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Camille Laurens

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Camille Laurens

Dans
ces bras-là

P.O.L
Camille Laurens est née en 1957 à Dijon. Agrégée de lettres, elle a enseigné
en Normandie, puis au Maroc où elle a passé douze ans. Aujourd'hui, elle vit
dans le sud de la France.
Elle a reçu le prix Femina 2000 pour son roman Dans ces bras-là.
J'ai les mains agréables.
Vous savez très bien que vous ne trouverez pas ailleurs qu'avec moi
La force qu'il vous faut et que je suis l'homme.

PAUL CLAUDEL
C'était lui. Aux battements de mon cœur je ne pouvais pas me tromper. Je
sais que c'est difficile à croire, cette soudaine certitude, mais voilà.

Je me levai, laissant le verre plein sur la table, je payai et je le suivis. Il


marchait vite, aussi vite que moi, j'aimais la façon dont il était vêtu, ses
hanches étroites, ses belles épaules, je ne voulais pas le perdre. À deux ou trois
rues de là, il entra sous un porche, il disparut. Le temps que j'arrive et pousse à
mon tour la lourde porte, il avait déjà pénétré dans l'un des appartements,
mais lequel ? On n'entendait rien dans la cage d'escalier, l'ascenseur était resté
au rez-de-chaussée. Comment savoir ?
Je montai sans faire de bruit, un tapis couvrait les marches. C'était un
immeuble bourgeois de trois étages, avec deux portes à chaque palier. La
plupart s'ornaient d'une plaque en cuivre, certaines étaient silencieuses,
d'autres laissaient passer le bruit d'une voix, la sonnerie d'un téléphone.
Craignant d'être surprise immobile sur le paillasson, à regarder, à écouter, je
redescendis.

Les boîtes à lettres fournissaient peu d'informations : des noms, parfois


même pas. C'était des boîtes anciennes, avec une fente par laquelle on peut
glisser la main. Dehors, les plaques brillantes où je voyais le reflet déformé de
mon visage donnaient plus de détails, mais sans faciliter vraiment les
recherches : tous les occupants exerçaient une profession médicale, un seul était
avocat à la Cour.

Comment savoir qui il était, qui était cet homme ? Certes il pouvait être
avocat, il en avait bien l'allure, encore que je n'eusse pour ma part rencontré
qu'un seul avocat dans ma vie, quelques semaines plus tôt, qui ressemblait à un
trafiquant d'armes – disons plutôt qu'il en était l'image idéale, celle que
dessineraient spontanément la veuve et l'orphelin.
Mais il pouvait tout aussi bien être médecin. Il y en avait là plusieurs, je les
passai en revue. Les noms soudain n'étaient plus arbitraires, prenaient valeur
de signe, et je tentais d'y lire un sens comme en un visage inconnu.
Dans cet immeuble IIIe République, par quelque mystérieuse
correspondance entre les lieux et les êtres, tous portaient des prénoms
d'autrefois, des noms désuets : Raymond Lecointre, Raoul Dulac, Paulette
Mézières, Armand Dhomb – mais non, non, j'avais mal lu : pas Armand,
Amand, Amand Dhombre, pédiatre, ancien externe de la faculté de Paris.
Amand, oui, je n'invente pas, ça existe, c'est dans les dictionnaires de prénoms,
c'est le masculin d'Amandine, du latin amandus, « choisi pour l'amour », le
plus célèbre des Amand fut un moine qui se consacra à l'évangélisation de la
Gaule dans les années 680, ainsi que me l'apprit l'ouvrage de référence
consulté le même soir. « Choisi pour l'amour », ça pouvait être lui, ça pouvait
parfaitement : il y a de ces coïncidences qui, dans un roman, paraîtraient
pénibles mais qui, dans la vie, répondent à une nécessité dont personne ne
s'étonne. Amand Dhombre : ce devait être lui, élu pour l'amour et choisi par
moi sous le sceau du plus profond secret, Amand Dhombre, une ombre
d'amant qu'il me tardait de transformer en proie, en lumière, en soleil.
Je regardai tout de même les autres, par acquit de conscience : restaient
Roger Bosc, masseur-kinésithérapeute, rééducation post-traumatique, et, au
même dernier étage, Abel Weil, psychanalyste, thérapie conjugale – ils avaient
la même spécialité. Je ne m'y attardai pas, car il me sembla que, arrivée sur ses
pas dans le hall, s'il était monté jusqu'au troisième j'aurais entendu une clef
tourner, une porte s'ouvrir ou se fermer. Je m'en tins donc à mon intuition
initiale (1er étage gauche) et notai son numéro de téléphone (ma fille aînée
avait, ces derniers temps, un rhume traînant).
C'est à ce moment que le porche s'ouvrit sur une odeur de camphre suivie
d'une vieille femme qui me dévisagea avec méfiance – qu'est-ce que je faisais
là ? Je baissai les yeux sur mon calepin – la concierge ? – puis la regardai
s'éloigner, glisser le long du trottoir avec cette fluidité des gens qui ont
toujours mis des patins chez eux, progresser jusqu'au coin de l'avenue – serais-
je la même un jour, aussi lente ? – avant de comprendre sans plus de vélocité
qu'il n'était peut-être lui aussi qu'un client, un patient, et je fixais mon carnet
d'un air stupide – qu'est-ce que je faisais là ?
J'attendais. J'attendais qu'il revienne, qu'il reparaisse ; je n'arrivais pas à
partir, j'avais peur que tout s'écroule, que vu de loin ça ne ressemble plus à
rien, que ce ne soit rien. Je voulais le revoir, je voulais que ce soit vrai, que
l'ombre prenne corps. Et puisqu'il n'y avait dans la rue ni café pour la
tromper, ni vitrine pour la réduire, ni abribus pour la justifier, l'attente se
statufia sous mon humble espèce au bas de l'immeuble, comme si l'on avait
déménagé un instant sur le trottoir l'une des nymphes qui en occupent
souvent les cours et pleurent l'eau de leurs fontaines... D'autres que moi
auraient agi autrement, inspectant les salles d'attente, interrogeant les
secrétaires, prétextant une urgence. J'en étais incapable. Je ne pouvais ni
renoncer ni entreprendre, seulement attendre – mais attendre quelqu'un,
n'est-ce pas un moyen d'être avec lui ?
Il ne vint pas. J'attendis près d'une heure, bouleversée, transie. Il me
manquait. Plusieurs personnes sortirent, ce n'était jamais lui. J'en conclus qu'il
n'était pas un client, qu'il travaillait là, que je saurais où le retrouver. Je finis
par m'en aller car il n'était pas loin de quatre heures et j'avais rendez-vous avec
mon éditeur. Et s'il y a bien quelqu'un qui déteste arriver en retard, essoufflée,
le cœur battant et montrant sa folie, c'est moi.
Ce serait un livre sur les hommes, sur l'amour des hommes : objets aimés,
sujets aimants, ils formeraient l'objet et le sujet du livre. Les hommes en
général, tous – ceux qui sont là sans que jamais l'on sache d'eux autre chose
que leur sexe : ce sont des hommes, voilà tout ce qu'on peut en dire –, et les
hommes en particulier, quelques-uns. Ce serait un livre sur tous les hommes
d'une femme, du premier au dernier – père, grand-père, fils, frère, ami,
amant, mari, patron, collègue..., dans l'ordre ou le désordre de leur apparition
dans sa vie, dans ce mouvement mystérieux de présence et d'oubli qui les fait
changer à ses yeux, s'en aller, revenir, demeurer, devenir. Ainsi la forme du
livre serait-elle discontinue, afin de mimer au fil des pages ce jeu de va-et-vient,
ces progrès, ces ruptures qui tissent et défont le lien entre elle et eux : les
hommes feraient des entrées et des sorties comme au théâtre, certains
n'auraient qu'une scène, d'autres plusieurs, ils prendraient plus ou moins
d'importance, comme dans la vie, plus ou moins de place, comme dans le
souvenir.
Je ne serais pas la femme du livre. Ce serait un roman, ce serait un
personnage, qui ne se dessinerait justement qu'à la lumière des hommes
rencontrés ; ses contours se préciseraient peu à peu de la même façon que sur
une diapositive, dont l'image n'apparaît que levée vers le jour. Les hommes
seraient ce jour autour d'elle, ce qui la rend visible, ce qui la crée, peut-être.
Je sais ce que vous allez dire : et les femmes ? Les autres femmes ? La mère, la
sœur, l'amie... N'ont-elles pas autant de poids dans une vie, sinon davantage ?
Ne comptent-elles pas ?
Elles ne compteraient pas. Pas dans cette histoire. Ou très peu. Je donnerais
au personnage ce trait précis de mon caractère (je le tiens de ma mère...) : ne
s'être, pendant toutes ces années, intéressée – n'avoir pu s'intéresser – qu'aux
hommes.
C'est ainsi. C'est un défaut, si vous voulez. Un défaut d'attention, une
carence de l'esprit. Depuis toujours, elle regarde les hommes, rien d'autre. Ni
les paysages, ni les animaux, ni les objets. Les enfants, quand elle aime leur
père. Les femmes, quand elles parlent des hommes. Toute autre conversation
l'ennuie, elle y perd son temps. Elle peut visiter les plus beaux pays du monde,
voir les pampas, les déserts, les musées, les églises, tous les voyages lui semblent
vains tant que n'apparaît pas, fût-ce en reflet, en mirage, en ombre chinoise, la
trace d'un homme bleu, d'un gaucho, d'un Christ. Sa géographie est humaine,
strictement. Elle ne fera jamais un kilomètre pour contempler seule un lever
de soleil, une falaise, ou les lignes au loin du Mont-Blanc – elle ne voit pas
l'intérêt, elle a l'impression d'être morte. Elle est sortie demi-folle du film de
Cukor, Women, où il n'y a que des femmes, et parfois l'une d'elles s'écrie en
tournant la tête vers la porte : « Tiens, voici John » (ou Mark, ou Philip), mais
jamais celui-ci n'entre dans le champ : aucun corps d'homme, pas même une
voix – c'est insupportable. Mais elle déteste aussi les films de guerre, les
histoires de sous-marins mâles et d'amitié virile où les femmes n'apparaissent
qu'en photographie dans un portefeuille et en souvenir ému juste avant la
mort. L'intérêt passionné qu'elle porte aux hommes, il faut qu'ils le lui
rendent. Elle aime les hommes qui pensent aux femmes. Dès qu'elle arrive
quelque part, où qu'elle aille, elle regarde s'il y a des hommes. C'est un réflexe,
un automatisme, comme d'autres écoutent la météo : une façon d'anticiper le
proche avenir, de savoir quel temps il va faire. L'attrait n'est pas d'abord
physique, en tout cas pas nécessairement, même s'il le devient souvent. Elle n'a
pas de type particulier, pas de fascination spéciale – blonds, bruns, grands,
minces, trapus, fragiles –, elle a des préférences, bien sûr, mais pas de système.
Dans un premier temps, l'homme compte moins comme individu caractérisé
que comme présence ; c'est une réalité globale dont la vue s'assure aussitôt où
le cœur se rassure : il y a des hommes.
Elle ne va pas à leur rencontre, du moins pas comme on pourrait croire.
Elle ne fond pas sur eux pour les capter, les saisir, leur parler. Elle les regarde.
Elle se remplit de leur image comme un lac du reflet d'un ciel. Elle les
maintient d'abord dans cette distance qui permet de les réfléchir. Les hommes
restent donc là longtemps, en face d'elle. Elle les regarde, elle les observe, elle
les contemple. Elle les voit toujours comme ces voyageurs assis vis-à-vis d'elle
dans les trains maintenant rares où cette disposition existe encore : non pas à
côté d'elle, dans le même sens, mais en face, de l'autre côté de la tablette où gît
le livre qu'elle écrit. Ils se tiennent là. C'est le sexe opposé.

Je serais donc aussi ce personnage, on peut le penser, bien sûr, puisque


j'écris, puisque c'est moi qui laisse épars entre nous les feuillets où je parle
d'eux. Difficile d'y échapper tout à fait. Mais la question de la vérité ne se
posera pas. Il ne s'agira ni de mon père, ni de mon mari, ni de personne ; il
faudra qu'on le comprenne. Ce sera une sorte de double construction
imaginaire, une création réciproque : j'écrirai ce que je vois d'eux et vous lirez
ce qu'ils font de moi – quelle femme je deviens en inventant cet inventaire :
les hommes de ma vie. Le cliché est à prendre au pied de la lettre : les hommes
de ma vie, comme je dirais : les battements de mon cœur.
Oui, voilà le projet dans sa définition la plus juste. Ce serait après un grand
bal dont, passant de bras en bras, j'aurais malgré l'ivresse tenu à jour et
conservé le carnet, et l'on pourrait y reconnaître, au fil des pages, des danses et
des noms, le défilé irrégulier des cavaliers, bien sûr, leur manière propre, leur
allure, mais surtout, dessinée par le mouvement même du tourbillon, allant de
l'un à l'autre, prise, laissée, reprise, embrassée, le cœur battant, la figure floue
et chavirée de la danseuse, en vue cavalière.

Carnet de bal. Ce serait le titre.

*
Dans l'idéal, voilà ce que je voulais dire à mon éditeur. Bien entendu je n'en
fis rien : écrire est tout ce que je peux espérer. Il portait une chemise blanche
sans cravate, il était bronzé. Il me demanda comment j'allais, j'allais bien, ce
que j'avais vu au cinéma ces derniers temps, ce que j'avais lu. Je lui citai
quelques titres, l'un d'eux surtout, que j'avais adoré, il me demanda pourquoi,
ce qui m'avait plu dans ce film, je lui expliquai que c'était un bon film,
excellent même, et comme il me regardait avec une expression d'intérêt
profond, j'ajoutai que j'avais beaucoup aimé, vraiment, qu'il devrait aller le
voir, que c'était bien. Il me dit qu'il l'avait vu mais qu'il avait préféré le
précédent, que là les citations d'Hitchcock étaient un peu lourdes, que le
recours systématique à l'ellipse gâchait une partie du plaisir qu'on pouvait
prendre au noir et blanc, par ailleurs tellement mis à toutes les sauces ces dix
dernières années, et que Kadoshki, sur le même sujet, avait fait infiniment
mieux en 1965, non ? Oui, peut-être, je ne l'avais pas vu, je le lui dis en me
resservant du thé – la théière était vide, ma tasse aussi, je buvais quand même
tout en émiettant le sucre entre le pouce et l'index, il n'avait pas tort, bien sûr,
mais tout de même – je gardais la tasse à mes lèvres –, tout de même, ça se
laissait voir. Il me demanda si j'en voulais un autre, je dis non, que ce n'était
pas la peine. Est-ce que j'écrivais, est-ce que j'avais commencé quelque chose,
est-ce que je pouvais lui en parler ? Oui, enfin, non, je... Le garçon voulait
encaisser, il sortit son porte-monnaie, je sortis le mien, mais non, il n'y avait
pas de raison, eh bien merci, alors.

Logiquement, le livre devrait s'ouvrir sur le père. Il y a toujours beaucoup à


dire sur l'homme qui vous a conçu, l'histoire commence là. Malgré tout, j'étais
assez tentée de faire entrer l'éditeur d'abord, parce que ce n'était pas ma vie
que j'écrivais, mais un roman (ma vie, quant à elle, s'écrivait sans moi, je le
savais, même si j'étais décidée à lui imprimer un mouvement personnel, à
donner la cadence, sinon j'allais mourir immobile). Aussi, à peine de retour
chez moi, non sans avoir au préalable pris rendez-vous chez le pédiatre,
j'entrepris mon carnet de bal – premiers tours de piste, valse à deux temps.
L'éditeur

Quand il appelle la première fois, c'est dimanche. Il est dix heures à sa


montre, midi pour lui. Il vient de lire son roman, elle dort à poings fermés,
complètement nue tant la chaleur est grande. Elle entend la troisième ou
quatrième sonnerie, elle descend l'escalier à toute allure, décroche.
Il pensait bien qu'elle était une femme, il le dit aussitôt, il en était certain,
malgré le prénom.
Il appelle pour dire qu'il aime. Il a ce courage. Est-ce beaucoup plus facile
parce qu'il s'agit d'un livre ? Elle ne sait pas, ce n'est pas sûr : il faut trouver les
mots, faire cet aveu : l'amour.
Il n'appelle pas pour raison professionnelle, il ne travaille pas : c'est
dimanche.
Il appelle par amour, soudain il a envie de le dire : il aime ses mots, sa voix,
ce qu'elle a bien voulu lui donner, lui faire entendre, il l'aime.
Elle n'a aucune idée de lui, elle ne peut pas se le représenter. Mais sa voix lui
plaît, et puis c'est un homme. L'éditeur est un homme, cela va de soi, le
contraire serait inimaginable. À quoi servirait d'écrire, quel sens aurait ce geste
si ce n'était pas un homme qui l'acceptait, qui l'en remerciait ?
Il appelle de l'autre côté des mers, il lui propose un jour de rendez-vous,
l'été, quand elle voudra, il attendra qu'elle vienne.
Elle reste longtemps nue dans le soleil, à faire des entrechats. C'est si bon
d'être aimée.
La scène prend très vite sa dimension fondatrice. Dans l'histoire mythique
vers quoi tend la vie dès qu'on la raconte, elle reste connue sous sa date : c'est
l'appel du 17 juin.
Le père

Quand il la prend dans ses bras la première fois, le père est déjà père, il sait
ce que c'est. Qu'est-ce que c'est ? dit la mère derrière le masque où elle aspire
encore un peu d'air. C'est une fille.
Quand il l'appelle la première fois, il a un moment d'hésitation. Il avait
prévu Jean, comme son père, et Pierre, comme lui : Jean-Pierre. Il faut
débaptiser l'idée morte, nommer le corps.
Il l'appelle Camille. La mère a un léger malaise post-partum, sans gravité.
Ce n'est pas grave, dit la sage-femme.
Le père pose Camille dans son berceau. Il marche dans la rue, c'est
le 10 novembre. Le voici deux fois père. Père de deux filles.
L'aînée s'appelle Claude.

Un an plus tard, le père appelle. C'est une fille. Il a trois filles.


Il appelle de l'autre côté du rêve, du bord lointain de son désir. Il ne va pas
la voir, il sait ce que c'est.
C'est une fille qui respire mal, elle est bleue. Elle meurt le lendemain, le
père la voit morte.
On l'appelle Pierrette. De Pierre, le père. C'est la fille du père trois fois
père.
Claude et Camille sont chez leurs grands-parents. Le père vient les
chercher – Claude ? Camille ? –, elles viennent. Camille agite les mains dans le
soleil – papa. C'est si bon d'aimer.
– Avez-vous des enfants ?
– Non, dit le père, j'ai deux filles.
Amand Dhombre était un homme adorable, chaleureux, d'un contact facile,
ma fille rit aux éclats lorsqu'il lui proposa de la transformer en hérisson grâce à
de minuscules aiguilles stériles – il avait un diplôme d'acupuncteur, bref, un
type formidable. Monsieur Dhombre père avait fait la Corée ou le Vietnam et
sauvé du napalm sa future lignée, du moins fut-ce ainsi que je me racontai
l'histoire d'amour qui remplaçait la mienne inopinément tandis que, tassée
dans un coin sur une chaise, je me soumettais au principe de réalité : c'était un
Asiatique d'environ 1 m 63 et 45 kg, dont le sourire ne pouvait en aucun cas
se substituer au visage ténébreux de l'inconnu aperçu la veille, qu'il allait me
falloir oublier, pensais-je, comme tout le reste, comme on oublie qu'on respire
ou qu'on a le ciel au-dessus de la tête. Ce fut pourtant en levant
machinalement les yeux vers le haut de l'escalier, triste et défaite au sortir de là,
que je reconnus, actionnant une clef au troisième étage, le veston de tweed
dont je remarquais à présent la coupe impeccable dans l'ouverture de la porte
capitonnée où il m'accueillait pour le premier entretien psychothérapique que
j'avais bien été forcée de solliciter auprès d'Abel Weil, puisque c'était lui.
C'était un projet fou, peut-être, mais aussi l'occasion de tenter ce pari :
séduire un homme non pas, comme d'habitude, en lui cachant tout, en
masquant du moins l'essentiel, mais au contraire en lui disant tout, en disant
du moins l'essentiel – ce qui, de chacun, doit être su, ce qui suffit pour être
aimé ou non. Sans doute aurais-je pu m'arranger, à force d'efforts, pour le
rencontrer ailleurs qu'à son cabinet, pour approcher ses relations, ses amis, sa
famille, pour entrer dans le cercle mondain qui m'aurait permis, un jour,
d'être assise à côté de lui à table et de lui demander quelle était sa profession, et
s'il voulait bien m'en parler un peu, c'est si passionnant, la psychanalyse, les
méandres de l'âme humaine, ce doit être dur, aussi, est-ce que vous n'avez pas
envie d'autre chose, parfois ?
Mais les ruses ne me disaient rien, ni la patience qui les accompagne. Qu'il
soit psychanalyste ne m'apparaissait d'ailleurs pas comme une simple
opportunité de le voir vite en prenant rendez-vous, mais, au-delà, comme un
moyen de savoir enfin ce qu'était l'amour, ce que j'attendais de l'amour des
hommes, ce que j'attendais. Ça tombait bien, au fond, cette foudre me
transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée
en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du
silence, ce coup porté au cœur muet, au corps silencieux, par un homme qui
pouvait justement tout entendre. Il me sembla que ce serait stupide de faire
avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.
Je ne prétends pas qu'il n'y eut de ma part aucune stratégie. Si je
commençai, dans la tradition d'une thérapie ordinaire, en lui parlant de mon
mari, de mon couple, comme on dit, c'est que j'avais peur d'être découverte et
renvoyée, et que plus rien ne soit possible alors. Dans la suite, j'usai aussi des
armes habituelles de la jalousie, de la coquetterie, de la séduction. Mais peu, au
fond. Bien sûr, je voulais qu'il me trouve belle et je me faisais belle pour aller à
nos rendez-vous. Tel n'était pourtant pas mon objectif premier : je voulais
avant tout qu'il me connaisse, qu'il sache qui j'étais et, le sachant, qu'il
m'aime. Je voulais savoir si l'on pouvait m'aimer autrement que dans le
mystère – dans la nudité de ma douleur, dans ma misère. Longtemps, la main
creuse attendant l'obole, j'avais mendié l'amour auprès de qui voulait
m'entendre. Je venais de trouver à qui parler. C'était lui.

Qu'on me comprenne bien : je ne suis pas tombée amoureuse de mon


analyste – une telle banalité ajoutée à tant d'autres m'aurait été intolérable, à
cette époque, je ne l'aurais pas supportée. Non, je me suis éprise d'un inconnu
qui s'est révélé être, par le plus grand des hasards, psychanalyste : ce n'est pas la
même chose, même si j'ai vu dans ce hasard une chance, une promesse
d'avenir – ce qu'on appelle un heureux hasard. Ce l'était d'autant plus que je
venais d'entamer à la fois mon divorce et mon livre ; je pensais que la parole si
longtemps réduite à presque rien allait à point nommé me faciliter l'un et
l'autre. Il y avait bien quelque ironie à ce qu'il fût spécialisé dans la thérapie
conjugale, puisque j'étais fermement décidée à laisser mon mari à l'écart de
l'entreprise – et pour cause –, mais d'un autre côté cela permettrait d'entrer
aussitôt dans le vif du sujet, l'amour. Abel Weil était donc l'homme idéal, à
tous points de vue idéal. Aussi, lorsque, s'étant assis en face de moi près d'un
petit divan de velours gris et ayant croisé élégamment ses longues jambes, il me
dit : « Je vous écoute », la certitude éprouvée huit jours plus tôt au café où je
l'avais vu revint plus forte que jamais, et ce fut exactement, dans l'acception à
la fois triviale et passionnée, pragmatique et possessive de la formule, ce fut
exactement comme s'il m'avait dit, avec le même sérieux amoureux et la même
verve gouailleuse, tandis que des bribes de la chanson me revenaient en tête, ce
fut exactement comme s'il m'avait dit : « Je suis votre homme. »
Dès lors, il n'y eut plus pour moi, pendant des mois, que deux ancrages
dans un temps qui dérivait : mon livre et nos rendez-vous, l'écriture dans la
solitude de la mémoire et la parole dans le monologue de nos rencontres. Et il
n'y eut plus aussi que deux sortes d'hommes : ceux dont je parlais, dont je
faisais revivre l'histoire à travers moi, et celui à qui je parlais, dont j'attendais
qu'il donne une suite à l'histoire, ou, peut-être, qu'il me fasse revivre. Oui, il
n'y eut plus au monde que deux sortes d'hommes : les autres, et lui...
Seule avec lui

Je ne sais pas vraiment comment le dire, je n'avais pas prévu d'en parler si
vite, d'être là devant vous, j'ai pris rendez-vous sans réfléchir, en fait je
voudrais que personne ne le sache, que mes enfants l'ignorent, que mes
parents l'ignorent, d'ailleurs est-ce que ça les regarde – est-ce que ça vous
regarde, regardez-moi, répondez-moi, est-ce que ça vous intéresse, est-ce que je vous
intéresse ? Au début c'était bien, évidemment, au début... Je vais dire des
évidences, des choses que vous entendez tous les jours, que vous savez, des
banalités à longueur de temps, des récits qui traînent partout dans les livres, les
magazines, les chansons, les romans, les journaux, je suis documentaliste, je lis
tout, je lis tout le temps, le reste du temps j'écris, alors vous pensez si je sais, si
je sais à quel point c'est bête – éternel et bête, à quel point. Le mari, l'amant,
l'ex, les ex, le père, le copain, l'ami, je connais toutes les catégories, tout ce qui
s'écrit sur le sujet, les différents styles, les types, la typologie : le prudent, le
casanier, le distant, le timide, le surbooké, le méfiant, le violent, le tendre, le
déprimé, le passionné, l'infidèle, je ne suis pas la première, c'est sûr, je ne suis
pas la seule, et c'est déjà insupportable, cette répétition, ce discours, la trivialité
démultipliée de ces mots mille fois prononcés, mille fois entendus : je l'aime, je
l'ai aimé, je ne l'aime plus, ce mec, ce type, est-ce que je l'aime encore, cet
homme, ce mec-là, mon mec, avec lui c'était bien, au début c'était bien, c'était
formidable – on dit ça des livres aussi, des gens, des moments, des voyages : un
livre formidable, un père formidable, des vacances formidables – ça n'a plus de
sens, plus le sens d'autrefois, quand ça désignait ce qui inspire une grande peur,
une terreur stupéfaite, un étonnement, un saisissement d'effroi – et pourtant,
c'est ça justement, on peut le dire ainsi : j'ai eu un passé formidable. C'est
pourquoi je suis là à vous parler – est-ce que vous m'écoutez, est-ce que vous
saisissez ? –, est-ce que ce n'est pas toujours la même chose, toujours
affreusement pareil, une angoisse mêlée au temps, un effroi devant la
disparition, la démolition, l'effacement, est-ce qu'il y a autre chose, au bout
d'un moment, que cette peur qui m'amène : une terrifiante usure, une érosion
formidable ? – est-ce que vous le savez, est-ce que vous pouvez répondre, êtes-vous
un spécialiste, quel genre d'homme êtes-vous : un professionnel, un passionné, un
dilettante, un Don Juan, un expert, un super-coup, un père modèle, un
pantouflard, un carriériste, un affairiste, un pauvre mec, un type bien, un homme
formidable ?
Je ne sais pas, je ne sais plus, je veux bien en parler, oui, essayer les mots dans
la bouche et pas sur la feuille blanche, pour une fois – j'écris, d'habitude, j'écris
sur les hommes, un livre sur les mecs, « et votre livre sur les mecs, ça
avance ? », quel autre sujet qui vaille, je vous le demande, personnellement
c'est tout ce que je vois, c'est tout ce qui me regarde – ah ! le premier regard, le
tout premier, je m'en souviens encore comme si c'était hier, c'était il y a
quinze ans, je suis mariée depuis quinze ans, ça va faire quinze ans – des ruines,
des ruines où se devine l'architecture ancienne, un monument d'amour dont
ne resterait que le plan au sol, plus rien dans l'air, plus de relief, plus rien qu'à
terre la trace de belles fondations – à terre, tout à terre, à taire aussi peut-être, à
enterrer – mais oui, oui, au début – faut-il le dire maintenant, est-ce que ça
vaut la peine ? –, au début c'était bien, la rencontre, c'était formidable.
Le mari

Elle le connaît depuis une minute à peine lorsqu'ils s'approchent à se


toucher – il a dit « bonjour », peut-être, quelqu'un les a présentés dans cette
soirée, un samedi à Paris. Ils restent quelques secondes immobiles et muets,
souriants, puis elle jette ses bras vers lui, autour de son cou, elle ferme les yeux ;
il la reçoit, le corps est chaud sous ses mains, il est à elle.

Ils ne parlent que plusieurs heures après, dans une chambre de cet
appartement où ils ne sont jamais venus ni l'un ni l'autre, ils se disent leur
nom.
C'est le nom qu'elle porte, maintenant.

La rencontre telle qu'elle advient constitue pour elle un sommet de


perfection. Il n'y a pas de mots, on échappe au bruit des mensonges. L'amour,
c'est quand on ne dit rien – qu'est-ce qu'on pourrait dire, qui vaille ?
Lorsqu'il jouit, bien après elle, il pousse un cri de bête fauve (heureusement
la soirée bat son plein), il crie comme s'il mourait. Il ne lui a pas demandé si
elle prenait la pilule, ni rien : l'instant inclut le passé et l'avenir, c'est un lot
indivisible, à prendre ou à laisser.

Huit jours plus tard, les bans sont publiés. Ils se marient en présence de deux
témoins, dans une mairie déserte. Les parents ne sont pas avertis.

Un mois après, elle téléphone à son père et, au détour de la conversation, lui
apprend qu'elle s'est mariée. « Contre qui ? » dit-il.
Contre lui, justement. Tout contre.
Seule avec lui

Pourquoi c'était bien, au début ? Parce que nous nous sommes passés des
mots, parce que nous avons fait l'économie de tout ce qui se dit généralement
dans ces cas-là. Toute parole est en trop quand on a du désir, d'ailleurs parler
l'annule – il n'y a pas de mots pour dire le désir, pas de mots courants qui ne
servent à le trafiquer, à le masquer, à l'apaiser ou à le détruire. Le langage
articulé n'est pas une matière propre à épouser le désir – je veux dire : la langue
orale, les paroles volantes –, le poème au contraire se moule sur le corps, le
poème est proche de la voix, de la peau. Mais le reste, vraiment, non : une
manipulation honteuse, un vil trucage. Vous n'avez jamais observé avec pitié
ce genre de scène, au restaurant : un couple à une table voisine, un couple en
train de se former ? « Qu'est-ce que vous prenez ? Cette robe vous va à ravir.
Vous avez lu le dernier Modiano ? Sans me vanter, je crois que dans ma partie
je suis le meilleur. Vous connaissez les Seychelles ? c'est paradisiaque. Ce
sancerre est bouchonné, j'aimerais voir le patron. »
Il y a une obscénité rare à se montrer en public en amont du désir, à appeler
le garçon, à lire le menu, à goûter le vin, à parler de soi, à parler tout court. Se
montrer, montrer à l'autre qui l'on est : leurre monstrueux ! Peut-on se
montrer sans être nu ? Au XVIIIe siècle, on employait une expression
particulière pour désigner ce badinage, cette entreprise de séduction par la
conversation ; on disait : « faire l'amour » pour « faire la cour ». « Et vous ferez
l'amour en présence du père », lit-on chez Racine. Voilà qui en dit long sur la
vraie nature de la galanterie, ce fatras de mots censés remplacer le corps ou le
faire admettre à la longue, ce tricotage de compliments et de niaiseries, ce tissu
de fadaises destinées à fabriquer de l'amour, à le faire exister dans la langue
conformément à la loi, aux usages, comme si on pouvait le faire autrement
qu'en le faisant.

Cette démonstration de pouvoir qu'est la cour dans son vain dévidement –


je peux séduire, je peux briller, je peux payer : je peux –, j'ai du mal à la
supporter chez les hommes, même si quelquefois, à l'aveu d'impuissance
qu'elle révèle, j'ai pu, oui, justement, répondre par de l'amour, il m'est arrivé,
oui, d'être émue – non par les paroles mêmes du soupirant mais par la détresse
d'une langue gourmée où se réfugiaient la chair timide, les mains hésitantes, la
voix sourde du ventre. Et lorsqu'il parvenait à sa fin, c'était toujours en dépit
des moyens.

L'amour n'est pas une relation sociale. Ça ne se dit pas, ce sont des choses
qui ne se disent pas. L'amour n'est traduit qu'en silence ou en cri, dans la
solitude des corps, il n'a jamais jamais connu de loi. Il faut chasser le père de
l'amour.

Vous ne dites rien.

Vous pourriez dire : le mariage aussi est social.


C'est vrai, je l'ai épousé. Ai-je voulu racheter aussitôt l'impudeur formidable
de la première rencontre, la faute primitive, ramener dans le corps social la
sauvagerie du corps à corps inculte, habiller d'un oui repentant la nudité de
l'assentiment pur ? Ai-je été rattrapée par ma morale huguenote ? – je suis
protestante, mon père est protestant.
C'est possible.
Mais peut-être aussi ai-je pensé qu'il ne fallait pas laisser disparaître sur la
mer ce genre d'homme – tout à fait mon genre : celui qui vous prend dans ses
bras comme le marin embrasse l'horizon.
Le père

Le père est protestant. C'est une chose qu'elle apprend très tôt, qu'elle sent
au fond d'elle, évidente : elle aussi. Elle est comme le père, elle lui ressemble. Il
a les yeux noirs, les siens sont bleus, il est brun, elle est blonde, et pourtant, ils
se ressemblent : ils sont protestants.
Le père est protestant depuis longtemps, depuis toujours. Son père l'était,
son grand-père, ses oncles et tantes – les ancêtres aussi, tous des darbystes, là-
bas vers Alès, tous des hommes du Livre. Avant de se marier avec une
catholique, il n'a posé qu'une condition : les enfants seront protestants.
Le père est protestant, ça se voit tout de suite. Elle, en tout cas, elle le voit :
quelque chose en lui proteste, une violence qu'on lui a faite, et qui crie. Ça ne
s'entend pas – ça parle peu, même, c'est muet. Mais ça se voit.
Qu'est-ce qu'on lui a fait ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Où, quand ? L'histoire
s'en est perdue, seule la trace demeure, cette douleur qui sert de moule au cœur
et donne au front sa forme, cette révolte sourde.
Le père est protestant. C'est sa manière d'être au monde. Elle est comme
lui, elle voit les choses comme lui. On rit, on joue, on s'amuse (on est gai,
parfois, chez les protestants). Mais il n'y a pas de quoi être heureux.
« Je suis protestante », dit-elle autour d'elle à l'école. Qu'on se le mette bien
dans la tête : elle est comme son père. Elle a l'air de rentrer dans le rang,
comme ça, d'être à sa place, mais non, pas du tout : elle n'accepte pas – elle ne
cédera jamais, jamais contre ce monde. Elle est protestante.
Le père ne croit pas en Dieu, ni en son Fils Unique, ni en rien (Il a dû y
croire autrefois – le père, le fils... –, mais ça fait longtemps). Il aimerait bien,
peut-être, faire plaisir à ses aïeux, à ces vieux de la vieille qui se réunissaient
dans les granges, entre hommes, pour tirer de la Bible la grâce de vivre. Mais il
ne peut pas, c'est au-dessus de ses forces. Même quand il envoie ses filles au
catéchisme, quand il les oblige à y aller, il n'y croit pas.
Elle non plus.
Elle ne croit pas à l'esprit ni au Saint-Esprit, du livre elle ne retient que la
lettre : elle proteste, elle est protestante.
Comme lui.
C'est ce qui les lie : ce Dieu qui n'existe pas et cette révolution qu'ils ne
feront jamais. C'est là leur lien le plus étroit : cette forme vide, et qui les
fonde – ne pas croire à ce qu'on est.
Seule avec lui

Ce que c'est qu'un homme ? Vous voulez que je vous le dise, vous voulez
que j'essaie ?
La voix, la taille, la pointure, la barbe, la moustache, la pomme d'Adam, la
verge, les testicules, la testostérone, le sperme, la prostate, les poils, la calvitie, le
prépuce, le gland, la masse musculaire, l'éjaculation, les poignées d'amour.
La force, le courage, le sens de l'orientation, les réflexes, l'esprit de synthèse,
la parole donnée, la galanterie, l'activité, l'énergie, l'autorité.
La violence, l'agressivité, la grossièreté, la lâcheté, la faiblesse.
L'alcool, le tabac, le jeu, le sport, les copains, la chasse, les revues porno, le
bricolage, les voitures, les femmes.
Pompier, motard, chirurgien, pilote de chasse, boulanger, garagiste,
mécanicien, docker, footballeur, champion cycliste.
Le singe, le primate, l'homme des cavernes, l'homme des bois, l'homo faber,
l'homo sapiens.
L'homme de culture, l'homme de goût, l'homme d'honneur, l'homme de
génie, l'homme d'esprit, l'homme de lettres, l'homme de confiance. Les
hommes de bonne volonté.
L'homme de la rue, l'homme du peuple, l'homme du commun.
L'homme du monde. Un monde d'hommes.
Le fils de l'homme.

L'homme de Dieu, l'homme de paille, l'homme de peu, l'homme de rien –


un milieu entre rien et tout.
L'homme à abattre, l'homme à gages, l'homme à bonnes fortunes, l'homme
à femmes.
L'homme et la femme.
L'homme né de femme.
Le père

On serait bien en peine de trouver une photographie du père portant dans


ses bras un enfant. Ça sent la merde et le vomi, ça bave, ça dort tout le temps.
Le père n'aime pas trop les tubes digestifs – disons qu'il a du mal à s'y attacher.
L'amour vient plus tard, quand l'enfant, renonçant à sa nature
étymologique, se met à parler. Cela devient intéressant.
Le corps ne suffit donc pas pour être aimé du père – il ne suffit pas d'avoir
des bras, des jambes, des yeux, un ventre rond qui réclame des chatouilles et du
lait.

Vers trois ans, elle entend le père lui parler, se pencher vers elle en souriant,
tiens tiens elle parle, elle répond, elle articule, elle parle très bien, pour son âge.
Il ne faut pas faire l'enfant avec le père.
Le plus curieux, c'est qu'il ne dit pas grand-chose, il est taiseux, dans
l'ensemble. Mais elle, elle babille, elle raconte, elle invente le monde. Du
moment qu'il l'écoute, qu'importe s'il se tait ?
Elle parle pour lui.
André

Tous les soirs, à huit heures et demie, elle va se coucher. Elle dort dans la
même chambre que sa sœur.
Tous les soirs, à huit heures et demie, le père s'en va. Il ouvre la porte
d'entrée et il sort. Elle entend démarrer dans la rue la 404 gris métallisé.
Tous les soirs, à neuf heures moins le quart, André vient. Il gare sa Jaguar, sa
Porsche, sa Cadillac, et il est là. Il ne sonne pas – les enfants dorment, leur
maman de toute façon le guette à la fenêtre, elle actionne l'ouvre-porte, il
monte quatre à quatre, il arrive, il est là.

Dans tous les romans qu'elle écrira plus tard, André sera le nom de l'amant.
Elle ne pourra pas changer ce nom, en inventer un. L'amant n'est pas une
fiction, mais une réalité nommable ; l'amant n'est pas un personnage, mais un
homme, un vrai : c'est lui, et pas un autre : André.

André est beau, élégant, parfumé, raffiné. Il porte des costumes croisés, des
cravates en soie, des nœuds papillon, des smokings noirs ou crème, des
chaussures fabriquées sur mesure, des chemises à son chiffre, des chapeaux. Il
fume des Craven A dans des fume-cigarette en ivoire, il sent Habit Rouge de
Guerlain, il a les bras chargés de roses rouges, d'œillets blancs, d'orchidées
rares, il apporte du champagne, du foie gras, du caviar, il danse à merveille le
tango, la valse, le be-bop, il met sur le pick-up Petite fleur de Sidney Bechet,
elle entend leurs pas sur le parquet du salon, ils dansent un slow sur Petite
fleur – pas trop fort, les enfants dorment.
Quelquefois, le téléphone sonne dans le noir. C'est pour André – il est
gynécologue, il accouche les femmes jour et nuit, on l'appelle, il y va, il met les
enfants au monde, il part précipitamment, il saute dans son automobile, il est
déjà loin.
Le père rentre vers minuit, parfois plus tôt, parfois avant le départ d'André.
Il s'assied au salon et écoute France-Musique. Peu après, la porte de la chambre
s'ouvre, la mère en sort suivie d'André. Le père et André se serrent la main,
bonsoir Pierre, bonsoir André, ils échangent quelques paroles, puis André s'en
va. La mère passe par la salle de bain avant de se coucher, le père continue
d'écouter la radio. Vers deux heures, il mange un morceau dans la cuisine, puis
il éteint tout et gagne lui aussi la chambre, sans faire de bruit – les enfants
dorment.
Elle voit les bouquets dans les vases, les mégots dans les cendriers, les filtres
marqués de rouge. Elle voit les demi-bouteilles vides, les coupes en cristal, les
toasts à peine grignotés. Elle voit la bière entamée du père, avant qu'il n'ait
son ulcère.

Pour son anniversaire, André lui offre de beaux livres reliés, il lui dit : « Pour
toi ma jolie. » Son premier Pléiade, à treize ans – Guillaume Apollinaire –,
c'est lui.
Elle le trouve beau. Ou plutôt : sa mère le trouve beau. C'est pareil.

Une fois par semaine, elle a l'autorisation de regarder la télévision jusqu'à


dix heures chez sa grand-mère qui habite deux étages plus haut. Elle aime « Au
théâtre ce soir », transmis depuis le Théâtre Marigny : on voit des retraités
s'installer dans la salle bourdonnante, avant qu'aux trois coups frappés le
silence se fasse : à huit heures et demie pile, le rideau s'ouvre. Il s'ouvre, au fil
des ans, sur le même salon chic et sobre, révélant les protagonistes
impeccablement vêtus – elle en robe d'intérieur chatoyante, lui en costume
sombre, les bras chargés de roses rouges.
C'est une histoire d'amour pas simple, mais qui finit bien, en général.
Au retour de chez sa grand-mère, elle dit bonsoir à André, assis comme de
passage sur le canapé à côté de la mère un peu souffrante, il faut quelquefois
qu'il vérifie sa tension à l'aide des instruments de sa mallette, le stéthoscope
pend à son cou puissant, sur sa poitrine large. Elle pense qu'il s'occupe bien
d'elle, qu'elle a de la chance, sa maman, d'avoir André.
Elle se couche en y rêvant.

Les décors sont de Roger Hartz, les costumes de Donald Cardwell.


Seule avec lui

Ce que j'aime le plus chez les hommes, physiquement, ce sont les épaules, la
ligne qui va du cou à l'articulation des bras, les bras, la poitrine, le dos. Ce qui
me plaît dans un homme, c'est la stature, la carrure, la statue. Les jeunes
éphèbes, très peu pour moi – ou alors déjà solides, déjà capables de porter le
monde dans l'urgence catastrophique et leur cavalière dans le rock
acrobatique. Je peux rester des heures devant le torse de Jupiter, le buste
d'Apollon, le dos d'Atlas. Mon idéal ressemble aux études de Michel-Ange, aux
dessins de Léonard, il a la musculature des titans. Je ne manque aucune
retransmission des championnats d'athlétisme, ces ralentis des grands
sprinteurs aspirant l'air dans leur poitrine comme des chevaux qui galopent, les
départs du cent mètres nage libre... Mon type d'homme, c'est Zeus – j'ai un
faible pour les dieux.
Je me souviens de – peu importe son nom –, il était très maigre, presque
osseux – « cet avorton », disait mon mari –, mais il avait de belles épaules, à
angle droit avec la base du cou, vous voyez, et la taille très mince, et quand il
était nu on devinait le squelette sous l'athlète, peut-être, mais que c'était
beau ! – on voyait la force et la mort. Il avait une phrase magique pour moi,
qui ouvrait le désir comme une porte, il disait : « Viens dans mes bras. »
Et puis mon grand-père, aussi : c'était un célèbre champion de rugby, j'ai un
moulage de plâtre à la maison ; il était ailier, à la fois rapide et puissant, quand
il court c'est magnifique à voir.
Mon mari est très beau, très athlétique, il fait beaucoup de sport. J'aime les
hommes qui luttent avec leur corps contre la dissolution du monde, qui
retardent les progrès du néant, j'aime quand les hommes portent l'effort
physique à son point de rupture – mais ça tient, ça passe, ils sont en vie : les
acteurs, les chanteurs d'opéra, les grands sportifs, dont m'émeuvent les courses
folles, les montées en puissance, la douleur, la violence, la maîtrise, le malheur,
j'admire ces corps, ces nerfs tendus comme des cordes, les exploits, les records
vers quoi ils s'élancent dans la solitude dérisoire de leur rêve sublime :
accomplir ce qu'aucun ne fit jamais – ne pas mourir ; tenir à bout de bras le
poids du monde. Être des dieux.
La performance physique, pour moi, n'est pas tant, comme on le dit
souvent, une métaphore de la puissance sexuelle qu'une représentation du
désespoir triomphal des hommes, du bond qu'il leur faudrait faire pour n'être
plus mortels.
Le chanteur

Elle en est follement éprise ; il n'aurait qu'à siffler, elle viendrait, mais ça ne
risque pas. Elle ne l'a jamais vu, elle n'a pas de photo de lui dans sa chambre,
elle ne sait pas du tout quelle tête il a, quel corps, s'il est beau – elle n'est même
pas certaine qu'il soit encore vivant, en l'écoutant elle pense qu'il est mort – le
plus souvent c'est le sentiment qu'elle éprouve : il est mort sans rien laisser que
sa voix si vivante à évoquer les femmes et la mort. Des heures entières elle
l'écoute comme on passe une journée à faire l'amour.
Il est italien. Cette étrangeté est nécessaire. Qu'il soit d'ailleurs ajoute au
désir qu'elle a de lui. Il chante Verdi, ce passage de La Traviata où Alfred
déclare son amour à Violetta. Dans l'enregistrement déjà ancien qu'elle
possède, il a toujours l'air d'être loin, à l'arrière-plan d'une scène dont la
femme occuperait l'avant pour toujours, indéfiniment ; sa voix vient donc de
là-bas, toujours plus lointaine, comme s'il s'éloignait par force de la rue, de la
fenêtre, du corps qu'il ne veut pas quitter et qu'il quitte faute de pouvoir
jamais le rejoindre. C'est une voix d'homme pleine et belle, qui nous arrive de
l'autre côté d'un mur qu'il s'époumone à franchir, à traverser, à abattre –
misterioso, misterioso altero –, et nous venons à la fenêtre, nous nous penchons
en tremblant, nous l'apercevons dans le noir, ombre grise, profond mystère,
ténèbres, nous hésitons, nous avons peur, il chante, mais loin, c'est lui, mais
loin – quelle est cette voix virile qui vient d'un corps et l'éloigne à la fois, cette
voix témoin de la distance, de l'impuissance à être ailleurs que là-bas, séparé.
L'homme chante pour dire son absence, sa voix promet ce qu'elle ne peut
tenir – le corps. Le souffle et la voix couvrent une distance infinie que rien ne
comble, le désir qu'ils insufflent ne sera jamais vraiment réalisé, et ce néant
qu'ils nous portent, cet écart dont ils chantent le creusement, là, au milieu du
ventre, nous font souffrir la douleur aiguë de l'absence, nous rendent sensible
la profondeur de l'abîme et l'étendue de l'échec.

Voix d'homme grave, voix d'homme grosse du mystère qui nous sépare à
tout jamais du corps qui en est maître. Voix d'homme où chante le désir, sa
gravité.
Le grand-père

Le grand-père n'est pas souvent là. Il travaille dans son usine de métallurgie.
Il va au club de rugby dont il est président. Il joue à la belote à la Brasserie des
Sports. Il est en voyage. Il est à l'hôpital. Il est mort. Le grand-père est souvent
absent.
Le grand-père est toujours là : sur le mur du bureau, dans un cadre doré, il
marque pour l'éternité l'essai historique dont parlèrent les journaux cette
année-là, il court plus vite que tous les All Blacks réunis, les foules se lèvent
pour le suivre, et si l'on approche les yeux de la photographie on distingue,
bouche ouverte, Churchill médusé dans la tribune d'honneur du stade où se
mouvaient les dieux.
Le grand-père est ce héros. Quoi d'autre ? Elle ne sait pas, mais elle brûle de
savoir. Un jour – elle a treize ans et il est mort –, elle rassemble tout ce qu'elle
connaît de lui, tout ce qu'elle a vu et tout ce qu'on lui a dit. C'est très peu :
matérialisé, ça tiendrait dans une boîte à biscuits.
1) Un jeudi, dans une fête foraine, il offre à des enfants gitans en guenilles
des tours de manège.
2) Il lui apprend à lire l'heure et fabrique avec elle une pendule en carton
dont les aiguilles sont fixées et actionnées par un bouchon de liège. Le fond est
bleu, couleur de temps.
3) Il connaît les coins à chanterelles, les us et coutumes des truites, le nom
des arbres.
4) Il dessine comme personne, on peut lui demander de reproduire
n'importe quel objet, c'est exactement ça.
5) Il est ingénieur. Son père était instituteur.
6) Pendant la guerre, il a été convoqué trois fois par la Gestapo : des
cargaisons entières de métal disparaissaient dans la nature.
7) Il connaît des gens importants, il reçoit à dîner Monsieur Chaban-
Delmas, qui est un héros, aussi.
8) Il suscite beaucoup de jalousies, même parmi ses proches, ses frères.
9) Il fume, il fume tout le temps, il a fait quatre infarctus. Il a aussi un ulcère
à l'estomac, et il a failli perdre un bras quand sa manche s'est prise dans une
machine, à l'usine.
10) Le docteur l'a averti « Si vous n'arrêtez pas le tabac, le prochain sera le
bon. » Mais c'est un homme, il est fort, il n'a pas peur de la mort.
11) Il pose la main sur sa tête (elle l'aime, elle l'aime à un point...) et lui dit
solennellement, avec une pichenette sur le nez : « Toi, tu feras de grandes
choses. »
12) Elle fera tout ce qu'il voudra, elle l'aime.
Le grand-oncle

C'est le frère de son grand-père. Elle le voit chaque été dans ce village du
Tarn où ils sont nés et où ils partagent la maison familiale – un étage chacun –
pendant les vacances.
Chaque été elle arrive en triomphe dans la DS de son grand-père. Elle a
quatre ans, cinq ans, six ans, avec lui elle irait au bout du monde. Il l'emmène
à la pêche, aux airelles, aux girolles. Chaque fois que du tournant de la route
ou du haut du pré on aperçoit le clocher du village, il enlève sa casquette en
tweed et dit pompeusement pour la faire rire : « Ici, un grand homme est né. »
Elle rit, mais elle le croit : elle croit qu'il n'y a pas d'homme plus fort que son
grand-père – pas un au monde.
Un soir, il meurt. Elle a neuf ans, elle lui récite des poèmes qu'elle a appris à
l'école, Demain dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, Ô buffet du vieux
temps, tu sais bien des histoires Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis Quand
s'ouvrent lentement tes grandes portes noires, mais rien n'y fait, il a trop fumé,
trop souvent, caché dans les cabinets, alors il meurt.
Le lendemain, toute la famille est là, venue de loin parfois, en émoi. Tout le
monde se lamente et pleure, ce sont toujours les meilleurs qui partent, va ! Elle
s'efforce de paraître gaie pour consoler sa grand-mère, sa mère, elle est trop
jeune, elle ne comprend pas.
Elle va jusqu'au potager en contrebas de la route voir pousser les laitues qu'a
plantées son grand-père. Le grand-oncle y est, une bêche à la main. Quand elle
s'adosse au muret de pierres, il la rejoint. Elle lui sourit. Il pose la main sur son
dos, puis la glisse dans son short, caresse ses fesses, défait le bouton, elle n'a pas
encore de poils, tiens, mais ça viendra vite, elle aime ça, hein, toutes les filles
aiment ça, et lui aussi il aime ça, elle n'a qu'à voir.
Il recommence après l'enterrement, après le repas. Elle se réfugie chez des
fermiers voisins qu'elle connaît depuis toute petite. Ils sont en train de boire le
café. Le grand-oncle arrive sur ses pas, se fait offrir la goutte, s'assied sur le
banc à côté d'elle et tout en causant, en fumant, lui met la main entre les
cuisses, la laisse là. Elle attend qu'ils disent quelque chose, tous, au moins la
fermière ou ses belles-filles, qu'ils la sauvent. Mais personne ne dit mot, tous la
regardent fixement, elle n'ose plus bouger, elle reste là comme si de rien
n'était, petite vicieuse.
Un matin, elle va voir sa grand-mère, elle lui dit. La grand-mère est en train
de balayer le balcon, il fait beau, elle a les traits tirés, la pâleur du chagrin. Dès
les premiers mots, elle la pousse à l'intérieur, dans la chambre au grand lit
jaune. Elle la prend aux épaules, s'accroupit à sa hauteur et lui dit tout près du
visage :
« Ce que tu viens de me dire, ne le répète jamais. Tu m'entends : jamais. »
Seule avec lui

Si j'ai des amies femmes, des femmes qui me soient proches ? Non, aucune.
Je n'ai jamais eu vraiment confiance, je ne sais pas, je ne me suis jamais confiée
à une femme, jamais.
Pourquoi ?
Seule avec lui

Dans l'hiver qui a suivi, j'ai eu un furoncle énorme en haut de la cuisse, je


souffrais beaucoup et je me souviens que c'était assez dangereux, il fallait le
percer, en extraire le germe. C'est mon père qui l'a fait : moi, cuisses écartées,
en petite culotte, et mon père le nez dessus en train de s'escrimer avec une
aiguille ou je ne sais quoi, ma mère me tenait la main comme si j'allais
accoucher – je dis ça parce que toute cette scène m'est revenue d'un coup
quand j'ai été enceinte la première fois, je l'avais enfouie, oubliée, et elle m'est
revenue nettement dans la clarté des larmes, dents serrées pour ne pas hurler,
cette image : mon père entre mes jambes extrayant un germe maléfique.
La même année – une bien mauvaise année, beaucoup de maladies – j'ai eu
un ongle incarné, l'ongle du gros orteil qui poussait sous la peau, là encore il a
fallu l'arracher avec une espèce de pince, d'abord le soulever, le décoller de là,
puis l'enlever sans que j'aie trop mal, cette fois c'est André qui l'a fait, André,
puisqu'il était médecin ; il a été très gentil, à la fin il m'a embrassée – il sentait
le vétiver – et il m'a dit : « Et c'est fini, ma jolie, te voilà débarrassée du
méchant oncle qui te rentrait dans les chairs.
– Oui.
– Oui, oui, oui. Le corps parle aussi avec des mots, d'ailleurs les mots font
partie du corps, ils en partent, ils y reviennent, vous croyez m'apprendre
quelque chose ? Le corps est bourré de mots jusqu'à la gueule, oncle furieux,
grand ongle, d'accord, mais personne n'entend. Vous-même qui êtes là pour
ça, vous n'entendez rien, vous ne comprenez rien, vous faites semblant de
rien – ce n'est pourtant pas compliqué, un corps, l'alphabet tient en peu de
lettres, il n'y a pas tant de mots, c'est simple, un corps, c'est une langue simple.
Tout le monde la parle, d'ailleurs, mais personne ne la comprend. Je suis là à
promener ce corps que nul n'entend : ça me tue, vous entendez, ça me tue.
L'homme du fantasme

Elle est amenée devant lui, poussée vers lui. Assis droit, visage immobile,
brun, il s'exprime dans une langue étrangère, par ordres brefs et gutturaux. Un
secrétaire lui traduit de se dévêtir, elle refuse, l'homme fait un geste de la main,
elle crie, on la force.
Elle est nue devant l'homme. Il la fait tourner sur elle-même, rester de dos,
se pencher, il palpe les seins, les soupèse, met un doigt dans tous les orifices,
mesure le tour de taille, les hanches, écarte les fesses, dénoue les cheveux, les
soulève, les tâte, lui ordonne de faire le pont, de se mettre à genoux, sur le dos,
à quatre pattes, en position gynécologique, en prière, inspecte la bouche, les
dents, les mamelons, la vulve, les ongles.

On lui teint les cheveux en blond clair, on transforme leur aspect lisse en
une cascade de boucles auxquelles chaque matin on redonne gonflant et
volume.
On lui injecte dans les lèvres un produit à base de collagène, qui les ourle et
les épaissit.
On lui met des implants mammaires qui augmentent ses seins de deux
tailles, et on pigmente le mamelon d'un tatouage brun.
On lui épile le pubis, les aisselles, les jambes.
On lime, polit et vernit ses ongles.
On lui fait faire des exercices de musculation pour galber les fesses – des
centaines, pendant des heures.
On lui apprend à obéir aux ordres proférés en différentes langues, à marcher
sur des talons hauts, à sourire, à s'offrir – de dos, de face, au bon plaisir de
chacun.
On l'entraîne quotidiennement à la pratique de la fellation, à la sodomie,
on renforce la musculature du périnée par des exercices sur des godemichés, on
lui fait répéter les positions, comment satisfaire tous les goûts, être prise par
plusieurs en même temps sans décevoir personne, répondre à la demande.

Au bout de trois mois, elle est prête. Ongles teints, cheveux ondulés, elle
porte un slip moulant fendu d'avant en arrière et un soutien-gorge d'où
sortent presque complètement ses seins lourds. L'homme l'essaie, la prête, la
fait tester, l'éprouve.
Puis elle est mise en circulation. Elle sert à table et au fumoir, répond à
l'appel des sonnettes, des gestes, des mots, fait tout ce que les hommes désirent,
garde son slip pour ceux qui préfèrent, l'ôte si on l'exige – certains le coupent
avec des ciseaux.
Quand personne ne la réclame, elle reste debout près de la porte, seins
comprimés, croupe saillante, lèvres pulpeuses, ou bien, près d'un fauteuil, elle
sert de table basse où l'on pose, lourd et froid, en marbre dur, un cendrier.
Le père

Mais où va le père, tous les soirs à huit heures et demie, pendant qu'André
vient voir la mère ?
Où va le père ? Ardent mystère, mais délimité, qui sera bientôt éclairci par
une conversation avec les enfants d'André, croisés à la piscine : le père, tous les
soirs à huit heures et demie, va chez la femme d'André.

Le père est un homme simple. Elle ne sait pas comment tout cela est arrivé,
comment ça s'est fait, ce chassé-croisé, et elle n'osera jamais le lui demander.
Elle pense simplement que ce n'est pas lui qui a commencé – le père n'a rien
d'un aventurier, il n'aime pas l'aventure, les aventures – et que, lorsqu'il a fallu
s'adapter, il a choisi cette solution qui n'était pas la plus satisfaisante peut-être,
mais la plus simple ; il fallait bien faire quelque chose, et la femme d'André,
sous quelque angle qu'on l'envisage – orgueil, vengeance, désespoir ou goût de
la symétrie –, c'était le plus simple.
Le père

Le père a des goûts simples. Il écoute de la musique classique, quelques


disques sans doute offerts autrefois – il n'en achète pas de nouveaux. À la radio,
un morceau peut lui plaire – une chanson de Georges Brassens, une mélodie
planante des Pink Floyd –, il ne cherche jamais à se le procurer, à le
réentendre. Il prend les choses comme elles viennent, il ne hâte rien, il n'a pas
de désir pour elles, simplement du goût. Celles qu'il faudrait conquérir,
briguer, vouloir, il s'en passe.
Des femmes, aussi bien.
Le dimanche, il se fait réveiller pour écouter Pierre Dac et Francis Blanche,
ou les sketches de Fernand Raynaud. Il rit aux larmes, elle est assise sur ses
genoux, elle ne comprend pas tout – et qu'est-ce que vous entendez par là ? Ah !
par là j'entends pas grand-chose –, il ne lui explique pas, elle comprendra plus
tard. Il a aussi des disques de Jean Rigaud dans l'armoire, interdits aux moins
de dix-huit ans, elle les met l'après-midi sur le pick-up, interdit lui aussi – Ah !
mon vieux complice ! – La peau de mes couilles aussi, ce sont des enregistrements
publics, les gens hurlent de rire.
Sinon, le père lit. La mère achète pour lui des polars à 1 F en vrac, qu'elle
ramène ensuite et échange contre d'autres – parfois il les a déjà lus, il s'en rend
compte au bout de cinq ou six pages. Sur la couverture, il y a toujours une fille
nue ou bottée ou décolletée qui tient un revolver ou pose avec désinvolture
dans la ligne de mire. Elle les lit dès qu'elle sait lire – S.A.S., Son Altesse
Sérénissime, San Antonio, elle trouve que ça se ressemble, que c'est toujours la
même histoire, avec des passages excitants où les filles meurent après avoir été
longuement violées et des titres en forme de calembours, qui situent l'action
dans des pays barbares où l'on n'ira jamais.
Quelquefois, le père va au cinéma. Il va voir le dernier James Bond,
d'ailleurs tout le monde trouve qu'il ressemble à Sean Connery. Ou un film
sur Arthur Rubinstein, avec ses filles qui n'apprennent pas la musique parce
que ça ferait trop de bruit à la maison.
Le père

Le père n'a qu'un père, pas de mère. Quand ils rendent visite à sa famille,
dans le Gard, pas souvent car c'est loin, elle est bien obligée de le constater : du
côté de son père, elle n'a pas de grand-mère. Un grand-père, oui, des grands-
tantes et leurs maris, des arrière-cousins, oui – mais pas de grand-mère.
Pourtant, le père n'est pas orphelin. Il n'y a pas de tombe, pas de chagrin,
pas de deuil. Elle a bien dû exister, il a bien dû la rencontrer, au moins une
fois, mais personne n'en parle. Il n'y a pas de photos, pas d'objets-souvenirs,
pas de souvenirs. Si elle existe dans la mémoire du père, on n'en sait rien, c'est
noir sur noir.

Le père, parfois, a un visage triste ou sévère, mêlé d'un vague ressentiment.


Peut-être se demande-t-il si sa mère l'oublie.
Elle pense au père, souvent. Elle se demande comment c'était, l'enfance.
Elle ne voit pas bien comment il était, petit, comment c'est possible. Elle le
plaint.

Un jour, à table, le père prend la parole : « Jeudi prochain ma mère viendra


déjeuner avec nous. » Puis, devant l'air béant de ses deux filles, il précise,
agacé : « Votre grand-mère. »
Première nouvelle.
Il a dû faire exprès de l'inviter un jeudi : lui travaille, c'est même le jour où
il a le plus de monde, mais elles n'ont pas école. Claude a quatorze ans, elle
douze. Elles trouvent que le père exagère, qu'il pourrait fournir quelques
explications. Mais non. Le père a une mère, voilà.
Sans commentaires.

La mère du père arrive le jour dit, peu avant midi. Le père lui dit « Bonjour
madame ». On passe à table aussitôt, car il a des rendez-vous, il doit être à son
cabinet dès quatorze heures. Il n'a pas que ça à faire, le père.
Sa mère, si. Elle voudrait voir son cabinet, justement, voir comment il est
installé, sa réussite, elle a une dent qui la fait souffrir, justement, s'il pouvait
regarder, s'il pouvait l'examiner, juste un moment. Ses petites-filles lui
montreront le chemin, est-ce que vers seize heures..., son train est à dix-neuf
heures deux, avant elles iront faire des courses, elle voudrait acheter des
cadeaux pour eux, elle n'a pas pu s'en occuper avant, d'ailleurs elle craignait de
se tromper, elle ne connaît pas leurs goûts, elle ne sait pas, et puis dans le train
ce n'est pas pratique les paquets, elle voudrait aussi qu'on fasse des photos,
qu'on aille chez un photographe pour des portraits, elle n'a pas de photos.
Le père n'a pas de photos non plus. Et pas le temps d'en faire. Et pas envie
d'examiner sa mère. Mais si vraiment elle a une dent...

La grand-mère leur achète des disques des Bee Gees. Elles aimeraient bien
Que je t'aime, de Johnny, mais n'osent pas le demander : le père en effet l'a
strictement interdit, ce n'est pas une chanson de leur âge.

À quatre heures, elles attendent toutes les trois dans la salle d'attente. La
grand-mère les questionne, qu'est-ce qu'elles veulent faire plus tard – elles ne
savent pas.
Elles entrent dans le cabinet. Le père prépare différents ustensiles, il s'affaire.
Sa mère regarde autour d'elle, l'air contente ; elle le regarde aussi, lui : beau,
grand, quarante ans, toutes ses dents – la dernière fois, il n'en avait que huit.
Dans son cœur de mère, elle est fière.

Elle est partie pour un autre homme – un autre homme que son mari, que
son fils. Son mari lui a bien expliqué : si elle part, elle ne reverra pas le bébé,
elle n'aura pas le droit. Il lui a mis le marché en main : « Ton enfant ou ce
type. » Elle a choisi ce type.
Le père a donc un rival – un rival heureux. C'est une situation difficile,
ancienne. De naissance, presque. Le père est un perdant né. On ne dirait pas, à
le voir. On n'aurait pas cru.

Il demande à sa mère de s'asseoir sur le fauteuil inclinable, « asseyez-vous »,


lui dit-il.
Le bruit de la roulette est insupportable. Elles se sont mises dans un coin et
lisent ce qui est écrit sur les pochettes des disques. Elles ont hâte qu'il soit dix-
neuf heures zéro deux.
Le père remplit une feuille de sécu. La grand-mère ouvre son portefeuille,
sort deux billets. Il lui rend la monnaie.

On ne sait rien du père, rien de l'histoire. Que ça : il fait payer sa mère.


Seule avec lui

« Thérapie conjugale ». Il faut oser, non ?


Vous croyez que ça se soigne, un couple ? « je suis mariée, mais je me
soigne », c'est ça ?
Je ferais mieux d'aller voir l'avocat en bas de chez vous.
On peut améliorer les rapports, renouer les liens défaits ? Et comment ?
Il faut être deux ? Deux pour quoi ? Pour guérir du couple ?
Mon mari ne viendra jamais – jamais, voilà une certitude.
Mais nous sommes deux. Vous et moi, ça fait deux.

Je ne plaisante plus, j'arrête – vous n'aimez pas quand je m'amuse.


Ce que je veux dire, c'est que la notion même de couple est incurable. Dans
« conjugal » il y a « joug ». Et mettre ensemble sous le joug comme bœufs à la
charrue un homme et une femme, c'est tenter d'accoupler une souris et un
tigre, ou plutôt non, pas d'échelle de grandeur, une souris et un lézard – je
vous laisse deviner qui est le lézard, des deux.
Bref, il n'y a pas de rapport, je ne vois pas le rapport. Vous faites semblant
alors que vous êtes le premier à le savoir : aucun rapport.
Tout au plus peut-on espérer établir des rapprochements. Me rapprocher de
l'homme, voilà l'objectif. Mais pas au point d'espérer le saisir ou le rejoindre.
Une danse, tout au plus. Un tour de valse, avec du jour entre les corps. Une
souris et un lézard dans le même rai de soleil, un instant.
Un homme et une femme qui dansent, est-ce que c'est un couple, pour
vous ? Une union susceptible de parvenir à l'unité ?
Pour moi, ça fait deux – dans un couple, on est deux, je ne vous le fais pas
dire, et je ne vois pas le rapport.

Soignez-vous les danseurs ? Même quand le bal est fini ?


Le père

Le père a beaucoup souffert, c'est sûr. C'est un pauvre papa sans maman.
Elle fait des petits dessins pour lui, de couleurs vives. Elle écrit des poèmes,
des comptines qu'elle ne peut laisser le soir sur son oreiller, à cause d'André,
mais qu'elle glisse dans la poche de son pyjama accroché à la patère de la salle
de bain. Tous les jours après ses devoirs, elle invente un refrain nouveau, une
poésie tendre dédiée à Pounet, Papounet. Dès qu'elle rentre du collège, elle
enfile les babouches en cuir qu'elle lui a offertes pour son anniversaire, elle
nage dedans mais ça lui plaît, elle a l'impression d'être avec lui, dans une
espèce de tête-à-tête ; elle se plaît à entretenir cette intimité pantouflarde.
Elle est en 6e, elle a un an d'avance. À l'école, elle était toujours première ou
deuxième, il s'agit maintenant d'obtenir à chaque trimestre les félicitations,
d'être la meilleure. Elle est jolie, gaie, douce, polie, tendre, facile, bien élevée,
attentionnée, sensible, aimante. Aussi le père sera-t-il fier, et lorsqu'elle
grimpera sur ses genoux, après manger, midi et soir, il lui sourira.

Ainsi se forge, au fil des mois de sa dernière enfance, son idéal d'homme, sa
définition de l'homme idéal : c'est quelqu'un qui a souffert, mais qu'on peut
rendre heureux. La petite fille devenue femme n'a rien d'un bourreau des
cœurs ; son ambition la plus noble, au contraire, son projet le plus fier, dès
qu'un homme lui plaît, surtout s'il est triste et sombre, c'est de le rendre
heureux.
Le fiancé

Son enfance est peuplée de fiancés. Elle n'a pas souvenir, comme en ont
souvent les filles, d'un âge hostile aux garçons : aussi loin qu'elle remonte, ils
sont là près d'elle comme dans une lumière dont elle serait à la fois la lampe et
l'ombre. Sans doute est-ce la seule époque de sa vie où elle se sert d'eux –
l'enfance est peuplée d'objets, de jouets qu'on peut changer quand le
remontoir casse. Mais ils lui font connaître aussi la douleur de l'amour.
Le premier porte le prénom de l'époux qu'elle prendra vingt ans plus tard.
Il lui manque une main, perdue dans l'incendie d'une voiture. Il a quatre ans,
et quand elle danse avec lui en classe maternelle – toutes les danses avec lui, il
n'a pas d'autre cavalière – elle a soin de le guider par le coude dans les
tourbillons. Elle est triste lorsqu'il déménage pour un village voisin et n'a de
ses nouvelles que dix ans plus tard, dans le journal où il est photographié
escaladant de sa seule main nue une abrupte paroi.
Le second s'appelle Lionel. Quand elle arrive, lugubre, dans cette colonie de
vacances où elle doit passer un mois loin de sa mère, il lui dit que lui, c'est
deux, et chaque année que le Bon Dieu fait : il est orphelin, enfant de la
DDASS – elle ne sait pas ce que c'est. Lorsqu'elle joue la fée dans le spectacle
des sept-huit ans – il en a onze –, il applaudit à tout rompre et réclame un
baiser, qu'elle lui donne en vérifiant s'il ferme les yeux – s'il est amoureux.
Rentrée chez elle fin juillet, elle trouve deux lettres de lui envoyées par avance,
qui la font pleurer devant sa mère surprise, et auxquelles elle n'a jamais
répondu.
Puis elle est fiancée tout un été avec un garçon superbe aux yeux verts,
nommé André, dont le père, chirurgien réputé, a greffé avec succès la main
d'un enfant sectionnée par une tronçonneuse et roule en Buick bleu ciel sans
un regard pour la populace, tandis qu'ils se montrent l'un à l'autre, dans le
secret des dunes, les blancs de leurs corps hâlés.

Mais si elle va au fond de son cœur, elle n'y a vraiment gardé qu'un fiancé
d'enfance : c'est juste avant l'adolescence, elle a douze ans, il en a seize, peut-
être – mais elle lit et relit déjà Racine à voix haute. Il n'a qu'un bras, le gauche
a été coupé un peu au-dessous de l'épaule, elle ignore pourquoi, pas plus
qu'elle ne sait dire ce qui justifie, ces années-là, le retour insistant de l'homme
sans bras, et de quelle part manquante se nourrit son désir – bercer, serrer,
étreindre : l'amour naît-il de ce qu'il y a là quelque chose d'impossible ?
L'amour est-il ce qu'on n'embrasse jamais que du regard ?
Elle le suit des yeux au bord de la piscine où il marche dans la splendeur de
son corps brun, un peignoir éternellement jeté sur son épaule gauche, qu'il fait
glisser au sol d'un geste bien appris à l'instant même où il disparaît tout entier
et pour longtemps dans l'eau bleue, laissant pour trace de lui la tache claire du
tissu éponge en tas sur les dalles, qu'elle reconnaît de loin et ne quitte plus du
regard, jusqu'au moment où il se hisse à nouveau dans l'air – ses épaules, son
dos – et reprend parmi les baigneurs étendus sa promenade drapée de dieu
blessé.
Quelquefois leurs yeux se rencontrent : alors il lui sourit franchement et elle
répond à peine, hautaine, craignant, par une réponse plus douce, de
transformer en pitié vulgaire l'amour violent qui lui enserre le cœur.
Et puis un jour – elle doit partir le surlendemain chez sa correspondante à
Londres – elle cède et, sortant de la piscine, dans le déchirement de l'exil à
venir, accroche au frein de la mobylette qu'elle l'a déjà vu conduire avec
dextérité un petit mot signé de son prénom que sans doute il ignore : « Je
t'aime, tu sais. »
Le vent a dû l'emporter. Aux Anglais, là-bas, elle a raconté tout l'été qu'elle
était fiancée à un type adorable à qui il manquait un bras – a boyfriend, you
mean ? No, I mean a fiancé.

À ce point de l'histoire, elle ferait bien une exception à la loi du roman.


Peut-être ne veut-elle pas que semble imaginaire cet homme dont la blessure
ne l'est pas. Elle aimerait donc écrire son nom, son vrai nom jamais oublié :
c'est une erreur, sans doute, comme ce l'était de ne pas répondre à son sourire ;
mais n'écrit-on pas quelquefois pour rattraper les fautes et les billets d'amour
emportés par le vent ?
Régis Arbez, je t'aimais, tu sais.
Le père

Lorsque sa sœur a quatorze ans, elle douze, le père leur explique tout : le
sang, les règles, d'où ça vient, pourquoi, l'utérus, les trompes, les ovaires, il fait
un schéma sur une feuille, ici le vagin, là le col, s'il n'y a pas fécondation de
l'œuf (le père dit : l'œuf, elle se représente un œuf ) alors la paroi desquame et
s'effrite, c'est la déception de la matrice (le père dit : la déception, elle imagine
qu'on est triste, ces jours-là).
Sa sœur demande comment on fait pour le féconder, l'œuf (elle le sait
sûrement, mais bon). Alors le père explique tout : la verge, le prépuce, l'urètre,
il fait un dessin, les spermatozoïdes, d'où ça vient, où ça va. – Ah bon, mais
comment ? – Je réexplique, dit le père. Donc, voilà : la verge (« C'est ça qu'on
appelle la bite ? » – elle se lance – « non, ne mélangeons pas tout »), la verge,
donc, entre dans le vagin : c'est la copulation. Puis l'homme envoie ses
spermatozoïdes au fond de l'utérus : c'est l'éjaculation. Après, il se retire
(« C'est la déception » – « Bon, si tu m'interromps tout le temps, j'arrête »).
De deux choses l'une : ou la femme est dans un bon jour et elle peut être
fécondée – faire un bébé – ou elle n'est pas dans sa période d'ovulation et elle
ne peut pas être enceinte. Si c'est un bon jour, les spermatozoïdes entourent
l'œuf et le plus rapide pénètre à l'intérieur : c'est la conception. L'œuf fécondé
se niche dans l'utérus et le bébé y grandit pendant neuf mois : c'est la
gestation. Au bout de neuf mois, il sort : c'est la parturition.
– Et qu'est-ce que c'est ? dit-elle. Un garçon ?
Le père reprend, il a oublié de leur parler de ça, il explique, il sait
absolument tout, le père : les chromosomes, la génétique, XX, XY, le hasard.
D'autres questions ?
Sa sœur, oui : elle veut savoir ce que c'est, les bons jours.
Elle sait, elle, elle sait, elle lève le doigt comme à l'école : c'est les jours XY –
mais non, elle n'a rien compris – zéro pointé en leçon de choses.
Le père reprend : le cycle, les menstrues, les vingt-huit jours à peu près, les
bons jours pour être enceinte si on veut être enceinte, évidemment, c'est-à-dire
les femmes mariées exclusivement : les jeunes filles, elles, ont des cycles
irréguliers, donc aucun calcul n'est fiable, l'histoire de compter du 8e au 16e
jour ne marche pas ; elles peuvent tomber enceintes n'importe quand, c'est ça
le danger, c'est pour ça qu'il leur explique, pour qu'elles comprennent bien :
pour elles, tous les jours sont bons – c'est-à-dire tous les jours sont mauvais.
Et puisqu'on en est là, autant aller jusqu'au bout : on peut tomber enceinte
(on tombe, on tombe bien bas) même la première fois, même pendant les
règles, même avec un préservatif (une capote anglaise, dit le père – mais ça,
elles savent, elles en ont trouvé une dans la table de chevet de la mère, ça se
déroule comme un doigt de gant), même en prenant la pilule – ça arrive. On
peut se retrouver en cloque même sans pénétration, il suffit que le partenaire
ait éjaculé au bord, même vierge, les spermatozoïdes traversent l'hymen et
hop, même en s'asseyant sur des toilettes pas nettes, même en s'essuyant dans
une serviette, il suffit d'une goutte de sperme et le tour est joué, ça va très vite,
ces choses-là, très très vite.
Il est donc strictement interdit d'être nue avec un garçon sans être mariée.
On dit non, on serre les cuisses et on garde sa culotte : c'est l'abstention.

– Tu la connais, celle-là ? dit-elle à sa sœur tandis qu'elles reviennent du


catéchisme : c'est une prière que je viens d'apprendre, on dit ça chez les
catholiques : « Ô Vierge Marie, vous qui en avez eu un sans le faire, faites que
je puisse le faire sans en avoir. »
C'est un blasphème, sûrement. Mais elle s'en moque : elle est protestante.
Seule avec lui

« Je fus heureux », « Enfin elle accepta de me rendre heureux » : on lit ça


dans les romans du XVIIIe siècle. Une phrase d'homme, là je tiens une phrase
d'homme, et je me demande si elle pèche par défaut ou par excès, s'il s'agit
d'un euphémisme ordinaire ou d'une grossière hyperbole, si le bonheur des
hommes est en deçà ou au-delà du corps des femmes.
Dans l'autre sens, avez-vous remarqué, la question ne se pose pas : « Alors,
heureuse ? » est d'emblée dérisoire, parodique, comme si l'on ne parlait pas de
la même chose, pas du même sentiment, comme si c'était différent.
Rendez-moi heureuse, rendez-moi ce que je vous ai donné, rendez-moi le
bonheur – est-ce que ce serait ça, pour vous, l'hystérie des femmes comme
moi : ce cri réclamant son dû, soudain, le goût du bonheur dans la bouche,
embrassez-moi, regardez-moi, j'ai envie d'être heureuse – cet élan du corps
exigeant du corps de l'autre un au-delà dont il n'a pas idée, qui ne serait ni le
plaisir ni la jouissance, mais le bonheur, oui, le bonheur ?
Le premier amour

Elle s'intéresse à lui en le voyant sur une photographie. Il y a quinze jours


qu'il est là en vrai sous ses yeux, mais c'est en photo qu'elle le découvre. « Et là,
au fond, de dos, qui est-ce ? » demande-t-elle à l'amie qui a développé les
clichés de leur première semaine à la mer. Celle-ci s'esclaffe : « Je sais bien que
c'est du noir et blanc, mais tout de même... », puis, face au silence curieux,
s'écrie : « Mais enfin, c'est Michel ! »
C'est Michel. Ces épaules à la fois rondes et carrées, ce cou net sous les
boucles, ce dos puissant qui s'amincit en V jusqu'à la taille, ces bras-là, minces
et musclés, c'est Michel.
Oui oui oui oui.

Depuis le début des vacances, elle est déjà sortie avec deux – deux flirts,
dirait sa mère (à la maison, en l'absence du père, on écoute Michel Delpech,
pour un flirt avec toi je ferais n'importe quoi, mais là, au camping en bordure
des dunes, c'est plutôt les Doors, les Who, Jefferson Airplane). Il lui faut se
débarrasser d'eux, des deux. Un soir, elle feint de boire pour pouvoir faire
n'importe quoi – ce qu'elle veut : il sera toujours temps de ne pas s'en
souvenir.
C'est Michel qui, le lendemain, a tout oublié. « J'ai trop bu », s'excuse-t-il.
Il faut lui rafraîchir la mémoire. « Tu sais qu'on s'est embrassés, hier ?
Plusieurs fois. »
Si si si si.
Elle veut recommencer, continuer. Elle est amoureuse de lui. Toutes ses
amies le trouvent laid. Il est d'un roux éclatant, orange, avec une peau laiteuse
qui ne bronze pas, il pèle. Quand il était petit, on l'appelait Poil de Carotte,
Rouquin, Caisse d'Épargne (à cause de l'écureuil). Et ça continue. Ses copains
passent en chantant : « Et quand le roux s'tond, et quand le roux pète, et
quand le rouflaquette... » À elle ils demandent si c'est un vrai roux. Elle rougit.

Ses lèvres sont belles, sa peau est douce, ses mains. Elle aime qu'il parle peu,
qu'il éclate de rire, qu'il ait eu le bac avec mention Très bien. Elle aime sa
rousseur, ses taches de rousseur, sa résistance aux regards – qu'a-t-elle à faire
d'un garçon qui n'aurait pas souffert ? Il est comme personne, il est différent
des autres, il est autre, il est l'autre en qui se reconnaître – et n'est-ce rien que
d'être un autre ?
Elle l'aime comme personne.

Si c'est un vrai roux, elle l'ignore encore. Son père a permis ces vacances à la
mer sous la surveillance d'une famille amie, mais il a posé ses conditions : pas
de garçon sous la tente, pas de sorties autrement qu'en groupe. « Car, dit-il lors
du dernier briefing – et elle trouve l'expression triviale pour une chose si
grave –, car, dit-il avec solennité : chauffe un marron, tu le fais péter. »

Trois mois plus tard, il lui avoue qu'il a menti : il n'a jamais vraiment connu
de fille avant elle, il s'est vanté, en fait il est comme elle, il n'a jamais – bref, il
est puceau.
Il est puceau. C'est pire que d'être roux, à vivre. Mais ça dure moins
longtemps.

Le jour où ils font l'amour la première fois, elle raconte tout dans son
journal. Cependant, comme elle soupçonne qu'on le lit en son absence, elle a
l'idée de faire passer son récit pour l'un de ces extraits de romans qu'elle
recopie souvent, parmi lettres reçues, poèmes aimés. Elle l'écrit entre
guillemets à la troisième personne et, de la même façon qu'ailleurs elle a mis
Paul Éluard ou Guillaume Apollinaire, elle termine par un nom qu'elle
invente, un pseudo éponyme, un nom d'auteur fictif dont elle ne sait pas
encore qu'il existe et qu'elle le lira plus tard avec passion ; elle réfléchit un peu
puis elle signe : Claude Simon.
Le premier amour se trouve ainsi pris pour toujours dans la nasse des mots,
le tissu serré des phrases. Acte interdit, chose dite. Elle a quinze ans. Enfin elle
ne se borne plus à vivre sa vie, elle la recrée, elle la formule, elle l'invente. Pour
la première fois, elle aime et elle écrit. Entre ses mains il y a un homme et un
livre : c'est la première fois.
Le professeur

Il a un grand corps sans harmonie, un buste long sur des jambes courtes, et
un visage d'une sensualité extrême – ses lèvres épaisses, ses yeux à fleur de tête
qui semblent vouloir en sortir, ses cheveux noirs et touffus de musicien fou,
tout est difficile à regarder, à soutenir du regard. Les traits sont comme forcés
par la nature, et lorsqu'il arrive sans cravate, certains matins, ou sans veste,
l'été, on voit sous la chemise, couvrant le torse entier, une épaisse toison
sombre.
Elle a dix-sept ans, elle est toujours avec Michel, qui prépare l'X. En
terminale littéraire, elle passe des heures chaque semaine à regarder le
professeur – elle l'écoute, mais d'abord, et passionnément, elle le regarde. Elle
remarque tout, se livre à d'interminables interprétations, à une véritable
sémiologie du corps. Pourquoi le professeur a-t-il ces mains puissantes et
terriennes, ces bras de bûcheron – rien d'un intellectuel, absolument rien qui
soit sensible, quand il se tait ? Et ces griffures sur la joue un peu lourde, sont-
elles d'un chat, d'un rasoir ou d'une maîtresse enragée ? Il n'a pas d'alliance, il
arrive de Paris en train tous les lundis. Et ce visage simiesque, agité, en
désordre, qu'il donne chaque jour en spectacle à la seule classe exclusivement
féminine du lycée, est-ce le désir qu'il faut y lire – un désir fou, plus fort que
lui, incontrôlable – ou bien le seul tourment d'une intelligence en perpétuel
mouvement ? Elle se le demande. Parfois, sortant des bras de Michel dont elle
a caressé la peau blanche presque glabre, elle voit dans le professeur une sorte
de caricature grossière de la virilité. Puis il parle, le cours commence, magistral.
Elle contemple les mains robustes qui cherchent la pensée, le corps massif
colleté à l'Idée, elle entend la voix grave moduler les inflexions de l'esprit, et la
beauté paraît, stupéfiante, absolue, intenable. Elle la voit, elle la désire, c'est
une beauté qui fait souffrir, une puissance qui terrasse. Elle s'oblige à baisser les
yeux sur son cahier, à cesser de regarder, elle est pétrifiée comme par le faisceau
de quelque extraterrestre. Le professeur n'est plus une caricature mais la
quintessence parfaite du sexe mâle. Elle le regarde à nouveau et, tandis qu'il
passe la main sur son front et se tait, elle se dit, comme si c'était la première
fois, comme si elle n'en avait jamais vu auparavant, comme si c'était une
découverte, elle se dit : c'est un homme.

Peu avant les vacances de Pâques, il la présente au Concours général ; il lui


parle longuement à la bibliothèque où elle travaille, après les cours ; il lui
propose un café, un chocolat au distributeur, il lui prête des livres. Un jour, à
midi, il l'invite à déjeuner. Elle accepte, mais dit qu'elle doit aller prévenir sa
grand-mère, chez qui elle mange d'ordinaire, en semaine, et prendre ses
affaires pour les cours de l'après-midi. Lorsqu'elle revient, haletante, il est assis
sur la banquette, au restaurant, il lève les yeux de dessus le menu, tout son
visage se distord en une espèce de joie irradiante, « Vous avez couru ? » lui dit-
il – comme il dirait, avec la même reconnaissance : « Vous m'aimez donc ? »
puis il commande, il mange comme quatre.
Une autre fois, elle le rencontre à la librairie. Il feuillette un ouvrage sur
Botticelli, lui dit qu'elle est le Printemps. Il achète le livre et lui offre des
poèmes de Saint-John Perse. Ils évoquent l'affaire qui agite un lycée voisin – le
renvoi d'un collègue et d'une élève. Il est assez sévère là-dessus, à plusieurs
reprises il met en avant la déontologie, elle ne sait pas ce que c'est – le soir
même elle consultera son dictionnaire –, elle acquiesce. Elle est déçue (l'année
précédente, elle a rêvé sur les beaux yeux du professeur d'histoire, jusqu'au
moment où, la veille des vacances, elle l'a vu garant avec difficulté sur le
parking un camping-car dernier cri. Là, c'est un peu pareil : les cristaux
fondent autour du rameau.)
« Et sur la grève de mon corps l'homme né de mer s'est allongé. Qu'il
rafraîchisse son visage à même la source sous les sables ; et se réjouisse sur mon
aire, comme le dieu tatoué de fougère mâle... Mon amour, as-tu soif ? Je suis
femme à tes lèvres plus neuve que la soif. Et mon visage entre tes mains
comme aux mains fraîches du naufrage, ah ! qu'il te soit dans la nuit chaude
fraîcheur d'amande et saveur d'aube, et connaissance première du fruit sur la
rive étrangère. »
Elle lit dans sa chambre, à voix haute. Tout ce dont il parle, même
allusivement, elle le lit. Ce qu'il pense, ce qu'il aime, ce qu'il est, elle veut le
savoir. Comment s'allient en l'homme la laideur et la séduction, la goinfrerie
et l'éloquence, le désir et la déontologie (le camping-car et ces yeux-là),
comment c'est possible, elle veut le comprendre. Souvent, lorsqu'elle rentre
chez sa grand-mère, celle-ci écoute sur un vieux pick-up ses chansons
préférées : Plaisir d'amour, Paradis perdu ou, plus récent, ce refrain qu'elle
fredonne en mettant la table : « Qu'on est bien dans les bras d'une personne
du sexe opposé Qu'on est bien dans ces bras-là Qu'on est bien dans les bras
d'une personne du genre qu'on n'a pas Qu'on est bien dans ces bras-là. » Elle
chante avec sa grand-mère, elle lui fait faire un tour de valse tout en songeant
au professeur. Il n'est pas son genre, vraiment. Mais justement..., c'est ça qui
l'intéresse : l'autre, l'homme, le sexe opposé, la rive étrangère. Pas son genre,
non. Le genre qu'elle n'a pas.
Seule avec lui

Je ne sais pas si vous connaissez, Saint-John Perse ? Amers, plus spécialement,


le recueil qui s'appelle Amers ? C'est un dialogue entre deux amants, un couple
nu dans une chambre océane – je ne sais pas si vous aimez la poésie (vous
aimez la mer, en tout cas : il n'y a que des marines dans votre salle d'attente).
Ce qui est extraordinaire, là, c'est l'insistance proprement sidérante sur la
différence des sexes : c'est l'union physique momentanée et presque intenable
de deux corps que tout sépare, sinon le désir : désir d'entrer dans ce qui
s'ouvre, désir de s'ouvrir et de se voir ouverte – désir commun d'aller contre la
mort. C'est tout. Le reste, quoi ? La mer et la rive, la force et la douceur, la
puissance et l'obéissance, le chasseur et la tendre bête, la foudre et la grenade
rose, le silence et le cri, l'âme foraine et le cœur riverain, le pilote et la nef, le
voyageur et la maison, le maître et la servante, l'aile et le lit. Le mâle et la
femelle : c'est la nuit et le jour.
Ils ne se retrouvent donc que là, dans l'acte d'amour, dans ce qu'on appelle
l'amour, cette ligne de partage entre la terre et l'eau, cette frêle ligne d'horizon
entre la mer et le ciel, ils se retrouvent là, danseurs, acrobates du fil, proches,
approchés, rapprochés dans ce rapport, le rapport sexuel, le seul qui ait un sens,
sinon il n'y a pas de rapport. On est seul. Les questions restent vaines, et vains
les appels. « Où es-tu, dit le songe. Et toi tu vis au loin..., et moi, que sais-je
encore des routes jusqu'à toi ? Ô face aimante, loin du seuil... Où combats-tu si
loin que je n'y sois ? pour quelle cause qui n'est mienne ?
Où es-tu, dit le songe. Et toi tu n'as réponse. »
Pourquoi êtes-vous si loin, toujours ? Pourquoi toujours emporté vers
ailleurs, vers quel ailleurs ? Pourquoi ? Ce voyage a-t-il seulement un sens, un
but ? Êtes-vous vraiment né de la mer et désireux d'y naviguer toujours ? Êtes-
vous vraiment ce nomade au front pur, « hanté de choses lointaines et
majeures » ? Quelles choses, pourquoi, à quoi pensez-vous ? Votre monde est-il
plus vaste que le silence où je crie ? Êtes-vous fort, êtes-vous noble, êtes-vous
fier ? De quoi, pourquoi ? Quelle est votre nature et où va mon amour ? Au
corps de l'athlète, à l'oppression du maître ou à la jalousie du dieu ? Êtes-vous
puissant, êtes-vous faible ? Existez-vous sans moi, sans l'amour de moi,
vraiment ? Et si la mer vous emporte, où allez-vous où je ne sois, en quel lieu
que j'ignore ? Est-ce un voyage ou une ruse, un semblant de départ ? Partez-
vous vraiment ? Et si la mer vous emporte, est-ce que la mort vous rapporte ?
Revenez-vous ? Reviendrez-vous ? D'où ? D'où venez-vous lorsque vous venez,
lorsque vous dites « Je viens » ? Est-ce si long, est-ce si loin ? « Un pas s'éloigne
en moi », est-ce le vôtre ? Où allez-vous ? Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ?

Et toi, tu n'as réponse.


Le premier amour

Elle reste longtemps avec le premier amour. Elle va au cinéma avec lui tous
les samedis, puis ils se raccompagnent indéfiniment l'un chez l'autre en
tramant leur mobylette. Le dimanche ils font l'amour l'après-midi quand les
parents sont sortis. Ils partent en vacances ensemble, dès que Michel a son
permis ils parcourent le monde en 4L, ils vont à Venise, à Ljubljana, à
Amsterdam, à Londres, ils fument du shit, ils assistent à l'enterrement de Jim
Morrison, ils s'embrassent sur le Pont des Soupirs, ils manifestent avec le
Planning familial, ils écoutent le concert de Weather Report à Château-vallon,
ils jouent aux fléchettes dans les pubs d'Inverness, ils marchent dans les pas de
Joyce à Dublin, ils visitent la maison de Freud à Vienne, ils s'aiment.

Un jour – c'est le 31 décembre, pas n'importe quel jour –, elle l'attend, il ne


vient pas. Il appelle assez tard pour dire qu'il ne vient pas, qu'il n'aime pas trop
ces festivités imposées, qu'il a d'ailleurs un devoir de maths vraiment trapu,
qu'il va le finir et puis se coucher.
À la soirée où elle va seule, il y a des garçons qui lui plaisent ; mais aucun ne
lui parle, ne l'invite à danser : elle est avec Michel.
De retour chez elle, elle écrit dans son journal :

Mais pleure pleure et repleurons


Et soit que la lune soit pleine
Ou soit qu'elle n'ait qu'un croissant
Ah ! pleure pleure et repleurons
Nous avons tant ri au soleil
Des bras d'or supportent la vie
Pénétrez le secret doré
Tout n'est qu'une flamme rapide
Que fleurit la rose adorable
Et d'où monte un parfum exquis

Deux semaines plus tard, elle s'enferme dans sa chambre, elle met du
Leonard Cohen, et elle avale tous les comprimés qu'elle a pu trouver dans
l'armoire à pharmacie. Elle s'assied à sa table devant une feuille blanche, mais
rien ne vient, pas un mot pour dire ça – qu'il lui faut des bras d'or pour
supporter la vie. Elle écoute la voix de Cohen, I need you, I don't need you, elle
ne sait plus ni vivre ni mourir.
Elle part en Solex jusque chez Michel, il est là, sa mère le prévient, il
descend (peut-être y a-t-il quelqu'un dans sa chambre ?). Alors elle lui dit : elle
a pris des somnifères, elle espérait avoir un accident en venant, elle aurait bien
voulu. Il devient blanc comme un mort, blanc comme la feuille sur laquelle
elle n'a rien écrit, il prend les clefs de sa voiture et crie à sa mère : « Je la
raccompagne. »
Elle pleure à côté de lui tandis qu'il met le Solex à l'arrière de la 4L, « je la
raccompagne », elle n'a même plus de nom, elle sanglote, elle s'accroche à lui,
qu'est-ce qu'il y a, Michel ? qu'est-ce qui s'est passé, qu'est-ce que je t'ai fait ?
Michel, est-ce que tu m'aimes ? Il la ramène chez elle, mais rien, laisse-moi,
rien du tout, raconte l'histoire à sa mère qui appelle André qui accourt – mais
ça n'a pas l'air grave, ce n'est rien, rien du tout.
Le soir, Michel appelle et lui demande poliment comment elle va. « Ça va »,
dit-elle (le père est assis au salon, il lit le journal : quand on n'a rien à dire, on
se tait). « Compte tenu de ce que tu viens de me faire, ajoute Michel – il a des
examens à la fin de l'année, lui –, il vaut mieux que nous arrêtions
complètement, que nous ne nous voyions plus. »
Elle ne répond pas – Sept épées de mélancolie Sans morfil ô claires douleurs
Sont dans mon cœur – il raccroche.

Ce que tu viens de me faire.

Elle pleure à table, pendant des semaines elle pleure. « C'est comme ça, les
garçons, dit le père qui n'a pas entendu péter le marron, à cet âge ils n'ont
qu'une chose en tête ; mais ne t'inquiète pas, finalement ce sont les filles
comme toi qu'ils épousent. »

Les filles comme toi.

Trois mois plus tard, elle contrefait son écriture et envoie à Michel une
courte lettre signée d'un paraphe illisible : c'est d'un garçon très amoureux
d'elle mais désespéré car, écrit-il pathétiquement, « elle n'aime que toi, elle ne
veut que toi ». Et, continue-t-il, « comment peux-tu ne pas répondre à cet
amour, elle est si belle, si merveilleuse, des filles comme elle il n'y en a pas
beaucoup, je ne comprends pas, vraiment, et je donnerais cher pour être à ta
place, pour qu'elle m'aime comme elle t'aime ».

Des filles comme elle.

La lettre parvient à Michel la veille d'un concert de rock où elle sait qu'il
doit aller ; elle-même s'y rend avec trois garçons – elle fait bonne mesure. À un
moment, Michel s'approche d'elle – ils ne se sont pas parlé depuis ce que tu
viens de me faire, elle l'a vu deux ou trois fois avec une fille dans sa voiture – il
lui dit qu'il ne peut pas l'oublier, qu'il l'aime, qu'il en est sûr maintenant. Elle
ne lui demande pas ce qui lui a ouvert les yeux, elle lui sourit.

Les hommes comme eux.

Le soir, elle écrit dans son journal : « Tromper, jouer, trahir : les secrets
d'amour. »
Mais c'est un autre secret qu'elle découvre : celui de la langue. La vérité est
tout ce qui s'écrit. Sur la platine, Léo Ferré chante : « Les armes et les mots,
c'est pareil, ça tue pareil. » Mais ça ramène aussi la vie, cette parole qui saisit
l'autre à distance, où qu'il soit, comme une main sur l'épaule.
Le professeur

Ils sont assis sur le canapé, le professeur et elle : au cinéma avec sa sœur, elle
l'a rencontré et lui a proposé de venir boire un jus d'orange chez elle, à deux
pas – tous les cafés étaient fermés.
Le professeur regarde tout d'un œil avide, sans retenue : les meubles droits,
les tableaux représentant des paysages locaux, les quelques reliures de la
bibliothèque vitrée et, en enfilade par la porte ouverte, la chambre des parents
où trône, occupant tout l'espace, l'austère lit double en chêne noir, flanqué des
deux tables de chevet avec leurs abat-jour assortis, figure ironique du couple. –
Voilà un intérieur terriblement protestant, dit le professeur, qui aime Barthes
et la sémiologie du quotidien. Si je ne savais pas que vous êtes protestante, je le
devinerais en découvrant ce décor... un peu froid, austère.
– Ah ! vous trouvez (et moi, est-ce que j'ai l'air protestante) ?
Sa mère et André arrivent à cet instant, ils rentrent du restaurant, saluent le
professeur, « Monsieur », « Madame », puis disparaissent dans la chambre dont
la porte se referme sur des rires un peu ivres.
– Nous dérangeons vos parents, dit le professeur, les yeux rivés sur la serrure
restée obscure.
– Oh ! ce n'est pas mon père, réplique-t-elle.
Il tourne vers elle un regard aigu où passe un désir cru, violent, vulgaire,
puis, comme elle lui tend poliment une assiette de pistaches, il en prend une
poignée en la remerciant. Mais ses yeux reviennent sans cesse à la porte close,
un peu rêveurs, comme à une perspective d'avenir.
Protestante, oui. Pas catholique.
Le père

Le père n'est pas père pour tout le monde. Pour d'autres, il est un patron,
une relation, un ami, un amant. Pour la mère, il est un mari. Mais c'est le
même homme, il s'agit toujours de lui.

« Imagine-toi que trois jours après notre mariage, en voyage de noces à


Venise, j'ai voulu aller chez le coiffeur pour me faire belle, pour lui plaire ; et
puis le coiffeur de l'hôtel m'a proposé de changer de tête, d'essayer une
nouvelle coupe plus moderne – j'avais les cheveux longs, ça ne m'allait pas très
bien –, enfin tu vois, j'avais dix-neuf ans, j'ai dit d'accord. Et quand je suis
rentrée... Quand je suis rentrée ! Ton père, qui n'était pas encore ton père, m'a
fait une vie, mais une vie ! Il était furieux, livide, il m'a reproché de ne pas lui
avoir demandé son avis, d'avoir désobéi – soi-disant qu'il avait bien spécifié
qu'il voulait que je garde les cheveux longs –, bref il ne m'a pas parlé pendant
deux semaines. Est-ce que tu te rends compte : deux semaines, en voyage de
noces ! J'ai pleuré, oh là là, qu'est-ce que j'ai pu pleurer ! J'avais dix-neuf ans,
tu sais, je venais de quitter mon père et ma mère.
Et puis alors la fois où j'ai eu ma lymphangite – je venais d'accoucher de ta
sœur, et je souffrais, je souffrais ! Eh bien, lui, la nuit, il me disait en se
tournant contre le mur : « Bon, j'aimerais bien que tu me laisses dormir. » Il
était dur, quand j'y pense, vraiment dur, égoïste. J'aurais dû partir à ce
moment-là, partir, voilà.
Ce qui m'écœure, tu vois ma chérie, c'est qu'il ne m'a jamais donné un
centime, jamais fait de cadeau ni rien. Et à vous non plus, ses filles, pourtant...
Alors qu'au départ il n'avait pas un sou vaillant, il ne faut tout de même pas
l'oublier, c'est mon père qui a tout payé : le cabinet, les appareils, la voiture,
l'appartement, lui, sinon, rien – son père était serrurier, alors tu penses ; pas
Louis XVI, hein, un petit serrurier de rien. La moindre des choses ç'aurait tout
de même été d'être un peu reconnaissant, d'utiliser cet argent pour nous
rendre heureuses, parfaitement, nous rendre heureuses. Mais penses-tu !
Quand je me rappelle mon père se tuant à la tâche pour faire tourner sa boîte,
tout ça pour établir sa fille adorée, j'ai de la peine.
Tu comprends, avec André c'était bien tout de suite : la douceur, la
tendresse. Parce que ton père : je fais ma petite affaire et bonne nuit. Moi
j'étais jeune, mon père m'avait toujours aimée, gâtée, j'avais besoin de
tendresse et je n'en avais pas, ton père ne m'a jamais rien donné, dans le fond,
tu vois, si je réfléchis, après vingt ans de mariage, c'est terrible mais je n'ai
aucun souvenir heureux. Aucun. Sauf vous, bien sûr, mes filles ; voilà : la seule
chose que j'ai réussie avec lui.
Alors, fidèle, moi je veux bien. Mais fidèle à quoi ? »

Le père et la mère ne se parlent jamais directement. Sa sœur et elle assurent


la transmission, les échanges croisés. Au bout de vingt ans, la mère, à la fin
d'un repas, demande le divorce (elle a décidé d'épouser André, et
réciproquement). C'est une demande inattendue parce qu'il y a longtemps
qu'elle ne demande plus rien : le père lui a donné deux filles, point final. Mais
là, ce jour-là, on lui force la main ; alors, bien qu'en son âme les ancêtres
protestent (on ne divorce pas, chez les protestants), il donne son accord.
Seule avec lui

Ce que je sais, ce que je peux dire ? D'expérience ? D'observation ? De


mémoire ? D'intuition ? Ce que j'ai appris, par la vie ? Les livres ? La rumeur
publique et privée ?

Que l'homme écoute la radio beaucoup plus fort que nous. Qu'il claque les
portes. Qu'il ne ferme pas les placards. Qu'il ne sait pas où sont rangées les
casseroles, les assiettes, les fourchettes à huîtres. Qu'il oublie les dates
importantes. Qu'il ne se trouve pas assez de défauts. Qu'il ne se sent pas naître,
qu'il souffre à mourir et qu'il oublie de vivre. Que les ténèbres le troublent.
Qu'il voit mieux de loin mais ne trouve pas le beurre dans le frigo. Qu'il est
fidèle en amitié. Qu'il s'assied les jambes écartées. Qu'il utilise en moyenne
sept mille signes par jour (la femme vingt mille). Qu'il dissocie l'amour du
sexe. Qu'il ne rebouche jamais les tubes de dentifrice. Qu'il a horreur des
parapluies, même quand il pleut. Qu'il peut aspirer à la vertu mais non à la
vérité. Qu'il est plus doué pour le raisonnement mathématique. Qu'il s'oriente
mieux dans l'espace. Qu'il a du mal à pleurer. Qu'il se construit sur le non.
Que la sensibilité est la part la plus verrouillée d'un homme. Qu'il est fragile.
Qu'il répugne à montrer ses émotions. Qu'il n'est pas libre de ne pas faire ce
qui lui fait plus de plaisir que toutes les autres actions possibles. Qu'il a peur de
ne pas bander. Qu'il accepte mieux qu'avant sa part féminine. Qu'il oublie la
moitié des courses (il n'a pas emporté la liste). Qu'il laisse les journaux par
terre quand il a fini de les lire. Qu'il se dit : « Pourrai-je lui plaire ? Voudra-t-
elle m'aimer ? » Qu'il achète ses vêtements sans les essayer. Qu'il n'est plus
indifférent aux produits de beauté. Qu'il passe plus volontiers l'aspirateur que
le chiffon à poussière. Qu'il préfère promener bébé que changer sa couche.
Qu'il n'oublie pas d'appeler sa mère. Que tous sont esclaves. Que peu méritent
qu'on les étudie. Que le monde endurcit leur cœur. Qu'ils ne vivraient pas
longtemps en société s'ils n'étaient les dupes les uns des autres. Qu'ils sont en
train de changer. Qu'ils savent mieux prendre des mesures que les suivre.
Qu'ils sont sujets à perdre le souvenir des bienfaits et des injures. Qu'ils aiment
les bas qui tiennent tout seuls. Qu'ils préfèrent les brunes. Qu'ils agissent
mollement pour les choses qui sont de leur devoir. Qu'ils manquent rarement
leur suicide. Qu'ils aspirent à la tranquillité. Que c'est ça les hommes. Qu'ils
montrent leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour
d'eux-mêmes et l'oubli des autres. Qu'ils sont ainsi faits – c'est leur nature.
Le médecin IVG

Elle s'est levée à six heures du matin pour ne pas être dérangée ni surprise.
Toutes les trente secondes elle regarde l'éprouvette – rien – quand d'un coup
c'est là, ce cerne brun comme indiqué sur la notice : elle est enceinte.
Elle pense au suicide mais n'a pas envie de mourir. Et comme elle a promis
à Michel de l'appeler dès qu'elle saurait, elle attend avec angoisse qu'il soit huit
heures.
« Je viens », dit-il. « C'est le grand amour matinal », remarque sa grand-
mère chez qui elle habite en cette fin d'été, depuis que ses parents sont séparés.
« Je viens », comme dit le médecin de famille appelé en urgence, comme dit
la mère que son enfant réclame, « je viens », comme disent les hommes quand
ils vont jouir, « je viens ».

Ils sortent de la ville, s'arrêtent au bord d'un bois désert où ils ne sont jamais
allés. Michel n'est pas le père, il le sait : il y a des mois qu'ils n'ont pas fait
l'amour, et pendant ces dernières vacances ils ont dormi ensemble comme des
enfants, blottis dans le grand lit jaune de la maison du Tarn. Elle est partie
deux jours seulement, fin juillet, raisonner, disait-elle, un amoureux éconduit
qui menaçait de se tuer si elle ne venait pas, fût-ce une heure – « mais non je
ne couche pas avec, mais non je ne vais pas le faire, d'ailleurs regarde, je
n'emporte même pas mon diaphragme, je le laisse là sur la tablette, pour que
tu sois sûr... ».
Elle a pris le train, pleine d'un désir violent pour l'autre qui tous les soirs au
téléphone l'a suppliée de venir, elle est dans le train, le ventre noué par ce désir
qui la harcèle comme une voix – se le taper, se le faire, en finir avec ce jeu de
cache-cache, en finir. Quand elle arrive à la gare, il fait déjà presque sombre, la
chaleur est encore grande et lourde. Il l'attend, elle lui dit : « Là, dans ta
voiture, viens », ils font l'amour brutalement, ils baisent, la nuit embaume
comme un corps, il n'a jamais été question de mourir.

– Vous n'utilisez donc aucun moyen de contraception ? lui demande le


médecin
– C'est-à-dire, si, j'avais un diaphragme, mais je ne sais pas, ça n'a pas
marché,
Elle ment, elle sent que c'est mieux – il y a des hommes à qui il faut mentir.
– Un diaphragme, c'est une hérésie pour une jeune fille comme vous ; je ne
sais pas qui vous l'a prescrit, mais moi je ne le conseille qu'à des femmes plus...,
enfin c'est d'un maniement délicat, et puis la marge d'échec reste importante –
la preuve. Statistiquement...
(Statistiquement, un diaphragme rangé dans sa boîte à cinq cents kilomètres
du lieu de l'intrigue n'a plus qu'une efficacité réduite. Elle baisse la tête.)
– Allons, ne vous en faites pas, je vais vous expliquer comment nous allons
procéder.
La canule. L'aspiration La méthode. L'anesthésie – non, elle ne veut pas être
endormie, elle veut être là –, les risques.
Elle signe une décharge de responsabilité, en cas de décès. Elle est majeure
depuis Giscard, et dans la légalité depuis Simone Veil, quelques mois plus tôt.
Elle a de la chance.
Il lui dit qu'elle aura mal, mais que c'est supportable, que ces douleurs
ressemblent à celles de l'accouchement – elle doit avoir l'air stupide, car il
ajoute, gêné : « Ça ne vous dit pas grand-chose, bien sûr. À moi non plus,
d'ailleurs, conclut-il en souriant. Mais tout ira bien. »
À aucun moment elle n'a vraiment peur. Elle est au cœur d'un puissant
paradoxe qui fait que, dans les moments d'angoisse précédant l'événement,
comme si elle portait tout ensemble la mort et la vie, seule la console,
secourable, amicale, aimante, l'idée de l'enfant.

Au secrétariat, elle veut payer la consultation. « Vous n'avez pas réglé


directement le docteur ? », lui demande-t-on. Non, elle croyait que... La
secrétaire frappe à la porte du cabinet, s'informe.
– Non, dit la voix du médecin, je ne veux pas qu'elle...
Puis, comme se reprenant :
– Non, dit-il. Elle paiera plus tard.

Elle croyait se souvenir toute sa vie du nom de cet homme. Elle l'a oublié
corps et biens, nom, prénom, visage. Il doit être à la retraite, peut-être mort
maintenant. Elle se rappelle seulement sa voix, la douceur de sa voix différant
l'expérience d'une souffrance inconnue d'elle et dont il savait qu'elle viendrait,
qu'à coup sûr elle viendrait un jour – plus tard, oui, plus tard.

L'enfant – une fille, un fils ? –, l'enfant aurait l'âge qu'elle avait.


Le professeur

Le jour où elle a le bac, il lui offre des sonates de Beethoven jouées par Yves
Nat. Ils prennent un thé en face du lycée. Michel la rejoint, il sort de son
dernier cours, ils partent en Écosse le lendemain. Le professeur lui tend la
main, bonnes vacances alors, merci, à vous aussi. Elle le regarde s'éloigner sur
le boulevard Jean-Jaurès, il y a déjà beaucoup de feuilles mortes, pour un mois
de juin.

Elle le revoit deux ans plus tard dans une librairie du Quartier latin, son
cœur bat quand elle l'aperçoit, de dos près d'une étagère, le front penché sur
un dictionnaire, elle reconnaît sa silhouette trapue, sa chevelure, c'est lui, elle
en est sûre. Au moment où elle va partir, il se retourne d'un seul coup comme
si on l'avait appelé.
Il est assistant à Nanterre, elle redouble sa khâgne à Fénelon. Elle a une
chambre tout à côté, ils vont chez elle. Elle est surprise qu'il ait sur lui des
préservatifs.
Tard dans la nuit, il demande à se servir du téléphone. Elle va à la salle de
bain, d'où elle l'entend dire qu'il ne rentrera pas – à demain, dit-il, à demain.
Elle ne comprend pas. Elle est envahie d'une peur vague.

Il n'y a pas de quoi. Le professeur habite chez sa mère, c'est tout.

Il se lève au milieu du repas, il a un coup de fil à donner. Il décommande un


week-end, annule une sortie, abrège une rencontre, manque un rendez-vous.
Il se demande si ce vert Lui irait bien, si Elle supporte le parfum du gardénia, si
Elle aura envie de voir ce film, cette pièce, cet opéra, si cela Lui plairait d'aller
à Bruges, à Vienne, à Bénodet.

Elle dort mal, elle maigrit, elle pleure.

Il n'y a pas de quoi. Le professeur aime sa mère, c'est tout.


Le père

à partir de dorénavant
ça me ferait mal aux seins
ça te passera avant que ça me reprenne
ça me fait braire
je m'en tamponne le coquillard avec un presse-purée à réaction
un trou avec du poil autour
baiser à couilles rabattues
les bijoux de famille
chauffe un marron, tu le fais péter
une tête de nœud
des yeux en trou de bite
le trou de balle en chou-fleur
tout est dans tout et réciproquement
je suis contre tout ce qui est pour et pour tout ce qui est contre
ça ne vaut pas un pet de lapin
aqua sacerdote Theba
Tadla, mère d'Athalie, quête
Il nous a brouillé l'écoute avec sa panne de micro
le tout de mon cru
rien de tel qu'un bon bourre-couillon pour donner du goût
ça me fait une belle jambe
Tiens, un discours du Grand qu'on voit de loin
« Français, Françaises,
Je vous ai mis dans la merde jusqu'au cou
Mais moi qui suis plus grand que vous
Je n'en ai que jusqu'aux genoux
Et maintenant, démerdez-vous ! »
Fille de dégénéré !
« Mon père, ce héros au sourire si doux »
gras du bide
ç'a eu payé
c'est étudié pour
pourquoi tu tousses ?
« J'ai dit au long fruit d'or
Mais tu n'es qu'une poire. »
« Un jour au fond d'un vallon
Un serpent piqua Jean Fréron.
Que croyez-vous qu'il arriva ?
Ce fut le serpent qui creva. »
« La liberté individuelle finit où commence celle d'autrui »
On n'est jamais assis que sur son cul
« Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement
Et les mots pour le dire arrivent aisément. »
« Un bouseux plein aux as
Sur le point de calencher
Fit venir ses lardons Et leur jacta en lousdé »
On ne lit pas à table.
Qu'est-ce qu'elle raconte, la veuve douairière ?
Tu étais encore dans les couilles de ton père.
Regarde-moi quand je te parle.
Quand on n'a rien à dire, on se tait.
On ne doit pas juger ses parents.
C'est mon opinion et je la partage.
Sans commentaires.
Point final.
Seule avec lui

J'ai fait une expérience, hier ; je me suis inspirée d'un test scolaire sur la
mémorisation : j'ai couché sur le papier toutes les phrases que j'ai retenues de
mes proches, tout ce qu'ils ont dit assez souvent ou assez solennellement pour
que je m'en souvienne. Vous voyez ? J'ai commencé par mon père, c'est venu
tout seul, sans presque chercher, en dix minutes j'en avais deux pages pleines :
des expressions à lui, des citations, des blagues qu'il faisait souvent, dans mon
enfance.
Et puis j'ai relu. Je crois que j'espérais trouver là une sorte de secret, une
formule magique où se condenserait tout le père, son essence. Mais quelle
expérience atroce ! À quoi se réduit notre être, soudain ! Si je vous lisais, vous
comprendriez.
Ensuite, je n'arrivais pas à ajouter quoi que ce soit à ce portrait parlant –
parlant, oui, tellement parlant que j'en étais muette, saisie d'effroi comme
devant l'abîme. Il m'avait semblé que c'était beaucoup, deux pages, pour un
homme qui se tait, que ça allait donner chair et corps au mystère, que j'allais
entrer dans le secret. Et ce qui m'est apparu soudain, et j'ai eu comme un trou
dans l'âme, devant mon petit ramassis de miettes, c'est qu'il n'y avait pas de
secret, justement, pas l'ombre d'un secret. Le père n'est pas ce héros, voilà, vous
êtes content, je suppose – « il faut tuer le père » et tout le saint-frusquin, je sais.
Mais je ne vais pas en rester là, comme vous dites, je vais continuer, vous allez
voir.
Le père

Elle écrit parce qu'il se tait. Elle l'a dit une fois dans une interview : « On
n'est pas des bavards, dans la famille. »
Et pourtant il parle. La preuve : elle s'en souvient. Ça l'a marquée. Elle a
tout imprimé.
Elle se relit – c'est-à-dire elle le relit, elle relit ce qu'il a dit, elle relit ce
qu'elle a écrit, qu'il a dit.
Elle compare avec les phrases de la mère ; elle n'en a retenu que deux, elle a
beau chercher, que deux : « ma chérie » et « mon amour » (et puis aussi, en sa
présence mais à André, ce mot énigmatique pour s'adresser à l'Homme, cette
langue étrangère de l'amour, ce mystérieux idiome qu'on apprendra plus tard,
c'est sûr, cette parole au sens caché, mais qu'on devine, eut-on six ans :
« Darling »).
D'André, à part « ma jolie », une seule émerge vraiment, tragique,
sentencieuse, à la façon de ces phrases qui restent là quand on se réveille d'un
cauchemar dont on a tout oublié, et qu'il prononce lorsque, alarmées par les
cris, sa sœur et elle, en chemises de nuit, se propulsent dans le salon comme
des diables crevant le couvercle et le trouvent, lui, André, assis dignement sur
l'une des bergères Louis XVI tandis que la mère balance les autres par le balcon
sans regarder si quelqu'un passe en dessous – une seule parole, donc, pondérée
dans ce désordre dont elle ignore la cause (un avortement, peut-être, mais elle
ne creuse pas plus avant le grand mystère des femmes, elle n'a pas le temps, il y
a trop d'hommes), une seule phrase nette et concise pour résumer, dirait-on,
au-delà des circonstances particulières, ce que tous les hommes pensent de
toutes les femmes, justement, et c'est pourquoi elle s'en souvient : « Votre
mère est folle. »

Pour le père, c'est différent, il y en a tant, et d'autres qui lui reviennent – si


tu es gai, ris donc, auparavant chinois, toute ma vie j'ai rêvé d'être une hôtesse
de l'air, toute ma vie j'ai rêvé d'avoir les fesses en l'air.

Elle relit et, si, tout de même, il y a un secret. Mais lequel ?

Puis elle comprend : le secret du père, c'est sa langue – une langue crue, des
plaisanteries de carabin, des mots de corps de garde, des calembours de potache
sur le sexe et les femmes, bref une langue d'homme. Le père lui parle ainsi,
dans l'enfance, afin qu'elle l'apprenne, qu'elle s'en imprègne. Il n'a eu que des
filles, mais il leur parle comme à des garçons, d'homme à homme, avec ce rien
d'enfance, aussi, d'humour naïf qui séduit même les quilles à la vanille, peut-
être.
Est-ce ainsi que les hommes parlent ? Certainement, puisque c'est la langue
du père.
Les hommes ne parlent pas d'amour – ni « ma chérie », ni « mon amour ».
Les hommes ne s'apitoient pas, ils s'amusent : « vas-y, pleure, tu pisseras
moins. »
Les hommes ne fleurissent pas la langue de métaphores efféminées, de
figures romantiques : le long fruit d'or n'est qu'une poire, la femme un trou
avec du poil autour. Foin de savante poésie : j'appelle un chas un con, et les
mots pour le dire arrivent aisément.

C'est une langue verte, une langue qui en a.

Elle l'apprend vite, Camille. Sa sœur Claude aussi. Ni cris ni larmes. On


n'est pas des gonzesses. Tu seras un homme, ma fille. Et puis quand on n'a rien
à dire, on se tait.
Elle se relit – elle relit ce qu'elle a écrit, ses trois romans. Le père lui a
transmis sa langue, indéniablement, sa voix virile, elle hante le texte et le
tatoue d'une empreinte mâle, il en est l'auteur comme on dit « l'auteur de ses
jours ». Le père n'est pas un héros ? Mais il est le héros de l'histoire : quand elle
écrit, il règne, elle écrit dans sa langue, sa langue paternelle.
Seule avec lui

Ma langue maternelle ? C'est celle que vous voulez entendre, vous êtes sûr ?
Vous l'entendrez. Je vous promets que vous l'entendrez.
Mais le souhaitez-vous vraiment ? Est-ce de la curiosité de votre part ?
N'avez-vous pas peur, ne redoutez-vous pas la voix qui crie ? N'avez-vous pas
peur de l'amour, de l'amour des femmes ?
Le professeur

Ils font le projet de partir ensemble en vacances, le professeur et elle. Mais


celui-ci va sans doute être obligé d'y renoncer, lui explique-t-il un soir alors
qu'elle s'est déjà acheté une robe d'été et le guide des Cyclades, parce que,
insiste-t-il, moi, contrairement à toi, je n'ai pas les moyens – le loyer de son
quatre-pièces dans le 6e, sa mère, les livres nécessaires à sa thèse, bref s'il ne
trouve personne à qui emprunter, qu'elle parte sans lui.
Elle vide le livret de Caisse d'Épargne dont s'enorgueillit sa grand-mère,
paie leurs billets d'avion et lui donne la moitié du reste – s'il pouvait le lui
rembourser en trois mois, ce serait bien parce qu'elle aimerait, à la rentrée,
quitter sa chambre de 10 m2 sous les toits pour un studio un peu plus grand où
elle aurait de quoi faire la cuisine et les WC à l'intérieur. Il dit « bien sûr »,
tient à dresser un échéancier.

Sa mère les accompagne à l'aéroport. « Attention, lui a dit le professeur la


veille, surtout pas trop de fanfreluches – tu n'as droit qu'à vingt kilos de
bagages. » Elle arrive donc à Orly avec un sac à moitié vide – au soleil, après
tout, on vit presque nue. Le professeur a deux valises énormes et, en
bandoulière, un pesant matériel photographique – deux boîtiers, quinze
objectifs, un pied, six filtres, « Are you a top model ? » lui demandera la
logeuse avec un rire incrédule. Avant l'enregistrement, il fourre dans son sac
une grosse trousse à pharmacie et une boîte de premiers secours – « je parie que
tu n'as même pas pris d'aspirine, dit-il avec indulgence en lançant à sa mère un
regard d'intelligence. Je ne sais pas si tu sais, mais si tu attrapes un virus là-bas
et que tu n'as pas d'antibiotiques, le temps que l'hélicoptère s'amène, tu es
morte et enterrée ». Sa mère lui demande si elle a pensé à se munir d'un
nécessaire à couture, non, elle n'y a pas songé, eh bien tant pis pour elle,
souhaitons qu'elle n'ait pas d'ampoules aux pieds parce que sans aiguille... Au
moins a-t-elle de bonnes chaussures de marche ? c'est rocailleux là-bas, le
professeur quant à lui s'en est acheté d'excellentes, qui pèsent bien mille cinq
cents grammes chacune.
Elle a le cœur qui bat, elle ne trouve plus son passeport, ah si, le voilà. Elle
paie les 350 F d'excédent de bagages.

À Athènes, il fait très chaud. Le professeur ne veut pas l'accompagner à


l'Acropole, il connaît ça par cœur, il est déjà venu trois fois, étudiant. Elle,
c'est la première fois ; elle erre longtemps dans les rues puis parmi les ruines,
elle feuillette le Guide Bleu. Au musée, un fragment de vase lui rappelle un
merveilleux cours sur Platon qu'avait fait le professeur lorsqu'elle était son
élève – un cours lumineux, sur l'amour.
Au Pirée, le lendemain, ils prennent le bateau ; sur le quai il la dissuade
d'acheter à un petit vendeur ambulant un bracelet de cuivre qui lui plaît. Ils
dorment à l'entrepont, serrés l'un contre l'autre dans la nuit glaciale (les
couchettes sont un peu chères). À Santorin, ils louent à la semaine une
maisonnette bleue et blanche presque vide où courent des scolopendres. Le
professeur propose de faire bourse commune, ce qui facilitera les dépenses
courantes – elle met tout son argent dans une sacoche plastifiée qu'il garde à sa
ceinture. Chaque soir, après la plage où ils se sont nourris de pain et de tomates
parce que les restaurants abusent honteusement des touristes et que d'ailleurs le
professeur a quelques kilos à perdre, ils rentrent à pied vers le village avant la
fermeture de la poste. C'est un minuscule bureau perché à flanc de montagne,
d'où elle s'étonne que, jour après jour, l'opératrice parvienne à joindre à Paris,
France, la mère du professeur, qui va couci-couça.
La nuit, certaines nuits, ils font l'amour, elle ferme les yeux sous ce corps
vaste et fort, elle soulève le bassin vers ses hanches qu'elle enserre, « plus loin,
oui, plus loin », comme s'il pouvait être plus loin – et quand il dort, elle
pleure.
Ils sont là depuis presque deux semaines lorsqu'elle demande à téléphoner à
sa grand-mère, restée seule chez elle, à Rouen. « D'accord, dit le professeur en
fronçant les sourcils, mais pas longtemps », ajoute-t-il en montrant la bourse.
Le soir, elle lui annonce son départ : le bateau passe à vingt et une heures,
elle va le prendre. « Je m'en doutais un peu, dit-il : tu es comme maman, tu as
besoin de ton confort. » La logeuse frappe à la porte, c'est samedi, elle veut
savoir s'ils comptent rester. Le professeur tire précautionneusement les billets
de sa sacoche, il paie deux semaines d'avance. Comme elle réclame sa part, il
calcule à voix haute de quelle somme elle a besoin jusqu'à l'aéroport
d'Athènes – le bateau, le taxi – de toute façon le drachme n'a pas cours à Paris.
Sur le pont du bateau, elle agite la main, le professeur a l'air triste et comme
étonné de voir la coque s'éloigner du bord ; il marche à côté, le vent s'est levé
et elle entend mal ce qu'il lui crie soudain en accélérant le pas – « Je suis ton
amant », croit-elle percevoir, mais ce n'est pas ça, elle le comprend lorsqu'il
mime avec les doigts l'ingurgitation d'une denrée quelconque, elle hausse les
épaules, désolée, elle a oublié de lui laisser les médicaments.

À Athènes, elle a cinq heures devant elle avant l'embarquement. Elle laisse
son sac à la consigne et déambule dans les rues. Elle a vingt ans, elle est le
printemps, tous les hommes la hèlent ou la suivent, elle leur sourit comme elle
ne le fait jamais à Paris.
De l'aéroport, elle appelle sa grand-mère pour l'avertir de son retour. Avec
les quelques drachmes qui lui restent, elle s'achète un bracelet torsadé qu'elle
passe aussitôt à son poignet.
Elle attend trois mois avant de rappeler le professeur. Il est absent – un
dîner en ville. Quand elle évoque l'objet de son appel, sa mère s'écrie au
téléphone : « Ah ! oui, l'argent..., toujours l'argent ! »

Plus tard, elle considère avec une philosophie toute hellénique son voyage
dans les îles. Après tout, ce n'est pas si grave : il y a un homme au monde qui
lui doit quelque chose.
Les hommes

Lorsqu'elle rencontre un homme qui lui plaît, elle ne se demande jamais –


elle ne lui demande jamais s'il est seul.
Par définition, tous les hommes sont seuls.

Ils ont une mère, une femme, plusieurs parfois, des enfants, des amis, des
relations, des projets d'avenir. Ils sont attachés à eux par des liens dont certains
sans doute vont se défaire (trop serrés ils rompent, trop lâches ils se dénouent).
Elle ne songe pas cependant à les en libérer, elle n'est pas là pour ça, d'ailleurs
ce serait tellement au-dessus de ses forces. Elle sait qu'ils sont liés, que ce sont
des hommes pris (« Je l'aime, mais il est pris », lit-on dans le courrier du cœur,
comme s'il existait, à l'inverse, des hommes libres). Donc, ils sont pris, parfois
même très pris (« Excuse-moi, ma chérie, je suis très pris », lui dit ce grand
médecin parisien dont elle est quelque temps la maîtresse avant de trouver trop
froid l'éclairage du scialytique). Souvent, chez les hommes, ce sont précisément
ces liens qu'elle aime, c'est ce qui l'intéresse : à quoi tient un homme.
Pourtant, malgré ces nœuds, elle veut pouvoir l'approcher dans un
mouvement qui ressemble à celui de la vie – il ne faut pas que le piquet soit
trop près ni la corde trop courte (il faut que certains cordons soient déjà
coupés). Aux barques fermement arrimées entre elles et à la berge, elle préfère
le canot qui danse un peu plus loin sur les vagues, au bout de l'embarcadère.
On sait bien qu'il a des amarres, qu'il est à l'ancre, mais ça ne se voit pas,
puisqu'il danse.
C'est ce qu'elle aime chez les hommes, ce flottement que rien n'empêche,
ces liens qui laissent un espace, une liberté de mouvement.
Par définition, tous les hommes sont pris. Mais chez quelques-uns, il y a du
jeu.
Seule avec lui

Moi, ce qui m'intéresse, c'est la différence des sexes. Ce que j'attends de la


relation avec un homme (j'attends, oui, on peut dire que le mot est juste –
j'attends), c'est qu'elle me rapproche de lui à la fois pour confirmer cette
différence et pour l'abolir. Faire l'amour, c'est en même temps être une femme
et être comblée d'un homme – je parle de la pénétration, je veux dire : en
étant pénétrée, on pénètre aussi le mystère de l'autre, du moins l'espère-t-on.
Ce qui est étrange, c'est que le désir naît de cette différence mais qu'il tend
tout entier, me semble-t-il, vers sa disparition. Ce qui m'attire chez un
homme, c'est que c'est un homme, et ce qui me rend heureuse, après, dans
l'amour, c'est que nous sommes les mêmes. Voilà ce que j'attends d'un
homme, ce rapprochement jusqu'à la fusion, ce moment, comme dit si
justement le cliché, où les corps se confondent.

J'ai toujours eu du mal à rester longtemps en tête à tête avec quelqu'un pour
qui je n'ai aucun désir et qui n'en a pas pour moi : une femme, par exemple,
ou un homosexuel, ou un homme qui ne sort pas de sa fonction, de son rôle
social ou professionnel, qui vous parle d'un lieu extérieur à son propre corps et
étranger au vôtre. Je n'aime pas ces relations de travail à l'américaine, cette
façon soi-disant égalitaire de traiter l'autre en collègue, en camarade, en
associé, en frère ou sœur – cette feinte ignorance de l'altérité qui rend tout
péniblement uniforme et faussement familier. Je veux être pour l'autre la terre
inconnue, celle qu'il rêve non pas de soumettre en conquistador ou de brûler
pour toujours mais d'explorer, voilà, au moins de découvrir un peu. J'aime les
explorateurs, les hommes curieux des femmes et de cette part d'eux-mêmes qui
gît dans l'autre, opaque, obscure et désirable. Vous me direz, vous allez peut-
être me dire (mais non, vous ne dites rien) : « Et pourquoi le corps ? Pourquoi
le désir, pourquoi le sexe ? »
Mais parce que c'est un moyen de connaissance, et sûrement le meilleur
quand il s'agit d'une différence sexuelle, d'abord sexuelle, tout de même ! La
Bible dit « connaître » pour « faire l'amour » ; tout est dit, voilà : j'aime les
hommes qui ont envie de me connaître.
L'ami

L'ami est rare, en soi. C'est plutôt une figure abstraite, une projection
imaginaire ou une mythologie adaptée tant bien que mal à la vie ordinaire.
L'ami n'existe pas, en fait, c'est un nom commode donné à quelques-uns.
Dans la réalité, elle ne croit pas à l'amitié des femmes, et elle n'attend des
hommes que de l'amour. Il n'y a donc pas beaucoup de place pour l'ami.
Lorsqu'un condisciple présentait une femme à Stendhal sous le nom
d'amie – « une amie » – l'écrivain avait coutume de répondre : « Ah ! bon,
déjà ? » Elle est un peu pareille : l'amitié ne lui semble pas un commencement,
mais une fin – une fin pas au sens d'un but à atteindre, bien sûr, encore moins
d'un aboutissement réussi, non : une fin au sens où c'est fini, où c'est la fin.
L'amitié, pour elle, est la fin de l'amour, c'est tout. L'ami a donc été aimé,
autrefois, il ne l'est plus, déjà. Il matérialise sombrement le temps qui passe, le
temps qui a passé. Quelquefois elle a dit à des hommes, ou des hommes lui ont
dit : « Restons amis. » Formule pléonastique, s'il en fut : qu'est-ce que l'amitié,
sinon un reste ?
Aussi n'est-elle pas de celles dont on dira : « Elle a beaucoup d'amis », et elle
s'en flatte. Ce serait avouer à travers cette possession illusoire tout ce qu'elle a
perdu, tout ce qu'elle n'a plus. L'ami est triste, toujours, c'est une espèce de
chagrin d'amour.

Ou bien l'ami est homosexuel. Il l'invite à l'Opéra, elle l'invite au


restaurant, ils vont ensemble au musée, au théâtre, ils prennent des cours de
tango, ils font les soldes. Quelquefois il l'emmène à la Casa Rosa, « club privé
gay » où dansent théâtralement des centaines d'hommes et quelques femmes
qui leur ressemblent. Il y a plusieurs salles, plusieurs niveaux, des estrades. Les
hommes y sont souvent torse nu, révélant dans la pénombre des corps parfaits,
des bras d'or, des épaules, des dos luisants et lisses, des visages tout occupés
d'eux-mêmes. Elle souffre comme une bête, elle pourrait crever comme un
chien. L'ami disparaît puis revient, la prend par le cou, lui demande si tout va
bien. Elle dit oui, elle crie, on ne s'entend pas.

Elle est seule, à la Casa Rosa, seule comme il n'est pas permis, étrangère à en
mourir. Il y a du malheur à être femme, soudain.
Le père

C'est particulier, le père – c'est un homme à part, la part d'homme en elle.


Quand elle sort du bain, les cheveux plaqués en arrière, la peau nue, sans
maquillage, les traits un peu durcis par la lumière des néons, les sourcils
broussailleux, l'air sombre, soudain elle l'aperçoit dans le miroir : c'est lui.
Le père est le seul visage d'homme qui soit donné à une femme ; le père est
le seul homme qu'il lui soit jamais donné d'être.
Le mari

Le mari a une petite difficulté à devenir le mari – il le lui dit yeux dans les
yeux à la Closerie des Lilas, un soir très tard : il n'est pas libre. Il vit tout près
de là avec une femme plus âgée que lui, à laquelle il tient. Mais il va rompre, il
veut l'épouser, elle ; elle, il l'adore.
Ils se connaissent depuis trois jours. Elle lui répond qu'elle non plus elle
n'est pas libre : il s'appelle Amal, il est parti vivre à New York où elle devait le
rejoindre, mais elle n'ira pas désormais, c'est fini.
Ils se présentent : elle fait de la danse, elle essaie d'écrire, elle aime
Guillaume Apollinaire ; il a été nageur de compétition, il compose des poèmes
dont personne ne veut, il aime Yeats, T.S. Eliot, Shakespeare, le théâtre, il
déteste l'époque et roule en XK 120 blanche, un jour il l'emmènera, elle
comprendra. Ce soir-là, à la Closerie des Lilas, ils vont s'émerveillant de leurs
ressemblances. La nuit, chez elle, un immense orage éclate à l'instant où ils
s'embrassent – nuits électriques, peaux magnétiques. Les dieux sont jaloux.
Ils se marient. Il enseigne l'anglais à Rouen, elle est bibliothécaire à Vernon,
ils habitent Paris. Ils se retrouvent dans le train presque chaque jour – c'est la
même ligne –, épuisés, épris, ils font l'amour, ils n'arrêtent pas.
Un vendredi, il la prévient qu'il ne rentrera pas, qu'il doit raccompagner au
Havre des collègues britanniques. « Tu vas me manquer », dit-elle – comme on
manque un train.
Elle est assise dans la Frégate, elle lit Le Monde. Et tout d'un coup, alors
qu'on a passé depuis longtemps déjà les HLM de Mantes-la-Jolie – il reste à
peine dix minutes de trajet, les voyageurs déjà s'amassent aux portières –, elle
ramasse brusquement ses affaires et remonte la rame à contrecourant, ouvre la
porte-soufflet, franchit un nouveau wagon, puis un autre, puis encore un
autre – « eh frangine, la sortie c'est dans ton dos », lui lance un routard affalé
en travers du passage, elle l'enjambe, elle continue, elle veut avoir parcouru
tout le train avant l'arrivée, avant la mêlée de la descente, elle veut être sûre de
se tromper.
Les wagons de queue sont presque vides, un simple coup d'œil la rassure, il
n'y a personne.
Elle ouvre la portière du dernier sas, elle passe. Par la vitre du fond, on voit
les rails, la route, les arbres qui s'enfuient. Et juste à côté, seul, regardant le
paysage, il est là, c'est lui.
Elle s'avance dans le couloir (le gifler, lui arracher la moitié des cheveux, se
jeter dans le vide), l'ombre de sa silhouette lui fait lever les yeux, il sourit
comme fier d'elle, bien joué darling – le mari est très fair-play, très sport.
Parvenue à sa hauteur, elle lui envoie son cartable à toute volée dans la figure,
perdu mon amour, prends ça dans le nose, honey, never give all the heart, my
tailor is rich and my wife is crazy. Puis elle s'évanouit, son of a bitch.
Amal

Amal est marocain, il a une barbe noire bouclée et un type sémite prononcé
qui lui donnent l'air d'un partisan de Khomeiny, ce qui n'est pas le cas, mais
alors pas du tout... Quand elle le rencontre, la première fois, au Palace, il a les
yeux vagues des fumeurs de haschich, mais dans ce lieu où chacun semble ne
danser que pour lui-même et où elle se sent invisible, elle lui est reconnaissante
de ne pas la quitter du regard. Pourtant, lorsque, au vestiaire où elle reprend
son manteau, il lui demande son numéro de téléphone, elle ne le lui donne, se
dit-elle, que parce qu'il va évidemment l'oublier.

Il l'appelle le lendemain, il a deux places pour Don Giovanni, veut-elle


l'accompagner ?
Puis il a deux places pour Le Chevalier à la rose. Puis elle voit avec lui cette
mise en scène de Bérénice qui la met hors d'elle, où Titus dort et ronfle
pendant l'aveu sublime « J'aimais, Seigneur, j'aimais, je voulais être aimée ».
Puis elle pleure au concert de Léo Nucci, à la mort du Marquis de Posa. Puis il
l'invite au restaurant, lui offre des disques de Miles Davis, l'emmène revoir
tous les films de Charlot, lui fait écouter Ravi Shankar, Dire Straits, Marianne
Faithfull, Gérard Grisey.
Il termine un doctorat d'économie internationale, elle prépare le concours
de documentaliste, elle n'a pas beaucoup de temps. Lui, si – il a tout son
temps, semble-t-il.
Il lui fait la cour.
Un soir – elle n'en peut plus, elle ne sait pas quoi penser –, elle l'invite à
monter chez elle. Ils boivent du thé au jasmin, elle allongée sur son lit dans
l'unique pièce, lui assis au bureau où s'entassent tous les livres qu'elle devrait
lire au lieu de laisser le temps s'envoler. La conversation dure des heures et
quand à la fin elle se lève pour qu'il parte, il se lève aussitôt, reprend sa veste
sur le dossier de la chaise. Le couloir du studio est minuscule, si bien que pour
ouvrir la porte elle est obligée de s'effacer contre lui qui la suit. Elle sent alors
au creux de son dos sa verge dure, dressée sous l'étoffe. Il ne fait pas un
mouvement quand elle se retourne brusquement, comme brûlée, et l'interroge
des yeux – il baisse seulement ses paupières presque mauves, dérobant un
instant son regard noir à l'éclat minéral de la question, puis dit très bas, elle
l'entend à peine : oui.

Amal, en arabe, signifie « l'espoir ». C'est un prénom de fille, mais aucun


n'irait mieux à sa douceur orientale, à sa peau brune, délicate, à ses longs cils.
Lorsqu'elle cherche à l'irriter, à le blesser – très vite, car sa tranquille tendresse
la sidère –, il lui écrit. Sa lettre n'est composée que de citations de Lao-tseu et
de la philosophie zen :
« Assis paisiblement sans rien faire, le printemps vient et l'herbe croît d'elle-
même. »
« Celui qui agit va à l'échec. Tout échappe à celui qui accapare. Le Sage se
garde d'agir et n'échoue pas. »
« Laisse passer la proie et l'ombre – assieds-toi. »
« Le Taô parfait n'offre pas de difficulté, sauf qu'il évite de choisir. »

Le hasard veut qu'elle habite, cette année-là, juste en face de Roland


Barthes, qu'elle vénère et dont elle connaît par cœur Fragments d'un discours
amoureux (elle a rompu avec un ami le jour où il a traité R.B. de Roi des
Branquignols). Elle sait bien, à le regarder rentrer chez lui, fatigué,
douloureux, elle sait bien, cachée derrière son rideau, que le Non-Vouloir-
Saisir est un leurre, un idéal inaccessible ou une ruse trop forte pour eux, pour
les gens comme eux. Amal s'offre à elle dans cette force qui la subjugue et la
lasse. Il est l'homme parfait, la perfection faite homme. Mais elle, elle veut
choisir, justement, choisir et être choisie d'un même geste, dans le même
temps. Elle veut saisir la proie sans renoncer à l'ombre, attraper l'ombre sans
lâcher la proie, aimer, seigneur, et être aimée sans vous voir si paisible.
Il part à New York. Elle doit l'y rejoindre dès qu'elle aura passé le TOEFL.
Ils vont vivre ensemble, découvrir le monde, être libres ensemble dans la vie
brillante qu'il lui promet. « Est-ce que j'aurai le temps d'écrire ? » demande-t-
elle.
Quand elle lui annonce, quelques semaines après son départ, qu'elle a
donné sa main à un autre, il lui répond qu'elle a eu tort mais qu'il lui en reste
une, heureusement, et qu'il aimerait en sentir à nouveau la caresse. Elle lui sait
gré de la jalousie retenue qui flotte, malgré tout, sur sa lettre posée, elle lui sait
gré de ne pas y arriver non plus, de regretter cette liberté qu'il lui a laissée et
dont elle a usé pour s'attacher ailleurs.

Des années plus tard, séjournant au Maroc, elle va voir son père, qui tient
un commerce dans la vieille ville. Il est très âgé, mais il reconnaît la grande
blonde que lui avait présentée son seul fils, autrefois, et à qui il offrait des
chemises d'homme, des foulards d'homme, tout le magasin si elle voulait. Il
sert le thé, lui demande des nouvelles de la famille, si elle a des enfants,
combien. Elle tremble en lui retournant ses questions – et Amal ?
Amal vit toujours à New York, il est marié à une Brésilienne, ils n'ont pas
d'enfants, pas encore, il dirige une grande maison d'édition là-bas, « oui, c'est
un gros monsieur, maintenant » dit son père (il y a contre elle, dans sa voix,
comme un accent de revanche), « un gros gros monsieur ». « Seulement au
sens figuré, je pense ? » réplique-t-elle – elle se rappelle son corps mince, adepte
des arts martiaux, champion de l'esquive, sa douceur – « gros, seulement au
sens figuré ? » mais il semble ne pas comprendre et répète fièrement « oui, un
gros gros monsieur ». Elle est assise paisiblement, son verre de thé à la main –
l'hiver arrive et l'herbe meurt.
Seule avec lui

Pourquoi je ne parle jamais de ma mère... Ah ! vous avez remarqué...


Mais parce que ma mère, c'est moi. Je suis dedans, vous comprenez, j'ai
toujours été dedans. Je sais tout d'elle, je la comprends de l'intérieur, qu'est-ce
que vous voulez que je vous dise ? Une fille est toujours à l'intérieur d'une
femme.
Tandis que le père, c'est différent – l'homme. Il est à côté, je suis à côté, il y
a une distance, une différence, un espace entre nous, infranchissable, c'est
pourquoi j'en parle, pour combler, pour me rapprocher. Infranchissable, il
paraît : un abîme. J'en parle pour le mesurer, pour y tomber peut-être.
Vous êtes dans le rôle du père, je sais : vous vous taisez, et quand vous
prononcez une phrase, je m'en souviens. Vous êtes dans le rôle du père,
différent, indifférent, comment savoir ?
Mais je ne suis pas votre fille.
Non. Aucune envie.

Moi, ce que je veux, c'est qu'on m'épouse. Que la forme de l'autre, son
corps, son sexe, toute sa personne, se moule au plus près sur moi, autant que
possible, autant que faire se peut, que faire l'amour se peut.
« Se marier » n'a pas de sens, c'est bête. Se marier comme on marie des
couleurs : s'apparier, aller ensemble. Être en accord, s'accorder. Se marier, c'est
être deux.
Non, moi je veux être épousée – je veux être dedans, je veux qu'on soit
dedans (faire du rentre-dedans, tiens, l'expression me revient, elle est juste.
Avec mon mari, j'ai fait du rentre-dedans – tout de suite collée à lui pour qu'il
m'épouse).
L'homme en moi. Avoir l'homme en moi. Être dans l'homme. Qu'on ne
voie plus la limite ; qu'il n'y ait plus de limites.

Je voudrais qu'on m'épouse. Parfaitement. Qu'on m'épouse parfaitement.


Le mari

Il devait rentrer à minuit, il est plus d'une heure du matin. Elle pousse le
gros verrou intérieur, celui pour lequel il n'a pas de clef, et lui écrit en
sanglotant une lettre de rupture bien tournée, inspirée de Laclos et de Barbey
d'Aurevilly – assez des vieilles maîtresses et des fidélités intempestives, elle ne
veut pas partager l'empire, elle, elle l'aime, elle veut tout, tout tout de suite ou
rien, elle préfère rien à presque tout. Il trouvera le message sur le palier quand
il reviendra, s'il revient – mais elle ne doute pas qu'il va revenir, et il va
regretter sa soirée, elle en est sûre aussi.
Il revient en effet, il est deux heures dix, il monte à pas de loup l'escalier de
l'immeuble XVIIe siècle où ils se sont installés depuis leur mariage, trois mois
plus tôt – il paraît que d'Artagnan a vécu là, mais ce détail biographique, pour
autant qu'il soit vrai, commence à lui peser sérieusement (à partir de
maintenant, c'est chacun pour soi). Elle l'entend avec satisfaction déplier le
message, puis essayer d'ouvrir avec toutes les clefs de son trousseau, puis
frapper très doucement à la porte, gratter, pousser, grommeler, murmurer,
implorer – son cœur à proportion s'allège de sa rancœur mauvaise, mais elle
tient bon cette fois, le laisse encore un peu s'évertuer en souvenir du coup de la
Frégate. Soudain un choc violent ébranle la porte d'entrée derrière laquelle elle
guettait, suivi d'un autre, puis d'un autre encore – on voit déjà le jour entrer
par le chambranle distordu, la poignée éclate avec la serrure, elle repousse le
verrou au moment où le mari entre tout d'une masse dans l'appartement
comme dans un film policier. Elle se jette sur lui sans un mot, lui arrache ses
clefs et, faute de pouvoir le repousser sur le palier, au-delà du paillasson où il
s'arcboute, le bourre de coups de poings à l'aveuglette tandis qu'il tente de lui
attraper les avant-bras. Elle frappe où elle peut, les yeux fermés, la minuterie
s'est éteinte, elle ne voit plus rien, un liquide visqueux coule sur ses mains, du
sang, c'est du sang, elle a dû l'atteindre avec une des clefs, il est blessé, il va
mourir, voilà, c'est fini, c'est bien fait, c'est tant pis pour lui.
Elle est dans la salle de bain, il est assis sur la baignoire, elle lui panse
précautionneusement l'épaule avec un morceau d'Urgo – la clef était un peu
rouillée, pourvu qu'il n'attrape pas le tétanos. Il lui prend les mains, l'attire
vers lui, elle sent l'odeur de sa transpiration, elle ferme les yeux – il y avait une
vache sur la voie, le train est resté bloqué plusieurs heures et impossible de la
prévenir... Comment ? oui oui, la vache est morte.
Ils font l'amour toute la nuit, ne s'arrêtant que pour manger et rire aux
éclats, il raconte dix fois la scène avec l'accent cauchois – et alors ma p'tite
dame, c'é-t-i à vous c'teu bête-là ? – il ment peut-être, mais elle s'en moque
puisqu'il est là dans ses bras – il est si beau, son mousquetaire.

« Je ne comprends pas, dit la propriétaire alertée. Saccager une belle porte


comme celle-ci – une authentique œuvre d'art, un chef-d'œuvre
d'ébénisterie – et finalement ne rien voler. Car on ne vous a rien pris, n'est-ce
pas ? »
Ils sont penauds, main dans la main sur le paillasson, et regardent d'un œil
attristé la belle porte fracassée de d'Artagnan. C'est de l'amour, elle en est sûre,
de l'amour fou, un fol amour.
Le mari

Le mari est né à Étretat. C'est là qu'il l'emmène dès qu'ils ont un jour libre,
quelques heures, là qu'ils reviennent, rentrant des contrées lointaines où ils
s'exilent bientôt. Le lieu lui va comme la moustache à Georges Descrières : le
mari, d'ailleurs, est un mélange de gentleman cambrioleur et de canotier
athlétique, il navigue, selon l'humeur, entre Arsène Lupin et Guy de
Maupassant, le monocle et la marinière, l'humour british et le coup de sang
normand, l'Aiguille creuse et le creux de la vague. C'est ce qui lui plaît
d'abord : bien qu'il la ramène obstinément au lieu de sa naissance, en ce point
minuscule, sur ce galet dérisoire et poli, elle ne le situe pas.
Le mari aime les femmes. Il se demande toujours comment elles sont, nues.
Il y rêve.
Elle, il l'aime, elle est sa femme, son épouse, son épousée, il s'efforce de lui
être fidèle ainsi qu'il l'a promis, il trouve ce courage en lui pour l'amour d'elle.
Quel sacrifice il lui fait ! Une hécatombe ! N'est-elle pas sa déesse ?
Le mari pratique assidûment différents sports. Il a une constance d'ascète. Il
aime la souplesse, la précision, la force. Il court, il bondit, il saute, il plie les
genoux, détend les bras, jaillit. Le corps se donne, il est comme dans un élan
perpétuel, une course contre la montre et la mort.
Le mari s'habille avec goût. Souvent, elle lui trouve l'allure de ces acteurs
faussement nonchalants qui montent les marches au Festival de Cannes,
offrant au monde l'image d'un bonheur sans ombre. « Gatsby, lui dit-elle
parfois, Great Gatsby. »
Le mari collectionne les voitures anciennes, un rêve de liberté, de luxe et de
vitesse. Il assure ne s'en être jamais servi à fins de drague, que ce serait trop
simple, qu'il veut rester pour les femmes le seul objet du désir, même si elles ne
sont pas le seul pour lui. En privé, il s'amuse à les comparer : telle est lente à
chauffer, mais ensuite une vraie bombe, telle autre ronronne de plaisir, et celle-
ci ne tient pas ses promesses, et celle-là pose un sérieux problème d'allumage.
Le mari aime le théâtre – organiser l'espace, créer des illusions, être le maître
d'un monde irréel et vrai. Il bouge, il crée, il échappe. On ne le situe pas.

C'est un homme qui joue – un enfant qui joue côté jardin, un corps qui
joue dans la lumière. Il vaut mieux jouer sa vie que la vivre, telle serait sa devise.
Encore que la jouer, ce soit encore la vivre.
L'ombre

Quelquefois, apercevant sur un chantier un ouvrier torse nu, en sueur,


l'avant-bras qui essuie le front, le jean serré autour des hanches, des cuisses,
Quelquefois, croisant sur la route de belles limousines brillantes pilotées par
des hommes énergiques à qui les lunettes noires font une sorte de masque,
Quelquefois, découvrant à l'écran les épaules ou les yeux d'un acteur que le
plan rapproché donne l'illusion de pouvoir embrasser,
Quelquefois, lisant un livre, haletant sous les ardents baisers de celui qui
cherche sa bouche,
elle est prise d'un bref et honteux désir d'eux, dont elle sait pourtant qu'ils
ne sont que des fantômes entrevus dans un pan de nuit hantée, exhibant pour
elle leur éphémère puissance d'avant l'aube.
Mais l'homme, dans le déploiement de sa force illusoire, la comble
quelquefois de ce qu'il lui suffit d'être : une apparence – une apparition.
L'écrivain

Elle a lu tous ses livres, elle le connaît par ses livres. C'est un homme dont
on dit – et qui dit lui-même – qu'« il aime les femmes » : formule magique sur
quoi se reposer un moment (c'est toujours agréable, pour une femme, de lire
un écrivain qui l'aime, en lisant elle a le sentiment qu'il pense à elle). Elle le
désire, elle aimerait le rencontrer ; quand elle le lit elle a terriblement envie de
lui, il devient son propre personnage, il existe, il vit, les pages ni l'encre
n'empêchent rien. Bien sûr elle s'étonne que des mots puissent donner envie
de faire l'amour, mais c'est ainsi : elle pleure quand Jean Valjean étale sur son
lit les petits vêtements de Cosette, elle rit quand le lecteur du Dictionnaire
médical a toutes les maladies sauf l'hydarthrose de la femme de chambre, et
quand l'écrivain regarde passer les femmes dans la rue, elle a envie de lui. Que
les mots suscitent des émotions violentes, des sentiments comme la tendresse et
la pitié, c'est déjà beaucoup ; mais qu'ils touchent ainsi le corps, le fond du
ventre, qu'ils nous amènent à sangloter, à rire, à désirer, il faut le vivre pour le
croire.
Seule avec lui

Martin Eden parce qu'il se tue, Frédéric Moreau parce qu'il n'ose pas,
Gatsby parce qu'il est seul, Amalric parce qu'il compte sur la douceur de ses
mains, le marin de Gibraltar parce qu'il donne un nom d'île au désir, Mesa
parce qu'il endure l'amour, Tadzio parce qu'il se laisse regarder, Aschenbach
parce qu'il en meurt, Julien Sorel parce qu'il se fixe une heure pour agir,
l'amant de Lady Chatterley parce qu'elle jouit avec lui, Gilliatt parce qu'il se
tait, Roméo parce qu'il aime à en mourir, Félix de Vandenesse parce qu'il ne se
maîtrise pas, Antiochus parce qu'il avoue (Je me suis tu cinq ans, Madame, et
vais encor me taire plus longtemps), Fabrice parce qu'il renonce au monde, le
père Goriot parce qu'il adore ses filles, Vronsky parce que Anna se tue pour
lui, Des Grieux parce qu'il va au bout du monde, Marcel parce qu'il est jaloux,
Adolphe parce qu'il reste, le colonel Chabert parce qu'il disparaît, Don Juan
parce qu'on a envie d'être sur la liste, Aurélien parce que Bérénice lui écrit :
« Rien ne me distrait de vous », Valmont parce qu'il tombe amoureux, M. de
Nemours parce qu'il accepte, Lancelot parce qu'il est beau, Solal parce qu'il
sait bien que c'est impossible.
Seule avec lui

Qu'est-ce qui s'est passé, qu'est-ce qui a passé – est-ce le temps, simplement,
le temps pesant sur l'éclat du désir, recouvrant tout d'une couche de calcaire ou
de rouille, grippant le ressort de l'amour ?
Je ne sais pas.
Pourquoi est-ce impossible ?
Je ne sais pas.

Nous sommes partis en Afrique. C'était une ville moite, au bord de l'océan,
l'une de ces grandes villes où l'on se sent seul parmi la multitude. Mais le lycée
français était agréable, il faisait beau, on était heureux – je ne vois pas quoi
ajouter : des années de vacances en amoureux, si vous voulez – les gens
heureux n'ont pas d'histoire. On allait à la piscine après les cours, une
immense piscine d'eau de mer d'où l'on entendait les hauts rouleaux de
l'océan – mon mari en a fait, des kilomètres en crawl, le tour de la terre peut-
être. Le soir, on écumait les cinémas de tous les quartiers, on a vu avec
ravissement, main dans la main, des navets inimaginables ! Les jours libres, on
lisait des polars, parfois plus d'une quinzaine par semaine, en mangeant des
tartes aux fraises, les meilleures que j'aie jamais mangées.
Il m'aimait, j'en suis sûre – il serait mort pour moi, je le sais. C'était le genre
d'homme qui peut mourir par amour.
De mon côté, j'avais toujours peur qu'il meure. Une fois, je me souviens, il
avait deux heures de retard, je m'étais assise sur les marches devant chez nous,
et tout en guettant le bruit de sa voiture, j'essayais de m'habituer à l'idée qu'on
allait venir m'avertir, que quelqu'un allait arriver pour me prévenir de la fin (il
n'y avait pas le téléphone, dans les maisons, là-bas) – à ce moment, un taxi s'est
arrêté, j'ai reconnu le moteur diesel des vieilles Peugeot bleues, le chauffeur a
sonné, j'ai ouvert : « La police m'envoie vous chercher, madame... », j'ai dit :
« Oui, je sais, je viens » ; quand le taxi m'a déposée, j'ai vu le cadavre en pleine
forme qui parlementait avec un motard conciliant – tout le monde
m'attendait afin que je paye le bakchich. Mais finalement on n'a rien payé,
mon mari a embobiné tout le monde, il a même cité Shakespeare devant la
gendarmerie en extase, qui lui a rendu son permis en oubliant
les 145 km/heure chronométrés sur la corniche.
J'adorais ce miracle, chez lui : il jouait sa vie. Il était dans l'existence comme
dans un film qu'on tournerait au fur et à mesure, en improvisant : le cinéma
permanent. Nageant, il était Johnny Weissmuller ; pilotant ses automobiles,
Errol Flynn ; embrassant avec fougue, Rhett Butler ; triste, Gary Cooper dans
L'Adieu aux armes. J'ai ri comme personne avec lui, aussi, il était les quatre
frères Marx à lui seul, prenait tous les accents, tous les déguisements, tous les
visages.
Je ne sais pas pourquoi je parle au passé comme s'il était mort. Parce que
c'est fini, sans doute, parce qu'il ne me fait plus rire.
Il n'y avait pas d'homme plus vivant que lui – un homme vivant, vibrant...
que dis-je : un homme ! des hommes, tous les hommes : j'avais épousé tous les
hommes – tous les hommes de la vie.
Ça a duré longtemps, pourtant, très longtemps, si j'y réfléchis :
probablement parce que nous avons fait du théâtre ; il a pu continuer à jouer,
à diriger le jeu. On l'admirait, on l'écoutait ; et puis nous formions ce qu'il est
convenu d'appeler « un beau couple ». « C'est un beau couple » disait
l'entourage.
Nous nous aimions, je pense – nous nous aimions l'un dans l'autre, dans le
miroir que nous tendait la beauté, dans le kaléidoscope où jouaient les
paillettes d'une existence multiple.

Mais parfois, quelquefois, je le voyais autrement, je suis bien obligée de


l'admettre. J'ai retrouvé une page écrite ces années-là, quand j'ai entrepris un
premier roman (resté dans un tiroir). J'ai été surprise, en la relisant, parce que
j'aurais pu l'écrire hier alors qu'elle a plus de dix ans. Je l'ai remaniée, il y avait
quelques détails historiques à changer – c'était une autre époque, en un sens.
Elle se termine par ces mots dont le froid fait geler l'espoir : « C'est un homme
mort. »

Vous voyez, parfois je me demande, je me dis : ce n'est pas l'amour qui


meurt, c'est l'homme.
Le mari

Le mari n'est pas de son temps. Il garde dans son portefeuille une
photographie de son père prise dans les années cinquante, où l'on voit un
homme élégant, jambes croisées, un bras reposant nonchalamment sur
l'accoudoir d'un fauteuil club qui semble appartenir au salon d'un
transatlantique. Il porte une veste à chevrons et des chaussures de cuir
brillantes. Il est contremaître sur les docks, mais qui le croirait ?
Le mari s'est arrêté là, à cette époque où sans doute il vient à peine de naître
et où son père a cette prestance qu'il perdra bientôt, devenant vieux, malade,
obèse. Le mari s'est fixé là, sur cette image figée qui lui donne depuis toujours,
au cœur même du mouvement, la pose à tenir, la conduite à suivre. Il aime le
tweed, les cigarettes anglaises, le jazz, les chaussures de luxe, Ella Fitzgerald,
Miles Davis, Great Gatsby, le thé, Gary Cooper, Ava Gardner, le tennis, les
paquebots, les vieilles Rolex, le crawl, et surtout, passionnément, il aime les
voitures qui roulaient dans les rues ces années-là, toutes, surtout les plus belles,
les Triumph, les Aston Martin, les Jaguar, il aime ces automobiles merveilleuses
que son père ne pouvait pas s'offrir.
Le mari n'est pas de son temps, il est du temps de son père. L'avenir a bien
réussi quelques percées dans ce cliché en noir et blanc – il aime aussi les
Beatles, les films de Fellini, les romans de Philip Roth et les femmes libérées.
Mais à un moment le temps se condense et fait bouchon, tout s'arrête, et n'est
plus éclairée que cette scène ancienne où se joue le passé : il déteste le rap, les
hamburgers, les tags, le piercing, la vulgarité, les autoroutes, les baskets, la pub,
les côtes bétonnées, les femmes qui fument dans la rue, les drogués, les sciences
de l'éducation, les Mercedes, la techno, les T-shirts, les stock-options, Virginie
Despentes, Disneyland, les techniques de communication, les jeux télévisés, la
télévision, la connerie des gens, et surtout, par-dessus tout, il déteste ce qu'est
devenue la langue – « non, dit-il sans cesse aux filles, on ne dit pas : « c'est trop
cool », « c'est top », « ça le fait », on ne le dit pas, c'est tout » –, la façon dont
on parle pour ne rien dire cette langue qui n'est plus une parole, cette langue
sans parole.

Elle le comprend, elle admet sa nostalgie. Mais d'autres fois, les années
passant, elle n'en peut plus (elle met Cheb Khaled plein tube), et lorsque le
mari, pris de tristesse, s'abîme dans la photographie de son père encore jeune et
beau, assis jambes croisées dans un fauteuil bridge, elle a cette pensée fugace
qui les confond : « C'est un homme mort. »
L'acteur

Au bout de quelque temps, ils s'ennuient, en Afrique. Elle commence un


roman, son mari fait du théâtre. Il met en scène comme il vit, reliant mots et
images, gestes et pages. Il monte une troupe, reste des nuits entières dans
l'embrase des rideaux rouges. C'est le lieu où il excelle, d'où jaillit une vérité
qu'elle admire. Le soir, quand elle n'écrit pas, elle joue à lui obéir, corps et
âme.
Les comédiens vont et viennent au gré des saisons, des voyages et des
amitiés. Un seul demeure, des années durant, fixé à la scène par l'ennui qui
l'assaille dès qu'il en sort et qu'il trompe, les jours de relâche, dans l'ivresse et
les aventures les plus sombres. L'acteur est le double obscur du mari, dirait-on,
sa part maudite. Théâtre, alcools, bordels et drogues : il ne supporte que les
paradis – ceux de l'art et des artifices, dont l'enfer est si proche, troué de
flammes claires.
Elle joue avec lui, il devient l'acteur fétiche, le premier rôle, l'ami intime, ils
jouent ensemble. Il est à genoux devant elle :
– Ah ma chère Lisette, que viens-je d'entendre ? Tes paroles ont un feu qui
me pénètre ; je t'adore, je te respecte. Il n'est ni rang, ni naissance, ni fortune
qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne... et mon cœur et ma main
t'appartiennent.
– En vérité, ne mériteriez-vous pas que je les prisse ? ne faut-il pas être bien
généreuse pour vous dissimuler le plaisir qu'ils me font ? et croyez-vous que
cela puisse durer ?
– Vous m'aimez donc ?
– Non, non : mais si vous me le demandez encore, tant pis pour vous.

Il lui tourne le dos, elle voit son corps frémir, sa main se crisper sur le
bastingage en carton.
– Je sais que vous ne m'aimez pas.
– Mais voilà, voilà ce qui m'a surprise ! Voilà ce que j'ai appris tout à coup :
je suis celle que vous auriez aimée.
Il se retourne, elle ne lui a jamais vu ce visage :
– Laissez-moi donc vous regarder. Comme cela est amer, de vous voir ainsi
avec moi. Pourquoi est-ce maintenant que je vous rencontre ? Il est dur de
garder tout son cœur. Il est dur de ne pas être aimé. Il est dur d'attendre, et
d'endurer, et d'attendre, d'attendre toujours, et encore, et me voici à cette
heure de midi où l'on voit tellement ce qui est tout près que l'on ne voit plus
rien d'autre.
Le mari les dirige, ils sont inséparables. Les pièces sont choisies chaque année
selon les rôles qu'ils y tiendront. Le soir, ils vont dans les bars des grands
hôtels, eux le taupé sur l'œil, portant monocle, fume-cigarette ou chaussures
bicolores, elle entre eux, moulée dans une jupe de cuir noir, le visage masqué
d'une voilette. L'acteur prend de la cocaïne, le mari un whisky pur malt, elle
un jus de fruits. Des bruits courent sur leur compte depuis qu'on les a vus sur
scène danser le tango ensemble, torse nu (« Le tango se danse entre hommes »,
rappelle l'acteur), on les surnomme « le Triangle des Bermudes ». Quand ils
sont ensemble, les lumières du théâtre où ils jouent ne s'éteignent jamais, ils
refont le monde entre cour et jardin. – Il faudrait monter Othello, dit le mari,
je suis sûr que tu ferais un Iago parfait. – Oui, répond-il, j'ai l'âme d'un traître.
Et ils rient.
Puis l'acteur quitte le pays, les quitte. Il rentre en France rejoindre une
famille oubliée, une femme, des enfants. Il leur manque. Lorsqu'elle pense à
lui, pourtant, tout lui semble confus, irréel, elle est traversée d'impressions
indécises, comme si elle se rappelait un spectacle vu autrefois, elle n'arrive pas à
démêler ce qu'elle éprouvait pour lui dans son cœur, ce qu'elle éprouve à son
souvenir – et lui pour elle, pour eux –, elle distingue mal le passé, elle a devant
les yeux ce brouillard épais qui aveugle un moment, en coulisses, quand
soudain l'on n'est plus dans la lumière des rampes.
L'inconnu

L'inconnu est devant un cinéma, il attend que le guichet ouvre. C'est la


séance de midi, il y a très peu de monde. Il la regarde. Elle se laisse regarder.
Dans la salle, elle se met comme d'habitude, très près de l'écran. Lui, non.
Elle l'oublie si complètement qu'à peine les lumières rallumées elle sort par la
sortie de secours.
Plus tard, elle attend le 21 à cent mètres de là. Il marche sur le boulevard,
quand il l'aperçoit il s'arrête, il vient vers elle non pas franchement, mais par
degrés, en marquant des pauses, on dirait un rituel animal, une parade – on
frôle le ridicule. Finalement, il est à côté d'elle, « vous avez aimé le... »,
commence-t-il. « Écoutez, lui dit-elle, je ne suis à Paris que pour deux jours,
alors qu'est-ce que ça peut être d'autre qu'une brève rencontre ? »
Il prend le bus avec elle, elle voit qu'il a de longues mains fines, une alliance
(il se dit la même chose, peut-être). Ils descendent en même temps, elle va à
Beaubourg, il aimerait la revoir. « Ce soir, dit-elle, au Cluny. »
Il arrive à l'heure mais, explique-t-il, il ne peut pas rester : sa femme est
enceinte et s'est mise à pleurer au moment où il partait. Il n'est venu que par
politesse, pour qu'elle n'attende pas. Il s'excuse. « Vous êtes tout excusé »,
répond-elle.
Il la laisse devant son hôtel, il se hâte vers une bouche de métro. Elle monte
dans sa chambre, elle s'assied sur le lit, et elle pleure, elle pleure les bras croisés
sur le ventre, la tête penchée sur les genoux, elle pleure longtemps. La lumière
de l'unique fenêtre fait comme un trou dans l'ombre.
Le lendemain soir, elle descend pour aller dîner, il est en bas. Il la fait
remonter dans l'ascenseur, il pose les mains sur elle, il tremble, elle ferme les
yeux.
Sa bouche, sa peau, sa langue, ses mains, ses doigts, ses cheveux, ses bras, ses
jambes, ses fesses, son dos, ses lèvres, ses yeux, son sexe, elle connaît tout, elle
connaît tout de son sexe, sauf son nom – le nom de cet homme, elle l'ignore,
il reste inconnu.

Le film qu'ils ont vu ensemble, c'est Brève rencontre, David Lean, 1946. Il
ne se passe rien, dans le film. C'est comme un rêve dont il faudrait revenir en
le taisant.

Elle ne parle à personne de l'inconnu. Elle le garde pour elle.


Seule avec lui

Je ne dis rien pour que vous disiez oui, voilà, c'est tout, je fais silence pour
vous entendre, vous ne dites rien, sinon, et j'ai envie que vous parliez, que
votre voix me rejoigne, que votre voix me touche. J'attends que vous disiez oui
comme la dernière fois quand j'ai cessé de parler, au bout d'une ou deux
minutes vous avez dit oui d'une voix merveilleuse, oui, je ne sais pas le redire
mais je me le rappelle, oui comme un homme qui aime une femme, oui
comme si vous veniez me chercher là où je suis, si loin que je sois vous venez,
c'est ça que je veux, que vous le disiez et redisiez jusqu'à ce que je le croie,
jusqu'à ce que ce qu'il ouvre en moi reste ouvert, oui, quand vous dites oui
comme ça, on dirait de l'amour, je sais, je devrais me taire, je brûle mes
vaisseaux, je sais, vous n'allez pas obéir, je m'en doute, au contraire, vous allez
faire bien attention de ne plus le dire, je sais, vous allez me laisser dans le
silence, dans le chagrin, dans la mort, alors que, oui, vous pourriez le dire
encore, simplement oui.
L'amant

L'amant travaille avec elle, c'est comme ça qu'ils se rencontrent. Elle est
documentaliste au lycée où son mari enseigne l'anglais, l'amant l'allemand.
C'est à l'étranger, dans un pays arabe où il n'est pas possible de regarder les
hommes, de leur parler ; où toute relation a aussitôt le poids accablant de l'air,
sa touffeur ; c'est dans un pays où les femmes ne respirent pas.
Elle n'a jamais appris l'allemand à l'école, elle n'a jamais voulu, à cause du
bruit des bottes. Elle est née bien plus tard, mais ça ne change rien, c'est la
langue de l'ennemi. Depuis, elle a lu Goethe, Hölderlin, Hofmannsthal, elle
sait à quel point c'est beau, même traduit – beau, mais étranger, terriblement :
une langue difficile, adversaire. Une langue étrangère.
L'amant, bien que Français, incarne cette langue qu'elle ne comprend pas.
Il devient à lui seul ce langage hermétique : beau, mais étranger. Au CDI elle
l'écoute converser avec le lecteur venu de Stuttgart, elle l'entend rire,
plaisanter, expliquer en allemand, tous ses sens sont tendus vers ce mystère, cet
homme. Elle n'y comprend rien.
Autour d'elle, on parle arabe, dans les rues. Elle-même connaît plus de mots
en arabe qu'en allemand, mais rien qui vaille la peine qu'on le dise : le désir est
comme étouffé dans l'œuf, il n'éclôt que dans les chansons, dans la voix
d'Oum Kalsoum ou du raï – sinon c'est mort, ou presque : une langue de bois
brut, une langue brutale.

Elle a envie d'apprendre l'allemand, de conquérir l'amant.


Un jour, elle lui écrit – en français, bien sûr. Elle écrit ces mots sur une
feuille simple : « Je voudrais te parler. »
L'amant

Est-ce qu'il va appeler ? À quelle heure ? Est-ce qu'on pourra se voir ?


Quand ? Combien de temps ? Où ? Dans quel hôtel ? Est-ce qu'il aime sa
femme ? Est-ce qu'il lui fait l'amour ? Est-ce qu'il m'aime ? Est-ce que cette
robe me va ? Est-ce que ça va lui plaire ? Est-ce qu'il préfère les blondes ? Est-ce
que je suis trop grosse ? Est-ce qu'il me trouve belle ? Plus belle que sa femme ?
Plus intelligente ? Meilleure amante ? Est-ce qu'ils font comme nous quand ils
font l'amour (s'ils font l'amour) ? Est-ce qu'il lui dit les mêmes choses ? Est-ce
qu'il l'aime ? Est-ce qu'il l'aime plus que moi ? Est-ce qu'il m'aime ?
Est-ce qu'il va quitter sa femme ? Est-ce que je vais quitter mon mari ? Est-
ce que je devrais ? Est-ce que ce ne serait pas une erreur ? Est-ce qu'il est jaloux
de mon mari ? Est-ce que je ne devrais pas le rendre jaloux, le rendre fou de
jalousie, le pousser à bout ? Est-ce que sa femme se doute de quelque chose ?
Est-ce qu'il a peur qu'elle le sache ? Est-ce qu'il a peur que mon mari
l'apprenne ? Est-ce qu'il a peur ? Est-ce qu'il est lâche ? Est-ce que tous les
hommes sont lâches ? Est-ce que tous les hommes sont des salauds ? Est-ce que
c'est seulement pour la baise ? Est-ce que je devrais rompre ?
Quelle heure est-il ? Est-ce qu'il a eu un empêchement ? Est-ce qu'il a eu un
accident ? Est-ce qu'il viendra ? Est-ce que c'est fini ? Est-ce que ça signifie que
c'est fini ? Est-ce qu'il finit à cinq heures le mardi ? Est-ce que c'est sa voiture,
là, devant le portail ? Est-ce qu'il sera au spectacle avec sa femme ? Est-ce que je
pourrai lui parler ? Est-ce qu'on aura cinq minutes à nous ? Est-ce que les
autres se doutent de quelque chose ? Est-ce qu'il me ment ? Est-ce qu'il en a
assez de moi ? Est-ce qu'il a eu d'autres aventures avant moi ? Combien ? Est-
ce qu'il a été amoureux ? Très ? Quand ? Est-ce qu'il y a longtemps ? Est-ce
qu'il y pense encore ? Est-ce que notre histoire va durer ? Est-ce qu'il pense à
moi ? Est-ce que je lui manque ? Est-ce qu'il sait que je l'aime ? Est-ce que j'ai
tort de le lui montrer, de le lui dire ? Est-ce que je ne devrais pas être plus
distante, plus secrète ? Est-ce qu'il sait que j'attends qu'il appelle ? Est-ce qu'il
va appeler ? Quand ? À quelle heure ? Pourquoi n'appelle-t-il pas ? Qu'est-ce
que je vais lui dire, s'il appelle ? Est-ce que je ne devrais pas me contenter de
banalités, éviter les questions, les signes d'anxiété ? Est-ce qu'il m'aime ? Est-ce
qu'il m'aime vraiment ?
Seule avec lui

J'aime quand vous dites : « Nous allons en rester là. » C'est drôle parce que
ça veut dire le contraire, ça veut dire : ne restez pas là. Quand vous dites
« restons-en là », c'est pour que je parte. Vous le dites bien, vous le dites
gentiment, mais enfin vous le dites, vous décidez qu'il est temps que je parte,
que c'est fini.
Les hommes ont du mal à garder les femmes près d'eux, il paraît que c'est
un phénomène physiologique banal, qu'après l'amour vous avez une période
dite réfractaire, un temps d'insensibilité pendant lequel il ne faut rien vous
demander – réfractaire, oui, réfractaire à quoi ? au corps qui pèse auprès du
vôtre, à la femme qui vous touche ou à la simple idée d'avoir à continuer
quelque chose – à parler, à recommencer, à admettre ce lien, si ténu soit-il, qui
vous lie et vous aliène, pensez-vous, craignez-vous ? Qu'est-ce qui se passe en
vous, qu'est-ce que vous éprouvez ? De l'ennui, de la lassitude, du dégoût ? Du
dégoût envers vous-même, du dégoût envers l'autre ? De la honte ? De la
honte d'être ce corps éteint, rétracté, rétractile ? De la honte d'être là, nu et
démuni comme au premier jour, auprès d'une femme qui, vous le craignez, va
vous demander, vous demande déjà, n'a cessé peut-être de vous demander ce
que vous ne pouvez pas lui donner, parce que vous ne l'avez pas non plus,
non, vous ne l'avez pas et elle vous le demande, c'est ça votre honte, n'est-ce
pas, ce trou où vous êtes et qu'elle ignore, et vous préférez fuir, ou qu'elle se
tire, c'est ça, tire-toi, casse-toi, c'est ça la réfraction, un rayon qui se casse à la
surface de séparation, plus rien n'est possible que ce départ, cette fracture
qu'est le départ quand les chemins bifurquent et qu'il n'y a rien en commun
que le passé – pas d'avenir. J'aime, pourtant, j'aime quand vous dites « restons-
en là ». Je me souviens de quelqu'un, un homme, il se levait pour aller à la
fenêtre, il écartait le rideau puis, assez vite, comme si sa décision eût dépendu
de ce qu'il voyait dans la rue, annonçait qu'il ne pouvait pas rester – « je ne
peux pas rester », disait-il, et il cachait dans le pan du rideau son sexe rétracté,
mais c'était sa personne tout entière qui se rétractait, qui aspirait à la
disparition, au départ, c'était lui tout entier qui voulait soudain se retirer, se
dédire, annuler tout, désavouer tout – c'est ça, tire-toi.

Ce qui est humiliant, au fond, ce n'est pas que vous partiez ou que vous
nous demandiez de partir, après – même juste après. Ce qui est humiliant,
c'est-à-dire ce qui nous met la face contre terre dans un avant-goût de notre
mort, c'est que vous ne laissiez rien de vous-même, rien volontairement (le
sperme, l'odeur, le souvenir de vous, bien sûr, mais si vous pouviez vous les
emporteriez). Vous vous rétractez comme un tueur après l'aveu, l'aveu de
faiblesse – vous n'avez rien dit, vous n'avez rien fait, vous n'étiez même pas là.
Partant, vous niez tout en bloc, et ce témoin qui dit vous avoir vu, cette
femme qui témoigne de votre présence, elle a rêvé : ce n'est pas vous. Ce n'est
pas vous. Quelle tristesse alors, quelle fin plus triste que ce reniement ? Animal
triste, oui, en latin « funeste », « qui annonce la mort » – pas la petite mort, la
grande, la vraie.
C'est pourquoi j'aime « Restons-en là ». Parce que ça veut dire « séparons-
nous », tout en maintenant entre nous un reste, un lien commun à partager
dans le départ, une trace du rendez-vous, fût-il manqué, un moyen de
concilier le désir de connaître et l'envie d'oublier, l'envie de reconnaître et le
désir de nier, d'unir en vous l'attraction et la rétractation, l'attirance et la
jouissance, l'ici et l'ailleurs, le passé et l'avenir, le bond et la chute – parce que
ce reste, ce résidu qui reste entre des sexes que tout oppose, ce reste qui résiste à
la mort, à la tristesse, au triste sort des hommes, c'est de l'amour peut-être, ce
qu'on appelle l'amour. Et quand l'amant part, l'amour reste. Restons-en là
pour aujourd'hui, donc, restons donc là aujourd'hui, restez, restez un
moment, reste un peu, reste encore un peu.

Mais je m'en vais, ne craignez rien, je m'en vais.


Le mari

Le mari sait, pour l'amant. Elle ne sait pas comment il sait, mais de fait, il
sait. Il sait qu'elle a un amant, et il sait qui c'est.
Il lui dit que bon, c'est comme ça, c'est fait, on n'y peut plus rien ; que ça
ne fait rien. Que lui aussi il a eu des aventures depuis six ans qu'ils sont
mariés – deux, trois peut-être, oui, trois – jamais rien d'important, vraiment,
c'est pourquoi elle ne s'en est jamais rendu compte, n'est-ce pas ? Il a été
discret, lui, et puis aucune histoire n'a duré longtemps, et puis parfois dans le
dégoût, dans l'horreur de lui-même et le regret d'elle, et puis surtout parce que
l'autre voulait, le voulait, il ne sait pas dire non, il est touché par le désir des
femmes, même les vieilles, les moches, surtout celles-là, peut-être le fait-il
exprès pour ne pas les mettre en danger, pour qu'elle n'ait pas de rivale, jamais
rien d'important donc – non, pas Marie, pourquoi tu penses à elle, non, je t'ai
toujours dit que non, c'est non, je ne t'aurais pas menti, pas sur elle. Mais à
quoi bon dire qui, à quoi ça sert, quel intérêt ? ah non, la vache, c'était vrai, je
te le jure, il y avait une vache sur la voie – pas même des liaisons, on ne peut
employer ce mot, à peine des aventures, très passagères, ce sont des choses qui
arrivent, il ne va pas lui faire une scène, ça arrive à tout le monde, ça peut
arriver, même quand on s'aime comme ils s'aiment, le désir, OK d'accord, on
oublie, c'est du passé, n'en parlons plus.
Elle lui dit que non, elle ne peut pas oublier, est-ce qu'on oublie le présent,
est-ce qu'on oublie ce qu'on est en train de vivre, c'est du présent pour elle, de
l'actuel, du réel, ça n'est pas fini, pour elle, ça commence à peine – deux mois
à peine, à la sauvette entre deux portes, elle n'a pas eu le temps, elle veut le
connaître, mieux le connaître, elle veut le voir plus souvent, continuer, c'est de
l'avenir, pour elle, alors justement, parlons-en.
Il lui dit que c'est une sacrée petite garce, qu'il l'entend encore rappeler
pour la faire sienne cette boutade d'une épouse de Sacha Guitry : « Je ne
tromperai jamais mon mari parce que je ne supporterais pas d'être la femme
d'un cocu », c'était drôle, hein, on avait bien ri, et il l'avait crue, lui, imbécile,
il en avait fait son ange, son idole, est-ce qu'elle le sait, ça, au moins, qu'il la
vénérait comme un ange, qu'à ses yeux elle avait toujours été différente, pure,
innocente, tout ça pour se retrouver comme un con, cocu, oui, cocu jusqu'au
trognon, et trahi par celle qu'il plaçait tellement au-dessus de tout, de toute
cette merde, de ces turpitudes, pauvre con, non mais quel con je fais.
Elle lui dit : « Pourquoi de la merde, pourquoi toujours tout rabaisser,
pourquoi touj... »
Il lui dit que c'est plus la peine de continuer son cirque, qu'il a compris –
l'ange : une belle salope, voilà, qui ne pense qu'à baisser sa culotte dès qu'une
occasion se présente – et quelle occasion, ah ah, un pauvre mec qui doit
peser 45 kg tout mouillé, un avorton, une larve – que c'est peut-être ça le plus
dur, non mais franchement tu l'as vu, non mais tu l'as regardé, bon sang, le
genre de type qui doit baiser comme un sabot, je suis sûr qu'il tire plus vite que
son ombre, ce connard.
Elle ne dit rien.
Il crie : « Pouffiasse ! »
Elle ferme la fenêtre.
Il crie : « Ah ! tu ne veux pas qu'on entende que t'es une pouffiasse, une
pauvre morue qui écarte les cuisses devant le premier merdeux venu. C'est
pourtant ce que tu es, pas autre chose : une pouffiasse. Non mais pour qui tu
me prends ? Tu m'as regardé, un peu ? Trente-cinq balais, pas un gramme de
trop, un corps impeccable, sept litres d'air dans les poumons, et je peux baiser
toute la nuit sans problème ; qui dit mieux ? Et je ne sais pas si tu as remarqué,
mais ici je n'ai qu'un geste à faire et j'en tombe treize à la douzaine, les yeux
bleus ici, ça court pas les rues, tu vois, alors les nanas, vraiment, où je veux,
quand je veux, et des plus belles que toi, hein, des plus jeunes, des sylphides,
des vierges, et toi là avec ton gros cul, non mais qu'est-ce que tu crois, allez,
vas-y, va avec ta crevure, retourne tirer ton coup avec ce minable, va lui sucer
la nouille, salope, mais attention, méfie-toi, quand je serai parti ce sera pour de
bon, et tu me regretteras peut-être, penses-y, quand tu te seras lassée des petits
coups merdiques. »
« Pas si merdiques que ça », dit-elle à voix basse, le front vrillé par cette
langue inouïe.
Il ne réplique pas... Il prend à deux mains la grande table en verre qui les
sépare et la lance contre le mur où elle s'écrase et retombe en mille débris
sonores. Il s'approche d'elle et la gifle à toute volée, elle sent sa tête vibrer à la
lisière de l'évanouissement, elle lève les bras devant elle, il agrippe le col de sa
robe et la secoue furieusement, les yeux exorbités, la bave aux lèvres – le tissu se
déchire entièrement dans un grand craquement, une robe qu'elle vient
d'acheter, qui lui va si bien, elle parvient à lui agripper les poignets, arrête, lui
crie-t-elle, arrête. Il casse encore un vase et le bras d'un fauteuil, puis tombe à
genoux, soudain : « Je t'aime, dit-il, tu ne comprends pas que je t'aime ? » – et
il pleure.
Elle reste immobile, debout devant lui près de la cheminée. Elle a serré les
poings si fort que son alliance, elle le verra tout à l'heure, a perdu pour
toujours sa forme ronde. Elle finit par poser les mains sur lui, sur ses épaules
que les sanglots secouent, tout en regardant fixement par la fenêtre, au loin,
raide et figée dans sa robe qui pend.

Les costumes ne sont pas de Donald Cardwell.


L'amant

Tu es belle. Je t'ai désirée dès le premier regard. Tu as des yeux magnifiques.


Je ne me suis jamais senti aimé ainsi dans l'amour. Tu es belle. J'aime quand tu
jouis. J'ai envie de toi. Tu as de beaux seins. Je t'aime. Je me suis disputé avec
ma femme. Cette robe te va très bien. Tu es belle. Je crois que je vais quitter
ma femme. Ton livre est magnifique, j'aime ce que tu écris de l'amour, est-ce
que tu as pensé à moi ? J'ai rêvé à toi toute la nuit. Ça n'est plus possible, avec
ma femme, d'ailleurs ça n'a jamais marché. J'ai envie de te prendre dans mes
bras. Je t'attends à cinq heures. Ma femme est jalouse. Ton mari a un drôle
d'air. Je n'ai pas pu venir, ma femme se doute de quelque chose, et ton mari ?
Je ne sais pas si je pourrai. Tu es très belle. Je ne t'aime pas assez pour tout
foutre en l'air. Ma femme est malheureuse. Tu as un nouveau parfum ? J'aime
ta bouche, j'adore ta bouche. Ma femme me pose sans arrêt des questions. Je
ne peux pas, la semaine prochaine peut-être. Qu'est-ce que vous avez fait, ce
week-end ? Tu as l'air triste. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as des yeux magnifiques. Tu
me fais jouir – je pense à toi tout le temps. Il faut qu'on arrête, ce n'est plus
possible, ton mari va nous descendre, il est complètement fou. Ça n'est pas
prudent, ça n'est pas raisonnable, ça n'est pas possible. Laisse-moi réfléchir,
écoute-moi, comprends-moi, enfin tu vois bien qu'il est dingue. Tu devrais le
quitter. Viens dans mes bras. Non, pas demain, j'emmène ma femme à la
plage. C'est vrai que je suis bien avec toi, mais il vaut mieux arrêter pour le
moment. C'est toi qui es venue me chercher. Je ne t'ai jamais rien promis.
C'est impossible. Je n'ai pas envie. Pas maintenant. Non, pas demain. Écoute,
on arrête. C'est fini – j'ai du mal à le dire, mais c'est mieux ainsi. C'est fini. Je
ne t'ai jamais vraiment aimée, je te trouvais belle, ce n'est pas pareil. Je ne
t'aime pas, arrête, j'en ai assez, je veux qu'on arrête, ça me dégoûte, je m'en
vais. J'ai envie de te revoir, ça fait deux mois que je ne pense qu'à toi, j'ai envie
de toi, j'ai envie qu'on refasse l'amour, le jeudi je peux avoir la clef d'un
appartement, je sais que tu m'aimes, je t'aime, tu sais, je t'ai toujours aimée,
dès le premier regard je t'ai aimée, avant même de recevoir ta lettre, je rêve de
toi toutes les nuits, dis-moi que tu m'aimes, tu es belle, tu as de beaux yeux, tu
as de beaux seins, ma femme est partie trois semaines en France, tu as l'air
triste, qu'est-ce qu'il y a ? viens dans mes bras.
Seule avec lui

J'écris un livre sur les hommes, un roman sur les hommes de ma vie – c'est
ce que je dis quand on m'interroge. Sujet : l'homme.
La vérité, la vérité vraie, c'est que j'écris aux hommes, pour les hommes,
pour eux. L'écriture est le fil qui doit nous unir. Écrivant, je me signale à leur
attention. Sujet : moi. Je suis pleine d'hommes, voilà le sujet.
S'il est vrai qu'on écrit toujours pour quelqu'un, alors c'est simple : j'écris
pour vous.
Je n'ai pas terminé, loin de là, mais je pense à deux épigraphes, deux
tonalités très différentes, en ouverture ; je dois les montrer à mon éditeur tout
à l'heure.
Celle-ci, de Marivaux – je vous la cite de mémoire (la Marquise est veuve
depuis peu) :
« La Marquise. – J'ai tout perdu, vous dis-je.
Lisette. – Tout perdu ! Vous me faites trembler : est-ce que tous les hommes
sont morts ?
La Marquise. – Eh ! que m'importe qu'il reste des hommes ?
Lisette. – Ah ! Madame, que dites-vous là ? Que le Ciel les conserve ! ne
méprisons jamais nos ressources. »
J'aime l'idée de la ressource, de l'homme-source. Littéralement, au XVIIIe
siècle, la ressource c'est « ce qui peut améliorer une situation fâcheuse ». Être
seule, voilà la situation fâcheuse. Mais soudain l'homme survient, il jaillit de
nulle part, et le bonheur avec lui. Un jour mon prince viendra – ce que j'ai pu la
chanter, cette chanson, petite...
Ou alors, cet autre exergue, moins léger, terriblement érotique – de Claudel,
bien sûr ! C'est Amalric qui parle à Ysé, Amalric, la chair sans Dieu, l'amour
sans l'âme :
« J'ai les mains agréables.
Vous savez très bien que vous ne trouverez pas ailleurs qu'avec moi
La force qu'il vous faut et que je suis l'homme. »

Je suis l'homme. N'est-ce pas merveilleux ? un homme qui s'avance et qui


dit : je suis l'homme.
Il faudrait pouvoir se tenir en face, rencontrer ses yeux et dire : je suis la
femme.
Rien d'autre – simplement ceci, tel que je vous le dis maintenant, tel que
vous l'entendez : je suis la femme.
Pas si simple, n'est-ce pas ? Moi Tarzan, toi Jane, pas si simple. Si on pouvait
se nommer, si on savait se présenter dans l'évidence de son sexe, dans la
certitude de son être, dans le rayonnement de cette double vérité – moi et
l'autre, l'autre et moi – on n'écrirait pas, il n'y aurait pas d'histoire, pas de
sujet, pas d'objet.

Je n'écrirais pas, si vous étiez l'homme. Je vivrais peut-être.


L'éditeur

Qu'est-ce qui, dans la rencontre périodique avec l'éditeur, invite tellement


au silence ? Qu'est-ce qui, d'année en année, de livre en livre, alourdit tant les
paroles échangées, rendant difficile ou impossible toute expression
personnelle ? Qu'est-ce qui manque à ce rapport emmuré, qu'est-ce qui
manque pour qu'elle y croie ?
Il lui semble, après chaque rendez-vous, qu'elle regagne un coin d'étagère
dans une bibliothèque vitrée dont la porte aussitôt se referme – peut-être
même n'a-t-elle jamais quitté ce rayonnage vers lequel il a ébauché un geste
pour la prendre, peut-être est-ce même de derrière cet écran transparent qu'il
lui parle, et tout lui parvient étouffé, lumière amoindrie de ce qui pourrait être
un éclat, un soleil.
Elle veut bien être traitée comme un livre, elle l'accepte, mais pas n'importe
lequel. Elle veut être celui auquel on revient toujours, dont on sait tout, dont
on connaît chaque page sans en avoir pourtant percé l'énigme inépuisable – le
livre préféré, celui qu'on ne range jamais vraiment, qui reste là pas loin, à
portée de main pour y revenir, le livre de chevet. Et plutôt que d'espérer en
vain dans une conversation mondaine cette union qui lie le livre au lecteur,
elle ne dit rien, se tait (quand on n'a rien à dire, on se tait).
C'est une douleur particulière qu'informe ce silence – ou le badinage qui le
masque, le meuble. Elle rappelle vivement l'enfance et ses humeurs jalouses,
quand, fille parmi des sœurs, on désespérait lentement d'être l'élue.
« Chaque auteur pour moi est unique », déclare l'éditeur dans une interview,
figurant avec bienveillance le père modèle dont chaque enfant a place égale en
son cœur.
Unique, répète-t-elle en y songeant.
Rage tenace, alors, d'envisager ce geste quotidien : finir un livre et en ouvrir
un autre.
Unique, peut-être. Mais elle n'est pas la seule.
Seule avec lui

Il y a des hommes interdits, des hommes devant lesquels on reste interdite.


Je me demande parfois si cette pieuse distance traduit la nature exacte de
l'amour – être ici et là, de part et d'autre – ou son impossibilité complète –
comment s'aimer de loin, sans rien toucher en l'autre ?
Le désir point de traverser, d'aller sur l'autre rive, le désir point, dût-on en
mourir, de passer.
Le premier amour

Pendant près de dix ans, elle ne voit plus son premier amour, elle le perd de
vue.
Un jour (elle vient de s'installer en Afrique avec son mari), elle reçoit une
lettre, une enveloppe bleue postée de Lyon. C'est lui.
Il a eu son adresse en Afrique par sa sœur Claude à qui il a téléphoné, celle-
ci lui a aussi donné son nouveau nom, puisqu'elle est mariée, à présent. Il
n'arrive pas à admettre, ni même à comprendre comment elle a pu se marier,
pourquoi. Lui est seul, il habite seul. Est-ce qu'ils vont se revoir ?
Lorsqu'il ouvre la porte, en haut de l'escalier d'un immeuble ancien du IIIe
arrondissement, elle voit d'abord ses cheveux roux coupés court, plus clairs
qu'avant, lui semble-t-il, et striés de blanc. Il a un peu grossi mais elle le
reconnaît, et quand il la serre dans ses bras, elle respire sa peau comme un
souvenir revient.
Il lui raconte sa vie, ce qui lui est arrivé, toutes ces années.
Il est entré à Polytechnique – ça, elle le sait, la dernière fois qu'ils se sont
croisés, c'était au bal de l'X, justement, ils ont fait semblant de ne pas se
connaître. Il n'y tenait pas tellement, lui, à l'X, si elle se souvient bien, il était
même antimilitariste... – c'est vrai, oui, mais avec un père général...
Il travaille maintenant pour une grosse boîte dans le pétrole, il cherche à
partir, se rend à des entretiens d'embauche, mais en vain jusque-là, il n'est pas
à l'aise dans son job, tout le monde lui passe devant, il n'a pas le salaire
correspondant à ses diplômes, à son expérience, il pense à prendre un avocat.
Et puis il y a autre chose, un secret incroyablement gardé durant trois
décennies, et qu'il vient seulement d'apprendre : il est juif. Son père, militaire
en Algérie, a ramené et épousé cette austère jeune femme brune qui lui souriait
tristement quand elle venait voir Michel – elle se la rappelle entrebâillant la
porte, comme effrayée. « Ta mère est juive et tu ne le savais pas ? »
Non, il ne le savait pas. Son père avait fait promettre le secret à toute la
famille et même maintenant il refusait d'en parler – quel intérêt cela
présentait-il, juif, pas juif : il n'aurait pas voulu être circoncis, tout de
même ? –, sa mère s'était tue.
Le premier amour est assis là, accablé, non mais tu te rends compte, tout un
peuple assassiné et mon père qui dit « quelle importance ? » elle lui prend la
main, écoute, Michel... Il ferme les yeux sous la caresse, mais son visage est
douloureux. Derrière eux, sur une étagère, son père exhibe sans sourire ses
galons d'or, ses épaules martiales, ses traits virils.
Il l'emmène dîner dans un restaurant casher. « Alors tu t'es mariée », lui dit-
il.
Lui a eu des aventures, bien sûr, des liaisons durables aussi, mais toujours
avec des femmes pas libres qui ne sont jamais parties pour lui, il y en a une
qu'il a beaucoup aimée, mais elle avait des enfants, ça ne s'est pas fait, et – « tu
vas rire » – elle s'appelait Camille.
À présent il a des histoires très brèves avec des filles rencontrées ici ou là, il
drague, il écume les fêtes, il ne met jamais de capote, il est pour la confiance
réciproque, et puis de toute façon...
De retour chez lui, il la serre dans ses bras. Elle a envie de lui, elle se
souvient des dimanches quand elle avait seize ans, des projets d'avenir qu'ils
échafaudaient au fond du lit, elle se souvient. Il ne l'embrasse pas, pourtant, il
lui murmure à l'oreille qu'ils ne sont pas obligés de faire l'amour, qu'ils
peuvent juste s'allonger ensemble, passer la nuit enlacés, qu'elle peut dormir là,
avec lui.
Les derniers mois avant la fin, autrefois, ils n'avaient plus aucune relation
sexuelle, elle couchait avec d'autres mais ils s'aimaient encore, avaient des
gestes tendres, fraternels. Elle se rappelle leur sommeil chaste lorsqu'elle
dormait chez lui, enceinte d'un autre, et son visage amical dans la salle
d'attente où il était resté assis immobile des heures durant pendant qu'elle
avortait, tenant à être là pour la ramener en voiture.
C'est à ce point exact du temps qu'ils se retrouvent, dans cette douceur
virginale, mi-bonheur mi-malheur ; c'est là qu'ils se trouvent, debout au seuil
de sa chambre : à ce moment où ils se sont séparés dix ans plus tôt, la mort
dans l'âme, s'étreignant. C'est là qu'ils sont, par-delà les années : au point de
départ. C'est comme s'ils ne s'étaient jamais quittés.

Elle ne reste pas, elle fuit, elle invente. « Attends, crie-t-il alors qu'elle
s'engage déjà dans l'escalier, attends. » Et, revenu avec un appareil photo, il
prend d'elle, qui se détourne à demi, deux Polaroïds dont elle n'attend pas le
développement.

Assise dans le métro, elle respire entre ses doigts l'odeur du premier amour.
Sous le tunnel défile à vive allure du noir percé d'éclairs. Elle pense au
sentiment que donnent parfois les hommes de n'avoir pas dans le monde la
place qui leur revient et d'en souffrir, comme si quelqu'un, animé de désirs
hostiles ou tyranniques, les maintenait depuis l'enfance dans une faiblesse
malheureuse qui, au cœur des plus brillantes carrières ou des plus beaux
caractères, reparaîtrait soudain sous la forme inattendue d'un ratage
inexplicable.
Le correspondant

Ils se sont rencontrés une fois dans un colloque, et depuis ils s'écrivent. Il est
marié, il a trois enfants. Il lui demande si elle accepte d'être sa sœur.
Elle aime recevoir ses lettres, au début c'est une joie, ouvrir la lettre et lire,
découvrir un homme à travers ses phrases, leur rythme, leurs parenthèses – on
dirait une respiration de l'esprit, oui, des lettres qui respirent l'intelligence.
Elle le provoque, lui dit qu'elle pense aux hommes, lui dit ce qu'elle pense
des hommes.
Il lui écrit qu'il l'aime. Il lui écrit ce qu'elle veut lire, lui dit ce qu'elle veut
entendre : qu'il l'aime, voilà.

Dès lors, plus rien n'est possible – ça ne correspond plus. Non qu'elle ne
l'aime pas – elle a été tentée de répondre « moi aussi », « moi aussi je vous
aime », « je vous aime aussi », mais ces mots lui ont paru creux comme des
moulures de plâtre, bêtes et plats comme le motif d'une frise indéfiniment
reprise à la bordure d'une plinthe ou d'un plafond. « Je vous aime », « moi
aussi » – comme s'ils étaient les mêmes, pas différents, lui au nord, elle au sud,
correspondants : est-ce que ça peut s'écrire sans perdre sa voix au chapitre, est-
ce que ça peut voyager, est-ce que ça supporte le voyage, des mots pareils ?
Elle regrette amèrement le correspondant, quelquefois. Elle aurait dû être
patiente, moins trépigner, mieux respecter les bienfaits d'une distance dont elle
s'est évertuée à démolir les jalons de stuc au lieu d'en considérer les beautés, les
pouvoirs. Mais elle n'a pas la patience, elle ne peut pas se prêter à la séduction
de l'invisible : l'absence, pour elle, n'appelle pas à l'amour, et elle refuse cette
irritation du désir, cette impuissance à tout rapport que masquent mal les
oripeaux du langage. « Je vous aime », « moi aussi » : stuc et toc. Il n'y a pas de
rapport.

Voilà pourquoi elle envoie par le fond, méthodiquement, tout échange


épistolaire avec un homme qui lui plaît, ne conservant longtemps sans les
saborder que des correspondantes, en lesquelles au contraire se complaît la
distance. Elle sait, pourtant, que les corps répondent souvent plus mal encore
que les lettres à l'espoir infini du désir. Mais elle préfère brûler vive dans la
nudité de la présence, plutôt que de différer constamment la seule réponse
possible, qui accuse en les magnifiant toutes les différences (car vous n'êtes pas
mon correspondant, je me dois de vous le dire), la seule réponse possible,
physiquement possible : me voici.
Le frère

Elle n'a pas de frère, justement. Elle pense parfois que c'est préférable,
qu'elle n'aurait pas su être la sœur d'un homme, faire abstraction de son corps,
renoncer à le toucher. Mais c'est peut-être parce qu'elle n'en a pas, justement :
elle n'a pas eu à aimer quotidiennement quelqu'un sans entrer dans le désir de
lui, elle n'a pas subi cette épreuve du feu dans l'enfance – le père ne compte
pas, ni André, qui sont sur un autre échelon du Temps –, c'est pourquoi sans
doute elle en souffre plus aujourd'hui, elle n'a pas l'habitude de cette torture :
être en présence d'un homme proche de cette proximité que peut donner le
sang du corps ou de l'esprit, le temps de la vie – un consanguin, un
contemporain, ce que l'Église appelle un prochain – et se voir interdire jusqu'à
l'idée de la caresse.
Plusieurs fois, dans l'autobus, elle croise un tout jeune homme boutonneux
vêtu d'une soutane. Lorsqu'elle s'assied à côté de lui, il lui sourit et lui dit
toujours : « Bonjour, ma sœur. » Outre le fait qu'elle pourrait être sa mère (sa
mère, la mère de ce garçon), elle déteste cette famille qu'on veut lui imposer.
« Tous les hommes sont frères », oui oui, elle s'en souvient, elle a lu ça quelque
part. Mais ce qui la rassure, au bout d'un moment, dans l'autobus – et elle
sourit en elle-même –, c'est que si tous les hommes sont frères, heureusement
toutes les femmes ne sont pas leurs sœurs.

Il l'aurait emmenée au cinéma, accompagnée dans ses sorties, il lui aurait


présenté ses amis, parlé des livres qu'il avait lus, il l'aurait surveillée peut-être,
espionnée, ennuyée, empêchée d'être, il l'aurait jalousée, moquée, détestée,
admirée, servie, trahie, quittée, suivie, oubliée, retrouvée.
Mais : l'aurait-il aimée ?
Comment un frère aime-t-il sa sœur ? Quel est cet amour qui porte le même
nom que l'autre ?

Elle ne regrette pas ce frère non avenu, et personne n'en tiendra le rôle.
« Aime ton prochain comme toi-même », « mon semblable mon frère »,
« frères humains qui après nous vivez », « mon enfant ma sœur songe à la
douceur » – toute cette littérature qui supprime l'irréductible altérité à l'œuvre
dans l'espèce, elle ne s'y fait pas.
Elle n'a pas de frère, nulle part en ce monde, et c'est tant mieux. Elle ne
connaît donc qu'une seule sorte d'amour : à la rassurante familiarité elle
préfère de beaucoup l'inquiétante étrangeté. Elle aime son prochain comme
un autre.
Seule avec lui

Abel Weil – drôle de nom que le vôtre. Un nom de frère, de bon frère, bien
sûr – il ne doit pas y avoir beaucoup de mères qui appellent leur fils Caïn...
C'est assez féminin, aussi, ne serait-ce qu'à l'oreille : on entend « elle », alors
que dans Caïn, on entend « un ». Quoi de plus normal, d'ailleurs : le frère le
plus doux, le frère-fille, meurt sous les coups du frère viril.
Mais vous n'aviez pas de frère, sans doute ?

Abel veille – le bon frère qui veille et surveille. J'en ai vu de ce genre-là,


dans les pays où j'ai habité – des milliers de frères en veille, dont les mères
reproduisent à l'infini le modèle délétère et mortel : les frères, là-bas, c'est la
mort des femmes.
Mais au fond, est-ce tellement différent ici ? Dans un autre style,
heureusement. Mais tout de même, cette fraternité sympathique, cette
sympathie fraternelle entre les hommes et les femmes, vous ne croyez pas que
ça nous tue aussi, tous autant que nous sommes ? Que ça détruit ce que nous
sommes, un par un, pour nous fondre et nous confondre en un magma
informe – l'humanité, l'Homme ? « Et que la mort nous rassemble ! »
Nous sommes tous des Hommes, nous sommes tous des Femmes ?
Nous sommes tous frères, nous sommes tous sœurs ?
Voyez, c'est toujours la grammaire qui met le doigt sur l'absurdité des faits
avancés : « Nous sommes tous sœurs » – je vous demande un peu !

Je ne suis pas contre la pitié, la charité, l'aide humanitaire – ce n'est pas la


question.
Je suis contre la tentative d'établir dans la société, par tout un réseau de
conventions et d'interdits tacites, ce qui ne peut s'obtenir vraiment que par
son contraire exact, ce qu'aucun frère ni camarade, dans son désir niais d'unité
familière ou familiale, ne reçoit ni ne donne jamais : le sentiment profond du
Pas-moi ; l'intelligence de l'Autre.

Vous l'avez sans doute remarqué : dans votre immeuble, il y a quelqu'un qui
s'appelle Amand – Amand Dhombre. Abel veille et amant d'ombre – deux
types d'homme, on peut dire.
Il n'y a pas de sexe, dans votre nom, en tout cas pas de sexe avoué : vous
auriez pu être prêtre, avec un nom pareil.
Ou psychanalyste. Spécialisé dans la thérapie conjugale.
Notre frère à tous.
À tous, sauf à moi.
Jésus

Le Christ est un assez bel homme. Elle comprend les femmes qui l'ont pris
pour époux. Elle-même entre dans toutes les églises qu'elle rencontre, et c'est
pour lui, Jésus.
Jésus a un beau corps d'athlète, un corps formé pour les combats, la danse,
l'amour – c'est un corps d'homme, Jésus, un beau corps nu qu'on nous met
sous les yeux sans cesse pour nous rappeler l'esprit, dit-on, et la chair morte ou
destinée à mourir, vanité.
Mais le sang bat quelque part dans l'artère, au creux du cou, à moins qu'elle
ait rêvé ?

Est-ce un cadavre qu'on voit, dans les églises, ou bien un corps souffrant,
abandonné, offert aux lances et aux regards ? Elle oublie les deux, quelquefois,
lorsque les plaies sont effacées, si le visage approchant du sourire éloigne le
martyre, elle n'admire plus qu'un homme au corps presque nu, étendu là tel
un nageur dans l'herbe après le bain, bras en croix sous la nue, essoufflé,
exsangue, tournant la tête vers la chaleur au travers des nuages, du vitrail, elle
ne voit plus que les muscles saillants se relâchant après l'effort sous la peau
encore blanche d'un printemps finissant. Oui, parfois, lorsqu'elle va le
contempler dans les églises, elle oublie que Jésus est mort, elle l'oublie aussi
complètement, aussi mystérieusement qu'en écoutant une messe de Bach on
oublie que Dieu n'existe pas.
Le Christ est un bel homme qui souffre et semble s'offrir à nous. Pour
autant, est-ce un homme qu'on peut rendre heureux ? Elle ne le croit pas.
C'est pourquoi sa dévotion reste discrète et distante. Jésus certes possède en
propre tous les attributs virils – muscles, barbe, force et courage, jusqu'à ce sexe
mâle que voile pudiquement un linge dès lors qu'il n'est plus nouveau-né.
C'est un homme, un fils de l'Homme. Mais il est sans femme, sans désir de
femme, ça se voit tout de suite qu'il ne vous prendra pas dans ses bras, jamais,
ni avant ni après le supplice, ou que, si par miracle il le faisait, l'étreinte serait
glaciale et que rien n'agirait pour que la joie demeure. Il est sans femme, sans
famille – ce fils qui est un père, ce fils qui ne sera jamais père, ce dieu d'amour
jamais amoureux. Elle n'y croit pas. Il a donné sa vie pour elle ? Mais pas à
elle. A elle, il n'a rien donné, que ce corps mortifié à contempler, hors de
portée, ce corps à sang froid – ne me touchez pas.

Elle fait toujours le détour par l'église, où qu'elle aille, elle va voir le Christ,
le corps du Christ. Elle sait le pouvoir qu'il exerce sur les cœurs aveugles et les
yeux qui voient. Elle plaint le malheur des femmes qui l'adorent sans retour,
les égarées qui s'imaginent qu'il est mort pour elles, parce qu'à le regarder, au-
delà de la beauté, de la souffrance, on voit la forme de l'absence : ce corps
montré partout ne montre pas d'amour. Qu'on soit bien sur ce sein, dans ces
bras, c'est impossible – elle n'y croit pas. Il n'y a pas là poitrine où poser sa
tête, épaule où reposer son âme, mais vanité, vanité.
L'amant, le mari

Après la rupture avec l'amant, elle pleure pendant deux ans. Il ne s'agit pas
d'une image pour suggérer son chagrin : elle pleure vraiment, tous les jours –
pas forcément dans le silence de sa chambre ou la solitude : au restaurant où
son mari l'emmène le soir pour la sortir d'elle-même, elle pleure, elle n'arrête
pas de pleurer – les larmes coulent dans l'assiette et donnent à tout ce goût de
sel qu'a l'air au bord de la mer.
Le mari a envie de la tuer. À l'ophtalmologiste qui lui demande comment
elle s'est fait ce décollement de rétine, elle répond qu'elle a eu un accident. Il
l'opère au laser et lui conseille de ne plus porter de lentilles car, dit-il, elle n'a
plus de larmes.

L'amant ne répond pas à ses lettres, et quand elle lui saisit le bras sur le seuil
d'une porte, au lycée, il se dégage sans un mot. Elle pleure, elle se souvient de
tout ce qu'il a dit, de ce qu'il disait : je t'aime, et aussi je ne t'aime pas. Les
larmes font comme un rideau de pluie qui tente de noyer ces deux phrases en
un seul paysage.
Elle ne comprend pas comment c'est possible : je t'aime, puis je ne t'aime
pas, dans la même bouche, puis dans le même silence.
Je t'aime.
Je ne t'aime pas.

L'amant n'a pas de parole. C'est un homme sans parole. Elle écrit des lettres
d'amour, elle demande à comprendre – où est la vérité. « Je voudrais te
parler », lui dit-elle.
L'amant ne répond pas, ce n'est pas un homme de parole.
Elle écrit des lettres d'amour, elle dit qu'elle est malheureuse. L'amant ne
répond pas : il n'est pas responsable. Aux lettres qu'elle envoie et à l'amour
qu'elle offre, il n'y a pas de réponse – elle ne parle pas sa langue.
Un après-midi, on sert le thé à la menthe dans la salle des professeurs. Elle a
pleuré toute la nuit sur la banquette arrière de la voiture – « va-t'en, a crié le
mari, va-t'en, sinon je te tue » – elle a vu le jour se lever, l'aube rosir peu à peu
dans le rétroviseur – je t'aime, je ne t'aime pas. On verse le thé brûlant qui
fume dans les verres, le plateau passe. Le mari en saisit un du bout des doigts et
le lance au visage de l'amant – « it's your cup of tea, I guess », dit-il avant de
sortir sans la regarder, pétrifiée, statue de sel. L'amant se tient courbé dans une
posture offensée, il essuie le thé sur ses joues avec un mouchoir en papier, on
dirait des larmes.

Elle pleure pendant deux ans, même après qu'il est parti elle pleure encore.
Puis elle est enceinte de son premier enfant – celui qui va mourir, mais elle
l'ignore. Alors seulement, elle oublie l'amant, l'irresponsable amant. L'esprit
renonce à couvrir la distance qui sépare l'amour du dégoût et l'amant d'elle. Je
t'aime, je ne t'aime pas : l'âme se plie à l'énigme insoluble, le corps accepte
qu'il n'y ait à celle-ci pas de réponse plus claire qu'à cet autre mystère qui
résout tous les autres : je suis vivant, puis je suis mort.

En termes romanesques, la scène finirait autrement, des années plus tard,


rappelant la patience et l'oubli, la longueur du temps, son charroi de wagons,
ses cloisons entre lesquelles s'enferment hermétiquement les événements les
plus contraires, les mots les plus contradictoires. Rien ne répond à rien, rien ne
correspond, chaque instant est détaché, aucune parole ne tient à rien : c'est un
fou rire qui la saisit, un matin, tandis que son mari verse de l'eau chaude dans
le biberon de la cadette, elle rit, elle ne peut plus s'arrêter, elle rit aux larmes et,
entre deux hoquets, elle dit à son mari médusé : « Tu te souviens du thé à
l'amante ? »
Le fils

Elle a eu un fils. Il est mort. Lorsqu'on lui demande si elle a des enfants, elle
fait la même réponse que sa mère, elle dit : « J'ai deux filles. » Au début elle
précisait, elle nommait ce fils. Elle ne le fait plus, les gens comprenaient mal.
Elle a arrêté, elle n'en parle plus.
C'est l'enfant qui manque à toutes les femmes – qu'elles en aient déjà six ou
sept ou qu'elles n'en aient aucun. Il manque aux femmes qui n'en veulent pas,
à celles qui n'en auront jamais, pour rien au monde, à celles qui en rêvent, à
celles qui en font, à celles qui en veulent. Il manque aux femmes qui avortent,
qui ne le gardent pas, à celles qui abandonnent, qui refusent, à celles qui
adoptent, qui choisissent, qui espèrent. Il manque aux femmes enceintes, aux
femmes stériles, aux femmes qui ne peuvent plus en avoir, aux femmes vieilles.
C'est l'enfant là-pas là, il va et vient comme la bobine qui roule et puis
revient. On s'habitue à son absence. Pour elle, c'est un fils. Pour d'autres, une
fille. Mais il existe. Toutes les femmes ont un enfant.
Il manque aux hommes aussi. Cet enfant, ce fils, ce double d'eux-mêmes,
cet avenir d'eux-mêmes – le sang, le visage, le nom –, tout leur manque, même
à ceux qui s'en gardent, qui se retirent à temps, qui sortent couverts, qui s'en
foutent, qui ont trop de travail, qui disent non, qui détestent les cris, les pleurs,
les liens, les attaches, qui ne supportent pas les enfants –, il manque à tous les
hommes, même à ceux qui les tuent. Tous les hommes sont pères.

C'est pour que vous compreniez : elle a deux filles qu'elle aime
passionnément. Mais cet enfant-là, celui qui manque et manquera toujours à
tous les bras, c'est le sien aussi. Elle a un fils. C'est lui.
Le mari

Il a voyagé tout le jour mais il arrive trop tard : l'enfant est déjà né, l'enfant
est déjà mort. Il entre dans la chambre où elle l'attend, où elle n'attend plus
que lui, elle tend les bras, il vient, il est là, elle a entre ses mains sa chair
vivante.

Quand ils faisaient l'amour, des mois plus tôt – c'était au bord de l'abîme –,
ils confondaient leurs bouches, leurs doigts, leurs ventres, ils mêlaient leurs
visages et leurs membres, et leur jouissance criait au miracle : ils faisaient un
enfant.

Le plaisir était inconcevable. La mort, non. La mort se conçoit.

Nous sommes tous hantés, dit-on, par deux instants inconnus : celui de
notre origine et celui de notre fin. Instants jumeaux comme le sont les corps
qui s'étreignent, l'homme et la femme, la jouissance et la mort. Elle se rappelle
la formule consacrée à quoi ils ont dit oui, jadis : pour le meilleur et pour le
pire. Tout va par deux, elle va avec son mari comme il va avec elle, sa jumelle,
ils vont ensemble.

Quand, à la morgue, le mari l'enlace alors qu'elle berce leur bébé mort, elle
sait que jamais elle ne sera plus proche d'un autre homme que de lui, jamais,
dût-elle en connaître mille, la distance s'est réduite à rien, soudain, et leurs
corps sont enfoncés l'un dans l'autre comme on l'est dans la terre ou dans la
nuit.
Le médecin

Le médecin affirme que tout va bien, qu'il n'y a pas lieu de s'en faire, aucun
traitement à prévoir ; il détourne les yeux de son visage, de sa peur, de sa
confiance. Deux heures plus tard, l'enfant est mort ; ce n'est pas lui qui vient
le lui dire, mais une infirmière : l'enfant (pas votre enfant, l'enfant, vous savez
bien, « celui qui ne parle pas », l'enfant, vous savez bien, celui qui n'a pas eu le
temps d'être le vôtre), l'enfant est mort.
Le médecin a fait de brillantes études dans la même ville qu'elle. Il est plus
jeune qu'elle de quatre ans, quand elle passait le Brevet il devait être en 6e,
mais peut-être à Saint-Jean, lui, pas à l'école publique – elle le verrait bien
catholique, oui, sûrement catholique : le fils est destiné à mourir et la mère à
l'accepter, mater dolorosa. Il n'a pas appris ce qu'il faut faire quand l'enfant
meurt, ce qu'il faut dire au père et à la mère, ce n'était pas dans ses cours, alors
il ne sait pas. Il n'improvise pas non plus, c'est un médecin rigoureux,
ordonné, méthodique, comme son père avant lui dans la même clinique.

Elle va le voir après l'enterrement, elle prend rendez-vous à son cabinet et


elle va le voir, on ne peut pas se quitter là-dessus, sans rien se dire, sans se
comprendre.
Mais il n'a rien à dire, rien. Si elle veut le dossier, elle devra passer par un
confrère – les malades n'ont pas accès directement à leur dossier. Il manipule
un coupe-papier en métal ciselé.
Les malades.
Elle n'est pas malade. Elle est malheureuse.
Quand il se lève pour terminer l'entretien, une image passe devant ses yeux :
elle balaie tout d'un revers de main sur son bureau, sauf le stylet, le renverse là,
sur le plateau de bois verni, et le force, là, comme ça, brutalement, pourquoi,
pourquoi ? pour lui en refaire un, c'est tout, pour refaire ce qu'il a défait, pour
réparer, voilà, parce qu'elle veut son enfant, c'est tout, qu'il le lui rende, il est
blond et pâle, il doit avoir des enfants qui lui ressemblent, qui ressemblent à
l'enfant dont elle ne connaît pas les yeux.

Elle sort. Son mari l'attend dehors, elle n'a pas voulu qu'il vienne, il
n'aurait pas pu garder son calme. Elle pleure dans ses bras, elle pleure de
honte, elle en est comme morte.
D'abord cette image l'obsède, ce fantasme honteux, indicible, atroce : elle se
voit sur lui, le chevauchant avec violence, et la terre qu'on creuse, qu'on
ensemence. Puis elle voit mieux la scène, et ce qui l'en délivre : dans ce corps à
corps monstrueux c'est elle qui le pénètre, c'est elle sur lui, brutale, brandissant
l'arme, la force des hommes, enfonçant la bêche qui ouvre en lui ce trou
d'argile rouge, dans cette lutte sauvage c'est elle qui défait, qui détruit, qui
ravage. Il n'y a plus rien à réparer, non, cet homme-là ne peut rien sauver, rien
donner, rien offrir, alors elle le tue, voilà, elle le tue, elle le tue, elle le tue.
Le grand-père. Le père. Le fils

Elle est enceinte pour la première fois, il reste à peine un mois avant
l'accouchement, c'est un garçon. Elle fait des courses avec sa mère, elles sont
en voiture, elles parlent des brassières qu'elles viennent d'acheter. Sa mère doit
poursuivre une conversation souterraine et secrète car soudain, comme une
rivière fait résurgence, elle dit :
« À mon époque, c'était dur d'être une fille, dans le fond. J'aimais mon
père, pourtant, il m'a toujours beaucoup gâtée, j'étais sa fille chérie ; mais tu
vois, quand j'y pense, là, maintenant, il m'a empêchée. Il m'a vraiment
empêchée. Moi, par exemple, j'étais très forte en athlétisme, je battais tout le
monde au cent mètres, j'aurais pu être une championne, un peu comme
Colette Besson ; j'ai été sélectionnée pour les championnats de France, tu sais,
j'étais bonne – mais il fallait aller à Paris, forcément, et mon père n'a pas
voulu. Il disait que ce n'était pas ma place, qu'une fille ne devait pas montrer
ses jambes, que les hommes ne venaient que pour ça dans les stades, regarder
les filles en short. C'était un sportif, lui, pourtant, il avait une vraie passion
pour le rugby ; mais pour moi, non, il n'a pas voulu.
Et puis tu vois, aussi, je lui en veux pour mon mariage. Moi, j'étais
amoureuse de mon cousin Georges – non, tu ne peux pas voir qui c'est, moi-
même je ne l'ai jamais revu, ça fait plus de quarante ans –, un cousin éloigné
du côté de ma mère, je me demande ce qu'il est devenu, parfois j'ai envie de
lui écrire, je sais qu'il habite Lille, mais il vaut mieux pas, si ça se trouve il est
affreux, les hommes changent tellement, ils prennent du ventre, ils perdent
leurs cheveux, moi j'ai de la chance avec André, mais souvent ils ne font pas
d'efforts, tu n'es pas d'accord ? – je veux dire : par rapport à nous, ils ne font
pas d'efforts. Enfin bref, à l'époque il était superbe, j'étais très amoureuse de
lui – mon premier amour. Mais il n'avait pas fait tellement d'études, il était
représentant de commerce. Alors mon père n'a pas voulu.
Il était dur, dans le fond.

Mon père, c'était tout pour moi. Mais je n'étais pas tout pour lui.

Les hommes sont plus libres, tu ne trouves pas ? C'est bien d'avoir un
garçon – c'est mieux. Encore que maintenant ce soit différent. Mais tout de
même, moi j'aurais bien aimé en avoir un – et puis ton père le voulait
tellement, il doit être content d'avoir bientôt un petit-fils, non ? il le voulait
tellement. Peut-être tout se serait-il mieux passé, avec un garçon, peut-être que
ton père m'aurait aimée, avec un garçon ? »
Seule avec lui

C'est incroyable : là, à l'instant, je voulais vous dire quelque chose sur les
hommes et moi, j'avais une idée peut-être pas importante mais j'y tenais, et
pffft, envolée, impossible de m'en souvenir.
Je cherche, vraiment je cherche, ça n'est pas loin mais je n'arrive pas à
l'attraper, c'est énervant ce blanc – ça m'échappe.

C'était sur la différence entre les hommes et moi, ce qui me fait sentir,
même dans les moments où je suis bien, où il n'y a pas de conflit avec aucun
d'entre eux, ou même je me sens puissante, ce qui me fait éprouver
physiquement, malgré tout, la différence : je voulais vous dire quelque chose
là-dessus.
Parce que, au fond, assez souvent j'ai l'impression d'être un homme – je
veux dire : je ne me sens pas féminine au sens classique du terme ; plutôt virile,
en fait. Peut-être est-ce parce que j'ai les attributs de leur puissance : l'activité
professionnelle, l'écriture, la publication, l'autonomie. Souvent, j'agis comme
eux, et même comme une caricature d'eux – ce dégoût du flirt, cette volonté
de prendre l'initiative, de faire le premier pas, c'est bien dans leur ligne, dans la
tradition en tout cas.

On m'a rapporté une anecdote sur mon compte. Il paraît que quand on a
su, à mon travail, que j'étais enceinte – il y a donc déjà presque dix ans – l'un
de mes collègues, un type que je connaissais depuis des années, avec qui j'avais
d'assez bons contacts, un de mes collègues s'est exclamé : « Ah bon ? Elle a
donc des ovaires ? »
C'est drôle, quand même.

Mais ce n'était pas ce que je voulais dire, je sais que non. Ah ! c'est tout près
et pourtant impossible à saisir, je n'y arrive pas.

Non, vraiment non : c'est perdu, ça ne me reviendra pas.

J'ai un trou.
Le psychiatre

Elle va le voir parce qu'elle a perdu son enfant – son premier enfant –,
personne n'a pu lui dire pourquoi exactement, mais il est mort en naissant.
Elle l'a enterré là-bas, en France, puis elle est revenue ici, en terre étrangère,
étrangère à tout. C'est dans un pays, en Afrique, où les enfants meurent par
milliers tous les jours, alors forcément plus grand monde ne pleure – d'ailleurs
tout le monde croit en Dieu, que c'est Dieu qui décide.
Il n'y a qu'un psychiatre dans toute la ville, on comprend pourquoi. Elle n'a
donc pas le choix, elle y va.
La salle d'attente est noire de monde – trente personnes au moins, assises
par terre ou debout tête appuyée sur le mur ou vautrées sur les canapés. Elle
reste à l'entrée, près de la porte, un homme lui dit de se couvrir les cheveux.
Les femmes geignent, les mains se tordent, les yeux sont fous, de cette folie qui
ressemble à du ressentiment, on vous en veut, mais de quoi ? vous ne le savez
pas.
On la fait passer avant tout le monde, la secrétaire vient la chercher la
première, parce qu'elle est blanche, parce qu'elle a pris rendez-vous par
téléphone, et puis elle n'est pas folle, elle voit bien que les gens sont là pour
attendre, en tout cas ils ont l'habitude, pour eux c'est une journée d'attente
dans une vie à attendre, ça fait passer le temps et presque la souffrance, ils
n'ont que ça à faire.
Le psychiatre a vécu deux ans à Reims, étudiant – elle ne connaît pas. Le
champagne, dit-il. Oui, bien sûr, le champagne elle connaît. Il lui demande où
elle est née, elle le lui dit. Qu'est-ce qui l'amène, qu'est-ce qui lui vaut le,
qu'est-ce qu'il peut faire pour elle ?
Elle raconte. Pour la première fois depuis que c'est arrivé, elle n'est pas
émue par son récit, elle reste de marbre, elle est comme une mauvaise actrice
dans un rôle ignoble. Il lui dit que oui, bien sûr, il comprend – mais enfin ce
n'est pas très grave, il faut surmonter, elle va y arriver, il va l'aider ; on trouve
ici les mêmes traitements qu'à New York ou Paris, qu'elle ne s'en fasse pas.
Il ne lui dit pas qu'elle en aura d'autres, il lui dit qu'il n'y a pas que ça dans
la vie d'une femme, les enfants. Il lui parle de son passé en France, il va jusqu'à
une armoire d'où il tire un livre broché – sa thèse avec un mot de félicitations
d'Henri Ey, il le lui montre, elle le lit.
Henri Ey, un grand psychiatre – il suppose qu'elle le sait.

Au moment de partir, elle a son ordonnance à la main, il la prend dans ses


bras, presque paternellement semble-t-il, sans chercher sa bouche ni rien, mais
il la tient, elle sent ses lèvres dans ses cheveux. Elle se souvient de son père qui,
à l'époque de son divorce, terminait les rares lettres qu'il lui écrivait par « Je
t'embrasse paterneusement. » C'est un peu ça. Mais si elle voulait, ce serait
différent, aussi, elle n'a qu'à vouloir. Il s'écarte un peu d'elle tout en la
maintenant contre lui, c'est à elle de décider. Elle voit bien qu'il en a marre de
tout ça, des gens dans la salle d'attente, marre des fous, des hystériques – il y en
a une qui crie, justement, qui hurle –, il en a par-dessus la tête de ça, la même
chose tous les jours, tout le temps, il n'en peut plus, il aimerait bien changer
un peu de vie, vivre autrement, être ailleurs, ou bien là mais avec elle, elle a
l'air normale, et puis elle est blonde.
Un instant elle hésite, elle hésite à lui faire plaisir. Et puis non. Trop de gens
l'attendent, elle ne se sent pas la capacité de les lui faire oublier, ou pas l'envie
de les oublier, pas la force. À la pharmacie en bas de l'immeuble, elle donne
l'ordonnance. Ils ont tout.
Seule avec lui

À cette époque, j'allais très mal. J'étais complètement seule : ni mère ni


maîtresse, je n'avais plus ni enfant ni amant : je n'avais même pas à choisir
entre la maman et la putain, tous les rôles étaient tenus par d'autres – d'autres
femmes qui poussaient des landaus dans les parcs ou frôlaient mon mari dans
les rues.
Cette année-là – presque deux, en fait, depuis la mort de mon fils jusqu'à la
naissance de ma fille –, ces années-là ont constitué pour moi une expérience
étrange, unique : soudain, il n'y a plus eu d'hommes – plus un. Je n'étais plus
moi-même une femme, mais la fosse où tout avait sombré, le trou. La terre
était vide.
Avant, je regardais les hommes, j'y passais le plus clair de mon temps. Peu
s'en rendaient compte, peu l'ont su. C'était un secret – je les aimais en secret.
Mon mari a toujours été plus visible, plus visiblement aux aguets, frémissant –
il tentait de se cacher mais je voyais son désir comme on se voit dans un
miroir.
Et puis d'un coup la terre s'est vidée. Mon mari lui-même a presque
entièrement disparu de mon champ de vision, je n'ai gardé de lui qu'un corps
morcelé réduit à ses fonctions sexuelles, des morceaux de corps à rafistoler aux
débris du mien pour tenter d'en reformer un entier, de refaire un homme, un
fils.
J'étais folle. Folle de douleur, folle d'espoir : faire un homme.
Qu'est devenu mon mari, pendant deux ans ? Une verge et du sperme, un
donneur de sperme, rien de plus : j'avais besoin de lui pour faire l'homme. Il
est tombé dans l'anonymat et le néant.
Pendant deux ans, il n'y a plus eu d'homme au monde que celui que j'allais
faire.
Pendant deux ans, il n'y a plus eu de désir au monde que le désir d'enfant.

Mettre un homme au monde, est-ce le triomphe des femmes ? Ce sexe mâle


dans leur ventre, leur défi, leur délire ?

C'est une fille qui est née. Les hommes sont revenus avec elle, leurs yeux,
leurs bras, leur visage – et avec eux l'humilité de mon désir : j'ai appris ce que
j'aurais dû savoir : les femmes ne décident pas des hommes ; ce ne sont pas les
femmes qui font les hommes.
Le mari

Le mari aime les femmes. Il a besoin des femmes comme elle des hommes,
autrefois, quand les hommes existaient. Il en tremble. Elle ne peut pas le lui
reprocher puisque cet amour est ce qu'elle a aimé en lui dès le premier regard,
ce qu'elle a reconnu. Elle aime cet amour bien qu'il la dépasse, car en la
dépassant il la comprend.
Le mari démarre au quart de tour – elle l'a observé, souvent –, il suffit d'un
rien, d'un petit quelque chose, il se noie dans une goutte d'eau. Elle le voit
parfois avant lui, qu'il va se noyer, elle le connaît comme son reflet, son
ombre.
Au début, elle est jalouse (elle a rêvé d'être toujours ce rien qui comble). Puis
elle cesse de l'être, mais elle éprouve cette souffrance particulière aux
catastrophes, quand les gens meurent côte à côte tout occupés de leur seule
mort : leur destin a beau être commun, il n'y a plus de lien. Quand ça va mal,
parfois (il arrive au mari d'être repoussé), elle n'a pas vraiment le temps
d'exercer, au sens strict, sa compassion – elle voudrait dire : regarde-moi, je suis
pareille, regarde-moi, je suis la même. « Tu ne peux pas savoir, dit-il, la tête
entre les mains, tu ne peux pas savoir. »
Elle sait. C'est lui qui ne sait pas : qu'elle a cherché le même mystère,
poursuivi la même proie.
Elle sait. C'est lui qui ne sait pas : que ça ne sert à rien, que ce n'est pas la
peine.
Pendant les deux ans où la terre est vide, le mari n'est plus qu'un désir en
souffrance, un corps perdu en quête de corps éperdus. Il ne pense qu'à ça, il
peut bien l'avouer, le crier, puisque de toute façon elle n'entend pas, il lui faut
des femmes. Est-ce une maladie, comme par exemple Simenon, Chaplin, il
paraît ? Il se le demande. L'attrait du sexe ressemble, dit-il, à une maladie
mentale : il n'y a qu'à voir à quoi les fous passent leur temps, dans les
hôpitaux. Le sexe est une folie quand, au lieu d'unir, il sépare, renvoyant
l'homme au délire de sa solitude.
Pendant deux ans, la folie gagne. Ils sont fous tous les deux : elle de n'en
vouloir qu'un, lui de les vouloir toutes

Elle a été jalouse. Elle ne l'est plus depuis qu'elle a tenu dans ses bras son
enfant mort, ce corps attendu, ce corps voulu. Elle n'a aucune foi religieuse,
mais au moment de se fâcher contre l'infidèle, une douceur lui vient, un
pardon de ces pauvres offenses où respire l'innocence. Elle ne croit pas à l'âme,
oh non ; mais elle a pitié des corps.
Le passant

Elle est enceinte de huit mois et marche lentement sur le trottoir, seule. Le
passant s'arrête à sa hauteur, puis ralentit son pas afin de rester à côté d'elle.
Qu'est-ce qu'il fait beau aujourd'hui, mais chaud, oui, vraiment chaud ! Elle
avance jusqu'au feu, s'immobilise au bord de la chaussée, le menton droit, le
regard fixé sur le bonhomme qui tarde à passer au vert. C'est très joli, ce
chemisier à fleurs, ça lui va très bien, qu'est-ce que c'est exactement – des
tulipes, des roses ? Elle traverse en accélérant l'allure, le passant la rejoint, leurs
bras se touchent, elle s'écarte. Ah ! quelle chaleur ! on se prendrait bien un petit
Coca, hein ? Allez, tiens, c'est une idée, il lui paie un verre, il connaît un café
bien tranquille, pas loin, d'accord ?
Elle s'arrête au milieu du trottoir, brusquement, face au palmier, et sans le
regarder lui dit de partir, de la laisser.
Alors, avant qu'elle ait pu se remettre en route, il enfonce dans son ventre
un index dur et précis et lui dit d'une voix cassante : « Et celui-là, tu l'as eu à
l'énergie solaire ? »
L'homme oublié

C'est en lisant Le Monde qu'elle se rappelle l'homme oublié ; il n'y a guère


de confusion possible, nom et prénoms sont peu courants, et lorsqu'elle l'a
connu, il terminait les études qui l'ont mené à exercer la profession
mentionnée dans le Carnet du jour.

Elle le rencontre par un ami dont il est le cousin. Il a l'une de ces beautés
classiques qui plaisent à tout le monde et déteste l'unanimité des femmes à son
endroit. Lorsqu'il peut, il évite de rester en leur présence : il les juge en général
bêtes, frivoles, hystériques et – il ne dit pas cela pour elle – notablement
inférieures aux hommes.
Quand elle le connaît un peu mieux, il lui explique qu'il n'a été amoureux
qu'une seule fois dans sa vie, il y a longtemps, très longtemps – quel âge avait-il
donc ? – huit ans.
Il aurait aimé la revoir, cette petite fille, mais il n'a pas pu retrouver sa trace,
elle a dû changer de nom, c'est ça le problème avec les filles, elles changent et
on les perd.

Un soir, elle est assise à côté de lui sur le canapé, elle tend la main, lui touche
doucement l'épaule. Il fond sur elle aussitôt, bras en avant, il plonge et la
déshabille mécaniquement, sans l'embrasser, se serre et se frotte contre elle
nue, elle sent l'étoffe de laine rêche sur sa peau, le corps vêtu qu'agitent des
spasmes agacés, des sursauts d'impuissance. Puis, au bout d'un quart d'heure,
alors qu'elle lui sourit gentiment (ce n'est pas grave), il se lève et lui dit en
prenant son manteau : « Non, ce n'est pas grave ; c'est seulement que je ne suis
pas habitué à..., enfin, à faire l'amour avec des putes, tu vois, ça ne me dit rien,
les putes, ça ne me fait pas bander. »

Quand son nom lui dit quelque chose, dans le Carnet du Monde, il y a déjà
longtemps qu'il est sorti de sa mémoire. Une femme rappelle que « ce jour-là,
il s'est donné la mort ». C'est, trois ans plus tôt, le jour où elle a accouché de sa
fille – exactement la même date, le même anniversaire. Elle pense à la haine
des femmes qu'ont parfois les hommes, à cette lutte qui les oppose et à laquelle
seuls quelques-uns, d'un bord ou de l'autre, peuvent survivre, peut-être (alors
on les voit déambuler dans les rues, les yeux méchants et la bouche amère).
Elle se demande aussi comment il a fait, s'il s'est pendu, empoisonné, noyé –
elle le verrait bien, oui, elle le voit se jeter dans la Seine, ce jour de mars, elle
le voit non sans admiration réussir à la perfection ce que manquent plus
souvent les femmes, et en tirer sur elles une victoire ultime.
Seule avec lui

J'ai lu hier l'interview d'un biologiste – un généticien, sans doute. J'étais


dans le train, j'y ai pensé un long moment... Il prétend que le désir d'enfant
est strictement féminin, que lui, dans toute sa carrière, n'a jamais rencontré un
seul homme personnellement animé de ce désir, que pour les inséminations
artificielles ou la procréation médicalement assistée, par exemple, les hommes
restent toujours en retrait, à la remorque, qu'ils ne viennent là que pour faire
plaisir à leur femme, avec sur le visage une pathétique envie de fuir.
Vous y croyez, vous ? Vous ne croyez pas que c'est exactement le contraire ?
Que les hommes veulent faire des enfants aux femmes ? Qu'ils poursuivent un
rêve infini de fécondité, de fécondation ? Faire l'amour, faire un enfant, c'est
un peu la même chose, logiquement, non ? – c'est le même syntagme. Ou
désirer : désirer un homme, désirer une femme, désirer un enfant : vous voyez
comme la grammaire peut être choquante, quelquefois, mais révélatrice aussi.
J'ai senti cela, souvent, avec mon mari, mais aussi bien avec des inconnus :
que j'étais désirée au-delà de moi-même, mise en perspective.
Et vous voyez, à mon avis, si les hommes quittent leur femme pour une
femme plus jeune (mon mari, quand je l'ai rencontré, par exemple), ce n'est
pas parce qu'elles ont les seins qui tombent ou les fesses comme ci ou comme
ça – non. Les hommes quittent leur femme parce qu'elles ne peuvent plus
avoir d'enfants.
Le voyageur

Cet homme aux cheveux gris, un peu corpulent, assis de l'autre côté de
l'allée, vis-à-vis d'elle, pendant les longues heures d'un long voyage en train, et
qui, lorsque s'élève du fond du wagon la voix ensommeillée d'une petite fille
chantant Frère Jacques, dans un éclair où brillent ensemble le désir et la
tendresse, dans un regard jamais vu d'amant et d'époux, lui sourit.
Le mari

Un jour il rentre du collège de ZEP où il enseigne l'anglais depuis leur


retour en France ; c'est en mars, elle est en congé de maternité, elle ne travaille
pas et vit dans l'angoisse de la naissance à venir – une fille, elle le sait, une
deuxième fille. Il accroche son imperméable au portemanteau, « mais qu'est-ce
que tu as dans le dos, mais qu'est-ce que c'est ? Viens voir... » Il s'approche. Sa
veste de laine claire est constellée de taches bleues et noires – de l'encre, c'est
de l'encre. Il l'enlève et la regarde longuement, incrédule, puis il s'effondre sur
le canapé, la tête dans les mains. Ses élèves ont trouvé ce moyen simple et
silencieux de s'amuser : lorsqu'il écrit au tableau ou passe dans les rangs pour
les aider individuellement, d'un mouvement sec du poignet ils projettent dans
son dos, comme au jeu de fléchettes, un jet de leur stylo plume.
Le lendemain, il fait une mise au point en classe, il parle de l'humiliation,
du mépris, de la tolérance et du respect de l'autre, il dit qu'il ne faut pas salir
l'autre – jamais, d'aucune manière.
Lorsqu'il rentre, il ne pense même pas à regarder le dos de sa veste. C'est elle
qui voit les taches la première. Elle n'ose pas le lui dire, elle a le cœur broyé, il
lui semble que c'est une épreuve dont ils ne sortiront vivants ni l'un ni l'autre.
Le mari refuse tout compromis, il entre en guerre sans céder d'un pouce, il
y va de sa dignité : non, il ne s'habillera pas autrement, même si son élégance
est l'objet de la haine, il ne changera rien – justement, il ne se changera pas, ce
serait accepter la négation de lui-même, courber le dos sous l'intolérance qui
veut le ravaler à la neutralité, lui faire endosser l'uniforme, le fondre dans la
masse, et quelle masse, non il ne substituera pas un T-shirt et un jean à ses
costumes-cravates achetés à Londres, il restera lui-même quoi qu'il lui en coûte
(« des notes de pressing », dit-elle en s'efforçant de rire), c'est la meilleure
leçon qu'il puisse leur donner, la seule chose qu'il ait envie d'enseigner,
d'ailleurs : être soi-même parmi les autres.
Tous les jours, pendant des semaines, il a de l'encre sur ses vêtements.
Il ne passe plus au milieu des tables, il écrit peu au tableau, il reste face à eux,
il fait front.
À la maison, il ne parle plus, il regarde à peine leur fille aînée encore bébé,
oublie la naissance à venir. Il reste prostré des heures, la mâchoire dure, les
poings serrés. Il est seul.
Elle lui dit de s'arrêter, de prendre un congé. Elle lui demande d'en
informer son chef d'établissement, ses collègues. Elle l'exhorte à écrire au
rectorat, à rédiger un rapport.
Il ne fait rien, il répond qu'au collège tout le monde pense comme les
élèves, « les collègues en total look Camif », grince-t-il – qu'il est snob et
prétentieux en son dandysme vain. Sur son bureau, Les Hommes creux, de T.S.
Eliot, reste ouvert des jours entiers à la même page :

This is the way the world ends


This is the way the world ends
This is the way the world ends
Not with a bang but a whimper

Elle écrit à sa place à l'Inspecteur Général d'Anglais, elle signe une lettre de
détresse, elle envoie pour lui un appel au secours, elle dit qu'il est fragile, qu'ils
ont perdu un enfant, qu'il ne peut pas rester comme ça.
Le destinataire répond trois semaines plus tard – la lettre vient de Paris.

« Cher collègue,
Votre épouse s'inquiète gentiment de votre situation professionnelle. Je pense que
vous devez examiner votre pratique pédagogique avec lucidité et un certain
détachement. Il s'agit d'un nouveau poste, certes un peu difficile, auquel vous
devez vous adapter. Il est en effet souhaitable que des professeurs agrégés comme
vous l'êtes dispensent leur enseignement aux enfants les plus défavorisés – c'est pour
l'école une garantie de démocratie, pour les jeunes un gage de réussite et d'égalité,
pour vous une expérience très enrichissante. En outre, je ne veux pas croire qu'on
puisse longtemps voir tout en noir lorsqu'on vit au pays de Paul Valéry et de
Georges Brassens.
Recevez, cher collègue... »

Deux jours plus tard, se retournant brusquement, le mari surprend un élève


bras levé, stylo pointé dans sa direction. Il va vers lui et lui envoie son poing
dans l'estomac ; l'autre répond, ils s'empoignent tous deux parmi les tables, au
milieu des élèves debout, hurlant, ils se battent à mort.
Le lendemain, le mari met sa plus belle cravate pour aller en cours. Son
adversaire est absent. Il n'y a pas d'encre sur sa veste claire, ce jour-là ni les
jours suivants. Au loin, là-haut, le soleil brille sur le cimetière marin.
Nous sommes les hommes creux
Les hommes empaillés.

Ceux qui s'en furent


Le regard droit, vers l'autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous – s'ils en gardent – non pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d'hommes creux
D'hommes empaillés.
Le sexe fort

« Visages de la rue, quelle phrase indécise


Écrivez-vous ainsi pour toujours l'effacer
Et faut-il que toujours soit à recommencer
Ce que vous essayez de dire ou de mieux dire ? »

Elle regarde les hommes. Sans doute ne les regarde-t-elle pas exactement
comme les hommes regardent les femmes, car elle suppose que seules les plus
jolies fixent leur attention, tandis qu'elle ne fait que chercher en eux ce qui fait
qu'ils sont hommes : là où ils contemplent la beauté, elle scrute un mystère ; là
où ils lisent chaque visage, chaque silhouette dans la singularité de sa passagère
présence, elle s'efforce de déchiffrer un sens universel et caché : un secret, leur
secret.

Il y a l'homme qui, dans l'avion, travaille sur un ordinateur portable, un


rang devant elle, de l'autre côté de l'allée. Il est jeune et déjà chauve, il a des
lunettes cerclées d'écaille et tout à l'heure il a lu tout Libé sauf le Cahier
Livres : c'est peut-être un écrivain qui préfère ignorer ce que font les autres. Il
tape assez vite sur son clavier, s'arrête de temps en temps pour réfléchir,
consulte des notes manuscrites, se pince le haut du nez entre le pouce et
l'index, renverse la tête contre le dossier de son siège, yeux mi-clos, reprend sa
respiration en un long soupir, recommence à taper. Lorsque l'avion annonce
sa descente, une feuille dactylographiée s'échappe de son dossier et tombe dans
l'allée : elle la ramasse et la lui rend, non sans en avoir déchiffré à la dérobée la
première ligne : « Coûts de production au 1er mars 1998 : cours trimestriel de
l'échalote. »

Il y a l'homme qui, dans un autre avion, parle du CAC 40 avec ses associés
et refuse d'éteindre son portable parce qu'il attend un coup de fil essentiel du
Palais Brongniart. Puis, quand l'hôtesse lui présente une corbeille pleine de
bonbons, il fait tourner longuement son doigt en cercles concentriques au-
dessus du panier avant de foncer en piqué sur un bonbon orange, et d'un
coup, incroyablement, il a six ans.

Il y a l'homme jeune et beau, très blond et pâle dans un pull-over bleu, qui
vient à sa rencontre sur le boulevard Saint-Michel, serrant contre lui ce qui, de
loin, semble un petit carton à dessin et qui, juste devant elle, à ses pieds,
s'affaisse soudain sur les genoux et brandit à bout de bras, tandis que les
passants s'écartent, une pancarte où sont écrits ces seuls mots en lettres
capitales : J'AI FAIM.

Il y a l'homme qui discute avec un autre dans un restaurant. Il a un visage


intelligent, des yeux vifs, de belles mains. Il explique qu'on peut se faire
beaucoup d'argent dans ce domaine – elle ne comprend pas lequel, au juste –,
« un max de blé », ajoute-t-il, « la super-cagnotte », « le jackpot » ; puis,
comme son interlocuteur interrompt enfin l'ingurgitation de sa pizza pour
confirmer son intérêt d'un « super ! » avenant, le premier marque un léger
temps d'arrêt et lui dit : « Si tu veux, je te vends l'idée. »

Il y a l'homme qui part acheter des allumettes et qu'on ne revoit jamais.

Il y a l'homme qui a défiguré une femme à coups de poings dans un parking


souterrain : « J'ai ouvert sa veste et son chemisier, j'ai retiré son pantalon et
son slip, j'ai passé ma main sur ses seins, son ventre et son sexe. Elle a pris du
plaisir à mes caresses. J'avais l'intention de la baiser, mais la vue de ses blessures
au visage m'a empêché de bander », dit-il.
Il y a l'homme qui a violé une jeune fille dans le coma après une tentative
de suicide. Ce ne pouvait être que l'infirmier de nuit ou le père venu la veiller
pendant son agonie. C'était le père.

Il y a l'homme qui, afin de freiner les carabiniers qui veulent l'arraisonner,


jette par-dessus le bastingage du bateau où il est clandestin, un à un, tous ses
enfants dans la mer.

Il y a l'homme qui a poignardé vingt fois une inconnue de vingt ans pour
lui couper la tête et l'envoyer à son ex-petite amie : « Après l'avoir tuée, j'étais
heureux. »

Il y a l'homme qui, ayant renversé une fillette restée accrochée au pare-chocs


de son automobile, freine brutalement plusieurs fois pour tenter de s'en
débarrasser.

Il y a l'homme qui enterre vivant sous les yeux de sa compagne leur enfant
nouveau-né parce que, lui explique-t-il, sa mère, très pratiquante, ne l'aurait
pas toléré.

Il y a l'homme qui pratique le fist-fucking avec une lame de rasoir cachée


dans le poing.

Il y a l'homme qui insulte, qui tue, qui torture, qui massacre.

Il y a l'homme – les hommes. Elle cherche, pour les comprendre, à voir ce


qui les différencie des femmes. Mais le secret échappe. Elle cherche ce qui fait
d'eux des hommes, elle tourne autour de ce point : ils font des choses
qu'aucune femme ne fait, ou ils le font différemment d'une femme. Mais elle
se désole de ne pas parvenir à dépasser ce lieu commun : leur violence, la
brutalité de leur façon d'être au monde, leur passion de dominer – sinon en le
conjuguant à ce qui semble faussement son contraire : l'enfance en eux,
fragile, attardée, immense, qui est peut-être le vrai nœud de leur sauvagerie –
et quelquefois elle se réjouit de n'avoir pas de fils, parce qu'en parcourant
l'espace qui sépare la rage de vaincre du désarroi enfantin pour y trouver ce
point d'équilibre où se tiendrait l'homme idéal, cet acrobate, elle est bien
obligée de l'admettre, malgré son amour : quand il lui arrive d'apercevoir non
loin ce point flottant – harmonie funambule entre la force et la faiblesse – et
d'y rencontrer quelqu'un, c'est toujours une femme.
Seule avec lui

Les hommes sont séparés des femmes pour toujours.


Vous n'avez qu'à écouter la musique de Couperin – Les Barricades
mystérieuses, par exemple. Le morceau dure, je ne sais pas, deux minutes...,
moins qu'une chanson d'amour, et tout est dit clair comme de l'eau : j'essaie,
j'approche, je viens, je reviens, l'air vibre, je dis cela et autre chose, la même
phrase ou presque, toujours reprise, nuancée, répétée – je vous aime, peut-être ;
mais halte, on m'arrête, qui va là, qui es-tu, qui donc es-tu ? – le silence se fait,
le mystère demeure.
L'homme, la femme : barricades mystérieuses. Leçon de ténèbres si la nuit
peut s'apprendre.
L'acteur

Pendant longtemps, ils ne se revoient pas ; ils se téléphonent de loin en loin,


s'écrivent peu. Elle lui envoie ses livres. Quand elle perd son enfant, elle reçoit
une lettre de lui, reconnaît sur l'enveloppe sa calligraphie somptueuse, les mots
sont doux à l'intérieur.

Après leur propre retour d'Afrique, ils font une fête, invitent le ban et
l'arrière-ban de la troupe dispersée. L'acteur est là, ils se retrouvent, ils dansent,
ils rient, les lumières brillent de tous leurs feux dans l'éclat des souvenirs.
À l'aube, elle dort dans sa chambre, tous sont repartis sauf ceux qui, habitant
trop loin, passent la nuit sur place. L'acteur vient se coucher près d'elle, « je
vous aime, je vous ai toujours aimée, vous le savez, n'est-ce pas, vous le savez,
vous êtes mon ange, le plus bel ange qu'il m'ait jamais été donné de
contempler », il lui enserre le visage dans ses mains, « depuis toujours, depuis le
début, depuis le premier jour, vous êtes ma fée, vous êtes mon rêve, je sais que
vous le savez, bel ange », il cherche un passage sous sa chemise de nuit, entre
ses jambes crispées, ses lèvres muettes, « vous vous souvenez, la fois où vous
m'avez laissé les clefs de chez vous, vous partiez en vacances, eh bien je suis
venu tous les jours m'enfouir dans vos vêtements, vos culottes, votre parfum,
tous les jours, ange adoré », il écrase son corps contre elle qui se refuse, quelle
heure peut-il bien être, les réverbères dans la rue brillent encore, tout semble
dormir, et où est passé son mari ? « depuis le premier jour, vous le savez
bien » – elle n'a plus aucun souvenir du désir.
Elle le repousse, essaie de se lever du lit où il la tient avec force, « arrête, dit-
elle, arrête », elle l'appelle par son prénom plusieurs fois, finit par s'en libérer.
Alors il se lève à son tour : « Il y en a qui ont plus de chance que moi,
commence-t-il. Non mais tu ne comprends donc rien ? Tu sais où il est,
l'Homme Idéal ? L'Époux Parfait ? Va donc voir au garage : ils sont en train de
se lécher le cul, la soubrette et lui, tu devrais y aller, il lui suce la chatte, elle lui
bouffe la queue, non mais vas-y, va voir au moins... Il tire sur tout ce qui
bouge, le salaud, pendant que moi... Et toi qui joues les Pénélope ! Au moins,
venge-toi, merde, vengeons-nous. »
Ils restent longtemps immobiles, se regardent.
Elle s'avance dans un rai de lumière :
– Comment cela s'appelle-t-il quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et
que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire...?
Il lève les bras vers les rideaux :
– Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore.
La scène s'éclaire lentement, chacun voit jour en l'autre. Puis c'est le noir.
Seule avec lui

En ce moment, j'essaie de faire des rencontres ; c'est un peu volontariste,


mais agréable aussi – un libertinage sans horizon, une promenade sans but : je
vague.
Je lis les petites annonces, je ne baisse pas les yeux sous les regards, je renoue
des liens anciens. Je laisse approcher les hommes.
Le week-end dernier, j'étais à Orléans pour un Salon du Livre. La première
nuit, il y a eu un quiproquo à l'hôtel où je logeais : quand je suis rentrée, vers
minuit, le veilleur m'a dit : « Ah ! votre clef n'est pas au tableau, quelqu'un a
dû déjà la prendre. » J'ai ri, j'ai répondu que normalement j'étais seule mais
que je remercierais le directeur de l'hôtel pour cette charmante attention. Il a
ri en rougissant, puis il a retrouvé la clef.
Le lendemain soir, après une journée mortelle, j'indiquais d'un air las mon
numéro de chambre – le veilleur m'a proposé un café, un thé ; j'ai accepté.
Quand il m'a caressé les cheveux, je me suis retournée aussitôt pour voir ses
yeux. Il y a une science de l'inconnu : il faut savoir lire les yeux – ni les mains,
ni les mots : les yeux.
Le pire des hommes, pour moi, l'homme abject, c'est celui qui méprise le
désir des femmes. Je ne parle pas de celui qui refuse une femme parce qu'elle
ne lui plaît pas ou parce qu'il aime ailleurs ; je parle de celui qui, la désirant,
méprise le désir qu'il suscite. Alors vous voyez dans ses yeux qu'il a vu dans les
vôtres, ah c'est ça que tu veux, toi, c'est ça qui t'intéresse – une sorte de lueur
mesquine qui vous perce comme une dague ou vous met sur le visage un
masque de pierre, vous ne pouvez plus sourire, vous n'avez plus de visage. J'ai
déjà vu cet éclair-là, souvent, même chez des amants sérieux, aimants – ce
mépris du sexe en moi, l'horreur de la blessure, de ce que je suis, même chez
ceux qui m'aiment, oui, ça vient de très loin, de derrière l'amour, comme si la
haine n'en était que l'envers, la face cachée, la haine de l'autre qui l'oblige à
être ce qu'il est – et il vous méprise comme il se hait lui-même, et ses père et
mère, et la terre avec. Rien ne semble alors plus ténu que la frontière entre le
désir et le désir de tuer, et rien n'éloigne et ne rapproche plus les hommes des
femmes que cette peur quasi commune qu'ils éprouvent et qui les lie en les
séparant : la frayeur du meurtre. Effacer l'autre, le vaporiser dans l'étreinte, je
ne sais pas, moi, l'annuler, supprimer son corps désirant, son âme exigeante,
abolir l'écart dans la mort, réduire à rien la différence, l'écraser, l'oppresser, la
liquider, oui, voilà, la liquider dans le sang. C'est ce que je vois, parfois, dans
leurs yeux. Le meurtre, chez l'homme, c'est tout près, c'est juste sous la peau,
frémissant, c'est au bord des yeux comme le désir, à fleur de tête. Le meurtre,
en un sens, n'est qu'une figure du désir : c'est l'envie de vous le faire passer.
Quand on voit ça dans des yeux d'homme, il faudrait fuir, bien sûr,
évidemment fuir. Souvent, on reste. Les femmes cherchent l'homme de leur
vie, mais parfois il ressemble à l'homme de leur mort, c'est le même, parfois.
Le particulier

Le particulier est joli garçon sportif élégant raffiné classe sensuel dynamique
tendre attentionné protecteur sincère intuitif cool généreux authentique
optimiste profond courtois grand mince humaniste passionné beau curieux
sensible amateur d'art simple romantique entier spontané ouvert libre très
libre libre entre midi et deux volontaire discret cérébral doué pour la vie actif
sympa chaleureux non fumeur de gauche divorcé marié juif non pratiquant
viril croyant subtilement sévère aisé analysé plein d'humour enthousiaste
anticonformiste idéaliste tolérant souriant décontracté distingué équilibré
esthète épicurien bien dans sa peau bien dans sa tête bien sous tous rapports.
Le particulier aime les voyages la randonnée les vraies valeurs la vie la mer le
sport les arts le cinéma les sorties la peinture la musique la photo les livres les
enfants le bridge le ski le yachting la qualité de vie la brocante les valeurs
humanistes le théâtre les expos les gros seins les relations de qualité la nature.
Le particulier cherche désire souhaite rencontrer espère attend recherche
belle femme sensuelle jolie gourmande complice coquine tendre fine sexy
dompteuse experte mince féminine rayonnante sincère porteuse piercing sexe
voluptueuse jeune vive ronde bien proportionnée séduisante partenaire sans
préjugés muse craquante blonde nordique douce sensible affectueuse libérée
libre ou peu mariée tonique libertine latino flamboyante passionnée câline
enjouée romantique bien bustée chipie élancée galbée métisse bienvenue
malicieuse piquante raffinée pin-up éblouissante gaie délicate amoureuse âme
sœur
pour relation de qualité belle histoire moments d'exception vie de couple
instants d'ivresse amour fou complicité intelligente joies érotiques addition
voire multiplication liaison engagement sincère escapades amoureuses
connivence réelle amitié durable harmonie douillette rencontres sensuelles
calme et volupté initiation ludique belle surprise libido intense vagabondage
complice vie à deux câlins tantrisme romance au clair de lune moments à
définir été/hiver
pour partager joie et volupté évasion loisirs émotions fous rires plaisir amour
passion vie passionnante vie et bonheur idées idéaux liberté tout partager
pour décliner plaisirs vivre nouveau millénaire atteindre amour d'avenir
construire et entreprendre découvrir extase retenir à jamais flamme vie faire de
nos vies une poésie aimer sans contraintes prendre autoroute du bonheur vivre
à fond recevoir/donner construire amour sans routine faire les 400 coups
refaire la vie vivre passion atteindre nirvana 7e ciel extase et plus si affinités.
Le lecteur

Le lecteur n'est pas un. Il offre, au gré des jours et des livres, ses visages
changeants.
Le lecteur vous écrit. Il vous a entendue à la radio, ou, plus probablement, il
vous a vue à la télévision ou en photo dans un magazine, il vous a vue et il a eu
envie de vous écrire (de vous lire, il ne le dit pas : il est clair que le lecteur ne lit
pas, quelquefois). Alors voilà : il s'appelle Bruno, il a vingt-huit ans, étudiant, il
travaille à mi-temps comme bibliothécaire (vous aussi, n'est-ce pas ?) afin de
financer ses études, il ne se plaint pas car cet emploi lui permet de rencontrer
beaucoup de gens différents – c'est important, les rencontres –, et puis il aime
la compagnie des livres, il a une passion pour ces volumes chargés d'histoires –
c'est important, la passion. Il sait que vous êtes comme lui, passionnée (il cite
une phrase de vous, tirée non pas d'un de vos livres mais de l'interview que
vous avez accordée à un hebdomadaire de grande diffusion – c'est important,
la diffusion : la preuve...), et si vous avez un moment, il serait heureux d'en
parler avec vous autour d'un verre ou d'une paella – il fait très bien la paella
car (il est comme vous) il a vécu des années à l'étranger – c'est important, les
voyages, il a aussi la passion des voyages, de la découverte, des échanges. Il vous
laisse son adresse, son téléphone, son e-mail, son portable (vous êtes sans doute
impatiente de le joindre, d'échanger avec lui vos impressions).

Le lecteur vient vous voir. Il était avec vous à l'école primaire, rue Jeanne-
d'Arc, est-ce que vous vous en souvenez ? Il a constitué un pressbook des
articles parus sur votre compte, qu'il vous montre en même temps que la
photo de classe, il est là, au fond à droite, derrière la mappemonde.

Le lecteur vous parle, il a demandé le micro. Dans votre dernier ouvrage,


vous déplorez la désaffection des jeunes pour la lecture, vous êtes
documentaliste dans le second degré, c'est ça ? lui a été professeur (plus
maintenant : il a été promu) et peut vous assurer que ça marchait du feu de
Dieu, qu'il a fait lire Voltaire, Rabelais, Racine et Corneille à des foules
enthousiastes de 4e d'insertion, que simplement il faut savoir s'y prendre mais
que, bien sûr, ça n'est pas donné à tout le monde, d'ailleurs – à ce moment il
se lève et tout le monde peut voir que le lecteur est un bel homme d'environ
trente-cinq ans (plus jeune que vous, donc), bien tourné, bien vêtu, bien sous
tous rapports (bien mieux que vous qui êtes venue précipitamment après votre
journée de travail et n'avez même pas eu le temps de vous recoiffer avant de
monter sur l'estrade et de vous asseoir devant votre bouteille d'eau pour
témoigner de la vitalité de la littérature), d'ailleurs, ajoute-t-il, debout, parlant
bien dans le micro, vous évoquez la sensualité des mots, le contact charnel avec
eux, vous avez dit tout à l'heure : « érotique », mais moi, là, quand je vous
regarde (il vous regarde : vous êtes en gris, vous avez fait une tache sur votre
pull en buvant votre thé trop vite à la cafétéria de l'autoroute, vous sentez la
transpiration), vraiment, désolé de vous le dire, mais l'érotisme, je ne le vois
pas du tout, là.
Vous restez digne (je parlais des mots, abruti, du contact des mots, pas de ta
petite gueule), vous répondez : « Monsieur, si j'avais su que vous viendriez,
j'aurais mis mes bas résille. » Vous mettez les rieurs de votre côté, mais vous
vous jurez que jamais, jamais plus vous ne donnerez réponse au lecteur – ni
semblable ni frère –, au lecteur ennemi.

Le lecteur vous écrit – il n'a pas l'habitude, en réalité il ne l'a jamais fait,
mais là, un élan irrésistible l'anime, un besoin tout à fait neuf, depuis qu'il a lu
votre dernier roman. Il s'appelle Bruno, il a vingt-cinq ans, il est étudiant, il se
reconnaît dans votre personnage masculin, c'est tout à fait lui, ce côté
passionné, amoureux, il est comme ça, lui, il cherche la femme idéale, qui le
comprenne – et là, c'est formidable, dans votre roman il s'est senti compris, il
aimerait vous rencontrer – il est bibliothécaire à S. mais il peut se déplacer où
vous voulez, quand vous voulez, il vous laisse ses coordonnées ; si vous lui
répondiez vous pourriez lui signaler que vous les aviez déjà, qu'il y a du
désordre dans son fichier « Auteur(e) s », qu'une mise à jour s'impose, mais que
néanmoins vous le félicitez d'avoir perdu trois ans depuis son précédent
courrier – une cure de jouvence, sans doute ?

Le lecteur vous remercie. Il vient de lire près de la moitié de votre livre


debout sur le trottoir devant la librairie, il l'a ouvert machinalement en sortant
après l'avoir acheté sans raisons précises, et il vous l'écrit aussitôt sur un coin de
table, dans le café où il est allé s'asseoir, rompu par l'émotion : merci pour ce
livre, merci pour ce moment de profonde humanité. Il signe de son prénom,
n'indique ni son nom ni son adresse, et vous le regrettez, car il a cette
prévenance discrète de l'anonymat qui vous donne envie, bien sûr, de le
connaître – et lui seul.

L'auteur, malgré la formule consacrée, ne rencontre jamais ses lecteurs. Elle


en est sûre. Ce qui les tient éloignés d'elle à jamais, c'est l'illusion où ils sont de
la connaître, de la saisir à travers ses paroles ; c'est le leurre de la vérité qui
creuse entre elle et eux la plus infranchissable des distances. Elle ne rencontre
pas ses lecteurs. Ses lectrices, si, quelquefois, quand il lui semble qu'elles ont
l'expérience de cette faille qui mine le terrain d'entente, qu'elles savent la
limite de cette relation qu'elles ébauchent pourtant simplement. Ses lecteurs,
jamais : elle les fuit comme on fuit le souvenir de la douleur ou la certitude de
l'échec, comme on fuit la vanité des hommes et la peur d'être seule, seule
parmi eux, seule avec eux.
Aux hommes qu'elle veut séduire, aux parfaits inconnus pour qui elle est
une inconnue, elle ne dit jamais qu'elle écrit. Elle ne cherche pas de lecteurs,
elle préfère qu'on lise dans ses yeux.
L'élève

L'élève n'existe qu'au pluriel, c'est un jeune homme collectif, une collection
fluctuante. Tous les élèves forment l'élève.
Quand elle avait vingt-deux ans, l'élève en avait dix-sept. Un siècle peut
passer, il les aura toujours. C'est pourquoi l'élève ne supporte que cet article
qui le désigne tel qu'il est : défini, notoire et éternel : l'élève, c'est la Joconde –
un tableau dans un musée, un buste dans le département des œuvres sculptées,
une statue. Elle se souvient d'un Hermès nu, au Louvre, qui, avant d'être
entouré d'un cordon protecteur, avait été si souvent touché, caressé, effleuré,
qu'à l'endroit du sexe la pierre était usée, polie, presque plane, si bien qu'il ne
proposait plus au désir que deux postures : ou bien l'on regrettait de ne pas
pouvoir tendre la main pour toucher ce corps, comme les autres, ou bien l'on
acceptait qu'il soit, quoique contemporain dans l'espace, présent, dessiné sous
nos yeux, l'on acceptait qu'il soit d'un autre temps, éternel et beau,
intouchable.
Quand l'élève écrit ou lit, visage penché sur quelque immensité, elle le
regarde, elle plonge dans ce plaisir, ce délice : une visite au musée. Elle
l'observe de dos, ses épaules, sa nuque, au printemps ses bras sous les manches
courtes ou relevées, le geste de sa main vers la tempe, son cou. Quelquefois il la
regarde, elle croise des yeux où le peintre a mis tout son art – c'était il y a
longtemps mais le corps est vivant et charmant le sourire.
Elle a pour l'élève cette sorte d'amour sublime qui naît tout à la fois de la
beauté et du sentiment térébrant de la vanité du désir ; elle ne tend pas la main
pour toucher le mystère ; souvent, d'ailleurs, l'œuvre s'animant, des paroles
franchissent ses lèvres pleines, dont la dérisoire platitude ou la modulation
niaise suspendent le geste amoureux comme brise vos rêves secrets la
moustache de Mona Lisa.
Le premier amour

Elle lui téléphone un dimanche matin – elle est seule chez elle, triste, l'un de
ces jours où le passé scintille comme un trésor à déterrer dont l'annuaire serait
la carte. Il n'a pas changé d'adresse, seulement multiplié les moyens de
communiquer – fax, e-mail, il est très facile à joindre, à rejoindre.
La sonnerie retentit longuement, il est près de midi, elle imagine qu'il est
parti en week-end, où, avec qui, elle ne sait rien de lui, elle regrette de ne pas
même entendre sa voix, mais curieusement il n'a pas de répondeur. Il décroche
à ce moment-là, elle ne reconnaît pas ce timbre enroué, cette modulation
ennuyée, mais c'est lui. « Tu dormais ? », dit-elle après s'être présentée, tu
dormais ? comme s'il n'y avait pas des années qu'elle avait dévalé son escalier
pour ne plus apparaître jamais dans sa vie qu'en photographie, est-ce que tu
dors, mon premier amour, est-ce que tu dors toujours à la même profondeur
merveilleuse, on le dirait bien, oui, tu n'entendais pas les orages, rien ne te
réveillait, je me souviens, qu'une caresse du bout du doigt sur l'arc des sourcils.
« Ah ! c'est toi », marmonne-t-il dans un soupir pas aimable, « il est midi », dit-
elle, moins pour s'excuser du dérangement (il n'est peut-être pas seul, il a peut-
être ramené une fille chez lui hier soir) que pour justifier logiquement son
appel : avec stupeur elle s'entend prononcer cette phrase d'un ton de reproche
emphatique, « il est midi », comme si elle était exacte à quelque rendez-vous
fixé de longue date et pas lui, lui pas scrupuleux, pas rigoureux, malhonnête,
oublieux, et – non, se dit-elle soudain (il faudrait pouvoir raccrocher), plutôt
comme si, dévalant l'escalier il y a des années, j'avais voulu atténuer sa
déception, masquer ma fuite en lançant du bas des marches, vaguement, ce
rendez-vous léger : « Je t'appellerai demain à midi » – et peut-être l'a-t-elle fait
ce jour-là, elle ne parvient pas à se souvenir, peut-être lui a-t-elle vraiment dit
« demain à midi », et dix ans plus tard elle appelle, voilà c'est moi, il est midi.

Le premier amour est éternel, le temps ne passe pas, c'est le principe


amoureux. L'histoire n'a pas la forme d'un convoi dont les wagons en
mouvement éloigneraient toujours davantage la gare et ses mouchoirs, mais
celle d'un conte de bonne femme où l'on pourrait, sans même avoir à
traverser des forêts épaisses, retrouver endormi l'homme aimé, l'amoureux, il
nous attendrait là, le visage tout empreint de confiance en nous, les bras déliés
dans l'abandon du sommeil, il s'éveillerait sous nos mains, sous nos lèvres, ce
prince au charme immobile, cet ange de patience pour qui cent ans ne sont
rien, « c'est vous », dirait-il en ouvrant les yeux, vous vous seriez fait attendre,
il est vrai, mais il vous aimerait tout comme au premier jour, de cet amour sans
fin dont sont faits les rêves d'enfant.
L'inconnu

Ce qu'elle attend de l'inconnu est immense et infime. Elle attend de lui


qu'il la découvre et la dévoile comme l'éclaireur envoyé en avant sur une terre
étrangère ; qu'il la nomme et la reçoive dans ce temps qu'ils partagent, comme
l'homme fait pour l'enfant né de lui ; qu'il soit tendre et généreux comme si
elle lui avait sauvé la vie. Pour l'inconnu elle est sans lieu, sans nom, sans peur ;
elle n'a ni liens, ni lois : pour l'inconnu, elle est inconnue. Pourtant, dès
l'instant qu'il approche, il acquiert plus de savoir qu'aucun autre ; faisant
l'amour, il la connaît puisqu'il la reconnaît – c'est elle, c'est cette femme qui
dans ses bras se souvient de lui comme on retrouve un mot oublié. L'inconnu
ne sait rien d'elle, mais il sait qui elle est, il la confirme dans son identité et
l'assure dans son être. Elle ignore tout de l'inconnu, mais elle le connaît, oh
oui, elle le connaît comme si elle l'avait fait.

Dans l'acte sexuel avec les inconnus, elle cherche et elle trouve ce sentiment
mutuel qu'avec le temps, souvent, on nomme l'amour et que, dans l'instant où
les corps sont touchés par une émotion qu'ils éprouvent et suscitent à la fois,
elle appelle simplement, comme on dit « merci » ou « bonjour » ou « c'est
toi », la reconnaissance.
Seule avec lui

Je suis d'une moralité douteuse, vous savez : je doute de la morale des autres.
La fidélité, c'est une idée creuse, une vanité aveugle, comme si on tenait
quelque chose, comme si on se croyait immortel, comme si on l'était.
Au fond, je me suis mise à aimer les hommes comme j'aime mes enfants –
mes filles : quand je les serre dans mes bras, depuis l'enfance, depuis qu'elles
sont toutes petites, je sais que cette chaleur m'abandonnera, que ces corps que
je caresse de tout mon amour me quitteront et que je ne saurai même plus où
les retrouver, je sais qu'elles s'en iront, depuis le début je connais cette absence
logée au creux des bras les plus tendres, cette solitude où l'autre nous laisse,
même s'il nous aime, où il finit par nous laisser, même s'il revient, cette
solitude qui est aussi la sienne, sa différence irréductible.
C'est aussi ce dont je jouis dans l'amour, dans toutes les formes d'amour : je
jouis de la présence physique, je jouis du présent et du corps. Oui, les hommes
sont comme de grands enfants. Ils partent, je ne les retiens pas. Ils sont libres –
ils prennent des libertés, il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves
d'amour, n'est-ce pas ? Le corps est la seule preuve d'amour – ou plutôt non,
non, pas la seule : les hommes libres peuvent partir, et quelquefois ils restent –
voilà la plus belle preuve d'amour : prendre la liberté de rester alors qu'on
pourrait s'en aller.
Je crois que c'est une idée juste, comparer l'amour des hommes à celui des
enfants. La fidélité qu'on exige d'un amant, d'un mari, la monogamie de la
chair sous prétexte qu'il a été en nous, dans notre ventre, est-ce qu'on la
demande aux fils et aux filles, est-ce qu'on demande à un enfant de rester
fidèle à sa mère parce qu'il a habité son ventre, est-ce qu'on exige de lui,
éternellement, cette reconnaissance-là, stupide et vaine – la reconnaissance du
ventre ? Partez, allez, partez, je sais que vous m'aimez – pourquoi ajouterais-je
les liens du sang et de la peau aux mille chaînes qui nous attachent déjà ?
Le mari

Elle aime voir le mari jouer avec les enfants, les filles, « alors les filles, qu'est-
ce qu'on fait ? » dit-il. Elle les regarde s'emparer du corps de leur père,
l'assaillir, lui grimper sur le dos, se jeter à son cou, dans ses bras en criant. Le
père se laisse faire, il prête le flanc à tout, elles lui tirent les moustaches, lui
sautent sur le ventre, le rouent de coups – le père est un terrain conquis.
Chaque fois qu'elle regarde ses filles, elle aime son mari. Elle aime les
ressemblances entre elles et lui, même les défauts, tout lui est agréable. Elle
comprend que les gens restent ensemble « pour les enfants », elle comprend
parfaitement, c'est une raison tout à fait suffisante à ses yeux. Elle n'est jamais
blasée de cette perpétuelle surprise, de cette merveille qu'un homme a rendue
possible : les filles, leurs yeux bleu nuit. Faire l'amour, faire un enfant, est-ce
que ça ne suffit pas largement à justifier les nœuds du mariage, à les maintenir
serrés ? Est-ce qu'on ne doit pas, toujours, par-dessus tout, savoir gré à
l'homme de ce qui est tout de même un don, on a beau dire, un don de soi, est
ce qu'on peut oublier ce qu'il a donné, ce qu'il a bien voulu donner, est-ce que
ce serait juste ?
Elle ne trouve pas stupide la vieille expression désuète : « le père de mes
enfants », il lui semble que c'est même une bonne façon d'exprimer au plus
juste ce lien entre eux, et que ne l'aimant plus elle l'aime encore. Peut-être le
mari n'est-il plus l'homme de sa vie. Mais quand elle le voit qui s'écroule
comme terrassé sur le tapis, assiégé, quand elle contemple leurs trois corps qui
courent vers la mer en poussant des hurlements, et les filles qui nagent en
respirant comme il leur a appris, leurs gestes purs, leur cœur battant, elle l'aime
encore, elle l'aime toujours, parce qu'il est le père de ses filles, parce qu'il est,
au sens strict, l'homme de leur vie.
Le père

À soixante ans, quelqu'un propose au père de lui racheter son cabinet. Il n'a
pas l'âge de la retraite, mais il accepte – il en a assez des chicots, du bruit de la
fraise et des relents d'ail. Il vit seul dans un deux-pièces, il se contentera de peu
en attendant sa pension.
À soixante ans, soudain, quelque chose s'entrouvre dans la vie du père. On
dirait qu'il devient heureux.
Il s'inscrit à toutes sortes de stages, se met au rafting, au parapente, à l'ULM,
à la motoneige, fait du saut à l'élastique, du canyoning, du monoski. Elle se dit
quelquefois, ce n'est pas possible, il cherche à mourir. Elle pense à son grand-
père qui continuait à tant fumer après ses infarctus. Elle ne sait plus où est la
vérité sur les hommes : si c'est qu'ils ne craignent pas la mort ou bien qu'ils se
croient immortels.

Le père prend des leçons de pilotage à l'aérodrome, il vole en planeur,


rapporte chez lui les manuels d'instruction, passe son brevet. Désormais il est
tous les jours sur le terrain, volant à la belle saison, réparant les carlingues en
hiver, sous les hangars glacés. Il est secrétaire bénévole du club, mécanicien sur
le tas, il offre des baptêmes de l'air et campe sous la tente au pic Saint-Loup
avec des adolescents à qui il raconte des histoires de Jean Rigaut dans un
tonnerre de rires.
À soixante ans, il se met à la voltige, prend des cours de loopings et de
piqués. Il ne parle plus que de ça – l'ivresse du ciel, la liberté, la joie de
s'envoyer en l'air – toute ma vie j'ai rêvé...
Ce jour-là, il est venu la voir chez elle, les filles sont à la piscine avec leur
père, ils sont assis dans le jardin, il y a plus d'une heure qu'il évoque son
dernier stage à Saint-Crépin et les sensations qu'on éprouve à voler si près des
montagnes. Elle l'interrompt pour lui demander quand c'était – le week-end
dernier ?
– Non, dit-il. Le week-end dernier je n'ai pas volé. Je suis allé à
l'enterrement de ma mère.
Elle voudrait retenir cette phrase qui lui échappe, elle a comme un masque
de clown blanc sur la figure :
– Ah bon ! dit-elle, ta mère est morte ?

Il est allé à l'enterrement, il a beaucoup hésité mais finalement il y est allé. Il


a vu là-bas ses demi-frères et sœurs, oui, sa mère a eu d'autres enfants, après,
avec...
– Et lui, ne peut-elle s'empêcher de demander (elle ne demande jamais rien
à son père, mais là, c'est l'occasion, sinon elle ne saura jamais), et lui, son...,
enfin le père de ses... (lui, oui, lui pour qui cette femme a tout quitté, lui, qui
était-ce, quel genre d'homme était-ce, quel est le genre d'homme pour qui part
une mère ?) – et lui, il était là ?
– Lui ? Non. Il a dû mourir avant elle. Elle avait quatre-vingt-sept ans.
– Mais lui, qu'est-ce qu'il faisait dans la vie, comment, enfin, est-ce que tu
sais comment ils s'étaient rencontrés ?
– Ça, non, je ne sais pas. Il était dans le commerce, je crois, c'est ce que ma
mère m'a dit quand elle est venue à la maison, tu t'en souviens sans doute – il
y a plus de vingt-cinq ans ! Mais je ne suis pas sûr – lui, je ne l'ai jamais vu.
Il se tait un long moment, il se ferme, puis soudain, comme si la mémoire
lui revenait d'un coup à sa propre surprise, il pointe l'index vers elle qui
dissimule derrière sa tasse de thé une rougeur brûlante et lui dit :
– Non, lui, je me rappelle, ce qui l'intéressait, sa passion à lui, depuis
toujours paraît-il – une tête brûlée, ç'a été l'expression de ma mère –, sa
passion, c'était les avions : il était pilote.
Seule avec lui

Vous le croyez vraiment ? Vous croyez vraiment que je viens faire ma


« thérapie conjugale » toute seule bien gentiment deux fois par semaine pour
essayer d'arranger les choses, de colmater les ruines ?
Je viens parce que j'ai rendez-vous – je viens pour avoir rendez-vous, parce
que j'ai besoin de vous. Je viens parce que j'ai rendez-vous et que je m'y rends,
je me rends à vous, c'est tout.
Bien sûr, vous vous dites – je vous entends, j'ai l'impression de vous
entendre –, vous vous dites : ce n'est pas moi, ce n'est pas à moi qu'elle parle,
ce n'est pas moi qu'elle regarde ; le transfert, l'autre scène, oui oui, j'ai de
vagues notions.
Ce doit être pénible de ne pas être aimé pour ce qu'on est, de toujours être
l'Autre, jamais Soi-même. D'en faire profession, ce doit être atroce.
Mais moi, c'est à vous que je parle, c'est vous que je regarde. Je ne suis pas
grand maître du Tao, moi : je n'évite pas de choisir. Je sais ce que je fais, je sais
ce qui me regarde. C'est vous, ce ne peut être que vous.
Le père

Peu après les obsèques de sa mère, le père lui téléphone – il a quelque chose
à lui annoncer : il va se marier.
Elle ne dit pas, comme lui autrefois : « Contre qui ? » Elle ne dit pas qu'elle,
justement, va divorcer. Elle sent qu'il ne faut rien enlever à la gravité joyeuse
de l'instant, et qu'il convient simplement de regarder le père comme un fils
qui partirait de la maison vivre sa vie. N'a-t-il pas dit, d'ailleurs : « Je vais me
marier » et non « me remarier » ? On ne refait pas sa vie à soixante-quinze ans,
non, mais on peut bien la commencer.
Elle se souvient qu'enfants, sa sœur et elle se cachaient sous la table de la
salle à manger pour essayer d'apercevoir par en dessous ce que le père
dissimulait derrière la serviette dont il ceignait ses reins au sortir de la douche.
Elles n'avaient jamais rien pu distinguer – il n'y avait peut-être rien, peut-être
que quand ça ne servait plus, on coupait, il y a des religions qui l'exigent, les
protestants aussi, peut-être ? – elles ne savaient pas.
Ce mystère l'avait hantée longtemps, elle, à cause de cette phrase qu'il
prononçait quelquefois avec une légèreté dont s'alourdissait le secret : « Tu
étais encore dans les couilles de ton père. »
Elle avait tenté de se représenter cet avant, cet amont de sa naissance, ce lieu
antérieur au ventre maternel, ce giron viril où ils s'appartenaient, le père et
elle – cette mâle origine. Bien sûr elle n'avait jamais pu, sa sœur devait avoir
raison, on les coupait quand plus nécessaires, les bijoux de famille : la troisième
fille étant morte à la naissance, elle avait été la dernière à habiter vivante le sexe
du père de manière à faire durer cet amour, à l'incarner. Certes, elle n'était pas
tout à fait la seule, il y avait Claude, aussi – pas la seule, mais la dernière, et
n'est-ce rien que d'être le dernier amour de son père ?
Eh bien voilà, elle n'est ni la seule ni la dernière. Celle-ci a cinquante ans,
trois enfants, toutes ses dents – elle est assistante dentaire, c'est d'ailleurs dans
son propre cabinet qu'il l'a connue trente ans plus tôt, elle effectuait un stage
de six mois, elle était déjà amoureuse de lui à l'époque, sûrement, mais rien
n'était possible alors (rien, l'amour). Par chance, le hasard les a remis en
présence, il l'a croisée dans un café, il l'a reconnue, et voilà – ils se marient
dans huit jours.

Elle apprend tardivement ce qu'il y a depuis toujours sous le pagne du père :


rien des bijoux précieux qu'elle croyait le secret jalousement gardé des
hommes, mais ce rêve chevillé au corps, cette passion fixe dont elle s'imaginait
sa mère seule atteinte et dont il lui faudra, vaille que vaille, prolonger le double
héritage : aimer, être aimé.
Le mari

Le mari va mal. Il ne lève pas la tête quand elle entre, il regarde par la
fenêtre où ruisselle lentement une pluie presque normande, il pose sur le
jardin un regard fixe et bleu de Viking au bord du naufrage, « une voie d'eau
dans le drakkar », se dit-elle en ôtant son manteau, mais elle a tort, ce n'est pas
une voie d'eau, c'est un trou.
La femme dont il est l'amant depuis plusieurs mois est enceinte. Elle ne
prenait pas la pilule, non, elle se croyait stérile – une endométriose persistante,
les trompes bouchées, enfin bref, voilà le résultat.
– Et tu..., dit-elle en s'asseyant face à lui – elle voit son profil de barbare, sa
joue où palpite un nerf tendu, tandis que l'autre côté du visage, dans la vitre,
est noyé sous les pleurs.
– Et je n'ai aucune envie qu'elle ait ce gosse, alors là vraiment pas la
moindre, tu peux me croire.
– Et elle ?
Le mari se tait, et dans ce pan de silence un enfant prend forme, elle le voit,
elle se sent saisie d'une sorte de gaieté, elle le voit dans ses bras comme si c'était
fait. Dix ans plus tôt, la fureur aurait glacé ses mâchoires et crispé ses poings ; à
présent, tout a la familiarité d'un bonjour, les choses sont simples comme la vie
et la mort : une épure aux lignes claires, un tracé net et pur dessine un monde
où les hommes font des enfants aux femmes, où les mortels s'efforcent de
conjurer la mort.
– Elle va avorter.
Il n'en veut pas, c'est tout, qu'est-ce qu'il en ferait, de toute façon, et
pourquoi, surtout, pourquoi ? Il fait l'amour, lui, bon d'accord, très bien, elle
lui plaisait, il la voulait, il l'a eue, il est content – c'est une chic fille, d'ailleurs,
il l'aime beaucoup, mais rien de plus, point final.
Ce n'est tout de même pas elle qui va le persuader de dire oui ?
Elle ne sait pas – elle murmure une platitude, quelque chose comme « Il
faut prendre ce qui vient » ou « C'est la vie » ou « Réfléchis ».
– La vie ! non mais arrête... La vie !
Alors il parle. Et il lui semble que ses paroles mesurent les abîmes.

Ce qu'il aime des femmes, c'est la distance qu'elles mettent entre elles et lui
afin qu'il la franchisse. Il est joueur, il relève les défis, il est chasseur, il veut
vaincre. Ensuite (elle sait bien), il y a le plaisir, l'oubli de soi dans l'autre, un
instant. Mais il n'a rien d'autre à offrir – rien, c'est tout réfléchi.
Elle se souvient de ses bras autour de sa taille, cette toute première nuit où,
après avoir longuement fait l'amour, ils avaient dansé un slow dans la soirée
finissante, parmi les verres vides, les cendriers pleins et l'odeur des corps
épuisés. Elle flottait, portée par sa confiance en lui, muette, aveugle, sourde à
ce qui n'était pas les battements de leurs cœurs.
La vie – la vie ! Elle n'y est vraiment pas, elle ne comprend donc pas : la vie
ne le concerne pas, pour une raison très simple, c'est qu'il est mort. En dehors
de la joute amoureuse, tout lui devient dégoût, refus, horreur ; par exemple, il
hait la pourriture de la chair, tout ce que le corps contient d'intestins, de
boyaux, de merde, il y pense tout le temps. « Elles sont bien gentilles avec leur
amour, mais quand j'ai envie de chier, qu'est-ce qui se passe, où je me mets ?
Eh bien je n'ai qu'une pensée : fuir, disparaître avant que les odeurs ne
gagnent, les gaz, les puanteurs, l'haleine lourde, il faut que chacun se retire
pour se soulager de sa misère, et elles me serrent dans leurs bras, “et ne pars
pas, et reste encore un peu” – et moi je devrais déjà être parti, déjà les avoir
quittées dans ma splendeur, dans l'accord parfait, avant que ça retombe, avant
qu'on crève, parce qu'on crève, tu es au courant ? – alors un enfant
maintenant, vraiment ce serait de la folie, je ne peux plus être père d'un enfant
maintenant, déjà avec les miennes je m'en sors tout juste, non, plus
maintenant, plus assez de vie, plus assez de foi – même si toi, tu me le
demandais, toi, toi. Je peux juste baiser, et encore, si on se tait, si on accepte de
se taire, alors là oui, je peux encore faire illusion, faire semblant, faire l'amour
comme si j'étais en vie. Mais c'est faux, rien n'est plus faux – je peux bien te le
dire, à toi qui comprends tout (ne le répète pas) : je suis un mort qui jouit. »
Seule avec lui

Alors j'ai pensé – je ne l'ai pas dit, mais j'ai pensé : je préférerais un vivant
qui aime.

Les hommes sont toujours plus enfoncés dans la mort. Quel crime ont-ils
commis pour vouloir s'en délivrer dans l'oubli ? Est-ce un pays, est-ce une
patrie où il leur semble qu'ils vont quitter leur corps, un jour, s'en défaire un
peu mieux que dans la violence ou l'amour ?
André

Un matin, très tôt, sa mère l'appelle. André est mort dans la nuit, il a crié,
elle a allumé la lumière, il était mort. Elle ne peut pas rester seule avec le
cadavre, c'est impossible, le cadavre d'André.
Elle prend le train aussitôt, il pleut, il neige, elle traverse la France entière.
Ses pensées vont aux morts qu'elle a déjà vus dans sa vie – son bébé, sa grand-
mère. D'homme, jamais – elle n'est plus rentrée dans la chambre du grand-
père après le soir des poèmes, elle a gardé le souvenir d'un parfum de tabac et
d'une barbe de trois jours qui lui donnait l'air d'un baroudeur averti du danger
des voyages, et passant outre ; plus tard, elle s'en souvient, on lui a dit qu'il
avait souffert le martyre à cause d'un priapisme incessant, et qu'il montrait à
l'infirmière son membre énorme et turgescent, la prenant à témoin que le
mort avait de beaux restes, si le cœur lui en disait, tandis que sa femme tentait
de persuader le prêtre qu'il avait mal entendu et que le moribond ne l'avait pas
traité de couille molle.
Les paysages défilent sous ses yeux, les vergers, les vignobles, les prés, les
villes, les centrales dont la fumée crépusculaire évoque la crémation du monde,
les gares où des vivants se retrouvent, se séparent. Si, elle a vu un homme
mort, bien sûr que oui, comment a-t-elle pu l'oublier, elle l'a vu si souvent :
son mari mort, étendu sur une table haute à roulettes comme on en voit dans
les morgues, son amour muet immobile, traits figés dans la tristesse, un
semblant de rancœur peut-être, comment savoir, les yeux fermés ? Elle l'a vu
cent fois les premières années, mort fini disparu, chaque fois qu'il avait cinq
minutes de retard elle lui prêtait l'éternité, voilà c'était fini, plus jamais il ne la
serrerait dans ses bras, il était parti dans le décor avec l'un de ses bolides, elle se
mettait à pleurer, et quand il ressuscitait au fond du couloir, ses clefs à la main,
elle se précipitait contre lui, viens, prends-moi dans tes bras, c'était donc là le
secret de l'amour : ce corps où poser la joue, ce corps où bat un cœur ?

André est revêtu d'un très beau costume bleu à chevrons, on n'a eu que
l'embarras du choix dans sa garde-robe impeccable. Elle est sensible à
l'élégance des hommes, elle trouve que, loin d'indiquer une quelconque
vanité, c'est, envers les femmes, le signe d'une courtoise modestie, d'un
émouvant désir de leur plaire ainsi qu'elles le font pour eux. Elle reste assise à
côté de lui, elle s'assied sur le bord du lit, familièrement, et lui tient
longuement la main comme à un amant malade, elle ne le quitte pas des
yeux – c'est lui, André, c'est donc lui – de sa vie elle n'a regardé si longtemps
un homme.
Plus tard, le lendemain, elle fouille dans une grande boîte pleine de
photographies. Elle revoit André tel qu'elle le contemplait, enfant : le cheveu
noir, l'œil bleu, le fume-cigarette en ivoire. Au recto d'une pochette
d'allumettes, ils sont là tous deux, sa mère et lui, en noir et blanc, tempe
contre tempe, souriant à l'objectif comme des idoles du Festival de Cannes, le
verso porte le nom d'un night-club à Juan-les-Pins – ce n'est plus « Au théâtre
ce soir », mais La Dolce Vita. Quant à la petite fille mutine qui vit sa vie
parallèle sur d'autres clichés, parmi d'autres décors, c'est elle, bien sûr,
cherchant déjà à éprouver, dans l'œil du photographe, sa capacité à être aimée,
à se faire aimer, comme s'il y avait quelque chose à faire pour être aimée. Elle
voudrait s'emparer de la pochette d'allumettes, mais elle n'ose pas. Elle
retourne près d'André, se rassied, reprend sa contemplation, elle pleure leur
commune jeunesse tandis que sa mère se débat au téléphone – est-ce qu'elle va
toucher sa retraite, et quel dossier doit-elle remplir, et l'embaumeur a-t-il
préparé sa facture, elle ne pourra pas forcément le régler tout de suite, il sera
bien gentil de patienter jusqu'à ce que le compte courant... ; et oui, bien sûr,
s'il n'y a pas moyen de faire autrement on peut le passer par la fenêtre – si
vraiment le corps ne prend pas le tournant de l'escalier, la fenêtre, bien sûr, à
condition de ne pas piétiner les rosiers. Elle serre sa main roide et tavelée, « tu
vois, André, Roméo jusque dans la mort, amant jusque dans le mariage, c'est
par la fenêtre que tu t'enfuiras ».

Ils restent là trois jours. Elle est en dehors du temps, n'a plus ni mari, ni
enfants, ni travail, ni avenir. Elle regarde André mort.
Silencieux tête-à-tête. La mort n'a pas de prise sur elle. Non, ce qui l'effraie
dans cet instant suspendu où le passé se meut comme une valse lente (roses,
baisers, champagne, attente au bord d'un rideau), c'est que l'amour finit –
l'amour des hommes.
Seule avec lui

La fin, quand c'est fini, comment le sait-on, comment fait-on, comment ça


finit – le livre, l'analyse, l'amour ?
Je ne reviendrai pas, dernier rendez-vous. Voilà, je m'assieds, je vous
regarde, je romps le pacte, c'est fini.
Il y a un homme dans mes yeux – est-ce que vous le voyez, d'où vous êtes,
est-ce que vous pouvez le voir ?
Approchez-vous, venez, de votre place vous ne voyez rien, vous êtes trop
loin.
Est-ce que c'est fini avec vous, est-ce que ça commence ? C'est à vous de le
dire – je ne reviendrai pas, j'ai fini mon livre, presque fini, et avec vous
j'aimerais commencer, un début dans la vie, une histoire d'amour. Est-ce que
c'est fini, pour vous ?

Vous êtes trop loin.


Comment sait-on quand c'est fini – est-ce que j'aime mon mari, est-ce que
je vous aime – est-ce que je sais ?
Si je suis folle, qu'est-ce que vous en savez ?

Venez, allez, venez, rejoignez-moi, je vous en prie, ne restez pas là, n'en
restons pas là, faites un pas, ne me laissez pas tout faire, faites-le, faites quelque
chose, faites un signe, faites-le pour moi.
Je suis là. Regardez-moi.
Vous voulez que je me mette à genoux, que je vous supplie ?
Prenez-moi dans vos bras.

Vous restez loin, vous restez où vous êtes. Mais qu'êtes-vous sans moi ? La
femme est le corps de l'homme, l'homme est le corps de la femme. Nous
sommes l'un à l'autre ce qui nous tient en vie.
Venez, vous me manquez, je manque de vous, je manque de tout sans vous,
vous êtes l'unique objet qui me défend des morts.
Approchez-vous, je vous le demande : votre corps. Qu'est-ce que je
demande : un simple corps, un corps sans mots – un corps simple.
Venez, nous sommes si proches. Il ne tient qu'à vous d'être moi, il ne tient
qu'à moi d'être vous – un seul corps de nos deux corps seuls. Vous êtes seul.
Est-ce que vous le savez ?
Je ne sais plus. Êtes-vous le même ? Êtes-vous différent ? M'aimez-vous ?
Êtes-vous indifférent ?
Je vous aime. Est-ce que ça vous regarde ?
L'éditeur

L'éditeur l'appelle un dimanche. Il veut savoir s'il lira bientôt les derniers
chapitres du roman interrompu quelque temps pour des raisons inconnues,
dont elle s'imagine, à sa voix, qu'il les devine. Il ne lui met pas le couteau sous
la gorge pour obtenir une date ou fixer des délais, non : simplement, ces pages
dès longtemps promises, il a envie de les lire.
Elle est émue qu'il l'appelle un dimanche, comme la première fois – c'est
peut-être un hasard, mais peut-être pas. Elle lui dit que c'est fini, qu'elle a fini,
qu'il n'y a plus qu'à lui donner un nom, à réfléchir au titre définitif. Elle
aimerait aussi, à un moment donné, peu importe où, inclure cet
avertissement : « Ce livre est un roman. Tous les hommes sont imaginaires. »
Elle le laisse juge, mais elle y tient.
Elle aime sa voix qui s'informe, qui demande, qui s'impatiente – sa voix qui
veut savoir. Elle aime l'enthousiasme qui s'y montre sans voile, cette sorte de
joie par avance qui lui semble soudain une grande marque d'amour.
Et l'image survient, s'impose à elle dans son effrayante banalité et sa
puissante vérité, l'image de ce qu'elle n'a pu voir et que pourtant elle voit : le
père arpentant le couloir, cigarette aux lèvres, anxieux, heureux sans savoir
encore de quoi, de qui, heureux de ce qu'il attend, de ce qui advient, heureux
de ce qui arrive ; le père inquiet, fiévreux, dont elle serait à la fois la fille et
l'épouse, l'enfant nouvellement née et la femme aimée, celle qu'on attend et
celle dont on jouit, celle qu'on espère et celle qu'on chérit – la voix, le corps
désirés : l'événement, l'heureux événement, l'avènement ; le père dont brille
l'espérance et dont menace aussi, mesurée à l'aune de l'attente, la déception ; le
père qui n'attend plus, le père qui sait, qui sait ce que c'est : c'est elle.

Répondre au désir, combler l'attente, être l'objet de tous les vœux : une
enfant, une femme, un livre – être un objet d'amour.
Abel Weil

Elle ne reviendra pas. Elle le lui dit : quoi qu'il arrive c'est la dernière fois.
Elle paie la séance, elle pose deux billets sur le bureau et, par-dessus, bien en
évidence, une invitation pour La Traviata, le lendemain soir.

Elle est assise, le programme sur les genoux, et regarde le lourd rideau de
velours bleu sans en détacher les yeux, fixement, rêveusement, comme si c'était
la mer. La salle bruit de mille conversations confuses, les gens se racontent leur
vie, pense-t-elle, on passe son temps à raconter sa vie.
Il arrive à l'instant même où les lumières s'éteignent, où le silence se fait – a-
t-il hésité à venir, a-t-il seulement préféré ne pas croiser ses yeux, ne rien dire ?
Elle ne tourne pas la tête, elle sait que c'est lui – fors'è lui.

Elle est allongée chez lui, sur le canapé, elle lit un article qu'il vient d'écrire
pour une revue spécialisée – l'aurait-elle inspiré ? « L'amour est impuissant,
quoiqu'il soit réciproque, parce qu'il ignore qu'il n'est que le désir d'être Un,
ce qui nous conduit à l'impossible d'établir la relation d'eux. La relation d'eux
qui ? – deux sexes. » Ça se termine par cette citation de Cocteau : « Il n'y a pas
d'amour, il n'y a que des preuves d'amour. » Elle se demande si elle comprend
ce qu'il faut comprendre, si le sens est le même que dans les mauvais dialogues
de certains mauvais romans qu'elle dévorait autrefois :
– Tu m'aimes ?
– Oui.
– Alors prouve-le.
Il est assis à son bureau, elle le voit de dos qui pianote sur le clavier de son
ordinateur – il s'intéresse depuis peu à la nouvelle économie.
– Il y a un récital de James Bowman, le mois prochain, dit-elle. On pourrait
y aller, c'est un samedi où je n'aurai pas les filles, ni toi les garçons (elle aime
les contre-ténors – cette voix d'homme issue d'homme où chante une femme).
– Le mois prochain ? Oui, si tu y tiens...
Il prononce le début de sa phrase tout en fixant l'écran où défilent des
colonnes de chiffres, puis il se retourne pour la regarder – et comme chaque
fois elle est saisie devant son visage du même sentiment pénétrant : qu'il lui
rappelle quelqu'un, qu'il lui dit quelque chose ; elle a, face à lui, la nostalgie de
lui – il se retourne et dit, le bras posé sur le dossier de la chaise :
– Parce que moi, en fait, pour être tout à fait sincère, j'ai toujours, depuis
tout petit, j'ai toujours détesté la musique.
Le destinataire

Le destinataire reçoit ce qu'on lui donne. Il se tait, il ne répond pas. Le


destinataire n'est pas un correspondant, il est destiné à se taire, à rester dans
l'ombre de ce silence où pourtant l'on sait qu'il entend. L'accord du
destinataire à son destin discret est une chose essentielle, il est important de ne
pas en douter, jamais, d'en être sûre.

J'écris pour vous, je vous écris. Je sais que ce sont les femmes qui lisent, mais
je ne pourrais pas écrire si je ne pensais pas, fût-ce de façon confuse, silhouette
à contre-jour, que vous êtes un homme. C'est à vous que je parle, je vous parle
de vous, de vous et moi. Je ne sais pas qui vous êtes, mais je vous vois, je vous
devine, je vous peins, je vous parle, je vous invente : je vous écris.

Qui êtes-vous ? Je l'ignore. Je ne vous connais pas.

Surtout ne répondez pas. C'est inutile. Nous ne pouvons pas correspondre,


il n'y a pas de correspondance possible entre nous. Vous êtes loin, vous êtes
l'autre, vous êtes l'homme. J'ai accepté cette distance qui flotte entre nous
comme le trajet d'une lettre qui voyage. Je n'écris pas pour que vous
répondiez, et cependant je vous écris. N'en soyez pas étonné : j'ai renoncé à
vous saisir, mais pas au geste de vous saisir. L'écriture est ce geste ; j'écris vers
vous. C'est comme la main qu'on agite quand le train est parti : inutile, sans
être vain.
Autrefois, sans doute, j'attendais une réponse. Que vous m'expliquiez, que
vous me disiez. J'interrogeais les hommes des livres, poètes, personnages,
j'imaginais qu'un jour la vie coulerait sous le pont de nos bras. Et puis j'ai lu
cette histoire qui voue le monde à l'écriture : celle d'un petit enfant qui veut
que sa mère l'embrasse avant le coucher et qui ne reçoit en retour de son billet
d'amour que ces seuls mots de solitude : « Il n'y a pas de réponse. »
Le sens me fut ainsi livré, me délivrant aussi de tant d'absence, de tant
d'attente. Je n'écris pas pour que vous répondiez, non : j'écris parce qu'il n'y a
pas de réponse. Jamais je ne serai dans vos bras – ni vous dans les miens –
jamais embrassés.

Quelquefois, pourtant, je rêve au moyen de nous rejoindre. C'est en


dormant, souvent – Morphée me berce et j'entrevois comment prolonger cet
amoureux sommeil dont le dieu est un homme. Alors je vous vois – vous êtes
au bord de l'oubli, mais je vous vois, vous tendez les bras vers moi, et moi je
viens, j'avance vers vous qui m'êtes destiné – mon destinataire. Qui a dit que
vous étiez femme ? Quelle folie ! La mort aura vos yeux, et c'est sur votre torse
que je pencherai ma tête, j'en suis sûre, à vos épaules que je mettrai mes mains.
C'est vous, c'est bien vous sur la rive opposée, la distance entre nous se réduit,
bientôt s'annule, dansons, veux-tu, je te rejoins et tu m'étreins – ah serrez-moi,
emportez-moi – qu'on est bien, oui, qu'on est bien, dans ces bras-là !
GALLIMARD
5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07
www.gallimard.fr

© P.O.L éditeur, 2000. Pour l'édition papier.


© Éditions Gallimard, 2016. Pour l'édition numérique.

Couverture : Ivan Loubennikov, Baigneuse rayée (détail). Collection particulière. Photo © Laurent Sully
Jaulmes. Courtesy galerie Alain Blondel, Paris.
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions P.O. L


INDEX, 1991 (Folio no 3741)
ROMANCE, 1992 (Folio no 3537)
LES TRAVAUX D'HERCULE, 1994 (Folio no3390)
PHILIPPE, 1995
L'AVENIR, 1998 (Folio no 3445)
QUELQUES-UNS, 1999
DANS CES BRAS-LÀ, 2000. Prix Femina (Folio no 3740)
L'AMOUR, ROMAN, 2003 (Folio no 4075)
LE GRAIN DES MOTS, 2003
NI TOI NI MOI, 2006

Aux Éditions Léo Sheer


CET ABSENT-LÀ, 2004 (Folio no 4376)
Camille Laurens
Dans ces bras-là
Dans ces bras-là ne traite que d'un seul sujet, une idée fixe : les hommes.
L'auteur avoue que, depuis l'enfance, ils sont l'unique objet de sa curiosité et
de sa gourmandise. Tous ceux qui lui ont fait tourner la tête, elle veut enfin en
faire le tour. Des hommes croisés aux hommes oubliés, du mariage vécu dans
l'emportement aux traces immuables des premières amours, Camille Laurens
décrit avec émotion et humour les multiples facettes de la relation amoureuse.

Prix Femina 2000 et prix Renaudot lycéen 2000.


Cette édition électronique du livre Dans ces bras-là de Camille Laurens a été réalisée le 16 décembre
2016 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070420117 - Numéro d'édition :
273618).
Code Sodis : N87388 - ISBN : 9782072713064 - Numéro d'édition : 312347

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de
l'édition papier du même ouvrage.

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