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T3 - Passe Miroir

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Christelle Dabos

LA PASSE-MIROIR
LIVRE 3

LA MÉMOIRE
DE BABEL

Gallimard Jeunesse
SOUVENIRS DU LIVRE 2
LES DISPARUS DU CLAIRDELUNE

À la suite d’un malentendu, Ophélie est nommée vice-


conteuse à la cour de Farouk, l’esprit de famille du Pôle. Elle
plonge dans l’envers du décor à la Citacielle et entrevoit la
corruption des âmes sous les illusions dorées. D’inquiétantes
disparitions au sein des nobles l’amènent bientôt à enquê-
ter – en tant que liseuse cette fois – sur un maître chanteur
qui prétend agir au nom de « DIEU ». Ophélie en devient la
cible quand Farouk compte sur son pouvoir pour percer le
secret de son Livre, un manuscrit codé dont chaque esprit de
famille possède un exemplaire, dernier vestige d’une enfance
oubliée. Une lecture dont finira par dépendre la vie de Thorn,
condamné à la peine capitale.
Ce qu’Ophélie découvrira dépasse de loin ce qu’elle avait
imaginé. Dieu existe bel et bien. Il est le créateur des esprits
de famille, le parent de toutes leurs descendances, le maître
des destinées familiales, le censeur des mémoires collectives !
Et surtout, il peut prendre les traits et le pouvoir de tous ceux
dont il croise la route. Cela, Ophélie et Thorn l’apprendront
à leurs dépens quand Dieu leur rendra visite en prison. Il leur
prédit alors que le pire est à venir : l’Autre est bien plus redou-
table que lui… et c’est Ophélie qui l’a libéré sans le savoir lors
de son tout premier passage de miroir.
Thorn, qui est devenu lui-même passe-miroir grâce à son
mariage, se sert de son nouveau pouvoir pour disparaître dans
la nature.
Contrainte de quitter le Pôle et de regagner Anima, Ophélie
reste seule avec toutes ses questions. Qui est l’Autre ? Est-ce bel
et bien lui qui a provoqué la Déchirure ? Pourquoi projette-t-il
de déclencher l’effondrement des arches ? Et est-elle vraiment
destinée à mener Dieu jusqu’à l’Autre ?
Mais une question reste la plus obsédante de toutes.
Où est Thorn ?
LA CARTE DES ROSES DES VENTS ET LEURS DESTINATIONS

Arc-en-Terre, l’arche de
Janus (maître de l’espace),
ne figure pas sur le plan
car son emplacement
est inconnu.
I. Anima, l’arche d’Artémis (maîtresse des objets)
II. Le Pôle, l’arche de Farouk (maître des esprits)
III. Totem, l’arche de Vénus (maîtresse des animaux)
IV. Cyclope, l’arche d’Ouranos (maître du magnétisme)
V. Flore, l’arche de Belisama (maîtresse de la végétalité)
VI. Plombor, l’arche de Midas (maître de la transmutation)
VII. Pharos, l’arche d’Horus (maître du charme)
VIII. La Sérénissime, l’arche de Fama (maîtresse de
la divination)
IX. Héliopolis, l’arche de Lucifer (maître de la foudre)
X. Babel, l’arche des jumeaux Pollux et Hélène
(maîtres des sens)
XI. Le Désert, l’arche de Djinn (maître du thermalisme)
XII. Le Tartare, l’arche de Gaia (maîtresse du tellurisme)
XIII. Zéphyr, l’arche d’Olympe (maître des vents)
XIV. Titan, l’arche de Yin (maîtresse de la masse)
XV. Corpolis, l’arche de Zeus (maître de la métamorphose)
XVI. Sidh, l’arche de Perséphone (maîtresse de
la température)
XVII. Séléné, l’arche de Morphée (maître de l’onirisme)
XVIII. Vespéral, l’arche de Viracocha (maître de
la fantomisation)
XIX. Al-Ondalouze, l’arche de Rê (maître de l’empathie)
XX. L’étoile, l’arche neutre (siège des institutions
interfamiliales)
Illustration : Laurent Gapaillard
© Éditions Gallimard Jeunesse, 2017, pour le texte
Il sera une fois,
dans pas si longtemps,
un monde qui vivra enfin en paix.

En ce temps-là,
il y aura de nouveaux hommes
et il y aura de nouvelles femmes.

Ce sera l’ère des miracles.


L’ABSENT
LA FÊTE

L’horloge fonçait à toute allure. C’était une immense com-


toise montée sur roulettes avec un balancier qui battait puis-
samment les secondes. Ce n’était pas tous les jours qu’Ophélie
voyait un meuble de cette stature se précipiter sur elle.
– Veuillez l’excuser, chère cousine ! s’exclama une jeune fille
en tirant de toutes ses forces sur la laisse de l’horloge. Elle n’est
pas si familière d’habitude. À sa décharge, maman ne la sort
pas souvent. Puis-je avoir une gaufre ?
Ophélie observa prudemment l’horloge dont les roulettes
continuaient de crisser sur le dallage.
– Je vous mets du sirop d’érable ? demanda-t-elle en pio-
chant une gaufre croustillante sur le présentoir.
– Sans façon, cousine. Joyeuses Tocantes !
– Joyeuses Tocantes.
Ophélie avait répondu sans conviction en regardant la
jeune fille et sa grande horloge se perdre dans la foule. S’il y
avait un événement qu’elle n’avait pas le cœur à fêter, c’était
bien celui-là. Assignée au stand de gaufres, au beau milieu
du marché artisanal d’Anima, elle n’en finissait pas de voir
défiler des pendules à coucou et des réveille-matin. La caco-
phonie ininterrompue des tic-tac et des « Joyeuses Tocantes ! »

13
LA MÉMOIRE DE BABEL

se répercutait sur les grandes vitres de la halle. Ophélie avait


l’impression que toutes ces aiguilles tournaient uniquement
pour lui rappeler ce qu’elle n’avait pas envie de se rappeler.
– Deux ans et sept mois.
Ophélie observa la tante Roseline qui avait jeté ces mots en
même temps que des gaufres fumantes sur le présentoir. À elle
aussi, les Tocantes donnaient des idées noires.
– Crois-tu que madame répondrait à nos lettres ? siffla la
tante Roseline en agitant sa spatule. Ah, ça, je suppose que
madame a mieux à faire de ses journées.
– Vous êtes injuste, dit Ophélie. Berenilde a probablement
essayé de nous contacter.
La tante Roseline reposa sa spatule sur le moule à gaufres et
s’essuya les mains dans son tablier de cuisine.
– Bien sûr que je suis injuste. Après ce qui s’est passé au
Pôle, ça ne m’étonnerait pas que les Doyennes sabotent notre
correspondance. Je ne devrais pas me plaindre en ta présence.
Ces deux ans et sept mois ont été encore plus silencieux pour
toi que pour moi.
Ophélie n’avait pas envie d’en parler. Le simple fait d’y
penser lui donnait l’impression d’avoir avalé les aiguilles d’une
horloge. Elle s’empressa de servir un bijoutier, paré de ses plus
belles montres.
– Eh bien, eh bien ! s’agaça-t-il lorsque ses montres se mirent
toutes à claquer frénétiquement du couvercle. Où sont passées
vos bonnes manières, mesdemoiselles ? Vous voulez donc que
je vous ramène à la boutique ?
– Ne les grondez pas, dit Ophélie, c’est moi qui leur fais cet
effet. Du sirop ?
– La gaufre suffira. Joyeuses Tocantes !
Ophélie regarda le bijoutier s’éloigner et reposa sur la table
la bouteille de sirop qu’elle avait failli renverser.

14


– Les Doyennes n’auraient pas dû me confier un stand de


fête. Je ne sers qu’à distribuer des gaufres que je suis inca-
pable de préparer moi-même. Et encore, j’en ai fait tomber une
demi-douzaine par terre.
La maladresse pathologique d’Ophélie était de notoriété
familiale. Personne ne se serait risqué à lui demander du sirop
d’érable avec toute cette horlogerie dans les parages.
– Ça me fait mal de l’admettre, mais pour une fois je ne
donnerais pas tort aux Doyennes. Tu fais peur à voir et je pense
que c’est une bonne chose que tu t’occupes un peu les mains.
La tante Roseline appuya un regard sévère sur sa nièce, sou-
lignant son visage tiré, ses lunettes décolorées et sa tresse si
embrouillée qu’aucun peigne n’en venait à bout.
– Je vais bien.
– Non, tu ne vas pas bien. Tu ne sors plus, tu manges n’im-
porte quoi, tu dors n’importe quand. Tu n’es même pas retour-
née au musée, ajouta gravement la tante Roseline, comme si
ce détail-là était le plus préoccupant de tous.
– En fait, j’y suis allée, contredit Ophélie.
Elle s’était précipitée là-bas à son retour du Pôle, sitôt des-
cendue du dirigeable, avant même de déposer sa valise à la
maison. Elle avait voulu voir de ses propres yeux les vitrines
vidées de leurs collections d’armes, la rotonde vidée de ses
avions militaires, les murs vidés de leurs étendards impériaux
et les alcôves vidées de leurs armures de parade.
Elle en était ressortie déchirée et n’y était plus jamais
retournée.
– Ce n’est plus un musée, murmura-t-elle entre ses dents.
Raconter le passé en refusant de raconter la guerre, c’est mentir.
– Tu es une liseuse, la rabroua la tante Roseline. Tu ne vas
quand même pas rester les doigts croisés jusqu’à… jusqu’à…
Bref, tu dois aller de l’avant.

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LA MÉMOIRE DE BABEL

Ophélie s’abstint de rétorquer qu’elle ne se croisait pas les


doigts et qu’aller de l’avant ne l’intéressait pas. Elle avait beau-
coup enquêté ces derniers mois, sans quitter son lit, le nez
plongé dans des ouvrages de géographie. C’était ailleurs qu’elle
devait aller, sauf qu’elle n’en avait pas la possibilité. Pas tant
que les Doyennes la surveillaient.
Pas tant que Dieu la surveillait.
– Il vaudrait mieux laisser ta montre à la maison pendant
les Tocantes, déclara soudain la tante Roseline. Elle agite les
autres.
Des horloges s’étaient en effet attroupées devant le présen-
toir de gaufres. Ophélie posa instinctivement la main sur sa
poche, puis elle fit signe aux cadrans d’aller pulser ailleurs.
– C’est bien Anima, ça. On ne peut pas porter sur soi une
montre déréglée sans sentir la désapprobation de toutes celles
des environs.
– Tu devrais la faire soigner par un horloger.
– Je l’ai fait. Elle n’est pas en panne, juste très perturbée.
Joyeuses Tocantes, mon oncle.
Engoncé dans son vieux manteau d’hiver, ses moustaches
lourdes de neige fondue, le grand-oncle venait de surgir de la
foule.
– Ouais, ouais, bonne fête, tic tac et compagnie, marmonna-
t-il en passant directement de l’autre côté du comptoir et en
se servant lui-même une gaufre chaude. Ça devient ridicule,
ce brol ! Fête de l’Argenterie, fête des Instruments de musique,
fête des Bottes, fête des Chapeaux… Chaque année, y a une
nouvelle guindaille dans le calendrier ! Bientôt, verrez qu’on
fêtera les pots de chambre. D’mon temps, on ne gâtait pas les
objets comme aujourd’hui, et après on s’étonne qu’ils nous
fassent des caprices. Cache ça vite, chuchota-t-il soudain en
remettant une enveloppe à Ophélie.

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– Vous en avez trouvé une autre ?


Tandis qu’elle glissait l’enveloppe dans sa poche de tablier,
Ophélie sentit son cœur battre plus vite que toutes les horloges
de la fête.
– Et pas des moindres, m’fille. En dégoter, c’est pas si dif-
ficile. Le faire à l’insu des Doyennes, ça, c’est une autre affaire.
Elles louchent sur moi presque autant que sur toi. Gaffe d’ail-
leurs, grommela le grand-oncle en ébrouant ses moustaches.
J’ai vu la Rapporteuse et son satané piaf rôder dans les
parages.
La tante Roseline serra ses longues dents en assistant à
leur échange. Elle était parfaitement au courant de leurs
petites manigances, et si elle ne les approuvait pas, craignant
qu’Ophélie se mît dans de nouveaux ennuis, elle se faisait
souvent leur complice.
– Je commence à manquer de pâte à gaufres, dit-elle d’un
ton sec. Va m’en chercher, s’il te plaît.
Ophélie se faufila dans le local à provisions sans se faire prier.
Il faisait glacial ici, mais elle y était à l’abri des regards. Elle
calma l’écharpe qui s’impatientait sur sa patère, vérifia qu’il
n’y avait personne, puis ouvrit l’enveloppe du grand-oncle.
Elle contenait une carte postale.
La légende indiquait : XXIIe Exposition interfamiliale et le
cachet de la poste remontait à plus de soixante ans. En digne
archiviste familial, le grand-oncle avait dû faire jouer ses rela-
tions pour se procurer cette carte. C’était la photographie qui
intéressait Ophélie. L’image en noir et blanc, rehaussée çà et
là de couleurs artificielles, montrait les estrades des exposants
et les curiosités exotiques sur les promenoirs d’un immense
bâtiment. On aurait dit la halle d’Anima, en cent fois plus
imposant. Remontant ses lunettes sur son nez, la jeune fille
approcha la carte postale de la lumière. Elle trouva enfin ce

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LA MÉMOIRE DE BABEL

qu’elle cherchait : à travers les grands vitrages du bâtiment,


presque invisible dans le brouillard extérieur, se dressait une
statue décapitée.
Pour la première fois depuis longtemps, les lunettes d’Ophé-
lie se colorèrent d’émotion. Le grand-oncle venait de lui appor-
ter la confirmation de toutes ses hypothèses.
– Ophélie ! appela la tante Roseline. Ta mère te réclame !
À ces mots, elle cacha précipitamment la carte postale. La
bouffée d’excitation qui l’avait envahie reflua aussitôt pour
céder la place à la frustration. C’était même au-delà de ça.
L’attente, l’interminable attente lui creusait un trou à l’inté-
rieur du corps. Chaque nouvelle journée, chaque nouvelle
semaine, chaque nouveau mois agrandissaient ce trou. Ophé-
lie se demandait quelquefois si elle n’allait pas finir par tomber
à l’intérieur d’elle-même.
Elle sortit la montre à gousset et en ouvrit le couvercle avec
d’infinies précautions. Cette pauvre mécanique était déjà assez
souffrante ainsi, Ophélie ne pouvait pas se permettre d’être
maladroite. Depuis qu’elle l’avait récupérée dans les affaires
de Thorn, juste avant d’être rapatriée de force sur Anima, la
montre n’avait jamais donné l’heure. Ou plutôt, elle donnait
un peu trop d’heures à la fois. Toutes ses aiguilles pointaient
tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, sans aucune logique
apparente : quatre heures vingt-deux, sept heures trente-huit,
une heure cinq… et plus le moindre tic-tac.
Deux ans et sept mois de silence.
Ophélie n’avait reçu aucune nouvelle de Thorn après son
évasion. Pas un seul télégramme, pas une seule lettre. Elle avait
beau se répéter qu’il ne pouvait pas courir le risque de se mani-
fester, que c’était un homme recherché par la justice, peut-être
par Dieu en personne, elle se consumait de l’intérieur.
– Ophélie !

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– J’arrive.
Elle attrapa un pot de pâte à gaufres et sortit du local à
provisions. De l’autre côté du stand se tenait sa mère dans son
énorme robe bouffante.
– Ma fille qui daigne enfin quitter son lit ! Il était temps,
encore un peu et tu te changeais en table de chevet. Joyeuses
Tocantes, ma chérie. Sers les petits, veux-tu ?
La mère désigna la longue file d’enfants qui l’accompagnait.
Ophélie aperçut parmi eux son frère, ses sœurs, ses neveux, ses
petits-cousins et la pendule du salon. Ils n’étaient pas telle-
ment « petits », de son point de vue. Hector avait fait une telle
poussée de croissance ces derniers mois qu’il avait allègrement
rattrapé Ophélie. À les voir tous ainsi, avec leurs hautes tailles,
leurs cheveux flamboyants et leurs taches de rousseur, elle se
demandait parfois si elle faisait vraiment partie de la même
famille.
– J’ai discuté de ton cas avec Agathe, dit la mère d’Ophélie
en se penchant de tout son buste par-dessus le stand. Ta sœur
est de mon avis, tu dois songer à te trouver une situation. Elle
en a parlé avec Charles, ils sont d’accord pour que tu viennes
travailler à la fabrique. Regarde-toi une fois, ma fille ! Tu ne
peux ni continuer ainsi. Tu es si jeune ! Rien ne t’enchaîne
encore à… tu sais… lui.
La mère d’Ophélie avait articulé ce dernier mot sans le
prononcer. Personne ne mentionnait jamais Thorn dans la
famille, comme s’il s’agissait d’un sujet honteux. De façon
générale, personne ne mentionnait jamais le Pôle. Il y avait
des jours où Ophélie se demandait si tout ce qu’elle avait vécu
là-bas était bien réel, à croire qu’elle n’avait jamais été ni valet
de chambre, ni vice-conteuse, ni grande liseuse familiale.
– Vous remercierez Agathe et Charles, maman, mais c’est
non. Je ne me vois pas travailler dans la dentelle.

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LA MÉMOIRE DE BABEL

– Je peux la prendre avec moi aux archives, grogna le grand-


oncle dans ses moustaches.
La mère d’Ophélie pinça si fort les lèvres que son visage
ressembla à un soufflet.
– Vous avez sur elle une influence déplorable, mon oncle.
Le passé, le passé, toujours le passé ! Ma fille doit songer à son
avenir.
– Ah çà ! ironisa-t-il. Tu la voudrais aussi bien-pensante que
les gentils petits bouquins de la bibliothèque, hein ? Autant
l’envoyer à Houtesiplou-les-Berdouilles, ta gamine.
– J’aimerais surtout qu’elle se fasse bien voir des Doyennes
et d’Artémis, pour changer.
Ophélie se sentit si exaspérée qu’elle tendit par inadver-
tance une gaufre à la pendule de la famille.
Rien n’y faisait : elle avait beau répéter à chacun qu’une
Doyenne était indigne de confiance, on ne l’écoutait pas. Elle
aurait voulu les mettre en garde contre tellement d’autres
choses encore ! Contre Dieu, en particulier. Elle n’avait pour-
tant parlé de lui à personne : ni à ses parents, qui la question-
naient sans cesse, ni à la tante Roseline, qui s’inquiétait de son
mutisme, ni au grand-oncle, qui l’aidait dans ses recherches.
Toute la famille savait qu’il s’était passé quelque chose dans
la cellule de Thorn – les moins renseignés croyant que c’était
Ophélie qui avait fait de la prison – mais personne n’avait
jamais obtenu d’elle le fin mot de cette histoire. Elle ne pouvait
pas le dire, pas après ce qu’elle avait découvert sur Dieu.
La Mère Hildegarde s’était tuée à cause de lui.
Le baron Melchior avait tué pour lui.
Thorn avait failli être tué par lui.
L’existence même de Dieu était une vérité dangereuse. Aussi
longtemps qu’il le faudrait, Ophélie en garderait le secret.
– Je sais que vous vous tracassez tous pour moi, déclara-t-elle

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