RatoMagellane Expressionetdestitutionduje
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Rato Magellane
University of Picardie Jules Verne
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Magellane RATO
EXPRESSION ET DESTITUTION DU « JE »
DANS L’ETHIQUE DE SØREN
KIERKEGAARD
Choix de soi et amour du prochain
Enfin, mon entourage plus intime mérite une considération infinie. Tout d’abord, je
remercie mes parents ainsi que ma famille, qui m’ont toujours soutenue sans conditions, et
m’ont apporté une magnifique illustration de ce que doit être l’amour, aussi bien avec les
personnes qui nous sont chères qu’envers chaque individu. Ensuite, mes pensées se tournent
vers mon compagnon, qui, malgré toute la distance qui le sépare de la philosophie, a su
m’accompagner avec force, en étant le premier témoin de chaque événement. Pour finir, un
grand merci à mes amis les plus proches, pour leurs brillantes idées, leur incontestable soutien
et leur bonne humeur irremplaçable.
SOMMAIRE
Introduction 3
Chapitre III. « Tu dois aimer ton prochain » : une éthique accomplie sans « je » 58
Conclusion 126
Lexique 129
Bibliographie 131
INTRODUCTION
Que se passe-t-il lorsque nous disons « je » ? Nous mettons notre « soi » intime et
profond à la disposition du monde ; nous nous révélons. Dire « je » est pour l’individu une
manière de s’exprimer. Il se rend ainsi visible aux yeux des autres. Dire « je », c’est encore
supposer que nous ne sommes pas seuls, que nous avons à nous présenter face à l’altérité.
Pour le penseur danois Søren Kierkegaard (1813-1855), l’expression de soi est le propre de
l’éthique, définie comme l’une des trois sphères de l’existence. D’une part, l’éthique s’élève
contre l’esthétique, où l’individu demeure caché, préférant sa jouissance personnelle au souci
d’autrui. D’autre part, elle se différencie du religieux, où l’individu, ayant effectué un saut
infini, celui de l’absurde par lequel il découvre la foi en Dieu, s’isole du monde pour
découvrir une vérité qui ne concerne que lui. La vérité est alors subjective. Tout l’enjeu de
l’existence selon Kierkegaard réside dans une tâche que l’éternité donne à chacun de nous :
devenir soi-même.
Selon nous, cette destitution du « je » doit faire l’objet d’une étude approfondie, dans
laquelle sera prise en compte la manière dont l’éthique se dit. Du choix de soi censé répondre
-4-
à la tâche de devenir sujet de sa propre existence, l’individu est conduit vers une faillite, que
nous comprenons comme la faillite du « je ». Cette faillite s’insère entre les deux éthiques et
explique la dualité de cette sphère. En réalité, l’individu qui s’affirme dans la première
éthique ne se choisit pas seulement lui-même. Il fait un choix dans le général, qui est chez
Kierkegaard la sphère de l’éthique, au sein de laquelle chaque être singulier s’exprime.
L’expression est alors la manifestation de soi dans un monde commun et partagé. Toutefois,
ce monde partagé n’est pas exempt de tout mal puisqu’il est issu d’une histoire commune,
dans laquelle s’enracine le péché originel. Par conséquent, l’individu qui se choisit dans
l’éthique porte en lui le fardeau de la communauté qui le divise et empêche l’expression de
soi dans une unité que serait le « je ». Or, notre objectif est de montrer que l’accomplissement
de l’existence est corrélatif de l’éthique. L’enjeu est de soutenir que l’éthique est la seule voie
par laquelle un individu peut devenir lui-même, car elle est celle qui initie cette tâche ; et que
l’existence la plus authentique est conforme aux principes de l’éthique. Pourtant, l’expression
et la destitution du « je » témoignent d’une difficulté à mettre en place une éthique
existentielle dans laquelle l’individu peut devenir lui-même.
Ainsi, l’éthique se divise : une première semble être incomplète, une seconde paraît
accomplie. Pourtant, dans la première éthique, l’individu se choisit lui-même, il donne
concrétude au fait d’être soi et peut dire « je ». Il est alors synthèse du général qu’il exprime
et du particulier qu’il est. En revanche, dans la seconde éthique, le « je » est entièrement
destitué. L’individu existe seulement à la deuxième personne, désigné par le commandement
d’aimer. Notre problème sera donc le suivant : si l’existence individuelle authentique est celle
qui répond à la tâche de devenir soi proposée par l’éthique, l’éthique seconde ou accomplie
devrait être l’expression la plus haute de la subjectivité. Or, l’éthique accomplie est cause
d’une disparition complète du « je », c’est-à-dire de l’expression directe de soi, révélant
l’échec de la subjectivité. Comment expliquer alors que l’éthique dans son accomplissement
puisse rendre compte d’une faillite du sujet, en faisant de lui un « je » désigné ? Pourquoi
l’individu ne pourrait être authentique qu’en étant sujet à la deuxième personne, en n’étant
plus auteur de lui-même, condamné à demeurer silencieux parce qu’il ne dit plus « je » ?
Faudrait-il en conclure que pour Kierkegaard, devenir « soi » doit se faire en dehors de
l’expression du « je » ?
Pour situer la sphère existentielle de l’éthique chez Kierkegaard, il peut être intéressant
de voir en quoi elle se rapproche de la « vie morale » hégélienne Ŕ la « Sittlichkeit » ou encore
avec le domaine de la raison pratique chez Kant. En effet, l’éthique kierkegaardienne se
présente premièrement comme « monde éthique », lieu de l’accomplissement des mœurs
d’une communauté. L’enjeu, comme avec Kant, est de répondre au devoir que nous trouvons
toujours en nous-mêmes. Or, ce « monde éthique » évolue et s’éloigne peu à peu de la vie
morale. L’éthique se singularise en s’intégrant dans l’individu. Elle n’est plus seulement la
morale commune, mais devient une morale individuelle qui s’adresse à l’être singulier pour
lui dire « tu dois aimer ». Proche d’un impératif catégorique, cette nouvelle éthique intègre le
christianisme et réussit le prodige de faire de l’amour un devoir. De fait, le rapprochement
avec Kant prend fin : l’individu doit répondre à un principe qui vient d’un autre que lui-
même. Il n’est plus autonome.
Que l’éthique kierkegaardienne puisse être un retour à Kant a été l’objet d’une
investigation menée par Paul Ricœur dans l’article « Philosopher après Kierkegaard » publié
par la Revue de théologie et de philosophie. Il est indéniable que certaines similitudes puissent
être relevées entre Kant et Kierkegaard. Cependant, Ricœur remarque que ce dernier fait un
pas supplémentaire dans la détermination de l’éthique car il est toujours question, avec elle,
de parler d’existence. Or, dès que l’éthique devient existentielle, elle ne peut plus être
abstraite. Il ne s’agit pas seulement de formuler un principe moral, mais de le mettre en
pratique individuellement. Ainsi Kierkegaard accomplirait cette exigence pratique inhérente à
la philosophie morale en encadrant l’existence selon des stades, qui examinent au plus près le
devenir de l’individu singulier. L’éthique n’est pas seulement un monde partagé dont il
faudrait respecter les coutumes, elle est aussi une manière individuelle d’exister et ce, comme
un « soi » qui s’exprime.
D’autres penseurs se sont alors intéressés plus particulièrement aux raisons qui
conduisent l’individu à évoluer vers une seconde éthique. Deux événements sont à relever :
premièrement, l’exigence infinie de l’éthique et deuxièmement, la conscience du péché et la
nécessité du repentir. Par exemple, Darío González, dans son intervention au colloque de
Cerisy-la-Salle en 2013, évoque la possibilité que la notion-même d’individu soit une illusion,
parce que l’individu se révèle en faillite devant la tâche éthique. En effet, celle-ci demande de
« devenir soi », or l’individu ne peut répondre à cette exigence présentement par le choix de
soi. En se choisissant, il ne devient pas immédiatement lui-même, mais découvre simplement
qu’il doit le devenir. Son devoir est alors infini, et, en tant qu’être fini, il ne peut y répondre, à
moins de s’en remettre à une autorité divine qui reprend la subjectivité en faillite.
Enfin, nous nous appuierons sur les enquêtes menées par Vincent Delecroix autour de la
problématique du langage chez Kierkegaard. En effet, c’est dans le discours lui-même qu’est
présent l’individu en faillite. Le « tu dois aimer ton prochain » révèle le « je » destitué qui ne
peut devenir lui-même qu’en étant un « tu » égal à l’autre dans l’amour. Le « tu dois » n’est
donc pas, comme avec Kant, un « je » déguisé, mais bien un « je » désigné par une parole
extérieure qui garantit sa subjectivité. Nous rejoignons alors le problème que nous avons
posé : si l’accomplissement de la subjectivité n’est possible que dans une reprise de celle-ci
par une autorité extérieure, comment comprendre la tâche éthique de « devenir soi » ? Si ce
n’est pas « je » qui devient « soi », dans quelles conditions une subjectivité éthique peut-elle
apparaître ?
-7-
Pour centrer notre travail parmi le vaste champ des écrits de Kierkegaard, nous
proposons une étude principalement focalisée sur la deuxième partie de L’Alternative, où
toute la première éthique est esquissée, puis sur la seconde éthique faisant l’objet des Œuvres
de l’amour. Toutefois, afin de conceptualiser au mieux l’éthique kierkegaardienne, nous nous
autoriserons un détour par l’ouvrage Crainte et Tremblement, qui, illustrant la sortie de
l’éthique par le récit du patriarche Abraham, offre une nouvelle approche de cette sphère
existentielle. L’ensemble des Œuvres complètes de Kierkegaard servira d’appui pour éclairer
certains concepts bien que nous ne prétendons pas en détenir une connaissance exhaustive.
Afin de citer les Œuvres complètes, nous utiliserons l’abréviation « OC », communément
admise parmi les commentateurs de Kierkegaard, suivie du numéro de tome dont il sera
question. Par exemple, les Œuvres de l’amour étant publiées dans le tome XIV, figureront
ainsi en notes de bas de page : « OC XIV », après avoir été mentionnées une première fois
avec la référence complète.
En outre, pour répondre à la problématique posée, nous diviserons notre travail en cinq
chapitres, eux-mêmes subdivisés en trois sections. Par conséquent, nos recherches débuteront
par l’examen du choix de soi, constitutif du stade éthique dans L’Alternative. Il s’agira de
mettre en exergue les caractéristiques de la personnalité éthique, en opposition avec
l’esthétique, afin de faire émerger l’expression d’un « je » qui se pose et s’affirme. Toutefois,
nous verrons que cette éthique présentée dans L’Alternative est insuffisante, car en
s’exprimant, le « je » entre en contact avec sa propre destitution et faillit toujours devant la
tâche de devenir lui-même. Nous essaierons d’apporter différentes preuves pour éclairer
l’échec d’une éthique de l’immanence, afin de faire émerger une seconde éthique fondée par
le christianisme. De ce fait, un troisième chapitre sera exclusivement consacré à l’étude des
Œuvres de l’amour, l’occasion pour nous d’observer le déplacement de la subjectivité. Du
« je » au « tu », la première place n’est pas restituée à l’individu. Questionnant ainsi la
possibilité d’un silence absolu du sujet, nous mettrons en parallèle l’éthique chrétienne avec la
« suspension téléologique » de l’éthique dans Crainte et Tremblement. Nous envisagerons
alors qu’une sortie de la sphère où le « je » exprime le général est nécessaire à la réalisation
de soi. Hors de toute expression, il faudrait se taire pour pouvoir écouter. Cette attention à la
parole regagne l’éthique. Ainsi, nous remettrons en jeu l’éthique chrétienne à partir de Crainte
et Tremblement dans le but d’expliquer que devenir soi-même est une tâche éternelle qui
confère une place singulière auprès du divin, une place qui n’est peut-être pas celle de l’ego.
-8-
CHAPITRE I
EXPRESSION DE SOI : « JE » ME CHOISIS MOI-MEME DANS
L’ETHIQUE
Deux notions centrales encadrent nos réflexions : celle d’expression et celle d’éthique.
Elles se présentent comme allant de pairs et pour cause, elles nous permettent de resserrer nos
questionnements.
Pour définir l’expression, nous nous appuyons sur le sens commun. S’exprimer, c’est se
montrer, se dévoiler ou encore se manifester. On utilise ce terme pour évoquer notamment le
langage, possibilité reconnue d’expression la plus courante. Lorsque je parle, je m’exprime.
Or, nous verrons que chez Kierkegaard, l’expression de soi va au-delà d’un « je parle ». Il
s’agit plutôt de mettre au jour des déterminations intérieures, c’est-à-dire de révéler au monde
ce qui m’est propre, d’extérioriser une part de moi-même. Dès l’instant où je parle, quelque
chose s’extrait de mon intériorité. Nous définissons ainsi l’expression comme un mouvement
vers l’extérieur, ce que nous indique assez précisément le préfixe Ŕex ; la sortie de, la
séparation avec, ce qui vient après. Quand je m’exprime, je me sépare de moi-même créant
une distanciation propre à l’éthique.
Nous en venons ainsi à notre second terme : l’éthique. Chez Kierkegaard, l’éthique ne
reçoit pas le titre de science ou de doctrine morale. Elle est comprise comme une sphère de la
vie, une étape sur le chemin parcouru par un être singulier, un passage par lequel un individu
choisit de s’exprimer dans le monde et d’en suivre les lois ou les coutumes. L’éthique, comme
stade existentiel, est donc profondément liée à la notion d’expression. Je suis dans l’éthique
quand je m’exprime en son sein. Elle est une sphère publique, un monde visible, celui du
langage et de l’action. Dans l’éthique, « je » me montre. Dans l’éthique, « je » parle. De ce
fait, je ne suis pas « moi » dans l’éthique, mais plutôt un « soi » qui a déjà pris une distance
avec lui-même. C’est pourquoi nous ferons une distinction entre le « moi » propre à
l’esthétique, et le « soi » propre à l’éthique.
Ces notions étant clarifiées, il nous est possible de comprendre l’enjeu du stade éthique
qui nous intéresse ici. Lorsque je vais entrer dans l’éthique, je vais faire un choix décisif :
celui de la séparation, qui paradoxalement est aussi une véritable entrée en soi-même.
-9-
Comment comprendre que l’on puisse être soi-même en prenant ses distances avec le
« moi » ?
Ainsi, l’individu esthétique est toujours en dehors de soi, il réside au sein du « moi »,
c’est-à-dire celui qui ne peut pas dire « je » parce qu’il ne prend pas de distance. Par ailleurs,
prendre une distance avec « soi », c’est réfléchir sur « soi » pour mieux s’affirmer. Mais fuir
le « soi » n’est jamais une mise à distance, puisque nous ne voulons plus rien avoir à faire
avec le « soi » que nous fuyons. Le « moi » est ainsi perpétuellement solitaire.
1. Le « moi » solitaire
Le « moi » esthétique est solitaire parce qu’il demeure toujours hors de l’éthique que
nous avons définie comme le lieu où les individualités s’expriment et où leurs expressions se
rencontrent. Le « moi » est constamment étranger à cet échange. Hors de l’éthique, nous
pouvons considérer que l’individu esthétique manque quelque chose du réel. Extérieur à toute
forme de partage social, il n’est jamais présent au sein de la réalité, c’est-à-dire au monde.
- 10 -
C’est bien en ce sens qu’est décrit le séducteur de L’Alternative. En effet, la première partie
de cet ouvrage présente les papiers de « A », où sont rassemblées diverses productions
esthétiques dont le « Journal du séducteur » qui achève ce premier ensemble.
Étranger à la réalité, il avait cependant fort à faire avec elle. Il la franchissait sans cesse,
toujours au-delà dans sa course, même quand il s’y adonnait le plus. Il ne s’en évadait pas pour
la cause du bien, ou du mal proprement dit : même aujourd’hui, je n’oserais l’affirmer. Il
souffrait d’une certaine exacerbatio cerebri [excitation cérébrale] que la réalité était impuissante
à stimuler, sauf à de rares moments. La réalité ne l’écrasait pas de son poids ; loin d’être trop
faible, il était au contraire trop fort pour la porter ; mais sa vigueur était morbide. La réalité
cessant de le stimuler, il était désarmé, et là était son mal. Il en avait conscience même au fort de
son exaltation, et c’est dans cette conscience qu’était le mal.1
Le « moi » esthétique est toujours « étranger à la réalité ». L’auteur veut pourtant nous assurer
que la réalité reste présente, même si elle est fuie. S’extraire de la réalité, ce n’est jamais vivre
comme si elle n’existait pas, mais la franchir, la traverser en permanence. L’esthète passe
donc au-dessus d’elle.
C’est un champ lexical dynamique qui est employé pour décrire cette « course » au-delà
du monde, semblable à une évasion. Ce passage offre un portrait de la vie du « moi »
esthétique. Celui-ci veut être stimulé sans cesse, tandis que la réalité menace de l’installer, de
le tranquilliser. S’exprimer comme « soi » et mettre une distance, c’est se poser dans le
monde. Or, l’esthète ne désire pas se poser, car dès lors que le « soi » est installé, il faut faire
face à la réalité. Le but du « moi » est justement de fuir cette présence du réel car elle l’oblige
à réfléchir sur le bien et le mal, à affronter la réalité du devoir et à faire face à sa
responsabilité individuelle. Le « moi » veut tout, mais ne choisit pas la réalité. C’est pourquoi
l’éditeur du « Journal » ne dit pas que son auteur est un individu mauvais. Le « moi » ne
choisit pas explicitement le mal, puisqu’il ne se place jamais devant le choix, qui constitue
précisément le réel. Mais dès lors qu’il n’est pas stimulé, l’esthète se retrouve dans un calme
1
Søren Kierkegaard, Œuvres Complètes III. L’alternative. Première partie, trad. par Paul-Henri Tisseau et Else-
Marie Jacquet Tisseau, Paris, Editions de l’Orante, 1970, p. 287-288.
- 11 -
morbide qui lui fait prendre conscience de sa fuite perpétuelle. Il entre dans le désespoir. C’est
de cela qu’il s’agit à la fin du passage que nous avons cité. Le véritable mal du « moi » n’est
pas de vouloir le mal, mais de fuir la possibilité de choisir une vie éthique. Le choix est
responsable, il est prise de conscience du mal qui réside en soi. Or, l’esthète qui fuit le choix
est mauvais en ce sens qu’il refuse d’accepter cette responsabilité. Là il entre dans le
désespoir, qui est son véritable mal.
Etranger à la réalité, le « moi » est donc solitaire, car il est toujours en dehors du monde
des relations, en dehors de la sphère de l’éthique. Par conséquent, quand Wilhelm, l’auteur
des papiers issus de la deuxième partie de L’Alternative, s’adresse à son ami esthète, il lui
écrit : « Quand tu es seul avec toi-même dans la sombre pièce des pensées mélancoliques, tu
prends bien, parfois, peur de toi-même. »2 Individu esthétique, je suis seul avec moi-même. Je
n’entre dans aucune relation, même pas celle où le « soi » extériorisé rencontre le « moi »
intérieur. Je suis « moi » et rien d’autre ne vient se poser comme medium pour me mettre à
distance. C’est bien pour cette raison que je peux prendre peur de moi-même, car il n’y a que
moi et l’intériorité qui m’appartient. La « sombre pièce des pensées mélancoliques » en est la
métaphore. Ainsi, qualifier Kierkegaard de penseur de l’intériorité peut être incomplet.
Kierkegaard pense l’intériorité dans sa capacité à se manifester, c’est-à-dire à s’exprimer et
par conséquent, à entrer en relation avec l’extériorité. L’intériorité dissimulée est le propre de
l’individu esthétique. Il fuit l’extériorisation car il demeure attaché au « moi » qui pourtant le
conduit au désespoir.
procédé permet l’écart avec le réel, typique de l’existence esthétique. Nous n’assistons jamais
à l’action de Johannes dans le monde. Sa vie est racontée a posteriori et sa relation avec
Cordélia ne se manifeste qu’indirectement, par le biais du journal.
Par conséquent, si nous pouvons avancer que le « moi » esthétique n’évolue qu’hors de
la réalité et ne se raconte qu’hors de son existence-même, il n’est pas seulement absent au
monde, il est aussi absent à lui-même. Il vit à travers l’écriture, à travers le récit de ses
exploits. Son existence demeure ainsi fictive. Etranger à la réalité, le « moi » est aussi
étranger à « soi », et n’est par conséquent jamais véritablement présent à lui-même. Toute
possibilité d’extériorité sera donc distancée. Par exemple, cela permet d’expliquer pourquoi
Johannes ne demande pas directement Cordélia en mariage. Il ne le fait que par un biais, celui
de l’écriture, « comme si le cœur trouvait plus naturel d’écrire que de parler. »3 L’individu
esthétique préfère donc son absence à sa présence, son immatérialité à sa réalité, sa non-
expressivité à l’éventualité-même d’apparaître dans le monde. Johannes s’explique :
Ma présence matérielle empêcherait l’extase. Mais si je ne suis là que par mon écriture, elle
supportera sans peine ma personne ; elle me confondra en quelque mesure avec un être plus
universel animateur de sa passion.4
La seule quête qui occupe le « moi » esthétique est celle de la jouissance instantanée. Il
s’éparpille, cherche à se satisfaire et seule l’excitation de la non-réalité est capable de
l’intéresser. Il n’est jamais comblé, il n’est là que par l’existence abstraite, celle où il demeure
un étranger, pour l’éthique, c’est-à-dire le monde, mais aussi pour lui-même, c’est-à-dire son
existence concrète. Or, cela ne fait jamais du « moi » un être singulier. Tout au contraire, sa
présence immatérielle fait de lui un personnage de la vacuité, qu’il est possible de confondre
et impossible de distinguer. De fait, l’individu singulier se différencie de l’être universel.
Plutôt que de se présenter comme singulier, le séducteur préfère apparaître dans l’écriture, où
la singularité disparaît dans les mots qui appartiennent à tous.
En fin de compte, dire que le « moi » est étranger à « soi », revient à utiliser une
expression de l’assesseur Wilhelm dans les papiers B : « Tu planes constamment au-dessus de
toi-même. »5 L’usage des termes n’est pas à prendre innocemment. Planer, désigne au sens
propre le vol stationnaire dans les airs. En un sens plus figuratif, c’est bel et bien être en
3
Søren Kierkegaard, OC III, op. cit., p. 346.
4
Ibid., p. 360.
5
Id., OC IV, op. cit., p. 10.
- 13 -
dehors de la réalité, ou ne pas y prêter attention. L’esthète est de fait volontairement au-dessus
de lui-même. Il refuse le « soi » qui s’exprime et s’affirme dans le monde comme individu
singulier. Il préfère rester à l’écart.
Tu n’es en toi-même que devant l’obstacle, et c’est aussi pourquoi tu n’es proprement jamais en
toi-même, mais toujours en dehors de toi-même. Car, à l’instant où tu assimiles l’obstacle, le
silence se fait de nouveau. C’est pourquoi tu n’oses pas l’assimiler ; ainsi, l’obstacle et toi, vous
restez en présence, et par suite, tu n’es pas en toi-même.6
Kierkegaard souhaite faire entendre dans ce passage une opposition, celle entre le « moi »
esthétique et l’entrée en « soi » de l’éthique. Le premier n’est quelque chose qu’en face de son
« devenir soi ». Or, ne faisant jamais du « soi » une possibilité concrète pour son propre
« moi », il reste toujours devant, ou plutôt au-dessus du « soi » qui n’existe pour lui qu’à titre
d’obstacle. Le « moi » demeure perpétuellement en dehors de lui-même. L’absence à soi est la
seule manière pour lui d’exister. Ces quelques mots semblent tout à fait paradoxaux : je suis
« moi » devant mon existence concrète, sans jamais y entrer. C’est toute l’ambiguïté du stade
esthétique. Le « moi » cherche en vain un moyen d’exister hors de soi alors même que la
seule existence concrète se situe en soi. C’est pourquoi le « moi » finit toujours par entrer
dans le désespoir d’être soi. Il désire plus que tout l’existence singulière mais refuse
indéniablement la responsabilité éthique dans laquelle il peut devenir « soi ». Or, il n’y a de
singularité possible que pour celui qui s’est engagé dans l’existence. Tant que je plane au-
dessus de moi-même, je reste un individu abstrait.
6
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 129.
- 14 -
De ce fait, les considérations que nous avons portées juste avant nous permettent
d’avancer que le « moi » esthétique ne dit jamais « je ». En effet, étant toujours absent à soi et
étranger à la réalité, il n’effectue jamais ce mouvement d’extériorisation propre à l’expression
de soi dans l’éthique, procédé par lequel l’intériorité devient extériorité tout en conservant la
singularité de l’individu qui s’exprime. Cette position que nous défendrons désormais peut
être illustrée par la rhétorique employée dans la deuxième partie de L’Alternative. Rappelons
que Kierkegaard écrit ici sous la plume de l’assesseur Wilhelm, personnage public qui
appartient à la sphère existentielle de l’éthique. Les deux dissertations de Wilhelm qui
constituent les papiers « B » sont des lettres adressées à un destinataire jamais nommé, mais
que nous savons être un esthète désigné. C’est la forme-même d’écriture qui vient confirmer
notre hypothèse. En effet, absent à lui-même, l’esthète n’existe qu’en tant que destinataire ou
récepteur des lettres. Ce n’est pas lui qui écrit ; ce n’est pas lui qui dit « je ».
Cela est exposé dès l’introduction à la première dissertation : « De même j’ai sans cesse
cherché à te rappeler que je m’adresse à toi. »7 L’éthicien dit « je », l’esthète est désigné par le
« toi ». Celui qui s’exprime dans le monde se pose toujours comme sujet de sa production. Il
occupe d’ailleurs grammaticalement cette place, tandis que le « moi » absent dispose du statut
de complément d’objet. Ce dernier ne se manifeste jamais de lui-même et son existence est
seulement révélée par l’individu éthique. Cette manière de rappeler à l’esthète qu’il est
désigné, que c’est à lui que les paroles de Wilhelm sont adressées, devient un leitmotiv dans
toute la dissertation : « je te parle8 », « je ne peux que me réjouir de m’adresser à toi 9 », « je
n’écris pas à d’autres qu’à toi 10 », « […] m’adresser à toi et [de] te faire sentir de toutes
manières que c’est à toi que je parle. »11
Cette insistance sur la présence d’un destinataire éveille notre intérêt car elle expose la
manière dont la forme littéraire peut être au service d’une pensée. Il y a plusieurs façons de
montrer que le « je » esthétique ne s’exprime pas. Cependant, la manière dont le langage seul
peut en être une parfaite illustration nous incite à prendre en considération les termes choisis
si soigneusement par Kierkegaard et leur place au sein du texte. En outre, si la question de
l’éthique kierkegaardienne semble profondément liée à son expressivité, alors le langage ne
7
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 5.
8
Ibid., p. 6.
9
Ibid., p. 29.
10
Ibid., p. 111.
11
Ibid., p. 157.
- 15 -
peut être qu’une entrée de choix. Nous veillerons donc à problématiser l’expression de soi par
la manière dont la subjectivité éthique peut se dire.
Celui qui dit « je » n’est autre que l’individu sorti du stade esthétique, qui prend ses
distances avec le « moi » pour devenir « soi ». Il choisit alors l’éthique, deuxième sphère de
l’existence chez Kierkegaard, qui se présente dans toutes ses manifestations en opposition
avec le précédent stade. L’éthique est le choix de « soi ». Si l’esthète est constamment en
dehors de lui-même, l’éthicien choisit au contraire d’être lui-même, de se confronter avec son
être véritable et d’accepter d’en être responsable. L’éthique est donc le stade de la
permanence du « soi », face à l’inconstance du « moi ». Elle est le monde visible où je
m’exprime. L’éthique est alors engagement dans l’existence, tandis que l’esthétique en était la
fuite.
Wilhelm, s’adressant à son ami esthète, lui explique en quoi constitue le choix éthique
de soi. Plus précisément, il montre que celui-ci n’est pas un choix factuel ou accidentel. Je ne
choisis pas entre deux possibilités quelconques. Il ne s’agit pas de s’interroger sur le costume
que je porterais à une grande occasion, ni même de préférer une carrière à une autre. Un choix
éthique est existentiel. C’est donc bien « mon » existence que je choisis. Je me rends
responsable de toutes les déterminations qui font de moi un individu. Le choix de soi n’a alors
rien de commun avec les choix d’ordre esthétique :
Et voilà, tu as choisi, et non la meilleure part, tu en conviendras sans doute ; mais à vrai dire, tu
n'as nullement choisi, ou tu ne l’as fait qu’au figuré. Ton choix est d’ordre esthétique; ce qui
n’en est pas un, car, strictement, au sens propre, le choix est l’expression de l’éthique. Partout
12
Søren Kierkegaard, Ou bien … Ou bien …, trad. par F. et O. Prior et M.H. Guignot, Paris, Gallimard, 1943, p.
472.
- 16 -
où il est rigoureusement question d'une alternative, on peut toujours être sûr que la vie éthique
est en jeu.13
Wilhelm compare dans cet extrait le choix esthétique, qui n’est un choix « qu’au figuré » avec
le choix éthique, qui en est l’expression la plus rigoureuse. Que signifie pour l’esthétique de
faire des choix « au figuré » ? Le terme utilisé par Kierkegaard renvoie à ce qui n’est que
forme et non matière. Un choix au figuré a l’apparence d’un choix, mais son contenu n’est pas
rigoureusement celui du choix véritable. Car le choix « au sens propre » ne peut appartenir
qu’à l’éthique, en tant qu’il en est l’expression. Comment pouvons-nous interpréter ce
passage ?
Wilhelm écrit spécifiquement à son ami qu’aucun des choix qu’il a pu faire n’en est
réellement un. Nous faisons face à une modification de sens. Le choix reçoit dans ce contexte
une signification qui ne concerne qu’une éthique existentielle. Par exemple, si un individu se
retrouvait face à ce qu’il considère comme un dilemme Ŕ « dois-je mentir pour préserver la
sensibilité de mon ami, ou dois-je lui révéler la vérité au risque de briser son cœur ? » Ŕ
Wilhelm, aussi directement qu’il le fait dans la présente dissertation, lui répondrait : « il n’est
pas ici question d’une alternative. Ton choix n’est pas un choix ».
Par conséquent, l’usage du terme « choix » ne peut se comprendre que dans son rapport
avec les notions que nous avons définies : expression et éthique. Le véritable choix est
l’expression de l’éthique, c’est-à-dire qu’en lui l’éthique est révélée. L’individu qui se choisit,
choisit aussi l’éthique et l’exprime, tout comme il s’exprime lui-même. Ainsi, l’expression
façonne un lien primordial entre l’éthique et l’existence. Pour que le « soi » existe, il doit se
manifester. Pour pouvoir se manifester, il doit d’abord se choisir. Dès lors qu’il se choisit, il
entre dans l’éthique. De ce fait, il s’exprime Ŕ son intériorité est immédiatement mise en
rapport avec le monde extérieur et réel Ŕ et exprime l’éthique qu’il a choisie. Ces
éclaircissements nous permettent d’interpréter la suite de l’exposé de Wilhelm :
Ainsi, quand une jeune fille suit le choix de son cœur, ce choix, si beau soit-il d’ailleurs, n’en
est pas un à vrai dire, puisqu'il est entièrement d’ordre immédiat. Quand un homme, sur le plan
esthétique, examine une foule de tâches qu’il pourrait proposer à sa vie, comme toi tout à
l’heure, il n’est guère devant un dilemme, mais devant toute une multitude, parce que le facteur
personnel qui détermine le choix ne porte pas ici l’accent éthique et que, faute de choisir
13
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 151-152.
- 17 -
absolument, on ne choisit que pour le moment, en s’exposant par suite à choisir autre chose le
moment suivant.14
Le choix esthétique, qui selon Kierkegaard n’en est pas un, présente deux caractéristiques.
D’une part, c’est un choix immédiat. Il se fait donc dans l’instant et devient tout à fait
éphémère. D’autre part, il est multiple. On peut lui trouver une foule de propositions tandis
qu’une alternative concerne deux possibilités closes, un « ou bien … ou bien ». Dès lors que
les possibilités concernent l’instant ou sont nombreuses, le choix est seulement esthétique.
Cela permet de dégager une caractéristique du choix éthique, qui par opposition au précédent,
concerne donc une permanence dans l’être. Lorsque je choisis éthiquement, je choisis
absolument, c’est-à-dire pour tout temps et en toute situation, et non relativement.
C’est pourquoi le choix éthique est existentiel. L’existence n’est pas chez Kierkegaard
un moment d’une vie, mais l’être permanent, le « soi » absolu qui demeure lui-même et ce,
indépendamment de la vie ou de la mort. Par conséquent, le choix de soi ne peut être que
« l’expression vraie et rigoureuse de l’éthique », car seule l’éthique exige que je me choisisse
en dehors de l’instant. L’esthétique ne le demande aucunement. Dans l’esthétique, je suis
« moi » pour quelques temps, mais je ne m’engage pas dans l’infini. L’éthique requiert au
contraire de devenir « soi », c’est-à-dire de s’engager dans l’existence, un engagement éternel
et absolu.
2. Le « soi » consolidé
14
Søren Kierkegaard, OC IV, op .cit., p. 152.
- 18 -
n’en serait pas vraiment un, car il ne serait pas existentiel. Un choix existentiel est effectué
avec sérieux et conscience de soi :
Si tu veux bien me comprendre, je dirai volontiers que dans cet acte [l’acte de choisir], il s’agit
moins de la justesse que de l'énergie, du sérieux, du pathétique que l’on apporte. Ce faisant, la
personnalité s’affirme dans l’infini qu’elle recèle, en quoi encore elle s’affermit. C’est pourquoi,
même dans le cas d’un choix erroné, l’énergie mise en œuvre en cet acte permettra de découvrir
que l’on s’est trompé. Comme en effet on entreprend le choix avec toutes les ressources
profondes de la personnalité, l’homme s’en trouve purifié en son essence, et il entre en rapport
immédiat avec la puissance éternelle dont l’omniprésence pénètre toute la vie. Jamais n’arrive à
cette transfiguration, à cette suprême initiation celui dont le choix est strictement d’ordre
esthétique. Malgré toute sa passion, le rythme de son âme n’est qu’un spiritus lenis [une faible
aspiration].15
Wilhelm souligne que l’essentiel du choix réside dans l’acte lui-même, ce qui nous permet
d’avancer l’hypothèse selon laquelle l’éthique kierkegaardienne est active. Au-delà de l’acte
lui-même, l’accent est porté sur l’investissement de l’auteur dans cet acte. Ainsi, Kierkegaard
ne se préoccupe pas des précédents débats sur la justesse du choix moral. « Mon choix est-il
conforme à la raison ? Mon choix prend-il en compte les conséquences de mon acte ? » Au
contraire, il s’inquiète « de l’énergie, du sérieux, du pathétique » avec lesquels notre choix
s’effectue. Ce qui importe dans le choix de soi est donc une attitude. Un esthète pourra très
bien choisir de dire absolument toute la vérité et de ne jamais tromper autrui, si son choix
n’est pas investi par le « soi », il ne sera jamais question d’éthique. En revanche, l’éthicien
choisit avec sérieux, c’est-à-dire qu’il prend en considération l’importance de se choisir
éthiquement. Ce sérieux s’accompagne d’une certaine force, une certaine fermeté dans
l’action qui appuie la décision.
Enfin, Wilhelm évoque le pathos qui réside dans le choix, pathos qui peut nous
apparaître curieux, puisque ce qui a trait à la passion se rapproche davantage de la sphère
esthétique, d’autant plus que si l’éthique est active, cette nouvelle dimension ne semble pas
avoir sa place. En réalité, la passion anime tous les stades de l’existence, de l’esthétique au
religieux, car il n’y a d’existence que passionnée. Après tout, l’amour qui est au fondement de
l’éthique accomplie, est d’abord une passion. Ainsi, c’est toujours passionnément qu’un
individu choisit, car sans passion, il ne peut vouloir être soi, c’est-à-dire entrer dans
l’existence. En effet, Kierkegaard écrira plus tard : « Il est impossible d’exister sans passion
15
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 152.
- 19 -
quand on ne prend pas ce terme au sens banal. » 16 Dans cette perspective, une existence
engagée, dont l’individu prend pleinement conscience, ne peut être qu’une existence
passionnée. Il y a donc une première dimension active de l’éthique, représentée par l’acte de
choisir, et une seconde qui est affective dans laquelle nous pouvons entrevoir l’investissement
personnel donné à l’acte de choisir. Pour illustrer une telle passion, Kierkegaard emprunte à
Platon le mythe de l’attelage ailé. Il en fait une métaphore de l’existence passionnée. Le
coursier sur son cheval qui doit lutter pour arriver au plus vite est comme l’homme passionné
d’exister. En revanche, le « paysan ivre qui se couche et s’endort dans la voiture en laissant
les chevaux se tirer d’affaire »17 n’existe pas de manière passionnée, mais considère plutôt
l’existence comme une banalité. Il se laisse vivre. Or, exister n’est pas se laisser vivre pour
Kierkegaard, mais bien se passionner pour son existence. De ce fait, il y a une différence entre
le pathos de l’esthète et le pathos de l’éthicien. La passion esthétique fait que l’individu
« s’aliène lui-même18 », il est donc toujours en dehors de soi. A l’inverse, la passion d’exister
« transforme à ses propres yeux toute l’existence de l’existant. »19
Par conséquent, cette énergie avec laquelle nous choisissons modifie la personnalité.
Celle-ci « s’affirme dans l’infini qu’elle recèle ». Comment expliquer cette omniprésence de
la notion d’infini, ou encore d’éternité, dans ce passage ? Rappelons que nous avons montré
qu’une existence dans laquelle je m’implique réellement, est une existence qui a conscience
de sa valeur absolue. Le choix n’est pas relatif à une situation ou un instant donné de la vie. Il
est absolu parce qu’il transforme l’existence dans son intégralité et pour une durée
permanente. L’Alternative n’est certainement pas l’œuvre de Kierkegaard la plus marquée par
le christianisme, néanmoins, l’enjeu de l’existence, placé sur le plan de l’éternité, montre bien
que la préoccupation éthique dépasse l’ici et maintenant. Toujours absolue, l’éthique de
Kierkegaard est existentielle, et l’existence qu’elle concerne n’est pas uniquement terrestre. Il
s’agit de l’existence dans toute son infinité. C’est pourquoi il serait probablement erroné de
faire du concept d’existence, un synonyme de « vie ». L’existence dépasse une telle notion.
Par ailleurs, l’enjeu du choix ne peut que s’absoudre de toutes considérations factuelles. Se
choisir éthiquement, est bien plus que faire un choix moral. Il s’agit d’aimer passionnément
l’existence, de vouloir pleinement celle-ci, et de la vouloir absolument.
16
Søren Kierkegaard, Œuvres Complètes XI. Post-Scriptum définitif et non scientifique aux miettes
philosophiques. Volume II, trad. par Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet Tisseau, Paris, Editions de
l’Orante, 1977, p. 11.
17
Ibid.
18
Ibid., p.83
19
Ibid.
- 20 -
Une personnalité ainsi impliquée dans le choix ne peut que s’affirmer et s’affermir. Une
autre traduction20 dit encore que la « personnalité est consolidée ». Celle-ci connaît alors deux
épreuves successives : l’affirmation de soi, et la consolidation de soi. En premier lieu, le
« soi » se manifeste. Par le choix, je me révèle à moi-même et découvre la tâche éthique de
devenir « soi ». C’est ainsi que la personnalité s’affirme, en ce qu’elle se pose et se rend
visible dans le monde de l’éthique. En second lieu, le « soi » se stabilise. Il devient solide et
est définitivement installé dans l’éthique, l’individu se détache du « moi » esthétique. Il prend
une distance avec l’immédiat en faisant un choix absolu, celui du « soi ». Dès lors, une
personnalité éthique apparaît et lui assigne une tâche par laquelle le « soi » sera consolidé :
devenir soi dans sa validité éternelle.
3. La répétition du « soi »
20
Søren Kierkegaard, Ou bien … Ou bien …, op. cit., p. 472
21
Id., Œuvres Complètes V. La Répétition, trad. par Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet Tisseau, Paris,
Editions de l’Orante, 1972, p. 3 : « Répétition et ressouvenir sont le même mouvement, mais en un sens
opposé ».
22
Ibid., p. 21.
- 21 -
Cette position peut être défendue à la lecture des explications de Philippe Chevallier,
répondant à la question : « Mais pourquoi donc choisir ce que l’on est ? ».23 Avant le « soi »
affirmé, demeure un « moi » esthétique instantané. Ce « moi » est nécessairement quelque
chose, puisqu’il existe. Or, son existence est réduite à ses déterminations biologiques, il n’est
pas animé d’une passion d’exister. Autrement dit, « ce que l’on est apparaît d’abord comme
pure facticité. »24 Je viens au monde avec un certain nombre de caractéristiques qui me sont
d’emblée imposées et dont je ne suis pas maître. Par exemple, je suis issu de telle famille,
exerçant telle profession. Je suis né dans tel pays où le gouvernement a imposé telles lois. J’ai
un physique avantageux, ou disgracieux. Quelques soient ces cas, je subis leurs effets et la vie
que je mène doit composer avec ses potentialités héritées de ma naissance. Le choix intervient
alors, non pour créer un « soi » nouveau Ŕ je me choisis mais je ne me crée pas Ŕ mais pour
dire : « Tout ceci, c’est moi. » 25 J’accepte alors ce que je suis. Cette acceptation n’est
néanmoins pas subie. Au contraire, je fais miennes ces déterminations. Je les prends pour moi,
et je m’en rends volontairement responsable.
Par ailleurs, c’est bel et bien de cette façon qu’est conçue la liberté chez Kierkegaard.
Elle n’est jamais création ex nihilo, indépendance totale et absence de détermination. Elle est
plutôt « choix » des déterminations. La liberté actualise ce qui n’était qu’un fait. Ainsi, le fait
« X » désignant « l’individu Y est né dans ce pays » est exprimé par le « je » lui-même. Celui-
ci dit alors : « C’est bien moi qui suis né dans ce pays ». Le contenu du fait n’est en rien
modifié, le pays de naissance demeure identique. Pourtant, toute l’intériorité est changée.
23
Philippe Chevallier, Être soi. Actualité de Søren Kierkegaard, Paris, François Bourin Editeur, 2011, p. 47.
24
Ibid.
25
Ibid.
- 22 -
Dans la répétition, il y a donc mise en place de la réalité. Si je n’existe qu’au sens banal,
il n’y a pas de répétition. En revanche, si je prends l’existence au sens propre, alors le « soi »
se répète, et cette fois, il est vraiment ce qu’il est, c’est-à-dire qu’il le choisit. La répétition du
« soi » n’est alors pas anodine. Le « soi » étant répété, tout comme les artistes du spectacle, il
est mis en relation avec le réel. Ce réel est constitué du monde extérieur, celui dans lequel le
« soi » peut désormais s’exprimer. Ainsi la répétition du « soi » semble avoir deux fonctions.
D’une part, elle transforme le « moi » esthétique en un « soi » éthique. L’existence est par ce
mouvement actualisée. Elle est vécue dans la passion pour elle-même. D’autre part, le « soi »
entrant dans l’éthique, devient capable de s’exprimer. Par l’expression il dit volontairement
« je » : « Je me choisis, et je suis ce que je suis ». Cette expression de soi est l’entrée en
relation. Dès lors que je dis « je », je me pose face à l’altérité. Si le petit enfant confond
jusqu’à un certain âge les pronoms personnels, n’ayant pas la possibilité de se distinguer
d’autrui par un mot du langage26, c’est bien parce qu’il n’a pas encore conscience d’être un
individu parmi les autres. Dès lors qu’il le comprend, il dit « je » pour se désigner comme soi
face à ses semblables. Tout se passe comme si l’individu éthique était l’homme quittant
l’enfance, intériorisant la relation au monde et faisant de lui un « je » qui s’exprime parmi les
autres.
L’éthique, comme engagement envers soi, est aussi l’engagement dans le monde social.
Ainsi, l’expression de soi, dans l’éthique, prend tout son sens puisqu’il s’agit d’extérioriser
une part de soi-même, une part que nous rendons visible. L’éthique est alors la sphère de la
visibilité, mais aussi du dicible, car le « je » se pose face à l’altérité. En me choisissant, je
choisis aussi ce qui m’entoure, affirmant mon appartenance au général, où tous les êtres
particuliers se rencontrent et interagissent. De ce fait, l’individu qui se choisit, choisit
également les déterminations de la société, les mœurs et les coutumes dans lesquelles il
évolue.
26
Nous faisons notamment référence aux travaux de Jean Piaget (1896-1980), sur le développement de l’enfant
et à son interprétation du narcissisme primaire propre à cet âge de la vie (Id., Six études de psychologie, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 1987). Le jeune enfant est autocentré mais pourtant indifférent à lui-même. Ce
narcissisme s’explique par l’absence du langage. L’enfant ne sait pas encore comment se désigner lui-même. Par
conséquent, il ne peut entrer en rapport avec autrui.
- 23 -
Cependant, il ne semble pas évident qu’un choix individuel engage ce même individu
dans une relation à l’autre. Comment expliquer que le choix de soi consiste à choisir le
général dans lequel le « je » s’exprime ?
Philippe Chevallier défend un double aspect du choix. Il est bien sûr d’une part choix de
soi, mais il est d’autre part, choix de la communauté. En effet, il écrit :
Ce mouvement qui en apparence isole l’individu est en même temps celui qui le réconcilie avec
la communauté humaine, et ceci en deux sens. Tout d’abord, parce qu’il est en notre pouvoir à
tous d’accomplir ce mouvement, indépendamment de notre personnalité et de notre force de
caractère. Ensuite, parce qu’en me choisissant, je ne choisis pas un moi abstrait, mais le moi
éminemment concret que je suis, inscrit dans une histoire et un milieu qui lui donnent sa forme
particulière. Je me choisis donc toujours en relation.27
Pour Chevallier, deux explications permettent d’éclaircir une telle affirmation. Premièrement,
si je peux me choisir moi-même, je ne suis pas le seul individu à disposer de cette possibilité.
Nous pouvons l’illustrer par l’écriture de L’Alternative elle-même. En effet, si l’assesseur
Wilhelm parle du choix de soi à son ami dans une lettre qu’il lui adresse, c’est parce qu’il
considère que ce dernier devrait aussi songer à faire ce choix. Se choisir soi-même, bien que
choix individuel, nous concerne tous. De plus, dès le choix effectué, j’entre dans l’éthique,
sphère publique dans laquelle d’autres individus se sont choisis eux-mêmes. Je partage donc
quelque chose avec eux.
Deuxièmement pour Philippe Chevallier, et c’est sur ce point qu’il reprend avec plus de
proximité la pensée de Kierkegaard, il faut distinguer le « soi » abstrait du « soi » concret. Or,
le choix étant existentiel, il est la concrétude du « soi ». Je choisis donc un « soi » avec toutes
les déterminations qui l’accompagnent, celles-ci rejoignant parfois le domaine public.
Kierkegaard, sous la plume de Wilhelm, montre la différence entre un choix concret et un
choix abstrait en distinguant la figure du mystique de celle de l’éthicien :
Le mystique se choisit abstraitement ; on peut donc dire qu’il se choisit constamment en dehors
du monde ; mais il en résulte qu’il ne peut pas se choisir rentrant dans le monde. Le véritable
27
Philippe Chevallier, Être soi. Actualité de Søren Kierkegaard, op. cit., p. 48.
- 24 -
choix concret est celui où, à l’instant même où je me choisis en dehors du monde, je me choisis
rentrant dans le monde.28
Cette distinction est liée au repentir, dont nous ferons un traitement plus avancé au deuxième
chapitre. Nous pouvons néanmoins ici comprendre que le repentir est conscience d’un fardeau
commun, celui de notre famille et de son histoire. Dès lors que je me choisis, je choisis
également de porter le passé : « Quand en effet me repentant je me choisis moi-même, je me
rassemble dans toute ma nature concrète finie et, me choisissant ainsi hors du monde fini, je
suis en absolue continuité avec lui. » 29 Le choix est bien à la fois ce qui m’isole et me
rapproche du monde, car je me choisis dans ma valeur éternelle Ŕ le choix est alors au-dessus
de moi-même et de la société Ŕ mais je me choisis en même temps entrant dans le monde,
parce que le choix est aussi concret. Ce mouvement absolu du choix me permet de
comprendre le poids de l’histoire dans laquelle je m’inscris. C’est dans cette communauté que
je me choisis et c’est de cette façon que je peux être un individu concret.
En dépit du choix qui se fait toujours en relation, la détermination de « soi » n’est elle
aussi possible que par sa dimension relationnelle. « Mon être dépend, si l’on peut dire, du
contexte social dans lequel je m’inscris. »30 Adam Diderichsen se pose ainsi la question de
savoir si autrui joue un rôle concluant dans la constitution du « soi » et si la clarification de
mon être peut se faire sans la présence d’un autre. Son affirmation est la suivante :
Il est évident qu’une telle clarification ne peut s’accomplir que par le biais des discours dans
lesquels nous essayons de délimiter notre responsabilité, et donc notre être : la morale, le
système judiciaire, l’histoire etc. La clarification et la délimitation de mon être se jouent donc
non pas comme monologue, mais comme dialogue Ŕ notons au passage que Le Journal du
séducteur est justement un monologue.31
Selon Diderichsen, je ne me clarifie en tant qu’être que par le biais d’un discours général au
sein duquel je peux me placer et m’exprimer. Ces discours de clarification de soi sont ceux du
monde social. Nous sont donnés les exemples les plus courants, tels que la morale ou les
mœurs, les lois d’un pays ou son histoire commune. De ce fait, c’est toujours en relation avec
l’extérieur que je peux être ce que je suis. Ce qui retient notre attention dans l’explication de
28
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 224.
29
Ibid.
30
Adam Diderichsen, « Le stade éthique : reconnaissance et communication », Anne-Christine Habbard, Jacques
Message (éds), Søren Kierkegaard. Pensée et problèmes de l’éthique, Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires
du Septentrion, 2009, p. 191.
31
Ibid., p. 191-192.
- 25 -
Par conséquent, se choisir et entrer dans l’éthique, c’est s’exprimer au sein du général,
communauté des individus qui ont fait eux aussi le choix éthique. Cette sphère de l’existence
se présente alors comme celle où les individus se rendent visibles. Se choisissant dans la
communauté, ils entrent en relation avec celle-ci et s’y révèlent. Cette révélation est la
possibilité d’une détermination et d’une clarification de « soi », un « soi » qui n’est
véritablement lui-même qu’en dialogue avec autrui.
Kierkegaard fait alors de l’éthique un monde social, dans lequel tout individu a le devoir
d’apparaître. L’exemple le plus évident de cette révélation de « soi » au monde est celui de
l’auteur présumé des lettres de la deuxième partie de L’Alternative, Wilhelm. Kierkegaard,
par le biais de ce personnage, montre l’éthique dans ses déterminations concrètes. Il nous
présente un fonctionnaire bien installé, marié et père de famille. Cet assesseur à la Cour est
l’illustration du « soi » qui s’exprime.
Nous allons analyser simultanément les différentes facettes de Wilhelm qui nous
permettent d’en faire la figure concrète de l’éthique. Tout d’abord, Wilhelm utilise une prose
spécifique, l’écriture de lettres. Le principe-même d’un tel procédé est de communiquer
directement à un destinataire. Par ce biais, Wilhelm s’est choisi rentrant dans le monde.
Ensuite, Wilhelm incarne trois figures exemplaires de l’éthique : le mariage, le foyer et la
profession. Nous traiterons les deux premières, omniprésentes dans les papiers de l’assesseur.
Quant à la spécificité de sa profession, nous la mentionnerons sous peu.
l’expression du « soi » puisqu’il montre précisément de quelle manière les mots que nous
posons prennent une distance avec nous-mêmes. Dès lors que j’écris « je », le « je » que j’ai
couché sur le papier s’est espacé de moi. C’est un « je » que je montre au monde, que je
révèle.
C’est ainsi que Wilhelm peut se manifester dans l’éthique. Il écrit deux dissertations
dans L’Alternative, présentées sous forme de lettres, intitulées respectivement « La valeur
esthétique du mariage » et « L’équilibre de l’esthétique et de l’éthique dans la formation de la
personnalité ». Dans ces lettres, il s’adresse à un destinataire unique, son ami qu’il désigne
comme appartenant au stade esthétique. Pourtant, ces lettres sont destinées à être lues par un
plus large public. N’oublions pas que Kierkegaard choisit volontairement un éditeur
pseudonyme aux diverses productions, alors même qu’il est l’auteur de chacune. Par
conséquent, faire de Wilhelm l’auteur de lettres privées rendues publiques n’est pas un hasard.
Il s’agit bien de rendre visible l’éthique en faisant de ces lettres un langage public. Ainsi,
quand Wilhelm s’adresse à son ami, il s’adresse à tous les individus qui sont susceptibles de
se choisir dans l’éthique. C’est pourquoi, il justifie l’usage du genre épistolaire au début de
« La valeur esthétique du mariage »:
Je n’ai pas voulu renoncer à l’idée d’une missive à toi adressée ; d’une part, le défaut de temps
ne m’a pas permis d’apporter à la rédaction le soin qu’exige un traité ; de l’autre, je me suis fait
scrupule de négliger l’occasion de t’entretenir sur le ton de pressante exhortation propre au
genre épistolaire.32
Si la première raison donnée par Wilhelm ne présente pas un intérêt certain, la seconde nous
concerne bien plus. En effet, l’auteur stipule que l’écriture de lettres est le meilleur procédé
pour s’adresser directement à un destinataire et l’inviter à agir. Une lettre concerne, plus que
toute autre production écrite, son lecteur parce qu’elle illustre la volonté de s’adresser à
quelqu’un. Celui qui lit la lettre est incité à répondre, non pas obligatoirement par des mots,
mais aussi par des actes. De ce fait, les lettres de Wilhelm ne peuvent pas être adressées à un
unique destinataire. Elles sont volontairement langage public, pour que le choix éthique de soi
devienne une possibilité pour la communauté, et non pour un seul individu.
32
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 5.
- 27 -
dans laquelle autrui m’est rendu visible. Je me choisis moi-même et je choisis également
d’apparaître en communauté.
Le mariage est ainsi le thème majeur de la première lettre de l’assesseur, qui en fait une
figure hautement valorisée. Celui-ci le considère comme une affaire importante, tel qu’en
témoigne cet aveu :
Et crois-moi : j’ai tellement à cœur cette question que, malgré ma répugnance à écrire des livres,
j’en aurais vraiment l’envie si j’avais l’espoir de sauver une seule union de l’enfer où elle s’est
peut-être jetée, ou de rendre deux époux plus aptes à remplir la plus belle des tâches qui soit
proposée à l’homme.33
Wilhelm considère que le mariage détient une valeur ultime, et pour cause, l’objet de cette
lettre sera de défendre l’amour esthétique conservé dans le mariage. Le mariage est ce qui
protège le premier amour de l’impermanence. Il le sauve du sensible dans lequel il peut
aussitôt disparaître. Il lui confère alors une validité éternelle, et réconcilie l’esthétique avec le
religieux. Cette « belle tâche » l’est avant tout parce qu’elle est « le sérieux de la vie », qui
néanmoins conserve « la chaleur, la beauté, l’érotique et la poésie ».34
Le mariage se présente comme une figure de l’éthique, étant aussi sérieux que le choix
de soi. Tout comme ce dernier donne au « soi » une valeur existentielle et éternelle, le
mariage offre à l’amour un présent similaire. Par ailleurs, Kierkegaard n’hésite pas à faire ce
rapprochement par l’usage d’un jeu de mots en danois. En effet, il emploie le terme
« ægtemand » pour désigner « l’époux digne de ce nom ». Or, « ægte mand » signifie aussi
33
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 8.
34
Ibid., p. 9.
- 28 -
« homme authentique ».35 L’époux serait donc l’homme authentique, et le mariage incarnant
l’éthique nous montrerait que l’éthique mène à une existence similaire.
En outre, le foyer est décrit sous plusieurs angles par Wilhelm. Il évoque par exemple le
fait pour un homme ou une femme d’avoir un enfant : « Il est beau, il convient qu’un homme
envisage avec un profond sérieux le bien de ses enfants ».37 Cela nous permet de rapprocher
une fois encore une figure de l’éthique représentée par Wilhelm avec l’engagement éthique de
soi que constitue le choix. En effet, sont décrites les transformations que connaît un homme
devenu père, ou une femme devenu mère. Par exemple, celui qui méprisait tout autre que lui-
même, soulèverait des montagnes pour l’un de ses enfants :
J’ai vu ces mêmes hommes devenus père : une petite indisposition survenant à leurs enfants a pu
les humilier, et une maladie amener la prière sur leurs lèvres orgueilleuses. J’ai vu des hommes
qui se faisaient presque gloire de mépriser le Très-Haut et mettre en butte à leurs railleries
quiconque les confessait ; je les ai vus, devenus père, prendre à leur service les esprits les plus
pieux pour leur confier l’éducation de leurs enfants.38
De ce fait, avoir un foyer bouleverse l’existence. L’arrivée d’un enfant a finalement le même
effet que le choix de soi car d’un côté, l’homme orgueilleux et égoïste en vient à prendre au
sérieux la moindre misère d’un autre être que lui et de l’autre, l’esthète insoucieux du sérieux
de la vie devient passionné par l’existence.
35
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 113 : le jeu de mot est désigné par la note 112 du traducteur.
36
Ibid., p. 70.
37
Ibid., p. 67.
38
Ibid., p. 68-69.
- 29 -
Notre objectif est de montrer comment le « soi » se révèle dans l’éthique. Autrement dit,
nous souhaitons insister sur la visibilité de l’éthique, sphère de l’extériorité et du relationnel.
Pour cela, nous avons annoncé que l’éthique était le lieu du général, celui où toutes les
individualités s’expriment. Par ailleurs, le général reçoit chez Kierkegaard un sens bien
spécifique. Il n’a ni la signification d’absolu universel Ŕ le général n’est pas l’ensemble de
tous les individus Ŕ mais il n’est pas non plus une généralisation. Le général est plutôt un
monde public, un lieu commun où chaque être singulier a sa place. Quand Kierkegaard
évoque le général, il parle d’un milieu « dans lequel tous sont concernés, du fait que la chose
concerne un seul homme. » 39 De ce fait, l’individu est toujours à la fois le général et le
particulier. Comment expliquer cette affirmation, qui se présente à première vue comme un
paradoxe ?
L’éthique est donc la sphère dans laquelle chaque homme est un individu représentant à
la fois le général et le singulier. Cette idée apparaît dans un passage de L’Alternative qui a été
notamment commenté par Philippe Chevallier :
L’éthique est le général et comme tel l’abstrait. Aussi, en sa complète abstraction, l’éthique
formule-t-il toujours une interdiction. Il apparaît ainsi comme loi. Dès qu’il commande, il recèle
déjà quelque chose de l’esthétique. Les Juifs furent le peuple de la loi. Aussi comprenaient-ils à
merveille la plupart des commandements de la loi mosaïque ; mais le commandement qu’ils ne
semblent pas avoir compris est celui auquel le christianisme s’est le plus tenu : tu dois aimer
39
Cité dans Hannah Arendt, La philosophie de l'existence et autres essais, trad. par Michèle-Irène Brudny,
Anne-Sophie Astrup, Martin Ziegler et Anne Damour, Paris, Editions Payot & Rivages, 2000, p. 84.
- 30 -
Dieu de tout ton cœur. Ce commandement n’est pas non plus négatif, ni abstrait ; il est au plus
haut degré positif et concret. L’éthique devenant plus concret, il passe dans les mœurs, sous la
détermination de moralité. Mais la réalité de l’éthique ainsi envisagé réside dans la réalité d’une
individualité nationale et ici déjà l’éthique s’est incorporé un moment esthétique. Pourtant,
l’éthique est encore trop abstrait et se trouvant en dehors de l’individu, ne se prête pas à une
entière réalisation. Pour que l’éthique puisse se réaliser, il faut d’abord que l’individu soit lui-
même le général. Le secret de la conscience morale, de la vie individuelle, c’est que l’une et
l’autre sont à la fois la vie individuelle et le général, sinon immédiatement, du moins selon leur
possibilité. Si l’on envisage la vie selon l’éthique, on voit le général ; on fait de sa propre
personne l’homme général, non en se dépouillant de sa concrétion, car on n’aboutit de la sorte
absolument à rien, mais en la revêtant pour en pénétrer le général. Car l’homme général n’est
pas un fantôme, mais tout homme est l’homme général, c’est-à-dire qu’à chacun est assignée la
voie par laquelle il le devient.40
Pour Philippe Chevallier, ce passage fait référence à Hegel, dans les Principes de la
philosophie du droit 41 , car l’éthique suit un développement historique répondant à une
dialectique. Nous pouvons en effet faire un tel rapprochement, bien qu’il soit nécessaire de
distinguer la dialectique hégélienne de sa reprise par Kierkegaard. Si pour Hegel, la
dialectique est le mouvement par lequel l’Esprit s’accomplit, passant par une première étape
positive, puis une seconde négative, avant de devenir synthèse de ces éléments dans une
dernière étape conclusive, elle est, chez Kierkegaard, plus aporétique. Le troisième moment
de la dialectique n’est jamais une conclusion, mais reste en suspens, bien qu’il soit
dépassement des deux précédents. Comment se constitue cette dialectique kierkegaardienne
concernant l’éthique ?
L’éthique est d’abord posée dans son extériorité. Elle demeure abstraite et sa
formulation ne peut être que négative : au lieu d’émettre une affirmation, elle prononce une
interdiction. L’exemple donné par Kierkegaard et repris par Chevallier, est celui des
commandements de l’Ancien Testament ; tels que « Tu ne commettras pas de meurtre », « Tu
ne commettras pas d’adultère », « Tu ne commettras pas de vol. »42 Cela est manifeste : la loi
connaît un premier moment d’abstraction qui est négatif. Elle vient uniquement de l’extérieur.
C’est la loi que Dieu transmet à Moïse pour qu’elle soit donnée au peuple juif.
40
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 229-230.
41
Philippe Chevallier, Être soi. Actualité de Søren Kierkegaard, op. cit., p. 55.
42
Exode 20, 13-14-15, La Bible, version Segond 21, Suisse, Société Biblique de Genève (16 ème éd.) 2014.
- 31 -
Cela nous permet de donner une définition de l’éthique kierkegaardienne. L’éthique est
l’individu en ce qu’il exprime le général. C’est pourquoi, Wilhelm stipule que tout homme
doit être « l’homme général », non pour signifier que l’individu est abstrait, mais pour
montrer que l’individu devient concret lorsqu’il exprime le général, c’est-à-dire l’éthique.
« L’homme général » nous paraît alors être l’expression la plus concrète de l’éthique. Il s’agit
de suivre un chemin, par lequel nous pouvons devenir « soi », un « soi » qui est à la fois lui-
43
Matthieu 5, 17, La Bible, op. cit.
44
Philippe Chevallier, Être soi. Actualité de Søren Kierkegaard, op. cit., p. 55.
- 32 -
même et le monde qu’il partage avec ses semblables. C’est encore en ce sens que le choix de
soi est toujours à la fois individuel et commun. Je me choisis dans le monde.
Wilhelm formule l’éthique comme devoir, puisque dans sa concrétude, elle n’est pas
interdiction, mais un « tu dois » que l’individu reçoit. C’est sous cette forme que l’éthique se
présente, et comme le précise André Clair, « on n’oubliera pas que d’abord est affirmé le
devoir, qui est ici la qualification propre de l’éthique. […] Sans la référence au devoir,
l’interrogation éthique n’aurait même pas de sens. »45 Quelle place occupe une telle notion
dans l’éthique de Kierkegaard et en quoi cette détermination nous intéresse-t-elle ?
Le devoir est le général, il est la loi que je partage avec le monde éthique dans lequel
j’ai choisi d’entrer. Ainsi, quand je fais mon devoir, j’exprime le général. Je suis alors ce que
Wilhelm considère comme le moment éthique concret, « l’homme général ». Cependant, le
devoir est bien plus que le représentant d’une instance extérieure. Ici, tout comme Kant,
Kierkegaard conçoit le devoir comme quelque chose d’inhérent, que je trouve au sein de mon
intériorité. En effet, il ne manque pas de préciser :
Il est assez curieux que, par le mot de devoir, on en vienne peut-être à penser à un rapport
extérieur, puisque par étymologie, ce mot désigne un rapport intérieur ; car ce qui m’incombe, et
non au titre de l’individu quelconque que je suis, mais selon mon essence vraie, cela se trouve
pourtant bien dans le rapport le plus intime avec moi-même. En effet, le devoir n’est pas une
chose surajoutée, mais une chose qui m’incombe. Quand il l’envisage ainsi, l’individu montre
qu’il s’est orienté en lui-même. Le devoir ne se résoudra donc pas pour lui en une multitude de
déterminations particulières, ce qui est toujours le signe que l’on soutient un rapport tout
extérieur avec le devoir. L’individu a revêtu le devoir, pour lui l’expression de son essence la
plus profonde. Quand il s’est ainsi orienté en lui-même, il s’est alors ancré dans l’éthique et il ne
s’exténue pas, toujours à bout de souffle, à remplir ses devoirs. L’éthicien véritable a en lui le
calme et l’assurance, parce que le devoir n’est pas en dehors de lui, mais en lui.46
45
André Clair, Kierkegaard et autour, Paris, Cerf, 2005, p. 59-60.
46
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 228-229.
- 33 -
Une fois de plus, Kierkegaard joue sur l’étymologie danoise. En effet, le substantif « Pligt »
désigne le devoir, et le verbe incomber se dit « Paaligge47 », ces deux mots ayant la même
racine, tandis qu’en français, rien ne relie étymologiquement « devoir » et « incomber ». Le
devoir est donc un rapport intime avec soi-même. Là où Kierkegaard se détache de Kant, c’est
que le devoir ne m’est pas donné par la raison. En effet, l’individu « ne donne pas non plus sa
loi. »48 Le devoir est bien, et nous le verrons dans les chapitres suivants, quelque chose que je
reçois. Il appartient au général ; néanmoins, je le fais mien.
Clair reprend le portrait que nous avons établi de Wilhelm, homme marié, père de famille et
assesseur à la Cour et en fait la figure de l’éthique. Wilhelm n’est pas un personnage que
Kierkegaard choisit au hasard. Par ses fonctions de magistrat, il est le représentant de la loi,
chargé de faire respecter à chacun le devoir moral.51 Il est donc l’homme le plus apte à nous
parler de l’existence éthique. Cette existence consiste à vivre parfaitement, selon les normes
établies par la société, tout en menant une vie ordinaire, « parce que l’ordinaire est la
caractéristique principale de tout ce qui relève de l’éthique. » 52 Or, Wilhelm raconte son
histoire et c’est cet indice qui nous mène sur la piste d’une éthique conçue comme
existentielle.
47
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 228-229 : Cela est expliqué à la note 83 du traducteur.
48
Ibid., p. 237.
49
Ibid., p. 236-237.
50
André Clair, Kierkegaard et autour, op. cit., p. 61.
51
Voici la troisième figure de l’éthique incarnée par Wilhelm, mentionnée en I, C, 2.
52
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 197.
- 34 -
Par ailleurs, la marque subjective du devoir Ŕ « je fais mon devoir » Ŕ rend la première
éthique concernée par son propre sujet. Celui-ci est l’individu singulier qui s’exprime dans le
général qu’est l’éthique-même. Ainsi, c’est le « je » qui s’est choisi qui devient l’objet de
toute la pensée éthique de Kierkegaard. En outre, « je fais mon devoir ; fais le tiens »
démontre également la présence de l’autre « je » dans l’éthique. C’est bien dans le devoir que
je rencontre autrui. En faisant mon devoir, j’exprime le général, c’est-à-dire que je fais à la
fois ce qui m’est propre et ce que le monde extérieur exige de moi.
Au terme de ce premier chapitre, nous avons pu dégager les principes de la vie éthique
présentés dans L’Alternative. Elle se manifeste comme rupture avec une existence passive et
non consciente d’elle-même. L’itinéraire de l’éthicien commence par le choix. En se
choisissant, il se prend de passion pour l’existence et s’y engage absolument. Dès lors, sa vie
est transformée par l’éthique. Il reçoit une tâche essentielle, « devenir soi », et la concrétise
dans le monde social, car il est « l’homme général », c’est-à-dire à la fois le particulier et le
général qu’il exprime en réalisant son devoir. L’éthique est alors celle de l’affirmation d’un
« je » existentiel, un individu qui se pose dans le monde et se révèle. Cela ne nous étonnera
pas : « tout homme a le devoir de se manifester au grand jour, de se révéler. »53 C’est là la
marque de l’éthique. L’esthétique dissimule l’intériorité qui est gardée pour soi, alors que
l’éthique la montre. C’est pourquoi les figures de l’éthique sont importantes. Kierkegaard,
dans L’Alternative, veut que l’esthétique soit l’invisible et que l’éthique soit le visible, c’est-à-
dire l’homme marié révélant l’existence au grand jour.
53
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 288.
- 35 -
CHAPITRE II
L’ETHIQUE, UNE SPHERE OU FAILLIT LE « JE »
La rupture qui se pose entre les sphères esthétiques et éthiques de l’existence est celle-
ci : abandonner l’intériorité cachée et se rendre visible dans le monde, un monde où l’on
entend le devoir qui s’adresse à chacun. C’est néanmoins sur la piste d’un devoir à la fois
inhérent et pourtant reçu de l’extérieur, que nous découvrons une faille dans la subjectivité
éthique en devenir. Si la tâche éthique est un « tu dois » que j’entends et fais mien, cela ne fait
pas de moi l’auteur du devoir. Par conséquent, je ne suis pas non plus l’auteur de l’exigence
que l’éthique adresse à la subjectivité, celle qui consiste à devenir soi.
Nous faisons face au surgissement d’un problème pour le « soi » éthique. En quittant le
« moi » esthétique, celui-ci décide volontairement de faire face à l’existence et de devenir
sujet de l’éthique. Or, il se heurte à l’extériorité, une extériorité qui lui montre d’une part qu’il
n’est pas fondateur de sa propre tâche éthique et d’autre part, qu’il est un individu dans le
monde recevant ses déterminations comme tout autre. Que devient alors la place tant affirmée
de « sujet » qui s’exprime dans l’éthique ?
Dire que le « soi » n’est pas à l’initiative de l’éthique qu’il choisit pourtant, c’est contrer
la thèse de l’autonomie. L’autonomie, ou le fait pour un sujet de se donner à lui-même sa loi,
est le caractère fondamental de la morale kantienne. Or, même si l’individu trouve son devoir
à l’intérieur de lui-même chez Kierkegaard, celui-ci ne l’initie pas. En effet, le devoir est ou
bien compris comme mœurs et coutumes appartenant au général, ou bien il est une loi
transcendante, comme le devoir d’aimer Dieu.
De ce fait, le devoir semble toujours être compris comme rapport, un rapport entre
l’extériorité et l’intériorité, un rapport entre le général et l’individu qui l’exprime. Par
conséquent, nous défendrons premièrement que l’éthique kierkegaardienne rejette la
possibilité de l’autonomie ; deuxièmement, que le « monde éthique » désigné comme une
première éthique chez Kierkegaard ne reçoit aucune formulation concrète qui en ferait une
- 36 -
éthique accomplie ; troisièmement, qu’il n’y a pas de « je » qui s’affirme dans l’éthique, sinon
celui d’un récit, un « je » qui cherche à se raconter pour accéder à la continuité du soi dans la
production écrite.
Le problème que nous soulevons dans l’éthique de L’Alternative repose sur deux points
constitutifs de celle-ci. Entrer dans l’éthique est en premier lieu un mouvement d’affirmation
de soi. En effet, c’est bien un choix de sa propre individualité qui initie l’accès à cette sphère.
Pourtant, entrer dans l’éthique est en second lieu un processus de rencontre. En me
choisissant, je choisis également un historique commun et des mœurs collectives. Ainsi, se
choisir n’est jamais un acte purement intérieur. Le choix de soi, loin d’être seulement
l’individualité consolidée, est la mise en relation du « soi » avec l’autre, et c’est en celle-ci
que je découvre le devoir : « je fais mon devoir ; fais le tiens. »
Par conséquent, le devoir est toujours compris comme « rapport », terme que nous
retrouvons dans les propos précédemment cités de l’assesseur Wilhelm : « Il est assez curieux
que, par le mot de devoir, on en vienne peut-être à penser à un rapport extérieur, puisque par
étymologie, ce mot désigne un rapport intérieur ». De quelle nature est ce rapport ?
Par conséquent, l’éthique nous a présenté deux visages. Elle nous a montré comment
elle accomplit l’existence individuelle et comment l’individu devient sujet de l’éthique mais
aussi sujet de lui-même qu’il s’approprie. Or, cette appropriation de soi s’accompagne d’une
instance extérieure. Je ne suis pas mon propre créateur ni l’initiateur de la tâche que je me
donne :
[…] comme l'individu ne s'est pas créé, mais choisi, le devoir exprime ainsi son absolue
dépendance et sa liberté absolue dans leur réciproque identité. L'individu s'instruira lui-même du
devoir particulier en cherchant vainement des lumières à ce sujet auprès d'autrui, et pourtant il
sera encore ici autodidacte comme il est théodidacte, et inversement.55
Le nœud du problème réside dans ce développement qui fait émerger la situation paradoxale
de l’individu éthique. Celui-ci ne se crée pas lui-même, il est de ce fait dépendant. Il dispose
54
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 137.
55
Ibid., p. 243. Cité dans Jacques Message, « Idéalité, réalité et langage », Jacques Caron (éd.), Kierkegaard
aujourd’hui. Recherches kierkegaardiennes au Danemark et en France, Odense, Odense University Press, 1998,
p. 150. L’emphase est ajoutée par Jacques Message.
- 38 -
néanmoins d’une liberté, celle de se choisir, de reprendre à son compte ce qui n’a d’existence
que factice. Le devoir révèle à la fois le pouvoir de l’individu à s’approprier l’éthique, et son
impossibilité à être l’initiateur de celle-ci. C’est pourquoi André Clair explique que
Kierkegaard rompt la dichotomie entre autonomie et hétéronomie. 56 D’une part, il rejette
l’autonomie kantienne considérée comme une erreur logique. Il est impossible que celui qui
pose une obligation puisse y répondre sans entrer dans un cercle vicieux. Pour autant,
Kierkegaard ne peut revenir à l’hétéronomie. Certes, l’éthique semble être fondée sur un autre
que moi-même, mais dans la seconde éthique des Œuvres de l’amour, le principe fondateur
est l’amour, un amour réciproque entre Dieu et l’individu. Ainsi, le devoir d’aimer est bien
initié de l’extérieur, mais son principe réside dans une relation d’égalité entre l’initiateur du
devoir et son récepteur. On parlera alors d’une éthique théonome. L’individu trouve en lui la
présence du divin qui constitue le rapport intérieur qu’est le devoir.
En suivant une lecture linéaire de L’Alternative, il apparaît plutôt que l’éthique soit
toujours présentée négativement. Par exemple, elle est d’abord manifestée dans sa dualité
avec l’esthétique. L’ouvrage, divisé en deux parties, montre par sa forme une opposition
tranchée entre l’esthétique et l’éthique, cette dernière n’étant rencontrée que par déduction.
L’éditeur nous montre ce qui caractérise la vie esthétique : aphorismes divers dans les
« Diapsalmata », analyse d’une œuvre musicale dans les « Stades immédiats de l’éros » ou
encore récit intime dans le « Journal du séducteur » ; et nous découvrons la vie éthique
comme son antagoniste. Tandis que l’esthète se disperse dans ses productions, l’éthicien
trouve une unité en suivant son devoir. Ainsi, nous qualifions l’éthique comme la sphère
56
André Clair, Kierkegaard et autour, op. cit., p. 76-77.
- 39 -
Entrons alors dans les productions de l’éthicien Wilhelm. Celui-ci nous dévoile un récit
personnel, celui d’une vie conforme aux principes du monde social et de l’existence au sens
propre. C’est donc un récit « sous le mode du particulier57 » qui est raconté. Bien qu’il puisse
servir d’exemple à tout éthicien, il n’en reste pas moins un cas subjectif. Comment le récit
d’un être individuel pourrait-il offrir un portrait objectif de l’éthique ? L’éthique est bel et
bien montrée, mais à partir d’un point de vue unique. Encore une fois, nous ne rencontrons
pas de formulation propre à la première éthique.
L’éthique de L’Alternative est, de fait, présentée à partir d’un récit de soi qui suit le
cheminement individuel vers le « devenir-sujet ». Si elle n’est jamais formulée, elle est du
moins l’objet d’une production écrite, comme si l’écriture était le moyen par lequel un sujet
pourrait s’exprimer lorsqu’il n’est plus autorisé à être l’auteur de sa propre tâche. Ce sujet de
57
André Clair, Kierkegaard et autour, op. cit., p. 69.
58
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 310.
- 40 -
Ecrire, c’est d’abord se mettre à distance.61 Tout comme s’exprimer dans l’éthique, c’est
mettre à l’écart le « soi », l’écriture dessine une séparation entre celui qui écrit et le « soi » qui
est sa tâche, ce vers quoi il tend, c’est-à-dire son devenir. Ce devenir concerne la subjectivité,
et c’est bien un « devenir soi » que cherche à atteindre l’individu qui se raconte. Cependant,
l’écriture ne vise pas à dire en quoi constitue le « devenir sujet », au contraire, « il faut voir
que l’acte d’écrire lui-même appartient au devenir de la subjectivité 62 », et que, par
conséquent, le « je » qui se raconte est un « je » qui cherche à s’accomplir. Son objectif n’est
donc pas seulement de décrire le choix éthique de soi, mais de lui-même répondre à
l’exigence éthique qui est existentielle.
Aussi, dans le récit de soi, il y a d’emblée un écart posé entre le « soi » en train d’écrire
et le « soi » écrit. Cet écart est lui-même la recherche d’un devenir autre que « soi ». En
écrivant, j’essaie d’accomplir la possibilité de me redoubler en prenant mes distances :
59
Vincent Delecroix, « Kierkegaard : être, écrire, devenir », Revue des sciences philosophiques et théologiques,
Paris, Vrin, 2009/3 Tome 93, p. 441.
60
Cf. I, C, 2, a.
61
Ibid., p. 445.
62
Ibid., p. 447.
- 41 -
Que le Je puisse être un autre, c'est le privilège de l'écriture. Le paradoxe réside alors dans le fait
que cette puissance de devenir autre que soi dont elle témoigne, l'écriture peut et doit la muer en
puissance de devenir soi.63
Or, si l’écriture est la possibilité d’une reprise de soi, de quelle manière pouvons-nous
l’envisager ? Nous reprendrons trois des cinq opérations décrites par Vincent Delecroix, afin
de voir en quoi Wilhelm représente une tentative de « devenir soi » dans l’acte d’écrire.
Le « soi » qui se raconte cherche à acquérir une présence réelle et non pas instantanée,
risquant de disparaître. Autrement dit, Wilhelm, en disant « je », cherche avant tout à
échapper au piège de l’esthète qui est toujours « absent à lui-même », absence causée par le
non-récit de soi. En effet, les diverses productions esthétiques de la première partie de
L’Alternative témoignent que l’accès au « soi » permanent est sans cesse évité. On pourrait
toutefois retenir une objection, le « Journal du séducteur », puisque celui-ci est un véritable
récit autobiographique. Pourtant, le « je » du journal est toujours un « je » qui cherche à se
dissimuler par l’écriture. Il n’écrit pas pour devenir soi, il écrit pour fuir son histoire réelle. Il
n’écrit pas le récit de son existence, mais le récit de ses exploits de séducteur. C’est donc bien
dans les lettres de Wilhelm que nous rencontrons la véritable présence à soi, présence
temporelle, accordée par l’écriture du « je ».
63
Vincent Delecroix, « Kierkegaard : être, écrire, devenir », Revue des sciences philosophiques et théologiques,
op. cit., p. 447.
64
Ibid., p. 451.
- 42 -
invitant son interlocuteur à en faire de même. Ainsi, nous avions vu que les lettres de
l’assesseur étaient volontairement langage public, parce que la tâche de l’éthique est de se
choisir et de choisir la communauté, car tous sont invités eux aussi à choisir. En réalité,
l’éthicien qui dit « je » en s’adressant à l’autre prépare déjà une seconde éthique, où il est
question du prochain et de l’amour que nous pouvons lui porter :
[…] il faudrait insister, là encore, sur l'effet d'entraînement que produit cette écriture adressée,
car l'écriture-à-l'autre, si l'on peut dire, semble d'une part préparer le dialogue avec l'Autre (qui
est aussi la lutte de la prière) comme ce qui constitue le fond de toute écriture, bloquant ainsi la
tentation de l'hermétisme qui borde dangereusement le rapport singulier à Dieu, mais aussi,
d'autre part, réaliser la tâche éthique d'aider (indirectement) l'autre à lui-même se mettre en
chemin. La voilà prise, en effet, dans la question de savoir ce que l'on peut faire pour le
prochain Ŕ faire qu'il se comprenne lui-même, que lui-même, ainsi, entre dans le devenir réel.
Jusque dans la violence des imprécations finales, Kierkegaard notera que c'était là, bien que
d'une manière déroutante, témoigner de ce que, aussi, il avait beaucoup aimé les hommes.65
Ce que nous appelons « réduplication », est la reprise de soi dans le réel. C’est lorsque
le « je » de l’écriture redevient un « je » dans la réalité ; « rédupliquer, c'est être ce qu'on
dit »66 L’écriture a donc vertu à appuyer l’existence, à inciter le sujet à agir en tant que tel.
Peut-on alors considérer que Wilhelm opère ce mouvement de réduplication ? Là est bien
notre problème puisque l’assesseur est un être fictif, un pseudonyme emprunté par
Kierkegaard pour offrir un portrait exemplaire de la vie selon les mœurs. Est-ce Kierkegaard
lui-même qui se reprend par réduplication dans le monde réel en se comportant comme le
parfait éthicien de L’Alternative ? Il serait difficile d’être affirmatif sur ce point. Après tout,
Kierkegaard était fiancé, et tout à l’opposé de Wilhelm, a choisi de rompre ses fiançailles
65
Vincent Delecroix, « Kierkegaard : être, écrire, devenir », Revue des sciences philosophiques et théologiques,
op. cit., p. 455.
66
Søren Kierkegaard, Papirer, IX A 208 : cité dans Vincent Delecroix, « Kierkegaard : être, écrire, devenir »,
Revue des sciences philosophiques et théologiques, op. cit. p. 457.
- 43 -
plutôt que de s’installer dans le mariage, optant pour une existence religieuse qui transgressait
le stade éthique.
L’éthique s’est manifestée comme une sphère de dialogue, celle où le « soi » rencontre
l’altérité, et se révèle dans un monde constitué par son histoire, sa morale et ses lois.
L’éthicien est l’homme général. Cependant, que fait-il de cette détermination ? L’individu se
constitue dans son rapport à l’autre, mais de quelle nature est ce rapport ? L’autre n’est-il
qu’un moyen de se déterminer soi-même, de se clarifier en tant qu’être ?
67
David Brezis, « L’intériorité en question. Regards croisés sur Kierkegaard et Levinas », Rue Descartes, Paris,
Collège international de Philosophie, 2004/1 n°43, p. 16-28.
- 44 -
est appelé, au sein de ce refuge, à découvrir les limites de son règne subjectif, et ce, par la
rencontre avec l’altérité. Levinas reproche à Kierkegaard d’ignorer ce second point, en faisant
de l’individu un sujet replié sur lui-même, dans un « souci égoïste du salut. »68 Bien que nous
ne cherchons pas à montrer qu’en définitive, l’éthique kierkegaardienne serait égocentrique Ŕ
David Brezis ne le souhaite pas également puisqu’il montre que ce reproche est infondé Ŕ
nous nous interrogerons sur les éléments qui, dans la première éthique et uniquement celle-ci,
sont en faveur de la critique lévinassienne.
L’assesseur Wilhelm est l’auteur d’un aveu dans la lettre sur le mariage. Cet aveu
répond à un reproche de la part de son ami l’esthète, celui de s’être « trop retiré du monde. »69
L’emploi du passé composé par Kierkegaard est significatif : l’éthicien s’est retiré du monde,
insinuant qu’il a bel et bien été dans le monde, mais qu’il s’en est par la suite éloigné, lui étant
devenu étranger. Ce dernier ne dément pas. Il répond plutôt : « La raison en est, comme je te
l’ai dit alors, que j’ai mon foyer. »70 Il nous semble ainsi que l’éthique s’essouffle. L’individu,
après avoir choisi l’engagement dans la sphère du général, finit par se complaire dans
l’univers qu’il a apprivoisé. Il a accompli le mouvement vers l’éthique, et celle-ci lui a
présenté ses devoirs : le mariage, le foyer et la profession. Or, le foyer lui devient « une
agréable obligation71 » qui l’installe paisiblement.
L’éthique présentée dans L’Alternative paraît rencontrer ses limites. Elle propose une
tâche, celle de devenir soi-même, et demande à l’individu de l’accomplir dans le monde. Avec
un tel objectif, l’éthique semble complète. Pourtant, elle échoue. L’individu finit par se retirer
du monde parce qu’il découvre les joies d’un univers plus petit et plus proche de lui, attaché à
sa propre subjectivité. Son « devenir soi » semble alors suspendu, comme arrêté dans sa
course, parce que quelque chose est manquant, quelque chose qui doit dynamiser l’éthique
pour l’accomplir. Là où l’éthique trouve sa force, elle y rencontre aussi son insuffisance. Elle
constitue le « soi », or, en le consolidant, elle oublie qu’il doit encore devenir, et que sa tâche
n’est pas achevée. L’éthicien de L’Alternative semble s’être installé dans l’éthique. En faisant
son devoir, il se complaît aussi dans ce dernier et devient de moins en moins présent en
société. En s’écartant ainsi de l’expression, il cesse de « devenir soi ». Pour quelle raison
l’éthique montre-t-elle une telle contradiction ? Elle exige en vérité deux actions
68
David Brezis, « L’intériorité en question. Regards croisés sur Kierkegaard et Levinas », Rue Descartes, op.
cit., p. 17.
69
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 71.
70
Ibid.
71
Ibid., p. 70.
- 45 -
inconciliables. Elle dit en premier : « tu dois devenir toi-même » et elle dit ensuite : « tu dois
accomplir le général en te mariant et en fondant une famille ». Or, d’une part elle demande un
acte constant et éternel, de l’autre, elle requiert le temporel, des devoirs qui concernent ma vie
terrestre. « Devenir soi » ne signifie pas qu’une fois entré dans l’éthique, la tâche est
accomplie. « Devenir » suggère un mouvement progressif, accentué par la découverte du
« soi » dans sa validité éternelle. Devenir un individu existant est une dynamique de longue
haleine. Ainsi, l’éthique ne peut demander à la fois une tâche infinie et son accomplissement
dans un monde fini.
Par conséquent, si Wilhelm est accusé de s’être retiré du monde, si Kierkegaard est
assimilé à un penseur de la subjectivité égoïste, c’est peut-être parce que l’éthique ne peut se
résoudre à sa première détermination. L’éthique doit se dépasser elle-même, et L’Alternative
ne peut pas être sa seule présentation.
Quand l’esthète reproche à Wilhelm de s’être retiré du monde, celui-ci avoue : « j’ai
mon foyer ». Nous avons montré que les trois figures de l’éthique, et particulièrement celles
du mariage et du foyer, étaient utilisées pour désigner l’éthique dans sa visibilité. Toutefois, le
foyer semble désormais se présenter comme l’explication d’une retraite prise sur le monde
social. Tout se passe comme s’il y avait alors deux mondes. Le premier serait la société, un
macrocosme dans lequel l’individu se choisit et s’affirme, tandis que le second serait la
famille, un microcosme hérité du macrocosme. Le monde social produit des exigences qui se
transforment en un univers réduit dans lequel l’individu s’installe et se retire petit à petit.
L’individu réfugié dans son foyer prend alors sa retraite du monde :
Je le répète, on sent assez souvent combien l’on fait peu dans le monde. Je ne le dis pas par
découragement ; je n’ai aucun reproche à m’adresser ; je crois m’acquitter de mes fonctions en
conscience et avec satisfaction ; je crois que je ne me sentirai jamais tenté de m’occuper de ce
qui ne me regarde pas avec l’espoir de faire davantage ; mais mon activité n’en est pas moins
très limitée, et c’est dans la foi seulement que l’on a l’assurance de faire œuvre qui vaille. Mais,
à côté, j’ai aussi mon foyer.72
72
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 73.
- 46 -
Wilhelm formule l’aveu de l’insuffisance de la sphère éthique. Celle-ci est limitée. Elle
n’engage pas assez l’individu dans le monde. Elle ne le porte pas à agir, à faire changer le
cours des choses. L’assesseur semble même dénoncer une certaine abstraction éthique.
L’éthique supposée se concrétiser dans l’homme général, est en réalité une éthique que nous
ne retrouvons pas dans le monde. Elle fait peu pour les hommes. C’est une éthique qui
transforme l’individu, mais qui ne transforme pas le lieu dans lequel il vit.
Ce n’est donc pas dans la première éthique, que nous sommes véritablement en présence
du monde au point d’agir pour lui, « de faire œuvre qui vaille ». Cette « œuvre » ne sera
possible que dans une seconde éthique qui porte justement ce titre dans les Œuvres de
l’amour. La première éthique est alors limitée, car bien que caractérisant l’entrée dans le
monde, elle ne peut poursuivre son engagement. Elle exige le général, une manifestation
extérieure de l’intériorité, mais elle ne peut exiger davantage car quelque chose lui manque.
Cette inconnue est donnée par Wilhelm : « c’est dans la foi seulement que l’on a assurance de
faire œuvre qui vaille ».
La première éthique dresse un fossé entre la tâche de devenir soi et le souci que nous
devrions accorder aux autres hommes. Ce fossé, ne peut selon Wilhelm être franchi que par la
foi. Celle-ci dépasse tous les stades de l’existence. Elle devance l’esthétique, où l’individu
déambule allègrement dans le monde mais n’est jamais rien pour personne et l’éthique, où
l’individu s’est finalement retiré du monde pour agir dans son foyer et être aimant avec ceux
qui lui sont proches. La foi elle, demande d’aimer tous les hommes de cette manière et faire
- 47 -
« œuvre qui vaille » pour tous. Pouvons-nous faire de la foi le seul véritable accès au monde
et aux hommes qui le composent ?
Cette question revient à se demander comment il est possible, pour un être individuel,
d’être ce qu’il est dans le monde et d’agir dans celui-ci. Clare Carlisle, reformule
l’interrogation kierkegaardienne ainsi : « How to be a human being in the world ?73 », c’est-à-
dire, comment être un homme dans le monde ? Elle met ainsi en exergue l’ambivalence
existentielle et éthique qui consiste à être soi et être dans le monde. Selon elle, la question
« how to be a human being in the world ? » ne se pose pas si naturellement, tout comme celle
qui lui est corrélée : comment être chrétien dans la chrétienté ? L’une comme l’autre semblent
vouloir interroger l’évidence. Dans le monde, il y a bien des êtres humains, et dans le monde
chrétien, il y a des chrétiens. Ces questions sont en vérité d’ordre existentiel. Elles ne portent
pas sur le fait d’être Ŕ un homme ou un chrétien Ŕ mais sur l’authenticité de ce que l’on est.
Cette authenticité est rendue possible par l’engagement de l’individu dans une sphère plus
grande que lui-même. Pour Carlisle, la réponse à « how to be a human being in the world ? »
est fondamentalement chrétienne : « Kierkegaard’s version of the ironic question about how
to be human is distinctively Christian in its recognition that being human must involve taking
up a certain relationship to the world. »74
Pour Clare Carlisle en effet, demander comment être un homme dans le monde est avant
toute chose une question typique de l’ironie socratique. Il s’agit d’interroger un fait qui
semble nécessaire, et qui pourtant ne l’est pas, de remettre en question un univers fermé et
d’en montrer les limites. Si nous demandons « comment », cela signifie qu’être au monde ne
va pas de soi, qu’il faut faire un effort pour être un individu dans le monde. Cet effort est celui
du chrétien, qui essaie de faire quelque chose pour son prochain, c’est-à-dire de faire « œuvre
qui vaille ». Alors, nous faisons de l’inscription de l’être humain dans son milieu un enjeu
existentiel puisqu’il s’agit pour l’homme d’être authentique. Carlisle n’hésite pas à expliquer
que ce type de questions, à la fois ironiques et existentielles, faisant de Kierkegaard un
penseur aussi bien socratique qu’existentialiste, montrent qu’être chrétien ou être homme ne
se réfère pas uniquement à ce qui est visible. Elle prend, dans le christianisme, un exemple
73
Clare Carlisle, « How to be a Human being in the World? Kierkegaard’s Question of Existence », Arne Grøn,
René Rosfort, K. Brian Söderquist (éds), Kierkegaard’s Existential Approach, Berlin, De Gruyter, coll.
« Kierkegaard studies », 2017.
74
Ibid., p. 116.
Nous proposons une traduction de ce passage : « La version que propose Kierkegaard de l’ironique question du
comment être humain est typiquement chrétienne dans sa reconnaissance du fait qu’être humain doit impliquer la
reprise d’une certaine relation au monde. »
- 48 -
très simple. Si nous entrons dans une église un dimanche matin et demandons : « y-a-t-il un
chrétien ici ? », il se peut que l’on nous réponde : « bien sûr, en voici plusieurs ». Or, notre
question interroge l’authenticité de l’existence chrétienne. Être un chrétien n’est pas, chez
Kierkegaard, se présenter tous les dimanches à l’église, pas plus qu’être homme ne signifie
apparaître dans le monde. Etre homme ou être chrétien, c’est mener une existence
authentique, dans laquelle j’agis en tant que je suis ce que je suis. Etre « soi » ne peut pas
consister à apparaître en tant que tel. Il s’agit d’être réellement tel que j’apparais. L’existence
authentique est donc réduplication : être réellement ce que je prétends être.
C’est pourquoi Wilhelm avoue faire peu dans le monde et que seule la foi pourrait
fournir plus d’efforts. L’éthique de L’Alternative montre que nous pouvons nous révéler à
l’autre, mais elle ne nous dit pas encore comment être véritablement ce que l’on est. Comment
être un homme dans le monde ? Il ne s’agit plus seulement de se rendre visible à l’altérité,
mais d’agir avec authenticité pour que mon action me révèle comme individu du monde.
L’éthicien l’avoue lui-même : il fait peu dans le monde. Il n’est pas à la hauteur des
exigences de l’éthique. La différence majeure qui oppose l’éthicien à l’esthète, c’est que
celui-ci a conscience de ne pas répondre à la demande extérieure. L’individu esthétique ne
prend pas la responsabilité de son existence et de sa tâche. Pour Kierkegaard, tout homme est
pécheur, car il participe au péché originel d’Adam. En effet, « l’individu est lui-même et le
genre humain75 », c’est-à-dire que l’individu est toujours issu d’une histoire dont la racine est
commune à tous les êtres de l’espèce. Or, l’esthète est pécheur deux fois. Il l’est parce qu’il
appartient à la communauté des hommes, mais il réside également dans un péché actuel, parce
qu’il fuit la réalité du péché originel. L’éthicien, quant à lui, sort du péché actuel car il a
justement conscience de son appartenance à l’humanité pécheresse. C’est pourquoi il se
repent dans l’éthique, en prenant sur lui le fardeau de l’histoire commune.
Cependant, cela signifie que répondre à la tâche éthique de devenir soi, c’est aussi
reconnaître que nous sommes pécheurs, et que le « soi » tant affirmé, est en réalité un « soi »
75
Søren Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, trad. par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1990, p. 187.
- 49 -
destitué. Le « je » de l’éthique semble avoir pour fonction d’exprimer le général, mais avec
lui, le repentir.
76
André Clair, Kierkegaard et autour, op. cit., p. 75.
77
Dominic Desroches, Expressions éthiques de l’intériorité. Ethique et distance dans la pensée de Kierkegaard,
Québec, Presses de l’Université de Laval, 2008, p. 77.
- 50 -
C’est dire que si l’éthique se veut universelle, elle doit présupposer qu’on peut sortir de soi pour
accéder à une loi qui s’applique à tous. Or sortir de soi, sauf en imagination, est impossible dans
le cadre strict d’une pensée existentielle puisque ce serait sortir de sa subjectivité.78
L’éthique existentielle est problématique. D’un côté, celle-ci doit pouvoir être universelle, de
l’autre, elle est une éthique de la subjectivité. Cela signifie qu’elle exige à la fois de
s’appliquer à tous et de ne concerner qu’un « soi » unique, supposé se fonder lui-même par le
choix et fonder également l’éthique. Il faut alors accepter que le « soi » n’en est pas en
mesure, car il est toujours en-dessous de l’universel. C’est ainsi que conclut Dominic
Desroches : « On doit donc admettre que le moi éthique n’est pas posé par lui-même, mais par
un autre. Et c’est là toute la dimension transcendante de l’éthique. »79
On retrouve ainsi le « sens d’une altérité stricte » mentionnée par André Clair. Pour que
l’éthique puisse être à la fois éthique Ŕ c’est-à-dire universelle Ŕ et existentielle, il faut qu’elle
soit fondée par un autre ; elle devient alors transcendante. L’éthique va donc être remaniée,
pour qu’elle puisse s’accomplir comme éthique existentielle. Ce renouveau de l’éthique est
rencontré dans le christianisme, par la formulation d’une parole divine s’adressant à l’individu
pour lui dire : « Tu dois aimer ton prochain ». Cette parole est salvatrice, car elle seule permet
l’accomplissement existentiel du « soi ». Par conséquent, comme le remarque Vincent
Delecroix :
C'est toute la différence entre le «tu» qui se fait entendre dans l'impératif catégorique (je
déguisé) et le «tu» du «Tu dois [Du skal] aimer ton prochain» (je destitué) - et ce qui d'ailleurs
signale la solidarité entre le soi comme ego destitué par le tu et l'autre comme objet de l'amour,
c'est-à-dire le prochain: pas de soi sans prochain auquel il est lié.80
Delecroix souligne le renversement de l’éthique. Elle ne peut plus dire seulement « tu dois »,
car dans la présence du sujet seul Ŕ le « tu » Ŕ l’éthique ne peut pas s’accomplir. En revanche,
l’éthique fondée sur une altérité stricte précise : « Tu dois aimer ton prochain » ; autrement
dit, elle pose l’altérité nécessaire au « devenir soi ». Elle donne au « soi » la possibilité de
s’accomplir face à l’autre, au prochain qu’il doit aimer. Cependant, le « tu » est un « je
destitué » pour Vincent Delecroix alors que le « tu dois » de l’impératif catégorique de Kant
se comprend immédiatement comme un « je dois », car le « je » est autonome. C’est sur ce
78
Dominic Desroches, Expressions éthiques de l’intériorité. Ethique et distance dans la pensée de Kierkegaard,
op. cit. p. 145.
79
Ibid., p. 146.
80
Vincent Delecroix, « Kierkegaard et la destitution de l’ego », Revue de théologie et de philosophie, Vol. 145,
Cahiers III-IV, Genève, 2013, p. 264.
- 51 -
point que nous porterons désormais notre intention. Le « je » de Kierkegaard est toujours en-
dessous de la tâche de devenir soi et ne peut, seul, se constituer comme sujet. Il doit donc
rencontrer le prochain, mais c’est aussi dans cette rencontre qu’il se découvre comme « je »
destitué, un « soi » en échec face à l’exigence d’une éthique qui demande l’accomplissement
de la subjectivité à la hauteur d’un principe universel.
2. « Je » est pécheur
Kierkegaard explique encore que l’individu exprime la totalité. Or, être soi et exprimer le
monde extérieur, c’est prendre sur soi à la fois ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité, mais
81
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 195.
- 52 -
aussi ce qu’il y a de pire, à savoir le péché originel. Le sujet de l’éthique est donc toujours en
lutte, mais cette lutte est contradictoire en ce qu’elle consiste d’une part à toujours vouloir
acquérir la totalité, même son côté le plus sombre, et d’autre part, à désirer plus que tout de se
libérer du péché par le repentir. Il y a donc un mouvement d’acquisition couplé d’une
dynamique de rejet. Je prends sur moi la totalité et je me repens du péché qu’elle porte. En
quoi consiste exactement le repentir ?
Kierkegaard précise que celui-ci est rétrospectif. Je ne me repens pas d’un péché actuel,
mais d’un péché originel, qui prend racine dans le passé. Paradoxalement, c’est en moi-même
que je me repens. Cela signifie que je trouve en moi l’origine de l’humanité, que c’est en moi
que je découvre le péché du premier homme. Cela ne nous semble-t-il pas curieux ? Comment
puis-je rencontrer dans le « soi » actuel quelque chose qui lui est antérieur dans le temps ?
Comment puis-je trouver le péché, alors que ma naissance le dépasse de plusieurs siècles ?
Pour le comprendre, il ne faut pas penser chronologiquement mais concevoir plutôt
l’existence sous l’angle de l’éternité. Le « soi » se découvre dans sa valeur éternelle, et non
comme un « soi » du présent. Dans sa valeur éternelle, le « soi » n’est pas seul avec lui-même.
Il participe à l’humanité depuis son commencement. C’est pourquoi le repentir est à la fois
rétrospectif et intérieur. En choisissant le « soi », je fais un choix infini. Brisant toutes les
barrières de la temporalité, je découvre ma participation au Tout, un Tout qui est à la fois
totalité des êtres et totalité du temps. Cependant, nous pouvons nous permettre d’interroger
Kierkegaard : à quoi conduit le repentir ? Quel est son but ?
Pour Kierkegaard [également], le sujet est d’emblée aux prises avec l’antériorité d’un passé ou
d’un péché qui, l’ayant toujours devancé, lui vient d’avant sa liberté. Passif qu’il vit comme
dette ou retard inéluctable par rapport à Celui qui l’a « aimé en premier ». Mais aussi et surtout,
passif qu’il n’assume (si tant est qu’il soit assumable) qu’en prenant sur lui ce qui dépasse sa
sphère propre. Comme Kierkegaard le fait dire à l’éthicien, ne s’assume réellement que celui
qui, se choisissant essentiellement comme coupable, se repent de « plus que de sa propre
faute ».82
Précédant l’acte de liberté, c’est-à-dire le choix de soi, il existe un passé porté par tout
individu. Ce passé nous devance constamment, et l’individu est alors toujours en dette vis-à-
vis de celui-ci, n’étant jamais premier. Il ne peut donc pas être au fondement de l’éthique et de
sa propre subjectivité, car avant même d’exister, il est déjà aimé par quelqu’un d’autre, Dieu.
Or, s’il désire entrer dans l’éthique, l’individu doit assumer ce passé. C’est alors qu’il se
repent. Mais assumer quelque chose qui le dépasse est toujours une tâche infinie, qui semble
trop exigeante pour que l’individu y parvienne. Le problème de la subjectivité éthique est
alors le suivant : pour s’accomplir dans l’éthique, l’individu doit devenir responsable de son
passé. Ce passé est néanmoins un fardeau qui le dépasse, car il appartient à la totalité, et il ne
peut l’assumer complètement. Le « soi » entrant dans l’éthique apprend alors deux choses : il
doit devenir soi, et pour cela, il lui faut se repentir. Or, l’éthique exige d’assumer une
responsabilité qui excède la subjectivité, qui est bien plus que sa propre faute et qu’elle ne
peut assumer seule. Pourquoi l’individu devrait-il être coupable de plus que ce dont il est
82
David Brezis, « L’intériorité en question. Regards croisés sur Kierkegaard et Levinas », Rue Descartes, op.
cit., p. 27. Brezis fait référence successivement à Søren Kierkegaard, OC XIV. Les Œuvres de l’amour, p. 94 et
p. 162 puis OC IV, op. cit., p. 195 et p. 215.
- 54 -
l’auteur ? Cela ne va en effet pas de soi. Philippe Chevallier fait notamment état de cette
question :
Mais pourquoi me repentir de la sorte de ce qui excède mes actes personnels ? Parce que je suis
toujours déjà engagé dans l’existence, avant même de m’être véritablement choisi. Le libre
arbitre, répète à satiété Kierkegaard Ŕ et en cela il n’est pas un existentialiste de salon, ou de
café Ŕ est une fiction, « un non-sens pour la pensée ». Si je regarde les premières années
confuses de ma vie, ces périodes de rage incertaine où j’avançais tête baissée Ŕ mais avec aux
pieds des chaussures payées par mes parents Ŕ, je suis dans l’incapacité de reconnaître ma part
de responsabilité dans ce qui, alors, m’était donné. Pour faire la part des choses, qui seule
permettrait de porter un jugement sur ce qui m’échoit vraiment, il me faudrait remonter à mon
premier acte libre. Or la liberté ne connaît pas de pur commencement : embarquée dans
l’aventure d’une vie, elle se reconnaît comme ayant toujours déjà posé des choix. Chercher le
premier acte libre reviendrait à peu près à chercher dans le temps l’origine du temps.83
Pour le sens commun, il est tout à fait normal de se repentir de ses actes personnels. En
revanche, il n’y a aucune raison de porter une faute que je n’ai pas commise et d’en éprouver
du remords, puisque par définition, je n’ai de remords que pour ce dont je suis la cause. Or,
Philippe Chevallier montre que la distinction que nous faisons entre nos actes propres et ceux
qui nous devancent n’est pas évidente. La liberté individuelle n’est rencontrée que dans un
acte unique : le choix de soi. Le choix n’est toutefois qu’un choix des déterminations qui me
précèdent, c’est un choix de ce qui existe déjà, car je ne me crée pas. Je choisis simplement de
réaliser mon existence en la rendant concrète.
Chevallier exemplifie alors son exposé. Le jeune enfant ne sait pas vraiment distinguer
ce dont il est responsable de ce dont il ne l’est pas. Lorsqu’il déambule sur le chemin de
l’école, il paraît être à l’initiative de cet acte, mais tout en lui ne ressort pas de sa liberté. Les
vêtements qu’il porte ont été choisis et achetés par ses parents, et le fait même de se rendre à
l’école est institué de l’extérieur. De quel acte devrait-il se repentir s’il ne devait être
responsable que de ce qui est de son ressort ? La liste en serait probablement très réduite et
pour cause, il est impossible de distinguer véritablement les faits dont je suis l’initiateur et
ceux que je subis. Chevallier précise que pour faire la part des choses, il faudrait être en
mesure de remonter au commencement de ma liberté, or celle-ci n’en a pas. Je découvre
toujours la liberté postérieurement. Quand je suis libre, c’est que je choisis ce qui a déjà été
83
Philippe Chevallier, Être soi. Actualité de Søren Kierkegaard, op. cit., p. 52. Philippe Chevallier fait référence
à Søren Kierkegaard, Le concept de l’angoisse. OC VII, p. 151.
- 55 -
posé. La liberté n’est jamais initiatrice. Faudrait-il alors refuser toute responsabilité ?
Kierkegaard répond négativement. Si je me choisis, c’est que je me rends responsable de ce
que je suis, peu importe si j’en suis véritablement l’auteur. L’existentialisme dont il fait
preuve n’est donc pas celui de ses successeurs, je n’éprouve pas l’angoisse devant ma liberté
absolue. Au contraire, l’angoisse que je ressens provient de ce que le péché est entré en moi
par les générations précédentes, il n’est pourtant pas mon acte propre et malgré tout, j’en suis
responsable. Là est véritablement l’angoisse existentielle.
3. « Je » est en faillite
L’individu prend conscience de la réalité du péché qu’il porte dans l’éthique exigeant
sans cesse de lui un dépassement de sa propre immanence. Ne pouvant se fonder lui-même, il
doit alors outrepasser les limites du « soi » pour accomplir la tâche éthique. Or, « seul un
événement extérieur […] Ŕ à savoir l’événement de l’amour ‘divin’ Ŕ serait capable de rompre
le cercle de l’immanence. »84 C’est pourquoi l’amour est lié au repentir, parce que dès lors
que je me repens en moi-même du péché historique, je sors du cercle de l’auto-fondation. Il y
a l’intervention d’un élément extérieur, qui transcende l’éthique subjective. L’éthique de
L’Alternative va donc être transformée en une éthique chrétienne, où l’amour que Dieu porte à
l’être singulier lui permet d’accomplir son devenir « soi » en se repentant.
84
Darío González, « Amour pour le prochain et recommencement de l’éthique », Flemming Fleinert-Jensen et
Jacques Message (dir.), Kierkegaard, l’œuvre de l’accomplissement, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 306.
- 56 -
La première éthique échouait sur la peccabilité de l’individu. Bien loin de pouvoir l’expliquer
elle ne faisait qu’en grossir la difficulté et la rendre plus énigmatique encore de son propre point
de vue, puisque le péché de l’individu s’élargissait en péché de tout le genre humain. Alors est
venue à l’aide la dogmatique avec le péché originel. La nouvelle éthique la présuppose et avec
elle le péché originel, dont elle se sert ensuite pour expliquer le péché de l’individu, tout en
posant en même temps comme but l’idéal, non par une descente de l’idéal à l’homme, mais par
une montée inverse.85
Une seconde éthique qui s’érige sur l’échec de la première est annoncée. Elle n’est pas encore
préparée par la notion d’amour pour le prochain, mais elle se présente comme le passage de la
réalité individuelle à l’idéalité transcendante. Elle remplace alors l’éthique de L’Alternative,
qui a échoué sur la découverte du statut du « je » pécheur, ne pouvant l’expliquer dans
l’immanence. Ainsi la sphère de l’éthique demeure celle de l’exigence « tellement infinie que
l’individu fait toujours faillite. »86
Le résultat de l’éthique serait donc une faillite, celle de l’individu. Or, il ne semble pas y
avoir d’échec plus conséquent pour une éthique existentielle que celui de faire faillir son
propre sujet. Darío González reprend l’idée d’une faillite de la subjectivité individuelle et
stipule :
Dans l’espace creusé dans la subjectivité par la force du repentir, quelque chose a fait faillite,
quelque chose a infiniment échoué, à savoir « l’individu [Individet] ». Il faudrait peut-être
redonner à ce dernier terme sa valeur étymologique : ce qui « fait faillite », c’est l’illusion d’une
subjectivité éthique in-dividuelle, indivise.87
Lorsque nous parlons d’un individu en faillite, nous mettons en exergue un paradoxe.
L’individu est ce qui est unique et indivisible. Or, la faille est une rupture, une fracture de
l’unité. Qu’il existe une subjectivité indivisible est donc une illusion, la subjectivité n’est pas
nécessairement individuelle. Ainsi, quand un « je » s’exprime, il n’est pas seul.
L’éthique de l’immanence échoue donc sur une contradiction. Elle demande un devenir
subjectif mais elle exige aussi le repentir. Or, la première exigence est retardée par la seconde,
parce que le repentir est la révélation de la faillite de la subjectivité individuelle. González
85
Søren Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, op. cit., p. 177.
86
Id., Œuvres complètes IX. Stades sur le chemin de la vie, trad. par Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet
Tisseau, Paris, Editions de l’Orante, 1978, p. 438.
87
Darío González, « Amour pour le prochain et recommencement de l’éthique », Flemming Fleinert-Jensen et
Jacques Message (dir.), Kierkegaard, l’œuvre de l’accomplissement, op. cit., p. 310.
- 57 -
ajoute que cette contradiction est de nature temporelle : l’éthique demande d’une part une
action tournée vers l’avenir Ŕ le « devenir soi » Ŕ mais elle présente d’autre part un sentiment
négatif, celui du péché originel, tourné quant à lui vers le passé.88 Par conséquent, « l’échec
de l’éthique de l’immanence n’est pas l’échec d’une science ou l’insuffisance d’une doctrine :
il est la faillite d’une certaine position de la subjectivité. »89 En effet, le sujet de l’éthique
rencontre d’abord l’exigence de devenir soi en se choisissant, puis il fait face à l’échec du soi
dans son propre péché. Ainsi, c’est la position du sujet qui faillit : tiraillé entre affirmation et
négation de soi, il ne peut plus être à la première personne.
88
Darío González, « Amour pour le prochain et recommencement de l’éthique », Flemming Fleinert-Jensen et
Jacques Message (dir.), Kierkegaard, l’œuvre de l’accomplissement, op. cit., p. 314.
89
Ibid.
- 58 -
CHAPITRE III
« TU DOIS AIMER TON PROCHAIN » : UNE ETHIQUE ACCOMPLIE
SANS « JE »
La première éthique rencontre ses limites et l’impasse dans laquelle elle s’immisce
devient un terrain fertile à la construction d’une seconde éthique, qui s’élève sur les échecs de
la première. Dès lors que l’éthique se veut existentielle, elle doit pouvoir se réaliser dans
l’accomplissement de la subjectivité éthique. Or, l’éthique de L’Alternative révèle la
peccabilité du sujet, sans pouvoir l’en extraire. « Je » en faillite, l’individu éthique demeure
en quête de son devenir.
Dès lors, nous supposons que si Kierkegaard fait le choix de distinguer deux éthiques
dans deux productions bien distinctes, respectivement L’Alternative et les Œuvres de l’amour,
c’est qu’il a en tête de présenter ce que devrait être une éthique accomplie, dans laquelle
l’individu peut répondre à la tâche subjective. Une telle éthique, d’abord annoncée dans Le
Concept de l’angoisse, fait l’objet d’un traitement abouti avec les Œuvres de l’amour.
L’ouvrage dont il est question se distingue par sa forme et son contenu. Œuvre
autonyme, elle se compose d’une suite de méditations chrétiennes divisée en deux séries,
prenant la forme d’un discours. Qu’elle justification pouvons-nous apporter à ce choix ? Le
discours suppose que son contenu est adressé. Kierkegaard n’est pas ici l’auteur d’un
monologue qui serait gardé pour soi. Au contraire, il écrit pour être lu par un destinataire. De
ce fait, c’est une relation dialogique qui est instaurée entre l’auteur et son lecteur, mais aussi
entre l’émetteur de la parole chrétienne et son récepteur. De quelle nature est ce dialogue ?
Ces interrogations nous mèneront à questionner le rapport immédiat entre l’éthique et
l’existence. Comment l’éthique s’adresse-t-elle directement à l’individu singulier ? Comment
ce dernier répond-il à cet appel ?
La première éthique est racontée depuis l’expérience d’un être individuel. La seconde
éthique s’énonce autrement. Plutôt qu’un récit de vie, elle prend ici la forme d’un énoncé
- 59 -
biblique, une parole existentielle qui s’adresse à chaque individu pour lui dire : « Tu dois
aimer ton prochain comme toi-même ». Cette reprise kierkegaardienne du commandement
évangélique90 fait ressortir sa dimension impérative par la présence très marquée du verbe
« devoir », « Du skal » en danois.
La première série des Œuvres de l’amour a pour but de mettre au jour le lien
indéfectible entre l’amour et son caractère impératif. Ainsi, cinq divisions rythment cette
série, tandis que le commandement évangélique est repris dans la deuxième, elle-même
subdivisée en trois intitulés : Tu « dois » aimer, Tu dois aimer « le prochain », « Tu » dois
aimer le prochain. L’œil avisé se demande alors : qu’elle différence y-a-t-il entre les trois ? En
vérité, la différence est de taille, car même si le contenu est inchangé, Kierkegaard souhaite
insister sur les différents aspects qui mettent en lumière la formulation de la seconde éthique.
En traitant chacune de ces parties du commandement, nous serons à même de considérer
l’éthique de l’amour comme une éthique ayant pour objectif l’accomplissement existentiel du
« soi ».
Le choix de Kierkegaard se porte d’abord sur la notion de « devoir ». L’éthique est alors
l’objet d’une seule proposition, « tu dois aimer », qui n’est pas sans rappeler l’impératif
catégorique kantien. En effet, chez Kant, la morale prend la forme d’un impératif universel,
un « tu dois » qui est à la fois la maxime que je me donne, et celle que tous doivent pouvoir
appliquer. Cet impératif devient chez Kierkegaard celui de l’amour, alors même que ce
dernier ne peut jamais devenir un principe moral pour Kant.91 Pourtant, faire de l’amour un
devoir ne va pas de soi. En effet, on rattache à l’amour toutes les idées de passions,
d’impulsions ou d’inclinations. Aimer, c’est être porté par le sentiment. Le devoir est au
contraire ce que la raison gouverne. Il est réfléchi, modéré. C’est pourquoi les grandes écoles
en philosophie morale combattent autour de deux thèses principales : ou bien la morale est le
fruit du sentiment, ou bien elle est celui de la raison. Kierkegaard sort volontairement de cette
90
Le texte biblique sur lequel s’appuie Kierkegaard est : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »
(Matthieu, 22, 39). Notons la différence marquée entre la forme du commandement au futur Ŕ « tu aimeras » Ŕ et
sa reprise par Kierkegaard au présent : « tu dois aimer ». Søren Kierkegaard, OC XIV. Les Œuvres de l’amour,
trad. par Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet Tisseau, Paris, Editions de l’Orante, 1980, p. 16.
91
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. par Luc Ferry et Heinz Wismann, Paris, Gallimard, coll.
« Folio Essais », 1985, p. 119.
- 60 -
La réponse nous est donnée en deux temps. D’une part, la deuxième partie de
L’Alternative est l’esquisse d’une explication analogue. Selon l’assesseur Wilhelm, seul le
mariage permet de conserver l’authenticité du premier amour, autrement dit, seule une
institution ou une loi, peut rendre éternel ce qui est de l’ordre du sentiment, à la fois immédiat
et inconstant. D’autre part, Kierkegaard écrit, dans les Œuvres de l’amour :
C’est seulement quand l’amour est devoir, et alors seulement qu’il est à jamais préservé de tout
changement, à jamais affranchi dans une bienheureuse indépendance, à jamais dans le bonheur
à l’abri du désespoir.93
Il explique ainsi que l’amour peut changer s’il n’est pas garanti par un principe plus haut que
lui-même. Le devoir donne à l’amour l’éternité, et l’amour qui est éternel ne peut jamais se
transformer, ni être altéré. En outre, l’amour devenu devoir est indépendant, car il ne répond
92
André Clair, Kierkegaard et autour, op. cit., p. 59.
93
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 27.
- 61 -
qu’à la loi de l’éternel, et non à l’objet auquel il serait lié. Par exemple, l’amour d’un homme
pour un autre peut être dépendant de cet autre. En cas de rejet, cet amour peut être changé en
haine ou en jalousie, si l’être aimé se découvre des sentiments pour une nouvelle personne.
Or, si l’individu entend « tu dois aimer le prochain », jamais cet amour ne changera, car il est
indépendant de son objet, le commandement étant éternel. Enfin, l’amour qui est un devoir
échappe au désespoir, que Kierkegaard définit comme la maladie du non-chrétien, de celui qui
n’a pas découvert l’éternité. La seconde éthique propose ainsi de faire de l’amour un devoir
donnant à celui-ci l’assurance de l’éternel.
n’importe quel être de mon espèce. Par ailleurs, c’est cette conception du prochain qui a attiré
les critiques de grands lecteurs de Kierkegaard, notamment Adorno, lui dénonçant un
caractère abstrait. Adorno s’appuie, en outre, sur la proposition suivante de Kierkegaard : « le
prochain n’a même pas besoin d’exister94 », qu’il appose comme la preuve d’une éthique sans
contenu concret, où le prochain, concept pourtant fondamental, est en fin de compte réduit à
un principe universel d’autrui.95 Le prochain est-il alors seulement réel ? Telle est la question
qu’Adorno soulève et que nous sommes en droit de nous poser.
Pour Kierkegaard, le prochain existe bel et bien, il est le redoublement du « moi ».96
Nous serions alors tentés d’assimiler le prochain à l’alter ego, c’est-à-dire l’autre « je ».
Pourtant, ce n’est pas l’objectif recherché par Kierkegaard ; la seconde éthique ne mentionne
jamais le « je ». Tout au contraire, celui-ci est transformé en « tu », faisant du prochain, non
pas un autre « je », mais plutôt, un autre « tu », marquant alors toute la différence entre
l’amour qui est prédilection Ŕ l’amour pour un être choisi Ŕ et l’amour chrétien que nous
portons au prochain, fait pour sa part de renonciation :
Mais le prochain n’en est pas moins l’intermédiaire caractéristique de la renonciation à soi ; il
s’interpose entre le je et le je de l’amour égoïste de soi, mais aussi entre le je de l’amour humain
et de l’amitié, et l’autre je, [l’alter ego].97
Le concept du prochain vient ainsi entraver les élans du « je » qui veut toujours se mettre au
premier plan. Le prochain apprend au « je » à renoncer à lui-même en s’interposant entre le
« je » qui aime et le « je » objet de son amour. L’éthique accomplie formule un
commandement qui ne s’adresse plus au « soi » comme « je », sujet à la première personne de
l’éthique, mais comme « tu », c’est-à-dire comme prochain lui-même qui doit aimer l’autre.
C’est pourtant toujours à « soi » que la parole est dédicacée, mais le rapport subjectif est
modifié. Si le « soi » est celui que je choisis en me répétant dans l’existence, le « soi » de la
seconde éthique est aussi redoublement : « Ce redoublement [Fordoblelse] n'est pas à
entendre comme une répétition à l'identique, mais comme une modification du rapport à
soi. »98
94
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 20
95
Theodor W. Adorno, « La doctrine kierkegaardienne de l’amour », Kierkegaard. Construction de l’esthétique,
trad. par Eliane Escoubas, Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 263.
96
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 20.
97
Ibid., p. 51
98
Philippe Chevallier, « La ‘‘doctrine’’ kierkegaardienne de l’amour », Recherches de sciences religieuses,
Paris, Centre Sèvres, Tome 89, 2001/1, p. 93.
- 63 -
Après avoir raconté la parabole du bon Samaritain, Christ dit en effet au pharisien : « Lequel de
ces trois te paraît avoir été le prochain de celui qui était tombé entre les mains des brigands ? »
(Luc 10, 36), et le pharisien répond correctement : « C’est celui qui a exercé la miséricorde
envers lui » ; en d’autres termes : en reconnaissant ton devoir, tu découvres aisément qui est ton
prochain. La réponse du pharisien est impliquée dans la question de Christ qui, par sa forme,
l’oblige à répondre comme il le fait. Celui envers qui j’ai à exercer le devoir est le prochain, et
quand je l’accomplis, je montre que je suis le prochain. Pour Christ, en effet, il ne s’agit pas de
savoir qui est le prochain, mais de le devenir soi-même, de se montrer miséricordieux, à
l’exemple du Samaritain qui, par sa conduite, prouva, non que le malheureux était son prochain,
mais qu’il était lui-même le prochain de cet infortuné.100
l’amour qu’exige la loi. Or, lorsque Jésus lui demande son avis sur l’histoire qu’il vient de lui
conter, il oriente sa question d’une autre manière. Il ne demande pas : « qui est le prochain
dans cette histoire ? », auquel cas le professeur aurait pu répondre : « le malheureux qui est
tombé entre les mains des brigands », mais bien « lequel des trois ? », sous-entendant que le
prochain est l’un des trois personnages passant sur le chemin de l’infortuné. Le prochain est
non seulement celui envers qui je dois exercer mon devoir, celui qui a besoin de mon aide,
mais je suis aussi le prochain en accomplissant mon devoir. Si Jésus oriente ainsi la question
posée, c’est pour insister sur l’importance, non pas de découvrir son prochain Ŕ car le
prochain est le premier individu que je rencontre sur ma route et il est aisé de le trouver Ŕ
mais d’être soi-même le prochain de l’autre.
Revenons alors à notre interrogation initiale : pour quelle raison Kierkegaard se permet-
il d’envisager d’abord le devoir, avant même de traiter la question du prochain, dans une
éthique de l’amour ? En réalité, la réponse vient de nous être donnée : « en reconnaissant ton
devoir, tu découvres aisément qui est ton prochain. […] Celui envers qui j’ai à exercer le
devoir est le prochain, et quand je l’accomplis, je montre que je suis le prochain. » Il est
primordial de reconnaître d’abord le devoir d’aimer, pour découvrir que le prochain est à la
fois moi-même comme « tu », celui à qui est adressé le devoir, et « l’autre tu ». Ainsi, dans le
« tu dois aimer le prochain », je me découvre sous un rapport nouveau. Ce n’est plus à partir
de mon propre point de vue que je deviens « soi », mais à partir de celui du prochain, que je
rencontre en connaissant mon devoir.
L’amour chrétien, qui a reçu la marque de l’éternité, pose tous les hommes à égalité
devant Dieu. Par conséquent, la première remarque de Kierkegaard dans ce nouveau
développement est la suivante : « Ainsi donc, va et observe le commandement ; pour aimer le
prochain, laisse nos différences où nous recherchons nos pareils, laisse celle de la
prédilection. »101 L’amour du prochain demande d’ignorer la différence. Il ne demande pas
d’aimer un ami en particulier, ou un amant désiré, mais bien d’aimer le prochain, c’est-à-dire
de voir autrui et de l’aimer du point de vue de l’éternité, qui a fait tous les hommes égaux.
Cela implique d’aimer même son ennemi, car sans la différence posée par le regard de la
prédilection propre à l’amour païen, l’ennemi est tout autant le prochain que l’ami. En quoi
consiste cette égalité chez Kierkegaard ? S’agit-il d’aimer indifféremment tous les êtres de
son espèce, d’une manière qui serait potentiellement abstraite, puisque ne marquant pas la
spécificité individuelle ?
En effet, l’amour du prochain pourrait s’avérer n’être qu’un concept très vague, dans
lequel il s’agirait d’aimer un ensemble de personnes, sans même les considérer dans leur
singularité. Kierkegaard se défend de cette objection en affirmant que l’amour « embrasse
tous les hommes en aimant chacun en particulier, mais aucun spécialement. »102 L’amour sait
aimer universellement chaque être en particulier, sans marquer de différences entre eux, ce
qui ne signifie pas pour autant être indifférent à l’amour qui leur est porté. Le commandement
exige que l’individu s’élève au rang de l’universel, capable de se rapporter au particulier sans
faire d’exceptions. En termes kierkegaardiens, nous pouvons définir l’universel comme
l’ensemble des particuliers, compris sous la notion d’égalité. Qu’est-ce qui rend cela
possible ? C’est bien pour Kierkegaard la marque de l’éternité, qu’il oppose à la temporalité,
caractéristique de la vie sur Terre. L’équité parfaite ne peut jamais être obtenue dans le monde
actuel. La tâche de rendre les individus égaux du point de vue temporel dépasse les limites du
possible. L’effort à fournir pourrait durer aussi longtemps que nous puissions l’imaginer, il
demeurerait toujours éloigné de son objectif :
En revanche, le christianisme, grâce au raccourci de l’éternité, est d’un coup au but : il laisse
subsister toutes les différences, mais il enseigne l’égalité propre à l’éternité. Il enseigne que
chacun doit s’élever au-dessus des différences terrestres. Notons bien son impartialité ; il ne dit
pas que l’homme de peu doit s’élever, alors qu’il appartient peut-être au puissant de s’abaisser ;
101
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 58.
102
Ibid., p. 63.
- 66 -
non, pareil propos ne serait pas impartial ; et l’égalité ainsi établie n’est pas celle du
christianisme ; elle est selon le monde. […] Le christianisme laisse subsister toutes les
différences de la vie terrestre, mais le commandement d’aimer le prochain comporte justement
cette égalité où l’on s’élève au-dessus de nos différences ici-bas.103
Kierkegaard sépare alors le plan temporel propre à la vie terrestre du plan éternel que confère
le christianisme. Ce dernier ne peut rien pour l’égalité terrestre, qui est impossible à établir.
En effet, le point de vue des hommes est limité par les barrières du temps qui ne sont pas
permanentes. Ainsi, c’est depuis une vision obstruée que nous tentons vainement d’ajuster les
rapports entre les hommes. L’exemple de Kierkegaard, concernant l’élévation du plus pauvre
et le rabaissement du plus noble, illustre parfaitement la vision que nous nous faisons de
l’égalité. Il n’est pas rare, jusqu’aux sociétés les plus contemporaines, que le peuple réclame
une équité basée sur un ajustement de ce type. Il faudrait, en somme, réduire les cotisations
des foyers les plus modestes, et augmenter celles des plus aisés, afin d’obtenir un niveau de
vie équivalent entre les citoyens. Le christianisme ne procède pas ainsi. Au lieu d’agir depuis
la temporalité, il opère dans l’éternité qui élève immédiatement tous les individus sans
exception, des plus pauvres aux plus riches. Seul le commandement d’aimer dispose d’une
telle perfection. Lui seul peut élever tous les hommes au-dessus des différences.
De ce fait, cette égalité sur laquelle insiste Kierkegaard a pour but d’assimiler le « tu »
au « prochain ». S’il fait d’abord cas du prochain dans la division précédente, c’est pour
montrer ici que ce dernier est égal au « tu » devant Dieu, devant l’amour qui est éternel. Par
conséquent, même si le « tu » ne semble pas être expressément étudié dans ces quelques
pages, il en est bel et bien question. En effet, il ne faut pas omettre que « tu » est aussi le
prochain, et que dans « tu dois aimer le prochain », le « tu » est le prochain de son prochain.
L’amour qui exclut la prédilection et la différence devient simplement une autre manière de le
dire.
Quand ainsi ton esprit n’est ni troublé ni distrait par la vue de l’objet de ton amour et par ce qui
le distingue des autres, tu es alors tout oreilles aux termes du commandement et tu l’entends te
dire, à toi seul, que « tu » dois aimer le prochain.104
Quand l’amour est aveugle, il écoute. C’est dans ce passage que Kierkegaard mentionne
explicitement le « tu », pour la première fois de cette subdivision qui lui est consacrée. Cet
usage n’est pas pris au hasard puisqu’il fait alors du « tu » le témoin de la réception d’une
parole, celle du commandement d’aimer. Que nous révèle alors le « tu » dans « tu dois aimer
ton prochain » ? Il est l’indice d’une dualité. L’éthique n’est pas enfouie au sein de l’individu
unique, mais elle réside dans un dialogue. Il y a une parole qui est énoncée pour un
destinataire, au même titre que les méditations chrétiennes en forme de discours écrites par
Kierkegaard. Le commandement suppose un rapport dialogique, mais de quelle nature ?
La question se doit d’être posée, car tout rapport dialogique implique que le destinataire
réponde à l’appel qui lui est adressé. Or, le « tu » éveillé par la parole divine répond-il ? A
aucun moment dans les Œuvres de l’amour nous ne sommes témoins d’une réponse audible
de l’individu à celui qui lui commande d’aimer. L’adresse au « tu » est-elle alors le silence du
« je » ? Parce qu’une voix s’élève et exige d’aimer, le « je » se retrouve-t-il dans
l’impossibilité de répondre ?
En fin de compte, l’aspect dialogique de l’éthique est double, mais ce qui garantit le
rapport entre les termes du dialogue dans ce double aspect est identique. Pour commencer,
faisons cas de la relation la plus simple à approcher : celle entre « tu » et « le prochain ». En
effet, qu’il y ait dialogue entre deux êtres affirmés comme égaux, cela nous semble évident.
Ce dialogue est assuré par l’éthique, qui exige toujours communication, visibilité et
expression. Ainsi, quand le commandement me dit « tu dois aimer le prochain », il me place,
ainsi que mon prochain, au sein d’un même espace dans lequel je peux échanger avec lui. Je
suis alors toujours dans le monde, et Kierkegaard ne manque pas de préciser : « jamais
homme n’a vécu sans revêtir un aspect de la diversité terrestre. » 105 Bien que placé sous
l’angle de l’éternité par l’amour, je demeure dans la sphère publique qui est aussi l’éthique et
104
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 64.
105
Ibid., p. 66.
- 68 -
c’est justement l’amour qui me met en relation avec le prochain. Comment puis-je néanmoins
répondre au commandement divin ? Nous questionnons désormais le second rapport
dialogique, d’une nature toute différente. En effet, si l’éthique est dialogue, quelle place
occupe l’individu face à Dieu dans celui-ci ? En réalité, cette place est elle aussi garantie par
l’amour. C’est en aimant que je me rapproche de Dieu. La réponse au commandement est
donc plus immédiate que l’usage de la parole, et pour cause, il n’y a aucun mot du langage
pour répondre au « tu dois aimer ». Nous pouvons alors comprendre la transformation de
l’énoncé biblique par Kierkegaard, le passage du « tu aimeras » au « tu dois aimer », faisant
résonner l’éthique comme une urgence. C’est dans l’immédiateté de l’action que je réponds
au commandement. De ce fait, je ne parle pas, mais j’agis, je fais alors « œuvre d’amour ». Si
Dieu s’adresse à moi et me demande d’aimer, je lui réponds simplement en lui montrant que
j’aime, et « l’amour se reconnaît à ses fruits 106 », c’est-à-dire aux actes qui le rendent
manifeste. « Tu dois aimer le prochain » est donc un dialogue très particulier, dans lequel
l’éternité s’adresse à l’individu tandis que ce dernier répond en exécutant le commandement
tel qu’il lui est énoncé.
C’est toujours ainsi l’amour qui garantit le rapport entre deux êtres. Il est le lien entre
« tu » et son prochain, mais aussi entre « tu » et Dieu. Par conséquent, dans tout rapport où
l’on aime, il y a toujours trois termes : l’amant, l’être aimé et l’amour.107 Kierkegaard reprend
cette clarification à Saint Augustin. 108 Or, Dieu étant amour, aimer le prochain revient à
l’aider à aimer Dieu. Ainsi, Dieu assure l’amour qui lie « tu » et son prochain. Je découvre en
premier lieu le prochain parce que j’aime Dieu, ce qui explique qu’il faille d’abord connaître
son devoir d’aimer pour aller ensuite vers autrui : « quand tu vas dans la seule compagnie de
Dieu et que tu le mets dans tout ce que tu comprends, tu découvres alors […] le prochain. »109
Nous sommes portés à qualifier l’amour de « lien existentiel », parce qu’il relie
réciproquement « tu » à Dieu, le prochain à Dieu, et « tu » au prochain et qu’il vient alors se
poser comme l’élément fondamental de l’éthique. Elément de l’éthique exclusivement ? En
106
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 10.
107
Ibid., p. 111.
108
L’indication est donnée par André Clair, « Existence et amour. Regards sur Les Œuvres de l’amour »,
Flemming Fleinert-Jensen et Jacques Message (dir.), Kierkegaard. L’œuvre de l'accomplissement, Paris,
Classique Garnier, 2017, p. 286.
109
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 72.
- 69 -
réalité, et André Clair le remarque également dans Existence et éthique, l’amour est l’élément
persistant des trois stades existentiels :
La vie d’un homme est un chemin vers soi-même. Or l’élément qui unifie ce chemin, c’est
l’amour. La philosophie de l’existence est philosophie de l’amour. L’amour est l’objet mais
d’abord le sujet de l’existence. L’existence est amour, elle part de l’amour, elle va vers l’amour,
elle est mue par l’amour ; l’amour est peut-être le seul élément commun à tous les stades.110
L’amour est avant tout une passion, qui éprend la vie d’un homme. Par ailleurs, nous avons
déjà entrevu la passion pour l’existence, chère à l’éthicien Wilhelm. Cette passion pour son
propre devenir-sujet est déjà l’amour. En outre, l’amour rythme le stade esthétique, bien qu’il
soit fugace et voué au désespoir, il se concrétise par le mariage dans le stade éthique et
devient un amour universel dans l’éthique chrétienne. Ainsi, l’amour est à chaque tournant du
« chemin vers soi-même ». Ce chemin, c’est la tâche existentielle, celle de devenir soi. Par
conséquent, si l’amour accomplit cette tâche, il accomplit à la fois l’éthique et l’existence
puisque d’une part, « l’amour est l’accomplissement de la loi111 » Ŕ quand Dieu s’incarne en
Christ qui se sacrifie par amour pour les hommes, la loi de l’Ancien Testament devient
effective, elle est accomplie dans le christianisme Ŕ et d’autre part, je m’accomplis en
rencontrant mon prochain que j’aime comme moi-même.
Aimer son prochain, c’est renoncer à l’amour égoïste de soi. Comment cela se
manifeste-il dans le discours de l’éthique accomplie ? L’Alternative fait de l’éthique la sphère
de l’affirmation du « je » qui se révèle au monde. Les Œuvres de l’amour montrent une
éthique où l’individu semble plus discret, effacé derrière le commandement qui s’adresse à
lui. L’indice grammatical le plus éloquent est sans doute la disparition du pronom personnel
sujet, « je ». Dans l’éthique accomplie, je ne suis plus « je » qui se choisit, mais « tu » à qui
110
André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 87.
111
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 84.
- 70 -
l’on me dit « tu dois aimer ton prochain ». Or Ŕ cette question fera l’objet des développements
suivants Ŕ comment expliquer que l’éthique accomplie soit cause d’une disparition totale du
« je » ? Si l’éthique doit être l’accomplissement du « devenir soi », pourquoi le « soi » n’est
plus « je » ?
Voici qu’à l’inverse, Kierkegaard, penseur de l’existence, révèle un sujet faillible, dont
le pronom qui le détermine finit même par disparaître dans l’éthique accomplie. André Clair
formule le problème ainsi :
[…] La seconde éthique, fondant l’action sur le rapport à la loi d’un autre, opère un
renversement de l’éthique de l’immanence, de telle sorte que le principe soit en un autre que
l’homme, en Dieu. Comment cette éthique, que l’on dira peut-être éthique de l’hétéronomie, est-
elle l’éthique de l’accomplissement de l’homme ?112
112
André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, op. cit., p. 99.
- 71 -
Si donc l’éthique existentielle est une éthique de la subjectivité, ce n’est pas au sens où le sujet
serait autofondateur, étant un sujet duel, divisé, et plus exactement un sujet faillible ou peccable,
toujours sur le point d’être en faute. Ce que le sujet découvre en soi n’est pas une loi mais la
division et le conflit, et ce conflit où aucun des éléments ne peut être principe est la
manifestation d’une déficience originelle.113
Ce conflit que mentionne André Clair est celui de la dualité humaine. L’homme est toujours
synthèse d’éléments contradictoires. Il est âme tout comme il est corps, il appartient à la
dimension temporelle tout en se choisissant éternellement, il est un être fini au devenir infini
et de fait, il est toujours le lieu d’une affirmation et d’une négation simultanées. Nous
retrouvons la marque d’une dialectique, où l’individu serait la synthèse d’un développement
progressif. Or, cette synthèse n’est pas historique. La dialectique entre affirmation et négation
qui prend place dans l’individu n’est pas un processus chronologique, elle est immédiate.
L’homme est âme en même temps que corps, fini en même temps qu’infini, et c’est dans cette
contradiction qu’il se découvre. Par conséquent, un « je pense donc je suis » serait
inconcevable pour Kierkegaard. Qu’un « je » puisse être principe éthique ou épistémique est
une illusion, car l’individu n’est jamais ce qu’il est, c’est-à-dire unité indivisible. Tout au
contraire, il s’agit de penser l’unité comme ce qu’il y a de plus contradictoire. Etre individu,
c’est rencontrer en soi la division et le conflit, c’est être la négation de soi-même à chaque
instant. Le « soi » ne peut alors jamais être au fondement, n’étant pas fondé par lui-même. Or,
si nous parlons du « soi », c’est qu’il y a bien une subjectivité éthique chez Kierkegaard, mais
celle-ci est toujours en faillite. Par ailleurs, c’est comme telle qu’elle se découvre.
2. « Tu » : un « je » à la deuxième personne
113
André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, op. cit., p. 99.
- 72 -
instaure la différence entre ces deux pronoms réside dans leur position. Pour parler de moi-
même, j’utilise le pronom à la première personne. Je me positionne ainsi au premier plan. Si
l’on parle de moi, ma position est différente, je deviens sujet à la deuxième personne. Je ne
suis pas celui qui parle, mais celui qui est désigné par une parole. Pourtant, le sujet reste
identique, il s’agit toujours de moi. La distinction réside ainsi dans le fait que, d’un côté, je
suis à l’origine de l’instauration de ma subjectivité Ŕ c’est le « je » qui se choisit de la
première éthique Ŕ et de l’autre, je suis désigné par une tierce personne qui révèle ma propre
subjectivité, parce que j’en suis moi-même incapable : c’est le « tu » de la seconde éthique.
Cependant, cette remarque entre en contradiction avec deux points fondamentaux que
nous avons soulevés. Premièrement, la seconde éthique est une éthique accomplie.
Deuxièmement, une éthique accomplie est la condition du devenir-sujet, c’est-à-dire d’une
existence accomplie elle aussi. Or, et nous ne nous opposons pas en ce sens au problème posé
par André Clair, comment expliquer que l’éthique accomplie soit celle où le sujet est à la
deuxième personne, désigné par un autre ? Pour répondre, il nous faudra prendre plusieurs
clés en main et ouvrir avec elles les portes de la pensée existentialiste de Kierkegaard. En
premier lieu, il s’agira de creuser un peu plus le problème posé, afin de cerner ensuite ses
enjeux.
Par conséquent, que signifie pour le sujet de l’éthique d’être posé à la deuxième
personne ? Le statut du « je » est d’être premier, c’est pourquoi il est d’ailleurs le premier
pronom sujet. De ce fait, le « tu » est second, d’une part au sens grammatical du terme Ŕ il est
le pronom de la deuxième personne Ŕ mais d’autre part, en un sens plus profond. Le « tu » est
toujours un « je » déplacé au second plan. Quand l’éthique dit « tu », c’est elle qui parle ; le
sujet est alors destitué de la première place. Vincent Delecroix explique notamment
l’importance de la formulation grammaticale de la seconde éthique qui met volontairement le
« tu » à la place du « je » :
Ce qui est nécessaire, c’est moins la loi que la grammaire impérative du commandement,
destituant le je-ego : il dit tu (« Tu dois »). Certes, l’ego n’est pas destitué en étant « mis à
l’accusatif », mais, comme le montrent les Œuvres de l’amour, en ce que le commandement met
le tu à la place du je […].114
114
Vincent Delecroix, « Kierkegaard et la destitution de l’ego », Revue de théologie et de philosophie, op. cit., p.
264.
- 73 -
Que l’ego ne soit pas mis à l’accusatif, cela ne manque pas de nous rappeler l’esthéticien à qui
Wilhelm s’adresse dans ses lettres. Celui-ci n’est jamais un « je », ni même un « tu », mais
plutôt un « toi », qui n’accède pas à la position de sujet. Dans l’éthique de l’amour, l’individu
conserve une telle position, en subissant toutefois un déplacement, parce qu’en découvrant sa
faille, il lui est impossible de se fonder lui-même. Cette formulation grammaticale semble
soigneusement étudiée. Il nous paraît qu’une éthique existentielle accomplie qui dit « tu » soit
un choix volontaire de Kierkegaard. Il fait dire quelque chose à ses Œuvres de l’amour sur les
conditions d’émergence de la subjectivité.
Cependant, nous aurions pu imaginer que l’éthique de l’amour résoudrait l’impasse sur
laquelle s’achevait la première éthique. En effet, l’être advenu à soi s’aperçoit qu’il est tiraillé
entre l’exigence éthique et la peccabilité de sa nature. Il ne peut jamais répondre à la tâche qui
lui est assignée. Ainsi, une éthique seconde aurait pu réhabiliter le sujet, en affirmant un « je »
absout du péché et du désespoir. Pourtant, à la lumière de l’observation purement
grammaticale, le passage du « je » au « tu », il semblerait plutôt que la seconde éthique
n’intervienne que pour confirmer l’échec du « soi » en le révélant dans son propre discours.
L’éthique s’accomplit alors que l’être individuel doit renoncer à son propre ego.
Le propre de l’enfance est de dire : moi veut ; moi Ŕ moi ; le propre de la jeunesse est
d’affirmer : je Ŕ et je Ŕ et encore je ; le propre de l’âge mûr et la consécration de l’éternel, c’est
de vouloir comprendre que ce je ne signifie rien s’il ne devient le tu à qui l’éternité s’adresse
sans cesse et dit : « Tu » dois, tu dois, tu dois.115
115
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 83.
- 74 -
individu. En lecteur kierkegaardien, nous associons ces moments aux stades de l’existence.
Ainsi, l’enfance correspondrait à l’esthétique, la jeunesse à l’éthique, et l’âge mûr à l’éthique
de l’amour ou au religieux. Entre les deux premiers stades et le dernier, il y a une rupture qui
est « la consécration de l’éternel ». L’être atteint l’éternité et celle-ci est sa maturité. Par
conséquent, le « devenir soi » semble se résoudre dans l’éternel et dans l’éthique de l’amour,
là où le « je » n’est plus ; là où il devient « tu ».
Faisons cas des pronoms utilisés dans ce passage. Nous avons tout d’abord le « moi »,
puis le « je » et enfin le « tu ». La première remarque que nous pouvons apporter est la
différence de forme entre les pronoms personnels. D’un côté, nous avons deux pronoms sujets
Ŕ « je » et « tu » Ŕ qui s’opposent au complément d’objet « moi ». De l’autre, il y a également
opposition entre deux pronoms de la première personne Ŕ « moi » et « je » Ŕ et celui de la
deuxième personne, « tu ». Tout se passe comme si le stade esthétique était le lieu d’un
individu autocentré qui n’accède pourtant pas à la position de sujet, restant à l’accusatif. Le
« moi » esthétique est celui qui ne tourne qu’autour de lui-même, sans jamais vouloir
s’engager dans l’existence. Ensuite, le « je » est univoque. C’est l’individu qui s’affirme
comme sujet de l’éthique et se croit autonome. Pour finir, le « tu » appartient au religieux. Il
sort de la temporalité et prend conscience qu’il n’est pas seul et même, qu’il n’est pas à
l’initiative de lui-même. Il se sait appartenir à un ordre infiniment plus grand, duquel découle
son existence.
En outre, les pronoms personnels ne sont pas le seul objet d’intérêt du texte. Notons la
manière avec laquelle Kierkegaard oppose les verbes « vouloir » et « devoir », appartenant
respectivement à l’esthétique et au religieux, tandis que l’éthique est curieusement le seul
stade où le sujet n’est sujet de rien. De ce fait, l’individu évolue dans l’existence en
comprenant que vouloir est vain et que le seul accomplissement possible est dans le devoir.
Entre les deux, il veut s’affirmer mais ne peut se donner de contenu. Etre sujet est un fait,
mais il s’agit toujours d’être sujet de quelque chose. L’individu s’aperçoit que le « je » qu’il
tente d’exprimer, de l’esthétique à l’éthique, est en réalité inutile. Le « je » n’a de
signification que s’il est désigné par l’éternité, parce qu’il est toujours en faillite dès qu’il
tente de se poser lui-même. Par conséquent, comme le fait remarquer Vincent Delecroix, « le
- 75 -
tu est condition du je. » 116 Ce serait uniquement par le « tu » que le « je » pourrait être
exprimé. Alors, Kierkegaard conclut :
Le propre du jeune homme est de se croire le seul je dans le monde ; le propre de l’adulte est
d’entendre ce tu en se l’appliquant, quand bien même il ne serait adressé à nul autre. Tu dois, tu
dois aimer le prochain. Oh ! mon cher auditeur, ce n’est pas à toi que je parle, mais à moi, à qui
l’éternité déclare : tu dois.117
Comment l’existence parvient-elle à maturité ? C’est lorsque que l’individu ne se croit plus
seul. Il intègre alors les catégories de l’éternité, il ne s’observe plus comme « je », qu’il sait
être faillible et destitué, mais comme prochain. Le « je » est alors le « tu » et c’est seulement
par la marque de la deuxième personne qu’il intègre l’altérité. Justement, c’est parce qu’il
devient deuxième personne qu’il peut comprendre qu’il n’est pas seul. Ainsi, le solipsisme ne
conduit jamais à l’affirmation de soi. En effet, comment être sûr que j’existe si je suis le seul à
pouvoir le dire ? En revanche, dès lors que Dieu me dit « tu », le « je » devient possible car
j’obtiens la confirmation de mon existence, comprise comme exigence. Si l’éternité me dit
« tu », je sais que « je » dois. Le « tu » est donc bien condition du « je ».
Nous sommes alors disposés à comprendre pourquoi l’éthique accomplie fait disparaître
le « je » du discours. Le sujet se reconnaît comme tel en étant désigné. Notre interrogation
reste néanmoins d’actualité. Si le « je » est conditionné par le « tu », reste-t-il une place pour
l’expression de soi par un « je » ? Afin d’entrevoir une solution, nous allons questionner les
membres actifs du discours évangélique. Qui parle et qui écoute ? Quelles positions occupent
les différents acteurs du dialogue dans une éthique de l’amour du prochain ?
Il nous semble que si le « je » n’est pas à l’initiative de l’éthique, puisqu’il est désigné à
la deuxième personne par un commandement qui s’adresse à lui, l’auteur de l’éthique soit une
tierce personne qui entame un dialogue avec son récepteur, ramenant toujours l’éthique sur le
plan relationnel. Ici, l’éthique n’est pas seulement le monde visible, elle est aussi ce qui doit
pouvoir se dire.
116
Vincent Delecroix, « Kierkegaard et la destitution de l’ego », Revue de théologie et de philosophie, op. cit., p.
264.
117
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 83.
- 76 -
En ce qui concerne la parole éthique, notre premier point est porté vers l’autorité du
commandement. Si la question serait d’abord « qui dit l’éthique ? », elle s’oriente plutôt vers
la possibilité. Nous demandons : « qui peut dire l’éthique ? ». Kierkegaard pose cette question
dans les Œuvres de l’amour lorsqu’il met en exergue l’apparente contradiction du
commandement. « Tu dois aimer » est une parole insensée pour l’homme parce qu’elle
contraint l’individu à éprouver ce qu’il y a de plus spontané : le sentiment d’amour. Ainsi,
Kierkegaard précise qu’elle ne peut pas être une parole humaine, ce qui explique par ailleurs
que le « je » de l’individu ne puisse pas être autonome. Je ne peux pas me donner à moi-
même la loi d’aimer :
Quel courage il faut pour dire une première fois : « Tu dois aimer », ou plutôt, quelle divine
autorité pour bouleverser par ce mot toutes les idées de l’homme naturel ! Car au point où le
langage humain s’arrête, où le courage défaille, à cette limite surgit la révélation en sa divine
origine, et elle proclame une chose facile à comprendre en sa profondeur ou dans sa
comparaison avec les choses humaines, sans avoir pourtant surgi du cœur de l’homme. 118
La question est bien « qui peut dire ? » parce que « tu dois aimer » n’est pas naturel. Il faut du
courage pour prononcer ces mots. Or, celui-ci ne suffit pas, car il est humain et peut, tout
comme le « soi », se découvrir dans sa faiblesse. Pour que l’amour soit un devoir, il faut qu’il
soit garanti par une instance éternelle, qui est divine. Ainsi, pour Kierkegaard, seul Dieu
dispose de l’autorité nécessaire à une telle injonction. Il parle alors d’autorité divine, traduit
du danois « guddommelig Myndighed. » 119 Nous prenons le terme « autorité » au sens
étymologique le plus strict : être l’auteur de, c’est-à-dire être à l’initiative de. En un second
sens, l’autorité est également ce qui pousse à agir, ce qui donne la règle. Encore une fois, seul
Dieu peut commander à l’homme « tu dois aimer », car si un autre individu se tournait vers
nous pour nous ordonner d’aimer, notre réaction serait celle de la mécompréhension.
118
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 23.
119
Id., Samlede Værker. Bind 12. Kjerlighedens Gjerninger, København, Gyldendal, 1963, p. 30.
120
Alain Cugnot, « Kierkegaard, les paradoxes de l’amour », Études 2012/6 (Tome 416), p. 775.
- 77 -
prononcer une parole qui bouleverse les notions que l’être fini construit. Ainsi, l’amour n’est
pour moi qu’un sentiment sélectif que je porte à des personnes qui me sont chères. Devoir
aimer le prochain n’existe pas dans le monde terrestre. La révélation divine est nécessaire
pour que le discours « tu dois aimer » soit possible, pour qu’il puisse signifier quelque chose.
Par conséquent, l’origine divine de la seconde éthique est évidente, ce qui la différencie
de la première. Si l’éthique de l’immanence, où le « soi » s’exprime dans le monde, peut se
passer de toute intervention extérieure (en cela elle est similaire à la morale kantienne que
l’homme rencontre en lui-même, ce qui explique que le prochain ne soit jamais à aimer chez
Kant, mais seulement à respecter, parce qu’il est porteur lui aussi de la loi morale), l’éthique
de l’amour, quant à elle, ne part pas de l’homme. Elle est initiée par Dieu qui la place ensuite
dans le cœur de chacun. La seconde éthique est donc un échange tout différent, celui entre une
autorité infinie et un être fini, qui participe alors de l’infini. En outre, elle est profondément
chrétienne, car certes, le christianisme n’a pas apporté l’amour Ŕ le paganisme le connaissait
déjà sous sa forme sélective Ŕ mais il est le seul à avoir fait de l’amour un devoir.
2. De l’éthique à sa communication
L’éthique est d’origine divine. Pourtant, il faut bien qu’elle soit communiquée aux
hommes car une éthique muette serait ineffective, et en cela, ne serait plus éthique. Nous
posons alors la question de la réception de l’éthique. Comment, en tant qu’individu fini, puis-
je entendre une parole qui est uniquement divine ? L’éthique doit toujours pouvoir être
dicible, sinon elle n’est jamais réelle. Elle doit pouvoir être comprise, sinon, elle n’est pas
applicable. Pourtant, elle est une parole absolue et éternelle, qui dépasse le monde sensible.
comprise dans la description de l’objet Ŕ et ceux qui ont un sens absolu. Il place les jugements
éthiques dans la seconde catégorie. Ce sont des jugements non exprimables dans une
proposition de faits. En effet, toutes les propositions qui portent sur des faits sont équivalentes
en termes de valeur. Elles ne comportent rien de plus les unes que les autres. En revanche, un
jugement de valeur est plus important, plus signifiant et en cela, est extérieur au monde des
faits. La conclusion sur laquelle se pose Wittgenstein est que l’on ne peut pas dire l’éthique :
« It seems to me obvious that nothing we could ever think or say should be the thing ».121
Pourtant, il y a bien une tendance dans la nature humaine à vouloir s’exprimer sur ce qui
dépasse les limites du langage. Pour Wittgenstein, la tentative de dire l’éthique en est la
révélation. Nous voulons atteindre l’absolu et dire l’indicible.
Cela n’est pas l’objectif de Kierkegaard car si l’amour se reconnaît à ses fruits, s’il y a
des œuvres de l’amour, c’est que l’éthique est réalisable. Dès lors, il y a un discours éthique,
un absolu exprimable, non par un énoncé de faits mais par un récit qui témoigne de la vie de
l’éthique. A y regarder de plus près, ce témoignage prend deux formes et concerne ainsi
l’éthique toute entière. Nous avons effectivement rencontré deux témoins. Le premier,
Wilhelm, nous a présenté l’éthique dans ses différentes figures, à travers un récit de vie. Il
avoue lui-même la fonction de ses écrits à la fin de L’Alternative : « Je ne suis qu’un témoin,
et c’est à ce titre seulement qu’à mes yeux cette lettre a une certaine autorité ; car le
121
Ludwig Wittgenstein, Conférence sur l’éthique, trad. par Elisabeth Rigal, Mauvezin, T.E.R, 2001, p. 13.
Traduction française : « Il me semble en effet évident que rien de ce que nous pouvons jamais penser ou dire ne
pourrait être l’Ethique même. » Nous remarquons par ailleurs que dans le texte original de la conférence, le
terme « Ethics » n’est justement pas mentionné.
- 79 -
témoignage de celui qui parle par expérience a toujours de l’autorité. »122 Il se désigne comme
simple témoin disposant d’une certaine autorité qui n’est pas celle de l’éthique elle-même.
Cette remarque d’humilité est présente dans la forme négative de sa prose : « je ne suis que ».
Le témoin n’est donc pas celui à qui revient la fondation de l’éthique, mais il occupe le rôle
du révélateur. Le témoin montre l’absolu à travers le récit.
Notre second témoin n’est autre que Kierkegaard dans les Œuvres de l’amour. Son récit
n’est pas autobiographique, mais il vise à présenter l’éthique, en insistant sur sa manifestation
la plus évidente : les œuvres de l’amour. Ce n’est pas un hasard si l’ouvrage se termine par un
chapitre consacré à « L’œuvre de l’amour qui consiste à faire l’éloge de l’amour ». Il est à
nouveau question de révéler l’éthique en renonçant à soi pour se détacher de tout ce qui n’est
pas l’amour. Faire l’éloge de l’amour ne consiste pas en de grands discours mais en actes.
Ainsi, Kierkegaard s’appuie sur le dicton : « L’art n’est pas de dire, mais de faire ».123 La
renonciation à soi est primordiale, car si je fais moi-même l’éloge de l’amour, alors même
qu’il est absolu et divin, je vais, en tant qu’être fini, dénaturer l’amour. Se faire témoin de
l’éthique de l’amour, c’est donc renoncer à soi pour laisser Dieu parler en moi. C’est ainsi que
Kierkegaard est écrivain, un écrivain au service de la foi.
Par conséquent, la communication éthique semble toujours devoir passer par une forme
narrative. Je peux montrer l’éthique à travers un récit de soi, mais je peux également révéler la
véritable éthique dans la renonciation, et me faire témoin de la parole divine. Nous pouvons
néanmoins nous interroger sur la présence du témoin. A quel point s’efface-t-il devant
l’éthique ? Demeurant un « je » qui écrit pour dire l’éthique, il renonce toutefois à lui-même.
L’éthique, qui se manifeste avant tout comme parole est comme telle communicable. Si
un énoncé de faits ne peut pas décrire l’expérience absolue que constitue l’éthique, elle s’offre
à nous à travers le récit de ses témoins. Or, nous avons observé que la seconde éthique
modifiait sa formulation. Elle s’adresse à l’individu qui n’est plus « je », mais « tu ». Pourtant,
les témoins de l’éthique écrivent à la première personne. Quel est alors le statut du « je » dont
122
Søren Kierkegaard, OC IV, op. cit., p. 289.
123
Id., OC XIV, op. cit., p 332.
- 80 -
Toute l’œuvre est à comprendre en fonction de cette pensée, selon une corrélation entre le je
poétique et le je personnel. Si, par exigence d’analyse, Kierkegaard insiste sur la différence
entre le discours indirect des pseudonymes et le discours existentiel d’un je affirmateur de soi,
marquant ainsi la différence entre une subjectivité fictive (non existante, donc désubjectivée) et
la subjectivité réelle d’un je personnel, il y a pourtant aussi une corrélation ou une circularité
entre ces deux subjectivités […].124
Les deux « je » identifiés par André Clair correspondent d’un côté au « je » des pseudonymes,
c’est le « je » de Wilhelm par exemple, et de l’autre, au « je » autonyme de Kierkegaard,
comme dans les Œuvres de l’amour. Le premier « je » est celui d’un discours indirect. C’est
aux leçons sur La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse qu’il faut se
référer, distinguant une communication directe, où l’on s’adresse immédiatement à
l’auditoire, d’une communication indirecte, son contraire. La forme la plus vraie de
communication est la communication directe, c’est la seule qui puisse être éthico-religieuse.
D’ailleurs, Kierkegaard stipule :
L’un des malheurs du monde moderne tient justement à ce qu’il a supprimé le ‘Je’, le Je
personnel ; aussi bien la communication éthico-religieuse proprement dite est-elle comme
éclipsée.125
Par conséquent, le « je » véritable est celui qui parle directement d’éthique, et non celui
qui met en scène sa propre expérience pour montrer l’éthique. En effet, la transmission de la
vérité ne peut se faire que de « je » à « je ». Doit-on en conclure que le discours de Wilhelm
est rendu obsolète? Justement, Kierkegaard justifie l’usage des pseudonymes :
124
André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, op. cit., p. 17-18.
125
Søren Kierkegaard, OC XIV, La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, op. cit., p. 375.
- 81 -
Et je me fais un mérite d’avoir en introduisant des personnalités fictives (mes pseudonymes) qui
disent « Je » au milieu de la vie réelle contribué dans la mesure du possible à habituer mes
contemporains à réentendre parler un Je, un Je personnel […]. Une personnalité poétique est
toujours mieux acceptée par un monde déshabitué à entendre parler un Je. Et sans doute n’irai-je
jamais plus loin. Je ne m’enhardirai sans doute jamais à user directement de mon propre Je.
Mais il est une chose dont je suis sûr : le temps viendra où, dans le monde, s’élèvera un Je qui
dira tout bonnement « Je » et parlera à la première personne. Aussi bien sera-t-il le premier à
communiquer vraiment la vérité éthique et éthico-religieuse au sens le plus strict.126
Ainsi, les pseudonymes ont une fonction bien précise. Le « je » poétique est un véritable
« je », mis en scène stratégiquement, parce que le monde contemporain de Kierkegaard ne
communique plus de « je » à « je ». Wilhelm écrit « je » pour que le lecteur ait la sensation
d’observer l’expression d’un « je » réel. La fiction a donc pour fonction de présenter la vérité
et de l’introduire au regard du monde. La première éthique est exprimée par un « je »
poétique, pour que son destinataire puisse s’habituer à son immersion existentielle. La
seconde s’accomplit, c’est donc le « je » réel qui en parle. Pourtant, Kierkegaard reste à
distance. Il avoue préférer user d’une première personne fictive, tandis qu’il espère voir un
jour un véritable « je » communiquer directement l’éthique. Quelles interprétations nous offre
ce passage ? Il est possible que Kierkegaard se décide à ne pas assumer sa prise de position
réelle dans les Œuvres de l’amour qu’il rédige la même année que ses leçons sur la
communication. Ainsi, il est conscient d’utiliser un « je » réel mais il souhaite présenter ses
cours sans l’affirmer, pour que le « je » reste poétique et soit mieux accepté par son auditoire.
Il est néanmoins possible que Kierkegaard pense sincèrement ne pas avoir encore réussi à
réintroduire un « je » réel, capable d’exprimer l’éthique au sein de l’existence. Selon cette
hypothèse, nous serions amenés à confirmer la position que tiendra plus tard Wittgenstein :
dire l’éthique dépasse les limites du langage. L’individu qui dit « je » est encore loin de
pouvoir parler véritablement d’éthique.
126
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 376.
- 82 -
toute la vérité, toute l’authenticité, parce que la vérité est subjective pour Kierkegaard. Elle est
communiquée par le sujet existentiel, et dès lors qu’il produit un discours sur l’éthique, il
l’objective, perdant la vérité. L’éthique est donc toujours tiraillée entre sa nécessité
d’expression, et le fait d’être une éthique de l’intériorité non-exprimable. Ces remarques, que
nous appuierons pour finir avec les propos de Dominic Desroches, confirment le problème
d’une expression du « je », c’est-à-dire d’une subjectivité intérieure dans le monde extérieur :
Kierkegaard tente donc d’apporter une solution réelle aux problèmes de la communication
éthique. Cependant, il n’a pas exposé ses solutions dans l’œuvre publiée, c’est-à-dire les œuvres
pseudonymes ou édifiantes, mais dans ses notes, comme pour lui-même. Cela ne fait qu’illustrer
toute la difficulté de communiquer existentiellement dans une éthique de l’intériorité. […] Tout
se passe comme si la difficulté à communiquer sa propre pensée s’entrelaçait avec le défi de
porter l’éthique au langage.127
A l’issu de ce troisième chapitre, nous avons fait la rencontre d’une seconde éthique,
considérée comme accomplie. Pourtant, répondant aux problèmes de la première, cette
dernière soulève de nouvelles interrogations qui creusent un peu plus la faille de la
subjectivité. En effet, l’individu qui échoue à la tâche de devenir soi demeure un être destitué,
ce dont témoigne la formulation de l’éthique de l’amour. La subjectivité ne s’exprime plus,
l’individu ne dit plus « je ». L’éthique accomplie ne serait alors que la manifestation claire
d’une faillite de l’intériorité qui ne parvient pas à l’expression. Pourtant, l’éthique doit être
dite, et seul un « je » peut la révéler telle qu’elle est. Ou bien l’éthique se résout au silence : le
« je » destitué ne peut plus parler et ne produit plus de témoignage existentiel de l’éthico-
religieux. Ou bien, le « tu » n’est pas l’occlusion du « je » mais son atténuation dans un but
bien précis qu’il nous resterait à déterminer. Afin d’explorer la première hypothèse, nous
allons mettre en parallèle la difficulté d’expression de soi dans l’éthique avec la condamnation
au silence dans une autre œuvre pseudonyme de Kierkegaard, Crainte et Tremblement.
127
Dominic Desroches, Expressions éthiques de l’intériorité. Ethique et distance dans la pensée de Kierkegaard,
op. cit., p. 159.
- 83 -
CHAPITRE IV
QUAND « JE » DEMEURE DANS LE SILENCE
Nous serons portés à interroger la manière dont ce récit s’inscrit dans la pensée de
Kierkegaard, afin de déterminer son rôle. Abraham sorti de l’éthique est-il la preuve que le
« je » doit pouvoir s’exprimer dans la sphère publique uniquement ? Au contraire, Abraham
est-il l’illustration de l’éthique de l’amour qui ne répond qu’à l’ordre de Dieu, et ainsi,
témoigne-t-il de la faillite de la subjectivité ? Quels liens pouvons-nous établir entre une
éthique accomplie sans « je » et un récit extrait du silence religieux ?
A. LE RECIT D’ABRAHAM
Abraham est un personnage clé de l’Ancien Testament. Mis à l’épreuve par Dieu, il
montre que la foi est sans pareilles, qu’elle est comprise à la fois comme confiance et
obéissance, au-delà encore de la croyance. Voici les quelques mots qui initient le récit :
Après cela, Dieu mit Abraham à l’épreuve. Il lui dit : « Abraham ! » Celui-ci répondit : « Me
voici ! » Dieu dit : « Prends ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac. Va-t’en au pays de Morija
et là, offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je t’indiquerai. »128
Ces versets offrent la plus grande contradiction. Dieu demande explicitement de sacrifier
l’être aimé, celui à qui il a initialement donné la vie. Quelle utilisation Kierkegaard fait-il de
ce passage ? En quoi permet-il d’illustrer les implications de sa pensée ?
128
Genèse 22, 1-2, La Bible, op. cit.
- 84 -
1. Le départ du foyer
Suite à l’ordre de Dieu, Abraham part dès le lendemain avec Isaac en direction des
montagnes de Morija, dans l’intention d’honorer la demande qui lui a été adressée. Ce départ
matinal est aussi le départ du foyer car Abraham a une femme, Sara, qu’il laisse derrière lui.
C’est d’ailleurs depuis le point de vue de cette dernière qu’est raconté ce premier moment du
récit : « Sara les regarda descendre dans la vallée jusqu’à ce qu’elle ne les vît plus. » 129
Plusieurs remarques peuvent être apportées. Tout d’abord, il est possible d’identifier le foyer
que constituent Sara, Abraham et Isaac, comme une figure de l’éthique, à l’image de
L’Alternative, qui a par ailleurs été écrite la même année que Crainte et Tremblement.
Effectivement, avoir un foyer est l’illustration parfaite de l’engagement éthique :
concrétisation de l’amour dans une institution, établissement des devoirs sociaux et familiaux,
souci d’autrui. Dès lors que Dieu offre à Abraham un fils unique, il lui donne la possibilité
d’entrer dans l’éthique et d’accomplir sa tâche. Pourtant, Dieu exige brutalement que cette
construction stable soit brisée.
C’est donc sur une deuxième remarque que nous nous posons : le départ du foyer peut
être considéré comme une sortie de l’éthique. Si le foyer d’Abraham constitue une figure de
l’éthique, l’acte d’en sortir exclut celle-ci. Lorsque Sara se retrouve seule à regarder son mari
et son fils partir, le foyer n’existe plus, et l’éthique est suspendue. Par conséquent, que
Kierkegaard raconte le départ d’Abraham depuis le point de vue de Sara, passage qu’il ajoute
au récit biblique, n’est pas anodin. Il souhaite montrer que depuis l’éthique Ŕ que Sara incarne
Ŕ Abraham est sorti. Il quitte Sara ; il quitte l’éthique.
Enfin, la sortie de l’éthique est progressive. Abraham et Isaac descendant dans la vallée
est sans doute une métaphore qui représente la décision d’Abraham. Plus celui-ci s’éloigne de
la maison et descend vers la montagne, plus il descend dans la foi. Il accepte la volonté de
Dieu et consolide son choix. Cette descente dans le religieux est simultanément une longue
129
Søren Kierkegaard, Œuvres Complètes V. Crainte et Tremblement, trad. par Paul-Henri Tisseau et Else-Marie
Jacquet Tisseau, Paris, Editions de l’Orante, 1972, p. 106.
- 85 -
retraite prise sur l’éthique jusqu’au point de rupture : « elle ne les vît plus ». Alors, Abraham
et Isaac ont disparus. Cet usage du sens visuel nous rappelle le caractère manifeste de
l’éthique. Lorsqu’Abraham n’est plus dans le champ de vision de Sara, et par conséquent dans
celui de l’éthique, il ne lui appartient plus. Hors de la visibilité, Abraham est aussi hors de
l’éthique.
2. Le saut de l’absurde
Dans l’épisode de la Genèse, Abraham ne semble pas hésiter avant de sacrifier son fils.
Une fois arrivé sur la montagne, il prépare l’holocauste. Cependant, Kierkegaard raconte avec
plus de détails. Quatre divisions au sein de Crainte et Tremblement relatent le sacrifice
d’Isaac. Dans la première, la relation entre Abraham et Isaac durant le voyage est plus
poussée. Nous observons l’hésitation du père et la mécompréhension du fils. Abraham lui fait
volontairement peur, pour que celui-ci ne croit pas être sacrifié pour Dieu et ne perde pas la
foi. La deuxième version est plus brève, il n’y a aucun dialogue entre Isaac et Abraham. La
troisième version ne va pas jusqu’au sacrifice. Elle montre Abraham en crise, conscient que
l’infanticide est un péché, mais que ne pas répondre à la volonté de Dieu l’est aussi. Enfin, la
130
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 106.
- 86 -
quatrième version est centrée sur le point de vue d’Isaac, qui perd la foi en Dieu car son père a
voulu le sacrifier. A l’exception de la première version, Abraham reste muet pendant la
préparation de l’holocauste. La thématique du silence est particulièrement accentuée dans la
deuxième version, qui est probablement la plus proche du récit biblique :
Ils cheminèrent en silence ; le regard d’Abraham resta fixé sur le sol jusqu’au quatrième jour ;
alors, levant les yeux, il vit à l’horizon la montagne de Morija, et il baissa de nouveau les yeux.
Il prépara le bois en silence, et lia Isaac ; en silence il tira le couteau ; alors il vit le bélier auquel
Dieu avait pourvu.131
A la fin de ce passage, nous comprenons que Dieu sauve Isaac. Dans la Genèse, l’ange de
Dieu s’interpose et offre un animal à sacrifier. Ainsi, le religieux se montre véritablement
comme le stade du paradoxe. Dieu exige un crime aux yeux de l’éthique, puis ne le laisse pas
être exécuté. Il souhaite seulement mettre à l’épreuve la foi d’Abraham. Jusqu’où Abraham
est-il prêt à aller en vertu de son amour pour Dieu ? En préparant l’holocauste, il fait le saut
de l’absurde que seule la foi rend possible. Dans « Eloge d’Abraham » qui suit les quatre
versions du récit biblique, Johannes de Silentio dessine le portrait de la foi, une foi qui croit
en vertu de l’absurde, car en effet, exiger le sacrifice du fils unique, celui qui a été offert
miraculeusement, est la plus grande absurdité. Il écrit ainsi :
[…] quel paradoxe inouï est la foi, paradoxe capable de faire d’un crime un acte saint et
agréable à Dieu, paradoxe qui rend à Abraham son fils Isaac, paradoxe que ne peut réduire
aucun raisonnement, parce que la foi commence précisément où finit la raison.132
Une fois de plus, nous sommes portés à dissocier clairement les sphères éthiques et
religieuses, faisant de Wilhelm le représentant de l’une, et d’Abraham le représentant de
l’autre. Ainsi, Wilhelm fait le choix du mariage et du foyer, tandis qu’Abraham les sacrifie en
vertu de l’absurde. Le premier choisit d’écrire et de s’exprimer, tandis que le second ne le
peut. Cela n’est peut-être pas un hasard que son récit ne soit raconté qu’a posteriori, sous la
plume d’un pseudonyme qui se nomme lui-même « Du Silence », Johannes de Silentio. Ce
dernier fait apparaître au grand jour ce qui ne peut pas être révélé directement, parce que
l’éthique est exprimable mais le religieux ne l’est pas. Ce n’est donc pas étonnant que « la foi
commence précisément où finit la raison ». Tant que nous répondons à la raison, nous
pouvons parler. Il en va ainsi de l’étymologie de ce terme : la « raison » se dit « λογος »
131
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 108.
132
Ibid., p. 145.
- 87 -
[logos] en grec, qui désigne aussi « le discours ». De fait, l’individu qui souhaite exprimer
l’absurde se résout au silence, parce que l’absurde est au-delà de la raison et comme tel, ne
peut être rapporté par des mots.
C’est donc bel et bien le silence qui se fait l’indice de la sortie de l’éthique, ou d’une
dualité entre l’éthique et le religieux. En outre, comme le fait remarquer Dominic
Desroches133, l’éthique est la rupture entre deux formes de silence : celui du démoniaque et
celui du divin. Le premier est le silence de l’esthéticien, qui vit dissimulé et se refuse au
monde. Le second est celui d’Abraham, qui fait l’expérience de l’indicible. Plus loin,
Desroches confirme : « Abraham marche deux jours et ne parle pas : il défie l’éthique par son
silence religieux. » 134 Le religieux se présente donc comme une remise en question de
l’éthique ; comme si l’individu, qui cheminait jusqu’alors vers l’expression de soi, était
condamné à terminer sa quête dans le silence, pour ne plus s’exprimer.
3. Le retour au foyer
Si l’éthique n’est pas perdue, c’est parce que le fils est rendu. Effectivement, Abraham
rentre au foyer avec Isaac. Nous avions ainsi interprété la figure du départ comme une sortie
de l’éthique, nous pouvons retourner le mouvement sur lui-même : Abraham regagnant le
foyer retrouve aussi l’éthique. Nous disons alors qu’il y a eu suspension de l’éthique. Comme
le terme l’indique, une suspension implique une cessation qui n’est que momentanée. La foi
est alors un point de rupture dans la vie continue de l’éthique, et il semblerait que l’éthique
demeure le stade ultime :
133
Dominic Desroches, Expressions éthiques de l’intériorité. Ethique et distance dans la pensée de Kierkegaard,
op. cit., p. 187.
134
Ibid., p. 188.
135
François Bousquet, Le Christ de Kierkegaard. Devenir chrétien par passion d’exister, une question aux
contemporains, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus Christ », 1999, p. 112.
- 88 -
Alors ils revinrent à la maison, et Sara se hâta à leur rencontre ; mais Isaac avait perdu la foi.
Jamais il n’en fut parlé au monde, et Isaac ne dit jamais rien à personne de ce qu’il avait vu, et
Abraham ne soupçonna pas que quelqu’un avait vu.136
Tout se passe comme si l’expérience religieuse vécue par Abraham n’était qu’un passage
traversant l’éthique. Sara retrouve les siens, Isaac n’a plus la foi, et rien de ce qui s’est passé
n’est raconté. Ce qui a lieu en dehors de l’éthique est invisible et indicible. Nous verrons
pourtant que l’éthique ainsi retrouvée n’est pas forcément identique à celle qui a précédé le
saut de l’absurde. En effet, l’expérience religieuse dont elle ressort laisse un impact qui va la
modifier.
Le problème pour Kierkegaard est que si l’Individu a son τέλος en dehors du général,
alors même qu’il devrait être d’exprimer le général, il est pécheur et condamné par l’éthique.
Peut-il encore exister comme individu ? Il y est autorisé, puisqu’il accomplit la volonté de
Dieu comme tel, or comment peut-il être sûr de ne pas pécher ? L’Individu au-dessus du
général ne peut pas se référer à une instance lui indiquant ce qu’il peut ou ne peut pas faire.
Pourtant, il faut accepter le paradoxe selon lequel Abraham dépasse le général en tant
136
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 109.
137
Ibid., p. 146.
138
Ibid., p. 147.
- 89 -
L’expérience vécue par Abraham se situe dans la suspension de l’éthique. Dès qu’il
quitte cette dernière, il devient incapable de parler ou d’entrer en contact avec autrui. Nous
avons de ce fait la confirmation que l’éthique est d’une part, la sphère du langage et d’autre
part, celle où je suis en rapport avec l’altérité visible. Comment le récit d’Abraham peut-il
nous éclairer sur le passage d’une éthique de l’immanence à une éthique chrétienne ?
Cette nouvelle conceptualisation nous est donnée par le langage. L’éthique est désignée
comme la sphère du général et de l’expression des individus en son sein. Le religieux va être
son opposé, caractérisé par le silence. Pourquoi Abraham doit-il se taire ? S’il veut parler de
son expérience individuelle, il ne peut être compris :
139
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 157.
140
André Clair, Kierkegaard. Existence et éthique, op. cit., p. 71.
- 90 -
Abraham se refuse à la médiation ; en d’autres termes : il ne peut parler. Dès que je parle,
j’exprime le général, et si je me tais, nul ne peut me comprendre. Dès qu’Abraham veut
s’exprimer dans le général, il lui faut dire que sa situation est celle du doute religieux ; car il n’a
pas d’expression plus haute, tirée du général, qui soit au-dessus du général qu’il franchit.141
Par médiation, nous entendons le fait d’entrer en lien avec les autres, par le biais de la
communication. Dire qu’Abraham se refuse à la médiation, c’est aussi dire qu’il garde le
silence ou simplement qu’il n’entre pas en contact. Pourquoi ? L’explication est donnée de
suite. Parler est le propre de l’éthique. Entrer dans le langage, c’est le partager avec autrui et
donc, exprimer le général qui est alors un lieu commun, rassemblant les expressions
individuelles. Chaque individu s’exprime et le moindre mot prononcé appartient au général.
De ce fait, c’est en tant que monde commun et partagé que se caractérise l’éthique, et le
langage en est l’illustration la plus exacte.
Finalement, qu’est-ce que dire « je » ? C’est utiliser un mot que nous avons en partage,
pour désigner quelque chose qui est « soi ». Mais qu’est-ce que parler de « soi » ? C’est
encore faire l’usage d’un terme général pour désigner une réalité individuelle. Par conséquent,
quoi que je dise, j’exprime le général, parce que j’utilise le langage qui appartient à tous.
Nous pouvons ainsi répondre à la question : pourquoi Abraham se refuse-t-il à la médiation ?
Parce que sa situation est au-delà du général. Il ne peut pas l’exprimer. S’il le souhaite, il doit
utiliser un terme qui appartient au général, mais dans ce cas, il ne décrit jamais exactement
l’expérience religieuse ; il la réduit. Abraham est devant le paradoxe : soit il parle, soit il se
tait. S’il parle, il est en quelque sorte toujours dans le général qu’il a pourtant dépassé. Les
mots qu’il posera sur son expérience seront toujours à côté de celle-ci ; ils ne la décriront
jamais parfaitement. A l’inverse, si Abraham se tait, il demeure incompris, car personne, du
point de vue de l’éthique, ne peut comprendre l’infanticide. Il est donc toujours en souffrance,
tiraillé entre le langage et le silence, entre l’impossibilité de s’exprimer comme individu, et le
fait d’être réellement « Individu », parce qu’il est une exception qui ne peut se révéler dans le
général et qui reste muet dans le religieux.
141
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 152.
- 91 -
propre de l’éthique. Or, dire « je », ce n’est pas être individuel, mais exprimer le général,
tandis que l’individu singulier ne parle plus.
Nous dirons alors que le religieux est transgressif, et ce, en deux sens. Il est d’une part
ce qui dépasse les limites de l’éthique. Nous pouvons dire qu’il la franchit. D’autre part, il
transgresse la loi morale et bouleverse les règles du monde social. Si le deuxième sens a déjà
été évoqué Ŕ Abraham, en répondant à la demande divine d’offrir son unique enfant en
holocauste, dévaste par là-même tous les principes établis dans la moralité Ŕ le premier reste à
étudier.
L’individu demeure en-dessous de sa tâche dès qu’il entre dans l’éthique, ce qui n’est
pas le cas d’Abraham qui, par l’expérience de la foi, passe au-dessus de toute la sphère
éthique :
La foi est en effet ce paradoxe suivant lequel l’Individu est au-dessus du général, toutefois,
chose importante, de telle manière que le mouvement se répète, et que, par conséquent
l’Individu, après avoir été dans le général, s’isole désormais comme Individu au-dessus du
général.142
Ce passage, non loin de faire résonner l’évidence, révèle la situation paradoxale de l’Individu
qui réside dans la foi. Celui-ci est désigné comme « Individu au-dessus du général ». Or, cela
comporte un double aspect. L’Individu n’a pas toujours été comme tel. Etre au-dessus du
général est paradoxal parce que cela signifie avoir été dans le général et l’avoir franchi. Si
cette situation peut sembler ne comporter aucune contradiction, il suffit de se référer à la
description de « l’Individu » qui est donnée peu avant :
Posé comme être immédiat, sensible et psychique, l’Individu est l’Individu qui a son τέλος dans
le général ; sa tâche éthique consiste à s’y exprimer constamment, à dépouiller son caractère
individuel pour devenir le général. Dès que l’Individu revendique son individualité vis-à-vis du
général, il pèche, et il ne peut se réconcilier avec le général qu’en le reconnaissant.143
142
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 147.
143
Ibid., p. 146.
- 92 -
Qu’est-ce qu’être individu pour l’éthique ? Il s’agit d’avoir pour finalité d’exprimer le
général, c’est-à-dire de le devenir soi-même. Or, cela est contradictoire avec l’idée que nous
nous faisons d’un individu. L’individu est pour le sens commun ce qui est unique. Plus
encore, la logique désigne par « individu », ce qui ne comporte plus aucune division, ce qui ne
peut plus être un concept général. Comme tel, l’individu est « singulier ». Pourtant, si
l’individu, dans l’éthique, souhaite revendiquer ce qu’il est, c’est-à-dire un être singulier, il
faillit à l’expression du général. Il a alors son τέλος en dehors de ce dernier.
Tout le paradoxe de l’individu se tient ici. Etre individu, c’est soit nier son individualité
pour exprimer le général, soit la revendiquer et être en faute vis-à-vis de l’éthique dans
laquelle s’expriment les individus. C’est pourquoi la foi doit exister, car elle est ce qui peut
franchir le paradoxe, alors même qu’elle en crée un nouveau. L’Individu dépasse le général,
parce qu’il se pose comme exception. Or, selon la définition de l’individu comme celui qui a
son τέλος dans le général, il ne devrait plus être individu. Pour plus de clarté, nous pouvons
reprendre le cas d’Abraham. Abraham est un individu. Il exprime le général et réalise son
τέλος en restant auprès de Sara et d’Isaac. Pourtant, un jour Dieu s’adresse à lui et le désigne
comme un être singulier, l’invitant à revendiquer son individualité. En se posant alors comme
tel, Abraham sort du général, en même temps qu’il est Individu, ce qui est impossible pour
l’éthique car l’individu est ce qui est dans le général.
Nous serions alors en droit de penser qu’Abraham, s’il réalise le plus dur Ŕ être Individu
Ŕ est la figure de l’accomplissement existentiel ; ce qui est néanmoins tout à fait contraire à la
position que nous souhaitons soutenir. Si le religieux est l’accomplissement de l’existence, et
qu’il s’oppose à l’éthique en ce que celle-ci est le manifeste tandis qu’il est la vie cachée de
144
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 165.
- 93 -
l’Individu 145 , alors l’éthique n’est pas l’objet d’une existence authentique. Devrait-on
supposer que la faillite du « je », illustrée parfaitement par Abraham, est en réalité
l’aboutissement de l’existence ? Nos réflexions nous ont en effet amenées à distinguer la
possibilité de dire « je » avec le fait d’être un Individu singulier. Dire « je » n’est finalement
pas revendiquer son être véritable, mais seulement répondre à l’appel du général et le devenir
soi-même. Au contraire, il semble que le silence caractérise le singulier. En revanche, celui-ci
est isolé. Qu’en est-il alors du « devenir soi » impossible sans les autres ?146
Seul devant Dieu, individu caché qui tombe dans le silence, le stade religieux semble
avoir quelques points communs avec l’esthétique. En effet, dans le premier stade de
l’existence, l’individu vit dissimulé. Il ne voit jamais l’autre et ne cherche en aucun cas à
entrer dans le monde. La véritable différence entre le religieux Ŕ qui lui aussi est étranger au
général Ŕ c’est que son silence est divin, tandis que celui de l’esthète est démoniaque. La vie
cachée du premier n’est pas dissimulée à Dieu : elle est revendication de sa singularité devant
lui. Pourtant, cela ne signifie pas moins que la sphère religieuse soit celle où l’autre semble
s’éclipser. Nous avons effectivement montré que l’entrée dans la foi était une suspension de
l’éthique, par laquelle l’Individu transgressait tout ce stade. Ainsi, il est incompris par le
général, dans lequel il ne peut pas s’exprimer.
Le rapport à l’altérité Ŕ ici au sens de l’autre individu et non du divin Ŕ est un élément
fondamental de chaque stade. Dans l’esthétique, l’autre m’est simplement inconnu et je ne
m’y intéresse pas. Dans l’éthique, j’entre en lien avec lui parce que ma tâche est d’exprimer le
général. Dans le religieux néanmoins, l’autre est littéralement sacrifié. L’exemple d’Abraham
est éloquent de ce point de vue, puisqu’il sacrifie, au sens propre, Isaac. Par cet acte, il sacrifie
l’être aimé, et se coupe de toute relation. En dépit de cela, Abraham sacrifie au sens figuré
d’autres liens, notamment ceux avec son foyer. Un chapitre dans Crainte et Tremblement est
consacré à cette question : « Peut-on, du point de vue éthique, justifier le silence d’Abraham
vis-à-vis de Sara, d’Eliézer et d’Isaac ? »147
145
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 171.
146
Cf. Note 78, II, C, 1.
147
Ibid., p. 171.
- 94 -
Le sacrifice de l’autre est expliqué par le silence. Se taire, c’est abolir la médiation. Si je
ne parle pas, j’élimine le général, et ainsi toute possibilité de me lier à l’altérité :
Abraham a donc gardé le silence ; il n’a parlé ni à Sara, ni à Eliézer, ni à Isaac ; il a négligé les
trois instances éthiques ; car l’éthique n’avait pour Abraham de plus haute expression que la vie
de famille.148
Du point de vue de l’éthique, Abraham est en faute, car elle exige l’expression dans le
général. Le général est pour Abraham sa famille, c’est-à-dire son épouse, son fils et son
serviteur. Ce sont celles-ci les « trois instances éthiques ». Dès lors qu’il se tait, il coupe tous
liens avec eux, et du point de vue éthique, il n’y a aucune justification. C’est pourquoi
Kierkegaard ne cesse de rappeler : ou bien l’éthique n’est pas la sphère la plus élevée, ou bien
Abraham est perdu. Si l’éthique est la sphère suprême, Abraham est un criminel et mérite
d’être condamné. Si la foi existe, Abraham est alors le père de celle-ci, car il en est l’exemple.
Cela confirme néanmoins que le religieux est bel et bien le sacrifice de l’autre. En
sortant de l’éthique, je ne peux plus m’exprimer dans le monde, mais je me coupe également
des liens les plus intimes : ceux avec mes proches. Comment pouvons-nous expliquer que le
stade de l’existence le plus élevé soit celui où l’individu se retrouve absolument seul ?
L’existence authentique est-elle pure solitude ? L’individu semble toutefois s’en remettre à
Dieu. Mais il reste seul devant le divin. De plus, comment s’assurer que l’unique dialogue
existant, celui entre l’individu et une volonté suprême qui lui est invisible, ne soit pas
imaginé ? A quel moment l’individu franchit-il la limite entre la foi et la folie ? Si je suis
coupé du monde et que la seule voix par laquelle je me laisse guider est celle de Dieu, suis-je
réellement religieux ou simplement fou ?149 Nous nous demandons alors si le religieux tel
qu’il est présenté dans Crainte et Tremblement peut être réellement l’expression la plus haute
de l’individu.
148
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 199.
149
Cette objection très éclairante est apparue lors d’une discussion orale avec Emmanuel Nardon. Il demanda :
« Comment m'assurer que lorsque j'entends la voix de Dieu, je ne suis pas fou ? Quelle différence y-a-t-il entre le
chrétien, le mystique et le fou ? » (29 novembre 2018). Cette interrogation nous invite à observer la foi de
l’extérieur. L’être qui se tient hors du monde nous apparaît toujours comme déraisonnable. Or, dès que nous
opposons la foi et la raison, ou bien la folie et la raison, fait-on réellement une différence entre la foi et la folie ?
- 95 -
pathos existentiel150 mais elle n’est pas encore spécifiquement chrétienne. Ce sera le cas de la
religiosité appelée « B » dans le Post-Scriptum. Par conséquent, il semblerait que le récit
d’Abraham ne soit pas encore l’illustration la plus parfaite de l’accomplissement de
l’individu. En effet, il nous paraît impossible de concevoir un individu totalement isolé, qui ne
peut dire « je » car se refuse à l’expression, et ne peut pas non plus dire « tu ». Le véritable
Individu est peut-être seul devant Dieu, il répond à la définition de l’unique, de
l’exceptionnel, mais il n’est pas l’objet de nos recherches. En distinguant le « je » et
l’individu, nous nous apercevons que le « je » est plus fortement attaché à l’expressivité et à
l’éthique. Il ne peut aucunement s’accomplir dans la religiosité A. Il doit en premier lieu
retrouver l’autre sacrifié, le « tu » pour pouvoir de nouveau être exprimé. Cependant, après
avoir vécu l’expérience de la foi, l’éthique retrouvée ne sera pas indemne de tout changement.
L’éthique n’étant que suspendue, elle est retrouvée lorsqu’Abraham rejoint les siens.
Pouvons-nous seulement supposer que l’éthique ainsi réhabilitée soit identique à celle de
L’Alternative ? Cela ferait de l’expérience de la foi un hapax dans la vie vécue de l’individu,
n’ayant aucun impact sur celle-ci. Or, il s’est passé quelque chose après Abraham. Le peuple
Juif a été guidé jusqu’au christianisme et nous ne manquerons pas de préciser qu’entre
l’Ancien et le Nouveau Testament, une transformation s’est opérée. Dieu a cessé de
contraindre les hommes pécheurs par la crainte, et leur a offert le fruit de son amour, Jésus
Christ, qui, par son sacrifice, instaure le pardon et l’amour éternel. Le point de mutation dans
l’éthique est alors déjà trouvé : il s’agit de l’amour.
150
Søren Kierkegaard, Œuvres Complètes XI. Post-Scriptum définitif et non scientifique aux Miettes
Philosophiques. Volume II, trad. Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet Tisseau, Paris, Editions de l’Orante,
1977, p. 237-238.
- 96 -
l’épouse et le serviteur sont regagnés. Plus encore, Dieu donnera d’autres enfants à Abraham
et Sara. L’éthique est comme telle consolidée.
Nous supposons de fait que l’éthique de l’amour n’est pas étrangère à l’épisode du saut
de l’absurde. Même si Crainte et Tremblement précède les Œuvres de l’amour, il y a quelque
chose dans l’éthique retrouvée que nous pouvons associer à la seconde éthique. Il nous paraît
que les Œuvres soient une tentative de retrouver l’autre sacrifié par la religiosité A, grâce à
l’amour du prochain. Sorti de la première éthique, l’individu éprouve sa solitude et descend
dans la foi. Il y rencontre la volonté de Dieu, mais y découvre aussi l’amour, à la fois celui
que Dieu lui porte, et celui qu’il se porte à lui-même.151 Non compris comme l’amour égoïste
de soi, l’amour pour soi-même est la reconnaissance de l’amour de Dieu en soi et ainsi, la
possibilité d’aimer l’autre que nous appréhendons comme « autre soi ». Abraham découvre
donc un amour différent de celui qu’il peut avoir pour Isaac ou Sara. D’une certaine façon,
c’est cet amour soumis à l’épreuve de l’éternité, qui va le rediriger vers l’éthique, mais une
éthique désormais religieuse et plus précisément, chrétienne. L’épreuve de la foi comme
religiosité A est la condition d’un retour vers l’éthico-religieux dans une éthique chrétienne,
qui est elle-même la religiosité B.
Tout se passe comme si l’éthique répondait elle aussi à une dialectique. D’abord éthique
de l’immanence, caractérisée par le respect des mœurs et l’expression du général, elle se nie
elle-même dans sa propre faillite, lorsque l’individu se découvre pécheur et se repent. Alors il
quitte l’éthique et s’individualise. Etranger au général, isolé du monde, il le franchit par la foi
se présentant comme la négation de l’éthique. Pourtant, il y découvre aussi l’amour, qui
n’existe pas sans prochain à aimer. L’individu retrouve alors l’éthique et s’accomplit dans le
christianisme. En réordonnant ainsi le cheminement éthique, nous nous apercevons qu’entre la
première et la seconde éthique, il y a cette expérience d’Abraham qui vient accentuer la
dialectique, soutenir le paradoxe, et rendre compte de l’individu dépouillé du général.
Irons-nous jusqu’à dire que Crainte et Tremblement est une propédeutique aux Œuvres
de l’amour ? Cette hypothèse se rapproche de celle proposée par Philippe Chevallier, qui
revendique une parenté entre l’épreuve d’Abraham et l’éthique de l’amour. Il soutient que la
demande de Dieu de sacrifier Isaac ne peut être comprise qu’au sein du commandement
151
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 151.
- 97 -
d’aimer.152 Le premier argument mis en œuvre est celui d’une éthique qui se précède toujours
elle-même, sans commencement défini. La preuve qui est apportée est que je découvre le
prochain comme étant déjà sous le commandement de l’amour. Le devoir m’est donné avant
le prochain et lorsque je suis en face de celui-ci, l’éthique a déjà commencée :
Il ne faut pas se demander ce qui pourrait, dans le sujet, fonder son obéissance. La validité du
commandement ne se reconnaît qu’a posteriori, parce que je suis toujours déjà tourné vers
autrui par lui.153
Ainsi, l’éthique de l’amour pourrait très bien être déjà en place, avant même qu’elle ne fasse
l’objet d’un ouvrage qui lui soit consacré. L’amour de Dieu pour les hommes existe déjà dans
l’Ancien Testament, même si la preuve ultime en est donnée par le sacrifice de Jésus. Par
ailleurs, Philippe Chevallier utilise un passage de Crainte et Tremblement qui témoigne déjà
de l’injonction d’aimer :
Le devoir absolu peut alors conduire à faire ce que l’éthique interdirait, mais il ne peut
aucunement inciter le chevalier de la foi à cesser d’aimer. C’est ce que montre Abraham. Au
moment où il veut sacrifier Isaac, l’éthique dit qu’il le hait. Mais s’il le hait réellement, il peut
être sûr que Dieu ne lui demande pas ce sacrifice ; en effet, Caïn et Abraham ne sont pas
identiques. Il doit aimer son fils de toute son âme; quand Dieu le lui demande, il doit l’aimer si
possible encore plus, et c’est alors seulement qu’il peut le sacrifier.154
Dans ce passage, il est indéniable qu’Abraham aime Isaac plus que tout. Cet amour est
précisément ce qui vient faire la différence entre le sacrifice et le meurtre. Si Abraham
n’aimait pas son fils, il serait un assassin. Or, qu’il le sacrifie en dépit de son amour pour lui
est la preuve qu’il n’en est pas un, mais qu’il répond à une demande qui dépasse l’appel de
l’éthique.
Pour Philippe Chevallier, l’amour que porte Abraham à Isaac est d’une nature toute
particulière. Il ne s’agit pas seulement de l’amour naturel d’un père pour son fils, ni du devoir
étatique d’aimer ses enfants. D’un côté, Chevallier reconnaît que l’amour chrétien n’est pas
conceptualisé ainsi dans Crainte et Tremblement et que les termes « il ne peut […] cesser
d’aimer » montrent qu’il n’y a aucune différence entre les deux formes d’amour
152
Philippe Chevallier, « Abraham et le commandement de l’amour chez Kierkegaard », Archives de
Philosophie, Paris, Centre Sèves, Tome 67, 2004/2, p. 322.
153
Ibid., p. 323.
154
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 164. Cité dans Philippe Chevallier, « Abraham et le commandement de
l’amour chez Kierkegaard », Archives de Philosophie, op. cit., p. 327.
- 98 -
Par ailleurs, Chevallier utilise une note de Kierkegaard155 pour mettre en lumière un
aspect de la suspension de l’éthique qui nous avait jusqu’ici échappé. Si l’éthique n’est que
suspendue, c’est parce qu’elle existe toujours comme tentation pour l’individu. En comparant
Agamemnon, qui doit sacrifier sa fille pour la Cité, et Abraham, qui sacrifie son fils pour
l’amour de Dieu, nous nous apercevons que l’éthique est toujours présente. Elle me permet de
discerner mon désir et mon devoir. Ainsi, je désire mon enfant parce que je l’aime, et si je
dois le sacrifier, l’éthique s’interpose comme référence : est-ce que je réponds simplement à
mon désir, et dans ce cas je n’agis pas moralement, ou est-ce que l’acte qui m’est demandé
par l’éthique blesse ma sensibilité ? Là où Abraham se distingue d’Agamemnon c’est qu’il
doit renoncer à la fois au désir et au devoir, tandis que le héros tragique ne renonce qu’au
désir. Abraham utilise aussi l’éthique, qui n’est donc que suspendue, pour vérifier que son
désir Ŕ l’amour pour Isaac Ŕ est bien présent. Dans son cas néanmoins, la tentation est
l’éthique elle-même et c’est pourquoi il agit contre elle. De plus, Agamemnon finit par
renoncer à sa fille. Il n’y a donc plus d’objet aimé. En revanche, Abraham ne semble jamais
renoncer à Isaac, il l’aime toujours autant, même lorsqu’il est prêt à le sacrifier.
Nous pouvons dès lors considérer cette dernière remarque comme un indice que l’amour
d’Abraham pour son fils a quelque chose de plus que le seul désir paternel. Ce dernier doit à
la fois renoncer à son désir tout en conservant l’amour pour l’autre. Selon Philippe Chevallier,
ce n’est donc pas un hasard si Isaac est sauvé par Dieu : « la restitution d’Isaac signifie que
lorsqu’il n’y a plus d’objet du désir, le sujet peut toujours avoir foi qu’il y a encore quelqu’un
à aimer. »156 Nous retrouvons alors l’écho avec les Œuvres de l’amour. En effet, Kierkegaard
y affirme que le prochain n’a même pas besoin d’exister pour être aimé. Si Adorno en avait
retenu que le concept de prochain n’était que pure abstraction, nous pouvons désormais le
comprendre autrement. Aimer véritablement le prochain, c’est apprendre que même dans le
renoncement à sa présence, même dans la plus profonde solitude, l’amour demeure car il est
éternel. C’est ainsi que Philippe Chevallier conclut :
155
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 168 : note de bas de page.
156
Philippe Chevallier, « Abraham et le commandement de l’amour chez Kierkegaard », Archives de
Philosophie, op. cit., p. 334.
- 99 -
De cette lecture, nous proposons notre propre hypothèse : l’épreuve d’Abraham est
significative pour l’éthique et essentielle pour découvrir l’éthique de l’amour. Il nous semble
en effet que l’individu retiré de toute éthique, isolé face à la volonté divine, responsable d’un
acte qui va contre son désir le plus cher, est le seul qui puisse, par le biais d’une telle épreuve,
découvrir qu’il doit aimer le prochain. Par conséquent, Abraham paraît répondre à l’éthique
de l’amour. Dieu exige déjà l’amour dans cet épisode de l’Ancien Testament, même s’il
manque encore la conceptualisation d’une éthique chrétienne pour donner sens à l’acte
sacrificiel.
L’individu qui a suspendu l’éthique y retourne, tel Abraham qui rentre à la maison. Or,
si l’éthique ainsi retrouvée ne peut plus être la même, le « soi » doit être lui aussi transformé.
Après l’expérience du silence, il ne peut plus dire « je ». Son retour dans l’éthique est celui du
« je » désormais désigné. Ainsi, Crainte et Tremblement explique que nous ne pouvons pas
revenir à L’Alternative, celle-ci a déjà été dépassée par la foi. L’éthique prend alors une autre
forme, celle des Œuvres de l’amour. Si alternative il y a, celle entre l’esthétique et l’éthique
est remplacée. Kierkegaard propose désormais de choisir entre d’une part les sphères
esthétiques et éthiques et d’autre part, la sphère religieuse ou même encore, entre l’éthique de
l’immanence et l’éthico-religieux. Cela est finalement présent dans l’« Ultimatum », dernier
texte de L’Alternative, où le religieux fait son apparition, annonçant déjà l’existence d’un
troisième stade.158 Ou bien nous choisissons le général, et nous nous installons dans l’éthique
de l’immanence à l’image de l’assesseur Wilhelm ; ou bien nous choisissons de ne pas le
réaliser, mais d’affirmer notre singularité individuelle. Alors, nous entrons dans le religieux et
la seule éthique possible est celle du christianisme où chaque individu est à la fois un être
singulier et un membre de la communauté.
157
Philippe Chevallier, « Abraham et le commandement de l’amour chez Kierkegaard », Archives de
Philosophie, op. cit., p. 334.
158
Jean Wahl, Études kierkegaardiennes, Paris, Vrin (3ème éd.), 1967, p. 80 : soulève la présence du troisième
stade dans L’Alternative.
- 100 -
Que représente alors une figure comme celle d’Abraham dans Crainte et Tremblement ?
Il incarne le « soi » qui s’est dépouillé de l’expression pour retrouver l’éthique de l’amour.
D’une certaine façon, nous pouvons le comprendre comme témoin lui aussi 159 , mais un
témoin bien plus énigmatique que Wilhelm ou Kierkegaard.160 Il est en effet le témoin qui ne
parle pas. Il nous est de fait possible d’établir une fois encore un parallèle entre la pensée de
Wittgenstein sur l’expression de l’absolu et le récit de l’expérience de la foi. Pour celui-ci, il
n’y a aucune proposition éthique dans le monde, autrement dit, nous ne pouvons pas parler de
ce qui est absolu. Cependant, qu’est l’épreuve d’Abraham sinon celle de l’absolu, indicible
absolument ? Abraham montre ainsi qu’il est impossible de décrire dans le langage des faits
quelque chose qui soit absolu, comme le saut de l’absurde. Il est de même impossible
d’expliquer que par amour, je puisse être sur le point de sacrifier mon propre enfant. Aucune
proposition factuelle ne peut s’approcher de l’absolu. Si la conclusion de Wittgenstein est que
l’éthique est indicible, Crainte et Tremblement pourrait bien proposer une approche parallèle.
Dans le fait de raconter une histoire, il y aurait une possibilité de parler d’absolu,
précisément parce que nous ne parlons pas directement. Le récit relaté par Johannes de
Silentio témoigne d’une distance prise avec les faits ; il s’agit d’une communication indirecte.
Ce n’est pas comme si Abraham narrait lui-même son histoire. C’est quelqu’un d’autre,
particulièrement éloigné dans le temps, qui porte l’habit du conteur. Ainsi, il n’y a aucune
proposition de faits, mais une production romancée. Abraham qui ne peut dire l’absolu, s’en
fait indirectement le témoin, à travers la distance du récit. Il est alors un autre « soi » pour
l’éthique, parce qu’en la suspendant, il devient une figure d’exception que le monde retient.
Par son expérience, qui n’est donc jamais racontée immédiatement mais uniquement a
posteriori, il témoigne de la possibilité d’une éthique supérieure, qui a pour fondement un
amour jusqu’ici jamais rencontré : l’amour qui demeure au-delà de la présence de l’autre.
Ceci est sans doute la meilleure expression de l’absolu et explique d’une certaine façon
l’usage des pseudonymes. Les témoins fictifs peuvent raconter des histoires qui présentent
une vérité indicible. Ils peuvent rendre compte de l’absolu, sans le dénaturer par une simple
description factuelle, ce que risquerait de faire celui qui chercherait à conceptualiser
directement l’éthique.
159
Emmanuel Housset, « Témoignage et intériorité selon Kierkegaard », Revue des sciences philosophiques et
théologiques, 2002/2 Tome 86, Paris, Vrin, p. 224.
160
Cf. III, C, 2, b.
- 101 -
3. Le recommencement de l’éthique
Nous avons fait de l’éthique de l’amour une « seconde éthique », nous appuyant sur
l’annonce de celle-ci dans Le Concept de l’Angoisse. Cependant, l’épreuve d’Abraham a
orienté d’une manière nouvelle notre vision de l’éthique. Le saut de l’absurde intervient entre
une éthique des mœurs et une éthique chrétienne accomplie. Or, après une telle expérience,
l’individu est nécessairement transformé. Il s’est retiré du général pour revendiquer son
individualité devant Dieu. L’éthique ayant été suspendue, elle doit reprendre, mais elle ne le
peut qu’à partir du religieux.
Cette idée que l’éthique doit « reprendre » nous invite à penser qu’il faudrait, plutôt que
de parler d’une « seconde éthique », décrire celle-ci comme le fruit d’un recommencement,
d’une reprise, suivant le concept de répétition. 161 L’éthique se répète après Abraham et
devient chrétienne, parce que l’individu sait désormais qu’il existe un amour par lequel il peut
toujours aimer, puisqu’il en a le devoir. La thèse selon laquelle l’éthique de l’amour ne serait
pas seconde mais recommencement est soutenue par Darío González :
Darío González utilise aussi la répétition pour montrer que l’éthique seconde n’a pas de réel
point de départ, ce que nous avons également rencontré chez Philippe Chevallier, pour qui
l’éthique de l’amour se précède toujours elle-même et nous devance constamment ; et pour
cause, la parole dont elle est issue est éternelle : elle dépasse nécessairement les êtres finis que
nous sommes. Plutôt que de séparer une première et une seconde éthique, nous parlons alors
d’une éthique qui « recommence » à partir de la parole divine. Cette parole est déjà entendue
par Abraham que nous pouvons considérer désormais comme l’annonciateur de l’éthique de
l’amour. Cette seconde éthique est donc toujours l’éthique, mais dans « sa capacité de
recommencer », c’est-à-dire de se renouveler à partir de la parole éternelle et de l’amour
qu’elle apporte.
161
Cf. I, B, 3.
162
Darío González, « Amour pour le prochain et recommencement de l’éthique », Flemming Fleinert-Jensen et
Jacques Message (dir.), Kierkegaard, l’œuvre de l’accomplissement, op. cit., p. 318.
- 102 -
La seconde éthique n’est pas seulement seconde dans le sens de remplacer la première éthique,
l’éthique humaine, ou dans le sens de rivaliser avec elle. La relation entre l’éthique en tant que
première et l’éthique en tant que seconde est plus intime. Que l’éthique échoue dans la réalité du
péché, voilà le point de départ pour la seconde éthique, celui qui transforme l’éthique, qui la
convertit en autre éthique. Elle est autre éthique, au sens décisif d’être une éthique conditionnée
par un effondrement. La thèse que je veux soutenir est, par conséquent, que la seconde éthique
est l’éthique en tant que transformée.
Arne Grøn refuse ainsi de séparer radicalement la première et la seconde éthique. Elle en fait
une seule et même éthique, caractérisée par sa chute, qui est le point de départ à sa
transformation future en éthique de l’amour, dite « éthique seconde ». Ce commencement est
bel et bien celui du religieux. Ainsi, le seul élément qui différencie la première de la seconde
éthique, est un changement de point de vue qui se caractérise par une compréhension de ce
qu’est l’éthique. Il n’y a pas réellement une éthique de l’immanence et une éthique chrétienne
pour Arne Grøn mais une transformation de l’éthique qui passe de la simple détermination de
l’action Ŕ j’agis éthiquement Ŕ à la question du « comment » se déroule mon action. Ce
« comment » prend en compte la relation à l’autre.
163
Arne Grøn, « La ética de la repetición », trad. espagnole par Darío González, Enrahonar. Quaderns de
filosofia, 29 (1998), Bellaterra, Universitat Autonóma de Barcelona, p. 42.
- 103 -
Au terme de ce quatrième chapitre, nous avons fait la rencontre d’Abraham avec qui
nous descendons dans les profondeurs de la subjectivité en faillite. L’éthique dans sa
contradiction est suspendue, et l’individu ne s’exprime plus, il ne dit plus « je », terme qui
appartient à l’éthique. Ainsi, Abraham nous permet de confirmer que le « je » ne peut
s’exprimer que dans le général et que sa tâche est elle-même d’exprimer le général. Or,
comme telle, l’éthique n’est pas la sphère la plus haute de l’existence. Si elle est suspendue,
c’est pour le religieux dans lequel l’individu découvre sa singularité. Cependant, ce dernier ne
peut pas s’exprimer, car il est sorti du langage. Mais cette mise à l’épreuve est nécessaire à la
compréhension de ce qu’est réellement l’éthique et surtout, de ce qu’elle doit être. C’est alors
que l’éthique est réhabilitée, dans l’amour chrétien uniquement. Même si le récit d’Abraham
précède l’éthique de l’amour, elle préexiste déjà, car elle est préparée par l’amour du père
pour son fils, un amour qui augmente lorsque le fils doit être sacrifié, un amour qui ne
renonce donc jamais, parce qu’il est éternel. Par conséquent, l’étude de Crainte et
Tremblement nous a permis de réinvestir l’éthique de l’amour à partir de l’expérience
religieuse, qui est son point de départ. Nous sommes désormais dans l’éthico-religieux, seul
accomplissement possible de l’éthique et de l’existence. L’individu retrouve une forme
d’expression dans l’amour, même s’il n’est toujours pas celui qui dit « je ». Pourtant, il n’est
plus condamné au silence et s’il est désigné par le commandement, c’est bien dans l’intention
d’inclure le « soi » expressif dans une existence authentique.
- 104 -
CHAPITRE V
DESTITUTION DU « JE », EDIFICATION DU « SOI »
A. NEGATIVITE DU « SOI »
164
Cf. III, B, 1.
- 105 -
se niant ou en étant nié. Ainsi, Kierkegaard propose une dialectique véritablement distincte de
celle de Hegel, puisque la négation n’est pas une étape que le « soi » dépasserait mais une part
importante de lui-même sur laquelle il semble s’arrêter, refusant à la dialectique sa conclusion
définitive.
Par conséquent, la subjectivité véritable est celle qui se nie elle-même. Cette pensée du
négatif est contre-intuitive dans une tradition philosophique où toute connaissance est
supposée prendre racine dans l’affirmation d’un ego qui s’établit de lui-même. Ici,
Kierkegaard défait l’édifice du « je » fondateur. Je ne suis moi-même que dans la négation,
dans la distance et dans la défaillance. De l’ego, je ne peux affirmer qu’un non-ego, c’est-à-
dire un « soi » qui ne dit pas « je ». Ainsi, nous n’embrassons la subjectivité que par une
approche négative, ce que Paul Ricœur a tenté de conceptualiser dans Soi-même comme un
autre :
Sujet exalté, sujet humilié : c’est toujours, semble-t-il, par un tel renversement du pour au contre
qu’on s’approche du sujet : d’où il faudrait conclure que le « je » des philosophies du sujet est
atopos, sans place assurée dans le discours.166
165
Vincent Delecroix, « Kierkegaard et la destitution de l’ego », Revue de théologie et de philosophie, op. cit., p.
267.
166
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, 1990, p. 27.
- 106 -
Ricœur remarque l’ordre avec lequel le sujet apparaît. L’approche négative semble toujours
prendre le dessus. Ainsi, il s’interroge sur la place que nous pouvons accorder au « je », une
place qui pose problème puisque ce dernier oscille entre affirmation et destitution et n’occupe
jamais un lieu qui lui soit propre. Le « soi » n’est jamais à sa place, car précisément il n’en a
pas. La négativité n’est donc pas seulement une phase de la subjectivité, mais un moyen de
l’aborder. Comment est-elle présentée dans les différents stades ?
Nous retournons alors au « Journal du séducteur », où Johannes est un sujet que seule
l’écriture peut faire apparaître. S’il s’affirme dans son journal, il se montre aussi à travers
l’absence à soi, propre à l’esthétique. Cette absence peut toutefois être comprise comme
distance négative, qui présente la subjectivité de la seule manière possible, par le non-ego :
J’ai l’air d’être absent ; cependant, ma présence est bien la cause de son étonnement
contemplatif. Mon être est à l’unisson du sien. Quand on la voit ainsi, on vénère et l’on adore
une jeune fille en gardant le silence, comme devant certaines divinités.167
En outre, c’est bien la présence qui étonne, et non l’absence. Tout se passe comme si la
possibilité d’être à sa place, serait pour le sujet un fait discordant, impropre ou malaisant.
Johannes semble être absent et c’est ainsi qu’il est entrevu. De cette manière, il paraît être en
son lieu propre, comme si le lieu de la subjectivité était le négatif. Par conséquent, le stade
esthétique est déjà une expérience négative, où l’individu n’est lui-même que dans la distance,
en s’effaçant de la scène.
est bien le problème, l’individu représentant le stade éthique est fictif. Kierkegaard utilise un
pseudonyme pour dire ou plutôt écrire « je ». Comment interpréter le fait que le seul sujet
dont l’ego trouve une place dans le discours soit issu d’une mise en scène ?
Une fois encore, c’est la distance qui révèle le « je ». Dans l’éthique, il y a bien un sujet
qui s’exprime positivement, mais il n’est observé que par le décalage que produit l’écriture,
dont la fonction est bel et bien de mettre à l’écart le « soi ». En effet, nous avons déjà vu que
le récit de soi était un moyen pour le sujet de se retirer de lui-même pour rencontrer son
propre devenir.168 En reprenant cette idée, il nous semble que le « je » éthique soit une fois de
plus approché par le négatif. En revanche, cette négativité a un rôle car c’est en se distançant
de soi-même que l’on apprend à devenir soi. Nous pouvons le comprendre en revenant à la
notion d’expression. Un « je » qui s’exprime est un individu qui affirme sa place de sujet dans
l’éthique, c’est-à-dire publiquement. Or, tout en l’affirmant, il doit se mettre à distance parce
que dire « je » c’est faire usage d’un mot du langage que l’on place entre le « soi » intérieur et
le « soi » que l’on souhaite révéler au monde. Ce mot est précisément ce qui crée la distance,
ce qui produit la négativité. En disant « je », je me désigne déjà négativement, parce que je
suis à l’écart du « soi » que j’exprime dans mon discours.
D’une part, la foi a l’expression du suprême égoïsme : elle accomplit le terrifiant, qu’elle
accomplit pour l’amour d’elle-même ; d’autre part, elle a l’expression de l’abandon le plus
absolu, elle agit pour l’amour de Dieu.169
Du sujet exalté au sujet humilié, c’est ainsi que la foi présente l’individu. Elle est à la fois
« l’expression du suprême égoïsme » et « l’expression de l’abandon le plus absolu », c’est-à-
dire le positif et le négatif, deux possibilités contradictoires. Comment peut-on être égoïste et
s’abandonner soi-même simultanément ?
168
Cf. II, A, 3.
169
Søren Kierkegaard, OC V, op. cit., p. 162.
- 108 -
La clé de voûte de ce passage est l’amour. L’individu qui agit pour l’amour de Dieu
s’aime aussi lui-même, car Dieu l’aime, et aimer Dieu, c’est reconnaître l’amour que celui-ci
me porte. Si je ne m’aime pas, c’est que je refuse l’amour, et dans ce cas, je ne peux me
montrer aimant, ni envers Dieu, ni envers le prochain. L’amour est donc ce même mouvement
qui me lie à moi-même et à l’altérité, mais qui explique également que le religieux soit
synthèse de l’affirmation et de la négation de soi. La foi, c’est la possibilité de m’aimer moi-
même tout en renonçant à moi-même pour aimer l’autre. Or, comment se manifeste-t-elle ?
De nouveau, c’est la renonciation qui est le signe du religieux. L’individu est toujours révélé
dans la négativité, qui est ici l’abandon de soi.
Dans le huitième chapitre de la deuxième série des Œuvres, il est question de la façon
dont l’amour lutte contre le mal. Kierkegaard prend l’exemple d’un combat entre un esprit
charitable et un esprit mauvais. Le premier souhaite faire triompher le bien et le second, le
mal. En réalité, l’esprit charitable lutte deux fois. D’une part, il veut garder le bien en lui ;
d’autre part, le bien doit avoir raison du mal. Le combat n’est pas seulement entre l’esprit
charitable et l’esprit malfaisant, car le charitable se bat pour garder le bien. En faisant cela, il
se place du même côté que l’ennemi. Il s’humilie devant le bien qu’il essaie de conserver. La
lutte n’est plus contre l’assaillant, mais pour lui : « et contre qui ? Contre soi-même, si l’on
veut, c’est faire œuvre d’amour. »170 Le plus important dans la bataille n’est plus soi-même,
mais l’adversaire, une humiliation que seul l’amour peut supporter.
Nous observons alors la présence du sujet dans la négativité. L’esprit charitable, sujet de
l’éthique de l’amour, se manifeste dans sa dissimulation : « l’esprit charitable se cache lui-
même. »171 Tout comme les pseudonymes, il existe dans la distance et c’est grâce à elle qu’il
est véritablement : « Pour ne pas jeter le trouble, il est pour ainsi dire présent de façon
purement occulte alors que s’impose aux regards la noble majesté du bien et du vrai. »172 Le
170
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 310-311.
171
Ibid., p. 315. La note de bas de page ajoute : « C’est-à-dire : évite de se manifester directement ».
172
Ibid.
- 109 -
sujet accompli de l’éthique seconde est celui qui laisse le bien triompher et qui s’efface pour
le rendre visible. La négativité est encore ce qui caractérise l’individu entré dans l’amour.
Deux éléments ne sont donc pas à négliger. La tâche éthique est de devenir soi et tout
accomplissement existentiel doit être la réalisation de cette tâche. Pourtant, il nous appartient
d’accepter qu’entre « soi » et le « devenir soi » il n’y a pas de fusion immédiate, mais un écart
que le sujet ne peut éviter. Au contraire, il se manifeste ainsi, ce qui nous permet d’affirmer
que la négativité n’est pas une étape vers le « devenir soi », mais un élément inhérent à la
subjectivité.
La négativité ne doit pas être entrevue comme un passage du « soi » destitué au « soi »
accompli. Il n’y a pas un itinéraire du négatif au positif, où le « soi » serait d’abord posé, puis
nié, avant de s’affirmer définitivement. Au contraire, la négativité semble prendre part à la
notion de subjectivité. Elle montre en elle-même le « soi ». C’est en reposant la tâche
existentielle que la négativité devient un élément de construction du « soi ». Parce qu’il y a un
écart entre le sujet et son devenir, un espace est laissé pour le négatif, qui pose lui-même la
subjectivité.
Arne Grøn défend une position similaire, en insistant sur le fait que si l’individu est
devant la tâche de devenir soi, c’est que précisément il « n’est alors pas lui-même, Ŕ il doit le
devenir. »173 L’emphase sur la négation est volontaire, afin de montrer que la tâche éthique et
existentielle révèle la négativité inhérente à la subjectivité. C’est bien parce que le sujet n’est
pas lui-même qu’il doit le devenir, et c’est pour cette raison qu’il est toujours présent au
négatif, parce qu’il est toujours négation de lui-même.
Cependant, Arne Grøn va plus loin, car cette forme de négativité reste primitive. Il en
existe une autre, plus forte mais également plus problématique, qui consiste pour le sujet à
« se défaire de soi. »174 Il s’agit en quelques sortes de se décentrer de l’ego, de ne plus faire de
« soi » le centre de soi-même. Or, comment puis-je devenir moi-même si je dois m’éloigner
de moi ? En réalité, ce dessaisissement est la possibilité d’une ouverture à l’autre. Dans
173
Arne Grøn, « Le problème de la subjectivité », trad. par Else-Marie Jacquet Tisseau, Les Cahiers de
Philosophie, 8/9 (Kierkegaard), Lille, automne 1989, p. 45.
174
Ibid.
- 110 -
De ce fait, comprendre que la négativité fait partie de la subjectivité, que par ailleurs
elle est ce par quoi le « soi » est ce qu’il est, nous permettra de résoudre l’interrogation qui ne
cesse de mouvoir notre réflexion : pour quelle raison l’éthique supposée accomplie ne
réhabilite-t-elle pas le « je » destitué ? Il semblerait que l’éthique n’ait tout simplement pas à
le faire. S’il existe une subjectivité éthique, c’est en tant que négativité. Le « je » qui s’affirme
et l’existence qui s’accomplit deviennent deux possibilités différentes. Etre l’auteur de son
propre « je » n’est pas synonyme d’accomplissement. C’est plutôt en tant que « je » destitué
que le « soi » advient à l’existence authentique.
175
Darío González, « Amour pour le prochain et recommencement de l’éthique », Flemming Fleinert-Jensen et
Jacques Message (dir.), Kierkegaard, l’œuvre de l’accomplissement, op. cit., p. 314.
- 111 -
est confirmée par Kierkegaard pour ensuite nous pencher sur les éléments de cet
accomplissement individuel. En effet, que je ne puisse m’accomplir dans l’existence qu’en
tant qu’être désigné ne va pas de soi et il nous faut l’expliquer.
Quand je dis : « Grâce à moi, cet homme est indépendant », et que je dis vrai, ai-je fait pour lui
le maximum ? Voyons la chose de plus près. En tenant ce propos, j’entends qu’il est
« indépendant, et uniquement grâce à mon aide » Ŕ mais alors, il n’est pas indépendant, il n’est
pas devenu son maître, puisqu’il me doit tout ce qu’il est Ŕ et qu’il le sait. Aider quelqu’un de la
sorte, c’est proprement le tromper. […] En revanche, si l’on dit : « Cet homme est indépendant
Ŕ grâce à mon aide », et si l’on dit vrai, l’on a fait dans ce cas tout ce qu’un homme peut
accomplir pour un autre ; on l’a rendu libre, indépendant, on a fait de lui son maître ; on l’a aidé
à acquérir son indépendance en gardant secrète l’aide apportée. Nous disons donc : être
indépendant Ŕ grâce à l’aide d’autrui.176
Dans ce passage, Kierkegaard oppose deux manières d’apporter son aide à autrui. Si le but
visé est de rendre l’autre indépendant, une seule de ces deux propositions permet d’y parvenir.
A contenus identiques, elles diffèrent pourtant par leur forme. Il nous est permis de noter
l’importance de la prose et de la manière d’exprimer une idée. Lorsque j’ai aidé autrui, je
peux dire deux choses : « grâce à moi, cet homme est indépendant » ou « cet homme est
indépendant Ŕ grâce à mon aide ». Quel que soit l’acte que j’ai pu accomplir pour autrui, si
j’en parle suivant la première formule, alors je n’ai pas aidé l’autre à s’accomplir, tandis que
si je m’exprime selon la seconde, j’ai fait pour lui le maximum. La différence est que dans le
premier cas, c’est de moi que je parle. Je me mets en avant et ainsi, l’autre n’est pas vraiment
parvenu à l’indépendance grâce à moi puisque précisément, je lui fais savoir que c’est
seulement « grâce à moi ». Dans le second cas en revanche, ma présence est à peine
remarquée, le « je » est dissimulé derrière le tiret. Il ne s’agit même plus de « moi », mais de
« mon aide ». Ainsi, mon acte prévaut sur ce que je suis, et c’est alors que je fais œuvre
d’amour envers autrui. J’accomplis vraiment mon objectif lorsque je me mets en retrait.
176
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 253-254.
- 112 -
Pourquoi est-il alors si important de se taire devant l’amour, de s’effacer devant l’autre
pour accomplir la tâche éthique et existentielle ? Selon Peter Kemp, « celui qui se tait devant
Dieu devient capable d’écouter. » 178 Rester dans le silence comme Abraham ce n’est pas
seulement nier la parole, mais tendre l’oreille. C’est pourquoi, il nous semble que l’épreuve de
la foi et du sacrifice de l’autre est nécessaire. Elle astreint l’individu à s’humilier. Il se tait, et
c’est alors qu’il peut entendre le commandement d’amour. Il reste un être désigné, mais en ce
lieu il peut s’accomplir. Nous savons en effet que l’individu auto-fondateur est une illusion
qui fait faillite dès l’entrée dans l’éthique. Le « soi » est alors confronté à deux possibilités :
ou bien il demeure dans l’angoisse qui est la conscience de son statut de pécheur éternel et ne
peut jamais répondre à la tâche de devenir soi, ou bien il se repent et apprend à se taire, à
s’humilier pour entendre une parole salvatrice, qui le porte de nouveau au rang d’individu
éthique et qui lui autorise de devenir lui-même devant Dieu.
C’est à l’un des discours chrétiens de Kierkegaard que Peter Kemp fait référence, celui
qui s’intitule « Le lis des champs et l’oiseau du ciel » dans lequel le lis et l’oiseau sont utilisés
comme modèles à suivre dans l’apprentissage du silence :
Il [celui qui prie] est devenu muet et, chose qui, si possible, s’oppose à la parole plus encore que
le silence, il est devenu capable d’écouter. Il a cru que prier, c’est parler, il a appris que prier, ce
n’est pas seulement se taire, mais écouter. Et il en est bien ainsi ; prier, ce n’est pas s’écouter
177
Par exemple : Matthieu 6, 1-8, La Bible, op. cit.
178
Peter Kemp, « Éthique et langage : de Levinas à Kierkegaard », Les Cahiers de Philosophie, 8/9
(Kierkegaard), Lille, automne 1989, p. 203.
- 113 -
parler, mais en venir à se taire, à demeurer dans le silence et l’attente jusqu’à ce que l’on
entende Dieu.179
Nous avions interrogé la possibilité d’un dialogue avec le divin depuis la proposition
dialogique du commandement.180 Nous découvrons ici que le dialogue avec Dieu est difficile,
parce que l’homme parle et ne sait pas écouter la voix de l’éternité. Lorsqu’il essaie vraiment
d’entrer en communication avec Dieu, il le fait avec « beaucoup de crainte et de
tremblement. » 181 C’est à Abraham que nous pensons, qui a suspendu l’éthique pour se
retrouver seul devant Dieu. Alors celui-ci s’est tût. Ce discours nous apprend que le silence
d’Abraham n’est pas seulement le contraire de la parole, mais plutôt le synonyme d’une
faculté, celle d’écouter. Ecouter, ce n’est pas simplement entendre, mais prêter volontairement
attention à quelque chose. Le dialogue avec Dieu est alors particulier. Ma prière n’est pas
uniquement le dépôt d’une parole que j’adresse au divin, elle est aussi l’écoute d’une voix
éternelle qui me dit « tu dois aimer ».
B. L’EDIFICATION DU « SOI »
Si la subjectivité éthique est en faillite, si le « soi » ne peut être conservé qu’en étant
désigné, c’est aussi de cette manière qu’il est édifié. En effet, l’amour édifie et ceci n’est
possible que dans l’humilité acquise par le silence du « je ». « Je » se tait pour écouter et de ce
fait, il est aussi édifié. Alors, nous allons être à même d’expliquer l’opération
d’accomplissement qui se rencontre dans l’éthique de l’amour.
179
Søren Kierkegaard, Œuvres Complètes XVI. Six discours, trad. par Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet
Tisseau, Paris, Editions de l’Orante, 1971, p. 299.
180
Cf. III, A, 3, b.
181
Søren Kierkegaard, OC XVI, op. cit., p. 299.
- 114 -
1. « L’amour édifie »
« L’amour édifie » est le premier intitulé de la deuxième série des Œuvres de l’amour.
Kierkegaard aborde l’édification par un autre terme : la transposition. Il explique comment un
mot répété à l’identique peut recevoir deux sens différents, selon qu’il appartienne au langage
primitif Ŕ qui est celui du jeune homme qui n’a pas encore effectué le mouvement vers l’infini
Ŕ ou au langage de l’esprit ; en ce second sens, nous disons que le terme a été transposé. Cette
transposition intervient à un certain moment de l’existence, quand l’homme prend conscience
de son appartenance à un monde spirituel au-delà du charnel. Par exemple, le discours de
l’Ecriture est déjà transposé. Kierkegaard emploie alors le mot « édifier » qui est utilisé par le
texte biblique en ce sens ; toutefois, il choisit d’abord de l’expliquer en son sens usuel.
Plusieurs exemples sont alors apportés. Prenons le cas de l’homme aux maigres
ressources qui se démène pour survivre, et celui de la mère de famille, dans la même situation
financière, qui fait de son mieux pour nourrir chacun de ses enfants. Nous trouvons louable le
premier homme, mais sa situation ne nous édifie pas, contrairement à celle de la mère de
182
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 195.
183
Ibid.
184
Ibid., p. 197
- 115 -
famille. Qu’est-ce qui différencie les deux ? Il s’agit de l’amour, que nous observons auprès
de la mère de famille. Elle ne fait pas des économies pour survivre Ŕ même si cela nous
impressionnerait Ŕ mais avant tout par amour Ŕ et cela nous édifie. Kierkegaard donne un
exemple encore plus simple et plus éloquent. Le fait de dormir ou d’observer quelqu’un
plongé dans le sommeil n’a en soit rien d’édifiant. Pourtant, si nous regardons un enfant
dormir auprès de sa mère, nous sommes édifiés, parce que ce spectacle est celui de l’amour.185
Par cet exemple, Kierkegaard souhaite montrer que toute situation, si l’on peut y voir l’amour,
est édifiante, et qu’ainsi l’amour peut-être partout, mais que lui seul édifie : l’édification est le
propre de l’amour. Il nous rappelle alors que l’édification se fait toujours à partir de
fondations. Concernant le sens transposé du terme, cette base est tout simplement l’amour. Ce
que l’homme doit ensuite élever Ŕ construire en hauteur Ŕ c’est encore l’œuvre de l’amour.
If the neighbor is not the other self but the other you, then this implies that the lover relates to
« the other you » as a you and not as an I : a relation of true love is not an I-you-relation of a
self relating to another self but rather a you-you-relation of two selves both of which are a you.
But they cannot be you in a reciprocal I-you-relationship but only with respect to a third relative
to whom they are both you.186
185
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 198.
186
Ingolf U. Dalferth, « Selfless Passion: Kierkegaard on True Love », Kierkegaard Studies Yearbook, Berlin,
De Gruyter, Issue 1, Volume 2013, p. 174.
Nous proposons notre traduction : « Si le prochain n’est pas l’autre soi mais l’autre tu, cela implique ensuite que
celui qui aime se rapporte à ‘‘l’autre tu’’ comme un tu et non comme un je : une relation d’amour authentique
n’est pas une relation-je-tu d’un soi se rapportant à un autre soi mais plutôt une relation-tu-tu de deux soi, les
deux étant un « tu ». Mais ils ne peuvent pas être tu dans une relation réciproque de je-à-tu mais seulement
respectivement à un tiers à partir duquel ils sont tous deux tu. »
- 116 -
Il semblerait alors que l’amour n’édifie que lorsque je suis « tu », car si je suis un « je » se
rapportant à un autre, ou si je me rapporte à l’autre en me considérant comme un « je » et non
comme un « tu » qui lui est égal, la relation amoureuse ne sera pas vraie. Or, pour qu’une telle
relation soit possible Ŕ une relation depuis laquelle mon prochain et moi-même sommes deux
« tu » Ŕ il faut se placer du point de vue de l’amour lui-même. De ce fait, seul l’amour édifie
et pour ce faire, je dois être de son point de vue un « tu ». C’est ainsi que l’individu est édifié ;
c’est ainsi seulement qu’il s’accomplit.
Nous pouvons alors nous demander comment l’édification par l’amour s’opère. De
quelle façon suis-je édifié ou puis-je édifier autrui ? Kierkegaard nous met face à une
alternative : ou bien l’individu dépose l’amour dans le cœur d’un autre, ou bien il suppose
l’amour chez l’autre.187 Soit il apprend à l’autre comment aimer, soit il part du postulat que
l’autre aime déjà. Or, il est impossible de créer l’amour. Seul Dieu peut le déposer dans le
cœur de l’homme car, rappelons-le, il faut une autorité divine pour prononcer un « tu dois
aimer ». Kierkegaard s’arrête de fait sur cette explication :
L’être qui aime suppose la présence de l’amour dans le cœur d’un autre homme ; par cette
supposition même, il fonde et fait surgir en cet autre homme l’amour Ŕ pour autant qu’avec
amour il suppose cet amour comme fondement.188
La seule possibilité pour édifier un autre est de supposer l’amour en lui. Paradoxalement, c’est
en présupposant qu’il y a déjà de l’amour que l’on parvient à poser l’amour comme
fondement. Cette affirmation est en effet étonnante. Je peux faire surgir l’amour uniquement
en partant du principe que l’amour est déjà présent, autrement dit, que je n’ai pas à le créer.
En outre, c’est ainsi que j’aime véritablement mon prochain. Cela est expliqué par le fait que
l’amour dont il est question est l’amour divin, éternel et infini. Ainsi, au regard de l’éternité, il
est tout à fait possible de supposer que l’amour existe déjà avant de le faire surgir, car l’amour
n’étant pas limité par des bornes temporelles, il nous devance toujours, avant même que nous
ne puissions le voir surgir.
187
Søren Kierkegaard, OC XIV, op. cit., p. 200.
188
Ibid.
- 117 -
Comment puis-je alors édifier autrui ? Il n’est certainement pas question d’enseigner
l’amour car l’édification n’est pas une pratique éducative. Autrement dit, il n’y a pas
d’apprentissage possible de l’éthique de l’amour. Si cette idée pourrait être considérée comme
une réponse à Ménon dans le dialogue éponyme de Platon, 189 elle montre aussi que
l’édification n’a qu’une pratique, celle de l’amour. En aucun cas, celui-ci ne peut être
inculqué. Jamie Ferreira, commentant ce passage sur l’édification, explique que prétendre
enseigner l’amour à autrui, c’est vouloir prendre le contrôle de ce dernier, le soumettre à notre
mesure, et ainsi ne pas l’aimer.190 Si je suis l’auteur de l’amour insufflé à l’autre, je prends le
pouvoir sur lui. Je me félicite d’avoir ainsi édifié mon prochain. Je me mets alors encore au
premier plan.
Par conséquent, l’édification n’est jamais le fruit de l’action d’un individu sur un autre
ou sur toute une communauté. Je ne suis pas habilité à édifier autrui, et pourtant je le peux,
précisément en n’agissant pas, en demeurant caché et en supposant simplement l’amour en
lui. Ce faisant, l’autre est édifié par l’amour que je fais surgir parce que je l’ai supposé ;
toutefois, je ne dois jamais m’en féliciter car je n’ai rien eu à faire pour autrui. C’est cela faire
œuvre d’amour et être édifié, c’est s’humilier suffisamment pour ne pas avoir le dessus sur
l’autre, c’est voir l’amour en lui et l’aimer. Dès que l’amour est présent dans une œuvre,
189
Platon, Ménon, 70a, trad. par Monique Canto-Sperber, Paris, Flammarion (2ème éd.), 1993, p. 125 : « Peux-tu
me dire, Socrate, si la vertu s’enseigne ? ».
190
M. Jamie Ferreira, Love’s Grateful Striving. A Commentary on Kierkegaard’s Works of Love, Oxford,
Oxford University Press, 2001, p. 141-142.
191
Peter Kemp fait référence à l’opposition entre témoignage et enseignement dans le cadre du conflit qui a
opposé Kierkegaard à l’évêque Martensen, ce dernier ayant confondu le témoin de la vérité avec de faux
précepteurs de l’Eglise. Voir « Éthique et langage : de Levinas à Kierkegaard », Les Cahiers de Philosophie, op.
cit., p. 190.
- 118 -
même la plus banale, il y a édification. Pour cela, le « je » n’a pas besoin d’être un enseignant
ou un précepteur, il doit juste être un « tu » qui a écouté la parole divine.
3. Aimer et dire « tu »
Cependant, nous pouvons observer que les Œuvres de l’amour sont écrites par un « je »,
celui de Kierkegaard, qui s’était pourtant avoué incapable d’écrire un jour avec son propre
« je ». Quel « je » se permet-il de coucher sur le papier ? Emmanuel Housset nous apporte
peut-être une réponse :
La vérité ne pourra plus être comprise comme étant relative à l’intériorité humaine, mais elle
possédera un caractère essentiel d’altérité par lequel le je transcendantal sera destitué de sa toute
puissance pour devenir plus humblement le « témoin de la vérité » qu’il a à être. On ne peut pas
minimiser la profondeur du renversement effectué par Kierkegaard en substituant au moi qui se
retrouve lui-même dans le monde le témoin qui accueille une vérité qu’il n’est pas. On ne peut
192
Martin Buber, Je et Tu, trad. par G. Bianquis, Paris, Aubier, 1969, p. 30.
- 119 -
donc comprendre ce que signifie témoigner de la vérité sans saisir en quoi l’existence est une
épreuve de l’altérité qui est en quelque sorte toujours manquée dès que l’on fait du monde la
seule altérité.193
La vérité est celle de devenir sujet. Housset montre le paradoxe entre cette tâche assignée à
l’individu et le fait qu’il ne puisse la reconnaître que dans l’altérité. Tâche intérieure, elle
demeure irréalisable tant que l’individu est confinée à son intériorité. Pour porter la vérité, le
« je » doit être destitué et n’être présent qu’à titre de témoin. Tel est le témoignage des
pseudonymes, comme Wilhelm, pour qui l’autorité de ses paroles n’a de valeur qu’en tant
qu’il demeure un simple témoin ; tel est aussi le témoignage de Kierkegaard dans les Œuvres
de l’amour. Le seul « je » qui soit autorisé à s’exprimer est celui d’un témoin. En revanche,
que signifie que ce dernier « accueille une vérité qu’il n’est pas » ?
Nous revenons à la négativité. L’individu a pour tâche de devenir soi parce qu’il n’est
pas lui-même. Il doit témoigner de cette vérité subjective et existentielle, tout en ne l’ayant
pas encore accomplie. En étant le « je » témoin, il prend en compte l’altérité. En effet, le
témoin a une mission, celle de rapporter son témoignage à l’autre. Housset montre qu’il ne
suffit pas d’entrer dans le monde par le choix de soi pour former un lien avec autrui. Cela est
le propre du « je » qui s’affirme au-dessus de tout. Devenir témoin, c’est plutôt s’adresser à
l’autre en ayant conscience de ne pas être soi, de ne pas pouvoir dire « je suis ». De quoi suis-
je alors le témoin ? Je montre seulement que mon édification est le fruit d’un amour divin,
infiniment plus élevé que moi : « Dans le témoignage, je suis d’abord dessaisi de ma parole,
silencieux, et c’est ensuite que la vérité de ma parole, sa véracité, tient à ce fait d’être dessaisi
par la vérité dont je témoigne. »194 Paradoxalement, mon témoignage me force au silence. Il
s’agit très exactement de l’épreuve d’Abraham, témoin d’une vérité qui dépasse toute
l’éthique de l’immanence et qui ne peut être dicible. En perdant l’usage du discours, en
m’éloignant de l’expression du « je », je suis la preuve que la tâche éthique transcende
l’individu. Cette dernière n’est pas temporelle, mais éternelle, et seul l’amour chrétien qui
édifie peut m’y faire parvenir.
L’amour est donc celui qui dit « tu ». D’une part, ce « tu » désigne l’individu destitué en
quête de soi. D’autre part, le « tu » est l’autre, face auquel l’individu se construit. Si je
deviens « tu », c’est pour mieux devenir « soi », parce que ma tâche n’est réalisable que du
193
Emmanuel Housset, « Témoignage et intériorité selon Kierkegaard », Revue des sciences philosophiques et
théologiques, 2002/2 Tome 86, Paris, Vrin, p. 206.
194
Ibid., p. 224.
- 120 -
point de vue de l’amour, aux yeux de qui je suis un « tu » toujours en relation, puisque
l’amour est par principe, relation entre deux êtres. De ce fait, le « tu » n’est rien d’autre que la
transposition du « je ». En étant « tu », je suis édifié car je suis repris directement par l’amour.
Or, partout où l’amour est présent, il y a édification. Ainsi, en étant désigné, je peux entendre
le commandement d’aimer et dès lors qu’il m’est adressé, il m’édifie et je m’accomplis.
Dans ces dernières pages, nous récapitulerons l’itinéraire que suit l’individu en quête de
devenir soi. Nous ne nous contenterons pas de reprendre les étapes déjà évoquées dans les
précédents chapitres, mais plutôt de concevoir la fabrique du sujet comme parsemée
d’épreuves. Devenir soi est une tâche que pose l’éthique à l’individu, et comme toute tâche,
elle éprouve celui qui souhaite l’accomplir. Or, il s’agira de comprendre que les épreuves de
la subjectivité représentent les conditions d’émergence du sujet. C’est parce qu’il est mis à
l’épreuve qu’un « soi » peut jaillir.
Le « soi » est comme une instance négative, un « ne pas » qui reçoit une tâche : être ce
qu’il est censé être et que pourtant il n’est pas. Etre soi c’est naître en même temps que cette
tâche, indicatrice d’une négation primitive de la subjectivité. Encore au stade esthétique,
l’individu ignore cette exigence. Nous parlions alors d’un « moi » plutôt que d’un « soi »,
pour représenter l’être qui plane toujours au-dessus de sa propre subjectivité. Il est un « soi »
en puissance, que la nature a posé comme tel, mais qui demeure aveugle à toute possibilité
d’émergence.
Quand il fait le choix de soi, il choisit précisément d’être soi, c’est-à-dire d’être
réellement et volontairement ce qu’il est accidentellement par nature. Il transforme la
contingence en nécessité. En fin de compte, tout individu naît au monde en tant que « soi »,
mais il y a une différence entre « naître en tant que » et « être ce que l’on est ». Etre ce « soi »
que l’on est, c’est actualiser son être véritable. Pourtant, ce « soi » n’est toujours pas lui-
même quand il se choisit. En effet, accédant au « soi », il découvre qu’il doit devenir lui-
même, autrement dit, il se choisit dans la négativité, dans ce qu’il n’est pas.
- 121 -
Que peut alors faire l’individu ? Entré dans l’éthique, il est sa propre négation, il a
choisi le « soi » qu’il doit seulement devenir. Il se découvre destitué et pécheur. Ou bien il
demeure dans l’éthique en tant que sujet en faillite, ou bien il rompt avec l’éthique et pèche
vis-à-vis d’elle. Dans les deux cas, l’individu vit dans l’angoisse, car il se sait en mauvaise
posture quoiqu’il arrive. L’éthique a été claire : il doit devenir lui-même ; or, s’il exprime le
général, il n’est jamais véritablement lui-même, mais « l’homme général ». S’il sort de
l’éthique, il devient un Individu singulier, parce qu’il affirme être lui-même et personne
d’autre, mais aussi parce qu’il s’exclut de toute relation humaine. Pourtant, qu’est un Individu
singulier sinon un être en train de devenir lui-même ? En conclusion, l’éthique se dépasse
elle-même car elle demande à l’individu qui la rencontre de s’en extraire aussitôt. Elle lui dit :
« tu dois devenir toi-même », c’est-à-dire « tu dois devenir un individu singulier », et même
encore « tu dois donc suspendre l’éthique ».
Qu’est alors le « soi » consolidé ? Il est représenté par la négativité. Se consolider dans
l’éthique, c’est affirmer le « soi » que l’on a à être, découvrir que nous ne le sommes pas
encore, mais aussi que nous ne pouvons pas l’être en demeurant dans l’éthique comme tel. Se
- 122 -
2. Continuation du « soi »
C’est pourquoi nous affirmons que le « soi » doit continuer. Partant de la confirmation
qu’il doit devenir le « soi » éthique qu’il prétend être, il doit y avoir une continuation, à la fois
du « soi » et de l’éthique. Qu’est-ce que signifie le fait de devoir continuer ? Il est question de
prolonger, de donner suite à soi-même. Le « soi » ainsi choisi n’est pas au bout de sa tâche.
Issu de sa propre destitution, il continue dans la reprise que constitue l’éthique de l’amour.
L’idée de continuation est en lien avec la temporalité. En effet, donner suite à quelque
chose, c’est supposer qu’elle dispose d’un passé, d’un présent et d’un avenir, ce vers quoi la
continuation se tourne. Parler d’une continuation du « soi », c’est donc envisager toute
l’étendue de l’existence. Or, de la temporalité, n’allons-nous pas vers l’éternité ? Si le « soi »
doit continuer, chemine-t-il vers une fin déterminée, ou est-il repris infiniment ? Rappelons
que dans le choix éthique de soi, la personnalité est consolidée en s’affirmant dans l’infini
qu’elle contient. L’existence humaine est toujours comprise entre temporalité et infinité. Dire
du « soi » qu’il doit continuer, c’est supposer l’infini en lui.
Pour lui [Kierkegaard], le divin en l’homme ne réside pas dans la pensée pure, mais dans l’effort
qui consiste à imprégner à la vie l’unique continuité humaine possible : l’appropriation éthique
de soi. S’il faut arriver à la continuité dans l’existence, c’est parce que l’on n’arrive à se
reconnaître soi-même qu’en vertu de la continuité de son action. De même que la faillite de la
raison pure à connaître au-delà de l’expérience ouvre la voie à la raison pratique chez Kant,
l’impossibilité qu’a l’homme de pouvoir penser l’éternité ouvre la voie à la continuité éthique,
qui pointe vers un infini mouvement d’appropriation de soi.195
195
Dominic Desroches, Expressions éthiques de l’intériorité. Ethique et distance dans la pensée de Kierkegaard,
op. cit., p. 84.
- 123 -
L’homme rencontre le divin dans le fait d’être actif. Le divin n’est donc pas l’objet d’une
contemplation mystique. Au contraire, c’est en répondant à la tâche éthique que l’individu fait
face à la possibilité d’une continuité infinie. Il découvre alors la part divine qui réside en lui.
Le « soi » ne peut pas rompre avec la continuité, sinon, il est incapable de donner sens à son
existence, de se l’approprier. Desroches dresse un rapport analogique d’une part entre le divin
et la continuité éthique chez Kierkegaard ; d’autre part entre la raison pure et la raison
pratique chez Kant. La raison pure, c’est ce que peut la raison seule, c’est-à-dire sans le
secours de l’expérience sensible. La raison pure s’intéresse aux questions de la
métaphysique : Dieu, l’âme et la liberté. Or, elle ne parvient jamais à s’accorder sur ces
objets. Sa seule issue est dans le domaine de la morale, où la raison pratique postule Dieu,
l’âme et la liberté pour réaliser son action.
De ce fait, la continuation de soi est aussi une épreuve pour la subjectivité. Elle est la
rencontre avec l’infini. De la négativité Ŕ « je ne suis pas moi-même » Ŕ le « soi » découvre
qu’il doit devenir lui-même continument pour pouvoir donner suite à son existence, et ce,
infiniment.
« soi » en construction, tel un bâtiment que l’on édifie. Edifié, il l’est, mais au sens transposé.
« Je deviens » est la nouvelle façon de concevoir la subjectivité. L’ego ne peut être que
destitué, il n’y a plus de « je pense donc je suis » ou du moins, il pourrait en rester un « je
pense, donc je deviens ». François Bousquet montre également que la notion de « devenir-
sujet » implique un mouvement infini, une continuation éternelle du « soi » qui n’a pas de
point final :
Pour lui [Kierkegaard] le sujet n’est pas le tout « devenu », dont la nécessité se saisit au terme
du processus. Le sujet est chaque existant, l’individu en ce qu’il a d’unique, de singulier, dont
on n’a pas fini de rendre raison si l’on néglige de prendre en compte son intérêt infini pour
l’existence, et la manière dont il s’oriente vers l’avenir.196
Pour le comprendre, il nous faut revenir sur la valeur édifiante de l’amour. En faisant du
« je » un « tu », l’amour sauve la subjectivité en faillite. En effet, un « je » qui s’exprime est
toujours dans le général et ne peut advenir comme singulier qu’en étant dans le paradoxe,
paradoxe qu’il le fait apparaître pécheur aux yeux de l’éthique s’il affirme son individualité, et
196
François Bousquet, Le Christ de Kierkegaard. Devenir chrétien par passion d’exister, une question aux
contemporains, op. cit., p. 128.
- 125 -
destitué s’il ne devient pas « soi », c’est-à-dire individu singulier. De part et d’autre, le sujet
faillit toujours et finit par devenir silencieux. Pourquoi l’éthique de l’amour devrait-elle lui
donner l’occasion de dire à nouveau « je » ? Au lieu d’une répétition Ŕ c’est-à-dire une
réminiscence tournée vers l’avenir Ŕ elle serait un retour en arrière. L’individu ne serait pas
« repris », mais enlisé dans un cercle vicieux. Que fait alors l’éthique de l’amour en disant
« tu » ? Elle sauve l’expressivité de l’existant. Il ne dit pas « je » et pourtant, il continue
d’apparaître grâce à l’amour, qui se reconnaît à ses fruits. L’amour rend l’individu visible
parce qu’elle l’édifie, mais elle lui confère son intériorité en ne l’exposant pas au péché dont il
est issu. Dans l’amour, je reste désigné mais cela me permet de cheminer vers
l’accomplissement. J’en fais ma propre tâche, une tâche infinie parce qu’elle me met en
rapport avec Dieu. En outre, l’amour n’exclut pas non plus le général, il instaure une relation
avec chaque individu que je dois aimer en le distinguant comme singulier, mais en le traitant
avec égalité.
CONCLUSION
Que se passe-t-il réellement lorsque je dis « je » ? Pour Søren Kierkegaard, cela signifie
s’exprimer soi-même tout en exprimant le général, c’est-à-dire le monde de l’éthique. Dans
une telle sphère d’existence, mon devoir est avant tout de me rendre visible, d’être moi-même
devant les autres. Cependant, exprimer le général est aussi l’occasion de se choisir soi-même
avec tous les éléments extérieurs qui déterminent ce que je suis. En me choisissant, je ne peux
faire abstraction de ma naissance et de mon histoire. La liberté dont je me rends responsable
consiste à prendre pour « soi » toute l’extériorité dont je dépends. Ainsi, lorsque je dis « je »,
je n’exprime pas seulement le général, j’exprime aussi les fardeaux d’une histoire collective,
qui abrite un péché dont je ne peux m’absoudre.
Entré dans l’éthique, je découvre une tâche : celle de devenir moi-même, d’être le sujet
de ma propre existence. Dans l’espoir d’y répondre, je choisis de m’exprimer, de dire « je ».
Dès lors, je me rends coupable d’être ce que je suis : un individu du général qui porte aussi le
péché. L’éthique se fragilise car de l’expression de la subjectivité consolidée qui n’est qu’une
tentative par l’écriture de poser un « je », elle se transforme en repentir, seule manière pour
l’individu de rester dans le général. Autrement, il s’en retire, mais alors il ne peut plus dire
« je ». Pire encore, il ne peut simplement plus parler. Sortir de l’éthique est irrémédiablement
nier l’expression de soi. Pourtant, c’est de cette façon uniquement que l’individu se
singularise, parce que d’une part il est seul, et parce que d’autre part, il revendique son
individualité, son caractère indivisible.
Dans ce travail de recherche nous avons volontairement mis de côté une approche
traditionnelle de Kierkegaard qui en fait un philosophe sombre, pour qui l’existence
n’oscillerait qu’entre le désespoir et l’angoisse. Cette lecture est néanmoins justifiée puisque
si nous prêtons attention aux différentes étapes de l’itinéraire du « soi » que nous avons tracé,
les concepts posés ont toujours une connotation négative. En premier lieu, l’individu
esthétique est conduit au désespoir, parce qu’il fuit toujours la réalité de son existence.
Pourtant, entrer dans l’éthique ne lui offre pas le repos, car dès lors qu’il prend conscience de
sa peccabilité et de son impossibilité à répondre à l’exigence éthique, l’individu se confronte à
l’angoisse devant la liberté, une liberté qui est celle de se choisir et de se rendre responsable
de l’histoire dans laquelle il s’inscrit. Enfin, l’attention à une parole divine qui lui propose une
éthique accomplie reste pour lui l’écho d’une destitution de la subjectivité. L’existence que
décrit Kierkegaard comprend une dimension passionnelle souffrante où être soi signifie être
humilié par l’auto-fondation impossible et être désigné par un commandement qui garantit la
présence d’une subjectivité éthique. Si une dialectique est à l’œuvre, sa conclusion n’est
jamais, à l’image de Hegel, une fin définitive. Le « devenir soi » n’est pas résolu, comme s’il
y avait toujours encore quelque chose à surmonter. Notre regard sur Kierkegaard met pourtant
l’accent sur une détermination positive de la faillite du « je ». Loin de peindre le portrait
d’une philosophie à l’issue malheureuse, nous avons choisi d’éclairer les concepts de
Kierkegaard d’une lumière nouvelle, où la destitution du « soi » ne se résout pas à un
pessimisme immodéré, mais se comprend comme la clé d’ouverture d’un cheminement
nouveau, où le « soi » est autorisé à évoluer, à se construire dans la main de Dieu et à rester en
relation avec ses semblables grâce à l’amour. La négativité inhérente à la subjectivité éthique
- 128 -
est sans repos, non parce que le « soi » serait toujours errant, mais parce qu’elle bâtit le sujet
et l’édifie. Ainsi, nous comprenons ce non-repos comme une porte ouverte sur un avenir actif
de l’éthique.
LEXIQUE
INDIVIDU : L’individu désigne d’une manière générale l’être qui advient à l’existence et qui
chemine à travers les stades. Toute la pensée de Kierkegaard tourne autour de l’authenticité
possible d’un individu. Il peut être esthétique, éthique ou religieux, mais l’individu véritable
est « l’Individu singulier », celui qui s’oppose à la foule. L’Individu détient la vérité, parce
que dans sa singularité, il a fait le choix de soi en découvrant son appartenance à l’éternité.
STADES : Les stades sont les trois étapes de l’existence : esthétique, éthique et religieux.
Progressifs, ils constituent un cheminement vers la réalisation de la tâche subjective. Chaque
stade est un passage où l’individualité est transformée, où la singularité reçoit un nouveau
sens. Les stades sont aussi des sphères qui correspondent à des manières de vivre.197 Ainsi, il
y a une sphère esthétique, dans laquelle l’individu suit une existence poétisée, une sphère
éthique où règne le souci du devoir et des responsabilités, et une sphère religieuse où la
consécration de l’éternel est la seule préoccupation.
197
François Bousquet, Le Christ de Kierkegaard. Devenir chrétien par passion d’exister, une question aux
contemporains, op. cit., p. 88-89.
- 130 -
GENERAL : Dans Crainte et Tremblement tout comme dans L’Alternative le général est
immédiatement assimilé à l’éthique. Il est ce qui s’applique à chacun et à chaque instant.
Autrement dit, le général recense la somme des particularités dans un seul ensemble, celui de
la communauté. Le général représente la visibilité dans laquelle l’individu qui en est issu a le
devoir d’apparaître. Ainsi, le général se situe entre l’esthétique Ŕ où l’individu est caché par le
démoniaque Ŕ et le religieux, où l’individu est dissimulé par le divin. Vis-à-vis du général, je
suis en faute dès lors que je refuse d’en être l’expression.
SINGULIER : Le singulier est par définition ce qui s’oppose au général. Il ne reçoit plus
aucune division, et devient l’être unique. Dans Crainte et Tremblement, le singulier est
l’individu qui revendique son individualité, qui refuse de se réaliser dans le général et qui le
franchit. En revanche, dans L’Alternative, il est possible d’être à la fois le singulier et le
général, en réalisant son devoir. En effet, lorsque je fais mon devoir, je rends singulier le
général en l’intériorisant. En réalisant mon devoir, j’exprime ainsi le général, mais à partir de
ma propre singularité.
REPETITION : Le concept de répétition fait l’objet d’un ouvrage chez Kierkegaard, mais est
en réalité omniprésent dans l’œuvre. Il est défini à partir de Platon comme une réminiscence
inversée, c’est-à-dire un souvenir tourné vers l’avenir. La répétition a donc toujours à voir
avec la temporalité. Il s’agit d’amener le passé dans le futur, de reprendre quelque chose qui a
été et que l’on transforme. Dans notre travail, nous avons appliqué ce concept à l’individu et à
l’éthique. En effet, la définition de l’individu évolue dans l’œuvre de Kierkegaard et nous
pouvons considérer qu’il se reprend lui-même à chaque stade, pour être enfin repris par
l’éthique de l’amour jusqu’à l’accomplissement. De même, l’éthique est le fruit d’une
transformation. De l’immanence, elle accède à la transcendance. Or, plutôt que d’envisager
deux éthiques différentes, nous avons considéré que la première éthique était répétée, à la
manière d’une transposition, afin d’accéder au langage de l’éternité.
- 131 -
BIBLIOGRAPHIE
I. LITTERATURE PRIMAIRE
1. ŒUVRES COMPLETES DE SØREN KIERKEGAARD EN DANOIS
REFERENCE
KIERKEGAARD, S., Œuvres complètes. 20 volumes, tr. P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet
Tisseau, Paris, Editions de l’Orante, 1966-1986
ARENDT, H., Essays in Understanding. La philosophie de l'existence et autres essais, tr. M.-
I. Brudny, A.-S. Astrup, M. Ziegler et A. Damour, Paris, Payot, 2000
BUBER, M., Ich und Du. Je et Tu, tr. G. Bianquis, Paris, Aubier, 1969
- 132 -
CLAIR, A., Kierkegaard. Existence et éthique, Paris, Presses Universitaires de France, 1997
KANT, E., Kritik der praktischen Vernunft. Critique de la raison pratique, tr. L. Ferry et H.
Wismann, Paris, Gallimard, 1985
KANT, E., Die Metaphysik der Sitten. Fondements de la métaphysique des mœurs, tr. V.
Delbos, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Livre de Poche », 1993
LEVINAS, E., Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, The Hague, Martinus Nijhoff
Publishers (4ème éd.), coll. « Phaenomenologica », 1984
PASCAL, B., Les pensées, (édition Sellier), Paris, Librairie générale française, coll. « Livre
de Poche », 2000
PLATON, Μένων. Ménon, tr. M. Canto-Sperber, Paris, Flammarion (2ème éd.), 1993
VERGOTE, H.B., Sens et répétition. Essai sur l'ironie kierkegaardienne, Paris, Cerf/Orante,
1982
WITTGENSTEIN, L., Lecture on Ethics. Conférence sur l’éthique, tr. E. Rigal, Mauvezin,
T.E.R, 2001
2. ARTICLES ET CHAPITRES
BREZIS, D., « L'intériorité en question. Regards croisés sur Kierkegaard et Levinas », Rue
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BÜHLER, P., « Nouveaux outils de travail pour les études kierkegaardiennes », Revue de
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Philosophie, 8/9 (Kierkegaard), Lille, automne 1989, p. 41-54
Remerciements
Sommaire
Introduction ........................................................................................................................................................... 3
Chapitre III. « Tu dois aimer ton prochain » : une éthique accomplie sans « je » ........................................ 58
2. De l’éthique à sa communication......................................................................................................... 77
1. Le départ du foyer................................................................................................................................ 84