2022.03.28 - L'écologie Est-Elle Soluble Dans Le Socialisme - Version Révisée
2022.03.28 - L'écologie Est-Elle Soluble Dans Le Socialisme - Version Révisée
Patrick VIEU
1
Parti socialiste, RDV 2022, Justice climatique et politique environnementale accessible
sur : https://www.parti-socialiste.fr/justice_climatique_et_politique_environnementale.
2
Social, Ecologie, (mais aussi) République, accessible sur : https://www.parti-
socialiste.fr/social_ecologie_mais_aussi_r_publique. Consulté le 15.10.2021.
l’économie de marché et construit à partir d’une recomposition – et
non d’une simple juxtaposition – des problématiques sociale et
écologique. Si l’on adopte la perspective socialiste, la question
pourrait se formuler en ces termes : l’écologie est-elle soluble dans le
socialisme ? Autrement dit, le socialisme est-il en mesure d’adopter
le point de vue de l’écologie pour en faire la matrice de son projet de
société ? La réponse est loin d’aller de soi tant ces deux courants de
pensée, nés dans des contextes radicalement différents, reposent sur
des hypothèses fondamentalement divergentes. C’est pourquoi elle
nous semble devoir passer par un retour aux sources intellectuelles
des deux traditions. Cet effort théorique devrait permettre de mieux
comprendre ce qui les distingue sur le plan philosophique et ce qui
les sépare sur le plan politique, quant à leurs visions respectives de
la mutation écologique.
2
*
* *
3
distinction nature/culture, fait de l’homme un être à part, au
centre de la Création. En instituant l’homme en maître et
possesseur de la nature, cette vision a servi de caution
théologique, philosophique et morale au modèle libéral,
productiviste et consumériste, à l’origine des désastres
écologiques contemporains. Or la crise écologique est venue
brutalement nous rappeler que l’homme fait partie de la
nature – comme la nature fait partie de l’homme – et qu’il
forme avec le reste des vivants un réseau d’interdépendances
dont il lui est impossible de sortir. À l’anthropocentrisme qui
fait de l’homme le seul être digne de considération morale, il
faut donc substituer un biocentrisme afin d’élargir à tous les
vivants cette considération morale, voire un écocentrisme qui
reconnaîtrait la même valeur morale à l’ensemble des entités
naturelles supra-individuelles : les espèces, les écosystèmes,
la biosphère. De cette redéfinition il résulte que chaque
individualité vivante – voire chaque entité naturelle – est 3
dotée d’une valeur intrinsèque, qu’elle est une fin en soi et que
nous avons des devoirs envers elle.
3
Dans le préambule de la Convention sur la diversité biologique de 1992 les parties
contractantes affirment être « conscientes de la valeur intrinsèque de la diversité
biologique ».
4
solutionnisme technologique qui transforme chaque question
politique, éthique, économique, sociale ou sociétale en
problème technique qui appelle à son tour une réponse
technique.
4
Est dite « holiste » toute conception de l’organisation sociale qui accorde au tout la
prééminence sur les parties. À l’opposé des sociétés individualistes, les sociétés holistes
subordonnent les fins de l’individu à celles du « tout » auquel il appartient, les intérêts
du premier ne prenant leur sens qu’à la lumière de ceux du second.
5
fasse preuve d’attention et de modération dans son rapport à
la nature, qu’il privilégie une conception sobre, voire
ascétique, du bonheur, loin de ce consumérisme débridé qui,
confondant accumulation et bien-être, épuise la terre . 5
6
nombreuses – qui intéressent les citoyens au quotidien. D’où
les réserves à l’égard de l’Etat-nation qui apparaît inadapté
aux défis d’aujourd’hui et qu’il faut dépasser par le haut et par
le bas. À l’échelon national, les écologistes entendent repenser
la manière dont fonctionne la démocratie pour en finir avec
un système qui place une trop grande part du sort des
citoyens entre les mains de l’Etat central. Face à une
technocratie experte naturellement encline à confisquer le
pouvoir de décision, il faut renforcer l’autonomie des régions
dans le cadre d’un « fédéralisme différencié » – l’expression
figurait dans le projet d’EELV pour 2022 – et donner aux
citoyens les moyens de participer de façon éclairée aux
décisions qui les concernent.
7
l’idéal d’autonomie à celui de l’abondance matérielle et celle-ci à
l’exploitation de la terre par le travail. Inscrivant le progrès social et
l’idéal de justice au cœur de son projet politique, il s’est construit sur
l’idée que l’amélioration du sort des hommes – à la fois l’égalité entre
eux et le bonheur de chacun d’eux – passait par l’amélioration des
conditions de leur existence matérielle et morale. Croyant en la
perfectibilité de la nature humaine, c’est sur elle qu’il fonde la
promesse d’émancipation. Sur elle et sur la production des richesses
propres à assurer à chacun une existence décente et son
épanouissement personnel. Parce qu’il se veut libérateur le
socialisme est résolument productiviste, industrialiste et
moderniste . En ce sens, il est intimement lié au développement du
7
capitalisme comme l’autre face d’une même médaille, à ceci près que
l’exploitation industrielle de la nature y fut longtemps conçue dans
un cadre collectiviste, associée à une réforme de la propriété. Si la
redistribution des richesses, qui commande la réduction des
inégalités et conditionne la justice sociale est au cœur de son combat
idéologique et politique leur production n’est pas en question.
foi dans la raison et le progrès. C’est par la raison que l’homme s’est
7
Ce qui ne signifie pas que le projet socialiste ait ignoré les préoccupations écologiques.
Elles accompagnent par exemple, chez Proudhon, la critique du dogme propriétariste
(voir De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise (1858) repris dans Théorie de la
propriété (1871), chap. VI). De même, le souci des conditions d’existence des ouvriers, de
leur cadre de vie, de leur alimentation, de leur logement, de leur santé, etc. conduit les
socialistes à s’intéresser aux enjeux agricoles, de salubrité environnementale,
d’esthétique urbaine, etc. Ce sont ces mêmes préoccupations qui inspireront les
réalisations du socialisme municipal à l’image des cités-jardins. Voir Gilles Candar,
Jaurès et a vie future, Paris, Fondation Jean Jaurès, éd. de l’Aube, 2021.
8
Voir Claude Tresmontant, « La religion de Jaurès », Esprit, n°290, décembre 1960, p.
2038.
8
arraché à la nature pour mieux la dominer, par le progrès des
sciences et des arts qu’il est parvenu à se libérer des chaînes de la
misère et de la superstition. Rationaliste et progressiste, le
socialisme est enfin profondément universaliste. L’héritage des
Lumières emporte fidélité à des valeurs et à des droits universels qui
9
font de tous les hommes des êtres égaux sans égard pour leurs
différences naturelles ou culturelles. L’émancipation culturelle et
intellectuelle de l’homme se donne ainsi comme la condition et la fin
de son émancipation politique et sociale : l’humanisme est au cœur
du projet socialiste parce qu’il est le principe de son unité
philosophique, morale, politique et sociale.
9
comme superficielle toute lecture de l’histoire en termes de valeurs
et de droits. De sorte que même quand ils continuent à manier la
rhétorique de la lutte des classes, les représentants de la SFIO puis
du PS veilleront à ne jamais séparer l’idéal révolutionnaire de son
essence humaniste, c’est-à-dire à ne jamais couper le socialisme de
ses racines démocratiques. Ce langage de la « démocratie formelle »
et des droits est celui d’une philosophie individualiste qui veut
transformer la société démocratique pour en obtenir la
transformation de l’homme. Le sens de l’attachement du socialisme à
la tradition individualiste héritée des Lumières, par conséquent, est à
chercher, là encore, dans l’idéal d’autonomie qui l’anime . La liberté 11
11
L’article publié par Jean Jaurès en 1898 sous le titre « Socialisme et liberté » est
emblématique de cet individualisme foncier qui caractérise le socialisme même quand il
se veut collectiviste. « Le but, c’est l’affranchissement de tous les individus humains. Le
but, c’est l’individu » écrit Jaurès dans ce texte.
10
la séparation des églises et de l’Etat, leur décision de jouer le jeu
démocratique par la participation aux élections locales et nationales,
les premières expériences gestionnaires du socialisme municipal,
enfin l’exercice des responsabilités gouvernementales ont convaincu
les socialistes français que c’est par l’exercice du pouvoir que serait
mené à bien le projet de transformation sociale et que l’Etat pouvait,
entre leurs mains ou sous leur influence, agir comme un puissant
intégrateur social et un instrument efficace d’intervention dans
l’économie. Cette expérience gouvernementale occupe une place
centrale dans l’histoire des socialistes au XX e siècle, non seulement
parce qu’elle témoigne de leur capacité à gouverner, mais parce
qu’elle consacre leur ralliement à la démocratie représentative et à
l’économie de marché. Si les socialistes entretiennent à l’égard de
l’Etat des rapports variables selon leur sensibilité, ils se rejoignent
dans une même méfiance à l’égard de la pratique référendaire qui
masque sous le couvert de « l’appel au peuple » les coups de force
bonapartiste puis gaulliste . Le ralliement du Parti socialiste, devenu
12
* *
12
C’est pourquoi ils firent campagne pour le « non » lors du référendum du 28 octobre
1958 qui vit les Français plébisciter le texte de la nouvelle Constitution de la Ve
République à une écrasante majorité.
11
Un rapport différent à la modernité qui a des conséquences concrètes
sur les projets des formations politiques héritières de ces deux
traditions
Ces rappels théoriques et historiques mettent en évidence la
principale ligne de partage entre l’écologie politique et le socialisme,
à savoir le rapport à la modernité : fondamentalement critique pour
la première, de filiation directe pour le second. Ces deux traditions
de pensée n’envisagent pas le monde et l’avenir avec le même regard
parce qu’elles ont de l’espace et du temps – comme réalité objective
et comme vécu – une conception différente. L’espace de l’écologie
politique est celui de la biosphère, de la terre et du vivant, ce lieu
naturel et concret, à préserver et à cultiver, dans lequel cohabitent
les espèces. Son temps est celui des écosystèmes, des équilibres
biologiques et des cycles naturels qui rythment la longue histoire de
l’évolution. L’espace du socialisme est un lieu abstrait sans limite
fixée, celui du passage ou de la conquête de l’homme : étendue à
traverser ou à franchir, ou bien territoire à explorer et à exploiter.
Son temps est linéaire et rationnel, quantifiable et mesurable,
conforme à l’idée qu’il se fait du progrès. Ces conceptions sont autant
normatives que descriptives. Elles ne dénotent pas seulement un état
d’esprit ou une expérience psychologique du réel, elles informent, de
façon positive ou négative, l’idée que l’on se fait de la société
désirable, de ses objectifs et de son organisation. Elles commandent,
chez les écologistes, la double exigence de la lenteur et de la sobriété.
Elles nourrissent, chez les socialistes, l’optimisme de la maîtrise et de
l’utopie : maîtrise de la nature, utopie d’une aventure humaine
comprise comme progression asymptotique des individus vers la
société idéale . 13
13
Le débat autour de la 5G illustre le type de polarisation que nous avons en vue ici, même
si, en l’occurrence, les socialistes se sont montrés prudents sur l’opportunité de son
déploiement en demandant un débat sur celui-ci.
12
On ne saurait sous-estimer la portée politique de ces différences tant
elles sont sources d’incompréhension et d’opposition entre les deux
familles de pensée. On pourrait multiplier les exemples de projets
d’infrastructures qui ont rencontré la critique des écologistes alors
qu’ils étaient soutenus ou portés par les responsables socialistes :
liaison ferroviaire entre Lyon et Turin , aéroport Notre-Dame-des-
14
14
Opposition qui trouve son pendant côté italien avec le mouvement des « No-TAV », par
ailleurs ardent militant de la reconnaissance et de la défense des « biens communs ».
15
Les écologistes 2022. Liberté, égalité, fraternité, biodiversité. Projet pour une
République écologique, p. 26. Accessible en ligne :
https://www.eelv.fr/files/2021/10/Projet-2022-11.07.21-NP-1.pdf
16
L’expression apparaît à deux reprises, ibid., p. 26 et 37.
17
Ibid., p. 31.
13
santé, son bien-être et ceux de sa famille » . Dans le projet des 18
social pour chacun et la pleine santé pour tous leur priorité, les
socialistes ne tournent pas le dos à la croissance comme telle, y
compris matérielle, sans jamais perdre de vue la croissance
immatérielle, en premier lieu celle des connaissances . Le 22
18
Ibid.
19
Parti socialiste, RDV 2022, Justice climatique et politique environnementale, op. cit., p. 7.
20
Ibid.
21
Ibid.
22
Il est remarquable que ni les écologistes ni les socialistes n’évoquent dans leur projet la
croissance démographique à l’échelle planétaire, même quand il est question d’aide au
développement.
14
« changement radical de modèle » qu’ils appellent de leurs vœux
implique donc de « choisir les investissements publics et privés
nécessaires pour satisfaire aux besoins sociaux essentiels des
populations les plus démunies d’une part, et au respect des
équilibres écologiques d’autre part » . Dans cet ordre. Ces23
23
Parti socialiste, RDV 2022, Justice climatique et politique environnementale, op. cit., p.7.
24
Op. cit., p. 41.
25
Op. cit., p. 27.
26
Ibid.
15
zones géographiques , les écologistes proposent, outre une « aide
27
27
Ibid., p. 31.
28
Voir le projet EELV 2022, op. cit., p. 41.
29
Ibid., p. 28-29.
30
Un « comité scientifique » serait chargé de définir ce plafond en fonction de calculs de
consommation d’espaces naturels et tenant compte « de la diversité des territoires et de
la justice sociale ». Voir le projet EELV 2022, op. cit., p. 30.
16
conscients de ce qui les sépare des écologistes en réaffirmant à
plusieurs reprises le primat de l’humanisme et de la justice sociale.
Toutes les utopies socialistes reposent sur l’idée que les institutions
politiques et sociales sont le produit d’une volonté, d’un contrat
entre des individus éclairés qui décident quelle société ils veulent
construire pour eux et leurs enfants. Ce constructivisme socialiste est
profondément éloigné de l’évolutionnisme qui fonde l’approche
« moniste » de l’éthique de la nature comme de l’écologie politique.
31
17
philosophique, éthique et politique, le fait que l’homme « fait partie
de la nature » est au cœur du débat entre socialistes et écologistes.
De ce qu’il existe de multiples interdépendances organiques de fait
entre les hommes et les écosystèmes, que faut-il en déduire en
termes de solidarité de droit entre les uns et les autres ? Sur le plan
éthique, les conceptions, là encore, sont très différentes. L’écologie
politique part du constat de l’interdépendance de l’homme avec le
reste du vivant pour en déduire l’existence d’une communauté de
destins (ou de fins) et en conclure que respecter le vivant, c’est pour
l’homme se respecter lui-même. Elle étend le devoir de solidarité au
vivant tout entier. Le socialisme part du constat de l’interdépendance
de l’homme avec le reste du vivant pour repenser le lien de solidarité
et en conclure qu’être solidaires entre eux c’est, pour les hommes,
respecter le vivant qui fait partie de leur patrimoine commun. Il
éclaire le devoir de solidarité à la lumière de ce nouveau lien
d’interdépendance. Sur le plan philosophique, les éthiques
environnementales biocentrées ou écocentrées voient dans
l’humanisme la version classique de l’anthropocentrisme qui, durant
près de deux siècles, a servi de caution philosophique et morale à
l’exploitation et à la destruction de la nature. En faisant de
l’humanité de l’homme une « exception naturelle » et en fondant la
réalisation de cette humanité sur l’abondance matérielle,
l’humanisme des Lumières a naturellement conduit, pour ces
éthiques, au productivisme capitaliste et aux déprédations
écologiques. Or si le constat possède une vérité historique, il n’en
résulte pas que l’humanisme conduise nécessairement à
l’instrumentalisation de la nature. Il est en effet possible d’imaginer
un humanisme non-utilitariste, qui envisage la nature autrement que
comme une ressource à s’approprier pour l’exploiter ou la détruire.
18
L’hypothèse de l’anthropocentrisme n’emporte donc pas les
implications que les éthiques environnementales lui attribuent
classiquement.
33
Paragraphe 2 du chapitre I du projet, intitulé : « Protéger l’ensemble du vivant, repenser
les relations entre toutes les espèces sur la planète pour préserver l’humanité », p. 14.
34
Ibid.
19
écologique » expliquent les écologistes – soulève une série de
35
35
Voir p. 7 de leur projet.
20
« si on doit aborder nos civilisations comme constituées de “couples”
humains et non humains engagés dans d’intenses interactions, alors
nous devons définir une éthique de cette relation » . Ce dernier point
36
36
Parti socialiste, RDV 2022, Justice climatique et politique environnementale, op. cit.,
p. 37.
37
Ibid.
38
L’antispécisme est cette idéologie qui accorde une considération égale aux intérêts de
tous les êtres sensibles à la douleur et au plaisir. Récusant toute discrimination morale
21
de protection fondé sur l’objectivation assumée de la nature, c’est-à-
dire de la reconnaissance de l’animal comme un objet juridique à
protéger par un régime adapté d’indisponibilité . Dans ce domaine 39
comme dans les autres, leur humanisme devrait servir aux socialistes
de boussole philosophique. Et quitte à assumer l’appellation
d’« anthropocentrisme », leur rappeler que seul l’homme, sur cette
Terre, est « créateur de valeurs », que seul il a le pouvoir d’attribuer
aux objets – y compris naturels – une valeur qu’ils n’ont pas en
propre : il ne saurait y avoir de valeur de la nature sans un « sujet
évaluateur » . 40
* *
entre les individus – humains et animaux – fondée sur le critère de l’espèce, il rejette la
production et la consommation, sous quelque forme que ce soit, des produits d'origine
animale. Le véganisme désigne le mode de vie conforme aux préceptes antispécistes.
39
Sur les malentendus autour de la personnification de la nature et l’utilisation du droit
comme technique de protection d’éléments de la personne par la reconnaissance de leur
statut de choses « hors commerce », voir Yan Thomas, « Le sujet de droit, la personne et
la nature », Le Débat, Gallimard, 1998/3.
40
La discussion des valeurs qu’il est possible d’attribuer à la nature ressortit aux débats
complexes autour des éthiques de la nature. La reconnaissance d’une « valeur
intrinsèque » de la nature, qui repose sur l’idée qu’il y a des fins dans la nature, ressortit
à des éthiques environnementales de type biocentrique ou écocentrique qui se veulent
précisément des alternatives à l’anthropocentrisme utilitariste.
22
question appelle une réflexion sur la signification de l’idéal socialiste
de transformation sociale et de juste répartition des ressources dans
le contexte de leur raréfaction. L’avènement du géologico-politique
signifie qu’il n’est plus possible d’envisager la « question sociale »
sans prendre en considération la « question écologique » tant celle-ci
détermine les autres politiques. Parler de justice sociale sans
prendre en compte les limites physiques – en termes de flux de
matière et d’énergie – de notre écosystème planétaire n’a guère plus
de sens, désormais, que d’envisager la crise écologique sans se
soucier – ou secondairement – du sort des êtres humains qui la
subissent et qui ne se confondent pas avec ceux qui l’ont provoquée.
Les socialistes, comme les écologistes, sont ainsi confrontés à une
mutation du capitalisme qui les oblige à repenser l’idée de progrès
comme accumulation. Or nous avons vu la place qu’occupe cette idée
dans l’imaginaire socialiste. Le défi n’est pas seulement économique,
il est anthropologique, culturel et politique. Quoique ce sera
indispensable, il ne suffira pas d’en appeler au sens des
responsabilités des citoyens pour économiser la matière et l’énergie.
Le projet de substituer au PIB des indicateurs de bien-être ou de
« développement humain » traduit la conscience de plus en plus
partagée que le concept classique de croissance correspond à un âge
dépassé du capitalisme et doit être repensé. Non pour lui substituer
un concept de décroissance – qui n’est que la projection inversée du
même paradigme quantitativiste –, mais pour imaginer les contours
d’une nouvelle prospérité qui ne ressemblerait ni à la corne
d’abondance ni au régime de rationnement mais qui libérerait notre
imaginaire du sortilège du toujours plus. Il reste quelques décennies
pour inventer le modèle de société dont cette nouvelle prospérité
serait le symbole, pour donner vie à cette utopie qui entendait déjà,
23
voilà quarante ans, « changer la vie » puisqu’il s’agit bien de cela.
Cependant, le débat actuel qui polarise l’attention autour du concept
de croissance ne doit pas occulter un autre enjeu au moins aussi
important : celui de la solidarité. Si les Etats du monde ne sont pas
égaux face à l’accès aux ressources de la planète, les citoyens ne le
sont guère davantage à l’intérieur de nos sociétés riches. L’enjeu
politique de la mutation écologique dans un contexte de rareté ne se
résume donc pas à un objectif global de décarbonation de notre
économie dans une approche qui resterait utilitariste. Il réside dans
notre capacité à atteindre cet objectif dans le cadre d’une
coopération entre individus et entre classes sociales, à renforcer,
autrement dit, les liens de solidarité et à faire en sorte que la
redistribution soit au principe de la mutation écologique. Pour que
l’objectif de décarbonation ne se réalise pas aux dépens des plus
pauvres, l’approche de la mutation écologique doit donc être une
approche différenciée. C’est la politique et ses institutions qui sont
ainsi à actualiser.
24
et sacré » par la Déclaration de 1789 apparaît de plus en plus en
décalage avec les exigences de la mutation écologique qui impliquent
d’encadrer plus fortement, d’orienter et au besoin de limiter
l’exercice du droit de propriété dès que ce droit menace de s’exercer
au détriment des intérêts environnementaux des citoyens . 41
41
Plus des trois-quarts des Français considèrent que les ressources naturelles (eaux, lacs
forêts, etc.) ne devraient pas pouvoir faire l’objet d’une appropriation privée
(Opinionway, « baromètre de la confiance politique », mai 2021, p. 71).
42
Idée qui est différente de celle d’usufruit puisqu’ici, le propriétaire privé a bien l’usage
de son bien dont il est simplement obligé de partager l’usage, par exemple de l’ouvrir au
public lorsqu’il s’agit d’une propriété classée « monument historique ».
43
Elle apparaît explicitement à l’article 42 de la Constitution italienne de 1948.
44
Nous ne nous plaçons pas ici sur le terrain de l’expropriation pour cause de l’utilité
publique qui consiste à priver le propriétaire de son bien. Il s’agit ici de redéfinir le
contenu et la portée du droit de la propriété privée.
25
fait qu’un bien détenu par un propriétaire privé pouvait, sans cesser
de lui appartenir, recevoir une affectation collective – au profit de la
nation, de fondations ou d’associations . Or cette distinction entre
45
45
La proposition des écologistes, évoquée plus haut, de contraindre le propriétaire d’un
logement vacant pendant plus de six mois à conventionner avec des associations ou des
collectivités est un exemple d’application des idées solidaristes de Duguit.
46
Par exemple : droit de jouissance du bien, droit d’en percevoir les fruits, droit d’en céder
ou partager l’usage, droit de percevoir des taxes sur sa transmission, droit (négatif) de
supporter les conséquences environnementales de l’usage, etc.
47
Voir notamment Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for
Collective Action, 1990.
26
des transports ont été décidées par l’Etat en-dehors de tout
processus participatif. Ces décisions, qui ont obéi à des
considérations principalement industrielles ou financières, ont
affaibli la fonction sociale de ces entreprises, soumises à des
contraintes de performance et de rentabilité rendant souvent plus
compliqué et plus inégal l’accès des usagers aux services qu’elles
rendent. Le modèle domanial n’a ainsi pas permis de garantir la
pérennité du lien structurel entre la propriété publique d’un bien et
son affectation à la satisfaction des droits fondamentaux de la
collectivité. C’est donc, là encore, le dogme propriétaire qu’il
convient de dépasser au profit d’une vision moins exclusive et plus
ouverte de l’usage de certains biens publics dont le caractère de
« patrimoine commun de la nation » pourrait être garanti. L’écologie
politique est naturellement attentive à ces questions et le projet
d’EELV pour 2022 en porte la trace à travers les multiples références
aux services publics comme « patrimoine commun », aux
« commun(s) » ou au(x) « bien(s) commun(s) » et même à une
« République des communs » associée à la protection des droits de la
nature. C’est également le cas, dans une certaine mesure, du projet
des socialistes. Cependant, ces références aux « communs » ou aux
« biens communs » sont condamnées à rester symboliques dès lors
qu’elles ne font l’objet d’aucune élaboration juridique. Ainsi pour
trouver une traduction concrète, la proposition socialiste d’« aborder
le rail comme un bien commun » devrait pouvoir s’appuyer sur une
catégorie juridique spécifique, dotée d’un statut et d’un régime
cohérent avec le droit de la propriété des personnes publiques, qui
pourrait englober tous les biens publics constitutifs de « monopoles
naturels » comme les réseaux d’infrastructures.
27
Ces réflexions ouvrent sur la troisième question : celle qui intéresse
le nécessaire renouveau démocratique. Les temps de crise rendent
moins clairs, aux yeux des citoyens, les avantages de la démocratie.
L’urgence écologique, la crise sanitaire, la question de l’immigration
ou encore la lutte contre le terrorisme nourrissent la tentation, chez
les citoyens comme chez les gouvernants, de la verticalité
gouvernementale. Pour faire face à l’urgence écologique, l’Etat,
pressé d’agir par les citoyens mais aussi par la justice, également
tenu par ses engagements internationaux, pourrait être tenté de
s’affranchir de la lenteur des procédures démocratiques pour
privilégier l’efficacité immédiate . Mais exclure le retour à la lampe à
48
28
d’initiative et de contrôle du Parlement, parité, non cumul des
mandats couplé à un statut de l’élu, référendum d’initiative
populaire, forums civiques, conventions citoyennes, etc. Il importe
également de prendre acte de ce qu’une partie essentielle des enjeux
liés à la mutation écologique – urbanisme, gestion de l’eau, gestion
des déchets, mobilité, biodiversité, etc. – sont des enjeux locaux qui
intéressent les habitants dans leur quotidien. C’est aussi à ce niveau
que se jouera l’avenir de la démocratie écologique. C’est à ce niveau
qu’il convient d’insuffler les habitudes de la démocratie délibérative.
Par exemple, la démocratie communale ne peut plus se réduire à un
conseil municipal qui « règle, par ses délibérations, les affaires de la
commune » . Elle doit faire exister, à côté du vote et de la délégation
49
* *
49
Code général des collectivités territoriales, art. L. 2121-29.
29
d’une dimension nouvelle, mais ce n’est pas subvertir la doctrine
elle-même en la transformant en quelque chose qu’elle n’est pas. Et
s’il s’agit bien, comme le posait le projet socialiste pour 2022, de
« prendre en charge la question écologique », ce n’est pas pour
dissoudre la question sociale dans la question écologique au risque
de couper le socialisme de son héritage philosophique et de son
terreau électoral. La perspective de la fin du monde ne doit donc pas
nous détourner de l’angoisse bien plus immédiate de la fin du mois
pour des classes populaires avec lesquelles le socialisme doit
impérativement renouer.
30
environnementales sont toujours les populations les plus fragiles, les
plus déshéritées. Lutter contre la pauvreté et pour l’amélioration des
conditions de vie, n’est-ce pas d’abord combattre pour l’accès aux
biens de première nécessité, au droit à un logement chauffé et isolé,
au droit à la santé et à une alimentation de qualité, bref à un
environnement sain et protégé ?
31
écologique est de moins en moins une option électorale, l’expression
d’une sensibilité particulière à la nature ou aux dangers de la
technique, mais qu’il traduit une aspiration beaucoup plus profonde
et de plus en plus partagée en faveur d’un autre « projet de
civilisation », « une autre façon d’habiter le monde » comme
l’exprimait EELV dans son programme pour 2022 . Rechercher la 50
50
Op. cit., p. 4.
51
L’entreprise de décarbonation dont il est question ici excède le champ de l’économie.
Elle fait partie intégrante de cette utopie socialiste que nous évoquions plus haut, ce
changement de modèle de société qui implique une transformation radicale de notre
rapport à la nature. Voir Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, Paris, La Découverte,
2020, notamment p. 20.
52
Par « causes formelles » nous entendons signifier que les objectifs de décarbonation et
de préservation de la biodiversité, sans être ni la raison d’être du socialisme, ni sa
finalité politique, donneront à sa version contemporaine ses traits particuliers, ses
contours, précisément sa forme. Ni extérieurs ni essentiels au socialisme, ils le
caractérisent sans le définir. Un socialisme qui n’intégrerait pas ces objectifs serait un
socialisme sans forme et sans visage, un socialisme, autrement dit, méconnaissable et
qui n’aurait pas d’avenir au XXIe siècle.
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démocratique hors du socle de l’abondance » . Si un renouveau de la
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Pierre Charbonnier, op. cit., p. 417.
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