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Répertoire - Les Fleurs Du Mal (49 Textes)

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Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

📖
01. + "Le Dormeur du Val" d'Arthur Rimbaud.
C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,


Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

m
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

hi
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

ra
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

-Ib
📖
Arthur Rimbaud, octobre 1870
02. + "Le Bateau Ivre" d'Arthur Rimbaud.
bi
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
tim
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,


zi

Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.


Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
'la

Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.


M

Dans les clapotements furieux des marées,


Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
a

N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.


rid

La tempête a béni mes éveils maritimes.


Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Fa

Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,


L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème


De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

1
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires


Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes


Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,

m
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques

hi
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

ra
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs,

-Ib
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
bi
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
tim
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides


zi

Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux


D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
'la

Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !


M

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses


Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
a

Et les lointains vers les gouffres cataractant !


rid

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !


Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Fa

Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades


Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,


La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

2
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles


Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,


Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,

m
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,

hi
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

ra
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,

-Ib
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
bi
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
tim
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles


zi

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :


– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
'la

Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?


M

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.


Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
a

Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !


rid

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache


Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Fa

Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,


Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

📖
Arthur Rimbaud, Poésies
03. + "Brise Marine" de Stéphane Mallarmé.
La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres

3
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !


Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,


Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,

m
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …

hi
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !

ra
📖
Stéphane Mallarmé, Vers et Prose, 1893
04. + "L'Âme du Vin" de Charles Baudelaire.

-Ib
Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :
« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
bi
Un chant plein de lumière et de fraternité !
tim
Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme ;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
zi

Car j’éprouve une joie immense quand je tombe


'la

Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,


Et sa chaude poitrine est une douce tombe
M

Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.

Entends-tu retentir les refrains des dimanches


a

Et l’espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?


Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
rid

Tu me glorifieras et tu seras content ;

J’allumerai les yeux de ta femme ravie ;


Fa

A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs


Et serai pour ce frêle athlète de la vie
L’huile qui raffermit les muscles des lutteurs.

En toi je tomberai, végétale ambroisie,


Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! »

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

4
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

📖
05. + "Le Cygne" de Charles Baudelaire.
A Victor Hugo

Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,


Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

A fécondé soudain ma mémoire fertile,


Comme je traversais le nouveau Carrousel.

m
Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel) ;

hi
Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,

ra
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,

-Ib
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.

Là s'étalait jadis une ménagerie ;bi


Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie
tim
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,


Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
zi

Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.


Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
'la

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,


M

Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :


"Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?"
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
a

Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,


rid

Vers le ciel ironique et cruellement bleu,


Sur son cou convulsif tendant sa tête avide
Comme s'il adressait des reproches à Dieu !
Fa

II

Paris change ! mais rien dans ma mélancolie


N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :


Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime

5
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Et rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous,

Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,


Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d'un tombeau vide en extase courbée
Veuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus !

Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique


Piétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ;

m
A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs

hi
Et tètent la Douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !

ra
Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile

-Ib
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !... à bien d'autres encor !
bi
tim

📖
Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal
06. + "Les Assis" d'Arthur Rimbaud.
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
zi

Le sinciput plaqué de hargnosités vagues


Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
'la

Ils ont greffé dans des amours épileptiques


M

Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs


De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !
a

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,


rid

Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,


Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Fa

Et les Sièges leur ont des bontés : culottée


De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L’âme des vieux soleils s’allume, emmaillotée
Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,


Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S’écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.

6
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

– Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage…


Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,


Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l’oeil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue :


Au retour, leur regard filtre ce venin noir

m
Qui charge l’oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

hi
Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,

ra
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales

-Ib
Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.

Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières,


bi
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
tim
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule


Les bercent, le long des calices accroupis
zi

Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules


– Et leur membre s’agace à des barbes d’épis.
'la

📖
Arthur Rimbaud, Poésies
M

07. + "Une Saison en Enfer" d'Arthur Rimbaud.


"Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous
les vins coulaient.
a

Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
rid

Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié!
Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour
l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
Fa

J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les
fléaux, pour m'étouffer avec le sable, avec le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé
dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
Or, tout dernièrement, m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac! j'ai songé à
rechercher le clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!
"Tu resteras hyène, etc.... ," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots.
"Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
Ah! j'en ai trop pris: - Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée! et en
attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des

7
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

facultés descriptives ou instructives, je vous détache des quelques hideux feuillets demon carnet de

📖
damné.
08. + "Le Corbeau" de Charles Baudelaire (Traduction d’Edgar Allan Poe).
« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et
curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il
se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. «
C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien
de plus. »

Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son
tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de
tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et

m
rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.

hi
Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de
terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement

ra
de mon cœur, je me dressai, répétant : « C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma
chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même, et

-Ib
rien de plus. »

Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N’hésitant donc pas plus longtemps : « Monsieur, —
bi
dis-je, — ou madame, en vérité j’implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes
venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu’à peine
tim
étais-je certain de vous avoir entendu. » Et alors j’ouvris la porte toute grande ; — les ténèbres, et rien
de plus !

Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d’étonnement, de crainte, de doute,
zi

rêvant des rêves qu’aucun mortel n’a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et
l’immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté : « Lénore ! » — C’était
'la

moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! » — Purement cela, et rien de
plus.
M

Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j’entendis bientôt un coup un
peu plus fort que le premier. « Sûrement, — dis-je, — sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de
a

ma fenêtre ; voyons donc ce que c’est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un
instant, et explorons ce mystère ; — c’est le vent, et rien de plus. »
rid

Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne
des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais,
Fa

avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha
sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de
plus.

Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma
triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es
certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel
est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût
pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il

8
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou
une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que
Jamais plus !

Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si
dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une
plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés
loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. »
L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »

Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il
prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur

m
impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul
refrain, jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais,

hi
jamais plus !

ra
Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à
coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je

-Ib
m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce
que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en
croassant son Jamais plus ! bi
Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux
tim
ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore,
ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours
violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !
zi

Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des
séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné
'la

par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois,
oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
M

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un
envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur
a

cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en
supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : «
rid

Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur
Fa

nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le
Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une
précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant.
— Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume
noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce
buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte !
» Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

9
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste
au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui
rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme,
hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !

📖
09. + "Cauchemar" de Paul Verlaine.
J’ai vu passer dans mon rêve
– Tel l’ouragan sur la grève, –
D’une main tenant un glaive
Et de l’autre un sablier,
Ce cavalier

m
Des ballades d’Allemagne
Qu’à travers ville et campagne,

hi
Et du fleuve à la montagne,
Et des forêts au vallon,

ra
Un étalon

-Ib
Rouge-flamme et noir d’ébène,
Sans bride, ni mors, ni rêne,
Ni hop ! ni cravache, entraîne bi
Parmi des râlements sourds
Toujours ! toujours !
tim

Un grand feutre à longue plume


Ombrait son oeil qui s’allume
Et s’éteint. Tel, dans la brume,
zi

Éclate et meurt l’éclair bleu


D’une arme à feu.
'la

Comme l’aile d’une orfraie


M

Qu’un subit orage effraie,


Par l’air que la neige raie,
Son manteau se soulevant
a

Claquait au vent,
rid

Et montrait d’un air de gloire


Un torse d’ombre et d’ivoire,
Tandis que dans la nuit noire
Fa

Luisaient en des cris stridents


Trente-deux dents.

Paul Verlaine

📖
10. + "Au Lecteur" de Charles Baudelaire.
La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

10
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;


Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste


Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !


Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;

m
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

hi
Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange

ra
Le sein martyrisé d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin

-Ib
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.

Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,


bi
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
tim
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,


N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
zi

Le canevas banal de nos piteux destins,


C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.
'la

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,


M

Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,


Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices,
a

II en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !


rid

Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,


Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;
Fa

C'est l'Ennui ! L'œil chargé d'un pleur involontaire,


II rêve d'échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !

📖
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
11. + "Une Charogne" de Charles Baudelaire.
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme

11
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,


Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,


Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

m
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.

hi
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

ra
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

-Ib
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons. bi
Tout cela descendait, montait comme une vague,
tim
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
zi

Et ce monde rendait une étrange musique,


Comme l'eau courante et le vent,
'la

Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique


Agite et tourne dans son van.
M

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,


Une ébauche lente à venir,
a

Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève


Seulement par le souvenir.
rid

Derrière les rochers une chienne inquiète


Nous regardait d'un oeil fâché,
Fa

Epiant le moment de reprendre au squelette


Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,


A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,


Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,

12
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine


Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

12. + 📖"Howl" d'Allen Ginsberg.


pour

Carl Solomon

m
hi
I

ra
J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés

-Ib
hystériques nus,

se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre,
bi
initiés à tête d’ange brûlant pour la liaison céleste ancienne avec la dynamo
tim

étoilée dans la mécanique nocturne,

qui pauvreté et haillons et œil creux et défoncés restèrent debout en fumant dans
zi

l’obscurité surnaturelle des chambres bon marché flottant par-dessus le sommet


'la

des villes en contemplant du jazz,


M

qui ont mis à nu leurs cerveaux aux Cieux sous le Métro Aérien et vu des anges
a

d’Islam titubant illuminés sur les toits des taudis,


rid

qui ont passé à travers des universités avec des yeux radieux froids hallucinant

l’Arkansas et des tragédies à la Blake parmi les érudits de la guerre,


Fa

qui ont été expulsés des académies pour folie et pour publications d’odes obscènes

sur les fenêtres du crâne,

qui se sont blottis en sous-vêtements dans des chambres pas rasés brûlant leur argent

dans des corbeilles à papier et écoutant la Terreur à travers le mur,

qui furent arrêtés dans leurs barbes pubiennes en revenant de Laredo avec une ceinture

13
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

de marihuana pour New-York,

qui mangèrent du feu dans des hôtels à peinture ou burent de la térébenthine dans

Paradise Alley, la mort, ou leurs torses purgatoirés nuit après nuit,

avec des rêves, avec de la drogue, avec des cauchemars qui marchent, l’alcool la

queue les baisades sans fin

incomparables rues aveugles de nuage frémissant et d’éclair dans l’esprit bondissant

m
vers les pôles du Canada et de Paterson, illuminant tout le monde immobile du

hi
Temps-intervalle,

ra
solidités de peyotl des halls, aurores de jardinets arbre vert cimetière, ivresse de

-Ib
vin par-dessus les toits, banlieues de vitrines de magasins de fumeurs de haschisch

de ballade en auto défoncés néon feux rouges clignotants, vibrations de soleil et lune
bi
et arbre dans rugissants crépuscules d’hivers de Brooklyn, imprécations de poubelle
tim

et aimable souveraine lumière de l’esprit,

qui s’enchaînèrent pleins de benzédrine sur les rames de métro pour le voyage sans fin
zi

de Battery au Bronx sacré jusqu’à ce que le bruit des roues et des enfants les firent
'la

redescendre tremblants débris de bouche et mornes cerveaux cognés toute brillance


M

écoulée dans un éclairage lugubre de Zoo,


a

qui sombrèrent toute la nuit dans la lumière de sous-marin de chez Bickford flottèrent
rid

à la dérive et restèrent assis durant l’après-midi de bière plate dans le désert de Chez

Fugazzi écoutant le craquement d’apocalypse du juke-box à hydrogène,


Fa

qui parlèrent sans discontinuer pendant 70 heures du parc à la piaule au bar à l’asile

au musée au pont de Brooklyn,

un bataillon perdu de platoniques maniaques du dialogue sautant les pentes en bas

des escaliers de secours en bas des rebords de fenêtres en bas de l’Empire State

Building hors de la lune,

14
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

blablateurs hurlant vomissant murmurant des faits des souvenirs des anecdotes des

orgasmes visuels et des traumatismes des hôpitaux et des prisons et des guerres,

des intellects entiers dégorgés en mémoire intégrale pour sept jour et sept nuits avec

des yeux scintillants, viande pour la synagogue jetée sur le pavé,

qui disparurent dans le nulle-part Zen de New Jersey laissant une traînée de cartes

postales ambiguës d’Atlantic City Hall,

m
souffrant des sueurs de l’Est et des os sous la meule de Tanger, et des migraines de

hi
Chine sous le repli de la drogue dans la lugubre chambre meublée de Newark

ra
qui errèrent et errèrent en tournant à minuit dans la cour du chemin de fer en se

-Ib
demandant où aller, et s’en allèrent s’en laisser de cœurs brisés,

qui allumèrent des cigarettes dans des wagons à bestiaux wagons à bestiaux wagons
bi
à bestiaux wagons à bestiaux cahotant à travers neige vers des fermes désolées
tim

dans la nuit de grand-père.

qui au Kansas étudièrent Plotin Poe Saint Jean de la Croix la télépathie et la


zi

cabale bop parce que le Cosmos vibrait instinctivement à leurs pieds,


'la

qui se sont esseulés le long des rues de l’Idaho, cherchant des anges indiens
M

visionnaires qui étaient des anges indiens visionnaires


a

qui ont pensé qu’ils étaient seulement fous quand Baltimore luisait en extase
rid

surnaturelle,

qui ont sauté dans des limousines avec les Chinois de l’Oklahoma sous
Fa

l’impulsion de la pluie de minuit d’hiver réverbère petite-ville,

qui flânèrent affamés et tout seuls dans Houston cherchant du jazz, sexe, soupe,

suivirent l’espagnol brillant pour converser au sujet de l’Amérique et de

l’Eternité, tâche sans espoir, et ainsi embarquèrent pour l’Afrique,

qui disparurent à l’intérieur des volcans mexicains ne laissant derrière eux que

15
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

l’ombres des blue-jeans et la lave et la cendre de poésie éparpillée dans la

cheminée de Chicago,

qui réapparurent sur la Côte Ouest enquêtant sur le F.B.I. en barbe et en culottes

courtes avec de grands yeux de pacifistes sensuels dans leur peau sombre,

distribuant des tracts incompréhensibles,

qui ont brûlé des trous de cigarettes dans leurs bras en protestant contre la brume

m
de tabac narcotique du capitalisme,

hi
qui distribuèrent des brochures sur-communistes à Union Square en pleurant et

ra
en se déshabillant pendant que les sirènes de Los Alamos les rattrapèrent en

-Ib
hurlant, et descendirent Wall Street en hurlant, et le ferry-boat de Staten Island

hurlait aussi, bi
qui s’écroulèrent en pleurant dans des gymnases blancs nus et tremblants devant
tim

la mécanique d’autres squelettes,

qui mordirent les détectives au cou et poussèrent un cri aigu de plaisir dans les
zi

paniers à salade pour n’avoir commis aucun crime sauf celui de leur propre
'la

cuisine et sauvage pédérastie et de leurs intoxication,


M

qui hurlèrent à genoux dans le métro et furent traînés du toit en agitant parties
a

génitales et manuscrits,
rid

qui se laissèrent enculer par des saints motocyclistes et hurlèrent de joie,

qui sucèrent et furent sucés par ces séraphins humains, les marins, caresses
Fa

d’amour atlantique et caraïbe,

qui baisèrent le matin et le soir dans les roseraies et sur le gazon des jardins

publics et des cimetières répandant leur semence à qui que ce soit, jouisse

qui pourra,

qui secouèrent des hoquets interminables en essayant de rigoler mais qui se

16
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

retrouvèrent en sanglots derrière la paroi du Bain Turc quand l’ange nu

et blond vint les percer avec une épée,

qui perdirent leurs boys d’amour à trois vieilles mégères du destin la mégère

borgne du dollar hétérosexuel la mégère borgne qui cligne de l’œil dans

la matrice et la mégère borgne qui ne fait rien d’autre que de rester assise

sur son cul et de couper les fils d’or intellectuels du métier à tisser de

m
l’artisan,

hi
qui copulèrent en extase et insatiables avec une bouteille de bière une fiancée

ra
un paquet de cigarettes une bougie et tombèrent du lit et continuèrent le

-Ib
long du plancher et dans le couloir et s’arrêtèrent au mur évanouis avec

une vision de vagin et de jouissance suprêmes éludant la dernière éjaculation


bi
de conscience,
tim

qui sucèrent le con d’un million de filles tremblantes dans le soleil couchant, et

ils avaient les yeux rouges au matin mais prêts à sucer le con du soleil levant,
zi

étincelant des fesses dans les granges et nus dans le lac,


'la

qui sortirent draguer à travers le Colorado, dans des myriades de voiture de nuit
M

volées, N.C., héros secret de ces poèmes-ci, baiseur et Adonis de Denver –


a

joie à sa mémoire d’innombrables baisages de filles dans des terrains vagues et


rid

dans la cour des restaurants, dans les rangées boiteuses de cinémas, au sommet

des montagnes dans des grottes ou avec des serveuses maigres dans des
Fa

soulèvements familiers de combinaison solitaire au bord de la route et joie

spécialement aux solipsismes et aux Toilettes secrètes des stations-services et

aussi dans les ruelles de la ville natale,

qui se dissolvèrent dans de vastes cinémas sordides, furent transférés en rêve, se

réveillèrent sur un brusque Manhattan, et sortirent des caves se ramassant avec

17
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

une gueule de bois de Tokay-sans-cœur et les horreurs des songes en fer de la

Troisième Avenue et trébuchèrent vers les bureaux de chômage,

qui marchèrent toute la nuit avec leurs chaussures pleines de sang le long des docks

enneigés pour attendre qu’une porte sur l’East River s’ouvre sur une chambre

pleine de chaleur vaporeuse et d’opium,

qui sur les appartements des bords de l’eau de l’Hudson River créèrent de grands

m
drames-suicides sous le projecteur bleu du temps de guerre de la lune et leurs têtes

hi
seront couronnées de laurier dans l’oubli,

ra
qui mangèrent le ragoût de mouton imaginaire ou digérèrent le crabe au fond boueux

-Ib
des rivières de la Bowery,

qui sanglotèrent à la romance des rues avec leurs voitures à bras pleines d’oignons et
bi
de mauvaises musiques,
tim

qui restèrent assis dans des boîtes, respirant dans l’obscurité sous le pont, et se

relevèrent pour construire des harpes dans leurs greniers,


zi

qui toussèrent au sixième étage de Harlem couronnés de feu sous le ciel tuberculeux
'la

entourés par les caisses d’oranges de la théologie,


M

qui gribouillèrent toute la nuit dans un rock and roll par-dessus des incantations
a

éthérées qui dans le matin jaune devenaient des strophes de charabia,


rid

qui firent cuire des poumons cœur pieds queue borsht et tortillas d’animaux pourris

en rêvant de royaume de pur légume,


Fa

qui plongèrent sous un camion à viande cherchant un œuf,

qui jetèrent leurs montres par-dessus le toit pour remplir leur bulletin de vote en

faveur de l’Eternité hors du Temps, et des réveils leur tombèrent sur la tête tous

les jours pour les dix années à suivre,

qui se tailladèrent les poignets trois fois de suite sans succès, renoncèrent et furent

18
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

obligés d’ouvrir des magasins d’antiquité, où ils crurent qu’ils devenaient vieux

et sanglotèrent,

qui furent brûlés vivant dans leurs innocents complet-vestons en flanelle sur la

Madison Avenue parmi des éclatements de vers en plomb et le fracas emmagasiné

des régiments de fer de la haute couture et les cris de nitro-glycérine des pédés

de la publicité et la suffocante moutarde des rédacteurs en chef intelligents, ou

m
qui furent écrasés par les taxis ivres de la Réalité Absolue,

hi
qui se jetèrent en bas du Brooklyn Bridge ceci est vraiment arrivé et s’en allèrent à

ra
pied inconnus et oubliés dans l’hébétement fantôme de la soupe des ruelles et des

-Ib
voitures de pompier de Chinatown et pas même une bière à l’œil,

qui chantèrent de désespoir par la fenêtre, tombèrent par la fenêtre du métro, sautèrent
bi
dans le crasseux Passaic, se jetèrent sur les nègres, pleurèrent partout dans la rue,
tim

dansèrent nu-pieds sur des verres de vin brisés et brisèrent des disques de jazz

allemand nostalgiques de 1930 burent tout le whisky et vomirent en grognant dans


zi

les W.C. ensanglantés, des râles dans les oreilles et l’explosion de sifflets à vapeur
'la

géants,
M

qui descendirent à tombeau ouvert les autoroutes du passé voyageant à la ronde


a

solitude-prison Golgotha-stock-car des uns et des autres ou incarnation de jazz


rid

à Birmingham,

qui traversèrent le pays en voiture pendant soixante-douze heures pour savoir si


Fa

j’avais une vision ou si tu avais une vision ou s’il avait une vision pour savoir

l’Eternité,

qui se rendirent à Denver, qui moururent à Denver, qui revinrent à Denver, et

attendirent en vain, qui montèrent la garde à Denver qui broyèrent du noir et

restèrent tout seul à Denver et finalement s’en allèrent pour savoir le Temps,

19
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

et combien Denver est triste et solitaire pour ses héros,

qui tombèrent à genoux dans des cathédrales sans espoir en priant pour le salut

des uns et des autres et la lumière et les poitrines, jusqu’à ce que l’âme illumine

sa chevelure pendant une seconde,

qui en prison se fracassèrent à travers leur cerveau attendant des criminels impossibles

avec des têtes d’or et le charme de la réalité dans leurs cœurs et chantèrent le doux

m
blues d’Alcatraz,

hi
qui se sont retirés au Mexique pour nourrir une intoxication, ou au Rocky Mount au

ra
tendre Boudha ou à Tanger aux garçons ou sur la ligne du Pacifique Sud à la

-Ib
locomotive noire ou à Harvard ou à Narcisse ou à Woodlawn à la guirlande de

marguerites ou à la tombe, bi
qui exigèrent qu’un tribunal statue sur la santé mentale accusant la radio d’hypnotisme
tim

et qui se retrouvèrent avec leur insanité et leurs mains et la décision des jurés en

suspens,
zi

qui jetèrent de la salade de pomme de terre sur des conférenciers traitant du dadaïsme
'la

à l’ Université de New-York et par la suite se présentèrent sur les marches en


M

granit de l’asile d’aliénés avec leurs têtes rasées et dans un discours d’arlequin de
a

suicide exigèrent une immédiate lobotomie,


rid

et à qui fut administré en échange le vide concret de l’insuline du métrasol de

l’électricité de l’hydrothérapie de la psychothérapie de la thérapie rééducative


Fa

du ping-pong et de l’amnésie,

qui dans une protestation sans humour ne renversèrent qu’une table de ping-pong

symbolique, tombèrent brièvement en catatonie, revenant des années plus tard

vraiment chauve sauf une perruque de sang, et des larmes, et des doigts à

l’apocalypse visible du fou des dortoirs des villes de folie de l’Est,

20
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

asiles fétides de Pilgrim State de Rockland et de Greystone, se querellant avec

l’écho de l’esprit, dansant le rock and roll dans les royaumes dolmens blancs de

solitude de minuit de l’amour, rêve de vie un cauchemar, corps transformés

en pierre aussi lourde que la lune,

avec la mère*****, et le dernier livre fantastique jeté par la fenêtre du taudis, et

la dernière porte fermée à quatre heures du matin et le dernier téléphone jeté au

m
mur sans réponse et la dernière chambre meublée évacuée jusqu’au dernier morceau

hi
du mobilier mental, un papier jaune se dressait tordu sur le cintre métallique dans le

ra
placard, et même cela dans l’imagination, rien qu’un petit bout d’hallucination

-Ib
encourageant –

ah ! Carl, quand tu n’es pas en sûreté je ne suis pas en sûreté, et maintenant tu es


bi
vraiment dans la soupe totale animale du temps –
tim

et qui traversèrent donc en courant les rues glacées obsédés par l’éclair brusque de

l’alchimie de l’usage de l’ellipse le catalogue le mètre et le plan vibratoire,


zi

qui rêvèrent et qui pratiquèrent des brèches incarnées dans le Temps et l’Espace
'la

par images juxtaposées, et piégèrent l’archange de l’âme entre deux images


M

visuelles et joignirent les verbes élémentaires et disposèrent le nom et l’ – de


a

conscience ensemble bondissant avec la sensation de Pater Omnipotens


rid

Aeterna Deus

pour recréer la syntaxe et la mesure de la pauvre prose humaine et rester debout


Fa

devant vous silencieux et intelligent et tremblant de honte, rejeté et pourtant

confessant l’âme pour s’astreindre au rythme de la pensée dans sa tête nue

et infinie,

le momo fou et angélique béat dans le Temps, inconnu, et pourtant inscrivant ici

ce qui pourrait rester à dire au moment venu après la mort,

21
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

et se dressèrent réincarnés dans les vêtements fantômes du jazz à l’ombre des

trompes d’or de l’orchestre et jouèrent la souffrance de l’esprit nu de

l’Amérique pour l’amour dans un eli eli lamma lamma sabacthani cri de

saxophone qui fit trembler les villes jusqu’à leur dernière radio

avec le cœur absolu du poème de la vie arraché à leurs propres corps bon à

manger pour un millénaire.

m
hi
II

ra
Quel sphinx de ciment et d’aluminium a défoncé leurs crânes et dévoré leurs

-Ib
cervelles et leur imagination ?

Moloch ! Solitude ! Saleté ! Laideur! Poubelles et dollars impossibles à obtenir!


bi
Enfants hurlant sous les escaliers ! Garçons sanglotant sous les drapeaux !
tim

Vieillard pleurant dans les parcs !

Moloch ! Moloch ! Cauchemar de Moloch ! Moloch le sans-amour ! Moloch


zi

mental ! Moloch le lourd juge des hommes!


'la

Moloch en prison incompréhensible ! Moloch les os croisés de la geôle sans


M

âme et du Congrès des afflictions ! Moloch dont les buildings sont jugements !
a

Moloch la vaste roche de la guerre ! Moloch les gouvernements hébétés !


rid

Moloch dont la pensée est mécanique pure ! Moloch dont le sang est de l’argent

qui coule ! Moloch dont les doigts sont dix armées ! Moloch dont la poitrine
Fa

est une dynamo cannibale ! Moloch dont l’oreille est une tombe fumante !

Moloch dont les yeux sont mille fenêtres aveugles ! Moloch dont les gratte-ciel

se dressent dans les longues rues comme des Jéhovahs infinis ! Moloch dont

les usines rêvent et croassent dans la brume ! Moloch dont les cheminées et

les antennes couronnent les villes !

22
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Moloch dont l’amour est pétrole et pierre sans fin ! Moloch dont l’âme est

électricité et banques ! Moloch dont la pauvreté est le spectre du génie ! Moloch

dont le sort est un nuage d’hydrogène asexué ! Moloch dont le nom est Pensée !

Moloch en qui je m’asseois et me sens seul ! Moloch où je rêve d’Anges ! Fou dans

Moloch ! Suceur de bite en Moloch ! Sans amour et sans homme dans Moloch !

Moloch qui me pénétra tôt ! Moloch en qui je suis une conscience sans corps !

m
Moloch qui me fit fuir de peur hors de mon extase naturelle ! Moloch que

hi
j’abandonne ! Réveil dans Moloch ! lumière coulant du ciel !

ra
Moloch ! Moloch ! Appartements robots ! banlieues invisibles ! trésors squelettiques !

-Ib
capitales aveugles ! industries démoniaques ! nations spectres ! asiles invincibles !

queues de granit ! bombes monstres !


bi
Ils se sont pliés en quatre pour soulever Moloch au Ciel ! Pavés, arbres, radios, tonnes !
tim

soulevant la ville au Ciel qui existe et nous entoure partout !

Visons ! augures ! hallucinations ! miracles ! extases ! disparus dans le cours du


zi

fleuve américain !
'la

Rêves ! adorations ! illuminations ! religions ! tout le tremblement de conneries


M

sensibles !
a

Percées ! par-dessus le fleuve ! démences et crucifixions ! disparus dans la crue !


rid

Envolées ! Epiphanies ! Détresses ! Décades des cris animaux et de suicides !

Mentalités ! Amours neuves ! Génération folle ! en bas sur les rochers du Temps !
Fa

Vrai rire sacré dans le fleuve ! ils ont vu cela ! les yeux fous ! les hurlements sacrés !

Ils ont dit adieu ! ils ont sauté du toit ! vers la solitude ! gesticulant ! portant des

fleurs ! En bas dans le fleuve ! dans la rue !

III

23
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Carl Solomon ! je suis avec toi à Rockland

où tu es plus fou que moi

Je suis avec toi à Rockland

où tu dois te sentir très bizarre

Je suis avec toi à Rockland

où tu imites l’ombre de ma mère

m
Je suis avec toi à Rockland

hi
où tu as assassiné tes douze secrétaires

ra
Je suis avec toi à Rockland

-Ib
où tu ris de cet humour invisible

Je suis avec toi à Rockland bi


où nous sommes de grands écrivains sur la même machine à écrire
tim

épouvantable

Je suis avec toi à Rockland


zi

où ton état devient grave et on en parle à la radio


'la
M

Je suis avec toi à Rockland


a

où les facultés du crâne n’admettent plus les parasites des sens


rid

Je suis avec toi à Rockland

où tu bois le thé au sein des vieilles filles d’Utica


Fa

Je suis avec toi à Rockland

où tu fais des calembours sur le corps de tes infirmières les harpies du

Bronx

Je suis avec toi à Rockland

24
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

où tu hurles dans une camisole de force que tu perds la partie du vrai

ping-pong de l’abîme

Je suis avec toi à Rockland

où tu tapes sur le piano catatonique l’âme est innocente et immortelle

et elle ne devrait jamais mourir sans divinité dans un asile en armes

Je suis avec toi à Rockland

m
où cinquante électrochocs supplémentaires ne restitueront pas ton âme

hi
à ton corps après le pèlerinage à la croix dans le vide

ra
Je suis avec toi à Rockland

-Ib
où tu accuses de folie tes médecins et complote la révolution socialiste

hébraïque contre le Golgotha national fasciste


bi
Je suis avec toi à Rockland
tim

où tu couperas en deux les cieux de Long Island et où tu opéreras la

résurrection de ton Christ humain vivant hors de la tombe surhumaine


zi

Je suis avec toi à Rockland


'la

où il y a vingt-cinq mille camarades fous chantant tous ensemble les


M

dernières strophes de l’Internationale


a

Je suis avec toi à Rockland


rid

où nous embrassons et caressons les Etats-Unis sous nos draps les

Etats-Unis qui toussent toute la nuit et nous empêche de dormir


Fa

Je suis avec toi à Rockland

où nous nous réveillons électrifiés du coma des avions de notre âme

vrombissant par-dessus le toit ils viennent lâcher des bombes angéliques

l’hôpital s’illumine des murs imaginaires s’écroulent Oh ! sortez frêles

légions en courant Oh ! trauma étoilé de la miséricorde la guerre éternelle

25
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

est là Oh ! victoire oublie tes sous-vêtements nous sommes libres

Je suis avec toi à Rockland

dans mes rêves tu marches ruisselant d’un voyage en mer sur l’autoroute

à travers l’Amérique en pleurs à la porte de mon cottage dans la nuit

📖
occidentale
13. + "Zone" de Guillaume Apollinaire.
À la fin tu es las de ce monde ancien

m
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

hi
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

ra
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion

-Ib
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme


bi
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
tim
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
[8]
zi

Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux


Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
'la

Portraits des grands hommes et mille titres divers


M

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom


Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
a

Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent


Le matin par trois fois la sirène y gémit
rid

Une cloche rageuse y aboie vers midi


Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
Fa

J’aime la grâce de cette rue industrielle


Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes

Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant


Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette
[9]

Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège

26
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste


Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
C’est le beau lys que tous nous cultivons
C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent
C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières
C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité
C’est l’étoile à six branches
C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur

m
Pupille Christ de l’œil
Vingtième pupille des siècle il sait y faire

hi
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air
Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder

ra
Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée
Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur

-Ib
Les anges voltigent autour du joli voltigeur
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
Flottent autour du premier aéroplane
bi
Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux que
[ 10 ]
tim

transporte la Sainte-Eucharistie
Ces prêtre qui montent éternellement élevant l’hostie
L’avion se pose enfin sans refermer les ailes
zi

Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles


A tire-d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
'la

D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts


L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
M

Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête


L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri
Et d’Amérique vient le petit colibri
a

De Chine sont venus les pihis longs et souples


Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couple
rid

Puis voici la colombe esprit immaculé


Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé
Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre
Fa

Un instant voile tout de son ardente cendre


Les sirènes laissant les périlleux détroits
Arrivent en chantant bellement toutes trois
Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
Fraternisent avec la volante machine

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule


[ 11 ]

Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent


L’angoisse de l’amour te serre le gosier

27
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Comme si tu ne devais jamais plus être aimé


Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère
Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille
Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près

Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées


C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté

Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres

m
Le sang de votre Sacré Cœur m’a inondé à Montmartre
Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses

hi
L’amour dont je souffre est une maladie honteuse
Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse

ra
[ 12 ]

-Ib
C’est toujours près de toi cette image qui passe

Maintenant tu es au bord de la Méditerranée


bi
Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année
Avec tes amis tu te promènes en barque
tim
L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur
zi

Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague


Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
'la

Et tu observes au lieux d’écrire ton conte en prose


La cétoine qui dort dans le cœur de la rose
M

Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit


Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis
a

Tu ressembles au Lazare affolé par le jour


Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours
rid

Et tu recules aussi dans ta vie lentement


En montant au Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques
Fa

[ 13 ]

Te voici à Marseille au milieu des Pastèques

Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant

Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon

Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda

28
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda

Tu es à Paris chez le juge d’instruction


Comme un criminel on te met en état d’arrestation

Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages


Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps
Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté

m
Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants
[ 14 ]

hi
Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants

ra
Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare
Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages

-Ib
Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine
Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur
bi
Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
tim
Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges
Je les ai vus souvent le soir ils prennent l’air dans la rue
Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
zi

Elles restent assises exsangues au fond des boutiques


'la

Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux


Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux
M

Tu es la nuit dans un grand restaurant


a

Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant
rid

Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey


Fa

Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées


[ 15 ]

J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre

J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche

Tu es seul le matin va venir


Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues

La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle Métive

29
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie


Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied


Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances

Adieu Adieu

m
Soleil cou coupé

hi
📖
Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913
14. + "The Waste Land" de T.S. Eliot.

ra
I. L’ENSEVELISSEMENT DES MORTS

-Ib
Avril, le mois le plus cruel, fait surgir
Les lilas de la terre inanimée, entremêle
La mémoire et les désirs, irritebi
Les racines engourdies, de sa pluie printanière.
L’hiver nous tint au chaud, recouvrant
tim
Le sol d’une neige sans souvenir, nourrissant
De tubercules desséchés un reste de vie.
L’été nous a surpris ; quand il s’est abattu sur
le Starnbergersee,
zi

Ce fut une averse !... Nous nous sommes réfugiés


sous la colonnade,
'la

Puis, le soleil revenu, nous sommes allés au


Hofgarten,
M

Nous avons pris le café, bavardé.


Bin garkeine Russin, stamm’ aus Litauen, echt
deutsch.
a

Et quand nous étions enfants, en visite chez


mon cousin,
rid

L’archiduc, il m’a emmenée en luge,


Oh que j’ai eu peur ! Il a dit : Marie,
Marie, tiens-toi bien. Et nous nous sommes laissés descendre.
Fa

Oui, c’est dans les montagnes qu’on se sent libre.


Je lis, une grande partie de la nuit, et l’hiver
je vais dans le midi.
Quelles sont les racines qui s’accrochent, les
branches qui se dressent
Parmi ces pierres amoncelées ? Fils de l’homme,
Tu ne peux savoir, ou deviner, tu ne connais
Qu’une pile d’images cassées, où le soleil tape,
Où l’arbre mort n’offre pas d’abri, où le grillon
n’offre pas de secours,
Où le roc, aride, n’offre pas le bruit de l’eau.

30
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Mais
Il y a de l’ombre sous ce roc rouge
(Viens dans l’ombre de ce roc rouge)
Et je te ferai voir
Non pas ton ombre marchant à grands pas derrière
toi le matin,
Non pas ton ombre s’élevant le soir à ta rencontre,
Je te ferai voir, dans une poignée de poussière, la
peur.
Frisch weht der Wind
Der Heimat zu
Mein Irisch Kind,

m
Wo weilest du ?
« Vous m’avez donné des jacinthes, la première fois,

hi
il y a un an ;
« On m’appelait la fille aux jacinthes. »

ra
— Mais lorsque nous revînmes du jardin des jacinthes,
tard dans la nuit,

-Ib
Vous aviez les bras pleins, vos cheveux étaient humides,
je ne pus
Parler et mon regard faillit, je n’étais
bi
Ni vivant ni mort, et je ne connaissais rien,
Les yeux plongeant au cœur de la lumière, le silence.
tim
Oed’ und leer das Meer.
Madame Sosostris, la célèbre voyante,
Était fort enrhumée, elle est considérée
Néanmoins comme la femme la plus sage d’Europe
zi

Avec son malin jeu de cartes. Voici


Votre carte, dit-elle : le Marin Phénicien Noyé.
'la

(Regardez ! Those are pearls that were his eyes.)


Voici Belladone, la dame des Rochers,
M

De la scène et des coulisses.


Voici l’homme aux trois gourdins, et voici la Roue,
Et voici le marchand borgne, et cette carte-ci,
a

Qui est blanche, est quelque chose qu’il transporte


sur le dos,
rid

Qu’il ne m’est pas donné de voir. Mais où


Est le Pendu ? Craignez la mort par l’eau.
Je vois des foules et des foules tournant en rond.
Fa

Merci. Si vous voyez cette chère madame Équitone


Dites-lui bien que j’apporterai l’horoscope moi-même.
On n’est jamais assez prudent, par les temps qui
courent.
Ville irréelle
Sous le brouillard brun de l’aube, un jour d’hiver,
Par le Pont de Londres une foule s’écoulait, tant de
gens,
Je n’aurais jamais cru que la mort eut fauché tant de
gens.
Des soupirs brefs et espacés s’exhalaient,

31
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Tous les regards étaient cloués au sol...


Elle s’écoulait, montant la côte et descendant King
William Street
Jusqu’à l’endroit où Sainte Marie Woolnoth marque
l’heure :
Le neuvième et dernier coup de cloche est assourdi.
Là je vis quelqu’un que je connaissais, et l’abordai,
criant : « Stetson !
« Toi qui étais avec moi sur les navires à Mylée !
« Ce cadavre planté par toi l’an dernier dans ton
jardin,
« A-t-il levé ? Fleurira-t-il cette année ?

m
« Ou bien le gel soudain a-t-il défait son lit ?
« Oh ! Tiens à distance le Chien, tu sais, l’ami des

hi
hommes,
« Avec ses griffes, il risquerait de l’arracher de

ra
terre !
« Toi ! Hypocrite lecteur... Mon semblable, mon

-Ib
frère ! »

II. UNE PARTIE D’ÉCHECS bi


A la surface du marbre se reflète, pareille
tim
Au trône poli d’Égypte, la Chaise
Sur laquelle elle est assise... Sur le marbre un
miroir,
Dont le pied se rehausse de vignes et de grappes
zi

Jouant parmi lesquelles un cupidon doré


Lance un regard furtif (un autre dissimule
'la

Ses yeux derrière son aile)


Dédouble la flamme des candélabres à sept branches
M

Dont la lumière se déverse sur la table, cependant


que monte à sa rencontre
Le scintillement des bijoux débordant à grands flots
a

des écrins de satin.


Dans le secret des fioles débouchées — ivoires,
rid

Verres multicolores — veillent ses étranges parfums


Synthétiques : onguents, poudres ou liquides
Troublent les sens, les brouillent, les noient
Fa

Dans leurs effluves ; brusquement soulevés


Par un souffle d’air frais venant de la fenêtre,
Ils montent, en dilatant la flamme élancée
Des bougies, dont la fumée précipitée
Contre les moulures peintes des caissons, frôle
Les motifs, les jette dans la danse.
De grosses pièces de bois d’épave nourri de cuivre
Brûlent, d’un feu vert et orangé, dans un cadre de pierres
de couleurs :
En bas-relief, dans cet éclat morose, nage un dauphin.
Au-dessus de la cheminée ancienne, comme si s’ouvrait

32
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Une fenêtre sur une scène au fond des bois, on voit


La métamorphose de Philomèle, par le roi barbare
Si brutalement forcée. Cependant le rossignol
Emplit le désert d’une voix inviolable :
Il pleure, il pleure — et le monde poursuit —
« Tuï Tuï » aux oreilles sales.
D’autres tronçons de temps, flétris,
Se déroulent sur les murs ; des formes au regard figé
Se penchent, en se penchant réduisent au silence
La chambre close. Des pas traînent dans l’escalier.
A la lueur du feu, sous la brosse, ses cheveux
Se déploient comme des rayons de feu,

m
Éclatent en paroles, puis retombent immobiles, sauvagement.
« Comme je suis énervée, ce soir. Oui, ce sont les

hi
nerfs. Reste avec moi.
« Dis-moi quelque chose. Pourquoi ne parles-tu jamais ?

ra
Parle.
« A quoi est-ce que tu penses ? Oui, pense. Quoi ?

-Ib
« Je ne sais jamais ce que tu penses. Hein ? »
Je pense que nous sommes dans l’allée des rats
Où les morts ont perdu leurs os.bi
« Ce bruit, qu’est-ce ?
Le vent sous la porte.
tim
« Eh bien, quel est-ce bruit ? Que fait le vent ? »
Rien encore rien
« Est-ce
« Que tu ne sais rien? Est-ce que tu ne vois rien? Estce que tu ne te souviens de
zi

« Rien ? »
Je me souviens
'la

Those are pearls that were his eyes.


« Es-tu vivante ou pas ? N’as-tu rien dans la tête ? »
M

Mais
Tiens tiens tiens tiens ce rag chexpirien —
C’est si élégant
a

Si intelligent
« Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Qu’est-ce que
rid

je vais faire ? »
« Je vais me précipiter dehors, je vais longer les rues,
« Les cheveux défaits, comme ça... Et demain qu’allonsnous faire ?
Fa

« Qu’allons-nous jamais faire ? »


L’eau chaude à dix heures
Et s’il pleut, à quatre heures une voiture fermée.
Et nous allons faire une partie d’échecs,
Serrant nos yeux sans paupières, toc, toc,
Dans l’attente d’un coup à la porte.
Quand le mari de Lilou s’est fait démobilisé, moi, je
lui ai dit —
J’ai pas mâché mes mots, je lui ai dit tout net,
MESSIEURS DAMES S’IL VOUS PLAÎT C’EST L’HEURE
A présent qu’Albert revient, faut que tu t’arranges un

33
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

peu la mine
Il voudra savoir ce que t’en as fait, de l’argent qu’il
t’a donné
Pour que tu te fasses faire des dents. Parfaitement !
Qu’on te les enlève toutes, Lilou, qu’on t’y mette un
beau râtelier,
Qu’il a dit, bon sang je te jure, je peux plus voir la
gueule que t’as.
Et moi, donc ! que je lui ai dit. Quand même, pense un
peu à ce pauvre Albert,
Ça fait quatre ans qu’il est dans l’armée, il voudra un
peu s’amuser,

m
Et si c’est pas avec toi, ça sera avec une autre, que
je lui ai dit.

hi
Ah, c’est comme ça ? qu’elle a dit. Ouais, c’est comme
ça, que je lui ai dit.

ra
Bon, bien je saurai qui remercier, qu’elle a dit, en
m’envoyant un de ces regards.

-Ib
MESSIEURS DAMES S’IL VOUS PLAÎT C’EST L’HEURE
Si ça te plaît pas, ça sera tant pis pour toi, que je lui
ai dit. bi
Y en a qui sauront en profiter si c’est pas toi.
En tout cas si Albert te laisse tomber tu pourras pas
tim
dire qu’on t’a pas prévenue
Tu devrais avoir honte, que je lui ai dit, d’avoir l’air
usée comme ça.
(Pensez ! Elle n’a que trente et un ans.)
zi

J’y peux rien, qu’elle a dit, en allongeant le visage.


C’est ces pilules que j’ai avalées, pour le faire descendre,
'la

qu’elle a dit.
(Ça lui en fait cinq déjà, et avec le petit Georges elle a
M

failli crever.)
Le pharmacien a dit que ça irait tout seul, mais je m’en
suis jamais remise.
a

Tu es une jolie imbécile, que je lui ai dit.


Enfin, si Albert te fiche pas la paix c’est quand même normal,
rid

que je lui ai dit.


Pourquoi que tu t’es mariée si tu veux pas d’enfants ?
MESSIEURS DAMES S’IL VOUS PLAÎT C’EST L’HEURE
Fa

Juste ce dimanche Albert était rentré, ils avaient un quartier de lard chaud,
Ils m’ont invitée à déjeuner, ça ne vous dit rien un quartier de lard chaud ?
MESSIEURS DAMES S’IL VOUS PLAÎT C’EST L’HEURE
MESSIEURS DAMES S’IL VOUS PLAÎT C’EST L’HEURE
Bonsoir Jean. Bonsoir Luce. Bonsoir Paulette. Allez, bonsoir.
Allez. Goonight. Goonight.
Bonne nuit, mesdames, good night, sweet ladies, good night,

📖
good night.
15. + "In a Station of the Metro" d'Ezra Pound.
L'apparition de ces visages dans la foule qui grouille:
Pétales sur un rameau noir, mouillé.

34
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

📖"I Sing the Body Electric" de Walt Whitman.


📖"Les Sept Vieillards" de Charles Baudelaire.
16. +
17. +

À VICTOR HUGO

Fourmillante cité, cité pleine de rêves,


Où le spectre en plein jour raccroche le passant !
Les mystères partout coulent comme des sèves
Dans les canaux étroits du colosse puissant.

Un matin, cependant que dans la triste rue

m
Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,
Simulaient les deux quais d’une rivière accrue,

hi
Et que, décor semblable à l’âme de l’acteur,

ra
Un brouillard sale et jaune inondait tout l’espace,

-Ib
Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros
Et discutant avec mon âme déjà lasse,
Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.
bi
Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes
tim
Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,
Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,
Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,
zi

M’apparut. On eût dit sa prunelle trempée


Dans le fiel ; son regard aiguisait les frimas,
'la

Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,


Se projetait, pareille à celle de Judas.
M

Il n’était pas voûté, mais cassé, son échine


Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,
a

Si bien que son bâton, parachevant sa mine,


Lui donnait la tournure et le pas maladroit
rid

D’un quadrupède infirme ou d’un juif à trois pattes.


Dans la neige et la boue il allait s’empêtrant,
Fa

Comme s’il écrasait des morts sous ses savates,


Hostile à l’univers plutôt qu’indifférent.

Son pareil le suivait : barbe, œil, dos, bâton, loques,


Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,
Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques
Marchaient du même pas vers un but inconnu.

À quel complot infâme étais-je donc en butte,


Ou quel méchant hasard ainsi m’humiliait ?

35
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Car je comptai sept fois, de minute en minute,


Ce sinistre vieillard qui se multipliait !

Que celui-là qui rit de mon inquiétude,


Et qui n’est pas saisi d’un frisson fraternel,
Songe bien que malgré tant de décrépitude
Ces sept monstres hideux avaient l’air éternel !

Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,


Sosie inexorable, ironique et fatal,
Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même ?
— Mais je tournai le dos au cortège infernal.

m
Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,

hi
Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,
Malade et morfondu, l’esprit fiévreux et trouble,

ra
Blessé par le mystère et par l’absurdité !

-Ib
Vainement ma raison voulait prendre la barre ;
La tempête en jouant déroutait ses efforts,
Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre
bi
📖
Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords !

📖
18. + "I Hear America Singing" de Walt Whitman.
tim

📖
19. + "Tintern Abbey" de William Wordsworth.

📖
20. + "Harlem" de Langston Hughes.

📖
21. + "The Negro Speaks of Rivers" de Langston Hughes.

📖
22. + "Canto General" de Pablo Neruda.
zi

📖
23. + "Still I Rise" de Maya Angelou.
24. + “L'Invitation au Voyage" de Charles Baudelaire.
'la

Mon enfant, ma sœur,


Songe à la douceur
M

D’aller là-bas vivre ensemble !


Aimer à loisir,
Aimer et mourir
a

Au pays qui te ressemble !


Les soleils mouillés
rid

De ces ciels brouillés


Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
Fa

De tes traîtres yeux,


Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,


Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs

36
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Aux vagues senteurs de l’ambre,


Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux

m
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;

hi
C’est pour assouvir
Ton moindre désir

ra
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants

-Ib
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ; bi
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
tim

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.
zi

📖
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)
25. + "Apparition" de Stéphane Mallarmé.
'la

La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs


Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
M

Vaporeuses, tiraient de mourantes violes


De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
C’était le jour béni de ton premier baiser.
a

Ma songerie aimant à me martyriser


S’énivrait savamment du parfum de tristesse
rid

Que même sans regret et sans déboire laisse


La cueillaison d’un rêve au coeur qui l’a cueilli.
J’errais donc, l’oeil rivé sur le pavé vieilli
Fa

Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue


Et dans le soir, tu m’es en riant apparue
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées.

📖
Stéphane Mallarmé, Vers et Prose, 1893
26. + "Les Métamorphoses du Vampire" de Charles Baudelaire.
La femme cependant, de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,

37
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,


Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :
" Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science
De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !
Je suis, mon cher savant, si docte aux Voluptés,
Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés,
Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste,

m
Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi,
Les anges impuissants se damneraient pour moi ! "

hi
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,

ra
Et que languissamment je me tournai vers elle
Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus

-Ib
Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !
Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante,
Et quand je les rouvris à la clarté vivante,
bi
A mes côtés, au lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang,
tim
Tremblaient confusément des débris de squelette,
Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette
Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,

📖
Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.
zi

27. + "Les chants Maldoror" de Lautréamont.


Chant premier
'la

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu


M

momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans


se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers
les marécages désolés de ces pages sombres et pleines
a

de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture


une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au
rid

moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce


livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est
pas bon que tout le monde lise les pages qui vont
Fa

suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer


sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de
pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées,
dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien
ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en
avant, comme les yeux d’un fils qui se détourne
respectueusement de la contemplation auguste de la
face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de
vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant
l’hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes
voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon,

38
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

d’où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur


de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle
seule l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme
une personne raisonnable, conséquemment son bec
aussi qu’elle fait claquer, et n’est pas contente (moi,
non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son
vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois
générations de grues, se remue en ondulations irritées
qui présagent l’orage qui s’approche de plus en plus.
Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous
les côtés avec des yeux qui renferment l’expérience,
prudemment, la première (car, c’est elle qui a le

m
privilège de montrer les plumes de sa queue aux autres
grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant

hi
de mélancolique sentinelle, pour repousser l’ennemi
commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure

ra
géométrique (c’est peut-être un triangle, mais on ne voit
pas le troisième côté que forment dans l’espace ces

-Ib
curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à
tribord, comme un habile capitaine ; et, manœuvrant
avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que
bi
celles d’un moineau, parce qu’elle n’est pas bête, elle
prend ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.
tim

Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veux que


j’invoque dans le commencement de cet ouvrage ! Qui
te dit que tu n’en renifleras pas, baigné dans
zi

d’innombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes


narines orgueilleuses, larges et maigres, en te
'la

renversant de ventre, pareil à un requin, dans l’air beau


et noir, comme si tu comprenais l’importance de cet
M

acte et l’importance non moindre de ton appétit


légitime, lentement et majestueusement, les rouges
émanations ? Je t’assure, elles réjouiront les deux trous
a

informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois


tu t’appliques auparavant à respirer trois mille fois de
rid

suite la conscience maudite de l’Éternel ! Tes narines,


qui seront démesurément dilatées de contentement
ineffable, d’extase immobile, ne demanderont pas
Fa

quelque chose de meilleur à l’espace, devenu embaumé


comme de parfums et d’encens ; car, elles seront
rassasiées d’un bonheur complet, comme les anges qui
habitent dans la magnificence et la paix des agréables
cieux.

J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror


fut bon pendant ses premières années, où il vécut
heureux ; c’est fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était né
méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère
tant qu’il put, pendant un grand nombre d’années ;

39
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui


était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la
tête ; jusqu’à ce que, ne pouvant plus supporter une
pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du
mal... atmosphère douce ! Qui l’aurait dit ! lorsqu’il
embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait
voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l’aurait
fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de
châtiments, ne l’en eût chaque fois empêché. Il n’était
pas menteur, il avouait la vérité et disait qu’il était
cruel. Humains, avez-vous entendu ? il ose le redire
avec cette plume qui tremble ! Ainsi donc, il est une

m
puissance plus forte que la volonté... Malédiction ! La
pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ?

hi
Impossible. Impossible, si le mal voulait s’allier avec le

📖
bien. C’est ce que je disais plus haut.

ra
28. + "La Lune blanche" de Paul Verlaine.
La lune blanche

-Ib
Luit dans les bois ;
De chaque branche
Part une voix bi
Sous la ramée…
Ô bien-aimée.
tim
L’étang reflète,
Profond miroir,
La silhouette
Du saule noir
zi

Où le vent pleure…
Rêvons, c’est l’heure.
'la

Un vaste et tendre
Apaisement
M

Semble descendre
Du firmament
Que l’astre irise…
a

C’est l’heure exquise.


Paul Verlaine, La Bonne Chanson
rid

29. + 📖 “Parfum exotique" de Charles Baudelaire.


Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Fa

Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,


Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ;

Une île paresseuse où la nature donne


Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,


Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,

40
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Pendant que le parfum des verts tamariniers1,


Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

📖
30. + "Le Balcon" de Charles Baudelaire.
Le balcon
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,

m
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !

hi
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,

ra
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m'était doux ! que ton coeur m'était bon !
Nous avons dit souvent d'impérissables choses

-Ib
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !


bi
Que l'espace est profond ! que le coeur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
tim
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
zi

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,


Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
'la

Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !


Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.
M

Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,


a

Et revis mon passé blotti dans tes genoux.


Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
rid

Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux ?


Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !
Fa

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,


Renaîtront-il d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?

📖
- Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !
31. + "LXXVIII - Spleen" de Charles Baudelaire.
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

41
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Quand la terre est changée en un cachot humide,


Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées


D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie


Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,

m
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

hi
- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,

ra
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

-Ib
📖
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
32. + "A une passante" de Charles Baudelaire.
bi
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
tim
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.


zi

Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,


Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
'la

La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.


M

Un éclair… puis la nuit! – Fugitive beauté


Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité?
a

Ailleurs, bien loin d’ici! trop tard! jamais peut-être!


rid

Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,


O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais!
Fa

📖
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
33. + "Le Guignon" de Charles Baudelaire.
Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage !
Bien qu'on ait du coeur à l'ouvrage,
L'Art est long et le Temps est court.

Loin des sépultures célèbres,


Vers un cimetière isolé,
Mon coeur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.

42
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

- Maint joyau dort enseveli


Dans les ténèbres et l'oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;

Mainte fleur épanche à regret


Son parfum doux comme un secret

📖
Dans les solitudes profondes.
34. + "L'Albatros" de Charles Baudelaire.
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

m
Le navire glissant sur les gouffres amers.

hi
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

ra
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

-Ib
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
bi
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
tim

Le Poète est semblable au prince des nuées


Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
zi

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.


'la

📖
Charles Baudelaire
35. + "Les Hiboux" de Charles Baudelaire.
M

Sous les ifs noirs qui les abritent,


Les hiboux se tiennent rangés,
Ainsi que des dieux étrangers,
a

Dardant leur oeil rouge. Ils méditent !


rid

Sans remuer, ils se tiendront


Jusqu’à l’heure mélancolique
Où poussant le soleil oblique,
Fa

Les ténèbres s’établiront.

Leur attitude au sage enseigne,


Qu’il faut en ce monde qu’il craigne :
Le tumulte et le mouvement.

L’homme ivre d’une ombre qui passe


Porte toujours le châtiment
D’avoir voulu changer de place.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

43
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

📖
36. + "Le Serpent qui danse" de Charles Baudelaire.
Que j'aime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !

Sur ta chevelure profonde


Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,

Comme un navire qui s'éveille

m
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille

hi
Pour un ciel lointain.

ra
Tes yeux où rien ne se révèle
De doux ni d'amer,

-Ib
Sont deux bijoux froids où se mêlent
L’or avec le fer.

A te voir marcher en cadence,


bi
Belle d'abandon,
tim
On dirait un serpent qui danse
Au bout d'un bâton.

Sous le fardeau de ta paresse


zi

Ta tête d'enfant
Se balance avec la mollesse
'la

D’un jeune éléphant,


M

Et ton corps se penche et s'allonge


Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
a

Ses vergues dans l'eau.


rid

Comme un flot grossi par la fonte


Des glaciers grondants,
Quand l'eau de ta bouche remonte
Fa

Au bord de tes dents,

Je crois boire un vin de bohême,


Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D’étoiles mon cœur !

📖
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
37. + "L'Horloge" de Charles Baudelaire.
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : » Souviens-toi !

44
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi


Se planteront bientôt comme dans une cible,

Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon


Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde


Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

m
Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !

hi
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

ra
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

-Ib
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
bi
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
tim
Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »
zi

📖
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal
'la

38. + "Le Voyage" de Charles Baudelaire.


À Maxime Du Camp
M

I
a

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,


L’univers est égal à son vaste appétit.
rid

Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !


Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
Fa

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,


Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;


D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent

45
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;


La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent


Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,


Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,

m
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !

hi
II

ra
Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils

-Ib
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
bi
Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où !
tim
Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;


zi

Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! »


Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
'la

« Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil !


M

Chaque îlot signalé par l’homme de vigie


Est un Eldorado promis par le Destin ;
L’Imagination qui dresse son orgie
a

Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.


rid

Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !


Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Fa

Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,


Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ;
Son œil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.

III

Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires


Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !

46
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,


Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !


Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.

Dites, qu’avez-vous vu ?

IV

m
« Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;

hi
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

ra
La gloire du soleil sur la mer violette,

-Ib
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.
bi
Les plus riches cités, les plus beaux paysages,
tim
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !
zi

– La jouissance ajoute au désir de la force.


Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
'la

Cependant que grossit et durcit ton écorce,


Tes branches veulent voir le soleil de plus près !
M

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace


Que le cyprès ? – Pourtant nous avons, avec soin,
a

Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,


Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !
rid

Nous avons salué des idoles à trompe ;


Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Fa

Des palais ouvragés dont la féerique pompe


Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;


Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »

Et puis, et puis encore ?

47
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

VI

« Ô cerveaux enfantins !

Pour ne pas oublier la chose capitale,


Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,


Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,

m
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ;

hi
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;

ra
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

-Ib
Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
bi
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;
tim

L’Humanité bavarde, ivre de son génie,


Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
zi

« Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! »


'la

Et les moins sots, hardis amants de la Démence,


Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
M

Et se réfugiant dans l’opium immense !


– Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »
a

VII
rid

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !


Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Fa

Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;


Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,


À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

48
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,


Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres


Avec le cœur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange

m
Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange

hi
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »

ra
À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.

-Ib
« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII
bi
tim
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !
zi

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !


'la

Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,


Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
M

Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

📖
Charles Baudelaire
a

39. + "Le Jeu" de Charles Baudelaire


Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,
rid

Pâles, le sourcil peint, l’oeil câlin et fatal,


Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
Tomber un cliquetis de pierre et de métal ;
Fa

Autour des verts tapis des visages sans lèvre,


Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,
Et des doigts convulsés d’une infernale fièvre,
Fouillant la poche vide ou le sein palpitant ;

Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres


Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs
Sur des fronts ténébreux de poètes illustres
Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs ;

49
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Voilà le noir tableau qu’en un rêve nocturne


Je vis se dérouler sous mon oeil clairvoyant.
Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne,
Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,

Enviant de ces gens la passion tenace,


De ces vieilles putains la funèbre gaieté,
Et tous gaillardement trafiquant à ma face,
L’un de son vieil honneur, l’autre de sa beauté !

Et mon coeur s’effraya d’envier maint pauvre homme


Courant avec ferveur à l’abîme béant,

m
Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme
La douleur à la mort et l’enfer au néant !

hi
📖
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal

ra
40. + "L'Étranger" de Charles Baudelaire.
— Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?

-Ib
— Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
— Tes amis ?
— Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
bi
— Ta patrie ?
— J’ignore sous quelle latitude elle est située.
tim
— La beauté ?
— Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
— L’or ?
— Je le hais comme vous haïssez Dieu.
zi

— Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?


— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !
'la

📖
Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869
M

41. + "La Mort des Amants" de Charles Baudelaire.


Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
a

Et d'étranges fleurs sur des étagères,


Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.
rid

Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,


Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Fa

Qui réfléchiront leurs doubles lumières


Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

Un soir fait de rose et de bleu mystique,


Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;

Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,


Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.

50
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

📖
42. + "Hymne à la Beauté" de Charles Baudelaire.
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
Ô Beauté ! ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.

Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore ;


Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?

m
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,

hi
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

ra
Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,

-Ib
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
bi
L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
tim
L'amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l'air d'un moribond caressant son tombeau.

Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,


zi

Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !


Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte
'la

D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu ?


M

De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,


Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! -
a

📖
L'univers moins hideux et les instants moins lourds ?
43. + "Élévation" de Charles Baudelaire.
rid

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,


Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Fa

Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,


Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;


Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

51
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Derrière les ennuis et les vastes chagrins


Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,


Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

📖
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal

m
44. + "L'Invitation au Voyage" de Charles Baudelaire.
Mon enfant, ma sœur,

hi
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !

ra
Aimer à loisir,
Aimer et mourir

-Ib
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés bi
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
tim
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


zi

Luxe, calme et volupté.


'la

Des meubles luisants,


Polis par les ans,
M

Décoreraient notre chambre ;


Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
a

Aux vagues senteurs de l’ambre,


Les riches plafonds,
rid

Les miroirs profonds,


La splendeur orientale,
Tout y parlerait
Fa

À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux


Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir

52
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Qu’ils viennent du bout du monde.


– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

📖
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

m
45. + "Spleen (I)" de Charles Baudelaire.
LXXV - Spleen

hi
Pluviôse, irrité contre la ville entière,

ra
De son urne à grands flots verse un froid ténébreux
Aux pâles habitants du voisin cimetière

-Ib
Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.

Mon chat sur le carreau cherchant une litière


bi
Agite sans repos son corps maigre et galeux ;
L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière
tim
Avec la triste voix d'un fantôme frileux.

Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée


Accompagne en fausset la pendule enrhumée
zi

Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,


'la

Héritage fatal d'une vieille hydropique,


Le beau valet de coeur et la dame de pique
M

📖
Causent sinistrement de leurs amours défunts.
46. + "La Chevelure" de Charles Baudelaire.
Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure !
a

Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !


Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
rid

Des souvenirs dormant dans cette chevelure,


Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !
Fa

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,


Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,


Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève !
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

53
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Un port retentissant où mon âme peut boire


A grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse


Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

m
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,

hi
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues

ra
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.

-Ib
Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
bi
Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
tim

📖
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?
47. + "La Béatrice" de Charles Baudelaire.
Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,
Comme je me plaignais un jour à la nature,
zi

Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,


J'aiguisais lentement sur mon coeur le poignard,
'la

Je vis en plein midi descendre sur ma tête


Un nuage funèbre et gros d'une tempête,
M

Qui portait un troupeau de démons vicieux,


Semblables à des nains cruels et curieux.
A me considérer froidement ils se mirent,
a

Et, comme des passants sur un fou qu'ils admirent,


Je les entendis rire et chuchoter entre eux,
rid

En échangeant maint signe et maint clignement d'yeux :

- " Contemplons à loisir cette caricature


Fa

Et cette ombre d'Hamlet imitant sa posture,


Le regard indécis et les cheveux au vent.
N'est-ce pas grand'pitié de voir ce bon vivant,
Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle,
Parce qu'il sait jouer artistement son rôle,
Vouloir intéresser au chant de ses douleurs
Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,
Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,
Réciter en hurlant ses tirades publiques ? "

J'aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts

54
Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

Domine la nuée et le cri des démons)


Détourner simplement ma tête souveraine,
Si je n'eusse pas vu parmi leur troupe obscène,
Crime qui n'a pas fait chanceler le soleil !
La reine de mon coeur au regard non pareil,
Qui riait avec eux de ma sombre détresse

📖
Et leur versait parfois quelque sale caresse.
48. + "Le Poison" de Charles Baudelaire.
Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
Dans l'or de sa vapeur rouge,

m
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

hi
L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
Allonge l'illimité,

ra
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes

-Ib
Remplit l'âme au delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle


bi
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
tim
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige


zi

De ta salive qui mord,


Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,
'la

Et, charriant le vertige,

📖
La roule défaillante aux rives de la mort !
M

49. + "Spleen (II)" de Charles Baudelaire.


J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
a

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,


De vers, de billets doux, de procès, de romances,
rid

Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,


Cache moins de secrets que, mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Fa

Qui contient plus de morts que la fosse commune.


— Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent tojours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Qui les pastels plaintiff et les pâles Boucher,
Seuls, respirent I'odeur d'un flacon débouché.

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,


Quand sous les lourds flocons des neigeuses annèes

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Farida M'Lazitimbi-Ibrahim

L'ennui, fruit de la morne incuriosité,


Prend les proportions de l'immortalité.
— Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux;
Un vieux sphinx ignoreé du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont I'hwneur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soieil qui se couche.

m
hi
ra
-Ib
bi
tim
zi
'la
M
a
rid
Fa

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