Sociologie du conflit
Sylvaine Bulle
Federico Tarragoni
Sociologie
du conflit
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 1 21/09/2021 11:01
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 2 21/09/2021 11:01
Sylvaine Bulle Federico Tarragoni
Sociologie
du conflit
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 3 21/09/2021 11:01
Collection U
Sociologie
Illustration de couverture : © Birdog Vasile-Radu/shutterstock
Mise en pages : Nord Compo
© Armand Colin, 2021
Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert 92240 Malakoff
www.armand-colin.com
ISBN : 978‑2-200‑62727‑0
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 4 21/09/2021 11:01
« Le conflit est père de toutes choses, roi de toutes choses. »
Héraclite
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 5 21/09/2021 11:01
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 6 21/09/2021 11:01
Sommaire
Introduction
Federico Tarragoni 9
PARTIE 1
LES CONFLITS SOCIAUX COMME OBJET DE LA SOCIOLOGIE
Federico Tarragoni
Chapitre 1 Le conflit comme fait social 25
Chapitre 2 Le conflit comme question fondatrice de la sociologie 33
Chapitre 3 Le conflit comme question fondatrice de l’anthropologie 69
Chapitre 4 L’institutionnalisation de la sociologie du conflit 81
Chapitre 5 Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit 101
PARTIE 2
LES NOUVEAUX OBJETS DU CONFLIT
Sylvaine Bulle
Chapitre 6 Du conflit de classe à l’éclatement du conflit :
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
la sociologie du conflit au xxie siècle 141
Chapitre 7 Le renouvellement du mouvement social.
De l’altermondialisme aux luttes terrestres 163
Chapitre 8 Les conflits pour la démocratie et à l’heure
de l’anthropo(s)cène 173
Chapitre 9 Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes 193
Chapitre 10 « Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité 217
Conclusion Un bilan contrasté des nouveaux conflits
Sylvaine Bulle 235
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 7 21/09/2021 11:01
8 ▲ Sociologie du conflit
Bibliographie241
Table des matières 265
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 8 21/09/2021 11:01
Introduction
Federico Tarragoni
« L’homme qui se lève », écrivait Michel Foucault en 1979, « est finalement
sans explication ; il faut un arrachement qui interrompt le fil de l’histoire,
et ses longues chaînes de raisons, pour qu’un homme puisse, “réellement”,
préférer le risque de la mort à la certitude d’avoir à obéir » (2015, p. 1325).
Dans ces quelques lignes rédigées « à chaud » sur la Révolution iranienne,
Foucault pose clairement le problème de l’explication scientifique du conflit
social. « Les soulèvements, écrit-il, appartiennent à l’histoire. Mais, d’une
certaine façon, ils lui échappent » (p. 1325). Les conflits sont le produit des
sociétés dans lesquelles ils prennent place ; mais le mouvement par lequel
un groupe d’individus prend le risque de se soulever, lui, est irréductible. En
d’autres termes, il ne peut pas être réduit à un système de causalités méca-
niques – aux « longues chaînes de raisons » de l’histoire – qui épuiseraient, à
elles seules, l’immense complexité du geste de la révolte.
Depuis sa naissance au xixe siècle, la sociologie n’a cessé de ressasser
cette énigme : pourquoi se révolte-t-on ? Qu’est-ce qui fait que, lors même
que le coût de la révolte paraît exorbitant et son issue incertaine, un conflit
social apparaît ? Ou, pour renverser la question : pourquoi les individus ne se
révoltent-ils pas lorsqu’ils auraient d’excellentes raisons de le faire ? Attachée
au double impératif d’expliquer et de comprendre, la sociologie a fait une place
centrale à ces questions : depuis ses origines, elle a cherché à expliquer cau-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
salement les conflits sociaux et à décrypter les raisons d’agir de leurs acteurs.
Elle a été facilitée dans la tâche par une conceptualisation très particulière de
la « Société » et du « social », qui tend aujourd’hui à être oubliée. Dans les
médias et dans le discours ordinaire, on présente souvent la « Société » des
sociologues comme un tout organisé, structuré et cohérent qui se reproduirait
mécaniquement dans le temps. La société désignerait un ordre social s’impo-
sant tel quel aux individus, et que les individus reproduiraient, malgré eux et à
leurs dépens, par l’action. Malgré son simplisme, cette vulgate continue d’être
enseignée dans les universités. En réalité, elle est aux antipodes de la défini-
tion que la sociologie a donnée de la vie sociale.
En dépit de ses différentes traditions nationales, la discipline s’est
construite au xixe siècle comme une science de l’ordre social et de ses
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 9 21/09/2021 11:01
10 ▲ Sociologie du conflit
remises en cause systématiques. La conflictualité a donc revêtu une place
centrale dans son dispositif scientifique. Depuis Marx, en passant par
Weber, Durkheim et Simmel, et jusqu’aux recherches contemporaines,
la sociologie a insisté sur les antagonismes qui structurent les sociétés
modernes. Ses enquêtes ne cessent de documenter, dans une multiplicité
de mondes sociaux (entreprises, quartiers, école, famille, etc.), des conflits
qui renvoient à des rapports sociaux de domination. Pourquoi alors, à l’ex-
ception d’un vieux manuel de philosophie sociale de Julien Freund (1983),
n’existe-t-il pas à ce jour une synthèse sur les approches sociologiques du
conflit ? La réponse est simple. Dans les trente dernières années, la socio-
logie a laissé l’objet « conflit social » aux mains de la science politique, qui
l’a progressivement réduit à l’action collective. Ce faisant, elle a certes pro-
duit un savoir robuste et cumulatif sur les déterminants structurels, les ins-
titutions et les logiques de cadrage propres aux mobilisations collectives
(Neveu, 2011). Mais elle a délaissé, en retour, le lien que la sociologie avait
patiemment construit entre conflit social et organisation sociale, d’un côté,
et entre conflit social et changement social, de l’autre. Tout se passe alors
comme s’il n’y avait pas de conflit en deçà et au-delà des moments de mobi-
lisation collective – de la grève à l’émeute, de la manifestation au sit-in –,
et comme si les effets de la conflictualité sur le monde social se réduisaient
à l’efficacité desdites mobilisations. Une efficacité qui dépend d’ailleurs,
bien souvent, de l’ouverture relative de la « structure des opportunités poli-
tiques » (Fillieule et Mathieu, 2020).
La critique de ce réductionnisme est la raison d’être de ce manuel.
Celui-ci cherche à délimiter un territoire propre à l’analyse sociologique du
conflit social. Un tel projet suppose de l’analyser dans sa dimension tant
manifeste – l’action collective et les mouvements sociaux – que latente :
toutes ces critiques de la domination, ces contestations des autorités, ces
oppositions entre groupes qui parcourent le monde social sans toutefois
donner lieu à une action collective organisée. Les mouvements sociaux
constituent, en ce sens, un des objets de la sociologie du conflit, mais guère
son seul objet. Celle-ci tâche plutôt d’expliquer de manière compréhensive
les dynamiques sociales de la critique des rapports de domination, suivant
deux axes : l’intensité de la critique et son degré d’organisation. Suivant leur
intensité, les conflits sociaux affectent de façon plus ou moins durable les
relations sociales. Suivant leur degré d’organisation, ils ont plus ou moins de
chance de transformer durablement l’ordre social. La sociologie du conflit
cherche, depuis les pères fondateurs de la discipline jusqu’aux recherches
plus contemporaines, à expliquer pourquoi et comment des conflits sur-
gissent dans des mondes sociaux différents, et à comprendre leurs effets sur
les individus et leurs collectifs d’appartenance.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 10 21/09/2021 11:01
Introduction ▼ 11
Le conflit est-il mauvais ?
Le terme « conflit » vient du latin « conflictus » qui désigne, à l’origine
(ier siècle av. J.-C.), le heurt physique d’un corps contre l’autre (« con » et
« fligere » : heurter ensemble). En réalité, dans le latin classique, ce sont les
termes seditio et secessio qui désignent le conflit social. L’historien Tite-Live
(59 av. J.-C.-17 ap. J.-C.) les utilise, par exemple, pour décrire le conflit entre
plébéiens et patriciens dans la Rome républicaine, ayant abouti aux célèbres
« sécessions » de la plèbe sur l’Aventin en 494 et 449 av. J.-C. (Hellegouarc’h,
1972, p. 135). Comme l’a montré Émile Benveniste dans ses études sémi-
nales de linguistique comparative, les termes seditio et secessio ont une
racine commune dans l’indo-européen : la racine « *swe ». Celle-ci apparaît
dans tous les mots désignant « à la fois la distinction d’avec tout le reste,
[le] retranchement sur soi-même, l’effort pour se séparer de tout ce qui n’est
pas le *swe, et aussi, à l’intérieur du cercle discriminatif ainsi formé, la liai-
son étroite avec tous ceux qui en font partie » (Benveniste, 1969, p. 332). La
racine *swe indiquerait, en d’autres termes, une « liaison dans la séparation »
(Botteri, 1989, p. 96). On la retrouve dans le terme grec stásis, utilisé dans
l’Athènes classique pour désigner ce « dissensus irréductible » qui divise et,
en même temps, intègre la polis (Loraux, 1987). Les Grecs le distinguaient
du polémos, qui désignait à proprement parler la guerre extérieure ou civile
(analogue du latin bellum).
Dans son acception contemporaine, le terme « conflit » remonte plutôt
au latin tardif (ive siècle ap. J.-C.), lorsqu’il assume la signification du combat
entre deux adversaires. Son sens devient de plus en plus abstrait, jusqu’à
prendre l’acception contemporaine d’« antagonisme ou opposition d’idées ».
À suivre le Dictionnaire Littré (1873‑1877), cette signification apparaît pour
la première fois dans une Oraison funèbre pour M. Le Tellier, écrite en 1686
par l’évêque de Nîmes Esprit Fléchier. Associé au combat, le mot est de plus
en plus employé au xixe siècle, pour devenir d’usage courant au xxe siècle. Il
connaît alors, dans le langage ordinaire, une acception essentiellement péjo-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
rative : le conflit mobiliserait une agressivité qui nuit à l’harmonie sociale ;
il serait négatif, tant pour l’individu qui en fait les frais, que pour les collec-
tifs qui le subissent. Cette vue du sens commun, inscrite dans l’histoire du
mot « conflictus », est renforcée dans nos sociétés contemporaines par un
ensemble de clichés qui ponctuent le discours des médias et de la classe diri-
geante : il faut éviter à tout prix le conflit, et privilégier la concertation et la
négociation ; les syndicats cherchent le conflit lors même qu’il faudrait viser
l’apaisement ; les mouvements sociaux, dominés par des « individus contes-
tataires », « ensauvageraient » notre démocratie, en la rapprochant d’un état
barbare de guerre de tous contre tous…
L’appréhension ordinaire des dynamiques conflictuelles, que ce soit
dans les relations interpersonnelles ou à l’échelle des groupes sociaux, est
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 11 21/09/2021 11:01
12 ▲ Sociologie du conflit
grevée par ce jugement normatif : le conflit est de part en part pathologique.
On comprend la logique de ce jugement : entre l’harmonie et la dysharmo-
nie, la paix et le conflit, on tend spontanément à choisir les premières. Nos
individus contemporains ne diffèrent guère, en ce sens, des Anciens qui ont
forgé le mot en lui donnant une acception négative : la seditio et la stásis
étaient assimilées à la discorde et à la dysharmonie civile. Qui préférerait,
dans son rapport aux autres et à soi-même, la mésentente à l’entente, la
dysharmonie à l’harmonie ? Et toutefois ce jugement, aisément compré-
hensible à l’échelle individuelle, n’est guère évident à l’échelle collective
et sociale. Dans leur Petit traité des conflits ordinaires, les psychologues
Dominique Picard et Edmond Marc (2006) font remarquer, par exemple,
que dans les relations interpersonnelles il est tout aussi normal (et béné-
fique !) de s’entendre que de se disputer. Cela ne renvoie pas à une nature
prétendument agressive de l’être humain, ancrée dans son origine animale,
mais plutôt au fait que les relations interpersonnelles supposent l’expres-
sion de soi et la compréhension de l’autre : deux contraintes de la vie col-
lective qui suscitent naturellement des conflits.
Ces deux contraintes structurent, par ailleurs, la vie sociale des animaux
dont l’homme descend en ligne directe : les grands singes avec lesquels nous
partageons le 98,7 % de notre patrimoine génétique. Comme l’a montré le
primatologue Frans De Waal (1995) en étudiant des colonies de chimpan-
zés et de bonobos, les hominidés tiennent des singes supérieurs les deux
propriétés fondant leur vie en collectivité : l’agressivité et l’empathie. Plus
particulièrement chez les chimpanzés, les conflits pour l’hégémonie dans le
groupe, étroitement liés à la compétition pour disposer des femelles, ne sont
pas sans activer des logiques de réconciliation, qui mobilisent une capacité
de ces primates « à se mettre en imagination à la place de la victime » (De
Waal, 2011, p. 12‑13). À la lumière de ces travaux, il apparaît que « l’em-
pathie et la solidarité ne sont pas moins “naturelles” que la compétition
et la lutte » (Monod, 2014, p. 76). Une telle conclusion remet en question
l’idée que les conflits sociaux renverraient à la nature supposément « agres-
sive » des hominidés. Ce postulat avait été défendu par l’éthologue Konrad
Lorenz (1969, p. 232), qui considérait que la sélection naturelle chez les
primates les avait peu à peu dépouillés des « modes d’inhibition de l’agres-
sivité » présents chez les grands carnivores. La thèse avait été préalable-
ment énoncée par l’archéologue André Leroi-Gourhan (1965, p. 236‑237).
Dans ses recherches sur les sociétés préhistoriques, il avait conclu que la
guerre y était un prolongement de la chasse – une « chasse à l’homme » –,
du fait d’une agressivité naturelle que les hominidés auraient héritée de
leurs ancêtres primates. Cette idée est en passe d’être déconstruite par la
primatologie contemporaine : tant chez les primates que chez l’homme, il
n’est pas de lutte sans solidarité, ni d’entente sans mésentente.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 12 21/09/2021 11:01
Introduction ▼ 13
Il n’est pas de société sans conflit
Les sociétés humaines, comme celles des ancêtres de l’homme, ne peuvent
donc pas se passer du conflit. Les Grecs l’avaient bien compris, lorsqu’ils
avançaient que le conflit social crée un « lien de la division » (stásis) : il
intègre en divisant et divise en intégrant. C’est d’ailleurs pour cette raison que
les conflits sociaux, sans toujours et nécessairement s’en prendre au gouver-
nement, à l’État ou aux instances du pouvoir, sont de part en part politiques.
Tout conflit social met en jeu cet « être ensemble » d’une communauté qui
est sa condition proprement politique d’existence (Rancière, 1995). Pour
reprendre les deux acceptions anglo-saxonnes du « politique », les conflits
sociaux, même là où ils ne remettent pas en question les rapports entre gou-
vernants et gouvernés (politics), créent une division dans la société qui met
en jeu les frontières de la communauté (polity), les limites de ce qui nous est
commun (Leca, 2001). D’où un enjeu essentiel, sur lequel le politiste Eric
Schattschneider insistait dès 1960 : en prenant pour exemple l’émergence
progressive de la question raciale et multiculturelle aux États-Unis, il sou-
lignait que les clivages politiques évoluent avec les conflits qui structurent
les sociétés. Lorsque ces clivages s’avèrent en décalage avec la conflictualité
sociale, ils se vouent à une extinction progressive (Schattschneider, 1960).
Cette conflictualité structure les sociétés mais également le rapport que
chaque individu entretient avec soi-même. L’image d’un individu vivant dans
une sorte de béatitude absolue, de conciliation parfaite avec soi, est une vue
de l’esprit : pour la simple et bonne raison que chacun se définit par rap-
port aux autres, et que cette relation sociale suppose toujours une part de
conflictualité. Comme l’écrit Georg Simmel (2010b [1908], p. 266) dans l’un
des ouvrages fondateurs de la sociologie du conflit, « la contradiction et le
conflit […] précèdent l’unité psychique [de l’individu] [et] ils sont à l’œuvre à
chaque instant de sa vie » ; en ce sens, « un groupe qui serait tout simplement
centripète et harmonieux », à l’instar de « la société des saints que Dante
aperçoit dans la rose du Paradis », « non seulement n’a pas d’existence empi-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
rique, mais encore ne présenterait pas de véritable processus de vie ». Les
deux réalités, l’individuelle et la collective, sont étroitement liées : il n’est pas
de société harmonieuse dénuée de conflit, tout comme il n’est pas d’individu
béat qui ne soit pas traversé de contradictions psychiques irrésolues.
Cette conflictualité psychique a été à l’origine de la psychanalyse. Comme
le montre Sigmund Freud, tout individu est traversé de conflits intrapsy-
chiques qui mettent en jeu les trois instances constitutives de la personna-
lité : le ça (avec ses pulsions inconscientes et anarchiques), le moi (avec les
aspirations sociales constitutives de la personnalité) et le surmoi (avec ses
disciplines et ses censures émanant des interdits sociaux). Aucun individu
n’est à l’abri de cette conflictualité, qui peut évoluer en névrose si l’opposition
n’est pas assimilée ou résolue. La psychanalyse montre aussi que l’individu
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 13 21/09/2021 11:01
14 ▲ Sociologie du conflit
se construit, bien souvent, dans l’opposition aux proches, et plus particuliè-
rement à la famille. Une telle opposition, lorsqu’elle est mal « digérée » par
l’individu, peut donner lieu à des psychoses ou des troubles, que la psychana-
lyse prend en charge de façon clinique. La conflictualité sociale a été, quant à
elle, à l’origine de la sociologie. Cette discipline nous montre que dans toute
société il y a une part irréductible de conflictualité, que ce soit en raison
des logiques sociales de concurrence ou de compétition pour les ressources
rares, des rapports sociaux de domination et de pouvoir, ou encore du carac-
tère intolérable pour certains groupes sociaux des normes en vigueur.
Pour nous en convaincre, faisons un petit effort d’imagination : que serait-
ce une société sans conflictualité ? Comment imaginer une société régie par
une entente généralisée, une paix perpétuelle, un accord naturel des êtres qui
l’habitent ? Comment une société faite d’individus différents et aux intérêts
potentiellement antagoniques, pourrait-elle produire un accord aussi « natu-
rel » ? La littérature nous apporte des réponses : ces sociétés prétendument
« harmonieuses » ne sauraient être autre chose que des sociétés totalitaires. La
littérature dystopique les met en scène, en montrant clairement que les ressorts
d’une telle « entente » renvoient en réalité à la fabrication d’une obéissance
totale et inconditionnelle. Entre les sociétés imaginées par Evguéni Zamiatine
en 1920 (Nous autres), Aldous Huxley en 1931 (Le meilleur des mondes), Karin
Boye en 1940 (La Kallocaïne), George Orwell en 1949 (1984), Ray Bradbury
en 1953 (Fahrenheit 451) ou, plus près de nous, Alain Damasio (La zone du
dehors), les logiques de production de l’harmonie sociale sont nombreuses :
la répression policière, la surveillance de la population, la réécriture systéma-
tique du passé, l’hypnose et l’hypnopédie, les psychotropes produisant un état
artificiel de sérénité, les drogues annihilant les émotions et apaisant les êtres,
la mise au ban de la littérature comme source de dérèglement de l’imaginaire…
Des sociétés sans conflit ne sauraient être que d’horribles monstres totalitaires
où l’entente est fabriquée par un pouvoir tyrannique et omniprésent, intério-
risée par les individus et reproduite à travers la peur et la délation. Dans de
telles sociétés, le conflit social persiste sous des formes souterraines, dans les
nombreuses pratiques – éducatives, culturelles, familiales, sexuelles – où les
individus peuvent se construire une image d’eux différente de celle que leur
projette le pouvoir. À travers une expérience fictionnelle de pensée, la littéra-
ture dystopique pose une question sociologique cruciale : comment le conflit
social persiste-t-il dans des sociétés qui le récusent formellement ? Bien sûr,
dans nos sociétés modernes il en va tout autrement. Des sociétés où les dispo-
sitifs de pouvoir – aussi invasifs soient-ils – n’empêchent pas les individus de
faire usage de leur autonomie, font du conflit une dynamique non seulement
normale, mais bénéfique. C’est en luttant que les individus font évoluer ces
types de sociétés, et produisent l’histoire.
Une telle affirmation pourrait paraître choquante, ou prêter à sourire
aujourd’hui. Dans nos sociétés contemporaines, marquées par une forme
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 14 21/09/2021 11:01
Introduction ▼ 15
de « néolibéralisme autoritaire » (Chamayou, 2018), certaines pratiques de
répression policière, de surveillance généralisée et de fichage biométrique
de la population évoquent les pires cauchemars de la littérature dystopique
(Codaccioni, 2021). Dans ce contexte, l’idée que le conflit social est normal
et bénéfique n’a décidément pas bonne presse. Prenons le cas de la France
d’Emmanuel Macron. En reprenant l’essentiel de l’arsenal juridique de l’état
d’urgence antiterroriste, désormais constitutionnalisé, le gouvernement fran-
çais a fait passer, entre 2018 et 2020, une loi pénalisant l’expression des liber-
tés publiques (la loi Anticasseurs) et une autre transformant en délit toute
perturbation de la vie des campus universitaires (le volet « sécuritaire » de la
LPR). Deux lois dont le principe légitimateur n’est rien d’autre que la patho-
logisation du conflit : dans nos sociétés menacées par tout un ensemble de
risques (sanitaires, climatiques, économiques, financiers, terroristes), l’expres-
sion du conflit social constituerait, au fond, un risque supplémentaire dont le
gouvernement devrait se prémunir. Depuis la fin des années 1980, l’accusa-
tion fourre-tout de « populisme » est venue étayer cette pathologisation des
conflits sociaux (Tarragoni, 2019a). D’autres termes sont venus en renfort de
cette doxa, comme lorsque le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, appelé
à se prononcer sur les violences sociales engendrées par l’immigration, a repris
délibérément un poncif de l’extrême droite : « il faut stopper l’ensauvagement
d’une partie de la société ». Or, pour qu’une démocratie reste vivante, elle a
besoin d’être régulièrement « ensauvagée » par les conflits sociaux (Chollet,
2019). « Là où la sensibilité au droit se diffuse », écrivait déjà le philosophe
Claude Lefort (1979, p. 23), « la démocratie est nécessairement sauvage et non
pas domestiquée ». Toute tentative, précisait-il, « de l’apprivoiser, de l’enfer-
mer dans des bornes, dans l’espoir de restaurer un modèle de hiérarchie et
d’autorité, d’établir des mécanismes de pouvoir et de juridiction qui simulent
un ordre rationnel » finit par la vider de son contenu (Lefort, 1979, p. 11). Dans
une telle perspective, plus l’espace d’expression du conflit social se réduit, plus
la démocratie s’affaiblit (Vitiello, 2011) ; plus aussi, la société perd sa vitalité car
« l’ordre [social] n’est pas institué à partir d’une rupture avec le désordre ; il se
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
fond avec un désordre continu » (Lefort, 1986, p. 724).
Malgré sa remise en cause croissante, l’idée que le conflit social est statis-
tiquement normal, socialement fonctionnel et politiquement utile dans les
sociétés modernes, a été partagée par tous les pères fondateurs de la socio
logie. Ainsi, selon Auguste Comte, inventeur du néologisme « sociologie » et
fondateur de la discipline en France, la conflictualité est le moteur qui permet
aux sociétés de tenir dans le temps (Comte, 1969 [1854]). En tant que facteur
de changement des sociétés, le conflit fait partie de la « dynamique sociale » ;
en tant que facteur stabilisateur de l’ordre social, il a une influence sur
la « statique sociale ». Aussi le sociologue du conflit doit éviter deux écueils
symétriques : celui de « minorer » la part du conflit dans l’organisation
sociale ou, tout au contraire, de la « majorer » (Rivière, 1978). D’un côté on
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 15 21/09/2021 11:01
16 ▲ Sociologie du conflit
trouve ces sociologues qui, souvent d’obédience conservatrice, considèrent
le conflit comme dysfonctionnel et anomique, et en font une menace pour
l’ordre social. De l’autre, on trouve ceux qui, souvent d’obédience révolution-
naire, le considèrent comme le moteur par excellence du changement social,
et occultent son potentiel désagrégateur. D’un côté, on a une vision radicale-
ment négative de la conflictualité, de l’autre une vision totalement laudative.
D’un côté comme de l’autre, le jugement normatif tend à aveugler l’analyse,
en préemptant l’observation empirique des causes, des dynamiques et des
effets des conflits sur la vie sociale. Or c’est précisément là la tâche explica-
tive de la sociologie. Son but est de répondre, par l’observation et l’enquête,
à trois séries de questions : comment et pourquoi des conflits sociaux sur-
gissent dans une société donnée ? Quels effets produisent-ils sur l’organisa-
tion sociale et sur les liens sociaux ? Quelle pratique de la sociologie suppose
l’objectivation de ces conflits comme facteur de changement social ?
Qu’est-ce que le conflit social ?
Encore faut-il, avant de pouvoir enquêter sur quoi que ce soit, savoir ce dont on
parle. Quelle définition du conflit social le sociologue doit-il adopter ? Quelle
définition lui permet de disposer, derrière cet objet, d’une classe de phéno-
mènes sociaux comparables, auxquels poser les mêmes questions ? Le terme
« conflit social » est éminemment polysémique : il désigne, dans les travaux
sociologiques qui lui sont consacrés, un large spectre de phénomènes allant
des clivages sociaux aux antagonismes culturels, des guerres interétatiques aux
émeutes, des mouvements sociaux aux guerres interethniques, des conflits
violents aux pratiques de résistance ordinaire à la domination. Or, toutes ces
manifestations de la conflictualité sociale ne font pas forcément appel aux
mêmes logiques fondamentales. Délimiter un territoire pour les sociologies du
conflit suppose, au contraire, d’identifier des phénomènes aux logiques compa
rables. D’où l’importance d’une définition sociologique rigoureuse de l’objet. Il
faut commencer par distinguer le conflit social des clivages sociaux (cleavage
structures), puis de l’action collective, enfin de la violence : trois champs phéno-
ménaux qu’il recouvre partiellement, mais auxquels il ne se réduit pas.
Commençons avec les clivages sociaux. On doit à Seymour Martin Lipset
et Stein Rokkan (1967) d’avoir abordé les conflits sociaux comme des « cli-
vages structurels ». En analysant l’évolution des sociétés occidentales depuis
la Réforme protestante et la Contre-réforme catholique (xvie-xviie siècles),
ces politistes identifient trois matrices d’opposition : le Culturel (renvoyant au
religieux, aux identités linguistiques et ethniques) ; l’Économique (renvoyant à
la structure de la propriété foncière et aux asymétries entre économies rurale
et urbaine) ; le Territorial (renvoyant au degré d’unification nationale et éta-
tique du territoire). Ces trois matrices donnent lieu à de nombreux clivages
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 16 21/09/2021 11:01
Introduction ▼ 17
sociaux : ville vs campagne, État vs Église, langue nationale vs langue mino-
ritaire, etc. Ils structurent les antagonismes partisans : le montrer est le but
de Lipset et Rokkan. En ce sens, bien qu’ils restent assez évasifs sur la défi-
nition de leur objet, on peut souscrire à ce qu’en dit Hanspeter Kriesi : « Un
clivage implique une division sociale qui sépare la population en au moins deux
groupes distingués l’un de l’autre sur la base d’un critère social tel que la classe,
la religion ou l’ethnie. Un clivage a donc une base structurelle mais pour qu’il
se manifeste politiquement, il est nécessaire que les groupes en question soient
conscients de leurs identités collectives mutuelles et que le clivage s’exprime
au niveau organisationnel. C’est-à-dire que le clivage doit être articulé par un
parti politique, un syndicat, une église ou une autre organisation qui donne
une forme institutionnelle aux intérêts liés à l’un ou l’autre groupe de la divi-
sion structurelle » (Kriesi, 1994, p. 215). Comme le montre cette définition, un
clivage social apparaît lorsque des groupes s’opposent sur la base de différents
critères. Cependant, en principe, les sources d’opposition sont tout aussi nom-
breuses que les modalités de constitution des groupes sociaux : tout groupe se
construit comme un « Nous » opposé à un « Eux ». Comment passer alors de
la multiplicité des clivages qui structurent la vie collective à quelques « clivages
structurels » sociologiquement pertinents ? La réponse nous est donnée par
Kriesi : lorsque ces clivages s’institutionnalisent politiquement. D’où toute la
différence entre clivages sociaux et conflits sociaux : les clivages sociaux sont
des conflits construits par les organisations politiques comme structurels, ce
qui n’est évidemment pas le cas de tous les conflits sociaux réels.
Voyons maintenant la différence entre conflit social et action collective.
Le conflit social est l’expression, dans l’action individuelle et dans le fonction-
nement des groupes, d’un antagonisme structurel – économique, politique
ou culturel –, qui renvoie à l’organisation de la société dans son ensemble. Ce
conflit peut ou non donner lieu à une action collective, et c’est ce caractère
potentiellement latent qui le distingue du mouvement social. Prenons le livre
La France conteste (1986) de Charles Tilly, l’un des ouvrages fondateurs de la
sociologie de l’action collective. La question de Tilly est la suivante : comment
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
les répertoires des mobilisations ont-ils changé en fonction de l’évolution de
la société française ? Le conflit social est réduit à l’action collective : les dyna-
miques contestataires ne deviennent analysables que lorsqu’elles donnent
lieu à une confrontation publique avec les institutions du pouvoir (Tilly et
Tarrow, 2008). Or, les conflits sociaux ne donnent pas nécessairement lieu
à des mobilisations collectives et, d’ailleurs, seul une infime part de celles-ci
est audible comme confrontation publique. « Le résultat est constant, quel
que soit le pays étudié : l’immense majorité des événements protestataires ne
fait pas l’objet d’une couverture médiatique puisque ce sont entre 2 et 5 % des
manifestations recensées dans les dossiers policiers qui trouvent un écho dans
la presse écrite nationale » (Fillieule et Favre, 2020, p. 366). Pour emprunter le
langage de la théorie mathématique des ensembles, les mobilisations dotées
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 17 21/09/2021 11:01
18 ▲ Sociologie du conflit
d’un droit d’existence dans l’espace public (médiatique) constituent un sous-
ensemble très restrictif des événements contestataires réels, qui constituent
à leur tour un sous-ensemble très restrictif des conflits sociaux traversant
une société donnée. Aussi les sociologies du conflit posent-elles une question
beaucoup plus générale (et d’un certain point de vue, beaucoup plus ambi-
tieuse) que la sociologie de l’action collective : quel type de conflits la société,
avec sa structure, son organisation interne, sa « division fonctionnelle du tra-
vail » comme dirait Durkheim, génère-t-elle ?
La différence avec la violence, enfin. Bien que le conflit social comporte
toujours une part de violence, celle-ci est canalisée et institutionnalisée, et
s’avère instrumentale à la production d’un rapport de force qui ne vise pas
à éliminer l’adversaire. La violence est un moyen du conflit, non pas sa fin.
Cette distinction entre le conflit social et la violence (et donc la guerre) vaut
surtout pour les sociétés modernes. En tant que sociétés démocratiques, elles
sont fondées sur ce que Lefort appelle la « division originaire du social ».
Cette division est consubstantielle à des sociétés se pensant comme des pro-
ductions de l’agir humain, et des valeurs plurielles et antagonistes dont il pro-
cède : des sociétés « autonomes » au sens de Castoriadis (1975). Pour que ces
sociétés acceptent la division originaire du social, il a fallu des institutions à
même de contrôler la charge de violence permanente, et le risque de guerre
civile latente, qu’induit l’idée que les groupes sociaux sont en lutte pour le
monopole des ressources économiques, politiques, symboliques, culturelles.
La principale de ces institutions est l’État.
C’est Norbert Elias (2003 [1975]) qui nous explique le chemin à la fois
historique et sociologique de cette évolution. Dans les sociétés prémo-
dernes, la violence est latente dans toutes les relations sociales. Dans les
sociétés modernes, elle tend à être intériorisée d’un côté (le Surmoi) et
extériorisée de l’autre : l’État acquiert le monopole de la violence légitime,
c’est-à-dire la faculté lui permettant d’user en dernier recours de la violence
dans la gestion des relations sociales. Elias montre que notre modernité
résulte de trois processus imbriqués : la densification des relations inter-
personnelles du fait de la complexification de l’organisation sociale ; la
naissance de l’individu autonome et maître de soi-même, qui contrôle ses
pulsions ; la genèse de l’État, exerçant le monopole de la violence légitime.
Dans ces sociétés, la violence est ainsi refoulée par l’individu, pris dans
un processus d’autocontrôle pulsionnel, et régulée par l’État. Les conflits
sociaux participent de ce processus : ils sont l’expression même, contrôlée
et institutionnalisée – pacifiée en un sens –, de la violence tolérable dans ce
type de sociétés. En parallèle, la violence guerrière se voit projetée à l’exté-
rieur de ces sociétés, l’État développant, à la faveur de l’industrialisation, un
secteur militaire fonctionnellement indépendant de l’État mais tributaire
de sa puissance (Giddens, 1987).
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 18 21/09/2021 11:01
Introduction ▼ 19
Le cadre posé par Elias nous conduit ainsi à exclure les guerres civiles de
ce livre. Si la guerre est indubitablement un type de conflit social, ses effets
structurants sur les sociétés ne sont guère comparables avec ceux des conflits
régulés, légitimés et institutionnalisés dont nous parlions supra. Au sens
d’Elias, la guerre civile procède plutôt d’un processus de décivilisation, de
« retour du refoulé » de la violence maîtrisée et canalisée dans la moder-
nité (Elias, 2017 [1989]). Plus globalement, les guerres civiles apparaissent
lorsque l’État ne parvient plus à réguler la conflictualité sociale, un groupe
choisissant de prendre les armes pour l’exproprier, à proprement parler, de
son monopole de la violence légitime. En ce sens, les conflits armés consti-
tuent un paroxysme et une figure limite du conflit social : c’est le type de
conflit qui apparaît lorsque la possibilité d’une conflictualité sociale régulée
et institutionnalisée se voit évacuée. C’est ce qu’affirment Raul Magni-Berton
et Sophie Panel (2020) à propos des guerres civiles interethniques. Elles se
produisent souvent dans des conjonctures de défaillance de l’État, l’ethnie
majoritaire prenant les armes contre le pouvoir et l’ethnie minoritaire pour
éviter d’être attaquée à son tour. Ces configurations de guerre civile, tout en
ayant un potentiel d’organisation, de structuration et, malgré la violence en
jeu, de cohésion des sociétés (Baczko, Dorronsoro et Quesnay, 2016), consti-
tuent une figure limite des conflits sociaux examinés dans ce livre. C’est ce
caractère limite qui nous conduit à les mettre de côté dans ce qui suit. L’objet
de ce livre sera un autre : cette conflictualité sociale régulée et institutionna-
lisée, interne aux sociétés, impliquant une part de violence mais différente
de la guerre civile ; une conflictualité bien plus diffuse et latente que les rares
moments d’action collective pourraient nous le faire croire ; une conflictua-
lité consubstantielle à l’organisation des sociétés modernes.
Conflits et changements sociaux
Le conflit est consubstantiel à l’organisation des sociétés modernes : so
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
what ? En réalité, derrière l’étayage par la sociologie de cet énoncé, git sa
principale contribution à l’analyse du changement social. Il y a là un sujet
classique de dissertation, tant pour les étudiants de première et termi-
nale de la section ES, que pour les agrégatifs de Sciences économiques et
sociales (SES) : « Conflits et changements sociaux ». Un sujet doté d’un
statut de quasi-évidence, mais qui s’avère l’un des plus ardus à traiter. En
effet, les sociologues ont davantage expliqué comment l’ordre social se
maintient dans le temps, plutôt que les raisons en vertu desquelles il se
transforme. Or, montrer que l’ordre social est traversé de conflits conduit à
l’appréhender autrement. Une société n’a rien d’un système mécanique qui
se reproduit à l’identique dans le temps : les conflits font évoluer la struc-
ture sociale, sans que d’ailleurs la direction de ce changement puisse être
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 19 21/09/2021 11:01
20 ▲ Sociologie du conflit
prédéfinie. Des conflits peuvent engendrer des changements sociaux pro-
gressifs : ainsi en fut-il, par exemple, de la Révolution française ; d’autres
peuvent produire des changements sociaux régressifs : l’invasion du
Capitole par les militants trumpistes en 2020 en restera le triste souvenir.
Toujours est-il que la société change avec les conflits sociaux, y compris
lorsqu’ils restent « en sourdine ».
Un tel énoncé astreint le sociologue à deux règles de conduite.
Premièrement, il se doit d’adopter une « anthropologie implicite »,
c’est-à-dire une vision de l’acteur (ou de l’agent) fondée sur le refus de l’hypo
thèse de l’aliénation. Si le conflit social ne se réduit pas à l’action collective,
s’il est beaucoup plus répandu que celle-ci ne l’est, il incombe au sociologue
d’objectiver les critiques de l’ordre social qui apparaissent de façon souter-
raine, et là où on ne les attend pas forcément. Là où le postulat de l’aliénation
conduit à adopter un regard fixiste sur la société (rien ne bouge car les indi-
vidus incorporent l’ordre social et le reproduisent dans l’action), la sociolo-
gie du conflit adopte au contraire un regard dynamique sur la société (tout
bouge car les individus, ayant incorporé les structures sociales, sont réflexifs
dans l’action). Deuxièmement, le sociologue du conflit doit concevoir son
savoir comme un dispositif de visibilisation des paroles conflictuelles qui
traversent le monde social, notamment lorsqu’elles émanent de publics
illégitimes ou invisibles. En visibilisant des conflits réduits au silence, le
sociologue participe activement au changement social. L’anthropologie a
précédé la sociologie sur ce terrain. Dell Hymes proposait, dès le début des
années 1970, une « advocacy anthropology » au service des groupes subal-
ternes (1972). De son geste fécond naquirent les premiers dispositifs de
recherche-action, visant à transformer une parole populaire illégitime en
conflit social organisé. La sociologie n’y est parvenue que très tard, notam-
ment par le biais de la « public sociology » introduite aux États-Unis par
Michael Burawoy (2005), à partir de l’étude des conflits au travail. Aussi la
question de l’engagement du sociologue (Shukaitis et Graeber, 2007), et du
protocole de recherche le plus adapté à en faire un mode de production du
savoir scientifique, se pose-t-elle centralement dans la sociologie du conflit.
Ces deux règles directrices s’avèrent particulièrement d’actualité dans le
contexte de la pandémie de la Covid-19. Cette crise sanitaire a constitué une
rupture radicale de l’ordre social, avec ses normes et ses routines. Du point
de vue du conflit social, elle a marqué un arrêt de tout ce qui rend possible
la construction collective d’un conflit : la possibilité de s’emparer de l’espace
public, d’entretenir des liens et de partager des indignations ou des revendi-
cations, de contester des décisions politiques (impossible lorsque les déci-
sions sont prises au nom d’une légitimité extrapolitique, comme celle médi-
cale ou scientifique). Même si les sociétés du globe traversent une période
tout à fait unique de glaciation du conflit, celui-ci n’a guère disparu. Il est
présent dans le rapport critique que chacun de nous entretient vis-à-vis du
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 20 21/09/2021 11:01
Introduction ▼ 21
gouvernement, de la police, des institutions sociales qui disciplinent et nor-
malisent les comportements individuels : la famille, l’école, l’université, l’en-
treprise, la science. Il est difficile de savoir ce que cette conflictualité latente
dans le corps social va donner dans les années à venir. La réduire à une sup-
posée hostilité tous azimuts aux consignes gouvernementales (le mouvement
anti-masques par exemple), ce serait rater l’essentiel. Prenons le travail, par
exemple : il est fort probable que la généralisation du télétravail et la hiérar-
chisation entre activités « essentielles » et « inessentielles » engendrent une
forte conflictualité inter- et intraprofessionnelle. Prenons l’école, avec des
enseignants subissant des politiques erratiques d’ouverture et de fermeture,
et dont le risque sanitaire est systématiquement sous-estimé par rapport au
corps médical. Confrontés au désir des familles de voir leurs enfants sco-
larisés, et face à une jeunesse de plus en plus désemparée, ces enseignants
ont toutes chances d’entrer en colère. Dans ce contexte, il est d’ailleurs fort
possible que les incompréhensions entre agents de l’institution scolaire se
multiplient, et avec elles les expériences de mépris et d’humiliation pâties
par les élèves peu dotés socialement : d’où un nouveau réservoir de colère.
Pensons, enfin, à l’hôpital : cette institution investie de la plus glorieuse des
missions en temps de pandémie, après des années de réductions budgétaires
dans le cadre des politiques du new public management : la contradiction
risque d’être criante pour les travailleurs de la santé. Cette colère gronde et
trouvera, à l’avenir, des exutoires : pour la simple raison qu’elle aura eu le
temps de marquer durablement la subjectivité des individus pendant la crise
sanitaire. La sociologie du conflit nous conduit, d’une certaine manière, à en
prendre le « pouls », pour comprendre les dynamiques de changement qui
traversent les sociétés et les projettent vers l’avenir.
De la sociologie classique aux nouvelles
sociologies du conflit
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Ces préalables étant posés, un territoire scientifique, avec ses auteurs, ses
controverses, ses paradigmes et méthodes d’analyses, apparaît clairement.
Pour le présenter, ce livre sera structuré en deux grandes parties. La première
montrera comment un certain regard sur les conflits sociaux, entre la fin du
xixe siècle et les années 2000, a fait émerger la sociologie du conflit comme
mode de problématisation spécifique et champ de recherches à part entière
(partie « Les conflits sociaux comme objet de la sociologie »). La seconde
partie s’attachera à inscrire le renouvellement du conflit, en tant que réalité
sociale et comme objet de connaissance, dans la période ultra-contemporaine
de la modernité tardive (partie « Les nouveaux objets du conflit »).
Dans la première partie, on se penchera tout d’abord sur l’historicité des
conflits sociaux et les précurseurs de la sociologie du conflit, en particulier
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 21 21/09/2021 11:01
22 ▲ Sociologie du conflit
Machiavel et La Boétie (chap. 1 « Le conflit comme fait social »). Nous pré-
senterons ensuite ce que Randall Collins (2016 [1975]) appelait, dans un
manuel déjà classique, la « conflict tradition » en sociologie : les apports fon-
dateurs de Marx et ses héritiers, de Durkheim, Weber et Simmel (chap. 2
« Le conflit comme question fondatrice de la sociologie »). L’anthropologie
a largement contribué à cette tradition intellectuelle, en insistant sur la cen-
tralité des conflits sociaux dans les sociétés traditionnelles, sur les dispositifs
symboliques et rituels permettant de les mettre en scène et de les conjurer, et
sur leur capacité à produire le changement social (chap. 3 « Le conflit comme
question fondatrice de l’anthropologie »). Sur la base de ces contributions
séminales, la sociologie du conflit s’est constituée, entre les années 1960
et 1970, en domaine scientifique à part entière. Si elle est restée essentiellement
« macro », d’autres travaux ont abordé, à la même époque, les logiques indi-
viduelles et intersubjectives du conflit social (chap. 4 « L’institutionnalisation
de la sociologie du conflit »). Les sociologies contemporaines du conflit
voient s’affronter deux paradigmes concurrents (l’actionnalisme et les socio-
logies critiques) et plusieurs théories « régionales » du conflit social, dans les
domaines de la ville, du travail et des organisations (chap. 5 « Les paradigmes
contemporains de la sociologie du conflit »).
Dans la seconde partie, on se penchera sur le tournant ultra-contemporain
de la modernité tardive. Définie par l’accélération du changement social à
l’heure de la globalisation, elle a pour conséquence un éclatement et un élar-
gissement des conflits, qui vont désormais des luttes de placement au désir
d’autonomie des acteurs, jusqu’à l’émergence de particularités identitaires
n’exprimant plus la cohérence de la société. Le sixième chapitre dresse l’état
des lieux des conflits ultra-contemporains (chap. 6 « Du conflit de classe
à l’éclatement du conflit : la sociologie du conflit au xxie siècle »). Le sep-
tième chapitre est consacré en particulier au déclin des identités ouvrières
dont l’altermondialisme est une conséquence (chap. 7 « Le renouvellement
du mouvement social. De l’altermondialisme aux luttes terrestres »). Le hui-
tième chapitre envisage le conflit comme un mode de renouvellement de la
démocratie : il met l’accent sur les nouvelles formes d’expression des collec-
tifs, en prenant en compte les interrogations sur la crise climatique (chap. 8
« Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène »). Le neu-
vième chapitre s’attache à comprendre l’irruption des luttes minoritaires,
comme des questions singulières dans l’espace public et scientifique (chap. 9
« Face à l’État. Les luttes minoritaires et subalternes »). Le dixième et der-
nier chapitre se penche sur les perspectives de changement social portées
par certains conflits ultra-contemporains. Le cadre dans lequel s’expriment
des aspirations antiétatistes et antiautoritaires notamment peut être contra-
dictoire avec ceux de la démocratie instituée (chap. 10 « Contre l’État. Une
conflictualité de haute intensité »).
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 22 21/09/2021 11:01
Partie 1
Les conflits sociaux
comme objet
de la sociologie
Federico Tarragoni
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 23 21/09/2021 11:01
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 24 21/09/2021 11:01
Chapitre 1
Le conflit comme fait social
Lorsque la sociologie s’empare du conflit, elle en fait donc un fait collectif
structurant les sociétés. En d’autres termes, le conflit est un fait social. Mais
qu’est-ce que cela veut dire ? Nous disposons, à suivre le philosophe Bruno
Karsenti (1994), de deux définitions concurrentes du « fait social », l’une
énoncée par Durkheim et insistant sur l’idée de contrainte collective, l’autre
par Mauss, insistant sur l’idée de totalité symbolique. Pour caractériser
sociologiquement le conflit, il est sans doute plus opportun de reprendre la
deuxième définition. Le conflit n’est pas un fait social en raison du « pou-
voir de coercition externe qu’il exerce ou est susceptible d’exercer sur les
individus » (Durkheim, 1960 [1895], p. 11), mais dans la mesure où l’indi-
viduel et le collectif participent d’une même activité de symbolisation. À
l’instar du don, fait social par excellence pour Mauss, le conflit symbolise la
vie sociale dans sa totalité : il est inhérent à la vie collective. Dans ce cha-
pitre, on situera les évolutions historiques qui ont permis à cet énoncé de
prendre sens dans les sociétés modernes, et la contribution singulière que
la philosophie politique a donnée à son intelligibillité.
Le conflit est inhérent à la vie collective
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Cet énoncé fonde la sociologie à la fin du xixe siècle. Il ne devient énonçable
qu’avec le tournant des sociétés démocratiques qui se produit entre la fin
du xviiie et la fin du xixe siècle : c’est dans ces sociétés, en raison de l’émer-
gence des États démocratiques et des transformations de l’action collective,
que la sociologie peut s’en emparer comme l’une de ses questions fonda-
trices. Toute autre était la réalité des sociétés d’Ancien Régime : des conflits
s’y produisaient constamment, mais ces sociétés ne se pensaient pas comme
étant structurées par la conflictualité, du fait de l’emprise d’une vision orga-
niciste de l’ordre social où les fonctions et les ordres sociaux se rapportaient
à un ordre naturel et divin. C’est toutefois au cœur même de ces sociétés, via
l’observation de la conflictualité, que naissent les prémices de la sociologie du
conflit dans la pensée de Machiavel et La Boétie.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 25 21/09/2021 11:01
26 ▲ Sociologie du conflit
Quelques jalons historiques
C’est vers la fin du Moyen Âge que naissent, sous des formes embryonnaires,
des espaces politiques concurrentiels, c’est-à-dire des espaces semi-libres
d’expression d’opinions et d’appartenances politiques divergentes. La ville
médiévale en est le lieu par excellence. Lieu d’exercice des libertés intel-
lectuelles (libertas scolastica), de circulation, de commerce et d’entreprise,
la ville favorise l’émergence de nouveaux groupes sociaux et l’expression
d’une conflictualité socio-politique (Weber, 2014a [1921]). Ces conflits s’ins-
crivent dans l’horizon de la longue genèse de l’État moderne : la construc-
tion d’un pouvoir central disposant, pour utiliser la formule wébérienne,
du « monopole de la violence légitime » avec ses prérogatives régaliennes :
la conscription, la levée de l’impôt et la légitimation par le droit. Que l’on
pense, par exemple, aux combats entre les fractions des classes dirigeantes
pour le monopole du pouvoir étatique : ceux entre les Guelfes et les Gibelins
en Italie (xiiie-xive siècle), entre les Armagnacs et les Bourguignons en
France (xive-xve siècle), entre le pouvoir royal et le Parlement en Angleterre
(xviie siècle). Il n’y a pas là de simples combats entre clans antagonistes : ces
fractions des classes dirigeantes sont toutes dotées d’une légitimité à gouver-
ner et, par là même, d’une assise sociale. C’est pourquoi leurs affrontements
constituent des conflits sociaux dépassant de loin la sphère du pouvoir. Il
faut y ajouter les luttes entre gouvernants et gouvernés. Elles accompagnent,
elles aussi, la lente gestation de l’État-nation. Les groupes subalternes des
sociétés d’Ancien Régime, essentiellement paysans, légitiment le pouvoir du
roi à la condition expresse que celui-ci s’engage à garantir le juste prix du
grain. Aussi les révoltes frumentaires et les jacqueries paysannes sont-elles
la principale forme de conflit social sous l’Ancien Régime (avec les cahiers
de doléances paysannes qui naissent dans la plupart des pays européens au
xviie siècle) (Bercé, 1974).
Cependant, à cette époque on cherche par-dessus tout le consensus. On
est loin de nos sociétés contemporaines où le conflit, participant de la vie
démocratique, est considéré comme fonctionnel, nécessaire et irréductible.
Depuis le Moyen Âge, le conflit est renvoyé aux notions latines de discordia et
de seditio, que l’historien Tite-Live emploie, dans son Histoire romaine, pour
qualifier la Sécession de la plèbe sur l’Aventin (494 av. J.-C.), la première grève
ouvrière de l’histoire occidentale. Le conflit est donc connoté négativement
en termes moraux, et représenté comme une dynamique destructrice de la
cité. L’une des premières illustrations en est la célèbre Allégorie du « bon »
et du « mauvais » gouvernement, peinte par Ambrogio Lorenzetti en 1338
pour la ville républicaine de Sienne. Comme le montre l’historien Patrick
Boucheron, l’une des craintes exprimées dans cette fresque est la peur de
l’« insignorimiento », le retour de la tyrannie (la seigneurie). La commune
siennoise redoute de perdre ce qu’elle a de plus cher : la « conflictualité
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 26 21/09/2021 11:01
Le conflit comme fait social ▼ 27
propre au système communal », le fait que la haine entre les hommes ne se
manifeste pas à l’état de la violence pure, mais se voie médiatisée et pacifiée
par le débat public. La fresque de Lorenzetti est donc un éloge de la conflic-
tualité civique. Cependant, c’est la Concorde, équipée d’un rabot pour apla-
nir les disputes, qui trône dans l’Allégorie du bon gouvernement ; les conflits
sociaux, comme les insurrections paysannes, sont assimilés aux pillages dans
l’Allégorie du mauvais gouvernement (Boucheron, 2013). Cet idéal de l’har-
monie sociale est très ancien. Il remonte à l’« idéologie trifonctionnelle »
que les sociétés médiévales et d’Ancien Régime puisent dans l’Antiquité et,
plus loin encore, dans les structures mythiques et langagières des cultures
indo-européennes (Le Goff, 1979). Qu’est-ce que cette « idéologie trifonc-
tionnelle » ? C’est l’idée que l’ordre social repose sur l’accomplissement
par chaque groupe de la fonction à laquelle il est destiné par nature, soit-
elle nourricière, gouvernementale ou militaire. Ces sociétés se représentent
comme des corps vivants dont toute « sécession interne », toute source de
conflictualité, menace l’intégralité de l’organisme.
Cette représentation se répercute sur leur organisation sociale. Le pilier
des sociétés médiévales et d’Ancien Régime est la corporation artisanale et
ouvrière. Structurées par la norme de la fraternité et une idéologie de l’har-
monie, les corporations répondent à cette vision organiciste du social qui
laisse peu de place au conflit. Et pourtant, si on regarde de plus près, des
conflits ne cessent d’apparaître en leur sein, opposant une élite de dirigeants
généralement composée d’officiers, et une minorité de maîtres dissidents
qui supportent mal la reproduction d’un rapport de subordination auquel
ils croyaient avoir échappé à l’issue du compagnonnage (Kaplan, 2002).
Connotée négativement, la conflictualité sociale reste donc omniprésente.
Elle renvoie à la perception, de la part des groupes subalternes, d’une entorse
à ce qui leur est dû de la part des classes dominantes (nourriture, biens,
reconnaissance symbolique).
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Des précurseurs de la sociologie du conflit :
Machiavel et La Boétie
Cette omniprésence des conflits sociaux n’a d’ailleurs pas laissé indifférents
les savants de l’époque. Deux en particulier, marqués par les émeutes qui
agitent les villes européennes, comme les Ciompi florentins entre 1378 et
1342 : Nicolas Machiavel (1469‑1527) et Étienne de La Boétie (1530‑1563).
Ces deux philosophes sont les précurseurs de la sociologie du conflit.
Ils sont travaillés par la même exigence conceptuelle : comprendre la
nature humaine dans ses aspects politiques par l’observation des sociétés
concrètes et, en particulier, des tumultes qui les traversent. Fondateurs de
la pensée politique moderne, ils abordent tous deux la conflictualité sociale
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 27 21/09/2021 11:01
28 ▲ Sociologie du conflit
à partir de la domination, dans une sorte de relation dialectique. Machiavel
pense cette relation comme une « division originaire du social » : la verità
effettuale de toute cité, sa vérité factuelle ou empirique, alors qu’on la sou-
haiterait orientée vers l’harmonie et la concorde, est d’être divisée entre les
grands (grandi) ou nobles (nobili) et le peuple (popolo). C’est la thèse des
deux humeurs énoncée dans Le Prince (1532). « En effet, dans toute cité, on
trouve ces deux humeurs différentes : et cela naît de ce que le peuple désire
ne pas être commandé ni écrasé par les grands, et que les grands désirent
commander et écraser le peuple : et de ces deux appétits différents naît dans
les cités un de ces trois effets : ou le principat, ou la liberté ou la licence »
(IX, 2). On la retrouve dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live
(1531) : « il y a dans chaque république deux humeurs différentes, celle
du peuple et celle des grands » (I, 4). Cette opposition entre deux groupes
sociaux, renvoyée à celle entre deux humeurs politiques, l’une propre aux
dominants, l’autre aux dominés, est selon Machiavel « le moteur même de
la vie de la cité » (Zancarini, 2001). Bien que la dichotomie entre les grands
et le peuple ne soit pas constante chez Machiavel, qui n’hésite pas à égrener
les divisions internes à ces deux groupes, les humeurs, elles, sont toujours
pensées en opposition binaire : d’un côté le désir des dominés de ne plus
l’être, de l’autre celui des dominants de le rester. Toute société « tient » sur
l’opposition dialectique de ces deux humeurs.
Une vision proche de celle d’Étienne de La Boétie, qui y ajoute un élé-
ment clé : le fait que le conflit soit toujours latent dans un rapport de domi-
nation, dans la mesure où ce rapport doit être légitimé par celles et ceux qui
en pâtissent les effets. « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez
libres », écrit-il dans son Discours de la servitude volontaire, car « l’habi-
tude qui, en toutes choses exerce un si grand empire sur nos actions, a sur-
tout le pouvoir de nous apprendre à servir » (1976 [1576], p. 202, 210). Bien
que sa réflexion fasse l’économie des conditions pratiques de cette liberté,
elle « souligne l’importance de la relation tant dans la soumission que dans
la domination. En somme, [qu’]elle fait de la soumission et de la domination
une relation dialogique » (Messu, 2012). La Boétie aborde la logique sociale
de la domination dans le cadre des sociétés d’Ancien Régime, avec l’image
suggestive d’une pyramide : « cinq à six ont eu l’oreille du tyran […] Ces six,
en ont sous eux six cents qu’ils dressent, qu’ils corrompent aussi comme ils
ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six
mille » (1976, p. 212). L’habitude de la servitude s’acquiert donc, à toutes les
échelles de la société, par la structure hiérarchique du pouvoir, qui fait de
chacun un tyrannisé et un tyran suivant les circonstances : on accepte d’être
le sujet du maître « d’en haut » pour être maître des sujets « d’en bas ».
Cette explication qui fait des dominés des complices de la domina-
tion (comme le dira plus tard Pierre Bourdieu) ne les enferme pas pour
autant dans la sujétion. Comme l’affirme Paul Zawadzki (2016), l’analyse
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 28 21/09/2021 11:01
Le conflit comme fait social ▼ 29
laboétienne est structurée en deux plans : la domination avec sa vertica-
lité, et l’amitié avec son horizontalité. Non seulement la nature, écrit La
Boétie, « nous a tous pétris de la même pâte, afin que, comme en un miroir,
chacun pût se reconnaître dans son voisin », mais de surcroît « elle nous a
donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer
et fraterniser davantage » (1976, p. 185). La fraternité humaine est ce qui
rend possible le regard et la mise à la place de l’autre (l’empathie) ; ce que
la chaîne de commandement vise précisément à détruire, en rendant les
êtres aveugles les uns aux autres. Dans la mesure où la nature nous a rendu
capables d’empathie, le conflit est toujours possible : il suffit pour cela de
se reconnaître dans la souffrance de l’autre. Le collectif qui surgit de cette
expérience n’est pas fusionnel pour autant : on fraternise par le conflit et
dans le conflit. C’est pour penser une telle dynamique que La Boétie invente
cette expression remarquable : « La nature ne voulait pas tant nous faire
tous unis que tous uns » (1976, p. 119).
Le tournant des sociétés démocratiques modernes
La pensée politique de Machiavel et de La Boétie inaugure, au sein même
des sociétés d’Ancien Régime, régies par le pouvoir du tyran ou du prince,
une réflexion sur le caractère irréductible de la conflictualité dans les socié-
tés avançant vers la modernité. Cependant, dans leur pensée, les disposi-
tions au fondement de la conflictualité sont renvoyées à la nature humaine
(des humeurs ou des penchants des êtres humains). La donne change entre
les xviiie et xixe siècles. Les sociétés occidentales sont bouleversées et « ins-
tituées symboliquement », pour reprendre le mot de Castoriadis (1975),
par les conflits sociaux émergents. La conflictualité ne renvoie donc plus à
une nature humaine imaginaire ; son caractère massif en fait désormais une
propriété des nouvelles sociétés qui voient le jour avec les révolutions euro-
péennes. C’est une nouvelle vision du conflit social qui débute : il devient
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
l’horizon du pouvoir et de l’action humaine, et est considéré comme créateur
d’histoire.
La Révolution française est un moment nodal d’affirmation de ce nou-
vel imaginaire social. L’historien Michel Biard insiste sur le changement qui
s’opère entre les révoltes paysannes de l’été 1789, que les contemporains
interprètent encore sous la forme traditionnelle et proto-politique de la
jacquerie ou de la révolte frumentaire, et la manière dont ces mêmes évé-
nements seront analysés, et inscrits dans une nouvelle mémoire historique,
trois ans plus tard (Biard, 2010). D’acteur économique, le seigneur devient
ainsi le détenteur d’un pouvoir et de privilèges, et donc un acteur politique
à part entière ; le peuple, de sujet social et naturel, devient aussi, à son tour,
un sujet politique (Cohen, 2010). Cette transformation de l’imaginaire social,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 29 21/09/2021 11:01
30 ▲ Sociologie du conflit
touchant l’ordonnancement des groupes sociaux et la légitimité dont ils sont
tributaires dans la cité, change aussi les pratiques de ceux qui font de la poli-
tique leur métier. Les hommes politiques deviennent des représentants, en ce
sens qu’ils se sentent liés par un contrat invisible aux représentés. Dans Par
la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolution-
naires (1997), l’historien Timothy Tackett montre comment ce sentiment de
devoir représenter des invisibles, des sans-voix, a joué un rôle fondamental
dans la radicalisation des députés du Tiers État lors des états généraux de
1789. En s’appuyant sur leurs témoignages directs, retranscrits dans leurs
échanges épistolaires, l’historien montre comment ces notables, tous fami-
liers de la philosophie des Lumières, ont été peu à peu excédés par l’arro-
gance, le mépris et les manigances du clergé et de l’aristocratie, alors que
cette même pratique du pouvoir ne posait guère problème avant. Elle faisait
partie de la gestion traditionnelle du pouvoir et de l’État.
Certes, la démocratie populaire des sections sans-culottistes sera rapide-
ment balayée par le nouveau gouvernement représentatif en cours de consti-
tution, comme ce sera encore le cas en juin 1848. Mais le changement des
représentations du conflit social est de taille. C’est également au cours de la
Révolution française que le champ politique prend la forme d’une arène, avec
des affrontements idéologiques entre un « côté droit » et un « côté gauche »,
à l’origine d’un clivage qui deviendra très structurant au début du xxe siècle
(Crapez, 1998). De son côté, l’historien Haïm Burstin (2013) montre comment
la Révolution met en scène, pour la première fois, des groupes subalternes
aspirant à « faire » l’Histoire : on trouve dans les archives de cette période,
les premières traces d’individus de classes populaires se pensant comme des
protagonistes de l’histoire en train de se faire. Le matériau empirique à par-
tir duquel il découvre cette nouvelle expérience est constitué des demandes
envoyées au nouvel État révolutionnaire par de nombreux citoyens d’origine
populaire, pour que leur soit reconnue, tant symboliquement que matérielle-
ment, leur participation à la prise de la Bastille. Ils considèrent que non seu-
lement leur lutte est légitime, mais qu’elle a changé le cours de l’histoire : celle
de leur pays, la leur, et celle du monde entier. Burstin appelle cette expérience
collective « protagonisme populaire ».
Avec la consolidation des États-nations et des démocraties de masse, la
fin du xixe siècle voit l’émergence de formes plus institutionnalisées et régu-
lées du conflit social. La démonstration appartient à Charles Tilly (1986). En
dépouillant les archives nationales et départementales (les versements des
préfectures), ainsi que les statistiques publiées par l’Office du travail à par-
tir de 1890, le sociologue analyse 18 000 grèves à l’aide de l’analyse facto-
rielle multivariée. Il montre que les répertoires de mobilisation deviennent,
au xixe siècle, plus rationnels, efficaces et économes en moyens, en profi-
tant des trois évolutions concomitantes : la nouvelle stratégie de négociation
sociale des États-nations (les « conventions sociales ») ; la diffusion plus large
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 30 21/09/2021 11:01
Le conflit comme fait social ▼ 31
de l’information rendue possible par les nouvelles techniques de communica-
tion de masse ; la formation d’un marché du travail national. Du xviie siècle
à 1850, le répertoire de mobilisation populaire tourne essentiellement autour
de la lutte contre le capitalisme imposé par l’État, avec l’effet de prolétarisation
qui s’ensuit (révoltes frumentaires, révoltes antifiscales, bris des machines).
À la fois anticapitalistes et antiétatiques, les conflits sociaux sont éphémères,
spontanés et désorganisés. À partir de 1850, tant leurs formes que leurs fina-
lités changent. Avec la consolidation européenne du syndicalisme à partir
de l’exemple des Trade Unions anglaises, les objectifs de la lutte sociale se
spécialisent, et les conflits se situent sur des enjeux spécifiques (Shorter et
Tilly, 1974). Cela est dû au fait que, entre-temps, la structure des opportu-
nités politiques s’est « ouverte » : les chances qu’ont les conflits de s’imposer
dans l’agenda politique sont devenues plus importantes que par le passé. En
même temps, les conflits changent leur morphologie sociale : on assiste à
une pluralisation des répertoires, de la manifestation à la grève, du sit-in à
l’occupation ; l’échelle des conflits devient nationale, alors que sous l’Ancien
Régime elle était essentiellement locale. Cette montée en échelle vient, juste-
ment, de l’apparition concomitante d’un marché du travail national et d’une
société de masse.
La pensée sociale qui apparaît vers la moitié du xixe siècle accompagne ce
processus d’institutionnalisation du conflit. Les courants les plus politiques,
comme le socialisme et le conservatisme, insistent, pour le meilleur ou pour
le pire, sur l’irréductibilité des nouveaux conflits qui déchirent l’ordre social
traditionnel. La pensée évolutionniste, à mi-chemin entre le social et le bio-
logique, fait de la compétition entre groupes sociaux l’analogue, dans les
sociétés modernes, de la sélection des espèces en nature. La sociologie nais-
sante, enfin, essaie d’aborder ces conflits sociaux de manière scientifique :
d’en comprendre rationnellement les causes et les enjeux sur la vie collec-
tive, et d’y voir le produit de l’organisation des sociétés modernes, régies par
la rationalité, la science, la technique et le profit. À cet égard, la « question
sociale » que la sociologie cherche à rendre intelligible, pour y apporter des
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
solutions morales et politiques, est indissociable de la conflictualité ouvrière
(Mucchielli, 1998 ; Cingolani, 2003).
On pourrait dire, en suivant Jean-Michel Berthelot (1990), que la conflic-
tualité a été l’un des grands « schèmes analytiques » avec lesquels la socio-
logie, depuis sa naissance jusqu’à nos jours, a conféré une intelligence au
social. Un « schème » est une matrice d’opérations épistémiques, ayant une
certaine cohérence interne, capable de rendre compte scientifiquement d’un
ensemble de faits collectifs qualifiés de « sociaux ». Berthelot distingue des
« schèmes de dépendance » servant à caractériser la relation entre faits
sociaux (schème causal et schème fonctionnel), des « schèmes de sens »
servant à caractériser la signification des faits sociaux (schème structural et
schème herméneutique) et des « schèmes de procès » servant à caractériser la
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 31 21/09/2021 11:01
32 ▲ Sociologie du conflit
causalité des faits sociaux (schème actanciel et schème dialectique). L’analyse
du conflit social renvoie au schème dialectique, qui postule que la cause
structurante d’un fait social est une relation conflictuelle, le conflit devenant
ainsi le moteur (à la fois réel et explicatif ) de l’organisation sociale. Aussi,
en plus d’être un objet et une préoccupation fondatrice de la sociologie, le
conflit social est l’une de ses grandes matrices (ou grammaires) explicatives :
une sorte de « cortex » du cerveau sociologique. C’est pourquoi la sociologie
du conflit n’est pas un sous-champ parmi d’autres de la discipline, à l’instar
de la sociologie des arts, de la sociologie économique ou de la sociologie du
travail, mais l’une de ses colonnes portantes.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 32 21/09/2021 11:01
Chapitre 2
Le conflit comme question
fondatrice de la sociologie
Cette ambition de décrire et analyser les sociétés modernes comme étant
structurées par le conflit apparaît clairement chez les fondateurs de la tra-
dition sociologique : Marx, Durkheim, Weber et Simmel. Randall Collins
l’appelle la « conflict tradition » dans la pensée sociale occidentale (Collins,
1975). Plus précisément, Collins distingue deux grandes traditions de la
sociologie du conflit, qui pensent différemment le rapport entre conflit social
et changement social : une tradition qui renvoie à Marx et une autre à Weber.
La première postule une finalité historique dans les conflits sociaux, la
deuxième cherche à comprendre contextuellement leur impact sur les struc-
tures de domination.
Staséologie et polémologie
En dehors de la sociologie, des domaines de savoir spécifiques se sont consti-
tués autour de l’analyse de la conflictualité sociale, comme la staséologie (du
concept grec de stásis) et la polémologie (du concept grec de polemos). Ils n’ont
eu toutefois aucune postérité scientifique et sont tombés dans un relatif oubli.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
La staséologie est systématisée par le sociologue Jean Baechler (1937-) dans
son ouvrage Les phénomènes révolutionnaires (1970) : elle désigne la branche
de la sociologie qui doit s’occuper spécifiquement des révolutions, en tant
que manifestations de haute intensité de la conflictualité sociale. Chargée de
décrypter la genèse, les mécanismes et les issues des processus révolution-
naires, de manière à la fois dynamique et comparative, elle doit également
expliquer la diversité des modes de canalisation sociopolitique du conflit : la
conservation comme mode de refoulement ; la réforme comme mode de négo-
ciation ; la révolution comme mode de cristallisation (Baechler, 2004). Une
entreprise analogue, bien que différente dans la définition de son objet, a été
tentée par le juriste et sociologue Gaston Bouthoul (1896‑1980). Il invente
une « science totale » du conflit : la polémologie. En faisant dialoguer la socio
logie, la démographie, l’économie, la psychologie et la géographie, celle-ci
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 33 21/09/2021 11:01
34 ▲ Sociologie du conflit
doit analyser les facteurs déclencheurs de l’agressivité collective, sa fixation
sur un ennemi précis (l’« animosité ») et son éventuelle généralisation guer-
rière. Dans les intentions de son fondateur, cette polémologie devait rempla-
cer le pacifisme militant, jugé sans impacts réels sur les sociétés car dépourvu
d’une connaissance positive du conflit, par un « pacifisme scientifique »
capable de prévenir, réguler et endiguer la conflictualité. Malgré la fondation
aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale d’un Institut de polémologie
à l’université de Strasbourg avec Louise Weiss, puis d’une revue spécialisée,
Guerre et Paix, l’engouement s’avère de courte durée. Bien au contraire, la pro-
lifération des conflits guerriers dans le monde après la fin de la Guerre froide,
et l’intervention croissante des institutions internationales et humanitaires,
feront émerger une discipline aux antipodes des vœux de Bouthoul, dont la
diffusion sera bien plus importante : l’irénologie, la science étudiant les condi-
tions sociales, économiques et culturelles de la paix (en anglais les Peace and
Conflict Studies). ■
Chacun des fondateurs de la sociologie construit une problématique spé-
cifique du conflit social. Chacun, en d’autres termes, insiste sur une moda-
lité singulière de production des sociétés modernes par le conflit. Pour Marx
et ses héritiers, le conflit entre les détenteurs des moyens de production et
les travailleurs, entre les propriétaires et les non-propriétaires est la force
qui produit le changement social. Pour Durkheim, les conflits doivent être
compris à l’intérieur d’une sociologie de l’intégration, comme ce qui régule et,
en même temps, peut faire dysfonctionner la société. Pour Weber, le conflit
est une dimension irréductible de la vie sociale en tant qu’il renvoie à la légi-
timité toujours conjoncturelle de la domination. Enfin, Simmel a consacré
au conflit un ouvrage fondateur : chez lui, le conflit est un mode de sociation
humaine car, tout en opposant les individus, il les relie entre eux. Il fait partie
alors, comme l’imitation ou la hiérarchie, des formes « pures » de socialisa-
tion : des modes de sociation humaine qui peuvent fonctionner pour une
multitude de contenus particuliers.
Le conflit produit le changement social :
Marx et ses héritiers
Pour Karl Marx (1818‑1883), le conflit entre classes sociales aux intérêts
antagonistes est le véritable moteur de l’histoire : comme il l’écrit avec
Friedrich Engels dans le Manifeste du Parti communiste (1954 [1847]),
« l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a jamais été que l’histoire des
luttes de classes ». L’origine de la conflictualité sociale est à situer dans les
contradictions de la structure des rapports sociaux de production car « les
hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 34 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 35
de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de
développement déterminé de leurs forces productives matérielles » (Marx,
1957 [1859], p. 4). Cette idée vient à Marx de la pensée sociale du xixe siècle,
et en particulier de celle de Saint-Simon dans L’organisateur (1819) : c’est
Saint-Simon le premier à avoir jugé, de manière tout aussi évolutionniste que
Marx mais en accordant au progrès social une signification différente, que
les conflits sociaux accouchent l’histoire de demain et permettent à l’huma-
nité d’évoluer. Pour ce théoricien du matérialisme dialectique qu’est Marx,
cette évolution va dans le sens d’une plus grande maîtrise des producteurs
sur les fruits de leur travail ; pour ce théoricien du positivisme socialiste
qu’est Saint-Simon, elle suppose un « accroissement des capacités positives
[de l’humanité] d’intervention sur la nature et la société elle-même » (Cuin,
Gresle et Hervouet, 2017, p. 16).
Cette lutte sociale prend, dans la société capitaliste moderne, la forme de
l’affrontement structurel entre les capitalistes et le prolétariat ; un conflit qui
ne pourra être supprimé que dans une société sans classes, la société commu
niste. Le conflit de classes découle, d’un côté, de la stratification objective des
sociétés capitalistes en classes, comme le souligne Nicos Poulantzas (1974) :
c’est parce que les sociétés capitalistes sont inégalitaires et hiérarchisées
que ceux qui sont « en bas » luttent contre ceux qui sont « en haut ». Mais,
d’un autre côté, une telle lutte n’est possible que parce que la stratification
en classes a des effets subjectifs sur les individus et les groupes sociaux : ils
se perçoivent de facto comme des classes en lutte. En ce sens, la conscience
de classe est toujours une conscience des intérêts collectifs du groupe dont
on fait partie, et de la nécessité de les revendiquer face à des intérêts antago-
niques. Comme Marx et Engels l’écrivent dans L’idéologie allemande (1968
[1845‑46], p. 93), les individus n’appartiennent à une classe sociale que dans
la mesure où ils s’opposent à une autre classe.
Résumons. Le conflit social apparaît chez Marx au niveau de la structure
des rapports sociaux de production, lorsque les groupes qui concentrent
l’essentiel des forces productives prennent conscience de l’injustice qui leur
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
est faite par les détenteurs des moyens de production. Cette expérience se
produit au cœur même du travail (l’usine pour Marx), car ce n’est qu’autour
de l’expérience partagée du travail que les producteurs peuvent prendre
conscience de leur appartenance commune à un groupe social. Lorsque
des organisations, comme les Trade Unions, parviennent à traduire cette
expérience commune de l’injustice dans un langage revendicatif, un conflit
social voit le jour. Celui-ci s’attaque alors au nœud même de la structure : le
droit qui codifie des rapports entre forces productives en rapports sociaux
de production.
Cette manière de penser la phénoménologie du conflit, ses causes et ses
modes d’apparition, débouche toutefois sur deux impasses. La première,
c’est que Marx postule que toute société humaine est structurée par une
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 35 21/09/2021 11:01
36 ▲ Sociologie du conflit
conflictualité fondamentale, mais ce vers quoi tend, à l’âge capitaliste, cette
conflictualité est une société sans conflit : la société communiste fondée, à
la suite de l’abolition des classes, de la propriété privée et de l’État, sur une
« association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production
collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail
individuelles comme une seule force de travail sociale » (Marx, 1993 [1867],
p. 90). Dans ce « règne de la liberté » où « le libre épanouissement de chacun
est la condition du libre épanouissement de tous » (Marx et Engels, 1954
[1847], p. 49), aucune lutte pour la liberté n’aurait lieu d’être tant celle-ci
se serait réalisée substantiellement. Une telle définition du communisme
paraît problématique car elle entre en contradiction avec celle, sociologique,
sur laquelle Marx se base pour analyser les sociétés réellement existantes,
tant du passé que du présent. Cette contradiction méthodologique a été
creusée par la théorie politique post-marxiste, en particulier par Ernesto
Laclau et Chantal Mouffe. Comme l’écrit cette dernière, « antagonismes,
luttes et opacité partielle du social ne disparaîtront jamais. [...] C’est pour-
quoi le mythe du communisme comme société transparente et réconciliée,
qui implique très clairement la fin de la politique, doit être abandonné »
(Mouffe, 2010, p. 85).
L’autre contradiction, sur laquelle on s’attardera davantage, est que du fait
de l’existence objective des Trade Unions et des premiers syndicats dans la
« grande industrie » analysée par Marx, celui-ci est porté à croire que l’appar-
tenance de classe produit nécessairement une conscience de classe. Autrement
dit que la deuxième est une conséquence logique et mécanique (sans être tou-
tefois purement automatique) de la première. Or, ces deux modes d’identifi-
cation collective renvoient à des expériences totalement différentes du monde
social : on peut avoir un sentiment d’appartenance à un groupe sans toutefois
considérer que cette appartenance traduit un système d’intérêts, de valeurs et
de visions du monde partagés, à opposer à un système d’intérêts, de valeurs et
de visions du monde jugés antagonistes. C’est cette traduction conflictuelle de
l’appartenance collective qu’on peut appeler la « conscience de classe » : pour
reprendre une distinction de Marx lui-même, ce n’est que la lutte sociale qui
produit une classe « pour soi », là où le partage objectif des mêmes conditions
matérielles d’existence et d’oppression génère une « situation commune »
qu’on peut appeler la « classe en soi ». C’est là que les problèmes commencent.
Car pour Marx, cette « situation commune » produit déjà une « pensée de
résistance – coalition » autour du maintien du salaire : ici le philosophe sous-
estime que cet enjeu purement économique et monétaire, le maintien des
rétributions, est historiquement le résultat d’un long conflit social, et donc
d’une classe « pour soi » organisée politiquement par les Trade Unions. C’est
la lutte sociale qui a produit chez les ouvriers la conscience d’appartenir à un
groupe, et par là même les intérêts communs qui le structurent économique-
ment (leur « situation commune ») : c’est la conscience de classe qui engendre
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 36 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 37
logiquement et nécessairement l’appartenance de classe, et non l’inverse.
Cette démarche constructiviste inverse les hypothèses de Marx : les frontières
symboliques d’un groupe social ne sont pas créées ex nihilo par l’économie
productive, qui ferait office de « nature fondamentale » du social, mais par
l’action revendicative de ses membres.
Du conflit à l’usine au conflit de classe
Dans Misère de la philosophie, écrit contre Proudhon en 1847, Marx écrit : « La
grande industrie agglomère dans un endroit une foule de gens inconnus les uns
aux autres. La concurrence les divise d’intérêts. Mais le maintien du salaire, cet
intérêt commun qu’ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de
résistance – coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but, celui de faire
cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence générale au
capitaliste. Si le premier but de résistance n’a été que le maintien des salaires, à
mesure que les capitalistes à leur tour se réunissent dans une pensée de répres-
sion, les coalitions, d’abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital
toujours réuni, le maintien de l’association devient plus nécessaire pour eux que
celui du salaire. Cela est tellement vrai, que les économistes anglais sont tout
étonnés de voir les ouvriers sacrifier une bonne partie du salaire en faveur des
associations qui, aux yeux de ces économistes, ne sont établies qu’en faveur du
salaire. Dans cette lutte – véritable guerre civile – se réunissent et se développent
tous les éléments nécessaires à une bataille à venir. Une fois arrivée à ce point-là,
l’association prend un caractère politique.
Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en tra-
vailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune,
des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capi-
tal, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé
que quelques phases, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-
même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte
de classe à classe est une lutte politique » (Marx, 1972 [1847], p. 177 sq.). ■
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Gramsci : conflits sociaux et hégémonie
Une partie considérable de l’analyse marxiste au xxe siècle s’est orientée vers
ce questionnement, en y apportant des réponses précieuses pour la socio
logie du conflit.
Certaines d’entre elles ont surgi de l’observation empirique de la classe
ouvrière : cela a conduit certains théoriciens marxistes à repenser la dialec-
tique structure – superstructure dans l’explication de la conflictualité sociale.
Le principal théoricien qui a répondu à cette impasse est Antonio Gramsci
(1891‑1937). Le philosophe italien part de l’échec du biennio rosso (« les
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 37 21/09/2021 11:01
38 ▲ Sociologie du conflit
deux années rouges »), les deux ans d’occupations d’usines à Turin et à Gênes
(1919‑20). Cette expérience lui montre toutes les difficultés de l’alliance du
prolétariat industriel du Nord et de la paysannerie du Sud (le Mezzogiorno).
Il réfléchit alors longuement, dans un texte intitulé « Quelques thèmes sur
la question méridionale » (1975a [1930]), à ce dialogue impossible entre les
deux bastions des classes populaires nationales, auquel on doit la paralysie
d’une conjoncture pourtant révolutionnaire, et, sur un mode paradoxal,
l’émergence immédiatement successive du fascisme. Selon Gramsci, si un
« bloc moral et politique » populaire n’a pas vu le jour en 1919, c’est pour
deux raisons.
Tout d’abord, car les militants marxistes persistent à croire que les fac-
teurs structurels de l’économie prédisposent mécaniquement une société
à la révolution. Or, comme le montre le cas de la Révolution bolchevique,
l’alliance entre les opprimés contre les structures sociales d’exploitation ne se
produit pas nécessairement en présence de certaines conditions structurelles
(le capitalisme). En ce sens, la révolution bolchevique, qui se produit dans une
société féodale et autocratique en invalidant tous les pronostics théoriques
des marxistes, peut bien être considérée comme une « révolution contre le
Capital », comme Gramsci la qualifie dans un article du 1er décembre 1917
(1975b). Une révolution non pas tellement contre le capital des capitalistes,
mais contre l’œuvre de Marx et la philosophie de l’histoire des marxistes.
Aussi, bien que la convergence des intérêts du prolétariat industriel et de la
paysannerie méridionale fût réelle en Italie, une alliance des classes n’avait
en réalité rien d’automatique. Elle aurait dû être construite symbolique-
ment, culturellement et politiquement. Cela suppose désormais d’abandon-
ner les catégories de pensée qui y font obstacle : si les militants du biennio
rosso ont échoué à rallier la paysannerie, ce n’est pas seulement qu’une telle
alliance a été jugée, en raison de leur prisme économiciste, totalement auto-
matique. C’est aussi que leur mépris culturel de la paysannerie l’a rendue
impossible. Dans « Quelques thèmes sur la question méridionale » (1975a
[1930]), Gramsci parle de « colonialisme interne » : une domination symbo-
lique interne aux classes populaires, que les prolétaires industriels du Nord,
modernes et « civilisés », continuent d’exercer vis-à-vis des paysans du Sud,
jugés traditionnels et barbares. C’est la raison pour laquelle Gramsci choisit
délibérément, en précurseur, d’abandonner la focalisation marxiste sur le pro-
létariat comme classe révolutionnaire et agent de l’émancipation universelle.
Bien au contraire, ce que montre le cas italien c’est que le prolétariat n’est
qu’une classe opprimée parmi d’autres ; ce qu’exige la révolution communiste
est une alliance entre toutes les classes opprimées, ce qui suppose de revoir
également la « classe » comme catégorie de pensée. Gramsci la remplace
progressivement avec la notion de « groupe subalterne », introduite dans
son 25e Cahier de prison, intitulé « Aux marges de l’histoire (Histoire des
groupes sociaux subalternes) » (1992 [1934]). Là où le concept de « classe »
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 38 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 39
fait primer, dans sa construction par le savant, une approche purement éco-
nomiciste (un « économisme vulgaire » dit Gramsci), le concept de « groupe
subalterne » privilégie l’expérience d’une domination – économique, cultu-
relle, politique, raciale, sexuelle, coloniale – et d’une invisibilisation symbo-
lique (Liguori, 2016). Les femmes, les paysans, les prolétaires, les colonisés…
il y a là autant de groupes subalternes dont il faut désormais penser les condi-
tions d’une nouvelle alliance révolutionnaire.
D’où le deuxième facteur d’échec. Si le biennio rosso a échoué à rallier
la paysannerie, en favorisant sa captation politique par le fascisme nais-
sant, c’est aussi qu’il ne s’est pas doté d’intellectuels capables de construire
les conditions culturelles d’une alliance des subalternes. Ces conditions
définissent une nouvelle « hégémonie » : une nouvelle manière d’appréhen-
der, se représenter et catégoriser organiquement le monde social pour le
changer ; une nouvelle vision du monde (Weltanschauung) partagée par les
subalternes au principe d’un nouveau pouvoir légitime (un pouvoir alliant
« coercition » et « consentement » dit Gramsci). En analysant l’avènement
du fascisme, Gramsci met l’accent sur le fait que, depuis l’Unité italienne de
1861, les intellectuels ayant dominé la culture nationale sont des notables
d’extraction petite-bourgeoise, souvent enracinés dans le « bloc agraire » du
Sud. Cela les a prédéterminés à défendre, de manière réactionnaire, le statu
quo sociopolitique ou, tout au plus, à en envisager une réforme très modérée.
Giustino Fortunato et, surtout, l’intellectuel libéral Benedetto Croce (qui,
tout en étant l’auteur du Manifeste antifasciste de 1925, minimisera le phé-
nomène fasciste comme une « parenthèse » dans l’histoire italienne), consti-
tuent les exemples prototypiques de cette intelligentsia prétendument « sans
attaches » (Mannheim), mais en réalité, selon Gramsci, organique à la cause
capitaliste bourgeoise. D’où son idée de créer un nouveau type d’intellectuel,
organique aux groupes subalternes dans toute leur diversité, à opposer à
cette intelligentsia libérale : c’est le sens de la célèbre proposition de l’« intel-
lectuel organique ». Pour résumer, c’est l’incapacité de structurer une vision
commune propre au(x) monde(s) populaire(s) qui a précipité, selon Gramsci,
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
l’échec d’une révolution sociale qui s’était pourtant accomplie, comme le
préconisait Marx, au cœur même des usines. C’est également cette incapa-
cité qui a favorisé le ralliement des intellectuels et des notables inféodés à
la cause bourgeoise, ainsi qu’une partie des classes populaires, au fascisme
naissant. Celui-ci a bien réussi, en effet, à produire une hégémonie favorisant
leur alliance sociale, axée sur les passions revanchistes et ultranationalistes
éveillées en Italie par le dénouement de la Première Guerre mondiale.
C’est le dernier point sur lequel insiste Gramsci. Si le fascisme est devenu,
dans les années 1920, le substitut organique de la révolution communiste
en Italie, c’est aussi qu’il a su donner un sens politique (une « hégémonie »
justement) à une colère populaire qui remontait à la Première Guerre mon-
diale. Comme Gramsci l’écrit dans son 15e Cahier de Prison (1990 [1933],
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 39 21/09/2021 11:01
40 ▲ Sociologie du conflit
p. 253‑258), la formation de l’État démocratique italien s’est faite par la voie
d’une « révolution passive ». Ce concept, que Gramsci emprunte au philo-
sophe napolitain Vincenzo Cuoco, désigne un changement sociopolitique
« par le haut », enclenché par l’État dans un contexte de passivité politique
des groupes subalternes, n’aboutissant à aucune transformation structurelle
des rapports de propriété. Contrairement au cas du jacobinisme français,
l’État démocratique moderne a été créé en Italie par des notables bourgeois
redoutant fortement, malgré leurs différentes orientations politiques (entre
un Cavour et un Mazzini), une mobilisation populaire. Les masses ont vécu
ainsi la grande révolution démocratique nationale, le Risorgimento, dans un
état de totale passivité politique, contrairement aux sans-culottes français
mobilisés par les jacobins révolutionnaires.
Dans cette configuration, la Première Guerre mondiale a été vécue par les
classes populaires comme une première mobilisation nationale : une mobi-
lisation pour une nation à laquelle elles n’avaient toutefois développé aucun
attachement démocratique. Envoyées aux tranchées dans une totale impré-
paration, et pour défendre un gouvernement de notables bourgeois élu par
les fractions possédantes de la société (800 000 électeurs jusqu’à l’adoption,
en 1919, du suffrage universel masculin), les masses populaires développe-
ront un très fort ressentiment. Une partie de cette colère se déversera dans le
biennio rosso. Mais sa raison d’être n’avait pas grand-chose à voir avec le sys-
tème capitaliste. Elle était essentiellement liée à l’expérience de la guerre : une
guerre qui, malgré des efforts humains incommensurables, et la victoire de
l’Entente que l’Italie avait rejointe en 1915, s’était soldée par l’humiliation ita-
lienne à Versailles. En d’autres termes, cette conscience nationale-populaire
qui avait fait défaut au Risorgimento, s’était formée pendant la guerre et le
revanchisme qui l’avait suivie. Faute d’une réflexion stratégique à gauche à
la hauteur de cette complexité socio-historique, le fascisme avait déjà, d’une
certaine manière, conquis les masses avant d’aller au pouvoir. En prétendant
représenter les classes populaires, en « singeant » leurs discours et leurs
revendications (tel un « peuple de singes » écrit Gramsci en janvier 1921),
le parti fasciste représentait en réalité les intérêts de la petite bourgeoisie.
Celle-ci craignait de tout perdre face à la classe ouvrière révolutionnaire et
de se voir devancée par la grande bourgeoisie industrielle, qui s’était enrichie
pendant la guerre (Gramsci, 2007 [1921]). Ajoutons à cela la peur, partagée
par les classes moyennes et supérieures, d’une révolution communiste après
le biennio rosso, et les conditions sont réunies pour une révolution conser-
vatrice sous l’étendard fasciste. Comme Gramsci l’écrit de façon métapho-
rique dans ses Cahiers de prison, la bourgeoisie libérale se comportera avec
Mussolini comme un castor chassé pour la valeur médicinale de ses testicules
qui déciderait de se les arracher tout seul. Elle décidera d’arracher son plus
grand trésor, ses testicules – les libertés démocratiques – afin de préserver sa
fourrure – sa position hégémonique dans la société.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 40 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 41
Un discours à la Chambre
Le 16 mai 1925, lors de son premier (et dernier) discours à la Chambre en tant
que député du Parti communiste italien (PCI), Gramsci insiste sur la légitima-
tion bourgeoise du fascisme, que Mussolini, en l’interrompant constamment,
s’emploie à nier. Son intervention a lieu dans le cadre de l’examen du projet de
loi Mussolini-Rocco visant à interdire les associations, et particulièrement la
franc-maçonnerie, une des principales institutions de la « société civile bour-
geoise ». Gramsci y voit, à juste titre, la volonté d’interdire tout parti ou syndicat
qui ne soit pas fasciste : dessin qui se réalisera, un an après, avec les lois fascis-
tissime. Le 8 novembre 1926, Gramsci sera arrêté et condamné à vingt ans de
prison. L’échange contradictoire entre Gramsci et Mussolini reproduit ci-après,
traduit pour la première fois en français depuis la version publiée le 23 mai
1925, possède des tonalités théâtrales qui font songer à La résistible ascension
d’Arturo Ui de Brecht. Il est surtout un document historique précieux de la mise
en application de l’analyse gramscienne du conflit social.
« Gramsci (G) : La “révolution” fasciste n’est que le remplacement d’un person-
nel administratif par un autre.
Mussolini (M) : D’une classe à l’autre, comme cela s’est passé en Russie, comme
cela se passe normalement dans toutes les révolutions, comme nous le ferons
méthodiquement !
G : Une véritable révolution jaillit d’une nouvelle classe. Le fascisme n’est basé
sur aucune classe qui n’ait pas déjà été au pouvoir.
M : Mais si la plupart des capitalistes sont contre nous, je vous cite quelques
très grands capitalistes qui votent contre nous, et qui sont dans l’opposition :
les Mottas, les Conti […]. La grande banque n’est pas fasciste, vous le savez !
G : La réalité est que la loi contre la franc-maçonnerie n’est pas principalement
contre la franc-maçonnerie ; avec les francs-maçons, le fascisme arrivera facile-
ment à un compromis.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
M : Les fascistes ont brûlé les loges des francs-maçons avant de faire la loi ! Il n’y
a donc pas besoin d’aménagements.
G : En ce qui concerne la franc-maçonnerie, le fascisme applique, en l’intensifiant,
la même tactique qu’il a appliquée à tous les partis bourgeois non fascistes : dans
un premier temps, il a créé un noyau fasciste dans ces partis ; dans un deuxième
temps, il a essayé d’extraire des autres partis les meilleures forces qui lui conve-
naient, n’ayant pas réussi à obtenir le monopole qu’il se préfixait. […] Le fascisme
n’a pas complètement réussi à absorber tous les partis dans son organisation. Avec
la franc-maçonnerie, il a employé la tactique politique du noyautage (en français
dans le texte), puis le système terroriste de l’incendie des loges, et enfin aujourd’hui
l’action législative, de sorte que certaines personnalités de la grande banque et de
la haute bureaucratie finiront par rejoindre les dominateurs pour ne pas perdre
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 41 21/09/2021 11:01
42 ▲ Sociologie du conflit
leur place […]. Que fait-on lorsqu’un ennemi est fort ? D’abord on lui casse les
jambes, puis on fait un compromis dans des conditions d’évidente supériorité.
M : D’abord on lui casse les côtes, puis on le fait prisonnier, comme vous avez
fait en Russie ! Vous avez fait vos prisonniers et puis vous les gardez, et vous en
avez besoin !
G : Faire des prisonniers signifie précisément faire un compromis : c’est pour-
quoi nous affirmons qu’en réalité la loi est spécialement conçue contre les orga-
nisations ouvrières. Pourquoi, depuis plusieurs mois, sans que le PCI ait été
déclaré association de malfaiteurs, les carabiniers arrêtent nos camarades à
chaque fois qu’ils les trouvent réunis à trois ou plus ?
M : On fait ce que vous faites en Russie…
G : En Russie, il y a des lois qui sont respectées : vous avez vos propres lois…
[…] En réalité, l’appareil policier de l’État considère déjà le PCI comme une
organisation secrète.
M : Ce n’est pas vrai ! […]
G : En Italie, le capitalisme a pu se développer parce que l’État a fait pression
sur la paysannerie, surtout dans le Sud. Aujourd’hui vous ressentez l’urgence de
ces problèmes, c’est pourquoi vous promettez un milliard pour la Sardaigne,
promettez des travaux publics et des centaines de millions à tout le Mezzogiorno ;
mais pour faire un travail sérieux et concret, vous devriez commencer par rendre
à la Sardaigne les 100‑150 millions d’impôts que vous extorquez chaque année
à la population sarde ! Vous devriez rendre au Mezzogiorno les centaines de mil-
lions d’impôts que vous extorquez chaque année à la population du Sud.
M : On ne fait pas payer de taxes en Russie ! ....
G : Ce n’est pas la question, cher collègue […]. Il ne s’agit pas du normal méca-
nisme bourgeois des impôts : il s’agit du fait que l’État extorque chaque année
aux régions du Sud une somme d’impôts qu’il ne restitue d’aucune manière, ni
avec des services d’aucune sorte…
M : Ce n’est pas vrai.
G : Ce sont des sommes que l’État extorque aux populations paysannes du
Sud pour donner une base au capitalisme dans le Nord de l’Italie. […] Vous,
fascistes, vous gouvernement fasciste, malgré toute la démagogie de vos dis-
cours, vous n’avez pas surmonté cette contradiction qui était déjà profonde ;
au contraire, vous l’avez faite sentir plus durement aux classes populaires. […]
Vous pouvez “conquérir l’État”, vous pouvez changer la loi, vous pouvez essayer
d’empêcher les organisations politiques d’exister sous la forme sous laquelle
elles ont existé jusqu’à présent ; vous ne pourrez pas l’emporter sur les condi-
tions objectives dans lesquelles vous êtes obligés de vous démener. Vous ne ferez
que forcer le prolétariat à chercher une autre direction que celle qui était privilé-
giée jusqu’ici par les partis de masse. Voilà ce que nous voulons dire au proléta-
riat et aux masses paysannes italiennes du haut de cette tribune : que les forces
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 42 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 43
révolutionnaires italiennes ne se laisseront pas écraser, que votre rêve trouble ne
parviendra pas à se réaliser. […] Vous ne parviendrez pas à étouffer les manifes-
tations organisationnelles de leur vie de classe, car contre vous est tout le déve-
loppement de la société italienne » (Gramsci, 2016 [1925], p. 323‑329, traduit
par l’auteur). ■
Derrière son analyse « à chaud » de la tragédie fasciste, Gramsci lègue à
la sociologie marxiste un enseignement méthodologique fondamental pour
l’analyse du conflit social. Les contradictions du capitalisme produisent des
conflits sociaux ; ceux-ci doivent être rapportés à la structure de classes que
le mode de production capitaliste engendre : c’est là la singularité même d’une
sociologie marxiste du conflit. Mais cette conflictualité sociale, étant aussi le
produit d’une contingence historique (et donc d’une certaine conjoncture de
crise) ne suit aucune loi de développement préétablie. La croyance dans le
caractère historiquement nécessaire d’une révolution socialiste, à partir des
conflits sociaux en jeu, ne saurait être qu’un « substitut de la prédestination »
et, in fine, une forme d’« autosuffisance imbécile » (voir encadré infra). La
dynamique proprement politique d’un conflit social dépend toujours de la
signification culturelle que les collectifs produits par la lutte parviennent à
construire ou non (auquel cas d’autres groupes s’en chargent à leur place).
D’où le rôle central du parti, véritable « Prince moderne » selon Gramsci,
modelant le collectif conflictuel suivant sa vision du monde.
Le déterminisme mécaniste du marxisme :
un fatalisme irresponsable
Dans un passage de son 11e Cahier de Prison (§ 12, note 4), Gramsci écrit :
« On peut observer comment l’élément déterministe, fataliste, mécaniste a
été un “parfum” idéologique immédiat de la philosophie de la praxis [NDA :
le marxisme], une forme de religion et d’excitant (mais à la façon des stupé-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
fiants), rendue nécessaire et justifiée historiquement par le caractère “subal-
terne” des couches sociales déterminées. Lorsque l’on n’a pas l’initiative dans
la lutte et que la lutte elle-même finit par conséquent par s’identifier avec une
série de défaites, le déterminisme mécaniste devient une force formidable de
résistance morale, de cohésion, de persévérance patiente et obstinée. “Je suis
défait momentanément, mais la force des choses travaille pour moi à longue
échéance, etc.” La volonté réelle se travestit dans un acte de foi, dans une cer-
taine rationalité de l’histoire, dans une forme empirique et primitive de finalisme
passionné qui apparaît comme un substitut de la prédestination, de la provi-
dence, etc., des religions confessionnelles. Il faut insister sur le fait que même
en un tel cas il existe réellement une forte activité du vouloir, une intervention
directe sur la “force des choses”, mais précisément sous une forme implicite,
voilée, qui a honte d’elle-même […]. Il faut insister sur la façon dont le fatalisme
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 43 21/09/2021 11:01
44 ▲ Sociologie du conflit
n’est que le manteau de faiblesse que revêt une volonté active et réelle. Telle est
la raison pour laquelle il faut sans cesse démontrer la futilité du déterminisme
mécaniste, lequel, explicable en tant que philosophie naïve de la masse […],
devient, lorsqu’il est assumé comme philosophie réfléchie et cohérente de la
part des intellectuels, une cause de passivité, d’autosuffisance imbécile – et il
faut le démontrer sans attendre que le subalterne soit devenu dirigeant et res-
ponsable. Une partie de la masse, même subalterne, est toujours dirigeante
et responsable, et la philosophie de la partie précède toujours la philosophie
du tout, non seulement comme anticipation théorique, mais comme nécessité
actuelle » (Gramsci, 2011 [1932], p. 116‑117). ■
Edward P. Thompson et la construction conflictuelle
de la classe ouvrière
L’analyse historique d’Edward P. Thompson dans La formation de la classe
ouvrière anglaise (2017 [1963]) confirme, dans ses grandes lignes, cette
conclusion gramscienne. Elle la radicalise même, en abolissant in fine la
distinction méthodologique entre infrastructure (économique) et supers-
tructure (politico-culturelle). Cette distinction n’a plus lieu d’être, dans la
mesure où la conflictualité sociale est le produit d’une culture de classe,
qui émerge à travers l’agir en commun, à travers l’agir politique. En obser-
vant l’histoire des clubs jacobins en Angleterre à la fin du xviiie siècle, puis
celle des sociétés mutualistes et du chartisme au xixe, Thompson retrace
le long cheminement d’une « vision ouvrière du monde » qui permettra,
justement, aux Trade Unions d’émerger : une vision structurant de manière
culturelle les intérêts de la classe ouvrière, en les associant à autant de
valeurs et d’idéaux démocratiques, et les opposant aux intérêts d’un autre
groupe, la bourgeoisie.
Thompson montre ainsi que la structure économique est un produit
symbolique de la superstructure culturelle, exactement à l’inverse de ce
que présupposent des marxistes orthodoxes (économicistes) comme Louis
Althusser (Thompson, 2015a [1979]). En d’autres termes, les rapports
sociaux de production ne deviennent « performatifs » dans la lutte sociale
– en ce sens qu’on peut les considérer légitimement comme des causes
déterminantes en dernière instance du conflit – qu’à la condition d’être
préalablement traduits dans des « visions du monde » (Weltanschauungen)
propres à des groupes antagonistes. Ces « visions du monde », avec leurs
idéologies, leurs utopies, leurs images, leurs valeurs, leurs symboles, sont
le résultat de l’action politique en commun. En réalité, selon Thompson,
le conflit qui structure tout ordre social, de l’Ancien Régime à nos jours,
des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes, n’est pas celui entre
les détenteurs et les non-détenteurs des moyens de production, comme le
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 44 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 45
pense Marx. C’est celui entre les possédants et les non-possédants (ou les
dépossédés) des ressources collectivement valorisées, incluant les moyens
de production bien sûr, mais aussi et surtout les droits civiques et poli-
tiques, la capacité à influer sur la décision des classes dirigeantes, l’auto-
nomie juridique sur un territoire donné (la « coutume » traditionnelle),
la dignité symbolique du groupe dans la société. C’est lorsque les non-
possédants s’organisent pour revendiquer leur droit égalitaire à posséder
ce qui leur est nié, que naît un conflit social. Le groupe mobilisé se dote
alors, par ses pratiques revendicatives, d’une conscience collective, qui
ancre l’expérience de ses membres dans une vision commune du monde
social. La perception d’avoir des intérêts économiques communs, et celle
analogue que se forgent en retour leurs adversaires, sont les résultantes de
ce processus. Cela permet légitimement de douter de la pertinence analy-
tique des concepts de « rapport social de production », et plus globalement
de celui de « structure matérielle », considérés comme les déterminants en
dernière instance du conflit social.
L’œuvre de Thompson, à l’instar de celle de Gramsci, peut ainsi être
considérée comme un prolongement critique ou une refonte méthodo-
logique globale de la sociologie marxiste du conflit. On a parlé, à leur
propos, de « post-marxisme » ou de « constructivisme » : une méthode
qui a eu une large postérité dans la sociologie contemporaine, et dont
l’exemple le plus connu reste, dans le monde francophone, Les cadres
de Luc Boltanski (1982). Le sociologue découvre, lors de ses visites au
Mouvement des cadres chrétiens, un journal syndical qui retrace l’his-
toire de cette catégorie socioprofessionnelle, ses combats, sa vision du
monde. Cette découverte le conduit à la conclusion que la catégorie des
cadres, introduite dans la nomenclature socioprofessionnelle au début
des années 1950, n’a aucune objectivité statistique : elle ne correspond
pas à un groupe social préexistant ; elle a été le résultat des combats col-
lectifs d’un ensemble d’individus qui ont constitué symboliquement un
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
groupe. La difficulté à situer sociologiquement les cadres, entre les cadres
moyens et les cadres supérieurs, entre les fonctions d’encadrement, les
fonctions intellectuelles et les fonctions administratives, est d’une cer-
taine manière irréductible et indépassable. Car ce groupe s’est formé,
dans son hétérogénéité constitutive, non pas à partir d’une prétendue
similitude des conditions matérielles d’existence, comme le voudrait la
sociologie marxiste (et bourdieusienne), mais à partir de combats poli-
tiques ayant produit une vision homogène du monde social. Le groupe
s’est constitué via l’action collective et syndicale dans les années 1930,
autour de la revendication d’un régime spécifique de sécurité sociale : une
revendication qui devait, justement, visibiliser ce groupe jusque-là peu
présent dans l’opinion publique et la décision politique.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 45 21/09/2021 11:01
46 ▲ Sociologie du conflit
L’« économie morale de la foule »
Un des concepts thompsoniens les plus employés dans l’analyse des conflits
sociaux contemporains est l’« économie morale de la foule » (Thompson,
2015b [1971]). L’historien l’élabore pour analyser les révoltes frumentaires sous
l’Ancien Régime : le principal répertoire d’action collective populaire aux xviie et
xviiie siècles en Europe. Ces émeutes paysannes ont longtemps été caractérisées
(et stigmatisées) comme des poussées mécaniques de violence face à la faim.
Cette motivation biologique a souvent été appréhendée comme le marqueur
d’une dimension prépolitique de ces soulèvements : le peuple s’insurgerait en
étant poussé par ses besoins naturels, sans émettre de véritables revendications
politiques. Cette thèse, que Hannah Arendt reprend à son compte pour criti-
quer la Révolution française, obnubilée par la question de la misère populaire à
tel point d’en oublier le désir de liberté, a été démolie par Thompson. L’historien
montre que, derrière l’argument apparent de la « faim », la paysannerie critique
en réalité la logique de fixation des prix du blé, en revendiquant un « juste prix »
face à des régimes politiques qui s’acheminent lentement vers le « laissez faire,
laissez passer » libéral. La critique des prix des grains laisse ainsi entrevoir une
conception spécifiquement populaire de la justice : les gouvernés acceptent la
sujétion au roi dans le cadre d’un contrat implicite de gouvernement, où l’on
doit obéissance tant que le souverain parvient à se charger de la subsistance de
ses sujets. Lorsque cette subsistance est mise en péril, le contrat est rompu et
l’insoumission légitimée. Ce contrat repose sur une interprétation strictement
morale des catégories économiques : lorsque les prix sont jugés « injustes », le
gouvernement est moralement répréhensible.
Le concept d’économie morale de la foule, de par sa capacité à restituer la
dimension politique de conflits sociaux apparemment prépolitiques, a eu une
grande postérité dans les travaux anthropologiques sur les conflits sociaux
dans les sociétés extra-occidentales (Fassin, 2009). Plus généralement, il a été
employé pour analyser tous ces conflits dont les protagonistes sont des indi-
vidus dépourvus de compétences, capitaux ou capacités politiques. Le dernier
exemple en date a été la mobilisation des Gilets jaunes en 2018‑2019. Derrière
la lutte contre la hausse prévue de la taxe carbone, les classes populaires mobili-
sées ont surtout critiqué, avec un registre moral, une économie sur laquelle elles
n’avaient plus de prise et un contrat de gouvernement ne faisant aucune place à
la justice sociale (Hayat, 2018). ■
L’École de Francfort : culture et conflit social
En partant de la méthode marxienne, mais en la greffant à des probléma-
tiques nietzschéennes et freudiennes, les fondateurs de l’École de Francfort
creusent cette hypothèse que la culture, et non l’économie, fournit aux subal-
ternes une grammaire symbolique du conflit. Cette École, basée à l’Institut
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 46 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 47
de recherche sociale (Institut für soziale Forschung) créé à Francfort en 1923
en parallèle de l’Institut psychanalytique, s’est déployée entre l’Allemagne
et les États-Unis, et compte trois générations de chercheurs : les fondateurs
de la « théorie critique » (Theodor W. Adorno, Max Horkheimer et Walter
Benjamin) et du « freudo-marxisme » (Herbert Marcuse) ; les théoriciens de
« l’agir communicationnel », autour de Jürgen Habermas ; les théoriciens de
la reconnaissance, autour d’Axel Honneth. Entre ces différents paradigmes
analytiques, les problématisations du conflit social évoluent sensiblement.
Pour les fondateurs de la théorie critique, il s’agit surtout de comprendre
comment l’art et la culture, dans un contexte techno-capitaliste qui les réduit,
à l’instar de ce que pensait Marx, à des outils d’aliénation sociale, peuvent
fournir aux opprimés des armes pour résister à la domination. On assiste
ici à la déconstruction la plus poussée de l’économisme du schéma « struc-
ture – superstructure ». Ainsi, selon Adorno (1903‑1969), les œuvres d’art
« authentiques », en révolutionnant le champ du sensible et du pensable
d’une société donnée, mettent en forme des contradictions irrésolues de la
structure sociale. Comme le sociologue l’écrit à partir de la musique dodéca-
phonique d’Arnold Schönberg, de la littérature de Franz Kafka et du théâtre
de Samuel Beckett, « les antagonismes non résolus de la réalité se repro-
duisent dans les œuvres d’art comme problèmes immanents à leur forme.
C’est cela, et non la trame des moments objectifs, qui définit le rapport de
l’art à la société » (1974 [1970], p. 21). Les contradictions de la structure
sociale se manifestent ainsi, à l’état esthétique, sous la forme d’autant de dis-
sonances, d’aspérités, de chocs : l’art réécrit l’histoire en conservant le souve-
nir de la souffrance sociale accumulée, en ouvrant un espoir d’émancipation
dans un mode rationalisé et techno-capitaliste régi par la violence des rap-
ports sociaux. Le principal problème d’une telle théorie est qu’elle manque
d’un volet de réception : Adorno parie sur la réappropriation conflictuelle de
cet art émancipateur par la classe ouvrière, sans se donner véritablement les
moyens d’observer empiriquement les modes d’une telle appropriation, qu’il
juge possible uniquement chez des spectateurs esthétiquement compétents
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
(l’« auditeur expert »).
Son collègue Walter Benjamin (1892‑1940) tentera de répondre à ce
dilemme, en s’attaquant, lui aussi, au nerf de la question : la dialectique
marxienne entre structure et superstructure. Ainsi, dans Paris capitale du
xixe siècle. Le livre des passages (1989, p. 476), il précise que « Marx expose
la corrélation causale entre l’économie et la culture, ici ce qui importe c’est
la corrélation expressive. Il faut présenter non plus la genèse économique
de la culture, mais l’expression de l’économie dans la culture ». Exemple :
la modernisation capitaliste qui se met en place en France sous le Second
Empire, avec la montée en puissance de l’industrie et de la finance, s’exprime
également au niveau culturel par un certain type d’architecture (l’architec-
ture en fer qui se généralise à Paris) et par l’émergence de certains espaces,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 47 21/09/2021 11:01
48 ▲ Sociologie du conflit
comme les passages ou les expositions universelles. Ces « temples du capital
marchand » sont chargés de créer des « fantasmagories » à partir de l’exposi-
tion des marchandises (Benjamin, 1989, p. 849). Cette culture capitaliste qui
« ensorcelle la ville » se sert d’images utopiques, renvoyant au vieux mythe
populaire du pays de Cocagne, que les classes opprimées peuvent se réappro-
prier de façon révolutionnaire. En travaillant sur les archives du xixe siècle,
et en particulier sur la pensée de Baudelaire et les socialismes utopiques
(Fourier et Saint-Simon), Benjamin cherche ainsi à comprendre comment
la pénétration de la culture capitaliste dans le tissu social a pu produire, en
réactivant certaines forces mythiques, un « travail émancipateur du mythe
sur le rêve et du rêve sur le mythe » du côté des masses opprimées (Abensour,
1999). Pour le xixe siècle, il s’agit surtout de montrer comment le mythe du
progrès, construit par le capitalisme triomphant, a pu devenir, pour la classe
ouvrière mobilisée, une clé de son utopie égalitaire. Comment un élément
de la superstructure capitaliste a-t-il pu devenir, à la suite d’une réappropria-
tion sociale par les opprimés, une dimension de leur culture contestataire ?
Benjamin prolonge cette réflexion par une analyse des arts techniquement
reproductibles au xxe siècle (cinéma et photographie), dont il considère qu’ils
peuvent fournir aux masses, par leur diffusion et leur accessibilité, des clés
symboliques pour mettre en forme le conflit social.
Le cinéma, lieu d’expression du conflit social ?
En songeant au cinéma d’Eisenstein, Lang et Chaplin, Benjamin écrit « une toile
invite le spectateur à la contemplation ; devant elle il peut s’abandonner à ses
associations d’idées. Rien de tel devant les prises de vues du film. À peine son
œil les a-t-il saisies qu’elles se sont déjà métamorphosées. Impossible de les fixer,
ni comme une peinture, ni comme une chose réelle. Le processus d’association
du spectateur qui regarde ces images est aussitôt interrompu par leur méta-
morphose. C’est de là que vient l’effet de choc exercé par le film et qui, comme
tout choc, ne peut être amorti que par une réflexion renforcée. Le cinéma est
la forme d’art qui correspond au lourd danger de mort auquel doit faire face
l’homme d’aujourd’hui. Il correspond à des modifications profondes de l’appa-
reil perceptif, celles mêmes que vivent aujourd’hui, à l’échelle de la vie privée,
le premier passant venu dans une rue de la grande ville, à l’échelle de l’histoire,
quiconque combat l’ordre social de notre époque » (2000 [1935], p. 107).
Pour comprendre cet extrait, et son apport à une réflexion sur le conflit social,
il faut revenir à l’hypothèse centrale de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduc-
tibilité technique (1935‑1939) : celle de l’aura. Selon Benjamin, l’expérience
sociale de l’art a été marquée, depuis le Moyen Âge, par la valorisation de
l’authenticité : devant une œuvre singulière, signée par l’artiste, on fait l’expé
rience de l’unique (l’aura de l’original, justement). Or une telle expérience
est indissociable, sociologiquement parlant, de la distribution sociale des
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 48 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 49
œuvres d’art. Ce sont les classes supérieures qui, en monopolisant les œuvres
et en les soustrayant au regard des masses, ont inventé les catégories de l’ex-
périence légitime de l’art, et notamment la contemplation de l’original. En
tant que catégorie fondatrice du rapport bourgeois à l’art, la contemplation
« accable » selon Benjamin ceux qui ne disposent pas des compétences pour
déchiffrer l’œuvre, y prendre du plaisir et en tirer une expérience. Lorsque
les arts deviennent infiniment reproductibles, et qu’il n’est plus possible
de distinguer l’original de la copie, comme dans le cas de la photographie
et du cinéma, l’aura se voit liquidée. Du fait que les arts s’ouvrent alors à
un regard social plus vaste, par leur diffusion sur de multiples supports, les
catégories par lesquelles on les appréhende collectivement changent aussi.
Prenons le cas du cinéma : l’œuvre est signée par un collectif (qui appa-
raît dans le générique de fin) et vue par un collectif en présence (le public
« dans le noir »). Par l’enchaînement des images qui le caractérise, il rend
impossible la contemplation solitaire et passive. Du fait que l’univers qui y
est représenté appartient à chacun et à tout le monde, le cinéma produirait
donc, chez le spectateur, une valorisation de son expérience quotidienne :
un rehaussement de son vécu à l’échelle de l’art (Tarragoni, 2017). Une telle
expérience pousserait, selon Benjamin, les opprimés à revendiquer ce qui leur
est nié : une hypothèse hardie qu’il reste à vérifier sur le plan empirique, en
particulier sur la réception populaire du « cinéma politique », « social » ou
« engagé ». ■
Tant Adorno que Benjamin inscrivent leur sociologie du conflit dans une
sociologie de la connaissance. Il s’agit d’expliquer, avec une démarche qu’on
qualifierait volontiers aujourd’hui d’« essayiste », les conditions phénoméno-
logiques de possibilité d’un conflit social : les catégories, les images, les conte-
nus psychiques qui rendent perceptible, pensable et imaginable un conflit
social à un moment donné, et qui expliquent, ensemble avec les conditions
matérielles d’exploitation des groupes sociaux, qu’il surgisse historiquement.
C’est cette même question, lue avec un prisme freudien, qui est au
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
cœur du travail de H. Marcuse (1898‑1979), figure tutélaire de la jeunesse
de Mai 1968 qui fit de son Homme unidimensionnel (1964) l’un des mani-
festes du mouvement (Petrucciani, 2010, p. 140, 150). Marcuse fonde son
« freudo-marxisme » sur la proposition suivante : avec les dispositifs de mise
en scène de la marchandise, notamment la publicité, le capitalisme asservit
les désirs collectifs à une logique de consommation. Aussi les seuls conflits
sociaux dignes de ce nom sont ceux qui développent des désirs s’opposant
à cette logique. Comme il l’écrit dans L’Homme unidimensionnel, « les gens
se reconnaissent dans leurs marchandises, ils trouvent leur âme dans leur
automobile, leur chaîne de haute-fidélité, leur maison à deux niveaux, leur
équipement de cuisine. Le mécanisme même qui relie l’individu à sa société
a changé et le contrôle social est au cœur des besoins nouveaux qu’il fait
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 49 21/09/2021 11:01
50 ▲ Sociologie du conflit
naître » (1968 (1964), p. 34). Il s’agit donc de refuser ces besoins artificiels
(Keucheyan, 2019) pour repousser le contrôle social. Afin de combattre un
capitalisme qui asservit la culture au culte de la marchandise, dans une triple
dynamique de rationalisation, d’homogénéisation et de standardisation, il
faut créer une nouvelle culture s’opposant à l’économisme, qui permette aux
individus de se fabriquer des styles de vie autonomes (Marcuse, 1970). Une
telle culture ne peut qu’être fondée, selon Marcuse, sur de nouveaux désirs :
sur une réappropriation collective de la libido détournée par le travail, le
profit et la consommation, dans le sens d’une libération tant morale que phy-
sique (sexuelle) de l’individu (Marcuse, 1963 [1955]).
La génération suivante de l’École de Francfort change de cadre théorique :
les questions culturelles passent peu à peu au second plan, au profit d’une
reproblématisation d’ensemble de la question de la rationalisation capitaliste.
Sous la plume de la figure tutélaire de cette troisième génération de cher-
cheurs, J. Habermas (1929-), la rationalisation n’est plus considérée comme
une tendance mortifère de la modernité techno-capitaliste, mais comme le
champ autour duquel une nouvelle conflictualité sociale peut apparaître. Si
le techno-capitalisme se régit sur une rationalité purement instrumentale, au
principe d’une « colonisation du monde vécu » (Lebenswelt), d’autres usages
de la rationalité existent, capables de la réconcilier avec l’expérience que font
les individus du monde social. Contre la rationalité instrumentale des appa-
reils techno-capitalistes, du marché et de la science, Habermas propose ainsi
un nouveau type de rationalité, à même de canaliser la conflictualité sociale :
la rationalité délibérative. Débattre ensemble sur des problèmes publics crée
une relation sociale entre les individus au moyen de l’expression de leurs griefs :
c’est un « agir communicationnel » (Habermas, 2001 [1981]). Il les pousse à
se comprendre les uns les autres, à argumenter selon un principe commun de
rationalité, et à chercher des compromis. Aussi, à travers le langage, le conflit
social peut tendre, selon Habermas, à une forme de consensus instaurateur
de nouvelles règles partagées, contre l’arbitraire d’une norme qui s’impose
sans discussion. La figure collective et historique d’une telle théorie du conflit
social n’est autre que la société civile, à l’origine de cet « espace public » bâti
dans les salons bourgeois qui fut, à la fin du xviiie siècle, le principal rempart
des libertés collectives contre l’arbitraire d’un pouvoir tyrannique (Habermas,
1988 [1962]). Une telle vision de la conflictualité est toutefois grevée par un
sérieux paradoxe. Bien que le langage permette d’exprimer, rationnellement
et collectivement, une conflictualité sociale, celle-ci se voit projetée vers son
contraire même : le consensus et l’entente. Par ailleurs, comme le souligne
Oskar Negt (2007 [1978]), le modèle d’Habermas fait primer la délibération
dans l’indignation collective, alors que de nombreux conflits subalternes sont
structurés par des affects partagés et une tradition protestataire. À l’espace
public « policé » d’Habermas, tributaire d’une psychologie bourgeoise, Negt
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 50 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 51
oppose ainsi le modèle d’un espace public « oppositionnel », pensé à partir
des conflits ouvriers des xixe et xxe siècles.
La quatrième et dernière génération de l’École de Francfort remet le conflit
social au cœur de l’analyse. Dans sa Critique du pouvoir (2016 [1986]), Axel
Honneth (1949-) oppose ainsi son modèle sociologique de la « lutte pour la
reconnaissance » à la conceptualisation irénique du monde social d’Haber-
mas. Cette dernière génération se recentre aussi sur des questions éthiques :
le moteur du conflit social devient la quête de dignité de celles et ceux qui se
voient meurtris par la société (Guéguen et Malochet, 2014, p. 40‑54). Toute
lutte sociale est, en ce sens, une lutte pour la reconnaissance. Ce qui pousse
un individu à s’engager dans une lutte est, selon Honneth, le sentiment de
« honte » (Scham) qui se dégage du mépris (Mißachtung) de l’autre envers
soi. « À la différence de tous les modèles utilitaristes, écrit Honneth, (on)
suggère que les motifs de résistance et de révolte sociale se constituent dans
le cadre d’expériences morales qui découlent du non-respect d’attentes de
reconnaissance profondément enracinées. De telles attentes sont liées, sur le
plan psychique, aux conditions de formation de l’identité personnelle, pour
autant qu’elles renvoient aux modèles sociaux de reconnaissance qui per-
mettent au sujet de se savoir respecté dans son environnement socioculturel,
comme un être à la fois autonome et individualisé ». Le sentiment de mépris
devient alors le déclencheur d’une résistance collective lorsque des « expé-
riences de mépris jusque-là isolées, assimilées sur un plan purement privé,
fournissent les motifs moraux d’une lutte collective pour la reconnaissance »
(Honneth, 2002 [1992], p. 195).
Ce modèle repose sur la psychologie de l’attachement de Donald
Winnicott, sur la psychosociologie de George H. Mead et sur la sociologie
d’Émile Durkheim. Voici les ressources scientifiques qui permettent à
Honneth de comprendre ces « conditions de formation de l’identité person-
nelle » qui sont troublées par l’expérience du mépris. Au fondement même
de la personnalité, on trouve ainsi le sentiment de sécurité que l’enfant a
éprouvé dans sa relation aux parents. C’est sur ce plan que l’expérience du
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
mépris a ses effets les plus traumatiques, et aussi les moins convertibles
en un conflit collectif. La relation à autrui, construite dans les groupes de
pairs, est une étape intermédiaire de la formation de la personnalité : l’expé-
rience du mépris est ici moins traumatisante, mais tout aussi peu propice
à la conversion en conflit social. C’est dans la socialisation professionnelle,
que Durkheim place au cœur de la formation de l’identité individuelle, que
le mépris peut se convertir en conflit. Lorsque sa contribution à la société
est niée, lorsque l’individu est renvoyé à l’invisibilité et à l’inutilité sociale,
les conditions sont réunies pour que l’expérience du mépris puisse être
partagée collectivement. Encore faut-il, toutefois, que « le sujet [soit] en
mesure de formuler [les sentiments de mépris] dans un cadre d’interpréta-
tion intersubjectif qui les identifie comme typiques d’un groupe tout entier »
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 51 21/09/2021 11:01
52 ▲ Sociologie du conflit
(2002 [1992], p. 195). Ce n’est pas toujours évident lorsque l’exclusion sociale
produit de l’isolement ou un renforcement pervers de la concurrence inte-
rindividuelle pour la survie. Le paradoxe est d’autant plus saisissant que le
sociologue dont s’inspire Honneth, Durkheim, entretient un rapport pour
le moins ambivalent avec la notion de conflit social : celle-ci, loin d’être au
cœur de sa théorie sociologique, semble plutôt la mettre en échec en tant
que théorie fonctionnaliste de l’intégration.
Le conflit (dés)intègre et (dé)régule
la société : Durkheim
Émile Durkheim (1858‑1917) n’a consacré aucun texte à la question du
conflit social en soi. Cependant, cette question traverse, comme une pré-
occupation fondamentale, toute sa sociologie. Pour le sociologue français,
les conflits doivent être compris à l’intérieur d’une théorie de l’intégration
sociale, comme ce qui régule et, en même temps, peut faire dysfonctionner
la société. Toute société, en tant que société politique, a besoin d’une dose de
conflit pour fonctionner. Mais dans les sociétés modernes, l’illimitation des
désirs et l’accroissement de l’égoïsme produisent un affaissement des solida-
rités. Dans ce cadre, le conflit ne fait qu’augmenter la disharmonie. La société
étant un ensemble intégré de normes, règles et valeurs, se manifestant chez
l’individu comme des rôles sociaux prescrits, le conflit ne peut qu’être un
phénomène de déréglage, tant de la société que des individus. Parsons tendra
à accentuer cette dimension dysfonctionnelle, voire pathologique, du conflit
présente déjà chez Durkheim : le conflit devient chez lui une « maladie de la
société » (Coser, 1982 [1956], p. 21).
Durkheim aborde le conflit social dans De la division du travail social
(1893) et, plus particulièrement, dans le chapitre 2 du livre 3 intitulé « La divi-
sion du travail contrainte ». Lorsque la division du travail est « spontanée »,
l’interdépendance fonctionnelle entre les individus et les groupes produit
la solidarité organique ; dans ces conditions, « non seulement […] les indi-
vidus ne sont pas relégués par la force dans des fonctions déterminées, mais
encore […] aucun obstacle, de nature quelconque, ne les empêche d’occu-
per dans les cadres sociaux la place qui est en rapport avec leurs facultés »
(Durkheim, 1973 [1893], p. 370). Or, en réalité, la division du travail est sou-
vent contrainte car l’« harmonie entre les natures individuelles et les fonc-
tions sociales » (p. 369) n’est pas donnée au préalable et, surtout, car des
rapports de domination viennent réguler (ou plutôt déréguler) l’organisation
sociale. C’est ainsi que des individus se voient contraints d’être à une place
sociale qui ne leur correspond pas forcément, et de se plier à une activité dont
les règles et le sens leur échappent. Cette contrainte est proprement « patho-
logique » selon Durkheim, car elle suppose l’imposition d’une souffrance
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 52 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 53
injuste : « Sans doute ne sommes-nous pas, dès notre naissance, prédesti-
nés à tel emploi social ; nous avons cependant des goûts et des aptitudes qui
limitent notre choix. S’il n’en est pas tenu compte, s’ils sont sans cesse frois-
sés par nos occupations quotidiennes, nous souffrons et nous cherchons un
moyen de mettre un terme à nos souffrances. Or, il n’en est pas d’autre que de
changer l’ordre établi et d’en refaire un nouveau » (p. 368).
Voici comment naissent, selon Durkheim, les « guerres de classes ». Par
leur nombre et intensité tout à fait anormaux (en termes statistiques), ces
conflits sociaux montrent l’écart, au sein des sociétés modernes, entre « la
réalité des rapports de production capitalistes » et l’« idéal social que par-
tagent les membres des sociétés différenciées », autrement dit « les normes
communes de justice » qui structurent des sociétés fondées sur la liberté,
l’autonomie et l’épanouissement des individus (Hulak, 2020, p. 21 sq.).
En insistant sur le fait que ces conflits sociaux mettent en jeu un idéal
partagé de justice, Durkheim pointe leur utilité politique. En luttant contre
l’injustice sociale, les individus réaffirment en effet le socle moral des socié-
tés modernes, c’est-à-dire ce qui permet à la solidarité organique d’exister :
la sacralité de la personne humaine (Durkheim, 2020a [1898]). Ces conflits
sociaux sont, selon Durkheim, le véritable « noyau » des sociétés modernes.
Premièrement, ils poussent l’État à réguler, par le droit et la puissance
publique, les dysfonctionnements de la division du travail social en palliant
la souffrance sociale qui en découle. Deuxièmement, ils font contrepoids à
l’ingérence excessive de l’État dans la vie sociale, ou à ses errements, comme
lors de l’affaire Dreyfus (1898) où n’importe quel citoyen doté de « bon sens »
peut s’insurger contre une action publique injuste : « pour savoir s’il est per-
mis à un tribunal de condamner un accusé sans avoir entendu sa défense, il
n’est pas besoin de lumières spéciales. C’est un problème de morale pratique
pour lequel tout homme de bon sens est compétent et dont nul ne doit se
désintéresser » (Durkheim, 2020a [1898], p. 291). Les conflits sociaux créent
ainsi une sorte d’équilibre politique entre l’intervention sociale de l’État et
la préservation des libertés démocratiques : comme le synthétise le socio-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
logue, « c’est de ce conflit de forces sociales que naissent les libertés indivi-
duelles » (Durkheim, 2020b [1900], p. 121). L’État peut être considéré, en ce
sens, comme le produit historique de cette conflictualité sociale. Nourri de la
dynamique oppositionnelle des groupes politiques intermédiaires (syndicats,
associations, partis, etc.), l’État devient un « organe réflexif et conscient »
de la vie sociale, grâce auquel la société démocratique peut délibérer et agir
sur la base d’un socle de valeurs partagées. Cependant, comme le remarque
Yves Sintomer, le sociologue « reste pris dans une vision consensuelle de la
politique », en évitant de « thématiser sérieusement comme contrepoids
le contrôle de constitutionnalité, la mobilisation des communautés locales,
ethniques ou religieuses, les syndicats, les mouvements sociaux, la lutte des
classes ou les pouvoirs de fait comme la presse. Tout se passe comme si la
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 53 21/09/2021 11:01
54 ▲ Sociologie du conflit
délibération gouvernementale avait besoin de répondant dans la société,
mais pas de contre-pouvoirs citoyens » (Sintomer, 2020, p. 451‑452).
C’est d’autant plus gênant que pour Durkheim les conflits sociaux
menacent de facto l’intégration des sociétés modernes industrielles. Ces
« tristes conflits de classe », comme il les qualifie avec inquiétude dans
« La conception matérialiste de l’histoire » (2020c [1897], p. 368), risquent
de faire imploser une société conçue comme un organisme vivant. L’analogie
organiciste que Durkheim reprend à la biologie expérimentale tend ici à
faire obstacle à l’appréhension de la conflictualité. Que serait un conflit dans
une société conçue comme un corps dont les fonctions (l’économie, le poli-
tique, le juridique, etc.) sont les organes, et les individus les cellules qui la
composent, sinon une perturbation, une affliction ou, plus gravement, une
pathologie ? En tant qu’ils résultent d’un dérèglement de la division du tra-
vail social, qui devrait accorder les fonctions sociales aux goûts et aptitudes
naturelles de chacun, ces « tristes conflits de classe » ne peuvent qu’être
« pathologiques ». Dans la préface à la 2e édition de De la division du travail
social, publiée en 1902, le sociologue comprend cette pathologie à l’aide
du concept d’« anomie » développé dans Le Suicide. « Les conflits sans
cesse renaissant, et les désordres de toute sorte » du monde économique
génèrent, écrit-il, une « anomie juridique et morale ». Seules de nouvelles
communautés, résultant de la division du travail, peuvent y remédier. C’est
la principale solution durkheimienne aux conflits sociaux : les corporations
professionnelles. Il leur incombe d’élaborer « dans chaque profession, un
corps de règles […] qui fixe la quantité de travail, la rémunération juste des
différents fonctionnaires, leur devoir vis-à-vis les uns des autres et vis-à-vis
de la communauté » (1973 [1902], p. II, III, XXXV). Cependant, Durkheim
exclut les syndicats de sa définition du « groupement corporatif », alors
même qu’à l’époque où il écrit – le début du xxe siècle – ils fixent en Europe
les règles qu’il appelle de ses vœux : la raison est « qu’une morale commune
ne lui paraît pas pouvoir sortir du conflit et du contrat ; mais de l’unité et
de l’institution commune » (Reynaud, 1979, p. 370‑371). On revient à la
même conclusion : le conflit est pathologique ; ce qui le régule ne peut pas
provenir du conflit lui-même, mais d’un État super partes.
Aux côtés des corporations professionnelles, Durkheim esquisse une
deuxième voie pour remédier aux conflits sociaux. Charles-Henry Cuin
(2004) l’appelle la « solution social-démocrate ». Lors même que les fonc-
tions sociales et leurs rapports organiques doivent être réglementés pour
prévenir l’anomie, l’accès à ces fonctions doit demeurer libre et égalitaire,
rien ne venant « gêner les initiatives des individus ». Le sociologue décline
cette « absolue égalité dans les conditions extérieures de la lutte » sous
deux formes : une justice distributive, assimilable à l’égalité méritocratique
des chances, et une justice rétributive, assimilable à l’égale valorisation des
produits du travail. Le principal dispositif remédiant aux « conflits sans
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 54 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 55
cesse renaissant » du monde économique est alors la suppression de l’héri-
tage : « [lorsqu’] une classe de la société est obligée, pour vivre, de faire
accepter à tout prix ses services, tandis que l’autre peut s’en passer grâce
aux ressources dont elle dispose et qui pourtant ne sont pas nécessaire-
ment dues à quelque supériorité sociale, la seconde fait injustement la loi à
la première. Autrement dit, il ne peut pas y avoir des riches et des pauvres
de naissance sans qu’il n’y ait des contrats injustes […] Enfin, alors même
qu’il ne reste, pour ainsi dire, plus de trace de tous ces vestiges du passé,
la transmission héréditaire de la richesse suffit à rendre très inégales les
conditions extérieures dans lesquelles la lutte s’engage » (Durkheim, 1973
[1893], p. 378, 372).
C’est alors à la condition que ces « conditions extérieures de la lutte »
soient égalisées, que « l’harmonie entre les natures individuelles et les fonc-
tions sociales ne peut manquer de se produire, du moins dans la moyenne
des cas. Car, si rien n’entrave ou ne favorise indûment les concurrents qui
se disputent les tâches, il est inévitable que ceux-là seuls qui sont les plus
aptes à chaque genre d’activité y parviennent […]. Ainsi se réalise de soi-
même l’harmonie entre la constitution de chaque individu et sa condition »
(1973 [1893], p. 369). L’école a une fonction essentielle dans ce processus.
Lorsqu’il en parle, Durkheim montre que le véritable but n’est d’ailleurs
pas tellement d’égaliser les « conditions extérieures de la lutte », mais de
préparer cette « harmonie entre la constitution de chaque individu et sa
condition sociale ». L’école, écrit-il, doit « susciter et […] développer chez
l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que
réclament de lui la société politique dans son ensemble et le milieu spé-
cial auquel il est particulièrement destiné » (1966 [1922], p. 41). On revient
encore à la même conclusion : le conflit doit être évité, en prédisposant les
individus à ne pas réclamer ce que la société ne peut pas leur donner au
vu de leur condition sociale. Dans ce même texte où il reconnaît que les
conflits ouvriers ont fait avancer l’égalité dans les « conditions extérieures
de la lutte », Durkheim énonce ainsi le véritable but de toute société, qui
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
est de rendre le conflit ouvrier… impossible ! Voici ce qu’il énonce dans
Le socialisme : « Ce qu’il faut pour que l’ordre social règne, c’est que la
généralité des hommes se contentent de leur sort ; mais ce qu’il faut pour
qu’ils s’en contentent, ce n’est pas qu’ils aient plus ou moins, c’est qu’ils
soient convaincus qu’ils n’ont pas le droit d’avoir plus. […] S’il ne sent pas
au-dessus de lui une force qu’il respecte et qui l’arrête, qui lui dise avec
autorité que la récompense qui lui est due est atteinte, il est inévitable [que
l’individu] réclame comme lui étant dû tout ce qu’exigent ses besoins et,
comme dans l’hypothèse ces besoins sont sans frein, leurs exigences sont
nécessairement sans bornes » (1971 [1928], p. 227).
En conclusion, Durkheim reste prisonnier d’une ambivalence. D’un
côté, en raison de ses engagements socialistes de jeunesse et de son
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 55 21/09/2021 11:01
56 ▲ Sociologie du conflit
rapport singulier à la Révolution française, il considère que les conflits
peuvent faire avancer les libertés politiques et l’égalité sociale. De l’autre,
les conflits typiques des sociétés modernes – les conflits de classe résul-
tant de la division du travail social – lui semblent menacer l’ordre social et
sa capacité d’intégration. Potentiellement pathologiques, ils doivent être
évités à tout prix, par une régulation étatique des relations profession-
nelles, des inégalités socio-économiques et de l’éducation : le but est alors
de parvenir à une société harmonieuse d’où le conflit, créateur d’ano-
mie, serait évacué. Cette même ambivalence se retrouve dans l’analyse
structuro-fonctionnaliste des conflits sociaux, notamment chez Talcott
Parsons. Le sociologue américain insiste, comme Durkheim dont il fut
un lecteur attentif, sur la dimension pathologique du conflit social. Là où
les individus contestent les normes qui structurent et garantissent l’ordre
social, ils affaiblissent la principale des fonctions au cœur de cet ordre :
celle d’intégration, « I » dans le paradigme AGIL (Parsons, 2012 [1951]).
Parsons teste cette hypothèse sur les conduites individuelles : il en vient
ainsi à exploiter une idée qui était présente in nuce chez Durkheim. Les
conflits sociaux se manifestent toujours, avant de prendre une dimen-
sion massive, organisée et institutionnalisée, par la subversion de la part
de plusieurs individus des rôles prescrits : ils cessent de respecter les
normes que la société prescrit pour endosser un ou plusieurs de leurs
statuts sociaux. Ils cessent de se conformer, par exemple, aux rôles pres-
crits d’ouvrier, de femme ou d’étudiant : en faisant cela, ils affaiblissent
ces mêmes normes sociales qui, quoique injustes et arbitraires, leur per-
mettent d’avoir des statuts et donc des rôles à jouer dans la vie sociale. Il
faudra attendre Merton et Coser pour revenir sur ce postulat de l’analyse
fonctionnaliste qui, ébauché par Durkheim, est systématisé par Parsons.
En critiquant la théorie des fonctions sociales de Parsons, ils reviendront
tous deux, en jetant les bases du structuro-fonctionnalisme critique, sur
l’utilité du conflit social.
Le conflit structure les rapports sociaux :
Weber
Pour le lecteur de Max Weber (1864‑1920), le concept le plus proche
du « conflit » est celui de « lutte » (Kampf), abordé dans le § 8 du tome 1
d’Économie et société sur les « catégories fondamentales de la sociologie »
(2016 [1920], p. 139‑142). Or ce concept, marginal dans l’analyse wébé-
rienne, est fourvoyant pour comprendre la place, absolument centrale, du
conflit social dans l’œuvre du sociologue allemand. Au moyen du concept de
« lutte », repris à Darwin et Spencer, et partagé avec Durkheim et Simmel,
Weber aborde les différentes modalités de la lutte sociale pour la survie,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 56 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 57
dont la forme typiquement moderne est la concurrence. Or, l’originalité de
la sociologie wébérienne est d’avoir abordé le conflit non pas en relation à
cette compétition générique entre individus, qu’elle vise l’appropriation de
chances « également convoitées par d’autres », la « survie » ou celle « d’un
patrimoine génétique » (p. 139). Son originalité est d’avoir abordé le conflit
social en relation à la question de la « domination » (Herrschaft), différenciée
de celle de la « puissance » (Macht).
La domination désigne pour lui « la chance de trouver pour un comman-
dement de contenu déterminé des personnes données qui lui obéissent »
(2016 [1920], p. 159). La légitimation par les dominés (p. 161) est ce qui dif-
férencie, selon Weber, la réalité sociale de la domination de celle de la puis-
sance en général (Macht). Celle-ci désigne « toute chance d’imposer, au sein
d’une relation sociale, sa volonté propre, y compris contre ce qui lui résiste,
et ce quels que soient les fondements de cette chance ». La puissance est,
en ce sens, un concept « sociologiquement amorphe » car « toutes les qua-
lités concevables d’une personne et toutes les constellations concevables
sont en mesure de mettre quelqu’un en état d’imposer sa volonté dans une
situation donnée » (p. 159‑160). C’est pourquoi, en tant que concept socio-
logique, la domination doit désigner quelque chose de plus précis : la rela-
tion sociale entre un ou des dominants à même d’imposer un ordre et un ou
des dominés qui, « en le tenant pour légitime » (p. 137), s’y soumettent. La
spécificité de la domination est donc sa légitimité, qui renvoie à la structure
sociale : « la soumission à des ordres imposés par un ou plusieurs individus
présuppose la croyance en un pouvoir de domination légitime » (p. 138).
Lorsque cette croyance est suspendue ou ébranlée, individuellement et
collectivement, se produisent « des conséquences de grande ampleur » :
« chez les dominants et les dominés, la domination a bien plutôt l’habitude
d’être étayée intérieurement par des fondements juridiques (Rechtsgründe)
qui sont à la base de sa “légitimité”, et l’ébranlement de cette croyance en la
légitimité a habituellement des conséquences de grande ampleur » (2014b
[1922], p. 292).
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Weber reprend ici la conceptualisation marxienne du droit comme outil
de légitimation de la domination sociale : le droit transforme l’extraction
de la plus-value par les capitalistes en un vol légitime, scellé par le contrat de
travail. Cependant le sociologue ajoute deux considérations fondamentales
par rapport à Marx. Premièrement, c’est la croyance subjective en la légiti-
mité que ces « fondements juridiques » confèrent à la domination, qui est
le ressort de l’obéissance des dominés. Lorsque cette croyance disparaît, de
nouvelles représentations prennent sa place chez les dominés ; ces nouvelles
croyances les relient entre eux autrement que ne le fait le rapport de domina-
tion. Deuxièmement, le droit, dans sa forme moderne rationnelle, n’entre en
jeu que dans un type de domination (légale-rationnelle) ; ce n’est pas le seul
qu’on repère dans les sociétés contemporaines, même s’il tend à y acquérir
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 57 21/09/2021 11:01
58 ▲ Sociologie du conflit
un primat structurel. Dans nos sociétés, on trouve également des rapports de
domination dont les fondements juridiques renvoient à la tradition ou à l’au-
torité charismatique. A fortiori, la domination légale-rationnelle sollicite ces
fondements : « Pour autant que la croyance dans une légitimation contribue
à leur stabilité, le maintien de la plupart des rapports de domination au carac-
tère fondamentalement légal repose sur des fondements mixtes. L’habitude
traditionnelle profondément assimilée et le “prestige” [charismatique] se rap-
prochent de la croyance – finalement, de la même manière profondément
intériorisée – dans l’importance de la légalité formelle : l’ébranlement de l’un
d’eux par des exigences envers les dominés inhabituelles au regard de la tradi-
tion, par une maladresse, un malheur inhabituels qui anéantissent le prestige,
ou par une violation de ce qui est, d’habitude, légalement et formellement
correct, vient également ébranler la croyance en la légitimité » (2014b [1922],
p. 299). Ainsi, dans les sociétés contemporaines, un rapport de domination
figé par la loi peut vaciller aussi lorsque les dominés jugent que les dominants
violent la tradition qui fonde leur pouvoir, ou lorsque leur prestige personnel,
source de leur aptitude à gouverner, est entaché. Dans ce cas de figure, un
conflit surgit : une nouvelle relation sociale entre les dominés structurée par
la croyance en l’illégitimité des dominants. Du fait que le basculement dans
le conflit social est toujours l’effet d’une mutation des croyances des dominés,
Elisabeth Kauffmann conclut que, d’une façon quelque peu paradoxale, chez
Weber la rupture de la légitimité place « la liberté du côté des dominés »
(Kauffmann, 2014, p. 311).
Cette conflictualité se produit parfois au sein des rapports de domination,
mais pas toujours. Il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse qui consis-
terait à voir de la conflictualité partout, écueil opposé de celui conduisant à
considérer la domination comme totale. Premièrement, les relations sociales,
y compris lorsqu’elles mettent en jeu des rapports agonistiques ou conflic-
tuels, ne sont pas toujours analysables en termes de domination (Martuccelli,
2017, p. 175‑179). Les cas prototypiques sont le concours scolaire et la
compétition sportive. Ces cas sortent, à proprement parler, du territoire que
Weber attribue à la sociologie du conflit. Suivant son approche, il y a conflit
social lorsqu’une domination particulière structure les rapports sociaux (de
classe, de genre, de race, etc.), et lorsque les individus agissent en faisant de la
distanciation ou de l’opposition au contenu de son ordre, la maxime de leur
action. Deuxièmement, la genèse d’un conflit social ne peut être rapportée
à aucune détermination univoque. Comme Weber l’écrit dans ses Œuvres
politiques (2004 [1895‑1919]) à propos des révolutions russes de 1904 et
1917, le conflit social apparaît toujours au croisement d’une multiplicité de
facteurs causaux, certains endogènes, d’autres exogènes. La tâche du socio-
logue est alors de relever empiriquement les « chances » qu’ont, dans une
certaine configuration des rapports de force sociaux, les dominés de critiquer
la domination. Ces chances sont symétriquement opposées à celle qu’ont les
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 58 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 59
dominants de parvenir à l’imposer efficacement (ces « chances du pouvoir »
ou Machtchancen). Cette vision probabiliste et antidéterministe de la conflic-
tualité est un des legs les plus précieux de Weber à la sociologie du conflit.
À une échelle microsociologique, le conflit désigne ainsi, comme tous les
phénomènes sociaux chez Weber, un certain type d’action sociale : un type de
conduite orientée vers autrui dont le sens subjectivement visé par l’individu
renvoie à la volonté de ne pas ou plus être dominé. Cette conduite rentre dans
le type wébérien de l’« action en communauté » (Gemeinschaftshandeln), en
cela qu’elle « se déploie au sein d’une “communauté”, au sens large d’un espace
commun d’action à plusieurs » (Grossein, 2005, p. 695). Différemment des
« groupements politiques » toutefois, que Weber définit comme des « entre-
prises institutionnelles de domination » (2016 [1920], p. 161‑164), les « grou-
pements communautaires » (Gemeinde) créés par l’agir conflictuel ne sont ni
institutionnels ni structurés par la domination. Ils peuvent le devenir, bien
sûr, mais ne le sont pas au moment de leur genèse, lorsque se produit cette
« “metanoia” [conversion] centrale dans l’état d’esprit des dominés » (Weber,
2014 [1910‑14], p. 280) qui les conduit à rejeter la légitimité de la domination.
Ces groupements produits par l’action conflictuelle ne sont rien d’autre que
les collectifs virtuels auxquels se réfèrent les individus lorsque, conscients
que la domination qu’ils pâtissent est partagée, ils universalisent leurs cri-
tiques. Même à défaut d’institutionnalisation, sous l’espèce de l’action collec-
tive, ces collectifs agissent sur les structures de domination des groupements
politiques, car ils en minent la légitimité partagée. C’est cette articulation
spécifique entre la dynamique de l’agir conflictuel (renvoyant à la critique
ordinaire de la domination) et celle des groupements politiques institution-
nels, qui fait toute la singularité de l’appréhension wébérienne du politique
et, plus largement, de l’émancipation (Tarragoni, 2016a).
À une échelle macrosociologique, le conflit est, pour Weber, une dimen-
sion irréductible de la vie sociale en tant qu’il renvoie aux luttes d’intérêts et
de valeurs, aux luttes économiques et symboliques qui la structurent en pro-
fondeur. Sa macrosociologie du conflit, comme le souligne Pierre Bourdieu
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
(1971), s’exprime pleinement dans son analyse comparative des religions
mondiales. Le conflit découle en effet des inégalités matérielles et statutaires
entre groupes sociaux ; mais il ne voit le jour que là où les prérogatives symbo
liques des dominants, assumées comme une « théodicée du bonheur », sont
remises en cause par les dominés (qui revoient, au passage, leur « théodi-
cée du malheur »). Qu’est-ce cette « théodicée » ? Le terme, introduit par le
philosophe Leibniz en 1710, renvoie à l’explication rationnelle de l’apparente
contradiction entre l’existence du mal et la providence divine. Chez Weber, le
concept vient désigner le système de croyances et d’arguments rationnels que
chacun se donne pour justifier sa place dominante ou dominée dans l’échelle
sociale. Les dominants justifient leur « bonheur » via un ensemble de raisons
signalant leur supériorité ou leur élection personnelle ; les dominés justifient
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 59 21/09/2021 11:01
60 ▲ Sociologie du conflit
leur « malheur » avec des arguments confortant leur fatalisme. Un conflit
social débute lorsque ces systèmes de raisons, qui relèvent de la doxa, sont
infirmés par la réalité des pratiques : les dominants ne parviennent plus à tenir
leur rang, et les dominés n’acceptent plus la passivité à laquelle les astreint le
leur. Autrement dit, le conflit n’a pas seulement à voir avec la hiérarchisation
de la société, mais avec la légitimité symbolique de la hiérarchie qui fonde
des rapports de domination situés ; il n’est pas de conflit tant que l’obéissance
est garantie, et que la domination (traditionnelle, charismatique et légale-
rationnelle) est légitimée. Souvent d’ailleurs, l’obéissance se brise à l’aide de
références culturelles issues d’une autre sphère que celle où se déploie le rap-
port de domination. En effet, selon Weber (1996 [1915]), l’une des caracté-
ristiques fondamentales de la modernité est l’autonomisation et la rationali-
sation des sphères d’activité (le droit, le religieux, le politique, etc.), ainsi que
de leurs valeurs respectives (leurs « lois internes »). Weber appelle cet état
le polythéisme des valeurs : la « lutte des dieux » (1959 [1917], p. 83 sq.). Les
acteurs dominés dans une sphère d’activité peuvent ainsi recourir à d’autres
valeurs, extérieures à la sphère d’activité elle-même, pour délégitimer le rap-
port de domination. C’est le cas de ces paysans des sociétés d’Ancien Régime,
par exemple, qui remettent régulièrement en cause l’autorité seigneuriale en
sollicitant des valeurs religieuses, comme l’égalité chrétienne de tous face à
Dieu. Il suffit de penser à ces révoltes millénaristes qui émaillent l’histoire
moderne, comme la révolte de Thomas Müntzer en Allemagne (1524‑1525).
Un autre cas, sur lequel insiste E. P. Thompson (2015b), est celui des contes-
tations paysannes qui s’appuient sur les valeurs du droit coutumier, pour exi-
ger la sauvegarde, par exemple, des ressources communes. Mais les exemples
sont aussi nombreux que le sont les conflits sociaux particuliers : tout conflit
mobilise des valeurs pour contester des rapports de domination situés ; plus
précisément, dans tout conflit social les intérêts des acteurs contestataires
sont construits culturellement par les valeurs mobilisées, contre les normes
qui structurent le rapport de domination, qui renvoient aux intérêts du
groupe antagoniste.
Cette centralité des valeurs dans la genèse des conflits sociaux renvoie à
la conviction profonde que toute pratique contestataire met en jeu une cer-
taine créativité éthique par rapport aux normes : un style de vie. C’est une
conviction anthropologique que Weber reprend à Nietzsche et qui, via le
philosophe allemand, le rapproche, tant sur le plan de l’analyse des rapports
de domination que de leur critique par les dominés, de Michel Foucault et
Giorgio Agamben (Tarragoni, 2019b). Les valeurs sont une création humaine ;
lorsqu’elles donnent lieu à des rapports de pouvoir, elles se rigidifient et
se transforment en normes ; ces normes, incarnées dans des institutions,
« pétrifient » la vie psychique et culturelle. C’est la fameuse « carapace dure
comme de l’acier » (stahlhartes Gehäuse) évoquée à la fin de L’Éthique protes-
tante et l’esprit du capitalisme (2003 [1904‑1905], p. 251‑252). Cependant ces
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 60 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 61
normes n’empêchent pas que, dans d’autres types de pratiques, une nouvelle
créativité éthique voie le jour ; aussi de nouvelles valeurs, liées à de nouvelles
pratiques collectives, pourront critiquer les normes dominantes. C’est de
cette manière que Weber envisage la contribution sociologique et historique
des conflits sociaux au changement social.
De ce point de vue, il ne saurait y avoir pour Weber de société débarrassée
de la conflictualité : une telle société aurait, tout simplement, supprimé la
vie, et serait figée dans un état statique absurde où les dominants dominent
et les dominés obéissent, quoiqu’il arrive. C’est une ultérieure différence
entre Marx et Weber. Contrairement à Marx, Weber ne croit pas possible
l’avènement d’une société réconciliée avec elle-même, d’où disparaîtraient les
conflits sociaux : aussi en raison du fait que l’origine des conflits est culturelle
pour Weber, et qu’elle met en jeu des valeurs qui peuvent apparaître dans
n’importe quelle sphère d’activité sociale, là où pour Marx cette genèse ren-
voie uniquement à la sphère économique. Pour Weber, il ne saurait y avoir
de détermination en dernière instance du social par l’une de ses dimensions,
car cette idée, davantage que refléter la complexité de la réalité sociale, est
plutôt l’effet du monisme causal du savant : on ne peut donc jamais récon-
cilier la société avec elle-même, car les causes des conflits qui la déchirent
ne renvoient jamais à un seul système de pratiques – les pratiques écono-
miques capitalistes –, mais à la pluralité irréductible des pratiques sociales
des individus. Pour Marx, au contraire, dans la mesure où le capitalisme est à
l’origine de la conflictualité sociale, il suffirait de l’abolir pour que les conflits
disparaissent : le communisme décrit cet état d’harmonie sociale, fondé sur
l’abolition de la propriété privée, des classes et de l’État.
Le conflit socialise les individus : Simmel
Georg Simmel (1858‑1918) peut être considéré comme l’initiateur de la
sociologie du conflit. Il a consacré au conflit un ouvrage fondateur : Der Streit
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
(Le conflit). Pour Simmel, le conflit est un mode de sociation humaine car,
tout en opposant les individus, il les relie entre eux. Avant d’entrer dans son
ouvrage séminal, il convient toutefois d’évoquer un autre texte, où Simmel
aborde la question de la liberté : « Domination et subordination » (2010a
[1908]). Selon le sociologue allemand, le conflit procède toujours, en effet,
d’une volonté de liberté, individuelle et collective, par rapport à un système
de contraintes. Dans « Domination et subordination », Simmel introduit
deux énoncés fondamentaux de la sociologie du conflit.
Le premier est qu’il n’y a conflit que lorsque les individus acceptent de
payer le « prix » de la révolte contre le confort subjectif de la domination.
Simmel insiste, comme Weber, sur la légitimité de toute relation de domina-
tion, mais aborde la dimension plus subjective, plus intime, de cette opération
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 61 21/09/2021 11:01
62 ▲ Sociologie du conflit
de (dé)légitimation. La domination, dit Simmel, se fonde sur une « action
réciproque » (Wechselwirkung) qui produit une certaine subjectivité chez le
dominant et le dominé : en ce sens, quelle que soit la contrainte ou la violence
exercée dans la domination, le dominé n’est jamais privé de « spontanéité ».
Sa subjectivité psychique n’est pas annihilée par la domination, même si elle
est produite dans son cadre.
« Domination et liberté : Simmel vs Fanon »
« Jusque dans les rapports d’assujettissement les plus écrasants et les plus cruels,
il reste toujours une part considérable de liberté personnelle. Seulement nous
n’en sommes pas conscients, parce que dans ces cas-là, nous devons consentir
pour elle des sacrifices qu’en général il n’est pas du tout question de prendre
sur nous. La contrainte “absolue” qu’exerce sur nous le tyran le plus cruel est en
réalité toujours une contrainte tout à fait déterminée, c’est-à-dire déterminée
par le fait que nous voulons échapper aux châtiments dont on nous menace
ou aux autres conséquences de notre insubordination. À y regarder de près, le
rapport de dominant à dominé ne détruit la liberté du dominé que dans le cas
de violences physiques immédiates ; sinon il ne fait qu’exiger un prix que nous
ne sommes pas enclins à payer pour réaliser notre liberté, et s’il peut resserrer
de plus en plus le cercle des conditions extérieures dans lesquelles elle est réa-
lisable, ce n’est jamais, sauf dans ce cas de supériorité physique, jusqu’à sa
disparition totale. Ce n’est pas l’aspect moral de cette considération qui nous
concerne ici, mais bien son aspect sociologique : l’action réciproque, c’est-à-
dire l’action déterminée réciproquement qui ne se produit que du point de vue
des personnes, existe aussi dans ces cas de domination et de subordination,
ce qui en fait une forme sociale, même là où, selon la conception populaire,
la “contrainte” par une des parties prive l’autre de toute spontanéité, et par
là de toute véritable “action” qui serait l’un des côtés de l’action réciproque »
(Simmel, 2010a [1908], p. 162‑163).
« J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de
mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur,
mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie,
l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et
surtout : “Y a bon banania.” Ce jour-là, désorienté, incapable d’être dehors avec
l’autre, le Blanc, qui, impitoyable, m’emprisonnait, je me portai loin de mon
être-là, très loin, me constituant objet. Qu’était-ce pour moi, sinon un décolle-
ment, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon
corps ? Pourtant, je ne voulais pas cette reconsidération, cette thématisation. Je
voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes. J’aurais voulu
arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble édifier. Mais je refusais
toute tétanisation affective. Je voulais être homme, rien qu’homme. D’aucuns
me reliaient aux ancêtres miens, esclavagisés, lynchés : je décidai d’assumer.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 62 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 63
C’est à travers le plan universel de l’intellect que je comprenais cette parenté
interne – j’étais petit-fils d’esclaves au même titre que le président Lebrun l’était
de paysans corvéables et taillables […]. Oui, nous sommes [les nègres] arriérés,
simples, libres dans nos manifestations. C’est que le corps pour nous n’est pas
opposé à ce que vous appelez l’esprit. Nous sommes dans le monde. […]. Le
Blanc en tant que maître a dit au nègre : Désormais tu es libre. Mais le nègre
ignore le prix de la liberté, car il ne s’est pas battu pour elle. De temps à autre,
il se bat pour la Liberté et la Justice, mais il s’agit toujours de liberté blanche
et de justice blanche, c’est-à-dire de valeurs sécrétées par les maîtres. L’ancien
esclave, qui ne retrouve dans sa mémoire ni la lutte pour la liberté ni l’angoisse
de la liberté dont parle Kierkegaard, se tient la gorge sèche en face de ce jeune
Blanc qui joue et chante sur la corde raide de l’existence. Quand il arrive au
nègre de regarder le Blanc farouchement, le Blanc lui dit : “Mon frère, il n’y a pas
de différence entre nous.” Pourtant le nègre sait qu’il y a une différence. Il la sou-
haite. Il voudrait que le Blanc lui dise tout à coup : “Sale nègre”. Alors, il aurait
cette unique chance – de “leur montrer”… » (Fanon, 2011 [1952], p. 155‑156,
166, 241‑242). ■
On retrouve la problématique simmélienne de la liberté dans cer-
tains passages de Frantz Fanon sur la psyché du colonisé dans Peau noire,
masques blancs (1952). Selon le psychiatre antillais, le Noir construit sa
subjectivité dans le cadre de la domination raciste : il est aliéné par l’image
stéréotypée que le Blanc lui impose dans toute interaction ordinaire. Mais,
du fait qu’il participe à cette interaction avec sa propre subjectivité, avec
sa propre « expérience » en tant que Noir, il garde toujours une marge de
liberté personnelle : malgré l’emprise de la violence et de l’aliénation, il y
aura toujours un écart entre la manière dont le Blanc se rapporte au Noir,
et celle dont le Noir se rapporte au Blanc. C’est cet écart qui, creusé, est au
principe de la conflictualité sociale. Aussi la remise en cause de la domi-
nation fait apparaître une autre action réciproque, où tout est nouveau et
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
incertain : la critique de la domination suppose toujours, comme le dira
Albert O. Hirschman (1995 [1970]), une prise de risque. C’est pourquoi
le conflit (voice), souvent larvé, se manifeste rarement dans la vie sociale.
Dans chaque situation de mécontentement, les individus peuvent choisir en
effet entre quatre stratégies qui sont plus confortables, tant subjectivement
que matériellement, que l’entrée en conflit : 1) la défection (exit) consistant
à chercher la réponse au mécontentement ailleurs qu’à sa source suppo-
sée ; 2) accepter le mécontentement comme un inconvénient déplaisant ne
remettant pas en cause la loyauté à l’ordre social (loyalty) ; 3) considérer
le mécontentement comme une faute individuelle et s’en juger personnel-
lement responsable ; 4) critiquer la source du mécontentement mais sans
entrer en conflit ouvertement.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 63 21/09/2021 11:01
64 ▲ Sociologie du conflit
Le deuxième énoncé sur lequel Simmel fonde la sociologie du conflit est
que, malgré la remise en cause collective de la domination, rien ne nous pré-
munit contre sa possible réapparition sous de nouvelles formes. Le sociologue
pointe ainsi le caractère potentiellement ambivalent de la liberté : même là où
elle affranchit les individus, elle peut traduire de nouvelles relations de domi-
nation. « Il y a une différence typique – écrit Simmel à propos des révoltes
contre l’esclavage dans l’Antiquité – quand on veut se protéger contre des
dangers, abolir les injustices, acquérir des valeurs désirées, entre la suppres-
sion de la forme sociologique qui était le vecteur de tous ces aspects négatifs,
et le maintien malgré tout de cette forme » (2010a [1908], p. 239). Simmel
cite en exemple l’assujettissement des individus aux Guildes au Moyen Âge :
la corporation garantit leurs intérêts et leur liberté, mais ils doivent se sou-
mettre au groupe. Tout conflit suppose, en tant que dynamique collective,
une sujétion au collectif porteur du conflit et donc, de ce point de vue, la
reproduction de rapports de domination internes au groupe.
Venons-en enfin au texte séminal Le conflit (2010b [1908]). Comme
« Domination et subordination », ce texte est fondateur pour la sociologie
du conflit non pas tant par ses analyses sociologiques et empiriques, mais par
les intuitions philosophiques dont il est parsemé. Intuitions qui, comme c’est
souvent le cas chez Simmel, ont une valeur contre-intuitive, et peuvent donc
orienter les hypothèses que le sociologue formule sur la vie sociale.
Simmel argue que le conflit fait partie, comme l’imitation ou la hiérarchie,
des formes « pures » de socialisation : c’est-à-dire des modes de sociation
humaine qui peuvent fonctionner pour une multitude de contenus particu-
liers, et dont la sociologie, différemment des sciences humaines descriptives
comme l’économie, l’histoire ou le droit, doit faire son propre domaine de
recherche. « Dans les faits » écrit Simmel, « ce sont les causes du conflit, la
haine ou l’envie, la misère ou la convoitise, qui sont véritablement l’élément
de dissociation ». Mais « une fois que le conflit a éclaté pour l’une de ces
raisons, il est en fait […] une voie qui mènera à une sorte d’unité ». Aussi
tout conflit social est-il « une synthèse d’éléments, un contre autrui qu’il faut
ranger avec le pour autrui sous un seul concept supérieur » (Simmel, 2010b
[1908], p. 265). Par ailleurs, Simmel est le premier à systématiser l’énoncé
par lequel la sociologie s’empare du conflit : l’idée qu’il est consubstantiel
aux sociétés humaines, car il est inhérent à la vie psychique des individus.
« La contradiction et le conflit », écrit-il, « non seulement précèdent l’unité
psychique [de l’individu], mais ils sont à l’œuvre à chaque instant de sa vie »
(p. 266). Or, ces dynamiques conflictuelles qui peuvent apparaître aux indivi-
dus comme négatives, destructrices et nuisibles, n’agissent pas « de la même
façon à l’intérieur de la totalité de la relation » (p. 268), c’est-à-dire à l’échelle
de la société où elles peuvent recouvrer, au contraire, une fonction construc-
trice du lien social. La psychologie sociale (Tajfel, 1981) a largement montré,
du point de vue empirique, ce que l’effet socialisateur du conflit doit, dans
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 64 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 65
un groupe donné (in-group), au ciblage d’un groupe externe comme bouc
émissaire (out-group).
Le texte de Simmel constitue, ensuite, une longue digression phénoméno-
logique sur les différentes manifestations possibles du conflit : le conflit qui,
exceptionnellement, ne génère pas d’unité ; les situations dans lesquelles l’ap-
partenance à un contexte social commun aiguise le conflit ; les conflits provo-
qués par des contenus psychiques spécifiques comme la jalousie, le dépit ou
l’envie ; les conflits se manifestant sous la forme générale de la concurrence ;
les cas où le conflit rend avantageux pour les deux parties leur structuration
interne ; les issues possibles du conflit, telles que la victoire, le compromis
ou la réconciliation. Comme souvent chez Simmel, ces différentes situations,
illustrées ad hoc par l’histoire lointaine ou plus récente, viennent esquisser
une typologie formelle, qui n’a toutefois rien de systématique, les exemples de
chaque type de conflit étant contredits par des contre-exemples. Deux consi-
dérations générales dans ce texte nourrissent toutefois, encore aujourd’hui,
l’analyse que les sociologues font des conflits sociaux.
Tout d’abord Simmel est le premier à insister sur le fait que le conflit, en
tant que mode de sociation humaine, s’il suppose un certain usage de la vio-
lence, la canalise et la régule par ce qu’il appelle « l’objectivité collective de la
lutte ». Dans le conflit social, différemment des conflits interpersonnels où le
degré de violence employée est sujet à l’appréciation de chacun, la violence
s’« abstractise » et s’« objectivise » (comme le conflit, qui devient une forme
sociale). Simmel évoque l’exemple du boycott par les ouvriers des brasseries
berlinoises en 1894.
« Ce fut l’une des luttes locales les plus violentes de ces dernières décen-
nies, menées des deux côtés avec la dernière énergie, mais sans aucune haine
personnelle – alors qu’on pouvait s’y attendre – de la part des instigateurs
du boycott contre les brasseries ou des directeurs envers ceux-ci. Et en plein
milieu du conflit, deux des leaders ont même exposé dans la même revue
leur opinion sur celui-ci, tous deux présentant objectivement les faits, et
donc tout à fait d’accord, ne divergeant que dans les conséquences pratiques,
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
chacun selon son parti. En évacuant tout élément subjectif et personnel, ce
qui limite quantitativement l’antagonisme, de sorte qu’un respect mutuel,
une entente sur tout ce qui est personnel deviennent possibles, et que l’on
reconnaît que chacun est porté par des nécessités historiques, – le combat
n’est pas pour autant devenu moins intense, moins irréductible ou moins
acharné du fait de cette base commune, il l’est même devenu davantage »
(2010b [1908], p. 286).
Cette canalisation des haines dans le conflit social évacue « tout élément
subjectif et personnel » (p. 286), ce qui permet aux acteurs en présence de
se rapporter les uns aux autres suivant la forme sociale de l’affrontement. Ils
peuvent ainsi lutter sur la base d’un minimum de respect mutuel ou d’en-
tente qui rend possible l’issue du conflit, par la victoire, le compromis ou la
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 65 21/09/2021 11:01
66 ▲ Sociologie du conflit
négociation. Aussi le conflit unit des individus divisés en les conduisant à
s’accorder, au moins, sur l’importance de l’enjeu en dispute : c’est cet accord
minimal qui caractérise le conflit social. Cette considération simmélienne
permet de distinguer à nouveau, comme nous l’avons fait en Introduction,
le conflit social (avec ses intensités spécifiques) d’une notion proche, celle de
violence (avec ses intensités spécifiques).
Violence et guerre
Simmel considère la guerre comme une manifestation du conflit social (2010b
[1908], p. 336‑339), ce qui suppose, pour reprendre ses considérations sur la
violence, que celle-ci est également « objectivée » et « abstractisée » dans les
phénomènes guerriers, autrement dit canalisée, encadrée et régulée par les col-
lectifs en présence. L’apparition d’un droit international de la guerre, depuis la
Paix de Westphalie de 1648, en est d’ailleurs la manifestation la plus évidente.
Dans Guerres justes et injustes (2006 [1977]), Michael Walzer insiste sur ce point,
en montrant que la guerre a historiquement produit un jus in bello, réglementant
la manière dont les combats sont menés, et un jus ad bellum, statuant sur la légi-
timité du recours ultime à la force.
La distinction entre le conflit et la guerre a été systématisée en sociologie
par Raymond Aron (1962, p. 343) : le conflit est une relation entre plusieurs
personnes ou groupes poursuivant des buts incompatibles ; la guerre (civile
ou interétatique) est une forme de conflit caractérisée par l’affrontement
violent entre groupes organisés. Classiquement, la sociologie a abordé le
conflit social comme une relation interindividuelle et collective structurant les
sociétés ; c’est la science politique, et en particulier sa branche des relations
internationales, qui a rapproché le conflit social de la guerre. Apparenter ces
objets revient toutefois à adopter une focale beaucoup trop large pour l’ana-
lyse des conflits sociaux, et à considérer qu’on peut mettre sur le même plan
ontologique des guerres interétatiques et des luttes pour la reconnaissance.
C’est ce que fait Julien Freund avec sa définition du conflit social : « Le conflit
consiste en un affrontement ou heurt intentionnel entre deux êtres ou groupes
de même espèce qui manifestent les uns à l’égard des autres une intention
hostile, en général à propos d’un droit, et qui pour maintenir, affirmer ou
rétablir le droit essaient de briser la résistance de l’autre » (Freund, 1983,
p. 65). Le sociologue fait de la violence la logique commune à ces manifes-
tations de la conflictualité. Un tel parti pris est critiquable, tant sur le plan
philosophique que sur celui de l’analyse sociologique. ■
La deuxième considération que Simmel a laissée en héritage à la socio-
logie du conflit est que dans les sociétés modernes, il tend à recouvrer une
forme générale et indépendante, sur laquelle Durkheim s’était aussi penché
dans De la division du travail social, à savoir la concurrence. Dans cette
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 66 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de la sociologie ▼ 67
forme « matricielle » du conflit dans les sociétés différenciées, la socialisa-
tion s’opère selon Simmel par relation avec un tiers à séduire, persuader ou
convaincre pour gagner la lutte : « un homme se bat avec un autre, certes,
mais pour un troisième » (2010b [1908], p. 303). Dans cette relation conflic-
tuelle, davantage que dans toutes les autres, la violence est euphémisée, ren-
due neutre, indirecte, invisible aux acteurs en compétition. « Dans le cas
[de la concurrence], la lutte consiste seulement dans le fait que chacun des
concurrents vise le but pour lui-même, sans employer de force contre l’ad-
versaire. Le coureur qui compte sur sa seule rapidité, le commerçant sur le
seul prix de sa marchandise, le propagandiste sur la seule force persuasive
de sa doctrine : voilà des exemples de cette étonnante sorte de combat, qui
n’est pas moins violent ni moins passionnément acharné que les autres, que
seule la conscience d’une action réciproque avec le combat de l’adversaire
pousse à ce degré extrême, et qui pourtant, vu de l’extérieur, donne l’im-
pression qu’il n’existe aucun adversaire au monde, mais seulement le but à
atteindre » (p. 298‑299). Tout en faisant l’éloge de ses bienfaits dans l’organi-
sation sociale, Simmel insiste sur ce refoulement de la violence : celle-ci peut
toujours ressurgir dans le cadre des différentes interactions concurrentielles
(économiques, scolaires, professionnelles, etc.), et a fortiori lorsque toute la
société, comme c’est le cas des sociétés néolibérales, est régie par son idéal.
La violence est ainsi incorporée, tant par les dominants que par les dominés
des sociétés de concurrence : les effets psychiques et psycho-pathologiques
de cette incorporation sont puissants.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 67 21/09/2021 11:01
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 68 21/09/2021 11:01
Chapitre 3
Le conflit comme
question fondatrice
de l’anthropologie
L’anthropologie a largement contribué à cette réflexion sur la conflictualité
sociale. En se penchant sur des sociétés traditionnelles considérées comme
l’« enfance de l’humanité », elle a eu tendance à assimiler le conflit social à
la guerre, dont ces sociétés étaient souvent friandes. Cependant, une obser-
vation plus fine de leur fonctionnement a très vite alerté les anthropologues
sur l’irréductibilité du conflit social, entendu comme une dynamique d’orga-
nisation et de structuration sociale, à la violence guerrière. Tout d’abord, les
logiques de compétition et de concurrence entre groupes qui structuraient
l’univers primitif pouvaient se manifester autrement que par la guerre, par
exemple par l’échange, la lutte contre le pouvoir ou la rébellion. Ensuite, la
conflictualité pouvait trouver d’autres exutoires que la violence : de nombreux
dispositifs, notamment rituels, venaient réguler l’expression du conflit. Enfin,
la guerre primitive elle-même a fait l’objet d’un nouveau regard anthropo
logique, moins ethnocentrique : au plus loin d’une sorte de « sauvagerie tra-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
ditionnelle », d’une absence de culture et de droit, la guerre mettait en jeu des
logiques symboliques et culturelles spécifiques, plus complexes que la simple
explosion de violence d’un groupe envers l’autre.
Trois ensembles de travaux peuvent, plus particulièrement, être considé-
rés fondateurs de la sociologie du conflit. Le premier est la théorie du don
de Marcel Mauss : l’anthropologue y insiste sur la dimension agonistique de
l’acte de donner et de rendre ; le don régule les conflits entre groupes, en les
transformant symboliquement. Le travail de Pierre Clastres sur les Guayaki
est une autre pierre angulaire de la sociologie du conflit : Clastres décrit une
société entièrement fondée sur la critique du pouvoir, les détenteurs de l’au-
torité étant sommés de justifier leur place. L’anthropologie sociale donne,
enfin, de nombreux exemples de sociétés primitives dont la structure repose
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 69 21/09/2021 11:01
70 ▲ Sociologie du conflit
sur la compétition (les Nuer d’Evans-Pritchard, l’État primitif zulu de Max
Gluckman et la société kachin d’Edmund Leach) : les rites permettent en leur
sein de contrôler les forces centrifuges activées par la conflictualité sociale.
Le don comme régulateur du conflit : Mauss
L’essai sur le don de Marcel Mauss (1872‑1950) peut être considéré comme
la première réflexion anthropologique sur le conflit social dans et à par-
tir des sociétés « primitives » ou « archaïques ». L’objectif de Mauss est de
comprendre les formes et les logiques de l’échange dans ces sociétés, à partir
du seul type de prestation économique qui y est observable : le don. Ici point
de marché organisé, avec ses logiques utilitaristes, et ses processus complexes
de production, de consommation et de distribution, comme dans les sociétés
modernes. La forme par excellence de l’échange économique primitif est le
don : on donne, on accepte ce qui est donné et on rend ce qu’on a accepté.
D’où la question de Mauss : « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans
les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obliga-
toirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que
le donataire la rend ? » (2013 [1923‑1924], p. 148). Répondre à cette ques-
tion permet aussi, selon l’anthropologue, de mieux comprendre les logiques
de l’échange dans nos sociétés modernes, fondées sur le marché capitaliste :
dans le don comme forme élémentaire de l’échange, se trouve, selon Mauss,
un de ces « rocs humains » (p. 148) sur lesquels sont bâties nos sociétés, en
dépit de la centralité qu’y revêtent les valeurs de l’intérêt et de l’utilitarisme.
Quel est le lien entre une telle problématique et celle du conflit ? De prime
abord, aucun : le don n’est-il pas, en tant que manifestation d’altruisme et
de fraternité, aux antipodes de l’antagonisme ? En réalité, le don dans les
sociétés traditionnelles n’a pas grand-chose à voir avec l’altruisme. Il relève,
tout au contraire, d’une forme d’antagonisme social, d’agôn pour reprendre
le mot grec : une « compétition ». Mauss passe en revue, plus particulière-
ment, deux systèmes d’échange analysés dans les toutes premières ethnogra-
phies de terrain : le potlatch chez les Indiens d’Amérique du Nord, observé
par Franz Boas dans son enquête sur les Kwakiutl, et le kula dans les îles
Trobriand en Papouasie-Nouvelle Guinée, analysé par Bronislaw Malinowski
dans son livre Les argonautes du Pacifique occidental. Le potlatch (cf. enca-
dré) correspond à une pratique de « destruction purement somptuaire des
richesses accumulées pour éclipser le chef rival » (p. 152) : dans ce genre de
situations, les objets offerts sont rendus « usurairement », en surplus, « de
façon à transformer en obligés ceux qui vous ont obligés » (p. 200). Il y a
là, tout d’abord, une pratique sociale de légitimation des chefs. Comme l’a
montré Paul Veyne dans son étude sur l’évergétisme du patriciat romain dans
l’Antiquité, les élites sociales se légitiment politiquement par des dépenses
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 70 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de l’anthropologie ▼ 71
somptuaires en faveur de la collectivité : le pouvoir est, comme l’écrit Mauss,
« à qui sera le plus riche et aussi le plus follement dépensier » (p. 200).
Mais la logique de ces dépenses va au-delà de la légitimation des cheffe-
ries. Dans le don, l’objet qu’on donne porte l’âme de son propriétaire : c’est la
conclusion à laquelle était arrivé l’anthropologue Robert Hertz, membre de
l’école durkheimienne et proche de Mauss, dans ses études sur les pratiques
d’échange des Maoris néo-zélandais. « En droit maori, écrit Mauss, le lien de
droit, lien par les choses, est un lien d’âmes, car la chose elle-même a une âme
[hau], est de l’âme » (p. 160). Aussi, lorsqu’on donne à quelqu’un, on en fait son
obligé : il y a, dans l’acte même de donner et dans l’obligation d’accepter qui
en est corrélative, un lien agonistique (une rivalité) et un conflit en puissance.
C’est pourquoi à l’obligation d’accepter est liée, selon Mauss, l’obligation de
rendre : suivant la manière dont on rend, la rivalité sera plus ou moins forte,
et le pouvoir qu’elle met en jeu plus ou moins asymétrique. Dans le potlatch,
la rivalité prend l’allure d’un conflit ouvert : il s’agit de rendre systématique-
ment plus, pour se soustraire à l’emprise de l’autre ou exercer une emprise sur
lui. Cette lutte de richesses est, pour paraphraser Clausewitz, « une conti-
nuation de la guerre par d’autres moyens » ; une guerre où la violence passe
par les choses et les symboles des choses, et non pas par les injures ou les
blessures physiques. Dans le kula, cet échange rituel entre Trobriandais, le
conflit semble moins évident. L’objet qu’on rend (le contre-don) n’a pas voca-
tion à exercer un pouvoir sur l’autre, mais plutôt à entretenir une réciprocité
sociale. Pour les Trobriandais, il est d’autant plus important de maintenir
ce lien social qu’ils vivent dans des îles à plusieurs centaines de kilomètres
les unes des autres. Leurs échanges de dons et contre-dons, portant sur des
objets auxquels ils n’accordent pas de valeur (des coquillages), servent à
entretenir les sociabilités et à maintenir la cohésion sociale. N’empêche que
la dimension agonistique du don reste latente : entre le moment où on donne
et celui où on rend la chose donnée, une obligation surgit entre les êtres, qui
met en jeu une concurrence, une compétition, une lutte entre eux.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Le potlatch amérindien
« [Dans le] langage courant des Blancs et des Indiens de Vancouver à l’Alaska,
“Potlatch” veut dire essentiellement “nourrir”, “consommer”. Ces tribus, fort
riches, qui vivent dans les îles ou sur la côte ou entre les Rocheuses et la côte,
passent leur hiver dans une perpétuelle fête : banquets, foires et marchés, qui
sont en même temps l’assemblée solennelle de la tribu. […] Mais ce qui est
remarquable dans ces tribus, c’est le principe de la rivalité et de l’antagonisme
qui domine toutes [leurs] pratiques. On y va jusqu’à la bataille, jusqu’à la
mise à mort des chefs et nobles qui s’affrontent ainsi. On y va d’autre part
jusqu’à la destruction purement somptuaire des richesses accumulées pour
éclipser le chef rival en même temps qu’associé (d’ordinaire grand-père,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 71 21/09/2021 11:01
72 ▲ Sociologie du conflit
beau-père ou gendre). Il y a prestation totale en ce sens que c’est bien tout le
clan qui contracte pour tous, pour tout ce qu’il possède et pour tout ce qu’il
fait, par l’intermédiaire de son chef. Mais cette prestation revêt de la part du
chef une allure agonistique très marquée. Elle est essentiellement usuraire et
somptuaire et l’on assiste avant tout à une lutte des nobles pour assurer entre
eux une hiérarchie dont ultérieurement profite leur clan. Nous proposons de
réserver le nom de potlatch à ce genre d’institution que l’on pourrait, avec moins
de danger et plus de précision, mais aussi plus longuement, appeler : prestations
totales de type agonistique. […]. Nulle part le prestige individuel d’un chef et le
prestige de son clan ne sont plus liés à la dépense, et à l’exactitude à rendre
usurairement les dons acceptés, de façon à transformer en obligés ceux qui vous
ont obligés. La consommation et la destruction y sont réellement sans bornes.
Dans certains potlatchs on doit dépenser tout ce que l’on a et ne rien garder.
C’est à qui sera le plus riche et aussi le plus follement dépensier. Le principe
de l’antagonisme et de la rivalité fonde tout. Le statut politique des individus,
dans les confréries et les clans, les rangs de toutes sortes s’obtiennent par la
“guerre de propriété” comme par la guerre, ou par la chance, ou par l’héritage,
par l’alliance et le mariage. Mais tout est conçu comme si c’était une “lutte de
richesse”. Le mariage des enfants, les sièges dans les confréries ne s’obtiennent
qu’au cours de potlatchs échangés et rendus. On les perd au potlatch comme
on les perd à la guerre, au jeu, à la course, à la lutte. Dans un certain nombre
de cas, il ne s’agit même pas de donner et de rendre, mais de détruire, afin
de ne pas vouloir même avoir l’air de désirer qu’on vous rende. On brûle des
boîtes entières d’huile d’olachen (candle-fisch, poisson-chandelle) ou d’huile
de baleine, on brûle les maisons et des milliers de couvertures ; on brise les
cuivres les plus chers, on les jette à l’eau, pour écraser, pour “aplatir” son rival.
Non seulement on se fait ainsi progresser soi-même, mais encore on fait pro-
gresser sa famille sur l’échelle sociale » (Mauss, 2013 [1923‑1924], p. 151‑153,
200‑202). ■
Les Guayaki contre l’État : Clastres
L’analyse de Pierre Clastres (1934‑1977) est construite en opposition à celle
de Claude Lévi-Strauss. Le fondateur de l’anthropologie structuraliste avait
tiré des sociétés Bororo et Nambikwara, un modèle d’organisation qu’il avait
ensuite généralisé à toutes les sociétés primitives, via l’hypothèse d’une
« pensée sauvage » : la société fonctionne sur le mode de l’échange généralisé
des biens, des mots et des femmes. Pour Lévi-Strauss (2017 [1949]), ce qui
fait société est l’échange : les groupes sociaux développent des liens durables
en échangeant des femmes (par l’exogamie), des biens (comme le kula tro-
briandais) et des mots (via une diplomatie traditionnelle). Ces échanges per-
mettent de réguler les conflits potentiels entre groupes. Selon Clastres, ce
modèle n’est nullement universel, et surtout il ne permet pas de répondre à
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 72 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de l’anthropologie ▼ 73
une question fondamentale : comment expliquer que dans les sociétés primi-
tives la guerre ne soit pas un simple accident de la négociation entre groupes,
mais qu’au contraire elle revête un rôle central dans leur fonctionnement ?
Clastres trouve une réponse à ce questionnement dans la société Guayaki :
une société de chasseurs-cueilleurs nomades des forêts paraguayennes ; une
société amérindienne, comme celle observée par Lévi-Strauss au Brésil, mais
avec la différence fondamentale de ne pas être hiérarchisée, et surtout de ne
pas avoir de structures de pouvoir en son sein. Les Guayaki ont des chefs,
comme toutes les tribus amérindiennes, et notamment des chefs de guerre,
mais ne disposent d’aucune structuration durable du pouvoir politique. Chez
les Guayaki, Clastres découvre un autre modèle d’organisation des sociétés
primitives, différent de celui généralisé par Lévi-Strauss, et comme lui tout à
fait généralisable : des sociétés fondées sur la guerre. Des sociétés qui passent
une partie considérable de leur temps à guerroyer avec leurs voisins, mais qui
tissent aussi des alliances diplomatiques avec eux. Comment expliquer cette
coprésence de paix et de guerre, de négociation et de violence ?
Clastres répond à cette question dans un court article intitulé « Archéologie
de la violence : la guerre dans les sociétés primitives » (1980 [1977]). Il
explique cela, tout d’abord, par la structure économique des sociétés primi-
tives : ce sont des « sociétés d’abondance », comme les appelle l’anthropo
logue Marshall Sahlins (1976 [1972]), qui visent l’autarcie économique. Elles
cherchent à ne pas dépendre d’autrui pour leur subsistance. Or, « l’idéal
d’autarcie économique en dissimule un autre, dont il est le moyen : l’idéal
d’indépendance politique » (1980 [1977], p. 185‑186). Les sociétés primitives
pensent cette indépendance politique à partir de deux données de l’expé-
rience collective – l’habitat et la maîtrise du territoire –, et de l’exclusion d’un
« Autre », les groupes voisins. C’est avec eux qu’on entre régulièrement en
guerre : « c’est justement l’Autre comme miroir – les groupes voisins – qui
renvoie à la communauté l’image de son unité et de sa totalité. C’est face aux
communautés ou bandes voisines que telle communauté ou bande détermi-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
née se pose et se pense comme différence absolue, liberté irréductible, volonté
de maintenir son être comme totalité une. […] l’indivision interne et l’oppo-
sition externe se conjuguent, chacune est condition de l’autre. Que cesse la
guerre, et cesse alors de battre le cœur de la société primitive. La guerre est
son fondement, la vie même de son être, elle est son but : la société primitive
est société pour la guerre […]. La guerre est le mode d’existence privilégié
de la société primitive en tant qu’elle se distribue en unités sociopolitiques
égales, libres et indépendantes : si les ennemis n’existaient pas, il faudrait les
inventer » (p. 192, 203‑204). Comme la stásis grecque, la guerre primitive
sert donc à structurer un « lien de la division ». Elle permet de maintenir un
équilibre entre groupes voisins fondé sur l’autonomie politique de chacun, et
à ressouder chaque communauté par-delà ses clivages internes.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 73 21/09/2021 11:01
74 ▲ Sociologie du conflit
Le risque est toutefois la destruction mutuelle : « toute guerre, on le sait,
finit par laisser en présence un vainqueur et un vaincu » (p. 195). Habiles
guerriers, les Guayaki le savent très bien : ils cherchent volontairement à évi-
ter que le conflit ne débouche sur une défaite définitive de l’adversaire, qui
entraînerait la dépendance des vaincus et ainsi de nouvelles divisions sociales
au sein de la communauté. C’est pourquoi ils mènent, en parallèle de leurs
attaques meurtrières, des entreprises diplomatiques visant à « régler » le jeu
de la guerre afin qu’il n’aille pas trop loin. Parallèlement, en raison du rejet
d’une politique fondée sur l’amitié et l’échange, ces alliances diplomatiques
ne reposeront pas sur la confiance, relation durable faite de promesses et
d’engagements. Le moment venu, l’alliance pourra toujours être brisée et la
guerre reprendre. À l’inverse de Lévi-Strauss qui considère la guerre comme
un « raté accidentel de l’échange » (p. 200), Clastres voit l’échange comme un
correctif de la guerre. Celle-ci n’est pas un dysfonctionnement, une explo-
sion aveugle de violence que devraient maîtriser les « mœurs douces » du
commerce, comme le croyait déjà Montesquieu dans De l’esprit des lois
(1748). Dans certaines sociétés primitives, attachées à leur autonomie, la
guerre a sa propre rationalité politique.
En raison de cet idéal d’indépendance, la société Guayaki – et toutes les
sociétés primitives qui en épousent le modèle d’organisation – s’est aussi
opposée à l’émergence de l’État. Ce dernier est en effet « l’organe séparé du
pouvoir politique : la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le
pouvoir et ceux qui le subissent » (Clastres, 1980 [1977], p. 205). Déjà divisées
par leurs conflits internes, les sociétés étatiques sont ultérieurement déchi-
rées par l’opposition entre gouvernants et gouvernés (Abensour, 1987). Les
premiers accumulent des richesses, au moyen des échanges qu’ils contrôlent,
des prédations qu’ils dirigent, des tributs qu’ils réclament de leurs sujets ou
des villages soumis : ainsi, à la constitution d’un pouvoir séparé de la société
correspond l’accumulation primitive du capital. Les sociétés contre l’État
(que les anthropologues ont jugées erronément, en insistant sur la négativité
et l’absence, « sans État ») s’opposent à une chose et à l’autre.
Premièrement, elles s’opposent à ce que des chefs s’isolent de la commu-
nauté et l’obligent par leur pouvoir : « la communauté veut persévérer en
son être indivisé et empêche pour cela qu’une instance unificatrice se sépare
du corps social – la figure du chef commandant – et y introduise la division
sociale entre le Maître et les Sujets » (Clastres, 1980 [1977], p. 204). Dans
les sociétés contre l’État, les chefs sont obligés par la société, et non l’in-
verse : « c’est la société en elle-même – lieu véritable de pouvoir – qui exerce
comme telle son autorité sur le chef. C’est pourquoi il est impossible pour le
chef de renverser ce rapport à son profit, de mettre la société à son propre
service, d’exercer sur la tribu ce que l’on nomme le pouvoir : jamais la société
primitive ne tolérera que son chef se transforme en despote » (Clastres, 1974,
p. 176). La fonction des chefs est purement symbolique : produire par leur
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 74 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de l’anthropologie ▼ 75
discours l’unité symbolique de la communauté. À cette fonction correspond
un pouvoir ritualisé, strictement limité dans son exercice, car le « chef n’est
pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance »
(1974, p. 175). Il ne dispose de ce pouvoir de représentation de la société, que
tant qu’il parvient à se légitimer auprès des autres par ses exploits guerriers.
Deuxièmement, les sociétés contre l’État s’opposent à toute accumulation
primitive. Sociétés d’abondance, elles s’opposent sciemment à toute « renta-
bilisation » du travail. « Si l’homme primitif », écrit Clastres dans sa préface à
la traduction française d’Âge de pierre, âge d’abondance, « ne “rentabilise” pas
son activité, comme aiment dire les pédants, c’est non pas parce qu’il ne sait
pas le faire, mais parce qu’il n’en a pas envie » (Sahlins, 1976, p. 15). Les socié-
tés primitives se prémunissent contre toute tentation individuelle d’amélio-
rer son sort, et ainsi d’enclencher la logique perverse de l’accumulation. Dans
ces sociétés, la principale loi est « Tu ne vaux pas moins qu’un autre, tu ne
vaux pas plus qu’un autre » (Clastres, 1974, p. 159). Cette loi est incorporée
lors des rites de passage, au sens fort du terme. Elle est inscrite sur les corps
des individus par des scarifications : on apprend ainsi « à la connaître dans la
douleur » (p. 158). Les sociétés primitives, à l’image de la terrifiante machine
kafkaïenne de La Colonie pénitentiaire, marquent les corps de leurs membres
du seul précepte qui les constitue en tant que communautés politiques : l’éga-
lité radicale.
Dans son analyse anthropologique, Clastres met l’accent sur deux points
essentiels pour la sociologie du conflit. Tout d’abord, toutes les sociétés,
qu’elles échangent ou fassent la guerre, qu’elles soient primitives ou modernes,
sont traversées par des conflits. En ce sens, l’échange et la guerre sont deux
modalités pour symboliser et politiser cette conflictualité, renvoyant à deux
modes d’organisation sociale différents. Deuxième point : l’État, en tant
qu’institution politique de la modernité, renvoie à une de ces deux formes
d’organisation, celle qui est devenue hégémonique à l’échelle de la planète.
Dans les sociétés étatiques, la matrice de la conflictualité tend ainsi à recouper
l’opposition centrale entre les gouvernants et les gouvernés : les significations
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
du conflit social épousent alors la critique du pouvoir (Scott, 2019). Dans les
sociétés antiétatiques, que l’anthropologie livre à l’observation tel des restes
de civilisations en voie de disparition, il en va tout autrement. L’opposition
est entre la société elle-même et les tendances extérieures qui la poussent, de
façon centrifuge, à l’implosion ; le conflit social apparaît comme un moyen
d’opposer une volonté d’autonomie à un environnement qui prive le collec-
tif de son autonomie. Il en va ainsi, par exemple, dans les sociétés nomades
berbères de l’Atlas marocain, analysées par l’anthropologue Ernest Gellner
(2003 [1969]), à peu près au même temps que les Guayaki par Clastres. Les
tribus berbères sont structurées par des réseaux de parenté agnatique et
de solidarité tribale (‘asabyyia en berbère), ce qui rend impossible l’émer-
gence de structures de pouvoir durables, et ce d’autant plus que leur mode
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 75 21/09/2021 11:01
76 ▲ Sociologie du conflit
d’occupation du territoire est fondé sur le nomadisme. C’est donc en luttant
contre l’emprise croissante de la civilisation urbaine étatique sur leurs modes
de vie, que ces sociétés s’autodésignant « sauvages » (badyyia en berbère) se
construisent en tant que communautés politiques. On retrouve cette même
manière d’envisager la conflictualité sociale dans les ZAD contemporaines,
qui se définissent en tant que communautés politiques dans la lutte contre
une civilisation capitaliste étatique toujours susceptible de menacer leur
autonomie, leur indépendance, leur autarcie. Nous reviendrons plus tard en
détail sur ces « micro-communautés contre l’État » qui apparaissent dans
nos sociétés modernes étatiques.
Le conflit comme dynamique de changement
social
Une troisième tradition anthropologique a apporté une contribution sémi-
nale à la sociologie du conflit. Il s’agit de l’anthropologie sociale dynamique,
qui a mis l’accent sur les modalités concrètes à travers lesquelles les conflits
sociaux apparaissent, sont régulés dans les sociétés traditionnelles, et contri-
buent activement à leur évolution dans le temps.
Le premier ouvrage à s’y intéresser est celui d’Edward E. Evans-Pritchard
(1902‑1973) consacré aux Nuer (1968 [1940]), une société pastorale nomade
de la vallée du Nil. L’anthropologue y développe l’idée que les sociétés orga-
nisées de manière segmentaire (c’est-à-dire sans centralisation du pouvoir, ni
délimitation d’un territoire où s’exerce sa souveraineté) sont structurées par
une sorte d’« anarchie ordonnée ».
Chez les Nuer, éleveurs de bétail nomades, les conflits sociaux sont omni-
présents. Ils ont pour objet l’appropriation des têtes de bétail, ressource rare
et symboliquement chargée dans un milieu naturellement hostile (en raison
de l’alternance de sécheresses et de fortes pluies). Ces conflits s’expriment et
sont régulés, en l’absence de chefs ou de représentants des différents lignages
et tribus, par le biais d’un ensemble de rites collectifs qui prémunissent
cette société nomade de l’éclatement ou de l’implosion. Chaque segment de
cette société pastorale est une tribu, c’est-à-dire un groupe de parenté sui-
vant un système spécifique (ici patrilatéral). Chaque tribu partage avec les
autres une loi générale, qui fixe les règles de la coexistence pacifique au sein
et entre les territoires occupés par les groupes de parenté. Cette loi dispose
d’un volet punitif et d’un volet de négociation. Le volet punitif s’applique à la
vendetta, à savoir l’exercice légitime d’une violence par la victime d’un tort,
en guise de compensation matérielle et symbolique. Le volet de négociation
s’organise autour d’un médiateur sacré, le « chef à peau de léopard », per-
sonnage dénué de toute autorité politique mais capable de régler les conflits
sociaux au moyen d’un rituel. En raison de la relative équivalence des tribus,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 76 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de l’anthropologie ▼ 77
et notamment du fait qu’aucune d’entre elles ne peut aspirer à dominer les
autres ou à en conquérir les territoires (qui d’ailleurs ne sont jamais fixés
en raison du nomadisme), la voie de la négociation est le véritable pilier de
la société Nuer. En son sein, l’expression des conflits est jugée fondatrice de
l’ordre social, dans la mesure où elle met en jeu sa dimension rituelle, tou-
jours à performer. Aussi les conflits sociaux se manifestent sous la forme
du rite et sont régulés collectivement par le rite : on ritualise le conflit pour
en apprivoiser le potentiel destructeur, et pour en canaliser le potentiel de
changement.
Evans-Pritchard a inventé, à ce propos, une expression promise à une
longue postérité en anthropologie : « l’anarchie ordonnée ». « Remarquable,
écrit-il, est chez les Nuer l’absence d’organes de gouvernement, d’institutions
juridiques, de commandement déclaré et plus généralement de vie politique
organisée. Leur état est une parenté acéphale : seule une étude du système de
parenté permet de bien comprendre comment l’ordre se maintient, comment
les rapports sociaux s’établissent et s’entretiennent sur toute l’étendue de
vastes régions. L’anarchie ordonnée où ils vivent s’ajuste à merveille à leur
caractère : à qui vit au milieu d’eux, l’idée de les voir menés par des chefs
est inconcevable » (1968 [1940], p. 210‑211). De nombreux anthropologues
ont depuis relativisé cette vision, quelque peu idéaliste et bucolique, d’une
« anarchie ordonnée » fondée, en réalité, sur la mise sous silence du rapport
que ces sociétés segmentaires entretenaient avec des États-Nations consti-
tués ; d’autres ont pointé le lien entre la théorie de l’« anarchie ordonnée »
et la mission proprement coloniale d’Evans-Pritchard, au service de l’État
britannique et chargé par lui de trouver des chefs afin de mettre en place un
« gouvernement indirect » (indirect rule) (Ciavolella et Wittersheim, 2016,
p. 51‑52). Mais ce que la sociologie peut en tirer est précieux : l’idée que
toute société est dotée de dispositifs rituels (symboliques, religieux, juri-
diques) permettant d’exprimer la conflictualité et de la réguler collective-
ment. Une idée qui a été finalement peu exploitée par les pères fondateurs
de la sociologie.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
L’École de Manchester, fondée par l’anthropologue Max Gluckman
(1911‑1975), radicalise ce postulat. Son point de départ est une critique de
la vision fixiste de l’anthropologie structuro-fonctionnaliste, que partage
encore, malgré ses intuitions, Evans-Pritchard. Pour Gluckman, les socié-
tés traditionnelles ne se situent pas dans une temporalité vide (des sociétés
« sans histoire ») : en tant qu’elles sont traversées par des conflits sociaux,
elles changent continuellement à travers eux. Ce postulat est au cœur de ce
que Georges Balandier (2004 [1971]) appelle l’« anthropologie dynamique » :
une méthode chargée d’analyser comment les sociétés traditionnelles,
traversées par les tumultes de la décolonisation, changent dans le temps à
travers les conflits sociaux. Selon Gluckman il ne faut pas toutefois présup-
poser, de manière quelque peu idéaliste, que ces changements soient toujours
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 77 21/09/2021 11:01
78 ▲ Sociologie du conflit
structurels : ils peuvent être tout à fait marginaux au vu de l’organisation
des rapports de pouvoir. Comme l’anthropologue le souligne en opposant
les « révolutions » dans les sociétés occidentales aux « rébellions » dans les
sociétés tribales de l’Afrique australe, ces dernières conduisent bien souvent
à des changements des détenteurs du pouvoir, mais non pas des systèmes
sociaux de domination (Gluckman, 1963). Il n’empêche que des critiques
sociales du pouvoir voient le jour régulièrement, dans des sociétés organisées
– contrairement aux Nuer d’Evans-Pritchard – autour de chefferies puis-
santes et d’États « primitifs ». Gluckman (1940) l’observe, en particulier, dans
la société zulu d’Afrique du Sud : une société monarchique fondée sur une
organisation pyramidale du pouvoir. Il généralise ses conclusions à toutes
les sociétés tribales où le pouvoir est centralisé et exercé de manière hiérar-
chique : le conflit s’y manifeste sous la forme de la contestation de l’autorité,
qui apparaît à la fois fragile, mais qui peut aussi se régénérer au moyen de
l’expression des conflits. Cela arrive, par exemple, lorsque le chef parvient à
s’emparer des procédures juridiques formelles pour régler le conflit au sein
de sa communauté, ou à désigner un bouc émissaire sur lequel portera le
rituel d’expiation (Gluckman, 1959) : une stratégie qui ne le mettra toute-
fois pas à l’abri d’éventuelles nouvelles contestations de son autorité. Ces
contestations deviennent d’autant plus importantes que, à la faveur de la
colonisation, les autorités indigènes entrent progressivement en conflit avec
les autorités coloniales. Dans ce contexte, les gouvernés jouent de plus en
plus sur l’incohérence des structures de pouvoir, caractérisées par des modes
de légitimation et de loyauté différents et concurrents (par exemple entre le
droit colonial et la coutume traditionnelle), « pour se révolter contre l’un des
pouvoirs en s’appuyant sur l’autre » (Ciavolella et Wittersheim, 2016, p. 84).
D’où une recrudescence et une complexification des conflits sociaux dans des
sociétés où les structures de pouvoir traditionnelles et coloniales tendent,
non sans contradictions, à s’interpénétrer.
C’est cette même opposition entre détenteurs du pouvoir et contesta-
taires, que constate l’anthropologue Edmund Leach dans son terrain sur les
hautes terres de Birmanie (1972 [1954]). À l’intérieur des sociétés birmanes,
coexistent deux principes d’organisation politique opposés : l’un horizontal,
anarchiste et égalitaire (le gumlao de l’ethnie Kachin) et l’autre vertical, cen-
tralisé et hiérarchisé (le gumsa de l’ethnie Shan). L’affiliation à ces deux sys-
tèmes politiques n’est pas pérenne, et les individus peuvent aisément circuler
entre les deux (et leurs modes respectifs d’identification ethno-culturelle),
au gré de leurs stratégies de conquête ou d’évitement du pouvoir. Suivant les
possibilités sociales de chacun et les opportunités stratégiques des contextes,
les individus peuvent ainsi changer d’ethnie, de mode d’identification sociale
et de référencement politique, pour s’allier à certains groupes et monter dans
l’échelle sociale et dans celle du pouvoir. C’est cette dynamique, dans laquelle
les deux systèmes politiques s’affrontent en tant que visions du monde, qui
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 78 21/09/2021 11:01
Le conflit comme question fondatrice de l’anthropologie ▼ 79
fait évoluer la société birmane traditionnelle. L’anthropologie contemporaine
a en partie fait le deuil de ce modèle « ethnique » ou « inter-ethnique » de
conflictualité, qui fait souvent écran au repérage des affinités profondes entre
les conflits sociaux « traditionnels » et « modernes ». Des affinités qui jus-
tifieraient même l’abandon de la dichotomie « tradition-modernité ». C’est
la voie qu’ont suivie Olivier de Sardan et Thomas Bierschenk (1994) dans
leur analyse des conflits ruraux en Afrique de l’Ouest. Lorsque des disputes
foncières éclatent, c’est l’ensemble des acteurs de ces sociétés paysannes qui
s’affrontent de manière réglée, autour de factions, représentées par des lea-
ders, défendant des intérêts opposés. Cette « arène stratégique » n’est pas si
différente de ce que pourrait être une organisation sociale, comme une école,
une université ou une entreprise, avec ses acteurs s’affrontant autour d’inté-
rêts divergents : le patronat et le syndicat, la direction et les représentants
des travailleurs. Par ailleurs, sa dynamique n’est pas différente de celle des
« arènes publiques » dans les sociétés modernes : des lieux d’affrontement
stratégique de groupes sociaux opposés, ayant une vision différente du pro-
blème public que leur affrontement contribue à créer (Cefaï et Trom, 2001).
Dans d’autres sociétés étudiées par l’anthropologie, l’identité ethnique, tout
en restant prégnante dans la catégorisation du monde social, n’est en réalité
que le support formel d’affrontements de ce type. C’est ce que décrit, dans
une enquête restée célèbre, Clifford Geertz dans son analyse du combat des
coqs à Bali (1983 [1973]). Derrière ce combat hautement ritualisé, ce sont les
différentes lignes de clivage de la société balinaise qui sont mises en scène, et
derrières elles des groupes sociaux aux intérêts divergents s’affrontant dans
une compétition réglée pour le pouvoir.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 79 21/09/2021 11:01
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 80 21/09/2021 11:01
Chapitre 4
L’institutionnalisation
de la sociologie du conflit
Sur la base de cette tradition, la sociologie du conflit s’est progressive-
ment constituée en domaine scientifique, notamment sous la houlette
du marxisme, du structuralisme et du fonctionnalisme critique. Il s’agit
de l’« époque dorée » de la sociologie du conflit. Elle occupe, entre les
années 1960 et 1970, une place de premier rang dans la conceptualisation de
la société industrielle et post-industrielle. Le contexte est particulièrement
favorable. Longtemps hégémonique, la sociologie de Parsons, fondée sur
l’idée d’« ordre social », entre en crise (Gouldner, 1970) ; en même temps,
de nouveaux conflits sociaux apparaissent sur la scène américaine. Au sein
du fonctionnalisme, une nouvelle perspective critique juge le conflit utile à
la société industrielle, en ce qu’il a un effet socialisateur sur les individus et
intégrateur sur leurs groupes d’appartenance. Les courants marxistes sont à
cette époque à leur apogée : ils voient dans les contestations traversant les
sociétés capitalistes, autant de remises en cause des hiérarchies de classe
et des autorités légitimes. Si cette sociologie est essentiellement « macro »,
d’autres travaux ont abordé, à la même époque, les logiques individuelles et
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
intersubjectives du conflit. C’est le cas de l’individualisme méthodologique,
qui considère les conflits comme des effets pervers de l’agrégation des choix
rationnels. Une autre tradition scientifique, la microsociologie américaine,
explique les conflits sociaux comme la résultante de lectures opposées des
règles sociales en vigueur.
Le conflit social à l’échelle macro
La sociologie du conflit s’est structurée, en tant que champ disciplinaire, dans
des sociétés fordistes marquées par le mouvement ouvrier et l’institutionna-
lisation des acquis de ses luttes sous forme de nouveaux droits sociaux. Ce
contexte a été, en même temps, source d’interrogation : en quoi les sociétés
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 81 21/09/2021 11:01
82 ▲ Sociologie du conflit
fordistes des Trente Glorieuses déjouent-elles les analyses des pères fonda-
teurs de la sociologie du conflit ? Faut-il revoir les thèses classiques de Marx,
Durkheim, Weber et Simmel, à la lumière des conflits sociaux contempo-
rains ? Aussi, dans ses leçons professées à la Sorbonne entre 1956 et 1957,
Raymond Aron (1964) pointe une différence de taille entre les sociétés
industrielles de masse et celles de la seconde moitié du xixe siècle : la stabi-
lité de leur taux de croissance économique. Les luttes de classes des années
1950 n’ont plus grand-chose à voir avec celles qu’avaient connues les « clas-
siques », en raison de la progression de la mobilité sociale et de l’évolution
conséquente de la stratification. Marx serait-il derrière nous ? Aron conclut
par la négative : si la thèse marxienne de la baisse tendancielle du taux de
profit a été infirmée par l’histoire, des conflits de classe perdurent dans les
sociétés occidentales. Il faut donc œuvrer à une nouvelle synthèse entre
les apports des classiques et l’observation des tendances conflictuelles dans
les sociétés contemporaines. C’est précisément la tâche que se donnent les
macro-sociologues du conflit : actualiser les intuitions de Marx, Durkheim,
Weber et Simmel, dans une nouvelle théorie sociologique générale.
Inégalités de pouvoir, conflits et structure sociale
Un premier courant, qu’on pourrait appeler « structuro-marxiste », se centre
sur la filiation marxo-wébérienne de la sociologie du conflit. Une de ses
principales figures est Ralf Dahrendorf (1929‑2009). En se penchant sur la
bureaucratisation des sociétés industrielles, il montre que l’enjeu des conflits
sociaux tend à se déplacer, au cours des Trente Glorieuses, de la structure des
rapports de production à celle des rapports d’autorité.
Son ouvrage principal, Classes et conflits de classe dans la société indus-
trielle (1972 [1957]), démontre que les conflits sociaux contemporains
cherchent à conserver ou à modifier la répartition de l’autorité dans une
« sphère de vie » particulière, afin de permettre à certains groupes d’imposer
leurs vues et leurs intérêts. À travers une réflexion sur la société industrielle
des années 1950, Dahrendorf revient ainsi sur un point aveugle de l’analyse
marxiste : le fait que, derrière les conflits de classe, il n’y ait pas seulement
des conflits entre forces productives, mais aussi entre groupes différemment
positionnés dans des échelles hiérarchiques multiples. Le conflit n’est pas
seulement dû aux inégalités de propriété des moyens de production, mais
aussi aux inégalités de distribution de l’autorité. Le sociologue parvient à
cette conclusion en observant l’industrie des années 1950, par opposition à
l’usine que décrit Marx. Dans l’espace de l’usine, les rapports hiérarchiques
recouvrent, de façon binaire, les inégalités de détention des moyens de pro-
duction : d’un côté les propriétaires du capital, de l’autre les travailleurs qui tra-
vaillent pour eux. Entre les deux, Marx identifie un groupe de contremaîtres
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 82 21/09/2021 11:01
L’institutionnalisation de la sociologie du conflit ▼ 83
qui, tout en faisant partie de la classe ouvrière, font les intérêts des pro-
priétaires. Dans l’industrie du xxe siècle, fruit de l’émergence, au sein d’une
classe d’ingénieurs, d’une pensée de l’organisation rationnelle du travail, ce
recouvrement entre inégalités productives et inégalités d’autorité n’est plus
observable. Parmi les ouvriers, une partie considérable dispose d’une autorité
presque comparable à celle des cadres, du fait de leur position nodale dans
la surveillance et le contrôle du processus productif. La complexification
des organigrammes dans le cadre de la rationalisation bureaucratique des
entreprises – et de toutes les organisations sociales – correspond aussi à une
complexification de la chaîne d’autorité. Dans ce contexte, la classe ne peut
plus être définie, comme chez Marx, par la possession ou non des moyens de
production. Elle désigne plutôt l’expérience de la contestation de la « distri-
bution différentielle de l’autorité ».
Ces réflexions restent toutefois, en termes empiriques, à un très grand
niveau de généralité et d’abstraction. Un autre sociologue influencé par
Marx et Weber, Charles Wright Mills (1916‑1962), complétera ces réflexions
en les dotant d’un volet proprement empirique. Mills reconnaît, comme
Dahrendorf, que limiter l’analyse des conflits dans les sociétés de masse à
l’opposition « prolétariat vs bourgeoisie » s’avère réducteur. Comme le socio-
logue allemand, il insiste sur la primauté des rapports hiérarchiques pour
comprendre les causes des conflits sociaux, et leur cible. Aussi, dans Character
and Social Structure (1953), écrit en collaboration avec Hans Gerth, le socio-
logue américain distingue, au sein des sociétés de masse modernes, cinq
ordres : un ordre politique (distribuant le pouvoir), un ordre économique
(distribuant les ressources et les services), un ordre militaire (régulant l’usage
de la violence légitime), un ordre domestique (organisant la division sexuelle
du travail) et un ordre religieux (produisant des biens symboliques), chacun
structuré de façon hiérarchique suivant une logique propre de prestige et
d’honneur. En ayant à l’esprit cette différenciation wébérienne des sphères
de vie (qui deviendra, chez Bourdieu, l’autonomisation des champs), ils en
viennent à distinguer des conflits de classe (dus à des inégalités de propriété
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
entre groupes), des conflits statutaires (dus à des oppositions de valeurs et
de styles de vie) et des conflits politiques (dus à des inégalités de pouvoir).
Le principal apport de leur analyse est de montrer que ces différents conflits
peuvent entrer en contradiction et se parasiter mutuellement, comme Mills
l’avait montré à propos des Cols blancs (1966 [1951]) : ces travailleurs sala-
riés de classe moyenne qui, agents de la bureaucratisation des entreprises
américaines, constituent le noyau de la société de masse des années 1950.
Ils ont, selon Mills, un sentiment de supériorité envers la classe ouvrière,
qui leur vient du prestige de leur profession (le niveau d’éducation, le lieu
d’exercice). Ce sentiment de prestige les empêche toutefois de lutter contre
un système social qui les opprime, car « au travail, la quête de prestige est
fondamentalement insuffisante (compte tenu de la standardisation et de la
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 83 21/09/2021 11:01
84 ▲ Sociologie du conflit
bureaucratisation des activités), mais elle est aussi un facteur d’aliénation
dans la mesure où elle est facilement instrumentalisée par la hiérarchie » (Le
Goff, 2015, p. 14).
Il reste encore à savoir comment ces conflits émergent concrètement, à
l’échelle individuelle et collective. Il faudra attendre l’ouvrage de Barrington
Moore Jr. (1913‑2005), Injustice. The Social Bases of Obedience and Revolt,
pour répondre à cette question. Le sociologue cherche à concilier une
approche marxo-wébérienne de la conflictualité avec les avancées de la psy-
chanalyse et de la psychologie cognitive. Le but est de comprendre cette
donne de toutes les sociétés humaines : la capacité des humains à supporter
souffrances et abus ; une capacité, ajoute Moore, « tragiquement impression-
nante » (2015 [1978], p. 8). Sans une telle capacité, l’humanité aurait d’ailleurs
disparu depuis longtemps, car aucune société ne saurait exister durablement
sans que les normes qui la fondent n’engendrent une part de souffrance
sociale. Si cette souffrance devait donner lieu à chaque fois à une violence
collective réparatrice de la part de celles et ceux qui la pâtissent, l’ordre social
ne pourrait jamais se stabiliser. Aucune société humaine ne serait alors pos-
sible. La question est donc de savoir à quelles conditions restrictives cette
souffrance devient moralement intolérable : dans quelles situations sociales
typiques, un sentiment d’injustice naît-il chez les opprimés ?
En suivant la méthode wébérienne, Moore compare alors plusieurs confi-
gurations historiques, afin de comprendre le jeu qui se noue autour des
normes sociales entre les dominants et les dominés : « pour savoir jusqu’où ils
peuvent pousser le bouchon », c’est-à-dire quelles sont les « limites de l’obéis-
sance et de la désobéissance » (p. 18). Il insiste, tout d’abord, sur les raisons
sociologiques pour lesquelles les opprimés ne se révoltent pas (p. 49). Deux
facteurs généraux sont pointés : le prestige moral (moral authority) associé
à la souffrance, transformé par les opprimés en éthos ascétique, soit en lien
avec des normes religieuses (comme dans le cas des Intouchables indiens),
soit dans un contexte de domination totale (comme dans le cas des camps
de concentration nazis) ; le fait que les normes culturelles en vigueur dans
chaque société fixent les limites de l’acceptable et de l’inacceptable. Moore
décrit ensuite trois mécanismes sociologiques qui inhibent ou étouffent
« tout effort collectif pour identifier, réduire ou résister aux causes sociales
de la souffrance » (p. 79) : 1) la solidarité des opprimés pour réprimer tout
geste de révolte individuel émanant de leur groupe. La raison de cette soli-
darité contre-productive est manifeste : il s’agit de préserver l’unité physique
et symbolique du groupe contre les représailles qui pourraient s’abattre sur
lui ; 2) la destruction délibérée par les groupes dominants des liens sociaux
et des normes morales des opprimés, suivant le procédé romain du divide
et impera ; 3) la fragmentation sociale, à savoir la division des dominés en
plusieurs sous-groupes très soudés, suivant des critères ethniques, religieux
ou administratifs. À l’inverse du mécanisme précédant, celui-ci aboutit
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 84 21/09/2021 11:01
L’institutionnalisation de la sociologie du conflit ▼ 85
à une intensification des liens sociaux, qui peut être tout aussi néfaste pour
l’apparition d’un sentiment d’injustice que leur destruction, car « trop de
soutien social, ou d’un soutien social peu adapté à la situation, peut rendre
l’individu aussi impuissant, et peut-être lui infliger autant de souffrances, que
l’absence totale de soutien » (p. 80).
Comment vaincre alors le sentiment de fatalité qui s’empare des dominés
lorsqu’ils sont sous l’emprise de ces différents mécanismes sociaux ? Selon
Moore, la remise en question de la légitimité de la domination se fait par trois
modalités socioculturelles récurrentes. La première, déjà mise en lumière
par le juriste allemand Carl Schmitt, est la création d’une frontière entre
« amis » et « ennemis », entre un « Nous » et un « Eux ». La deuxième est
le renversement des formes de solidarité des opprimés qui servent l’oppres-
seur, au profit de nouvelles solidarités collectives (p. 87). Le sociologue se
rapproche ici des analyses de l’historien Edward P. Thompson (remercié au
début de l’ouvrage, p. XVIII) dans son livre Customs in Common. L’historien
insistait, dans son analyse de la société anglaise des xviie-xviiie siècles, sur
la défense par les paysans des droits scellés par la tradition, comme l’usage
collectif des terres, le droit de glanage, de ramassage du bois de chauffage,
de vaine pâture dans les chemins ou sur les chaumes. « Puisque les déten-
teurs du pouvoir peuvent rarement régenter tous les aspects des tâches à
exécuter, écrit Moore, leurs subordonnés élaborent leurs propres pratiques
qui acquièrent au fil du temps l’autorité morale de la tradition. Toute remise
en cause de celle-ci, ou des modes de comportement créés par les subor-
donnés pour sauvegarder à la fois leurs intérêts face à leurs supérieurs et
l’intégrité de leur groupe, a des chances de soulever des réactions d’indigna-
tion morale. En Angleterre au xviie siècle les paysans développaient souvent
un tel sentiment d’injustice lorsque les propriétaires terriens violaient les
coutumes et défiaient les droits collectifs associés à la tradition » (p. 30‑31).
La troisième modalité « est de nature culturelle plutôt que sociale : il faut
établir des critères de condamnation qui permettent d’expliquer et de juger
les souffrances actuelles » (p. 87).
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Moore reprend ici la typologie des classes dirigeantes élaborée par le fon-
dateur italien de la science politique, Gaetano Mosca : la théocratie, l’élite
militaire, la ploutocratie et l’État-providence bureaucratique. À chacune de
ces classes correspond un certain mode de légitimation morale et politique.
C’est sa critique qui fait émerger le conflit social. Elle se place, selon Moore,
dans un continuum entre deux pôles : un pôle « particulariste » et un pôle
« universaliste ». Du côté du premier pôle, les opprimés s’indignent contre
un membre de la classe dirigeante, lorsqu’il échoue à remplir les obligations
morales et sociales associées à sa position d’autorité. Le pôle opposé suppose
une montée en généralité : c’est ce qui se passe lorsque les opprimés « se
demandent si une fonction sociale donnée, supposant un rapport d’autorité,
nécessite d’exister en soi, si la société ne pourrait pas, en fin de compte, se
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 85 21/09/2021 11:01
86 ▲ Sociologie du conflit
passer des rois, des prêtres, des capitalistes, ou même des bureaucrates révo-
lutionnaires » (p. 510). C’est là, selon Moore, la critique « la plus subversive »
à laquelle le sentiment de justice puisse donner lieu socialement et historique-
ment. Comme dans tout idéal-type, ces deux pôles de l’expression sociale des
sentiments d’injustice ne se retrouvent jamais à l’état pur. Dans toute indigna-
tion contre les défaillances contingentes de la classe dirigeante, on trouve, en
creux, une contestation de sa légitimité à gouverner ; toute critique générale
de cette légitimité suppose, quant à elle, un ciblage sous-jacent des membres
moralement répréhensibles de la classe dirigeante. Mais les conflits sociaux
peuvent prendre, suivant les contextes, une forme plus particulariste ou plus
universaliste. Leurs effets politiques et historiques seront alors différents en
fonction de ces modalités.
Continuum du conflit social
Critique Critique
particulariste universaliste
Critique d’un membre ou d’une défaillance Délégitimation de la fonction
de la classe dominante sociale de la classe dominante
Figure 1 : L’expression sociale des sentiments d’injustice
Obéir ou résister à l’autorité ?
Moore se confronte aux avancées contemporaines de la psychologie cognitive
sur les mécanismes irréfléchis d’obéissance à l’autorité, en particulier autour
des expériences de Solomon E. Asch (1951) et Stanley Milgram (1965). La
première, conduite sur un groupe d’étudiants, démontre les effets du confor-
misme social sur la rationalité individuelle. Chacun des cobayes doit répondre
à une question simple : laquelle des trois lignes d’une figure est l’égale d’une
ligne de référence. Le protocole suppose que les complices donnent au début
la bonne réponse, mais qu’ils changent d’idée unanimement au fil de l’ex-
périence. Sans pression manifeste de la part des complices, plus d’un tiers
des sujets, appelés à se prononcer en derniers, en vient à se conformer à ce
mauvais jugement, contre l’évidence de leurs propres sens. L’effet du confor-
misme tend à baisser avec la taille du groupe des complices : face à une seule
personne, le sujet maintient son indépendance de jugement. Face à deux per-
sonnes, 13,6 % des sujets acceptent la mauvaise réponse. À partir de trois
complices, le taux de mauvaises réponses atteint celui découvert dans l’expé-
rience : son plafond (un tiers environ des cas).
La deuxième expérience, celle de Stanley Milgram, montre les effets de l’obéis-
sance à l’autorité sur le jugement moral. Le psychologue convie des individus
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 86 21/09/2021 11:01
L’institutionnalisation de la sociologie du conflit ▼ 87
de différents milieux sociaux et avec différents niveaux d’éducation, à une expé-
rience censée étudier scientifiquement l’efficacité des punitions sur la mémo-
risation des élèves. Les cobayes doivent endosser le rôle d’un enseignant,
chargé de dicter des mots à un élève (un comédien) attaché sur une (fausse)
chaise électrique dans une pièce séparée par une fine cloison. À chaque erreur
de mémorisation, ils doivent, sur demande de l’expérimentateur qui supervise
l’expérience, enclencher une manette envoyant une décharge électrique crois-
sante à l’étudiant qui se contorsionne de douleur. Au cours de l’expérience,
62,5 % des sujets infligent à l’étudiant, pour trois fois consécutives, la décharge
électrique maximale de 450 volts, dont la manette est située juste après celle
faisant mention de « Attention, choc dangereux ».
Loin d’invalider la possibilité d’une critique de l’autorité, ces expériences
montrent parfaitement, selon Moore, les conditions sociales de possibilité d’une
telle critique. Pour s’arracher à l’obéissance, lorsque celle-ci semble fondée en
raison (comme dans le cas de l’autorité scientifique), il faut bénéficier d’un
« soutien social ». « L’expérience (de Milgram) donne à penser que l’autonomie
morale à l’état pur, sous forme de résistance solitaire à une autorité apparem-
ment bénigne, est très rare. […]. Ce que révèlent les données est l’importance
du soutien social pour parvenir à un raisonnement moral juste » (Moore, 2015
[1978], p. 97). Dans une variante de l’expérience de Milgram, poursuit Moore,
la figure d’autorité s’en va et communique ses consignes par téléphone : le
niveau d’obéissance chute aussitôt. Dans une autre variante, l’expérimentateur
laisse aux sujets de l’expérience le choix de l’intensité des décharges à adminis-
trer : ils optent alors pour le niveau de décharge le plus faible possible. Cela
montre que, si les conditions sont réunies pour que l’empathie avec la victime
puisse opérer, l’obéissance à l’autorité est remise en cause. Par contre, ce « sou-
tien social » ne doit pas contraindre, comme dans le cas de l’expérience d’Asch,
le raisonnement moral individuel, sous peine de se transformer en injonction
conformiste. ■
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Le caractère fonctionnel et socialisateur du conflit social
Un deuxième courant sociologique, qu’on pourrait appeler « structuro-
fonctionnaliste », actualise les intuitions de Durkheim et Simmel. L’un de
ses protagonistes est Robert K. Merton (1910‑2003). En revenant sur l’ana-
lyse durkheimienne de l’anomie, ce sociologue américain ouvre la voie à une
reconsidération de la conflictualité sociale. On lui doit deux distinctions
conceptuelles qui font voler en éclats la « Big Theory » de Talcott Parsons :
celle entre « fonction manifeste » et « fonction latente » permettant d’appré-
hender l’ordre social, et celle entre valeurs et normes permettant de rendre
intelligible l’action sociale.
Premièrement, Merton souligne que tout phénomène collectif remplit
une fonction « manifeste » dans le maintien de l’ordre social, explicitée
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 87 21/09/2021 11:01
88 ▲ Sociologie du conflit
dans les intentions des acteurs, mais également une fonction « latente »,
qui renvoie aux conséquences inattendues de leur action. C’est une idée
qui avait été entrevue par Weber dans son célèbre « paradoxe des consé-
quences » (Cherkaoui, 2006). Cela veut dire que tout conflit social remplit
une fonction manifeste, qui est, comme l’avait compris Parsons, de pousser
les individus à remettre en cause les normes qui structurent l’ordre social,
mais aussi une fonction latente qui est de changer progressivement ces
mêmes normes.
La deuxième distinction conduit Merton à radicaliser cette hypothèse.
Dans un célèbre article intitulé « Structure sociale et anomie » (1965
[1949], p. 187), il distingue les « buts, fins et intérêts culturellement défi-
nis » (ou valeurs), qui constituent les raisons d’agir des individus, des
« modes de réalisation » (ou normes), apparaissant comme autant de pres-
criptions ou proscriptions. Dans les configurations d’« harmonie sociale »,
les normes sont ajustées aux valeurs, et ce pour la plupart des conduites
collectives : c’est le cas limite de la structure sociale qu’observe Parsons.
Dans les configurations de « désharmonie sociale », cet ajustement ne
s’opère pas, en tout cas pas pour toutes les conduites collectives : certains
groupes sociaux ne disposent pas des moyens nécessaires pour accomplir
les buts valorisés dans la société. Cette situation déviante, que Ted Gurr
appelle de « frustration relative » (1970), est désignée par Merton comme
« innovation ». Lorsque ce désajustement conduit les individus à refuser
en bloc les valeurs et les normes, la déviance sociale en est intensifiée :
Merton appelle cette configuration « retrait » (retraitism). Lorsque ce désa-
justement les conduit à proposer des nouvelles normes et valeurs, se pro-
duit une situation de « rébellion » qui permet au système social d’évoluer.
L’anomie devient ici « créatrice », quand bien même, à suivre P. Besnard
(1978), Merton ne parvient pas vraiment à se doter d’une définition stable
et empiriquement fiable de l’anomie.
Tableau 1 : Anomie et conflit social chez R. K. Merton*
Normes sociales Buts valorisés
Acceptés (+) Rejetés (-)
Acceptées (+) Conformité Ritualisme
Rejetées (-) Innovation Retrait
Rébellion
*Cases blanches : situations d’harmonie sociale ; cases grisées : situations de désharmonie (déviance)
sociale ; surligné : situations de conflit social.
Le travail de Lewis A. Coser (1913‑2003) s’inscrit dans cette repro-
blématisation de l’anomie et du conflit social. Le sociologue insiste sur
deux éléments clé lui permettant de considérer que les conflits sociaux
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 88 21/09/2021 11:01
L’institutionnalisation de la sociologie du conflit ▼ 89
créent, contrairement à l’hostilité en général, une relation sociale durable :
le premier, qu’il reprend à Simmel, est que dans le conflit social des groupes
ou des sous-groupes qui s’ignoraient auparavant sont conduits à s’allier
contre un tiers ; le deuxième, qu’il reprend à la théorie des relations inter-
nationales en plein essor à cette époque de guerre froide, est que « vu que le
pouvoir ne peut souvent être apprécié que par son usage effectif, un arran-
gement ne peut souvent être atteint que lorsque les adversaires ont mesuré
leur force respective à travers le conflit » (1982 [1956], p. 135). L’argument
peut paraître contre-intuitif : le conflit maintient le système social car il
permet à des groupes en lutte de mesurer leur force respective et, donc, de
ne pas entrer en conflit ouvert. Mais il est tout à fait pertinent dès lors qu’on
pense, comme le suggère Marc Jacquemain, le conflit « non sous la forme
apocalyptique du désir mutuel d’anéantissement mais comme mode de
relation sociale récurrent » (2010, p. 18). Faute de cette épreuve mutuelle
entre adversaires, un ordre social serait impensable : comment des ouvriers
ou des patrons pourraient-ils appréhender l’ordre social d’une usine, sans
faire l’expérience de la capacité de mobilisation des uns et de la capacité à y
réagir des autres ? Les conflits sociaux exercent donc une fonction sociali-
satrice sur les individus, et intégratrice pour l’ordre social. Mais la relation
inverse est également vraie : plus une société est intégrée et institutionna-
lisée, plus elle est propice à accueillir des conflits sociaux ou, en tout cas, à
en réguler l’issue (Coser, 1967).
Sur la base de ces hypothèses, développées sous la forme d’un
commentaire en seize propositions de l’œuvre de Simmel, Coser construit
une typologie des conflits sociaux. Il relie, pour ce faire, deux variables
sociologiques. La première est le type de conflit, suivant la forme de sa
manifestation. Coser distingue, tout d’abord, des conflits dans les règles
du jeu et des conflits portant sur les règles du jeu. L’exemple le plus
évident des premiers est le conflit entre partis politiques, ou plus généra-
lement entre acteurs institutionnels se réclamant d’un même cadre juri-
dique pour s’affronter. Les deuxièmes puisent, au contraire, à la critique
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
de la règle du jeu pour justifier leur légitimité : c’est le cas de tous les
conflits anti-institutionnels, comme ceux ayant convergé en Mai 1968. La
plupart des conflits sociaux se placent entre ces deux pôles. Dans une
même organisation, par ailleurs, le même acteur collectif peut, suivant les
circonstances, s’engager dans un conflit dans les règles ou sur les règles :
lorsqu’un syndicat négocie une augmentation des salaires avec l’adminis-
tration d’une entreprise, il lutte dans les règles ; lorsqu’il plaide pour une
plus grande participation du personnel dans les instances de pouvoir de
l’organisation, il lutte sur les règles. Coser distingue ensuite des conflits
réalistes, orientés vers l’obtention d’un gain de cause sur une question spé-
cifique à l’origine de la frustration des membres du groupe, et des conflits
irréalistes, qui ne visent pas à obtenir gain de cause, mais à exprimer une
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 89 21/09/2021 11:01
90 ▲ Sociologie du conflit
agressivité accumulée. On pourrait dire que dans le premier type prime
le modèle wébérien de la rationalité « par rapport aux moyens », et dans
le deuxième celui de la rationalité « par rapport aux valeurs » : dans les
conflits réalistes, on cherche à obtenir gain de cause ; dans les conflits
irréalistes on lutte pour le plaisir moral, esthétique ou psychologique de
la lutte en soi.
La deuxième variable sociologique est le type de groupe suivant sa pré-
disposition à la conflictualité. Coser distingue ici des groupes « sectaires »,
où les conflits internes sont strictement contrôlés du fait d’une adhésion
forte des individus au groupe, et où la conflictualité tend à apparaître sous
sa forme « irréaliste », et des groupes « ecclésiaux », où l’adhésion des
individus est plus périphérique, la conflictualité interne plus importante,
et où les conflits tendent au réalisme. L’exemple du premier type de groupe
est le Parti communiste, celui du second les organisations socioprofession-
nelles (comme les chambres de commerce ou les syndicats). Dans le type
« sectaire », le refoulement des conflits internes génère, en termes psycho-
sociologiques, une agressivité refoulée qui tend à s’exprimer, à l’extérieur
du groupe, par des conflits irréalistes. Dans le type « ecclésial », la plus
grande tolérance à la conflictualité interne génère une accoutumance au
conflit, qui pousse les individus à privilégier, à l’extérieur du groupe, des
luttes réalistes. On voit bien le principe de la démonstration de Coser :
plus la conflictualité est réprimée, plus elle aura tendance à s’exprimer
sous des formes anarchiques, incontrôlées et incontrôlables ; plus elle est
tolérée, plus elle aura tendance à s’exprimer sous des formes contrôlées et
régulées.
Le schéma suivant propose un croisement des deux variables de l’ana-
lyse de Coser : le type de conflit et le type de groupe. Les conflits dans les
règles portés par des groupes sectaires ont tendance à prendre la forme
du réformisme : la volonté de réformer le système social sans le trans-
former radicalement. Un exemple historique est le révisionnisme de la
2e Internationale socialiste défendu par Serge Bernstein et Karl Kautsky : la
mission des partis socialistes révolutionnaires devient de changer l’ordre
politique de l’intérieur, dans le respect des règles du jeu démocratico-
électoral. Les conflits sur les règles portés par des groupes sectaires ont,
quant à eux, tendance à prendre la forme révolutionnaire : la volonté de
faire tabula rasa des règles en vigueur pour en créer d’autres. Les conflits
dans les règles portés par les groupes ecclésiaux ont tendance à prendre
la forme du consociativisme, fondé sur la cogestion du pouvoir, comme
dans le modèle de la « démocratie consociative » allemande. Les conflits
sur les règles portés par les groupes ecclésiaux ont tendance, quant à eux,
à prendre la forme de l’action collective routinière, avec ses répertoires
normalisés et banalisés.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 90 21/09/2021 11:01
L’institutionnalisation de la sociologie du conflit ▼ 91
Tableau 2 : Formes typiques des conflits sociaux chez L. Coser
Type de groupe Type de conflit
Conflits dans les règles du jeu Conflits sur les règles du jeu
Groupe sectaire Réformisme Révolution
Groupe ecclésial Consociativisme Action collective
Que le conflit intègre et produise de la cohésion sociale, c’est une hypo-
thèse empiriquement robuste. Mais ni Merton, ni Coser, ni Simmel avant
eux, ne le prouvent véritablement par l’enquête. Les travaux ayant carac-
térisé le potentiel socialisateur des conflits sociaux sont très nombreux
aujourd’hui. Certains d’entre eux, sur la socialisation politique et militante,
ont montré que le conflit social génère un lien plus ou moins durable dans
le temps, suivant l’intensité de l’événement qui l’a engendré et des solida-
rités collectives qui ont surgi : aussi Mai 1968 a construit des liens sociaux
intergénérationnels (Pagis, 2014). D’autres travaux ont montré la relation
symétriquement inverse, qui a échappé à Merton et Coser, mais qui est
présente en sourdine chez Simmel : un conflit est d’autant plus socialisateur
que le groupe dispose, au préalable, d’un capital social et relationnel. La
démonstration en a été faite par Oberschall (1973), dans sa célèbre enquête
sur le mouvement afro-américain au Nord et au Sud des États-Unis.
Oberschall s’est penché sur un phénomène social contre-intuitif : comment
expliquer que les Afro-Américains se soient mobilisés plus massivement
dans les États du Sud, où persistait une culture ségrégationniste et discri-
minatoire envers les Noirs, que dans les États du Nord ? Il a pointé que dans
les États du Sud, les communautés afro-américaines étaient davantage inté-
grées, notamment en vertu des sociabilités de voisinage et des institutions
religieuses, qui fournissaient un capital social préalable à la mobilisation.
Dans cette même veine, Robert D. Benford et David A. Snow (2012 [2000]),
en s’inspirant de la frame analysis d’Erving Goffman, ont montré que le
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
conflit social est d’autant plus socialisateur que ses acteurs parviennent à
réaliser un travail d’« alignement des cadres » : à fédérer les perceptions
des participants au conflit. Mais on est déjà, dans ces travaux, à une autre
échelle d’analyse du conflit social, entre le « méso » et le « micro ». C’est à
ce recentrage de l’échelle que nous allons procéder maintenant.
Le conflit social à l’échelle micro
Entre les années 1960 et 1970, les approches macrosociologiques du conflit
sont hégémoniques. Cependant, cette hégémonie n’est pas sans susci-
ter des critiques. De nombreux sociologues, attachés à l’analyse de l’expé-
rience individuelle, critiquent les tropismes « holistes » de ces approches
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 91 21/09/2021 11:01
92 ▲ Sociologie du conflit
(Tarragoni, 2018). Celles-ci occultent en effet les logiques pratiques de
production des conflits sociaux, en en imputant l’origine uniquement à la
structure sociale. On doit cette critique à deux courants très différents :
d’un côté l’individualisme méthodologique, autour du paradigme du « choix
rationnel » ; de l’autre la microsociologie américaine, avec l’interactionnisme
méthodologique et l’ethnométhodologie.
La logique rationnelle du conflit
La position de l’individualisme méthodologique est radicale : les groupes
sociaux n’existant pas, la conflictualité qui traverse la vie sociale ne peut
qu’être attribuée aux conduites individuelles. Les partisans de ce courant
reviennent sur la position « extrême » du conflit social dans les approches
macrosociologiques. Soit, comme chez les fonctionnalistes, le conflit n’existe
qu’à la marge, et la vie sociale se compose essentiellement, pour parler comme
les théoriciens des jeux, de « jeux purement coopératifs ». Soit, comme chez
les marxistes, il est au contraire omniprésent, mais sous sa seule forme de
« jeu à somme nulle », la classe dominante accaparant sous forme de béné-
fices tout ce que perd la classe dominée (Boudon et Bourricaud, 2006 [1982],
p. 91). Pour ces lecteurs de la théorie mathématique des jeux (Morgenstern et
von Neumann, 1944 ; Nash, 1950) que sont les partisans de l’individualisme
méthodologique, la conflictualité sociale coïncide rarement avec ces deux cas
limites. Pourquoi ? Parce que les « matrices » des jeux sociaux, c’est-à-dire
ce que les acteurs gagnent ou perdent à jouer la coopération ou le conflit,
changent suivant les contextes. De surcroît, le caractère dynamique de la vie
sociale et le fait que les interactions, ainsi que les paris qui les structurent, se
répètent dans le temps, font qu’un jeu initialement coopératif peut devenir
conflictuel, et inversement. Tout dépend des calculs des acteurs en présence.
Voyons un exemple du premier cas : une situation d’harmonie sociale
devenant conflictuelle. C’est « le cas des systèmes agricoles à organisation
semi-féodale où l’augmentation du rendement agricole profite dans un pre-
mier temps au propriétaire agricole et au métayer, et dans un deuxième
temps au seul métayer dans la mesure où elle réduit son endettement et
prive le propriétaire d’une partie des revenus qu’il tire de l’usure » (Boudon
et Bourricaud, 2006 [1982], p. 92). Un conflit pourra surgir, à moyen ou
long terme, entre ces deux groupes sociaux aux intérêts et aux rationali-
tés progressivement antagoniques. Un exemple du deuxième cas nous est
donné par le politiste américain Harold L. Nieburg, lorsqu’il montre « que
les explosions de violence des années 1960 dans les ghettos noirs améri-
cains ont été stoppées moins par les mesures en faveur des Noirs édictées
par l’administration que parce que les ghettos avaient accumulé un arme-
ment qui finit par dissuader la police de toute intervention “imprudente” »
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 92 21/09/2021 11:01
L’institutionnalisation de la sociologie du conflit ▼ 93
(p. 92). Voici comment un jeu conflictuel devient, à travers les calculs coûts-
bénéfices et coûts-opportunités des acteurs, coopératif. On retrouve dans cet
exemple le principe de dissuasion qui explique une partie de la dynamique
des conflits sociaux : comme disaient les Latins, « si vis pacem, para bellum »
(« si tu veux la paix, prépare la guerre »). Lorsque les individus s’opposent
dans le monde social, ce principe structure puissamment leurs stratégies,
qu’il s’agisse de feindre des forces que l’on n’a pas, ou de se replier au bon
moment pour ne pas tout perdre.
On doit à l’économiste Thomas C. Schelling (1921‑2016) de l’avoir forma-
lisé. Lauréat avec le mathématicien Robert Y. Aumann du prix Nobel d’éco-
nomie en 2005, cette distinction lui vaut d’avoir « fait progresser notre com-
préhension des conflits et de la coopération par le biais d’analyses utilisant
la théorie des jeux ». Bien que sa réflexion prenne place dans le domaine des
politiques publiques et des relations internationales, elle a nourri la socio
logie du conflit et, plus particulièrement, les théoriciens de l’« individualisme
méthodologique » (Frozel Barros et Motta, 2019). C’est le fondateur de ce
paradigme, Raymond Boudon (1934‑2013), qui, après avoir été le premier
sociologue français à citer Schelling, se chargera de traduire son œuvre prin-
cipale, Stratégie du conflit (1986 [1960]). Le point de départ de Schelling est
la guerre froide, et la conduite des négociations internationales menant à
une politique de limitation des armements stratégiques par les deux blocs.
En apprenant des modalités de leur affrontement, Schelling s’est par la suite
focalisé sur toutes ces situations de conflit, latent ou ouvert, entre deux
acteurs en situation de dépendance mutuelle. C’est le cas, bien entendu, de la
plupart des conflits internationaux, mais aussi et surtout, de la majorité des
conflits sociaux traditionnels : les grèves, les mobilisations, les résistances
collectives à l’autorité, etc. Dans ces jeux dits « à somme non nulle » ou « à
somme variable » (la somme dépendant des stratégies mises en œuvre par
les parties en présence), l’interdépendance des acteurs impose une certaine
coopération ou tolérance, implicite ou explicite, visant à éviter la destruc-
tion mutuelle. Dans cette configuration, la structure du jeu est influencée par
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
l’idée que chaque partie se fait du choix éventuel de son opposant, chacun
cherchant à apprécier l’effet que son éventuel choix aura sur les attentes de
l’autre. Les coups stratégiques des uns et des autres, incluant des menaces,
des promesses ou des bluffs, feront ainsi évoluer le conflit dans une direction
ou une autre : d’une certaine manière, la dynamique sociale du conflit dépen-
dra des stratégies mises en œuvre par ses acteurs, et de la manière dont elles
seront perçues, anticipées ou contrées.
L’appétence pour la modélisation mathématique se retrouve également
chez Boudon. Cependant, sa problématique n’est pas l’affrontement – tel une
partie d’échecs –, entre deux acteurs soucieux de maximiser leurs gains et
minimiser leurs pertes. Elle est plutôt issue du paradoxe wébérien des consé-
quences : si la vie sociale peut être comprise comme l’agrégation des choix
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 93 21/09/2021 11:01
94 ▲ Sociologie du conflit
rationnels des individus, quelle est la part des effets collectifs ni désirés, ni
prévus par les acteurs ? L’hypothèse de Boudon (1977) est que les conflits
sont liés à ces effets pervers de l’action individuelle : des résultats sous-
optimaux (au sens de Pareto) de l’agrégation de décisions individuelles tout
à fait rationnelles. L’exemple le plus évident est celui des révolutions, analysé
par le sociologue James C. Davies (1962) avec sa célèbre « Courbe en J ».
En comparant la Révolution française, la rébellion menée par T. W. Dorr
(1841‑1842) à Rhodes Island (États-Unis), la Révolution mexicaine de 1910,
la Révolution bolchevique de 1917 et la Révolution nassérienne en Égypte
de 1952, Davies parvient au constat suivant : les révolutions se produisent
souvent lorsqu’une longue période de progrès économique et social s’arrête
brutalement, en générant une frustration due à l’écart entre les aspirations
des individus et leurs gratifications réelles (voir fig. 2).
∞
Expected need satisfaction
An intolerable gap
Actual need satisfaction between what people
want and what they get
NEEDS
A tolerable gap
between what people
want and what they get
Revolution occurs
at this time
0 TIME
Source : Davies (1962, p. 6).
Figure 2 : La « Courbe en J » de Davies
Le calcul de chacun de ces individus « frustrés » au temps t est tout à fait
rationnel : il est raisonnable d’espérer obtenir ce à quoi la période t-1 nous
avait habitués. Mais l’agrégation collective de leurs colères – c’est-à-dire le
conflit social –, résulte, elle, d’un effet pervers : lorsque les colères se multi-
plient dans une escalade de violence, les individus perdent de vue le fait que
leur frustration est due, en réalité, à une augmentation proportionnelle de
leurs attentes. La cible du conflit social est aussi irrationnelle. Du fait que
le niveau de bonheur de certains groupes sociaux croit plus vite que celui
des autres, les individus se mettent en colère contre… cette même société
qui a nettement amélioré leurs conditions globales de vie ! Le paradoxe est
saisissant. Il a d’autant plus de chances de se produire que, comme Boudon
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 94 21/09/2021 11:01
L’institutionnalisation de la sociologie du conflit ▼ 95
l’explique à partir de la théorie de la « socialisation référentielle » de Merton,
on tend à envier davantage ceux qui sont proches de soi que ceux qui sont
relativement éloignés : ce sont donc, la plupart du temps, de petits écarts
relatifs de niveaux de vie qui conduisent aux frustrations les plus intenses, et
aux conflits sociaux les plus violents.
Des lectures conflictuelles des règles sociales
L’École de Chicago a été un autre laboratoire d’analyse microsociologique
des conflits sociaux. La première génération de cette École (1920‑1940), ani-
mée par Robert E. Park, Ernest Burgess et Roderick D. McKenzie, inscrit les
conflits sociaux dans l’espace urbain. Dans cette « écologie urbaine » très
influencée par Simmel (dont Park fut l’élève à Berlin), l’enquête porte sur les
relations de concurrence et d’affrontement entre groupes sociaux à l’échelle
du territoire : on pense alors les groupes sociaux comme des espèces ani-
males partageant le même écosystème (Joseph et Grafmeyer, 2009). Nous
reviendrons plus loin sur cette analyse sociologique des conflits urbains. Pour
l’instant, remarquons que la singularité de cette école fut aussi, et surtout,
d’étudier les conflits sociaux à partir des interactions ordinaires. La trajectoire
d’un être aux marges, une conversation ordinaire, une interaction quotidienne
aux apparences anodines : tout cela devient le symptôme ou la concrétisation
d’un conflit social latent. Aussi, par exemple, la figure du Hobo, ce vagabond
débrouillard étudié par Nels Anderson (2018 [1923]), n’est pas seulement celle
d’un être marginal qui montre par son existence les normes qui structurent la
vie sociale. C’est aussi une contestation vivante de ces mêmes normes.
Si la première École de Chicago fait de l’être marginal, dans son exception-
nalité, le prototype du refus des normes sociales, c’est la deuxième généra-
tion, réunie autour de la méthode interactionniste, qui fera de la conflictua-
lité une dynamique tout à fait ordinaire de la vie quotidienne. Pour Erving
Goffman (1922‑1982), la vie sociale est une trame d’interactions performant
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
les normes collectives, suivant la liberté d’interprétation, variable avec les
contextes, des individus. La conflictualité est donc omniprésente, du fait
des lectures contradictoires des normes sociales qui peuvent surgir, à tout
moment, dans la vie ordinaire. Les individus cherchent souvent, avec des
« échanges réparateurs » (Goffman, 1973 [1971], p. 74, 139‑142), de régler
ces conflits d’interprétation ; mais lorsqu’une réparation n’est pas possible,
la conflictualité surgit. Le cas de la déviance, analysé par Howard S. Becker
(1928-), est l’un des plus évidents. Lorsque des individus n’agissent pas, dans
une situation donnée, conformément aux rôles prescrits, et que la norma-
lité de l’interaction ne peut pas être restaurée, un « étiquetage » déviant a
toute chance d’apparaître. Cet étiquetage astreint son auteur et sa victime à
se positionner explicitement face à la norme sociale violée dans l’interaction.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 95 21/09/2021 11:01
96 ▲ Sociologie du conflit
L’un et l’autre s’interrogeront ainsi sur le caractère « allant de soi » (taking for
granted) de la norme en question, l’un pour justifier son étiquetage déviant,
l’autre pour l’assumer : c’est ainsi que fumer de la marijuana peut devenir
un acte contestataire pour celles et ceux qui seront jugés déviants (Becker,
1985 [1963], p. 64‑82). Ces interactions ordinaires sont loin d’être anodines.
Selon Becker, elles répondent à des structures sociales sous-jacentes. D’un
côté, on trouve des groupes socialement, symboliquement et politiquement
influents au point d’imposer certaines normes sociales : ce sont les « entre-
preneurs de morale » (p. 171‑188). De l’autre, on trouve des groupes out-
siders qui contestent leur légitimité symbolique et cherchent à changer les
normes en vigueur (competitors). Dans ce même ordre d’idées, le sociologue
Aaron Cicourel (1928-) a analysé les conflits normatifs à l’œuvre dans la pro-
duction, par les « agences de protection de l’ordre » (la police et la justice), du
phénomène de la « délinquance juvénile » (Cicourel, 2017 [1968]). En suivant
les « ethnométhodes » – les démarches cognitives et pratiques des acteurs –
à l’œuvre dans le repérage, le traitement puis la judiciarisation d’un cas de
« jeune délinquant », il montre qu’elles peuvent entrer en conflit. Derrière
ces conflits d’appréciation de la « menace » que suppose un comportement
donné pour l’ordre social, s’affrontent différents groupes sociaux, chacun
exerçant un pouvoir légitime dans la sphère du droit.
Une voie alternative a été proposée par Randal Collins (1941-). Son but
est d’appréhender, à l’instar de la macroéconomie contemporaine, les « fon-
dations microsociales » des phénomènes « macrosociaux » (Collins, 1975).
Le sociologue part d’une donne « macrosociale » propre à toute collectivité
humaine : le fait, mis à jour par Weber, que le pouvoir de coercition légitime
appartient toujours à une minorité, qui peut l’exercer pour obtenir des biens
et ressources rares, ainsi qu’une certaine satisfaction émotionnelle. La simple
éventualité de cette coercition constitue, pour la majorité qui peut toujours
virtuellement en faire les frais, une « source inépuisable de conflits ». « C’est
pour cela que tout usage de la contrainte par une minorité dans un champ
donné suscite inévitablement des conflits qui pourront se transformer en
antagonismes, ces derniers résultant précisément du refus des uns d’être
dominés par d’autres » (Ferret, 2015, p. 158). Jérôme Ferret synthétise les
trois axiomes de la microsociologie du conflit de Collins : « 1. Les hommes
vivent dans des mondes subjectifs auto-construits ; 2. Certains d’entre eux
ont la capacité de contrôler l’expérience subjective d’un grand nombre d’indi-
vidus ; 3. Cette prétention au contrôle produit des conflits. La vie sociale doit
alors être fondamentalement conçue comme une lutte pour le statut dans
laquelle personne ne peut vraiment se permettre d’être insensible à la puis-
sance des autres autour de lui, sur lui » (p. 159).
La grande originalité de Collins a été donc de recentrer l’analyse de la
conflictualité à l’échelle subjective. Lorsque l’exercice de la contrainte par
une minorité se traduit par une baisse des ressources matérielles (revenu,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 96 21/09/2021 11:01
L’institutionnalisation de la sociologie du conflit ▼ 97
statut social) et symboliques (honneur, prestige, dignité, satisfaction émo-
tionnelle) auxquelles les individus peuvent légitimement aspirer, un conflit
voit le jour. Son moteur se situe au niveau de la subjectivité individuelle :
c’est une indignation dont le ressort est à la fois moral et émotionnel. Cette
indignation génère selon Collins une « tension confrontationnelle » dont
les trois issues possibles sont la fuite, la tétanisation (l’impasse) et la vio-
lence. La violence est empiriquement la plus rare des trois. Pourquoi ? Car
elle suppose de dépasser la peur de nuire aux autres, typique des socié-
tés modernes travaillées par le processus de « civilisation des mœurs »
(Collins, 2008). Pour le montrer, Collins reprend les études du sociologue
de l’armée Samuel L. A. Marshall (1947), qui avait montré que seuls 15 %
à 25 % des soldats américains engagés dans la Seconde Guerre mondiale
avaient effectivement fait usage de leurs armes à feu durant les combats.
On retrouve ces mêmes ordres de grandeur dans la photographie militaire.
À l’aide d’un corpus de clichés sur les guerres au Vietnam, en Irak et dans
d’autres pays envahis par les États-Unis au xxe siècle, Collins conclut qu’en
moyenne 13 % à 18 % des soldats représentés sont en train de tirer (fig. 3a).
Les coûts psychologiques de l’exercice de la violence ne disparaissent donc
pas après la Seconde Guerre mondiale. Par contre, ils sont de plus en plus
« internalisés » dans la formation militaire, à l’aide de simulations au cours
desquelles les soldats s’entraînent à tirer mécaniquement sur des cibles
simultanées, comme dans les jeux vidéo (Grossman, 1995, p. 257‑260). Une
autre stratégie, plus ancienne, consiste à maximiser la distance de tir : elle
apparaît déjà dans les manuels distribués par l’Armée rouge à ses soldats en
1942, afin de les former à calculer rapidement la distance optimale pour ne
pas être saisis par le visage, le regard ou les émotions de l’ennemi (fig. 3b).
Percentage of troops firing in combat photos
All photos No. of troops Photos where No. in
in photos at least 1 is firing photos
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Vietnam 18% 342 46% 133
Other twentieth- 7-13%a 338-640a 31% 146
century wars
Iraq 8-14%b 63-103%b 28-50%b 10-50b
a
One photo shows a Russian infantry attack in World War I, in which no one
in a massed battalion of 300 appears to be firing. The higher firing percentage is
based on excluding this photo.
b
One photo shows a Marine Corps platoon of forty men in a tight firing line.
My estimate of how many are firing may be inaccurate. Excluding this photo gives
8 percent firing for all photos, 28 percent firing for photos in which at least one
person is firing.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 97 21/09/2021 11:01
98 ▲ Sociologie du conflit
2 000 M 21 KM
1 000 - - 2 000 M 18 KM
400 - - 1 000 M 8-11 KM
3-5 KM
200 - - 400 M
3 KM
2 KM
100 - - 200 M
1 KM
100 850 M
500 M
200 M
Visibility of targets at various distances: 1942 Soviet sniping manual.
Source : Collins (2008, p. 53, 386)
Figure 3a-b : L’issue violente de la « tension confrontationnelle »
En conclusion, le conflit violent apparaît uniquement lorsque les acteurs
s’avèrent capables de surmonter la « tension émotionnelle » que génère
l’usage de la violence, et de faire preuve d’une certaine compétence dans
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 98 21/09/2021 11:01
L’institutionnalisation de la sociologie du conflit ▼ 99
l’usage de la force contre autrui. C’est ce que montre chaque émeute urbaine :
le conflit direct avec la police est souvent évité, la police étant défiée à dis-
tance, l’insulte étant préférée à la confrontation violente. Comme l’écrit
Collins, « cela ne signifie pas que l’être humain soit par nature non violent,
génétiquement opposé au conflit, mais plutôt que le conflit soit plus facile
à organiser à distance, verbalement ou symboliquement » (Collins, 2010,
p. 3). Cette approche conduit à critiquer certaines apories des sociologies
plus « macro », comme l’explication des conflits par la misère, le racisme ou
l’exclusion sociale. Selon Collins, cette interprétation ne correspond pas à
la réalité empirique de la plupart des interactions conflictuelles, y compris
lorsque, comme dans les émeutes, l’issue violente est privilégiée. Une explica-
tion microsociologique plus robuste suppose de décomposer le conflit social
en « chaînes d’interactions rituelles » (Collins, 2004), et de comprendre
comment chacune d’elles prépare et présuppose celles à venir, tant du point
de vue du sens que les acteurs donnent à leurs actes, que des contextes dans
lesquels ils se déploient.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 99 21/09/2021 11:01
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 100 21/09/2021 11:01
Chapitre 5
Les paradigmes
contemporains
de la sociologie du conflit
Entre les années 1950 et 1970, ces deux approches – l’une macrosociolo-
gique, l’autre microsociologique – ne communiquent pas vraiment entre
elles. Davantage que d’autres objets, comme le travail, la famille ou l’édu-
cation, le conflit social a été abordé à l’aide d’une échelle ou de l’autre, l’ap-
proche « macro » ayant largement prédominé. Il faudra attendre les années
1980 pour que deux paradigmes, l’un issu de la sociologie industrielle (celui
d’Alain Touraine), l’autre de la sociologie critique (celui de Pierre Bourdieu),
proposent deux synthèses alternatives permettant d’imbriquer étroitement
un regard « macro » et un autre « micro » sur les conflits sociaux. Si le
paradigme de l’actionnalisme n’est pas parvenu à se renouveler au-delà de
l’étude pionnière des « nouveaux mouvements sociaux » dans les années
1980, celui de la sociologie critique a connu une scission entre le cou-
rant structuraliste de Pierre Bourdieu et le courant pragmatique de Luc
Boltanski. Le premier analyse les structures de la domination afin de pen-
ser les conditions d’(im)possibilité des conflits sociaux ; le deuxième se
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
centre sur l’expérience morale des individus pour comprendre la genèse
des conflits sociaux.
Aux côtés de ces paradigmes structurés, on trouve dans la sociologie
contemporaine des analyses « locales » des conflits sociaux. Trois champs
ont particulièrement investi cet objet : la sociologie urbaine, avec son ana-
lyse des logiques de concurrence, de compétition et d’affrontement dans
l’organisation de la ville ; la sociologie du travail, depuis toujours penchée
sur les « conflits industriels » résultant des rapports sociaux de production ;
la sociologie des organisations, attentive aux conflits engendrés par la distri-
bution inégalitaire de l’information, du pouvoir et de l’influence au sein des
collectifs organisés.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 101 21/09/2021 11:01
102 ▲ Sociologie du conflit
La synthèse de l’actionnalisme
La première synthèse « macro-micro » est produite par Alain Touraine (1925-).
Elle débute avec une interrogation sur la conscience ouvrière dans les socié-
tés industrielles des années 1950. Son enquête sur les ouvriers de Renault,
menée pendant l’expérimentation d’un nouveau modèle de voiture, vise à la fois
à répondre à la question de l’influence du progrès technique sur la condition
ouvrière, et à celle des permanences et des mutations de l’identité ouvrière dans
les sociétés des Trente Glorieuses. Touraine (1955) observe une transformation
de taille : le remplacement d’une aristocratie ouvrière par une autre. L’ancienne
élite ouvrière du xixe siècle, fière de posséder un savoir-faire artisanal et de le
transmettre par la voie du compagnonnage ou de l’association, est désormais
liquidée par le progrès technique, dont les ressorts sont maîtrisés par les cadres
techniques et commerciaux. La montée parallèle des cadres dans l’organisation
de l’entreprise ne produit pas toutefois une séparation étanche des domaines
de compétence, entre un groupe d’ingénieurs monopolisant les fonctions
de conception et d’encadrement, et une classe ouvrière reléguée aux fonctions
d’exécution. Une nouvelle aristocratie ouvrière voit le jour, en appui technique
aux machines, à mi-chemin entre conception, contrôle et exécution. C’est l’aube
d’une nouvelle organisation du travail, qui donnera lieu plus tard au toyotisme
et à la production en « flux tendus », l’ouvrier devenant peu à peu un « expert »
de la machine capable d’intervenir à tous les stades du processus productif.
Touraine achève cette enquête convaincu que si la condition ouvrière a
changé, les ressorts symboliques et politiques de la conscience ouvrière, en tant
que conscience de classe, ont changé à leur tour. L’enquête lui montre que les
significations culturelles qu’un groupe social injecte dans le conflit ne sont pas
immuables, comme pouvait encore le penser Marx pour le prolétariat indus-
triel, mais qu’elles changent avec le progrès technique, les valeurs, la culture
des sociétés (Touraine, 1966). À la suite de Mai 1968, ce constat se radicalise :
le mouvement ouvrier n’apparaît plus comme le seul mouvement social agglu-
tinant les grandes significations historiques de la modernité, et donc ses grands
combats. Aux côtés de lui, et de plus en plus en son remplacement, surgissent
de « nouveaux mouvements sociaux » qui sont à la fois le produit d’un change-
ment de l’organisation sociale, des valeurs et de la culture des sociétés des Trente
Glorieuses, et les producteurs de ce changement. C’est le début d’une socio-
logie qui fait des conflits sociaux le moteur de l’action sociale et de l’histoire :
Touraine (1965 ; 1973) l’appelle « actionnalisme » ou « sociologie de l’action ».
Du côté micro : la question du Sujet
La sociologie du conflit d’Alain Touraine repose sur l’observation du change-
ment social qui s’opère dans les années 1960 et 1970. Touraine reprend les ana-
lyses des sociologues de la modernité « post-industrielle » (Bell, 1976 [1973]),
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 102 21/09/2021 11:01
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 103
« réflexive » (Beck, 2001 [1986]) ou « avancée » (Giddens, 1994 [1990]). Selon
ces auteurs, l’entrée dans une phase nouvelle de la modernité se manifeste,
à l’échelle microsociologique, par une intensification du désir de liberté des
individus, que ce soit vis-à-vis des traditions héritées, des institutions sociali-
satrices ou des rôles sociaux prescrits. Dans cette nouvelle phase de la moder-
nité, les individus sont davantage réflexifs vis-à-vis de leur identité sociale que
ceux qui les ont précédés. Touraine (1992) résume ce constat dans la montée
en puissance d’une « idéologie du Sujet » : une nouvelle orientation culturelle
propre aux sociétés post-68, qui met en avant le regard réflexif et distancié que
chacun entretient vis-à-vis de sa propre identité.
Ce processus change considérablement les significations du conflit social.
Dans les sociétés contemporaines, les individus critiquent de plus en plus
leurs statuts assignés (ascribed status), les rôles prescrits qui en découlent, et
les institutions chargées de forger ces statuts et ces rôles. C’est cette réflexi-
vité critique qui irrigue les « nouveaux mouvements sociaux » qui appa-
raissent au seuil des années 1970 (Touraine, 1978). Chambre de résonance
des nouvelles significations de la modernité, ces conflits ne cessent de pro-
duire la société et de la faire évoluer. La créativité éthique dont font preuve
les individus en s’inventant comme Sujets de leur expérience, se trouve ainsi
« diffusée », par l’intermédiaire des conflits sociaux auxquels ils et elles par-
ticipent, à l’échelle de toute la société. Celle-ci est constante autoproduction
et réinvention d’elle-même. D’où l’intérêt pour la sociologie de se défaire
d’une vision statique et monolithique de la « Société », prise comme une
entité objective et surplombant les individus, au profit d’une définition plus
contingente, liée aux pratiques et aux significations sociales. La sociologie
tourainienne du conflit dessine une boucle rétroactive : la société moderne,
par son idéologie du Sujet, produit des individus en quête d’épanouissement
et de singularisation ; en contestant l’ordre social pour se réaliser en tant que
Sujets, les individus produisent ainsi la société (Touraine, 1984a).
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Du côté macro : les nouveaux mouvements sociaux
Les nouveaux mouvements sociaux qui voient le jour entre les années 1970
et 1980, sont la principale manifestation collective des changements subjec-
tifs de la modernité. Leur principale différence avec le mouvement ouvrier
est, tout d’abord, leur pluralité irréductible : mouvements antinucléaires,
luttes occitanes, mouvements néo-nationalistes ou régionalistes (comme
au Québec), luttes urbaines, mouvements des femmes (Touraine et al.,
1982). Là où le mouvement ouvrier était le principal mouvement social des
sociétés industrielles, du fait qu’il cristallisait les principales significations,
attentes et aspirations de ces sociétés (le désir des travailleurs de bénéficier
des fruits de la croissance), ces nouveaux mouvements sociaux sont, par
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 103 21/09/2021 11:01
104 ▲ Sociologie du conflit
définition, pluriels. Ils le sont car chacun d’eux reprend un volet de l’insur-
rection des Sujets contre les statuts sociaux assignés, les rôles sociaux pres-
crits, les traditions oppressantes pour l’individualité. Ils le sont aussi, et sur-
tout, car contrairement au mouvement ouvrier dont l’objectif était matériel
et exprimable par un certain nombre de « gains », ils sont projetés vers un
objectif immatériel et, par définition, irréalisable sous un seul de ses volets :
le bonheur. Touraine reprend ici la thèse de Ronald Inglehart (1977), qui
insiste sur le primat des revendications post-matérialistes (de type culturel)
sur celles matérielles (de type économique) dans les mouvements sociaux
post-68. Les nouveaux mouvements sociaux reprennent différentes dimen-
sions de ce « bonheur » revendiqué contre des statuts sociaux oppressants :
la révolte contre l’école et la famille, pour les mouvements estudiantins ;
la révolte contre la discipline sexuelle des sociétés patriarcales, pour les
mouvements de la deuxième vague féministe ; la révolte contre les statuts
sexuels binaires, pour les mouvements homosexuels ; la révolte contre
le nucléaire, dans les premières mobilisations écologistes aspirant à une
forme de bonheur pour l’humanité ; la révolte contre la globalisation mar-
chande, pour les premiers mouvements altermondialistes ; la révolte contre
les identités culturelles hégémoniques, pour les mouvements indigènes et
autochtones.
En conclusion, ces nouveaux mouvements sociaux sont à la modernité
avancée (et aux sociétés post-industrielles) ce que le mouvement ouvrier
était à la modernité classique (et aux sociétés industrielles) (Touraine,
1969). Ces mouvements partagent trois propriétés restrictives qui en
font des véritables « producteurs de la société », et que l’on ne retrouve
pas dans tous les conflits sociaux. Elles composent ce qu’on peut appe-
ler le « modèle OIT ». La première propriété est le principe d’opposition
(O) : ces mouvements s’opposent tous à un projet de société. Le mouve-
ment ouvrier s’opposait au projet capitaliste ; les nouveaux mouvements
sociaux s’opposent à la « Société » comme entité rigide et contraignante
pour les individus. La deuxième propriété est le principe d’identité (I) :
ils portent tous un projet de subjectivation, c’est-à-dire de constitution
d’un Sujet. Celui du mouvement ouvrier était lié à la conscience de classe,
dans le cadre des sociétés nationales capitalistes. Les nouveaux mouve-
ments sociaux ne se définissent ni par rapport à des identités de classe, ni
par rapport à des identités nationales, mais visent l’épanouissement libre,
pluriel et post-national de la subjectivité (Edelman, 2001). La troisième
propriété est le principe de totalité (T) : c’est surtout là que se joue la
différence entre mouvement social et « lutte sociale » (Touraine, 1984b,
p. 8). Un mouvement social ne se limite pas à revendiquer gain de cause
sur des enjeux déterminés ; il propose, derrière ses revendications, une
vision globale et totalisante de la société à venir. C’est ce projet de société
qui, endossé par les individus en lutte, transforme la société de l’intérieur
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 104 21/09/2021 11:01
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 105
(Melucci, 1978). Le mouvement ouvrier visait un partage plus égalitaire
de la valeur ajoutée ; les nouveaux mouvements sociaux visent désormais
l’égalisation des chances vis-à-vis du bonheur. Un projet qui est, en partie,
déjà derrière nous.
La synthèse des sociologies critiques
Le paradigme de la sociologie critique ne subordonne pas son analyse de
la conflictualité sociale à une enquête sur les logiques de la modernité. Il
cherche plutôt à caractériser les conditions sociales de possibilité d’une cri-
tique de la domination.
Pierre Bourdieu (1930‑2002) considère ces conditions très restrictives. Il
construit sa sociologie critique sur une analyse des mécanismes, conscients
et inconscients, qui pérennisent la domination sociale souvent à l’insu de
celles et ceux qui la pâtissent. Face à cette sociologie critique qui aboutit,
paradoxalement, à l’incapacité à penser la conflictualité – lors même qu’elle
ne cesse d’en proclamer la nécessité aux dominés – Luc Boltanski (1940-)
accomplit un tournant. Issu de cette même sociologie critique, il en ache-
mine progressivement la démarche vers une « sociologie de la critique » :
une analyse des démarches cognitives et pratiques à travers lesquelles les
rapports de domination sont appréhendés réflexivement par les individus.
En inventant une méthode pour cette sociologie de la critique – l’ana-
lyse pragmatique des démarches de justification – et un outil conceptuel
– le modèle des « cités », Boltanski répond à la question de Barrington
Moore jr. Si les gens se révoltent si peu, c’est aussi que la focale du socio-
logue contribue à occulter ce qu’ils pensent et font concrètement par rap-
port à la domination.
Le tournant des subaltern studies, encore peu connu en France, radica-
lise cette posture sur la base d’une réinterprétation du marxisme grams-
cien. Né en Inde dans les années 1980, ce courant anthropologique se
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
focalise sur les groupes sociaux subalternes, en complexifiant, dans le sil-
lage de Gramsci, l’analyse marxiste de la domination (Guha, 2011). Dans
les sociétés post-coloniales, de l’Inde à l’Amérique latine en passant par
l’Afrique, le prolétariat organisé, sujet par excellence du marxisme, n’avait
pas la centralité qu’il avait connue dans les Empires occidentaux. La pay-
sannerie faisait office de majorité sociale opprimée. Or, cette oppression
ne se manifestait pas uniquement sous la forme de l’impérialisme capita-
liste ; elle incluait également une dimension coloniale qui donnait lieu à
une multiplicité de rapports de domination (de sexe, de race, culturels)
irréductibles à la structure des rapports de production. Bien qu’inorgani-
sée, cette paysannerie n’était pas passive politiquement. Les subalternists
en viennent ainsi à récuser, comme Boltanski, l’hypothèse de l’aliénation
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 105 21/09/2021 11:01
106 ▲ Sociologie du conflit
au cœur de la sociologie critique : ils refusent de considérer l’individu
comme étant aliéné, du fait de ses faibles ressources socio-économiques,
culturelles, linguistiques, symboliques, cognitives. Mais ils vont encore
plus loin que les sociologues pragmatiques. Là où ceux-ci se limitent à
analyser les rapports réflexifs à la domination, en montrant comment ils
structurent les interactions quotidiennes, les subalternists donnent à cette
réflexivité une dimension politique : ils y voient autant de détournements,
de critiques, de résistances à la domination.
Une sociologie de la domination pour indigner
Le principal apport de la sociologie bourdieusienne à l’analyse du conflit
social a été de rapprocher deux processus que le sens commun tient pour
séparés et opposés : l’inertie de l’ordre social et sa transformation par les
luttes. Comme le note Jacques Bouveresse (2002, p. 5), « Pierre Bourdieu a
toujours cherché […] à la fois à expliquer pourquoi [les choses] sont si dif-
ficiles à changer et à montrer comment elles peuvent ou pourraient chan-
ger ». Toute sa sociologie vise à affranchir les individus de l’emprise d’une
domination dont ils sont bien souvent inconscients, à l’aide du dévoilement
de ses mécanismes cachés. En ce sens, « la possibilité réelle de parvenir à
une transformation du monde social » tient, selon lui, à « une meilleure
connaissance des mécanismes qui le gouvernent » (Bouveresse, 2002, p. 4).
En effet, « les instruments conceptuels construits par Pierre Bourdieu
(habitus, champ, violence symbolique etc.) qui permettent d’analyser la
reproduction, l’inertie de l’ordre social, permettent également d’étudier sa
remise en cause » (Mauger, 2002, p. 56). La fécondité d’une telle conception
du monde social « tient à ce qu’elle s’attache à penser le changement et
la conservation avec les mêmes instruments » (Mathieu et Roussel, 2002,
p. 134).
En synthèse, la sociologie du conflit de Pierre Bourdieu procède de
deux postulats. Tout d’abord, elle se veut une sociologie réaliste, qui ne s’il-
lusionne pas sur les capacités réelles des dominés à lutter contre la domi-
nation. C’est une sociologie qui, dépassant cette illusion, souhaite livrer aux
dominés, sur la base de ce réalisme épistémologique, des outils pour s’af-
franchir de la domination. Comme Bourdieu l’écrit avec des accents spino-
ziens dans Questions de sociologie, « Tout progrès dans la connaissance de la
nécessité est un progrès dans la liberté possible » (2002 [1984], p. 44‑45) car
« de même qu’elle dénaturalise, la sociologie défatalise » (p. 46). Deuxième
postulat : les conflits sociaux ne sont pas, dans une vision irénique, des
moments d’affranchissement définitif de la domination. La sociologie vise,
au contraire, à débusquer en leur sein des dynamiques paradoxales de repro-
duction de l’ordre social qui, y compris dans les conjonctures critiques, ne
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 106 21/09/2021 11:01
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 107
cessent de faire agir à leur insu les individus. L’extrait suivant des Méditations
pascaliennes synthétise ces deux postulats : si « l’extraordinaire inertie qui
résulte de l’inscription des structures sociales dans les corps n’incite guère à
croire aux vertus de la “prise de conscience”, la sociologie ne peut pas pour
autant ignorer les grèves, les révoltes ouvrières et paysannes, les révoltes
étudiantes (de la critique de la famille et de l’université à celle de l’ordre
social), les conflits de générations au sein des différents champs de l’espace
social, entre “détenteurs” (portés à l’orthodoxie) et “prétendants” (portés à
l’hérésie), les révoltes féministes, etc., les résistances individuelles et col-
lectives, ordinaires et extraordinaires, durables et ponctuelles, passives et
actives, bref les ruptures – au moins temporaires – avec “l’ordre des choses” »
(Bourdieu, 2003 [1997], p. 206).
Selon Bourdieu, l’apparition d’un conflit social suppose toujours, du
point de vue de ses acteurs, un arrachement à la « violence symbolique ».
Ce concept est le pilier de sa théorie de la domination : « La violence sym-
bolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même
pas perçues comme telles en s’appuyant sur des “attentes collectives”, des
croyances socialement inculquées » (1994, p. 188). Lorsqu’elle se trans-
forme en habitus, en prisme cohérent et structuré d’appréhension et de
classement du monde social, l’individu qui la subit oublie ses conditions
génétiques de production. Or, c’est précisément la connaissance de ces
conditions qui rend possible la prise de distance par rapport à elle et, ipso
facto, la volonté de lutter contre elle. C’est l’oubli – autre nom de l’alié-
nation – qui conduit les dominés à devenir « complices » de leur propre
domination. Prenons l’exemple des femmes, que Bourdieu aborde dans
« La domination masculine » (1990). C’est dans la mesure où la socialisa-
tion genrée conduit à forger un certain type d’habitus incorporé, que les
femmes sont amenées à valoriser certains comportements – l’émotivité ou
la tendresse – et à adopter certaines pratiques – comme l’autocensure dans
le choix des filières scolaires les plus valorisées. Ces pratiques reproduisent
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
la même domination qui les a socialisées en tant que femmes. À chaque fois
que les dominés ajustent leur manière de voir, de sentir, de percevoir et de
se représenter le monde social sur la vision que les dominants ont d’eux, ils
reproduisent la domination qu’ils pâtissent. Le mécanisme de la violence
symbolique est un cercle infernal : les individus agissent en fonction de
l’habitus ; or, cet habitus est le produit d’une socialisation qui inclut les rap-
ports de domination, soient-ils de classe, de sexe ou de race ; les individus
reproduisent donc la domination en agissant conformément à cet habitus,
et en suivant la règle de l’amor fati, de la nécessité faite vertu. L’habitus
produit « cette sorte de soumission immédiate à l’ordre qui incline à faire
de nécessité vertu, c’est-à-dire à refuser le refusé et à vouloir l’inévitable »
(1980, p. 90).
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 107 21/09/2021 11:01
108 ▲ Sociologie du conflit
L’enquête permet de démontrer empiriquement ce mécanisme dia-
bolique. Bourdieu s’y attelle avec son équipe dans La misère du monde,
gigantesque chantier d’enquête sur des individus aux prises avec la souf-
france sociale dans toutes ses formes : travailleurs immigrés, habitants de
banlieue, élèves en ZEP, petits agriculteurs, infirmières, policiers… Autant
d’individus ressentant, selon Bourdieu, les affres d’une « misère de posi-
tion » : l’incapacité à se réaliser socialement suivant ses aspirations, en
raison d’obstacles structurels qui échappent à l’action de l’individu. C’est
le cas de l’élève que la socialisation familiale prédispose à l’échec scolaire,
et qui subit le verdict de l’institution ; c’est le cas du travailleur immigré
dont le statut socio-racial favorise un traitement discriminatoire, dans
le marché du travail ou du logement. « Porter à la conscience des méca-
nismes qui rendent la vie douloureuse, voire invivable », écrit Bourdieu,
« ce n’est pas les neutraliser ; porter au jour les contradictions, ce n’est pas
les résoudre. Mais, pour si sceptique que l’on puisse être sur l’efficacité
sociale du message sociologique, on ne peut tenir pour nul l’effet qu’il peut
exercer en permettant à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’im-
puter leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés ;
et en faisant connaître largement l’origine sociale, collectivement occul-
tée, du malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les
plus secrètes. Constat qui, malgré les apparences, n’a rien de désespérant :
ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le
défaire. » (1993, p. 1453‑1454).
La seule manière de casser le cercle infernal de la violence symbolique
est donc de rendre les dominés conscients des structures sociales de pro-
duction de leur habitus. Cela devrait leur permettre de transformer la
souffrance induite par la « misère de position » en opposition à la domina-
tion. Or, un tel pari suppose une certaine réceptivité des dominés au dis-
cours de cette sociologie libératrice : une réceptivité qui n’a rien d’évident
lorsqu’on connaît la faible diffusion sociale de la sociologie, les attaques
dont elle fait régulièrement l’objet par les pouvoirs publics et les médias,
et les inégalités sociales d’accès au savoir sociologique (Mauger, 2002).
Face à ce problème, Bourdieu émet une hypothèse : la réceptivité des
dominés à ce discours libérateur serait particulièrement forte dans le cas
des habiti désajustés ou « clivés ». Les individus davantage prédisposés à
critiquer la domination seraient ceux dont l’habitus, forgé dans un certain
état des structures sociales, entre en décalage avec le présent vécu : le fils
d’ouvrier devenu cadre ou le cadre déclassé, le travailleur immigré (socia-
lisé dans son pays d’origine et travaillant dans son pays d’accueil), le pay-
san confronté à l’extinction progressive de son groupe social, ou encore
l’homosexuel stigmatisé pour ses préférences sexuelles. Dans tous ces cas,
le clivage de l’habitus est au principe d’un malaise profond, d’une souf-
france que l’individu retourne souvent contre lui-même, sous la forme de la
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 108 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 109
haine de soi. La sociologie leur offre une chance d’explicitation et de publi-
cisation d’un malheur dont ils se considèrent seuls responsables. C’est par
ailleurs ce phénomène qui explique, selon Bourdieu, le « moment critique »
de Mai 1968 : cette mobilisation étudiante que rien ne permettait, quelques
mois avant, de prévoir. Les étudiants mobilisés étaient dans leur majorité
issus des classes moyennes supérieures, et faisaient, pour la première fois,
l’expérience douloureuse d’un décalage social. La stagnation du taux de
création des postes de cadres au milieu des années 1960, conséquence de la
baisse de la productivité de l’économie française, ne leur garantissait plus la
possibilité de convertir leurs titres scolaires en positions sociales favorisées
sur le marché du travail. Mai 1968 devient ainsi l’occasion pour ces étu-
diants en voie de déclassement, aux prises avec la « déqualification struc-
turale des diplômes », de convertir leur souffrance en conflit (Bourdieu,
1984a, p. 207‑250). C’est cette même explication, mutatis mutandis, qui
pourrait être convoquée aujourd’hui pour les « mouvements des places »,
organisés par des jeunes diplômés des classes moyennes supérieures, et
apparaissant à la suite d’un double mouvement de massification de l’ensei-
gnement supérieur et de précarisation du marché du travail.
Bourdieu ajoute une deuxième condition propice à l’apparition d’un
conflit social : l’existence de porte-parole qui, issus du groupe social dominé,
parviennent à le constituer en groupe social mobilisé. « Dans le cas limite
des groupes dominés, écrit-il, l’acte de symbolisation par lequel se consti-
tue le porte-parole, la constitution du “mouvement”, est contemporain de la
constitution du groupe ; le signe fait la chose signifiée, le signifiant s’identifie
à la chose signifiée, qui n’existerait pas sans lui, qui se réduit à lui. Le signi-
fiant n’est pas seulement celui qui exprime et représente le groupe signifié ; il
est ce qui lui signifie d’exister, qui a le pouvoir d’appeler à l’existence visible,
en le mobilisant, le groupe qu’il signifie » (1984b, p. 50). Or, dans l’acte même
d’instituer le groupe, le porte-parole le réduit à lui ; ainsi, tout en ouvrant un
espace pour la conflictualité sociale, le porte-parole reproduit des rapports
de domination au sein même du processus de « visibilisation » et d’émanci-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
pation qu’il rend possible.
Ces deux conditions, très restrictives, expliquent, en plus des pré-
conditions nécessaires à l’apparition d’une mobilisation collective (l’exis-
tence d’un réseau préexistant, de ressources économiques et d’un capital
social, l’ouverture relative de la structure des opportunités politiques), les
faibles chances de conversion de la souffrance sociale en conflit. Mais alors
comment expliquer que, pour reprendre les mots de Bourdieu, « la socio-
logie ne [puisse] pas ignorer » les révoltes et les révolutions, les conflits et
les émeutes ? Le sociologue reconnaît que, en dépit de « l’extraordinaire
inertie » de l’ordre social, de temps à autre apparaissent des « ruptures avec
l’ordre des choses ». C’est le cas, par exemple, des grèves de 1995, dans les-
quelles il voit une résistance collective contre le néolibéralisme et son lot
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 109 21/09/2021 11:02
110 ▲ Sociologie du conflit
de nouvelles souffrances sociales, et contre le retrait de la « main gauche »
de l’État (Bourdieu, 2001).
Un sociologue de combat : Bourdieu à la gare de Lyon
Le 12 décembre 1995, Bourdieu prononce un discours retentissant devant les
cheminots grévistes réunis à la gare de Lyon contre la réforme de la protection
sociale d’Alain Juppé. En voici quelques extraits :
« Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent depuis trois
semaines contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du ser-
vice public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à
la santé, à la culture, à la recherche, à l’art, et, par-dessus tout, au travail. Je
suis ici pour dire que nous comprenons ce mouvement profond, c’est-à-dire
à la fois le désespoir et les espoirs qui s’y expriment, et que nous ressentons
aussi ; pour dire que nous ne comprenons pas (ou que nous ne comprenons
que trop) ceux qui ne le comprennent pas, tel ce philosophe [Paul Ricœur]
qui, dans le Journal du Dimanche du 10 décembre, découvre avec stupéfaction
“le gouffre entre la compréhension rationnelle du monde”, incarnée, selon
lui, par Juppé – il le dit en toutes lettres – “et le désir profond des gens”. Cette
opposition entre la vision à long terme de “l’élite” éclairée et les pulsions à
courte vue du peuple ou de ses représentants est typique de la pensée réac-
tionnaire de tous les temps et de tous les pays ; mais elle prend aujourd’hui
une forme nouvelle, avec la noblesse d’État, qui puise la conviction de sa
légitimité dans le titre scolaire et dans l’autorité de la science, économique
notamment : pour ces nouveaux gouvernants de droit divin, non seulement
la raison et la modernité, mais aussi le mouvement, le changement, sont du
côté des gouvernants, ministres, patrons ou “experts” ; la déraison et l’ar-
chaïsme, l’inertie et le conservatisme du côté du peuple, des syndicats, des
intellectuels critiques. C’est cette certitude technocratique qu’exprime Juppé
lorsqu’il s’écrie : “Je veux que la France soit un pays sérieux et un pays heu-
reux.” Ce qui peut se traduire : “Je veux que les gens sérieux, c’est-à-dire les
élites, les énarques, ceux qui savent où est le bonheur du peuple, soient en
mesure de faire le bonheur du peuple, fut-ce malgré lui, c’est-à-dire contre
sa volonté ; en effet, aveuglé par ses désirs, dont parlait le philosophe, le
peuple ne connaît pas son bonheur – en particulier son bonheur d’être gou-
verné par des gens qui, comme M. Juppé, connaissent son bonheur mieux
que lui.” Voilà comment pensent les technocrates et comment ils entendent
la démocratie. Et l’on comprend qu’ils ne comprennent pas que le peuple, au
nom duquel ils prétendent gouverner, descende dans la rue – comble d’ingra-
titude ! – pour s’opposer à eux. Cette noblesse d’État, qui prêche le dépéris-
sement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur,
substitut commercial du citoyen, a fait main basse sur l’État ; elle a fait du
bien public un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 110 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 111
Ce qui est en jeu, aujourd’hui, c’est la reconquête de la démocratie contre la
technocratie. […]. Cheminots, postiers, enseignants, employés des services
publics, étudiants, et tant d’autres, activement ou passivement engagés dans
le mouvement, ont posé, par leurs manifestations, par leurs déclarations, par
les réflexions innombrables qu’ils ont déclenchées et que le couvercle média-
tique s’efforce en vain d’étouffer, des problèmes tout à fait fondamentaux,
trop importants pour être laissés à des technocrates aussi suffisants qu’insuf-
fisants : comment restituer aux premiers intéressés, c’est-à-dire à chacun de
nous, la définition éclairée et raisonnable de l’avenir des services publics, la
santé, l’éducation, les transports […] ».
Source : « Combattre la technocratie sur son terrain », Libération, 14 décembre
1995. ■
Cependant, les effets de ces contestations sociales demeurent sou-
vent limités ; très rares sont, selon Bourdieu, les résistances collectives
qui parviennent réellement à changer l’ordre des choses. Pourquoi ? En
plus de « l’extraordinaire inertie » de l’ordre social, il y a une autre rai-
son, à laquelle le sociologue fait allusion à la fin de son discours à la gare
de Lyon. Pour « combattre efficacement la technocratie », affirme-t-il,
il faut « l’affronter sur son terrain privilégié, celui de la science, écono-
mique notamment, en opposant à la connaissance abstraite et mutilée
dont elle se prévaut, une connaissance plus respectueuse des hommes et
des réalités auxquelles ils sont confrontés ». Une fois de plus, la connais-
sance libère. Notamment la connaissance sociologique : elle est la voie
royale pour qu’une contestation sociale puisse se doter d’arguments effi-
caces, mesurés à ceux des ennemis auxquels elle s’affronte. Un mouve-
ment social ne peut réellement changer l’ordre des choses qu’en produi-
sant une science de cet ordre capable de déconstruire les arguments de
l’idéologie dominante. Or, de façon paradoxale, ce n’est pas dans l’action
collective que Bourdieu trouve ce modèle d’une contestation dotée d’une
science de son propre objet, mais dans les champs artistique et littéraire.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Il y découvre ces ruptures définitives de l’ordre symbolique qu’il atten-
dait tant dans le champ social : des révoltes qui mettent à mal le système
catégoriel qui structure l’ordre social, et en vertu duquel les dominants se
pensent dominants, et les dominés restent dominés. On doit, selon lui,
à Gustave Flaubert et à Édouard Manet ces « révolutions symboliques »
qui, tout en instituant l’autonomie de leurs champs artistiques vis-à-vis
du pouvoir, de l’argent et de la presse, ont mis à mal les catégories de la
morale bourgeoise. Cette évolution, qui place Bourdieu sur les traces de
l’École de Francfort (Tarragoni, 2021), reflète le paradoxe d’une socio
logie critique qui, fondée sur l’hypothèse de la latence des contestations
sociales, finit par buter sur leur absence, et les cherche ailleurs que dans
les résistances des dominés.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 111 21/09/2021 11:02
112 ▲ Sociologie du conflit
Une sociologie de l’indignation pour émanciper
La sociologie de Pierre Bourdieu met davantage en avant la manière dont les
individus sont agis par le monde social, que ce qu’ils sont capables de faire
en son sein. Élève, puis collaborateur de Bourdieu, Luc Boltanski (1940-)
creuse ce point. Il insiste sur une double singularité des sociétés contem-
poraines à laquelle son mentor reste, selon lui, aveugle. Tout d’abord, elles
sont des « sociétés critiques » (Boltanski, 1990a), c’est-à-dire des sociétés où
la forme publique « affaire » tend à l’emporter sur la forme publique « scan-
dale ». Dans les sociétés d’Ancien Régime, les conflits publics se manifes-
taient sous la forme d’une mise en accusation conduisant à un châtiment col-
lectif, comme dans la pratique du lynchage ou dans les punitions corporelles
ordonnées par le pouvoir. Le conflit prenait l’allure du scandale : il rompait
la stabilité de l’ordre social pour être aussitôt « réparé » par la sanction col-
lective, réaffirmant l’ordre. Dans les sociétés modernes, les conflits publics
se manifestent (majoritairement) sous la forme de disputes : d’un côté les
accusateurs, de l’autre les « accusateurs des accusateurs », comme dans cette
affaire prototypique que fut l’Affaire Dreyfus à la fin du xixe siècle (Boltanski
et al., 2007). Dans un tel contexte, les individus, y compris lorsqu’ils ne par-
viennent pas à se faire entendre, sont éduqués à la critique. Il semble difficile
de présupposer qu’ils restent passifs face à l’injustice sociale, comme conduit
à le penser le concept de « violence symbolique ».
Deuxièmement, nos sociétés contemporaines sont réflexives. Elles se
pensent de plus en plus, à partir des années 1970, à l’aide des catégories
des sciences sociales et, en particulier, du discours critique de la sociologie.
Prenons l’exemple des inégalités sociales à l’école. En plus d’être un best-seller
à sa sortie (six rééditions entre 1964 et 1971, 36 400 exemplaires vendus)
(Masson, 2005, p. 83), Les Héritiers de Bourdieu et Passeron devient aussitôt
une référence pour les médias et pour les politiques de « démocratisation
de l’école ». Avec la création parallèle des premières filières de « Sciences
économiques et sociales » et des Licences de sociologie, dans un contexte
d’accélération de la démocratisation scolaire, les catégories de la sociologie
vont toucher un public de plus en plus large. Qu’ils soient réceptifs au dis-
cours médiatique, au discours politique et/ou au discours scolaire, les indi-
vidus sont ainsi de plus en plus armés pour comprendre cet ordre social qui,
selon Bourdieu, les ferait pourtant agir à leur insu. Dans le renversement qu’il
accomplit de la sociologie critique, Boltanski ne fait, au fond, que suivre le
présupposé bourdieusien des effets émancipateurs du savoir sociologique. Si
ce présupposé est viable, en raison de la diffusion croissante de ce savoir dans
le corps social, on ne peut plus assumer l’hypothèse de la violence symbo-
lique. Il faut, au contraire, présupposer que les individus sont équipés pour
penser réflexivement leur domination : ils sont capables de se positionner
dans l’échelle sociale, d’énoncer des aspirations réalistes et de s’indigner
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 112 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 113
lorsque ces aspirations sont contrariées. Dans une société réflexive, ils sont
réflexifs.
En creusant l’antinomie de principe entre le pari bourdieusien de la
« sociologie qui libère » et son hypothèse d’une violence symbolique
omniprésente, entre une perspective émancipatrice et une analyse qui
postule l’aliénation, Boltanski en vient à abandonner progressivement la
sociologie de la domination. Plus précisément : une sociologie qui pos-
tule que la domination se reproduit à l’insu de ses victimes. Le principe
de symétrie, énoncé par le sociologue des sciences David Bloor, permet
de critiquer ce postulat. Il astreint à traiter, dans les controverses scienti-
fiques, les théories qui finissent par s’imposer – auxquelles on attribue a
posteriori un statut supérieur de « rationalité » –, de manière équivalente
à celles qui finissent par échouer – auxquelles on attribue a posteriori un
statut inférieur de « rationalité ». Appliqué aux rapports sociaux de domi-
nation, ce principe oblige à ne pas préjuger de leur issue en raison des
statuts « dominant » ou « dominé » de leurs acteurs. En d’autres termes,
il s’agit de ne pas présupposer que le dominant l’emportera toujours en
tant que dominant, et le dominé courbera toujours l’échine en tant que
dominé. S’il y a bien dans le passé et dans le présent des groupes sociaux
dominants et des groupes sociaux dominés, leur statut n’est pas figé. Il
est réversible au gré de la lutte sociale : sinon comment les sociétés chan-
geraient-elles ? Tout rapport de domination est soumis à des épreuves,
c’est-à-dire à des vérifications régulières de la concordance entre les
représentations et la réalité. Il s’expose par là même à une conflictualité
irréductible, lorsqu’un doute surgit quant à la stabilité de la réalité sociale
qu’il permet de décrire.
On pourrait dire que Boltanski a opérationnalisé empiriquement le
concept wébérien de légitimité. Un conflit social surgit lorsque la réalité, telle
que la décrit un rapport de domination donné, ne correspond plus à la maté-
rialité du monde qu’on éprouve en tant qu’individu. C’est cette « épreuve
de réalité » qui constitue de facto les dominants et les dominés en tant que
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
positions symboliques antagonistes. En ce sens, le dominant pourra toujours
devenir dominé, et inversement. Tout dépendra des épreuves de réalité et
de la manière dont elles affecteront la légitimité des dominants à exercer la
domination. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (1985a) parlent de
« réciprocabilité symbolique des rapports de force ». Ils analysent une image
tirée d’une tablette proto-élamite de 2900 av. J.-C : un taureau maîtrisant
deux lions, et un lion maîtrisant deux taureaux (voir fig. 4). Magnifique illus-
tration, issue d’une civilisation morte depuis cinq millénaires, de l’impossibi-
lité à déduire de la structure de la compétition sociale qui en sortira gagnant.
En exergue de l’image, les auteurs placent un « exercice préliminaire » :
« trouver l’animal dominant ». Quelle leçon en tirer ? Tout rapport de domi-
nation contient, in nuce, la possibilité de son renversement.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 113 21/09/2021 11:02
114 ▲ Sociologie du conflit
Empreinte de tablette proto-élamite (Suse, fin de période de Djemdet-Nasr).
Source : Grignon et Passeron (1985a, p. 1).
Figure 4 : « Trouver l’animal dominant »
Pour apprécier cette possibilité à sa juste hauteur, il faut prendre « au
sérieux les prétentions à la justice manifestées par les personnes en de nom-
breuses occasions de la vie quotidienne » (Boltanski, 1990b, p. 65). Le socio-
logue doit observer comment elles appréhendent leur condition sociale, jus-
tifient ce à quoi elles croient avoir droit, s’indignent et critiquent l’ordre des
choses. Cela suppose, à l’inverse de Bourdieu, d’accorder une place centrale à
leur discours. À Boltanski de privilégier donc les méthodologies qualitatives
(l’analyse des conversations ordinaires, des entretiens et des corpus lexico-
graphiques) aux méthodologies quantitatives, comme l’analyse des corres-
pondances multiples prisée par Bourdieu, qui tendent à occulter le vécu indi-
viduel. D’ailleurs, la critique des statistiques a été l’un des points de départ
de l’entreprise boltanskienne. Le sociologue a commencé par montrer, dans
le sillage d’E. P. Thompson, que les groupes sociaux sont construits par la
représentation que s’en font leurs membres. Les statistiques nous donnent
l’illusion de la « naturalité » d’un groupe social, que ce soit la classe (à l’objec-
tivité de laquelle s’attaque Thompson) ou les groupes socioprofessionnels, au
cœur de la nomenclature des CSP introduite par l’INSEE en 1954. Or, en réa-
lité, les groupes sociaux n’existent que dans la perception de leurs membres,
et notamment dans les revendications qu’ils portent pour les faire exister.
C’est le cas, par exemple, des cadres au début du xxe siècle. Dans une enquête
axée sur leurs organisations syndicales, mêlant documentation historique et
entretiens, Boltanski (1982) montre que ce groupe s’est doté d’une appar-
tenance collective – comme la classe ouvrière de Thompson – via le conflit
social : en revendiquant des droits sociaux et des formes spécifiques de pro-
tection sociale.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 114 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 115
Mais le véritable tournant de la « sociologie de la critique » s’accomplit
dans une enquête que Boltanski réalise en collaboration avec Yann Darré et
Marie-Ange Schiltz (1984). Ils ont l’occasion d’accéder à 275 lettres reçues
par le Service des informations générales du journal Le Monde, entre 1979
et 1981. 76 % d’entre elles « comportent, explicitement ou non, une dénon-
ciation d’injustice » (p. 4). Dans ces lettres, des individus (toutes positions
sociales et niveaux de diplôme confondus) s’indignent en utilisant des
chiffres, des argumentations sociologiques, des concepts des sciences éco-
nomiques et sociales, contre une domination qu’ils pâtissent au quotidien. Ils
accomplissent, de façon « rapide », le travail de dévoilement que Bourdieu
prétendra faire pour eux (et à leur place) dans La misère du monde. Interrogés
par les enquêteurs, les journalistes du Monde avouent lire ces lettres « sans
trop d’illusion, par devoir professionnel, dans l’espoir qu’elles contiendront
peut-être une information intéressante dont il leur faudra ensuite vérifier le
bien-fondé. Mais l’interrogation sur la vérité des énoncés est subordonnée à
la question préalablement posée à toutes les lettres reçues et qui est celle de
leur normalité » (p. 5). Qu’est-ce qu’une dénonciation normale ? Selon les
journalistes interviewés, cette normalité met en jeu deux dimensions : une
dimension proprement psychique, nombre de lettres émanant, à les suivre,
d’individus dérangés, maniaques ou paranoïaques, ou encore pris par la
« folie des grandeurs » ; une dimension proprement normative, certaines
de ces lettres dérogeant aux critères basiques de présentabilité d’une plainte
publique (et donc de publication dans un journal).
Les enquêteurs comprennent alors quelque chose de fondamental. Pour
autant que la plupart des individus soit capable d’adopter un regard réflexif
sur la domination, la recevabilité publique d’une plainte dépend du respect
d’un ensemble de conditions de base. Premièrement, il faut que les acteurs
« montent en généralité ». Ils doivent se montrer capables de dépasser le
caractère irréductiblement singulier et contextuel de leur situation, en la
mettant en équivalence avec d’autres situations comparables. C’est un pro-
cessus que l’ethnométhodologie appelle « désindexicalisation » (Garfinkel
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
et Sacks, 1970). Deuxièmement, ils doivent rapporter leur injustice vécue
à un « type général » de justice, valable universellement : c’est le principe
même de l’argumentation publique (Breviglieri, Lafaye et Trom, 2009). Ces
conditions sociales d’énonciation de la critique deviennent alors l’objet d’une
nouvelle sociologie : la sociologie pragmatique. Celle-ci se voit obligée d’em-
blée de répondre à une objection. On pourrait voir en effet dans ces indigna-
tions ordinaires, le « vernis langagier » (pour reprendre le terme de Vilfredo
Pareto) que les individus apportent, à leur insu, sur des démarches fonda-
mentalement intéressées ou stratégiques. Le soupçon émane des sociologues
bourdieusiens, plutôt réticents à accorder une valeur scientifique aux dis-
cours que les individus tiennent sur leurs pratiques : ne passent-ils pas leur
temps, en réalité, à s’illusionner sur les véritables mobiles de leurs conduites ?
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 115 21/09/2021 11:02
116 ▲ Sociologie du conflit
Boltanski répond à cette objection dans un article programmatique intitulé
« Sociologie critique et sociologie de la critique » (1990a), dans lequel il se
démarque de Bourdieu sans jamais le citer, mais en le rapportant à l’intention
critique de la « sociologie classique » (p. 127).
De la sociologie critique à la sociologie de la critique
« Le cadre présenté […] a pour objet principal de fournir un instrument pour
analyser les opérations qu’accomplissent les acteurs lorsque, se livrant à la cri-
tique, ils doivent justifier les critiques qu’ils avancent, mais aussi lorsqu’ils se
justifient face à la critique ou collaborent dans la recherche d’un accord justifié.
Il a donc pour objet privilégié des situations soumises à un impératif de justifi-
cation qui, comme l’attestent les recherches empiriques qui ont accompagné la
construction de [ce cadre], sont loin d’être rares dans la vie quotidienne. Il rompt
par là avec les constructions qui, visant à rapporter toutes les relations sociales à
des rapports de force en dernière analyse – comme ce fut souvent le cas des tra-
vaux d’inspiration marxiste ou, comme dans les différentes formes de sociologie
dérivées de l’utilitarisme –, aux stratégies mises en œuvre par les acteurs pour
optimiser leurs intérêts, ne pouvaient être attentives à l’exigence de justice expri-
mée par les personnes, traitées comme autant de masques idéologiques quand
elles n’étaient pas simplement ignorées. Construit au moyen d’une série d’aller
et retour entre le travail de terrain et la modélisation, il a pour vocation de servir
des recherches empiriques sur la façon dont les personnes mettent en œuvre leur
sens de la justice pour se livrer à la critique, justifier leurs actions ou converger
vers l’accord. Mais c’est dire aussi qu’il ne s’agit pas d’une théorie de la société,
prétendant entrer en concurrence avec les nombreuses théories déjà proposées
pour rendre compte du social. [Ce] cadre ne propose pas, en effet, des principes
d’explication permettant de réduire la disparité des phénomènes sociaux en les
rapportant à des causes sous-jacentes. Il ne se fonde pas sur l’établissement de
liens statistiques stables entre des faits sociaux d’ordre morphologique, démo-
graphique ou économique, et ne s’appuie pas sur la référence à des structures
sociales ou à des systèmes. S’il s’inscrit bien par là dans le cadre d’une théorie de
l’action, plutôt que dans celui d’une théorie des faits sociaux, il ne vise pas pour
autant à rendre compte de la conduite des agents en les rapportant aux déter-
minismes qui les feraient agir. Il n’a donc pas pour objet de mettre à jour des
déterminations qui, inscrites une fois pour toutes dans les agents, guideraient
leurs agissements quelle que soit la situation dans laquelle ils se trouvent placés.
[…] Le cadre d’analyse présenté […] est orienté vers la question de la justice. Il
vise à fournir un modèle du genre d’explications auxquelles se livrent les acteurs
lorsqu’ils se tournent vers la justice et des dispositifs sur lesquels ils peuvent
prendre appui, dans les situations concrètes où se déploient leurs actions, pour
asseoir leurs prétentions à la justice, qui ne se limitent pas, bien évidemment,
aux cas […] dans lesquels ils portent leurs affaires devant l’arbitrage de l’appareil
judiciaire. » (Boltanski, 1990a, p. 124). ■
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 116 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 117
Le « cadre » dont il est question dans l’extrait reproduit dans l’encadré
est celui que Boltanski a entre-temps élaboré avec l’économiste Laurent
Thévenot. Publié de façon confidentielle en 1987, leur modèle, intitulé « Les
économies de la grandeur », connaît une diffusion considérable à partir
de sa republication en 1991. Son principe de base est le suivant : ce sont
les contraintes sociales – langagières, interactionnelles et situationnelles –
d’énonciation de la critique qui la distinguent de l’élaboration d’une straté-
gie ou d’un calcul d’intérêt, mais également d’autres « régimes d’activité »
comme l’amour (ou agapé), la paix, la violence ou la compassion (Boltanski,
1990b). La principale contrainte de toute opération critique est le suivi d’un
« sens de la justice » universalisable. Cela empêche d’imputer, de façon déter-
ministe et mécanique, une telle opération à d’autres régimes d’activité. Les
pragmatistes en tireront leurs deux principales consignes méthodologiques :
l’antiréductionnisme, à savoir le principe de non-imputation du sens d’une
activité sociale à un autre régime d’activité, et le pluralisme, c’est-à-dire le
principe d’irréductibilité de l’action à une détermination structurelle uni-
voque (Lemieux, 2018, p. 13‑15, 30‑33).
Le modèle des « économies de la grandeur » repose sur de nombreux tra-
vaux de terrains : des enquêtes sur les conflits au travail, sur les conflits syn-
dicaux, sur les conflits d’évaluation d’un dossier scientifique, sur les conflits
de voisinage, sur les conflits d’appréciation d’une faute professionnelle (jour-
nalistique, médicale, etc.), sur les conflits de valorisation d’une œuvre d’art.
Avec cet aller-retour entre le travail de terrain et la modélisation, Boltanski
et Thévenot parviennent à une typologie de six grammaires générales de la
critique ordinaire : des « cités ».
Chacune d’elles est construite à partir d’une œuvre de philosophie morale
et politique l’ayant, d’une certaine manière, « formalisée » : la cité inspirée
(qu’on doit à Saint Augustin dans La Cité de Dieu), où la grandeur est conçue
sous la forme d’une relation immédiate à un principe transcendant, qui en est
la source première ; la cité domestique (qu’on doit à Bossuet dans la Politique
tirée des propres paroles de l’Écriture sainte), où la grandeur dépend de la
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
position hiérarchique des individus dans une chaîne de dépendances tradi-
tionnelles ; la cité du renom (formalisée par Hobbes dans le Léviathan), où
la grandeur découle de l’opinion des autres ; la cité civique (formalisée par
Rousseau dans Du contrat social), où la grandeur dépend du bien commun
auquel chacun aspire en renonçant à son état de particulier ; la cité mar-
chande (formalisée par Smith dans La richesse des nations), où la grandeur
est liée à la valeur des biens ; la cité industrielle (formalisée par Saint Simon
dans L’industrie), où la grandeur est fondée sur l’efficacité du travail et de
l’investissement.
Bien que les individus ne soient pas tous, loin s’en faut, de fins connais-
seurs de philosophie, ni d’habiles rhéteurs, ils sont tous, selon Boltanski et
Thévenot, familiers avec ces logiques générales d’argumentation. En d’autres
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 117 21/09/2021 11:02
118 ▲ Sociologie du conflit
termes, ces cités sont à la libre disposition des individus, quelles que soient
leurs conditions de socialisation, et donc leurs capitaux scolaires, linguis-
tiques et symboliques. Elles constituent l’« équipement moral et politique »
de base de chacun, lorsqu’il cherche à rendre audible une expérience d’injus-
tice pour obtenir réparation. À l’instar des catégories innées du jugement
pratique de Kant, ces cités permettent donc aux individus de tisser des liens
durables entre eux à travers l’expression de la conflictualité. On retrouve la
problématique de Simmel : le conflit est socialisateur.
Cet « équipement moral et politique » de l’individu constitue en soi une
possibilité d’émancipation, et ce quels que soient le degré, l’intensité et la
violence des rapports de domination. Boltanski aborde ce point dans De la
critique. Précis de sociologie de l’émancipation (2009). Il y développe une dis-
tinction entre la « réalité » et le « monde ». La première renvoie à ce que
chacun se représente comme étant « normal » et « attendu » dans une situa-
tion sociale donnée. C’est la réalité telle qu’elle est construite et cadrée par
les institutions sociales, à la fois support et vectrices des rapports sociaux
de domination. Le concept de « monde », repris à Wittgenstein, renvoie
à ce dont on fait l’expérience dans la vie ordinaire, à la manière dont elle
nous affecte matériellement et symboliquement. La critique apparaît ainsi
lorsque l’expérience vécue des acteurs – leur « monde » – entre en contra-
diction avec le formatage de la « réalité » : lorsque l’expérience collective
produit des catégories d’appréhension de la réalité qui montrent, justement,
le caractère construit et arbitraire d’un rapport social donné. C’est ce qui
arrive, par exemple, lorsqu’on rapporte son vécu en tant que femme à une
expérience collective des femmes, en remettant en cause la naturalité de la
division sexuelle du travail. Être femme devient alors un « nom » du monde
(un « Nous ») et une catégorie nouvelle pour déconstruire la réalité (comme
la classe, le sexe, la race, le « sans-papier », etc.). C’est ainsi que les dominés
peuvent « trouver la force nécessaire pour accéder à une grandeur à laquelle
ils ne peuvent pas, chacun pris isolément, non seulement atteindre, mais
même prétendre » (Boltanski, 2009, p. 227).
Malgré une hypothèse de départ plus plausible que celle de la violence
symbolique, les sociologues pragmatiques perdent toutefois de vue, bien
souvent, les conditions sociales d’énonciation de ces critiques. Le primat
du langage dans ce courant, hérité de la philosophie pragmatiste et analy-
tique et reproduit dans la méthodologie d’enquête (l’analyse conversation-
nelle), donne une sociologie très formelle, où le monde social est réduit à ce
qu’en disent les acteurs. Dans leurs comptes rendus d’interactions, les socio
logues pragmatiques isolent et décontextualisent les énoncés des individus.
Le monde social apparaît ainsi comme une trame langagière désincarnée
et lisse, comme un tissu d’énoncés d’où tendent à disparaître les inégalités
structurelles et les rapports de domination : tout ce qui fait, d’une certaine
manière, la « consistance » du social. C’est à ce problème que répondent les
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 118 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 119
subaltern studies. Tout en reprenant à leur compte la critique du postulat
de la violence symbolique, ces recherches influencées par A. Gramsci et
E. P. Thompson réinscrivent les énoncés critiques des acteurs dans la struc-
ture de leurs relations sociales.
Une sociologie du pouvoir d’agir pour visibiliser
Au début des années 1980, de nombreux anthropologues des pays du Sud,
notamment en Inde (Merle, 2004), reviennent sur les impasses d’une analyse
du conflit social qui ne prendrait pas en compte les spécificités de la situa-
tion coloniale. Contre la vision défendue par l’historiographie britannique
d’une « nation indienne » créée par le pouvoir impérial et les élites autoch-
tones lui servant d’intermédiaire – la caste des brahmanes –, Ranajit Guha
(1922-), le fondateur des subaltern studies, insiste sur le primat des groupes
subalternes (Guha, 1999 [1983]). Selon lui, la nation indienne est le produit
historique des conflits sociaux portés par la paysannerie qui ont fait émerger,
« par le bas », une conscience nationale-populaire. Or, cette paysannerie se
situe au croisement de nombreux rapports de domination : une domination
économique, quasi féodale, des propriétaires terriens et des prêteurs à gage
sur les non-propriétaires ; une domination coloniale, exercée par l’Empire
britannique sur ses sujets, toutes religions et ethnies confondues ; une domi-
nation religieuse, exercée par les hindous sur les bouddhistes ; une domina-
tion ethnique, exercée par les castes supérieures (les « deux fois nés ») sur les
castes inférieures (shudras) et, plus particulièrement, sur ces « hors-caste »
que sont les Intouchables (dalit). Chacun de ces rapports de domination a
été historiquement contesté par une partie de la paysannerie. Ces conflits
sont donc irréductibles à la seule matrice de classe. On retrouve, transposée
à la problématique de l’identité nationale, l’explication thompsonienne de la
formation de la classe ouvrière britannique. À l’instar des luttes démocra-
tiques contre les « propriétaires » qui ont progressivement doté les ouvriers
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
d’une conscience de classe, les conflits ruraux que Guha exhume des archives
(entre 1783 et 1900) ont peu à peu fait surgir une conscience commune
des intérêts nationaux de la paysannerie. Tout comme les catégories de la
classe ouvrière renvoient chez Thompson à des représentations culturelles
et morales qui « construisent » les intérêts économiques partagés, les caté-
gories de la nation indienne renvoient à des représentations religieuses et
ethniques qui sont au plus loin du stéréotype occidental du « citoyen natio-
nal » (Chandavarkar, 2012). Reléguer ces représentations à un stade prépoli-
tique du fait de leur différence avec la conception occidentale de l’« universel
national », serait faire preuve d’ethnocentrisme (Chatterjee, 2009 [2004]).
Derrière cette considération, il y a un enjeu méthodologique fondamental.
Renvoyée à l’incapacité et à l’archaïsme tant par l’historiographie coloniale
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 119 21/09/2021 11:02
120 ▲ Sociologie du conflit
que marxiste, la paysannerie indienne possède en réalité ses propres logiques
d’action. Dans son travail séminal de 1983, Elementary Aspects of Peasant
Insurgency in Colonial India, Guha identifie six catégories de la conflictualité
paysanne : l’opposition, l’ambiguïté, l’autonomie du répertoire contestataire,
la solidarité de proximité, l’informalité de l’espace public et l’inscription ter-
ritoriale. Les paysans contestataires développent tout d’abord une conscience
oppositionnelle (negation) : ils aspirent à invertir les rôles des dominants et
des dominés. Ils se focalisent, bien souvent, sur les symboles et les lieux du
pouvoir, tels les bureaux de collecte des loyers agricoles pour les propriétaires
terriens, les maisons des prêteurs à gages, les offices fiscaux et les prisons
pour le pouvoir étatique. Ces lieux sont systématiquement vandalisés. D’où
la deuxième catégorie, l’ambiguïté (ambiguity) : ces pratiques conflictuelles
apparaissent comme des illégalismes, lors mêmes qu’elles sont de part en
part politiques. À travers ces actes rituels de destruction, les paysans défient
l’autorité et présentent leur groupe comme seul dépositaire de la souverai-
neté nationale (modality). La contestation crée ainsi des liens de solidarité,
entre villages, clans et groupes ethno-religieux, et un sens d’appartenance
collective (solidarity). Ces groupes deviennent les principaux vecteurs de
l’information, sous le mode privilégié de la rumeur anonyme (transmission).
L’opposition aux détenteurs de l’autorité et la définition d’un groupe d’appar-
tenance structurent symboliquement un espace géographique, lieu d’inscrip-
tion de la contestation (territoriality). Ces pratiques sont d’autant plus auto-
nomes, quand bien même les archives qui les documentent aient été écrites
par les élites coloniales, que le pouvoir contre lequel elles se dressent n’est
pas aussi « puissant » qu’on pourrait l’imaginer. Comme le souligne Guha
dans un ouvrage postérieur, le gouvernement colonial britannique, malgré
son emprise politique et symbolique (sa « dominance »), n’est jamais parvenu
à construire une véritable hégémonie au sens gramscien (« hegemony ») : un
système cohérent et organique de visions du monde, suscitant l’adhésion sans
faille des groupes subalternes (Guha, 1997).
À la suite de Guha, de nombreux chercheurs découvrent ainsi avec émer-
veillement la panoplie des « armes » dont dispose ce groupe – la paysannerie
dans les mondes post-coloniaux – que la sociologie marxiste jugeait victime
de l’aliénation et du fatalisme. Les enquêtes se multiplient. Elles sillonnent
l’Afrique, la Chine, le Sud-Est asiatique, l’Amérique latine, la Palestine,
l’Irlande… Des anthropologues comme James C. Scott (1985), Steven
Feierman (1990) et Roger M. Keesing (1992) découvrent la vaste panoplie
des « tactiques » à l’aide desquelles les paysans malais, tanzaniens, méla-
nésiens, détournent les relations de domination. Influencés par les cultural
studies et leur hypothèse que les pratiques des dominés mettent en jeu une
certaine autonomie, ils en viennent à critiquer les postulats de la sociologie
de la domination. Comme l’écrira plus tard l’un d’eux, l’enquêteur rencontre
rarement des individus pour qui « il est “normal” de refuser ce qui vous est
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 120 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 121
refusé » (Scott, 2014, p. 910). Scott vise ici la célèbre définition de l’habi-
tus de Pierre Bourdieu, ce système de dispositions durables et transposables
qui incline « à refuser le refusé ». Or, ce point de vue « dominocentrique »
(Grignon et Passeron, 1985b) conduit à penser que les dominés se confor-
ment en tout et pour tout à la vision que les dominants ont d’eux. La domina-
tion, processus socialement ambivalent en ce qu’il suppose toujours la légiti-
mation des dominés, tend ainsi à se confondre avec l’aliénation. L’hypothèse
de la « fausse conscience » des dominés produit une « vision pauvre de la
domination » (Scott, 2009 [1990], p. 90). En réalité, selon les subalternists,
toute domination met en jeu deux forces sociales contradictoires : l’une qui
tend à reproduire l’ordre social, via l’assentiment à la domination ; l’autre qui
le change souterrainement car, même lorsque la domination n’est pas contes-
tée, « intérieurement [les individus] ne perdent jamais de vue leurs propres
espoirs et leurs exigences d’une vie meilleure » (Lüdtke, 2015, p. 51). Ces
états subjectifs produits par la domination deviennent manifestes lorsqu’elle
est contestée ; dans ce cas, ils structurent puissamment l’agir des dominés.
Les subaltern studies parlent, plus précisément, d’agency. On pourrait le
traduire par « pouvoir d’agir ». L’enquête ethnographique de James C. Scott
(1936-) sur les paysans de l’État malais du Kedah en est peut-être l’un des
exemples les plus connus. Dans le sillage de l’« économie morale de la foule »
thompsonienne, l’anthropologue montre que la manière dont les paysans cri-
tiquent la domination des propriétaires terriens et de l’État mélange curieu-
sement des catégories morales, renvoyant à la dignité, et des intérêts per-
sonnels, rappelant l’impératif de « ne pas se faire avoir ». « Ignorer le côté
intéressé et égoïste de la résistance paysanne revient à ignorer le contexte
dans lequel sont pris les comportements politiques […] de la plupart des
classes dominées. […]. Lorsqu’un paysan dissimule une partie de sa récolte
pour éviter de payer l’impôt, il remplit son estomac en même temps qu’il
prive l’État de grains. Lorsqu’un paysan déserte l’armée parce que la nourri-
ture n’est pas bonne et que le temps de la moisson arrive, il se préoccupe de
ses intérêts en même temps qu’il retire à l’État l’apport de ses bras » (Scott,
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
1985, p. 26). Dans l’activité interprétative qui se met en place entre l’anthro-
pologue et ses enquêtés, de nombreuses pratiques apparemment anodines
apparaissent ainsi comme des conflits sociaux en puissance. Cela implique,
pour reprendre les termes de Boltanski, de « prendre au sérieux » les acteurs.
Autrement dit : ne pas les considérer agis par des « mécanismes structu-
rels ou inconscients » tels des « marionnettes » (Scott, 1985, p. 42). Cela
implique aussi de ne pas être dupe des catégories « libérales-bourgeoises »
du conflit social. Tout observateur des pratiques subalternes doit partir de
l’hypothèse que les individus socialement et symboliquement exclus de la
politique – les « gouvernés » –, ont des manières de formuler et de prati-
quer le conflit social qui ne cadrent pas avec le référentiel de la « société
civile ». Celui-ci met l’accent sur les revendications universalisables et les
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 121 21/09/2021 11:02
122 ▲ Sociologie du conflit
droits subjectifs. Au contraire, les conflits subalternes ont une dimension très
particulariste. Ils puisent leurs catégories à la gouvernementalité étatique (le
prélèvement de l’impôt, les politiques urbaines et sociales, la construction
publique d’un groupe comme « minoritaire » ou « déviant »). Comme l’écrit
Partha Chatterjee (1947-) à partir des bidonvilles contemporains de Calcutta,
l’enjeu des conflits subalternes est de transformer un groupe de population
produit par « les activités des agences gouvernementales » « en une forme de
communauté moralement constituée » (Chatterjee, 2009, p. 90‑91).
En reliant ses recherches de terrain à une enquête sur la littérature roma-
nesque, James C. Scott en est venu à distinguer quatre modalités typiques
du conflit subalterne. Chacune met en relation l’individu avec des collectifs
aux frontières variables, considérés victimes de la même domination (Scott,
1985, p. 255‑273). Les voici : la flatterie cérémonielle à l’égard des élites ; les
critiques de la domination qui se produisent en coulisses, et qui vont de la
dérision à la récrimination (le « texte caché » de la domination) ; les critiques
publiques, mais anonymes, de la domination, jouant sur le ragot ou l’euphé-
misation ; la révolte, lorsque se rompt le « cordon sanitaire » entre le « texte
public » et le « texte caché » de la domination (Scott, 2009 [1990]). Aussi
l’anthropologue signale que la révolte est une des modalités sociales de la
critique de la domination, la plus radicale dans ses conséquences pour les
individus : celle qui intervient lorsque la possibilité « infrapolitique » de cri-
tiquer à l’abri des regards se voit invalidée. Par ailleurs, la révolte met aussi
en jeu des intensités et des degrés variables. Son « degré zéro » est cet « art
du débinage » que Richard Hoggart attribuait aux classes populaires dans
leur rapport aux autorités : « Les membres des classes populaires ont souvent
recours à des moyens symboliques pour échapper au poids de l’autorité. Je
pense d’abord à l’art populaire du “débinage”, au pied de nez que l’on peut faire
à l’autorité en la singeant ou en la dégonflant. L’agent de police vous fait bien
des ennuis, mais on peut aussi fredonner un refrain sur ses grands pieds »
(Hoggart, 1970 [1957), p. 122). Aussi anodin cela puisse paraître, « fredonner
un refrain » face à un agent de police lorsqu’il est dans l’exercice de ses fonc-
tions, est déjà un acte d’insubordination. Cela revient à ne pas tenir son rôle
face à un groupe social disposant du monopole de la coercition légitime, et
donc à critiquer en sourdine la domination. C’est une révolte purement indi-
viduelle et à faible coût car, comme toute interaction, elle peut, si la moquerie
ne devient pas intolérable, donner lieu à des « échanges réparateurs ». À l’op-
posé, le degré maximal de la révolte correspond à une mobilisation collective
où la critique de la domination est clairement affichée et explicitée.
Les subaltern studies montrent ainsi tout l’intérêt de dépasser l’opposi-
tion sociologique entre assujettissement et résistance, peu réaliste empiri-
quement. En se centrant sur la genèse « par le bas » des conflits sociaux, les
subalternists cherchent à comprendre, dans les termes de Lüdtke, c omment
on « passe de l’assujettissement (Übermächtigtwerdens) au pouvoir d’agir
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 122 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 123
(Eigenmächtigkeit) » (Lüdtke, 2015, p. 27‑28). Il s’agit de construire un
« gradient » de la domination : d’analyser les pratiques sociales des dominés
en y décelant tous les écarts à la domination, allant de la distanciation sub-
jective vis-à-vis de l’image que les dominants ont d’eux, à la dérision ou à la
contestation en coulisses, de la critique ouverte à la mobilisation collective.
Ces modalités donnent lieu, chez les acteurs, à des significations différentes
qui peuvent expliquer, au-delà des ressources organisationnelles disponibles,
pourquoi une action collective ne voit pas toujours le jour.
C’est tout l’apport de l’« histoire du quotidien » (Alltagsgeschichte) d’Alf
Lüdtke (1943‑2019), parfaitement compatible avec une perspective subal-
terniste. Dans son enquête sur les ouvriers allemands sous le nazisme,
l’historien montre que, tout en étant forcés par la direction patronale à la
coopération, ils « faisaient, à de multiples égards, preuve de distance. Ils se
jouaient des tours, innocents mais aussi méchants et pratiquaient le “sens
de soi” (Eigen-sinn). […]. Ces formes d’expression ne signifient pas résis-
tance aux exigences du “sommet”. Elles permettent plutôt de détourner du
temps et de l’espace pour soi-même et révèlent le “sens du soi” […] qui des-
serrait l’étau des obligations et des nécessités de l’usine, tout au moins pour
quelques instants » (Lüdtke, 1991, p. 74). Nous sommes loin ici du boycott
ou du piquet de grève. Cependant le conflit social est bien présent (quoique
latent), car les ouvriers ne se conforment pas à la vision du « bon travailleur »
qui leur est renvoyée par la direction. Dans le même ordre d’idées, on trouve
le travail anthropologique de John et Jean L. Comaroff (1991) sur les Tshidi
d’Afrique du Sud. Cette communauté ethnique vit dans une totale subordi-
nation v is-à-vis des missions chrétiennes et de l’État. Davantage encore que
les paysans malaisiens de Scott, les Tshidi ont naturalisé la domination de
l’Église et d’un appareil étatique très coercitif. Cependant, dans le privé, ils
adoptent des croyances et des rites religieux dont les catégories déjouent
l’idéologie dominante. À travers ces croyances et ces rites, les Tshidi s’appro-
prient leurs corps autrement que par le biais des normes dominantes, et se
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
forgent une certaine autonomie subjective. Comme pour les ouvriers dans
les usines nazies, ces pratiques, qui s’accomplissent à l’abri des regards du
pouvoir, forgent un « sens de soi » qui marque la distance entre l’image que
les dominants se font des dominés, et celle que les dominés ont d’eux-mêmes.
L’ambivalence de la domination et le pouvoir de la littérature
La sociologie de la domination tend à insister sur les dynamiques qui poussent
les dominés à se conformer à l’image que les dominants ont d’eux. C’est oublier
que les dominants ont aussi une image à tenir face aux dominés, au risque de
perdre leur légitimité. Pour le démontrer, James Scott utilise un exemple issu
de la littérature : un extrait de la nouvelle autobiographique « Comment j’ai
tué un éléphant » (1936) de George Orwell. L’auteur y raconte un épisode de
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 123 21/09/2021 11:02
124 ▲ Sociologie du conflit
sa carrière d’ancien fonctionnaire britannique en Birmanie. Un éléphant devenu
agressif a écrasé un coolie. Sous la pression d’une foule de Birmans en colère,
l’officier britannique doit le retrouver et le tuer. En plus de son absurdité, la
mission s’avère ardue car l’éléphant s’est entre-temps calmé et, surtout, n’est
pas si facile à tuer…
« Et brusquement je sus qu’il me faudrait, malgré tout, tuer cet éléphant. C’était
ce que cette foule attendait de moi, et j’allais devoir m’exécuter. […]. Je compris
à cet instant que lorsque l’homme blanc devient un tyran, c’est sa propre liberté
qu’il détruit. Il devient une sorte de mannequin, une carcasse vide qui prend des
pauses, il n’est plus que la représentation conventionnelle du sahib. Car pour
pouvoir exercer sa domination, il faut qu’il passe sa vie à tenter d’impressionner
les “indigènes”, ce qui veut dire qu’à chaque moment décisif, il doit se confor-
mer à ce que les “indigènes” attendent de lui. Il porte un masque, et son visage
finit par épouser les contours de ce masque. […]. Un sahib doit agir en sahib.
Il doit se montrer résolu, savoir ce qu’il veut, adopter en toutes circonstances
un comportement sans équivoque. Avoir parcouru tout ce chemin, l’arme à la
main, suivi par deux mille personnes, puis m’en retourner benoîtement, sans
avoir rien fait – non, c’était impossible. Je serais la risée de la foule. Et ma vie
entière, la vie de tout homme blanc en Orient, n’était qu’un long et patient
effort pour ne pas être l’objet de risée » (cité in Scott, 2009 [1990], p. 24‑25).
À partir du récit d’Orwell, Scott pointe toutefois une différence majeure entre
la domination des dominés et la domination des dominants. « Si l’esclave
transgresse le scénario, il risque d’être battu, alors qu’Orwell ne risque lui que
le ridicule » (p. 25). Au-delà de cet exemple ponctuel, on doit à Scott d’avoir,
en pionnier, fait de la littérature un matériau pertinent pour l’analyse du conflit
social. En quoi un roman ou une autofiction pourraient-ils servir d’appui au
sociologue de terrain ? La réponse pourrait surprendre. La littérature, en dépit
du fait qu’elle crée des mondes fictifs, produit des hypothèses vraisemblables sur le
monde social. Certaines sont même plus réalistes que celles des théoriciens de la
« fausse conscience », car elles poussent plus loin l’introspection psychologique et
la description du quotidien des dominés. La littérature nous familiarise ainsi avec
d’autres hypothèses théoriques sur le monde social que celles auxquelles nous
sommes accoutumés en tant que sociologues. Surtout, elle nous pousse à étudier
les phénomènes macrostructurels, comme la domination, sans jamais perdre de
vue le fait qu’ils se réalisent sous la forme d’un ensemble d’expériences subjectives.
En ce sens, la littérature est un outil essentiel pour le sociologue attaché à com-
prendre la genèse subjective des conflits sociaux : ces « dynamiques intérieures,
[c]es conflits imperceptibles, [c]es rêves inexprimés, [c]es torts qui travaillent et
transforment la subjectivité » (Tarragoni, 2019c, p. 184). Le roman Martin Eden
(1909) de Jack London en est un magnifique exemple, à partir de l’itinéraire d’un
transfuge de classe marqué par son expérience de l’autodidaxie et de l’humiliation
par les classes supérieures. ■
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 124 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 125
Toute la difficulté de ces recherches est le caractère invisible, sourd et sou-
terrain des pratiques qu’elles cherchent à documenter. Faute d’une contes-
tation ouverte, dans l’espace public, quelles pratiques observer du « texte
caché » de la domination ? Ne risque-t-on pas de confondre des pratiques
de survie ou de « débrouille » des dominés, avec des critiques en bonne et
due forme de la domination ? Comment éviter l’écueil de la surinterpréta-
tion des données (Lahire, 1996) ? Le subalternist est astreint à l’immersion
ethnographique. Seule une connaissance intime et quotidienne des enquêtés
lui permet de repérer les pratiques auxquelles ils donnent une signification
conflictuelle (comme la dissimulation des récoltes chez le paysan malaisien).
À défaut d’explicitation dans l’entretien, c’est donc au sociologue d’utiliser ses
qualités d’observateur et de mettre les acteurs en situation de restituer le sens
conflictuel de leurs pratiques.
Une telle méthodologie suppose aussi un changement d’échelle. Les
sociologues considèrent habituellement que l’appartenance sociale – de
classe, de genre, de race, communautaire, territoriale, etc. – dicte, d’une
certaine manière, les logiques d’indignation. Ce qui ressort des subaltern
studies, c’est que le conflit surgit à l’échelle des individus, dans le cadre
de leurs relations sociales de proximité, et produit par décantation la
conscience d’appartenir à un groupe. L’enquêteur doit prêter à cette focale
une attention toute particulière. Lorsqu’il se penche sur la genèse d’un
conflit social « par le bas », il doit chercher à comprendre la nature du lien
entre les individus et les collectifs qu’ils nomment comme porteurs de leur
tort. Dans le cas des paysans malaisiens de Scott, ce lien n’est autre que
le lien de voisinage : les voisins partagent des ragots, des moqueries, des
récriminations vis-à-vis des dominants. Mais le groupe peut aussi dépas-
ser les appartenances sociales concrètes, lorsque l’indignation individuelle
est référée à un collectif en puissance : c’est le cas de la « classe ouvrière »
de Thompson, qui inclut des ouvriers, des artisans, des exploitants agri-
coles, partageant une même critique de l’ordre sociopolitique en place. La
« classe » désigne alors, comme la « nation post-coloniale », un collectif
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
politique associé à une certaine expérience sociale de la domination. Le
concept de subjectivation politique décrit très précisément ce raccord
entre un individu qui, dans ses pratiques, s’affranchit de la domination, et
le collectif politique virtuel auquel il rapporte son expérience. Il désigne
ce « processus de reconfiguration du rapport à soi qui engage une liberté
ou une autonomie vis-à-vis des normes, des assignations, des ancrages
sociaux, et qui suppose la genèse d’un collectif porteur d’un conflit »
(Tarragoni, 2016b, p. 127). Ces collectifs pourront ensuite s’organiser dans
une action collective ou en rester à un état purement virtuel. Dans un cas
comme dans l’autre, la conflictualité produira des changements sociaux.
Dans le cas d’une contestation organisée, ces changements s’apprécieront à
la capacité des groupes mobilisés à obtenir gain de cause. Dans le cas d’une
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 125 21/09/2021 11:02
126 ▲ Sociologie du conflit
contestation inorganisée, ils s’apprécieront à l’échelle des individus qui se
sont « subjectivisés » par le conflit. Parallèlement à leurs vies, leurs mondes
sociaux auront aussi changé, quoique de façon plus souterraine que dans
une contestation organisée.
Enquêter sur la subjectivation politique
La prise de parole est un exemple significatif de ce processus de subjectivation
politique (Tarragoni, 2014a). Que les individus s’engagent ou non, qu’une
action collective se dégage ou non de leur action, le fait de prendre la parole
pour surmonter la domination a des effets considérables sur eux. On l’a vu à
partir de 2017, avec la libération de la parole des victimes de harcèlement sexuel
(Me too), d’inceste (après l’affaire Duhamel) ou de discrimination raciale (après
le meurtre de G. Floyd).
Dans une enquête réalisée sur un dispositif de démocratie participative
(Conseil communal) dans les quartiers populaires vénézuéliens (2007‑2011),
ces effets émancipateurs de la prise de parole étaient déjà manifestes
(Tarragoni, 2014b). Dans les assemblées hebdomadaires de leurs quartiers,
ces habitants aux prises avec une extrême précarité prenaient la parole pour
évoquer leurs nombreux problèmes personnels : les pratiques vexatoires des
gangs de narcotrafiquants, l’intimidation policière, les pénuries d’eau et
d’électricité, les soucis de garde d’enfants pour les familles monoparentales,
le mépris et le racisme subis de la part des classes supérieures, les ineffi-
ciences bureaucratiques en matière de politique sociale. Quand bien même
ces problèmes fussent décrits et vécus à la première personne, ils étaient tous
énoncés comme étant du ressort d’un collectif, aux frontières symboliques
variables : la communauté de voisinage, les classes populaires, la nation
vénézuélienne, le peuple démocratique souverain. Interviewés après la prise
de parole avec des entretiens semi-directifs ou des récits de vie (n = 87), ces
habitants avaient l’impression d’avoir réagi, souvent pour la première fois,
à une situation de domination qui les avait longtemps voués au silence, au
déni et à l’humiliation. Ils et elles avaient l’impression d’avoir changé inté-
rieurement en énonçant un tort, rapporté à un collectif. Une impression qui
s’avérait très performative : ils entamaient alors, en cours d’entretien, un
retour réflexif sur qui ils étaient socialement, sur les statuts qui composaient
leur identité (femme, chômeur, etc.), analysés comme autant de dimensions
de la domination vécue.
Il serait erroné de penser qu’un tel processus concerne uniquement les
milieux populaires et précaires, en tant qu’ils font partie des « classes domi-
nées ». L’enquête sur la subjectivation politique ne fait pas de la domination
un attribut de certains groupes sociaux, mais un opérateur de l’expérience
(Martuccelli, 2004). Son intérêt est donc d’observer la « régionalisation »
de l’expérience sociale de la domination. Quelle que soit la position de
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 126 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 127
l’individu dans la structure sociale, et donc son appartenance aux classes
supérieures ou aux classes inférieures, il devient sujet politique lorsqu’il
se déprend d’un (ou plusieurs) rapport(s) de domination particulier(s) : la
domination de classe, lorsque l’oppression est liée au mode de produc-
tion économique de la société ; la domination de genre, lorsqu’elle est liée
à la division sexuelle du travail ; la domination de race, lorsqu’elle puise
ses racines dans l’ordre colonial, puis post-colonial ; la domination que
les gouvernants ou les agences de contrôle social exercent sur les gouver-
nés ; la domination que les plateformes internet exercent, via la surveil-
lance par traçage, sur les usagers ; la domination de la nature, pâtie par
les êtres vivants non-humains, et dénoncée par les humains qui s’en font les
porte-parole… ■
Le principal problème des subaltern studies est, d’un certain point de
vue, leur principale force. En orientant leur regard sur le pouvoir d’agir
de celles et ceux qu’on juge, d’habitude, incapables d’agir, elles penchent
souvent vers une forme de « romantisme populiste » (Pouchepadass,
2004, p. 68) : un écueil symétrique à celui, « misérabiliste », des approches
qu’elles dénoncent. Plus profondément, le centrage sur le pouvoir d’agir
des acteurs peut trahir une vision « intentionnaliste » ou « stratégique »
de l’agir politique (Bertrand, 2008). Une telle vision empêche de « faire le
lien entre l’expérience de répression et les possibilités d’action des pauvres
et des exclus » (Bayart, 2010, p. 71). On retrouve ce tropisme dans l’un des
derniers livres de Scott, consacré au massif continental du Sud-Est asia-
tique (la « Zomia »), « la dernière région du monde dont les peuples n’ont
pas encore été complètement intégrés à des États-nations » (2013a [2009],
p. 9). Ses 100 millions d’habitants auraient constitué, selon l’auteur, leurs
territoires en « zones-refuges » à l’abri de la pénétration de l’État. Scott en
vient ainsi à affirmer que toutes leurs pratiques sociales sont assimilables
à des pratiques délibérées, intentionnelles et stratégiques de résistance
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
vis-à-vis de l’État : « Pratiquement tout, dans les modes de vie, l’organisa-
tion sociale, les idéologies et (de manière plus controversée) les cultures
principalement orales de ces peuples, peut être lu comme des prises de
position stratégiques [nous soulignons] visant à maintenir l’État à bonne
distance. Leur dispersion physique sur des terrains accidentés, leur mobi-
lité, leurs pratiques de cueillette, leurs structures de parenté, leurs iden-
tités ethniques malléables ainsi que le culte que ces peuples vouent à des
chefs prophétiques ou millénaristes, tout cela permet en effet d’éviter leur
incorporation au sein d’États et d’éviter qu’eux-mêmes ne se transforment
en États » (2013 [2009], p. 10). Du tout-domination on passe ainsi au tout-
résistance. D’un côté comme de l’autre, le risque de la surinterprétation
des données est réel.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 127 21/09/2021 11:02
128 ▲ Sociologie du conflit
Des sociologies par objets
La sociologie contemporaine ne voit pas seulement s’affronter des écoles, des
courants ou des paradigmes différents, proposant des méthodes alternatives
pour objectiver les conflits sociaux. Elle voit également s’opposer des théories
« régionales » du conflit social ou, pour utiliser le terme de R. K. Merton, des
« théories de moyenne portée » : des théories élaborées, de manière induc-
tive, sur des ensembles spécifiques de conflits sociaux, à l’aide desquels on
cherche à généraliser. Trois domaines ont été investis en particulier : la ville,
le travail et les organisations.
Les conflits urbains
Depuis sa naissance au sein de l’École de Chicago, la sociologie urbaine est pro-
fondément marquée par la question du conflit social. Ses fondateurs, Robert
E. Park, Ernest Burgess, Roderik D. McKenzie et Louis Wirth, ont donné à
leur réflexion sur la ville un statut proprement « écologique ». « Laboratoire
social » par excellence, suivant l’expression de Park (2004 [1929]), la ville était
selon eux un espace de compétition et d’affrontement entre groupes sociaux,
comme l’espace naturel pour les espèces animales.
Les yeux rivés sur la ville de Chicago, ces « écologues urbains » partent de
l’hypothèse que les migrations sont vécues par les habitants comme autant
d’« invasions ». Entrant en compétition pour l’occupation de l’espace, les
groupes sociaux s’opposent mutuellement. Ce conflit, souvent latent, s’ex-
prime par une multitude de pratiques sociales, et ce bien après le premier
contact entre « envahisseurs » et « envahis ». La compétition pour l’espace
finit par donner lieu à un « effet de composition » (Grafmeyer, 1999) qui la sta-
bilise dans le temps : la ségrégation urbaine. Cette concentration des groupes
sociaux dans des espaces donnés peut être subie (lorsqu’on est assigné à un
espace par un groupe dominant) ou choisie (lorsqu’on cherche l’entre-soi
social ou ethnique). Or cette dynamique ségrégative, si elle stabilise les rela-
tions sociales au sein de la ville, ne place pas les individus à l’abri d’un retour
de la conflictualité. La ségrégation urbaine suppose, en effet, une distribution
très inégalitaire des ressources économiques, culturelles et politiques, qui
est un motif récurrent de conflit. Par ailleurs, la concentration d’un groupe
discriminé dans le même espace facilite l’apparition du conflit social. Issus
d’un « mouvement de séparation » dû à un « préjugé racial », les ghettos
ont pour effet « d’établir un intérêt commun entre toutes les couleurs et les
classes de la race » (Park, 2008 [1913], p. 282). Aussi les conflits urbains sont,
pour Park, à la fois le produit de la ségrégation et le principal conflit social
visant à en contrer les effets pernicieux (Carlier, 2016). En ayant à l’esprit la
théorie de l’espace public de John Dewey, le premier manuel américain de
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 128 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 129
sociologie, coécrit par Burgess et Park, présente ces conflits urbains comme
des moments privilégiés de conversion d’une relation spatiale en relation
morale et politique : autrement dit, de transformation d’un espace commun
en communauté politique. C’est là, selon les auteurs, « l’issue naturelle des
conflits » (Burgess et Park, 1921, p. 666). Or, ceux-ci mettent également en
jeu une violence qui fait obstacle à la constitution d’une communauté poli-
tique : l’écologie urbaine l’a amplement documentée, notamment dans ses
recherches de terrain sur les conflits interethniques (Rudder, 2002).
Le moment de l’École de Chicago est assurément fondateur pour la ques-
tion des conflits urbains. Ceux-ci retrouvent une nouvelle centralité dans
la sociologie urbaine au milieu des années 1970. Les solutions que les États
avaient imaginées pendant les Trente Glorieuses pour gouverner la « ques-
tion urbaine », comme la politique du logement en France (Amiot, 1986) et
la War on poverty aux États-Unis (Huret, 2008), sont de plus en plus criti-
quées. La démocratie participative et la décentralisation des politiques ter-
ritoriales, avatar d’une nouvelle « gouvernance urbaine », sont désormais
chargées de réguler ces conflits inédits tant par leur intensité que par leurs
formes (Le Galès, 1995). Entre-temps, les médias et les acteurs politiques
ont constitué les « conflits urbains » en véritable problème public, au sens
de Joseph Gusfield (2009 [1981]). Entre les pays du Nord et ceux du Sud, ces
conflits sont le fait d’habitants, toutes classes sociales confondues, aspirant
à davantage de contrôle sur leur habitat et sur le territoire urbain en tant
que « territoire vécu » (Villeneuve et al., 2009). Les contenus de ces conflits
varient en fonction des contextes sociaux et nationaux. Dans certains cas,
les habitants réclament une meilleure accessibilité des services collectifs de
proximité ou des espaces publics, comme dans les barrios latino-américains
pendant les cures d’austérité du FMI (Baldó et Bolivar, 1996) ou dans les
quartiers populaires états-uniens pris dans la dynamique du community
organizing (Talpin, 2016). Dans d’autres cas, ils défendent le paysage contre
des projets d’aménagement non souhaités : c’est le cas des conflits de type
« NIMBY », Not In My Backyard (Trom, 1999). Dans d’autres contextes, ils
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
revendiquent la propriété collective du sol ou du bâti contre des logiques de
prédation économique, ou encore luttent pour un droit universel au loge-
ment, comme dans le cas des conflits post-franquistes en Espagne (Vaz,
2015). Enfin, dans d’autres configurations, ils cherchent à visibiliser des
identités sociales, ethniques ou culturelles liées à un quartier en voie de
changement : c’est le cas des conflits liés à la gentrification du South End de
Boston examinés par Sylvie Tissot (2010).
Cette vague de conflits urbains n’a pas suscité le seul intérêt des socio-
logues de la ville ; elle a conduit à une réflexion plus globale sur les trans-
formations des conflits sociaux dans les sociétés post-industrielles et glo-
balisées. On doit à un élève d’Alain Touraine, Manuel Castells (1942-),
d’avoir systématisé cette grille de lecture. Dans son ouvrage The City and
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 129 21/09/2021 11:02
130 ▲ Sociologie du conflit
the Grassroots (1983), le sociologue considère ces « nouveaux mouvements
urbains » comme l’épiphénomène d’une transformation profonde des socié-
tés modernes, s’exprimant par une crise de ce « lieu central » de la modernité
qu’est la ville. En se focalisant, chacun à sa manière, sur le « droit à la ville »,
ces conflits répondent ainsi à la « spatialisation » croissante du capital dans
le contexte de la globalisation : un processus étroitement lié à la naissance
de métropoles hors de contrôle et de plus en plus invivables (Harvey, 2001).
Dans cette configuration, les conflits urbains tendent à jouer, tant par
leurs revendications que par les acteurs qui les guident, la fonction de l’ancien
conflit de classe. Pour le démontrer, Castells se base sur trois études de cas :
les luttes des minorités ethniques (latino) et sexuelles (gay) pour défendre
l’identité de leurs quartiers dans la ville de San Francisco ; les mouvements de
résidents des grands ensembles de la région parisienne ; les mobilisations des
habitants des bidonvilles et des cités-dortoirs dans la ville de Madrid après
le franquisme. Trois différences structurelles apparaissent entre ces conflits
urbains et les anciens conflits de classe. Tout d’abord, l’échelle d’action : ils
investissent le « local » contre la dimension « nationale » ou « internatio-
nale » visée par l’ancien mouvement ouvrier. Ensuite, les enjeux : participant
de la dynamique des « nouveaux mouvements sociaux », théorisée par Alain
Touraine, ils mettent en avant des enjeux culturels et subjectifs (la qualité
de vie) par rapport à des enjeux économiques (la valorisation monétaire).
Enfin, leur mode d’organisation : à la lutte des classes et leurs syndicats, ces
conflits opposent une logique interclasses (ou en tout cas une identité collec-
tive non réductible à la classe) et des acteurs institutionnels issus essentielle-
ment de la société civile (églises, associations, comités de quartier). La thèse
du remplacement des conflits de classe par les conflits urbains a fait couler
beaucoup d’encre. Elle ne semble pas avoir convaincu, tant elle est guettée
par deux écueils. Tout d’abord, certaines des revendications visibles dans les
conflits urbains, comme la lutte contre les discriminations sociales inscrites
dans l’organisation de la ville, sont de part en part des conflits de classes.
Ensuite, le caractère inédit des conflits urbains des années 1980 est ques-
tionnable. Castells semble d’ailleurs le reconnaître, lorsqu’il situe l’origine des
« nouveaux mouvements urbains » dans une longue généalogie, qui passe
par les conflits des Comunidades castillanes de 1520‑1522, la Commune de
Paris de 1871, les grèves de loyers à Glasgow en 1915 et à Veracruz (Mexique)
en 1922.
À partir des années 2000, une nouvelle catégorie de conflits urbains, de
nature plus émeutière, retient l’attention publique. Ils surgissent, eux aussi,
aux quatre coins du globe, et deviennent de plus en plus importants sta-
tistiquement (Bertho, 2009). Pour la France, l’acmé est atteinte en 2005 :
ayant touché près de 300 communes et quartiers « sensibles », ainsi que
des espaces ruraux à proximité des villes, les « émeutes des banlieues » font
l’objet d’une couverture médiatique inédite. Ces conflits signent l’avènement
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 130 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 131
d’une nouvelle « économie morale » des quartiers populaires : à travers eux,
s’exprime la colère d’une jeunesse issue de l’immigration, confrontée à l’expé-
rience quotidienne de la violence policière, de la discrimination raciale, de
l’invisibilisation sociale dans les cités (Lapeyronnie, 2006). Ce qui est en jeu,
en lien avec l’analyse thompsonienne de l’« économie morale de la foule »,
« ce sont ni plus ni moins une protestation morale et une demande de res-
pect » (Kokoreff, 2006, p. 524). « Économie morale » qui se retrouve, mais
avec des contenus sociaux différents, dans le récent mouvement des Gilets
jaunes, lui aussi inscrit dans une configuration spatiale bien précise : la trans-
formation des ronds-points en lieux de vie politiques (Jeanpierre, 2019). Au
fond, si les conflits urbains des années 1980 marquaient l’avènement d’une
« crise de la ville », ceux des premières décennies du xxie siècle scellent
l’apparition d’une nouvelle conflictualité sociale, où la demande de dignité,
de visibilité et de reconnaissance s’exprime par la « visibilisation » collective
dans l’espace urbain. En ce sens, les incendies des voitures dans les banlieues
en 2005 auraient la même fonction symbolique, du point de vue sociologique,
que le gilet routier revêtu par les acteurs contestataires en 2018 : marquer
une existence sociale invisibilisée en se rendant visibles dans l’espace urbain.
Les conflits au travail
Le travail est sans doute l’objet le plus ancien, désormais « classique », à par-
tir duquel la sociologie a pensé la dimension conflictuelle de la vie sociale. La
Révolution démocratique et sociale de 1848 fut le moment de cristallisation
de cette conflictualité liée au travail. Les ouvriers réclamaient le droit au tra-
vail pour toutes et tous, et des droits du travail : la réduction des temps de
travail et l’introduction des congés payés, la reconnaissance des responsabi-
lités de l’employeur dans les accidents professionnels et l’introduction des
sécurités et protections sociales liées au salariat (chômage, retraite, etc.). Ce
cadre juridique, qui a mis un siècle à se consolider depuis la Révolution de
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
1848, est devenu la « grammaire de base » des conflits au travail. Avec leurs
organisations syndicales, les travailleurs s’en sont progressivement empa-
rés pour lutter contre les injustices dont ils étaient victimes et pour obte-
nir de nouveaux droits. Ainsi l’histoire des sociétés modernes a décidément
donné tort à Alexis de Tocqueville (1805‑1859), lorsqu’il dénonçait, dans un
célèbre discours prononcé à l’Assemblée, les revendications ouvrières du
droit au travail comme le prélude vers un nouvel âge de « servitude » (1991
[1848], p. 1143). « Combien de fois, s’écrie-t-il le 12 septembre 1848, der-
rière les barricades de juin, n’ai-je point entendu sortir ce cri : Vive la répu-
blique démocratique et sociale ! Qu’entend-on par ces mots ? Il s’agit de le
savoir ; il s’agit surtout que l’Assemblée nationale le dise. […]. La démocratie
et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l’égalité ; mais remarquez la
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 131 21/09/2021 11:02
132 ▲ Sociologie du conflit
différence : la démocratie veut l’égalité dans la liberté, et le socialisme veut
l’égalité dans la gêne et dans la servitude. Il ne faut donc pas que la révolution
de Février soit sociale. […]. Il n’y a rien qui donne aux travailleurs un droit sur
l’État ; il n’y a rien qui force l’État à se mettre à la place de la prévoyance indi-
viduelle, à la place de l’économie, de l’honnêteté individuelle ; il n’y a rien là
qui autorise l’État à s’entremettre au milieu des industries, à leur imposer des
règlements, à tyranniser l’individu pour le mieux gouverner, ou, comme on
le prétend, insolemment, pour le sauver de lui-même » (1991 [1848], p. 1141,
1147, 1152). Si l’histoire avait suivi la voie tracée par Tocqueville, les conflits
au travail ne pourraient pas exister : si l’État ne s’était pas « entremis » au
milieu des industries pour réguler le marché, les travailleurs n’auraient pas de
cadre juridique sur lequel s’appuyer pour revendiquer des droits.
C’est au sein de ce cadre que le travail a pu devenir un « fait social total »
au sens maussien (Lallement, 2008a). Autrement dit : la principale pratique
où s’exprime la conflictualité des sociétés modernes, qu’elle renvoie à leur
dimension capitaliste, à la rationalisation ou au primat de la technique, à la
division du travail, à la bureaucratisation, etc. Après la sociologie classique,
qui a abordé cette question dans sa généralité, c’est la sociologie du travail qui
s’en empare à partir des années 1930 aux États-Unis, puis en France dans les
années 1950. Aux États-Unis, les conflits au travail sont abordés dans le cadre
des relations inter et intraprofessionnelles, à partir des hiérarchies morales
et normatives qui structurent les métiers. C’est ainsi la délégation de ce que
E. C. Hughes appelait le « sale boulot » (Lhuilier, 2005) dans chaque monde
social, à l’hôpital ou à l’école, dans un syndicat ou dans une usine, qui explique
le surgissement des conflits. Celles et ceux qui se chargent des activités les
plus dévaluées, les moins reconnues, les plus dégradantes, sont les mieux
placés pour contester l’injuste « division morale du travail » qu’ils vivent
au quotidien. En France, les problématiques de la sociologie du travail sont
davantage tributaires du marxisme (Metzger, 2006). Aussi la conflictualité est
rapportée essentiellement au mouvement ouvrier, bien que le Centre d’études
sociologiques de la Sorbonne animé par Georges Friedmann (1902‑1977),
lieu phare de la sociologie du travail dans les années 1950 et 1960, reste très à
l’écoute de la sociologie des professions états-unienne (Marcel, 2011).
Cette assimilation des conflits du travail au conflit ouvrier marque dura-
blement la sociologie française. Du moins jusqu’aux années 1970, elle reste
pour l’essentiel une « sociologie industrielle ». Elle s’intéresse aux conflits
dans l’industrie car c’est le foyer de la condition ouvrière et la clé de voûte des
sociétés modernes (les sociétés industrielles). D’où, aussi, une réduction des
conflits du travail à la grève, principal répertoire de la contestation ouvrière
depuis la moitié du xixe siècle (Tilly, 1986). Cette centralité du conflit ouvrier
est désormais derrière nous. Dès 1973, Alain Touraine recommande d’aban-
donner la notion de « conflit social », selon lui typique des sociétés indus-
trielles, au profit de celle de « mouvement social », désignant les dynamiques
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 132 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 133
conflictuelles propres aux « sociétés programmées » post-industrielles
(Touraine, 1973). Bien que des grèves importantes se soient produites encore
dans les années 1980, notamment autour des ouvriers issus de l’immigration
(Gay, 2021), le constat de leur perte de centralité semble sans appel. Les don-
nées de la Direction de l’animation de la recherche, des études et de la statis-
tique (DARES) sur le nombre de journées individuelles non travaillées (JINT)
pour fait de grève, en témoignent fortement. Pour 1 000 salariés en emploi,
hors fonction publique, on est passé de 3 506 JINT en 1975 à seulement 71 en
2017 (Sainsaulieu, 2017, p. 27‑28 ; DARES, 2017). Plusieurs facteurs peuvent
expliquer ce déclin. Le principal, et le plus objectivable, est la chute du taux
de syndicalisation, passé d’environ 30 % dans les années 1950 à 20 % dans les
années 1970, puis à 10 % dans les années 1990 et 8 % aujourd’hui, quand bien
même des écarts considérables subsistent entre le secteur privé et le secteur
public (DARES, 2016). Cette évolution place la France tout en bas de l’échelle
des pays riches, son taux de syndicalisation étant deux fois moins important
que la moyenne des pays de l’OCDE : par contraste, dans les pays du Nord
de l’Europe, il dépasse 50 % (OCDE, 2019). Mais d’autres facteurs sont tradi-
tionnellement invoqués : l’individualisation des rapports au travail et la dés-
tructuration conséquente des collectifs professionnels ; la précarisation des
statuts d’emploi et une organisation du travail, calquée sur les méthodes du
New Management, mettant l’accent sur la performance individuelle davan-
tage que sur la coopération ; enfin, et surtout, le déclin progressif de la classe
ouvrière comme référentiel du conflit social. Tous ces facteurs participent
d’une déstructuration progressive des collectifs de travail ; or, ceux-ci consti-
tuent la condition même de possibilité d’une grève.
Ce déclin de la grève a contribué à l’effacement progressif de la question
des conflits du travail dans la sociologie française (Hyman, 2001 ; Beaud,
2008). Or, la conflictualité au travail reste un phénomène central dans les
sociétés contemporaines, bien que sous une forme différente des grandes
protestations ouvrières des Trente Glorieuses (Denis, 2005). Tout d’abord,
si on élargit la focale géographique, le déclin de la grève ne concerne pas
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
toutes les sociétés du monde. On ne le retrouve pas dans de nombreuses
sociétés du Sud ou dans les nouveaux pays industrialisés, qui ont connu au
contraire, dans les vingt dernières années, un regain des grèves. C’est le cas,
par exemple, des pays du Maghreb/Machreck, de la Chine, du Brésil, du
Bangladesh, du Cambodge et de l’Afrique du Sud (Quijoux, 2014). Ensuite, si
on revient au cas de la France, des données statistiques plus fines poussent à
relativiser le constat d’un déclin structurel de la grève. Par exemple, l’enquête
diachronique REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entre-
prise) mise en place par la DARES au début des années 1990, a montré que
les grèves, loin de disparaître, se sont plutôt transformées. Elles sont deve-
nues plus courtes et localisées, au plus loin des mythiques « journées d’action
nationale » des Trente Glorieuses. Ce caractère plus intermittent explique
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 133 21/09/2021 11:02
134 ▲ Sociologie du conflit
aussi leur invisibilisation croissante, tant dans les statistiques publiques que
dans les médias et le champ politique (Béroud et al., 2008). Par ailleurs, les
conflits au travail ne se réduisent pas aux grèves : entre le refus des heures
supplémentaires et le sabotage/freinage de la production, en passant par
l’absentéisme et le turn-over, les répertoires de mobilisation se sont plura-
lisés. Au demeurant, de nombreux conflits n’en empruntent pas vraiment.
C’est le cas, par exemple, des mobilisations à l’hôpital analysées par Ivan
Sainsaulieu (2012). En luttant au quotidien pour définir des règles de travail
acceptables, le personnel soignant cherche surtout à souder un collectif de
travail divisé par de multiples hiérarchies et disciplines médicales : on aurait
affaire à des mobilisations « consensuelles » plutôt que « contestataires ».
C’est le cas, plus généralement, de toutes ces microrésistances par lesquelles
les individus font valoir leur vision d’un travail « plus vivable, plus tenable »
– c’est-à-dire leurs valeurs –, contre une organisation qui produit de la souf-
france et de l’aliénation (Linhart, 2009, p. 72). Les conflits du travail se mani-
festent essentiellement aujourd’hui dans ces « décalage(s) entre travail pres-
crit et travail réel » (p. 71).
Enfin, ces conflits ne se réduisent plus aux frontières canoniques du « monde
du travail » pensé par la sociologie industrielle des Trente Glorieuses : ce
monde de salariés aux emplois stables, hommes et blancs, syndicalisés et gré-
vistes, œuvrant dans le public ou dans le privé (Groux, 1998). Pour l’univers
du salariat, c’est la sociologie des relations professionnelles qui s’est chargée
de le démontrer. Avec la précarisation croissante des formes d’emploi, les
conflits sociaux tendent aujourd’hui à se centrer sur la question de la dura-
bilité et de la stabilité de l’emploi salarié (Lallement, 2008b, p. 68‑89). Mais
d’autres conflits se produisent en dehors du salariat. Pensons par exemple
aux luttes féministes autour du salaire domestique (Wages for Housework),
menées à l’échelle internationale entre 1972 et 1977 (Toupin, 2014). Ce com-
bat visait à faire reconnaître comme du « travail » les activités domestiques
des femmes. Il s’agissait donc d’un conflit au travail et du travail : un conflit
surgi dans des lieux de travail invisibilisés – les foyers –, portant sur les caté-
gories sociales du travail, et par là même sur les dynamiques de l’exploitation
capitaliste (Federici, 1975). Une partie considérable des conflits contempo-
rains porte sur ces enjeux de reconnaissance. Ils questionnent les frontières
du travail domestique ou gratuit, ou encore ces activités comme le « travail
reproductif » qui ne cessent d’être marchandisées par le capitalisme, sous la
forme du care (Federici et al., 2020). Certaines d’elles sont essentiellement le
fait des populations racisées. Leurs grèves, comme celles des personnels de
nettoyage des hôtels de luxe en 2015‑2016, mettent ainsi en jeu la dimension
intersectionnelle (genre-race-classe) de leur marché du travail (Almberg,
2016). On est ici au plus loin du « monde du travail » de la sociologie indus-
trielle. Le processus contemporain d’ubérisation a contribué à le faire écla-
ter. Avec l’émergence d’un capitalisme de plateforme, les frontières du travail
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 134 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 135
gratuit se sont ultérieurement élargies, en même temps que l’extraction de
la valeur a atteint des niveaux sans précédents (Cingolani, 2021). Pensons à
ces livreurs des plateformes d’e-commerce immortalisés dans l’un des der-
niers films de Ken Loach, Sorry We Missed You (2018) : comment contester
un travail qui colonise l’intégralité de la vie quotidienne, jusqu’aux nuits, qui
empêche toute pause et toute évasion ? Les luttes menées par les travailleurs
de la mode à Milan ou par les coursiers de Deliveroo à Paris, visant à mainte-
nir leur marge d’autonomie dans le travail, montrent toute la spécificité des
conflits traversant nos sociétés ubérisées.
Une perspective anthropologique peut déconstruire ultérieurement les
vieilles habitudes de la sociologie industrielle. Comme le montre Aihwa
Ong (1987), la conflictualité au travail peut s’exprimer par des langages
culturels autres que des revendications économiques ou de justice sociale.
C’est le cas des résistances des ouvrières malaisiennes dans l’industrie agri-
cole de Selangor et au Japon, qu’elle a étudiées de près. Elles puisent à une
symbolique religieuse. Ces ouvrières sont périodiquement sujettes, pendant
le travail, à des « crises démoniaques » et à des phénomènes d’ensorcelle-
ment. Selon Ong, ce sont les symptômes psychosociaux d’une transition trop
rapide d’un modèle de société paysanne à un autre de société industrielle,
qui plus est dépendant dans la division internationale du travail. Mais ces
« possessions démoniaques » témoignent aussi d’une forme de résistance,
par l’irrationnel et le religieux, aux disciplines imposées par le nouvel ordre
industriel : une forme de résistance qu’on retrouve, avec d’autres systèmes de
croyances, dans les toutes premières contestations ouvrières de la discipline
industrielle (Thompson, 2004 [1967]).
Les conflits au sein des organisations
De nombreux travaux sur les conflits au travail les abordent dans une pers-
pective organisationnelle. Ce regard a tout son intérêt : certaines configu-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
rations organisationnelles se prêtent particulièrement à l’éclatement de
conflits et, a fortiori, certains d’eux structurent la vie sociale des organi-
sations – entreprises, administrations publiques, établissements publics,
associations. On doit à Jean-Daniel Reynaud (1926‑2019) d’avoir refondé la
sociologie des organisations autour de cette perspective. Selon ce spécialiste
du travail et des syndicats, les conflits sociaux génèrent de nouvelles règles
collectives, de nouveaux arrangements entre les acteurs qui composent toute
organisation (Reynaud, 1982). C’est en ce sens que les organisations tiennent
et changent grâce aux conflits qui les traversent : une lecture qu’on pourrait
appliquer, telle quelle, à la société dans son ensemble.
En réalité, les premières enquêtes sur les conflits organisationnels étaient
aux antipodes de cette perspective. Elles ne visaient pas tellement à les
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 135 21/09/2021 11:02
136 ▲ Sociologie du conflit
analyser, mais plutôt à en empêcher le surgissement. C’est le cas, par exemple,
de la théorie des « systèmes sociotechniques » établie par Frederick E. Emery
et Eric L. Trist (1965). Dans une enquête de 1946, ces chercheurs du
Tavistock Institute of Human Relations de Londres l’avaient conçue comme
une réponse organisationnelle aux conflits miniers qui avaient émaillé le
Royaume Uni après-guerre, dus selon eux à l’inefficacité de l’organisation
tayloriste du travail. Étudier les conflits dans les organisations devait ainsi
permettre de les juguler : proche du management, la sociologie des organi-
sations est née comme un savoir « anti-conflits », résolument antimarxiste.
Il faudra attendre le « paradigme stratégique » pour que les conflits orga-
nisationnels soient documentés empiriquement dans une visée davantage
positive que normative. On doit à Michel Crozier (1922‑2013) et Erhard
Friedberg (1942-) d’avoir systématisé, dans L’acteur et le système (1977), cette
perspective de recherche. S’étant formé comme sociologue par l’observa-
tion des syndicats américains et de la « conscience de classe » des employés
de bureau, Crozier avait contribué dès les années 1960 à alimenter ce type
d’analyse. L’enquête qui donnera lieu au Phénomène bureaucratique (1963)
était centrée sur les relations conflictuelles au sein de l’entreprise française
SEITA (Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes).
Crozier avait observé de nombreux conflits au sein de cette entreprise : cer-
tains liés à la hiérarchie, entre les ouvriers d’entretien et les chefs d’atelier ;
d’autres liés aux rapports sociaux de genre, entre les ouvriers d’entretien
et les ouvrières de production (Crozier, 1963, p. 157‑182). Au cours de son
enquête, le sociologue avait déjà remarqué que ces conflits étaient dus aux
stratégies élaborées par les acteurs pour s’imposer les uns aux autres, « tou-
jours dans la limite où l’autre, jamais dépourvu non plus de ressources, peut
en retour négocier sa participation à l’action » (Martin, 2012, p. 98). Dans la
SEITA, chaque groupe d’acteurs cherchait à « tirer son épingle du jeu » en
jouant sur ses prérogatives : les dirigeants imposaient les normes de travail
et de production en jouant sur leur place dans l’organigramme ; les ouvriers
d’entretien étaient les seuls à savoir réparer des machines qui tombaient
régulièrement en panne ; les ouvrières de production comptaient sur leur
nombre, nécessaire pour faire tourner l’entreprise.
L’acteur et le système systématise cette découverte sous la forme d’une
sociologie générale. Il place la conflictualité au cœur de toute organisation.
Sa cause est à chercher, selon Crozier et Friedberg, dans la distribution inéga-
litaire de l’information, du pouvoir et de l’influence. Étant donné que la ratio-
nalité des acteurs est limitée (March et Simon, 1958), les asymétries d’infor-
mation sont à l’origine du pouvoir dans l’organisation. La compétition pour le
pouvoir (et donc le conflit social) est ainsi une compétition pour la maîtrise
de l’information. C’est d’autant plus vrai que, dans les organisations sociales
modernes, la bureaucratie laisse subsister des « zones d’incertitude » : des
« failles » des règlements ou de l’organigramme où se loge la prise de décision.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 136 21/09/2021 11:02
Les paradigmes contemporains de la sociologie du conflit ▼ 137
Aussi la capacité à obtenir de l’information et à exercer une influence sur ses
réseaux de proximité, se transforme en pouvoir réel de décision. En conclu-
sion, Crozier et Friedberg montrent que le conflit social n’est pas réductible
à la seule logique verticale opposant les plus puissants aux moins puissants à
partir de l’organigramme de l’organisation. Il se joue aussi, et surtout, sur une
logique horizontale et transversale, opposant des groupes d’acteurs luttant
pour la maîtrise du pouvoir décisionnel au sein de l’organisation.
La théorie de la « régulation sociale » de Jean-Daniel Reynaud complète
ce tableau. Elle cherche à comprendre l’articulation concrète qui se met en
place, dans toute organisation, entre logique conflictuelle et négociation, en
dépassant la vision purement stratégique et utilitaire de L’acteur et le système
(Reynaud, 1994). Si Reynaud admet que le conflit est toujours dû aux stra-
tégies concurrentes des acteurs, il reconnaît aussi que celles-ci ne se pro-
duisent pas dans le vide. Elles voient le jour dans un espace social doté d’une
certaine consistance, régulé par des normes formelles (comme la hiérarchie
et les règlements) et des conventions informelles (résultant de l’histoire de
l’organisation). Par ailleurs, aucune organisation ne pourrait survivre dans
un état de conflictualité aussi latent qu’anarchique que le décrivent Crozier
et Friedberg. La stabilité collective n’est pas seulement l’effet du pouvoir,
mais également de la concertation entre acteurs. Leurs conflits dans les
règles et sur les règles aboutissent à autant de « régulations conjointes » qui,
à l’image des conventions collectives du travail, stabilisent les organisations
dans le temps. Transformées en normes ou en conventions, ces « régulations
conjointes » deviennent par la suite le cadre à partir duquel de nouveaux
conflits pourront surgir (Adam et Reynaud, 1978). En effet, différemment de
la « conscience collective » durkheimienne, fondée sur l’amour incondition-
nel de chacun envers le collectif, ces régulations produisent des « rapports de
méfiance, de tolérance et de respect » entre acteurs (Reynaud, 1979, p. 271).
Aussi elles dépendent des rapports de force au sein de l’organisation : c’est
pourquoi « dans une telle conception de la régulation, celle-ci ne s’oppose pas
au conflit. Au contraire, elle en est la solution provisoire. Et, parce que cette
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
solution est provisoire, l’étude du conflit est indispensable pour c omprendre
la portée et la solidité de cette solution » (p. 272).
Parmi ces « régulations conjointes », Reynaud distingue des « régulations
de contrôle » et des « régulations autonomes » (1988). Les premières sont
formalisées dans la hiérarchie de l’organisation et opèrent de façon verticale,
du sommet vers la base ; les deuxièmes sont issues des conduites collectives
au sein de l’organisation et opèrent de façon horizontale, entre les différents
groupes qui la composent. Un conflit apparaît lorsque les « régulations
autonomes » entrent en contradiction avec les « régulations de contrôle » :
c’est-à-dire, lorsque les règles créées par l’interaction sociale ordinaire
entrent en contradiction avec les normes qui la contraignent au départ. Plus
précisément, le conflit social surgit lorsque la règle collective, tributaire de
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 137 21/09/2021 11:02
138 ▲ Sociologie du conflit
l’autonomie des acteurs, se heurte à une norme restreignant drastiquement
leur « espace de jeu » avec les règles (Reynaud, 1989). En ce sens, la théorie
de la régulation sociale va au-delà de l’analyse des conflits dans les organisa-
tions. C’est une théorie générale du social, opposant un « paradigme déci-
sionnel », fondé sur l’autonomie des acteurs et leur capacité à se saisir des
règles, à un « paradigme déterministe », fondé sur la primauté des normes
dans l’action sociale (Reynaud, 1995, p. 218‑223).
Comme le montre Reynaud, le conflit recèle une fonctionnalité qui
peut être systémique. Il maintient en vie les systèmes sociaux, en canali-
sant l’entropie propre à tout collectif et en créant des formes plus ou moins
durables de consensus (Monroy et Fournier, 1997). Dans une perspective
psychosociologique, certains travaux ont approfondi le volet psychique de
cette hypothèse. Un ouvrage fondateur de la sociologie clinique, L’emprise
de l’organisation (1979), analyse ainsi la montée en puissance d’un modèle
d’organisation – l’organisation hyper-moderne – dont sont prototypiques
les multinationales. À travers leurs techniques de management, fondées sur
le principe de l’isolement des travailleurs, ces organisations parviennent à
exercer une emprise psychique sur l’inconscient de leurs membres, qui para-
lyse leur capacité critique. En empêchant « la construction de véritables rela-
tions amoureuses, donc conflictuelles, entre les individus, en les remplaçant
par une relation amoureuse centrale au niveau proprement imaginaire, d’où
tout conflit est exclu » (p. 197), l’organisation aliène, à proprement p arler,
ses acteurs. Le conflit devient la seule réponse possible à cette aliénation
tant sociale que psychique. Il est un exutoire à la fois pour l’individu et pour
l’organisation. C’est pourquoi le sociologue, s’il donne à son travail de
recherche un volet clinique d’intervention sociale, doit accompagner les
membres des organisations dans la construction des conflits sous-jacents à
leur vie collective (Enriquez, 1992).
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 138 21/09/2021 11:02
Partie 2
Les nouveaux objets
du conflit
Sylvaine Bulle
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 139 21/09/2021 11:02
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 140 21/09/2021 11:02
Chapitre 6
Du conflit de classe
à l’éclatement du conflit :
la sociologie du conflit
au xxie siècle
Il s’agit désormais de se pencher sur les renouvellements ultra-contemporains
des conflits sociaux. La réalité sociale, telle qu’elle se déroule sous nos yeux,
permet de nous emparer d’une hypothèse centrale. La conflictualité sociale
est aujourd’hui plus large et plus aiguisée que celle qui a été décrite dans
la tradition sociologique. Elle a désormais en son cœur la fragilité du lien
social et l’individuation propres aux sociétés de masse, qui sont aussi des
sociétés démocratiques. Cette hypothèse nous permettra de rendre compte
au fil des chapitres de conflits variés, avec différents types d’acteurs, d’ob-
jets, d’espaces. Certains renvoient à la perspective d’une transformation
sociale, qui inclut les préoccupations identitaires et les différentes subjec-
tivités. D’autres sont davantage tournés vers le changement social, axé sur
l’action collective historique. Avant de dresser le tableau de ces conflits, il
convient d’établir le contexte général à l’intérieur duquel ils prennent une
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
signification.
Le moment sociologique actuel est la modernité tardive (Rosa, 2012) qui
se caractérise par un ensemble de fragmentations et d’incertitudes liées à
une phase de changements et d’accélérations notamment technologiques
remettant en cause les principes du progrès. Cette phase contemporaine
repose sur trois constats. Le premier tient au fait que le social, tradition-
nellement défini comme l’ensemble des traits et des conditions de vie
qui permettent de définir une société, n’est plus un bloc homogène avec
des identités identifiées, de la bourgeoise aux ouvriers. La sociologie cri-
tique et marxiste a contribué à donner une large place à ces derniers. Le
deuxième constat est la fragmentation de l’unité de temps et d’espace au
sein des sociétés actuelles, en raison de la globalisation et de l’accélération
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 141 21/09/2021 11:02
142 ▲ Sociologie du conflit
du temps. Le dernier constat est la place accordée à l’autonomisation des
individus. Il se traduit par le différencialisme et le particularisme identi-
taire, au détriment de l’universalisme et du rôle de la nation qui furent des
formes sociales et politiques assurant la cohésion sociale. Pour résumer ces
trois dimensions, nous pouvons évoquer l’émergence d’une société d’indi-
vidus qui revendiquent une autonomie sociale, professionnelle, personnelle
ou culturelle. C’est la raison pour laquelle en Europe et dans le monde, nous
voyons apparaître depuis trois décennies de nouvelles formes de conflictua-
lité sociale et politique, souvent dissociées du cadre habituel des revendi-
cations auxquelles appartiennent les manifestations syndicales et les luttes
partisanes. Au sein des sociétés néolibérales ou post-industrielles (Bell,
1997), la conflictualité se déplace : de la société de classes vers l’individu,
qui s’impose désormais comme le véritable acteur de la transformation
sociale. Les individus n’apparaissent plus comme de simples agents sociaux,
mais comme des êtres affirmant leurs expériences singulières. Nous pou-
vons mentionner la souffrance sociale au travail, dans les lieux de vie, le
souci d’avoir des pratiques culturelles singulières ou de s’engager dans des
causes. L’individuation implique donc des formes d’action collective qui ne
se résument pas à des luttes instrumentales pour obtenir ou conserver un
statut au sein d’un ordre social, voire réaffirmer celui-ci. Au contraire, les
mouvements pour les droits ou pour les places présentent des effets cumu-
latifs pour le changement social.
Des sociétés de classes sans conflit
de classe ?
Le tournant majeur des sociétés post-industrielles réside dans une lutte pour
les places qui donne lieu à de nouveaux modes d’action collective. L’origine
des conflits est multisituée. À la différence des luttes de classes, les conflits
actuels reposent de moins en moins sur une représentation unifiée de la
classe ouvrière et du travail salarial que les syndicats étaient chargés de pro-
mouvoir. Un autre phénomène apparaît au tournant des années 1990. Des
catégories que la sociologie croyait stables, comme l’école chargée d’attri-
buer une place dans la société, ou la famille se sont profondément trans-
formées. L’éclatement de la cellule familiale traditionnelle, constaté depuis
quelques décennies, traduit l’accélération des mobilités et des déplacements,
tout comme la place prise par l’économie dans les comportements indivi-
duels (Bauman, 2004) avec de nouveaux modes de vie nomades et flexibles.
Dans le même sens, une tension s’exprime au sein du modèle scolaire tradi-
tionnel, particulièrement en France, entre le principe républicain d’égalité
des places et la demande croissante d’égalité des chances. Elle donne lieu à
de nombreuses luttes pour la réussite scolaire, dont témoignent les stratégies
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 142 21/09/2021 11:02
Du conflit de classe à l’éclatement du conflit ▼ 143
d’évitement au sein de quartiers, de groupes, d’écoles, lorsque ceux-ci sont
considérés comme des obstacles pour l’épanouissement des parcours indivi-
duels. Ces transformations ont pour corollaire la montée de l’individualisme
au sein d’une société qui n’est plus unifiée par ces piliers qui étaient garants
de la cohésion sociale.
Ces changements ont amorcé une véritable transformation du sujet
social. Ni l’idéal marxiste des luttes, ni l’éthos traditionnel du gréviste n’ont
été dopés par la globalisation et la montée de l’individualisme. Pourtant les
sociétés post-industrielles se caractérisent par le paradoxe apparent lié au fait
que des individus de condition sociale différente partagent une expérience
commune qui se traduit par leur participation à des mobilisations échap-
pant à toute unification idéologique. Il s’agit des luttes des sans-papiers, des
lesbiennes gays bisexuels et transgenres (LGBT), des étudiants et des fonc-
tionnaires déclassés en passant par les travailleurs du milieu hospitalier, ou
les parents d’élèves. Elles ont pour objectif de renforcer les identités indivi-
duelles ou collectives.
Le sociologue Alberto Melucci avait défini ces mobilisations comme de
nouveaux mouvements sociaux (Melucci, 2016), dans la mesure où ils donnent
lieu à des nébuleuses post-politiques, qui reflètent une décomposition sociale
révélatrice des sociétés post-industrielles. Ils sont à mettre en rapport avec le
désinvestissement des États en matière de protection sociale et de solidarité,
destinées à la régulation des inégalités. Le sociologue pointe le fait que ces
nouveaux mouvements, à l’image de la jeunesse, témoignent d’une exigence
d’autonomie individuelle qui s’applique aux relations sociales. Ils ont des
conséquences en matière d’action collective en mettant en avant le caractère
culturel et social du conflit lié, dans le cas de la jeunesse et des mouvements
écologiques, au désenchantement du monde. La post-modernité est l’époque
qui met en lumière les subjectivités individuelles, notamment à partir de lieux
connectés et de la démocratie numérique. À travers eux, l’individu apparaît
comme soucieux de défendre une place personnelle, tout en affichant une
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
véritable participation dans la vie sociale et collective.
Un tournant pour la sociologie ? La nécessité
d’une bonne connaissance des acteurs
Cette évolution, dessinée à grands traits, a une conséquence sur le renou-
vellement de la sociologie. Celle-ci a été contrainte de revoir l’ensemble
de ses modes de connaissance de la réalité. Les années d’après-guerre cor-
respondent sur le plan scientifique au fonctionnalisme de Parsons, dans la
mesure où le système social reposait alors sur des statuts sociaux lisibles et
sur une conflictualité de faible intensité. L’ordre social était alors stabilisé. La
période post-soixante-huit a vu émerger la critique sociale et la sociologie
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 143 21/09/2021 11:02
144 ▲ Sociologie du conflit
de la domination, marquées par le souci de dévoiler un ordre social ou l’illu-
sion des acteurs par rapport aux différentes contraintes qui pèsent sur eux.
Ces sociologies étaient toutes vouées à la réification du social et de l’indi-
vidu. C’est au philosophe Michel Foucault que l’on doit d’avoir signifié la
nécessité d’un changement de paradigme. Selon cet auteur majeur, si le sujet
post-moderne est entièrement gouverné par le social, il reste parfaitement
en mesure d’agir en tant que sujet libre. Sa pensée a eu des effets sur la socio-
logie et au-delà.
La sociologie de l’action d’Alain Touraine (1978, 1984a) a été l’une des
premières à revisiter la sociologie critique et à avoir désencastré l’indi-
vidu de ses déterminations sociales, afin de prendre en compte sa capa-
cité réflexive. Touraine et d’autres sociologues, comme François Dubet
(1994), Didier Lapeyronnie (1993), Robert Castel (1995), appartenant à
la sociologie du conflit, perçoivent la nécessité de penser les transforma-
tions sociales autrement que comme une opposition entre ordre symbo-
lique ou social et collectifs « classistes ». Ils analysent la métamorphose
de la question sociale à partir de la société salariale et des formes de fragi-
lité sociale. Ils font référence au conflit social, non plus seulement comme
un conflit de classe, mais comme un ensemble de demandes sociales de
la part d’individus, ayant conscience d’eux-mêmes, et qui souhaitent par-
ticiper à la production de la société et non pas seulement à sa repro-
duction, telle qu’elle est étudiée par la sociologie de la domination. Ils
se démarquent de l’individualisme méthodologique, incarné par le socio-
logue Raymond Boudon, qui consacre le maintien du système social à
partir d’une approche interindividuelle et limitée du conflit. À la suite
de la sociologie de l’action, la théorie de la reconnaissance (Honneth,
2002) conforte la place des individus qu’elle définit comme des sujets
de souffrance sociale, cherchant à être valorisés, au sein des sociétés
post-modernes.
C’est donc dans un cadre renouvelé que des approches plus dynamiques
de la sociologie se font jour. Elles prennent mieux en compte l’emboîtement
des phénomènes sociaux. Depuis ce tournant sociologique, les sciences
humaines ont adopté des démarches processuelles, qui tiennent compte des
événements biographiques, des déplacements dans l’espace social, des tra-
jectoires interpersonnelles au sein de démarches à la fois diachroniques et
synchroniques, comme l’ont bien montré Andrew Abbott et sa théorie du
turning-point (2009). Grâce à ces démarches, les sociologues ont trouvé
d’autres champs de bataille que le mouvement social historique, en se pen-
chant sur une forme de « pensée par cas », selon le nom de l’ouvrage éponyme
du sociologue Jean-Claude Passeron et de l’historien Jacques Revel (2005). Ils
intègrent la nécessité de prendre en compte les singularités des mécanismes
qui participent à l’indignation des acteurs.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 144 21/09/2021 11:02
Du conflit de classe à l’éclatement du conflit ▼ 145
De la lutte des classes aux luttes des places
D’autres données sociales nous permettent de saisir ces évolutions. Nous
l’avons mentionné : le modèle politique de l’égalité des places, qui avait
cherché à réduire les écarts entre les positions sociales, a perdu de sa robus-
tesse. Il fut porté par le mouvement ouvrier puis par les États-providence.
Cependant, la crise pétrolière des années 1970 a créé un chômage de
masse, qui a accentué les déséquilibres sociaux entre ceux qui sont les
mieux inscrits dans un ordre social, et qui accèdent à la mobilité sociale, au
détriment de ceux qui rencontrent des obstacles en raison d’une inégalité
géographique, professionnelle, de genre, voire d’origine. Les démocraties
ont désormais intégré dans leur fonctionnement des correctifs à ces situa-
tions. Cela se traduit par l’importance factuelle ou symbolique accordée à
l’égalité des chances (Dubet, 2010). On a vu naître différentes compétitions
sociales : à l’école, dans le monde du travail, autour du mérite des individus
afin d’encourager ceux qui ne bénéficient pas d’une position favorable. Le
modèle de la discrimination positive basé sur la prise en compte de la diver-
sité ethnique et les coups de pouce aux élèves défavorisés, s’imposent dans
les démocraties libérales comme le moyen de pondérer symboliquement
ou concrètement les injustices. L’égalité des chances, selon l’expression
passée dans le langage ordinaire, a certes modifié l’image et la représenta-
tion des sociétés républicaines traditionnellement définies par une relative
stabilité des positions au sein de la structure sociale. Au bout du compte,
si elle tend à s’instaurer comme modèle de fonctionnement social, elle
ne gomme pas le ressentiment de ceux qui sont en échec par rapport à
ceux qui ont su saisir leurs chances. L’objectif d’atteindre une société plus
juste au moyen d’un bricolage institutionnel ou économique se heurte à
des conflits de « statut », selon le terme du sociologue Joseph Gusfield qui
montre, dans La culture des problèmes publics (2009), l’importance d’une
reconnaissance symbolique et publique par ceux qui se sentent dévalorisés.
Particulièrement dans le cas de la France, l’idéal républicain est questionné
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
par les membres des minorités qui souhaitent avoir toute leur chance et
demandent que les identités multiculturelles ou d’appartenance, comme la
religion, soient plus lisibles dans les épreuves administratives, les organisa-
tions collectives, l’école ou la santé.
La définition de la cohésion sociale, telle que l’avait posée Durkheim,
notamment dans De la division du travail social (1973 [1902]), est remise
en cause à travers des luttes pour la reconnaissance. Cependant, le conflit
ne perd pas son potentiel instituant. Les enjeux se sont déplacés et induisent
une conflictualité mouvante et à géométrie variable, en rupture avec la soli-
darité de classe et avec la centralité de la classe ouvrière. Dans ce contexte,
une question précise concerne l’expression de ces conflits d’un type nouveau.
Avec quels acteurs et quel type de représentation ?
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 145 21/09/2021 11:02
146 ▲ Sociologie du conflit
Du mouvement social aux conflits multisitués.
Quels types de conflits ?
Le problème que posent les sociétés contemporaines, au-delà de leur nature
industrielle, est la démultiplication et l’accroissement d’une division du tra-
vail. Elle entraîne l’individualisation et la compétition sociale, bien que les
individus soient de plus en plus interdépendants avec leur milieu social. La
lutte des placements a remplacé la lutte des classes. On entend par exemple
s’élever des revendications pour plus de solidarité et simultanément pour
plus de liberté et de reconnaissance des efforts individuels. Il s’agit d’une
évolution par rapport au mouvement social et à la lutte des classes. À
travers celle-ci, le « sujet social » et ouvrier demeurait indissociable des
mondes auxquels il appartenait et des imaginaires politiques que véhicu-
laient ses représentants politiques ou syndicaux. Le mouvement social,
terme qui se renouvelle dans les années 1990, met désormais l’accent sur
des protestations portées par des sujets pluriels, traversés par de multiples
identifications. Un des temps forts de la conflictualité sociale contempo-
raine provient par exemple de l’émergence des mouvements sociaux « péri-
phériques », c’est-à-dire venant des marges de la société. Nous avons cité
les luttes des sans-papiers, celles des étudiants et des LGBT dans les années
de gestion post-SIDA auxquelles il convient d’ajouter les mouvements de
solidarité en faveur des réfugiés et des migrants, des travailleurs précaires.
Dans ce registre, la classe ouvrière et les luttes unitaires deviennent des
signifiants flottants.
Autre temps fort des années 1990 : l’apparition de mouvements de libéra-
tion nationale, régionale et transnationale. Ils sont liés aux causes nucléaires
et environnementales, aux causes féministes ou antifascistes, aux souhaits
d’accéder à une indépendance territoriale. L’agir démocratique est dans ce
cas tourné vers une transformation sociale marquée par la conscience collec-
tive. Il suppose une réflexivité des groupes qui permet de tenir ces derniers à
distance d’une stricte velléité identitaire. La méthode de l’intervention socio-
logique, prônée par Alain Touraine et développée au Centre de recherches et
d’Interventions Sociologiques (CADIS) aux côtés de Michel Wieviorka, de
François Dubet et d’autres, est apparue dans les années 1980, pour appuyer
ces mouvements. Il s’agit, en matière de sociologie de la connaissance et de
méthodes, de mettre en avant une conception très élaborée du travail des
sociétés sur elles-mêmes pour relancer la maîtrise de leur historicité.
À cet égard, les décennies antérieures aux années 2000 ont été riches en
événements consacrant le sujet social. En témoignent : le mouvement d’en-
vergure nationale Solidarność en Pologne (1980) et les mouvements sociaux
brésiliens et argentins (1990‑2001). En Europe, d’autres luttes ont soldé l’idéo-
logie communiste et sont solubles dans le tournant libéral, en donnant lieu à
des anti-mouvements, sur fond de nationalisme et de religion, comme c’est le
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 146 21/09/2021 11:02
Du conflit de classe à l’éclatement du conflit ▼ 147
cas en Hongrie, Russie et dans les pays de l’ex-bloc soviétique. Les décennies
des « trente piteuses » (1980‑2010) voient également apparaître des partis
hybrides, moteurs d’une politisation ordinaire, comme le montrent le parti
conservateur Tea Party aux États-Unis, ou le Mouvement des Cinq Étoiles en
Italie apparu en 2009, puis devenu parti gouvernemental. Le cas français avec
l’importance prise par le parti de droite-extrême permet de souligner une
crise de représentation de l’imaginaire national, celui-ci n’étant plus partagé
par tous. Pour résumer, ce contexte fournit un schéma d’analyse des avancées
et des reculs dans l’organisation de la vie collective. Il semble que les conflits
soient multisitués dans la mesure où ils expriment des luttes de différents
groupes pour leur légitimation. Cela suggère que le besoin de transformation
sociale est profond, quelles que soient les voies par lesquelles il s’exprime.
Serait-ce la fin de l’acteur collectif ? Les mouvements post-politiques, sans
gravité, diffus, analysés par Alberto Melucci (2016), tendent à conforter cette
hypothèse.
La démocratie dans le conflit.
Reconflictualiser la démocratie
ou reconflictualiser la société ?
La nouveauté tient au fait que le conflit se cristallise sur la critique des formes
prises par la démocratie. Différentes luttes et demandes peuvent se cumuler
et converger vers une demande de changement social, qui s’exprime dans
un cadre ou une demande démocratique. L’effervescence politique qui a lieu
à partir de 2011 et en particulier la vague des mouvements du « dégagisme »
(Printemps arabes, Iran, Asie, France, etc.) le montrent. Des citoyens ordi-
naires ont manifesté jusqu’à destituer des gouvernants en place, comme ce
fut le cas des « révolutions arabes ». Des vagues successives ont souligné au
Brésil, en Israël, en passant par la Corée du Sud, l’épuisement de la démocra-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
tie représentative. Différentes actions des « Indignés » (Espagne), d’Occupy
(mouvement mondial) se sont disséminées sur toute la planète durant l’année
2014. En France récemment, le mouvement Nuit debout (2016), puis celui
des Gilets jaunes (2018‑2019) ont incontestablement exprimé un tournant.
Ils se sont dressés contre l’État, comme en témoignent les attaques réelles
de lieux symboliques du pouvoir et la remise en cause des corporations des
juges, des forces de l’ordre, des policiers. Sont-ils à la recherche d’une contre-
démocratie (Rosanvallon, 2006) marquant une défiance vis-à-vis de la sphère
publique, ou d’un nouveau démos ?
Ce qui se dessine à partir de ces mouvements est la remise en cause de
la capacité des collectifs constitués ou des corps intermédiaires à répondre
aux demandes de justice sociale. Il convient donc de distinguer une nouvelle
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 147 21/09/2021 11:02
148 ▲ Sociologie du conflit
fois le conflit du mouvement social, dans la mesure où le premier est un ques-
tionnement qui s’exprime dans l’espace de la politique et dépasse les espaces
formels du politique. Le peuple est-il lui-même devenu le lieu de la conflic-
tualité ? À travers l’expression populaire, il n’est pas uniquement question
de demander des droits subjectifs (cas des luttes subalternes) ou une stricte
amélioration de la performance économique (cas des Gilets jaunes), mais
d’exiger des services publics de demeurer des piliers de la solidarité, avec une
meilleure prise en compte de la souveraineté du peuple. Nous pouvons évo-
quer une lutte pour la démocratie ou un conflit de type démocratique, comme
le montrent les interventions croissantes des groupes de citoyens organisés
dans les affaires et dans les décisions quotidiennes qui les concernent. Il y a
lieu de voir, dans le cas des « mouvements des places », une radicalisation de
la démocratie (Laugier et Ogien, 2014). Un processus similaire de politisation
ordinaire est à l’œuvre dans le cas des organisations militantes présentes dans
les quartiers populaires dénonçant des injustices sociales et ethniques et
trouvant à partir de l’empowerment et de la participation de nouveaux modes
d’action collective. La sociologue Nina Eliasoph (2010) a particulièrement
étudié l’engagement de personnes pauvres dans les banlieues américaines,
lui permettant de parler de citoyenneté active, à propos de personnes peu
habituées à intervenir dans le champ politique.
Les conflits pour la démocratie donnent la possibilité au sociologue de
penser celle-ci comme une forme de vie, c’est-à-dire comme le lieu d’ex-
pression d’un perfectionnisme moral. Différentes échelles de politisation
ordinaire apparues récemment montrent que des éléments puisés dans
la vie quotidienne – l’éducation et la santé, l’économie, l’écologie et l’envi-
ronnement – sont désormais des engagements en faveur de la démocratie.
L’objectif pour les citoyens engagés dans un conflit n’est pas la recherche d’un
confort individualiste et privatif, mais d’une expérience collective et sou-
vent solidaire, en vue de la définition de la vie en commun et l’exercice de la
souveraineté populaire. La conflictualité est donc le ressort critique d’actions
permettant de décrire le travail démocratique des sociétés. Bon nombre d’ex-
périences allant de l’engagement de proximité, des occupations de place, aux
contestations juridiques s’appuient sur une description de la réalité sociale
par les acteurs eux-mêmes. Les disputes, les affaires étudiées en particu-
lier par Luc Boltanski et la sociologie pragmatique des épreuves justifiées
(Boltanski, 1990b ; Boltanski et Thévenot, 1991 ; Auray et Bulle, 2016), sont
autant de façons de maintenir une conflictualité nécessaire à la démocratie
et au vivre-ensemble. Elles permettent de mettre l’accent sur des injustices
variées et de dévoiler l’ordre social porté par les institutions et par le gouver-
nement du monde (cas de l’altermondialisme ou de l’autonomie politique).
D’autres opérateurs de la conflictualité peuvent apparaître à travers le rôle
croissant des milieux vivants et des croyances spirituelles (cas de l’écologie).
Tous donnent une place à l’agir et sa visibilité. Une sociologie du conflit doit
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 148 21/09/2021 11:02
Du conflit de classe à l’éclatement du conflit ▼ 149
donc tenir compte de deux plans devenus inséparables : celui du signifiant
politique qui est véhiculé et, en second, celui de la forme prise par le premier
à travers différents engagements, et en permettant de lui donner du sens.
Ce cadre est par exemple familier des sociologies pragmatiques, attachées à
regarder les coordinations d’acteurs.
La visibilisation et la publicisation des conflits : un enjeu
pour la sociologie
Lire les nouveaux conflits suppose d’accorder une importance aux modes d’appa-
raître dans l’espace public, celui-ci étant au cœur de la lutte démocratique. Ce
n’est pas un hasard si les mouvements les plus vibrants ont été, dans la dernière
décennie, ceux remettant en cause des régimes totalitaires et leurs cohortes de res-
triction, dont celle de manifester. Une multitude de dispositifs est à mettre à l’actif
des protestations, désignant les deux plans superposés du politique et de l’ac-
tion. On a vu par exemple fleurir des termes : comme ceux de « dégagisme » et de
« la parole au peuple ». Ils font appel à un langage désignant le besoin de contes-
ter les institutions et les pouvoirs en place. Ces slogans n’ont-ils pas été brandis
aussi par les assemblées d’Occupy à travers le monde ? Par les personnes mani-
festant « aux ronds-points » en France ? Ils expriment donc des revendications
fortes se rapportant à l’égalité démocratique. Spécifiquement, le rassemblement,
comme le montrent les philosophes Judith Butler (2016) ou Jacques Rancière
(1995) dans leurs essais respectifs sur les voix en public, est lui-même une forme
politique dans la mesure où il exprime le droit à avoir une place, excédant en cela
les manifestations de quelqu’un ou de quelques minorités. L’apparition en public,
que l’on peut nommer visibilisation, fait donc incontestablement partie de l’être
démocratique, quand elle n’est pas une traduction de l’existence au monde, voire
une ontologie démocratique, comme l’écrit Butler (2016).
Un autre élément est le rôle joué par l’espace. « L’apparaître » ne peut pas être
séparé de l’action, dans la mesure où parole et politique sont entremêlées (Arendt,
1992). L’indissociabilité entre apparition et action nécessite qu’il existe un espace
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
public permettant la réunion des individus qui se reconnaissent. Ce type de confi-
guration est central dans les mouvements récents. En tant que voix de la démo-
cratie ordinaire, les protagonistes-citoyens doivent être vus et entendus, y compris
au sein de véritables dispositifs communicationnels organisant leur parole. C’est
ainsi que l’on a vu fleurir dans la période récente : des assemblées des places, des
parlements avec leur cohorte de commissions, exprimant le sens à donner à une
démocratie qui ne soit plus seulement participative, mais directe.
Il est donc nécessaire que le sociologue tout comme le politiste accordent de
l’attention à la signification que prend l’espace, dans sa matérialité, à travers
différents agencements visuels, physiques et cognitifs ou numériques, dans la
mesure où ils font partie de l’exposition commune. Il suffit ici de rappeler les
exemples au-delà du cas des Printemps arabes, des Gilets jaunes, d’Occupy ou
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 149 21/09/2021 11:02
150 ▲ Sociologie du conflit
de Nuit debout, celui d’Extinction Rebellion intervenant fortement dans l’espace
(chapitre 8). De telles actions collectives mobilisent des rues et des ronds-points,
des places ou des boulevards et des bâtiments, quelquefois des friches permet-
tant de configurer, à partir de la visibilité des participants et de leurs gestes cri-
tiques, un espace public. Là encore ces actions ont gagné tous les pays, d’Est en
Ouest, de l’Espagne à la Grèce, à l’Iran, aux territoires palestiniens. ■
Repenser l’engagement : compétences
militantes et savoirs profanes
dans les conflits
Il est aujourd’hui clair qu’il existe une dialectique entre la démocratie appré-
hendée comme un régime politique, vue à partir de ses institutions de la
vie en commun, et la démocratie directe. Celle-ci est une aspiration à une
vie collective, appelant à se déprendre des formes habituelles de la vie poli-
tique, tout en utilisant certains de ses espaces symboliques en vue de réarmer
la conflictualité (Bulle, 2013 ; Emperador, 2019). D’autres évolutions sont à
prendre en compte. Que devient la lutte en démocratie, si elle se passe par
exemple de médiations ? Quelle est la partie réelle jouée par les citoyens ?
La sociologie, à travers différents objets, se voit incitée à considérer les
différents modes d’agir en démocratie. Ceux-ci ne renvoient plus seulement
aux activités publiques protestataires, qui se passent dans les urnes, dans les
manifestations, ou à l’occasion de crises. Elle implique de prendre en cause
l’intervention du citoyen, non pas seulement dans le cadre des arènes délibé-
ratives ou d’un travail militant ; mais au sein de différentes scènes plus mar-
ginales. Ainsi on voit fleurir les enquêtes participatives menées en dehors des
autorités publiques, auxquelles sont associés les habitants pour faire valoir
leurs attachements à une série d’objets et de causes. Les enquêtes peuvent
concerner l’environnement et l’urbanisme, la santé et les préoccupations
sanitaires, auxquels sont sensibles les citoyens périphériques qui se consi-
dèrent comme invisibilisés par les pouvoirs locaux et nationaux. Le constat
tend à rejoindre la sociologie des controverses. Rappelons que celle-ci per-
met de documenter différentes causes, comme la défense de l’environne-
ment, les risques sanitaires (Barthe, 2006 ; Chateauraynaud et Torny, 1999),
et est propice à la formation des publics oppositionnels, sur la base de col-
lectifs argumentant et se disputant, fabriquant quelquefois leurs instruments
de mesure. La controverse peut se traduire en montée en généralité et prend
alors la forme d’une crise ou d’un problème public.
Ce qui émerge davantage dans les démocraties libérales est l’existence de
groupes qui ne cherchent pas un haut niveau de publicisation d’un problème.
Ce sont en l’occurrence des citoyens, qui ne sont ni spécialistes ou experts,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 150 21/09/2021 11:02
Du conflit de classe à l’éclatement du conflit ▼ 151
qui souhaitent s’exprimer au sein de dispositifs d’enquêtes, d’assemblées, de
pièces de théâtre mimées et à travers lesquels ils manifestent leur condition
existentielle. Nous pouvons donc parler de publics et d’objets opposition-
nels et de l’enquête comme justification (Boltanski et Thévenot, 1991). Ces
démarches sont-elles nécessairement politiques et en quoi renseignent-elles
la sociologie des conflits ?
Enquêter et participer : le rôle des publics
oppositionnels
Les interventions de proximité en particulier, tout comme la démocratie
numérique que l’on a vu surgir dans les dernières décennies, montrent que
les citoyens se laissent difficilement dominer par le savoir des experts et par la
science de gouvernement. Ils se donnent la possibilité à travers leurs propres
raisonnements, de justifier de l’importance qu’ils accordent à un cadre de vie,
à des valeurs, notamment quand celles-ci sont menacées par des projets ou
des interventions extérieurs, jugés tyranniques. Ces compétences font partie
de la démocratie et montrent que les citoyens sont susceptibles de coconce-
voir ou de coconstruire des expertises, afin d’y insérer leurs propres visions du
monde, à partir de leurs récits, comme en témoignent en France les enquêtes
sur les productions habitantes et la ville « d’en-bas » (Rosa Bonheur, 2019).
Nous pouvons déceler à travers ces derniers un méliorisme en faveur de la
démocratie. Ces engagements dans la proximité donnent l’occasion aux pro-
fessionnels, détenteurs de savoirs experts, de revoir leurs propres approches
face aux critiques qui leur sont formulées, comme nous l’avons vu dans le
cas de la remise en cause de grands projets urbains et d’infrastructures. Cet
aspect rend crédible l’idée selon laquelle la démocratie s’exprime par une
communauté d’enquêteurs (Dewey 2011), réarmant une conflictualité sans
que celle-ci ne soit nécessairement élevée.
Les savoirs populaires reposent sur le regard que portent les acteurs sur un
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
ensemble de problèmes publics et exprimant un démocratisme du jugement.
Les formats expressifs (comme les récits intimes, les conférences mimées,
décrivant le monde du travail ou les institutions), la production de supports
visuels et de différents dispositifs jouent un rôle dans l’agir démocratique
car ils permettent de médiatiser les émotions. C’est d’ailleurs la raison pour
laquelle les enquêtes populaires, qui se traduisent par une capacité d’orga-
nisation des citoyens en collectifs « hybrides », peuvent être appréhendées
comme une politisation ordinaire. En effet, ces pratiques prennent tout leur
sens si l’on tient compte de l’existence d’une critique formulée, énoncée et
rendue dicible par les acteurs eux-mêmes, incluant leur propre compréhen-
sion d’un ordre de la réalité ; sans passer par des médiations professionnelles
et politiques, ni par le concours de sociologues. Ces tendances vont donc de
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 151 21/09/2021 11:02
152 ▲ Sociologie du conflit
pair avec le désinvestissement des circuits habituels de la démocratie (comme
le vote) au profit d’autres scènes (chapitre 8). En témoigne l’essor des collectifs
de solidarité durant la crise sanitaire de 2020. Il traduit une remise en cause
symbolique des institutions à partir de la valorisation d’autres modes d’organi-
sation (brigades de solidarité, distribution de nourriture et aide de proximité).
Il faut en tenir compte dans le régime de connaissance sociologique dans la
mesure où celui-ci, à l’image de la sociologie critique, a longtemps considéré
que les actions individuelles ne parviennent pas à modifier l’ordre social.
D’autres données sont venues confirmer ce tableau. Avec Internet,
les termes de l’expérience politique ont évolué. Des formes nouvelles et
d’« expérimentation » désignent désormais des besoins d’expression en
dehors des arènes publiques (Allard et Blondeau, 2007). Les outils proposés
par les nouvelles technologies de l’information et de la communication per-
mettent en effet la dissémination de la parole et donc de la critique ordinaire,
avec l’objectif quelquefois de se distinguer du militantisme. À première vue,
ces nouvelles formes de résistance médiatique émanant d’individus inter
connectés semblent proches de l’individualisme et sont propres à le renfor-
cer. Elles peuvent par conséquent accentuer les segmentations des différentes
communautés. Pourtant, comme on l’a vu avec les « printemps des peuples »
en 2011 (monde arabe, Canada, Iran, Asie) et avec les Gilets jaunes en France,
c’est un vase mouvement démocratique que permet la contestation numé-
rique. Dans le même sens, le féminisme et l’antiracisme se sont largement
renouvelés avec les différents formats numériques (comme les hashtags et
les témoignages sur Tweeter et Facebook), véritable laboratoire des identités.
C’est encore le cas des campagnes de boycott, de la démultiplication des péti-
tions et des campagnes d’opinion.
Ce médiactivisme pose plusieurs questions au sociologue des conflits.
Permet-il de créer un « nous » collectif ? Ou s’agit-il strictement de mou-
vements labiles et peu structurants ? Quelle est la portée des témoignages
numériques par rapport à l’approche biographique et des trajectoires, dont
la sociologie politique des mouvements sociaux se saisit habituellement ?
Deux éléments sont à noter. Le médiactivisme jette un trouble dans la socio-
logie politique, voire la science politique, tout comme dans la sociologie des
médias. C’est ce qu’analyse le sociologue Dominique Cardon (Cardon et al.,
2013). L’activisme numérique tend à s’autonomiser des instances de déléga-
tion ou de représentation démocratique, tout en réaffirmant les enjeux de
conflit social en se passant du travail sociologique. D’une part, il permet à
de nouveaux publics actifs de s’informer et surtout de circuler d’un événe-
ment à un autre, comme en témoignent les nombreuses mobilisations via
internet pour soutenir des luttes et des causes. D’autre part, il donne nais-
sance à des supports d’information alternatifs, couvrant les rassemblements,
ce qui traduit un besoin de démocratisation de l’information face à l’hégémo-
nie des médias traditionnels.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 152 21/09/2021 11:02
Du conflit de classe à l’éclatement du conflit ▼ 153
Pour résumer, l’éclatement des conflits met en lumière l’évolution des
publics oppositionnels, qui repose sur une désidentification à la démocra-
tie délibérative et aux organisations syndicales ou sociales, avec de nouvelles
exigences en matière de visibilité et de modes d’action propres à réarmer la
conflictualité. Le film Merci patron réalisé en 2016 par François Ruffin, député
de La France insoumise, l’illustre parfaitement. En choisissant de placer sous
les projecteurs des personnes ordinaires, soumises à l’épreuve du chômage,
l’homme politique démontre les échelles intimes du conflit social et la légi-
timité des actes et des paroles proférées par « N’importe qui ». N’est-ce pas
aussi le signe d’un enchevêtrement des échelles locales et globales, situées et
structurelles ?
Le tournant « terrestre »
On assiste depuis deux décennies à l’essor de pratiques citoyennes, rurales et
citadines qui prennent comme socle les territoires. Elles vont de l’entraide à
l’écologie, en passant par le soin et l’hospitalité. Elles visent à mettre en adé-
quation des modes de vie avec des modes d’engagement afin de conjurer
la réalité sociale et les différentes formes de violence qui s’exercent sur les
cadres de vie. Ces engagements sont-ils incompatibles avec une échelle glo-
bale des luttes ou avec une compréhension générale des phénomènes mon-
diaux ? Que nous apprennent-il du conflit social ?
Des pratiques politiques ordinaires comme celles que nous avons citées
incitent à dépasser la modernité libérale, les injonctions économiques et
l’innovation qui lui sont adossées pour se repositionner sur des lieux de
vie « vivables » et maîtrisables, où l’intelligence collective peut se déployer,
d’association en association, de personne à personne, et de proche en
proche.
Comment expliquer ce phénomène ? Les sociétés contemporaines
éprouvent le besoin de réactiver des liens à partir de nouvelles formes
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
d’action, de nouveaux espaces du conflit, sans que celles-ci ne soient iden-
titaires ou exclusivement sectorielles. C’est la raison pour laquelle l’échelle
locale s’impose comme la mesure pertinente des relations sociales par l’agir
en commun, à travers lequel les individus confèrent du sens à leur action,
en la pensant par rapport aux actions émanant d’autres. La définition assez
classique du conflit donnée par la sociologie historique convient pour définir
aussi une relocalisation de la politique qui se traduit à l’échelle de la proxi-
mité. Qui aurait anticipé ce changement ?
Alors qu’on avait pris l’habitude de voir la critique sociale se déployer
sous la forme de la mobilisation organisée, des mouvements comme les
Gilets jaunes, des associations comme les Brigades de solidarité apparues
lors de la crise sanitaire de 2019, des associations pour l’écologie populaire,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 153 21/09/2021 11:02
154 ▲ Sociologie du conflit
proposent un autre cadrage de l’action collective qui passe par le réinvestis-
sement de lieux de vie. Ils expriment ainsi la volonté de retrouver un rap-
port local au monde que le sociologue Bruno Latour a récemment appelé
« terrestre » (2017), par opposition à la politique « hors-sol » des experts
et des gouvernements, acteurs qu’il considère comme surplombants, et vus
comme incapables de se soucier des affaires du quotidien et communes aux
vivants.
Un autre sens de cet « atterrissage » politique est clair : il repose sur
la critique de la nouvelle division du travail. Les salariés sont de plus en
plus dépendants des groupes industriels mondialisés, mais ceux-ci sont
paradoxalement stationnés dans des régions ou des villes en voie de déli-
tement. La remise en cause de la modernité liquide qui se traduit par
ces phénomènes, tout comme les interrogations portant sur le cadre de
vie, sont autant de façons de retrouver un rapport au réel, qu’exprime le
paradigme de la reterrestrialisation, en contrepoint des entités abstraites
et mondiales. D’autres exemples actuels en témoignent, comme le rejet
du mode de vie métropolitain (Faburel, 2020) et la fuite vers des régions
moins peuplées et plus vivables. S’ajoute à cela l’adhésion aux modèles
politiques d’un nationalisme fermé qui est, pour certains, un moyen de
mettre fin à l’errance humaine produite par les mobilités et les circula-
tions mondiales.
Ces variations ne sont donc pas erratiques. Au sein des nouvelles luttes
locales, appelées terrestres, il est question de renouer des relations avec
des milieux naturels, écologiques et avec des modes d’existence qui avaient
été délaissés par les sociétés industrielles. C’est dans ce contexte qu’une
tendance politique et sociale a émergé à partir des années 1990, prenant
mieux en compte les milieux de vie (Umwelt) comme élément de la démo-
cratie. Comme nous le verrons plus loin (chapitre 8), les environnements et
le monde vivant sont aujourd’hui appréhendés comme des « actants », sus-
ceptibles de faire partie d’alliances permettant de questionner les manières
d’habiter le monde. Ce qui compte à travers eux est la reconnaissance des
interdépendances de nos existences avec le milieu écologique, et qui entre
dans la réflexion politique sur le devenir du monde. Il arrive que ces conflits
éclatés dans le temps et dans l’espace, parfois minuscules, s’expriment par
la violence. Ce paradigme est à intégrer dans l’analyse.
Réinterroger la démocratie par les marges
Il y a matière à s’interroger sur la signification d’un activisme hautement
conflictuel, notamment quand il surgit au niveau local, dans des endroits
ruraux ou urbains inattendus. C’est le cas de certaines révoltes actuelles,
allant des cortèges de tête, aux manifestations sauvages, aux actions de
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 154 21/09/2021 11:02
Du conflit de classe à l’éclatement du conflit ▼ 155
sabotage en passant par des émeutes sociales. Ils posent de nombreuses
questions d’ordre définitionnel. Si l’opinion publique et la sphère média-
tique tendent à considérer que de tels phénomènes sont résiduels, ou au
contraire qu’ils signent une « nouvelle radicalité », que signifie le retour
de l’activisme conflictuel ? La tentation est grande de vouloir lire un type
de violence exacerbée, comme le résultat d’une relation fonctionnelle,
voire routinière entre des acteurs violents et le pouvoir ; alors qu’elle est
au contraire une forme de contestation sourde, disparate et centrifuge,
une résistance aux formes traditionnelles d’enregistrement de la contes-
tation politique. Elle est liée au contexte international, dans la mesure où
les régimes démocratiques prennent des voies autoritaires et répressives,
en raison des enjeux sécuritaires, et sanitaires, ces derniers étant apparus
cruciaux avec la pandémie de 2020. Elle peut exprimer plus nettement une
critique d’une série de rapports de domination, où figurent l’aliénation
marchande, la tyrannie de différentes autorités policières et judiciaires,
auxquelles il s’agit de s’opposer physiquement. C’est le cas des Black Blocs,
des Zad et des occupations autonomes. Nous pouvons inclure les nombreux
récits qui émanent des groupes effondristes, tout comme ceux qui font du
sacré et de différentes croyances un point d’appui pour développer un retour
vers le « terrestre ». Différents investissements moraux et psychologiques
prennent comme base le « local », les attachements au non-humain ou à
la communauté biotique. Ils priment sur la réalité, révèlent un véritable
régime politique de l’angoisse en raison de l’incertitude radicale qui pèse
sur le monde. Dans tous ces cas, il est crucial de se situer à l’aval des figures
classiques du conflit social, ou des controverses, en prenant en compte des
scènes inégalement accessibles à l’observation. La conflictualité, dès lors
qu’elle ne trouve pas les cadres susceptibles d’embrasser ce qui ne fait pas
consensus, tend à s’exprimer dans des espaces autres que ceux des arènes
démocratiques. La remise en cause de la réalité peut s’exprimer à travers
la violence.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Certes, la violence est loin d’être un impensé de la sociologie du conflit ou
de la philosophie politique. Historiquement, elle résonne comme l’expres-
sion d’un conflit grégaire entre des individus ou des groupes, comme l’a bien
montré Elias dans La civilisation des mœurs (1973). La problématique peut
encore s’étendre à celle de la crise, imbriquant des échelles macrosociales et
microsociales d’injustice, qui se répercutent à l’échelle intime (Collins, 2008).
Il faut aussi compter avec une définition politique et contemporaine de la
violence, lorsqu’elle émane de groupes portant la terreur à un niveau escha-
tologique ; comme c’est le cas des attentats-suicides, au caractère religieux,
voire rédempteur. Ce que révèle concrètement le cycle de protestations,
notamment lorsqu’elles sont émeutières, est le changement de paradigme en
ce qui concerne l’expression de la démocratie.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 155 21/09/2021 11:02
156 ▲ Sociologie du conflit
Ce point a été particulièrement souligné par les philosophes du politique,
comme Jacques Rancière, Miguel Abensour et Claude Lefort, désignant tous
les trois la conflictualité aux marges, comme une forme de vitalité démocra-
tique. Sur un plan sociologique, et comme nous le verrons plus loin à partir
d’exemples au chapitre 10, la violence est une catégorie descriptive des socié-
tés contemporaines. Qu’il s’agisse des cortèges de tête, des saccages de bâti-
ments ou de l’appropriation de biens privés, ces formes se présentent d’abord
comme une demande de renouvellement de la démocratie, susceptible de
devenir plus antagoniste, et en vue de rendre possible la réinvention per-
manente des sociétés. D’où les épithètes de démocratie « sauvage », « anar-
chique », « insurgeante » ou insurrectionnelle, employés à leur égard.
Le conflit est donc loin de se dissoudre dans un ensemble flou. Il prend
comme cible les entités institutionnelles, l’abstraction des modes de gou-
vernement, la démocratie instituée, représentative et le conformisme qui
la caractérise. Ce sont des éléments susceptibles de nourrir la conflictua-
lité et qui expriment une frustration démocratique. Le constat de l’écla-
tement ne s’arrête pas là. Il attire l’attention sur les nouveaux traits des
sociétés, avec une importance donnée aux identités raciales, de genre en
particulier.
Des luttes intersectionnelles ou globales ?
L’apparition des minorités au sein
des conflits globaux
La volonté de voir persister, dans l’organisation des sociétés, des traits
communautaires est une des hantises des sociétés politiques modernes.
Pourtant, en France notamment, la montée du chômage des années 1990
combinée à l’impuissance des partis humanistes et de gauche a favorisé les
logiques identitaires ; avec d’un côté, le succès du Front national devenu Le
Rassemblement national, et de l’autre l’accusation de racisme dans la police
par des groupes d’origine étrangère. S’y ajoute la place des classes popu-
laires racisées qui demandent à construire leurs propres axes de luttes. La
« question » identitaire est devenue une catégorie politique et publique,
comme le montrent les nombreuses controverses ou les débats publics. Ils
concernent le constat et l’explication des tensions intercommunautaires, des
cas de discriminations, les accusations d’« islamo-gauchisme » adressées
au milieu académique, en passant par celles d’islamophobie et d’antisémi-
tisme. Ces causes examinées plus loin donnent lieu à une démultiplication de
conflits, éclatés ou convergents. Qui aurait pu anticiper de tels phénomènes ?
Le cas français est plus que symbolique dans la mesure où il révèle un état
du social au sein d’une République construite sur les valeurs universelles.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 156 21/09/2021 11:02
Du conflit de classe à l’éclatement du conflit ▼ 157
Le constat s’applique en premier lieu à l’importance prise dans la société et
dans le débat public par les identités ethniques, notamment lorsqu’elles se
combinent à la religion, et que celle-ci progresse et joue un rôle central dans
la décomposition du lien social. Si l’on ajoute à cela la frustration ou l’impuis-
sance des habitants des quartiers populaires, qui peut se convertir en adhé-
sion à une métaphysique religieuse, sans attache à une quelconque commu-
nauté autre que celle de la religion ; on approuvera alors l’état des lieux dressé
par les sociologues ou les responsables politiques et commentateurs, selon
lequel l’attachement au commun ou à la « République » n’est plus un point
cardinal de la société. De quelle sociologie relève l’ensemble de ces débats
théoriques ou empiriques, autour de la race et du genre ? De la sociologie des
inégalités ou des individus ? De la sociologie du conflit ?
On pourra épaissir le trait de cette interrogation, en prenant en compte
d’autres problématiques, donnant lieu à des divergences sur leurs interpréta-
tions. C’est le cas des revendications post-coloniales, nées dans le sillage de
l’antiracisme et dénonçant l’expansion dominatrice de l’Occident sur le reste
du monde. Elles sont vues par certains comme un nouveau type de « grou-
pisme » qui émerge au détriment de la conscience collective et du corps
social, et donc porteur de régression sociale. De même, l’apparition des
mouvements de genre qui transforment le féminisme peut être lue comme
une menace pour les luttes sociales classiques. Pour d’autres au contraire,
l’influence et le succès de nouveaux mouvements autour des identités raciales
et ethniques ou de genre reposent sur le besoin de disposer d’un nouveau
langage politique, qui prête attention à des voix qui étaient jusqu’ici considé-
rées comme inaudibles. Le fil rouge de toutes ces démarches est la demande
de justice sociale ou de réparation. En témoignent en particulier les contro-
verses sur le colonialisme qui animent la sphère publique en France depuis
une décennie.
La conflictualité aiguise les savoirs qui renvoient à des concepts et des onto-
logies différentes. S’il revient, in fine, aux sciences sociales tout comme à la
philosophie de s’interroger sur ces catégories, il est alors nécessaire d’abord de
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
se défaire de réflexes consistant à faire de la race ou du genre des évidences,
qu’elles soient sociales ou biologiques. Au contraire, la complexité des thèses
d’origine non-essentialistes, puisque telle est la définition des revendications
minoritaires (au sens de l’Occident), nous impose de remonter à leur source
philosophique. Pour le dire rapidement, ce type de revendications se sont struc-
turées autour de la tension entre « immanence » et « transcendance » ; comme
l’ont montré les importants travaux du philosophe Michel Foucault portant sur
les subjectivités, et à sa suite, ceux de la philosophe Judith Butler concernant
la nécessité d’une approche reconstructive des identités, notamment dans le
genre, et qui assume les différents conflits ontologiques dans ce domaine. Nous
retrouvons à certains égards une démarche similaire chez les sociologues Axel
Honneth (2002) ou Stuart Hall (2017), ce dernier posant la reconnaissance des
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 157 21/09/2021 11:02
158 ▲ Sociologie du conflit
identités culturelles comme un enjeu de citoyenneté et d’inclusivité nationale.
Pour ces deux sociologues, c’est d’une reconnaissance sociale, et non pas seu-
lement ontologique, dont il est question, dans la mesure où elle est débattue
dans des luttes ou dans l’espace public et où elle fait émerger des conflits nor-
matifs. En effet, comment décider qu’une cause prime sur une autre ? C’est un
des problèmes qui interroge fortement la sociologie des conflits et qui a été
soulevé par exemple par Nancy Fraser, dans sa théorie des sphères de justice
(2012). La philosophe y reconsidère les théories libérales de la justice posées
par son collègue John Rawls (1987). À la différence de ce dernier qui privilégie
un « classement » des injustices et définit une politique redistributive au sein
de laquelle le plus fort peut aider le plus faible, Fraser articule plusieurs sphères
de reconnaissance (économique, symbolique, démocratique), articulées entre
elles. Cette idée est proche de l’intersectionnalité examinée plus loin et permet
de lire sous un jour social la question identitaire.
L’appel de la décolonisation
Sur un plan épistémologique encore, l’éclatement des conflits, qui témoigne
de l’expression croissante des individualités ou des « particularismes »,
rend inévitable le débat sociologique autour du constructivisme. C’est la
grande aventure théorique des années 1990. Elle a supplanté les théories qui
l’ont précédée. S’il y a conflit ici, c’est dans le domaine des connaissances
et des modèles pour penser les questions liées aux subjectivités sociales et
politiques.
Le terme de globalisation était apparu dans les années 1980 pour rendre
compte des mobilités et des circulations intellectuelles et économiques
à travers la planète. C’est au cours de cette période que le structuralisme est
remis en cause, dans la mesure où il renvoie à l’emprise de la pensée occiden-
tale, comme l’écrit l’historien Edward Saïd, auteur de L’Orientalisme (2005).
La critique s’adresse également aux sociologies marxiste et de la reproduc-
tion, qui ont dominé la sociologie de la connaissance durant la période.
Nous l’avons mentionné, on a reproché à ces sociologies d’accorder trop de
poids à une loi des inégalités qui serait universelle, de clôturer le champ
des possibles, en condamnant les individus, voire des groupes, à un devenir
gravé dans le marbre de la reproduction. Le constructivisme qui émerge en
réaction au structuralisme réfute ce type d’argument de la « gravitation »
sociale. De même, il récuse le paradigme du dévoilement des conditions
sociales des acteurs, dévoilement qui est fondamental dans l’activité du
sociologue critique, et par conséquent qui est indispensable aux conditions
sociales d’émergence de la vérité. Le constructivisme accorde une place aux
parcours et aux trajectoires en raison de la variabilité des situations. Surtout,
il se saisit d’un autre paradigme : celui de l’agency, comme configuration
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 158 21/09/2021 11:02
Du conflit de classe à l’éclatement du conflit ▼ 159
possible d’actions, selon les perceptions et les représentations des acteurs et
comme pouvoir d’agir de ces derniers. L’agency est ainsi devenu un modèle
heuristique central pour penser le rapport aux identités blessées, aux mino-
rités de genre et de race, invitées à défendre leurs capacités d’agir et à trans-
former leur condition.
Enfin, au terme de ce parcours sur les évolutions du champ scientifique
ou intellectuel, il s’agit de prendre en compte en particulier le rôle joué par
les pensées postcoloniales dans le débat académique et public. Ces théories,
portées par exemple par les intellectuels Gayatri Chakravorty Spivak ou
Homi Bhabha, inspirent largement la sphère militante dans la mesure où elles
traduisent, sur un plan critique, l’état inégal des représentations culturelles
au sein des sociétés et au sein de la connaissance. Le courant post-colonial
tout comme le courant subalterniste qui lui est proche, disent la nécessité de
remettre en cause un schéma occidentalo-centré, qui oppose le Nord impé-
rial et le Sud colonisé, et plus précisément les dominants et les dominés, au
profit d’un pouvoir d’agir des minorités. Pour le dire autrement, les récits des
non-dominants permettent de réviser les discours idéologiques sur la moder-
nité rationalisante et occidentale, comme le montrent l’anthropologue James
C. Scott (2009) ou les historiennes Joan Scott (2009) et Ann Laura Stoler
(2013) qui affirment la nécessité d’une histoire non impérialiste venant des
marges. Ainsi, les trois dernières décennies ont été marquées par une impres-
sionnante production dans le champ des études littéraires et critiques. Les
chercheurs et auteurs ont l’ambition de déconstruire la modernité occiden-
tale, en livrant des œuvres hétérogènes, privilégiant l’oralité, la polyphonie,
l’intertextualité et le féminisme. En témoignent les écrits de la théoricienne
Donna Haraway (2007, 2020) dont l’ambition est de jeter un trouble dans les
connaissances établies.
Il est question, à travers ces apports, de repenser l’espace mental et symbo-
lique où se déroulent des conflits et des luttes. Ainsi pour Haraway, précédée
par Starhawk (2003), les récits, mi-réels, mi-fictionnels, la force des narra-
tions et de l’action doivent transfigurer les luttes indigènes ou minoritaires et
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
sont autant de moyens de repenser les identités et de déplacer la signification
des luttes collectives. Sur un plan différent, les travaux déjà mentionnés de
Judith Butler, auteure pionnière de l’agency, portent sur les moyens de rendre
visibles les minorités dans l’espace politique et questionnent la dimension
publique de la vulnérabilité. Ainsi, ils battent en brèche l’idée d’une sépara-
tion entre sphère privée et publique, lorsqu’il s’agit des luttes de genre et de
race. À travers les textes de la philosophe, il n’est plus seulement question
de lutte pour conquérir des droits, mais de la nécessité d’une politique d’ap-
parition dans l’espace public, s’étendant aux minorités de genre et de race qui
souhaitent être reconnus. L’affirmation des conditions d’égalité entre les êtres
passe, selon Butler, par la visibilité des personnes, par leur présence publique,
pour traduire en actes la condition minoritaire. De cela, témoignent des
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 159 21/09/2021 11:02
160 ▲ Sociologie du conflit
mobilisations inconnues jusque dans les années 1980, comme l’activisme
anti-sida, les luttes en faveur de la reconnaissance de droits pluriels et indi-
viduels (mariage pour tous, loi sur la procréation assistée, luttes transgenres
et transidentités, luttes des quartiers populaires). Nous pouvons les appré-
hender comme des luttes mettant en équation l’égalité et l’individualité, et
qui visent à modifier un ordre des places, qui soit en faveur des sans-parts,
comme le suggère le philosophe Jacques Rancière (1990).
Une généalogie des courants postmodernes : agency, wokisme
et intersectionnalité
L’agentivité (ou le pouvoir d’agir) est un instrument de connaissance et d’action
qui prend comme point de départ les individus eux-mêmes. Tout comme l’inter
sectionnalité, il est le fruit d’une approche conceptuelle qui a rencontré une
approche militante. Toutes deux prônent l’éveil aux capacités d’agir en partant
des expériences blessantes ou des interactions collectives. Sur l’axe conceptuel,
on trouve ainsi un corpus issu de la philosophie sociale et de la théorie politique
autour de trois influences : les luttes pour la reconnaissance et les approches nor-
matives (Honneth), le « dualisme perspectiviste » (Haraway, Fraser) qui veut faire
émerger la diversité des points de vue et remettre en cause le dualisme nature-
culture. Nous pouvons également les ranger aux côtés des approches subversives et
anti-fondationnalistes, d’inspiration foucaldienne (Butler), qui sont une troisième
influence. C’est l’accumulation d’outils empruntant à ces trois hémisphères qui
ont fourni des références importantes pour les luttes féministes transcontinentales,
post-coloniales, pour les études sur la blanchéité émanant du monde anglo-
américain, et pour les minorités qui sont appelées des identités agressées en rai-
son de leur caractéristique (race, sexe, genre). Il est possible de suivre leur progrès
dans différents champs : comme les slavery studies, les subaltern studies et les whiteness
studies. Elles sont présentes sur les continents non occidentaux où se développent
les approches post-coloniales et perspectivistes, et elles défendent une épistémo-
logie des points de vue situés (féministes, afrocentriques, indigènes) qui sont des
leviers pour l’agir. Si l’on ajoute à cela les aspects environnementaux et la critique
du capitalisme dans les colonies (le plantationocène), on comprend que l’inter
sectionnalité se pose de plus en plus et paradoxalement comme une épistémologie
dominante ou comme une épistémo-politique. Sur l’axe des pratiques sociales,
l’intersectionnalité nourrit des luttes très récentes de groupes (groupisme) et le
wokisme (stratégies d’éveil et de vigilance des minorités). C’est le cas du collectif
Black Lives Matter apparu en 2013 sur le continent américain, qui agit non seule-
ment contre le « profilage » policier et les violences ciblant les noirs, mais pour la
défense des homosexuels. En France, la tendance est à l’œuvre dans les comités
pour la « convergence des luttes », tout comme différents mouvements dénonçant
le racisme « institutionnel » et ayant importé les catégories jusqu’ici étrangères au
débat, telles que « racisés » et « blanchisés » (chapitre 9). ■
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 160 21/09/2021 11:02
Du conflit de classe à l’éclatement du conflit ▼ 161
Universalisme vs fragmentation ?
Le tournant actuel des luttes
Nous avons cerné les origines et les ressorts des conflits actuels et de leur
éclatement. Trois interrogations ont traversé ce chapitre et la résument. La
première est de savoir si l’ensemble des problématiques abordées et mon-
trant une fragmentation des causes traduit véritablement un recul de l’uni-
versalisme et de la tradition intégrative, y compris par le conflit (notamment
en France), ou au contraire une avancée en faveur de la reconnaissance ? Dans
quelle mesure des luttes de reconnaissance ou minoritaires réactivent-elles
les conflits latents que l’impératif d’intégration empêchait de voir ? D’autre
part, quel est le rapport entre des luttes situées ou éclatées et des change-
ments globaux ? Enfin, que signifie la violence politique ?
Ces variables sont approfondies dans les chapitres suivants à partir de
conflits abordés selon différentes thématiques : les conflits globaux, la démo-
cratie, les identités, les imaginaires autonomes qui permettent de mieux sai-
sir ces différentes variables. Dans chacun de ces cas, les conflits sont abordés
comme des objets réels et de connaissance. Tous reposent sur une pluralité
d’acteurs tournée vers l’expérience collective, combinée avec leur capacité
à maîtriser les moyens d’information et la démocratie numérique. Cette der-
nière permet une internationalisation des luttes, reliées entre elles, comme
c’est le cas pour les mouvements altermondialistes examinés dans le chapitre 7.
Nous mentionnons également dans les luttes démocratiques la place prise par
l’écologie et le mouvement mondial pour la justice climatique, constitué sur la
base de réseaux transnationaux, et englobant les causes des populations indi-
gènes et menacées d’extinction ou celles des non-humains. Elles n’excluent
pas un fort retour sur des engagements autochtones et locaux.
Certains d’entre eux, comme les luttes ethno-raciales, renvoient à une diver-
sification des objets du conflit qui nécessitent une attention particulière. Quels
que soient les courants (multi-culturalistes, classistes ou post-colonialistes) par
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
lesquels ces questions sont abordées, c’est un problème intégratif qui est posé
à travers les luttes minoritaires. La question de l’égalité peut entrer en conflit
avec les principes qui structurent la vie collective. La reconnaissance de diffé-
rentes identités qui ne sont plus seulement sociales, mais religieuses ou eth-
niques doit se synchroniser avec les principes d’égalité et de laïcité. En France
notamment, les institutions détiennent un rôle fort dans le maintien du pacte
qui lie l’individu et le collectif. De surcroît, la neutralité de l’État, s’il s’agit des
droits religieux, entre en ligne de compte. L’analyse s’ouvre donc sur la diver-
sité comme vecteur de conflictualité. La question ethno-raciale entraîne un
renouvellement de la sociologie, qui doit reconnaître le multiculturalisme et
les différences ethno-raciales comme variables d’analyse, sans glisser vers un
essentialisme. Les conflits situés (par exemple en ce qui concerne les minorités)
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 161 21/09/2021 11:02
162 ▲ Sociologie du conflit
ne signifient pas pour le sociologue que les personnes ne soient pas conscientes
des logiques sociales globales et de la diversité du ressenti des situations
(Lamont et al., 2016). Comme nous le verrons, une sociologie peut privilégier
une approche sociale de l’ethnicité, en différenciant, à partir de travaux empi-
riques et d’objets commensurables, ce qui relève de la diversité et renvoyant à
une approche du changement social, de ce qui relève de la discrimination.
Enfin, le « retour » de la violence politique dans les sociétés contempo-
raines est examiné comme un ressort de la conflictualité dans la mesure où
il relève d’une désidentification des citoyens à la démocratie représentative,
aujourd’hui dégradée, et d’une méfiance par rapport aux collectifs organisés.
C’est le cas des tensions confrontationnelles et antiétatistes qui ne peuvent être
ramassées sous les termes de militantisme ou d’action collective et qui, par
conséquent, doivent être vues avec d’autres lunettes, dans la mesure où elles ne
visent pas la cohésion sociale selon le vocable durkheimien. Cela oblige à aigui-
ser la connaissance d’un régime spécifique de la conflictualité, que l’on peut
appeler conflictualité de haute intensité. Elle est d’abord politique et consiste
à réinterroger la démocratie comme forme politique pertinente, à partir de
modalités spécifiques, marginales, mais de forte portée. L’usage de la violence
et les modes d’agir propres aux collectifs autonomes et antiautoritaires sont
destinés à créer un point de rupture au sein de la démocratie (chapitre 10).
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 162 21/09/2021 11:02
Chapitre 7
Le renouvellement
du mouvement social.
De l’altermondialisme
aux luttes terrestres
Les sociétés contemporaines sont secouées par des crises et des moments de
tension qui font vaciller les autorités. En France, ce fut le cas de Mai 1968, puis
de la longue grève intersectorielle de 1995, et plus récemment du mouvement
des Gilets jaunes en 2019. Au cours de ces moments historiques, un imagi-
naire instituant propre aux manifestants s’est substitué aux pouvoirs insti-
tués. Le conflit ouvrier n’apparait plus central au sein de ces mobilisations qui
expriment une résistance plus large au système économique et social et une
volonté de transformation sociale. Pour chacun de ces exemples, le terme de
conflit social exprime une volonté de changement comprenant des demandes
tantôt divergentes, tantôt convergentes, où se croisent et s’affrontent diffé-
rentes interprétations du monde. Dès le début du vingtième siècle, Georg
Simmel montrait, dans Le conflit (2010b), à quel point le changement entraîne
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
des résistances, des dissensions, qui se traduisent par le double phénomène
d’attirance et de crainte. C’est ce que nous a appris la crise de Mai 68 perçue
par certains comme un moment d’ouverture des possibles, et par d’autres
comme un moment de régression. Trois décennies plus tard, les grèves de
1995 ont elles aussi cherché à perpétuer un changement. Pour la première
fois depuis la grande histoire des mouvements sociaux et dans la continuité
de soixante-huit, des avancées étaient obtenues à partir d’une grève générale,
obligeant les pouvoirs publics à battre en retraite sur leur programme poli-
tique. Nous pouvons citer, dans une histoire récente des conflits, les grèves
contre les réformes scolaires, des retraites ou de l’université, la récurrence des
manifestations pour la défense des services publics ou pour celle de corpo-
rations (avocats, journalistes, infirmiers). Tout cela a concouru à renouveler
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 163 21/09/2021 11:02
164 ▲ Sociologie du conflit
le mouvement social historique et à faire exister une sociologie contempo-
raine des mouvements sociaux. Les années 2000 le montrent : les sociétés
sont gagnées par la globalisation et par le libéralisme qui s’imposent comme
un programme pour les mouvements sociaux, eux-mêmes davantage en prise
avec les réalités mondiales. Est-ce à dire que la classe ouvrière et les syndicats
ont perdu de leur importance à l’heure de la mondialisation ?
De la classe ouvrière au salariat mondialisé :
transformations de la conflictualité
Dans les sociétés industrielles et post-industrielles, la sociologie des conflits
démarre dans les lieux de travail, bien que la conscience ouvrière s’ame-
nuise. Comme il l’a été mentionné au chapitre 6, un champ large d’études
concerne les conflits au sein du salariat : avec l’histoire du Parti communiste
et de la Confédération générale du travail (CGT) en passant par la socio
logie des associations ouvrières dans les milieux industriels et dans les mines.
De nombreux travaux sociologiques ont également montré les clivages au
sein des usines, avec différents univers sociaux, différentes confrontations
entre groupes, selon la hiérarchie entre ouvriers et cadres et entre groupes
ethniques. Le sociologue Olivier Schwarz décrit, par exemple dans son étude
sur les ouvriers du Nord (1990), l’existence de sous-groupes de travailleurs,
n’ayant ni les mêmes dispositions, ni le même sentiment d’appartenance à des
bases populaires. Cependant, ils forment une « classe en soi ». Du reste, dans
les années suivant la Seconde Guerre mondiale, l’usine ne demeurait-elle pas
le lieu de la politisation collective ?
À partir des années 1980, la dénaturalisation du monde ouvrier par la
sociologie et par les partis politiques a affaibli la portée de l’analyse en termes
de classe. Depuis la fin des année 1990, la proportion du salariat ouvrier dans
la population active s’est considérablement réduite, et les nouveaux travail-
leurs précaires, faiblement qualifiés, s’identifient peu à la « classe ouvrière ».
Ils résident souvent dans les périphéries des villes et dans les quartiers
périurbains. Les caractéristiques sociales (emplois dans l’industrie et les
entreprises de services) renforcent le sentiment d’appartenance de ces sala-
riés à des mondes sociaux définis par la proximité et par le désir de réussite
sociale (Girard, 2013). Parallèlement, les jeunes ouvriers des banlieues, que
l’on désigne aujourd’hui sous le terme de quartiers populaires, manifestent
un désir d’autonomie, pour défaire l’image négative dont ils sont l’objet. Ils
revendiquent eux aussi de sortir du moule des classes ouvrières, comme
l’ont montré, dès 1992, les travaux de Didier Lapeyronnie et François Dubet
(1992), deux sociologues du changement social.
Il s’agit ici d’une caractéristique essentielle du conflit social dans la mesure
où ce type d’individualisme populaire porte en germe une conflictualité
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 164 21/09/2021 11:02
Le renouvellement du mouvement social ▼ 165
potentielle. Les membres des classes salariales et flexibles manifestent un
attachement à une culture populaire et à leurs lieux de naissance (Coquard,
2019), mais ont également des aspirations individuelles. Les tensions entre le
désir de réussite et la prégnance d’un milieu de vie qui ne facilite pas l’ascension
sociale des individus, démontrent la persistance d’antagonismes structurels
(local/global, patrons/employés, national/mondial). De telles interprétations
ressortent dans l’adhésion croissante d’un électorat issu du monde ouvrier et
des classes populaires ou modestes au Front national, dans les années 1990
et 2000. En témoigne l’élection présidentielle de 2002, qui a vu le candidat du
Front national accéder au second tour. Elles concernent également la pro-
gression du nationalisme dans une Europe en prise aux vagues migratoires et
simultanément au déclin du syndicalisme et du mouvement ouvrier, en pleine
crise économique. Pour s’en tenir au cas français, des milieux populaires que
l’on croyait invisibilisés par la moyennisation de la société et oubliés par les
partis politiques, notamment de gauche, reviennent sur le devant de la scène,
et révèlent un paysage politique renouvelé, mais morcelé (Eribon, 2009). Les
classes populaires ont changé et ces transformations remettent en cause le
portrait qu’en font à la fois la sociologie marxienne et la sociologie classique,
comme celui du sociologue Richard Hoggart (1970 [1957]), qui les décrivait
comme coupées du politique et des mondes extérieurs.
Derrière ce constat rapide, nous pouvons nous interroger sur la place
des organisations syndicales et des corps représentatifs, comme expres-
sion des rapports sociaux et garants de la conflictualité sociale, comme l’a
bien remarqué la sociologie wébérienne. Les organisations syndicales, qui
sont une transposition de la réalité économique et sociale, introduisent le
conflit à travers la politisation des travailleurs ou à travers la prise en compte
des enjeux économiques, à commencer par les conditions de travail et les
demandes salariales.
À ce titre, dans les sociétés industrielles, les syndicats ont longtemps
incarné le groupe social des travailleurs et centralisé les moyens de lutte et
les stratégies, notamment en matière de grève. Cette dernière a été érigée
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
comme l’instance de légitimation des revendications sociales. À ce sujet, le
sociologue Pierre Bourdieu a accordé, dans Propos sur le champ politique
(2000), une grande importance à ce qu’il nomme un champ syndical qu’il
comprend comme un ensemble d’instances de représentation des salariés.
Selon Pierre Bourdieu, les tribunaux, les comités d’entreprise ou les comités
consultatifs, mais aussi les éditions et journaux émanant des organisations
syndicales avec leurs différentes sensibilités politiques allant de la droite
à la gauche, montrent le poids acquis par le champ syndical. À l’intérieur
de celui-ci, les centrales ont un rôle majeur dans la conflictualité, dans sa
régulation et dans la satisfaction des demandes que résument les termes de
« dialogue social » ou de « compromis ». Elles ont également un rôle uni-
ficateur du champ des luttes (Béroud et al., 2018). Cependant, à partir des
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 165 21/09/2021 11:02
166 ▲ Sociologie du conflit
années 2000 sont apparues des actions politiques qui ne cadrent pas avec
les répertoires traditionnels des blocages et des manifestations ouvrières.
C’est le cas des grèves des employés précaires des McDonald’s, des grèves des
femmes de ménage travaillant pour des grands groupes hôteliers ou de celles,
récurrentes, des infirmières (Sainsaulieu, 2017). S’ajoutent à cela des opéra-
tions coups de poing comme la séquestration, voire l’agression de dirigeants
d’entreprises (l’arrachage de chemise d’un cadre d’Air France en 2016), et le
saccage d’usines (Arcelor Metal, Goodyear). Ces actions ne sont pas toujours
canalisées par les syndicats et vont dans le sens d’une définition élargie du
conflit salarial. On voit également apparaître des collectifs interprofession-
nels (comme le syndicat Sud devenu ensuite Solidaires) ou multisectoriels,
souvent plus fédérateurs que les regroupements syndicaux. Nous pouvons
enfin citer les rassemblements et grèves des salariés des Google-Apple-
Facebook-Amazon (GAFA) qui portent des interrogations collectives sur la
nouvelle économie de masse. Assiste-t-on à un renouveau de la critique syn-
dicale ? Ce point était déjà devenu saillant en 1995, avec une grève de masse
multisectorielle, la plus importante depuis Mai 68. Fait rare, à cette occasion
des syndicats s’étaient rapprochés des intellectuels, incarnés par la figure de
Pierre Bourdieu (dont on a présenté plus haut un extrait de son discours à la
gare de Lyon), très actif durant la grève.
Un tournant : les grèves de 1995 et la place des intellectuels
En novembre 1995, la France connaît une grève majeure. Suite au plan Juppé sur
la réforme de la Sécurité sociale, le pays connaît une paralysie durant un mois.
Le projet de réforme prévoyait un allongement de la durée des cotisations pour
la retraite des fonctionnaires, une augmentation des cotisations de la Sécurité
sociale et une réduction des prestations sociales. La concertation lancée par le
gouvernement avec les différents syndicats de la Fonction publique pour faire
adopter la réforme avait échoué, les fonctionnaires refusant un allongement de
la durée de cotisations pour le bénéfice de la retraite. Entre le 24 novembre et
le 15 décembre, les premières grèves apparaissent au sein des différents corps
de fonctionnaires et en particulier des cheminots SNCF, des conducteurs de
bus RATP, des soignants en milieu hospitalier. Il s’ensuit des débrayages dans
les services de transports publics, à la Poste, au sein de l’Éducation nationale
et enfin dans la distribution d’électricité. Les grèves sont largement politisées
en raison de la présence des grands syndicats ouvriers organisant les piquets
et les blocages.
Sans avoir l’ampleur des grèves de 1936 ou de 1968, le mouvement de 1995
prend de l’importance dans la mesure où il manifeste le retrait de l’État en
matière de services publics et d’aides sociales. Un autre fait remarquable
concerne le ralliement à la grève de populations ni syndiquées, ni habituées
à ce type de manifestation. Des intellectuels se sont également glissés dans le
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 166 21/09/2021 11:02
Le renouvellement du mouvement social ▼ 167
mouvement. Car ce moment renvoie à la transformation de la classe ouvrière
sur laquelle se penchent dans la période des intellectuels comme Alain Touraine,
Pierre Rosanvallon et Pierre Bourdieu, qui rédigent à tour de rôle des tribunes
dans les médias influents (La Croix, Le Monde ou Le Nouvel Observateur), afin
de soutenir les grévistes, et d’élaborer une réflexion radicale sur l’avenir de la
société.
Pierre Bourdieu, qui a publié Noblesse d’État en 1989 et La Misère du monde
deux ans auparavant, fait de ce mouvement un espace privilégié pour analyser
à la fois les politiques étatiques dans leur version néolibérale et la structuration
syndicale. Il intervient devant des cheminots en grève le 12 décembre. Il livre
un texte à destination de tous ceux qui luttent contre le néolibéralisme et pour
l’existence du service public, et contre la noblesse d’État, qui sera largement
repris par la publication d’un opus ultérieur (1998). Il délivre également ses
premières réflexions sur le pouvoir médiatique, à partir de la critique du trai-
tement des grèves par les journaux télévisés nationaux. À partir de ce mouve-
ment, le sociologue consolide son engagement et sa réflexion sur le lien entre
intellectuels et mouvement social et plaide pour l’existence d’un contre-pouvoir
intellectuel, en appelant à plus d’intervention des penseurs dans le débat social.
Si lors de ce mouvement, Pierre Bourdieu soutient les syndicats, il appelle aussi
à leur renouvellement, et aura ensuite un rôle important vis-à-vis des milieux
militants et associatifs, dont témoigne la création des Éditions Raisons d’Agir
en 1998.
Le mouvement de contestation s’achève fin décembre 1995 suite à l’annulation
du plan de réforme par le Premier ministre. Les conséquences politiques sont
la défaite de la droite aux élections législatives de 1997 et plus profondément
l’incitation au renouvellement de la question sociale. ■
Des conflits sans délégataires ?
Les années 1980 n’apparaissent-elles pas comme un choc moral pour la socio-
logie des conflits et des crises ? En France, les grèves de 1995 qui ont succédé
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
à la grave crise financière et économique internationale révèlent un nouveau
regard jeté par l’opinion publique sur des citoyens qui deviennent des acteurs
sociaux. Ce moment précis est aussi celui d’un besoin de renouvellement
de la sociologie. C’est ce qu’exprime Pierre Bourdieu, dans sa critique du
champ syndical et de ses bureaucrates qui ne prennent pas en charge toute
l’étendue des problèmes sociaux. Car comment expliquer que des agents
sociaux, qui ne veulent plus être dominés, développent toujours davantage
de pratiques inédites en matière d’action collective, qui s’expriment à l’exté-
rieur des collectifs habituels ? À leur tour, les années 2000 confirment une
vague de manifestations qui prennent la forme de comités de soutien aux
classes précarisées, agissant en dehors des syndicats. Il s’agit de rallier la
cause des femmes de ménages exploitées, des travailleurs sans-papiers, mais
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 167 21/09/2021 11:02
168 ▲ Sociologie du conflit
également des personnes expulsées de leur logement en pleine vague de spé-
culation immobilière. Depuis 1996, le mouvement de demande de régulari-
sation de sans-papiers en France fait également partie de ce courant ; il se
matérialise par une série d’occupations de lieux publics : les Universités et
les établissements de savoirs, le théâtre de la Cartoucherie ou l’église Saint-
Bernard occupée par des familles entières. Alors que le gouvernement fran-
çais souhaite faire appliquer les lois d’expulsion des sans-papiers, la cause
de ces derniers devient de plus en plus lisible (Barron et al., 2011), d’autant
qu’elle touche à la sphère symbolico-affective. C’est ce qu’on a pu voir lors
de l’expulsion des familles qui occupaient l’église Saint-Bernard en 1996.
Les migrants étaient soutenus par une constellation d’associations (Cimade,
SOS-Racisme, Médecins du monde, etc.), de militants, mais aussi d’acteurs
de cinéma qui ont érigé la cause des sans-papiers en cause politique. D’autres
conflits ont également pris de l’importance, comme le mouvement de la jeu-
nesse contre le contrat de première embauche (CPE) au printemps 2006,
et celui des enseignants contre la Loi d’orientation pour l’avenir de l’école
nationale (2005).
À chaque projet de réforme des études, les mouvements successifs des
lycéens dépassent en portée ceux des enseignants, dans la mesure où ils sont le
reflet de la scolarisation de masse (Beaud, 2002). Ils montrent que les lycéens
ne sont pas indifférents à la chose politique, qu’ils soient issus des quartiers
populaires ou centraux, des classes moyennes ou pauvres. Leur mobilisation
est révélatrice de l’existence d’un champ de bataille entre la jeunesse et les
gouvernements, et appartient en ce sens aux conflits sociaux renouvelés.
D’abord, parce qu’elle s’inscrit dans la continuité de Mai 68, et s’imbrique dans
d’autres contestations (contre la loi Devaquet sur la réforme des Universités
en 1986, contre le Contrat d’insertion professionnelle en 1994). Ensuite,
parce qu’elle apparaît de plus en plus structurée et s’accompagne de coor-
dinations lycéennes, d’occupations des lycées (contestation du CPE en 2006
qui déboucha sur l’annulation de la loi). Lors de la lutte contre la réforme du
CPE ou contre la réforme pour l’accès des étudiants à l’Université appelée
Parcours Sup (2019), il fut question tout au long des semaines d’occupation :
d’autogestion, de rapports d’autorité, d’expérimentations prenant la forme de
contre-cours, de vie en squat renvoyant à l’héritage de 1968 (Gobille, 2009).
En 2006 et 2019, le blocage de plusieurs centaines de lycées, qui a provo-
qué des tensions avec les dirigeants des établissements ou avec les rectorats,
mais également avec les représentants des parents d’élèves, a montré l’aspect
émeutier de la mobilisation. C’est également l’apprentissage du face-à-face
avec les forces de l’ordre, révélateur d’un antagonisme avec l’État, que révèle
le mouvement des lycéens. Certains d’entre eux ont été condamnés à des
peines de prison ferme en 2019, lors d’affrontements qui avaient eu comme
théâtre les lycées et les collèges.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 168 21/09/2021 11:02
Le renouvellement du mouvement social ▼ 169
Cet exemple montre à quel point les mobilisations, au tournant des
années 2000, se composent à l’extérieur du champ syndical établi, et quel-
quefois avec l’absence de délégataires reconnus en leur qualité de représen-
tants. C’est sans doute que les instances établies, à l’image des syndicats et
des comités ouvriers, n’ont pas pris en compte l’évolution du monde ouvrier
et l’apparition du précariat, issu de la migration économique, tout comme
des demandes angoissées de la jeunesse face à la dérégulation du travail. C’est
aussi parce que la période voit émerger d’autres types de mandats symbo-
liques que l’action syndicale, comme les associations et les partis anticapita-
listes (Nouveau Parti Anticapitaliste en France). En ce sens, les années 2000
sont, sur le plan syndicalo-économique et sociologique, marquées par des
contradictions qui vont perdurer jusqu’à aujourd’hui. Les syndicats oscillent
entre la défense du salariat, selon une logique de la délégation et de la repré-
sentation, et la critique de la démultiplication d’emplois de masse issus de la
mondialisation, comme ceux qui sont liés aux « plates-formes » numériques
(néo-travailleurs livreurs, manutentionnaires) qui entretiennent la pauvreté.
La précarisation et la fragmentation du travail qui résultent de cette situation
sont surtout prises en compte par les partis anticapitalistes et le syndica-
lisme de contestation. C’est en ce sens que l’on parle de conflits renouvelés
qui expriment de nouveaux rapports de domination et de nouvelles luttes de
légitimation.
L’altermondialisme et les conflits globaux
Ce qui fonde la dynamique contestataire dans les années 2000 est également
l’idéal altermondialiste qui découle de l’antimondialisation, bien résumé par
les slogans : « Un autre monde est possible » ou « Le monde n’est pas une
marchandise ». L’opposition traduit la critique d’une globalisation accélérée
que les philosophes, au tournant du millénium, Michael Hardt et Antonio
Negri, traduisent sous le terme d’« empire » (Hardt et Negri, 2000), dans
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
la mesure où elle a des effets sur l’architecture politique des sociétés. C’est
grâce à une information mondialisée que les acteurs peuvent se retrouver.
La démocratie numérique favorise l’apparition de nombreux mouvements
de toute nature, allant des think tanks qui réalisent des analyses écono-
miques, aux réseaux écologistes venant du Sud (comme celui de l’Indienne
Vandana Shiva, qui fonde une des premières organisations altermondialistes
et écologiques de l’histoire, appelée Navdanya), en passant par les associa-
tions de lutte contre la corruption et contre les paradis fiscaux. De même,
l’Observatoire de la mondialisation et la Coordination pour le contrôle
citoyen de l’OMC (CCCMOC) qui regroupe 95 associations sont créés en
1996. L’une des expressions les plus importantes de la mouvance est la créa-
tion d’Attac (Association pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens) en 1998,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 169 21/09/2021 11:02
170 ▲ Sociologie du conflit
un réseau citoyen pour le contrôle des marchés en pleine crise financière.
Mouvement international, il a comme particularité de faire converger des
activistes, des associations ou des militants des partis politiques, tout comme
des composantes associatives (humanitaire, logement, antiracisme, fémi-
nisme, écologie) et différents syndicats de gauche, qui tous s’opposent aux
politiques libérales. Attac représente une constellation, typique des années
1990, qui s’affirme non comme une réaction mécanique au pouvoir, mais
comme une construction politique, dont l’objectif est d’intervenir directe-
ment dans le débat public. Cet activisme a été renforcé par des mouvements
tels les Casseurs de Pub, les ONG écologistes, les faucheurs d’Organismes
Génétiquement Modifiés (OGM), etc.
L’importance prise par l’altermondialisme tient à deux choses. La pre-
mière est sa radicalité dans la mesure où ces sensibilités autour de la résis-
tance au projet néolibéral et à la marchandisation de la planète s’agrègent,
sans organisation préalable et verticale et sans projet révolutionnaire. La
seconde particularité tient à la nouveauté de l’action politique. Pour donner
consistance à l’anti-anticapitalisme, le monde altermondialiste met en avant
des pratiques propres. La critique de la démocratie représentative et des
organisations internationales effectuée par des mouvements comme ATTAC
est articulée au monde quotidien. Faucher des OGM, créer des monnaies
locales sont des interventions qui se situent dans la continuité des utopies
de Mai 68, où était posée la signification de l’économie et du travail comme
incarnation d’un devenir des sociétés.
Les Forums sociaux mondiaux
Symboles de cette nébuleuse, des forums sociaux mondiaux sont organisés en
alternative au Forum économique mondial, réunissant les grandes puissances
financières et étatiques planétaires. Depuis la première édition de Porte
Alegre en 2002, ils se tiennent périodiquement dans des pays du Sud, et appa-
raissent comme un moyen d’associer la société civile à la critique ; celle-ci
ne s’exprimant pas dans les cadres politiques classiques, mais en « agora ».
D’où l’importance du choix de localisation des forums (de Mumbai à Nairobi
ou Dakar) qui symbolise la globalité des enjeux. La nouveauté tient aussi à
l’organisation transnationale de commissions ou des comités dont le rôle
est de prendre des décisions à l’échelle globale, avec l’avis des participants
de différents continents. Les Forums mondiaux reflètent l’essor des réseaux
apparus dans les années 2000, convergeant les uns vers les autres, et renou-
velant les processus de socialisation politique, grâce à des assemblées et des
discussions basées sur des expertises. Comme le relèvent certaines analyses
(Agrikoliansky et Sommier, 2005), les syndicats sont régulièrement éconduits
de ces forums, en raison de leur fonctionnement technocratique évoquant les
instances de pouvoir. ■
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 170 21/09/2021 11:02
Le renouvellement du mouvement social ▼ 171
Toutes ces caractéristiques font de la modernité tardive une raison pour
déplacer les enjeux de la conflictualité. L’altermondialisme ainsi que l’anti-
mondialisation (qui défend une souveraineté nationale des États et des
peuples) apparaissent comme des mouvements critiques et intellectuels pour
repenser l’architecture des démocraties et mettre en cause la gouvernance
mondiale. Il pointe l’inégale répartition des richesses, tout comme la place
prise par l’économie tertiaire et la finance mondialisée. Sur le plan urbain,
le concept de ville globale (Sassen, 1996), entraînant un déséquilibre entre
quelques capitales commandant l’économie mondiale, alimente la critique de
la globalisation.
La lutte contre « l’Empire », la place prise par l’économie de marché et la
finance dans les gouvernements étatiques, ou quelquefois à la place de ceux-ci,
sont les aspects de la contre-offensive de l’altermondialisme, qui peuvent se
traduire par des actions spectaculaires ou violentes. Elles prennent pour cible
les États qui défendent la dérégulation de l’économie, les institutions inter-
nationales (FMI, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce).
Les grandes entreprises s’imposent également comme des figures de l’en-
nemi. À cet égard, les manifestations à Seattle en 1999 contre le sommet de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui s’était tenu à la même
période, ont joué un rôle majeur dans l’action contestataire altermondialiste,
avec la convergence de réseaux de différentes sensibilités qui se donnent
rendez-vous régulièrement. C’est le cas d’autres sommets internationaux
du G8 (Strasbourg, Prague, Nice, Gênes), qui deviennent la cible des alter-
mondialistes. Ceux-ci subissent en retour une répression policière qui fait de
nombreux blessés ; le contre-sommet de Gênes en 2001 ayant été marqué par
un décès d’un manifestant (Della Porta et Reiter, 2006). Les contre-sommets
ont connu un apogée dans les années 2010. La question est de savoir quelle
trace ils laisseront dans une histoire plus vaste des mouvements sociaux. Ils
ont permis des avancées : régulation de la circulation mondiale des capitaux,
contrôle de la circulation des marchandises néfastes pour l’environnement
et mise en place du principe du pollueur payeur. À cet égard, nous pouvons
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
faire le rapprochement avec les mouvements actuels appartenant à l’écologie
politique.
La compréhension de l’altermondialisme ou de l’alterglobalisation sup-
pose donc pour la sociologie de s’ouvrir à des enjeux globaux puisque les pre-
miers s’insèrent désormais dans un espace mondial des luttes, où se croisent
des questionnements sur le post-colonialisme, sur la domination culturelle
des pays occidentaux, et amènent une critique de l’universalisme, conjointe-
ment à celle de la mondialisation. C’est le signe que la « pensée globale » se
généralise ; des militants et des chercheurs établissant des passerelles entre
les identités et les espaces pour faire apparaître la place des identités trans
nationales, le rôle du cosmopolitisme, ou de la reconnaissance des identités
du Sud. Nous pouvons affirmer que la conflictualité elle-même se mondialise,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 171 21/09/2021 11:02
172 ▲ Sociologie du conflit
dans la mesure où des pensées comme celle du post-colonialisme se diffusent
en même temps que le nationalisme et le racisme, qui se développent eux
aussi à l’échelle planétaire. La science sociale, en prenant en compte ces dif-
férentes facettes allant du multiculturalisme à l’altermondialisation et aux
nationalismes, invite cependant à ne pas négliger les contextes singuliers
dans lesquels ils apparaissent et à articuler différentes échelles des conflits, du
local, au national et à l’international, comme l’indique le sociologue Geoffrey
Pleyers (2010) dans son étude sur des mouvements à l’âge global.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 172 21/09/2021 11:02
Chapitre 8
Les conflits pour
la démocratie et à l’heure
de l’anthropo(s)cène
Qu’est-ce qu’une lutte en démocratie ? En quoi nous renseigne-t-elle sur
l’idéal de la vie en commun ? Les formules de Georg Simmel ou de Max
Weber selon lesquels le conflit est une façon de structurer les sociétés et de
les maintenir en vie demeurent actuelles. Conflit et société se nourrissent
mutuellement, tout comme la démocratie se trouve enrichie par le conflit,
notamment lorsque celui-ci exprime des écarts sociaux que la Nation ou
l’État sont en principe chargés de résorber. Les analyses wébériennes et
durkheimiennes datent du tournant du xxe siècle. Désormais, les sociétés
contemporaines souffrent moins d’un déficit de démocratie, étant donné les
principes électifs et délibératifs qui les définissent, que d’une nécessité de
la réactiver. C’est sous ce jour qu’il convient de lire un ensemble de mouve-
ments contemporains qui cherchent à réinterroger la démocratie et ses fon-
dements à partir d’un agir en commun. C’est à travers celui-ci que les indi-
vidus confèrent du sens à leur action, en la pensant par rapport aux actions
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
des autres.
La période contemporaine, notamment en France, est riche d’enseigne-
ments sur ces aspects, ainsi que sur l’existence d’une incertitude radicale
qui pèse sur les citoyens. Celle-ci peut produire du ressentiment, une part
d’angoisse et de suspicion, en raison de l’écart qui se creuse entre l’objecti-
vation de la réalité et le flux de la vie, qui prend pied dans la perception des
citoyens, comme l’a bien montré le sociologue Luc Boltanski dans Énigmes
et complots (2012). À travers un régime politique du doute et de l’angoisse,
ce sont l’écologie ou la survie du monde, le rôle des États et la souveraineté
des peuples qui sont réinterrogés, tout comme la crise de la démocratie
représentative. Car comment lire autrement les mouvements des Gilets
jaunes, de Nuit debout ? Ne mettent-ils pas au cœur une interrogation
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 173 21/09/2021 11:02
174 ▲ Sociologie du conflit
sur le régime de gouvernement libéral ? Sur le déclassement des classes
moyennes et populaires ? Sur les revendications pour de meilleures condi-
tions de vie ? Sur l’environnement et la justice climatique ? Et dès lors
comment en rendre compte ?
Des luttes démocratiques
ou pour la démocratie ?
Dans ce qui suit, il est possible de lire différents mouvements sociaux et
écologiques par rapport à ces questions. L’une d’entre elles porte d’abord
sur la place des institutions du social : comme l’école, le soin et les services
publics ; ou sur la légitimité du peuple dans les régimes de gouvernement
actuel des sociétés. D’une certaine façon, il s’agit bien d’un questionnement
sur la conflictualité : comme expression des rapports entre l’individu et l’État
souverain, mais également comme une pulsion permettant de relier les indi-
vidus, bien qu’elle ne consiste pas à produire de véritables organisations
comme instances de régulation des désaccords, dans la lignée de la socio
logie des « fondateurs » (Durkheim, Simmel et Weber en particulier). En
effet, l’enjeu marxiste est devenu minoritaire, et les partis de gauche semblent
décrédibilisés ou n’apparaissent plus comme interlocuteurs du changement.
Des individus sont parfaitement en mesure, à partir de leur agrégation, de
rendre compte de leur volonté collective de modifier l’ordre des places.
La philosophe Chantal Mouffe (2016), qui a contribué à penser la démo-
cratie radicale à partir de l’action politique de partis (La France insoumise
ou Podemos en Espagne) et des assemblées des Indignés (Espagne), a émis
une hypothèse. À travers de telles formes, il serait question de retrouver une
unité symbolique des classes populaires, perdue par la modernité. D’après
la philosophe, la démocratie radicale qui peut être relayée par des partis
(comme La France insoumise) incarne une conflictualité : non pas en vue
d’une hégémonie populaire (visant la prise de pouvoir), non pas antagoniste
(sur la base des divisions intérieures), mais comme capacité du peuple à
articuler des enjeux économiques et de classe avec des enjeux propres à la
communauté démocratique. C’est ce type de conflictualité qu’incarnent les
récents mouvements des Gilets jaunes en France (2018‑2019) en passant par
les mouvements « des places » (2014‑2016).
D’abord parce que l’une des caractéristiques de ces mouvements est leur
composition sociale. D’après les premières analyses, les Gilets jaunes ont
mobilisé à travers toute la France, en 2018, des couches sociales situées en bas
de l’échelle sociale. Dans le cas de Nuit debout, mouvement des « places » qui
avait pour cadre les villes françaises et en particulier Paris, les participants
étaient plus diversifiés et plus jeunes, appartenant aux couches des fonction-
naires, des cadres et au nouveau prolétariat flexible (Baciocchi et al., 2020 ;
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 174 21/09/2021 11:02
Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène ▼ 175
Maniglier, 2016). Cependant, toutes les analyses soulignent un point commun
aux participants. Ils sont identifiés comme étant les victimes des politiques
néolibérales, notamment en matière de services publics, et seraient éloignés
des lieux de pouvoir. Leur besoin de retisser des relations traduirait donc
un besoin de voir réaffirmée la souveraineté du peuple. Il exprime aussi un
malaise social dans la mesure où les conditions de vie et de travail tendent à
dégrader les relations sociales tout en accentuant les rapports de domination.
Cependant, il faut voir que contrairement à ce qui se passe dans la tradition
militante ou révolutionnaire, tournée vers la recherche d’un acteur collectif
et d’une verticalité, ce retour du peuple en démocratie se fait à partir de la
solidarité et du commun, dans la lignée du conflit social.
Une sociologie des « non-mouvements »
Relevons donc une seconde caractéristique importante. Une grande partie
des mouvements récents peuvent être définis comme des non-mouvements.
Cette notion traduit un mode d’être politique émanant de la vie ordinaire,
qui permet de tisser des liens entre les participants sur la base d’expériences
personnelles similaires. On doit le terme de non-mouvement au politiste
Assaf Bayat (Bayat, 2013) qui a observé en Iran, puis en Égypte, toute une
série d’actions transgressives, informelles, menées par des groupes pauvres
et défavorisés qui remettent en cause l’ordre social en dehors des arènes ins-
titutionnelles. Si ce terme a concerné des régimes peu démocratiques, pour-
quoi ne pas le rapatrier dans le champ occidental et dans les démocraties
avancées ? En effet, différents mouvements phares nous invitent à prendre en
compte plus fortement que dans les mobilisations précédentes, l’expression
de l’insécurisation sociale ressentie, à plusieurs endroits en France ou de la
planète. Celle-ci tient en trois points : la détérioration des conditions de vie et
du pouvoir d’achat que l’on peut rattacher à la défaite de l’État social, la panne
de l’ascenseur social et du champ des possibles qu’aucun projet politique et
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
démocratique ne semble résoudre, et l’incertitude radicale, compte tenu des
différents risques qui pèsent sur les vies.
Ce sentiment parcourt toutes les actions protestataires récentes. Les prises
de parole et témoignages, venus de France, d’Égypte, de Turquie, des pays
du Maghreb, de Corée, en passant par Israël et les États-Unis, le montrent :
les situations sociales décrites par les participants ne correspondent plus
au rêve d’une vie décente. Sont évoqués : la généralisation des emplois pré-
caires et sous-évalués à l’image des bullshit jobs (Graeber, 2018) ou de l’auto
entrepreneuriat, la perte de repères professionnels tout comme la baisse de
la désirabilité du travail, et la place prise par la société de la marchandise. Des
témoignages sur les expulsions locatives, les évictions, les violences faites aux
femmes en passant par l’humiliation au travail et d’autres difficultés souvent
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 175 21/09/2021 11:02
176 ▲ Sociologie du conflit
enchevêtrées, ont aussi traversé les espaces révoltistes récents, à Nuit debout
ou dans le cas des Gilets jaunes en France. Les parlements installés sur des
places, les manifestations aux ronds-points, ont servi de caisse de réso-
nance à des expériences qui, rassemblées, forment une véritable économie
morale. Plus profondément, le ressentiment qui guide une prise de parole
au sein d’un rassemblement, le geste d’opposition qui se traduit par un cam-
pement à un rond-point expriment une dépréciation de la valeur humaine
que constatent les individus, qu’elle soit intuitivement reliée ou non à une
crise politique, comme ce fut le cas des révolutions arabes. En résumé, le
terme de non-mouvement apparaît adapté à ces actions contestataires. Il
désigne en miroir des mouvements sociaux, des résistances qui échappent
à l’encadrement syndical et militant et aux montées en généralité. Il signifie
que les registres de l’indignation et de l’émotion, comme ceux de la fraternité
et de la solidarité, figurent au premier plan et se substituent aux répertoires
d’action militants. En témoigne la présence de « Monsieur et Madame tout le
monde » qui n’entrent pas dans le cadrage des « élites » politiques. De même
la large présence des femmes dans les « mouvements des places » et les cam-
pements n’est-elle pas la traduction de nouvelles capacités politiques ?
L’espace public : un nouvel attracteur
Quelle est l’importance de l’espace public dans le dévoilement de cette
économie morale ? En pratique, les rassemblements sur des places et des
ronds-points qui scandent la vie démocratique depuis une décennie montrent
que l’espace public ne peut plus être déconnecté de la politique. C’est ce que
consignent aussi différents outils d’observation et de documentation, comme
l’observatoire des mobilisations (Bertho, 2013) et les réseaux comme celui
d’Occupy. Quel est le rôle de l’espace en tant que cadre physique et urbain ou
comme lieu de contestation ?
On remarque que des mouvements précurseurs, comme 99 %, Indignés,
Take the square, Occupy Wall Street (USA), May 15, J14 (Israël), Nuit debout,
ont tous un caractère fortement urbain. Alors que la ville moderne avait été
assimilée à l’individualisme et à un appauvrissement de l’expérience urbaine,
décrit par Richard Sennett (2002), dont les écrits sont dans la lignée de
l’École de Francfort ; on la pense aujourd’hui comme un espace de recon-
quête. Aujourd’hui, l’appropriation collective de l’espace urbain rappelle les
luttes pour le droit à la ville qui ont eu lieu dans les années 1990 en France, en
Allemagne ou aux États-Unis. Plus encore, note Naomi Klein (2001) dans son
ouvrage No Logo consacré à la marchandisation du monde, l’espace public
présente désormais un potentiel « explosif ». En effet, si l’on prend le cas des
non-mouvements évoqués ci-dessus, la ville apparaît dans ses deux dimen-
sions. La première est économique et tient à la présence d’activités financières
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 176 21/09/2021 11:02
Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène ▼ 177
immobilières, à la gentrification des quartiers, à une spéculation liée au
capitalisme urbain ou à l’urbanisation du capital, selon la formule du géo-
graphe David Harvey (Harvey, 2011). Il est facile de noter que les rassem-
blements ont pour cadre les boulevards des grandes villes soumises à une
forte pression foncière et immobilière, et quelquefois à une crise financière
qui se traduit par la diminution du nombre de logements (Madrid, Tel-Aviv,
Istanbul, New York). Dans cet ordre d’idées, la longue occupation de la place
Tahrir au Caire en 2011 est à mettre également en relation avec la forte crise
du logement et la pauvreté urbaine. De même, le fait de se réunir sur des
boulevards prestigieux (New York, Tel-Aviv) donne à lire les activités mar-
chandes qui souvent ont pris le pas sur l’espace public et ouvert à tous. Ces
places peuvent accueillir des bâtiments symboliques comme le Parlement et
la Bourse (cas d’Occupy Londres, New York). Il s’agit également de places
populaires ou historiques choisies pour leurs potentialités en matière de
rassemblement : la Puerta Del Sol à Madrid, symbole du franquisme, occu-
pée par les Indignados ; place de la République à Paris occupée durant Nuit
debout ; Syntagma à Athènes lors du « Mouvement des citoyens indignés ».
Occuper l’espace urbain permet ici de rendre compte de problèmes publics
directement liés à la cité et de réinterpeller les instances de la démocratie.
D’autre part, dans chaque mouvement mentionné, l’environnement appa-
raît comme un élément configurant la discussion politique. Il s’agit ici de la
seconde dimension de l’espace urbain. Celui-ci n’est pas seulement un récep-
tacle de manifestations ou le symbole des injustices urbaines, mais le lieu
de l’agir et de la visibilisation des contestations. L’environnement est bien
devenu un dispositif communicationnel et de sensibilisation. Il est remar-
quable que depuis une décennie, les révoltes des peuples, les actions coup
de poing (Act-Up, Extinction Rebellion), prennent la forme d’opérations sty-
lisées. Elles consistent à rendre visible le cadre d’expression de la critique en
montrant les compétences communicationnelles des publics, avec la créa-
tion de parlements numériques, l’usage de l’art et des supports visuels. On
y a vu également le déroulement de vastes enquêtes en public (Nuit debout,
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Indignados), l’espace pouvant être comparé à un théâtre, avec des acteurs et
des spectateurs qui déroulent leur vie, faisant le récit de scènes d’expulsion,
de violence, de doléances.
Concrètement comment se mobilise-t-on dans ces espaces ? Une série
d’agencements physiques et cognitifs sont présents dans tous ces endroits.
Nous avons cité les campements, plus ou moins durables, les occupations des
ronds-points apparus avec les Gilets jaunes dans des espaces moins urbains,
auxquels on peut ajouter l’utilisation de locaux publics (Indignados à Madrid).
À chaque fois il est question de créer un dispositif configurant (c’est-à-dire
incitant aux rassemblements), puis de construire un bien commun autour de
salles de réunion, d’équipements collectifs (comme les cuisines, les biblio-
thèques ou les jardins communautaires). Au sein de chaque mouvement,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 177 21/09/2021 11:02
178 ▲ Sociologie du conflit
l’environnement matériel est apprêté pour la rencontre et pour la prise de
parole qui est canalisée ou relayée lors de la tenue d’assemblées générales.
La forme des campements doit d’abord inciter à l’échange, quelquefois entre
des individus éloignés culturellement ou séparés socialement. Le campement
de Rothschild à Tel-Aviv (2011) fut à cet égard un exemple (Bulle, 2012). Sa
configuration a permis que s’y installent des citoyens arabes, des Bédouins
du sud du pays qui ont cohabité avec des religieux orthodoxes et des juifs
laïcs. Les distances entre résidents arabes et juifs ont été respectées dans le
positionnement des tentes (à l’opposé les unes des autres), tout en ménageant
un espace commun. La présence de repères familiers (cuisine, bibliothèque,
cantines, salons, sleeping room ou jardins) permettait le rapprochement
avec les personnes passantes ou résidentes. De façon générale, les règles de
civilité, de politesse et d’organisation sont respectées lors de ces rassemble-
ments : du nettoyage des places à la garantie de la mixité des rassemblements
(Égypte), à l’hétérogénéité culturelle (Israël, USA, Londres, Espagne). Dans
cette logique, les dispositifs matériels sont directement liés à une activité
commune et critique. Ils servent à chaque fois de base logistique pour des
ateliers d’écriture, la confection d’affiches, la surveillance des lieux et la pré-
sence continue des protagonistes.
Du bon usage des places. La morphologie de la place Tahrir
en 2011
Le cas du campement sur la place Tahrir, épicentre de la révolution égyptienne
en 2011, est emblématique dans la mesure où il permet de décrire le proces-
sus par lequel une occupation participe à un processus révolutionnaire, avec
un enchaînement d’événements. En 2011, la contestation du régime autoritaire
du président Moubarak par le peuple s’amorce sur la place Tahrir, avec une
manifestation « surprise » mobilisant des militants, y compris religieux et en
parallèle d’autres rassemblements dans plusieurs villes égyptiennes. Des mil-
liers de Cairotes, sans véritable expérience politique, convergent et occupent
la place Tahrir, où se trouvent des bâtiments militaires et ministériels impor-
tants. Les différents discours et comptes rendus des manifestations nationales,
tout comme les images de la révolution tunisienne qui a lieu dans le même
temps, y ont retransmis. La place devient un lieu de spectacle : le président
Moubarak s’adresse aux participants qui y sont rassemblés par médias inter-
posés. Une ambiance quasi mystique attire les participants, qui parcourent de
véritables pèlerinages pour accéder à la place (El Chazli, 2012). On y entend
des concerts, des chansons à destination des travailleurs, des révolutionnaires
ou à l’adresse des passants et des médias. L’occupation permet de revivre les
événements passés : comme les mobilisations de l’intifada du pain de 1977.
Ainsi, les sit-in permanents combinés à l’hétérogénéité des protestataires, la
présence de réseaux de voisinage, mais aussi la répression ont joué un rôle dans
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 178 21/09/2021 11:02
Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène ▼ 179
le basculement vers un processus révolutionnaire. Au quinzième jour d’occupa-
tion, le pouvoir a vacillé pour démissionner. L’occupation fut aussi marquée par
des épisodes sanglants entre les « pro-régime » et les « anti ».
Les enquêtes menées sur la révolution ont montré la présence de tout un
ensemble de dispositifs. On sait que les tentes étaient réparties selon les affini-
tés (libéraux, religieux, modérés et révolutionnaires) et selon le genre (les tentes
des femmes étant protégées). Le dispositif dans son ensemble traduisait une
tolérance religieuse et de genre, tout en reproduisant les positions sociales et les
habitudes urbaines, avec par exemple, des groupements par affinités. Comme
dans le cas du mouvement israélien, les tentes étaient décorées pour signifier
une appartenance politique, voire professionnelle (ouvriers de telle ou telle
industrie) ou géographique et enfin religieuse. Des rituels (collecte, fouilles,
affichage, rondes de surveillance, lecture de poèmes) ont conforté la centralité
politique de la place Tahrir, donnant lieu à un spectacle télévisuel mondial. On y
a noté aussi des agressions sexuelles sur des femmes protestataires, en dépit de
l’ambiance festive. ■
De ces exemples, nous pouvons en conclure que la démocratie s’énonce à
partir de la présentation d’expériences et d’existences en public, sans que la
diversité des individus ne soit recouverte par un point de vue dominant autre
que celui de l’expression de toutes les parties, y compris les « sans-parts »,
selon l’expression du philosophe Jacques Rancière, qui a mis l’accent sur la
modification de l’ordre des places permises par ces occupations (2015). Nous
retenons également que l’espace apparaît comme le cadre approprié pour
la formulation des problèmes publics. Pour reprendre le terme de public
employé par John Dewey (2010), il désigne une dynamique collective d’asso-
ciation et de discussion, d’enquête et d’expérimentation, qui se déploie corré-
lativement à la formulation d’un problème démocratique. Les « mouvements
des places » sont à ce titre des lieux de problématisation et de publicisation.
Il est possible d’élargir ce regard en prenant en compte, dans une dynamique
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
des conflits sociaux, les territoires locaux et délaissés, qui sont des espaces
charnières à l’heure de l’anthropocène.
De l’atterrissage en anthropocène
Dans un opus intitulé Où atterrir (2017), le sociologue Bruno Latour a
proposé de nommer atterrissage le paradigme qui décrit l’état des sociétés
actuelles désorientées par les crises climatique et sanitaire, par l’absence
d’horizon d’attente, mais aussi par des politiques vides de sens. L’atterrissage,
bien que ce terme mérite d’être mieux sociologisé, semble particulièrement
adapté au récent mouvement des Gilets jaunes en France, dans la mesure
où celui-ci cristallise deux éléments : l’absence de perspective politique
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 179 21/09/2021 11:02
180 ▲ Sociologie du conflit
à l’adresse des classes populaires, doublée de la crainte vis-à-vis du futur dans
le contexte climatique. Éruptif, imprévisible, échappant aux répertoires des
mouvements sociaux, ce mouvement a provoqué, dans un mouvement d’am-
pleur, la parole médiatique ou savante (Bourmeau, 2019 ; Confavreux, 2019)
et des interprétations foisonnantes. On note de nombreux essais et tribunes,
au sein desquels les sociologues étaient peu nombreux, en comparaison des
historiens, des experts et des médias ventriloques. Il a également donné lieu
à une vaste enquête sociale dont des résultats ont été livrés partiellement.
Une présentation de ce cas permet d’expliciter les nouveaux agencements de
l’agir-ensemble en démocratie, et comme expression d’un conflit.
Les Gilets jaunes : un fait social total ?
Le mouvement des Gilets jaunes s’est étalé sur deux ans (2018‑2020). Il est parti
de la protestation contre la mise en place d’une taxe sur l’essence annoncée
par le gouvernement Macron à l’automne 2018, cette annonce étant perçue
comme une rupture du pacte avec les citoyens. Les contestataires sont des sala-
riés, employés, agents hospitaliers, dont l’instrument de travail est la voiture.
Dans ces catégories, les femmes sont nombreuses. À l’origine de la protesta-
tion se trouve en effet une femme (Priscilla Lidovsky), autoentrepreneure, qui
lance une pétition qui ne rencontre pas d’abord de véritable écho. La pétition
est finalement relayée par Éric Drouet (un chauffeur) et par une autre femme
autoentrepreneure (Jacline Mouraud), puis trouve son rythme de croisière grâce
à différents médias sociaux qui favorisent le développement d’une mobilisa-
tion citoyenne qui s’étend à des revendications plus larges concernant le pou-
voir d’achat. Le « drapeau » des Gilets jaunes a été très vite le gilet jaune de
sécurité routière : symbole du peuple des salariés des secteurs privé et public,
des couches inférieures de l’encadrement, des chômeurs précaires, des auto
entrepreneurs pauvres, tous dépendants de la voiture dans des territoires épars.
On compte aussi la présence d’artisans, de paysans ou de retraités. Dépourvues
de capitaux militants, sans affiliation politique, les figures de la mobilisation se
sont appuyées sur la démocratie numérique, qui a permis de donner la parole
à des citoyens qui se reconnaissent à la fois dans le mouvement, et dans ses
formes de communication. À ce titre, les syndicats, les collectifs organisés, tout
comme les médias traditionnels ont été écartés.
Une des particularités des Gilets jaunes, remarquée par tous les commenta-
teurs, est l’absence de porte-parolat et de mandat représentatif. Ce fait a été
interprété comme la fin du charisme politique, dans la mesure où les figures
des Gilets jaunes qui ont émergé à travers les médias sociaux, puis dans les
rassemblements ne véhiculaient aucune des caractéristiques habituelles
des leaders politiques (autorité, prophétisme ou enthousiasme). De même,
l’absence d’organisation ou de hiérarchie a favorisé une sociabilité visible sur les
ronds-points et simultanément sur les réseaux sociaux. Ont été également notés
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 180 21/09/2021 11:02
Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène ▼ 181
les nombreux liens de parenté et de voisinage dans les rassemblements. La confi-
guration de l’indignation à partir d’un ensemble de dispositifs et d’opportunités
a incontestablement donné aux Gilets jaunes une force politique et leur pouvoir
de fascination. Pour toutes ces raisons, le mouvement a imposé son rythme :
démultiplication des « cabanes » aux ronds-points, manifestations hebdoma-
daires d’envergure, prises de parole débridées, création de comités locaux et
cahiers de doléances, présence d’une économie pour tenir les ronds-points.
Une autre particularité est la localisation des actions dans le rural périurbain,
là où réside un salariat souvent dépendant d’une économie globale et de la
sous-traitance. D’où le choix des « grappes giratoires » pour se rassembler,
décrites par le sociologue Quentin Ravelli (2020), et des péages d’autoroutes
qui permettaient d’arrêter les automobilistes. Le changement de tonalité par
rapport aux cortèges syndicaux ou aux routines de mobilisation est donc patent,
et a entraîné une onde de choc auprès des pouvoirs publics et des médias. Parce
que les Gilets jaunes ont surgi par surprise, ils ont, dans un premier temps, créé
de la suspicion dans les partis de gauche, ceux-ci voyant dans le mouvement
un poujadisme « de petits commerçants ». Les Gilets jaunes (bien que ceux-ci
soient multiples et divers) ont dû répondre, par le biais des réseaux sociaux ou
de communiqués, aux accusations de racisme, d’antisémitisme et de sexisme.
Sur le versant gouvernemental et libéral, il leur a été prêté un caractère « popu-
liste ». En effet, leur apolitisme revêt deux dimensions ambivalentes. D’un côté,
il a permis de renforcer le caractère social et économique des revendications.
De l’autre, il a permis de nombreuses récupérations, comme en témoignent les
trajectoires de certaines figures. Enfin, malgré diverses tentatives pour discrédi-
ter ou instrumentaliser le mouvement, celui-ci a été largement soutenu par la
population laborieuse, au point de déstabiliser le pouvoir. Au final, les Gilets
jaunes ont collectivement, au fil des rencontres et des mobilisations de fin de
semaine, défini leur propre espace de souveraineté. ■
Conflictualité et changement systémique :
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
une lecture sociologique des Gilets jaunes
Les Gilets jaunes ont manifesté le besoin d’ouvrir un rapport direct entre la
société française et les pouvoirs publics. Qu’apportent-ils à une lecture de
la conflictualité ? Deux traits sont ici à prendre en compte et apparaissent
fondamentaux dans la forme que prend le conflit social. Il s’agit de la colère
et de la solidarité, véritable économie morale des classes populaires. Ces
deux attributs démontrent également l’importance qui est donnée dans ce
type de non-mouvement aux cercles proches, sans négliger l’identification à
une collectivité d’action plus large.
Le premier facteur est la colère. Elle traduit l’existence d’une crise sociale
doublée de la volonté de ne plus être dominés, ces deux dimensions étant
d’ailleurs présentes dans la sociologie wébérienne du conflit. Elle peut
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 181 21/09/2021 11:02
182 ▲ Sociologie du conflit
également renvoyer au registre de l’économie morale, mis en avant par l’his-
torien E.-P. Thompson à partir des révoltes de la classe ouvrière anglaise,
exprimant une indignation collective par rapport aux dysfonctionnements de
l’économie. Plus récemment, le sociologue Albert Hirschman, dans un essai
éclairant intitulé Exit, Voice and Loyalty (1995 [1970]), montre que l’une des
conduites des acteurs pour participer au redressement de leurs entreprises
est la prise de voix, à l’opposé de la défection ou de la loyauté.
Ce trait social ne peut-il s’appliquer à de nombreux cas de révoltes
récentes qui présentent les mêmes caractéristiques, telles que celles de la
non-reconnaissance, l’humiliation, la perte de pouvoir d’achat ? Le senti-
ment d’abandon et de perte de légitimité du peuple formé par les citoyens
est récurrent dans la parole des ronds-points (Clément, 2020), tout comme
dans les mouvements « des places ». Il laisse entrevoir la possibilité d’une
vengeance, entendue comme une colère qui se retourne contre les dirigeants,
dont témoignent les attaques violentes contre les lieux de pouvoir (en pre-
mier lieu la marche sur l’Élysée de janvier 2019). À ce titre, on peut men-
tionner les nombreuses références à la Révolution française et aux bonnets
des émeutes antifiscales de l’Ancien Régime. Cependant, contrairement à la
perspective d’un soulèvement insurrectionnel, la demande d’un retour de
l’État s’est imposée comme un énoncé clef des Gilets Jaunes ; dans la mesure
où ceux-ci, comme d’autres mouvements (infirmières et soignantes, secteur
hospitalier), manifestent le besoin de réengagement des pouvoirs dans la
régulation du néolibéralisme. La demande de « retour » de l’État fort, tout
en en stigmatisant l’assistanat, s’exprime en particulier de la part des déclas-
sés, des citoyens isolés socialement et géographiquement. À son tour, la crise
sanitaire de 2019 a conforté la problématique d’un État social.
Le ressentiment est contrebalancé par l’existence de la solidarité et par
différentes activités de symbolisation du lien entre individu et collectif. Ce
second versant est celui du lien social qui est temporairement ou durablement
raffermi à travers ces expériences collectives. En témoignent les nombreuses
cagnottes, les dons et formes d’entraide, qui fortifient l’expérience collective
par le biais des attroupements et s’érigent comme projet de société, lorsqu’il
s’agit d’inscrire ces principes au quotidien et dans la proximité. Nous pou-
vons ici convoquer la notion descriptive de classes géo-sociales, qui traduit
l’importance qui est donnée à l’échelle de la proximité comme échelle perti-
nente de justice et d’engagement. L’échelle du proche, comme le remarque
le sociologue Laurent Thévenot, permet aux individus de « classes » équi-
valentes de s’agréger sur la base de leurs rapports au travail, à l’école ou au
quartier, et par conséquent de rendre visibles les aspects systémiques de la
crise, le besoin de changement, et les règles de la vie en commun. Aussi, et
à la différence d’autres acteurs (comme les partis de contestation ou les col-
lectifs tournés vers l’antagonisme politique), nous héritons avec les Gilets
jaunes d’une conflictualité quotidienne à bas bruit, qui ne se dilue pas dans la
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 182 21/09/2021 11:02
Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène ▼ 183
voie politique et les rapports de pouvoir, dans la mesure où la recherche d’un
« logos » du peuple demeure un repère important. Nous pouvons nommer
ce type d’événement une expérience commune « conflictualisée ».
Assemblées et municipalisme : la régulation
de la conflictualité par le local
Qu’il s’agisse des Gilets jaunes au niveau national, des assemblées « indi-
gnées » apparues sur la planète, le constat sociologique est bien celui d’un
mode d’expression de la conflictualité qui a longtemps été ignorée par la poli-
tique moderne. Alors que celle-ci repose traditionnellement sur l’idéologie
que transmettent les corps intermédiaires, c’est au contraire l’assemblage et
le partage d’expériences entre des personnes n’ayant ni le même métier, ni les
mêmes opinions qui émergent. De même les petites tactiques sont préférées
aux grandes stratégies et aux hiérarchies ou aux capitaux militants, alors que
ceux-ci sont importants dans les conflits traditionnels, comme en atteste la
sociologie de l’espace social du militantisme (Mathieu, 2011).
Si nous avons à faire à un nouveau régime de la politique, la prudence s’im-
pose toutefois quant aux modélisations sociologiques. S’agit-il d’un contre-
pouvoir populaire ? D’une stricte politisation ordinaire ? Il faudra regarder
dans le futur l’autonomisation de ces luttes, leur durée par rapport aux lieux
habituels de structuration de la conflictualité, par rapport aux médiations
pour les acquis sociaux qui sont aux mains des partis ou des syndicats. Des
composantes mériteront une attention particulière : les assemblées munici-
pales et les cahiers de doléances. Ils tendent à s’instaurer comme des outils de
démocratie directe et d’ancrage du social. Peut-on parler de communalité ?
De municipalisme ?
En effet, dans le sillage des Gilets jaunes, des assemblées locales ou des
comités populaires persistent jusqu’à ce jour. Ils mobilisent tous les thèmes de
la vie quotidienne et collective : transports, pollution, services publics, pou-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
voir d’achat. À travers eux, il s’agit de promouvoir la démocratie directe en
la confiant à des groupes de citoyens, comme à Commercy. La démocratie
assembléiste de cette commune de l’Est de la France ressemble au premier
coup d’œil à celle prônée par Murray Bookchin, un théoricien du munici-
palisme, dont les thèses sont proches de l’écologie et du bio-régionalisme.
L’auteur, qui était cantonné aux milieux libertaires et défendait une vision
exigeante de la commune comme cellule de l’écologie et de la vie politique,
connaît aujourd’hui un vif succès. Dans son traité Écologie sociale (2003), il
prônait notamment l’organisation de communautés autonomes en confédéra-
tions territoriales, ce qui leur permettait d’avoir la maîtrise de leurs décisions.
Concrètement, le type d’assemblée proposée dans le sillage des Gilets
jaunes donne une définition plus resserrée du municipalisme, en prise avec
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 183 21/09/2021 11:02
184 ▲ Sociologie du conflit
l’écologie. Les citoyens y défendent la représentation et la coordination de
différents collectifs locaux sur une base territoriale, ce qui permet de dessiner
un horizon revendicatif, quelquefois insurrectionnel, sans accepter d’entrer
en relation avec les pouvoirs municipaux. Ces élaborations restent en deve-
nir, au regard d’autres formes de municipalisme historique plus accomplies
(à l’image des kibboutz historiques que l’on trouve en Israël, qui sont basés
sur la collectivisation des moyens de production, une auto-organisation ainsi
qu’une démocratie maximale des décisions). D’autres formats, comme les
cahiers de doléances, nous permettent de dresser le portrait des classes popu-
laires, dans leur souci de combiner le bien commun et la dignité individuelle
en portant collectivement des revendications. Symboliquement, ils portent
la mémoire de la Révolution française et de l’imaginaire social égalitaire.
Les cahiers de doléances lors de la révolte des Gilets jaunes
(extrait)
« Députés de France, nous vous faisons part des directives du peuple pour que
vous les transposiez en loi. Obéissez à la volonté du peuple. Faites appliquer ces
directives », écrivent les Gilets jaunes.
« Davantage de progressivité dans l’impôt sur le revenu, c’est-à-dire davantage
de tranches., MIC à mille trois cents euros nets par mois.
Favoriser les petits commerces des villages et des centres-villes. Cesser la
construction des grosses zones commerciales autour des grandes villes qui tuent
le petit commerce et davantage de parkings gratuits dans les centres-villes.
Que les gros, McDonald’s, Google, Amazon et Carrefour, payent beaucoup
d’impôts et que les petits artisans payent peu d’impôts.
Même système de sécurité sociale pour tous, y compris les artisans et les auto
entrepreneurs. Fin du Régime Social des Indépendants (RSI).
Pas de retraite en dessous de mille deux cents euros.
Interdire les délocalisations. Protéger notre industrie, c’est protéger notre savoir-faire
et nos emplois.
Fin du travail détaché. Il est anormal qu’une personne qui travaille sur le territoire
français ne bénéficie pas du même salaire et des mêmes droits. Toute personne
étant autorisée à travailler sur le territoire français doit être à égalité avec un citoyen
français et son employeur doit cotiser à la même hauteur qu’un employeur français.
Pour la sécurité de l’emploi, limiter davantage le nombre de Contrats de travail
à Durée Déterminée (CDD) pour les grosses entreprises. Nous voulons plus de
Contrats de travail à Durée Indéterminée (CDI).
Fin du Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE). Utilisation de
cet argent pour le lancement d’une industrie française de la voiture à hydrogène,
qui est véritablement écologique, contrairement à la voiture électrique.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 184 21/09/2021 11:02
Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène ▼ 185
Fin de la politique d’austérité. On cesse de rembourser les intérêts de la dette
qui sont déclarés illégitimes et on commence à rembourser la dette sans
prendre l’argent des pauvres et des moins pauvres, mais en allant chercher les
quatre-vingts milliards d’euros de fraude fiscale
Que les demandeurs d’asile soient bien traités. Nous leur devons le logement,
la sécurité, l’alimentation ainsi que l’éducation pour les mineurs. Travailler avec
l’Organisation des Nations Unies (ONU) pour que des camps d’accueil soient
ouverts dans de nombreux pays du monde, dans l’attente du résultat de la
demande d’asile.
Que les déboutés du droit d’asile soient reconduits dans leur pays d’origine.
Qu’une réelle politique d’intégration soit mise en œuvre. Vivre en France
implique de devenir français, cours de langue française, cours d’histoire
de France et cours d’éducation civique avec une certification à la fin du
parcours.
Limitation des loyers. Davantage de logement à loyers modérés, notamment
pour les étudiants et les travailleurs précaires.
Interdiction de vendre les biens appartenant à la France, barrages et aéroports.
Moyens conséquents accordés à la justice, à la police, à la gendarmerie et à
l’armée. Que les heures supplémentaires des forces de l’ordre soient payées ou
récupérées.
L’intégralité de l’argent gagné par les péages des autoroutes devra servir à l’en-
tretien des autoroutes et routes de France ainsi qu’à la sécurité routière.
Le prix du gaz et l’électricité ayant augmenté depuis qu’il y a eu privatisation,
nous voulons qu’ils redeviennent publics et que les prix baissent de manière
conséquente.
Fin immédiate de la fermeture des petites lignes ferroviaires, des bureaux de
poste, des écoles et des maternités.
Des moyens conséquents apportés à la psychiatrie.
Le référendum populaire doit entrer dans la constitution. Si une proposition de
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
loi obtient sept cent mille signatures, cette proposition de loi devra être discu-
tée, complétée et amendée par l’assemblée nationale qui aura l’obligation, un
an jour pour jour après l’obtention des sept cent mille signatures, de la sou-
mettre au vote des Français.
Retour à un mandat de sept ans pour le président de la république. L’élection
des députés deux ans après l’élection du président de la république per-
mettait d’envoyer un signal positif ou négatif au président de la république
concernant sa politique. Cela participerait donc à faire entendre la voix du
peuple.
Retraite à soixante ans et, pour toutes les personnes ayant travaillé dans un
métier usant le corps, maçon ou désosseur par exemple, droit à la retraite à
cinquante-cinq ans ». ■
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 185 21/09/2021 11:02
186 ▲ Sociologie du conflit
Des scènes écologiques. L’apparition
de l’écologie et ses différents modes
d’antagonisme contre le capitalocène
La généralité que l’on peut prêter à la démocratie directe est celle d’un
rapport autre à la politique, qui prend en compte l’accélération du temps
et des changements climatiques. Des phénomènes récents vont dans ce
sens, avec l’apparition de la revendication de référendums d’initiative
citoyenne, traduction de l’intelligence collective. Ils attestent qu’une par-
tie croissante des citoyens ne se reconnaissent pas dans les arènes orga-
nisées, à l’image du grand débat présidentiel qui a suivi la crise des Gilets
jaunes. Ces citoyens ne font pas confiance à la démocratie des experts,
qu’ils renvoient souvent aux pouvoirs, si ce n’est à quelque complot,
comme le montre la suspicion manifestée à l’égard du corps scientifique
durant la pandémie de la Covid en 2020 et 2021. Au cours de la dernière
décennie, l’anthropocène et la crise environnementale se sont imposés
dans les débats avec des enjeux profonds, locaux et globaux. Loin d’en-
traîner une pacification des relations sociales, la prise de conscience éco-
logique réactive, au contraire, des luttes et des imaginaires effondristes,
où les croyances se détachent très nettement de la réalité. Ainsi la crise
climatique et le conflit politique qu’elle fait naître révèlent que des oppo-
sitions de fond existent et traversent les sociétés. Quels sont les antago-
nismes à l’œuvre ?
La sociologie des conflits, parce qu’elle est le reflet de différentes indi-
gnations morales, ne peut pas oblitérer la part prise par des mouvements
écologiques ou antispécistes, qui s’opposent aux sites pollueurs. La thèse
inédite d’une anthropo(s)cène, entendue comme la mise en scène politique
de la crise écologique, où se côtoient toutes sortes de collectifs, est une
injonction faite aux pouvoirs et à la démocratie. À travers elle, des mouve-
ments sociaux (Extinction Rebellion, Earth First, Luttes contre les grands
projets inutiles, Gilets jaunes, etc.) s’emparent de la question climatique
comme levier de contestation ou de contre-pouvoir. En faisant apparaître
la nécessité d’une articulation entre écologie politique et activités sociales,
il y a bien lieu de voir le lien entre cause environnementale et conflictua-
lité. L’écologie est-elle une approche particulière de la question sociale,
nécessitant des mobilisations adaptées ? Comment la nécessaire prise en
compte des milieux vivants peut-elle transformer les rapports et les pra-
tiques contemporaines du conflit social ? Voilà deux questions investies
par les acteurs, selon différents modus operandi, qui vont des procédures
constitutionnalisées (comme le référendum sur le climat), aux actions
directes se tenant dans la rue, ou à l’intégration à la politique d’éléments
non humains.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 186 21/09/2021 11:02
Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène ▼ 187
Participer ou saboter ?
L’écologie dans sa grande disparité apparaît aujourd’hui comme une scène
des affects et une manifestation cruciale de la conflictualité, non seulement
sociale, mais aussi politique. Un premier point relève de la démocratie éco-
logique à l’œuvre en France, sans que l’on puisse dire qu’elle appartienne à
l’écologie politique. Un exemple nous vient des instruments de lutte contre
la crise climatique. Une partie des États mondiaux se sont dotés d’instru-
ments de consultation et d’expertise sur la question. En France, une expé-
rience inédite a eu lieu en 2020 : la Convention citoyenne pour le climat a
réuni, par la voie d’un tirage au sort, cent-cinquante citoyens sensibilisés
aux questions écologiques qui se sont penchés durant un an sur de pos-
sibles propositions politiques. Pensée comme une alternative se situant
entre la démocratie représentative et la mobilisation de rue, la conven-
tion citoyenne se réclame ici d’un idéal athénien, destinée à améliorer la
qualité des débats sociaux, qui peuvent s’appliquer à d’autres domaines,
comme ceux de la santé. Que faut-il retenir de ce type de processus ? Cent
quarante-neuf propositions consensuelles (dont la lutte contre l’artificia-
lisation des sols et les écotaxes) ont été approuvées par le gouvernement
en 2020, et remises au Parlement. Ici la forme de la consultation dénote la
capacité de discussion et de problématisation des citoyens, aidés par des
experts et des fonctionnaires, afin de créer de nouveaux outils de délibéra-
tion où le peuple participe. Et ce, malgré un procès en illégitimité qui a été
adressé aux participants, venant de la part de ceux qui détiennent l’autorité
savante et politique. On note également les accusations de lobbyisme des
grands groupes industriels, notamment aéronautiques, qui auraient freiné,
voire décrédibilisé la convention, en refusant de voir votées des mesures
écologiques structurelles (comme la suppression des lignes aériennes de
courte distance). Dans ce type d’actions au sein de l’anthropo(s)cène, le
conflit est réaliste et fait primer la recherche de résultats immédiats sans
bouleversement de l’ordre économique.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Tout autre est la voie suivie par certains collectifs écologiques qui
remettent en cause le système productif et ses différents acteurs écono-
miques ou institutionnels. La violence ou l’action directe entrent ici dans
des modes de contestation qui ont pour but la réappropriation. Comme
dans le cas des mouvements autonomes examinés plus loin (chapitre 10),
l’utilisation de la violence est ici une arme démonstrative, qui vise à dévoi-
ler et à dénoncer les structures écocidaires du capitalisme marchand ou
des grandes industries extractionnistes et polluantes. Pour que ces enjeux
globaux ressortent clairement, des collectifs réaffirment l’action directe
et font revenir une tension confrontationnelle. Ainsi des mouvements
comme Extinction Rebellion (XR) introduisent une rupture par rapport à
d’autres versions de l’écologie, plus sociale ou plus populaire, en appelant
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 187 21/09/2021 11:02
188 ▲ Sociologie du conflit
à une stratégie non-non violente ; ils visent à diversifier les interventions
sur des infrastructures, comme les mines, les projets liés au nucléaire, la
déforestation, etc. Ces stratégies rappellent l’histoire de l’écologisme et des
mouvements conflictuels, au sein desquels on peut citer Earth Liberation
Front (ELF) et Deep Green Resistance. Elles évoquent également les luttes
pour la libération animale ou contre l’énergie nucléaire. Cependant, elles ne
se cantonnent pas à cela, dans la mesure où elles ne prennent plus seulement
comme cibles les structures du pouvoir, mais également les groupes alterna-
tifs qui défendent une écologie douce et quotidienne. Selon les mouvements
XR et ELF ou selon le géographe-militant Andréas Malm, auteur de l’ou-
vrage Comment saboter un pipeline (2020), une nouvelle donne serait néces-
saire pour dépasser le stade du « catéchisme pacifiste ». Selon lui, l’écologie
nécessite un communisme de guerre et une lutte sans merci contre les struc-
tures génocidaires étatiques et capitalistes.
Des collectifs conflictuels
Au sein de l’écologie politique, le mouvement Extinction Rebellion se distingue
par un activisme évoquant l’action directe des groupes autonomes, et par son
mode d’organisation. Concrètement, l’horizontalité, la pratique du soin et l’at-
tention accordée au redéploiement de formes de vie tout comme l’usage de dif-
férentes expressions visuelles ou artistiques, afin de créer des scènes d’émotions,
rappellent les modes de faire que l’on rencontre dans les zones à défendre,
autres lieux de conflits. XR prône une détermination alliée à une connaissance
des lieux, et déploie un ensemble de tactiques propres aux groupes autogérés.
Mouvement charnière, il se distingue par des modes opératoires particuliers :
les rassemblements en vue de bloquer des sites et dont le calendrier et les lieux
sont gardés secrets, la souplesse des actions. XR expérimente également la dis-
sémination, tout en structurant le mouvement à partir d’une large toile qui relie
l’ensemble des interventions. Les actions spectaculaires concernent l’occupa-
tion de centres commerciaux ou le blocage des ports d’où partent des déchets.
Il s’agit d’une stratégie progressive d’actions symboliques, mais de plus en plus
fortes, dans la mesure où celles-ci sont destinées à faire surgir le temps de l’ef-
fondrement (le logo de XR est un sablier noir ceinturant la terre). L’enjeu de ce
mouvement et de renverser une conception d’un temps nécessairement limité
avant la destruction du vivant. XR décrit un nouveau régime du politique qui
est celui de l’angoisse, se démarquant des grandes promesses eschatologiques
qui entourent l’écologie. C’est donc une démarche en rupture avec l’idéologie
des avant-gardes, que l’on trouve également au sein des courants survivalistes
inspirés par un imaginaire politique d’opposition au collectif et aux institutions
sociales. Enfin, par rapport aux mouvements écologiques classiques, ce collec-
tif est marqué par sa volonté d’articulation avec des luttes locales et globales,
raciales, autochtones ou de genre. ■
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 188 21/09/2021 11:02
Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène ▼ 189
Le tournant terrestre et non humain :
une neutralisation des conflits sociaux ?
Au fur et à mesure qu’une pratique de l’écologie au quotidien (compre-
nant le sobriétisme, la décroissance) gagne en succès populaire, l’écologie
de rupture représentée par XR, quelquefois en quête d’un projet politique,
revient sur le devant de la scène. La seconde entend mettre fin à la première.
L’écologie de rupture se distingue, quand elle ne s’y oppose pas, de l’écologie
sociale et populaire dont les grammaires sont fondées sur la non-violence
ou la stricte désobéissance civile ou, alternativement, sur la décroissance
et l’organisation du commun. Les partisans d’une écologie démonstrative
ou confrontationnelle et ceux d’une écologie pacifiste ne trouvent donc pas
à s’entendre. D’autres, en revanche, proposent de tisser des liens avec des
êtres non humains, à travers une diplomatie de la terre et la montée en puis-
sance de la bio(s)cène où tous les êtres seraient dotés d’une même subjecti-
vité. Sommes-nous en présence de nouveaux acteurs non humains ? En quoi
la « bioscène » interroge-t-elle le conflit ? Comment remet-elle en cause le
social ?
Les phénomènes environnementaux ont des conséquences épistémo-
logiques, avec l’apparition de nouveaux modèles appelés « ontologies »
de la nature portés par des philosophes, anthropologues et militants. Ils
consistent à déconstruire les oppositions nature/culture à la suite d’essais
anthropologiques pionniers (Descola, 2005 ; Viverios de Castro, 2009 ;
Ingold, 2011). Or, si la division s’appliquait dans un premier temps au rapport
aux savoirs anthropologiques et à l’opposition « moderne/indigènes », elle
s’étend aujourd’hui au champ environnemental. Au sein de celui-ci, les diffé-
rences entre l’humain et le non-humain, entre le social et la nature sont effa-
cées. En effet, anthropologues et philosophes proposent de ne pas attribuer
une valeur propre à l’humain ou à la culture, mais de prendre en compte dif-
férents modes de composition des rapports collectifs au monde où entrent en
ligne de compte le sacré, la cosmogonie, la communauté biotique. Cela per-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
met de faire ressortir différentes formes d’agencement entre des vivants, et
de montrer les interdépendances écologiques des êtres à partir de croyances.
Cette perspective a pour conséquence d’oblitérer la portée conflictuelle des
sociétés, si l’on reconnaît que celles-ci sont traditionnellement constituées à
travers le socius. Tel était bien l’argument de l’anthropologue Pierre Clastres,
qui avait montré dans La société contre l’État (1974) à quel point les sociétés
primitives, pour affermir la conscience qu’elles ont d’elles-mêmes, sont tenues
d’entretenir le cycle d’oppositions aux sources de pouvoir et par conséquent à
une hétéronomie définie par le social.
Quelle est la signification de ce tournant « ontologique » et non humain
pour la science sociale, et en particulier pour la compréhension des conflits ?
Dans les approches que l’on vient de mentionner, des êtres non humains
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 189 21/09/2021 11:02
190 ▲ Sociologie du conflit
et non modernes auraient une place identique aux « modernes » dans
la construction de savoirs, tout comme ils seraient parfaitement en mesure
d’autodéterminer leurs ontologies et de participer à des formes non clas-
siques de la politique. Il n’est pas seulement question, à travers de telles
approches, de remettre en cause l’anthropocentrisme, mais les antago-
nismes entre société et écologie ; là où toutes les pensées sociales, marxistes
et de l’écologie politique ont entretenu ces coupures à des fins d’action col-
lective et de socialisation, et par conséquent, en rendant visible la respon-
sabilité de l’humain. Au contraire, le tournant ontologique ou le perspecti-
visme (Viveiros de Castro, 2009 ; Haraway, 2020) ne séparent plus les caté-
gories non humaines et humaines afin de prendre en compte en priorité un
ensemble de relations vitales de tout un milieu vivant. Ce qui se dessine est la
puissance d’agir des choses et des objets (un « subjectivisme non humain »),
se substituant à la puissance d’agir du peuple, et permettant de fabriquer
des mondes. C’est ce qu’entendent déployer des récits d’auteurs importants,
sur la base d’une série d’enquêtes indigènes (Tsing, 2017 ; Starhawk, 2003).
Nous assistons à travers ces pensées à une série de mises en cause de l’action
collective organisée autour et par des sujets sociaux, mais également de la
conflictualité là où le social a un rôle moteur. Pour le dire autrement, selon
les partisans d’une bioscène, l’action humaine ne serait peut-être pas la seule
à s’opposer au capitalisme ou à penser la transformation du monde, et la
politique « humaine » définie par le logos et la parole doit cohabiter aux
côtés de la diplomatie des espèces. Celles-ci, prises dans un tissu de la vie,
sont en mesure de formuler les termes d’un conflit avec l’ordre des places.
Sous cet aspect, les collectifs sans nature, sans ontologies prédéterminées,
pourraient tout à fait contribuer à la question sociologique du conflit pour
la survie du monde.
Ne pas laisser dans l’ombre les êtres non humains et la dimension
cosmologique de l’écologie : voilà, en deux mots, la proposition des tour-
nants ontologiques, perspectivistes ou non humains, sans que l’on ne puisse
véritablement distinguer ces différents courants. Dans les trois cas, les êtres
non humains doivent prendre leur part dans les luttes sociales et écologiques.
Car ce sont les rapports symboliques qui priment sur le conflit, avec de nom-
breuses médiations : comme le rêve, le chant, le chamanisme qui permettent
d’entrer en contact avec différents êtres. Dans ces conditions, il s’agit de
décentrer les socles sur lesquels sont construits la politique et les rapports
sociaux. La traduction de ces courants est une contre-analyse de l’écologie
politique, qui ne désigne pas seulement les causes des désastres et la respon-
sabilité humaine (comme dans le cas de l’écologie sociale et politique), mais
les cadres de l’expérience héritée de la division entre nature et société. Avec
cette traversée, le regard est décentré, mais aussi désocialisé au profit d’autres
points de vue situés, venant de mondes « où nous ne sommes pas seuls »
(Balaud et Chopot, 2021).
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 190 21/09/2021 11:02
Les conflits pour la démocratie et à l’heure de l’anthropo(s)cène ▼ 191
Le tournant ontologique et le « subjectivisme » :
une catégorie scientifique floue ?
Le tournant non humain est celui qui admet que la violence et les dété-
riorations ne sont pas subies uniquement par les humains, mais par les
non-humains participant d’une communauté biotique large. La méthode
de la non-séparation permet de traiter d’une seule approche et d’un projet
unique, qui est celui d’une écologie relationnelle. En témoignent les titres
d’essais : Être forêts (Vidalou, 2017) ; Habiter en oiseau (Despret, 2019) ; Sur
la piste animale (Morizot, 2017), dont les auteurs se revendiquent forestier,
terrestre, animal ou indigène (Escobar, 2018). Il n’est donc pas étonnant
de les retrouver au sein des sciences environnementales (Ferdinand, 2019),
du territoire (Duperrex, 2019), mais aussi dans de nombreux domaines tra-
ditionnellement dévolus à la sociologie ou à la géographie, parmi lesquels
l’habiter (Ingold, 2011). Ces investigations se singularisent par leur créativité
mise en pratique dans des démarches ethnographiques et dans des recherches
empiriques sur les phénomènes environnementaux. Les ethnographies
multiples intégrant la fiction, les narrations (Tsing, 2017), les biographies
d’objets ou d’ambiances, qui permettent de construire les notions de climat
ou de nature, s’inscrivent, toutes, dans ce renouveau de la connaissance de
l’anthropocène. Cela revient également à convoquer des outils spécifiques : le
dispositif ou l’assemblage ou l’agentivité, mais également les parlements non
humains, qui renouvellent le cadre de l’enquête sociologique. En apparence,
de telles implications méthodologiques semblent assez proches de la socio-
logie descriptive qui donne à lire les contextes et l’équipement cognitif par
lequel les êtres agissent. Mais une différence se fait jour dans la mesure où
ces outils et les principes qui les guident relèguent au second plan l’analyse
sociale et politique, qui caractérise la sociologie en particulier, qu’elle soit
critique ou compréhensive. ■
Pour résumer, ce changement de paradigme et de méthodes est à prendre
en compte dans la science des mobilisations et des conflits, à condition de ne
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
pas évacuer l’action politique ou toute forme de subjectivation des humains,
afin de ne pas se limiter à une autre manière de sentir la Terre. Il faudra
s’interroger sur le fait de savoir si l’interdépendance proclamée des êtres ne
procure pas en retour une dépolitisation. Dans la mesure où il s’agit d’inven-
ter de nouvelles alliances avec différentes espèces, le risque de réenchante-
ment n’existe-t-il pas ? Ces modes opératoires n’entraînent-ils pas la dispa-
rition de la sociologie des rapports sociaux ? Le tournant non humain laisse
entendre que la sociologie serait impuissante ou obsolète dans la lecture du
réel, puisque le sujet social ou l’acteur et l’individu ne sont plus au centre d’un
monde non anthropocentré et remplissent un nombre limité de rôles. Pour
accentuer le trait, l’humain, comme ontologie, deviendrait secondaire, reflé-
tant ainsi la disparition de la réalité sociale elle-même (Bulle, 2021). Au final,
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 191 21/09/2021 11:02
192 ▲ Sociologie du conflit
la signification philosophique de ce tournant ressort bien si l’on prête atten-
tion aux postures épistémiques. Mais permet-il de transformer les pratiques
contemporaines du conflit social et le monde en commun ?
Des croyances dans les conflits
À la suite de ce point, nous pouvons à nouveau remarquer l’importance prise
par différentes croyances au sein de mobilisations ou de luttes se démarquant
des mouvements sociaux habituels. Quelle place et quels rôles accorder aux
communautés de croyances, construites autour du rôle de la nature ? C’est le
cas de ceux qui épousent la cause écologique, qui, elle-même, peut se trou-
ver au croisement de la religion, voire du messianisme, du perfectionnisme
moral. Mais cette cause peut trouver sur son chemin des techniques de soi
tournées vers le développement personnel et qui utilisent des ressources cos-
mogoniques. A contrario, des « anti-mouvements » à l’image des collectifs
anti-avortement, identitaires et nationalistes, contre le mariage gay ou contre
les identités transgenres, ne sont-ils pas autant d’exemples de la naturalisa-
tion du sujet social qu’une sociologie du conflit et de l’action collective doit
prendre en compte ?
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 192 21/09/2021 11:02
Chapitre 9
Face à l’État : les luttes
minoritaires et subalternes
Jusqu’à la crise pétrolière de la seconde partie du xxe siècle, une relative
cohésion caractérise les sociétés, avec l’intégration de l’individu au collectif
sociétal (« la société »), qui est lui-même régulé par des normes. L’individu
se reconnaît dans des repères sociaux ou des activités symboliques partagés.
Ainsi, la nation avait pour fonction de rassembler les individus autour de la
conscience d’appartenir à un tout et d’orchestrer les désaccords. Ce schéma
a constitué le centre de gravité de la sociologie classique durkheimienne, au
sein de laquelle le social transcende l’individuel. Georg Simmel invitait, lui,
à prendre en compte d’autres types de socialisation plus labiles, étendus à
ce qui se passe chaque jour et à tout moment, à ce qui ne cesse de nouer,
dénouer, renouer ses liens entre les hommes. Cette pensée a été largement
poursuivie par les sociologues urbains de l’École de Chicago, comme Ernest
Burgess, Robert Park et Roderick McKenzie (1925), qui prennent en compte
les densités relationnelles en ville. Ils montrent, à partir du cas américain,
l’existence de régions morales, poreuses, entre différentes communautés et
que les individus et les groupes peuvent franchir dans le but de maintenir des
formes de sociabilité ouvertes.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Ce sont autant de traits dans lesquels certains acteurs du temps présent
ne se reconnaissent plus. Ils préfèrent valoriser d’autres principes de ratta-
chement au corps social, basés davantage sur l’appartenance communautaire
ou sur les identités personnelles, en vue de leur reconnaissance. Dans quelle
mesure des perceptions identitaires ou communautaires qui ont lieu dans un
rapport social (comme le travail, l’école, l’échelle privée) affectent-elles les
autres rapports sociaux ? Comment s’articulent les rapports entre les repré-
sentations qui pèsent sur un groupe ethnique ou un individu et la réalité des
discriminations ?
Les limites qui existent entre les représentations sociales et les méca-
nismes réels qui concourent à la fabrique des discriminations et des inéga-
lités, y compris au sein des institutions, peuvent quelquefois être franchies
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 193 21/09/2021 11:02
194 ▲ Sociologie du conflit
aisément. Des exemples le montrent. À l’échelle internationale, les mouve-
ments anti-racistes et anti-apartheid ont pris de l’importance dans les uni-
versités, les collectifs altermondialistes, depuis les années quatre-vingt-dix.
Le processus de reconnaissance des identités minorisées est aussi largement
intégré dans la pensée française, sans que celle-ci ait besoin de se référer aux
influences américaines. Les travaux actuels prennent davantage en compte
l’ethnie ou la race et sont articulés à l’histoire de la colonisation, comme étant
à l’origine de fractures sociales en France. C’est le cas des très nombreuses
recherches en sociologie du genre et en sociologie du travail qui pointent les
sources croisées des inégalités, qui articulent des rapports de sexe, de classe
et de race. Ce pan de la sociologie se penche également sur les résistances
individuelles et collectives qui visent à changer les rapports de pouvoir, d’au-
tant que la période contemporaine a vu surgir de nombreux acteurs poli-
tisés. Il peut s’agir de militants individuels ou d’associations engagés dans
des luttes antiracistes, antisexistes et anticlassistes, au prix d’intérêts pouvant
être catégoriels.
Au fond, et alors que le débat se tend sur l’idéologie « raciale » qui serait
instillée dans les pratiques sociales et les sciences sociales, nous pouvons
distinguer deux types de sociologie. La première est processuelle. Elle qua-
lifie les différents niveaux d’inégalité et de discrimination dans une visée
compréhensive et se penche sur les frontières symboliques qui existent entre
des groupes (Lamont et al., 2016 ; Paugam, 2005). Une sociologie plus cri-
tique considère le racisme et les discriminations comme un fait social total,
comme l’illustre le titre de l’ouvrage d’Eduardo Bonilla-Silva Racism without
Racists (2003). Nous pouvons citer d’autres écrits qui émanent de socio-
logues d’une nouvelle génération (Boubeker et Hajjat, 2008 ; Hajjat, 2012 ;
Hajjat et Mohammed, 2013) qui donnent à lire une vision structurelle du
racisme. Pour résumer, la sociologie accueille de nouveaux objets qui bous-
culent les concepts fondateurs, tels ceux du conflit social et de l’intégration.
Ils sont appropriés par la société. Qu’en est-il des pratiques sociales ? Ensuite,
comment le débat se reflète-t-il dans les sciences sociales ?
Les minorités « ethniques ».
Un problème pour le conflit social ?
Nous avons rapidement dressé les contours du tableau. Il convient d’accorder
une importance aux faits sociaux, en se penchant d’abord sur les controverses
publiques autour des « minorités » ou de la « race » et de « l’identité natio-
nale », à partir du cas français. Sur le plan des pratiques sociales, n’assiste-t-on
pas un ensemble de phénomènes qui vont de la remise en cause de l’uni-
versalisme au « séparatisme », à « l’islamo-gauchisme » ? Ces ambivalences
qui sont devenues des polémiques, sont-elles un signal de la désintégration
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 194 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 195
permettant de remonter aux formes durkheimiennes du conflit social ?
Différents éléments de contexte expliquent la sensibilité du thème. Nous
pouvons citer la fragilité de la laïcité, qui est un vecteur d’égalité potentiel
des citoyens et de leurs opinions, mais qui demeure une entité abstraite ou
vide pour certains acteurs. Symétriquement, les inégalités « raciales » et la
prégnance du racisme perçu ou vécu renvoient à la façon dont les personnes
qualifient un état des choses.
Le premier point du tableau touche à l’intégration républicaine et, par
rebond, à celui de la laïcité. Nous pouvons rappeler les nombreux débats
récents, souvent portés par les pouvoirs publics ou par les représentants poli-
tiques, qui ne sont pas sans exacerber les tensions ou les représentations. Faut-il
nécessairement un laïcisme émancipateur, reconnaissant les différences et
donc porteur de liberté ? Ou au contraire une laïcité stricte (« une religion
laïque ») qui doit renforcer les « principes républicains », comme le propose
une récente loi nationale en France, appelée loi sur le séparatisme (2020) ?
Ces questions traduisent un problème social dans la mesure où l’affirmation
de principes normatifs, qui touchent à la vie en société, est désormais liée aux
questions religieuses, voire ethniques et devenues politiques. Ainsi, la mise
en avant de la religion apparaît être un trait spécifique des sociétés actuelles.
La présence de la religion dans le débat a pour conséquence un affrontement
entre les partisans de l’universalisme et de la République avec les défenseurs
de l’affirmation des droits singuliers (dont témoignent les débats sur le fou-
lard, la polygamie, l’islam et la laïcité dans la sphère publique). Ces opposi-
tions semblent affaiblir la démocratie (en tant que liée aux sociétés modernes)
et la nation intégratrice, deux fondements du programme de la sociologie
durkheimienne. Nous avons déjà rencontré ces interrogations. Au sein des
sociétés de masse contemporaines, les libéraux invoquent la liberté et l’auto-
nomie individuelle et plaident la reconnaissance de la diversité, en vue d’une
cohabitation multiculturelle heureuse, adaptée aux évolutions ; comme le
montrent les essais de la philosophe Cécile Laborde (2017) sur le libéralisme
multiculturel, ou ceux de la sociologue Dominique Schnapper sur la coexis-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
tence dans la République (Schanpper, 2017). Ces autrices défendent une
conception philosophique favorable aux arrangements raisonnables dans la
vie en société qui vont dans le sens de l’égalité des chances et de l’autonomie
individuelle. Une autre perspective provient d’une frange académique ou de
l’opinion publique, nationaliste ou proche de la droite-extrême, et quelque-
fois « laicarde ». Elle réprime les aspirations à « fracturer » le contrat social
et la concorde républicaine ou « l’identité nationale ». La crainte du « grand
remplacement », terme ancien, entre dans le débat sur les minorités raciales.
Il renforce, selon certains, l’urgence de définir le cadre de référence laïque et
intégratif (Bouvet, 2015) devant les multiples atteintes à la République.
Ainsi, tout le spectre de la politique et de la critique est secoué par
ces controverses occupant le débat public et qui pénètrent la sociologie.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 195 21/09/2021 11:02
196 ▲ Sociologie du conflit
En témoignent la création de comités ministériels successifs autour de la
citoyenneté, l’instauration éphémère d’un ministère de l’Identité natio-
nale sous le gouvernement Sarkozy, celle d’instances durables vouées à
la régulation des pratiques de l’islam. La place prise par ces thèmes dans
des débats médiatiques menés par des polémistes, par des animateurs ou
par des humoristes est criante. Elle concerne également la science sociale
des religions et des conflits. Aux débats « sur la laïcité » et la religion,
s’ajoutent ceux qui portent sur le « passé colonial ». Le déni de l’his-
toire française est producteur, selon certains sociologues, de tensions
sociales ou urbaines (Le Cour Grandmaison, 2019). D’autres vont plus
loin. L’impensé colonial serait associé à deux phénomènes symétriques.
La peur de l’étranger, considéré comme ennemi intérieur, entraînerait une
crainte du terrorisme et un ressentiment envers des communautés reli-
gieuses, en particulier musulmanes (Bigo et al., 2008 ; Lioger, 2012) qui à
leur tour se considèrent stigmatisées.
Différents seuils dans l’appréhension des identités :
de l’intégration au multiculturalisme à la différenciation.
Un bref état des lieux
Une caractéristique frappante de l’époque réside dans l’évolution simul-
tanée des questions raciales et sociales qui sont aujourd’hui imbriquées
l’une à l’autre : c’est le deuxième point du tableau. Au sein de l’espace
public, les questions identitaires et raciales se sont substituées aux
conflits ouvriers et classistes. Ainsi, un des faits majeurs de la vie sociale
en France est, au cœur des années 1980, la Marche des beurs contre le
racisme (1983). Le mouvement se déroule en dehors des collectifs ins-
titués et devient un espace de socialisation politique important autour
de la quête de reconnaissance, au moment où le Parti socialiste accède
au pouvoir. Durant un mois et demi, la mobilisation d’envergure fédère,
tout au long de son parcours (de Lyon à Paris), les différents syndicats,
les associations humanistes et antiracistes. Au terme de la marche, plus
de cent mille personnes (pour une grande part « beurs ») se sont réu-
nies. L’événement demeure un marqueur dans la sociologie des inégalités
et dans le champ militant. Les descendants d’immigrants, souvent plein
de ressentiments, témoignent de la difficulté de faire entendre leurs voix
dans le monde du travail, notamment. De nombreuses enquêtes socio
logiques, parmi lesquelles celles de Gérard Noiriel (1986, 1988) et de
Beaud et Pialloux (1999), tout comme de nombreux documents visuels
confirment cet état de fait.
Depuis la Marche des beurs, un glissement social a été opéré. Le cycle
des tensions urbaines et tout particulièrement les émeutes de 2005 en
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 196 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 197
Île-de-France, appelées guérilla urbaine, confirment l’impression d’un
« malaise » croissant exprimé par les membres des minorités ou à l’encontre
de ceux-ci. Il renvoie à une conflictualité latente ou réelle, qui est le fruit de
la désillusion de groupes moins insérés, en particulier ceux qui sont catégo-
risés comme « jeunes issus de l’émigration ». Symétriquement, des groupes
sociaux dominants expriment une méfiance à leur égard, et vis-à-vis des
populations immigrées. La crainte de l’étranger désigne des sentiments gra-
duels, selon les caractéristiques sociales des personnes qui sont objets d’un
racisme, au motif qu’ils ne s’inscrivent pas dans la conception dominante de
la nation. Ce ne sont pas seulement les citoyens nationaux issus de l’immigra-
tion qui sont la cible de mouvements politiques présents en France et dans
plusieurs pays européens (Italie, Hongrie, Pologne, Pays Bas). Cela concerne
également les non-nationaux, les étrangers sans titres. En France, la place
croissante prise par l’extrême droite et la droite nationale, prônant l’intégra-
tion des Français d’origine étrangère vertueux et l’expulsion des autres, a exa-
cerbé le débat sur la xénophobie. Ce trait a réifié l’existence d’un peuple de
France, dont la représentation est élaborée à partir de la division entre fac-
tions, ou plus exactement entre « eux » (où se mêlent étrangers et Français
non patriotes) et « nous ». Le sociologue Luc Boltanski et l’anthropologue
Arnaud Esquerre (Boltanski et Esquerre, 2014) ont problématisé récemment
cette fracture.
De la différenciation au racisme
Ce constat porte sur l’émergence d’un problème social et scientifique. Il a le
mérite de montrer que le racisme et la conflictualité sont désormais étroite-
ment liés, en raison de ces phénomènes en miroir par lesquels les citoyens
non-nationaux ou étrangers qualifient réciproquement leur condition, et par
lesquels les citoyens nationaux évoquent une lutte de valeurs. L’apparition de
signifiants forts en témoigne. Les termes « colonial », « colonialité », « blan-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
chité » sont entrés dans le débat public et sont appropriés par une gamme
d’acteurs qui se voient accusés d’être « racistes anti-Blancs ». L’échec des
politiques des gouvernements en France ou en Europe pour lutter contre
la xénophobie, comme le montre le cas allemand où les crimes de haine
et les attaques racistes augmentent en moyenne de 10 % par an, et où les
groupes d’extrême droite augmentent également en nombre (Commission
européenne contre le racisme et l’intolérance, 2020) entre en ligne de compte
lorsqu’elles ne parviennent pas à atténuer ces sources de conflits. Celles-ci se
combinent avec des crises économiques profondes et sont entretenues par
des vagues d’attentats en Europe ou dans le monde depuis trois décennies.
Pour résumer ce rapide état des lieux, les étrangers et l’hospitalité sont
les marques d’une altérité menaçante. De cela, témoignent les réticences
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 197 21/09/2021 11:02
198 ▲ Sociologie du conflit
pour l’accueil des réfugiés, récemment chassés de leur pays (Syrie, Tunisie,
Irak). De même, le sociologue Olivier Masclet (2017) rappelle que le terme
« droit à la différence » a disparu du vocabulaire politique au profit de
celui « d’insertion » et celui, plus ancien, « d’intégration ». Tous deux
sont prônés par les partis gouvernementaux, en particulier par la gauche
socialiste, qui s’aligne sur le ressenti national. Enfin, l’évolution du droit
en matière de nationalité et d’immigration, de plus en plus restrictif,
tout comme la réforme du code de la nationalité française en 1998, qui
demande aux adolescents de manifester leur volonté de devenir français,
désignent la place centrale prise par « l’immigration ». Le terme, dans le
langage commun, s’applique à des Français d’origine étrangère, installés
depuis plusieurs décennies, voire deux ou trois générations. Pour ter-
miner, la fragilité du modèle d’intégration, mise à l’épreuve par les ten-
sions intercommunautaires (elles-mêmes liées aux attaques terroristes),
et simultanément par les demandes de singularisation des pratiques reli-
gieuses, entretient la conflictualité.
Le flou sociologique de la catégorie « intégration » constitue une des
raisons pour lesquelles l’État français et les acteurs du champ politique
s’appuient régulièrement sur des outils de mesure et sur le droit. Ainsi, le
Comité interministériel à l’intégration qui inclut des sociologues profes-
sionnels, l’Observatoire pour la laïcité, qui est un organe consultatif sur
la gestion des faits religieux dans la fonction publique, ont été créés à la
suite de différentes affaires et controverses (port du voile dans les insti-
tutions, laïcité alimentaire, etc.). En 1993, les affaires du foulard, relatées
par les sociologues Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar (1995),
résument les premiers incidents qui impliquent des jeunes filles voilées. Ils
illustrent la double tension entre religion (ici l’islam) et laïcité, intégration
et immigration, dans un contexte de changement économique et social qui
se traduit simultanément par une recomposition du salariat post-industriel
et une diversification des populations en raison des migrations et la crise
de la citoyenneté. Dans son ouvrage intitulé Une petite ville de France
(1990), la sociologue Françoise Gaspard, qui fut également maire de Dreux
entre 1977 et 1983, a montré, de façon prédictive, l’entremêlement des ques-
tions raciales et nationales. Celles-ci sont à l’origine du succès électoral du
Front national dans la ville en 1983, en raison de tensions sociales répétées.
À partir de ce cas, les gouvernements qui se sont succédé ont réaffirmé avec
force leur volonté de maintenir un modèle républicain, préféré au droit à la
différence, et de consolider une laïcité robuste, pouvant aller jusqu’à réguler
la religion dans la sphère publique. Cela démontre la force conflictuelle de
la thématique ethnique et religieuse. Cependant, cette constance politique
et sociale doit également compter avec la question récurrente du traite-
ment des personnes racisées, exprimée dès les années 1980 par des acteurs
de la société civile.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 198 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 199
Il s’agit du troisième point du tableau, qui renvoie à la dimension plus
récente et plus exigeante des luttes pour la reconnaissance. Aborder
la diversité ou les minorités, c’est en effet faire entrer dans l’analyse, le
regard sur les communautés et entre les communautés, pouvant aller
jusqu’au racisme. Commençons par rappeler les modalités selon les-
quelles la demande de reconnaissance des minorités ethno-raciales entre
dans le débat social. Le problème n’est pas neuf et il a été formulé, dès les
années 1930, à propos des immigrés italiens qui furent présentés comme
un danger pour la culture nationale, en raison de nombreux conflits
locaux, dans les mines et au sein des usines. L’histoire et la sociologie
ont largement traité de ces rivalités entre travailleurs. Plus récemment,
au début des années 1980, et alors que les Maghrébins endossaient à leur
tour la figure de la menace, de nombreuses enquêtes démontrent les iné-
galités et les préjugés qui frappent les descendants des migrants origi-
naires des anciennes colonies. Ainsi, l’historien Gérard Noiriel (1986)
analyse à propos des enfants d’Algériens, l’accroissement d’une stigmati-
sation constante et ciblée à leur encontre. Ce racisme se détache particu-
lièrement dans l’histoire de la République, par comparaison aux conflits
de la première intégration italienne. Plusieurs mécanismes y concourent,
parmi lesquels figure la crise du marché du travail, qui est un élément
régulateur dans l’accès aux chances et dans la valorisation de la représen-
tation des groupes minoritaires. Nous pouvons y ajouter la persistance
des représentations mentales qui sont propres aux minorités. Au milieu
du xxe siècle, le sociologue Norbert Elias (1997) avait rendu compte de
la question à partir d’une enquête sur les cités ouvrières en Grande-
Bretagne, en pointant la présence d’une force d’inertie psychologique,
propre à assigner une place restreinte à une personne, même si celle-ci
bénéficie d’une position avantageuse.
C’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics français, durant les der-
nières décennies, ont tenté de désamorcer les risques de conflits, en pilo-
tant de nombreuses politiques de soutien aux quartiers « sensibles ». Elles
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
sont devenues permanentes et placées sous l’égide d’agences ministérielles
spécialisées (comme l’Agence pour la rénovation urbaine). L’articulation
entre immigration et inégalités sociales, entre immigration et insécurité,
est aujourd’hui assumée par les pouvoirs publics, d’autant que la vie des
quartiers est émaillée de différents incidents : rodéos, trafics de drogue,
délinquance et incivilités, sur fond de montée d’un chômage de masse et
d’inquiétudes face à l’avenir. Pour résumer ce point, un ensemble de proces-
sus, comme le déclassement et l’assignation identitaire, concourent à modi-
fier la place réelle prise par les groupes marginalisés au sein de la société
et dans leurs relations à l’État. C’est à partir de ce constat rapide qu’il faut
apprécier, par exemple, le terme « d’émeutes ». Que nous apprend-il de la
conflictualité ?
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 199 21/09/2021 11:02
200 ▲ Sociologie du conflit
Minorités, violences policières et quartiers
« populaires ». Un objet du conflit social
L’émeute « de banlieue » est un fait caractéristique des sociétés urbaines
occidentales, dont témoignent les cas américains et anglais par exemple.
Brièvement, remarquons que les émeutes sont alimentées par une série d’an-
tagonismes entre jeunes des quartiers et forces de l’ordre, et sont devenues
une source de polémique et d’indignation. Elles se sont installées comme un
problème public permanent en raison des destructions de biens et des bavures
policières régulières, qui entraînent à leur tour des marches citoyennes, por-
tées par les associations antiracistes. Ces oppositions sont amplifiées par les
accusations de racisme portées contre les forces de l’ordre lors des différentes
opérations de police.
Le politiste Alessio Motta (2016) rappelle, dans une enquête sur les ten-
sions confrontationnelles, que les émeutes de banlieues françaises démarrent
dans les années 1970. Des violences sont signalées en 1971 à la Cité des 4000
de la Courneuve (93) et dans des communes de l’est lyonnais (les Minguettes
et Vaux-en-Velin) où de nombreuses scènes de vol, de dégradations rythment
la vie de ces cités. Les médias ont largement contribué à exacerber des scènes
de violences routinières. L’étiquetage « émeutes de banlieues » rappelle celui
du « casseur-pilleur » associé aux actes de destruction lors des manifesta-
tions, tant bien même les deux épithètes ne sauraient être confondues. Les
révoltes brèves, incluant quelques protagonistes et engageant un face-à-face
avec les forces de l’ordre, sont devenues la marque de fabrique des banlieues,
malgré l’hétérogénéité des faits qu’elle désigne. En effet, la dynamique émeu-
tière doit être comprise comme processuelle, comme le rappelle Randall
Collins à propos de la violence. Le sociologue l’analyse, non pas comme une
forme résiduelle et marginale ou comme une pathologie, mais comme un
révélateur du fonctionnement social. N’est-ce pas le cas des émeutes appelées
quelquefois guérilla urbaine ? Ce type d’action est destiné avant tout à déli-
vrer un message à destination des pouvoirs publics, en jetant une lumière sur
les conditions de vie des protagonistes et sur leurs rapports antagonistes avec
les forces de l’ordre. Dès lors, la dimension politique ne fait guère de doute,
comme en témoignent les incendies de bibliothèques municipales en 1996
et 2013 (Merken, 2013).
En termes d’analyse, l’accent peut donc être mis sur la dimension
sociale des affrontements qui se déroulent dans des zones délaissées, voire
ségrégées, comme l’ont rappelé les émeutes de 2005. Au-delà, la catégorie
« émeute urbaine » est aujourd’hui assimilée, en France, aux États Unis et en
Angleterre, à la dimension raciale de la vie sociale. Celle-ci est régulièrement
soulignée par la sociologie, qui trouve dans la répression policière, un nouvel
objet de critique. En effet, à partir des années quatre-vingt, différents acteurs
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 200 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 201
se sont emparés du climat social et de l’opposition croissante entre jeunes
racialisés et forces de police, pour faire des bavures un problème public. Pour
se limiter au cas français, des associations comme le Mouvement contre
le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), le mouvement anti-
fasciste Reflexe (Réseau d’étude, de formation et de lutte contre l’extrême
droite et la xénophobie), recensent les incidents, voire les « meurtres racistes
et sécuritaires ». Les arrestations et les violences policières dont sont vic-
times les jeunes, en particulier dans les quartiers populaires, confortent de
façon croissante la thèse d’un racisme systémique, thèse qui s’installe dans le
débat public. La convocation régulière de symboles forts, comme la mort de
deux jeunes (Traoré et Benna) en 2005, puis celle d’Adama Traoré en 2016,
le montre : il existerait désormais un lien entre racisme et violence d’État.
Il donne lieu à une politisation de la question par l’opinion publique et par les
sociologues (D. Fassin et É. Fassin, 2009 ; Dhume et al., 2020). L’indignation
internationale suite à l’homicide commis sur l’Américain noir George Floyd
en 2020 et la place prise par le mouvement Black Lives Matter (mouvement
politique antiraciste créé en 2013 aux États-Unis) ont achevé de confirmer le
phénomène.
Le Comité Justice pour Adama
Le Comité Justice pour Adama est né suite à la mort d’Adama Traoré en 2016
à Baumont-sur-Oise, alors que ce jeune homme avait été interpellé par des
forces de l’ordre. Le but du mouvement vise, au-delà du cas personnel d’Adama
Traoré, à faire reconnaître le problème de la violence policière, qui s’exerce
dans les quartiers populaires davantage que dans d’autres secteurs, et en fai-
sant de celle-ci une cause publique. Selon le Comité Justice pour Adama, la
mort de Traoré est un tournant par rapport aux décès précédents, dont celui
de Malek Oucekine, décédé en 1986, alors qu’il participait à une manifestation
contre la réforme universitaire « Devaquet ». À partir du constat de l’augmenta-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
tion de ce type d’événements, le Comité Justice pour Adama opère une politisa-
tion de la question de la violence, pour se placer sur le terrain de la dénonciation
des institutions policières, comparées quelquefois à celle des États coloniaux.
En effet, elles seraient minées par des déterminants raciaux ou par un racisme
systémique. C’est la raison pour laquelle le comité se place sur le terrain judi-
ciaire pour « obtenir justice » et interpeller l’État au-delà du cas singulier de
Traoré. Dans le même sens, les discours tenus par le comité et ses soutiens arti-
culent, dans une quête de réflexivité, les différentes sources d’injustice (la pau-
vreté, les conditions de vie, le racisme policier, les discriminations raciales), afin
de faire primer les logiques institutionnelles et structurelles sur les interpréta-
tions factuelles. Soutenu par de nombreux intellectuels et militants (Lagasnerie
et Traoré, 2019), « Justice pour Adama » se distingue d’autres marches anti
racistes. Le comité prône la « convergence » des mouvements propres aux classes
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 201 21/09/2021 11:02
202 ▲ Sociologie du conflit
populaires, avec l’objectif de relier différentes populations entre elles : comme
celles vivant en milieu rural ou dans « les quartiers ». Ces lieux de vie sont en
effet souvent opposés dans les représentations. Selon le comité, cette jonction
n’oblitère pas la composante raciale de la lutte. Au contraire, en montrant la
distribution des modes d’oppression au sein de la société, le racisme acquiert,
selon leurs militants, un rôle renforcé au sein de la lutte sociale. Pour les détrac-
teurs, la lutte est un prétexte pour l’émergence d’un « nationalisme noir » ou
d’un racisme « anti-Blanc ». Sont pointés les excès de cet identitarisme, avec
comme limite l’hypothèse d’une clôture sociale, si une prise de conscience sur le
racisme exclut d’autres préoccupations. ■
Du racisme à l’ethnicisation
Nous parvenons, au terme de cet état des lieux, au but que se donnent cer-
tains mouvements antiracistes : assumer pleinement le rôle de l’identité eth-
nique à l’intérieur du débat qui porte sur le dogme républicain et laïque. Le
racisme et quelquefois le racisme d’État, appelé ségrégationnisme (Hajjat,
2016), sont devenus un objet politique et social.
Prenons le cas d’initiatives marquantes et récentes, qui sont appelées
« résistances » par les acteurs collectifs concernés par la dénonciation des faits
racistes. En France, les marches de la dignité, la Brigade anti-négrophobie, le
Parti des Indigènes de la République (PIR), le Collectif contre l’islamophobie
en France, le Comité représentatif des associations noires (CRAN) et le
récent manifeste pour une République française antiraciste et décolonisée, se
rangent sous cette catégorie. Ces exemples témoignent de la naissance d’un
champ militant, affilié au wokisme. Il prend en charge une conception de la
race à partir de l’expérience de ceux qui se sentent « racisés », ou en raison
du regard de la société qui les « racise ». Dans ce cadre, des ateliers réservés
aux « racisés » ont émergé, à l’image du premier « camp d’été décolonial »,
fermé aux Blancs (2016), suivi de stages syndicaux (Sud-éducation). Celui-ci,
en proposant des activités accessibles selon des critères ethniques ou raciaux,
a suscité une controverse.
Le programme décolonial a pour objectif l’avènement d’un sujet politique
non blanc, avec la volonté d’agir sur les facteurs sociaux qui entravent son
émancipation et perpétuent des situations de domination. Cette préconi-
sation appartient aux sociologies subalternistes. Cependant, en France, ces
actions ne marquent-elles pas un basculement critique de l’histoire poli-
tique ? Qu’il s’agisse du Parti des Indigènes de la République (qui se démarque
d’autres collectifs en raison de sa conception révolutionnaire et gramscienne
de l’indigénéité), du CRAN ou d’autres collectifs, tous dénoncent l’hypocrisie
de la défense d’un universalisme abstrait, qui, sous prétexte de traiter égali-
tairement les individus, renforcerait le racisme ordinaire des Français dits
« de souche », voire les « privilèges blancs ».
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 202 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 203
Ce mouvement d’ethnicisation de la contestation sociale est étroitement
lié à un processus de politisation de la mémoire collective, évoqué plus haut
à propos du passé colonial de la France. Pour des instances antiracistes
(comme le CRAN par exemple), la lutte contre les injustices a partie liée avec
le « devoir de mémoire ». Selon cette association, l’impuissance des pouvoirs
publics à prévenir les discriminations s’explique entre autres par la représen-
tation déformée de la traite négrière ou de la colonisation. C’est la raison pour
laquelle le débat sur l’héritage colonial doit se traduire dans des propositions,
comme celle, récente, de « déboulonner des statues » ou de rebaptiser des
rues au profit de victimes racialisées. Elles doivent permettre aux citoyens
de « non-souche » de sortir de leur marginalisation. La ligne s’est imposée à
partir de différents médias. Les films populaires sur la guerre de décolonisa-
tion, la création de musées pour l’histoire de l’immigration illustrent ces pré-
occupations. S’ajoute à cela le traitement politique de ce fait social. Ainsi, la
loi de janvier 2001 qui reconnaît l’esclavage, suivie de celle de février 2005 sur
le caractère positif de la colonisation française, a incontestablement ouvert
la porte à une concurrence entre différentes victimes raciales ou ethniques et
entre différents héritages mémoriels.
Dans ce contexte, la question racialo-sociale est immense. Elle fracture
l’espace privé. C’est le cas lorsque les membres d’une famille sont sommés
de prendre position pour ou contre le wokisme. Elle inonde l’espace public
et la sphère militante et médiatique. Les collectifs antiracistes sont eux aussi
écartelés entre la défense du pacte républicain et de la laïcité (à l’image de la
Licra et de SOS racisme) et la reconnaissance des minorités racisées, conco-
mitante à la lutte contre les violences policières (à l’image du CRAN). Ces
enjeux occupent les partis de gauche (comme la France insoumise), les mou-
vements de la démocratie radicale (comme le Nouveau Parti Anticapitaliste)
et d’autres contestations hétérogènes, à l’image des récents Gilets jaunes.
L’objet « racisme » : un problème
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
pour la sociologie
Existe-il une crise du savoir scientifique lié à ces questions ? Nous avons
déjà rencontré cette interrogation. Comme nous l’avons suggéré dans le
chapitre 6, le refus de voir être banalisées les identités raciales ou ethniques
a contribué à enrichir la sociologie et la science politique, la géographie
et le droit, qui ne peuvent ignorer la place prise par le vecteur racial et
des minorités. Factuellement, des faits politiques majeurs : la régularisation
des sans-papiers, la réforme du code de la nationalité, le sort des migrants
se sont imposés comme des questions sociétales, auxquelles ont pris part
les sociologues, qui s’engagent pour la défense ou aux côtés des minori-
tés. Tout cela leur permet de construire de nouveaux terrains d’enquête
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 203 21/09/2021 11:02
204 ▲ Sociologie du conflit
attirant l’opinion publique et le marché éditorial. Des essais sont consacrés
aux réfugiés en ville et à l’hospitalité (Agier, 2018), au droit d’asile (Laacher,
2018), au statut des études décoloniales (Amselle, 2008) et à la migranto-
logie (Peraldi, 2014). Dans certains cas, les chercheurs se saisissent d’une
série d’enjeux au sein desquels les hypothèses morales peuvent se confondre
avec la rigueur scientifique, et l’objet réel avec l’objet de connaissance. C’est
toute la porosité entre sciences sociales et idéologie qui est alors en jeu,
lorsque la prise en compte des pratiques sociales s’efface au profit des seules
représentations. De cette façon, le conflit social (et non plus seulement la
sociologie du conflit) est amplifié, dans la mesure où des enjeux portant sur
la race et les minorités sont assimilés de façon croissante à des questions
scientifiques, quelquefois exclusives ou écrasantes par rapport à d’autres.
En 2021, le sociologue Stéphane Beaud et l’historien Gérard Noiriel (2021)
critiquent cet état de fait, dans un ouvrage dressant le traitement de la race
par la sociologie et au terme d’une longue réflexion sur l’état de la recherche
sur le champ.
Prenons un nouveau cas : la catégorie « racisme ». Elle atteste de la trans-
formation des perceptions académiques et sociales. Rappelons brièvement la
définition du racisme donnée par la sociologue Colette Guillaumin dans une
formule fondatrice en 1972. La sociologue désigne comme racisme : « toute
conduite de mise à part revêtue du signe de la permanence » (Guillaumin,
1972). Elle suit l’héritage de la grande anthropologie classique, qui soutient
que l’espèce humaine est une et unie, tout en reconnaissant la possibilité
d’une utilisation idéologie des races. Cependant, un gradient de conceptions
philosophiques, continentales ou anglo-saxonnes est apparu depuis 1972, en
lien avec les influences intellectuelles post-marxistes ou post-structuralistes.
Le racisme est considéré comme faisant partie des « techniques de gouverne-
ment » et donc comme le fruit d’un rapport de pouvoir, qui vise la domina-
tion d’un groupe sur les autres et la disciplinarisation de la société, comme le
rappelle l’historien Jean-Frédéric Schaub (2015). S’ajoute à cela l’usage ambi-
valent du terme de racialisation. Le philosophe Franz Fanon (Fanon, 1961)
fut l’un des premiers à l’employer. À travers lui, il traçait un geste d’ouverture
en faveur de l’altérité. Le terme « racialisation » désigne aujourd’hui moins
que cela : il définit un champ de domination raciale dans un contexte de
transformation des perceptions des acteurs. La race est devenue une caté-
gorie sémantique et un vecteur de conflictualité, dans la mesure où elle fait
surgir un état des choses (pouvant être assimilé à une représentation), dont
s’emparent les opinions publiques et les courants militants. Ces perceptions
deviennent à leur tour des faits institutionnels.
Le philosophe John Searle, dans son ouvrage La construction de la réalité
sociale (1998), le démontre à propos du langage. Le principe de définition
des faits sociaux repose sur des entités non intentionnelles qui deviennent
intentionnelles, en raison du pouvoir symbolique du langage, qui permet de
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 204 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 205
représenter un énoncé qui devient la réalité. Un exemple typique est donné
par Searle. Une frontière est identifiée par des pierres. Elle renvoie à une
ontologie physique (la séparation) tout en désignant une fonction. Un sta-
tut juridique ou politique (les frontières nationales) est attribué à l’objet, en
transformant ces propriétés physiques. Des objets ou des représentations
viennent confirmer à leur tour la puissance d’énoncés politiques créés à par-
tir de l’objet (la fermeture, la guerre), démontrant au passage la performati-
vité du langage. N’est-ce pas le cas de la formule : « Puisque le débat sur le
racisme existe bel, la race existe bien et bien » ?
Le débat fut longtemps américain, en raison du poids des colonial stu-
dies, whitheness studies, slavery studies ou enfin des race studies. Cependant,
les termes « racisme » et « racialisation » pénètrent désormais les rapports
sociaux, en Europe et sur les différents continents. En France, ils donnent
lieu à des productions sociales et scientifiques renouvelées, correspondant
au projet d’une sociologie constructiviste en soutenant l’idée que le racisme
produit une focalisation sur la notion de race (Rudder, 1998 ; Mazouz, 2020).
Précisément, la façon dont les chercheurs se saisissent de ces thématiques,
suscite des questions d’ordre épistémologique. Il faut voir à travers elles une
nouvelle source de tensions, sinon une crise scientifique, réanimant le débat
sur l’éthique de responsabilité. Ainsi, l’Observatoire du décolonialisme créé
en 2020, qui réunit des chercheurs opposés à l’approche raciale, dénonce la
« vague » identitaire à l’Université. Il scrute minutieusement les éventuelles
fautes scientifiques ou la surpolitisation des universitaires, à travers la pré-
sence de messages idéologiques véhiculés dans des écrits portant sur les
questions raciales. Sur la rive scientifique opposée, les partisans de l’approche
décoloniale reprochent à la sociologie critique et post-marxiste de privilégier
dans son raisonnement la classe sociale qui primerait sur toute autre consi-
dération. Selon eux, la sociologie critique et de la reproduction se penche sur
la condition sociale des citoyens issus des « colonies ». Cependant, elle tend
à confondre ces derniers avec la classe ouvrière et prend le risque de réifier
le conflit social. Une nouvelle génération de chercheurs entend atténuer ce
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
biais et s’empare d’une analyse sur les clivages raciaux ou sur les inégalités
raciales, dont ils peuvent témoigner à partir de leur expérience personnelle
(un objet réel), transposée en objets d’étude ou de réflexivité (Ajari, 2019 ;
Hajjat et Mohammed, 2013). Quel regard porter sur ce type d’engagement ?
S’agit-il d’une éthique de conviction prenant le pas sur l’éthique de responsa-
bilité ? Selon les partisans de cette approche, la proximité personnelle entre
le chercheur et « l’objet réel », qui le conduit à dévoiler une identité blessée,
est la preuve des difficultés d’objectiver le racisme comme fait social. Pour
les sceptiques, la perspective qui consiste à analyser des faits personnels met
en doute la neutralité de la démarche. L’introduction d’une grille racialiste
dans les sciences sociales (qui peut exister aussi dans le cas de la sociologie
des religions, des groupes ethniques) serait le signe d’une idéologisation
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 205 21/09/2021 11:02
206 ▲ Sociologie du conflit
de la science, susceptible d’alimenter les tensions entre les communautés,
et qui implique la responsabilité des chercheurs. De cela, témoignent diffé-
rentes offensives politiques, scientifiques récentes, en France, aux États-Unis
ou en Israël. Elles pointent ceux qui, parmi les universitaires, s’emploient
à exacerber les fractures et les divisions internes.
La controverse autour de l’islamo-gauchisme
L’assassinat de l’enseignant Samuel Paty en France en 2020 par un terroriste
se revendiquant musulman, intervenu cinq ans après les attentats de 2015, a
ouvert une polémique sur les tendances « islamo-gauchistes de la classe univer-
sitaire ». On note d’ailleurs une explosion de l’emploi de ce terme dans la presse
depuis 2010, alors qu’il était inexistant dans les années 2000. Factuellement,
le terme désignerait une convergence avérée entre antisémitisme, alter
mondialisme et islamophilie. La porosité supposée entre savoirs et militantisme
suscite à son tour une réaction et une méfiance accrue des intellectuels, illus-
trée par la création du collectif Vigilance Universités en 2020. Celui-ci souhaite
montrer les travers de la science sociale et de son enseignement, qui seraient
attachés à comprendre les causes sociales de meurtres terroristes (le terreau de
la misère), et à produire une « culture de l’excuse » à partir de ses penchants
« islamo-gauchistes ». Le terme a été repris par la ministre de l’Enseignement
supérieur en 2021 qui a engagé une enquête sur la pratique des sciences sociales
au sein des institutions de la recherche (CNRS) ou au sein des Universités, afin
de repérer les courants idéologiques internes.
Que signifie la mise en avant de cette thèse, qui vise également une partie du
mouvement altermondialiste et antiraciste ? L’origine du terme est attribuée à
des penseurs (comme Régis Debray ou Pierre-André Taguieff) animés par les
vertus de la société. Littéralement le terme d’islamo-gauchisme exprime l’idée
selon laquelle il existerait des dispositions, voire des habitudes sociales, au sein
des partis ou des collectifs de gauche. Elles consistent à incorporer la défense
des groupes minoritaires en souffrance et à en épouser mimétiquement la
cause. Dans ce contexte affecto-symbolique, il est significatif que des médias
ou des personnalités politiques françaises (ancien Premier ministre, ministre de
l’Enseignement supérieur) se soient emparés du terme pour critiquer une politi-
sation de certains chercheurs et universitaires, qui échoueraient dans leur mis-
sion de connaissance scientifique. Le reproche qui est adressé aux milieux aca-
démiques est né à la suite d’une polémique au sein de l’opinion publique. Elle
porte sur le militantisme antirépublicain et antipatriotique et plus généralement
sur les idéaux anti-impérialistes véhiculés par le champ intellectuel. Celui-ci ne
serait pas conforme à l’imaginaire moderne de l’intégration. Précisément les
fonctionnaires enseignants ou les militants sont accusés de vouloir fracturer
la société, en refusant de promouvoir des idéaux classiques et intégratifs, qui
restent pourtant à démontrer. Quelle que soit la grille de lecture adoptée pour
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 206 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 207
ce cas, la mise en avant de l’islamo-gauchisme montre la fragilité des sciences
sociales, dans la façon de se saisir des problèmes sociaux. La reprise par les par-
tis conservateurs et par l’extrême droite du terme « islamo-gauchisme » exprime
assurément un instrument de classement de la pensée, défavorable aux sciences
sociales elles-mêmes. ■
La controverse sur les outils de mesure
Dans ce contexte, la politisation des rapports sociaux est à double sens.
Elle pénètre les sciences sociales depuis un point d’entrée privilégié qui est
la perception de la réalité sociale. Nous avons déjà eu à mentionner cette
préoccupation définissant le constructivisme. Écrire l’histoire sociale,
notamment en tant que racialisé, c’est prendre le risque de rompre avec le
consensus sociologique des structures et de l’holisme, voire de la reproduc-
tion, avec le risque d’écrire une sociologie brouillonne, si les distinctions
entre jugements de faits et de valeur ne sont pas établies et si les tâches de la
sociologie (décrire, analyser, généraliser) ne sont pas respectées. A contrario,
les partisans des approches subjectives et identitaires clament que le tour-
nant racial, véhiculé par des individus « concernés », permet de rencontrer
les aspirations militantes ou sociales d’autres acteurs opprimés. Ces derniers
sont réhabilités à travers des travaux académiques qui réussissent à relayer
leur condition. L’argument explique le succès du courant du subalternisme
et du post-colonialisme, avec deux conséquences pour la vie sociale. La pre-
mière tient aux enjeux de reconnaissance individuelle qui sont véhiculés par
ces approches. En éclairant des situations ou des trajectoires individuelles
(par exemple celle des migrants), ce type de sociologie permet de désamorcer
le ressentiment, comme l’explique le sociologue Pierre Tévanian (2017). Sous
un second jour, les acteurs concernés peuvent s’organiser collectivement à
travers des actions qui sont l’empowerment ou le pouvoir d’agir (Carrel et
Neveu, 2014 ; Talpin, 2018). Elles donnent des responsabilités sociales aux
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
acteurs impliquant leurs communautés (community organizing).
L’utilisation des instruments de connaissance des faits sociaux, à l’image
des sondages ou des enquêtes d’opinion, le démontre. Ils demandent une
attention particulière dans leur interprétation, lorsque celle-ci concerne la
problématique ethnique et sociale. Prenons un dernier cas : la statistique
chargée de documenter le traitement des minorités dans les institutions
policières, scolaires et judiciaires et dans la vie sociale. La représentation
des populations « immigrées » donne lieu à un débat scientifique et public,
dont témoigne la controverse sur la création de statistiques d’origine eth-
nique. Elle concerne les enquêtes sur les discriminations à l’embauche,
auxquels des chercheurs prennent part. Ils peuvent se transformer en un
problème public.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 207 21/09/2021 11:02
208 ▲ Sociologie du conflit
Il suffit de rappeler la polémique qui a eu lieu dans les années 2009, autour
de la démographe Michèle Tribalat (2010) et du sociologue Hugues Lagrange
(2010). Ils furent les premiers à vouloir introduire en France une catégorie
statistique (« Français d’origine étrangère »), afin de conserver la trace des
migrants alors même que ceux-ci ont été naturalisés et sont donc citoyens
français. Cette innovation statistique est apparue audacieuse et a été contes-
tée. D’un côté, elle permet d’objectiver les données sur les migrants, que
les catégories « nationaux » ou « étrangers » rendent opaques. D’un autre
côté, elle illustre la tendance à l’ethnicisation du regard que l’on pose sur les
populations, le critère ethnique devenant prioritaire sur celui, égalisateur, de
nationalité. De surcroît, il introduit une catégorie sociale et démographique
(comme le lieu de naissance, c’est-à-dire « l’origine »), et présente donc le
risque d’une utilisation idéologique ou d’un biais interprétatif.
Pour terminer ce tableau, nous savons que les termes « racialité » et
« colonialité » désignent aujourd’hui un éthos issu de la post-modernité,
et plus précisément une condition existentielle.
La décolonisation épistémologique, en donnant une place aux subjecti-
vités sociales propres aux acteurs périphériques, est devenue un enjeu cen-
tral. On la trouve chez des penseurs influents au sein des sciences sociales,
comme Achille Mbembe (2010) et Françoise Vergès (2019). La déconstruc-
tion de l’imaginaire occidental s’applique aux institutions, aux normes dans
différentes sphères de la vie, afin de mettre à jour la possibilité d’un « sujet
politique non blanc ». Cela se traduit dans des formes esthétiques, avec la
présence d’initiatives artistiques (comme Décoloniser les arts), la création
de lieux voués (La Colonie, lieu d’art et d’échange à Paris). Des pratiques
de rupture peuvent émerger, telle la cancel culture, appliquée ici à la race,
apparue récemment, et qui consiste à annuler les œuvres jugés racistes.
La race comme projet esthétique suscite des imaginaires propres, qui s’ap-
pliquent aux objets de la vie sociale : du féminisme à la littérature, au rap.
Ces esthétiques s’adressent particulièrement à de nouveaux publics « éveil-
lés » (woke). Le risque est de voir apparaître un réductionnisme coïncidant
avec un essentialisme. En témoigne le terme « essence noire ». Il entraîne
paradoxalement une réification du phénomène appréhendé pourtant comme
source d’émancipation.
De l’intersectionnalité à la non-mixité :
revendication ou science ?
Une ultime conséquence du développement des pensées politiques et sociales
autour des minorités sur le conflit social réside dans l’intersectionnalité,
proche du subalternisme. En quoi l’approche doit-elle être versée au dossier
du conflit social ? Un rappel historique de la notion s’impose. Amenée par la
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 208 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 209
juriste Crenshaw (1989) et Escoda, Fassa et Lépinard (2016), l’intersection-
nalité désigne la matrice de domination qui est au croisement de plusieurs
rapports de pouvoirs. Dans un premier temps, l’intersectionnalité désigne la
condition des femmes racialisées (femmes et noires), dont la présence dans
l’espace public, au sein des cercles militants ou associatifs, est entravée par
des structures de domination. En l’occurrence, la notion d’intersectionnalité
part ici de la nécessité exprimée par les actrices de produire une capacité
d’analyse collective qui prend le point de vue des dominées. Par conséquent,
elle accorde une part centrale aux expériences personnelles. Ce programme
peut être résumé sous le terme d’agency (agentivité). Il contient un air de
famille avec le subalternisme. Dans un second temps, le terme a été étendu à
la mobilisation pour des causes simultanées, de l’antiracisme au féminisme,
qui se situent dans plusieurs espaces culturels et politiques. La mise à jour du
vocable indique que la matrice des conflits a profondément évolué, dans la
mesure où les sources de domination sont diversifiées. Aujourd’hui, le terme
conceptualise les rapports de genre et de classe, voire de race au féminin. Il est
attribué aux interactions entre race au masculin et classe (Kergoat, 2012). La
généralisation du terme entraîne une conséquence. Les détracteurs de l’inter-
sectionnalité se sont emparés de ces travaux, en mettant en cause l’idéologie
communautaire qui serait véhiculée et qui aurait des effets de performativité
sur la réalité. Ils privilégieraient les identités dominées ou l’épistémologie des
points de vue, au détriment des relations sociales et d’une sociologie de la
différenciation qui est basée sur la prise en compte de la diversité des trajec-
toires. Comme dans le cas des identités raciales, il est reproché à l’intersec-
tionnalité de voiler des perceptions autres que celle de la victime aux prises
avec son identité agressée. De même, les dominations masculines ne seraient
pas suffisamment prises en compte.
Épistémologiquement parlant, la polémique met en lumière le renou-
vellement des cadres initiaux de la sociologie, bousculés par la société. Cela
concerne également les minorités « racisées » évoqués plus haut. Vue depuis
sa rive, l’intersectionnalité renouvelle la question féministe et raciale, en don-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
nant la priorité aux articulations entre différents attributs sociaux. En pra-
tique, elle se définit comme une opportunité pour fragmenter la collectivité
et l’appréhender comme une totalité « oppressante ». Elle interroge nette-
ment les structures symboliques du pouvoir, à l’image de l’hétéro-patriarcat,
source de domination. Celle-ci peut se conjuguer avec l’hégémonie de la
blanchéité, dont sont victimes les femmes « racisées ».
Dans ce cadre, l’apparition de camps de non-mixité (de genre, quelque-
fois doublée de la non-mixité de race) et des réunions non mixtes apparaît,
selon les partisans, comme une voie pratique pour atténuer la domination.
De tels lieux collectifs sont conçus comme des espaces d’opposition au socio
centrisme, c’est-à-dire aux trajectoires linéaires de socialisation de l’individu.
Un premier exemple peut être fourni, à partir de la non-mixité dans les cercles
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 209 21/09/2021 11:02
210 ▲ Sociologie du conflit
sociaux. Prenant acte des difficultés d’intervention des femmes dans des
espaces publics qui reproduisent le patriarcat, la non-mixité consiste en
une stratégie de réappropriation de la parole confisquée, en rupture avec le
modèle masculin ou hétérosexiste, qui réduit au silence celles qui n’ont jamais
voix au chapitre. L’invisibilisation, déjà évoquée, existe dans le monde du tra-
vail et dans les instances de la démocratie. Pour les militantes en faveur de la
non-mixité, la parité mise en œuvre dans les municipalités et dans certaines
entreprises n’est pas suffisante. Elle apparaît comme une mesure cosmétique
dans la mesure où le respect d’une égalité numéraire, par exemple dans la
distribution équilibrée de la parole et dans les attributions de rôles, ne modi-
fie pas les asymétries de pouvoir qui sont structurelles. Lutter en non-mixité
consiste à donner une visibilité à ces inégalités répandues et invisibles et,
concomitamment, à poser un geste de séparation. Celui-ci va dans le sens du
renforcement des capacités d’agir féminines.
Ces expériences cumulatives existent au sein de l’antiautoritarisme ou dans
l’écoféminsime, érigés en formes de vie. La défense de l’égalité des droits et
plus largement de la dignité humaine et non humaine est propre aux milieux
antiautoritaires examinés dans le chapitre 10 de l’ouvrage. Elle consiste à réin-
terroger les lieux d’oppression à partir de la vie quotidienne. En cela, l’inter-
sectionnalité, comme l’antiautoritarisme, relèvent davantage de l’expérience
ordinaire de la non-domination, que de l’agency. Celle-ci doit irriguer toutes
les sphères de la vie, de l’échelle privée et intime aux espaces collectifs. La
non-domination dépasse par conséquent les grammaires du militantisme et
se rapproche du perfectionnisme moral cher aux philosophes du care (Laugier,
2010). Remarquons que ces approches entraînent des réactions. Pour ses
adversaires, la non-mixité demeure une atteinte à l’universalisme, voire une
entrave aux mouvements sociaux qui seraient dépolitisés, voire ralentis par des
prises de parole. Celles-ci sont présentées par leurs adversaires comme étant
exclusives, tournées vers l’autoanalyse ou alternivement vers le procès du genre
masculin, destiné à parfaire la division entre humains. La non-mixité est sous
le feu de l’accusation de racisme anti-Blanc. En témoigne la remise en cause de
l’existence des groupes non mixtes, dans le cas des mobilisations contre la loi
Travail en France, contre les réformes de l’Université ou à Nuit debout.
Une conflictualité par l’extérieur ?
Les enchevêtrements de l’antisémitisme
et des autres racismes
Au sein de cet environnement, la sociologie doit analyser les interdépen-
dances entre groupes ou individus ainsi que les pressions et les contraintes
mutuelles, en recourant à des valeurs traditionnellement extérieures au conflit
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 210 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 211
social (au sens de la sociologie wébérienne). Cela concerne des dynamiques
ou des situations, comme les conflits interethniques, qui étaient jusqu’ici
étrangères ou marginales au sein de la sociologie continentale. Entrent dans
cette problématique deux phénomènes liés aux représentations collectives et
qui se reflètent : le renouveau antisémite et simultanément la xénophobie qui
se porte sur le groupe arabo-musulman. Le fil rouge est le racisme, qui se dis-
simule derrière la critique de la religion (l’islam) ou derrière le complot d’une
ethnie (les juifs). Ces deux phénomènes se nourrissent mutuellement, comme
le montrent les actes racistes, observables et localisés. Il convient de citer les
attaques contre des lieux musulmans et, dans une proportion plus importante
que ceux-ci, les attentats contre des juifs (Ghiles-Meilhac, 2015). La présence
des slogans antisémites, lors de l’attaque du Capitole en décembre 2020, les
attentats réguliers en France ou en Europe dénotent une poussée antisémite.
C’est le cas de l’augmentation des menaces antisémites dans la vie quotidienne
(dont l’augmentation est de 10 à 20 % selon les années depuis 2010 en France,
selon les chiffres du ministère français de l’Intérieur, tandis que les agressions
réelles, elles, sont en baisse en 2019). Ces faits rappellent que le conflit conti-
nue d’être alimenté par des luttes extérieures au champ social. Un racisme
spécifique comme l’antisémitisme peut interférer avec des « causalités »
sociales, renvoyées au « contexte » social. Ainsi la nécessité de défendre les
musulmans, pris dans des rapports de domination en France ou ailleurs, entre
régulièrement en compte dans l’argumentation antisémite. Pour certains pen-
seurs (Hirsch, 2017 ; Segré, 2017 ; Trom, 2007), celle-ci rencontrerait l’anti
racisme se portant sur la cause sociale d’un groupe spécifique (les musulmans)
au détriment d’un autre (les juifs). Ce déplacement des enjeux aurait pour
conséquence de rompre le continuum qui existait au sein de la critique sociale,
entre la question sociale et le racisme sans distinction identitaire. Cette réalité
sociohistorique doit donc être analysée sous un nouveau jour, en relation avec
l’évolution de la conflictualité. En effet, la violence intercommunautaire tout
comme les fractures au sein des mouvements antiracistes ne traduisent-elles
pas un nouveau cadrage de la nation ? Sa représentation idéale et républicaine
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
ne s’estompe-t-elle pas ? Il s’agit alors de tenir compte de l’émergence d’inter-
subjectivités, plus ou moins négatives, qui façonnent les rapports sociaux et
remettent en cause la conception moderne de la vie en commun, qui se veut
pourtant émancipée des cadres religieux et coutumiers. Nous avons déjà évo-
qué ces évolutions. Il convient de souligner l’imbrication singulière de trois
énoncés : celui du racisme, de l’antisémitisme et de l’antiracisme. Comment
les qualifier dans une lecture du conflit social ? Avec quelles conséquences
dans l’approche de la conflictualité ?
Une synthèse rapide portant sur l’émergence de rivalités entre les
groupes sociaux est nécessaire. La sociologie classique, notamment par
le prisme de Norbert Elias (1973), a précisément montré les processus de
délitement des liens sociaux dans les sociétés modernes, pouvant conduire
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 211 21/09/2021 11:02
212 ▲ Sociologie du conflit
à une décivilisation marquée par la violence qui se substitue aux mœurs et à la
civilité. La dynamique économique après la Seconde Guerre mondiale a favo-
risé à son tour l’émergence d’un éthos libéral qui accorde de l’importance aux
objectifs de réussite individuelle. Elle a été largement analysée comme étant
à la source de frustrations lorsque des écarts de niveau de vie sont impor-
tants. Ces traits permettent sans doute d’expliquer la plongée actuelle de cer-
tains acteurs dans différentes croyances ou au sein d’un régime politique de
l’angoisse, tel que le complotisme et le racisme ou l’antisémitisme. De même,
Elias donne des clefs de compréhension de l’antiracisme. Une fois encore,
l’autonomisation des individus, la complexité interne des mondes sociaux,
l’incertitude radicale qui pèse sur les êtres, sans parler des préjugés de masse,
font planer un risque sur les conflits. Il se traduit en effet par le racisme et
l’antisémitisme, qui convoquent en leur cœur des critères « extérieurs » aux
causes sociales et sont en quelque sorte une manifestation de l’atrophie des
sensibilités (Wieviorka, 1993).
Pour qualifier brièvement l’antisémitisme, ancien ou nouveau, il suffit de
rappeler à quels moteurs il se rattache. Il n’est pas nécessaire d’invoquer une
lecture historique des pulsions judéophobes que l’antisémitisme contempo-
rain révèle. Il suffit de poser l’hypothèse de la possibilité de l’existence d’une
haine culturelle, pouvant s’exercer contre un groupe (Elias, 1997). À ce titre,
l’entité « Juifs » désigne un groupe ennemi au regard de ses caractéristiques
néfastes, ramassées sous deux mots : sa richesse matérielle présumée et son
esprit de conquête (dans le cas d’Israël dans sa relation aux Palestiniens). Les
mécanismes sociaux qui concourent au développement de l’antisémitisme
sont la frustration des acteurs, souvent non politisés, plongés dans le ressen-
timent à l’égard d’une ou plusieurs communautés. Ils négligent les relations
sociales et la différenciation sociale qui devraient présider à la vie en commun
et condensent leurs attaques contre les « Puissants » (dont les Juifs), objet
d’une construction raciste, antisémite et vulgairement appelée « populiste ».
Cela a donc à voir avec la sensibilité des individus à leur propre condition
sociale, dans la mesure où l’antisémitisme « nouveau » semble caractériser
les personnes issues de milieux sociaux bloqués ou déclassés (Mayer, 2020).
La haine des Juifs est en effet un catalyseur pour de nombreux courants
nationalistes et « complotistes », mais aussi anticapitalistes. L’argument
central de l’antisémitisme est ici social dans la mesure où les discours sont
portés par des populations pauvres, déclassées, ou par des personnes pre-
nant la défense de ces dernières au nom de la critique. Selon l’historien Enzo
Traverso, la haine des Juifs serait par exemple imputable à des personnes
subissant elles-mêmes le racisme et brisant l’interdit de l’antisémitisme
(Traverso, 2013). S’ajoute à cela un fait objectif : les relations tendues entre
Arabes et Juifs depuis les décolonisations qui a entraîné le retour en métro-
pole des Juifs arabes ou des Pieds noirs. Il faut encore mentionner le rôle joué
dans les esprits par la question israélienne et la colonisation palestinienne.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 212 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 213
Le sentiment anti-israélien, et qui se conjugue dans certains cas avec le sen-
timent anti-juif, peut rencontrer l’hémisphère nationaliste et raciste de l’ex-
trême droite, comme le montrent les cas des polémistes Dieudonné et Alain
Soral en France, analysés par le politiste Pierre-André Taguieff (2002, 2013).
Un autre point importe pour les sociologies du conflit social. Il concerne
la catégorie de l’antiracisme et plus précisément sa qualification, renvoyant
aux perceptions et aux jugements émis par les acteurs eux-mêmes. Ceux-ci
peuvent nourrir les antagonismes, hypertrophier leur vision de la réalité, en
faisant par exemple de l’antisémitisme et de l’antiracisme, des objets et des
sujets disjoints et concurrentiels. Dans certains espaces de débat, la critique
des uns (Israël et son impérialisme) donne lieu à l’apologie des autres (les
minorités dominées) et alimente le cycle continu des antagonismes intellec-
tuels et sociaux.
Prenons donc l’exemple de l’antiracisme et ses récentes transformations.
Si l’antagonisme symbolique, imaginaire, ou réel, entre deux communautés
(juive et arabe) a exacerbé le processus de division de la nation, l’antiracisme
n’apparaît-il pas lui aussi comme un élément de fragmentation du corps
social ? À partir de quelle grille d’analyse, cela opère-t-il ? L’antiracisme,
récurrent depuis les années 2000, porté par les courants militants ou
« post-coloniaux », a pris une place dans la question sociale et donc au sein
du conflit, qui est appréhendé ici comme réalité et comme outil de connais-
sance (Boucher, 2018). L’antiracisme se greffe sur le débat concernant la
justice sociale, étant donné qu’il dresse un état des lieux du traitement des
différentes communautés. Ainsi, selon certains analystes, l’islamo phobie
aurait remplacé la judéophobie et son extension dans l’antisémitisme, dans
la mesure où ceux-ci ne structurent plus les nationalismes européens et l’ex-
trême-droite exprimant traditionnellement un rejet de la confession juive.
Pour certains intellectuels et pour la plupart des membres des courants anti-
racistes (le Parti des indigènes de la République, le CRAN et certains collec-
tifs révolutionnaires), un « problème social » ou un racisme sans race plus
large, a succédé à l’antisémitisme, qui se trouverait affaibli. Un antisémitisme
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
symbolique ne concernerait donc non pas (seulement) les juifs, mais d’autres
« sémites » : les individus assignés à une identité arabo-musulmane (Collectif
2003). L’« Autre » prendrait aujourd’hui les traits du « musulman ». Ainsi
selon l’écrivain Enzo Traverso (2016), les discours de haine contre les juifs
seraient désormais utilisés contre l’islam. La grille de lecture portée par les
partis de gauche (comme la France insoumise) et des collectifs révolution-
naires (comme le Parti des Indigènes), des groupes comme l’Union des Juifs
de France, illustre le tournant de la critique sociale, qui privilégie dans sa des-
cription des échelles et des catégories de discrimination, un racisme particu-
lier concernant les classes populaires racisées. Ce tournant est visible depuis
les années 2000 (date de la seconde Intifada dans les territoires palestiniens).
Tout cela est source de nombreuses controverses théoriques et politiques.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 213 21/09/2021 11:02
214 ▲ Sociologie du conflit
A contrario, la création en 2020 du Réseau d’actions contre l’antisémitisme
et les racismes (RAAR), qui vise à combattre l’antisémitisme dans les orga-
nisations de gauche et de l’antifascisme, démontre la complexité idéologique
dans la sphère de l’antiracisme. L’hypothèse des cécités croisées qui caracté-
rise, selon Bourdieu (1982), ceux qui s’affrontent pour gagner la bataille de la
vérité se pose ici.
Un autre cas doit être pris en compte. Il concerne le débat apparu à la
suite des vagues d’attentats depuis 2010 sur l’islamophobie et occupe une
grande partie de l’espace public. C’est le dernier point de ce rapide tableau qui
concerne les sources polémiques du conflit, prenant en leur cœur des affron-
tements de valeur ou de légitimité entre des groupes sociaux. L’antisémitisme
est aujourd’hui redoublé ou dédoublé par un racisme en miroir qui prend
comme sujet la haine du musulman. Dans ce cas précis, il ne s’agit pas d’une
nouvelle approche du racisme, mais de celle de la conflictualité. Elle amplifie
le rôle des communautés dans la vie collective et crée un espace d’appel pour
des confrontations ou des luttes de légitimité. La thèse du remplacement de
la judéophobie par l’islamophobie est alimentée par la violence des atten-
tats commis par des musulmans observants et partisans de régimes religieux.
A contrario, des commentateurs et quelquefois des chercheurs interprètent
la vague d’attentats de 2015 (Charlie Hebdo, Bataclan) en France comme une
réaction de groupes fanatiques et religieux au racisme anti-arabe ambiant
(Burgat, 2010). Alors que d’autres voient le racisme antimusulman comme un
résultat de ces événements terroristes (Rougier, 2020).
Ce type de ressenti a pour conséquence que les différentes communautés
deviennent des objets du conflit. L’antisémitisme et sa prolongation ambi-
valente dans l’antiracisme, en exacerbant les traits des uns ou des autres,
pointent les origines culturelles ou ethniques, comme étant une source de
malaise. N’est-ce pas de cette façon qu’une partie de l’opinion, conservatrice
ou républicaine a introduit en France le tropisme de l’islamo-gauchisme, rap-
pelé plus haut ? Inversement, quels risques pèsent sur la science sociale et
sur la démocratie, si des murs sont érigés contre ceux qui ne sont pas racisés
ou « éveillés » (woke) ?
Les mots de la conflictualité.
Peut-on objectiver les nouveaux conflits ?
Les polémiques autour de la race font partie d’une longue liste des symptômes
de la crise sociale et de son éclatement, au profit de différents conflits cultu-
rels. Si les catégories de « race » ou « d’ethnie » expriment des antagonismes
structuraux ou conjoncturels, ce débat n’est pas neuf. Il émane de la socio
logie elle-même. Rappelons qu’Émile Durkheim, l’un de ses fondateurs, assu-
mait de voir les conflits sociaux dans une logique oppositionnelle et exigeait
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 214 21/09/2021 11:02
Face à l’État : les luttes minoritaires et subalternes ▼ 215
de la discipline, qu’elle « dénaturalise » les sociétés religieuses ou sectaires. Il
en découlait un plaidoyer pour une sociologie basée sur une méthode scien-
tifique et non pas dogmatique. Ces positions sont proches de celles de Max
Weber, qui renvoie le conflit aux multiples rapports de domination et aux
luttes de valeurs. La sociologie contemporaine a sans doute effectué un pas
de côté par rapport à ces classiques. La lecture actuelle des mondes sociaux,
en donnant de l’importance au genre et à la race ou à la religion, voire au
« groupisme », soulève des questions qui sont des plus difficiles au sein de la
sociologie actuelle.
Prenons le terme de communautarisme. De quand date l’emploi de ce
terme ? C’est la question que se pose le sociologue Stéphane Dufoix (2016).
Selon lui, l’usage de la notion a dérivé. Elle partait d’une définition républi-
caine, puis a été associée aux revendications de groupes particuliers. Elle
désigne aujourd’hui une accusation politique dont témoigne un autre terme,
plus idéologique, qui est celui de séparatisme. L’exemple montre la difficulté
de qualifier conceptuellement et sociologiquement les relations intergroupes
ou les groupes eux-mêmes, qui sont pourtant au cœur de conflits de valeurs
ou de légitimité. L’ignorance de la réalité du vécu des groupes, quelque-
fois par les sociologues professionnels, a pour conséquence paradoxale le
bannissement du terme de « communauté » dans l’espace public, tout comme
par des acteurs « concernés », qui ne veulent pas voir celui-ci réduit à l’iden-
titarisme. Ce terme demeure essentiel à la sociologie. Dans l’esprit de Max
Weber, auteur Des Communautés (2019 [1984]), ce sont des processus écono-
miques et sociaux qui définissent les groupes et qui donnent lieu à des inter
actions entre différentes sphères sociales. De même, certains savoirs situés
des minorités ou des féministes, articulés à leur expérience vécue, s’avèrent
quelquefois plus féconds que certains travaux académiques. Cependant, les
épistémologies « situées » examinées plus haut sont quelquefois lourdes de
conséquences, pour les mêmes raisons. Non pas parce qu’elles incarnent une
altérité radicale que craignent les instances politiques et sociales. Mais parce
qu’elles n’échappent pas au risque d’essentialisation des minorités et donc de
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
disqualification de la différenciation sociale qui permet à la conflictualité et
à la sociologie d’exister.
Il est donc question de la place de la sociologie : comme savoir établi sur
l’organisation collective, c’est-à-dire comme savoir qui porte sur les groupes
minorisés et qui participe à la compréhension globale et systémique de la
société. Pour peu qu’elle se donne la peine d’enquêter sur la réalité sociale,
la sociologie dispose d’outils méthodologiques puissants. Il suffit de penser
à la sociologie pragmatique, à l’interactionnisme symbolique et à l’ethno
méthodologie, à la sociologie interactionnelle ; c’est-à-dire aux outils valo-
risant à la fois les aspects diachroniques des sociétés et les situations des
personnes. Elle dispose de programmes tels que les théories normatives de
la justice et de la reconnaissance, le multiculturalisme. Si ceux-ci peuvent
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 215 21/09/2021 11:02
216 ▲ Sociologie du conflit
être évalués comme étant stratégiques, ils permettent de se pencher sur les
institutions du social (comme l’école, la justice, la santé) qui sont des cordons
symboliques liant les groupes.
La controverse sur « l’islamo-gauchisme » en 2020 le rappelle : la science
sociale doit se poser la question de l’objectivité et la rigueur de son activité
professionnelle, tout comme de la réflexivité qu’elle entend mettre en œuvre.
Non pas en éliminant toutes les valeurs de son raisonnement, mais en garan-
tissant que celles-ci sont à leur place dans le circuit de la connaissance. Cela
revient une nouvelle fois à poser la question de la distribution des tâches
entre description et généralisation, qui semble le talon d’Achille de la socio-
logie actuelle. Cela concerne l’étude des classes sociales, des discriminations
ou des ségrégations et des populations vulnérables. Ainsi que l’écrit Lemieux
(2011), un des embarras posés par la sociologie critique classique semble pro-
venir du fait que certaines tâches analytiques (relevant de la montée en géné-
ralité) ne sont pas évaluées dans les registres qui conviennent. Autrement
dit, le problème sociologique apparaît lorsque les tâches descriptives ne sont
pas suffisamment dissociées des tâches critiques. Ce débat ancien concerne
le métier de sociologue, comme l’ont rappelé Bourdieu, Chamboredon et
Passeron dans leur ouvrage éponyme (1983). Ils soulignaient la nécessité,
pour le sociologue, d’être prudent dans l’importation de toute subjectivité
au sein d’une axiologie scientifique. Cela suppose de rompre avec le sens
commun et de contrôler le rapport personnel aux choses et au monde.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 216 21/09/2021 11:02
Chapitre 10
« Contre l’État ».
Une conflictualité à haute
intensité
Dans La civilisation des mœurs, Norbert Elias (1973) a mis en lumière le
rôle des institutions détentrices de la violence légitime dans les sociétés
modernes. L’État, en se posant comme le régulateur des relations, a contri-
bué à l’intériorisation des pulsions et des émotions qui sont réprimées en
public. Selon le sociologue, les sociétés modernes ont instauré une mise à
distance des individus les uns par rapport aux autres, afin d’établir une paix
sociale. Elle a pour conséquence la neutralisation des relations dans l’espace
public. La violence, lorsqu’elle parvient à s’exprimer, désigne alors une part
du refoulé social et compense un ensemble de frustrations qui ne peuvent
être absorbées par un groupe ou dans un cadre collectif. N’est-ce pas le cas
de certains acteurs actuels, qui choisissent clairement de faire ressurgir un
niveau de conflictualité que les sociétés cherchent à éteindre ? En d’autres
termes, certains acteurs décident d’apparaître offensifs, dans le but de rendre
compte de la nature antagonique de la société, réprimée par les institutions
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
organisatrices de l’ordre social.
On note, depuis une décennie, un retour de la conflictualité violente
attribuée à une constellation d’acteurs, appelés « ultra » ou « radicaux », par
l’opinion publique. Ils affirment le caractère opérationnel de la violence, sous
différentes modalités, qui permet d’interpeller les pouvoirs et d’instaurer une
confrontation avec eux et avec la « société ». Alors que les sociétés contem-
poraines s’attachent méticuleusement à l’éviter, la conflictualité politique
revient fortement à travers un mode d’action directe, garnie d’actes émeutiers,
auxquels répondent les forces de l’ordre. Cela concerne différents actes de
résistance et d’autodéfense déployés dans l’espace public, dans les entreprises
ou dans les lieux de travail, au sein des universités décrites comme des lieux
de violence. Cela signifie-t-il que l’affrontement est redevenu une expression
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 217 21/09/2021 11:02
218 ▲ Sociologie du conflit
de la conflictualité contemporaine ? Que le dialogue social et le pacifisme des
rassemblements sont insuffisants et insignifiants ?
Ce chapitre traite des collectifs propres à définir un régime de la
conflictualité à haute intensité, dans la mesure où ils rendent visible, à tra-
vers des tensions confrontationnelles, des antagonismes structurels et des
contre-propositions pour l’organisation de la vie en commun. Il s’agit de
mouvements récents ou réémergeant localement, qui se démarquent d’autres
formes politiques associées à la démocratie représentative. À travers des
émeutes répétées, des collectifs libertaires, autonomes et anarchistes, s’op-
posent frontalement à « un système » appelé « citoyenniste », affilié à l’option
électorale et renforçant une social-démocratie inégalitaire. Ils optent pour
une mise en retrait, ouvrent des « fronts » appelés aussi « bases » offensives.
Il est donc question de représentation du monde autre que celle qui norme la
vie en société et des perspectives autres que le changement social. Ces hori-
zons se nomment « autonomie », « sécession », « désertion ». Ils consistent à
interrompre localement le cours des choses, assimilé au désastre marchand,
économique et mondial, afin d’en révéler la face tragique. De ce point de vue,
ils illustrent parfaitement les moments critiques que Luc Boltanski, dans
De la critique (2009), avait défini comme les situations qui ne trouvent pas
de point de résolution à travers des mécanismes de justice. Des mouvements
comme les occupations de type « Zad » tournées vers une autonomie basée
sur la non-domination, les courants émeutiers qui utilisent la violence située,
appartiennent à cette interprétation. Ils ne prolongent pas les luttes sociales
dont la sociologie est familière. Ils témoignent d’une conflictualité intense,
dans la mesure où une vision antagoniste des rapports sociaux la sous-tend.
Quels sont les principes qui guident un certain nombre de mouvements et
leur imaginaire ? Quel est le rôle de la violence ? Quelles sont les possibilités
de lecture qui sont offertes au sociologue ?
Le retour de la violence comme geste
politique
Depuis quelques années en Europe, les médias et des commentateurs
s’étonnent régulièrement du retour de la violence au sein des nombreuses
manifestations, émeutes ou luttes sociales. Ils n’hésitent pas à renvoyer à la
métaphore de la guerre de tous contre tous. En France depuis 2016, l’image
des « casseurs » cagoulés est devenue une figure emblématique. Ceux-ci
se glissent dans les têtes de cortège des manifestations où se rangent tra-
ditionnellement les services d’ordre des organisations syndicales, qui se
transforment alors en cortèges de tête, avec leur lot de « débordements »
non contrôlés. Le mouvement hirsute des Gilets jaunes (2018) a été mar-
qué par la présence de manifestants qui, pour certains, ont emprunté la voie
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 218 21/09/2021 11:02
« Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité ▼ 219
insurrectionnelle. Il a été rangé alors par l’opinion publique dans la catégorie
de la guerre civile ou du peuple casseur.
Dans ce type d’approche simplificatrice, le conflit est donc assimilé au
désordre, loin de l’explication sociologique. Il faut aller chercher la signi-
fication de ces processus dans l’histoire récente de la violence. Ils peuvent
être analysés à partir du cadre politique, sinon institutionnel où ils prennent
place, et marqué par un antagonisme accru entre institutions étatiques et
mouvements sociaux, que la sociologie des conflits, en particulier Weber et
Bourdieu ont décrit dans leur analyse sur les luttes de pouvoir et de champs
entre différents groupes.
Au cours des dernières décennies, la violence est restée un angle mort
de l’époque. Les groupes « extrémistes » des années soixante-dix : Action
Directe en France, la Fraction armée rouge en Allemagne, comme les col-
lectifs liés à l’autonomie italienne et à la mouvance ouvriériste (Balestrini
et Moroni, 2017 ; Stella, 2016) avaient été « endigués ». Ce type de violence
demeure un tabou social ou le dernier résidu de sociétés pacifiées.
Une des causes du retour actuel de la violence réside dans le cycle éta-
bli par les États allant de la protection de la société à la répression. Depuis
les années 2000, les vagues d’attentats en Europe, et notamment en France,
ont imposé le besoin sécuritaire comme réponse à l’état de choc de sociétés
déboussolées. Il se traduit par un renforcement du pouvoir des institutions
policières et judiciaires, mettant en place différentes lois ou états d’urgence.
L’idéologie sécuritaire concerne d’abord l’espace public, où se déploient un
ensemble de dispositifs préventifs et répressifs, en réponse à la dangerosité
ou à la menace terroriste et émeutière. Ainsi, en France, les lois d’urgence,
les mesures administratives prises pour limiter les rassemblements, les chan-
gements de doctrine des forces de l’ordre (Fillieule et Jobard, 2021), se sont
succédé pour définir un ordre public. La pandémie de 2020 a encore accéléré
ce mouvement.
Une caractéristique des démocraties actuelles est l’entretien de cet appel
sécuritaire pour calmer les troubles ambiants. Particulièrement en France,
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
l’État est lui-même producteur de conflictualité. Concrètement, le cycle est
le suivant. Le terrorisme de masse ou la violence émeutière fragilisent les
États et les obligent à renforcer leurs dispositifs sécuritaires et policiers.
Les populations se voient contraintes de respecter les mesures d’ordre public
restrictives. En retour, de nombreuses interrogations surgissent, particuliè-
rement au sein de la sphère militante, sur ce rôle répressif des institutions
étatiques et policières, assimilées aux ennemis de la population. L’emprise
policière ou antiterroriste qui s’exerce sur l’espace public a une conséquence :
l’accroissement d’une résistance qui émane d’acteurs revendiquant le droit
de s’exprimer, notamment au sein d’assemblées sauvages, comme ce fut le
cas de Nuit debout en 2016, des manifestations contre la loi Travail, ou par
le biais d’actions violentes. La démultiplication des lois d’urgence offre ainsi
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 219 21/09/2021 11:02
220 ▲ Sociologie du conflit
une véritable structure d’opportunité pour réarmer la critique et par consé-
quent pour s’affronter physiquement ou symboliquement avec l’État et toutes
les sources d’autorité, y compris en repensant les possibilités de confrontation
ultime. L’état d’urgence déclaré en 2015 en France, suivi des lois sur les ras-
semblements en public (loi anticasseurs de 2019, loi sur la sécurité globale de
2020), forme un cas d’école pour lire la genèse des dispositifs étatiques, que
l’on peut appeler des épreuves d’État (Linhardt, 2012). Cet arsenal judiciaire
est dénoncé par les courants antifascistes et par les partis de gauche, comme
étant une extension catégorielle de la violence légitime. Elle inclut une crimi-
nalisation croissante des actes de la vie ordinaire, au premier rang desquels
figurent les manifestations non encadrées et les attroupements. Alors que
l’espace public est potentiellement un espace d’apparition (Butler, 2016) en
particulier pour les personnes destituées de la politique (cf. chapitre 6), la
liberté d’expression apparaît limitée par une série d’interdictions. L’espace
public se voit dépossédé de sa dimension symbolique et politique, pour se
restreindre à des fonctions minimales de circulation. C’est ici le premier point
qui concerne une interprétation de la trajectoire de la violence collective. Il
résume la circularité de la violence, alimentée par le lien entre contestation et
répression, violence légitime et conflit.
L’émeute : une catégorie sociologique
« Ultra », « casseurs », « radical », Black Bloc. Les termes sont schématiques et
spectaculaires. Ils sont utilisés par les médias et l’opinion publique pour dési-
gner l’apparition de mouvements qui seraient définis par le nihilisme et la vio-
lence, qui se sont diffusés sur le territoire national français. On constate en
effet, depuis la loi « Travail » de 2016, la régularité d’actions spectaculaires
marquées par une propension à l’insurrection. Elles prennent comme cible les
institutions de pouvoir (les bâtiments et véhicules de police) et les édifices du
système marchand (banques, boutiques de luxe, voitures de luxe). L’opinion
publique et le champ médiatique se sont accoutumés à séparer ces phénomènes
de la question politique, en voyant à travers eux une « déviance » résiduelle de
quelques acteurs appelés « casseurs ». Ceux-ci, au contraire, illustrent un pan
de la réalité sociale, dans la mesure où un continuum lie le malaise social et
politique avec l’indignation émeutière.
L’émergence d’une radicalité insurrectionnelle a fait voler en éclats les diffé-
rentes approches de la sociologie des mobilisations. Les travaux empiriques qui
ont étayé une sociologie de l’action contestataire ont longtemps privilégié une
approche causale ou étiologique. Elle a souligné l’existence d’une conscience
sociale, sinon de classe, comme préalable au déclenchement des crises. Elle a
montré les modes d’organisation collective qui sont propres aux sociétés poli-
tiques actuelles. Le ressentiment, l’injustice sont analysés comme la source
d’une indignation canalisée par un ensemble de structures d’opportunités
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 220 21/09/2021 11:02
« Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité ▼ 221
politiques et de répertoires d’action, utilisés par des acteurs extérieurs ou inclus
dans le champ politique et tirant parti des situations favorables à la mobili-
sation. Ils ont été mis en avant par Charles Tilly (1978) et ont été réactualisés
par les politistes McAdam et Tarrow (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001). Pour
une large part, les manifestations, les marches organisées sont encadrées par
des organisations et des acteurs parfaitement à l’aise avec une culture poli-
tique et syndicale. L’organisation collective repose sur le rôle clef d’acteurs et de
militants identifiés. Le déclenchement d’une cause ou d’une manifestation peut
être vu comme une « réaction » en vertu d’une approche d’un « choc moral »
(Jaspers, 1998), privilégiant là encore l’origine de la violence sur sa manifesta-
tion et son processus. Le conflit se fédère autour de la colère. C’est sous ce jour
que les émeutes des banlieues, tout comme les printemps arabes ont été traités.
L’étincelle (l’immolation d’un Tunisien en 2014, la mort d’un jeune banlieusard
en France en 2005) est vue comme étant à l’origine de l’affrontement entre des
groupes sociaux marginalisés et les forces de l’ordre. Enfin, le temps émeutier
a pu être renvoyé au « spontanéisme » (Sainseaulieu, 2020) en raison de son
régime d’action débridé.
La sociologie, tout comme la science politique, doit prendre en compte des façons
de se mobiliser plus éruptives, sortant des modes d’encadrement traditionnels et
comportant un niveau élevé de confrontation et des logiques contredisant le
spontanéisme. Les cortèges de tête ou les manifestations sauvages donnent à
voir des manifestations renouvelées des conflits, ou des crises, et où la violence
a un statut spécifique et pragmatique. Elle peut être vue, non pas comme une
variable d’ajustement de l’action collective, mais comme un processus graduel
de l’engagement. Le cycle de la violence protestataire procède en effet d’une éva-
luation des situations, c’est-à-dire du choix entre l’action pacifiste ou l’action
violente. Selon les opportunités ou selon les temporalités, les acteurs ont recours
à l’un ou l’autre type d’actions. La logique de l’action émeutière, si elle demeure
fugitive, suppose une coordination des acteurs, c’est-à-dire de leurs gestes et de
leur équipement cognitif, et au-delà leurs intentions, pour répondre au nouveau
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
de violence réelle et pressentie. En ce sens, l’émeute est pragmatique et comporte
une série de dispositifs pratiques et configurant les actions. Il peut s’agir des
rituels comme le saccage de mobiliers exprimant la société de consommation,
des blocs ayant un rôle dans les cortèges de tête (Black Blocs). Enfin, la présence
de groupes de secours suivant scrupuleusement les micro-émeutes illustre l’im-
portance accordée à l’organisation de tels dispositifs. Les graffitis apposés au fil
des cortèges traduisent un plan imaginaire et critique (« Demain est annulé » ;
« Le monde sinon rien » ; « Tout le monde déteste la police » ; « le Black Bloc
colore vos vies » ; « Je me suis radicalité sur internet » ; « Demain s’ouvre au pied
de biche »). Ils sont en rupture avec les mots d’ordre des syndicats ou partis.
L’émeute peut s’enfermer dans son propre spectacle, en raison d’une routini-
sation des rôles des différents acteurs (émeutiers, médias et police) réduisant
l’émeute à une performance à haute valeur esthétique. La routinisation est due
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 221 21/09/2021 11:02
222 ▲ Sociologie du conflit
à certains émeutiers solitaires, nostalgiques de la tradition blanquiste. Enfin,
la violence repose sur un niveau élevé d’engagement, comprenant des consé-
quences judiciaires et corporelles (Rigouste, 2011). C’est la raison pour laquelle
le coût symbolique et physique de ces engagements est à la charge des collectifs
contestataires, qui assument leurs fonctions de socialisation et une solidarité
nécessaire. En témoigne la présence de groupes d’entraide (medic street, groupes
de soin, « retours sur expériences »). ■
L’antiétatisme et l’antiautoritarisme
contemporains : maintenir les antagonismes
Une autre signification peut être attribuée à ce type d’affrontement, quelque
fois symbolisé, entre les institutions de pouvoir et une pluralité d’acteurs
contestataires. Il tient au renouveau de l’antiétatisme. Dans l’histoire de
l’anarchisme et de l’antifascisme et quelquefois des mouvements révolu-
tionnaires, les collectifs ont souvent cherché à se dégager matériellement
et symboliquement des structures de l’État. Celui-ci revient à travers l’état
d’urgence, qui relève de l’état d’exception (Agamben, 2003) et qui renouvelle
le rôle politique des institutions de maintien de l’ordre. Ces dernières ne sont
plus perçues comme des instances de pacification, comme ce fut le cas dans
les années 1980, mais comme opérateur de réaffirmation de la violence. La
police est donc particulièrement contestée dans sa capacité à incarner ses
fonctions symboliques de maintien de la concorde républicaine, ainsi que
le montrent l’hostilité croissante à son égard et le slogan « Tout le monde
déteste la police », scandé rituellement lors d’affrontements. Au-delà, le pro-
cessus conflictuel permet de souligner la présence sinon le retour d’un anti
étatisme historique, qui avait été le point d’entrée des mouvements révolu-
tionnaires : en particulier des mouvements d’action directe des années 1970,
dont le cycle s’est interrompu dans les années 1990.
L’antiétatisme réapparaît aujourd’hui paradoxalement dans le contexte
néolibéral, en raison des réformes sociales continues (travail, université,
retraites, services publics) jugées inégalitaires et qui renforcent l’individua-
lisme, qui est contraire à l’idée d’émancipation collective. L’aliénation n’est
donc pas identifiée uniquement au système marchand. Elle s’applique aux
institutions de pouvoir, renvoyant tantôt à l’emprise étatique, tantôt à son
« libéralisme ». C’est la raison pour laquelle les modus operandi dont il est
question ici sont intimement liés à l’impératif de dévoilement des institu-
tions qui représentent la réalité et l’organisation sociale, et qu’il convient
de redéfinir. Les acteurs dont il est question ont conscience des dispositifs
d’encadrement de la société par l’État qui peut se cacher derrière des objec-
tifs d’individuation, de réussite, de bien-être, que le sociologue Luc Boltanski
dans De la critique (2009) a appelé système de domination complexe. Au sein
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 222 21/09/2021 11:02
« Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité ▼ 223
de celui-ci, les institutions sont chargées de reproduire le conformisme
sociétal et tendent à exclure, dans tous les champs, un imaginaire social axé
sur l’émancipation et l’égalité des individus. L’État apparaît enfin comme un
opérateur de déliaison des groupes sociaux (ou de la violence symbolique),
dans la mesure où il est à l’origine d’une série d’épreuves de réalité au travail,
dans l’éducation, accentuant la concurrence entre les individus. L’État est
donc comme déterminant dans l’accroissement des inégalités, d’autant qu’il
se double d’un régime de gouvernement de type libéral. Il permet donc d’ai-
guiser une critique en extériorité, qui entretient le cercle de la conflictualité.
Notons encore que la critique antiétatique concerne plus largement l’éco-
nomie comme mode de vie, ce modèle ayant été largement conceptualisé et
souligné par tout un pan de pensée critique française et américaine (Brown,
2018 ; Chamayou, 2018). L’antiétatisme et l’antiautoritarisme sont des cou-
rants de pensée décrivant les sociétés contemporaines comme des sociétés
de contrôle (Deleuze, 1986), et de containment des individus, à travers dif-
férentes emprises. Ce point a été précédemment effleuré. Il s’agit de l’éthos
sécuritaire qui conditionne les individus, tout comme l’emprise marchande
et celle de « la société du spectacle », sur lesquelles s’appuient les États, avec
comme conséquence une apathie ou une désintégration des liens sociaux
(Comité Invisible, 2007 ; Tiqqun, 2000). D’où le recours à des actions de sac-
cage, souvent fugitives, qui s’imposent comme des rituels de dénonciation
du pouvoir étatique, du capitalisme et de l’économie acquisitive. Un dernier
point complète ce tableau. La problématique de l’aliénation permet aux col-
lectifs antiétatistes de réfuter la non-violence, qui apparaît comme un enga-
gement trop mesuré au regard des chocs existentiels. La non-violence ne
permet pas de « se défendre » des sources de la domination, qu’elles soient
économiques, sociales, voire « raciales ». Ce point de vue a d’ailleurs été évo-
qué dans les sciences sociales, par l’anthropologue James Scott (2013b). À la
suite de Martin Luther King, il définit la violence comme « le langage de ceux
que l’on n’écoute pas ». L’angle de l’autodéfense demeure alors un contrepoint
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
à la violence symbolique et demeure une pratique antiétatique. Elle permet
de recadrer les rapports sociaux et d’exprimer les termes du conflit social.
Le statut de l’autodéfense dans la tradition antiétatiste
L’autodéfense n’est pas le miroir de l’autoritarisme. Elle demeure un constituant
commun aux luttes subalternes, indigènes ou autonomes, comme c’est par
exemple le cas dans la résistance zapatiste. Elle fait partie de l’éthique insurrec-
tionnelle et des formes de vie antifascistes, anarchistes ou autonomes. Au sein de
celles-ci, la riposte ciblée est préférée aux débats argumentatifs qui se déroulent
dans les arènes publiques. L’autodéfense s’exprime par une combativité pour
résoudre l’inégalité des rapports de force entre les acteurs et les institutions
dépositaires de la violence légitime et du droit. Plus précisément, elle permet
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 223 21/09/2021 11:02
224 ▲ Sociologie du conflit
de décrire en situation les dispositifs violents, de les contenir, en portant atten-
tion à un autrui proche dans le but non pas de le défendre, mais de prévenir,
symboliquement ou physiquement, tout risque d’attaque. Au cours des dernières
décennies, la dimension politique de l’autodéfense s’est affirmée en France et en
Europe, au sein des groupes affinitaires ou populaires, y compris comme ceux
qui manifestent une colère sociale, à l’image des Gilets jaunes. Nous pouvons la
ranger dans les répertoires de l’action collective, en tant qu’une arme de connais-
sance de l’autre, ennemi ou ami. Cependant, l’autodéfense ne se réduit pas à être
un geste ciblé vers l’ennemi, car elle désigne l’humour, la feinte ou l’attention
portée aux membres solidaires d’une lutte, qui se ressaisissent de la violence pour
la transformer en éthique collective. C’est d’ailleurs ce que rappelle Elsa Dorlin
dans Se défendre. Une philosophie de la violence (2017), à partir d’une étude portant
sur de nombreux cas féministes ou subalternes. D’autre part, au sein de collectifs
en lutte, l’autodéfense est étendue pour intégrer toutes les stratégies qui entrent
dans la non-domination. Concrètement, il s’agit de dresser une véritable résis-
tance à la biopolitique, telle qu’elle s’exprime dans les rapports de sexe, dans
des modes de vie éthiquement peu responsables, ou dans les sources d’addic-
tion. C’est pourquoi l’autodéfense est élargie à la vigilance portant sur toutes les
formes de domination, passant par le langage, les conduites sexuées, genrées,
racistes, ou renvoyant à la norme hétérosexuelle et patriarcale. ■
Pour résumer ces points, la conflictualité violente devient une modalité
pour accentuer les écarts entre différentes visions existentielles : entre celle
qui réfute la réalité sociale faite de domination et celle qui privilégie un ima-
ginaire social basé sur une auto-organisation. En ce sens, la violence est une
traduction des subjectivités politiques, au-delà des antagonismes structurels
entre État et contestataires, voire entre contestataires et organisations syndi-
cales ou politiques. Elle est constitutive de la conflictualité politique contem-
poraine lorsqu’elle consiste à faire advenir une action collective large. La
disruption est évidemment contradictoire avec la temporalité des partis, des
associations militantes, qui sont structurés par la synthèse. L’affrontement
avec les forces de l’ordre ou l’accroissement du niveau de conflictualité n’est
cependant ni mécanique, ni systématique. La conflictualité peut être réarmée
par d’autres modalités : déserter les villes, intensifier la puissance de formes
de vie dans des espaces « libérés », mettre en place une autonomie.
L’antiautoritarisme et l’autonomie prenant
le conflit comme sujet de réflexion
Dans ce panorama de l’antiautoritarisme, nous pouvons inclure l’autonomie
politique (Castoriadis, 2000), qui a pour projet de faire exister des rapports
d’altérité entre égaux et une expérience du commun, se réalisant en dehors
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 224 21/09/2021 11:02
« Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité ▼ 225
des institutions étatiques ou du politique (Bulle, 2020). Les mouvements
autonomes et antiautoritaires sont dotés de leurs propres temporalités. Ils
cherchent des points de basculement en vue de l’émancipation et du « réveil ».
En France particulièrement, certaines franges de la population se tournent
vers un horizon autonome, c’est-à-dire vers des formes qui se démarquent
d’un cadre citoyen ou de l’idée d’un peuple démocratique. Elles dénoncent les
impasses de la démocratie par délégation dans sa prise en charge de la poli-
tique et de la chose publique. La rupture est particulièrement actée, si l’on
s’en tient aux manifestes se référant à l’autonomie et à l’anarchisme, signant
la fin des compromis avec la démocratie délibérative, voire participative et
le « citoyennisme ». Ils prennent comme paradigme l’ingouvernementabité,
qui consiste à créer des temporalités sociales atypiques, détachées du fonc-
tionnement des sociétés. Cet éclairage résume l’apparition ou la réapparition
de collectifs autonomes depuis les années 2000, à l’image du « Groupe de
Tarnac » et du collectif autour du Comité Invisible, des groupes antifascistes
et anarchistes révolutionnaires.
Différents processus sont propres aux mondes de l’autonomie et de l’anti-
autoritarisme, qui ont comme imaginaire l’autogouvernement des sociétés.
Prenons un premier plan que l’on peut appeler « antivertical ». Les collectifs
refusent toute homogénéisation des subjectivités ou des êtres. Ils ont pour
cible les mouvements assimilés à la démocratie « réformiste ». Les partis, les
« assemblées des places » sont considérées comme des « arènes de parleurs »
ou de « déprimés », n’ayant aucune autre perspective que la performativité
d’un dispositif de parole. Celui-ci est considéré comme un obstacle à l’action
qui, elle seule, établit un rapport critique et conflictuel, sans nécessité d’argu-
mentation. Le rapport antivertical ou émancipateur désigne une distance avec
les instruments d’émancipation de la gauche radicale, qu’il s’agisse de la lutte
des classes, de la « constituante », du peuple hégémonique (Mouffe, 2014),
de l’État général ou « État-polis » (Lordon, 2015). L’exigence d’indépendance
en matière de pensée politique et le refus des acteurs d’apparaître comme des
sujets gouvernés se traduisent par l’émergence de contre-pouvoirs, porteurs
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
de formes de vie singulières, illustrées par les formules : « Non pas changer le
monde changer de monde », « Maintenant, nos vies » ou « grève humaine ».
Cependant, l’anticapitalisme radical et l’antiautoritarisme se démarquent
de la notion « d’utopie » ou « d’alternative » et des mouvements contre-
culturels issus de Mai 68. Il s’agit de rompre également avec les mobilisations
altermondialistes et ses points d’appui sur l’économie solidaire, et en résumé,
de dépasser le cycle d’accumulation du capital et l’idéologie propriétaire ; une
nécessité qui fut le socle de la pensée marxienne.
Il est fortement question d’inscrire dans des formes de vie des principes de
non-domination. Celle-ci est le signifiant antiautoritaire, anarchiste ou auto-
nome. Nous le trouvons dans tous les collectifs antiautoritaires (en particulier
féministes), qui mettent en avant le refus de la prise de pouvoir d’un collectif
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 225 21/09/2021 11:02
226 ▲ Sociologie du conflit
ou d’un individu, qui mettrait en péril le couple liberté-solidarité. Celui-ci étant
aux fondements de l’émancipation et d’un imaginaire de l’auto-institution. Cet
enjeu majeur renvoie plus largement au paradigme de l’ingouvernementabi-
lité, de même qu’il repose sur une critique large de l’ordre social que l’on a
évoqué. L’autonomie demeure liée symboliquement à l’hétéronomie, comme
le conflit est intrinsèquement lié à la société. La domination exprime et rend
intelligibles des codes se référant implicitement à l’hétéronomie. Pour un
ensemble de collectifs marquant la dernière décennie, présents dans les luttes
spécifiques (comme les zones à défendre), ce qui doit être visible est le refus
des rapports de domination et la volonté de les empêcher de se perpétuer dans
la vie en commun. Notons qu’une partie des acteurs présents dans ces constel-
lations ont l’expérience du précariat dans lequel baigne une classe flexible. Ils
proviennent d’emplois dérégulés, constitués autour de l’économie numérique
et à faible valeur, d’emplois temporaires dans les services, et ont connu la mas-
sification des diplômes et de l’éducation (Tasset, 2015).
Il n’est pas exclu que les rapports de genre et de sexe, voire économiques,
continuent d’exister dans des lieux de vie autonomes. C’est la raison pour laquelle
de tels collectifs définis comme antiautoritaires investissent les questions sociales,
au rang desquelles figurent l’intersectionnalité, le féminisme, le spécisme et l’éco-
logie. La primauté accordée à la non-domination permet de susciter un concer-
nement vis-à-vis de la question féministe et du non-genre et celle du spécisme.
Cette sensibilité s’exprime dans l’autodéfense, évoquée plus haut, dans les pra-
tiques quotidiennes de vigilance et la création de groupes dédiés.
Nous trouvons ici un point spécifique d’une sociologie du conflit social,
qui peut être vu dans ce type de milieux. En un mot, l’antiautoritarisme,
au-delà de l’antiétatisme, se traduit dans des pratiques proches du care, dans
des règles de vie accordant de l’importance au respect d’une dignité égale ;
c’est-à-dire d’une égalité obtenue en limitant tout pouvoir politique, institu-
tionnel ou interindividuel. En rejetant de façon nette l’impérialisme, le sexisme
ou le racisme, l’antiautoritarisme veut instaurer un rapport indestructible à
l’éthique de la dignité individuelle. Il vise à faire de l’identité personnelle un
marqueur des relations sociales mettant en avant la non-domination raciale,
économique, de genre, entre humains et non humains. L’attention portée à
la personne, au soin, à la réhabilitation personnelle, peut dans certains cas
passer avant les choix engageant la vie d’un collectif. D’où le retour de la
conflictualité dans certaines luttes, si des choix personnels s’avèrent contra-
dictoires avec des objectifs collectifs et politiques.
Un second exemple propre à définir l’imaginaire de sociétés auto-gouvernées
est celui qui consiste à relier la politique et la vie, comme le laisse entendre
le terme de formes de vie. Des modus operandi, inspirés ou non de
manifestes-phares, combinent une dynamique d’action positive avec un imagi-
naire de rupture ou de soustraction de toute « imposition » (Comité Invisible,
2007). De quoi s’agit-il ?
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 226 21/09/2021 11:02
« Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité ▼ 227
Fronts, stratégies offensives
et appropriations : le déploiement
de l’imaginaire autonome dans le local
Nous repérons, de la part de certains acteurs, une aspiration à la reterri-
torialisation du politique qui se traduit par une autonomie par rapport à
l’État et à l’économie et par la mise en œuvre d’initiatives locales changeant
radicalement la représentation des sociétés. Ainsi, le « modèle » des socié-
tés auto-instituées soutient fortement que les sociétés ou les communautés
peuvent redéfinir leurs normes d’existence (Castoriadis, 2000). Elles peuvent
se reconcevoir elles-mêmes, en appropriant des espaces-temps qui sont les
leurs. En pratique, il s’agit pour des collectifs de traduire en actes un retrait, à
travers une réappropriation d’espaces-temps qui ne soient pas aliénés par les
structures sociales et marchandes. La construction d’un milieu de vie, sou-
vent proches de l’écologie, traduit le versant positif d’un retrait. Une puissance
d’agir marque les collectifs destituants ou autonomes et antiautoritaires. Elle
consiste à se retirer de « l’empire » et à mettre en œuvre une liberté résis-
tante, créatrice au service de formes de vie, rompant avec la monotonie des
vies et leur dépendance aux ordres sociaux et de l’économie acquisitive. Cette
conception de la conflictualité, que désigne le terme « d’exode », suppose de
constituer des groupements affinitaires, permettant de retrouver un imagi-
naire où le commun est central. Cette vision permet de construire des îlots-
refuges en dehors du système marchand et institutionnel, basés sur l’inter
dépendance et les alliances avec différents collectifs ou milieux.
C’est pourquoi le modus operandi repose sur le retrait et sur les connexions
entre différents foyers de lutte. Les termes de front ou de base de vie tra-
duisent ce rapport entre négativité et positivité. On peut ranger au titre des
fronts toutes les formes d’alliances, hétérogènes avec des collectifs, auto-
nomes, écologiques, lycéens, étudiants, antiautoritaires, quelquefois syndi-
caux, remettant au goût du jour l’autonomie des années 1970. À la différence
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
de cette période, au sein de laquelle les stratégies militaristes propres aux
fractions révolutionnaires venaient encadrer les collectifs, aucune coordina-
tion ne vient à bout des groupements actuels. C’est précisément le projet
porté par ces constellations que de faire confiance à leur puissance de propa-
gation, à partir d’un ensemble de pratiques fulgurantes.
Concrètement, un ensemble de fronts, de prise de territoires (comme
c’est le cas dans les occupations en France, en Italie ou ailleurs), de bases
de vie désignent une politique d’émancipation qui suppose de « libérer » des
espaces. Par exemple, les fronts et les bases de vie (ou de repli) sont souvent
interchangeables. L’appropriation et une politique « offensive » ou d’action
directe permettent de conquérir des espaces marchands ou convoités, des
zones délaissées ou tenues par les institutions (bureaux de poste, école…).
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 227 21/09/2021 11:02
228 ▲ Sociologie du conflit
Simultanément, les acteurs s’emploient à travers ces prises à démultiplier des
processus organisateurs et émancipateurs (riposte, autodéfense, soin, for-
mation, organisation commune). Les zones à défendre apparues récemment
entrent dans ce schéma. Elles permettent de maintenir des antagonismes
avec une extériorité (l’hétéronomie) tout en préfigurant de nouveaux rap-
ports sociaux. Nous les trouvons dans les luttes contre les projets d’aéro-
port (Notre-Dame-des-Landes en France), contre l’enfouissement de déchets
nucléaires (Bure en France), ou dans la lutte de la vallée de Suse en Italie
contre un projet de ligne de chemin de fer (2005-2013), ou dans la Zad de
Sivens contre un barrage (2014).
La stratégie du lieu : moteur de la conflictualité
Une particularité de ces nouveaux régimes d’action tient à la place prise par
les lieux physiques, d’autant qu’ils se trouvent dans des espaces symptoma-
tiques du capitalisme, ou au contraire délaissés par eux, comme dans le cas
des espaces naturels dépourvus de valeur marchande. Concrètement, la
réappropriation d’espaces-temps se fait sentir dans la manière dont les actes
quotidiens, vernaculaires permettent à ces lieux de retrouver une dimension
d’authenticité qui avait été perdue et de faciliter une prise de conscience sur
des environnements, qui se trouvent toujours pris dans un conflit potentiel,
entre valeur d’échange et attachements. Ce point a été interrogé précédem-
ment (chapitre 8), en ce qui concerne les mouvements des « places ». La
réappropriation rappelle les stratégies de reclaiming mises en lumière par
Naomi Klein et des collectifs écologiques, et rejoint la réflexion du philosophe
Henri Lefebvre. Comme le souligne l’auteur dans l’ouvrage La production de
l’espace (1974), l’appropriation est à la fois idéelle et imaginaire autant que
matérielle. L’appropriation du temps, comme désencastré de la vitesse capita-
liste, n’est rendue possible que par la libération d’espaces où peuvent s’expé-
rimenter d’autres rapports à l’activité et à l’imaginaire. La géographie fores-
tière et maquisarde, tout comme l’agriculture, les reliefs et les habitations,
jouent un rôle dans la production d’un lieu propre, compris dans ses doubles
dimensions : comme champ de bataille contre l’État et comme milieu vivant,
c’est-à-dire comme pièce maîtresse dans l’articulation entre appropriation
et défense des lieux. À ce titre, la réécriture des cartes géographiques et des
plans de localisation, de la signalétique, les découvertes d’espèces de plantes
font partie de l’appropriation dans la mesure où ils sont antinomiques avec les
outils produits par le pouvoir policier et économique. Le rapport au milieu
vivant et à la non-différenciation entre homme et nature est central.
Scientifiquement, nous pouvons renvoyer l’ensemble de ces appropriations
aux « prises », par référence aux prises critiques (Bessis et Chateauraynaud,
1995 ; Chateauraynaud, 2011), terme qui désigne les repères nécessaires pour
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 228 21/09/2021 11:02
« Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité ▼ 229
l’activité humaine, en symétrie aux compétences du pouvoir. Elles concré-
tisent également un pragmatisme critique (Bulle, 2020) qui exprime le dévoi-
lement des institutions et des entités de pouvoir et l’instauration d’une résis-
tance qui passe par différentes formes de coordinations entre les acteurs,
créditées en valeurs et en engagements, et étant en cela pragmatique.
Différentes stratégies et prises (le cas d’une ZAD)
Le cas de la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes (2012‑2018) exprime
ce circuit de la conflictualité. En prenant comme prétexte une controverse
autour d’un grand projet étatique (un aéroport prévu à la place d’un bocage
comprenant un écosystème fragile), des acteurs, souvent rattachés à l’idéal
autonome et antiautoritaire, ont transformé une cause environnementale en
une expérimentation politique. Pratiquement, la zone à défendre a été ins-
tallée en 2012 avec pour résultat la cohabitation entre des collectifs auto-
nomes et des riverains, des militants écologistes ou des agriculteurs locaux
vivant ici de longue date. Les premiers ont cultivé les terres expropriées par
le département en raison du projet d’aéroport, aux côtés de quelques exploi-
tants restés sur les lieux, malgré les différentes procédures à leur encontre.
Les nombreuses séquences de répression depuis 2012 et la mobilisation des
soutiens, tout comme la médiatisation de la lutte ont abouti à l’abandon
du projet d’aéroport par l’État en 2018. Une partie de la zone a été alors
maintenue et demeure, jusqu’en 2020, une poche d’auto-organisation pré-
caire, au sein de laquelle les habitants cherchent les voies de l’autogestion,
ou de l’auto-gouvernement, tout en négociant avec l’État, propriétaire des
terres. À quel type de vie en commun une tentative d’autonomie donne-t-elle
lieu ? Des institutions du social ont été créées : transmission et apprentissage
de savoirs de toutes sortes, institutions de l’échange (savoirs, biens, terres),
régulation des disputes internes. Elles impliquent des tâches d’organisation
associées à une solidarité entre différentes composantes solidifiées au fil du
temps. Elles supposent aussi un art de la résistance, dont témoignent les tours
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
de guet, l’implantation de vigies et des techniques comme celles de l’enchaî-
nement de tracteurs, les radios sur zones et le rôle de riverains dans la surveil-
lance. On peut assimiler l’autodéfense à un art du vigilantisme, maintenant
souvent un haut niveau de conflictualité.
Les milieux en résistance sont définis par l’opacité, c’est-à-dire par l’adap-
tation des espaces et des activités, selon les impératifs de discrétion, de
vigilance ou au contraire de transparence, selon les événements extérieurs.
Certaines activités festives sont ouvertes à un public extérieur, et permettent
aux acteurs d’obtenir des soutiens de la part voisinage ou d’autres cercles
militants. A contrario, des actions qui visent la défense des habitations,
comme le détournement de ressources publiques ou commerciales, le brouil-
lage des fréquences radio et qui concourent à délégitimer le pouvoir, sont
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 229 21/09/2021 11:02
230 ▲ Sociologie du conflit
voilées dans la mesure où elles peuvent gagner en quantité et en intensité.
À l’approche d’une action de défense ou d’attaque, les stratégies peuvent
se déporter vers un simulacre décidé collectivement et consensuellement,
comme manière d’habiller la résistance d’une apparence acceptable. Aussi,
l’autonomie consiste à reconnaître et à adhérer à une pensée du brouillage
d’un système. On trouve un air de famille entre ce type d’opacification et la
feinte, appelée « travail en perruque » par le philosophe Michel de Certeau.
Le brouillage rappelle les techniques fugitives, décrites par l’anthropologue
James Scott (2013a), à propos de certaines communautés rurales et nomades
asiatiques. L’opacité permet à un univers politique, sensible et esthétique
d’émerger. Enfin, ces principes inversent les hiérarchies de sens propres à
définir à « l’extérieur » dans la mesure où ils doivent traduire une structura-
tion de la vie sociale symétrique, qui refuse les hiérarchies et les rôles attri-
bués. Le conflit est donc pris comme un objet de réflexivité. ■
Enquêter au sein des mouvements de haute intensité :
les obstacles à l’analyse
Enquêter « sur » des micro-mondes autonomes, se voulant ingouvernables,
pose une question de fond au sociologue. L’enquête semble paradoxale dans
la mesure où elle devrait conduire au dévoilement sociologique d’une réalité.
Cette tâche ne correspond pas aux souhaits de milieux, désireux de rompre avec
toute objectivation, provenant de l’extérieur ou de l’intérieur. En premier lieu,
des acteurs en situation, sur une barricade, dans un face-à-face avec les forces
de l’ordre, dans les discussions collectives s’expriment, pour une grande part,
en tant que « non personne », c’est-à-dire en tant qu’acteur interchangeable.
Les acteurs « sur zone », pris dans un cortège de tête, sont attachés non pas aux
discours, mais à l’agir, ou à la description de mondes, de croyances susceptibles
de dissimuler ou atténuer des attributs individuels. Les statuts personnels et les
biographies disparaissent au cours d’une expérience collective au profit d’une
désaffiliation sociale.
En second lieu, l’ethnographie, l’enquête occupent une place délicate dans la
mesure où les acteurs sont méfiants vis-à-vis d’une présence de tiers, sur lequel
peut peser le soupçon d’être « lié au pouvoir », avec le risque de dévoiler un
fonctionnement resté secret et clandestin. Se posent donc des questions rele-
vant du métier de sociologue. La réflexivité peut-elle sortir d’un cercle « auto-
risé » ? Quel type de sociologie est à pratiquer ? Avec quel type de contrat
éthique ? La sociologie se trouve dans ce type de contexte : non pas engagée,
mais embarquée (Dubey, 2013) dans la mesure où le chercheur est un per-
sonnage parmi d’autres, sans statut, ni certitudes, au sein d’un ensemble des
participants qui ne sont pas des « informateurs ». Il n’est question ni d’un
« regard éloigné », ni d’une observation participante qui se donne comme
tâche l’objectivation, mais d’un processus d’enquête tenant en grande partie
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 230 21/09/2021 11:02
« Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité ▼ 231
sur une appréhension cognitive, c’est-à-dire sur une observation suivant le
cours des choses, les acteurs pluriels et les événements, sans excès d’explo-
ration ou d’interprétation. La question de l’éthique du chercheur peut être
résolue en prenant le parti de la coproduction de connaissances assurant
une boucle d’échanges dans lequel le chercheur a sa place, parmi d’autres.
Cela passe par la transparence de ses activités. Une autre voie est celle de
la désingularisation de l’analyse qui permet de percevoir les grammaires
générales (d’un squat, d’une zone autonome, d’un cortège de tête) et non
des forces particulières. La sociologie qui convient est sans doute celle qui,
compréhensive et pragmatique, regarde les mouvements normatifs, émotion-
nels selon des lunettes qui épousent celles des acteurs. Elle est assimilable à
une phénoménologie objective, que l’ethnologue Jeanne Favret-Saada (2004)
avait mis en avant dans ses enquêtes pionnières sur la sorcellerie paysanne en
France. D’autres voies existent, comme celle des narrations, des figurations
et des contes, qui sont l’apanage ici de collectifs hybrides, entre démarche
scientifique et ordinaire. ■
Récapitulatif des différences normatives et organisationnelles au sein
des mouvements sociaux
Mouvements se déroulant
Type d’engagement dans des arènes publiques
et de visions (causes, débats, controverses), Régime d’action autonome
du conflit rassemblements de type
« mouvements des places »
Imaginaire et projections Vision de la démocratie Imaginaire destituant
sociales à améliorer ou réformer. Vision et réinstituant une autonomie
de la vie en commun basée sur des bases plutôt
sur des opinions formalisées. affinitaires. Recherche
de la fragmentation
des sociétés homogènes,
apathiques et constituées.
Place du sensible
et des perceptions dans l’agir
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
(humain et non humain).
Opposition entre « Eux »
et « Nous ».
Rôle des appartenances Pas de signification particulière Rôle central de l’espace.
(lieux, environnement, des lieux sauf logistique. Il permet des prises
attachements) Scènes publiques et espaces et des appropriations.
extérieurs comme visibilisation Attachements et objets servent
de l’action. le plan imaginaire (destituant
Fort investissement et auto-instituant).
dans la configuration Environnement comme objet
des rassemblements. de critique et d’action directe
Peu d’opacité (sabotage, saccage, tags,
et de clandestinité. L’espace scission des cortèges).
public doit servir de caisse Rôle de l’opacité et des feintes.
de résonance.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 231 21/09/2021 11:02
232 ▲ Sociologie du conflit
Mouvements se déroulant
Type d’engagement dans des arènes publiques
et de visions (causes, débats, controverses), Régime d’action autonome
du conflit rassemblements de type
« mouvements des places »
Type d’action Relatives aux revendications, Libération des espaces, fronts
préconisée ou à l’expression d’un statut et autodéfense, occupations
(Gay Pride, marches, collectives, face-à-face
manifestations). avec les pouvoirs pour marquer
les antagonismes.
Modes d’organisation Relevant de la démocratie Maintien du dissensus
des collectifs directe : assemblées générales, et des différences.
référendum, assemblées Pas ou peu d’organisation.
de places. Principe de la non-domination
Organisation de la parole et vigilance dans les prises
sur des bases équitables. de parole.
Présence des circuits militants Pas de régulation des conflits
et place des répertoires et maintien de la pluralité.
d’action ou ressources Entraide et autodéfense
classiques. solidaire.
Encadrement
des actions (services
d’ordre, responsabilités
des manifestations,
porte-parole).
Rapport aux pouvoirs Négociations, stabilisation Antiétatisme, opposition
et aux institutions des arènes ou de causes. radicale ou stratégies
de contournement
des institutions.
Refus du légalisme
et du citoyennisme.
Transmission Connaissances des champs Praxis et auto-éducation,
d’une culture politique (écologie, économie, ville). transmission orale
Documentation avérée, et affinitaire des savoirs,
groupes de travail, enquêtes rôle des médias alternatifs,
sur des causes et arènes rôle de la production manuelle
juridiques. et du rapport au milieu.
Ancrage de l’antiautoritarisme.
Des sociétés ingouvernables ?
Que retenir de ce tour d’horizon ? Les collectifs tournés vers l’émancipation et
un horizon de transformation demeurent un point d’entrée pour lire les acti-
vités sociales en général. Il appartient à la sociologie d’observer les tentatives
de création d’institutions sociales, de formes de solidarité provenant d’expé-
riences autonomes, comme une description de la conflictualité qui caracté-
rise toute société. Ils permettent de cerner des graduants dans les imaginaires
politiques et de qualifier une gamme d’engagements pour « bifurquer » ou
sortir d’un système. C’est le cas des alternatives sociales, de l’écologie sociale
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 232 21/09/2021 11:02
« Contre l’État ». Une conflictualité à haute intensité ▼ 233
ou politique, mais qui diffère de l’autonomie et de son antiautoritarisme. Ce
sont en des termes similaires que Castoriadis dans L’institution imaginaire de
la société (1975) marquait la nuance entre une communauté solidaire dont les
règles sont celles de l’hétéronomie et une communauté autonome fixant ses
propres grammaires.
Deux éléments relèvent d’une sociologie du conflit. Le premier est le
renouvellement des méthodes de la sociologie qui permet de découvrir de
nouveaux milieux à haute valeur conflictuelle. La mise à distance des mon-
tées automatiques en généralité est ici une des conditions majeures de ce type
de pratiques de la politique, qui demeurent irréductibles et indéterminées.
Le second élément tient à l’exercice de la critique dans des espaces et avec
des publics que l’on peut définir non pas seulement comme oppositionnels,
mais comme antiétatiques. Ils créent d’autres rapports à la réalité et montrent
des inclinations à vivre autrement, qui n’appartiennent ni à la lutte des classes,
ni à l’occupation de fonctions instituées, qu’elles soient conservatrices, réfor-
mistes ou révolutionnaires. Elles relèvent de la lutte entre un imaginaire social
institué et un imaginaire social instituant. Celui-ci va au-delà des utopies. En
effet, celle-ci n’apparaît pas comme un paradigme suffisamment robuste pour
définir les mouvements plongés dans l’incertitude radicale, si elle se limite à
la valorisation du présent ou de ses ruines.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 233 21/09/2021 11:02
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 234 21/09/2021 11:02
Conclusion
Un bilan contrasté
des nouveaux conflits
Sylvaine Bulle
Du conflit, objet réel, au conflit, objet de connaissance, quel est l’apport de
cette lecture à la sociologie ? Il s’agit désormais de refermer la sociologie d’un
concept construit dans le temps, historicisé en fonction des changements
sociaux et d’époques. Pourquoi la sociologie ? Il est acquis que la discipline
propose une théorie générale de la société, selon les différentes formules évo-
quées dans cet ouvrage et au gré des évolutions sociétales. Les sociologues
(Weber, Simmel, Durkheim) ont eu un rôle majeur aux côtés des historiens et
des philosophes du politique (La Boétie, Marx ou Gramsci) pour comprendre
les crises politiques et le changement social dans leur époque. Puis, au stade
de la modernité tardive, la sociologie de la domination et celle de l’action ont
été présentes, aux côtés des théories normatives du sujet, pour comprendre
le renouvellement des mouvements sociaux. Il ne fait donc pas de doute que
la sociologie doit demeurer présente pour accompagner la transformation
des sociétés actuelles, démocratiques. Évidemment, son programme est
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
différent de celui du holisme et du fonctionnalisme du siècle dernier, lié à
l’essor des sociétés industrielles. Du reste, la sociologie critique et celle de
l’action, plus récente, ont permis d’accompagner les mutations des sociétés
post-industrielles marquées par la place du « sujet », mais sont-elles suffi-
santes pour éclairer l’époque actuelle ?
La sociologie comme science de la connaissance suppose de s’inscrire
dans son moment contemporain et historique. Il s’agit de prendre en compte
deux éléments majeurs. Le premier concerne la réouverture d’un espace de la
critique élargie à d’autres potentialités que la pensée marxiste et celle de l’ac-
teur collectif. C’est ce que montre l’émergence des différentes subjectivités
sociales et politiques que nous avons examinées. Elles peuvent être tournées
vers une perspective de transformation sociale, chère à la sociologie des
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 235 21/09/2021 11:02
236 ▲ Sociologie du conflit
conflits, mais qui s’accomplit en dehors des acteurs organisés et qui prend
pied dans les biographies personnelles. Bon nombre des problèmes publics
actuels, qui sont des problèmes politiques, et en particulier démocratiques,
proviennent de mondes sociaux, fragmentés, se sentant agressés, et dont les
formes de vie, ou plus banalement les mondes existentiels, sont chahutés.
Elles échappent aux grilles de lecture classistes, hégémonistes et binaires,
réifiant les positions ou les assignations. Mais la question n’est pas seulement
de savoir à quel type de sociologie renvoient ces différents mouvements et
quels « objets » relèvent de la sociologie du conflit. Elle concerne l’étiquetage
même de la sociologie.
La sociologie, au tournant du xxie siècle, conserve des points communs
avec la sociologie des fondateurs. Cependant, elle désigne aujourd’hui
une configuration de courants qui refusent l’homogénéité des sociétés, et
d’une intégration qui serait le socle de l’expérience collective s’exprimant à
travers différentes mobilisations. Cette configuration n’ignore pas les expé-
riences individuelles, leurs expressions spécifiques, et demeure attentive aux
rapports de pouvoir et aux totalisations. La socialisation est à la fois immer-
sion dans un monde vécu et connaissance forgée sur ce monde. C’est la rai-
son pour laquelle la sociologie de la conflictualité contemporaine ne peut pas
être totalement déterministe, dans la mesure où l’écart entre les structures
sociales et la volonté des individus semble s’être creusé. Elle repose néces-
sairement sur l’articulation de la liberté et de la contrainte collective au sein
d’une vie sociale, sans que l’une et l’autre des dimensions ne soient traitées
séparément, et sans céder à la tentation d’une lecture « subjectiviste ». La
conflictualité, qui subsume le terme de conflit social, doit donc être traitée
sous cet angle : comme une dialectique structurelle et structurante entre des
processus de domination et d’émancipation, qui travaillent constamment les
individus et les groupes.
Le conflit, donc la sociologie, supposent d’intégrer différentes approches,
à la fois situées et expérientielles, abstraites et discursives. Le fait que les
émotions soient désormais intégrées au capitalisme et dans les structures
de pouvoir, indique que la sociologie doit trouver de nouvelles ressources.
Une critique post-normative semble nécessaire en ce qui concerne le champ
des conflits. Nous l’avons dit : les luttes actuelles accordent de l’importance
aux « raisons » subjectives par lesquelles des individus se mobilisent, au-delà
d’un système de normes, fixées par les sociétés et la sociologie elle-même.
D’où la nécessité d’intégrer, dans un circuit sociologique, la subjectivité
comme faisant partie d’une chaîne causale et ayant des effets critiques. D’où
la nécessité de saisir et de qualifier des affects ou une immanence, au même
titre que les causes et les déterminations. D’où la nécessité enfin d’être en prise
avec les environnements, les émotions, qui sont un ensemble de rapports
sociaux concourant à la stabilisation ou la propagation des phénomènes.
Dans ce contexte, le bagage normatif des acteurs ne semble pas différent
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 236 21/09/2021 11:02
Un bilan contrasté des nouveaux conflits ▼ 237
de celui du sociologue, parce que les premiers mobilisent des schèmes de
raisonnement souvent équivalents aux seconds, et qu’ils agissent, non pas au
nom d’une autorité épistémique, mais en partant de leurs propres représen-
tations et surtout de leurs « prises » sur le monde. C’est ici que démarre le
problème pour la sociologie, si les affects du sociologue et ceux des acteurs
se confondent.
La place de l’enquête et de la méthode
avant tout
Quel est le rôle du sociologue et quels sont ses outils ? La sociologie est-elle à
la hauteur des conflits sociaux qui sont, comme nous l’avons vu, des conflits
convoquant des idéaux ? La survie de la discipline dépend de sa robustesse
théorique et méthodologique, sans négliger les aspérités de la réalité. Pour
que la rigueur existe, il est nécessaire de mener l’enquête. La sociologie se
distingue des autres sciences humaines dans la mesure où elle dispose d’un
outil éprouvé au fil du temps : l’enquête avec un spectre large de proto-
coles quantitatifs ou qualitatifs et comparatifs. La réaffirmation de l’enquête
sociologique est la manière la plus forte de redonner une place au réel, et
simultanément à la connaissance, contre l’essayisme ambiant et croissant
que l’on trouve dans une sociologie souvent impressionniste des mouve-
ments sociaux. Aucun objet ne doit être épargné. Il est possible d’enquêter
sur des mouvements réactionnaires, libéraux, racistes ou anarchistes sur
lesquels s’applique un régime de savoir identique ou symétrique. Toutes les
mobilisations que nous avons abordées permettent de penser l’intelligibilité
des sociétés post-industrielles, à la fois individualistes et reliées, atomisées
et influencées par des actions qui peuvent faire se rapprocher des agents
dispersés. Elles nécessitent de prendre en charge une approche compara-
tive et empirique. Au-delà, et afin d’allier la réflexivité à la connaissance, il
faut ouvrir la voie à des équipements méthodologiques. En deux mots, cela
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
tient à une sociologie processuelle, permise par la sociologie compréhen-
sive, par l’ethnométhodologie, le pragmatisme et la philosophie de terrain.
Toutes sont propices à qualifier des expériences situées, processuelles, sans
oblitérer les trajectoires et les transformations des subjectivités, envisagées
elles-mêmes dans un processus d’historicité.
Une question se pose : comment percevoir concrètement un mouvement
de transformation sociale à travers des mouvements fragmentés, souvent
mutiscalaires et convergents, cherchant depuis un point donné (une place,
une occupation furtive d’hôtel, un manuel de collapsologie) à infléchir l’ordre
social ? Doit-on recourir aux bagages classiques comme les répertoires d’ac-
tion, les carrières militantes et les habitus politiques ? Endosser le bagage
cognitif des acteurs ?
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 237 21/09/2021 11:02
238 ▲ Sociologie du conflit
Dans les sociétés post-industrielles marquées par l’éclatement des
conflits et des engagements, la coordination des acteurs sociaux se situe
à des niveaux plus ou moins visibles, tacites, convergents. La notion de
rôle chère au sociologue Erwin Goffman (1974), qui traduit l’existence
d’attentes sociales, conscientes ou non, résonnant les unes avec les autres,
n’est sans doute plus suffisante dans la mesure où la conflictualité peut être
plus opaque et simultanément irruptive, notamment en raison de l’acti-
visme numérique, permettant de passer d’une lutte à une autre, d’une iden-
tité à une autre. L’image de la vague employée par le sociologue Thomas
Schelling (1986) permet de faire ressortir la dimension cyclique des luttes
dans l’entrée du xxie siècle : qu’il s’agisse des mouvements antiracistes,
des luttes pour les droits civiques et d’autres actions sociales non unifiées
abordées. Elle fait écho aux démarches de la sociologie interactionnelle qui
déploie plusieurs échelles d’analyse à partir des points de croisement entre
une structure sociale et les acteurs. La théorie du turning point, propo-
sée par Andrew Abbott (2009), peut s’appliquer à la sociologie du conflit.
Plutôt que de traiter de l’espace social du militantisme, de ses champs et
positions, elle cerne les points d’ancrage des individus en fonction d’une
situation (le point focal), qui tient compte d’une échelle large diachronique
ou structurale. Elle offre l’avantage, au regard des « non-mouvements »
par exemple, de relativiser la portée personnelle de l’incarnation de tel ou
tel autre acteur, en se penchant davantage sur les processus collectifs et
ou interactionnels, là où les agents peuvent s’agréger ou se socialiser. Cette
sociologie présente l’intérêt de montrer des logiques d’agrégation des indi-
vidus, autres que celle des hiérarchies, des causalités ascendantes ou des-
cendantes. Elle prend en compte des moments ou des environnements
particuliers où se cristallisent les émotions, l’indignation, qui émanent
d’acteurs cherchant à problématiser leur fragilité sociale, plus ou moins
autonomisée d’une approche collective. Ce type de proposition convient
donc à la description des luttes éparses, et pourtant coordonnées, dont le
cadre est effervescent, labile et disruptif. L’intérêt de la nouvelle conflic-
tualité ne s’arrête pas là.
L’engagement sociologique.
Vers une sociologie publique
La conflictualité suppose de rehausser le niveau d’exigence de la sociologie
de la connaissance. Elle doit pouvoir témoigner de la sophistication des dif-
férents problèmes que l’on a passé en revue, de la porosité entre des publics
oppositionnels, et paradoxalement d’un rétrécissement de la conception de
la vie en société. La sociologie est impliquée dans des tâches scientifiques,
quelquefois peu dissociées de celles des acteurs et de leurs engagements.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 238 21/09/2021 11:02
Un bilan contrasté des nouveaux conflits ▼ 239
Elle suppose une réflexion sur les conditions de sa pratique afin de ne pas
véhiculer une idéologie dominante.
Dans Questions de sociologie (2002 [1984]), le sociologue Pierre Bourdieu
rend compte de la nécessité de séparer les problèmes scientifiques de l’enga-
gement politique qui demeure une affaire de conscience. L’état des sociétés
actuelles demande que le chercheur soit à l’affût des bouleversements, qui
sont de plus présents à la conscience des acteurs ordinaires. Ces derniers
oscillent entre le déni ou l’aveuglement et la nécessité de faire entendre
leurs voix. La critique toujours plus robuste et le versant émancipateur de
toutes sortes de collectifs n’excluent pas le pessimisme politique ou la vio-
lence déchaînée. L’inquiétude, voire un régime politique de l’angoisse, sont
au cœur des mouvements actuels, mais laissent entrevoir, dans certains cas,
des mondes communs « possibles ». Le sociologue peut alors chercher à
donner du sens à une conception « autopoïétique » de la société (Luhmann,
2011), horizontale, où les activités cognitives des acteurs pluriels, les res-
sources puisées dans le langage et les cultures ordinaires, les croyances ou
le sacré, jouent un grand rôle. C’est le cas des circulations de savoir-faire,
des différentes voies de visibilisation d’une intelligence collective, d’actes
attentifs à l’environnement, qui se propagent sur tous les continents. C’est le
cas de gestes politiques violents, remettant en cause les États. L’incertitude
radicale n’est pas toujours perceptible dans la mesure où elle est voilée par
un ensemble de dispositifs cherchant à absorber la critique et les tensions,
comme le montrent les aspirations effondristes et complotistes.
Tous ces points nécessitent d’établir à partir de l’enquête, les frontières et
les points de jonction, entre incertitude et réflexivité. Avec d’autres, le socio-
logue peut réfléchir à découvrir ce qui est imprévisible ou stabilisé. C’est parce
que les acteurs expriment des doutes sur la réalité, qu’ils s’engagent dans des
enquêtes, campent dans les villes, inventent des dispositifs de justice. Ils
peuvent formuler des injonctions paradoxales, patriotes et individualistes,
identitaires et sociales, paranoïaques et hospitalières. Ces formes ont des
conséquences sur l’environnement politique et social, dans la mesure où elles
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
permettent de faire apparaître des discontinuités historiques, voire le rem-
placement de causes par d’autres, tout comme l’enchevêtrement de celles-ci.
Certains des formats qui ont été étudiés dans cet ouvrage permettent d’ancrer
une véritable politique de visibilité de la critique ordinaire et par extension
une sociologie de la visibilité. D’autres non. C’est dans ce contexte que réside
la possibilité de nouvelles prises réflexives pour la sociologie, qui peut s’inté-
resser à la forme-État et à la forme-démocratie, à la religion et à l’écologie,
tant ces objets réels se modifient constamment les uns au contact des autres,
quels que soient les contextes nationaux ou internationaux.
L’engagement sociologique est possible à travers ces objets. Il suffit de
rappeler que le conflit existe dès lors que les groupes existent. Un champ
vaste existe donc pour la sociologie des conflits. Il concerne les dispositifs
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 239 21/09/2021 11:02
240 ▲ Sociologie du conflit
de visibilité des actions en public, la sociologie des usages ou les conflits de
lieux, les mouvements environnementaux, les actions de concernement dans
les quartiers, tout comme le lien entre différents champs (numérique, ville,
mouvements sociaux, identités) et différents publics (activistes, acteurs col-
laboratifs, citoyens) La sociologie est l’attention au monde. Elle doit trou-
ver une visibilité publique (Burawoy, 2005) qui fut celle des fondateurs de la
discipline. Le tissage entre les objets et les champs était également au pro-
gramme des fondateurs. En explorant différents champs, en analysant la vie
sociale, ils ont contribué à montrer que les individus avaient souvent une
longueur d’avance sur le sociologue.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 240 21/09/2021 11:02
Bibliographie
Abbott A., 2009, « À propos du concept de Turning Point », in Bessin M., Bidart C. et
Grossetti M. (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement,
Paris, La Découverte, « Recherches », p. 187‑211. doi : 10.3917/dec.bessi.2009.01.0187.
https://www.cairn.info/bifurcations--9782707156006-page-187.htm
Abensour M., 1999, « Le Guetteur de Rêves. Walter Benjamin et l’Utopie », Tumultes,
n° 12, p. 81‑119.
Abensour M., 1987, L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie
politique, Paris, Éditions du Seuil.
Adam G. et Reynaud J.-D., 1978, Conflits du travail et changement social, Paris, PUF.
Adorno T. W., 1974, Théorie esthétique (1970), Paris, Klincksieck.
Agamben G., 2003, État d’exception. Homo Sacer II (1), Paris, Éditions du Seuil.
Agier M., 2016, Les migrants et nous. Comprendre Babel, Paris, CNRS éditions.
Agrikoliansky É. et Sommier I. (dir.), 2005, Radiographie du mouvement altermondia-
liste français. Paris, La Dispute.
Aït Aoudia M. et Roger A. (dir.), 2015, La logique du désordre. Relire la sociologie de
Michel Dobry, Paris, Presses de Sciences Po.
Aït-Touati F. et Coccia E. (dir.), 2021, Gaïa, la vie en scène. Le Cri de Gaïa. Penser la Terre
avec Bruno Latour, Paris, La Découverte.
Ajari N., 2019, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, Paris, La Découverte,
coll. Les Empêcheurs de penser en rond.
Allard L. et Blondeau O., 2007, « L’activisme contemporain : défection, expressivisme,
expérimentation », Rue Descartes, vol. 55, no 1, p. 47‑58.
Almberg N., 2016, « La grève, c’est pas du luxe ! Les petites mains des grands hôtels », Z :
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, 10 (1), p. 62‑67.
Amiot M., 1986, Contre l’État, les sociologues. Éléments pour une histoire de la sociologie
urbaine en France (1900‑1980), Paris, Éditions EHESS.
Anderson N., 2018, Le Hobo. Sociologie du sans-abri (1923), Paris, Armand Colin.
Anselme J.-L., 2008, L’Occident décroché : enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock.
Arendt H., 1961, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy.
Aron R., 1964, La lutte des classes. Nouvelles leçons sur les sociétés industrielles, Paris, Gallimard.
Aron R., 1962, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy.
Asch S. E., 1951, « Effects of Groupe Pressure upon the Modification and Distortion of
Judgements », in Guetzkow H. (ed.), Groups, leadership and men ; research in human rela-
tions, Pittsburgh, Carnegie Press, p. 177‑190.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 241 21/09/2021 11:02
242 ▲ Sociologie du conflit
Auray N. et Bulle S., 2016, « Rupture critique ou partage du sensible, dévoilement
ou suspension de la réalité ? », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en
ligne le 19 octobre 2016, consulté le 19 juillet 2021. http://journals.openedition.org/
sociologies/5718 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sociologies.5718
Baciocchi S. et al., 2020, « Qui vient à Nuit debout ? Paris, place de la République, avril-
juin 2016. Trois méthodes pour une question », Sociologie, vol. 11, no 3, p. 251‑266.
Baczko A., Dorronsoro G. et Quesnay A., 2016, Syrie. Anatomie d’une guerre civile,
Paris, CNRS Éditions.
Baechler J., 2004, « Conservation, réforme et révolution comme concepts sociologiques »,
Esprit critique, 6 (2), p. 70‑86.
Baechler J., 1970, Les phénomènes révolutionnaires, Paris, PUF.
Balandier G., 2004, Sens et puissance. Les dynamiques sociales (1971), Paris, PUF.
Baldó J. et Bolivar T., 1996, La cuestión de los barrios. Homenaje à Paul-Henry Chombart
de Lauwe, Caracas, Monte Avila Editores.
Balestrini N. et Moroni P., 2017, La Horde d’or, Italie, 1968‑1977. La grande vague révo-
lutionnaire et créative, politique et existentielle, Paris, Éditions de l’Éclat.
Ballast, 2015, « Jacques Rancière », vol. 3, no 2, p. 58‑73.
Balaud L. et Chopot A., 2021, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements ter-
restres, Paris, Éditions du Seuil.
Barron P., Bory A. Chauvin S., Jounin N., Tourette L. (dir.), 2011, On bosse ici, on reste
ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, Paris, La Découverte.
Barthe Y., 2006, Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris,
Economica.
Bauman Z., 2004, L’Amour liquide, De la fragilité des liens entre les hommes, Paris, Éditions
du Rouergue.
Bayart J.-F., 2010, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Karthala.
Bayat A., 2013, Life as Politics: How Ordinary People Change the Middle East, Palo Alto,
Stanford University Press.
Beaud S., 2008, « Les angles morts de la sociologie française », in Beaud S., Confavreux J. et
Lindgaard J. (dir.), La France invisible, Paris, La Découverte, p. 457‑472.
Beaud S., 2002, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris,
La Découverte.
Beaud S. et Noiriel G., 2021, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une
catégorie, Marseille, Agone.
Beaud S. et Pialoux M., 1999, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot
de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard.
Beck U., 2001, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (1986), Paris, Aubier.
Becker H. S., 1985, Outsiders. Études de sociologie de la déviance (1963), Paris, Métailié.
Bell D., 1997, La fin de l’idéologie, Paris, PUF.
Bell D., 1976, Vers la société post-industrielle (1973), Paris, Robert Laffont.
Benford R. D. et Snow D. A., 2012, « Processus de cadrage et mouvements sociaux : pré-
sentation et bilan » (2000), Politix, 99 (3), p. 217‑255.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 242 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 243
Benjamin W., 2000, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1935),
Œuvres. Tome III, Paris, Gallimard, p. 67‑113.
Benjamin W., 1989, « Réflexions théoriques sur la connaissance », Paris, capitale du
xixe siècle. Le livre des passages, Paris, Éditions du Cerf.
Benveniste É., 1969, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes. Tome I : Économie,
parenté, société, Paris, Éditions de Minuit.
Bercé Y-M., 1974, Croquants et nu-pieds. Les soulèvements paysans en France du xvie au
xixe siècle, Paris, Gallimard.
Béroud S. et al., 2008, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contempo-
raine, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant.
Béroud S., Giraud B. et Karel Y., 2018, Sociologie politique du syndicalisme. Introduction
à l’analyse sociologique des syndicats, Malakoff, Armand Colin.
Berthelot J.-M., 1990, L’intelligence du social, Paris, PUF.
Bertho A., 2013, « Soulèvements contemporains et mobilisations visuelles », Socio, n° 2,
p. 217‑228.
Bertho A., 2009, Le temps des émeutes, Paris, Bayard.
Bertrand R., 2008, « Penser le Java Mystique de l’âge moderne avec Foucault : peut-on
écrire une histoire “non intentionnaliste” du politique ? », Sociétés politiques comparées,
n° 2, février. https://hal-sciencespo.archives-ouvertes.fr/hal-01022323/document.
Besnard P., 1978, « Merton à la recherche de l’anomie », Revue française de sociologie, 19 (1),
p. 3‑38.
Bessy C. et Chateauraynaud F., 1995, Experts et Faussaires. Pour une sociologie de la
perception, Paris, Métailié.
Biard M., 2010, « Types de conflits, formes de politisation et historiographie de la Révolution
française », in Bourquin L. et Hamon P. (dir.), La politisation. Conflits et constructions du
politique depuis le Moyen Âge, Rennes, PUR, p. 53‑65.
Bigo D., Bonelli L. et Deltombe T., 2008, Au nom du 11 Septembre… Les démocraties à
l’épreuve de l’antiterrorisme, Paris, La Découverte.
Boltanski L., 2012, Énigmes et complots : Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Boltanski L., 2009, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard.
Boltanski L., 1990a, « Sociologie critique et sociologie de la critique », Politix, n° 10‑11,
p. 124‑134.
Boltanski L., 1990b, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de
l’action, Paris, Métailié.
Boltanski L., 1982, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit.
Boltanski L. et al., 2007, Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris,
Stock.
Boltanski L., Darré Y. et Schiltz M-A., 1984, « La dénonciation », Actes de la recherche
en sciences sociales, n° 51, p. 3‑40.
Boltanski L. et Esquerre A., 2014, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite,
Bellevaux, Éditions Dehors.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 243 21/09/2021 11:02
244 ▲ Sociologie du conflit
Boltanski L. et Thevenot L., 1991, De la justification. Les économies de la grandeur
(1987), Paris, Gallimard.
Bonilla-Silva E., 2003, Racism without Racists: color-blind Racism and the persistence of
racial inequality in the United States, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers.
Bookchin M., 2003, Qu’est-ce que l’écologie sociale ? Lyon, Atelier de création libertaire.
Botteri P., 1989, « Stasis : le mot grec, la chose romaine », Mètis. Anthropologie des mondes
grecs anciens, 4 (1), p. 87‑100.
Boubeker A. et Hajjat A. (dir.), 2008, Histoire politique des immigrations (post)coloniales
en France, 1920‑2008, Paris, Éditions Amsterdam.
Boucher M., 2018, La gauche et la race, Paris, L’Harmattan.
Boucheron P., 2013, Conjurer la peur, Sienne 1338. Essai sur la force politique des images,
Paris, Éditions du Seuil.
Boudon R., 1977, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF.
Boudon R. et Bourricaud F., 2006, « Conflits sociaux », Dictionnaire critique de la socio-
logie (1982), Paris, PUF, p. 90‑96.
Bourdieu P., 2003, Méditations pascaliennes (1997), Paris, Éditions du Seuil.
Bourdieu P., 2002, Questions de sociologie (1984), Paris, Éditions de Minuit.
Bourdieu P., 2001, Contre-feux. T. 2 : Pour un mouvement social européen, Paris, Raisons d’agir.
Bourdieu P., 2000, Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
Bourdieu P., 1998, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-
libérale, Paris, Liber-Raisons d’Agir.
Bourdieu P., 1995, « Combattre la technocratie sur son terrain », Libération, 14 décembre.
https://www.liberation.fr/france/1995/12/14/pierre-bourdieu-je-suis-ici-pour-dire-notre-
soutien_152432/.
Bourdieu P., 1994, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Éditions du Seuil.
Bourdieu P., 1990, « La domination masculine », Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 84, p. 2‑31.
Bourdieu P., 1989, Noblesse d’État, Paris, Éditions de Minuit.
Bourdieu P., 1984a, Homo Academicus, Paris, Éditions de Minuit.
Bourdieu P., 1984b, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 52‑53, p. 49‑55.
Bourdieu P., 1982, Leçon sur la leçon, Paris, Éditions de Minuit.
Bourdieu P., 1980, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit.
Bourdieu P., 1971, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociolo-
gie, 12 (3), p. 295‑334.
Bourdieu P. (dir.), 1993, La misère du monde, Paris, Éditions du Seuil.
Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., 1983, Le métier de sociologue, La Haye,
Mouton.
Bourmeau S. (dir.), 2019, « Gilets jaunes » : hypothèses sur un mouvement, Paris, La
Découverte.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 244 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 245
Bouveresse J., 2002, « À Pierre Bourdieu, la philosophie reconnaissante », in Pinto
E. (dir.), Penser l’art et la culture avec les sciences sociales. En l’honneur de Pierre
Bourdieu, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 13‑20 (https://books.openedition.org/
psorbonne/20097?lang=fr).
Bouvet L., 2015, L’Insécurité culturelle : sortir du malaise identitaire français, Paris, Fayard.
Breviglieri M., Lafaye C. et Trom D. (dir.), 2009, Compétences critiques et sens de la
justice, Paris, Economica.
Brown W., 2018, Défaire le démos. Le néolibéralisme, une révolution furtive, Paris, Éditions
Amsterdam.
Bulle S., 2021, « How the non-human turn challenges the social sciences. The case of
environmental struggles », in Brighenti et Kaerrholm (eds), Explorations in Territoriology,
Palgrave (à paraître).
Bulle S., 2020, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie de Notre-Dame-des-Landes à
Bure, Grenoble, UGA Éditions (coll. « Ecotopiques »).
Bulle S., 2018, « Formes de vie, milieux de vie. La forme-occupation », Multitudes 2 (71),
p. 168‑175.
Bulle S., 2016, « Rupture critique ou partage du sensible, dévoilement ou suspension de
la réalité ? », SociologieS [Online] : http://sociologies.revues.org/5718 (avec Nicolas Auray).
Bulle S., 2013, « Pourquoi la rue inspire-t-elle la révolte ? Compétences émeutières et
projet de transformation social dans le mouvement d’occupation mondial (Espagne, Israël,
USA) », Revue Spatial Justice/Justice spatiale, n° 5, déc. 2012-déc. 2013.
Bulle S., 2012, « J14. Une archive vivante du mouvement israélien ». Dossier spécial
Révolutions et Révoltes, Multitudes, 50.
Burawoy M., 2005, « For Public Sociology », American Sociological Review, 70 (1), p. 4‑28.
Burgat F., 2010, L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida, Paris, La Découverte.
Burgess E. W., Park R. E., McKenzie R. D., 1925, The City, Chicago, University of Chicago
Press.
Burgess E. W. et Park R. E. (dir.), 1921, The Introduction to the Science of Sociology,
Chicago, The University of Chicago Press.
Burstin H., 2013, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution fran-
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
çaise, Paris, Vendémiaire.
Butler J., 2016, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard.
Cardon D. et Granjon F., 2013, Médiactivistes, Paris, Presses de Sciences Po.
Carlier L., 2016, « Les apports de R. E. Park pour une approche sociologique du cosmopo-
litisme », EspacesTemps. https://www.espacestemps.net/articles/les-apports-de-park-pour-
une-approche-sociologique-du-cosmopolitisme/.
Carrel M. et Neveu C. (dir.), 2014, Citoyennetés ordinaires. Pour une approche renouvelée
des pratiques citoyennes, Paris, Karthala.
Castel R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat,
Paris, Fayard.
Castoriadis C., 2000, Le Carrefour des labyrinthes. Le monde morcelé, t. 3, Paris, Éditions
du Seuil.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 245 21/09/2021 11:02
246 ▲ Sociologie du conflit
Castoriadis C., 1975, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil.
Cefaï D. et Trom D. (dir.), 2001, Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des
arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS.
Chamayou G., 2018, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire,
Paris, La Fabrique.
Chandavarkar R., 2012, « “The Making of the Working Class” : E. P. Thompson and
Indian History », in Chaturvedi V. (ed.), Mapping Subaltern Studies and the Postcolonial,
London/New York, Verso, p. 50‑71.
Chateauraynaud F., 2011, Argumenter dans un champ de forces. Essai de balistique socio-
logique, Paris, Éditions Pétra.
Chateauraynaud F. et Torny D., 1999, Les sombres précurseurs : Une sociologie pragma-
tique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’EHESS.
Chatterjee P., 2009, Politique des gouvernés. Réflexions sur la politique populaire dans la
majeure partie du monde (2004), Paris, Éditions Amsterdam.
Cherkaoui M., 2006, Le paradoxe des conséquences. Essai sur une théorie wébérienne des
effets inattendus et non voulus des actions, Genève/Paris, Droz.
Chollet A., 2019, « L’énigme de la démocratie sauvage », Esprit, 1‑2, p. 136‑146.
Ciavolella R. et Wittersheim É., 2016, Introduction à l’anthropologie du politique,
Louvain-la-Neuve, De Boeck.
Cicourel A., 2017, La justice des mineurs au quotidien de ses services (1968), Genève, IES/
HETS.
Cingolani P., 2021, La colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de
plateforme, Paris, Éditions Amsterdam.
Cingolani P., 2003, La république, les sociologues et la question politique, Paris, La
Dispute.
Clastres P., 1980, « Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives »
(1977), Recherches d’anthropologie politique, Paris, Éditions du Seuil, p. 171‑207.
Clastres P., 1974, La société contre l’État, Paris, Éditions de Minuit.
Clément K., 2020 « “On va enfin faire redescendre tout ça sur terre !” : penser une critique
sociale ordinaire populaire de bon sens », Condition humaine Conditions politiques [En
ligne], 1 | 2020. http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=115
Codaccioni V., 2021, La société de vigilance. Autosurveillance, délation et haines sécuri-
taires, Paris, Textuel.
Cohen D., 2010, La Nature du people. Les formes de l’imaginaire social (xviiie-xxie siècles),
Seyssel, Champ Vallon.
Collectif Rosa Bonheur, 2019, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace
populaire, Paris, Éditions Amsterdam.
Collectif, 2003, Antisémitisme : l’intolérable chantage – Israël-Palestine, une affaire fran-
çaise ? Paris, La Découverte.
Collins R., 2016, Conflict sociology. A Sociological Classic Updated (1975), New York,
Routledge.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 246 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 247
Collins R., 2010, « La violence en situation », propos recueillis par J. Truc, Tracés. Revue de
Sciences humaines, n° 19. https://journals.openedition.org/traces/4930.
Collins R., 2008, Violence. A Micro-Sociological Theory, Princeton, Princeton University
Press.
Collins R., 2004, Interaction Ritual Chains, Princeton, Princeton University Press.
Comaroff J. et Comaroff J. L., 1991, Of Revelation and Revolution. T. 1 : Christianity,
Colonialism, and Consciousness in South Africa, Chicago, University of Chicago Press.
Comité invisible, 2007, L’insurrection qui vient, Paris, La Fabrique éditions.
Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, 2020, Rapport de
l’ECRI sur l’Allemagne, https://rm.coe.int/rapport-de-l-ecri-sur-l-allemagne-sixieme-cycle-
de-monitoring/16809ce4c1
Comte A., 1969, Système de politique positive (1854), Paris, PUF.
Confavreux J. (dir.), 2019, Le fond de l’air est jaune, Comprendre une révolte inédite, Paris,
Éditions du Seuil.
Coquard B., 2019, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris,
La Découverte.
Coser L. A., 1982, Les fonctions du conflit social (1956), Paris, PUF.
Coser L. A., 1967, Continuities in the Study of Social Conflict, New York, The Free Press.
Crapez M., 1998, « De quand date le clivage gauche/droite en France ? », Revue française de
science politique, 48 (1), p. 42‑75.
Crenshaw K., 1989, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist
Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics »,
University of Chicago Legal Forum: Iss. 1, Article 8. Available at: http://chicagounbound.
uchicago.edu/uclf/vol1989/iss1/8.
Crozier M., 1963, Le phénomène bureaucratique, Paris, Éditions du Seuil.
Crozier M. et Friedberg E., 1977, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collec-
tive, Paris, Éditions du Seuil.
Cuin C-H., 2004, « Division du travail, inégalités sociales et ordre social. Note sur les ter-
giversations de l’analyse durkheimienne », Revue européenne des sciences sociales, 62 (129),
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
p. 95‑103.
Cuin C-H., Gresle F. et Hervouet R., 2017, Histoire de la sociologie. De 1789 à nos jours,
Paris, La Découverte.
Dahrendorf R., 1972, Classes et conflits de classe dans la société industrielle (1957), Paris/
La Haye, Mouton.
DARES, 2019, « Les grèves en 2017 » (par C. Higounenc), Analyse n° 059. https://dares.
travail-emploi.gouv.fr/publications/les-greves-en-2017.
DARES, 2016, « La syndicalisation en France » (par M.-T. Pignoni), Analyse n° 025.
https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/pdf/2016‑025.pdf.
Davies J. C., 1962, « Towards a Theory of Revolution », American Sociological Review,
27 (1), p. 5‑19.
De Waal F., 2011, Le singe en nous, Paris, Pluriel.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 247 21/09/2021 11:02
248 ▲ Sociologie du conflit
De Waal F., 1995, La politique du chimpanzé. Sexe et pouvoir chez les singes, Paris, Odile Jacob.
Della Porta D. et Reiter H., 2006, « Antimondialisation et ordre public. Le cas du G8 à
Gênes », in Fillieule O. et Della Portala D. (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre et
gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences Po, p. 281‑305.
Denis J-M. (dir.), 2005, Le conflit en grève ? Tendances et perspectives de la conflictualité
contemporaine, Paris, La Dispute.
Descola P., 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
Despret V., 2019, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud.
Dewey J., 2011, La formation des valeurs, Paris, La Découverte.
Dewey J., 2010, Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard.
Dhume F., Dunezat X., Gourdeau C., Rabaud A., 2020, Du racisme d’État en France,
Lormont, Le Bord de l’eau.
Dorlin E., 2017, Se défendre : une philosophie de la violence, Paris, La Découverte.
Dubet F., 2010, Les places et les chances : Repenser la justice sociale, Paris, Éditions du Seuil.
Dubet F., 1994, Sociologie de l’expérience, Paris, Éditions du Seuil.
Dubey G., 2013, « Introduction », Socio-anthropologie, no 27, p. 9‑20.
Dufoix S., 2016, « Nommer l’autre », Socio, 7, p. 163‑186.
Duperrex M., 2019, Voyage en sol incertain, Wildproject.
Durkheim É., 2020a, « L’individualisme et les intellectuels » (1898), Émile
Durkheim. Sociologie politique, une anthologie, textes présentés par F. Hulak et postface de
Y. Sintomer, Paris, PUF, p. 281‑299.
Durkheim É., 2020b, « Leçons de sociologie : morale civique » (1900), Émile
Durkheim. Sociologie politique, une anthologie, textes présentés par F. Hulak et postface de
Y. Sintomer, Paris, PUF, p. 93‑167.
Durkheim É., 2020c, « La conception matérialiste de l’histoire » (1897), Émile
Durkheim. Sociologie politique, une anthologie, textes présentés par F. Hulak et postface de
Y. Sintomer, Paris, PUF, p. 361‑371.
Durkheim É., 1973, De la division du travail social (1893/1902), Paris, PUF.
Durkheim É., 1971, Le socialisme, sa définition, ses débuts, la doctrine saint-simonienne
(1928), Paris, PUF.
Durkheim É., 1966, Éducation et sociologie (1922), Paris, PUF.
Durkheim É., 1960, Les règles de la méthode sociologique (1895), Paris, PUF.
Edelman M., 2001, « Social Movements : Changing Paradigms and Forms of Politics »,
Annual Review of Anthropology, n° 30, p. 285‑317.
El Chazli Y., 2012, « Sur les sentiers de la révolution. Comment des Égyptiens “dépolitisés”
sont-ils devenus révolutionnaires ? », Revue française de science politique, vol. 62, no 5‑6, pp.
843‑865.
Elias N., 2017, Les Allemands. Luttes de pouvoir et développement de l’habitus aux xixe et
xxe siècles (1989), Paris, Éditions du Seuil.
Elias N., 2003, La Dynamique de l’Occident (1975), Paris, Press Pocket.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 248 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 249
Elias N., 1997, Logiques de l’exclusion : enquête sociologique au cœur des problèmes d’une
communauté, Paris, Fayard (avec Scotson John).
Elias N., 1973, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy.
Eliasoph N., 2010, L’évitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie
dans la vie quotidienne, Paris, Economica.
Emery F. E. et Trist E. L., 1965, « The causal texture of organizational environments »,
Human relations, n° 18, p. 21‑32.
Emperador B. M., 2019, « From Contestation to Conciliation: Social Networks and
Engagement in the Unemployed Graduates Movement in Morocco », Social Movement
Studies, Taylor & Francis (Routledge), 18 (1), p. 113‑129.
Enriquez E., 1992, L’organisation en analyse, Paris, PUF.
Eribon D., 2009, Retour à Reims, Paris, Fayard.
Escobar A., 2018, Sentir-Penser avec la terre, Paris, Éditions du Seuil.
Escoda M. R., Fassa F. et Lépinard É. (dir.), 2016, L’intersectionnalité : enjeux théo-
riques et politiques, Paris, La Dispute.
Evans-Pritchard E. E., 1968, Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions
politiques d’un peuple nilote (1940), Paris, Gallimard.
Faburel G., 2020, Pour en finir avec les grandes villes. Manifeste pour une société écologique
post-urbaine, Paris, Le Passager clandestin.
Fanon F., 2011, Peau noire, masques blancs (1952), Œuvres, préface d’A . Mbembe et intro-
duction de M. Bessone, Paris, La Découverte, p. 45‑257.
Fanon F., 1961, Les damnés de la terre, Paris, Maspero.
Fassin D., 2009, « Les économies morales revisitées », Annales HSS, 64 (6), p. 1237‑1266.
Fassin D. et Fassin É. (dir.), 2006, De la question sociale à la question raciale : représenter
la société française, Paris, La Découverte.
Fassin É., Fouteau C. Guichard S. et Windels A., 2014, Roms & riverains. Une politique
municipale de la race, Paris, La Fabrique.
Favret-Saada J., 2004, « Glissements de terrain », Vacarme, no 28, p. 4‑12.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Federici S. et al., 2020, Travail gratuit et grèves féministes, Genève, Entremonde.
Federici S., 1975, Wages Against Housework, Bristol, Falling Wall Press and the Power of
Women Collective.
Feierman S., 1990, Peasant Intellectuals. Anthropology and History in Tanzania, Madison/
London, The University of Wisconsin Press.
Ferret J., 2015, « Sur la dynamique temporelle du conflit (et de la violence) », Négociations,
24 (2), p. 157‑163.
Fillieule O. et Favre P., 2020, « Manifestation », in Fillieule O., Mathieu L. et Péchu C.
(dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, p. 363-371.
Fillieule O. et Jobard F., 2021, Politiques du désordre. La police des manifestations en
France, Paris, Éditions du Seuil.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 249 21/09/2021 11:02
250 ▲ Sociologie du conflit
Fillieule O. et Mathieu L., 2020, « Structure des opportunités politiques », in Fillieule
O., Mathieu L. et Péchu C. (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de
Sciences Po, p. 573‑580.
Foucault M., 2015, « Inutile de se soulever ? » (1979), Œuvres, tome 2, Paris, Gallimard
« Bibliothèque de la Pléiade ».
Fraser N., 2005, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La
Découverte.
Freund J., 1983, Sociologie du conflit, Paris, PUF.
Frozel Barros N. et Motta A., 2019, « Thomas C. Schelling dans les sciences sociales.
Histoires de petites stratégies et grandes stratégies de l’histoire », Émulations. Revue de
sciences sociales, n° 31, p. 7‑17.
Garfinkel H. et Sacks H., 1970, « On Formal Structures of Practical Action », in McKinney
J. C. et Tiryakian E. A. (eds.), Theoretical Sociology, New York, Appleton-Century-Crofts,
p. 337‑366.
Gaspard F., 1990, Une petite ville en France, Paris, Gallimard.
Gaspard F. et Khosrokhavar F., 1995, Le foulard et la République, Paris, La Découverte.
Gay V., 2021, Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980,
Lyon, PUL.
Geertz C., 1983, Bali. Interprétation d’une culture (1973), Paris, Gallimard.
Gellner E., 2003, Les Saints de l’Atlas (1969), Saint-Denis, Éditions Bouchène.
Gerth H. et Mills C. W., 1953, Character and Social Structure. The Psychology of Social
Institutions, New York, Harcourt, Brace and Co.
Ghiles-Meilhac S., 2015, « Mesurer l’antisémitisme contemporain : enjeux politiques
et méthode scientifique », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, vol. 62, n° 2/3,
p. 201‑224.
Giddens A., 1994, Les conséquences de la modernité (1990), Paris, L’Harmattan.
Giddens A., 1987, La constitution de la société, Paris, PUF.
Girard V., 2013, « Sur la politisation des classes populaires périurbaines. Trajectoires
de promotion, recompositions des appartenances sociales et distance(s) vis-à-vis de la
gauche », Politix, n° 101, p. 183‑215.
Gluckman M., 1963, Order and Rebellion in Tribal Africa, New York, The Free Press of
Glencoe.
Gluckman M., 1959, Custom and Conflict in Africa, Glencoe, The Free Press.
Gluckman M., 1940, « The Kingdom of the Zulu of South Africa », in Fortes M. et
Evans-Pritchard E. E. (eds.), African Political Systems, London, Oxford University Press,
p. 25‑55.
Gobille B., 2009, Mai 68, Paris, La Découverte.
Goffman E., 1974, Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit.
Goffman E., 1973, La mise en science de la vie quotidienne. T. 2 : Les relations en public
(1971), Paris, Éditions de Minuit.
Gouldner A. W., 1970, The Coming Crisis of Western Sociology, New York, Basic Books.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 250 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 251
Graeber D., 2018, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent.
Grafmeyer Y., 1999, « La coexistence en milieu urbain : échanges, conflits, transaction »,
Recherches sociologiques, n° 1, p. 157‑176.
Gramsci A., 2016, « Origine e scopi della legge sulle associazioni segrete » (1925), in Masse
e partito. Antologia 1910‑1926 (éd. G. Liguori), Roma, Editori Riuniti.
Gramsci A., 2011, Guerre de mouvement et guerre de position (éd. R. Keucheyan), Paris,
La Fabrique.
Gramsci A., 2007, « Il popolo delle scimmie » (1921), in Nel mondo grande e terribile.
Antologia degli scritti 1914‑1935 (éd. G. Vacca), Torino, Einaudi, p. 84‑88.
Gramsci A., 1992, Cahiers de prison. Cahiers 19 à 29, Paris, Gallimard.
Gramsci A., 1990, Cahiers de prison. Cahiers 14 à 18, Paris, Gallimard.
Gramsci A., 1975a, « Quelques thèmes sur la question méridionale » (1930), Gramsci dans
le texte (éd. F. Ricci et J. Bramant), Paris, Éditions sociales, p. 113‑123.
Gramsci A., 1975b, « La Révolution contre “le Capital” » (1917), Gramsci dans le texte (éd.
F. Ricci et J. Bramant), Paris, Éditions sociales, p. 46‑50.
Grignon C. et Passeron J-C., 1985a, « Contribution à la proto-histoire de la réciprocabi-
lité symbolique des rapports de force », Enquête, 1, p. 1. https://journals.openedition.org/
enquete/188.
Grignon C. et Passeron J-C., 1985b, « Dominocentrisme et dominomorphisme »,
Enquête, 1, p. 1‑25. https://journals.openedition.org/enquete/42.
Grossein J.-P., 2005, « De l’interprétation de quelques concepts wébériens », Revue fran-
çaise de sociologie, 46 (4), p. 685‑721.
Grossman D., 1995, On Killing. The Psychological Cost of Learning to Kill in War and
Society, Boston, Little Brown.
Groux G., 1998, Vers un renouveau du conflit social ?, Paris, Bayard.
Guéguen H. et Malochet G., 2014, Les théories de la reconnaissance, Paris, La
Découverte.
Guillaumin C., 1972, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, La Haye, Mouton.
Guha R., 2011, « Gramsci in India : Hommage to a teacher », Journal of Modern Italian
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Studies, 16 (2), p. 288‑295.
Guha R., 1999, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India (1983), Durham/
London, Duke University Press.
Guha R., 1997, Dominance without Hegemony : History and Power in Colonial India,
Cambridge, Harvard University Press.
Gurr T. R., 1970, Why Men Rebel, Princeton, Princeton University Press.
Gusfield J., 2009, La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un
ordre symbolique (1981), Paris, Economica.
Habermas J., 2001, Théorie de l’agir communicationnel. Tome 1 : Rationalité de l’agir et
rationalisation de la société (1981), Paris, Fayard.
Habermas J., 1988, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitu-
tive de la société bourgeoise (1962), Paris, Payot.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 251 21/09/2021 11:02
252 ▲ Sociologie du conflit
Hajjat A., 2016, « La volonté de ségrégation », Quartiers XXI, https://quartiersxxi.org/la-
volonte-de-segregation/
Hajjat A., 2012, Les frontières de l’« identité nationale ». L’injonction à l’assimilation en
France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte.
Hajjat A. et Mohammed M., 2013, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent
le « problème musulman », Paris, La Découverte.
Hall S., 2007, Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies, Paris, Éditions
Amsterdam.
Hardt M. et Negri A., 2000, Empire, Paris, Éditions Exils.
Haraway D.-J., 2020, Vivre avec le trouble, Éditions des Mondes à Faire.
Haraway D.-J., 2007, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminismes,
Paris, Éditions Exils.
Harvey D., 2011, Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation,
résistances, Paris, Éditions Amsterdam.
Harvey D., 2001, Spaces of Capital. Towards a Critical Geography, New York, Routledge.
Hayat S., 2018, « Les Gilets jaunes, l’économie morale et le pouvoir », Wordpress. https://
samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pou-
voir/.
Hellegouarc’h J., 1972, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la
République, Paris, Les Belles Lettres.
Hirsch R., 2017, Sont-ils toujours des Juifs allemands ? La gauche radicale et les Juifs depuis
1968, Arbre bleu éditions.
Hirschman A. O., 1995, Défection et prise de parole (1970), Paris, Fayard.
Hoggart R., 1970, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en
Angleterre (1957), Paris, Éditions de Minuit.
Honneth A., 2016, Critique du pouvoir. Michel Foucault et l’École de Francfort, élabora-
tions d’une théorie critique de la société (1986), Paris, La Découverte.
Honneth A., 2002, La lutte pour la reconnaissance (1992), Paris, Éditions du Cerf.
Hulak F., 2020, « La sociologie critique d’Émile Durkheim », Émile Durkheim. Sociologie
politique, une anthologie, textes présentés par F. Hulak et postface de Y. Sintomer, Paris,
PUF, p. 13‑45.
Huret R., 2008, La fin de la pauvreté ? Les experts sociaux en guerre contre la pauvreté aux
États-Unis (1945‑1974), Paris, Éditions de l’EHESS.
Hyman R., 2001, « À la recherche de la mobilisation perdue », in Pouchet A. (dir.), Sociologie
du travail : 40 ans après, Paris, Elsevier, p. 35‑51.
Hymes D., 1972, Reinventing anthropology, New York, Pantheon Books.
Inglehart R., 1977, The Silent Revolution, Princeton, Princeton University Press.
Ingold T., 2011, Being Alive. Essays on Movement, Knowledge and Description, London,
Routledge.
Jacquemain M., 2010, « Penser le conflit et l’ordre social », in Wintgens S. et Piet G. (dir.),
Les conflits et l’analyse de leur résolution, Liège, Éditions de l’Université de Liège, p. 11‑26.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 252 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 253
Jasper J. M., 1998, « The Emotions of Protest : Affective and Reactive Emotions In and
Around Social Movements », Sociological Forum, vol. 13, no 3, p. 397‑424.
Jeanpierre L., 2019, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, Paris, La Découverte.
Joseph I. et Grafmeyer Y., 2009, L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris,
Champs Flammarion.
Kaplan S. L., 2002, « Idéologies, conflits et pratiques politiques dans les corporations pari-
siennes au xviiie siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 49 (1), p. 5‑55.
Karsenti B., 1994, Marcel Mauss. Le fait social total, Paris, PUF.
Kauffmann E., 2014, « “Les trois types purs de la domination légitime” de Max Weber : les
paradoxes de la domination et de la liberté », Sociologie, 5 (3), p. 307‑317.
Keesing R. M., 1992, Custom and Confrontation : Kwaio Struggle for Cultural Autonomy,
Chicago, University of Chicago Press.
Kergoat D., 2012, Se battre, disent-elles, Paris, La Dispute.
Keucheyan R., 2019, Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Paris, La
Découverte.
Klein N., 2002, No Logo. La tyrannie des marques, Arles, Actes Sud.
Kokoreff M., 2006, « Sociologie de l’émeute. Les dimensions de l’action en question »,
Déviance et Société, 30 (4), p. 521‑533.
Kriesi H., 1994, Les démocraties occidentales. Une approche comparée, Paris, Economica.
La Boétie É. de, 1976, Le Discours de la servitude volontaire (1574), Paris, Payot.
Laacher S., 2018, Croire à l’incroyable. Un sociologue à la cour nationale du droit d’asile,
Paris, Gallimard.
Laborde C., 2017, Liberalism’s Religion, Cambridge, Harvard University Press.
Lagasnerie G. de et Traoré A., 2019, Le combat Adama, Paris, Stock.
Lagrange H., 2010, Le déni des cultures, Paris, Éditions du Seuil.
Lahire B., 1996, « Risquer l’interprétation. Pertinences interprétatives et surinterprétation
en sciences sociales », Enquête, n° 3, p. 61‑87.
Lallement M., 2008a, Le travail, une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Lallement M., 2008b, Sociologie des relations professionnelles, Paris, La Découverte.
Lamont M., Moraes Silva G., Welburn J., Guetzkow J., Mizrachi N., Herzog H.
et Reis E., 2016, Getting Respect: Responding to Stigma and Discrimination in the United
States, Brazil, and Israel, Princeton, Princeton University Press.
Lapeyronnie D., 2006, « Révolte primitive dans les banlieues françaises. Essai sur les
émeutes de l’automne 2005 », Déviance et Société, 30 (4), p. 431‑448.
Lapeyronnie D., 1993, L’individu et les minorités. La France et la Grande-Bretagne face à
leurs immigrés, Paris, PUF.
Lapeyronnie D. et Dubet F., 1992, Les Quartiers d’exil, Paris, Éditions du Seuil.
Latour B., 2017, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte.
Laugier S., 2010, La voix et la vertu : variétés du perfectionnisme moral, Paris, PUF.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 253 21/09/2021 11:02
254 ▲ Sociologie du conflit
Le Cour Grandmaison O., 2019, « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et poli-
tiques musulmanes en France à l’époque coloniale, Paris, La Découverte.
Le Galès P., 1995, « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue fran-
çaise de science politique, 45 (1), p. 57‑95.
Le Goff A., 2015, « Stratification, luttes sociales et démocratie chez Charles Wright Mills »,
Astérion, n° 13. https://journals.openedition.org/asterion/2640.
Le Goff J., 1979, « Les trois fonctions indo-européennes, l’histoire et l’Europe féodale »,
Annales ESC, 34 (6), 1187‑1215.
Leach E., 1972, Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie (1954), Paris, Maspero.
Leca J., 2001, « Le politique comme fondation » (propos recueillis par S. Duchesne et F.
Haegel), Espace Temps, 76‑77, p. 27‑36.
Lefebvre H., 1974, La production de l’espace, Paris, Anthropos.
Lefort C., 1986, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard.
Lefort C., 1979, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard.
Lemieux C., 2018, La sociologie pragmatique, Paris, La Découverte.
Lemieux C., 2011, « Jugements en action, actions en jugement. Ce que la sociologie des
épreuves peut apporter à l’étude de la cognition », in Clément F. et Kaufmann L. (dir.), La
sociologie cognitive, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, p. 249‑274.
Leroi-Gourhan A., 1965, Le geste et la parole. Tome II : Technique et langage, Paris, Albin
Michel.
Lévi-Strauss C., 2017, Les structures élémentaires de la parenté (1949), Paris, Éditions de
l’EHESS.
Lhuilier D., 2005, « Le “sale boulot” », Travailler, 14 (2), p. 73‑98.
Liguori G., 2016, « Le concept de subalterne chez Gramsci », Mélanges de l’École française
de Rome, 128 (2). http://journals.openedition.org/mefrim/3002.
Linhardt D., 2012, « Avant-propos : épreuves d’État », Quaderni, no 78, 5‑22.
Linhart D., 2009, « Les conditions paradoxales de la résistance au travail », Nouvelle revue
de psychosociologie, 7 (1), p. 71‑83.
Lioger R., 2012, Le Mythe de l’islamisation, essai sur une obsession collective, Paris, Éditions
du Seuil.
Lipset S. M. et Rokkan S., 1967, « Cleavage Structures, Party Systems and Voter
Alignments : an Introduction » in Lipset S. M. et Rokkan S. (eds.), Party Systems and Voter
Alignments : Cross-National Perspectives, New York, The Free Press, p. 1-64.
Loraux N., 1987, « Le lien de la division », Le Cahier du Collège international de philoso-
phie, n° 4, p. 101‑124.
Lordon F., 2015, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique éditions.
Lorenz K., 1969, L’agression. Une histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion.
Lüdtke A., 2015, « La domination comme pratique sociale, traduction de A. Oeser avec la
collaboration de F. Jobard », Sociétés contemporaines, 99‑100 (3‑4), p. 17‑63.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 254 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 255
Lüdtke A., 1991, « La domination au quotidien. “Sens de soi” et individualité des travail-
leurs en Allemagne avant et après 1933 », Politix, n° 13, p. 68‑78.
Luhmann N., 2011, Système sociaux : esquisse d’une théorie générale, Laval, Presses de
l’Université de Laval.
Magni-Berton R. et Panel S., 2020, Le choix des armes, Paris, Presses de Sciences Po.
Malcom F., 2019, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris,
Éditions du Seuil.
Malm A., 2020, Comment saboter un pipeline, Paris, La Fabrique.
Maniglier P., 2016, « Nuit debout : une expérience de pensée », Les Temps Modernes, vol.
691, no 5, p. 199‑259.
Marcel J-C., 2011, « La réception de la sociologie américaine en France (1945‑1960) »,
Revue européenne des sciences sociales, 49 (2), p. 197‑230.
March J. G. et Simon H. A., 1958, Organizations, New York, Wiley.
Marcuse H., 1970, Culture et société, Paris, Éditions de Minuit.
Marcuse H., 1968, L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle
avancée (1964), Paris, Éditions de Minuit.
Marcuse H., 1963, Éros et civilisation. Contribution à Freud (1955), Paris, Éditions de Minuit.
Marshall S. L. A., 1947, Men against Fire. The Problem of Battle Command, New York,
William Morrow.
Martin D., 2012, « L’analyse stratégique en perspective. Retour sur la sociologie des orga-
nisations de Michel Crozier », Revue européenne des sciences sociales, 50 (2), p. 93‑114.
Martuccelli D., 2017, La condition sociale moderne. L’avenir d’une inquiétude, Paris,
Gallimard.
Martuccelli D., 2004, « Figures de la domination », Revue française de sociologie, 45 (3),
p. 469‑497.
Marx K., 1993, Le Capital. Livre I (1867), Paris, PUF.
Marx K., 1957, Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Paris, Éditions sociales.
Marx K. et Engels F., 1968, L’idéologie allemande (1845‑46), Paris, Éditions sociales.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Marx K. et Engels F., 1954, Manifeste du parti communiste (1847), Paris, Éditions sociales.
Masclet O., 2017, Sociologie de la diversité et des discriminations, Malakoff, Armand Colin.
Masson P., 2005, « Premières réceptions et diffusions des Héritiers (1964‑1973) », Revue
d’Histoire des Sciences Humaines, 13 (2), p. 69‑98.
Mathieu L., 2011, La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France
aujourd’hui, Paris, Presses de Sciences Po.
Mathieu L. et Roussel V., 2002, « Pierre Bourdieu et le changement social », Contretemps,
n° 4, p. 134‑144.
Mauger G., 2002, « Politique de l’engagement sociologique », Mouvements, 24 (5), p. 53‑59.
Mauss M., 2013, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés ar-
chaïques » (1923‑24), Sociologie et anthropologie (1950), Paris, PUF, p. 144‑279.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 255 21/09/2021 11:02
256 ▲ Sociologie du conflit
Mayer N., 2020, « Permanences et renouveau de l’antisémitisme en France »,
Communications, vol. 2 (107), p. 6‑76.
Mazouz S., 2020, Race, Paris, Anamosa.
Mbembe A., 2010, « La République et l’impensé de la “race” », in Mbembe A., Vergès F.,
Bernault F., Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La
Découverte, p. 205‑216.
McAdam D., Tarrow S., Tilly C., 2001, Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge
University Press.
Melucci A., 2016, « Mouvements sociaux, mouvements post-politiques », Lien social et
Politiques, (75), 173‑190. https://doi.org/10.7202/1036303ar
Melucci A., 1978, « Société en changement et nouveaux mouvements sociaux », Sociologie
et sociétés, 10 (2), p. 37‑54.
Merklen D., 2013, Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? Villeurbanne, Presses de l’Enssib.
Merle I., 2004, « Les Subaltern Studies. Retour sur les principes fondateurs d’un projet
historiographique de l’Inde coloniale », Genèses, 56 (3), p. 131‑147.
Merton R. K., 1965, « Structure sociale, anomie et déviance » (1949), Éléments de théorie
et de méthode sociologique (éd. H. Mendras), Paris, Plon, p. 167‑191.
Messu M., 2012, « Explication sociologique et domination sociale. Pour une épistémologie
clarifiée de la sociologie de la domination », SociologieS. http://journals.openedition.org/
sociologies/4198.
Metzger J.-L., 2006, « Une sociologie du travail engagée aux catégories toujours perti-
nentes », Recherches sociologiques et anthropologiques, 37 (1), p. 159‑164.
Milgram S., 2017, Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité (1965), Paris,
La Découverte.
Mills C. W., 1966, Les cols blancs. Essai sur les classes moyennes américaines (1951), Paris,
Maspero.
Ministère de l’Intérieur, 2019, Statistiques 2019 des actes antireligieux, antisémites et
xénophobes, https://www.interieur.gouv.fr/Actualites/Communiques/Statistiques-2019-
des-actes-antireligieux-antisemites-racistes-et-xenophobes
Monod J.-C., 2014, « Les grands singes, la politique et la parole », Le Débat, 180 (3),
p. 70‑77.
Monroy M. et Fournier A., 1997, Figures du conflit. Une analyse systémique des situations
conflictuelles, Paris, PUF.
Moore B. Jr., 2015, Injustice. The Social Bases of Obedience and Revolt (1978), Oxon/New
York, Routledge.
Morgenstern O. et von Neumann J., 1944, Theory of Games and Economic Behavior,
Princeton, Princeton University Press.
Morizot B., 2018, Sur la piste animale, Arles, Actes Sud.
Motta A., 2016, « La bavure et l’émeute. Genèse d’un signe déclencheur type dans le Rhône
(1979‑2000) », Revue française de science politique, vol. 66, no 6, p. 937‑961.
Mouffe C., 2016, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 256 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 257
Mouffe C., 2014, Agonistique. Penser politiquement le monde, Paris, Beaux-Arts de Paris
éditions.
Mouffe C., 2010, « Communisme ou démocratie radicale ? », Actuel Marx, 48 (2), p. 83-88.
Mucchielli L., 1998, La Découverte du social. Naissance de la sociologie en France
(1870‑1914), Paris, La Découverte.
Nash J. F, 1950, « Equilibrium Points in N-Person Games », Proceedings of the National
Academy of Sciences of the United States of America, 36 (1), p. 48‑49.
Negt O., 2007, L’espace public oppositionnel (1978), Paris, Payot.
Neveu E., 2011, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte.
Noiriel G., 1988, Le creuset français. Histoire de l’immigration (xixe-xxe siècle), Paris,
Éditions du Seuil.
Noiriel G., 1986, Les ouvriers dans la société française (xixe-xxe siècle), Paris, Éditions du
Seuil.
Oberschall A., 1973, Social Conflicts and Social Movements, Englewood Cliffs, New
Jersey : Prentice Hall.
OCDE, 2019, « Le taux de syndicalisation se stabilise à un niveau très faible », Notes du
Centre d’observation de la société. http://www.observationsociete.fr/travail/donnees-
generales-travail/une-france-tres-peu-syndiquee.html.
Ogien A. et Laugier S., 2014, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du
politique, Paris, La Découverte.
Olivier de Sardan J-P. et Bierschenk T., 1994, « ECRIS : Enquête collective rapide
d’identification des conflits et des groupes stratégiques », Bulletin de l’APAD, n° 7. https://
journals.openedition.org/apad/2173.
Ong A., 1987, Spirits of Resistance and Capitalist Discipline : Factory Women in Malaysia,
Albany (NY), State University of New York Press.
Pagès M. et al., 1979, L’emprise de l’organisation, Paris, PUF.
Pagis J., 2014, Mai 68, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation politique,
Paris, Presses de Sciences Po.
Park R. E., 2008, « L’assimilation des Noirs Américains dans les institutions secondaires »
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
(1913), in Guth S. (dir.), Modernité de Robert Ezra Park : les concepts de l’École de Chicago,
Paris, L’Harmattan, p. 271‑287.
Park R. E., 2004, « La ville comme laboratoire social » (1929), in Grafmeyer Y. et Joseph I.
(dir.), L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Éditions Aubier/Flammarion,
p. 167‑184.
Parsons T., 2012, The Social System (1951), New Orleans, Quid Pro.
Passeron J.-C. et Revel J. (dir.), 2005, Penser par cas, nouvelle édition [en ligne]. Éditions
de l’École des hautes études en sciences sociales (généré le 3 juin 2021).
Paugam S., 2005, Les formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF.
Peraldi M., 2014, « Du colonial au transnational, les mutations de l’espace migratoire euro-
maghrébin », in Poinsot M. (dir.), Migrations et mutations de la société française. L’état des
savoirs, Paris, La Découverte, p. 94‑102.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 257 21/09/2021 11:02
258 ▲ Sociologie du conflit
Petrucciani S., 2010, « La théorie critique de l’École de Francfort et le mouvement des
années 1968 : un rapport complexe », Actuel Marx, 48 (2), p. 138‑151.
Picard D. et Marc E., 2006, Petit traité des conflits ordinaires, Paris, Éditions du Seuil.
Pleyers G., 2010, Alter-Globalization. Becoming Actors in the Global Age, Cambridge,
Polity Press.
Pouchepadass J., 2004, « Que reste-t-il des Subaltern Studies ? », Critique internationale,
24 (3), p. 67‑79.
Poulantzas N., 1974, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Éditions
du Seuil.
Quijoux M., 2014, « Les conflits du travail : enjeux scientifiques d’un phénomène global »,
Critique internationale, 64 (3), p. 9‑16.
Rancière J., 1995, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée.
Rancière J., 1990, Aux bords du politique, Paris, Osiris.
Ravelli Q., 2020, « Un chaos organisé. La grappe de ronds-points comme structure poli-
tique souple », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], 1.
Rawls J., 1987, Théorie de la justice (1971), Paris, Éditions du Seuil.
Reynaud J.-D., 1995, Le conflit, la négociation et la règle, Toulouse, Octarès.
Reynaud J.-D., 1994, « L’acteur stratégique et la légitimité », in Pavé F. (dir.), L’analyse stra-
tégique, autour de Michel Crozier, Paris, Éditions du Seuil, p. 204‑210.
Reynaud J.-D., 1989, Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris,
Armand Colin.
Reynaud J.-D., 1988, « Les régulations dans les organisations : régulation de contrôle et
régulation autonome », Revue française de sociologie, 29 (1), p. 5‑18.
Reynaud J.-D., 1982, Sociologie des conflits du travail, Paris, PUF.
Reynaud J.-D., 1979, « Conflit et régulation sociale. Esquisse d’une théorie de la régulation
conjointe », Revue française de sociologie, 20 (2), p. 367‑376.
Rigouste M., 2011, L’ennemi intérieur, Paris, La Découverte.
Rivière C., 1978, « Pour une sociologie des conflits », L’analyse dynamique en sociologie,
Paris, PUF, p. 122‑150.
Rosa H., 2012, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive,
Paris, La Découverte.
Rosanvallon P., 2006, La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, Paris,
Éditions du Seuil.
Rougier B. (dir.), 2020, Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF.
Rudder V. de, 2002, « De l’urbain au social : le “cycle des relations raciales” », Revue euro-
péenne des migrations internationales, 18 (3), p. 41‑54.
Rudder V. de, 1998, « Identité, origine et étiquetage. De l’ethnique au racial, savamment
cultivés », Journal des Anthropologues, n° 72‑73, p. 1‑11.
Ruffin F., 2016, Merci patron, film, Milles et une productions.
Sahlins M., 1976, Âge de pierre, âge d’abondance (1972), Paris, Gallimard.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 258 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 259
Said E. W., 2005, L’orientalisme, Paris, Éditions du Seuil.
Sainsaulieu I., 2020, Petit bréviaire de la lutte spontanée, Bellecombe-en-Bauges, Éditions
du Croquant.
Sainsaulieu I., 2017, Conflits et résistances au travail, Paris, Presses de Sciences Po.
Sainsaulieu I., 2012, « La mobilisation collective à l’hôpital : contestataire ou consen-
suelle ? », Revue française de sociologie, 53 (3), p. 461‑492.
Sassen S., 1996, La ville globale, Paris, Descartes et Cie.
Schattschneider E., 1960, The Semi-Sovereign People. A Realist’s View of Democracy in
America, Boston, Wadsworth.
Schaub J.-F., 2015, Pour une histoire politique de la race, Paris, Éditions du Seuil.
Schelling T. C., 1986, Stratégie du conflit (1960), Paris, PUF.
Schelling T., 2011, Systèmes sociaux : Esquisse d’une théorie générale, Laval, Presses de
l’Université Laval.
Schnapper D., 2017, De la démocratie en France : République, nation, laïcité, Paris, Odile
Jacob.
Schwartz O., 1990, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF.
Scott J. C., 2019, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La
Découverte.
Scott J. C., 2014, « La domination, du point de vue de ceux qui la déjouent », propos re-
cueillis par N. Gilman et N. Guilhot, Critique, 810 (11), p. 905‑920.
Scott J. C., 2013a, Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné (2009), Paris, Éditions du Seuil.
Scott J. C., 2013b, Petit éloge de l’anarchisme, Montréal, Lux éditeur.
Scott J. C., 2009, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subal-
terne (1990), Paris, Éditions Amsterdam.
Scott J. C., 1985, Weapons of the Weak. Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven/
London, Yale University Press.
Scott J. W., 2009, Théorie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques, Paris,
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Fayard.
Searle J. R., 1998, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard.
Segré I., 2017, Les pingouins de l’universel. Antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme,
Paris, Éditions Lignes.
Sennett R., 2002, La Chair et la Pierre : le corps et la ville dans la civilisation occidentale,
Paris, Verdier.
Shorter E. et Tilly C., 1974, Strikes in France, 1830‑1968, New York, Cambridge University
Press.
Shukaitis S. et Graeber D. (dir.), 2007, Constituent Imagination : Militant Investigations,
Collective Theorization, Oakland, AK Press.
Simmel G., 2010a, « Domination et subordination », Sociologie. Étude sur les formes de so-
cialisation (1908) (éd. L. Deroche-Gurcel et S. Muller), Paris, PUF, p. 161‑264.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 259 21/09/2021 11:02
260 ▲ Sociologie du conflit
Simmel G., 2010b, « Le conflit », Sociologie. Étude sur les formes de socialisation (1908) (éd.
L. Deroche-Gurcel et S. Muller), Paris, PUF, p. 265‑346.
Sintomer Y., 2020, « Postface. Émile Durkheim, penseur du républicanisme, de la démo-
cratie et de l’État social », Émile Durkheim. Sociologie politique, une anthologie, textes pré-
sentés par F. Hulak et postface de Y. Sintomer, Paris, PUF, p. 437‑469.
Starhawk, 2003, Femmes, magie et politique, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond.
Stella A., 2016, Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie
(1968‑1980), Marseille, Agone.
Stoler A. L., 2013, La chair de l’Empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colo-
nial, Paris, La Découverte.
Tackett T., 1997, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus
révolutionnaires, Paris, Albin Michel.
Taguieff P.-A., 2013, Court traité de complotologie, suivi de Le « complot judéo-
maçonnique » : fabrication d’un mythe apocalyptique moderne, Paris, Mille et une nuits.
Taguieff P.-A., 2002, La nouvelle judéophobie, Paris, Mille et une nuits.
Tajfel H., 1981, Human Groups and Social Categories : Studies in Social Psychology,
Cambridge, Cambridge University Press.
Talpin J., 2018, « Quand le “community organizing” arrive en France », Revue Projet, vol.
363, no 2, p. 29‑37.
Talpin J., 2016, Community organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux
États-Unis, Paris, Raisons d’agir.
Tarragoni F., 2021, « Politiques (sans fard) des créateurs. Bourdieu sur le chemin de
Francfort », SociologieS.
Tarragoni F., 2019a, L’esprit démocratique du populisme. Une nouvelle analyse sociolo-
gique, Paris, La Découverte.
Tarragoni F., 2019b, « Vers une théorie politique de la modernité. Agamben au prisme de
Weber », in Ganjipour A. (dir.), Politique de l’exil. Giorgio Agamben et l’usage de la métaphy-
sique, Paris, Lignes, p. 217‑242.
Tarragoni F., 2019c, « Le roman comme analyseur du conflit. Une lecture sociologique de
Martin Eden », Actuel Marx, 65 (1), p. 168‑185.
Tarragoni F., 2018, Sociologies de l’individu, Paris, La Découverte.
Tarragoni F., 2017, « Qu’est-ce qu’on démocratise exactement dans la “démocratisation de
la culture” ? Éclairages francfortois », Raison publique, 21 (1), p. 35‑48.
Tarragoni F., 2016a, « L’émancipation dans la pensée sociologique : un point aveugle ? »,
Revue du MAUSS, 48 (2), p. 107‑123.
Tarragoni F., 2016b, « Du rapport de la subjectivation politique au monde social. Les rai-
sons d’une mésentente entre sociologie et philosophie politique », Raisons politiques, 62 (2),
p. 115‑130.
Tarragoni F., 2014a, « La prise de parole comme processus de subjectivation politique.
Une approximation sociologique », Tumultes, 43, p. 175‑190.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 260 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 261
Tarragoni F., 2014b, « De la personne au sujet politique. Une ethnographie des prises
de parole populaires dans les assemblées de barrio au Venezuela », Participations. Revue
de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté, 9 (2), p. 149‑175.
Tasset C., 2015, Les intellectuels précaires, genèses et réalités d’une figure critique, thèse de
doctorat, Paris, EHESS,
Tevanian P., 2017, La mécanique raciste, Paris, La Découverte.
Thompson E. P., 2017, La formation de la classe ouvrière anglaise (1963), Paris, Éditions
du Seuil.
Thompson E. P., 2015a, Misère de la théorie. Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste
(1979), Paris, L’Échappée.
Thompson E. P., 2015b, « L’économie morale de la foule anglaise au xviiie siècle » (1971) et
« L’économie morale revisitée » (1991), Les Usages de la coutume. Traditions et résistances
populaires en Angleterre (xviie-xixe siècle), Paris, Gallimard/Seuil, p. 251‑429.
Thompson E. P., 2004, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel (1967), Paris,
La Fabrique.
Tilly C. et Tarrow S., 2008, Politiques du conflit, Paris, Presses de Sciences Po.
Tilly C., 1986, La France conteste : de 1600 à nos jours, Paris, Fayard.
Tilly C., 1978, From Mobilization to Revolution, Boston, Addison-Wesley.
Tiqqun, 2000, Théorie du Bloom, Paris, La Fabrique éditions.
Tissot S., 2010, « Naissance d’un quartier “historique” : patrimonialisation architecturale
et luttes politiques dans le South End de Boston (1965‑1995) », Sociétés contemporaines, 80
(4), p. 5‑27.
Tocqueville A. de, 1991, « Discours prononcé à l’Assemblée constituante dans la discus-
sion du projet de Constitution sur la question du droit au travail » (12 septembre 1848),
Œuvres. Tome 1, Paris, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade ».
Toupin L., 2014, Le Salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internatio-
nale (1972‑1977), Montréal, Éditions du remue-ménage.
Touraine A. (dir.), 1982, Mouvements sociaux d’aujourd’hui. Acteurs et analystes, Paris,
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Éditions ouvrières.
Touraine A., 1992, Critique de la modernité, Paris, Fayard.
Touraine A., 1984a, Le retour de l’acteur. Essai de sociologie, Paris, Fayard.
Touraine A., 1984b, « Les mouvements sociaux : objet particulier ou problème central de
l’analyse sociologique ? », Revue française de sociologie, 25 (1), p. 3‑19.
Touraine A., 1978, La voix et le regard : sociologie des mouvements sociaux, Paris, Éditions
du Éditions du Seuil.
Touraine A., 1973, Production de la société, Paris, Éditions du Seuil.
Touraine A., 1969, La société post-industrielle. Naissance d’une société, Paris, Denoël.
Touraine A., 1966, La conscience ouvrière, Paris, Éditions du Seuil.
Touraine A., 1965, Sociologie de l’action, Paris, Éditions du Seuil.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 261 21/09/2021 11:02
262 ▲ Sociologie du conflit
Touraine A., 1955, L’évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, Éditions du
CNRS.
Traverso E., 2016, Mélancolie de gauche : La force d’une tradition cachée (xixe-xxie siècle),
Paris, La Découverte.
Traverso E., 2013, La fin de la modernité juive Histoire d’un tournant conservateur, Paris,
La Découverte.
Tribalat M., 2010, Les yeux grands fermés : l’immigration en France, Paris, Denoël.
Trom D., 1999, « De la réfutation de l’effet NIMBY considérée comme une pratique mili-
tante. Notes pour une approche pragmatique de l’activité revendicative », Revue française
de science politique, 49 (1), p. 31‑50.
Trom D., 2007, La promesse et l’obstacle. La gauche radicale et le problème juif, Paris,
Éditions du Cerf.
Tsing A., 2017, Le Champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vie dans les ruines
du capitalisme, Paris, La Découverte.
Vaz C., 2015, « De la crise du logement à la question urbaine. Le régime franquiste et les
conditions de vie urbaines », Vingtième siècle, 127 (3), p. 179‑195.
Vergès F., 2019, Un féminisme décolonial, Paris, La Fabrique.
Vidalou J.-B., 2017, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Paris, La Découverte.
Villeneuve P. et al., 2009, « Les conflits urbains : une approche analytique », Environnement
urbain, n° 3, p. 1‑8.
Vitiello A., 2011, « La démocratie agonistique. Entre ordre symbolique et désordre poli-
tique », Revue du MAUSS, 38 (2), p. 213‑234.
Viveiros de Castro E., 2009, Métaphysiques cannibales, Paris, PUF.
Walzer M., 2006, Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec exemples histo-
riques (1977), Paris, Gallimard.
Weber M., 2019, Les communautés (1984), Paris, La Découverte.
Weber M., 2016, Concepts fondamentaux de sociologie (1920) (éd. J-P. Grossein), Paris,
Gallimard.
Weber M., 2014a, La ville (1921) (éd. A. Berlan), Paris, La Découverte.
Weber M., 2014b, « Les trois types purs de la domination légitime » (éd. E. Kauffmann),
Sociologie, 5 (3), p. 291‑302.
Weber M., 2014c, La domination (1910‑1914) (éd. Y. Sintomer et I. Kalinowski), Paris, La
Découverte.
Weber M., 2004, Œuvres politiques (1895‑1919) (éd. J.-P. Mathieu, E. Kauffmann et M.-A.
Roy), Paris, Albin Michel.
Weber M., 2003, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904‑1905) (éd. J-P.
Grossein), Paris, Gallimard.
Weber M., 1996, « Considération intermédiaire : théorie des degrés et des orientations du
refus religieux du monde » (1915), Sociologie des religions (éd. J-P. Grossein et J-C. Passeron),
Paris, Gallimard, p. 410‑460.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 262 21/09/2021 11:02
Bibliographie ▼ 263
Weber M., 1959, « Le métier et la vocation de savant » (1917), Le savant et le politique (éd.
J. Freund, R. Aron), Paris, Plon.
Wieviorka M. (dir.), 1993, Racisme et modernité, Paris, La Découverte.
Zancarini J-C., 2001, « Les humeurs du corps politique. Le peuple et la plèbe chez
Machiavel », Laboratoire Italien, 1. http://journals.openedition.org/laboratoireitalien/394.
Zawadzki P., 2016, « Le Discours de la servitude volontaire d’un siècle à l’autre. Verticalité,
horizontalité, intersubjectivité », Revue du MAUSS, 48 (2), p. 29‑44.
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 263 21/09/2021 11:02
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 264 21/09/2021 11:02
Table des matières
Sommaire 7
Introduction
Federico Tarragoni 9
Le conflit est-il mauvais ? 11
Il n’est pas de société sans conflit 13
Qu’est-ce que le conflit social ? 16
Conflits et changements sociaux 19
De la sociologie classique aux nouvelles sociologies
du conflit 21
PARTIE 1
LES CONFLITS SOCIAUX COMME OBJET
DE LA SOCIOLOGIE
Federico Tarragoni
Chapitre 1 Le conflit comme fait social 25
Le conflit est inhérent à la vie collective 25
Quelques jalons historiques 26
Des précurseurs de la sociologie du conflit :
Machiavel et La Boétie 27
Le tournant des sociétés démocratiques modernes 29
Chapitre 2 Le conflit comme question fondatrice
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
de la sociologie 33
Le conflit produit le changement social :
Marx et ses héritiers 34
Gramsci : conflits sociaux et hégémonie 37
Edward P. Thompson et la construction
conflictuelle de la classe ouvrière 44
L’École de Francfort : culture et conflit social 46
Le conflit (dés)intègre et (dé)régule la société : Durkheim 52
Le conflit structure les rapports sociaux : Weber 56
Le conflit socialise les individus : Simmel 61
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 265 21/09/2021 11:02
266 ▲ Sociologie du conflit
Chapitre 3 Le conflit comme question fondatrice
de l’anthropologie 69
Le don comme régulateur du conflit : Mauss 70
Les Guayaki contre l’État : Clastres 72
Le conflit comme dynamique de changement social 76
Chapitre 4 L’institutionnalisation de la sociologie du conflit 81
Le conflit social à l’échelle macro 81
Inégalités de pouvoir, conflits et structure sociale 82
Le caractère fonctionnel et socialisateur du conflit social 87
Le conflit social à l’échelle micro 91
La logique rationnelle du conflit 92
Des lectures conflictuelles des règles sociales 95
Chapitre 5 Les paradigmes contemporains
de la sociologie du conflit 101
La synthèse de l’actionnalisme 102
Du côté micro : la question du Sujet 102
Du côté macro : les nouveaux mouvements sociaux 103
La synthèse des sociologies critiques 105
Une sociologie de la domination pour indigner 106
Une sociologie de l’indignation pour émanciper 112
Une sociologie du pouvoir d’agir pour visibiliser 119
Des sociologies par objets 128
Les conflits urbains 128
Les conflits au travail 131
Les conflits au sein des organisations 135
PARTIE 2
LES NOUVEAUX OBJETS DU CONFLIT
Sylvaine Bulle
Chapitre 6 Du conflit de classe à l’éclatement du conflit :
la sociologie du conflit au xxie siècle 141
Des sociétés de classes sans conflit de classe ? 142
Un tournant pour la sociologie ? La nécessité
d’une bonne connaissance des acteurs 143
De la lutte des classes aux luttes des places 145
Du mouvement social aux conflits multisitués.
Quels types de conflits ? 146
La démocratie dans le conflit. Reconflictualiser
la démocratie ou reconflictualiser la société ? 147
Repenser l’engagement : compétences militantes
et savoirs profanes dans les conflits 150
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 266 21/09/2021 11:02
Table des matières ▼ 267
Enquêter et participer : le rôle des publics oppositionnels 151
Le tournant « terrestre » 153
Réinterroger la démocratie par les marges 154
Des luttes intersectionnelles ou globales ?
L’apparition des minorités au sein des conflits globaux 156
L’appel de la décolonisation 158
Universalisme vs fragmentation ? Le tournant
actuel des luttes 161
Chapitre 7 Le renouvellement du mouvement social.
De l’altermondialisme aux luttes terrestres 163
De la classe ouvrière au salariat mondialisé :
transformations de la conflictualité 164
Des conflits sans délégataires ? 167
L’altermondialisme et les conflits globaux 169
Chapitre 8 Les conflits pour la démocratie
et à l’heure de l’anthropo(s)cène 173
Des luttes démocratiques ou pour la démocratie ? 174
Une sociologie des « non-mouvements » 175
L’espace public : un nouvel attracteur 176
De l’atterrissage en anthropocène 179
Conflictualité et changement systémique :
une lecture sociologique des Gilets jaunes 181
Assemblées et municipalisme : la régulation
de la conflictualité par le local 183
Des scènes écologiques. L’apparition de l’écologie
et ses différents modes d’antagonisme
contre le capitalocène 186
Participer ou saboter ? 187
Le tournant terrestre et non humain :
une neutralisation des conflits sociaux ? 189
© Armand Colin – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Des croyances dans les conflits 192
Chapitre 9 Face à l’État :
les luttes minoritaires et subalternes 193
Les minorités « ethniques ».
Un problème pour le conflit social ? 194
Différents seuils dans l’appréhension des identités :
de l’intégration au multiculturalisme
à la différenciation. Un bref état des lieux 196
De la différenciation au racisme 197
Minorités, violences policières et quartiers
« populaires ». Un objet du conflit social 200
Du racisme à l’ethnicisation 202
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 267 21/09/2021 11:02
268 ▲ Sociologie du conflit
L’objet « racisme » : un problème pour la sociologie 203
La controverse sur les outils de mesure 207
De l’intersectionnalité à la non-mixité :
revendication ou science ? 208
Une conflictualité par l’extérieur ?
Les enchevêtrements de l’antisémitisme
et des autres racismes 210
Les mots de la conflictualité.
Peut-on objectiver les nouveaux conflits ? 214
Chapitre 10 « Contre l’État ».
Une conflictualité à haute intensité 217
Le retour de la violence comme geste politique 218
L’antiétatisme et l’antiautoritarisme
contemporains : maintenir les antagonismes 222
L’antiautoritarisme et l’autonomie prenant
le conflit comme sujet de réflexion 224
Fronts, stratégies offensives et appropriations :
le déploiement de l’imaginaire autonome dans le local 227
La stratégie du lieu : moteur de la conflictualité 228
Des sociétés ingouvernables ? 232
Conclusion Un bilan contrasté des nouveaux conflits
Sylvaine Bulle 235
La place de l’enquête et de la méthode avant tout 237
L’engagement sociologique.
Vers une sociologie publique 238
Bibliographie 241
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 268 21/09/2021 11:02
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 269 21/09/2021 11:02
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 270 21/09/2021 11:02
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 271 21/09/2021 11:02
Achevé : Xxxxxx
P001-272_371232HCI_BULLE.indd 272 21/09/2021 11:02