0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
11 vues15 pages

LA SCIENCE ORIGINE POUVOIR ET LIMITES EN SOINS INFIRMIER (15 Pages - 469 Ko)

Transféré par

monahpythagore
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
11 vues15 pages

LA SCIENCE ORIGINE POUVOIR ET LIMITES EN SOINS INFIRMIER (15 Pages - 469 Ko)

Transféré par

monahpythagore
Copyright
© © All Rights Reserved
Nous prenons très au sérieux les droits relatifs au contenu. Si vous pensez qu’il s’agit de votre contenu, signalez une atteinte au droit d’auteur ici.
Formats disponibles
Téléchargez aux formats PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Vous êtes sur la page 1/ 15





48 (67&(48(/$6&,(1&("'(/$3+,/2623+,(‚/$6&,(1&(/(6
25,*,1(6'(/$5$7,21$/,7‹02'(51(

3KLOLSSH)RQWDLQH

$VVRFLDWLRQGHUHFKHUFKHHQVRLQVLQILUPLHUV_m5HFKHUFKHHQVRLQVLQILUPLHUV}
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
1r_SDJHV¢

,661
$UWLFOHGLVSRQLEOHHQOLJQH¢O DGUHVVH

KWWSVZZZFDLUQLQIRUHYXHUHFKHUFKHHQVRLQVLQILUPLHUVSDJHKWP



'LVWULEXWLRQ«OHFWURQLTXH&DLUQLQIRSRXU$VVRFLDWLRQGHUHFKHUFKHHQVRLQVLQILUPLHUV
k$VVRFLDWLRQGHUHFKHUFKHHQVRLQVLQILUPLHUV7RXVGURLWVU«VHUY«VSRXUWRXVSD\V

/DUHSURGXFWLRQRXUHSU«VHQWDWLRQGHFHWDUWLFOHQRWDPPHQWSDUSKRWRFRSLHQ HVWDXWRULV«HTXHGDQVOHV
OLPLWHVGHVFRQGLWLRQVJ«Q«UDOHVG XWLOLVDWLRQGXVLWHRXOHFDV«FK«DQWGHVFRQGLWLRQVJ«Q«UDOHVGHOD
OLFHQFHVRXVFULWHSDUYRWUH«WDEOLVVHPHQW7RXWHDXWUHUHSURGXFWLRQRXUHSU«VHQWDWLRQHQWRXWRXSDUWLH
VRXVTXHOTXHIRUPHHWGHTXHOTXHPDQLªUHTXHFHVRLWHVWLQWHUGLWHVDXIDFFRUGSU«DODEOHHW«FULWGH
O «GLWHXUHQGHKRUVGHVFDVSU«YXVSDUODO«JLVODWLRQHQYLJXHXUHQ)UDQFH,OHVWSU«FLV«TXHVRQVWRFNDJH
GDQVXQHEDVHGHGRQQ«HVHVW«JDOHPHQWLQWHUGLW

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


RENCONTRE
QU’EST-CE QUE LA SCIENCE ?
DE LA PHILOSOPHIE À LA SCIENCE :
LES ORIGINES DE LA RATIONALITÉ MODERNE

Philippe FONTAINE
Agrégé de philosophie, Docteur es Lettres et Sciences Humaines, mention philosophie, Habilité à diri-
ger des recherches, Maître de conférences à l’Université de Rouen.

Mots clés : Philosophie, origine de la science, méthodologie des sciences humaines.

Commençons par un constat indiscutable: la science civilisations, que nous pourrions être tentés de qua-
domine aujourd’hui sans partage le champ du savoir. lifier de « scientifiques », n’ont jamais constitué un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
Cette domination est le résultat du progrès inin- corpus de connaissances structuré, reposant sur la
terrompu des sciences qui, à partir d’une origine mise en œuvre d’une méthode expérimentale
commune avec la philosophie, se sont progressive- unique, s’exprimant sous la forme d’un système for-
ment émancipées de la tutelle philosophique. Mais mel de lois mathématiquement énoncées. Comme
ce constat comporte déjà un paradoxe: nous arti- le note le philosophe Karl Jaspers : « La science
culons, au sein de la même proposition, le même moderne est un phénomène dont on chercherait en vain
terme, décliné tantôt au singulier, tantôt au pluriel; l’équivalent dans toute l’histoire de l’humanité; elle est
ce faisant, parlons-nous de la même chose? Et que propre à l’Occident. La Chine et l’Inde n’en ont connu
signifie une telle distinction entre la science, et les que de vagues prémisses ; quant à la Grèce, nous lui
sciences? L’unité même de la science ne se trouve- devons nombre d’idées géniales, mais qui sont restées
t-elle pas ainsi profondément remise en question? sans rapport entre elles et qui ne sont pas allées plus
Mais précisément, pouvons-nous encore, aujour- loin. En quelques siècles, en revanche, voici que
d’hui, parler de la Science? Nous ne pouvons espé- l’Occident a donné le signal de l’essor intellectuel, tech-
rer, semble-t-il, répondre à ces questions qu’en ten- nique et sociologique, entraînant toute l’humanité dans
tant de dégager ce qui fait l’essence même de la son sillage. Actuellement, ce mouvement connaît une
connaissance scientifique, ce qui ne se peut qu’au accélération démesurée. »1
prix d’une enquête d’abord « archéologique », c’est-
à-dire qui remonte aux origines de la pensée scien- Avant de prendre la mesure de cet avènement intel-
tifique. Seule une telle reconstitution des conditions lectuel sans précédent, précisons les termes de
mêmes de l’avènement du savoir scientifique pour notre sujet. Le terme de « science » est emprunté
la pensée sera de nature à en éclairer l’évolution et au latin scientia, signifiant la « connaissance », au sens
l’état présent. large, spécialement la « connaissance scientifique »,
prenant dès l’époque classique le sens du grec epis-
Une remarque préjudicielle s’impose: l’avènement témè, « savoir théorique ». La science désigne
de la science, au sens moderne du mot, constitue d’abord un savoir-faire procuré par les connais-
un événement proprement unique dans l’histoire sances jointes à l’habileté, puis dénotera, plus tard,
de l’humanité. Ce qui s’est instauré en quelques les connaissances acquises sur un objet d’étude plus
siècles seulement en Occident ne s’était jamais pro- délimité. La science, tant du point de vue théorique
duit nulle part, et les découvertes, émanant d’autres que théologique, désignera de plus en plus une

1 K. Jaspers, « Science et vérité, in: Essais philosophiques, Paris, Payot, 1970, p. 70. Le philosophe Hans-Georg Gadamer insiste à son tour
sur le caractère unique de cet événement dans l’histoire de l’humanité: « Quand il s’agit de science, écrit-il, la nécessité s’impose de
réfléchir à l’Europe, à l’unité de celle-ci, et à son rôle dans le dialogue mondial où nous entrons. De quelque manière qu’on veuille
décrire la science plus précisément, et aussi particulière que puisse être la science de l’homme, une chose est tout à fait indéniable: la
science qui s’est épanouie en Grèce constitue le trait distinctif de la culture mondiale issue de l’Europe. » H.G. Gadamer, L’Héritage de
l’Europe, tr. fr. Ph. Ivernel, Paris, Rivages, 1996, p. 93.

6 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008


RENCONTRE QU’EST-CE QUE LA SCIENCE ?
DE LA PHILOSOPHIE À LA SCIENCE :
LES ORIGINES DE LA RATIONALITÉ MODERNE

connaissance parfaite, précise, rigoureuse, de plus en plus Nous prenons pour réalité ce qui n’en est que l’appa-
soucieuse de formalisme (ce formalisme qui lui sera rence trompeuse, l’ombre portée. C’est donc à sortir
conféré, à l’époque moderne, par le recours généralisé à de la caverne (avec l’aide des philosophes) que nous
l’outil mathématique rendant possible une mise en équa- devons nous employer, dans un travail d’arrachement au
tion des méthodes et des résultats de la recherche). monde du corps et des choses qui ne peut connaître de
L’évolution sémantique du terme de « science » renvoie fin. Philosopher prend ainsi le sens d’« apprendre à mou-
à un certain nombre de moments décisifs dans l’histoire rir » (« mourir au corps », dit le Phédon, de Platon), c’est-
de la pensée occidentale, autant de « seuils d’émergence » à-dire apprendre à se libérer des tentations issues de
à partir desquels s’est progressivement forgée la menta- notre nature corporelle, de nos inclinations et de notre
lité scientifique moderne, toujours davantage renforcée sensibilité. Cette définition du projet philosophique,
dans le sentiment de son universalité par la succession rigoureusement identique, dans un premier temps, à
des succès théoriques et pratiques qu’elle ne cesse d’en- l’avènement du savoir scientifique, se maintiendra jus-
registrer, malgré quelques crises mémorables affectant qu’à l’époque moderne, puisqu’un penseur comme
ses fondements, à l’époque contemporaine. Descartes, au XVIIe siècle, définira encore la méthode
philosophique comme le fait d’« abducere mentem a sen-
sibus » (détacher son esprit des sens), dès lors qu’au-
cune connaissance fiable, c’est-à-dire indubitable, ne peut
SCIENCE ET PHILOSOPHIE: provenir du corps et des organes des sens. La science,
UNE ORIGINE COMMUNE c’est-à-dire la philosophie, se pose ainsi en rupture avec
l’ensemble des préjugés, des idées reçues, des opinions
reçues en notre « créance », dit Descartes, depuis notre
Dans un premier temps, la science se trouve purement prime enfance.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
et simplement assimilée à la philosophie, dans la mesure
même où cette dernière se veut recherche systéma- Pour autant, il est remarquable que la Grèce antique
tique de la vérité, ce qui implique une démarche de rup- n’ait pas développé de science, du moins au sens
ture avec l’opinion (doxa), c’est-à-dire l’ensemble des moderne de ce mot. Cette absence de constitution
« préjugés » qui nous tiennent lieu ordinairement de d’une véritable science constitue d’ailleurs une manière
pensée. La philosophie est la science, le savoir véritable d’énigme au sujet de laquelle les spécialistes de la pen-
et authentique (epistémè), par exemple chez les philo- sée grecque discutent à perte de vue. Pourquoi un
sophes grecs comme Platon ou Aristote, en tant qu’elle peuple aussi doué que le peuple Grec, entre le VIe et le
se donne pour projet d’atteindre le monde des Idées IVe siècle avant J.C. n’a-t-il pas été capable d’élaborer
éternelles, immuables, afin d’échapper au monde trom- un savoir scientifique qui fût à la hauteur de la spécula-
peur et corruptible des apparences, de l’illusion et de tion théorique qu’il a été par ailleurs capable de pro-
l’erreur. Tel est le sens de l’allégorie dite de la Caverne, duire dans de nombreux domaines (comme la philoso-
au livre VII de La République, de Platon. Les malheureux phie, mais aussi les mathématiques, par exemple) ?
prisonniers décrits par Platon se trouvent enchaînés,
pieds et mains liés, tournés vers le mur du fond de la Toutes sortes de réponses ont été apportées à cette
caverne, sur lequel se reflètent des ombres, produites question. Une chose est sûre, bien résumée par l’émi-
par des personnages qui, à l’extérieur, passent devant nent helléniste qu’est Jean-Pierre Vernant ; selon lui, la
l’ouverture de la grotte, et portent sur leurs épaules philosophie s’est efforcée d’élaborer ses concepts, d’édi-
des figurines représentant toutes sortes d’animaux ou fier une logique, et de construire sa propre rationalité :
autres personnages. Ces prisonniers entravés ne peu- « Mais, dans cette tâche elle ne s’est pas beaucoup rap-
vent alors que confondre les ombres portées sur le prochée du réel physique ; elle a peu emprunté à l’observa-
mur du fond de la caverne avec la véritable réalité, les tion des phénomènes naturels; elle n’a pas fait d’expérience.
« modèles » portés par les personnages évoluant à La notion même d’expérimentation lui est demeurée étran-
l’extérieur. gère. Elle a édifié une mathématique sans chercher à l’uti-
liser dans l’exploration de la nature. »2
Ces prisonniers ne sont autres que nous-mêmes, ordi-
nairement esclaves de notre corps, de nos penchants, de J.P. Vernant estime, pour sa part, que la culture grecque
nos désirs sensibles, de notre fascination pour les choses classique a fait le choix de privilégier la réflexion sur l’ex-
du monde qui nous entoure. Nous ne comprenons pas périence sociale et politique (ce n’est pas un hasard si les
d’emblée que le monde sensible, le monde de la percep- Grecs « inventent » la démocratie en même temps que
tion dans lequel nous baignons n’est que le royaume des la philosophie), parce qu’ils n’ont cessé de considérer la
ombres, un monde de simulacres, d’apparences et de vie publique comme le couronnement de l’activité
faux-semblants. humaine. L’homme, comme le dira Aristote, se définit

2
J.P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1969, p. 133.

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008 7


comme « animal politique » autant qu’« animal raison-
nable »; c’est dire qu’il ne se sépare pas du citoyen. Cette conception de la nature comme « à exploiter »
Pour cette raison, la pensée politique, et la réflexion n’apparaîtra qu’à l’époque moderne, pour rendre pos-
sur l’organisation des rapports entre les hommes au sible, précisément, le développement de la science et
sein de la Cité, l’a emporté décidément sur la pensée de la technique désormais libérées de toute crainte
scientifique appliquée aux phénomènes de la nature. superstitieuse et de toute déférence à l’égard de la
Comme le dit encore J.P. Vernant : « Pour la pensée nature. La conception grecque de la science fut d’abord
grecque, si le monde social doit être soumis au nombre et « désintéressée », dans la mesure où elle n’était nulle-
à la mesure, la nature représente plutôt le domaine de l’à- ment conçue comme un instrument susceptible de
peu-près auquel ne s’appliquent ni calcul exact ni raisonne- nous rendre maîtres de la nature et de nous l’appro-
ment rigoureux. La raison grecque ne s’est pas tant formée prier; se refusant à toute intervention dans le cours
dans le commerce humain avec les choses que dans les rela- de la nature, elle ne se proposait pas de dominer, mais
tions des hommes entre eux. Elle s’est moins développée à cherchait essentiellement à comprendre. C’est pour-
travers les techniques qui opèrent sur le monde que par quoi elle fut étrangère à toute idée d’expérimentation,
celles qui donnent prise sur autrui et dont le langage est au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire
l’instrument commun: l’art du politique, du rhéteur, du pro- comme recherche active de facteurs cachés mesu-
fesseur. La raison grecque, c’est celle qui, de façon positive, rables, et par là susceptibles d’une description en
réfléchie, méthodique, permet d’agir sur les hommes, non termes mathématiques. La science fut d’abord theoria,
de transformer la nature. » 3 pure contemplation, et non praxis.

A cette négligence de la civilisation grecque par rap- La philosophie grecque, et singulièrement la pensée
port à la science s’ajoute logiquement celle qui porte d’Aristote, se transmettra et se maintiendra, pendant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
sur la technique; un autre exégète parle à ce sujet d’un les premiers siècles de notre ère, comme une sorte
« blocage mental » lié à un certain nombre de caté- d’encyclopédie, à laquelle les lettrés ne cesseront de
gories mentales qui auraient empêché les Grecs de faire appel. Indéfiniment lu et commenté, Aristote
développer un machinisme, pourtant possible dès constitue la référence absolue pendant toute cette
l’Antiquité. Cet auteur estime que plusieurs facteurs période ; ce corpus monumental diffusera dans les
peuvent rendre compte de cette déficience : le pre- mondes intellectuels divers qui se sont succédés : le
mier réside dans l’abondance de la main-d’œuvre ser- grec, le latin, le byzantin, l’islamique, et finalement dans
vile, qui rend inutile la construction de machines l’univers chrétien médiéval. La pensée d’Aristote pren-
(même si l’argument se retourne, formant un cercle dra ainsi la figure et le rôle du Système par excellence,
dont l’antiquité ne parvint pas à sortir, car, à son tour, verrouillant pour les siècles à venir tout l’acquis du
l’absence des machines fait que l’on ne peut se passer savoir. Les théologiens chrétiens s’efforceront même
d’esclaves). de concilier la philosophie aristotélicienne et la dog-
matique biblique, non sans aménagements souvent
Ce n’est pas tout: l’existence de l’esclavage « entraîne laborieux de la métaphysique du Stagirite.
une hiérarchie particulière des valeurs, provoquant le
mépris du travail manuel, et il en résulta qu’en Grèce, les Si la grande opposition entre les professions libérales,
arts mécaniques s’opposent, comme serviles, aux arts libé- serviles et mécaniques, et le loisir contemplatif, l’art, la
raux, et les hommes libres refusent de les pratiquer. »4 nature, subsisteront pendant plusieurs siècles, au début
L’opposition du servile et du libéral se prolonge par de notre ère, il reste qu’un courant contraire se forme
celle de la science et de la technique, et seule une acti- bientôt, qui réhabilite progressivement ce qui est méca-
vité purement « contemplative », c’est-à-dire philo- nique. Les ordres travailleurs se détournent de la
sophique (et se confondant totalement, à cette contemplation pure, créent des ateliers. L’art lui-même
époque, avec la « science ») peut convenir à un change de sens : les chefs-d’œuvre des artisans du
homme libre. Il faut ajouter à ces facteurs décisifs l’idée Moyen Âge imposent le respect, quel que soit le carac-
présente dans la philosophie grecque, et selon laquelle tère empirique des procédés utilisés. Les corporations
la nature s’oppose à l’art, qui s’efforce de l’imiter, mais s’organisent, réglementant et contrôlant la production,
en vain, pour ne réussir qu’à la contrefaire grossière- créant l’ordre des maîtres et des compagnons ; pro-
ment. La nature ne peut, du reste, que faire l’objet fessions libérales et professions mécaniques se rap-
d’une activité de contemplation, sans jamais se prêter prochent. C’est le début des grandes inventions, qui
à une quelconque utilisation instrumentale visant à en permettent au XIVe et au XVe siècles de recourir, dans
faire une ressource inépuisable de matériaux ou de une plus large mesure, aux machines, à la force du vent
matières premières. ou de l’eau.

3
J.P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, op. cit., p. 133.
4
P.M. Schuhl, Machinisme et philosophie, Paris, PUF, 1969, p. 33-34.

8 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008


QU’EST-CE QUE LA SCIENCE ?
DE LA PHILOSOPHIE À LA SCIENCE :
LES ORIGINES DE LA RATIONALITÉ MODERNE

La science pénètre peu à peu à l’intérieur de ces pra- Cette fusion débuta au cours du XVIIe siècle et devint
tiques purement empiriques, et se définit de plus en un phénomène universel vers la fin du XVIIIe siècle.
plus comme connaissance de la nature et de ses lois, L’industrie moderne ainsi que la science qu’elle pré-
ce qui permet de ne plus seulement la subir, en suppose ont commencé, à cette époque, à réaliser le
accepter l’inévitable nécessité (ce qui était le point rêve de domination de la nature exprimé par
de vue des Anciens), mais de la transformer, de l’uti- Descartes. Mais si l’on se demandait, à cet égard, pour-
liser, (c’est-à-dire, selon le mot de Bacon, « com- quoi cette fusion n’avait pas eu lieu plus tôt, puisque
mander à la nature en lui obéissant »). L’idée s’impose techniciens et savants étaient depuis longtemps pré-
de plus en plus que le savoir donne le pouvoir. sents ensemble dans les villes, une réponse s’impose,
L’époque des grandes découvertes et des grands qui tient à la situation politique de l’Europe occidentale:
voyages d’exploration, de la découverte d’un cette dernière comprenait un grand nombre
Nouveau Monde est aussi celle d’un Nouveau Monde d’États indépendants d’un degré de richesse et de puis-
intellectuel. sance similaire, et qui, individuellement, portaient un
intérêt prioritaire à la défense de leurs frontières, voire
à l’agrandissement de leur territoire.

LE « TOURNANT » DE LA SCIENCE Dès lors, les questions techniques devaient jouer un


MODERNE rôle décisif dans la lutte incessante qui se livrait entre
égaux. De ce fait, l’ingénieur (c’est là sa première défi-
nition) est d’abord celui qui fait les plans des machines
C’est la conception « désintéressée » de la science ou ouvrages militaires et les construit. La technologie,
conçue par la philosophie grecque qui survécut jus- à la différence des techniques empiriques, vint au
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
qu’à la naissance de la science moderne, et dut lente- monde parce que les princes avaient besoin de tech-
ment laisser la place à une toute autre compréhension niciens et d’argent - sous Louis XIV, le système mer-
des rapports entre théorie et pratique, c’est-à-dire cantiliste de Colbert fit importer des industries
science pure et science appliquée. Mais ce retourne- entières, - de machines de siège, de routes, de canaux.
ment idéologique fut progressif. Galilée, puis Descartes Les princes avaient soif de puissance, et en vinrent à
et Newton5 ont ainsi construit des instruments, mais, comprendre que le savoir la leur procurait.
bien que certaines de leurs créations se soient révé-
lées d’une grande utilité technique, elles n’ont pas A ce moment, science et philosophie sont encore assi-
d’abord été conçues ni réalisées en vue de leur utilité milées dans une large mesure, et la « méthode » pro-
extra-scientifique. Mais un autre courant cheminait posée par Descartes dans son Discours de la méthode, en
depuis le Moyen Âge, visant à inventer des moyens 1637, peut porter en sous-titre: « pour bien conduire
permettant de mettre en œuvre l’énergie non sa raison et chercher la vérité dans les sciences ». La
humaine, ou d’utiliser au mieux la force animale, philosophie, c’est-à-dire la science s’oppose à l’opinion
moyens et méthodes d’une efficience jamais atteinte comme la vérité, universelle et nécessaire, s’oppose à
dans l’Antiquité. Les transports avaient été transfor- l’idée reçue, particulière et contingente. L’objectivité du
més, des industries créées qui dépendaient des sources savoir scientifique veut se substituer à la subjectivité de
d’énergie dont les Grecs et les Romains avaient cer- l’opinion, indémontrable et indémontrée, arbitraire et
tainement connu l’existence, mais qu’ils n’avaient pas gratuite. La science s’oppose ainsi à la religion (qui se
appris à domestiquer. réfère à une « vérité révélée », c’est-à-dire à un
« dogme »), et à tout autre « savoir » incapable de se
A l’époque de la Renaissance, les savants prirent fonder en raison. La science désignera de plus en plus
connaissance des inventions, même s’ils n’étaient pas l’ensemble des connaissances bien fondées (parce que
eux-mêmes des inventeurs, et les machines devinrent reposant sur des démonstrations, comme dans les
pour eux des objets d’étude. La pratique commença sciences logico-mathématiques, qualifiées d’hypothético-
à agir sur la théorie en construisant ce qui, une fois déductives, ou sur des preuves, comme dans les sciences
créé, devenait dès lors problème pour la science, et expérimentales).
celle-ci, en résolvant les problèmes ainsi venus au
jour, offrit à l’ingénieur la possibilité de calculer, avant C’est bien cette opposition massive et sans conces-
même de mettre ses machines en fabrication, ce sion entre savoir objectif et opinion subjective qui
qu’on pouvait en attendre et les conditions d’un bon ne cessera désormais de commander toute l’histoire
fonctionnement. future des rapports entre le savoir à prétention

5Galilée (1564-1642); Descartes (1596-1650); Newton (1642-1727).


6Hegel écrit: « Dans tous mes travaux philosophiques, passés et présents, je n’ai jamais eu d’autre visée que la connaissance scientifique de la
vérité. » Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Préface à la seconde édition, tr. fr. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1970, p. 51.

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008 9


scientifique et tout autre type de connaissance, ou SCIENCE ET RELIGION
de démarche intellectuelle enracinée dans la subjec-
tivité du sujet pensant ou créateur. Science et philo- Mais la distinction entre vérité et opinion, pour impor-
sophie seront encore assimilées au XVIIIe siècle, où tante qu’elle soit, ne suffit pas à comprendre les raisons
ces deux termes sont équivalents pour les philo- de l’avènement de la science à l’époque moderne.
sophes allemands que sont Fichte (1762-1814) et D’autres facteurs doivent être pris en compte. Ainsi, le
Hegel6 (1770-1831). passage de la culture grecque à la culture chrétienne a
Pour Spencer (1820-1903) encore, la philosophie est constitué en lui-même, pour des raisons idéologiques,
la connaissance totalement unifiée alors que le champ un facteur favorisant l’apparition et le développement
d’application de la science est partiel, à proportion de d’une nouvelle attitude intellectuelle de l’homme dans
l’« objet » qu’elle se donne. son observation de la nature. En effet, si la philosophie
grecque conçoit bien le cosmos (c’est-à-dire l’ensemble
L’opposition entre science et opinion, qui prend nais- de l’univers) comme une perfection rationnelle et éter-
sance chez Platon, repose sur la discrimination entre nelle, elle néglige ce qui relève du monde sensible, et qui
deux types de discours : la science tire sa valeur, en appartient au corps et à la sensibilité. La matière, par
tant que connaissance, du fait qu’elle constitue un exemple, ne lui semble pas digne d’être étudiée pour elle-
enchaînement de connaissances qui confère l’unité au même, dès lors que l’ascèse philosophique commande
savoir, tandis que l’opinion est, dans le meilleur des de s’élever du monde sensible, plongé dans le devenir,
cas, (même s’il lui arrive, par hasard, de toucher au au monde intelligible des Idées éternelles et immuables.
vrai, comme c’est le cas de ce que Platon appelait Cela signifie que, comme le remarque Karl Jaspers, « les
l’« opinion droite »), fragmentaire et partielle. La Grecs n’éprouvaient pas notre intérêt passionné pour toute
science se veut recherche des causes et des premiers réalité, quelle qu’elle soit. » Or, le christianisme va contri-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
principes, et c’est à ce titre qu’elle peut légitimement buer à l’avènement d’une conscience de soi plus vive,
prétendre à la mission d’unifier la totalité du savoir. chez l’homme, dans son rapport à la réalité tout entière,
Aristote définit ainsi la science comme la connaissance sans restriction. La « vive conscience » de soi, de
des causes7 et des principes, si bien qu’elle ne peut l’homme dans son rapport à Dieu, dans son rapport à
s’acquérir par la sensation (comme Platon l’avait déjà lui-même et aux autres, ou encore à la nature, a une ori-
montré dans son dialogue Le Théétète8), car celle-ci ne gine biblique; l’essentiel est en tout cas que cette « vive
porte pas sur l’universel, et est subjective et arbitraire. conscience » produit chez l’homme un intérêt passionné
La sensation est toujours changeante et elle n’atteint pour tout ce qui existe, sans exception.
pas l’être. Elle ne peut donc nous conduire au savoir,
qui ne peut s’acquérir que par la connaissance des Comme l’explique bien K. Jaspers: « Si je me trouve face
causes ; or celles-ci ne sont atteintes que par une à Dieu, et que le monde ne soit pour moi qu’un séjour pas-
démonstration rationnelle qui s’appuie sur des notions sager, mais, par là même, une création de Dieu, il s’ensuit
universelles. que, d’une part, il est une réalité de second rang, qui ne s’ex-
plique pas par elle-même et n’est pas éternelle, mais d’autre
La science est connaissance démonstrative des causes part, qu’il est bon, puisque créé par Dieu. Ainsi, tout ce qui
et, par là même, universelle et nécessaire. C’est la existe mérite d’être étudié. Rien, ni les choses infimes, ni
raison pour laquelle Aristote affirmera qu’il n’y a de les choses démesurées, ni les choses toutes proches de
science que du général. Le critère de démarcation de nous, ni celles qui sont les plus lointaines et étrangères, rien
la science vis-à-vis de tout autre discours est bien ne doit rester caché ni tu, rien n’est un secret intangible.
celui de l’universel et de la causalité. Le nom de Le monde finira par se livrer à notre besoin de précision, à
science se trouve ainsi réservé, chez les philosophes notre réflexion sur tout ce qui existe: la main se portera
grecs, au degré ultime du parcours cognitif : c’est que sur tous les objets, nos sens les percevront, et nous en pren-
la science ne se conçoit que comme la fin de toute drons connaissance. Si Dieu est, c’en est fait de tous les
connaissance, lorsqu’elle se réalise dans un rapport démons, de la magie, des puissances cosmiques et des
authentique à l’Être. Cette détermination de la vénérations injustifiées. »9
science comme savoir universel absolument fondé
perdurera tout au long de l’histoire de la philosophie Ce n’est pas un moindre paradoxe, on le voit, que
occidentale. l’avènement du christianisme ait ainsi constitué un fac-

7
Aristote, Seconds Analytiques, I, 2, 71 b9: « Nous estimons posséder la science d’une chose d’une manière absolue (...) quand nous croyons
que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu’en outre il n’est pas pos-
sible que la chose soit autre qu’elle n’est. »
8 Platon, Théétète, 151 b-187 b, où il est démontré que la science ne se confond pas avec la sensation, ni avec l’opinion vraie (187 b-201 d), ni

avec l’opinion vraie accompagnée de raison (201-210 a).


9 K. K Jaspers, Essais philosophiques, op. cit. p. 71.

10 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008


QU’EST-CE QUE LA SCIENCE ?
DE LA PHILOSOPHIE À LA SCIENCE :
LES ORIGINES DE LA RATIONALITÉ MODERNE

teur favorable à l’émergence d’une nouvelle disposi- Au fur et à mesure de son histoire mouvementée, la
tion intellectuelle constituée par un intérêt rationnel science a dû répondre à une interrogation récurrente
porté à l’étude scientifique des phénomènes naturels. sur la question du critère susceptible de décider du
Pour autant, il reste vrai que, dans un premier temps, caractère de scientificité d’un savoir donné.
la science, du fait de sa confusion, à cette époque, avec C’est là le problème de la démarcation entre science
la philosophie, a pu un moment se faire servante de et non-science, qui permet, par exemple, à Kant10 de
la foi, à l’époque médiévale, fondée en révélation et en contester à la métaphysique, au XVIIIe siècle, le titre
sources d’autorité diverses (la Bible, bien sûr, mais de science. Ce problème est repris aujourd’hui par
aussi la philosophie d’Aristote, à partir du XIVe siècle), Popper11, qui s’efforce d’établir un critère méthodo-
mais la nouvelle attitude intellectuelle que le christia- logique de démarcation des différents types de
nisme a contribué à promouvoir, eut pour consé- savoirs. Popper montre ainsi que le propre du savoir
quence que cette disposition, qui commence à res- scientifique est de respecter la condition de « falsi-
sembler à la science moderne, prend un autre visage, fiabilité »: pour qu’une théorie soit reconnue comme
à la Renaissance, avec une prééminence accusée de scientifique, il convient qu’elle possède ce caractère
deux types de savoir: le droit et les mathématiques. distinctif qu’est la falsifiabilité: une théorie n’est scien-
tifique que si ses énoncés sont susceptibles d’être
C’est à ce moment que la science commence à se pla- soumis à des protocoles d’expérimentation capables
cer sous l’autorité du raisonnement formel emprunté d’en montrer la vérité ou la fausseté. Une théorie
aux mathématiques et sur l’expérimentation, c’est-à- doit pouvoir être réfutée par l’expérience. Cette
dire l’observation et l’expérience contrôlée. Il est inté- condition emporte avec elle un certain nombre de
ressant de constater que c’est aussi à cette époque déci- caractères définitionnels du savoir scientifique : les
sive que le souci « moral » apparaît, pour la première énoncés scientifiques ne peuvent concerner que des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
fois, dans le rapport à une science prétendant à la neu- événements réguliers et reproductibles, se prêtant
tralité axiologique; on se souvient du célèbre « science ainsi à une vérification par des tests expérimentaux,
sans conscience n’est que ruine de l’âme », énoncé par tests susceptibles d’être diligentés par tout un chacun.
Rabelais. Le XVIIe siècle prend une importance décisive La vérité scientifique ne saurait échapper au principe
avec la rupture décidée de la science et de la théologie, de la fondation intersubjective qui lui confère préci-
comme on le voit chez Francis Bacon, ou encore chez sément son objectivité.
Descartes, mettant en avant la notion même de méthode
(Discours de la Méthode, publié en 1637). Pour autant, aucun énoncé ne peut se poser comme
dernier, comme ultime conclusion, au point de se trou-
ver exonéré d’avoir à se justifier; il n’y a pas d’énon-
cés qui ne puissent en principe être réfutés par la fal-
LA SCIENCE COMME MÉTHODE sification de certaines des conclusions que l’on peut
en déduire. Tout énoncé n’est sans doute pas soumis
en fait à des tests, mais doit en tout cas pouvoir l’être
Le formalisme du terme de science se durcira encore en droit. La science ne comporte ainsi aucun énoncé
au XVIIIe siècle où, en un sens, il prend sa physiono- qui ne relève pas, d’une manière ou d’une autre, d’une
mie définitive, et qui est encore la nôtre aujourd’hui: vérification expérimentale au moins possible.
la science désigne alors une connaissance universelle,
nécessaire et vérifiable, exprimée par des lois. Le Cette prévalence absolue du modèle physico-mathéma-
scientifique a pour tâche de mettre au jour les lois tique n’a pas été sans conséquences. Le problème majeur
régissant les phénomènes de la nature; ces lois n’ex- de notre temps tient ainsi au fait que la physique est deve-
priment rien d’autre que des rapports universels et nue l’archétype de toute science vraie, archétype que
nécessaires entre deux phénomènes. Attaché à exhi- copient toutes les sciences (et technologies), c’est-à-dire
ber, autant que faire se peut, les lois de la nature, le de tout « savoir » digne de ce nom. Il en résulte que
scientifique défère, malgré qu’il en ait, au mot d’ordre toutes les disciplines (et, comme nous le verrons, c’est le
proclamé par Descartes, selon lequel l’homme cas des sciences « humaines ») forment le projet de deve-
moderne devait se vouloir rendre, par le développe- nir « exactes », « objectives », ce qui signifie qu’elles se
ment indéfini de la science, « comme maître et pos- veulent, selon la formule de Max Weber, « libres de toute
sesseur de la nature ». considération de valeur »12. Elles aspirent à l’objectivité,

10 Emmanuel Kant (1724-1804).


11 K. Popper, La Logique de la découverte scientifique, tr. fr. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Paris, Payot, 1973.
12
M. Weber, Le savant et le politique, tr. fr. J. Freund, Paris, Plon, 1959. Mais Max Weber ajoute aussitôt: « Nous avons déjà dit qu’il n’existe pas
de science entièrement exempte de présuppositions et qu’aucune science ne peut apporter la preuve de sa valeur à qui rejette ses présuppo-
sitions. » op. cit., p. 93.

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008 11


parce que celle-ci se donne comme la seule voie per- LA SCIENCE ET LE PROBLÈME
mettant d’atteindre la maîtrise, cette maîtrise que la phy- DES VALEURS
sique a réalisée, au moins partiellement, dans son
domaine. Et la maîtrise que toutes ces sciences s’effor- La science moderne est objective, et se veut théorie
cent d’obtenir est le contrôle de l’histoire; c’est ainsi que pure. Elle a hérité de l’idée grecque de la vérité comme
nous devenons de plus en plus capables, du moins le système de discours cohérent, mais avec une impor-
croyons-nous, de soumettre à l’analyse les conjonctures tante modification : elle n’a pas retenu l’idée que la
économiques, sociales, stratégiques, d’en prévoir les connaissance du monde conduit l’homme à la connais-
conséquences, de découvrir les conditions nécessaires de sance de lui-même en lui indiquant la meilleure manière
la réussite, en un mot, de diriger le cours des événements. de vivre. Car réfléchir sur la meilleure manière de vivre,
ce n’est plus seulement considérer des faits, c’est-à-
Aussi, n’est-il pas surprenant que l’opinion soit frappée dire ce qui est, mais définir ce qui doit être (et qu’on
par les résultats déjà obtenus ou prévisibles. C’est ce appelle des « valeurs », ce qui « vaut » absolument, et
constat qui fait le prestige de la science aux yeux du dont la mise en œuvre s’impose à ma pratique). La
plus grand nombre, et sur lequel repose la foi en la pos- valeur n’est pas un fait, mais, ce qui est tout autre
sibilité d’un progrès indéfini de l’espèce humaine dans chose, une exigence de réalisation. Par exemple, si j’ai
l’ordre de la connaissance. le malheur de vivre dans un pays totalitaire, la liberté,
dont je suis privé (liberté de pensée, d’opinion, d’ex-
Mais un problème surgit alors: pouvons-nous nous satis- pression, politique, religieuse, etc.), constitue alors
faire d’un programme qui consiste à viser la maîtrise sur pour moi une valeur fondamentale, qui va être une
la nature pour la maîtrise, le pouvoir pour le pouvoir? sorte d’idée-guide orientant et finalisant mon action
Ce pouvoir, que la science nous octroie, se suffit-il à lui- de résistance à l’oppression.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
même, ou bien n’a-t-il de sens que dans la mesure où il
se met au service de projets que l’homme se donne dans Cet exemple montre bien que si la valeur n’est pas une
le souci de conférer un sens à son existence? La science réalité constituée, une sorte de chose physique réel-
ne peut-elle que viser à acquérir la maîtrise totale sur la lement présente, là, devant moi, elle n’en a que plus
nature et sur l’histoire? Le risque existe aujourd’hui, nul d’importance, puisque ce qui compte n’est pas ce qui
n’en doute, que notre civilisation, laissée à son propre est déjà réalisé, mais ce qui reste à faire, ce qui est de
mouvement, aille vers la maîtrise pour l’amour de la maî- l’ordre du projet. L’importance de la valeur (le bien, le
trise, sans nous dire, avec une objectivité scientifique et beau, le préférable, le juste, l’utile, etc.) est telle qu’au-
libre de toute considération de valeurs, lesquelles valeurs, cune action ne peut s’en passer; car toute action est
précisément, devraient nous guider dans l’emploi de cette transformation de ce qui est en vue de ce qui doit être.
maîtrise. La science ne peut se donner comme objet que Aucun de nos faits et gestes ne serait concevable s’il ne
ce qui se prête, quelle que soit la procédure utilisée, à la répondait pas, directement ou indirectement, à la sol-
quantification et à la mesure. licitation ou à l’inspiration d’une valeur. Tout ce que
nous faisons n’est compréhensible qu’en référence à
Or, le philosophe Edmund Husserl a procédé à une cri- un certain système de valeurs que nous nous sommes
tique en règle de la prétention de la science à régler librement donnés, ou par rapport auquel, pour le
l’ensemble de notre vie quotidienne, et à fournir à moins, nous nous sommes librement situés.
l’homme une représentation globale du monde dans
lequel il se trouve. Le sujet, estime-t-il, peut, à bon Dans ces conditions, on mesure le problème posé par
droit, ne pas se reconnaître dans l’édifice logico-mathé- la science, dans sa prétention à faire abstraction de
matique que la science moderne substitue au monde toute considération de valeur. On peut, à ce sujet,
de son existence quotidienne. Après tout, il existe bien commencer par observer que l’affirmation selon
d’autres manières de se rapporter au monde et aux laquelle la science est « désintéressée » pose problème,
autres que le modèle mathématique, fondé sur la pré- puisque précisément le pur chercheur trouve ses tra-
valence absolue du mesurable; car tout est-il « mesu- vaux suprêmement intéressants et leur accorde la plus
rable » ? Comme le remarque de son côté Pierre grande valeur (sans doute au nom de la valeur accor-
Legendre: « Telle qu’elle s’est construite, la démarche dée à la volonté de vérité, et au désir de faire pro-
scientifique décrypte un monde à sa portée, les mes- gresser les connaissances, tout cela pour le plus grand
sages physico-chimiques par exemple; elle ne peut envi- bien de l’humanité ; mais ces motivations ne consti-
sager les montages de la vie de la représentation sans tuent-elles pas en elles-mêmes de pures « valeurs »,
finalement perdre pied, là où le mesurable n’a plus par hasard?). Dire d’une chose qu’elle est en elle-même
cours. Dans ces conditions, la question de l’interlocu- digne d’intérêt ou désirable, c’est assurément énon-
tion entre l’homme et le monde demeure en suspens. »13 cer un jugement de valeur. Il y a donc là une première

13 P. Legendre, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 138.

12 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008


QU’EST-CE QUE LA SCIENCE ?
DE LA PHILOSOPHIE À LA SCIENCE :
LES ORIGINES DE LA RATIONALITÉ MODERNE

contradiction dans le projet de la science, dès lors qu’il cun à toutes ces questions, sans que sa compétence
se veut « désintéressé ». En vérité, nous l’avons dit, scientifique le rendre plus capable qu’aucun autre
toute activité humaine renvoie à des valeurs et s’ap- homme d’y répondre. Ce que nous découvrons, c’est
puie sur elles, et on ne voit pas comment l’activité que la science et la cohérence sont incapables de jus-
scientifique ferait exception à cette règle. tifier les valeurs fondamentales, aussi bien qu’elles-
mêmes, de prouver leur propre nécessité (nous
Mais il y a évidemment plus grave, dans cette préten- avons déjà évoqué cette contradiction : ayant renié
tion de la science à vouloir ne considérer que des par principe toute considération de valeur, c’est la
« faits », rien d’autre que des faits; c’est qu’on risque valeur même de la science que celle-ci se retrouve
de produire ce que le philosophe Husserl appelle une incapable de prouver !).
« humanité de fait », c’est-à-dire une humanité déshu-
manisée, froide, insensible, dépourvue de toute émo- Résumons: « La science est libre de toute considé-
tion, et, ce qui est infiniment plus grave encore, inca- ration de valeur ; bien qu’elle repose sur des
pable de distinguer entre le bien et le mal, le juste et valeurs, parmi lesquelles, le paradoxe mérite
l’injuste, le désirable et l’indésirable, etc. Comment d’être relevé, figure aux toutes premières places
s’étonner alors que la recherche scientifique res- l’exclusion des jugements de valeur: et la vie est
semble de plus en plus à un avion sans pilote, lancé dirigée par des valeurs. La science a informé
dans une course aveugle et effrénée à la mise au point notre environnement naturel et social et conti-
de nouvelles techniques toujours plus « perfor- nue de le faire; elle a rendu possible la maîtrise
mantes », le tout dans l’absence totale de considéra- sur la nature et sur l’histoire », mais « la science
tion de ce qui est bien ou mal, souhaitable ou à évi- n’a aucun moyen pour nous dire ce que nous
ter absolument? devons faire de cette maîtrise, ni si elle est bonne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
ou mauvaise. S’il y avait une réponse, elle établi-
Le problème est que, comme les philosophes grecs rait enfin l’unité; mais de toute manière elle ne
nous l’ont appris il y a 2 500 ans, l’existence de serait pas donnée par la science. »14 La science ne
l’homme ne tient pas simplement à sa survie biolo- peut se prononcer que pour ce qui concerne le domaine
gique, par la satisfaction des besoins élémentaires qui de l’objectivité; mais elle échoue à justifier le choix qu’elle
lui permettent de se maintenir en vie (manger, boire, constitue en elle-même et par elle-même. Le philosophe
respirer, se reproduire), mais bien plutôt à la quête Michel Henry peut ainsi mettre en lumière la contradic-
d’un sens, d’une finalité, d’un « Souverain Bien », seuls tion qui ronge de l’intérieur la posture du scientifique,
capables de faire de sa vie quelque chose de sensé. En dès lors que, feignant de tenir pour rien la subjectivité, il
d’autres termes, l’existence de l’homme est suspen- n’en continue pas moins pour autant de vivre comme
due à des valeurs, sans lesquelles elle n’a elle-même, tout un chacun, c’est-à-dire suivant les injonctions de cette
pas de valeur ni de sens. Ainsi, tout homme doit-il subjectivité, précisément: « Le savant, écrit-il, est donc un
constamment faire, dans le simple déroulement de homme double, affirmant d’un côté que la vie, la vie subjec-
sa vie quotidienne, des choix, décider, entreprendre, tive individuelle, bref sa propre vie, n’est rien, rien qu’une appa-
tous actes qui requièrent et mobilisent des valeurs. rence en tout cas, une apparence sans vérité et sans valeur -
Or, devant cette quête incessante de valeur, la science et n’en continuant pas moins à vivre de cette vie qui n’est rien,
est muette, elle n’a rien à nous dire. Car elle ne peut à manger et à boire, à rire et à chanter et à coucher dans le
rien nous apprendre sur le sens ou le non-sens de lit des femmes. Semblable à Tartuffe, il dit une chose mais fait
notre vie; aussi l’homme qui souffre de ce que le sens le contraire. »15
a déserté son existence, qui est exposé à l’angoisse,
née d’une interrogation sur les fins ultimes de son Cette contradiction ne serait pas si grave, et même s’es-
existence, ne peut-il trouver aucun secours du côté tomperait, si seulement la science restait cantonnée
de la science. dans son strict domaine d’application légitime; dans le
cas contraire, il conviendrait de rappeler que la science,
Nous n’avons, en effet, aucune raison « scientifique » aujourd’hui moins que jamais, ne peut se penser en sys-
d’exercer tel métier ou tel autre, de décider de nous tème de sagesse: « l’opinion commune a tort lorsqu’elle
marier ou non, d’avoir des enfants ou non, de voit dans nos savants les successeurs des sages de jadis. Voir
prendre sa carte d’un parti ou d’un syndicat, de nous dans la science l’aune universelle à laquelle mesurer toutes
engager dans une association, ou encore, faut-il les valeurs est une idéologie non scientifique: quand un savant
l’ajouter, de croire en Dieu ou non. Le mathémati- répond à une question relevant du domaine des valeurs, il ne
cien lui-même, ou le physicien, lorsqu’il sort de son parle pas en tant qu’homme de science, mais en tant que
laboratoire, se trouve confronté comme tout un cha- simple croyant, en tant que citoyen, en tant que sujet moral,

14 E. Weil, Essais et conférences, t.1, Paris, Plon, 1970, p. 288.


15 M. Henry, La barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 115-116.

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008 13


même si sa formation peut - quelquefois - l’aider à être plus Car ces moyens ne sont, de fait, que des moyens,
conséquent et plus clairvoyant que ses voisins. »16 dont l’accumulation, par définition purement quanti-
Telle est l’imposture actuelle, qui consiste à interro- tative, ne saurait les transformer, comme par magie,
ger les savants sur des « questions de société », ques- en fins. Les moyens sont inutiles, et finissent par s’im-
tions qui se ramènent toujours, en dernière instance, poser dans leur désolante nudité, dès lors que
à des appréciations idéologiques, politiques, morales, manque le système des fins auxquelles ils devraient
religieuses, etc., pour lesquelles le scientifique, es être ordonnés. Rien ne sert finalement de savoir ou
qualités, n’a aucune compétence spécifique : « Le fait de pouvoir faire quelque chose, si nous ne savons pas
qu’on ne voit pas, ajoute E. Weil, c’est que les sciences pourquoi nous devrions le faire.
exactes, naturelles et sociales ont tout à voir avec la
connaissance, et rien à voir avec la compréhension du Tel est le tragique de la modernité: les fins manquent.
monde dans lequel nous vivons, et qu’ainsi elles ne peu- Michel Henry le dit avec force: « Comment, en dépit de
vent nous fournir de quoi justifier nos décisions fonda- cette accumulation de connaissances positives dont se pré-
mentales. »17 vaut notre époque, jamais en effet l’homme n’a su qui il
était. Ne convient-il pas alors, devant le vide de cette abs-
D’une manière générale, il ne faut pas craindre d’affir- traction grandissante, de faire retour à d’autres modes de
mer que la science nous est totalement inutile quand connaissance dans lesquels la vie se donne à elle-même sa
il s’agit de nous déterminer à agir, ou de savoir ce que propre réalité ? »18 La crise s’exprime parfois sourde-
nous devons faire de notre vie. C’est d’ailleurs la rai- ment, et surgit au cœur même de notre vie quoti-
son pour laquelle nous ne le savons pas plus que ne le dienne; ce sont alors des questions (et non des pro-
savaient Socrate, Platon ou Aristote, il y a de cela deux blèmes) qui surgissent. Si le problème se formule par la
mille cinq cent ans. A ce sujet, une remarque s’impose: question : « comment ? » (C’est-à-dire : « comment
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
beaucoup de ces philosophes ont proposé une œuvre faire? »), portant ainsi sur les moyens, la question, quant
de science, puisque science et philosophie n’étaient à elle, porte sur les fins et s’énonce : « Pourquoi ? »
pas encore dissociées. (« Pour quoi faire? Pour quel sens? »). Lorsque, comme
c’est le cas aujourd’hui, l’humanité se trouve confron-
Or, il va de soi que nous ne pouvons plus épouser la tée à une inquiétude dans la détermination de sa des-
cosmologie d’Aristote ou d’Epicure ; la science a pro- tinée, c’est que se trouve remise en cause la valeur de
gressé, si bien que l’œuvre scientifique de ces pen- nos valeurs.
seurs est périmée. Mais il n’en reste pas moins qu’en
matière de philosophie, d’éthique et de métaphy- C’est là ce que le philosophe Nietzsche appelle le
sique, Aristote et Epicure demeurent infiniment plus « nihilisme » moderne. Ce nihilisme peut avoir des
éclairants que Heisenberg ou Einstein. Tout simple- effets perturbateurs jusque dans notre existence pri-
ment parce que, au plan de la métaphysique, il n’y a vée: le vide de notre expérience, le sentiment d’ennui,
pas de progrès. Ce qui veut dire que les grands méta- la vanité de toutes choses s’imposent alors à nous,
physiciens sont par définition indépassables, alors que dans une évidence aveuglante. L’ensemble de nos
n’importe quel physicien d’il y a cent ans est dépassé actions nous apparaît alors comme dépourvu de la
par ses collègues d’aujourd’hui. La science du passé moindre valeur, dans l’intuition d’une « inquiétante
est une science dépassée. Toute grande philosophie est étrangeté ». Mais si les problèmes peuvent être pris en
indépassable. charge par la science, sans trop de dommages pour le
sujet singulier, il n’en va pas de même pour les ques-
Et c’est la croyance selon laquelle la science pourrait tions; car dans la question, le sujet lui-même est pris
répondre à nos questions existentielles, qui engagent par la question.
le sens même de notre existence, qui a engendré
paradoxalement une situation de crise sans précé- Portant sur un objet qui nous est extérieur, le pro-
dent. Cette crise tient, essentiellement, au sentiment blème appelle une solution technique, de l’ordre des
de non-sens qui frappe tant de nos contemporains, faits. Le problème pose une difficulté de fait qui ne
quand ils retournent leur regard sur leur propre exis- peut trouver solution qu’au niveau des faits étudiés
tence. Le drame de la modernité réside, tragique- par la science. Il n’y a de science que du fait, parce
ment, dans le développement exponentiel de la que la science transforme tout ce qu’elle approche
science, et donc de la technique, et de la croissance en « objet » ; elle doit « objectiver » ce qu’elle étu-
corrélative des moyens de destruction, parallèlement die, pour autant qu’elle prétende à l’« objectivité ».
à celle rendant possible la domination de la nature. Ce modèle est celui de l’« objectivation », dont il

16 E. Weil, Essais et conférences, t.1, op. cit., p. 285-296.


17
E. Weil, Essais et conférences, t.1, op. cit., p. 290.
18 M. Henry, La barbarie, op. cit., p. 152.

14 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008


QU’EST-CE QUE LA SCIENCE ?
DE LA PHILOSOPHIE À LA SCIENCE :
LES ORIGINES DE LA RATIONALITÉ MODERNE

apparaît bientôt qu’il ne peut s’appliquer à l’homme du bonheur de l’homme, et de la satisfaction qu’il
lui-même, en tant qu’il n’est précisément pas un peut retirer de son existence. Il est en effet douteux
« objet », mais un « sujet », c’est-à-dire une liberté, que le seul progrès des sciences suffise à apporter à
un être non pas « objectif », mais délibérément « sub- l’homme la satisfaction. Les sciences n’ont affaire qu’à
jectif », dont la liberté consiste à s’auto-déterminer cette dimension de la vie humaine qui se définit par
lui-même à agir et à être. le besoin. Le besoin renvoie à la sphère purement
biologique de la vie, dès lors que celle-ci cherche
Le développement exponentiel de la technique, dans seulement à se maintenir comme telle, c’est-à-dire
une société entièrement asservie à un impératif de lorsqu’elle n’est animée que par le seul souci de sa
rendement, constitue un mixte contradictoire de ratio- propre conservation. Tous les besoins, sans excep-
nalité et d’absence de raison; c’est qu’il faut rigoureu- tion, visent le maintien en vie de l’organisme, ce der-
sement distinguer le rationnel du raisonnable : alors nier n’ayant pour seule préoccupation que de per-
que le rationnel concerne le choix des moyens, le rai- sévérer dans son être.
sonnable vise la détermination des fins. Le rationnel,
c’est le calcul, la technicité, la pensée des moyens; le Ce sont ainsi les sciences qui permettent à l’homme de
raisonnable, c’est le sens qui rend content, la pensée satisfaire ses besoins, parce qu’elles aménagent le rap-
des fins, la vue du tout. Et si la science, malgré son suc- port de transformation que l’homme inflige à son
cès inouï, laisse l’homme contemporain insatisfait, c’est milieu, pour le lui rendre adéquat. Mais la question qui
qu’elle ne répond pas à la question du sens; mais ce surgit ici est: l’homme n’est-il qu’un être de besoin?
mutisme, nous l’avons vu, tient à l’essence même du En vérité, le besoin n’existe pour l’homme que dans
savoir scientifique, qui échoue à fonder, dans l’absolu, les « cas extrêmes », les « situations catastrophes », où
sa propre légitimité. l’homme est isolé par une terrible violence qui, détrui-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
sant ses conditions de vie habituelles, le réduit à l’exis-
En d’autres termes, nous tendons trop facilement à tence biologique (guerres, famines, catastrophes natu-
oublier que la science ne peut pas être le dernier mot, relles, etc.). Mais, loin de se réduire à sa dimension
ne serait-ce que parce que le dernier mot, c’est biologique brute, l’existence humaine est fondamen-
l’homme ; la science ne peut ni ne doit s’imposer à talement désir. Cela est si vrai qu’on peut montrer que
l’homme au-delà de ce que lui-même décide libre- chez l’homme, même le besoin est toujours « médié »
ment d’en faire, et faire de lui-même. La science, par l’Autre, c’est-à-dire par un autre désir, par l’Autre
avons-nous dit, est l’étude des faits ; mais l’homme comme désir.
n’est pas fait, il est « à faire ». L’homme n’est pas lui-
même un fait, il est celui qui « fait » les faits. Cela Le philosophe Hegel a magistralement montré que
signifie que l’homme se réalise dans un rapport libre toute conscience veut s’accomplir comme telle dans
aux faits. Ceux-ci n’ont aucun sens en eux-mêmes, la consécration de ce qu’elle est par les autres, à tra-
et seule la liberté humaine peut leur conférer une vers la « reconnaissance » qu’ils lui accordent (et
signification. Il existe ainsi une contradiction indé- Hegel pose comme une sorte de loi fondamentale
passable entre le principe même de la liberté, et le que toute conscience de soi veut être reconnue
système de conditionnement promu par l’approche comme conscience de soi par une autre conscience
scientifique du monde ; l’homme doit donc échapper de soi). C’est pourquoi tout désir est désir d’un autre
radicalement à la connaissance scientifique. La liberté désir.
n’est pas de l’ordre du donné, mais de l’ordre de ce
par quoi l’homme, en tant qu’être libre, s’oppose à Or c’est essentiellement sur la satisfaction des besoins
tout donné. que porte le projet de la science dans sa plus grande
généralité; et il n’est pas faux d’affirmer que, du moins
En effet, si l’homme est être de liberté, aucun dans les sociétés occidentales, la science a vaincu le
« donné » ne saurait le satisfaire ; un être libre ne besoin; mais c’est alors qu’elle met l’humanité en face
peut réaliser son concept, se réaliser lui-même dans du vide de son existence. Le progrès scientifique, et
sa définition, par le biais d’un donné, quel qu’il soit. surtout technique, engendre un effet pervers: « Notre
Rien de ce qui est seulement donné ne peut conten- société qui, pour la première fois dans l’histoire, peut mettre
ter l’homme, lui qui ne se réalise que dans la néga- au centre non la production du nécessaire, mais la consom-
tion de toute réalité donnée, déjà là, dans son opa- mation du superflu et qui doit d’abord être rendu souhai-
cité têtue et inerte. Une telle remarque, qui peut table avant d’être consommé pour être consommé, cette
sembler au passage bien abstraite, emporte pour- société apparaît comme révoltante: elle apparaît comme
tant une foule de conséquences concrètes; car il y va insensée…»19

19
E. Weil, Philosophie et réalité, Paris, Beauchesne, 1982, p. 360.

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008 15


C’est là un paradoxe : la satisfaction du besoin notre angoisse, ne cesse de nous confronter à de nou-
confronte la société au manque de fins, en sorte que velles interrogations sur le pouvoir de la science et de
le progrès matériel finit par découvrir au grand jour le la technique, pouvoir sur la nature, certes, mais aussi
« désenchantement » du monde, la désertification de pouvoir de destruction porté aujourd’hui à l’échelle de
l’existence de l’homme à l’époque de la modernité. La la planète: « Des sciences de la nature est sortie la tech-
communauté humaine ne peut trouver sa justification nique. Elle a tout d’abord été conforme à sa destination: elle
ultime que dans des projets qui transcendent la simple a libéré l’homme de ses difficultés, et elle a suscité de nou-
nécessité vitale et biologique: « Le vrai contenu de la vie veaux modes d’existence. Plus tard, elle est devenue ambi-
était le souci matériel; plus exactement, le besoin cachait guë, dès l’instant où elle a développé parallèlement les
le vide de l’existence. Il est naturel que le problème du chances de progrès et les risques de destruction. Pour finir,
besoin ait été attaqué en premier lieu. Mais le besoin vaincu, elle s’est pervertie, le jour où elle a fait de la production
l’absence de contenu positif de la vie s’est montré et le sacré d’objets une fin en soi. »22
qui y suppléait s’est révélé comme consolation d’une souf-
france qu’on n’accepte plus et que, en principe, on n’a plus
à accepter. Les hommes, sous l’aspect du besoin, sont deve-
nus libres; mais comme ils ne savent pas quoi faire de leur LES SCIENCES HUMAINES ET
liberté, la nouvelle forme de vie est insensée à leurs yeux. LE PROJET DE SCIENTIFICITÉ
Un certain universel est réalisé. Sa réalisation nous a mis
en face du vide. »20
L’avènement des sciences humaines a rendu plus per-
On ne saurait mieux décrire le sentiment de déses- ceptible encore un problème auquel la science était
pérance qui habite l’homme contemporain, confronté déjà confrontée depuis longtemps: celui de son unité :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
à la prolifération des objets de consommation dédiés tandis que Descartes ou les Encyclopédistes conce-
à la satisfaction de pseudo « besoins » de plus en plus vaient encore les sciences particulières comme les
artificiels, avec, à la clef, l’insatisfaction corrélative ramifications d’un unique tronc, la pensée contempo-
du désir le plus fondamental : l’aspiration à une vie raine parlerait davantage de sciences au pluriel, du fait
sensée. Cette désillusion sans cesse renaissante, de la diversité de leurs méthodes et de leurs objets.
éprouvée par l’homme contemporain devant l’ina-
nité des buts proposés par la société moderne, Ce phénomène s’est accentué du fait de la différen-
engendre une angoisse massive dont les psychiatres ciation, à partir du XIXe siècle, des sciences physiques,
et les psychologues sont amenés à dresser un tableau considérées comme exactes, par le recours, sous l’au-
clinique inquiétant. torité du principe méthodologique du déterminisme
strict, aux mathématiques et à l’expérimentation, et,
Sans en être à elle seule responsable, l’orientation tout d’autre part, des « sciences humaines », dont l’objet
uniment « scientifique », c’est-à-dire logico-mathé- d’étude n’est autre que l’homme lui-même, appré-
matique, de notre existence, assujettie, à l’époque de hendé sous différentes perspectives, (histoire, linguis-
la modernité, au règne sans partage du calcul et de la tique, ethnologie, anthropologie, psychologie, psy-
planification, semble, à tout le moins, incapable de chanalyse, économie, sociologie, philosophie, etc.).
conjurer cette angoisse, lorsqu’elle ne l’exacerbe pas. Mais cette extension du projet scientifique initial,
Michel Henry considère ainsi que le développement constitué d’abord par l’analyse des phénomènes natu-
illimité de la science, cette « fuite en avant » dont nous rels, à l’ensemble des faits humains, pose de redou-
venons de parler, qui correspond à un besoin irré- tables problèmes épistémologiques, par le fait que
pressible de dominer la nature, pourrait renvoyer, au- l’homme ne saurait être considéré comme un
delà du légitime besoin de connaître, expression de la « objet » comme les autres.
dimension rationnelle de l’homme, à une angoisse pro-
fonde : « il faut considérer, écrit-il, l’hyperdéveloppement Autant les sciences exactes peuvent appréhender leur
de la science moderne comme l’une des tentatives objet de l’extérieur, autant les sciences humaines ont
majeures par lesquelles l’humanité a entrepris de fuir son à le comprendre « de l’intérieur », par recours à une
angoisse. »21 « intuition » compréhensive. Ce qui pose la question:
sur le plan méthodologique, une science exacte des
Mais précisément, la science est-elle en mesure de comportements humains est-elle possible? Ajoutons
remplir cette mission? Sans doute pas, ne serait-ce que que si la réponse devait être positive, une autre inter-
parce que le « progrès » des sciences, loin d’apaiser rogation surgirait aussitôt: une telle « science » serait-

20 E. Weil, Philosophie et réalité, op. cit., p. 236.


21 M. Henry, La barbarie, op. cit., p. 128.
22 K. Jaspers, Essais philosophiques, op. cit., p. 74-75.

16 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008


QU’EST-CE QUE LA SCIENCE ?
DE LA PHILOSOPHIE À LA SCIENCE :
LES ORIGINES DE LA RATIONALITÉ MODERNE

elle souhaitable ? C’est là la question sensible de la l’homme est autre chose qu’un « objet », alors il reste
rationalité des conduites humaines, c’est-à-dire, celle inaccessible à l’emprise de la science, quelle qu’elle soit,
de la liberté du sujet à travers la connaissance de son y compris quand elle s’intitule « science de l’homme »,
action individuelle et collective. ou encore « science humaine ».

Sur le plan des valeurs, les sciences sociales préten- Husserl, qui rappelle ces vérités élémentaires, dresse
dent, elles aussi, être neutres : voulant ne porter que un réquisitoire sans complaisance à l’encontre des
des jugements de fait, elles récusent tout jugement dérives de l’idéologie de la science à l’époque de la
de valeur, selon la thèse du sociologue et philosophe modernité. L’accusation est sévère, dans la mesure où
allemand Max Weber à propos de la « neutralité axio- la domination de la science ne semble lui procurer
logique de la sociologie ». Mais toute prise de posi- aucune capacité à orienter l’homme dans les choix de
tion à l’égard de l’homme ne revient-elle pas implici- son existence; aussi peut-il écrire: « De simples sciences
tement à statuer sur les valeurs qui régissent son de fait forment une humanité de fait… Dans la détresse de
action ? Enfin, quelle est la finalité de l’étude de notre vie, cette science n’a rien à nous dire. Les questions
l’homme par l’homme, sinon le fait de lui permettre qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui
de forger son jugement, c’est-à-dire l’acte individuel sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour
de connaissance qui lui donne le moyen de se déci- une humanité abandonnée aux bouleversements du destin:
der en fonction de ce qui lui apparaît objectivement ce sont les questions qui portent sur le sens ou l’absence de
souhaitable ? sens de toute cette existence humaine. »23 Si la science ne
peut nous aider, c’est que les questions que l’homme se
De nombreux auteurs ont développé une critique de pose ne portent pas d’abord sur les lois régissant la
ce projet d’application des méthodes des sciences de chute des corps, ou sur le mécanisme de la fonction gly-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
la nature à l’homme, dans la mesure où il revient à cogénique du foie.
l’« objectiver », le « chosifier », le « réifier ». Si l’on
accepte la thèse philosophique selon laquelle Encore une fois, ces questions portent, non sur ce qui
l’homme est libre, c’est-à-dire non soumis à un déter- est, de l’ordre des « faits », mais sur ce qui doit être, de
minisme naturel strict, comme c’est le cas de l’ani- l’ordre du devoir-être, de la valeur, du sens. Se can-
mal soumis à l’instinct, alors son objectivation par le tonnant au domaine de la description et de l’explica-
procédé expérimental de la science se condamne à en tion des faits, la science ne peut que décrire ce qui lui
méconnaître l’essence profonde, liée à cette capacité apparaît dans le cadre des protocoles expérimentaux
de soumettre sa conduite à l’arbitrage de sa raison qu’elle met en œuvre, mais elle ne peut prescrire, c’est-
et de sa liberté. Si, comme l’affirmait Rousseau, et à-dire imposer (ou même proposer) des normes, des
Kant après lui, le propre de l’homme est la liberté, lois (au sens « moral »), des valeurs, des principes de
c’est-à-dire l’« obéissance à la loi qu’il s’est pres- vie et d’action.
crite », alors une telle auto-détermination, encore
appelée « autonomie », en fait un être atypique, ulti- Le paradoxe est que la science me laisse totalement
mement rebelle à tout traitement objectivant, dont démuni, quelle que soit ma propre culture scienti-
le comportement ne s’explique plus par des causes, fique, ou même ma fonction au sein de l’univers scien-
mais se comprend seulement à la lumière des raisons tifique, devant les grands problèmes existentiels que
qu’il se donne. tout homme ne cesse de rencontrer au cours de son
existence.
On voit donc la difficulté: la science soumet tout au Ainsi, dans un passé récent, au moment de l’adoption
principe de l’objectivisme: ce qu’elle étudie doit préa- par le parlement, en France, de la loi sur l’avorte-
lablement avoir été constitué en « objet », en sorte que ment, nous avons vu la communauté médicale se
ce qui est proprement « subjectif » tombe en dehors déchirer ; des médecins pourtant formés à la même
de ses prises; mais, dès lors, c’est l’homme lui-même, école, à la même époque, partageant une même
dans son affirmation comme sujet et comme liberté, science médicale, se sont violemment affrontés dans
qui s’avère irréductible à tout traitement objectivant. une polémique sans fin et sans issue. C’est qu’ils pre-
C’est pourquoi l’homme ne peut faire l’objet d’un trai- naient alors position, dans un débat idéologique, non
tement « scientifique » qu’au prix d’une réduction de pas sur la base de leur formation scientifique, mais
son être tout entier au mode de l’objet (cet objet qu’il à partir de convictions morales ou religieuses.
n’est pas!), négligeant ainsi tout ce qui, en lui, participe, Ajoutons qu’il n’y a là rien qui constitue une objec-
au contraire, de la subjectivité et de la liberté. Si tion à la science en tant que telle, mais un simple

23
Husserl, La Crise des sciences européennes…, op. cit., p. 10.
24
K. Jaspers, Essais philosophiques, op. cit., p. 76.

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008 17


rappel, à nos yeux nécessaire, de la démarcation mêmes ont un tout autre point de vue : « Elles savent,
absolue qui sépare l’analyse objective des phéno- écrit encore Jaspers, qu’il existe une infinité de questions
mènes, qui constitue l’approche du monde par la dont elles ne détiendront jamais la réponse, et elles ne
science, et l’affirmation, nécessairement subjective, s’en cachent pas. Ainsi, le domaine de la connaissance
de valeurs et de principes ayant vocation à orienter scientifique, caractérisé par l’exactitude contraignante et
ma vie et fonder mes choix d’existence les plus déci- universellement valable, ne peut pas être présenté comme
sifs et les plus fondamentaux. constituant la vérité absolue. »25 Prendre conscience de
cette inadéquation de la science à la vérité absolue,
c’est réfléchir sur ce qui constitue les limites mêmes
des sciences.
POUVOIR ET LIMITES DE LA
SCIENCE Les sciences se heurtent tout d’abord à des limites de
fait : nous ne comprendrons sans doute jamais inté-
gralement l’univers, à travers la question de son ori-
Prenant acte de la domination absolue de la science gine, des conditions de la vie, de la conscience, de l’in-
à l’époque de la modernité, le philosophe Karl finiment petit et de l’infiniment grand, etc. C’est la
Jaspers exprime avec gravité ses craintes devant le raison pour laquelle le développement de la science
caractère inquiétant d’une science devenue omni- est orienté vers un terme ultime, situé à l’horizon de
présente dans notre univers quotidien, et dont nous sa progression, dont elle tente de s’approcher asymp-
attendons tout, c’est-à-dire infiniment plus que ce totiquement, mais dont elle sait aussi qu’elle ne l’at-
qu’elle peut nous donner : « L’homme moderne appuie teindra jamais. Le progrès de la science est indéfini,
sur des boutons, tourne un volant, agit sur une manette, inachevable, et la condamne à un effort d’approxima-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers
et il a la lumière, le son, le téléphone, le chauffage. Il tion interminable.
monte en tramway, en chemin de fer, en voiture ou en
avion. Il n’a aucun besoin de savoir quels phénomènes Mais il est un autre facteur de limitation interne au déve-
physiques exactement sont impliqués par ces gestes. La loppement de la science: la nécessité, qui s’impose à
science et la technique s’en occupent pour lui; elles feront toute science, en tant qu’elle est particulière, de préle-
tout ce qui est nécessaire. Elles fabriquent en quelque ver dans le tout de la réalité l’objet dont elle s’occupe
sorte notre bonheur. Le spécialiste peut tout, du moins spécifiquement. La science se trouve ainsi contrainte
pourra-t-il bientôt tout. Chacun est spécialiste dans son de se détacher de la totalité, et de renoncer à com-
domaine étroit, et il attend des autres spécialistes ce dont prendre le monde pris dans sa globalité. Chaque science
il a besoin. Tout le monde vit comme si tout cela était s’enfonce, pour ainsi dire, de plus en plus dans une
dirigé depuis un centre unique. Or ce « centre » n’est pas approche spécialisée d’un objet particulier, et ce mou-
occupé par un spécialiste ; dans ce « centre », il n’y a vement l’éloigne toujours davantage d’une appréhen-
rien. C’est pourquoi la superstition de la science crée un sion du tout de la réalité physique. Et l’on comprend
dégoût incurable de l’existence et le sentiment, typique- que le « progrès » des sciences, progrès certes incon-
ment moderne, que l’on a été trompé de fond en comble, testable, ne résout en rien cette difficulté, bien au
débouchant soit sur le désespoir, soit sur une indifférence contraire.
qui a les mêmes effets. »24
Ce progrès de la recherche passe par un approfondis-
Certes, il ne faut pas confondre la science et ce que sement, dans l’ordre de l’analyse, de l’étude de son
Jaspers stigmatise ici sous la dénomination de « super- objet, si bien que la possibilité même d’une synthèse
stition de la science », qui croit saisir la vérité en tota- embrassant l’ensemble de la réalité objective devient
lité, en même temps que la réalité et le bonheur; elle chaque jour de plus en plus improbable. L’homme et le
s’imagine que tout ce qui existe peut être connu par monde étant inépuisables, la science moderne ne sera
une approche exclusivement scientifique, et qu’il jamais achevée, et son destin est de poursuivre sa route,
n’existe rien d’autre. dans une insatisfaction perpétuelle. En termes philoso-
phiques, on pourrait dire que toute science porte sur
Le malheur est qu’aujourd’hui, c’est bien cette des objets particuliers, c’est-à-dire sur certains aspects
« superstition de la science » qui semble occuper la de la réalité, mais non pas sur l’être lui-même. La
plupart des esprits. Devenue une sorte de vulgate, connaissance scientifique des choses n’est donc pas une
une manière d’évidence pour le plus grand nombre, connaissance de l’être.
elle s’impose tout naturellement sur notre représen-
tation de la connaissance et de son rapport au D’une manière générale, et quelle que soit la science
monde. Mais il faut reconnaître que les sciences elles- considérée, certaines limites s’imposent, d’une

25 K. Jaspers, Essais philosophiques, op. cit., p. 76.

18 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008


QU’EST-CE QUE LA SCIENCE ?
DE LA PHILOSOPHIE À LA SCIENCE :
LES ORIGINES DE LA RATIONALITÉ MODERNE

manière irréductible, à la démarche scientifique elle- raisonnable de lui assigner parmi les finalités humaines.
même. Ainsi, nous y avons suffisamment insisté, la Certes, c’est là une responsabilité qui incombe à la
connaissance scientifique ne saurait donner à l’homme société tout entière, et non pas aux seuls savants. On
le but de son existence. Enfin, la science ne peut pas sait qu’eux-mêmes demandent à ce que leurs
répondre à la question de sa propre signification. S’il recherches soient encadrées par des représentants de
existe une science, c’est du fait de l’existence en la société civile, et ce, à tous les niveaux. La recherche
l’homme d’une volonté primitive de savoir dont la scientifique, ainsi que ses éventuelles applications, est
science ne peut pas apporter la justification. La pré- une chose trop sérieuse, trop « grave », pourrait-on
tention de la science à incarner le Savoir absolu est dire, pour être laissée à l’appréciation des seuls savants.
ainsi hypothéquée par l’incapacité où elle se trouve Eux-mêmes l’ont bien compris, désormais. Car le pro-
de fonder par ses propres moyens la légitimité de sa grès des sciences et des techniques fait irrésistiblement
démarche. La science ne peut pas se fonder elle- penser, aujourd’hui, à une véritable « fuite en avant »
même. Il faudrait encore ajouter ici le fait que la pour laquelle l’augmentation quantitative des connais-
connaissance scientifique repose sur un certain sances constitue une manière de fin en soi. C’est pré-
nombre de présupposés, ayant chacun un caractère cisément ce modèle qui doit être remis en question.
hypothétique finalement irréductible, et qui le prive Seule une réflexion philosophique radicale sur la por-
de toute valeur absolue. tée et les enjeux de l’approche scientifique du monde
et de ses objets nous semble en mesure, aujourd’hui
La question qui se pose donc, pour finir, est donc bien plus que jamais, de clarifier la question de la place que
celle des limites de la science, et du pouvoir qu’il semble la science peut et doit tenir dans notre vie.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.124.156.186 - 29/08/2019 16:11 - © Association de recherche en soins infirmiers

RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 92 - MARS 2008 19

Vous aimerez peut-être aussi