Deux Cotes de La Prison, Des - Genevieve Fortin & Martin Forgues
Deux Cotes de La Prison, Des - Genevieve Fortin & Martin Forgues
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Forgues, Martin
Fortin, Geneviève
Des deux côtés de la prison
G. F.
Vous savez, l’image caricaturale des prisonniers vêtus d’une
combinaison rayée avec un boulet enchaîné à la cheville ? C’est
une belle représentation de la réalité des anciennes détenues
comme elles et moi ; non pas en dedans, mais au-dehors.
PROLOGUE
L’été de 1993 fut l’époque des premiers bouleversements. Ma mère était allée voir une
« tireuse de cartes », même si, comme plusieurs sceptiques, elle ne croyait pas tellement à
son pouvoir divinatoire. Je pense qu’elle cherchait, en quelque sorte, à se rassurer sur
l’avenir de sa famille ; la déception que j’avais dû encaisser à la fin de l’année scolaire
m’avait laissée morose et dissipée, ce qui gardait mes parents en alerte.
Les prédictions de la cartomancienne s’étaient avérées préoccupantes : elle avait dit à
Louise que sa fille allait changer. Que ma vie tournerait mal — vraiment mal. Mais, avait-
elle ajouté, les choses se replaceraient. Peut-être que la perspective d’un « retour à la
normale » avait suffi à convaincre ma mère de ne plus trop s’en faire. En tout cas, cette
rencontre prophétique n’avait pas su la préparer au pire.
C’est durant cet été fatidique de 1993 que j’ai commencé à fréquenter une fille qui
était dans ma classe de cinquième année. Pas une grande amie, juste une camarade avec
qui je passais du bon temps. Sa famille habitait dans un appartement pas très loin d’où
nous vivions à L’Assomption — notre maison était située rue Saint-Étienne, entre Forest et
Papin, à deux pas du parc Juneau. Je ne me souviens plus pourquoi je me suis mise à
traîner avec elle — à vrai dire, je ne pourrais même pas vous donner son nom —, je sais
seulement que c’est avec elle que j’ai découvert le pot.
Cette fille connaissait des gars plus vieux qui habitaient dans le même immeuble que
ses parents. Et quand je dis « plus vieux », je parle de gars de seize, dix-sept, dix-huit
ans… Elle les côtoyait, car une des seules choses à faire à L’Assomption était de flâner sur
les balcons ou de trotter avec ses voisins.
Je me souviens de la soirée où j’ai fumé mon premier joint. Nous sommes rassemblés
au parc Juneau, les gars, mon amie et moi, un soir de juin. Une séance de fumette typique,
tous assis en cercle, le joint qui circule dans un sens ou dans l’autre, peu importe. Je suis
anxieuse à l’idée de prendre de la drogue pour la première fois, quoique très curieuse
évidemment. Lorsque le joint se retrouve entre mes mains, j’en prends une bonne bouffée.
Comme je suis déjà habituée avec la cigarette, mon manque d’expérience passe inaperçu
— tant mieux, puisque je veux m’intégrer à la gang. Le joint se promène de lèvres en
lèvres et s’accroche aux miennes à quelques reprises. Rapidement, je me sens envahie par
l’euphorie que le cannabis procure. C’est une soirée de fous rires et de douce folie au
cours de laquelle nous perdons la notion du temps.
Cette expérience fut à l’image du reste de mes vacances : de longues veillées dans le
parc à fumer du pot entourée de mes nouveaux amis. Quand il pleuvait, nous nous
réfugiions dans le logement d’un des gars. Ozzy Osbourne ou Iron Maiden jouaient à fond
dans le lecteur de cassettes et tout le monde, à tour de rôle, prenait sa poffe au couteau.
On plaçait l’herbe sur la lame d’un couteau, préalablement chauffée sur un rond de poêle,
puis on l’écrasait à l’aide d’une deuxième lame brûlante. La chaleur la faisait flamber
instantanément et on inhalait la fumée. À la minute où on était à court de pot, on
« pageait » le revendeur en espérant qu’il nous rappelle dans la demi-heure. Quand ce
n’était pas le cas, nous écumions nos carnets de téléphone respectifs à la recherche de
celui qui répondrait le premier et aurait de quoi nous fournir.
À la maison, mes parents commençaient à remarquer que je changeais. Je participais
de moins en moins aux tâches ménagères, je m’isolais de plus en plus, je m’enfermais dans
ma chambre. À onze ans, j’avais déjà le physique d’une jeune adulte : grande, des courbes
de femme et de longs cheveux noirs. Mon père ne raffolait pas trop des gars qui me
tournaient autour. Il se souciait de notre différence d’âge et rageait de voir un de mes amis
de la gang me ramener à la maison, longtemps après mon couvre-feu, dans sa Camaro
noire.
Il y avait à L’Assomption un bar-billard, Chez Jimmy, sur le boulevard de L’Ange-
Gardien, dans le centre-ville. C’était l’emplacement choisi par les petits bums du village.
J’y allais régulièrement sans jamais me faire demander mes cartes d’identité. J’y jouais
bien sûr au billard ou aux arcades, mais mon activité favorite consistait à fumer des joints
dans le stationnement arrière avec les clients de l’endroit. Quand mon père l’a appris, il est
venu me chercher. Je frayais avec un gars qui avait presque vingt ans, quasiment le double
de mon âge. Quoique petit de stature, Richard ne s’est pas gêné pour s’en prendre à lui
assez violemment.
« Toi, tu touches plus à ma fille ! Je te le dirai pas deux fois ! »
Jamais je ne l’avais vu se fâcher comme ça — à la maison, mes parents n’avaient eu,
jusque-là, aucune raison de lever le ton contre moi ou contre mon frère. Ils étaient du type
à communiquer avec douceur et franchise pour éviter la chicane. Je peux imaginer l’anxiété
qui rongeait mon père, ce soir-là, quand il s’est rendu au bar. Le pire, c’est que le
cauchemar ne faisait que commencer.
Plus ça allait, plus je refusais de passer du temps en famille. Toutes les excuses
étaient bonnes pour échapper aux sorties au restaurant ou au cinéma. Puis, ma classe de
sixième année organise un bingo pour financer un séjour à Ottawa. Nous y allons en
famille et la chance nous sourit : une de nos cartes nous rapporte mille dollars. Je profite
d’une petite confusion autour du fait que personne n’est certain d’être le propriétaire de la
carte gagnante pour déclarer que c’est la mienne. Ma force de caractère me rend très
persuasive. Je remets cent dollars à chacun de mes parents et à mon frère, puis je garde le
reste, sept cents dollars, que je dépose le lendemain dans un compte bancaire sous le
conseil de mes parents.
Je commençais non seulement à mentir, mais à être plus convaincante dans mes
mensonges, du moins plus qu’à l’époque où une cigarette ayant « atterri accidentellement
dans ma bouche » tenait lieu, pour moi, de justification plausible.
Je commençais à mentir donc, à voler aussi… Et plus je m’enfoncerais dans le délire
psychotrope, plus la drogue prendrait de place dans ma vie, plus elle me dominerait.
Ma sixième année marquerait d’ailleurs le début d’une longue période de misère ; je
déambulais dans les couloirs de l’école primaire sans gaieté de cœur. C’était aussi le
moment de penser à l’avenir, à la poursuite de mes études au secondaire. Alexandre
étudiait déjà au Collège de l’Assomption, une institution hautement réputée qui a vu passer
dans ses classes nombre de personnalités qui ont marqué le Québec — l’ex-premier
ministre Wilfrid Laurier, l’ex-ministre péquiste Camille Laurin (père du projet de loi 101),
le comédien Hector Charland (dont le théâtre situé devant le collège honore aujourd’hui la
mémoire) et, plus près de nous, les comédiennes Catherine Trudeau et Anne-Marie
Cadieux. Mes parents étaient fiers de voir mon frère avoir beaucoup de succès dans ses
études ; ils s’étaient juré qu’ils ne reculeraient devant aucun sacrifice pour que leurs
enfants aient la meilleure éducation possible. Ils m’ont donc encouragée à passer les
examens d’entrée de plusieurs collèges privés de la région : le Collège de l’Assomption, le
Collège Saint-Jean-Vianney à Rivière-des-Prairies, dans l’est de Montréal, et l’Institut
Esther-Blondin, un pensionnat exclusivement féminin à Saint-Jacques, un petit village près
de Joliette. Acceptée dans les trois établissements, je me réjouissais déjà à l’idée d’entrer
au secondaire, comme mon frère, au Collège de l’Assomption. C’est sur cette école que
j’avais jeté mon dévolu — tout près de la maison, elle n’exigeait pas d’uniforme,
contrairement aux deux autres. Mais surtout, pas de semaines passées en tête à tête avec
des filles et des bonnes sœurs comme le promettait l’Institut Esther-Blondin.
Sauf que mes parents en avaient décidé autrement. Ils voulaient me couper de mon
nouveau groupe d’amis. Vous l’aurez deviné, ils m’ont inscrite au pensionnat. Ils pensaient
agir raisonnablement, faire la bonne chose. Pour moi, c’était une déclaration de guerre.
Déjà fragile, et de plus en plus ouverte à de nouvelles expériences, je n’avais la tête
qu’à me rebeller contre toutes les formes d’autorité — je me suis percé la lèvre inférieure
avec une épingle à couche pendant une récréation, je « transformais » les jolis vêtements
que mes parents m’achetaient, je reculais ma montre pour justifier mes retards en
invoquant que la pile était morte ou encore je prétextais vouloir faire du camping dans la
cour pour filer en douce la nuit venue. À quoi bon plier devant ceux qui ne me respectent
pas, tel était mon principe.
L’école primaire s’est enfin terminée en juin 1994. Une sixième année plutôt difficile
malgré mes bonnes notes. Je devenais de plus en plus à l’aise avec le mensonge. Je faisais
l’école buissonnière — eh oui, j’avais commencé à foxer, comme on disait. C’était très
facile. Un des gars de la gang, avec sa voix grave, appelait la direction de l’école pour me
déclarer malade, en se faisant passer pour mon père. Un stratagème en béton qui me
permettait de vagabonder dans les rues et de passer mes journées dans l’appartement de
mes amis pour me geler. Évidemment, la direction finissait par gâcher mon plaisir quand,
suspicieuse, elle « rappelait » mon père pour vérifier. « Votre fille se porte bien, monsieur
Fortin ? » Une question à laquelle, excédé par ma conduite, il avait dû être tenté de dire
non. Parce qu’il n’y avait pas que les cours manqués et le flânage : j’avais aussi
commencé à faire mes premières escapades à Montréal, de petites virées en douce qui
allaient s’allonger avec le temps et devenir de plus en plus intenses. Montréal, là où
personne ne me connaissait et où on trouvait facilement de quoi fumer puis des copains
avec qui partager.
En plus du cannabis, je recherchais, au fil des mois, de nouvelles sensations
psychotropes. À l’été de 1994, j’étais passée en deuxième vitesse. Pendant mes virées à
Montréal, j’avais découvert les vertus hallucinogènes de la mescaline et du buvard, une
drogue liquide qu’on absorbe par la bouche en plaçant un papier buvard sur sa langue. Je
travaillais très fort, à la maison, pour soigner mon humeur. Je ne voulais surtout pas que
mes parents soient au courant de mes frasques, même si — j’allais l’apprendre plus tard —
mon comportement changeant et mes orgies de bouffe en rentrant du parc la nuit éveillaient
déjà chez eux quelques soupçons.
Mais L’Assomption, c’est petit. Mes parents travaillaient tous les deux au village.
Richard entrait forcément en contact avec des gens pour réparer les lignes électriques.
Louise, elle, avait mis un trait sur son travail d’infirmière depuis quelques années pour
ouvrir un commerce d’esthétique — environ le tiers de la population avait recours à ses
services. Eh bien, les commères étaient actives.
« Votre fille, on l’a vue fumer du pot dans le parc Laurier, en plein après-midi… »
« C’est pas Geneviève qu’on a aperçue dans la rue ? Elle marchait bizarrement… Elle
ne va plus à l’école ? »
Mes parents, pour qui les apparences avaient tant d’importance, étaient scandalisés
d’apprendre que leur fille, leur petite fierté, portait ombrage à l’image de la famille.
Surtout, ils étaient inquiets pour moi et leurs nuits de sommeil devenaient de plus en plus
courtes. Ils étaient plus déterminés que jamais à m’envoyer au pensionnat.
Le premier matin où je devais me rendre à l’Institut Esther-Blondin, j’ai averti ma
mère que j’allais tout tenter pour me faire expulser. J’étais convaincue que mes parents
voulaient tester mon caractère, alors ils en auraient pour leur argent. À ce moment-là,
j’étais nettement enfoncée dans le sentier sinueux de la consommation, ce qui m’empêchait
d’y voir clair. Je sais aujourd’hui que, sans l’emprise de la drogue, jamais je ne me serais
élevée à ce point contre mes parents. En fait, je n’aurais même jamais poussé la porte d’un
pensionnat d’où, peu de temps après, je serais renvoyée. Or, la dépendance altérait mon
jugement, et le seul argument que je trouvais pour justifier mes mensonges et mon
insubordination, c’était que je ne causais de tort qu’à moi-même et à personne d’autre.
Des faussetés que je me racontais, encore une fois.
Malgré mes coups de tête et mon manque de discipline, j’étais parmi les élèves les
plus performantes. Sauf que j’enchaînais les retenues et, en dépit de ma réclusion au
pensionnat, j’arrivais à consommer entre les murs de la place. J’achetais ma drogue la fin
de semaine lorsque je retournais à la maison, puis je la cachais dans mes valises. Pour la
payer, j’en revendais aussi à quelques filles plus vieilles du pensionnat.
Mes efforts de désobéissance ont fini par porter leurs fruits. Trois mois après le début
des cours, on m’expulsait du pensionnat. Trois mois à insulter les sœurs, à défier le
directeur. Ça pouvait devenir intense — je parlais de Satan aux religieuses, par pure
provocation. Une fois, sœur Robertine a répliqué que c’était moi, Satan. La comparaison
aujourd’hui me semble assez appropriée, quand on pense à l’enfer dans lequel je suis
descendue.
Je quittai donc le pensionnat, là où on était logées, pour ne plus fréquenter le collège
qu’en externe. Pas pour longtemps. On m’a mise dehors le jour où un ami m’a prêté un
pistolet à air comprimé qui ressemblait à s’y méprendre à une arme de poing. Quelqu’un à
l’école l’a vue et a alerté la police. Ce matin-là, des agents de la Sûreté du Québec sont
débarqués dans ma classe avec toute la subtilité qu’on leur connaît : ils ont demandé à
fouiller mon bureau, mon casier et mon sac à dos. Toutes les filles de la classe étaient
bouche bée et n’osaient pas me regarder dans les yeux. Une lettre anonyme avait été
envoyée au directeur disant que je voulais tuer le prof de mathématiques et la rumeur
s’était répandue comme une traînée de poudre. Avec mon tempérament, on peut bien se
douter que tous y ont cru. Mon père s’est présenté à l’école en trombe. Il a ensuite dû
accompagner la police à la maison après que j’ai dit à qui voulait l’entendre que c’était
juste un fusil à pétards et qu’il se trouvait dans un tiroir dans la chambre de mon frère. La
commotion a scellé mon sort trois mois avant la fin de l’année scolaire.
Du temps libre : le paradis, que je me disais ! Comme j’avais eu la permission de
passer quand même les examens de fin d’année, je devais faire une tonne de travaux
scolaires à la maison, que je terminais avec une rapidité et une facilité déconcertantes.
Ensuite, j’allais traîner et fumer avec des gens sur l’aide sociale qui, comme moi, avaient
peu à faire de leurs journées. Puis, un jour, à la suite d’une grosse dispute avec mes
parents au sujet de mes fréquentations et de toutes mes frasques, j’ai franchi un pas de
plus vers le côté obscur de la révolte — j’ai volé la paie de ma mère, environ mille dollars,
et je suis partie incognito pour Montréal. Seule, cette fois-là.
Ma première fugue.
J’entretenais ma propre indignation. Bérurier Noir et d’autres
groupes de musique punk jouaient constamment dans mes
écouteurs, scandant leur message anticapitaliste dans mes
oreilles.
3. DEVENIR UNE ÉTRANGÈRE
Ma première fugue, à douze ans, fut de très courte durée — un gros vingt-quatre heures —
mais elle venait de marquer une étape importante de ma vie, celle où, graduellement, la
petite Geneviève qui avait tout pour elle allait connaître la rue, puis la criminalité.
Mon père, affolé, avait appelé la police pour signaler ma disparition. On m’avait
retracée à Montréal et il est venu me chercher à un poste de la ville. Après quoi il m’a
posé une question qui lui a arraché le cœur.
« Veux-tu vraiment partir ? »
Je lui ai répondu que oui.
Mes parents m’ont alors envoyée au Diapason, un foyer de groupe pour les jeunes à
Mascouche. Comme au pensionnat, je n’avais rien à faire des règlements stricts et de la
routine qu’on m’imposait. Tout ce qui m’importait, c’était de consommer. Le jour, lorsque
je pouvais sortir seule, je me rendais à Terrebonne où des amis de L’Assomption venaient
me rejoindre. Nous nous rendions souvent sur l’île des Moulins dans le vieux Terrebonne
pour nous prélasser au soleil. Les intervenants du Diapason ont vite remarqué l’état dans
lequel je me trouvais lorsque je rentrais de mes escapades. Après seulement quatre ou
cinq semaines, ils ont fait, avec le consentement de mes parents, un signalement au
Directeur de la protection de la jeunesse. Mon cas les dépassait et il me fallait, selon eux,
un cadre plus rigide que seule une unité fermée en centre d’accueil pouvait m’apporter.
C’est après un passage devant un juge de la Chambre de la jeunesse que j’ai
finalement abouti au Campus Saint-Joseph, un centre d’accueil maintenant fermé situé à
Joliette, ironiquement, pas très loin du pénitencier pour femmes qui était à l’époque en
construction. Il était si près qu’un jour, lors d’une sortie, l’intervenant qui nous
accompagnait, deux autres filles et moi, a dit, désignant l’édifice blanc tout en riant :
« Regardez bien, car un jour c’est là que vous allez être ! »
Alors voilà, dès l’âge de douze ans, ce à quoi on me prédestinait…
Au centre, je recevais huit dollars par semaine. Avec l’argent, j’achetais deux paquets
de cigarettes à trois dollars soixante-cinq — il me restait donc soixante-dix sous par
semaine. Quelques mois après mon entrée au Campus Saint-Joseph, j’ai eu droit à ma
première sortie autonome. Qu’ai-je fait avec l’argent que j’avais patiemment mis de côté
durant tout ce séjour, pendant lequel, je tiens à le spécifier, j’étais redevenue sobre ? Eh
bien, j’ai acheté un gramme de pot. C’est tout ce qui occupait mes pensées, jour après jour,
durant mon passage au centre d’accueil. Et puis, j’avais un immense besoin de liberté, dont
je profiterais pour recommencer à me geler. Ce n’était même pas une question de
dépendance — je pouvais me passer de consommer sans trop de problèmes et aucun
symptôme de sevrage —, mais plutôt de révolte.
J’entretenais ma propre indignation. Bérurier Noir et d’autres groupes de musique
punk jouaient constamment dans mes écouteurs, scandant leur message anticapitaliste dans
mes oreilles. Peu à peu, je me suis mise à éprouver une haine incommensurable pour le
genre humain. Tout ce que je demandais, c’était de pouvoir faire ce que je voulais quand je
le voulais. Et on m’enfermait pour ça ?
Les intervenants qui s’étaient d’abord penchés sur mon cas statuaient que je devais
rester au centre d’accueil pendant au moins un an. Quant à moi, je ne partageais pas leur
vision, d’autant que je voulais à tout prix sortir de là. Durant les huit premiers mois, je n’ai
vu ni mes parents ni mon frère. Même si je les appelais parfois, j’ai mis longtemps avant
de faire les premiers pas pour les rencontrer.
La vie au centre d’accueil pouvait devenir extrêmement humiliante et dégradante par
moments. Les intervenants étaient d’avis, par exemple, que j’avais une piètre estime de
moi. Quel jugement complètement faux ! Au contraire, je me portais assez bien de ce côté.
Eux avaient décidé que ma consommation de drogue ne pouvait que provenir d’un profond
mal-être qui me poussait à fuir la réalité. Ma vie avait peut-être pris une tournure
lamentable, sauf que si je me droguais, c’était parce que je le voulais bien et parce que je
souhaitais expérimenter.
Mon séjour au Campus Saint-Joseph s’est terminé à la fin de l’été de 1995. J’ai tenté
de retourner m’installer avec ma famille après un an passé au centre d’accueil, rien à faire.
À la maison, les choses n’allaient plus. Pour mes parents, j’étais devenue une étrangère.
Comme une locataire inconnue qui aurait vécu sous leur toit sans rendre de comptes à
personne. Leur fille s’effaçait sous leurs yeux, cédant la place à cette nouvelle Geneviève,
droguée, menteuse, fugueuse. Richard et Louise voulaient m’imposer toutes sortes de
conditions hyper-strictes — couvre-feu, interdiction de fumer dans la maison, etc. Comme
tout parent d’une fille de treize ans en train de déraper l’aurait fait, j’imagine. À cette
époque-là, je ne pouvais pas le supporter. Alors je suis allée vivre chez une amie dont la
mère avait accepté de m’héberger. J’avais repris l’école, mais à la polyvalente Paul-
Arseneau, rue Papin, la rue du parc où tout a commencé. Ça aurait pu être une boucle qui
se ferme. Mais non, la boucle était loin d’être complète.
Un après-midi de septembre 1995, je suis partie comme ça, sans avertir personne. Je
suis retournée à Montréal. Une deuxième fugue qui, cette fois, allait être beaucoup plus
longue et décisive.
À ce moment-là, je décide d’arrêter de me débattre — pour moi,
c’est ici que ça se termine, ma tête ensanglantée et mon corps
sur le trottoir de la rue Sainte-Catherine, entre Hochelaga-
Maisonneuve et le Centre-sud de Montréal.
4. DANS LA RUE
Malgré le traumatisme de l’agression, j’ai quand même décidé de continuer à mener ma vie
telle qu’elle était devenue. Je rencontrais plein de gens intéressants dans les squats et au
Bunker. Je m’imprégnais de plus en plus de la culture punk et j’en réclamais davantage
chaque jour. Je découvrais par cette microsociété le militantisme anticapitaliste. On
vandalisait des boucheries en dessinant des graffitis provégétariens dans leurs vitrines et en
collant des affiches. Je pouvais exprimer mon côté créatif en fabriquant des pancartes.
Dans ma tête, on ne faisait rien de mal, car c’était sans violence. Bon, parfois je trouvais
que certains exagéraient un peu, comme la fois où un punk de plus d’un mètre quatre-vingt-
dix s’est mis à engueuler une vieille dame parce qu’elle portait un manteau de fourrure…
Et bizarrement, tant que je vivais dans ce milieu plutôt bien organisé, je me piquais
beaucoup moins. Mes habitudes de consommation ressemblaient à celles de mes premières
années — pot, mescaline, acide. Je prenais une bière de temps en temps.
Impensable de retourner à la maison alors que tout ce que je voulais faire dans la vie,
c’était de consommer. Jamais mes parents n’auraient compris. Ma relation avec eux était
devenue, à mes yeux, impossible à réparer. Le pont était brûlé. La façon dont mon père
avait réagi lorsqu’il était venu me chercher à l’hôpital après mon agression en disait long
sur l’état de nos rapports. J’ai décidé de demander à être légalement émancipée de mes
parents. À quinze ans, je suis devenue mon propre tuteur légal. J’avais tout de même des
conditions assez strictes — un travailleur social exercerait un suivi, je devais aller à
l’école et me trouver un logement. Mon père m’aidait à payer mon loyer. Il m’avait dit
qu’il le ferait tant que je resterais sur les bancs d’école. Je m’étais donc inscrite en
troisième secondaire à l’école Pierre-Dupuy dans le Centre-Sud de Montréal et j’habitais
juste en face avec des colocataires.
Comme d’habitude, l’école me réussissait, à la grande surprise des enseignants
— disons qu’avec mon style vestimentaire et mon mode de vie, je ne ressemblais en rien
au portrait type de la première de classe. Pourtant, j’avais des notes presque parfaites. Je
semblais enfin reprendre le droit chemin.
C’est à ce moment-là que j’ai découvert l’héroïne.
Au printemps de 1997, je fréquentais un gars qui s’appelait Martin. Je savais qu’il
prenait de l’héroïne à l’occasion. Évidemment, j’ai eu envie d’essayer…
À l’inverse de la cocaïne à laquelle j’étais habituée, l’héroïne agit comme un
dépresseur. La sensation de douceur qui m’a envahie m’a plongée dans une euphorie que je
ne voulais plus quitter. Le lendemain, par contre, j’avais la sensation qu’une semi-
remorque venait de me passer sur le corps. C’est ainsi que s’installe la dépendance
— pour se remettre d’un tel état, il suffit de prendre une autre dose. Le cerveau cesse de
produire de l’endorphine à mesure que l’héroïne la remplace — le cerveau devient
paresseux.
Martin et moi avons dû quitter l’appartement que nous partagions avec d’autres
colocs pour un logement plus modeste, rue Dufresne. J’avais abandonné l’école encore une
fois, trois mois avant la fin des cours. Je m’étais quand même organisée pour passer mes
examens de fin d’année et terminer ma troisième secondaire. Mais malheureusement, je
venais à nouveau de décrocher.
On vivait vraiment pour consommer, c’est tout. À l’âge de seize ans, ma dépendance à
l’héroïne a commencé à me déranger. Je détestais la sensation de manque — les
symptômes de sevrage (nausées, sueurs froides, diarrhée) me répugnaient. J’ai d’abord
essayé d’arrêter à froid, en suivant la fameuse méthode cold turkey. Puis, j’ai entendu dire
que la méthadone aidait à gérer les crises et que, accompagnée d’un programme strict, elle
pouvait aider à perdre cette malsaine habitude.
Malgré cela, ça ne m’a jamais vraiment empêchée de consommer de l’héroïne ; avec
le temps, je me suis même mise à en vendre pour me la payer.
Ce qui explique un peu pourquoi, à dix-sept ans et demi, à trois mois de ma majorité,
j’ai été arrêtée une première fois par des agents doubles qui me filaient. C’était à la
pizzeria Madona, rue Frontenac, coin Ontario. J’étais avec Martin et nous nous trouvions là
pour vendre de l’héroïne à une autre fille. Elle et moi étions installées à une table pendant
que Martin commandait au comptoir une pointe de pizza. La pizzeria était presque déserte
et l’ambiance, très silencieuse. Parfait pour une transaction discrète.
Sans crier gare, deux policiers en civil surgissent de nulle part. On aurait pu les
prendre pour monsieur et madame Tout-le-Monde tant leur habillement était subtil. Ils
interceptent Martin, qui vient de payer sa pizza et qui exige de la prendre pour emporter.
Les policiers refusent. Après sa libération, il a poussé sa chance jusqu’à retourner à la
pizzeria pour recevoir son dû ; ils lui ont donné sa pizza !
On m’emmène donc au poste de police. Je proteste vivement, croyant à tort qu’ils ne
peuvent pas me garder puisque je suis mineure. Ils me placent dans une cellule
individuelle et là, le temps passe très très lentement. Plus tard, on me transfère à la
Chambre de la jeunesse, le tribunal pour les jeunes contrevenants, située au coin des rues
Saint-Denis et Bellechasse.
J’ai été condamnée pour trafic d’héroïne. Ma première condamnation. Après un bref
séjour en centre d’accueil à Joliette, je devais purger ma sentence qui, je vous le concède,
était plutôt « bonbon » — soixante heures de travaux communautaires, un montant de cent
cinquante dollars à donner à l’organisme de mon choix, l’interdiction de me rendre à
Montréal sans être accompagnée de mes parents, de mon frère ou, ironiquement, de
Martin — celui avec qui je venais tout juste de me faire arrêter. Le tribunal a aussi imposé
que je retourne vivre chez mes parents pour une durée d’une année.
Entre-temps, ma famille avait déménagé à Repentigny, la ville voisine de
L’Assomption. Le retour à la maison a été très pénible. Mon mode de vie ne cadrait pas
avec celui de mes parents. Je me levais à midi. Quand je passais mes journées entières à
la maison, ma mère s’attendait à ce que je prépare le souper — évidemment, pas question.
Ma présence a alourdi l’atmosphère. Louise et Richard s’étaient accommodés de mon
absence et c’est comme si je n’avais plus ma place. Le tribunal, après tout, leur avait un
peu forcé la main.
Il faut dire que je n’avais toujours pas cessé de consommer. Martin, le gars avec qui
je m’étais fait arrêter à la pizzeria, venait souvent à la maison. Quand je n’avais pas
d’argent pour de l’héroïne, je volais des outils dans l’atelier de mon père pour les vendre à
un prêteur sur gage. Si ma mère laissait traîner son sac à main, je pigeais dedans comme si
c’était le mien. J’ai aussi revendu plusieurs de ses bijoux. Mes parents ont fait installer des
serrures et des cadenas aux portes et armoires de la maison. Richard a même acheté un
système d’alarme et il dormait avec une batte de baseball sous son lit — il craignait que
mes dettes de drogue poussent mon revendeur à cambrioler la demeure pour se payer. Ma
mère trouvait des seringues dans ma chambre ainsi que des bouteilles de méthadone
pleines que j’accumulais pour ensuite les revendre au marché noir.
Une fois de plus, mes parents étaient désemparés de me voir tomber si bas. Pour moi,
ce train de vie était devenu routinier. Programmée à consommer, je ne voyais pas tout le
mal que je causais, j’en étais complètement inconsciente.
Tant que nous avions notre dose d’héroïne, nous étions
fonctionnels. Notre manège passait inaperçu. Le problème,
c’était lorsque nous n’en avions plus. Comme ça coûtait cher,
nous nous sommes mis à commettre de petits larcins çà et là.
6. AUX PORTES DU PÉNITENCIER
Le procès fut de très courte durée. La Couronne disposait de toutes les preuves
nécessaires à ma condamnation ; la drogue trouvée dans le coffre de la voiture jouait
contre moi. Bref, rien à voir avec celui de Kafka — ici, tout était clair. J’étais coupable.
Je dois avouer que, dans le passé, j’ai été extrêmement chanceuse de ce côté-là. Si
vous saviez le nombre de délits dont j’ai pu me tirer sans trop de mal. Je n’en étais pas
fière, j’étais pourtant rendue là, à devoir redoubler d’audace pour financer mon besoin de
consommer. Je me suis tout de même fait prendre à de nombreuses reprises : entrées par
effraction, possession de drogue, vols de dépanneur. Comme j’étais une jeune adulte au
moment de la plupart de ces délits, j’ai pu bénéficier de quelques chances données par les
juges, ce qui ne m’empêchait pas de connaître par cœur le plan des couloirs du palais de
justice de la rue Notre-Dame.
Une fois, je me suis fait épingler avec un faux billet de vingt dollars. Je m’étais
arrêtée dans une station-service de Repentigny. J’avais mis pour dix dollars d’essence et je
suis entrée dans le dépanneur pour payer avec le faux billet. Dans des situations pareilles,
j’étais prête à toute éventualité — je gardais toujours une liasse de vrais billets sur moi,
j’avais donc à portée de main les arguments qu’il fallait pour jouer le rôle de la victime.
« Un faux, vous dites ? Écoutez, monsieur, c’est moi qui me suis fait avoir dans cette
histoire. » J’excellais dans l’art de clamer mon innocence. J’étais devenue experte en
mimiques angéliques, yeux doux et moue piteuse. À ma grande surprise, pas besoin de
recourir à mes stratagèmes théâtraux. Plutôt que de réclamer un autre billet — peut-être le
commis ne s’était-il pas aperçu au premier coup d’œil qu’il s’agissait d’un faux puisqu’il
ressemblait à s’y méprendre à un vrai —, il a noté mon numéro de plaque
d’immatriculation et, trois jours plus tard, j’ai reçu l’appel d’un inspecteur.
« Madame Fortin, vous avez refilé un faux billet à un employé de dépanneur à
Repentigny… Vous allez devoir passer au poste dans la journée pour signer une promesse
de comparaître pour une accusation de contrefaçon de billet de banque… »
J’ai reçu une absolution inconditionnelle pour cette petite escroquerie, c’est-à-dire
que le juge m’a accordé le bénéfice du doute — lui, il a succombé à mes talents
d’actrice…
« Je vous jure, Votre Honneur, je n’avais aucune idée qu’il s’agissait d’un faux ! »
Mes délits, quoique nombreux et répréhensibles, étaient selon moi, à l’époque, moins
graves que des crimes violents, puisque je ne blessais personne. Cette limite, je ne l’aurais
franchie en aucun cas, et cela m’a permis d’obtenir la clémence du juge lors de mon ultime
procès.
Je n’ai jamais commis de crime violent. Du moins, aux yeux de la loi.
Commettre un vol à main armée, ça m’est arrivé. Cependant, ce n’est considéré
comme un crime violent que s’il y a agression physique sur la personne. La violence
psychologique et le choc subi par les victimes ne sont vraisemblablement pas pris en
compte… L’absence d’historique de voies de fait a donc joué en ma faveur.
Malgré cela, cette fois, je n’allais pas m’en tirer à si bon compte. Violence ou pas,
mon dossier était loin d’être vierge. En plus de la liste de délits mineurs pour lesquels
j’avais déjà été condamnée dans le passé, je possédais une « impressionnante » feuille de
route en termes de bris de conditions de libération. Interdiction de fréquenter telle
personne, de me rendre dans tel secteur… Disons qu’il m’est arrivé souvent d’« oublier »
de les respecter.
Le juge n’a pas manqué de le souligner, d’ailleurs. Quant à mon avocat, il m’avait
conseillé de ne pas me faire d’illusions. « Oublie ça, Geneviève. Le procureur, tu sais…
C’est clair que tu ne sors pas. Tu t’en vas en dedans. »
Le procureur a prescrit une sentence de trois ans. J’ai été assommée par sa
recommandation. Je m’attendais à ce qu’il réclame une peine d’un an maximum. Vous direz
que c’est mon opinion personnelle, mais j’avais quand même vu des femmes prendre des
peines moins sévères pour des crimes qui, à mon sens, étaient beaucoup plus graves que
ceux que j’avais commis.
Ma logique et celle du système de justice ne s’entendaient pas et, évidemment, je
continuais de croire que j’avais raison.
Mon avocat voulait persévérer pour obtenir la plus petite sentence possible, soit deux
ans moins un jour, ce qui signifiait que je me retrouverais à la prison provinciale Maison
Tanguay. Les sentences de deux ans et plus, au contraire, sont purgées dans un pénitencier
fédéral comme l’Établissement Joliette. À l’époque, en 2008, le gouvernement du Canada
n’avait toujours pas mis la hache dans le programme qu’on appelait le « traitement
expéditif ». Il était donc encore possible, avec une conduite exemplaire, d’espérer ne
purger qu’un sixième de la sentence puis de se rendre dans une maison de transition en
semi-liberté. Depuis, les choses ont changé : le gouvernement a décidé que la compassion
n’avait pas sa place dans le système carcéral et qu’il fallait punir sévèrement tout crime,
peu importe sa gravité, et ainsi privilégier la punition au détriment de la réinsertion.
Avec ces données, je me suis mise à faire le calcul pour m’assurer le séjour le plus
court derrière les barreaux. Même au plus bas, même dans mes moments les moins lucides,
je me suis toujours tenue au courant des lois, afin d’éviter les écueils de l’ignorance.
Aussi, j’essayais, quand je le pouvais, de tourner mes pires erreurs à mon avantage.
J’étais peut-être une droguée, mais j’avais encore toute ma tête.
Si je laissais mon avocat plaider pour une sentence minimale à Tanguay, j’allais y
passer, selon les lois provinciales, un minimum de huit mois en tenant compte de la
possibilité d’écourter ma peine du deux tiers. Une peine de trois ans au pénitencier de
Joliette allait, en revanche, me permettre de sortir au bout de six mois. Il fallait ce qu’il
fallait.
Mon avocat a accepté la recommandation de la Couronne.
L’idée de partir pour le pénitencier, m’imaginer là-bas à tuer le temps, ce n’était pas le
plus dur pour moi au moment où le juge a réglé mon sort — je savais, par exemple, que
j’allais avoir accès à de la méthadone et, surtout, qu’il ne me restait qu’à me tenir droite
pour devancer de beaucoup ma sortie. Ce serait temporaire ; ensuite, je pourrais retrouver
ma routine, retourner à mes activités. Ce qui a été le plus dur, je dirais, c’est d’avoir à
traverser cette étape dans la solitude. Mes parents et mon frère ne sont pas venus assister
au procès, et je les comprends. Ils attendaient à la maison que je leur téléphone pour leur
annoncer ma sentence. Comme j’avais menti à ma mère — je lui avais dit de ne pas
s’inquiéter, que c’était une affaire de quelques grammes de drogue —, l’appel fut encore
plus déchirant que prévu.
Elle s’est effondrée quand je lui ai appris la durée de ma sentence.
« Maman, tu sais, j’avais un gros dossier… Puis le juge, il est tanné de me voir en
cour… »
Justement, le juge n’avait pas manqué de condescendance durant la lecture du
jugement. « Madame Fortin, vous ne comprenez visiblement pas comment la société
fonctionne… Au vu de votre dossier, vous démontrez à cette Cour que vous êtes une
personne indigne de confiance… »
Façon courtoise et très professionnelle de me dire qu’il m’envoyait réfléchir dans mon
coin. Pour ma mère autant que pour le juge, mon cas était irrécupérable.
D’ailleurs, même de l’intérieur de la prison, je n’aurais pas fini de décevoir ma
famille. Le jour de la fête d’Alexandre, je serais dans l’impossibilité de l’appeler pour lui
transmettre mes vœux. Malgré mes nombreux écarts de conduite, malgré le préjudice que
j’avais pu causer à mes parents ou à mon frère, jamais je n’avais failli à cette tradition.
Nos choix de vie respectifs nous avaient peut-être éloignés l’un de l’autre avec le temps,
mais Alexandre avait toujours été là pour moi. Quand la tension s’intensifiait entre mes
parents et moi, il agissait en véritable ambassadeur auprès d’eux. Il faisait de son mieux
pour rétablir la paix. Même s’il n’approuvait pas la façon dont je menais ma vie, il ne m’a
jamais jugée.
Le jour de ses vingt-huit ans, je trahirais mon frère, à cause de cet appel impossible…
Et, par la même occasion, je me trahirais. Si, pour mes parents, j’étais devenue depuis
longtemps une étrangère, je le serais dorénavant pour moi aussi.
Octobre, et des fleurs ornent toujours le terrain malgré les
couleurs d’automne qui s’installent. Des fleurs ? Au
pénitencier ? Ce décor me saisit. Le paradoxe de la beauté qui
côtoie la tristesse et la souffrance.
8. DE PASSAGE
C’est à la prison Tanguay que commença en mai 2008 mon dernier séjour en détention ;
c’est là que je devais rester pendant la durée de mon procès. Cet endroit m’était familier.
J’y avais déjà séjourné pendant trois mois à la suite de notre tentative de vol de dépanneur,
à Maxime et moi, la veille de Noël 2005. De retour moins de trois ans plus tard entre les
mêmes murs gris.
Cette prison n’avait rien à voir avec celle de Joliette, où j’allais aboutir pour purger le
reste de ma sentence. Construite dans les années 1960, elle accusait affreusement son âge.
Les façades de brique un peu humides, les cellules munies de lourdes portes de fer dont la
peinture écaillée n’avait probablement jamais été rafraîchie depuis l’ouverture.
« Dépouillées » me semble le mot juste pour décrire les infrastructures de cette prison.
L’ambiance y était glaciale. L’imposant dispositif de sécurité, quant à lui, se voulait
impressionnant. Trois immenses clôtures surmontées de barbelés munis de lames
tranchantes, des caméras partout. On se sentait cernées.
Aussi intimidant que puisse paraître un tel système, ce sont plutôt les trousseaux de
clés des gardiens qui, là-bas, m’ont marquée. D’immenses anneaux autour desquels se
trimballaient les clés énormes qui servaient à ouvrir les portes des cellules. De longs
morceaux de métal taillés d’au moins quinze centimètres. Si ma description vous paraît
caricaturale, dites-vous que, pour moi, ces clés semblaient irréelles, exagérées — quand je
les entendais claquer contre les hanches des gardiens pendant leurs rondes, je me disais
qu’il ne manquait plus qu’un boulet et une chaîne, et les rayures blanches et noires.
Depuis, le cliquetis des clés, même les plus petites, m’agace profondément.
Si seulement nous avions eu le droit de fumer à l’intérieur ! Pour relaxer, faire passer
le temps. Pendant mon premier séjour à Tanguay, pas de problème : on fumait en dedans
comme dehors, et je peux vous dire que la plupart des femmes, fumeuses ou pas,
finissaient par réclamer des cigarettes. Avec l’interdiction de fumer dans les établissements
publics en vigueur depuis 2006, le gouvernement avait décidé que les prisons n’allaient
pas échapper au règlement, malgré quelques voix dissidentes qui s’en offusquaient.
Nous pouvions tout de même acheter du tabac à la cantine pour fumer à l’extérieur.
Les gardiens nous fournissaient un briquet qu’ils récupéraient à notre retour au secteur.
Mais comme une seule heure de sortie de cour par jour étirait considérablement la patience
de la fumeuse que j’étais, je me débrouillais pour fumer entre les murs. Lorsque l’envie
d’en griller une me prenait, je découpais une canette de boisson gazeuse en petites lanières,
puis je les insérais dans la prise électrique. Avec un morceau de papier enroulé autour
d’une fourchette en plastique, je m’organisais pour que deux lanières d’aluminium se
touchent. Le court-circuit ainsi produit enflammait le papier et je pouvais enfin savourer
une cigarette tranquillement…
Il fallait bien user d’imagination pour passer à travers les semaines sans se laisser
gruger par l’ennui. Nos journées se résumaient à manger, à dormir, à regarder la télévision.
À travailler — pour les quelques chanceuses. Ou à observer les marmottes qui évoluaient
sur le terrain par nos fenêtres grillagées. Pas de quoi se sentir épanouie.
Le pénitencier de Joliette, construit en 1997, est unique en son genre. Sans commune
mesure avec l’image entretenue par des films comme À l’ombre de Shawshank, c’est-à-
dire celle d’une prison dure et froide, assombrie par un ciel éternellement nuageux. Sans
commune mesure avec le centre de détention Tanguay.
La clôture qui entoure le périmètre fait à peine deux mètres de haut ; j’en touchais le
sommet avec ma main en étendant le bras, sans me mettre sur la pointe des pieds. Dire
qu’on n’avait même pas installé de clôture lors de la construction du pénitencier ! Comme
si on ne concevait pas que des femmes puissent avoir le désir de s’évader. Pourtant, les
toutes premières détenues arrivaient du pénitencier de Kingston, construit en 1934 et où les
conditions de vie étaient connues pour être beaucoup plus dures. D’ailleurs, soixante-six
commissions d’enquête ont demandé sa fermeture, qui eut finalement lieu en 2000.
Plusieurs des femmes qui y ont été incarcérées en gardent un très mauvais souvenir. « Tu
sais, à Kingston, on n’avait pas le choix, il fallait s’endurcir. Ils nous en ont fait baver. »
À Joliette, elles appréciaient le semblant de latitude qu’offrait le nouveau pénitencier.
Elles ont vite remarqué l’absence de clôture et considéré les possibilités qui se
présentaient à elles. Il faut penser que la plupart de ces femmes purgeaient des sentences à
vie. Imaginer l’espoir disparu et la perspective de mourir en prison suffit pour comprendre
pourquoi certaines, en dépit des conséquences, projetaient de s’évader de la prison.
Ce ne fut pas très long avant que les autorités réalisent que les femmes, elles aussi,
ont des envies de liberté.
À Joliette donc, les clôtures sont courtes et les barreaux absents. Des petites cellules
partagées avec deux lits superposés et un matelas rigide, ça n’existe pas. Adieu la
couverture de laine rugueuse pour se couvrir la nuit, sans oublier le soulagement de ne
plus voir trôner au centre de la cellule un bol de toilette métallique comme un rappel
constant de notre état pitoyable. À Joliette, le terrain gazonné est parcouru de petits
sentiers de gravier qui relient les unités. Des maisons côte à côte, un peu comme on en voit
le long des rues dans les banlieues résidentielles de Montréal ou de Québec. Blanches et
carrées, elles sont réparties en rangées sur le terrain du pénitencier. Des maisons
unifamiliales à deux étages.
Au deuxième se situent les chambres à coucher. Chaque détenue en possède une qui
lui est propre, ce qui garantit une intimité nécessaire. C’est une chance de se voir attribuer
un lieu à soi, quand on pense que, dans les centres de détention provinciaux, il est d’usage
que deux, et même parfois trois détenus soient regroupés dans des cellules de la grandeur
d’un garde-robe.
Au rez-de-chaussée de chacune des unités, on retrouve une autre chambre, une seule,
généralement réservée à la doyenne de l’unité. Il y a aussi des pièces communes : un grand
salon, une salle de bains, une large cuisine, ainsi qu’une salle à manger où trois tables se
partagent l’espace. Trois frigos nous garantissent assez de place pour ranger la nourriture
de toutes les occupantes — vous avez bien lu, il n’y a pas de cafétéria ; nous devons
cuisiner nos repas. On nous remet un formulaire chaque semaine pour « faire l’épicerie ».
La liste comprend la plupart des aliments essentiels — fruits, légumes, viande, poisson,
pain, œufs, etc. Elle fait près de dix pages, il y en a pour tous les goûts. Même des
céréales Froot Loops et de la crème glacée !
Une tradition dans l’unité 8 voulait que la « petite nouvelle » ait droit à un steak en
manière de bienvenue. Par la suite, de tels repas se font plutôt rares puisque nos moyens
sont assez limités. Chacune a droit à trente-cinq dollars par semaine pour son épicerie. Si
certaines font leurs emplettes et s’occupent individuellement de leur alimentation, d’autres
— la majorité, je vous dirais — se regroupent et donnent dans la popote collective. La
préparation est plus efficace, les repas plus complets, et ça permet de mettre à contribution
les talents culinaires de chacune. À l’occasion, il nous arrive de nous cotiser pour cuisiner,
par exemple, une quantité industrielle de sauce à spaghetti que nous répartissons ensuite.
Des liens se tissent entre les détenues à travers ces partages. Pendant qu’on cuisine, on
oublie parfois de se prendre la tête, ce qui n’empêche pas, bien sûr, les inévitables conflits,
il s’agit là des difficultés engendrées par la cohabitation obligée.
Vous vous demandez peut-être comment on évite, avec de telles installations, les
dangers que représentent les divers ustensiles de cuisine. Hé non, on ne coupe pas les
légumes avec des manches de brosse à dents limés. Tous les instruments nécessaires à la
préparation des repas sont fournis et, je vous rassure, aucune fille ne s’est retrouvée avec
un couteau à parer dans le dos. Les objets dangereux sont enchaînés au tiroir que des
gardiens viennent inspecter et verrouiller chaque soir jusqu’au lendemain.
Ces conditions de détention sont tolérables et satisfont plusieurs des détenues qui
savent se conduire convenablement, sans faire de remous, sans pousser la provocation. Il
est possible de vivre dignement dans la prison de Joliette, et cette aisance a été critiquée
dans plusieurs reportages sensationnalistes présentés dans le but, j’imagine, de choquer la
population. Des topos à propos des « Clubs Fed », de notre situation digne d’un camp de
vacances ou d’un hôtel tout compris au soleil. Façon d’inquiéter le contribuable qui ne
tient pas à ce que l’argent de ses impôts garantisse une vie « idyllique » à des personnes
judiciarisées.
Je pense, par exemple, à ces journalistes qui reviennent constamment sur les menus
des prisons, surtout lorsqu’ils parlent des pénitenciers pour hommes. Comme si les
prisonniers avaient droit à des repas cinq étoiles. Devraient-ils revenir au pain et à l’eau
dans des cellules aux murs moisis, comme des bagnards du XIXe siècle ? Certains médias
aiment, à grands coups de chiffres, montrer à leurs auditeurs le supposé gaspillage de
fonds publics dont les détenus sont responsables. Ils ne croient pas nécessaire, cependant,
de mentionner que nos petites allocations ont aussi des bienfaits : en plus des économies
réalisées par l’absence d’une équipe complète de cuisiniers dans certaines prisons, cela
permet aux détenues d’acquérir des notions de base en cuisine qui leur seront fort utiles à
leur sortie.
Il y a quelques années, un peu avant la libération conditionnelle de Karla Homolka, on
avait présenté un reportage télévisé sur ses prétendus « partys » à Joliette, diffusant des
photos de la détenue couchée sur la pelouse fleurie, l’air serein. On voulait montrer, je
suppose, que les femmes en prison ne purgent pas vraiment leur peine comme elles le
devraient, qu’elles se prélassent en attendant leur libération. La vie rêvée, quoi. Parce
qu’aux yeux de certains commentateurs, qui sait, la réparation des fautes ne s’exécute
peut-être que grâce à une extrême pénalisation.
Les « barreaux invisibles », cette frontière transparente contre laquelle les personnes
judiciarisées se butent à leur retour dans la société, eh bien, c’est « en dedans » qu’ils
commencent à se construire. Même si les détenues vivent dans un confort relatif, elles
savent très bien qu’elles ne sont pas libres.
La prison est surtout psychologique. Plusieurs détenues, après un certain temps passé
à Joliette, finissent par préférer Tanguay. « Au moins, à Tanguay, on sait qu’on est en
dedans », disent-elles. Joliette, avec ses fleurs partout, ses allées témoins de notre va-et-
vient, ses maisons où on vit et dont on possède même la clé, d’où on peut sortir sans
demander la permission, pour aller se promener sur le beau gazon, courir sur la piste ou
commander l’épicerie pour la gang. Joliette, malgré tout cela, demeure ce qu’il est : un
pénitencier fédéral où des femmes jugées coupables purgent leur peine face à elles-mêmes.
Les règles strictes, la présence permanente des gardiens, la clôture qui nous rappelle
chaque jour que nous sommes bel et bien à l’intérieur d’un enclos, enfermées, isolées.
Une illusion lucide qui nous fait croire à une relative liberté.
Il ne faut pas se raconter d’histoires : aller en prison est une
punition. Que l’établissement ait l’air d’un château ou d’un
donjon, le mode de vie auquel on est astreint ne peut pas être
comparé à une partie de plaisir.
10. LA VIE « EN DEDANS »
La télé et le cinéma, même dans un souci de réalisme, ont tendance à dresser un portrait un
peu exagéré de la réalité, c’est le pouvoir du septième art, n’est-ce pas ? On cherche à
choquer ou à émouvoir. Quand on regarde des films ou des séries télévisées dont l’action
se déroule à l’intérieur d’une prison — je reprends les exemples d’À l’ombre de
Shawshank, d’Unité 9 ou de Orange is the New Black —, l’accent est mis sur
l’importance des amitiés tissées serré entre les détenus, sur leurs relations tendues avec
certains gardiens qui abusent de leur pouvoir, ou encore sur l’impuissance de gardiens
intègres et empathiques envers les détenus face à un système carcéral rigide et conçu pour
punir. Dans la réalité, à l’intérieur des murs, on ne s’intéresse pas à l’intrigue. On fait son
temps et, pour la plupart, on essaie d’éviter les problèmes.
Il ne faut pas se raconter d’histoires : aller en prison est une punition. Que
l’établissement ait l’air d’un château ou d’un donjon, le mode de vie auquel on est astreint
ne peut pas être comparé à une partie de plaisir. Nous avons un règlement à respecter, une
routine, des restrictions ; nous évoluons en lieu clos, éloignés de nos proches, seuls dans
notre tête. Les fardeaux sont parfois lourds à porter. Nous sommes surveillés, constamment
suspectés, nous devons recourir à des stratégies de camouflage pour un minimum de bon
temps, parce que, à part la télé et les livres, il y a peu de matière à divertissement ; nous
apprenons à nous taire, à couver nos malaises, et même si nous avons hâte de retrouver
notre liberté, nous avons peur de ce qui nous attend à l’extérieur. Quelle image
projetterons-nous ? Y aura-t-il quelqu’un pour nous cueillir à la sortie ? Château ou
donjon, la prison reste un lieu d’attente et de craintes.
Oui, il existe plusieurs sortes de programmes d’aide en dedans et même dehors. Des
programmes de soutien pour favoriser la réinsertion en société. Mais notre système, à mon
avis, a une véritable obsession du châtiment — vaut mieux « surveiller et punir » plutôt
que guérir, comme le notait le philosophe français Michel Foucault 1 — , ce qui mène à
des règles qui semblent justes — ou justifiées — en apparence, bien qu’elles ne passent
pas le test du bon sens.
Vous vous en doutez, consommer est extrêmement difficile en prison, et pourtant
plusieurs individus arrivent en détention avec de lourds antécédents en termes de
problèmes de drogue. Ça ne disparaît pas en claquant des doigts ou en faisant comme si.
J’ai moi-même trouvé les premiers mois très pénibles parce que mon corps avait du mal à
s’habituer.
Quand je prenais part au commerce de la drogue, avant de me retrouver en dedans,
j’avais appris à « passer des colis », c’est-à-dire à infiltrer de la drogue à l’intérieur des
murs de la prison. Je devais user de toute ma créativité pour mettre au point de nouveaux
stratagèmes pour tromper la vigilance des gardiens. Les méthodes étaient multiples,
quoique pas toujours évidentes — je pouvais glisser des sachets dans les ourlets cousus
des vêtements, par exemple. Je devais, avant tout, me procurer la liste des objets
admissibles en prison. À partir de là, il fallait que je m’assure d’une cachette improbable
qui échapperait aux yeux des responsables de la fouille. Les détenus s’arrangeaient entre
eux pour mettre de la pression sur ceux ou celles qui n’avaient pas encore fait entrer leurs
objets personnels. On était mis au courant des colis attendus grâce à des contacts.
À ce jeu-là, je m’en tirais assez bien. J’avais le sens de l’organisation, je savais
planifier et faire aller mon imagination. Et puis, il faut dire qu’à l’extérieur on voyait les
choses différemment qu’à l’intérieur : dehors, tout nous paraissait possible.
Bref, c’était difficile, mais ça restait faisable et je dirais même que c’était plutôt
payant : plusieurs des détenus étaient prêts à tout pour consommer. Et s’ils ne réglaient pas
leur « achat », ils savaient que rien ne nous obligeait à poursuivre le partenariat. Nous
avions le beau jeu. Surtout qu’ils couraient plus de risques que nous de se faire pincer et
eux ne pouvaient pas s’enfuir. Les conséquences pouvaient être draconiennes pour un tel
écart de conduite en prison et, comme je le disais, elles défiaient parfois la logique.
Au moment où je me suis retrouvée à Joliette, j’ai compris que bien des détenues
étaient soumises à de rudes épreuves. Par exemple, une accro qui échouait à un test de
dépistage de drogue pouvait voir son traitement à la méthadone réduit de dix milligrammes
en guise de punition. C’était vraiment mal comprendre, selon moi, le fonctionnement d’une
dépendance ; j’irais même jusqu’à dire que ça représentait un non-sens médical. La
médecin du pénitencier était scandalisée de cette approche. Mais elle n’avait pas de
pouvoir sur le règlement, même si elle était vraisemblablement la seule à savoir que, si
l’envie de consommer ne disparaît pas, cela signifie que le traitement à la méthadone est
insuffisant. Au lieu de réduire la dose, il fallait, au contraire, l’augmenter. Couper ainsi un
traitement, ça revenait à encourager les détenues à consommer davantage. Impossible, avec
des méthodes aussi rigides, d’éradiquer le problème.
Quand je recevais mon propre traitement de méthadone, je ne pouvais m’empêcher de
noter à quel point la procédure était stricte et les gardiens suspicieux. Ils restaient devant
moi, imposants, et attendaient d’être sûrs que je l’aie avalée et même digérée. Cette
extrême vigilance visait évidemment à réduire le trafic à l’interne. C’est que, voyez-vous,
la méthadone était très populaire en dedans, puisqu’il était compliqué de se procurer
d’autres drogues. Remarquez, dehors aussi elle était pas mal à la mode.
Avant Joliette, je consommais de l’héroïne tout en suivant un traitement à la
méthadone. Plus ou moins motivée à respecter mon programme, je conservais la méthadone
que je ne prenais pas et je la revendais. C’est ce que faisaient aussi les filles en dedans
quand elles parvenaient à mettre de côté quelques milligrammes. Certaines détenues
pouvaient être désespérées au point de se faire vomir pour récupérer la méthadone
ingurgitée et la revendre ensuite.
De mon côté, dès que je suis arrivée à la prison fédérale, j’ai décidé de me tenir loin
des problèmes. Mon but, c’était de sortir après six mois et, surtout, de recommencer à
consommer dès ma libération. Alors, je restais le plus souvent dans ma chambre sans rien
faire — ma médication me transformait en vrai zombie et je pouvais parfois dormir jusqu’à
seize heures par jour. La seule marchandise que je m’organisais pour acquérir en douce,
c’était du tabac, que je refusais de partager avec quiconque.
Je ne faisais confiance à personne.
C’est que, pour avoir consommé depuis des années, je savais qu’on peut devenir
assez dépendant pour vouloir vendre sa mère pour une dose. Il fallait que je me méfie des
détenues qui, à cause de la drogue, perdaient le contrôle d’elles-mêmes et pouvaient réagir
de manière désespérée. C’est un peu cela, cette triste réalité du chacun-pour-soi, qui se
trouve au centre des relations entre détenues. Il n’y a pas d’amitié sincère ou de grande
solidarité. La prison, c’est une véritable microsociété où se développe, comme partout, un
jeu politique. Des alliances se créent, des cliques se forment. Et le seul fait de posséder de
la drogue peut te rendre très influente. Dans un tel contexte, la loyauté devient très fragile.
Tu te mêles à ce jeu et la première chose que tu sais : des filles te dénoncent aux gardiens
parce que tu caches du tabac ou de la drogue. On essaie d’entrer dans ta chambre pour te
voler ton stock. On te menace, on te guette, juste pour te nuire ou te faire peur, parce
qu’Unetelle ne t’aime pas. On se sert des autres pour t’en faire baver en les attirant avec la
possibilité d’obtenir de la drogue.
Non merci, le jeu ne m’intéressait pas. Et plusieurs détenues m’en voulaient de ne pas
adhérer à cette fausse fraternité. L’une d’entre elles, particulièrement, m’en a fait voir de
toutes les couleurs. Elle était emprisonnée à vie pour je ne sais quel crime — ça faisait
près de trente-quatre ans qu’elle était en prison. Une femme complètement
institutionnalisée pour qui, forcément, il ne restait qu’à se construire une vie à l’intérieur
des murs. Un seul regard de cette femme était suffisant pour me glacer le sang. Je savais
qu’au moment où je lui manquerais de respect ou que je lui répondrais d’un ton qui lui
déplairait, je risquais des représailles de sa part. Et comme je souhaitais sortir de prison au
plus vite, je devais absolument éviter tout conflit.
Elle a finalement obtenu sa libération conditionnelle quelques années plus tard et je
l’ai croisée dans le cadre de mon travail. Elle m’a invitée à déjeuner dans son nouvel
appartement. Tout en tartinant mes rôties de confiture, elle m’a dit : « Tu sais, Geneviève,
l’autre jour je parlais de toi à mon intervenante. Je lui disais que tu viendrais me voir. Je
lui racontais comment je ne pouvais pas te supporter quand on était à Joliette. Tu ne
parlais à personne, tu avais l’air snob au bout. Mais je comprends maintenant. »
Malgré ma recherche de solitude, je ne suis pas une fille asociale. J’aime les gens,
quoique je m’attache difficilement à eux. À Joliette, je ne me voyais pas entretenir des
amitiés durables avec mes codétenues. L’une d’entre elles m’avait proposé de partager un
appartement lorsque nous serions sorties toutes les deux. J’ai refusé catégoriquement. La
plupart des filles étaient quand même très gentilles, seulement nos rapports ne
correspondaient pas à ce que j’attendais de l’amitié, et je n’avais pas envie de raviver les
souvenirs de la prison.
Pas qu’il y ait eu de la violence atroce. Du moins, je n’ai pas vraiment été témoin
d’agressions brutales comme on en voit dans les films, de bagarres entre détenues, de
tentatives d’assassinat avec des armes improvisées, non. Ça existe, évidemment, mais je ne
peux pas prétendre que c’est ce que j’ai vécu. Pour moi, la violence, à Joliette, était
surtout psychologique. Cette détenue qui me détestait ne m’a jamais frappée, mais juste la
tension qui s’installait quand elle était près de moi me terrifiait tant elle était intimidante.
C’était suffisant, aussi efficace et plus dévastateur, selon moi, que n’importe quel coup de
couteau.
Je me demandais comment j’allais recoller les morceaux. Je
pensais à ma mère, à qui j’aurais voulu expliquer que sa fille
était devenue une trafiquante de drogue.
11. CONCILIATION PRISON-FAMILLE
Quand j’ai été interceptée en 2008, avant d’être amenée à la prison Tanguay puis au
pénitencier de Joliette, je savais qu’un des derniers fils qui me liaient à ma famille venait
de se rompre. Mes parents en avaient assez de tolérer mes écarts, ils n’en pouvaient plus
de cette vie en montagnes russes ; c’est ce que m’avait laissé entendre mon père au
moment où je lui passais mon premier coup de téléphone depuis ma cellule d’un poste de
quartier.
« Si tu te retrouves en prison, tu peux être certaine qu’on ne viendra pas te voir »,
avait dit Richard.
Je me souviens d’avoir pleuré, plus tard, dans la voiture sans que les policiers disent
un mot. Ils m’emmenaient au centre opérationnel sur le boulevard Langelier. Là-bas, je
m’étais mise à être gravement malade. C’étaient les symptômes du sevrage qui se
déclenchaient. Les policiers s’étaient montrés tout à coup plus attentionnés ; ils voyaient
que je passais un mauvais quart d’heure et ils se demandaient comment m’aider. J’avais
fini par leur avouer que j’étais héroïnomane et ils avaient offert de me conduire à la
pharmacie de Repentigny pour que je puisse prendre ma dose de méthadone.
Je me rappelle la surprise que ça avait provoquée chez moi : des agents du SPVM qui
me proposaient de m’emmener à trente kilomètres de Montréal, hors de leur secteur, pour
abréger mon supplice, je n’y croyais pas. Alors que mes parents refusaient de
m’accompagner au procès, de me soutenir dans l’épreuve de la prison, des représentants de
la loi me prêtaient secours au pire moment de mon sevrage. La terre devait tourner à
l’envers.
J’avais accepté l’offre des policiers et nous nous étions rendus à la pharmacie qui
détenait ma prescription. Ils avaient même poussé leur compassion jusqu’à m’épargner
l’humiliation de me menotter et de me suivre jusqu’au comptoir. La honte que j’aurais eue
devant le pharmacien à me faire escorter par deux gaillards en uniforme pour un peu de
méthadone. Ils avaient décidé de me faire confiance, de m’attendre près de la porte
d’entrée. De toute façon, je n’aurais pas pu aller bien loin dans l’état où je me trouvais.
Lors du trajet de retour, je m’étais écroulée en sanglots. Les agents croyaient que je
pleurais à cause de mon arrestation. C’était surtout parce que je me sentais seule au
monde. Leur gentillesse m’avait fait réaliser l’ampleur du gouffre que j’avais creusé entre
moi et les gens qui m’aimaient.
Je me demandais comment j’allais recoller les morceaux. Je pensais à ma mère, à qui
j’aurais voulu expliquer que sa fille était devenue une trafiquante de drogue. Mais
comment faire ? « Maman, la petite fille que tu as tant aimée, si brillante, ambitieuse, a
dépassé les bornes. » Je regrettais le mal que je leur avais causé, et en même temps je me
haïssais d’avoir attendu cette arrestation pour en prendre conscience. Ça rendait mes
regrets honteux, et je me demandais si mes parents pourraient s’en remettre, s’ils allaient
couper les ponts pour de bon, et puis voilà. « Maman, j’ai dépassé les bornes. »
Oui, je savais ce que j’avais fait, je comprenais ma responsabilité et j’étais prête à
affronter la réalité. Mais la phrase de mon père au téléphone avait continué de résonner
entre mes deux oreilles : « Tu peux être certaine qu’on ne viendra pas te voir. » Cette
parole, exprimée sur un ton sec et résolu, m’avait profondément attristée tout au long de la
soirée du 8 juin 2008.
Elle m’est restée en tête pendant mon séjour à Tanguay. Elle m’a suivie jusqu’au
pénitencier de Joliette. Elle m’accompagnait dans ma solitude et vibrait chaque fois qu’il
était question de famille dans les discussions entre détenues, ou chaque fois qu’on appelait
une fille pour qu’elle aille recevoir ses visiteurs, ses enfants, ses amis, ses parents. Les
miens, comme ils l’avaient décidé, ne sont pas venus.
Ils semblaient quand même contents quand j’appelais à la maison et que je leur disais
que je me portais bien, même si je pouvais détecter l’amertume dans la voix de Louise ou
le ton de Richard. Heureusement, la plupart du temps, c’est à Alexandre que je parlais. Je
m’en voulais encore d’avoir manqué son anniversaire. Mon frère disait qu’il comprenait
mon empêchement et qu’il ne m’en tenait pas rigueur. Il était très réceptif, il me posait des
questions, j’aimais nos conversations. J’étais tellement heureuse de savoir que sa vie allait
bien, qu’il commençait une belle carrière d’ingénieur, qu’il était heureux dans son couple
avec sa conjointe Catherine. Souvent, je lui parlais de tout et de rien, juste pour ne pas
avoir à discuter avec mes parents parce qu’ils avaient le don de me faire sentir mal à tout
moment. « Qu’est-ce qu’on a fait, Geneviève, pour mériter ça ? Pourquoi tu nous en fais
subir autant ? » Je comprends aujourd’hui qu’il était important pour eux que je sache qu’ils
souffraient de cette situation, que ce n’était pas facile pour eux. Mais sur le coup, c’était
invivable pour moi. J’aurais cru qu’Alexandre serait venu me visiter au moins une fois.
Pour être franche, je ne me souviens plus s’il l’a fait — certaines périodes de ma vie sont
confuses. Si je reste avec l’impression que personne n’est venu, c’est que je ressens
toujours un gros manque quand je repense à ce triste séjour en prison.
Néanmoins, je me souviens de les avoir convaincus de venir passer Noël avec moi.
Ils ont hésité longtemps, avant de finalement décider de marcher sur leur douleur et leur
crainte pour me rendre visite en cette période de célébration. Les intervenants du
pénitencier avaient organisé une sorte de fête communautaire. Au lieu de limiter les
contacts familiaux au parloir — une salle vitrée munie de téléphones —, les détenues et
leur famille étaient plutôt rassemblées dans un gymnase. On y servait un buffet, agrémenté
de musique et de décorations.
Richard m’avait annoncé leur intention de venir quelques jours auparavant, en me
précisant qu’il s’agissait d’une exception. Louise et lui s’étaient dit qu’ils pouvaient faire
un effort à Noël, d’autant plus que je purgeais ma peine à Joliette depuis déjà trois mois.
Un tel geste d’ouverture et de bonne foi pouvait, selon eux, m’aider à me reprendre en
main. Ils sont donc venus avec Alexandre et Catherine.
Les retrouvailles ont commencé par un gros malaise. Ma famille était sous le choc
quand ils m’ont aperçue pour la première fois. Au cours des mois précédents, j’avais dû
prendre près de quarante-cinq kilos et mes parents étaient abasourdis de me voir aussi
enveloppée. J’avais toujours été très costaude pour une femme, sauf que là j’étais devenue
énorme. Mes médicaments m’avaient rendue léthargique ; mon métabolisme était à plat. Je
ne pratiquais aucune activité physique et, le comble, je mangeais sans me soucier de la
quantité ou de la qualité. Mes années dans la rue ne m’avaient pas aidée à développer de
saines habitudes alimentaires ; j’étais habituée de me gaver de cochonneries. Ça ne
changeait rien puisque les substances que je prenais me faisaient maigrir. Au plus fort de
ma consommation d’héroïne, mon poids avait fini par chuter et je pesais à peine plus de
cinquante kilos. Pour une fille comme moi qui mesure un mètre soixante-quinze, c’était très
peu. En prison, je ne consommais presque plus de drogues. À la fin de 2008, je pesais au
moins le double.
Le pire dans tout ça, c’est que je me foutais de ce surpoids. Je savais que, dès ma
libération, j’allais reprendre ma vie d’héroïnomane et j’allais perdre tous ces kilos en trop.
C’était mon idée d’une saine diète.
Devant mes parents, je me suis contentée de mettre ce changement physique sur le
dos des médicaments et de l’inertie. Ils n’ont pas posé de questions.
Pendant la fête, je voulais absolument leur présenter une personne qui était devenue
très importante pour moi durant les trois premiers mois de ma sentence — ma prof de
guitare. Quand j’ai su qu’on pouvait suivre des cours de musique, je me suis inscrite tout
de suite. J’étais emballée à l’idée de pouvoir me livrer à une activité artistique et
d’exprimer ma créativité autrement qu’en cherchant des façons subtiles de faire de la
contrebande. M’occuper me ferait le plus grand bien.
Une petite dame dans la soixantaine, très propre de sa personne, très polie, l’image
classique de la grand-mère occupée à tricoter dans sa chaise berçante. Je me suis liée
d’amitié avec cette femme pour qui j’avais de l’affection et qui, en réalité, me rappelait
beaucoup ma mère. Et comble de l’ironie, elle s’appelait Louise, elle aussi. Quand j’ai
appris à ma mère que je suivais des cours de guitare, elle s’est réjouie de savoir que je
m’étais remise à la musique — peut-être voyait-elle sa petite Geneviève renaître un peu,
ne serait-ce qu’un instant ?
Les deux Louise se sont donc serré la main. Ma mère était très heureuse de rencontrer
celle qui aidait sa fille à s’épanouir avec des passe-temps créatifs. Elles avaient presque
l’air de jumelles tant leur style se ressemblait.
Après coup, j’ai dévoilé à ma mère que ma prof était une détenue. Elle s’est montrée
soudain outrée.
« Quoi, tu m’as fait serrer la main d’une détenue ? »
Je me suis demandé si le choc était dû à son indignation ou plutôt au fait de réaliser
qu’une petite dame toute gentille comme Louise pouvait se trouver derrière les barreaux.
Ma mère avait beaucoup d’idées préconçues à propos des détenues, les mêmes
qu’entretiennent la plupart des gens : les femmes en prison sont nécessairement marginales,
elles arborent toutes des tatouages ou des piercings, elles se font couper les cheveux en
brosse et deviennent lesbiennes par la force des choses. C’est un portrait un peu réducteur.
Beaucoup de détenues n’ont rien à voir avec ces stéréotypes. Ce sont des femmes avant
tout ; elles pourraient être votre sœur, votre voisine, votre compagne de classe, votre
épouse ou, dans le cas de Louise, votre mère ou votre grand-mère.
Cela dit, j’avais au moins rempli ma mission. Je voulais que Louise voie de ses yeux
que toutes les détenues ne sont pas comme elle le croyait. Je voulais partager ma vision,
ce que je cherche à faire aussi en vous racontant mon histoire. Je voulais déboulonner des
mythes à propos de la vie carcérale et l’amener à revoir son jugement sur les détenues.
Plus tard, j’ai su que j’avais réussi. Ma mère passe souvent me saluer pendant mes
heures de travail et elle vient aussi me donner un coup de main. Je l’ai vue s’asseoir et rire
de bon cœur avec des femmes que la vie n’a pas épargnées. Aujourd’hui, je sens que son
regard a changé et j’ai pu, à de nombreuses reprises, voir toute la compassion qu’elle
éprouve désormais pour elles.
Même chose pour Richard.
Le reste de la fête de Noël s’est déroulé dans une ambiance mi-festive, mi-tendue. Je
savais que mes parents faisaient un effort considérable ; ça paraissait dans leur regard et
leurs gestes maladroits. Ils étaient très mal à l’aise dans cet univers qui n’était pas le leur.
Ils ont quand même accepté de jouer aux cartes et nous avons ri par moments. Même si
c’était un peu forcé, ça faisait du bien.
Ma famille est repartie le cœur plus léger, heureuse d’avoir pu constater que la vie
n’était pas trop dure pour moi. J’ai senti que mes parents étaient contents de m’avoir
revue, mais rien ne pouvait étouffer leur inquiétude — ils savaient que, si tout allait bien,
je sortirais dans trois mois. Il y avait de grandes probabilités pour que le train infernal dans
lequel je les avais embarqués quatorze ans auparavant reparte de plus belle. Cette
perspective les terrifiait.
Tant que j’étais à l’intérieur des murs, ils me savaient en sécurité. Mais je n’avais pas
su les rassurer quant au futur. Qu’allait-il se passer après ma sortie ? Que devaient-ils
attendre de moi ?
L’amour d’un père et d’une mère pour leur enfant est sans limites, dit-on souvent. Mes
années passées dans la drogue et dans la rue avaient usé la patience de mes parents, assez
pour gruger sérieusement leur confiance et leur espoir d’une vie meilleure pour moi. Ils ne
voyaient plus le jour où je finirais par comprendre mes erreurs et par revenir dans le droit
chemin. Ils avaient travaillé longtemps à tenter de me ramener de leur côté, puis ils avaient
finalement lâché prise devant mon acharnement. Il leur était impossible de comprendre que,
si je consommais, ce n’était plus par rébellion envers eux, contre eux ou à cause d’eux,
c’était pour moi. Par égoïsme, par dépendance, ou parce que je le voulais bien, tout
simplement.
Et on ne peut pas arrêter de consommer parce que les autres nous le demandent. Non,
il faut le faire pour soi.
COMBATTANTE
Le régime pénitentiaire nous pousse à développer notre
système D, à user de ruse simplement pour fumer, par
exemple. Tous ces stratagèmes pour obtenir un produit qui n’a
rien d’illégal, mais qu’on nous interdit parce que la politique,
c’est la politique.
12. SYSTÈME D
Mes trois derniers mois à Joliette se sont déroulés comme les trois premiers de ma
sentence — dans le calme et la discrétion.
Je dirais même que, malgré mon état d’abattement général, j’ai réussi à être assez
productive. Tout au long de mon séjour à Joliette, j’ai profité de plusieurs programmes
offerts aux détenues pour les garder occupées et, peut-être, pour faciliter leur réinsertion
dans la société. Des programmes facultatifs, qui gagneraient, je crois, à devenir
obligatoires. Ils sont très utiles puisqu’ils incitent les détenues à éviter de se laisser aller à
de mauvaises habitudes. Ces programmes visent à ce que les femmes ne deviennent pas
trop institutionnalisées et puissent bien fonctionner une fois à l’extérieur des murs. Car là
se trouve un des grands problèmes du système carcéral actuel : la réadaptation à la vie en
société est un rêve irréaliste. Déjà marqués au fer rouge par leur passé criminel, qui détruit
souvent leurs chances de se trouver un emploi ou un logement, ceux et celles qui
s’adaptent au mode de vie carcéral peuvent devenir antisociaux — « la prison : l’école du
crime », disent certains. Il n’est pas rare en effet de voir des ex-détenus que la prison a
endurcis plutôt que de les adoucir.
C’est un peu le même principe que le survivalisme, qui pousse ses adeptes à
construire des bunkers bourrés d’eau, de vivres, d’armes afin de survivre à l’apocalypse.
Les personnes judiciarisées finissent par adopter une mentalité semblable, celle de
l’anticipation. C’est une analogie, évidemment — nous n’en sommes pas à construire des
forteresses de béton armé remplies de fusils et de pilules antiradiations. Apprendre à
survivre est nécessaire en prison pour arriver à combler les manques, à compenser ce que
le système nous refuse, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Le régime pénitentiaire
nous pousse à développer notre système D, à user de ruse simplement pour fumer, par
exemple. Tous ces stratagèmes pour obtenir un produit qui n’a rien d’illégal, mais qu’on
nous interdit parce que la politique, c’est la politique. « Pas de tabac dans les édifices
publics », nous répètent les gardiens, alors qu’en réalité ce n’est qu’une façon de punir
davantage des femmes et des hommes déjà privés de leur liberté. Ce besoin impératif de se
débrouiller, combiné avec l’ostracisme dont sont souvent victimes les personnes
judiciarisées après avoir purgé leur peine, peut provoquer chez elles une réaction de rejet.
C’est-à-dire que, de la même manière que la société les rejette, elles-mêmes tendent à
rejeter la société. Cette marginalisation favorise la reproduction de réflexes développés en
prison, des réflexes d’attaque ou de défense, et augmente ainsi les chances de récidive.
D’où l’importance des programmes d’aide ; ils sont cruciaux avant de sortir et surtout
après, pour nous encourager à garder le cap.
Les gestionnaires responsables de la prison m’avaient offert de travailler à la
fabrication de sous-vêtements dans une aile du pénitencier qui fait office d’usine de textile.
Ça ne m’intéressait pas vraiment. De nature créative, j’aurais nettement préféré m’exprimer
à travers l’art et laisser aller mon imagination.
C’est d’ailleurs ce côté artistique que j’entretenais en écrivant des lettres à mes
parents au fil des mois de mon incarcération. L’envoi de ces lettres a été à sens unique
évidemment. Je me rends compte aujourd’hui que j’écrivais souvent des phrases un peu
poétiques que mes parents ont probablement trouvées étranges, voire délirantes. La plupart
du temps, les compositions étaient de mon cru, mais parfois, je recopiais des poèmes ou
les paroles de chansons qui m’interpellaient. Comme celles de Grand Corps Malade, le
slameur français. Je m’enivrais de ses chansons à l’époque, et l’une d’entre elles, Pères et
mères, m’avait particulièrement touchée…
Cette chanson m’avait remuée parce qu’elle évoquait à sa manière ma relation avec
mes parents et, en reproduisant ce texte dans une lettre, je pouvais exprimer ce que je
ressentais mille fois mieux que si j’avais voulu le faire moi-même — Grand Corps Malade
est un véritable magicien des mots, qui donne du sens à des émotions qui parfois nous
dépassent.
Pas question pour moi, comme je le disais, de travailler à la chaîne, même si le
pénitencier donnait aux détenues une allocation de six dollars par jour pour leurs services.
Pour le même montant, il était possible d’aller à l’école. J’ai donc décidé de suivre des
cours optionnels de niveau secondaire. Ce choix me convenait davantage — quand je ne
dormais pas, je passais déjà mon temps à lire, dans ma chambre ou à la bibliothèque
commune.
Les mois, puis les semaines, puis les jours se sont succédé jusqu’à ce que ma
libération approche de plus en plus sûrement. Je ne pensais désormais qu’à une seule
chose…
… mon premier shoot.
Je me disais que si je présentais l’image d’une fille disciplinée,
déterminée à réussir sa transition et qui respecte les règles à la
lettre, on allait me ficher la paix.
13. LA LIBERTÉ CONTRAIGNANTE
On dit qu’une personne ne peut se sortir du gouffre avant d’en avoir touché le fond. Je
pense que c’est à peu près ce qui m’est arrivé…
Une routine dans l’univers de la drogue, c’est un peu comme voguer à bord d’un
bateau sur un lac calme sans se soucier de rien. Jusqu’à ce que quelqu’un vous incite à
vous jeter à l’eau ; un petit défi. Vous sautez pour le thrill. Vous nagez sans savoir vers
où ; vous ne voyez pas la berge cachée par un épais brouillard, mais ça ne vous inquiète
pas, les vagues vous relaxent. Puis, à un moment donné, vos forces s’épuisent. Vous êtes
au milieu de nulle part. Vous êtes incapable de nager et vous peinez à demeurer à la
surface. La fatigue vous paralyse et vous tire vers le fond des eaux. Vous vous abandonnez
à votre sort, vous sombrez ; ce détachement a quelque chose de rassurant. Puis de moins
en moins, parce que l’abysse est sombre et froid, parce que vous réalisez que vous êtes
seule là-dedans.
Alors vous fermez les yeux, vous vous résignez, et soudain vos pieds entrent en
contact avec le fond marin. Instinctivement, vous vous donnez un élan avec ce qu’il vous
reste d’énergie, vous vous poussez vers la surface, vous remontez. Vous émergez. Lorsque
vous ouvrez les yeux, vous croyez distinguer au loin la berge dans ce brouillard qui se
dissipe. Une vigueur curieusement retrouvée vous mène vers la terre ferme. Le bateau d’où
vous venez croise votre chemin ; vous refusez la rame qu’on vous tend. Quelque chose
vous dit que, avec un peu de volonté, vous vous rendrez à la nage et l’effort en aura valu
la peine.
Été 2009. Un soir, j’étais assise sur le balcon de la maison de transition à fumer une
cigarette. Bien installée au creux d’un fauteuil moelleux par une nuit sans nuages, paisible,
je regardais le ciel et je me suis mise à me perdre dans mes pensées. Un peu malgré moi,
j’ai commencé à faire le bilan de ma vie.
C’est là que je me suis rendu compte que je n’avais rien — pire, que je n’étais rien.
Je me trouvais là, seule sur le balcon d’une maison qui accueille des repris de justice,
à contempler l’« œuvre » de ma vie : quinze années passées à me droguer, à vadrouiller
dans la rue, à décevoir mes proches, tellement que plus personne ne croyait en moi. Je
savais à quel point j’avais fait mal à ma famille, mais pendant trop longtemps mon besoin
de consommer avait engourdi mes remords. Je repensais à tous ces mensonges, ces
stratagèmes, ces trahisons qui avaient complètement détruit la relation que j’avais avec
mes parents. Si bien qu’ils m’avaient demandé d’attendre un mois après mon arrivée en
maison de transition avant de venir les visiter. Ils avaient besoin de ce temps pour se
préparer mentalement à mon retour. Cette précaution m’avait troublée ; il fallait que je sois
devenue invivable pour qu’ils aient besoin de se « protéger » comme ça. Mon frère lui,
même s’il ne m’a jamais vraiment lâchée, avait depuis longtemps choisi de vivre sa vie et
de me laisser gérer la mienne. C’était une marque de respect, je crois. Moi, je voyais ça
comme un refus de chercher à me sauver — il avait donc renoncé, lui aussi.
Mes années dans la rue et en prison ont fait de moi non pas une jeune femme vivante,
plutôt une survivante habituée à un univers parallèle à la société et qui allait, si elle ne se
décidait pas à changer de cap, devenir une morte-vivante et, encore, à demi vivante pour
combien de temps ?
Ex-prisonnière, j’étais désormais marquée au fer rouge. Je restais torturée par l’idée
que, malgré mes efforts pour retourner aux études et me prendre en mains, je traînerais mon
passage au pénitencier comme un véritable boulet, un poids que je trouverais trop lourd à
porter, et qui pourrait, de nouveau, me faire basculer. Qui allait bien vouloir m’engager,
même si je marquais des scores parfaits, comme ça avait toujours été le cas sur les bancs
d’école ? Qui allait bien vouloir me donner une chance ?
Me revenaient sans cesse les conversations que j’avais eues avec mes codétenues.
Elles me répétaient qu’il n’y avait pas de retour en arrière possible pour des femmes
comme nous, que le système demeurait avant tout un appareil punitif au sein d’une société
qui, malgré ses fondements judéo-chrétiens, avait de la difficulté à pardonner. Je me
remémorais cette petite prophétie que j’avais émise en quittant le pénitencier.
« On se revoit très bientôt… »
L’avenir semblait si sombre et si froid, comme l’abysse ; aussi sombre que la nuit qui
enveloppait la ville lorsque je me perdais dans mes pensées. Plus personne pour croire en
moi, ni même moi.
Pourtant, j’avais pu savourer quelques petites victoires depuis ma libération. Un peu
avant l’été, j’avais reçu une lettre confirmant qu’on m’acceptait au cégep, dans le
programme Arts et lettres au Collège de Maisonneuve — j’en avais fait la demande
pendant que j’étais encore à Joliette. Mon premier choix en plus, une grande satisfaction.
Mais personne vraiment avec qui me réjouir.
La révélation soudaine que je n’avais rien — pas de possessions matérielles, pas
d’argent, pas d’éducation, pas de diplômes — s’est mise à me peser de plus en plus. Oui,
j’avais bien quelques trucs, vous me direz : une dépendance aux drogues, un passé de fille
mauvaise et un casier judiciaire épais comme un dictionnaire. À vingt-sept ans, la plupart
de mes amis avaient bâti leur carrière, s’étaient acheté une maison, une voiture et, pour la
plupart, trouvaient leur bonheur auprès de leurs enfants, alors que toutes mes possessions
tenaient dans deux sacs en papier brun. Découragée, je broyais du noir. Et, bizarrement,
j’avais une fixation sur le fait que je n’avais pas de fonds de pension. Et en même temps,
je me demandais pourquoi je pensais à ça. Jusqu’à ce que je réalise que, pour profiter d’un
fonds de pension, il fallait vivre longtemps. Ça voulait dire que je voulais vivre longtemps.
Le déclic, c’est ce soir-là sous les étoiles qu’il est venu. Ce soir-là que j’ai touché le
fond marin et que je me suis donné une petite poussée pour remonter. C’est là qu’a
démarré tout un cheminement de réinsertion sociale, auquel j’allais vouloir m’accrocher.
Tous ces petits gains dont je vous parlais se sont transformés en une chaîne de nouveaux
défis dans ma tête. Si je voulais un jour bénéficier d’un fonds de pension, j’allais devoir
me trouver un emploi, ou mieux, démarrer une carrière. Si je voulais faire carrière malgré
mon dossier criminel, je devrais compenser cette grave lacune. Je me suis alors convaincue
de poursuivre des études universitaires. Et si je voulais décrocher un diplôme, j’allais
devoir travailler fort, me surpasser. Pour réussir un baccalauréat, j’allais devoir trouver
l’énergie physique et mentale ; j’allais devoir cesser de consommer… En espérant que mon
cerveau fonctionne encore suffisamment après toutes ces années d’abus.
Voir l’avenir se déployer ainsi devant moi grâce à la force de ma pensée me faisait
dire que j’ouvrais enfin une porte quand, pendant des années je m’étais contentée de passer
à côté sans même en effleurer la poignée. Le vent venait de tourner.
J’étais tellement bien à la maison de transition que j’ai demandé une prolongation de
séjour. Je réfléchissais depuis un bout de temps déjà à la possibilité de me prendre un
appartement au terme de mon séjour obligatoire. L’idée de me retrouver enfin seule dans
mes affaires me faisait esquisser un large sourire alors que je repensais aux dernières
années un peu trop mouvementées — les squats, les piqueries, les logements partagés, la
prison, le pénitencier. Avec ma décision de cesser de consommer, je pourrais peut-être
enfin aspirer à la liberté que me procurerait cette seconde chance.
Ces fantasmes se trouvaient tempérés par une réflexion plus réaliste, et même plus
responsable, ce qui ne manquait pas de me surprendre. Mes années à prendre de la drogue
m’avaient habituée à un mode de pensée plus spontané, moins réfléchi, plus extravagant.
C’était la preuve que j’avais fait du chemin depuis.
J’ai regardé où j’en étais — je venais de commencer le cégep, j’avais un peu d’argent
de côté, j’étais désormais sobre et, franchement, je devais me l’avouer, je me plaisais bien
à la maison de transition. Je m’engageais à fond dans presque tous les projets et activités
que les intervenants planifiaient. Je me portais volontaire pour épauler les résidantes dans
des groupes d’entraide. J’étais de toutes les sorties organisées. Je redoublais
d’enthousiasme et, il faut le dire, je me sentais utile ; j’avais à nouveau des buts.
Ce qui n’est pas tombé dans l’œil d’un aveugle. Pour la première fois depuis
longtemps, on me définissait comme une leader parmi les pensionnaires de la maison. La
carapace que je m’étais forgée au cours des quinze années précédentes se mettait à
craquer. There is a crack in everything, that’s how the light gets in, chante le poète
Leonard Cohen. Eh bien, la lumière commençait bel et bien à pénétrer cette épaisse
coquille qui m’avait enveloppée au fil des ans et qui avait obscurci mon existence. Qui
avait jeté un voile sur ma vie, qui m’avait bernée, tout ce temps, me donnant une illusion
de liberté.
Je sentais la petite Geneviève renaître. Celle qui avait été présidente de classe en
cinquième année du primaire. Celle qui faisait la joie et l’orgueil de ses parents. Mes
moments de lucidité de plus en plus nombreux l’aidaient à remonter à la surface.
Cela dit, je ne voulais pas aller trop vite. Je devais attendre d’être sûre d’avoir
retrouvé la pleine possession de mes moyens. C’est ce que me permettait la maison de
transition, d’autant que les conditions de vie étaient plus que raisonnables. Je pouvais
rentrer à minuit durant la semaine et vers deux heures du matin les fins de semaine. J’avais
le loisir de visiter mes parents les samedis et dimanches. À mesure que mon train de vie se
tranquillisait, je prenais mes engagements plus au sérieux. La semaine, je faisais mes
travaux scolaires chaque soir plutôt que d’aller traîner. Je m’étais même procuré un
ordinateur portable, chose que je n’aurais jamais cru posséder ou, du moins, conserver
— dans mon autre vie, il aurait tôt ou tard, probablement tôt, fini chez le prêteur sur gage
pour quelques hits.
Mais surtout, j’étais encore en période d’adaptation, alors je voulais rester le plus
près possible des ressources de la maison au cas où je me retrouverais de nouveau, un jour
ou l’autre, au bord du précipice. J’avais connu trop de filles qui avaient rechuté pour ne
pas le craindre à mon tour. Malgré ma volonté de fer de ne pas bousiller tout ce pourquoi
j’avais tant travaillé dans les derniers mois, je me savais encore très fragile. Mes succès à
l’école et ma participation à diverses activités m’occupaient suffisamment l’esprit pour
que je ne pense pas à consommer, mais n’empêche, le démon de la tentation n’était jamais
loin et murmurait dans mon oreille. Car toutes ces réussites amenaient également avec
elles leur dose de stress. Ce poids pesait parfois très lourdement sur mes épaules et
pouvait, à tout instant, me faire regretter les moments de doux vertige qui m’évitaient, dans
le temps, de me soucier de quoi que ce soit.
J’avais fait tellement de progrès au cours des derniers mois. Lorsque je me trouvais
encore à Joliette, on m’avait inscrite à un programme de prévention de la rechute ; j’avais
déployé des efforts surhumains pour qu’on m’expulse. Je n’en comprenais pas l’utilité et je
n’en faisais qu’à ma tête. À l’époque, devant mon obstination, on considérait que mes
chances de récidive étaient extrêmement élevées et que mon potentiel de réinsertion était
faible. À cette même époque, je n’aurais pas pu les contredire.
Six mois après mon arrivée à Thérèse-Casgrain, c’était le monde à l’envers : selon les
intervenantes, mes chances de récidive étaient désormais presque nulles. J’avais même
demandé, de mon propre gré, à m’inscrire de nouveau au programme de prévention de la
rechute. Je savais que je détenais tous les outils et la volonté pour réussir seule, mais je ne
me faisais pas assez confiance. Valait mieux ne pas jouer à la loterie sur ce coup-là.
J’allais donc prendre mon temps et demander une prolongation de séjour de six mois.
Je commençais à avoir une idée plus nette de ce que je voulais faire dans la vie :
aider les femmes judiciarisées à se réinsérer en société. Lorsque je prenais le pouls de ma
propre expérience, je ne pouvais m’empêcher de penser à toutes celles que j’avais
côtoyées et qui avaient connu un sort semblable au mien. Je les voyais galérer de petit
boulot en petit boulot. Des femmes, souvent à l’aube de la cinquantaine, qui rentraient la
mine basse le soir à la maison de transition parce qu’elles venaient, une fois de plus, de
perdre leur emploi de caissière dans un dépanneur ou dans un supermarché, ou un poste de
journalière dans une quelconque usine qui employait des travailleurs non qualifiés pour les
petites besognes, souvent au salaire minimum et dans des conditions pour le moins
disgracieuses. Deux semaines après l’embauche, on se rendait compte qu’elles avaient un
dossier criminel et là, c’était la porte, même si elles trimaient dur. Un passage au
pénitencier vous marque au fer rouge pour la vie tant les préjugés subsistent.
Je voulais donc les aider, de la même façon qu’elles m’aidaient, moi, parfois sans le
savoir. Autant leur triste sort me désolait, autant il était pour moi une source de motivation
— je ne voulais pas me retrouver à leur place. Déjà que je fuyais le travail manuel comme
la peste pendant que j’étais en prison, je me voyais mal devoir en vivre pour le reste de
mes jours.
J’ai commencé à me dire qu’il fallait coûte que coûte que je m’investisse pour briser
les préjugés qui écorchent ces femmes qui ne demandent, au fond, qu’une deuxième
chance. La plupart du temps, elles ne veulent pas retrouver leur ancienne misère, sauf
qu’en les rejetant, la société les y ramène trop souvent malgré elles. Elles y retournent par
dépit, mais surtout par réflexe de survie.
Le fossé qui s’était creusé entre nous au cours de la dernière
décennie commençait à se remplir de beaux moments et de
complicité. Peu à peu, ils redécouvraient la fille qu’ils croyaient
avoir perdue pour de bon.
16. LA LOCATAIRE
Au début de 2010, j’ai fini par quitter la maison de transition, en quête de mon premier
appartement. Les six mois de prolongation de séjour dont j’avais pu bénéficier m’avaient
permis d’amasser suffisamment d’argent pour acheter ce dont j’avais besoin pour
m’installer. Je me sentais enfin prête à affronter le monde extérieur en solo, même si je
savais que les femmes avec qui j’avais passé la dernière année me manqueraient. Leur
absence allait creuser un vide intérieur qui serait difficile à combler — on finit par
s’habituer à la vie en communauté. Et puis, réapprendre à vivre seul demeure un des plus
grands défis que doivent affronter les personnes judiciarisées. Oui, on recouvre notre
liberté tant convoitée, mais celle-ci peut devenir notre pire ennemie si on ne bénéficie pas
de tout l’encadrement nécessaire pour bien l’utiliser.
Heureusement, je ne me retrouverais pas complètement seule…
Depuis ma sortie du pénitencier, ma relation avec mes parents s’était grandement
améliorée. Au cours des premiers mois, ça avait été plus difficile ; je les avais accrochés à
des bribes d’espoir qui s’étaient souvent écroulées. Ils étaient restés craintifs un bon bout
de temps, mais plus ils me voyaient foncer, plus ils applaudissaient mes succès scolaires et
personnels, et plus ils réapprenaient à avoir confiance en moi. Ils m’ont aidée avec
beaucoup d’énergie et de générosité à quitter la maison de transition et à me trouver une
place à moi. Je visitais les logements avec eux. Ils ne se gênaient pas pour commenter les
lieux ; ils s’objectaient devant certains de mes coups de cœur qui accentuaient leurs
appréhensions.
« Il est bien, cet appart-là, Geneviève, mais j’ai remarqué que ça sentait pas mal le
pot… »
Pour des gens qui n’avaient jamais connu la drogue avant que je les entraîne dans ma
cavale, on pouvait dire qu’ils en avaient appris avec moi et que ça les avait rendus plutôt
perspicaces.
Ils m’ont aussi servi de caution. Comme les propriétaires de logements exigeaient
toutes sortes de vérifications avant d’accepter la signature d’un bail, je finissais souvent
perdante sur toute la ligne. Première chose, je n’avais pas de dossier de crédit
— impossible donc pour les propriétaires de connaître ma situation financière, ce qui les
agaçait. Ça semblait être un désavantage, ce que moi, je ne voyais pas du même œil ; en
fait, je me disais que des dettes de crédit, ça aurait été bien pire qu’un dossier vierge.
Quoi qu’il en soit, deuxième chose : mon dossier criminel, lui, était loin d’être vierge.
Et ça rendait la recherche très laborieuse.
Car les antécédents judiciaires font partie des informations accessibles aux
propriétaires de logements et, comble de malheur, un dossier criminel constitue, selon la
loi, un motif raisonnable pour refuser de louer un appartement à un individu.
Je savais que les personnes judiciarisées peinaient souvent à se dénicher un
appartement, mais j’ignorais, à l’époque, que c’était parce qu’elles devaient étaler leurs
coups durs et leurs échecs sur la table. Je veux bien comprendre que la transparence est
importante pour la confiance, sauf qu’il devenait carrément impossible d’espérer un
logement décent dans de telles circonstances. Les propriétaires ne laissaient pas de
chance : ils redoutaient d’être accolés à quelque recel que ce soit, ou encore de voir leur
logis se transformer en squat ou en piquerie. Ça me décourageait.
Mes parents ont donc accepté d’endosser la responsabilité du logement et, grâce à
eux, je me suis trouvé une belle petite place sur l’avenue Pierre-de-Coubertin, tout près du
Stade olympique. Louise et Richard étaient d’autant plus heureux que j’habiterais près de
chez mon frère. Alexandre avait acheté un immeuble de six logements à deux pas du parc
Maisonneuve. J’étais très contente de me rapprocher de lui. La famille semblait enfin se
réunir à nouveau. J’allais voir mes parents une fin de semaine sur deux et j’ai décidé, avec
eux, de jouer franc-jeu : je souhaitais qu’il n’y ait plus aucune cachotterie entre nous, une
véritable volte-face alors que, pendant quinze ans, je m’étais refermée comme une
véritable voûte où j’enfermais tous mes secrets et mon intimité. Ça me faisait un bien
énorme de pouvoir me confier sans retenue ; ils étaient au courant du montant d’argent
dans mon compte en banque, de mes allées et venues, de mes résultats scolaires, etc. Je
laissais l’argent de mes prêts étudiants à mon père pour qu’il se charge de le gérer. Ils
m’ont acheté des meubles. Ils m’ont encouragée.
Je sentais qu’ils se soutenaient mutuellement en se disant qu’il ne fallait pas me
lâcher. Le fossé qui s’était creusé entre nous au cours de la dernière décennie commençait
à se remplir de beaux moments et de complicité. Peu à peu, ils redécouvraient la fille
qu’ils croyaient avoir perdue pour de bon. Elle était différente, plus mûre, plus solide. Elle
avait pris une belle assurance ; ce n’était plus de l’entêtement comme autrefois, c’était le
retour graduel de l’estime de soi.
Encore aujourd’hui, par contre, mes parents éprouvent le besoin de me faire
comprendre à quel point j’ai pu les faire souffrir durant toutes ces années. Il arrive qu’ils
s’assoient avec moi et, au détour d’une conversation, reviennent sur le passé. Je vois bien
que c’est dur pour eux d’évoquer cette époque qui nous en a fait voir de toutes les
couleurs, mais en même temps, pouvoir m’en parler ouvertement semble avoir des effets
thérapeutiques pour eux. Je n’ai pas toujours le goût de les entendre, bien que j’aie décidé
de les laisser s’exprimer.
Appelez ça mon purgatoire, si vous voulez ; une façon d’expier cette vie dissolue qui
a provoqué tant de malheur autour de moi. Mes parents ne m’ont presque jamais laissée
répondre à leurs griefs — chaque fois que j’ai voulu me justifier ou leur faire connaître
mon point de vue, ça s’est transformé en chicane. Inutile d’alimenter la discorde, je n’avais
plus besoin de conflits dans ma vie.
Grâce à leur soutien, leur amour et leur pardon, je développais enfin une routine
stable, c’est ce qui comptait. Je payais mon loyer à chaque premier jour du mois sans le
moindre retard, mon appartement brillait de propreté en tout temps, j’évitais de faire du
bruit et, surtout, de faire la fête, si bien que j’étais désormais la locataire la moins bruyante
de l’immeuble.
C’était non seulement ma sobriété que j’avais retrouvée, mais aussi ma fierté.
Je m’en suis trop demandé, j’ai voulu trop en faire, me
dépasser. Peut-être ai-je péché par excès de confiance ?
17. L’ART ET L’UNIVERSITÉ
Septembre 2010. Je voyais un de mes plus grands rêves se réaliser : j’entrais enfin à
l’université au baccalauréat en psychologie à l’Université du Québec à Montréal. J’avais
complété seulement une année de cégep, mais j’avais pu postuler à l’UQAM comme
candidate « adulte », ce qui permet d’accéder aux études universitaires sans diplôme
d’études collégiales.
Cette fois, contrairement à ma rentrée scolaire de l’année précédente, tout ne s’est pas
déroulé comme je l’avais imaginé.
En plus des cinq cours auxquels je m’étais inscrite dans mon programme, je travaillais
près de vingt-cinq heures par semaine, une charge extrêmement lourde qui revient presque,
au fond, à cumuler deux emplois à temps plein. Les études universitaires sont exigeantes :
quinze heures de présence en classe, et plus de vingt heures d’obligations en dehors des
cours, à lire les textes, à rédiger les travaux, à participer aux rencontres d’équipe… Je
passais souvent près de soixante heures par semaine en mode « travail », soit pour l’école,
soit pour le boulot. Une véritable galère qui m’a malheureusement réconciliée avec les
vertus du mensonge. Mes parents étaient si fiers de voir leur fille inscrite à l’université,
j’avais trop peur de les décevoir.
Un mensonge par omission, mais un mensonge tout de même.
J’ai échoué à deux cours, la première session. Un véritable drame que je voulais
cacher à mes parents pour qui la performance est très importante. Je craignais également
de perdre leur confiance et leur admiration que j’avais durement regagnées dans les
derniers mois. Je m’en suis trop demandé, j’ai voulu trop en faire, me dépasser. Peut-être
ai-je péché par excès de confiance ? J’avais le potentiel, cependant il me manquait encore
la méthode et la discipline requises pour pouvoir gérer pareille charge. Où est-ce que ça
me menait, tout ça ? À la déception.
La session suivante, je n’avais pas retenu la leçon. Même rythme de vie effréné, la
course contre la montre, j’ai encore échoué à un cours. Cette fois, il n’y avait pas que
l’image que je renverrais à mes parents qui comptait ; un autre problème me causait
beaucoup de stress. Pour obtenir mon diplôme de baccalauréat, je devrais reprendre tous
ces cours obligatoires que je n’avais pas réussis. En recevant l’aide financière aux études,
j’allais m’endetter davantage. Ça, ça n’avait jamais été dans mes plans.
J’ai donc décidé de revoir ma charge de travail, d’aérer mon horaire et de réduire mes
obligations. Ça n’avait aucun sens ; je ne voulais pas rechuter, d’accord, sauf qu’un burn
out, ce n’était pas une meilleure solution. Il fallait adopter pour une routine saine et
équilibrée, c’est ce que m’avaient appris les intervenantes de la maison de transition. Et
voilà qu’à défaut de la drogue, je me jetais dans le travail. On pouvait dire que j’étais une
fille d’excès. Ce sont mes cours à l’université qui ont subi le couperet plutôt que mon
emploi à temps partiel. J’ai choisi de ne suivre que deux ou trois cours par session, à partir
de la deuxième année. Et puis, je me rendais bien compte que je n’étais pas la seule dans
cette situation. C’était le lot de plusieurs étudiants de devoir concilier travail et études.
Puisqu’il fallait bien survivre, la plupart réduisaient leur nombre de cours, quitte à retarder
l’obtention du diplôme. Mieux valait l’obtenir plus tard que jamais.
J’ai choisi de donner priorité au travail parce que je venais de me lancer dans une
aventure créatrice qui allait changer ma vie et enfin lui donner son sens. Ce défi me
stimulait énormément et je souhaitais m’y investir le plus possible.
À l’été de 2009, pendant mon séjour en maison de transition, une intervenante avait
évoqué un projet artistique qui s’appelait Agir par l’imaginaire. Cette initiative regroupait
différents arts — la photo, la danse, la poésie, le slam, etc. — et avait cours à la maison
Thérèse-Casgrain, ainsi qu’à la prison de Tanguay, au pénitencier de Joliette et à l’Institut
Pinel. Le point culminant de l’aventure était une exposition, prévue à la fin du programme,
qui s’intitulait Agir : l’art des femmes en prison.
Je m’étais inscrite sans hésiter parce que la photographie m’a toujours intéressée.
Quand j’étais dans la rue, je traînais avec moi un appareil photo et j’immortalisais sur
pellicule les différentes ruelles où je m’arrêtais pour consommer. Je trouvais ça beau, ça
faisait « art urbain », ces murs de brique tapissés de graffitis et de tags longeant des
sentiers de bitume amochés par le temps et par le passage de voitures qui creusaient, à la
longue, crevasses et nids-de-poule. L’aspect négligé du paysage évoquait pour moi une
forme de poésie que j’aimais transposer en images — c’était, après tout, mon habitat et je
sentais que ces photos évoquaient ma propre réalité. La photographie en tant qu’art me
fascinait ; je voulais apprendre à dompter la lumière et, en plus, j’étais rémunérée pour
participer à ce projet.
L’exposition ouvre enfin en mai 2011. Nous sommes toutes fébriles à l’idée de
dévoiler nos œuvres. Grâce à ce projet, le public allait enfin découvrir que les femmes
judiciarisées ne sont pas bonnes qu’à être regardées de haut, qu’elles ne sont pas destinées
à sortir diplômées de l’école du crime. Au-delà des délits, elles sont capables d’émotions
et ne demandent qu’à trouver le moyen et la force de les exprimer. Avec Agir, elles avaient
désormais la chance de créer.
Mes photos me rendaient très fière. C’était un diptyque intitulé Finalité finale, une
œuvre présentée sur deux tableaux qui se complètent. On y voyait, sur le premier panneau,
une jeune femme nue, de dos, ligotée avec de grosses cordes blanches. Elle tend ses bras
liés vers le ciel. Sur la deuxième image, les cordes entourent aussi ses yeux, l’aveuglant
complètement. Seule partie libre, sa bouche, ouverte comme si elle criait.
Les médias en ont beaucoup parlé. Le journal La Presse nous a fait la faveur d’un
petit coup de promotion en publiant un article à propos de l’événement, deux jours avant
l’ouverture. Dans les jours qui ont suivi, je me suis retrouvée sur plusieurs plateaux de
télévision ainsi qu’à la radio, surtout à Radio-Canada. Nerveuse au fil de ces passages, je
sentais pourtant que j’accomplissais quelque chose de concret et de positif, cela étouffait
mon stress. Enfin, j’avais l’occasion de prouver au monde ce dont j’étais capable, et en
plus je pouvais, grâce à ces tribunes, montrer aux gens ce que les femmes judiciarisées
valent vraiment. Ce qu’elles sont avant tout : des êtres humains avec des faiblesses, mais
aussi du potentiel. Par l’art, elles peuvent se libérer du carcan de l’après-vie carcérale et
effacer ces stigmates qui marquent leur chair et leur âme. Elles ont le désir de convaincre
le public que leur vie ne se résume pas aux délits qu’elles ont pu commettre. Ils étaient
d’ailleurs nombreux à venir contempler nos créations lors de cette première exposition.
Agir a été une révélation et également le point de départ d’un nouveau projet, que j’ai
instauré avec l’aide d’autres participantes qui partageaient ma passion pour l’art. En
septembre 2009, en parallèle avec Agir par l’imaginaire, naissait Art Entr’Elles. Le socle
sur lequel j’allais bâtir mes plans pour l’avenir et une structure sur laquelle nombre de
femmes auraient la possibilité de s’appuyer.
Que nos débats s’intéressent à des détails anodins ou pas, ce
qui demeurait important, dans tout cela, c’était le processus. Il
était crucial que chacune d’entre nous ait droit à la parole, à
l’écoute. Que nos voix soient égales.
18. ART ENTR’ELLES
En juin 2011, nous avons organisé notre première grande exposition avec toutes les œuvres
que les femmes avaient réalisées depuis près de deux ans.
L’événement se tenait dans un petit local de la rue Saint-Jacques, dans le quartier
Saint-Henri, endroit idéal puisque ce coin du sud-ouest de Montréal, avec Pointe-Saint-
Charles, prend racine dans une longue histoire de luttes populaires. Un vernissage comme
vous pouvez l’imaginer, éclairage feutré, musique d’ambiance, petits fours et verre de
l’amitié. Nous avions mis le paquet sur les invitations, conviant le personnel ainsi que la
directrice de la maison Thérèse-Casgrain, des gens des Services correctionnels, plusieurs
artistes et médias. Tous étaient appelés à contempler ce que ces femmes avaient façonné
au cours des derniers mois. C’était le moment ou jamais de prouver l’utilité et l’efficacité
du projet pour aider les femmes à se réinsérer socialement. Je connaissais bien les
représentants des Services correctionnels. Beaucoup entretiennent énormément de
scepticisme quant aux chances des ex-détenus de se réhabiliter complètement. Pour trop de
gens, le crime est aussi indélébile qu’un tatouage et constitue un point de non-retour à
partir duquel la délinquance domine l’individu. Presque impossible d’en sortir.
Pourtant, j’ai réussi, et d’autres aussi.
Les familles des femmes étaient évidemment invitées à l’exposition d’Art Entr’Elles.
Et pour Jackie, l’une des artistes, comme pour ses parents, cette soirée fut particulièrement
émouvante. Comme vous vous en doutez, la confiance ne régnait pas lorsqu’elle est rentrée
au bercail après la prison. Sa famille restait très suspicieuse, marquée par des années de
mensonges et autres trahisons.
Mon histoire, qui se répète des milliers de fois.
J’ai connue Jackie en prison. Elle aussi traînait un lourd passé de consommation,
peut-être même plus pesant que le mien. Depuis qu’elle avait commencé à participer à Art
Entr’Elles, Jackie recevait son salaire d’artiste qu’elle traînait sur elle en argent comptant.
Je payais les femmes en billets après chaque atelier. Jackie avait quitté la maison de
transition depuis peu et s’était installée en appartement. Elle dépendait de l’aide sociale
pour survivre.
À chaque visite dans sa famille, elle devait se soumettre à un interrogatoire en règle.
« Où t’as pris l’argent ? T’as recommencé à vendre, c’est ça ? Où l’as-tu volé ? »
Le genre de situation humiliante qui effritait chaque fois sa volonté de s’en sortir.
« Je participe à un projet artistique et ils me paient pour ça » était sa réponse, mais
elle se frappait à un épais et solide mur d’incrédulité. Même lorsqu’elle a invité ses
parents, ils croyaient se faire embarquer dans un stratagème visant à camoufler sa rechute
dans le crime.
Quand ils ont franchi le pas de la porte et qu’ils ont vu toutes ces œuvres, ces photos,
ces sculptures, ces peintures, ces textes qui ont été lus toute la soirée, quand Jackie leur a
fièrement montré ce qu’elle avait réalisé durant une demi-année, dont une vidéo où elle
chantait d’une voix étonnante. Ils n’ont pu que lui demander pardon d’avoir tant douté
d’elle. « Heureux ceux qui croient sans avoir vu. »
L’ambiance était très chargée émotionnellement. Des larmes coulaient sur les joues,
même sur celles de Christine, la directrice de la maison de transition.
De grandes retrouvailles familiales — les invités renouaient avec la fille ou la sœur
qu’ils croyaient avoir perdue. Évidemment, Louise, Richard, Alexandre, Catherine et Émy,
la nouvelle venue dans la famille, étaient présents, fiers de partager avec moi la première
journée du reste de ma vie. Cette soirée, c’était le point culminant de mes efforts et de mes
accomplissements depuis ma sortie de prison. J’ai présenté mes parents à des artistes du
projet, des ex-détenues, à qui ils n’auraient jamais osé adresser la parole jusqu’à cette
soirée-là. Ils échangeaient, se parlaient, riaient, écoutaient leurs histoires, leur posaient des
questions sur leurs œuvres.
Ce vernissage, c’était une véritable victoire dans mon combat pour les femmes en
processus de réinsertion sociale. Voir toutes ces scènes de réconciliation, ces éloges, ces
étreintes… Faire sentir à ces femmes qu’elles peuvent transcender leur vie et aspirer au
bonheur que procure une seconde chance accompagnée de l’aide qu’il faut et de soutien
moral. Avec Art Entr’Elles, elles réapprenaient aussi la solidarité, plus saine que celle dont
on dépend entre quatre murs et des clôtures de barbelés. Une solidarité basée sur l’entraide
et non sur l’interdépendance.
C’était une victoire pour moi, mais surtout pour elles.
C’est aussi au cours de cette merveilleuse soirée que j’ai rencontré Agnès, la
directrice de l’organisme Continuité-famille auprès des détenues (CFAD) qui, comme son
nom l’évoque si bien, tente de maintenir le contact entre les détenues et leurs enfants.
J’avais approché cet organisme pour un partenariat avec Art Entr’Elles, mais je ne le
connaissais que très vaguement. J’ai fait bonne impression auprès d’Agnès, si bien
qu’après les vacances d’été, elle m’a offert de remplacer son adjointe qui venait de partir.
J’avais l’intention de continuer l’université, j’ai plutôt décidé de reporter les études et
d’accepter son offre.
C’est l’emploi que j’occupe toujours aujourd’hui.
Ce vernissage, c’était il y a déjà près de trois ans. Depuis, Art Entr’Elles n’a pas
cessé d’évoluer. Du petit local de la rue Saint-Jacques, nous avons déplacé les expositions
dans différents lieux, comme la maison de la culture Notre-Dame-de-Grâce, qui a accueilli
l’exposition Face-à-face en février 2013. Avec notre nouveau partenaire, Projet Ose, nous
avons même commencé à démarcher des galeries d’art professionnelles avec lesquelles
j’espère conclure des partenariats. J’ai vu défiler des dizaines de femmes dans nos ateliers
et certaines, présentes dès la première rencontre, sont toujours là et continuent de participer
longtemps après avoir quitté la maison de transition.
J’aime toucher des sujets difficiles, et la condition des femmes est un enjeu qui pose de
nombreuses questions. Je me suis récemment intéressé au sort des femmes maliennes lors
du conflit qui a déchiré leur pays entre janvier 2012 et mars 2013. Je me suis également
rendu en Afghanistan où j’ai pu m’entretenir avec une politicienne afghane. J’y ai
découvert des refuges pour les femmes qui fuient la violence domestique et les mariages
forcés. Chaque jour, des organismes luttent pour la survie de ces centres d’hébergement,
considérés comme contraires aux traditions culturelles et religieuses de l’Afghanistan.
Durant chacune de ces rencontres, j’ai parlé à de nombreuses femmes qui me racontaient
leur histoire, presque toujours tragique, mais elles avaient ceci en commun qu’elles
gardaient toujours espoir en l’avenir, encouragées par l’idée de voir quelqu’un s’intéresser
à leur vie et désireux d’en faire le récit. C’est dans cet esprit que j’ai abordé l’histoire de
Geneviève.
Rendez-vous dans une brasserie de Montréal, rue Ontario, mai 2014. Une première
rencontre d’une heure, quoiqu’il n’aura fallu à Geneviève que cinq minutes pour me
convaincre de participer à l’écriture de ce livre. Cinq minutes pendant lesquelles elle a
détruit toutes les idées préconçues que je pouvais entretenir à l’égard des personnes
judiciarisées.
L’éloquence avec laquelle elle parlait de son travail d’intervenante auprès des femmes
en réhabilitation, ou encore du projet collectif Art Entr’Elles qu’elle a elle-même mis sur
pied, a su me rejoindre aussitôt. La passion dans sa voix, l’énergie qui se dégageait d’elle
quand elle me confiait son désir de combattre les préjugés sur les femmes et la prison, qui
sont, croit-elle, les premiers obstacles à leur réinsertion sociale ; toute cette détermination
m’a conquis.
Les semaines suivantes furent un véritable voyage dans un univers qui m’était jusque-
là inconnu parce que tabou, en quelque sorte. Je découvrais, avec une curiosité de plus en
plus vive, son parcours à la fois unique et commun. Unique, par son entrée étonnante dans
le monde de la drogue, ses échecs tout personnels et la force de ses combats. Commun,
parce que cette épreuve se répète pour des milliers de gens dans notre société, plus qu’on
ne le croit.
Au cours du processus de rédaction, j’ai assisté à un atelier d’Art Entr’Elles. Les
quatre heures que j’ai passées auprès des femmes qui y participaient ont été une véritable
révélation. En apparence dures, elles sont pour la plupart bien vulnérables en raison de la
lourdeur de leur passé, de la monotonie de leur présent et de l’incertitude quant à leur
avenir. Souvent leur expérience individuelle reflète celle de Geneviève — une jeunesse
marquée d’embûches qu’elles ont eu de la difficulté à surmonter. Leur accueil fut des plus
chaleureux ce soir-là : je sentais que je faisais partie de leur groupe. Elles ont même
insisté pour que je participe à l’atelier qui était, justement, consacré à l’écriture.
Au terme de la soirée, j’ai quitté la maison située dans l’arrondissement Notre-Dame-
de-Grâce de Montréal pour rentrer chez moi, dans la Petite-Patrie, le cœur gros. La vie
n’aura pas été tendre avec toutes ces femmes, et pourtant elles dégagent, pour la plupart,
une belle force tranquille. Les voir s’impliquer activement dans leur projet de création et
constater leur solidarité devant l’adversité m’a, je l’espère, inculqué l’humilité nécessaire
pour bien saisir le récit de Geneviève.
Je les remercie pour leur générosité, de même que les parents et le frère de Geneviève
pour le temps accordé aux entretiens ; chacun m’a permis de connaître des facettes du
parcours de Geneviève, ce qui m’a aidé à écrire ce livre.
Merci également aux Éditions Parfum d’encre pour la confiance et le soutien. Et merci
à Geneviève, dont le combat est nécessaire et qui le mène comme le meilleur des
généraux.
À vous, chers lecteurs.
Martin Forgues
11 août 2014
NOTE