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2022.03.28 - L'écologie Est-Elle Soluble Dans Le Socialisme - Version Révisée

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L’ECOLOGIE EST-ELLE SOLUBLE DANS LE SOCIALISME ?

Le socialisme à l’âge du « géologico-politique »

Patrick VIEU

La lecture des textes programmatiques du Parti socialiste (PS)


depuis sa refondation en 1971 montre une prise de conscience de
plus en plus claire des enjeux écologiques symbolisée par
l’apparition du concept d’ « éco-socialisme » dans la « Charte des
socialistes pour le progrès humain » adoptée en novembre 2014 et
par l’apposition des termes « social-écologie » au logo du PS. De sorte
que si les socialistes continuaient, dans leur projet pour 2022, à
revendiquer le « primat de l’humanisme et de la justice sociale »,
c’est pour affirmer « la nécessité de donner une actualité à ces
combats en intégrant pleinement le paradigme écologique pour
construire le socialisme du XXIe siècle » . Au-delà des mots, le
1

socialisme est-il en mesure de véritablement « intégrer le paradigme


écologique » ou de « réussir une nouvelle synthèse » entre socialisme
et écologie, comme il sut le faire, à la fin du XIX e siècle, entre le
libéralisme politique issu des idées de 1789 et le socialisme puis
entre le socialisme et la République ? L’enjeu de la question n’est pas
2

seulement théorique, il est évidemment politique. La possibilité pour


la gauche d’un retour au pouvoir passe par la formulation d’un projet
susceptible de rallier un électorat aujourd’hui dispersé entre des
offres concurrentes. Un projet fondé sur les principes et les valeurs
de la République, capable de concilier une écologie solidaire avec

1
Parti socialiste, RDV 2022, Justice climatique et politique environnementale accessible
sur : https://www.parti-socialiste.fr/justice_climatique_et_politique_environnementale.
2
Social, Ecologie, (mais aussi) République, accessible sur : https://www.parti-
socialiste.fr/social_ecologie_mais_aussi_r_publique. Consulté le 15.10.2021.
l’économie de marché et construit à partir d’une recomposition – et
non d’une simple juxtaposition – des problématiques sociale et
écologique. Si l’on adopte la perspective socialiste, la question
pourrait se formuler en ces termes : l’écologie est-elle soluble dans le
socialisme ? Autrement dit, le socialisme est-il en mesure d’adopter
le point de vue de l’écologie pour en faire la matrice de son projet de
société ? La réponse est loin d’aller de soi tant ces deux courants de
pensée, nés dans des contextes radicalement différents, reposent sur
des hypothèses fondamentalement divergentes. C’est pourquoi elle
nous semble devoir passer par un retour aux sources intellectuelles
des deux traditions. Cet effort théorique devrait permettre de mieux
comprendre ce qui les distingue sur le plan philosophique et ce qui
les sépare sur le plan politique, quant à leurs visions respectives de
la mutation écologique.

De cet effort théorique la réflexion qui va suivre ne saurait faire


mieux que de tenter d’indiquer quelques-unes des grandes lignes en
esquivant, au passage, ce que peut avoir de simplificateur – et donc
de problématique – l’usage du singulier pour évoquer les deux pôles
de cette réflexion. L’écologie politique, pas plus que le socialisme, ne
saurait se conjuguer au singulier. Chacun a connu quantité de
variantes et de nuances dont il est impossible ici de retracer
l’histoire. Une histoire d’autant plus complexe que les doctrines en
présence ont évolué au gré du contexte et des enjeux. Mais elles n’en
partagent pas moins, dans chaque cas, des questionnements
communs marqués par une certaine permanence, même si elles se
distinguent – quand elles ne s’opposent pas franchement – sur les
réponses à apporter.

2
*

La première partie de cette contribution sera consacrée au rappel


des fondements des deux traditions. Nous commencerons par
identifier les principes sur lesquels repose l’écologie politique à
travers quatre critiques adressées au monde contemporain. Nous
verrons ensuite comment le socialisme se situe par rapport à ces
critiques eu égard à son propre héritage philosophique. La deuxième
partie sera consacrée à illustrer ces différences par quelques
exemples concrets tirés notamment de leurs projets pour 2022 et qui
opposent socialistes et écologistes au-delà des postures ou des
tactiques. Nous explorerons enfin, dans une troisième partie,
quelques pistes d’évolution qui pourraient permettre à la pensée
socialiste d’intégrer, conformément à l’ambition affichée, le
« paradigme écologique » dans son projet politique.

* *

L’écologie politique s’est construite dans un rapport critique à la


modernité…
Par-delà la diversité de ses courants, on peut tenter de caractériser
l’écologie politique par quatre traits fondamentaux qui invitent à une
série de redéfinitions d’ordre philosophique, anthropologique et
politique :

- Une redéfinition des rapports de l’homme à la nature en vue


de réinscrire le premier dans la seconde. La nature ne se
réduit ni à un « environnement » dont l’homme serait le
centre ni à une « ressource » qui serait à sa disposition pour
nourrir son appétit de puissance et de grandeur. Il s’agit de
rompre avec une vision anthropocentrée qui, partant de la

3
distinction nature/culture, fait de l’homme un être à part, au
centre de la Création. En instituant l’homme en maître et
possesseur de la nature, cette vision a servi de caution
théologique, philosophique et morale au modèle libéral,
productiviste et consumériste, à l’origine des désastres
écologiques contemporains. Or la crise écologique est venue
brutalement nous rappeler que l’homme fait partie de la
nature – comme la nature fait partie de l’homme – et qu’il
forme avec le reste des vivants un réseau d’interdépendances
dont il lui est impossible de sortir. À l’anthropocentrisme qui
fait de l’homme le seul être digne de considération morale, il
faut donc substituer un biocentrisme afin d’élargir à tous les
vivants cette considération morale, voire un écocentrisme qui
reconnaîtrait la même valeur morale à l’ensemble des entités
naturelles supra-individuelles : les espèces, les écosystèmes,
la biosphère. De cette redéfinition il résulte que chaque
individualité vivante – voire chaque entité naturelle – est 3

dotée d’une valeur intrinsèque, qu’elle est une fin en soi et que
nous avons des devoirs envers elle.

- Une redéfinition des rapports de l’homme à la technique eu


égard à sa capacité d’autonomisation et à son pouvoir de
destruction. La technique moderne engendre des
conséquences que son créateur lui-même est incapable de
prévoir, encore moins de maîtriser, même et surtout en
mobilisant plus de technique encore, solution qui ne ferait
que reconduire le processus technique à sa perpétuation. D’où
l’idée que l’homme doit se libérer de sa fascination pour le

3
Dans le préambule de la Convention sur la diversité biologique de 1992 les parties
contractantes affirment être « conscientes de la valeur intrinsèque de la diversité
biologique ».

4
solutionnisme technologique qui transforme chaque question
politique, éthique, économique, sociale ou sociétale en
problème technique qui appelle à son tour une réponse
technique.

- Une redéfinition des rapports éthiques, juridiques et


philosophiques de l’individu à la communauté. Dans le
schéma d’une éthique écocentrée, les fins de l’individu n’ont
de signification qu’indexées à la fin ou au bien de la
communauté à laquelle il appartient. Au niveau global, la crise
écologique rappelle aux hommes que la Terre est leur maison
commune. Parce que c’est à cette échelle que se posent les
grands défis qui nous menacent, c’est à l’échelle de l’humanité
que doivent s’envisager les solutions politiques, une humanité
entendue sinon comme une unité substantielle – une
personne –, du moins comme une entité dotée d’un
patrimoine commun, qui a des intérêts propres et qui possède
des droits attachés à ces intérêts. Au niveau local, les enjeux de
protection et de préservation de la biodiversité s’entendent à
l’échelle des écosystèmes et des espèces, non des individus. La
pensée écologiste reconduit ainsi un schéma holiste qui 4

inscrit la société humaine dans une communauté morale et


juridique plus vaste, incluant tous les êtres vivants, y compris
les écosystèmes ou la biosphère, et ne conçoit le bien de
l’individu qu’en rapport avec celui d’une totalité qui l’englobe
et le dépasse : le « bien commun ». Or la fragilité de la planète
rend ce bien commun précaire. Elle exige de l’individu qu’il

4
Est dite « holiste » toute conception de l’organisation sociale qui accorde au tout la
prééminence sur les parties. À l’opposé des sociétés individualistes, les sociétés holistes
subordonnent les fins de l’individu à celles du « tout » auquel il appartient, les intérêts
du premier ne prenant leur sens qu’à la lumière de ceux du second.

5
fasse preuve d’attention et de modération dans son rapport à
la nature, qu’il privilégie une conception sobre, voire
ascétique, du bonheur, loin de ce consumérisme débridé qui,
confondant accumulation et bien-être, épuise la terre . 5

- Une redéfinition des rapports du citoyen au pouvoir et à la


politique. Pour ses partisans, l’écologie ne se réduit pas un
« domaine » ou un « secteur » de l’action publique parmi
d’autres. Elle informe et irrigue l’ensemble des politiques
publiques et son statut de métapolitique manifeste notre
entrée dans l’âge du géologico-politique . Parce que l’existence
6

de l’homme en-dehors ou sans la nature est inconcevable, dès


lors que la nature est menacée – que l’existence de l’homme
est menacée à travers les périls écologiques –, toutes les
urgences se ramènent à celle de l’écologie. Bien sûr les
écologistes n’ignorent pas les enjeux économiques, sociaux et
sociétaux. Mais tous ces enjeux sont surdéterminés par la
question écologique, toutes les dimensions de l’action
politique sont commandées par la priorité de la mutation
écologique. Or les problèmes sont devenus à la fois trop
complexes et trop prégnants pour être laissés à la seule
gestion de l’Etat. Il faut traiter chaque question au niveau
approprié : à l’échelon européen – un scrutin qui réussit bien
aux écologistes – ou international pour les enjeux qui le
requièrent ; à l’échelon local pour les questions – très
5
On reconnaît le concept de « sobriété heureuse » d’un Pierre Rabhi par exemple.
6
Nous désignons par « âge géologico-politique » (ou « le » géologico-politique) ce
moment de l’histoire humaine dans lequel nous sommes entrés qui marque la fin des
rapports d’extériorité entre le politique et l’écologique. Désormais, l’autonomie du
politique ne peut plus se penser en-dehors de la prise en compte des rapports collectifs
au monde physique et au vivant, autrement dit à la Terre. La raison de la Terre
(littéralement : « géo-logique ») s’impose à nos arrangements sociaux, qui se
recomposent dans le système global que nous formons avec l’ensemble des non-
humains.

6
nombreuses – qui intéressent les citoyens au quotidien. D’où
les réserves à l’égard de l’Etat-nation qui apparaît inadapté
aux défis d’aujourd’hui et qu’il faut dépasser par le haut et par
le bas. À l’échelon national, les écologistes entendent repenser
la manière dont fonctionne la démocratie pour en finir avec
un système qui place une trop grande part du sort des
citoyens entre les mains de l’Etat central. Face à une
technocratie experte naturellement encline à confisquer le
pouvoir de décision, il faut renforcer l’autonomie des régions
dans le cadre d’un « fédéralisme différencié » – l’expression
figurait dans le projet d’EELV pour 2022 – et donner aux
citoyens les moyens de participer de façon éclairée aux
décisions qui les concernent.

Redéfinition des rapports de l’homme à la nature et à la technique,


redéfinition des rapports de l’individu à la communauté éthique et
du citoyen au pouvoir. Les discours et les écrits issus de l’écologie
politique depuis un demi-siècle témoignent de ces déplacements
théoriques qui portent la critique au cœur de la modernité : critique
de l’anthropocentrisme, critique du progrès – sa conception et ses
usages –, critique de l’individualisme possessif, critique de la
centralité du pouvoir politique.

…alors que le socialisme réformiste est l’héritier de l’humanisme des


Lumières
Or le socialisme, dont les origines intellectuelles puisent à l’héritage
des Lumières, tombe sous le coup de ces critiques. Au prisme de
l’écologie politique, la vision socialiste des rapports de l’homme à la
nature ne la distingue ni de l’idéologie libérale ni du capitalisme
productiviste. Comme le libéralisme, le socialisme a toujours lié

7
l’idéal d’autonomie à celui de l’abondance matérielle et celle-ci à
l’exploitation de la terre par le travail. Inscrivant le progrès social et
l’idéal de justice au cœur de son projet politique, il s’est construit sur
l’idée que l’amélioration du sort des hommes – à la fois l’égalité entre
eux et le bonheur de chacun d’eux – passait par l’amélioration des
conditions de leur existence matérielle et morale. Croyant en la
perfectibilité de la nature humaine, c’est sur elle qu’il fonde la
promesse d’émancipation. Sur elle et sur la production des richesses
propres à assurer à chacun une existence décente et son
épanouissement personnel. Parce qu’il se veut libérateur le
socialisme est résolument productiviste, industrialiste et
moderniste . En ce sens, il est intimement lié au développement du
7

capitalisme comme l’autre face d’une même médaille, à ceci près que
l’exploitation industrielle de la nature y fut longtemps conçue dans
un cadre collectiviste, associée à une réforme de la propriété. Si la
redistribution des richesses, qui commande la réduction des
inégalités et conditionne la justice sociale est au cœur de son combat
idéologique et politique leur production n’est pas en question.

Cette dimension productiviste du socialisme est intimement liée à


son inspiration humaniste et progressiste. Le matérialisme lui-même
doit trouver son aboutissement, selon Jaurès, dans l’ « exaltation de
la personnalité humaine » . Cet idéal humaniste puise sa force dans la
8

foi dans la raison et le progrès. C’est par la raison que l’homme s’est
7
Ce qui ne signifie pas que le projet socialiste ait ignoré les préoccupations écologiques.
Elles accompagnent par exemple, chez Proudhon, la critique du dogme propriétariste
(voir De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise (1858) repris dans Théorie de la
propriété (1871), chap. VI). De même, le souci des conditions d’existence des ouvriers, de
leur cadre de vie, de leur alimentation, de leur logement, de leur santé, etc. conduit les
socialistes à s’intéresser aux enjeux agricoles, de salubrité environnementale,
d’esthétique urbaine, etc. Ce sont ces mêmes préoccupations qui inspireront les
réalisations du socialisme municipal à l’image des cités-jardins. Voir Gilles Candar,
Jaurès et a vie future, Paris, Fondation Jean Jaurès, éd. de l’Aube, 2021.
8
Voir Claude Tresmontant, « La religion de Jaurès », Esprit, n°290, décembre 1960, p.
2038.

8
arraché à la nature pour mieux la dominer, par le progrès des
sciences et des arts qu’il est parvenu à se libérer des chaînes de la
misère et de la superstition. Rationaliste et progressiste, le
socialisme est enfin profondément universaliste. L’héritage des
Lumières emporte fidélité à des valeurs et à des droits universels qui
9

font de tous les hommes des êtres égaux sans égard pour leurs
différences naturelles ou culturelles. L’émancipation culturelle et
intellectuelle de l’homme se donne ainsi comme la condition et la fin
de son émancipation politique et sociale : l’humanisme est au cœur
du projet socialiste parce qu’il est le principe de son unité
philosophique, morale, politique et sociale.

En cela aussi, le socialisme s’inscrit, comme le libéralisme, dans le


sillage de l’individualisme possessif hérité de 1789. Insister sur la
dimension individualiste de la pensée socialiste peut sembler
surprenant tant il est vrai que les acteurs de l’histoire socialiste –
marxiste ou non – sont les groupes sociaux. Cette histoire-là s’écrit
dans les termes de la lutte des classes . Elle ne réserve aucun rôle
10

aux individus, assignés à leur appartenance de classe et pris dans le


déterminisme d’une histoire qui s’écrit derrière leur dos. Mais à la
version marxiste du matérialisme historique le socialisme réformiste
s’oppose, précisément, en ce qu’elle réduit l’individu à un fétu de
paille balloté au gré d’événements qui le dépassent et le privent de
tout libre-arbitre. D’abord, elle ramène tout événement à un accident
de l’histoire sans signification propre, ensuite, elle ignore la
dimension proprement politique de l’événement, enfin elle regarde
9
La référence à cet « héritage » n’entend occulter ni l’ambivalence, ni les contradictions,
ni le pluralisme des Lumières. Mais leur prétention universaliste et leur dimension
émancipatrice confèrent aux valeurs des Lumières une place centrale dans l’imaginaire
socialiste.
10
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » écrit
Marx au début du Manifeste du parti communiste (1847). Voir de même l’Histoire de la
Révolution française de Jean Jaurès.

9
comme superficielle toute lecture de l’histoire en termes de valeurs
et de droits. De sorte que même quand ils continuent à manier la
rhétorique de la lutte des classes, les représentants de la SFIO puis
du PS veilleront à ne jamais séparer l’idéal révolutionnaire de son
essence humaniste, c’est-à-dire à ne jamais couper le socialisme de
ses racines démocratiques. Ce langage de la « démocratie formelle »
et des droits est celui d’une philosophie individualiste qui veut
transformer la société démocratique pour en obtenir la
transformation de l’homme. Le sens de l’attachement du socialisme à
la tradition individualiste héritée des Lumières, par conséquent, est à
chercher, là encore, dans l’idéal d’autonomie qui l’anime . La liberté 11

de l’individu passe par son affranchissement à l’égard du poids de


l’autorité et des traditions mais aussi à l’égard de tous les
déterminismes naturels. Cependant, cette conception des relations
de l’individu à la société n’emporte ni une opposition conceptuelle
entre la partie et le tout, ni une conception « atomistique » de la
société. Car l’émancipation de l’individu, telle que la conçoit le
socialisme républicain, ne se sépare pas de son inscription dans un
projet social. L’individu naît au monde comme être social et si la
société lui garantit des droits, elle exige aussi de lui des devoirs, à
commencer par celui de la solidarité envers ses semblables comme
envers les générations futures.

Enfin, le ralliement du socialisme réformiste à la démocratie n’a pas


signifié une confiance immédiate dans ses institutions. De fait, les
socialistes ont longtemps vu dans l’Etat bourgeois l’instrument d’une
classe. Mais leur ralliement à la République laïque, leur combat pour

11
L’article publié par Jean Jaurès en 1898 sous le titre « Socialisme et liberté » est
emblématique de cet individualisme foncier qui caractérise le socialisme même quand il
se veut collectiviste. « Le but, c’est l’affranchissement de tous les individus humains. Le
but, c’est l’individu » écrit Jaurès dans ce texte.

10
la séparation des églises et de l’Etat, leur décision de jouer le jeu
démocratique par la participation aux élections locales et nationales,
les premières expériences gestionnaires du socialisme municipal,
enfin l’exercice des responsabilités gouvernementales ont convaincu
les socialistes français que c’est par l’exercice du pouvoir que serait
mené à bien le projet de transformation sociale et que l’Etat pouvait,
entre leurs mains ou sous leur influence, agir comme un puissant
intégrateur social et un instrument efficace d’intervention dans
l’économie. Cette expérience gouvernementale occupe une place
centrale dans l’histoire des socialistes au XX e siècle, non seulement
parce qu’elle témoigne de leur capacité à gouverner, mais parce
qu’elle consacre leur ralliement à la démocratie représentative et à
l’économie de marché. Si les socialistes entretiennent à l’égard de
l’Etat des rapports variables selon leur sensibilité, ils se rejoignent
dans une même méfiance à l’égard de la pratique référendaire qui
masque sous le couvert de « l’appel au peuple » les coups de force
bonapartiste puis gaulliste . Le ralliement du Parti socialiste, devenu
12

la première force de gauche, aux institutions de la Ve République se


confond avec son adhésion au principe majoritaire et au scrutin
uninominal qui permet de dégager des majorités claires et évite
l’éparpillement des voix et l’instabilité des coalitions telles qu’en
avait connues la IVe République. Reste une pomme de discorde dans
cette vision : l’Europe, sur laquelle les socialistes hésitent depuis le
vote sur le traité constitutionnel de 2005.

* *

12
C’est pourquoi ils firent campagne pour le « non » lors du référendum du 28 octobre
1958 qui vit les Français plébisciter le texte de la nouvelle Constitution de la Ve
République à une écrasante majorité.

11
Un rapport différent à la modernité qui a des conséquences concrètes
sur les projets des formations politiques héritières de ces deux
traditions
Ces rappels théoriques et historiques mettent en évidence la
principale ligne de partage entre l’écologie politique et le socialisme,
à savoir le rapport à la modernité : fondamentalement critique pour
la première, de filiation directe pour le second. Ces deux traditions
de pensée n’envisagent pas le monde et l’avenir avec le même regard
parce qu’elles ont de l’espace et du temps – comme réalité objective
et comme vécu – une conception différente. L’espace de l’écologie
politique est celui de la biosphère, de la terre et du vivant, ce lieu
naturel et concret, à préserver et à cultiver, dans lequel cohabitent
les espèces. Son temps est celui des écosystèmes, des équilibres
biologiques et des cycles naturels qui rythment la longue histoire de
l’évolution. L’espace du socialisme est un lieu abstrait sans limite
fixée, celui du passage ou de la conquête de l’homme : étendue à
traverser ou à franchir, ou bien territoire à explorer et à exploiter.
Son temps est linéaire et rationnel, quantifiable et mesurable,
conforme à l’idée qu’il se fait du progrès. Ces conceptions sont autant
normatives que descriptives. Elles ne dénotent pas seulement un état
d’esprit ou une expérience psychologique du réel, elles informent, de
façon positive ou négative, l’idée que l’on se fait de la société
désirable, de ses objectifs et de son organisation. Elles commandent,
chez les écologistes, la double exigence de la lenteur et de la sobriété.
Elles nourrissent, chez les socialistes, l’optimisme de la maîtrise et de
l’utopie : maîtrise de la nature, utopie d’une aventure humaine
comprise comme progression asymptotique des individus vers la
société idéale . 13

13
Le débat autour de la 5G illustre le type de polarisation que nous avons en vue ici, même
si, en l’occurrence, les socialistes se sont montrés prudents sur l’opportunité de son
déploiement en demandant un débat sur celui-ci.

12
On ne saurait sous-estimer la portée politique de ces différences tant
elles sont sources d’incompréhension et d’opposition entre les deux
familles de pensée. On pourrait multiplier les exemples de projets
d’infrastructures qui ont rencontré la critique des écologistes alors
qu’ils étaient soutenus ou portés par les responsables socialistes :
liaison ferroviaire entre Lyon et Turin , aéroport Notre-Dame-des-
14

Landes, barrage de Sivens dans le Tarn, centre commercial et de


loisirs « EuropaCity » et le dernier en date : la ligne ferroviaire à
grande vitesse entre Bordeaux et Toulouse. Plus largement, la mise
en regard des projets des deux formations pour l’élection
présidentielle de 2022 illustre les conséquences politiques de ces
différences de visions philosophiques et anthropologiques. D’abord
par rapport à l’avenir. L’attitude des deux formations à l’égard de
l’idée de croissance illustre le fossé qui les sépare. Le projet d’EELV
n’y fait référence que négativement avec des phrases comme : « Face
à cette situation [les inégalités créées par le capitalisme libéral], qui
explose les limites planétaires, miser encore sur la croissance et les
énergies fossiles est une impasse écologique et sociale » . Il est 15

urgent, estiment les écologistes, de dénoncer « le mythe des


richesses créées et redistribuées par la croissance » , laquelle « ne 16

résout ni le chômage de masse ni la précarité » . Que proposer à la17

place ? La réponse tient en un mot : le « bien-être », physique, mental


et social. Précisons : nous devons, disent les écologistes, « faciliter
l’accès à toutes personnes à un niveau de vie suffisant pour assurer sa

14
Opposition qui trouve son pendant côté italien avec le mouvement des « No-TAV », par
ailleurs ardent militant de la reconnaissance et de la défense des « biens communs ».
15
Les écologistes 2022. Liberté, égalité, fraternité, biodiversité. Projet pour une
République écologique, p. 26. Accessible en ligne :
https://www.eelv.fr/files/2021/10/Projet-2022-11.07.21-NP-1.pdf
16
L’expression apparaît à deux reprises, ibid., p. 26 et 37.
17
Ibid., p. 31.

13
santé, son bien-être et ceux de sa famille » . Dans le projet des 18

écologistes, le bien-être est associé à la « suffisance » du niveau de


vie – entendre : un niveau de vie compatible avec ce que la planète
peut supporter. Il est aussi remarquable que sur les huit occurrences
du mot « bien-être » dans le projet, quatre concernent le bien-être
animal. Or là où les écologistes entendent se débarrasser de l’idée de
croissance, les socialistes ne veulent que la revisiter. Longtemps,
expliquent-ils dans leur projet pour l’écologie, nous l’avons regardée
comme « la condition même du progrès humain dans ses différentes
dimensions ». Longtemps, nous avons considéré qu’il suffisait de
« veiller à la plus équitable répartition de ses fruits » pour « imaginer
réaliser l’idéal de justice » . Cette époque, estiment-ils, est révolue.
19

Non seulement parce cette vision de la croissance leur apparaît


désormais intenable « dans un monde fini », mais aussi parce que « la
croissance des biens matériels est depuis longtemps décorrélée de
fait du bien-être collectif » . S’il faut donc, pour les socialistes,
20

« requalifier » la notion de croissance, c’est pour déterminer « le


progrès social que nous entendons poursuivre », un progrès qui ne
peut plus être « ravalé à la seule quête d’abondance matérielle » mais
qui « doit désormais renouer avec les dimensions plus qualitatives
que quantitatives » . S’ils font du « bien-être » physique, psychique et
21

social pour chacun et la pleine santé pour tous leur priorité, les
socialistes ne tournent pas le dos à la croissance comme telle, y
compris matérielle, sans jamais perdre de vue la croissance
immatérielle, en premier lieu celle des connaissances . Le 22

18
Ibid.
19
Parti socialiste, RDV 2022, Justice climatique et politique environnementale, op. cit., p. 7.
20
Ibid.
21
Ibid.
22
Il est remarquable que ni les écologistes ni les socialistes n’évoquent dans leur projet la
croissance démographique à l’échelle planétaire, même quand il est question d’aide au
développement.

14
« changement radical de modèle » qu’ils appellent de leurs vœux
implique donc de « choisir les investissements publics et privés
nécessaires pour satisfaire aux besoins sociaux essentiels des
populations les plus démunies d’une part, et au respect des
équilibres écologiques d’autre part » . Dans cet ordre. Ces23

divergences sur la société de l’avenir sont particulièrement


significatives quand il s’agit d’envisager le modèle énergétique qui
doit conduire à décarboner l’économie française. « Le nucléaire n’a
pas d’avenir », estiment les écologistes ; c’est une « énergie de
24

transition » disent les socialistes . Là où les premiers entendent


25

engager au plus tôt la sortie de cette énergie pour aboutir à un mix


énergétique 100% énergies renouvelables (ENR) à l’horizon 2050,
les seconds considèrent que la contribution du nucléaire à la
décarbonation de l’économie « reste aujourd’hui indispensable et
cela au moins jusqu’en 2050 ». Ils n’excluent pas d’investir dans un
nouveau parc nucléaire pour relancer un « nouveau nucléaire » « si
les besoins électriques n’étaient pas susceptibles d’être satisfaits à
l’horizon 2050 par la montée en charge des ENR » . On retrouve des 26

divergences du même ordre sur la fiscalité environnementale.

Enfin, EELV assume un réformisme très volontariste – ne reculant


pas devant les mesures coercitives – pour opérer la transition
écologique. C’est particulièrement visible en matière de logement. Là
où, par exemple, les socialistes veulent accélérer la suppression des
« passoires thermiques » par la mise en place d’une prime originale
pour le climat soumise à conditions de ressources, variable selon les

23
Parti socialiste, RDV 2022, Justice climatique et politique environnementale, op. cit., p.7.
24
Op. cit., p. 41.
25
Op. cit., p. 27.
26
Ibid.

15
zones géographiques , les écologistes proposent, outre une « aide
27

aux rénovations globales » de ces « passoires thermiques », de


rendre obligatoires les rénovations globales en cas de changement
de propriétaire . Ils souhaitent également, en cas de vacance de plus
28

de six mois d’un logement, « obliger avec menaces de sanction les


propriétaires à conventionner avec des associations ou leurs
collectivités locales pour mettre à disposition leurs logements aux
mal-logé.es. » Enfin, pour lutter contre l’artificialisation des sols et
29

réduire les inégalités « en visant à une harmonisation de taille des


logements », EELV envisage de majorer de 30 ou 40% (variable selon
de la tension du marché immobilier) le taux de la taxe foncière à la
charge des propriétaires occupants dont la taille du logement
excéderait un plafond de surface maximale en m2 par personne
occupante . 30

Certaines dimensions du « paradigme écologique » sont


incommensurables avec le socialisme
Les pages qui précèdent montrent la difficulté à intégrer le
« paradigme écologique » pour « construire le socialisme du XXIe
siècle » comme l’ambitionnait le volet écologique du projet socialiste
pour 2022. Car quel que soit le sens que l’on donne à l’expression
« paradigme écologique », force est de constater que plusieurs de ses
aspects fondamentaux sont incommensurables avec le « paradigme
socialiste ». La principale de ces incommensurabilités concerne le
statut de l’humain. Du reste, les socialistes sont ici parfaitement

27
Ibid., p. 31.
28
Voir le projet EELV 2022, op. cit., p. 41.
29
Ibid., p. 28-29.
30
Un « comité scientifique » serait chargé de définir ce plafond en fonction de calculs de
consommation d’espaces naturels et tenant compte « de la diversité des territoires et de
la justice sociale ». Voir le projet EELV 2022, op. cit., p. 30.

16
conscients de ce qui les sépare des écologistes en réaffirmant à
plusieurs reprises le primat de l’humanisme et de la justice sociale.
Toutes les utopies socialistes reposent sur l’idée que les institutions
politiques et sociales sont le produit d’une volonté, d’un contrat
entre des individus éclairés qui décident quelle société ils veulent
construire pour eux et leurs enfants. Ce constructivisme socialiste est
profondément éloigné de l’évolutionnisme qui fonde l’approche
« moniste » de l’éthique de la nature comme de l’écologie politique.
31

Celle-ci s’appuie sur les enseignements de l’éthologie pour souligner


la continuité de nature entre l’homme et le reste du vivant et
l’absence de barrière infranchissable entre des animaux totalement
déterminés par la nature et des humains dotés de liberté et auxquels
serait réservé le statut d’être moral. « Nous sommes une espèce parmi
d’autres, notre sort est lié à toutes les autres espèces vivantes »
affirment les écologistes dès les premières lignes de leur projet pour
2022 et plus loin : « Notre sort est lié à celui de toutes les espèces, car
nous faisons partie du vivant. » De ce constat scientifiquement
incontestable – il est affirmé dès la Déclaration de Stockholm de
1972 et plus près de nous dans la Charte de l’environnement de
2004 –, les écologistes tirent l’idée qu’il faut bannir l’humanisme de
32

notre horizon politique, un humanisme hâtivement rabattu sur


l’anthropocentrisme. « Humanisme » est certes un mot équivoque
qui admet une multiplicité de sens. Mais s’il possède un sens clair
pour le socialisme, c’est précisément celui que quoique faisant partie
intégrante du vivant, l’homme n’est pas une espèce parmi d’autres. La
question, par conséquent, de savoir ce que signifie, sur un plan
31
En tant que doctrine moniste, l’évolutionnisme repose sur l'idée d'une continuité et
d'une unité fondamentale de la nature organique avec la nature inorganique et de
l’homme avec l’animal. En cela, il s’oppose au dualisme cartésien.
32
La Déclaration s’ouvre par ces mots : « L’homme est à la fois créature et créateur de son
environnement (…) ». « L’avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables
de son milieu naturel » proclame la Charte de l’environnement dans son préambule.

17
philosophique, éthique et politique, le fait que l’homme « fait partie
de la nature » est au cœur du débat entre socialistes et écologistes.
De ce qu’il existe de multiples interdépendances organiques de fait
entre les hommes et les écosystèmes, que faut-il en déduire en
termes de solidarité de droit entre les uns et les autres ? Sur le plan
éthique, les conceptions, là encore, sont très différentes. L’écologie
politique part du constat de l’interdépendance de l’homme avec le
reste du vivant pour en déduire l’existence d’une communauté de
destins (ou de fins) et en conclure que respecter le vivant, c’est pour
l’homme se respecter lui-même. Elle étend le devoir de solidarité au
vivant tout entier. Le socialisme part du constat de l’interdépendance
de l’homme avec le reste du vivant pour repenser le lien de solidarité
et en conclure qu’être solidaires entre eux c’est, pour les hommes,
respecter le vivant qui fait partie de leur patrimoine commun. Il
éclaire le devoir de solidarité à la lumière de ce nouveau lien
d’interdépendance. Sur le plan philosophique, les éthiques
environnementales biocentrées ou écocentrées voient dans
l’humanisme la version classique de l’anthropocentrisme qui, durant
près de deux siècles, a servi de caution philosophique et morale à
l’exploitation et à la destruction de la nature. En faisant de
l’humanité de l’homme une « exception naturelle » et en fondant la
réalisation de cette humanité sur l’abondance matérielle,
l’humanisme des Lumières a naturellement conduit, pour ces
éthiques, au productivisme capitaliste et aux déprédations
écologiques. Or si le constat possède une vérité historique, il n’en
résulte pas que l’humanisme conduise nécessairement à
l’instrumentalisation de la nature. Il est en effet possible d’imaginer
un humanisme non-utilitariste, qui envisage la nature autrement que
comme une ressource à s’approprier pour l’exploiter ou la détruire.

18
L’hypothèse de l’anthropocentrisme n’emporte donc pas les
implications que les éthiques environnementales lui attribuent
classiquement.

Inversement, le projet des écologistes pour 2022 montre que le


renoncement à l’humanisme les conduit à des positions éthiques et
juridiques très éloignées des valeurs socialistes. Sous une rubrique
intitulée « Reconnaître les droits du vivant et faire évoluer le statut
de l’animal » , les écologistes déclarent : « Nous reconnaîtrons
33

progressivement les trois piliers des droits du vivant : le droit des


écosystèmes, notamment celui de se régénérer à un rythme naturel,
leur droit à être défendu en justice, enfin leur droit à avoir une voix
dans la démocratie. » Une fois ce pas franchi, il sera alors possible,
disent les écologistes, de s’attaquer vraiment à l’amélioration de la
condition animale : « Au-delà de la reconnaissance des droits des
écosystèmes et des animaux, nous intégrerons le respect des êtres
sensibles au cœur de notre système juridique en opérant une série
d’avancées : création d’une personnalité juridique “animale” ou “non-
humaine”, reconnaissance de la sensibilité des animaux sauvages,
élargissement des conditions permettant aux associations de se
porter partie civile en cas de maltraitance animale. » Parler ici de 34

« révolution juridique » n’est pas trop fort tant la reconnaissance de


ces trois « piliers des droits du vivant » avec l’extension de la
personnalité juridique à des entités non-humaines constituerait une
rupture avec notre tradition philosophique. La place manque pour
discuter ce point mais cette approche globalisante du vivant – la
catastrophe sanitaire « fait partie du grand tout de la destruction

33
Paragraphe 2 du chapitre I du projet, intitulé : « Protéger l’ensemble du vivant, repenser
les relations entre toutes les espèces sur la planète pour préserver l’humanité », p. 14.
34
Ibid.

19
écologique » expliquent les écologistes – soulève une série de
35

questions âprement disputées aujourd’hui parmi les philosophes du


droit et les juristes. D’une part parce qu’elle s’inspire, dans une
démarche qui s’appuie sur le droit comparé, de traditions et
d’éthiques juridiques d’essence holiste fort éloignées de notre
tradition individualiste et dont rien n’indique qu’elles soient
aisément transposables à notre culture philosophico-juridique et à
notre compréhension de la justice, de la liberté, des droits de
l’homme, de la souveraineté ou encore de la citoyenneté. D’autre
part, parce qu’elle soulève la question très concrète de la
représentation des nouveaux sujets de droit : qui serait habilité à
représenter la nature et ses entités ainsi personnifiées, à s’exprimer
et à agir en leur nom et pour leur compte ? Certes, on peut imaginer
des techniques juridiques à cette fin – « gardien », « tuteur »,
« procureur », “steward”, “trustee” – mais on entrevoit très vite les
multiples difficultés que poserait l’application de ces techniques à
une entité comme « la nature » – l’une des questions épineuses étant
évidemment de savoir de quelle « nature » on parle : la Terre ? la
biosphère ? un écosystème (et dans ce cas, comment le définir) ? un
parc naturel ? un « commun » ?

Or la reconnaissance du « crime d’écocide », portée par les


socialistes, nous paraît soulever le même type de difficultés et se
heurter aux mêmes objections– a fortiori si cette reconnaissance
devait concerner le seul niveau national. Ces difficultés apparaissent
clairement dans le projet des socialistes. D’un côté, ils réaffirment
avec solennité que « le socialisme est une fraternité qui s’appuie
d’abord sur une commune humanité » laquelle fonde les droits
humains et l’égalité des droits. D’un autre côté, indique leur projet,

35
Voir p. 7 de leur projet.

20
« si on doit aborder nos civilisations comme constituées de “couples”
humains et non humains engagés dans d’intenses interactions, alors
nous devons définir une éthique de cette relation » . Ce dernier point
36

montre le chemin parcouru par les socialistes depuis plusieurs


décennies dans la recherche d’une éthique de la nature compatible
avec l’humanisme. Mais les conséquences que tirent les socialistes de
cette injonction en se proposant notamment de reconnaître le crime
d’écocide laissent perplexe tant cette reconnaissance paraît éloignée
de la tradition de l’humanisme juridique qu’ils défendent par ailleurs.
Car une chose est de considérer « le respect de la nature et le progrès
du bien-être animal comme une marque de civilisation », autre chose
est de judiciariser ces obligations morales sous la forme de
l’attribution de droits. Il est vrai que les socialistes ne franchissent
pas expressément ce pas et qu’ils voient le danger pour les valeurs
qu’ils défendent. Ainsi écrivent-ils qu’« il ne saurait y avoir égalité
entre droits des humains et des non-humains sauf à entrer dans une
terra incognita pouvant mener à la remise en cause de
l’humanisme » . Mais ce faisant, ils tombent, si l’on ose dire, de
37

Charybde en Scylla puisqu’ils ne semblent prêts à attribuer à des


entités non humaines le statut de sujets de droits, qu’à la condition
d’en faire des sujets de seconde zone. La même réflexion vaut pour
l’amélioration de la condition animale. S’il ne fait guère de doute que
les socialistes doivent se saisir de ce sujet pour des raisons éthiques
en vue de doter l’animal d’un statut protecteur, la solution devrait
résider non dans la personnification de l’animal comme y invitent les
injonctions de l’antispécisme , mais dans la construction d’un régime
38

36
Parti socialiste, RDV 2022, Justice climatique et politique environnementale, op. cit.,
p. 37.
37
Ibid.
38
L’antispécisme est cette idéologie qui accorde une considération égale aux intérêts de
tous les êtres sensibles à la douleur et au plaisir. Récusant toute discrimination morale

21
de protection fondé sur l’objectivation assumée de la nature, c’est-à-
dire de la reconnaissance de l’animal comme un objet juridique à
protéger par un régime adapté d’indisponibilité . Dans ce domaine 39

comme dans les autres, leur humanisme devrait servir aux socialistes
de boussole philosophique. Et quitte à assumer l’appellation
d’« anthropocentrisme », leur rappeler que seul l’homme, sur cette
Terre, est « créateur de valeurs », que seul il a le pouvoir d’attribuer
aux objets – y compris naturels – une valeur qu’ils n’ont pas en
propre : il ne saurait y avoir de valeur de la nature sans un « sujet
évaluateur » . 40

* *

Trois chantiers du socialisme pour « intégrer le paradigme


écologique » : croissance, propriété et démocratie
Cette question centrale des valeurs, dont il est impossible d’aborder
ici les nombreuses implications philosophiques et politiques, devrait
encourager les socialistes à se reposer la question de la
responsabilité de l’homme envers la nature. Et c’est ici que le
« paradigme écologique » devrait inspirer leur réflexion en ce qu’il
actualise trois autres questions qu’il nous semble incontournable
d’affronter pour penser le socialisme du XXIe siècle : la question du
progrès, celle de la propriété et celle de la démocratie. La première

entre les individus – humains et animaux – fondée sur le critère de l’espèce, il rejette la
production et la consommation, sous quelque forme que ce soit, des produits d'origine
animale. Le véganisme désigne le mode de vie conforme aux préceptes antispécistes.
39
Sur les malentendus autour de la personnification de la nature et l’utilisation du droit
comme technique de protection d’éléments de la personne par la reconnaissance de leur
statut de choses « hors commerce », voir Yan Thomas, « Le sujet de droit, la personne et
la nature », Le Débat, Gallimard, 1998/3.
40
La discussion des valeurs qu’il est possible d’attribuer à la nature ressortit aux débats
complexes autour des éthiques de la nature. La reconnaissance d’une « valeur
intrinsèque » de la nature, qui repose sur l’idée qu’il y a des fins dans la nature, ressortit
à des éthiques environnementales de type biocentrique ou écocentrique qui se veulent
précisément des alternatives à l’anthropocentrisme utilitariste.

22
question appelle une réflexion sur la signification de l’idéal socialiste
de transformation sociale et de juste répartition des ressources dans
le contexte de leur raréfaction. L’avènement du géologico-politique
signifie qu’il n’est plus possible d’envisager la « question sociale »
sans prendre en considération la « question écologique » tant celle-ci
détermine les autres politiques. Parler de justice sociale sans
prendre en compte les limites physiques – en termes de flux de
matière et d’énergie – de notre écosystème planétaire n’a guère plus
de sens, désormais, que d’envisager la crise écologique sans se
soucier – ou secondairement – du sort des êtres humains qui la
subissent et qui ne se confondent pas avec ceux qui l’ont provoquée.
Les socialistes, comme les écologistes, sont ainsi confrontés à une
mutation du capitalisme qui les oblige à repenser l’idée de progrès
comme accumulation. Or nous avons vu la place qu’occupe cette idée
dans l’imaginaire socialiste. Le défi n’est pas seulement économique,
il est anthropologique, culturel et politique. Quoique ce sera
indispensable, il ne suffira pas d’en appeler au sens des
responsabilités des citoyens pour économiser la matière et l’énergie.
Le projet de substituer au PIB des indicateurs de bien-être ou de
« développement humain » traduit la conscience de plus en plus
partagée que le concept classique de croissance correspond à un âge
dépassé du capitalisme et doit être repensé. Non pour lui substituer
un concept de décroissance – qui n’est que la projection inversée du
même paradigme quantitativiste –, mais pour imaginer les contours
d’une nouvelle prospérité qui ne ressemblerait ni à la corne
d’abondance ni au régime de rationnement mais qui libérerait notre
imaginaire du sortilège du toujours plus. Il reste quelques décennies
pour inventer le modèle de société dont cette nouvelle prospérité
serait le symbole, pour donner vie à cette utopie qui entendait déjà,

23
voilà quarante ans, « changer la vie » puisqu’il s’agit bien de cela.
Cependant, le débat actuel qui polarise l’attention autour du concept
de croissance ne doit pas occulter un autre enjeu au moins aussi
important : celui de la solidarité. Si les Etats du monde ne sont pas
égaux face à l’accès aux ressources de la planète, les citoyens ne le
sont guère davantage à l’intérieur de nos sociétés riches. L’enjeu
politique de la mutation écologique dans un contexte de rareté ne se
résume donc pas à un objectif global de décarbonation de notre
économie dans une approche qui resterait utilitariste. Il réside dans
notre capacité à atteindre cet objectif dans le cadre d’une
coopération entre individus et entre classes sociales, à renforcer,
autrement dit, les liens de solidarité et à faire en sorte que la
redistribution soit au principe de la mutation écologique. Pour que
l’objectif de décarbonation ne se réalise pas aux dépens des plus
pauvres, l’approche de la mutation écologique doit donc être une
approche différenciée. C’est la politique et ses institutions qui sont
ainsi à actualiser.

Parmi ces institutions, il en est une – et c’est la deuxième question


qui nous intéresse – qui est au fondement de l’ordre social et
politique : la propriété. Nous avons évoqué le lien entre le modèle de
l’individualisme possessif et le productivisme qui caractérise le mode
d’exploitation capitaliste. Il n’est sans doute pas de symbole
juridique plus emblématique de ce lien que l’article 544 de notre
Code civil qui donne au propriétaire le pouvoir d’user et de disposer
de sa chose comme bon lui semble, y compris le droit de la détruire.
Le fait que cet article n’ait jamais été modifié depuis le Code
Napoléon de 1804 illustre la profondeur de l’enracinement du dogme
propriétariste dans notre imaginaire social. Or la conception
individualiste et libérale de la propriété érigée en « droit inviolable

24
et sacré » par la Déclaration de 1789 apparaît de plus en plus en
décalage avec les exigences de la mutation écologique qui impliquent
d’encadrer plus fortement, d’orienter et au besoin de limiter
l’exercice du droit de propriété dès que ce droit menace de s’exercer
au détriment des intérêts environnementaux des citoyens . 41

Concrètement, cela signifie que la protection de la propriété privée,


qu’il ne s’agit évidemment pas de remettre en cause dans son
principe, doit pouvoir mieux se concilier avec la prise en compte
d’autres intérêts – collectifs – qui sont également légitimes à être
protégés. C’est déjà le cas avec les lois sur la protection des
monuments historiques ou naturels et sur celle des espaces naturels
sensibles. Au fondement de ces lois on trouve l’idée que la propriété
n’a pas pour seule fonction de satisfaire les besoins exclusifs de son
titulaire mais qu’elle assure aussi, même indirectement, une fonction
sociale. C’est évident pour des biens qui présentent pour la
collectivité un intérêt patrimonial, artistique ou écologique, dont le
propriétaire privé ne peut disposer librement et pour la gestion
desquels il doit se plier à certaines contraintes quand l’intérêt
général l’exige . Il serait utile de réfléchir à d’autres applications de
42

l’idée de fonction sociale de la propriété , fondées par exemple sur le


43

droit des tiers à un environnement sain ou à un logement décent , en 44

explorant toutes les potentialités de cette idée. En la présentant il y a


plus d’un siècle, le grand juriste Léon Duguit mettait l’accent sur le

41
Plus des trois-quarts des Français considèrent que les ressources naturelles (eaux, lacs
forêts, etc.) ne devraient pas pouvoir faire l’objet d’une appropriation privée
(Opinionway, « baromètre de la confiance politique », mai 2021, p. 71).
42
Idée qui est différente de celle d’usufruit puisqu’ici, le propriétaire privé a bien l’usage
de son bien dont il est simplement obligé de partager l’usage, par exemple de l’ouvrir au
public lorsqu’il s’agit d’une propriété classée « monument historique ».
43
Elle apparaît explicitement à l’article 42 de la Constitution italienne de 1948.
44
Nous ne nous plaçons pas ici sur le terrain de l’expropriation pour cause de l’utilité
publique qui consiste à priver le propriétaire de son bien. Il s’agit ici de redéfinir le
contenu et la portée du droit de la propriété privée.

25
fait qu’un bien détenu par un propriétaire privé pouvait, sans cesser
de lui appartenir, recevoir une affectation collective – au profit de la
nation, de fondations ou d’associations . Or cette distinction entre
45

propriété et affectation a connu une grande fortune. On la retrouve


dans la définition de la propriété comme « faisceau de droits »
partagés entre plusieurs titulaires (publics ou privés) différents , une 46

définition qui a inspiré les travaux d’Elinor Ostrom sur l’organisation


et la gouvernance des « communs environnementaux » – un
pâturage, une forêt, une pêcherie, une nappe aquifère, un système
d’irrigation, etc. . Tous ces travaux ouvrent des perspectives pour
47

donner corps à l’idée de propriété commune comme une catégorie


autonome, distincte de la propriété publique et de la propriété
privée. Ils invitent à revisiter la summa divisio de notre droit
patrimonial entre « domaine public » et « domaine privé » (ou entre
« biens publics » et « biens privés ») pour introduire des catégories
nouvelles comme celles de « biens communs » ou de « biens
collectifs ». L’histoire récente du secteur public en France a montré
que les intérêts patrimoniaux de l’Etat ne se confondaient pas
nécessairement avec les intérêts sociaux et environnementaux de la
collectivité – public, citoyens, usagers. Les vagues de privatisation
intervenues en France dans le sillage de la révolution néolibérale et
la soumission à la logique marchande des grandes entreprises
publiques – transformées pour l’occasion en sociétés anonymes –
dans les secteurs du crédit, de l’énergie, des télécommunications ou

45
La proposition des écologistes, évoquée plus haut, de contraindre le propriétaire d’un
logement vacant pendant plus de six mois à conventionner avec des associations ou des
collectivités est un exemple d’application des idées solidaristes de Duguit.
46
Par exemple : droit de jouissance du bien, droit d’en percevoir les fruits, droit d’en céder
ou partager l’usage, droit de percevoir des taxes sur sa transmission, droit (négatif) de
supporter les conséquences environnementales de l’usage, etc.
47
Voir notamment Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for
Collective Action, 1990.

26
des transports ont été décidées par l’Etat en-dehors de tout
processus participatif. Ces décisions, qui ont obéi à des
considérations principalement industrielles ou financières, ont
affaibli la fonction sociale de ces entreprises, soumises à des
contraintes de performance et de rentabilité rendant souvent plus
compliqué et plus inégal l’accès des usagers aux services qu’elles
rendent. Le modèle domanial n’a ainsi pas permis de garantir la
pérennité du lien structurel entre la propriété publique d’un bien et
son affectation à la satisfaction des droits fondamentaux de la
collectivité. C’est donc, là encore, le dogme propriétaire qu’il
convient de dépasser au profit d’une vision moins exclusive et plus
ouverte de l’usage de certains biens publics dont le caractère de
« patrimoine commun de la nation » pourrait être garanti. L’écologie
politique est naturellement attentive à ces questions et le projet
d’EELV pour 2022 en porte la trace à travers les multiples références
aux services publics comme « patrimoine commun », aux
« commun(s) » ou au(x) « bien(s) commun(s) » et même à une
« République des communs » associée à la protection des droits de la
nature. C’est également le cas, dans une certaine mesure, du projet
des socialistes. Cependant, ces références aux « communs » ou aux
« biens communs » sont condamnées à rester symboliques dès lors
qu’elles ne font l’objet d’aucune élaboration juridique. Ainsi pour
trouver une traduction concrète, la proposition socialiste d’« aborder
le rail comme un bien commun » devrait pouvoir s’appuyer sur une
catégorie juridique spécifique, dotée d’un statut et d’un régime
cohérent avec le droit de la propriété des personnes publiques, qui
pourrait englober tous les biens publics constitutifs de « monopoles
naturels » comme les réseaux d’infrastructures.

27
Ces réflexions ouvrent sur la troisième question : celle qui intéresse
le nécessaire renouveau démocratique. Les temps de crise rendent
moins clairs, aux yeux des citoyens, les avantages de la démocratie.
L’urgence écologique, la crise sanitaire, la question de l’immigration
ou encore la lutte contre le terrorisme nourrissent la tentation, chez
les citoyens comme chez les gouvernants, de la verticalité
gouvernementale. Pour faire face à l’urgence écologique, l’Etat,
pressé d’agir par les citoyens mais aussi par la justice, également
tenu par ses engagements internationaux, pourrait être tenté de
s’affranchir de la lenteur des procédures démocratiques pour
privilégier l’efficacité immédiate . Mais exclure le retour à la lampe à
48

huile ou le modèle de la « société amish » ne dit rien du type de


société que souhaitent les Français. Or c’est à eux qu’il revient de se
prononcer sur les mesures qu’ils acceptent pour eux-mêmes et les
générations à venir. Il appartient à l’État et aux experts de les éclairer
sur les voies et moyens d’y parvenir en définissant les termes du
débat, mais aussi de leur donner un cadre d’expression. C’est
pourquoi l’enjeu écologique pose de façon urgente la question du
renouveau de la démocratie délibérative. Il nous faut faire évoluer
nos institutions et inventer de nouvelles formes d’expression
citoyenne pour que le chemin vers un nouveau modèle puisse être
imaginé, approprié et voulu par la société de façon globale et
permanente, et non seulement de façon ponctuelle et parcellaire à
l’occasion de débats ou d’élections. La « Charte des socialistes pour le
progrès humain » adoptée par les socialistes en 2014, qui parle de
« démocratie vivante », dit l’essentiel des moyens avec une série de
propositions dont plusieurs restent à l’ordre du jour : droit
48
L’annonce par le président de la République, en novembre 2021, de la relance d’un
programme électronucléaire sans débat public préalable illustre cette tentation alors
que choix techniques et sociétaux à opérer, qui vont engager notre pays jusqu’à la fin du
siècle, sont loin de faire l’unanimité.

28
d’initiative et de contrôle du Parlement, parité, non cumul des
mandats couplé à un statut de l’élu, référendum d’initiative
populaire, forums civiques, conventions citoyennes, etc. Il importe
également de prendre acte de ce qu’une partie essentielle des enjeux
liés à la mutation écologique – urbanisme, gestion de l’eau, gestion
des déchets, mobilité, biodiversité, etc. – sont des enjeux locaux qui
intéressent les habitants dans leur quotidien. C’est aussi à ce niveau
que se jouera l’avenir de la démocratie écologique. C’est à ce niveau
qu’il convient d’insuffler les habitudes de la démocratie délibérative.
Par exemple, la démocratie communale ne peut plus se réduire à un
conseil municipal qui « règle, par ses délibérations, les affaires de la
commune » . Elle doit faire exister, à côté du vote et de la délégation
49

par l’élection, des procédures délibératives dont beaucoup restent à


inventer. De même que le socialisme municipal servit à ses
promoteurs de laboratoire pour de nouvelles expérimentations
sociales et politiques préfigurant quelques-unes des grandes
avancées sociales du XXe siècle, les expériences locales de
participation citoyenne devraient contribuer au renouveau de la
pensée socialiste et servir de terrains d’expérimentation aux
réformes de demain.

* *

Nous voudrions, pour conclure, aborder une question préjudicielle


que nous avons, jusqu’à présent, laissée de côté. Elle pourrait
s’énoncer de la façon suivante. S’il est vrai que le socialisme doit
devenir écologique, il ne saurait être écologiste. « Intégrer le
paradigme écologique », c’est certes enrichir la doctrine socialiste

49
Code général des collectivités territoriales, art. L. 2121-29.

29
d’une dimension nouvelle, mais ce n’est pas subvertir la doctrine
elle-même en la transformant en quelque chose qu’elle n’est pas. Et
s’il s’agit bien, comme le posait le projet socialiste pour 2022, de
« prendre en charge la question écologique », ce n’est pas pour
dissoudre la question sociale dans la question écologique au risque
de couper le socialisme de son héritage philosophique et de son
terreau électoral. La perspective de la fin du monde ne doit donc pas
nous détourner de l’angoisse bien plus immédiate de la fin du mois
pour des classes populaires avec lesquelles le socialisme doit
impérativement renouer.

La première partie de cette objection suppose qu’il existe une


irréductible incompatibilité entre le socialisme et l’écologie politique
qui les condamnerait à demeurer séparées. Au-delà d’un certain
point, la fusion serait impossible. À cette objection, qui revient à
répondre par la négative à la question qui forme le titre de cette
contribution, nous espérons avoir apporté un début de réponse.
Nous sommes en effet convaincus que c’est en épousant sans réserve
la « cause écologique » que le socialisme restera fidèle à sa vocation.
Et sans craindre l’obscur anachronisme, nous dirons que le lien de
l’écologie au socialisme du XXIe siècle est un peu comme celui par
lequel Jaurès reliait l’internationalisme à la patrie : un peu d’écologie
éloigne du socialisme ; beaucoup d’écologie y ramène. Il y a là bien
plus qu’une formule. Car l’écologie n’est pas un luxe de riche. La
fidélité du socialisme à sa tradition et à ses valeurs fait de son
engagement écologique non seulement un devoir politique et moral
mais une injonction de la raison. Parce qu’il n’est pas de droits de
l’homme qui vaille sur une planète malade. Parce que les populations
les plus exposées aux nuisances et aux pollutions, aux pesticides et
aux risques sanitaires et, de façon générale, aux pathologies

30
environnementales sont toujours les populations les plus fragiles, les
plus déshéritées. Lutter contre la pauvreté et pour l’amélioration des
conditions de vie, n’est-ce pas d’abord combattre pour l’accès aux
biens de première nécessité, au droit à un logement chauffé et isolé,
au droit à la santé et à une alimentation de qualité, bref à un
environnement sain et protégé ?

La seconde partie de l’objection renvoie le Parti socialiste à sa


stratégie électorale et à ses alliances. Elle repose sur l’analyse selon
laquelle il n’est plus possible, pour ce parti, de continuer à raisonner
comme s’il rassemblait encore 20 à 30% de l’électorat. Selon les
tenants de cette thèse, si le Parti socialiste veut continuer à jouer un
rôle, il doit renoncer à toute prétention hégémonique et accepter de
s’allier à d’autres forces politiques. Mais l’union ne signifiant ni la
fusion ni la confusion, pour être en mesure de négocier en bonne
position une plateforme programmatique avec ses alliés potentiels,
le PS doit « approfondir son identité » : renouer avec les classes
populaires et le monde du travail, revendiquer son héritage
historique et son attachement aux valeurs de la République. Dans
cette entreprise d’introspection identitaire, l’écologie n’est certes pas
absente mais elle fait l’objet d’un partage des rôles avec les
écologistes, celui des socialistes étant de rassembler en faveur de
l’écologie des couches sociales relativement indifférentes à celle-ci.
Cette analyse nous paraît ignorer la dynamique historique de la
question écologique et les conséquences de l’avènement du
géologico-politique. Elle continue de voir dans l’écologie politique
une doctrine qui, quoique de tradition différente, partage avec le
socialisme un certain nombre d’objectifs ; une doctrine avec laquelle,
par conséquent, il devrait être possible de cohabiter à la faveur
d’alliances de circonstance. Or notre conviction est que le vote

31
écologique est de moins en moins une option électorale, l’expression
d’une sensibilité particulière à la nature ou aux dangers de la
technique, mais qu’il traduit une aspiration beaucoup plus profonde
et de plus en plus partagée en faveur d’un autre « projet de
civilisation », « une autre façon d’habiter le monde » comme
l’exprimait EELV dans son programme pour 2022 . Rechercher la 50

synthèse du socialisme et de l’écologie, ce n’est donc pas, comme le


suggère une vision étroite des choses, vouloir à toute force couper
l’herbe sous le pied des écologistes. C’est prendre acte de ce qu’à
l’âge du géologico-politique, la décarbonation et la préservation de
51

la nature sont les « causes formelles » du socialisme – comme


52

l’exploitation de la nature et l’accumulation furent ses « causes


matérielles » à l’âge du capitalisme productiviste. Que par
conséquent, c’est dans un socialisme renouvelé, non dans une
eschatologie millénariste de l’effondrement ou dans un naturalisme
antihumaniste, que l’écologie trouvera son débouché politique. Loin
d’être un corps étranger inassimilable au socialisme, l’écologie est au
contraire la force propulsive qui doit lui donner l’élan nécessaire
pour porter, conformément à sa vocation historique et politique, un
projet d’autonomie repensé à l’aune des enjeux climatiques et
biophysiques du XXIe siècle. Un projet qui, sans rien céder sur les
valeurs et les libertés, ouvrira la voie à la « réinvention de l’ambition

50
Op. cit., p. 4.
51
L’entreprise de décarbonation dont il est question ici excède le champ de l’économie.
Elle fait partie intégrante de cette utopie socialiste que nous évoquions plus haut, ce
changement de modèle de société qui implique une transformation radicale de notre
rapport à la nature. Voir Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, Paris, La Découverte,
2020, notamment p. 20.
52
Par « causes formelles » nous entendons signifier que les objectifs de décarbonation et
de préservation de la biodiversité, sans être ni la raison d’être du socialisme, ni sa
finalité politique, donneront à sa version contemporaine ses traits particuliers, ses
contours, précisément sa forme. Ni extérieurs ni essentiels au socialisme, ils le
caractérisent sans le définir. Un socialisme qui n’intégrerait pas ces objectifs serait un
socialisme sans forme et sans visage, un socialisme, autrement dit, méconnaissable et
qui n’aurait pas d’avenir au XXIe siècle.

32
démocratique hors du socle de l’abondance » . Si un renouveau de la
53

pensée socialiste est possible, il ne viendra pas d’abord des alliances


mais de la puissance des idées. Les défis d’un socialisme de
gouvernement sont d’ordre culturel et doctrinal. Nul doute que
l’intégration du paradigme écologique est l’un d’entre eux, sinon le
premier.

__________

53
Pierre Charbonnier, op. cit., p. 417.

33

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