Auteurs: André Téchiné (1988, A.philippon)
Auteurs: André Téchiné (1988, A.philippon)
À paraître :
_« Rainer Werner Fassbinder » par Yann Lardeau.
« Sacha Guitry » par Noël Simsolo.
André
ÉCHINÉ
Alain Philippon
Remerciements : Philippe Arnaud, Elisabeth El Daraï, Marie Delporte, Catherine Frôchen,
Ghislaine Jégou, Cyril Lollivier et T. Films, Elisabeth Mariengeas et Nanterre-Amandiers, Isa-
belle Neurisse et Dovidis, la Photothèque de la Cinémathèque française, Marie-Pierre Primault,
Catherine Schapira et l’Avant-Scène Cinéma.
Remerciements particuliers à Michel Béna, Renato Berta, Pascal Bonitzer, Martine Giordano.
Nous tenons à exprimer notre gratitude à André Téchiné, dont la constante disponibilité à l'égard
de notre travail a été plus que précieuse.
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LE BLANC DES ORIGINES
Bacs
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SR
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passeurs entre le sujet et la forme. Au cœur du sujet se tient son
noyau dur : le trauma, aisément décelable dans presque tous les
films de Téchiné. Entendons par trauma le lieu d’origine, celui d’où
le film part (et parle) pour déployer sa fiction. La figure la plus clas-
sique en serait, dans le cinéma d’André Téchiné, le trauma d’Hôtel
des Amériques : une femme a jadis passionnément aimé un homme
dont la mort (en amont du film) lui barre l’accès à un nouvel amour.
Mais Téchiné se plaît à faire varier, parfois même à conjuguer, les
possibles catégories temporelles du trauma. Dans Barocco ou dans
Le Lieu du crime, il est donné à voir, au présent. Dans La Ma-
tiouette, il a eu lieu jadis, dans l’adolescence des deux frères, lors
de ce que l’on peut supposer être le point de non-retour de leur rela-
tion, et la séparation qui lui a succédé (1). Mais le trauma chez Té-
chiné — c’est en cela qu’il passionne — n’est pas seulement le lieu
d’où l’on vient, mais celui vers lequel on se dirige. Pas seulement
parce que le trauma passé fait retour dans le présent du film et en
réactive la fiction (Rendez-vous, La Matiouette par exemple), mais
surtout parce qu’à ce qui s’est passé répond ce qui va se passer, non
sous la forme d’un retour du même et d’un bouclage du film sur sa
propre fiction, mais bel et bien d’un nouvel événement décisif,
aboutissement d’une remontée investigatrice vers le passé. Le plus
bel exemple à ce jour, sur ce point, est la structure narrative des /n-
nocents, qui va d’un trauma (l’incendie criminel) à un autre trauma
(la mort des deux jeunes hommes, Stéphane et Saïd), en prenant
soin de faire remonter à la surface des strates de passé et de raviver
un feu fictionnel qui ne demande qu’à repartir de plus belle. Il y au-
rait peut-être un autre cas de figure : celui d’un trauma non plus
seulement ponctuel, historiquement daté, mais dilaté, coextensif à
la fiction entière : on peut voir ainsi Les Sœurs Brontë, qui n’est pas
placé sous le signe d’un événement traumatisant antérieur à la fic-
tion, mais au-dessus duquel planent, comme un oiseau de malheur,
une généralisation et une dilution du traumatisme, ne serait-ce que
dans le jeu constant du film entre la fusion des quatre personnages
(les trois sœurs et le frère) et les coups, coupes et coupures dont la (1) La Matiouette a été
réalisé pour lINA,
famille est l’objet. dE dans la série « Télévi-
Ouvertement présent dès le troisième film (Barocco), le trauma sion de chambre »,
dont il suit les règles :
trouvera sa forme la plus explicite, et touchera au plus près l’accep- durée maximale d’une
heure, huis clos. Diffu-
tion psychanalytique du terme, dans Le Lieu du crime (titre qui sé à l’antenne en sep-
pourrait être celui de quasi tous les films de Téchiné, ou qui en est à tembre 1983, il a ex-
ceptionnellement connu
tout le moins le programme). Le « crime » dont il s’agit n’est évi- une sortie en salle.
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demment ni le premier, ni le second meurtre du film, mais bien ce
que l'enfant (Thomas) voit : sa mère faire l’amour. Scène primitive
tardive (l'enfant a douze ans), d’ailleurs immédiatement suivie du
châtiment de l’homme (Martin/Wadeck Stanczak, tué par son ex-
complice Alice/Claire Nebout alors qu’il court après Thomas). En
cette scène se condensent toutes les autres scènes sinon strictement
primitives, du moins originelles, du cinéma d’André Téchiné. Ori-
ginelles dans le sens que j'amorçais plus haut, avec les effets com-
plexes, d’anticipation ou de récurrence, qu’elles ont sur la fiction,
dont elles sont à la fois le point de départ et le point d’arrivée. (On
est très loin, on le voit, des schémas simplistes des « films-à-trau-
ma » — comme on dit « films-à-message » — qui ont fleuri jadis et
qui fleurissent encore). Je désigne ici le point vers lequel tout doit
converger parce que tout en part, selon la logique baroque qui est
celle du rêve, ou de l’inconscient, ou du langage tout aussi bien,
lorsque les pôles de l’interlocution deviennent mobiles et fluc-
tuants, lorsque le « Qui parle ? » devient indécidable, que les per-
sonnages sont parlés autant qu’ils parlent, et sont agis autant qu'ils
agissent. [l n’est peut-être pas de meilleur exemple de cette duplici-
té de l’agissement que Rendez-vous, où Nina (Juliette Binoche), est
agie par Quentin (Lambert Wilson), lui même agi par Scrutzler
(Jean-Louis Trintignant), lui-même agi par une morte, chaîne inter-
minable des relais, des doubles, des fantômes. Il ne faudrait pas
pour autant réduire le cinéma d’André Téchiné à une somme de per-
sonnages sous influence : ce qui passionne Téchiné, et ce en quoi
son œuvre est passionnante, c’est précisément le mouvement dia-
lectique qui se trace toujours chez lui (et, on s’en doute, non sans
violence) entre l’agir et l’être agi, l’actif et le passif, l’action et la
passion.
« Images originelles » est aussi à entendre au sens où elles ren-
voient à un cinéma archaïque dont le moteur fondamental était la
terreur : le cinéma expressionniste allemand (au sens large du ter-
me) ou celui de Carl Dreyer. Non que Téchiné puisse être dit héri-
tier de l’expressionnisme (cela aurait eu un sens, et cela en a eu un,
pour plus d’un cinéaste français, dans les années trente, pas au-
jourd’hui), mais son cinéma repose fondamentalement sur ce qui
était le plus fortement à l’œuvre dans ce cinéma-là. Il faut dire à
quel point ce cinéma des années vingt et du début des années tren-
te, pour n'être pas, historiquement le cinéma des origines, n’en est
pas moins, pour la question qui nous occupe ici, l’archéo-cinéma,
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porteur de cette Urbild, de cette image primitive dont les avatars se
retrouvent chez des cinéastes aussi différents en apparence
qu'Ingmar Bergman, Philippe Garrel, Alfred Hitchcock ou André
Téchiné, dont l'esthétique et la thématique reposent sur la convic-
tion, ou l'intuition, que toute image a à voir avec la triple question
de l’enfance, de la terreur et de la séduction : nous aurons l’occa-
sion de voir de façon plus précise comment le cinéma de Téchiné,
fréquemment en débat avec l’enfance, circule dans un champ ma-
gnétique créé par les deux pôles de la terreur et de la séduction,
pôles équidistants de ce qui serait le centre du film, équivalents, in-
tervertibles, dont chacun serait susceptible à tout instant de se muer
en son contraire, d'interchanger les signes de sa polarité avec ceux
de l’autre, moins dans un simple mouvement d’échange bilatéral
que de multiplication complexe du plus et du moins — dans tous les
sens possibles.
Quelles sont-elles, ces images ? Une charrette fantôme franchis-
sant un pont (Murnau, Nosferatu), le point de vue du mort (Dreyer,
Vampyr), un monstre de foire ouvrant subitement les yeux (Wiene,
Le Cabinet du Docteur Caligari), un psychopathe aux allures d’en-
fant immature (Lang, M. Le Maudit), une somnambule marchant sur
un rebord de balcon, à la limite du sol et du vide, de l’intérieur et de
l'extérieur (Nosferatu). Aucune image ne résume mieux ce cinéma-
là — noir et blanc, bicolore, binaire comme le battement de l’obtu-
rateur de la caméra, qui n’est sorti de la nuit d’avant le cinéma que
pour vivre sous la menace constante de sa propre extinction dans le
blanc de l’écran — ce cinéma-là, aucune image ne le résume mieux
que celle du vampire, chez Murnau (ou de son complice, le méde-
cin, chez Dreyer) mourant moins d’un lever de soleil que d’un fondu
au blanc. Nosferatu s’évanouit dans la blancheur de la fenêtre, le
médecin de Vampyr meurt dans la laiteur crayeuse du moulin : ce
n’est manifestement pas la fiction qui tue les personnages, mais le
cinéma lui-même, qui s'expose (se surexpose) aux mêmes risques
que ses personnages : abolition de tous les signes, exténuation de
tous les sens, dans le blanc des origines.
Catherine Clément, qui a plus d’une fois rêvé autour des points
de rencontre entre psychanalyse et cinéma, a consacré à l’expres-
sionnisme allemand (au Cabinet du Docteur Caligari surtout) des
pages passionnantes. Quelle est sa thèse ? L’asile de Caligari la
renvoie « aux asiles où Freud rencontre la folie déguisée sous la for-
me de l’arc hystérique : ce tableau où Charcot, au milieu d’un cercle,
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habillé comme un bourgeois démoniaque, fait la démonstration de
l'inconscient, qu’il ne connaît pas, sur des femmes dévêtues. L'asile,
la psychanalyse en sort, et tisse des réseaux pour y échapper : à la
place des lieux communs où les fous se rencontrent vaguement pour
échanger leurs délires, le psychanalyste ouvre l’espace privé d’un ca-
binet enclos, où le patient ne pourra rencontrer que lui-même (...)
Dans l’espace analytique, plus de regards, plus de meurtres : la seule
parole fait la mise en scène » ®. De fait, les présentations de mala-
des, du temps de Charcot, sont théâtrales : elles se déroulent dans
des amphithéâtres, devant un public—spectacle dont les hystéri-
ques et leurs poses ne sont pas sans évoquer quelque performance
d’actrice. Ces femmes, la psychiatrie traditionnelle les soupçonne
parfois d’être des simulatrices (des comédiennes). De se réduire à la
seule parole, le dispositif analytique déthéâtralise la vision de l’hys-
térie : le corps de l’hystérique n’est plus donné en spectacle, l’acte
(l’acting plutôt, au sens où la langue anglaise désigne le jeu du co-
médien) lui est interdit par la règle analytique. Que le théâtre de la
psychiatrie soit devenu vide ne signifie pas pour autant que ses per-
sonnages aient disparu : ils réapparaîtront au cinéma, et plus préci-
sément (ce ne peut tout à fait être un hasard) dans le cinéma expres-
sionniste allemand, dont Catherine Clément remarque la richesse
en personnages de savants fous, de charlatans, de monstres de foire
sous hypnose (Caligari), et d’hystériques. Que l’on se rappelle sim-
plement la somnambule de Nosferatu, dans le plan que j’évoquais
plus haut, et que l’on compare son image avec des photographies
d’hystériques : entre ces deux images, des années ont passé, mais
la pose est restée la même. Garrel, Hitchcock, Bergman, sont des
cinéastes de l'absorption (pour reprendre une expression que j’em-
prunte à Jean Douchet), des cinéastes de l’hypnose et de l’halluci-
(2) Catherine Clé-
nation, de l’appel et du eri : trois plans sur quatre chez Garrel, un
ment : «Les charla- sur deux chez Bergman (exemplairement dans les années soixante),
tans et les hystéri-
ques », in Communi- Hitchcock passim — que l’on songe un instant au rapport ciel-terre
cations n° 23 (Psycha-
nalyse et Cinéma),
dans Les Oiseaux — fonctionnent selon ce principe et sur ces ris-
Éditions du Seuil, ques-là, dont on trouve un équivalent très proche chez Téchiné, ne
1975.
(3) L'Atelier (1984) est serait-ce déjà (et le premier exemple qui me vient à l’esprit est en
un film de quarante
minutes réalisé avec
noir et blanc) que dans le plan de La Matiouette où la caméra balaie
les élèves de la pre- l’espace surexposé (une fenêtre) qui sépare les visages des deux frè-
mière session de l’éco-
le de théâtre de Nan- res. Dans L'Atelier %), on est en intérieurs, deux femmes se parlent
terre-Amandiers, sur
une proposition de Pa-
— c’est une scène de De la vie des marionnettes — et voici que der-
trice Chéreau. rière elles s’ouvre lentement la lourde porte du théâtre, découvrant
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l'extérieur, des arbres, des maisons, du ciel surtout. Au plan sui-
vant, la caméra cette fois part du ciel et descend vers les visages des
deux femmes, cadrés plus serrés. Le dernier plan de la séquence
montrera le visage de l’un des interprètes (ils sont plusieurs) de Pe-
ter, en image fixe, les yeux exorbités, terrorisés, entre les bords du
clap entr'ouvert, menaçant, prêt à couper : fondu au blanc.
On voit aisément d’où vient une telle préoccupation de la blan-
cheur, et ce n’est aucunement écraser Téchiné sous des références
que de mentionner la filiation qui le relie à ce que je souligne ici
dans l’expressionnisme allemand et chez Dreyer, ou, plus près de
nous, chez Ingmar Bergman. S'agissant de L'Atelier, l'ombre de
Bergman est d’autant moins évitable — et d’autant moins gênante
— que Téchiné y travaille sur un texte du cinéaste suédois, et, plus
largement, sur le théâtre (et dans un théâtre), au plus près des visa-
ges des jeunes élèves de l’école de Nanterre-Amandiers. Mais à
cette tentation de la blancheur répond une figure on ne peut plus in-
sistante dans le cinéma de Téchiné, et qui me semble porter davan-
tage sa marque personnelle. Il n’est guère de films de Téchiné où
l’on ne rencontre un travelling-avant qui part en général de l’inté-
rieur d’une pièce pour venir — premier temps — cadrer une fenêtre
et — second temps — en dépasser le cadre, y plonger, et, ce fai-
sant, plonger vers le vide. Dans Les Sœurs Brontë, la scène d'amour
(dont on ne voit que les prémisses) entre Branwell Brontë (Pascal
Greggory) et Mrs Robinson (Hélène Surgère) est composée de la fa-
çon suivante : 1) La caméra part du pare où Anne Brontë (Isabelle
Huppert) s'occupe des enfants de la famille Robinson. Elle recule,
monte, franchit le cadre de la pièce où se trouvent Branwell et Mrs
Robinson. 2) Quelques plans à l’intérieur de la pièce : les deux per-
sonnages s’étreignent. 3) La caméra, en travelling avant, part de
l’intérieur de la chambre, cadre (sans s’arrêter) la fenêtre, la dé-
passe, arrive en plan large sur l’extérieur. 4) Quelques plans rap-
prochés montrent Isabelle Huppert et les enfants. Huppert regarde
vers la fenêtre de la chambre. 5) La caméra part d'Isabelle Huppert
(en plan beaucoup plus large), recule, monte vers la chambre, fran-
chit la frontière entre l’extérieur et l’intérieur (entre dans la chame
bre), cadre la fenêtre et la pièce désormais vide.
Les variantes de cette figure-mère sont nombreuses. Dans Ren-
dez-vous, un travelling arrière part de la main de Quentin (Lambert
Wilson) debout devant une fenêtre, en train de battre la mesure de
la musique qu’on entend. (C’est sa première apparition). Dans Les
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Innocents, un mouvement de grue porte la caméra vers la chambre
d'Alain, le jeune frère de Jeanne (Sandrine Bonnaire), permettant
ainsi de mettre en communication l'extérieur et l’intérieur. Un mou-
vement symétrique (de l’intérieur vers l’extérieur) lui répondra.
De la même façon, les deux « actes » de La Matiouette sont sépa-
rés par un bref passage en extérieurs, lors d’un moment de respira-
tion accordé et au personnage de Jacky (Patrick Fierry) et au specta-
teur, avant que la tension entre les deux frères ne reprenne, ne
culmine, n’explose. Comme Jacky marche vers un parapet, la camé-
ra s’en approche à vive allure (tandis qu’au loin le tonnerre gronde)
et s’immobilise au-dessus du vide, en surplomb sur la vallée. Il
est impossible de ne pas mettre de tels mouvements d’appareil en
relation avec une figure similaire, récurrente dans le cinéma de Té-
chiné : les plans de voitures roulant à tombeau ouvert, dévorant la
(4) Il n’est pas impossi- route (#), tout comme, dans la première figure que j'évoquais précé-
ble que Téchiné, grand demment, c’est le cadre qui risque d’être dévoré par un espace infi-
admirateur de Carl
Dreyer (jeune critique niment plus large, non cadré, non cadrable. Ce n’est plus ici la
aux Cahiers du cinéma,
il écrit sur Gertrud et blancheur qui menace l’image, mais le vide. Si la caméra de Téchi-
signe un texte intitulé né est à ce point en proie à la tentation de l’abîme, c’est parce que
« L’Archaïsme nordi-
que de Carl Dreyer ») les personnages eux-mêmes sont travaillés au corps par la tentation
se soit souvenu du très
beau film court réalisé du gouffre et de leur propre perte, par le désir résolu ou inconscient
par Dreyer pour la pré- de franchir les limites du familier et du familial — ce que fait, dès
vention routière : ls
attrapèrent le bac. le premier film, Paulina (Bulle Ogier).
Il
PASSATIONS
M
La Matiouette
Que fait Paulina ? Paulina s’en va. Son esprit s’en va, elle de-
vient folle, on le saura vite, mais d’abord elle s’en va, elle quitte la
famille. Même si celle-ci est déjà largement hors normes, puisque
ces deux garçons et cette jeune femme viennent tout droit des « En-
fants terribles » de Cocteau, dont le premier tiers du film est une
adaptation libre mais délibérée, c’est une famille quand même :
trois personnes qui vivent ensemble sous le même toit. Paulina,
donc, quitte une famille qui elle-même a déjà quelque peu largué
les amarres de la famille traditionnelle. Plus encore, il est fait allu-
sion au massacre pur et simple de la famille : « Je ne comprends pas
pourquoi vous avez massacré toute une famille pour en reconstituer
une autre, c'est complètement con », dit, au début du film, Denis
Berry à Yves Beneyton (ce à quoi Paulina répondra plus tard :
« Question de système de remplacement »). Il s’agit là du meurtre
originel de la famille, comme si Téchiné, pour parler d’elle, n'avait
pu faire autrement que remonter au tout début, au meurtre fonda-
. teur, tel que plus d’un mythe (de celui de Caïn à celui de Saturne
dévorant ses propres enfants) l’a tracé.
Régina (Marie-France Pisier), dans Souvenirs d'en France, ne
songe qu’à quitter la famille bourgeoise où le mariage l’a menée.
Elle le fera, vivra la grande aventure américaine dont elle avait
rêvé, pour y faire retour longtemps plus tard, à la fois transformée et
identique à elle-même (« On ne change jamais personne », dira,
bien plus tard, Klotz [Jean-Claude Brialy] dans Les Innocents). Dans
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un mouvement symétrique, Berthe, la lingère, entrera dans cette fa-
mille, s’y intégrera, jusqu’à devenir la directrice de la petite entre-
prise avec laquelle la famille ne fait qu’un. Laure (Isabelle Adjani),
à la fin de Barocco, laisse en plan Claude Brasseur et Marie-France
Pisier, en proie aux affres du choix d’un prénom pour leur enfant.
(« Si on l’appelait Charlotte ? » — « Pas un nom de gâteau ! » —
« Juliette, alors ? » — « Trop romantique »). Comment concilier
amour sororal ou fraternel, et création personnelle, exclusive de la
fusion familiale, tel est, largement, le sujet des Sœurs Brontë. Et
Patrick Dewaere dans Hôtel des Amériques, à quoi rêve-t-il, sinon
quitter l’hôtel familial, en dépit des liens de vraie tendresse qui y
règnent ? Dans La Matiouette, Jacky a autrefois quitté son village
natal pour « monter à Paris » et y « faire l’acteur », le « cocori-
co », comme le lui reprochera avec aigreur et refus d’entendre quoi
que ce soit Alain (Jacques Nolot), le frère sage, resté au pays, petit
coiffeur ordinairement raciste, ordinairement anti-pédés, ordinaire-
ment infidèle à sa femme, que Jacky, dans un moment de détresse,
revient voir. Dans Rendez-vous (après la parenthèse de L'Atelier), les
liens familiaux sont plus complexes, nous y reviendrons en temps
voulu, car ils laissent place à une vaste combinatoire entre la réalité
et le fantasme. Mais on retrouve dans Le Lieu du crime une famille
sans histoires dans laquelle un étranger — qui plus est, un criminel
— va faire irruption, et en apporter, des histoires, de la fiction à la
fois mortifère et, par là-même, secrètement désirée. Quant aux /n-
nocents, dernier film en date, il n’existe pas sans l’inscription de sa
fiction dans un nœud familial particulièrement inextricable, où
Klotz, le père de Stéphane (Simon de la Brosse), est amoureux de
l'ennemi mortel de celui-ci. La fuite hors de la famille, ou le débat
avec elle, ne renvoie pas chez Téchiné à l’air connu du « Familles,
je vous hais », ou à quelque nœud de vipères mauriacien. Le lien
familial, si on l’examine de façon quelque peu systématique, laisse
majoritairement apparaître une sérieuse défaillance de la figure pa-
ternelle, ce qui n’affecte en rien la force des fictions. « Raconter,
écrivait Roland Barthes, n'est-ce pas toujours chercher son origine,
dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendris-
sement et de la haine ? 0) » — Oui, raconter, c’est toujours diré ses
démêlés avec la Loi, et il n’est pas impossible que les récits où la
(1) Roland Barthes: figure paternelle est forte, saine, sans faille, soient plus univoques,
« Le Plaisir du texte »,
ditions du Seuil,
moins riches, que ceux où elle est défaillante, sauf à passer à un au-
1973. tre régime fictionnel, régi par des figures paternelles cannibales,
20
persécutrices, meurtrières, qui, de Charles Laughton (La Nuit du
chasseur) à Stanley Kubrick (Shining) en passant par Nicholas Ray
(Bigger than Life) ont donné des films magnifiques.
Le cinéma d'André Téchiné, s’il ne signale pas une déflation
marquée de la figure du Père, ne produit pas pour autant, sur ce
point, d'effets de système. On assiste au contraire à une série de va-
riantes subtiles autour de ce manque. Puisque la question n’est que
peu marquée dans Paulina s'en va (le film a été commencé un peu
avant 1968, dans un moment de l'Histoire où toute une génération
et tout un courant de pensée revendiquaient l’orphelinat), autant
commencer par le Patriarche de Souvenirs d'en France, fort beau
personnage par ailleurs, qui ne voit, parmi les hommes qui l’entou-
rent, guère de dauphin possible : c’est une femme, Berthe (Jeanne
Moreau), la lingère, l’étrangère à la famille, qu’il élira et qui, à for-
ce de ténacité, s’élira pour lui succéder à la tête de l’entreprise.
Dans Barocco, les figures de la Loi sont hors-la-loi : les politi-
ciens corrompus ou corrupteurs manient le stylo qui signe les chè-
ques avec autant d’aisance désinvolte que leurs hommes de main le
rasoir qui tranche les gorges : la Loi, c’est celle du milieu mi réel,
mi fantastique contre lequel se battent Laure et Samson (Gérard De-
pardieu). (Peut-être voit-on là poindre l’idée que le Père Politique
— pour reprendre une expression que Roland Barthes utilisa dans
un autre contexte — est, pour Téchiné, le mauvais Père, celui dont
il ne veut pas.)... Il n’est pas de figure de Père sans question de
transmission, d’héritage, de testament. A la différence de Pedret, le
patriarche de Souvenirs d'en France, un autre patron, Jean-Claude
Brialy (le directeur du journal dans Barocco) est manifestement sans
descendance. Peut-être aurait-il pu être un père éventuel pour Lau-
re, qu'il prend un temps sous sa protection (il la nourrit) ; mais il est
lui-même trop faible, trop épuisé, pour assumer ce rôle d’une autre
façon qu’épisodique. C’est un personnage suicidaire, enfermé dans
une solitude que ne parvient pas à briser son assistante (Hélène
Surgère), manifestement amoureuse de lui et résignée à ce que cet
amour ne soit pas même connu de celui qu’elle aime. Avant de se
faire tuer par erreur, à la fin du film, en une mort qui apparaît com-
me le substitut du suicide — ou du moins du voyage sans retour —
qu’il projetait, Brialy laisse un testament destiné à la seule famille
qu’il se soit trouvée : les collaborateurs du journal. Mais ce testa-
ment est un film : Brialy s’est filmé lui-même dictant ses dernières
volontés. (« J'ai enfin adapté mon testament à notre époque audio-vi-
24
suelle », dit-il à Hélène Surgère avant la projection). « Amis, collè-
gues, employés, voici trois mois que je suis mort », telles sont les pre-
mières paroles du testament audio-visuel de Brialy. Au-delà du clin
d'œil amusé aux possibilités offertes par les avancées technologi-
ques, que nous disent la forme et le support choisis pour ce que l’on
pourrait appeler pudiquement un discours d’adieu ? — Qu’en dépit
de la présence de la parole et du langage, ce testament est d’abord
de l’image : comme si la défaillance de la fonction paternelle (du
Symbolique) se trouvait mise en évidence par la suprématie de
l’image (de l’Imaginaire). La mise en scène, dans Le Lieu du crime,
à deux reprises, du père (Victor Lanoux) sur fond de projection de
home-movies ne répond que secondairement au goût de Téchiné
pour l’image dans l’image. Le père du Lieu du crime est saisi à un
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moment où sa fonction de représentant de la Loi est on ne peut plus
mise en cause : par sa séparation d'avec sa femme Lili (Catherine
Deneuve), et par les assauts que font subir à cette fonction les actes
et paroles de révolte de son fils. Le père n’a plus guère de pouvoir,
et le sait : la gifle qu'il donne à Thomas (Nicolas Giraudi), lors du
repas de communion (après que l’enfant a formulé le vœu que son
collège explose sous l'effet d’une bombe) est, dans sa violence
même, l’aveu à peine masqué de son impuissance à être, pour son
fils, un père digne de ce nom. La formule dont use encore volontiers
le sens commun à propos de modes d'éducation qu’il juge par trop
laxistes (« Tout ça ne remplacera jamais une bonne gifle ») se trou-
ve ici totalement renversée : la gifle (l’unique du film) du père à son
fils ne remplacera jamais tout ça, elle ne pourra rien être de plus
que le substitut dérisoire de ce qui fait défaut au père. C’est ainsi,
dans cette logique du défaut et de la défaillance, qu’on en arrivera à
ce plan où des images (pas n’importe lesquelles : des images du
temps où la famille était unie et harmonieuse) sont projetées sur le
dos puissant, massif, du père, sur son dos-écran, comme si s’inscri-
vait sur son propre corps, comme un tatouage, la mise à mal du
Symbolique par l’Imaginaire, maître absolu du jeu. Le Lieu du crime
est sans doute, de tous les films de Téchiné, celui qui se sera aven-
turé le plus loin et dans la prééminence de l’Imaginaire (du fan-
tasme, de la réalisation par hasard — mais il n’y a pas de hasard —
de désirs à peine conscients ou sourdement préconscients) et dans
la redistribution des rôles et des places familiales sur une autre scè-
ne, celle d’un théâtre de l’horreur, avec toute la beauté barbare et la
sombre clarté que peut avoir cette horreur-là. Car Lili, Martin (le
criminel qu’elle recueille et qu’elle va aimer) et Thomas reconsti-
tuent une famille maudite, hors-normes, largement incestueuse :
Thomas et sa mère ont des rapports de couple, ils se parlent davan-
tage comme un homme et une femme que comme un enfant et sa
mère ; par ailleurs, Martin et Thomas ne sont pas sans présenter
une certaine ressemblance physique, comme si l’un était le grand
frère de l’autre.
De ces rapports de couple, nul autre dialogue que celui, superbe-
ment enlevé, des retrouvailles de Lili et de Thomas après la nuit
agitée qui a suivi son agression, ne peut mieux rendre compte. (Que
l’on tente simplement, à sa lecture, d’entendre le débit accéléré de
Catherine Deneuve et de Nicolas Giraudi, qui imprime à la scène
son tempo tendu). :
23
Lili : Mais qu'est-ce que tu fais là ?
Thomas : Je t’attendais.
Lili : Non mais je rêve, Thomas ! Il est six heures et tu es déjà levé.
Mais non, tu ne t'es pas couché !
Thomas : Calme-toi Lili.
Lili : Ah, ne m'appelle pas Lili !
Thomas : Tu veux pas plutôt du café ?
Lili : Plus je te fais confiance et plus tu abuses. Franchement tu char-
TES
Thomas : Pourquoi tu me fais la gueule ?
Lili : Mais je ne fais pas la gueule ! Tu es sûr que tu as dormi ?
Thomas : J'ai très bien dormi. On est toujours debout à cette heure-là
à Saint Théodard.
Lili : Tu as vu la mine que t'as ? On dirait E.T.... Tu vas être frais
pour ta communion...
Thomas : Ah non, Lili, pas toi, tu vas pas me gonfler avec la commu-
nion.…
24
x,
‘14
s ; re de :
fUL
f "4 WA F 14
Le Lieu du crime : Nicolas Giraudi et Catherine Deneuve
25
aime simultanément deux « frères ennemis », et l'inscription finale
de deux vers de Sophocle (Créon : « Après le trépas les ennemis ne
deviennent pas amis ». Antigone : « Je ne m'associe pas pour hair,
mais pour aimer »). À ceci près qu’à la différence de la tragédie de
Sophocle, où Créon incarne la figure de la Loi, personne, dans Les
Innocents, ne peut prétendre la représenter. Celui qui, en théorie,
en serait le plus proche (Klotz, le père de Stéphane), ne peut en au-
cun cas assumer pleinement la fonction paternelle : tout au plus
peut-il avoir, de façon ponctuelle, des réactions de père de famille.
Amoureux d’un jeune Algérien qui se trouve être le « frère » et l’en-
nemi de son propre fils, Klotz est vécu par sa femme comme un
adulte immature, comme un second fils dont elle devrait s’occuper
comme de leur propre enfant. Klotz est pleinement conscient de sa
défaillance de père : il va jusqu’à la dire, ce dont n’était pas capa-
ble à ce point le père du Lieu du crime. Ce qui rapproche les deux
films, c’est la façon qu'ils ont d’élaborer des nœuds complexes (in-
teraction, superposition) entre des liens familiaux réels et leur dou-
ble fantasmatique. Ainsi dans Les Innocents Alain, l'enfant sourd-
muet, est-il, dans la réalité, le frère de Jeanne, et se nomme-t-il
dans son rêve d’enfant le frère de Saïd (Abdel Kechiche). Ce qui
passionne Téchiné, c’est de faire se croiser, se superposer, ces deux
registres, sans que jamais l’un prenne le pas sur l’autre, comme s’il
n’y avait jamais de réalité sans son double imaginaire ou fantasmati-
que, thème particulièrement cher à Téchiné, et qui fera ici l’objet
d’un développement à part entière. On peut passer plus vite sur La
Matiouette, où l’on voit simplement que le père des deux hommes
est mort et qu’il a été banalement, normalement relayé par celui de
ses fils qui est resté au pays. De son père, Alain a gardé les manies
(Jacky lui en fait la remarque), et il finira vraisemblablement com-
me lui, comme ça, au café du village, en plein soleil, d’une overdo-
se de pastis... Les Sœurs Brontë par contre, pose une question aussi
douloureuse à vivre que quasiment impossible à résoudre — de fait,
pour les personnages, elle n’est pas résolue, et cette non résolution
est le sujet du film.
Comment concilier les liens familiaux, surtout lorsqu'ils sont
authentiques et que de sureroît ils donnent à trois sœurs une force
incontestable (ne serait-ce que par l'énigme que représentent pour
les éditeurs leurs pseudonymes) et la solitude (le refus du fusionnel)
nécessaire à la création ? Branwell, le frère, a, d’une certaine fa-
çon, la chance de ne pas être la quatrième sœur Brontë, mais il a de
26
la création artistique une vision trop idéalisée pour tirer de son in-
dépendance les leçons et Le profit qu’il pourrait en recevoir. Il verse
par ailleurs de cette indépendance à une addiction marquée à
l’opium et à l'alcool : du contre-exemple positif qu’il aurait pu re-
présenter pour Anne, Charlotte et Emily, il finit par incarner l’ima-
ge même du déchet, du saint, et sa sainteté est sa façon à lui
d'échapper au grand œuvre qu’il se promet de construire. C’est
moins entre les trois sœurs, envisagées isolément, que se joue le
film, qu'entre le frère d’un côté et les sœurs de l’autre, entre la
structure familiale et l’élément hors-structure qui lui donne son sens
(qui en est le symptôme) © sous l’œil vide d’un père prématurément
atteint de cécité, qui ne verra sa descendance que derrière des lu-
nettes noires.
C’est sans doute Rendez-vous qui, de toutes les variantes offertes
par le cinéma de Téchiné sur la question du père, offre la réponse la
plus positive, la plus heureuse. Car quoique le film soit largement
placé sous le signe de la généralisation absolue du heurt des corps
et des âmes, il n’en offre pas moins à Nina, son personnage princi-
pal (ou du moins son vecteur fictionnel) un apprentissage dont tout
autorise à croire qu’elle saura le mettre à profit, quels qu’aient été
les embüûches, les viols et les douleurs de son parcours.
On peut, mentalement, faire raccorder la fin de La Matiouette
(Jacky, après son très bref retour au pays, regagne Paris, et le villa-
ge du Sud-Ouest n’est plus qu’un. mauvais souvenir qu’un travelling
arrière, depuis la voiture, se charge de tenir à distance) et le début
de Rendez-Vous, un paysage qui défile, un train qui arrive en gare
d’Austerlitz, une jeune fille, Nina, qui en descend, une fille de la
campagne, ou du moins de Province, qui, avec la santé et la déter-
mination de ses dix-huit ans, est bien résolue à être actrice, ou du
moins à apprendre à le devenir. Après avoir joué les utilités dans
une mauvaise pièce de boulevard, elle sera Juliette dans une mise
en scène de Shakespeare signée d’un nom prestigieux, et le film
s'arrêtera juste avant son entrée en scène.
Entre cette arrivée et ce départ, que se sera-t-il passé ? Les
« rendez-vous » qui sont donnés, sous forme de rencontres détermi-
nantes, à Nina, sont autant de rendez-vous qu’elle se donne à-elle-
même pour, dans le même mouvement, vivre son apprentissage et
en avoir des nouvelles, tenter de savoir à tout moment où elle (en)
est. Même si souvent l’action et l’émotion vont plus vite que le sa-
(2) ou le « sinthome »,
au sens lacanien du
du
voir qu’elle peut en avoir (c’est cela, la vitesse et la dynamique terme.
27
cinéma de Téchiné), Nina n’est pas seulement emportée par une sé-
rie de chocs moraux et physiques, elle essaie tant bien que mal —
et y arrive parfois — de ne pas seulement être l’objet, la proie, de
rendez-vous comminatoires : Nina est sommée de se rendre à des
hommes (Quentin ou Paulot), mais aussi, en même temps, de se
rendre à l’évidence de l’apprentissage qui lui est offert. S’il n’est pas
d'apprentissage sans violence, il n’est pas non plus pour Téchiné de
violence sans envers positif, et ce que perd Nina en découvrant la
folie des hommes et en payant de sa personne est largement com-
pensé par ce qu’elle gagne : moins l’accès au théâtre (en termes de
carrière) que l’accès à la scène de la maturité. Plus encore qu’un
apprentissage, l’itinéraire de Nina est une initiation, et la figure du
grand initiateur est ici une figure paternelle (celle de Scrutzler/
Jean-Louis Trintignant) qui prend très exactement le relais de celle
du premier initiateur, Quentin (seul un plan sépare la mort brutale
de Quentin et l’arrivée tout aussi soudaine de Scrutzler). Cette prise
de relais intervient au milieu du film, et fait succéder un initiateur
soft à un initiateur hard. Autant l'initiation selon Quentin était sau-
vage, brutale, parfois sanglante, autant Scrutzler peut guider Nina
avec la douce fermeté de qui a vécu (c’est un homme mûr), et avec
la relative sérénité d’un père-analyste-exorciste, puisqu’aussi bien
en Scrutzler se superposent ces trois figures. Scrutzler va exorciser
Nina de la présence maléfique de Quentin, la faire passer à la scène
(c’est un passeur, un Charon bienveillant), et en étant pour elle
quelque chose comme un analyste, poursuivre sa propre analyse,
mener à bien le travail de deuil, pas encore achevé lorsqu'il inter-
vient dans la fiction, qu’il doit effectuer vis-à-vis de la mort de sa
fille, jeune actrice, évidente Juliette dans la pièce de Shakespeare
jadis montée par lui. Que Nina puisse endosser le costume de Ju-
liette et monter sur scène, et le travail de Scrutzler sera terminé, à
la suite de quoi il pourra partir, le soir de la répétition générale, en
répliquant à qui s’offusquera de son départ : « J'ai rempli mon con-
trat, mon travail est terminé ».
Le père a (re)trouvé sinon sa fille, du moins une fille. Nina a trou-
vé un père de passage (de passation), juste le temps, pour elle, d’ac-
céder à une forme de maturité qui ne devrait plus la quitter. Telle
est la belle leçon de Rendez-vous.
RAS
Dés
III
| NOUS N’AIMONS JAMAIS
QUE DES OMBRES
|
tt,
bat
dut
didi-2'
àait
à
Rendez-vous : Juliette Binoche et Lambert Wilson
Que l’on ait maille à partir avec l’ordre familial, que l’on com-
mence à s’en éloigner, et l’on quitte, par là-même, l’ordre du fami-
lier. Dérive insensible, léger pas de côté, ou rupture violente, saut
vers l’altérité radicale d’un ailleurs inconnu : chez Téchiné, le fami-
lier se teinte d'inquiétude (c’est l’ordre du unheimlich")), ou, dans
des situations plus extrêmes, ne devient guère plus discernable
qu'une vague lueur à l'horizon. D’un film à l’autre, ou au sein d’un
même film, Téchiné balaie le large spectre des univers parallèles,
et il s’en faut parfois d’un rien pour que les personnages, la fiction,
le film basculent de ce très léger décalage d’avec la réalité vers
d’autres sphères, où règnent la peur, le cauchemar, l’horreur, la fo-
lie. A ceci près que, telles que les met en scène Téchiné, ces zones
(1)De la notion freu-
sont à la fois lointaines (de par le coefficient d’irréalité qu’elles pré- dienne d’« Unheim-
sentent) et toutes proches. (On imagine mal Téchiné réalisant un lich », usuellement
traduite par « familier
film totalement fantastique, ou totalement réaliste — pour nous en inquiétant » ou par
« inquiétante étrange-
tenir à deux catégories dont l’appellation sommaire n’est là que par té », on peut retenir,
commodité). entre autres défini-
tions, celle que propo-
Téchiné met en évidence la contiguïté de deux univers — la réa- se C. Clément (op.
cit) : « L’accouple-
lité et son double — et la faculté surtout qu’ont ces deux univers ment conceptuel par
contraires (...) entre le
non seulement de se côtoyer, mais d’entrer en correspondance; par familier et l'étranger,
un jeu de circulation secrète, de vases communicants. entre l'horreur et son
contraire le rassurant,
C’est ainsi qu’un mort-vivant (Quentin) erre dans le Paris réaliste entre la famille, où se
tient le familier, et le
de Rendez-vous, ou que Le Lieu du crime est parcouru par un inces- fantastique où se tient
sant va-et-vient entre le territoire de la famille (et de son environne- l'étranger ».
31
ment : un petit village du Sud-Ouest), et celui des étrangers dans la
maison, avec tout le cortège d’horreur hallucinante et attractive
qu'ils ont pour tout bagage. C’est une fois de plus le paradigme de
Murnau qui est ici à l’œuvre, le « Franchi le pont, les fantômes vin-
rent à sa rencontre » de Nosferatu. Un pont en effet suffit, ou tout
autre équivalent simple et immédiat, un raccord, un changement de
lumière d’un plan à un autre, une variation infime dans un regard
— il n’y a plus guère que le cinéma américain qui croie, et veuille
nous faire croire, que seuls des appareillages sophistiqués ou d’ab-
surdes acrobaties scénariques sont nécessaires pour nous faire pas-
ser de l’autre côté. Car l’autre côté est tout près, les artistes sont là
pour nous le rappeler, et ils accomplissent largement leur mission
si, après eux (grâce à eux) nous sommes à même de regarder d’un
œil légèrement différent ce qu’il est convenu d'appeler réalité.
Il va de soi que ce dont il est question ici ne vient pas de n’impor-
te où, qu’un courant artistique majeur s’est totalement édifié sur les
« vases communicants » entre notre monde et son double. Ce n’est
pas un hasard si les Surréalistes, qui par ailleurs allaient souvent au
cinéma pour de mauvaises raisons, ou du moins pour des raisons
qu'on ne donne pas, à l’ordinaire, comme premières, ont été fasci-
nés par la phrase-clé de Nosferatu.
Du surréalisme, Téchiné n’a heureusement pas conservé tout
l’héritage, seulement ce qui en fit la grandeur : la Rencontre, le ha-
sard objectif, la mise à jour d’un monde nocturne, surréel. (Le bazar
surréaliste — son bric à brac symbolique — n’intéresse pas, et c’est
tant mieux, Téchiné).
Avant de devenir (essentiellement dans les films des années qua-
tre-vingt) un espace doté du même coefficient de réalité que l’espa-
ce familier, le territoire exploré par le cinéma de Téchiné a d’abord
été un espace mental, plus que jamais dans son premier film, Pauli-
na s'en va. « Que la folie vienne vite ! », entendait-on dans Marie
pour mémoire de Philippe Garrel qui, pour obéir à une esthétique
très différente de celle de Téchiné, n’en travaillait pas moins, à la
même époque, sur l'exploration d’un espace mental séparé, schi-
zoïde. Lorsqu'on fait remonter les personnages de femmes « dépla-
cées » (selon l'expression de Marguerite Duras), exemplairement et
fréquemment interprétées par Bulle Ogier, à La Salamandre d'Alain
Tanner (qui prit figure, de ce point de vue, de film-phare pour un
bon nombre d'années), on oublie que Paulina s'en va lui est anté-
rieur de quatre ans, et que le film de Téchiné, où Bulle Ogier est
32
Paulina s'en va : Bulle Ogier
33
F4
\é À
34
Paulina s'en va : Bulle Ogier, Denis Berry et Yves Beneyton
J'ai perdu le fil. Je ne connais pas l’histoire... Ou alors très tard dans
la nuit, avant de retomber complètement dans le sommeil... » Déjà,
avant de quitter la famille, Paulina vivait, disait l’un de ses deux
compagnons, « des histoires de film toute la journée ». Le film censé
pendant l’interrogatoire lui rappeler quelque chose est un film
muet, granuleux (un petit format gonflé), en couleurs, où des per-
sonnages non identifiables se livrent à d’étranges rituels théâtrali-
sés. Paulina s'en va conte l’accès de Paulina à ce film imaginaire, à
l’intérieur duquel elle finira par se retrouver et par rejoindre ceux
qu’elle avait quittés : dès Paulina s’affirme avec netteté l’idée rim-
baldienne selon laquelle « la vraie vie est ailleurs », au cinéma pré-
cisément... Le monde que découvre peu à peu Paulina, et auquel
l’accès lui est progressivement donné, est largement teinté des cou-
leurs de l’enfance : comptines et mots de passe hantent abondam-
ment le film, qui a, de la rêverie enfantine, la non-finitude et la li-
bre faculté de changer à tout instant d'échelle. Pas loin de la fin du
film, un chauffeur digne et quasi muet conduit Paulina vers une
destination inconnue d’elle, et Paulina parle : « Cette voiture est
amphibie ? — Oui. — Et c’est encore loin ? — Oui. — Cette forêt
n'en finit pas. — Oui. — Depuis quand roulons-nous ? — Oui ».
D'un côté, la forêt infinie, la route interminable, l’abolition des re-
35
PAL ne |
ad
36
Paulina s'en va : Yves Beneyton et Bulle Ogier
37
ment d’un autre monde (et les tentatives pour lui répondre) n’en sont
pas moins constamment à l’œuvre : autant, dans Barocco, Téchiné
n’hésite-t-il pas à faire interpréter par le même acteur (Gérard De-
pardieu) le double rôle d’une victime et de son assassin, autant dix
ans plus tard, dans Rendez-vous, n’hésite-t-il pas à tuer et à ressus-
citer Quentin ; si la manière a changé, doubles et fantômes sont tou-
jours au rendez-vous de son cinéma.
Dans l’espace et dans la fiction de Barocco, deux mondes sont ex-
plicitements désignés. Deux partis politiques s'affrontent, deux
journaux seulement sont donnés à lire (le « journal du jour » et le
« journal de la nuit »). Le scénario du film est infiniment moins in-
téressant en soi qu’en tant qu’il permet à Téchiné sa variation la
plus explicite (et, par là-même, peut-être la moins riche) sur le thè-
me du double, à la suite de la tradition littéraire d’un Poe ou d’un
Hoffmann.
Résumé sommairement, Barocco serait l’histoire d’une femme
(Isabelle Adjani) qui, incapable de faire le deuil de son amour, le
ressuscite, quitte à ce qu’il ait les traits de l’assassin. Laure n’est
pas successivement amoureuse de la victime et du meurtrier : la fic-
tion n'existe que si elle redonne aussi totalement que possible au se-
cond les traits physiques du premier. (Les traits moraux viendront
ensuite, Depardieu passera vite du camp des politiciens véreux à
celui des hors-politique). La plus belle scène du film est celle de la
transformation de Depardieu par Isabelle Adjani — le moment où
où elle lui teint les cheveux — et n’a de sens que par rapport à la
superbe scène qui la préfigure, celle où Depardieu demande à Ad-
jani de lui mentir. L’assassin se confesse, il avait le même rêve que
sa victime : quitter la ville. S’entend alors ce superbe dialogue :
Depardieu : Attends, je voudrais te demander quelque chose.
Adjani : Quoi ?
Depardieu : De faire semblant qu'on s'aime, juste une seconde, et
après chacun ira de son côté.
Adjani : D'accord, mais faisons vite.
Depardieu : Dis-moi un mensonge. Dis-moi que toutes ces années tu
m'as attendu... Dis-le moi.
(Adjani fait « non » de la tête, puis) : « Toutes ces années je t'ai at-
tendu ».
Depardieu : Pas une seconde tu n'as cessé de m’aimer.
Adjani : Pas une seconde je n'ai cessé de l’aimerlde t'aimer
.… et elle part vite, bouleversée, les larmes aux yeux. Ensuite,
38
après la scène de l’église, où Laure entend un prêche sur la résur-
rection et demande à son amie prostituée (Marie-France Pisier) si
elle y croit, Laure achète de la teinture pour changer la couleur des
cheveux de Depardieu et, devant son air effaré (elle a ramené les af-
faires de Samson) lui dit : « Comment pourrait-on s'aimer autre-
ment ? ». (Bien plus tard, dans Rendez-vous, Paulot portera le pull-
over de son ami mort, Quentin).
Interrogée, plus tôt dans le film, par la police qui cherchait à éta-
blir un portrait-robot du tueur, Laure déclarait : « Je n'aurais ja-
mais cru me souvenir de lui aussi précisément. La seule fois où je l’ai
vu, Je ne l'ai même pas regardé. Maintenant je le vois partout. Par
contre le visage de Samson s'efface de plus en plus. J'ai peur de les
confondre ».
Quel est l’être qui, par nature, est sujet à s’effacer, à s’estomper,
à être sujet à (ou sujet de) confusion, sinon le fantôme ? (Le fantôme
vient aussi, souvent, confondre les vivants comme on confond un
suspect). Barocco tourne explicitement autour de cette figure du
double fantômatique, qui plus est dans un lieu (Amsterdam) dont la
topographie, telle qu’elle est reconstituée par la mise en scène de
Téchiné, offre l’image d’un labyrinthe mental, hanté par des person-
nages fantômatiques. Laure, avant d’apparaître comme une simple
amoureuse, semble, avec sa cagoule et sa façon de glisser, insaisis-
sable, dans les rues et sur les ponts, sortir tout droit d’un film ex-
pressionniste. Didier Dumas, dans son beau livre de clinique analy-
tique « L’Ange et le Fantôme »W), a consacré des pages passionnan-
tes aux fantômes. Retenons la définition qu’il en propose : « Le fan-
tôme est un mort qu'un processus de deuil n’a pas pu enterrer et qui
revient hanter les vivants pour revendiquer ce qui est resté inavouable
dans sa mort ».
Comment effectuer un travail de deuil, alors même que le mort res-
surgit avec toutes les apparences d’un être vivant ? Le voudrait-
elle, et en aurait-elle la capacité, que Nina, dans Rendez-vous, n’en
aurait pas le loisir. Quentin, le mort, revient la hanter, brisant par
chacune des ses apparitions le travail que Nina pourrait entrepren-
dre, n’était sa hâte (et celle de plus d’un personnage de Téchiné) de
commencer sans plus attendre un autre travail : apprendre le rôle (3) Didier Dumas :
de Juliette, monter sur scène aussi vite que possible, poursuivre son « L'Ange et le fantôme
(Introduction à la clini-
apprentissage. que de l’impensé gé-
néalogique) ». Editions
Non, on s’en doute, qu’elle veuille à tout prix faire carrière, mais de Minuit, Collection
Nina préfère la chaleur des sunlights au « soleil noir de la mélanco- « Arguments », 1985.
99
lie ». Si l’on suit Didier Dumas, il y a bien quelque chose qui, du
vivant de Quentin, est resté inavoué, et que plus d’un facteur (psy-
chologique, familial) rend inavouable : il faudra à Scrutzler toute sa
sagesse d'homme mûr (et le temps de sédimentation des strates fic-
tionnelles du film) pour que le trauma passé (la mort de sa fille) qui
le hantait comme il hante Nina sans qu’elle le sache, puisse enfin
quitter l’ordre de l’inavouable, passer de l’interdit au dit. En quels
termes Thomas, dans Le Lieu du crime parle-t-il de Martin lorsqu'il
le décrit à Lili ? « Il avait l’air d’un fantôme ». Dans la fiction
du film (dans son texte) Martin sort de prison. Dans son « sous-tex-
te », il vient du cimetière, des tombes près desquelles ont lieu des
rencontres décisives avec Thomas, puis avec Lili. Branwell, dans
Les Sœurs Brontë, passe près du cimetière lorsqu'il se rend de la de-
meure familiale à la taverne, et son dépérissement progressif lui
donne de plus en plus des allures de mort-vivant. A la fin du film,
seule Charlotte Brontë survit, et les voix d'Anne, d’'Emily et de
Branwell se font entendre, off, disant une nouvelle et dernière fois,
sur fond de mer, la phrase qu’on les avait déjà entendu prononcer,
leur phrase personnelle, censée les caractériser, et ce sont des voix
d’outre tombe : nul doute qu’après la fin du film Charlotte continue-
ra d’être hantée par leur souvenir.
Didier Dumas, poursuivant et commentant la pensée de Nicolas
Abraham, n’envisage guère le fantôme en dehors de questions de
généalogie (ce serait l’axe diachronique) et de liens contemporains
de parenté (l’axe synchronique). Le cinéma de Téchiné est aux pri-
ses avec ces deux axes, travaillant soit sur l’un, soit sur l’autre, soit
sur leur point de croisement. Pour Nicolas Abraham (cité par Didier
Dumas), le fantôme résulte « du passage de l'inconscient d’un parent
à l'inconscient d'un enfant ». Il est dès lors tentant d’extrapoler
quelque peu à partir d’une telle proposition, et de voir sous cet an-
gle le lien Père-Fille (Scrutzler-Nina) de Rendez-vous, ou le lien
Mère-Fils du Lieu du Crime, où le « fantôme » (Martin) est ce qui
va faire lien entre Lili et Thomas, puisqu’en lui va prendre corps le
désir inconscient de chacun d’eux, leur attente obscure, secrète et
incontestable que quelque chose leur arrive : l’amour fou pour Lili,
l’aventure pour Thomas, sous les traits d’une seule et même person-
ne qui va souder plus encore les rapports de couple qui régnaient
déjà entre eux, comme si Lili et Thomas ne pouvaient se contenter
de la relation qui est la leur dans la réalité, mais avaient besoin de
se rejoindre dans un fantasme partageable.
40
Le Lieu du crime : Wadeck Stanczak
41
moins son moteur-off. C’est, exemplairement, le cas du défunt mari
de Catherine Deneuve dans Hôtel des Amériques, dont on ne verra,
au lieu de son corps, que la trace qu’il a laissée dans la réalité : la
maison qu’il avait achetée, et, dans cette maison, la maquette de la
ville qu’il devait construire. La maison s’avèrera d’ailleurs inhabi-
table par Catherine Deneuve et Patrick Dewaere. Car le personnage
de Catherine Deneuve est hanté par ce mort dont elle ne parvient
pas à faire le deuil (d’où la mélancolie fondamentale du personna-
ge). Qui était cet homme ? Un grand architecte, passionnément
aimé par Catherine Deneuve. On en saura moins, directement, sur
lui, qu'indirectement, par les traces qu’il a laissées en elle, et par
cette maison qui, bien qu’on en ait la clé, n’en reste pas moins fer-
mée à ce nouvel amour, parce que ce nouvel amour lui-même est
moins impossible qu’interdit : telle est la loi du fantôme. Qu'écrit
Nicolas Abraham ? — « Depuis les brucolaques, âmes errantes des
excommuniés chez les Grecs, en passant par le fantôme vengeur du
père d’Hamilet, jusqu'à l'évocation des esprits frappeurs des temps mo-
dernes, le thème du défunt qui pour avoir été victime d’un refoulement
familial ou social ne saurait avoir, même dans la mort, un statut vé-
ritable, apparaît soit à l’état pur, soit sous divers déguisements dans
les marges des religions, et — à défaut — des rationalisations. Un
fait est certain, le « fantôme » — sous toutes ses formes — est bien
l'invention des vivants. Une invention, oui, dans le sens où elle doit
objectiver, fût-ce sur le mode hallucinatoire, individuel ou collectif,
la lacune qu'a créée en nous l’occultation d’une partie de la vie d’un
objet aimé. Le fantôme est donc, aussi, un fait métapsychologique.
C’est dire que ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter, mais Les
lacunes laissées en nous par les secrets des autres »(?.
Si l’on s’éloigne de la stricte acception du fantôme telle qu’elle
nous est présentée ici, si l’on élargit sa problématique, on en arrive
à la figure fictionnellement opératoire du tiers absent, exemplaire-
ment dans La Matiouette, dont le titre peut surprendre puisque ce
nom désigne celui de la femme du coiffeur, bel et bien vivante, mais
absente du lieu du film. De cette femme (qu’a connue Jacky) on ne
verra qu’une photo qui sera moins la trace d’un « elle est là » que
d’un « elle a été là » (pendant l’adolescence des deux frères). La
Matiouette est la femme absente (et, dans ce film précisément, l’ab-
(4) Nicolas Abraham, sente parce que femme) autour de laquelle se cristallisent les ques-
« Notules sur le fantô-
me », cité par Didier
tions qui refont surface entre les deux frères, en particulier le rappel
Dumas, op. cit. cruel, par le coiffeur, des barrettes que leur mère mettait aux che-
42
veux de Jacky, et du goût que celui-ci avait de se déguiser en fille
lorsqu'il était plus jeune.
On peut tenter (et être tenté) de passer de la figure du tiers absent
(Hôtel des Amériques, La Matiouette, étant bien entendu que la si-
tuation, on l’a vu, est loin d’être identique dans les deux films), à
une structure narrative plus d’une fois à l’œuvre chez Téchiné : le
déport de la fiction. Il faut entendre par là une structure narrative
qui s’écarte du programme annoncé soit par le scénario initial, soit
par le titre, soit même (c’est arrivé) par l’affiche du film. Téchiné a
une prédilection marquée pour les fictions en chicane, il aime
qu'une histoire, comme il le dit lui-même, puisse en cacher une au-
tre, comme les trains qui se croisent (mais qu’écrivait Raymond
Queneau ? — « Un train qui file dans la nuit/C’est un sujet de poé-
sie »). Ce goût du risque fictionnel, qui bouscule salutairement les
habitudes du spectateur, n’est pas sans avoir parfois nui au possible
succès des films, peut-être surtout dans le cas des Sœurs Brontë, où
le programme annoncé par le titre, par l’affiche (dessin et casting :
rien moins que trois vedettes) a pu sembler, aux yeux du public
et du producteur, ne pas avoir été respecté. Ce n’est évidemment
pas la seule raison du semi-échec public du film et de la déception
de son producteur, mais il est clair que le film, tout en faisant plus
qu'évoquer, très sérieusement, les personnages des trois sœurs, se
déporte vers Branwell (le frère) jusqu’à en faire le personnage nodal
de la fiction, déport d’autant moins accepté que Pascal Greggory
(Branwell) était loin d’être aussi connu qu'Isabelle Adjani, Isabelle
Huppert et Marie-France Pisier.
Un cas de figure analogue se retrouve dans Hôtel des Amériques
où le programme annoncé, et renforcé par la présence de deux stars
dans les rôles principaux, se trouve perverti par une construction
scénarique qui fait de Patrick Dewaere le pivot entre deux couples :
celui qu’il forme (comme dans une fiction standard, et, aux yeux du
spectateur, conformément à la loi du star-system) avec Catherine
Deneuve, et celui qu’il ne forme pas vraiment avec son ami de cœur,
Bernard, qu’interprète Etienne Chicot. La dimension homosexuelle
(sans passage à l’acte) du « couple » Etienne Chicot/Patrick De-
waere est incontestable, et il n’est pas abusif d’affirmer que le tiers
présent qu'est le personnage d’Etienne Chicot est autant un obstacle
à la relation Deneuve/Dewaere que le tiers absent qu'est l’homme
dont Deneuve ne parvient pas à faire le deuil.
Le personnage d’Etienne Chicot a plus d’une caractéristique d’un
43
homosexuel qui s’ignore (ou qui veut s’ignorer comme tel), et qui,
de ce fait, en rajoute sur l'affirmation ostentatoire de son hétéro-
sexualité : faussement désabusé sur la possibilité d'existence d’une
vraie passion amoureuse entre un homme et une femme, plus que
désinvolte dans sa façon de traiter sa petite amie (Josiane Balasko),
Chicot se révèle dans deux scènes-clé. Dans les toilettes d’un café,
il est l’objet d’avances sexuelles précises de la part d’un jeune pos-
tier, et sa réaction de rejet est brutalement physique : il lui casse la
figure. Plus tard, il erre, la nuit, dans un jardin fréquenté par des
homosexuels. Que vient-il faire là ? Certainement pas « casser du
pédé », comme le lui dit quelqu'un qui le reconnaît et s'étonne de
sa présence en un tel lieu. Bien plutôt — c’est le sens à peine caché
de la scène — chercher, dans un moment de détresse, celui (Pa-
trick Dewaere) auquel il porte un amour masqué par les apparences
d’une vieille camaraderie et d’un durable partage de la vie de bohé-
me — partage durable jusqu’à l’entrée en scène de la Femme. (Té-
chiné n’en est pas pour autant sur le terrain des « amitiés viriles »
qui abondent depuis longtemps dans le cinéma, ou de leurs varian-
tes, dont le cinéma de Wim Wenders (d’Au Fil du temps à L’Ami
américain et à l’épisode final de L'Etat des choses) est exemplaire :
car le cinéma de Wenders, dans les films que je cite ici, se fonde
sur l’exclusion pure et simple de la femme, ce qui n’est pas le cas
chez Téchiné).
Il est regrettable qu’une partie du public n’ait pas accepté ce dé-
port de la fiction d’un couple à un autre, ce jeu (et la richesse fic-
tionnelle qu’il suscite) de deux couples autour d’un personnage-pi-
vot (et qui, en tant que tel, ne sait plus vers qui se tourner, sauf—
ultime recours — au dernier plan, vers l'objectif, avec le pathétique
regard-caméra d’un Dewaere meurtri, brisé, déglingué, condamné à
ne plus pouvoir parler à Catherine Deneuve désormais loin de lui
qu’en faisant comme si elle était tout près).
Dans les films suivants, Téchiné, sans doute conscient des tours
(en termes de recevabilité publique) que lui avait joués par deux
fois son art du déport, parviendra à préserver son goût pour les fic-
tions en chicane, mais fera en sorte qu’on ne puisse plus l’accuser
de trahison de programme : Rendez-vous et Les Innocents, tout parti-
culièrement, n'hésitent pas à donner le même statut fictionnel à plu-
sieurs personnages (jusqu’à cinq dans Les Innocents). Si l’on peut
encore parler de déport à propos des /nnocents, c’est donc moins
concernant la structure du film, la place et le statut des personna-
44
ges, qu’à propos du sujet (ou, du moins, de l’un de ses aspects) : si
la dimension homosexuelle est nettement affirmée avec l'amour sans
espoir que voue Klotz au jeune maghrébin (Saïd), elle est en revan-
che cryptée (à peine) dans la représentation de la relation contradic-
toire, à la fois de haine et d'amour, qui existe entre Saïd et Stépha-
ne, le jeune Français mêlé à de sinistres ratonnades. Que Jeanne/
Sandrine Bonnaire aime les deux jeunes hommes ne fait aucun dou-
te, mais il ne fait aucun doute non plus que Saïd et Stéphane s’ai-
ment sans pouvoir ni passer à l’acte ni même se le dire : la seule fa-
çon qu'ils ont de se signifier leur amour est de s’aimer par jeune
femme interposée.
On peut difficilement avoir parlé du Fantôme sans évoquer sa fi-
gure antinomique et complémentaire : celle de l’Ange. (Téchiné dé-
finit Saïd, dans Les Innocents, comme un « ange noir, à la fois ange
et démon »). La distinction entre trois types d’Anges (l’ange annon-
ciateur, l’ange déchu et l’ange exterminateur) permet d’éviter la ma-
lheureuse association ange/angélique, qui tend à évacuer et la ques-
tion du corps et du sexe, et celle de la duplicité de l’ange déchu
(plus que de tout autre), puisque celui-ci (Satan) « est aussi le dé-
mon — le destin —, cet ange qui, ayant perdu ses attaches avec
Dieu, est exclu de tout autre paradis que celui qu'on se procure dans
les plaisirs terrestres »."* Didier Dumas pose le Fantôme « dans un
rapport certain avec la pulsion de mort » et l’'Ange avec la pulsion de
vie : le Fantôme renvoie à Thanatos, l’Ange à Eros. Mais Thanatos,
dans la mythologie grecque, a pour frère Hypnos, Dieu du sommeil
et de l’oubli réparateur. Ange et Fantôme ne sont donc pas — et
moins que nulle part ailleurs dans les films d'André Téchiné —
dans un rapport d'opposition binaire, univoque, manichéenne. Si
nous avons vu en quoi certains fantômes venaient douloureusement
hanter les vivants (Quentin surtout dans Rendez-vous), « c’est en si-
lence et sans qu'on s’en aperçoive qu'il (le fantôme) pallie les chagrins
et Traumas par le sommeil et l’oubli »(). Pour apporter le sommeil
aux autres, sans doute est-il nécessaire de ne pas dormir : que l’on
se souvienne simplement des termes en lesquels Paulot présente
Quentin à Nina dans Rendez-vous : « L'homme qui ne dort jamais ».
Alors, derrière Quentin, apparaît un autre grand insomniaque, un
grandiose persécuteur d’enfants dans l’un des plus grands films du
(5) Didier Dumas, op.
monde, Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur, celui dont disent cit.
les enfants médusés (à la fois terrorisés et fascinés) : « Mais il ne (6) Didier Dumas, op.
dort donc jamais ! ».… cit.
45
Paulina s’en va : Bulle Ogier
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Paulina s'en va : Bulle Ogier, Yves Beneyton (à terre).
André Téchiné : né en 1943 à Valence d'Agen (Tarn et Garonne).
Monte à Paris et écrit régulièrement aux Cahiers du cinéma, très
jeune, de 1964 à 1967. Cesse d'écrire aux Cahiers et passe à son
premier long métrage, Paulina s’en va, en deux temps, en 1967 et
1969. Signes particuliers : tempérament nerveux, parfois angoissé
(en dépit de ses vingt ans d’activité de metteur en scène) lors de la
sortie de ses films. Nette propension à la surconsommation de Gita-
nes sans filtre. Certainement timide, et, comme tous les grands ti-
mides, capable, dans son travail, d’audaces impressionnantes.
Grand et mince. Selon toute vraisemblance, n’appartiendra jamais à
la famille des gros cinéastes (Welles, Renoir). Surprend agréable-
ment ses interlocuteurs lorsqu'un trait de malice éclaire son regard,
ou lorsqu'un rire se fait entendre, franc et clair. Bref, est moins noir
que ses films. Vit très mal l’immobilité et l’inaction : résume la vie
et son cinéma en une formule-programmatique : « Etre vivant, c'est
être en mouvement ».
Tel est le portrait d'André Téchiné, délibérément tracé ici sous
forme d’une fiche dont on me pardonnera le caractère lapidaire :
dans l’entretien qui figure en fin de cet essai, Téchiné conte de fa-
çon plus juste et plus fouillée les moments forts de son itinéraire. Je
ne m’attarderai donc ni sur la période-Cahiers, sauf pour mention-
ner que de son activité de critique maintenant lointaine, Téchiné a
conservé une extrême finesse d’analyse des films des autres et de
ses propres films, de l’écart qui existe parfois entre ses intentions et
49
le résultat obtenu, une lucidité aiguë sur les scènes avec lesquelles
il est à l’aise et sur celles qui lui posent problème (et à propos des-
quelles, loin d’avoir renoncé, il continue de s’interroger).
À un ami qui me demandait s’il n’était pas prématuré d'écrire au-
jourd’hui un livre sur André Téchiné, j'ai répondu que non. Car si
l’œuvre de Téchiné est suffisamment abondante maintenant pour
faire l’objet d’un livre, elle est surtout en plein mouvement (et nous
réserve, j'en suis persuadé, de belles surprises, tant, depuis quel-
ques années, Téchiné est sur une lancée rapide, vive et audacieuse
— ce qui, du fait de circonstances extérieures malheureuses, n’a
pas toujours été le cas). Il est particulièrement passionnant de s’in-
terroger sur l’œuvre de Téchiné au moment où celle-ci est à la fois
riche de passé et de futur, au moment surtout où elle témoigne à la
fois d’une jeunesse, d’une énergie et d’une vitalité incontestables,
et de l’accès à une véritable maturité. Loin d’être achevée, l’œuvre
de Téchiné est placée sous le signe de l’inachèvement : relais d’un
film par un autre (c’est le cas des trois derniers), hantise surtout de
tout ce qui pourrait figer le propos ou la forme. Les films d'André
Téchiné, pour passionnants que soient la majorité d’entre eux, ne
sont pas parfaits — dans les catégories temporelles de certaines
langues, le parfait est le temps de ce qui est achevé — et c’est tant
mieux, puisque la perfection peut être froide, asphyxiante, stérile et
stérilisante..… Enfin, dans un cinéma français aujourd’hui assez ter-
ne, Téchiné est (avec Jacques Doillon et quelques autres, peu nom-
breux) le représentant le plus brillant et le plus tenace de sa généra-
tion, l’un des rares cinéastes qui, de film en film, enfoncent avec
une rigueur obstinée le même clou — qui n’est d’ailleurs pas sans
déranger.
À la fois solide (Téchiné bénéficie d’un incontestable crédit) et
précaire (ce n’est pas un cinéaste installé), la position de Téchiné
aujourd’hui permet d'interroger les liens (d’union et de déliaison, de
confiance et de défiance) qui se tracent entre les quatre pôles de la
création cinématographique : cinéaste, producteurs, acteurs, pu-
blic.
Si l’on veut tenter de comprendre où en est Téchiné il est indis-
pensable de retracer rapidement son parcours depuis Paulina s’en
va, film qui, s’il préfigure largement, comme nous avont tenté de le
montrer, plus d’un aspect du cinéma de Téchiné, n’en apparaît pas
moins comme un film totalement singulier (en dépit de la mémoire
cinématographique dont il est partiellement tissé), tout comme, à
90
son époque, il avait figure d'objet peu aisément identifiable (comme
ces « objets difficiles à ramasser » qu'évoquait Jean Cocteau). Pau-
ina s'en va a des allures de comédie, dimension encore présente
dans Souvenirs d'en France, et dont on peut regretter qu’elle se soit
peu à peu estompée dans les films ultérieurs, au profit d’une théma-
tique et d’un traitement plus graves qui font bien sûr tout le prix des
derniers films (quoique la légèreté y ait une place fondamentale). Il
n'est pas impossible que l'esprit de liberté, d'invention dans toutes
les directions possibles, que la verdeur de pousse fraîchement sur-
gie, de Paulina s'en va, ne soient pas seulement imputables à l’âge
auquel Téchiné l’a réalisé (il avait alors vingt-quatre ans), mais
aussi à la tolérance plus grande de l’époque, qui incitait beaucoup
moins qu'aujourd'hui les cinéastes débutants à vouloir se faire re-
connaître tout de suite par la famille du cinéma — la dimension im-
plicite d’auto-censure est l’hypothèse la moins pessimiste devant la
timidité, le confort et le conformisme de nombreux premiers longs
métrages des années quatre-vingt.
La question que posent les deux premiers films de Téchiné est
celle de l’accès à la réalisation une dizaine d’années après la Nou-
velle Vague. Après un mouvement aussi fort, il n’a pas dû être de
toute évidence pour une nouvelle génération de se manifester avec
éclat, tant la N.V. pouvait à la fois jouer comme stimulant (elle
avait prouvé que faire du cinéma n’était pas chose aussi inaccessi-
ble qu’on pouvait le croire — c’est Godard découvrant Voyage en
Italie et se disant : « Le cinéma ? Un couple et une voiture : la cho-
se est faisable ») et comme frein. Comment en effet ne pas être sub-
mergé, voire paralysé, par l’admiration ? Pour les cinéastes impor-
tants — peu nombreux, à vrai dire, surgis dans l’immédiat après
Nouvelle Vague, dans les années soixante, la question fut résolue
de façon saine et relativement simple. Jean Eustache et Philippe
Garrel (qui firent respectivement leurs débuts en 1963 et 1965), se
revendiquèrent et dans leurs films et dans leurs propos comme des
disciples des cinéastes de la N.V. reconnaissant leur dette envers le
cinéma et les hommes qui avaient été, pour eux, formateurs. Dans
un premier temps, Philippe Garrel, alors adolescent, est émerveillé
non seulement par les films de la NV, mais plus précisément-par le
fait — c’est ainsi qu’il a raconté la chose — que le Godard de Ban-
de à part ou d’Alphaville pouvait se lever en pleine nuit, se saisir de
la caméra posée sur la table de chevet, et filmer le sommeil de l’ai-
mée. (De cette fascination, le cinéma de Garrel porte les traces au-
SE
jourd’hui encore, si l’on voit comment il travaille avec ceux, celles
surtout, qu’il nomme ses « modèles »). Jean Eustache, quant à lui,
n’hésita pas à affirmer que ses premiers films avaient été « une sor-
te de devoir d’élève sur ce qui (l’)avait beaucoup troublé et influen-
cé, et qui avait été très important dans (sa) vie : la Nouvelle Va-
gue ». Cette attitude n’empêcha nullement Garrel et Eustache de
trouver vite une problématique personnelle. Le troisième grand ci-
néaste apparu dans l’immédiat après Nouvelle Vague est Maurice
Pialat, qui, à l'inverse, n’aime pas la Nouvelle Vague, et saute car-
rément une génération, d’où la relative difficulté à le situer — ce
qui n’est pas ici notre propos.
Paulina s'en va, pour s’engager sur une voie poétique que n’avait
pas empruntée la N.V., n’en est pas moins parcouru par des rémi-
niscences : Cocteau de façon explicite (l’un des « pères » de la
N.V.), mais surtout Godard. Toute la fin du film, qui se passe dans
une forêt où se cachent d’improbables maquisards, ne peut qu’évo-
quer le FLSO (Front de Libération de Seine et Oise) de Week-End,
tout comme l’arrestation de Marie-France Pisier, dans les bois éga-
lement, évoque l’arrestation et l’exécution de la jeune révolutionnai-
re léniniste-maïakovskienne des Carabiniers. Que ces réminiscen-
ces soient conscientes ou non est de peu d'importance : elles sont
là, c’est tout. Ce premier film est une avancée audacieuse vers des
zones poétiques que le cinéma français d’alors (excepté quelques
francs-tireurs dont beaucoup se marginalisèrent ou ne réalisèrent
qu’un unique film) explorait peu. Le film existe de façon incontesta-
ble, et lorsqu'on le revoit (de façon très exceptionnelle) aujourd’hui,
c’est avec un très grand plaisir, même si quelques tunnels en alour-
dissent parfois l’élan.
En 1974, l’année du second film de Téchiné (Souvenirs d'en
France), on est en droit de parler d’une nouvelle génération dans le
cinéma français. Les premières années de la décennie sont mar-
quées par les débuts de Benoît Jacquot et de Chantal Akerman
(auxquels il faut ajouter Raoul Ruiz, puisque le cinéaste chilien
commence à travailler en France en 1974) et Jacques Doillon, dont
l'itinéraire est quelque peu différent. Qu’est-ce qui domine le ciné-
ma français de ce début de décennie ? Quel est l'ennemi contre le-
quel va avoir envie de se battre cette nouvelle génération, comme
la génération de la Nouvelle Vague s’était battue contre la « tradi-
tion de qualité » ? — L’ennemi, c’est le « naturalisme à la françai-
se », qui fit dire à Jean Eustache, non sans malice, qu’il lui sem-
92
blait que la majorité des films français des années 70 étaient réali-
sés soit par Claude Sautet et ses prête-noms, soit par Pascal Thomas
et les siens. Ce que l’on appelle faute de mieux, « naturalisme à la
française » (le terme de naturalisme étant ici sans rapport avec l’ac-
ception qu'il a concernant Stroheim, Bunuel ou Renoir), est en effet
l’un des courants majeurs de ces années-là, sous la forme peu exci-
tante des « posters sociologiques » (selon l’expression de Serge Da-
ney) de Claude Sautet, ou du « nouveau naturel » cher au Télérama
de l’époque, avec ses dialogues décontractés, ses attitudes et ses si-
tuations vraisemblantes. Tout cela n’était pas bien méchant —
c'était juste tout sauf intéressant — mais ce cinéma-là a tenu quel-
que temps (le mouvement fut éphémère) le haut du pavé médiati-
que : que de critiques d’alors se sont extasiés devant ce qu'ils
croyaient être la représentation de la vie-même !... André Téchiné,
Benoît Jacquot, Raoul Ruiz, Chantal Akerman partirent en croisade
contre le « nouveau naturel ». (La question est plus complexe pour
Jacques Doillon, qui commence, avec Les Doigts dans la tête, sous
les traits et l’égide du « nouveau naturel », mais qui, marqué par
cette image ambiguë qui le fait connaître mais désigne ce qui le
gêne le plus dans sa démarche, n’aura de cesse, par la suite, de ten-
ter de s’en démarquer, et y parviendra brillamment en ayant recours
au théâtre, à l’artifice, récemment à la « comédie »). Chacun des
cinéastes que j'évoque ici essaye à sa manière (et y parvient) de
s’opposer radicalement au « naturalisme ambiant ». Benoît Jacquot
déclare à l’époque (celle de L’Assassin musicien et, un peu plus tard,
des Enfants du placard) vouloir « enrayer » la démarche naturali-
sante (et la représentation qu’elle suppose de la « vraie vie ») par
l’abstraction. Robert Bresson (côté forme) et Jacques Lacan (côté
contenu) l’y aideront. Marquée par des recherches issues d’un cer-
tain cinéma expérimental américain (le grand Michaël Snow essen-
tiellement), Chantal Akerman, quant à elle, affirme avec netteté son
souci du « je » (Je, tu, il, elle est le titre de son premier long métra-
ge, dont elle est par ailleurs l'interprète), et questionne la relation
de l’espace et du temps. Quant à Raoul Ruiz, son penchant naturel
pour les angles impossibles, les effets spéciaux, les pastiches de sé-
ries B., le théâtre et l'illusion, en fait un cinéaste de l’artifice et du
baroque. Pendant ce temps, des cinéastes des générations précé-
dentes (Robert Bresson, Jean-Marie Straub, Jean Eustache, Mar-
guerite Duras) continuent, chacun à sa manière, leur recherche per-
sonnelle, loin du naturalisme, dans un ailleurs dont la Profession
53
leur pardonnera parfois mal le caractère marginal, agressif, provo-
cateur el symptomal.
Il serait absurde de cacher que les premiers films de Benoît Jac-
quot ou de Chantal Akerman, pour ne citer qu’eux, ne sont pas d’un
accès aisé, quelles que soient par ailleurs la force et la beauté qu'ils
conservent lorsqu'on les revoit aujourd’hui. L’austérité de L’Assassin
musicien, les partis-pris formels de Jeanne Dielman de Chantal
Akerman (raccords systématiques à quatre-vingt-dix degrés, souci
de traiter une fiction « réaliste » sur un mode hyperréaliste, avec
des séquences banalement quotidiennes traitées en durée réelle :
certains se gaussent encore aujourd’hui de Delphine Seyrig en train
d’y éplucher des pommes de terre) demandaient au spectateur, plus
enclin à l’époque qu'aujourd'hui à participer à des voyages cinéma-
tographiques vers l’inconnu, de faire un bout de chemin vers le
film. Ces œuvres portent aussi la marque incontestable d’une hy-
postase de la position d’auteur. Il n’est pas impossible que cette re-
vendication (tant dans les films que dans les propos tenus par les ci-
néastes ou les critiques qui les soutinrent — et ils eurent raison de
le faire — alors) d’un cinéma d’auteur nettement marqué comme tel
n’ait pas nui, par la suite, à des cinéastes comme Benoît Jacquot ou
Chantal Akerman, quelqu’indéniable qu’ait été la justesse de leur
position au milieu des années soixante-dix. Benoît Jacquot, par
exemple, semble avoir quelque difficulté à se débarrasser, aux yeux
du public, de son image de cinéaste pur et dur, quelles qu’aient été
les tentatives qu’il ait pu faire (sans pour autant adopter une démar-
che artificielle et volontariste) pour assouplir son système de mise
en scène. On a bien vu également que les choses n'étaient pas abso-
lument gagnées pour Chantal Akerman, malgré l’incontestable tour-
nant qu’elle a pris en 1982 avec Toute une nuit, où l’on découvrit
que sans rien perdre de la rigueur de ses cadres et de son goût pour
la distribution sérielle de ses séquences, elle pouvait amorcer un
heureux passage vers une plus grande souplesse, vers un sentimen-
talisme aussi que Golden Eighties allait confirmer par la suite.
Si André Téchiné, bien qu'il ait essuyé des revers publics et
connu quelques années de traversée du désert, incarne un cas de fi-
gure différent, et s’il a aujourd’hui moins de difficultés qu’un Benoît
Jacquot à se mouvoir dans le quadrilatère public-acteurs-produc-
teurs-cinéaste, c’est peut-être parce que, tout en s’étant affirmé avec
netteté (par le biais de la stylisation) contre le naturalisme des an-
nées soixante-dix, il a moins hypostasié que certains des cinéastes
54
de sa génération son image et son statut d'auteur, et adopté des par-
tis-pris de narration et de mise en scène dont la netteté et la rigueur
n'excluaient pas un indéniable pouvoir de séduction — celle qui se
dégage de L’Assassin musicien ou de Jeanne Dielman relève davan-
tage de la séduction perverse : séduire par le refus affiché de sédui-
re. Il suffit de comparer L’Assassin musicien et Souvenirs d’en Fran-
ce, pratiquement contemporains l’un de l’autre, pour mesurer la dif-
férence. (Il est clair que ceci n’est en aucune façon un jugement de
valeur : je tiens le premier film de Benoît Jacquot pour une œuvre
aussi importante que belle).
La génération que j'évoque ici ne put parvenir à constituer un
front comme avait pu l'être la Nouvelle Vague : l’ennemi de l’épo-
que (il faut toujours un ennemi pour constituer un front) n’était évi-
demment pas aussi massif qu'avait pu l’être la « tradition de quali-
té » à la fin des années cinquante.
André Téchiné sut vite gagner la confiance de certains acteurs :
Jeanne Moreau ne fut pas pour rien dans la possibilité qu’eut Téchi-
né de réaliser Souvenirs d'en France. Dès son troisième film, il dis-
pose d’un budget important et de deux stars : Isabelle Adjani et Gé-
rard Depardieu. Le film suivant, Les Sœurs Brontë, bien que préé-
crit dès avant Souvenirs d'en France (ç’aurait dû être le second film
de Téchiné), vient partiellement d’une « commande » de produc-
teur. C’est en effet l’époque où Daniel Toscan du Plantier incarne, à
la Gaumont, le label-culture, et souhaite faire travailler de jeunes
réalisateurs sur des produits haut-de-gamme, avec vedettes. Le
film, tel que nous le connaissons (nous n’en verrons jamais la ver-
sion que souhaitait Téchiné, et qui devait durer trois heures), est
une demi-mesure esthétique, affectée, nous y reviendrons, d’une
certaine boiterie. Hôtel des Amériques marque la fin de la période
« stylisée » de Téchiné, et la transition décisive vers le Téchiné
que nous connaissons aujourd’hui. Le film n’atteint pas autant de
spectateurs qu’on pouvait escompter. Les années qui suivent sont
tristement riches en projets inaboutis. Un désaccord entre Téchiné
et la productrice Véra Belmont les amène à renoncer à l’adaptation
des « Mots pour le dire » de Marie Cardinal. Un projet avec Alain
Delon (« Lunes de fiel », d’après le roman de Pascal Bruckner) ne se
concrétise pas, Delon ayant semble-t-il été refroidi par l’insuccès
commercial de Notre histoire, de Bertrand Blier. Téchiné rédige
avec des scénaristes différents plusieurs versions de Terre brûlée (Le
Vent du désert), initialement écrit avec Jacques Fieschi. A la troisiè-
D9
me demande de réécriture, Téchiné, dans un mouvement de colère,
passe très vite à Rendez-vous, dont la vitesse et l’énergie sont mani-
festement proportionnelles au temps perdu sur l'élaboration de Terre
brûlée. Le film est un vif succès public et critique. Depuis, l’élan de
Rendez-vous n’a pas été perdu un seul instant...
Cette période, douloureuse à vivre pour un cinéaste qui accepte
mal de ne pas enchaîner film sur film, a cependant permis à Téchi-
né de tourner deux films hors système, ou plutôt inscrits dans des
systèmes marginaux et spécifiques : l’'INA pour La Matiouette (dans
la série produite par Jean Collet, « Télévision de Chambre », qui
fut, au début des années quatre-vingt, un refuge salutaire pour
quelques cinéastes alors en difficulté avec le système standard de
production) et le Théâtre de Nanterre-Amandiers pour L'Atelier qui,
de par l’expérience qu’il proposait à Téchiné avec de jeunes comé-
diens, est la matrice de Rendez-vous, qui lui succède immédiate-
ment. En dépit des difficultés d’André Téchiné en ce début de dé-
cennie, il sut garder intacte la confiance de certains acteurs et
même de certaines stars : Catherine Deneuve, en dépit du semi-
échec public d'Hôtel des Amériques, n’hésita pas à repartir avec lui
pour Le Lieu du crime.
Quant à l’image que les producteurs peuvent avoir de Téchiné,
elle me semble double. On peut supposer qu’ils se demandent par-
fois si Téchiné ne va pas trop prendre le spectateur à rebrousse-
poil. En même temps, ils ne peuvent qu'être attirés par son lyrisme,
sa virtuosité, par les possibilités qu'offre son cinéma de déployer le
romanesque jusqu'au grand spectacle opératique, et par son talent
incontestable à offrir à certains acteurs l’occasion soit de se révéler
(Simon de la Brosse dans Les Innocents) soit d'élargir considérable-
ment leur registre. Sans doute le crédit dont bénéficie Téchiné aux
yeux de certains producteurs se tient-il entre ces deux pôles qui ca-
ractérisent son cinéma : terreur et séduction. Il ne reste plus qu’à
souhaiter qu’André Téchiné cesse de passer pour un cinéaste « dif-
ficile » — preuve supplémentaire de l’imbécillité de l’époque, qui
taxe de difficile toute forme d’art qui prend des risques.
;
3
films policiers. Deux conditions au moins sont nécessaires pour rê-
ver de façon productive sur un genre : bien le connaître, et mettre à
profit sa mémoire du cinéma pour se livrer à un travail qui, bien en-
tendu, n'exclut pas le jeu. Ces deux conditions sont réunies chez
Téchiné, pour qui — les films des années soixante-dix sont là pour
en témoigner — travail et plaisir sont indissociables, faute de quoi
se profile le pénible spectre du labeur. Souvenirs d'en France et Ba-
rocco (la dimension est moins nette dans Les Sœurs Brontë, nous
avons vu pourquoi) relèvent d’un plaisir évident (du récit, de l’écri-
ture des dialogues, du filmage), qu’il est d’autant plus important de
souligner que le plaisir n’était pas toujours en odeur de sainteté
dans ces années-là (du moins dans un certain discours critique) et
qu'on lui opposait fréquemment le « travail » que tout spectateur (à
la suite du cinéaste) se devait, idéalement, de faire devant un film.
Que le travail d'André Téchiné sur certains codes cinématographi-
ques ne se soit pas effectué au prix d’un renoncement au plaisir du
cinéma désigne assez sa place paradoxale. Que ses récits d’alors
n’obéissent pas à des schémas classiques n’exclut en rien le plaisir
du conte — pour Téchiné comme pour le spectateur — et pose une
fois de plus la vieille question des degrés de « lecture » d’un film :
chez Téchiné, le second degré (qui regrouperait et le travail sur les
codes, et les réminiscences cinématographiques) n'exclut pas le
premier, la sensation immédiate et directe d’être intéressé, pris,
captivé, ému.
La rêverie sur des genres cinématographiques, et les effets de
stylisation plastiques et narratifs qui l’accompagnent, ne peuvent se
faire qu’à partir de la conception, que nous venons de définir, de la
mémoire cinématographique (ni parodique, ni hagiographique). II
n'est pas indifférent que Souvenirs d'en France et Barocco (Les
Sœurs Brontë est un cas de figure différent) inscrivent dans leur su-
jet-même la question de la mémoire et de l’oubli. Souvenirs d'en
France, qui se propose de conter la vie d’une famille bourgeoise (et
de l’entreprise dont elle est propriétaire) sur plus de trente ans (sans
compter les flashes-back : le film commence au moment du Front
Populaire et s’achève à la fin des années soixante), relève d’une dé-
marche archéologique à rebours. Là où les archéologues partent de
la surface (du plus récent) et découvrent x états d’une ville (d’une
civilisation) recouverts les uns par les autres, Téchiné part de la
couche la plus ancienne et remonte vers le présent. La démarche est
la même : dans les deux cas, il s’agit de découvrir des strates — le
60
uens|
Souvenirs d'en France : Marie-France Pisier, Orane Demazis, Jeanne Moreau, Michel Auclair, Aram Stephan.
61
cords fonctionnent à chaque apparition comme index d’une nouvelle
ère pour la famille et l’entreprise. (La petite route située aux abords
de la maison, lieu récurrent dans le film, a la même fonction, de par
le travelling qui y accompagne systématiquement les personnages :
c’est en ce lieu que sont filmés l’entrée de Berthe, la lingère, dans
la famille qui va l’accueillir, ou le départ de Régina pour les Etats-
Unis). La systématisation des mêmes cadres lors des réunions fami-
liales témoigne, on ne peut plus clairement, de la dialectique fonda-
mentale de la famille entre permanence et mutation, obsession de la
permanence (c’est le propre de la famille bourgeoise provinciale) et
nécessité de la mutation, de l’adaptation aux changements sociaux
que l’Histoire rend inévitables : le film se termine alors que l’entre-
prise est en proie à un conflit avec ses ouvriers syndiqués, et l’on
voit Berthe, devenue patronne, avoir une attitude et tenir un dis-
cours manifestement marqués par l'idéologie de la « participation »
chère au Général de Gaulle de l'immédiat après 1968.
Si le film suit, pour l’essentiel, l’« ascension » de Berthe (son
passage d’une classe à une autre), sa structure n’en permet pas
moins de suivre d’autres destins (celui de Régina, de Pédret le pa-
triarche) : dès Souvenirs d'en France est présente la préoccupation
d'André Téchiné de mettre en place des croisements de destinées,
et sa façon tout à fait personnelle de redistribuer les cartes entre les
personnages traditionnellement dits « principaux » et « secondai-
res » — préoccupation qui trouvera son parachèvement dans les
films des années quatre-vingt. C’est ainsi qu’un personnage impor-
tant par sa place symbolique à la tête de la famille et de l’entreprise
(Pédret), mais relativement peu présent au début du film, devient le
personnage central d’un long flash-back, qui nous le montre jeune,
et désireux de fonder sa propre entreprise.
Ce recours à la mémoire de l’un des personnages (et d’André Té-
chiné tout aussi bien, puisque le film s’inspire de souvenirs biogra-
phiques) trouve son écho dans la mémoire cinématographique, tout
autant inscrite (explicitement) dans les scènes où les personnages,
en groupe, vont au cinéma, unique spectacle qui leur soit proposé,
que dans les signes d’un cinéma passé qui parsèment discrètement
le film, comme le À de Rebecca (d’Hitchcock), ici brodé sur un mou-
choir, plus tard (dans Les Sœurs Brontë) dessiné sur la voiture de
Mrs Robinson, la femme avec laquelle Branwell aura une liaison
vouée à l’échec. C’est le cinéma qui donne lieu à l’une des plus bel-
les scènes du film (une scène désormais célèbre, un morceau d’an-
62
thologie), celle où la famille (et tous les spectateurs, et l’ouvreuse)
sortent en larmes de la projection d’un film américain de l’époque.
tandis qu'éclate, off d’abord, totalement incongru, le rire de Marie-
France Pisier, assorti de commentaires sur le film : « C’est nul,
nul !.. Foutaises ! Foutaises ! Quelle sottise !.. Et puis il pleut, en
plus ! C’est un cauchemar, cette soirée ! ». Aux murs du cinéma,
des affiches de films, toutes identiques les unes aux autres : des
couples, rien que des couples, dans l’éternelle pose naïve et em-
phatique du style de l’époque (seuls les noms changent : ici, Rudolph
Valentino, là, Robert Taylor)... Mais, pour superbe que soit
cette scène, elle n'existe qu'en relation avec la séquence suivante,
où la famille rentre chez elle, toujours sous la pluie dont Téchiné ne
fait rien, bien au contraire, pour cacher l’artifice, et où Marie-Fran-
ce Pisier, plus fantasque que jamais, commence à se déshabiller, à
déshabiller Claude Mann (son mari) et à l’étreindre passionnément
sous le regard de deux membres de la famille qui, du haut de l’esca-
lier où se déroule le spectacle donné par Pisier, restent figés, avant
de rentrer se mettre à l’abri. Outre que cette seconde séquence est
un vrai plaisir de mise en scène (avec son cadrage penché et l’adap-
tation ou le pastiche, par Philippe Sarde, d’un thème musical holly-
woodien de l’époque), que nous dit-elle ? — Que si Régina ne voit
que « foutaises » dans le cinéma de l’époque, elle n’en est pas
moins, sous le regard de Téchiné, un personnage romanesque, tout
droit sorti de l’un de ces films dont elle prétend ne pas être dupe.
Régina ne passe pas, comme Paulina, dans le film, c’est Téchiné
qui cette fois filme une scène réelle comme une scène de film, com-
me un spectacle. (Plus tard, au moment de la Libération, Régina se
laissera prendre au rêve américain, et gagnera le territoire dont elle
n'avait jusqu'alors connu que le versant fantasmatique).
La figure de mise en scène dont Téchiné fait un usage répété dans
la séquence du cinéma est un travelling latéral le long de sa façade.
Outre que ce mouvement de caméra produit une fluidité du plus bel
effet (il permet de suivre, en un seul mouvement, les allées et ve-
nues de certains personnages à l’intérieur du hall), il participe, de
par le contraste d'éclairage entre l’intérieur et l’extérieur, de cet ef
fet-vitrine qui, amorcé dans Paulina s’en va, trouvera son plein ac- (1) Toujours selon le
même principe du
complissement dans Barocco. Il a pour effet de déjouer le « natu- plan-index (d'indices
temporels minimaux),
rel » de la scène par l’effet-spectacle, de la même façon que la fa- apparaîtra à la fin du
mille se joue à elle-même, constamment, le spectacle de son propre film, sur un mur, une
affiche de film porno-
théâtre. Plus largement, ce travelling latéral, que l’on retrouve plus graphique.
63
Souvenirs d'en France : M arie-France Pisier.
64
juste avant le fin du film, où Stéphane poursuit Saïd pour l’empé-
cher de se rendre là où il sait que l'attend la mort, et où les deux
jeunes gens débouchent en plein milieu d’un bal de province, sur
une petite place ensoleillée.
Les partis-pris de stylisation plastique de Souvenirs d'en France
sont indissociables, on l’a vu, des partis-pris de stylisation narrati-
ve, et de la façon qu'avait Téchiné à l’époque de partir en guerre
contre le « naturalisme », en jouant ouvertement la carte de l’artifi-
ce. Barocco pousse plus loin encore certains effets de stylisation for-
melle. C’est à la fois la force et la limite du film, qui apparaît com-
me un brillant exercice dans lequel le travail sur la forme manque
malheureusement d’un scénario (plus que d’un sujet) aussi intéres-
sant que celui de Souvenirs d'en France. Car Barocco, on l’a vu, a un
sujet (l'impossibilité, pour une jeune femme, de faire le deuil de ce-
lui qu'elle aime), inscrit dans un scénario-prétexte (un piège politi-
co-policier) dont Téchiné ne parvient pas toujours à faire oublier le
peu d'intérêt qu'il présente. Cette faiblesse du scénario n’est sans
doute pas sans rapport avec la surenchère de réminiscences ciné-
matographiques dont témoigne le film, qui apparaît non seulement
comme une réflexion sur un genre (ou comme la réflexion d’un genre
dans un miroir qui en synthétiserait quelques-uns des tropes favo-
ris), mais plus précisément comme une série de variations autour de
figures et de thèmes hitchcockiens. Sans trop nous livrer au jeu, fi-
nalement assez limité, qui consisterait à repérer le plus possible
d’allusions à Hitchcock, contentons-nous de signaler que la musi-
que de Philippe Sarde adapte librement le rythme d’un thème de
North by Northwest, et que deux. plans, par ailleurs magnifiques,
viennent tout droit des Oiseaux. Lors de la scène de l’assassinat de
Depardieu 1 par Depardieu 2, sur le quai de la gare, Isabelle Adja-
ni, dans sa douleur, agite les bras en un mouvement qui reproduit
très exactement le geste d’effroi de Tippi Hedren se réveillant du
cauchemar de son viol au grenier par les oiseaux, de la même façon
que Depardieu 1 reprend très exactement l’attitude de l’homme qui,
durant une attaque violente des oiseaux, approchait son visage en-
sanglanté de la cabine téléphonique où s’était réfugiée Mélanie Da-
niels. Cette scène de Barocco se déroule d’ailleurs sous la neige,
dont les flocons devant les visages de Depardieu et d’Adjani sont
l’équivalent visuel des oiseaux, pendant que des cris de mouettes
couvrent ceux d'Isabelle Adjani... (La re-création de l’homme aimé
évoque par ailleurs la tentative de James Stewart de recréer l’image
exacte d’une morte, dans Vertigo).
Ce qui se joue pour le personnage d'Isabelle Adjani (l'oubli pro-
gressif du visage de l’aimé au profit de celui du meurtrier) n’est évi-
demment pas sans évoquer la façon qu'ont les images cinématogra-
phiques de s’imprimer avec plus ou moins de force en chacun de
nous, d’être recouvertes, estompées par d’autres, ou de s'inscrire
définitivement, avec le caractère inaltérable d’un sceau, d’une si-
gnature indélébile. Pourquoi cette image s’estompe-t-elle (alors
même qu’elle semblait forte) ? Pourquoi telle autre reste-t-elle long-
temps en mémoire (quand elle semble anodine) ? Tout spectateur de
cinéma a fait l’expérience de la façon qu'ont la perception et la mé-
moire de scotomiser ou d’halluciner des bribes d’images, des plans,
parfois des scènes entières. Si de tels phénomènes sont appelés par
les grands films équivoques (qui programment l’indécidabilité), ils
peuvent se produire aussi devant tout autre film, et l’on peut aussi
bien identifier la cause du brouillage que passer à côté, tant il est
vrai que l’écran de cinéma est avant tout l’écran du fantasme. La
question se pose tout particulièrement à propos des réminiscences
de films, pour lesquelles les termes de « citation », « hommage »
ou « référence » sont d'usage. La seule acception possible du terme
de référence serait l’affirmation selon laquelle le cinéma d’Hitch-
66
Barocco : Gérard Depardieu et Isabelle Adjani.
cock est le référent (ou l’un des référents) de Barocco. Car dans Ba-
rocco le référent n’est pas le réel, mais le cinéma. (Dans cette
perspective, hommage serait de fait rendu à Hitchcock, mais com-
me par surcroît). Quant au terme de « citation », il exige toujours
d’être manié avec prudence (ou entre guillemets) : il suffit de voir
l'abus du mot à propos des derniers films de Jean-Luc Godard, alors
que de toute évidence il ne s’agit plus d’une esthétique de la citation
(comme c'était le cas dans les années soixante), mais d’une esthéti-
que du collage, ce qui n’est pas du tout la même chose. Tout ei-
néaste travaille avec une mémoire du cinéma, tout spectateur
aussi : le film est la rencontre de deux mémoires et de deux imagi-
naires (de deux réserves d'images). En d’autres termes, ce qui est à
l’œuvre chez le cinéaste, chez le spectateur, entre le cinéaste et
le spectateur et entre les films eux-mêmes, c’est ce que la théorie
67
structuraliste de la littérature appelait intertextualité. (Au sens strict
du terme, le mot citation ne devrait s'appliquer qu’à l’ordre du lan-
gage : dès lors que le corps d'Isabelle Adjani a remplacé celui de
Tippi Hedren, dès lors que le cadre, la lumière, l’espace sont au-
tres, le plan des Oiseaux évoqué plus haut ne cite pas Hitchcock,
sauf à entendre le verbe citer dans .son sens juridique. Si le caractè-
re comminatoire de cette dernière acception semble trop violent,
contentons-nous de dire que Téchiné a convié Hitchcock [et quel-
ques autres] à venir à sa rencontre, tout comme il est venu à la leur).
La quasi-disparition du réel comme référent dans Barocco (la
mise en avant du cinéma comme référent) ne fait pas pour autant du
troisième film de Téchiné une œuvre où ne régnerait que le simula-
cre. (Les univers de simulation et de simulacre sont apparus, au ci-
néma, plus tard, dès lors que des films ont commencé à se centrer
sur des personnages de clones). Depardieu, dans Barocco, a beau
être, par le désir d’Adjani, la réplique de celui qu’il a tué, il n’en
est pas pour autant un répliquant comme en ont montré certains
films de science-fiction des années quatre-vingt. Depardieu 2 reste
un être de chair et d’émotion, qui, quoique double d’un nommé
Samson, ne vit pas Isabelle Adjani comme une Dalila castratrice : il
sera question, entre eux, des cheveux de Depardieu, mais ce sera
pour en changer la couleur, non pour les couper.
La liberté que laissent à Téchiné le climat onirique du film et la
relative minceur de son scénario lui permet de déployer (pour la
première fois en cinémascope, format auquel il reviendra souvent
par la suite) son goût pour l’artifice et son talent d’artificier (pour re-
prendre une comparaison qui lui tenait à cœur à l’époque, et qui lui
fit chercher du côté de la pyrotechnie la métaphore de son cinéma).
Il y a en effet fréquemment dans Barocco quelque chose qui, à dé-
faut de brûler, brille dans le plan : surfaces en miroir, toiles peintes
inscrivant des images de palmeraies dans les cabarets d’Amster-
dam, trams remplis de voyageurs endormis, brillant des étincelles
de leurs caténaires, telle est la face artificiellement lumineuse de
Barocco, en opposition à sa face nocturne (ou entre chien et loup),
brumeuse, glauque, aquatique. Comme ne suffit pas à Téchiné l’op-
position de deux lumières et de deux atmosphères, il lui adjoint le
mélange de genres a priori hétérogènes, comme le numéro chanté
de Marie-France Pisier, prostituée au grand cœur, devant Gérard
Depardieu. Scène doublement spectaculaire que celle que j'évoque
ici, puisque le personnage de Marie-France Pisier, conformément à
68
la réalité de la ville d'Amsterdam, passe une large part de son temps
offerte à qui veut la voir, dans l’une de ces vitrines suréclairées sur
lesquelles, comme le note Gilles Deleuze, « les images associées
glissent et fuient »®). C’est d’ailleurs sur cette vitrine que se termine
le film, sur Marie-France Pisier restée là, littéralement en plan (De-
pardieu et Adjani ont pu s'échapper), à la fois offerte au regard par
l'éclairage de la vitrine, et masquée par le rideau de pluie qui elôt le
film comme le ferait un rideau de théâtre. On voit bien avec ce per-
sonnage comment Téchiné s’essaye ici, de façon plus délibérée que
dans Souvenirs d'en France, à une esthétique du mélange, au risque
de l’impureté formelle et scénarique — dimension qui prendra véri-
tablement son essor dans les années quatre-vingt. Si l’image dans
l’image, que nous évoquions à propos du testament cinématographi-
que du personnage de Jean-Claude Brialy (autre effet-vitrine d’une
certaine façon) nous ramène, sur la question de la mise en abyme du
spectacle, vers des zones plus graves (et totalement dépourvues de
gratuité), elle n’en contribue pas moins à donner au film un « look »
brillant et spectaculaire, pour employer un terme qui n’était pas en-
core de mise à l’époque. Il est à peu près sûr que les cinéastes que
l’on nomme aujourd’hui « cinéastes du look », (ceux qui ont délibé-
rément opté pour le culte de l’image, et dont le territoire est proche
de celui de l’imagerie publicitaire) ont été marqués par Barocco. (Si
ce ne sont pas les cinéastes eux-mêmes, ce sont leurs directeurs de
la photographie : Philippe Rousselot notait récemment l’importan-
ce, à cet égard, d’un film comme Barocco!®).) André Téchiné conser-
vera intact par la suite, son goût du brio et de la brillance, à ceci
près — la différence est de taille — qu’il s’exercera sur des scéna-
rios forts, et au plus près des acteurs, alors que les « cinéastes du
look » ne s'intéressent guère à autre chose qu’à la contemplation sa-
tisfaite de l’image.
A l’« effet-vitrine », on est tenté de rattacher le goût de Téchiné
pour le trompe-l’œil, pour la toile peinte incrustée dans un décor
réel (celle, évoquée plus haut, du cabaret de Barocco) ou, de façon
plus fine encore, pour un décor naturel filmé comme une toile pein-
te, pour une vraie ville filmée comme une ville de studio : Biarritz,
(2) Gilles Deleuze.
exemplairement, dans Hôtel des Amériques. Téchiné n’a d’ailleurs « Cinéma 2 : L’Image-
guère à forcer la réalité sur la voie de l’artifice pour que Biarritz ap- Temps. » Editions de
Minuit, 1985.
paraisse comme telle, juste à la regarder comme elle est, tant il est (3) Entretien avec Phi-
vrai qu’une petite ville de province peut, sous certains éclairages — lippe Rousselot, Ca-
hiers du cinéma n° 395-
et qui plus est sous le regard d’un cinéaste toujours porté vers la 396, Mai 1987.
69
frontière entre le simulacre et la réalité évoquer un décor, une
pure construction qui ne serait là que pour nous, le temps de notre
passage. (Pour Jean Baudrillard, qui a travaillé sur « l’horizon sacré
des apparences », « le trompe-l'œil ôte une dimension à l'espace
réel, et c'est ce qui fait sa séduction »).(9, Afin de lever toute ambi-
guité, il est important de dire que Le goût de Téchiné pour la vitrine,
le trompe-l’œæil, ete, ne le situe pas dans la mouvance des cinéastes
allemands (ou suisses-allemands : Daniel Schmid, Werner Schroe-
ter) qui, dès le début des années soixante-dix, ont également placé
leur cinéma sous le signe de l’artifice, mais en le tirant dans une di-
rection (le kitsch, le rétro, l'opéra de façon quasi-systématique) qui
n’est pas celle de Téchiné. Sa problématique n’est pas non plus cel-
le du « Tout (n’) est (que) représentation », à l’œuvre chez le
Schroeter des années quatre-vingt (dans Le Jour des idiots tout parti-
culièrement) et exemplairement chez Coppola, de One from the
Heart à Cotton Club.
En revanche, s’il est une catégorie qui est loin d’être sans rapport
(4) Jean Baudrillard: avec la notion de trompe-l’œil, c’est bien le romanesque, mot-clé de
« De la séduction »,
Editions Galilée, 1979, l’ensemble de l’œuvre de Téchiné.
mé
“.&“al.
néÀ.
ii
dé
des
Hôtel des Amériques (tournage): André Téchiné >
, Patrick Dewaere et Catherine Deneuve.
Si la notion de romanesque n’est pas aisée à définir (sauf à recou-
rir à l’origine du terme et à n’être que tautologique : le romanesque,
c’est la matière des romans), elle laisse au moins entrevoir deux as-
pects : l’idée, d’abord, de l’effervescence des passions, du tumulte
des sentiments, des destins contrariés (ou aidés) par leur croisement
avec d’autres destins. Ce qu’évoque par ailleurs le terme laisse ima-
giner des êtres qui rêvent leur vie autant (sinon plus) qu’ils ne la vi-
vent, ou qui mènent une vie double, l’une familière, rassurante,
l’autre hors-normes, aventureuse. S'il est un point commun entre
ces deux aspects, c’est la densité de la vie ainsi rêvée ou ainsi vé-
cue. Cette densité n’est pas seulement ce qui caractérise souvent les
personnages de Téchiné : elle prend volontiers l’allure sinon d’une
revendication affirmée comme telle, du moins d’un acharnement à
vivre, le temps d’un film, des expériences qui dans la vie ordinaire
s’inscriraient dans une temporalité plus lente et moins riche en
émotions. Si de nombreux films se sont aventurés sur un matériau et
des personnages romanesques, il en est un — magnifique — qui en
est à mes yeux la quintessence. Lettre d’une inconnue, de Max
Ophuls, a pour héroïne une très jeune fille (au début du film) qui
tombe secrètement amoureuse d’un homme qui, à chaque fois
qu’elle le revoit, ne la reconnaît pas. L’« inconnue » est une héroï-
ne romanesque, non parce qu’elle vit des aventures extraordinaires,
mais parce que son existence se trouve placée sous le signe de l’idée
fixe, point nodal du romanesque. (Ce n’est pas tout à fait par hasard
13
que j'ai pris comme exemple un film de Max Ophuls, cinéaste dont
on ne retient souvent que la virtuosité de la mise en scène et l'aspect
viennois [champagne et valses], en occultant l’indéniable cruauté
de plus d’un de ses films : si le cinéma de Téchiné témoigne d’une
virtuosité qui n’est pas sans rappeler, parfois de façon très précise
[dans certains mouvements d'appareil] celle d’Ophuls, la violence
et l'absence de mièvrerie sont, chez l’un comme chez l’autre, deux
des points forts). Le romanesque (avec l’idée fixe comme vecteur de
la fiction : Adèle H., de François Truffaut) a trouvé, on le sait, son
plein épanouissement dans la littérature anglo-saxonne du dix-neu-
vième siècle, de Henry James aux sœurs Brontë. Si l’on suit la chro-
nologie des films de Téchiné, on découvre que celui-ci n’a pas at-
tendu son quatrième film (Les Sœurs Brontë) pour placer son cinéma
sous le signe du romanesque.
Paulina est déjà un personnage romanesque : il suffit de rempla-
cer « roman » par « Cinéma » (le cinéma, c’est le roman du vingtiè-
me siècle) et de constater que Paulina ne vit que dans un univers
d'images, tout comme ses sœurs passées vivaient dans un univers
où les mots appelaient les images. S'il n’est pas de romanesque sans
impossible (ou sans interdit, l’un, le plus souvent, n’allant pas sans
l’autre) et sans désir de se battre contre lui, la figure de la chimère
est toute proche, qui guide Paulina vers le miroir qu’elle traverse,
voyageuse endormie, héroïne d’un daydream aussi dangereux
qu’exaltant. La Chimère — la mythologie nous le rappelle — était
un monstre. [l n’est pas d’avancée aventureuse vers le romanesque
et ses avatars chimériques sans une part de monstruosité, qu’elle ait
le visage de la violence de Heathcliff dans « Les Hauts de Hurle-
vent », des fantômes du « Tour d’écrou » (d’Henry James), de la
nurse trop bienveillante pour ne pas être monstrueusement mortifè-
re dans la même nouvelle de James, ou de la cruauté inconsciente
(et, par là-même, plus difficile encore à combattre) dans laquelle
baigne Lettre d’une inconnue. Si Régina, dans Souvenirs d'en Fran-
ce, n’a que peu affaire à la figure de la monstruosité, elle n’en est
pas moins, par ses comportements excentriques, quelqu'un qui se
montre (et que l’on peut montrer du doigt).() Bien qu'ayant fait un
(1) Selon l’étymologie, mariage d'amour, Régina s'ennuie vite au sein de cette famille dont
le monstre est soit ce elle n’aura de cesse de s’excentrer, en ne se comportant pas comme
que lon montre (du
doigt) soit ce qui mon- la plupart de ses membres — c’est la scène du cinéma — en pre-
tre (ce qui désigne,
présage : un malheur nant des poses sur le piano tandis qu’autour d’elle on travaille. Mais
par exemple). Régina n’a rien de l’alanguissement que l’on associe communément
74
Les Sœurs Brontë : Marie-France Pisier et Isabelle Adjani.
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78
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du tout premier plan du film (une croix fichée en pleine lande, si-
gne-programme du film et, plus largement, des croisements de des-
tinées si fréquemment à l’œuvre chez Téchiné). Lydia est manifeste-
ment prête à tout quitter pour Branwell. S’entend alors ce dialogue
aussi beau qu'important :
Branwell : Nous sommes à la croisée des chemins, l’un de ces endroits
où l’on inhume encore, sans cérémonie et sans pierre tombale, ceux
qui ont mis fin volontairement à leurs jours. Si je prenais une bêche,
et si Je creusais au pied de ce poteau où j'ai attaché mon cheval.
Lydia : Taisez-vous, je vous interdis de parler ainsi.
Branwell : Vous pouvez m'interdire de parler, mais vous ne pouvez pas
m'interdire d’y penser.
Lydia (...) : Vous êtes un poète, vous écrivez des romans.
Branwell : Que fait-on dans les romans ?
Lydia : Conduisez-vous en homme : enlevez-moi.
Cet enlèvement, (l’une des figures-clés du romanesque), Bran-
well en est incapable. Téchiné mêle habilement l’histoire de Bran-
well et celle de Charlotte : dans la séquence suivante, Charlotte
écrit à l’homme qu’elle aime, et, plus tard, le facteur lui apporte
une lettre qu’elle croit pour elle, mais qui, destinée à Branwell, an-
nonce la mort du mari de Lydia et lui donne rendez-vous, de nou-
79
Les Sœurs Brontë : Pascal Greggory.
80
Les Sœurs Brontë : Roland Barthes, Marie-France Pisier et Roland Bertin.
82
flexion sur des genres, et de personnages par trop exceptionnels,
pour se tourner vers des êtres plus proches de nous, plus proches
aussi de la «vraie vie», tels Hélène et Gilles dans Hôtel des Amériques.
Si Hôtel des Amériques n’a pas la puissance ou l’envergure de
Rendez-vous, du Lieu du crime ou des /nnocents, ce n’en est pas
moins un film réellement attachant — l’un de ces films dont on sait
que même s'ils ne sont pas immenses, ils ont un charme, une émo-
tion discrète, qui les rendent plus beaux à chaque nouvelle vision.
C'est, surtout, le premier film qui se place ouvertement et délibéré-
ment sous le signe de la rencontre abrupte, fortuite et physique :
une voiture roule à toute allure vers Biarritz, et manque d’écraser un
homme. C’est ainsi que commence l’histoire de Gilles et d'Hélène,
que tout a priori sépare, ou dont on peut penser qu’une rencontre
socialisée aurait été impossible, ou du moins n’aurait pas pu faire
naître un amour. Amour interdit pour les raisons qui ont été dites,
amour de ce fait placé sous le signe d’une extrême mobilité affective
et spatiale, seule réponse possible à l’enfermement d'Hélène dans
sa mélancolie, et à celui de Gilles dans sa vie de bohême sans ail-
leurs possible. Le film repose essentiellement sur les tentatives que
font Gilles et Hélène pour quitter cet enfermement : à l’effort d’Hé-
lène pour oublier l’homme qu’elle a aimé, ou du moins pour ne plus
être hantée par lui, répondent, pour ne citer qu’un exemple appa-
remment anodin, les couches successives de peinture dont, dans
une scène par ailleurs drôle et légère, Gilles revêt les murs du stu-
dio d'Hélène — tentative émouvante, par son caractère enfantin, de
recouvrir le passé. Gilles devra se rendre à l’évidence que le passé
ne se recouvre pas — en cela, le film est plus désespéré que Ren-
dez-vous par exemple — pas plus qu’on n'échappe (que lui, du
moins, ne peut échapper) à une ville qui vous tient, quels que soient
les changements qui s’y produisent, la modernisation d’un hôtel par
exemple. Autour de Gilles et d'Hélène gravite tout un petit monde
qui se connaît ou apprend à se connaître (ce en quoi le film n’est
pas sans rappeler Lola, et Gilles le personnage de Roland chez Jac-
ques Demy) : Bernard (Etienne Chicot), Rudel (François Perrot),
qui aimerait bien être aimé d'Hélène, quelques autres et surtout
Elise (Sabine Haudepin), la sœur de Gilles, jeune fille au romanes-
que tout en demi-teintes (nul excès chez elle), on ne peut plus re-
présentative de la générosité de Téchiné envers les personnages se-
condaires : elle existe à part entière, et devient le centre d’une scè-
ne magnifique, à la fin du film. Tout le « petit monde » est réuni
84
pour l'inauguration de l'hôtel, sauf Bernard qui a pris au vol le
même train qu'Hélène. Rudel arrive en pleine fête, avec pour mis-
sion de dire à Gilles qu'Hélène est définitivement partie. Elise, qui
ne le connaissait pas, lui demande s’il est amoureux d'Hélène.
Comme il lui répond, un peu triste, « Autrefois, oui... Passionné-
ment », Elise lui demande la permission de l’embrasser. Ce qu’elle
fait.
En embrassant Rudel, Elise n’embrasse pas seulement Hélène,
mais l’amour d'Hélène et de Gilles, l'amour que manifestement elle
n’a pas encore connu et qu’elle rêve de connaître, en dépit des tour-
ments, des heurts et des blessures qu’elle a vus tout près d’elle,
chez son frère, ardente spectatrice d’une scène aussi douloureuse que
belle.
Pendant ce temps, juste à côté, des couples dansent. Une valse,
comme très souvent chez Téchiné, figure privilégiée de la ronde, du
tourbillon, du mouvement perpétuel de l’amour.
87
L'Atelier (tournage) : André Téchiné et Pierre-Loup Rajot.
88
pour le cinéaste (encore une prise et on arrête, encore un effort el
nous serons tout près de la musique que j'ai envie d'entendre en ce mo-
ment).
Il ne fait nul doute que la demande insatiable du comédien est
une demande d'amour, marquée du sceau d’un Encore à la réitéra-
tion infinie. (Pour secondaire qu’elle puisse paraître, la soif de neuf
comédiens sur dix d’enchaîner film sur film, pièce sur pièce, n’en
est pas moins représentative non seulement du besoin d’être cons-
tamment en exercice, mais d'appeler sur soi la réponse à la deman-
de d'amour, le signe de reconnaissance — aussi infime soit-il — de
celui à qui il est toujours demandé une écoute et un regard : on sait
qu'en pareille situation, un simple regard peut valoir cent mots
d’éloge) ?. Si le comédien donne (de soi), se donne au metteur en
scène (« ceci est mon corps, fais en ce que tu voudras, pourvu qu'il te
comble ») et se donne en spectacle, le don qu'il fait de lui, même
placé sous le signe d’une générosité que je ne mets pas un seul ins-
tant en doute, ne relève que rarement de la pure perte (bien qu’il en
ait parfois l’apparence) : le don, la dépense, la façon qu’a le comé-
dien de payer de sa personne, exigent un retour. C’est là toute la
beauté et toute la fragilité (qui touche parfois au pathétique, à la dé-
tresse pure et simple) de ce « métier » qui ne livre que très jalouse-
ment ses secrets et qui, partant, résiste à l’analyse (3), Certaines co-
médiennes (il semble qu’elles soient davantage que les hommes en
proie à cette question) ont donné des débuts de réponse (Jane
Birkin, Maruschka Detmers, parmi celles qu’il m’a été donné d’en-
tendre), mais la question, si tant est qu’il soit fructueux de tenter de
l’éclairer, reste ouverte. Les cinéastes, quant à eux, sont évidem-
ment pris dans cette reconduction infinie de la dialectique du don et
de la demande (qui peut prendre l’allure du double bind, de la dou-
ble impasse), car ils ont aussi leur demande à formuler (ou à trou-
ver). Sauf chez les cinéastes (il y en a) qui méprisent les acteurs,
ou, autre cas de figure, dont le système implacable de mise en scè-
ne (Jean-Marie Straub par exemple) implique une « direction d’ac- (2) L'amour dont il est
teurs » relevant davantage d’un travail de chef d’orchestre, avec in- question ici n'exclut
pas, bien entendu, ten-
dications précises des scansions, des intonations, des rythmes et sions, conflits, violen-
ce, haine parfois.
des accentuations souhaitées (et prévues sur le papier), la formula- (3) Est-il vraiment be-
tion de la demande du cinéaste, et l’obtention de ce qu’il souhaite soin de préciser que
parler des comédiens
voir et entendre, comporte nécessairement une large part de feeling, en général ne revient
pas, loin de là, à parler
d’empirisme, et d'adaptation aux cas d’espèce que sont chacun de de tous les comé-
ses acteurs. = diens ?
89
J'ai eu, par deux fois, l’occasion de voir travailler André Téchiné.
Au risque de décevoir le lecteur, ce que j'ai pu découvrir de la fa-
con dont il « dirige » ses acteurs est mince, puisque Téchiné, la
plupart du temps, vient leur chuchoter à l'oreille quelques mots
inaudibles à un mètre : désir de ne pas exposer sur la place publi-
que ce qui est de l’ordre de l’intime (Téchiné, en revanche, peut
parler à voix haute au directeur de la photographie), souci de pré-
server un secret indispensable à la réussite du plan. (Ce secret,
j'avoue avoir eu quelque pudeur à tenter de le percer. A tort ou à
raison, je n’ai demandé ni à Sandrine Bonnaire — sur le tournage
des /nnocents — ni à André Téchiné de bien vouloir me confier ce
qu'ils s'étaient dit dans le bref intervalle qui sépare deux prises d’un
même plan. J’ai seulement vu Sandrine Bonnaire acquiescer, et être
immédiatement disponible pour la prise suivante). En revanche, là
où la parole manque, les photographies de plateau parlent : Téchiné
y est au plus près des acteurs, visage contre visage, ou presque.
Même si certains acteurs des films de la première période de Té-
chiné sont admirables (j’ai mentionné Bulle Ogier et l’univers poéti-
que que dès l’époque de Paulina s'en va elle portait en elle et appor-
tait au film), même si Jeanne Moreau et Marie-France Pisier sont
magnifiques d'invention dans Souvenirs d'en France pour la premiè-
re, et dans les quatre premiers films de Téchiné pour la seconde
(impossible d'oublier la scène de « La Radicale », pour ne citer
qu’elle, dans Barocco, ou le long plan fixe de Jeanne Moreau prépa-
rant son omelette et se parlant à elle-même, dans un moment où son
personnage de Souvenirs d'en France traverse une passe difficile),
les acteurs, à partir d'Hôtel des Amériques, sont davantage la clé de
voûte du cinéma de Téchiné. A la formule lapidaire et juste qu’il
emploie lui-même pour caractériser le changement qui s’est opéré
dans son cinéma à partir de 1981 (la première période étant tournée
vers le cinéma, la seconde vers la vie), j’ajouterai un corollaire :
tout se passe comme si la mise en avant de préoccupations formelles
avait, dans un premier temps, relégué au second plan le travail (la
proximité plutôt) avec les acteurs, et comme si, dans un second
temps, les acteurs étaient devenus plus importants que les travel-
lings — pour user d’un raccourci qui ne doit en aucun cas faire croi-
re que le travail de mise en scène (et même, d’une certaine façon,
de stylisation, encore présent aujourd’hui, mais moins ostentatoire
que dans les années soixante-dix) en est pour autant négligé. Si An-
dré Téchiné reste un adepte d’une extrême mobilité de la caméra,
90
s’il continue d’aimer le cinémascope et les mouvements de grue, s'il
travaille souvent sur les éclairages de façon tout à fait concertée
(c’est le magnifique plan, pour ne citer que lui, de la rencontre fron-
tale de Saïd, Stéphane et Jeanne /Les Innocents] en silhouettes noi-
res sur fond de ciel étoilé, dans la salle de concert) rien, dans ce qui
relève d’une véritable virtuosité, ne peut apparaître comme de pure
forme : il n’est pas un seul plan du Lieu du crime ou des Innocents,
par exemple, qui soit séparable du contenu émotionnel de la scène,
_et de ce qui s’y joue pour, sur, avec les acteurs. Il suffit d’avoir ob-
servé André Téchiné régler minutieusement un mouvement de grue
enchaîné à un travelling-avant (lors de la scène du mariage des /n-
nocents), et de l’avoir vu imprimer au mouvement trois vitesses suc-
cessives (en s'adressant directement au machiniste), pour être sûr
que compte maintenant pour lui l’adéquation optimale entre mouve-
ment de caméra et mouvement (intérieur et corporel, les deux pour
Téchiné ne pouvant être séparés l’un de l’autre) des acteurs. Une
telle adéquation, liée elle-même à l’affirmation obstinée d’une thé-
matique, ne peut qu'être le signe d’un véritable accès à la maturité.
La magnificence formelle du Lieu du crime et des Innocents (Ren-
dez-vous sut tourner à son avantage, avec une photographie plus
brute, la modestie de son budget) ne doit pas faire oublier que La
Matiouette et L'Atelier, qui les précèdent, furent tournés, avec des
moyens encore plus limités, en seize millimètres, et en format stan-
dard. Leur réussite (celle de La Matiouette surtout, L'Atelier étant
un beau film mais un objet un peu malheureux, pour les raisons
évoquées plus haut) Ÿ tient à l’adéquation entre le sujet et les con-
traintes de production. Les deux films témoignent de ce souci d’être
au plus près des acteurs, dans une mise en scène essentiellement
fondée sur des gros plans en mouvement. Il n’est évidemment pas
indifférent que les deux films touchent au plus près la question du
théâtre, l’un par la commande de Nanterre-Amandiers, l’autre par
le choix d’adapter une pièce de Jacques Nolot (qui en est par ail-
leurs l’un des deux interprètes). Filmer le théâtre en gros plans si-
gnifie d’abord ne pas en avoir peur (mieux que cela : l'aimer), et
être sérieusement travaillé par les questions qu’il est à même de po-
ser au cinéma : souci du texte, mise en place de dispositifs de cap-
tation de la parole et du silence, encouragement à ne pas croire que (4) Téchiné dit y avoir
éprouvé que « la mise
le cinéma est uniquement affaire de plans larges et de scénarios en scène est le contrai-
re de la démocratie ».
spécifiques. Il est beau que Téchiné ait pu ainsi voyager entre les (Cahiers du cinéma,
amples mouvements de grue et le lyrisme visuel de ses films en sco- n° 373, Juin 1985).
JT
pe-couleurs, et les plans serrés (tantôt en noir et blanc, tantôt en
couleurs dans L'Atelier, totalement en noir et blanc dans La Ma-
tiouette), entre le seize et le trente-cinq millimètres. Outre la sou-
plesse dont témoigne cette faculté d’alternance à l'égard des instan-
ces de production, outre le goût pour des expériences nouvelles
dont les films sont la preuve vivante et réussie, La Matiouette et
L'Atelier ont permis à Téchiné, pour la première fois, de travailler
avec une rigueur quasi-bergmanienne les corps et les visages des
acteurs, selon un mode de filmage (intégralement à deux caméras,
ce qui n’est que partiellement le cas pour d’autres films) idéal pour
capter l’incandescence des affects, la violence des passions, le viol
des corps les uns par les autres, auxquels invitent les textes choisis.
Ce n’est pas un hasard si La Matiouette, en conséquence, apparaît
comme une superbe leçon de mise en scène, dont la rigueur rivalise
avec la virtuosité, un peu à la façon dont Après la répétition, le der-
nier film à ce jour d’Ingmar Bergman (qui travaille aussi — on a dé-
couvert le film après ceux de Téchiné dont il est question ici — sur
le texte, le théâtre et la tentative de savoir ce qu’est une comédien-
ne) peut apparaître, de surcroît, comme une éblouissante leçon de
cinéma, l’un de ces films qu’une fois passé le choc des premières vi-
sions, on souhaiterait regarder au plan par plan, raccord après rac-
codé
Il n’y a pas de différence fondamentale entre la fulgurance d’un
raccord dans un film en cinémascope et en couleurs (les derniers
films, passim) et celle de tel raccord dans le mouvement dans La
Matiouette ou dans L'Atelier. Un film « intimiste » comme La Ma-
hiouelte n’est pas moins fort qu’un film plus ample comme Rendez-
vous où Les Innocents. Certes, les films plus amples favorisent (y
compris dans des moments d'intimité) la monumentalité, et permet-
tent un déploiement plus vaste du lyrisme. Mais les sentiments et
les conflits, tels qu’ils sont saisis par deux esthétiques différentes,
n’en conservent pas moins la même vigueur et la même authenticité.
En d’autres termes, la différence de modes de production et de tour-
nage, de formats, d'acteurs (ceux de La Matiouette ne sont guère
connus), n’incite pas à voir dans le cinéma d'André Téchiné une
veine majeure et une veine mineure, mais plutôt à considérer de
près l'enrichissement réciproque de deux types d'expériences, tout
comme les films de Téchiné bénéficient de la confrontation d’ac-
teurs connus et d’acteurs inconnus.
Téchiné, que ce soit dans sa première ou sa seconde période, cé-
92
Rendez-vous : Juliette Binoche.
95
Shakespeare : la version noble, montée par un grand metteur en
scène (celle qui marquera la fin de l’apprentissage de Nina), et son
double parodique, obscène et dérisoire, avec la représentation
hard, dans un théâtre pornographique, des relations charnelles des
amants shakespeariens. Il ne suffit pas à Téchiné de mettre en mi-
roir ces deux versions antithétiques. Quentin, dont on apprendra
qu’il a déjà été Roméo dans une mise en scène de Scrutzler, invite
Nina à venir le voir en spectacle, tout comme Nina avait auparavant
invité Paulot à venir la voir dans la petite pièce de boulevard (« Thé
ou chocolat ? ») où elle jouait les utilités. Si ce premier rôle de
Nina sur scène est tout sauf choquant (il est seulement — délibéré-
ment — d’une banalité affligeante, comme le sont souvent les pre-
miers travaux par lesquels doivent passer les débutants), le specta-
cle où se produit Quentin est, en revanche, tout sauf anodin, et il
préfigure les rapports de force tordus et la violence sexuelle qui vont
unir Quentin, Nina et Paulot. Jusqu’à son terme, le film joue de fa-
çon quasi systématique sur la réversibilité du paradigme premier
voir/être vu, réversibilité qui culmine dans la séquence où Quentin
invite Paulot à venir contempler le corps (qu’ils désirent tous deux)
de Nina endormie, allant même jusqu’à joindre le geste au regard,
guidant la main de Paulot vers le sexe de Nina. Même sans ce geste,
la scène aurait déjà été une scène de viol par le regard, tant il est
vrai que les violences dont Nina est l’objet durant tout le film, pour
être d’ordre sexuel, n’en sont pas moins médiatisées par le voir. Le
scénario du Téchiné de ces dernières années passe systématique-
ment par la violence du regard, par le traumatisme visuel qui est
plus d’une fois l’acmé du film. C’est la scène du « crime » dans Le
Lieu du crime, ou dans Les Innocents, celle où Saïd force Jeanne, la
jeune vierge, à entendre le récit, par son ami le vieil Arabe, de l’in-
cendie criminel, et à voir de près, sur son visage brûlé, les traces
indélébiles de l’acte criminel. C’est là la phase la plus violente
(c’est une révélation) du « dépucelage moral » — pour reprendre
les termes de Téchiné — de Jeanne par Saïd. Son dépucelage phy-
sique, en revanche, est filmé tout en douceur, lors de la superbe
scène où, dans le magasin vide, Stéphane et Jeanne font l’amour, la
caméra se tenant pudiquement à distance des corps, séparée d’eux
par des vitraux colorés derrière lesquels elle glisse en travelling —
effet-vitrail qui apparaît comme une variante de l’effet-vitrine. Ainsi
est signifié que de ces deux dépucelages, le plus brutal est loin
d’être celui qui a trait au corps de Jeanne.
94
La résolution des conflits, des luttes, des tensions, ne peut avoir
lieu qu'après cette acmé du voir. C’est la vision, par Thomas, de sa
mère en train de faire l'amour, qui précipite le film vers sa fin (et
tous les personnages vers leur perte). A la fin des /nnocents, Jeanne
ne voit pas Saïd et Stéphane se faire tuer (elle entend seulement les
coups de feu), mais elle découvre leurs corps côte à côte, et Stépha-
ne, au moment de mourir Les yeux ouverts, se tourne vers Saïd inani-
mé et prononce la dernière réplique du film : « Qu'est-ce qu'il re-
garde ? ». Dans la dernière partie de Rendez-vous, la violence du
regard s’estompe au fur et à mesure que l'itinéraire de Nina l’amène
peu à peu à l'accession à la scène. Même mort, Quentin est encore
présent, sous la forme de ces apparitions fantômatiques qui ont été
évoquées plus haut. Lorsque le revenant cesse d’être un regard in-
quisiteur sur Nina, lorsqu'il cesse de sembler lui dire : « Je me
montre à toi pour te signifier que je ne te perds pas de vue », Nina
peut être libérée, et l'itinéraire initiatique accompli. Même Paulot,
à la toute fin du film, déchire l'invitation que lui a donnée Nina pour
la première de « Roméo et Juliette ». Lorsqu’enfin Nina se prépare
à monter sur scène, Scrutzler a disparu, et Nina n’a plus d'existence
que pour le regard du spectateur du théâtre, à qui elle s’offre, et
pour celui du film, comme si à l’issue positive de l’apprentissage de
Nina se devait de correspondre un regard socialisé, et non plus né-
vrotique... Dans Rendez-vous, l'amour est donc constamment spec-
tacle. (Même la scène de la fellation, où Nina rend à Paulot le sper-
me qu'il vient de lui donner et où il le lui recrache au visage, peut
être considérée comme une variante de la réversibilité du regard, la
jouissance génitale relayant ici la jouissance scopique, avec la
même violence).
Nous remarquions que cette dominante du film trouvait sa matri-
ce dans L'Atelier. Peter et Katarina en effet, dans une forte scène ti-
rée de De La vie des marionnettes, donnent à un tiers le spectacle pi-
toyable de leur amour, non, semble-t-il, sans y trouver un plaisir
pervers, et se donnent à eux-mêmes le propre spectacle de leurs dé-
chirements. (Peter : « Le grand air d'opéra (...) Et maintenant elle
va se mettre à parler de sa loyauté, ça ne va pas tarder (...) Mainte-
nant le grand disque qu'on te passe est celui de la loyauté perverse de
Katarina. Tu ne trouves pas qu'on devrait amuser notre ami avec un
autre de nos morceaux de bravoure ? »).
De la façon dont il est préparé (par le « Maintenant tout peut
commencer » de Scrutzler), filmé (le rideau se lève, la lumière
95
Les Innocents : Stéphane Onfroy et Sandrine Bonnaire.
97
Les Innocents : Abdel Kechiche et Sandrine Bonnaire.
pas toujours par la victoire des personnages, est du moins mené par
eux aussi loin qu’ils le peuvent, quitte à ce que pour cela ils dépas-
sent les limites de la résistance humaine.
C’est dire que la dimension sacrificielle des films de Téchiné
n'exclut pas, quelle que soit leur violence, leur noirceur, la dimen-
sion d’horreur qui y règne souvent, une forme d’accès possible à la
re-naissance. Il suffit de lire, dans le regard superbement énigmati-
que de Catherine Deneuve à la fin du Lieu du crime, l'apaisement
qui vient illuminer le visage de la femme défaite, pour être convain-
cu qu’il y a du phénix dans ces morts ou ces défaites-là. A la fin des
Innocents, on croit Stéphane mort (de fait, il l’est), mais il se relève,
le temps d’une résurrection aussi brève que fulgurante. La nuit est
tombée sur Jeanne, mais nul doute que, comme Lili ou comme
Nina, la jeune fille ne sorte transfigurée de son cauchemar, tout
comme Lili sent naître en elle une nouvelle lumière, ou comme
Nina voit tomber sur son corps, comme une bénédiction céleste, les
sunlights du théâtre.
Il est hors de question, dans le cinéma d’André Téchiné, que
l'apprentissage ne se fasse pas vite. Cette indispensable rapidité
n’est pas tant celle de la durée à laquelle se réfère la fiction, que
celle de la fiction elle-même, qui se donne pour mission de conden-
98
ser les expériences vécues, de précipiter les rencontres et les heurts
qui vont en jalonner l'itinéraire. Il n’est guère possible, par exem-
ple, d'imaginer la durée réelle qui sépare l’arrivée de Nina à la gare
d’Austerlitz de son entrée sur scène, saufà réfléchir sur le nécessai-
re laps de temps qu’il faut à Nina pour trouver son premier emploi
au théâtre. C’est précisément ce temps de réflexion que Téchiné ne
nous laisse pas, ne nous permet pas de prendre, tant il lui importe
que le spectateur soit happé, comme les personnages, dans un tem-
po qui ne laisse ni à l’un ni aux autres le loisir de s’attarder, sauf
dans quelques plages temporelles plus lentes où l’action laisse pla-
ce à la contemplation, comme lors du bel arrêt des /nnocents dans la
séquence du port, quand pour la première fois Jeanne, qui vient de
se faire couper les cheveux et de changer de robe, s’accorde le droit
de marcher plus lentement, de ne plus dire, comme elle l’avait dit à
Stéphane lors de leur première rencontre, qu’elle est pressée — à la
suite de quoi Jeanne et le tourbillon du film peuvent repartir. Le
temps, chez Téchiné, a rarement la possibilité de prendre (de se fi-
ger, de poisser) : les personnages semblent, tous ou presque, sentir
intimement que s'ils arrêtent de se mouvoir, s’ils résistent à la vi-
tesse qui ne demande qu’à les emporter, il y a pour eux danger de
mort. Tout Rendez-vous, particulièrement, tient sur cet élan (qui est
aussi celui du romanesque), sur la dynamique que Téchiné impulse
(dès le scénario bien sûr, mais de façon décisive au tournage et au
montage) entre chaque personnage et ce qu’il a à faire. On a le sen-
timent très insistant que Nina ne s’installe jamais, ni dans un lieu
qui pourrait être à elle, ni même dans un lieu de passage : lorsque
Paulot l’emmène pour la première fois dans l’appartement qu’il par-
tage avec Quentin, elle a à peine le temps, épuisée, de s’allonger
sur un canapé qu’elle repart aussitôt. D’où les attaques de plus en
plus radicales des deux derniers films : sans la moindre scène dite
d'exposition, Le Lieu du crime et Les Innocents vont directement à
l'essentiel du propos, ou du moins à ce qui va le plus nettement et le
plus rapidement possible embrayer la fiction : la Rencontre (de
Thomas et Martin dans Le Lieu du crime, de Jeanne et Saïd dans Les
Innocents). Mieux encore, c’est un seul et unique plan (un plan-sé-
quence en mouvement) qui réunit les deux itinéraires de Jeanne et
de Saïd, au tout début du film, façon directe, immédiate, de signi-
fier que la Rencontre n’est pas seulement affaire d’agencement scé-
narique, mais doit être inscrite dans le filmage-même. (Si l’on s’ac-
corde maintenant à reconnaître que le cinéma n’est pas un langage,
99
on ne peut contester — ce qui n’oblitère en rien sa spécificité —
qu’il ait à voir avec le mouvement de l'écriture, de façon exemplaire
dans les travellings latéraux qui en sont un équivalent possible).
La précipitation des événements, la fulgurance des rencontres, la
condensation de la temporalité réaliste, ne sont pas sans poser le
problème de l'arbitraire ou de la vraisemblance, et l’on sent Téchiné
soucieux de trouver un équilibre entre son envie, tout à fait précieu-
se, de fuir la vraisemblance (et son corollaire, le réalisme) toujours
susceptible, on le sait, de barrer les potentialités fictionnelles et le
déploiement de l’imagination (du spectateur comme de l’auteur), et
son désir de préserver à ses récits la part de crédibilité nécessaire à
l’adhésion du spectateur. C’est là le pari de son cinéma, et tout par-
ticulièrement de ses derniers films : faire suffisamment confiance à
la capacité (et au désir) du spectateur d’être captivé, jouer sur le
point-limite où la radicalité des attaques et la violence des partis-
pris narratifs peuvent (la chose est à prendre ou à laisser) soit casser
l'adhésion, soit l'emporter.
Ce qui est particulièrement émouvant (parce que foncièrement
généreux) dans l’apprentissage selon Téchiné, c’est qu'il ne concer-
ne pas seulement le personnage « principal » de chaque fiction.
Scrutzler, dans Rendez-vous, n’apprend pas moïns que Nina, en dé-
pit de sa position d’initiateur : l’apprentissage que vit Nina lui per-
met d'accéder, lui aussi, à un nouvel âge de sa vie, où il aura expié
la faute qu’il sentait et disait avoir commise en jetant dans les bras
l’un de l’autre, quatre ans avant le présent du film, Quentin et sa
propre fille, et en ayant indirectement causé la mort de celle-ci —
alors même que son statut d’initiateur-analyste pouvait autoriser à
ce que, de Nina ou de lui, seule Nina bouge. Mais ce n’est pas le ou
qui intéresse Téchiné, mais le et de l’échange et de la rencontre. Le
Lieu du crime, quant à lui, donne autant à sentir l’apprentissage de
Thomas (il est à l’âge de la communion solennelle, charnière sym-
bolique du passage à l’âge adulte) que celui de sa mère. Les Inno-
cents, enfin, fait se croiser les destins de cinq personnages (Saïd,
Jeanne, Stéphane, Klotz, Alain) qui, à des âges très différents les
uns des autres (de l'enfance aux abords de la vieillesse), appren-
nent, alors même que le plus âgé d’entre eux (Klotz) croyait peut-
être ne plus pouvoir apprendre. Que Les Innocents, pour ne citer
que ce seul film, porte à cinq le nombre de ses personnages princi-
paux (9) me fait préférer dire que Jeanne est le vecteur de la fiction,
plutôt que son personnage principal. La notion de personnage se-
100
condaire n'existe guère chez Téchiné (sauf pour des apparitions
réellement épisodiques) : chaque personnage est autorisé, à un mo-
ment où à un autre, à exister comme centre — en adéquation avec
des structures narratives qui font elles-mêmes la part belle à des dé-
centrages successifs. (Mais chaque centre bouge, comme dans une
constellation dont les pôles changeraient de place). Roland Barthes,
dont on n’a pas oublié l'apparition amicale dans Les Sœurs Brontë,
disait à la fin du film (dans le rôle de l'écrivain Thackeray) ces mots
magnifiques, empruntés à Henry James : « La vie est d’une telle in-
solence... Je n'ai jamais pu apprendre la centième partie des tours
qu'elle se permet. Il faudrait un temps fou. C’est pour cela que les œu-
vres de jeunesse sont toujours pleines de scories.… La vie est trop courte
pour l'art. Il nous faudrait beaucoup plus de temps pour durcir notre
coquille. Dure et brillante. Mais la chose diabolique, c'est que sou-
vent elle est brillante sans être dure... »
Nul doute que les jeunes personnages de Téchiné aient cette in-
tuition (à défaut d’en avoir la conviction, comme l’écrivain d’âge
mûr) que la vie est insolente, qu’« il faudrait un temps fou ». Et
que, pour déjouer ses tours, il faut tourner plus vite qu’elle, ou du
moins essayer, quitte à ce que le tour devienne tourbillon, la légère
ébriété vertige profond, la spirale maëlstrom. Les personnages
d'André Téchiné, s'ils n’ont pas tous à faire avec l’art, pourraient
paraphraser les mots d’Henry James : la vie est trop courte pour
l’art, certes, mais ce qui jette Gilles, Nina, Jeanne, Stéphane, Lili,
bien d’autres, dans l’œil du cyclone, ne serait-ce pas le sentiment
que la vie-même est trop courte pour la vie ?
Alors il faut aller plus vite que la vie, la court-circuiter (tout com-
me la fiction chez Téchiné procède parfois par d’hallucinants courts-
circuits), quitte pour cela à prendre le risque de l’électrocution.
D'où que les personnages de Téchiné aient bien souvent l’allure de (6) Le Lieu du crime
avait déjà mis en scène
batteries surchargées, au débit nerveux, prêtes à brûler leur capital plusieurs âges de la vie
(de l'enfance à la vieil-
d'énergie, à briller de leur incandescence, à jouer avec le point-li- lesse) couvrant trois gé-
mite où guette l’explosion par survoltage. nérations.
VIII
NUITS TRANSFIGURÉES
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tiré
hi
à: LEE)
Le Lieu du crime : Catherine Deneuve.
Les itinéraires initiatiques que vivent, pour leur malheur et leur
bonheur à la fois, les personnages d’André Téchiné, ne se déroulent
pas, on l’a vu, dans les sphères éthérées de l’allégorie, où de purs
esprits se verraient guidés vers la résolution toute théorique de leurs
tourments. La violence de l’apprentissage, chez Téchiné, est tout
autant physique que morale : elle ne peut s’incarner — selon l’ex-
pression consacrée — qu'à condition que la chair des personnages y
soit largement en jeu, et plus d’une fois mise à mal. Les figures du
mal, ou du destin maléfique, ont un corps, et prennent parfois sau-
vagement à partie le corps d’autrui. (D’où, entre autres effets, la
crudité de plus d’une scène de Rendez-vous, film délibérément pro-
vocateur, mais aussi la violence et la cruauté, tant physiques que
morales, de la majeure partie des situations paroxystiques du Téchi-
né actuel). S’il n’est pas d’apprentissage sans représentation de la
figure du mal, il n’est pas non plus de représentation d’une telle fi-
gure sans lien avec le paradigme de la Souillure, et ses variantes
privilégiées : crasse, sperme, vomissures, larmes, terre fangeuse,
sang. Îl importe de souligner à ce propos que si Téchiné part plus
_ d’une fois d’un matériau noir, cruel, dérangeant, rien en revanche
ne semble plus lui répugner que la morbidité. Téchiné a trouvé très
vite un équilibre optimal entre cinéma de la cruauté et cinéma de la
légèreté — pari difficile lorsque l’on choisit de travailler sur les
questions ou sur le matériau ici évoqués, et preuve du souci de Té-
chiné de respecter le spectateur sans pour autant céder d’un pouce
105
sur ce qu'il a à dire. Sans doute son goût de la beauté l’aide-t-il à se
tenir sur cette fragile ligne d’équilibre où se met en jeu sa morale ci-
nématographique.
Une fois précisé que les personnages de Téchiné ne sont ni de
purs esprits ni des figures allégoriques, on peut avancer l’hypothèse
que ce qui est à l’œuvre dans son cinéma (et singulièrement dans
ses films d'apprentissage) se joue entre les deux figures de la souil-
lure et de la purification. Le Lieu du crime est exemplaire de ce
mouvement, qui part de la rencontre entre un enfant dont Téchiné
va désigner la face noire, destructrice, (tout sauf angélique), et un
jeune homme marqué par la double souillure de la délinquance et
(dès sa première apparition) de la crasse toute physique (barbe de
trois jours, vêtements tachés) due à sa cavale. Si l’on s’en tient pour
l’instant aux manifestations strictement physiques de la souillure, le
film repose sur une alternance significative entre des scènes de
soins corporels et des scènes où le corps est sali. Le film ne va pas
du sale vers le propre, selon une ligne droite et univoque, mais est
soumis à d’incessants allers et retours entre ces deux extrêmes, en-
tre l’obsession de la propreté et les assauts répétés de la salissure.
Wadeck Stanczak, de hâve et hirsute qu’il était, réapparaîtra propre
et rasé de près, avant que la fiction ne le ramène à son état de crasse
originelle. Mais c’est surtout Thomas qui est l’objet de soins corporels
particulièrement attentifs, aussi bien de la part de sa mère que de sa
grand-mère (Danielle Darrieux).
Changer de vêtements, revêtir un costume qui gratte, se laver, se
peigner, telles sont les corvées par lesquelles Thomas se doit de
passer pour être présentable lors de l’épreuve de la communion so-
lennelle. Au-delà de ces circonstances conjoncturelles, et sans pour
autant poser Lili comme une mère obsessionnelle, prête à tout ins-
tant à laver son fils de la moindre trace de saleté, il est difficile de
ne pas interpréter selon un autre registre les soins corporels qu’en
simple mère de famille elle prodigue à son enfant. Si Lili est loin
d’être une mère possessive (comme l’est plus d’une figure maternel-
le chez Hitchcock), les rapports de couple qu’elle entretient avec
Thomas confèrent aux désirs incestueux propres à tout enfant un
coefficient de réalité plus prononcé qu’à l'ordinaire. La faillite du
Père, la défaillance de la figure de la Loi, favorisent cette mise en
avant d’un inceste possible, qui sera comme réalisé, nous l’avons
vu, avec Martin, « frère », en quelque sorte, de Thomas. La ré-
flexion de Julia Kristeva est, de ce point de vue, passionnante, lors-
106
WU: SU LP ns
ET.
5
LS - à #\° .
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Les Innocents : Sandrine Bonnaire et Simon de la Brosse.
107
quel nous avons pris la licence d’évoquer la « scène primitive »
malgré l’âge de Thomas. Car un film réussi ne relève pas de la psy-
chanalyse appliquée, mais est traversé par des données analytiques
qui, sans relever stricto sensu de telle ou telle figure théorique ou
clinique, y sont fortement à l’œuvre. A la « topographie » du corps
de Thomas, Lili et sa mère sont particulièrement sensibles : soit
pour s'inquiéter de sa maigreur, soit pour s’alarmer du récit de la
tentative de meurtre dont il a été victime de la part du complice de
Stanczak et qu’il tentera de faire passer pour un rêve, de façon rela-
tivement crédible aux yeux d’un entourage familial habitué à sa
mythomanie. Après avoir été réveillé en pleine nuit par un cauche-
mar qui lui rappelle l’agression, Thomas téléphone à son père pour
lui dire qu’il a eu très mal à la gorge (une angine ou une en-gyne, si
l’on écoute le signifiant), puis attend sa mère, qui, pendant ce
temps, rencontrait pour la première fois Martin et commençait, sans
en avoir vraiment conscience, à l’adopter, à le reconnaître (au dou-
ble sens, amoureux et juridique, du terme). Au même moment se
rejoignent l’imaginaire de Lili et celui de Thomas d’une part, le fan-
tasme et la réalité de l’autre. (Le cauchemar de Thomas succède im-
médiatement au flash-back qui montre comment Martin/Stanczak a
sauvé l'enfant qu’il avait agressé auparavant).
Que Téchiné ait choisi de faire raconter la tentative de meurtre de
Thomas comme un rêve ne relève pas seulement d’un désir de conti-
nuité et de vraisemblance psychologique, mais confère à l’agression
le caractère fantasmatique du « On tue un enfant », prolongement
(par Serge Leclaire) du « On bat un enfant » freudien. Lorsque Lili
rentre chez elle, à l’aube, et retrouve Thomas éveillé, la très belle
scène de couple qui se joue entre eux (et où Thomas raconte son
« rêve ») montre Lili, dans un mouvement de tendresse envers Tho-
mas, lui mettant à plusieurs reprises la main sur le cou, en cette
partie de son corps qui a subi la violence de l’étranglement, et qui,
paradoxalement, ne porte pas la moindre marque visible, comme si
Téchiné passait très vite de la scène de la réalité à celle du fan-
tasme. Comme si surtout la tentative de strangulation avait marqué
Thomas d’un chiffre caché, inscrit à l’encre invisible, et que la suite
de la fiction se chargerait peu à peu de faire apparaître. La mar-
que : signe d'identité, signe de possession, préfiguration surtout de
l'étreinte mortelle du lieu et du moment du crime. En caressant le
cou de Thomas, Lili caresse déjà celui de Martin, et touche du doigt
la trace invisible de son désir encore inavoué : tout comme Jocaste
108
Le Lieu du crime : Catherine Deneuve et Wadeck Stanczak.
ne reconnaissait pas en son amant son fils, Lili ne peut pas voir
qu'en son fils se profile son futur amant...
Le film entier suit à la trace des indices de saleté dont la souillure
est la figure-mère, générique, totalisante et littéralement métaphy-
sique. Dès sa première rencontre avec Martin, dans la boîte de nuit
dont elle s'occupe, c’est Lili qui la première remarque (et s’em-
presse de passer sous silence) la tache de sang sur le pull de Martin,
qui lui-même vient de salir l’intérieur de son corps par un aberrant
mélange d’alcools. Lors de la scène du « crime », tandis qu’un vio-
lent orage donne au film une dimension cosmique (impossible de ne
pas penser au Déluge, à une punition divine), Lili se traîne dans la
boue, sur le corps de Martin. Elle n’apparaîtra plus, dès lors, que
les cheveux trempés (il faut rendre le plus net hommage à Catherine
Deneuve d’avoir fait passer le film avant son image de star), en voie
vers la forme de sainteté que nous évoquions, et vers ce qui ne peut
guère apparaître autrement que comme une purification, tandis
qu’un doute plane encore sur les chances de survie de Martin, qu’on
imagine dans un hôpital, le corps perfusé, troué, manipulé, dans
l’ambivalence (faire violence à un corps pour tenter de le sauver) de
l’exercice de la médecine.
Si Rendez-vous, on l’a vu, est également parcouru par ce qui, d’un
corps, peut salir un autre corps (le sperme de Paulot, le sang qui
109
manque jaillir de la gorge — encore — de Quentin lorsqu'il menace
Nina de se la trancher avec un rasoir, le vomissement par lequel
Nina réagit à ce geste, ou sa nausée finale juste avant d'entrer en
scène) P), le film obéit à la même trajectoire que Le Lieu du crime :
de la souillure à la purification, puisque tel est le sens manifeste de
l’entrée en scène de Nina à la toute fin du film. Les Innocents est
marqué par la souillure (incendie criminel qui a mis la ville à feu
et à sang) : Stéphane porte aussi (dans le dos) la marque de l’horreur
qui a eu lieu et peut se reproduire, et plus d’un dialogue fait allu-
sion à l’immonde et aux immondices (Stéphane à son père : « C’est
toi qui m'as appris à aimer les ordures. La seule différence, c'est que
je ne couche pas avec ». Klotz à Saïd : « Tu peux le garder, ton zob
de merde ! »).
Quelque chose pourtant sépare ce dernier film de Rendez-vous et
du Lieu du crime : la purification n’y est pas possible. Téchiné fait
des /nnocents une tragédie moderne, une Antigone du vingtième siè-
cle, mais la Cité (la polis : ce n’est ni Marseille ni Toulon, mais une
ville méditerranéenne) n’a pas, comme en avaient les cités de la
Grèce antique, de bouc émissaire pour la purifier de ses miasmes.
« Entrant dans une cité impure — dans un miasma —, Oedipe se fait
lui-même agos, souillure, pour la purifier et devenir katharmos. Puri-
ficateur, il l’est donc du fait même d’être agos. Son abjection tient à
cette ambiguïté permanente des rôles qu'il assume à son insu, alors
qu'il croit savoir. Et c'est précisément cette dynamique des rencontres
qui fait de lui un être d’abjection et un pharmakos, un bouc émissaire
qui, expulsé, permet de libérer la ville de la souillure. Le ressort de la
tragédie est dans cette ambiguïté » ). Il n’y a dans Les Innocents ni
vainqueur ni vaincu, seulement deux ennemis qui se retrouvent côte
à côte, tête-bêche, dans la mort, sous le regard d’une jeune fille qui
est allée jusqu’au bout de l’immonde (le décor de la fin du film est
un chantier aux formes indiscernables, un no man’s land improba-
ble qui renvoie à la nuit des temps). Il y a seulement un petit garçon
(le frère de Jeanne) qui, sourd et muet, mais néanmoins sensible au
(2) Les vomissements chaos du monde, tentera peut-être une nouvelle fois, dans sa folie
de Nina n’en font pas
pour autant une hysté- amoureuse, de rejoindre à la nage l'Afrique du Nord, hors-champ
rique. Si l’hystérique
« souffre de réminis-
utopique du film, où le monde ne va sans doute pas mieux, mais où
cences », Nina souffre l’on peut tout au moins faire semblant ou se persuader de le croire :
des réminiscences des
autres (Quentin, Scrutz- la purification, dans Les Innocents, ne peut relever que du rêve.
ler).
(3) Julia Kristeva, op. L'univers d'André Téchiné, parcouru par la préoccupation de la
cit. maladie et de l’horreur du monde, et quelle que soit, de ses fictions,
110
Le Lieu du crime : Catherine Deneuve.
112
RENTE
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PTT
ENTRETIENS
—Quel est le contexte de vos premières ren- moi me paraissait encore plus sombre, plus
contres avec le cinéma ? terne et surtout plus lointain. J’essayais déjà,
— I] me semble que ça vient de très loin. Je soit en découpant des photos dans des magazi-
vivais dans une petite ville de province, dans nes, soit en jouant avec les enfants de mon âge
le Sud-Ouest, et tout ce que je recevais du dans un pré à côté de la maison, de refaire,
monde, de ce que j'imaginais être le monde ex- cette fois sur un mode ludique, des sortes de
térieur, me parvenait comme si Je le voyais du simulations de cette vie plus intense et plus lu-
fin fond d’une cachette ou d’une caverne. mineuse que j'avais vue à l'écran.
J'avais le sentiment, qui ne m’a pas quitté et — Jusqu'à quand avez-vous « joué » ainsi ?
qui ne quitte jamais personne je crois, que la — Jusqu'à onze ans, je crois, l’âge de la
vraie vie était ailleurs. Bien sûr je ne me le for- communion solennelle, qui était un peu le pas-
mulais pas en ces termes-là. Le cinéma, c'était sage officiel de l’enfance à l’adolescence. En-
le seul moyen d'évasion, c'était ma façon de suite, J'ai commencé à vouloir non plus repro-
rêver, mais c'était déjà lié, je crois, à une pre- de aveuglément ce que je voyais, mais com-
mière approche, à une sorte de sentiment d’ap- prendre comment ça marchait. Il y a eu toute
proche de cette vraie vie. C'était donc un mé- une deuxième période (bien que ce soit arbi-
lange d'évasion et de vie plus vraie que la vie, traire de parler en termes de périodes : c'était
plus vraie en tout cas que celle, trop contrain- beaucoup moins net que ça) où j'ai commencé
te, que je menais. C'était déjà ce qui me pous- ” à réfléchir sur le fonctionnement de tout ça, à
sait à aller à toutes les séances de cinéma (il y discerner les films entre eux et à porter des ju-
avait deux programmes par semaine). Je re- gements de valeur. C’est là qu’a commencé vé-
voyais beaucoup les films, et je n’avais aucune ritablement l'apprentissage esthétique du ciné-
distance, aucun jugement de valeur, par rap- ma. Il y avait, dans mon collège, une petite re-
port à eux. Je ne savais pas ce qu'était un bon vue, « La plume et l’écran », dans laquelle
ou un mauvais film, je ne me posais pas la j'écrivais très régulièrement des articles pé-
question en ces termes-là : c'était plutôt une remptoires, partisans, excessifs. C’étaient des
sorte d’'émerveillement. Je crois que cette ma- textes trop longs et trop complaisants. Dès
gie du cinéma, qui me rapprochait de ces om- cette époque-là, j'avais le désir de faire un jour
bres que je ne voyais que de très loin et que de la mise en scène, d’organiser moi-même
tout à coup je découvrais en grand devant moi, cette vie artificielle que je comprenais mieux
de façon totalement démesurée, comme à tra- que la vie de tous les jours : passer par le ciné-
vers une loupe, est devenue une sorte de nour- ma, c'était presque pour moi une façon d’aimer
riture irremplaçable : tout le reste autour de le monde et d’en faire partie.
LEZ
Ensuite je suis venu à Paris, j'ai voulu faire principes visuels (chaque plan doit inventer un
une école de cinéma, j'ai raté le concours de espace nouveau) qui ont été repris plus tard,
l'IDHEC. La même année j'ai commencé à mais qui sont là, dans Paulina, de façon juvé-
écrire aux Cahiers et j'ai fréquenté la Ciné- nile et brute... C'était aussi l’époque où Je
mathèque : ma passion commençait à prendre pensais que ce qui m'intéressait intéresserait
corps. Ça m’a conduit, non pas en ligne droite, forcément les autres : il n’y avait pas encore le
mais en Zig-zag comme toujours, à faire mon souci de tirer le spectateur vers moi, que J'ai
premier film, Paulina s'en va. Je l’ai commen- eu par la suite.
cé sous forme de court métrage, et je l’ai pro- — Avant de réaliser Paulina s’en va, vous
longé en un long métrage, ce qui n’était pas du avez travaillé avec Marc'O et Jacques Rivette…
tout prévu au départ. En tout, le tournage a — Oui, c'était l’époque où je fréquentais
duré trois semaines : une semaine en 1967, beaucoup la Cinémathèque et les Cahiers.
pour la première partie (l’adaptation très libre C'était une formation théorique, et je fréquen-
des « Enfants terribles » de Jean Cocteau), et tais par ailleurs des comédiens, parce que ça
deux semaines en 1969. Le film est passé com- m'attirait beaucoup. Je trouvais les gens des
plètement inaperçu, malgré le Festival de Ve- Cahiers un peu trop éloignés de la matière vi-
nise où il a été présenté en 69. II était considé- vante. C’est comme ça que j'ai connu la troupe
ré comme trop hermétique. J'avais fait une gaf- de Marc'O, qui montait des spectacles et
fe énorme lors de la conférence de presse : s’exerçait tous les jours au Centre américain. Il
j'avais déclaré que c’était un film entre la veil- y avait Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Pierre
le et le sommeil, j'avais parlé de somnolence. Clémenti, Michèle Moretti, etc... C’est d’ail-
Ce fut l’emboîtage : on me colla l'étiquette leurs dans cette troupe que j'ai puisé mes co-
« soporifique ».. Le film n’est sorti que six médiens pour Paulina s'en va, en particulier
ans plus tard, au Studio Seine, dans la plus Bulle Ogier, que j'admirais beaucoup. J'ai
grande indifférence, à part quelques psychia- voulu les mélanger à des acteurs venant d’au-
tres qui organisèrent des débats sur le thème tres horizons : André Julien qui venait du
cinéma et folie. Tout ça m'a fait prendre le film théâtre de Genet et de Beckett, et qui avait tra-
en grippe. Je ne l’ai jamais revu, mais je sais vaillé avec Roger Blin, et Laura Betti qui ve-
qu’il en existe quelques copies. nait de Pasolini et qui avait aussi une forma-
— Paulina s’en va préfigure très nettement, tion de chanteuse de cabaret. J’ai donc été as-
par certains de ses aspects, les films qui vont sistant de Marc’O pour Les Idoles, ce qui m'a
suivre... permis de voir des acteurs évoluer dans leur
— Certainement, mais c’est un film que j'ai travail et dans la vie. Ce qui me séduisait
fait de façon complètement aveugle et instinc- beaucoup dans la méthode de Marc’O, c'était
tive, sans aucun garde-fou. L'action ne pro- son abandon des présupposés psychologiques.
gressait pas, elle régressait. C’est le mouve- Il ne préconisait pas du tout un jeu réaliste, il
ment de régression qui a dû dérouter: Pauli- mettait l'accent sur une science des mouve-
na, l’héroïne, ne parvenait pas à remonter le fil ments et du corps. Tout cet apprentissage, qui
de sa propre histoire. J'ai le sentiment qu'il y était à la limite du chant et de la danse, avec
a des choses qui ont été approfondies par la un grand sens du burlesque, plus près du
suite, en particulier l’idée d’un voyage pour at- théâtre de Bali que du théâtre de boulevard,
teindre le dehors. J’ai le souvenir du visage de était passionnant : j'étais très admiratif de ce
Bulle et de ses égarements, qui sont des cho- que ces acteurs pouvaient inventer. Cette
ses que j'ai sûrement développées par la suite, habileté physique est un peu perdue mainte-
à travers les personnages que j'ai fait jouer à nant, et c’est dommage. Les comédiens, au-
Catherine Deneuve. Il doit y avoir aussi des jourd’hui, ont des formations de psychologues
118
ratés ou d'auteurs dramatiques frustrés. J'ai lais pas aux conseils de rédaction et j'étais plu-
souvent du mal, dans mes films, avec de jeu- tôt en retrait : Je me contentais d'écrire sur les
nes acteurs qui se soucient d’intentions drama- films qui m'intéressaient.
tiques ou psychologiques, mais qui sont inca- — En 1965, vous écrivez sur Gertrud, que
pables de jouer sur des éléments plus physi- vous placez d'ailleurs en tête des dix meilleurs
ques, la maladresse, la dextérité, la pesanteur, films de l'année, et vous publiez aussi un grand
la légèreté. Les références psychologiques sur texte, « L'archaïsme nordique de Dreyer ». Ça
la manière de « bien jouer » sont extrêmement n'est pas du tout indifférent, quand on connaît
dangereuses : il faut fuir les clichés de person- votre cinéma. Est-ce que vous aviez le senti-
nages quand on s'attaque à une scène. Par ment, en écrivant, de poser des jalons pour le ci-
contre, on se trouve face à une sorte d’infirmité néma que vous alliez faire ?
dans les gestes : parler en faisant des mouve- — Forcément. À partir du moment où un
ments pour certains, ne rien faire avec les bras film me donnait envie d'écrire, c’est que
pour d’autres, devient tout un problème... Les j'avais envie d’en prolonger le retentissement.
comédiens de Marc’O s’exerçaient beaucoup, Il en est de même pour ma place de cinéaste
et n'avaient pas peur de se mettre en danger. par la suite : c’est à partir des films qui m'ont
Mais sur son film, j'étais beaucoup plus un marqué que j'ai eu envie d'imprimer moi aussi
spectateur actif qu'un véritable assistant : je ma propre marque. C’est un peu le cas de tout
parlais beaucoup avec Marc'O, et j'essayais de le monde (on est toujours induit), mais je crois
me rapprocher de ses acteurs. J’ai une nostal- qu'il n’y a pas de modèle exclusif et unique.
gie de cette époque-là, que j'ai forcément ten- C'étaient toujours les avancées, les démarches
dance à mythifier puisqu'elle est liée à la jeu- qui sortaient le plus des sentiers battus, qui
nesse. Mais la singularité de chaque corps m'excitaient. Ce qui me bouleversait, c'était la
était mise en valeur, il y avait là un véritable solitude de certains cinéastes-explorateurs.
épanouissement, un mélange de discipline et C’est quand je sentais une sorte d’exil intérieur
de liberté, et un esprit de troupe : ils se pas- que j'aimais le film. J’aimais la trilogie sur
saient la balle, et ça rebondissait. Ça devait Dieu de Bergman (À travers le miroir, Les Com-
ressembler aux tournages de Renoir. Jean Eus- muniants, Le Silence), ou celle sur le monde
tache et Jacques Rivette étaient eux aussi très moderne d’Antonioni (L’Avventura, La Nuit,
fascinés : c’est là que Rivette a puisé les ac- l’Eclipse). Mais j'aimais aussi que, dans un
teurs de L'Amour fou, et Eustache a fait le système de production américaine, Hitchcock
montage des /doles. Toute cette période a été invente un film aussi profond que Les Oiseaux,
ma première approche concrète de ce qu’il faut ou Bunuel, dans la production mexicaine, un
bien appeler un métier, et les premières fois film aussi troublant que L'Ange exterminateur.
sont toujours particulièrement émouvantes. En fait, c’est quand la prose et la poésie se
— Quels souvenirs gardez-vous de la période confondaient dans un film que j'avais une
où vous avez écrit aux Cahiers ? grande émotion.
— J'ai commencé en 1964. Mon premier ar- — Est-ce que vous diriez, comme les cinéas-
ticle était sur La Peau douce, de Truffaut. J’ai tes de la Nouvelle Vague l'ont dit pour leur épo-
cessé d'écrire aux Cahiers en 1967-68, lors- que, que les Cahiers, dans cette période des an-
qu’ils ont pris le virage ultra-gauchiste, parce nées soixante où vous y avez travaillé, fonction-
que je n’arrivais pas à m'insérer là-dedans. naient comme un lieu de parole, d'échange, qui
Mon meilleur souvenir c’est la carte verte, le permettait d'échapper à une forme de solitude
jour où je lai obtenue. C’était une sorte de un peu malheureuse, comme celle qui règne lar-
« sésame » qui m'ouvrait les portes de tous les gement dans le cinéma français d'aujourd'hui ?
cinémas : c'était grisant. À part ça, je n’assis- — Oui, c'était un cadre — ce qui n'existe
119
plus maintenant — un lieu d'échanges sur le trouver des réponses. C'était un peu la seule
cinéma. Mais en même temps, il est aussi né- issue d'ordre esthétique, donc d'ordre prati-
cessaire de ne pas trop verbaliser et de résis- que, pour un cinéaste, la seule façon d’oxygé-
ter, de façon à ne pas se laisser emporter par le ner tout Ça.
courant d’un milieu et par l'opinion du mo- Ma fréquentation de Brecht a été beaucoup
ment. C’est souvent inévitable, dans ce genre plus vécue comme une ouverture pour sortir de
de cadre. Ce qui est stimulant, c’est de pouvoir cette immersion, que comme une fermeture :
créer des complicités qui permettent de sortir Brecht a eu un effet moteur. Même mainte-
du cinéma pour mieux y revenir. nant, on lit encore des allusions méprisantes
— Comment, lors de votre premier film, au brechtisme, comme s’il fallait jeter le bébé
aviez-vous le sentiment de vous situer par rap- avec l’eau du bain. L’acception est toujours
port à la Nouvelle Vague ? Est-ce qu'en dépit dévalorisante, péjorative, alors que Brecht est
(ou à cause) de son caractère incontestablement un écrivain d’une subtilité diabolique, doué
stimulant, la Nouvelle Vague n’a pas pu être un d’un grand sens du concret. Ce n’est pas du
peu inhibante pour qui commençait à faire des tout un écrivain dogmatique et figé : ça, c’est
films une dizaine d'années après elle ? un cliché de la critique. Brecht n’a jamais per-
— L'éveil de ma conscience cinématogra- du le goût de l’expérimentation. Contrairement
phique, et le passage de l’émerveillement à la à l’idée reçue, il n’a jamais cessé de faire des
réflexion, se sont faits à travers l’effervescence mélanges, il n’est pas monolithique. C’est tout
de la Nouvelle Vague, avec cette ivresse de li- aussi stupide de réduire Brecht au marxisme
berté et cette exaltation devant la possibilité de que Dreyer au christianisme. Ce qu’on retient
faire des films plus personnels et plus inspirés. de Brecht maintenant — mais ça, c’est un si-
Mais tout cela est très marqué historiquement. gne des temps — c’est l'aspect publicitaire par
[ ne suffisait pas de brûler les règles, il fallait rapport au communisme. C’est comme si on di-
que chacun découvre les siennes avec rigueur. sait que Dreyer ou Bernanos ont fait des pubs
C'était d’autant plus difficile qu'il existait à ce pour le christianisme, ou comme si on ne pou-
moment-là une sorte de réveil de la conscience vait envisager /van le terrible que comme une
politique chez les cinéastes, comme si l’idéolo- pub stalinienne : c’est terriblement tronqué,
gie individualiste de la Nouvelle Vague était tout Ça, puisqu'il ne s’agit pas de publicité cy-
renversée. Îl s’est produit un court-circuit en- nique, destinée à vendre un produit, mais de
tre la lame de fond de 68 et l’élan de la Nou- croyance vivante. Quand je relis Brecht main-
velle Vague. On s’est trouvés là dans une posi- tenant, et je le relis encore souvent, je m’aper-
tion en sandwich. La rencontre de la N.V. et çois que mon admiration a résisté aux illusions
du gauchisme a secoué beaucoup de cinéastes perdues de cette époque-là.
de ma génération. L’élan, au sens le plus idéa- — J'ai le sentiment que Souvenirs d’en Fran-
liste du terme, du cinéma, était absolument ce est assez nettement marqué par Brecht.
contrarié par la nécessité de le poser et de le — Bien sûr. Mais l'apport de Brecht est sû-
résoudre en termes politiques, avec tous les ef- rement sensible ailleurs, même dans un film
fets de censure que ça impliquait. Ça a dé- plus récent comme Les Innocents. Pas sous une
passé la France : Fassbinder, Angelopoulos, forme d'imitation : Brecht n’était pas un modè-
Bellocchio ou Bertolucci ont été aussi confron- le. Mais quand on a aimé quelqu'un, ça laisse
tés à ce raz-de-marée. C’est à ce moment-là forcément des traces.
qu'un auteur comme Brecht a pris toute sa va- — Plus largement, vos films des années
leur et son importance pour nous tous je crois, soixante-dix sont placés sous le signe d’une cer-
dans la mesure où il semblait s'être posé toutes taine forme de stylisation…
les questions nouvelles auxquelles on devait — .… de stylisation et de crise. Dans Souve-
120
nirs d'en France, il y avait sûrement deux cou- enthousiasme et cet émerveillement devant les
rants : la biographie, puisque le film est puisé films, je sentais au contraire une sorte d’acca-
dans une expérience vécue dans mon enfance blement et de saturation.
(mais complètement transposée), et dans — Dans les années soixante-dix, vous êtes
l'amour du théâtre et du cinéma qui n’a pas plusieurs cinéastes de la même génération à
peur du théâtre. Je crois que Souvenirs d'en prendre en haine le « naturalisme à la françai-
France, Barocco et Les Sœurs Brontë ont été se », et vous vous dressez énergiquement contre
faits, sans que je le sache, pour que j'en fi- lui.
nisse avec la question des genres. Souvenirs — Tout à fait. C’est de là que venaient,
d'en France était une sorte de saga, de chroni- dans une espèce de colère, le goût de la styli-
que familiale. Barocco relevait plutôt du film sation et le désir de l’artifice. Je trouvais com-
noir, de tout un héritage à la fois expression- plètement paralysant, dans ce cinéma-là, le
niste et américain, et Les Sœurs Brontë du film respect de la vraisemblance, qui prétendait ga-
historique et de l'adaptation littéraire, de la rantir l’authenticité d’une démarche : critiquer
question de la biographie au cinéma (mais pas la vraisemblance d’une histoire, c’est manquer
de l’autobiographie comme dans Souvenirs d'en d'imagination, disait Hitchcock.
France). Ces films-là étaient pour moi, par le — Comment a été produit Souvenirs d’en
biais de la stylisation, une façon de m’appro- France ?
prier ces genres, d'affirmer mon amour de l’ar- — Il a été produit par Véra Belmont, avec
tifice et de la magie du cinéma. C’est là leur li- l’Avance sur recettes, et avec l’appui de Clau-
mite à mes yeux. Ce sont des films trop nourris de Berri qui assurait la distribution et qui
par le cinéma, trop fermés sur le cinéma... A m'avait mis en contact avec la productrice.
partir d'Hôtel des Amériques ce ne sont plus des Jeanne Moreau aussi a beaucoup aidéà ce que
films de genre. Je ne puise plus mon inspira- le film se fasse: elle a joué le jeu complète-
tion dans le cinéma : avant, je ne connaissais ment. Le film a été fait avec de très petits
pas assez les gens. C’est pour cela qu'il y a moyens, en seize millimètres qu’on a gonflé
cette rupture, comme si tout à coup le lien ensuite. Le tournage a eu lieu dans mon village
avec le passé cinématographique, que je ne natal, Valence d'Agen, dans des conditions de
cessais d'interroger pour avancer et pour es- confort précaires mais dans une sorte de fer-
sayer de comprendre le monde, avait été rom- veur, malgré les nombreux obstacles qu’on
pu : comme si j'en avais fait le tour. Mais c’est rencontre forcément. J'ai manqué de moyens
venu tout naturellement, ce n’était pas une dé- pour des scènes chères, pour des mouvements
cision. Au travers des films que j'ai faits de- de foule au moment du Front Populaire, que je
puis Hôtel des Amériques (que je ne perçois pas n’ai pas pu tourner. À la place, j'ai tourné la
comme des films séparés, mais comme des grande scène du cinéma, qui ne tenait que sur
chapitres qui se suivent et s’enchaînent) je me deux lignes dans le scénario et que jai hyper-
pose, un peu comme autrefois on se posait la trophiée, emporté par le plaisir que j'avais à la
question simple et fondamentale : « Est-ce filmer et par les idées qui venaient. Par rap-
que Dieu existe ? », la question : « Est-ce que port aux années soixante-dix, la scène du
l'amour existe ? ». C’est le fil conducteur de Front Populaire (la réalité) et celle du cinéma
tous ces films. Il n’y a donc plus l’obsession du (le rêve) étaient sûrement les deux pôles du
cinéma, le danger de l’art pour l’art. Il y a une film... La fatalité de cette famille qui s’était
forme qui est venue à la fois du propos et de ce débrouillée comme elle avait pu avec l’'Histoi-
que j'ai appris des autres et de moi-même. Il re, c'était quelque chose que je connaissais
s’est trouvé qu'après Hôtel des Amériques je bien, puisque c'était la part d’expérience vé-
suis beaucoup moins allé au cinéma : après cet cue. Mais dans le film il manquait peut-être un
121
personnage d'enfant. D'une certaine façon, C'est pour ça que mes scénarios ressemblent à
c'était un peu moi qui Jugeais cette galerie de des carrefours, à des « rendez-vous » d’histoi-
portraits dont j'avais voulu m’échapper. res.
— Est-ce qu'il n'y a pas eu, dans vos films — L’« histoire » de La Matiouette est centrée
des années soixante-dix, quelle qu'en soit la sur l’amour entre deux frères. J'imagine que la
part de stylisation, le désir de préserver le plaisir rencontre avec la pièce de Jacques Nolot a dû
de la narration ou du conte ? être quelque chose d’extraordinaire.…
— Oui, bien sûr... C’est pour ça qu’on me — Oui. Ce qui est admirable, et qui m’a im-
considère comme un cinéaste romanesque. En médiatement touché et séduit dans le texte de
fait, je n’aime ni le cinéma de poésie pure (trop Jacques, c’est que c'était vraiment puisé dans
libéré de la narration) ni le cinéma de prose une réalité brute que j'avais vécue, puisqu'il
pure (trop écrasé par la narration). Le cinéma s'agissait d’un village dans le Sud-Ouest et
de prose est hanté par le spectre de l’acadé- d’une mentalité que je connaissais bien. En
misme, et le cinéma de poésie par celui du ma- même temps, les deux portraits étaient singu-
niérisme. Si un cinéma qui se risque à raconter liers et répondaient à mon goût pour les per-
une histoire est un cinéma où la narration obéit sonnages obscurs et solitaires, habituellement
à la règle universitaire de la dissertation (intro- laissés dans l’ombre. Et puis il y avait les paro-
duction, développement et conclusion), ce les : j'ai eu tout de suite envie de filmer le dia-
n’est pas très excitant. Chaque fois que je logue, de mettre des voix et des visages là où il
connaissais une histoire avant de l'écrire, je y avait des mots.
n'avais plus envie de la raconter. J'ai besoin — Ce film est une petite production pour
que l’histoire bouge, me surprenne, devienne l’INA. Comment avez-vous vécu ce passage
irracontable. On admet qu’un personnage bou- d'Hôtel des Amériques à La Matiouette, d’un
ge, évolue, se transforme : ça existe à l’inté- système de production à un autre ? Seriez-vous
rieur des récits les plus classiques. Mais là où prêt à tenter une autre expérience de ce type,
il y a le plus de préjugés, de résistances à avec la faculté d'adaptation qu'elle suppose ?
vaincre, c’est sur la mobilité d’une histoire. Si — Ah oui, tout à fait. Ce n’est pas seule-
je suis incapable de raconter mon scénario ou ment une faculté d'adaptation, c’est aussi la
de réduire mon film à une histoire, c’est que je possibilité de dérailler, de ne pas marcher au
commence sur une histoire et que j’enchaîne, pas, de pouvoir changer de cadre et d’air. C’est
souvent de façon assez abrupte, sur une autre, ce qui s’est passé aussi avec les élèves de Nan-
et ainsi de suite. Ce qui m'intéresse, c’est terre au moment de L'Atelier. Quinze ans
qu’une histoire puisse se transformer comme après, avec les élèves des Amandiers, j'ai re-
se transforme un personnage, et puisse dériver trouvé un peu ce que j'avais connu avec
comme dérive un personnage. Dans ce sens-là, Marc’0: le choc de la matière vivante. Et
c’est vrai que j'ai envie de raconter non pas l’idée de la débutante dans Rendez-vous est ve-
une, mais des histoires. C’est l’une des raisons nue de là. La part biographique de Rendez-
pour lesquelles je me sentais mal à l’aise dans vous, même transposée sous forme de fiction,
le temps de la chronique, qui ne me permettait est là : c’est la découverte de ces jeunes actri-
pas ce tourbillon d'histoires : la chronique me ces et de ces jeunes acteurs, de leur incertitu-
condamnait à une continuité, alors que ce qui de et de leur détermination, le fait qu’ils vou-
correspond à mon instinct, c’est l’idée qu’une laient faire de leur propre corps un instrument
histoire peut en cacher une autre, et qu’on n’en artistique, c’est de ça que parle Rendez-vous.
vient jamais à bout, non pas parce qu’une his- Le côté douloureux de l'expérience de L'Atelier
toire n’a jamais de fin, mais parce qu’une his- était que je devais faire avec ce que j'avais
toire entre dans une autre histoire, à l’infini. sous la main, sans pouvoir choisir les gens qui
122
me convenaient. Je me suis rendu compte con- — J'aimerais ouvrir une parenthèse à propos
crètement que tous les acteurs ne m'inspiraient du Lieu du crime : est-ce qu'en l’écrivant ou en
pas, que je n'avais pas des idées sur tout le le tournant, vous avez senti que de tous vos films
monde. Je suis sûrement passé à côté de cer- c'était le plus proche de figures psychanalyti-
taines personnalités, comme dans la vie : il est ques aisément repérables ?
impossible d'aimer tout le monde. On me dit — Pas spécialement. Ce que je savais, c’est
souvent, comme un compliment, que j'aime les que j'avais besoin de revenir là-bas, à Auvil-
acteurs. Ce n’est pas vrai du tout. Il y a peu lars, dans ce village du Sud-Ouest, ce village
d'acteurs que j'aime. Il y en a certains que je des origines, et d'introduire un personnage
déteste, et une masse majoritaire qui m'est d'enfant, de parler du lien très fort d’une mère
complètement indifférente. Aimer, c’est un à son enfant, et de la nécessité de rompre ce
miracle et un travail, le miracle de la rencontre lien pour que chacun puisse survivre. J'avais
et le travail de la confiance. L'amour tous azi- envie de faire le portrait d’une mauvaise mère
muts des acteurs quels qu’ils soient est une im- et d’un mauvais enfant : le film devait s’appe-
posture. ler La mauvaise herbe. Le personnage de l’éva-
L'Atelier m'a permis de travailler sur la dé, c’est l’instrument de la séparation, l’intrus
« scène de ménage ». La forme du fragment le qui précipite et révèle les personnages à eux-
permettait : jamais je n’aurais eu envie de faire mêmes. Mais ce que j'ai à dire de la trame s’ar-
ça sur une heure et demie. Le cadre expéri- rête là... Je n’ai pas envie de parler d'Oedipe
mental était bien pour ça: il était hors de ou d’inceste.. D’abord parce que ce n’est pas
question d’accabler le spectateur. J'ai, par à moi de le faire, ensuite parce que je ne lai
rapport au spectateur, une espèce d'éthique : pas pensé, je ne l’ai pas vécu comme ça. Ce
je crains de l’ennuyer. Il n’est pas question de qui est sûr aussi c’est que de tous mes films
lui donner des idées ou des sentiments bidon, c’est le seul auquel j'aurais envie d’ajoutér une
mais de le captiver, en dépit du propos pas suite : reprendre Lili à sa sortie de prison, face
toujours facile. Le public, c’est la destination à une nouvelle vie, et l'enfant qui aurait vieilli.
de mes films, et je veux toujours rester éveillé Avec les mêmes acteurs, bien sûr.
par rapport à ça, ne pas en démordre. Je crois — Est-ce qu'on peut parler des Sœurs Bron-
que j'ai autant de désir pour le public que d’in- té, ne serait-ce que pour être aussi clair et serein
différence pour la critique. Ça me stimule que possible, avec le recul, sur ce qu’à l’époque
d’être à la fois irritant et insituable, mais j'ai on a appelé les « films-Gaumont » ?
une tout autre éthique à l'égard du public qui — L'expérience des Brontë est le plus mau-
paie pour aller voir mes films. Jai tout le vais souvenir de ma vie de cinéaste. C’est dû à
temps besoin de repères moraux qui ont une plusieurs choses. La raison à laquelle j’attache
valeur pratique. Il en est de même sur la ques- le plus d'importance n’est pas la politique
tion du tournage : j'ai besoin d’une éthique de culturelle de la Gaumont et son désir de pro-
travail, d’une éthique de plateau, sinon je ne duire des objets « haut-de-gamme ». Ça ne
peux pas trouver ce que je cherche. Je n’aime- s’est pas passé comme ça, je ne l’ai pas vécu
rais pas vivre un tournage comme un acte reli- comme ça. Le projet datait d’avant Souvenirs
gieux, poétique ou artistique : je trouve ça in- d'en France. J'avais écritun scénario avec Ma-
supportable. Je veux toujours qu’un tournage rilyn Goldyn, et cela me tenait à cœur. À cette
soit vivant et que le goût du risque circule pour époque, je n’avais pas pu le monter, et il n’y a
parvenir intact jusqu'aux acteurs. Je ne re- rien de plus périlleux que de reprendre un an-
cherche pas la perfection, je n’ai pas le souci cien projet. J'avais trop changé, et en même
des détails. Je veux seulement qu’une scène temps je n’arrivais pas à faire le deuil de ce
ait un battement, comme un cœur. projet. J’ai donc voulu lui apporter du sang
125
..
neuf, le rafraîchir. Jai réécrit le scénario avec nuyeuse. Comme j'ai la phobie d’ennuyer le
Pascal Bonitzer — c'était notre première colla- public, j'ai fait des coupes. Les scènes que
boration — et je l’ai d’ailleurs laissé très libre, j'aimais le plus ne figurent pas dans le film.
beaucoup plus que dans nos collaborations ul- Lorsque j'ai voulu, par la suite, reconstituer
térieures. C'était extrêmement déroutant pour une version plus longue, j'ai appris que les né-
moi de ne pas me sentir contemporain d’un gatifs des chutes avaient été brûlés.
projet : ça me mettait déjà dans une situation C’est le seul film que j'aie fait pour lequel
un peu fausse. S'il s'était agi d’une adaptation j'ai, encore maintenant, le regret de ne pas
de roman, comme lorsqu'il a été question que pouvoir y retravailler avec la matière dont je
j'adapte « Les mots pour le dire » de Marie disposais : la version longue était plus dynami-
Cardinal, j'aurais pu me permettre toutes sor- que que la version courte. En plus, j'ai l’im-
tes de trahisons, puisqu'elle était vivante et pression que le film a été mal compris : il ve-
qu’elle avait du répondant. Ce n’était pas le nait juste après Barocco, et c'en était le con-
cas des sœurs Brontë, puisqu'elles étaient traire, le contraire d’un délire. Et tout le tra-
mortes, évidemment, et que j'avais du mal, par vail que j'avais fait dans le sens de la stylisa-
déontologie, à tricher avec la vie de personnes tion, en essayant de tirer les voix vers le chant,
qui avaient existé. Ce que j'ai demandé à Pas- toute cette dimension musicale et un peu reli-
cal Bonitzer, et ce que je me suis demandé à gieuse destinée à ressusciter la vie des sœurs
moi-même d’ailleurs, c’est une forme de res- Brontë, n’a pas plus été perçue que l’ambition
pect et d’exactitude qui a déterminé le projet : rigoureusement documentaire du film. C’est
ce qui a vraiment constitué le film, ce sont les mon seul film totalement doublé. Je voulais
documents des témoins de l’époque, et les pro- que les voix des acteurs viennent se superpo-
pres romans des trois sœurs, les dialogues ser à l’image, ne collent pas à elle, comme si la
étant pris tantôt à l’une des sources, tantôt à bande-image et la bande-son étaient parallè-
l’autre, tantôt à la fiction, tantôt au documen- les : comme si c’étaient des voix-off.
taire. Je n’ai voulu ni inventer, ni boucher arti-
ficiellement les trous, ce qui donne au film un — Est-ce qu'en reprenant le projet de Terre
caractère documentaire qui fait exception à brûlée vous ne craignez pas de tomber dans le
tous les autres films que j'ai réalisés, comme si piège d’un film « réchauffé » ?
j'avais voulu faire des actualités d'époque. Je — Bien sûr que je le crains, mais cette
me suis donc lancé dans une préparation ex- mauvaise expérience me donne envie de re-
trêmement minutieuse. Ce que je n’aime pas, commencer. Je veux voir si quelque chose qui
au bout du compte, dans le film, c’est qu'il a résiste peut finir par exister, et j'espère éviter
été trop étudié, trop prémédité : je l’ai préparé le piège de la maturation. On se plaint toujours
pendant des mois et des mois en Angleterre, et du peu de temps qu'on a au cinéma, mais
cet excès d’exactitude historique et de prépa- quand on en a beaucoup, ce n’est pas forcé-
ration, qui faisait que je devais savoir très pré- ment meilleur, à moins de procéder comme
cisément au jour le jour ce que j'allais tourner, Chaplin. Sa méthode était géniale parce que
a donné au film un caractère que je n’aime les temps du scénario, du tournage et du mon-
pas. C’est trop réfléchi et trop mûri : j'ai tou- tage étaient confondus. Il infléchissait l’histoi-
jours besoin de ne pas trop réfléchir et de ne re en fonction de ce qui avait été tourné, il cor-
pas trop préparer. Il ne faut pas prendre trop rigeait à vue, avec parfois un temps de recul
de temps, sinon le film risque de suivre une d’une semaine, d’un mois ou plus, et il n’hési-
route toute tracée. De plus, je me suis planté tait pas à tout remettre en cause. À ce moment-
au montage : il y avait une version longue, de là, le temps pouvait devenir un champ d’expé-
trois heures, que le producteur jugeait en- rimentation. C’est ça qui est magnifique. Mais
124
ça n’a rien à voir avec le temps de prévoir pour pas nécessairement qu'un artiste, pour appeler
se protéger. ça comme Ça, puisse, dans son développe-
— A la fin des Sœurs Brontë, l'écrivain ment, gagner sur tous les tableaux. Il y a sûre-
Thackeray, qu'interprète Roland Barthes, dit ment des choses qu’on perd et d’autres qu’on
que « les œuvres de jeunesse sont toujours plei- gagne, comme dans la vie. L’utopie serait de
nes de scories ». Est-ce que vous partagez tou- pouvoir garder l'élan juvénile, avec toute l’im-
jours ce point de vue ? Comment voyez-vous ce perfection émerveillée que ça implique, mais
qui fait suite aux œuvres de jeunesse ? sans le narcissisme. Pour ça il faudrait avoir la
— Oui, les œuvres de jeunesse sont pleines capacité d'imaginer les autres. Se mettre à la
de scories, mais souvent aussi elles sont plei- place des autres, c’est impossible, et pourtant
nes d’audace juvénile, de ferveur, qu’on ne re- c’est là où le cinéma commence... en tout cas
trouve pas forcément par la suite. Je ne crois le cinéma que j'aime.
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Les Innocents : Sandrine Bonnaire.
ENTRETIEN AVEC
PASCAL BONITZER
— Existe-t-il des constantes, des points forts, par quel mystère une jeune fille qui n'avait ja-
qui caractérisent votre travail avec André Téchi- mais rien vécu avait pu forger une figure aussi
né ? féroce que celle d’Heathcliff. Et puis j'étais fa-
— Quand j'ai retrouvé André pour Le Lieu natique de Georges Bataille, lui-même fasciné
du crime, il était devenu beaucoup plus direc- par Emily Brontë, dont il parle dans « La Lit-
tif qu’à l’époque des Sœurs Brontë, qui était térature et le Mal ». À l’époque, je ne connais-
notre première collaboration, si j'excepte le sais pas encore les illustrations de Balthus, qui
travail un peu collectif de Moi, Pierre Riviè- ont embrayé, ultérieurement, le film de Jac-
re..., mon premier scénario. Sur Les Sœurs ques Rivette, Hurlevent.… Après Barocco, Té-
Brontë j'avais travaillé selon mon rythme, avec chiné et moi avons eu des velléités d’écrire une
l'impression de prendre la direction des opéra- fiction fantastique centrée sur Isabelle Adjani.
tions dans l'écriture... Entre-temps, j'ai tra- C’était si vague qu’on n’arrivait pas à s’en sor-
vaillé avec Benoît Jacquot, Pascal Kané, Jac- tir. Après de longues hésitations, on est reparti
ques Rivette, Barbet Schroeder, avec le senti- sur ce projet des Sœurs Brontë, en pensant
ment, variable selon les films, les circonstan- d’autant plus à Adjani qu’elle ressemblait un
ces, les metteurs en scène (ce sont tous des peu, ne serait-ce que par la transparence de
amis, ou ils le sont devenus) d’une certaine li- son teint, aux portraits qu'a faits d’Emily son
berté d'inspiration que je n’ai pas exactement frère Branwell. Je me suis davantage concentré
retrouvée pour Le Lieu du crime et Les Inno- sur les personnages d’Emily et de Charlotte, et
cents. En revanche, j'ai l'impression d’avoir André sur celui du frère, qui est le véritable
énormément appris. André est devenu de plus personnage romanesque du film. Autant Emily
en plus exigeant pour ce qui est de la construc- est un personnage plutôt secret, autant les
tion, de l’intrication des événements, de tout aventures de Branwell, à la fois dérisoires et
ce qui est d'ordre dramatique. Une exigence sinistres, sont connues... On a abouti à un scé-
pointilleuse, presque maniaque : chaque mot nario très long, très touffu. Il y a beaucoup de
est pesé, et je ne parle pas seulement du dialo- littérature biographique, la meilleure et la
gue. Cela entraîne parfois des discussions, qui pire, sur les Brontë. J’ai préféré me servir de
à certains moments ont pu être orageuses.… romans peu connus d'Anne Brontë, « Agnès
— Comment avez-vous abordé l'écriture des Grey » par exemple, qui raconte d’une façon
Sœurs Brontë ? Quelle est la part d'invention, très gentille, romancée mais vivante et préci-
et de travail à partir de documents ? se, les avatars des sœurs lorsqu'elles étaient
— J'étais depuis longtemps intéressé par préceptrices. Je me suis également servi du
Emily Bronté et par le personnage d’'Heath- « Professeur », le premier (et le plus autobio-
cliff : adolescent, j'avais lu plusieurs fois graphique) des romans de Charlotte Bronté.
« Les Hauts de Hurlevent ». Je me demandais On a peu extrapolé. Je ne vois guère, dans le
12%
film, d'épisodes franchement imaginaires. falaise », comme on dit au théâtre : au lieu de
Bien évidemment, à partir du moment où l’on commencer en douceur, on part tout de suite
décide de mettre en scène l'aventure bien au milieu de l’action. Là, l'argument de départ
connue de Branwell et de Mrs Robinson, on est c’est la fille innocente, sortie de son trou, et
obligé d'inventer les termes de la rencontre, qui vient pour la première fois de sa vie en vil-
mais on n'a pas cru nécessaire d'inventer des le, à la recherche (dans le roman de Faulkner)
personnages imaginaires... Sans doute d’un homme qui l’a mise enceinte et, ici, de
n’avons-nous pas tout à fait bien réussi l’équi- son frère qu'elle veut ramener à la maison.
libre entre les quatre figures principales du Rien ne la fera dévier de son but. Le reste de
film. C’est la difficulté-même de la chronique, l’histoire n’a plus rien à voir avec « Lumière
surtout lorsque les personnages suivent des iti- d’Août », à quelques éléments près, sur cer-
néraires géographiques divergents, et que l’on tains traits de caractère par exemple.
veut rendre compte à la fois de l’amour mal- — Comment s'est passée la répartition des
heureux de Charlotte pour son professeur à scènes à écrire pour Le Lieu du crime ? Plus
Bruxelles, et de la passion de Branwell largement, jusqu'à quel point les choses peu-
Leeds. vent-elles se partager, dans un travail à deux ou
— Est-ce que le casting a influé sur le scéna- à trois ?
rio ? — Sur Le Lieu du crime, chacun de nous
— Peu. Sachant qu'Adjani devait jouer le écrivait des scènes. André s’est davantage
rôle d'Emily, et qu'Emily ne vivait pas d’aven- concentré sur celles qui concernaient directe-
tures amoureuses personnelles, cela posait ment lenfant dans ses rapports avec sa famille
tout de même un problème scénaristique sé- et son directeur de conscience, en se servant
rieux (on ne pouvait pas se contenter d’en faire d'éléments autobiographiques. Olivier et moi
une simple silhouette). Je ne suis pas sûr qu’on nous partagions le reste. Chaque jour on con-
soit parvenu à le résoudre de façon complète- frontait nos travaux, on réécrivait et on conti-
ment satisfaisante. A l’époque, je ne savais nuait. Pour Les Innocents, je venais chez An-
pas très bien ce que signifiait le fait d'écrire en dré tous les jours, je m'installais à la machine,
fonction des comédiens ou des comédiennes. André proposait une phrase — ou moi — je ta-
— Comment avez-vous travaillé à trois (avec pais, et ainsi de suite, tant que ça ne bloquait
Olivier Assayas) sur Le Lieu du crime ? pas.
— On est partis d’un commencement qui — Quand vous écrivez, André Téchiné et vous
était en gros celui des « Grandes espéran- avez-vous des interdits ou des scrupules ?
ces » : un enfant fait la rencontre d’un évadé — Non. Des soucis de construction, de clar-
qui lui impose une complicité en lui faisant té, de lisibilité, oui. André a un guide théori-
promettre le secret, sous la menace qu’il lui ar- que constant, dont il relit souvent les textes et
riverait des choses terribles s’il ne respectait les formules, c’est Truffaut, dont le souci du
pas la promesse. À partir de là, sachant qu'il public était aussi grand que l'exigence artisti-
devait y avoir Catherine Deneuve dans l’histoi- que. Pour Les Innocents, on a fait très attention
re, tout restait à inventer. On a construit l’his- à ce que le nœud, la tension, l'excitation crois-
toire au fur et à mesure, avec un moment de sante des personnages et des événements ne
doute au premier tiers, comme il arrive sou- retombent pas, contrairement à ce qui arrivait
vent dans l'écriture d’un scénario. Pour Les /n- vers la fin du Lieu du crime, et qu’André se re-
nocents, on est partis, de la même façon, c'’est- prochait. Il pensait que le film aurait mieux
à-dire analogiquement, du début d’un grand marché sans cette « retombée » dramatique.
roman moderne, « Lumière d’Août », avec Dans Les Innocents, les choses restent tendues
toujours cette idée qu’a André de partir « en jusqu’au bout, pourtant le film a moins bien
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marché (et c’est un euphémisme) que Le Lieu ciste, genre Train d'enfer — toutes les hor-
du crime ! reurs du polar à la française dans lesquelles on
— Comment se passe le travail de mise en a essayé de ne pas tomber.
commun de scènes écrites séparément ? — Les dialogues des Innocents se présentent
— On n'écrit pas de synopsis : on ne cons- essentiellement sous la forme de répliques brè-
truit pas l’histoire globalement, dans ses gran- ves, lapidaires, mais avec parfois aussi des en-
des lignes, avant d'entamer la continuité dialo- volées poétiques plus largement déployées.
guée. On entre tout de suite dans le vif du scé- Quels étaient, de ce point de vue, les partis-pris
nario et dans l'écriture définitive, même si on d'écriture ?
est amené ensuite à retravailler dessus. Pour — André a mis sa marque sur le rythme et
Les Innocents, on ne savait pas du tout où on la facture des dialogues. Je mesure plus ou
allait, on écrivait scène par scène, mais le moins bien le caractère serré des dialogues.
principe était que ce qui se passait dans cha- J'ai souvent tendance à en écrire beaucoup, et
cune des scènes rende les événements irréver- il faut tailler dedans. C’est comme ça que ça se
sibles. On a travaillé pendant trois mois. On passe avec Rivette : j'écris, et c’est lui qui
écrivait des blocs de scènes, auxquelles on coupe. Là, on avait à la fois besoin de répli-
donnait un titre destiné à en donner le senti- ques brèves, condensées au maximum, et
ment, l’idée de la scène, comme un chapitre aussi de tirades ou de tunnels, notamment
de roman, même lorsque les séquences étaient pour Jeanne. Dans la mesure où on l’avait ima-
courtes. À un moment, on s’est trouvés blo- ginée entièrement tendue vers un seul but, elle
qués. On savait jusqu’à un certain point ce que est très réservée, très laconique. Ça a été un
faisait Jeanne, l'héroïne, qui elle rencontrait, vrai problème : si elle restait dans ce laco-
où elle allait. Subitement, plus rien : la seule nisme, elle devenait un personnage rigide,
chose qu’on savait, c’est qu’elle devait rencon- muré, qui traversait le film et qui du coup se
trer quelqu'un qui était l'ennemi mortel de trouvait condamné à être seulement un témoin
Saïd, un Français forcément, raciste vraisem- de ce qui se passait, alors que tout ce qui se
blablement, mais on n’arrivait pas à construire déroulait s’était joué très antérieurement à sa
ce personnage. On a d’abord cru que c'était venue. Le principe, c’est que plus on avance
parce qu'on n’arrivait pas à concevoir ce que dans l’histoire, plus on recule dans le passé
pouvait être un fasciste. On a rencontré des ty- des personnages, bien qu’il n’y ait aucun flash-
pes d’extrême-droite, un peu par conscience back : je pense que c’est l'originalité de la
professionnelle, pour nous faire une idée de construction de ce film.
certains militants. Ça nous a peut-être apporté — Dans Le Lieu du crime tout particulière-
quelques éléments, mais rien en ce qui ment, on trouve une accumulation de rencon-
concerne le personnage. J'ai suggéré à André tres, de coïncidences, qui à la fois sont la force
que ce personnage devait avoir un lien de pa- du film et à la fois jouent sur ce point-limite où
renté avec quelqu'un qu’on aurait rencontré une certaine forme d'arbitraire risquerait de fai-
précédemment : Klotz, le chef d’orchestre, est re décrocher le spectateur. Comment André Té-
devenu un personnage essentiel de l’histoire chiné et vous RES en général, cette
quand on a compris que l’ennemi mortel de question ?
Saïd devait être le fils de Klotz. Du coup, le — C’est l’une de noss’Préoccupations cons-
personnage de Stéphane a perdu ce côté viri- tantes. Le principe, c'est d’essayer que les ca-
liste, clicheteux, qu'il avait au départ. C’est ractères, les événements, les rencontres soient
quelqu'un de blessé, de diminué, donc de tor- poussés à un certain paroxysme. La question
turé, ce qui le rend plus proche : ce sur quoi de savoir si on ne nage pas en plein arbitraire,
on avait buté, c'était sur le cliché du facho ra- si ce n’est pas « trop », si c’est vraisemblable,
129
si ça se tient, se pose très souvent. Dans Les partie en événements, puisque les éléments
Innocents, l’histoire est imaginaire, et les d’atmosphère par quoi elle tenait (tout le côté
personnages inventés, mais on s'est servis pyrotechnique) n'étaient plus là. Ça s’est fait
d’une certaine atmosphère et de certains évé- très vite, dans les bureaux de la production,
nements réels : on ne pouvait pas trop s’éloi- juste avant le tournage. Sur le tournage, André
gner de la réalité actuelle, de cette fièvre des a été amené à faire lui-même des modifications
villes de la Méditerranée. Même romanesque, impliquéés par les caprices de la météo. Sur
l’histoire ne pouvait pas être trop artificielle d’autres scènes, j'ai écrit comme je fais chez
par rapport à ce cadre d’affrontements raciaux Rivette : écrire à la plume, pendant que les
entre communautés. On a choisi de parler par acteurs tournent une autre scène, faire taper la
la bande de cette réalité-là, très brûlante, mais scène réécrite par la régie, sur le lieu même du
en même temps les personnages sont très mar- tournage. Une fois, ça s’est passé très vite : j'ai
ginaux. On n’a pas voulu prendre des person- parlé un peu avec André pendant que Renato
nages représentatifs de la moyenne. Il existe Berta réglait ses lumières, André m’a dit ce
aujourd’hui un certain nombre de scénarios à qu’il souhaitait qu’il y ait dans cette scène, je
succès, qui partent de cette idée que pour l'ai écrite pendant qu’il tournait, il a fait lui-
qu’un film nous intéresse à un certain milieu, même quelques modifications, et il l’a tournée.
il faut que les personnages dont ils sont issus — Vous êtes venu aussi sur le tournage du
représentent adéquatement ce milieu. C’est Lieu du crime : une telle méthode implique que
très abstrait, très faux. Nos personnages, au le scénario ne soit jamais figé.
contraire, ne sont représentatifs que d’eux- — André n'illustre pas le scénario qui est
mêmes. Chacun d’eux appartient à la marge, écrit : ce qui compte, c’est la mise en scène.
voire à la marge d’une marge : Saïd par rapport Le scénario est le programme de la mise en
à la communauté maghrébine, Stéphane par scène, son prétexte. Si André a l’idée de faire
rapport à ses amis d’extrême-droite, Klotz par- telle ou telle chose sur le tournage, il la fait,
ce qu’il est homosexuel, Alain parce qu'il est quitte à ce que la scripte et l’assistant s’arra-
sourd-muet. Ceci au risque que le processus chent les cheveux. Il y a aussi des choses dont
d'identification cher aux producteurs soit mis il s’aperçoit qu’elles peuvent être renforcées
en danger. C’est le même principe dans Le par la mise en scène, ce qui implique de réé-
Lieu du crime : les personnages doivent avoir crire. Soit il réécrit lui-même, soit je le fais si
une certaine matérialité. Lili est une margina- je suis là. Tous les comédiens n’aiment pas ça,
le, peut-être une folle, mais elle a des réac- mais la plupart peuvent le faire, et ça devrait
tions de mère de famille normale. Klotz est un faire partie de leur métier de pouvoir le faire.
marginal homosexuel, mais il a aussi des réac- — Vous êtes présent au stade du montage ?
tions de père. Il faut donc-tenir compte de — Martine Giordano et André ont chacun
cette double exigence, de ces paradoxes qui leur avis sur certains points. On a, par exem-
sont en chaque être. ple, toute une série de scènes alternées dans la
— Quelle est votre part d'intervention sur le deuxième partie des /nnocents : il est arrivé
tournage ? qu’au montage on modifie l’alternance de ces
— Pour Les Innocents, on s’est aperçus scènes. Parfois je donne mon avis parce que
quelques jours avant le tournage qu’on ne pou- Martine et André ont besoin de quelqu'un pour
vait pas faire le film pour un prix dépassant les départager. Parfois aussi je donne mon avis
une certaine limite, et qu’un certain nombre de sans qu'on me le demande. Et sur Les Inno-
choses qui se trouvaient vers la fin de l’histoire cents, pendant le montage, on s’est souvent
(un orage, un incendie) n'étaient plus possi- beaucoup engueulé avec André. Mais si on ne
bles. Il a fallu recharger toute cette dernière s’engueulait plus, je serais très, très inquiet.
130
:
#
À
né
ni
PRET
Les Innocents : Stéphane Onfroy et Sandrine Bonnaire.
ENTRETIEN AVEC
RENATO BERTA
— Comment André Téchiné et vous vous êtes- port à Téchiné, ou au projet lui-même ?
vous parlé, lors de votre première collaboration, — Par rapport à André. Il formulait certai-
L'Atelier ? nes demandes devant lesquelles je réagissais
— La mémoire peut trahir un peu. Même si par l’angoisse, d'autant qu'on avait trois francs
Je suis critique vis-à-vis de certaines choses, cinquante... Deux réactions sont possibles.
j'ai tendance à retrouver un intérêt pour les L'une consiste à dire fortement : « On n’y arri-
films, grâce au produit fini. J'ai connu des vera pas ». Et l’autre : « Ça peut être bien,
films où le tournage était l'horreur, mais je comment faire ? On ne sait pas, essayons,
dois faire un effort pour me rappeler l'horreur : cherchons, prenons le risque... »
j'ai plutôt tendance à oublier l'horreur, et à re- — Qu'est-ce que Téchiné vous demandait qui
tenir le film, surtout s’il s’agit d’un bon film... ait pu vous paraître si difficile ?
Dans le cas de L'Atelier, le tournage n’était pas — Surtout certains mouvements de caméra.
l'horreur, bien au contraire, mais pour moi On travaillait très souvent à deux caméras,
c'était très intimidant : j'avais l'impression de avec le risque qu’une caméra soit dans le
faire mon premier film. Ça m'arrive souvent champ de l’autre : c’est un peu comme aux
(ça m'est arrivé dernièrement avec Louis Malle échecs, la stratégie d’une caméra par rapport à
pour Au revoir les enfants), surtout quand je l’autre. La force du cinéma d'André, c’est de
rencontre pour la première fois un réalisateur. se mettre dans des conditions impossibles pour
J'ai eu des rapports beaucoup plus authenti- faire le possible.
ques avec André sur le dernier film (Les Inno- — Par quoi passait le dialogue entre André
cents) que sur le premier. À Nanterre, pour Téchiné et vous ?
L'Atelier, on était à la limite de se vouvoyer, ce — D'abord il faut arriver à se connaître et
qui n’est pas nécessairement négatif. Si on est ce n’est pas toujours facile. Il faut trouver un
un peu intimidé, on ne se présente pas avec vocabulaire pour se comprendre, et souvent,
cette espèce d’arrogance-connaissance d’opé- quand on parle d'image, ce n’est pas évident
rateur, qui existe un peu, quoi qu’on dise, et de trouver les mots : comment définir un gris,
qui est cultivée par certains metteurs en scène. un contraste ?.. André me posait parfois des
Devant certaines idées de mise en scène qui questions très précises, auxquelles il me fallait
impliqueraient des moyens et du temps qu’on répondre. Pour le plan de la grande porte qui
n’a pas, on est amené, en tant qu'opérateur, à s'ouvre tout à coup, deux questions se po-
devenir une espèce de censeur, et parfois pro- saient : celle du temps (la porte était très lour-
bablement on coupe un peu trop tôt ou trop vite de) et celle de la lumière (il y avait un problè-
certaines exigences, mais plus par expérience me d'équilibre entre l’intérieur et l'extérieur).
que par réflexion. Et là l'expérience peut tra- Sur les problèmes photographiques, je me suis
hir. S'il y a un réalisateur avec lequel toute aperçu après coup que les réalisateurs comme
mon expérience a été remise en jeu, c’est bien Téchiné vous poussent à prendre des risques.
Téchiné : je lui dois vraiment beaucoup. Le problème, c’est de trouver un équilibre en-
— L'intimidation, c'était davantage par rap- tre tous les éléments, de savoir, avec les
133
moyens et les mots dont on dispose, jusqu’à plan. L'autre cadreur, Daniel Leterrier, était
quel point on peut aller sur les questions de quelqu'un en qui on avait confiance, et que
mise en scène ; il n’y a rien de plus difficile J'aime beaucoup.
que de définir quelque chose en termes de ris- — Dans le cas de L'Atelier, il s'agit essen-
ques photographiques. tiellement d'éclairer des visages.
— Comment les trois textes de L'Atelier sont- * — Ça m'est un peu difficile et compliqué de
ils intervenus dans votre travail ? parler de ça. Alekan répondrait dix fois mieux
— Le seul texte pour lequel on partait sur que moi à ce type de question. J'aime bien
des références photographiques et cinémato- éclairer des visages qui se déplacent et ce n’est
graphiques relativement précises, c'était celui pas un hasard si, dans les mises en scène
de Bergman, évidemment. On se disait qu’on d'André, il y a peu de champs-contrechamps
était confrontés — du moins André — à un où on pourrait éclairer de façon très précise.
monument, et qu'il fallait l’oublier. On es- Ça ne l’intéresse pas : ce.qui l’intéresse, c’est
sayait de faire autre chose. Le texte était évi- le visage dans un certain contexte et dans un
demment lié au comédien, qui est quand certain mouvement. On peut très bien préparer
même l'essentiel de ce que filme André, avec un éclairage pour un visage, et s’apercevoir
les possibilités à la fois infinies et limitées que le jeu change tout : c’est mieux d'éclairer
qu'impliquait l’absence de décor. J’ai compris le jeu du visage que le visage en soi. Très sou-
qu’il fallait se laisser conduire par les comé- vent, quand on éclaire très précisément un vi-
diens, et qu’on n’aurait pas de découpage pré- sage, on tombe dans un style de photo qui
cis, ce qui souvent ne présente pas beaucoup s'éloigne de la mise en scène. Il m'est arrivé,
d'intérêt : surtout là, avec les deux caméras, sur certains films, de faire des éclairages ex-
qui offrent en elles-mêmes des possibilités de trêmement précis sur des visages, mais dans le
découpage, de continuité de récit et de ton for- cinéma d'André, ça ne fonctionnerait pas ; je
midables et imprévisibles. On était sûrs que le ne suis pas sûr que dans Les Innocents la beau-
système des deux caméras fonctionnait jusqu’à té des traits du visage de Sandrine Bonnaire ait
un certain point. Après, ça devenait flou, ça été toujours gâtée par la lumière naturelle,
fonctionnait ou ça ne fonctionnait pas. C’est mais il y a une autre beauté qui fait surface sur
comme ça qu’on trouve la grâce : on s’aperçoit son visage : l’expression ! Il faut donc que la
que ça fonctionne, et ça, c’est un moment de caméra puisse tourner à ce moment, qui n’est
plaisir sans nom, surtout quand on est derrière pas nécessairement le même pour le réalisa-
la caméra. teur, les techniciens et les producteurs.
— Dans la mesure où vous assurez à la fois — Ensuite, vous retrouvez Téchiné sur Ren-
la lumière et le cadre, est-ce que ça a posé des dez-vous, avec des moyens plutôt modestes. Ça
problèmes de devoir avoir un cadreur pour l’une se passe comment ?
des deux caméras ? — Rendez-vous, pour moi, c’est l’exemple-
— Egoïstement, je préfère être à la caméra, type du film où il y a un équilibre presque par-
parce que les moments de grâce dont je parle fait entre les moyens au sens large du terme (y
ne peuvent être ressentis que par celui qui est compris le temps) et le résultat qu’on voit à
au cadre. C’est pourquoi je suis très jaloux des l'écran. C’est un film sur lequel on a souvent
cadreurs. Dans un cinéma comme celui d’An- trouvé la grâce. Mais s’il a pu se passer quel-
dré, on peut négocier beaucoup plus vite la que chose, c’est parce que les enjeux du film
photo et le cadre ensemble. André n’est pas du étaient clairs dès le départ. Il y avait un fil
tout comme certains réalisateurs qui s’accro- d'énergie qui a tendu tout le monde vers le
chent plus à un rythme imposé par la techni- même but, chacun dans son domaine, une co-
que que par le rythme que devrait avoir le hérence phénoménale, que j'ai rarement vue
134
dans les films que j'ai faits. Certaines choses res le plus loin possible des comédiens. Par
nous dépassaient de très loin, on s’y lançait de exemple, pour les effets de nuit dans l’apparte-
façon extrêmement pragmatique, extrêmement ment, on mettait les projecteurs de l’autre côté
simple, et il y avait une espèce d'inflation qui de la rue. Un autre principe était d’avoir peu
s'installait dans la mise en scène : il y avait du de projecteurs. Mais parfois, pour des raisons
plaisir de la part des comédiens, de notre part dramaturgiques, on se retrouvait dans des si-
à nous, et un crescendo qui se formait de la tuations classiques de champ-contrechamp,
part de tout le monde : réunir ça, ce n’est pas par exemple dans la scène nocturne, avec la
facile. Le cinéma d'André suscite cette alchi- pluie dehors, entre Wadeck et Juliette dans
mie. On a tous été relativement inconscients l'appartement. Là, le comédien rentre sous
de ce moment de grâce qui nous tombait des- deux projecteurs très précis, qui donnent d’ail-
n us. On s’est lancés dans des plans qui, de leurs une lumière totalement irrationnelle, qui
tous les points de vue, étaient inenvisageables n'a aucun rapport avec la réalité. Le choix de
à froid. Parfois, je ne savais même pas si Ju- ce découpage classique était complètement en
liette (Binoche) allait sortir gauche-cadre ou accord avec l'esprit de la séquence. Dans un
droite-cadre... On s’est souvent laissés trans- cas comme ça, je trouve formidable de trahir le
porter par le plan même : pas seulement par la système général mis en place pour un film.
caméra et le cadre, mais par le mouvement des — Rendez-vous est un film hivernal, et es-
comédiens, par leur poussée, leur façon d’ali- sentiellement nocturne. Qu'est-ce qui vous a
gner des mots, des pas, des déplacements : et guidé pour rendre ce climat-là ?
voilà qu’on retrouve la grâce. — Ce que je vais vous dire va vous paraître
— Ne pas savoir de quel côté du cadre un co- étrange, mais je le constate de plus en plus : je
médien va se diriger, c'est prendre un risque, n'aime pas trop le côté inspiré des opérateurs,
mais ça doit être aussi très excitant, non ? dans le sens où, du point de vue photographi-
— Tout à fait. C’est le contraire du métier que, il n’y a que des problèmes simples à ré-
de cadreur. Rendez-vous n’est pas un film « ca- soudre. Ce n’est pas en réfléchissant autour
dré ». On faisait évidemment des mises en d’une table sur le style ou sur le caractère d’un
place, mais ensuite tout bougeait, et il s’agis- film, qu’on le trouve : c’est la mise en scène
sait de suivre. Là, ça devient une espèce de re- qui l’amène. Ce qui m’a guidé pour rendre le
portage, et André aime beaucoup se laisser climat de Rendez-vous, c’est l’hiver et la nuit.
transporter par cette force qui s’installe dans le Mes choix ne sont pas des choix préalables,
plan. théoriques : les seuls choix qu’on peut faire
— Sur ce film-là, est-ce que vous aviez des pendant la préparation, ce sont des choix tech-
principes d'éclairage qui vous permettaient niques. Par exemple sur certains films, je ne
d’avoir une telle liberté pour le cadre ? choisis pas de projecteurs HMT. Mon travail
— J'ai fait beaucoup de reportages. L'une avant le film, c’est, de façon très pragmatique,
des choses qu’on y apprend le plus, c’est com- de dresser une liste de matériel d'éclairage.
ment bougent les gens devant une caméra. Si Pour moi, les choix de lumière viennent uni-
on est un peu sensible aux gens qu’on filme, on quement de la mise en scène.
retrouve ça dans les différences de gestuelle et — Dans un film comme Rendez-vous, tour-
de déplacement des comédiens. On avait pour né avec peu de lumière ou avec des projecteurs
principe de leur laisser le plus de liberté possi- placés loin des comédiens, vous deviez être par-
ble, en leur disant : « Si tu peux être à tel en- fois obligé de travailler à des ouvertures limite,
droit à tel moment, c’est mieux, mais si tu n’y un peu risquées ?
es pas, ne t'en fais pas ». Le principe d’éclai- — Oui, on était souvent à 1,4, ce qui impli-
rage était simple : c'était de mettre les lumiè- quait une très faible profondeur de champ.
135
Avec les pellicules d'aujourd'hui, de plus en Innocents, parce qu'à certains moments, si le
plus sensibles, en filmant la nuit dans la rue, soleil n’est pas là et qu'on veut quand même
sans apport de lumière supplémentaire, il y essayer de le reproduire, il faut du matériel,
aura toujours quelque chose à l'écran. Les alors que pour reproduire la nuit, il n’y a qu'à
conditions techniques étaient souvent limite, tourner la nuit. Alors, si on veut reproduire le
en effet, mais avec quelqu'un comme André, Soleil, on remplit les camions de matériel, et
on peut s'entendre à ce sujet. La spécificité de par conséquent, on complique le plan de tra-
Rendez-vous, c’est que la possibilité de dialo- vail. Comme j'étais devenu moins timide avec
gue, de négociation, entre André et moi, était André, on a eu quelques frictions à ce propos-
constante. Et la cohérence du film est donnée là, pendant la préparation. Quand je lui di-
par cette possibilité continuelle de négocia- sais : « Qu'est-ce qu’on fait s’il n’y a pas de so-
tion, qu'on a moins retrouvée sur Les Inno- leil ? », il ne voulait pas entendre grand-cho-
cents. se. Mais finalement, au travers de discussions
— Pourquoi ? un peu emportées, on est bien obligé de trou-
— Sur Les Innocents, il y a eu des impératifs ver des solutions sur le plateau : installer par
de récit extrêmement fixes, avec lesquels on exemple un projecteur de douze kilos pour es-
ne pouvait pas tricher. Sur Rendez-vous, on sayer de singer le soleil.
tournait la nuit, c’est-à-dire qu’on travaillait à — Est-ce que vous avez eu Le temps, sur cette
partir de lumières qui existaient déjà ou qui question des déplacements du soleil, de faire des
n’existaient pas, peu importe, mais à partir de repérages personnels avant le tournage ?
quelque chose qui ne bougeait pas trop. La — Je ne suis pas d’accord avec la façon dont
nuit est toujours beaucoup plus facile, beau- vous posez la question : ce ne sont pas des re-
coup plus contrôlable. Les Innocents est dia- pérages personnels, ce sont des repérages avec
métralement opposé à ça : on voulait filmer le le metteur en scène. Dans la mesure du possi-
soleil. La spécificité du soleil, c’est qu'il se ble, je me refuse à faire seul les repérages-lu-
déplace. C’est une lumière qui bouge. André mière. Soit on est conscient de ces problèmes-
me disait hier soir () qu’il aimerait bien que là avec le metteur en scène, et on a intérêt à y
dans le film transparaisse, comme dans la co- réfléchir un tout petit peu ensemble, soit on
pie de travail, cette qualité d'image qui ne re- n'arrive pas à partager ces questions, et on
pose pas sur une continuité, mais qui conserve le paiera cher sur le tournage. J’ai vécu un mo-
des cassures entre les scènes, en laissant bien ment très intense pendant la préparation, à
sentir que la lumière bouge. C’est en ce sens Toulon : il y avait André, Pascal Bonitzer, le
que l’« improvisation » sur les éclairages premier assistant, la scripte, et de temps en
existe dans Rendez-vous, et qu’elle ne pouvait temps des responsables de la production. Le
pas exister sur Les Innocents. S'il pleut dans un travail se faisait ensemble et en parallèle :
film nocturne comme Rendez-vous, ça peut être c'était la première fois que j'avais ce prilivège
bien ; dans un film où on veut filmer le soleil, d’être là, pas seulement avec le metteur en
c’est impensable ! C'est ça l'intérêt que je por- scène, mais aussi avec les principaux collabo-
te à ces deux films qui se trouvent aux antipo- rateurs du tournage.
des l’un de l’autre. Si on veut voir Rendez-vous — Quel type de dialogue peut-il y avoir entre
dans Les Innocents, on se trompe : c’est le jour un directeur de la photo et un scénariste ?
et la nuit ! Mais ces observations-là, on ne — Pascal Bonitzer s’intéressait plus à la lu-
peut les faire qu’une fois qu’on est dedans, à mière (peut-être parce qu’il la connaît moins),
part soulever des problèmes techniques : et moi je m'intéressais plus aux questions de
qu'est-ce qu’on fait s’il pleut, ou s’il n’y a pas scénario, pour la même raison. C’était inhabi-
de soleil ? D'où l'inflation de matériel sur Les tuel, parfois ironique, et formidable, avec ce
136
sentiment qu'André allait encore nous mettre Rendez-vous ou dans Les Innocents, des choses
dans une galère pas possible. A d’autres mo- qu'on pourrait considérer comme des défauts
ments, dans un dîner par exemple, 1l y a forcé- techniques (par rapport aux normes standard),
ment une relation triangulaire qui s’installe, on et qui, loin d'être génantes, contribuent à la vie
entend des choses qui se répercutent inévita- du film. Je pense en particulier à certains cadres
blement sur la lumière. Sur le tournage lui- un peu flottants.
même, pour les scènes de la maison au bord de — Tout à fait. Un cadreur, devant certains
la mer particulièrement, les choses se pas- de ces cadres, dirait : « C’est pas bon ». Il est
saient comme Ça : pour avoir la mer et le ciel rarissime que Je dise ça. Je ne le dis que si on
bleus, il fallait tel angle ; le comédien devait s’est vraiment plantés. Je coupe rarement un
donc faire tel parcours : comment faire pour plan, surtout un plan en mouvement, et surtout
que le dialogue tienne sur ce déplacement ? avec Téchiné. Parfois je lui dis : « J'étais dans
Tous ces éléments bougent ensemble, et fina- une position tellement acrobatique sur le tra-
lement le plan existe. velling que je ne suis pas sûr de ce que j'ai
— Comment Téchiné et vous avez-vous abor- vu ». En projection, c’est la surprise, bonne
dé le moment superbe de la rencontre entre Sté- ou mauvaise. Îl nous est arrivé de tourner un
phane, Jeanne et Saïd dans le théâtre, pendant plan, et d’en découvrir un autre. La découverte
la répétition d'orchestre ? à l’écran, c’est toujours un moment angoissant,
— Une fois qu'André avait posé que la ren- vibrant, et en même temps extrêmement créa-
contre devait avoir lieu dans une partie som- tif. Sans parler du montage où le plan va pren-
bre, avec des personnages pas très éclairés, dre une autre dimension. C’est ce qui fait l’in-
J'ai soulevé le problème suivant : qu'est-ce que térêt du métier qu’on fait : redécouvrir qu’on
c’est que le sombre au cinéma ? Des comé- fait des choses tellement fragiles qu’on ne peut
diens pas éclairés sur un fond pas éclairé, c’est les percevoir qu’une fois le film vraiment ter-
la négation de l’image. Il fallait trouver autre miné et même parfois après sa carrière. Téchi-
chose. Le sombre n’existant que par contraste né est l’un des rares metteurs en scène qui dise
avec des parties claires, on a choisi de n’éclai- vraiment ce qu'il pense en sortant des rushes.
rer que le décor et pas les comédiens. Par ail- Il y a eu quelques frictions entre nous, souvent
leurs, on a réaménagé l’espace du théâtre pour dûes à des malentendus, des choses qui ne le
que la rencontre soit inévitable... comme dans satisfaisaient pas et qu’il m'a reprochées pen-
un western ! dant tout le tournage : là, c’est la psychologie
— Pour le moment qui vient après (les trois qui prend le dessus, et chez lui elle prend par-
personnages en silhouettes devant le fond bleu), fois des dimensions importantes. Je crois que
quelle était la demande de Téchiné ? « Som- . quand il est pénible, c’est qu'il est malheu-
bre », ou « noir » ? reux. Et quand il est malheureux, il ne fait pas
— C'était : noir, le plus noir possible. Je ne du bon travail. C’est juste de la psychologie,
pouvais pas lui garantir d'arriver au noir abso- ça n’a guère d'intérêt. Que ce soit avec Téchi-
lu, ça dépendait des angles et du matériel né, Godard, Straub ou n'importe qui, il arrive
‘éclairage qu'on aurait ou qu’on n'aurait pas. souvent sur un tournage un moment de fatigue
Finalement, c’est vraiment noir. et de tension qui peut prendre des allures
— Le cinéma d'André Téchiné a un très d’opérette : ce sont beaucoup plus des ques-
grand souci de la forme, il est même souvent hy- tions d'humeur que de vrais problèmes de tra-
perbrillant de ce point de vue-là, mais ce n'est vail.
pas un souci de perfection technique, ou « tech-
niciste ». J'ai le sentiment que c'est pareil pour (1) Cet entretien a été réalisé peu de temps avant l’étalonnage du
vous dans votre travail avec lui. Il y a, dans film.
137 ,
f
has
,
L Atelier : tournage.
ENTRETIEN AVEC
MARTINE GIORDANO
— Est-ce que vous avez une méthode de tra- de François Truffaut : « Le tournage se fait
vail spécifique aux films d'André Téchiné ? contre le script, et le montage contre le tourna-
— Je n’ai pas de méthode de travail spéciale ge ». Je me méfie des metteurs en scène qui
avec André. J'ai une méthode, que j'avais me demandent de me référer au scénario et de
avant de le rencontrer, qui convient bien au le respecter à la lettre. Pour moi le montage est
travail avec lui, et qui s’est peut-être affinée. une étape qui ne doit pas régresser vers le scé-
Je n’aurais sans doute pas pu faire ce que j'ai nario. Un scénario, ça se lit comme une œuvre
fait sur Les Innocents, monter pendant le tour- littéraire, et c’est un piège. On s’aperçoit qu’il
nage, si on n’en était pas à notre cinquième y a des choses formidables au stade de l’écritu-
film ensemble. re, qui ne passent plus du tout au montage. Sur
— Quelle est cette méthode ? Le Lieu du crime, on a eu de graves problèmes
— André préfère travailler sur un vrai mon- de construction, en particulier après la scène
tage. Ça ne l’amuse pas tellement d’être là du repas de communion, avec toute une série
quand je fais des marques pour savoir où on va de scènes en montage parallèle. Lors de la pre-
prendre un plan. Ça me convient tout à fait : mière projection de cette seconde partie du
ça me donne, comme à lui, une impression de film, André et moi étions assez déçus : on
plus grande liberté, et le sentiment de faire avait l'impression de voir une succession de
avec lui les choses essentielles, sans avoir le beaux plans qui ne racontaient rien, et on se
nez sur les raccords, sur les détails de monta- désintéressait totalement des personnages, ce
ge, pour lesquels je crois qu’il me fait confian- qui est la chose la plus grave. Alors on a ras-
ce ; s’il y a un problème de détail, on en parle semblé des scènes : le principe, c’est de faire
ensemble, on essaie des solutions. Je crois une scène à partir de plusieurs scènes séparées
qu’André n’aime pas beaucoup l’étape du mon- dans le scénario. On a eu le même genre de
tage. Mais ce qui l’intéresse vraiment, ce sont problèmes (en moins grave) pour la fin des /n-
les problèmes de construction du récit, et de nocents, et on a regroupé des scènes, selon le
faire bouger le film au montage. même esprit. Je me méfie du montage parallè-
— Quelle place occupe le scénario dans votre le : ce qui posait surtout problème pour la der-
travail ? nière partie des /nnocents c'était de jouer à la
— J'aime bien lire le scénario, avant, pour fois sur des scènes entre les personnages de
connaître la fin de l’histoire. Il est là dans la Saïd et de Stéphane, et des moments d’attente
salle de montage, mais je me demande si je sur Sandrine Bonnaire… Sur ces problèmes de
l’ouvre une seule fois, dès lors que j’ai les ru- construction, 1l m’est difficile de faire le parta-
shes. Jai toujours mis en application la formule ge entre les interventions d'André et les mien-
139
nes : la frontière n’est pas rigide. Mais ce qui mouvements de caméra s’enchaînent, sans que
est sûr, c’est que le montage est une phase de jamais le même mouvement soit repris.
réflexion qui se prête, Hu encore que le tour- — Est-ce que la fin du repas de communion
nage, aux discussions. En plus, c’est très faci- dans Le Lieu du crime a été montée sur la valse
le et très rapide d’essayer diverses solutions. qui l'accompagne ?
C’est pour ça qu’on n’a jamais envie de finir ! — Non. Il s’est produit quelque chose de
On se dit toujours que ça pourrait être mieux, troublant. André avait choisi cette valse, on l’a
qu'on n’a pas tout essayé. Si la première solu- calée comme ça, sur le début de la scène déjà
tion semble bonne, j'ai du mal à en être vrai- montée (le grand--père à l'extérieur), et dès le
ment convaincue si je n’en ai pas essayé d’au- premier essai ça a fonctionné : on n’a pas eu à
tres. On peut avoir la certitude qu’une solution changer le montage-image en fonction de la
est la bonne, jamais que c’est la meilleure. musique. Les plans eux-mêmes et leur monta-
— Sur quels critères choisissez-vous les pri- ge avaient un rythme tel que ça allait de soi.
ses ? Des choses comme ça m'étonnent et me rassu-
— Mon seul critère, c’est le jeu des comé- rent.…
diens. Aux rushes, j'ai des réactions de spec- — Le système de mise en scène d'André Té-
tatrice, qui réagit aux prises en fonction de chiné joue sur le double mouvement du heurt et
l'émotion qui s’en dégage. de la fluidité. Par ailleurs, dès le tournage, cer-
— Comment André Téchiné et vous travail- tains mouvements de caméra ont en eux-mêmes
lez-vous sur les plans-séquences ? plusieurs vitesses successives. Comment cette
— Comme les plans-séquences que tourne musicalité est-elle retravaillée au montage ?
André sont en mouvement, on peut les morce- — Justement, quand on essaie de trouver
ler sans trop de problèmes. D'ailleurs André, des métaphores pour le montage, on s'aperçoit
pour gagner du temps au tournage, fait parfois que celles qui conviennent le mieux sont les
des panoramiques dont il sait déjà qu’ils seront métaphores musicales. L’une des choses que
enlevés au montage. Il n’a pas du tout la reli- j'aime beaucoup dans le cinéma d'André, c’est
gion du plan-séquence dont il faudrait systé- son sens du rythme interne des plans : si on
matiquement préserver la continuité. Le meil- n’a que le montage pour le donner, ça ne suffit
leur exemple est peut-être dans Rendez-vous, pas. Les moments du film sont comme des
lors de l’arrivée de Paulot (Wadeck Stanczak) mouvements musicaux : un andante, ou un vi-
et de Nina (Juliette Binoche) dans l’apparte- vace, etc. Et ça ne m'étonne pas que dans Les
ment où se trouve Quentin (Lambert Wilson). Innocents il y ait une séquence avec des musi-
On ne voit pas du tout la redistribution du ciens : c’est l’aboutissement des moments mu-
plan-séquence, parce que et la caméra et les sicaux des films précédents. Là, il ne pouvait
acteurs sont en mouvement : beaucoup de pas faire mieux que d’avoir une vraie séquence
plans séparés, dans le film fini, proviennent en musicale, celle de la rencontre entre Saïd, Sté-
fait d’un seul plan-séquence qui commence sur phane et Jeanne pendant la répétition d’or-
la main de Lambert Wilson. Là, André donne chestre. Il n’y a plus du tout de dialogue. Le
vraiment ses cartes : il commence par un plan rythme n’est pas seulement donné par des ef-
de quelqu'un qui bat la mesure. D'ailleurs on fets de montage, mais aussi par les différentes
voit très brièvement Lambert Wilson enlever le vitesses de la marche des personnages. Ce qui
disque d’où est censée provenir la musique, et crée la tension, c’est la tricherie sur le temps
la musique continue quand même : une fois la réel de la distance à parcourir par les trois per-
musique de Sarde composée, on a eu envie de sonnages : si on compte le nombre de marches
la laisser, et ça marche. Ce qui donne le qu'ils montent ou qu'ils descendent, le vrai
rythme à cette séquence, c’est que tous les théâtre est trop petit !.. Le rythme est donné
140
par des mouvements d'accélération et de décé- partie des /nnocents : selon les différentes pos-
lération. Les plages lentes rendent violentes et sibilités de monter les réactions et les déci-
dynamiques les accélérations : si Ça va tou- sions de Stéphane à l'égard de Saïd, la psycho-
Jours vite, Ça ne va pas vite, Ça va toujours pa- logie de Stéphane pouvait changer du tout au
reil. tout.
— Est-ce que vous partagez le sentiment de — On regarde lafin du Lieu du crime à par-
Pascal Bonitzer sur lafin du Lieu du crime ? 1! tir du moment où Claire Nebout tire sur Wadeck
trouve que le film retombe un peu après le mo- Stanczak ? (1!
ment où Claire Nebout tire sur Wadeck — Oui, comme ça je verrai si J'ai changé
Stanczak… d'avis. [l y avait sans doute des difficultés de
— André est très ouvert à la discussion et récit à ce moment-là, mais les problèmes sont
aux propositions, mais il tenait absolument à venus de ce qu’en plus André avait un mauvais
ce que les deux crimes soient en flash-back, souvenir de ce moment du tournage, parce
comme dans le scénario. On n’a pas essayé qu'il n'avait pas disposé d’assez de temps : il
d’autres solutions : je ne peux donc pas dire ce avait été obligé de condenser en un seul plan
que le film aurait été. Mais une fois le second le moment où Claire Nebout, après avoir tiré
meurtre montré en flash-back, je n'ai jamais sur Stanczak, ramasse l'enfant, alors qu'il
retrouvé l'émotion que j'avais eue aux rushes. avait prévu davantage de plans.
Quand, au montage, je ne retrouve pas l’émo- — Oui, mais votre place est celle de
tion des rushes, j'ai toujours un regret. (C’est quelqu'un qui, n'allant pas sur le tournage, n’a
la même chose pour les effets comiques). Si pas d’affects liés aux souvenirs, bons ou mau-
quelque chose du tournage se perd au monta- vais, de telle ou telle prise.
ge, c’est la faute au montage. Par contre, tou- — Oui, c’est la raison pour laquelle j'évite
jours dans Le Lieu du crime, j'étais la seule à d’aller sur les tournages : je ne regarde.que ce
vouloir garder la scène entre Claire Nebout et qui est dans le cadre. De la même façon, je dé-
l'enfant, mais quand tout le monde, lors de la teste voir le décor. Je suis sûre qu’on a moins
projection en cours de montage, a dit que le de liberté au montage si on sait où était réelle-
film était mieux sans cette scène, j'ai eu des ment telle porte ou telle fenêtre. (Nous regar-
doutes. Pour moi il était très important de gar- dons la scène entre Catherine Deneuve et Da-
der cette scène, parce que le personnage d’Ali- nelle Darrieux, située après le flash-back). …
ce y était enfin émouvant, et que le dialogue de C’est vrai qu’il y a une baisse de régime. Mais
cette scène me semblait essentiel. (« Je suis si on n'accepte pas très bien ce calme, c’est
pressée, il faut que j'aille les rejoindre », dit qu’il n’y a pas eu, avant, quelque chose d’as-
Alice). Catherine Deneuve, en voyant le film sez fort et d’assez violent. Le système d’accélé-
en cours de montage, a dit qu’elle regrettait ration et de décélération dont je parlais tout à
que cette scène n'ait pas été tournée. Selon l’heure ne fonctionne pas vraiment. Le premier
elle, sans cette scène, Thomas passait directe- flash-back révèle que l’enfant n’est pas mort.
ment chez son père, sans avoir dit « Je n’ai pas Avant, quand on avait vu qu'on l’étranglait, on
de chez moi » : son personnage s’en trouvait avait pu se demander s’il allait mourir ou pas :
radicalement changé. J'ai dit à Catherine De- il y avait un mystère. Lors du second flash-
neuve que la scène avait été tournée et mon- back, on sait déjà que Wadeck Stanczak est
tée. Elle l’a vue à la table, elle a appelé André mort. C’est très différent. Une construction
et l’a convaincu de la garder. Au montage, des
déplacements de plans ou de scènes peuvent (1) Quatre minutes séparent le moment où Claire Nebout tire
sur Wadeck Stanczak, et le flash-back qui montre la suite
changer carrément un personnage. On a re- de la scène (Catherine Deneuve se précipitant sur le corps
trouvé un problème analogue dans la dernière inanimé de Stanczak).
141
sans ce second flash-back aurait peut-être été qui est off. On regarde le film pour voir com-
plus conventionnelle, mais on aurait eu une ment la question a été résolue ?
émotion plus forte, alors que là, l'émotion que — Oui. Je consacre beaucoup de temps à ce
j'avais ressentie aux rushes (au moment où choix-là. Il est très rare que je monte le son en
Catherine Deneuve sort de chez elle en criant) face de l’image : je fais beaucoup de chevau-
se perd. Elle vient quand même de tout quitter chements, pour des questions de fluidité juste-
pour Stanczak et il se fait tuer sous ses yeux : ment. Parfois c’est imperceptible, c’est juste la
intercalé entre deux interrogatoires, ce mo- respiration de l’acteur avant qu’il ne parle, ou
ment perd de sa force. des choses comme ça. Je réfléchis beaucoup
avant de décider qui parle, qui écoute, avant
— L'Atelier et La Matiouette ont tous deux
de choisir de rajouter des silences ou au con-
été tournés à deux caméras. Quels problèmes ce
traire d’en enlever par rapport au rythme réel
système de filmage vous a-t-il posés ?
des dialogues. La mise en scène de La Ma-
— Pour moi, que ce soit tourné à deux ca-
tiouette est beaucoup plus préparée que celle
méras ou à une seule, ça ne fait pratiquement
de L'Atelier, puisque le film a été répété avant
aucune différence, mis à part que j'ai un peu
le tournage. (L'Atelier, si je me rappelle bien,
plus de matériel et de choix. Dès que j’ai isolé
est davantage en très gros plans sur les visa-
les prises, ça revient au même. Pour La Ma-
ges). Ce qui était important pour le montage de
tiouette, j'avais commencé à monter sur une ta-
La Matiouette, c'était de garder les déplace-
ble à double écran que j'ai très vite abandon-
ments de Jacques Nolot.
née, parce que je ne peux pas regarder deux
images à la fois. Au tournage, l’avantage des — Îl me semble que l’un des principes était
deux caméras, c’est le gain de temps. Pour La qu'aucun plan bref ne puisse apparaître comme
Matiouette, il y avait une caméra sur Jacques un banal plan de coupe, purement utilitaire,
Nolot et une sur Patrick Fierry, soit avec la Juste destiné à faciliter un raccord.
même grosseur de plan, soit avec une grosseur — Que ce soit pour La Matiouette ou pour
différente. Ça permet d’éviter de tourner en tout autre film que je monte, j'ai une haine ab-
champ-contrechamp. Je me suis aperçue que solue des plans de coupe. Je crois qu’on peut
si j'avais travaillé avec la table à double écran, toujours trouver une solution. Je préfère un
j'aurais fait des erreurs : un raccord « exact », raccord un peu raide au recours au plan de
fait sur un mouvement précis (un mouvement coupe : ça, c’est le bénéfice de l'apprentissage
de tête par exemple) est faux, en fait : il ne avec Pialat. J'avais oublié à quel point dans
passe pas. C’est pourquoi souvent les rac- La Matiouette on ne perd jamais les personna-
cords-vidéo, dans les pièces de théâtre filmées ges : c’est vraiment le chat et la souris, cette
en direct, à plusieurs caméras, semblent faux, poursuite dans un espace restreint où, dès que
alors qu’objectivement ils sont justes. Ce qui l’un des deux sort du cadre, l’autre rentre.
est un peu décevant avec le tournage à deux
caméras, c’est qu'on a envie d’en avoir une — Îl y a dans La Matiouette un raccord
troisième. Ça paraît curieux : on se dit que d’une extrême violence : Je crois que c’est le plus
grâce aux deux caméras on va avoir beaucoup fort du film. J'aimerais qu'on le regarde, au ra-
de possibilités au montage, mais dès qu’on lenti si besoin est, et que vous le commentiez.
commence à monter, le cadre qu’on a envie — Îl y a un double effet de violence. Là, j'ai
d’avoir c’est celui qui manque, celui qu’aurait été aidée par le tournage à deux caméras :
donné la troisième caméra. c’est sûr que j'ai choisi dans la même prise
pour pouvoir faire un raccord. Classiquement,
— Dans La Matiouette se pose, plus encore on fait le raccord et on prend le mouvement en
qu'ailleurs, la question du choix de qui est in et entier dans le second plan. Là, au contraire, il
142
y à toute une partie du mouvement dans le pre- vingts degrés. Nolot rerentre du côté où on ne
mier plan, et on est en vision directe. Nolot et l'attend pas : on le retrouve à la place de Pa-
Fierry sortent à peine du champ, et le deuxiè- _trick Fierry. Avec l'effet de cent quatre-vingts
me mouvement, qui est encore plus violent, degrés donné par le miroir, on a deux mouve-
vient en même temps qu'une entrée de champ. ments très violents en sens inverse, au lieu
Ce qui accentue la violence, c’est que le rac- d’avoir un mouvement en deux temps dans le
cord se fait entre deux plans à cent quatre- même sens.
IMAGE DIALOGUE
Dernières secondes du
PLAN 1: Patrick Fierry est
penché sur le lavabo (il vient
de se passer de l’eau sur le vi-
sage). Cadre de fin de plan :
Fierry gauche-cadre, Nolot, le
regardant, légèrement au-des-
sus de lui, droite-cadre. Tous
deux en très gros plan. Nolot
avance la main vers les che-
veux de Fierry, qui se tourne
vers lui, le saisit violemment
par le col de sa blouse et le Nolot : «Tu étais comme une
pousse vers la droite. Nolot petite fille. Maman te mettait
disparaît droite-cadre, Fierry des barrettes là ».
reste brièvement seul (et en
mouvement) dans le champ. Fierry (en chevauchement sur
PLAN 2: Vive entrée de les deux plans : « Mais arrête
champ, droite-cadre, de Nolot bon Dieu, arrête ! »
puis de Fierry (cadrés poitrine).
On voit leur reflet dans le mi-
roir. Ils sortent du champ réel,
on ne voit plus que leur reflet
das le miroir au centre de l’ima-
ge (cadrage: mi-cuisses).
Zoom-avant vers le miroir :
Fierry tient toujours Nolot par
le revers de sa blouse. Fin du Nolot : « Tu es devenu fou ou
zoom : miroir plein cadre, per- quoi, Jacky, là ? »
sonnages en plan rapproché Fierry (murmure) : « Arrête.
poitrine. Ils se regardent, ne Arrête... »
bougent plus, Fierry relâche
l’étreinte et se détourne.
143
— Vous avez commencé le montage des Inno- — Lorsque vous montez pendant le tournage,
cents pendant le tournage. Comment cela s'est- en l'absence de Téchiné, quelles sont les choses
il passé ? que vous vous permettez et que vous vous interdi-
— Pour des raisons pratiques (une partie du sez
tournage avait lieu en province) André ne pou- — Je m'interdis évidemment de supprimer
vait pas toujours voir les rushes. Je crois qu'il une scène importante ou de la déplacer : j'at-
s’est passé là quelque chose de nouveau. tends d’en parler avec André. Par contre, je
J'étais un peu étonnée de monter pendant le n'aime pas montrer une chose provisoire. Ja-
tournage sans qu'il ait vu les rushes, et un Jour mais je ne montrerai une scène un peu trop
il m'a dit : « Ça m'est égal. Maintenant j'ai en- longue si je la trouve trop longue : je préfère la
vie de voir les rushes quand j'ai un doute, couper et la rallonger après si Téchiné me le
quand je suis inquiet. Quand je suis content demande. Je préfère montrer quelque chose
du tournage, je n’en ai pas besoin ». Je crois qui soit le plus près possible d’un montage fini
qu'André a acquis une forme d’assurance qui et précis. Les Américains font ce qu'ils appel-
lui permet ça. lent un « rough cut », très large, avec des
— C'était la première fois que ça se passait phrases en double : ils gardent les in et les off
de cette façon ? dans les champs-contrechamps, pour qu'il y
— À ce point-là, oui. On avait travaillé un ait un choix possible. Je ne pourrais jamais
peu comme ça sur Rendez-vous, pour des rai- travailler comme ça. Il m'arrive, à moi aussi,
sons de délais. André était venu sur le monta- de changer d’avis, mais je préfère reprendre
ge, et s'était aperçu que ça le bloquait des les choses. Je ne peux pas regarder une sé-
deux côtés : ça l’angoissait pour le tournage, et quence avec des phrases en double, ou avec
il n'avait pas l'esprit disponible pour le monta- des silences trop longs ou trop courts. Je ne
ge. En plus, on avait fait l'erreur de commen- vois pas l'intérêt d’un stade intermédiaire entre
cer par une séquence qui est au milieu du les rushes et un montage. Si on se dit qu’un
film : l’arrivée de Trintignant à l’agence immo- plan est trop long et qu’il faudra le raccourcir,
bilière. André était très mécontent de cette pourquoi ne pas le raccourcir tout de suite ?
scène, mais en fait, quand on a vu le film en
continuité, c'était bien.
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1967-1969 Marc Chapiteau (Pédret jeune), Françoise Lebrun
(Augustine jeune), Jean Rougeul (Valnoble), Alan
PAULINA S’EN VA Scott (Richard), Zilouka (Mère de Pédret jeune), Ca-
roline Cartier (Gisou), Frédérique Bredin (Sylvie, fil-
Scénario, adaptation et dialogues : André Téchiné. le de Pierre et Pierrette), Pierre Gautard (Le 1°
Interprétation : Bulle Ogier (Paulina), Marie-France \méricain). Jean-Claude Delsol (Le curé), Louis
Pisier (Isabelle), Laura Betti (Hortense), Michèle Bihi (Lou, ami de Sylvie). /mage : Bruno Nuytten.
Moretti (L'infirmière), Yves Beneyton (Nicolas), An- Son : Pierre Befve. Montage : Anne-Marie Des-
dré Julien (Le vieil oncle), Denis Berry (Olivier). hayes. Musique : Philippe Sarde. Décors : Philippe
Images : Jean Gonnet et William Glenn. Son : Ber- Galland. Assistant-opérateur : Pierre Gautard. Assis-
nard Aubouy et René-Jean Bouyer. Montage : Fa- tants-réalisateur : Alain Centonze, Rémy Duchemin.
bienne Tzanck et Roland Prandini. Assistants-réali- Costumes : Christian Gasc. Seconds assistants : Mi-
sateur : Alain Lavalle et Alain Sens Cazenave. Ré- chel Such, Jérôme Bony, Laurent Corbel. Scripte:
gie : Claude Miller et François Menny. Direction de Odile Margerand. Photographe de plateau : Philippe
production : Pierre Neurrisse et Catherine Poubeau. Gueroult. Ont collaboré au montage : Claudine
Production : TELE HACHETTE DOVIDIS. Produc- Merlin, Roland Prandini, Marie-Claude Fortis, Sté-
teur délégué : DOVIDIS. Pellicule : 35 mm East- phane Loison, Jojo Roulet. Mixage : Maurice Gil-
mancolor. Format : 1.66. Durée : 1 h 30. bert. Auditorium : SIS. Maquillage : Ronaldo
Abreu. Cotffeuse : Chantale Durpoix. Electriciens :
Le film a été tourné en deux temps (une se- Louis Bihi, Jean Charonnet. Machinistes : Rémy
maine en 1967, deux semaines en 1969) et Mercy, André Chrétien. Les perruques de Jeanne Mo-
présenté au Festival de Venise en 1969. Il reau ont été créées par : Carl Moisant. Régisseur gé-
n’est sorti qu'en 1975, au Studio Seine. néral : Denis Epstein. Laboratoire : Eclair. Généri-
que : Eurotitres. Directrice de production : Linda Gu-
tenberg. Procédé : Eastmancolor. Co-production :
Stephan Films, Buffalo Films, Renn Productions,
1975
Belstar Productions, Simar Films. Durée : 1 h 35.
SOUVENIRS D’EN FRANCE Première présentation : Festival de Cannes (mai
1975). Sortie publique : Paris, Septembre 1975.
Scénario, adaptation et dialogues : André Téchiné et
Marilyn Goldin. /nterprétation : Jeanne Moreau
Le film a été tourné à Valence d'Agen (le
(Berthe), Michel Auclair (Hector), Marie-France Pi-
sier (Régina), Claude Mann (Prosper), Orane Dema- village natal d'André Téchiné). Format de
zis (Augustine), Aram Stephan (Le vieux Pédret), tournage : 16 mm, gonflé en 35 mm. Le décou-
Hélène Surgère (Lucie), Julien Guiomar (Victor), page a été publié par L’Avant-Scène Cinéma,
Michèle Moretti (Pierrette), Pierre Baillot (Pierre), n° 166, en 1976.
149
AAC
Lib
Le
Lol
1976 1979
BAROCCO LES SŒURS BRONTE
Scénario et dialogues : André Téchiné et Pascal Bo-
Scénario : André Téchiné et Marilyn Goldin. /nter- nitzer, avec la participation de Jean Gruault. Adap-
prétation : Isabelle Adjani (Laure), Gérard Depar- tation musicale : Philippe Sarde (Editée par Georges
dieu (Samson), Marie-France Pisier (Nelly), Jean- Bacri — Pema Music). mage : Bruno Nuytten. As-
Claude Brialy (Walt), Julien Guiomar (Gauthier), sistants : Romain Winding, Idislave Kielar, Victor
Hélène Surgère (Antoinette), Jean-François Stévenin Hammond. Montage : Claudine Merlin. Assistantes :
(Jeune Homme Brun), Pieter Bonke (Acolyte 1), Elisabeth Moulinier, Sylvie Quester. Décors : Jean-
Leny Suck (Acolyte 2), Elise Hoomans (Mère Sam- Pierre Kohut-Svelko. Assistants : Michèle Abbe-
son), Frans Vorstman (Secrétaire), Helmert Wou- Vannier, Pierre Gompertz, Claude Poulain, Albert
denberg (L'entraîneur), Adrian Brive (L’inspecteur), Wiss, Bernard Geanty. Ensemblier : Geoffroy Lar-
Truus Dekker (L’employée), Susan Senduk (Serveu- cher. Costumes : Christian Gasc. Assistants : Claire
se B), Serge-Henri Valcke (Barman), Mac Maaldrink Fraisse, Wandy Mc Cullach. Son : Alain Curvelier.
(Cascadeur), Derek de Lint (Propagandeman 1), Mixage : Maurice Gilbert. Bruitages : Jean-Pierre
Evert Holtzer (Crieur 1), Dave Lilipaly (Crieur 2), Lelong. Synchronisation : Jacques Levy. Accessoi-
Bayard Kamara (Prêtre), avec la participation de riste : Claude Chevant. Maquillage : Erve Allwright,
Claude Brasseur (Le mari de Nelly). Florence Fouquier. Coiffures : Chantal Durpoix,
Musique : Philippe Sarde. Assistants-réalisateur : Jean-Pierre Mouge. Régie : Lezek Burzinsky, Jean-
Alain Centonze et Hans Kemna. Scripte : Michèle François Bernard, Jacques Leuba. Equipe de produc-
Andreucci. Directeur de production : Pierre An- tion : Pierre Heros, Henri Gilles, Rose-Marie Was-
drieux. Assistant de production : Remmelt Remmel- mer, Anicette Benyamine. Eclairages : Louis Bihi,
ts. Régisseur général : Daniel Vaissaire, Jean Mey, Guy Savidan, Patrick Schickel, Christian Weyers.
Kees Kroenewegen. Administrateur production : Machinistes : Bernard Bregier, Roland Gautherin.
Claude Bertonazzi. Secrétaire production : Domini- Assistants-réalisateur : Charlotte Trench, Hervé Du-
que Piquer, Froukje De Vries. /mage : Bruno Nuyt- hamel. Scripte : Michèle Andreucci. Photographe de
ten. Cadreur : Joël Quentin. 1° assistant-caméra- plateau : Moune Jamet. /nterprétation : Isabelle Ad-
man : Idislave Kielar. 2°“ assistant-caméraman : jani (Emily), Marie-France Pisier (Charlotte), Isabel-
Eric Adjani. Photographe : Anne Taverne. /ngénieur le Huppert (Anne), Pascal Greggory (Branwell), Pa-
du son : Paul Laine. Perchman : Michel Villain. trick Magee (Le père Brontë), Hélène Surgère (Mrs
Chef machiniste : Bernard Bregier. Machinistes de Robinson), Roland Bertin (Mr Nicholls), Alice Sa-
plateau : Hugo Van Baren, Adrian De Roy, Martin pritch (La tante), Xavier Depraz (Monsieur Heger),
Van Bennekum. Chef électricien : Louis Bihi. Elec- Adrian Brine (Mr Robinson), Julian Curry (Mr
triciens : Beat Scheldegger, Cor Roodhart. Décora- Smith, l’éditeur), Renée Goddard (Tabby, la gouver-
teur : Nando Scarfiotti. Assistant-décorateur : Dick nante), Jean Sorel (Leyland). Avec : Katherine Apa-
Schillemans. Chef costumier : Christian Gasc. Chef novitch, Pierre Baillot, Carol Bentley, John Blain,
Monteuse : Claudine Merlin. Assistantes-montage : Pascal Bonitzer, Jean-Louis Bouttes, Bert Brooks,
Elisabeth Moulinier et Sylvie Quester. Chef maquil- Hélène Flahault, Tom Harrison, Geoffrey Hooper,
leur : Ronaldo Abreu. Maquilleur I. Adjani : Benja- Julien Kouchener, Peter Martin, Elisabeth Macke-
min Moss. Chef coiffeuse : Chantal Dupoix. Ensem- rey, Alice de Poncheville, Ted Richards, Pat Roe,
blier : Jaap Verburg. Groupman : Jean de Vits. Ac- Julie Shipley, Arthur Spreckley, Michaël Syers,
cessoiriste : Hans Gosterhuis. Production : André Teddy Turner, John Welsh. Directeur de production :
Génovès, Alain Sarde. Durée : 1 h 45. Format : Ci- Daniel Messere. Direction de production : Jeremy
némascope. Pellicule : Eastmancolor. Auditorium: Thomas, Tim Van Rellim. Produit par : Yves Gas-
SIS. Laboratoire : ECLAIR. Générique et trucages : ser, Yves Peyrot et Klaus Hellwig. Une production
Les Films Michel François. Sortie Paris : Action Films, Gaumont, FR3. Tournage : 1978 -
1:12.1976. Angleterre (Yorkshire). Durée : 1 h 55. 35 mn Eas-
tmancolor. Laboratoires : GTC (Paris), Kay Labora-
tories Ltd (Londres). Sortie Paris : Mai 1979 — cir-
Au générique, le titre est orthographié cuit Gaumont. Musique : London Symphony Orches-
BARROCO. La chanson est interprétée par tra dirigé par Carlo Savina. Cantatrice : Elisabeth
Harwood. Ouverture de « Tancrède » (Rossini) :
Marie-France (paroles : André Téchiné, Musi- Academy St Martin in the Fields, Direction Neville
que : Philippe Sarde). Severo Sarduy est re- Marriner. Sélection officielle, Cannes 1979.
mercié au générique. Crédits : la Cinémathè- Roland Barthes interprète, à la fin du film, le
que verte, Cinetone studio’s (Amsterdam). rôle de l’écrivain Thackeray.
150
1981 Jocelyne Ruchot, Aline Sasson. /nterprétation : Jac-
ques Nolot (Alain Pruez), Patrick Fierry (Jacky
HOTEL DES AMERIQUES Pruez/Jean-Claude Verrières). Production : INA, in
série « Télévision de chambre » (dirigée par Jean
Scénario : Gilles Taurand et André Téchiné. /nter- Collet). Durée : 47 minutes. Format : 16 mm (Noir
prétation : Catherine Deneuve (Hélène), Patrick De- et blanc). Diffusion antenne : 13.09.83.
waere (Gilles), Etienne Chicot (Bernard), Josiane
Balasko (Colette), Sabine Haudepin (Elise), Fran- Exceptionnellement, ce film de télévision
çois Perrot (Rudel), Frédérique Ruchaud (La mère), est sorti en salle (distribution : GERICK) l’été
Jean-Louis Vitrac (Luc), Dominique Lavanant (Jac-
queline), Francine Rabas (la caissière), Jacques Di-
1983. La pièce de Jacques Nolot a été éditée
champs (Client de l’hôtel), Michel Sauvage (Employé par L’Avant-Scène Théâtre (n° 740, décembre
SNCF), Rosemary Linousy (La cliente inconnue), 1983). Elle a été créée à La Cour des Miracles
Michèle Ban de Lomenie (La mère de Colette). Et le 3 juin 1980. (Interprétation : Jacques Nolot,
Jacques Nolot, Catherine Carrée, Catherine Rethi. Laurent Perroud) et reprise au Théâtre du Lu-
Image : Bruno Nuvytten. Cadreur : Gilbert Duhalde. cernaire le 10 novembre 1980 (Interprétation :
Assistant-opérateur : Pascal Marti. Chef opérateur du Jacques Nolot, Guilhem Pellegrin). Le film
son : Paul Lainé. Synchronisation : Jacques Lévy. d'André Téchiné a été sélectionné pour le Fes-
Mixage : Jacques Maumont. Décoration : Jean-Pier-
tival de Cannes (Section : « Un certain re-
re Kohut-Svelko. Ensemblier : Geoffroy Larcher.
Créateur de costumes : Christian Gasc. Habilleuse : gard ») en 1983.
Christiane Fageol. Maquillage : Jackie Raynal.
Montage : Claudine Merlin. Assistante : Sylvie 1984.
Quester. Musique : Philippe Sarde. 1° Assistant:
L'ATELIER
Alain Centonze. 2° Assistante : Charlotte Trench.
Scripte : Michèle Andreucci. Régie : François Men- L’'INA présente : L'ATELIER. Nanterre-Aman-
ny. Producteur délégué : Alain Sarde. Producteur diers 1984. Réalisé par André Téchiné. Produit par
exécutif : Louis Grau. Directrice de production : Nanterre-Amandiers. :
Christine Gozlan. Production : Alain Sarde (Sara Avec, par ordre d'apparition à l'écran : Sophie Paul,
Films), RMC, Films A2, Distribution : UGC. Labo- Laurent Le Doyen, Marianne Chemelhy, Pierre-
ratoires : ECLAIR. Pellicule : Fuji. Filmé en Pana- Loup Rajot, Olivier Rabourdin, Véronique Costama-
vision. Durée : 1 h 33. gna-Prat, Christine Citti, Christophe Bernard, Claire
Rigollier, Sophie Lefrou de la Colonge, Marie Carré,
Lieu de tournage : Biarritz. Nathalie Schmidt, Francis Frappat, Christine Vézi-
net, Nicolas Baby. /mage : Renato Berta. Cadreur :
Daniel Leterrier. Assistants à la caméra : Jean-Paul
Toraille et Gilles Arnaud. Chef opérateur du son :
1983 Jean-Louis Ughetto. Assistant au son : Philippe Don-
LA MATIOUETTE nefort. Mixage : Dominique Hennequin. Assistants à
la réalisation : Charlotte Trench, Christophe Cana-
Adaptation à l'écran : André Téchiné et Jacques No- ple. Scripte : Michèle Andreucci. Electricien : Chris-
lot, d’après une idée originale de Jacques Nolot. tian Magis. Chef monteuse : Martine Giordano. Assis-
Adaptation théâtrale : Jacques Nolot, Laurent Per- tante-monteuse : Colette Achouche. Directrice de
roud et Philippe Dujanerand. Directeur de la photo- production : Catherine Lapoujade. Assistunte à la
graphie : Pascal Marti. Image : Jacques Pamart et production : Véronique Saavedra.
Maurice Perrimond assistés de Anne-Cécile Théve- Textes : extraits de « De la vie des Marionnettes »
nin et François Lecorre. Son : Jean-Claude Brisson. d’Ingmar Bergman, « Lunes de fiel » de Pascal
Assistant : Jean-Pierre Fénié. Mixage : Jean-Claude Bruckner (adaptation de Anielle Weinberger), « Les
Brisson. Montage : Martine Giordano. Assistante : Possédés » de Dostoïevski.
Carole Lefebvre. Scripte : Michèle Andreucci. Assis- Musique : Sonate de Mozart, interprétée par Arthur
tante à la réalisation : Charlotte Trench. Eclairagis- Schnabel. Adagio pour cordes, de Barber (orchestre
tes : C. Levasseur, Gérald Simonin, Claude Tardieu, philarmonique de Los Angeles, direction Léonard
Luis Peratta. Machinistes : Daniel Naboulet, J.M. Bernstein).
Hurand, Ghazi Sassi. Décors : Thierry Flamand, Une production Nanterre-Amandiers avec la partici-
Christian Grosrichard. Maquillage : Sylvie Blan- pation de l’INA.
chard. Chef de production : Pierre Latzko. Atelier de Durée : 40 minutes. Format : 16 mm (Noir et blanc
production : Martine Durand, Jean-Pierre Jezequel, et couleur).
SE
Lieu de tournage : Théâtre de Nanterre-Amandiers 1986
(extérieurs et intérieurs).
LE LIEU DU CRIME
1985 “
RENDEZ-VOUS
Scénario et dialogues : André Téchiné, Olivier As-
sayas et Pascal Bonitzer. /nterprétation : Catherine
Deneuve (Lili), Victor Lanoux (Maurice), Danielle
Scénario et dialogues : André Téchiné et Olivier As- Darrieux (La grand-mère), Wadeck Stanczak (Mar-
sayas. /nterprétation : Juliette Binoche (Nina), Lam- tin}, Nicolas Giraudi (Thomas), Jacques Nolot (Le
bert Wilson (Quentin), Wadeck Stanezak (Paulot), Père Sorbier), Claire Nebout (Alice), Jean-Claude
Jean-Louis Trintignant (Scrutzler), Dominique Lava- Adelin (Luc), Jean Bousquet (Le grand-père), Chris-
nant (Gertrude), Anne Wiazemsky (L'Administratri- tine Paolini (Suzan), Philippe Landoulsi (L'Inspec-
ce), Jean-Louis Vitrac (Fred), Jacques Nolot (Max), teur), Michel Grimaud (Le serveur). 1°’ assistant-réa-
Philippe Landoulsi (Le Régisseur), Caroline Faro lisateur : Michel Béna. 2°* assistant-réalisateur:
(Juliette), Arlette Gordon (La journaliste branchée). Bruno Herbulot. Stagiaire réalisation : Philippe
Et : Olympia Carlisi, Katsumi Furukata, Madeleine Landoulsi. Scripte : Michèle Andreucci. Directeurs
Marie, Serge Martina, Michèle Moretti, Annie Noël, de production : Françoise Galfré, Jean-François
Patrick Perez. Musique : Philippe Sarde. /mage : Pierrard. Régisseur général : Jean-Michel Hullaert.
Renato Berta. 1° assistant-opérateur : Jean-Paul To- Régisseur adjoint : Jean-Dominique Chouchan. Ré-
raille. 2° assistant-opérateur : Mathieu Schiffman. gisseur stagiaire : Cyril Lollivier. Secrétaire de pro-
Photographe de plateau : Martine Peccoux. Chefs duction : Odette Darrigol. /mage : Pascal Marti. 7°
opérateurs du son : Jean-Louis Ughetto, Dominique assistant-opérateur : Darius Khondji. 2°" assistant-
Hennequin. Assistante-son : Sophie Chiabaut. Coif- opérateur : Damien Morisot. Photographes de pla-
feuse-maquilleuse : Suzan Robertson. Créateur de teau : Jean-Jacques Lapeyronnie, Etienne George.
costumes : Christian Gasc. Assistant aux costumes : Chef opérateur du son :Jean-Louis Ughetto. Assis-
Bernard Minne. Chef Décorateur : Jean-Pierre Ko- tants-son : Sophie Chiabaut, Philippe Donnefort.
hut-Svelko. Assistant-décorateur : Vicente Mateu- Mixage : Dominique Dalmasso. Chef maquilleur:
Ferrer. Régisseur d’extérieurs : Marc Denize. Acces- Ronaldo Ribeiro de Abreu. Chef coiffeuse : Fouzia
soiriste de plateau : Michel Grimaud. Effets spé- Harleman. Créateurs de costumes : Caroline de Vi-
ciaux : Georges Demetrau. Bagarres réglées par: vaise, Chirstian Gasce. Assistant aux costumes :
Daniel Verite. Chef Monteuse : Martine Giordano. Christiane Fageol. Chef décorateur : Jean-Pierre Ko-
Assistante-monteuse : Suzanne Koch. Stagiaire mon- hut Svelko. Assistants-décorateur : Michel Farge,
teuse : Hélène Kohen. Chef monteur son : Jean Gar- Jean-Jacques Le Corre, Vincente Mateu-Ferrer. Ac-
gonne. Assistant-monteur : Luigi De Angelis. Brui- cessoiriste de plateau : Michel Grimaud. Chef mon-
teur : Jonathan Liebling. Chefs électriciens : Franck teuse : Martine Giordano. Assistantes-monteuses : Su-
Coquet, Robert Prevost. Electriciens : Alain Dondin, zanne Koch, Catherine Schwartz. Stagiaire monteu-
Christian Weyers. Groupman : Bernard Caroff, Eric se : Laurence Jousse. Chef monteur son : Michel
Thurot. Chef Machiniste : Stéphane Cresta. Machi- Klochendler. Bruiteur : Jean-Pierre Lelong. Chef
niste : Patrick Christin. 1" assistant-réalisateur : Mi- électricien : Frank Coquet. Electriciens : Serge Vale-
chel Béna. 2° assistant-réalisateur : Bruno Herbu- zy, Laurent Paolini. Groupman : Patrice Birzin. Chef
lot. Stagiaire réalisation : Philippe Landoulsi. Scrip- machiniste : Roland Gautherin. Machinistes : Ro-
te : Michèle Andreucci. Directeur de production: land-Claude Gautherin, Alain Gautherin. Musique :
Armand Barbault. Régisseur général : Jean-François Philippe Sarde. Ensemblier : Geoffroy Larcher. Ef
Pierrard. Régisseur adjoint : Jean-Michel Hullaert. Jets spéciaux : Georges Demetrau, Pierre Foury. La-
Stagiaires Régie : Jean-Dominique Chouchan, Cyril boratoire : ECLAIR. Auditorium : Paris-Studios-Ci-
Lollivier. Administratrice de production : Agnès néma. Pellicule : Kodak. Tourné en panavision. Pro-
Chaulier. Secrétaires de production : Donatienne duction : Alain Terzian (T. Films), Films A2. Distri-
Desmarestz, Dominique Dumesnil. Production : bution : AMLF. Durée : 1 h 30. Sortie : 16 mai
Alain Terzian (T. Films). Distribution : UGC. Labo- 1986. Sélection Officielle Cannes 1986.
ratoires : ÉCLAIR. Auditorium : Auditel. Pellicule : Musiques : Chanson « Suspens » interprétée par
Kodak. Filmé en Panavision. Tournage : 3 décem- Jeanne Mas. « La voix du printemps », de Johan
bre 1984 au 6 février 1985. Durée : 1 h 27. Sortie : Strauss.
15 mai 1985. Sélection officielle Cannes 1985. Prix Tournage dans la région de Montauban, mi-octobre/
de la mise en scène. 20 décembre 1985.
152
Louis Ughetto. Assistante au son : Brigitte Taillan-
1987 dier. Premier assistant-réalisateur : Michel Béna.
LES INNOCENTS Second assistant-réalisateur : Serge Boutleroff. Cos-
tumes : Christian Gasc. Montage : Martine Giorda-
no. Assistante : Catherine Schwartz. Musique : Phi-
lippe Sarde. Mixage : Dominique Hennequin. Direc-
teur de production : Frédéric Sauvagnac. Produc-
Scénario et dialogues : André Téchiné et Pascal Bo- tion : Philippe Carcassonne (Cinéa) et Alain Terzian
nitzer. /nterprétation : Sandrine Bonnaire (Jeanne), (T. Films). Distribution : UGC. Pré-sortie Paris : 23
Simon de la Brosse (Stéphane), Abdel Kechiche décembre 1987 (une salle). Sortie : 6 Janvier 1988.
(Saïd), Jean-Claude Brialy (Klotz), Tanya Lopert Tournage : Juillet, août, début septembre 1987 (9
(Myriam), Christine Paolini (Maïté), Krimo (Nourre- semaines) (Paris-Toulon). Durée : 1 h 40. Panavi-
dine), Stéphane Onfroy (Alain), Marthe Villalonga sion.
(La patronne de l'hôtel « Pratic »). /mage : Renato
Berta. Assistant-opérateur : Jean-Paul Toraille. Chef A l’exception de Paulina s’en va, les dates des
machiniste : Stéphane Cresta. Machiniste : Mathieu films sont celles de leur sortie publique.
Schiffman. Chef électricien : Robert Prévost. Scrip- Sources : copies des films et/ou fiches techni-
te : Michèle Andréucci. /ngénieur du son : Jean- ques.
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Le -blanc des ones en randos AD:
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IT — Nous n’aimons jamais que des ombres ................. re ÉD.
IV — 1967-1987 : De l’innocente aux innocents ............,.......... p- :
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Entretiens
André-Féchiné-........…. DE VS ET ri TE P-
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Martine Giordano .......... dr Re Dr DE D
CRÉDITS PHOTOS
Collection Cahiers du cinéma : pages 33, 34, 35, 36, 37, 46, 48, 58, 61, 64, 67, 80, 81. Christophe Rouffio : Pages 22, 96,
98, 107, 126, 132. Martine Peccoux (Gamma) : Pages 8, 30, 86, 93, 116. Collection Cinémathèque française : Pages 75, 76,
78, 79. Tony Franck (Sygma) : Pages 72, 82, 84. Jean-Jacques Lapeyronnie : Pages 109, 111, 150. Etienne George : Pages
25, 41. Hermine Karagheuz : Pages 88, 140. I.N.A. : Page 18.
= rar.
De la génération de cinéastes apparue en France dans le
courant des années 70, André Téchiné est sans doute l’une des figures
les plus brillantes. Il est particulièrement intéressant d’interroger son
œuvre, au moment où elle est à la fois riche de passé et d’avenir, où elle
témoigne à la fois d’une jeunesse, d’une énergie, d’une vitalitéincon-
testables, et d’une véritable maturité.
Si, dans les années 70, Souvenirs d’en France ou Barocco
sont placés sous le signe d’un cinéma qui réfléchit sur ses codes
ou ses
genres, Hôtel des Amériques constitue, au début des années 80, un
tournant: les personnages de Téchiné sont désormais des « êtres ordi-
naires », et c’est ce qui leur advient au cours du film qui révèle en eux
des caractères exceptionnels. En témoignent les L | UE, “
bles qu’ont interprétés Juliette Binoche (dans Rondes nb 0 | dés
Deneuve (dans Le Lieu du crime) ou Sandrine Bonnaire es USA
Innocents).
: Dans cet essai, Alain Philippon analyse re
qui traverse les films d'André Téchiné, et les st
comme autant de repères essentiels à l’auteur: la
ns d’une défection paternelle, lesen.
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