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Hegel A Iena Theorie de La Valeur Travai

Theorie Hegelienne de la Valeur Travail

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ENS

Éditions
Hegel à Iéna | Jean-Michel Buée, Emmanuel Renault

Théorie de la
valeur, travail et
reconnaissance :
l’ontologie sociale
dans les écrits
d’Iéna
Jean-Philippe Deranty
Full text
1 On peut affirmer que la contribution de Hegel à la théorie de la
valeur n’a pas été suffisamment relevée ni exploitée. Cette
remarque vaut aussi bien pour les spécialistes hégéliens que
pour les philosophes et théoriciens des sciences sociales
travaillant sur l’ontologie sociale et les catégories
fondamentales de la pensée économique. Dans cette brève
étude, je propose une lecture suivie de quelques passages des
écrits d’Iéna dans le but tout d’abord de mettre en lumière leur
intérêt pour une théorie de la valeur. Mais ces textes frappent
aussi par le lien que Hegel y établit entre la valeur, la
reconnaissance et le travail. On peut affirmer, à la lueur de ces
passages, qu’une telle constellation informe de manière
décisive le sens du concept hégélien de reconnaissance dont il
est tant question depuis quelque temps. Les fragments de
système d’Iéna contiennent une ontologie sociale où la
reconnaissance est intimement liée au concept de travail
social.
2 L’analyse se déroulera en trois moments. En un premier
temps, je résumerai de manière schématique les résultats
d’une analyse précédente consacrée à la structure et au
contenu du concept de valeur chez le Hegel de la maturité.1 Je
montrerai ensuite comment les textes d’Iéna anticipent ces
différents réquisits de la notion de valeur, mais dans des
présentations originales, qu’il faut prendre le temps de lire
attentivement, parce qu’ils apportent des éléments conceptuels
importants. Enfin je terminerai par quelques remarques
d’ordre général qui chercheront à indiquer l’intérêt d’une prise
en compte de l’analyse hégélienne de la valeur dans plusieurs
débats contemporains de théorie sociale.

Le concept hégélien de valeur


3 L’analyse des définitions et usages du concept de valeur dans
les écrits de la maturité (à partir de la Science de la logique)
montre que Hegel comprend la catégorie à travers quatre traits
logiques essentiels.
4 Hegel définit la valeur comme passage à un niveau
d’abstraction permettant de rendre commensurables des
éléments qualitativement différents. La valeur permet de
comparer du blé à de la soie (pour reprendre l’exemple qui
lance l’analyse de la valeur au livre premier du Capital), ou
encore des blés de différentes qualités, par la réduction des
différences d’espèce ou de qualité à un universel abstrait : le
prix ou une quelconque mesure, une grandeur quantitative
donc, définie en fonction d’un intérêt donné (pratique ou
épistémique). Abstraction et passage à la quantité sont donc
les deux premières marques logiques de la valeur. La valeur est
donc une catégorie paradoxale du point de vue des normes de
la pensée hégélienne. Contrairement à ce que certains
passages auraient pu faire penser – par exemple, la fameuse
critique de la connaissance mathématique dans la Préface de la
Phénoménologie de l’esprit2 –, la valeur pour Hegel, malgré
son caractère formel et abstrait, est une catégorie logiquement
sophistiquée dont il souligne à toute occasion l’utilité
conceptuelle aussi bien que pratique.
5 La référence nécessaire à un intérêt à partir duquel se
définissent les critères de la comparaison entre entités
disparates indique la troisième marque logique : toute valeur
se définit dans une communauté qui décide des paramètres de
la mesure quantitative. La valeur est une catégorie
essentiellement sociale.
6 La dernière caractéristique logique du concept de valeur se
rapporte à la comparaison qu’elle instaure et exprime entre
éléments disparates. Cette comparaison est comparaison par
mesure, com-mensurabilité. La valeur est co-mesure. La
longue section consacrée à la mesure dans la Science de la
logique montre que cette co-mesure implique de considérer la
« socialité » de la valeur en un double sens : non seulement,
comme relevé ci-dessus, au sens où elle ne peut se définir que
dans une communauté d’intérêt, en un sens externe donc ;
mais aussi en un sens interne, pourrait-on dire, ou, plus
simplement, en un sens logique, au sens où toute mesure est
en fait mesure de mesures.3 La définition d’une valeur précise
résulte d’une comparaison discriminante à l’intérieur d’une
série de mesures, lesquelles sont elles-mêmes le résultat de
mesures par proportion vis-à-vis d’autres mesures. Pour le
dire autrement, la valeur est le produit d’une opération de
mesure se fondant sur le rapport diacritique de toutes les
mesures entre elles, à savoir le fait qu’une mesure n’a de valeur
positive que par un rapport négatif à toutes les autres. Une
valeur ne vaut que dans une échelle de valeur, ou comme
proportion se détachant par rapport à d’autres proportions :
proportion de proportions. Le cercle caractérisant le
syllogisme trouve donc une première figuration dans le cercle
de la mesure. Ce n’est pas un hasard si la mesure achève la
première partie de la Logique en offrant une première image
de complétude conceptuelle.
7 Cette « socialité » du concept de valeur explique sa polysémie.
La valeur opère au niveau abstrait ce que réalise la vie éthique
au niveau pratique, à savoir l’extraction d’un universel à partir
de différences qualitatives individuelles. C’est pourquoi Hegel
utilise le concept de valeur à intervalles réguliers dans sa
théorie de l’esprit objectif, dans les contextes les plus
différents (contrat, peine, valeur morale, valeur sociale,
définition de l’argent), mais toujours en référence à la
définition logique du concept comme mesure.4 On peut dire de
manière synthétique que la valeur est le facteur quantitatif, la
mesure (comme peine, prix, salaire, impôt, etc.) de la vie
éthique elle-même et qu’elle partage avec cette dernière son
articulation logique syllogistique (intégration dialectique du
particulier et de l’universel).
8 Voyons maintenant comment le concept est déjà introduit
dans les écrits d’Iéna et ce qu’ils ajoutent en termes
d’inflexions intéressantes par rapport à la théorie de la
maturité.

La valeur dans le Système de la vie éthique


9 La valeur traverse le Système de la vie éthique. Ce n’est pas
étonnant si l’on considère que ce texte offre déjà une
préfiguration substantielle de la Philosophie du droit de 1820,
dans laquelle la valeur apparaît à intervalles réguliers. En 1802
déjà, le concept est utilisé aux passages attendus : dans la
description du « système des besoins »5, dans celle de l’état du
travail et de la propriété6, des mécanismes économiques, ou du
système de l’impôt7.
10 Mais comme dans les Grundlinien, c’est plus tôt, dans un
passage de la première partie, que la valeur est définie dans sa
structure logique :
Cette pure infinité du droit, son inséparabilité, reflétée dans la
chose, le particulier même, constitue son égalité avec d’autres,
et l’abstraction d’une telle égalité de la chose avec d’autres,
l’unité concrète et le droit sont la valeur ; ou plutôt, la valeur
est elle-même l’égalité comme abstraction, la mesure idéale ; la
mesure qu’on trouve réellement quant à elle, la mesure
empirique, est le prix.8

11 Rappelons rapidement le rapport entre la première partie et la


troisième partie du livre, condition indispensable pour cerner
le statut logique et l’intérêt de cette remarque. Dans le
Système de la vie éthique, comme on sait, Hegel applique le
système des puissances (Potenzen), dérivé de la philosophie de
la nature de Schelling, à la philosophie pratique. Cela signifie
qu’il cherche une série de « points d’indifférence » consistant
chacun en un rapport chaque fois spécifique entre concept et
intuition, c’est-à-dire entre détermination idéale, forme
logique, et figuration objective concrète, « substance ». Mais
au lieu de chercher ces points d’indifférence dans différents
niveaux de réalité naturelle, l’objet de l’analyse en série est la
« vie éthique », comme élément au sein duquel les réalités
éthiques se structurent en des figures conceptuelles précises
(famille, mœurs nationales, lois économiques, institutions
politiques, etc.).
12 La première partie du livre est dédiée à « la vie éthique absolue
selon le rapport ». Ici, les points d’indifférence consistent en
des rapports d’opposition entre un universel et ses réalisations
dans des unités individuelles, auxquelles certes le sens
universel donne sens, mais en lesquelles, d’une certaine
manière, il se perd aussi. Pour prendre un exemple qui
éclairera cette caractérisation rapide, la toute première
« puissance » est « sentiment » éthique, s’exprimant comme
« besoin ». Hegel veut dire que la première figuration de
l’essence sociale de l’être humain est le sentiment, la
représentation encore confuse donc, de n’être pas complet en
soi mais de dépendre d’autre chose pour être soi, ce qui crée le
sentiment de manque et explique notamment la nécessité du
travail, à la fois comme comblement du manque et première
figure de la socialité. Autrement dit, la satisfaction des besoins
humains est interprétée comme une première figure de la vie
éthique où le plus particulier (le besoin idiosyncratique de tel
individu) exprime et se rapporte déjà à l’universel de la vie
sociale.
13 Quelle place prend la caractérisation de la valeur dans une
telle recherche de différentes figures de l’union du particulier
et de l’universel, encore pensée en 1802 en termes de « points
d’indifférence » ? La valeur est introduite pour la première
fois, dans le passage reproduit ci-dessus, au moment médian
de la seconde section (seconde « puissance ») de cette
première partie. Où en est l’analyse à ce moment-là ? Une
simple localisation thématique fournit déjà des indications
conceptuelles intéressantes.
14 La première « puissance » est constituée sous la figure d’une
domination de la singularité et d’une présence seulement
implicite de l’universel. Les figures de cette première
puissance (besoin, sensation, possession, travail, enfant, outil,
discours) sont toutes prises par Hegel comme des figures types
de singularités matérielles contenant un sens universel caché.
L’outil par exemple est logiquement « supérieur » au travail ou
encore à l’objet produit en ce qu’il intègre de manière plus
complète les côtés subjectifs et objectifs et permet ainsi à la
forme et à la substance d’une même réalité de se rapprocher :
le sujet d’une certaine manière se détache de lui-même en
confiant une partie de ses capacités et ressources psycho-
physiques à l’outil ; et la confrontation entre l’outil et la
matière œuvrée fait passer ce dernier dans la dimension
objective. Par contraste, dans le travail tel qu’il est analysé à ce
moment, c’est-à-dire avant son inscription dans la vie sociale,
le subjectif et l’objectif ne sont pas aussi bien intégrés, le
travail reste une activité subjective dirigée de manière séparée
vers l’objectivité.9
15 Dans la seconde « puissance » par contre, celle donc où la
valeur prend place, l’universel domine plus explicitement.
Dans ce moment médian, l’intuition est sous la coupe du
concept, ce qui signifie que les éléments naturels de chaque
liaison dialectique laissent apparaître leur signification
universelle au-delà de leur singularité. La singularité « cesse
d’exister en tant que telle » et fait preuve de ses liens avec
d’autres entités. Pour faire comprendre de quel type de
structure logique il est ici question, mentionnons simplement
la tournure que prend le travail, puisque cette catégorie court à
travers toute l’analyse, sous une variété de formes toujours
plus compliquées. Le travail n’est plus considéré ici comme
activité individualisée portée vers une matière spécifique pour
satisfaire des besoins individuels. Il s’agit ici du travail
socialisé, jusque dans la matérialité de ses processus : on en
est par exemple au niveau de la machine, qui « universalise »
(par standardisation et automatisation) les dimensions de
l’objectivité à travailler et même les façons de travailler
l’objectivité.
16 On comprend pourquoi Hegel se réfère à la catégorie de la
valeur à cet endroit. La valeur, comme on l’a rappelé plus haut,
est typiquement une catégorie qui fait ressortir l’universalité
entre singularités disparates. Et on relèvera que la référence à
la mesure (das ideale Mass) apparaît déjà. Mais quel est le
rapport avec le droit ; pourquoi, dans la citation redonnée ci-
dessus, Hegel lie-t-il l’apparition de la valeur à la catégorie du
droit ?
17 La réponse à cette question, qui permet de mettre en lumière
l’intérêt théorique général de ces passages de jeunesse,
demande d’introduire les autres concepts de besoin
(Bedürfnis), de travail de production (Arbeit), d’excès de
production (Uberfluß) et de propriété (Eigentum). Hegel nous
dit qu’à ce moment-là, nous en sommes aux « vraies
puissances de l’intelligence pratique »10. Autrement dit, nous
avons quitté l’analyse abstraite de catégories seulement
logiques, et commencé d’analyser des objets éthiques réels, des
configurations conceptuelles correspondant à de réelles entités
dans la vie sociale. C’est une remarque très importante du
point de vue de l’utilité de ces textes pour la théorie sociale
contemporaine. En effet, si on trouve ici les premières vraies
puissances de l’esprit pratique, cela signifie que Hegel nous
décrit ici ce qui pour lui constitue la base de la vie sociale.
D’autres structures viendront, qui seront plus complexes et
intégratives, mais qui prendront pied sur des structures
primitives de socialité que nous aurons rencontrées ici. Ces
structures primitives sont le travail de production pour la
satisfaction des besoins individuels, produisant des excès de
production qui forment la base des mécanismes d’échange, de
la vie économique donc, mais plus profondément aussi,
l’élément primitif de la socialité. Hegel est très clair sur ce
point : « le rapport à l’objet » que la personne « acquiert en
vue du besoin et de l’usage », mais « qu’elle n’a pas travaillé
elle-même », qu’elle acquiert donc auprès d’autrui, est « le
début de la jouissance et de la possession légale et
formellement éthique » (ibid.). Autrement dit, il y a un cercle
unissant de manière structurelle le besoin de chaque individu,
sa « jouissance », le travail d’autrui qui permet cette
jouissance, et le droit. La première pierre réelle de la socialité
est l’échange des excès de production pour la satisfaction des
besoins individuels. Le droit, comme règle universelle, incarne
le passage à l’universalité qui s’effectue lorsqu’on réalise que le
travail, de travail individuel pour la satisfaction des besoins
individuels, se transforme en sa vérité, qui est d’être travail
social permettant par l’échange entre tous la satisfaction de
chacun.
18 On peut dès lors reprendre le passage cité dès le début : la
valeur est l’expression numérique, l’« abstraction », de
l’« égalité » entre les produits du travail maintenant pris dans
le circuit de l’échange et par là rendus commensurables. La
valeur est l’expression par une grandeur de ce que le droit
exprime par une règle : à savoir, l’égalité de principe, formelle,
des sujets sociaux et de leurs produits. La « relation
individuelle » du sujet à ses produits par un travail entendu en
un sens seulement subjectif est « aufgehoben ». De même, le
rapport à sa propre jouissance. À la place de ces rapports
individualisés apparaît leur vérité, à savoir leur universalité,
sous la forme du droit et de la valeur.
19 On voit la portée de tels développements pour la théorie
sociale. Hegel dit implicitement que l’élément fondateur de la
vie sociale est l’échange économique, lui-même ancré dans le
besoin individuel et son interdépendance nécessaire avec les
besoins de tous les autres. Pour résumer en une formule : le
« système des besoins » est pour le jeune Hegel la base de la
vie sociale. Il l’exprime ailleurs très clairement : les
« intelligences », formes de conscience, dont il est question ici
sont « bedürftig », consciences de/en besoin.11 Dans ce
passage, comme on le vérifiera tout au long des autres
fragments d’Iéna, la reconnaissance s’établit en fonction de cet
échange primordial, en liaison étroite donc avec l’institution
de la propriété. La valeur est mesure abstraite, expression et
mensuration de la socialité en général, mais trouve sa
figuration première dans la co-mensuration des produits du
travail.
20 Bien sûr, d’autres formes supérieures de liaison éthique
devront être mises en lumière. Comme deuxième moment,
cette puissance n’est pas la vérité de la première partie. Le
moment véritable de cette première partie est à trouver dans la
« puissance d’indifférence », la troisième, qui intègre les deux
premières. On trouvera là trois préfigurations de l’universalité
de la vie éthique : l’une formelle, l’argent ; la deuxième
substantielle, l’individu ayant possession de soi, le droit
comme droit de la personne ; la troisième, la famille, le couple
et son enfant, comme première figure de vie éthique
proprement dite, réunissant tous les moments précédents et
offrant une première image encore mal différenciée mais réelle
de la communauté éthique. Mais la première apparition d’une
vie sociale comme telle, à partir de l’abstraction des individus
séparés, se produit bien dans l’échange des produits du travail
pour la satisfaction des besoins. Les trois catégories de besoin,
travail et échange des excès de production sont les catégories
primitives de la vie sociale. La valeur les unit comme leur
expression quantitative. L’argent en est leur incarnation
matérielle.12

La valeur dans la philosophie de l’esprit de


1803
21 Les fragments de 1803 dédiés à la philosophie de l’esprit
n’apportent rien de substantiellement neuf au concept de
valeur. Ils confirment les développements plus longs du
Système de la vie éthique. La valeur n’apparaît qu’une fois, au
détour d’un passage consacré au travail. Il s’agit ici de la
« valeur du travail » :
[…] entre l’ensemble des besoins de l’individu et son
activité pour les satisfaire s’intercale le travail du peuple tout
entier. Le travail de chacun est, en ce qui concerne son
contenu, un travail universel, aussi bien parce qu’orienté vers
les besoins de tous, qu’en ce qui concerne sa capacité à
satisfaire tous ses propres besoins, autrement dit, ce travail a
une valeur ; le travail et le bien de chacun ne sont pas ce qu’ils
sont pour tel individu particulier, mais ce qu’ils sont pour
tous.13

22 La valeur intervient donc ici dans une proposition incidente


(« autrement dit »), qui laisse entendre qu’il est évident pour
Hegel, et inutile de justifier plus amplement, que la valeur
exprime le quotient d’universalité contenu dans une chose
particulière, par référence à un ensemble d’autres choses
comparables.
23 Au-delà de la confirmation de ce qui a déjà été dit sur la teneur
logique du concept de valeur, ce qui frappe, c’est le lien que
Hegel établit entre la valeur et la notion étonnante de « travail
universel ». Cette notion de « travail universel » (on pourrait
dire aussi « travail social » dans la lignée des théoriciens qui
suivront Hegel, notamment Marx et Durkheim) est déjà
amplement développée dans le texte de 1802 et traverse en fait
tous les textes d’Iéna, comme un fil conceptuel majeur (et
insuffisamment relevé par le commentaire). Mais chaque
fragment d’Iéna apporte sa contribution spécifique, sur ce plan
comme sur beaucoup d’autres.
24 Le propre de la philosophie de l’esprit de 1803 est de
développer le concept de travail en deux acceptions majeures,
liées mais distinctes. Au-delà du travail de l’individu pour
satisfaire ses besoins, qui se médiatise en un travail universel
dans le travail de tous pour chacun et de chacun pour tous, il y
a le travail de l’« esprit du peuple », par lequel ce dernier se
produit lui-même. Ce second type de travail est « Werk »14.
Hegel veut dire qu’une communauté éthique (à savoir une
communauté qui est plus qu’une simple agrégation d’individus
ou d’intérêts, une communauté réunie autour de normes)
n’existe qu’en tant qu’elle se crée activement. Elle n’est pas
donnée (pas le simple produit d’un sol ou d’une descendance
génétique), mais se produit soi-même, ou, pour parler comme
la théorie sociale moderne, se « construit ». De la même façon,
les puissances éthiques réalisant les dimensions universelles
de la conscience, la langue, le travail et le lien familial,
n’existent elles-mêmes réellement que comme « œuvres »
(Werke), œuvres particulières de ce grand œuvre qu’est une
communauté éthique. Le rapport entre ce type de travail de
construction sociale et le travail au sens initial (travail
productif) est évident : le travail productif est ce qui permet au
travail de communauté (la communauté se faisant elle-même)
de se réaliser dans la nature, par satisfaction des besoins des
individus.
25 Ce dédoublement du concept de travail est particulièrement
frappant par la façon dont il lie de manière extrêmement forte,
de manière encore plus explicite que dans le Système de la vie
éthique, reconnaissance et travail. Pour bien voir ce lien, il faut
se pencher sur le statut spécifique de la reconnaissance dans
ce fragment de système. On découvre que l’apparition de la
notion d’« esprit » comme aboutissement de la reconnaissance
provoque le resserrement du lien entre reconnaissance et
travail.
26 Voyons brièvement comment ces médiations sont posées. La
comparaison avec le traitement de la reconnaissance en 1802
indique immédiatement que c’est dans cette première
« philosophie de l’esprit » que la thématique de la
reconnaissance est pleinement développée pour la première
fois, dans une forme d’exposition qui annonce directement
l’analyse de 1807. La structure logique et le déroulement réel
du processus de reconnaissance signifient déjà la prise de
conscience par la conscience individuelle, à travers le conflit
avec l’autre, du fait qu’elle ne peut être pleinement elle-même
qu’en se voyant dans l’autre et en voyant l’autre se voir en elle,
qu’elle doit donc retourner la négation initiale de l’autre en
auto-négation, et que l’autre doit faire de même. Hegel ajoute
que la reconnaissance réciproque par auto-négation croisée
produit un élément supérieur dans lequel les deux consciences
se retrouvent et se réalisent, à savoir l’esprit éthique :
[…] cette conscience absolue est un être-aboli
(Aufgehobensein) des consciences prises individuellement –
un être-aboli qui est tout à la fois le mouvement éternel de
devenir soi-même dans l’autre et de devenir autre en soi […].
C’est l’esprit d’un peuple.15

27 Lorsqu’on garde en vue l’idée fondamentale que le résultat du


chemin de la reconnaissance est tout simplement l’esprit
comme vie éthique, on comprend, au vu de tout ce qui a été dit
auparavant par Hegel sur le rapport entre travail et vie
éthique, combien le concept de reconnaissance est
indissociable du concept de travail. On pourrait formuler les
choses ainsi : la reconnaissance ne se réalise pleinement que
dans le travail sur soi de la communauté éthique, un travail
métaphorique (Werk) qui inclut notamment le travail littéral,
le travailler pourrait-on dire, sur la nature (production) et sur
soi (éducation, institutions). Cela se vérifie dans le fait que
Hegel redécrit chacune des trois premières puissances
éthiques (langue, travail productif, propriété), qui sont pour
lui, ainsi qu’on l’a vu, des produits du grand travail de la
communauté sur soi, en termes de reconnaissance. Ainsi, une
vraie langue n’existe-t‑elle que si elle est une langue
« reconnue », ce qui veut dire d’une part une langue
effectivement exercée et d’autre part exercée par tous de
manière commune (« universelle »). Le travail ne devient vrai
travail qu’en tant que travail universel, c’est-à-dire
« reconnu ». Cela n’implique pas seulement la dialectique déjà
rappelée entre besoins particuliers, mais le « travailler lui-
même », à savoir l’acte productif en tant qu’acte, qui doit se
transformer de geste idiosyncratique en « règle universelle »
apprise dans un métier.16
28 Les différentes figures de la valeur, notamment l’argent,
donnent des figurations quantitatives à ces différents types de
travaux. La valeur est donc le signe abstrait des différentes
figures concrètes de la reconnaissance.

La philosophie de l’esprit de 1805


29 Dans des pages extraordinairement denses, typiques de
l’énergie créative débridée de ces années, la philosophie de
l’esprit de 1805 noue tous ces thèmes d’une nouvelle
manière.17 On trouve là une philosophie du lien social dont la
portée est tout simplement immense. Dans cette philosophie
sociale, la notion de valeur tout à coup prend une place
centrale. Nous allons tenter de mettre en lumière cet apport en
lisant cette page pas à pas.
30 Le point de départ nous est bien connu, même si la
formulation en 1805, avec l’abandon de la thématique des
puissances et le développement d’une doctrine de l’esprit
(notamment la dialectique de l’intelligence et de la volonté),
marque le rejet définitif de la phraséologie schellingienne et
annonce très littéralement les œuvres de la maturité,
notamment l’introduction des Grundlinien pour le passage qui
nous concerne.
31 On part donc de ceci : le résultat du mouvement de la
reconnaissance marque la prise de conscience par chaque
conscience qu’elle dépend constitutivement des autres
consciences pour son effectivité et son contenu. Ce
mouvement de prise de conscience par tous d’une co-
dépendance réciproque accouche d’une nouvelle réalité,
supérieure ontologiquement aux consciences individuelles :
l’esprit non plus comme esprit individuel, mais comme
« volonté universelle ». Dans cet « élément » ou cette « réalité
spirituelle », ce qui n’était encore qu’abstrait dans les
développements précédents, à savoir incomplètement
développé aussi bien conceptuellement que concrètement, est
transfiguré et passe à sa vérité. Cette transfiguration est toute
simple à comprendre. Elle veut tout simplement dire que c’est
seulement par son ancrage dans la « réalité spirituelle » que
produit la reconnaissance, à savoir, la reconnaissance de son
statut normatif, que toute réalité humaine se développe
effectivement (conceptuellement et réellement). Insistons ici
sur le fait que pour Hegel il n’y a de statut normatif que par la
reconnaissance, c’est-à-dire, au bout du compte, par
l’inscription dans la réalité sociale. « Être-reconnu »
(Anerkanntsein) est le terme utilisé par Hegel pour désigner ce
que la philosophie sociale normative désigne par le terme
« social » : une réalité dont le statut dépasse sa simple
constitution physique du fait qu’elle est prise dans des
représentations collectives à caractère normatif. La simple
prise de possession se mue en propriété, munie de droits ; le
travail individuel se révèle travail « universel » de tous pour
tous ; c’est ici que les différences individuelles et les actions
des individus prennent le caractère du bien et du mal, du juste
et de l’injuste, etc.
32 Voici donc le point de départ de la philosophie sociale de
Hegel, la volonté « universelle », produite par la
reconnaissance, comme élément premier : « […] l’être-reconnu
est la réalité immédiate. »18 C’est dans cet « élément » qu’on
trouve la personne au sens plein du terme, comme individu
socialisé donc. Dans la continuité de ce qui a été rappelé ci-
dessus, la première figure de l’individu social (et donc concret)
ne surprend pas : c’est la personne comme « désirante et
travaillante » (ibid.). On retrouve les éléments conceptuels
déjà énoncés : la reconnaissance effective (celle qui se
développe dans une communauté éthique) est d’abord
articulée autour des besoins de chacun, qui provoquent la
nécessité de travailler. Le travail individuel se médiatise avec
le travail de tous, de sorte que chacun travaille pour tous les
autres, ou encore qu’on ne travaille pour soi qu’en travaillant
pour tous. La première figure de la reconnaissance est celle de
la co-dépendance réciproque dans le travail. La valeur va
apparaître comme facteur abstrait permettant la circulation
entre les différents travaux particuliers.
33 C’est à ce stade du raisonnement, dans la justification du rôle
joué par la valeur, que le texte de 1805 apporte des
compléments inédits hautement intrigants. La première
fonction de la valeur est de relier entre eux des travaux
devenus de plus en plus abstraits. L’abstraction du travail,
écrit Hegel, provient de l’abstraction de ce à quoi le travail doit
répondre, à savoir la pluralité des besoins. Le moi qui apparaît
à première vue dans la vie sociale est le moi des besoins. C’est
un « être pour soi » encore abstrait, écrit Hegel, par opposition
au moi qui se sera rendu maître de son propre contenu.
Comme les besoins peuvent se ramifier et se raffiner à l’infini,
le travail lui-même, qui répond aux besoins, se perd dans ce
processus d’« analyse » indéfini. À moi abstrait, travail
abstrait.19 On notera que le rapport entre abstraction du moi et
abstraction du travail est circulaire et non pas unidirectionnel.
Autrement dit, l’aliénation ne provient pas seulement du
caractère abstrait du travail, même si Hegel dit aussi cela.
L’abstraction du travail est elle-même ancrée dans
l’abstraction des besoins.
34 La valeur, en posant une égalité formelle entre les produits du
travail, permet de réunir ce qui s’était dissocié : « […] dans la
valeur, les produits du travail deviennent la même chose. »20
Autrement dit, grâce à la valeur, le moi qui s’était hyper-
spécialisé en travaillant dans un secteur spécifique pour
satisfaire des besoins particuliers retrouve accès à l’universel,
et à soi-même. L’argent retiré d’un travail fragmenté
répondant à un besoin spécifique (ou attaché à un secteur
spécifique des moyens permettant de satisfaire ce besoin)
permet d’acquérir une multitude d’autres choses et de
satisfaire ainsi l’ensemble des besoins.
35 À ce niveau, travail et valeur semblent des approximations
basiques d’autres réalités éthiques, notamment la loi, qui
réuniront l’individu à la communauté. Mais un retournement
s’opère dans les lignes qui suivent, transformant le statut du
travail et de la valeur vis-à-vis de la reconnaissance et de la vie
sociale :
Dans l’échange, la chose abstraite expose la vérité de ce qu’elle
est, à savoir être cette transformation qui consiste pour elle à
revenir dans le moi au sein même de la choséité (an der
Dingheit), au sens où sa choséité consistait en ceci qu’elle
appartenait à un autre. (Ibid.)

36 Commentons la phrase pas à pas. La chose abstraite se


« métamorphose en moi », puisque le métal ou le bout de
papier obtenus en paiement du travail permettent aux besoins
du moi d’être satisfaits. Un travail hyper-spécialisé, fragmenté,
se transforme en équivalent général dans l’échange, et cet
équivalent lui-même permet un développement général du
moi par satisfaction des besoins. Cela semble assez convenu ;
Hegel semble traduire dans son langage spéculatif la théorie
de la division du travail dont il vient de découvrir le
mécanisme et l’importance chez Adam Smith, Adam Ferguson
et John Stuart.21
37 La seconde partie de la phrase change tout et rend la théorie
hégélienne de la division du travail tout à fait originale. La
« choséité » de l’argent obtenu dans l’échange cache en fait sa
nature sociale. La choséité de la chose abstraite (la chose
produite pour l’échange et non plus pour l’usage direct)
consiste réellement en ce qu’elle appartenait à un autre, nous
dit Hegel. Les lignes qui suivent explicitent l’argument de
manière transparente :
[…] chacun renonce à son bien (Besitz), à son être-là, et cela de
telle sorte qu’il s’y trouve reconnu, que l’autre le reçoive avec
l’assentiment du premier. Ils sont reconnus ; chacun reçoit de
l’autre le bien de l’autre, si bien qu’il ne le reçoit que dans la
mesure où l’autre n’est que ce négatif de soi-même.22

38 La visée première de l’échange est certes la satisfaction des


besoins particuliers, mais derrière cette logique individualiste
opère en fait la logique réciproque de la reconnaissance. Je ne
bénéficie du résultat du travail des autres que dans la mesure
où l’autre renonce activement à son produit pour me
l’échanger. Et inversement, l’autre ne reçoit de moi le produit
de mon travail que parce que je m’en suis activement détaché.
On pourrait dire, paraphrasant Marcel Mauss, que la chose
échangée porte avec elle l’esprit de son destinataire. Elle est
adressée à celui qui la reçoit, et la relation porte bien sûr dans
l’autre sens ; ou plutôt, un grand cercle lie les travailleurs-
échangeurs par cette logique de l’adresse mutuelle. Ce cercle
réalise à un niveau explicite, démonstratif pourrait-on dire, le
cercle implicite qui liait déjà tous les travaux ensemble, un
cercle lui-même présupposé par le cercle des besoins qui
faisait que je devais satisfaire les besoins d’autrui pour pouvoir
satisfaire les miens. Pour résumer, la logique de la
reconnaissance, à savoir le croisement réciproque des auto-
négations qui à la fois fait venir le sujet à sa vérité et établit le
lien social, cette logique s’exprime d’abord, en 1805, dans
l’échange des produits du travail.
39 La valeur du produit du travail est ici parfaitement l’« être-
là », l’existence concrète (Dasein), de la reconnaissance elle-
même :
[…] c’est seulement parce que l’autre se défait de sa chose que
je fais de même ; et cette égalité au sein de la chose qui
représente son essence interne est sa valeur, qui contient
entièrement mon accord et celui de l’autre […]. L’être-reconnu
est l’être-là.23

40 L’objection centrale qu’il faut considérer ici, qui se posait déjà


à propos des textes antérieurs mais que nous avons repoussée
jusqu’à maintenant, est la suivante : certes Hegel lie de
manière structurelle travail, échange et reconnaissance, mais il
ne s’agit encore que des couches premières, abstraites, de la
vie éthique. On sait bien que chez Hegel la démarche n’est pas
génétique en un sens expressif unilatéral, au sens où la base
contiendrait la vérité des couches supérieures. Au contraire, la
logique dialectique signifie que la vérité des moments abstraits
ne se délivre que dans le tout qui, par définition, ne peut se
révéler qu’au terme du mouvement d’exposition. Chez Hegel,
la vérité est à la fin, même si la fin ne fait que retourner au
commencement pour en révéler rétrospectivement toute la
richesse cachée. Concrètement, cela devrait signifier que le
travail pour les besoins, l’échange et la reconnaissance à
l’œuvre dans ces premières figures ne sont que des figurations
imparfaites de structures plus complètes de reconnaissance et
de vie éthique. On aurait donc tort de les souligner indûment.
Le droit et la loi notamment sont pour Hegel les expressions
privilégiées de la vie éthique.
41 Comment donc doit-on comprendre la thèse selon laquelle la
reconnaissance dans et par le travail pour les besoins,
exprimée dans la valeur, est la « base » de la vie sociale pour
Hegel ? Le texte fournit une réponse claire :
Je contemple ici mon être-reconnu comme existence concrète
(Dasein), et ma volonté est cette façon de valoir (Gelten).

42 Et une ligne plus loin :


Cet être-reconnu dans l’échange qui est devenu objet,
autrement dit ma volonté, sont existence concrète, de même
que la volonté d’autrui. L’immédiateté de l’être-reconnu s’est
dissipée. Ma volonté est désormais représentée comme ayant
une validité (geltend), non pas seulement pour moi, mais pour
autrui, et autrui est lui-même reconnu comme existence
concrète.24

43 Bref, selon Hegel en 1805, il n’y a de sujet social, en premier


lieu, que par l’échange des produits du travail. C’est l’échange,
réalisation de la logique du travail social (travail de tous pour
tous), qui donne une configuration concrète, réelle, à
l’individu. Pour le dire autrement : certes, d’un point de vue
strictement conceptuel, c’est la logique complexe de la
reconnaissance qui sous-tend la vie éthique et permet ainsi à
l’individu d’accéder à sa vérité (puisque l’individu humain est
pour Hegel intrinsèquement social). Mais la reconnaissance ne
devient effectivement réelle pour la première fois, selon le
Hegel d’Iéna, que dans la configuration spécifique de l’échange
des produits du travail. On peut rendre cette idée plus palpable
en se référant aux termes récemment développés par Axel
Honneth25. Certes, on peut dire, paraphrasant Honneth, qu’en
1805 déjà la reconnaissance précède la connaissance
conceptuellement et génétiquement (la reconnaissance est la
condition d’effectivité de l’individu concret, aussi bien dans sa
volonté et son intelligence). Mais il faut ajouter que la figure
concrète première de la reconnaissance (en 1805) se trouve
dans le travail social. Autrement dit, les autres institutions de
la vie éthique qui articuleront de manière sans cesse plus
intégrée les aspects particuliers et universels de l’individu le
feront sur un individu « désirant et travaillant ».
44 La suite du passage confirme encore ce point :
[…] la valeur est mon opinion (meine Meinung) concernant la
chose. Cette opinion mienne et ma volonté ont acquis une
validité pour autrui (à travers la médiation de leur propre
opinion et volonté). J’ai produit quelque chose (geleistet), je
m’en suis désisté (entäußert) ; cette négation est positive ; le
désistement est une acquisition. Mon opinion de la valeur a eu
validité pour autrui, de même que ma volonté d’acquérir sa
propre chose. Ils se contemplent comme tels, leur opinion et
volonté ont une réalité effective.26

45 Ce passage est assez extraordinaire. Hegel joue sur des paires


de concepts voisins pour établir la portée socialisante
fondamentale du travail et de l’échange des produits du
travail.
46 Premier jeu sur les concepts : j’entre dans l’échange social au
travers d’une évaluation (Meinung) de ce qui est mien (mein),
« mien » au sens où je l’ai produit (geleistet). L’échange rend
concrète et réalise la reconnaissance de cette évaluation par
autrui. Le passage dit clairement que cette évaluation et cet
échange ne sont pas à interpréter en termes instrumentaux,
mais en termes normatifs. L’opinion qui compte et acquiert
validité n’est pas une simple évaluation économique. C’est
l’expression de ma volonté, qui n’est rien d’autre que ma
subjectivité elle-même. Le « mien » et le « sien » engagent nos
êtres eux-mêmes, en tant qu’ils sont intrinsèquement sociaux.
Pour chacun, ce qui est sien (Sein) engage son être et son
existence (Sein et Dasein), du fait du mécanisme de
reconnaissance sociale qui sous-tend l’échange et le travail. On
pourrait dire que l’échange économique, parce qu’il concerne
les besoins de la personne, et donc les conditions de son
existence, et qu’il met en jeu la logique de la reconnaissance,
est la condition d’existence première de la subjectivité elle-
même. En présentant les produits de mon travail à la vie
collective, c’est mon être tout entier que je mets dans le circuit
de la reconnaissance sociale.
47 Cela se confirme dans un second jeu sur les mots : la valeur
économique (Wert) de mon travail n’est pas qu’instrumentale,
elle est normative, puisqu’elle me permet d’acquérir une
validité sociale (Geltung), autre façon de dire « être reconnu ».
L’argent (Geld) n’est pas qu’un medium matériel permettant
l’échange des utilités. Dans l’argent se concrétise une logique
de reconnaissance réciproque (Gelten).
48 En bref, pour résumer la réponse à l’objection formulée plus
haut : certes la reconnaissance désigne la structure logique de
la vie éthique pour Hegel, et par là l’élément permettant à la
subjectivité de se développer dans sa vérité. Mais, en 1805, la
reconnaissance ne devient effective que par le travail social et
l’échange qui rend explicite la reconnaissance présente
implicitement dans le travail. Autrement dit, le sujet social est
avant tout sujet de la division du travail. C’est en tant que tel
qu’il s’inscrit dans les autres sphères de la vie éthique
(notamment comme membre d’une famille et citoyen). L’unité
de base de la philosophie sociale n’est ni l’individu muni de
droits naturels, ni un atome rationnel calculant ses intérêts,
mais l’individu socialisé par le travail.

Théorie hégélienne de la valeur et ontologie


sociale contemporaine
49 Depuis une célèbre déclaration du jeune Marx27, il est souvent
répété que Hegel est le premier grand philosophe moderne à
avoir insisté sur l’importance du travail dans la vie des
individus et sociétés. Mais il n’est pas facile de cerner la place
du travail dans les œuvres de la maturité. Dans la Philosophie
du droit, le travail est certes présent, mais semble n’avoir
qu’un rôle subalterne par rapport à d’autres institutions et
types de relations sociales. La lecture des fragments de
système d’Iéna proposée ici a cherché à montrer que dans ces
textes le lien entre la reconnaissance, soubassement structurel
de la vie sociale, et le travail est beaucoup plus explicite.
50 Il semble important d’avoir cela en vue pour toute
interprétation d’ensemble de la philosophie sociale hégélienne.
En effet, la différence d’accentuation entre les périodes
nécessite une prise de position exégétique, qui ne peut
manquer d’avoir des conséquences fortes sur l’interprétation
d’ensemble : faut-il considérer que les travaux d’Iéna ne sont
que des travaux préparatoires, et que les philosophies du droit
de Heidelberg et Berlin parviennent à définir plus précisément
la place du travail et son rôle vis-à-vis de la reconnaissance
dans l’ensemble de l’ontologie sociale ? Ou faut-il considérer
au contraire que les travaux d’Iéna, par le rôle central qu’ils
accordent au travail dans l’établissement de la reconnaissance,
nous alertent sur la position du travail dans les écrits de la
maturité, position qui serait alors sous-estimée ?
51 Au-delà du commentaire hégélien, les textes d’Iéna proposent
une ontologie sociale qui anticipe de manière géniale plusieurs
champs majeurs de la philosophie sociale moderne. J’en
soulignerai deux particulièrement importants.
52 Il est clair tout d’abord que les réflexions de Hegel sur la valeur
ne peuvent manquer d’être confrontées à celles du plus célèbre
de ses successeurs.28 Le rapport entre valeur, travail et
interaction sociale est bien entendu au cœur de la philosophie
sociale complexe déployée par Marx. On peut distinguer deux
manières opposées d’approcher les textes d’Iéna à partir de
cette perspective marxienne. La première consiste à ne voir
dans ces textes qu’une acceptation sans distance de la théorie
économique classique, associée à une apologie de la propriété
individuelle telle qu’elle est conduite dans la théorie politique
libérale classique (notamment dans Locke). Tout cela n’aboutit
qu’à asseoir philosophiquement une société bourgeoise en
pleine expansion. Selon un tel point de vue, Hegel pourrait
être crédité d’avoir mis en avant le lien organique entre travail,
valeur et reconnaissance, alors que les économistes et
philosophes politiques classiques ne conceptualisent la place
du travail et de la valeur dans l’ontologie sociale que d’un point
de vue atomistique. Mais Marx aura totalement reconfiguré la
constellation travail-valeur-reconnaissance, en lui donnant un
sens opposé à celui de Hegel : la théorie de l’exploitation
montre justement comment le travail social est dénaturé ; la
reconnaissance transformée en lien de servitude dans le
rapport salarial ; la valeur qui doit relier les producteurs
captée dans la survaleur.
53 Une autre perspective marxienne sur ces textes est toutefois
possible. Au lieu de se focaliser sur le rôle de la propriété dans
l’ontologie sociale d’Iéna, on peut au contraire mettre l’accent
sur la notion de « travail universel » et le lien structurel que les
textes établissent entre ce travail et la socialité (la
reconnaissance). Comme on a tenté de le montrer, la thèse
essentielle de Hegel dans ces textes est le caractère « adressé »
du travail. On peut, sans dénaturer les textes, avancer que ces
derniers cherchent avant tout à mettre en avant la force
socialisante du travail productif. Les fragments d’Iéna
apparaîtraient alors comme développant déjà une des
prémisses centrales de l’ontologie sociale mise en œuvre par
Marx tout au long de son œuvre, à savoir que la société
s’organise d’abord comme une immense articulation et
organisation du travail social, et que cette organisation n’est
pas qu’instrumentale mais fondatrice du lien social en général.
54 Certes, Hegel ne prend pas de distance critique systématique
vis-à-vis de l’organisation productive de son temps. Lorsqu’il
évoque l’aliénation dans le travail répétitif et machinique, il ne
la relie pas à une formation sociale spécifique débouchant sur
un mode spécifique de création de valeur ; il n’y voit qu’une
conséquence inévitable de l’infinitisation des besoins du fait
du développement de la division du travail. Mais son
innovation conceptuelle vis-à-vis des penseurs libéraux
classiques (économiques aussi bien que politiques) n’en
demeure pas moins décisive : l’association des producteurs
n’est pas simplement une liaison externe d’intérêts
particuliers ; à travers la production et l’échange de valeurs
d’usage, une transformation s’opère qui socialise et par là
permet à l’individu d’accéder à son statut normatif, condition
du développement de son humanité pleine et entière.
55 Le second grand champ de réflexions de théorie sociale
contemporaine que l’ontologie sociale d’Iéna peut sembler
anticiper est celui qui s’est développé au croisement de
l’anthropologie et de la théorie économique, particulièrement
à la suite des travaux de Mauss.29 Ici, c’est la fonction
socialisante et culturellement fondatrice des processus
économiques qui est au centre des préoccupations, autrement
dit, les liens profonds qui unissent valeur économique et
valeurs morales au fondement du lien social. Les travaux de
Michel Aglietta et André Orléan30 sur les fondements non
économiques de la monnaie et la capacité de la monnaie à faire
société s’attachent à cette tradition. En liant l’émergence de la
valeur à la reconnaissance sociale, en montrant le pouvoir
socialisant de l’échange des produits du travail, Hegel
anticipait ce que les anthropologues allaient redécouvrir plus
d’un siècle plus tard à l’étude des sociétés non occidentales.

Notes
1. J.-P. Deranty, « Hegel’s social theory of value », The Philosophical
Forum, 36 (3), 2005, p. 307-331.

2. La grandeur, comme « but ou concept de la mathématique », y est


décriée comme « rapport inessentiel, privé du concept » (GW 9, 33 /
PhE B, 87).

3. André Doz, La théorie de la mesure, Paris, PUF, 1970.

4. Voir mon article cité précédemment pour un relevé de toutes les sections
de la Philosophie du droit faisant usage de la structure logique de la valeur,
ainsi qu’une analyse des liens unissant la valeur à proprement parler
(Wert) avec des notions approchantes (Gültigkeit, Geltung, Geld).

5. GW 5, 350-351 / SVE, 188-192.

6. GW 5, 336-337 / SVE, 172-174.

7. GW 5, 356 / SVE, 192-194.

8. GW 5, 300 / SVE, 134.


9. GW 5, 284 et suiv. / SVE, 115 et suiv.

10. GW 5, 299 / SVE, 133.

11. GW 5, 301 / SVE, 134.

12. GW 5, 304 / SVE, 137.

13. GW 6, 229 / PE 1803, 103-104.

14. GW 6, 224-225 / PE 1803, 97.

15. GW 6, 223 / PE 1803, 96.

16. GW 6, 228 / PE 1803, 101-102.

17. GW 8, 207-209 / PE 1805, 54-57.

18. GW 8, 205 / PE 1805, 52.

19. GW 8, 206 / PE 1805, 54.

20. GW 8, 207 / PE 1805, 54.

21. Dans sa vieille étude sur Le jeune Hegel, G. Lukacs avait déjà bien
souligné l’impact de cette découverte. Le dossier complet de l’impact de
l’économie politique écossaise sur Hegel peut se trouver dans les travaux de
N. Waszek, notamment son ouvrage The Scottish Enlightenment and
Hegel’s Account of « Civil Society », Dordrecht, Kluwer Academic
Publishers, 1988.

22. GW 8, 207 / PE 1805, 54-55. Le texte dit très clairement la portée


socialisante essentielle de l’échange des produits du travail : « Jedes gibt
selbst seinen Besitz, hebt sein Dasein auf, und so, daß es darin anerkannt
ist, der Andere es mit Einwilligung des Ersteren erhält. » Ce que l’autre
reçoit dans l’échange n’est pas tant mon bien (Besitz, masculin) que mon
« être-là » (Dasein, neutre : es).

23. GW 8, 208 / PE 1805, 55.

24. GW 8, 209 / PE 1805, 56.

25. A. Honneth, Réification. Petit traité de théorie critique, Paris,


Gallimard, 2007. Cet ouvrage modifie substantiellement la théorie
honnethienne de la reconnaissance en distinguant la reconnaissance
comme condition quasi transcendantale de toute vie symbolique et
normative, des sphères de la reconnaissance comme grandeurs normatives
instituées des sociétés modernes.
26. GW 8, 209 / PE 1805, 56-57.

27. K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, traduction


F. Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 162.

28. La littérature sur et autour la théorie de la valeur chez Marx est bien
entendu gigantesque, entre philosophie et théorie économique, débats
internes au marxisme et critiques externes. Conflits d’interprétation,
objections et contre-arguments n’ont cessé de s’opposer, sans interruption
jusqu’à aujourd’hui. Pour une discussion contemporaine de la vision
marxienne de la valeur plus particulièrement centrée sur l’influence de la
logique hégélienne, on consultera notamment les travaux de P. Murray, et
plus particulièrement « Value, money, and capital in Hegel and Marx »,
Marx and Contemporary Philosophy, A. Chitty et P. McIvor éd., Londres,
Palgrave, 2009, p. 174‑187.

29. Voir notamment le numéro spécial de la revue L’Homme, 162, 2002.

30. Voir notamment leur ouvrage La monnaie souveraine, Paris, Odile


Jacob, 1998.

Author

Jean-Philippe Deranty

Université Macquarie de Sydney


By the same author

Le parlement hégélien in Hegel


penseur du droit, CNRS
Éditions, 2004
© ENS Éditions, 2015

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DERANTY, Jean-Philippe. Théorie de la valeur, travail et
reconnaissance : l’ontologie sociale dans les écrits d’Iéna In: Hegel à Iéna
[online]. Lyon: ENS Éditions, 2015 (generated 04 juin 2021). Available on
the Internet: <http://books.openedition.org/enseditions/3941>. ISBN:
9782847887143. DOI: https://doi.org/10.4000/books.enseditions.3941.

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BUÉE, Jean-Michel (ed.) ; RENAULT, Emmanuel (ed.). Hegel à Iéna. New
edition [online]. Lyon: ENS Éditions, 2015 (generated 04 juin 2021).
Available on the Internet:
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9782847887143. DOI: https://doi.org/10.4000/books.enseditions.3905.
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