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JACQUES HEUGEI^
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ESSAI
sur la
Philosophie de Victor Hugo,
du point de vue gnostique
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BIBLIOTHÈQUES
^ LIBRAIÎIES
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PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE Al'BER, 3
1922
Droits de reproduction et de traduction réservés.
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ESSAI
sur la Philosophie de Victor Hugo,
du point de vue gnostique
DU MEME AUTEUR
Chez Calmann-Lévy, 3, rue Auber :
Audronicde, poème dramatique (1921)-,
Le Souffle embrasé, poème (1920);
à la Librairie Henri Leclerc, 219, rue Saint-Honoré
L'Ile Radieuse, poème ( i g 1
8) ;
Visions et Rêves, poésies (19 12).
JACQUES HEUGEL
ESSAI
sur la
Philosophie de Victor Hugo,
du point de vue gnostique
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PA R I S
CALMANN-LÉVV, ÉDITEURS
3 , RUE AUBER , 3
1922
Droits de reproduction et de traduction rébervés.
AVANT-PROPOS
Cet essai n'est ni une étude critique appro-
fondie ni un traité d'occultisme : c'est une pro-
menade dans l'œuvre de Mctor Hugo, faite par
un « songeur » c[ui voit dans la gnose le couron
nement de toutes les philosophies.
J. H.
La nature est Tencens, pur, éternel, sublime;
Moi je suis l'encensoir intelligent et doux.
{Les Quatre Vents de l'Esprit, III, 48.)
Médite. Tout est plein de jour, même la nuit.
{Les Conteiiiflations, livre troisième, VIII.)
Tout est religion et rien n'est imposture.
{Les CoiiteiiipLitions, — .1 celle qui est restée en Fi\iucc.
.mimi^TiiimiTiTi^iW^ii.^^^^^
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r!l iii ^,'.
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f.,.,^ii ff !^ ,ii 7iiiifii ifti. fi Hmiîi^,ffl.„ „.ttiM fi
Un penseur contemporain,'— un « songeur », eût
justement dit Victor Hugo, que le caractère de ses —
pensées et de ses songes met en quelque sorte en marge de
la littérature et de la philosophie modernes, Edouard
Schuré, insiste dans plusieurs de ses ouvrages, si riches
d'idées encore qu'un peu confus, sur ce fait que l'âme de
la nation française est essentiellenient une trinité dc^nt le
premier terme est le génie celtique, créateur de la con-
science profonde de la France, les deux autres termes étant
le génie latin, auquel la France doit son bon sens et son
goût de la mesure, et le génie germanique, importé par
les Francs, solide ossature physique. Dans l'Ame celtique
et le Génie de la France à travers les âges, le songeur
alsacien fait remarquer que c'est à ce génie primitif, à cet
awen, pour employer l'expression des druides, que la
France doit les inspirations mer\eilleuses qui l'ont guidée
de siècle en siècle dans les trois chemins du sentiment, de
la pensée et de Tactlcjn. Même après la Renaissance, dans
ce xvn'' et ce xvui'' siècles si magnifiquement latins, \<)ire
romains, vi(jlemment négateurs du passé celtique de la
si
France, c'est ce génie-là qui é\eille dans les àmes^l'éliie
le feu créateur c'est lui qui brille dans Descartes et Pascal,
;
ESSAI SUR LA PHIL(JS()PHIE DE VICTOR HUGO
dans Corneille, —ne retrouvons-nous pas dans son œuvre
la générosité d'un Vercingétorix ou d'une Jeanne d'Arc? —
dans Molière, qui sut aimer comme n'aima jamais aucun
Latin, dans Voltaire et dans Beaumarchais, ces hardis
destructeurs au grand rêve; c'est lui qui anima les Jean
Bart et les Surcouf, les Kléber et les Marceau; c'est à lui
que Napoléon doit le magnétisme qui auréole son nom;
enfin, c'est lui qui, après la Révolution et l'Empire, ces
formidables réactions contre " le siècle de Louis XIV »,
suscita l'admirable pléiade de nos grands lyriques, éperdus
de pouvoir respirer enfin à pleins poumons, et directement,
Tair vivifiant du ciel.
Le génie celtique! comme
il a Aibré dans t(jute notre
histoire! comme il a aux moments sublimes où il
éclaté
fallait redonner au monde le ton oublié, le sens du rhvthme!
Edgar Quinet, faisant de Merlin l'Enchanteur la person-
nification du génie celtique, lui fait dire :
O monde! je te défie! Tu étendras sur moi l'indif-
férence, puismédisance, puis les dégoûts, les
la
aversions, les reniements, les exils, les paroles san-
glantes, comme un linceul troué par l'angle du
sépulcre, dans une bruyère déserte. Après cela, tu
ajouteras le silence plus pesant que la pierre. Tu
ourdiras ensuite sur mes lèvres la toile de l'oubli,
plus subtile que celle de l'araignée; tu t'assiéras
alors sur ma froide dépouille. Et quand tu auras
achevé ton œuvre, que tu m'auras enseveli et que tu
auras dit en branlant la tète " Il est mort, le devin,
:
le rêveur, le songe-creux! » alors je me lèverai sur
mon séant, avec un éclat de rire; je t'appellerai par
ton nom. Les douces paroles d'espérance, longtemps
retenues, sortiront de ma bouche, à flots pressés
comme la neige. Et toi, tu me répondras par la haine,
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE
par la dcrision, par l"injurc, par la calomnie, jvir le
blasphème, par l'épée, par la mort. Tu iras un peu
plus loin, plein de colère, me creuser de les ongles
un autre abîme; je m'y laisserai complaisamment
engloutir, sans peur, car je rirai de ton impuissance
à m'y tenir enfermé; j'en sortirai presque aussitôt
pour te railler \ ,
i
Le génie celtique! ne l'avons-nous pas senti s'enHammer
dans tous les cœurs français aux premiers jours d'août 914, i
alors qu'il s'agissait, non pas seulement de sauver la France,
non pas seulement de rester tidèle au devoir, mais de réali-
ser, par delà le conflit guerrier, le grand rè\e de la fraternité
universelle! Ah ! ccjmme, alors, il est sorti de son tombeau!
Les esprits secs, les élégants rêveurs, les efféminés et les
maladifs ne le comprendront jamais et épuiseront à son
sujet les trésors de leur fine ironie; libre et hardi, il irri-
tera les fanatiques, tous les adorateurs d'idoles tradition-
nelles; le méconnaîtront aussi certains « ciélicats », pas
assez subtils cependant pour distinguer de l'emphase la
grandeur et de la rhétorique l'éloquence, vite lassés du
moindre souffle, et qui prétendent enfermer l'art français
dans je ne sais quelle pudique réserve, agréablement
médiocre, soucieuse de ne jainais dépasser la mesure.
A ces sceptiques du cœur, comme aux sceptiques de la
pensée, le génie celtique, qui trouva sa parfaite expression
dans le Ivrisme dit romantique, apparaîtra toujours comme
une risible folie ;
ils n'en verront jamais que ren\ers, que
le côté négatif.
C'est ainsi que, de nos jours, jours de fatigue et de
transition, il est bienséant de ne prononcer qu'aAec un
[j Edgar (^uinet, Merlin l'Iiiic/icintci/r, livre II, i?.
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HL(}0
sourire le nom de celui qui fut le plus grand porte-parole
de rame celtique. Par une de ces réactions dont l'esprit
français est coutumier, Vépoque à laquelle il vécut est
sévèrement jugée du point de rue artistique, et lui-même,
parce qu'il est le plus grand, porte la part la plus lourde
de ranathème. A cet anathème n'échappent guère que les
écrivains qui furent le plus étrangers à la renaissance
celtique, les esprits sans générosité, les hésitants, les
critiques, les malades : Stendhal et Mérimée, Renan et
Taine, Et le vaste génie de Hugo reste
Baudelaire...
presque entièrement caché par ses extraordinaires défauts,
qui, cependant, a dit Leconte de Lisle, « par leur nature
"
même, commandent encore une sorte de vénération (i) ».
On ne A'eut plus voir en lui, comme dans le romantisme
en général, que grandiloquence, divagation, facile senti-
mentalité-, on lui reproche son abus de Tantithèse (2);
on lui fait un grief de l'abondance parfois ^•erbeuse et un
peu puérile qui allonge de pages inutilement démesurées
la prodigieuse beauté de ses romans et de certains de ses
poèmes; on lui reproche encore ses drames, tout extérieurs,
aux personnages peu Aidants, bien qu'ils n'aient guère été
que des erreurs de jeunesse, — car le génie celtique, essen-
tiellement Ivrique et épique, ne saurait ici l'emporter sur
le génie gréco-latin, dont la puissance objective convient
(i) Leconte de Lisle, Pock'S contciiiporaiiis,
les —
i'icfor Hugo.
Notons que celte étude Discours sur l'icior Hugo contiennent
et le
la réfutationde la plupart des reproches si souvent adressés « au plus
grand des Lyriques».
(2) Mais, comme le dit Guyau
{l'Art au point de vue sociologique,
deuxième partage ce goût avec les grands esprits
partie, III, i), « il
qui ont cherché à exprimer leur pensée d'une manière très saillante,
dans des phrases courtes, en les avivant par des oppositions d"idées
et même de mots d'autant plus sensibles que le son même des
syllabes est plus semblable v.
Dl' POINT \)K VUK G\(XSTIQUE
si parfiiucmciit lui drame; — les profondes tendresses de
son cœur largement ouvert, — n'en déplaise à ceux qui
ne conçoivent point l'amour en dehors des boudoirs, — les
élans jamais las de sa bonté victorieuse, ses enthousiasmes,
beaux comme les coups d"épée de son Roland, lumineux
comme le battement d'ailes de Tange Liberté, surtout la
magie de ses songes qui sont sur l'inconnu comme des
porches de lumière, — et ceci est l'opinion de philosophes
comme Guvau i et Ren()u^ier (2 . — Victor Hugo enfin,
ce génie vaste C(jmmc la nature et qui semble avoir puisé
(i) Guyau a dit : « La diversité des jugemeiils portés sur Iluijo
tient en diversité et à la complexité de l'œuvre
grande partie à la
du poète. Pour comprendre Musset, il suffit presque d'avoir aimé;
pour comprendre Lamartine, il suffit, bien souvent, d'avoir rêvé
au clair de lune, tantôt avec douceur, tantôt avec tristesse. C'est
une chose autrement complexe que de pénétrer le génie d'Hugo.
Pour saisir sa richesse de coloris, il faudra pouvoir sentir Chateau-
briand, F"laubert; pour comprendre la sonorité de son langage, il
faudra apprécier les artistes de mots comme ce même Flaubert,
Théophile Gautier, les Parnassiens; seulement, sous les mots, il y a
trèssouvent des idées élevées, tandis que, sous les vers ciselés des
Parnassiçns, il n'y a rien. Pour saisir enfin toute la force de certaines
formules, ce n'est pas trop d'être quelque peu philosophe. Il y a
sans doute bien des artitîces de composition dans ses romans et ses
drames; pourtant, dans les scènes particulières, dans les épisodes
détachés de l'ensemble factice, il possède un sens du réel et arrive à
une puissance lyrique dans la reproduction exacte de la vie que
Zola, dans ses bonnes pages, a seul atteinte. Les admirateurs de
Zola pourraient même, dans ces moments-là, comprendre Victor
Hugo, si, à côté du réaliste, il n'y avait en lui un idéaliste aussi ailé
que l'Ariel de Renan. D'autre part, il faudrait des écrivains accou-
tumés à l'analyse des Stendhal et des Balzac pour saisir la finesse
ou la profondeur de certaines observations psychologiques répandues
en masse dans loeuvre de V. Hugo et telles que celle-ci « Comme :
" le souvenir est voisin du remords! (L'Ail au point de vue socio-
logique, deuxième partie, III, 4.)
{>) Voir : Charles Renouvier, \'ictor Hugo.lc puctc— l'iclor Hugo,
le philosophe.
ESSAI SUR LA PIIILCJSOPHIE DE VICTOR HUGO
à la source même de la puissance créatrice, est aujourd'hui
méconnu, raillé, tel le Merlin d'Edgar Quinet, ou, chose
pire, réduit au rôle de génial hrailleur du tréteau répu-
blicain! Vienne un temps où il soit admiré et aimé comme
il le mérite, c'est-à-dire comme Téhlouissant précurseur
des aurores futures et le verbe même de l'esprit prophé-
tique et celtique de la France.
Le mythique Merlin, cette fleur de Tàme celtique, était
filsd'une sainte chrétienne et de Lucifer; il portait en lui
la douceur, la tendresse, la bonté de sa mère, l'esprit cher-
cheur et conquérant de son père, tout ce que la religion a
de plus pur, tout ce que la science a de plus noble. Et c'est
ainsi qu'il put devenir l'enchanteur de la nouvelle civilisa-
tion, comme Orphée avait été l'enchanteur de la civilisation
gréco-latine; et, de même que le grand aède grec avait été
le lien et la Méditerranée, le barde breton
entre l'Orient
fut le lien entre laMéditerranée et les mers septentrionales.
Il ne renia point le passé, il n'oublia point les dieux kvm-
riques, frères des dieux d'Hésiode, qui avaient donné à
leurs fidèles la science, la philosophie et les arts il sut :
accorder dans son cœur et sur sa harpe enchanteresse les
dieux anciens et le dieu nouveau, tant prédit et tant attendu,
qui apporte l'amour à tous les hommes. Merlin résolut
l'énigme angoissante il unit d'un nœud indissoluble la
:
science et la religion, la terre et le ciel. Et c'est le rôle du
génie celtique à travers les âges d'opérer au cœur de tous
cette union magique, sans laquelle toute évolution ultérieure
deviendrait impossible. Merliii, dit-on, fonda Tordre du
Graal et dressa la Table Ronde au centre du royaume
d'Arthus, pour que tous les peuples, pour que tous les
'oiN r i)i-: vn-: (inostkhje
hommes v pussent \enir s'uhreuver à la source de Tinef-
fable Amour. Fraternité, union des cœurs et des esprits,
connaissance de toutes choses, terrestres et célestes, tel est
le rêve, telle est la recherche obstinée du génie celtique.
Puisqu'il en est ainsi, si, réellement, comme nous l'avons
affirmé, Victor Hugo peut être considéré comme le verbe
de ce génie, nous devrons trouver dans son œuvre le reflet
de cette recherche et, au moins comme un pressentiment,
la réalisation de ce rêve. Je voudrais, ici, dégager deTœuvre
formidable du grand poète les quelques idées-mères qui
sont comme les centres cachés et les lignes de force de ses
merveilleuses créations, montrer qu'il n'a pc^nt usurpé ce
titre de prophète et de mage qiren son na'if orgueil il n'hé-
sitait pas à se donner.
Chose difficile en vérité, car la pensée profcjnde des
grands poètes se trouve en général diffusée en leur œuvre
entier; elle s'incorpore, comme une essence subtile, a tous
leurs poèmes, longs ou ou légers, et ne se
brefs, graves
concentre que rarement, sous une forme didactique, dans
un (Hivrage plus spécialement philoscjphique. L'(Teu\re des
grands poètes ressemble à la nature la vérité v luit partcnit,
:
vêtue de robes diverses, demi-cachée sous les immenses
feuillages de la vie; par endroits cependant, elle v apparaît,
nue et splendide, dans tout l'éclat de sa sévère beauté; ainsi
le Soleil se reflète dans un flot calme.
Dans l'œuvre de Victor Hugo, deux poèmes entre tous
me semblent jouer ce rôle de miroir. L'un, qui porte le
titre hautement suggestif de Ce que dit la Bouche d'ombre,
fait partie des Contemplations, dont il couronne le sixième
et dernier livre. Au bord de l'injini; l'autre, intitulé Dieu,
touffu comme la jungle, riche comme la mer, est un long
poème indépendant qui, écrit durant les premières années
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
la mort du pcjcte. Ces deux
de Texil, ne fut publié qu'après
poèmes me serviront de points d'appui, dans la rayonnante
tempête de son œuvre, pour étudier d'une façon un peu
précise les pensées qui ont hanté cet esprit démesuré, les
sentiments qui ont ému ce cœur immortellement jeune.
•
• •
On a accusé Victor Hugo et, plus ou moins, tous les
poètes, de n'avoir point d'idées originales, de revêtir d'une
robe merveilleuse de rhvthmes et de rimes de simples lieux
communs. De prétendus penseurs, des critiques à la fois
superficiels et pédants, ont grand son-
traité de haut le
geur (i). Pour être original, suffirait-il donc de dire ce que
nul n'a dit, d'exposer les paradoxes les plus absurdes sans
broncher, comme les peintres dits futuristes s'efforcent de
faire entrer quatre dimensions dans le plan de leur toile?
La crainte du lieu commun! étrange maladie de notre âge
névrosé! Comme si tout n'était pas lieu commun ! Le monde,
la vie, sont de gigantesques lieux communs; personne n'a
l'honneur de vivre en un monde qui n'appartienne qu'à lui.
Dans la préface des Contemplations Hugo dit :
On se plaint quelquefois
des écrivains qui disent
y moi Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas!
11.
quand je vous parie de moi, je vous parle de vous.
Gomment ne le sentez-vous pas? Ah! insensé, qui
crois que je ne suis pas toi.
(i) Ce sont ces mêmes
penseurs », ' oli —
que je crains pour eux
!
l'éclat de rire de l'avenir! —
qui ne voient dans Tœuvre de Richard
Wagner qu'absurde enfantillage ou, tout au plus, que philosophie
de primaire, —
à moins qu'ils ne l'anathématisent comme instrument
de la propagande pangermanisic.
DU POINT DE VUE GXOSTIQUE
Ce moi iraiiscL'iidanial qui est en chacun de nous n'est-il
pas essentiellement toutes choses? Puisque rien n'existerait
s'il n'était là pour percevoir, n'est-il pas, commcWitiuâ des
sages de l'Inde, l'orii^ine de tout? C'est de lui que le Sfjn-
geur parle dans la Cunciiisioii du poème intitulé Religions
et Religion hjrsqu'il dit :
Regarcic en loi ce ciel profond qu'on nomme l'àme ;
Dans ce gouffre, au zénith, resplendit une flamme.
Un centre de lumière inaccessible est là.
Ho7's de toi comme en toi cela brille et brilla.
... Celte clarté,
Elle est le formidable et tranquille prodige ;
L'oiseau l'a dans son nid, l'arbre l'a dans sa tige ;
Tout la possède, et rien ne saurait la saisir;
Elle s'offre immobile à l'éternel désir.
Et toujours se refuse et sans cesse se donne.
... S'il est des cœurs puissants, s'il est des âmes fermes.
Cela vient du torrent des souffles et des germes
Qui tombe à flots, jaillit, coule, et, de toutes parts.
Sort de ce feu vivant sur nos têtes épars.
Est donc originale toute idée qui procède directement de
ce centre « originel » de quel que soit le nombre de
la vie,
sesexpressionsantérieures. Chacune desfleursdu printemps
n'est-elle pas originale? Il devient dès lors difficile de ne
pas accorder aux poètes, aux vrais poètes, et, parmi ceux-
ci, à Victor Hugo dans les premiers, ce don d'originalité si
cher aux penseurs de seconde main qui ne l'ont jamais
possédé.
Venant après le magnitique essor primordial d'/Z^o, après
les grands poèmes tristes, —
premiers tâtonnements de
lo ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Tespriidans les ténèbres, — qui ont pour ûives Pleurs dans
la nuit. Aux anges qui nous voient
(i), Horror, Dolor, après
les poèmes de crépuscule Voyage de nuit, Religio, Spes,
Ce que dit la Bouche d'ombre est une sorte de première
initiation au mystère de la ^ ie universelle, ce gouffre où
« l'homme descend en songeant ». Comme je l'ai dit, on
trouve dans ce poème un nombre important d'idées-mères
qui, telles des pierres philosophales, vont nous permettre
de dégager Tor pur de la vérité épars dans toute la création
du songeur. Toutefois, ce n'est là, notons-le bien, qu'une
première initiation une autre initiation, qui fera pénétrer
:
l'esprit plus avant encore dans le mvstère, nous sera contée
ensuite dans le poème intitulé Dieu.
L'homme en songeant descend au goufTre universel.
Ce premier vers de Ce que Bouche d'ombtx^ en une
dit la
formule précise, atteste la foi du poète en ce qu'on pourrait
appeler la science intérieure, qui a sa s(mrce dans l'âme elle-
même, science à jamais Ai\ante, science identique à l'être.
Il ne s'agit plus ici d'expérimentation scientifique, pas plus
qu'il nede refléter quelque doctrine traditionnelle
s'agit :
il de pénétrer en soi-même, dans la solitude inté-
s'agit
rieure, jusqu'aux noumènes qui y reposent éternellement.
Dans Magnitudo parvi (2), un autre poème des Contem-
plations, Hugo développe cette idée en des strophes
magnifiques.
(i) " So full of infinité sweetness and awe ", dit Algernon Charles
Swinburne (A Stitdy of \'iclor Hugo).
(2) Les Contemplations, livre troisième, XXX.
1)1' POINT \)\i VUE GXOSri(^)UE
Dans le désert, fcspril qui pense
Suhil par deizrés sons les cieiix
La dilatalion immense
De rinfmi mystérieux.
... 11 sent croître en lui, d'heure en hciu'o,
L'humble foi, Tamour recueilli.
Et la mémoire antérieure
Qui le remplit d'un vaste oubli.
Il a des soifs inassouvies;
Dans son passé vertigineux
// sent revivre d'autres vies;
De son âme il compte les nœuds.
Il cherche au fond des sombres dômes
Sous quelles formes il a lui;
II entend ses propres fantômes
Qui lui parlent derrière lui.
Il sent que l'humaine a\enture
N'est rien qu'une apparition.
Il se dit : — Chaque créature
Est toute la création.
... Il l'homme en lui naître;
sent plus que
Il dans ses sommeils.
sent, jusque
Lueur à lueur, dans son être.
L'infiltration des soleils.
Ils cessent d'être son problème;
Un astre est un voile, il veut mieux;
// reçoit de leur raj'on même
Le regard qui va plus loin qu'eux.
Oui, car le monde physique est le premier champ d'ac-
tion de l'esprit; c'est dans l'opposition brutale du moi et
12 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
du non-moi que Thomme prend d\ibr)rd conscience de
lui-même; le Soleil crée l'œil. Mais, ensuite, le regard se
porte sur de plus sublimes objets; et alors l'homme, délivré
du doute,
sent, faisant passer le monde
.
Par pensée à chaque instant.
sa
Dans cette obscurité profonde
Son œil devenir éclatant;
Et, dépassant la créature.
Montant Toujours, toujours accru,
// regarde tant la nature,
Que la nature a disparu!
Car, des effets allant aux causes.
L'œil perce et IVanchit le miroir,
Enfant; et contempler les choses,
C'est finir par ne plus les voir.
Hugcj nous apparaît donc aussitôt comme un de ces
grands songeurs primitifs qui recherchent leur moi tran-
scendantal sous la complexité des phénomènes, et nous
sentons passer dans ses vers le grand souffle des poèmes
^•édiques. Rien d'étonnant à ce qu'il reste incompris des
disciples d'Auguste Comte et de ceux de Rémy de Gour-
mont Le poète-mage va trouver l'instrument suprême de
!
laconnaissance dans une intuition qu'il affinera sans cesse
par le grandissement de tout son être, sensible, intelligent
et volitif, car
Le peu que nous saxons lient au peu que nous sommes (i).
(i) Religions et Religion, IV. On lit déjà dans les Ln/.v intérieures
(XXVIII) :
Le peu que nous crciyons tient au peu que nous sommes.
l)i: l'OIXr DE VUE gxostioue
Mais reprenons notre premier lexie.
J'errais près du dolmen qui domine Rozcl,
A Fendroil oii le cap se pi^olonize en iiresqu'ile.
l.e speeU'c m'allendail.
Il nous faut noter en passant la présence fréquente dans
les œuvres de Hugo de ce oat'acov, de cet instructeur à la
« bouche d'ombre », —
L'être mystérieux qui me parle à ses heures,
dit ailleurs le poète i).
Continuant notre lecture, n<jus rencontrons lui premier
paragraphe admirable où l'être sonibre et tranquille »
'<
nous enseigiie
Que tout a conscience en la création,
que tout est animé, qu'il n'y a pas de vains bruits, que
toute chose, recelant une âme, « sait » ce qu'elle dit, —
Une pensée emplit le tumulte superbe.
Dieu n'a pas fait un bruit sans v mêler le verbe, —
et qu'enfin la création objective et l'intelligence ne sont pas
d'essence différente, mais répoiident l'une à l'autre,
Car les choses et l'être ont un grand dialogue.
La création, objet de l'intelligence, est essentiellement
intelligible. Ailleurs le poète a dit :
. Il n'est rien dans tout ce que peut sonder l'homme
Qui, bien questionné par l'âme, ne se nomme (2);
(1) La Légende des Siècles, XLIV.
(2) Les Contemplations, livre iroisièmc, \{\\,
14 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
et encore :
Il n'est pas de brouillards, comme il n'est point d'algèbres,
Qui résistent, au fond des nombres ou des cieux,
A la fixité calme et profonde des yeux (i).
Nous voici loin du puéril matériiilisme qui ne veut voir
dans l'intelligence qu'un phéiKjmène parmi les phéno-
mènes! Ici, la conscience, dont l'intelligence est la mani-
festation active dans le monde des formes, est le centre
même de la création, l'éternel noumène des innombrables
phénomènes. Toute chose se rattache à ce centre et n'a
d'existence que par lui, de telle sorte que les formes innom-
brables, toutes parentes, se complètent, s'interpénétrent, et
qu'il n'y a pas entre elles de différence d'essence :
L'oreille pourrait avoir sa vision.
Ne passons pas légèrement sur ce dernier vers, car il
contient cette vérité, connue de tous les psychiques, que
les sons ont chacun une couleur particulière, et cette autre,
sœur de la première, physique elle-même,
et révélée par la
qu'ils possèdent chacun une tigure géométrique distincte.
Notons aussi dans le même paragraphe
Dieu, par qui la forme sort du nombre,
formule admirable de précision et de brièveté. Plus d'une
fois, suivant la méthode de Pvthagore, Hugo a exprimé sa
métaphvsique en des formules mathématiques.
Le nombre oi^i tout est contenu 2
est justement pour lui la source de toute manifestation, le
(i) La Légende des Siècles, — la Vision d'oii est sorti ce livre.
(2) Les (Contemplations, livre sixième, XXIII.
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE i3
paradigme de toute forme, rurchétvpe, l'idée abstraite d'où
découle la représentation concrète; et qui dit nombre, dit
rhythme, harmonie, musique :
La musique est dans tout, un hymne sort du monde (i) ;
toutes choses
Flottent dans un réseau de vagues mélodies (i).
Dçins paragraphe suivant, il est question de la genèse
le
du monde objectif. Nous y trouvons cette remarque pro-
fonde que, pour être, la création « devait être impar-
faite » {2\
sans quoi, sur la même hauteur,
La créature étant égale au créateur,
Cette perfection, dans l'intini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, à force de clarté,
En lui serait rentrée et n'aurait pas été.
Cette dernière image fait songer à d'autres images
employées par le poète pour exprimer que les extrêmes
sont identiques.
On revient au néant par l'énormité même.
(i) Les ContcinpLiliuiis, livre troisième, XXI. On lil aussi dans 11-7/-
liam S/iahespeare (première partie, livre III) « Le profond mot
:
Nombre est à la base de la pensée de l'homme... Le nombre se révèle
à l'art par le rhythme, qui est le battement de cœur de l'intini... 11
part de Deux et Deux font (Quatre, et il monte jusqu'au lieu des
foudres. "
(li) Il ne s"ai;it évidemment que d'une création spéciale, limitée
dans le sein de l'intini. Toute création, ainsi séparée du Tout, suppose
un « choix » et est nécessairement imparfaite; seul est parfait l'en-
semble des créations.
i6 ESSAI STR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
dans Dieu (II, 7); et, dans une autre pièce des
écrit-il
Contemplations (livre sixième, VU) :
Il vil l'endroit sans nom dont nul archange n'ose
Traverser le milieu,
Et ce lieu redoutable était plein d'ombre, à cause
De la grandeur de Dieu.
Ombre et clarté, comme esprit et matière, ne sont que des
termes relatifs.
Dans ce même paragraphe, nous voyons l'esprit se
heurter une fois de plus îi l'impossibilité totale de trouver
une raison d'être à la création. Pourquoi le relatif dans
l'absolu? pourquoi cette éternelle opposition de l'être et du
non-être? Le Rig Véda nous dit depuis des siècles sans
nombre, et nous ne pouvons que répéter après lui :
Qui connaît le secret.'' qui fa proclamé ici.' D'où,
d'où vint celte création multiple? Les dieux mêmes
vinrent plus tard à l'existence. Qui sait d'où vint cette
création immense? Qui connaît cela, d'où vint cette
grande création, si Sa volonté créa ou s'abstint.- Le
plus haut voyant qui est au sommet des cieux le sait
sans doute, —
ou pcLit-être ne le sait-il pas, kù non
plus.
Hugo ne peut donc que reconnaître le fait : la création.
Tu la vois, elle est là, la grande vision.
Elle monte, elle pnsse, elle emplit l'étendue... d)
Autre problème pourquoi les monades, ces « êtres
:
impondérables 0, tombent-elles? Dans£»/c'//, le regard plus
(ij L'Ane, X.
Df POl.XT DE Vriv ('.XOSTIQUE
aii^u du voyant découvre la raison profonde de leur invo-
lution dans les formes. Ici, à ce premier dei^ré de son ini-
tiation, le songeur trouve « chute » dans
la raison de leur
une « faute » originelle, née de l'imperfection même du
monde, et laisse tout le processus dans une grande (jh-
scurité.
Donc, Dieu fit l'univers, Tunivcrs fit le mal.
. du rayon baptismal,
L'être créé, paré
En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,
Planait dans splendeur sur des ailes de
la gloire...
Or, la première faute
Fut le premier poids
Mais nous devons admirer avec quelle force et quelle pré-
cisionle poète montre le parallélisme entre la déchéance
progressive de fàme et la densification progressive de
la matière, double « aggravation
cette » des choses,
— constatation qui l'amène à identifier le mal avec la
matière.
Et l'éther devint l'air, et l'air devint le vent;
L'ange devint l'esprit, et l'esprit devint l'homme.
... Le mal, c'est la matière. Arbre noir, fatal fruit.
Dans le paragraphe qui suit, il développe cette idée en
quelques trèsbeaux vers.
Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre."
Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,
Qui, liée à tes pas comme un spectre vivant.
Va tantôt en arrière et tantôt en avant.
Qui se mêle à la nuit, sa grande sœur funeste.
Et qui contre le jour, noire et dure, proteste,
D'ori vient-elle? De toi, de ta chair, du limon
Dont Fesprit se revêt en devenant démon;
i8 ESSAI SLR LA PHIUJSOPIIIE DE VICTOR HUGO
De ce corps qui, créé par la faute première.
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière ;
De ta matière, hélas! de ton iniquité.
Cette ombre dit —
Je suis l'être d'infirmité;
:
Je suis tombé déjà; je puis tomber encore. —
L'ange laisse passer à travers lui l'aurore;
Nul simulacre obscur ne suit l'être aromal ;
Homme, tout ce qui fait de l'ombre a fait le mai.
ombre » devient ainsi une sorte de double obscur de
L'"
l'êtrelumineux primordial; elle est « l'être d'infirmité qui
est tombé déjà, qui peut tomber encore » elle est la partie ;
inférieure de l'âme, celle qui, d'âge en âge et de forme en
forme, devient les personnalités successives. L'occultisme
oriental nous apprend que << les dieux ne projettent pcjint
d'ombre » (i), et par « ombre » il faut entendre ici une sorte
de corps physique éthéré qui est dit avoir servi de moule au
corps physico-chimique. Les êtres en qui s'est éveillée la
conscience spirituelle, cessent de s'exprimer en une forme
aussi limitée.
la lecture de notre poème. Après avoir ren-
Continuons
contré développée plus loin, que le monde physique
l'idée,
est un lieu d'obscurité et de châtiment, nous trouvons
maintenant la réponse anticipée à une question qu'on ne
saurait manquer de se poser par la suite : Hugo admettait-il
dans nature deux principes distincts et antagonistes, l'un
la
bon, l'autre mauvais? était-il grossièrement manichéen?
Ces quelques vers suffiraient, si l'ensemble de son œuvre
(i) H. P. Blavatsky, la Doclrine sccrcte, — Evolution de l'Homme,
stance ^'.
DU POINT DE VUE (ÎXOSTIOl'E '9
ne nous en opportaii des preuves multiples, pour n(jus
convaincre que, conformément à la véritable sagesse éso-
térique, Hugo admettait deux aspects d'un seul principe.
Que signitirait autrement cette atîirmation de l'unité et de
l'universalité divines :
Dieu, soleil dans l'azur, dans la cendre étincelle.
N'est hors de rien, étant la tin universelle;
L'éclair est son regard autant que le rayon;
Et tout, même le mal, est la création.
Car le dedans du masque est encor la figure?
Dcvmon est deus inrcrsus, dit un axiome kabbalistique.
Du côté de Satan il est, mais n'est plus Dieu,
lisons-nous dans la Fin de Satan i). Et dans Religions et
Religion, poème d'après l'exil, nous trouvons cette curieuse
fable :
. . . . .Le cheval doit être manichéen.
Arimane lui fait du mal, Ormus du bien;
Tout le jour, sous le fouet il est comme une cible.
Il sent derrière lui l'affreux maître invisible,
Le démon inconnu qui l'accable de coups;
Le soir, il voit un être empressé, bon et doux.
Qui lui donne à manger et qui lui donne à boire,
Met de la paille fraîche en sa litière noire.
Et tâche d'effacer le mal par le calmant.
Et le rude travail par le repos clément;
Quelqu'un le persécute, hélas! mais quelqu'un l'aime.
Et le cheval se dit : Ils sont deux. — C'est le même (2)
(i) La Fin de Satan, — lion: Je la Terre. IV
(2) Religions et Religion. l\.
io ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Quelle fresque inouïe que la première partie du para-
graphe suivant! avec quelle puissance michel-angesque le
poète nous peint la prodigieuse hiérarchie spirituelle des
êtres!
... Crois-tu que cette vie énorme, remplissant
De souffles le feuillage et de lueurs la tête.
Qui va du roc à Tarbre et de l'arbre à la bête,
Et de la pierre à toi monte insensiblement.
S'arrête sur l'abîme à l'homme, escarpement?
Non, elle continue, invincible, admirable,
Entre dans l'invisible et dans l'impondérable,
Y disparaît pour toi, chair vile, emplit l'azur
D'un monde éblouissant, miroir du monde obscur.
D'êtres voisins de l'homme et d'autres qui s'éloignent,
D'esprits purs, de voyants dont les splendeurs témoignent,
D'anges faits de rayons comme l'homme d'instincts;
Elle plonge à travers les cieux jamais éteints.
Sublime ascension d'échelles étoilées.
Des démons enchaînés monte aux âmes ailées.
Fait toucher le front sombre au radieux orteil,
Rattache l'astre esprit à l'archange soleil.
Relie, en traversant des millions de lieues.
Les groupes constellés et les légions bleues.
Peuple le haut, le bas, les bords et le milieu,
Et dans les profondeurs s'évanouit en Dieu!
Dans deuxième partie de ce paragraphe, où un « soleil
la
noir opposé au soleil de lumière, je me refuse à voir
)) est
autre chose, qu'une magnifique image poétique de ï appa-
rente dualité universelle, dualité dont l'être gardera la
.
notion tant qu'il ne sera pas consciemment devenu l'Etre
Infini en qui toutes les oppositions sont fondues.
DIT POINT 1)K VL'K (].\( JSTK^HE
El celle échelle ienl de plus loin que la lerre.
\
Sache qu'elle commence aux mondes du mvslère,
Aux mondes des lerreurs el des pcrdilions...
...(>ar, au-dessous du i^lohe où vil l'homme banni,
..Le mal, qui par la chair, hélas! vous asservit.
Dégorge une vapeur monslrueuse qui vit !
...El l'tMi voit tout au fond, quand l'œil ose v descendre,
Au delà de la vie, el du souffle, et du hruil,
Un alTreux soleil noir d'où ravonne la nuit!
Ce soleil noir » est dans l'abime comme le reflet de l'Etre
Resplendissant. La hndu poème iniitulé/)/t7/éclaire,nousle
verrons, de façon déflniii\e la pensée profonde du songeur.
Il n'est d'ailleurs pas impossible de trouver à ce passage
de Ce que dit la Bouche d'ombre plus d'un sens en harmonie
avec la doctrine ésotérique. Dans un autre poème des
Contemplations (i i, Hugo qualifie la planète Saturne de
'< monde bagne »; sans doute cette planète est-elle pour
lui un de ces « mondes des terreurs et des perditions » dont
lui parle la bouche d'ombre. Les occultistes divisent les
planètes en deux groupes, celles qui sont en retard et celles
qui sont en avance sur le degré actuellement normal de
l'évolution, lequel se trouve sur notre Terre, et ils consi-
dèrent en effet Saturne comme le plus inférieur des
globes, — sorte de réincarnation, à un nï^eau plus dense,
du premier état cosmique de notre système solaire.
Par la « vapeur monstrueuse qui vit » et que « dégorge
le mal », Hugo n'entendrait-il pas la « lumière astrale »
des alchimistes, cette matière subtile où se reflète l'activité,
si souvent criminelle, des hommes et où
De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre?
(î) Les Contemplations, livre troisième, III.
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
A l'homme de purifier, par des actes d'amour, cette
lumière qui témoigne contre lui et que des mystiques ont
appelée « le livre de Dieu ».
Dans un autre poème des Contemplations nous lisons
ces vers :
L'être éternellement montre sa face double.
Mal et bien, glace et feu (i).
Un seul » essentiel, et
« êtretoujours deux « aspects »
manifestés. Le mal a pour rôle de révéler le bien, la
souflVance a pour but de nous renseigner sur l'état de
notre être, sur son degré d'évolution. Le Satan des reli-
gions exotériques est à Dieu ce que « l'être d'infirmité » est
au moi spirituel; il permet à Dieu de se connaître. Que
serait le positif sans le négatif, l'esprit sans la matière?
Dieu, c'est le positif; c'est, dit Eliphas Lévi, « le mcjuve-
ment libre » ; le Diable, le négatif, c'est « le courant fatal » ;
l'un est représenté par un serpent blanc, l'autre par un
serpent noir, — '< taché de tous les crimes des hommes,
écaillé de leurs mauvaises pensées, venimeux de tous
leurs mauvais désirs », car ce sont les hommes qui ont
fait le Diable (2).
Voyez comme la même doctrine nait naturellement et
spontanément au cœur de tous les songeurs : nous lisons
dans la Chute d'un Ange, de Lamartine :
Le sage en sa pensée a dit un jour : « Pourquoi,
Si je suis fils de Dieu, le mal est-il en moi.''
(i) Les ContcinpLitions, livre si.xième, YI.
(2) É4iphas Lévi, le Graïui Arcaiie, livre second, chapitre IV.
DU POLNT DE VUE GXOSTIQUE
Si l'homme dul tomber, qui donc prévit sa chute?
S'il dut être vaincu, qui donc permit \a lutte r
Est-il donc, o doulevir, deux axes dans les cieux.
Deux âmes dans mon sein, dans Jéhovah deux dieux? »
Or, l'esprit du Seigneur, qui dans notre nuit plonge.
Vit son doute et sourit; et l'emportant en songe
Au point de l'infini d'où le regard divin
Voit les commencements, les milieux et la fin.
Et, complétant les temps qui ne sont pas encore.
Du désordre apparent voit l'harmonie éclore :
« Regarde, > lui dit-il ; et le sage éperdu
Vit l'horizon divin sous ses pieds étendu.
Par l'admiration son âme anéantie
Se fondit; par le tout il comprit la partie;
La fin justifia la voie et le moyen;
Ce qu'il appelait mal fut le souverain bien;
La matière, où la mort germe dans la souffrance.
Ne fut plus à ses veux qu'une vaine apparence.
Un mode d'existence à l'autre contrasté,
Où la nature lutte avec la volonté.
Et d'où la liberté, qui pressent le mystère.
Prend, pour monter plus haut, son point d'appui sur terre.
Et le sage comprit que le mal n'était pas.
Et dans l'œuvre de Dieu ne se voit que d'en bas \i) !
Telle est bien aussi la pensée de Hugo, et il Ta exprimée
de nouveau dans Dietc en des vers d'une beauté inégalée,
nectar riche de vie auprès duquel, si remarquable soit-elle,
la poésie lamartinienne fait un peu l'eflet d'une tisane.
En résumé, le mal n'est qu'erreur, limitation, cristal-
lisation, et ne peut jamais être que local, sur les globes
d'« ombre »; le bien seul est réel.
(i) Lamarline. Li Chute d'un Auge. — Ifuilitnic ]'ision.
24 ESSAI SIR LA I'IIIUJSOPHIIl DE VlC rOR IIIGO
Le réel renaîlr.n, dompteur du mal immonde,
s'écrie le « satvre » de la Légende des Siècles (i). Comme
TAhriman eiu mazdéisme, le mal est « ce qui veut ne pas
être ».
Voici donc les monades involuées dans la matière, —
laquelle n'est qu'une cristallisation de leurs erreurs, — et
obligées, par une lente et douloureuse évolution, de se
frayer un chemin qui les ramène à leur primitif état de
pureté. Un nouveau problème se présente maintenant :
quel est le mécanisme de cette évolution? quelle est la
nature de la justice? comment la justice est-elle rendue
cians Tvinivers? Le songeur, ouvrant sa libre intelligence
simplement initier par son guide, adopte
et se laissant tout
immédiatement une doctrine qui, depuis quelques années,
est souvent désignée par le mot sanscrit de karma.
L'être créé se meut dans la lumière immense.
Libre, il sait où le bien cesse, où le mal commence ;
Il a SCS actions pour juges.
Il suffit
Qu'il soit méchant ou bon; tout Ce qu'on tit. est dit.
Grime, nous délivre.
est notre geôlier, ou, vertu,
L'être ouvre à son insu de lui-même le livre ;
Sa conscience calme y marque avec le doigt
Ce que l'ombre lui garde ou ce que Dieu lui doit.
On agit, et l'on gagne ou l'on perd à mesure ;
On peut être étincelle ou bien éclaboussure.
{\) La Le g e lui e des. Siècles, XXH.
DU POl.Xr \)E VUE GNOSTIQl'E
l.iimicie ou tant^e. arch;inyc au \()1 d'aigle ou bandit;
L'échelle vasle est là. Comme je le l'ai dil,
Par des zones sans fin la vie universelle
Monte et par des dct;rés iiiii(^mhral)les ruisselle,
Depuis rintàme nuit jusqu'au charmant aziu".
L'être en la traversant devient mauvais ou pur.
En haut plane la joie.; en bas l'horreur se traîne.
Selon que l'àme, aimante, humble, bonne, sereine.
Aspire à la lumière et tend vers l'idéal.
Ou s'alourdit, immonde, au poids croissant du mal,
Dans la \ie infinie on monte et l'on s'élance.
Ou l'on tombe; et tout être est sa propre balance.
Dieu ne nous juge point. Vivant tous à la fois.
Nous pesons, et chacun descend selon son poids.
Cette doctrine est si clairement exposée ici que tout
commentaire est à peu prés inutile. Le mot sanscrit /rar/;7a
« activité ». L'être pur agit librement et se
signifie d'aborci
détermine lui-même; par son activité, il crée autour de
lui des rhvthmes de toutes sc^rtes qui le limitent, le cachent
sous des personnalités successi\es, la personne est un —
masque, — et, dès lors, il est lié par son activité passée,
par son karma. Mais, comme il est l'unique cause de sa
limitation, l'être demeure le maître de son avenir et,
faisantun meilleur usage de son énergie créatrice, peut
toujours se libérer du lien des acti\ités passées. Ces acti-
A'ités se sont cristallisées formes imparfaites qu'il
dans les
est obligé d'habiter ; et son
mais, pouvoir
sa sagesse
grandissant d'épreuve en épreuve, en dépit d'inévitables
réactions, il parvient peu à peu à modifier ces formes
fatales, à les remplacer par d'autres en lesquelles il s'ex-
prime mieux, jusqu'au jour où, de\enu un dieu maître de
toutes les forces, il n'est plus déterminé par aucune des
25 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
formes que ses premières erreurs lui avaient imposées (i).
Hugo profondément assimilé
avait cette de
doctrine
la bouche d'ombre. Dans Dieu (II, 7) il y retient, disant
notamment :
h,'action pend Avec tout ce qu'il sème,
à l'àme.
Chaque être à son niveau se compose lui-même
Son poids mystérieux.
Ainsi saint Paul a dit (Epitrc aux Galatcs, VI, -j ) :
Ne vous V trompez point, on ne se moque pas de
Dieu, car ce que l'homme aura semé, il le moisson-
nera.
Mais Hugo, écoutant son cœur, va plus loin encore.
Nous lisons dans notre poème :
L'homme marche sans voir ce qu'il fait dans l'abîme.
L'assassin pâlirait voyait sa victime;
s'il
C'est lui. L'oppresseur vil, le tyran sombre et fou,
En frappant sans pitié sur tous, forge le clou
Qui le clouera dans l'ombre au fond de la matière.
Et, dans les Malheureux i2j, il s'écrie avec Tàpre accent
d'un prophète hébreu :
^i) Du paragraphe ici commenté rapprocher ces vers de Lamartine:
Et son sens immortel, par la mort transformé,
Kendant aux éléments le corps qu'ils ont formé,
Selon que son travail le corrompt ou l'épure,
Remonte ou redescend du poids de sa nature!
Deux natures ainsi combattant dans son cœur,
l.ui-méme est l'instrument de sa propre grandeur ;
l^ibrequand il descend, et libre quand il monte,
Sa noble liberté fait sa gloire ou sa honte.
Quand il a dépouillé ce corps matériel,
Descendre ou remonter, c'est l'enfer ou le ciel.
(La Chute d'un Ange, — Huitième Vision )
(2) Les Contemplations, livre cinquième, XXVI.
DU POINT dp: vue GNOSTIQUE ,27
El j"ai vu tressaillir ces hommes el ces femmes;
Leur visage riant comme un masque est tombé.
Et leur pensée, un monstre effroyable et courbé,
Une naine hagarde, inquiète, bourrue.
Assise sous leur crâne affreux, m'est apparue.
Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux,
Je leur ai demandé Mais qui donc êtes-vous?
:
Et ces êtres n'ayant presque plus face d'homme
M'ont dit: — Nous sommes ceux qui font le mal ; et, comme
C'est nous qui le faisons, c'est nous qui le souffrons.
Hélas! oui, l'homme, longtemps ignorant des grandes
lois cosmiques dont la justice et la justesse sont parfaites,
uniquement préoccupé de satisfaire ses désirs égoïstes, fait
le mal, impose aux êtres qui l'entourent les caprices de sa
dévorante personnalité, sans se douter qu'il est la seule
victime réelle de son manque d'amour.
Personne n'est méchant, et que de mal on fait i!
Comment ne pas avoir pitié de tous ces ignorants?
comment ne pas vouloir les éclairer, les relever, se sacrifier
à eux? Nous touchons ici à la partie la plus sublime de
l'œuvre du poète, nous entrevoyons la genèse des Misé-
et
rables, de la Pitié suprême et de tant de poèmes si
débordants d'activé bonté, épars dans la Légende des Siècles
et dans la plupart des livres d'après l'exil. Dans la pensée
de Hugo, « si grande qu'elle ne peut. plus être que douce»,
comme il le dit lui-même de la pensée d'un de ses héros(2),
la justice et la pitié finissent par ne plus faire qu'une
seule et même chose, la véritable justice n'avant d'autre
(i) L'Aimée terrible, — Juin, XIII.
(2) Lévêque Myriel {les MiscraMcs, première partie, livre premier,
XIII;.
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
but que renseignement et le relèvement de Tétre déchu.
Un jour, je vis passer une femme inconnue.
Cette femme semblait descendre de la nue;
Elle Qvail sur le dos des ailes, et du miel
Sur sa bouche entr'ouverte, et dans ses yeux le ciel.
A des voyageurs des errants sans nombre,
las, à
Elle montrait du doigt une route dans l'ombre.
Et semblait dire On peut se tromper de chemin.
:
Son regard faisait grâce à tout le genre humain;
Elle était radieuse et douce; et, derrière elle,
Des monstres attendris venaient, baisant son aile.
Des lions graciés, des tigres repentants,
Nemrod sauvé, Néron en pleurs; et par instants
A force d'être bonne elle paraissait folle.
Et, tombant genoux, sans dire une parole.
à
Je l'adorai, croyant deviner qui 'c'était.
Mais elle, —
devant l'ange en vain l'homme se tait, —
Vit ma pensée, et dit Faut-il qu'on t'avertisse?
:
Tu me crois la pitié; fils, je suis la justice (i).
Mais, revenant à la bouche d'ombre, voyons ce qu'elle
nous enseigne des voies de karma^ quels sont les effets
de karma sur ceux qu'enchaîne l'immense lien des causes
secondés.
Ici, tout étudiant des doctrines ésotériques se trouve
embarrassé et se demande : Hugo a-t-il bien écouté son
instructeur? n'a-t-il pas faussé le sens de ses paroles par
le souvenir de la doctrine tout exotérique de la métem-
psycose? Ceia est à craindre; mais rassurons-nous : outre
(i) L'Art d'elle gnind-p'ere, XVIII, 4.
\)V POl.XT DE VIE (iXOSTlOlE 29
de bien curieuses remarques à faire sur ce passage,
qu'il V a
une autre fois le grand songeur sut mieux écouter, mieux
comprendre. Le poème intitulé Dieu nous en apportera la
preuve.
Puis, il ne faut pas oublier que les idées de karma, de
réincarnation, d'évolution humaine et psychique, n'étaient
pas exposées du temps de Victor Hugo sous leur forme
intégrale, comme elles l'ont été depuis peu parmi nous.
Duraiit l'antiquité, jugées trop éblouissantes par les
guides de l'humanité et inaccessibles, non seulemeiit à la
masse, mais même à la plus graiide partie cie l'élite intel-
lectuelle, ces vérités avaient pris la forme étrange que
nous leur trouvons dans Platon. Se gardant bien d'en
mettre à nu les lignes formidables, le grand initié les
revêtit d'images symboliques, comme dans ce passage de la
République (livre dixième) :
... un spectacle curieux de voir de quelle
C'était
manière âmes faisaient leur choix; rien n'était
les
plus étrange, ni plus digne à la lois de compassion et
de risée. La plupart étaient guidées dans leur choix
par les habitudes de la vie précédente. Il avait vu,
disait-il [Er l'Arménien, un homme ressuscité], il
avait vu l'âme qui avait appartenu autrefois à Orphée
choisir la condition de cygne, en haine des femmes
qui lui avaient donné la mort, ne voulant devoir
sa nouvelle naissance à aucime d'elles, et l'âme de
Thamyris choisir la condition de rossignol. Il avait
vu aussi un cygne, ainsi que d'autres oiseaux musi-
ciens, adopter la condition de l'homme. Une autre
âme, appelée la vingtième à choisir, avait pris la
nature d'un lion : c'était celle d'Ajax, fils de Télamon...
L'âme du bouffon Thersite... revêtit le corps d'un
singe.
3o ESSAI STR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Platon revient plusieurs fois sur ces bizarres métem-
psycoses. Dans P/iêdre, il fait remarquer que
l'âme d'un homme peut animer une bête sauvage,
et l'âme d'une homme, pourvu que
bête animer un
celle-ci ait été homme
dans une existence antérieure.
Car l'âme qui n'a jamais entrevu la vérité ne peut
revêtir la forme humaine.
Comme on le voit, l'exposé de la doctrine reste volontai-
rement confus, et il semble bien que Hugo se soit laissé
impressionner par le souvenir qu'il en avait.
Est-ce à dire, cependant, qu'on ne puisse en aucune
façon concilier ce passage de Ce que dit la Bouche d'ombre
avec les enseignements du véritable occultisme? Je ne le
pense pas. Dans les Misérables, qui parurent peu d'années
après les Contemplations, le poète considère les animaux
comme les ombres vivantes de nos ^ertus et de nos vices.
Dans notre conviction, dit-il, si les âmes étaient
visibles aux yeux, on verrait distinctement cette chose
étrange, que chacun des individus de l'espèce humaine
correspond à quelqu'une des espèces de la création
animale; et l'on pourrait reconnaître cette vérité
à peine entrevue parle penseur, que, depuis l'huître
jusqu'à depuis le porc jusqu'au tigre, tous les
l'aigle,
animavix sont dans l'homme, et que chacun d'eux
est dans un homme. Quelquefois même plusieurs
d'entre eux à la fois.
Les animaux ne sont autre cliose que les figures de
nos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux,
les fantômes visibles de nos âmes. Dieu nous les
montre pour nous faire réfléchir. ... Les animaux ne
sont que des ombres...
... Ceci soit dit, bien entendu, au point de vue res-
treint de la vie terrestre apparente, et sans préjuger la
question profonde de la personnalité antérieure ou
1)1 l'OIM' l)l<: \VK (iXOSTKH'K
ultérieure des èlres qui ne sont pas Thomme. Le moi
visible n'autorise en aucune façon le penseur a nier
le moi latent i -.
Je me rappelle avoir lu dans la Doctrine secrète une
note où M'"*-' Blavatsky, à propos des transes provoquées
par rhvpnotisme, parle de la soumission du corps éthé-
rique, siège des énergies vitales, aux « monstres animaux
verts et rouges qui sont en nous (2) ». Hugo, qui pres-
de choses invisibles à l'œil physique, n'aurait-il
sentait tant
pas deviné que nos désirs et nos pensées d'ordre inférieur
prenaient, dans le plan de matière qui leur est propre,
des formes monstrueuses, apparentées, selon leur nature,
iltel ou tel type d'animal physiquement existant? L'âme
humaine, qui, pendant sa vie terrestre, n'a cessé d'en-
gendrer des formes psychiques de toutes sortes, n'est-elle
pas, après la mort du corps phvsique, pour ainsi dire
incarnée en ces formes et n'y souffre-t-elle pas? Inter-
prétons, — leur sens fréquemment symbolique nous y
autorise, — interprétons ces vers de Hugo comme avant
trait à la vie posthume dans le monde « astral », et nous
aurons un magnifique tableau des souffrances des méchants
après leur mort phvsique.
Tout méchant
Fait naître en expirant le monstre de sa vie.
Qui le saisit. L"horreur par l'horreur est suivie (3).
(i) Les Misérables-, première partie, livre cinquième, V. \o'w aussi
les Travailleurs de la Mer, deuxième partie, livre quatrième, H.
(2) H. P. Blavatsky, la Doctrine secrète, Quelques In-tnictiO)is. II, —
Couleurs, Sous et Formes. Les « monsu-es » verts sont des objectivations
de nos pensées égoïstes, les rouges de nos désirs et de nos passions.
(3) Rapprocher de ces vers le passage de la Divine Comédie
{l'Enfer, chant XXV) où Dante nous décrit ce qu'on pourrait appeler
l'osmose d'un damné et d'un serpent infernal.
32 ESSxVI SUR LA PHILOSOPHIP: DE VICTOR HUGO
... L'àme que sa noirceur chasse du firmament
Descend dans les degrés divers du châtiment.
Selon que plus ou moins d'obscurité la gagne.
... Nous avons, nous, voyants du ciel supérieur.
Le spectacle inouï de vos régions basses.
... A travers la matière, affreux caveau sans portes.
L'ange est pour nous visible avec ses ailes mortes.
Mais abordons d'autres idées.
O châtiment! dédale aux spirales funèbres!
... L'homme qui plane et rampe, être crépusculaire.
En est le milieu.
L'homme est clémence et colère;
Fond vil du puits, plateau radieux de la tour.
Degré d'en haut pour l'ombre, et d'en bas pour le jour.
L'ange y descend, la bête après la mort y monte;
Pour la bête, il est gloire, et, pour l'ange, il est honte;
Dieu mêle en votre race, hommes infortunés.
Les demi-dieux punis aux monstres pardonnes.
Nous avons déjà rencontré cette idée de la dualité
humaine, l'être pur, l'être lumineux, se trouvant dou-
blé d'une ombre qui tombe et retombe sans cesse. Les
anciens avaient figuré cette grande vérité dans le mythe de
Castor et Pollux. Pollux était le dieu de lumière, Castor
l'ombre terrestre, et tous les deux étaient jumeaux. Par le
moyen de son ombre qui évolue dans les mondes d'épreu-
ves, l'être lumineux acquiert graduellement la pleine con-
science de soi-même, et, en retour, il illumine l'être infé-
rieur et le rend beau comme lui-même en vue de leur
réunion finale. En Orient, et même, avant la Renaissance,
eh Europe, cette aventure des deux moitiés de l'être
1)1' POl.Xr |)l<: VUE GNOSTIQUE 33
humain a pris l'aspect d'une [grande a\enture amoureuse
où. Tune sur la terre et Tautre dans le ciel (^i), la bien-aimée
et le hien-aimé s'eftorcent de se joindre à travers mille et
une épreuves; c'est là la suprême aventure amoureuse
et le modèle divin de tous les amours dignes de ce nom.
L'homme est donc le lien entre les règnes inférieurs et
les royaumes angéliques; il est dans ré\()lution le point
d'équilibre, et nul ne peut atteindre aux sublimes hauteurs
de l'Esprit s'il n'a d'abord passé par la condition humaine,
cet axe qui relie l'un à l'autre les deux pôles de runi\ers.
Comme tous les grands songeurs, poètes ou philosophes,
qui à une intelligence hardie joignirent un cœur ouvert
à toutes les souffrances et à toutes les splendeurs du
monde^ Hugo a profondément senti cette dualité de la
nature humaine, tille de la terre et du ciel, de l'esprit et
de la matière. Ici, dans un poème philosophique où,
contre son habitude, il semble s'être interdit presque
toute envolée lvric]ue, nous avons de cette doctrine un
exposé clair, précis et merveilleusement vi\ant, mais
quelque peu ciépourvu d'émotion mystique. Cette émotion,
nous la trcjuvons en d'autres poèmes, par exemple dans
ces dernières strophes d'yl celle qui est voilée 2) :
Avant d'élre sur celle terre,
Je sens que j'ai jadis plané;
J'étais l'archange solitaire.
Et mon nialheur, c'est d'être né.
... Oui, mon malheur irréparable,
C'est de pendre aux deux éléments,
C'est d'avoir en moi, misérable,
De la fange et des firmaments!
(i) Ou le contraire, comme dans la Divine Comédie
(5) Les Contemplations, livre sixième, XV.
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Hélas! hélas! c'est d'être un homme;
C'est de songer que j'étais beau.
D'ignorer comment je me nomme,
D'être un ciel et d'être un tombeau !
C'est d'être un forçat qui promène
Son \i\ labeur sous le ciel bleu;
C'est de porter la hotte humaine
Où j'avais vos ailes, mon Dieu!
C'est de traîner de la matière;
C'est d'être plein, moi, fils du jour,
De la terre du cimetière.
Même quand je m'écrie Amour! :
Dans les paragraphes suivants, la bouche d'ombre
parle de la liberté humaine, qui fait en quelque sorte
équilibre à l'ignorance humaine, et ici encore le poète
trouve les formules les plus heureuses.
L'homme est une prison où l'àme reste libre.
... pour que, dans son vol vers les cieux, rien ne lie
Et,
Sa conscience ailée et de Dieu seul remplie,
Dieu, quand une àme éclôt dans l'homme au bien poussé,
Casse en son souvenir le fil de son passé;
De là vient que la nuit en sait plus que l'aurore.
Le monstre se connaît lorsque l'homme s'ignore.
Le monstre est la souffrance, et l'homme est l'action.
L'homme est l'unique point de la création
Où, pour demeurer libre en se faisant meilleure,
L'àme doive oublier sa vie antérieure.
Mystère! au seuil de tout l'esprit rêve ébloui.
i)i' iH)ixr i)K VIE (;x(jsri(,)i;E :^5
L'homme ne voil pas Dieu, mais peut aller à lui.
En suivant la clarté du bien, toujours présente ;
Le monstre, arbre, rocher ou bête rugissante.
Voit Dieu, c'est là sa peine, et reste enchaîné loin.
Pour comprendre ce que Hugo entend par la liberté de
rhomme, il nous faut lire plus avant. Ici, ce qui est indiqué,
c'est surtout l'ignorance de Thomme. L'homme, être actif,
ignore, tandis que l'animal, être passif, sait. N'est-ce pas
làun étrange paradoxe r Dans un très vieux texte d'Extrême-
Orient j'ai lu cette phrase « Le mental est le grand
:
destructeur du réel » (i), et je l'ai interprétée ainsi : tant
d'images sont formées, par l'intermédiaire des sens, sur la
« substance mentale ", que l'esprit, enveloppé dans cette
fantasmagorie, ne peut plus percevoir directement les
vibrations spirituelles des êtres; de ceux-ci il ne prend
plus connaissance qu'indirectement, et la notion qu'il en a
ne peut être que partielle et déformée. Uniquement attaché
à ces formes imparfaites du mental, s'il tente de résoudre
les grands problèmes de l'être et de la destinée, il n'a pour
objets d'étude que ces images inexactes; la réalité n'est
plus pour lui qu'une pauvre chose morte qu'il dissèque et
qui se réduit en poudre sous ses mains grossières. C'est
ainsi que sont nées et les religions exotériques et la science
matérialiste, — de l'homme sur
faibles efforts les vaines
ombres qui hantent son mental!
Hommes, tout le mal vient de la forme des dieux (2) !
C'est ainsi, si nous nous plaçons au point de vue du
[) Dans un livre intitulé la T'o/'.v dit Silence (première partie).
2) La Lésende des Siècles, XXII.
3(3 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
macrocosme, que sont nés les inondes aux formes mul-
complexes. Le mental cosmique, c'est Saturne,
tiples et —
Satan; — c'est lui qui divise, qui mutile l'unité primitive
de TEsprit (Uranus, Dieu); c'est lui qui fait de la durée
éternelle jaillir la succession des âges. Dans Thomme,
microcosme, la naissance du mental rompt la béatitude
primitive; dès lors, l'homme prend conscience de rijlusoire
diversité cies choses, Adam dénombre les êtres; cessant de
pouvoir suivre passivement les lois naturelles, cornm.e le
font les animaux, dépourvus d"indi\idualité intelligente,
il s'exerce à choisir librement; il se trompe, souffre de ses
erreurs; oublieux de la vie supérieure, se limitant de plus
en plus dans ce qu'on pourrait appeler le moi du moment,
il ne croit plus qu'à la seule vie physique, et la mort
devient pour lui une réalité. Tels sont les premiers effets
produits par l'intelligence naissante. Mai» mental a cieux le
faces, l'une qui regarde la terre, l'autre qui regarde le ciel;
c'est grâce à cette dernière qu'un jour l'homme parviendra
à embrasser consciemment l'universalité des choses et
retrouvera l'unité et bonheur perdus. Pour l'instant,
le
retenons ceci : le mental est le grand destructeur du réel;
l'homme, entraîné par les illusions mentales, s'écarte plus
de la vérité que l'animal dirigé par le seul instinct.
Autour de l'homme pourtant, mystérieusement, prenant
parfois, pour se manifester, la figure même des objets
inanimés, une foule d'êtres respire, veillant sur sa des-
tinée; mais l'homme ne les perçoit point. Des entités de
toutes sortes, depuis les vagues élémentaux, qui ne font
que refléter les états de conscience des êtres évolués,
jusqu'aux maîtres sublimes qui se sont sacrifiés à l'huma-
nité, vivent dans ce monde astral que Hugo a plus d'une
fois deviné et pressenti.
Dr PCM.NT l)K VUE GNOSTl(^)UE
Dans le cosmos que la vision épie el qui échappe à
nos organes de chair, dil-il dans son livre sur Shake-
speare, les sphères entrent dans les sphères, sans se
déformer, la densité des créations étant différente; de
telle sorte que, selon toute apparence, à notre monde
est inexprimàblement amalgamé un autre monde,
invisible pour nous, invisibles pour lui (i;.
" Incliné du côté du mystère » ^2), Hugo parle souvent
de présences splendides, comme aussi parfois de présences
obscures et terribles. lui n'a ressenti » Thor-
Nul plus que
reur sacrée » grands spectacles de la nature ou
devant les
de l'âme. Il faudrait relire en entier le chapitre des Tra-
vailleurs de la Mer intitulé Siib laubra. En voici quelques
passages. Le songeur contemple éperdument l'Inconnu,
Vc Ombre ».
L'obscurité est indivisible. Elle est habitée. Habitée
sans déplacement par l'absolu, habitée aussi avec
déplacement. On s'y meut, chose inquiétante. Une
formation sacrée y accomplit ses phases. Des prémé-
ditations, des puissances, des destinations voulues,
y élaborent en commun une œuvre démesurée. Une
vie terrible et horrible est là-dedans. Il y a de
vastes évolutions d'astres, la famille stellaire, la
famille planétaire, le pollen zodiacal, le qiiid divinum
des courants, des effluves, des polarisations et des
attractions; il v a l'embrassement et l'antagonisme,
un magnifique flux et reflux d'antithèse universelle,
l'impondérable en liberté au milieu des centres; il y a
la sève dans les globes, la lumière hors des globes.
(1) William Shakespeare, livre cinquième, II.
(2) Les Contemplations, livre quatrième, XIII.
38 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
l'atome errant, le germe épars, des courbes de
fécondation, des rencontres d'accouplement et de
combat, des profusions inouïes, des distances qui
ressemblent à des rêves, des circulations vertigi-
neuses, des enfoncements de mondes dans l'incal-
culable, des prodiges s'entrepoursuivant dans les
ténèbres, un mécanisme une fois pour toutes, des
souffles de sphères en fuite, des roues qu'on sent
tourner...
Partout l'incompréhensible; nulle part l'inintel-
ligible.
Et à tout cela ajoutez la question redoutable : cette
Immanence est-elle un Etre .-'
On est sous l'ombre. On regarde. On écoute.
... un silence; mais ce silence dit tout.
L'ombre est
Une résultante s'en dégage majestueusement Dieu. :
Dieu, c'est la notion incompressible. Elle est dans
l'homme. Les syllogismes, les querelles, les négations,
les systèmes, les religions, passent dessus sans la
diminuer. Cette notion, l'ombre tout entière l'affirme.
Mais le trouble est sur tout le reste.
... C'est la contemplation suprême, doublée de la
suprême méditation. C'est toute la réalité, plus toute
l'abstraction. Rien au delà. On se sent pris. On est à
la discrétion de cette ombre. Pas d'évasion possible.
On se voit dans l'engrenage, on est partie intégrante
d'un Tout ignoré, on sent l'inconnu qu'on a en soi
fraterniser mystérieusement avec un inconnu qu'on a
hors de soi. Ceci est l'annonce sublime de la mort.
Quelle angoisse, et en même temps quel ravissement!
Adhérer à l'infini, être amené par cette adhérence à
s'attribuer à soi-même une immortalité nécessaire,
qui sait? une éternité possible, sentir dans le pro-
digieux de ce déluge de vie universelle l'opiniâ-
flot
treté insubmersible du moi! regarder les astres et
Dr POINT DE VUE GNOSTIQUE m)
dire : Je suis une àme comme aous; regarder l'obscu-
rilé et dire : Je suis un abîme comme loi!
El le poêle ajouie « Ces énormités, c'est la Nuit
: i). »
Cesi dans cet Ignoré, c'est dans celte Ombre de l'uni-
vers qu'il sentait vivre et se mouvoir
Les êtres inconnus et bons, les providences
Présentes dans l'azur où l'œil ne les voit pas,
Les anges qui de ]"homme observent tous les pas,
Leur tâche sainte étant de diriger les âmes
El d'attiser, avec toutes les belles flammes,
La conscience au Ibnd des cerveaux ténébreux... (2)
Dans contemplation de l'univers l'intelligence trouve
la
son éclipse et sa preuve »
à la fois « L'intelligence est uni .
voile avant d'être un flambeau, et c'est avec son intelli-
(i) Les Travailleurs de la Mer, deuxième partie, livre deuxième, V.
Rapprocher de ce passage ces lignes des Misérables (quatrième par-
tie, livre troisième, III) « Les éléments et les principes se mêlent,
:
se combinent, s'épousent, se multiplient les uns par les autres, au
point de faire aboutir le monde matériel et le monde moral à la
même clarté. Le phénomène est en perpétuel repli sur lui-même.
Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en
quantités inconnues, roulant tout dans l'invisible mystère des effluves,
employant tout, ne perdant pas un rêve de pas un sommeil, semant
un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et serpentant,
taisant de la lumière une force et de la pensée un élément, disséminée
et indivisible, dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi;
ramenant tout à l'âme atome [dtma'], épanouissant tout en Dieu;
enchevêtrant, depuis la plus haute jusqu'à la plus basse, toutes les
activités dans l'obscurité d'un mécanisme vertigineux, rattachant le
vol d'un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait?
ne fût-ce que par l'identité de la loi, l'évolution de la comète dans le
lirmament au tournoiement de l'infusoire dans la goutte d'eau.
Machine faite d'esprit. Engrenage énorme dont le premier moteur
est le moucheron et dont la dernière roue est le zodiaque. >
(21 La Légende des Siècles, L^'IIt. Plein Ciel.
40 ESSAI SI R LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
gence que le poète s'écrie, interrompant le discours de a
bouche d'ombre :
Quel deuil! la bête est peu,
L'homme n'est rien. O loi misérable! ombre! abîme!
Voyons ce que répond l'instructeur à cette exclamation
douloureuse.
O songeur! cette loi misérable est sublime.
Il faut donc tout redire à ton esprit chétil!
A la fatalité, loi du monstre captif,
Succède le devoir, fatalité de l'homme.
Ainsi de toutes parts l'épreuve se consomme.
Dans le monstre dans l'homme intelligent,
passif,
La nécessité morne en devoir se changeant
Et l'âme, remontant à sa beauté première,
Va de l'ombre fatale à la libre lumière.
Or, je te le redis, pour se transfigurer
Et pour se racheter, l'homme doit ignorer.
Il doit être aveuglé par toutes les poussières.
Sans quoi, comme l'enfant guidé par des lisières.
L'homme vivrait, marchant droit à la vision.
Douter est sa puissance et sa punition.
Il voit la rose, et nie; il voit l'aurore, et doute.
Où serait le mérite à retrouver sa route.
Si l'homme, voyant clair, roi de sa ^•olonté,
Avait la certitude, ayant la liberté?
Non. Il faut qu'il hésite en la vaste nature.
Qu'il traverse du choix l'effrayante aventure.
Et qu'il compare au vice agitant son miroir.
Au crime, aux voluptés, l'œil en pleurs du devoir;
Il faut qu'il doiUe, hier croyant, demain impie;
Il court du mal au bien; il scrute, sonde, épie.
\)V POINT DI*: VL K GXOSTIQUE 41
Va, revient, el, iremblanl, agenouillé, debout,
Les bras étendus, triste, il cherche Dieu partout;
Il tàtc l'infini jusqu'à ce qu'il l'y sente;
Alors, son âme ailée éclate frémissante;
L'ange éblouissant luit dans l'homme transparent;
Le doute le fait libre, et la liberté, grand.
La captivité sait; la liberté suppose.
Creuse, saisit l'effet, le compare à la cause.
Croit vouloir le bien-être et veut le firmament.
Et, cherchant le caillou, trou\'e le diamant.
C'est ainsi que du ciel l'àme à pas lents s'empare.
Dans le monstre, elle expie; en l'homme, elle répare.
Que devons-nous donc entendre par la liberté de
l'homme? Si nous avons bien compris la doctrine de
luirma^ cette liberté, absolue dans le principe et, pour
ainsi dire, en dehors du temps, nous apparaîtra comme
seulement relati^•e dans les mondes où les êtres évoluent
dans le temps. Un philosophe hindou contemporain,
J.-C. Chatterji, a écrit :
Dans règnes inférieurs (ni la Volonté individuelle
les
n'est pas encore développée, l'être est irrévocablement
poussé selon la ligne tracée par ses activités anté-
ricLires; il est lié par le Destin. Mais la Volonté nais-
sante de l'homme suffit déjà pour changer ce Destin
en Liberté, car, dès son apparition, elle lui donne la
faculté de modifier à chaque instant la direction
résultant du Karma passé.
... Nous entrevoyons icila solution du problème
troublant, complexe en apparence, du fatalisme et
si
du libre arbitre. L'opposition de ces deux termes n'est
qu'apparente, tous deux sont relativement vrais. La
nécessité est le partage des êtres qui n'ont point de
volonté propre : ils sont fatalement destinés à faire
42 ESSAI SUR LA I'I1!L( kS()1>I IIK DE VICTOR IIL:<,()
certaines choses. Ceux qui ont une volonté peuvent
modifier plus ou moins la nécessité selon la force de
cette volonté et l'usage qu'ils savent en faire. Les
Etres, enfin, en qui la Volonté et la Sagesse sont
toutes deux entièrement développées, ceux-là sont
totalement libres. Ainsi toutes les solutions si diverses
que le problème peut recevoir sont vraies, chacune à
sa place 11.
Il n\ a donc pas d'autre pour l'homme que de
liberté
connaître la « réaliser u dans
vérité et, la connaissant, de la
le monde objectif. Est libre l'homme qui obéit à sa con-
science profonde, car sa conscience profonde recèle toute la
vérité. Au contraire, toutes les fois qu'un homme cède aux
tentations de sa nature animale, il retombe sous la c loi du
monstre captif.», la fatalité.
Le dernier vers de ce paragraphe est la conséquence
même de la théorie de la chute dans les formes inférieures.
Plus tard, dans le poème intitulé Dieu, le songeur, écou-
tant mieux son oat^tov, dira à peu près Dans le monstre :
rame est en germe; dans l'homme elle éclôt.
•
Dans le paragraphe suivant, Hugo revient sur l'horreur
(i) J.-C. Chatterji (Brâhmacharin Bodhabhikshoui, /<.? Philosopliie
ésotérique de l'Inde, VIII.
A ceux qui ignorent tout des doctrines ésotériques nous recom-
mandons la lecture de cet excellent petit livre. Certes, l'ésotérisme
chrétien contient tout ce que contiennent les formes plus anciennes
de l'occultisme, arec quelque chose déplus; mais il est bon, si Ton
veut en connaître les arcanes, de remonter jusqu'aux philosophies
vénérables de l'Inde, car c'est aux Hindous de la première civilisation
aryenne (pré-védique) que fut donnée par les grands sages appelés
rishis Tessence même de ces doctrines.
T)ans l'Inde (sans les Anglais) (VI, i3) M. Pierre Loti cite un pas-
sage du livre de J.-C. Chatterji.
DU POIXT 1)1-: VUE U.XOSTKHE
et la laideur Ju monde physique. Il est curieux de trouver
de semblables paroles dans la bouche d'un poète qui
a dû
beaucoup de ses plus belles inspirations au monde phy-
sique lui-même et qui en a si souvent rendu, d'une façon
tour à tour exquise et grandiose, les admirables spectacles.
C'est que le monde physique n'est pas laid par lui-
même dépend du regard qu'on jette sur lui. Certes,
: tout
la Terre est lugubre si nous pensons qu'elle porte tant
d'erreurs et de haines, tant d'injustices. Mais ce ne sont là
que des ombres, —
des ombres que bien souvent nous
avons contribué à créer et par lesquelles nous apprenons
à connaître la nature essentielle de la justice, de l'amour
et de la vérité. Et d'ailleurs elles disparaîtront aussitôt que
la leçon qu'elles étaient chargées de nous enseigner aura
été apprise.
Le devoir de l'obstacle est de se laisser vaincre (i).
Pour qui sait contempler, pour qui sait « lire », toute
chose révèle la beauté primiti\e et divine. Pour celui-là.
L'éternel est écrit dans ce qui dure peu;
Toute rimmensité, sombre, bleue, étoilée.
Traverse l'humble fleur, du penseur contemplée;
On voit les champs, mais c'est de Dieu qu'on s'éblouit;
Le Ivs que tu comprends en toi s'épanouit;
Les roses que tu lis s'ajoutent à ton àme.
Les fleurs chastes, d'où sort une invisible flamme,
Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin;
C'est l'âme qui les doit cueillir, et non la main (2).
(i) L'Art d'être graiid-p'crc. XVIII, 2.
(2) Les Contemplations, livre iroisième, MIL
44 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Pour qui sait voir, il y a de la divinité en toute chose;
Tensemble des choses
Compose en se croisant ce chiffre énorme : Dieu (i).
L'univers physique est pour Hugo une expression de
l'univers spirituel.
Passons sur paragraphe suivant où, en d'étonnantes
le
images, nous voyons les âmes perverses tomber de tous les
astres sur la Terre. Du point de vue de l'occultisme, cette
théorie n'est juste que dans des cas tout à fait particuliers,
car il est dit que chaque planète est le champ d'une évo-
lution spéciale et doit donner sa propre floraison d'àmes.
Ce n'est d'ailleurs là qu'un détail de cette formidable cos-
mogonie.
Jusqu'ici, nous n'avons rencontré dans ce poème aucune
vaste envolée lyrique. Les vers, merveilleusement expres-
sifs et lumineux, sont, dit justement Guyau, « le modèle
de la poésie philosophique. Exacte en ses formules et
cependant colorée, ce une traduction, c'est une
n'est plus
incarnation ci'idées, où la vie vient du decians pour éclater
au dehors (2). » Mais l'œuvre d'un poète en qui le cœur et
l'esprit étaient aussi étroitement unis ne pouvait se termi-
ner ainsi, sans quelque magnifique effusion. Victor Hugo
s'est bien des fois élevé contre les philosophies dont
(i) Les CunU'iiipLUioj/s, livre iroisicnie, \'III.
(2) Guyau; l'Art au point de rue sociologique, deuxième partie,
III, 3.
Dr l'OlM DK VUK GNOSTIQUE 45
runique but est de satisfaire les aspirations de rintelligence,
ear, dit-il,
L'homme est un point qui vole avec deux grandes ailes,
Dont l'une est la pensée et dont l'autre est Vamoiir (i).
Nous lisons dans les Misérables deuxième partie, livre
septième, VI :
Voir et montrer, cela même ne suffit pas. La philo-
sophie doit être une énergie; elle doit avoir pour
effort et pour effet d'améliorer l'homme. ... Tendre la
pensée à la soif des hommes, leur donner à tous en
élixir la notion de Dieu, faire fraterniser en eux la
conscience et la science (2), les rendre justes par cette
confrontation mystérieuse, telle est la fonction de la
philosophie réelle. La morale est un épanouissement
de vérités. Contempler mène à agir. L'absolu doit être
pratique. Il faut que l'idéal soit respirable, potable et
mangeable à l'esprit humain. C'est l'idéal qui a le
droit de dire : Prene:[, ceci est ma chair, ceci est mon
sang. La sagesse est une communion sacrée. C'est à
cette condition qu'elle cesse d"être un stérile amour
de la science pour devenir le mode un et souverain
du ralliement humain, et que de philosophie elle est
promue religion.
La philosophie ne doit pas être un encorbellement
bâti sur le )}iyslère pour le regarder à son aise, sans
autre résultat que d'élrc commode à la curiosité.
(i) Les Quatre l'cnts de l'Esprit, III, 48.
(i) «Science sans conscience n'est que ruine de Tàme », lisons-
nous dans Rabelais {la Vie de Gargantua et de Pantagruel, livre
ëecond, chapitre VIII);
4(3 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Hugo n'a jamais été de ces penseurs qui « oublient
d"'aimer » et à qui la vue du soleil fait négliger la souf-
france universelle (i). Son cœur est un immense réservoir
de pitié pour les souffrants, pour
méchants, pour tous les
les « misérables ». Aussi est-ce d'espérance et de miséricorde
que sont pleines les dernières paroles de la bouche d'ombre.
Hugo, —
et c'est là ce qui donne à son œuvre une telle
force et ce qui fait aussi, hélas! qu'il n'est plus guère com-
pris de nos jours, —
Hugo, comme l'esprit celtique dont
il fut le porte-parole, a toujours été un affirmateur. Par
l'affirmation, par la foi, aussi par la joie et l'amour, il
savait qu'on pouvait créer un monde nouveau sur les
ruines de l'ancien. Dieu, ici-bas, semble douteux;
Mais moi, le crovant de l'aurore.
Je forcerai bien Dieu d'éclore
A force de joie et d'amour (2) !
Et, ailleurs, se dégageant de sombres et douloureuses
pensées, il s'écrie :
Ne doutons pas. Croyons. Emplissons l'étendue
De notre confiance, humble, ailée, éperdue.
Soj'oiis l'imviense Oui.
Que notre cécité ne soit pas un obstacle;
A la création donnons ce grand spectacle
D'un aveugle ébloui.
Car je vous le redis, ^•otre oreille étant dure :
Non est un précipice (3)
(i) Les Misciûblcs, cinqiiicnie partie, livre premier, X\'I.
(2) L'Art d'être grand-père, XVIII, 5.
{'}) Les Contemplations, livre sixième, VI. On lit aussi dans les Misé-
rables (deuxième partie, livre septième, VI) « ... Aucune voie n'est
:
ouverte pour la pensée par une philosophie qui fait tout aboutir au
1)1 l'Ol.XI \)i: VUE GXOSTIQUE 47
•
Donc, rien ne pouvant anéantir Dieu qui est
l'indivisible
au ccLHir de tout être temps n'étant qu'illu-
et, d'ailleurs, le
sion, LUI jour viendra nécessairement où tous les êtres s'en
reviendront c vers l'étoile éternelle ii) w. Que dis-je? ils
n'ont jamais cessé, même
ceux d'entre eux qui paraissent
le plus déchus, d'être essentiellement Dieu. N'y a-t-il pas
des moments de repos dans la nature elle-même où toutes
choses semblent déjà pardonnées?
Parfois on voit passer dans ces profondeurs noires
Gomme un ravon lointain de l'éternel amour...
Rien de plus beau que ce chant d'apaisement qui sort de
la bouche d'ombre, si ce n'est peut-être celui qui ter-
mine tout le recueil des Contemplations, et qui commence
par ces vers :
Paix à l'ombre! Dormez! dormez! dormez! dormez!
Etres, groupes confus lentement transformés !
Dormez, les champs dormez, ! dormez, le s tombes
les fleurs ! !
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes,
Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids,
Dormez! dormez, brins d'herbe, et dormez, infinis (2)!
Mais rien de plus beau assurément que les dernières
strophes du poème que nous venons de parcourir. Et que
d'imaiTcs, que d'expressions inouïes!
monosyllabe Non. ... // n'y: a pas de >u\ii/t. Zéro n'existe pas. Tout
est quelque chose. Rien n'est rien. L'homme vit d'atîinnation plus
encore que de pain. »
(i) La Légende des Siècles. LV.
Les Contemplations,
I2) —
A celle qui est restée en France. Dans
beaucoup de poèmes de Hugo, notamment dans Eciaircie {les Con-
templations, livre sixième, X), on retrouve ce sentiment d'apaisement
universel, mais sans la note ti-agique.
48 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Les bonnes actions sont les gonds invisibles
De la porte du ciel.
... (^uand, devant .léhovah,
Un vivant reste pur dans les ombres charnelles,
La mort, ange attendri, rapporte ses deux ailes
A rhomme qui s'en va.
Quiconque est juste
Tra\oillc au paradis.
Le sombre univers, froid, glacé, pesant, réclame
...
La sublimation de l'être par la flamme,
De l'homme par l'amour.
Déjà, dans l'océan d'ombres que Dieu domine,
L'archipel ténébreux des bagnes s'illumine;
Dieu, c'est le grand aimant;
Et les globes, ouvrant leur sinistre prunelle.
Vers les immensités de l'aurore éternelle
Se tournent lentement.
... La clarté montera dans tout comme une sévc...
... Ils viendront! ils viendront! tremblants, brisés d'extase,
Chacun d'eux débordant de sanglots comme un vase,
Mais pourtant sans effroi;
On leur tendra les bras de la haute demeure,
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira C'est donc toi!
:
Et vers Dieu par la main il conduira ce irèrc;
Et, quand ils seront près des degrés de lumière
Par nous seuls aperçus.
Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l'œil flamboie
Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,
Bélial de .lésus !
^)V POINT DE MIE GXOSTIQUE 49
Tout mal expirera; les larmes
sera dit. I.e
Tariront; plus de fers, plus de deuils, plus d'alarmes;
L'aflreux gouffre inclément
Cessera d'être sourd, et bégaiera Qu'entends-je? :
Les douleurs finiront dans toute l'ombre; un ange
Criera : Commencement!
En résumé, et si nous néi;ligeons certains détails
difficiles à concilier avec Tenscii^nement ésotérique, la
bouche d'ombre expose, dans une forme claire, précise,
magnifique et moderne, —
car les questions métaphvsiques
sont posées par elle comme les pose la pensée moderne. —
la bouche d'ombre expose, dis-je, les quatre grandes
vérités qui ont toujours constitué le fond de la science
occulte et ont été exprimées partiellement, suivant les
besoins des époques et des peuples, dans toutes les grandes
religions du monde i" l'existence de vastes hiérarchies
:
spirituelles évoluant dans les mondes objectifs; 2" l'uni-
verselle loi de karma, dont l'idée domine le poème entier;
3" la double nature de l'homme; 4° enfin, le retour à la
beauté primiti\e, à Toriginelle pureté.
•
• •
J'ai dit que certaines idées d'origine extérietn-e à lui-
même, non directement inspirées par son oai'aojv, ont été
plus tard abandonnées par le grand si^ngeur. Il serait plus
exact de dire que, dans une révélation plus complète,
Hugo assimila mieux tous les enseignements de son
génie et cessa de les déformer par des idées préconçues,
héritages ou souvenirs d'anciennes doctrines exotériques.
5o ESSAI SUR LA PIIIUJSOPHIE DE VICTOR HUGO
Cette nouvelle révélation, celte seconde initiation, forme
le sujet du poème qui a pour titre Dieu. Nous reconnaî-
trons sans peine, en étudiant ce poème, que le oa'uojv de
Victor Hugo exposait à son disciple la plus pure doctrine
ésotérique, —
celle dont, depuis une trentaine d'années,
lesgrandes lignes ont été graduellement découvertes aux
hommes, mûrs enfin pour un semblable enseignement.
En général, on considère laLégende des Siècles comme
le chef-d'œuvre de Hugo; et Ton a raison, car, assurément,
au-dessus des Contemplations, des Châtiments, de Dieu,
des Misérables, des Travailleurs de la Mer, elle est une des
toutes premières merveilles du monde intellectuel; mais on
oublie trop que, suivant Tidée du poète, elle forme une tri-
logie avec deux autres importants poèmes, la Fin de Satan
etDieu. Tout lettré, s'il ne l'admire pas toujours, connaît
du moins la Légende des Siècles: la Fin de Satan et Dieu
sont plus ignorés. Peut-être faut-il en chercher la raison
dans ce fait que les critiques littéraires, vite effrayés de
tcjute métaphysique dépassant l'enseignement scolastiquc,
ne se sont guère inquiétés d'ouvrages de cet ordre, se con-
tentant d'adopter paresseusement la formule imbécile,
consacrée pour un temps par Brunetière, Faguet et Jules
Lemaître Victor Hugo ne pense pas, il n'a jamais cherché
:
que des thèmes pour ses improxisations brillantes. D'autre
part, il est généralement admis que la poésie ne doit pas se
mêler de philosophie, que seules lui conviennent les douces
rêveries, les molles élégies, les descriptions, l'expression
des sentiments tendres, ou alors l'épopée, la satire. On
oublie que les plus grands philosophes du monde ont aussi
compté parmi les plus grands poètes, aux temps bienheu-
reux où la pensée ne s'était pas encore séparée du cœur.
Je sais bien que notre civilisation occidentale a changé
DU POINT DE VUE GXOSTIQUE 5i
tdutcs choses; mais le jour n'est peut-être pas loin, — U)Ul
semble Tannoncer, —
où, le cœur et Tesprit s'unissant de
nou\eau, la poésie reprendra sa vraie place dans les sociétés
humaines. Qui sait si, alors, chacun à son rang, Hugo,
Lamartine, tel prosateur comme Michelet, ne seront pas
considérés comme les grands précurseurs de l'ère nou-
velle ?
Avant d'aborder le troisième des poèmes qui la compo-
sent, jetons un coup d'œil général sur l'ensemble de la tri-
logie voulue par Hugo.
Dans la préface à la première série publiée d(t la Légende
des Siècles^ le poète nous dit
qu'il aesquissé dans la solitude une sorte de poème
d'une certaine étendue oii se réverbère le problème
unique, l'Etre, sous sa triple face l'Humanité, le Mal,
:
l'Infini; le progressif, le relatif, l'absolu; en ce qu'on
pourrait appeler trois chants, la Légende des Siècles,
la Fin de Satan, Dieu.
En dans chacun des trois « chants » nous trouvons
effet,
la Tnéme vue sous trois angles différents. La Légende
idée,
des Siâeles^ selon les propres paroles de Hugo, c'est
l'épanouissement du genre humain de siècle en siècle,
l'homme montant des ténèbres à l'idéal, la transfigu-
ration paradisiaque de l'enfer terrestre, l'éclosion lente
etsuprême de la liberté, droit pour cette vie, respon-
sabilitépour l'autre; une espèce d'hymne religieux à
mille strophes, ayant dans ses entrailles une foi pro-
fonde et sur son sommet une haute prière; le drame
de la création éclairé par le visage du créateur... (i)
(il LcgciiJe Jcs sarcles, préface à la première sJirie. Il va sans
1^1
dire lire la Légende des Siècles sous sa forme déri-
que nous devons
nitive, c'est-à-dire les trois séries fondues en une seule.
.
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE MCTOR HUGO
La Finde Satan s'empare du même sujet, mais, tandis
que Légende des Siècles chante le progrès de Thumanité
la
tout entière en des poèmes épiques de longueurs diverses.
entrecoupés de chants Ivriques grandioses, la Fin de Satan
fait au mvthe une place beaucoup plus large. C'est,
comme dans les antiques poèmes de l'Inde, comme dans
Hésiode et dans Eschvle. l'histoire du genre humain
enchâssée dans un mythe. Satan est l'esprit même du
monde objectif, l'ange des ténèbres extérieures, l'ombre de
Dieu, auquel il s'est opposé dans son désir de se connaître.
Une forme limitée étant indispensable à toute connaissance
positive, englouti dans la matière, où il est devenu
il s'est
la grande puissance négative, le « mal ). Mais, la bouche
d'ombre nous l'a enseigné, rien n'est « hors de Dieu
complètement ». et toute séparation d'avec lui ne peut être
qu'illusoire, car. comme Satan lui-même le dit ici,
. l'essence de Dieu, c'est d'aimer. L'homme croit
. .
Que Dieu n'est comme lui qu'une âme, et qu'il s'isole
De l'univers, poussière immense qui s'envole
Mais moi, l'ennemi triste et l'enWeux moqueur.
Je le sais. Dieu n'est pas une âme, c'est un cœur.
Dieu, centre aimant du monde, à ses fibres divines
Rattache tous les fils de toutes les racines,
El sa tendresse égale un ver au séraphin;
Et c'est l'étonnement des espaces sans fin
Que ce cœur, blasphémé sur terre par les prêtres.
Ail autant de raj-ons que l'univers a d'êtres.
Pour lui. créer, penser, méditer, animer,
Semer, détruire, faire, être, voir, c'est aimer.
Splendide. il aime, et c'est par reflux qu'on l'adore i,
L.-i Fin Je SaLia. — Hors Je la Terre. IV.
DU POINT DE VLE G.NOSTIQL E
Satan ne peui donc être que Dieu, lui aussi ; il est Deus
iiircrsus. Comme il tombait dans l'abîme, au bord du
gouffre une des plumes de ses ailes est restée accrochée, et
celte plume, sous le regard animateur de Dieu, devient un
ange, l'ange Liberté, qui. le jour venu, délivrera Satan et.
avec lui, le monde.
Dieu me fit Liberté; toi, fais-moi Délivrance i î
^ écrie cet jêtre. qui doit son existence à la double « pater-
nité sublime » de Satan et de Dieu; et. après que Satan,
tour à tour rebelle et suppliant, telle l'âme humaine, a gémi
vers Dieu :
Grâce ! pardonne-moi ! rappelle-moi î prends-moi !
Grâce !
Ne sens-tu pas qu'il faut que toute chaîne
Se rompe, et que le mal finisse, et que la haine
S'éteigne, évanouie en la sérénité -(z)}
quand le temps de l'épreuve est révolu. Dieu « efface la
nuit sinistre * ei fait du sombre archange renaître le
: L.1 lin .ie Sa t. m. — Hors Je h Terre, III, 2.
Ibidem, Hors Je la Terre, III. 1. Notons que, si /j Fin Je Satan,
2.
cstée inachevée, manque quelque peu dunité, le poète n"a cepen-
dant rien écrit de plus beau que les quatre parties où l'action se
passe « hors de la terre ». Quoi de plus admirable, notamment, que
-S trois derniers vers cités: Ce ne sont pas les mots qui en font la
~. lendeur inouïe c'est le rhyihme. Trois mots sont mis en évidence
:
par le rhrthme. —
rejet par-dessus l'hémistiche ou sur le vers sui-
vant, —
les mots se rompe, finisse, s'éteigne; on dirait trois appels à
la délivrance. La troisième fois, l'appel est entendu, et le rhyihme.
au lieu de s'arrêter, comme précédemment, devant quelque mur
invisible, se prolonge endn et vient se perdre dans l'intinie sérénité
de Dieu.
34 ESSAI SUR LA I^HILOSOPHIP: DE VICTOR HUGO
(' Lucifer céleste », dispensateur de la connaissance et de la
beauté (i).
*
• *
Des deux premiers poèmes de la grande trilogiehugo-
lienne, le premier, la Lciicndc des Siècles, est donc plus
spécialement épique, le deuxième, /a Fin de Satan, sur-
tout mythique.
Le troisième poème, Dieu, est presque uniquement
lyrique et mystique. L'âme, ici, parle en son propre nom,
ncjus conte sa propre histoire, ses initiations successives
au mystère de la divinité, et nous fait assister à l'éclosion
graduelle, à la divinisation de son moi. Ici, plus de support
terrestre : l'âme du songeur se meut dans un espace
abstrait, qui est sa propre pensée.
Tout d'abord, le poète rencontre une légion d'esprits,
collectivement appelée Humanité, qui Taccueille favora-
blement et qui le questicjnne.
Que dcmandes-tu ? parle
Et cet être « moyen », qui est « Tous, l'ennemi mysté-
(l) Dieu se nommant Bonté, tu t'appelais Beauté,
dit à Satan l'ange Liberté [Hors de la terre. III, 2). Lucifer est pour
les Rose-Croix Tange déchu de la planète Vénus, centre du mystère
de la sexualité, qui trouve l'amour dans la connaissance, et sa chute
est pour eux un symbole de la déchéance du pouvoir créateur,
souillé par l'égoïsme des plaisirs sensuels. Captif à l'intérieur de la
Terre, Lucifer remontera jusqu'à son astre le jour oii plus rien ne
souillera les joies fécondes de l'amour.
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE SS
rieux de Tout », offre au poète les merveilles sans nombre
du monde physique. Mais le songeur répond :
Non, rien de tout cela.
— Que demandes-tu?
— Lui.
— Hein? dit Tesprit.
Et tout disparut
Cependant, après un grand éclat de rire, l'Humanité se
montre de nouveau, fantôme « dilaté par Tinfini », —
Et des formes, sortant du monstre, me parlèrent.
Cette sorte de prologue et tout ce que disent ensuite les
voix de l'Humanité forment la première partie du poème.
Ascension dans les tcncbrcs. Il est impossible de noter
toutes les expressions, toutes les images qui éclatent,
fusent, sonnent, ricanent, gémissent, dans cette extraordi-
naire symphonie. On se croit dans une foret magique où
chaque feuille d'arbre donne sa note et sa syllabe. Parmi
les plus belles pages, je veux citer celle qui commence par
ce vers :
Et d'abord de quel Dieu veux-tu parler? Précise (i).
Est-ce, demande la du Dieu de Rome,
\oix moqueuse,
« espèce d'empereur ou du Dieu « bon vivant » qui
» ?
hante les cabarets? ou ciu Dieu majestueux et « bien né »
qui « monte à Versailles aux carrosses du roi » ? ou du
Dieu « militaire »? ou du Dieu « jugeur »?
(i) Chose utile, en efl'el, car le sens du mot Dieu est trouble. Rien
d& plus sot que la question : Croyez-vous en Dieu? Relire, dans
l'Année terrible, le poème intitulé A l'cvèque qui m'appelle athée
(Novembre, IX i.
6.
36 ESSAI SUR LA PIIILOSOPIHE Dl-: VICTOR HUGO
Tous ces Dieux, quel que soil le nom dont on les nomme,
Sont tout, excepté Dieu
Notons encore ce passage admirable :
Tais-toi! Ce nom déborde, inouï, réfractaire.
Quelque être que ce soit, au ciel et sur la terre !
passage où se trouvent ces vers :
Le printemps et l'automne et l'hiver et l'été
Sont quatre accents divers de ce grand nom qui gronde;
La syllabe du vent n'est pas celle de l'onde;
Chaque être dit la sienne et la murmure à part,
aucune créature ne pouvant prononcer intégralement
Ce nom mystérieux, énorme, illimité... (i)
Puis encore, notons le paragraphe suivant, où il est dit :
Tu ne le vaincras pas! Quand même tu serais
Une espèce d'esprit des monts et des forêts.
Un cœur sentant en soi la nature bruire.
Un homme traversé par une énorme lyre!
Et enfin les pages sur la puissance" créatrice d'une goutte
d'eau.
Le songeur ne se laisse point intimider par ces conseils
pleins de pitié ou de raillerie. Il s'écrie :
Quoi! tout aboutirait à du néant suprême!
... L"aurore, ô cieux profonds, serait une ironie!
Cela ne se peut pas !
(i) Nous lisons ccpendaiu dans les Quatre ]'ciils de l'Esprit
(in, 48):
Tous les objets créés, feu qui luit, mer qui tremble,
Ne savent qu'à demi le grand nom du Très-Haut.
Ils jettent vaguement des sons que seul j'assemble;
Chacun dit sa syllabe, et moi je ii's le mot.
nn POINT DE VUE GNOSTIQUE b-j
Le poète, ayant ainsi vaincu l'esprit humain que limite
la raison terrestre, aborde successivement tous les degrés
de l'initiation et va des ténèbres de la négation (l'athéisme)
à la clarté de l'affirmation raisonnable (le rationalisme), puis,
de là, jusqu'à une conception « qui n'a pas encore de
nom )) et qui unit en elle toutes les opinions contraires.
Ces révélations successives constituent la deuxième partie
du poème.
Chaque degré est représenté par un être allégorique c]ui
a tout d'abord l'aspect d'un point noir semblable à une
mouche.
Le poète rencontre en premier lieu une chau\e-souris,
porte-parole de l'athéisme.
Quand donc scrai-jc hors de l'nmhrc .-'
s'écrie-t-elle. Pour elle, tout n'est qu'une lugubre confu-
sion ;
on ne peut rien savoir, rien dire; le monde n'est
qu'un immense champ de bataille li\ré au hasard. Je suis
allé, dit 1' « oiseau »,
Jusqu'au fond de cette ombre. Et je n'ai vu personne.
... Dans cette obscurité, personne ne dit Moi : !
... Ni volonté, ni loi, ni pôles, ni milieu;
Un chaos composé de néants; —
pas de Dieu.
... J'entends crier en bas Jéhovah, Christ, Allah!
:
Tout n'est qu'un sombre amas d'apparitions folles ;
Rien n'existe; et comment exprimer en paroles
La stupéfaction immense de la nuit ?
... Si quelque chose vit, ce n'est pas encor né.
... Le monde est à tâtons dans son propre néant.
5S ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Le songeur laisse passer cette forme et, s'élevant, ren-
contre un hibou, le scepticisme, qui s'écrie :
. . . . Quelqu'un est là. J'oi senti remuer.
... Quelqu'un est là. Mais qui?
Je guette Dieu !
Dieu! D'où vient une telle idée, si difficile à saisir, si diffi-
garder ?
cile à
On sent de toutes parts des fuites d'infini.
Le hibou attend, ne sachant ce qui va naître, l'aube ou le
soir, et oscille sans cesse entre le désespoir et la foi. Des
blancheurs passent dans l'ombre. Mais à quoi bon toutes
choses?
Qu'est-ce que le destin? qu'est-ce que la nature?
N'est-ce qu'un même texte en deux langues traduit?
Tout hésite » et sans cesse
'< se dément ». Pourtant il <<
semble bien par moments qu'il v ait « dans cette masse
informe et frémissante comme un besoin d'hymen et de
paix ». Et puis, à d'autres moments, on a l'impression, tant
toute chose semble dénuée de pensée, que
L'être éternel est fait d'atomes idiots.
N'y a-t-il pas aussi le Mal, qui fi nie « Dieu? Hermès est
venu et a dit des choses assez surprenantes; mais il est
passé. Et, depuis cela, on dirait que c la nuit punit de
vouloir la connaître ». Hermès a dit Cherche Et le hibou
: !
cherche avec un désespoir acharné.
Oh! percer la matière horrible d'outre en outre!
... Oh! serais-je tout seul dans l'infini hideux.''
Dr POINT DK VUE GNOSTKHTE
Cet oiseau passe à son tour et fait place au corbeau, le
manichéisme, qui dit : « Ils sont deux. » Viennent alors
des pages saisissantes sur la dualité de toute ch<jse. Partout
on trouve Arimane en lutte avec Ormus, Tombre en con-
testation avec le jour. Le monde n'est qu'une guerre per-
pétuelle, ininterrompue, et le hasard domine les deux
combattants.
Tout grandit en grâce, en puissance, en vertu.
Ou dans le tlot du mal tout naufrage et tout sombre.
Selon que le hasard, roi de la lutte sombre,
Précipite Arimane ou voile Ormus terni,
Kt pencher, au fond du livide infini,
fait
I^'un ou l'autre plateau de la balance énorme.
Que sortira-t-il de cet effroyable duel? Hélas! tout fait
prévoir qu'un jour, pendant qu'Ormus dormira, Arimane
viendra
De ce crâne éternel arracher les étoiles;
et, le lendemain, le monde se réveillera aveugle.
Mais songeur continue son ascension. Un vautour se
le
présente, qui hgurele paganisme aux divinités multiples.
Rien de plus beau que ce tableau de la nature formidable,
impudique et farouche, appelant à elle toutes les bétes,
tous les esprits,
L'ours, l'hvène et le tigre et la louve échauffée.
Et, derrière ce groupe affreux, le pâle Orphée!
6o ESSAI SIR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
... Elle chante, appuyant à sa hanche écaillée
Ses coudes de branchage et ses mains de feuillée :
— Viens! je suis la Nature! -^ Et, charmés, palpitants.
Vaincus, de tous les points du monde en même temps,
Les bergers, les songeurs, les voyeurs, les colosses,
Les mornes dieux de l'Inde aux têtes de molosses.
Les lourds typhons d'en bas, le peuple hydre et géant.
Pullulant, fécondant, multipliant, créant.
Frémissant d'approcher peut-être de leur mère.
Fixent leurs l'auves yeux sur l'obscène chimère!
Et l'écume embrassant le roc sauvage et brut,
Les baisers de l'orage et des vagues en rut
L'entourent, et son souffle émeut la bête immonde,
Et sans cesse, à jamais, dans l'air, la flamme et l'onde,
A travers l'éternelle et livide \apeur,
La prunelle des nuits regarde avec stupeur,
Et l'ouragan flagelle et l'océan caresse
La prostitution de la sombre déesse.
Nul comme Victor Hui^o n'a communié avec la nature,
nul comme lui n'a senti battre dans ses artères l'amoureuse
pulsation de la vie. pages dionysiaques de
Relisez les
William Shakespeare cinquième, II) qui commencent
(livre
ainsi :« Non, tu n'es pas lini. Tu n'as pas devant toi la
borne, la limite, le terme, la frcjntière » relisez, dans le ;
dernier chapitre des Tjwailleiirs de la Aîet\ l'adorable
page sur le printemps naissant, et les deux premiers livres
cies Contemplations, —
intitulés A urcre et l'A me en fleuri i),
— ainsi que Mi(i;itiisque boum, dans le cinquième livre, et,
dans la Légende des Siècles, la Terre, le Sacre de la Femme,
(i) Et, par-dessus loul peut-être, dans le premier livre, la pièce XXI.
en laquelle palpite toute la vie féconde de la nature. Du dernier
chapitre des Travailleurs de la Mer rapprocher le chapitre XVI du
livre premier de la cinquième partie des Misérables.
nr POINT i)K vui-: gxostiqi'e Gi
Boo:^ endormi, le Salj-rc... Quel poète unit jamais à chris-
tianisme plus profond plus magnifique paganisme? Que
celui-ci est bien le verbe de l'àme celtique et, comme
Merlin, le fils de la terre et du ciel!
La nature, immonde et splendide,
exécrable et adorable,
peuplée des dieux passionnés de Timagination humaine!
Car chacun des dieux païens fut tout d'abord, dans la
pensée des sages, la représentation d'une idée pure, vivante,
un ravon de divinité; mais, peu à peu, les hommes,
la totale
déchus de leur pureté primitive, ne se sont plus attachés
qu'à l'ombre des dieux. Ainsi, Jupiter, la volonté organi-
satrice, est devenu la capricieuse tvrannie; Mercure, la
sagesse qui pratiquait l'échange des pensées, est tombé au
rang du marchand frauduleux; Vénus, l'amour créateur,
s'est muée en sensualité destructrice; Saturne, la conscience
individuelle, n'a plus étéque l'égoïsme replié sur soi-même;
Mars, la force de résistance, l'abnégation, s'est transformé
en conquérant cruel et inexorable... Quand de tels dieux
disparaitront-ils de la conscience humaine? quand feront-
ils place aux grandes vérités vivantes (i)? Le ^autour ne le
sait pas. Toutefois, dit-il,
Orphée en me quittant m'a dit cetlc parole :
" Etre ailé, l'aile monte aux eieux. Rappelle-toi
" Que vouloir est la force et qu'atteindre est la loi.
L'obstacle est là; sans doute il allend qu'on le brise.
» Ce qu'a fait Promélhée est fait; la flamme est prise.
Ct. le Scitjrc. dans la Légende des Siècles (XXII).
Dieux, vous ne savez pas ce que c'est que le monde;
Dieux, vous avez vaincu, vous n'avez pas compris.
Vous avez au-dessus de vous d'autres esprits,
(^ui, dans le feu, la nue, el l'onde et la bruine.
Songent, en attendant votre immense ruine.
62 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR MLGO
» Elle csl sur terre; elle est quelque part; l'homme peut
» La retrouver; grandir, vivre, exister, s'il veut!
» ... S'il se souvient qu'il peut, puisque l'idée a lui,
)) Allumer quelque chose en lui de plus que lui... »
La flamme ravie par Prométhée est le moi individuel et
intelligent, nous dit la sagesse ésotérique. Si l'homme
libère ce moi du lien des désirs inférieurs, s'il en fait le
maître sage et puissant de son âme, il échappera à la « loi
du monstre captif » dont nous a parlé la bouche d'ombre,
pour devenir l'être surnaturel qu'il est en puissance.
Et cette forme de la pensée s'efface à son tour. Elle est
remplacée par le.mosaïsme, qui a pour figure un aigle.
Comme lorsque la lune au fond des brouillards sombre.
Une vague lueur flottait, l'immensité
Blanchissait
... Le vide était moins noir et le \ent moins mauvais.
L'aigle raille ceux qui disent : Il n'est pas ! ils sont
deux! ils sont mille! Non, s'écrie-t-il,
il est seul. Seul, vous dis-je!
L'aigle a suivi Moïse sur le sommet du Sinai, il a vu Dieu,
et cette vision l'a laissé pour toujours ébloui. Sa doctrine
est dure comme celle de tous les fanatiques qui rejettent a
priori tout ce qui n'est pas leur croyance limitée. L'aigle a
surtout été frappé de la grandeur, de la puissance de
Jéhovah, qui dans sa main
prend Léviathan comme on prend un oiseau!
DV POl.Nl" DE VIJK GXOSTIQLiK 63
Dans sa sphère, cependant, Taii^le a des vues profondes;
ainsi, il sait que
Le temps sans Hn était a\anl le temps qui passe;
Avant le monde immense était l'immense espace (i) ;
.\\ant tout ce qui parle ct;ut ce cjui se tait;
Avant tout ce qui vit le possible existait;
L'injini sans figure an fond de tout séjourne.
Et il sait aussi que Dieu tour à t(HU' \eille et dort.
La durée, ainsi qu'une couleuvre.
Se roule et se déroule autour de lui.
(Ce scipent ne rappelle-t-il pas curieusement celui de la
Ucncse, Satan, l'esprit des mondes qui évoluent à travers
la succession des âges?)
Son œuvre.
C'est le monde; il Ta l'ait; l'œLnrc faite, il s'endort.
Alors partout s'epand comme une nuit de mort
Où les créations Hottent aliandonnées.
Après avoir dormi des millions d'années.
L'être incommensurable à qui rien n'est pareil,
Dont en s'entr'ouvrant luit comme le soleil,
l'œil
Se réveille au milieu d'une extase profonde
Et de son premier souffle il crée un nouveau monde.
Création splendide, univers lumineux.
Où l'atome étincelle, où se croisent des feux.
Clair, vivant, traversé par des astres sans nombre.
Qui tourbillonne autour de sa bouche dans l'ombre.
Et puis il se rendort, et ce monde s'en va.
(i) Les occultistes considèrent l'espace, —
l'espace « immense »,
sans dim.ensions, —
comme l'origine, le « Père-Mère a des mondes.
C'est le Chaos des anciens, qui contient en soi Ouranos et Gaïa,
l'esprit et la matière, le sujet et l'objet.
64 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Ceci rappelle la doctrine hindoue « des Jours et des Nuits
de Brahmâ », doctrine qui n'est elle-même qu'un reflet de
la sagesse ésotérique. En effet, Ténergie une est tour à tour
active et dormante, et révolution se fait par cycles alter-
natifs de repos Mais l'aigle, cinquième degré
et d'activité.
de ne dépassant pas encore les formes objec-
l'initiation,
tives, ne peut saisir le lien profond de parenté qui unit
entre elles ces manifestations séparées et successives de la
puissance créatrice, lien sans lequel toute vie devient cepen-
dant illusoire, inutile. La notion de la continuité de la vie
sous les apparences changeantes ne naîtra dans l'âme qu'à
un degré supérieur d'initiation.
Donc,
Un monde évanoui, qu'importe à Jéhova?
Il est.Lui seul existe, et l'homme est un fantôme.
Pas plus que le soleil ne s'occupe du chaume
Après la moisson faite et les épis coupés.
L'être ne prend souci des mondes dissipés.
Et l'aigle, parlant icjujours de Dieu, ajoute cette étonnante
parole :
// dit : Je suis. C'est tout. C'est en bas qu'on dit : J'ai.
L'ombre songe animée.
croit posséder, d'un \ain
Et tient des biens de cendre en des doigts de fumée.
Dieu n'a rien, étant tout
Nouvelle transformation : Taigle disparait, et le poète
aperçoit un griffon. Cet être porte-parole du chris-
est le
tianisme, —
non pas du christianisme universel et pur
enseigné par le Christ, mais du christianisme tel que les
hommes l'ont compris, en l'altérant. L'aigle ne \enait que
DU POINT DE VDE GNOSTIOUE G3
du Sinai; le gritïon vient du Golgotha; et « Christ en sait
plus que Mo'ise », parce qu'il s'est sacrifié. Le griffon
reproche à l'aigle de ne voir en Dieu qu'un maître indifté-
rent et qui n"a point donné rimmortalité à Tàme humaine.
Car, dit-il,
Dieu, le monde clanl iait, reconnut que cela
N'était rien, puisque rien n'v disait : Me voilà;
Puisque rien n'v pensait et n'v parlait; de sorte
Que la création en naissant était morte.
Or l'incréé voulut engendrer l'immortel.
Il fit l'àme, et la mit dans l'homme, son autel.
Ceci est absolument conforme à la doctrine ésotérique :
l'être avant évolué de forme en forme, depuis la matière
minérale brute jusqu'à l'anintal hautement organisé, et
atteignant enfin la forme humaine, l'âme intelligente, indi-
viduelle, naît en lui et constitue dès lors le lien entre la
forme matérielle, — composée du sentiment développé par
la bête, de l'énergie vitale développée par plante, des la
réactions chimiques développées par minéral, — le et
l'esprit, qui en toutes choses est à l'état latent et qui va
maintenant pouvoir se développer grâce à l'activité intelli-
gente du moi (karma). Malheureusement, Adam,
et libre
ivre d'être seul à posséder une âme, dérobe la science avant
d'avoir dompté sa nature animale et, dirigé par le seul
désir, tombe d'erreur en erreur. « Depuis ce jour-là, »
Sous la l'aute d'Adam tout le genre humain plie.
... L'enfantement du mal déchire le flanc d'Eve,
et tous les maux sont sur la terre, tandis qu'au-dessous,
L'enfer éternel guette et s'ou\re, vaste embûche.
66 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Car le griffon s'en tient ù l'interprétation exotérique des
écritures chrétiennes et admet l'irrévocable opposition du
ciel et de l'enfer. Cependant,
Dieu pense, et la douleur lentement le désarme.
Dieu s'appelle pardon, l'homme se nomme larme;
Dieu créa Ici pilié le jour où l'hointue est né.
... Le pardon dit tout bas à l'homme Recommence, :
Redeviens pur. Remonte à ta source. Essavons.
Rentre au creuset. Ton Dieu t'offre dans les rayons.
Pour refaire ton âme obscurcie et difforme.
Le cercueil, ce berceau de la naissance énorme.
Ces vers ne semblent-ils pas contenir le premier germe,
bien faible encore, de la doctrine des incarnations succes-
sives? En tous cas,
Pour que la peine tombe immuable et tardive.
Il faut du dernier cri l'horrible récidive...
La pitié de Dieu est donc presque illimitée. Pour sauver
l'humanité, condamnée par ses fautes à errer lamentable-
ment dans les ténèbres extérieures, le Fils de Dieu, son
Verbe, est venu sur la terre; et il a enseigné aux hommes,
par l'exemple de sa vie, que seul le sacritice peut donner
la vie éternelle.
Les routes des vivants, hélas! ne sont pas sûres.
Mais Christ, sur le poteau du fatal carrefour.
Montre d'un bras la nuit et de l'autre le jour!
Ce « fatal carrefour » est bien connu des étudiants de la
sagesse ésotérique. L'homme, au cours de son évolution,
rencontre un moment où il lui faut définitivement choisir.
Hercule, il choisit le sentier du de\oir et du renon-
Si, tel
cement, il marchera d'épreuve en épreuve jusqu'au bûcher
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE 67
suprême, —
le Golgotha chrétien, —
qui le délivrera de sa
forme mortelle et fera de lui un dieu; si, au contraire,
il prend le sentier de Tégoïsme et de la volupté, il perdra,
par une lente régression, tous les pouvoirs qu'il a acquis
d'âge en âge et, réduit à l'état passif d'où il est parti, devra
recommencer dans un cvcle ultérieur toute sa longue et
pénible évolution. C'est là l'un des sens ésotériques de la
damnation. Le Christ est Fesprit de vie, la lumière sur le
sentier, la sagesse qui éclaire l'entrée des deux voies. Mysti-
quement, il habite dans le cœur de tout être, attendant d'y
pouvoir naitre entin, comme, historiquement et mythique-
ment, il est né dans l'humble étable, parmi les bergers et
les animaux qui sont les pensées douces et les désirs soumis,
entre Marie et saint Joseph, images des deux principes,
féminin et masculin, de la divinité, et adoré par les rois-
mages, les grands initiés qui oni reconnu en lui l'idéal
suprême auquel se rattachent tous les idéals, quelque
éloignés que soient leurs points de départ.
Le griffon a les expressions les plus heureuses pour
glorifier
Ce grand Dieu du pardon sur la terre levé.
Dieu, au fond, ne sait que pardonner. L'enfer lui-même,
selon la pensée ésotérique, n'est-il pas un énorme creuset
purificat.air (i )?
Le pardon est plus grand que Caïn, et le couvre.
... Dieu serait le puni s'il ne pardonnait point.
... L'homme n'a qu'à pleurer pour retrouver son père.
(Il Et, même dans renfer, c'est Tamour qui punit,
ciii Lamartine dans l'admirable Iliiiticme Vision de la Chute d'un Ange,
68 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
D'ailleurs, en puissance l'homme est Dieu :
. La sainteté de l'àmc humaine est telle
Qu'au fond du ciel suprême où la clarté sourit,
Où le Père et le Fils se mêlent dans l'Esprit,
Il semble que l'azur égalise et confonde
Jésus, l'àme de l'homme, et Dieu, l'âme du monde!
Et le mot suprême qui tombe de la bouche de Dieu, c'est
« Je pardonne. »
Cependant, l'àme, encore insatisfaite, une
vole ^'ers
fii^ure nouvelle, — un ange ayant une aile une
blanche et
aile noire. Et cet ange est le rationalisme. Au-dessus du
bon plaisir de la clémence, il y a, dit-il, la justice.
Etre clément, c'est être
Injuste pour tous ceux qu'on ne pardonne pas.
Mais la justice, par ce seul fait qu'elle est la justice, ne peut
admettre d'enfer éternel, car une faute nécessairement
limitée ne saurait recevoir une peine illimitée, « l'être aux
instants courts ne saurait être « enchainé pour toujours »
»
;
et puis, comment supposer que Dieu, ce père, puisse « avoir
faim »
De l'angoisse sans borne et du tourment sans fin?
comment supposer que les supplices des damnés réjouissent
les bienheureux dans le paradis? car,
comme les damnés, hier, demain, aujourd'hui.
.
Toujours, brûlent au feu qui ne doit pas s'éteindre,
Et comme ce serait blâmer Dieu que les plaindre,
— Ce serait supposer qu'il pût être meilleur, —
En outre, comme, étant larme, angoisse et douleur,
DU POINT DE \'LJE GNOSTIQUE 6g
La pilié ferait tache au paradis, et, comme
Dieu ne doit rien cacher de sa justice à l'homme,
A l'àme, à l'ange, aux saints, et que l'éternel feu.
L'enfer, est un côté de la vertu de Dieu,
Comme, alors, les élus devant voir la géhenne.
Il faut qu'elle les charme, et que pour eux la peine
Se résolve en bonheur, et qu'avec son tourment
L'enfer soit pour le ciel un assaisonnement.
Et que l'ange se plaise au sanglot qui s'élève. —
Le paradis n'est plus qu'un balcon de la Grève
Où l'on vient voir, avec un sourire serein.
Brûler rouer vif Mandrin,
la Brinvilliers et
Où l'on vient contempler l'agonie âpre et lente,
Et voir l'effet que font l'huile et la poix bouillante
Sur Gain, et Judas hurler, et Lucifer
Rugir à chaque coup de la barre de fer!
Comme Ta bouche d''ombre, qui semble
enseigné la
d'ailleurs un il ne peut donc y avoir
alter ego de l'ange,
dans le monde qu'une stricte justice, et une justice qui
A ienne, non d'un juge extérieur à l'être, mais du fond
même de l'être, c'est-à-dire qui soit l'expression de son
propre karma. Que l'homme ne craigne donc pas d'agir
librement; il faut qu'il cherche, même au risque de se
tromper; l'audace est une vertu.
Va, marcheur! Mal et Bien portent à leurs deux bouts
L'eff'roi
Mais l'ange, jusqu'ici, n"a parlé que la tête tournée vers
son aile blanche; il tourne maintenant les veux Aers l'aile
noire et s'écrie :
Oui, c'est vrai, l'ombre. — Hélas ! quand donc l'éden, l'hymen,
L'aube? ; » l ; i ; i . . . . i i . . . .
70 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Ce triste, « c''est que les hommes font Dieu
qui surtout est
sombre ». Timaginent comme une scjrte de tvran
Ils se
implacable. Puis, que Thomme est peu fraternel aux
autres êtres! Ne les torture-t-il pas? ne les asservit-il pas
à toutes ses passions? Ici vient un surprenant passage sur
(( Tautel vil du ventre et du plaisir charnel », où tant
de bétes sont journellement immolées à la sensuelle
gloutonnerie des hommes.
L'ange est pleinement d'accord avec la science occulte
qui, si elle ne trouve point chez les êtres inférieurs à
rhomme une âme individuelle immortelie, un moi pensant
et soi-conscient, reconnaît à chaque espèce animale ou
végétale, à chaque catégorie minérale même, car, —
comme Ta proclamé la bouche d'ombre, « tout est plein
d'àmes », —
une âme collective qui pénètre toutes les
formes de Tespèce, chaque être en apparence séparé étant
immortel en cette âme collective. C'est cette âme collective
qui, le jour venu, ayant passé par tous les degrés des
trois règnes inférieurs sur différentes planètes, devient,
par son association active avec des monades spirituelles
encore vierges, une multitude d'âmes humaines, séparées
les unes des autres, non plus seulement dans les mondes
physique et astral, mais jusque dans le monde mental, le
premier des mondes spirituels, âmes dont l'individualité
persistera jusqu'à sa fusion, après des aeons d'activité,
dans une unité supérieure.
L'homme, loin de donner aux autres règnes l'exemple
de la douceur et de la charité, se complaît cians la lutte, la
haine, la souffrance. Hélas!
Partout les hois ont peur; partout la bête tremble
D'un frisson de colère ou d'épouvante; il semble
DU POINT 1)K \VK GNOSTIQUE 71
A celui qui ne voit l'èlre que d'un côté
Qu'une haine inouïe emplit l'immensité.
Sous prétexte qu'il est seul à penser, l'homme se donne le
droit de vie et de mort sur tous lesariimuux! et, dans sa
pensée égoïste, il va jusqu'à ne pas même leur accorder
une àme qui puisse les paver des souffrances endurées!
O loi dont frémirait même un livre de fer,
Qui, par Néron dictée en un éclat de rire.
Ferait pleurer le bronze oii l'on voudrait l't-crirc !
Et, pourtant, qu'est-ce que rh<jmme? est-il tellement loin
de la bête? II est à mi-chemin entre la hète et l'ange, car
la vie universelle va d'une forme à l'autre sans qu'il y ait
rupture.
L'ange commence à l'homme et l'homme au chimpanzée;
L'orang-outang, ton frère, est un homme à tâtons.
Tu peux bien l'accepter, puisque nous t'acceptons (i)!
s'écrie l'ange, qui fait au songeur un triste tableau tiu
genre humain et qui, reprenant les idées de la bouche
(i) Ailleurs, dans la Légende <.ies Sièc/es (LV), le poète s'indigne
contre le darwinisme, qui fait descendre l'homme du singe.
Cette contradiction, comme les autres, n'est qu'apparente, et Victor
Hugo est d'accord dans les deux cas avec les enseignements de
l'occultisme. En effet, spirituellement, comme le dit l'ange, la con-
science h\in\a\n& n'est que le développement sublime de \a.conscience
simiesque; mais, matériellement, \& forme humaine ne descend pas
de la forme simiesque, comme le croient les darwinistes celle-ci, :
nous dit l'occultisme, est née de l'union de la première forme véri-
tablement humaine, —
c'est-à-dire animée par une intelligence, —
avec une forme humaine pré-adamique, —
dénuée de mental. Ces
formes simiesques sont dites appartenir, non à des âmes animales,
mais à des âmes humaines retardataires, encore privées du moi
pensant. (La ditîérence essentielle entre les âmes humaines et les
âmes animales, c'est que celles-là ont commencé leur involution dans
la matière en un cycle plus ancien que celles-ci.)
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
d'ombre, affirme ridentité et Tégalité fondamentales de
tous les êtres.
Non! tous les êtres sont, et furent, et seront.
... Tous les êtres sont Dieu; tous les flots sont la mer.
Toute souffrance est un sillon. Prière
.
Et pleurs défont toujours quelque chose en arrière
Et font, ô cieux sereins, quelque chose en avant.
... Tout vit. Création couvre viéteuipsycose.
Et, pkis loin, l'ange s''écrie :
Prends garde, esprit! recule au seuil du mal, arrête!
L'arbre t'attend, le roc te guette, esprit! La bête
Est une chausse-trape oili l'homme peut tomber.
L'heure n'est pas encore venue où le songeur, dépassant
l'idée exotérique etmythique de la métempsycose, s'élèvera
à la notion ésotérique et mystique de l'involution de
l'esprit dans les formes et de son évolution hors des
formes. Cette notion, c'est la « lumière » qui la lui donnera.
Avant ce passage, qui rappelle si parfaitement le grand
poème des Contemplations que nous avons étudié, se
trouve une très belle page sur ce que l'homme eût dû être
pour l'animal, la plante, la pierre.
Si pour la vie infime il eût été meilleur...
L'homme, en butte à cette heure aux aboiements de l'ombre.
Eût été l'aîné roi de la famille sombre.
Les êtres seraient venus à lui, apprivoisés, aimants, comme,
dans la fable, on les voit entourer le grand enchanteur
Orphée. Il eût apaisé leurs querelles. Il n'eût pas senti
sans cesse à ses côtés l'hostilité, sourde ou déclarée,
craintive ou haineuse, de la nature à tout moment meur-
trie, offensée. O fatale réaction d'une activité tyrannique!
DU POINT DE VUE GXOSTIQUE yS
sombre karma de l'humanité! L'homme ne peut s'en
prendre qu'à lui de l'attitude effarouchée des bétes; mieux
que cela il est la cause profonde .des grands cataclysmes
:
qui désolent la Terre, car les fléaux, — éruptions, trem-
blements de terre, déluges, sécheresses, épidémies, — ne
sont que les reflux des rhythmes naturels qu'ont rompus
son égoïsme et sa méchanceté; l'équilibre physique est
fonction de l'harmonie morale et spirituelle (i^. S^il l'avait
voulu,
Toute l'obscurité l'eût baisé doucement,
et, au lieu de voir « les fléaux lui faire la guerre du
désordre >), il eût connu
. le secours profond des sombres éléments.
L'ange, alors, comme la bouche d'ombre, aborde la
théorie de la dualité humaine.
Tout être a deux aspects, ténèbres et rayons;
Et la justice sort des confrontations
Du côté misérable avec la face auguste.
(i) Dans Toute la Lyre (les Sept Cordes, III, I^q), le poète définit
ainsi cet entrelacement des deux mondes :
Le grand Un, le grand Tout, l'être où Thaïes songeait,
Eutre-croise le monde esprit au monde objet,
Et mêle, en l'unité de ses lois inflexibles,
Des orbites moraux aux orbites visibles.
Et il montre
Comment il est un monde abstrait, terrible et doux,
Que vous ne voyez pas et qui se mêle au vôtre,
Ainsi que, branche à branche, un arbre entre dans l'autre ;
Comment l'univers lie, en un ordre éternel,
L'engrenage moral au rouage charnel;
Comment aux faits vivants qui pleurent, chantent, grondent,
D'autres faits dans l'idée et l'esprit correspondent...
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Et il émet cette idée :
L'être est un hideux tronc qui porte un divin buste ;
Mais —à la conscience heureux qui s'est fié! —
Tout, même ce tronc vil, sera glorifié!
— idée que nous avons déjà rencf)ntrée, car le c tronc vil »
n'est autre que !'« ombre », cet « être d'infirmité » que l'esprit
a pour tâche d'illuminer. L'homme doit faire de son corps
le temple où l'âme di^'inisée pourra se manifester plei-
nement (il.
Autre idée à noter en passant :
...Tous les êtres profonds qui passent dans l'abîme
Sont du parti de ceux qu'on i'oulc et qu'on opprime;
Et, luttant pour le droit et poin- la \érité.
Le faible a dans ses reins toute l'immensité.
De là l'auguste foi du cœur simple et robuste.
Vivants, tous les cheveux de du juste. la tête
Par des fils que nul bras n'a pu briser encor,
Sont liés aux rayons de tous les astres d'or.
Et enfin celle-ci, que la bouche d'ombre a déjà déve-
loppée dans les strophes finales de sa révélation : tout, un
jour, rcde^iendra pur, tout connaîtra le bonheur;
toute terre
Doit devenir éden et tout ciel paradis.
...Une Athène au front pur naîtra de Tombouctou.
...L'univers Châtiment monte à l'univers Joie.
...Point de déshérité! Non! jioint de paria!
(i) C'est là le sens ésotérique du dogme chrétien de la résurrection
de la chair. Sur la dualité de Têtre humain, cf. Homo duplex, dans
la Légende des Siècles (XVII), et, dans Toute la Lyre, les Sept Cordes,
III, le poème qui porte le numéro 45.
DU POINT 1)K VUE GNOSTIOUE
lù, après l'exclamaticjii :
O proloiidcurs, voilà que ce passant s'élonne!
vient cette chose sublime :
Qui te dit
Que, le jour où la mort entin te l'era naître,
Tu ne verras pas, homme, au seuil des cieux paraître
Un archange plus grand et plus éblouissant
Et plus beau que celui qui te parle à présent.
Avant des fleurs soleils, des astres étincelles.
Et tous les diamants du goulTre sur ses ailes,
Qui viendra vers toi, pur, auguste, doux, serein,
Calme, et qui te dira C'est moi qui fus Caïn?
:
Le discours de Tange, ainsi que celui de la bouche
d'ombre, s^ichève en strophes, pleines, comme toujours,
d'images inouïes, d'abord sur l'égalité essentielle de tous
les êtres, puis sur la sainteté de la douleur :
Rayons, soyez témoins, soyez témoins, sourires,
Que les pleurs sont sacrés!
sur Timmensité de Dieu, qui dépasse l'idée même de
mesure, car
L'infiniment petit, l'infiniment grand, songes!
et
L'être est prodigieux à ce point — j'en frissonne! —
Qu'il ressemble au néant; et Tout par moments donne
Le vertige de Rien!
Dieu « est le fond de l'être »;
L'athée au sombre \œu,
En se précipitant, avec son hideux schisme,
La tête la première, au fond de l'athéisme,
Brise son âme à Dieu!
76 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUG(J
L'âme unique est dans tout, et traverse
L'âme individuelle, en chaque être diverse...
La justice, enfin, domine le monde; Dieu,
Ce n'est pas le pardon, c'est la justice auguste;
C'est, après le rachat, la délivrance juste.
L'équitable retour...
Dieu n'est pas moins en bas qu'en haut
... . . . .
Et c'est le cœur de Dieu que sent l'être unanime
...
Dans les deux battements énormes de l'abîme,
Profondeur et Hauteur.
Ces deux pulsations de la vie éternelle
Jettent l'âme innocente et l'âme criminelle
L'une aux cieux, l'autreaux nuits;
Chacun va dans la sphère oi^i sa pesanteur tombe.
Dieu, pour noircir l'orfraie et blanchir la colombe,
N'a qu'à dire Je suis. :
...Dieu laisse à tous le poids qu'ils ont. Coupable ou sainte.
L'action est un pied qui marque son empreinte.
Dieu laisse au mal le mal.
Dieu, choisir! l'absolu n'a pas de préférence;
Le cercle ne peut rien sur la circonférence;
Le parfait est fatal.
Oui, Dieu, c'est l'équilibre
...Toutes les équités forment cette âme immense;
Elle est le grand niveau de l'être; et la clémence
Y serait un faux )K)ids (i).
(i) La progression du polythéisme au monothéisme et du mono-
théisme au panthéisme spiritualiste, qui forme le sujet même de
Dieu, se retrovive dans la Légende des Sièeles :
O dieux, i! est un Dieu'
(IV, le TiUii.)
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE 77
Avant d'aborder la révélation suprême « qui n'a pas
encore de nom », jetons un coup d'œil d'ensemble sur les
sept étapes que nous venons de franchir.
Par suite de quelle merveilleuse intuition, — car, certes,
intellectuellement parlant, Victor Hugo ignorait les doc-
trines ésotériques, — les sept étapes qu'il a imaginées cor-
respondent-elles dans leurs grandes lignes aux sept prin-
cipes qui constituent le macrocosme et le microcosme?
c'est là le secret même du génie.
Le principe le plus limité, le plus éloigné de la puis-
sance positive, qui est l'esprit, est le principe physique.
C'est à lui que Thomme doit la matière chimique qui lui
sert, pour ainsi dire, de piédestal. Créateur du règne
minéral, il est l'opposé du principe divin et se manifeste
en tant que la « terre » (i), appelée par certains mystiques
r« escabeau de Dieu ». Cette « terre » est un premier essai
d'organisation de l'abîme chaotique, du grand zéro où
toutes choses reposent à l'état potentiel; mais tout, à ce
degré, n'est encore que « ténèbres ». Ce sont ces ténèbres
Place à Tout! Je suis Pan! Jupiter, à genoux!
iXXII, le Satyre.)
(Voir à ce propos le remarquable ouvrage consacré par M. Joseph
Baruzi à Victor Hugo et à Richard Wagner et intitulé le Rêve d'un
Siècle.)
(i) Par terre, eau, air, il faut entendre les états solide, liquide et
gazeux. Ces états et les états subtils de la matière sont perçus à trois
dimensions dans le monde physique; dans les mondes supérieurs
(astral, mental, etc.), l'esprit les perçoit sous un nombre plus grand
de dimensions. .Vjoutons que la terre, l'eau et l'air sont comme des
reflets, dans le miroir du feu, de l'essence divine, de la substance
vierge et de l'éther.
.
78 ESSAT SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
que l'esprit cherche en quelque sorte à féconder lorsqu'il
rencontre la chauve-souris, l'athéisme (i).
Le deuxième principe, qui a T « eau » pour véhicule
matériel, est le principe vital^ créateur du règne végétal;
rhomme lui doit Pénergie, constituée en corps éthérique,
qui de son corps physique un organisme vivant. A ce
fait
stade, l'esprit, c'est-à-dire Dieu, est encore profondément
endormi. Cependant, déjà les ténèbres ne semblent plus
aussi fatales : on sent vaguement qu'il va là o quelqu'un »
en puissance, idée confuse encore et qui laisse sceptique
rhomme évoluant, mais qui, pourtant, s'oppose déjà au
règne absolu du matérialisme.
Le troisième principe, qui a pour agent matériel
r « air » avec la lumière, peut être appelé principe émotif
Créateur du règne animal, c'est à lui que l'homme doit
son corps astral, siège de la vie animale, avec tous ses
désirs, tous ses rêves passionnés, et l'éternelle lutte entre
les tendances contraires. Dans
la pensée du voyant, cette
lutte prend svmbolique du grand duel entre Ari-
l'aspect
mane et Ormus. Mais Dieu est trop faible encore, et sa
contre-partie obscure finit par trii^mpher. Le chiffre 3
figure la manifestation abstraite de Tesprit, qui ne domine
pas encore la matière.
Le quatrième principe se manifeste dans le « feu » obscur
et chaud qui pénètre toute chose; c'est le principe inicllec-
tif\ ravi par Prométhée, principe qui, dans l'homme, s'or-
ganise en moi pensant. Mais, bien que sa volonté commence
à s'affirmer, le moi ne peut encore, à ce stade, maîtriser
les éléments sans nc^mbre qui constituent l'être humain.
(i) Le chiffre est un symbole de
i la puissance masculine; Oesl un
symbole de la réceptivité féminine.
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE
Les passions animales, loin de s'affaiblir, trouvent même
en lui un point d'appui et deviennent la multitude des dieux
capricieusement tyranniques. Hugo représente cet état par
le vautour. Le chiffre 4 figure l'ensemble des innombrables
manifestations de l'esprit dans la matière, soit la nature. —
Le cinquième principe, correspond à 1' « éther »,
c[ui
source de l'énergie créatrice, peut, pour cette raison, rece-
voir le nom de principe créateur. L'homme lui doit son
véritable Moi ^^le mauas des Hindous), son génie immortel,
la partie lumineuse et spirituelle de son être, les quatre —
principes inierieurs constituant V « ombre », 1' « être d'in-
firmité ». L'homme en qui ce Moi spirituel est entièrement
développé, devient l'homme parfait, l'ange. Le chiffre 5
est le symbole de l'individualité créatrice. Quand le son-
geur atteint ce stade, il conçoit donc Dieu comme un
gigantesque Individu qui domine l'illusoire tourbillon des
mondes, —
le Jéhovah de Moïse (i^
Le sixième principe est le principe de vie spirituelle et a
pour véhicule un état de matière, plus subtil que l'éther,
que l'on peut appeler la « substance vierge ». L'homme
lui doit son Esprit de Vie ^le bouddhi des Hincious), rayon
de l'universelle sagesse. Le chiffre 6 est le chiffre du
Christ, le pouvoir solaire qui relie entre elles toutes choses
et les fait évoluer de la parfaite inconscience, o, à la toute-
conscience, 10. L'homme, à ce degré, adore en Dieu le
rédempteur qui sauve tous les êtres, excepté ceux qui se
sont désespérément engloutis dans le mensonge de la
matière.
(i) au début du cinquième chanl, il est parlé de
Chose curieuse :
la clarté lunaire qui, à ce moment, envahit le ciel; or Jéhovah, le
Dieu de Moïse, est V « Ange de la Lune », générateur des formes,
et Sinaï signifie « montagne de la Lune ».
8o ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Le septième principe, enfin, qui a T c essence divine w
pour véhicule, est le principe divin: Thomme lui doit son
éternel Soi \Vdtmâ do.^ Hindous), unique réalité, manifestée
dans le monde sous le voile des six principes inférieurs.
Le chiffre 7, attribué au Père, est le chiffre de la perfec-
tion objective, laquelle présuppose l'absolue liberté et
l'absolue justice c'est là le « trône de Dieu ». Le Père est
;
là Volonté législatrice; le Christ ou Fils, la Sagesse qui,
jugeant tous les êtres, sépare les bons des mauvais ;
Jéhovah ou l'Esprit-Saint, l'Activité créatrice qui exécute
la loi du Père interprétée par le Fils. Le voyant, lorsqu'il
atteint ce stade, conçoit Dieu comme l'Etre Parfait,
duquel tous les êtres sont nécessairement issus et dans
lequel tous reviendront se fondre un jour, même ceux
qu'on pouvait croire irrévocablement rejetés, car « même —
le tronc vil sera glorifié ».
Ainsi, de degré en degré, Tàmc est allée des ténèbres
chaotiques lumière cosmique parfaite. Il lui faut main-
à la
tenant se dégager du monde des formes et rejeter jusqu'à
l'idée de dualité, — sans laquelle aucun kosmos ne pour-
rait exister, — afin de s'immerger dans la lumière incréée.
Le chiffre 8, signifiant mort et renaissance, est le symbole
de l'évolution illimitée qui, dès qu'un cycle est terminé,
s'engage dans un nouveau cycle supérieur. Le huitième
chant sera donc l'abandon de toutes les formules successi-
\ement adoptées; l'àme ne conservera d'elles que leur
essence intime, c'est-à-dire ce que chacune d'elles enfer-
mait de vérité, et se laissera flotter dans un infini de clarté
et de béatitude.
Malgré son prodigieux génie, malgré la profondeur de
ses intuitions, pas plus qu'Eschyle et Dante, pas plus que
Wagner, Hugo n'était un initié. L'eût-il été, ou, plus sim-
DU POl.N'l' DE VUE G.XOSTIQUE 81
plemcnt, eût-il pu connaître et assimiler les enseignements
de la sagesse ésotérique tels qu'ils sont de nos jours offerts
à rintelligence des hommes, qu'il eût sans doute composé
un neuvième chant, dans lequel, avec son incomparable
lyrisme, il aurait exposé les grandes lignes de la science
occulte, non plus sporadiquement, mais en suivant un
ordre logique et continu. Ce « chant de l'initiation » aurait
justement précédé l'accession au grand silence et la divini-
sation de l'àme, appelée par certains mystiques « l'union
avec Dieu » et représentée par le nombre 10 !. On ne peut i
i
douter cependant, lorsqu'on lit le « chant de la lumière »,
que Victor Hugo ne se soit trouvé, au moins intellectuelle-
ment, sur le seuil même de l'initiation aux grands mystères.
Dès les premières paroles de la lumière, nous voyons
disparaître toute allusion à la dualité des choses. Cette
lumière, — qui semblé tout d'abord obscure, un
n'avait
point noir, qu'en raison de l'immense rayonnement du
ciel au-dessus d'elle, —
cette lumière a deux ailes blan-
(ij Certaines personnes jugeront puéril le fait d'attribuer aux
nombres une semblable importance. Pour moi, je suis au contraire
persuadé qu'on doit trouver dans les jeux des nombres un schéma
très complet de tous les jeux de l'univers. Les dix premiers nombres
représentent Dieu et le Monde; tous les autres nombres ou fractions
de nombre ne sont que des multiples ou des fractions de ces dix pre-
miers nombres. Ainsi, le nombre 12 est 3 fois 4, c'est-à-dire les
quatre manifestations matérielles (la nature) dans leurs rapports
avec les trois manifestations spirituelles (sensibilité, intelligence,
volonté), et le nombre 24 est 2 fois 12, une série étant positive, mas-
culine, l'autre série étant négative, féminine. Rappelez-vous le mot
de Hugo cité plus haut le nombre « part de Deux et Deux font
:
Quatre, et il monte jusqu'au lieu des foudres ».
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIP: DE VICTOR HUGO
ches. En quelques mots brets, elle fait justice de toutes les
oppositions admises par le songeur alors qu'il se mouvait
dans le monde des formes.
Pas de droite et de gauche ;
Pas de haut ni de bas;
Point de temps; point d'ici, point de là; point d'espace ;
Pas d'aube et pas de soir;
Pas de Satan caché dans les plis de la robe;
Pas de robe; pas d'ànie à la main; pas de mains;
Et vengeance, pardon, justice, mots humains.
Notons en passant que la « robe » de Dieu, c'est la
matière, c'est le septuple voile d'Isis; à ce degré de l'ini-
tiation, la matière ne peut plus être considérée que comme
un pur néant (i).
Ayant ainsi fait table rase de toutes les anciennes for-
mules, lumière va-t-elle en créer à son tour? Non; elle
la
va tout simplement, avec des mots e]ui seront eux-mêmes
de la lumière, tenter d'éveiller dans l'esprit du néophyte
l'idée de la divinité sans forme. Dieu « est ».
Qu'est-il ? Renonce!
L'Universelle Réalité, voilà Dieu (2). Mais
L'essai de la louange est presque le blasphème.
Pas d'explication donc! Fais mettre à genoux
Ta pensée, et deviens un regard, comme nous.
(1) La matière tombe détruite
Devant l'esprit aux yeux cie lynx,
lit-on dans les Contemplations (livi-e troisième, XXX).
;2) Dans Religions et Religion (II) Hugo donne à Thomine ce
conseil :
Renonce à fatiguer le réel de tes songes.
Cf., dans la Légende des Siècles (XLII), le poème ajaiu pour titre .4
l'IIoninie.
\W l^OINT DE VUE GNOSTIQUE 83
Pourquoi cherche?' les uiots où ne sont plus les choses?
Le vil lani,'agc Iiumain n'a plus d'api)théoses.
Mcme le langage d'outre-tombe serait impuissant à « pein-
dre Dieu ». Il est tellement ineffable qu'à pensée il
la
apparaît comme « inadmissible », comme toujours « im-
prévu », comme « impossible ». L'amour seul, en ce qu'il
a de suprême, peut comprendre et nommer Dieu (i).
Ici, la lumière conseille au songeur de s'en retourner.
Si tu m'en crois,
Va-t'en. Car les rayons brûlants dont tu t'accrois
Pourraient te consumer, frémissant, avant l'heure.
L'homme meurt d'un excès de flamme intérieure...
Mais :
Parle! oh! parle! criai-jc à la forme de léu.
Alors :
O curieux du gouffre, Empédocle de Dieu,
Je parlerai, dit l'être, et même ton langage;
Car, lorsqu'on l'infini près de vous on s'engage.
Hommes, on ne peut plus toucher à ses rameaux
Sans en faire tomber vos misérables mots.
Donc, tout ce que va dire la lumière ne sera qu'approxi-
matif de la vérité. Je n'en renonce pas moins à tenter de
donner une idée de la symphonie inouïe qui suit et dont
la splendeur va grandissant jusqu'à la fin du poème. La
beauté en est d'un tel ordre qu'elle ne saurait être ana-
(i) Cf. les quatre derniers vers de /a Divine ConicJic
AU'alta fantasia qui mancù possa ;
Ma già volgeva il mio desiro e il velle,
Si corne ruota ch'igualmcnte è mossa,
l.'Amor che muove il sole e Taltre stellc.
84 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
lysée. C'estun flottement bienheureux au sein d'un espace
lumineux que traversent par moments de grandes vagues de
lumière plus intense. Je ne sais que les derniers chants de
Aï Dipine Comédie pour donner de même cette impression
d'immatérielle lumière; mais l'âme, ici, semble se mou-
\oir dans un ciel plus pur que celui qu'imagina Dante. On
dirait que Hugo reprend au point où le grand visionnaire
du moyen âge s'était arrêté et qu'il trouve encore cies mots
là même où Dante avait dû renoncer à la parole. Fort
humblement, je ne puis que noter au passage certains vers
qui me semblent, mieux que d'autres, devoir compléter et
couronner la métaphysique du songeur.
D'abord ces quelques vers sur Dieu, où l'on retrouve le
goût transcendant du poète pour les mathématiques :
Le tout éternel sort de réternel atome.
De l'équation Dieu le monde est le binôme.
Dieu, c'est le grand réel et le grand inconnu.
Il est; et c'est errer que dire II est venu.
:
Quoique l'impénétrable énigme le vêtisse,
Quoiqu'il n'ait ni lever, ni coucher, ni solstice.
Etre bornés, il marque, au fond du ciel sans bord.
Vos quatre angles, levant, occident, midi, nord;
Il X, élément du rayonnement, nombre
est
De formidable de l'ombre,
l'infini, clarté
Lueur sur le coran comme sur le missel.
Eternelle présence à l'œil universel !
C'est lui l'autorité d'où jaillit l'âme libre,
C'est lui l'axe invisible autour duquel tout vibre.
Et l'oscillation dans l'immobilité...
L'être sans cesse en lui se forme et se dissout;
// est la parallèle éternelle de tout...
El toute cette alsèbre en tendresse se fond...
DU POINT DE VUE GXOSTIQUE 85
Et, se dressant visible aux yeux morts ou déçus.
Il est croix sur In terre et s'appelle Jésus.
Hors de la terre il est rimiume. Chaque sphère
Le nomme en frissonnant du nom qu'elle préfère,
Mais tous les noms sur Dieu sont des flots insensés.
Puis ces vers sur l'homme :
...L'homme est l'être sacré que la terre révère.
Mais l'arbre est quelque chose et la bête est quelqu'un.
L'être est une famille où l'homme est le grand frère...
L'homme, malgré sa haine et malgré sa démence.
Est le commencement de la lumière immense.
Puis ce passage admirable sur l'amour éternel de Dieu
Ame! être, c'est aimer. Il est. C'est l'être extrême.
. . . Quand on on suppose mesure.
dit justice,
Il n'est point juste; il est. Qui n'est que juste est peu.
La justice, c'est vous, humanité; mais Dieu
Est la bonté. Dieu, branche où tout oiseau se pose!
Dieu, c'est la flamme aimante au fond de toute chose.
Oh! tous sont appelés et tous seront élus.
Père, il songe au méchant pour l'aimer un peu plus.
Puis ces vers sur la nature profonde de la justice :
L'infini qui dans l'homme entre, devient justice,
La justice n'étant que le rapport secret
De ce que l'homme fait à ce que Dieu ferait.
...Justice est le profil de la face de Dieu.
Il est la justice, et il est aussi l'amour.
Vous vovez un côté, vous ne voyez pas l'autre
A vous, hommes, il vous faut des rapports;
86 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Mais lui, l'être absolu, qu'est-ce qu'il pourrait faire
D'un rapport? L'innombrable est-il lait pour chiffrer ?
Non, tout dans sa bonté calme vient s'engouffrer.
...On s'abîme éperdu dans cet immense cœur!
Dans cet azur sans ibnd la clémence étoilée
Elle-même s*'efl'ace, étant d'ombre mêlée !
L'être pardonné garde un souvenir secret,
Et n'ose aller trop haut; le pardon semblerait
Reproche à la prière, et Dieu veut qu'elle approche;
N'étant jamais tristesse, il n'est jamais reproche.
Enfants. Et maintenant, crovez si vous \'oulez!
Suit un morceau de toute beauté sur les dangers de
la négation :
Devant le sacrifice et les cieux constellés.
Devant devant les forêts vertes.
l'aigle effaré,
Devant les profondeurs dans tout être entr'ouvertes,
Hommes, on peut nier, mais l'inconvénient.
C'est que l'esprit décroît et noircit en niant.
L'être fait pour l'extase et la soif infinie
Devient sarcasme, rire, Ignorance, ironie;
Il n'a plus rien de saint, il n'a plus rien de cher;
Et sa tête de mort apparaît sous sa chair.
Puis de nouveau la lumière parle de rineftabilité de
Dieu :
Je t'ai parlé ta langue, homme que je rencontre.
Et que veux-tu de plus? faut-il qu'on te le montre?
O regardeur aveugle et qui te crois voyant,
Comment te montrer Dieu, cet informe effrayant?
Gomment te dire : ici finit, ici commence?
Fin et eommencemenl sont des mots de démence.
Fin et commencement sont vos deux grands haillons.
... L'idée à peine éclôt que les mots la défont.
Comment se figurer la forme du pi'ofond,
Dl' POl.M' ])!: VIJR GNOSTIQUE 87
Le contour du \ivaiu sans borne, et raltitude
De la toule-puissance et de la plL-nitude 1 '
.'
Et puis, après un arrêt pendant lequel le songeur nous
ditque sa vie et ses sens « s'en allaient hors de lui comme
une eau se répand », la lumière affirme Tuniverselle réalité
du jour.
O ténèbres! saehez ceci La nuit n'est pas.
:
Tout aube sans crépuscule.
est azur, aurore,
Et fournaise d'extase où l'âme parfum brûle.
Le noir, c'est non; et non, c'est rien. Tout est certain.
Tout est blancheur, \ertu, soleil levant, matin.
Placide éclair, rayon serein, IVisson de flamme.
... Tout est clarté. Le ver rampant, l'ange ébloui,
Tout, les immensités oi^i se perdent les sondes.
Tout, ces vagues de Dieu que vous nommez les mondes.
L'apparent, le réel, le lever, le déclin,
Homme, enfant, cieux el mers, espaces, tout est plein
D'un resplendissement d'éternité tranquille.
... Ténèbres, il n'est pas, devant les firmaments.
De ténèbres; il n'est que des aveuglements.
Et alors, en paroles sublimes qui sont de la musique et
de l'arc-en-ciel, la lumière chante la gloire future déjà en
germe dans le présent, et la grandiose évolution des
monades, non plus suivant les lois d'une étrange métem-
psycose, mais suivant les lois de l'éclosion graduelle, de
forme en forme, de tous les pouvoirs que chacune d'elles
possède de toute éternité.
(i) Notons dansLégende des Siècles (III) le beau poème intitulé
/<.i
Suprématie^ où Victor Hugo oppose aux dieux « formels », ici, —
Agni, Vayou, Indra, — le Dieu informe et innonié dont la seule
image approximative est la « lumière ». Ce poème est tiré de la Kéno-
panishad (Sdma Véda),i\\iQ le songeur a dû connaître au moins indi-
rectement.
88 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Des aveugles! Pourquoi:'
Pourquoi la loi, la règle,
Le gland a\anl chêne el l'œuf sombre avant l'aigle?
le
L'aveugle esl l'embryon du voyant; le voyant
Se change en lumineux, qui devient flambovant;
C'est la loi
Dex'oir être, c'est être. Oui, la fange est cristal.
Cfwysalide du bien qu'on appelle le mal,
Ne te plains pas; un fil à Dieu même te noue.
Le réel, c'est la roue, et non le tour de roue.
... Puisque le paradis qui doit être rayonne,
l'enfer n'existe point.
A la vie à venir le sort présent se joint.
L'être, qui n'est vivant que complet, se déploie
Composé d'aucune ombre et de toute la joie.
Ne gardant du passé que l'extase, et rempli
D'un souvenir céleste et d'un divin oubli.
L'univers, — c'est un livre, et des yeux qui le lisent.
Ceux qui sont dans la nuit ont raison quand ils disent :
Rien n'existe! Car c'est dans un rêve qu'ils sont.
Rien que lui, le flamboiement profond.
n'e.viste
Et âmes,
les —
les grains de lumière, les mythes (i),
Les moi mystérieux, atomes sans limites (2),
Qui vont vers le grand moi, leur centre et leur aimant (3);
Points touchant au jénitli par le rayonnement.
(i) Curieuse expression, très belle si l'on songe que les âmes indi-
viduelles ne sont, dans Tocèan de la substance vierge, que des
images, que des fictions de la Grande Ame, tels les innombrables—
retiets du Soleil sur les flots.
(2) C'est-à-dire « dont faction est illimitée «.
(3i Dieu, dit le poète dans l'Anin'-e terrible (Novembre, IX), c'est
l'être
Par qui, manifestant l'unité de la loi.
L'univers peut, ainsi que l'homme, dire : Moi.
On lit aussi dans les Misérables (première partie, liv-re premier^ X) :
DU POINT DE VL'E GXOSTIQUE 89
Ainsi qu'un vèlcnicnl subissant la matière,
Traversant tour à tour dans l'étendue entière
La formule de chair propre à chaque milieu,
Ici la sève, ici le sang, ici le feu;
Blocs, arbres, griffes, dents, fronts pensants, auréoles,
Retournant aux cercueils comme à des alvéoles 1 ;
Mourant pour s'épurer, tombant pour s'élever.
Sans fin, 7ie se perdant que pour se retrouver,
Gbaîne d'êtres qu'en haut l'échelle d'or réclame.
Vers l'éternel foyer volant de flamme en flamme,
Juste éclos du pervers, bon sorti du méchant,
Montant, montant, montant sans cesse et le cherchant,
Et l'approchant toujours, mais sans jamais l'atteindre {2},
Lui, l'être qu'on ne peut toucher, ternir, éteindre.
« Si l'inlini n'avait pas de moi, le moi serait sa borne; il ne serait
pas infini; en d'autres termes, il ne serait pas. Or il est. Donc il a un
moi. Ce moi de l'infini, c'est Dieu. »
il) De même que les abeilles, après avoir butiné, s'en reviennent
aux alvéoles de la ruche pour transformer en miel le suc des Heurs,
de même les âmes, après leur vie terrestre, s'en retournent aux
mondes supérieurs afin d'y transformer leurs actions passées en
facultés pour leur prochaine existence. Notons que ce n'est pas la
personiuilitc qui se réincarne après les abandons successifs des trois
:
corps inférieurs, le moi pensant se fond dans le Moi spirituel, sa
source, et c'est ce Moi spirituel qui, enrichi des expériences de son
ombre le moi pensant, émet, l'heure venue, une personnalité nou-
velle, un nouveau moi pensant, dont il devient la conscience pro-
fonde. (« La conscience, dit Hugo dans les Misérables, un peu avant
le passage cité dans la note précédente, c'est la quantité de science
innée que nous avons en nous. ») La doctrine chrétienne exotérique
néglige la question de la réincarnation parce qu'elle veut ne consi-
dérer que la personnalité. Le dogme de la résurrection des morts est
toutefois une très claire allusion au réveil de ses personnalités suc-
cessives dans la conscience entièrement développée du Moi spirituel.
Tant que l'être n'a pas réalisé sa parfaite identité avec Dieu,
(2)
tant que sa conscience, évoluant sur une des « circonférences » de la
vie, reste en dehors du centre, il lui semble qu'il diflére de l'L'nique
Réalité. Le nirvana des bouddhistes lui-même n'est l'absolu que pour
qo ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Le vovant, le vivant, sans mort, sans nuit, sans mal,
L'idée énorme au iond de l'immense idéal !
La matière n'est pas et l'âme seule existe.
Rien n'est mort, rien n'est faux, rien n'est noir, rien n'est tri
Personne n'est puni, personne n'est banni.
Tous les cercles qui sont dans le cercle infini
N'ont que de l'idéal dans leurs circonférences.
Et maintenant la conclusion est proche, car la lumière
ne va plus trouver de mots pour s'exprimer. Une dernière
fois elle affirme réternelle splendeur de l'esprit et la sou-
veraineté de l'amour.
mondes, soleils,
Astres, étoiles, apjiarences.
Masques d'ombre ou de feu, faces des visions,
Globes, humanités, terres, créations.
Univers où jamais on ne voit rien qui dorme,
Points d'intersection du nombre et de la forme.
Chocs de l'éclair puissance et du rayon beauté,
Rencontres de la vie avec l'cternitc,
O fumée, écoutez !
Et vous, écoutez, âmes,
Qui seules resterez, étant souffles et flammes,
Esprits purs qui mourez et naissez tour à tour :
Dieu n'a qu'un front : Lumière! et n'a qu'un nom Amour!
:
Je tremblais; comme si, prêt à changer de forme.
J'eusse été foudroyé par un baiser énorme.
nos intelligences limitées. Absolu, relatif, —
mystère! A la tin de
son grand poèrne, Dante cherche à voir « comment l'image s'unit au
cercle », c'est-à-dire comment sont liés le formel et l'informe, la
matière objective et l'esprit insaisissable; mais « à la haute imagi-
nation ici manqua le pouvoir... »
L)L' POINT L)K VI:K GXOSTKH'E qi
La clarté llamliovait, transparente el debout.
Et je criai :
— Lumière, ô lumière, esl-cc loul?
El la clarté me dit :
—
Silence! Le prodige
Son éternellemenl du mystère, le dis-je.
Aveugle qui croit lire cl fou qui croil savoir!
Troisième partie. le Jour. L'àme. maintenani, si elle
veut poursuivre sa course vers Dieu, doii mourir à lout ce
qui esl relatif, transitoire, irréel, el accomplir son identiti-
caiion avec Le songeur frissonne au seuil du
la divinité.
formidable changement. Mais une voix se fail entendre
celle d'un Être obscur vêtu d'un linceul. Celle figure. —
que Hugo ne décrit pas autrement, car elle est
Un de ces êtres noirs sur qui la nuit se lait, —
esl celle du Suprême Initiateur, appelé Satan par quelques-
uns !
i). C'est lui, dit la Doctrine secrète, qui, « assis au
seuil de la clarté... veut montrer la route vers celle région
de lumière et de liberté, dont il esl l'exilé volontaire, à lout
prisonnier qui se libère des liens cie la chair el de l'illu-
sion )>
(2). El le grand Tenlaleur, dont le rire avait retenti
(i) Voir dans le poème iniiiulé Satan ou le Mystère du Tcjups
{Toniards Democracy, part III) comment le grand philosophe et
poète anglais Edward Carpenter conçoit « le Prince du Monde ».
(2) H. P. Blavatsky, la Doctrine secrète, — Evolution cosmique,
stance VI.
02 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
au début de 1" ascension dans les ténèbres », met une der-
nière fois à répreuve le courage du néophyte.
Passant,
Ecoute. —Tu n'as vu jusqu'ici que des songes...
Mais maintenant veux-tu, d'une volonté forte.
Entrer dans l'infini, quelle que soit la porte.-'
Ce que l'homme endormi peut savoir, tu le sais.
Mais, esprit, trouves-tu que ce n'est pas assez.'
Ton regard, d'ombre en ombre et d'étage en étage,-
A vu plus d'horizon... —
en veux-tu davantage?
... Veux-tu derrière toi laisser tous les décombres,
Temps, espace, et, hagard, sortir des branches sombres?
... Eront où s'abat l'essaim tumultueux des. rêves,
Doutes, systèmes vains, effrois, luttes sans trêves,
Te plaît-il de savoir comment s'évanouit
En adoration toute cette âpre nuit?
... Veu.v-tu planer plus haut que la sombre nature?
Veux-tu dans la lumière inconcevable et pure
Ouvrir tes yeux, par l'ombre affreuse appesantis?
Le veux-tu? Réponds.
— Oui ! criai-je.
Et je sentis
Que la création tremblait comme une toile.
Alors, levantun bras et, d'un pan de son voile,
Couvrant tous les objets terrestres disparus.
Il me toucha le front du doigt.
Et je mourus.
Telle est la conclusion de ce poème titanique. Le lecteur
reconnaîtra qu'à des vers d'une telle beauté, d'une telle
splendeur, d'une telle plénitude, tout commentaire est
inutile.
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE 93
r *
J'ai dit au dcbut de cette étude que l'œuvre de Victor
Hugo portait la marque des grandes préoccupations de
Tàme celtique : la réalisation de la fraternité, l'union des
cœurs et des esprits, la compréhension des choses terrestres
et célestes; et j'espère, avec l'aide toute-puissante du maître
lui-même, avoir réussi à défendre victorieusement ce point
de vue. Il me reste à reprendre certaines des idées-mères
que j'ai tenté de dégager et à montrer leurs rapports dans
l'esprit du poète avec des faits comme la religion, la patrie,
l'humanité. Mais auparavant, par manière de délassement
avant la dernière étape, je voudrais, en quelques lignes,
indiquer dans quelle proportion le fleuve de pensée ésoté-
rique qui traverse d'un bout à l'autre Tœuvre de Hugo et
dont notre renaissance celtique semble avoir ouvert les
écluses, a baigné de ses flots vivi-fiants l'œuvre des autres
grands poètes français du xix*" siècle (i).
Après Hugo, Lamartine plus que tout autre a été un
poêle inspiré. La Huitième Vision de la Chute d'un Ange
contient la plupart des grandes idées que nous avons ren-
contrées dans les poèmes hugoliens, et souvent enchâssées
en d'excellentes formules, —
j'en ai donné plusieurs
exemples. Mais, malheureusement, à part de rares passages
pleins et vigoureux, la poésie de Lamartine est trop molle,
(i) Pour qu'une telle étude fût complète, il faudrait aussi parler de
prosateurs comme Balzac, que M'"" Blavatsky appelle dans Z)oc7>7"/?t'
/<:7
secrète {Evolution cosmique, stance III) < l'Occultiste inconscient i- la
littérature française » (Scraphita, Louis Lambert), Michelet (la Mer,
l'Oiseau), Quinet (Merlin l'Enchanteur), Lamennais (Paroles d'un
Croyant), etc.
94 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
trop lymphatique; les idées profondes ou hardies ne
trouvent dans ce terrain aucun des sucs nécessaires à leur
complète et vivante éclosion; et, trop souvent, pour
reprendre les expressions de Guyau, la noble et généreuse
philosophie du grand élégiaque, au lieu d'être incai^née
dans la substance poétique, n'est qu'habilement traduite en
vers. Dès lors, ce n'est plus la lumière vÏAante du Soleil,
mais lueur morte de la Lune,
la —
douce, il est vrai, aux
yeux tendres qu'offense la splendeur de midi.
Vigny, lui, n'a jamais su exprimer plus de trois ou
quatre idées dignes de ce nom, — idées nobles d'ailleurs
et auxquelles ildonna une forme sévère et pâle pleine
parfois d'un grand charme; mais le comparer à Victor
Hugo, c'est comparer Méhul à Wagner ou Poussin à
Rembrandt! Citons de lui cette strophe assez néo-plat(jni-
cienne :
Mais notre esprit rapide en mouvements abonde,
Ouvrons tout l'arsenal de ses puissants ressorts.
L'invisible est réel. Les âmes ont leur monde
Où sont accumulés d'impalpables trésors.
Le Seigneur contient tout dans ses deux bras immenses,
Son Verbe est le séjour de nos intelligences,
Comme ici-bas l'espace est celui de nos corps (i).
L'œuvre de Lecontc de Lisle est autrement riche de
pensée. Si superbe auteur des Poèmes barbares avait
le
su rester libre vis-à-vis du matérialisme despotique, il eût
sans doute compris le bouddhisme, cet aspect extrême-
oriental du gnosticisme, en ce qu'il a de plus subtil et
de plus profond. Peut-être même eùt-il réussi à combiner
(Il Alfred de \'igny, les Destinées, — A? Miusoii du Beii^er.
DU POINT DE VUE (ÎNOSTIQUE
dans son cœur, dans ce cœur qu'il plaçait si haut au-dessus
du monde, les deux grandes formes du renoncement, le
bouddhisme et le christianisme, sans d'ailleurs pour cela
perdre cette adoration du beau qu'il avait pris aux Hel-
lènes. Comment ne pas le croire, à lire les vers suivants,
si magnifiques en leur inflexibilité (i)?
Pour qui sait pénclrer. Nature, dans tes voies.
L'illusion t'enserre et ta surface ment :
Au fond de tes fureurs, comme au fond de tes joies,
Ta force est sans ivresse et sans emportement.
Tel, parmi les sanglots, les rires et les haines,
Heureux qui porte en soi, d'indifférence empli.
Un impassible cœur sourd aux rumeurs humaines,
Un gouffre inviolé de silence et d'oubli!
La vie a beau iVémir autour de ce cœur mc)rne.
Muet comme un ascète absorbé par son Dieu;
Tout roule sans écho dans son ombre sans borne.
Et rien n'v luil du ciel, hormis un trait de feu.
Mais ce peu de lumière à ce néant fidèle.
C'est le reflet perdu des espaces meilleurs!
C'est ton rapide éclair, Espérance éternelle.
Qui l'éveille en sa tombe et le con\ie ailleurs (2)!
Les vers de Leconte de Lisle sont tout l'opposé de ceux de
(i)
Lamartine autant ceux-ci sont invertébrés,
: les partisans de —
la désolante asexualité du vers libre saluent en Lamartine leur
ancêtre, —
autant ceux-là sont rigidement construits. A égale
distance de ces deux extrêmes, les vers de Victor Hugo, unissant
à une parfaite cohésion une souplesse véritablement prodigieuse,
sont comme une chair vivante où circule un sang chaleureux.
(2) Leconte de Lisle, Pohmcs barbares, — la Ravine Saint-Gilles, ^'oir
aussi le lîcriiiea. In Excelsis, le Xa-arécii,
96 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Sullv Prudhumme, le poète philosophe, manque évi-
demment d'inspiration spontanée; mais, doué d'un esprit
généreux, il par^•ient, grâce à un labeur opiniâtre, à
donner de certaines grandes idées, familières aux étudiants
de l'occultisme, une expression complète et lumineuse.
Il a aussi des cris sublimes, comme certains sonnets des
Epreuves et, dans les Vaines Tendresses^ Ce qui ciwx\
l'Etrangei-.
Des cris sublimes, c'est tout le génie de Musset, intuitif
comme un petit enfant: mais, si émouvants qu'ils puissent
être, ces cris d'enfant ne dépassent guère une région de
l'esprit assez peu élevée.
On peut en dire autant des aspirations du maladif
Albert Samain (r).
Dans l'œuvre des deux poètes névrosés Baudelaire et
Verlaine on trouve sans doute, comme chez tous les demi-
déséquilibrés, de fort remarquables pensées qui, par leur
mysticisme, se rapprochent des données de la science
occulte; mais ce ne sont guère là que de larges éclairs
flous dans une atmosphère insalubre et fiévreuse.
Enfin, nous ne demanderons pas la manne spirituelle
aux maîtres orfèvres Gautier, Banville, Heredia; ce serait
absurde. Remarquons toutefois que, par leur beauté si
riche, si satisfaisante, les œuvres de ces poètes engendrent
en nous, comme la vue d'un grand paysage aux lignes
lumineuses, une multitude de pensées nobles et sereines.
Et cela encore est divin, car, comme l'a dit notre Hugo,
n'est-ce pas Dieu
Qui donne la beauté pour forme à l'absolu (2)?
(i) Voir cependant Rcreil, dans le Chariot d'or (I, Iiitcricur]
(2) Victor Hugo, l'Aiiiicc terrible, — Juillet, XII.
DU POINT DE VUE GNOSTU^Uli 97
Que celte citation ferme la parenthèse, puisqu'elle me
ramène au poète-mage de qui Eliphas Lévi, un maître
occultiste du siècle dernier, a parlé en ces termes :
Il a la loi uni\crsellc de Gœthe cl rimmensilé philo-
sophique de Spinoza. Il est Rahelais et Shakespeare.
— Victor Huijo, \<)us êtes un grand magicien sans
le savoir cl vous avez trouvé... l'arcane de la vie
éternelle 11).
En plusieurs endroits de son livre sur Victor Hugo, le
pliilosoplic, Charles Renouvier dans l'œuvre du
relè^"e
grand songeur des contradictions qui ne laisseraient pas
d'être fort graves. Je ne parle pas des contradictions dues
au développement de la pensée même du poète, comme
le sentiment de la « pitié suprême a faisant suite aux
« châtiments )). C'est comme si l'on disait que le printemps
contredit Thiver, —
antithèse facile qu'un esprit pondéré ne
devrait pointse permettre. Renouvier, d'ailleurs, après avoir
consacré aune pareille contradiction plusieurs pages, con-
clut qu'il faut v voir « le développement naturel d'une àme
grande et bonne dans la méditation du problème du mal ».
Mais Renouvier croit trouver d'autres contradictions plus
sérieuses, notamment dans Ce que dit la bouche cf ombre,
dans Dieu, dans la Léiiende de- Siècles. Comment, dit-il,
concilier l'idée de progrès indéfini dû à l'eflbrl libre de
l'homme, idée développée par la bouche d'ombre, par
l'ange et dans Plein Ciel (la Légende des Siècles, LVIIl),
avec celle de jugement dernier, développée dans cette
(i) Éliphas Lévi, le Gr<.iiiJ ArCiTiic, livrt uoisième, chapiuc X\'
gS ESSA[ SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
môme Légende peu après Plein Ciel, ou avec celle de
pardon général, développée par cette même bouche
d'ombre? Ces contradictions, si grossières en apparence,
tombent à la lumière du gnosticisme. Oui, le progrès de
l'homme est dû au développement dans son âme de
Tamcjur, de la sagesse et de la \()lonté, et, certes, il n'existe
aucun Dieu extérieur à Tètre, il n'y a en dehors de Tétre
que des reflets de Dieu; mais, de même que les globes
où se poursuit l'évolution sont limités dans l'espace et
dans le temps et que chacun connaît successivement nais-
sance, vie active et mort, pour renaître plus tard sous
une forme n()U\"elle, de même l'évolution de l'homme,
étroitement liée d'ailleurs à ré\olution de la planète, a
un commencement, un milieu et une fin, coinmen- —
cement relatif qui n'est que la continuation d'une évolution
antérieure, fin relative qui n'est que le prélude à une
évolution nouvelle. En d'autres termes, toute évolution est
cyclique. La doctrine ésotérique nous enseigne qu'à part
certains individus exceptionnellement avancés et quelques
groupes retardataires, tous les hommes se trouvent à peu
près au même niveau d'é\"olution. Il arrivera donc un
temps où les hommes atteindront collectivement le « fatal
carrefour » dont nous a parlé le griffon; chacun d'eux
devra choisir alors entre le sacrifice de la vie inférieure
à la vie « éternelle » et l'égoïsme impénitent, et son choix
ne pcjurra être déterminé que par le karma qu'il aura
lui-même développé au cours de ses incarnations succes-
sives. Selon qu'il choisira l'un ou l'autre sentier, il verra
s'ouvrir devant lui une vie nouvelle, une terre nouvelle,
un ciel nouveau, avec d'infinies possibilités, ou, prisonnier
de ses illusions et de son égoïsme, il s'enfoncera peu à peu
dans une profonde léthargie. Le » jugement dernier »
DU POINT DR VUE GXOSTKM:!': (jg
nV'si donc pas un jui^emcni arbitraire, en contradiction
a\ec révolution libre et logique des êtres
précédé d'un :
grand nombre de sélections de moindre importance, il est
tout simplement la grande sélection qui se produira natu-
rellement au sein de l'humanité quand la plus grande
partie des hommes aura atteint le moment du « choix )>, et
il n'est pas plus une rupture dans le progrès indéfini de
rame que les équinoxes, ces points critiques de la vie
annuelle de notre planète, ne sont une rupture dans son
évolution.
Reste la contradiction entre ce même progrès et le pardon
final de Dieu, —
pardon qui, en dernière analyse, ne serait
ciù qu'à la sublime indiflérence de l'Etre Absolu. Si nous
avons bien compris que le mal ne peut être que local et
passager, ne peut avoir l'existence positive que lui prêtent
les religions cxotériques, nous aurons compris par là
même que le pardon de Dieu » est accordé de toute
<
éternité. Le mal n'étant que limitation et toute limite
devant nécessairement tomber un jour. car. comme l'a—
dit Hugo.
Tout ce qui tourbillonne appnrlicnt à la tombe i ,
et tout être, étant essentiellement Dieu, contient la force
qui dissoudra ses chaînes, — le mal n'a, en dehors des
formes limitées par le temps et l'espace, aucune existence
réelle; comment, dés lors, le châtiment en aurait-il une?
Voilà pourquoi, chaque fois que l'esprit du poète s'élève
au-dessus du tourbillon cosmique soumis au temps, à la
limitation (Saturne, Satan), il rencontre l'idée de l'amour
universel, du pardon total et éternel, qui est l'Etre même.
\i) Les Quatre Vents Je JIEsprit, III, lu.
loo ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Comme nous le verrons plus loin, car nous aurons à
revenir sur ces questions, c'est dans de semblables com-
munions avec l'essence intime de toutes choses que Victor
Hugo puisait sa « pitié suprême » et ses infinies tendresses,
en un avenir lumineux,
ses espoirs sa confiance inébranlable
dans l'harmonie divine.
L'aube est une parole éternelle donnée,
s"écriait-il, certain que
L'éternel, l'infini. Dieu, n'est pas insolvable (i).
Y dans son œuvre d'autres contradictions? Rien
a-t-il
de plus probable, cette œuvre ayant la richesse et l'ampleur
de la nature, qui abonde en contradictions. Hugo, il faut
sans cesse s'en souvenir, n'est pas à proprement parler un
philosophe, et nous ne saurions attendre de lui une expo-
sition logique et ordonnée de ses convictions. Tout poète
procède par intuitions; ses pensées sont amalgamées à la
foule des images, des sentiments, des réminiscences; les
mots n'ont pas pour lui de sens absolu, en ont-ils —
d'à Heurs toujours un pour le philosophe? et, pour —
comprendre ce que veut dire le poète, la raison ne suffit
pas il
: faut, comme en musique, deviner, communier.
La compréhension d'un poète de l'ordre de Victor Hugo
est de même sorte que la compréhension de la nature il :
y faut apporter un peu de la di\inaiion des Kepler et des
Newton (2).
Voici une contradiction à laquelle Renouvier ne semble
(i) L'Année terrible, — Juillet, XII.
(2) Sur de Dieu dans la nature, relire
les contradictions et les excès
certaines pièces amusantes de l'Art d'être grand-pere. dans la partie
intitulée le Pueine du Jardin des Plantes.
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE
pas avoir songé. Dans une des plus belles pièces des Quatre
l'en f s de l'Esprit (III, lo). le poète s'écrie :
Il faut dans le grand tout tôt ou tard s'absorber,
— assertion chère au panthéisme, mais qui ne semble pas
pouvoir s'accorder avec les affirmations réitérées du poète
touchant l'immortalité de l'àmc individuelle. Ici encore la
science occulte va nous venir en aide. Le bouddhisme
appelle la croyance à l'àme individuelle « la plus grande
des illusions » ; cela signifie, non pas, comme se le sont
imaginé certains esprits simpliste'^, qu'il n'v a point
d'immortalité pour l'individu, mais que le fait de se croire
un « moi » séparé de la multitude des autres « moi o est
le fruit de tcjutes les illusi(ms nées du karma même de
l'être. Comme toute forme, l'individualité n'est que rela-
tive; « moi », en réalité, est Tout, et, lorsque
chac]ue
enfin ildégagé des illusions anciennes, le « moi » ne
s'est
peut plus se considérer comme une entité séparée en :
toute conscience il est identique à l'Etre Universel. Mais,
naturellement, cette absorption en Tout, cette « nirvâni-
sation », ne peut être que graduelle elle ne saurait se :
produire tant que l'être se débat dans le tourbillon de ses
propres créations, tant que son « moi » ne s'est pas élevé
au-dessus des dimensions cosmiques. La question se lie
ainsi au problème du mal le mal initial, c'est l'illusion
:
de la séparation, c'est, intellectuellement, le fait d'accorder
une valeur absolue aux formes, aux formules, aux catégo-
ries. Mythiquement, Satan, —
identique au Saturne des
Latins, —
est considéré comme l'auteur de ce mal primor-
dial; n'est-il pas appelé « le père du mensonge )>? Il est
l'Esprit qui, rebelle à l'unité divine, divise, sépare, empri-
sonne, et dévore ses propres enfants. Mais c'est aussi lui
ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR IIL'GO
qui, sous la forme de Lucifer, le porte-lumière, donne à
rhomme le désir de la connaissance et de la liberté, grand
Courant montant de terre à la rencontre du courant de
l'amour, issu des profondeurs du Verbe. L''homme parfait
deux puissances.
doit naître de l'union de ces
Notons que, —
pour ne parler que des religions le mieux
connues, —
nous retrouvons l'enseignement du boud-
dhisme dans les religions brahmanique et chrétienne.
Le brahmanisme incite Thomme à renoncer à l'illusion
ciu " moi » afin de pouvoir s'immerger dans l'Ineffable
qui, sous le nom d\itind^ repose au fond de tout être.
C'est « Cela » qui dcjnne du prix même aux formes rela-
tives. Comme le dit la Brihadaranjakopcinishad^ rattachée
au Yajour Vcda^ « ce n'est pas en vérité, oui, pour l'amour
du mari que le mari pour Pamour c^e Vdtman
est cher : c'est
[neutre d\itnid, atmâ considéré en
tant que principe uni-
versel] que le mari est cher; ce n'est pas en vérité, oui,
pour l'amour de la femme que la femme est chère;
c'est pour Pamour de Witman que la femme est chère...
c'est pour l'amour de Vdtman que la richesse est chère...
c'est pour l'amour de Vdtmau que les dieux sont chers... «(i).
Pas d'amour donc, sublime ou vil, qui n'ait sa racine en
ce grand amour immuable et central. De même, quand le
Christ prie ainsi « O Père... la gloire que tu m'as
:
octroyée, je la leur ai octrovée, à l'efl'et qu'ils soient
un comme nous sommes un, moi en eux et toi en —
moi; —
qu'ils soient parfaits en l'unité, et que le monde
connaisse que tu m'as envové et que tu les as aimés comme
tu m'as aimé moi-même » 21, n'indique-t-il pas clairement
(i) Brihadaraityahopanisliad, 4"^ lecture, 3' brahmana.
(2) Evangile selon saint Jean, W\\.
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE
que le but de révolution du « moi », c'est l'union avec un
Moi supérieur, un Moi universel, qui n'est autre que le
Verbe dont il est lui-même la terrestre expression? L'indi-
vidualité grandit d'épreuve en épreuve; l'homme devient
un ange, un archange, un archée; à chaque degré son
« moi » se dilate, et il devient enfin le Moi universel qui
peut dire en parlant des formes ancestrales dont il s'est
dégagé : << Avant qu'Abraham fût, Je suis (i). »
Ces considérations nous amènent naturellement à nous
demander quelle était l'attitude de Victor Hugo en face
des diverses religions et de la religion en général. Si nul
n'a plus violemment critiqué les erreurs, les excès, les
monstruosités des religions révélées, nul cependant n'a
été plus profondément religieux, et, dès qu'il se fut dégagé
des doutes de sa jeunesse, —
Tout corps traîne son ombre et tout esprit son doute,
écrivait-il alors i2), — nul n'a mieux « adoré Dieu », nul
ne s'est plus ébloui du divin épars en toutes choses, physi-
ques, morales et intellectuelles. Comme tout gnostique,
de la lettre qui tue il libérait l'esprit et vovait dans les reli-
gions révélées des images de la religion suprême, mise
ainsi à la portée de l'intellect humain :
Tous les cultes ne sont, à Memphis comme à Rome,
Que des réductions de l'éternel sur l'homme (3),
(i) Evangile selon saint Jean. VIII.
(2) Les Voix intérieures, XXVIII.
(i) Religions et Religion, II.
I04 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
et, dans son désir d'être comprise de l'iiomme imparfait.
Pas de religion qui ne blasphème un peu (i).
Et les religions, avec leurs dieux, passent l'une après
l'autre, quand elles ont accompli leur œuvre. Mais, lors-
que la pensée puritiée se sera élevée à la contemplation de
ridée pure, toutes ces anciennes religions apparaîtront
comme unies dans la religion universelle, qui n'aura d'au-
tre livre que la conscience et d'autre temple que l'àme (2),
Tout au plus alors pourra-t-on admettre la construction
d'un vaste lieu de recueillement collectif, pur de symboles
et d'images (^3^. En attendant cette ère bénie, comme
L'homme a besoin, dans sa chaumière,
Des vents battu,
D'une loi qui soit sa lumière
Et sa vertu (41,
le songeur estime avec raison qu'il serait d-angereux de
retirer à l'homme l'énergie bienfaisante qu'il puise dans sa
religion, quelque incomplète qu'elle puisse être, avant
qu'en lui-même il ait développé amour, sagesse et volonté.
Mieux vaut même, s'écrie-t-il, la croyance en un enfer
éternel que la croyance à la seule matière, que la négation
de l'esprit :
(i) Religions et Religion. I, 2.
Jésus n'a-t-il pas dit que du « temple » extérieur il ne resterait
(2)
pas pierre sur pierre? Par contre, enseignait-il, « ne savez-vous pas
que vous êtes des dieux? » {Evangiles, passim). Saint Paul disait de
même {Première Epitre aux Corinthiens, III) « Ne savez-vous donc :
pas que vous êtes un sanctuaire de Dieu et qu'en vous réside l'esprit
de Dieu? »
(3) "Voir le Temple, dans la Légende des Siècles (XLIII).
(4) Les Contemplations, livre sixième, II.
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE ,o3
. . . Oh ! reprends ce Rien, gouffre, cl rends-nous Satan (i)!
(-cite attitude de Victor Hugo est celle même du
i^nostique. D'après renseignement on peut
ésotérique,
di\iser racti\ité humaine en troisgrandes branches :
Tactiviic qui a pour idéal la perception du beau et pour
moven la sensibilité, l'activité qui a pcjur idéal la compré-
hension du vrai et pour moven l'intelligence, l'activité qui
a pour idéal la réalisation du bien et pour moyen la
volonté. Il fut un temps, avant que l'homme eût songé à
mettre son intelligence personnelle au service de ses désirs,
où l'art, la science et la religion étaient pour ainsi dire
partie intégrante de son être. En cette époque paradisiaque,
tout ciésir était un désir de beauté, toute vie était baignée
de vérité, tout acte était un acte de bonté. La religion, la
science et ne naquirent vraiment que le jour où le
l'art
moi personnel s'affirma indépendant du Moi cosmique
représenté jusque-là par les dieux. Les êtres supérieurs à
rhomme disparurent du champ de son regard, plein des
seules visions de la terre, et il dut dès lors se contenter de
souvenirs. Il ne resta des dieux que des images fabuleuses
qui servirent aux peuples d'idées directrices, bientôt rédui-
tes, hélas! à la taille des passions humaines. Religion,
science, art, sont des souvenirs, d'abord graduellement —
effacés de la mémoire des hommes, puis peu à peu ranimés
par le génie de certains hommes exceptionnels, des —
souvenirs de l'ancienne communion avec les dieux.
La science occulte nous apprend encore que la religion
passe par trois grandes phases, lesquelles, on va s'en
rendre compte, correspondent assez exactement aux trois
révélations qui, dans le poème intitulé Dieu, précèdent celle
[i) ReUf!;inns et Religion, III.
io6 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
de la lumière lesrévélationsderaigle. dugriftbnetde l'ange.
:
Tout d'abord, la religion cherche à émouvoir; elle agit
sur la sensibilité, sur l'imagination; elle ordonne des céré-
monies grandioses; aussi l'art lui est-il d'un précieux
secours; elle exige de ses tidèles des sacrifices de biens
matériels et leur impose des rites qui doivent être observés
rigoureusement; divisée en autant de cultes qu'il y a de
peuples, voire même de tribus, elle est rude, brutale,
guerrière ses dieux sont des dieux de vengeance, des
;
dieux jaloux, des dieux des armées, son but étant d'appren-
dre aux hommes, par de brusques alternatives de plaisir et
de douleur, à maîtriser les passions de leur âme animale.
Ces religions sont noiiimées par l'ésotérisme chrétien reli-
gions de Jchovah. Jého\ah, forme cosmique de l'Esprit-
Saint, est le Dieu Lunaire qui donne à toute chose un
nom et une figure stables; aussi ces religions sont-elle*^
essentiellement mythiques. Toutes les religions révélées, à
l'exception du christianisme, appartiennent à cette phase,
bien qu'il y ait en chacune d'elles, à l'usage de certains
êtres d'élite, uii enseignement ésotérique contenant tout
l'essentiel desformes supérieures de religion. De plus, par
la voix des grands initiés, elles annoncent la venue du
Verbe Solaire et l'ouverture d'une ère nouvelle.
Toutes ces religions procèdent de Jéhovah, à Texception
du christianisme, ai-je dit. Ceci n'est exact que du chris-
tianisme pur, tel qu'il fut enseigné par Jésus lui-même et
par des disciples comme Jean et Paul. Car, sous l'influence
des hommes, le christianisme est peu à peu retombé au
niveau des religions antérieures, et c'est dans les seuls Evan-
giles^ comme le voulait Hugo, qu'il nous faut chercher la
véritable sagesse chrétienne. Cette sagesse constitue la reli-
gion du Verbe Solaire, forme cosmique du Fils, qui donne
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE 107
la morte, qui unit toutes choses en son uni-
vie à la lettre
verselle splendeur, qui « accomplit la loi et les prophètes «
de la premicM-e dispensation. Elle agit intérieurement, sur
la même de l'homme individuel, tandis que les reli-
vie
gions précédentes n'agissaient que sur les collectivités et
comme une force extérieure. Peu à peu, Técorce « jého-
vistique » du christianisme tombera ; déjà la sagesse
« christique » naît, en dehors des temples et des églises,
affranchie des frontières nationales et sociales, dans le cœur
même des hommes. Toutes les luttes qui se poursuivent de
nos jours ont pour cause profonde la réaction de l'an-
cienne loi, celle du talion, qui a cessé d'être bienfaisante,
contre la loi nouvelle, celle de Tamour. Cette religion du
Verbe est par excellence celle de Victor Hugo; elle est
celle dont le cehicisme fut toujours le champion, contre la
Rome papale, contre Luther et Calvin, enfin contre les
nouvelles idoles créées par le matérialisme. Au cours des
civilisations qui suivront la nôtre, elle deviendra univer-
selle en unissant tous les cœurs dans la sagesse de l'amour.
Elle s'adresse à la raison, au « logos », à la libre intelli-
gence, — car c'est Rome seule qui en a voulu faire un
instrument d'asservissement intellectuel; enfin, elle est —
essentiellement individuelle et mystique.
Les religions de Jéht)vah conviennent aux cinq premiè-
res civilisations de l'époque aryenne (i); la religion du
(i) L'époque aryenne fut précédée de l'époque atlante, au cours de
laquelle évoluèrent les premières races véritablement humaines. A
cette époque, la religion n'était déjà plus qu'un souvenir contus de
la religion originelle, souvenir qui tinit même par sombrer dans les
tourbillons de la magie noire. Moïse, conducteur de la cinquième
race atlante, celle des Sémites primitifs, laquelle devint l'origine des
races aryennes, fut le premier à réveiller le souvenir de l'antique
révélation en donnant aux hommes l'essence de toutes les religions
uj8 essai sur la PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Christ fleurira dès la sixième civilisation aryenne et s'épa-
nouira à l'époque suivante. Enfin, la religion du Père, qui
fera appel à la volonté pure et agira directement jusque sur
le corps physique, s'établira durant la dernière époque de
l'évolution sur ce globe terrestre (i).
dites « de Jéhovah ». L'époque atlante fut elle-même précédée de
trois époques au cours desquelles les âmes humaines se préparèrent
à la naissance du moi pensant.
Les religions sémitiques, et principalement le judaïsme, sont par
excellence des ' religions de Jéhovah ». Mais il serait absurde et peu
chrétien d'en conclure que juifs et musulmans sont tous morale-
ment inférieurs aux esprits qui s'étiquettent chrétiens. L'esprit juif
est assez répandu dans les sociétés chrétiennes, et, par contre, il n'est
pas rare de trouver chez les juifs de véritables vertus évangéliques.
Rappelons-nous la parabole de la poutre et du fétu de paille. Une
des caractéristiques de la sagesse chrétienne est de ne jamais porter
de jugements collectifs seul, à ses yeux, compte l'individu.
:
(i) La science deux autres formes de l'activité humaine,
et l'art, ces
ont également l'une et l'autre trois grands aspects. La science, née
de l'activité intellectuelle, comprend la chimie, qui fait appel à la
volonté, transformatrice de la matière; les mathématiques avec leur
dérivé, la physique, lesquelles sont du ressort de Fintelligence pure;
et l'histoire naturelle, qui fait appel à la sensibilité, à l'amour. L'art,
né de l'activité sentimentale, comprend les arts plastiques idanse,
peinture, sculpture, etc.), qui font appel à la volonté; la littérature, à
laquelle il faut rattacher l'architecture, qui fait appel à l'intelli-
gence; et la musique, pour laquelle la sensibilité sufSt.
Les six énergies nées de l'énergie primordiale, laquelle complète
le septénaire, — énergies qui ont pour points d'appui physiques
différents astres de notre système, — sont en rapport avec la sensibi-
lité, l'intelligence et la volonté et ont par suite une influence sur les
diverses formes d'art, de science et de religion. Jupiter et Mars sont
les puissances de la volonté et de la force objective; leur action
s'étend donc à toute religion, à la chimie, aux arts plastiques. Mer-
cure et le Soleil, puissances de l'intelligence et de la divination,
agissent sur toute science, sur la religion du Verbe, sur la littéra-
ture et l'architecture. Vénus et la Lune, puissances de la sensibilité
et de l'imagination, étendent leur influence sur tout art, sur les reli-
gions de Jéhovah, sur les sciences naturelles. Saturne, le temps
cyclique, l'activité en soi (karma), fils d'Uranus, l'espace incondi-
•
DU POLXT DE VUE GxXOSTIQUE 109
La pensée de Victor Hugo a donc magnifiquement
évolué de la religion catholique officielle, qu'il chantait
avec naïveté dans les Odes et Ballades^ au doute qui rem-
plit les poèmes élégiaques d'avant Texil, — alors qu'il disait
tristement :
Nous portons dans nos cœurs le cadavre pourri
De la religion qui vivait dans nos pères (11, —
puis du doute, de plus en plus traversé d'éclairs illumina-
teurs, jusqu'à l'étonnante révélation de la bouche d'ombre,
qui semble être le point de départ de sa montée vers Dieu.
Hugo a réalisé dans son âme et dans son œuvre cette
union du cœur et de l'esprit si indispensable au bonheur
de l'humanité et ardemment cherchée par le génie celti-
que. La religion, n'est-ce pas ce qui relie \q cœ^ur à l'esprit,
la terre au ciel? Tant que cette union n'est pas, l'homme,
dès qu'il s'élève au-dessus des tumultes quotidiens, souftre
de sentir toujours
. l'esprit qui ricane auprès du cœur qui pleure (i).
l'avons dit, si nul comme Victor Hugo n'a cfjnnu
Nous
le bouillonnement, d'ailleurs salubre et fort, de la vie
païenne, nul cependant n'a été plus chrétien. Très diluè-
rent de ces esprits grossiers qui ne savent condamner
qu'en bloc, il a toujours su voir, derrière les cultes officiels,
les idées primitives dont ces cultes sont les déformations.
tionné, est le lien occulte qui rattache les unes aux autres toutes ces
activités dérivées. (Nota Mars et la Lune sont interchangeables,
:
Mars étant la réincarnation, à un niveau plus dense, d'une ancienne
planète dont la Lune est un débris.)
(i) Les Chants du Crépuscule, XXXVIIL
iio ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
« J'irai », s'écriait-il.
Jusqu'à ce que, perçant le temple
Et le dogme, ce double mur.
Mon esprit découvre et dévoile
Derrière Jupiter l'étoile.
Derrière Jéhovah l'azur!
que vous crovez que l'ombre
...Est-ce
A quelque chose à refuser
Au dompteur du temps et du nombre,
A celui qui veut tout oser,
Au poëte qu'emporte rame,
Qui combat dans leur culte infâme
Les payens comme les hébreux,
Et qui, la tête la première,
Plonge, éperdu, dans la lumière,
A travers leur dieu ténébreux (i) !
La figure historique de Jésus a touj(_iurs hanté son esprit
avide d'admiration et d'adoration; il ne cesse de vénérer
en Jésus l'homme suprême par la bouche duquel Dieu lui-
même a parlé. Dans /c'5 ]'uix intérieures (I), il s'afflige de
voir pâlir au.K veux des hommes l'image du grand
martyr :
Une chose, ô Jésus, en secret m'épouvante.
C'est l'écho de ta voix qui va s'atîaiblissant.
Dans William Sliakespeare (troisième partie. III), vision
radieuse, il « dans le
voit s'éle\er de terre, resplendissant
clair de l'horizon », la « prodigieuse constellation » des
grandes âmes, « mêlée à cette immense aurore, Jésus-
Christ ». Dans la Fin de Satan, poème écrit pendant l'exil,
(i) L'Art d'être grand-père, XNlll, 5. Relire aussi, dans les Contem-
plations, le prodigieux poème intitulé Ibo (livre sixième, II).
l)i; POINT DE VUK GNOSTIQUE
il fait d'un des trois livres consacrés à la terre une sorte de
paraphrase, souvent très belle, des £'ra//^/7e5(i^ Enfin, dans
l'admirable poème intitulé le Pape^ nous lisons ces vers :
Soudain il me sembla, comme, dans leur souffrance,
Pensif, je regardais les peuples douloureux,
Voir l'ombre d'une main bénissante sur eux;
Il me sembla sentir quelqu'un de secourable.
Et je vis un ravon sur Tbomme misérable.
Et je levai les veux au ciel et j'aperçus.
Là-haut, le grand passant mystérieux, Jésus (2).
Mais, même si Hugo n'avait pas connu la merveilleuse
histoire de Judée, il aurait mérité le nom de chrétien,
magnifique quand il est ainsi porté, car son œuvre tout
entier, avec ses défauts, ses excès, ses énormités, est une
immense aspiration vers la sagesse de Tamour, vers ce que
les occultistes d'Occident appellent le Verbe Solaire. La
personnalité terrestre de Jésus disparaît sur l'éblouissante
auréole de ce Verbe; elle pourrait, comme d'aucuns l'ont
prétendu, n'avoir jamais existé : la sagesse christique, le
layonnement solaire, n'en existerait pas moins. « Qu'est-
ce qui existe? répondait le vieux Gœthe à ceux qui pen-
saient l'étonner par une semblable hypothèse ;
qu'est-ce
qui existe? c'est ce qui est éternellement beau et vrai! »
Hugo eût ajouté : Et ce qui est éternellement bon.
C'est dans cette union de la pensée et de l'amour, ces
deux ailes cie l'àme humaine, comme il les appelait, que
(i) Voir aussi, dans la Légende des Siècles (II), Première rencontre du
Christ avec le tombeau.
(2) Le Pape, — Malédiction et Bénédiction.
112 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Victor Hugo trouvait la foi créatrice, la confiance inébran-
lable, ce magnifique pouvoir d'afïirmaticm qu'il portait en
lui. Comme tous les mystiques, se retirant dans le secret
sanctuaire de son être, il y touchait le roc de la certitude,
et il ressortait profondément tranquille, rassuré.
Ma conscience en moi, c'est Dieu que j'ai pour hôte.
Je puis, par un faux cercle, avec un faux compas,
Le mettre hors du ciel; mais hors de moi, non pas.
Il est mon gouvernail dans l'écume oli je AOgue.
Si j'écoute mon cœur, j'entends un dialogue.
Nous sommes deux au fond de mon esprit, lui, moi (i).
Il ne doutait pas plus de la Justice immanente que de sa
propre existence. Le vrai, c'est le juste, répétait-il conti-
nuellement.
Marche au vrai. Le réel, c'est le juste, vois-tu (2).
Homme, veux-tu trouver le vrai.^ Cherche le juste (3).
Homme, ne te crois pas plongé dans l'inconnu;
Tu connais tout, sachant que tu dois être juste (4).
Mais, Ombre, qu'est-il donc de stable sous les cieux?
La justice, dit l'Ombre. Aucun vent ne l'emporte (5).
Nous avons vu comment, pour le songeur, la justice se
confondait avec le karma même des êtres et comment, en
dernière analyse, elle n'était qu'une forme de l'éternel
amour, de la « pitié suprême ». L'homme, dit Hugo, doit
marcher librement, sans crainte, dans la voie que lui
(i) L'Année terrible, —
.luillet, XII.
(2) Les CoiitenipLitions, Hvre troisième, VIII.
(3) Religions et Religion, II.
(4) Le Pape, — Paroles dans le ciel étoile.
(5) Ibidem, Pensif devant la nuit.
1)1" POINT DE VUE GXOSTIQUE iiH
montre sa conscience, puisque sa conscience est un rayon
divin.
Sans fléchir dans ta confiance,
Sans te rebuter dans ta foi.
Sainte servante, conscience,
Tu vas dans Tombre devant moi (i).
Et, d'ailleurs,
En faisant ton devoir, tu fais à Dieu sa dette ,'2)
;
toutes les injustices ne sont que des apparences; l'homme
sage ne s'en alarme point.
Ah! la réalité, c'est un paiement sublime.
Je suis le créancier tranquille de l'abîme...
... La plainte est un vain cri, le mal est un mot creux;
J'ai rempli mon devoir, c'est bien, je souffre heureux.
Car toute la justice est en moi, grain de sable.
Quand on fait ce qu'on peut, on rend Dieu responsable.
Et je vais devant moi, sachant que rien ne ment.
Sûr de Thonnêteté du profond firmament [2'.
Qu'importe, disait-il encore,
qu'importe ce que souffre
Mon atome au hasard emporté dans le gouffre!
D'autres ont plus souffert, qui valaient mieux que moi (3).
Et :
Ne plaignez pas l'élu qu'on nomme le proscrit.
Mon esprit, que le deuil et que l'aurore attire,
Voit le jour par les trous des mains de Jésus-Christ.
Toute lumière sort ici-bas du martyre (4).
(i) Les Quatre Vents de l'Esprit, III, 36.
(2) L'Année terrible, — Juillet, XII. Relire aussi, dans les Contem-
plations, les Malheureux (livre cinquième, XXVI).
(3) Les Quatre Vents de l'Esprit, III, 47,
(4) Ibidem, III, 33.
114 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
S'efforcer d'être juste et bienveillant en toutes circonstances;
suivant la parole même de Jésus, chercher avant toute
chose le rovaume de Dieu et sa justice, le reste devant
alors être obtenu par surcroit; pardonner et demander
pardon, c'est là toute la loi humaine.
Je demande pardon à ceux que j'offensai.
Voulant traîner ma peine et non mon injustice (i).
Hugo adopte donc sans hésiter la conception mystique
de la souffrance. La souffrance, nous dit la science occulte,
résulte d'un déséquilibre dans notre être, déséquilibre du
lui-même à nos erreurs passées. Elle est le fruit de notre
karma. Même les maux qui ont pour origine une hérédité
physiologique font partie de la « rétribution karmique »,
puisque c'est l'ensemble de nos défauts et de nos qualités
qui nous entraîne vers tels parents, vers tel milieu. La
souffrance nous apprend à connaître nos points faibles, nous
ne souffrons jamais que sur de tels points; elle nous purifie
de nos égoïsmes et peu à peu nous pousse vers ce qui est
universel. Ainsi, Hugo s'écrie :
L'homme est sombre. Qu'il souffre, il brillera (2);
et, s'adressant à Dieu :
Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues.
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Où la douleur de l'homme entre ccjmme élément (3).
(ij Les Quatre Vents de l'Esprit, III, 31î.
(2) Ibidem, III, 27. Nous
lisons aussi dans Alfred de Musset (Poésies
nouvelles, — la Nuit d'octobre) :
L'homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.
Ç5) Les Contemplations, livre quatrième, XV. Sphère des nues, sphère
des vapeurs, sont des expressions qui désignent le « monde astral »,
royaume des désirs et des émotions.
DU POINT DE VUE GXOSTIQIJE ii5
La douleur ci la mort sont les grandes forces qui délivreni
Pespril.
Au-dessus de celui qui souflVe passivement, il y a le
martyr, qui souftVe volontairement pour son idéal ou pour
les autres. Les « maîtres de compassion », ces êtres sublimes
qui ont renoncé à leur propre béatitude pour ne pas aban-
donner leurs frères moins avancés, enseignent qu'il faut
vouloir porter le poids des erreurs collecti\es, car, comme
le dit un texte bouddhiste, « peut-il y avoir de la béati-
tude quand tout ce qui vit doit souftYir? Seras-tu sauvé
pour entendre gémir le monde entier? Tu n'atteindras le
septième pas et tu ne franchiras la porte de la connaissance
finale que pour te fiancer à la douleur, si tu veux... rester
sans égoïsme jusqu'à la fin sans fin (i). » Hugo chante
ainsi la gloire du martvre :
O douleur! clef des cieux! L'ironie est fumée.
L'expiation rouvre une porte fermée ;
Les s>)u(îrances sont des faveurs.
Regardons, au-dessus des muhitudes folles,
Monter vers les gibets et vers les auréoles
Les grands sacrifiés rêveurs.
Monter, c'est s'immoler. Toute cime est sévère.
L'olympe lentement se transforme en calvaire;
Partout le martyre est écrit;
Une immense croix gît dans notre nuit profonde;
Et nous voyons saigner aux quatre coins du monde
Les quatre clous de Jésus-Christ (2).
(i) La Voix du Silence, troisième partie.
(2) Les Contemplations, livre sixième, XVII.
ii6 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
(Ceci ne rappelle-t-il pas la parole de Platon (dans Timéé) :
pour donner à toutes choses la vie, Tàme du monde est
étendue dans la matière en forme de croix?)
Dans les Misérables (i), à propos des couvents, Hugo
revient sur cette question du renoncement en la liant à la
question de la prière. Prier, dit-il, c'est c mettre par la
pensée lïnfini d'en bas [l'âme] en contact avec l'infini d'en
haut [Dieu] » (2).
Quant au mode de prier, ajoute-t-il, tous sont bons,
pourvu qu'ils soient sincères. Tournez votre livre à
l'envers, et soyez dans l'infini.
II y a, nous le savons, une philosophie qui nie
l'infini. Il y a aussi une philosophie, classée patholo-
giquement, qui nie le soleil ; cette philosophie s'appelle
cécité.
Ériger un sens qui nous manque en source de vérité,
c'est un bel aplomb d'aveugle.
Le curieux, ce sont les airs hautains, supérieurs et
compatissants que prend, vis-à-vis de la philosophie
qui voit Dieu, cette philosophie à tâtons. On croit
entendre une taupe s'écrier : Ils me font pitié avec
leur soleil (3) !
Nous lisons plus loin :
Les esprits irréfléchis et rapides disent :
— A quoi bon ces figures immobiles du côté du
mystère? à quoi servent-elles? qu'est-ce qu'elles font?
Hélas en présence de l'obscurité qui nous environne
!
et qui nous attend, ne sachant pas ce que la dispersion
immense fera de nous, nous répondons Il n'y a pas :
\i) Dans le chapitre intitulé Bontc absolue de la prière (deuxième
partie, livre septième, VI).
(2) Les Misérables, deuxième partie, livre septième, V.
(3) Ibidem, VI.
l)i; POINT DE VUE GNOSTIQUE 117
d'œuvre plus sublime peut-être que celle que font ces
âmes. Et nous ajoutons Il n'y a peut-être pas de
:
travail plus utile.
I! laut bien ceux qui prient toujours pour ceux qui
ne prient jamais.
Pour nous, toute la queslion est dans la quantité de
pensée qui se mêle à la prière.
Leibniz priant, cela est grand; Voltaire adorant,
cela est beau. Deo erexit Voltaire.
Nous sommes pour la religion contre les religions.
Nous sommes de ceux qui croient à la misère des
oraisons et à la sublimité de la prière (i).
Dans un poème des Contemplations, — un de ces poèmes
courts et parfaits de proportions, assez nombreux dans
Fœuvre du poète, quoi qu'on en ait dit, pour former plu-
sieurs volumes, — Hugo fait de la prière un ange, le seul
ange qui puisse bâtir le pont entre l'âme et son DieU/
J'avais devant les yeux les ténèbres. L'abîme,
Qui n'a pas de rivage et qui n'a pas de cime.
Était là, morne, immense; et rien n'y remuait.
Je me sentais perdu dans l'infini muet.
Au fond, à travers l'ombre, impénétrable voile,
On apercevait Dieu comme une sombre étoile.
Je m'écriai : — Mon âme, ô mon âme! il faudrait.
Pour traverser ce gouffre où nul bord n'apparaît.
Et pour qu'en cette nuit jusqu'à ton Dieu tu marches,
Bâtir un pont géant sur des millions d'arches.
Qui pourra jamais? Personne! O deuil! effroi!
le
Pleure! —
Un fantôme blanc se dressa devant moi
Pendant que je jetais sur l'ombre un œil d'alarme,
Et ce fantôme avait la iorme d'une larme;
(i) Les Misérables, deuxième partie, livre scpiicme, VIIL
ii8 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
C'étaitun front de vierge avec des mains d'enfant;
Il ressemblait au lys que
la blancheur défend;
Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.
Il me montra l'abîme où va toute poussière,
Si profond que jamais un écho n'v répond,
Et me dit —
Si tu veux, je bâtirai le pont.
:
Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.
— Quel est ton nom? lui dis-je. Il me dit La prière :
— (i).
Au nombre de ceux qui prient se trouvent, selon Hugo,
les penseurs et les « songeurs » inspirés, poètes, artistes,
savants, philosophes, tous ceux qui dévoilent un peu du
mystère de la divinité. Le Verbe parle par leur bouche, et
c'est grâce à eux que,
Comme un fleuve d'âme commune,
Du blanc pylône à l'âpre rune,
Du brahme au flamine romain,
De l'hiérophante au druide,
Une sorte de Dieu fluide
Coule aux veines du genre humain (2).
Hugo se glorifiait à juste titre d'être un de ces « mages »,
un de ces « prophètes ». Pour lui, comme pour le gnostique,
les mots ne sont pas simplement le résultat d'un mécanisme
tout extérieur; les mots sont des » êtres vivants », des
« types on ne sait d'où venus » ; ils sont lesformules des
c
lueurs flottantes du cerveau », les « passants mvstérieux de
l'âme ».
Chacun d'eux porte une ombre ou secoue une flamme.
Chacun d'eux du cerveau garde une région;
Pourquoi? c'est que le mot s'appelle Légion;
(i) Les Contonplations, livre sixième, I (ie Pont).
(2j Ibidem, livre sixième, XXIII.
Dr POINT DE VUE GNOSTIQUE
C'est que cliaciin, selon Téclair qui le traverse,
Dans le labeur commun fait une œuvre diverse;
C'est que de ce troupeau de signes et de sons
Qu'écrivant ou parlant, devant nous nous chassons.
Naissent les cris, les chants, les soupirs, les harangues;
C'est que, présent partout, nain caché sous les langues,
Le mot tient sous ses pieds le globe et l'asservit;
Et, de même que l'homme est l'animal où vit
L'àme, clarté d'en haut par le corps possédée,
C'est que Dieu fait du mot la bête de l'idée (i).
Et le poète ajcHite :
Oui, tout-puissant! tel est le mot. P'ou qui s'en joue!
L'occultisme nous enseigne de même que chaque
mot, tel
un objet magique chargé demagnétique, est un
fluide
réceptacle d'énergie, bienfaisante ou dangereuse, forte ou
faible, selon l'idée dont elle émane, et qui se modifie
d'ailleurs avec l'usage que font du mot les générations
successives. Ainsi, tout grand poète vivifie les mots qu'il
emploie et quelquefois même en transforme le sens. Croit-
on, par exemple, que le mot amour eût eu certains sens
élevés que nous lui attribuons s'il n'avait vibré que sur
les lèvres sensuelles de nos poètes erotiques?
Ncmrod dit : guerre! Alors, du Gange à l'Ilissus,
Le 1er luit, le sang coule. Aimez-vous! dit Jésus,
Et ce mot à jamais brille et se réverbère
Dans le vaste univers, sur tous, sur toi, Tibère,
Dans les cieux, sur les fieurs, sur l'homme rajeuni,
Comme le flamboiement d'amour de l'infini (i) !
l'i) Les CoiiteuipLitiuiis, livre premier, VIII.
120 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Nous voici revenus à la question centrale de l'amour,
car il est à peu près impossible de lire plusieurs pages de
Victor Hugo sans avoir affaire à elle. Attardons-nous-y
une dernière fois.
Nous avons vu comment il fallait résoudre l'apparente
antinomie entre la justice universelle et le pardon non
moins universel. Nous n'aurons donc pas de peine à con-
cilier dans l'àme humaine le sentiment de la justice et
celui de la pitié. Le petit livre sur la sagesse hindoue dont
j'ai déjà cité un passage, contient ces lignes remarquables :
Certaines personnes, qui acceptent la doctrine du
Karma, mais ne la comprennent pas, deviennent dures
de cœur, a Si cet homme soviffrc, disent-elles, c'est
qu'il a mérité de soufFrir. —
Pourquoi le secourir? »
A cela je pourrais répondre que si cet homme a eu
l'occasion d'être aidé par vous, c'est qu'il a mérité
d'être aidé; et que si vous avez consciemment laissé
passer cette occasion de faire le bien, vous vous êtes
rendu coupable. Et toujours il nous est possible
d'aider notre prochain à changer l'orientation de sa
vie. Si nous ne pouvons pas lui porter secours maté-
riellement (et il est parfois préférable de ne pas le
faire), du moins nos pensées charitables peuvent-elles
lui prêter un appui moral qui, pour être invisible, n'en
est pas moins réel. Ne perdez jamais de vue la défini-
tion du Bien et du Mal; vous ne secourez vraiment
vos semblables qu'en aidant à l'évolution réelle de
leur être réel, — quelles que soient d'ailleurs les
apparences.
En somme. Karma ne nous dispense nullement
DU POINT DE VUE GXOSTIQU'E
d'aider nos semblables, pas plus qu'il ne nous empêche
de nous aider nous-mêmes (i).
Rien de plus juste. Tous les êtres sont frères, et, depuis
le chaos originel, l'amour est la grande lumière du monde,
en dépit des ombres irréelles, locales et passagères de la
haine et de la discorde. La création tout entière n'a-t-elle
pas son origine dans un immense acte d'amour au sein du
chaos?
Le chaos est un dieu; son geste est l'élément;
Et lui seul a ce nom sacré : Commencement.
C'est lui qui, bien avant la naissance de l'heure,
Surprit l'aube endormie au fond de sa demeure,
Avant le premier jour et lepremier moment;
C'est lui qui, formidable, appuya doucement
La gueule de la nuit aux lèvres de l'aurore,
Et c'est de ce baiser qu'on vit l'étoile éclore (2).
Cet amour initial est comme la tonique de l'universelle
symphonie; quelque nombreuses que soient les modula-
tions, quelque fréquents que puissent être les accords dis-
sonants, c'est toujours sur cette tonique que repose l'édi-
fice sonore et c'est elle qui doit amener l'accord parfait
final ;3;. Certes, errantes dans le monde astral et reflétées
(i) J.-C. Ghatterji, la Philosophie csotcrique de l'Inde, VIII.
(2) La Légende des Siècles, XXII.
Rabindranath Tagore, s'adressant au dieu intérieur, dit dans
(3)
un des sublimes poèmes de son Offrande lyrique (XII) « C'est le :
parcours le plus distant qui m'approche le plus de toi, et la modu-
lation la plus détournée est celle même qui mène à la parfaite sim-
plicité de l'accord. «
Un musicien avait coutume de dire que Dieu était écrit
illustre
en ut majeur. Il eût pu ajouter que le Saint-Esprit, qui est l'amour
créateur et qui a pour couleur symbolique le rouge, formait la
tonique de cet accord parfait; que le Eils, qui est la sagesse conser-
KSSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
dans le monde physique, il v u des formes de haine; mais
il n'v a pas d'àme en qui soit étoufi'é le germe incorrup-
tible de l'amour, créateur et régénérateur. Cet amour
essentiel, suprême, maintient le rhvthme des mondes-, il est
Dieu.
S'il n'y avait pas quelqu'un qui aime, le soleil s'étein-
drait (i;.
Le seul, le profond devoir de l'homme, c'est de toujours
rechercher l'amour, c'est de toujours le réveiller dans son
cœur, c'est de ne jamais oublier qu'il est l'unique réalité.
Nous l'avons vu, Hugo n'admettait point qu'on dissociât
Tamcjur et la pensée; car l'amour soutient la pensée, si la
pensée éclaire l'amour. A celui qui pénètre assez avant au
cœur des choses, les deux actes n'en font plus qu\in :
Comprendre, c'est aimer ;2,.
Alors, petit à petit, — c'est là l'histoire même de Victor
Hugo, — on se sent porté à tout aimer, à tout plaindre, à
pardonner à tout. Dès a\ant l'exil, il écrit que, pour lui,
de la vue des hommes et des choses
Sort une bienveillance universelle et douce
Qui dore comme une aube et d'avance attendrit
Le vers qu'à moitié fait j'emporte en mon esprit
Pour l'achever aux champs avec l'odeur des plaines,
Et l'ombre du nuage et le bruit des fontaines (3).
vatrice et qui a pour couleur symbolique le jaune, en formait la
médiante; et que le Père, qui est la volonté libératrice et qui a pour
couleur symbolique le bleu, en formait la dominante. Dans l'uni-
vers, animé par Dieu, toutes choses sont liées entre elles en d'har-
monieuses correspondances.
(i) Les Misérables, quatrième partie, livre cinquième, IV.
(2) Les Contemplations, livre troisième, V'III.
(3) Les Rayons et les Ombres, XLIV.
DU POINT DE VUE GNOSTKjUE
Et il termine les Burgrarcs pur ces vers sublimes :
Quel qu'ait été le sort, quand l'heure va sonner,
Heureux qui peut bénir! —
Grand qui sait pardonner!
Certes, par hi suite, il pourra encore s'indigner, et avec —
quelle violeiice! — certes, il pourra écrire les Châtiments
{(( J'ai dû faire ce livre » (li, dira-t-il plus tard-, mais sans
oublier jamais qu'
Au-dessus de la haine immense quelqu'un aime (2).
Les Contemplations, commencées avant l'exil, achevées à
Guernesey, sont d'un bout à l'autre animées par le senti-
ment de l'amour, toujours plus large, toujours plus com-
préhensif. 11 disait alors à sa fille :
Dieu nous éclaire, à chacun de nos pas,
Sur ce qu'il est et sur ce que nous sommes;
Une loi sort des choses d'ici-bas,
Et des hommes.
Cette loi sainte, il faut s'y conformer.
Et la voici, toute àme y peut atteindre :
Ne rien haïr, mon enfant, tout aimer.
Ou tout plaindre i3i !
Il s'écriait à la vue des êtres sombres, afin qu'eux aussi, en
leur âme obscure, ils pussent » murmurer : amour » :
J'aime l'araignée et j'aime l'ortie
Parce qu'on les hait... (4)
(i) Les Quatre l'e/ils cie l'Esprit, I, 32.
(2) L'Année terrible, — Juillet, II.
(3) Les Contemplations, livre premier, I.
(4) Ibidem, livre troisième, XXVII.
124 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Il rejetait à la vague un crabe qui venait de le mordre,
Afin qu'il allât dire à l'océan qui gronde
Et qui sert au soleil de vase baptismal
Que l'homme rend le bien au monstre pour le mal (i).
le bien pour le mal, renoncer à la vieille loi du
Rendre
talion, aimer ses ennemis, nous voici au centre même du
christianisme. Et ces notions ne sont pas pour Hugo de
simples phrases, pleines de la vaine rhétorique des phari-
siens; non, elles sont sa vie, sa nourriture, sa raison d'être
et de progresser.
Dès que, s'examinant soi-même, on se résout
A chercher le côté pardonnable de tout.
Dès qu'on a rejeté l'amertume chagrine,
Le réel se dévoile, on sent dans sa poitrine
Un cœur nouveau qui s'ouvre et qui s'épanouit (2).
De là ses appels, ardents, abondants, éperdus, désespérés
parfois, à la justice, à la clémence, à l'amour.
Bénir le ciel est bien, bénir l'enfer est mieux,
fait-il dire au « pape »>... endormi (3). Qui ne se souvient
de ses attaques réitérées, tout au long de sa vie, contre la
peine de mort? —
peine stupide, en effet, dit la science
occulte, puisqu'on ne peut véritablement tuer un être et
que l'énergie ainsi libérée, toujours aussi malfaisante, agit
dans le monde astral avec une force beaucoup plus grande
que lorsqu'elle était limitée par le corps physique. Qui ne
se souvient de son attitude lors de la Commune qui suivit
(i) Les Contonplations, livre cinquième, XXII.
(2) La Pitié suprême, VIII.
(3) Le Pape, — k Synode d'Orient.
IMJ POINT DE VUE GNOSTK^UE 1^5
la guerre de 70? Il faut, s'écriait-il, se pencher sur toutes
les misères, ces misères d'où sortent les haines, ne pas
craindre de se mêler à elles, de se donner à elles. Au lieu
de condamner les misérables, nous devons essayer de les
comprendre en leurs erreurs, en leurs révoltes, et sans
attendre qu'il soit trop tard. En cifet,
Que leur font nos pitiés tardives? Oh! quelle ombre!
Que fûmes-nous pour eux avant cette heure sombre?
Avons-nous protégé ces femmes? Avons-nous
Pris ces enfants tremblants et nus sur nos genoux?
... Hélas! faisons aimer la vie aux misérables.
Sinon, pas d'équilibre. Ordre vrai, lois durables,
Fortes mœurs, paix charmante et virile pourtant.
Tout, vous trouverez tout dans le pauvre content (i).
Oui; mais, s'ils veulent rendre le « pauvre » heureux,
ceux à qui la fortune a souri doivent tout d'abord aban-
donner bien des erreurs, bien des égoïsmes ils dowetit ;
7'c former jusqu'à l'idée qu'ils se font de la vie^ et, toiis^ ils
doivent devenir charitables, car, hélas! y a toujours « il
plus de misère en bas que de fraternité en haut » (2).
C'est le devoir et c'est l'honneur de ceux qui, par leur
karma, ont droit en cette vie au bien-être, de donner
l'exemple de l'amour et de la miséricorde. Répondre à la
haine par la haine, qu'il s'agisse de haines entre classes, de
haines entre nations, de haines entre individus, c'est for-
ger un nouveau maillon de la chaîne qui retient l'humanité
captive, c'est renforcer la puissance de l'illusion, c'est
(i) L'Année terrible, — Juin, XII.
(2) Les Misérables, première partie, livre premier, II.
12(3 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
'< rendre l'avenir furieux » (l'i, car, par suite du balance-
ment karmique,
Les opprimés refont plus tard les oppresseurs (i),
et la haine est la pire des oppressions. On ne peut par contre
s'imaginer ce qu'une pensée d'amour délie de nœuds qui
paraissaient indissolubles. La haine est toujours basée sur
l'incompréhension, sur l'égoisme ou sur la routine. Nous
ne devons haïr aucun être, pas même les tvrans, bien
qu'il soit de notre devoir de les combattre. Nous devons
plaindre ces malheureux et, en définitive, les aimer, eux
aussi, eux surtout, puisque nul n'ignore comme eux l'es-
sence profonde de l'être :
L'opprimé le plus sombre, hélas! c'est l'oppresseur (2).
Il faut donc
Que nous ayons pitié de ces impitoyables (2) ;
c'est à nous incombe de leur enseigner, par notre
qu'il
exemple, la loi d'amour et de pardon, à nous qu'il incombe
de les aider à se délivrer de leur erreur. Si nous nous y
refusons, nous partageons en quelque sorte la responsabi-
lité de leurs crimes. La Piïic suprcme résume en ces trois
vers toute la question :
Haïssons, poursuivons, sans trêve, sans relâche,
Les ténèbres, mais non, frères, les ténébreux;
Frappés par eux, brovés par eux, pleurons sur eux (3^.
(i) L'Année terrible, — Juin, XIII. On peut ici se rappeler la parole
de Bouddha « La haine ne cédera jamais à
: la haine, mais la haine
cédera à l'amour. »
(2) La Pitié siiprcine, XIV. Xous avons déjà rencontre cette idée
dans Ce que dit la Bouclie d'ombre et dans les Malheureux.
(?) Ibidem, XV. Nous lisons dans les Quatre \'ei/ls de il'.syrit (I, 20) :
Si Jésus s'enviiliiit féroce du c.ilvaire,
lit venait à sfm tour crucifier Satan,
Je dirais à Jésus Tu n'es pas Dieu. Va-t'en.
:
DU POINT \)]l. vie (;.\{)STI()UE 127
passage des MLsc/\ib/c'> où Victor Hugo
J'ai déjà cité le
s'en prend aux philosophics purement intellectuelles. Voici
im petit poème des Quatre Vents de l'Esprit III, 38) qui,
pur comme certains thèmes de Beetho\'en, contient toute
l'intinie douceur de son cœur :
O mon àme, en cherchant l'azur, ton xol dévie.
Restons dans le devoir; le devoir, c'est la vie.
Rentrons au noir foyer des hommes; essayons
La chaîne des captifs; fais-toi, dans ce lieu sombre,
La servante de l'ombre,
O fille des rayons !
Reprenons le labeur des saintes délivrances;
?\iisons la fonction divine des souffrances;
Remettons notre lèvre à l'éponge de fiel ;
Continuons les pleurs, les deuils, la lutte austère;
Revenons à la terre
Pour retourner au ciel !
On pourrait multiplier les citati(Mis à Tinfini, rien n'éga-
lant la généreuse bonté du poète si ce n'est son abondante
richesse. Il ne se répète toutefois jamais : il crée perpé-
tuellement, et chacune de ses créations a sa physionomie
propre, sa nuance. Qu'on ne ^ienne p'as me dire : la bonté
n'a rien à voir avec l'art. La bonté étant de le fond même
l'àme et le grand art avant pour idéal d'exprimer cet abîme
intérieur, comment la bonté pourrait-elle être étrangère à
l'art? Qu'on ne me dise pas davantage au lieu de chanter :
la bonté, il serait mieux de la réaliser. Chanter la bonté,
la justice, l'amour, c'est déjà les réaliser. Les paroles ci'un
poète comme Victor Hugo sont des forces vivantes; elles
emplissent l'atmosphère morale où nous vivons; elles font
partie de l'air que notre àme respire. Si une statue, un
tableau, un pour
édifice, sont l'esprit des enseignements.
128 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
combien plus les mots et les sons jaillis du cœur des grands
inspirés! Exprimés par Hugo, les sentiments les plus fami-
liers prennent je ne sais quoi de sublime qui révèle leur
parenté avec le divin; et leur expression n'en reste pas
moins simple, infiniment simple, de cette simplicité qui
fait divins les vers d'Homère (i). On me permettra de
deux courtes pièces des Quatre Vents de l'Esprit^ ce
citer ici
recueil peu connu qui renferme maintes pages dignes des
plus belles parties des Contemplations.
Un hymne harmonieux sort des feuilles du tremble;
Les voyageurs craintifs, qui vont la nuit ensemble,
Haussent la voix dans l'ombre où l'on doit se hâter.
Laissez tout ce qui tremble
Chanter.
Les marins fatigués sommeillent sur le gouffre.
La mer bleue où Vésuve épand ses flots de scufre
Se tait dès qu'il s'éteint et cesse de gémir.
Laissez tout ce qui souffre
Dormir.
Quand la vie est mauvaise, on la rêve meilleure.
Les yeux en pleurs au ciel se lèvent à toute heure ;
L'espoir vers Dieu se tourne et Dieu l'entend crier.
Laissez tout ce qui pleure
Prier.
(i) Leconte de Lisle a dit avec raison dans son Discours sur Victor
Hugo : « Les sentiments tendres, les délicatesses, même subtiles,
acquièrent, en passant par une âme forte, une expression définitive;
et c'est pour cela que la sensibilité des poètes virils est la seule
vraie. Ai-je besoin... de rappeler les preuves sans nombre que
Victor Hugo nous a données de cette richesse particulière de son
génie? Le vers plein de force et d'éclat du plus grand des Lyriques
s'empreint, quand il le veut, d'une grâce et d'un charme irrésistibles. »
)
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE 129
C'est pour renaître ailleurs qu'ici-bas on succombe.
Tout ce qui tourbillonne appartient à la tombe.
Il faut dans le grand tout tôt ou tard s'absorber.
Laissez tout ce qui tombe
Tomber!
[Les Quatre Vents de l'Esprit, III, 10.
Proscrit, regarde les roses;
Mai joyeux, de l'aube en pleurs
Les reçoit toutes écloses ;
Proscrit, regarde les fleurs.
— Je pense
Aux roses que je semai.
Le mois de mai sans la France,
Ce n'est pas le mois de mai.
Proscrit, regarde les tombes ;
Mai, qui aux cieux si beaux,
rit
Sous les baisers des colombes
Fait palpiter les tombeaux.
— Je pense
Aux yeux chers que je fermai.
Le mois de mai sans la France,
Ce n'est pas le mois de mai.
Proscrit, regarde les branches,
Les branches où sont les nids ;
Mai les remplit d'ailes blanches
Et de soupirs infinis.
— Je pense
Aux nids charmants où j'aimai.
Le mois de mai sans la France,
Ce n'est pas le mois de mai.
{Les Quatre Vents de l'Esprit, III, 25 f Chanson),)
i3o ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
En relisant ces pièces, — et bien d'autres, comme, par
exemple, l'adorable duo d'amour des Burgraucs (i), —
je ne sais pourquoi j'éprouve une émotion analogue à
celle que me donnent les adieux d'Hector à Andromaque
ou le dernier chant de l'Iliade. Peut-être est-ce parce que
dans les unes comme dans les autres palpite ce qu'il y a
de plus profondément humain, de divin déjà, au fond
de notre cœur, bien au delà de cette « humanité » fiévreuse
et névrosée dans laquelle, dominés par l'amour du maladif
et du puéril, certains esthètes contemporains prétendent
enfermer l'homme. Swinburne a dit de Victor Hugo, —
et comment ne pas faire siennes les paroles du grand
poète anglais? " —
Entre tous les apôtres qui nous ont
apporté chacun l'heureuse nouvelle de son propre évan-
gile, les libres dons de son imagination personnelle, celui-ci
a mérité le plus beau, le plus tendre de tous les titres
donnés par l'homme, —
celui de fils de la consolation (2). »
Dans la préface de la Légende des Siècles, Victor Hugo
nous a dit qu'il concevait l'évolution de l'humanité comme
une immense marche vers la lumière. 11 a souvent raillé
ceux qui, par une étrange mvopie intellectuelle, se refusent
à croire en une ère de bonheur universel.
Quoi! ce n'est pas réel parce que c'est lointain!
s'écriait-il (3). Il faut vouloir, il faut imaginer le bonheur
(i) Ou comme les pièces X, XIII, XXI, du deuxième livre des
Contemplations.
{2) Swinburne, A SiuJy of Victor Hugo.
(!->) Les Quatre Vents de l'Esprit, III, 54.
DU l'UINT DE VUE GNOSTIQUE
et ramoLir, si Ton désire qu'ils soient. Toutes choses n'cxis-
tent-elles pas d'abord dans pensée? Toutes les créations
la
humaines, villes, œuvres d'art, livres, lois, machines, avant
de se maiiifester objectivement sur terre, n'ont-elles pas
été des images mentales? Ce que l'homme pense aujour-
d'hui, il demain. L'aspect même de la terre, nous
le sera
dit la science occulte, est en grande partie dû à l'activité
consciente ou sub-consciente des hommes, qui, vivants ou
morts, agissent par leur pensée sur l'essence mentale des
choses (i). En développant ce qui dans son être tend
à l'universel, l'amour qui féconde, la sagesse qui choisit,
la volonté qui réalise, l'homme recréera en toute conscience
positi\e l'antique âge d'or dont, avant l'éclosion du moi
pensant, il connut la béatitude passive. De nos jours, en
dépit des réactions, des erreurs, des hésitations, n'assistons-
nous pas à un formidable mouvement vers l'universel?
depuis la renaissance du génie celtique à la tin du xvui'' siè-
cle, ne sentons-ncjus pas craquer, sous la pression de l'àme,
les parois des vieilles civilisations factices?
Déjà l'amour, dans l'ère obscure
Qui va finir,
Dessine la vague figure
De l'avenir 2 .
(i) L'occultisme va plus loin encore il nous dit que tout l'univers
:
sensible est l'ohjectivalion, la cristallisation matérielle de l'univers
psycho-spirituel. La fonction psycho-spirituelle, par l'intermé-
diaire d'entités plus ou moins élevées dans l'ordre de l'évolution,
se « fabrique » l'organe matériel qui lui est nécessaire pour
s'exprimer dans les trois dimensions du monde physique. (Ainsi
le cerveau est une production de la pensée, qu'il « exprime » comme
la bobine RuhmkortV - exprime » l'électricité.) Faut-il répéter que
les termes " esprit « et < matière < ne désignent rien d'absolu?
L'esprit et la matière ne sont que les aspects positif et négatif
de l'ineffable Cela « des sages hindous.
'<
(2) Les Contemplations, livre sixième, IL
11-52 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Dans plusieurs poèmes, mais nulle part sans doute en
des vers plus inoubliables que dans Vingtième Siècle (i),
le poète prophétise la fin de l'ère ancienne, que dans le
poème susnommé il représente parun vaisseau coulé
entre deux eaux, et l'éclosion de l'ère nouvelle, que ce
même poème représente sous la forme d'un navire aérien
planant au-dessus des vieilles cloisons abolies.
Nef magique et suprême! elle a, rien qu'en marchant.
Changé le cri terrestre en pur et joyeux chant,
Rajeuni les races flétries,
Établi l'ordre vrai, montré le chemin sûr.
Dieu juste! et fait entrer dans l'homme tant d'azur
Qu'elle a supprimé les patries!
Car. degré par degré, sedégageantdeségoïsmestraditionncls
et triomphant des réactions inévitables, les idéals particu-
liers àchaque pavs, à chaque race, sans rien perdre de
leurs qualités spécifiques, se fondront dans un idéal plus
vaste, qui, sans cesse purifié, deviendra un jour l'idéal
universel. Ce ne sera pas le nivellement, l'abêtissement
général, ni la suppression des individualités qu'amènerait
fatalement le socialisme matérialiste, mais l'union, en une
harmonie riche et féconde, de tous les rêves nobles de tous
les peuples.
Les peuples trouveront de nouveaux équilibres... (2)
La vision prophétique du songeur va plus loin : fidèle
disciple de la bouche d'ombre, il entrevoit dans l'avenir
l'union fraternelle de tous les astres :
(i) La Légende des Siècles, LVIII.
(2) Ibidem, XLIV.
DU POINT 1)1<: VUE GNOSTIQUE l'i'^
Les globes se noueronl p;ir des nœuds invisibles;
Ils s"en\erront l'amoLn' comme la tîèche aux cibles;
Tout sera \ ie, bymne el ré\eil;
El comme
des oiseaux vont d'une branche à l'autre,
Le Verbe immense ira, mystérieux apôtre,
D'un soleil à l'autre soleil (i).
Cependant, Hugo \eut s'en tenir à l'avenir purement
terrestre :
Pas si loin! pas si haut! redescendons. Restons
L'homme, restons Adam; mais non l'homme à tâtons.
Mais non l'Adam tombé! Tout autre rêve altère
L'espèce d'idéal qui convient à la terre.
Contentons-nous du mot : meilleur! écrit partout (2).
En généreuse ardeur, Hugo a pu croire très proche
sa
l'avènenient de l'amour universel, qu'il va jusqu'à situer
au xx'^' siècle. Mais comment lui reprocher son enthou-
siasme? N'est-ce pas aux utopistes que l'humanité doit les
quelques progrès réels qu'elle a pu faire? Et puis, qui nous
dit qu'il n'avait pas raison (3)? Comme il faut, en tous cas,
l'admirer et l'aimer d'avoir aspiré de toute sa vie à l'ère
merveilleuse de l'unité et de la simplicité spirituelles! Son
désir de voir se fonder la « République universelle » (4),
(i) La Légende des Siècles, XLIV.
(2) Ibidem, LVIII.
(3) Depuis Hugo, cette idée de l'avènement plus ou moins prochain
d'une ère nouvelle a été exprimée dans tous les pays du monde.
Citons ici ces quelques lignes d'Abdoul-Béha-Abbas(i844-i92i),tils du
grand prophète persan Béha-Oullah (1817-1892) « Une nouvelle ère de :
conscience divine est proche. Le monde où vit l'humanité traverse
une période de transformation. Une race nouvelle se développe. Les
idées de fraternité universelle se font jour en tous lieux. De nouveaux
idéals émeuvent les profondeurs du cœur, et tous les hommes sentent
au fond d'eux-mêmes rèclosion d'une conscience universelle. »
(4) hes Châtiments, — L«.v, — un des plus beaux poèmes du maitrc.
i34 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
dont la constitution devait suivre, selon lui, celle des
IlÉtats-Unis d'Europe » (i;, se confondait dans son cœur
avec l'immémorial désir, dormant au fond de tous les
cœurs, de recréer l'union primitive, tant regrettée, tant
recherchée. Que nous importe qu'il ait pu croire, dans
l'éblouissement de sa vieillesse, que telle forme de gou-
vernement était un commencement de réalisation de ce
rêve! Il désirait tant pour Thumanité que l'ère nouvelle
s'ouvrît tout de suite (2)!
Ceci, d'ailleurs, ne l'empêchait point de devhier que des
troubles de toutes sortes, guerres, révolutions, cataclysmes,
marqueraient inévitablement la tin de Tancien état de
choses; car toujours
La nuit lâche, en sa noire envie.
D'étouffer le germe de \ic.
De toute-puissance et de jour (3j.
Déjà, dans le passé, à toutes les époques critiques, n'y
a-t-il pas eu des bouleversements dont la mémoire humaine
Les Quatre
( I )
1 \-iits de l'Esprit, — liii pL^ilaiit le clicnc des Etats- Unis
d'Europe.
(2) l'Art au point de vue sociologique (deuxième partie, cha-
Dans
pitre III), cet esprit si noble et si généreux, fait remarquer
Guyau,
que « les écrivains sceptiques, comme Voltaire, Stendhal, Méri-
mée, au style froid, clair, sarcastique, vieillissent moins que les
autres. Celui qui affirme un peu trop est sûr que sa foi sera trouvée
naïve par ceux qui viendront après lui sur certains points, inévita-
;
blement, il les choquera ou les fera sourire... S'il est des naïvetés
qui font sourire, il en est qui peuvent aussi faire pleurer. L'enthou-
siasme est une chose sans prix, et si, dans tout enthousiasme humain,
il y a toujours une part destinée à se flétrir, il y a aussi, plus
qu'en tout le reste, une part de force vive impérissable ce qui est :
chaud reste toujours jeune, et, quoique la Hamme vacille, nul objet
au monde ne vaut une damme. «
(lî) L'Art d'être grand-père, XVUI, 5.
DU POINT DE VUE GXOSTIQUE i35
a gardé le souvenir? (Dans la Léi^cndc des Siècles (V). le
poète nous conte Thistoire de la Mlle disparue.) Le Christ
n'a-i-il pas dit qu'il apportait aux hommes non la paix,
mais un glaive? Tahomination de la
n'a-t-il pas prédit "
désolation o? Une grande « guerre » universelle, où seront
brisés tous les égoïsmes, précédera nécessairement Tavéne-
ment de Tère véritablement chrétienne. En février 1871,
le poète disait tristement :
O genre humain, malgré tant d'âges révolus,
Ta vieille loi de haine est toujours la plus forte;
L'évangile est toujours la grande clarté moile,
Le jour fuit, la paix saigne, et l'amour est proscrit,
Et l'on n'a pas encor décloué Jésus-Christ i'.
La guerre franco-allemande, la Commune, ce n'étaient
pourtant encore que de faibles retiux. Dans VEpilogue de
r Aimée terrible., Hugo entrevoit quelque chose de beaucoup
plus formidable : le « vieux monde » s'écrie, voyant le flot
monter toujours et submerger tour à tour le missel, le code,
l'échafaud, le roi, le juge, le prêtre :
Dieu t'a dit : Ne va pas plus loin, ô flot amer!
Mais quoi! tu m'engloutis! au secours, Dieu! la mer
Désobéit! la mer envahit mon refuge'
Et le flot répond :
Tu me crois la marée cl je suis le déluge.
(i) L'Anncc terrible, — Février, \'. Nous lisons dans le même poème :
Ce monde que l'ofl'i.ri douloureux civilise,
... Où rien n'éclot qu'après avoir été détruit,
... C'est du mal qui travaille et du bien qui se fait.
On aussi dans les Misérables (première partie, livre cinquième,
lit
XI), à propos de la prostitution, cet esclavage de la temme, qui
<'n'est pas une des moindres hontes de l'homme » « La sainte loi :
de Jésus-Ciirist gouverne notre civilisation, mais elle ne ta pénétre pas
encore. •>
i36 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Plus loin encore, dans un avenir indéfini.
Hors du monde, au delà de tout ce qui ressemble
A la forme de quoi que ce soit,
il apercevait l'image effrayante de la trompette du juge-
ment (i). 11 viendra un instant, unique entre tous les in-
stants, l'instant de la mort du monde, qui mettra fin à l'évo-
lution purement terrestre et ouvrira à ceux qui l'auront
mérité leschemins du libre espace spirituel. Alors, comme
l'ont enseigné toutes les anciennes mythologies, aussi bien
celle des l^édas que celle du Zcnd-Avesta, aussi bien celle
d'Orphée que celle des Eddas^ comme l'ont annoncé les
prophètes d'Israël, comme l'a confirmé la grande voix du
Christ, ce jour-là les vieux dieux disparaîtront dans le
crépuscule et une vie nouvelle régénérera toutes formes.
Déjà, dans /a Légende des Siècles (IV et XXII), le « titan »,
puis le « satvre » avaient annoncé leur imminente déchéance
à ces dieux qui, ombres déformées des dieux véritables, ne
sont plus que les images des passions humaines. Toutes ces
idées, incarnées en des expressions tour à tour éblouis-
santes et ténébreuses, s'entrechoquent dans l'esprit du
poète-mage avec un bruit d'orage dans une illumination et
d'éclairs, —
intuitions géniales, porches ouverts sur les
abîmes de la gnose. Joignez à tout cela la fierté si légitime
du patriote, épris de la pure gloire, légendaire et historique
à la fois, des Roland, des Jeanne d'Arc, des Bonaparte, et
qui, sans trace d'égoïsme national, — ne chante-t-il pas le
Cid, Barberousse, Garibaldi avec autant de lyrique
ferveur (2)? — voit dans le génie français, tant calomnié,
i) Im Légende ^es
Siècles, LX.
Rien de plus noble ni de plus clairvoyant que son attitude
(2)
envers TiX-llemagne en 1870 ni haine ni fureur; une opposition
:
DU POINT Di: VUE GXOSTIQUE
le héraut même des splendeurs futures, et dans Paris le
fover des plus nobles idées créatrices.
du grand poète sur laquelle, pour finir, je
L'attitude
du lecteur, sera son attitude
désire fixer l'attention pensive
contemplative en face de la mort. Nul n'a trouvé d'accents
plus calmes, plus majestueux à la fois et plus simples,
pour dire l'infinie grandeur et l'immense douceur de la
mort. Rappelez-vous ces vers aux sonorités d'orgue :
Ma vie entre déjà dans l'ombre de la mort,
Et je commence grand côté des choses.
à voir le
...La mort va m'emmener dans la sérénité;
J'entends ses noirs chevaux qui viennent dans l'espace.
Je suis comme celui qui, s'étant trop hâté.
Attend sur le chemin que la voiture passe.
... Je songe, ô vérité, de toi seule ébloui!
Ai-je des ennemis.' j'en ignore le nombre.
Tous les chers souvenirs, tout s'est évanoui.
Je sens monter en moi le vaste oubli de l'ombre i .
calme, inébranlable, et, devant les pires excès des armées ennemies,
un appel indigné aux vertus des vieux héros germains, ignoblement
trahis par leurs descendants. (A'oir, dans l'Année terrible, les poèmes
d'août à février.) Remarquons que si, après l'abominable Sedan,
Hugo jugeait inévitable et même souhaitable une nouvelle guerre
entre les deux nations, —
sans doute sentait-il la nécessité de ce
« reflux karmique », —
il n'en maudissait pas moins la guerre, avec
une grande véhémence, dès 1878, engageant les peuples, surtout les
yialions de l'Europe centrale, à se mérier de leurs « rois « (voir le
Pape, —
Un champ de bataille). Pour le grand mythologue, le terme
« roi » devait avoir, sans peut-être qu'il s'en rendit bien compte, une
sorte de valeur mythique; car, assurément, les véritables rois de
notre civilisation ploutocraiique et industrielle, depuis plus d'un siè-
cle déjà, ne sont pas toujours les hommes qui portent ce titre !
(l'i Les Quatre Vents de l'Esprit, III, ??.
i:-î8 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICT(JR HUGO
L'océan devant lui se prolongeait, immense
Comme l'espoir du juste aux portes du tombeau.
...Dieu! que les monts sont beaux avec ces tacbes d'ombre
Que la mer a de grâce et le ciel de clarté !
De mes jours passagers que m'importe le nombre !
Je touche l'infini, je vois l'éternité.
Orages! passions! taisez-vous dans mon âme!
Jamais si près de Dieu mon cœur n'a pénétré.
Le couchant me regarde avec ses yeux de flamme,
La vaste mer me parle, et je me sens sacré (i).
Et, par-dessus tout peut-être, rappelez-vous ces trois
strophes divines, intitulées Chanson :
Il est un peu tard pour faire la belle.
Reine marguerite; aux champs défleuris
Bientôt vont souffler le givre et la grêle.
— Passant, l'hiver ^ient, et je lui souris.
Il est un peu tard pour faire la belle.
Etoile du soir; les rayons taris
Sont tous retournés à l'aube éternelle.
— Passant, la nuit vient, et je lui souris.
Il est un peu lard pour faire la belle.
Mon âme; joyeuse en mes noirs débris.
Tu m'éblouis, fière et rouvrant ton aile.
— Passant, la mort vient, et je lui souris (2).
(i) Les Qiuiirc Wnits de l'Esprit, III, 48.
(2) Ibidem, III, 3o. Relire aussi, dans les Coiiteniplalioits (livre
sixième, VIII), les dernières stropb.cs de CLiire. si profondément
caressantes.
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE i39
Dans le jardin du Palais-Royal, ce jardin si calme, plein
de jeux et mêlé au bruit frais d'un jet
de rires d'enfants et,
d'eau, du gazouillement des oiseaux peu farouches, il y a,
parmi les fleurs, œuvre géniale de Rodin, un vieillard nu,
couché sur un roc difforme, Victor Hugo. Le poète, —
accoudé sur le bras droit, le bras gauche étendu vers des
flots imaginaires en un grand geste d'apaisement et comme
pour leur imposer silence, écoute, le front penché, les
innombrables voix de la vie,
. . . . runi\-erselle fanfare
Dans le silence universel (i).
Déjà la mort, qui est la grande vie déflnitive, l'envi-
ronne (2). Déjà sont loin les premières chansons, le soleil
des Orientales, la mélancolie virgilienne des élégies,
Feuilles d'automne et Chants du Crépuscule, et les beaux
drames étincelants; déjà sont loin même les fulgurants
Châtiments, Légende des Siècles, et les Misérables...
et la
Seule reste la contemplation du divin. Qu'importe au vieux
mage l'illusoire diversité des choses? Il n'v a que Dieu.
11 songe, l'àme et l'œil là-haut,
A rimbécillité des bouches
Qui prononcent un autre mot (i).
Il savoure l'unité première et dernière, cette unité qui fait
(i) Les ConteDiplations, livre troisième, XXX.
(2) « Le songez à ce mot. Les vivants voieiu Yinfhu; le
définitif,
définitif ne. se laisse voir qu'aux morts. " (Les i\fiscral^lcs, quatrième
partie, livre cinquième, IV.)
140 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
que la fleur a, comme Tastre, des rayons (ij; et, toujours
plus apaisé, toujours plus ébloui d'amour et de pardon, le
seul lien qui le retienne encore à la terre, c'est son immense
fraternité pour tous les êtres. Perdu dans le sein de Dieu, il
ne les oublie pas; il fixe sur eux ses veux d'ombre qu'emplit
le rêve de l'intini, et semble murmurer, mais si doucement,
sitendrement que ses paroles n'ont plus même besoin de
l'appui d'un sourire :
O tous! vivez, marchez, croyez! soyez tranquilles (2).
(i) Unitc, dans les Contemplations (livre premier, XXV) :
Par-dessus l'horizon aux collines brunies,
Le soicil, celle fleur des splendeurs infinies,
Se penchait sur la terre à l'heure du couchant ;
Une humble marguerite, éclose au bord d'un champ,
Sur un mur gris, croulant parmi l'avoine folle,
Blanche, épanouissait sa candide auréole;
Et la petite fleur, par-dessus le vieux mur.
Regardait fixement dans l'éternel azur
Le grand astre épanchant sa lumière immortelle.
— Et moi. j'ai des rayons aussi lui disait-elle.
!
Rapprocher de ce parfait petit poème la courte pièce de Li Légende
Jes Siècles (LV) où
Le géant Soleil parle à la naine Etincelle.
(2) L'Art d'être grand-père, XVIII, 2.
APPENDICE
Guyau, combattant les opinions malveillantes de Renan,
fait remarquer que jamais Hugo ne fut matérialiste ».
"
« Le panthéisme même n'est chez lui, dit-il. qu'une expres-
sion de la Nature, qui n'exclut pas le moi de Dieu. Au reste,
un poète qui peint la Nature et Tanime est toujours plus
ou moins panthéiste. Le dieu de Victor Hugo n'est « l'abîme
des gnostiques » qu'en tant qu'il est l'inconnaissable; mais,
en réalité, il est le Dieu de la Dieu bon et
conscience, le
juste II). » Ceci est exact. Nous l'avons vu, Dieuestavant
tout pour Hugo « le moi de l'intini », dont les innombrables
moi en apparence séparés sont les « mythes ». Cependant,
Dieu est aussi pour lui l'Inconnaissable, le grand Tout,
rOmbre. Ici encore la pensée de Hugo est sœur de l'antique
pensée des sages hindous. En effet, aux yeux des philo-
sophes védiques et brahmanistes, —
aux yeux, d'ailleurs,
de tous les véritables gnostiques, —
chacun des innom-
brables soleils est le trône ou le corps d'un Dieu qui a pour
domaine une région déterminée de l'Espace infini, du
(i) Guyau, l'Art au point de vue sociologique^ deuxième partie, III 2.
142 ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE VICTOR HUGO
Chaos (i). L'Ish\'ara hindou, le Seigneur, — avec ses trois
aspects, Brahmâ (l'Esprit-Saint), Timagination qui crée les
mondes objectifs, Vishnou (le Fils), la sagesse préservatrice
qui unit le sujet à l'objet et les cycles aux cycles, Shiva (le
Père), la volonté qui libère les esprits du lien des formes,
— est le Dieu de notre système solaire et n'est ainsi qu'une
expression d'une unité plus haute, laquelle nous est incon-
naissable. Ce Dieu, dont les divers Génies Planétaires sont
en quelque sorte des manifestations secondaires, est la
source de notre existence, le soutien, la nourriture de notre
vie, l'idéalde notre être, —
en un mot notre Moi central et
suprême. Mais toutes les unités séparées sontnécessairement
relatives, en conséquence illusoires, et, englobant et péné-
trant les Dieux sans nombre, à la fois manifestés et mani-
festants, les créateurs et les créations, qui, tous et toutes,
sont des expressions partielles du Tout, des « choix » dans
cet infini trésor, il v a « Cela », l'Etre Universel, qui est
le parfait Non-Etre, puisque Cela est la synthèse des appa-
rences Les Hindous prononcent Brahman
contraires.
neutre de Brahmâ); les Hébreux prononcent Ain-Soph
(« Ce qui existe négativement »); mais Cela est vraiment
ineffable. Hugo a profondément senti ces choses. « Bête,
peut-être, mais à la façon de l'Himalaya », suivant la belle
réponse de Leconte de Lisle aux détracteurs du maître, il
n'analysait pas il savait par intuition; et quiconque a tant
:
soit peu développé ce mode de conscience, supérieur à
l'intelligence logique, doit comprendre sans peine le grand
visionnaire du xix'' siècle.
Comme il a été dit au cours de cette étude, les nombres.
(i) Voir à ce propos Explication {les (lontciiiflalioiis. \iyve\.TO\sicme,
XII).
DU POINT DE VUE GNOSTIQUE 143
tous issus de TUnité abstraite primitive, laquelle nest elle-
même que la manifestation illusoire (Mâyâ) de l'universel
Zéro, expriment seulement des relations. C'est pourquoi
il est vain de parler, d'une manière positive, de grandeurs
et de petitesses. Dans leur effort pour définir Brahman, les
. 0«/'a;z/5//i.7iy5 disent constamment que Cela est « plus grand
que grand, cependant plus petit que petit ». Rappelons-nous
aussi le vers de Victor Hugo déjà cité [Dieu^ ^ï? 7)1 si beau
par son rhvthme qui nous fait toucher le petit, puis le
grand, pour les anéantir ensuite dans le son immense et
dominateur de l'ultime svllabe :
L'infinimcnl petit, l'infinimctu grand, songes!
LMCHlMElilE CIIAI.X, RUK lîKr.GKliK, 20, TAKIS. — 'lS3i-C)-2'2. (Rnrre Lorillcux,.
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Université d'Ottawa University of Otta
Echéance Date Due
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