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Laurens, Camille - Celle Que Vous Croyez

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CAMILLE LAURENS

CELLE
QUE VOUS CROYEZ
roman

GALLIMARD
PROLOGUE
ENREGISTREMENT AUDIO. DÉPOSITION No 453
AJ – (ARCHIVES GENDARMERIE NATIONALE
DE R.)

Je discutais avec lui depuis vingt minutes il me parlait d’un article


que j’avais publié il avait écrit sur le même thème j’aimais bien ses
yeux verts cheveux noirs les cheveux noirs j’avais envie de m’enfouir
dedans il y avait du blanc sur les côtés des cheveux gris-blanc
m’enfouir dedans y plonger le visage tout entier les toucher sentir leur
masse les respirer et d’un seul coup sa voix a changé elle est devenue
très douce je l’ai entendue très tendre pleine de suavité oui d’attention
suave il répondait à oui une étudiante elle est venue lui poser une
question une jeune fille brune avec une écharpe rose elle a demandé
quelque chose et il m’a tourné le dos comme ça sans un mot d’une
seconde à l’autre pfft sans un mot sans une excuse j’ai cessé d’exister
comme ça sans je vous demande pardon je vous demande une minute
me suis retrouvée toute seule idiote mauvaise sans pardon mon
sourire suspendu dans le vide je le voyais je voyais ma bouche sourire
ma bouche bête et rouge ils leur regardent les dents comme à des
chevaux ils leur tâtent les seins les fesses on l’a pendue cette femme
vous savez bien elle avait tué l’homme qui l’avait violée ils l’ont
pendue ils nous tuent c’est la haine vous savez c’est la haine écoutez
c’était dans le journal je l’ai découpé écoutez regardez je l’ai épinglé
sur mon manteau là vous voyez
Sur une affichette placardée aux entrées des marchés on trouve les tarifs
c’est là vous pouvez lire Fillette de 1 à 9 ans : 200 000 dinars
(138 euros) Fille de 10 à 20 ans : 150 000 dinars (104 euros) Femme de
20 à 30 ans : 100 000 dinars (69 euros) Femme de 30 à 40 ans : 75 000
dinars (52 euros) Femme de 40 à 50 ans : 50 000 dinars (35 euros)
Le marché aux femmes ils les vendent mais regardez lisez : « les
hommes hilares », « les acheteurs amusés » Les femmes de plus de 50 ans
ne sont pas commercialisées, étant impropres à l’usage que veulent en faire
les acheteurs. De plus leur prix ne justifierait pas leur nourriture et le coût
du transport pour les acheminer du lieu de capture au marché. Les plus
chanceuses se sont converties à l’islam, les autres, la majorité, ont été
égorgées non je ne me calme pas ils nous vendent ils nous tuent
pourquoi je me calmerais enfin écoutez ils nous tuent nous ils nous
liquident tout est dans le journal ça dépend ce que vous lisez comme
journal vous êtes des hommes aussi c’est votre job c’est votre came
alors ils disent Macron le ministre c’est louche sa femme qui a vingt
ans de plus que lui tout le monde se marre faut vraiment que ce soit
un pauvre type un faiblard une larve ou alors elle est pédophile les
gens disent leur dégoût quelle horreur ce couple les femmes aussi
rigolent elles rient de leur mort annoncée des mortes vivantes des
flinguées en sursis elles ne le savent pas ils nous tuent même à la
naissance mais non pas seulement en Chine en Inde ici on naît « c’est
quoi ? c’est une fille » on n’est plus rien on naît rien Moscovici il a une
femme qui a trente ans de moins que lui « La belle et le ministre »
c’est les titres des journaux tandis que Macron, c’est « le séducteur de
vieille » personne ne nous aime personne c’est horrible tu le vois dans
la rue tu le sens t’es vieille les regards me traversent ou m’attaquent
dégage casse-toi tu pues la mort tu sens le moisi vous avez vu
Madonna les gens lui reprochent de « vouloir continuer à exister »
c’est ça ce sont les mots exacts que j’ai lus dans le journal un vrai
journal un journal sérieux « à cinquante-cinq ans Madonna est
pathétique de vouloir continuer à exister » qu’est-ce qu’il faut alors il
faut vouloir cesser d’exister il faut se retirer de soi-même comprendre
qu’on n’a plus rien à faire là plus de place je n’ai plus de place je ne
sais pas où me mettre tiroir cercueil aller dans la boîte il ne sert à rien
d’être jeune sans être belle ni d’être belle sans être jeune les hommes
mûrissent les femmes vieillissent c’est beau un homme la nuit une
femme c’est triste laissez-vous mettre au cercueil quelle transparence
quelle transparence je suis transparente mon père est vitrier disparais
tu comprends tu piges dégage tu captes marche à l’ombre va mourir
I

VA MOURIR !

Va, cruel, va mourir, tu ne m’aimas jamais !


PIERRE CORNEILLE

Il arrive qu’un amour qui ne peut avoir lieu dévore l’âme.


PASCAL QUIGNARD
1

Entretiens avec le docteur Marc B.

CLAIRE

J’ai déjà tout raconté dix fois à vos collègues, vous n’avez qu’à lire
mon dossier.
Je sais que vous êtes nouveau, je le vois bien. C’est votre premier
poste ? Car vous n’avez que trente ans tout au plus.
Vous ne les faites pas.
Je ris parce que je vous récite du Marivaux et que vous n’y voyez
que du feu. On n’a toujours pas mis la littérature au programme, chez
vous.
Vous pourriez le sentir, je ne sais pas, au rythme, à l’intonation.
C’est votre métier d’entendre comment ça sonne. De repérer ce qui
cloche. Ding dong. Dingue donc.
Araminte. La belle veuve. Celle dont on ne sait pas si son jeune
intendant veut la séduire parce qu’il l’aime ou parce qu’elle est riche.
S’il est sincère bien qu’il la manipule. Mais vous n’êtes pas Dorante,
j’imagine que vous n’êtes pas là dans l’intention de m’épouser ?
J’ai fait un peu de théâtre, oui, dans le temps – il y a longtemps.
Mon mari était metteur en scène – enfin : est. Il a continué, lui.
Quand on s’est rencontrés, on était étudiants, on jouait dans la troupe
de l’Université. Ça paraît si loin. Et pourtant, vous voyez, je me
souviens encore par cœur de certaines répliques. J’ai aussi acquis l’art
de la mise en scène, n’est-ce pas ? Mais nous n’allons pas remonter
jusqu’au déluge de larmes. D’ailleurs tout est déjà écrit là, dans vos
paperasses. Que voulez-vous de plus ?
Vous avez besoin de comprendre ? Comme je vous comprends !
Mais qu’est-ce que vous voulez comprendre au juste ?
Voilà une belle réponse. Vous marquez un point. Comment vous
appelez-vous ?
Marc. Marc. Vous me plaisez, Marc, et je suis d’accord avec vous :
en chacun de nous, il n’y a que deux personnes intéressantes, celle
qui veut tuer et celle qui veut mourir. Elles sont inégalement
représentées, mais quand on les a identifiées toutes les deux, on peut
dire qu’on connaît quelqu’un. C’est souvent trop tard.

Comment en est-on arrivé là ? On ? Vous êtes gentil de vous


inclure dans ce désastre, vous qui venez à peine de débarquer.
Personne ne peut vous imputer la situation où je me trouve, où je suis
« arrivée », si tant est que j’aie bougé depuis deux, euh, trois ans, deux
ans et demi ? que je suis ici. Ou alors, par on, vous voulez dire nous ?
Nous tous ? On, l’institution. On, les spécialistes. On, la société.
Comment s’est-on débrouillé pour que cette femme ici présente soit
encore à la charge de la collectivité, pour qu’elle n’ait pas été rendue à
ses devoirs, à ses obligations, à sa capacité de production, sinon de
reproduction ? Pour que, dans la force de l’âge, elle soit nourrie,
logée, surveillée, traitée par nos soins, au lieu d’accomplir pour la
communauté ce que sans aucun doute elle sait encore faire ? Où a-t-
on merdé ? C’est ça, votre question ?
Enseignante. En saignant aussi, quelquefois.
À l’Université, oui, littérature comparée. Maître de conférences.
J’allais passer Professeur. On était sur le point de m’adouber, de me
faire entrer dans le monde merveilleux des mandarins. À quarante-
sept ans, on peut dire que j’étais un exemple pour les femmes, vous
savez que la proportion de femmes aux postes supérieurs est encore
ridiculement faible. Et puis patatras ! La grosse tuile ! On m’enferme,
on m’examine, et jusqu’à maintenant, on me garde. Vous allez me
garder, Marc ? Vous allez me garder avec vous ? Ici, je ne sers plus à
rien, je ne paie pas mon tribut à la société. Je suis défunte, au sens
strict : je suis défaite de mes fonctions. Oui, voilà, je dysfonctionne,
j’ai pété une durite, si vous préférez, un boulon, un câble, et bim dans
le décor, je suis morte et vous, vous êtes chargé de me ressusciter, de
me remettre dans le circuit, de réenclencher la machine, bref de me
réinsérer. C’est bien ce que vous faites, n’est-ce pas ? – de la
réinsertion. Vous voulez que la défunte fonctionne à nouveau. À
propos, j’ai une remarque à vous faire : vous m’avez convoquée ce
ma… – qu’est-ce qu’il y a, vous n’aimez pas le mot « convoquée » ? –
Bon. Vous m’avez conviée ce matin, il est 11 heures, je vous le dis
pour la suite s’il y a une suite, je ne suis pas bien le matin, pas
opérationnelle, je ne me lève pas le matin, je suis assommée par le
Valium du soir, pas encore apaisée par le Xanax, encore que souvent
(c’est un secret, ne le répétez pas) souvent je ne le prends pas, je
préfère l’angoisse à l’oubli, quand on est malheureux il vaut mieux le
savoir, vous n’êtes pas d’accord ?

Au début, ça n’avait rien à voir avec Chris – avec Christophe – car


c’est de Christophe que vous voulez que je parle, j’imagine ? Du corps
du délit, ou plutôt, du cœur du délit ? De mes peines de cœur. Ou
bien vous préférez que je parle de mon enfance, de mes parents, de
ma famille – tout le bataclan ?
Ce n’était pas du tout Chris que je visais, au début. Je ne le
connaissais pas, il ne m’intéressait pas. Je l’ai demandé pour ami sur
Facebook uniquement pour suivre l’actualité de Jo – de Joël. Je sortais
avec Joël, avec Jo, à ce moment-là. Jo, à cette époque, n’avait presque
aucun ami sur les réseaux sociaux, il n’acceptait que des gens qu’il
connaissait, sauf moi – il prétendait que les amants ne devaient pas
être amis. Tandis que Chris (c’est Jo qui me l’avait dit), Chris avait
des centaines d’amis, il surfait beaucoup sur Facebook, son pseudo
était KissChris, il engrangeait les like avec une aisance qui faisait
l’admiration de Jo. Vous êtes sur Facebook, vous, Marc ? Vous
comprenez ce que je raconte ? Vous n’avez pas besoin que je vous
traduise ?
Quand on a un peu fréquenté Jo, on peut se dire que c’était
bizarre, cette timidité, parce que d’un autre côté c’était un type sans
aucune limite, vraiment aucune – à peine celle de ne pas tuer pile au
moment où la pulsion lui en venait, et encore : il y a tellement de
manières de tuer. Il pouvait vous détruire en un rien de temps, d’un
mot, d’un silence. Vous devez savoir que l’angoisse principale des
femmes, c’est d’être abandonnées ? Oui, ces choses-là sont écrites
dans vos livres. Eh bien Jo était comme ça – j’imagine qu’on pourrait
dire « pervers » : il vous abandonnait dix fois par jour. Il savait où était
la faille – les pervers, d’une certaine manière, sont ceux qui
connaissent le mieux les femmes – et il y enfonçait le coin de
l’absence pour réduire en poudre votre énergie vitale, votre envie de
bonheur. Il vous tendait la main, il la serrait et puis il vous lâchait,
pour rien, sans motif apparent, juste parce que vous comptiez sur lui,
parce que vous vous reposiez dans la confiance. Les derniers temps, je
ne lui disais plus ce que j’aimais, je cachais ce qui me faisait plaisir,
car il se serait ingénié à l’éviter ou à l’empêcher. Quand je n’en
pouvais plus, je le quittais, mais je ne reprenais jamais toutes mes
billes. Et il revenait tout sucre ou je le rappelais tout miel, et le cycle
recommençait, de mois en mois. Ne me demandez pas pourquoi. Je
venais de me séparer de mon mari, je n’avais pas envie d’être seule,
j’avais besoin d’amour, au moins de le faire, d’en parler, d’y croire,
enfin vous devez connaître la chanson, on veut vivre, faut-il dire
pourquoi ?
Non, jamais. Jo ne m’a jamais fait de mal physiquement. Ce
n’était pas la peine. La cruauté physique, c’est le dernier recours, la
baffe dans la gueule c’est pour les débutants.
Difficile à dire. C’est mystérieux, le désir. On veut de l’autre
quelque chose qu’on n’a pas ou qu’on n’a plus. Avant, je vous aurais
dit qu’on veut toujours la même chose – une bonne vieille chose
enracinée dans le passé, fût-elle délétère. Refaire du chagrin.
Rempiler au lance-flammes. Mais depuis cette histoire, je ne sais plus.
J’ai pensé que le désir pouvait changer de nature, qu’on pouvait le
déraciner, le planter dans un sol neuf, plus doux, plus meuble. Au
moins essayer. Si tout est écrit d’avance, c’est trop triste, je me disais.
Si la messe est déjà dite, à quoi bon prier ?
Oui. Lors d’une de nos longues ruptures, donc, ne supportant pas
de ne plus savoir où était Jo, ce qu’il faisait – car il disparaissait,
vraiment il disparaissait –, j’ai créé un faux profil Facebook. Jusque-là,
je m’en servais très peu, j’avais une page à mon vrai nom, Claire
Millecam, c’était professionnel, j’y échangeais quelques informations
avec des collègues étrangers ou d’anciens étudiants, de loin en loin,
sans grand intérêt. Puis je suis tombée dans le panneau. Pour les gens
comme moi, qui ne tolèrent pas l’absence – c’est ce qui est écrit là,
non : intolérance à l’absence ? Un peu comme une allergie
alimentaire, en somme : trop d’absence et je fais un œdème de
Quincke, j’étouffe, je crève – pour les gens comme moi, Internet est à
la fois le naufrage et le radeau : on se noie dans la traque, dans
l’attente, on ne peut pas faire son deuil d’une histoire pourtant morte,
et en même temps on surnage dans le virtuel, on s’accroche aux
présences factices qui hantent la Toile, au lieu de se déliter on se relie.
Ne serait-ce que la petite lumière verte qui indique que l’autre est en
ligne ! Ah ! La petite lumière verte, quel réconfort, je me souviens !
Même si l’autre vous ignore, vous savez où il est : il est là, sur votre
écran, il est en quelque sorte fixé dans l’espace, arrêté dans le temps.
Surtout si à côté du petit point vert est écrit Web : vous pouvez alors
l’imaginer chez lui, devant son ordinateur, vous avez un repère dans le
délire des possibles. Ce qui angoisse davantage, c’est quand la lumière
verte indique Mobile. Mobile, vous vous rendez compte ?! Mobile,
c’est-à-dire nomade, vagabond, libre ! Par définition, plus difficile à
localiser. Il peut être n’importe où avec son téléphone. Malgré tout,
vous savez à quoi il est occupé, en tout cas vous en avez la sensation –
une sorte de proximité qui vous calme. Vous supposez que si ce qu’il
est en train de faire lui plaisait, il ne serait pas connecté toutes les dix
minutes. Peut-être qu’il regarde ce que vous faites, lui aussi, caché
derrière le mur ? Des enfants qui s’espionnent. Vous écoutez les
mêmes chansons que lui, presque en temps réel, vous cohabitez dans
la musique, vous dansez même sur l’air qui lui fait battre la mesure.
Et quand il n’y est pas, vous le suivez grâce à l’indication horaire de sa
dernière connexion. Vous savez à quelle heure il s’est réveillé, par
exemple, puisque regarder son mur est de toute évidence son premier
geste. À quel moment de la journée ses yeux se sont posés sur telle
photo qu’il a commentée. S’il a eu une insomnie au milieu de la nuit.
Il n’a même pas besoin de le dire. Enfin, vous êtes un rhapsode : vous
brodez du lien sur les trous, vous reprisez. Ce n’est pas pour rien que
ça s’appelle la Toile. Tantôt on est l’araignée, tantôt le moucheron.
Mais on existe l’un pour l’autre, l’un par l’autre, on est reliés par la
religion commune. À défaut de communier, ça communique.
Bien sûr que ça fait mal, aussi, oui bien sûr : l’autre est en ligne,
mais pas avec vous. On peut tout imaginer, on imagine tout, on
regarde les profils de ses nouveaux amis, de ses ami-e-s, en quête d’un
post révélateur ; on décrypte le moindre commentaire, on fait
d’incessants recoupements d’un mur à l’autre, on réécoute les
chansons qu’il a écoutées, on en interprète les paroles, on s’informe
de ses goûts, on visionne ses photos, ses vidéos, on guette la
géolocalisation, les événements auxquels il va participer, on navigue
en sous-marin dans l’océan des visages et des mots. Parfois ça vous
coupe la respiration, vous êtes en apnée au bord de l’oubli où on vous
laisse. Mais c’est moins douloureux que de ne rien savoir, rien du
tout, d’être coupée. « Je sais où tu es » : cette phrase était nécessaire à
ma vie, vous comprenez ? C’est comme cette épitaphe sur la tombe
d’un Américain au Père-Lachaise – j’adorais m’y promener. Sa femme
a fait graver : « Henry, je sais enfin où tu dors ce soir. » Merveilleux,
non ?! Facebook, c’est un peu pareil : l’autre a beau être vivant, il est
assigné à résidence, sa liberté n’est pas entière, il reste en terrain
connu sinon conquis. Ainsi la petite lumière verte me maintenait en
vie comme un fil de perfusion, une bouffée de Ventoline, je respirais
mieux. La nuit, parfois, c’était mon étoile du Berger. Je n’ai pas à
expliquer ça. C’est un constat. J’avais un cap au milieu du désert, un
repère. Sans ça, je serais morte. Vous comprenez, morte.
Et vous pouvez bien faire comme vos confrères, en déduire je ne
sais quel rapport fusionnel avec ma mère, l’impossibilité de me
séparer, la castration et tutti quanti. Mais alors ne me dites pas en
même temps que j’avais les moyens – que j’ai les moyens de passer à
autre chose : mon travail, mes amis, mes enfants. C’était moi l’enfant.
D’accord ? C’est moi. Il n’y a pas d’âge pour être petite. Vous avez
sûrement ça écrit quelque part dans le dossier, que je suis l’enfant ?
Qu’est-ce qu’un enfant ? Comment vous dire… C’est quelqu’un
qui a besoin qu’on s’occupe de lui.
C’est quelqu’un qui veut qu’on le berce.
Même d’illusions, oui, pourquoi pas ? L’apaisement est le même.
Ah, là, vous êtes content de vous ! Joli rebond : même d’illusions ? Voix
suave. Vous êtes médecin ou seulement psychologue ? Quelle
différence, remarquez ? Ce que je n’aime pas dans votre discipline,
votre prétendue science, c’est qu’elle ne change rien. Vous avez beau
savoir ce qui se passe, ce qui s’est passé, vous n’en êtes pas sauvé pour
autant. Quand vous avez compris ce qui vous fait souffrir, vous
souffrez toujours. Aucun bénéfice. On ne guérit pas de ce qu’on rate.
On ne reprise pas les draps déchirés.
Vous êtes sur Facebook, vous, Marc ? Vous ne répondez pas. Vous
n’en êtes pas fier. Vous ne stalkez pas, vous. Votre métier vous suffit.
Bref, ne pouvant suivre Jo directement, j’ai envoyé à Chris, à
KissChris, une demande d’amitié. Il était le relais idéal puisqu’il vivait
depuis peu, quoique par intermittences, chez Jo. Ils s’étaient
rencontrés une dizaine d’années plus tôt à la rédaction du Parisien où
ils travaillaient tous deux, Chris comme photographe, Jo comme
stagiaire, ils avaient alors dans les vingt-cinq ans. J’ai cru comprendre
qu’ils avaient fait les quatre cents coups ensemble pendant deux ou
trois ans avant de se brouiller pour une histoire de boulot, de fille,
d’herbe ou de fric. Et à l’époque dont je vous parle, ils venaient de se
retrouver par l’intermédiaire d’un troisième larron qui les avait
rabibochés. Chris ramait, il avait de temps en temps un petit
reportage, une photo people, mais il vivait surtout du RSA. Jo, lui,
chômeur heureux, s’apprêtait à emménager dans la maison de
vacances de sa famille, à Lacanau, près d’Arcachon – un endroit de
rêve où j’avais, où j’ai encore de merveilleux souvenirs : le temps
passe, le souvenir reste, comme disent les cimetières. Car il y a eu de
beaux moments, avec Jo. Quelques-uns. Avec tout le monde, peut-
être, il y a de beaux moments. Il peut y en avoir. Ses parents avaient
hérité une fortune d’une cousine sans descendance, l’argent n’était
plus un problème pour lui. Il faisait vaguement de la musique – rien
de sérieux – mais sa mère tenait à ce qu’il garde, à quarante ans, une
apparence d’homme actif : il était donc le gardien de la maison, et le
jardinier, et le plombier, et l’électricien. Si l’on peut dire, car il ne
connaissait aucun de ces métiers. Comme il ne supportait pas de
rester seul et que, habitant Paris, je ne viendrais pas le voir très
souvent (je me dis parfois que c’était la raison principale de son
emménagement définitif en province : me rendre compliqué de le
voir), il avait proposé à Chris de l’héberger. Marguerite Duras a écrit
quelque chose là-dessus, sur l’idée que les hommes aiment surtout se
retrouver entre eux, vous voyez, cette espèce de paresse d’intérêt pour
les femmes – trop différentes, trop fatigantes. Elles nécessitent un
effort qu’ils n’ont pas envie de faire, pas au long cours en tout cas.
Sauf pour baiser, j’imagine. Ils se confortent mutuellement dans leur
virilité, ils ne veulent d’une femme ni en eux ni en face d’eux. Je
suppose aussi que Jo avait en tête de retrouver sa jeunesse, de
recommencer. Il n’a jamais supporté l’idée de vieillir. Dans son esprit,
il avait toujours dix-huit ans, il fantasmait sur des filles très jeunes,
des mineures, des vierges – vous savez que teen est, avec sex, l’entrée la
plus fréquente sur Google dans le monde ? – bref, il croyait qu’on
peut rejouer le film indéfiniment. Enfin, c’est ce qu’ils ont fait. Chris
s’est installé là-bas avec Jo, comme au bon vieux temps.
Je n’avais jamais vu Chris en chair et en os. Jo m’avait raconté
deux ou trois choses sur lui, c’est tout. Je pense qu’il n’avait pas envie
que je le rencontre : même s’il le cachait bien, il était extrêmement
jaloux, il avait toujours peur de perdre ce qu’il avait, y compris ce
dont il ne voulait plus. Ce qui était perdu pour lui devait l’être pour
tout le monde, ce qui était mort à ses yeux ne pouvait pas continuer
ailleurs. Une des dernières fois où j’ai vu Jo à Paris avant le drame, il
m’a juste montré les photos que faisait Chris, qu’il postait sur
Facebook pour essayer de susciter l’intérêt, de créer le buzz, comme il
disait. Il n’était pas tendre avec son « meilleur pote » ; d’après lui
Chris ne cherchait pas vraiment un job. À Lacanau il était nourri et
logé, alors pourquoi se bouger ? Ensuite il avait l’ambition de devenir
célèbre sans lever le petit doigt – à peine l’index pour appuyer sur le
déclencheur. « Il espère que quelqu’un va un jour le remarquer et en
faire le nouveau Depardon », ironisait-il. Ses photos étaient bien, je les
ai regardées avec intérêt, mais uniquement parce que je partageais ce
moment avec Jo.
Chris ? Non, je ne lui avais jamais parlé, avant. Enfin si, ça m’est
revenu l’autre nuit, j’ai fait un cauchemar et la phrase m’est revenue,
je vous le raconte, non ? Un cauchemar, ça vous intéresse. Bon.
C’était le matin, j’avais cours, j’entrais dans l’amphi, toute pimpante,
bien maquillée, je me dirigeais vers l’estrade et à ce moment-là tous
les gradins se vidaient d’un coup, les gens étaient tous habillés en
bleu, ils se levaient massivement, descendaient à grand bruit et
sortaient sans me jeter un regard, pouce vers le bas, et je me
retrouvais seule dans l’arène, la reine sans sujets, j’avais peur, je me
retournais, il y avait une phrase écrite au tableau en lettres capitales,
en peine capitale, je me suis réveillée en sursaut, le cœur cognant à
cent à l’heure, et la phrase était là, ça vous pouvez le noter, prenez
votre stylo, ça ne doit pas être dans votre dossier. Non ? Vous ne
devez pas tout consigner, même l’infime ? Ah ! Vous écoutez ! La
grande oreille ! Ça m’a rappelé un truc dans la vraie vie. Un soir, j’ai
appelé Jo à Lacanau comme je faisais souvent pour maintenir le lien –
le lien amoureux, ce qu’il en restait. La plupart du temps il ne
répondait pas, mais ce soir-là, oui. Il avait bu ou fumé, les deux sans
doute, en tout cas il était brumeux et agressif, il m’a reproché de le
surveiller, de lui téléphoner uniquement pour vérifier qu’il était là,
pour le contrôler. Et comme il faisait parfois quand la conversation
l’ennuyait, parfois en pleine rue avec n’importe quel passant, il m’a
passé quelqu’un sans me prévenir – soudain, au milieu d’une phrase
j’ai entendu une autre voix, une voix étrangère qui disait salut, puis
calme-toi. C’était Chris, je l’ai compris après. J’ai protesté, j’étais en
colère, le procédé me déplaisait, même si parfois j’ai bien ri avec des
inconnus arrêtés par Jo au hasard dans la rue… Mais là non, ce type
au bout du fil n’était pas drôle, il me tutoyait, sa voix était éméchée et
condescendante, tu ne crois pas que tu as passé l’âge d’être jalouse,
m’a-t-il dit. Je me suis énervée, je lui ai demandé de me repasser Jo, il
a grincé, elle est vraiment pas cool ta meuf, puis d’un ton docte : alors
tu te crois tout permis, tu crois que n’importe qui peut appeler
n’importe quand. – Je ne suis pas n’importe qui, ai-je répliqué. Et moi
au moins, je squatte pas, je vis pas à ses crochets. Là-dessus je l’ai
entendu tirer une bouffée, puis il a soufflé la fumée et avant de
raccrocher sans me passer Jo, il a dit : va mourir !
Va mourir.
La phrase qui tue.
Il y a des gens qui se défenestrent pour moins que ça, non ? Il y en
a plein ici. À force d’être cognés à coups de mots, ils chancellent.
Va mourir. VA MOURIR. Les paroles des autres les poursuivent
comme des fantômes hostiles. Leurs voix profèrent des injonctions
impossibles à fuir. Du harcèlement textuel, en quelque sorte, ah ah !
Moi aussi j’aime les jeux de mots, vous voyez. On devrait s’entendre.
Bref, cela pour dire que je ne pouvais absolument pas prévoir ce
qui s’est passé ensuite. Quand j’ai créé ma fausse page Facebook,
Chris n’était pour moi qu’un parasite, un profiteur misogyne et
grossier, un ennemi dans mon rapport vacillant à Jo. Je ne pensais
même pas à communiquer avec lui, je voulais juste avoir accès aux
actualités de Jo, par ricochet.
Va mourir.
C’est ce que j’ai fini par faire, au bout du compte, non ?
Finalement, j’ai obtempéré. Ici, je ne vis pas. C’est ce que vous
vous dites ? L’impératif, quand on est fou, sonne comme un ordre
absolu, non ? Dites-moi, c’est ce que vous vous dites ? Un ordre
qu’on peut renverser, aussi. Vas-y, toi. Qu’on peut retourner à
l’envoyeur. Va mourir toi-même. Quand on est fou. Quand on est
folle.
Est-ce que c’est écrit là, que je suis folle ?
Est-ce que toutes les femmes sont folles ?

Comme Chris annonçait publiquement son statut de photographe


sur Facebook, j’ai créé mon avatar en me fabriquant une identité de
fille passionnée de photo. Sur mon profil j’ai mis l’image d’une brune
trouvée sur Google, le visage entièrement masqué par l’objectif d’un
Pentax, on ne voyait que ses cheveux, j’avais déduit du survol de ses
photos d’amies qu’il préférait les brunes. J’ai indiqué que j’avais vingt-
quatre ans (douze de moins que lui au lieu de douze de plus), que
j’habitais en région parisienne mais que je voyageais beaucoup – j’ai
mis toutes les chances de mon côté. Avant de lui faire à lui une
demande d’amitié, histoire de l’appâter sans éveiller ses soupçons j’ai
engrangé sans les connaître quelques dizaines d’amis en rapport avec
l’image ou la mode, des gens comme lui, cool, swag, branchés ou
losers, contents d’eux et amis du genre humain, in love with life. Il m’a
tout de suite acceptée. C’est même lui qui a pris l’initiative de la
conversation, parce que j’avais liké une de ses photos. Ce devait être
au début de l’année, en janvier ; nous nous étions disputés au
moment de Noël, Jo et moi – les fêtes, c’est une période vulnérable,
on se sent plus seule quand on est seule, Jo n’aurait pas raté une
occasion pareille, il a dû me jeter juste avant le réveillon. Alors le
message de Chris m’a fait plaisir, c’était idiot parce que ça n’avait
aucun sens particulier, « content que tu aimes mes photos, merci,
happy new year. Je m’appelle Christophe, Chris pour les amis », ce
n’était pas de la drague non plus, juste de la politesse, au fond.
Mais le lien était établi. J’ai répondu que je trouvais ses photos
formidables, que j’avais visité l’expo qu’il avait faite l’année
précédente rue Lepic (j’avais vu le flyer sur son mur – quelques
grands formats à vendre dans une galerie-bar). Il m’a demandé si on
s’était rencontrés à cette occasion, j’ai dit que non, qu’il n’était pas là
quand j’étais venue. Parallèlement, je scrutais son mur pour glaner
des informations sur Jo – une photo de lui déguisé en nain de jardin,
un statut ironique sur « le poto qui fait pousser des fanes de carottes
sur le balcon », ce genre de choses. Je n’avais plus aucun contact
direct avec lui.
La conversation avec Chris s’est développée très naturellement. Il
m’a demandé ce que je faisais dans la vie, si j’habitais Paris. J’ai
inventé que je travaillais dans l’événementiel – j’organisais des
performances en lien avec la mode, j’étais mal payée, éternelle
stagiaire, mais je voyageais pas mal et je me construisais un CV – je
n’avais que vingt-quatre ans, après tout. J’habitais Pantin.
La mode, c’était pour renforcer son intérêt ; les voyages, pour
justifier la difficulté (que j’anticipais) de nous rencontrer en vrai s’il le
proposait – je partais souvent au dernier moment, mon boss pouvait
me solliciter n’importe quand, heureusement que j’étais célibataire.
Et lui ? Lui habitait à Lacanau, dans la maison d’un pote à deux
minutes de l’océan, très agréable (tu parles ! Oh le pincement de
jalousie en lisant ces mots ! Il avait pris ma place, c’est moi qui aurais
dû être là-bas, chez Jo). Ils préparaient tous deux un voyage de
plusieurs mois en Inde, à Goa, ils allaient y filmer la vie quotidienne,
dénoncer la misère et l’injustice. Son pote espérait aussi rencontrer
des musicos. De son côté, il avait un projet de livre. Avait-il déjà un
éditeur ? Non, pas vraiment. Mais plusieurs maisons étaient
intéressées.
Évidemment, je ricanais jaune, intérieurement : Jo, dénoncer la
misère ? Il aurait fallu un peu d’empathie et il n’en avait aucune.
L’autre n’existe pas pour Jo, sauf exception, il ne connaît que des
figurants sans émotions, des animaux réduits à leurs pulsions ou des
choses qu’un geste écarte. Mais peut-être Chris était-il différent ?
Tout de suite je l’ai pensé, ou je l’ai espéré : sa façon d’écrire, simple
et aimable, sa politesse, sa réserve, la douceur de ses messages, tout
contrastait avec Jo, si bien que j’ai complètement oublié son « Va
mourir », vous voyez. Cependant, la perspective de voir Jo partir si
loin me terrifiait : Lacanau restait un lieu assez proche pour calmer
mon angoisse, en pensée je pouvais y aller, imaginer un vol d’oiseau,
Goa non.
Assez vite, je me suis prise au jeu – assez vite, ça a cessé d’être un
jeu. Les premiers temps, je me dépêchais de rentrer de la fac après
mes cours et je me précipitais sur mon ordinateur. « Oh maman, la
geek ! » disait mon fils aîné – à l’époque il avait treize ans. Je regardais
à peine mon vrai compte Facebook, où j’étais sûre de ne pas trouver
grand-chose, et je me connectais à mon faux profil.
J’avais choisi mon pseudo avec soin : Claire par désir de garder
mon prénom, si ironique soit-il ; Antunès parce que c’est un nom
étranger et aussi celui d’un écrivain. Vous connaissez António Lobo
Antunes ? Un grand romancier portugais. Vous devriez. Il est
psychiatre de formation. Mais maintenant il ne fait plus qu’écrire, je
crois. D’ailleurs, que faire d’autre ?
Un nom étranger pour pouvoir « m’en aller » si nécessaire. Comme
je parle un peu portugais… Et puis le fado, la saudade, je ne sais pas,
ça me correspondait bien. Bref : Claire Antunès. Il y a toujours une
part d’inexplicable dans le choix d’une identité, non ? Comme dans
un roman. J’ai écrit un roman, vous savez. À l’atelier d’écriture, ici. Je
ne le montre pas. Personne ne l’a lu. Sauf Camille, celle qui anime
l’atelier, vous l’avez rencontrée ? Je l’ai presque fini.
Ça a donc commencé comme ça, doucement. On s’écrivait des
messages tous les deux ou trois jours, Chris et moi, on se découvrait.
Enfin, moi je le découvrais. Lui découvrait Claire Antunès, une fille
de vingt-quatre ans en CDD, assez timide, pratiquant peu Facebook
(j’avais une trentaine d’amis seulement), aimant surtout la
photographie, la bonne chanson française et les voyages. Il me
trouvait cool – c’était son mot, cool, il l’employait tout le temps, pour
n’importe quoi : un paysage, une musique, les gens. Au début,
j’attendais plusieurs heures avant de lui répondre ; puis je me suis
connectée le soir tard au moment où il était lui-même presque
toujours en ligne – joie de la petite lumière verte ! – et on s’est mis à
tchatter en direct. J’avais toujours envie de savoir ce que faisait Jo,
alors j’essayais de faire parler Chris de sa vie à Lacanau : il ne
s’ennuyait pas trop, dans un village déserté l’hiver ? Qu’est-ce qu’il
faisait de ses journées ? Il répondait que non, qu’il aimait la solitude,
que la lumière était belle au-dessus de l’océan, que c’était cool. Et
toi ? Moi, c’était le contraire, je voyais du monde, je bougeais
beaucoup. Waouh, c’est cool. C’était assez limité, il faut bien l’avouer,
et pour moi parfois un peu ennuyeux, sans les aspérités sensuelles ou
hargneuses ou comiques de Jo. Un peu boy-scout, si vous voyez ce
que je veux dire. Mais vous voyez certainement. Je faisais attention à
ce que j’écrivais, je rajoutais des fautes d’orthographe (et ça m’était
très difficile, vraiment, je prenais sur moi : je n’aime pas voir la langue
maltraitée. La langue est le reflet de ma vie. Quand je voudrai mourir
tout à fait, je me tairai). Lui-même en faisait quelques-unes, mais pas
trop – les fautes classiques de mes étudiants : la confusion entre le
futur et le conditionnel, l’ignorance des règles d’accord du participe
passé, ce genre de choses. J’ai appris à utiliser des abréviations, à
semer des smileys, des mots anglais – c’est cool, va checker, je suis
busy –, du verlan – trop ouf, tes toph. Je n’avais pas à chercher loin,
mes enfants me fournissaient le matériau. Je les avais une semaine sur
deux, à cette époque, nous pratiquions la garde alternée, avec mon
mari.
Oui, bien sûr ils me manquent. Quelle question. Mais je ne veux
pas les voir. I prefer not to.
Je le flattais aussi pas mal, par habitude des hommes, mais. Oui…
Vous n’avez pas remarqué ? Ah ! C’est parce que vous êtes un
homme ! Et un psy, en plus ! Quand je pense que Freud associe le
narcissisme aux femmes ! « La femme n’aime qu’elle-même », etc.
Oui, peut-être qu’il ne le dit pas de toutes les femmes, c’est possible,
vous connaissez Freud mieux que moi. N’empêche qu’il ne le dit pas
des hommes. L’homme narcissique, ce n’est pas ce qui intéresse le
plus Freud, non ? Enfin, j’étais sincère quand je complimentais
Chris : il avait du talent, moi j’étais seulement amateur, j’étais
impressionnée par sa maîtrise technique alliée à son « œil », à cette
capacité à saisir l’instant. Il me répondait qu’il m’apprendrait, que ce
n’était pas très compliqué, que le plus important c’était le cadre. Il
m’apprendrait : ainsi déployait-il devant moi un avenir ensemble, un
futur de nos deux corps côte à côte IRL – in real life. Et l’anxiété me
tenaillait dans ces moments-là, comme tout ce qui est impossible sans
pour autant qu’on y renonce. Accepter de ne pas pouvoir, ce doit être
ça, le bonheur.
Sortir du champ quand ça ne cadre pas. Sortir du cadre.
D’un autre côté, ici, je suis encadrée. Il y a des bords ici. Je suis
tout le temps sur la photo.
Vous êtes chargé de m’encadrer, c’est ça, Marc ? De me recadrer,
plutôt ? Et si moi, je ne peux pas vous encadrer, qu’est-ce qu’on fait ?
Ah ?! Et le droit à l’image, alors ? C’est réciproque, non ? C’est
comme l’amour. On y a droit, mais on peut se rétracter.
Donc oui, Chris. Assez vite, mais avec beaucoup de délicatesse, il
m’a demandé une photo de moi parce que, disait-il, il avait besoin de
me voir. Comme le visage était dissimulé sur celle de mon profil, il
m’a proposé de lui en envoyer une en message privé, car il comprenait
très bien que je ne veuille pas me montrer à n’importe qui. Je pense
même que ma timidité lui plaisait, que ce secret l’excitait, le touchait
peut-être. Il voulait une femme pour lui, une relation privilégiée.
Comment le blâmer ? Avant de me demander ma photo, il avait
commenté celle de mon profil, où on ne voyait que « mes » cheveux. Il
imaginait la fille forcément belle qui se cachait derrière l’objectif, sous
ce casque de jais. Mais il préférait en avoir la preuve…
La photo ? Vous voulez dire : la deuxième ? Non, rien de spécial,
pourquoi ?
Je l’ai choisie au hasard, oui, comme la première. J’ai tapé « belle
fille brune » sur Google Images, et des dizaines de jolies filles sont
apparues, plus ou moins dénudées. J’en ai pris une sage, évidemment.
C’est tout. En fait, si j’y réfléchis bien, Chris a dû mettre assez
longtemps quand même avant de me réclamer une photo – plusieurs
mois –, alors que nous conversions au moins trois fois par semaine sur
Facebook. Cela ne devait pas lui déplaire de m’imaginer, de rêver sur
un visage masqué. Il y a des hommes comme ça, il y en a de plus en
plus, non ? qui préfèrent imaginer plutôt qu’étreindre, sans qu’on
sache toujours si c’est par peur d’être déçus ou de décevoir.
Mais j’exagère. Car je me souviens que dès février, il m’a laissé un
message pour me dire qu’il « montait sur Paris » quelques jours et me
proposer de prendre un verre. Je lui ai répondu, bien obligée, que je
partais à Milan pour la Fashion Week, dommage. Je lui ai aussi
demandé pourquoi il venait à Paris, si c’était pour son prochain
départ. Il m’a dit que oui, qu’il partait bientôt avec son pote Jo, qu’ils
réglaient les dernières formalités, passeports, vaccins. Il était aussi
déçu de ne pas me rencontrer, mais ce serait pour une prochaine fois.
Non non, rien. C’est juste que… Vous voyez, par exemple, une
expression comme « sur Paris », « monter sur Paris », ça me hérisse,
normalement. Mais avec Chris, même si je la notais (je ne pouvais pas
faire autrement), j’en éprouvais une espèce de satisfaction érotique,
comme si nos langues se mêlaient, se mêlaient physiquement en une
tendre lutte. Je m’efforçais de parler, plutôt d’écrire comme lui, pour
ne pas l’alerter, mais mon désir se fondait sur cette différence et s’en
augmentait. Un peu comme on tombe plus vite amoureux d’un
accent étranger, d’une intonation inconnue. On est touriste, en
amour, on cherche l’autre et l’ailleurs, et on les trouve d’abord dans la
langue. Au fait, vous avez déjà rencontré Michel ? Un petit gros,
chauve, qui a toujours un dictionnaire sous le bras ? Il est là depuis la
nuit des temps, il paraît. Il étudie l’étymologie. L’hébreu, surtout.
Hier, à table, il nous a dit qu’amen, ça voulait dire « j’y crois ».
Merveilleux, non ? Il faudrait finir toutes ses phrases comme ça,
surtout quand on parle d’amour : amen. Je vous aime. Amen.
Bon. Malgré la douceur que me procurait ce lien pourtant fictif
avec Chris – je dis fictif, mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est
qu’il était vrai aussi, c’était un vrai lien, qui me faisait du bien –,
malgré cela, je souffrais toujours de la désaffection de Jo. L’idée qu’il
allait bientôt partir sans même m’avoir rappelée m’était
insupportable. Alors j’ai rassemblé mon courage ou ma folie, comme
vous voulez, et la semaine suivante, je lui ai envoyé un sms. Il m’a
répondu tout de suite, salut toi je pars loin, si tu veux jouir une
dernière fois c’est ce soir minuit chez toi. J’ai dit oui, que je voulais
bien.
Il y avait plusieurs mois que je ne l’avais pas vu. Il était beau,
bronzé, iodé, excité à l’idée de s’en aller, il n’était déjà plus vraiment
là. Jo vit comme tout le monde, dans l’instant présent, mais à la
différence des autres il y jouit non pas du présent mais de la certitude,
dans le présent, que l’avenir va le rendre heureux. Son présent est une
projection perpétuelle vers un lendemain qui chante. Son présent est
magnifique parce qu’il est tapissé de perspectives. Ainsi, quand nous
avons couché ensemble, le soir, j’ai fait l’amour avec un fantôme ; lui
était déjà sur les plages de Goa, entouré de teenagers dont il était le
héros, il trafiquait des pierres précieuses, montait un groupe trance
qui le rendait célèbre, devenait champion de surf, que sais-je… C’est
tout Jo : il vit heureux aujourd’hui de choses qui n’arriveront jamais.
Jo, c’est le contraire de ce que je disais tout à l’heure : il ne se rend
jamais à l’évidence de son impuissance, jamais, il est dans le déni
constant de la perte, c’est ce qui lui évite d’être malheureux. Il ne
doute pas, c’est une espèce d’intégriste de la vie. Au moins cet
enthousiasme prospectif détournait-il de moi ses ondes les plus
négatives : je n’existais pas non plus. À peine m’a-t-il suggéré, juste
avant de refermer la porte, de retourner chez mon mari. Ma vie,
semblait-il songer avec un dernier regard de pitié sur mon
appartement, mes livres, mon visage, ma vie n’aurait plus beaucoup
d’intérêt dès lors que la sienne, au bout du monde, serait si
merveilleuse. Ce n’est pas le tout d’être heureux, encore faut-il que
les autres ne le soient pas : la devise est connue. Mais l’enjeu de sa
visite s’était inversé pour moi, je m’en suis vite rendu compte. J’aimais
toujours faire l’amour avec Jo, mais je pensais à Chris. La situation
était ironique : j’avais rencontré Chris pour avoir des nouvelles de Jo,
et maintenant j’interrogeais Jo pour avoir des nouvelles de Chris. Ce
soir-là, j’ai d’ailleurs appris une chose qui m’a assombrie. Chris avait
une petite amie, une fille de vingt ans, déjà séparée du père de son
bébé de six mois. Il l’avait rencontrée sur la plage trois mois plus tôt,
mais ils se voyaient rarement, car elle habitait Bordeaux et Chris ne se
déplaçait pas « pour entendre gueuler le bébé d’un autre – pas fou,
l’animal », a dit Jo. Au moins, il ne l’a pas rencontrée sur Facebook,
pensais-je tandis que Jo racontait – j’étais si désemparée que je
m’accrochais au moindre détail positif, je voulais que notre histoire
(« notre histoire » !) soit différente. En même temps, je ne pouvais pas
reprocher à Chris de mener plusieurs amours de front puisqu’il n’était
pas question d’amour entre nous, seulement d’amitié – et encore :
d’amitié virtuelle. « Ça va, my new friend ? » m’écrivait-il par exemple.
Ou « Je t’embrasse, mystérieuse amie ».
La différence d’âge ? Dans quel sens ? Ah, entre lui et moi ? Non,
je pensais que vous parliez de la différence entre Chris et sa petite
amie, lui trente-six, elle vingt : seize ans d’écart, ce n’est pas rien.
Mais bien sûr, ce n’est pas ce qui vous préoccupe. Non, vous, vous
me demandez si la différence d’âge entre Chris et moi – douze ans –
était un problème, c’est bien ça ? Dans l’autre sens, vous ne poseriez
même pas la question : si j’étais Chris, quarante-huit ans, amoureux
d’une femme de trente-six ans, ça n’aurait aucune importance,
aucune incidence sur votre réflexion, j’en suis sûre, vous n’auriez
même pas relevé ce détail. Vous voyez, vous touchez là au drame des
femmes, un de leurs drames ordinaires, et vous n’en avez aucune idée,
semble-t-il, alors que c’est votre métier, après tout, l’âme humaine.
Ou bien c’est parce que vous êtes jeune et que vous prenez toutes les
femmes mûres pour votre mère – dans ce cas, il faut vous faire
soigner, Marc. Entre parenthèses, vous me faites rire avec votre
complexe d’Œdipe que vous nous servez à toutes les sauces. Tuer son
père pour épouser sa mère ? Pfftt ! Il faudrait trouver un autre mythe
pour décrire ce qui se passe en réalité : un homme qui tue sa femme
et qui couche avec sa fille, voilà qui serait plus juste, beaucoup plus
juste. Fin de la parenthèse. Mais dites-moi, pourquoi une femme
devrait-elle, passé quarante-cinq ans, se retirer progressivement du
monde vivant, s’arracher du corps l’épine du désir (ah ah, l’épine !
Vous l’avez entendu, docteur ?), disons plutôt l’écharde alors,
pourquoi les femmes devraient-elles s’arracher l’écharde du désir
alors que les hommes refont leur vie, refont des enfants, refont le
monde jusqu’à leur mort ? Cette injustice nous dévore très tôt, bien
avant d’en avoir l’expérience nous en avons l’intuition. Il y a quelque
chose chez les hommes qui n’est pas limité (je ne parle pas de
l’intelligence), qui ne menace pas de se refermer, on le sent même
chez des petits garçons, et quelquefois chez des hommes très vieux.
J’ai vu Jean-Pierre Mocky l’autre jour à la télé, il se vantait de baiser
encore à quatre-vingts ans passés, « je bande toujours », disait-il en
lorgnant une comédienne dont il aurait pu être l’arrière-grand-père.
Et le public applaudissait. « Je bande toujours, amen. » Vous imaginez
une octogénaire dire ça en direct, dire qu’elle mouille en matant un
petit jeune. La gêne que ce serait. C’est irrecevable, en réalité. Tandis
que les hommes… Le monde leur appartient plus qu’à nous – le
temps, l’espace, la rue, la ville, le travail, la pensée, la reconnaissance,
l’avenir. C’est comme s’il y avait toujours un au-delà dans leurs yeux,
un arrière-plan qu’ils peuvent apercevoir en inclinant la tête de côté
ou en se mettant sur la pointe des pieds – ça nous dépasse,
littéralement. Moi, par exemple, je n’ai jamais eu l’impression d’être
l’horizon d’un homme.
Mes fils ? Quand ils étaient petits, un peu. Mais ils sont
adolescents, maintenant, ils me dépassent d’une tête, alors bien sûr
que je suis dépassée.
Non, pas mon mari, jamais ! C’est-à-dire… Il était tellement
certain d’être mon seul avenir. « La femme est l’avenir de l’homme »,
tu parles ! Non mais la blague… Ou alors, au pluriel, les femmes.
Comme des bornes sur le parcours.
La différence, c’est que tous les hommes ont un avenir. Toujours.
Un à-venir. Un avenir sans nous. Les hommes meurent plus jeunes.
Peut-être. Mais ils vivent plus longtemps. J’ai lu que sur les sites de
rencontres, la frontière entre quarante-neuf et cinquante ans est pour
les femmes le gouffre où elles s’abîment. À quarante-neuf ans, elles
ont en moyenne quarante visites par semaine, à cinquante ans elles
n’en ont plus que trois. Et pourtant, rien n’a changé, elles sont les
mêmes, avec un an de plus. Vous connaissez ce sketch, je ne sais plus
de qui, sur la date de péremption des boîtes de conserve : « À
consommer jusqu’au 25 mars 2014. » Mais qu’est-ce qui se passe
donc au fond de cette boîte dans la nuit du 25 au 26 ? Nous les
femmes, nous sommes toutes des boîtes de conserve. Du jour au
lendemain, impropres à la consommation. Et si j’avais dit la vérité sur
ma fausse page Facebook, mis ma vraie photo, sans doute Chris ne
m’aurait-il même pas acceptée pour amie. En tout cas, il n’aurait pas
eu envie de lier intimement connaissance avec une femme de
quarante-huit ans.
Évidemment que je n’en suis pas sûre. Je n’ai pas osé la vérité, la
catastrophe est venue de là. Au lieu de me moquer de cette injustice,
au lieu de la défier, je l’ai intériorisée, je m’y suis soumise plus que
n’importe quel homme. C’est trop tard, maintenant.
Vous êtes gentil, vous essayez de vous rattraper. Vous vous
enfoncez, en fait. Mais oui, je sais que je ne les fais pas. Je sais qu’un
homme peut me trouver belle. Vous me trouvez belle, vous, Marc ?
Vous n’avez pas le droit de le dire ?
Merci.
Mais pourquoi merci ? Pourquoi est-ce que j’en ai besoin ?
Pourquoi est-ce que je ne m’en fous pas complètement, d’être
trouvée belle ?
Oh ! à ce moment-là, j’étais séparée de mon mari depuis un an
déjà. Je l’avais quitté juste avant ma rencontre avec Jo, sans remords
et sans scrupule, je savais qu’il avait ou qu’il aurait vite des femmes de
rechange, comme il l’avait toujours fait, d’ailleurs il s’est remarié.
Vous savez, c’est ce genre d’homme dont on dit : « Il aime les
femmes. » Façon plaisante de dire qu’il n’en aime aucune. Il voulait
que je reste avec lui, pourtant, mais je n’aimais pas du tout ses
arguments. « Tu vas vieillir et bientôt plus personne ne voudra de toi,
disait-il. Tu as encore… quoi ? Deux ans ? Trois ans de bons devant
toi ? Parce que les mecs n’en ont rien à foutre des femmes mûres. Et
tu peux bien faire des thèses et des articles et de la gym, rester
brillante et svelte, ça ne sert à rien si tu n’es plus cotée à l’argus.
Tandis que moi, même quand tu seras moche, ridée, flasque, je serai
là, et tu pourras me bénir de ne pas t’avoir lâchée. » Le narcissisme de
la pitié, vous connaissez ? Et il avait trois ans de plus que moi ! La
peau du torse qui commençait à se friper, et les poils du pubis à
grisonner, et le crâne à percer sous les cheveux. Parce que moi aussi je
sais le faire, hein, le montrer comme une pauvre chose vieillissante !
Pourtant, c’était de mon agonie qu’il s’agissait. Il m’enterrait en me
proposant une cérémonie de première classe. Le sommet de la haine,
quand le fossoyeur attend que vous le remerciiez de creuser votre
tombe. Mais je n’avais pas envie d’être morte. Il m’aurait dit « je
t’aime », je serais restée. Enfin, peut-être que non. L’amour, c’est quoi
sans le désir ? C’est quoi ? Comment fait-on ? Dites-le-moi, vous. Je
n’avais pas envie d’être morte, c’est tout, même avec des fleurs par-
dessus.
Voilà. Vous comprenez mieux, maintenant ? Vous comprenez
comment une quadragénaire bac + 8 (je dis ça pour vos statistiques,
vous avez bien quelques grilles à remplir ?) se retrouve en camisole de
force dans cette tragédie ? Juste parce qu’elle ne voulait pas mourir.
« Va mourir » : c’est ce que le monde entier dit aux femmes, plus
ou moins fort. La littérature s’en fait l’écho, du reste. Vous n’avez
qu’à lire Houellebecq – vous avez dû le lire, lui ? Vous seriez bien le
seul… – ou Richard Millet : je me souviens d’un roman de lui dans
lequel une femme décidait de mourir à quarante-quatre ans.
Quarante-quatre ans : c’était l’âge, pour elle (ou pour lui !) où une
femme perdait sa beauté et n’avait plus, par conséquent, qu’à se
suicider. Et elle le faisait ! C’était ça, l’horreur du livre : le narrateur,
son amant, accompagnait tout du long son agonie comme une chose
inéluctable, programmée, aussi fatale que la diminution de son désir
pour elle. Qu’aurait-il pu faire d’autre que de constater tristement sa
déliquescence – je vous le demande ? Quant à Houellebecq, on
connaît sa chanson. L’effondrement précoce du potentiel érotique des
femmes est inéluctable puisque lié aux seuls critères physiques dont
usent les hommes « inéducables » depuis « des millénaires », tandis que
les femmes, « bien éduquées », peuvent être séduites par la richesse, le
pouvoir ou l’intelligence. Et pourquoi ne pas éduquer les hommes ?
Pourquoi sommes-nous condamnés à n’être rien par ceux-là mêmes
qui feignent de nous plaindre ? Va mourir, c’est la seule devise des
hommes pour les femmes, si on creuse un peu – c’est le cas de le dire.
Va mourir, dégage, place aux jeunes, place aux hommes. Elles sont
d’éternelles exclues, des humains de seconde zone.
Ah ! la belle excuse ! Vous n’avez rien d’autre à me servir ? Ah oui,
vous pouvez rougir. Vous me rappelez ce qu’on me disait, gamine :
mange ta soupe, pense à tous les petits Biafrais qui meurent de faim.
Oui, alors OUI, ÉVIDEMMENT qu’il y a pire ailleurs. Disons que c’est
plus ou moins métaphorique – parfois pas du tout. Parfois, c’est réel,
va mourir, c’est une injonction réelle. Je suis au courant. Vous croyez
que ça me réconforte ? Que je devrais me réjouir de ma condition de
femme française parce qu’ailleurs elles meurent ? Mais comment vivre
ici quand là-bas on vous casse les os ? Vous avez entendu ce qu’a dit
ce type, là, Hamadache, jamais je n’oublierai son nom, ça rime avec
« hache », il a dit : « Il faut interdire les femmes », « j’en suis venu à
cette conclusion », il dit, « j’en suis venu à cette conclusion qu’il faut
interdire les femmes ». Remarquez, on a eu ça, nous aussi, en France,
un type à la fin du XIXe siècle du temps de Huysmans, des Goncourt
et des grands misogynes de tout poil, un médecin, j’ai oublié son
nom, mais son ambition proclamée était d’« éradiquer la bestiole à
chignon ». C’est plus marrant comme formulation, mais ça ne me fait
pas rire – plus du tout. Depuis longtemps, la nuit, même ici, je me
réveille tout en sueur avec d’horribles images en tête – des filles
vitriolées, défigurées au Pakistan, avec des trous à la place des yeux,
les chairs déformées ou détruites par la haine masculine, des femmes
violées partout, partout, et parfois pendues pour ce « déshonneur »
même, des adolescentes égorgées, des bébés supprimés à la naissance
parce que de sexe féminin. Les chiffres me dévorent la cervelle : 48 %
de la population de sexe féminin, en constante diminution, contre
52 % de sexe masculin dans le monde parce qu’on nous tue, cent
trente millions de femmes excisées, une femme sur trois victime de
violences au cours de sa vie. Je souffre d’une empathie maladive
envers mes semblables, vous savez. Toutes les nuits, je hurle
d’angoisse à l’idée d’être une femme. Avec l’âge, mon sexe devient
mon insomnie. Quand cette jeune fille a été violée et battue à mort
dans un bus en Inde sous les yeux de son petit ami, j’ai passé des
jours sans pouvoir m’ôter de la tête – je pourrais presque dire : de la
mémoire – la barre de fer avec laquelle ses bourreaux lui ont massacré
l’intérieur du corps. Je serrais mes jambes la nuit en y pensant avec
terreur, je visualisais ce geste de va-et-vient qu’ils avaient dû faire
pour la défoncer, et le moment où ils l’avaient jetée du bus comme un
sac d’ordures, et je ressassais la phrase qu’avait dite l’un d’eux, une
fois arrêté : « On avait décidé de tuer une femme. » Pas de s’amuser,
pas de baiser, pas de rigoler. Non : de tuer une femme. Ces paroles
me laissent tellement incrédule, je ne peux même pas le décrire. Je les
articulais dans le noir de ma chambre, sans comprendre. C’est
comme la photo de ces prostituées tuées dans une maison close à
Bagdad, vingt-neuf femmes ensanglantées, la tête dans les genoux
comme pour se protéger avec leurs moyens dérisoires des armes des
hommes. Ça me saute au visage, les sanglots s’étouffent dans ma
poitrine avec le malheur d’être une femme. Vous pouvez bien me citer
des contre-exemples comme l’a fait le docteur je sais plus qui avant
vous, me raconter de belles histoires, Marie Curie, Marguerite
Yourcenar, Catherine Deneuve, le pauvre, il cherchait dans sa tête, il
avait du mal, forcément, on n’échappe pas à la réalité : c’est un
malheur d’être une femme. Où qu’on soit. Toujours. Partout. C’est
un combat, si vous voulez. Mais comme on le perd, c’est un malheur.
Voilà pourquoi je ne regarde presque plus la télévision, pas les infos en
tout cas, je ne lis plus les journaux, les magazines illustrés parce que je
ne supporte pas de me voir traiter ainsi, moi à travers toutes ces
femmes, toutes ces victimes. Les femmes, que ce soit par la force ou
par le mépris, sont vouées à la disparition. C’est un fait, partout, tout
le temps : les hommes apprennent la mort aux femmes. Du nord au
sud, intégriste ou pornographique, c’est une seule et même dictature.
N’exister que dans leur regard, et mourir quand ils ferment les yeux.
Et ils ferment les yeux, et vous aussi vous fermez les yeux. Vous
fermez les yeux sur le sort des femmes. Évidemment que nous, ce
n’est pas la même violence, évidemment. On n’en meurt pas, on en
meurt moins. C’est déjà énorme, hein ? Et moi, j’ai été bien lotie, très
bien même, il y aurait de l’indécence à me plaindre, mais ça m’est
égal, je le fais quand même. Je porte plainte, je signale ma disparition.
Prenez acte de ma mort, fût-ce à la rubrique « Faits divers ». Car
disparaître de son vivant reste une épreuve. On se fond dans le décor,
on devient une silhouette, puis rien. Laissez-moi le dire, au moins, je
vous en prie, laissez-moi, écoutez-moi. L’indifférence est un autre
genre de burqa – je vous choque ? – une autre façon pour les hommes
de disposer seuls du désir. Une autre façon de fermer les yeux. On a
servi, on ne sert plus. Hier fantasme, aujourd’hui fantôme. Vous
trouvez ça déplacé, comme comparaison ? Mais je suis déplacée, ici,
de toute façon. Ici et ailleurs. Je suis sans place. Vous la connaissez,
celle-là ? « Quel super-pouvoir acquièrent les femmes de cinquante
ans ? Elles deviennent invisibles ! » Oh oui, je vous choque. Je le vois
bien. Vous riez jaune. Vous me prenez pour une bourgeoise. Une
petite bourge qui confond son sort avec celui des putes et des
sacrifiées. Une hystérique. C’est ça, le diagnostic, non ? Encore une
qui pense avec son utérus. C’est ce qui est écrit dans votre dossier ?
Ou pire ? Psychotique ? Narcissique ? Paranoïaque ? Mais c’est vous,
le bourgeois. Scientifique, en plus. La pire engeance de bourgeois :
celui qui sait. Qui a des vues éclairées sur la norme, le hors-norme et
les hormones. Vous ne savez rien, Marc, ne croyez pas ça. Qu’est-ce
que vous connaissez aux femmes, Marc ?

Je voudrais tellement être un homme, parfois. Ça me reposerait.

Ici ? Vous avez raison, changeons de sujet, et restons courtois.


Non. Ici, on me voit. Tout le monde me voit, ici. Alors, je reste.
En Afrique, je ne sais plus dans quel pays, au Rwanda, je crois, pour
dire bonjour on dit « je te vois ». C’est magnifique ! Nous, on like sur
Facebook, on compte les pouces levés sous nos photos de profil, mais
le sens est le même. Ce qu’il y a, c’est qu’on ne veut pas seulement
être vu, on veut être bien vu. Alors on se rajeunit, on s’embellit, on se
pousse du col. On résiste à l’effacement. On ne veut pas se dissoudre
dans la foule, on ne veut pas se perdre. C’est facile à comprendre, je
pense.
Mais moi, je n’en voulais qu’un. Ça ne m’intéressait pas d’être
vue, ni même bien vue. Je voulais être reconnue. Que quelqu’un dise :
c’est elle ! Vous savez, comme à la naissance, quand le père reconnaît
l’enfant.
Ah ça y est, le psy se réveille – je me disais aussi ! Mon père m’a
reconnue, oui, bien sûr, qu’est-ce que vous allez chercher. Mais il
voulait un garçon, comme tout le monde dans le monde. J’étais la
deuxième fille, la déception. Moi quand je dis « être reconnue », je
veux dire « avec reconnaissance » : c’est elle, et j’en suis heureux.
C’est elle, c’est moi, et notre lien n’est pas réfutable, pas dissoluble.
Indiscutable. Inaliénable. « Je te reconnais et je te suis reconnaissant
d’exister. »
J’ai fait le contraire, c’est vrai. Quelle cruauté, Marc. Vous ne me
passez rien. Mais c’est vrai. J’ai envoyé la photo d’une autre femme
que moi, je ne risquais donc pas d’être reconnue, vous avez raison !
Bon, alors OK, c’est l’inverse, juste le contraire : je voulais peut-être
mourir, dans le fond. Une femme est toujours menacée de mort.
Jamais en sécurité, jamais. Tout au fond d’elle, une insécurité, une
dépendance : le féminin. Voir ce que ça faisait, alors, d’être obligée de
mourir. De ne pouvoir vivre qu’à l’état de spectre. Hanter la Toile
comme derrière un voile. C’est ce que je disais tout à l’heure – la
pulsion de mort – c’est comme ça que vous dites ? – la pulsion de
mort, c’est contre soi ou contre l’autre. On ne démêle pas bien.
En même temps, je n’ai jamais été si vivante que pendant ces
quelques mois de liaison virtuelle avec lui. Je ne feignais pas d’avoir
vingt-quatre ans, j’avais vingt-quatre ans. Un reste de mon expérience
d’actrice, sans doute. Et de la mémoire. Et du désir. Je me suis coulée
dans mon personnage avec l’aisance des comédiens. Comme il n’y
avait pas de texte préétabli, j’ai improvisé à partir de ce que mon
partenaire me proposait, j’ai renvoyé la balle. Chaque fois qu’on se
parlait sur Facebook, Chris et moi, j’entendais en lui ce que je devais
jouer, je décryptais ma partition en miroir de la sienne, je devenais
son idéal, son alter ego, son rêve de femme, celui que font les
hommes les yeux ouverts. Je donnais la réplique, littéralement. Mais
ce n’était pas un simple rôle, c’était mon être qui se modelait peu à
peu, qui se recomposait par amour – oui, je crois que le mot est juste,
l’amour, est-ce que ce n’est pas s’aliéner à quelqu’un, tomber en
l’autre, ne plus s’appartenir ?
Et puis ce personnage n’était pas si éloigné de moi, vous savez. Par
exemple, Claire Antunès n’était vraiment pas douée en informatique –
comme moi. Plus de vingt années la séparaient de moi – une
génération (j’aurais pu être sa mère, ah ah) –, mais nous avions
beaucoup en commun : la timidité, le rêve, la recherche de l’amour
liée à un vrai désir de liberté, au moins d’autonomie (elle gagnait sa
vie, ne dépendait pas d’un homme, ni de ses parents), le goût pour
l’art (la photo). Et malgré son âge, elle n’avait rien d’une geek, donc.
Ainsi, je n’ai pas eu à forcer mon talent pour jouer les idiotes quand
Chris m’a proposé de skyper : « C’est quoi, Skype ? » Il n’a jamais
insisté. Je lui plaisais comme ça, un peu out, un peu space. Fleur
bleue. Un petit être pur qui attendait l’amour. Lui aussi était un
inadapté, à sa façon. Je le pressentais. Mais je l’ignorais encore.
C’est resté longtemps amical, oui. Il est parti à Goa en mars, fin
mars je crois, il m’écrivait de là-bas qu’il avait envie de mieux me
connaître, on tchattait depuis trois mois. Comme il était loin, c’était
plus facile pour moi, je me sentais plus libre de lui parler puisque ça
n’avait aucune chance de déboucher sur un rendez-vous. Il m’a quand
même invitée à venir le voir là-bas, – ils venaient de louer un
appartement près de la plage, Jo et lui. « Ça ne gênerait pas ton
copain de me voir débarquer ? » demandais-je. « Non, il est très cool,
et puis il invite des gens aussi. » Cette dernière phrase m’a fait
beaucoup moins mal que je ne le craignais – du moins si elle m’a
blessée, ce n’était pas par rapport à Jo mais à cause de cette
généralisation dans laquelle je me trouvais englobée – des gens. Je ne
savais pas si Chris poursuivait la même conversation avec sa petite
amie ou avec d’autres filles sur Facebook, je pouvais le penser si j’en
croyais ce que Jo m’avait dit de lui. Mais je ne le pensais pas. Au
contraire, j’étais certaine d’être la seule à entretenir avec lui cette
relation à la fois paisible et passionnée. Je le sentais harponné, ferré –
non, je n’aime pas ces métaphores animales qui supposent un
chasseur et une proie – je le sentais pris, épris, et je l’étais aussi. J’étais
déjà unique à ses yeux, déjà sortie du lot, des gens. L’amour est une
élection, pas une sélection. Nous nous étions élus mutuellement.
Sur Internet, nos conversations étaient devenues plus intimes en
raison de la distance, il me parlait de ses projets, m’y associait, « tu
verras », « je te montrerai », je lui disais que j’adorais ses photos,
surtout celles des femmes pauvres mais souriantes qu’il postait sur
son mur, il renchérissait en soulignant leur dignité et l’admiration
qu’il avait pour elles, « elles sont magnifiques ». Nos échanges se
terminaient maintenant par des petits cœurs, des étoiles, des « je
pense à toi », des bisous. Entre parenthèses, je détestais ça, écrire ou
voir écrit « bisous », pour moi c’est un mot d’enfant, je fais des bisous
à mes enfants. J’aurais voulu que Chris m’embrasse, qu’il écrive « je
t’embrasse » ou « baisers », avec la dimension sexuelle qu’on entend
dans « baisers ». Bisous, c’est nul, ça dévirilise, ça déféminise, on n’a
plus de sexe avec « bisous », non ? Mais je ne disais rien, parce que…
Comment ? J’ai dit ça tout à l’heure ? Oui, je me souviens. Je ne
suis pas à une contradiction près, vous savez. Je suis folle, après tout.
C’est moi l’enfant, OK. Mais justement, je cherchais un homme qui
reconnaisse la femme dans l’enfant. Ou l’enfant dans la femme ? Ah !
Vous m’embrouillez. Bref, on a commencé à se dire des mots doux,
des mots qui riment avec bisous. Des mots qu’on dit sans les yeux.
J’ai même risqué un jour un « tu me manques » et « quand reviens-
tu ? », il a répondu « toi aussi » et « j’ai hâte ». De temps en temps, sur
une photo qu’il postait, j’apercevais Jo dans un coin, appuyé sur une
planche de surf, en discussion avec des filles, entrant tout nu dans
l’océan, son air goguenard ne m’atteignait presque plus ni la beauté
de son corps brun, je scrutais ces images pour tenter de deviner quelle
vie ils menaient, mais ma douleur concernait à présent l’absent, celui
qui tenait la caméra, la morsure de l’incertitude venait du hors-
champ. Chris était comme la face aimable de Jo, si vous voulez, sa
part aimante, celle qui m’avait manqué. Il m’envoyait des photos de
lotus ou de soucis qu’il avait prises en pensant à moi. « Petite fleur »,
m’écrivait-il. La douceur enfantine de ses cœurs et de ses mots me
rendait quelque chose que je n’avais jamais eu, ou si peu, ou si loin :
une jeunesse, la tendresse d’un premier amour partagé. En même
temps, je faisais cours à la fac, j’expliquais Shakespeare, Racine, Mlle
de Scudéry, « l’amour est un je ne sais quoi, qui vient de je ne sais où
et finit je ne sais comment ». Ah ! Comment ça finit, tu parles si je le
sais ! Je sais tout maintenant. Mais à ce moment-là, devant mon
écran, je vivais l’intrigue sans ironie, sans détachement, sans savoir :
« J’aimais, Seigneur, j’aimais, je voulais être aimée. » J’étais devenue
double, oui, j’étais deux, fleur des champs et fleuron de l’Université.
Je me laissais libre cours.
Ah ! Oui, votre prédécesseur aussi m’a servi cet argument. Sans
doute que pour lui ça marchait fort avec ses étudiantes. Le nombre de
collègues qui épousent une de leurs doctorantes ! C’est devenu la
norme. Mais pour une femme, ce n’est pas pareil. La reconnaissance
sociale, le respect que suscitent la réussite professionnelle ou le
charisme personnel, c’est bien, c’est gratifiant, mais ça n’engendre pas
l’amour. Être respectée pour ses cours ou ses livres, c’est comme une
parodie du désir qu’on n’inspire plus. L’admiration nous tue aussi,
elle ressemble trop au meurtre quand elle nous coupe en deux pour
toujours, le corps d’un côté, l’esprit de l’autre, à la hache. « C’est moi
que tu démembres », voudrait-on hurler – mais où est passée notre
voix, nous ne le savons pas, nous qu’on a éduquées à ne pas crier. Ici,
au moins, je crie. Aaaaaah !
Ça fait du bien. Oui et non. Personne n’entend.
Vous, oui. Mais on vous paie pour ça. On vous paie pour que tout
le monde comprenne bien que ce n’est pas de l’amour, vous, moi.
Alors franchement, c’était pas la peine.
À demain.

Moi ? Oui, moi je savais à quoi ressemblait Chris. D’abord il y


avait sa photo de profil, et puis lui, il n’hésitait pas à se montrer, il
était même assez fier de son physique, et il pouvait l’être – autant
qu’on a raison de l’être pour une chose qui échappe à notre volonté.
Je vous montrerai des photos, si vous voulez. Vous ne les trouverez pas
sur Facebook, il y a longtemps que nos deux profils n’existent plus, et
pour cause ! Mais j’en ai imprimé plusieurs, je les ai toujours. Je
l’avais vu aussi dans une vidéo que m’avait montrée Jo. Un beau mec,
vraiment. Grand, mince, bien balancé. Comme Jo. Avec une barbe de
trois jours genre baroudeur, très sexy. Un peu cliché, je sais. Mais
moi, j’aime tous les signes extérieurs de la virilité, je ne fais pas dans
la dentelle, je suis bon public pour le latin lover. Chris jouait beaucoup
là-dessus, par exemple il insistait souvent sur sa taille – un mètre
quatre-vingt-quatre –, un jour il m’a demandé combien je mesurais,
j’ai menti, je me suis rapetissée, il m’a envoyé une photo de lui à côté
d’un double mètre pliant, il montrait avec la main à quelle hauteur je
lui arrivais, à peine sous l’épaule. C’en était presque agaçant, puéril
en tout cas, cette façon de mettre en avant ses atouts physiques – mais
peut-être est-ce le comble de la perspicacité, en fin de compte ? Ça
me rappelle ce passage terrible dans Belle du Seigneur. Vous l’avez lu ?
Mais vous êtes inculte, Marc. Comment peut-on prétendre sonder le
cœur humain sans avoir lu tous les grands connaisseurs du cœur
humain ? C’est absurde. Bref, Albert Cohen a créé ce personnage
emblématique du mâle, Solal, qui compare la rivalité des hommes
auprès des femmes à un combat de babouins : les babouins se battent
pour une femelle, et c’est le plus fort qui gagne, et le plus fort c’est le
plus grand, et celui qui a les dents les plus belles. Qu’il lui manque
dix centimètres ou une dent de devant, et c’en est fini du désir, fini de
la grande histoire d’amour ! Cohen nous fait passer pour des idiotes,
nous les femmes, mais est-ce que les hommes ne sont pas pires,
infiniment plus dépendants encore de notre beauté, de notre
apparence ?
C’est à pleurer, quand on y pense.
Enfin, j’ai fait comme les autres, je suis comme tout le monde, sa
beauté m’a donné du désir. Ça marche dans les deux sens, le prestige
absolu du Beau. Personnellement, je n’ai jamais compris la différence
qu’on fait entre la beauté des femmes et celle des hommes. Combien
de fois ai-je entendu ce cliché : « Une femme, c’est beaucoup plus
beau qu’un homme » ! Et les deux sexes s’accordent là-dessus, c’est le
triomphe de la doxa. Eh bien moi, je ne trouve pas. Des seins, ce n’est
pas plus fascinant, esthétiquement parlant, qu’un torse musclé. J’ai
autant de plaisir à regarder un bel homme dans le métro ou les jambes
d’un joggeur qu’à admirer une top model en couverture d’un
magazine. Enfin, j’avais.
Oh ! Ce n’est pas la peine : ils viennent jusqu’à moi. La preuve :
vous êtes là. Non non, ne protestez pas, Marc, je ne me moque pas,
vous êtes beau, vous êtes très beau. Et puis il y a quelques jeunes qui
jouent au basket, ici, des rehab, des TS, vous avez dû les voir. Cela
suffit à ma contemplation. À ma douleur aussi. La beauté, ça fait
souffrir quand personne ne songe à vous l’offrir.
Le téléphone est venu avant la photo, oui. Chris m’avait donné
tout de suite son numéro, mais je ne l’ai pas appelé avant plusieurs
mois. La première fois, ce devait être mi-mai, il venait de rentrer de
Goa et était reparti tout de suite à Lacanau, soi-disant pour monter
les vidéos faites là-bas et travailler sur son reportage photo – en
réalité, rien n’a jamais vu le jour, je crois. Je l’ai appelé en numéro
masqué, un soir, tard, sur une impulsion d’angoisse, j’étais seule chez
moi, c’était ma semaine sans enfants, j’avais besoin d’une chose
réelle. Il a décroché, j’ai entendu une radio ou une télé en fond sonore
mais tout de suite il s’est isolé, il a dit « allô », l’image mentale de Jo
avachi dans un canapé s’est effacée sitôt née, je lui ai dit : « Chris,
c’est moi, c’est Claire, parle-moi. » Il a aussitôt embrayé, c’est ça qui
était merveilleux, cet instinct entre nous, j’ai entendu dans sa voix
qu’il était conscient de la fragilité de l’instant, il n’avait pas mon
numéro, j’avais le sien, je pouvais disparaître et il voulait que je reste,
il voulait me garder. Tout cela, je l’ai entendu dans sa voix, tout de
suite caressante, douce, très douce, comme s’il parlait à une petite
fille. Sa voix me protégeait, me mettait à l’abri, me rassurait, sa voix
me privilégiait – pas du tout le ton acerbe du « va mourir ». Il a
commencé à me parler de lui, de son séjour à Goa, des gens qu’il y
avait rencontrés, de son travail, du désir de devenir un photographe
reconnu, il m’a répété que son art c’était sa vie, il m’a dit qu’il aimait
Guns N’Roses et Nirvana, mais aussi le rap et le reggae, les trucs
dansants, « je suis sûr que tu aimes danser », a-t-il dit pour amorcer le
dialogue, j’ai répondu oui et c’était vrai, j’ai toujours aimé danser,
même ici on fait des fêtes, vous viendrez, Marc ? Vous dansez, Marc ?
Les jours où je ne prends pas mes médicaments, je danse très bien,
vous verrez. J’ai dit en riant que j’avais trop bu, et c’était vrai, j’avais
bu pour résister au désir de l’appeler, d’entrer dans la réalité
charnelle, c’est charnel, la voix, ça dit quelque chose du corps, vous
ne trouvez pas ? et puis ensuite j’avais bu pour céder au désir de
l’appeler, et je l’avais fait, mais je tremblais tellement que j’avais l’air
plus ivre que je ne l’étais, et je faisais très attention à ce que je disais,
j’avais peur de me trahir, que ma voix me confonde. « J’adore ta voix,
a-t-il murmuré. Mais quel âge as-tu exactement ? » J’ai bredouillé,
mon cœur s’est accéléré, et si j’avais tout gâché en lui téléphonant ?
Soudain je paniquais, je n’étais même plus sûre de la date de
naissance que j’avais indiquée sur Facebook, heureusement il a
repris : « vingt-quatre ans, c’est ça ? », j’ai dit : « Oui, bientôt vingt-
cinq », il a ri de la précision, « tu parais plus jeune, je veux dire :
encore plus jeune, a-t-il remarqué, tu as une voix d’adolescente,
j’espère que tu es majeure », puis il s’est repris, craignant que la
plaisanterie ne soit un peu osée, trop sexuelle, « mais avec un timbre
merveilleux, je suis déjà fou de ta voix ». Il se trompait, bien sûr, vous
pourriez me rétorquer qu’il n’avait pas une once d’intuition, qu’il
prenait des vessies pour des lanternes, mais pour moi, au contraire : il
m’attrapait là où j’étais, dans une adolescence d’amour. Et j’y étais
parce qu’il me voulait ainsi, c’est tout. Lacan dit une chose très
intéressante là-dessus, votre prédécesseur m’a fait lire un article, je l’ai
gardé, il faudra que je le retrouve. En gros, il dit que l’amour est
toujours réciproque. Pas au sens où on serait toujours aimé quand on
aime – ah là là, ce serait trop beau –, mais dans la mesure où quand
j’aime quelqu’un, ce n’est pas au hasard, ce quelqu’un est concerné
par mon amour, il en est partie prenante, ou partie prise, si vous
préférez, c’est lui que j’aime et pas un autre, et ce n’est pas rien d’être
la cause d’amour de quelqu’un, ça crée un rapport, ce n’est pas
neutre. J’aime bien cette idée qu’on est responsable de l’amour qu’on
suscite, c’est-à-dire que d’une certaine manière, à défaut d’y
répondre, on en répond. Avec Chris, les deux mouvements se sont
presque superposés, pour lui comme pour moi. Alors quand j’ai fini
par lui envoyer la photo de Ka…, euh, de la belle brune, je n’ai pas eu
le sentiment d’une supercherie, enfin pas vraiment, puisqu’il m’aimait
déjà : il aimait ma voix, il aimait mes paroles, ma façon de penser, de
rire, il me le disait, il me le répétait. Et puis vous l’avez dit vous-
même : moi aussi je suis belle. Blonde, d’accord, plus âgée, d’accord,
mais aimable. Alors quoi, où était la faute ? À un moment, je me suis
juste demandé s’il cherchait une femme pour faire des enfants, c’était
mon seul scrupule : s’il rêvait d’être père, si c’était là le fond de son
désir – il avait déjà trente-six ans, après tout. Alors je l’ai un peu testé,
j’ai remarqué qu’il photographiait beaucoup d’enfants, il a dit « oui,
c’est beau les enfants », mais j’ai senti que c’était pour me faire plaisir,
parce qu’il croyait que moi j’aimais les enfants, que j’y pensais. C’est
là que je lui ai avoué que je ne pouvais pas en avoir, je ne mentais pas,
même si j’ai donné une fausse raison, une histoire d’antécédent
génétique, je ne me souviens même plus, en tout cas il m’a
réconfortée, il m’a écrit qu’une femme pouvait très bien être heureuse
sans enfants, « et puis si tu en veux, tu pourras toujours en adopter ».
« Je t’emmènerai en Inde, a-t-il même ajouté avec une émoticône clin
d’œil. Tu as vu comme ils sont beaux et gais, là-bas, malgré leur
misère ? »
Mais je vous l’ai déjà dit ! J’ai envoyé une photo prise au hasard
sur Google – une jolie brune accoudée à son balcon, un jour de soleil,
avec un T-shirt en V et des seins en pomme, mais sage. Comment ça,
vous ne me croyez pas ? Pourquoi je mentirais ? C’est parce que je
n’ai pas pu la retrouver pour la montrer à votre confrère ? J’ai
cherché, mais c’était il y a plus de deux…, trois ans, elle a disparu, je
suppose que le turn-over est rapide sur Google, surtout avec les
dizaines de milliers d’images qui sont balancées chaque jour. Mais ça
n’a aucune importance, vraiment.
Votre intuition ? Nous voilà bien ! Écoutez, je suis fatiguée. Ça
suffit pour aujourd’hui, non ?

Bonjour. Vous êtes superbe. Le bleu vous va très bien. Je me


permets de vous le dire, ici on peut tout dire, ça n’engage à rien. Vous
êtes magnifique. Vous vous laissez pousser la barbe ? Bon, de quoi
parlons-nous aujourd’hui ?
Ah mais vous êtes tenace. Vous êtes têtu. Je vous dis que ça n’a
aucune importance – la photo d’une belle fille brune prise au hasard.
Un fake comme il y en a tant sur les réseaux sociaux. Un simple
hameçon, un appât.
D’accord, ça a de l’importance parce que Chris s’est focalisé sur
elle, s’est abîmé dans cette image, dans ce leurre. J’ai eu tort,
d’accord. Il faut que je récite le confiteor ou quoi ? Vous croyez que je
n’ai pas assez pleuré ? Que je ne me suis pas assez repentie ?
Moi en fait, si vous voulez tout savoir, ça me dégoûte, tout ce
qu’une femme doit faire pour plaire, pour être séduisante. Bien sûr je
le fais, je le fais à mon corps défendant, je l’ai toujours fait, même très
jeune, je n’ai jamais été la dernière à acheter des crèmes de beauté à
deux cents euros ni des robes hors de prix, décolletées et tout, comme
ma mère, à me payer des séances d’épilation chez l’esthéticienne, qui
faisaient un mal de chien, à quinze ans je me suis même acheté un gel
anti-cellulite avec mon premier salaire de baby-sitter, je me souviens,
je m’en mettais sur les mollets parce que mon petit copain les trouvait
trop gros. Non, pour être tout à fait juste, ce qui me fait vraiment
horreur, ce qui me rend amère, c’est que ça marche, que ce soit la
seule chose qui marche. Je me souviens, quand je voyais un homme
apprécier ma silhouette dans un tailleur moulant et lorgner mes fesses
avant de venir me parler, j’étais à la fois contente et infiniment triste.
J’aurais voulu être aimée pour moi-même, vous comprenez ? Sans la
gym, sans les fringues, sans le rouge à lèvres. Qu’il me rencontre, moi,
et pas l’objet artificiellement créé de son attente. Je me souviens d’un
collègue, un jour, il m’avait invitée à déjeuner, il était gras et laid, on
discute de la fac, des cours, et au milieu de la conversation, il me
regarde et il me dit d’un ton de reproche : « Pourquoi est-ce que vous
ne mettez pas de rouge à lèvres ? » Ne pas être obligée de me vendre,
de m’exposer comme sur l’étal d’un marché. Le marché des femmes,
le marché des femmes. La perpétuelle relance sexuelle. Être sexy,
être…
Vous n’êtes pas censé m’écouter au lieu de m’interrompre ? Et
pourquoi vous ne rebondissez pas sur « comme ma mère », plutôt ?
« ça me rend amère » – a-mère, privée de mère, c’est intéressant, non ?
Mes jeux de mots ne vous branchent pas ? Ils vous brouillent
l’écoute ? Oh, et puis zut, puisque vous y tenez absolument, je vais
vous dire où j’ai pris cette photo, après tout je m’en fiche. C’était une
photo de ma nièce Katia. Voilà, vous êtes content ? Ça vous fait une
belle jambe…
C’était une jolie brune, et Chris avait l’air de préférer les brunes,
voilà pourquoi ! Vous êtes pénible, vous savez.
J’emploie l’imparfait parce que… parce que c’est passé, c’est tout.
Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, à la fin ? En quoi est-ce
que ça vous regarde, où elle est maintenant ? Quel rapport ? Vous
fantasmez sur elle, vous aussi ? Mais non, elle ne l’a jamais su. Oui
j’en suis sûre. Absolument sûre, oui.
Parce qu’elle est morte. Oui, Katia est morte. Qu’est-ce que ça
change ? Elle était déjà morte quand je me suis servie de sa photo. Ce
n’est pas moi qui l’ai tuée, si c’est ce qui vous inquiète. Vous voulez
que j’avoue tous les crimes du monde ? Et puis je m’en vais, c’est
l’heure de l’atelier d’écriture. Salut !

Je ne sais pas. Peut-être juste parce que je voulais qu’elle continue


à vivre. Il y a une chose qui m’a beaucoup troublée quand Katia est
morte, c’est que j’ai récupéré son ordinateur avec toutes ses affaires,
mais comme ni moi ni personne n’avions son mot de passe, je n’ai
jamais pu ni entrer sur son compte Facebook ni a fortiori le clôturer.
Alors, sa page existe toujours, des années après son décès ; si vous
tapez son nom (mais je ne vous dirai pas son nom, d’ailleurs elle avait
un pseudo), elle apparaît, sa photo de profil avec des lunettes de soleil
(non, une autre photo), celle de couverture avec un mot écrit en
néons jaunes : ELSEWHERE. Et si vous êtes ami avec elle, comme je
l’étais, vous pouvez lire son dernier post, insignifiant, quinze jours
avant sa mort, et les messages de rares amis – des collègues, plutôt –
qui déplorent sa disparition sur son mur, qui lui présentent en
quelque sorte leurs condoléances posthumes, qui partagent avec elle
le chagrin ou bien la nouvelle, simplement la nouvelle de sa mort. Je
me demande comment on appelle ces pages-là, dans le jargon. Pas un
fake, non. Un ghost, il me semble. Un fantôme. Voilà ce qu’elle est
devenue. Une femme doublement virtuelle – morte et restée dans les
limbes du Net. Alors oui, je voulais sûrement que ça continue ailleurs,
qu’elle soit aimée, elle qui ne l’a guère été, je crois – par un homme,
je veux dire –, que sa beauté touche le cœur de quelqu’un. On se
ressemble, on se ressemblait, un peu : c’est ma nièce, la fille de mon
frère. Elle vivait en moi, si vous voulez, grâce à cette photo. Et Chris
l’a aimée en moi. Quel mal y a-t-il à ça ?
Elle s’est suicidée.
Je ne sais pas. On n’a jamais su. Elle avait vingt-huit ans. Son père
– mon frère – était mort trois ans plus tôt des suites d’un accident de
voiture. Sa femme a été tuée sur le coup, ainsi que ma sœur aînée qui
était avec eux ; lui a passé trois semaines à l’hôpital, on a même cru
qu’il s’en tirerait, il est sorti du coma, puis finalement… J’ai eu le
temps de lui promettre de m’occuper de sa fille. Katia avait déjà
vingt-cinq ans, ce n’était plus une petite fille, mais elle était fragile,
elle avait tendance à déprimer, à boire trop, à se laisser manipuler, et
comme elle était très jolie… La mort de ses parents n’a rien arrangé,
bien sûr. Peu après, elle a perdu son job – elle était comptable, je crois
qu’elle s’ennuyait ferme – et pour tenir la promesse faite à mon frère,
je lui ai proposé de venir habiter chez nous quelque temps, histoire de
se refaire une santé. Je vivais encore près de Rouen avec ma famille, à
ce moment-là. C’est dans le jardin que j’ai pris les dernières photos
d’elle, dont celle que j’ai envoyée à Chris, plus tard.
Je ne la connaissais pas très bien, en fait. Mon frère a longtemps
vécu à l’étranger, on ne les voyait presque pas. Je me suis rapprochée
d’elle après la mort de ses parents, même si elle est toujours restée
assez réservée, en tout cas avec moi… Elle se comportait comme la
fille unique qu’elle était, en autarcie, enfin, assez seule. Elle ne se
confiait pas beaucoup sur ses amis, elle n’invitait jamais personne à la
maison, par discrétion peut-être, mais de toute façon elle ne devait
pas en avoir beaucoup puisqu’elle était étrangère à la région, au
village où nous habitions. Elle passait son temps sur Internet, c’était
les débuts de Facebook, je me souviens, mais moi à cette époque je
trouvais ça débile, je savais à peine comment ça fonctionnait. Katia
restait des heures devant son écran, ce qui m’agaçait parce qu’elle
donnait le mauvais exemple à mes enfants, qui étaient petits et
influençables – j’aurais voulu les préserver de tous ces jeux vidéo et
autres bêtises. Et le reste du temps, elle bronzait dans le jardin, elle
jouait au ping-pong avec mon mari, ou bien elle assistait aux
répétitions de ses spectacles, il lui donnait de petits rôles de figuration
pour la sortir de sa mélancolie, disait-il, ils s’entendaient bien, il disait
qu’elle avait besoin de retrouver un père.
Elle est partie… elle est partie parce qu’il fallait bien qu’elle s’en
aille, non, elle n’allait pas rester chez nous ad vitam æternam ?! Je lui
ai trouvé un petit boulot d’aide-comptable dans une société de
nettoyage à côté de Rodez. Comment ? En écumant moi-même les
offres d’emploi dans Voom Voom, puisqu’elle ne le faisait pas. « Quand
on cherche, on trouve : c’est vrai d’un travail comme d’un mari »,
disait ma grand-mère. Elle n’avait pas très envie de s’en aller,
forcément, elle était bien, chez nous. Mais j’ai pensé que mon frère et
ma belle-sœur n’auraient pas apprécié de la savoir si oisive, à son âge.
J’ai cru bien faire. Je me suis sans doute trompée. Je l’ai aidée à
emménager à Rodez. Elle a pris son poste, elle ne gagnait pas
beaucoup mais ça avait l’air d’aller. Même si elle ne donnait jamais de
nouvelles de son propre chef, quand je lui téléphonais elle avait l’air
d’aller. Je ne pouvais pas deviner, vous comprenez. On n’a jamais su
ce qui s’était passé. La police n’a pas mené d’enquête parce qu’elle a
conclu très vite à un suicide. Ni un meurtre ni un accident. Un
suicide.
Pourquoi ? D’abord la porte de son studio était fermée de
l’intérieur. Il n’y avait aucune trace de lutte. Pas de mot d’adieu non
plus, c’est vrai. Une bouteille de gin bien entamée. Mais surtout, elle
n’avait pas les poignets cassés, c’est ce qu’ils ont établi à l’autopsie. Il
paraît que quand vous êtes poussé ou que vous tombez
accidentellement, vous avez le réflexe de mettre les mains en avant,
même si ça ne sert à rien, du cinquième étage, et vous vous cassez les
poignets. Tandis que si vous vous jetez volontairement… Ça me
rappelle l’histoire du type qui tombe du vingt-cinquième étage. À
chaque étage, il dit : « Jusqu’ici, tout va bien… » Vous la connaissiez ?
Attendez, j’en ai une meilleure. C’est une femme qui tombe du vingt-
cinquième étage. Elle est rattrapée au vingtième par un homme à son
balcon qui lui dit : « Tu baises ? » Elle dit non, il la lâche. Au
quinzième étage, elle est rattrapée par un homme qui lui demande :
« Tu suces ? » Non, bégaie-t-elle. Il la laisse tomber. Elle continue sa
chute, mais au dixième étage, elle est arrêtée par un homme. « Je
baise, je suce », bredouille-t-elle précipitamment. « Salope ! » dit le
type, et il la lâche dans le vide.
Bon. Ça ne vous fait pas rire. Moi, j’adore les blagues, surtout les
mauvaises. Vous êtes puritain. Dommage. Ce que je veux dire, c’est
qu’elle n’a pas trouvé l’homme qui lui convenait, qui l’acceptait
comme elle était.
Quand on m’a laissée entrer chez elle, la fouille avait eu lieu, ils
n’avaient rien trouvé, aucun indice, aucun lien suspect. À son travail,
ils ont dit que Katia était sympathique, pas très sociable ; personne ne
lui connaissait de liaison malgré sa beauté. Ils l’ont décrite comme
plutôt rêveuse, à regarder souvent par la fenêtre.
Dans son studio, il n’y avait pas grand-chose, quelques chemises
avec des papiers administratifs, des factures – j’ai tout épluché à la
recherche du moindre détail pouvant éclairer sa vie privée durant les
huit mois qu’elle avait passé à Rodez. Rien. On m’avait rendu son
téléphone portable : rien – les numéros de ses collègues, celui d’un
coiffeur, de la banque, nos numéros à nous. Et ceux de ses parents,
qu’elle n’avait pas effacés. Il y avait juste un numéro inconnu, que j’ai
appelé pour voir : il n’était plus attribué. Je pensais que son
ordinateur serait plus loquace, mais sa messagerie ne m’a rien appris,
aucun mail compromettant ou simplement privé, elle les avait peut-
être supprimés avant de se supprimer. Sa vie – vingt-huit ans de vie –
semblait vide, lisse, sans autre aspérité que le décès de ses parents –
elle avait gardé toutes les coupures de journaux. La seule chose qui
m’a intriguée, ce sont les publicités sur son ordinateur, les cookies,
vous savez, qui vous filent et vous fichent en permanence. Il y avait
des annonces pour des sites de rencontres, Meetic, eDarling, ce
genre. Elle avait sûrement un compte, et j’ai tout essayé pour le
retrouver, mais sans le mot de passe, comment faire ? J’ai même
demandé à la police d’effectuer une enquête informatique pour
décrypter les secrets numériques de Katia. Ils n’ont pas voulu. Pour
eux, rien ne justifiait une telle atteinte à la vie privée – les morts aussi
ont droit au respect, m’ont-ils dit. Mais si un sale type sur Meetic ou
autre l’a poussée à bout, criais-je, est-ce que ce n’est pas un crime ?
Est-ce que ce n’est pas un crime ?
Est-ce que ce n’est pas un crime ?
Mais non. Rien d’illégal là-dedans. Ou alors il faudrait prouver le
harcèlement moral, trouver la trace d’une volonté de nuire. Et
encore… Est-ce que moi, par exemple, j’avais la volonté de nuire ? La
police m’a aussi expliqué que dans les suicides, il n’y a pas forcément
préméditation, pas obligatoirement de raison précise. D’où l’absence
de signes avant-coureurs nets, ou de lettre d’explication. Katia a pu
ouvrir la fenêtre pour prendre l’air, parce qu’elle étouffait, et une
impulsion l’aura précipitée par-dessus la balustrade, un genre de
raptus, ni vu ni connu je m’en vais. Une façon de mettre fin à un
souci, à une angoisse, à une existence morne ou à un simple coup de
blues, voilà tout. Mais moi, je n’y crois pas. Je pense qu’elle avait
rencontré quelqu’un sur Meetic ou sur Facebook, qui sait ? et qu’elle
est tombée sur un dingue, un méchant, un type qui l’a fait souffrir à
en mourir. Un « va mourir », quoi ! Alors elle est morte. C’est de ça
qu’elle est morte. Les gens ne meurent pas, on les tue. Je tue, je suis
tuée. C’est le mouvement naturel de la vie, tuer, être tué. On n’y
échappe pas.
Allez, bonsoir. J’entends la cloche.
Je vous ai apporté un indice de ce que je vous disais avant-hier.
C’est le livre que Katia lisait quand elle est morte. J’ai laissé le
marque-page à l’endroit où je l’ai trouvé, p. 157. Elle l’avait presque
fini, et elle avait corné des pages, vous allez voir, c’est parlant. J’ai eu
un choc quand je l’ai découvert sur sa table de chevet. Tous ses livres
étaient rangés tranquillement sur une étagère, rien de passionnant, je
les ai regardés un par un – des Club des Cinq qu’elle avait gardés de
son enfance, des manuels de comptabilité, quelques romans policiers,
un traité du bonheur. Un traité du bonheur ! Et puis ce livre, donc. Je
peux vous dire que je l’ai épluché, oui, lu et relu. Et pas seulement
parce qu’il était le dernier dépositaire de la vie de ma nièce, en
quelque sorte. Je l’ai lu aussi parce que ça m’intéressait, tout
simplement. Je venais de rencontrer Jo. Tenez, écoutez ça, elle l’a
surligné en jaune :
Aussi contraire que ce soit aux idées reçues, l’homme hystérique (HH)
n’aime pas faire l’amour. À la limite, le sexe est pour lui une corvée, qui lui
procure très peu de plaisir. Ce qui intéresse l’HH, c’est de séduire, de susciter
l’attente puis de la décevoir sys-té-ma-ti-que-ment. Alors il vous laisse en
plan et commence à rêver d’une autre proie, d’une nouvelle dupe. L’HH
type : don Juan, condamné à errer de demande en demande en les frustrant
sans cesse. Sa devise : ailleurs l’herbe est plus verte. L’HH contemporain, de
plus en plus répandu, passe sa vie sur Internet : sites de cul ou de rencontres,
jeux vidéo, tout lui est bon pour éviter le passage à l’acte. Il préfère mille fois
la masturbation ou la fête entre potes. Si vous commettez la folie de
l’épouser, il aura vite fait de vous transformer en « fishing widow », ces
veuves de pêche irlandaises que leurs maris délaissent constamment pour
aller taquiner le saumon avec leurs copains. L’HH fait souffrir les femmes,
mais n’oublions pas qu’il souffre aussi. En effet, contrairement au pervers
narcissique, il culpabilise de ne pouvoir s’empêcher de trouer tout ce qui
paraît lisse et harmonieux, et de faire échouer ce qui pourrait réussir. Il
cherche toujours la faille chez la femme, et il la trouve : d’une petite phrase
assassine, il vous touchera au défaut de l’armure et vous laissera là. À fuir
absolument si vous cherchez l’amour : l’HH ne sera jamais au rendez-vous.
À moins que vous ne soyez vous-même hystérique, auquel cas le couple
fonctionnera sur le principe de la frustration réciproque ! À méditer !

Oui, je sais bien, je vous vois tordre le nez, ce n’est pas du Freud,
d’accord ! N’empêche, quand je lis ça, je me dis qu’elle devait cacher
beaucoup de choses, Katia. Elle a corné beaucoup d’autres pages, à
croire qu’elle a rencontré tous les dingos de la terre. Elle avait sans
doute une vie parallèle à son existence sociale, des fantasmes, des
névroses, des fréquentations douteuses. Mon frère était quelqu’un de
plutôt strict, elle a eu une éducation renfermée, elle s’est repliée. On
le voit bien sur la photo : elle sourit, mais d’une façon contenue, elle
retient son sourire. Le problème dans le jeu de cache-cache, c’est
quand vous restez caché sans que personne s’en aperçoive. Si tout le
monde abandonne la partie alors que vous êtes toujours derrière votre
buisson, qu’est-ce que vous devenez ? Perdre à ce jeu, ce n’est pas être
trouvé ; c’est quand personne ne vous cherche. On n’a plus d’autre
solution que d’ouvrir la fenêtre, de se débusquer de la vie.
Oui, des névroses. Le mot fait tilt pour vous, hein ?
Disons que j’ai essayé de reconstituer ce qui avait pu se passer
pour elle. Et j’ai voulu lui offrir une seconde chance, en quelque
sorte. Une deuxième vie. Mais ça s’est fait dans l’après-coup. Je suis
d’abord tombée amoureuse de Chris, ensuite j’ai envoyé la photo de
Katia. Pas le contraire. C’est important. Et s’il y a quelqu’un qui
n’avait pas l’air d’une personnalité difficile, c’était bien Chris. Je vous
l’ai dit, « cool » était son mot fétiche. Il s’adaptait à moi avec une
tranquillité qui me touchait. J’aimais les enfants ? Il en voulait trois. Je
ne pouvais pas en avoir ? Il s’en moquait. Je rêvais de voyages ? Il était
baroudeur dans l’âme. J’aspirais à un petit nid d’amour ? Il avait envie
de se poser. Je détestais les hommes jaloux ? Il ne l’était pas. Je
cherchais une relation fusionnelle ? Lui aussi. Il voulait être le prince
charmant. J’étais émue de cette disposition à me plaire qu’il avait, à
m’accueillir, jusque-là j’avais plutôt connu l’inverse, je m’étais
toujours pliée aux désirs, aux goûts de l’autre, alors soudain je me
suis dit : c’est ça l’amour. C’est quelqu’un qui accepte de me partager
avec moi.
Coupable, oui, forcément, parce que je n’ai rien pu faire. Et puis
c’est moi qui l’ai chassée de la maison. Enfin, je veux dire, pas
chassée. J’avais juste besoin de me retrouver en famille, surtout que ça
n’allait plus très bien avec mon mari, je voulais me recentrer sur nous.
Ça a raté dans les grandes largeurs : je me suis séparée de lui trois
mois plus tard, et Katia est morte. Et puis il y a eu Jo. Et Chris. Et je
suis devenue folle.
Être folle ? Ce que c’est qu’être folle ? Vous me le demandez ?
C’est vous qui me le demandez ?
C’est voir le monde comme il est.
Fumer la vie sans filtre. S’empoisonner à même la source.
Katia a dû avoir cette lucidité, à un moment, elle a vu l’absence
d’amour, alors elle s’est absentée.
Moi, c’est autre chose. J’ai vu la perte, moi. Pas l’absent. Le
perdu. Comme le temps perdu. Avec vous, par exemple, je perds mon
temps, là. Vous voulez me faire dire quelque chose, on dirait, mais
vous seul savez quoi !

Mon mari est venu ce matin avec les enfants, oui, vous êtes bien
renseigné, les nouvelles vont vite. Je n’ai pas voulu les voir, j’ai eu
peur qu’il soit avec sa nouvelle femme – et puis leurs visites me
perturbent, c’est fini tout ça, je ne suis plus de ce monde. Parlons
plutôt de Chris, si vous tenez toujours à parler. J’ai rêvé de lui et cet
après-midi, à l’atelier d’écriture, j’ai écrit une belle page sur lui, enfin
je crois. Camille avait l’air contente.
Après ce premier coup de téléphone, il y en a eu d’autres. C’était
d’une grande douceur et d’une grande banalité, mais chaque fois
qu’ils se terminaient, j’avais comme une angoisse d’amour – la peur
de perdre qui va toujours avec l’amour, chez moi. Je me raisonnais, je
me disais : « Tout ça est une pure fiction. Il est amoureux de toi, mais
ce n’est pas toi. Tu es amoureuse de lui, mais sans le connaître. » Mais
je me répétais aussi la phrase merveilleuse d’Antonioni, je ne sais plus
dans quel film : « L’amour, c’est vivre dans l’imagination de
quelqu’un. » Vous connaissez une meilleure définition ? L’amour, c’est
vivre dans l’imagination de quelqu’un. Une fiction, oui. Et alors ?
Être aimée, c’est devenir une héroïne. L’amour, c’est un roman que
quelqu’un écrit sur vous. Et réciproquement. Il faut que ce soit
réciproque, sinon c’est l’enfer. Alors nous, on s’aimait, on s’aimait
vraiment, Chris et moi : je vivais dans son imagination, ça c’est sûr, je
me sentais vivante dans sa tête. Et il occupait mes pensées. J’essayais
de me représenter sa vie à l’aide des informations qu’il me donnait.
Une phrase d’adolescent comme : « j’ai accompagné ma mère chez le
dentiste » ou « mon grand-père est à l’hôpital » me plongeait dans un
délire d’empathie amoureuse. Il me parlait avec sincérité de son
manque d’argent, de son ambition artistique, l’un entravant l’autre. Il
entrelaçait ses paroles de phrases très tendres, un peu naïves, qui me
laissaient sans défense contre lui : « Tu es mon rayon de soleil », « ne
m’oublie pas », « j’ai envie de parler de toi à tout le monde, tout le
temps ». Cependant, il donnait toujours à notre lien le nom d’amitié,
et moi aussi. Je me demandais ce que Jo, à supposer que Chris se
confie, ce que Jo pensait d’une relation si platonique – il devait
trouver ça complètement débile !
Nos conversations avaient presque toujours lieu tard le soir.
Souvent, je parlais bas pour ne pas réveiller mes enfants, la semaine
où je les avais, si bien que Chris a fini par me demander pourquoi. J’ai
raccroché assez brusquement, sans lui répondre, mais ça a été le
déclencheur d’une nouvelle série de mensonges. Ceux-ci sont devenus
encore plus nécessaires quand il est rentré de Lacanau en juin parce
que la famille de Jo investissait la maison pour tout l’été. Chris s’est
installé non pas à Paris, où il n’avait pas les moyens de se payer un
loyer, m’a-t-il expliqué un soir d’une voix très douce et posée, mais
chez ses parents à Sevran. Ce n’était pas glorieux, disait-il, à bientôt
trente-sept ans, de se retrouver en banlieue chez papa-maman, mais il
n’avait pas le choix. Et toi, me demandait-il, tu es bien installée ? Tu
es à Pantin, c’est ça ? C’est tout près de Paris. J’espère que je viendrai
te voir bientôt.
Je me sentais de plus en coincée par cette dangereuse proximité, je
n’allais pas pouvoir trouver éternellement une excuse pour éviter un
rendez-vous, alors j’ai inventé un nouvel empêchement. Je lui ai
« avoué » que si je parlais parfois très bas, c’est parce que j’habitais
avec quelqu’un, avec un…, bref, je ne vivais pas seule. Il a d’abord
cru à un colocataire, mais je lui ai dit que c’était mon copain – mon
boyfriend. Il a accusé le coup, sa voix s’est voilée en me serrant le
cœur. « Depuis longtemps » ? a-t-il dit. « Non, ai-je répondu. Et ça ne
marche déjà plus trop entre nous. Il est très jaloux, très
soupçonneux. » Chris a abondé dans mon sens avec ardeur : lui aussi
détestait la jalousie, c’était un sentiment bas, au contraire une relation
amoureuse devait être fondée sur la confiance. « Moi, je ne suis pas du
tout comme ça », a-t-il dit. « Et toi, tu n’as personne ? » ai-je
demandé. « Non, moi je suis célibataire », a-t-il répondu avec une
véhémence voilée de reproche. Je l’avais deviné : une certaine Audrey,
vingt ans, un enfant, assistante de caisse à Auchan-Bordeaux, avait
récemment disparu de sa liste d’amis. Il avait rompu, il n’était qu’à
moi.
Je sais, c’était le moment rêvé pour mettre fin à cette liaison
impossible. Mais je ne voulais pas. Je ne pouvais pas. Dès que je
faisais un pas vers la rupture, j’en faisais un en arrière pour le
rattraper. J’avais besoin de l’entendre, de savoir ce qu’il faisait. J’avais
besoin de me sentir aimée de lui. Il avait pris la place de Jo, et si je le
perdais, j’étais seule. Il était la preuve que j’existais. Ce qui est triste,
vous voyez, tristement banal en tout cas, tragiquement banal, c’est
qu’en fait ce faux aveu d’un rival a renforcé notre lien. Chris se
croyait exempt de jalousie alors qu’il en était rempli. De cette jalousie
qu’on pourrait dire homosexuelle, non, ou infantile, œdipienne, allez-
vous me dire ? – vous avez des lumières là-dessus ? –, en tout cas, on a
l’impression que l’entrée d’un autre homme dans le cadre excite le
désir, l’envie de conquête. La jalousie, c’est de l’amour à trois, non ?
À partir de là, nos conversations, par leur caractère secret, clandestin,
ont pris une tournure plus érotique. Parfois je raccrochais
brusquement (c’était mon fils qui avait fait un cauchemar) et Chris
me laissait sur Facebook un message inquiet, presque anxieux, un
message d’amant. Il tremblait à l’idée que je puisse cesser de lui
parler, ou que quelqu’un m’y oblige, il était dévoré de l’angoisse de
me perdre, mais je ne m’en suis rendu compte qu’après. Je jouissais
de ces conversations rendues plus intimes par le secret où elles se
déroulaient, je les attendais, je les espérais. Bien sûr, quelquefois, le
doute me venait avec la déception. J’avais l’habitude de relations plus
intellectuelles avec les hommes, j’étais un peu ce genre de personnes
qui se demandent comment on peut vivre sans avoir lu Proust. Ne
parler que du temps qu’il fait et pas du temps qui passe, que des
séries télé et pas de la force du désir, que de la surface et pas du
creusement, c’était nouveau pour moi. Enfin, avec Jo c’était pareil,
mais la présence physique changeait tout, la sensualité dispense de
mots, Proust ne manque jamais à ceux qui font l’amour. Il m’arrivait
donc de raccrocher en me promettant de ne plus le rappeler, puisque
de corps, il ne pouvait y en avoir. Mais je le désirais de plus en plus
fort, sa voix, son image avaient pris possession de moi. Je caressais en
rêve les parties de son corps que ses photographies me laissaient
apercevoir : son cou, ses épaules, sa bouche. Alors la conversation
reprenait sur Facebook. Un soir, il m’a demandé de lui donner mon
numéro de téléphone, j’ai résisté, disant que mon compagnon – que
j’avais baptisé Gilles – ne supporterait pas ses appels, il a insisté, il
ferait attention, il m’appellerait quand je serais en déplacement, ou
aux heures que je lui indiquerais moi-même, mais il avait besoin de
cette marque de confiance de ma part, il se sentait exclu, inexistant
dans ma vie, il avait besoin de posséder quelque chose de moi. Je ne
voulais pas lui donner mon numéro parce que j’avais peur que Jo le
voie un jour par hasard, découvre que Claire Antunès, c’était moi, et
l’apprenne à Chris. C’était la chose que je redoutais le plus. Le
lendemain, j’ai donc acheté un petit téléphone avec un forfait Free,
deux euros par mois, deux heures de communication, sms illimités, et
un numéro rien que pour Chris. Les semaines où je n’avais pas mes
enfants, je lui disais qu’il pouvait m’appeler, soit parce que j’étais en
déplacement professionnel, soit parce que mon copain était absent.
Chris est devenu le témoin à la fois de mes difficultés « conjugales » et
de ma fidélité : je ne voulais pas le rencontrer, lui expliquais-je, parce
que j’avais peur de tomber amoureuse de lui et donc de tromper
Gilles. Chris me disait qu’il comprenait (il comprenait tout !), mais
que je devais être honnête avec moi-même. « J’ai la certitude qu’un
jour nos vies seront liées », m’écrivait-il. C’était une façon pudique de
me dire qu’il m’aimait, et moi j’aimais cette discrétion, cette retenue.
Il attendait, il avait confiance en l’avenir, en nous, il ne cherchait pas
à prendre le pouvoir. « Apprenons à nous connaître, répétait-il. Nous
avons le temps. » C’était bon de pouvoir me reposer en lui, de n’avoir
aucune pression. Aucune pression de sa part, je veux dire. Parce que
moi, je l’avais, la pression. Ma vie s’organisait de plus en plus autour
de cet amour. Je négligeais mes cours, mes étudiants me pesaient, mes
enfants me reprochaient d’avoir la tête ailleurs. Je vivais dans l’attente
d’un happy end que je savais rigoureusement impossible, j’étais clivée,
je devenais folle.
Oui, j’y ai pensé, bien sûr. C’était même une rêverie récurrente : je
le rencontrais dans un café, dans la rue, moi, la Claire de quarante-
huit ans, et il tombait amoureux de moi – de moi et pas d’une autre.
Pourquoi pas, après tout ? Mais pour cela, il fallait que je me
débarrasse, que je le débarrasse de la Claire de vingt-quatre ans, car je
n’imaginais pas qu’il puisse seulement regarder une autre femme, au
point de passion où nous en étions arrivés. Pour qu’il m’aime moi,
pour que mon visage remplace celui de Katia, il fallait qu’il n’ait plus
aucun espoir de rencontrer sa jeune correspondante idéale. Claire
Antunès, mon avatar, devait donc disparaître pour que je puisse
advenir dans sa vie. Le consoler de ce deuil. Combien de fois j’ai
imaginé la suite de l’histoire, sa suite possible, vous n’avez pas idée !
Une fois, j’ai même essayé de mettre mon rêve en acte. Chris rentrait
de Lacanau, il m’avait donné son heure d’arrivée à Montparnasse,
j’avais inventé un déplacement en province, comme d’habitude. Et
sur un coup de tête, sans avoir rien prémédité, à l’heure dite j’ai enfilé
une jolie robe et je suis allée l’attendre sur le quai. Je m’étais mise un
peu en retrait, j’avais l’intention de le suivre sans trop savoir ce qui se
passerait, j’avais besoin de voir son corps réel se déplacer ailleurs que
dans ma rêverie. D’un coup, je l’ai vu remonter le quai, portant un
gros sac de voyage, l’air fatigué et perdu, vraiment perdu, comme un
enfant qu’on aurait fait voyager seul. D’ailleurs, au moment où
j’improvisais à toute allure une suite possible, un homme s’est avancé
vers lui, l’air bourru et gentil à la fois, et a saisi une anse du sac – son
père, me dira-t-il plus tard quand Claire Antunès lui révélera qu’elle
était là, à la gare, qu’elle avait menti en prétendant n’être pas à Paris.
J’étais émue de le voir en vrai, beau mais fragile, étonnamment
fragile, je me souviens me l’être dit, stupéfaite de voir son père
l’attendre, à trente-six ans, pour le ramener simplement en banlieue.
Là, j’aurais dû creuser plus loin, me rendre compte de sa faiblesse.
Mais j’étais aveuglée par mon désir qu’il soit fort, je ne voulais voir
que le conquérant.
Les choses auraient pu être si différentes.
Je n’ai pas eu le temps. Chris ne m’a pas laissé le temps
d’orchestrer mon entrée en piste. D’ailleurs, ce jour-là, il ne m’a
même pas remarquée. Je me suis arrangée pour les croiser, lui et son
père, aucun des deux ne m’a vue, je le sais, le regard de Chris m’a
traversée comme une vitre. Pas l’ombre d’une intuition dans l’air,
non. La rencontre est restée imaginaire. Mais toute l’histoire est
écrite, vous savez. Ici, à l’atelier d’écriture, Camille nous a proposé
l’année dernière de travailler sur le thème : « Changer la donne. » Il
s’agissait, à partir de notre propre existence, en partant d’une
expérience décevante, malheureuse ou tragique (nous en avons tous,
ici, et spectaculaires, vous devez avoir du grain à moudre), il s’agissait
d’imaginer une autre version, un développement nouveau, une fin
non avenue, d’inventer un récit qui oriente différemment le cours
véritable de notre vie. Vous pensez si je me suis lancée dans ce projet !
D’abord, écrire me manquait. Je ne parle pas de l’écriture
universitaire, des articles pour des colloques. Je n’ai jamais compris
d’où me venait cette énergie – que j’ai eue pendant des années – à
rechercher des choses insignifiantes et à en faire le compte rendu
comme si le monde allait en sortir transformé ou meilleur : la datation
d’une lettre de La Rochefoucauld à Mme de Lafayette, la virgule
surnuméraire dans un manuscrit d’Henry James, la rime en -ance
chez Victor Hugo. Quelle angoisse, quand on y pense ! Quelle fuite
devant la vie ! Non, je parle de l’écriture personnelle, de ce
mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur pour exprimer ce qui
s’est imprimé en soi – écrire pour dire son expérience, ses rêves, écrire
pour dire son désir, l’attraper dans le filet des mots comme un
poisson gigotant. Vous avez déjà essayé, vous, Marc ? Bien sûr, c’est
souvent décevant : la confrontation entre le récit qu’on a dans la tête
et celui dont on accouche plus ou moins péniblement peut être
terrible. Un poisson, c’est toujours plus beau ondulant au gré du
courant qu’agonisant sous le vent ; les écailles miroitent mieux dans la
rivière que dans les mailles de l’épuisette. Mais pendant qu’on le
traque, on est heureux. Enfin, je ne sais pas si le verbe « traquer »
convient bien, il est trop « chasseur ». Il vaut mieux garder la
métaphore du poisson. L’écriture, c’est de la pêche – pêche à la ligne,
pêche au gros, c’est plus ou moins physique, mais le principe, c’est
l’attente. Une attente active, un aguet. L’impression que si vous
attendez bien, si vous savez attendre, à l’écoute du moindre
frémissement de ligne, du plus petit friselis, vous ne serez pas
bredouille, ça va mordre. Écrire, c’est comme l’amour : on attend, et
puis ça mord. Ou pas, comme dirait mon fils. Sauf que dans l’amour,
souvent c’est nous le poisson. Ah ah, je m’emberlificote dans mes
images. Revenons plutôt à nos moutons. À l’atelier, j’ai écrit l’histoire
telle qu’elle aurait pu se dérouler si j’avais osé. J’ai imaginé ce qui
aurait pu se passer entre Chris et moi si j’avais osé me présenter à lui
– sans lui avouer que j’étais sa mystérieuse correspondante Facebook,
non, je n’aurais pas pu aller jusque-là, j’aurais eu trop peur, trop
honte –, juste me présenter, moi, une nouvelle rencontre. Je me suis
laissée aller à mes rêves, c’était bon, ah comme c’est bon.
Évidemment, même là, il a fallu choisir entre plusieurs fins, happy
or not happy. Vous verrez. Je vous le donnerai peut-être à lire, un de
ces jours, quand j’aurai fini. Mon histoire d’amour avec Chris, en
mode roman. Histoire de nous faire vivre tous les deux ensemble, de
ranimer nos fantômes, nos corps virtuels, nos âmes silencieuses, nos
paroles tues. Camille aime ce que j’écris. Le truc le plus génial, à
l’atelier, c’est qu’ensuite on va faire un genre de cadavre exquis –
désolé pour le mot, vu les circonstances, mais ça s’appelle comme ça,
un cadavre exquis, vous devez absolument lire davantage, Marc, ça
n’est pas possible. Un genre de jeu surréaliste, donc. Sauf que là, il
s’agira, une fois notre récit terminé, de le passer à notre voisin ou
voisine d’atelier pour qu’il y ajoute un chapitre, ou une page, un autre
dénouement. Quelque chose qui nous échappe, quoi ! La fiction d’un
autre projeté sur notre propre fiction. Le rêve de chacun, rêvé par un
autre rêveur. L’idée me plaît, l’idée qu’on n’écrit pas tout, qu’on est
écrit, aussi. Qu’on peut voir les choses autrement. Que les choses
peuvent être autrement.
Pourquoi dehors ? Je ne peux pas, dehors. Je ne peux simplement
pas. J’ai essayé. Je suis toujours revenue très vite, on m’a ramenée.
Mes enfants sont gentils. Mais on ne peut pas attendre, dehors. Les
gens vivent, dehors. Moi, je n’ai plus rien à vivre. Je ne vis pas, moi,
j’attends la vie.
Écrire ? Oui. Attendre, écrire : c’est pareil.
Mais je ne peux pas. Vous ne comprenez donc rien ? Qu’est-ce
que vous voulez que je vive avec un autre homme ? C’est lui que je
veux.
Pour la baise, vous voulez dire ? Ne vous inquiétez pas pour moi :
si on veut baiser, c’est largement aussi facile ici que dehors. Si on
veut.
Non.
Non.
Je ne sais pas.
Non.
Vous n’en savez rien.
Non.
Laissez-moi. Je suis fatiguée.

Je vous regardais arriver, là, dans le parc, on aurait dit un flic. Un


inspecteur de la BAC. Votre façon de vous arrêter pour parler aux
gens. On a toujours l’impression que vous enquêtez incognito. Alors
que tout le monde vous connaît, vous voyez ce que je veux dire. C’est
comme dans les cités : vous parlez aux gens, ils ne vous disent que ce
qu’ils ont envie de vous dire. Ils mentent, aussi bien. Ils veulent la
paix.
Alors c’est quoi, votre question, inspecteur ?
Ah ! La mort. Bien sûr, la mort. C’est la question. That is the
question.
Je sentais tellement d’angoisse dans la voix de Chris, certains
soirs, à l’idée de me perdre, que je finissais toujours par le rassurer :
ça n’allait plus du tout avec Gilles, il était jaloux, colérique, je ne
savais pas quoi faire. « Quitte-le », me disait-il. Oui, mais pour aller
où ? Je n’avais pas assez d’argent pour assumer seule un loyer,
répondais-je. Chris restait silencieux, malheureux de ne pouvoir rien
me proposer, sa situation économique était encore pire que la mienne.
Au téléphone, ces jours-là, j’avais honte, dans mon confortable trois-
pièces rue Rambuteau, de surjouer la vie précaire. En même temps,
j’étais parfois agacée de son inertie. S’il vivait chez ses parents, c’était
aussi parce qu’il ne voulait pas chercher de travail. Après avoir vécu
un temps aux crochets de Jo, il aurait pu trouver un boulot de serveur
ou n’importe quoi. Mais il ne voulait pas. « Je me consacre à mon art,
je ne vais pas gâcher mon talent », disait-il entre deux bouffées de
cigarette – je l’entendais expirer la fumée, ça me touchait d’avoir ce
minuscule accès à son corps ; il fumait peut-être des joints, je lui ai
demandé un soir, il s’est récrié, non, il avait arrêté tout ça, il était
clean. Une fois, il a dédaigné un job de photographe que je lui avais
trouvé sur Internet. Je lui avais envoyé le lien sur Facebook, ce n’était
pas mirobolant, des mariages, des cérémonies familiales, mais enfin ça
lui aurait donné un peu d’air. Mais non. Il se jouait à lui-même la
scène de l’artiste maudit, pauvre et digne dans sa misère. Il voulait
être Depardon ou rien. En même temps, il passait une grande partie
de ses journées à regarder des séries américaines en ligne, ça n’avait
rien de spécialement génial. Son refus me montrait aussi qu’il n’était
pas prêt à faire n’importe quoi pour moi, pour me conquérir. C’est
aussi ce qui m’a décidé à rompre sans trop de scrupules, vous
comprenez. Parfois je m’ébrouais, je me demandais ce que je faisais
encore là, dans ce mélo, dans ce méli-mélo. Comment aurais-je pu
imaginer… ? En fait, je ne savais vraiment plus quoi faire. Quand
j’élaborais un stratagème pour le « quitter » en douceur – et me
quitter, aussi, quitter la jeune fille en moi –, il me parlait d’une voix si
suave au téléphone que j’abandonnais mes résolutions. Il me racontait
ce que nous ferions quand nous serions ensemble. Il me masserait
longuement les soirs où je rentrerais fatiguée, il me ferait des pâtes à
la carbonara, sa spécialité, on irait se promener dans sa DS
« déglinguée mais cool » – c’est une vieille fille, disait-il, elle a
quarante-cinq ans. Et je rougissais secrètement à l’autre bout du fil. Il
ne parlait jamais de choses plus explicites, ne faisait par exemple
jamais d’allusions coquines, encore moins ouvertement sexuelles. Je
ne savais pas s’il avait peur de m’effrayer ou s’il n’était simplement
pas très porté sur le sexe. Cette hypothèse m’inquiétait, parce que
moi, certains soirs, sa voix suffisait à me liquéfier, je raccrochais
engoncée dans mon désir indicible. J’avais quelquefois souligné le
nombre de jolies « meufs » qui likaient ses posts sur son mur, il
m’avait répondu d’un ton rassurant que c’était normal pour un
photographe, les modèles féminins cherchent toujours des shootings.
Alors il voulait peut-être me montrer que je n’étais pas un plan cul
pour lui, mais bien autre chose. Et c’était vrai. Un soir, il a posté la
vidéo de Patti Smith chantant Because the night belongs to lovers –
magnifique chanson, vous la connaissez ? – mais parmi toutes les
citations possibles, il a choisi d’écrire en commentaire : Love is an
angel disguised in lust. Si l’amour est un ange, pensais-je en l’écoutant,
il n’a donc pas de sexe. J’en étais à la fois malheureuse et réconfortée :
même s’il n’y avait que des mots entre nous, nous étions des amants.
Il venait de plus en plus souvent de Sevran passer la soirée à Paris,
et il devenait de plus en plus difficile de justifier mon refus de
simplement le rencontrer. « On peut quand même prendre un café,
non ? Un déca, plaisantait-il. Je sais que ton mec n’est pas cool, mais
tout de même. Dans ton job, tu vois sûrement plein de gens, non, et
même sûrement des photographes, non, alors pourquoi pas moi ? »
Quand j’éludais, il me disait : « C’est parce que tu sais que dès que
nous nous rencontrerons, tout sera clair – clair comme ma Claire. J’ai
la certitude absolue que nous sommes faits l’un pour l’autre, et tu le
sais aussi, au fond de toi, même si tu ne veux pas te l’avouer. » Claire
comme ma Claire, oui, ironisais-je intérieurement. Très claire, en
effet. Claire comme de l’eau de roche. Mais je souffrais. Je me
défendais comme je pouvais. « Tu dis ça parce que je te plais
physiquement, parce que tu me trouves jolie. Mais tu ne me connais
pas. Je te mens peut-être. » « Si, je te connais, répondait-il, très sûr de
lui, très posé. Ça n’a rien à voir avec ton physique, tu me connais mal.
Je m’en fous, de ça. Ce qui compte, c’est ton être. J’aime ton être. Je
suis amoureux de ton âme, je l’entends dans ta voix, dans tes mots.
Ce qui n’empêche pas que j’ai très envie de te prendre dans mes
bras », ajoutait-il en entendant mon silence. Et ce simple syntagme
« te prendre dans mes bras » me faisait plier les genoux, me terrassait.
Je n’ai pas pu, non. Je n’ai pas pu. Un jour, pourtant, je lui ai
posté une chanson chantée par Catherine Ribeiro via YouTube, De la
main gauche – après tout, j’étais censée aimer la bonne chanson
française. Je voulais surtout qu’il prête attention aux paroles, quand
elle dit : « Tiens voilà ma détresse / Tiens voilà c’est la vérité / Je n’ai
jamais eu d’adresse / Rien qu’une fausse identité. » Mais il a…
Comment ? Vous vous moquez de moi, là ? Bon… Si vous voulez. Ça
nous distraira. Je vous préviens, je ne chante pas toujours très juste,
surtout a cappella.

Je t’écris de la main gauche


Celle qui n’a jamais parlé
Elle hésite elle est si gauche
Que je l’ai toujours cachée

Je la mettais dans ma poche


Et là elle broyait du noir
Elle jouait avec les croches
Et s’inventait des histoires

Je t’écris de la main gauche


Celle qui n’a jamais compté
C’est celle qui faisait les fautes
Du moins on l’a raconté

Je m’efforçais de la perdre
Pour trouver le droit chemin
Une vie sans grand mystère
Où l’on ne se donne pas la main.
Bon, j’arrête, j’épargne vos oreilles. Ma tentative d’aveu a échoué
lamentablement, il n’a pas capté le message, rien qu’une fausse identité,
s’inventait des histoires… il n’a retenu que la fin : « Je voulais dire que je
t’aime / T’aime parce que ça semble vrai. » Et il m’a répondu : « Moi
aussi, Claire, je t’aime », tout en se moquant gentiment : « Catherine
Ribeiro… C’est tes parents qui écoutaient ça quand t’étais petite ? »
J’avais oublié qu’elle était d’origine portugaise, comme mon avatar !
Vous voyez, je voulais me dévoiler, mais inconsciemment je restais
Claire Antunès.
Enfin bref, c’est devenu intenable, je me débattais dans la fiction,
je souffrais dans la réalité. Il me pressait, je n’avais plus aucune raison
de refuser de le voir, de prendre un café. Il fallait trancher, il n’y avait
pas d’autre issue. Ça m’arrachait le cœur, mais un jour où je me
sentais forte, je lui ai écrit un message d’adieu auquel il n’a pas
répondu. Je l’ai appelé, il n’a pas décroché, j’ai laissé un long message.
Je lui disais que j’allais me marier avec Gilles, qu’il avait trouvé un
travail au Portugal et qu’on allait partir avant la fin du mois, que
c’était décidé : il fallait quitter le rêve. Je continuais en lui disant à
quel point je l’avais aimé, à quel point je l’aimais, tout en sachant que
cet amour virtuel ne pouvait tenir lieu d’amour. Je lui demandais de
ne plus chercher à me joindre, d’ailleurs j’allais supprimer ma page
Facebook et changer de numéro de portable pour éviter de céder à
mon propre désir comme au sien. J’affirmais ne pas douter qu’il
rencontrerait bientôt l’amour vrai (hélas je n’en doutais pas). Je
terminais par ces mots : « Je t’embrasse tendrement. » En les
prononçant, j’ai pensé que la dernière syllabe qu’il entendrait de moi
serait celle-ci : ment. Je ne sais pas ce qui me dévastait le plus, de
l’avoir perdu ou de l’avoir trahi. Ma culpabilité est double, vous
comprenez, elle est écrasante. Je l’ai leurré avec un fake, je l’ai laissé
sombrer dans mes mensonges.
Si. Il a laissé passer un jour ou deux, pensant probablement que le
temps allait éroder ma décision (et il avait raison : j’attendais
désespérément sa relance). Puis il m’a adressé un dernier message, un
message qui lui ressemblait entièrement : à la fois calme et passionné,
humble et sûr de lui. Il me disait avoir la certitude que nous étions
faits l’un pour l’autre, que nos destins étaient liés par l’amour. Mais
aussi qu’il respectait ma décision, qu’il en était très malheureux mais
qu’il l’acceptait. Qu’il s’effacerait de ma vie si c’était ce que je
souhaitais. Qu’il ne m’écrirait plus, ne m’appellerait plus. Peace and
love, c’était ses derniers mots.
J’ai fait un immense effort sur moi-même pour ne pas le rappeler.
J’ai fantasmé une scène où je lui avouais tout et où il m’aimait quand
même, mais je n’y croyais pas, je me sentais insuffisante et mon
orgueil ne pouvait pas risquer le coup fatal. Je me regardais
longuement dans le miroir, je me disais : « Impossible. » Je ne pouvais
pas rivaliser avec la beauté de Katia. Et puis aurait-il supporté tant de
mensonges ? Alors j’ai tenu bon dans mon silence, aidée en cela par
un voyage que j’ai fait juste à ce moment-là – un colloque sur
Flaubert au Brésil : j’y suis partie sans mon ordinateur et sans mon
second téléphone. Ces dix jours ont été atroces. C’était une mue
terrible, douloureuse : redevenir Claire Millecam, agrégée de
l’Université, divorcée, parent isolé, mère de deux enfants. Quitter
Claire Antunès et le bonheur d’aimer et la joie d’être aimée, m’en
débarrasser comme d’une vieille peau – la belle Claire, une vieille
peau, horrible dilemme !
Quand je suis rentrée, j’étais à bout. Je me suis précipitée sur mon
téléphone. Aucun message. J’ai ouvert mon ordinateur : rien dans ma
messagerie. J’ai voulu aller sur la page de Chris. Elle avait disparu.
Complètement disparu. Son nom n’apparaissait plus nulle part, et sur
mon mur toute trace de son existence, ses likes, ses posts avaient été
effacés. Seuls ses messages privés étaient encore lisibles sur
Messenger. Il avait été plus fort que moi, plus radical, ai-je pensé. Et
j’ai souffert qu’il ait eu cette force, que cette force ait été plus
puissante que son amour. En même temps, j’étais non pas soulagée,
non, le poids était trop lourd, mais relayée, relevée de mon devoir de
renoncement. Je n’avais plus à me battre puisqu’il n’y avait plus
d’ennemi, sinon un ennemi impuissant – moi-même. Je n’ai pas pu
renoncer tout de suite, malgré tout : j’ai rappelé, mais la
communication ne passait pas, j’étais rejetée, je ne pouvais même pas
déposer un message. J’ai aussi cherché à joindre Jo pour avoir des
nouvelles, indirectement. Mais Jo faisait le mort, j’ai pensé qu’il était
reparti à Goa ou ailleurs, peut-être plus loin, peut-être avec Chris. J’ai
attendu plusieurs semaines avant de résilier mon forfait de téléphone,
et finalement je l’ai fait. Enfin, j’ai coupé le dernier pont en
supprimant la page Facebook de Claire Antunès. Et j’ai repris mon
ancienne vie comme on referme un roman. Meurtrie, terrassée.
Vieille.
Non.
Ou peut-être un peu. Il n’était plus ma dupe. Mon imposture
disparaissait devant la puissance que je lui prêtais, que j’ai toujours
prêtée à tous les hommes, souvent avec raison : celle de rebondir,
d’oublier, de tourner la page. Alors qu’une femme livre un combat
permanent pour ne pas être victime, pour rester forte, ou au moins
digne. Je ne vous demande pas si vous avez lu Les liaisons dangereuses,
je suis sûre que non. La marquise de Merteuil écrit à Valmont : « Pour
vous autres, hommes, les défaites ne sont que des succès de moins.
Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et
votre malheur de ne pas gagner. » Pour un homme, il y a toujours une
autre femme possible. Toujours une de retrouvée, au moins une.
Cette certitude est gravée dans leur structure, que la femme aimée
n’est pas la seule femme. C’est ce que je croyais, vous comprenez ? À
mes yeux, il sortait finalement victorieux du combat que j’avais
toujours dominé.
Non. J’ai vu un psychiatre pour qu’il me donne des somnifères,
c’est tout. Bon an mal an, je continuais à vivre, vous savez. Je n’avais
pas perdu, c’était déjà beaucoup. Mes enfants me trouvaient plus
triste qu’avant, c’est tout. La joie était partie avec Chris, c’est tout. Je
m’abrutissais de travail, je comparais les conjonctions « mais » dans les
poèmes d’amour de Ronsard et « but » dans ceux de Shakespeare.
Non. Je l’ai su un mois plus tard, peut-être plus, ou moins, je n’ai
plus la notion du temps. Un jour, je regardais par désœuvrement ma
page Facebook – la mienne, la vraie, celle de Claire Millecam, où il ne
se passait jamais rien – et j’ai vu que j’avais un message. C’était Jo.
Très aimable. Il me demandait de mes nouvelles, me disait qu’il
pensait toujours à moi. T’as le temps de prendre un café ? demandait-
il. J’ai accepté.
Il n’avait pas changé. Toujours aussi… Mais je m’en moquais. Je
n’ai pas pu attendre plus de cinq minutes avant de lui demander d’un
air faussement négligent s’il habitait toujours à Lacanau avec son
copain, comment déjà, Christian, Christophe ? « Chris ? a-t-il
répondu joyeusement. Mais il n’est plus de ce monde, figure-toi. À
l’heure qu’il est, il bouffe les pissenlits par la racine, ce bouffon. » J’ai
eu la sensation que j’allais perdre connaissance, tout mon sang s’est
retiré de mon cœur, j’ai entendu ma propre voix s’étouffer comme
dans du coton et dire : « Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Chris est
mort ? Qu’est-ce qu’il… – Ouais ! Il a fait le con, sa DS est entrée
dans un arbre à 150, c’était pas joli à voir ! – Mais… c’est arrivé
comment… l’accident ? » Je retenais mes larmes tant bien que mal
tandis que Jo continuait du même ton guilleret. « Bah, c’était pas un
accident. Il s’est balancé exprès dans le décor. Suicidé, le coco. –
Suicidé… ? – Depuis un moment, il était en plein coaltar, il pleurait,
même, des fois. Une vraie loque. Et d’après les keufs, y avait pas une
trace de freinage sur la route. Tout ça à cause d’une pétasse qui l’a fait
marcher pendant des mois. Marcher, que dis-je ? Courir. Galoper.
Ramper. Bouffer des pierres. Y a vraiment des salopes. – Quoi ?
Qui ? » Je tremblais, je n’arrivais plus à respirer. « Koiki, koiki, a dit Jo.
Ouais, une meuf rencontrée sur Meetic ou Facebook, je sais plus, elle
s’appelait Claire, comme toi, eh j’ai bien raison de me méfier ! Il était
tombé fou amoureux d’elle, elle n’arrêtait pas de lui balancer la
carotte au bout du bâton, et quand elle l’a largué, il est devenu
complètement à la masse, il savait pas quoi faire de sa peau, il se
traînait comme une âme en peine et en fin de compte il s’est foutu en
l’air. Pour une sale pute qu’il avait même jamais vue en vrai. Plus
envie de vivre. L’amour, ça rend trop con, déjà qu’il était pas bien
malin… C’est pour ça, moi, t’as remarqué, l’amour, j’évite. »
Non.
Peut-être.
Non. Laissez-moi.
2

Audition du docteur Marc B.

Je sais parfaitement pourquoi je suis là devant vous, chers


confrères. Je n’ai pas l’intention de me dérober à ma responsabilité,
j’assume et accepte par avance toutes les sanctions que vous prendrez
contre moi. Mais il est indispensable, avant de me juger, que vous
compreniez parfaitement les tenants et aboutissants de l’affaire qui
nous amène ici aujourd’hui. Certes vous avez tous lu le dossier de
Mme Claire Millecam, certains d’entre vous l’ont rencontrée bien
avant moi, et sans doute ma situation de « nouveau » dans
l’établissement et mon peu d’expérience en général ne sont-ils pas
étrangers aux erreurs que j’ai commises. Cependant, il y a un texte
dont j’aimerais vous donner lecture, un texte de quelques pages
qu’aucun de vous ne connaît, j’en suis sûr, et qui éclaire
différemment, du moins je le crois, la décision que j’ai prise en toute
bonne foi, indépendamment des conséquences. Il s’agit d’un extrait
du roman qu’a écrit Claire ici, à l’atelier d’écriture, au fil des
semaines – plus précisément, il s’agit de larges fragments rédigés de la
deuxième partie de ce roman, dans laquelle elle imagine ce qu’aurait
été sa vie avec Chris si elle avait osé, sans lui avouer l’imposture
initiale, tenter d’avoir avec lui l’histoire d’amour qu’elle sentait
possible, dont elle rêvait. En le lisant, j’ai pensé à ce que dit Lacan :
« L’aventure survient dans l’imaginaire. » Elle me l’a confié à l’issue de
nos premiers entretiens, je ne la trahis donc pas – pas complètement –
en vous le lisant, et cette lecture me semble indispensable pour
pénétrer dans l’esprit de Claire et pour tenter, en la comprenant
mieux, de me comprendre aussi.

CLAIRE MILLECAM

LES FAUSSES CONFIDENCES

roman

Ce que je veux raconter c’est une histoire d’amour qui est


toujours possible même lorsqu’elle se présente comme
impossible aux yeux des gens qui sont loin de l’écriture –
l’écriture n’étant pas concernée par ce genre du possible ou
non de l’histoire.

Marguerite Duras, Les yeux bleus cheveux noirs

Je ne pouvais plus m’ôter Chris de la tête, j’y pensais tout le


temps. L’idée que rien n’aurait jamais lieu entre nous m’était
insupportable ; rompre, c’était comme renoncer à vivre. Après
tout, cet homme me plaisait follement, il m’aimait, il me le
déclarait, alors pourquoi abandonner ? Nos destins étaient liés,
il me le répétait, il en était sûr. Pourquoi ne pas le vérifier ?
J’étais comme dans un film où il n’est pas pensable de
supprimer les scènes cruciales. Il m’avait écrit qu’il rentrait
bientôt de Lacanau, la cohabitation avec Jo devenant pénible
(je compatissais en silence. Comment ne l’aurait-elle pas
été ?).
« Ah bon, avais-je écrit, que s’est-il passé ? ». En fait, Jo
refusait de laisser Chris travailler sur le reportage à Goa, il
avait même détruit une partie des vidéos et clichés effectués là-
bas ; et puis sa famille arrivait pour les vacances. Chris avait
déjà pris son billet de retour, il rentrait un lundi, trois semaines
plus tard, il espérait me voir enfin. C’était le moment de tenter
ma chance. Je décidai donc de le rencontrer en vrai, moi,
Claire Millecam : on verrait bien ce qu’il adviendrait de
l’amour. Pour cela, je devais éliminer Claire Antunès, au moins
la faire disparaître du champ de Chris, sinon de son souvenir.
Je réfléchis au meilleur moyen de libérer la place de cette rivale
virtuelle pour qui j’éprouvais par bouffées une sorte de jalousie
viscérale, indicible, un sentiment d’impuissance face à sa
jeunesse, à sa beauté. Il n’y a pas de pire rivale que celle qui
n’existe pas. Je ressentais à son encontre ce que doit éprouver
la sœur d’un enfant mort à l’égard de ses parents : la certitude
que dans leur cœur elle ne triomphera jamais de cet être idéal.
Ma nièce Katia, qui languissait dans un hôpital psychiatrique
après sa tentative de suicide, n’absorbait qu’une partie de mon
agressivité. Certes, c’était de son image que Chris était
amoureux ; mais c’était par ma faute. Et je la savais si amochée
par sa dernière histoire d’amour ratée que je ne pouvais
projeter sur elle mon inexcusable rancœur.
Le meilleur moyen d’éloigner Claire Antunès, c’était
encore… qu’elle s’éloigne. Je décidai donc de la faire partir à
l’étranger, et comme je lui avais donné à bon escient un nom
portugais, elle partit s’installer… à Lisbonne. Ce n’était pas
vraiment un coup de tête, expliqua-t-elle à Chris dans un
message tendre mais ferme ; simplement, ses parents, qui
vivaient là-bas, lui avaient trouvé un job intéressant, mieux
payé que son CDD d’esclave, et comme ça n’allait plus très
bien avec Gilles, elle partait pour faire le point – « je serai peut-
être revenue dans quelques mois, disait-elle. Et même si nous
ne nous voyons jamais, je t’aimerai toujours », écrivait-elle en
guise de conclusion : je ne lui faisais pas fermer définitivement
la porte, pressentant que j’aurais sans doute envie ou besoin de
la rouvrir un jour. Chris me répondit qu’il était très triste,
vraiment malheureux, mais qu’il m’attendrait. Il pouvait aussi
venir me voir à Lisbonne, après tout il n’avait pas d’obligations
à Paris, rien qui le retienne ; il ne connaissait pas le Portugal,
la lumière devait y être sublime, le paradis pour un
photographe. Il avait même tracé l’itinéraire idéal pour un
voyage en DS par les petites routes, rêvant sur les noms des
villages traversés – Zambugo, Picoto, c’était si joli ! Il espérait
que je l’inviterais à venir me rejoindre – ce que je ne fis pas, et
pour cause. Ce départ à l’étranger m’arrangeait aussi en ce
qu’il m’obligeait, par souci évident d’économie, à interrompre
nos conversations téléphoniques. Je voulais qu’il oublie ma
voix, afin de pouvoir lui parler, quelques semaines plus tard,
sans risque d’être démasquée sous mon autre identité. Mais je
n’étais pas très inquiète. D’abord on n’entend pas de la même
façon une voix au téléphone et une voix en présence. Et puis
pour découvrir une chose pareille, il faut pouvoir l’imaginer.
J’entrepris de mettre en scène notre future rencontre. Il
fallait que ce soit naturel, comme si le hasard se chargeait de
devenir un destin. Pas question de l’accoster sur Facebook ou
grâce à un intermédiaire. Je voulais jouer différemment, être
unique. Par chance, il m’avait donné son heure d’arrivée en
gare de Montparnasse le lundi 12. J’allais l’attendre au bout du
quai – j’étais certaine de le reconnaître même parmi la foule, il
m’avait envoyé plusieurs photos de lui, et puis il était grand,
avec cette couleur spéciale de cheveux, rare chez un homme,
un châtain tirant sur le roux, des cheveux auburn.
Normalement, il serait seul. J’imaginais qu’il prendrait le
métro puis le RER pour rentrer à Sevran et c’était là, dans une
rame, assise en face de lui, que je lui parlerais, que nous
ferions connaissance. Avant cela, j’avais trois semaines pour
me préparer, je voulais être belle, sans un cheveu blanc, sans
un kilo de trop, sexy et rassurante à la fois, je voulais être
aimable, je voulais être aimée.
Voilà. À présent, nous sommes lundi, il n’y a pas foule dans
le métro, je m’assieds en face de lui, j’ai quarante-huit ans mais
je ne les fais pas, il lève les yeux, me regarde. Je lui souris, il
déplace ses jambes, me sourit aussi, tristement – il doit penser
toujours à sa belle envolée. Je laisse passer une station, le
temps de retrouver un semblant de calme. Il est beau, avec une
certaine noblesse dans le visage, des yeux gris-vert d’une
couleur rare, mais il a un air fatigué, presque amer, qui le
vieillit, et pas mal de cheveux gris parmi sa rousseur. J’en
éprouve une douce satisfaction, d’abord parce que la différence
d’âge est ainsi presque imperceptible, j’en suis sûre ; ensuite
parce que j’ai désormais une mission : je vais rendre cet
homme heureux. J’ai peur, pourtant, je n’ose pas agir. Mais
comme je crains qu’il ne descende, je feins de le regarder avec
acuité et je lui dis : « Excusez-moi. J’ai l’impression de vous
connaître. Vous ne seriez pas un ami de Jo ? Vous êtes
photographe, non ? » Comme il a tout son matériel dans une
sacoche ouverte sur ses genoux, j’ai un peu l’air idiote. Mais il
lève les sourcils avec étonnement : « De Joël S. ? Oui,
pourquoi ? Vous le connaissez ? – Je suis Claire Millecam, son
ancienne, enfin, une ancienne amie. – Ah oui ! » fait-il, sur la
réserve. Jo a dû lui parler de moi en termes strictement
sexuels, et ce souvenir le gêne, l’entrave. Ou bien est-ce mon
prénom qui lui rappelle douloureusement son amoureuse
perdue – je m’en veux soudain de l’avoir donné à ma rivale,
quelle sottise, quel manque de perspicacité ! Mais c’est peut-
être le contraire, après tout, c’est peut-être grâce à ce prénom
que je vais pouvoir entrer dans son imagination, moi aussi. Je
continue : « On ne se voit plus, Jo et moi, on est brouillés. Mais
vous, vous habitez avec lui, je crois ? » dis-je d’un ton détaché.
« Plus maintenant. On est brouillés de fraîche date, mais bien,
dit-il, bien fâchés » ; et il a un sourire de discrète connivence.
« Jo se brouille avec tout le monde. On pourrait fonder un
club. » Il se tait, me regarde avec beaucoup de gentillesse –
l’équivalent visuel de ses premiers messages – courtoisie,
humour, curiosité retenue. Je crains que pour ces raisons
mêmes il n’en reste là, j’enchaîne donc assez vite : « Il m’avait
envoyé des selfies de vous deux, c’est comme ça que je vous ai
reconnu, et une fois, il m’a montré des photos que vous avez
faites, qui m’ont beaucoup plu, d’ailleurs – des paysages, des
vues de vos voyages. Vous faites aussi des portraits ? Je veux
dire : vous photographiez des gens ? » Il rit. « Oui oui, pas
seulement des baobabs et des pandas géants. Des gens, aussi. »
Je lui explique en balbutiant que je termine un essai sur
Marguerite Duras et que mon éditeur va avoir besoin d’une
photo pour la presse. « D’habitude, il m’envoie le photographe
avec qui il travaille. Mais je peux lui demander de changer… Si
ça vous intéresse ? – Bien sûr que ça m’intéresse. Pour être
honnête, je cherche du taf, je n’ai plus une thune. Ce serait
très cool. » Il me regarde, plus scrutateur, appréciateur. « Et en
plus, ce serait très agréable. Tu veux qu’on le fasse quand ? » Je
rougis non du compliment, mais du tutoiement, c’est comme
s’il posait sa main sur moi. J’éprouve aussi la chaleur de la
jalousie devant son aisance à lier connaissance, à être de plain-
pied avec l’autre, dans une simplicité confiante. Je pense à
toutes les femmes de Facebook, à toutes les femmes du métro,
du train, à toutes les femmes dans toutes les rues. « Euh, je ne
sais pas. Tu es à Paris ? – Non, je loge à Sevran, chez mes
parents, provisoirement j’espère. Mais je viens quand tu veux
avec ma vieille DS, comme ça on peut aller faire des prises à la
campagne, ça changerait. Sauf si tu préfères l’éternelle pose de
l’auteur assis au Flore, le menton dans la main. » Je ris, je
secoue la tête. « Alors, it’s a deal. » Je lui demande son numéro
de téléphone, il prend le mien. « Ah je descends là. – Je
t’appelle, dis-je pendant qu’il rassemble ses affaires. – C’est
cool, dit-il. Heureux de cette rencontre. À très vite. » Et il
descend. Je le vois s’éloigner sac au dos sur le quai. Au
moment où la rame repart, j’aperçois dans une poubelle
métallique une rose sous cellophane, tragi-comique dans son
vase imprévu. Est-ce un mauvais signe du destin ? Je n’y pense
même pas. Je crois que je lui plais. J’attrape dans la vitre noire
mon reflet aux yeux pers. Oui, je lui plais.

Nous nous sommes très vite installés ensemble – ou plutôt,


il est venu aussitôt habiter chez moi. Il n’avait pas de quoi
payer un loyer parisien et moi j’avais de la place, surtout quand
les enfants n’étaient pas là. Je m’étais toujours promis de ne
pas reproduire l’erreur conjugale qui consiste à partager la
même chambre. Je voulais préserver cette sensation vierge et
intense que j’avais éprouvée quand nous nous étions embrassés
la première fois, juste après la séance photo. Nous regardions
tempe contre tempe au-dessus de son appareil les portraits
qu’il avait faits, quand nous avions tourné la tête en même
temps ; nos lèvres s’étaient effleurées, puis sa langue avait
tâtonné sur ma bouche, à l’intérieur de ma bouche, ensuite il
était parti assez vite, il avait un rendez-vous, oh pourvu que ça
recommence, que ce soit toujours aussi fort, à la fois plus lent
et plus rapide que le temps ordinaire, comme une accélération
au ralenti du pouls de la vie, un sentiment éphémère d’infini,
oh rendez-moi ce commencement ! C’est dans l’espoir de
retrouver chaque fois la première fois que j’ai aménagé le salon
pour Chris, je me disais « s’il se sent libre, il restera », l’amour
c’est rester alors qu’on pourrait s’en aller. J’ai mis la télévision
dans la salle à manger pour les enfants, j’ai acheté un canapé-
lit et un bureau afin qu’il puisse travailler à ses photographies,
il a posé une sorte de cloison japonaise entre les deux pièces,
rangé ses quelques vêtements dans ma penderie, et la vie
commune a commencé. En réalité, on dormait ensemble
presque toutes les nuits, dans mon lit le plus souvent,
quelquefois dans le canapé, j’allais parfois l’y rejoindre au
milieu de la nuit, le réveillant de mes caresses, il répondait
toujours, je faisais très attention à son plaisir parce qu’il se
confondait avec l’amour. « Je sens ton amour », disait-il quand
sa jouissance montait dans ma bouche, « mon amour »,
chuchotait-il à mon oreille avant nos sommeils enlacés, chaque
étreinte renforçait la connaissance que nous prenions l’un de
l’autre. Mais je repartais souvent au petit matin, par peur que
mes yeux gonflés et ma peau sans maquillage ne lui rappellent
ce qu’il ne semblait pas se rappeler. Moi qui prétends mépriser
la mascarade féminine, j’entretenais un naturel très étudié, une
jeunesse d’allure qui correspondait à ma juvénilité intérieure.
Il m’a demandé de l’appeler Chris et non Christophe, sans
savoir que je l’appelais Chris depuis des mois, que je
murmurais son prénom en moi-même vingt fois par jour, et
aussi à mon oreiller, comme une adolescente. Lui m’a tout de
suite appelée Clé – « Clé, ma Clé. On prend la Clé des
champs, ce week-end », disait-il quand nous partions à Dieppe
manger des moules-frites dans sa DS ou bien rouler pour rien,
juste pour le plaisir ; « tu es la Clé de mes songes », chuchotait-
il en me serrant contre lui, la nuit, ou bien encore, parcourant
des doigts mon visage aux yeux clos, « la clé du mystère »,
disait-il, et alors je tremblais. Mais j’ai chassé rapidement la
pensée qui me parasitait l’esprit les premiers temps : qu’il
m’appelait Clé pour ne pas prononcer le prénom de Claire, le
prénom de l’autre.
Nous ne sortions pas beaucoup, ou séparément, nous ne
mêlions pas nos amis, d’un accord tacite nous nous en
éloignions. Il allait quelquefois garder le chien d’une ex –
« c’est une amie, rien de plus », disait-il en riant de mon
silence –, je voyais de loin en loin un collègue ou une
partenaire de tennis à qui je ne parlais pas de Chris. Nous
menions ce qu’on peut appeler littéralement une vie privée.
Mais nous ne nous privions de rien, et rarement l’un de
l’autre. La disposition des lieux était telle qu’il pouvait
travailler de son côté et moi du mien. J’allais en cours, il sortait
faire des photos, nous nous retrouvions vite. Quand les enfants
étaient là, il leur montrait comment cadrer, ils écoutaient du
rock ou regardaient des séries. Je ne sais pas s’ils avaient bien
compris que nous étions ensemble, à cause des deux pièces
séparées, mais ils adoraient Chris – « il est trop cool », disaient-
ils en chœur. Il est vrai que sa nonchalance faisait merveille
pour dégonfler les disputes. Quand nous étions seuls, nous
restions de longs moments couchés à écouter de la musique ou
à lire, ou bien nous nous lancions dans des recettes de cuisine
compliquées pour finir au bistrot du coin. Nous nous
entendions jusque dans les silences, et le rire venait à bout de
tous les différends.
La question de l’argent avait été tout de suite évoquée, et
réglée. Il n’en avait pas, ses parents ne pouvaient pas lui en
prêter, il touchait le RSA et prenait tous les petits boulots qui
se présentaient, pourvu qu’ils soient en rapport avec la photo.
Je savais déjà tout ça, mais je l’ai écouté avec attention car la
partie se jouait là, je le sentais. Ce qui est encore si ordinaire
pour une femme – dépendre financièrement de quelqu’un, et
souvent d’un homme plus âgé – reste une épreuve pour un
homme. Et notre différence d’âge n’arrangeait rien. Le mot
« gigolo » flottait pas loin, le mot « cougar » me menaçait, il
fallait s’en débarrasser. Alors je lui ai dit que l’argent était une
chose mobile, une chose qui circulait, qu’aujourd’hui c’était
moi qui en avais, demain ce serait lui, ça n’avait aucune
importance. Ce raisonnement lui a plu, il signifiait que je
croyais en son talent, que je faisais juste une avance de fonds
sur ses succès futurs. Et j’ai usé de mes réseaux pour lui
trouver du travail : des photos de monuments, du portrait
professionnel. De son côté, il proposait des books à des
comédiennes, et je m’efforçais alors de faire taire ma jalousie.
Il ne manquait jamais une occasion de compenser son manque
d’argent par de petites attentions : une rose, des croissants, un
cocktail au bar. Le reste de ce qu’il gagnait servait à payer
l’essence, l’entretien de sa DS et son matériel photo. Le creux
de son cou, celui où Claire Antunès avait tant désiré poser ses
lèvres, était tendre et chaud sous les miennes.

Des mois ont ainsi passé, dans un doux bonheur. Nous


fûmes heureux comme vous rêvez tous de l’être. Et puis un
jour, le mal est arrivé par ma faute, par ma seule faute, parce
que je suis folle. Voici comment. J’examinais avec mes
étudiants de licence l’influence qu’eut le Tasse sur les écrivains
et artistes européens depuis le XVIe siècle (l’enseignement qui
parfois m’avait pesé m’était maintenant une grande joie. Tout
ce que je faisais était comme équilibré aussitôt par la présence
de Chris). Nous étudiions donc l’histoire de Renaud et Armide
telle que le Tasse la raconte dans La Jérusalem délivrée.
Renaud, valeureux chevalier, est fait prisonnier, lors de la
première croisade, par une belle magicienne païenne, Armide.
Celle-ci a l’intention de le tuer ainsi que tous ses compagnons
chrétiens, mais elle tombe amoureuse de lui. Afin d’en être
aimée en retour, elle lui fait boire un philtre magique qui le
place et le maintient sous son emprise amoureuse. Dès lors, le
chevalier oublie sa mission sacrée. Il s’alanguit dans la vie
merveilleuse que lui offre la magicienne. Celle-ci l’a débarrassé
de son armure et de son épée, l’a revêtu de somptueux habits ;
elle crée pour lui des festins, des jeux, des concerts, lui
prodigue mille caresses et invente mille voluptés. Leur amour
se déploie durant de longs mois, dans le plaisir et la paresse.
Mais les croisés de Godefroy de Bouillon ne se sont pas
résignés au sort de leur ami et refusent de l’abandonner à un
destin si méprisable. Ils finissent par trouver le moyen
d’accéder jusqu’à lui en l’absence d’Armide. Renaud est là,
couché sur un lit paré de riches étoffes, entouré de mets
raffinés, de carafes aux vins liquoreux. Ils lui tendent un
bouclier afin qu’il voie ce qu’il est devenu. Et Renaud, qui ne
se contemplait plus que dans le miroir magique tendu par sa
belle, découvre soudain son vrai reflet, celui d’un homme
alangui, amolli dans les coussins, vêtu comme un galant,
désarmé. Ses anciens compagnons n’ont aucun mal à le
persuader de reprendre avec eux le chemin de la conquête. Il
se lève, récupère ses armes et s’apprête à les suivre.
C’est là que la légende et mon récit, hélas, se rejoignent.
Armide, découvrant la décision de Renaud, est gorgée de tant
d’amour qu’elle ne croit pas que son amant, si épris d’elle
depuis des mois, puisse la quitter. La force de leur passion,
dont ils se donnent toujours de plus tendres preuves, est
désormais si grande qu’aucun sortilège n’est plus nécessaire,
pense-t-elle. Dans l’opéra de Lully, ils chantent même en duo
un air admirable, j’avais failli pleurer en le faisant écouter à
mes étudiants : « Non, je perdrai plutôt le jour, Que d’éteindre ma
flamme, Non, rien ne peut changer mon âme. Non, je perdrai plutôt
le jour, Que de me dégager d’un si charmant amour. » Armide,
donc, sûre de la puissance amoureuse, se jette aux pieds de
Renaud, lui avoue les charmes dont elle a usé avec lui, jure de
les abandonner. « Je t’aime, lui dit-elle. Je t’ai trahi, je t’ai
menti. Mais la seule vérité, c’est que je t’aime. Garde-moi avec
toi. Pour l’amour de toi, je suis prête à tout, je peux même me
convertir à ta religion si tu l’exiges. » Renaud hésite, il
contemple avec amour et tristesse le beau visage de
l’enchanteresse. Mais il souffre de tant de trahison. À la fin, le
devoir du héros est plus puissant que tous les sentiments. Il
s’arrache à la douceur suppliante d’Armide et la quitte à
jamais.
J’avais raconté cette histoire à mes étudiants, et je n’arrivais
plus à la sortir de ma tête, elle m’obsédait. Une question
tournait en boucle dans mon esprit : si je lui avouais mon
imposture passée, Chris m’aimerait-il toujours ? Serait-il
choqué d’avoir été ainsi manipulé ? Au point de me quitter ?
En réalité, si je suis tout à fait honnête, ce n’était pas
vraiment cette question-là qui me hantait. La vraie, la seule
térébrante interrogation que j’avais était celle-ci : est-ce que
Chris pensait toujours à Claire Antunès ? Dès que je le voyais
pensif, ou qu’il me semblait plus distant, moins attentif, ces
questions me taraudaient. L’aimait-il encore ? L’aimait-il plus
que moi, d’un amour plus pur, tel celui de Renaud pour sa
mission sacrée ? D’un amour inconditionnel ? N’étais-je qu’un
pis-aller, une consolation de l’avoir perdue, elle ? Et la jalousie
me corrodait.
C’est pour fuir mon envahissante angoisse que j’ai décidé
de mettre notre amour à l’épreuve. Mais moi, j’avais beaucoup
plus de doutes qu’Armide, même si rien dans l’attitude de
Chris ne les justifiait durablement : il me témoignait tous les
signes de la tendresse et du désir. Je n’avais aucune raison
objective d’éprouver la solidité de notre lien. Je ne sais pas
pourquoi je l’ai fait. Je l’ai fait. J’ai ressuscité Claire Antunès.
Tout a été soigneusement préparé. Je ne pensais plus qu’à
ça – à vérifier l’amour. J’ai d’abord ressorti le portable que
j’avais caché dans une boîte à chaussures au fond de mon
placard. Je n’avais pas résilié le forfait à deux euros, j’avais
oublié de faire la démarche. J’ai rechargé la batterie. J’ai
réécouté en tremblant les derniers messages que m’avait laissés
Chris, des mois plus tôt. Sa voix triste m’a serré le cœur, mais
c’était de jalousie – une jalousie immense, ravageuse, folle. Son
passé anéantissait ma vie présente. J’ai mis au point mon
stratagème. Je sentais bien qu’il aurait fallu renoncer, ne pas
jouer avec le danger, mais je ne pouvais plus reculer, l’angoisse
avait pris toute la place.
L’idée était que Claire Antunès ressurgisse sous forme d’un
ultimatum amoureux : n’ayant pu oublier Chris durant ces
mois de silence et d’éloignement, elle avait rompu avec son
fiancé et voulait désormais le rencontrer enfin, lui, vivre avec
lui, car elle l’aimait, elle n’avait plus aucun doute à ce sujet.
Elle ignorait où il en était dans sa propre existence, mais s’il
l’aimait toujours, lui aussi, il devait tout quitter sur-le-champ
et la rejoindre le soir même au Café français. Elle y serait de
21 heures à 22 heures, pas davantage. Il ne devait pas chercher
à lui parler par téléphone, seulement venir, faire acte de
présence, littéralement. S’il ne venait pas, il n’entendrait plus
jamais parler d’elle. Voilà le message à la fois tranchant et
exalté que Chris allait recevoir de ma part, sous forme de sms
émis par mon téléphone secret, le soir même, alors que nous
nous installerions en terrasse de notre restaurant favori, à deux
pas de chez moi.
Au début, j’ai seulement envisagé ce test « à vide » : si Chris
allait au rendez-vous, bien sûr il n’y trouverait pas Claire
Antunès, et il me perdrait, ou je le perdrais, je ne savais plus
trop. À moins que je ne lui pardonne. Mais peu à peu, pour
que l’expérience mette un comble à mes soupçons jaloux, j’ai
imaginé placer en face de lui, au Café français, la splendide
jeune femme brune dont il avait tant contemplé la
photographie : ma nièce Katia. Depuis sa tentative de suicide,
je ne la voyais presque pas, et toujours en cachette de Chris,
bien sûr ; il ne connaissait même pas son existence. Katia,
après un long séjour en maison de repos dans le Sud-Ouest,
était venue chercher du travail à Paris. Elle habitait depuis un
mois rue de la Roquette, seule et toujours assez déprimée. Je
ne savais pas au juste ce qui l’avait désespérée au point de lui
faire avaler un tube de somnifères, quelque temps après avoir
emménagé à Rodez. Une histoire d’amour qui avait mal
tourné, sans doute, mais elle n’avait jamais voulu m’en dire
davantage, et je n’avais pas insisté. Bref, en proie à mon délire
jaloux, je lui ai donné rendez-vous ce soir-là à 21 heures, au
Café français. Dans mes cauchemars éveillés, Chris s’avançait
vers elle, assise à une table près du bar, il s’asseyait en face
d’elle, lui prenait les mains, muet, ravi – ce n’est pas souvent
qu’un rêve devient réalité. Puis la scène recommençait ad
nauseam, jusqu’à ce que je me secoue pour ne pas hurler de
chagrin.
Le soir arrive. Je propose à Chris d’aller dîner Chez Tony,
un restaurant du quartier où nous avons nos habitudes, il n’y a
plus rien dans le frigo. « Tu veux que j’aille chercher des
pizzas ? » me dit-il en m’enlaçant – son ventre dans mon dos,
sa bouche dans mes cheveux. Je dis que non, qu’il fait beau,
qu’on sera bien en terrasse. J’ai préparé sur l’écran du
téléphone secret, caché sous les paperasses de mon bureau, le
texte du sms de Claire Antunès, je n’ai plus qu’à appuyer sur
Envoyer, je pourrais encore ne pas le faire, je le fais juste avant
de claquer la porte et d’appeler l’ascenseur. Nous descendons,
nous marchons jusqu’au restaurant, il me tient par la taille,
nous nous asseyons, nous regardons le menu. Chris ne
consulte pas son téléphone, il n’a peut-être pas entendu le bip
du texto, ou bien, plus probablement, il savoure ce moment, il
n’attend rien ni personne, il a l’air détendu. Je n’y tiens plus,
tout mon corps tremble à l’intérieur, mon ventre palpite de
l’impatience de savoir ce qu’il est vraiment, ce que je suis pour
lui, ce que je suis. La machine est enclenchée, la peur ancienne
revient, celle de ne pas être l’objet de l’amour. Ce n’est pas
moi, c’est l’autre : voilà ce que j’ai toujours pensé, toujours.
Une maxime de La Rochefoucauld me revient à l’esprit, je l’ai
donnée en dissertation à mes étudiants. « Dans l’amitié comme
dans l’amour, on est souvent plus heureux par les choses qu’on
ignore que par celles que l’on sait. » Sans doute est-ce vrai.
Mais désormais il est trop tard pour ignorer ; dans une poignée
de secondes, je vais savoir. « Quelle heure est-il ? dis-je. On a
peut-être le temps de se faire un ciné, après ? » Il ne répond
pas, il étudie la carte des vins, un petit sourire aux lèvres. « Tu
peux regarder ? dis-je en désignant d’un geste la poche de son
jean. Je n’ai plus de batterie. » Sans quitter la carte des yeux,
Chris sort son téléphone, l’ouvre comme au ralenti, y jette un
coup d’œil, se fige, fronce les sourcils. « 20 h 42. » Sa voix
s’étrangle légèrement, ou bien est-ce moi qui n’ai plus de
souffle ? Il lit le texto, puis son regard vacille aussi, ne sait plus
où se poser. J’ai mal. « Tu n’irais pas jusqu’au tabac ? j’ai envie
de fumer », dis-je pour échapper à la souffrance que sa vue
m’inspire – qu’il parte, qu’il s’en aille, qu’il m’épargne le
spectacle de son indécision ! Il se lève comme un automate,
bredouille « oui oui, j’y vais », pose une main sur mon épaule –
sa main si forte, presque rude, qui contraste avec la douceur
qu’elle prodigue –, j’aperçois dans l’entrebâillement de sa
chemise son cou délicat, le creux où j’aime poser mes lèvres, je
voudrais le faire encore avant qu’il parte mais il s’éloigne déjà.
« Je reviens », dit-il. Le garçon arrive, je commande du rosé.
Quand il apporte le pichet, je remplis nos deux verres. Je bois
le mien à petites gorgées, les yeux fixés sur le sien. « Je
reviens. »

Là s’arrête le roman de Claire – de Mme Millecam. En tout cas, le


récit écrit d’une traite. Car le cahier se poursuit, vous voyez, chers
confrères, mais après plusieurs pages blanches, comme pour marquer
l’espace temporel, et avec un autre stylo, une écriture plus saccadée. Il
y a beaucoup de ratures, contrairement au premier jet. Certains
paragraphes sont rayés, totalement noircis au feutre, d’autres sont de
simples notes lisibles. Sans doute Claire a-t-elle eu du mal à décider
d’un dénouement : elle avait tellement été dans l’angle ouvert des
possibles, elle avait tellement rêvé, cauchemardé, fantasmé avec son
amour, sa jalousie, son désir, ses doutes, qu’il lui était probablement
difficile de condescendre à une vraie fin, c’est-à-dire à une seule fin.
Dans un scénario de film, remarquez, ça pourrait très bien finir ainsi –
et dans un roman aussi, d’ailleurs : elle reste assise à la terrasse, son
verre de rosé à la main. On coupe le dernier plan avant qu’elle ne
commence à boire l’autre verre, ou bien après, c’est selon. L’attente,
le désespoir et le passage du temps se lisent dans le contenu des
verres. À moins de choisir le happy end, de le voir revenir du bout de
la rue, marcher vers elle sur le générique de fin, Patti Smith, Because
the night belongs to lovers, ou bien cette autre chanson qu’elle adorait,
qu’elle me faisait parfois écouter sur son iPod pendant nos séances,
One day baby we’ll be old.
Mais je vous lis la fin telle que Claire l’a finalement écrite – Claire
ou quelqu’un d’autre, je ne sais pas trop, l’écriture semble un peu
différente. C’est intéressant parce qu’on entend le point de vue de
l’homme. C’est Chris qui raconte la fin. Et par rapport à ce qui a
suivi, ce dénouement n’est pas dépourvu de sens, vous allez
comprendre pourquoi. Moi, c’est cette fin qui m’a poussé à faire ce
que j’ai fait. Alors écoutez – deux minutes encore.

Je ne savais plus quoi faire quand j’ai lu le sms. Clé m’a


demandé d’aller chercher des clopes, ça tombait bien, j’avais
besoin de reprendre pied. J’ai marché comme un zombie
jusqu’au coin de la rue, puis j’ai checké Claire sur Facebook.
Son mur n’avait pas bougé, les derniers posts dataient de
plusieurs mois : une photo du Portugal qui semblait sortie
d’une agence de tourisme, trop naze, et c’était tout. J’ai relu à
la va-vite quelques-uns de nos anciens échanges en mp, j’avais
les jambes qui tremblaient. Ça m’a surtout fait quelque chose
de revoir sa photo : cette beauté simple et lumineuse, ce
sourire aux lèvres charnues, aux dents parfaites, ces longs
cheveux bruns aux reflets soyeux. Et ses seins ronds qu’on
devinait sous le pull sage. Elle aurait pu être modèle. Le genre
de fille dont tous les mecs rêvent, la parfaite trophy girl. Le
tabac était fermé. Je pouvais aller à celui de la brasserie
Georges, mais ça faisait loin, Clé allait m’attendre. Alors je
suis remonté à l’appart’, c’était bien le diable s’il n’y avait pas
une Camel qui traînait par là. J’en ai trouvé un vieux paquet
dans le vide-poche de l’entrée. Je me suis assis deux minutes
pour réfléchir. Qu’est-ce que j’allais répondre à Claire ?
L’envoyer bouler par sms, ce n’était pas très classe. Mais après
tout, son come-back mélodramatique, c’était pas top non plus.
Qu’est-ce qu’elle croyait ? Que je m’étais pétrifié en statue
d’éternel amant, alors qu’on ne s’était même jamais
rencontrés ?! Tu rêves, ma grande ! je ne savais pas quoi lui
répondre. « Sorry, Claire, je vis avec quelqu’un. Elle s’appelle
Claire aussi. » Ou juste : « Désolé, je ne suis pas à Paris. » Ou
simplement : « Welcome in France. Bonne route, Claire.
Bisous. » Ou rien. Nada. Ne pas répondre. Laisse béton. En
même temps que je réfléchissais, affalé sur le canapé du salon,
les yeux fixés sur les petites pantoufles écossaises de Clé qui
traînaient sous la table, comme d’hab, je repensais à notre
bizarre histoire d’amour, à Claire et à moi. Elle devait être un
peu folle pour poser des ultimatums de ce genre sans me
connaître. Mais j’aimais ça, j’étais bien obligé de me l’avouer.
Cette impulsion, cette façon d’y aller à l’instinct, pour vaincre
sa pudeur, pour brûler les étapes, enfin. C’était barré,
irraisonné – terriblement féminin, quoi ! Loin du gentil train-
train de ma vie, si ennuyeux parfois. Je ne pouvais pas finir
ainsi, sur un silence casanier. Il fallait que je lui parle, que je
lui explique. Elle ne voulait pas que je lui téléphone, elle
voulait que je vienne ; mais moi, je n’étais pas obligé d’obéir, je
pouvais jouer comme je l’entendais. Bon, je courais un petit
risque d’être réenvoûté par sa voix, car je me souvenais de
l’emprise qu’elle avait sur moi, dans le temps. Dans le temps…
C’était si loin, déjà. Clé avait pris toute la place, tout de suite,
et son amour avait gagné le mien – en tout cas, j’avais la belle
vie avec elle. Pourtant, je ne pouvais me résoudre à la rejoindre
au restaurant. Il fallait que je parle à Claire, avant. J’ai regardé
mon téléphone une minute encore, béant comme un imbécile
– je me concentrais sur ce que j’allais lui dire, ou sur le
message que je lui laisserais si, comme je le pensais (comme je
l’espérais ?), elle ne décrochait pas – et finalement, j’ai fait son
numéro. La sonnerie a retenti, une fois, deux fois, trois fois, et
à la fin de la quatrième, j’ai raccroché, le cœur battant, sans
laisser de message après la voix robotisée. Ce n’était pas la
peur qui m’en avait empêché, mais l’évidence
incompréhensible, au fil des sonneries, qu’elles retentissaient
non pas seulement dans le téléphone, mais aussi, exactement
de la même façon et au même moment, dans l’appartement.
J’étais tellement abasourdi par la coïncidence que je refis
aussitôt le numéro de Claire. Vérification indéniable : ça
sonnait. Un téléphone sonnait dans la chambre de Clé.
Me guidant à l’oreille, j’eus vite fait de tomber sur un petit
appareil bon marché jamais vu entre les mains de Clé, qui ne
se servait que de son iPhone. J’ouvris le clapet avec le
sentiment qu’une catastrophe était en train de se produire : ce
simple geste allait m’exploser à la gueule, j’en étais sûr, je
venais de dégoupiller la vérité.
Les sms que j’avais échangés avec Claire Antunès, les
photos que je lui avais envoyées, tout était là, et rien d’autre. Je
pianotais comme un dingue sur le minuscule clavier sans
qu’aucune explication vraisemblable parvienne à mon cerveau
torpillé. Clé avait-elle piraté mon propre téléphone, copié mes
textos ? Elle en qui j’avais la plus entière confiance. Mais non,
non, puisque le numéro, le fucking numéro de ce putain de
téléphone était celui de Claire Antunès. Et que dans le
répertoire que j’ouvrais maintenant, il n’y avait qu’un seul
contact : moi. Qu’un seul numéro : le mien. J’appuyai sur la
touche de la messagerie et restai suspendu dans l’espace de la
chambre comme une chaussette dépareillée sur un fil : ma
propre voix, ma voix de pauvre con, tout enfarinée, mielleuse,
attristée, me susurrait des niaiseries à l’oreille, des projets, des
regrets, des serments. J’avais l’air débile, et pas que l’air.
Je restai prostré cinq bonnes minutes, la tête en vrac, avant
de comprendre vaguement l’arnaque. C’était tellement tordu
que je n’arrivais pas à faire le lien avec Clé, si droite, si digne.
À ce sentiment de stupéfaction, joint à un arrière-goût
d’humiliation, se mêlait une certaine admiration. Les femmes
m’apparaissaient toutes, soudain, comme une espèce
supérieure, totalement inconnaissable, grandiose, en un sens.
Et en un autre, complètement à la masse. Comment, pourquoi
tout ce cirque ?
La jalousie. La jalousie morbide des femmes.
Ça n’expliquait pas tout, loin de là, mais ça venait colmater
une interrogation douloureuse sur le personnage que j’avais
joué à mon insu dans cette pièce obscure, et pendant tout ce
temps. La jalousie, c’est de l’amour. L’amour est une
explication qui soulage un peu. Passé la stupeur première, une
autre question s’imposa. Quelle devait être la suite du
traquenard ? N’étant pas censé découvrir l’embrouille,
qu’étais-je supposé faire ? Revenir m’asseoir à sa table comme
si de rien n’était et boire un verre de rosé avec elle – son
triomphe ? Ou bien me rendre au rendez-vous de Claire
Antunès à Bastille et… Et quoi ? Clé avait sans doute prévu de
surgir peu après et de jouir de mon ébahissement, de ma
honte, avant de me reprocher mon infidélité, fût-elle virtuelle,
ou de m’agonir d’injures. J’étais partagé entre la rage et le rire,
mais j’étais surtout obligé de m’avouer une chose : le sourire
de Clé, qui s’affichait sur la photo de nous accrochée au-
dessus de son bureau, ne me consolait pas de l’évidence qui
me trouait maintenant la conscience : Claire Antunès n’existait
pas. Cette fée n’était qu’un fake, mon rêve un avatar ; j’avais
aimé du vent. La sensation physique, organique, de la
manipulation me donna envie d’aller jusqu’au bout. Au moins,
j’allais prolonger un peu l’embrouille et la faire souffrir pour de
bon, cette espèce de monstre qui jouait à se faire peur après
s’être jouée de moi. J’étais perdu, je ne savais pas si je
l’admirais ou si je la méprisais, si sa folie me ravissait ou me
révoltait.
Je me levai d’un bond, attrapai un sac de voyage, fourrai
dedans quelques affaires à moi, et tout mon matériel photo,
laissant ma chambre ostensiblement vide. Vrai départ ou mise
en scène ? je l’ignorais moi-même. Il était pas loin de neuf
heures. Avant de sortir, je pris soin d’effacer sur son portable
la trace de mes deux appels.
Elle était en train de boire du rosé à la terrasse de Chez
Tony, assise de trois quarts elle ne m’offrait qu’un profil
fuyant, qui me parut triste ; la carafe était presque vide. Je
continuai mon chemin sans me montrer et courus presque
jusqu’au lieu de rendez-vous. Je l’aimais toujours, mais qui ?

À présent, je suis assis au Café français, je bois un pastis, je


regarde la place, les voitures, les bus, il faudrait prendre une
photo pour immortaliser l’instant – l’instant mortel. Et si Clé
ne venait pas ? Qu’est-ce que je fais là, avec mon sac de
voyage, si Clé ne vient pas, si la rupture est consommée ? Est-
ce que ce soir je coucherai chez mes parents à Sevran, et
demain matin je boirai le café avec ma mère qui me
demandera des yeux pourquoi je rate toujours tout ? Non, non
et non. Je veux qu’elle vienne, je veux lui faire payer ce jeu
pervers. Elle m’aime. Je vais jouer la plus grande froideur avant
de la prendre dans mes bras – peut-être. Ça dépendra de son
sourire, je ne suis pas son esclave non plus. Des souvenirs
affluent à mon esprit, le passé défile comme si je venais d’avoir
un accident. Comment a-t-elle pu ourdir une manigance aussi
tordue ? Inventer un CV, inventer Gilles, inventer le Portugal,
inventer l’impossible ? Pourquoi a-t-il fallu que…
C’est alors que je l’ai vue, elle. Ce fut comme une
apparition. J’ai tourné la tête en quête du garçon, qu’il me
remette ça, et elle était là. Tout en noir, ses beaux cheveux
bruns tirés en arrière, l’air triste, mais c’est elle, je la reconnais.
Mon cœur galope, je n’y comprends rien, mais ce qui s’appelle
rien. De loin, nos yeux se rencontrent. Elle me regarde, puis
détourne la tête simplement, sans expression particulière, ses
yeux se posent ailleurs. Tout s’embrouille, je ne suis pas fait
pour tant d’émotion, pour tant d’énigme. Ma poitrine est un
puzzle menacé d’explosion.
Alors je me suis levé, j’ai marché jusqu’à sa table, j’ai posé
mon sac de voyage dessus. Claire ? ai-je dit presque
brutalement. Elle a relevé la tête, sa bouche est légèrement
entr’ouverte, sa peau est une splendeur, ses yeux étonnés
hésitent à sourire, elle lève les sourcils d’une façon adorable. Je
m’appelle Katia, dit-elle.

Voilà, chers confrères. Fin du cahier. Étrange, n’est-ce pas ? Un


document, et bien davantage. Alors, comment vous expliquer ? En le
refermant, il m’a paru évident que ce qui dominait la vie de cette
femme, enfin, de cette patiente, c’était la culpabilité. Une culpabilité
si dévorante que même lorsqu’elle imaginait comment l’histoire aurait
pu s’écrire autrement et lui donner du bonheur dans la réalité, elle lui
inventait une fin triste, s’infligeait une punition qui la laissait dans la
solitude et le remords. Sa pathologie relevait sans conteste d’une
sévère hystérie selon la définition que nous connaissons tous : un désir
d’insatisfaction. Il fallait que ça rate, voilà comment on pourrait
résumer l’histoire. Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler
l’importance du masochisme chez de nombreux sujets, notamment
les femmes – j’ai moi-même soutenu ma thèse sur « La destructivité et
la pulsion de mort dans les névroses féminines ». Chez Claire – chez
Mme Millecam – enfin, dans son roman, on pourrait même parler de
la quête éperdue d’un « point de catastrophe », d’une volonté
d’obtenir la preuve de son incapacité à être aimée, j’appellerais
volontiers cela « un désir du désastre ». Il s’allie sans doute au vœu
inconscient de payer quelque chose, de s’autoflageller. Le suicide de
sa nièce (qu’elle dénie dans son roman, tant cela lui est
insupportable) n’y est évidemment pas étranger – elle se punit de
n’avoir su la protéger malgré la promesse faite à son frère – mais les
racines de sa culpabilité s’enfoncent sans doute bien plus loin dans le
passé : une faute infantile refoulée, une dépression maternelle, un
vœu de mort dans la fratrie, que sais-je ?
Cependant – et c’est là qu’assurément vous pouvez me blâmer –,
au lieu d’aller rechercher avec elle dans son enfance ce qui la
maintenait depuis trois ans dans cette position dépressive, coupable,
tantôt agressive tantôt passive, quasi apragmatique, j’ai décidé d’aller
chercher dans la vie réelle de quoi la sortir de son isolement – de son
internement : la sortir de là. Elle me rappelait Roger, un malade que
j’ai rencontré quand j’étais en stage aux Ormeaux, à Blois. Il
s’occupait de l’atelier d’apiculture depuis vingt ans, il ne faisait que
ça, s’occuper des ruches, récolter le miel, envisager des élevages de
reines… Comme l’avait souligné mon maître à l’époque, le docteur
Aury, il s’était transformé en abeille. Eh bien, pour Claire, c’était un
peu pareil : elle s’était transformée en attente. Elle attendait, elle était
entièrement occupée à ça : attendre. Qu’est-ce qu’elle attendait ?
Rien, justement. Elle attendait un mort, qu’il revienne, elle attendait
l’amour, qu’il arrive, elle attendait le pardon, qu’il lui soit donné ?
Peut-être. Mais plus probablement, elle attendait rien. Ce n’était pas
négatif, ce n’est pas une phrase négative, même si c’est moins
objectivement productif que d’élever des abeilles. L’attente était
devenue son être, l’attente avait dissous l’objet de l’attente. Elle était
statufiée dans cette posture, un deux trois soleil éternel, Pénélope sans
prétendants, Pénélope sans retour d’Ulysse, mais qui s’obstine à
défaire la vie qu’elle pourrait vivre.
En commençant l’enquête dont vous avez connaissance, j’avais
donc comme seul objectif de lui trouver une échappatoire, de lui
enlever le poids de son écrasante culpabilité, de la remettre en
mouvement, qu’elle puisse au moins sortir de ce terrifiant arrêt sur
image. De plus, il me semblait intuitivement, et la suite a montré que
sur ce point j’avais vu juste, il me semblait que les choses ne s’étaient
pas passées ainsi. Je savais qu’elle était arrivée ici divagante après une
décompensation sévère, puis revenue après chaque sortie, victime
d’une nouvelle bouffée délirante – ou bouffée désirante, comme dirait
le docteur Besse –, j’avais lu les rapports. J’ai d’abord pensé que peut-
être elle mentait, elle affabulait depuis le début, qu’elle inventait tout
ce qu’elle racontait – pour cacher autre chose, ou garder le contrôle.
Car elle essaie de tout maîtriser, par le mensonge ou par le rire. Mon
prédécesseur avait noté son goût pour la fiction et pour les histoires
drôles – pour les histoires en général. Elle aime raconter. Il indiquait
d’ailleurs la différence, chez elle, entre l’ironie, qui blesse ou détruit,
et l’humour, qui est une force vitale, qui restaure. Notre patiente
manie très bien les deux, elle agresse ou elle détend l’autre, mais c’est
toujours une façon de se protéger. Les blagues tiennent le réel à
distance, l’ironie aborde le tragique tout en s’en gardant, elle fait de
l’esprit pour ne pas périr. Ou encore elle invente, elle crée. Briller,
c’est son idée de la liberté – la fable, un moyen d’échapper à la folie
pure. Une sorte de délire organisé, vous voyez. Mais ce n’est pas
important que ce soit vrai. L’important, c’est qu’elle le dise. Ou
qu’elle le croie.
Enfin, d’une façon ou d’une autre, à son insu ou non, pour moi
cette histoire était bizarre : Chris, ce dragueur d’Internet, ce grand
gaillard habitué à barouder, qui se suicide pour une fille qu’il n’a vue
qu’en photo… Je sais bien que ça existe, qu’on peut mourir de ce qui
n’arrive pas, qu’une décompensation psychotique est toujours
possible, qu’il y a des petits garçons perdus dans de grands corps
d’hommes et que les mamies sont pleines de petites filles, mais à ce
point-là ? Pour moi ça ne cadrait pas. Quelque chose clochait. Je n’y
croyais pas. Certes, il avait disparu des écrans radar. Il n’y avait plus
trace de lui sur Internet, d’autant plus que Claire n’avait jamais su
son nom propre, seulement son prénom, Christophe, et son pseudo
Facebook, KissChris – c’est fou, quand on y pense, une histoire
d’amour entre pseudos : comme dans un roman, au fond, des
créatures de fiction.
Alors, j’ai décidé de retrouver Jo, le seul témoin supposé de
l’affaire, afin de tirer les choses au clair. J’ai voulu savoir, je le
reconnais, il y avait aussi de la pure curiosité – sur les ressorts
humains, la logique humaine, l’humanité. Ce que Claire m’avait dit
de Jo dessinait un vrai portrait de pervers narcissique, et là-dessus je
ne me trompais pas. J’ai obtenu de Claire, comme en passant, le nom
de famille de Jo, sans rien lui dire de mes intentions. Il n’était pas
dans l’annuaire. Je savais qu’il avait une maison à Lacanau, j’aurais
sûrement pu le retrouver ainsi, mais j’ai fait plus simple : je l’ai
cherché sur Facebook. Il y était. Je me suis présenté en message privé,
j’ai dit que je souhaitais le rencontrer, que j’étais le médecin de
Claire. Il a accepté.
Je vous passe les détails, vous avez lu la retranscription que j’ai
faite de notre conversation. On perçoit tout de suite l’indifférence
émotionnelle des grands pervers, mais aussi une certaine fierté naïve
de la manipulation réussie. Il m’a avoué presque tout de suite que
Chris n’était pas mort, qu’il avait tout inventé pour se venger de la
« trahison » de Claire. Quelle trahison ? ai-je demandé. « D’avoir
dragué mon pote alors qu’on était ensemble. Un soir, j’ai reconnu sa
voix sur un message qu’elle avait laissé à Chris, ses intonations
tellement maniérées, ce con me l’a fait écouter pour que je me délecte
de sa suavité. Claire Antunès ? Tu parles ! Enculée, oui ! Salope ! Je
n’ai rien dit à Chris, j’aurais eu l’air de quoi, j’ai pas le profil d’un
cocu, moi ; mais la vengeance est un plat qui se mange froid. Quelle
grosse pute ! Et qu’est-ce qu’elle devient maintenant ? C’est toi qui te
la tapes, c’est ça ? Elle les prend de plus en plus jeunes ! Elle est pas
morte de chagrin, alors ? Ah ah ! ça m’aurait étonné ! J’ai bien vu que
ça lui fichait un coup quand je lui ai raconté ce bobard. Mais elle s’est
vite consolée, à ce que je vois. J’ai essayé de retrouver sa trace il y a un
an – je suis un sentimental ! Non, je déconne, j’aurais bien re-tiré un
coup, elle est encore pas mal, pour son âge, hein ? – mais elle avait
disparu de la circulation : elle n’était plus sur Facebook, son numéro
ne répondait plus, elle ne faisait plus cours à la fac, elle avait
déménagé. Je suis même allé devant la maison de son ex-mari, une
fois (entre parenthèses, il s’est remarié, le mec, avec une vraie bombe,
une brunette avec des seins, je te dis pas). J’ai vu ses enfants, les deux
petits crétins. Mais pas trace d’elle. Bon, j’ai laissé tomber. Alors, elle
va comment, cette pouffe ? T’es son médecin ? Elle est malade ? Elle
a pas le sida, au moins ? »
Je n’ai pas répondu, à titre personnel je me retenais de lui en coller
une, dois-je le dire. J’ai posé des questions sur Chris. Jo m’a raconté
évasivement qu’il n’avait plus aucune nouvelle de lui. Qu’après la
défection de « Claire Antunès » partie se marier au Portugal, Chris
avait eu un petit coup de cafard, alors Jo avait conseillé à son pote de
changer de profil Facebook, de changer de peau, ce qu’il avait fait.
Christophe – KissChris – était tout simplement devenu Toph. Jo avait
discrètement bloqué le numéro de Claire sur le téléphone de Chris,
au cas où. « Indésirable », voilà ce qu’elle était devenue, « bien fait
pour sa gueule », m’a-t-il dit. Puis ils étaient partis au Mexique sur un
reportage qu’avait dégoté Jo, et sur place Chris avait rencontré une
fille. Jo et lui s’étaient brouillés pour une question d’argent, Jo était
revenu tout seul, et c’est là qu’il avait revu Claire pour lui annoncer le
prétendu suicide de Chris.
Jo m’a demandé où habitait Claire maintenant, je ne lui ai
évidemment pas dit qu’à cause de lui elle dépérissait depuis trois ans
dans une clinique psychiatrique, je ne voulais pas lui faire ce plaisir.
Je suis rentré chez moi complètement sonné, mais j’avais ce que je
voulais. Par acquit de conscience, j’ai cherché Toph sur Facebook.
N’étant pas « ami », je n’avais pas accès à grand-chose, mais il y avait
la photo d’un homme d’une quarantaine d’années aux cheveux
auburn, photographe né à Sevran, vivant à Mexico, dont la signature
se terminait par une petite fleur. Père d’un enfant.
C’est là que j’ai commis ma seconde faute, je le sais. J’ai manqué
de perspicacité, ou peut-être de lucidité professionnelle. Il m’a semblé
que chez cette patiente, le principe de réalité aurait des effets
bénéfiques. Qu’en la tirant de l’univers imaginaire qui la détruisait, en
lui montrant qu’elle avait été manipulée, que c’était elle la victime –
elle n’avait tué personne, c’est elle qu’on avait tuée –, j’allais l’aider,
la secourir, même. J’ai voulu la sauver.
Je ne sais pas. Peut-être. On ne peut pas parler de contre-transfert
parce qu’elle n’a pas beaucoup transféré sur moi, je crois. Mais j’ai
sans doute omis de prendre conseil, d’en référer à l’un d’entre vous. Je
suis entré dans une relation interpersonnelle avec elle.
Amoureuse ? Je ne sais pas. En tout cas, je voulais qu’elle puisse
recommencer à aimer. Moi ou un autre. Un autre… ou moi.
C’est le contraire qui s’est produit. Je croyais lui redonner de
l’espoir : personne n’était mort pour elle. Et je lui ai apporté le
désespoir : personne n’était mort pour elle. J’ai compris trop tard que
c’était ce mort qui la faisait vivre. Cette passion tragique la justifiait :
elle avait été follement aimée. Au fond, elle ne résidait ici, à La
Forche, que pour pouvoir continuer à vivre dans cet amour. Une
clinique psychiatrique, c’était le lieu idéal pour elle, l’endroit où
vivre : les fous et les amoureux appartiennent à la même espèce,
d’ailleurs on dit « amoureux fou ». Ici, on ne la dérangeait pas dans sa
jouissance morbide. Sa tragédie était merveilleuse. Si elle me parlait si
volontiers lors de nos entretiens, c’était pour le plaisir de rester dans
l’histoire. Et j’ai tout détruit. J’ai cru que la vérité la ramènerait à la
vie. Mais tout le monde n’est pas prêt à la vérité. Les gens s’en
foutent, de la vérité. Ce qui compte, c’est ce qu’ils croient. La vérité,
ils écrivent par-dessus. Ils la font disparaître à force de fictions, de
récits. Ils vivent de ça, de ce qu’ils se racontent. Leur vie est un
palimpseste. Inutile d’aller voir dessous. Nous autres psys, nous
prétendons à la vérité. N’importe quoi. L’HP, c’est tout le contraire :
c’est pour se protéger de la vérité.
Son visage, quand je lui ai montré le profil de Toph sur mon
portable ! Souvenir terrible. J’ai compris à ce moment-là, en une
fraction de seconde, que j’avais eu tort, que c’était un désastre. Elle
l’a reconnu, j’ai vu son regard quand elle l’a identifié. Son monde
s’est écroulé, elle a glissé de la chaise et elle a juste dit en s’effondrant
sur le sol : « Quelle honte. » Je ne sais pas si elle parlait d’elle, de
Chris, de Jo. Ou bien de moi. Car j’ai eu honte, c’est vrai. Je ne peux
rien dire d’autre. J’ai honte et je souffre. Le pervers, c’est moi, selon
toute apparence. Mais je n’ai pas voulu ça, oh non, je n’ai pas voulu.
Ensuite elle a eu ses crises si graves, elle délirait, elle délirait le
monde. Elle délirait pour rester en vie. Mais mourir est une force
majeure. Et j’ignorais qu’elle ne prenait pas ses médicaments, qu’elle
les accumulait cachés au pied du figuier.
Faites de moi ce que vous voulez. Je ne désire qu’une seule chose :
qu’elle vive. Qu’elle s’en sorte.
Non.
Oui.
Oui.
Peut-être. Peut-être que je l’aime, oui, après tout oui, pourquoi ne
pas employer le mot juste. Je l’aime. Elle m’émeut. J’ai envie de la
prendre dans mes bras. Je pense à elle, je la porte dans mon cœur, je
la berce dans ma mémoire. Elle me touche et elle me captive, oui, je
suis captif. J’ai envie de la voir. « L’amour, c’est être là. » Il n’y a pas
d’autre vérité. Et moi, j’aime être là pour elle. Je voudrais panser ses
blessures. Elle me fait rire, aussi. Je ris, avec elle. Elle est peut-être
folle, après tout, au sens où nous l’entendons. Sûrement. Mais ce sont
les fous qui nous soignent, non ?
II

UNE HISTOIRE PERSONNELLE

La seule façon de se sortir d’une histoire personnelle, c’est de


l’écrire.
MARGUERITE DURAS

Je vous raconte cette histoire vraie rien que pour montrer que
j’en suis capable. Que ma fragilité n’en est pas encore arrivée au
stade où je ne suis plus capable de raconter une histoire vraie.
JOAN DIDION
3

Brouillon de lettre à Louis O.

Mon cher Louis,


Pardon pour cette lettre manuscrite, je n’ai pas d’ordinateur en ce
moment, j’espère que tu pourras me lire.
Ton message m’a fait de la peine. Que tu n’aimes pas mon titre, je
peux le comprendre, même si je ne suis pas d’accord. Va mourir !, tu
trouves ça trop agressif en couverture ? Trop racaille ? Même si
j’ajoute en épigraphe un alexandrin de Corneille ?! C’est comme si je
m’adressais au lecteur, dis-tu, comme si mon injonction le rejetait
d’emblée ? Bon. Je ne crois pas que le lecteur prenne les titres pour
lui, pas du tout, moi en tout cas ça ne me vient jamais à l’idée, mais
admettons, d’un point de vue commercial tu as peut-être raison, je ne
sais pas, on en rediscutera, ce n’est pas le plus important. Le reste me
préoccupe bien davantage – ce que tu m’écris après, sur le fond : que
vu la conjoncture dans l’édition ces dernières années, il vaut mieux
être prudent. Toutes ces questions que tu te poses. Tu es comme les
autres, alors ? Tu as peur. Tu n’as pas envie d’avoir de problèmes, tu
penses aux romans dont les auteurs ont été condamnés ces temps-ci,
et leurs éditeurs avec, tu as perdu deux procès toi-même. Chat
échaudé craint l’eau froide, dis-tu.
D’abord, je te rappelle que tu en as gagné, aussi. La littérature
triomphe, parfois. « Que les faits racontés aient été vécus par l’auteur
n’ôte rien à la dimension esthétique de l’œuvre », ça ne te rassure
pas ? Surtout, je suis triste que mon éditeur – mon ami – ne me fasse
pas davantage confiance. Comment peux-tu croire, toi, Louis, qu’il
n’y ait aucune distance entre la fiction et la réalité ? Ou pire : que j’aie
volé cette histoire à quelqu’un ? Vampirisé sa vie ? Tu ne sais pas ce
que c’est qu’écrire ? Tu es éditeur depuis cinquante ans et tu ne
comprends pas les écrivains ? Il y a vingt ans qu’on est amis, tu as lu
tous mes livres, et tu veux faire relire Va mourir ! par un avocat ? Tu
crains que quelqu’un s’y reconnaisse, c’est ça ? Nous sommes
copropriétaires de nos vies, et ça t’inquiète ? Tu te demandes jusqu’où
vont les parties communes ? Tu t’imagines sans doute que lors d’une
résidence en HP pour un atelier d’écriture, j’ai pompé l’expérience
tragique d’une des pensionnaires. C’est ça ? Tu te méfies de moi, tu
penses que je n’ai aucune éthique ?
Tu as raison, en un sens, mais pas comme tu crois. Je suis lâche,
c’est vrai. Je n’ai pas le courage moral qu’il me faudrait pour raconter
exactement la vérité – la vérité nue, avec sa corne de taureau. Une
chose banale que j’ai vécue – piteuse, la corne –, un micro-
événement, où je me suis perdue. Je n’ai pas le courage parce que
c’est trop bête, trop vulgaire, trop insignifiant, parce que moi,
écrivain, femme, femme écrivain, j’aurais l’air d’une idiote, d’une
pauvre fille, d’une névrosée grave. D’où ce roman, ce manuscrit que
tu viens de lire. Une fiction pure – ou presque –, même si cette
clinique existe bel et bien et que j’y anime toujours un atelier
d’écriture. Mais puisque tu as des doutes, et pour vous rasséréner
complètement, toi et Maître Machin, je vais te raconter la vraie
histoire, l’histoire vraie, celle qui m’est arrivée. Ce hors-champ devrait
t’intéresser, toi, éditeur, tu verras, il est en lien étroit avec le fait
même d’écrire, avec la littérature. « Les vraies confidences », voilà
comment pourrait s’appeler ce qui suit. Et puis tu vas sûrement
apprécier de me voir dans le triste personnage que j’y joue,
secrètement ça va te faire plaisir, même si tu ne l’avoueras jamais,
peut-être même t’émouvoir : j’ai remarqué combien vous, les gays,
vous aimez les femmes mûres qui courent à leur perte. Vos idoles sont
vieillissantes et suicidées, elles se meurent sur une chanson de Dalida.
Qu’est-ce qui vous fascine donc tant, je ne sais pas : l’effet-miroir ou
l’effet-repoussoir ?
Avant tout, je tiens à te rassurer : dans le roman que tu viens de
lire, j’ai changé, en tout cas je peux le faire, j’ai changé la plupart des
noms, les lieux, les professions. De toute façon, photographe, c’est
plus stimulant que musicien pour l’imagination du lecteur. En réalité,
il était chanteur-compositeur, il rêvait de faire un tube, d’avoir une
chanson au top ten, et moi je devais écrire le texte. Mais pour ne pas
te perturber, je vais garder les identités fictives, ce sera plus simple, et
d’autant plus que tout le début de mon histoire est à peu près
identique, tu n’as qu’à relire jusqu’à la page 56. J’ai bien, comme
mon personnage, créé une fausse page Facebook et joué les sous-
marins auprès de, appelons-le Jo, donc. C’était très adolescent de ma
part, j’en conviens. Tu sais, l’âge est une notion strictement
administrative. Et puis les romanciers ont le droit d’habiter des
romans dans la réalité. De toute façon, si c’est ce qui t’inquiète, je ne
pense pas que la création d’un faux compte Facebook soit un élément
suffisant pour porter plainte. D’une part, si cela était, il faudrait
inculper les dizaines, les centaines de milliers de gens qui, de par le
monde, sur tous les sites de rencontre et les réseaux sociaux, se font
passer pour ce qu’ils ne sont pas, truquent leur âge, mentent sur leur
profession, leur statut familial, voire leur sexe, postent des photos
vieilles de vingt ans et se créent une existence plus libre, plus excitante
que la leur. Le nombre de personnes qui s’inventent un personnage,
c’est fou ! La vie est un roman ! Est-ce que tu sais qu’il existe un site
Internet qui t’aide à te fabriquer une autre vie ? Pas un jeu vidéo, pas
Second life, hein : IRL, in real life. Il fournit des preuves tangibles des
choses que tu inventes, des alibis à tes petits crimes en famille : des
billets de théâtre pour une pièce où tu n’es jamais allé, une
réservation d’hôtel dans un pays que tu ne connais pas, le compte
rendu détaillé d’un colloque auquel tu n’as pas participé, des photos
de toi dans un journal chinois daté du jour où tu étais en week-end à
Pornic avec ta secrétaire, de fausses images, de faux diplômes, de faux
souvenirs, de fausses preuves de ta vie fausse. Moi, à côté, c’est les
Bisounours. Qui est lésé ? Pas d’adultère, pas d’escroquerie. Je n’ai
usurpé l’identité de personne, comme tu le verras, j’en ai juste inventé
une. Ma duperie n’enlève rien à quiconque, sinon à moi-même. Du
reste, Chris a tellement menti dans cette histoire, lui aussi, que je le
vois mal aller crier à l’imposture. Nous sommes tous, dans les fictions
continues de nos vies, dans nos mensonges, dans nos
accommodements avec la réalité, dans notre désir de possession, de
domination, de maîtrise de l’autre, nous sommes tous des romanciers
en puissance. Nous inventons tous notre vie. La différence, c’est que
moi, cette vie que j’invente, je la vis. Et que, comme toute créature,
elle échappe à son créateur. Tu vas dire, si tu es mal luné, que je ne la
vis que pour pouvoir l’écrire, que la vie n’est qu’un prétexte à
l’écriture. Mais c’est tout le contraire. La vie m’échappe, elle me
détruit, écrire n’est qu’une manière d’y survivre – la seule manière. Je
ne vis pas pour écrire, j’écris pour survivre à la vie. Je me sauve. Se
faire un roman, c’est se bâtir un asile.
Donc, pour les raisons que j’ai dites, je me suis forgé un avatar,
j’ai créé mon personnage, Claire Antunès (entre parenthèses, la jolie
brune, sois tranquille, c’était réellement une photo prise au hasard sur
Google Images, et envoyée seulement en privé – keep cool, Maître
Machin, pas de procès de ce côté-là –, d’ailleurs, je n’ai pas de nièce).
Cette petite folle de Claire a vécu sa vie en moi, je ne l’avais vraiment
pas prévu, elle est tombée amoureuse, il a bien fallu prendre des
mesures. Et moi, malgré l’amour, j’étais plus lucide qu’elle, ou plus
cynique, du moins je me croyais telle, moins fleur bleue que
vénéneuse, je me sentais encline au coup de poker, prête à miser pour
voir. J’étais comme un lecteur au milieu d’un roman policier,
impatiente de savoir ce qui allait se passer. Et puis, tu me connais, je
déteste le virtuel, l’angoisse monte vite, ce qui n’arrive pas me fait
tellement plus peur que ce qui arrive, j’ai besoin de la chair du
monde. Alors j’ai voulu rencontrer Chris en vrai – IRL. Moi, Camille,
plus bravache ou plus confiante que Claire, plus tête brûlée que mon
double, moins hantée par la jeunesse et la vieillesse, je n’ai pas pu
renoncer. Non que je refuse le rêve, au contraire, je passe mon temps
à rêver, j’écris tous mes livres en rêve ; le chaos dans la bulle,
l’antichambre du livre, là est mon souverain plaisir. Mais j’aime aussi
le passage à l’acte, le concret, l’encre et le papier, la peau et l’os. Je
rêve que les choses arrivent. Puis, pour qu’elles arrivent, qu’il s’agisse
d’écrire ou d’aimer, quoi qu’il en coûte, le prix qu’il faudra payer je
n’y réfléchis jamais, je suis prête à l’action. Enfin, je l’étais.
J’ai d’abord essayé de rencontrer Chris « par hasard », et je suis
allée l’attendre à la gare de l’E, à Montparnasse (ne t’inquiète pas, il
n’y a pas de maison à Lacanau, en réalité). Mais son père était là. J’ai
seulement pu vérifier la force de mon désir. Chris avait quelque chose
de solaire, il saturait l’écran de la réalité, s’imposait dans l’espace – la
salle des pas perdus, ah, n’étions-nous pas perdus ? Car en même
temps, sa fragilité crevait les yeux, j’ai pensé qu’il n’allait pas bien.
Précaire – c’est le premier mot qui m’est venu à son sujet en le
voyant : un homme précaire. Tu connais l’étymologie de « précaire » ?
Qui est obtenu par la prière. Sauf que moi, il fallait que je trouve un
autre moyen, je n’allais pas me mettre à genoux pour le supplier de
m’aimer ! Ce que je sais, c’est qu’en le voyant, j’ai eu envie de lui.
Pourtant, à quarante ans passés (j’ai changé les âges, aussi, tu as vu, le
sien et le mien – je me suis dit que dans un roman, c’est comme dans
un film ou sur Meetic : il vaut mieux que l’héroïne soit encore du bon
côté de la date de péremption), à quarante ans passés, donc, il se
comportait toujours comme un adolescent : ses vêtements, ses
cheveux en bataille, sa guitare en bandoulière, papa. Mais c’était
peut-être ce qui le rendait attirant, ce refus du temps, ça touchait un
point de douleur en moi. Et puis c’était le début de l’été, Paris se
vidait, je n’arrivais plus trop à écrire, Jo m’avait asséchée, mes filles
étaient loin, j’étais seule, j’avais envie de faire l’amour, tu sais bien, il
me fallait une source jaillissante, une preuve de vie. Chris était
comme une promesse qui reste à tenir, je me rappelais la douceur de
sa voix au téléphone, dans ma rêverie elle se confondait avec la
douceur inconnue de ses mains.
Je savais, puisque Chris me l’avait dit lui-même, qu’il n’avait pas
d’argent. La seule vue de son père m’aurait renseignée : la silhouette
humble, le dos voûté, les sobres gestes de bienvenue, la couleur
terreuse du visage sous la casquette – tout le contraire de ce que
devait être la vie à Lacanau avec Jo. J’ai donc opté pour une solution
qui avait l’avantage de rendre service à Chris. Car à la vérité, je me
sentais coupable du petit jeu que je jouais avec lui depuis des mois,
l’entretenant faussement – non, pas faussement, ce n’est pas le mot
juste –, l’entretenant d’un amour masqué. La tristesse que je lisais sur
son visage, j’en étais la cause. Je m’étais enfuie, prétendant me marier
à Lisbonne avec un autre homme, le laissant frustré de tant d’espoirs.
Il se morfondait pour un fantôme que j’avais bricolé. Je trouvais
normal de payer. Et même, j’envisageais qu’il ne se passe rien avec lui,
qu’on ne se rencontre jamais, que je paie simplement mon dû, que je
lui rembourse à ma façon la dette d’amour qu’il avait dépensée en
vain pour moi.
Je lui ai donc envoyé un message depuis mon vrai compte
Facebook, celui de Camille, écrivain, Caméléonne pour les intimes
(oui, je sais, Louis, je devine ton sourire. Mais là, les limites étaient
dépassées : le caméléon se débattait sur une couverture écossaise). Je
me suis présentée sans détour : voilà, j’étais une ancienne amie de Jo,
à l’époque celui-ci m’avait montré ses photos, que j’avais trouvées
belles, je me souvenais d’une en particulier, une flèche dessinée par
terre avec ces mots, « TO HAPPINESS ». Je cherchais une idée de cadeau
original, j’avais envie de l’offrir à une amie pour son anniversaire, est-
ce qu’elle était à vendre ? Je laissais mon numéro de téléphone et une
demande d’« amitié ».
Il m’a appelée peu après. J’avais peur qu’il reconnaisse ma voix, la
voix de Claire Antunès avec qui il avait parlé longuement de
nombreuses nuits, alors j’ai dit allô d’une voix de basse. Oui, il
vendait ses photos. Deux cents euros pièce. « Quel format ? » ai-je
demandé. Il a eu un rire fat. « Pas de format. Pour ce prix-là, je
t’envoie la photo par mail et tu la fais tirer toi-même, encadrer si tu
veux. Moi je suis l’artiste, je vends l’œuvre, je ne fournis pas le
matériel. » Devant mon silence – j’étais muette de saisissement : était-
ce vraiment lui qui, trois semaines plus tôt, suppliait d’une voix
modeste et tendre de ne pas l’oublier ? –, il s’est radouci. « Si tu veux,
je te vends la photo de ma dernière expo, sur plaque métallique d’un
mètre sur deux. Mais trois cents euros, alors. T’es une copine de Jo ?
Je te préviens, on s’est frités grave, on se parle plus, excuse-moi mais
il est vraiment trop naze. – Je ne le vois plus non plus, ai-je dit
précipitamment. Mais on s’est déjà parlé, toi et moi, ai-je ajouté d’un
ton facétieux (vite, vite, enchaîne) : oui, un jour, j’appelais Jo et il t’a
passé le téléphone, tu n’étais pas très aimable, tu m’as même dit : “Va
mourir !” Alors tu vois, on se connaît. » J’ai ri, mais Chris s’est
offusqué aussitôt : « Ah non, sûrement pas, tu délires, là. Moi, je ne
suis pas comme Jo, je sais me conduire. » J’ai dit « peut-être », ce
n’était pas le moment d’envenimer la discussion. Il ne se connaît pas,
me suis-je dit, il ne se connaît pas du tout. Il y a des gens, comme ça,
qui s’ignorent complètement, qui sont à cent lieues d’eux-mêmes – on
n’apprend pas vite à s’apercevoir de soi, parfois jamais. Puis j’ai pensé
que c’était peut-être moi qui m’étais trompée, en effet, ce n’était sans
doute pas lui aux côtés de Jo ce soir-là, ça ne lui correspondait pas. Il
m’a dit qu’il habitait Sevran, mais qu’il venait souvent à Paris. « La
semaine prochaine, j’emmène mon cousin à l’aéroport et je loge dans
son appart’ pendant son absence, porte des Lilas. Si tu veux, on
prend un verre et je te file la photo. Comme ça, tu me paies en
liquide, c’est mieux. » J’ai dit « d’accord. – Cool », a-t-il dit.
Il était déjà là quand je suis arrivée, appuyé contre un poteau à la
sortie du métro. J’avais failli tout annuler, mon intuition ne me disait
rien qui vaille, au téléphone le prince charmant m’avait eu tout l’air
d’un méchant crapaud, tant de contes virtuels finissent en eau de
boudin. Mais quand je l’ai vu, j’ai retrouvé les impressions de la gare :
sa beauté, sa nonchalance, son inquiétude aussi, mal cachée. Et tout
le désir accumulé par Claire Antunès au cours de sa correspondance
amoureuse ne pouvait pas se résorber si vite en moi. L’envie de le
toucher, de le respirer, de m’en faire aimer avait prospéré de façon
indépendante, comme une plante, il ne suffisait pas d’une vague
déception pour en arracher la racine. Et puis je suis écrivain, l’humain
est mon matériau. Je n’ai pas de limites dans ce domaine, tu le sais
bien, Louis, ma curiosité est infinie. Je fais le bras de fer avec les
passions. Je me crois toujours assez forte pour brasser le magma en
fusion, et là je ne voyais que de vagues braises à peine rougeoyantes.
J’aurais dû me fier davantage à la familière sensation d’angoisse qui
accompagne le début de l’amour, qui semble toujours me prévenir
d’un danger imminent : une sorte de ciment qui prend dans ma
poitrine et me fait mal, me bloque le souffle sans cause apparente,
comme si j’étais en manque d’un objet vital que je n’ai pourtant
jamais possédé – le désir revêt d’abord chez moi la forme d’une
douleur anticipée, d’un deuil par avance, comme si tout mon corps
me rappelait que ça va rater – même si ça se passe, ça va rater puisque
ça a déjà raté, c’est inscrit dans l’air qu’on respire, et sur les murs,
dans la ville, partout, la forme déjà momifiée de l’amour. Mais quand
je reçois ce message intime, je ne fuis pas, au contraire, je m’en sors
généralement, du moins en public, par un excès d’aisance, la
mondanité joue pour moi le rôle de l’adrénaline en cas de risque vital,
je surjoue la sociabilité, je ne laisse pas s’installer le silence, encore
moins le cri de la bête, je m’applique à paraître intacte de toute
atteinte, ça hurle muet, mon sourire est un masque, je bloque toutes
les issues, je me bétonne à mort, je me fonds dans le paysage,
camouflage à tous les étages, pas caméléonne pour rien.
C’est ce que j’ai fait ce soir-là, à la sortie du métro, bien qu’en ma
poitrine Claire Antunès fût bel et bien là, palpitante de désir et
d’angoisse. On s’est embrassés sur la joue et on a commencé à
marcher en quête d’un bar. C’était troublant pour moi, en secret,
d’être ainsi à ses côtés alors que nous flirtions depuis des mois sur
Facebook – ne ris pas, Louis, je t’entends d’ici, c’est ma mère qui
emploie ce mot, je trouve qu’il convient, au Moyen Âge on disait
fleureter, conter fleurette. C’était tout à fait ce que nous avions vécu
jusque-là, quand il postait à mon intention des photos de lotus et de
pâquerettes, des trucs à l’eau de rose pour la fleur des champs que
j’étais à ses yeux. Lui ne soupçonnait rien, bien sûr, et comment
l’aurait-il pu ? Il aurait fallu qu’il ait une oreille pour ma voix, qu’il
me prête attention, qu’il me reconnaisse. « Et donc, tu es écrivain ? a-t-
il dit quand nous fûmes installés en terrasse d’un café maure. Tu écris
quoi ? – Oui, ai-je commencé, je… – Elle est très cool, ton écharpe, a-
t-il lancé à sa voisine, une brune piquante qui lui a souri en me jetant
un coup d’œil hésitant. – J’écris surtout des romans, mais aussi
des… – Tu devrais porter du rouge, ça t’irait super bien, tu peux me
croire, je suis photographe, j’ai l’œil. – Ah ! Tu es photographe, a
repris la brune, intéressée. Moi je suis comédienne. Tu habites… –
elle m’a regardée – euh, vous habitez dans le quartier ? – Ouais,
j’habite tout près. Et toi ? – Oui, je suis en coloc avec une copine,
dans l’immeuble là-bas, au bout de la rue. – Tu es comédienne de
théâtre ou de cinéma ? » ai-je demandé en avançant vers elle des yeux
de caméléon pas décidé à rester couleur muraille. Elle m’a souri.
« Plutôt théâtre. Mais le cinéma, j’en rêve. » J’ai rapproché ma chaise
de la sienne. « Et tu joues, en ce moment ? Moi, je suis écrivain, j’ai
envie d’écrire pour le théâtre. » Chris, ainsi évincé, s’était déjà tourné
vers un groupe de jeunes qui tapaient le carton à une autre table,
« hey rasta, a-t-il dit à l’un d’eux, j’adore ton look, t’es artiste ? Si t’as
besoin, tiens, voilà ma carte. Je fais une ou deux pix, t’as rien
contre ? » Il a sorti son appareil et a pris quelques photos du groupe
sans attendre la réponse, puis soudain il m’a mitraillée sans prévenir.
« Eh, arrête », ai-je dit en me forçant à rire (tu sais, Louis, à quel point
je déteste être prise en photo), « et mon droit à l’image, alors ? » Il a
regardé son écran où défilaient les images et m’a dit sans lever les
yeux : « T’inquiète, je les efface, de toute façon elles sont toutes
moches. » Après un deuxième kir, j’ai fait mine de me lever pour
partir. « Attends, a-t-il dit en me prenant la main, t’as pas faim ? On
va aller manger, non ? » Et avant que j’aie pu répondre, il m’a
entraînée dans la rue. On a marché main dans la main jusqu’à un
restaurant, « t’as quelqu’un ? » m’a-t-il dit sur le ton dont il aurait
demandé, t’as des clopes ? j’ai dit « non. Et toi ? » Il m’a lâché la main.
« Tiens, là, c’est bien », a-t-il décidé. Il s’est assis en terrasse à côté
d’un groupe de touristes canadiens et a recommencé à distribuer ses
cartes de visite, il a pris les coordonnées d’une fille qui se prétendait
agent artistique ou qui voulait le devenir, je ne comprenais pas bien,
dans le chahut. Le jeune homme à côté de moi m’a demandé ce que
je faisais dans la vie, j’ai dit que j’étais écrivain, ça l’intéressait
beaucoup, il a posé de nombreuses questions. Un vendeur de roses
pakistanais a tendu un bouquet à Chris qui l’a renvoyé d’un revers de
main, il a insisté en me mettant les fleurs dans les bras, « ah mais c’est
pénible à la fin, a dit Chris, tout le monde croit qu’on est ensemble,
c’est dingue… » Il mangeait vite, avec faim mais sans plaisir,
brutalement. Au moment de payer, il est parti aux toilettes. J’ai réglé
l’addition, « il ne fallait pas, a-t-il dit en revenant, au fait tu as mon
blé pour les tophs ? En cash ? » Je lui ai tendu les billets, il les a
comptés, debout dans la rue, les touristes canadiens nous regardaient,
visages perplexes, à eux tous ils avaient l’air d’un puzzle. Nous
sommes retournés au bar, la jolie comédienne était toujours là, elle
nous a présenté sa coloc, tête contre tête au-dessus d’un magazine,
elles faisaient un test de personnalité fondé sur le choix des couleurs,
j’ai choisi vert et blanc, j’étais casanière et j’aimais l’argent, « eh ben
dis donc, a dit Chris, le visage sérieux, réprobateur, tu es tout le
contraire de moi ». Il a continué à parler mieux-être et chromologie
avec les filles, « je vais rentrer, ai-je dit en me levant. – Hé, attends »,
m’a-t-il lancé en se levant à son tour, j’ai pensé qu’il allait me
raccompagner, il s’est étiré, découvrant ses avant-bras tatoués
d’oiseaux, ses cheveux brun-roux prenaient dans la lumière des tons
ambrés, « tu es déçue, tu n’as trouvé personne ? a-t-il demandé. Le
Brésilien là-bas, il te plaît pas ? Je crois qu’il te regarde. » J’ai tourné la
tête, c’était un homme habillé en vert et jaune, effectivement je
semblais lui plaire, dommage qu’il eût cinquante kilos à perdre.
« Écoute, je n’ai besoin de personne, ai-je menti. Je suis fatiguée, je
rentre. – OK, salut, alors », a dit Chris, et il s’est rassis à côté des
filles. J’ai descendu la rue, j’avais mis ma robe africaine, celle qui fait
qu’on te regrette quand tu t’en vas, disait Jo, il avait le sens de la
formule, je sentais le regard de Chris sur ma silhouette qui s’éloignait,
mais c’était peut-être seulement moi qui avais besoin de cette idée,
d’un objectif qui ne me lâche pas tout de suite. Un peu plus loin,
deux jeunes Blacks étaient assis sur une marche avec des canettes de
bière, ils écoutaient du rap pas trop fort, « vous êtes ravissante », a dit
l’un d’eux sur mon passage, et comme j’accélérais sans répondre, il a
crié « Hey, m’dame, c’est un compliment ! » Alors j’ai agité la main
dans sa direction sans me retourner et j’ai dit : « Merci pour le
compliment. » Et je le pensais, je pensais : « Merci. » J’étais émue,
surtout – mon ancien côté prof, sûrement – à cause du mot
« ravissante » qu’il avait employé, j’étais contente qu’il utilise ce mot
désuet, qu’il le garde vivant de son côté, qu’il prenne cette peine pour
moi, enfin il me semblait que c’était pour moi. Ce sentiment de
gratitude m’a soutenue jusqu’au métro ; en descendant l’escalier de la
station Télégraphe, si profonde, le désir pour Chris était encore à vif,
mais la honte de mon désir prenait le dessus, des milliers de filles
protestaient en moi, clameur solidaire qui bourdonnait dans ma tête,
non mais quel con ! Tout en rentrant sous terre, je n’eus bientôt plus
qu’une seule phrase à l’esprit, comme taguée sur tous mes murs
intérieurs, sans savoir à qui la destiner – à lui, à moi, à Claire
Antunès ? –, puis le sachant, la murmurant à chaque marche où je
posais le pied, m’allégeant en la répétant à son adresse, me libérant de
son image, de sa voix, de ses messages trompeurs, enfonçant,
enfouissant son souvenir dans l’oubliette puis dans le bruit métallique
puis dans la foule ivre et rieuse du samedi soir, agitant une main
virtuelle en direction de son piètre fantôme : « Va mourir ! » lui ai-je
dit.
Il m’a rappelée trois jours plus tard, s’est excusé de n’avoir « pas
été exclusif l’autre soir ». « Je suis comme ça, a-t-il ajouté, j’aime les
gens. » Il appelait pour deux raisons : d’abord, il devait me livrer la
photo que j’avais payée (je n’avais quand même pas oublié ? To
happiness !). Ensuite, il avait eu une idée : « On devrait faire un
bouquin ensemble. » Il s’était renseigné, il n’avait rien lu de moi, pas
le temps, mais un ami lui avait dit que j’étais un bon écrivain, et
comme lui était un très bon photographe, « ça pourrait être cool ». Je
partais à la campagne avec ma mère, j’ai dit que oui, peut-être, qu’on
se rappellerait pour en parler. Je suis allée en Auvergne, il me
téléphonait tous les jours, il y avait sa voix dans les forêts, près des
ruches, au bord des ruisseaux. Lui ne reconnaissait pas la voix de
Claire Antunès dans la mienne, mais il l’aimait, il aimait entendre ma
voix. L’idée était de faire un livre sur les paysans : on partirait avec « la
vieille fille » – sa DS vintage – sur les routes de France, on s’arrêterait
dans les villages, et pour mieux comprendre la vie de l’intérieur – c’est
important, la vie des gens – on logerait chez l’habitant, on dormirait
dans les fermes, dans les granges. Ce serait politique, aussi. « Bon,
disait-il, j’ai un peu peur d’où ça nous mènera tous les deux, cette
histoire. » Je feignais de ne pas entendre, ou de ne pas comprendre, il
insistait, « tous les deux dans le foin, tu imagines ! Pas trop ton genre,
en même temps ! Tu as peur, toi aussi ? Mais tu as envie de faire ce
voyage avec moi ? T’es sûrement pas la bonne personne, mais bon…
Je suis sûr que tu en as rêvé cette nuit, moi ça me fait carrément…,
ouh là là, qu’est-ce que je raconte, enfin laissons la vie nous donner
ses bienfaits ». Je lui envoyais des photos de moutons, des pitreries
sans aucun sex-appeal, des selfies avec le paysan du cru, il ironisait
sur la fille des villes qui joue à la fermière – en fait, je connais le coin
comme ma poche, j’y vais depuis que j’ai quatre ans, mon grand-père
est né là, je sais traire les chèvres, j’ai vu vêler des vaches et mourir
des cochons et la mélancolie tuer l’hiver au bout d’une corde, le
monde rural je le connaissais bien mieux que lui. Mais il n’écoutait
pas. Il faisait tout pour me séduire au téléphone, des compliments,
des sous-entendus, des projets, des promesses. Moins je répondais à
son manège, plus il me provoquait ; sa voix avait des modalités
changeantes, très érotiques – beaucoup plus qu’avec Claire Antunès ;
mais s’il m’arrivait d’entrer dans son jeu, d’y répondre, il en sortait
aussitôt avec une forme de condescendance irritée – nous étions
simplement amis, et encore, sur Facebook, partir ensemble, mais non,
il n’avait jamais dit ça, qu’est-ce que j’allais m’imaginer ? On aurait
dit qu’il n’arrivait pas à choisir quel rôle tenir dans la division
conventionnelle des genres, celui de l’homme ou celui de la femme : il
montrait soit tous les signes du chasseur audacieux, soit ceux d’une
proie hautaine qu’il faudrait gagner de haute lutte en triomphant
d’abord de sa belle indifférence. Je n’aimais pas ce va-et-vient d’un
rôle à l’autre car il n’y avait aucun jeu entre les deux, pas de
souplesse, il était l’un ou l’autre, deux parodies de sujet et d’objet,
séducteur outrancier ou rebelle à la séduction, chevalier conquérant
ou dame sans merci. Comprends-moi, Louis (je t’entends d’ici), ce
n’est pas contre toi. Une femme, dans un homme, c’est bien quand ça
se marie, pas quand ça lutte à mort. Lui ne laissait pas de place à la
complicité et me forçait moi-même à me surveiller, à feindre.
Comment s’abandonner à une demande qui s’inversera bientôt en
rejet ? Comment prendre acte d’un refus qui va redevenir prière ?
Quoi que je fasse, j’avais tort. Je pensais que ses brusques revers
d’humeur pouvaient provenir de sa récente déception amoureuse, qui
excusait et justifiait sa méfiance ambivalente envers les autres femmes.
Mais je ne me sentais pas libre de me confier à lui comme l’avait fait
Claire Antunès. J’étais sur un fil d’où je pouvais tomber, je le
pressentais, même si j’allais bientôt l’oublier. Pourtant – ou donc ? –
mon désir était revenu, un désir différent de celui que j’avais éprouvé
quand j’étais elle, plus « agacé », une envie moins tendre et plus âpre
de le toucher, de le humer, de laisser mes sens décider quel jeu pour
quelle chandelle.
De retour à Paris, j’ai donc accepté de le revoir, même si, après
m’avoir harcelée tous les jours en Auvergne pour savoir quand je
rentrais, il était devenu moins impatient dès que j’avais été rentrée,
me fixant rendez-vous trois jours plus tard. Il logeait porte des Lilas
chez son cousin – « il est steward, souvent parti », a-t-il précisé cette
fois, et comme il adorait Papa, son chat, il venait souvent faire du cat-
sitting. C’était donc ça, le chat vautré au creux d’un vieux canapé
dont il avait posté plusieurs photos sur Facebook, j’avais cru que
c’était chez ses parents, à Sevran. Il m’a donné l’adresse et le code,
« ce sera mieux que dans un café, pour travailler », a-t-il dit. Je suis
arrivée avec mon MacBook et une robe en dentelle que j’avais achetée
la veille en pensant qu’elle lui plairait ; mais je n’avais pas l’intention
de prendre l’initiative, et je m’étais préparée à ce que rien n’arrive,
comme la première fois. Disons que je jouais « pour voir », pour
donner à cet amour virtuel une seconde chance de devenir réel,
comme on commence un livre qui finira dans un tiroir. Je n’y croyais
pas trop, je me demandais même s’il n’avait pas un problème, mais
Claire Antunès espérait en moi, je sentais son énergie amoureuse
bouger en moi comme un enfant à naître.
Chris m’a fait entrer. J’avais apporté une bouteille de vin et un
paquet de pistaches qu’il m’a pris des mains pour les déposer dans la
cuisine tandis que j’entrais dans un petit salon où je reconnaissais le
canapé avachi. J’avais avalé un antihistaminique, je suis allergique aux
chats. Mais pour l’heure, Papa était invisible.
La fenêtre était ouverte sur le soir, il faisait bon, un arbre était
tout près, ses branches se tendaient vers moi. Chris est revenu les
mains vides et s’est assis sur une chaise à ma gauche. On a parlé de
choses et d’autres, même pas de notre projet fumeux de livre, j’avais
du mal à détacher mon regard du creux de son cou, à regarder ailleurs
que l’aurait fait Claire Antunès. On n’avait pas grand-chose à se dire
et je commençais à me demander vaguement ce que je fabriquais là
sans même un verre à boire quand il a tendu le bras vers moi et s’est
mis à me caresser du bout des doigts, nonchalamment, comme on
caresse un chat, en continuant à parler. Il caressait mes seins, mes
cuisses, mon ventre à travers ma robe, légèrement mais de façon très
sexuelle – pas les cheveux ou le cou comme il l’aurait fait avec Claire,
me disais-je. Ce qu’il chuchote à ce moment-là, je ne m’en souviens
plus, mon prénom peut-être, ou des questions sur mon plaisir – je me
laisse faire, le rouge me brûle aux oreilles, ça te plaît ? comment
parler, penser, déjà la question se pose, je deviens liquide, informe
quoique informée par ses mains des contours précis de mon corps,
Camille, réponds-moi, tu aimes ? Sa voix basse, autoritaire, m’est
inconnue. Il me prend la main pour la poser sur son sexe, il bande, la
chaleur me monte aux cheveux, les mots manquent à ma bouche.
Claire Antunès se désagrège, je balance ma robe avec ses rêves
mièvres, moi j’ai le corps de Chris contre le mien, et quel corps, nous
ne sommes pas sur Facebook à nous payer de mots, nous sommes là
et c’est l’amour, l’amour c’est être là. Son sexe dur est mon trophée,
je le caresse à travers l’étoffe de son pantalon que je déboutonne. Un
homme qui bande, c’est merveilleux pour une femme, c’est son
sceptre, je me demande si les hommes le savent – bon, OK, Louis, tu
n’es pas obligé de répondre – pour moi c’est une ivresse, un règne et
une abdication, le point d’évanouissement de toute méfiance, je
deviens reine et rien.
Puis il m’a embrassée, ses lèvres se posaient à peine, sa langue
était douce et secrète, lente, ses yeux étaient fermés, ses deux mains
en corolle autour de mon visage, recueillies, sa tendresse m’a fondu le
cœur, il embrasse Claire Antunès, me disais-je, il a envie de moi mais
il embrasse Claire Antunès. Il s’est levé brusquement, « viens, on va
changer de pièce », et m’a guidée par la main dans un couloir qui
menait à la chambre. On s’est arrêtés en chemin, devant la porte
d’entrée, pour s’embrasser à nouveau. Il a ôté sa chemise d’un geste
ralenti par la pénombre, j’ai posé ma main sur son épaule nue, elle
avait la rondeur d’une espagnolette, nous sommes immortels, elle
ouvrait sur un paysage d’été, un tremblement brûlant de sensations, le
monde s’était démesurément agrandi, il s’élargissait entre mes côtes
en une flambée d’air qui embrasait tout, nous sommes éternels, ça
palpitait dans un espace infini, plus rien n’existait que nous, la vie
n’est jamais comme ça, sauf là, à cru, galopant sur un cheval fou.
Ce que je veux te dire, Louis, c’est que tout ce qui se passe ensuite
dans l’histoire n’a qu’un mobile, un seul : retrouver ce moment-là. Le
revivre. Recommencer. Attraper à la crinière le cheval fou dans ce
vertige de la vitesse qui met des larmes aux yeux. Rien d’autre.
Virginia Woolf dit qu’il ne s’est rien passé tant qu’on ne l’a pas écrit.
C’est vrai de presque tout, mais pas de l’étreinte. L’étreinte est un
événement. Même si on n’en parle jamais, même s’il n’y a pas de
mots pour la dire et qu’on la tait pour toujours, quand on fait
l’amour, on a lieu – on a lieu d’être.
« Mon amour », murmurait-il en me caressant, en m’embrassant
avec une savante lenteur, « mon amour ». Je disais « oui, oui », j’étais
son amour, je me laissais faire, j’étais fleur à respirer, j’étais fruit à
mordre, des feuilles me poussaient un peu partout, des bourgeons,
des branches, quel changement de saison ! Puis il s’est dégagé, a
exercé une pression sur mon épaule, je me suis agenouillée – son
zapping était brutal, mon ivresse ne m’empêchait pas tout à fait de
m’en rendre compte, il hésitait entre deux rôles, acteur hard dans du
X ou amoureux transi dans un feuilleton romantique, entre Camille et
Claire, son cœur balance, ai-je pensé. Mais moi, tout me plaisait,
j’étais à ma place ici et là, j’auditionnais pour les deux rôles, je voulais
bien tout, moi, sans partage, sans nuance, mon désir accueillait tous
les contraires, et pour cause, cet homme était là, je le prenais, j’aimais
tous les hommes en lui, même celui qui me méprisait. Il s’est laissé
faire en gémissant, a relâché peu à peu la poigne dans mes cheveux,
cette exquise douleur est passée, puis il m’a relevée très doucement,
« tu es douce, tu es si douce », a-t-il dit, il m’a serrée contre lui, « je
sens ton amour », a-t-il murmuré, et c’était vrai, le désir est ce
moment où l’amour est possible. On a marché enlacés jusqu’à la
chambre, il y avait un étendoir où séchait du linge de femme, « je
laisse la lumière du couloir, a-t-il dit en enlevant tous ses vêtements,
j’ai cassé la lampe du lit ». Je me suis déshabillée aussi, on s’est
allongés, on s’est repris dans les bras.
Ce que je voudrais te dire, Louis, te dire sans te le raconter, par
paresse ou par impuissance, par lâcheté ou par peur, juste te dire,
c’est la force de l’instant. Oh je me doute bien que tu la connais,
Louis, ce n’est pas pour t’apprendre quelque chose, c’est pour le fixer
– parce que ce qui est écrit témoigne. On écrit pour garder la preuve,
c’est tout. Les livres sont faits de ces souvenirs qui s’entassent comme
les feuilles d’arbre deviennent la terre. Des pages d’humus. Je suppose
que tu vas me trouver folle, mais souvent j’ai fait l’amour pour
pouvoir écrire, enfin je faisais l’amour pour faire l’amour, mais il n’y a
jamais eu de grande différence pour moi entre le désir et le désir
d’écrire – c’est le même élan vital, le même besoin d’éprouver la
matérialité de la vie. Tu vas me dire que c’est le contraire, que l’un
compense le manque de l’autre, qu’on s’exile de la vie dans sa
représentation, qu’on écrit parce qu’on ne baise pas – un jour, tu m’as
dit, je me souviens : « la littérature est le dépit de la chair » – ou bien
qu’en écrivant on sublime nos instincts animaux, que le corps et la
langue, ce n’est pas la même chose. Rien n’est moins sûr – d’ailleurs
le mot « langue », rien que le mot « langue » est d’une obscénité folle.
Moi, jamais, jamais je n’ai pu le prononcer dans son sens linguistique
sans penser à son autre sens, sans éprouver la présence dans ma
bouche de la chose en même temps que du mot, sans voir quasi sous
mes yeux les organes se mêler, s’effleurer, se chercher. J’ai besoin de
l’épaisseur de la langue, quand j’écris, et de sa finesse, et de sa
douceur, et de son âpreté. Ce serait intraduisible dans un autre
idiome, ce que je te raconte. Je me vautre sauvagement dans la langue
française, dans aucune autre. Je lèche, je suce, je goûte, j’aspire, je fais
naître le désir sous ma langue, qui est aussi désir de savoir. J’embrasse
un rêve de récit, le baiser me raconte toujours des histoires. Ce sont
les plus belles, celles qu’inventent en silence les baisers : enfin, on n’a
plus besoin de mots pour être aimée. Chaque fois que j’ai été en
panne d’écriture, je me suis mise en quête d’un homme, j’ai cherché à
vivre. C’est pourquoi j’ai revu Chris, en dépit du reste. Non pas pour
le sexe en lui-même, non pas pour jouir (ai-je joui, d’ailleurs, cette
première fois ?) mais pour éprouver la puissance du désir, pour
l’incarner, l’avoir dans la peau. Car ce n’est pas le sexe qui
m’intéresse, c’est le désir. L’attirance plus que la possession. Le
vertige plutôt que le spasme. Mon plaisir est en amont de l’extase. Je
n’aspire pas à la petite mort mais à la vie vaste, à l’extrême existence.
Je ne désire pas tant la jouissance que je ne jouis du désir. L’amour
n’est pas le sujet de mes livres, c’est leur source. Ce n’est pas une
histoire que je cherche, c’est le sentiment de vivre, dont écrire sera la
défaite, à la fin, et jouir la chute. Désirer un homme, c’est comme
rêver au livre : tout est ouvert, immense et chaotique, rien n’arrête le
galop du cheval, la peur est là aussi, immense, vertigineuse, bien
qu’on sente que rien ne pourrait nous faire tomber, notre puissance
est infinie et désarmée, oh comme on court, comme il fait chaud,
c’est le soleil allé avec le vent, réconciliés. Ensuite le chaos s’ordonne
ou s’apaise, on le sait bien même si on l’oublie, il devient une phrase
ou un blanc, un incipit ou un silence, une histoire ou pas. Mais
retrouver ce chaos au cœur des mots, cette force originelle, c’est ce
qui ne sera jamais réalisé. Assise à la table devant l’écran, devant la
page, la perte est sensible, je sens l’éternité se retirer, grande marée.
Alors, quand il n’y a plus que le sable, le désert à perte de vue, je
cherche à retrouver la puissance motrice, le lieu de la pure présence,
c’est trop violent cette absence dont les mots sont faits, ma chair a
besoin de la chair pour se dire. Autrefois, quand je souffrais ainsi,
incapable d’écrire, et quand, seule, je ne pouvais éprouver le désir par
un corps physique, j’allais chercher dans ma bibliothèque de quoi
colmater le trou foré par l’angoisse. J’avais mes objets de désir, mon
corpus de prédilection, je savais quelle page ferait baisser en moi la
tension, la hâte, l’envie, je la trouvais souvent tout de suite, ou bien je
feuilletais le livre avec ce tremblement que j’ai parfois quand j’ai très
faim, j’avais faim de mots, je me goinfrais du Voyage de Baudelaire,
des maximes de La Rochefoucauld, de la fin de Bérénice. Mon menu
était ultra classique, Louis ! Mais si j’y réfléchis vraiment, ce n’était
pas la langue française qui seule me rassasiait. J’avais même peut-être
plus de satisfaction avec des poèmes en anglais ou en italien, un corps
étranger me comblait davantage qu’un corps familier.

If you see a fair form, chase it


And if possible embrace it,
Be it a girl or boy.
Don’t be bashful : be brash, be fresh.
Life is short, so enjoy
Whatever contact your flesh
May at the moment crave :
There’s no sex life in the grave.

Je lisais à voix haute, je relisais dix fois, compulsivement, la


tension se déchargeait dans ma lecture, je me branlais de mots, si tu
préfères, et pas seulement, car il m’arrivait de choisir Sade. Et puis je
ne sais pas ce qui s’est passé – ou plutôt je sais, mais ce savoir m’est
venu lentement – en tout cas, à un moment, ça n’a plus marché, le
désir des mots m’a quittée. Mort. Terminé. Ils n’ont plus suffi à
m’apaiser, à combler le vide laissé par un corps. Aucun livre n’agissait
plus sur moi comme un corps vivant. Ce fut une catastrophe intime
comme on en voit beaucoup ici, dans ce lieu d’où je t’écris : des gens
que la séparation tue, que la parole ne répare plus. On ne veut plus de
symboles, mais la chose même. On a marre des prières, ce qu’on veut
c’est une action de grâce. « Ô je vous remercie mon Dieu j’ai enfin
quelqu’un pour me donner ce dont j’avais tellement besoin pour me
redonner le goût de vivre. » Voilà ce qu’on veut dire au lieu de
ressasser la frustration. Avant de m’amener ici, on a retrouvé dans ma
poche, sur un petit bout de papier, trois phrases que je ne me
souviens pas avoir tracées, et pourtant c’est mon écriture : « My
kingdom for a horse », et en dessous : « Je donnerais toute la littérature
pour l’amour », « tous les mots contre un cheval fou ».
Sauf que c’est moi qu’on a cru folle.
Mais je vais trop vite, je dois d’abord finir mon histoire.

Chris a interrompu d’un coup nos caresses, s’est masturbé


nerveusement sur ma bouche avant tu veux bien ? d’y jouir, il s’est
renversé sur le côté, « ouh je reviens de loin », a-t-il dit, puis il s’est
levé d’un bond, s’est rhabillé sans un regard pour moi, est sorti, suivi
de Papa. Quand je l’ai rejoint, il était en train de martyriser la
télécommande, il s’est finalement arrêté sur une émission de télé-
réalité, « ah non mais moi je suis une princesse », disait une fille, elle
avait des lèvres de mérou et un mini-short en cuir, « je ne suis pas
facile à séduire, je connais ma valeur ». Je me suis rassise, le public
applaudissait, j’ai fait semblant de regarder quelques minutes, mais
j’avais faim et soif, j’étais un peu sonnée, mon parachute interne
n’avait pas tout à fait réussi à freiner ma descente, j’ai dit : « Tu
pourrais peut-être déboucher la bouteille ? – Tu es garée où ? » a-t-il
répondu sans me jeter un regard. Je me suis levée, « je suis venue en
métro, ai-je dit en prenant mon sac, et je vais repartir de même. –
Non mais tu peux dormir là si tu veux, ça me gêne pas, moi j’ai
l’habitude de rester devant la télé sur le canapé, je n’aime pas les
horaires, les contraintes, mais si tu veux, va dans la chambre, pas de
problème. » J’ai dit que non, que je préférais rentrer, il n’a pas bougé,
« salut », j’ai dit en repoussant du pied Papa qui voulait sortir, et j’ai
claqué la porte. Il te refait le coup du métro, pensais-je en me
dirigeant vers la porte des Lilas. Et il n’a même pas servi le vin que tu
lui as apporté ! C’est dingue ! Je ne comprenais rien à mon
humiliation, sinon qu’il me fallait la dominer. Dans le métro, j’ai reçu
un sms : « Tout va bien ? », puis un autre, deux minutes plus tard :
« Tu es bien rentrée ? » Je n’ai pas répondu, je suis rentrée, tout
n’allait pas si mal, en effet : j’emportais le souvenir du désir, plus fort
que la honte, plus fort que tout. J’avais volé le feu, j’en payais le prix –
le bec d’aigle de la honte qui me déchirait les entrailles – mais
qu’importe ? J’avais de la peine, oui, mais, me disais-je, assise dans le
métro, ça vaut la peine, ça valait la peine, littéralement, pensais-je,
puisque se relançaient en moi des envies de mots, de phrases,
s’agençaient des fragments sonores, une mosaïque, un opéra, un flot
d’images, un roman, un film. J’enveloppais mentalement dans le
papier-bulle du souvenir ses doigts s’avançant vers mes seins, sa
bouche, la sensation élastique de son sexe bandé sous ma main, le
poing qui tire les cheveux en arrière comme le mors aux dents,
j’entortillais le désir dans ma mémoire pour l’empêcher de s’enfuir, de
se casser, attention fragile, je voulais qu’il reste un peu – si avec ça, tu
n’arrives pas à écrire, me disais-je, qu’est-ce qu’il te faut ? La chaleur
me revenait déjà, le désir oublié comme un mot sur le bout de la
langue, la puissance vitale comme un moteur qui se dégrippe. Vouloir
quelque chose de Chris, c’était sans doute peine perdue, mais quelle
peine est vraiment perdue, me disais-je, si elle aboutit à un livre ?

Il m’a rappelée le lendemain vers midi, il pensait à moi, il avait


hâte de me revoir, comment étais-je habillée ? Il pensait à ce moment,
dans le couloir, à ma bouche, il se branlait en y repensant, « et toi ? »
Il pensait à tout ce qu’on avait fait, et surtout à tout ce qu’on n’avait
pas encore fait, qu’on allait faire, comme ce serait bon, « j’aime tout
chez toi, disait-il, tes yeux ta bouche tes petits seins ta douceur tu es si
douce », tout l’excitait chez moi et mon cul par-dessus tout « jamais
vu des fesses si belles on se voit ce soir ? » J’ai dit que je ne savais pas.
« Tu n’as pas envie de me voir ? a-t-il murmuré. … Allez, viens. Je
t’attends déjà. Dis-moi que tu viens, que tu as envie de me voir, que
tu ne penses qu’à ça. » J’ai ri. « Bon, d’accord… – Cool, s’est-il
exclamé joyeusement. Tu viens à 8 heures, tu te souviens du code ? »
J’étais dans la rue quand il m’a rappelée, deux heures plus tard, je
n’ai pas entendu la sonnerie, je marchais dans la puissance
majestueuse, dans l’indiscrète aura du désir, celle que tout le monde
voit, je croisais des regards allumés ou curieux, excités ou envieux,
quand on est désirée on est désirable, c’est la loi, c’est le théorème
idiot, la démonstration en est basique, elle se lit dans les yeux, le
corps est un livre ouvert, « écoute c’est con, disait son message d’une
voix terne, j’avais complètement oublié que j’étais invité ce soir, ça
m’est revenu d’un seul coup, donc bref on se capte plutôt demain,
ciao ».
Ce petit manège de dérobades a duré quelques semaines, on se
voyait, on se manquait, il devait voir un pote ou son père, oui et non
faisaient le tourniquet, je jouais le jeu sans joie. Parfois, quand sa
goujaterie était trop grande, je pensais rompre, d’autant plus que le
sexe en lui-même était décevant comme un voyage raté auquel on a
beaucoup rêvé. Mais mon désir avait construit tant de châteaux en
Espagne que les ruines m’en suffisaient. D’ailleurs, je ne cherchais
pas à être comblée – le désir me donnait assez de plaisir. Et puis chez
moi le désir d’amour ne va jamais sans un désir de connaissance. La
curiosité, c’est le signe : avoir envie, soudain, de connaître quelqu’un,
de le déchiffrer. Quand l’autre devient un secret. Quand là où il n’y
avait qu’un corps, il y a une histoire. Quand une forme se fait mystère
sans fond. J’étais curieuse, et je n’étais pas la seule : Claire aussi avait
envie de savoir qui était Chris, avec laquelle des deux il était lui. Un
soir, il m’a proposé de venir le voir à Sevran, ses parents s’absentant
pour tout le week-end. J’ai pris le RER, contente de le découvrir dans
son décor de routine. Il m’attendait à la gare avec sa DS, m’en a
fièrement fait l’historique – « elle est superbe », ai-je dit. Mon père en
avait une quand j’étais petite, n’ai-je pas dit. Après quelques minutes
de route, nous nous sommes garés sur le parking d’une HLM. « Je te
préviens, c’est très simple. » C’était un trois pièces d’une propreté
étouffante qui, malgré le salon en velours vert olive et quelques
bibelots posés sur le buffet noir, avait l’air vide. Aucune plante, aucun
livre, aucun magazine, aucun tableau, à l’exception d’un petit poulbot
dans l’entrée et d’une assiette ornée de poissons au mur de la cuisine :
on aurait dit un appartement-témoin – témoin de quoi ? De quel
manque, de quelle angoisse, de quelle peur de vivre ? De quel crime
contre le bonheur ? La chambre de Chris était plus vivante, mais
d’une vie passée : fanions de foot, maquettes de voitures miniatures,
photos de pique-niques scolaires, poster de Guns N’Roses, casquette
de base-ball. « Voilà, c’est chez moi », a-t-il dit en me prenant dans ses
bras. Je me suis serrée contre lui, émue. « Tu m’invites au
restaurant ? » a-t-il ajouté en me repoussant.
Le dîner a été bizarre, hésitant entre le vieux couple mutique et la
première rencontre Meetic. C’était ça, sûrement, me disais-je, le
problème de Chris – le problème de tout le monde, peut-être ? Quelle
place donner au sexe dans la relation ? Aucune place ? Ou toute la
place ? Sous son regard, je me sentais d’une minute à l’autre bombe
atomique ou vieille copine. Tu vois, Louis, si j’avais décidé d’écrire un
roman sur cette pauvre histoire, j’aurais tout raconté de notre
sexualité, j’aurais fait littéralement un rapport sexuel. Je sais bien que
beaucoup n’aiment pas ça, surtout les hommes quand il s’agit
d’écrivains femmes, toi le premier peut-être, vous trouvez ça vulgaire,
ou bien vous trouvez que nous devrions laisser ça aux hommes, que
c’est leur domaine. Eh bien moi, la sexualité me fascine. Dans la vie.
Donc dans les livres. Je ne sais rien de quelqu’un tant que je n’ai pas
couché avec lui. Rien d’important. Rien de vrai. Au mieux, ce que sa
conversation, sa fréquentation m’ont laissé deviner, le sexe le
confirmera. Mais souvent, il l’infirmera. Toute la construction sociale
se dissout dans le rapprochement des corps ou, si elle se maintient,
c’est qu’il n’y avait qu’elle : l’obsession de la maîtrise, la peur ou la
négation de l’autre, la volonté de pouvoir. Le sexe, sinon, c’est le
moment du partage le plus juste et le plus fragile, où le désir et la
tendresse nous rendent généreux, où le présent ressemble à s’y
méprendre à l’amour, et souvent on s’y méprend, on s’abandonne au
feu, on s’y jette sans savoir qu’il brûle, comme un innocent, mais
cette méprise est belle, cette méprise est le contraire du mépris, dans
le désir on est innocent et c’est ce qu’on cherche, littéralement, être
in-nocent, rien de nocif en nous, ne pas nuire, enfin ne pas nuire, ne
vouloir que le bien, ne recevoir que le bien, échanger le souffle et la
langue, le réel et la parole. Raconter le sexe, c’est montrer l’humanité,
sa possible bonté, sa puissance transfiguratrice tout comme sa
faiblesse partagée, l’acceptation du sort commun qui sert de toile de
fond à la vie. Ou bien la haine, la domination, la honte. Dans tous les
cas, le sexe est connaissance, savoir instantané, volatil sans doute,
chair à oubli, mais n’est-ce pas à la littérature, alors, de l’attraper au
vol ?
Après le dîner, nous sommes revenus dans sa chambre d’enfant.
On n’a pas pu faire l’amour, il a joui trop vite et s’est tourné aussitôt
contre le mur. Dans la nuit, il a hurlé comme une bête qu’on éventre
et m’a serrée dans ses bras à m’étouffer, « oh Camille, a-t-il dit, oh
Camille, ma Camille », puis il s’est rendormi dans un sanglot
douloureux sans relâcher son étreinte, je ne pouvais plus respirer, je
me suis dégagée comme j’ai pu, troublée, et j’ai tremblé de froid le
reste de la nuit parce qu’il s’était entortillé dans la couette comme un
bébé dans ses langes. Le matin, il a mis une cuillère de miel dans mon
thé, qu’il m’a tendu comme un cadeau précieux. Il n’y avait rien à
manger – pas une miette de pain. Je crois que c’est là, dans la
déception violente de mon désir, dans la défaillance nocturne par où
s’était immiscé mon prénom, Camille et non Claire, que l’histoire
avec lui, d’une pauvreté aride, a commencé pour moi à s’écrire.

On a continué à se voir ainsi, chez moi ou chez son cousin, dans


une intimité brinquebalante mais grandissante. Chacun avait montré
de soi à l’autre : son désir, sa peur – qui s’apprivoisaient tant bien que
mal. Il redoutait moins d’être méjugé ou méprisé, je craignais moins
de ne pas être aimée – c’était quoi, l’amour ? C’est quoi, sinon l’envie
de retrouver toujours un certain corps, et le récit qu’on s’en fait ?
Pourtant, la question de l’argent restait pendante. Il n’en avait jamais,
m’empruntait des tickets de métro, des livres soi-disant pour sa mère,
qu’il revendait sans doute, dix euros pour acheter des cigarettes, cent
pour faire le plein d’essence ; ne me rendait jamais la monnaie ni
rien ; suggérait les souvenirs que je pourrais lui rapporter de mes
voyages – le dernier modèle Nike de New York ou des bêtises de
Cambrai. Je crois même qu’il ramassait derrière moi les pourboires
que je laissais sur les tables des cafés, ou que d’autres laissaient. Il
critiquait la déco de mon appartement, voulait que je remplace tous
les tableaux par des photos de lui achetées à « prix d’ami ».
Chaque fois qu’on se voyait, il me disait combien il en avait assez
de Sevran et de la vue sur le béton, il faisait de belles photos de la
banlieue, ses couloirs de RER, ses tours, ses visages gris. Mais lui, ce
qu’il voulait, c’était le ciel, la mer, l’espace, shooter du bleu, du vent,
du large. Et moi, j’avais envie de lui donner ce qu’il voulait ; et puis
de retrouver la vie qu’on a dans une maison avec un homme – depuis
Jo je n’avais plus connu cette douceur du lieu clos, et le rapport qui
s’établit entre l’espace intime et celui où le corps se déploie dans des
odeurs de café, de grenier, de cheminée. Alors j’ai décidé de louer
une maison au cap Blanc-Nez. C’était sauvage et beau, hors saison,
on serait bien. J’ai aimé son plaisir quand je lui ai annoncé la nouvelle
– un enfant qui n’a jamais vu la mer.
Sa DS est tombée en panne trois jours avant le départ – « pas
cool », m’a-t-il dit au téléphone. Elle était dans un garage à Sevran,
c’était le carbu, il en aurait sûrement pour plusieurs centaines d’euros.
Sans compter l’objectif qu’on lui avait volé dans sa sacoche pendant
un shooting, et qu’il lui faudrait racheter. Il ne voyait pas comment
faire, et nos vacances étaient à l’eau, à moins que je lui prê… Je lui ai
dit que j’allais louer une voiture, la maison était déjà réglée, on n’allait
pas abandonner. Je n’avais moi-même pas trop d’argent, mon à-valoir
était mangé depuis longtemps, Louis, mon à-valoir pas mirobolant,
Louis, mais j’avais trop envie de vacances et de lui. Le lendemain,
Chris m’a appelée alors que je m’apprêtais à entrer dans l’agence de
location près de chez moi. Il allait s’en occuper à Sevran, son père lui
avançait l’argent pour la voiture. Il viendrait avec le soir même, et
nous partirions le lendemain matin. J’ai dit OK – les voitures, c’est
des histoires de mecs. Il m’a demandé par sms de virer sur son
compte le montant de la location, ce que j’ai fait aussitôt.
Le soir, il s’est garé en bas de chez moi et m’a appelée de la rue en
criant : « Mon amour ! J’ai oublié le code. » Je suis descendue lui
ouvrir, il m’a prise dans ses bras en dansant : « Tu es ma petite
femme ! Tu es ma petite fée. » La nuit a été tendre, enlacée à nous. Le
matin, on a fourré tous nos bagages dans le coffre et on est partis
joyeux, hissez haut matelots. Il a conduit tout du long, j’ai dormi. Je
me suis réveillée avec la radio qui chantait à pleins poumons Can’t buy
me love, eh voilà, c’était les Beatles, une chanson de 1964. « Jamais
entendu cette chanson, a dit Chris. Et toi ? Elle est cool. – Moi si,
vaguement, ai-je dit en m’étirant. Mais en 64, j’étais petite. »
La voiture – une DS 3 rouge série spéciale, une descendante
suréquipée de sa vieille DS – a fait une embardée et s’est immobilisée
brutalement sur l’aire de repos déserte. On ne devait pas être loin de
la mer, par la vitre ouverte l’air sentait le sel. Chris s’est tourné vers
moi, les deux mains crispées sur le volant, la mâchoire en airain.
« Qu’est-ce que… ? » ai-je dit. Il m’a fixée durement. « Tu as plus de
cinquante ans ? » Il a pincé les lèvres et répété plus fort : « Tu as plus
de cinquante ans ? » Je l’ai regardé sans répondre. « Alors là, tu me
fais flipper », a-t-il dit, et il est sorti en claquant à toute volée la
portière. « J’ai le même âge qu’hier soir », ai-je crié à travers le pare-
brise.
Au supermarché où nous nous sommes arrêtés ensuite pour
acheter de quoi manger, il a marché trois mètres devant moi dans les
allées sans jamais se retourner, me laissant pousser le Caddie comme
la ménagère de plus de cinquante ans que j’étais devenue l’espace
d’une chanson. Il a juste balancé dans le chariot une prise jack pour
mp3 – « tu aimes les tomates ? ai-je dit en contenant de nouveau mon
humiliation, qu’est-ce qu’on va manger, ce soir ? – C’est toi qui fais
les courses », a-t-il répondu avec dédain. Puis, comme j’insistais, « je
n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi peu femme », a-t-il dit, et mon statut
de ménagère lui-même a disparu. Il a plaisanté avec la jeune caissière
tandis que j’introduisais ma carte de crédit dans la machine, elle avait
un tatouage de crocodile au poignet, il a montré les siens en souriant,
ses oiseaux aux ailes déployées, « c’est vous qui allez me dévorer », a-t-
il remarqué, puis il est sorti sans m’aider à porter les sacs, sur le
parking il a ouvert le coffre et m’a regardée les y déposer, « merci », ai-
je dit. À Boulogne je suis allée chercher les clés de la maison chez les
propriétaires, il n’est pas entré avec moi, et lorsque ceux-ci m’ont
raccompagnée sur le seuil, il les a à peine salués, comme s’il n’était
qu’un chauffeur appointé, en attente, appuyé sur le capot au soleil.
Une discrète odeur de charogne montait du remblai. « Tiens, je vais
conduire, ai-je dit en contournant la voiture par l’arrière, j’aimerais
savoir ce qu’elle a de spécial, cette DS. » Il a tendu précipitamment le
bras vers le tableau de bord et a retiré la clé de contact. J’ai levé les
sourcils. « Il n’est pas question que tu conduises », a-t-il dit en croisant
les bras sur son torse ; une veine a sailli à son cou. « Et pourquoi ? »
Des larmes affluaient derrière mes yeux, la lumière sans doute.
« Parce que je ne laisse personne conduire ma voiture, c’est tout. » J’ai
ri. « Ta voiture ? TA voiture ? Je te rappelle que c’est moi qui l’ai payée,
cette voiture. Et moi aussi j’adore conduire. – Peut-être bien, mais là
tu ne conduiras pas. De toute façon, tu n’as pas le droit, tu n’es pas
déclarée comme conducteur. – Génial ! Bon, c’est pas grave, je vais
appeler l’agence et leur demander de me rajouter. Passe-moi la
facture. Mais vraiment tu exagères, tu pensais que j’allais passer
quinze jours ici sans conduire ? En dépendant entièrement de toi ? De
ton humeur ? » J’ai sorti mon portable, il n’a pas bougé, il regardait au
loin, l’air de ne pas entendre. « Tu as le numéro ? Passe-moi la
facture… – Je ne te donnerai pas la facture, et tu n’appelleras pas
l’agence. – Ah oui ? Et pourquoi ? » Ma voix était étranglée comme
par une main. « Parce que je ne veux pas que mon nom soit associé au
tien, voilà pourquoi. – C’est juste pour pouvoir conduire, tu sais, c’est
pas pour publier les bans, ai-je dit. – On n’est pas ensemble, a-t-il
répondu rageusement, tu as compris ça ? On-n’est-pas-en-semble ?! Je
ne t’aime pas et je ne suis pas avec toi. Tu as compris ? » Il est
complètement con, ai-je pensé. « Si, regarde, on est là tous les deux,
on est ensemble », ai-je dit, facétieuse, et en même temps, d’un
mouvement léger je lui ai arraché les clés qu’il tenait à la main et je
me suis mise à courir. Il m’a poursuivie autour de la voiture, je riais,
« on n’est plus ensemble mais tu me cours après », criais-je entre deux
rires, je voulais croire encore qu’on s’en sortirait comme ça, en riant
de l’absence d’amour, ou bien je voulais donner le change aux
propriétaires qui nous observaient peut-être de derrière leurs rideaux
de dentelle blanche. J’ai couru dans la rue pour échapper à leur vue,
Chris m’a rattrapée, j’avais mal évalué l’absence d’humour, il m’a
plaquée contre un mur, m’a saisi le poignet d’une main et de l’autre a
tenté de desserrer mes doigts crispés autour des clés, je riais toujours
mais il me faisait mal, à hauteur de mes yeux son biceps grossissait
dangereusement, dangereusement, ai-je pensé, danger, ai-je pensé,
« Camille, rends-moi ces clés tout de suite », j’ai lutté un peu pour
montrer ma force car moi aussi je suis forte, j’étais forte, je voulais
qu’il le voie, je serrais les clés dans mon poing, elles me transperçaient
la paume, mon dos s’enfonçait dans le mur comme si je voulais y
disparaître, Chris continuait, mes doigts craquaient sous les siens, « tu
me fais mal, ai-je dit, arrête », je secouais les bras pour échapper à son
emprise, il m’a attrapée par le poignet, l’a levé et m’a immobilisée en
le serrant comme un arbitre sur le ring, et par ce geste qui me
déclarait vainqueur il m’a vaincue. J’ai lâché les clés de peur
d’entendre céder mes os, il est retourné à la voiture, moi aussi, il
marchait comme John Wayne, on est montés sans ajouter un mot et
nous avons roulé jusqu’à la maison, je lui indiquais la route d’une voix
de GPS.

C’était une belle maison traditionnelle en pierre, spacieuse et


froide. Il y avait trois chambres, dont une avec un lit d’enfant et une
autre avec un berceau blanc à l’ancienne, près du lit double – j’avais à
peu près le même pour mes poupées, dans le temps, j’ai refait le geste
d’en arranger les rideaux, je me suis revue. J’ai posé les draps et les
taies dans la chambre la plus grande, j’ai rangé les provisions dans le
frigo. Mes poignets étaient douloureux et l’index de ma main droite
rouge et gonflé, j’avais au moins deux phalanges luxées. Chris faisait
du feu dans la cheminée, je l’entendais bouger les bûches. Dehors, le
vent du soir s’était levé, il passait sous les portes avec des plaintes de
chien blessé, et les arbres faisaient de grands gestes dans la pénombre
grandissante. « Je crois que ça ne va pas être possible, ai-je dit en
m’approchant de lui, on ne va pas pouvoir. – Bon, a répondu Chris en
fourrageant dans les brindilles pour éteindre le feu qui commençait à
prendre, on s’en va. » Il s’est redressé tout d’une masse et son corps
m’a fait peur. J’ai reculé, j’ai dit : « Pas ce soir, écoute, il fait déjà nuit
et il va y avoir une tempête, ce serait dangereux. Dormons là cette
nuit, et on verra demain si ça s’est calmé. » Je parlais du vent et de
nous. Le feu avait rougi ses joues, il avait le visage empourpré d’un
amoureux : « OK, a-t-il dit précipitamment. OK. » Il a attisé les
braises, puis s’est assis sur la banquette en face de moi. J’ai allumé
mon ordinateur, lui le sien, Internet ne marchait pas très bien, il a mis
ses oreillettes et a commencé à claquer dans ses doigts au rythme
d’une musique que je n’entendais pas. Au bout d’un moment, il s’est
levé, a farfouillé dans les placards, allumé la bouilloire. D’un geste il
m’a proposé du café, j’ai fait non de la tête. Il s’est préparé un
sandwich d’un air furieux, est passé derrière moi pour aller vérifier le
feu. « Qu’est-ce que tu regardes ? a-t-il dit. – Rien. » J’ai rabaissé
précipitamment le couvercle de mon ordinateur. J’étais allée sur le site
de l’agence de location Avis pour voir si je pouvais me déclarer en
second conducteur, mais je ne voulais pas qu’il le sache. Une fois
seulement dans ma vie, j’avais eu peur physiquement d’un homme,
mon mari lors d’une crise de jalousie, il avait les yeux fous en me
giflant à toute volée, j’avais eu un décollement de rétine, mais j’étais
jeune et je croyais que c’était le prix à payer quand on était désirable,
que ça rendait les hommes furieux, que c’était naturel, il avait fallu
m’opérer au laser. À présent, c’était l’inverse : j’étais devenue
indésirable et l’homme ne pouvait pas le supporter, c’est ce qui le
rendait violent, d’avoir désiré l’indésirable, il se sentait indigne. Ce
n’était pas naturel, c’était social – juste une image de lui-même dans
le monde : un brahmane chez les intouchables, ai-je pensé.
Intouchable, ai-je pensé. Plus de cinquante ans ! Même si nous étions
seuls, sa honte le dévorait et lui pinçait la bouche, on l’avait trahi, on
l’avait humilié, j’étais devant lui comme devant un miroir où s’étalait
sa déchéance. Le rideau blanc du berceau brillait dans l’ombre, et
j’essayais de comprendre : est-ce que c’était d’être avec une femme
qui ne pouvait plus avoir d’enfant qui lui faisait horreur, soudain ?
Une espèce de confusion que feraient les hommes entre l’infertilité et
l’impuissance ? La haine de la stérilité ? La peur inconsciente de
coucher avec leur mère ? Une peur que les femmes jeunes, elles,
n’auraient pas de coucher avec leur père ? Elles le rechercheraient,
même ? Et eux aussi ? Pas peur de coucher avec leur fille ? Mais
pourquoi ? Pourquoi cette dissymétrie tellement acceptée et validée
partout ? Pourquoi cette caste supérieure des hommes ? Bref,
j’essayais de me conduire comme d’habitude quand le ravage menace,
Louis : je puisais des forces dans la raison, je colmatais l’angoisse par
l’idée, je pensais pour moins souffrir, l’intelligence faisait pansement.
Mais cette fois-ci le système de secours avait des ratés, je le sentais.
L’intelligence n’assurait plus ma sécurité, elle me faisait voir trop
crûment la vérité. Être détrompé est pire qu’être trompé, on n’est
plus protégé par l’illusion, on n’a plus rien devant les yeux pour nous
masquer le réel – plus de voile sur son éblouissante nudité. Le réel est
ce qui ne change jamais, ce sur quoi on n’a pas prise. S’en rendre
compte est terrifiant. Alors il faut chasser la pensée et rassembler son
corps dans sa peau, retrouver la sensation du plaisir, essayer de
rattraper le malheur avec la vie. « Tiens, il y a des CD… Qu’est-ce
qu’ils ont comme musique ? » J’ai enclenché un disque de Manu
Chao et je me suis mise à danser follement, le rythme gai m’entraînait
dans l’inconscience, il me vidait littéralement la tête. Chris allait peut-
être venir danser avec moi, me disais-je. La danse est comme le sexe –
une façon de se rapprocher sans passer par les mots. Mais il s’est levé
d’un air exaspéré, a rassemblé ses affaires et s’est enfermé dans la
chambre du fond. La tempête enrageait, les branches giflaient les
fenêtres, la lumière tremblait, je dansais agrippée au vent.

« Je te préviens, je m’en vais à 20 heures. » Cette phrase sèche,


balancée sur le seuil de la chambre, m’a tirée d’un sommeil empesé.
« 20 heures, ai-je pensé. On a tout le temps de se réconcilier. » Le
réveil indiquait 7 heures et demie. À un autre homme, et si j’avais eu
une meilleure nuit derrière moi, j’aurais dit : « Allez viens, je t’en prie,
viens te coucher, faisons l’amour, viens, on verra après » – c’est ce que
propose Circé à Ulysse en colère, car la chair adoucit les mœurs –
c’est la seule chose à faire, l’amour. Mais, poisseuse et bouffie, je n’ai
rien dit, j’ai vaguement gémi en m’enfonçant sous la couette. À
présent, j’ouvre les yeux, il est 8 heures 20, le silence emplit la
maison, le vent est tombé. Je me lève, regard torve dans le miroir à
faire peur de la salle d’eau, double couche d’anticernes, balayage de
blush, se maquiller, plaire, plaire, plaire, revenir dans le désir. J’écoute
le silence. La porte de Chris est fermée. Il fait froid dans la grande
salle, les cendres même semblent congelées.
J’enclenche la bouilloire posée sur le bar, mets deux tartines dans
le grille-pain, ramasse un paquet de Camel vide. La porte d’entrée est
entrebâillée. Je vais pieds nus sur le seuil, la voiture n’est plus garée
devant la maison, il est allé acheter des cigarettes au village, je jette le
paquet de Camel, le ciel est gris-bleu, j’allume la radio, ah tu verras tu
verras l’amour c’est fait pour ça. Le café passe avec le temps, je frappe à
la porte de sa chambre, l’ouvre, la pièce est vide, toutes ses affaires
sont parties, ne restent que de la vaisselle sale et les reliefs de son
dîner sur la table de chevet, je vais devoir nettoyer, c’est ça qu’il veut,
que je tienne mon rôle de femme, à la fin. Un album de Tintin gît au
milieu du lit parmi les couvertures en désordre. Il est sur messagerie.
À l’employée de l’agence Avis à Sevran que j’appelle d’instinct, je
demande en tremblant de froid s’il est possible de modifier le contrat
de location de la voiture. « Ah ! mais c’est le monsieur qui vient
d’appeler… Je lui ai déjà tout expliqué, il m’a dit qu’il ramènerait la
voiture vers 15 heures – 15 heures… Et… pour le remboursement ? –
On vous rembourse au prorata des jours d’utilisation. Là, vous aviez
loué pour dix jours, deux cent cinquante euros, vous ramenez la
voiture aujourd’hui, on vous compte deux jours, on vous rembourse
la différence. Si la voiture est en bon état, naturellement. – Pourquoi
dites-vous deux cent cinquante euros ? – C’est ce que vous avez payé,
Madame. – Non, nous avons payé trois cent trente euros. Il y a une
assurance en plus ? » La voix de l’employée devient hésitante. « Euh,
écoutez, j’ai la facture sous les yeux, c’est une offre tout compris ce
mois-ci pour les Citroen DS, votre mari, enfin, le monsieur a payé
deux cent cinquante euros net. »
Je lui raconte tout, je déverse l’histoire d’un seul coup. C’est une
inconnue, mais c’est une femme. Celle-ci dit « ah oui… » ou « c’est
moche » ou « je comprends », et c’est tout ce qui compte à cet instant :
qu’une femme comprenne et confirme avec moi que c’est moche.
« Vous êtes bien sur la messagerie de Chris. Je ne suis pas là, mais
laissez-moi un message et je vous rappellerai sans faute. » Sans faute.
C’est la dernière fois que j’ai entendu le son de sa voix – une voix
assez bête, à la vérité, ai-je pensé. Ma honte me faisait souffrir plus
que l’abandon, parce que j’en étais seule coupable. Sur Facebook, il
m’avait déjà bloquée – impossible de laisser même un message privé,
un pouce pansé incarnait sobrement le constat. « Le lien que vous
recherchez n’existe plus. »

Sans faute.

Je n’ai pas songé tout de suite à faire revenir Claire Antunès. Ne


me crois pas cynique, Louis, rien n’était prémédité. La colère et le
mépris m’ont d’abord soutenue pendant une heure ou deux. Ensuite
la solitude s’est engouffrée et l’abandon s’est couché dans le petit
berceau, je ne pouvais plus le quitter des yeux, il était vide et j’y étais
gisante, c’était moi qui hurlais à perdre haleine. Quand l’angoisse est
devenue trop forte, j’ai cherché secours auprès de femmes qui
pourraient m’expliquer ou au moins me comprendre – des femmes
qui connaissaient Chris, de près ou de loin. Sur Facebook j’ai envoyé
des messages privés à Charlotte, une ex dont il m’avait un peu parlé ;
à la comédienne que nous avions rencontrée ensemble au café le
premier soir. À deux autres filles qui likaient souvent ses posts, et
dont j’avais retenu les noms.
À toutes, j’ai raconté brièvement ce qui s’était passé, je ne
demandais rien de précis, qu’elles me soutiennent comme femme,
c’est tout, sans avoir besoin d’un dessin. C’était la première fois que
j’attendais plus d’une femme que d’un homme – la première fois de
ma vie depuis l’enfance, depuis ma mère. Pourquoi des inconnues
plutôt que des amies ? Je l’ignore. Sans doute que la honte était plus
légère avec elles. Deux m’ont répondu gentiment, deux autres m’ont
bloquée – le lien que vous recherchez n’existe plus. Alix, la
comédienne, m’a donné son numéro, je l’ai appelée.
Elle n’était pas étonnée, elle connaissait ce genre de beau mec
narcissique et creux, intéressé et lâche, oh là là, elle connaissait, elle
collectionnait, même. Elle m’a suggéré de ne pas m’en aller, après
tout c’étaient mes vacances aussi, je pouvais profiter du grand air, de
la mer, du temps libre, de la maison loin de Paris, j’avais de la
chance ; elle, elle était serveuse pour se payer le cours Florent.
Je ne pouvais de toute façon pas m’en aller. Le vent et la pluie
avaient recommencé, la tempête gémissait aux fenêtres. Et puis où
aller ? Comment ? Voyageant en voiture, j’avais emporté sans
compter : trois sacs de draps, de livres, de bottes en caoutchouc et de
chaussures de marche. Une parodie bourgeoise de vacances à la mer,
voilà ce que j’étais. Ainsi chargée, je ne pouvais même pas atteindre à
pied l’arrêt du car, à supposer qu’il y en ait un à moins de dix
kilomètres. La maison était isolée, on était en morte-saison, dans le
village presque tous les volets étaient fermés. J’étais seule.
Je suis restée prostrée toute la journée à boire du thé, tassée sur le
canapé. Je suivais mentalement le retour de la voiture à Paris. Ma
pensée ne fonctionnait plus que comme un GPS maudit, toutes les
routes s’éloignaient de moi, tous les chemins menaient à rien. Puis j’ai
remis Manu Chao en boucle et j’ai dansé jusqu’à épuisement. Je
dansais, ma mémoire congédiait le passé et toutes les émotions qui lui
appartenaient. Je n’avais plus ni parents ni enfants, ni feu ni lieu, ni
foi ni loi. Abandonnée j’étais, à l’abandon, au ban de tout sous la
voile du berceau, le linceul du tombeau. Je disais des phrases à voix
haute, sans suite, les mots mêmes cliquetaient comme des boulets de
forçats.
C’est seulement le lendemain que, sans nouvelles de rien, j’ai
imaginé de renouer le dialogue sous l’identité de Claire Antunès. Elle
seule pouvait désormais prendre le relais, me relayer en me reliant,
moi je m’effaçais, je fondais, je me sentais devenir personne et ça me
plaisait, je devenais rien et ça m’allait bien, mais la jouissance de ma
propre disparition m’a donné un sursaut, il fallait réagir, il fallait à
toute force qu’un lien se renoue, fût-ce avec l’autre en moi. J’ai donc
envoyé à Chris un message depuis le compte Facebook de Claire :
« Hello Chris, comment vas-tu, depuis tout ce temps ? Moi je suis
toujours à Lisbonne. Mais écoute, j’ai reçu un drôle de message sur
Messenger, je te le forwarde, je suis troublée, c’est vrai que tu as fait
ça ? Je n’arrive pas à le croire. Claire. » Je joignais le message que
j’avais envoyé à quelques-unes de ses amies. Il m’a répondu aussitôt :
« Tu as raison de ne pas le croire, Claire. Cette femme est totalement
folle, elle raconte partout des mensonges pour me faire du mal, elle
écrit la même chose à toutes mes amies sur Facebook mais mes amies
se marrent car elles me connaissent, elles me savent incapable de
toutes ces salades, je te conseille de la bloquer tout de suite sinon elle
va te pourrir la vie. Désolé de reprendre contact avec toi à cause de
cette cinglée, mais elle aura au moins servi à ça. Donne-moi plutôt de
tes nouvelles. Comment tu vas, bonita ? Tu reviens en France ? Besos.
P-S : tu as vu, je me suis mis au portugais en t’attendant. »
J’ai insisté : « Mais vous étiez ensemble au bord de la mer ? C’est
vrai ? Je la connais, j’ai lu deux livres d’elle, j’aime beaucoup ce
qu’elle fait, c’est un grand écrivain » (si si, Louis, j’ai écrit cette
phrase). Lui : « On n’était PAS ensemble. On était partis travailler dans
cette maison sur un projet de livre de photos, elle m’a dit qu’elle
voulait faire un livre avec moi mais en fait elle était amoureuse de
moi, c’était un prétexte pour m’attirer dans cette maison, mais moi
j’avais pas compris, je suis trop con. Quand j’ai vu comment ça
tournait, tu penses bien que j’ai pris ma voiture et je suis parti, voilà.
Écrivain, ça t’impressionne, toi ? Moi non, moi j’aime les vraies gens.
Et je t’assure qu’elle est très méchante en réalité, elle m’a dit des trucs
horribles, elle était complètement hystérique et moi ça, je supporte
pas, et tu vois, maintenant elle essaie de me couler auprès de mes
amis. Mais laisse béton, on s’en fout, d’elle. Parle-moi de toi, ça va ?
Tu es heureuse ? Tu penses toujours à moi ? » Claire : « Ça va.
Excuse-moi d’insister, Chris, mais j’ai peur qu’elle soit très mal, toute
seule dans cette maison. Tu dis qu’elle est méchante, mais moi je me
mets à sa place, si on me faisait un coup pareil, je serais dingue. Tu
l’as abandonnée dans la maison ? Et elle dit que c’était une voiture
qu’elle avait louée, pas ta voiture. Que vous étiez ensemble. Et que tu
lui as tordu le bras, qu’elle va porter plainte à la gendarmerie. Rien
n’est vrai ? » Chris : « Je te dis qu’elle est folle, putain, c’est pas
possible ! Tu es en correspondance avec elle ou quoi ? Il va falloir
choisir, hein ?! Quand je dis que c’est ma voiture, c’est que c’est ma
voiture, OK ? je dis juste la vérité, OK ? Maintenant, tu fais ce que tu
veux, Claire, mais je suis très déçu, vraiment c’est pas cool, je
m’attendais à autre chose de ta part. »
Je n’ai pas répondu. J’ai fait du feu dans la cheminée, tant bien
que mal, j’ai laissé les flammes me raconter mon sort, elles font ça
très bien, elles hypnotisent le chagrin. L’hématome sur mon bras
prenait des teintes fuligineuses, on aurait dit un Turner. Mon corps
s’amollissait dans la chaleur comme de la cire qui fond.
C’est lui qui m’a relancée, enfin, Claire, le lendemain. « Bon,
Claire, excuse-moi pour hier, mais comprends-moi, je ne supporte
pas les mensonges. Je suis incapable de faire du mal à une femme,
enfin ! Qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ? Je dois faire attention, sa
calomnie peut nuire à ma réputation, elle est très méchante, je te l’ai
dit, elle peut se répandre sur Facebook et ailleurs. » Claire : « Elle ne
m’écrit plus, mais son dernier message était inquiétant. Elle est toute
seule dans cette maison, ça doit être flippant, tu es sûre qu’elle va
bien ? » Chris : « Ouais c’est du cinéma, elle te ment pour t’attendrir.
En fait elle est rentrée à Paris, un copain est allé la voir, elle va bien
mais psychologiquement elle est très mal. Il paraît qu’elle n’attend
qu’une chose, c’est que je l’appelle. Elle peut toujours courir. J’y suis
pour rien, moi, dans tout ça, elle a qu’à m’oublier, moi c’est déjà fait »
(émoticône clin d’œil).
À chaque message de Claire, j’espérais qu’il allait craquer et, sinon
lui avouer la vérité à elle, du moins m’appeler, moi, pour s’excuser,
s’expliquer et savoir comment j’allais, si j’avais besoin d’aide. Je
n’arrivais pas à croire que le sentiment profondément humain éprouvé
dans le désir amoureux ait si entièrement disparu au profit d’un déni
aussi hermétique, et à chaque message je butais pourtant sur la même
évidence : le lien que je recherchais n’existait plus.
Tu vas me dire que j’avais bien cherché ce qui m’arrivait, Louis, et
que ma punition n’était somme toute pas bien grave, quoique cruelle.
Une petite nouvelle du XVIIIe siècle revisitée, rien de plus. Des Liaisons
dangereuses contemporaines, où je serais à la fois Merteuil et Tourvel,
manipulatrice et victime, celle qui meurt et celle qui tue. J’avais joué
avec la fiction, elle venait de me revenir en boomerang à la façon d’un
effet de surprise dans le dénouement attendu d’un roman. KissChris
avait repris la main, refusant d’être ma créature. C’était bien fait !
Moi-même, dans les brefs moments de répit que me laissait ma
torpeur, j’imaginais quel récit ironique j’allais faire des événements
dès que j’irais mieux. Je ne mesurais pas encore, malgré ma faiblesse
physique grandissante, ou à cause d’elle, les ravages que cet abandon
– à qui Claire voulait conserver le simple nom de goujaterie – était en
train de provoquer.
Au début, j’ai trouvé des occupations. J’ai visité la maison, ouvert
les placards, essayé des vêtements d’homme, de femme. J’ai dormi
une nuit dans la chambre d’enfant, au pied du berceau. Je me suis
fuie en me dispersant. J’ai cherché refuge dans les livres. C’était une
bibliothèque étonnante, je me souviens, un mélange curieux de livres
de vacances – romans de plage, guides Michelin, manuels de voile – et
d’ouvrages confidentiels ou rares – tirages limités sur papier vélin,
sonnets précieux, auteurs contemporains peu connus. Je lisais tout ce
qui tombait sous ma main, je colmatais avec des mots le trou laissé
par le silence, mais à part quelques poèmes, ça ne marchait pas bien.
Il y avait aussi un de ces faux manuels de psychologie, un truc avec
des fiches et des tests pour repérer les personnalités difficiles, et un
livre sur les signes du zodiaque. Chris était paranoïaque, narcissique,
passif-agressif, obsessionnel sur les bords avec des traits schizoïdes.
J’étais Scorpion ascendant Balance, avec la sensibilité du Cancer, la
persévérance du Capricorne et la générosité du Lion. Du moins est-ce
ainsi que je me raccrochais au récit comique que j’allais faire de ma
mésaventure, je stimulais vainement mon désir d’écrivain. Il y a même
eu un moment où je me suis attendrie sur Chris : je repensais à la
dernière phrase qu’il avait prononcée « je m’en vais à 20 heures »,
évidemment c’était 8 heures qu’il voulait dire, mais quelque chose en
lui – l’obligation d’être un homme, d’incarner la loi ? – l’avait poussé
à cette traduction administrative, et dans son lapsus j’entendais son
désarroi, comme les enfants qui crient des insultes pour ne pas
pleurer. Mais ce détail était trop maigre pour me ranimer. Les jours
suivants, tout s’est ralenti. Je ne me levais plus que pour me faire du
thé, aller pisser et prendre sur les rayonnages des livres que je ne lisais
plus. Je ne me rappelle plus que celui-ci, parce que c’est le dernier
statut public que j’ai posté sur mon mur – un recueil de Claude
Esteban.

J’ai des jours


Qui ne servent plus, je vous
les donne, ils pourraient
grandir chez les autres, être légers,
soyeux, pleins de soleil,
moi, je les mets dans une boîte
grise sous la terre
et je les vois pourrir, prenez-les-moi,
faites qu’ils vivent,
qu’ils deviennent des enfants qui jouent

La suite est floue, je revois le soleil revenu à travers la baie vitrée,


un gros galet posé sur un coin de la table basse, les cendres grises, la
couverture écossaise où j’étais enroulée, la nuit qui tombait. La
bouilloire branchée sur le bar de la cuisine américaine est devenue
hors d’atteinte, la chaîne hi-fi aussi. Je me souviens juste d’avoir
dormi les yeux ouverts, de cela je suis sûre. Et de m’être dit que la
tombée du jour et la tombée de la nuit, c’était la même chose, un
même moment désigné dans la langue par deux formulations
contraires. Je me souviens d’avoir savouré cette trouvaille comme le
dernier plaisir que m’offrirait la langue.
Quand les propriétaires sont entrés à la date de remise des clés, ils
m’ont trouvée à moitié inconsciente, trempée de sueur et d’urine. Ils
ont appelé à la fois la police et le SAMU, parce que mon bras était
couvert de bleus et qu’ils pensaient que j’avais été agressée. En
attendant l’arrivée des secours, ils m’ont interrogée, j’ai répondu par
un flot de paroles délirantes tout en m’aplatissant les seins comme
pour les repasser : c’est ce qu’ils m’ont raconté ensuite, à l’hôpital où
ils sont venus me voir. Très gentils. J’avais perdu cinq kilos, mes
cheveux tombaient, je divaguais, mais pas suffisamment pour oublier
d’exiger qu’on ne prévienne pas mes filles, ni personne. Je n’ai rien dit
aux gendarmes, même pas évoqué la présence de Chris, du moins je
crois : il paraît que je délirais. Au bout de quelques jours, on m’a
transférée à La Forche, j’y suis toujours, c’est de là que je t’écris.
Mais ne t’inquiète pas, je vais bien, maintenant, parfaitement bien.
Tu connais La Forche ? C’est une clinique psychiatrique, il y a
beaucoup de dépressifs – pas mal de profs –, des suicidaires, des
femmes pour la plupart, non que les hommes ne se suicident pas, au
contraire, mais ils ne se ratent pas, les hommes sont entiers pour tout.
Au début, je ne comprenais pas pourquoi j’étais là, moi je n’étais pas
en dépression, j’étais en répression : ma force vitale avait été tabassée,
voilà tout. En réalité, j’avais dormi pendant des jours, et pleuré
pendant des semaines, mais il y avait eu une éclipse de temps, si bien
que le fil de la chronologie s’était rompu. Si mes filles avaient été là, si
j’avais dû les revoir bientôt, j’aurais sans doute tenu bon. Mais elles
étaient loin, elles n’avaient aucune idée de ce qui se passait, alors je
pouvais me dissoudre sans dommage, cesser de donner le change, être
moi-même, c’est-à-dire rien. Mon diagnostic était simple, je n’avais
pas besoin d’un médecin pour ça, je pouvais le faire toute seule : je
n’avais plus un sou de désir, plus un kopeck, nada, j’étais le joueur
qui a misé jusqu’à sa chemise et perdu, j’étais nue, personne pour me
tendre un drap, pour me donner la main, jamais ne misez tout le
cœur, j’avais misé par excès de confiance, non, j’avais misé par
humilité, par désespoir, non j’avais misé par trop-plein d’orgueil,
j’avais misé en risque-tout impair et manque parce que tout m’avait
déjà manqué je pouvais perdre puisque j’avais déjà tout perdu j’avais
perdu dans les grandes largeurs perdu de façon perdissime je m’étais
crue la reine du perdu je m’étais crue capable, moi la reine du désir,
de devenir déchet de supporter le déni le néant la perte sèche et sans
recours la banqueroute la faillite le crack suicidaire j’avais cru que je
pourrais toujours renaître de ses cendres me relever de la poussière
que j’avais mordue à pleines dents ne pas mourir étouffée par la terre
qu’on balancerait sur moi à grands coups de pelle. Mon désir était le
lieu de ma résistance, mon blockhaus intime, l’abri de mon corps et
de ma langue, je le croyais inattaquable, insubmersible, indestructible.
« Je désire donc je vis », mon cogito inoxydable. Et soudain j’étais là,
parmi mes pairs – ah ah, ils portaient bien leur nom, tous, mes pairs,
mes perdus, mes perdants –, j’étais là, démunie, lâchée comme une
pierre au fond d’un puits. Je ne pouvais plus bouger, et je ne le
souhaitais pas. Ce n’était pas mon amour-propre qui avait souffert,
c’était mon élan vital. J’avais cessé de persévérer dans l’idée de vivre,
dans l’idée que je m’étais toujours faite de ce qu’était vivre. « Étrange
de ne plus désirer les désirs », chuchotais-je en moi-même. Je voyais
autour de moi des ombres jumelles qui dérivaient dans leur mort
impalpable avec un doux sourire ou un rictus rancunier. Nous avions
tous atteint l’horizon, tous compris que derrière l’illusion d’optique, il
n’était pas une ligne mais un point, un point final. « C’est cela qu’on
cherche, me disais-je, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-
même avant de mourir. » Ce savoir était paisible, mais sans doute
était-ce l’effet des médicaments.
Tu trouves peut-être que j’exagère, Louis, comme ma mère. Que
« le plus grand chagrin possible » n’est sûrement pas qu’un type te
vole quelques centaines d’euros en te plantant là. Qu’il y a des choses
infiniment plus graves : un deuil, une maladie, un divorce même est
plus douloureux. Tu as raison en apparence. En réalité, ici il est arrivé
la même chose à tout le monde – les déprimés, les anxieux, les
addicts, les anorexiques : on a tous perdu. Quelque chose ou
quelqu’un. Un amour, un combat, une illusion. Ou simplement un
sens – une direction, une signification.
Ici, j’ai parlé à un psy, bien sûr. Il s’appelle Marc, mais je peux
changer le prénom. Il est très beau. Il s’obstine à vouloir m’expliquer
que le désir et l’amour, ce n’est pas pareil. Le désir veut conquérir et
l’amour veut retenir, dit-il. Le désir, dit-il, c’est avoir quelque chose à
gagner, et l’amour quelque chose à perdre. Mais pour moi, il n’y a pas
de différence, tout désir est de l’amour, parce que l’objet de mon
désir, au moment où je le veux, où je tends vers lui, je sais que je vais
le perdre, que je suis déjà en train de le perdre en le poursuivant. Mon
désir est à la fois puissance vitale et mélancolie folle – folle à lier, folle
à enfermer. Il me semble que j’ai toujours été ainsi, que c’est une
force terrifiante, en un sens : je ne peux rien perdre, je ne peux pas
perdre, puisque tout est déjà perdu. Alors je peux m’affronter à tout,
il n’y a pas de risque puisqu’il n’y a pas d’enjeu, puisque je n’ai rien à
perdre.
Mais là, au cap Blanc-Nez, j’ai eu la preuve violente de ma
présomption : j’avais bien quelque chose à perdre, dont le manque
menaçait ma vie. J’avais perdu le manque, je manquais du manque et
je ne cherchais même plus à le retrouver. Par son mépris, Chris
m’avait exclue du cercle, il m’avait fait honte de vivre. Exilée, chassée
du jardin des délices. Plus d’homme à toucher, plus de livre à écrire.
Je te parle du désir, Louis. Je n’en avais jamais eu peur, avant, ni
honte, j’étais son égale. Le désir nous fait éprouver le vide, c’est vrai,
le puissant chaos qui nous environne et nous constitue, mais ce vide,
on l’éprouve comme le funambule sur son fil, on le tâte comme
l’équilibriste quand il y balance sa jambe, on est à deux doigts du
désastre et de la chute, de l’angoisse mortelle, et pourtant on est là,
tout vibrant d’une présence agrandie, décuplée, immense, on se
déploie dans le chaos, retenu par le seul fil de ce qui nous lie à l’autre,
notre compagnon de vide, notre funambule jumeau. Quand est-on
plus vivant ? Plus heureux ? Plus libre ? Je te parle du désir, de la
lenteur impatiente du désir. L’acte lui-même, c’est différent, on est
déjà dans le retour au monde, dans la maîtrise, dans le savoir-faire,
c’est la même chose pour un livre, ce qu’on publie, ce qu’on rend
public, c’est ce qui demeure du grand chaos qu’a été le désir du livre,
le projet du livre, le rêve du livre. Un livre ne tient pas toutes les
promesses du désir, il en est l’un des aboutissements. Mais il traduit
le plaisir qui est venu après la montée du désir, son épiphanie. S’il n’y
a pas ça dans un livre, il n’y a rien. L’acte sexuel, c’est pareil :
l’angoisse du désir s’apaise, la faim, la voracité sont calmées, mais ce
que le désir demande, faire l’amour ne l’exauce pas, pas
complètement, il y a un reste, un manque, et c’est sur ce manque que
le désir se relance. René Char dit du poème qu’il est « l’amour réalisé
du désir demeuré désir ». Pour moi, c’est ce que doit être un livre,
dans l’idéal, et aussi une rencontre : quelque chose a eu lieu, le désir
était là, sa flambée, l’amour s’est fait, parfois parfait, le livre est beau,
vibrant, vivant – et pourtant rien n’est possédé, rien n’est tenu dans
les mains, entre les bras, le désir vise le prochain présent, il s’écorche
déjà à l’attente, à la langueur vivace et brûlante, chaotique et érigée,
totale et fragmentée qui le désigne, flottant sur l’angoisse du vide.
« Nul ne possède rien […] Peut-être notre exercice fondamental
consiste-t-il à aimer et à écrire avec les mains vides. »
Il y a beaucoup de TS, ici, comme on les appelle : des tentatives
de suicide. Beaucoup de gens qui ont décompensé brusquement, chez
eux, à leur travail ou n’importe où à la suite d’un incident souvent
mineur aux yeux des autres – une cigarette refusée, une mauvaise note
administrative, une moquerie. Des profs chahutés. Des chagrins
d’amour aussi, bien sûr. Des ruptures inconsolées. Des gens qui
n’arrivent plus à mettre des mots sur le perdu – des mots justes –, qui
se noient dans des images ou du silence. Au bout de quelques
semaines, ça n’a pas traîné, Marc m’a proposé d’animer un atelier
d’écriture pour les pensionnaires, il pensait que ça aiderait tout le
monde : eux à symboliser leur douleur, comme il disait ; moi à
retrouver l’envie d’écrire, à redevenir écrivain. Car je ne pouvais plus
écrire une ligne, c’était aussi impossible que de voler pour un oiseau
blessé, on m’avait coupé les ailes. J’ai accepté.
Il y a surtout des femmes à mon atelier. C’est comme ça que j’ai
rencontré Claire, « claire comme de l’eau de roche », dit-elle quand
elle se présente. Son mari l’a abandonnée pour partir avec sa sœur
cadette ou sa nièce, je ne sais plus. Elle n’a pas supporté, elle a perdu
confiance en elle. Elle part, puis elle revient. Elle reste. Sa colère la
sauvera, je crois. Ou son rire. Il y a aussi Josette, qui a été violée. Et
Catherine, elle a seize ans, son petit ami a publié des photos d’elle
ivre et nue sur Facebook, les internautes la harcelaient, elle s’est jetée
du haut d’un pont. Puis est venu Michel, qui passe son temps à
étudier l’étymologie, l’hébreu surtout, le sens des mots, leur origine.
Il paraît que quand il était petit, il a été adopté après un
accouchement sous x, et qu’ensuite ses parents l’ont rendu à
l’orphelinat. Il ne dit jamais rien, sauf pour nous donner le sens d’un
mot. Il ne se déplace pas sans son dictionnaire – « que tant d’x
sillonnèrent », a dit Marc l’autre jour, c’était bien – il vient aussi à
l’atelier. Chacun raconte son histoire ou celle des autres, ou celle dont
il rêve.
Au début, j’étais morte. Impossible d’écrire une phrase, les mots
faisaient le bruit d’un objet qui tombe. J’aidais les autres à se lancer,
je les incitais à réinventer la vie dans la langue, mais moi je ne pouvais
plus. J’étais vidée, vide, vieille. Je ne trouvais plus de secours nulle
part. Ça a duré assez longtemps, Louis, tu comprends pourquoi je ne
donnais pas de nouvelles. Et puis il s’est passé deux choses. D’abord,
nous avons décidé de faire du théâtre. C’est Claire qui a eu l’idée,
dans une autre vie elle a été une spécialiste reconnue de Marivaux et
du XVIIIe siècle. On a résolu de monter Les fausses confidences, tu
connais cette pièce ? Presque tout le groupe a suivi, sauf les plus
mélancoliques. Et c’est dans le travail de la voix, dans les gestes et le
mouvement des corps qu’un petit bout de flamme s’est rallumé. Pas
seulement en moi, je le sais, même si le feu est toujours précaire, ici.
… La deuxième chose, c’est l’arrivée de Christian – Chris pour les
intimes, a-t-il dit. C’est un vidéaste, il faisait un reportage sur La
Forche. Du travail sérieux, en immersion. Il est venu régulièrement à
l’atelier, pas comme documentariste, comme participant. Il n’a jamais
demandé à filmer ces moments-là, il voulait s’intégrer au groupe. Un
jour, il a confié qu’il avait fait une dépression, quelques années plus
tôt, parce qu’une femme avec qui il avait eu un début de liaison s’était
suicidée. Il a écrit ce jour-là un très beau texte, ça s’appelait « La
première fois », je l’ai gardé, je le relis souvent. Il expliquait qu’il ne
pouvait faire l’amour avec une femme que la première fois, qu’il y
mettait tout son être, toute sa tendresse, toute sa virilité. Et
qu’ensuite il ne pouvait plus, que ça devenait impossible,
physiquement impossible. Il ne savait pas pourquoi. Alors il
s’enfuyait, ou devenait suffisamment désagréable pour qu’on le quitte
avant de s’apercevoir de sa défaite. Les femmes ne comprenaient pas,
la première nuit avait été si intense. Il avait longtemps donné le
change en changeant constamment de partenaire, jusqu’au suicide de
cette femme. Depuis, il était perdu, seul le travail le soutenait, il
voulait réussir.
Pour fêter la fin de son tournage, qui a duré des semaines, il a
donné une petite fête à La Forche. Je n’avais pas dansé depuis une
éternité – depuis le cap Blanc-Nez. Quand Chris est venu m’inviter,
j’ai pensé que je ne saurais plus mettre un pied devant l’autre, même
pour un slow, mais c’était plutôt toucher le corps d’un homme que je
craignais de ne plus savoir. Claire dansait avec Marc, take me now
baby here as I am, hold me close, try and understand, Catherine tournait
sur elle-même en chantonnant, desire is hunger is the fire I breathe, love
is a banquet on which we feed, Josette faisait le DJ, come on now try and
understand the way I feel when I’m in your hands Take my hand come
undercover They can’t hurt you now can’t hurt you now, l’air embaumait
le vétiver, le parfum que portait mon père autrefois, je le respirais
quand il me faisait tourner dans ses bras, Chris se taisait, je sentais
battre son cœur, because the night belongs to lovers because the night
belongs to lust because the night belongs to lovers because the night belongs
to us. Alors Michel est passé entre les danseurs en disant que ce qu’on
traduisait toujours, dans l’Ecclésiaste, par « vanité », « vanité des
vanités », hevel havalim, désignait exactement la buée que forment les
bouches en hiver. Merci, Michel, ai-je dit. À la fin de la danse, j’ai
accompagné Chris dehors, il a allumé une cigarette. L’air était glacial,
quelques flocons tombaient sur les jonquilles, près du banc. Chris a
crié « vanité des vanités » et on a ri en voyant la buée. Il faisait très
froid, mais nous étions vivants dans le froid. Chris a recommencé, il a
hurlé à pleins poumons : « vanité des vanités », j’ai fait comme lui, et
puis on a ri, qu’est-ce qu’on a pu rire, on a ri comme des fous.
ÉPILOGUE
CABINET DE ME DELIGNE, AVOCAT DE M. PAUL
MILLECAM

Écoutez, Maître, j’ai fait ce que vous m’aviez demandé, alors


qu’après tout, vous êtes mon avocat, je vous paie assez cher comme ça
pour ne pas être obligé d’effectuer le travail à votre place. Vous vouliez
des preuves concrètes que ma femme n’a pas l’intention de revenir
dans la vie réelle et ne veut plus s’occuper de nos enfants, je vous les
apporte sur un plateau. Où est le problème, je ne vois pas.
Oui, mais ça c’est uniquement parce que la JAF est une femme ! Il
n’y a vraiment pas moyen de demander un autre juge ? Un homme
comprendrait mieux, j’en suis sûr.
Évidemment que je ne vais pas le dire devant elle ! Vous me
prenez pour un idiot, Maître ! Simplement, je trouve son obstination
injuste et malhonnête. Je n’ai rien fait de mal, après tout !
Mais qu’est-ce que ça change que Katia soit la nièce de ma
femme ? Ce n’est pas la mienne. Et je l’aime. Et elle m’aime. On ne
peut plus se marier avec la personne qu’on aime, dans ce pays ?
Par alliance, Maître, par al-li-ance, ne l’oubliez pas ! Je suis son
oncle par al-li-ance ! Aucune consanguinité. Et soyons sérieux : si,
comme je le demande depuis des mois, je peux enfin divorcer, Katia
n’aura plus aucun lien de parenté avec moi, ni biologique ni « par
alliance », et je pourrai l’épouser. C’est pourtant simple. Même un
enfant de quatre ans comprendrait ça.
Une circonstance aggravante ? Mais quel vocabulaire, Maître ! On
dirait que j’ai commis un crime. Vous êtes mon avocat ou celui de ma
femme ?
Oui, la JAF, je sais. Mais il n’y a pas de circonstance aggravante
qui tienne. Il n’y a eu qu’une circonstance amoureuse, c’est tout.
Plutôt atténuante, en somme. C’est le hasard si nous en sommes là.
J’aurais pu rencontrer Katia n’importe où : au supermarché, au café
du coin, dans mon cours de théâtre. Eh bien non : je l’ai rencontrée
parce qu’elle est venue habiter chez nous après la mort accidentelle de
ses parents. Je ne lui ai pas sauté dessus, si c’est ce que la JAF veut
savoir. Nous avons longuement parlé, nous avons appris à nous
connaître et nous nous aimons. C’est tout naturel. Elle a vingt-cinq
ans de moins que moi, OK. Et après ? Woody Allen aussi, et lui,
c’était la fille adoptive de sa femme !
Légalement, je ne suis pas son oncle, pas du tout ! Demandez-lui
si elle me considère comme son oncle, Katia ! Quand elle est partie à
Rodez (ma femme lui avait trouvé un emploi, elle a accepté d’y aller,
vous voyez, elle a tenté de lutter), elle déprimait complètement, elle
était seule, encore en deuil de ses parents, et folle de moi. On se
parlait tous les jours sur Skype et Facebook quand ma mère, euh,
quand ma femme, aïe, pardon, bonjour le lapsus, quand ma femme
n’était pas là. Katia avait peur de ma femme, c’est sa tante mais elle la
sentait hostile à son bonheur, et c’est vrai que Claire est quand même
très névrosée, la suite l’a montré. Elle n’était pas gentille avec elle, elle
voulait juste l’évincer, l’écarter de la maison, alors même qu’elle avait
une sorte d’obligation de soin à son égard.
Oui, sans doute. Mais c’était trop tard, de toute façon. À un
moment il faut accepter l’évidence. Se faire une raison. J’aime Katia
et je ne l’aime plus, elle. Je veux divorcer et épouser Katia.
Les enfants ? Vous savez, j’ai parlé aux enfants. Eux, ce qu’ils
veulent, c’est que tout se passe bien. Ils aiment beaucoup Katia –
comment ? Oui, c’est leur cousine germaine, et après ? Au moins elle
est jeune, elle les comprend. Un divorce arrangerait tout le monde.
Ça ne les empêcherait pas d’aimer leur mère. Et si elle finissait par
sortir, on pourrait pratiquer la garde alternée. Ce serait toujours
mieux pour eux que d’aller la voir, contraints et forcés, à l’hôpital
psychiatrique.
Alors voilà où je voulais en venir, justement. L’avocate de Claire
fait valoir auprès de la JAF que ma femme étant malade, demander le
divorce est une faute – « c’est l’aspect moral du contrat de mariage »,
paraît-il. Moi, ce que je crois, c’est qu’elles essaient de me soutirer le
maximum d’argent, elles veulent réclamer des dommages et intérêts,
et comme je n’ai pas les moyens, de fait elles empêchent le divorce.
Mais ça n’a rien à voir avec une quelconque maladie. Claire n’est pas
malade, elle n’a pas un cancer, que je sache ? Elle n’est pas folle non
plus – ça se serait vu, depuis le temps. Une bouffée délirante, ça peut
arriver à tout le monde. Un petit passage à vide, un nervous
breakdown, on en a tous connu. Mais elle, elle brode par-dessus. Elle a
été comédienne, ne l’oublions pas, elle sait comment en rajouter.
Oui, mais elle fait semblant, je me tue à vous le dire ! Moi aussi je
peux le faire, hein, me balader à poil dans la rue en expliquant qu’on
veut me tuer, qu’on me persécute. Non, elle est seulement malade de
jalousie, folle de dépit. Je ne voudrais pas enfoncer le clou, mais sa
seule maladie, c’est de mal vieillir. Et on ne va quand même pas
m’empêcher de divorcer parce que ma femme a ses humeurs
hormonales. Je veux vivre, moi, Katia veut des enfants… Qu’elle nous
laisse être heureux, bordel !
Oui oui, je me calme.
Certainement pas. Il n’y a pas de dommages, et l’intérêt, c’est le
sien, employé à me nuire. Une prestation compensatoire, à la rigueur.
Mais pour compenser quoi ? Elle a un bon métier, des amis, des
occupations. Elle peut mener une très bonne vie sans moi, elle peut
retrouver un amant, surtout si elle arrête ses conneries, elle peut se
remarier, qui sait ? Donc, je ne vois pas trop pourquoi je devrais lui
donner de l’argent, vraiment ! Mais venons-en à l’objet de ma visite.
J’ai apporté la vidéo d’un reportage qui a été fait à la clinique de La
Forche, là où ma femme est… internée – enfin, on dit
« pensionnaire », vous savez, c’est la psychiatrie new style, tout le
monde est « pensionnaire », les dingues, les déprimés, les soignants, le
personnel de cuisine : tout le monde dans le même sac. Et je vous
avoue que parfois on se demande qui est qui. Un chat n’y retrouverait
pas ses petits. Enfin bref, il y a quelque temps, j’ai suggéré à Chris –
Christian Lantier, un vidéaste qui a travaillé sur un de mes spectacles
– d’aller faire un reportage à La Forche. Il est documentariste, à la
base, ça l’a tout de suite branché, il avait envie de travailler sur les
milieux psychiatriques, d’ailleurs il s’est beaucoup investi, il s’est
immergé, il avait sûrement ses raisons. Bref, il a obtenu les
autorisations nécessaires et il a tourné en février dernier. Bon, je ne
vais pas tout vous montrer, vous avez autre chose à faire, Maître, mais
regardez juste cet extrait – attendez, vous permettez que je le mette
dans votre ordinateur ? Sinon, je l’ai sur ma tablette, mais ce sera plus
petit.
Alors attendez… [clic] Je passe, je passe. Séquence 2, la voilà [clic].
Ah non, avant il y a autre chose, ça c’est intéressant aussi [clic] ils
lisent du théâtre, ils sont trois, ma femme Claire (la petite blonde) et
une autre nana avec qui elle est toujours fourrée. Et regardez bien
l’homme, le jeune mec, observez comment ils se regardent, ma
femme et lui.
araminte. Vous trouverez ici tous les égards que vous méritez ; et si,
dans la suite, il y avait occasion de vous rendre service, je ne la manquerai
point.
marton. Voilà Madame : je la reconnais.
araminte. Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d’honnêtes gens
sans fortune, tandis qu’une infinité de gens de rien, et sans mérite, en ont
une éclatante. C’est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de
son âge ; car vous n’avez que trente ans tout au plus ?
dorante. Pas tout à fait encore, Madame.
araminte. Ce qu’il y a de consolant pour vous, c’est que vous avez le
temps de devenir heureux.
dorante. Je commence à l’être aujourd’hui, Madame.

[clic] Vous voyez l’ambiance. Très dépressive, hein !… Oui oui,


bien sûr, ils répètent, OK, mais justement : c’est mon métier, Maître,
je vous le rappelle, je suis metteur en scène. Je suis sûr que ma femme
le fait exprès, elle me nargue. Mais [clic] regardez ce passage-là, filmé
dans le parc de La Forche, ce n’est pas long.

[Voix d’homme hors champ.] Bonjour. Excusez-moi, je peux vous


interrompre un instant ? [hochement de tête collectif : les mêmes que
précédemment] Aujourd’hui, j’aimerais que vous me parliez un peu de
vous, si vous êtes d’accord. De la vie ici. Vous, Claire, par exemple,
vous êtes là depuis longtemps ? – Oui. Je ne sais pas au juste.
Plusieurs printemps. Plusieurs parterres de jonquilles. Je dois en être
à la saison 3. Et vous, Chris ? – Euh, moi… ? – Oui, vous, vous êtes là
depuis longtemps ? – C’est-à-dire… je… [il a l’air désemparé] – Chris,
Chris. Vous connaissez l’histoire du fou qui se promène dans le parc
de l’asile ? Non ? C’est un fou qui se promène dans le parc de l’asile.
Il arrive près du mur d’enceinte, l’escalade, regarde de l’autre côté et
interpelle un passant : « Eh, dis-moi, vous êtes nombreux là-dedans ? »
[Elle a un petit rire gai, les autres rient aussi.]

[clic] Bon, stop, ça suffit ! Vous entendez, Maître, vous entendez


comme elle rit. On voit qu’elle va très bien. Elle se moque de nous,
c’est tout, elle jouit du bon tour qu’elle nous joue. Et aux frais du
contribuable, je vous fais remarquer.
Non, ce n’est pas la peine, la suite, c’est de pire en pire. Enfin, si
vous y tenez… Buvons le calice jusqu’à la lie. Je vous préviens, elle a
toujours aimé raconter des blagues idiotes, comme ça, n’importe
quand, comme elles lui venaient. Elle n’est pas plus folle que vous ou
moi, c’est bien la preuve, elle mime, elle fait semblant pour rester hors
d’atteinte et tenir tout le monde en respect, rien de plus. Et ses
citations littéraires, ses références à tout-va, pareil. Elle nous défie,
moi, Katia, mais tous les autres aussi. Vous, la JAF, tout le monde.
[clic]
— Chris, Chris, tournez plutôt par là, filmez le parc, filmez la
beauté, filmez la liberté. Faites un gros plan sur les jonquilles, là, vous
les avez vues ? – [Un homme petit et chauve, l’air absorbé, arrive près du
groupe, les salue de la main et leur dit sans s’arrêter, tout en marchant] :
Lehem, ça veut dire le pain. Et aussi : pour se chauffer. Et aussi : le
sexe. – Merci, Michel [tout le groupe agite la main en signe de
reconnaissance. Christian Lantier reprend, hors champ] – D’accord,
Claire, je vais le faire. Mais répondez-moi, vous ne m’avez pas
répondu : vous ne voulez pas sortir ? Retrouver votre vie d’avant,
votre travail, votre famille ? – Ah ! Attendez, j’en ai une autre, une très
bonne. C’est un couple d’une soixantaine d’années, ils viennent de
prendre leur retraite, ils vivent tranquillement dans une petite maison.
Un jour, on frappe à leur porte. Une vieille femme est sur le seuil, elle
leur demande de l’aide. Ils la font entrer, lui offrent gîte et couvert.
Après avoir mangé, elle leur dit : « Mes amis, je suis une fée. Faites
chacun un vœu, et je l’exaucerai pour vous récompenser de votre bon
accueil. » Ils se récrient, étonnés et ravis. La femme commence. « Eh
bien, comme nous sommes en retraite depuis peu et que nous en
avons toujours rêvé, je voudrais que nous puissions faire le tour du
monde ensemble, un vrai grand beau voyage », dit-elle. « Pas de
problème », dit la fée. Pschttt. Un nuage de poudre d’or et voilà la
dame avec deux billets pour une croisière autour du monde. « Et
vous ? » demande la fée au mari. Le mari hésite un peu, regarde sa
femme en biais, se mordille la lèvre puis se décide : « Écoute, tu ne
vas pas être contente, mais désolé, l’occasion ne se représentera
jamais pour moi, alors tant pis, je fonce. » Il se tourne vers la fée et lui
dit : « Je voudrais avoir une femme qui ait trente ans de moins que
moi. – Pas de problème », dit la fée. Elle fait un geste en direction du
mari, et là, pschttt, il a quatre-vingt-dix ans.
[clic]
Bon, cette fois j’arrête. Vous voyez le niveau. Et ils rient tous avec
elle, une vraie cour de récréation. Ça me rend dingue, son rire.
Le type à côté d’elle ? Un psy, je crois. Comme je vous le disais,
là-bas, on ne sait pas trop. C’est son amant, si ça se trouve. Vous avez
noté leurs regards ? Ils ont l’air très proches, non ? Très complices,
vous ne trouvez pas ?
L’autre, la grande blonde avec les yeux perçants ? Elle fout un peu
les jetons, elle. Je me souviens plus bien. Camille, euh… Camille
Morand, quelque chose comme ça. Sinon, je sais pas trop, je crois
qu’elle… Ah si ! C’est rien, c’est un écrivain.
Je dédie ce livre à la mémoire de Nelly Arcan.
Outre les références explicites à certaines œuvres, ce roman
contient des réminiscences ou des citations, parfois infidèles, de :
A. Artaud, H. Melville, L. Aragon, J.-F. Lyotard, N. Arcan,
J. Racine, D. Winnicott, J. Didion, G. Flaubert, P. Lejeune,
O. Steiner, J. Joyce, W. Shakespeare, J. Renard, M. Duras,
P. Quignard, J. Lacan, W. B. Yeats, H. de Balzac, H. Cixous,
R. M. Rilke, L.-F. Céline, R. Juarroz, M. Leiris.
Le poème cité ici est de W. H. Auden.
La chanson « De la main gauche » a été écrite par Danielle Messia.
Le texte, ici est librement inspiré de l’ouvrage de J.-P. Winter, Les
errants de la chair. Études sur l’hystérie masculine, et de différents sites
Internet de vulgarisation sur le sujet.
La phrase : « Les gens ne meurent pas, on les tue » est le leitmotiv
d’un film dont j’ai oublié le titre.
© Éditions Gallimard, 2016.
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

INDEX, 1991 (Folio no 3741). Édition augmentée en 2014.


ROMANCE, 1992 (Folio no 3537).
LES TRAVAUX D’HERCULE, 1994 (Folio no 3390).
L’AVENIR, 1998 (Folio no 3445).
QUELQUES-UNS, 1999.
DANS CES BRAS-LÀ, 2000. Prix Femina et prix Renaudot des lycéens, 2000 (Folio
no 3740).
L’AMOUR, ROMAN, 2003 (Folio no 4075).
LE GRAIN DES MOTS, 2003.
NI TOI NI MOI, 2006 (Folio no 4684).
TISSÉ PAR MILLE, 2008.
ROMANCE NERVEUSE, 2010 (Folio no 5308).
ENCORE ET JAMAIS, 2013.

Dans la collection Folio Essais

AMOUR TOUJOURS ? Ouvrage collectif, no 583, 2013.

Aux Éditions Stock

PHILIPPE, 1995 (Folio no 4713).

Aux Éditions Léo Scheer

CET ABSENT-LÀ. Figures de Rémi Vinet, 2004 (Folio no 4376).

Chez d’autres éditeurs

LES CINQ DOIGTS DE LA MAIN. Ouvrage collectif, Actes Sud, coll. Heyoka Jeunesse,
2006.
LES FIANCÉES DU DIABLE. Enquête sur les femmes terrifiantes, Éditions du Toucan,
2011.
EURYDICE OU L’HOMME DE DOS in GUERRES ET PAIX. Huit pièces courtes.
Recueil collectif, L’Avant-scène théâtre/Quatre-vents, 2012.
L’UNE & L’AUTRE. Ouvrage collectif, Éditions de l’Iconoclaste, 2015.
CAMILLE LAURENS

Celle que vous croyez


Vous vous appelez Claire, vous avez quarante-huit ans, vous êtes professeur,
divorcée. Pour surveiller Jo, votre amant volage, vous créez un faux profil
Facebook : vous devenez une jeune femme brune de vingt-quatre ans, célibataire,
et cette photo où vous êtes si belle n’est pas la vôtre, hélas. C’est pourtant de ce
double fictif que Christophe — pseudo KissChris — va tomber amoureux.
En un vertigineux jeu de miroirs entre réel et virtuel, Camille Laurens raconte
les dangereuses liaisons d’une femme qui ne veut pas renoncer au désir.
Cette édition électronique du livre
Celle que vous croyez de Camille Laurens
a été réalisée le 28 novembre 2015 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070143870 - Numéro d’édition : 261592).
Code Sodis : N60301 - ISBN : 9782072528606.
Numéro d’édition : 261593.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo

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