationnaient dans la cour et à cette
heure, il n’y avait plus qu’une permanence réduite. À part
les barreaux de la fenêtre Malko aurait pu se croire dans
n’importe quelle administration.
— Mr Linge, dit le policier, je suis désolé d’avoir été
obligé de vous convoquer. Tenez, voici votre passeport.
Malko empocha son passeport. De plus en plus
surpris.
— Pourquoi m’avez-vous interpellé ?
Le policier semblait sincèrement embarrassé.
— Eh bien, Mr Linge, c’est une histoire pas très
claire… Nous avons été avertis que le Koala avait été volé
par un individu répondant à votre signalement. Bien
entendu, j’ai donné l’ordre que l’on intercepte le bateau
s’il relâchait dans un port seychellois. Ce qui a été fait…
Mais entre temps, le propriétaire du bateau, Mr Cassan,
s’est présenté à la Police Station de Port Launay pour
déclarer qu’il s’agissait d’un malentendu.
Malko écoutait avec un sourire figé. Bizarre, bizarre.
— Tout est donc réglé, dit-il.
— Heuh, pas tout à fait, avoua le Seychellois. Comme
la plainte a été enregistrée à Port Launay, mon collègue
de là-bas aimerait que vous vous présentiez à sa Police
Station, afin d’enregistrer votre déclaration et de clore
cette affaire. Je vais mettre une voiture à votre
disposition. C’est l’affaire d’une heure environ. Ensuite,
on vous déposera à votre hôtel, si vous le souhaitez.
Malko sonda le visage impassible du policier. Son
histoire ne tenait pas debout. Mais c’était présenté avec
tant de politesse qu’il lui était difficile de faire un
esclandre. Devant son silence le Seychellois se hâta de
conclure :
— Je vous remercie de votre compréhension,
Mr Linge. Il se trouve que Mr Cassan n’a pas très bonne
réputation. Il lui arrive de boire plus que de raison. Cela
doit venir de là.
— C’est possible, en effet, dit Malko. J’avais charté
son bateau en bonne et due forme.
— Je n’en doute pas. Par ici, je vous prie.
L’Austin bleue attendait dans la cour, un policier en
uniforme au volant. Le civil serra la main de Malko.
— Bon séjour aux Seychelles, Mr Linge.
Un peu plus, il avait droit à un ballet folklorique.
L’Austin sortit de la cour et fila vers le marché. Pour aller
à Port-Launay, de l’autre côté de l’île, il fallait traverser la
montagne par la route de Sans-Souci. Revenir ensuite,
car il n’y avait pas de route entre Port-Launay et
Beauvallon… Charmant.
***
La Mini bleue grimpait lentement entre deux murs
verts. La route de Sans-Souci serpentait au milieu d’une
forêt dense. Pas une case. La végétation avait changé à
cause de l’altitude et il faisait presque frais. Une grande
bâtisse blanche éclairée par des projecteurs apparut sur
la gauche.
— Case Président René, annonça fièrement le
conducteur. Que Bon Dieu a aidé lui…
Touchante dévotion. Deux phares surgirent derrière
eux, se rapprochant. Malko se retourna, aperçut une
voiture noire. Celle-ci donna un bref appel de phares.
Aussitôt, le policier qui conduisait l’Austin bleue ralentit
et se rangea sur le bas-côté de la route !
Absolument impassible.
La voiture noire les doubla et s’arrêta en travers de la
route, dans un grand crissement de freins. Une grosse
Toyota 2000.
— Qu’est-ce que vous faites ? sursauta Malko.
Le chauffeur ne bougea pas, ne répondit pas. C’était
le guet-apens parfait. La police n’avait pas voulu se
compromettre dans un kidnapping, mais ce n’était pas de
leur faute si une de leurs voitures était attaquée par des
inconnus…
D’un coup d’épaule, Malko essaya de pousser le
conducteur hors de son siège, pour prendre le volant,
mais l’autre résistait passivement. Les portières de la
Toyota s’ouvrirent sur deux hommes.
Rachid Mounir, l’Irakien avait les mains vides, mais
Bill, le petit Seychellois, brandissait un pistolet
automatique au long canon. Sans se presser, ils
s’avancèrent dans la lumière des phares.
Au moment où Malko allait sauter à terre pour tenter
de s’enfuir dans la forêt, il y eut un grincement de freins
derrière lui. Une autre voiture venait de stopper, derrière
eux. Une Mini-Moke rouge. Deux silhouettes en
émergèrent et apparurent dans la lumière des phares. Le
Derviche et Zvi, le petit Israélien chauve, avec sa grosse
Marlin 444 dont le canon était braqué sur les occupants
de la Toyota. Ceux-ci s’étaient figés.
Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Puis
le levier de la Marlin claqua avec un bruit clair. Bill, le
Seychellois, n’avait pas bougé, le pistolet toujours braqué
sur l’Austin. Les beaux traits réguliers de Rachid Mounir
s’étaient statufiés. Zvi s’approcha du Seychellois et lui
posa son arme sur le ventre. À cette distance, on risquait
de retrouver des intestins accrochés à tous les cocotiers
du coin.
— Get away{20}.
Lentement, l’Irakien recula vers la Toyota suivi de
Bill. Le Derviche se tourna vers l’Austin.
— Dépêchez-vous, montez avec nous.
Malko sauta aussitôt de l’Austin et se glissa à
l’arrière de la Mini-Moke. Aussitôt, les deux Israéliens
reculèrent lentement vers lui et le rejoignirent. Le
Derviche prit le volant, passa la marche arrière, tandis
que Zvi gardait son arme braquée sur les deux hommes
immobilisés au milieu de la route. Juste avant de
franchir le virage, Zvi appuya sur la détente de son arme.
L’explosion ébranla la Mini-Moke et le pare-brise de la
Toyota vola en éclats. Puis le Derviche tourna en marche
arrière dans un chemin creux, redescendant sur Victoria.
L’Israélien posa son regard froid sur Malko.
— Nous sommes arrivés à temps…
Un ange passa. La reconnaissance n’était pas une
vertu cardinale barbouze…
Malko réalisa soudain qu’ils allaient bien vite pour
une Mini ordinaire…
— Mais c’est ma voiture, s’exclama-t-il.
Le Derviche daigna sourire.
— Eh oui… Mais nous allons vous la rendre.
Il conduisait à tombeau ouvert dans les lacets. Zvi,
paisiblement, démonta la lunette de son arme, toujours
sans dire un mot.
— Comment…, commença Malko.
— Nous étions au courant, coupa l’Israélien. Ils
veulent savoir ce que vos quatre jours de recherche ont
donné. La police de Victoria n’a rien à refuser à Bill.
Cassan travaille avec eux, maintenant. Nous vous avons
suivi depuis la Police Station de Victoria.
— Où m’emmenez-vous ? demanda Malko.
— Nous avons laissé notre voiture au croisement de
la route de Victoria, répondit le Derviche. Je suppose que
vous allez rendre compte de vos recherches à Mr Troy ?
Il avait ralenti pour traverser un hameau. L’Exil, lut
Malko sur un panneau délavé. Il faisait nettement plus
chaud. Des Noirs marchaient le long de la route avec des
lampes électriques.
— C’est exact, dit-il.
Ils roulèrent en silence jusqu’au croisement avec la
route côtière, encombrée de véhicules comme toujours.
Le Derviche stoppa derrière une Toyota jaune, et se
tourna vers Malko.
— Vous feriez bien d’être très prudent, Mr Linge. Ils
recommenceront.
— Je serai prudent, assura Malko.
Silence. Un ange passa, avec une armure, ce qui
alourdissait considérablement son vol.
— À propos, Mr Linge, demanda l’Israélien, quel est
le résultat de vos recherches ? Avez-vous retrouvé le
Laconia B ?
— Non.
Le Derviche hocha la tête lentement.
— D’autres pourraient vous poser la question avec
plus… de persistance. Attention.
Une idée trottait dans la tête de Malko.
— Que fait Cassan ? demanda-t-il. Il n’a pas repris
les recherches. Même s’il a brûlé cette carte, il peut
sûrement la reconstituer de mémoire.
— C’est en effet probable, dit le Derviche, mais,
bizarrement, ils ne sont pas repartis en mer. Brownie
Cassan s’est installé au Coral Sands, avec ses nouveaux
amis. J’ai l’impression qu’ils attendent que vous
retrouviez le Laconia B pour eux. Grâce à cette
charmante jeune femme.
Il y avait une certaine ironie triste dans le regard du
Derviche. Malko fut certain à cette seconde que
l’Israélien n’était pas dupe. Celui-ci sauta de la voiture et
lui tendit la main, tandis que Zvi descendait de son côté.
— Mr Linge, dit le Derviche, je ne suis pas sûr que
vous disiez la vérité. Il ne faudrait pas que nos ennemis
s’emparent de vous. Je ne prendrais pas ce risque. Je
serais alors obligé de vous supprimer. Quitte à retrouver
le cargo tout seul. À très bientôt. Vous savez où me
trouver. Je crois que mon gouvernement est en train de
négocier un accord avec le State Department, pour la
cargaison du Laconia B. Cela nous permettrait de
travailler la main dans la main.
— Cela serait la meilleure solution, dit Malko, avec
diplomatie.
Il passa devant et reprit le volant de la Mini. Il était
tranquille pour quelques heures. Un kidnapping ne
s’improvisait pas. Heureusement, les Israéliens
semblaient remarquablement informés. Ils jouaient avec
lui au chat et à la souris. Il repensa au noyé à qui on avait
arraché les ongles en s’engageant sur la route côtière,
derrière un bus surchargé. Il fallait faire vite pour
évacuer la cargaison du Laconia B.
***
Le teint pâle, Willard Troy aurait fait envie à un
mort. L’amibiase ne s’améliorait pas. Malko l’avait trouvé
couché, avec un thermomètre dans la bouche… le lit
disparaissant sous des piles de telex.
— Les Israéliens vous ont fait de l’intox, soupira-t-il.
Jamais la nouvelle administration n’acceptera de les
laisser entrer en possession de cet uranium. Nous devons
le récupérer nous-mêmes.
Les yeux dorés de Malko s’assombrirent.
— Mr Troy, fit-il remarquer, j’ai retrouvé le
Laconia B et c’est déjà un miracle. Maintenant, c’est à la
« Company » de faire le reste. La Navy a sûrement les
moyens qu’il faut.
L’expression de l’Américain lui montra aussitôt
qu’une fois de plus c’était sur lui que la CIA comptait.
— Mr Linge, dit Willard Troy, pendant les quatre
jours où vous avez été absent, j’ai travaillé sur ce
problème. Il est très complexe. Contrairement à ce que
vous pensez, nos forces navales sont très limitées dans
l’océan Indien. Trois escorteurs basés à Bahrein dans le
Golfe Persique, avec des missions qui ne leur permettent
guère de s’en éloigner. La Navy dispose à Diego Garcia de
cinq bâtiments à propulsion nucléaire dont l’importance
ne permet pas de les faire entrer dans les eaux
seychelloises sans l’accord des autorités locales…
Malko secoua la tête, découragé.
Je ne vais quand même pas emporter la cargaison du
Laconia B sur le Koala…
Willard Troy esquissa un sourire las :
— Non. J’ai mis un plan au point. Il faut d’abord
sortir les fûts d’oxyde d’uranium du cargo. Les stocker
sur un ponton et les faire enlever par un bâtiment qui
viendra de Bahrein, « officieusement ».
— C’est une véritable expédition, remarqua Malko.
Cela va prendre très longtemps et ne va pas passer
inaperçu.
— Je sais, reconnut le chef de station de la CIA, mais
vous représentez la Maritime Freight Carrier Insurance.
Il est parfaitement normal que vous tentiez de récupérer
la cargaison du Laconia B.
— Et le matériel ?
Willard Troy fouilla dans les télex étalés sur son lit et
en exhiba un.
— J’ai trouvé un ponton à notre base d’Alexandria,
en Virginie. Un 130 feet diving-support. Exactement ce
qu’il vous faut. L’élément principal mesure 124 pieds de
long, sur 12 de large. Les autres sont plus petits : 12 pieds
sur 24. Une demi-douzaine d’hommes peuvent le monter
en vingt-quatre heures. Il y a tout le matériel de plongée
nécessaire à la récupération des 560 fûts. En moins d’une
semaine, vous pouvez avoir terminé.
Malko fixa l’Américain, sceptique.
— Alexandria, c’est à l’autre bout de la terre. Un
bateau va mettre un mois pour amener ce ponton.
Willard Troy sourit suavement :
— Il viendra par avion. Je me suis renseigné auprès
d’Air France ici. Ils ont une ligne cargo Paris-Roissy,
Djibouti, la Réunion, Maurice, et une autre, Boston-New-
York-Paris. En deux heures, ils ont eu l’accord par télex
pour qu’un de leur appareil se déroute sur Washington
pour charger le ponton. Ensuite, l’appareil assurant la
desserte de Maurice fera une escale supplémentaire ici.
Nous ne voulons pas utiliser une compagnie américaine
pour des raisons politiques évidentes…
— Un ponton de 124 pieds de long ne va pas tenir
dans un avion, remarqua Malko.
— Si. Willard Troy exhiba son télex. En longueur,
c’est bon jusqu’à 150 pieds. Ils utilisent des Boeing 747
entièrement cargo, « Super-Pélican ».
Malko demeura quelques secondes rêveur devant
cette prouesse technique. Puis les soucis reprirent le
dessus.
— Et les hommes ?
— Je me suis arrangé, assura Troy. Un Italien a un
petit chantier naval à Victoria. Il s’occupera du
déchargement, du montage du ponton et fournira des
plongeurs.
— Quand démarrons-nous dans ce cas ? demanda
Malko.
— J’envoie un télex, dit le chef de station de la CIA. Il
est environ 6 heures du soir à Paris et 10 heures du matin
à Washington. Le « 747 » cargo est là-bas. Il faut quatre
heures pour le charger. Le temps qu’il aille de New York
à Washington. La traversée de l’Atlantique. Escale à
Roissy. Le matériel peut être là après-demain matin.
— C’est fantastique, dit Malko. Ils ne peuvent pas
mettre un peu de neige avec, pour nous rafraîchir…
Willard Troy sourit.
— Vous ne croyez pas si bien dire… Le responsable
d’Air France m’a raconté que l’année dernière, ils avaient
transporté dans un « 747 » cargo réfrigéré un bonhomme
de neige de 15 mètres de haut, afin de montrer de la
neige à des enfants africains qui ne l’avaient jamais vue…
Décidément, on n’arrêtait pas le progrès. Revenant
aux réalités, Malko conseilla, mi-figue mi-raisin :
— Glissez quelques mitrailleuses avec le ponton. Dès
que les autres vont savoir où se trouve le Laconia B, il y
aura de l’animation dans le secteur…
Willard Troy eut un sourire froid.
— Il n’en est pas question. Le service de sécurité
d’Air France les détecterait et interdirait
l’embarquement. Votre défense nous incombe. Moi je me
contente d’acheminer ce matériel grâce aux compétences
d’Air France. Ils ont tout résolu sur le papier en une
journée. Ce n’est même pas beaucoup plus cher que si on
faisait venir ce ponton par mer.
Dans chaque chef de station de la CIA, il y a un
comptable qui sommeille…
Malko se leva. Il avait hâte de retrouver la douche du
Fisherman’s.
— Eh bien, quand je voudrai déménager mon
château, je ferai appel à Air France, dit-il.
— Soumettez-leur le problème, ils vous établiront un
devis, conseilla Willard Troy.
Presque sans sourire.
Quelque chose intriguait Malko. Il se retourna, sur le
pas de la porte.
— Pourquoi les Seychellois aident-ils les Irakiens ?
Willard Troy hocha la tête et laissa tomber :
— Le pétrole. Ils leur en livrent à des prix très bas.
C’est du high-sulphur, mais…
— Je vais me reposer, dit Malko. Si vous envoyez des
télex, codez-les. Je tiens à garder mes ongles… Comme
ma sécurité ne semble pas le plus grand de vos soucis.
Malko eut l’impression d’avoir prononcé un mot
obscène. Du coup, Willard Troy retrouva des couleurs.
— Votre « sécurité » ! Mais vous êtes un agent noir.
Vous gagnez en un mois, ce que je gagne en un an ou en
deux. Vous ne pouvez pas gagner sur les deux tableaux…
Je ne peux quand même pas vous donner asile à
l’ambassade. Arrangez-vous avec les Israéliens. Ils ne
veulent pas que vous tombiez entre les mains des Arabes.
Ensuite ; vous repartirez directement sur Diego Garcia…
Malko secoua la tête, écœuré. Toujours la jalousie
des bureaucrates envers les hommes d’action.
— Très bien. Enterrez mes morceaux à Arlington, s’il
arrive quelque chose…
— Ne soyez pas bêtement pessimiste, contra
l’Américain. À demain, je vous tiens au courant. Tout le
matériel sera envoyé à votre nom, bien entendu. En tant
que représentant de la Maritime Freight Carrier
Insurance. Il faudra que vous vous occupiez du
déchargement.
— À propos, dit Malko, je voudrais les plans de
Laconia B. Où sont-ils ?
— Sûrement dans les bureaux de l’armateur à
Londres.
— Une lettre doit mettre quinze jours, dit Malko.
Vous pouvez les faire envoyer en fret, via Paris ?
— Pas de problème, assura Willard Troy. Vous les
aurez après demain.
Malko se dit que c’était génial de pouvoir acheminer
en quelques heures aussi bien un ponton de 35 tonnes
qu’une lettre. Surtout dans les pays à poste fantaisiste…
***
Surprise. Une voiture attendait à l’entrée du chemin.
Une Toyota. Le Derviche et Zvi. Malko stoppa à côté
d’eux. Pas tellement surpris.
— Avez-vous du nouveau ? demanda le Derviche.
— Rien de particulier, dit Malko. Je suppose que
vous allez me suivre…
— Vous protéger, corrigea l’Israélien.
L’un derrière l’autre, ils s’engagèrent dans les lacets
de la Misère. Vingt minutes plus tard, Malko était à
l’hôtel. En passant sur la pelouse, il aperçut le feu de
position blanc d’un navire à l’ancre, à peu de distance.
Probablement le Koala. Au moins, Rhonda avait réussi à
repartir du port.
Il eut envie de pleurer de joie en revoyant le
Fisherman’s Cove. Son château contre une douche. Il
s’enferma, plongea dans la salle de bains, pour ôter le sel
incrusté dans sa peau. Ensuite, il s’arrosa de Bogart,
retrouvant avec joie la civilisation. Il finissait à peine
qu’on frappa à sa porte.
Zamir était éblouissante dans une robe en fausse
panthère qui la moulait comme un gant, juchée sur de
hauts talons de douze centimètres, les ongles-griffes
rouge ; corail.
— Je suis seule pour dîner, dit-elle d’un ton enjoué.
Les Israéliens alternaient la carotte et le bâton…
Pour l’instant, Malko risquait d’avoir besoin d’eux.
Il fallait les ménager.
— Vous avez des roquettes dans votre sac ?
demanda-t-il.
L’Israélienne secoua ses longs cheveux noirs en
riant.
— Ne soyez pas bête… Je viens seulement vous tenir
compagnie…
Malko lui prit le bras, pensant à Rhonda, toute seule
sur le Koala, mais c’est encore là qu’elle était le plus en
sûreté. Ils gagnèrent la salle à manger, bourrée.
L’Israélienne était très gaie, très charmeuse, assise en
face de Malko. Celui-ci aperçut le Derviche et l’éternel
Zvi. Il était sous bonne garde. Juste après le dessert,
Zamir posa légèrement ses doigts sur ceux de Malko, lui
adressa un regard tendre et lui dit :
— Mon sang de juive me dit que vous avez envie de
faire l’amour avec moi, dit-elle doucement.
Malko sourit froidement :
— Vous ne devez pas être une vraie Juive. Votre sang
vous trompe. Après la journée que j’ai eue, je n’ai envie
de faire l’amour avec personne…
Elle se rembrunit :
— Même avec moi ?
— Même avec vous.
En plus, c’était vrai. Il y eut un silence puis
l’Israélienne remarqua d’une voix triste :
— Vous savez que si vous refusez de collaborer avec
nous, nous serons obligés de vous tuer… Je ne voudrais
pas que cela arrive. Vous m’êtes si sympathique…
Ses grands yeux noirs s’étaient humectés. Une
nouvelle candidate à l’Oscar de l’hypocrisie.
Malko lui prit la main et la baisa :
— J’espère que vous n’en viendrez pas à cette
extrémité…
— Vous ne voulez pas de la destruction d’Israël ?
demanda-t-elle tout à coup.
— Bien sûr que non, dit Malko, mais ce n’est pas le
problème…
La jeune Israélienne se pencha à travers la table, les
yeux flamboyants.
— Si, c’est le problème ! Les Irakiens veulent cet
uranium pour construire des bombes atomiques, et nous
rayer de la surface de la terre.
Elle était visiblement sincère bien qu’un peu
paranoïaque. Malko remarqua :
— Pourquoi vos amis n’ont-ils pas abattu ce Rachid
aujourd’hui ?
Zamir eut un sourire glacial :
— Nous avons le temps. Il ne fallait pas vous faire
courir de risques. Nous espérons encore que vous
comprendrez où est votre devoir…
Malko signa l’addition et se leva.
— Je vous accompagne ?
Elle le suivit sans mot dire. Devant la porte de sa
chambre, elle l’embrassa longuement. Son bassin se
frottait doucement contre lui et il eut du mal à tenir ses
bonnes résolutions. Il s’en détacha pourtant et rentra. Il
attendit un moment, ôta ses vêtements, passa un maillot
et ressortit par la porte-fenêtre. Le jardin du Fisherman’s
était désert. Malko le traversa et longea la plage
jusqu’aux rochers, à droite de l’hôtel.
Il se mit à l’eau et commença à nager
silencieusement vers le feu blanc du Koala.
CHAPITRE XVII
Le feu blanc du Koala se rapprochait. Grâce à la
lune, la nuit était très claire. Malko aperçut une
silhouette sur la plage arrière. Méfiant, il s’arrêta de
nager et appela.
— Rhonda ?
— I am here, répondit aussitôt l’Australienne.
Everything’s all right.
Elle l’observait, penchée sur le bastingage et l’aida à
se hisser le long de la coque lisse. Elle lui tendit une
serviette pour qu’il se sèche. Il faisait presque froid.
— Que s’est-il passé ?
— Oh, rien de grave, dit Malko, pour ne pas
l’inquiéter. Cassan a essayé de me faire passer pour un
voleur de bateau. Cela s’est arrangé. Mais je crains qu’il
ne cherche à se venger sur toi. Je vais dormir ici, et j’ai de
quoi nous défendre…
Il avait apporté le Stainless dans un sac de plastique
accroché à sa ceinture.
— Nous fermerons la cabine à clef, dit Rhonda.
Ils pénétrèrent dans le carré. Installé sur le canapé,
Malko expliqua à Rhonda l’histoire du ponton. Sans
préciser bien entendu qu’il s’agissait d’une opération
CIA.
— Tu connais l’Italien qui a le petit chantier naval ?
— Oui, répondit-elle. Il est en train de réparer un
chalutier nord-coréen qui s’était échoué. Il est sérieux. Il
a formé des Seychellois et il y a son fils. Ils pourront
sûrement faire ce que tu attends d’eux.
Enfin une bonne nouvelle. Mais ce n’était qu’une
partie du problème. Une fois les 560 fûts d’oxyde
d’uranium sur le ponton, comment faire pour qu’ils
échappent aux Israéliens et aux Irakiens aidés des
barbouzes seychelloises ? Malko avait beau se creuser la
tête, il n’en avait pas la moindre idée. Il lui restait
quelques jours pour résoudre le problème.
— Allons dormir.
Le Koala était aussi immobile comme s’il avait été
scellé au fond. Pas un pouce de vent et pas de houle.
Lorsqu’il entra dans la petite cabine avant, Rhonda
l’attendait, allongée sur la couchette de gauche, nue. Sa
peau était presque aussi cuivrée que ses cheveux.
— Tu n’es pas trop fatigué ? demanda-t-elle
timidement.
— Non, dit-il.
La peau tiède de la jeune Australienne lui sembla
merveilleuse.
Elle l’enlaça et murmura à son oreille :
— I think I love you{21}.
***
Un homme immobile au bord de la plage regardait le
youyou s’approcher : le Derviche, perdu au milieu des
touristes. Dès que Malko fut à portée de voix, il laissa
tomber sèchement :
— Vous auriez dû me dire où vous alliez. Nous avons
été très inquiets.
— Je ne vais tout de même pas vous tenir au courant
de tous mes déplacements, dit Malko tandis que Rhonda
hissait le youyou sur le sable. Vous n’êtes pas mon
officier traitant.
Le soleil brillait, la plage était envahie de touristes
qui ne pouvaient soupçonner ce qui se passait. Une chose
inquiéta Malko : que le Derviche soit là au lieu de
rechercher le Laconia B, cela signifiait qu’il était
persuadé que Malko l’avait déjà trouvé… Il attendait que
celui-ci récupère la cargaison pour la lui prendre sous le
nez.
— Avez-vous des nouvelles des autres ? demanda
Malko tandis qu’ils se dirigeaient vers le Fisherman’s
Cove.
— Ils sont au Coral Sands, dit le Derviche. Ils n’ont
pas bougé. Malko éprouva un picotement désagréable au
creux de l’estomac. Son raisonnement était valable pour
les Irakiens aussi. Grâce aux informations de Brownie
Cassan, ceux-ci savaient que Rhonda avait été capable de
le mener au sec. Donc au Laconia B. Il se fit l’impression
d’être enfermé dans une cage avec des fauves prêts à le
dévorer à la première imprudence. Malko et Rhonda
s’installèrent sur les chaises longues en face de son
bungalow.
Sans inviter le Derviche. Celui-ci demeura quelques
instants silencieux avant de demander, d’un ton
apparemment détaché :
— Et vous ? Vous ne poursuivez pas vos recherches ?
— Pas pour l’instant, dit Malko. Je n’ai pas assez
d’éléments. Ni de matériel. Il me faudrait un sondeur
plus sophistiqué que celui du Koala, permettant de
repérer une épave par la masse métallique. Je l’ai
demandé.
— Je vois, dit l’Israélien.
Il s’éloigna. Encore un excellent concurrent pour la
médaille d’or de l’hypocrisie… Plongée dans le
démontage de ses appareils photo, à dix mètres d’eux,
Zamir éblouissante dans un deux-pièces blanc s’efforçait
de ne pas avoir l’air de surveiller Malko. Il regarda le
Derviche pénétrer dans le lobby. Il fallait un œil exercé
pour s’apercevoir qu’il portait un pansement sous sa
chemise…
Malko était plongé dans ses pensées lorsqu’un petit
homme noueux et sec, presque chauve, très bronzé, se
matérialisa devant lui.
— Mr Linge, je viens de la part de Mr Troy.
Son anglais aurait poussé Shakespeare au suicide.
— C’est moi, dit Malko.
L’autre lui tendit une main aux relents de cambouis.
— Je suis Cesare Zeffirelli. C’est moi qui m’occupe
des bateaux. Mr Troy m’a dit que vous auriez besoin de
moi. Il m’a aussi dit de vous dire que l’avion doit être là
après-demain matin. Les plans aussi. Ils arrivent sur le
vol régulier d’Air France en fret urgent spécial.
— Merci, dit Malko, asseyez-vous. Je vais vous
expliquer de quoi il s’agit. Je suis agent d’une compagnie
d’assurances…
***
Malko s’étira. La journée avait passé très vite.
Zeffirelli semblait sérieux. Il allait monter le ponton dans
le port de Victoria et le remorquer sur place. Il n’y avait
aucun bateau assez gros pour le transporter en pièces
détachées. Lui aussi était stupéfait qu’un avion cargo
puisse transporter un ponton de près de 50 mètres de
long… Pourtant, il avait recours à Air France très
souvent, pour les pièces détachées des machines. Ce qui
lui évitait d’en conserver des stocks. Un télex et en deux
jours, il avait ce qu’il lui fallait.
Zamir avait disparu dans sa chambre et Rhonda
lisait. Aucune nouvelle de l’opposition. Soudain, Malko
aperçut le Derviche traversant la pelouse, venant dans sa
direction. Le visage fermé. Arrivé près de Malko,
l’Israélien demanda d’une voix trop calme :
— Mr Linge, pourquoi faites-vous venir un ponton si
vous n’avez pas retrouvé le Laconia B.
Malko dut faire un effort pour répondre tout aussi
calmement :
— Pour le retrouver justement. Avec une équipe de
plongeurs. Qui vous a appris cela ?
Le Derviche émit quelque chose qui ressemblait à un
ricanement.
— Tout Victoria ne parle que de votre ponton,
Mr Linge, qui arrive par un 747 cargo d’Air France,
demain matin.
C’était ce qui s’appelait travailler discrètement.
Malko était furieux. Mais comment garder un secret dans
une île aussi petite que Mahé… Le Derviche secoua la
tête.
— Mr Linge, dit-il, vous jouez avec le feu… J’aimerais
discuter de ces questions tout à l’heure avec vous. Au bar.
Vers six heures.
— Vers six heures, dit Malko.
Les problèmes commençaient. Il ne voyait vraiment
pas comment il allait se débarrasser des Israéliens.
Rhonda leva les yeux lorsqu’il entra. Elle s’était aspergée
de l’eau de toilette Bogart de Malko et semblait ravie…
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Nous allons boire un verre avec nos amis,
annonça-t-il. Fais-toi belle.
***
L’énorme marlin empaillé, fierté du bar, semblait
prêt à bondir de son mur. L’ambiance était plutôt
morose, à la table de Malko. En dépit de ses explications,
le Derviche ne croyait pas un mot de ce qu’il disait. Zvi le
Taciturne, tirait sur sa pipe, ailleurs. Zamir coulait à
Malko des regards à le rendre impuissant… C’était
l’impasse.
Soudain, une apparition inattendue surgit du jardin.
Le vieux mendiant de la plage, avec son chapeau de
paille, son bâton, son vieux short, les pieds nus et le
sourire humble. Toujours le carton de fruits en équilibre
sur la tête. D’une voix douce, il s’adressa à Rhonda :
— Bonjour. Ti va, Ti fi ?{22}
— Ça va, dit Rhonda, un peu surprise de tant
d’attention de la part du vieux.
Celui-ci continua :
— Quelle qualité de bateau tu as, Ti fi ?
— Le gros blanc, juste en face.
Le vieux hocha la tête.
De la bouillie de mots qui suivit, Malko comprit
vaguement que le Koala avait rompu ses amarres et
dérivait vers la plage. Rhonda se leva d’un bond :
— J’y vais.
Malko allait s’offrir de l’aider lorsqu’une serveuse en
marron s’approcha de lui.
— Sir, on vous demande à la réception. Téléphone.
Rhonda était déjà debout.
— J’y vais, dit-elle.
— Je vous accompagne, dit aussitôt Zamir.
Les deux femmes s’éloignèrent en courant dans le
jardin, suivies d’un pas digne par le vieux mendiant. Le
Derviche se leva à son tour avec un sourire en coin.
— Vous n’allez pas me laisser seul…
Il emboîta le pas à Malko. À la réception, un
téléphone était décroché. Malko le prit et fit « allô ». Pas
de réponse. L’employée s’était remise à ses comptes.
— Il n’y a personne, dit Malko.
L’autre haussa les épaules, pas émue.
— Oh, cela arrive souvent. Attendez, on va vous
rappeler.
Elle prit l’appareil et le raccrocha. Malko s’assit sur le
siège circulaire, en face de la réception. Intrigué. Le
Derviche ne le décollait pas. Soudain, une phrase de
Willard Troy lui revint en mémoire. « Un des rares trucs
qui marche ici, c’est le téléphone ».
— Himmel !
Le Derviche sursauta. Malko était déjà en train de
dévaler vers le jardin. L’Israélien s’élança à sa poursuite.
Malko traversa la pelouse en trombe, sauta sur la plage.
Cent mètres plus loin, il s’arrêta, l’estomac tordu
d’angoisse.
Le feu blanc du Koala brillait à sa place habituelle. Il
n’avait pas dérivé d’un centimètre. Par contre, il n’y avait
aucune trace de Zamir et de Rhonda… Le Derviche et lui
se regardèrent. Pas besoin de parler pour savoir ce qui
s’était passé. Bien entendu le vieux mendiant s’était
volatilisé.
La plage était déserte. Le Derviche retrouva le
premier la parole.
— Ils vont les torturer, dit-il.
Malko ne répondit pas, un goût de cendres dans la
bouche. Le kidnapping avait été bien monté. Où chercher
Rachid Mounir et ses complices seychellois ? À la
première incartade, il se faisait expulser de l’île. Les
heures qui suivraient n’allaient pas être faciles.
D’un commun accord, les deux hommes reprirent la
direction du Fisherman’s. Il n’y avait rien à faire sur la
plage. À côté de la petite rivière, se trouvait un espace
découvert relié à la route principale par un sentier. Les
ravisseurs s’étaient sûrement enfuis par là.
Machinalement, ils allèrent vers le bar. En montant les
marches, Malko s’arrêta soudain.
À côté de la table, se trouvait un homme seul, vêtu
d’un polo rouge. Brownie Cassan.
***
L’Australien, les yeux dissimulés derrière des
lunettes noires, esquissa un sourire ironique, devant les
deux hommes qui le contemplaient avec un mélange de
dégoût et de haine.
— Asseyez-vous, dit-il de sa voix traînante. Je crois
que nous avons à parler.
Pour une fois, il était bien peigné, avec un T-shirt
trop petit et un pantalon presque propre. Le premier, le
Derviche s’assit sans un mot en face de lui. Impénétrable,
les prunelles comme deux pierres bleuâtres. Suant la
haine. L’Australien but une gorgée de son scotch avec
nervosité.
Malko s’assit à son tour. Voilà donc pourquoi les
Irakiens n’avaient pas bougé.
— Que voulez-vous ? dit-il.
— J’ai un message pour vous, annonça l’Australien.
Vous savez de la part de qui, n’est-ce pas ? Cette
personne a besoin d’une certaine information, il vous fait
dire que faute d’avoir cette information ce soir à minuit,
il exécutera une des deux otages.
Il y eut un long silence. Brownie Cassan passa
rapidement sa langue sur ses lèvres. Soudain le Derviche
allongea son bras valide et prit entre ses doigts ceux de
l’Australien. Sans que ses traits bougent, il commença à
serrer. Très vite les traits de Cassan se convulsèrent de
douleur. Il tenta de se lever, de s’arracher à l’étreinte de
l’Israélien, mais celui-ci semblait avoir des pinces. Attiré
en avant, Cassan glissa de son fauteuil à terre, les genoux
pliés.
— Bon Dieu, lâchez-moi, grommela-t-il. Sinon…
— S’il arrive quelque chose à Zamir, dit lentement le
Derviche, je vous briserai tous les os du corps. Rien ne
vous protégera. Nulle part et jamais…
Il lâcha la main de l’Australien et se rejeta en arrière.
Une grosse veine battait sur son cou. Brownie Cassan
massa ses doigts et protesta d’un ton larmoyant.
— Je ne suis qu’un intermédiaire. Ce n’est pas moi
qui…
Le Derviche le fixait, les mains à plat sur la table.
— Où sont-elles ?
— Je ne sais pas.
L’Israélien se pencha tout à coup vers l’Australien et
demanda d’une voix calme :
— Aimeriez-vous encaisser un million de dollars en
or ?
La pomme d’Adam de Cassan monta et descendit.
— Que voulez-vous dire ?
— C’est le prix que nous mettons pour sauver les
gens de chez nous, dit le Derviche. La rançon que vous
toucherez si vous me ramenez Zamir.
Brownie Cassan ne répondit pas.
Un ange passa. Les ailes en or massif.
Malko pouvait voir les circonvolutions de son
cerveau en mouvement. L’Australien appartenait à la
famille des traîtres nés. En plus, il avait besoin d’argent.
Pourtant, il secoua la tête.
— Même si je voulais vous aider, je ne le pourrais
pas. Ils sont dans un endroit que je ne connais même
pas. Isolé et bien gardé. Cédez-leur, sinon, ils mettront
leur menace à exécution.
— Rhonda est votre girl-friend, objecta Malko.
Cassan eut une grimace de mépris :
— Cette salope ! Elle peut crever. C’est à cause d’elle
que je suis dans la merde.
Il se leva.
— Faut que j’y aille. Je reviens ce soir à minuit.
Le Derviche regarda l’Australien disparaître dans
l’escalier du bar, blanc de rage.
— Le salaud, dit-il.
Malko essayait de mettre de l’ordre dans ses idées. Il
y avait deux otages, ce qui rendait la situation encore
plus délicate.
— Pourquoi avez-vous proposé un million de
dollars ? demanda-t-il.
— C’est le prix de nos agents, au Mossad, dit le
Derviche. Pour Elie Cohen, nous avions offert la même
somme aux Syriens. Ils avaient refusé.
La CIA n’offrirait pas 100 000 dollars pour Rhonda.
Le Derviche se leva.
— Je vais rendre compte. Je serai de retour dans
deux heures.
Malko se leva également et partit vers son bungalow.
Sans Rhonda, il lui parut soudain sinistre. Il fallait
absolument trouver une solution, permettant de sauver
les deux femmes et de ne pas livrer le chargement du
Laconia B aux Irakiens.
Il s’assit, réfléchissant à se faire péter les méninges,
repassant dans sa tête tout ce qui s’était passé depuis son
arrivée. Plus d’une heure s’écoula avant que quelque
chose accroche. Un petit lambeau d’idée informe… Une
graine qui pouvait germer. Mais pour la concrétiser il lui
fallait les plans du Laconia B. Seulement, il ne les aurait
que le lendemain. Il fallait faire l’impasse. Se fier à la
logique. À ses vagues souvenirs techniques. Il était si
absorbé par ses pensées qu’il entendit à peine frapper à
sa porte.
Il consulta sa montre. Dix heures. Ce devait être le
Derviche.
— Je viens, cria-t-il.
Une dernière fois, il repensa l’idée qu’il était en train
de mettre au point. S’il ne se trompait pas, c’était la
solution qui permettait de résoudre la quadrature du
cercle. Mais tout reposait sur lui.
Il ouvrit la porte.
Le Derviche avait les traits tirés.
— Jérusalem refuse de négocier, dit-il.
CHAPITRE XVIII
Claire, moulée de son éternelle robe de tissu éponge
rouge, ses cheveux crêpés cachés par un foulard,
enveloppa les deux femmes allongées à même le sol d’un
regard hostile. Les hommes de Bill leur avait lié les
poignets derrière le dos et entravé les chevilles avec du fil
de nylon qui entrait dans leur chair. Ensuite, on les avait
jetées comme des paquets dans un coin de la case. Zamir,
qui s’était débattue violemment, portait une ecchymose
jaunâtre sur le côté gauche du visage et avait l’œil
presque fermé.
D’un coup de poing en plein visage, un des
Seychellois avait fait taire Rhonda qui se débattait.
Là où ils se trouvaient, personne ne risquait de venir
les déranger. La case se trouvait sur une colline, en
pleine jungle, au-dessus de la maison du Président René.
On y accédait seulement par un sentier gardé par des
policiers, amis de Bill. Ceux-ci n’avaient d’ailleurs pas vu
les deux otages, couchées au fond d’une Land Rover. Ils
étaient persuadés que la case servait de cache d’armes
pour la police secrète du nouveau régime.
Rachid Mounir n’était pas encore arrivé, mais on
l’attendait d’une minute à l’autre. Claire grillait de lui
prouver son dévouement. Et en même temps de se
venger. Elle détestait ces deux blanches. Elle avait passé
sa vie à servir de jouet aux hommes. D’abord, l’ex-
président déchu. Puis, tous ses amis arabes. On la forçait
à danser nue sur la table présidentielle, les soirs où il
recevait de riches Saoudiens. On la « prêtait » pour une
nuit. Parce qu’elle était grande, bien faite, d’une beauté
très typée appréciée par les Européens et les gens du
Golfe. Rachid Mounir la traitait, lui, avec beaucoup plus
d’égards, et lui avait même fait miroiter un travail
intéressant à Bagdad.
Elle ne connaissait pas Bagdad et se disait que ce
devait être une grande ville fantastique.
Pendant qu’elle contemplait Rhonda, l’Australienne
se retourna et l’interpella :
— Vous n’avez pas honte de les aider…
Les gros yeux marrons de Claire foncèrent de colère.
Elle prit son élan pour donner un coup de pied, puis
aperçut un objet brillant sur le sol, au milieu d’un fatras
d’armes et de matériel divers. Un fer à repasser.
Elle se pencha, le ramassa et le brancha dans une
prise. Les mains sur les hanches, elle regarda Rhonda.
— I am going to iron your ass, fit-elle{23}.
Elle s’approcha et retourna Rhonda sur le ventre.
Comme l’Australienne tentait de se redresser, Claire, lui
empoigna les cheveux et lui cogna plusieurs fois le visage
contre le parquet. Rhonda cessa de résister.
Claire croisa soudain le regard de Zamir.
L’Israélienne l’observait avec une haine si intense qu’elle
eut peur. Il y eut un bruit de moteur. Quelques instants
plus tard, Rachid Mounir entra, escorté de Bill. D’un
coup d’œil, il photographia la scène. Claire attendait, ne
sachant que faire.
L’Irakien s’approcha de Rhonda, lui ramena la tête
en arrière en la tirant par les cheveux et ordonna
calmement :
— Tu vas nous dire où se trouve le Laconia.
L’Australienne, affolée eut quand même le courage
de répondre au milieu de ses sanglots :
— Je ne sais pas, laissez-moi.
Rachid Mounir secoua la tête, comme devant un
enfant capricieux. Il se releva, alla dans un coin, prit le
fer électrique. Après avoir vérifié sa température, il se
tourna vers Claire et dit d’une voix douce :
— Tu devrais aller m’attendre en bas, à l’hôtel. Je te
rejoins tout à l’heure.
Quand il travaillait, l’Irakien aimait être seul. La
Seychelloise ne se le fit pas dire deux fois et se glissa
dehors. Bill hésitait. D’un regard, Rachid Mounir le
chassa. Pour ce qu’il faisait, il fallait une absence totale
de sensibilité et il n’était pas sûr de son complice. Lui
aussi s’esquiva. Pas fâché au fond. C’était un brutal, mais
pas un sadique.
Rachid Mounir s’approcha de Rhonda et posa
l’instrument brûlant sur son dos, le promenant de haut
en bas, comme s’il repassait du linge… Les cris de
Rhonda firent trembler les murs. La peau s’en allait en
lambeaux dans une odeur écœurante, d’énormes cloques
rouges recouvraient les endroits les moins brûlés.
L’Irakien jeta le fer dans un coin et releva de nouveau la
tête de Rhonda.
— Réfléchis, dit-il. Si tu ne parles pas, je te brûlerai
comme ça sur tout le corps.
Il savait ne pas avoir plus d’une chance sur mille
pour que les Israéliens acceptent son ultimatum. Ils
feraient tout pour libérer les deux femmes, alliées aux
Américains. Ceux-ci non plus ne bougeraient pas. Dans
un cas semblable, la vie de deux personnes ne comptait
pas beaucoup.
Maintenant, il fallait laisser le temps à Rhonda de
cultiver sa peur, que sa douleur faiblisse un peu, afin que
la perspective d’une nouvelle épreuve soit insoutenable.
Il alluma une cigarette et s’approcha de Zamir.
L’Israélienne le fixait calmement. En arabe, elle lui
demanda avec un sourire ironique :
— Tu traites toujours les femmes de cette façon,
Mounir ? Tu es donc impuissant, recroquevillé dans ton
pantalon comme un vieil escargot…
Une lueur de meurtre passa dans les yeux de
l’Irakien. Il avait beau ne pas compter ses succès
féminins, qu’on mette en doute sa virilité le rendait fou.
Il se demanda ce qu’il pourrait faire à l’Israélienne. La
frapper ne ferait que renforcer ses sarcasmes. Il n’y avait
qu’un seul moyen. Qui passerait agréablement le temps
qu’il s’était fixé avant de recommencer à torturer
Rhonda.
Il écrasa sa cigarette et s’approcha de Zamir. Pour la
prendre commodément, il fallait la mettre sur le ventre.
Sinon, il serait obligé de défaire les liens de ses jambes.
Trop dangereux. L’Israélienne était sur le côté. Il se
pencha pour la prendre par l’épaule, mais ne termina
jamais son geste. Les bras de Zamir jaillirent de derrière
son dos, ses ongles s’enfoncèrent dans la gorge de
Mounir.
Depuis un long moment, elle s’était attaquée aux
liens de ses poignets avec ses ongles d’acier. Il fallait que
Mounir s’approche d’elle puisqu’elle avait les jambes
entravées. Le défier était encore le plus sûr moyen…
Rachid Mounir poussa un grognement sauvage,
saisit les poignets de l’Israélienne, tentant d’arracher les
griffes de sa gorge. Mais Zamir tenait comme un
bouledogue, se rapprochant millimètre par millimètre
des carotides, pour les arracher d’un coup ; le sang
dégoulinait sur ses doigts. Si elle n’avait pas été attachée,
elle serait parvenue à ouvrir la gorge de l’Irakien. Ce
dernier comprit qu’il n’avait qu’une chance. Se rejetant
en arrière, de tout son poids, il laissa des lambeaux de
chair sous les dix ongles, mais se libéra. Reculant jusqu’à
la table.
Échevelé, le sang dégoulinant de sa gorge, les yeux
fous, il ramassa le lourd fer à repasser et le jeta de toutes
ses forces sur Zamir qui essayait de trancher les liens de
ses chevilles. La pointe la frappa à la tempe et elle
s’écroula sur le côté. Rachid Mounir porta la main à sa
gorge, la ramena pleine de sang. Il avait l’impression
d’avoir un collier de feu, ne savait pas s’il était blessé
gravement.
La porte s’ouvrit brusquement sur Bill. Le
Seychellois se précipita sur Rachid Mounir.
— My God ! fit-il, c’est un vrai fauve.
L’Irakien tremblait nerveusement. Il s’assit tandis
que Bill examinait ses blessures.
— Ça va, fit-il, il faut que tu ailles à l’hôpital, mais ce
n’est pas grave. Dis donc. Bon Dieu a aidé toi…
Dans son émotion, il reprenait le créole. Rachid
Mounir, tamponnant ses plaies avec un mouchoir, dit
d’une voix blanche :
— Rattache-la et va-t’en. Je te rejoins.
Bill s’exécuta sans un mot. Avec une corde qui
traînait. Zamir n’avait pas repris connaissance. Il sortit
sans oser regarder Mounir. Celui-ci respirait pesamment,
le sang continuait à couler de son cou, imprégnait sa
chemise. Il plongea la main dans la poche, en sortit un
couteau qu’il ouvrit. Il voulait que Zamir soit réveillée.
S’approchant, il se pencha et lui tordit un sein jusqu’à ce
qu’elle gémisse.
Alors, il se rua sur elle, comme un fou, à cheval sur
son torse, tailladant le visage. Lorsqu’il s’arrêta, hors de
souffle, l’orbite gauche n’était plus qu’un trou sanglant et
l’œil pendait sur la joue de Zamir. Rachid Mounir, d’un
geste sec, arracha le nerf optique, qui se coupa dans un
geyser de sang. Puis il jeta l’œil à l’autre bout de la case.
Rhonda tremblait de tous ses membres, oubliant sa
brûlure, hystérique de peur. L’Irakien jeta à Zamir,
inconsciente depuis longtemps.
— Il te reste un œil. Je m’occuperai de toi, tout à
l’heure.
Son sang continuait à couler et maintenant, il avait
peur de se vider comme un poulet. Il traversa la case en
titubant et sortit. Bill attendait près de la Land Rover,
fumant une cigarette. Il avait entendu les hurlements de
Zamir et en avait encore la chair de poule. Les yeux de
Rachid Mounir lui firent peur.
— On va à l’hôpital ?
L’Irakien hocha la tête affirmativement sans
répondre. Les deux hommes n’échangèrent pas un mot
tandis que la Land Rover descendait les lacets vers
Victoria. Maintenant, l’Irakien avait du sang jusqu’au
ventre. Reprenant son sang-froid, il se dit que Rhonda
parlerait plus facilement après cela. Ensuite, il finirait
avec Zamir. La brûlure sur son cou ravivait sa haine.
***
Willard Troy observait Malko, visiblement déchiré
intérieurement. Il soupira.
— Vous me posez un cas de conscience extrêmement
pénible…
— Il m’était difficile de vous laisser en dehors de ceci,
remarqua Malko. De toute façon, même si Langley n’était
pas d’accord, je suis décidé à prendre le risque. D’autant
que je suis persuadé que ma solution est de loin la
meilleure… Et elle sauve les deux otages.
Les traits de l’Américain se crispèrent.
— Mr Linge, dit-il, vous n’êtes pas à Mahé pour
sauver des otages mais pour accomplir une mission
précise. J’apprécie votre esprit chevaleresque.
Cependant, votre solution est extrêmement risquée et
rien ne prouve qu’elle s’avère praticable.
Malko se leva, décidé à clore la discussion.
— Vous croyez que c’est mieux de se promener avec
un ponton de 50 mètres de long et toutes les barbouzes
du coin à nos trousses ? demanda-t-il amèrement. De
toute façon, je ferai comme je vous l’ai dit. Nous
continuons officiellement l’opération « ponton ». Les
otages récupérés, je m’occuperai du déchargement du
« 747 » d’Air France.
Willard Troy le suivit jusqu’à sa voiture.
— Et si vos adversaires vont plus vite ?
Malko se retourna avant de monter dans la Mini :
— Ils ne vont pas amener un ponton à la nage, non ?
Grâce à votre idée de le faire venir par avion, nous avons
un peu d’avance.
Il mit en route et le bruit du moteur couvrit les
dernières paroles du chef de station de la CIA. Cela valait
mieux, elles n’étaient sûrement pas flatteuses pour
Malko.
***
Il fallait « vendre » l’opération aux Israéliens. Sans
cela, le Derviche était capable de n’importe quoi pour la
faire échouer. Y compris une opération-suicide. Il était
onze heures et demi. Il restait une demi-heure à Malko.
L’Israélien était seul au bar, dans un fauteuil, face au
jardin. Impénétrable, comme d’habitude. Malko s’assit et
ils échangèrent un bref regard. Le Derviche savait que
Malko avait été voir le chef de station de la CIA. C’était le
moment ou jamais d’être crédible.
— J’ai de bonnes nouvelles, annonça Malko.
Pas trop chaleureux quand même…
— Oui, fit le Derviche. Sans se compromettre.
— Washington est d’accord pour que nous
collaborions.
Une lueur d’intérêt passa dans les yeux bleus de
l’Israélien malgré son flegme.
— C’est-à-dire ?
— Nous récupérons la cargaison du Laconia
ensemble et nous ne nous opposons pas à ce qu’elle entre
en votre possession…
C’était la concession majeure. Canossa. Le Derviche
fit grincer son fauteuil, demeura silencieux quelques
instants comme s’il digérait la nouvelle puis demanda
d’une voix égale :
— Qu’exigez-vous ?
— Nous livrons à Mounir la position du Laconia B
contre les otages.
L’Israélien sursauta.
— Jamais, vous êtes fou. Jamais mon gouvernement
n’acceptera cela.
— Écoutez, dit Malko, soyons réalistes. C’est moi qui
détient cette information, pas vous. C’est vrai, je vous ai
menti, maintenant je vous dis la vérité et vous associe.
Nous ne prenons aucun risque en donnant la position du
Laconia. Le ponton arrive demain. Les opérations de
renflouage de la cargaison commenceront dans deux
jours, le temps de le monter et de l’acheminer. Il ne suffit
pas de savoir où se trouve le Laconia, il faut avoir les
moyens techniques de récupérer la cargaison. Les
Irakiens ne les ont pas. Cela m’étonnerait qu’ils
disposent d’un « 747 » cargo comme celui d’Air France.
Nous les battrons de vitesse. À vous de faire venir un
navire d’Israël pour embarquer vos fûts.
— Ils vont tout faire pour nous empêcher de mener à
bien cette opération, fit le Derviche. Fermé, buté.
— Vous êtes là pour les en empêcher, dit Malko. De
toute façon, vous n’avez pas le choix.
L’Israélien le fixa de ses yeux bleus sans aucune
expression.
— Si.
Malko savait à quoi il pensait. Le tuer. Il haussa les
épaules.
— Cela ne servirait à rien. Ils ont Rhonda. Elle sait où
se trouve le Laconia B. C’est elle qui m’y a mené. Ils la
feront parler, vous le savez aussi bien que moi.
Le Derviche consulta sa montre et se leva.
Onze heures quarante-sept.
— Très bien, dit-il j’accepte. Mais vous répondez sur
votre vie de cette opération.
Il monta l’escalier du bar. Malko savait qu’il allait
rendre compte au Mossad, par radio. Il resta seul,
attendant Brownie Cassan. Pensant à ce qui pouvait
arriver à Rhonda. Il connaissait la férocité froide des
services spéciaux. Heureusement, dans ce métier, on se
retrouvait toujours. Les Irakiens n’avaient pas intérêt à
se mettre mal inutilement avec la CIA. Si on traitait, les
otages seraient saufs… Son sixième sens le fit se
retourner. Brownie Cassan descendait l’escalier du bar.
Pas très assuré. Il s’approcha de la table de Malko et
s’assit. Ce dernier ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la
bouche.
— J’accepte les conditions, dit-il. Je suis prêt à
mener vos amis au Laconia. Contre les otages, bien
entendu.
L’Australien était tellement soufflé qu’il demeura
plusieurs secondes silencieux. Puis il dit d’une voix mal
assurée :
— Bien, bien… Je vais leur dire. Mais nous ne
pouvons rien faire avant demain matin. Qu’il fasse jour.
— Si vous voulez, dit Malko froidement. Voilà ce que
je veux. Nous nous retrouvons sur la plage demain
matin. Là où on les a enlevées. Vous les amenez. Je pars
avec vous sur le Koala jusqu’à l’emplacement du
Laconia. Je serai sur la plage à six heures du matin. Au
revoir.
Il se leva et sortit par le jardin, laissant l’Australien
médusé. Surtout, ne pas entamer une discussion. Les
autres étaient trop anxieux d’avoir cette information
pour discuter les conditions de Malko. Mais la nuit allait
être longue… Il regagna sa chambre et se jeta sur son lit.
Pensant à Rhonda et à Zamir. Espérant qu’il avait choisi
la bonne solution. Il ne le saurait que trop tard pour
changer.
***
Rachid Mounir tâta la bande qui lui enserrait le cou,
du menton aux épaules. En dépit de la piqûre calmante,
il souffrait encore beaucoup des déchirures causées par
les griffes d’acier de l’Israélienne.
Il repassait mentalement les termes de la proposition
que venait de lui transmettre Brownie Cassan. Cherchant
le piège. Il ne pouvait envisager une seconde qu’un agent
de la réputation de Malko Linge donne une information
de cette valeur en échange de deux femmes qui
n’appartenaient même pas à la CIA… Il devait y avoir un
piège. Pourtant, il ne pouvait dire non. Il faudrait se
méfier et compter sur Bill pour la protection. Il leva les
yeux sur le Seychellois qui attendait en silence.
— Vous irez les chercher à cinq heures et demi, dit-il.
Ayez une bonne escorte. Dans un véhicule fermé.
Attention aux surprises. J’irai sur le bateau avec Ali et
Wahdi. Vous viendrez me chercher à mon retour. Allez
vous reposer maintenant.
Il leur restait quatre heures de sommeil. Rachid
Mounir s’étendit mais ne put s’endormir. Il pensait à
l’œil de Zamir. C’était une erreur. Jamais il n’aurait
pensé que les autres traiteraient.
***
Malko s’immobilisa à mi-chemin entre l’ambulance
blanche stationnée dans la cocoteraie et le Koala à
l’ancre, à une centaine de mètres du rivage. La portière
avant de la Toyota jaune arrêtée à côté de l’ambulance
s’ouvrit et Rachid Mounir sortit, escorté aussitôt des
deux Arabes que Malko avait déjà aperçus sur la plage du
Coral Sands et de Brownie Cassan. Les quatre hommes
s’avancèrent sur lui, et s’immobilisèrent à quelques
mètres. La plage était absolument déserte et le soleil ne
chauffait pas encore. Malko se retourna vers le
Fisherman’s Cove, aperçut le Derviche et Zvi dans le
jardin.
— Elles sont là, dit Mounir en anglais.
— Faites-les sortir de l’ambulance, dit Malko.
Conciliabule entre Mounir et un des Arabes qui
repartit en courant. Les portes de l’ambulance
s’ouvrirent et des Noirs en sortirent deux civières sur
lesquelles on distinguait des formes blanches. Ils les
posèrent à terre et rentrèrent dans le véhicule.
— Très bien, dit Malko. Que l’ambulance s’en aille.
Nous allons monter sur le bateau. Elles sont vivantes ?
Rachid Mounir ne cilla pas.
— Oui.
Il cria quelque chose en arabe, le moteur de
l’ambulance gronda, elle s’éloigna en marche arrière,
laissant les deux civières au milieu de la cocoteraie.
L’Arabe revint en courant.
— On leur a fait une piqûre, dit Rachid Mounir d’une
voix égale, 3 cc de Valium. Allons-y.
Malko mourait d’envie de s’approcher des deux
femmes, mais il sentait l’Irakien extrêmement nerveux.
Zvi et le Derviche s’en occuperaient.
Brownie Cassan entra le premier dans le youyou et
les quatre autres s’y entassèrent tant bien que mal.
L’Australien tira la ficelle du démarreur. Ils étaient
partis. Pas un mot. Juste le teuf-teuf du petit moteur.
Malko aperçut le Derviche et Zvi qui se dirigeaient vers
les deux civières.
Il avait hâte d’être au soir.
***
Le soleil disparaissait derrière la pointe sud de
Mahé. Malko n’en pouvait plus du silence tendu qui
régnait à bord. Il n’avait pas échangé plus de dix mots
avec l’Irakien, ni pendant la traversée, ni durant les
recherches. Il leur fallut tourner deux heures avant de
retrouver la bouée mouillée par Rhonda. Puis Brownie
Cassan avait plongé pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas
d’un leurre…
Malko n’avait pas quitté le flying-deck pendant les
dix heures du voyage. Surveillé en permanence par les
deux gardes du corps de Mounir Rachid. L’Irakien
n’avait même pas exprimé de joie en voyant la bouée. Ce
qui avait étonné Malko. Comme si quelque chose le
tracassait. Malko se demanda s’il avait éventé son plan,
mais c’était impossible… Plus on s’approchait de Mahé,
plus l’Irakien semblait nerveux. Au contraire de Brownie
Cassan. Soudain, Rachid Mounir se tourna vers
l’Australien.
— Stoppez, dit-il.
Comme Brownie Cassan le regardait surpris,
l’Irakien abaissa lui-même les manettes des diesels. Le
Koala courut sur son erre. Ils se trouvaient encore à
500 mètres du rivage.
— Mettez le dinghy à l’eau, ordonna l’Irakien. Je
vous quitte ici. Nous nous retrouverons tout à l’heure.
Cassan se leva et descendit l’échelle. Aidé d’un des
gardes du corps, il détacha le youyou attaché sur le pont
avant, fixa le moteur et le mit à l’eau. Aussitôt, Mounir
sauta dedans suivi des deux gardes du corps.
Le petit moteur toussa et l’esquif prit la direction du
Coral Sands. Brownie regarda Malko, pas rassuré.
— On va au Fisherman’s ?
— Oui, dit Malko.
Décidément, Rachid Mounir était un homme
prudent. Il regarda la plage s’approcher. Personne en
vue. Des pêcheurs triaient des poissons près des rochers
noirs.
Brownie Cassan coupa les moteurs et fila jeter
l’ancre. Ils se trouvaient à moins de cinquante mètres du
rivage, l’avant vers la plage. Malko observait
machinalement l’Australien lutter avec la chaîne. Cassan
prit la lourde ancre à bras-le-corps et la jeta dans l’eau.
Au même instant, il y eut comme un coup de
tonnerre lointain. Assourdi par la distance. L’Australien
fit un saut en arrière, comme frappé par un poing
invisible et resta étendu sur le dos, sa tête dépassant du
bastingage. Malko dégringolait déjà l’échelle. Il réprima
une nausée en voyant Cassan de près. Toute la partie
frontale gauche de sa tête n’était plus qu’un magma de
sang et d’os, où on ne voyait même plus l’œil. La balle
avait dû le frapper en pleine tempe lorsqu’il se redressait.
Son visage était encore agité de quelques mouvements
réflexes, mais son œil valide était vitreux.
Malko regarda la cocoteraie, mais n’aperçut rien. Les
pêcheurs continuaient à trier leurs poissons. Il y eut
soudain une vague plus forte, le Koala roula et Brownie
Cassan glissa par-dessus le bastingage et disparut dans la
mer avec un « ouf » sourd. Il ne restait qu’une grosse
tache de sang, là où il était tombé.
Automatiquement, Malko fit un nœud au cordage
d’ancre, ôta sa chemise et se laissa tomber dans l’eau.
Entraîné par le courant, Brownie Cassan avait déjà
disparu.
Malko nagea vers le rivage, l’estomac serré. Que
s’était-il passé en son absence ?
***
— Je vous avais dit de ne pas traiter, fit amèrement
le Derviche.
Malko ne répondit pas. La vision des deux femmes
était insoutenable. Zamir surtout. Abrutie de calmants,
l’Israélienne ne se plaignait pas. Les pansements
cachaient son horrible blessure. Mais le Derviche l’avait
longuement décrite à Malko, avec un luxe de détails
volontaire. Même avec un œil artificiel, il n’était pas
certain qu’elle surmonte les lésions psychiques. Quant à
son visage…
Rhonda dormait aussi. Dans le lit voisin. Pour elle
c’était plus simple. Nettoyée, la brûlure de son dos avait
été recouverte d’une gaze et d’un onguent.
Zvi veillait à leur chevet. Sans sa pipe. Le Derviche
avait ensuite entraîné Malko dans sa chambre. Celui-ci
n’avait pas encore absorbé le choc.
— C’est atroce, dit-il, mais ils les auraient tuées.
— Peut-être, dit le Derviche, mais pour Zamir cela
n’aurait pas été pire…
— Qu’allez-vous faire pour elle ?
— Elle part ce soir sur l’avion d’Air France, dit
l’Israélien. Avec un infirmier. Elle sera demain matin à
Paris. De là, elle repartira pour Tel-Aviv. Pour l’autre, il
paraît qu’on peut la soigner ici. Sa blessure n’est pas trop
grave. C’est surtout un traumatisme psychique…
Malko était atterré. Voilà pourquoi Rachid Mounir
avait pris la précaution de descendre avant… Comme si
le Derviche avait deviné sa pensée, il dit à voix basse :
— Cassan a payé et Mounir payera. Mais, avant, il
faut récupérer cette cargaison.
— Le « 747 » d’Air France arrive demain matin, dit
Malko. Il ne faut pas plus d’une demi-heure pour le
décharger. Ensuite, nous monterons le ponton.
Le Derviche se leva.
— J’ai prévenu Tel-Aviv, dit-il. Un navire est parti
hier soir de Eilat. Il arrivera ici dans quarante-huit
heures environ. Je souhaite que tout se passe bien.
Il referma doucement la porte derrière lui. Le sens de
ses paroles était plus clair que n’importe quelle menace.
Malko pénétra dans sa chambre. Une énorme
enveloppe de kraft marron était posée sur la coiffeuse.
Les plans du Laconia B arrivés par le « 747 » d’Air
France.
Malko défit fiévreusement l’enveloppe. Il allait enfin
savoir si son plan était réalisable. Ou s’il était le prochain
candidat à la précision mortelle de Zvi le Taciturne.
CHAPITRE XIX
La gueule béante du « 747 » cargo « super-pélican »
ressemblait à celle d’un requin. Fasciné, Malko regardait
l’énorme ponton métallique sortir lentement des
entrailles de l’appareil, glissant sans secousses sur les
rails courant tout le long de l’intérieur de la carlingue. À
côté de lui, le Derviche, des cernes bistres sous les yeux
fixait lui aussi les poutrelles d’acier émergeant dans le
soleil. Il était resté à l’aéroport jusqu’à une heure du
matin, tant que l’autre « 747 », le vol régulier d’Air
France pour Paris n’avait pas décollé, emmenant Zamir
sur une civière.
Un des représentants d’Air France s’approcha de
Malko, ravi.
— Hein, ça a de la gueule ! On peut charger
90 tonnes là-dedans. Avec toutes les espèces possibles de
containers. 600 m3. Si vous avez des trucs périssables,
c’est l’idéal. Pas tout à fait un dollar le kilo pour 5 000
kilomètres. Pas de gros emballage. Il brandit la feuille de
chargement et reprit :
— Tenez, il y a trois compresseurs dans votre
chargement. Eh bien, on les a même pas démonté. Ils
sont prêts à marcher. Normalement, on charge et on
décharge en 45 minutes au maximum. Avec ce truc-là, ça
va prendre un peu plus longtemps… Dans le pont
inférieur, nous avons tout le reste de votre matériel : cinq
palettes et quatorze containers.
Cesare Zeffirelli, une casquette blanche sur le crâne,
entouré d’une douzaine de Seychellois abasourdis,
contemplait, lui aussi, le spectacle. Il avait pris le camion
le plus puissant de l’île pour amener le ponton
directement dans la mer, en bordure de la piste
d’atterrissage. Ses dimensions rendaient son transport
par route impossible. Un camion plein de soldats de la
toute neuve armée nationale, stationnait près du « 747 ».
En même temps que le ponton, le déchargement des
containers avec le matériel avait commencé par les
portes latérales.
Malko s’essuya le front. Il était toujours admiratif
devant la technique. Faire venir d’un continent à l’autre
une pièce de cette dimension était incroyable. Sans
retard, sans problème de chargement ou de
déchargement. L’employé s’approcha de lui.
— Dans une heure, il repart pour l’île Maurice, dit-il.
Chercher des bananes. Il sera demain matin à Paris.
Le Derviche s’approcha tout à coup de Malko et lui
dit, presque sans remuer les lèvres.
— Regardez qui se trouve à côté du camion.
Malko regarda et son estomac se serra. La petite
silhouette de Bill, la barbouze, était dissimulée dans
l’ombre du camion. Ne perdant pas une miette du
spectacle. Le ponton émergeait maintenant de dix bons
mètres du ventre du « 747 » d’Air France. Malko se sentit
soudain très fatigué. Certes, Zamir était partie, sans qu’il
ait pu même lui parler, mais Rhonda était toujours dans
la chambre du Fisherman’s, soignée par un médecin
anglais de l’hôpital. La jeune femme avait refusé d’être
évacuée.
Les courants n’avaient pas encore ramené le corps de
Brownie Cassan. Ce qui réglait provisoirement la
question du Koala. D’après les informations du
Derviche, les Irakiens avaient charté pour le lendemain
un autre cabin-cruiser plus petit, le Praslin. La course à
l’épave commençait. La présence de Bill à l’aéroport ne
pouvait que signifier des ennuis. Malko s’en voulait
d’avoir laissé Rhonda toute seule. Il se tourna vers
Cesare Zeffirelli.
— Vous pouvez vous débrouiller tout seul ?
— Certainement, dit l’Italien. Dans une heure ce sera
fini. Ensuite, c’est à nous de travailler. On va le monter
tout de suite et on mettra le matériel dessus. Pour la
remorque pas de problème. Mon chalutier coréen fera
très bien l’affaire… Allez vous baigner en attendant.
Le soleil commençait à taper d’une façon effroyable.
Malko essuya son front couvert de sueur. Il plaignait les
malheureux qui avaient à travailler en plein soleil. Après
un dernier regard au Super-Pelican en train de vomir sa
charge, il remonta dans sa Mini et fila, le Derviche à côté
de lui. L’Israélien n’était pas tranquille. Il n’ouvrit pas la
bouche pendant tout le trajet jusqu’à Beauvallon. Au
moment de quitter Malko, il dit seulement :
— Si j’étais vous, j’irais me détendre sur la plage du
Coral Sands, vers deux heures.
Il sauta de la voiture et s’éloigna vers la sienne. Le
trimaran vert était toujours ancré à la même place, un
peu plus loin. Bizarre… Malko se hâta vers la chambre où
reposait Rhonda.
***
— Ça va mieux, dit Rhonda d’une voix faible. On m’a
donné un calmant…
Elle reposait sur le ventre, sa brûlure à l’air, protégée
par une gaze. Le climatiseur marchait à fond et les
rideaux donnaient une lumière tamisée. On n’aurait pas
dit qu’il faisait 35° degrés dehors… L’Australienne prit la
main de Malko et la serra. Son visage était encore
tuméfié.
— Ne te sens pas coupable, dit-elle, depuis le début,
je savais que tu n’étais pas vraiment un agent
d’assurances. Tu sais, avec Brownie, on a l’habitude…
Enfin, on avait l’habitude des gens bizarres.
Depuis le matin, elle savait que son amant était mort.
Et qu’elle était détentrice du Koala. Elle n’avait qu’une
seule inquiétude : rester seule. Malko lui raconta l’arrivée
du ponton. Aussitôt, elle se redressa sur les coudes.
— Tu vas y aller ?
— Je suis obligé, dit-il.
— Je viendrai avec toi.
— Mais tu es folle, protesta-t-il. Il faut te reposer.
Elle secoua la tête.
— Je ne veux pas rester seule ici. Sans toi. J’ai trop
peur de ce « banania ». Elle se tut et commença à pleurer
doucement.
— Repose-toi, dit Malko, ne pense plus à tout ça.
Il resta avec elle tandis qu’elle se rendormait. Puis il
sortit doucement pour aller manger quelque chose au
bord de la piscine. Pour l’instant, il n’y avait rien d’autre
à faire. Un grondement lui fit lever la tête. Le « 747 »
d’Air France repartait vers l’île Maurice. Donc le ponton
avait bien été déchargé. En une heure et dix minutes
exactement.
Il s’assit à l’ombre, entre deux couples de vacanciers
et commanda un poisson grillé et du thé. Se demandant
pourquoi le Derviche lui avait demandé de se rendre au
Coral Sands, fief des Irakiens.
***
Un jeune Sud-Africain boutonneux contemplait d’un
œil envieux la longue fille brune littéralement enroulée
autour d’un athlète basané, aux cheveux d’un noir de jais,
avec des yeux étonnamment bleus. Beau comme un
acteur de cinéma. Dépouillée de sa robe d’éponge rouge,
Claire était encore plus appétissante avec sa peau mate et
ses formes épanouies, à peine cachées par un deux-
pièces rose bonbon. En riant, elle essayait de faire se
lever Rachid Mounir, allongé à même le sable.
Lui mordillant l’oreille, l’agaçant de toutes les façons.
À sa mimique, Malko comprit qu’elle voulait absolument
le voir faire un tour de parachute ascensionnel, la
coqueluche de la plage. On vous accrochait à un harnais
et un canot automobile vous tirait au-dessus de la mer, à
une trentaine de mètres d’altitude. Spectaculaire et pas
fatigant. Sauf si on se récupérait dans les arbres.
Assis au bar du Coral Sands, les yeux dissimulés
derrière des lunettes noires, Malko ignorait si l’Irakien
l’avait repéré. Ses deux gardes du corps, huilés comme
des olives ne le quittaient pas d’une semelle.
Claire parvint enfin à faire se lever l’Irakien qui se
dirigea d’un pas nonchalant vers le parachute étalé sur le
sable. La Seychelloise le rejoignit et l’enlaça en riant.
L’autre se rengorgeait, très « macho ». Deux Noirs
apathiques lui fixèrent maladroitement son harnais
tandis que le canot se mettait en place. Signal. La corde
reliant le parachute au bateau se tendit et, en une
fraction de seconde, Rachid Mounir s’éleva dans les airs,
filant perpendiculairement à la côte.
Claire battit des mains, extasiée. Le Sud Africain
boutonneux se tortilla derrière elle avec un rire niais,
essayant d’attirer son regard. En vain : la jeune femme
ramassa sa robe rouge, la passa et s’éloigna sur la plage.
Curieux, se dit Malko. Les tours en parachute
ascensionnel ne duraient pas longtemps. Dix minutes au
plus. Il regarda dans la direction où l’Irakien s’était
envolé. On ne voyait plus qu’une petite silhouette
suspendue entre ciel et terre, comme un jouet. Son
regard s’abaissa et, d’un coup, il comprit. À un kilomètre
environ du Coral Sands le vieux trimaran vert avait jeté
l’ancre. Le bateau tirant le parachute se dirigeait droit
vers lui. Rassurés, les deux gardes du corps se
détendaient en se baignant.
La distance diminuait entre le point noir suspendu
au parachute et le trimaran vert.
Malko balaya du regard les dizaines de personnes
étalées sur la plage de Beauvallon. Sûrement l’endroit où
Rachid Mounir se sentait le plus en sécurité. Un meurtre
parfait. Il n’éprouvait ni pitié, ni même plaisir.
Simplement un grand détachement. Les mains en visière
devant ses yeux, il recommença à suivre des yeux le petit
pantin qui se balançait dans le soleil, attendant le
« craac » sourd de la grosse carabine.
***
Rachid Mounir acheva de débarrasser ses cheveux
du sable que la toile avait projeté sur lui en se déployant.
C’était une sensation grisante de flotter ainsi en plein
ciel, comme un oiseau. Le harnais tirait bien un peu à
l’entrecuisse, mais ce n’était pas vraiment pénible. Il
regarda à sa droite le drapeau rouge qui flottait sur la
résidence de l’ambassadeur soviétique, juste au-dessus
de la plage. On se serait cru en hélicoptère.
Soudain, le câble se détendit : le bateau ralentissait.
Le conducteur s’amusait à faire perdre un peu d’altitude
à celui qu’il tractait pour le remonter brutalement, en
accélérant. Parfois, les pieds du « parachutiste »
touchaient l’eau… Amusé, Mounir se sentit descendre
doucement. Son regard s’abaissa vers la mer et en une
fraction de seconde, une terreur abjecte balaya son
amusement.
Le vieux trimaran vert était juste devant lui. Un
homme se trouvait à demi dissimulé dans l’écoutille
menant au carré. Il ne pouvait voir son visage, mais
distinguait parfaitement le canon noir de la longue
carabine braqué sur lui. La lunette, reflétant le soleil,
émit un éclair aveuglant.
Rachid Mounir se souvint de ce qu’on disait : il y a
deux choses qu’on ne peut regarder de face. Le soleil et la
mort.
La mort, il était en train de la regarder en face. Sa
réflexion ne dura qu’une fraction de seconde. Avec
l’énergie du désespoir, il s’agrippa au mousqueton de son
harnais, tentant de le décrocher de la corde afin de
tomber dans l’eau. Il y arriva presque. Mais le
conducteur du canot augmenta la vitesse et Rachid
Mounir se sentit brusquement tiré vers le haut. La
pression sur le mousqueton était trop forte pour qu’on
puisse le décrocher. L’Irakien hurlait, la bouche ouverte,
lorsque la balle expansive le frappa un peu au-dessous de
la ceinture, faisant éclater son péritoine, perforant, ses
intestins, ouvrant dans son dos un trou grand comme
une soucoupe par où s’échappèrent des fragments de sa
colonne vertébrale.
L’onde de choc rejeta son corps en arrière, presque à
l’horizontale. Croyant qu’il s’amusait le pilote du hors-
bord lui adressa un signe joyeux de la main. Rachid
Mounir, la bouche ouverte, essayait de comprimer son
ventre éclaté. Puis il eut l’impression qu’on le plongeait
dans un bain glacé et bienfaisant. Lorsqu’il passa au-
dessus du trimaran vert, il ne le vit même pas.
***
Quelques personnes seulement avaient levé la tête en
entendant la détonation. Malko vit la secousse qui agita
Rachid Mounir et comprit. Le hors-bord continuait sa
course, effectuant le tour de la baie. Il ne serait pas là
avant plusieurs minutes. Malko se leva et regagna sa
Mini.
Décidément, les Israéliens ne pardonnaient pas. Il
était encore sous le coup de la fin brutale de l’Irakien
lorsqu’il se gara dans le parking du Fisherman’s Cove.
Cesare Zeffirelli attendait sur la banquette circulaire du
lobby, l’air catastrophé. En voyant Malko, il se leva et
fonça sur lui.
— Signor, dit-il, y a des problèmes. Il paraît qu’il faut
une autorisation pour mouiller le ponton. Ils ont mis des
soldats autour et m’ont empêché de travailler. Est-ce que
vous avez pensé à la demander ?
Cela commençait. Bill avait réagi rapidement.
— Non, dit Malko, mais je vais m’en occuper tout de
suite.
L’Italien le suivit jusqu’au bungalow, expliquant ses
malheurs. Malko n’osa pas lui dire qu’il y avait très peu
de chance qu’il obtienne son autorisation. À quoi bon le
décourager. Il fallait s’en débarrasser avant que les
Israéliens n’arrivent. Eux, allaient grimper au plafond.
— Cesare, dit Malko, repartez là-bas, je m’en occupe.
L’Italien se leva. Pour se heurter pratiquement au
Derviche. Immédiatement l’Israélien fut sur ses gardes.
— Que se passe-t-il ?
Il aurait fallu bâillonner Cesare Zeffirelli…
Consterné, Malko écouta pour la seconde fois ses
malheurs. Les yeux bleus du Derviche s’assombrirent.
Heureusement, l’Italien était pressé de partir. Dès qu’ils
furent seuls, le Derviche planta ses yeux bleus dans les
yeux dorés de Malko.
— Alors ? Où en est votre plan brillant ?
— Cela va s’arranger, promit Malko. Zeffirelli connaît
tout le monde ici. Mais j’ai envie, en attendant, d’aller
voir ce qui se passe là-bas, demain matin. Que nous
n’ayons pas de mauvaise surprise.
— Il y en a suffisamment déjà, fit amèrement l’agent
Israélien, s’asseyant sur le bord de la chaise longue.
— Rachid Mounir en a eu une, fit remarquer Malko.
Le Derviche hocha la tête et fit d’un ton las :
— Oui.
— Comment avez-vous convaincu la fille de vous
aider ?
Les muscles faciaux de l’Israélien semblaient
paralysés.
— C’était sa vie contre celle de Mounir, dit-il.
Visiblement, il ne tenait pas à s’étendre sur le sujet.
Il releva la tête.
— Si vous partez demain matin, je viens avec vous.
Ce n’était pas une question, ni même une menace.
Une évidence tout juste. Malko parvint à ne rien
montrer de ses sentiments.
— Votre ami également ?
— Non, fit le Derviche, il reste ici pour garder le
contact avec les locaux. Et surveiller les autres.
— Vous ne craignez pas que Bill réagisse après les
deux morts ? demanda Malko.
Le Derviche le regarda, presque absent.
— Non, Bill a des problèmes en ce moment avec le
chef de la police qui trouve qu’il prend trop de poids.
Dans cette affaire, il a agi pour son compte. Il ne fera pas
de vagues. Mais ils vont envoyer quelqu’un pour
remplacer Rachid. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
— Je sais, dit Malko. Le Derviche se leva.
— Alors, demain matin. Six heures ?
— Six heures.
Il restait à prévenir Rhonda.
La jeune femme devait être douée d’un sixième sens
elle aussi, car à peine Malko eut-il pénétré dans la
chambre qu’elle le fixa avec inquiétude.
— Que se passe-t-il ?
Il s’assit sur le lit, lui sourit.
— Je vais être obligé de prendre le bateau pour une
journée.
— Je vais avec toi.
Le cri du cœur. Malko ouvrit la bouche et la referma
tant les traits de la jeune Australienne exprimaient de
détermination.
— Mais tes blessures ?
— Je ne me mettrai pas au soleil, dit-elle. Le docteur
m’a dit qu’il n’y avait rien à faire qu’à me nettoyer tous
les jours et à prendre des calmants si j’avais trop mal. De
toute façon, tu ne connais pas assez le bateau.
La cause était entendue. Au fond, Malko n’était pas
mécontent d’emmener Rhonda. Un kidnapping suffisait.
Bill pouvait avoir envie de se venger. Ou les amis de
Rachid Mounir.
***
— Vous êtes sûr de votre repérage ?
Le Derviche observait Malko plein de méfiance.
Depuis une heure ils tournaient en rond, marchant
au sondeur, cherchant le sec. Rhonda, allongée sur le
divan du carré, ne pouvait guère les aider. Malko avait
pourtant scrupuleusement suivi le cap indiqué. Mais le
fond se maintenait désespérément à 25 mètres. Il donna
un nouveau tour de barre et partit vers l’ouest.
Dix minutes plus tard, un objet blanc flottant sur la
houle attira son regard. La bouée.
L’Israélien l’avait vue aussi.
— C’est ça ? demanda-t-il.
— C’est ça, dit Malko.
Il coupa les diesels et le Koala se rapprocha
doucement du récif. Jusqu’à ce qu’on puisse apercevoir le
corail jaunâtre, au ras de l’eau. Le Derviche regardait,
fasciné. Malko tendit la main vers la gauche.
— Le Laconia B est là.
— Je veux aller le voir.
Malko haussa les épaules.
— C’est trop tard pour aujourd’hui, il va bientôt faire
nuit. Il y a seulement une bouteille. Allons mouiller à
Denis. Nous coucherons là-bas et nous ferons recharger
les bouteilles. Demain, nous reviendrons tôt et vous
pourrez plonger.
Ils étaient partis plus tard que prévu et leurs
recherches avaient pris pas mal de temps. L’Israélien
accepta à regret.
— Très bien, allons à Denis.
Malko remettait déjà en route. Pour la bonne
réalisation de son plan, il était indispensable qu’il
mouille à Denis. Mais cela, le Derviche ne le savait pas…
À 15 nœuds, le Koala mit le cap sur la bande de terre de
la petite île. Le Derviche suivit la bouée des yeux tant
qu’elle fut visible. Il serait bien resté dans le youyou.
Malko remarqua qu’il ne quittait pas une sorte de
saharienne avec de grandes poches. Dans l’une d’elles se
dessinait à travers le tissu la forme d’un revolver à canon
court.
À la moindre alerte, le Derviche agirait le premier.
Un professionnel de sa classe ne restait vivant qu’avec de
bons réflexes. Malko se dit qu’il allait avoir besoin de
beaucoup de chance.
Pour la cargaison du Laconia B, l’agent Israélien
était prêt à tuer.
Même Malko.
CHAPITRE XX
— À gauche… Doucement… Tout droit. Attention, il y
en a un gros à droite.
Debout à l’avant du Koala, le Derviche guidait Malko
à travers les têtes de corail hérissant la passe menant au
mouillage de Denis. Le paysage n’avait guère changé
depuis leur dernier passage. Rhonda souffrait beaucoup,
prostrée sur le divan du carré. Malko, en sueur, luttait
pour ses hélices et sa coque. Enfin, le Derviche fit un
grand geste.
— C’est clair devant, annonça-t-il. Plus que du sable.
Ils se trouvaient à cent mètres du rivage. Déjà, une
pirogue venait vers eux. Le Derviche revint vers l’arrière
après avoir jeté l’ancre et commença à sortir les
bouteilles à recharger. C’étaient les mêmes Noirs. Ravis
de la perspective d’une caisse de bière, ils chargèrent les
bouteilles dans leur esquif avec enthousiasme.
— Je vais avec eux, dit Malko. Pour leur montrer. Ils
reviendront vous chercher avec Rhonda.
Cette fois, il y avait peu de chances que l’on vienne
les déranger. Malko sauta à bord. Tandis que la pirogue
s’éloignait vers le rivage en roulant, il se demanda s’il
n’avait pas trop présumé de ses forces, s’il ne s’était pas
embarqué dans une aventure impossible. Il se tourna
vers un des Noirs et demanda :
— Pourquoi on ne fait pas sauter les coraux pour
rendre la passe plus facile ?
L’autre éclata de rire.
— Moi pas savoi’. Demande bou’geois quand là.
— Na pas explosifs ?
— Si, na tant… fit le Noir.
Visiblement, cela dépassait sa compétence.
***
Malko écrasa un moustique et se leva. La lueur
jaunâtre d’une lampe à pétrole éclairait faiblement la
véranda. On entendait le teuf-teuf du compresseur
rechargeant les bouteilles. Rhonda essayait de trouver le
sommeil, sous les palmes d’un grand ventilateur.
— Je vais voir si tout se passe bien avec les bouteilles,
dit-il. Si possible, je vais les faire monter à bord ce soir.
Sinon, nous serons retardés pour partir demain matin.
Le Derviche bâilla, il n’était pas habitué à la mer et la
fatigue se lisait sur ses traits tirés.
— Je vous laisse faire, dit-il. Je vais me coucher. À
demain.
— À demain, dit Malko.
Il descendit les marches de bois et traversa la
pelouse. Il était tout aussi fatigué que l’Israélien, mais ne
pouvait pas encore se coucher. La machine infernale était
en route et il ne pouvait plus l’arrêter. Sauf en se
suicidant. Lui et Rhonda occupaient une des chambres
du bungalow, le Derviche l’autre. Il se retourna pour
vérifier que l’Israélien ne le suivait pas, mais ce dernier
avait déjà disparu dans le bungalow. Malko contourna le
grand hangar plat où on faisait sécher les noix de coco et
fila vers le compresseur.
Le tranchant du poignard entama facilement le
caoutchouc noir du tuyau reliant la bouteille d’oxygène à
l’embout. Avec un léger crissement, il enfonça dans la
matière noire et les deux parties retombèrent, séparées.
Malko tourna la tête, surveillant la porte du carré,
mais ne rencontra que le sourire de Rhonda, étendue à sa
place habituelle, ils se trouvaient depuis une dizaine de
minutes au-dessus du Laconia B. Il était encore très tôt
et ils auraient bien un peu prolongé leur repos à Denis,
mais le Derviche ne tenait pas en place. Il voulait
plonger, aller contempler le Laconia B de ses propres
yeux. En ce moment, il se trouvait sur le flying-deck,
attendant que Malko ressorte avec le matériel de
plongée.
Celui-ci essuya son front brusquement couvert d’une
sueur froide. Dans l’étroite cabine avant chahutée par la
houle, il avait presque le mal de mer. Il en était à la partie
la plus délicate de son plan. Si l’agent israélien avait le
moindre soupçon, il l’abattait sur-le-champ.
Rapidement, il dissimula sous une toile le tuyau qu’il
venait de sectionner et commença à enfiler la
combinaison. Il restait un seul appareillage de plongée
en état de fonctionnement. Celui qu’il allait passer sur
son dos. Deux bouteilles accolées afin de se donner une
autonomie de soixante minutes.
Le caoutchouc sur le dos, il se mit à transpirer
abondamment. Il acheva de s’équiper ; la montre, le
profondimètre, le poignard attaché à la jambe, le
masque, les palmes. Il essaya la grosse lampe jaune et
enfin, enfila le harnais des bouteilles, titubant à cause du
roulis.
Cela aurait été plus facile si Rhonda l’avait aidé, mais
elle en était incapable. Pourvu que le Derviche ne
s’impatiente pas. Les bouteilles arrimées, Malko fouilla
dans un sac qu’il avait rapporté de Denis, la veille, avec
les bouteilles, et en sortit six pains de plastic de
200 grammes, équipés chacun d’un détonateur pouvant
fonctionner sous l’eau. Le fil qui les reliait mesurait plus
de cent mètres et c’est ce qui était le plus lourd. Malko
accrocha le sac contenant le tout à sa ceinture et sortit de
la cabine, marchant tant bien que mal sur ses palmes.
Impossible de les enfiler au dernier moment.
Il ne pouvait pas se permettre de rater : le Derviche
ne lui donnerait sûrement pas une seconde chance…
Il traversa le carré, la lampe jaune dans la main
gauche et sourit au passage à Rhonda. Il ne l’avait pas
mise dans le secret. Dans quelques minutes il allait
savoir si son plan était une chimère ou une réalité. Il
émergea sur le pont arrière, s’arrêta pour reprendre son
souffle et fit glisser le masque sur son visage.
De la dunette, le Derviche l’aperçut. Aussitôt,
l’Israélien descendit l’échelle. Malko vit la surprise dans
son regard et tout de suite la méfiance.
— Où est mon équipement ? demanda-t-il. Pourquoi
ne m’attendez-vous pas ? Où allez-vous ?
***
Malko réussit à s’extraire un sourire innocent.
— Avec cet équipement, je ne peux aller qu’à un seul
endroit, fit-il. Sous l’eau. Le vôtre vous attend. Mais je
crois que vous feriez mieux de vous équiper ici, dehors.
Dans la cabine ce n’est pas facile…
Il essayait de rassurer l’Israélien avec des propos
banals, mais le Derviche, les yeux glacés, pointa son
index sur le sac qui pendait à sa ceinture.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Malko sentait que l’Israélien était pris de court, qu’il
ne comprenait pas encore, mais que son inconscient lui
disait que quelque chose ne tournait pas rond. Il lui
restait quelques secondes pour sortir du pétrin.
Endormir sa méfiance.
— J’ai pris des explosifs, dit-il. Au cas où des
écoutilles auraient été bloquées par le naufrage…
C’était plausible.
— Attendez-moi, dit le Derviche, d’un ton sans
réplique, je vais m’équiper.
Il plongea dans le carré. Malko fit un pas de côté,
disparaissant de son champ visuel. Il lui restait
exactement dix secondes. D’un élan de tout son corps, il
se hissa sur le bastingage, le dos à l’eau. Il ajusta le
masque, tourna la manette du détendeur, aspira sa
première goulée d’air. Il ne l’avait pas expirée que le
Derviche surgissait du carré le tuyau sectionné à la main.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Que…
Malko n’entendit pas la suite. Le poids des bouteilles
le tira en arrière et il bascula dans l’eau le long de la
coque, dans une gerbe d’éclaboussures. L’eau se referma
sur lui, il pénétra dans un autre monde et fila vers le
fond, battant des pieds aussi vite qu’il le pouvait. Le
Derviche, privé d’équipement de plongée n’avait aucun
moyen de le poursuivre.
Dès qu’il fut à une dizaine de mètres, il s’orienta,
respirant régulièrement pour ne pas se fatiguer trop vite.
Cinq minutes plus tard, les mâts de charge du Laconia B
apparurent dans la lumière de sa lampe. Le cargo n’avait
pas bougé. Malko franchit la falaise de corail à laquelle il
était appuyé et gagna le pont. Là, il fit une pause,
reprenant son souffle et cherchant à identifier les
éléments dont il avait besoin.
Brusquement, il fut pris de panique devant la
grandeur du cargo. Ce n’était pas possible que les
quelques centaines de grammes d’explosifs qu’il avait
parviennent à faire basculer une masse de 15 000 tonnes
et de plus de 100 mètres de long. Il se sentait minuscule
sur ce pont noyé, un peu incliné. Pour se remonter le
moral, il se mit à la recherche de l’élément fondamental
de son plan : le dégagement d’air de l’upper wing tank,
côté bâbord. Il lui fallut près de cinq minutes pour
l’identifier, au milieu des tuyauteries de tous genres qui
couraient sur le pont.
Malko l’examina et son cœur se mit à battre plus fort.
Comme prévu, il était verrouillé. Donc le ballast
contenait bien de l’air. Tout son plan reposait sur une
idée simple.
Le Laconia B comportait de chaque côté de son pont,
sur toute sa longueur, comme tous les cargos, des
ballasts numérotés de 1 à 6. Lorsque le cargo naviguait à
vide, ces ballasts étaient remplis d’eau, pour lui donner
une bonne assise. Lorsqu’il était chargé, ils étaient
remplis d’air.
Le numéro 1 contenait 134 m3, le 2, 256, le 3, 119, le
4 : 178, le 5 : 196 et le 6, celui au-dessus duquel Malko se
trouvait : 315 m3.
En tout, 1 198 m3, soit autant de tonnes de poussée
ascensionnelle s’il libérait d’un coup tout l’air accumulé
dans les six ballasts, en faisant sauter leurs dégagements
d’air. C’est cette poussée ascensionnelle qui, d’après ses
calculs devait faire basculer le Laconia sur son axe. Si le
fond de corail avait continué, il se serait seulement
couché sur le côté. Comme la falaise s’arrêtait net, il
devait rouler dans l’abîme ouvert à son tribord.
Malko consulta sa montre : déjà 17 minutes.
L’inclinaison du Laconia allait aider la poussée à le
basculer dans le grand fond.
C’était l’unique astuce permettant à un seul homme
de déplacer un cargo de 15 000 tonnes, enfoui sous vingt
mètres d’eau.
Fiévreusement, Malko ouvrit son sac noir et chercha
une membrure sur le pont pour disposer son explosif,
afin d’obtenir un effet de déchirement maximum. Il la
trouva facilement, fixa le plastic, amorça la pastille de
fulminate et commença à dérouler son fil, en direction
du ballast numéro 2. Il avait vérifié sur les plans
l’épaisseur de la tôle : 15,5 millimètres. Elle ne devait pas
résister.
Tout l’air emprisonné dans les six ballasts allait
s’évader d’un coup, provoquant une formidable poussée
ascensionnelle, grâce à l’autre rangée de ballasts
demeurant pleins d’air. Si ses calculs étaient exacts… En
sueur derrière son masque, il s’affaira, cherchant la
seconde membrure.
Dix-neuf minutes. Il avait épuisé la moitié de sa
réserve d’air.
***
Malko sentait son cœur battre comme un marteau-
pilon contre sa cage thoracique. La nervosité poussait
son sang des extrémités au centre de son corps, par
besoin d’oxygène. Il pouvait sentir son diaphragme se
contracter et se dilater au rythme de sa respiration. Il lui
sembla soudain que le silence qui le baignait était celui
de la mort.
Accroché au bastingage, il observa son œuvre. Le fil
noir se perdait dans l’obscurité, serpentant le long du
pont. Le long de chaque colonne de dégagement d’air de
chaque ballast, il y avait maintenant un pain d’explosif.
Il regarda sa montre. Il lui restait quatre minutes
d’air. Se penchant, il arma le détonateur à retardement,
le mettant sur dix minutes. Le temps de remonter. Il
balaya du regard le pont du cargo. Si tout se passait bien,
il serait le dernier être vivant à l’avoir contemplé.
Lâchant le bastingage, il battit des pieds, filant vers
la surface, prenant bien soin de ne pas dépasser ses
bulles.
Le compte à rebours avait commencé.
La remontée lui sembla infiniment longue. Il creva la
surface de l’océan Indien, après avoir fait un palier de
décompression, le cœur battant à 130 pulsations-minute.
Arrachant son masque, il aspira avidement une goulée
d’air frais et regarda où il se trouvait. Le Koala se
balançait à 300 mètres environ. Il savait qu’il n’aurait
pas le temps de le regagner avant l’explosion.
Il se mit à nager sur le dos, lentement, à cause de son
épuisement. Il n’avait pas parcouru cinquante mètres
que la mer sembla se mettre à bouillir.
Assez loin de lui heureusement. Il s’arrêta de nager,
contemplant l’écume blanche qui bouillonnait, les
grosses bulles en train de crever la surface. Grisé de joie.
Son explosif avait fonctionné. Mais il ignorait si le
Laconia B avait bien basculé dans la fosse à plusieurs
centaines de mètres de la surface… Il lui faudrait
replonger. Pour l’instant, il n’en était pas question. Le
plus dur restait à faire : convaincre le Derviche de ne pas
le tuer…
Il se remit à nager, tantôt sur le dos, tantôt en crawl.
Le Koala grandissait. Il aperçut bientôt la silhouette de
l’Israélien qui le regardait venir, penché sur le
bastingage. Dès qu’il fut à portée de voix, le Derviche
hurla :
— Qu’est-ce que vous avez fait, salaud ?
Dans la main droite, il brandissait un petit Smith et
Wesson au méchant museau noir et camus. Ses traits
étaient convulsés de haine et d’angoisse. Malko se dit
qu’il allait avoir du mal à survivre au Laconia B.
CHAPITRE XXI
Malko s’immobilisa, le dos au bastingage, le cœur
battant la chamade, à la limite de l’évanouissement. Il se
débarrassa des bouteilles, jeta son masque, arracha ses
palmes et se sentit un peu mieux. Après l’avoir aidé à
monter, le Derviche lui faisait face, statufié. Rhonda
s’était soulevée, inquiète, à cause de l’arme et des cris de
l’Israélien. Les bouillonnements à la surface de la mer
s’étaient calmés.
De nouveau, il n’y avait plus que la houle qui berçait
doucement le Koala.
— Qu’avez-vous fait ? répéta l’Israélien.
Il avait rentré son 60 Stainless, mais son poing
restait crispé dessus au fond de sa poche. Il paraissait
hors de lui et dangereux.
— J’ai travaillé pour vous, dit Malko d’une voix lasse.
Le Derviche lui jeta un regard aigu.
— Vous mentez. Sinon, vous ne m’auriez pas
empêché de vous suivre. Il y a eu une explosion.
Pourquoi faire ? Qu’est-ce que c’était ?
Les mots se bousculaient dans sa bouche. Malko
sentit que c’était inutile de prolonger le suspense.
— Le Laconia B a échappé définitivement à vos
ennemis, dit-il, si ce que j’ai été faire a marché.
Le Derviche le regarda avec une expression
d’incompréhension marquée dans ses yeux bleus.
— Que voulez-vous dire ?
— Grâce à une astuce technique, expliqua Malko,
j’espère avoir pu faire basculer le Laconia à une
profondeur où personne n’ira le chercher. Je vous avais
expliqué qu’il était en équilibre au bord de la grande
faille.
— Vous n’avez pas accompli cela tout seul, fit
l’Israélien, soupçonneux. C’est impossible. Vous n’aviez
que quelques centaines de grammes d’explosifs. Ne me
racontez pas d’histoires.
Malko s’essuya les yeux rougis par l’eau de mer. Ils
pleuraient.
— Je ne vous raconte pas d’histoires, dit-il. Ce n’est
pas une improvisation et j’étais seul. Aucun homme-
grenouille d’aucun pays ne m’a aidé… Voilà comment j’ai
fait.
Le Derviche écouta les explications techniques. Peu à
peu, Malko voyait l’horreur remplacer la stupéfaction sur
ses traits. Il avait pâli. Visiblement son cerveau refusait
d’enregistrer l’information que Malko venait de lui
communiquer.
— Vous voulez dire, fit-il lentement, que vous nous
empêchez de récupérer la cargaison du Laconia B.
Contrairement à la promesse de Washington ? Qu’elle est
perdue pour nous ?
— Il n’y a jamais eu de promesse de Washington,
avoua Malko. C’est une invention à moi. Il fallait
procéder à l’échange des otages. Jamais la Company n’a
envisagé de vous laisser entrer en possession de cet
oxyde d’uranium. Par contre, les autres auraient
certainement fini par s’en emparer. Je vous ai rendu
service. Je suis désolé de vous avoir menti.
Les deux hommes étaient face à face sur la plage
arrière, balancés par un léger roulis. Le vent était tombé
et les mots se détachaient nettement sur le bruit léger de
la houle contre la coque du Koala.
Les traits du Derviche se tirèrent brutalement vers le
bas, comme s’il allait se mettre à pleurer.
— Vous nous avez trompés depuis le début, fit-il
d’une voix blanche.
— Vous devez comprendre mon attitude, dit Malko.
Les veines temporales de l’Israélien semblaient sur le
point d’éclater. Sa main droite ressortit de sa poche,
armée du Smith et Wesson. Malko recula jusqu’au
bastingage, fixant le canon de l’arme. Les yeux bleus du
Derviche semblaient deux morceaux de verre. Il n’y avait
plus rien à dire, ni à faire. Le Derviche allait le tuer.
Parce que c’était son travail. Son droit aussi. Malko avait
pris sciemment le risque.
Le temps semblait s’être arrêté. L’Israélien releva
l’arme à l’horizontale. Malko le devinait en proie à un
affreux trouble intérieur. Ce n’était sûrement pas un
assassin, un homme qui tuait de gaieté de cœur. Mais il
allait quand même abattre Malko. Ce dernier vit les
doigts se crisper sur la crosse, le chien partir en arrière.
Son champ de vision semblait s’être rétréci au canon
noir de l’arme.
Soudain, le Derviche ouvrit la bouche, comme s’il
suffoquait, puis son visage se tordit en une grimace
exprimant une douleur insupportable. Les muscles de sa
mâchoire saillirent, il acheva son geste, ramenant le
chien du Python en arrière, appuya sur la détente. Mais
son geste était déjà flou. Malko eut le temps de glisser de
côté et la balle s’enfonça dans le bastingage. Alors,
seulement, il aperçut la flèche d’acier profondément
plantée dans le dos de l’Israélien.
Celui-ci n’eut pas la force de faire revenir le chien en
arrière pour tirer un second coup. Il tituba comme si le
bateau était en pleine tempête, s’accrochant au siège de
pêche, puis à une des cannes. Les yeux déjà vitreux, la
bouche ouverte. Il eut une violente quinte de toux et
cracha un jet de sang. Son arme lui échappa et tomba sur
le pont, glissant dans la rigole destinée à évacuer le sang
des poissons.
Puis il tomba en avant. D’abord sur un genou,
essayant encore de se relever, enfin, à plat-ventre. La tige
d’acier dépassait de son dos, de cinquante centimètres.
Le harpon avait dû traverser le cœur ou déchirer l’aorte,
provoquant une hémorragie massive. Malko aperçut
enfin Rhonda debout devant la porte du carré, un fusil
lance-harpon à la main. Uniquement vêtue d’un slip de
bain et du grand pansement recouvrant tout son dos. Les
yeux agrandis d’horreur. Elle lâcha l’arme et tituba vers
Malko, prise de sanglots hystériques.
— My God ! Il faut le soigner. Je ne voulais pas, mais
il allait te tuer. Il m’avait dit qu’il te tuerait dès que tu
reviendrais… Je ne voulais pas. J’ai été chercher le fusil.
Malko regarda la tache de sang qui suintait sur le
pont, après avoir imbibé la chemise de l’Israélien. Le
corps du Derviche, balancé par la houle, semblait encore
vivant. Malko s’agenouilla près de lui, souleva la tête,
examinant ses yeux. Ils étaient fixes, vitreux, comme
ceux des poissons qu’on ramenait. Doucement, il les lui
ferma… Il n’éprouvait aucune haine pour l’homme qui
avait voulu le tuer. Ils étaient tous deux pris dans le
même mécanisme impitoyable de la raison d’État… Sans
plus de raison de se haïr. Il se releva et entoura de son
bras les épaules de Rhonda, qui sanglotait, accrochée au
siège de pêche.
— Calme-toi, dit-il, tu m’as sûrement sauvé la vie.
Maintenant, il n’avait qu’une envie : quitter cet
endroit. Fuir loin. Il détourna les yeux du pont où
l’Israélien continuait à se vider de son sang. Il se sentait
atrocement fatigué et pourtant, il devait effectuer la
vérification indispensable. Voir si le Laconia B avait bien
disparu.
— Il faut que j’y retourne, dit-il à Rhonda. Ensuite, je
n’aurai plus le courage.
Heureusement, il n’avait pas ôté la combinaison. Il
alla chercher une bouteille pleine et s’équipa de
nouveau : les palmes, le masque, les dernières bouteilles
jumelles.
Rhonda le regardait s’équiper sans un mot, retenant
ses sanglots. Malko glissa dans le sang répandu et faillit
tomber. Il fut presque soulagé de se laisser couler dans
l’eau tiède.
De nouveau, ce fut le silence et l’univers ouaté sous-
marin. La lampe éclaira un banc de poissons
multicolores avec tous un point noir sur le dos.
Il mit sept minutes exactement à atteindre la faille
où s’était niché le cargo coulé. Écarquillant les yeux, la
lampe à bout de bras. Son cœur manqua s’arrêter de
battre : les traits obliques des mâts de charge se
dressaient sur l’eau ! Puis, en s’approchant plus, il réalisa
que ce n’était qu’une illusion d’optique. Plus il se
rapprochait, plus sa tension augmentait. Il arriva au bord
de la première marche et s’arrêta, balayant l’espace
devant lui avec sa lampe.
Rien. Il n’y avait plus rien sur la « marche » qui avait
abrité le Laconia B.
Son plan avait fonctionné.
Pour être certain de ne pas être le jouet d’une
illusion, il se mit à descendre lentement le long de la
falaise corallienne, cherchant des traces. Il en vit. Partout
le corail était arraché, écrasé.
Il arriva au fond, s’immobilisa et commença à
l’explorer. Une aspérité accrocha son regard. Il
s’approcha et cette fois cria de joie sous son masque. Une
pale d’hélice en cuivre était fichée dans le corail du fond,
comme un coin ! Arrachée lorsque le cargo avait basculé.
Trop lourde, hélas, pour qu’il la remonte… Il vérifia sa
montre. Deux minutes encore.
Il traversa les vingt mètres de la « marche », arrivant
au bord de la falaise verticale. Là où le Laconia s’était
englouti. Il braqua sa lampe vers le fond, n’éclaira que
l’eau verte et glauque. Le cargo gisait là, par plusieurs
centaines de mètres de fond. Intouchable, inatteignable.
D’un battement de pied, il partit vers la surface. Ses
poumons allaient exploser. La fatigue.
***
Malko crut qu’il ne parviendrait pas à regagner le
Koala. Rhonda ne pouvait pas l’aider, à cause de sa
blessure et il crut qu’il n’arriverait pas à se hisser le long
de la coque. Il bascula comme un paquet sur le pont, au
bord de la syncope. Enfin, c’était fini. Il se débarrassa de
la combinaison et se laissa tomber dans le siège de pêche,
fixant le cadavre du Derviche.
Quel gâchis.
— Qu’en faisons-nous ? demanda Rhonda.
Malko n’en pouvait plus d’être sur ce bateau qui
bougeait.
— Allons à Denis, dit-il. Nous dormirons au
mouillage.
Il monta sur la dunette et mit en marche après avoir
relevé l’ancre. Cela lui fit quelque chose de voir s’éloigner
l’endroit où il s’était passé tant de choses. La mer ne
gardait aucune trace des drames.
Il se retourna vers le corps ballotté sur la plage
arrière. Qu’en faire ?
Pas question de revenir avec à Mahé. On lui poserait
trop de questions. Le rendre aux Israéliens posait aussi
des problèmes insolubles… Il ne restait qu’une solution
qui répugnait à Malko mais pourtant la seule possible.
— Prends la barre en bas, cria-t-il à Rhonda.
Il descendit, s’approcha du mort, s’accroupit sur le
pont. Il fouilla toutes ses poches, en extrayant ce qu’il
trouvait, même la monnaie. Il en fit un paquet qu’il
enveloppa dans une serviette, sans rien regarder. Le
Derviche avait droit au respect. Cela serait discrètement
déposé à une ambassade israélienne. Ils comprendraient.
Puis, il ôta la ceinture de plomb de la combinaison de
plongée et la serra solidement autour de la taille du mort.
Le plus dur restait à faire. Il crut qu’il ne parviendrait
jamais à le faire passer par-dessus bord. Il ne voulait
surtout pas demander l’aide de Rhonda… Il lutta
pendant plusieurs minutes avec le cadavre qui semblait
s’accrocher au bastingage. Malko était en sueur. Enfin,
d’un dernier effort, il prit les jambes et le Derviche
bascula dans l’eau émeraude, coulant immédiatement…
Malko fixa le sillage longuement, recueilli, pensant à
l’homme qui venait de mourir, anonymement, et qui
n’aurait pas de tombe. Comme les marins. Le Derviche
était un homme courageux. Il ne saurait jamais son vrai
nom.
Il prit un seau, le plongea dans la mer et inonda le
pont, poussant le sang dans les rigoles latérales. En deux
giclées, il n’y eut plus aucune trace.
Rhonda émergea du carré et vit le pont nettoyé et
vide de cadavre. Sans rien dire, elle rentra aussitôt et alla
s’allonger sur le canapé.
Un groupe de Sterns passa en piaillant au-dessus du
bateau. Les cocotiers de Denis Island grossissaient
derrière l’écume blanche de la barrière de corail
entourant l’île.
Malko se dit qu’un jour, il irait en Israël planter un
arbre à la mémoire du Derviche qui était mort pour rien.
Il s’approcha du gros Drakkar émetteur-récepteur,
chercha la fréquence 2149, appuya sur le bouton et mit
en marche l’émetteur.
— Z.P.Q. Ici Z.P.Q. Vous m’entendez ?
— Je vous reçois. Over, fit la voix de Willard Troy au
milieu des grésillements.
L’Américain devait être à l’écoute depuis le départ de
Malko. Celui-ci souffla dans le micro et annonça d’une
voix lente et distincte.
— Le Marlin a cassé sa ligne. Je répète. Le Marlin a
cassé sa ligne. Over.
{1} Espadon.
{2} Flying deck : sorte de dunette surélevée particulière
aux bateaux équipés pour la pêche au gros.
{3} Commando chargé de jeter les morts dans les fours
crématoires.
{4} Les services spéciaux d’Israël.
{5} Contractuels.
{6} Noix de coco jumelles, particulières aux Seychelles,
en forme de fesses.
{7} Patron en créole
{8} Criminal Investigation Départaient. Police politique,
également.
{9} Noirs.
{10} Technical Division.
{11} Seychelles People United Party.
{12} Que voulez-vous ? Mark est là ?
{13} Conasse.
{14} 46 millions anciens.
{15} L’armée israélienne.
{16} Ça va, patron ?
{17} Comme ci, comme ça.
{18} Je veux que tu ailles de plus en plus profond.
{19} Mords-moi ! Mords-moi fort !
{20} Foutez le camp.
{21} Je crois que je t’aime.
{22} Tu vas, petite fille ?
{23} Je vais te repasser les fesses.