Cas transversal 2
Alstom et le projet « Thomson Line »
de Singapour
Michaël Viegas Pires et François Goxe32
Le projet de construction d’une ligne de métro à Singapour, et en parti-
culier le sous-projet dédié à la signalisation offrent un bon exemple de coo-
pération à l’international et des problématiques que peuvent rencontrer les
acteurs de terrain lorsque se rencontrent différents types de cultures.
L’opération Alstom/General Electric
En novembre 2016 s’est déroulée l’une des opérations de fusion-acquisi-
tion les plus importantes jamais réalisée dans le secteur énergétique. À l’issue de
longues négociations, General Electric (GE) a acquis la branche énergie d’Als-
tom pour un montant de plus de 12 milliards d’euros. Dans le même temps, le
groupe français a quant à lui acquis une partie des activités de transport de GE,
celles dédiées à la signalisation (GE Signalling), et ce pour 600 millions d’euros.
Ces acquisitions croisées se sont par ailleurs accompagnées de la création
de joint-ventures entre les deux entreprises, une exigence du gouvernement
français. Au total, trois co-entreprises sont ainsi créées, dont deux détenues
à 50 % par les partenaires dans les réseaux et les énergies renouvelables, et
une troisième majoritairement détenue par GE (80/20) dans les turbines à
vapeur pour centrales nucléaires.
Figure 1. La transaction Alstom/GE
32. Michaël Viegas Pires et François Goxe sont tous deux maîtres de conférences à l’université de
Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.
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L’évolution du groupe Alstom
Pour le groupe français, cette transaction s’inscrit dans une logique de re-
centrage. En effet, à son issue, Alstom n’a conservé que son pôle de construc-
tion ferroviaire (TGV, trains, métros, signalisation) en dehors de ses partici-
pations aux co-entreprises. Ce pôle a bien entendu bénéficié du produit de la
vente d’Alstom Énergie, et Alstom est ainsi devenu un acteur global entière-
ment dédié aux transports. L’entreprise se définit désormais comme « spé-
cialiste mondial des solutions de transport ».
ZOOM
Alstom, spécialiste mondial des solutions de transport
Promoteur de la mobilité durable, Alstom conçoit et propose des systèmes,
équipements et services pour le secteur ferroviaire.
Alstom offre la gamme de solutions la plus large du marché – des trains à
grande vitesse aux métros et tramways –, des services personnalisés (mainte-
nance, modernisation…), ainsi que des solutions d’infrastructure et de signa-
lisation.
Alstom se positionne comme un leader mondial des systèmes ferroviaires
intégrés.
Source : Extrait du site Internet institutionnel d’Alstom, septembre 2016
L’acquisition de GE Signalling s’inscrit pleinement dans cette logique.
Cette activité regroupant 1 200 collaborateurs est minime au regard de la
taille du groupe américain, mais elle permet en revanche à Alstom de se ren-
forcer sur ce qui est aujourd’hui devenu son cœur de métier, tout en lui per-
mettant de compléter son offre en entrant sur le marché de la signalisation
pour le frêt et en consolidant sa présence en Amérique du Nord. C’est par
ailleurs à travers cette acquisition que le groupe français a intégré le projet
d’une nouvelle ligne de métro à Singapour.
Le projet de métro singapourien
ZOOM
Singapour et le multiculturalisme
Fondée en 1819 par le Britannique Thomas Stamford Raffles pour servir de
port d’escale au commerce entre l’Inde et la Chine, et lutter contre le mono-
pole néerlandais sur l’Indonésie, la ville-État de Singapour est depuis sa créa-
tion un carrefour où se sont établies des populations aux cultures diverses.
Plus spécifiquement, quatre communautés y coexistent depuis des siècles :
des Chinois, des Malais, des Indiens et des Eurasiens ou Européens, notam-
ment des Britanniques. En 2015, la population singapourienne est consti-
tuée à 74,3 % de Chinois, 13,3 % de Malais, 9,1 % d’Indiens et 3,2 % d’autres
origines (Singapore Department of Statistics, 2015).
En janvier 2008, l’autorité des transports de Singapour (Land Transport
Authority, ou LTA) a annoncé la création d’une nouvelle ligne de métro : la
Thomson Line. Cette ligne, d’une trentaine de kilomètres, doit relier le nord
de Singapour au « Central Business District » et au quartier de Marina Bay,
au sud. Ce projet, d’un coût de plus de 18 milliards de dollars, s’inscrit dans le
plan global de développement des transports singapouriens. Sa construction
a commencé en janvier 2014 et devrait être achevée en 2021. En 2014, le pro-
jet a également été étendu par la fusion entre la Thomson Line et la Eastern
Region Line, formant ainsi le projet de la Thomson-East Coast Line.
Le sous-projet « Signalisation »
Sur le plan technique, la Thomson Line présente une grande complexité.
Il s’agit en effet d’une ligne entièrement souterraine et totalement automa-
tisée. De nombreux sous-systèmes composent ainsi le projet, tels que la su-
pervision automatique, le système d’information des voyageurs ou encore la
vidéosurveillance. Parmi l’ensemble de ces sous-systèmes, la réalisation de
la signalisation et des portes automatiques sur les quais (portes palières) a
été confiée à General Electric pour un montant de 159 millions de dollars.
L’acquisition de GE Signalling par Alstom a de facto placé ce sous-projet sous
l’autorité du groupe français.
Ce sous-projet est structuré comme suit (cf. figure 2) :
• Cinq équipes sont en charge de développer les multiples composants
ou sous-systèmes du projet (contrôle, réseau, etc.). Ces équipes travaillent en
coordination avec différents départements de la LTA qui doivent approuver
les solutions techniques proposées.
• D’autres équipes sont en charge de la gestion des interfaces techniques
entre les composants d’une part, et entre ces composants et les autres lots du
projet Thomson Line d’autre part.
• Ces équipes sont placées sous l’autorité d’un chef de projet en charge du
pilotage (coûts, délais, etc.).
• Ce chef de projet est localisé à Singapour, mais l’ensemble des acteurs de
la structure sont géographiquement dispersés.
• Certains membres du projet sont issus de GE Signalling et d’autres
d’Alstom.
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Figure 2. L’organigramme simplifié du projet « Signalisation »
Chef
de
Équipes Équipes
sous systèmes
Le témoignage d’un acteur du projet
M. Dale est un membre de l’une des équipes « sous-systèmes ». De natio-
nalité française, il a un profil professionnel d’ingénieur. Voici quelques-uns
des propos tenus par ce dernier lors d’une interview au sujet du projet et de
son fonctionnement :
« En face de l’équipe, il y a les gens de la LTA qui gèrent le projet. C’est un peu
comme si le Ministère des transports gérait directement le projet, en fait, il n’y a
pas d’opérateur. On est face à un organisme d’État. C’est cette autorité qui gère
les différents lots et toutes les interfaces entre les lots du projet. C’est la LTA qui a
défini l’architecture du projet. »
« La LTA donne son avis sur toutes les solutions techniques que nous proposons,
et c’est vrai que souvent ils nous embêtent. La LTA va nous embêter pour des dé-
tails, juste pour te dire que l’écrou de 2 que tu proposes à tel endroit ce n’est pas
suffisant, ou simplement parce que tu avais dit que tu mettrais un écrou de 4 et que
du coup ils se disent qu’on est en train de les voler, et c’est d’ailleurs souvent cela
qui se passe. »
« C’est très bête, tu sais mieux faire, c’est moins cher et il y a des gains, mais si
tu ne sais pas justifier le gain, ils n’acceptent pas. »
« À Singapour, le cahier des charges n’est jamais remis en cause, parce que
c’est ton chef qui l’a écrit et donc si tu veux monter dans la boîte et que ton chef
te saborde, tu es mort. Cela signifie que tu n’as jamais une discussion de fond sur
à quoi ça sert, pourquoi ils ont écrit ça. Il y a extrêmement peu de dérogations. »
« La LTA travaille aussi avec des entreprises singapouriennes. Pour ces
entreprises, lorsqu’il s’agit de faire valider un document, la réponse arrive très vite
avec un document accepté. Pour nous, c’est différent, il n’est jamais accepté, c’est
très compliqué. »
« Le produit Alstom a au départ été conçu pour les Chinois, et les Chinois face
à un industriel qui leur explique comment c’est conçu et comment cela fonctionne,
ça passe plutôt pas mal, ils savent faire. Ici, c’est un peu différent, c’est le client qui
t’explique comment cela doit marcher. »
« En France, les gars ont tendance à éluder la hiérarchie, c’est-à-dire que les
gars de la technique parlent ensemble, et ce n’est pas un problème. Par exemple, à
la BTP, tu t’arranges, si tu peux résoudre une question sans repasser par la chef de
projet, tu vas le faire, et ça arrange tout le monde. Ici, c’est tout l’inverse, à la LTA,
ton chef a le droit de vie ou de mort sur toi. »
« La culture de l’évaluation par le chef, c’est aussi très important ici, ils n’ont
pas le droit à l’erreur, et du coup ils ne peuvent pas être pris en défaut sur ce qu’ils
ont fait, et ils ne prennent donc aucun risque. »
« Lorsque le projet était encore chez GE, il y avait un grand nombre de ques-
tions techniques qui n’étaient pas encore tranchées. Avec Alstom, l’approche est dif-
férente, on est plus dans la mise en œuvre d’un produit, d’une solution existante,
alors qu’avec GE on était en train de concevoir la solution en même temps qu’on
la déploie. »
« Chez GE, il y avait des gens motivés pour développer, créer des choses, chez
Alstom, on arrive avec un produit déjà fini, une grosse organisation. »
« Le modèle GE, c’est plutôt une start-up, une “pizza team”. »
« Il y a des méthodes différentes et, chez Alstom, ç’a toujours été plus la grosse
machine qui déploie ses produits à grands coups de temps plutôt que de perti-
nence. »
« Chez Alstom, il y a beaucoup de procédures, des méthodes de travail, mais
sans jamais les questionner, alors que, chez GE, tu te poses la question de pourquoi
tu fais les choses comme ça, tu développes tout en même temps, aussi bien la solu-
tion que les méthodes, et du coup tu as beaucoup de gens qui connaissent tout le
système. »
« Là, chez Alstom, chacun connaît chaque petit bout, et l’interface avec l’autre,
mais personne n’a de vision d’ensemble. »
« Pendant six mois, on n’a pas vraiment su ce qui allait se passer, et notam-
ment du point de vue de la solution technique à adopter, et finalement le client, la
LTA, a accepté qu’Alstom propose sa propre solution, à condition de faire au moins
aussi bien que ce qui avait été prévu et accepté avec GE. »
« Pendant ces six mois, on ne savait pas vraiment où on allait et on a continué
à bosser sur la solution GE. Chez Alstom, ils ne sont pas du tout venus pendant ces
six mois-là pour savoir ce qu’on avait prévu, il y a eu très peu de communication. »
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« Aujourd’hui, chez Alstom, il y a une tendance à remettre en cause le travail
déjà accompli. Forcément, on se retrouve avec des méthodes de travail et les critères
qui avaient été définis par GE. Il y a de ce fait une certaine pression sur les anciens
de GE, et je pense que tous les gens de GE vont partir bientôt. »
« La partie sur laquelle je travaille, c’est de l’interface technique, donc le voca-
bulaire est assez normalisé. »
« Avec très peu de mots, tu arrives à exprimer beaucoup de choses, les trois
quarts des interfaces, c’est des plans, l’avantage, c’est que c’est auto-explicatif. »
« Généralement, on se comprend, il n’y a pas de souci, on comprend bien la
même chose. C’est quand même un truc industriel, il y a des normes, et c’est très
international. Par exemple, toutes les règles pour la signalisation, c’est celles de
l’Angleterre qui ont été adoptées. Il y a quand même la culture du ferroviaire. Tout
cela a été défini il y a bien longtemps. »
« Même si on ne parle pas la langue, on arrive quand même à se comprendre
sur tous les points. Le vocabulaire métier est quand même très proche d’un pays à
l’autre, donc tu ne peux pas te tromper. Il y a beaucoup de diagrammes, du coup il
n’y a pas d’incompréhension. »
« Le projet est spécifié par requirements, c’est assez clair, la syntaxe est claire
et assez standardisée. On a ce référentiel de 600 pages fourni par la LTA. Ça
montre petit bout par petit bout ce que ça doit faire. Ça permet justement de limi-
ter les divergences. »
« On travaille aussi avec un fournisseur japonais. C’est vrai que nos interlocu-
teurs là-bas ont aussi un profil technique, mais ça se situe dans une usine de pro-
duction de trucs électroniques, donc du coup ils vont travailler en blouse. En face,
ils travaillent encore avec un casque. Ç’a quand même un petit côté industriel, alors
qu’en France pas du tout. »
Questions
Question 1 : Quels sont les différents types de cultures à prendre
en compte dans la gestion d’un projet tel que celui qui est ici présenté ?
Quelles parties prenantes du projet sont susceptibles d’être affectées par
ces types de cultures ?
Question 2 : D’après vous, comment peut-on analyser les difficultés
rencontrées par M. Dale dans sa collaboration avec la LTA ? Quelles so-
lutions préconiseriez-vous pour faire face à ces difficultés ?
Question 3 : Comment peut-on expliquer les différences entre GE et
Alstom que souligne M. Dale ? Dans quelle mesure de telles différences
peuvent-elles être problématiques ?
Question 4 : Quel rôle joue la culture de métier dans ce type de projet ?
Question 5 : D’après vous, quelles sont les limites d’une analyse en
termes de types ou de niveaux de cultures ?